Vous êtes sur la page 1sur 236

Christopher HOGG

Le manager anticrise

Préface
Laurent Maruani

DUNOD
Le pictogramme qui figure ci-contre d'enseignement supérieur, provoquant une
mérite une explication. Son objet est baisse brutale des achats de livres et de
d'alerter le lecteur sur la menace que revues, au point que la possibilité même pour
représente pour l'avenir de l'écrit, les auteurs de créer des œuvres
particulièrement dans le domaine DANGER nouvelles et de les faire éditer cor-
de l'édition technique et universi- rectement est aujourd'hui menacée.
taire, le développement massif du Nous rappelons donc que toute
photocopillage. reproduction, partielle ou totale,
Le Code de la propriété intellec- de la présente publication est
tuelle du 1er juillet 1992 interdit interdite sans autorisation de
en effet expressément la photoco- TUE LE LIVRE l'auteur, de son éditeur ou du
pie à usage collectif sans autori- Centre français d'exploitation du
sation des ayants droit. Or, cette pratique droit de copie (CFC, 20, rue des
s'est généralisée dans les établissements Grands-Augustins, 75006 Paris).

© Dunod, Paris, 2012


ISBN 978-2-10-058074-3

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article


L. 1 22-5, 2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement
réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective »
et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et
d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite
sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est
illicite » (art. L. 1 224).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitue-
rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du
Code de la propriété intellectuelle.
TABLE DES MATIÈRES

Préface VII

Introduction 1

1 Se doter d'une nouvelle vision


socioéconomique 3

2 Les principes d'une globalisation régulée 40

3 Adapter les organisations et les stratégies 70

4 Choisir le bon business model 112


T3
O 5 Servir la création de valeur 147
C
Û
fNI 6 Manager avec responsabilité et éthique 174
i-H
O
fN
@ Conclusion 217

Remerciements 223
>•
Q.
O Index 223
U
T3
O
C
Û
fNI
i-H
O
fN
©
4-1
JZ
ai
"C
Q.
O
u
PRÉFACE

La notion de crise a changé de statut temporel. Elle était un


mauvais fonctionnement passager de l'économie et appe-
lait des solutions guidées par l'Etat : interventionnisme de
croissance d'inspiration keynésienne ou, à l'inverse, liberté don-
née aux entreprises pour rétablir des fondamentaux équilibrés
sur des marchés, deux voies qui nourrissaient les délices écono-
miques parlementaires et académiques. Désormais, la crise est
partout et constamment. Elle s'est muée en une sorte de réfé-
rence systématique. Elle guide non seulement nos comporte-
ments de prudence mais surtout notre vision du monde. Et
quand un pays se trouve être en croissance prospère, on attend
de savoir quelle crise l'atteindra. Nous vivons la crise de la crise.

Pourtant cet ouvrage de Christopher Hogg n'est ni triste — il


serait même tonifiant - ni résigné - il serait plutôt enthousias-
mant - ni dénonciateur d'une idéologie qui serait la supposée
source de tous les maux de crise. Par un mouvement assez
inattendu, l'ultime conseil, que le lecteur pourra noter à la fin
du livre, est que chacun garde son « intégrité personnelle », le
manager « doit se respecter lui-même en tant que sujet, avec sa
propre complexité, qui va bien au-delà de son rôle d'agent écono-
mique ». Christopher Hogg sait de quoi il parle, car dirigeant
d'entreprise, il est professeur affilié à HEC-Paris.

Cette articulation qu'il propose, sur l'individu, est manifes-


tement la clé que les responsables politiques et économiques ne
voient pas encore. Le raisonnement pour parvenir à cette
conclusion est pourtant d'une grande clarté. En effet, si la crise
VIII LE MANAGER ANTICRISE

prend un statut de permanence, puisque tout a été essayé


contre le chômage et la morosité frileuse sans parvenir à chan-
ger la situation, alors, seul le changement qui passe par les indi-
vidus est une solution envisageable. Le respect des personnes
implique un élargissement de la vision et non un rétrécisse-
ment sur l'Homo economicus en crise de discrédit.

Tout commence par le regard et la vision du monde


socioéconomique, avant même le verbe. Regarder avant de
nommer, considérer les limites et les ruptures au lieu de ressas-
ser des litanies usées et impuissantes, estimer que les pourtours,
les bornes conceptuelles et statistiques dont nous faisons notre
langage sont à reconsidérer pour seulement espérer comprendre
ce qui nous arrive. Le matériel et l'immatériel se confondent de
plus en plus, symboliquement et effectivement : la liberté des
pays de l'Est passe par la destruction physique du béton du
Mur de Berlin, la menace de la spéculation financière et celle
de la pollution sont simultanées, notre corps physique est de
plus en plus observé et consigné dans des bases numériques,
voire dans des topologies comme le « cloud », donc sans
métriques et sans contrôles possibles.

Nous faisant avancer plus encore dans la liberté de penser le


management, l'ouvrage nous désigne alors d'imperceptibles
actifs, présents, quasi quotidiens, mais invisibles. Les mana-
gers, faute de pouvoir les sentir et les désigner, les ignorent sou-
vent lors de leurs prises de décision. Christopher Hogg nous les
présente avec une simple efficacité. La théorie de l'agence nous
aide à concevoir ces corps intermédiaires insoupçonnés qui
semblent nous dicter nos comportements. Le livre signale
ensuite les dénivellations déterminantes issues de l'asymétrie
de l'information, de la théorie des jeux et de l'aléa moral. Il
nous aide à sortir de cette sphère stérile d'une réflexion qui
voudrait que l'État soit juste, car il est l'incarnation de la
Préface IX

volonté du peuple et que le marché soit efficace, car il voit et


sait tout. Le régulateur et le marché n'ont pas encore inventé
conjointement la main invisible. Finalement, la prédation de
la rente, substitut à l'équilibre vertueux, est la cause et la consé-
quence de la crise.

Le management anticrise doit donc aborder la réorientation


des stratégies et des structures. Et pour cela, il faut faire le vide
dans nos préjugés : les grandes entreprises peuvent couler en
un instant, et seul l'Etat peut les sauver quand le marché a
quitté le navire. Nous aurions une sorte de capitalisme et d'éta-
tisme d'exception qui se mettrait en place, comme la crise
financière de 2008 l'a bien exprimé. Mais les très grandes
entreprises sont elles aussi assez peu gérables, leur direction
générale ne pouvant véritablement prendre que des décisions
de ruptures (cessions, acquisitions, licenciements, implanta-
tions) et approuver pratiquement tous les choix de leur tech-
nostructure, en l'encadrant par un Comité des risques,
lui-même faisant l'objet en son sein d'une gestion « régulée
d'allocation de capitaux, de moyens humains et de gestion de
connaissances plus efficace que ne le serait un marché libre ». La
crise de la firme révèle sa faible mobilité.

Ce qui se joue n'est donc plus uniquement, comme certains


voudraient le croire désespérément, une allocation optimale
dans un espace fluide, mais bien la captation des rentes, le
contrôle des accès, l'établissement d'un oligopole de réseau, la
capitalisation sur les marques et la propriété intellectuelle, la
maîtrise technologique et l'exclusivité de la relation client. Ce
que nous observons sur le Web renforce et élargit cette clair-
voyance.

Si le modèle économique du profit ou du retour pour


l'actionnaire reste une permanence, les business modèles se
diversifient, s'adaptent et laissent au management anticrise les
X LE MANAGER ANTICRISE

coudées franches pour introduire des innovations. Mais leur


succès, par diffusion, entraînera aussi l'amoindrissement de la
rente d'exclusivité qu'elles procuraient au départ. Le modèle
du « gratuit » en est un exemple, car, par définition, il ne peut
se généraliser sans transporter dans ses valises des modèles
payants : « ...le seul moyen de sortir de la dictature du présent,
c'est d'être capable de convier le futur, de le visualiser, de le repré-
senter et de le raconter à ses salariés, ses fournisseurs, ses clients et
bien sûr ses actionnaires... ». Ces derniers verront les champs du
marketing s'étendre à eux-mêmes, et, en retour, «... l'échange
implique[ra] également un marketing des actionnaires vers les
managers... ».

C'est ainsi que non content d'affronter avec honneurs les


difficultés de la crise, le manager créera de la valeur pour son
entreprise, création non plus résultante finale des comptes,
comme le profit, mais négociée à chaque instant de la chaîne
de valeur, faisant émerger des talents encore rares dans les
firmes à structure de commandement hiérarchique.

Nous rejoignons alors, à l'instar d'un fleuve Alphée qui


reviendrait à une source après avoir été fleuve et mer, image de
la connaissance qui réintègre les fondamentaux, la rive initiale
de la réflexion éthique. Non pas une morale projetée et puni-
tive, mais une volonté individuelle d'être soi, c'est-à-dire ni
escroc manipulateur, ni transgressif tricheur, ni cynique ou
profiteur, ni suiveur ou lyncheur, ni défaillant ou fat.

La meilleure nouvelle de cet ouvrage, celle qui nous le fait


lire passionnément tout du long, est bien là : le manager anti-
crise, avant toute solution technique, doit établir, partout, la
confiance. C'est par elle que le pacte anticrise, si possible inter-
national et comprenant les pays émergents, passera. Bien des
règles de Xhabitus, ensemble des règles sociales qui nous
semblent aller d'elles-mêmes dans une société donnée, y
Préface XI

compris la société managériale, sont à revoir à l'aune de la res-


tauration de la confiance : accepter l'échec qui renforce, éviter
l'arrogance du succès et la vanité des interviews d'autosatis-
faction, se méfier de l'instabilité qu'engendre le courtermisme
généralisé, faire de la responsabilité sociale non pas une vanité
publicitaire mais une valeur internalisée, ne plus laisser le col-
lectif brider l'individuel : « ... Attendre le retour de la croissance
est voué à l'échec. Les problèmes que nous avons devant nous ne
seront pas résolus par les seules décisions d'institutions... C'est au
manager de crise d'agir sur son propre environnement pour s'adap-
ter à la nouvelle donne socioéconomique dans laquelle il évolue
désormais. » À la tristesse de la crise, Christopher Hogg substi-
tue le bonheur d'une authenticité, d'une adéquation à la crise
afin de l'éloigner de nous, individuellement et collectivement,
avec justesse, pertinence et recevabilité.

Laurent Maruani

Professeur, coordinateur du
Département Marketing, HEC-Paris
T3
O
C
Û
fNI
i-H
O
fN
©
4-1
JZ
ai
"C
Q.
O
u
INTRODUCTION

La crise de 2008 et 2009 est considérée par beaucoup


comme la plus importante depuis la grande dépression de
1929. Début 2011, les marchés boursiers semblaient pourtant
avoir retrouvé une dynamique haussière avec l'impression
confuse que la crise était derrière eux. Comme après une tem-
pête violente, l'orage était passé et le beau temps retrouvé, lais-
sant tout de même une accumulation impressionnante de
dettes publiques. Ainsi, la croissance mondiale soutenue en
grande partie par les pays émergents risquait de nouveau la sur-
chauffe avec un retour des pressions inflationnistes sur les
matières premières. Puis, subitement, à l'été 2011, nouvelle
rechute due à l'ampleur des dettes souveraines des pays déve-
loppés, en particulier européens.

Etymologiquement le mot « crise » vient du grec « krisis »


(décision, jugement) et relaie l'idée d'un moment clef, char-
nière, ou tout est passé au crible dans l'attente d'une décision.
En latin, le mot « crisis » signifie « manifestation grave d'une
maladie ».

Aussi, si nous reconnaissons la violence de cette crise, nous


devons également en conclure qu'elle est le signe soit d'une
maladie grave, soit plus sûrement d'une mutation profonde de
notre monde. En d'autres termes, nous devons la comprendre
et l'analyser non seulement pour adapter nos comportements,
mais aussi pour proposer de nouvelles idées et approches
managériales qui tiennent compte de cette mutation.
2 LE MANAGER ANTICRISE

Nous sommes nombreux à en être conscients, mais


qu'avons-nous pratiquement changé depuis la crise ? En tant
que professeur affilié à l'école HEC, que dois-je dire à mes étu-
diants sur ce sujet ? Quelle part de mon enseignement modi-
fier ? Est-ce que nous véhiculons des principes et méthodes
devenus caduques ou, pire, qui auraient pu favoriser cette
crise ? Dans notre rôle de dirigeant d'entreprise, nous
constatons bien que les conditions de crédit se sont dégradées
ou que les marchés monétaires et de matières premières sont
devenus extraordinairement nerveux et fluctuants.

En quelques semaines durant l'été 2011, nous sommes ainsi


passés d'un sentiment de post-crise, avec une perspective de
retour à la croissance, à l'idée d'être de nouveau en pré-crise
avec une récession qui s'annonce. Pour faire face à cette nou-
velle donne, et éviter d'être ballotté au gré d'une conjecture si
imprévisible, que nous faut-il modifier dans nos analyses, dans
notre vision stratégique ou dans nos pratiques managériales ?

L'ambition de cet ouvrage n'est pas seulement de chercher à


nous donner des outils de pilotage et de management dans ce
monde post- ou pré-crise, mais plus encore de dégager une
cohérence d'ensemble. C'est un exercice délicat. Il nous impose
d'aborder en même temps des domaines que souvent les livres
d'économie ou de management traitent séparément. Un pre-
mier enseignement de cette crise réside peut-être là. À force
d'aborder les sujets de façon séparée, en faisant appel à des
experts de chaque domaine, nous avons perdu une vision
d'ensemble et une compréhension de notre environnement
socioéconomique. Or, un manager n'est pas un expert. Il se
doit d'avoir une approche globale, une vision propre, et une
ambition individuelle et collective. Il doit être conscient de la
responsabilité sociale de son entreprise et être guidé par son
éthique personnelle.
Introduction 3

Pour atteindre cet objectif et donner au manager des clés de


compréhension cies stratégies et des types de management à
mener face à la crise, nous détaillerons en six chapitres les prin-
cipaux changements à opérer, comme autant de défis à relever
pour chacun de nous.

En conclusion, nous essaierons de résumer cette réflexion


en dix principes à suivre par un manager anticrise.
T3
O
C
Û
fNI
i-H
O
fN
©
4-1
JZ
ai
"C
Q.
O
u
1

SE DOTER D'UNE NOUVELLE VISION

SOCIOÉCONOMIQUE

Avec la crise déclenchée en 2008-2009, le consensus


d'inspiration libérale s'est fissuré. Cette remise en ques-
tion n'a pas été d'origine intellectuelle. Elle a été provoquée par
une défaillance concrète du système financier.

Comme toute pensée dominante, le néolibéralisme a empê-


ché l'expression d'une pluralité salvatrice d'idées, avec des
concepts aussi étranges que « la fin de l'Histoire »'. Or l'extrême
complexité de notre monde nous demande d'avoir de mul-
tiples représentations idéologiques, suffisamment simples et
compréhensibles, pour pouvoir s'y mouvoir avec un minimum
d'aisance. Il s'agit aujourd'hui de tirer avantage de cette remise
en question afin de repenser notre environnement.

En 1890, le Sherman Act visait à empêcher les abus de


positions dominantes et marquait le début du droit de la
concurrence. Le régulateur américain n'a pas hésité à exiger le
démantèlement de la Standard Oil, le plus grand groupe
pétrolier mondial, et fait prévaloir ainsi les intérêts des
citoyens américains sur l'homme qui était alors le plus riche
de la planète, John Davison Rockefeller. À l'époque, le libé-

1. Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme. Champs


Flammarion, 1993.
6 LE MANAGER ANTICRISE

ralisme était une valeur politique que les pouvoirs publics


imposaient aux marchés et aux puissants avec audace et sans
atermoiement. Ces dernières années, les néolibéraux avaient
presque réussi à nous convaincre du contraire, à savoir que
c'étaient les marchés et les puissants qui étaient les déposi-
taires des valeurs libérales et qu'à ce titre il fallait éviter que les
régulateurs ne les entravent.

Cette décision de justice de la fin du XIXe siècle est donc tou-


jours d'actualité. Elle oppose frontalement libéraux et néo-
libéraux. D'après les néolibéraux, chantres du laisser-faire, la
libre entreprise autorégulée devrait être libre de toute contrainte
imposée par les pouvoirs publics. En revanche, les libéraux clas-
siques exigent une régulation pour que les libertés de tous
puissent s'exprimer sans être contraintes par les puissants et les
rentiers. Envisager les pensées « libérales » et « néolibérales »
comme similaires et unifiées relève d'une paresse intellectuelle
certaine. Elles s'opposent frontalement sur de très nombreux
sujets.

Le mot « libéral » revêt ainsi une consonance très variable


selon les pays et les sujets évoqués. En France, le libéralisme est
associé à une approche de laisser-faire économique et à un capi-
talisme agressif plutôt marqué à droite, auquel on oppose le
plus souvent le socialisme ou la social-démocratie. Dans
nombre de pays anglo-saxons, être libéral se réfère en général à
une mouvance à son apogée au XIXe siècle qui prône la liberté
de tous face aux puissants de toute nature. Elle se situe à gauche
sur l'échiquier politique, au point qu'être appelé « libéral » aux
États-Unis sous-entend que l'on est en fait un dangereux gau-
chiste.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 7

LES LIMITES DU NÉOLIBÉRALISME

Une opportunité pour repenser notre


environnement

Un nouveau phénomène doit nous amener à reconsidérer la


compréhension de notre environnement socioéconomique :
l'essor sans précédent des marchés émergents. Le cas de la Chine
est intéressant. Il est acquis que le poids de ce pays, à la popu-
lation d'un continent, va modifier très fortement nos repré-
sentations idéologiques dans un avenir proche. Pourtant, le
syncrétisme de sa pensée actuelle, entre communisme, libé-
ralisme et traditions millénaires, a été peu analysé. Il est cocasse de
voir que les critiques sur le régime chinois oscillent toujours entre
le caractère sauvage de son capitalisme et le caractère totalitaire de
son gouvernement : deux analyses issues du passé comme si
aucune synthèse n'avait été faite en Chine depuis.

On peut aussi se laisser convaincre que croire à une idéo-


logie politique ou économique est dénué d'importance. Cette
affirmation est doublement trompeuse. Elle est hypocrite, car
il existe bien des partis pris idéologiques entre les différents
acteurs. Ne serait-ce que pour défendre leurs propres intérêts.
Un débat est nécessaire. Mais surtout, il est impossible pour un
manager de considérer que l'on peut faire abstraction d'une
représentation idéologique du monde. Cela reviendrait à déci-
der d'être aveugle avec ses clients, ses fournisseurs, ses collabo-
rateurs, bref avec l'ensemble de son environnement. Cette
tentation se résume à décider de ne plus se représenter un
monde devenu incompréhensible car trop complexe. Le résul-
tat de cette posture est assez prédictible : un pilotage aveugle
finit invariablement en crash.
8 LE MANAGER ANTICRISE

Au contraire, il faut considérer la formidable opportunité


de renouveaux idéologiques pour penser le monde et ses repré-
sentations.

Dans son livre : Le capitalisme est-il moral f1, Comte-


Sponville distingue quatre ordres2 :

- l'ordre technoscientifique (sphère de la nature et de l'écono-


mique) ;

- l'ordre juridico-politique (sphère du politique et du droit) ;

- l'ordre de la morale (sphère de la morale et de la justice) ;

- l'ordre éthique (sphère de l'amour).

Sa thèse est de montrer que chaque ordre possède sa logique


autonome et que toute tentative d'un ordre de s'imposer à
l'autre débouche soit sur l'angélisme soit sur la barbarie. Le
religieux qui serait tenté d'expliquer par la foi les lois physiques
de la nature ou les mécanismes d'allocation des capitaux est
voué à un échec certain. Comme le dit Pascal, c'est ridicule. De
même, une idéologie technoscientifique qui essaierait de faire
de la morale ou de la métaphysique déboucherait sur un maté-
rialisme totalement inapproprié et dangereux. La barbarie de
l'intégrisme religieux répond à la barbarie du marxisme ou du
matérialisme.

À ce titre, Comte-Sponville estime que le capitalisme, appar-


tenant à l'ordre technoscientifique, n'est ni moral ni immoral, il
est juste amoral. Si avoir une bonne réputation d'homme
d'affaires est rémunérateur, cela signifie que c'est une bonne pra-
tique, mais cela n'a rien à voir avec de la morale. Les moralistes
peuvent difficilement justifier de l'intérêt de la vertu, car elle

1. Albin Michel, 2004.


2. Il en ajoute un cinquième, le religieux ou métaphysique pour les croyants.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 9

serait profitable en business à long terme... Les deux ordres sont


simplement disjoints.

En revanche, un point de l'analyse de Comte-Sponville est


plus critiquable. Son premier ordre confond deux sphères
pourtant à dissocier : le technoscientifique attaché aux lois de
la nature et le socioéconomique attaché au fonctionnement des
sociétés. L'étude économique et sociale des sociétés ne relève
pas des mêmes principes que celle de la nature. D'un côté, les
représentations de la nature, qui utilisent majoritairement les
outils mathématiques, n'ont a priori pas d'influence sur l'objet
étudié. La théorie de Newton n'influence pas les lois de la
balistique. En revanche, les représentations idéologiques du
monde socioéconomique ne sont pas indépendantes de l'objet
étudié. La valeur d'une monnaie dépend des théories moné-
taires et des croyances qu'elles génèrent auprès des acteurs éco-
nomiques.

Comme le montre remarquablement bien George Soros1,


les modélisations financières changent les fonctionnements des
marchés, car une fois connues elles vont modifier les compor-
tements des différents intervenants. Parfois, avec des effets
redoutables de moutons de Panurge. La confiance dans les
mécanismes économiques est ainsi une donnée endogène et
non une donnée exogène. La dernière crise a bien montré que
la simple absence de confiance entre les opérateurs pouvait être
une cause massive de destruction de valeur. Un seul change-
ment du regard porté peut ainsi modifier en profondeur la
structure même du tableau. Il y a interactivité entre le regard et
le tableau. Ne pas faire cette distinction, c'est nier toutes les
recherches en théorie des jeux et plus largement en théories
économiques ces dernières décennies.

1. George Soros, Le défi de l'argent, Pion, 1996.


10 LE MANAGER ANTICRISE

Multiplier ses grilles de lecture

Cette distinction des ordres est d'autant plus nécessaire qu'il


s'agit dans l'ordre socioéconomique d'abandonner toute illu-
sion d'une approche monolithique donnant explication à tout.
C'est là qu'intervient une deuxième exigence pour se repérer, la
mobilisation simultanée de plusieurs paradigmes différents,
popularisés par les idées dites postmodernes. Elle est utilisée par
exemple en marketing pour expliquer les évolutions vers le
marketing tribal ou le marketing du design. En schématisant,
il y aurait trois représentations conceptuelles du monde : la tra-
ditionnelle, la moderne et la postmoderne.

La représentation traditionnelle a comme réfèrent le village


où chacun se connaît. Les comportements sont normés et les
liens de solidarité très forts. Les représentations idéologiques
sont en grande partie dictées par les traditions. C'est une société
relativement prédictible dotée d'un degré de liberté et de
déviance faible.

La représentation moderne a comme réfèrent la ville, où cha-


cun cherche à maximiser son utilité. Les comportements varient
selon les besoins et les objectifs individuels. Les liens de solidarité
sont distendus et compensés par des mécanismes sociaux. La
liberté est forte et les représentations idéologiques sont essentiel-
lement d'essence positiviste (le socioéconomique serait partie
intégrante de l'ordre technoscientifique). C'est une société
rationalisable par des fonctions d'utilité avec un réel degré de
liberté s'inscrivant dans une rationalité utilitaire (la fameuse
figure théorique de l'Homo economicus).

La représentation postmoderne a comme réfèrent des indi-


vidus évoluant dans plusieurs tribus, plus ou moins disjointes,
se retrouvant autour d'histoires communes, de centres d'inté-
rêts ou de communautés de risques. Les liens de solidarité sont
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique I 1

socialisés dans des réseaux. Les libertés s'expriment de façon


polymorphe selon les tribus et ce, avec plus ou moins d'indé-
pendances. Les représentations idéologiques varient et sont
fondées sur une multitude de paradigmes en fonction des situa-
tions et sujets abordés. L'idée du multiparadigme n'est plus de
considérer qu'un paradigme scientifique ou social possède une
vérité immanente, mais qu'il est seulement plus ou moins per-
tinent en fonction des objectifs recherchés. La théorie de
Newton ne serait ni vraie ni fausse ; elle peut à la fois être perti-
nente en balistique et totalement inopérante en physique
nucléaire.

Devant la complexité des situations économiques et sociales,


la capacité à mobiliser plusieurs paradigmes socioéconomiques
est une réelle force. Cela exige d'être apte à juger la qualité de la
représentation idéologique choisie et surtout sa pertinence.
Toutes les théories et représentations ne se valent pas. Il est très
probable que le talent de savoir choisir la bonne grille de lec-
ture en fonction de la situation rencontrée et des objectifs
poursuivis sera de plus en plus valorisé et recherché.

Comme le montre Karl Popper, l'énoncé d'une théorie pour


avoir un caractère scientifique se doit d'être validé ou invalidé
par l'expérience, par la confrontation au réel (Comte-Sponville
appelle cela la sanction par le tamisage du possible ou de
l'impossible). Or, les représentations socioéconomiques sont
beaucoup plus difficiles à confronter au réel, car elles modi-
fient l'objet étudié et leur aspect interactif crée une instabilité
itérative1.

1. L'instabilité itérative sera plus ou moins forte en fonction de la rapidité avec


laquelle l'introduction du modèle va modifier le comportement des acteurs.
Le modèle va perdre très vite de sa pertinence et muter, car il altère lui-
même les bases expérimentales sur lesquelles il s'est fondé initialement.
12 LE MANAGER ANTICRISE

Une représentation socioéconomique n'a aucune valeur en


soi si elle n'est pas testée. Autrement, ce ne serait que simple
spéculation intellectuelle, intéressante, mais sans aucune valeur.
Pour sortir de ce dilemme, il faut opter pour une approche
pragmatique de type managérial. Une représentation socioéco-
nomique n'est pertinente que par rapport aux objectifs qu'on
lui donne : pas d'immanence, pas de vérité, mais une pertinence
temporaire qu'il faut sans cesse vérifier et remettre en cause.

Etant donné les enjeux économiques des dites représenta-


tions socioéconomiques, en particulier sur le comportement
des acteurs chargés d'optimiser l'allocation des ressources (à
savoir les marchés financiers), il semble essentiel d'être
conscient à la fois de la précarité de ces représentations et de
l'impérieuse nécessité de sans cesse les tester pour s'assurer de
leur pertinence.

L'interactivité entre le tableau et le regard rend l'ensemble en


perpétuel mouvement. Comme le tableau change, il est néces-
saire de tester régulièrement la pertinence de son regard et de
changer périodiquement son angle de vision. C'est une chose de
prôner la pluralité des représentations idéologiques, il reste qu'il
nous faut, de façon non exhaustive, en répertorier au moins
quelques-unes et les évaluer.

HUIT LECTURES DU MONDE SOCIOÉCONOMIQUE

Pour qu'une grille de lecture soit efficace, elle doit être simple et
compréhensible par un très grand nombre. Pas de recherche
d'une pierre philosophale, mais la mise en évidence de quelques
représentations plus ou moins pertinentes, en fonction des pro-
blèmes rencontrés et des objectifs recherchés. La huitième grille
de lecture, le couple « liberté d'entreprendre » et « régulation »
sera présentée de façon plus détaillée dans le chapitre 2.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 13

Le développement durable

Cette représentation, qui s'appuie sur une analyse à la fois de


l'ordre technoscientifique et de l'ordre politique, connaît
aujourd'hui un immense succès. Elle tire sa force de son syn-
crétisme entre deux approches, l'une et l'autre à bout de
souffle : la dynamique positiviste des progrès technologiques et
les approches du club de Rome. Si l'un de ses piliers se désoli-
darise de l'autre, alors cette représentation perdra une grande
part de sa pertinence.

Les idéologies d'inspiration malthusienne, que l'on retrouve


dans les recommandations du club de Rome au début des
années 1970 avec la « croissance zéro », se sont révélées histori-
quement plutôt défaillantes. Elles ont constamment sous-
estimé les progrès technologiques et la capacité des sociétés à
innover. Les rentes décroissantes des terres agricoles ont un
fondement théorique, établi en son temps par Ricardo, mais
en pratique elles ont été battues en brèche par les formidables
progrès de la productivité du monde agraire. En partie inspi-
rées d'un certain bon sens, les prévisions du club de Rome sont
apparues rétrospectivement largement erronées voire risibles.

En revanche, la mise à l'épreuve dans la durée de la produc-


tion et de la consommation a non seulement mis une nouvelle
contrainte environnementale positive mais aussi généré de nou-
veaux défis aux progrès et à l'innovation technologique. Il est
pertinent de poser le temps et le respect de l'environnement
comme une dimension d'évaluation nécessaire et indispensable
aux progrès de nos sociétés. Il n'est qu'à noter le formidable
dynamisme et l'effervescence créative de plusieurs secteurs éco-
nomiques, dont celui majeur de l'énergie, pour valider la puis-
sance du concept de développement durable. D'une certaine
manière, il a ouvert un champ des possibles aux progrès et à la
recherche.
14 LE MANAGER ANTICRISE

Comme toute représentation socioéconomique, le concept


de développement durable est lui aussi soumis au principe de
réalité. Puisque le respect de l'environnement et le temps sont de
nouvelles données, il s'agit de vérifier périodiquement que les
contraintes et hypothèses posées sont justifiées et pertinentes. Le
fait qu'une politique se mène dans la durée, diffère son jugement
dans le temps. Mais, cela ne l'absout aucunement d'une évalua-
tion critique et contradictoire. Si tel n'était pas le cas, cela revien-
drait à ajouter des coûts et des contraintes inutiles, voire
nuisibles.

En tout état de cause, il apparaît que l'idéologie du dévelop-


pement durable est une grille de lecture dynamique et perti-
nente dans de très nombreux domaines, en particulier pour
nous redonner une vision de long terme qui nous fait
aujourd'hui cruellement défaut. La question du réchauffement
climatique est bien entendu centrale, et si les prévisions du
GIEC (groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution
du climat) se confirment, la crise de la dette souveraine que
nous vivons aujourd'hui apparaîtra bien mineure par rapport
aux risques qui semblent s'accumuler devant nous.

Le rattrapage des pays émergents

Cette représentation est assez communément partagée. Fon-


dée sur le principe d'égalité entre les hommes et les femmes,
elle considère qu'à terme les richesses des nations devraient être
proportionnelles au nombre de citoyens, d'où le fait que la
Chine et l'Inde devraient devenir demain les nations les plus
puissantes dans le monde (le concept de nation mérite cepen-
dant une analyse approfondie dans ce cas précis, la Chine et
l'Inde étant plus comparables à un ensemble comme l'Union
européenne qu'à une simple nation).
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 15

Tableau 1.1- Croissance des 1 5 premiers pays émergents

Croissance
annuelle
1995 2000 2005 2010
moyenne
En milliards USD. sur 15 ans

Chine 728 1 198 2 257 5 879 14.9%

Venezuela 75 117 146 388 11.6 %

Inde 336 460 834 1 729 11.1 %

Turquie 169 267 483 735 10.3%

Russie 396 260 764 1 480 9.2 %

Mexique 287 581 849 1 040 9.0 %

Iran 91 101 192 331 9.0 %

Indonésie 202 165 286 707 8.7 %

Pologne 139 171 304 469 8.4 %

Arabie Saoudite 142 188 316 435 7.7 %

Brésil 769 645 882 2 088 6.9 %

Afrique du Sud 131 133 247 364 6.0 %

Corée du Sud 517 533 845 1 014 4.6 %

Thaïlande 168 123 176 319 4.4 %

Argentine 258 284 183 369 2.4 %


Total 15 pays
émergents 4 449 5 227 8 763 17 345 9.5 %

% PIB mondial 17% 16% 19% 28% 5.9 %

% PIB États-Unis 61 % 53% 70% 119% 4.7 %

Source : World Bank National Accounts Data ;


OECD National Accounts Data Files.

Cette approche n'a pas montré une capacité prédictive très


forte au siècle dernier. Devant la croissance des pays émergents
sur ces dernières décennies, elle a regagné en crédibilité. Ainsi,
16 LE MANAGER ANTICRISE

de 2005 à 2010, le poids dans le PIB mondial des 15 premiers


pays émergents est passé de 19 à 28 % {cf. tableau 1.1).

Il faut cependant adjoindre au poids démographique


d'autres facteurs pour expliquer un éventuel rattrapage. Les
ultralibéraux expliquent que c'est grâce aux vertus du marché,
mais cette explication est assez simpliste. Il est probable que le
facteur explicatif réside en grande partie dans le niveau d'édu-
cation, couplé à une liberté « économique » pour transformer
cette éducation en libération d'énergie.

Le niveau d'éducation peut être mesuré au moins sur deux


aspects : le taux d'illettrisme et la proportion de la population
ayant accès à une éducation supérieure. À ce titre, il est pro-
bable que l'Inde du Sud connaisse un rattrapage plus rapide et
plus fort que l'Inde du Nord, où les taux d'illettrisme restent
beaucoup plus élevés. Quoi qu'il en soit, les pays émergents et
en particulier la Chine ont réalisé d'énormes progrès ces der-
nières années, tant pour lutter contre l'illettrisme que pour
augmenter le pourcentage de leur population ayant accès à des
études supérieures. C'est indéniablement un des facteurs expli-
catifs majeurs de leur croissance actuelle et plus globalement
de la croissance mondiale (même si la corrélation statistique est
délicate à prouver en partie à cause des effets de décalage dans
le temps entre mesures et effets). Ces politiques volontaires,
tant publiques que privées, menées par les pays émergents et
aussi par les pays de l'OCDE, ont apporté des améliorations
très significatives si l'on en croit les chiffres publiés par l'Unesco
(tableaux 1.1 et 1.2).
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 17

Tableau 1.2 - Taux d'illettrisme depuis le début des années 1980

1985-1994 1995-2004 2005-2008 A en %

Asie de l'Ouest
52.7 % 41.2 % 38.1 % -14.6 %
et du Sud

Inde 51.8% 39.0 % 37.2 % -14.6%

Afrique
47.0 % 42.8 % 37.9 % -9.1 %
subsaharienne

Nigéria 44.6 % 45.2 % 39.4 % -5.2 %

Pays arabes 44.4 % 32.9 % 27.6 % -16.8 %

Égypte 53.6 % 44.4 % 33.6 % -22.0 %

Amérique latine 15.0 % 9.7 % 8.4 % -6.6 %

Brésil 25.4 % 13.6% 10.0% -15.4%

Asie de l'Est 18.2 % 8.5 % 6.3 % -11.9%

Chine 22.2 % 9.1 % 6.3 % -15.9%


Europe centrale 4.1 % 2.7 % 2.4 % -1.7%
et de l'Est
(plus Turquie)
Russie 2.0 % 0.6 % 0.5 % -1.5%

Turquie 24.0 % 20.8 % 11.3% -12.7%


Amérique du Nord 1.3% 1.1% 1.0% -0.3 %
et Europe
de l'Ouest

Source : National & Régional Litcracy (personnes de plus de 15 ans), Unesco.

Tableau 1.3 - Taux d'accès aux études supérieures

1999-2000 2004-2005 2008-2009 A en %

Afrique subsaharienne 4% 5% 6% 2%

Nigéria 6% 9% 10% 4%

Asie de l'Ouest et du Sud 9% 10 % 12% 3%

Inde 10% 11 % 13% 3%

Pays arabes 19% 20% 21 % 2%


18 LE MANAGER ANTICRISE

r-CS3
Egypte ns 27% 28 % ns

Asie de l'Est et Pacifique 14% 22 % 25 % 11 %

Chine 7% 18 % 23% 16%

Japon 43 % 54% 58% 13%


Amérique latine 21 % 29% 38% 17%
et Caraïbes
Brésil 14% 24% 34% 20%
Europe centrale et 38% 52% 64% 26%
de l'Est (plus Turquie)
Russie 51 % 70 % 77% 26%

Turquie 22% 29 % 38% 16%


Amérique du Nord et 60% 69% 70% 10 %
Europe de l'Ouest
États-Unis 71 % 81 % 83% 12%

France 33% 55% 55% 2%

Source : Gross Enrolmcnt Ratio ISCED 3 and 6, Unesco.

Cette représentation est encourageante et optimiste. Si ce


rattrapage se confirme dans les décennies à venir, il en décou-
lera un changement important dans les équilibres mondiaux.

La globalisation libérale

L'intérêt de la division internationale du travail a été démontré


par Adam Smith dès le XVIIIe siècle. Ce principe s'est révélé extrê-
mement efficace. Sa remise en cause lors de la grande crise de
1929 s'est soldée par un échec. Il est reconnu aujourd'hui par
une majorité d'économistes que le retour aux protectionnismes à
l'époque a eu un effet dramatique en accentuant la récession.

Cette vision est cependant mise en cause, notamment par


les altermondialistes et tous ceux qui décrient les délocalisations.
L'augmentation d'une main-d'œuvre à la fois bon marché et
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 19

qualifiée renforce dans un premier temps le capitaliste, qui voit


sa part de captation de la valeur ajoutée grandir par rapport au
travail. Cette globalisation a pour premier effet de changer le
rapport de force avec le facteur travail, qui se trouve de facto en
situation de faiblesse. Comme au XIXe siècle, il est probable que
cela puisse être Tune des raisons majeures de la croissance
récente des inégalités, en partie au profit du marchand et du
capitaliste. Il est à noter que cette mutation s'explique essen-
tiellement par un changement des circonstances et donc du
rapport de force et non par un subit accroissement des talents
de quelques-uns, ou par une politique fiscale qui serait deve-
nue totalement inique. Dans le même mouvement, le monde
voit réapparaître des Tycoon ou entreprises de très grande taille
en particulier dans les pays émergents.

Dans le classement du Financial Times des dix plus grandes


entreprises mondiales par capitalisation boursière, en 2000,
sept de ces entreprises étaient américaines, deux japonaises et
une allemande. Cinq ans plus tard, en 2005, huit étaient amé-
ricaines, une britannique et une anglo-hollandaise. Fin 2010,
quatre sont américaines, quatre sont chinoises, une brésilienne
et une anglo-australienne. Parmi les 500 plus grandes firmes
mondiales, au moins une centaine sont aujourd'hui originaires
de pays émergents.

Cette analogie avec le capitalisme type XIXe siècle s'illustre


également par le retour des trusts miniers ou industriels et la
croissance très forte de la classe des ultrariches. Si nous conti-
nuons toutefois l'analogie, nous devrions observer dans un
second temps une montée en puissance des revendications des
salariés et l'impérieuse nécessité de réglementer les nouveaux
trusts et leurs florilèges d'abus de positions dominantes. Cette
tendance est visible, par exemple, dans la croissance récente du
turnover des employés des industries très intensives en main-
20 LE MANAGER ANTICRISE

d'œuvre, comme le textile en Chine, et dans l'augmentation


concomitante des salaires de ce secteur. De même, des lois anti-
trust risquent de resurgir, malgré la difficulté de réglementer
des entreprises transnationales.

Le choc des civilisations

Cette représentation a été développée avec grand talent par


Samuel Huntington dans son livre sur le choc des civilisa-
tions1. Avec la chute du Mur de Berlin en 1989 et la fin des
empires coloniaux, il estimait que les lignes de Fractures entre
capitalisme et communisme ou entre impérialisme et anti-
impérialisme étaient devenues caduques. Après ces grandes
oppositions idéologiques qui ont marqué la seconde partie
du XXe siècle, la nouvelle ligne de partage du monde serait
« civilisationnelle » avec le choc de huit grands ensembles : les
civilisations chinoises, japonaises, hindoues, islamiques, occi-
dentales, latino-américaines, africaines et orthodoxes. Sa thèse
s'oppose à la représentation qui assimile la modernisation à une
occidentalisation du monde et qui prévoit l'émergence d'une
civilisation universelle ayant adopté par consensus l'idée de
l'efficience de la démocratie libérale2.

Pour qui a un peu voyagé et négocié des contrats à travers le


monde, il est tentant de partager l'analyse de Huntington sur
la diversité du monde et de ses représentations3. L'existence

1. Odile Jacob, 2007.


2. Cette thèse est en particulier soutenue par le concept de « fin de l'Histoire »
développé par Fukuyama.
3. Il est à noter que la diversité est aussi significative à l'intérieur même d'un
pays. En France, on sait la différence entre un Chti et un Provençal, il en va
de même entre des Indiens de New Delhi et de Bangalore ou entre des Chi-
nois de Schenzen, de Chengdu, de Shanghai ou de Quingdao.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 21

d'un consensus global débouchant sur une occidentalisation


du monde apparaît peu crédible et quelque peu absurde. Cette
idée ne prend absolument pas en compte le pluralisme des
visions qui existe à travers le monde et les sociétés. Cela étant
dit, il n'est pas certain que l'idée du choc des civilisations soit
une approche très pertinente dans l'ordre socioéconomique.
Elle serait plutôt de l'ordre politique, voire morale et éthique.
C'est sa force et sa limite. Elle génère même un véritable risque
de barbarie si les tenants de cette représentation en viennent à
confondre les ordres, ce qu'ils font déjà en opposant, par
exemple, religion islamique (ordre métaphysique) et capitalisme
(ordre socioéconomique), ou pratiques séculaires morales
(ordre de la morale) et libéralisme politique (ordre juridico-
politique). La pluralité et le débat sont inhérents à chaque ordre
tel que défini précédemment par Comte-Sponville. Toute ten-
tative d'unifier l'ensemble dans un système unique relève d'un
intégrisme qui oscille entre le ridicule et malheureusement
aussi la barbarie.

Sortie du piège de l'intégrisme, cette représentation fondée


sur une pluralité de civilisations peut aider à mieux comprendre
les comportements des clients, collaborateurs, fournisseurs ou
partenaires à travers le monde. La conscience de cette altérité, à
savoir que l'autre ne partage pas forcément la même vision, est
indéniablement une force. Cela vaut aussi pour mieux
comprendre l'hétérogénéité des mécanismes de « régulations
économiques » des pays ou zones d'échanges1.

Ensuite, le modèle est à affiner en fonction des objectifs


recherchés. Si dans l'approche géopolitique dans laquelle se

1. Pour toute personne ayant pour ambition de Faire des affaires en Chine, il est
parfois essentiel de bien comprendre ces différences. A cet égard, lire l'ouvrage
de Tim Clissold, Mr China. Comment perdre 450 millions de dollars à Pékin
après avoir fait fortune à Wall Street, éditions Saint-Simon, 2011.
22 LE MANAGER ANTICRISE

situe Huntington la division en huit ensembles peut être rete-


nue, il n'en est pas forcément de même pour une politique
d'entreprise. Il est ainsi peu pertinent de mener une politique
marketing homogène par ensemble, même pour la civilisation
occidentale. Les marchés européens et américains ne s'abordent
pas de la même façon. Au sein de l'Europe, les approches glo-
balisées, en particulier des groupes américains, ont souvent
connu des échecs cuisants en employant les mêmes modèles de
management en France, en Allemagne, en Grèce, en Espagne,
ou en Hongrie.

L'accélération de l'innovation

Pour anticiper la croissance des innovations dans les années à


venir, un bon indicateur est de connaître le nombre et la prove-
nance des étudiants qui ont mené des études supérieures ces
dernières années. Selon l'étude WEI de l'Unesco1, il y a cinq ans
en 2006, environ 7,6 millions d'étudiants au sein des pays de
l'OCDE ont accédé à des études supérieures et 8,5 millions
dans les pays émergents (tout au moins pour les 19 pays sujets
de l'étude, hors Inde), chiffre que l'on peut porter à environ
10 millions d'étudiants si l'on ajoute l'Inde. Le plus grand
nombre d'étudiants vient de Chine avec 2,8 millions pour ce
seul pays, le deuxième demeurant les Etats-Unis. Certes, ce
chiffre baisse nettement si l'on considère uniquement le niveau
6 de l'ISCED, qui se rapproche de la recherche universitaire. Il
n'en reste pas moins que jamais le monde n'a réuni autant de

1. WEI 2007 Report : Education Counts/Benchmarking in 19 WEI Countries


(Argentine, Brésil, Chili, Chine, Egypte, Inde, Indonésie, Jamaïque,
Jordanie, Malaisie, Paraguay, Pérou, Philippines, Russie, Sri Lanka,
Thaïlande, Tunisie, Uruguay et Zimbabwe).
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 23

personnes aussi bien formées que lors de ces cinq dernières


années. Cette tendance va d'ailleurs en s'accentuant.

A cet aspect purement quantitatif s'ajoutent les extraordi-


naires progrès des technologies de l'information tant dans la
gestion de la connaissance, grâce aux bases de données, que
dans le partage de cette connaissance à travers les différents
réseaux qui prolifèrent sur le Web. Il faut donc s'attendre à une
croissance sans précédent des connaissances et des innovations
à travers le monde.

Une large part de cette énergie nouvelle devrait être mise au


service du développement des pays émergents ou ceux, nom-
breux encore, sous-développés. C'est déjà largement le cas pour
les grands pays émergents comme la Chine, l'Inde ou le Brésil.
Pourtant, en même temps que l'Unesco souligne la croissance
quantitative des étudiants ayant suivi des études supérieures,
elle estime qu'il devrait singulièrement manquer d'ingénieurs
pour trouver les solutions techniques aux divers problèmes du
développement du continent africain.

Il n'est pas illusoire de penser que les révolutions technolo-


giques des 50 prochaines années auront la même ampleur (si ce
n'est plus) que celles connues depuis la fin du XVIIIesiècle. Peut-
être aurions-nous besoin de quelques Jules Verne supplémen-
taires pour alimenter notre imaginaire et nous aider à mieux
nous représenter ce futur. En tout état de cause, les « déclinistes »
sous-estiment largement cette évolution. Il va falloir aussi anti-
ciper des ruptures technologiques rapides qui auront pour effet
de créer de nouvelles rentes et richesses et également d'en
détruire d'autres et ce, à un rythme élevé.

Si une part considérable de cette explosion de connaissance


devrait être consacrée à la croissance matérielle des pays
émergents, il est également à prévoir qu'elle alimentera tout
autant une croissance immatérielle.
24 LE MANAGER ANTICRISE

L'économie immatérielle

Cette représentation s'appuie sur les évolutions, dans les pays


de l'OCDE notamment, d'une économie dominée par la rareté
de l'offre à une économie dominée par la rareté de la demande.

Le passage du produit au service, puis à la proposition de


valeur est essentiel. Il marque une dématérialisation de plus en
plus importante des échanges de flux. Le produit ne devient
plus qu'un support physique au service d'une fonction ou d'un
usage. Pour plagier Magritte, ceci n'est pas une pomme. Un
consommateur n'achète pas une pomme mais un en-cas, un
apport nutritionnel sain, un complément de vitamines, un rat-
tachement aux terroirs ou encore seulement un plaisir.

Ce changement n'est pas simplement une justification des


fabuleuses sommes investies dans les outils marketing et dans
la communication. C'est simplement adapter sa grille de lec-
ture à une réalité économique évidente : l'économie se déma-
térialise. De la même façon que la part du secteur primaire
dans la valeur ajoutée produite par les différentes nations a
décru de façon drastique au siècle dernier (et encore
aujourd'hui dans de nombreux pays en voie de développe-
ment), la valeur ajoutée produite par l'industrie et son corol-
laire, la création d'objets physiques, décroît de façon rapide et
continue au profit des services.

Il est erroné de parler pour les pays de l'OCDE de sociétés


matérialistes, alors que jamais le poids économique des pro-
duits physiques n'a été aussi faible. Il s'agit de consumérisme,
non de matérialisme. La valeur s'est déplacée de façon inéluc-
table sur les services et l'immatériel comme le montrent les
tableaux 1.4 et 1.5.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 25

Tableau 1.4 - Part de l'industrie dans la valeur ajoutée (PIB) des prin-
cipaux pays de l'OCDE et des BRIC

1970 1990 2008 A en %

France 35% 27% 20% -15%

États-Unis 34% 28% 22% -12%

Royaume-Uni 43% 34% 24% -19%

Japon 44% 39% 29% -16%

Allemagne 48% 37% 30% -18%

Brésil na 39% 27% -12%

Russie na 48% 36% -12%

Inde na 27% 28% 1 %

Chine na 41 % 47% 6%

Sources : OECD Factbook 2010 ;


for BRIC country Worldbank source starting 1990.

Tableau 1.5- Part relative des services dans la valeur ajoutée (PIB)
des principaux pays de l'OCDE et des BRIC

1970 1990 2008 A en %

France 58% 69 % 78% 20%

États-Unis 62% 70% 77% 15%

Royaume-Uni 55% 64% 75% 21 %

Japon 50% 59 % 70% 20%

Allemagne 49% 61 % 69 % 21 %

Brésil na 53% 67% 14%

Russie na 35% 58% 23%

Inde na 44% 54% 10%

Chine na 32% 41 % 9%

Sources : OECD Factbook 2010 ;


for BRIC country Worldbank source starting 1990.
26 LE MANAGER ANTICRISE

La frontière entre matériel et immatériel est toutefois ténue.


Un consommateur subjectivise tout objet et lui donne une
valeur et un sens. De même, la plupart des services ont des liens
directs ou indirects avec une production matérielle. La plus
grande partie de la valeur des nouvelles technologies de l'infor-
mation est immatérielle, mais cette valeur pour se déployer
repose également sur une production matérielle, ne serait-ce
que pour construire les réseaux et les outils informatiques
{hardware) à travers lesquels l'information transite. Les banques
sont un service dont la majorité de la création de valeur est
immatérielle, même si une part de leur activité contribue aussi à
financer des industries et réalisations matérielles. Ainsi, les ser-
vices financiers (plus de 21 % du PIB aux Etats-Unis en 2009)
recouvrent les activités d'allocation des ressources (finance), de
gestion des risques (assurances) et de management des actifs,
pour une large part immobiliers.

Une évolution notable de l'économie des services est la crois-


sance très forte de la socialisation de la valeur. Pour reprendre
Aristote, l'homme est un animal politique. Il n'y a aucune raison
de croire que les perceptions de la valeur et des risques soient
uniquement individuelles et non socialisées. Il existe une théorie
économique qui est d'une grande pertinence pour se représenter
ces mécanismes de socialisation, ce sont les effets de club. Les
effets de club s'appuient sur une étude ancienne de l'économie
des télécoms reposant sur un principe de base : la valeur du ser-
vice est directement tributaire du nombre et de la qualité des
clients qui ont souscrit au dit service.

En tout état de cause, la croissance de l'économie immaté-


rielle nécessite de repenser nos représentations, que cela soit
pour les services ou pour les technologies de l'information.
Nous reviendrons sur ce point au chapitre 4 sur comment choi-
sir un business model adapté dans un monde post-crise.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 27

Les nouvelles frontières du corps

L'économie de la santé est paradoxale. C'est un secteur qui a


connu des progrès très significatifs ces dernières années avec
une baisse de la mortalité, une hausse de l'espérance de vie et
de nouveaux champs de recherches très prometteurs comme
en génétique. D'un autre côté, les dépenses de santé aug-
mentent à un rythme soutenu dans tous les pays. Les problèmes
de financement et de déficit publics sont chroniques et vont
s'accentuant. Le vieillissement de la population et l'importance
croissante accordée à la santé, au corps et au bien-être ne
devraient pas réduire cette tension dans les années à venir.

II est paradoxal de chercher à diminuer les déficits publics et


la part des dépenses de l'Etat, et de constater dans le même
temps que la santé et l'éducation sont des biens supérieurs. Plus
une société s'enrichit, plus la part des dépenses dans l'éduca-
tion et la santé devra croître au détriment d'autres jugées plus
secondaires. Aussi, si nos sociétés continuent de croître, ce qui
est à espérer, les parts de dépenses d'éducation et de santé
devront croître plus vite, proportionnellement au reste de
l'économie, avec le risque d'accentuer la part des dépenses
publiques dans le PIB et avec les déficits budgétaires. La solu-
tion alternative pour contenir cette hausse serait de privatiser
une part de ces dépenses, ce qui semble être la voie suivie
aujourd'hui par de nombreux pays développés. Or, nous savons
que l'économie de la santé fonctionne de façon très dégradée
sans une régulation publique très stricte. Il peut être envisagé
de diminuer la part des dépenses publiques mais à la condition
de la définition d'une politique de santé forte et innovante. Le
secteur de la santé plus que tout autre a besoin d'une redéfini-
tion de ses modèles économiques en conciliant « liberté d'entre-
prendre » et « régulation », et ce pour éviter deux écueils : une
28 LE MANAGER ANTICRISE

économie administrée trop peu efficace et un marché libre


inefficient et injuste.

Nous assistons aussi ces dernières années à de nombreux


débats éthiques, que cela soit dans les secteurs de la gynéco-
logie, de la génétique, ou de l'extrême vieillesse. La santé, tout
en étant dans le champ socioéconomique, est très particulière
car elle agit sur le sujet lui-même. L'interaction entre le modèle
et la réalité, évoquée plus haut, est encore plus forte que dans
tout autre domaine. Reprenons les modèles utilitaristes :
comment un individu donné peut-il évaluer l'utilité d'années
supplémentaires de vie, d'une mémoire non altérée, d'un bien-
être physique, alors que ce sont des facteurs vitaux et essentiels
pour lui, ne serait-ce que pour être physiquement et intellec-
tuellement apte à mesurer cette utilité ?

Si nous reprenons l'analyse de Comte-Sponville, la confu-


sion des ordres devient de fait inévitable. Les ordres politique,
moral voire éthique ne peuvent être exclus des arbitrages portés
sur le secteur socioéconomique de la santé. Il n'existe plus de
mesures totalement objectivables du type tamisage par le pos-
sible ou l'impossible. Nous ne pouvons pas nous contenter de
juger de la pertinence des politiques de la santé par la seule éva-
luation des résultats obtenus par rapport à des objectifs fixés à
l'avance, puisque la santé modifie les individus et le corps social
qui les définissent.

Cela pose une question essentielle à nos sociétés. Nous pou-


vons imaginer en partie les progrès technologiques de l'écono-
mie immatérielle et matérielle comme un facteur exogène qui
nous est extérieur. Les progrès futurs et prévisibles des sciences
médicales, nous modifiant dans notre intimité corporelle la
plus profonde, sont eux beaucoup plus délicats à imaginer.

Les progrès médicaux qui ont permis la chute drastique de


la mortalité infantile ont modifié en profondeur nos sociétés,
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 29

pas simplement dans le rapport parents/enfants mais aussi avec


la révolution démographique qui a bouleversé les équilibres
sociaux. L'accroissement de l'espérance de vie a changé tout
autant notre structure démographique que notre rapport à la
mort et nos besoins existentiels qui en découlent. La contra-
ception a changé radicalement les rapports entre les femmes et
les hommes non seulement en changeant les structures fami-
liales mais plus largement dans le rapport même à l'intégrité
corporelle, au désir et au plaisir. Il en va de même de façon plus
générale avec les progrès de la gynécologie qui ont déplacé le
débat de la sphère scientifique à des débats éthiques et poli-
tiques. L'innovation médicale est par nature en interactivité
avec notre intimité la plus profonde.

Deux constats s'imposent :

- comme pour l'ensemble des études supérieures, le nombre


d'hommes et de femmes oeuvrant dans la recherche médi-
cale dans le monde est en très forte croissance. En toute
logique, sauf à observer une chute drastique de leur produc-
tivité, cela devrait entraîner une explosion des progrès et
innovations dans le secteur de la santé, comme nous le
constatons aujourd'hui dans le secteur des hautes techno-
logies ;

- chaque progrès médical possède en lui-même, d'une


manière ou d'une autre, une capacité à modifier en profon-
deur le corps, le sujet et par extension la société dans son
ensemble.

Il faut donc raisonnablement s'attendre à des évolutions en


profondeur des sociétés et des modes de représentations. Il n'y
a qu'à regarder les débats posés aujourd'hui par le clonage pour
appréhender les changements potentiels futurs.

Dans ce domaine, un affrontement classique et ancien


oppose « traditionalistes », attachés à préserver la société et le
30 LE MANAGER ANTICRISE

corps dans ces représentations socioéconomiques mais aussi


politiques, morales et éthiques, et « progressistes », attachés aux
progrès « scientifiques et médicaux » sans forcément appréhen-
der comment il va modifier en profondeur nos sociétés. Peut-
être qu'à l'instar de l'idéologie du « développement durable »
une représentation idéologique syncrétique devra les concilier
dans une nouvelle dynamique.

L'idée de cette section était d'exposer de façon non exhaus-


tive plusieurs représentations du monde, chacune avec un
potentiel idéologique certain. Elles semblent assez stimulantes
pour sortir d'un état de léthargie fondé sur un consensus néo-
libéral, finalement assez mou. Il serait extrêmement risqué
pour le manager de ne se concentrer que sur la performance à
court terme de son entreprise pour faire face à la récession, sans
essayer de comprendre les changements mis en évidence par
chacune de ces représentations. C'est à lui d'en faire une syn-
thèse en choisissant, en fonction de ses objectifs et de sa propre
situation, de porter une plus grande attention à une approche
plutôt qu'à une autre.

AJUSTER LES MODÈLES MACROÉCONOMIQUES

Une littérature abondante est consacrée depuis 2008 aux rai-


sons de la défaillance des marchés financiers. Les auteurs, le
plus souvent des économistes ou des financiers, proposent avec
talent des actions correctives et des principes à suivre pour évi-
ter qu'une telle crise ne se reproduise. Le propos n'est pas
d'ajouter une analyse supplémentaire, il est de proposer
quelques pistes pour repenser nos modélisations économiques,
et ce, quels que soient les outils utilisés dans nos différents
métiers.
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 31

L'enjeu des dettes publiques

Avant de regarder la pertinence des modèles, il faut considé-


rer l'accroissement historique, tant des volumes que de la
nature des dettes souveraines. Les Etats ont dû intervenir avec
une ampleur rarement égalée pour atteindre, avec succès dans
un premier temps, deux objectifs primordiaux :

- restaurer la confiance dans les marchés, et par extension


dans l'économie générale, en renflouant de grandes entre-
prises privées et en offrant des garanties publiques aux
acteurs financiers privés,

- éviter une récession économique majeure en réinjectant


dans l'économie réelle des sommes très importantes pour
soutenir la croissance et se substituer temporairement aux
investissements privés en chute libre.

Ce double mouvement ayant lieu dans un contexte de baisse


des recettes fiscales a vu une croissance sans précédent du
niveau des dettes des pays de l'OCDE, tant en valeur absolue
que relative, comme le montre la figure 1.1. La dette des seules
administrations centrales aux Etats-Unis est ainsi passée de 5 à
9 mille milliards de dollars entre 2007 et 2010, une hausse de
près de 80 % !

En moyenne, les pays de l'OCDE ont vu en quatre ans leur


dette augmenter de 29 % de PIB, +24 % pour la zone euro et
+ 39 % pour les Etats-Unis. Si nous regardons ce niveau en
valeur relative le niveau d'endettement en passant de 73 % à
102 % a crû de 40 % pour l'OCDE et de 63 % pour les États-
Unis. En temps de paix, il ne semble pas que nous ayons connu
pareil précédent historique. Cette accélération sur quatre ans
ne peut pas s'expliquer seulement par des politiques de laxismes
budgétaires sur les précédentes décennies. C'est un fait lié pour
une grande partie à la gestion de la crise elle-même.
32 LE MANAGER ANTICRISE

i CM
c C
0) (D •sP
ê CL -ig o
"D CM
■§ ♦ « CM
iS o^-
<D <D o
T3 O
h*. CM
o c£
O
O o OO
CM

180%
CM
CM
l .<2 .<2
0
■S
73 3 '3
n>
w Q. ■?Q.
O) 0
«O
*§ 73 o^
s 1 ^ o
CL OQ OQ
♦ CD
(D î Q. 5 a
% OSL f—>
V—^

oi- .O
▲ k»"-
▼ in ♦ LU i_
-i
1— O
CM
yj D oCL
O 0 4
GO CD o
o
>C.. Alu c3
% oot cc^ 1 < c Û C3
D. LL + s ^
r LU4 ♦0
Q .♦ ■■■ O
c /o 08
en ♦ ♦ 3
.♦œ
II

—i Xl
il >
60%
♦ 1

(% 09) mo!Jiseei/\f:ep Q
♦P O
sejeiuo sep eycur7^ 05 NCr z
àé Z

cr.
ii o
# 5 it o
it4 o
44 ♦ CM
11
LL
44
44 LU

cr- 6^ 6^ o~- 6^ 6^
oooooooooo
CT)COr^CDLO^J-COCMT-

1- 10Z 19 ZOOS 9-UU0 0U0P B| 0P 0OUBSSIOJO


Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 33

Notons qu'il y a des pays où la dette a crû de façon extrême-


ment forte comme l'Espagne, les Etats-Unis ou, plus critique,
l'Irlande, mais qui avaient avant la crise une dette relative plu-
tôt modérée. D'autres ont subi une augmentation de leur dette,
en ayant un niveau d'endettement déjà très fort avant la crise
comme l'Italie, le Portugal et bien sûr la Grèce. En tout état de
cause, cette hausse de la dette en moins de quatre ans des
principaux pays de l'OCDE va avoir une conséquence sur
l'ensemble de nos modélisations économiques.

Un symptôme actuel de ce chambardement est la grande


nervosité des marchés. Echouant à bien évaluer la situation
actuelle et à la modéliser, les marchés subissent d'importantes
variations sur la valeur des actifs mais aussi sur les monnaies et
sur les taux d'intérêt accordés aux créances publiques et privées.
De telles variations sont bien une preuve que les acteurs écono-
miques ont la plus grande difficulté à se repérer. Ils oscillent
entre des arbitrages à très court terme au gré des annonces des
uns et des autres, et une analyse au contraire à très long terme en
reprenant des séries statistiques sur de grandes durées pour pou-
voir faire des comparaisons et essayer d'en tirer quelques ensei-
gnements. Le consensus des économistes est que la situation a
drastiquement changé. Nous conservons cependant l'idée erro-
née que les modèles d'avant crise vont redevenir opérants avec le
retour de la croissance...

Nous sommes entrés dans une zone d'incertitude en trans-


férant un risque réel, porté par des acteurs privés, vers un autre
risque réel porté par les Etats et les contribuables. De la même
façon que la confiance entre les acteurs privés a été à deux doigts
de disparaître à la fin 2008, il faudra s'assurer que les poids des
dettes publiques ne deviennent pas insupportables pour les
contribuables. Elles pourraient créer de nouveau une crise fatale
de confiance dans les monnaies et par là même dans le système
34 LE MANAGER ANTICRISE

financier. Une restructuration des dettes publiques auprès de


créanciers privés peut être salutaire (en particulier les engage-
ments repris par les États pendant la crise, soit par nationali-
sation ou par garantie). Les marchés ont d'ailleurs en partie
anticipé une telle restructuration à travers les taux auxquels les
dettes souveraines ont été négociées.

La restructuration de la dette grecque et le FSE mis en place à


l'été 2011 et confirmé lors du Sommet européen du 26 octobre
procède de ce mouvement. La confiance dans les États européens
étant ébranlée, il a fallu asseoir la confiance des créanciers sur
l'ultime rempart en Europe, la signature de l'Allemagne. Le sys-
tème financier mondial repose désormais sur les États-Unis et
l'Allemagne. Encore faut-il que les pays émergents, et en parti-
culier la Chine, continuent de soutenir l'édifice.

D'un autre côté, si la confiance revenait, comme elle a sem-


blé le faire de façon fugace début 2011, les taux d'intérêt faibles
favoriseraient une injection forte de liquidités sur les marchés.
Cette augmentation des liquidités couplée avec la croissance
des pays émergents serait alors un vecteur d'une tension infla-
tionniste. Celle-ci du point de vue du contribuable, si elle res-
tait modérée, pourrait être en partie souhaitable pour alléger
les niveaux relatifs d'endettement. Encore faut-il savoir
comment l'inflation déformerait les prix, avec un risque réel
d'augmentation des prix des biens de première nécessité, accen-
tuant les inégalités et fragilisant encore les solidarités natio-
nales, comme nous l'avons observé dans les pays arabes au
premier semestre 2011.

À quelle échelle raisonner

Les modèles macroéconomiques classiques prennent le plus


souvent comme réfèrent une entité géographique définie. Cela
semble tout à fait pertinent puisque la plupart des politiques
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 35

économiques sont a priori menées au niveau de la nation.


Quand la nation devient une zone comme l'Union euro-
péenne, les synthèses par nation deviennent plus délicates. À
l'inverse, pour les Etats-Unis, faut-il se focaliser seulement sur
les finances fédérales ou aussi sur les situations de chacun des
Etats de l'Union. La dette californienne locale et gouverne-
mentale représenterait ainsi près de 400 milliards de dollars en
2011 ', soit un peu moins de 20 % du PIB de la Californie2. Le
sujet est également pertinent si l'on étudie des pays-continents
comme la Chine ou l'Inde, où les écarts de développements par
Etats sont très importants et où les problématiques d'aménage-
ments du territoire sont d'une complexité inouïe. Il existe enfin
plusieurs entités géographiques où l'entité Nation est encore
en cours de constitution ou peu opérante si jamais elle le
devient comme en Afrique.

Si l'on regarde de façon pragmatique le sujet, la pierre angu-


laire est de savoir ce que les citoyens ont décidé de risquer soli-
dairement à la fois en termes de défense, de régulations et bien
sûr de dettes. Pour cela, il faut une conscience de solidarité
dans les peines et les succès, solidarité qui peut être mise grave-
ment en danger par l'accroissement des inégalités tant en
période de dynamique économique que de crise. Le discours
quelque peu démagogique sur les bonus des banquiers
s'explique en partie par la conscience des politiques que ce lien
est aujourd'hui à risque. La croissance des inégalités dans les
pays développés ou en développement n'est pas pourtant le

1. Usgovernmentspending.com
2. La comparaison avec la Grèce est de fait délicate, car le PIB de la Californie
est nettement supérieur (près de 6 fois plus en valeur). D'un autre côté,
cette dette s'ajoute à la dette fédérale américaine pour les contribuables
californiens.
36 LE MANAGER ANTICRISE

seul facteur explicatif de la dilution relative du sentiment des


citoyens de partager un risque commun.

La globalisation ne se limite pas à un phénomène favorisant


le commerce international et la croissance mondiale. Elle modi-
fie les structures préexistantes et les fait muter. Les mutualisations
des risques et des opportunités ne sont plus à regarder unique-
ment par zones géographiques mais aussi par secteurs écono-
miques ou par réseaux d'intérêts transnationaux. Les grands
groupes internationaux choisissent ainsi souvent des organisa-
tions matricielles conjuguant la dimension géographique avec
une dimension sectorielle ou produit. En fonction des enjeux et
des évolutions, la dominante est alternativement la zone géogra-
phique, la ligne de produits ou le secteur d'activité économique.

La conséquence concrète est que sur un même territoire des


salariés peuvent faire face à une crise majeure d'un secteur et
leurs voisins connaître une croissance forte. On peut entendre
parler de la crise et en même temps être dans une belle dyna-
mique d'enrichissement personnel et vice versa. Les secteurs
miniers ou sidérurgiques devant le déclin de l'économie maté-
rielle dans les pays développés ont connu une crise aiguë avec
plusieurs grands plans de restructurations... avant de connaître
de nouveau une croissance très forte soutenue par le moteur
puissant de la croissance des pays émergents.

Les solidarités peuvent ainsi être géographiques ou secto-


rielles. La crise de 2008 a débuté non comme une crise identi-
fiée d'une zone géographique à l'exemple de la crise asiatique
de la fin des années 1990, mais bien comme une crise d'un sec-
teur vital à l'économie, le secteur bancaire. Les baromètres et
les régulations centrés sur les nations ou les zones géogra-
phiques n'ont pas été d'une grande pertinence pour anticiper la
crise. En revanche, la gestion de la crise a remis sur le devant de
la scène le pouvoir des Etats et les solidarités des contribuables
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 37

de zones géographiques identifiées. La question de la légitimité


de cette solidarité mérite d'être posée. Elle donne un éclairage
positif à la pertinence des recommandations du FMI d'établir
une réserve financée par le secteur bancaire (à travers une taxe)
pour couvrir ses propres risques. Une des conséquences directes
de la crise a été la montée en puissance des coordinations inter-
nationales, avec le G20 et le début d'une volonté de régulations
transnationales a minima par secteur économique (comme
avec Bâle 3 pour le secteur bancaire). Il s'agit de veiller à ce que
cela soit fait non seulement à travers une forme d'autorégula-
tion des acteurs eux-mêmes, mais aussi sur la supervision des
nations partiellement impactées par ces crises.

En parallèle, des solidarités de réseaux sociaux transna-


tionaux se sont mises en place. Elles sont moins évidentes à
observer en dehors des forums à forte exposition médiatique
comme Davos ou divers clubs internationaux. Il peut exister
une communauté d'intérêts, et peut-être plus encore une proxi-
mité sociale, entre les classes les plus fortunées de différents pays
pour, par exemple, optimiser leurs positions du point de vue
fiscal. Elles sont souvent plus mobiles et ont l'avantage de savoir
bien mieux naviguer au niveau transnational grâce à des conseils
avisés. Une nation peut connaître une crise et voir dans le
même temps sa partie la plus fortunée s'enrichir fortement.
Cela peut créer à terme un risque pour le maintien de la solida-
rité nationale. Cette solidarité de réseaux peut aussi prendre la
forme de communautés d'intérêts par métiers comme des cher-
cheurs ou des sportifs.

Pour importante qu'elle reste, la nation n'est plus le seul


réfèrent de l'analyse macroéconomique nonobstant la puis-
sance des outils de régulations dont elle dispose. Il est néces-
saire de perfectionner nos outils d'analyses et de régulations
transnationaux tant par secteurs économiques minima ceux
38 LE MANAGER ANTICRISE

qui sont stratégiques pour l'économie mondiale) que par


réseaux sociaux.

La mutation des équilibres internationaux

Nous avons tendance à analyser un changement à l'aune de


notre environnement existant, en sous-estimant les consé-
quences mutagènes que le changement provoque sur l'ensemble
de notre système. Nous retrouvons la problématique de l'inter-
activité entre le regard et le tableau. Pour observer le change-
ment nous devons le faire à partir de notre position initiale
avec nos modèles existants validés par l'expérience. En même
temps, nous savons que ce changement va modifier nos
modèles et que ces derniers vont devenir, pour une part, caducs.
Théoriquement un changement ne remplace pas l'état précé-
dent, il le fait muter en profondeur.

Prenons un exemple simple et de façon récurrente à l'agenda


du G20, la réforme du système monétaire. Nous savons que
l'économie repose pour une grande part sur la confiance que
nous avons dans une monnaie, le dollar. Mise à part peut-être la
zone euro, qui a connu de fortes turbulences en 2011, et le Japon,
l'ensemble des pays doivent constituer, pour soutenir leur mon-
naie et leur économie, une réserve de changes constituée essen-
tiellement par des dollars. Le dollar étant la principale monnaie
utilisée dans le commerce international, cette réserve de changes
ne peut se faire qu'à travers des excédents commerciaux. Comme
par nature la somme des excédents et des déficits commerciaux
de tous les pays doit être nulle, il faut bien que certains pays
soient déficitaires, et en particulier celui qui émet les dollars, à
savoir les États-Unis. En d'autres termes, si les États-Unis avaient
de façon pérenne une balance excédentaire, cela heurterait les
réserves de change des autres pays et créerait une perte de
Se doter d'une nouvelle vision socioéconomique 39

confiance sur leur propre monnaie et un risque de crise moné-


taire couplée à de l'inflation. Ce raisonnement était largement
justifié par le poids prédominant de l'économie américaine.

La croissance des pays émergents - en particulier de la


Chine, de l'Inde et dans une moindre mesure du Brésil - devrait
à moyen terme faire baisser la valeur relative du poids de l'éco-
nomie américaine. De facto, l'étalon dollar pourrait être remis
en cause. Si cela était le cas, l'ensemble du système monétaire et
ses équilibres seraient à rebâtir avec un risque systémique non
négligeable de perte de repères et de confiance de l'ensemble
des acteurs dans la valeur des monnaies. Or une grande partie
de la croissance mondiale est fondée sur la confiance d'avoir
une valeur partagée, un dénominateur commun : le dollar. Ce
point de passage peut donc se faire avec plus ou moins de vio-
lence. La coordination de la Chine et des Etats-Unis sera pro-
bablement un élément clé du processus.

Il reste à savoir si la crise qui a secoué si fortement le monde


financier est un catalyseur d'un changement du système
monétaire, ou s'il faut s'attendre à d'autres mouvements tec-
toniques dans les prochaines années qui révéleront de façon
encore plus forte la nécessité de ce changement. En tout état
de cause, il faudra du temps avant que l'ensemble des acteurs
économiques aient la même confiance dans le yuan que dans
le dollar.
LES PRINCIPES D'UNE GLOBALISATION RÉGULÉE

A la suite de la crise, et du constat de faillite de l'autorégu-


lation des marchés, un nouveau consensus semble voir le
jour chez les économistes, avec la nécessité d'instaurer une
régulation globalisée déclinée par région économique (États-
Unis, Union européenne, Chine...). Elle peut se formuler de
la façon suivante.

Orchestrer un environnement socioéconomique, en


concurrence imparfaite, régi par un moteur puissant : le couple
« liberté d'entreprendre » et « régulation » pour favoriser trois
grands objectifs :

- un assainissement des marchés financiers pour sauvegarder


la confiance des intervenants économiques dans la monnaie
et la société ouverte ;

- un développement durable pour le plus grand nombre ;

- une croissance des libertés et des connaissances.

Le terme « concurrence imparfaite » est impropre. Il laisse à


penser qu'en corrigeant la concurrence de ces défauts, nous
pourrions revenir à l'existence d'un marché pur et parfait,
capable de générer les équilibres optimaux pour notre société.
Le modèle de l'équilibre général en concurrence pure et par-
faite n'est pourtant pas une représentation pertinente de notre
monde socioéconomique. Il n'existe pas de monde platonicien
Les principes d'une globalisation régulée 41

où le marché serait virtuellement parfait. La régulation ne peut


pas s'entendre comme une série de mesures correctives.

Elle ne se juge pas de façon théorique mais en fonction de


l'atteinte d'objectifs. La dynamique vient de l'interaction entre
la liberté d'entreprendre (en concurrence imparfaite) et l'effi-
cacité et la souplesse des régulations qui permettent à cette der-
nière de fonctionner.

La grande nouveauté de cette régulation est d'être aujourd'hui


globalisée. Elle exige un renforcement du corpus législatif,
comme avec les nouvelles lois de régulation financière votées en
2010 par le Congrès à Washington, mais aussi l'intervention
d'organes internationaux tel que le FMI. Le rapport Stiglitz1
publié en 2010 nous donne une analyse très pertinente de la
situation et des besoins de régulation des marchés. Il insiste sur la
nécessité de favoriser les politiques contre-cycliques et d'éviter
les aggravations des crises par les comportements procycliques
des marchés.

Une importante littérature traite de la « concurrence impar-


faite », riche de plusieurs prix Nobel comme Spence, Stiglitz,
Akerlof, Williamson, Nash ou Krugman. Elle montre avec
talent les limites d'un marché laissé au seul libre arbitre de ses
acteurs privés. Si celui-ci n'est pas soumis à une régulation pour
le protéger, ses dysfonctionnements peuvent avoir des effets
dévastateurs comme l'avilissement des prix et de la qualité, la
création de pouvoirs économiques contre-productifs, ou
encore la destruction de la confiance entre les acteurs et la chute
concomitante des marchés.

1. Joseph E. Stiglitz, Le rapport Stiglitz : pour une vraie réforme du système moné-
taire et financier international, éditions Les Liens qui libèrent, sep-
tembre 2010.
42 LE MANAGER ANTICRISE

Les défis soulevés par une régulation globalisée ne relèvent


pas seulement des institutions internationales. Nous y sommes
confrontés très souvent au sein de nos entreprises, et nous
devons à chaque fois trouver les outils pour les gérer au mieux.

LE COUPLE « LIBERTÉ D'ENTREPRENDRE »

ET «RÉGULATION»

Il est intéressant de regarder quelques raisons des défaillances


des marchés, comme les abus de position dominante, l'asymé-
trie d'information, les problèmes inhérents à la théorie de
l'agence, les dégâts liés à l'aléa moral, les équilibres sous-
optimaux en théorie des jeux, les rentes « réglementées ».

Pouvoir de marché et abus de position


dominante

Reprenons ici l'avis des libéraux américains qui motiva à


l'époque le Sherman Act déjà évoqué plus haut :

« Si nous refusons qu'un roi gouverne notre pays, nous ne pou-


vons accepter qu'un roi gouverne notre production, nos trans-
ports ou la vente de nos produits. »

Le premier cas abondamment traité dans les ouvrages éco-


nomiques est l'existence de monopoles naturels, ou l'existence
d'un seul opérateur serait économiquement plus efficiente que
d'en avoir plusieurs. Ces cas existent et il s'agit de développer
un certain nombre de techniques pour éviter qu'un acteur privé
capte cette position de monopole naturel et en abuse pour
maximiser son propre profit au détriment du bien-être social.
Le contrôle peut être fait à travers des établissements publics,
un contrôle des prix, un système de concession qu'il soit privé
ou public, ou un cahier des charges de services...
Les principes d'une globalisation régulée 43

Une forme dérivée est l'existence d'un oligopole avec un


nombre limité d'acteurs débouchant sur des risques d'ententes
tacites ou implicites (les fameux cartels). Il est d'ailleurs inté-
ressant que les analystes financiers valorisent les firmes qui ont
réussi à être dans de telles positions, étant certains qu'une cap-
tation d'un surprofit est alors possible (on appelle cela
surperformer). Cela signifie implicitement une anticipation
d'une défaillance du régulateur pour empêcher un abus de
position dominante.

Le laisser-faire a une probabilité forte d'engendrer des abus


de positions dominantes avec clairement des gagnants et des
perdants. Pour autant la nationalisation de tout monopole
naturel peut aussi être synonyme d'inefficacité. Il n'en reste pas
moins que la mise en évidence des éventuelles inefficacités
d'une administration publique ne peut en aucun cas être un
prétexte pour favoriser une captation privée des rentes. Au
contraire, elle exige la mise en place d'institutions de régula-
tions fortes et impartiales avec un contrôle démocratique.
Nous retrouvons ces situations dans de nombreuses industries
de réseaux comme les télécoms, le transport ferroviaire, la dis-
tribution d'énergie comme le gaz, la distribution de l'eau ou
encore les industries à très forte intensité capitalistique comme
le nucléaire.

La nouveauté vient de l'extension de la définition du marché


pertinent, que cela soit au niveau européen, ou de façon plus
large avec la globalisation. Cette internationalisation incite sou-
vent les régulateurs locaux à favoriser l'entreprise qui a son
centre de décision sur son territoire, en relâchant ses contraintes
réglementaires. Cette tentation vient de l'hypothèse, la plus
souvent erronée, que le surprofit profitera à son propre terri-
toire. Comme le font les Etats-Unis, il est souhaitable que la
régulation s'applique aux territoires de consommation, et non
44 LE MANAGER ANTICRISE

de production, pour continuer de défendre les consommateurs


contre les abus de positions dominantes. Quoi qu'il en soit, une
uniformisation des régulations au niveau international est pré-
férable à la mise en place de nouvelles formes de barrières doua-
nières, pour éviter que certains profitent de leurs positions pour
fausser le jeu de la concurrence.

Asymétrie d'information et théorie


du signal

Les effets négatifs de l'asymétrie d'information ont été mis en


évidence depuis longtemps par les économistes. Si une infor-
mation est connue seulement du vendeur et non du client, et
qu'il n'existe pas de moyen de révéler cette information au
client, il existe un risque fort que les marchés s'effondrent.
L'exemple théorique développé par Akerlof1 est celui du mar-
ché des voitures d'occasions, où si seul le vendeur connaît le
défaut de sa voiture, le prix de marché s'effondrera ne permet-
tant que la vente des voitures avec défaut. En effet, si le prix est
fixé sur la moyenne, les propriétaires de bonnes voitures ne
seront pas incités à les vendre. En revanche, les propriétaires de
mauvaises voitures verront l'opportunité de faire un surprofit
et inonderont le marché qui ne proposera ainsi que de mau-
vaises voitures entraînant alors un effondrement des prix...

Pour éviter que les mauvais produits ne chassent les bons, il


existe une série de réglementations publiques tout comme des
mécanismes de signalement de la qualité. Ces mécanismes
relèvent de la théorie du signal que les hommes de marketing
ont largement contribué à développer. Cela peut se faire grâce

1. George Akerlof, « The Market for "Lemons" : Quality Uncertainty and the
Market Mechanism », QuarterlyJournalof Economies, vol. 84, no 3, 1970.
Les principes d'une globalisation régulée 45

à des garanties qui ne sont rentables que si l'information est


juste (cas de la voiture d'occasion) ou grâce à l'existence de
marques qui signalent la réputation de l'offreur. Elles ont une
valeur construite sur des années de dépenses publicitaires. Plus
elles ont été importantes, plus l'offreur est incité à éviter toute
tromperie. S'il trompe son client, la valeur de sa marque
s'effondre. Le scandale Enron a ainsi fait disparaître le nom
« Arthur Andersen », l'une des plus belles marques du service
aux entreprises.

L'autorégulation reste toutefois fragile. Les logiques de ren-


tabilité peuvent amener des entreprises à favoriser un profit
court terme au détriment de la crédibilité à long terme de leurs
marques. Des hommes engageant leur employeur peuvent
valoriser leur profit personnel au détriment de la réputation de
leur entreprise. C'est d'une certaine façon ce que certaines ins-
titutions financières ont vécu en perdant beaucoup de leur cré-
dibilité, par manque de contrôle de ce qui a été fait et dit en
leur nom par quelques-uns de leurs collaborateurs.

Enfin, il existe de nombreux secteurs où, même à moyen


terme, le client ne peut juger des effets négatifs des asymétries
d'informations. C'est le cas de la relation entre un médecin et
son patient. Le médecin possède sur le patient des informa-
tions qui ne sont pas directement accessibles à ce dernier. Si la
relation médecin/patient était purement commerciale et si
l'objectif du médecin était uniquement la maximisation de son
profit, ce dernier pourrait utiliser cette asymétrie d'informa-
tions pour surprescrire et augmenter de façon indue ses reve-
nus. L'autorégulation n'est pas suffisante et doit être complétée
par une régulation pilotée par des autorités publiques, à travers
des agences de santé ou des comités de déontologie.

Les agences de santé ou les comités de déontologie engagent


à leur tour leur réputation qui est mise aussi à l'épreuve des
46 LE MANAGER ANTICRISE

faits. L'affaire du Mediator a nui non seulement aux labora-


toires Servier mais également à l'image de l'agence française du
médicament (l'Afssaps). Pour éviter une défaillance des mar-
chés à cause des asymétries d'information, il faut que les clients
puissent repérer une source, publique ou privée, à laquelle faire
confiance pour leur révéler une information fiable. Ainsi, la
mise en cause à Wall Street de la SEC (Securities and Exchange
Commission), à la fois dans l'affaire Madoff et surtout avec les
subprimes, a été critique pour la pérennité même des marchés,
à un moment où il n'existait plus beaucoup de sources dans les-
quelles les investisseurs pouvaient avoir confiance. Le Dodd-
Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act de
2010 a notamment pour objectif de restaurer la confiance dans
le fonctionnement des marchés en renforçant la SEC et les
autres agences de régulation.

Les difficultés relevées par la théorie


de l'agence

La théorie de l'agence relève d'un raisonnement similaire. C'est


un vieux problème qui date des relations entre propriétaires
terriens et métayers, et que l'on retrouve de façon aiguë dans la
relation actionnaire/manager, ou plus récemment sur les mar-
chés financiers dans la relation investisseur/intermédiaire. Le
mandataire, qu'il soit cadre dirigeant ou intermédiaire finan-
cier, peut être amené à tirer profit d'une asymétrie d'informa-
tions de la même façon que dans la relation médecin/patient
pour donner priorité à ses propres intérêts au détriment de
ceux de son client. Il faut donc trouver un contrat qui conjugue
deux qualités : permettre aux mandants d'avoir accès en trans-
parence aux informations détenues par le mandataire et inciter
le mandataire à avoir un objectif en ligne avec l'objectif du
mandant.
Les principes d'une globalisation régulée 47

La théorie de l'agence a été popularisée dans les années 1970


en mettant en évidence que les cadres dirigeants avaient une
tendance forte à privilégier leur structure et ses salariés au
détriment des intérêts de leurs actionnaires. Les mécanismes
de stock option et d'intéressement avaient notamment pour
objectif d'inverser ce balancier et de remettre l'intérêt du cadre
dirigeant du côté de l'actionnaire plutôt que de la structure.

Pour ajouter un peu de complexité, les actionnaires


délèguent souvent leurs intérêts à des mandataires financiers
comme les gestionnaires de fonds ou les banques. Il peut alors
exister une tentation de collusion d'intérêts entre le cadre diri-
geant et l'intermédiaire financier pour optimiser leurs intérêts
au détriment de leurs mandants respectifs. Il suffit que les
bonus soient suffisamment importants à court terme pour
retrouver le vieil adage du « hit and run ». Si 1V incentive » est
plus important que la valeur économique de sauvegarder une
réputation à long terme, l'agent pourra avoir tendance, en
toute rationalité, à privilégier le gain à court terme. C'est l'his-
toire éculée du comptable qui devant une transaction extraor-
dinaire sera tenté par la stratégie du « cash and run » en partant
avec la caisse, quitte à perdre pour toujours sa réputation.

Constatant que les actionnaires comme les salariés ont vécu


la dernière crise financière très durement, les équilibres semblent
devoir de nouveau changer. Les bonus annuels payés en cash,
tant aux cadres dirigeants qu'aux mandataires financiers, se
voient remplacés par des paiements en actions, ou toute autre
forme d'incitations à moyen ou long terme. Les autorités
publiques sont d'ailleurs intervenues directement sur le sujet soit
en changeant leur fiscalité, soit en faisant de fortes recommanda-
tions en ce sens. L'objectif recherché est de rééquilibrer les rap-
ports de force au profit des actionnaires et des salariés en
dissuadant les comportements opportunistes de court terme.
48 LE MANAGER ANTICRISE

Le vieux problème posé par la théorie de l'agence n'a pas


de solution simple et demande constamment à être retra-
vaillé. Il ne peut pas malheureusement être résolu par les
seules incantations à une plus grande transparence ou honnê-
teté des acteurs entre eux. Un marché qui laisse s'installer une
défiance trop forte avec un risque réel de voir les mandants
être abusés par leurs mandataires, devient inefficace et risque
de s'effondrer. Derrière le débat public sur les bonus et les
stocks options, il y a en fait un enjeu capital du monde post-
crise, à savoir notre capacité à trouver les nouvelles formes
contractuelles entre actionnaires, intermédiaires financiers,
managers et salariés.

Les régulateurs publics essaient de trouver des solutions


en durcissant les contraintes réglementaires et en rendant
plus contraignants encore les devoirs d'informations auprès
des investisseurs, mais cela sera probablement insuffisant. Le
dispositif devra être complété par un travail en profondeur
sur la relation entre actionnaires et managers en lui redon-
nant une perspective temporelle. Il n'est pas évident à ce sujet
que les marchés financiers en favorisant l'immédiateté et les
arbitrages informatiques en temps réel aient pris encore toute
la mesure de cette mutation. D'un autre côté, nous observons
que certains investisseurs s'organisent différemment en
consolidant leur portefeuille pour passer du statut d'ache-
teurs d'actions à celui d'actionnaires actifs dans la stratégie
des entreprises.

Cette description sommaire d'une relation actionnaire/


manager doit nous inciter à repenser les contrats et les modes
de rémunérations des dirigeants comme des intermédiaires
financiers.
Les principes d'une globalisation régulée 49

Le problème de l'aléa moral

Classiquement, on considère qu'il y a aléa moral quand la


rémunération d'un agent n'est plus proportionnelle au risque
qu'il encourt. Il aura ainsi tendance à augmenter de façon dras-
tique sa prise de risque si la perte est pour lui minime par rap-
port à une très forte espérance de gain. C'est le cas s'il y a dis-
proportion entre le montant d'un bonus (l'espérance de gain)
et le salaire fixe (si l'on considère que le risque de l'agent reste
son licenciement et la perte de son revenu fixe). Le risque
s'accroît encore plus quand la contrepartie de la perte du
salaire a été couverte au préalable contractuellement par un
parachute ou tout autre montage. C'est un défaut classique
des montages financiers où les effets de levier sont extrêmes.

Aléa moral et finance casino

Pour illustrer le propos, supposons qu'un agent apporte 10 %


d'un investissement en fonds propre et emprunte 90 % de la
somme à une banque, à 10 % d'intérêt. Il lui suffit d'aller au
casino et de jouer à la roulette sur un jeu simple Noir/Rouge. Soit
il gagne et il rembourse l'intérêt du capital, le gain sera égal à 200
-90 *1.10= 101 moins sa mise de départ de 10 c'est-à-dire une
espérance de gain de 91, soit il perd l'ensemble de son capital de
10 et se déclare insolvable. La roulette est un jeu à probabilité de
gain négatif avec une chance de 18/37 de gagner à savoir 48,6 %.
Pourtant, son espérance de gain sera largement positive par un
calcul simpliste : 48,6 % *91 — 31.4%* 10 = 44.23 — 3.14
= 39,09 d'espérance de gain. En revanche, le prêteur a une espé-
rance négative évidente : 48.6 % * 10 - 51.4 % * 90 = 4,86 -46,26
= - 41,4 d'espérance de perte.

Cela s'appelle s'accaparer les gains et mutualiser les pertes. Evi-


demment, aucun acteur sensé ne pourrait investir dans un tel jeu,
sauf à être victime d'une escroquerie, mais il illustre bien les effets
50 LE MANAGER ANTICRISE

dévastateurs de l'aléa moral si l'agent arrive, par effet de levier ou


par réassurance de ses propres risques, à capter le gain et à
mutualiser les pertes.

Nous retrouvons pour gérer ce problème des réglementa-


tions très anciennes comme quand les agents de change avaient
des « charges » qui venaient en garantie de leur activité, pour
atténuer les risques d'aléa moral. Les banques connaissent très
bien ce problème et ont mis en place depuis longtemps des
mécanismes pour atténuer ce risque. Pourtant, la crise actuelle
peut s'expliquer en partie par des effets de levier en cascades
qui ont fragilisé le système par manque de fonds propres et ont
fait apparaître des risques majeurs de faillites de grandes insti-
tutions financières. Comme toujours, le risque de faillite passe
à un moment donné par un manque de liquidités. Il suffit que
les dites banques connaissent des difficultés d'accès aux liqui-
dités, comme certaines banques européennes à l'été 2011 qui
ont eu du mal à lever des liquidités en dollars, pour que le
risque de faillite surgisse. Pourtant, l'accès aux liquidités a rare-
ment été autant facilité par les banques centrales à la fois avec
des taux d'intérêt historiquement bas et de la création moné-
taire par rachat de dettes.

Les partisans de l'autorégulation des marchés ont sous-


estimé les besoins de réglementation face à ce problème pour-
tant ancien et connu de tous. De façon plus grave, une
comptabilité « créative » s'est mise en place pour augmenter les
effets de levier sans les faire apparaître dans les comptes, en
transformant de la dette en engagements hors bilan. De même,
le manque de transparence sur certains fonds propres a masqué
qu'une part des dits fonds propres était elle aussi financée avec
de la dette, donnant un effet cumulatif de levier.

Le problème vient d'une défaillance de réglementation mais


également d'une ambition de rentabilité sur fonds propres pro-
Les principes d'une globalisation régulée 51

bablement irréalistes. Nous retrouvons la corrélation entre ren-


tabilité et risque : plus le risque est important plus la rentabilité
attendue est forte, ou à l'inverse, plus les rentabilités sont
hautes plus les risques doivent l'être également. L'augmenta-
tion de la rentabilité a reposé dans le cas d'espèce sur un accrois-
sement du risque lié à l'aléa moral.

La crise devrait donc engendrer trois mouvements structu-


rels si nous voulons pallier les problèmes posés par l'aléa
moral :

- une hausse des fonds propres demandés aux entreprises


et aux institutions financières. Ce mouvement a déjà été
amorcé par Baie 3 avec les exigences d'augmentation des
fonds propres des banques, et avec le plan de recapitalisa-
tions suite à la crise des dettes souveraines en Europe ;

- une baisse des rentabilités sur capitaux propres (ROE) qui


doit être la conséquence mécanique du point précédent ;

- une réallocation de l'épargne et des investissements, avec


une baisse relative des fonds investis en obligations et en
dettes souveraines et à l'inverse une hausse des fonds inves-
tis en actions ceci pour augmenter les fonds propres. Ce
dernier point est très délicat, d'une part, parce que les
besoins de refinancement des Etats sont très importants et
vont drainer une large part de l'épargne disponible et,
d'autre part, parce que la confiance des investisseurs et épar-
gnants dans les marchés actions est aujourd'hui très
dégradée.

Les équilibres sous-optimaux

La théorie des jeux est un corpus extrêmement riche. Elle


repose sur la notion d'interactivité des modélisations socio-
économiques. Nos stratégies d'actions sont en interaction
52 LE MANAGER ANTICRISE

permanente avec celles d'autres acteurs. Ce que nous faisons


est en partie fonction de ce que nous croyons que l'autre va
faire et vice-versa. Le jeu le plus connu sur ce sujet est le
fameux dilemme du prisonnier de Nash, cet « homme
d'exception » nobélisé à titre posthume.

Le dilemme du prisonnier

Deux suspects sont séparés et un juge leur propose le choix suivant :


soit ils dénoncent leur complice et ils bénéficient d une remise de peine
soir ils ne disent rien et ils ne bénéficient d'aucune remise de peine. La
peine sera alourdie en cas de témoignage à charge par l'autre co-suspect.
Cela donne la matrice de décision suivante :

Il se tait II me dénonce

Je me tais (1 an ; 1 an) (10 ans ; 0 an)

Je le dénonce (0 an ; 10 ans) (5 ans ; 5 ans)

Chaque suspect Fait son choix en fonction de ce qu'il croit que l'autre
décidera de faire. Si son camarade le dénonce, il faut qu'il le dénonce
également et s'il se tait, il a aussi intérêt à le dénoncer. Le résultat est
que chacun a intérêt à dénoncer l'autre alors que s'ils avaient pu se
coordonner ils auraient eu intérêt à se taire tous les deux.

Ce simple jeu est à la source d'un intense débat économique,


puisqu'il montre que sans coordination des acteurs, les équi-
libres de marché peuvent être sous-optimaux ce qui revient à
remettre en cause l'efficience de la main invisible d'Adam
Smith. De là, deux écoles de pensée se sont affrontées :

- les tenants de la régulation (solution de Nash) estiment que,


devant l'inefficience des marchés à se coordonner, il est
Les principes d'une globalisation régulée 53

nécessaire de mettre en place un régulateur permettant une


coordination efficace pour inciter les acteurs à aller vers des
équilibres optimaux ;

- les tenants de l'autorégulation (équilibre de Nash) estiment


que, les jeux se répétant entre les acteurs, les marchés
génèrent des mécanismes d'autorégulation (à l'instar du
milieu qui a instauré depuis longtemps la loi de l'Omerta
pour traiter ce fameux dilemme). Les mécanismes d'autoré-
gulation s'appellent alors confiance, marques notoires ou
réputations des acteurs.

Les deux écoles ont leurs avantages et leurs défauts (se repor-
ter à l'excellent ouvrage de Robert Axelrod sur le sujet « Don-
nant/Donnant »' pour approfondir la question). Il est à noter
que la seconde école a influencé très fortement une grande par-
tie de ceux qui cherchent à prouver que sur le long terme la
Business Éthique paie.

Le choix entre l'équilibre ou la solution de Nash peut


dépendre de la conjoncture économique et de l'état de la
confiance entre les acteurs. Cependant, quand les acteurs
dévoient les mécanismes d'autorégulations en valorisant les
gains à court terme au détriment de leur réputation, ils
détruisent un actif fondamental : la confiance. Ils imposent
alors un retour aux mécanismes de régulation centralisée seuls
à même de sauver les marchés et de restaurer la confiance.

L'exigence de la régulation des marchés financiers n'est pas


la résultante de discours théoriques, mais bien celle de la
défaillance des mécanismes d'autorégulation, probablement
du fait d'acteurs préférant leurs profits à court terme à la
sauvegarde de leur réputation. Si jamais les institutions de

1. Robert Axelrod, Donnant-donnant. Une théorie du comportement coopératif,


éditions Odile Jacob, 1992.
54 LE MANAGER ANTICRISE

régulation font à leur tour la même erreur, la menace d'une


destruction massive de valeurs est éminemment crédible.
Heureusement, la qualité des régulateurs nous a pour le
moment préservés. Il n'est pas certain que ces régulateurs aient
vocation à devenir les nouveaux pilotes de Spitfire de la bataille
d'Angleterre où pour citer Churchill :

« Never was so much owed by so many to so Few. »

Un monde socioéconomique laissé à la pertinence des juge-


ments de quelques banquiers centraux, aussi talentueux soient-
ils, ou à la compétence de quelques hauts fonctionnaires
internationaux, ne donne pas les garanties d'une très grande
solidité.

Pour faire face à la crise, il faudra concilier l'équilibre et la


solution de Nash, à savoir des mécanismes d'autorégulation
qu'il s'agit de promouvoir fortement au sein des entreprises en
restaurant des logiques de long terme, et un contrôle renforcé
avec des régulations publiques et privées beaucoup plus strictes.
Cela exige que les entreprises, qui auront perdu leur réputation
à cause de comportements défaillants, ne puissent pas être sys-
tématiquement sauvées afin que l'autorégulation repose bien
sur un principe de responsabilité.

Les rentes « réglementées »

Depuis le XIXe siècle, les économistes se sont penchés sur la


théorie des rentes, qu'elles soient décroissantes, minières ou
conséquences d'abus de position dominante. La création, la
défense, l'exploitation ou la remise en question des rentes sont
à la base du dynamisme économique. Elles nécessitent une
régulation pour éviter que des acteurs abusent de leur position
dominante, comme pour le cas déjà mentionné des monopoles
naturels.
Les principes d'une globalisation régulée 55

Il existe une pratique, largement enseignée dans les univer-


sités et les écoles de management et qui s'est particulièrement
développée ces dernières décennies, pour créer et défendre des
rentes économiques au bénéfice de son entreprise grâce à son
influence sur les réglementations des États et des organismes
internationaux, le lobbying.

Il est sain que les industriels participent à l'élaboration des


régulations et des lois. Ils ont souvent une meilleure connais-
sance technique sur de nombreux sujets dont le partage est
gage d'efficacité. Ils peuvent aussi par leurs interventions per-
mettre une meilleure régulation du commerce international,
avec l'instauration de normes tant techniques que sociales ou
environnementales.

La crise actuelle marque la fin d'un cycle de dérégulations


pour semble-t-il ouvrir celui d'une plus grande régulation. Or,
l'un comme l'autre ont des enjeux économiques importants qui
demandent des arbitrages délicats. Une meilleure régulation des
lobbys, et un contrôle accru des acteurs sont nécessaires pour
éviter une captation de rentes économiques par des intérêts pri-
vés au détriment du bien-être social. Sans contrôle, une plouto-
cratie, où les règles et lois favoriseraient les intérêts de ceux
capables de financer les acteurs politiques, pourrait se renforcer.

Un second risque mis en évidence dans le rapport Stiglitz


est la « capture » du régulateur par le régulé. Certaines entre-
prises vont essayer d'influencer le régulateur pour qu'il devienne
leur avocat et défende ainsi leurs intérêts. Écartons toutes les
pratiques illégales, comme la corruption, qui doivent toujours
être dûment contrôlées et condamnées. Il existe d'autres
méthodes de capture. La plus connue est l'embauche à terme
du régulé par le régulateur même si, là aussi, elle est normale-
ment réglementée (il n'en reste pas moins que les nombreux
ponts entre institutions publiques et entreprises privées restent
56 LE MANAGER ANTICRISE

problématiques). Le régulé cherchera aussi souvent à mettre en


place des convergences d'intérêts avec le régulateur, soit à tra-
vers des projets communs avec apport ou non de financement,
soit par le partage d'objectifs communs.

Il est à noter que la capture peut aussi être faite par des ONG
en arrivant à convaincre idéologiquement le régulateur de leurs
thèses, parfois au détriment même de son mandat public. Ce
risque est d'autant plus fort que les objectifs donnés aux régula-
teurs sont faibles ou non mesurables. En tout état de cause, le
régulateur est au centre d'un enjeu qui exige à la fois un meilleur
cloisonnement entre sphères privée et publique, et une formali-
sation simple des objectifs qui lui sont donnés avec des moyens
de mesurer objectivement sa performance (ce qui revient à rap-
peler que toute régulation doit être normative).

La phase de régulation qui s'annonce devrait donc à la fois


voir une augmentation des dépenses en lobbying des entreprises,
conséquences d'une intervention réglementaire plus forte, et
l'émergence d'un corpus législatif plus sévère pour éviter les
dévoiements du régulateur aux services d'intérêts privés, ou
d'idéologies non contrôlées par un mandat public.

FIABILISER LES MODÈLES DE GESTION

Ralentir la vitesse des transactions

Les modélisations financières des marchés font parfois penser à


des bolides qui roulent aujourd'hui sur des routes de montagnes
sinueuses et pleines de surprises, tant les analystes financiers
manquent de vision de ce que l'avenir peut leur réserver. Ces
belles mécaniques, conduites souvent par de jeunes conducteurs
peu expérimentés, risquent des sorties de routes à chaque virage.
Avant d'évaluer la formation et l'expertise des conducteurs, elles
Les principes d'une globalisation régulée 57

ont deux défauts, rédhibitoires : elles sont trop rapides et puis-


santes.

La vitesse peut être autorisée sur une autoroute toute droite et


parfaitement balisée. L'état actuel des marchés en est bien loin.
Pourtant, les ordres de Bourse sont émis sur les marchés par des
ordinateurs réagissant aux variations des cours à la microseconde.
Les « traders haute fréquence » (THF) ont représenté 40 % des
transactions en Europe en 20101 et entre 30 à 75 % des transac-
tions à Wall Street2.

De temps en temps, les THF défraient la chronique de


façon spectaculaire, comme le 6 mai 2010 à Wall Street, lors de
ce qui a été appelé depuis le « flash crash ». Ce jour à 14 h 40, en
cinq minutes, sans raison apparente, l'indice Dow-Jones a
perdu plus de 9 % soit environ 1 000 milliards de dollars de
capitalisation boursière évaporés... pour les recouvrer presque
quinze minutes plus tard à 15 heures ! Les valeurs de huit
actions dont la société Accenture se retrouvèrent cotées à un
cent tandis que d'autres atteignirent près de 100 000 USD
dont HP ou Apple. Procter & Gamble perdit pendant quelques
minutes sans raison 37 % de sa valeur. L'enquête menée par la
SEC sur ce Flash crash a retracé depuis les événements. Ils ne
sont pas la conséquence d'une erreur humaine de saisie comme
cela a été dit, mais semblent avoir été causés par une suite d'évé-
nements déclenchée par un ordre très important sur des pro-
duits composites. Elle a abouti à un moment (t) à un
assèchement des liquidités sur les marchés et en conséquence à
une impossibilité, pendant un laps de temps très réduit
(quelques secondes), de donner une réelle valeur aux actions.

1. Charles-Albert Lehalle, Les Échos, 7 et 8 janvier 2010.


2. Schwartz et Louise Story, « Surge of Computer Selling After Apparent
Glitch Sends Stocks Plunging », New York Time, 6 mai 2010.
58 LE MANAGER ANTICRISE

Paradoxalement, ce sont des procédures de sécurité, empê-


chant les THF de continuer d'intervenir sur les marchés, qui
sont peut-être la raison de cet assèchement de liquidités et de la
chute brutale des cours1.

Cet épisode a fait réagir les pouvoirs politiques à Washington


avec une critique de la SEC pour avoir manqué à ses devoirs de
régulations. Il n'en reste pas moins qu'en 2010, comme en
2011, la majorité des ordres de Wall Street sont toujours émis
par des THE En dehors des problèmes techniques finalement
assez complexes qui ont causé ce flash crash, nous pouvons
questionner la nocivité même de ces THF pour la bonne tenue
des marchés.

Ils exploitent une imperfection ancienne des marchés. À


l'époque ou les ordres de Bourse étaient apportés par des cour-
siers, certains sans scrupules ayant pris connaissance d'ordres
comprenant d'importants volumes, passaient à titre personnel
ou pour le compte d'un tiers des ordres juste avant la remise de
leurs plis. Ils profitaient alors de la hausse mécanique du cours
entraîné par l'ordre remis et revendaient immédiatement leurs
actions pour encaisser une petite plus-value. Bien sûr cette pra-
tique était un délit d'initié, et était condamnée comme il se
doit. Nous pouvons légitimement nous demander si les THF
ne relèvent pas d'un mécanisme similaire.

L'inégalité des acteurs face à un marché, que cela soit en


termes d'information ou d'outils d'analyse, est par nature une
imperfection difficile à gérer. L'informatique et les THF ne
font qu'accentuer le problème. Chaque acteur n'étant pas à
conditions égales face au marché, ce dernier devient tronqué et

1. Cette hypothèse démontrerait que nous avons atteint un tel niveau d'optimi-
sation théorique du fonctionnement des marchés que ce dernier deviendrait
dépendant des THF.
Les principes d'une globalisation régulée 59

bénéficie aux initiés ou à ceux qui possèdent l'outil informa-


tique le plus performant. La conséquence est que certains
investisseurs, ne voulant pas pécher par naïveté et se faire dou-
bler par des insiders, vont éviter d'investir, d'où un risque endé-
mique de pertes de confiance et d'effondrements de marchés
laissés aux mains des seuls arbitrages de court terme.

L'extrême volatilité des marchés et les variations de


l'ensemble des valeurs sur ces derniers 24 mois que cela soit les
matières premières, les monnaies, les dettes ou les actions,
révèlent l'extrême difficulté de trouver un point d'équilibre et
de stabiliser un marché aussi nerveux lancé à grande vitesse.
Les tenants de la taxe Tobin sur les transactions ont un argu-
ment de poids pour ralentir les THF puisque la taxe devrait
mécaniquement rendre cette pratique beaucoup moins ren-
table.

Le marché en tant que personne pensante n'existe pas. Un


marché est un équilibre entre des anticipations contradictoires
et des valorisations différentes des acteurs qui, à un moment
(t), fixe un prix qui satisfait à la fois ceux qui veulent vendre et
ceux qui veulent acheter. Le marché ne représente pas un inves-
tisseur abstrait avec des besoins et des exigences de profit. Il n'a
pas d'anticipation homogène, il n'exige rien et surtout il ne
pense pas. L'équilibre se trouve par nature dans l'expression de
divergences d'appréciations et d'anticipations. Ces dernières
peuvent difficilement changer et s'adapter à la microseconde.
Un acteur avisé est celui qui comme un Warren Buffet est
capable d'un jugement propre et de prendre des positions en
fonction non des anticipations des marchés mais de ses propres
anticipations. Ceux qui personnifient les marchés, en disant
que les marchés pensent que..., sont la plupart du temps des
acteurs qui vont essayer de les instrumentaliser pour leur profit
personnel.
60 LE MANAGER ANTICRISE

Convaincre les épargnants que les actions sont des investis-


sements à long terme tout en en jouant sur les variations des
cours à très court terme relève d'une hypocrisie certaine. L'idée
qu'une valorisation des actifs est possible à la microseconde
n'est d'ailleurs soutenue par aucun modèle solide. Au contraire,
il est à craindre qu'elle soit plutôt un élément aggravant des
imperfections de marchés. Nous pourrions imaginer, comme
le font certaines holdings familiales, des temps réservés pour
les échanges d'actions après une information complète et équi-
table de l'ensemble des actionnaires évitant de privilégier
quelques insiders. Entre ces modes d'échange, choisis par cer-
taines familles ou groupes d'actionnaires finalement assez
sages, et les THF, il existe a priori un équilibre. Bref, pour une
conduite plus sûre, la vitesse des transactions financières doit
être ralentie.

Surveiller rallocation des liquidités

La vitesse des transactions n'est peut-être pas le phénomène le


plus préoccupant. Les liquidités consommées pour assurer le
fonctionnement des marchés semblent disproportionnées par
rapport à l'économie dite réelle. Elles sont allouées sur des posi-
tions complexes, elles-mêmes assurées par des contre-valeurs
ou par des instruments de couvertures. L'objectif est souvent
de pouvoir transformer des positions de long terme en posi-
tions immédiatement liquides. De même, l'arbitrage, qui per-
met théoriquement de corriger les imperfections de cotations
entre les différentes places de marchés et les différents outils
financiers, met en jeu des volumes impressionnants de liquidi-
tés pour assurer des profits de court terme réputés sans risque.
Pourtant, la correction des imperfections des marchés est un
risque plus grand que les défauts de cotations eux-mêmes.
Les principes d'une globalisation régulée 61

L'arbitrage et l'optimisation des risques créent des bulles de


liquidités dont l'utilité sociale et les profits engendrés sont
pour le moins discutables. Si l'appréciation des risques est
défaillante, si les positions ou contre-positions prises ne sont
pas équilibrées, ou si simplement nous sommes devant une
défaillance humaine, les pertes potentielles deviennent gigan-
tesques, au regard des liquidités que gère l'économie réelle.
Nous reviendrons au dernier chapitre sur les exemples récents
qui ne manquent pas comme celui d'un Jérôme Kerviel avec
une perte sèche de 4,9 milliards d'euros en janvier 2008 pour la
Société générale ou celui d'un Kweku Adoboli en sep-
tembre 2011 avec une perte sèche de 2,3 milliards de dollars
pour UBS, soit l'équivalent du plan d'économie annoncé
quelques jours avant par la banque suisse avec la suppression
de 3300 emplois.

L'abondance des liquidités a permis aussi aux acteurs finan-


ciers de mutualiser et d'optimiser leurs risques et leurs rende-
ments, à travers des véhicules financiers complexes parfois
illisibles pour de nombreux investisseurs. Les rendements sur
fonds propres exigés sont devenus uniformes et normatifs sans
distinction claire entre un actif à faible rendement assorti d'un
risque faible et un actif à fort rendement assorti d'un risque
fort. La dimension systémique de la crise a été accentuée par
cette myopie des investisseurs incapables de bien évaluer les
risques portés par chacun. Les valeurs de bons pères de familles
comme des actifs plus spéculatifs ont été sanctionnés sans dis-
tinction.

La mutualisation des risques n'est pas critiquable en soi et


l'utilité sociale des industries de l'assurance et de la réassurance
est prouvée de très longue date. Mais il est aussi prouvé que
toute mutualisation par l'assurance doit être une industrie
dûment réglementée pour éviter les abus et protéger les assurés.
62 LE MANAGER ANTICRISE

Le minimum est de garantir qu'en cas de sinistres la contre par-


tie des primes versées soit bien délivrée par l'assureur. Pourtant
si l'Etat américain n'avait pas sauvé AIG, de nombreuses
banques auraient vu leur situation financière compromise avec
une propagation encore plus terrible de la crise. Mais était-ce
aux contribuables américains de garantir les réserves techniques
d'AIG ? Ont-ils été rémunérés pour ce risque qu'ils prenaient
sans vraiment le savoir ?

La puissance donnée aux marchés par les liquidités qui y


sont brassées doit être modérée, surtout quand les conducteurs
sont jeunes et inexpérimentés et l'environnement bien trop
incertain.

Privilégier l'originalité des visions

Les modèles scientifiques valorisent les modèles qui privilé-


gient une utilisation parcimonieuse des variables et des don-
nées. La raison en est simple. Plus vous utilisez de variables et
de données différentes plus il est difficile d'en contrôler la fia-
bilité. De même, au niveau managérial, il est important de
distinguer les phases d'analyses, où l'on va se représenter l'état
des marchés avec un certain degré de complexité, et les phases
d'actions, où il va falloir donner des directives claires et
compréhensibles à chacun.

Au printemps 2010, les analystes prédisaient que la crois-


sance américaine serait plus forte qu'en Europe. En consé-
quence, la FED aurait une pression à moyen terme pour
remonter ses taux d'intérêt ce qui devrait augmenter la valeur
du dollar face à l'euro. Les chiffres sont publiés et ne confirment
pas cette prévision. La croissance européenne est plus forte
(soutenue par les bons chiffres de l'Allemagne) et la croissance
américaine moins bonne que prévue. Malgré des résultats
Les principes d'une globalisation régulée 63

contraires aux anticipations, le dollar s'est de nouveau apprécié


face à l'euro. En science, un tel lien de causalité laisserait pan-
tois. En fait, une autre explication est mise en avant par les ana-
lystes financiers. La croissance américaine étant moins forte
que prévue, la crise est toujours bien présente, ce qui accentue
l'incertitude des investisseurs qui vont donc décider de se
replier sur la valeur de refuge ultime, le dollar. Implacable rai-
sonnement... Cela prouve que les résultats de la croissance
américaine tant attendus n'avaient finalement pas d'impact à
ce moment précis sur les taux de change, puisque dans tous les
cas, ils favorisaient une hausse du dollar.

Si nous considérons des modélisations plus complexes, nous


devons rester encore plus prudents. La complexité des modèles
n'est pas à bannir, mais elle découle souvent de l'expérience et
d'une très grande maîtrise de l'environnement dans lequel
nous évoluons. Des entreprises spécialisées dans les produits de
grande consommation comme Procter & Gamble ou Nestlé
sont capables de maîtriser des modèles marketing complexes.
Des banques d'investissement spécialisées dans les finance-
ments de projets sont très performantes dans des activités
très complexes comme, par exemple, l'énergie. Pourtant dans
ces domaines d'expertises pointues, leurs managers savent
reconnaître les aléas et risques inhérents à toute décision. Dans
un environnement plus précaire et moins connu, il faut essayer
de redéfinir des modèles simples et efficaces avec une plus
grande parcimonie de données. Le monde actuel est à la fois
complexe, en mutation profonde et de plus en plus difficile à
appréhender, le bon sens serait d'opter pour des visions simples
et solides.

Prenons un exemple. Il existe en économie des biens,


comme les pommes de terre, dits « inférieurs » ou de Giffen :
plus vos revenus sont élevés, moins vous les consommez. À
64 LE MANAGER ANTICRISE

l'inverse, plus vos revenus augmentent, plus vous consommez


de biens « supérieurs » comme la viande, les voyages l'éduca-
tion, la santé... La croissance du PIB par habitant étant une
tendance lourde de l'économie mondiale, nous pouvons anti-
ciper que la consommation des biens supérieurs va continuer
de croître au niveau mondial à un rythme plus élevé que la
moyenne des autres produits. Si nous prenons le cas de l'assu-
rance, plus nous sommes riches plus nous avons une propen-
sion à consacrer une part importante de nos revenus pour
sécuriser nos biens (c'est la conséquence de l'utilité marginale
décroissante de l'argent). Le poids relatif de l'industrie de l'assu-
rance et de la réassurance devrait ainsi continuer de croître dans
les prochaines années dans le monde, en particulier dans les
régions où le PIB/habitant croît le plus vite à savoir les pays
émergents. Le même raisonnement peut s'appliquer aux
industries du luxe qui connaissent aujourd'hui des croissances
insolentes comparées à bien d'autres secteurs économiques. Il
est à noter, sans surprise, que cette réussite repose pour beau-
coup sur l'essor de la consommation des produits de luxes par
les nouvelles classes riches des pays émergents.

Pour développer une vision, un manager devra combiner


une connaissance fine des contraintes et opportunités de son
domaine d'expertise avec une tendance macroéconomique
lourde. Encore faut-il être capable de développer une pensée
originale. Comme le dit le proverbe :

« Seuls les poissons morts suivent le courant. »

Prendre des décisions contre-cycliques

Les économistes ont mis en évidence, tant pour cette crise que
pour de nombreuses autres, les effets dévastateurs des compor-
tements procycliques des acteurs économiques. En période de
Les principes d'une globalisation régulée 65

croissance, ils créent des bulles spéculatives, et en période de


crise ils provoquent par leurs anticipations une récession encore
plus violente. L'illustration la plus significative a porté lors de
cette crise sur les actifs immobiliers.

Pour gérer l'aléa moral, les banques offrent des crédits


immobiliers en proportion de l'apport personnel de l'emprun-
teur, et de la délivrance, en contrepartie du prêt, d'une garantie
assise sur la valeur de l'actif acquis. Plus la valeur de l'actif est
importante, plus la capacité d'emprunt s'accroît. De même,
dans le bilan d'une banque, plus la valorisation des actifs possé-
dés par la banque est importante, plus elle a la possibilité
d'emprunter auprès des banques centrales. La difficulté est de
savoir quelle méthode est retenue pour valoriser les dits actifs.

L'ancienne méthode, peu efficace, était une évaluation au


bilan comptable. Cela provoquait des sous-valorisations des
actifs affectant négativement la capacité d'emprunts. Un des
objectifs des OPA hostiles était d'ailleurs de pouvoir acquérir
des actifs sous-valorisés au bilan pour les revendre avec une
plus-value au prix du marché. Cela a eu pour conséquence une
évaluation des actifs au prix du marché. La norme comptable
mark to market a ainsi été formalisée aux Etats-Unis au début
des années 1990.

Quelle évaluation pour quels effets

Effet procyclique à la hausse

Si nous prenons un actif immobilier, une valorisation comptable


sera typiquement la valeur de l'investissement de laquelle seront
soustraits les amortissements. Une valorisation au marché sera,
elle, faite en fonction des prix de vente réalisés la même année sur
des biens similaires. Supposons que le bien soit amorti sur 23 ans
et qu'après deux ans le prix du marché de l'immobilier ait aug-
menté de 13 %. L'actif sera valorisé à 100 — 2/25 * 100 = 92 au
66 LE MANAGER ANTICRISE

bilan comptable. Par la méthode mark to market, l'actif sera valo-


risé au prix du marché à savoir 113 soit une différence de + 23 %
entre les deux méthodes. Si la capacité d'emprunt de l'entreprise
est directement proportionnelle à la valorisation de son actif. Elle
pourra emprunter 25 % de plus et pourra augmenter ses capacités
financières et ses liquidités.

Effet procyclique à la baisse

À l'inverse, supposons que le marché décroît maintenant de 15 %.


La méthode comptable ne change pas et la valeur de l'actif est tou-
jours de 92. En revanche la valeur en mark to market baisse de
15 % et devient 85 soit une différence de près de -8 % entre les
deux méthodes. L'entreprise verra sa capacité d'emprunt baisser
de 8 % avec en plus pour les créanciers un risque que le ratio dette
sur fonds propre soit désormais en dessous de ses normes
prudentielles, ce qui peut nécessiter pour l'entreprise de procéder
soit à un désendettement par vente d'actifs soit à une augmenta-
tion de ses fonds propres.

La mise en place du mark to market, accompagnée par une


hausse des prix de l'immobilier, augmente donc les liquidités
sur les marchés et crée un risque d'emballement haussier de la
valeur des actifs. Le système est alors en auto-alimentation. La
valeur des actifs augmentant, la capacité d'emprunt s'accroît.
Si les liquidités ainsi disponibles sont réinvesties dans des actifs
de même nature, elles augmentent mécaniquement à leur tour
le prix du marché d'où de nouveau une augmentation de la
capacité d'emprunts, etc.

Les banques centrales ont le devoir de contrôler ce méca-


nisme de création monétaire mais elles le font classiquement à
travers la surveillance d'un indicateur : l'inflation. Or l'infla-
tion est pour une part indépendante de la valeur de l'actif. Il est
fondé sur les prix des biens de consommation et non sur le prix
de l'immobilier. À ce mécanisme spéculatif, s'est ajouté un relâ-
Les principes d'une globalisation régulée 67

chement du contrôle des risques avec une accentuation des


effets de leviers puisque la part d'apport demandé à l'emprun-
teur a diminué. Enfin, les subprimes ont fragilisé encore l'édi-
fice avec la mise en place de mécanismes de spirales de
réassurance des risques entre institutions financières, avec, au
passage, une inflation des commissions des intermédiaires1.

La crise de l'immobilier déclenchée, l'effet procyclique a


été encore plus violent dans le sens inverse. La valeur des actifs
connaît une forte correction à la baisse, la capacité d'emprunts
des acteurs s'abaisse immédiatement et avec elle les liquidités
d'où une accentuation de la baisse des actifs. Par ailleurs, la
valeur des garanties d'actifs en contrepartie des emprunts dimi-
nuant, les effets de levier augmentent mécaniquement et avec
lui le niveau de risque. Les risques de faillites augmentent, les
emprunts baissent et l'investissement privé s'effondre. Sans
intervention des Etats et injection massive de liquidités par les
banques centrales, il est probable que nous eussions assisté à
une implosion de l'ensemble du système financier. Dans le
même temps et au plus mauvais moment, les institutions finan-
cières doivent logiquement exiger un relèvement en propor-
tion de la valeur des actifs et des fonds propres en contrepartie
des emprunts. Heureusement que les banques centrales et les
autorités de réglementations ont agi avec beaucoup de sagesse,
en fixant de nouvelles normes à moyen et long terme pour lais-
ser le temps aux institutions d'assainir leur situation. Seuls les
États et les banques centrales étaient en situation de mener ces

1. Ce phénomène n'est pas nouveau. Le marché quasi tricentenaire des Lloyd's


de Londres a été à deux doigts d'exploser à la fin des années 1990, en partie
à cause de la mise en place de spirales de réassurances, qui consistaient à
souscrire plusieurs fois le même risque en le modifiant à chaque fois et en
touchant bien sûr à chaque fois une commission &underwriting.
68 LE MANAGER ANTICRISE

politiques contre-cycliques avec en contrepartie une hausse


sans précédent du niveau d'endettement.

Pour traiter ce problème, le rapport Stiglitz fait une recom-


mandation de bon sens : mettre en place des actions contre-
cycliques en périodes de croissance pour contrôler les bulles
spéculatives. Cette politique ne doit pas reposer seulement sur
le niveau des taux d'intérêts pilotés par les banques centrales.
Nous pouvons agir sur les méthodes d'évaluation des actifs en
prenant par exemple des valeurs marchés moyennées dans le
temps, au lieu de valeurs spots, ou encore en substituant la
valeur marché par la qualité du financement des actifs à moyen/
long terme {mark to funding). En période de hausse de prix des
actifs, les institutions financières pourraient aussi relever leurs
exigences de fonds propres des banques et plus généralement
des emprunteurs, ce qui en complément d'une hausse des taux
d'intérêts refroidirait le rythme de l'injection de nouvelles
liquidités dans les bulles spéculatives.

Cette approche ne doit pas être réservée aux banques cen-


trales et aux seuls régulateurs. Dans le management de nos entre-
prises en période de cycles haussiers, nous pouvons aussi mener
des politiques contre-cycliques pour nous protéger contre un
retournement de tendance dont nous savons tous qu'il arrivera à
un moment ou à un autre. Nous pouvons ainsi décider que c'est
la bonne période pour dégager des marges de manoeuvre, pour
augmenter nos fonds propres et constituer des provisions. Nous
pouvons être plus rigoureux dans la sélection des investissements
pour se focaliser uniquement sur les projets les plus rentables.
Nous pouvons enfin en profiter pour nettoyer les bilans et faire
les dépréciations nécessaires pour diminuer la valeur faciale des
actifs.

Il s'agit aussi de contrôler nos propres comportements qui


ont une tendance naturelle à être procyclique. Reprenons à ce
Les principes d'une globalisation régulée 69

propos un passage du rapport annuel 1997 du fonds Berkshire


Hathaway écrit par son talentueux président, le sage d'Ohama,
Warren Buffett :

« De nombreux investisseurs font cette erreur. Bien qu'ils


soient acheteurs nets d'actions dans les années à venir, ils sont
contents quand les prix des actions augmentent et déprimés
quand elles chutent. En réalité, ils se réjouissent parce que les
prix vont augmenter pour des hamburgers, dont ils seront les
acheteurs dans un avenir proche. Cette réaction n'a pas de sens.
Seuls ceux qui seront les vendeurs d'actions dans un proche
avenir devraient être heureux de voir augmenter leurs prix. Les
acquéreurs éventuels devraient préférer de beaucoup des prix
en baisse. » Ou de façon plus explicite une autre de ses cita-
tions : « La plupart des gens s'intéressent aux actions quand
tout le monde s'y intéresse. Le moment d'acheter est quand
personne ne veut acheter. Vous ne pouvez acheter ce qui est
populaire. »

C'est donc à chacun, avec l'aide ou non de personnes de


confiance, d'être capable de construire son propre jugement,
pour avoir la capacité et l'audace d'adopter dans le bon timing
des comportements contre-cycliques. Cette position n'est pas
facile à prendre tant les tendances procycliques sont fortes.
Pourtant sans elle, le marché ne peut pas fonctionner. Il est
par définition l'équilibre entre des anticipations diverses et
variées. Autrement cela serait un casino où seuls les proprié-
taires sont certains de faire un profit mais sans profonde
remise en question, on peut douter de sa pérennité et de la
volonté des contribuables à continuer de le refinancer en cas
de nouveaux problèmes.
ADAPTER LES ORGANISATIONS

ET LES STRATÉGIES

La crise de 2008 a mis en évidence la difficulté que nous


avons à gérer des entreprises de trop grande taille. L'aléa
moral créé par les banques devenues too big to fail a obligé les
contribuables à intervenir pour garantir des actifs douteux
souvent à leur corps défendant. De même, les faillites de très
grands groupes comme General Motors ont nécessité l'inter-
vention publique pour éviter des catastrophes sociales. D'une
certaine manière, les faillites et scandales financiers ont plus
été exceptionnels par leur taille que par leur nature. Les
risques de mauvaise gestion, l'existence d'escroqueries, les
abus de confiance, les cadres malhonnêtes, les mauvaises anti-
cipations, les conflits familiaux ou les défauts de paiement ne
sont pas des faits nouveaux. Ils sont courants dans le monde
des affaires depuis la nuit des temps, et tout laisse à présager
qu'ils feront demain encore la Une des journaux financiers.
Ce qui est surprenant dans la crise de 2008, c'est la taille de
ces événements et leurs effets systémiques sur l'ensemble de
l'économie.
Adapter les organisations et les stratégies 71

DE L'ENTREPRISE PYRAMIDALE

AUX RÉSEAUX ÉTENDUS DE VALEUR

Les défaillances des méga-entreprises

Les économistes débattront longtemps pour savoir si l'Etat


américain aurait dû intervenir et empêcher la faillite de
Lehman Brothers afin d'éviter une contagion à l'ensemble
des marchés. Ne pas le faire aurait pourtant accentué encore
plus les effets désastreux de l'aléa moral. Avec une capitali-
sation boursière estimée 18 mois avant sa faillite, en
février 2007, à près de 60 milliards de dollars, Lehman
Brothers était la quatrième banque d'investissement des
États-Unis. Sa taille devait la protéger. Le risque systémique
d'une éventuelle faillite en faisait une banque dite too big to
fail. Pourtant le 13 septembre 2008, la banque est mise en
faillite. La chute drastique des marchés mondiaux s'accen-
tue encore et près de 10 000 milliards de dollars de capitali-
sation ont été ainsi perdus dans Tannée 2008. La disparition
de 60 milliards de dollars de capitalisation en un an pour
importante qu'elle soit aurait pu être absorbée sans trop de
problèmes. Si ce n'est qu'au-delà de sa capitalisation propre,
l'ensemble des dettes et des contreparties prises par la
banque américaine ont mis une épée de Damoclès sur le sys-
tème financier dans sa globalité. A la date de sa faillite la
dette estimée de la banque américaine était de 613 milliards
de dollars.

Quelques jours après la chute de Lehman Brothers, la


contagion se propage et touche rapidement une autre insti-
tution financière beaucoup plus importante encore AIG. À
72 LE MANAGER ANTICRISE

travers son exposition sur les marchés dits des CDS1, l'assu-
reur américain se doit d'honorer les contreparties des dettes
de son confrère devenu insolvable. Avec une capitalisation
boursière estimée à près de 180 milliards de dollars en
octobre 2007, AIG était la première compagnie d'assurance
mondiale et la dix-septième capitalisation mondiale toutes
activités confondues2. L'Etat américain cette fois-ci intervient
et injecte plus de 180 milliards de dollars pour éviter une
faillite (soit la totalité de la capitalisation d'AIG 12 mois
avant). Si jamais les assurés, c'est-à-dire les clients d'AIG,
s'étaient trouvés à leur tour directement touchés, le régula-
teur, et donc l'État, aurait failli à une mission capitale, celle
d'assurer une protection aux consommateurs. C'est en effet à
lui d'astreindre les intervenants du monde des assurances à de
strictes règles prudentielles, condition sine qua non pour que
le marché de l'assurance puisse exister.

De fait, protéger les assurés d'AIG semblait parfaitement


justifié. Mais du même coup les banques créancières qui
s'étaient réassurées sur les marchés des CDS ont pu voir
leurs contreparties réglées' (ces banques ont été protégées
in fine par le hasard moral du too big to fiait). Sans rentrer
dans des débats techniques, nous pouvons nous demander
si le fait de mettre à risque son bilan sur des activités tierces
faiblement réglementées, comme le marché des CDS, n'était

1. Crédit default swap : instruments d'assurances pour se protéger d'une insol-


vabilité en cas de faillite du débiteur.
2. Classement en date du 11 mars 2007 en dollars courants.
3. « Le 16 septembre 2008, l'État américain renflouait AIG à hauteur de
83 milliards de dollars. Huit banques - la Société générale, Goldman,
Merrill Lynch, la Deutsche Bank, UBS, Calyon, Barclays et Bank of America
- se sont vu remettre 67 milliards de dollars par leur assureur AIG. La
Société générale et Goldman en ont été, de loin, les principaux bénéfi-
ciaires. », LeMonde.fr, 10 février 2010.
Adapter les organisations et les stratégies 73

pas de la part d'AIG un contournement des réglementations


prudentielles de son activité première d'assureurs, et de fait
assimilable à une escroquerie.

La situation de la réassurance des crédits immobiliers


assurés par Fannie Mae et Freddie Mac relève du même pro-
blème d'aléa moral avec une garantie non écrite du passif par
l'Etat fédéral. Cette garantie tacite n'était pourtant pas rému-
nérée. Les contribuables américains ont donc de nouveau
assumé un risque sans contrepartie financière1. L'interven-
tion de l'Etat pour sauver ces deux institutions n'est pas ter-
minée à ce jour, elle se chiffrait début 2011 à plus de
150 milliards de dollars et devrait encore augmenter. L'éva-
poration en capitalisation boursière pour ces deux insti-
tutions a été supérieure à 100 milliards de dollars entre
octobre 2007 et septembre 2008.

Wall Street s'évapore...

Du 7 octobre 2007 au 12 septembre 2008, soit juste avant la Faillite de


Lehman Brothers, la valorisation des 29 premières capitalisations bour-
sières du secteur financier était déjà passée de 1 860 milliards de dollars
à 980 milliards de dollars soit une évaporation de 30 % de leur valeur
avec, entre autres, les évolutions ci-dessous2 :
C3t

1. Une estimation de la valeur de cette prime d'assurance est consultable sur le


site de la Bundes Bank. Elle a été valorisée une semaine avant la faillite à
95 milliards de dollars pour Fannie Mae et à 40 milliards de dollars pour
Freddie Mac.
2. Erick Schonfeld, 16 septembre 2008 (http://techcrunch.com/ 2008/09/16/
the-mess-on-wall-street-four-trillion-dollars-down-the-drain/#).
74 LE MANAGER ANTICRISE

isr
Valeurs Capitalisation Capitalisation Evaporation de
A en %
financières au 7/10/2007 au 12/9/2008 capitalisation
Freddie Mac 41.5 0.3 -41.2 -99 %
Fannie Mae 64.8 0.7 -64.1 -99 %
Lehman 34.4 2.5 -31.9 -93 %
Brothers
Washington 31.1 2.9 -28.2 -91 %
Mutual
AIG 179.8 32.3 -147.5 -82 %
Merrill Lynch 63.9 24.2 -39.7 -62 %
Citigroup 236.7 97.8 -138.9 -59 %
Morgan Stanley 73.1 41.1 -32.0 -44 %
American 74.8 45 -29.8 -40 %
Express
Goldman Sachs 97.7 61.3 -36.4 -37 %
Bank of 236.5 150.2 -86.3 -36 %
America
Total 1 134.3 458.3 -676 -60 %
En milliards de dollars.

Dans le même temps, l'augmentation de la dette Fédérale américaine


entre 2007 et 2009 aura été de plus de 2 300 milliards de dollars (17 %
du PIB des États-Unis).

Les problèmes n'ont pas seulement concerné le secteur


financier. Le 8 juin 2009, General Motors se met à son tour en
faillite. Cette entreprise fut pendant longtemps le premier
constructeur automobile et la plus grande entreprise mondiale
par son chiffre d'affaires. Là encore la taille, les économies tant
d'échelle que d'envergure, n'ont pu éviter un dépôt de bilan.
Bien sûr, les problèmes de taille ne sont pas l'explication unique
des problèmes rencontrés par GM. Les analystes dans le début
des années 2000 ont vanté la réussite des gammes SUV et
autres gros 4x4 au point de pointer les faiblesses des autres
constructeurs ayant fait l'impasse sur ce segment. Quelques
années plus tard, les analystes, souvent les mêmes, ont expliqué
l'erreur stratégique de GM de ne pas avoir su anticiper les chan-
Adapter les organisations et les stratégies 75

gements de demande avec des véhicules plus économiques et


environmental friendly. La taille n'empêche pas les erreurs de
jugement. Ce qui est nouveau c'est que nos erreurs de juge-
ment puissent avoir des effets démultiplicateurs aussi consé-
quents.

Les écoles de management, les banques d'affaires, les cabi-


nets de stratégies ont promu depuis des décennies les avantages
générés par les économies d'échelles et d'envergure. Plus votre
production augmentera en volume, plus votre coût unitaire va
diminuer et votre compétitivité augmenter. Plus votre gamme
de produits est large et plus vous diminuez vos coûts de
commercialisation et de développement. Vous pouvez égale-
ment par le jeu des fusions créer des synergies entre les groupes
en réduisant vos frais de structure (en diminuant ce que l'on
appelle communément les coûts d'over heads).

La globalisation a accentué ce mouvement de concentra-


tion avec l'opportunité de mutualiser les coûts sur un nombre
de pays/marchés plus importants tant en taille qu'en nombre.
Dans l'ensemble, ces raisonnements se sont avérés plutôt perti-
nents. Ils ont pourtant en grande partie oublié d'en mesurer
correctement les risques. Les effets d'échelles existent aussi
dans le sens inverse en cas de fausses manœuvres et de mau-
vaises décisions. Nous retrouvons un peu les mêmes enjeux
induits par les effets de levier. Les économies d'échelles vont
maximiser les profits en cas de bonnes décisions et de crois-
sance, mais elles risquent aussi d'accentuer les risques en cas de
mauvaises décisions ou de récessions. La taille des entreprises
peut augmenter la fragilité de notre tissu économique en
engendrant des effets démultiplicateurs des erreurs de manage-
ment.
76 LE MANAGER ANTICRISE

Face au « too big to fail »

Les autorités publiques sont aujourd'hui confrontées à un dys-


fonctionnement de marché ou les entreprises déclarées « too big
to fail » bénéficieraient d'une garantie non rémunérée de l'Etat.
Une des trois grandes agences de notation a ainsi envisagé avant
la crise de donner la même note aux grandes banques islan-
daises qu'à la dette publique de ce pays, en considérant avec
justesse que l'Etat islandais ne pouvait en aucun cas laisser l'une
de ses très grandes banques faire faillite. En l'occurrence le
futur, leur a donné en partie raison sauf que la prudence aurait
dû exiger de dégrader la note de la dette publique et non de
donner une prime aux engagements des banques privées. Ainsi,
il aurait été établi que des acteurs privés étaient capables de
mettre à risque les finances publiques par manque de contrôle.
Le même raisonnement vaut bien sûr pour l'Irlande.

Certaines entreprises auraient atteint une taille telle, que les


autorités publiques sont dans l'obligation de se substituer à
elles en cas de défaillance. Pourtant, on ne peut pas laisser des
intérêts privés faire des arbitrages budgétaires impliquant de
facto l'argent des contribuables et pouvant menacer les finances
publiques sans aucun mandat démocratique. Les Etats peuvent
alors soit exiger une rémunération en contrepartie de cette
assurance, soit exiger un droit de contrôle sur la dite entreprise
puisque in fine ce sont eux qui assurent le risque en cas de
défaillance.

Cette difficulté devrait renforcer à travers le monde quatre


types de régulations :

- le régulateur peut élaborer des interdictions normatives


pour toute entreprise too bigtoau-dessus d'une certaine
taille, un peu sur le modèle du droit de la concurrence qui
interdit les abus de position dominante. Cela pourrait géné-
Adapter les organisations et les stratégies 77

rer un nouveau champ du droit des affaires avec un débat


juridique sur la captation indue d'une prime de risque pour
des entreprises de trop grande taille au détriment des contri-
buables ;

s'il est prouvé que les bénéfices des effets de taille sont tels
qu'il n'existe pas d'autres choix, un contrôle direct des entre-
prises dites « too big to fail » est envisageable par une parti-
cipation au capital, majoritaire ou minoritaire, des États ou
via des fonds souverains. En tout état de cause, cela pourrait
passer par une intervention publique dans le management
des groupes. C'est d'une certaine manière l'ex-modèle de
l'économie mixte que certains pays européens, comme la
France, ont aujourd'hui partiellement abandonné. De façon
plus récente, c'est le modèle suivi avec succès par de grands
pays émergents, telle la Chine. Cette solution si elle traite le
problème de l'aléa moral avec la captation privée d'une
garantie publique ne donne, en revanche, aucune garantie
contre un risque de faillibilité d'un management public ou
semi-public, avec d'autres formes de défaillances bien
connues comme la possible incompétence ou la corrupti-
bilité de certains hauts fonctionnaires ;

l'imposition par les régulateurs, pour toute entreprise au-


dessus d'une taille jugée normativement critique, d'une
série de taxes supplémentaires ou de contraintes réglemen-
taires renforcées est également une alternative crédible.
Cette solution infléchirait le management des holdings de
contrôle des grands groupes, en les faisant muter d'instances
d'allocation de capitaux et de pilotage stratégique à des
fonctions de régulation des risques en suivant de fortes
contraintes normatives. Les économies d'échelles ou
d'envergure devront justifier les coûts additionnels du
contrôle bureaucratique lié à la taille. La mise en place d'une
78 LE MANAGER ANTICRISE

série de régulations normatives peut toutefois créer un


risque systémique plus dangereux encore. Tout le monde
suivant les mêmes normes, une défaillance dans les normes
peut provoquer un séisme général. Cela a été le cas avec les
agences de notation à double titre. Les subprimes ont bénéfi-
cié à tort d'une notation triple A alors que c'étaient des actifs
considérés aujourd'hui comme toxiques. Les changements
de notation sur les marchés entraînent des comportements
procycliques nuisibles, puisqu'ils obligent mécaniquement
les gérants à ajuster leurs portefeuilles d'investissements
pour respecter les termes de leurs mandats ;

- Une dernière solution peut être la mise en place d'une dis-


tinction claire des risques entre la holding et ses filiales pour
cantonner les risques au niveau des filiales. En d'autres
termes, la holding exercera un rôle de coordination et de
contrôle plutôt qu'un pilotage hiérarchique. Chaque entité
du groupe too big to fail devra être small enough to fail sans
avoir la capacité d'exposer par contagion le reste des entités.
En contrepartie, chaque filiale se devra d'être suffisamment
autonome par rapport à la holding pour assumer ses res-
ponsabilités devant ses salariés, ses créanciers, ses clients et
son environnement économique et social.

Cette approche favorise un changement déjà en cours dans


le management de nombreux grands groupes avec un fonc-
tionnement par coordination de réseaux au détriment d'une
approche par arbitrage hiérarchique. Une telle organisation
serait en mesure de répondre à l'exigence du régulateur de
démantèlement d'une de ces entités en cas de faillite puisque
l'organisation devra démontrer qu'il n'existe pas de risques de
contagion. En revanche, le régulateur devra identifier les
risques systémiques qui peuvent mettre en cause simultané-
ment la solidité de toutes les entités d'un même groupe à fins-
Adapter les organisations et les stratégies 79

tar des crash tests des banques. Les notes des agences ne
porteraient plus sur la holding mais uniquement sur des entités
smallenough to fait. La conséquence de cette non-mutualisation
des risques et de l'absence de garantie groupe augmentera le
risque et son coût mais il devient en contrepartie plus identi-
fiable. De toute façon, la disparition de la prime donnée par le
to big too fail revient à augmenter l'appréciation des risques
mais avec une plus grande transparence.

Ces quelques lignes sur le vaste problème posé par ces entre-
prises trop grandes pour faire faillite mettent en évidence une
deuxième question : en dehors du risque d'aléa moral posé par
ces entreprises, ne sont-elles pas tout simplement too big to
mariage.

Face au « too big to manage »

Supposons un instant que les commissaires du Gosplan sovié-


tique aient véritablement cherché à mettre en œuvre des plani-
fications efficaces. Ils n'ont pas réussi à gérer la complexité de
leur société. Les usines soviétiques étaient capables pour
atteindre des objectifs de tonnage de production de clous de
sortir de leurs chaînes des clous d'une tonne... Nous avons avec
justesse mis en évidence les défaillances de la gestion du centra-
lisme soviétique. Peut-être faut-il maintenant se questionner
aussi sur notre capacité à gérer dans de très grands groupes des
niveaux de complexité tout aussi, si ce n'est plus, importants.
Sommes-nous bien sûr que nous en ayons les compétences et
que nous disposons des outils de management appropriés ?

Cette question critique a été mise en évidence par la crise.


Nous pouvons prendre une position darwinienne considérant
que comme les dinosaures les très grands groupes ne survivront
pas par manque d'efficacité et d'adaptabilité. Ainsi, des études
80 LE MANAGER ANTICRISE

américaines1 dès 2003 ont montré qu'au-delà d'une certaine


taille, les résultats opérationnels des banques cessaient de
s'améliorer et au contraire se dégradaient.

En d'autres termes, les contraintes de gestion liées à la taille


deviendraient plus coûteuses que les gains liés aux économies
d'échelle et d'envergure. Il est probable qu'une littérature
managériale fournie abordera le sujet en pointant à force
d'études terrains les inefficiences bureaucratiques des grands
groupes. La popularisation de ces études sur les marchés pour-
rait même inciter les acteurs financiers à pondérer les synergies
des fusions de grands groupes par une décote au-dessus d'une
certaine taille. Cette vision d'une autorégulation limitant les
tailles des groupes apparaît cependant à la fois un peu naïve et
incomplète.

Elle sous-évalue la capacité des grands groupes à compenser


leur inefficacité par la captation de rentes publiques par
lobbying. De plus, avec la croissance des pays émergents, en
particulier la Chine et l'Inde, il est prévisible que les tailles des
plus grands groupes vont continuer de croître. Il ne suffira
donc pas de reconnaître nos limites managériales. Il nous faut
aussi comprendre quelles mutations nous devrons promouvoir
demain pour relever ce défi de la taille.

Si nous revenons sur les dernières décennies, nous pouvons


observer plusieurs mutations importantes, qui nous ont per-
mis, tout au moins jusqu'à la crise, de piloter avec succès des
groupes de très grandes tailles. Nous avons ainsi amélioré signi-
ficativement nos capacités de reporting grâce aux progrès des

1. Claude A. Hanley, Edward E. Furash, « Too Big to Manage: Does the Law of
Diminishing Returns Apply to Synergies? It May When the New Giants
Become Too Big to Manage and Improved Earnings Are not Realized », The
RM A Journal, July-August 2004.
Adapter les organisations et les stratégies 81

systèmes d'informations et des outils de contrôle de gestion.


Nous avons surtout recentré les groupes sur leur métier en
favorisant des intégrations horizontales au détriment d'inté-
grations verticales, souvent trop complexes à gérer. Cette ten-
dance de se focaliser sur un cœur de métier est une action
salvatrice pour compenser la croissance de la complexité par la
maîtrise du métier lui-même.

Une évaluation critique de chaque groupe sur leur capacité


de reporting et sur la réalité de leur maîtrise de leurs différents
métiers est un premier tamisage pertinent. Quand on constate
a posteriori la difficulté de certaines banques à évaluer leurs
risques dits toxiques, l'application de ces principes aurait pu
éviter une part de leurs problèmes. Pourtant, de grands groupes
rigoureux centrés sur leur cœur de métier avec des outils de
reporting performants comme GM n'ont pu éviter de faire
faillite.

Le passage d'un concept de groupe à décision pyramidale à


un concept de groupe organisé en réseaux avec une régulation
centralisée est peut-être la mutation principale que nous devons
favoriser. Ce passage devrait avoir un impact à la fois sur les pro-
fils des dirigeants, les captations de valeurs, les modes de rému-
nérations et bien sûr nos méthodes de management. Il n'exclut
pas l'esprit d'entreprenariat bien au contraire. En favorisant
l'autonomie des filiales l'objectif sera de favoriser un foisonne-
ment d'initiatives, ne serait-ce que pour générer une saine dis-
persion des risques.

De l'entreprise verticale aux réseaux régulés

Selon les travaux des économistes spécialisés en théorie des orga-


nisations, comme Coase ou Williamson (deux prix Nobel), une
entreprise est une organisation qui privilégie une allocation hié-
82 LE MANAGER ANTICRISE

rarchique des hommes et des moyens plutôt qu'une allocation


orchestrée par les seules lois du marché. Plus une entreprise est
grande, plus la sphère hiérarchique et bureaucratique prend le
pas sur les marchés. Il est étrange que certains « néolibéraux »
aient cautionné la croissance de la taille des entreprises sans
expliquer en quoi la bureaucratie privée serait par nature plus
efficace que la bureaucratie publique. Par ailleurs, les travaux
sur l'économie des contrats (Williamson ou Lafont) ont mon-
tré que l'entreprise devait être regardée comme une organisa-
tion complexe conciliant liens hiérarchiques, liens contractuels
à plus ou moins long terme entre entreprises, et liens purement
de marchés.

De grands progrès ont été faits dans la gestion des organisa-


tions. Il est désormais difficile dans une entreprise de bien dis-
tinguer ce qui relève du marché, du contrat ou de la décision
hiérarchique. Nous pouvons considérer qu'un grand groupe
transnational développe en son sein un marché régulé d'alloca-
tion de capitaux, de moyens humains et de gestion de connais-
sances plus efficace que ne le serait un marché libre. Devant
l'incapacité des marchés à s'autoréguler et devant la faiblesse de
certaines régulations publiques, les entreprises ont pu bâtir des
systèmes économiques coordonnés et régulés finalement assez
efficaces.

Classiquement les entreprises reposent sur quatre piliers,


gage de leur équilibre : l'actionnaire, le management et les
salariés, les clients et les fournisseurs, l'environnement naturel
et social.

Ces quatre piliers sont aujourd'hui souvent éclatés dans le


temps et l'espace.

On peut être actionnaire pour se construire une retraite à


un horizon de vingt ans comme pour optimiser un résultat à
plus court terme pour améliorer un bonus de fin d'année. On
Adapter les organisations et les stratégies 83

peut vouloir consacrer sa vie professionnelle à une entreprise


avec un plan de carrière bien réfléchi ou se dire qu'après deux
ans d'expérience cela fera un bon tremplin pour saisir une nou-
velle opportunité sur d'autres cieux. On peut comme client ou
fournisseur chercher la transaction de court terme la plus pro-
fitable, par exemple avec le prix d'achat le plus bas, ou vouloir
s'engager dans une relation stratégique de long terme pour
asseoir une nouvelle stratégie de sourcing. On peut vouloir faire
une annonce pour faciliter une réélection politique dans
quelques mois ou être préoccupé des coûts sociaux et environ-
nementaux pour sa communauté territoriale à plus long
terme.

Il en va de même pour l'éclatement géographique. Dans un


même groupe, il peut y avoir une concurrence féroce entre
deux filiales géographiques pour que tel projet ou tel investisse-
ment soit réalisé dans tel pays plutôt que dans tel autre. A
l'inverse, le gain d'un contrat en Allemagne peut créer de for-
midables opportunités pour une autre filiale en Chine ou vice
versa.

L'entreprise ne peut plus se concevoir comme un ensemble


homogène avec un pilotage hiérarchique centralisé. C'est un
réseau étendu d'intérêts plus ou moins convergents dans lequel
chacun va devoir justifier sa capacité à créer de la valeur pour
l'ensemble. Par ailleurs, chaque entité ne s'insère pas unique-
ment dans un réseau mais le plus souvent dans plusieurs, avec
des intérêts convergents et parfois divergents entre eux. Il est
de plus en plus courant de considérer chaque entité comme un
centre de profit avec des clients tant internes qu'externes. Elle
doit aussi justifier son existence au sein du réseau par sa pro-
pension à capter sa propre part de profit gage de sa pérennité
(hors du jeu des optimisations fiscales qui préside souvent à la
fixation des prix internes intragroupe).
84 LE MANAGER ANTICRISE

Il devient dangereux pour une entité de voir son avenir


dépendre uniquement de l'arbitraire d'une décision hiérar-
chique. Un groupe très profitable peut décider de fermer une
entité moins rentable pour optimiser ses résultats. Le sort des
salariés qui en subiraient les conséquences n'est donc pas tou-
jours lié aux résultats de l'ensemble du réseau mais à la perfor-
mance de leur propre centre. Chacun doit donc chercher à
sécuriser son avenir de façon autonome en agissant sur ses per-
formances et son positionnement au sein de ses propres réseaux.
Cette mutation de l'entreprise change le rôle des managers et
leurs responsabilités sociales. Sommes-nous en tant que diri-
geants attachés à un territoire géographique, à des salariés ou à
un groupe. Ce dernier peut décider du jour au lendemain de
nous donner pour mission de fermer un site à tel endroit pour
en ouvrir un autre à tel endroit.

Une étude auprès des dirigeants d'entreprises de premier


plan en France1 (CAC40, SBF120 et autres) a montré ainsi
que ces dirigeants estiment avoir vu muter leur rôle d'une fonc-
tion de direction hiérarchique à celui de régulateur d'une vie
collective au sein d'un réseau demandant écoute et faculté
d'arbitrage. Dans le même temps, il est à prévoir que les mana-
gers des entités autonomes insérées au sein du réseau gagneront
en autonomie et prises d'initiatives. Si tel est le cas, nous
devrions assister à une plus grande dispersion des risques au
sein d'un même groupe.

Le recentrage des grands groupes sur leur cœur de métier a


entraîné une externalisation de nombreuses prestations auprès
de partenaires externes. Si nous ajoutons ainsi les fournisseurs
et les clients intégrés dans ce réseau collaboratif, la coordina-

1. « Les hauts dirigeants se réinventent », NB Lemercier & Associés, jan-


vier 2010.
Adapter les organisations et les stratégies 85

tion ne relève alors plus seulement d'un pilotage hiérarchique


centralisé. La chaîne de valeur devient étendue et semi-ouverte
avec une désintégration verticale des organisations au profit
d'un pilotage de liens contractuels, régissant les relations à
moyen ou long terme entre les différents acteurs.

Des formes de réseaux relativement organisés au sein de


grands groupes peuvent aussi être en compétition avec des
réseaux de PME encore plus ouverts. Chaque entité se
comporte comme des noeuds de réseaux trouvant leur dyna-
mique autant par la richesse de leur valeur ajoutée propre que
par leur capacité de créer de la valeur auprès de leurs fournis-
seurs et de leurs clients.

Plusieurs modèles de réseaux peuvent ainsi être en compé-


tition. Si nous procédons par analogie, la régulation des réseaux
peut être orchestrée par un acteur dominant comme un
Microsoft ou un Apple ou par une coordination libre d'acteurs
sur des plateformes ouvertes comme avec Linux ou Mozilla
Firefox. En revanche, il est probable que les réseaux totalement
intégrés et hiérarchisés aient plus de difficultés à résister à long
terme.

En tout état de cause, la mise en réseau des entreprises est


en train de faire muter en profondeur nos méthodes de mana-
gement. Nous reviendrons sur ce point au chapitre 3 qui por-
tera sur les moyens de mettre les ressources des entreprises au
service de la création de valeur. Il n'est pas exclu que cela
implique des changements importants dans les principes de
gouvernance et de pilotage des entreprises. Voilà un vaste
sujet oîi beaucoup reste encore à défricher.
86 LE MANAGER ANTICRISE

LES STRATÉGIES DE SURPROFITS

Le développement d'une rente répond à l'objectif de très


nombreux managers qui veulent pouvoir surperformer le mar-
ché dans la durée. La théorie des rentes remonte au XIXe siècle,
elle explique pourquoi des entreprises peuvent réaliser pendant
un certain temps des profits supérieurs à ce que peuvent obte-
nir leurs concurrents. Toute grande entreprise, pérenne et pro-
fitable sur le long terme, assoit une part de ses performances
sur l'existence d'une rente économique. Cette dernière est valo-
risée par les investisseurs sous la forme iïxxngood will.

II est intéressant après la crise d'identifier si les rentes écono-


miques ont changé, et plus encore ou elles se trouvent, et quel
est l'état de la compétition pour se les approprier. Cela vaut
autant pour le manager qui va chercher à les exploiter, que pour
le régulateur qui doit faire attention à ce que des intérêts privés
n'abusent pas de positions dominantes au détriment du bien-
être social.

En partant des cent premières capitalisations boursières1 au


printemps 20112, couvrant l'ensemble des secteurs d'activités,
nous avons retenu sept stratégies visant à s'approprier des rentes
économiques :

- les stratégies de captation de rentes minières ou primaires ;

- les stratégies du contrôle de l'accès aux crédits et aux capi-


taux ;

- les stratégies de réseaux et d'effets de club ;

1. Corporate Information (http://www.corporateinformation.com/ rop-100.


aspx?topcase=b), chiffres fondés sur les cotations du 1eravril 2011.
2. Nous avons choisi comme référence le printemps 2011, car l'extrême volati-
lité des marchés et des taux de change depuis l'été 2011 rend plus délicat
l'interprétation de ces valeurs, en particulier en ce qui concerne l'ensemble
des capitalisations du secteur financier.
Adapter les organisations et les stratégies 87

— les stratégies d'innovation ;

- les stratégies de marques et de marketing ;

- les stratégies de taille et de maîtrise des processus indus-


triels ;

— les stratégies de la gestion de la relation clients.

La captation des rentes primaires

Les rentes primaires ou minières sont les plus anciennes. Elles


ont été décrites par Ricardo au XIXe siècle : les prix de marché
sont fixés par les lois de l'offre et de la demande et se caleront
sur les coûts de la terre ou de la mine dite « marginale », c'est-
à-dire la dernière qui a intérêt à être mise en exploitation à ce
prix, car son coût de revient permet encore un bénéfice mini-
mal. Toutes les terres ou mines qui sont plus productives béné-
ficient d'une rente ou d'un surprofit car par définition leurs
coûts de revient sont inférieurs.

De très loin, la rente minière la plus importante est celle liée


au pétrole. Ce sont des rentes qui se sont développées histori-
quement avec la révolution industrielle du XIXe siècle ou lors
des Trente Glorieuses. Elles connaissent aujourd'hui un nouvel
âge d'or sans précédent avec la croissance matérielle des nou-
veaux pays émergents, en particulier les BRICS (Brésil, Russie,
Chine, Inde et Afrique du Sud).

Ce surplus de demande crée une tension sur les prix. Leur


augmentation encourage une exploration accrue avec la mise
en exploitation de mines plus difficiles à exploiter, par exemple
des gisements en eaux profondes ou situés près des pôles, ou
moins productives comme les gaz de schiste. Les coûts d'exploi-
tation des mines et gisements plus productifs ne connaissant
pas en parallèle une hausse aussi forte de leurs coûts, nous assis-
tons alors à une forte augmentation des rentes minières pour
88 LE MANAGER ANTICRISE

leurs propriétaires ou exploitants. La croissance des pays


émergent a ainsi redonné un dynamisme fantastique aux grands
trusts miniers.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, vingt sont


directement liées à l'existence de cette rente (dix-sept d'origine
pétrolière ou gazière et trois d'origine minérale essentiellement
liées au fer). Ces vingt entreprises représentent à elles seules
une capitalisation cumulée de 3 286 milliards de dollars (soit
23 % des 12 927 milliards de dollars que représentent les cent
premières capitalisations mondiales).

En dehors de la très forte croissance de ces groupes et de


leurs rentes sur les dix dernières années, deux grandes muta-
tions sont à prévoir :

- l'essentiel de la croissance de leur demande provient des


pays émergents ce qui aura pour conséquence de déplacer
les intérêts géopolitiques et probablement la localisation
d'une part des centres de décisions vers ces pays,

- la hausse des prix devrait en dehors des risques de pénurie


créer une incitation très forte à l'émergence de rentes de
substitution, soit avec des produits de remplacement soit
grâce à de profondes ruptures technologiques.

Tableau 3.1 - Le Top 100 des capitalisations d'origine minière

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

1 Exxon Mobil 420 États-Unis Pétrole

3 PetroChina 283 Chine Pétrole


3 BHP Billiton 269 Australie et Mines
Royaume-Uni (majorité fer)
7 Petroleo Brasileiro 231 Brésil Pétrole

8 Royal Dutch/Shell 223 Pays-Bas Pétrole


Group
KS? -
Adapter les organisations et les stratégies 89

i-CSf
10 Chevron 217 États-Unis Pétrole
14 Gazprom 191 Fédération Pétrole
de Russie
23 Rio Tinto 171 Australie et Mines
Royaume-Uni (majorité fer)
31 Vale 152 Brésil Mines
(majorité fer)
33 BP 144 Royaume-Uni Pétrole

35 Total 139 France Pétrole

47 CNOOC 118 Hong Kong Pétrole

50 Conocophillips 114 Etats-Unis Pétrole


59 Ente Nazionale 100 Italie Pétrole
Idrocarburi
66 Statoil ASA 90 Norvège Pétrole
69 OJSC Rosneft 90 Fédération Pétrole
Oil Company de Russie
74 China Petroleum & 87 Chine Pétrole
Chemical
76 Occidental Petroleum 85 États-Unis Pétrole

79 Ecopetrol 84 Colombie Pétrole

95 Reliance Industries 76 Inde Pétrole

En milliards USD.

| La crise n'a pas eu d'effets négatifs sur ces groupes, si ce n'est


l ralentir un peu leur ascension, tant la croissance des pays
| émergents reste forte. Cela dit, il est à prévoir à moyen terme
| (au moins dans les vingt ans qui viennent) des changements
§ substantiels avec des remises en cause structurelles. De nom-
§ breuses innovations de rupture se préparent ainsi pour faire
| face au renchérissement des hydrocarbures, et pour lutter
g- contre le réchauffement climatique et les émissions de carbone.
^ L'industrie automobile pourrait ainsi changer de paradigme
§ technologique dans les années qui viennent que cela soit avec
@ la pile à combustible à l'hydrogène ou les voitures électriques.
90 LE MANAGER ANTICRISE

En ce sens, les représentations idéologiques les plus perti-


nentes pour comprendre l'évolution des rentes minières sont,
outre le rattrapage des grands pays émergents, le développe-
ment durable et l'innovation.

Le contrôle de l'accès aux capitaux

Une littérature très fournie a été consacrée aux banques et


fonds d'investissements depuis la crise de 2008. Comme nous
l'avons vu précédemment leur capitalisation boursière a forte-
ment varié sur les cinq dernières années. Une des rentes prin-
cipales des banques provient de leur accès aux marchés des
crédits, et de leur capacité à drainer les capitaux mondiaux.

Depuis la crise, elles ont bénéficié de taux de financement


historiquement bas, conjugués avec une appréciation plutôt
élevée des risques, leur permettant de reconstituer des fonds
propres. Cela a été nécessaire pour restaurer leur solidité. S'il
s'avérait que leur surprofit devenait de nouveau trop impor-
tant, les régulateurs pourraient suspecter une distorsion de
concurrence potentiellement répréhensible.

Les banques de dépôts se construisent également sur une


rente de réseau (voir point suivant) où chaque client augmente
par ces dépôts la valeur totale de la banque. A contrario, les
banques vivent avec le risque systémique de retraits de dépôts
massifs de leurs clients. Chaque perte de client détruit poten-
tiellement de la valeur pour les autres clients de la banque en la
rendant moins performante et moins attractive, poussant ainsi
ses clients marginaux à retirer également leurs fonds avec un
risque dangereux d'avalanches. C'est en partie pour prévenir ce
risque que les Etats ont dû intervenir au plus fort de la crise.

Etant liées à la création monétaire et aux mécanismes de la


valorisation des actifs eux-mêmes, les rentes d'accès aux crédits
Adapter les organisations et les stratégies 91

sont soumises à une stricte régulation. Plus que pour tout autre
secteur, les principes d'une concurrence régulée doivent être
bien maîtrisés. L'efficacité en est pourtant géographiquement
limitée à la zone d'action du régulateur. Or, les acteurs ayant
accès aux crédits peuvent faire des arbitrages transnationaux,
plus ou moins sécurisés1, en empruntant à taux bas auprès de
banques centrales voulant relancer leurs économies domes-
tiques et les placer dans des pays à forte croissance où les taux
d'intérêts des banques centrales sont plus élevés pour prévenir
une surchauffe inflationniste. C'est le fameux carry trade.

La finalité du carry trade est de jouer sur un différentiel de


taux d'intérêt entre deux pays, et donc entre deux devises : le
principe de base est de s'endetter dans une devise à faible taux
d'intérêt et de placer ces fonds empruntés dans une autre
devise à taux d'intérêt plus fort. Historiquement, la devise
que les opérateurs ont le plus utilisée est le yen japonais. En
raison de la crise japonaise et de la stagnation de son écono-
mie depuis les années 1990, le taux directeur de la Banque
centrale du Japon est resté très bas, à 0,5 %, pendant de nom-
breuses années. Avec la crise, le dollar, la livre sterling et dans
une moindre mesure l'euro ont rejoint cette catégorie de
monnaies d'emprunts. Les pays émergents jouent eux le rôle
de zones d'investissement. De façon paradoxale une baisse
des taux des pays industrialisés contribue à accentuer la sur-
chauffe des pays émergents...

Il est donc à prévoir une accentuation des coordinations


internationales quant à la régulation des rentes d'accès aux cré-
dits, mécanisme primordial de la création monétaire. Ce sujet

1. Le risque est en l'espèce les variations des taux de change entre les monnaies
qui peut être couvert par différents instruments financiers plus ou moins
complexes comme les swaps.
92 LE MANAGER ANTICRISE

est donc indissociable des politiques monétaires de chaque


zone monétaire. La globalisation des marchés exige ainsi une
réforme en profondeur du système monétaire mondial, que les
dirigeants du G20 vont avoir beaucoup de mal à mener, tant
elle est techniquement complexe et dépend en profondeur des
équilibres géopolitiques en dehors de la simple régulation des
acteurs financiers.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, 23 groupes


relèvent toujours de l'accès aux crédits et marchés financiers.
Ces 23 entreprises représentent une capitalisation cumulée de
2 977 milliards de dollars (soit 23 % des cent premières capita-
lisations mondiales).

Tableau 3.2 - Le Top 100 des capitalisations d'origine


purement financière

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

4 Industrial & 282 Chine Banque


Commercial
Bank of China Ltd
6 China Construction 239 Chine Banque
Bank
16 HSBC Holdings 190 Royaume-Uni Banque
19 Agricultural Bank 183 Chine Banque
of China
20 JPMorgan 183 Etats-Unis Banque
Chase & Co.
26 Wells Fargo & Co. 169 Etats-Unis Banque

29 Bank of China 157 Chine Banque


34 HCP 140 Etats-Unis Immobilier
(Santé)
37 Bank of America 135 États-Unis Banque

38 Citigroup 129 États-Unis Banque


isr J
Adapter les organisations et les stratégies 93

^ 43 Berkshire Hathaway 118 États-Unis Fonds


d'investissement

31 Itau Unibanco 110 Brésil Banque


Holding
57 Banco Santander 102 Espagne Banque

60 Rodovid Bank 100 Ukraine Banque

65 BNP Paribas 90 France Banque


70 Royal Bank of 90 Canada Banque
Canada
77 Commonwealth 85 Australie Banque
Bank of Australia
80 Goldman 83 États-Unis Banque
Sachs Group
82 Sberbank Rosseii 83 Fédération Banque
de Russie
87 Toronto-Dominion 79 Canada Banque
Bank
90 Banco Bradesco 78 Brésil Banque

96 Westpac Banking 76 Australie Banque


97 Royal Bank of 74 Royaume-Uni Banque
Scotland Group
En milliards USD.

| Sur les vingt premières capitalisations mondiales, cinq sont


| des banques dont trois chinoises, une anglaise très présente en
«u i
0 Asie (HSBC ) et une américaine (JP Morgan Chase). Nous
| pouvons constater une nouvelle fois l'importance prise par la
ri
§ Chine. Pourtant nous faisons encore bien plus attention à l'état
| de la régulation bancaire aux États-Unis qu'aux éventuels dys-
1 fonctionnements du système chinois. Malgré une série fournie
(UD,
«
-d 1. Hong Kong & Shanghai Banking Corporation, banque Fondée à Hong
Kong par l'Écossais Thomas Sutherland pour financer le commerce dans
© l'Extrême-Orient en 1863.
94 LE MANAGER ANTICRISE

de régulations complexes, Washington et Wall Street n'ont pu


éviter des dysfonctionnements très importants avec la crise des
subprimes. Une crise financière en Chine, entraînée par exemple
par des bulles spéculatives sur l'immobilier, pourrait avoir des
conséquences systémiques sur l'ensemble de l'économie mon-
diale. En tout état de cause, une vigilance particulière doit être
portée sur l'efficacité des régulateurs chinois qui semblent avoir
été jusqu'à ce jour plutôt performants.

Les réseaux et les effets club

Les effets club ont été mis en évidence au début du XXe siècle
par le groupe Bell pour justifier à l'époque leur position domi-
nante dans le secteur des télécommunications aux États-Unis.
La valeur d'un réseau est directement dépendante du nombre
et de la qualité de ses clients qui apportent deux formes de
valeur :

- le paiement de sa consommation ou d'un abonnement est


un premier apport monétaire classique en échange des pres-
tations de services que leur propose le réseau auquel ils ont
décidé de souscrire,

- le fait de s'abonner va également augmenter la valeur auprès


des autres partenaires et clients potentiels du réseau. Des
agences de communication ou des prestataires vendant des
produits ou services sur le réseau vont gagner en efficacité
en touchant plus de clients. Des prospects qui hésitaient à
souscrire peuvent être convaincus de souscrire à leur tour
désireux qu'ils sont de pouvoir joindre de nouveaux abon-
nés (en particulier des amis...).

Cette double valeur crée un effet d'avalanche mis en évi-


dence dans les modèles de prévisions des ventes appliquées
au monde d'Internet ou au secteur des télécommunications.
Adapter les organisations et les stratégies 95

Classiquement une courbe de demande met en corrélation


quantité vendue et prix, plus le prix baisse plus la quantité
vendue augmente. Le point d'équilibre est trouvé quand le
consommateur marginal a encore une utilité positive à payer
le prix proposé. Quand il existe un effet de club, l'équilibre
devient instable puisque le consommateur marginal en
souscrivant augmente la valeur du dit réseau et peut faire
basculer le consommateur marginal suivant, qui, voyant
d'un coup l'utilité augmenter, a lui aussi intérêt à souscrire
augmentant à son tour la valeur du réseau pour le client sui-
vant etc.

Puisque la valeur du réseau et des services qui y sont proposés


dépendent directement des clients eux-mêmes, il y a une
hystérésis entre prix et valeur. Pour déclencher l'effet d'avalanche,
les réseaux vont le plus souvent payer1 les premiers clients pour
atteindre un niveau minimum de valeur qui va rendre attractif le
service à un plus grand nombre.

Il existe aussi des effets de club indirects que l'on retrouve


dans les systèmes d'exploitation informatiques, les logiciels, les
moteurs de recherche, les places de marché sur Internet ou de
façon générale sur tout standard technique (par simplification
nous les appellerons plateforme). Une plateforme a de la valeur
à la fois pour les clients et pour les prestataires de services ou les
développeurs qui vont l'utiliser pour toucher des clients. Plus
le nombre de clients est important, plus les prestataires ont
intérêt à utiliser cette plateforme. Plus il existe de prestataires
nombreux et des produits de qualité sur cette plateforme, plus
les clients ont intérêt à y souscrire. Le client marginal va aug-

1. Le paiement peut être simplement de fournir une prestation gratuitement


sans contrepartie ou de façon plus basique construire un business modelavec
des pertes en période initiale, le temps d'établir une communauté suffisante
en nombre et en qualité pour créer un effet d'avalanche.
96 LE MANAGER ANTICRISE

menter la valeur de la plateforme pour le prestataire marginal


qui va à son tour augmenter la valeur de la plateforme et attirer
un nouveau client marginal et ainsi de suite. Nous reviendrons
sur ce point dans le prochain chapitre sur les modèles écono-
miques multifaces.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, 14 groupes


relèvent des rentes de réseau et d'effets de club (six dans le sec-
teur des Telecom, six attachés aux systèmes d'information,
deux assureurs1 et un transporteur). Ces quatorze entreprises
représentent une capitalisation cumulée de 2 086 milliards de
dollars (soit plus de 16 % des cent premières capitalisations
mondiales).

Il est à noter que nombre de ces entreprises ont des modèles


économiques en mutation afin de mieux exploiter ces effets de
club. Apple est ainsi passé d'un business modelfondé sur la vente
de produits high-tech à la mise en place de réseaux conciliant
hardwares fonctionnels et plateformes de prestations à travers
ses solutions iTunes ou son Appstore, que cela soit pour l'iPod,
l'iPhone ou l'iPad. Aussi Apple est à la fois en concurrence avec
des géants de l'électronique comme Samsung, des géants du
monde des logiciels comme Microsoft ou d'Internet comme
Google.

1. Le parti pris de classer les assureurs dans la rente de réseaux plutôt qu'avec les
autres acteurs du marché financier provient du caractère premier de
mutualisation des risques. En ce sens, chaque souscripteur augmente la
valeur des autres clients en décidant de mutualiser avec eux ses propres
risques d'où un effet de club marqué. La rente financière des assureurs bien
que réelle, en particulier avec l'assurance-vie, est en ce sens seconde.
Adapter les organisations et les stratégies 97

Tableau 3.3 - Le Top 100 des capitalisations avec réseaux


et effets de club

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

2 Apple 317 États-Unis High-tech & Systèmes


d'information
12 Microsoft 214 États-Unis High-tech & Systèmes
d'information
13 Google 190 États-Unis High-tech & Systèmes
d'information
18 China Mobile 188 Hong Kong High-tech & Télécoms

22 AT&T 181 États-Unis High-tech & Télécoms


24 Oracle 172 États-Unis High-tech & Systèmes
d'information
32 Vodafone Group 151 Royaume-Uni High-tech & Télécoms

46 America Movil 118 Mexique High-tech & Télécoms

49 Telefonica 114 Espagne High-tech & Télécoms


52 Verizon 109 États-Unis High-tech & Télécoms
Communications
54 China Life 107 Chine Assurances
Insurance
89 Ping An 78 Chine Assurances
Insurance (Group)
Company of
China
98 United Parcel 74 États-Unis Transport
Service
99 Sap 73 Allemagne High-tech & Systèmes
d'information

En milliards USD.
98 LE MANAGER ANTICRISE

Cette stratégie de réseaux et d'effets de club est d'un dyna-


misme extraordinaire quand on voit la croissance de groupes
comme Apple ou Google sans parler de nouveaux acteurs
comme Facebook. Il est envisageable comme pour l'établisse-
ment de standards techniques (exemple du Blu-Ray pour les
DVD), que nous assistions à terme à des politiques de coordi-
nations internationales avec la probable coexistence de plu-
sieurs réseaux avec passerelles.

Les stratégies d'innovation

Les rentes d'innovation sont la rémunération logique des


efforts de Recherche & Développement. Cette rente est l'objet
d'une régulation ancienne avec la protection donnée par les
brevets. Depuis longtemps, il est établi par la théorie écono-
mique qu'en l'absence de brevets, les efforts d'innovation
chutent drastiquement, une prime trop forte étant alors don-
née aux comportements opportunistes des suiveurs et des
copieurs, qui ne participent pas aux efforts de la recherche.

Les brevets protègent et donnent une bonne visibilité dans


la durée des rentes économiques qu'ils génèrent. La contre par-
tie est leur limitation dans le temps. Une fois l'innovation tom-
bée dans le domaine public, la rente par nature s'étiole. Aussi,
toutes les entreprises innovantes se doivent de réinvestir une
part de leur surprofit en R&D pour développer leurs rentes
futures. On retrouve ce cycle de façon très claire avec les
groupes pharmaceutiques dont une grande part des profits
dépend de leurs portefeuilles de nouvelles molécules en déve-
loppement.

Deux formes de contestation touchent les entreprises béné-


ficiant de rentes d'innovation :
Adapter les organisations et les stratégies 99

— une chute dans leur capacité à générer de nouvelles innova-


tions malgré leurs investissements, ce qui est aujourd'hui le cas
pour de nombreux groupes pharmaceutiques,

- une trop forte croissance du rythme des innovations, qui


ne donne pas le temps aux brevets, vite caducs, d'être ren-
tabilisés.

La contestation des pays émergents porte non seulement


sur la difficulté de protéger les brevets sur toutes les zones
géographiques (les copies non sanctionnées sont à ce titre une
vraie menace), mais aussi sur la vitalité des ingénieurs à géné-
rer à leur tour des innovations dévalorisant de facto les anciens
brevets.

Une grande partie des entreprises ne peut plus se contenter


du seul dynamisme de leurs innovations, même avec une pro-
tection par des brevets et des secrets de fabrication. Leur
développement nécessite la mise en place de stratégies
complémentaires, que cela soit au travers d'investissements
importants dans les marques, comme dans le secteur de la
santé, ou par des effets de club à l'instar de la mutation réus-
sie par Apple, ou encore par une très bonne gestion de la rela-
tion client couplée avec le développement de services comme
pour IBM.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, treize peuvent


être considérées comme provenant d'innovations et de brevets
(huit provenant de la santé et cinq du secteur high-tech). Ces
treize entreprises représentent une capitalisation cumulée de
1 455 milliards de dollars (soit plus de 11 % des cent premières
capitalisations mondiales).
100 LE MANAGER ANTICRISE

Tableau 3.4 - Le Top 100 des capitalisations fondées


sur l'innovation

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

27 Pfizer 163 États-Unis Santé


28 Johnson &C Johnson 163 États-Unis Santé &
Grande conso
40 Samsung Electronics 127 Corée du Sud High-tech
Company
41 Novartis 125 Suisse Santé
43 Roche Holding 123 Suisse Santé
AktiengesellschaFt

33 Intel 108 États-Unis High-tech

36 Merck & Co. 102 États-Unis Santé

58 GlaxoSmithKline 101 Royaume-Uni Santé


62 Cisco Systems 94 États-Unis High-tech

64 Sanofi-Aventis 93 France Santé


71 Qualcomm 90 États-Unis High-tech

72 Hewlett-Packard 89 États-Unis High-tech

94 Abbott Laboratories 76 États-Unis Santé

En milliards USD.

Il est probable que l'extraordinaire croissance des innova-


tions déjà évoquée au premier chapitre conjuguée aux besoins
des entreprises de développer de nouvelles rentes, favorise
une mutation de leurs modèles économiques. Nous pouvons
imaginer l'émergence de groupes spécialisés dans la diffusion
des innovations structurées autour d'un trépied : Marques
fortes, gestion de la relation clients et développement d'effets
de club. Ces entreprises à l'instar de producteurs hollywoo-
Adapter les organisations et les stratégies 101

diens disposeront de têtes chercheuses capables de trouver les


meilleures innovations à capter, et ceux auprès d'une galaxie
de start-up, afin de les intégrer et les diffuser avec succès sur
les marchés. Nous reviendrons sur ce point au prochain cha-
pitre.

Un autre modèle économique est également envisageable,


lorsque les innovations exigent de tels investissements en
recherche que seuls de très grands groupes peuvent financer (le
secteur nucléaire ou l'énergie en général). Là une régulation est
probablement à prévoir entre recherche et développement
publics et secteur privé tant les externalités sont importantes
(exemple du projet ITER ou de l'exploration spatiale).

Marques et marketing

Les rentes de marques et de marketing se sont particulière-


ment développées dans la seconde partie du XXe siècle. De
façon simplifiée, la révolution industrielle s'est d'abord
concentrée sur la façon de produire le plus efficacement pos-
sible. Cela s'est fait tant grâce à une automatisation et à une
mécanisation des processus de fabrication, qu'à travers une
organisation scientifique du travail illustrée par le Taylorisme.
Le challenge était d'arriver à satisfaire une demande solvable
croissante en biens matériels.

À la fin des années soixante, dans les pays dits industrialisés,


les capacités d'offre ont dépassé la demande. Une part impor-
tante des capacités industrielles sont devenues sous-utilisées,
avec des stocks de produits invendus perdant rapidement leur
valeur. Il a fallu retravailler sur la demande pour chercher
d'abord à la stimuler pour écouler les invendus, puis dans un
deuxième temps à mieux l'analyser pour en faire une source de
développements et d'innovations. La connaissance des clients
102 LE MANAGER ANTICRISE

par le marketing est devenue un des moteurs essentiels du déve-


loppement de ces entreprises, en stimulant leur capacité à créer
de la valeur pour leurs clients, mais aussi pour leurs employés
et bien sûr pour leurs actionnaires.

Les marques sont devenues non seulement des marqueurs


forts pour les consommateurs signifiant qualité, fiabilité, plai-
sir etc. mais également des véritables dépositaires de sens, véhi-
culant des valeurs subjectives qui leur ont été attribuées par
leurs clients. Ces derniers les ont investies de leurs attentes, de
leurs désirs et plus généralement de toute leur subjectivité tant
dans leurs spécifications objectives que dans leurs symbo-
liques.

Les produits et les services se sont transformés en fonction


et en usage. Ils sont devenus des instruments de création de
valeur. Pour permettre cette appropriation subjective du pro-
duit par le client, le design de l'objet est devenu parfois tout
aussi important que son apport fonctionnel. Sans cette muta-
tion, on ne peut pas comprendre les succès des groupes de
consommation, ni l'importance du design des objets pour une
marque comme Apple. Ce design donne une prise aux consom-
mateurs pour s'approprier et subjectiver des produits, qui souf-
fraient avant d'une froideur high-tech assez rebutante laissant
très peu d'aspérité aux consommateurs pour leur attribuer une
valeur subjective ou symbolique. Nous reviendrons sur ce
point au chapitre 3 sur les nouveaux challenges de la création
de valeur.

Cette stratégie marketing a justifié des investissements


extrêmement importants avec des marques aujourd'hui
mondiales. Elles ont été nourries par un transfert de la valeur
de la production manufacturière vers la communication et
plus encore vers la définition, la conception et la distribu-
tion du produit. La part des coûts salariaux de production
Adapter les organisations et les stratégies 103

dans une chaussure Nike est aujourd'hui ridicule comparati-


vement aux coûts de communication, de conception et bien
sûr de distribution.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, onze peuvent


être considérées comme provenant de marques notoires et d'un
grand savoir-faire marketing. Ces onze entreprises représentent
une capitalisation cumulée de 1 249 milliards de dollars (soit
un peu moins de 10 % des cent premières capitalisations mon-
diales).

Tableau 3.5 - Le Top 100 des capitalisations fondées


sur les marques

Rang
Nom du groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

17 Nestlé 188 Suisse Grande conso

23 Procter & Gamble 174 États-Unis Grande conso

30 Coca-Cola 154 États-Unis Grande conso

48 Philip Morris 117 États-Unis Tabac

35 Pepsico 104 États-Unis Grande conso

63 Anheuser-Busch Inbev 93 Belgique Grande conso


68 Companhia De 90 Brésil Grande conso
Bebidas Das Americas
73 Unilever 88 Pays-Bas Grande conso
81 British American 83 Royaume-Uni Tabac
Tobacco
83 Walt Disney 81 États-Unis Divertissement

93 LVMH 77 France Luxe

En milliards USD.

Lorsque l'on regarde la figure 3.1, des dépenses publicitaires


qui soutiennent cette rente des marques et du marketing, nous
retrouvons les grands leaders des produits de grande consom-
104 LE MANAGER ANTICRISE

mation mais aussi les constructeurs automobiles, et ceux cen-


trés sur les réseaux et sur rinnovation (la part des groupes de
télécoms est minorée car mise à part Vodafone ou peut-être
Orange, les marques restent relativement régionales et rare-
ment globales).

Les entreprises ayant suivi des stratégies de marques et de mar-


keting ont été plutôt résistantes à la crise, et le resteront probable-
ment tant que les valeurs clients sur lesquelles elles ont fondé leur
stratégie ne seront pas dévoyées pour des profits de court terme.
Nous avons connu cependant des exemples de crash, soit parce
qu'elles ont été dévoyées comme Arthur Andersen soit quand
elles sont devenues trop liées à une valeur ou à une mode comme
par exemple dernièrement la marque Levis. L'évolution de cette
rente devrait être marquée à la fois par le choc des civilisations, ou
plutôt l'équilibre entre globalité et diversité culturelle, et bien sûr
par la croissance de l'économie immatérielle, les marques étant
par nature immatérielles.

en MS 2009 vs 2008
Procter & Gamble 8 679 -9%
Unilever
L'Oréal
General Motors ■ 3 268 + 8,7 %
Nestlé | 2 615 + 10,1 %
Coca-Cola 2 442 + 2,1 %
Toyota Motor 2 305 +26,7%
Johnson & Johnson 1 2 251 + 11,7%
Reckitt Benckiser | 2 237 +7,2%
Kraff Foods Europe
États-Unis
McDonald's Asie
Ford Motor Co. ■ 2 057 +7,6% ■ Amérique latine
Volkswagen 1 1 938 + 15,5 % ■ Reste du monde
Pfizer | 1 827 + 22,2 %
Sony ■ 1 715 + 8,3 %
Source : Advertising Age

Figure 3.1 - Les quinze premiers annonceurs dans le monde


Adapter les organisations et les stratégies 105

L'industrie optimisée par la taille et les process

Les groupes industriels tirent leur surprofit des économies


d'échelles combinées à une maîtrise supérieure des processus
de fabrication par accumulation de savoir-faire et d'ingénierie.
Ces groupes ont vu leurs rentes fortement contestées ces der-
nières décennies au point que leur porte-étendard pendant de
longues années, General Motors, a dû passer par une procé-
dure de redressement.

La contestation a porté d'abord sur la maîtrise des coûts de


production. Les économies d'échelles se sont vues remises en
question par une baisse mondiale du coût du travail (en parti-
culier avec la concurrence chinoise) et de façon plus générale
par une baisse tendancielle des coûts de production. De grandes
usines modernes et automatisées ont été ébranlées par des ate-
liers bénéficiant de faibles coûts de main-d'œuvre, avant que
ces derniers n'arrivent à leur tour à concilier automatisation et
compétitivité de main-d'œuvre, détruisant les rentes anciennes
et captant eux aussi une rente industrielle.

Une première réponse des groupes industriels a alors été de


recentrer leurs rentes sur les processus avec le concept d'entre-
prise fable ss\ à l'instar d'Alcatel. Cette stratégie n'a pas été suf-
fisante.

Les nouvelles technologies de l'information ont permis une


meilleure circulation des informations et un meilleur partage
des connaissances. La croissance sans précédent du nombre
d'ingénieurs dans le monde couplée à une plus grande fluidité

1. Le concept de « fabless » repose sur l'idée d'avoir une entreprise dont


l'ensemble de la fabrication manufacturière est sous-traité sur la base d'un
cahier des charges et de spécificités réputées entièrement maîtrisées par le
donneur d'ordre. En résumé, c'est une entreprise qui produit des biens sans
usine propre.
106 LE MANAGER ANTICRISE

de l'information a créé une concurrence accrue quant à la maî-


trise des processus industriels. La défense des rentes indus-
trielles a exigé de les coupler avec d'autres stratégies comme
l'innovation, la gestion de la relation client en se focalisant sur
des segments à forte valeur ajoutée comme le secteur de la
santé1, ou à travers de lourds investissements marketing dans
les marques comme pour l'industrie automobile.

Tableau 3.6 - Le Top 100 capitalisations reposant sur la taille et les


process

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

39 Schlumberger 127,523 États-Unis Service


(pétrole)
42 Toyota Motor 124,666 Japon Automobile

44 Siemens 122,302 Allemagne Industrie


78 Saudi Basic 84,201 Arabie Industrie
Industries Saoudite

83 BASF 80,860 Allemagne Chimie


88 United Technologies 78,533 États-Unis Industrie
Corporation

91 Daimler 77,567 Allemagne Automobile

100 Caterpillar 72,264 États-Unis Industrie

En milliards USD.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, neuf peuvent


être considérées comme liées à des effets de taille et à une maî-
trise supérieure des processus industriels. Ces neuf entreprises
représentent une capitalisation cumulée de 984 milliards de

1. Exemple de la stratégie de General Electric avec sa division GE Médical.


Adapter les organisations et les stratégies 107

dollars (soit moins de 8 % des cent premières capitalisations


mondiales).

Il devrait cependant se recréer à moyen terme, probable-


ment en Chine et en Inde, de nouveaux très grands groupes
industriels. D'un autre côté, il n'est pas inenvisageable que la
mise en réseaux du tissu économique mondial ait pour consé-
quence d'éclater ce type de rente à travers plusieurs nœuds de
réseaux relativement autonomes, plutôt que sous la forme de
géants industriels intégrés. Les stratégies de taille et de maîtrise
des processus industriels pourraient ainsi muter à travers des
réseaux étendus de valeur. La vitalité des ETI1 industrielles
allemandes en est peut-être un signe avant-coureur.

La valorisation de la relation client

Les stratégies fondées sur la gestion de la relation client, comme


les stratégies de marques, ont une part de leur origine dans les
techniques marketing. Elles sont fondées sur l'idée que la rareté
n'est plus dans l'innovation, le produit, ou la marque mais dans
l'accès aux clients. Elles partent du constat2 qu'avec les progrès
technologiques, l'espérance de vie des produits s'est fortement
raccourcie (entre 3 et 5 ans dans le monde industriel) et qu'en
tout état de cause elle est bien inférieure à l'espérance de vie
d'un client (entre 10 à 12 ans dans l'industrie). Nous avons
ainsi assisté à un renversement des variables. La question n'est
plus « à qui je vends mon produit », mais « qu'est-ce que je vais
vendre demain à mes clients ».

1. Entreprise de taille intermédiaire ayant entre 230 et 5 000 salariés. La France


en compte 4 600 contre le triple en Allemagne. Source : Les Echos, 2 février
2011.
2. P.-E. Franc & C. Flogg, Le management du client, éditions Eyrolles, 1994.
108 LE MANAGER ANTICRISE

Celui qui sécurise l'accès aux clients est alors en position


de capter une rente. Sa clientèle devient une valeur mar-
chande, un good ivill que l'on pourra vendre. Les entreprises
qui ont le plus cherché à fructifier cette rente d'accès aux
clients sont bien sûr les distributeurs ou les importateurs,
c'est-à-dire ceux qui maîtrisent la relation avec les clients
finaux. Si l'on considère l'industrie textile, on a constaté un
déplacement de la rente des grandes usines du XIXe siècle vers
les grandes marques, puis vers la distribution, que cela soit
pour de la consommation de masse comme Zara, H&M ou
Gap ou pour les textiles de luxe avec Prada, Vuitton ou
Hermès. Les coûts et la valeur ajoutée se sont ainsi déplacés
du produit vers la distribution.

Les États des pays industriels ont notamment réussi à capter


une part substantielle de cette rente à travers des taxes comme
la TIPP ou la TVA sur les produits pétroliers. Ces taxes indi-
rectes font le plus souvent des États consommateurs les pre-
miers bénéficiaires de la rente pétrolière car contrôlant l'accès
aux consommateurs, même si ces dernières années avec la
concurrence des consommateurs chinois ce pouvoir s'est un
peu effrité1... En dehors des États, les grandes entreprises natio-
nales, privées ou non, qui assurent la distribution de l'énergie
auprès des clients sont parmi les plus riches de la planète. Ceci
est vrai tant pour les pays industriels que pour les pays
émergents comme la Chine.

De même, les valorisations des géants de l'Internet que cela


soit les moteurs de recherche avec Google, les places de marché
avec Amazone, ou les réseaux sociaux avec Facebook, sont en

1. En 1990, la Chine consommait 2,3 millions de barils par jour, soit 17 % de


la consommation de l'Europe de l'époque. En 2010, cette consommation a
crû de 300 % et est passée à 9,1 millions de barils par jour, soit 64 % de celle
de notre Vieux Continent.
Adapter les organisations et les stratégies 109

partie fondées sur ce contrôle de l'accès aux consommateurs


(en plus de l'effet de club). La grande distribution et la distri-
bution sélective, comme dans le luxe, ont aussi pour objectif de
capter la plus grande part possible de cette rente.

Tableau 3.7 - Le Top 100 des capitalisations fondées


sur l'accès clients

Rang
Groupe Capitalisation Siège Secteur
mondial

13 International Business 200 États-Unis Systèmes


Machines Corporation d'information
21 Wal-Mart Stores 182 États-Unis Grande
distribution
61 China Shenhua 94 Chine Energie
Energy

67 GDF Suez 90 France Energie


Royaume-
73 BG Group 86 Uni Energie

84 Amazon.com 81 États-Unis Internet

86 McDonald's 79 États-Unis Restauration

92 Electricité de France 77 France Energie

En milliards USD.

Sur les 98 premières capitalisations mondiales, huit peuvent


être considérées comme provenant d'un contrôle de l'accès aux
clients (quatre venant de la distribution d'énergie, deux des sys-
tèmes d'information et d'Internet, un de la grande distribution,
et un de la restauration). Ces huit entreprises représentent une
capitalisation cumulée de 890 milliards de dollars (soit un peu
moins de 7 % des cent premières capitalisations mondiales).

Le classement par capitalisation boursière minore pourtant


les entreprises de service qui ont, comparativement aux autres
1 1 0 LE MANAGER ANTICRISE

entreprises de ce classement, une faible intensité capitalistique


et une forte intensité en main-d'œuvre. Ainsi, Walmart n'est
que la dix-neuvième capitalisation boursière mais est de très
loin la plus grande entreprise mondiale1 à la fois en chiffre
d'affaires avec 408 milliards de dollars (le numéro 2 mondial
est Shell avec 283 milliards de dollars soit 30 % de moins), et
en nombre d'employés avec 2,1 millions d'employés à travers
le monde devant deux groupes chinois2. Ce constat se retrouve
pour les autres géants de la distribution puisque Carrefour est
le huitième employeur du monde etTesco le neuvième. Notons
aussi que State Grid, leader chinois dans la distribution d'éner-
gie, est la huitième entreprise mondiale par le chiffre d'affaires
et la troisième par le nombre d'employés3.

Il est à prévoir dans les années à venir une compétition


féroce pour capter cette rente d'accès aux clients en particulier
sur deux fronts. Le premier sera bien sûr l'accès aux consom-
mateurs des pays émergents en forte croissance. Le second est
la sécurisation de l'accès virtuel aux clients via Internet et la
téléphonie mobile. Une position de force pourrait être de
combiner cette stratégie de la gestion de la relation client avec
une stratégie de réseau avec effet de club ou une stratégie de
marque.

1. Fortune 300 classement 2010 (http://money.cnn.com/magazines/fortune/


global300/2010/full_list/).
2. Les deux entreprises chinoises sont China National Petroleum, avec
1,6 million d'employés, et State Grid, entreprise publique de distribution
d'énergie, avec 1,5 million d'employés. La quatrième entreprise de ce classe-
ment est US Postal, mais on tombe à 667 000 employés, soit seulement un
tiers des effectifs de Walmart.
3. Son statut étant public, cette entreprise n'entre pas dans le classement en
capitalisation boursière.
Adapter les organisations et les stratégies 1 1 1

En conclusion, les stratégies des groupes devront viser à


sécuriser une rente principale, mais en essayant de la consoli-
der par la captation d'autres rentes en développant des straté-
gies plurielles.

Une entreprise minière pourra faire de l'accès aux clients


une priorité. Un groupe financier cherchera à développer
ses réseaux pour bénéficier d'effets de club. Des opérateurs
télécoms ou Internet investiront fortement en innovations et
sur leurs marques. Des laboratoires consolideront leurs straté-
gies d'innovation par une meilleure gestion de la relation client
à travers des marques plus fortes et plus chaleureuses. Des
groupes de grande consommation compléteront leur excel-
lence marketing par des stratégies d'innovation plus agressives.
Des grands industriels changeront de modèles économiques
pour développer des offres de services fondées sur des marques
fortes et surtout une gestion de la relation client très efficace à
l'exemple d'un IBM. Des distributeurs chercheront à augmen-
ter encore la valeur de leur clientèle en étendant leurs réseaux
sur plusieurs marchés.
CHOISIR LE BON BUSINESS MODEL

L'extrême volatilité des marchés et le manque de repères de


nombreux collaborateurs tant internes qu'externes font
planer un risque d'indécisions et de manques de cap qui
peuvent paralyser nos organisations. Une nouvelle compré-
hension de notre monde socioéconomique, une meilleure maî-
trise de ce que doit être une économie régulée globalisée, et une
réorientation de nos organisations et de nos stratégies doivent
aussi nous amener à reconsidérer les business à travers les-
quels nous pilotons nos entreprises.

La morosité de certains marchés conjugués à l'augmenta-


tion des risques perçus tant auprès des investisseurs que des
consommateurs et des salariés rendent la compétition encore
plus sévère. Dans le même temps, des entreprises s'enri-
chissent rapidement avec des stratégies de rupture ou a
minima de changement par rapport aux vieilles règles de
l'analyse concurrentielle. Fin août 2011, la capitalisation
d'Apple valait 360 milliards de dollars soit plus que les 32
plus grandes banques de la zone euro1 ! Pendant que la zone

1. http://finance.yahoo.com/news/Apple-Market-Cap-Same-As-32-
wscheats-4l 19921327.html?x=0. Depuis le 20 août, la crise des dettes sou-
veraines a continué d'accentuer la chute des valeurs bancaires en Europe. La
volatilité est telle à l'automne 2011, qu'il devient de plus en plus délicat de
continuer à faire de telles comparaisons.
Choisir le bon business model 1 13

euro était en pleine crise de ses dettes souveraines, le cours de


l'action d'Apple montait entre début 2009 et fin août 2011
de 91 USD à 390 USD soit une augmentation en capitalisa-
tion de plus de 270 milliards d'USD (soit près de deux fois
plus que l'augmentation de la dette grecque en valeur nomi-
nale entre 2008 et 2011).

Sans nous limiter à la deuxième capitalisation mondiale en


20111, nous pouvons observer nombre de grandes entreprises
et de PME croître alors que d'autres s'effondrent. Toute crise
est déformante. Nos entreprises ont-elles changé à temps ou
doivent-elles faire des efforts conséquents pour s'adapter à ce
monde en crise ? Faut-il choisir des stratégies de rupture en
réduisant la voilure et en diminuant les coûts, ou privilégier le
long terme avec de nouveaux modèles économiques durables
et solides ? Les recherches en stratégie d'entreprise ont été assez
pro-actives dans ce domaine ces dernières années, avec de nom-
breux outils méthodologiques qui peuvent nous être très utiles
pour relever ces nouveaux défis.

LES MODÈLES DU CHANGEMENT

Les stratégies dites « de l'Océan bleu »

Les stratégies dites « de l'Océan bleu » ont été théorisées et vul-


garisées par les professeurs Renée Mauborgne et W. Chan Kim
à travers plusieurs articles de recherche et un ouvrage de réfé-
rence, Blue Océan Strategy2.

1. Fin janvier 2012, Apple était devenue la première capitalisation mondiale


avec 417 milliards de dollars.
2. W. Chan Kim et R. Mauborgne, Stratégie Océan bleu, éditions Pearson,
2010.
1 14 LE MANAGER ANTICRISE

Leur approche comporte trois parties. La première se foca-


lise sur la définition même du concept d'Océan bleu, la
deuxième sur les méthodologies à suivre pour élaborer ces stra-
tégies et la troisième sur les moyens de l'exécuter avec toutes les
questions posées par la gestion du changement au sein des
organisations.

La partie la plus originale est probablement la première. Les


auteurs partent d'un constat : une grande partie de la création
de valeur sur le long terme ne provient pas d'une amélioration
des performances des acteurs économiques ou de l'acquisition
d'avantages compétitifs supplémentaires, mais bien plus du
développement de nouveaux marchés qui étaient inexplorés
jusqu'alors.

Les deux auteurs développent une métaphore percutante.


Nous passons une grande partie de nos énergies à développer
des stratégies compétitives fondées sur l'analyse concurren-
tielle. Or, devant le dynamisme de nos concurrents qui suivent
la même voie, ces stratégies aboutissent régulièrement à une
concurrence accrue avec une lutte sanglante pour augmenter
nos parts de marché. L'océan devient alors rouge du sang des
entreprises qui n'arrivent pas à survivre dans ces marchés hau-
tement compétitifs.

Le salut serait de développer de nouveaux marchés, des


océans bleus inexplorés où la compétition est pour l'instant
absente. Nous consacrons pourtant beaucoup plus de temps et
d'énergie aux stratégies concurrentielles qu'au développement
de nouveaux marchés. Pour asseoir leur raisonnement, ils ont
mesuré le nombre de lancements de nouveaux produits sur des
marchés déjà existants avec ceux qui ont l'ambition véritable
d'ouvrir de nouveaux marchés. Ils comparent leurs résultats
respectifs tant en chiffres d'affaires qu'en bénéfices nets comme
l'illustre la figure 4.1.
Choisir le bon business model 1 15

Le constat est saisissant. Si les lancements visant à créer de


nouveaux espaces stratégiques ne représentent que 14 % en
nombre, ils génèrent 38 % du chiffre d'affaires et surtout 61 %
des bénéfices additionnels.

II existe une confusion entre innovations et créations de


nouveaux espaces stratégiques. Nous nous focalisons trop sur
le couple innovations et marchés existants. Au point que par-
fois une innovation technologique ouvre un nouvel espace
stratégique presque par accident. Le grand mérite des stratégies
« Océan bleu » est de nous sortir d'une approche purement
technologique de l'innovation. Cette dernière est trop souvent
analysée dans une logique d'amélioration de la compétitivité
soit par une baisse des coûts (l'innovation comme source de
gains de productivité') soit par des stratégies de différenciation
marketing (l'innovation comme plus-produit).

Lancement d'activité 86% 14%

Impact sur le chiffre d'affaires 62% 38%


w

Impact sur les bénéfices 39% 61 %


I

Lancements dans le cadre des Lancements visant à créer de


espaces stratégiques existants nouveaux espaces stratégiques

Source : Mauborgnc & Kim

Figure 4.1 - L'impact des « Océans bleus »

1. Une grande part de la littérature économique, influencée par les travaux de


Schumpeter, considère toujours l'innovation sous cet angle au point de se
demander quelle est la nature de la corrélation entre gains de productivité et
destruction de l'emploi.
1 1 6 LE MANAGER ANTICRISE

Les stratégies classiques nous recommandent ainsi de tran-


cher entre la voie par la prédation par les coûts, d'une part, et la
voie par la différenciation par la qualité, d'autre part. La voie
médiane consistant à concilier les deux dimensions serait à évi-
ter surtout en présence de leaders déjà bien établis, comme le
montre bien la figure 4.2.

Qualité
+ Voie par la rente de situation
POSITION
DE LEADER

c
o
5
o
Voie médiane
■"CD
à éviter E
03
i_
03
Q.
CD
O
> Coût

Figure 4.2 - Les voies du leadership dans


les « Océans rouges »

C'est cette représentation stratégique pourtant bien établie


que les auteurs remettent en question.

Pour aller au-delà de ce choix, Mauborgne et Kim nous pro-


posent la mise en place d'un canevas stratégique qui s'inspire
d'un concept ancien, la roue de la valeur. Chaque prestation est
décomposée en plusieurs attributs contribuant à une valeur
identifiée dont la performance peut être mesurée à travers la
satisfaction perçue par le client. Une stratégie « Océan bleu »
ne choisit pas entre le low cost ou une qualité premium. Elle
cherche plutôt à réinventer le canevas stratégique en travaillant
à la fois sur quatre axes :
Choisir le bon business model 1 17

- exclure : quelles sont les valeurs proposées qu'il faudrait


arrêter d'offrir car elles ne constituent pas, au moins pour
un segment de client, un intérêt réel ?

- atténuer : celles qu'il faut atténuer pour réaliser des écono-


mies importantes ?

- renforcer : celles à renforcer pour se différencier des autres


offres de valeur présentes sur le marché ?

- créer : celles, non proposées aujourd'hui, qu'il s'agit de créer


pour que les clients puissent avoir une expérience de
consommation nouvelle ?

Les auteurs développent de nombreux exemples de succès


d'entreprises ayant développé de telles stratégies comme le
Cirque du Soleil. Créé en 1984, il est devenu une des princi-
pales entreprises culturelles du Canada et a atteint une activité
et une rentabilité dépassant les entreprises leaders du cirque
traditionnel pourtant centenaires. Le Cirque du Soleil n'est en
fait plus vraiment un cirque à proprement parler. En entrant
dans une salle de spectacle à Las Vegas pour assister à une de
leurs performances, vous êtes très loin du chapiteau et de
l'ambiance familière des cirques itinérants. Ce n'est pas pour
autant du théâtre, ni un spectacle musical. C'est simplement
une nouvelle forme de divertissement qu'illustre bien leur
canevas stratégique décrit par la figure 4.3

Certaines prestations traditionnelles sont tout simplement


éliminées comme :

- la référence à des stars du cirque ;

- les prestations avec des animaux ;

- la forme même du cirque tant dans ses composantes phy-


siques (différentes pistes, sol en sciure de bois, allées pour
vendre confiseries et autres goodies ) ;
118 LE MANAGER ANTICRISE

— le déroulement traditionnel du spectacle scandé par une


succession de numéros.

ELIMINATE REDUCE RAISE CREATE

Cirque du Soleil
High
Ringhng Bros
^ ♦s

Smaller régional cireuses

Low
1
Star performers 1 Aisle concessions 1 Fun and humor 1 Unique venue Artistic music and
dance
Price Animal shows Multiple show arenas Thrills and danger Theme

Source : Mauborgne et Kim

Figure 4.3 - Le canevas stratégique du Cirque du Soleil

D'autres composants sont gardés, mais en étant atténués ou


changés, comme l'humour avec la présence toujours d'un
clown mais inséré dans le spectacle investi d'une dimension
volontairement poétique, ou encore l'idée de risques et de dan-
gers qui pour être toujours présente n'est plus un élément clé
de la dramaturgie.

La piste unique et plus encore l'unité de lieu est, elle, renfor-


cée.

Surtout d'autres composants sont totalement nouveaux


dans cet univers et changent la nature même du spectacle
comme :

- la recherche d'un thème et d'un fil conducteur pour


l'ensemble du spectacle ;

- le changement fréquent de ce thème qui rend chaque spec-


tacle scénarisé et unique à l'instar de comédies musicales
qu'il faut sans cesse renouveler ;
Choisir le bon business model 1 19

— une ambiance raffinée et poétique qui donne corps à la


marque Cirque du Soleil ;

- enfin l'ajout de musiques et de danses de qualité.

Nous pouvons estimer que ce canevas n'est qu'une adapta-


tion, une différenciation bien réussie. De fait, c'est beaucoup
plus, c'est une réelle mutation et le résultat n'a plus rien à voir
avec ce que nous connaissions avant. C'est un nouveau marché.

Nous pouvons reprocher à ce travail remarquable le fait que


la majorité des exemples développés sont analysés a posteriori. Il
est un peu trop tôt pour juger objectivement des succès ren-
contrés par l'application a priori de la méthode développée par
Mauborgne et Kim. Il n'en reste pas moins que leur approche est
prometteuse si nous la regardons à la lueur d'une pression
concurrentielle accrue en période de crise. Plus encore, la formi-
dable croissance de nos capacités d'innovations, tant technolo-
giques que marketing, ouvre beaucoup d'opportunités pour
réinventer nos canevas stratégiques et développer ainsi de nou-
veaux marchés synonymes de baisse de la pression concurren-
tielle et de bénéfices substantiels.

Les défis de l'économie immatérielle

Comme déjà évoqué au premier chapitre, nous constatons une


croissance de plus en plus importante des services et de l'éco-
nomie immatérielle. Si nous reprenons l'ouvrage de Mauborgne
et Kim, sur les dix canevas stratégiques que les auteurs
détaillent, huit viennent des services et deux seulement du sec-
teur manufacturier.

Cette répartition de 80/20 peut être considérée comme finale-


ment proportionnelle à la part de l'industrie dans le PIB des pays
développés, ou au contraire donner l'idée que la stratégie Océan
bleu est peut-être mieux adaptée aux services qu'à l'industrie.
120 LE MANAGER ANTICRISE

La question sous-jacente est en quoi cette mutation vers des


créations de valeurs de plus en plus immatérielles change nos
stratégies et nos modèles économiques. Trop souvent nous
nous contentons de changer dans nos analyses le mot « pro-
duit » par celui de « service » ou « prestation » en estimant que
ce changement n'est pas source d'une mutation beaucoup plus
profonde. Pourtant vendre un vélo ou proposer un service
Vélib' ne relèvent pas du même modèle économique et des
mêmes mécanismes de marché.

Cette dichotomie entre service et produit manufacturier est


certes un peu artificielle puisqu'un produit peut servir à rendre
un service immatériel (à l'exemple du Vélib'). De la même
façon, un produit incorpore une part de services dans sa valeur,
ne serait-ce que les systèmes d'informations, les prestations de
financement ou le transport et la logistique. Dans le modèle
économique des principaux fabricants d'imprimantes grand
public, le coût logistique du transport et de l'entreposage d'une
imprimante, venant par exemple de Chine pour être vendue en
Europe, est nettement plus important que le coût de fabrication
lui-même. Si on ajoute les coûts de conception qui sont assimi-
lables à un service, l'imprimante incorpore donc une part beau-
coup plus importante de service que de matière et de processus
de fabrication à la fois dans ses coûts et sa valeur.

Dans la vente du produit, il est naturel de lier un prix à un


objet avec un transfert de propriété délimité dans le temps.
Pour un service, il est plus délicat d'attacher le prix à une pres-
tation immatérielle. Le réfèrent est par définition plus abstrait
avec souvent un décalage dans le temps et l'espace entre sa pres-
tation et sa rémunération. Pour se repérer, nous choisissons
souvent comme base tarifaire le temps ou le droit d'accès sous
forme de péage ou d'abonnement. Les formes de tarifications,
à savoir comment nous allons récupérer un flux de revenu en
Choisir le bon business model 121

contrepartie de la création d'une valeur immatérielle, sont ainsi


devenues un élément capital du modèle économique des ser-
vices.

Le marché des smartphones ne se résume pas à la vente de


produits technologiques les plus performants possibles au prix
le plus compétitif. Il dépend bien plus de la construction d'un
business model qui concilie prestations de services pour l'utili-
sateur avec partage de la valeur entre les différents intervenants.
Ces derniers sont par ailleurs très nombreux, que cela soit
l'entreprise manufacturière (souvent en sous-traitance dans un
pays low cost), la R&D, les brevets et licences utilisés dans le
produit, les prestataires de services, les fournisseurs d'applica-
tions, le réseau physique de télécommunication, les éditeurs de
logiciels, les entreprises d'information comme les rédactions
de journalistes qui fournissent du contenu. Celui qui sera
capable d'intégrer l'ensemble dans une proposition de valeur
simple et lisible pour le client, sera le mieux à même d'imposer
sa forme tarifaire en régulant le modèle économique.

Le mot service revêt également des réalités de management


très diverses. Nous trouvons des entreprises de services à forte
intensité de main-d'œuvre (distribution, transport, tourisme,
santé, conseil...). En l'absence d'économies d'échelles indus-
trielles, ces dernières se focalisent sur la productivité des sala-
riés qui délivrent le service au quotidien, sur la performance
des systèmes d'information pour ordonnancer et planifier les
tâches, comme sur des plans continus de progrès pour sans
cesse repenser et améliorer les processus dans l'objectif de déli-
vrer un service de meilleure qualité possible au moindre coût.
L'enjeu sera bien sûr de combiner productivité avec création de
valeur maximale pour le client. En ce sens, la méthode de
l'Océan bleu, qui vise à exclure, réduire, renforcer et créer, est
particulièrement bien adaptée à ces entreprises.
122 LE MANAGER ANTICRISE

D'un autre côté, nous trouvons aussi des entreprises à forte


intensité de connaissance et avec une faible proportion de
main-d'œuvre peu qualifiée comme dans les nouvelles techno-
logies de l'information. Elles ont des modèles économiques
avec un coût de démultiplication de l'information très faible et
des coûts fixes de création de la connaissance relativement éle-
vés qui accentuent encore plus le report dans le temps des flux
de revenus. Cette complexité de fonctionnement comporte un
risque de perte de repères avec une difficulté réelle pour les
marchés financiers à actualiser de façon pertinente leurs
modèles économiques. Elle contribue à la volatilité des valeurs
technologiques qui sont à la fois moins repérables et prévi-
sibles.

A Hollywood, il existe un proverbe: « Pour être heureux


(version optimiste) ou pour survivre (version pessimiste), il
faut être doté d'une mauvaise mémoire et d'une bonne
santé. »

Lorsque l'on observe les changements de valorisation des


entreprises high-tech, on se dit que cela doit aussi être vrai dans
la Silicon Valley. La rapidité avec laquelle les capitalisations
boursières peuvent croître a peu de précédents historiques et
finalement n'est comparable qu'avec la rapidité tout aussi
extrême avec laquelle elles peuvent aussi s'effondrer.

Les créations de valeurs récentes de certaines entreprises


dites high-tech sont assez exceptionnelles. Nous avons déjà
évoqué Apple en introduction de ce chapitre avec ses
417 milliards de dollars de capitalisation fin janvier 2012 et un
cours de l'action d'environ 447 dollars. Début janvier 2003,
cette même action valait 7,40 dollars et en 1995 elle valait
11,70 dollars. Fin août 2011, Google pesait près de
200 milliards de dollars de capitalisation et sa valorisation avait
été multipliée par près de 6 depuis 2004. La rapidité du succès
Choisir le bon business model 123

du réseau Facebook est encore plus spectaculaire1. Mais à côté


de ces formidables réussites, le monde Internet a également vu
des valeurs se détruire avec la même vitesse.

Netscape fut une des plus importantes introductions en


Bourse dans le jeune âge d'Internet sur la base d'une valorisa-
tion de 1 milliard de dollars. En 1998, AOL rachète Netscape
pour 4,2 milliards de dollars et l'entreprise fut dissoute en 2003
pour une valeur quasi nulle. AOL lui-même, après avoir vu sa
valorisation multipliée par près de 600, était valorisé après sa
fusion avec Times à 350 milliards de dollars dont 55 % pour le
seul AOL et 45 % pour Times soit une valeur de 190 milliards
de dollars pour le seul fournisseur d'accès Internet. Aujourd'hui
après un s pin offdc Times, AOL a une capitalisation boursière
de 2,6 milliards de dollars et a vu ses abonnés passer de près de
27 millions en 2002 à moins de 5 millions en 2010.

D'autres valeurs ont connu de grandes fluctuations tout en


restant des acteurs très importants. Microsoft qui reste une des
dix premières capitalisations boursières mondiales en avril 2011
avec une valorisation à 210 milliards de dollars avait pourtant
atteint 583 milliards de dollars fin 1999. Dell dans la micro-
informatique valait 0,64 dollar par action en 1995, la même
action valait 58 dollars en mars 2000. Fin 2010, l'action
s'achète à 13,22 dollars pour une capitalisation revenue à
26 milliards de dollars. En juillet 2004, l'action Nokia après
l'explosion de la bulle Internet valait 11,62 dollars, l'action
était remontée à près de 40 dollars en octobre 2007. Elle se
situe début 2011 à un niveau à nouveau comparable à 2004, à

1. Fin 2011, Facebook n'était toujours pas introduit en Bourse, Marc


Zuckerberg ayant estimé que ce n'était pas encore le temps de le faire. La
valorisation de l'entreprise est donc délicate à établir. Elle était cependant
estimée par des analystes en novembre 2011 à environ 100 milliards de dol-
lars, pour un chiffre d'affaires, en 2011, d'environ 2 milliards de dollars !
124 LE MANAGER ANTICRISE

savoir 10,60 dollars pour une capitalisation qui reste tout de


même de 39 milliards de dollars.

Ces mouvements ne sont pas anodins et ne sont pas la


seule conséquence de quelques réussites exceptionnelles et de
l'explosion de la bulle Internet en 2001. Il ne serait pas juste
de les mettre uniquement sur le compte de la frénésie des spé-
culateurs. Le diagnostic est plus simple, la croissance du
rythme des évolutions technologiques et la rapidité de leur
diffusion ont changé la donne. Les créations des rentes tech-
nologiques se font beaucoup plus rapidement et donc des
entreprises se retrouvent à capter des profits très importants
dans un laps de temps très court. La contrepartie est qu'une
technologie s'avère aussi dépassée très vite ce qui accentue le
risque de voir la rente se volatiliser brutalement. Il faut bien
sûr coupler cette analyse avec les effets de club que nous avons
déjà détaillés. La valorisation de ces entreprises ne dépend
donc pas seulement de leur maîtrise technologique, qui sera
remise en question un jour ou l'autre, mais de la solidité de
leur modèle économique.

L'économie de l'immatériel change ainsi la nature même du


business model. Il n'est plus là que pour justifier d'un investisse-
ment auprès d'un actionnaire ou de banques (cas classique de
tout investissement industriel). Il définit l'architecture même
de l'écosystème par lequel l'entreprise va proposer une valeur et
capter en retour un flux de revenu à court, moyen ou long
terme. Il devient le moyen de savoir comment notre entreprise
se branche sur les différents réseaux qui délivrent aux clients
une valeur et comment elle se rémunère.

Le talent d'élaborer, de comprendre et de valoriser des


modèles économiques de prestations immatérielles sera, à ne
pas en douter, fortement rémunérateur dans les années à venir.
Choisir le bon business model 125

Là aussi, l'état de l'art des outils de management a grandement


progressé ces dernières années.

Le « Business Model Génération »

La capacité de dessiner de nouveaux business model est devenue


critique. Elle nous demande de sortir de nos modèles écono-
miques traditionnels. Nous pouvons reprendre à ce sujet les
travaux originaux coordonnés1 par Alexander Osterwalder et
Yves Pigneur, Business Model Génération1.

Influencés par les technologies de l'information, ils


abordent l'élaboration de nouveaux modèles économiques,
de façon délibérément créative. Mais leur approche ne se
limite pas pour autant à la nouvelle économie. Bien d'autres
secteurs économiques comme celui de l'énergie, avec les prin-
cipes du développement durable et les possibles changements
de paradigmes technologiques qu'il va engendrer3, ou encore
le secteur de la santé connaissent aujourd'hui une refonte de
leurs modèles économiques et peuvent s'inspirer de leurs tra-
vaux.

1. Nous utilisons le terme « coordonné », car leurs travaux sont fondés sur un
travail collaboratif avec une communauté en ligne comprenant d'après les
deux auteurs les contributions de 470 professionnels de 43 pays.
2. A. Osterwalder & Y. Pigneur, Business model nouvelle génération, Pearson,
2011.
3. Si nous supposons que l'automobile utilisera de plus en plus des énergies
alternatives comme l'électricité ou l'hydrogène, l'ensemble du modèle éco-
nomique et ses équilibres actuels entre pétrolier, distributeur d'essence,
constructeur automobile, motoriste et bien sûr administration fiscale sont à
repenser, avec également de nouveaux entrants potentiels comme les électri-
ciens, les constructeurs de batteries ou les spécialistes des gaz autres que
ceux à base d'hydrocarbures. Le défi est autant technologique que dans
notre capacité à rebâtir des modèles économiques cohérents et régulés. Reste
à savoir quel sera le nouvel Apple de ce secteur...
126 LE MANAGER ANTICRISE

Les auteurs proposent de fonder leur approche sur une


matrice d'analyse commune à tous les modèles économiques et
composée de neuf éléments clés :

- Quels sont les segments de clients auxquels l'entreprise


s'adresse ?

- Quelle est la proposition de valeur qui leur est faite ?

- Quels sont les canaux de communication, de distribution


et de vente des propositions de valeur ?

- Quelles sont la nature et la dynamique de la relation


client ?

- Comment s'organisent les flux de revenus du modèle éco-


nomique ?

- Quelles sont les ressources clés à maîtriser ?

- Quelles sont les activités clés à gérer et à organiser ?

- Quels sont les partenaires clés avec lesquels travailler ?

- Quelle est la structure des coûts de l'entreprise ?

L'avantage de cette démarche est qu'elle est bien plus adap-


tée à l'économie immatérielle que certaines approches clas-
siques centrées sur le produit comme vecteur de traçabilité des
coûts et des revenus. Les auteurs la formalisent par une matrice
simple détaillée à la figure 4.4 que chaque entrepreneur peut
utiliser.

Dans un deuxième temps, les auteurs définissent une


typologie de modèles économiques bien adaptés à notre envi-
ronnement en crise car très flexibles. Ils distinguent cinq
grands types de modèles : le dégroupage, la longue traîne, les
plateformes multifaces, l'économie du gratuit et l'innovation
ouverte.
Choisir le bon business model 127

Activités Relation avec


clés les clients

Partenaires Propositions Segments de


clés de valeur clients ciblés

Ressources
Canaux
clés

Structure des coûts Flux de revenus

Source : Osterwalder & Pigneur

Figure 4.4 - Matrice du Business Model Génération

Le dégroupage

Le modèle consiste à dégrouper les entreprises en trois types


d'activités clés : l'innovation produit, la gestion de la relation
client et la gestion d'infrastructure. Chaque activité répond à
des facteurs clés de succès difficiles à concilier au sein d'une
même organisation.

- l'innovation produit cherche à préempter l'avantage du first


mover en prenant avant les autres une place de leadership
sur de nouveaux marchés1. L'avantage compétitif s'acquiert
grâce aux compétences des collaborateurs à travers leur
capacité d'innovation et leur créativité. Le management des
talents est critique ;

1. Les études marketing ont montré qu'il existe une corrélation forte entre
ordre d'entrée sur un marché et part de marché. En d'autres termes, le pre-
mier entré sur un marché (le first mover) a une probabilité plus importante
que les autres de devenir le leader de ce marché.
128 LE MANAGER ANTICRISE

— la gestion de la relation client s'appuie sur les économies


d'envergure1 en proposant une offre très large de produits et
services pour consolider et fructifier la valeur de son porte-
feuille clients. L'avantage se fonde sur la confiance et la
réputation acquise auprès de ses clients souvent grâce au
développement d'une culture de service forte et efficace ;

- la gestion d'infrastructure va rechercher des économies


d'échelle pour faire baisser les coûts unitaires par des effets
de taille, et rentabiliser des investissements en coûts fixes
souvent importants. L'avantage compétitif outre la taille
réside dans la maîtrise des coûts et la standardisation des
produits et des processus.

Nous retrouvons dans ce modèle une inspiration venant de


la nouvelle économie, avec la distinction des réseaux télécoms
et informatiques (la gestion de l'infrastructure), les éditeurs de
logiciels (l'innovation produit) et les plateformes de marché (la
gestion de la relation client). Le modèle est applicable à bien
d'autres secteurs d'activités comme par exemple la banque,
l'énergie ou encore les assurances.

La fongue traîne

L'objectif est de vendre « moins de plus ». Le modèle écono-


mique est à l'opposé de la recherche traditionnelle d'économies
d'échelles qui cherche à vendre peu de produits à beaucoup de
clients. Ce modèle convient à l'ensemble des secteurs où les
coûts de réplication de la proposition de valeur sont relative-
ment faibles. L'entreprise ne cherche pas la production d'un
nombre limité de best se lier s mais à vendre plus en saturant le

1. Les économies d'envergure {economy of scope, en anglais) existent lorsque


produire ou vendre un produit A et un produit B en même temps est plus
efficace que le faire séparément (C(A+B) < C(A) + C(B)).
Choisir le bon business model 129

marché d'offres de niche pour chaque segment de clients. C'est


d'ailleurs la stratégie suivie par de nombreuses maisons d'édi-
tion et qui devrait s'accentuer avec le livre électronique. Le
modèle de la longue traîne se renforce si on le couple avec les
stratégies dites de « différenciation retardée ». Il s'agit de conci-
lier des coûts de structure mutualisés, pour garder le bénéfice
des économies d'échelles, avec une capacité de multiplier les
offres par une différenciation au plus proche des clients comme
nous le voyons dans le tableau 4.1.

Tableau 4.1 - Principes de la différenciation retardée

Production Distribution Consommation

Création de variété ou différenciation produit par :

- personnalisation
- interchangeabilité - localisation de l'offre
par le self service
(temps & espace)
- standardisation (choix du client)
- assortiment
- conception - kits et « do it
modulaire - conditionnement yourself »

-services associés - différenciation


perceptuelle

Source : J.-C. Tarondeau1

Ces stratégies sont à la base du succès de groupes comme


Ikea ou d'un Benetton, et plus largement de l'industrie auto-
mobile qui n'a jamais offert autant de modèles différents avec
aussi peu de pièces détachées. Elles s'inspirent des jeux de Lego
où avec un nombre très réduit de pièces nous pouvons
construire une multitude de produits différents. La compagnie
Lego a d'ailleurs poussé elle-même plus loin le modèle de la

1. J.-C. Tarondeau, Stratégie industrielle, éditions Vuibert, 1993.


130 LE MANAGER ANTICRISE

longue traîne, en développant des séries limitées dessinées par


ses clients, pour leur consommation propre, et proposées aux
autres consommateurs s'ils les trouvent aussi à leur goût.

L'industrie du luxe est très familière de ce concept avec par


exemple les robes de haute couture qui doivent être portées en
moyenne 1,3 fois dans leur existence. La mutation de la distri-
bution de la musique sur Internet a également favorisé la mul-
tiplication des artistes et des segments pour augmenter les
revenus comme sur Myspace.com.

Les plateformes multifaces

Les plateformes multifaces mettent en contact deux groupes au


moins de clients distincts mais interdépendants. Ce sont ce
que les économistes appellent les effets de club indirects (voir
chapitre 3). La valeur de la plateforme est proportionnelle à la
quantité et la qualité d'une clientèle par rapport à l'autre et vice
versa, comme pour les exemples suivants :

- les moteurs de recherche, à l'instar d'un Google, qui cible


trois types de clients : les internautes qui ont un accès gratuit
au service, les sites internet qui sont référencés et qui
peuvent payer pour être bien placés, et enfin les annonceurs
qui veulent toucher leurs clients potentiels sur le web ;

- les consoles de jeux que cela soit Sony, Microsoft ou


Nintendo, avec les joueurs d'une part et les éditeurs de logi-
ciels d'autre part ;

- les systèmes d'exploitation informatiques, comme Windows


7, avec les éditeurs de logiciels, qui ont accès aux sources
gratuitement, les fabricants de hardware et les utilisateurs
du système d'exploitation qui paient une licence ;

- de façon générale la majorité des places de marché sur Inter-


net.
Choisir le bon business model 131

L'objectif de chacun de ces modèles est de créer une dyna-


mique d'autoalimentation entre les différents types de clien-
tèles avec deux questions clés :

- Comment générer le recrutement initial d'une base de


clientèle suffisante en quantité ou en qualité pour créer un
effet de club et un effet d'avalanche par interdépendance
des différentes clientèles ?

- Comment structurer le flux de revenus entre les différentes


clientèles avec la question centrale des modes de pricing ?

Ce type de modèle est particulièrement pertinent car nous


mutons de plus en plus vers des sociétés organisées en réseaux
et ce à tout niveau. Or un nœud de réseaux génère nécessaire-
ment des valeurs sur plusieurs faces qu'il s'agit d'articuler.

L'économie du gratuit

Le fait de proposer gratuitement de la valeur à des clients est


relativement nouveau. C'est a priori une entorse aux règles tra-
ditionnelles du commerce où l'échange est fondé sur une tran-
saction monétaire. Pourtant, des réussites significatives comme
les journaux Métro, l'opérateur de téléphonie sur Internet
Skype ou Facebook se sont construites sur la gratuité.
Osterwalder et Pigneur dénombrent trois grands types de
modèles économiques qui s'appuient sur des propositions de
valeur gratuites :

1. L'offre gratuite dynamise la mise en place de plateformes


multifaces. Un segment de clients est recruté avec une offre
gratuite pour permettre de récupérer un flux de revenu
auprès d'autres acteurs qui sont prêts à payer pour y avoir
accès. Les journaux gratuits recrutent des lecteurs pour
valoriser les publicités que paieront les annonceurs pour
avoir accès à de potentiels consommateurs. Des moteurs de
132 LE MANAGER ANTICRISE

recherche ou des réseaux sociaux drainent du trafic sur


Internet pour le valoriser auprès d'annonceurs ou de sites
marchands on line ;

2. L'entreprise offre des services de base gratuitement pour se


rémunérer avec des services premium proposés en option.
C'est le modèle dit Freemium. Il s'agit de proposer aux
clients une offre de base gratuite et des options payantes si le
client veut upgrader son service ou bénéficier de services
spécifiques. Nous retrouvons dans cette catégorie :

• la téléphonie sur Internet, où Skype à Skype est un ser-


vice gratuit, mais où Skype In et Skype Out sont
payants ;

• les jeux en réseaux comme Zynga, où les joueurs jouent


gratuitement, mais paient les accessoires, les niveaux sup-
plémentaire ou des options diverses et variées ;

• les logiciels ouverts comme Flickr ou Redhat, où la plate-


forme commune est gratuite mais où les développements
spécifiques sont un service payant.

3. L'appât ou l'hameçon repose sur la proposition d'une offre


gratuite ou à prix très faible pour faire rentrer le consomma-
teur dans un mécanisme d'achats répétés. Cette stratégie est
la plus ancienne des trois, on l'appelle souvent du nom de
son inventeur historique : la stratégie Gillette. Le rasoir sera
vendu à perte et le flux de revenus sera concentré sur la vente
des lames. Les industries des imprimantes ou des jeux vidéo
suivent le même principe avec un prix très bas sur le marché
à forte élasticité (l'équipement d'entrée) et un prix plus
élevé sur l'achat répété à faible élasticité. Certaines offres
dans le tourisme utilisent le même mécanisme en faisant
venir le client avec des offres promotionnelles agressives
pour faire payer le client avec des prestations annexes. C'est
finalement un principe ancien du commerce, utiliser la gra-
Choisir le bon business model 133

tuité ou des prix très agressifs pour créer du trafic clients et


une fois le trafic conséquent le rentabiliser par des offres
payantes rémunératrices.

Le modèle économique du gratuit n'est donc pas si nou-


veau, mais il illustre bien que dans une économie de plus en
plus immatérielle et structurée en réseaux, les flux de revenus
sont découplés dans le temps et l'espace au point de pouvoir
générer des propositions de valeur sans contrepartie financière
directe, ne serait-ce que pour optimiser sa position dans le
réseau et ainsi générer à l'avenir des flux de revenus plus impor-
tants. Nous ne regardons plus uniquement la dyade clients/
fournisseurs mais la valeur créée et captée par le nœud de
réseaux où se localise l'entreprise.

L'innovation ouverte

L'innovation ouverte accentue encore cette mutation vers des


business model de réseaux. Elle consiste à ouvrir vers l'exté-
rieur la R&D, l'innovation et l'ensemble des ressources pour
optimiser au mieux la position de l'entreprise, en développant
avec des partenaires externes les propositions de valeurs qu'elle
va concevoir et assembler pour les segments de clients qu'elle
cherche à cibler.

L'entreprise mute d'un modèle intégré où elle se doit de


générer en interne ses propres innovations en un nœud de
réseaux ouvert capable de repérer, d'acquérir, et de partager
avec d'autres acteurs de nouvelles innovations technologiques
ou marketing optimisant son propre modèle économique.
D'une certaine manière, nous retrouvons le mécanisme des
films d'Hollywood où il s'agit pour un projet cinématogra-
phique d'assembler les meilleurs composants possibles le temps
du projet. Les auteurs donnent en exemple Procter & Gamble
134 LE MANAGER ANTICRISE

où en juin 2000 le nouveau PDG Lafley, pour remettre l'inno-


vation au centre de l'entreprise, donna pour objectif que plus
de 50 % des innovations devaient être extérieures à l'entreprise.
L'objectif fut dépassé dès 2007 avec une productivité de la
R&D ayant augmenté de 85 %. Nous pouvons aussi citer les
laboratoires pharmaceutiques, comme Glaxo qui a fait de ce
principe un élément clé de sa R&D, et bien entendu les nou-
velles technologies de l'information.

La méthodologie développée par Business Model Génération


cherche également à donner des méthodes concrètes de design
des nouveaux modèles économiques et intègre cette démarche
dans la stratégie et les processus de l'entreprise. Cette démarche
dépasse l'objectif du présent ouvrage mais nous pensons inté-
ressant pour le lecteur non initié de l'approfondir.

La description de ces méthodes doit nous inciter à remettre


à plat un certain nombre de nos modèles économiques pour
mieux les adapter face à la crise, avec l'émergence d'une multi-
tude de réseaux globalisés brassant de plus en plus d'intelli-
gence, à un rythme toujours plus soutenu de créations
d'innovations de tout type.

DE L'OPTIMISATION À LA PERFORMANCE DURABLE

Les limites de l'optimisation des résultats

Il existe un contraste important entre la finesse avec laquelle les


managers des entreprises peuvent parfois optimiser leurs résul-
tats au jour le jour et l'extrême volatilité des marchés entraî-
nant des variations d'une ampleur telle, qu'elles remettent en
question le fonctionnement même des entreprises.

Nous pouvons passer des mois à optimiser une relation avec


un fournisseur, en analysant avec lui l'ensemble des processus
Choisir le bon business model 135

de production, et quelques jours plus tard tout ce travail est


remis en question par la variation d'un taux de change ou du
prix d'une matière première. Nous pouvons avoir mis en place
pour une force de vente de nouveaux mécanismes de rémuné-
ration et de bonus après un long travail de concertation RH et
voir l'ensemble du projet rendu caduc par un changement
brusque des conditions économiques d'un marché ou d'un
pays. Des ingénieurs financiers peuvent avoir mis en place des
financements complexes pour un grand projet d'investisse-
ment avec l'ensemble des garanties nécessaires de sécurité et, à
cause d'un effondrement des valeurs des actifs de leur propre
banque, devoir vendre à la sauvette l'ensemble du dispositif à
prix cassé.

La crise met en évidence un écart grandissant entre les


efforts d'optimisation des résultats au jour le jour et les change-
ments brutaux de l'environnement économique. Nous pou-
vons chercher une explication dans la spéculation financière et
l'irrationalité des marchés, mais cela n'est pas suffisant.

L'industrie automobile a réalisé de formidables optimi-


sations industrielles avec la mise en place d'organisations en
flux tendus. Le « juste à temps » a permis des économies en sto-
cks et en capital ainsi que de vrais gains d'efficacité. Mais est-ce
un hasard si ces mêmes industries sont devenues extrêmement
sensibles aux cycles économiques (les analystes financiers les
considèrent désormais comme des valeurs cycliques) au point
que périodiquement le contribuable doit intervenir à travers le
financement de différentes primes (primes à la casse, Jupette,
primes écologiques...) pour éviter fermetures d'usines ou chô-
mages partiels.

À force de chercher à optimiser nos résultats dans le présent,


nous réfléchissons en fonction des paramètres qui nous sont
136 LE MANAGER ANTICRISE

connus sans forcément prévoir les fragilités que cette optimi-


sation peut signifier demain pour nos activités.

La recherche permanente de l'amélioration des ROE1 à


court terme augmente la fragilité des entreprises en utilisant
deux mécanismes bien connus :

- des effets de levier trop agressifs que cela soit à travers de la


dette ou des engagements hors bilan, fruit de ce que l'on a
appelé le creative accounting ;

- l'allégement des bilans par la vente des actifs qualifiés de


non stratégiques à rendement trop faible ou la baisse des
provisions diverses considérés autrefois comme des matelas
de sécurité et aujourd'hui comme de la mauvaise graisse.

Les opérations dites « de leverage buy out » (LBO) accen-


tuent cette fragilisation. C'est une action qui consiste à rache-
ter une entreprise souvent avec le management avec un effet de
levier important. Le remboursement de la dette se fera par
vente d'actifs, par rationalisation des organisations et débouche
en cas de succès sur une nouvelle entreprise optimisée, mais
souvent fragilisée car à la fois sans gras et avec de forts effets de
levier, que les investisseurs vont pouvoir revendre en réalisant
une plus-value.

L'ensemble de ces mécanismes accentue l'appétit des inves-


tisseurs pour des ROE importants. Les dirigeants sont alors
soumis à une pression des marchés pour chercher à faire des
optimisations de court terme de leurs organisations au
détriment parfois de la résistance de leurs organisations face
aux aléas futurs. Ces derniers ont une tendance naturelle à être
sous-évalués. La difficulté que nous avons aujourd'hui à faire
des anticipations contribue à favoriser le présent et accentue la

1. Return on equity : c'est-à-dire la rentabilité des capitaux propres après effets


de levier.
Choisir le bon business model 137

volatilité des marchés. Le renouvellement nécessaire de nos


grilles de lecture décrit au premier chapitre est donc une
priorité mais cela n'est pas suffisant.

Les analystes financiers ont un effort important à fournir


pour mieux évaluer les aléas avec leurs opportunités et leurs
risques et pas seulement à travers des crash tests. D'une certaine
manière la crise des banques européennes fin 2011 provient de
la grande difficulté des acteurs à se projeter dans un avenir
proche.

Pour mieux naviguer dans cet environnement instable, plu-


sieurs actions sont nécessaires au sein de nos organisations
comme :

- améliorer et investir dans des outils de prospective plus per-


formants pour mieux appréhender les aléas futurs de nos
modèles économiques ;

- augmenter les fonds propres et les provisions diverses et


variées pour améliorer la résistance des organisations aux
aléas économiques ;

- anticiper et utiliser les provisions et les fonds propres pour


effectuer au sein des organisations les changements néces-
saires pour s'adapter à un environnement de crise.

Le risque du manager actuel est de voir l'ensemble de ces


actions remises en cause non par les résultats même de son
entreprise mais par des facteurs exogènes venant d'un environ-
nement qu'il ne maîtrise plus. La seule façon de reprendre la
main est de s'extraire du court terme pour se fixer des caps, des
objectifs de long terme à atteindre quelle que soit la direction
dans lequel le vent va souffler.
138 LE MANAGER ANTICRISE

Retour au pilotage des résultats


et à l'anticipation

Prosaïquement, une première déclinaison du principe du pilo-


tage des résultats se retrouve dans les filiales de nombreux
grands groupes. Si un patron d'une filiale cherche à
surperformer et à montrer des résultats très satisfaisants pour
pouvoir bénéficier d'une promotion, il aura tendance à vider
les provisions de sa filiale ou à nettoyer le haut de bilan pour
faire ressortir à court terme un excellent ROE. Au contraire, un
patron de filiale qui a pour objectif de rester en place sur une
longue période, en gardant un minimum d'autonomie, aura
tendance plutôt à piloter son résultat. Il cherchera à le lisser
dans le temps pour pouvoir résister aux variations des attentes
de son comité direction, qui pourraient menacer sa position en
cas de résultats décevants.

De même, une PME familiale ne pilotera pas son résultat de


la même façon qu'un groupe coté en Bourse, et pas uniquement
à cause de contraintes réglementaires différentes. Les faits
tendent à prouver que les managers d'expérience ont une pro-
portion plus forte à opter pour un pilotage plus prudent de leur
résultat et que les managers voulant accélérer leur carrière ou
optimiser leur bonus, ont une tentation inverse. Cela dit, la
question du pilotage des résultats dépasse cette simple prudence
ou culture de management, pour importante qu'elle soit.

Elle est au fondement de la relation entre le management et


son actionnariat, comme de celle entre l'investisseur et l'entre-
preneur. Il s'agit d'aligner leurs attentes respectives. La crise a
mis à nu un double décalage qui a accentué la crise de confiance
entre les investisseurs et les entreprises :

- pour satisfaire les attentes des actionnaires, les managers se


sont engagés sur des niveaux de ROE au-dessus de la réalité
Choisir le bon business model 139

de la croissance économique réelle. Ce tour de force n'a été


possible qu'avec un recours massif à la dette et aux effets de
levier en profitant d'un argent peu cher (taux d'intérêts bas)
et à une répartition de la valeur ajoutée plus favorable au
capital au détriment du travail. Les conséquences ont été
une fragilisation accrue des entreprises et du tissu social des
pays développés. Les attentes en ROE sont donc à revoir à la
baisse si nous voulons diminuer les niveaux de dette, aug-
menter la solidité des entreprises et délivrer un rendement
solide sur le long terme, et non une performance construite
sur des hypothèses économiques illusoires remises en ques-
tion à chaque crise financière ;

- les échelles de temps entre les investisseurs, les marchés


financiers et les managers des entreprises sont devenues de
plus en plus hétérogènes. Certains investisseurs, comme les
fonds de pension, qui ont un besoin de rendement à long
terme, se sont retrouvés avec des marchés et des entreprises
optimisant le court terme et rendant le long terme de plus
en plus aléatoire à l'inverse même de leur besoin initial. Il y
a aujourd'hui un décalage de plus en plus prononcé entre
les différents temps des acteurs. Fin 2011, l'état du marché
des actions en est une illustration étonnante. Un actif censé
convenir pour des investissements à long terme est devenu
avec la volatilité des marchés un actif hautement spéculatif
de court terme.

Ce double mensonge a eu pour conséquence une défaillance


des entreprises dans le pilotage de leurs résultats. Une relation
post-crise entre dirigeants et actionnaires demande une remise
à plat des engagements réciproques avec une plus grande maî-
trise du pilotage des résultats exigeant une meilleure antici-
pation par les managers de leur environnement à moyen et
long terme. Cela passe par une opération de vérité probable-
140 LE MANAGER ANTICRISE

ment plus facile à appliquer dans le cadre d'un actionnariat


stable et de long terme.

Les paradoxes d'une performance durable

L'ambition d'une performance durable pose plusieurs pro-


blèmes. En premier lieu, la mesure des résultats n'est plus
immédiate. La sanction par le tamisage du possible ou de
l'impossible est reportée dans le temps. Les provisions éven-
tuelles, que l'entreprise peut être amenée à faire, risquent d'être
interprétées comme une baisse de la performance, un gras
improductif. Certains regarderont cette approche prudentielle
comme un manque d'ambition, comme un management trop
mou qui ne met pas suffisamment sous tension l'organisation,
un signe distinctif après tout des entreprises qui vivent sur leurs
acquis et ne préparent pas leur avenir. Comment distinguer
une provision pour préparer l'avenir d'une provision qui va
masquer pour un temps la non-performance de demain ?

Renoncer à une optimisation à court terme ne peut avoir un


sens que si la tension est reportée sur la préparation du futur.
Marc Zuckerberg peut décider de renoncer à une optimisation
à court terme du modèle économique de Facebook au profit
du futur de son entreprise. Il a ainsi refusé de monétiser son
réseau par des contrats publicitaires alors que son entreprise
était au début de son aventure et avait besoin de cash. Il a estimé
a priori avec raison que le faire aurait pu menacer la croissance
même du nombre des membres de son réseau social en le ren-
dant moins attractif, et mettre ainsi en danger la valeur de son
entreprise dans l'avenir.

Une provision ou un renoncement d'une optimisation à


court terme des organisations, doivent avoir pour contrepartie
une vraie vision de la façon dont le manager va construire
Choisir le bon business model 141

demain une performance durable de son entreprise. C'est une


lapalissade mais le seul moyen de sortir de la dictature du
présent, c'est d'être capable de convier le futur, de le visualiser,
de le représenter et de le raconter à ses salariés, ses fournisseurs,
ses clients et bien sûr ses actionnaires. Il ne peut y avoir de per-
formance durable sans anticipation.

Cette vision ne relève pas seulement d'une capacité


à anticiper les changements futurs tant macroéconomiques
que technologiques ou sociologiques. C'est aussi comprendre
et repérer les axes de résistance, les constantes qui résisteront
aux changements. Les ethnologues appellent cela Y axis mundi
comme un pivot fixe autour duquel le monde bouge. Bien sûr,
dans un monde en mouvement les points fixes peuvent aussi
varier en fonction des époques.

Peut-être qu'un jour les bons du Trésor américains bouge-


ront eux aussi mais pour l'instant ils restent un point
d'ancrage. Peut-être que la croissance de l'intelligence et de la
science dans le monde connaîtra des périodes de stagnation
mais pour l'instant elle ne cesse de croître. Peut-être qu'un
jour le besoin de s'assurer contre les risques de la vie cessera
de croître de façon concomitante avec l'âge et la richesse des
individus mais pour l'instant les assurances demeurent un
bien supérieur qui devrait croître durablement plus vite que
la croissance mondiale.

Le paradoxe d'une crise est d'accroître nos incertitudes, de


détériorer notre capacité à nous projeter dans l'avenir, tout en
exigeant justement une vision pour s'extirper de ce présent
morose. Toute stratégie et tout management anticrise néces-
sitent des progrès importants dans nos outils de prospective,
pour construire des visions pertinentes et résistantes seules à
même de promouvoir une performance durable.
142 LE MANAGER ANTICRISE

Revitaliser la relation actionnaire-manager

La crise a créé une insatisfaction partagée par nombreux inves-


tisseurs et managers. Les premiers ont vu la valeur de leurs
actifs baisser fortement avec une volatilité importante aggra-
vant leurs incertitudes. Les seconds constatent que la valorisa-
tion de leur entreprise s'est effritée, et se trouvent en difficulté
pour augmenter leurs fonds propres, en particulier s'ils veulent
éviter de diluer à un prix dégradé leurs actionnaires actuels.

Les investisseurs, tout comme les managers, sont assez cri-


tiques envers un marché qu'ils jugent parfois irrationnel et
obnubilé par le court terme. Ce jugement est assez paradoxal
puisque le marché est justement le point de rencontre entre des
investisseurs et des entrepreneurs. L'échange actuel entre diri-
geants et actionnaires semble ne plus répondre à leurs attentes
réciproques et a perdu en efficacité. Un marketing de l'action-
naire est souhaitable pour que cette relation soit de nouveau
créatrice de valeur pour les deux parties.

La gestion de la relation entre le management et les marchés


implique rarement les fonctions marketing au sein des entre-
prises. Elle est pilotée directement par la direction générale, par
la direction financière, par un secrétaire général ou encore par
la direction de la communication. Elle se limite le plus souvent
à un seul élément du mix marketing, la communication finan-
cière. Son niveau est souvent assez pauvre en mettant en rela-
tion des dirigeants et des analystes financiers souvent juniors.
Elle se limite à la mise en valeur de performances tangibles sous
forme de ratios, reflétant les résultats du dernier trimestre,
agrémentée d'explications sur les modèles économiques et les
perspectives à venir. Cette pauvreté relationnelle est l'un des
facteurs explicatifs de la crise. Elle a pour une part infantilisé
une relation clé en la réduisant parfois à la seule publication de
Choisir le bon business model 143

résultats assortie de profit warning ou d'annonce d'une « sur-


performance » par rapport au consensus supposé des analystes.

D'une certaine manière, le marketing de l'actionnaire est au


niveau de la pratique de la grande consommation des années
1960. La « promesse produit » se résume à un « plus-produit »
objectivable qui ne prend pas en compte la subjectivité du
consommateur. La communication recherche la bonne for-
mule reflétant une proposition unique de vente du type : « Lea-
der sur notre cœur de métier, nous vous offrons une croissance
rentable supérieure à la moyenne du marché .» Les investis-
seurs sont peu différenciés avec une typologie quasi unique
appelée symboliquement « les marchés ». Ils sont rarement seg-
mentés en fonction de leurs attentes ou de leur nature. Les
canaux de distribution restent froids et institutionnels. La tran-
saction, c'est-à-dire réaliser une levée de fonds sur les marchés,
est souvent privilégiée par rapport à des stratégies de marketing
relationnel de long terme.

Nous voyons cependant se substituer de plus en plus aux


seules agences de communication financière des agences de
conseil en marketing. De même, la recherche en marketing
s'est récemment approprié ce thème en passant de la question
de comment vendre la fonction marketing aux actionnaires1 à

1. Cette vente de la fonction marketing aux actionnaires s'est accentuée avec le


déclin relatif des directions marketing au sein des comités de direction des
grandes entreprises. Pour asseoir leur légitimité, les directions marketing
ont développé plusieurs outils permettant de mieux calculer leur contribu-
tion à la création de valeur non seulement pour les clients mais aussi pour
les actionnaires. En dehors de la mise en place de ratios financiers plus précis
dans l'établissement des plans d'action marketing, la fidélisation de la clien-
tèle est devenue Life Time Consumer Value avec une mesure du capital client,
la publicité n'a plus été mesurée seulement à l'aune des ventes et des parts de
marché mais également en fonction de la création de good will que consti-
tuent les marques elles-mêmes.
144 LE MANAGER ANTICRISE

celle de en quoi le marketing peut-il augmenter la valeur de la


relation entre actionnaires et managers.

Maxio, une petite agence du Sud-Ouest à Hendaye, se reven-


dique ainsi être une société de conseil en marketing de l'action-
naire1 . Elle déclare partager le même objectif que Warren Buffet
en le citant :

« Notre but est d'attirer des actionnaires qui investissent sur la


durée. Des actionnaires qui souhaitent rester longtemps avec
nous et qui n'ont aucune idée de la date et du cours auxquels
ils vendront lors de l'achat. D'ailleurs, je ne comprends pas les
dirigeants qui se satisfont de gros volumes de transactions, ceux
heureux de voir leurs actionnaires partir, »

Tout en déclarant se fonder d'abord sur une maîtrise des


univers financiers, les fondateurs de ce cabinet estiment que le
marketing de l'actionnaire s'inspire essentiellement des outils
du marketing relationnel en passant du customer relationship
management au shareholder relationship management.

Cette approche est un signe de changement. Elle comporte


cependant un biais en utilisant les techniques marketing princi-
palement comme un outil pour les managers en direction des
actionnaires. Or, l'échange implique également un marketing des
actionnaires vers les managers. Il y a une interactivité relation-
nelle qu'il s'agit de rendre créatrice de valeur. Les chercheurs Arvid
Hoffmann et Joost Pennings2 s'inspirent ainsi fortement des pra-
tiques du marketing business to business pour construire un modèle
relationnel entre actionnaire et manager avec l'objectif initial de
mieux gérer l'intrusion d'actionnaires activistes. Ils estiment que

1. http://maxio-finance.com (site de conseil attaché à Valor Editions).


2. Arvid O.I. Hoffmann and Joost M.E. Pennings, « Shareholder Activism and
the Rôle of Marketing: A Framework for Analyzing and Managing Investor
Relations », Maastricht Research School of Economies of Technology and
Organizations, 2008.
Choisir le bon business model 145

la relation entre actionnaires et managers sera optimale si elle


conjugue sept règles :

- partager un horizon de temps commun ;

- avoir un appétit et une perception du risque similaires ;

- le mode relationnel sera construit sur une approche coopé-


rative (enrichissement mutuel des parties) plutôt que sur
une approche opportuniste ou compétitive ;

- les deux parties devront avoir des modèles d'évaluation des


résultats communs ;

- la formation d'un good will est nécessaire sachant qu'elle


aura d'autant plus de valeur que la trahison de la confiance
coûte à chacune des parties ;

- l'engagement dans la relation devra être d'intensité similaire


avec une prise commune de risque ;

- chacune des parties a un devoir de réciprocité et d'aide en


cas de besoin à l'autre partie.

Ce modèle, influencé par une littérature abondante sur les


formes de partenariat entre entreprises, est peut-être un peu idyl-
lique si on le compare à l'état des marchés. En revanche, si vous
prenez des entreprises à actionnariat familial ou des grands
groupes ou la loyauté est un fondement comme Toyota, cela
apparaît déjà plus réaliste. En fonction des écarts constatés sur
chacune de ces sept règles, le marketing aura pour mission de
remettre en cohérence autant qu'il se peut les deux parties pour
maintenir et favoriser une dynamique de création de valeur.

Il va de soi que cela suppose un marketing différencié repo-


sant sur une segmentation des actionnaires. Il s'agit de satis-
faire à la fois les actionnaires cherchant une rentabilité à long
terme pour s'assurer une retraite et ceux qui cherchent des pro-
fits à plus court terme.
146 LE MANAGER ANTICRISE

Certains secteurs d'activité auront une tendance à attirer


plus un type d'actionnaires plutôt qu'un autre. De même des
types de management ou de managers seront plus adaptés à
certains actionnaires plutôt qu'à d'autres. Comme en marke-
ting grande consommation, pour satisfaire des segments diffé-
rents il s'agit d'offrir à chaque cible des marketing mix
différenciés. Si l'offre est standard et unique, pour soi-disant
satisfaire les marchés, elle risque de ne satisfaire personne car se
repliant sur les plus petits dénominateurs communs à
l'ensemble des actionnaires à savoir la performance financière
mesurable dans l'immédiat.

Nous retrouvons aussi des fonds d'investissement qui se


définissent maintenant en fonction de valeur client autre que
celle de la seule performance financière, comme les fonds de
développement durable ou ceux promouvant un capitalisme
socialement responsable en investissant uniquement dans des
entreprises respectant un certain nombre de normes sociales.
Les actionnaires se réunissent ainsi en fonction d'attentes ou
de valeurs différentes.

Le marketing de l'actionnaire est donc un moyen efficace


pour influer sur la relation avec l'actionnaire, et la réincarner
en dehors des impératifs désincarnés des marchés. Il n'y a
aucune fatalité seulement des bonnes politiques marketing et
des mauvaises.

Ce développement du marketing de l'actionnaire rend


encore plus légitime notre travail de repenser notre monde
socioéconomique, de reconstruire nos stratégies et nos organi-
sations et de développer des modèles économiques solides et
originaux sur le long terme pour que l'on puisse les partager
avec les investisseurs.
SERVIR LA CRÉATION DE VALEUR

La valeur créée pour ses clients, et par extension pour


l'ensemble de ses partenaires, est au cœur des stratégies et
du management de l'entreprise. Les pays à bas coûts de main-
d'œuvre peuvent parfois se contenter de dupliquer un produit
ou un service existant, en diminuant ses coûts et son prix. En
dehors de ces stratégies d'imitation, qui n'ont heureusement
ou malheureusement plus grand avenir dans les pays dévelop-
pés, l'entreprise allouera une part croissante de ses ressources
au challenge, sans cesse renouvelé, de développer de nouvelles
propositions de valeur.

Elle s'appuiera à la fois sur sa capacité d'innovation et sur


une série de méthodologies développées par le marketing. Elle
ne se contentera pas d'étudier de façon isolée, hors du temps, la
création de valeur auprès de ses clients. Cette relation sera
replacée au sein du réseau dans lequel elle évolue. C'est là
qu'auront lieu la négociation et le partage de la valeur entre les
acteurs, avec parfois des gagnants et des perdants.

A l'étape de la création succéderont les moyens de délivrer


cette valeur. Ils exigent un ordonnancement des ressources de
l'entreprise de la façon la plus efficace et la plus pérenne pos-
sible. Or, le pilotage d'une supply chain étendue, le plus sou-
vent transfrontalière, a été fragilisé par la crise.
148 LE MANAGER ANTICRISE

La montée en puissance des pays émergents crée des rééquili-


brages au sein des organisations, avec des changements quasi
coperniciens pour le management de certaines entreprises de
pays développés. Enfin, cet environnement instable donne une
nouvelle lumière à la gestion des talents de l'entreprise devenue
de plus en plus délicate.

LES DÉFIS DE LA CRÉATION DE VALEUR

Le cœur du marketing stratégique

La création de valeur peut tirer son origine d'une innovation


technologique, ou d'une amélioration d'un processus de pro-
duction, mais elle ne pourra être valorisée par l'entreprise qu'à
travers l'évaluation que le client final en fera. Donner la priorité
à l'aval sur l'amont c'est-à-dire au client par rapport au produc-
teur est une des règles de base du marketing. Cette fonction a
fortement évolué ces dernières décennies. Elle a successivement
tenté de répondre à plusieurs questions :

- À qui vendre mon produit ?

- Comment vendre mon produit mieux et plus ?

- Quelle est l'évolution de la demande de mes clients pour


adapter mon offre ?

- Comment satisfaire mon client dans le temps et le


fidéliser ?

- Quels produits ou services vendre demain aux clients


d'aujourd'hui ?

- Comment optimiser le capital « entreprise » que constituent


les clients (le life time customer value) ?

- Quel est le rôle du marketing dans la création de valeur pour


les clients et quels sont les leviers pour que l'entreprise puisse
en bénéficier ?
Servir la création de valeur 149

Le marketing s'est ainsi détaché de la seule optimisation des


4P à savoir le Produit, la Promotion (la communication), le
Prix et le Placement (la distribution). Il cherche à délivrer une
promesse qui optimise la valeur créée pour le client en rédui-
sant ses risques, le tout proposé au bon moment. Des 4P, le
marketing est passé à l'optimisation du trièdre valeur/risque/
temps.

L'aversion aux risques s'est particulièrement accentuée dans


les pays développés et plus encore en Europe. Il en existe plu-
sieurs types :

- les risques physiques, comme dans les transports ;

- les risques alimentaires, qui, peu à peu, ont gagné l'ensemble


des produits (il est loin le temps où cela concernait
essentiellement les aliments pour bébé) ;

- les risques de santé publique que cela soit les épidémies, les
comportements à risque, ou encore les changements envi-
ronnementaux ;

- les risques psychosociaux auxquels peuvent être particuliè-


rement sensibles les adolescents ;

- les risques d'images que les entreprises essaient de maîtriser


malgré la puissance des nouveaux relais de l'information
comme Internet ;

- les risques pour l'environnement que nous avons largement


évoqués avec le développement durable.

II existe une corrélation établie entre cette montée de l'aver-


sion au risque et le niveau du PIB par habitant et bien sûr le
vieillissement des populations1.

1. Il pourrait être aussi intéressant de savoir s'il existe, à l'inverse, une corréla-
tion négative entre aversion au risque et croissance.
150 LE MANAGER ANTICRISE

Distribuer de la valeur en toute sécurité pour le consomma-


teur est une exigence des marchés. Dans ce domaine, les pré-
cautions prises par les sociétés riches marquent parfois une
frilosité en contraste avec le dynamisme et la jeunesse des pays
émergents. Des scandales, comme celui qui a touché l'indus-
trie du lait en Chine, devraient cependant y favoriser égale-
ment les principes de précaution. Quoi qu'il en soit, l'entreprise
se doit de trouver une réponse à cette demande de maîtrise des
risques. Délivrer de la valeur en toute sécurité relève du même
syncrétisme que le développement durable. Il s'agit de conci-
lier la croissance et l'ambition d'entreprendre en évitant la des-
truction concomitante de valeurs dans le temps.

C'est la troisième face du trièdre : le temps. Le marketing


du moment va se focaliser sur le bon timing pour stimuler les
consommateurs à la fois en fonction de leur cycle de consom-
mation que de leur vie de client. Proposer une assurance habi-
tation au moment propice lors d'une acquisition immobilière,
l'assurance-vie ou l'assurance autonomie aux moments de vie
qui les valorisent, un nouveau bien d'équipement comme un
smart phone ou une voiture en fonction du cycle de consom-
mation (l'enjeu est de maîtriser le timing du renouvellement
du bien), ou encore enclencher un cycle d'achat par le client
avec une offre gratuite ou bradée {cf. la stratégie Gillette déjà
décrite).

Au-delà des exigences du marketing du moment, l'entre-


prise va devoir proposer sa promesse de valeur dans le bon
timing des trajectoires technologiques et de la maturité de la
demande des clients. Trop tôt, une offre de valeur peut se trou-
ver sans aucune dynamique car technologiquement immature
ou, plus grave, déconnectée de tout effet de réseaux. L'iPad
d'Apple n'a pas été la première tablette lancée sur le marché.
D'autres tablettes ont été lancées avant. Déjà par Apple en
Servir la création de valeur 151

1984 avec la Koalapad ou en 2001 par Microsoft avec la tabler


PC. Plateformes mono-face, réduites à leurs seules fonctionna-
lités, sans offres de services, sans applications à télécharger et
surtout sans connexions Wi-Fi, elles n'ont pas bénéficié de la
dynamique des réseaux de plateformes multifaces comme
l'iPad.

Atari, l'ancien leader des consoles de jeux, a connu, dans les


années 1980, une croissance presque aussi rapide que furent sa
décroissance et sa faillite quelques années après. En revanche,
les éditeurs de jeux japonais surent reprendre le relais sur des
plateformes technologiques différentes avec de petites consoles
portables, comme la fameuse Game Boy de Nintendo lancée
en 1989.

Au début des années 1990, de nombreux analystes prédi-


saient une croissance très rapide d'un nouveau paradigme tech-
nologique : la réalité virtuelle. Le joueur serait bientôt
complètement immergé dans un monde numérique virtuel
grâce des interfaces sensorielles (casques optiques, gants,
combinaisons...). Vingt ans après, nous en sommes encore
loin malgré les considérables progrès technologiques accom-
plis depuis. Quel sera le bon timing pour qu'une telle évolu-
tion devienne concrète, et révolutionne non seulement les jeux
mais aussi l'informatique et les télécoms, en changeant en pro-
fondeur notre navigation dans les réseaux d'information ? En
1990, cela semblait devoir être demain. Aujourd'hui cela nous
paraît une perspective assez lointaine, et peut-être serons-nous
surpris de la rapidité avec laquelle cette technologie s'impo-
sera quand son temps sonnera. Sommes-nous bien sûrs alors
que les réseaux sociaux ne muteront pas brusquement en
remettant en cause les leaders d'aujourd'hui ?

Avoir un produit performant soutenu par un marketing


mix efficace n'est plus une garantie de succès. Il faut aujourd'hui
152 LE MANAGER ANTICRISE

une proposition supérieure de valeur maîtrisant les risques,


dans le timing du client et s'insérant dans la dynamique d'un
réseau de relations multifaces.

De rintimité clients à l optimisation des réseaux

Depuis une vingtaine d'années, le marketing a opéré une


mutation passant d'une optimisation de la transaction (opti-
miser et favoriser l'acte d'achat) à une valorisation de la rela-
tion avec les clients avec de nombreux outils déclinés dans ce
qui est communément appelé le CRM {customer relationship
management). Cette évolution a commencé dans le marketing
B2B (les relations interentreprises) pour s'étendre, grâce aux
progrès des bases de données, au marketing de grande consom-
mation.

L'objectif est de valoriser la répétition des achats dans le


temps en s'appuyant à la fois sur la satisfaction du client, et
sur sa connaissance de plus en plus intime pour entretenir
une dynamique d'affaires avec lui. Comme Business Model
Génération le montre, cette interaction est la clé du succès de la
Gestion de la Relation Client en créant des économies d'enver-
gure par la multiplication d'offres adaptées aux besoins et aux
temps des clients.

En B2B, les entreprises ont muté d'une simple optimi-


sation du couple client-fournisseur fondée sur la relation ven-
deur/acheteur vers des modèles d'interactions plus poussés
intégrant des échanges de données d'informations (EDI), des
processus d'amélioration continue de la performance portant
tant sur les coûts (avec toutes les formes de plans de réduc-
tion de coûts) que sur la qualité et la valeur (avec les différents
tableaux de bords d'indicateurs clé de performance). Elles
ont intégré la dynamique de ces interactions à travers des
Servir la création de valeur 153

contrats plus ou moins complexes nécessitant eux-mêmes


de nouveaux mécanismes de management (TQM, BPR,

BPI1...).
Ces modes de management ont amélioré l'interactivité
entre les organisations avec pour résultat des suppressions de
coûts de transaction inutiles, une plus grande création de valeur
et aussi une plus grande interdépendance des acteurs entre eux.
Une défaillance d'un fournisseur peut ainsi paralyser une orga-
nisation industrielle comme à l'été 2011 où la défaillance d'un
fournisseur de vis a mis la production de Peugeot en rupture
avec à la fois une perte de ventes et du chômage technique.
Cette interaction ne se limite pas à une dyade client-fournisseur.
Elle s'insère dans un réseau d'interdépendance illustré par la
figure 3.1.

Le tremblement de terre au Japon a eu un impact systé-


mique sur de nombreuses industries qui dépendaient pour la
production de certains composants d'usines touchées par cette
catastrophe. Un événement local peut ainsi se répandre à
grande vitesse dans un réseau économique globalisé, subite-
ment fragilisé par sa grande interdépendance.

1. TQM {total quality management) est un processus d'amélioration continue


de la qualité. BPR {business process review) est une vérification périodique
des processus d'interaction entre les parties contractantes pour vérifier leur
pertinence et mesurer leur performance par rapport aux objectifs initiaux.
BPI {business process improvement) est une démarche proactive incitant les
parties contractantes à proposer des pistes de progrès de façon régulière
pour augmenter la valeur créée par les partenaires.
154 LE MANAGER ANTICRISE

-S

^0

F ( Concurrent ) y( C )-<—>•( Client

Figure 5.1 - Relations client-fournisseur dans un réseau


interdépendant

II faut appréhender les mécanismes de création de valeur à


la lueur de ces réseaux. Quelle est la valeur que nous créons ?
Quel est notre rôle d'assembleur ? Est-ce que notre client et
notre fournisseur n'ont pas intérêt à nous supprimer car notre
valeur est trop faible (pallier le risque de devenir soi-même une
victime de la désintermédiation) ? Est-ce que la valeur que nous
créons est plus forte que celle de nos compétiteurs ? Est-ce que
nos clients sont plus dynamiques que ceux de nos concurrents ?
Faut-il opter pour un contrat d'exclusivité pour préserver un
avantage compétitif ou, au contraire, chercher à mutualiser nos
moyens et nos coûts avec plusieurs fournisseurs ou clients,
voire avec des concurrents ? Avons-nous accès aux meilleurs
fournisseurs et aux meilleures technologies pour satisfaire nos
clients ?

Les réponses à ces questions ne peuvent être obtenues à la


lueur de la seule relation client/fournisseur. Elles demandent
une lecture transverse au sein du réseau dans lequel nos entre-
prises évoluent. Certains ont développé de nouvelles méthodo-
Servir la création de valeur 155

logies comme Michael G. Jacobides1. Pour mieux appréhender


le positionnement de l'entreprise au sein de son réseau, lors de
changements d'environnement ou de modèles économiques,
cet auteur propose d'utiliser la méthode des scénarios. Il s'agit
de mettre en scène, comme pour une pièce de théâtre, l'entre-
prise et les acteurs avec lesquels elle interagit. La méthode
comporte trois phases :

- décrire les personnages (entreprises, agences gouvernemen-


tales, clients, fournisseurs, concurrents, régulateurs...) et
les rôles de chacun dans la pièce en insistant sur leurs carac-
tères, et leurs motivations ;

- décrire la nature des liens et des interactions entre les per-


sonnages en insistant sur les enjeux de création de valeur de
chaque relation et les possibles alliances, les inimitiés, les
communautés d'intérêts ou les oppositions qui peuvent
exister ;

- écrire le synopsis de la pièce telle qu'elle s'est jouée jusqu'à


maintenant et telle qu'elle pourrait se jouer demain en
n'oubliant pas d'introduire de nouveaux personnages et de
nouvelles intrigues s'il en est besoin.

Michael G. Jacobides applique cette méthodologie au sec-


teur de la pharmacie qui connaît aujourd'hui un changement
drastique de son modèle économique avec :

- une baisse des rentes liées aux brevets des molécules tombés
ou devant tomber à court/moyen terme dans le domaine
public ;

- une hausse de l'utilisation des génériques soutenus par les


régulations publiques pour diminuer les déficits sociaux ;

1. Michael G. Jacobides, « Strategy Tools for a Shifting Landscape », Harvard


Business Review, Jan-Feb 201 G.
156 LE MANAGER ANTICRISE

- une hausse des besoins en services de santé tant à cause


d'une population vieillissante dans les pays développés que
grâce aux nouvelles technologies de l'information ;

- une croissance prévisible très forte des besoins en santé des


pays émergents avec une classe moyenne ayant gagné en
instruction et en pouvoir d'achat.

Ce n'est pas un hasard si, comme un signe fort de ce chan-


gement, de vieilles pratiques du secteur de la santé sont
aujourd'hui fortement remises en question. L'éclatement de
scandales, tel le Mediator, met en évidence les limites de
l'homologation des médicaments en cas de collusion d'inté-
rêts, alors que les nouveaux brevets étaient la clef de voûte prin-
cipale de l'ancien modèle économique. Encore faut-il
maintenant construire pour les laboratoires leurs nouveaux
scénarios.

La dynamique de la valeur en réseau exige un pilotage diffé-


rent de nos organisations en renforçant la résistance et l'auto-
nomie de chaque nœud de réseau. Une trop grande
centralisation et une optimisation trop poussée des résultats à
court terme fragiliseront ces réseaux, avec des risques d'effets
systémiques à la moindre crise qu'elle soit financière ou géolo-
gique.

Steve Jobs a fondé la construction des réseaux Apple sur des


repères visibles, incarnés par des objets au design soigné, utili-
sant des symboles connus, et des codes de marques clairs et
saillants. Comme l'écran et la souris en leur temps, l'enjeu
est de donner aux consommateurs des outils familiers et
préhensiles pour naviguer avec aisance dans les nouveaux
réseaux virtuels. Peu de jours après la mort du fondateur emblé-
matique d'Apple, Philippe Stark a ainsi comparé, sur une radio
française, son œuvre à la construction d'une cathédrale vir-
tuelle. Cette approche est peut-être plus puissante encore que
Servir la création de valeur 157

le contrôle de plateformes multifaces, par des systèmes d'exploi-


tation ou par des moteurs de recherche. Elle s'appuie sur la
création d'un écosystème où l'architecte va réguler les méca-
nismes de partage de la valeur entre les différents acteurs, avec
parfois une redoutable efficacité comparativement aux diverses
lois Internet pour gérer par exemple les droits de propriété.
L'appétence de certains médias français à promouvoir un pro-
duit comme l'iPad et ce, quasi gratuitement montre bien leur
besoin de voir émerger un écosystème leur permettant enfin
de valoriser leur site on line et plus encore de retrouver un
modèle économique assurant la survie de leurs rédactions.

Le réseau Facebook où la valeur est créée et partagée par les


clients en est également une des illustrations les plus brillantes.

Négociation de la valeur et valeurs


de la négociation

Par définition l'échange est créateur de valeur. Les deux parties


qui décident de rentrer dans un échange ont toujours le choix
de ne pas le faire. S'ils décident d'échanger c'est qu'ils estiment
l'un et l'autre qu'il y a une création de valeur au minimum
supérieure à l'alternative de ne pas échanger. Nous venons de
voir à travers les modèles économiques pour piloter dans la
durée la performance de l'entreprise que la création de valeur
est bien un enjeu central. Il reste à savoir comment la négocier.
C'est-à-dire accorder les parties sur les termes de l'échange. La
négociation remplit alors trois grandes fonctions :

Mettre un processus d'interaction en place

Le préalable à tout échange est de pouvoir connecter ensemble


les parties prenantes. Cela peut se faire à travers des réseaux
sociaux ou des places de marchés, que ces dernières soient phy-
158 LE MANAGER ANTICRISE

siques ou virtuelles. Ce rôle est traditionnellement dévolu à la


vente et au marketing quand c'est l'offreur qui est à l'initiative
de la relation. Quand c'est l'acheteur qui cherche à améliorer sa
position et ses propres connections au sein de son réseau, il
mènera des stratégies de sourcing et de reverse marketing pour
trouver et stimuler les bons vendeurs.

Le plus souvent en B2B, cela passe par la mise en place de


relations d'affaires de long terme. L'objectif est d'intégrer son
entreprise dans un réseau propice à la création de valeur. La
globalisation rend nécessaires de nouveaux maillages avec un
risque réel d'exclusion pour les entreprises qui sont mal posi-
tionnées dans les réseaux internationaux ou les réseaux virtuels.
Au sein de l'Europe, il peut exister des pays qui ont plus de
talents que d'autres pour ce maillage, souvent ceux qui ont une
tradition ancienne de marchands et de foires comme
l'Allemagne, dont nous avons tendance à valoriser uniquement
la capacité industrielle et pas assez leur efficacité commerciale.

Améliorer l'échange et augmenter sa valeur

Cette approche a été vulgarisée par le terme « gagnant-


gagnant », ou encore « négociation raisonnée », développée par
l'école de Harvard et notamment par les travaux d'Ury et
Fisher1. Le raisonnement se fonde sur les bases de la règle de
l'échange et de l'avantage qui, par définition, est créateur de
valeur pour chacune des parties. Les négociateurs vont essayer
par le dialogue et le raisonnement d'augmenter la création de
valeur entre les parties soit en formulant de nouvelles proposi-
tions de valeurs, soit en jouant sur la différente valorisation des
termes de l'échange. L'objectif est d'échanger ce que la partie A

1. Roger Fisher, William Ury, et Bruce Patron, Gettingto Yes, éditions Penguin,
2011.
Servir la création de valeur 159

valorise peu mais que l'autre partie B valorise beaucoup contre


un objet qui au contraire est plus valorisé par A que par B. Par
ce marchandage, les parties augmentent la valeur de l'échange
et rendent un accord plus probable.

Optimiser le partage de la valeur

Une fois la valeur de l'échange optimisée, il existe une série de


méthodes et de techniques pour partager la valeur entre les par-
ties. Elles distinguent communément l'ancrage (c'est-à-dire le
prix d'annonce), l'objectif que l'on veut atteindre et le point de
rupture où il serait préférable de ne pas conclure un accord en
optant pour des solutions alternatives (ne pas faire l'affaire ou
la faire avec un autre partenaire). Cette technique de base per-
met de vérifier la solidité de chaque maille du réseau en gardant
des options alternatives, c'est-à-dire d'autres cheminements.
Là encore, l'entreprise devra rendre des arbitrages entre des
optimisations de valeurs à court terme (choisir la relation avec
la plus forte valeur à court terme) et le choix de liens plus solides
qui laissent eux la porte ouverte à des solutions alternatives en
cas de positions de négociation défavorables. Cet arbitrage est
particulièrement important pour les réseaux connectés avec
des partenaires dans les pays émergents et, en particulier, en
Chine.

Si nous reprenons la figure 5.1, nous voyons en quoi la


négociation de la valeur est une clé pour améliorer la position
de son entreprise dans un réseau. Sommes-nous bien connec-
tés ? Chaque relation crée-t-elle suffisamment de valeur ?
Quelle est notre position de négociation par rapport à nos par-
tenaires ?

Les hommes et femmes en charge de ces questions au sein


de leur entreprise sont devenus des éléments clés des organisa-
tions. Nous avons pu observer la montée en puissance à la fois
160 LE MANAGER ANTICRISE

en termes de responsabilités et de revenus tant des fonctions


d'achat et de supply chain que des fonctions de business
development manager, de contract manager ou de régional ou
global account manager. Il est d'ailleurs intéressant d'observer
les différences de perception des hommes et femmes qui
assurent ces fonctions, surtout quand ils ont eu à travailler en
connexion avec les pays émergents, avec leurs homologues
nationaux qui ont subi beaucoup plus fortement les effets de la
crise.

Si nous poursuivons l'analogie avec les réseaux virtuels,


nous assistons aussi à une croissance en valeur et en quantité
des fonctions qui régulent les réseaux numériques, avec les
fonctions de community manager et plus encore les ingénieurs
qui maîtrisent les bases des nouvelles normes de communica-
tion en réseau sur internet.

DE LA « SUPPLY CHAIN »

AU MANAGEMENT DES TALENTS

Des « supply chain » résistant aux crises

Ces dernières années, nous avons assisté à un lent glissement


sémantique dans les appellations des titres de direction. Les
directeurs industriels ou les directeurs de la production sont pour
partie devenus des supply chain director à l'instar de nombreux
ex-directeurs logistiques. Ce changement ne s'explique pas seule-
ment par la volonté d'utiliser la langue de Shakespeare. Elle
reflète une mutation profonde des organisations. Il n'est d'ailleurs
pas surprenant que ce nouveau titre désigne, en fonction des
entreprises et de leurs évolutions, soit un directeur logistique en
charge d'optimiser les flux physiques de l'entreprise (transport,
stockage, distribution...), soit un directeur des opérations en
Servir la création de valeur 161

charge à la fois des approvisionnements, de la production et de la


distribution des produits et services de l'entreprise.

Pour un site de production, le modèle se décompose tradi-


tionnellement en trois fonctions bien établies :

- l'approvisionnement de matières premières ou de produits


semi-finis ;

- la production à l'intérieur de l'établissement ;

- le stockage et la distribution des produits finis vers les


clients.

L'équation devient plus complexe lorsqu'il s'agit d'optimi-


ser et de coordonner un ensemble de sites plus ou moins spé-
cialisés dans différentes tâches, chacun apportant une valeur
ajoutée spécifique. Ce réseau se conçoit alors à un niveau glo-
balisé en cherchant à optimiser à la fois :

- l'accès aux matières premières et aux composants nécessaires


à la production ;

- les facteurs compétitifs des différents pays et régions1 ;

- les différences dans les facteurs de coût en particulier concer-


nant la main-d'œuvre que cela soit pour l'exécution mais
aussi pour l'ingénierie et le service ;

- les temps, lieux et modalités des divers contrôles de qualité


pour s'assurer de la conformité des échanges de valeur entre
les parties ;

- les politiques fiscales pour réduire les différentes taxes de


l'entreprise (architectures douanières, zones franches, tarifi-
cations intragroupes...) ;

- la capacité à livrer dans les temps les plus courts et aux


moindres coûts les différents marchés en veillant bien sûr à
la satisfaction des clients finaux de l'entreprise.

1. Voir L'avantage concurrentiel des nations, de Michael Porter.


162 LE MANAGER ANTICRISE

D'une certaine manière, le rôle d'un directeur supply


chain est devenu celui d'un optimisateur de réseau pour déli-
vrer une valeur à un client final. Cette fonction demande une
grande expertise reposant sur une matière première vitale :
l'information pour optimiser à la fois les coûts, les délais et la
satisfaction clients. C'est elle qui permet de coordonner les dif-
férentes fonctions et de maîtriser les coûts et le temps.

La gestion des flux physiques et des stocks est désormais


pilotée par un flux d'information partagé entre les différents
membres du réseau. Ce partage a lieu soit en architecture fer-
mée avec un pilotage centralisé au sein d'une même entreprise,
soit en architecture ouverte avec un partage entre les différents
membres du réseau pour bénéficier des gains d'une
mutualisation à la fois des flux physiques (plateforme de conso-
lidation, plateforme d'éclatement, magasin avancé fournis-
seur...) et des flux d'informations pour améliorer la
planification de l'ensemble des acteurs (VMI, ECR, GPA,
MRP1...). Certains secteurs économiques comme l'industrie
automobile, l'industrie high-tech, les multinationales des pro-
duits de grande consommation et bien sûr la grande distribu-
tion ont largement contribué à ces changements.

1. Le VMI (vendor management inventory) est un stock intégré à la gestion


logistique du client mais dont les produits et leur gestion appartiennent
toujours aux fournisseurs, la vente étant actée uniquement quand le pro-
duit est appelé le plus souvent en flux tendus. Dans la GPA (gestion parta-
gée des achats), le distributeur délègue à l'industriel le réapprovisionnement
des entrepôts ou des linéaires. L'ECR (efficicient consumer response) a été
lancé en 1992 aux Etats-Unis dans la grande consommation pour dimi-
nuer les coûts de transactions et est devenu une démarche collaborative
entre industriels et distributeurs, décliné depuis en CFPR {collaborative
forecasting and planning replenishment), PRM {partner relations bip manage-
ment) et le MRP {material requirementplanning ou manufacturing resource
planning).
Servir la création de valeur 163

Nous assistons, avec ce pilotage moderne des supply chain, à


une complexification des liens entre fournisseurs et clients.
Nous ne sommes ni dans une planification hiérarchique cen-
tralisée ni non plus dans un traditionnel échange marchand
entre deux parties autonomes. Nous sommes dans une sorte de
réseau coordonné d'acteurs interdépendants.

Lurex, la petite PME que je dirige avec mon frère, produit


et commercialise des fils métallisés et à effets pour le tissage, le
tricotage et la broderie. Pour fabriquer un fil, la matière pre-
mière peut être achetée en Asie ou en Europe, être envoyée sur
un premier site de transformation dans un autre pays, puis être
découpée et transformée dans un de nos sites de production en
Europe, être retordue chez un façonnier et vendue à un client
qui peut à son tour enrichir ce fil et l'exporter en Asie. Un autre
fil peut être produit de A à Z sur l'un des sites de production et
un troisième acheté à un sous-traitant avec une simple valeur
ajoutée de négociant. Dans une PME, les arbitrages appa-
raissent plus simples, pourtant même à ce niveau modeste, la
crise en a rendu le pilotage complexe.

La fluctuation des taux de change peut nécessiter de revoir


dans des temps très courts les organisations et les équilibres
économiques de telle ou telle route de production. La crise
augmentant les risques sur la santé financière de nombreux
partenaires, clients ou fournisseurs, elle peut amener le diri-
geant à privilégier certaines relations pour les sécuriser et les
pérenniser afin d'assurer la solidité du réseau plutôt que d'opti-
miser un profit à court terme. Ce choix peut être motivé par un
souci de préserver l'emploi interne tout en faisant attention à
ne pas trop fragiliser ses partenaires stratégiques. En période de
crise, le manager peut avoir pour objectif de sauvegarder non
seulement son entreprise mais aussi ses partenaires stratégiques
au sein de son réseau. Ces derniers sont souvent la garantie de
164 LE MANAGER ANTICRISE

pouvoir préserver sa capacité de continuer à créer de la valeur à


terme.

Cette démarche a, par exemple, été suivie avec succès par de


grandes maisons européennes du luxe qui, avec la crise, ont
porté une attention particulière à la pérennité de nombre de
leurs fournisseurs stratégiques. Ils ont été jugés essentiels tant
pour le maintien du savoir-faire que pour la garantie de conser-
ver une qualité en adéquation avec la réputation de leurs
grandes marques. Cette politique s'est révélée particulièrement
fructueuse quand ces mêmes maisons du luxe ont connu de
nouveau une croissance très dynamique, leur capacité de pro-
duction ayant été sauvegardée.

La crise demande donc de repenser le pilotage de nos supply


chain non seulement dans une recherche d'optimisation court
terme, mais aussi de préservation de nos intérêts bien compris
sur le long terme. La qualité de nos arbitrages est alors au fon-
dement d'un actif très important de l'entreprise que nous avons
déjà évoqué : sa réputation et sa fiabilité.

II va de soi que ce management purement privé de nos


réseaux appelle également les régulateurs publics à mieux
appréhender ces mutations. Ils doivent certes éviter des abus,
comme les évasions fiscales par des tarifications internes iniques
ou des comportements opportunistes socialement nuisibles. Ils
peuvent aussi avoir pour objectif d'intervenir de façon efficace
pour aider les entreprises à sécuriser ou fortifier leurs positions
dans leurs propres réseaux. Etant donné le caractère interna-
tional de la plupart de ces réseaux aujourd'hui, cette interven-
tion demande une coordination minimum entre entreprises
privées et les missions internationales, qui restent souvent trop
focalisées sur la seule aide aux grandes entreprises françaises du
CAC 40.
Servir la création de valeur 165

Une création de valeur multipolaire

Une première phase de l'optimisation des supply chain de


nombreux grands groupes a été la recherche de réduction des
coûts en déplaçant les activités manufacturières intensives en
main-d'œuvre dans des pays émergents. Comme souvent, c'est
le secteur textile qui a été pionnier en la matière rapidement
suivi par d'autres industries comme l'électronique et par exten-
sion le secteur high-tech. La grande distribution est également
devenue un acteur majeur de ce processus avec des acteurs
comme Walmart devenu en volume le premier importateur de
produits manufacturiers chinois. Il alimente une des plus
importantes routes commerciales au monde tant en valeur
qu'en volume : le commerce trans-Pacifique entre la Chine et
les États-Unis avec en 2006 un équivalent de 27 milliards de
USD d'achat pour le seul distributeur. Avec un déficit
commercial Chine/États-Unis de 235 milliards de USD par
an en 2007, il alimentait avant la crise à lui seul 11,5 % de ce
déficit1.

Ce mouvement s'est amplifié et a gagné des industries plus


intensives en capitaux comme l'industrie automobile tant chez
les constructeurs que chez les équipementiers. Cette industrie
est intéressante car elle illustre une double mutation. Les usines
mises en place dans les pays émergents en particulier dans les
BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) ont comme objectif pre-
mier l'accès aux marchés intérieurs de ces dits pays et non plus
seulement une production low cost destinée à une réexporta-
tion vers les pays développés. C'est la première mutation où les
pays émergents deviennent les principaux relais de la croissance
et de la consommation mondiale. Cette phase de transition est

1. RobertE. Scott, «TheWal-MartEffect: ItsChineseImports Have Displaced


Nearly 200 000 U.S. Jobs », Economie Policy Institute, June 23, 2007.
166 LE MANAGER ANTICRISE

en cours et comporte encore de nombreux risques. La deuxième


mutation est la mise en place de bureaux d'études et d'une
valeur ajoutée intellectuelle beaucoup plus forte au sein même
des pays émergents. Renault l'a fait en Roumanie en ne se
contentant pas de l'avantage compétitif d'une main-d'œuvre
qualifiée productive et peu onéreuse, mais également en déve-
loppant un savoir-faire d'ingénierie fondé sur une population
d'ingénieurs compétents et bien formés. Peugeot le fait aussi
en Chine, et bien sûr nombre de groupes high-tech en Inde
avec l'exemple devenu emblématique de Bangalore.

Les bureaux de sourcing, qui font le lien entre les importa-


teurs des pays développés et les fournisseurs des pays émergents,
laissent peu à peu la place à des filiales puissantes qui cherchent
à tirer profit de la croissance de la demande intérieure de ces
pays. Les commerçants en provenance des pays développés
dépassent en nombre les acheteurs.

Ces filiales sont dans une dynamique de croissance soute-


nue. Elles ont souvent un discours en décalage avec leur mai-
son mère basée en Europe ou aux Etats-Unis ou la croissance
est en berne depuis 2008. Début 2011, suite à la chute de bre-
vets dans le domaine public et à l'essor des génériques soutenus
par le gouvernement, Sanofi Aventis France a dû engager un
nouveau plan social en se séparant de près de 300 visiteurs
médicaux supplémentaires après avoir dû mener un premier
plan concernant près de 1 000 visiteurs en 2008. A l'inverse en
Chine, c'est une explosion du nombre de visiteurs médicaux.
Un audit réalisé par Cegedim Stratégie Data en 2011 ', cabinet
spécialisé dans le secteur de la santé, montre l'ampleur du mou-
vement à la fois de la décroissance du nombre de visiteurs

1. http://www.cegedim.fr/communique/CSD_SalesForceExcellence,
1406201 l_eng.pdf.
Servir la création de valeur 167

médicaux dans les marchés matures et la croissance dans les


pays émergents. Les forces de vente en Chine ont ainsi doublé
depuis 2006 passant de 30 000 à 60 000 représentants, pen-
dant qu'elle chutait de 20 % aux Etats-Unis avec la suppression
de 20 000 postes et de 10 % en Europe pour les cinq princi-
paux marchés (Allemagne, France, UK, Italie et Espagne).

Ce mouvement a des conséquences évidentes sur l'alloca-


tion des ressources et des investissements dans le monde mais
aussi sur l'organisation des groupes internationaux avec le
déplacement de plus en plus important des centres de décision
vers les pays émergents. C'est un rééquilibrage somme toute
normal. Mais pour beaucoup c'est bien une révolution coper-
nicienne, en ce sens que l'Occident et les pays développés ne
sont plus toujours en situation centrale. Les réseaux deviennent
multipolaires. Nous l'avions déjà observé dans le premier cha-
pitre en ce qui concerne les relations géopolitiques. Il semble
ainsi de plus en plus délicat pour un haut potentiel qui a l'ambi-
tion de diriger un grand groupe international de ne pas avoir
eu des expériences réussies dans des pays émergents.

Le monde avant crise a fonctionné avec des chaînes logis-


tiques qui délocalisaient dans les pays émergents pour alimen-
ter des pays développés qui consommaient à crédit. Le monde
post-crise se construira probablement sur des équilibres plu-
riels. Les pays développés devront faire un effort important
pour encore mieux valoriser les produits et les services qu'ils
vont vendre demain aux consommateurs des pays émergents.
Les Allemands ont particulièrement réussi entre autres avec
leur savoir-faire en biens d'équipements. Les industries du luxe
ont ciblé les nouveaux riches avec réussite. Les pays possédant
des matières premières, comme l'Australie, ont bénéficié de la
forte croissance matérielle des émergents.
168 LE MANAGER ANTICRISE

Les universités ou écoles de management aux États-Unis ou


en Europe ont offert des capacités de formation aux flots d'étu-
diants bien éduqués des pays émergents en manque d'infra-
structure. D'après WES1, le nombre d'étudiants étrangers a
doublé en dix ans pour atteindre environ 3.3 millions en 2009
avec une prévision entre 4,1 et 6.7 millions pour 2020. En
2009, les deux premiers pays d'origine des étudiants étrangers
sont sans surprise, la Chine avec 430 000, suivie de l'Inde avec
170 000. Les premières destinations restaient les pays dévelop-
pés avec l'Amérique du nord (États-Unis 19 % et Canada 6 %),
l'Europe (UK 10 %, France 7 %, Allemagne 7 % et Italie 2 %)
et l'Australie 7 %. Nous assistons cependant sur les huit der-
nières années à une baisse relative des États-Unis qui drainaient
il y a huit ans 26 % des étudiants (soit une perte de 7 points de
part de marché sur cette période). Les investissements dans
l'éducation supérieure de pays émergents tant au Moyen-
Orient, qu'en Amérique latine et en Asie devraient également
amorcer un rééquilibrage des flux avec des mouvements impor-
tants à prévoir intra-pays émergents.

Ce rééquilibrage de la valeur ne se fera pas sans des soubre-


sauts importants. Il aura des conséquences en particulier sur les
monnaies qui sont le réceptacle et la mesure des valeurs créées.
La mutation sera macroéconomique certes, mais elle est sur-
tout en cours dans les entreprises qui rééquilibrent leur méca-
nisme de création de valeur. Elle crée une complexité bien
supérieure aux modèles précédents.

Un des défis de cette multipolarité est la gestion de la diver-


sité culturelle et des talents aux origines de plus en plus

1. Symposium on International Students: The New Skilled Migrants (http://


www.wes.org/hotnews.asp?id=0433024D &show=archive), World Education
Services.
Servir la création de valeur 169

diverses. La globalisation n'est pas l'apanage d'une classe pri-


vilégiée de cadres internationaux même s'ils sont aujourd'hui
aux premières loges de cette mutation. Elle génère une coexis-
tence d'une très grande diversité non seulement culturelle,
mais également dans les typologies des demandes, dans les
comportements des consommateurs, dans leurs attentes, dans
leurs expériences comme dans leurs perspectives d'avenir. Un
consommateur d'un pays émergent dont les parents étaient
encore soumis aux aléas du monde agraire avec un illettrisme
important a évidemment un appétit différent face au monde
économique d'aujourd'hui, qu'un jeune homme de classe
moyenne de vingt ans en Angleterre avec un chômage à plus
de 20 %. L'un est peut-être plus riche que l'autre mais la dyna-
mique a changé, et surtout le regard porté sur l'avenir est dif-
férent.

Savoir manager des talents

Si nous reprenons le modèle de dégroupage de l'approche Busi-


ness Model Génération, l'une des trois activités majeures est
« l'innovation produit » qui repose en grande partie sur le talent
des collaborateurs. Cette notion de talent semble être devenue
un point clé de la gestion des ressources humaines. Les modèles
économiques de rupture en particulier au sein de la nouvelle
économie en ont fait l'apogée. Les start-up comme les grands
groupes de l'Internet et des technologies de l'information se
focalisent sur leur capacité à attirer, développer, retenir et
rémunérer les jeunes talents. Cette notion se retrouve égale-
ment dans le monde de la finance où les niveaux de rémunéra-
tions et les bonus, qui ont fait tant parler d'eux, seraient néces-
saires pour garder les talents de la finance qui mieux que les
autres sauraient créer de la valeur. Même des entreprises indus-
trielles plus traditionnelles ont développé le concept de fellows,
170 LE MANAGER ANTICRISE

en parallèle de celui de « hauts potentiels », pour fidéliser les


talents clés, en particulier les meilleurs chercheurs ou experts.

Savoir gérer des talents est devenu un facteur clé de la créa-


tion de valeur au sein des entreprises. Trouver des individuali-
tés rares avec une vision propre et une capacité de provoquer
des ruptures serait le salut de nombreuses organisations deve-
nues trop conventionnelles. Cela demande de revenir un peu
sur ce que l'on appelle talent. Un trader ou un chercheur en
biologie moléculaire ont des talents différents même s'ils
peuvent partager une même excellence mathématique. Madoff
semble être passé d'un talentueux financier à un tout aussi
talentueux escroc. Dans les deux cas il a bien été aux yeux du
monde un individu qui a développé une compétence rare.
Beaucoup de travaux ont été réalisés sur le sujet, paradoxale-
ment juste avant la crise, avant que les talents de certains ne
contribuent peut-être à l'aggraver.

L'ouvrage La gestion des talents, de Cécile Dejoux et Maurice


Thévenet1, en fait une bonne synthèse. Les auteurs replacent
ce concept de talent par rapport aux autres concepts déve-
loppés en RH comme l'aptitude, la qualification ou la
compétence. D'après eux, le talent se définirait comme une
combinaison de compétences rares dont seraient dotés des
profils atypiques. L'entreprise chercherait à attirer et retenir les
meilleurs profils, ceux qui sont différents et ont une valeur
ajoutée discriminante.

La gestion du talent serait bien adaptée aux organisations


évoluant dans un environnement très concurrentiel, en recher-
che permanente d'innovation et de différenciation, situation
rencontrée par de nombreuses entreprises aujourd'hui.

1. Cécile Dejoux et Maurice Thévenet, La gestion des talents, la G RH d'après-


crise, Dunod, 2010.
Servir la création de valeur 171

D'un autre côté, l'hyperindividualisation qui va de pair avec


ce management des talents, entre en contradiction avec les pro-
cédures de plus en plus contraignantes, en partie imposées par
le régulateur, auxquelles sont soumises des entreprises qui
n'arrêtent pas de grossir. Les marchés financiers en sont un
exemple frappant. Le culte du prochain Mozart de la finance
cohabite avec des procédures très strictes qui devraient res-
treindre au maximum les initiatives personnelles potentielle-
ment hasardeuses.

Faire reposer la création de valeur sur les talents, c'est-à-dire


sur des ressources rares par définition, tend également à justi-
fier des écarts de rémunérations importants puisque la valeur
dépendrait seulement du talent de quelques-uns. Des entre-
prises comme Google ont réussi à faire du management des
talents un de leurs avantages compétitifs reconnus. En
revanche, certaines entreprises ont probablement survalorisé
de nombreux talents au point de leur faire prendre des risques
très importants, non contrôlés, et extrêmement préjudiciables
pour leur organisation.

Les talents de Google

Gary Hamel, l'auteur de La fin du management ^ considère que le


groupe Google est un excellent exemple des nouveaux modes de
management fondés sur l'engagement et la créativité des talents.
Il identifie quatre règles2 qui expliquent comment Google est
arrivé à se réinventer constamment et à éviter ainsi de décliner une

1. Gary Hamel, La fin du management : inventer les règles de demain, éditions


Vuibert, 2007.
2. Gary Hamel, « Management à la Google », Wall Street Journal, 26 avril
2006.
172 LE MANAGER ANTICRISE

fois les objectifs de son business model initial atteints (à la diffé-


rence de tant d'autres entreprises de la nouvelle économie) :

Règle n0 1 : Se donner un objectif commun très large et ambitieux


qui va au-delà du modèle économique de l'entreprise, tout en gar-
dant un esprit de contestation et d'ouverture. Google s'estime
investi de la mission d'améliorer l'organisation de la connaissance
dans le monde et de contribuer ainsi à l'augmentation du QI
mondial !

Règle n0 2 : Choisir une organisation plate, transparente et non


pyramidale fonctionnant sur le modèle dupeertopeer (communi-
cation entre paire d'égal à égal) et non sur un reporting hiérar-
chique.

Règle n0 3 : Donner une liberté du choix des projets à suivre selon


une répartition 70/20/10. 70 % du temps de chaque collaborateur
est consacré au projet sur lequel il a choisi de travailler au sein de
l'entreprise, 20 % de son temps à des projets connexes qui élar-
gissent le champ d'application du projet initial et 10 % à des pro-
jets personnels totalement déconnectés.

Règle n0 4 : Ne recruter que l'élite en évitant les profils moyens


(« keep the bozosx out ») et garder les talents qui font la différence,
en proposant des systèmes de rémunérations très incitatifs sur le
modèle des start-up, avec des prix internes (les Founders Awards)
rémunérés en actions gratuites Google.

Les travaux de Gary Fdamel se fondent sur l'hypothèse que


l'innovation et la créativité sont désormais les seuls moyens de
se différencier. Le temps du knowledge management serait der-
rière nous. La connaissance serait devenue aujourd'hui une
commodité accessible à tous. Nous devrions muter vers le

1. Bozos n'a bien sûr aucun rapport avec l'ethnie de l'Afrique de l'Ouest, mais
se réfère au célèbre Bozo le clown. Le slogan de Google pourrait se traduire
par : « Pas de clowns chez nous ! »
Servir la création de valeur 173

temps du creative management, Si nous voulons que nos col-


laborateurs s'investissent vraiment avec toute leur créativité et
leur motivation dans les projets de l'entreprise, cela exige un
changement drastique de nos méthodes de management, à
l'image d'un Google. Cette approche, parfois décapante,
semble plutôt réservée aux entreprises qui ont fait de l'innova-
tion le facteur clé de leur stratégie.

Quels que soient les modèles économiques suivis, la gestion


des talents est un enjeu majeur du management, non seule-
ment envers les talents eux-mêmes mais aussi dans le fonction-
nement même des organisations. L'hyperindividualisation
qu'elle entraîne pose avec acuité la question de l'équité du par-
tage de la valeur, et en toile de fond la nature de l'éthique per-
sonnelle de ceux qui sont reconnus comme des talents. Il n'est
pas certain qu'un modèle économique qui choisisse de suivre
Google dans son provoquant « Keep the bozos ont » puisse être
socialement acceptable ! Il suffit de remplacer Bozo le clown,
par des substantifs comme collaborateur peu qualifié, ou per-
sonne avec un QI en dessous de la moyenne pour voir qu'un
modèle économique qui se focalise sur les talents et exclut les
autres n'est pas promis à un grand avenir2.

Le management des talents est un facteur de mutation de


nombreuses organisations. Si les concepts de compétences ou
de qualifications sont gérables de façon collective dans des
grands groupes, celui de talents est beaucoup plus probléma-
tique. La survalorisation des talents est aussi un risque pour de
nombreux secteurs d'activité, comme il l'a été dans certaines
banques d'investissement.

1. Gary Hamel, « Managements Dirty Little Secret », Wall Street Journal,


16 décembre 2009.
2. Ce n'est bien sûr pas le propos de Google, mais le terrain est glissant.
MANAGER AVEC RESPONSABILITÉ

ET ÉTHIQUE

La crise 2008 a été haute en couleur avec son lot


d'escroqueries et de scandales financiers. Elle a déjà
désigné ses boucs émissaires : les banquiers ou les traders qui
auraient joué avec notre argent en toute irresponsabilité en
encaissant à l'occasion des bonus indécents, et en nous lais-
sant aujourd'hui une situation désastreuse. Il est établi qu'un
manque de régulations et une croyance naïve dans les thèses
des néolibéraux ont fortement contribué à cette crise. D'un
autre côté, nous avons vu aussi que cette crise est un symptôme
qui révèle des changements structurels très importants de notre
monde économique qu'il nous faut mieux comprendre.

Le danger du bouc émissaire est de nous faire croire qu'un


capitalisme immoral piloté par des managers sans foi ni loi
serait le seul grand coupable. Au lieu de désigner les fautifs
pour mieux nous absoudre, il est peut-être sage de reconnaître
notre propre faillibilité, et de ne pas penser qu'avec plus de
Business Ethique nous aurions pu éviter le pire.

Pour autant, cette crise nous questionne sur la responsabi-


lité sociale des entreprises et les conséquences de leurs actions
non seulement sur l'environnement mais aussi sur le corps
social dans lequel elles évoluent. Une meilleure prise en
compte de cette responsabilité sociale et environnementale est
Manager avec responsabilité et éthique 17 5

un enjeu capital des années à venir et probablement une base


d'un dialogue constructif entre entreprises et régulateurs
publics.

Si nous avons la chance d'évoluer demain dans des organi-


sations socialement plus responsables, nous aurons toujours à
prendre des décisions guidées par notre éthique personnelle,
parfois en contradiction avec le temps et la logique de résultats
de l'entreprise.

FAIBLESSES INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES

Escroqueries et défaillances

Nous pouvons distinguer plusieurs types de défaillances. Cer-


taines sont évidentes avec transgression des lois pour s'enrichir,
d'autres moins évidentes avec parfois un sentiment d'injustice
d'être mis en accusation, alors que le travail a été exécuté avec
rigueur et impartialité. Essayons de mettre de l'ordre dans la
galerie des portraits des faillites individuelles et collectives, ne
serait-ce que pour identifier nos propres risques.

L'escroc

C'est le personnage le plus emblématique, celui qui a bénéficié


de la publicité la plus forte. La crise a remis sur le devant de la
scène une vieille escroquerie datant des années 1920, la chaîne
de Ponzi. Cette dernière n'est pas très originale ni complexe.
Elle consiste à rémunérer les premiers investisseurs avec les
fonds levés auprès des nouveaux investisseurs et ainsi de suite.
Pour qu'elle fonctionne, elle doit avoir deux qualités essentielles :
l'escroc doit inspirer une grande confiance aux investisseurs et
176 LE MANAGER ANTICRISE

la promesse, sur laquelle sont fondés les faux rendements, doit


apparaître convaincante et crédible.

Bernard Madoff a probablement battu tous les records en la


matière :

- dans les montants de l'escroquerie portant sur une enve-


loppe de 37 milliards1 de dollars pour une perte nette esti-
mée entre 10 et 17 milliards2 de dollars ;

- dans la durée puisque sa société d'investissement a été fon-


dée en 1960 pour être liquidée en 2008 soit 48 ans plus tard
(pour comparaison Charles Ponzi a monté sa chaîne en
1919 et le scandale a éclaté un an après en 1920) ;

- dans la notoriété même de Madoff, une figure éminem-


ment respectée de Wall Street, ancien président non-
exécutif du Nasdaq.

Charles Ponzi a fait d'autres émules notoires comme : Allen


Stanford, milliardaire texan, incarcéré pour une escroquerie
présumée de 8 milliards de dollars en 2009, Kazutsugi Nami
au Japon pour 126 milliards de yens (1 milliard d'euros) tou-
jours en 2009, ou encore en 2010 Salah Ezzedine au Liban
avec une fraude de 1 milliard de dollars.

La nouveauté ne réside pas dans la complexité des montages


mais dans les montants en jeu, même si Bernard Madoff res-
tera clairement dans les annales comme un escroc hors norme.
La taille ne crée pas seulement des économies d'échelles mais
aussi des effets démultiplicateurs autant dans les erreurs de
management que dans les escroqueries.

1. Irving H. Picard, Trustée, Bernard L. Madoff, Investment securities LLC


liquidation proceeding... Accessed May 18, 2011.
2. Hays, Tom, Larry Neumeister, Shlomo Shamir (March 6, 2009). « Extent of
Madoff Fraud now Estimated at far below $30b ». Associated Press.
Manager avec responsabilité et éthique 177

Cela doit être un enseignement de la crise. Quels que soient


nos outils de contrôle, il est dangereux de laisser des hommes
ou des femmes, aussi honnêtes et talentueux qu'ils apparaissent
gérer des sommes si importantes. D'une certaine manière, nous
pouvons être frappés par notre naïveté collective. Cela impose
peut-être de plus diversifier nos risques, sans chercher à maxi-
miser les économies d'échelles quitte à limiter les responsabili-
tés de certains gestionnaires de fonds et les rémunérations qui
vont avec.

Le transgressif

Le transgressif est un profil particulier. Il rejoint l'escroc puis-


qu'il enfreint les règles. Sa particularité est qu'il le fait non pour
détourner de l'argent à son profit mais pour améliorer ses résul-
tats ou pire pour masquer ses erreurs passées. La figure histo-
rique de cette pratique est sans conteste Nick Leeson qui mit
en faillite La Baring, début 1995, une des plus vieilles banques
d'Angleterre, qui avait jusqu'alors résisté à près de 250 années
d'aléas économiques, avec une perte de 827 millions de livres
sterling, après avoir masqué ses positions sur le Simex1
entre 1992 et 1995.

Suite à ce scandale, les banques renforcèrent les murs de


sécurité entre le back office et le front office dans les salles de
marché. Cela n'a pas empêché les scandales de continuer
comme en septembre 2011 avec la perte de 2,3 milliards de
dollars provoquée par Kweku Adoboli chez UBS à Londres. Le
champion du monde dans cette catégorie est le Français Jérôme

1. Nick Leeson avait la particularité d'être responsable au sein de la Baring à la


fois du back office et du front office opérant sur le Simex (Singapore Interna-
tional Monetary Exchange).
178 LE MANAGER ANTICRISE

Kerviel avec une perte record début 2008 estimée à 4,9 milliards
d'euros.

Le trait commun entre ces trois profils est le contraste entre


leur jeunesse, leur peu d'expérience et les sommes qu'ils ont pu
mettre à risque en contournant chacun les règles de leur banque
respective. Il est intéressant également de rapprocher leur
rémunération avec les pertes engendrées :

- Nick Leeson, 28 ans en 1995, percevait un salaire fixe de


50 000 £ et un bonus de 150 000 £ sur des résultats falsifiés.
Il a pourtant mis sa banque en faillite (perdant près de 4 000
fois son coût salarial...) ;

- Jérôme Kerviel, 31 ans en 2008, avait reçu en 2007 un


salaire brut de 48 000 euros agrémenté d'un bonus de
60 000 euros1. Avec les charges sociales, son coût salarial
était proche de 150 000 euros, à comparer aux 4,9 milliards
de perte soit un coefficient perte/salaire de plus de 30 000
fois !

- Kweku Adoboli, également 31 ans au moment des faits,


bénéficiait en 2011 d'une rémunération significativement
plus conséquente de 300 000 euros par an hors bonus.

Le monde du trading met des sommes en jeu d'un tel mon-


tant que les effets de démultiplication des manipulations de ces
jeunes trentenaires font froid dans le dos. La logique écono-
mique laisse également sans voix. Les banques ne sont plus
menacées par des escrocs voulant s'emparer de leurs richesses,
comme autrefois les bandits de grands chemins. Non, elles

1. 60 000 est le bonus 2007 perçu sur ses résultats de 2006. Le bonus 2007
percevable en 2008 n'a jamais été versé puisqu'il était construit sur une
fraude caractérisée. D'après Jérôme Kerviel, ce bonus se négociait entre
300 000 et 600 000 euros sur un résultat qui de toute façon n'était pas attei-
gnable sans transgression.
Manager avec responsabilité et éthique 179

tremblent devant de jeunes cadres qui veulent seulement amé-


liorer leur bonus de quelques dizaines de milliers d'euros...

La figure du transgressif se retrouve de façon courante


dans nos entreprises à des échelles plus modestes. Nous
retrouvons le directeur d'une filiale qui joue avec ses comptes
pour communiquer à sa hiérarchie des résultats en ligne avec
ses objectifs (en espérant se refaire sur le prochain exercice),
comme le directeur commercial qui masque certains termes
d'un contrat pour pouvoir signer une affaire importante
synonyme de succès et de bonus.

Le profiteur ou le « sans état d'âme »

Le profiteur ne franchit pas la ligne rouge de l'illégalité. Il res-


pecte le système. Il peut promouvoir la dérégulation pour se
créer plus d'opportunités de profits mais il fera toujours atten-
tion à être inattaquable. Dans le monde financier, il se distin-
guera par l'utilisation importante de conseils juridiques pour
se garantir contre tout risque. Il est par nature moins média-
tique car ne fait pas l'objet de procès ou de scandales de droits
communs.

En revanche, ce sont plutôt ses comportements qui ont cho-


qué les opinions publiques. Le principe de base est d'appliquer
une commission certes minime en pourcentage mais ayant
comme assiette des montants suffisamment importants pour
générer des gains très appréciables. Parmi les pratiques ayant
défrayé la chronique, nous trouvons :

- les bonus et le hit and run. L'objet est d'encaisser un bonus


important à court terme sans être responsable des risques de
dégradation à moyen terme des résultats. Les deux déviances
classiques sont soit de faire des corrections très brutales à la
baisse pour remettre les compteurs à la baisse et régénérer
180 LE MANAGER ANTICRISE

Tannée suivante des bonus à la hausse1, soit après l'encaisse-


ment d'un bonus important de changer de poste rapide-
ment pour ne pas assumer les responsabilités des corrections
à la baisse qui pourraient suivre ;

- la spirale des commissions. Cette pratique consiste à partager


des commissions de gestion en faisant circuler des fonds
importants entre intermédiaires et en les modifiant à chaque
fois à la marge. Cela peut se faire avec des fonds de gestion
investissant dans d'autres fonds (comme un fond de fonds)
ou avec la création de véhicules financiers intermédiaires
chacun prenant un pourcentage aussi minime soit-il au pas-
sage. La forme la plus spectaculaire de cette pratique a tou-
ché le commerce des dettes structurées dont nous avons pu
constater le désastre avec les subprimes ;

- la captation des subventions publiques. Ce comportement


déviant a créé de fortes réactions dans les opinions publiques.
Vous recevez de la part d'autorités publiques des subven-
tions pour installer un site ou pour restructurer une activité
et une fois l'aide acquise ou en cas de difficultés, vous trans-
férez vos activités en laissant le contribuable en payer de
nouveau les externalités négatives ;

- les parachutes dorés. Un dirigeant ayant conduit l'entre-


prise dans une situation compromise se fait remercier et en
contrepartie reçoit une somme élevée. Ce type de contrat a
été fait initialement pour pouvoir débaucher des dirigeants
à haut potentiel qui, en décidant de quitter leur entreprise
initiale renonçait à une sécurité qu'il s'agissait de compenser

1. En dégradant fortement les résultats sur un seul exercice, le manager fait


l'impasse sur son bonus sur une seule année (perdu pour perdu autant char-
ger au maximum la barque). L'année suivante, le point de référence étant
fortement descendu, l'attribution d'un bonus conséquent sera de nouveau
plus accessible.
Manager avec responsabilité et éthique 181

par un parachute. Le contre-effet est de détruire une prime


à la fidélité des managers, et de croire que la confiance peut
se construire sur des logiques de court terme à l'aide d'ingé-
nierie contractuelle,

- Les retraites chapeau. Elles apparaissent contestables, car


elles ne sont plus liées à la performance et au résultat, le
manager étant devenu inactif. Les niveaux de rémunéra-
tions perdent alors auprès des salariés leur justification
sociale puisqu'elles ne comportent ni risque, ni mérite, qui
en étaient auparavant la contrepartie.

La différence entre le profiteur et le « sans état d'âme » se


résume finalement à sa motivation. Le profiteur va agir sur le
système pour le modifier si possible à son profit, quitte à le fra-
giliser. Le « sans état d'âme » va considérer qu'il s'agit de pra-
tiques usuelles du business et qu'il serait idiot de ne pas en
profiter quand c'est possible.

Le suiveur ou le « malgré lui »

Le profil du suiveur ou du « malgré lui » concerne probable-


ment la majorité d'entre nous. Le système apparaît inique et
éthiquement contestable mais c'est le marché qui décide et
nous ne pouvons rien y faire. De nombreux analystes finan-
ciers ont ainsi mis en évidence le risque que représentait la bulle
financière de l'immobilier aux Etats-Unis mais, tant que le sys-
tème était rémunérateur en commissions et en résultats, ils ont
estimé qu'il aurait été idiot de ne pas en profiter.

Le suiveur ou le « malgré lui » n'ose pas s'opposer à une déci-


sion qui lui apparaît défaillante ou inique. La distinction entre
ces deux profils ne réside que dans le degré de résistance avec
lequel il exprimera éventuellement son désaccord. Les organisa-
tions hiérarchiques génèrent alors des comportements poli-
182 LE MANAGER ANTICRISE

tiques de complaisance qui vont mettre l'ensemble de l'entreprise


à risque, en l'absence de contre-pouvoir et de saines contesta-
tions.

Cette passivité a été un facteur aggravant de la crise. Comme


évoqué dans le chapitre 3, les grandes entreprises hiérarchiques
deviennent de plus en plus fragilisées. Il est impératif qu'elles
arrivent à faire leur mutation en laissant plus d'autonomie à
leurs filiales et managers, et en focalisant leur partie centrale
sur la régulation et le pilotage du réseau. Elles ne pourront sub-
sister sans favoriser un esprit de liberté et de contestation de
leurs cadres, seul moyen de pouvoir prévenir des décisions qui
peuvent être iniques ou défaillantes.

L'incompétent

Ce dernier profil n'a aucune motivation négative dans ses


comportements. Il cherche à bien faire mais il échoue par
incompétence ou en faisant des erreurs. Le lundi 13 septembre
2008, après le week-end où l'avenir de Lehmann Brothers fut
scellé, la KFW, la neuvième banque allemande, établissement
tout à fait respectable, fait un virement de 317 millions d'euros
à la banque américaine qui annonce sa faillite le même jour.
Problème technique ou problème d'estimation, les versions
ont varié, mais l'erreur est évidente.

Nous avons une tendance naturelle à nous moquer de


l'erreur quand elle apparaît établie a posteriori. Nous pouvons
reprendre le slogan provoquant de Google « Keep the bozos
out », mais nous savons bien que cela est irréaliste et que de
multiples « Bozos » peuplent nos organisations. Sommes-nous
bien sûrs de ne pas en être nous-mêmes de temps à autre... Et
même si nous ne sommes pas des clowns mais des managers
sérieux, une chose est certaine nous allons faire beaucoup
d'erreurs, sauf à faire bien pire : ne plus rien décider.
Manager avec responsabilité et éthique 183

Du business éthique à la business trust

À la lueur des défaillances ci-dessus, la tentation est forte de


déclarer prioritaire la moralisation du monde économique. Si
nous reprenons l'analyse de Comte-Sponville1 évoquée au pre-
mier chapitre, cette approche serait vouée soit au ridicule soit à
la barbarie, car elle confond l'ordre socioéconomique avec
l'ordre juridico-politique et celui de la morale. C'est également
la position de Milton Friedman qui considère que les questions
éthiques ne sont pas du domaine de l'entreprise et ne doivent
pas parasiter son efficacité :

« Il y a une, et une seule, responsabilité sociale de l'entreprise :


celle d'augmenter ses profits, tant qu'elle respecte les règles du
jeu, c'est-à-dire qu'elle s'engage dans une concurrence ouverte et
libre, sans tricherie ni fraude.2 »

Pourtant, la défaillance avérée des comportements de nom-


breuses entreprises et managers est bien en partie responsable
de la crise que nous vivons. Il existe une littérature fournie sur
la philosophie des entreprises et la distinction entre morale et
éthique qui peut nous aider à résoudre ce paradoxe. Nous pro-
posons de faire trois distinctions fondamentales :

- il faut distinguer la responsabilité sociale des entreprises de


l'éthique personnelle. Ce n'est pas parce qu'une entreprise
ne peut pas par essence être éthique (étant une entité morale
et non une personne physique ayant une conscience) qu'elle
n'est pas pour autant responsable des conséquences de ses
actions sur l'environnement ou la société. Rien ne justifie

1. Le Capitalisme est-il moral ?, op. cit.


2. Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its
Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
184 LE MANAGER ANTICRISE

économiquement que les externalités négatives des entre-


prises doivent être financées par le contribuable1 ;

- si nous voulons sortir des désastres de la logique du court


terme dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, il
s'agit de changer nos pratiques pour privilégier les coopéra-
tions à long terme, plus créatrices de valeur que l'optimi-
sation opportuniste de chaque transaction. A tort, nous
appelons ces pratiques « business éthique », mais ce n'est pas
parce que l'appellation est erronée que nous ne devons pas
en tenir compte. La préservation d'un actif capital, notre
réputation, fondement de toute confiance en dépend. Or,
sans confiance, les échanges s'effondrent et l'économie ren-
trera dans une récession longue et profonde. Peut-être un
changement de dénomination est souhaitable, pourquoi
pas la business trust1 ;

- en relisant l'affirmation de Milton Friedman, nous voyons


son potentiel de barbarie. Il y a une volonté sous-jacente
d'imposer la logique de l'entreprise aux autres acteurs.
L'actionnaire et le manager devraient être motivés dans leurs
actions par un seul objectif : augmenter les profits. L'ordre
économique devrait s'imposer à l'ordre de la morale. Nous
laisserions de côté nos considérations morales en franchis-
sant la porte de nos entreprises. Le problème est évident,
nous ne pouvons tout simplement pas. Aucun manager ne
peut abandonner son humanité, ses doutes et son indivi-

1. Les externalités négatives peuvent prendre la forme d'une pollution qui


agresse l'environnement et qui exige la mise en œuvre de dépenses pour cor-
riger la situation. Elles peuvent aussi prendre la forme des conséquences
sociales de la fermeture d'un site de production sur un tissu économique
local.
2. La confiance est finalement l'actif le plus important à sauvegarder en écono-
mie, nous avons donc choisi sa traduction anglaise « trust ».
Manager avec responsabilité et éthique 185

dualité quand il est dans l'entreprise. C'est le sens premier


de l'intégrité : rester d'un seul tenant. Nous reprendrons ce
point à la fin du chapitre car devant les exigences des résul-
tats, nous avons parfois du mal à tenir cette unité en nous
transformant en une sorte d'homme séquentiel1.

Revenons sur la business trust en donner une définition


plus précise :

« La business trust est l'ensemble des comportements qui favo-


risent les relations à long terme entre les acteurs, au-delà des
seules obligations légales et contractuelles, en privilégiant les
attitudes délibérément coopératives. »

Elle a pour objectif de prendre en compte l'intérêt de la par-


tie tierce dans chacun de ses arbitrages parfois au détriment de
ses propres intérêts de court terme. Le manager anticrise se doit
de promouvoir ces pratiques :

- en interne auprès de ses collaborateurs, puisque la réputa-


tion d'une entreprise, en particulier dans les services, dépend
en premier lieu de leur comportement ;

- auprès de ses clients et de ses fournisseurs, pour construire


des relations de long terme plus créatrices de valeur quand
cela est possible ;

- auprès des partenaires publics et privés jouant un rôle dans


l'environnement naturel et social de l'entreprise ;

- auprès des actionnaires et partenaires financiers.

Comme la théorie des jeux l'a montré depuis longtemps, les


pratiques favorisant la coopération plutôt que l'opportunisme
ne sont efficaces que s'il y a répétition des jeux et que les acteurs
se projettent ensemble sur des horizons de long terme. La

1. Je tiens à remercier Pierre-Etienne Franc sur ce point. Ce sont ses écrits et


son expérience en tant que cadre dirigeant qui m'ont permis de mieux
appréhender cette situation.
186 LE MANAGER ANTICRISE

confiance est clairement un actif de long terme. Aussi, la mise


en place de la business trust est, comme les marques notoires,
un moyen de signifier à nos partenaires que nous sommes là
pour longtemps. Elle doit renforcer leur confiance et la crois-
sance économique qui va de paire.

Enfin, s'il est délicat pour une entreprise de sanctionner un


collaborateur pour un manque d'éthique personnelle1, il est
beaucoup plus facile de le faire pour un manquement aux règles
de la business trust, puisque par ses écarts ce collaborateur met
en danger la santé économique de l'entreprise. Ce n'est ni une
sanction légale, ni une sanction morale mais juste une sanction
économique. C'est d'ailleurs ce que font les consommateurs
eux-mêmes quand ils perçoivent que le comportement d'une
grande marque ne respecte pas le contrat tacite de « confiance »
qu'ils estiment à tort ou à raison partager avec elle.

L'« immanence » du principe de faillibilité

La croyance que nous pouvons mettre en place des processus et


des systèmes qui nous préservent de tout risque est illusoire et
peut même avoir un effet contraire, en accentuant l'irresponsa-
bilité des acteurs. Un gestionnaire de fonds peut se tromper et
investir dans une obligation triple A qui connaîtra pourtant un
défaut de paiement. Il pourra bien sûr arguer qu'il n'en est pas
responsable puisqu'il a suivi l'avis d'une agence de notation,

1. Si la business trust se confond avec la loi, alors nous ne parlons plus d'acte
non éthique mais d'un acte illégal tel que défini par l'ordre judiciaire. Si elle
se confond avec la morale, une sanction est très problématique, puisque
l'entreprise n'a pas de légitimité à imposer une morale, par définition arbi-
traire, à ses collaborateurs, sauf à tomber dans des sociétés régies par l'inté-
grisme.
Manager avec responsabilité et éthique 187

mais il n'en reste pas moins que cet investissement aura été une
erreur.

Quel que soit le système suivi, le jugement individuel


demeure nécessaire. L'application de méthodes de management
éprouvées peut guider nos analyses, des missions de conseil
nous éclairer, des régulations nous préserver contre des fausses
manoeuvres mais le choix final dépend de notre jugement propre
avec les risques de faillibilité qui lui sont inhérents. Mis à part
quelques choix évidents au cours d'une carrière, tout manager
responsable est saisi d'un doute lors de ses arbitrages, même si,
une fois la décision prise, les exigences de l'action demandent
une résolution forte et une main ferme dans la conduite des
affaires.

L'objectif est donc de limiter les risques et de les rendre sup-


portables et non de les éliminer. Un bon manager n'évite pas
les erreurs, mais prend comparativement plus de bonnes déci-
sions que de mauvaises. Tant que les effets de démultiplication
restent modestes, faire une erreur n'entraîne pas trop de consé-
quences. La difficulté vient quand les effets démultiplicateurs
sont tellement importants qu'ils peuvent à partir d'une simple
erreur entraîner des pertes très importantes pour l'entreprise.
Nous pouvons noter à ce sujet que les plus grosses pertes des
traders sont presque toujours sur des produits dérivés à effets
démultiplicateurs.

L'erreur et la défaillance n'étant pas évitables, il s'agit de


tester la solidité de nos organisations. Les risques les plus préju-
diciables sont souvent de la responsabilité des collaborateurs
bénéficiant des rémunérations les plus élevées. Pour diminuer
ce risque, nous pouvons :

- améliorer le recrutement de ces personnes tant d'un point


de vue technique que psychologique (le premier point est
188 LE MANAGER ANTICRISE

souvent surpondéré par rapport au second, en particulier


dans les salles de marché) ;

- augmenter les procédures de contrôle et changer les termes


contractuels qui incitent à des prises de risques inconsidé-
rées, et ce pour modérer les comportements à risque1 ;

- diminuer les montants des risques que peuvent gérer les indi-
vidus les plus exposés quels que soient leurs talents.

Nous devons, mieux qu'avant, arbitrer entre les gains pro-


curés par les économies d'échelles et les risques engendrés par
les effets démultiplicateurs des erreurs et des défaillances.
L'immanence de la faillibilité n'a pas un impact sur la seule ges-
tion des risques mais également sur le management de nos col-
laborateurs. La culture de la performance et des résultats a
notamment infantilisé certaines de nos organisations en les
rendant, tant dans les succès que dans les échecs, psychologi-
quement immatures voire violentes.

Les succès peuvent générer des comportements d'arrogance


potentiellement dangereux pour nos entreprises. Si, grisé par la
réussite et par des rémunérations très confortables, le manager
perd conscience de sa faillibilité propre, il peut conduire son
entreprise dans des gouffres. La critique de certains collabora-
teurs envers leurs dirigeants est peut-être fondée sur cet excès
d'arrogance. Si nous avons la chance de réussir en conciliant
travail et opportunités économiques, nous devons redoubler
de vigilance et éviter de se laisser gagner par ce sentiment dan-
gereux d'invulnérabilité que les succès peuvent parfois engen-
drer. Un peu comme des voitures en surchauffe, nous avons

1. Le montant des bonus incite à des comportements transgressifs, alors que


le premier objectif devrait être de pouvoir mener des actions sur des mon-
tants élevés en toute sécurité pour l'entreprise. Cela vaut autant pour un
commercial grands comptes que pour un trader.
Manager avec responsabilité et éthique 189

alors besoin de liquides de refroidissement et non d'incitations


à pousser encore plus le moteur.

De l'autre côté, il y a un travail conséquent à faire sur le


management de l'échec. Les entreprises à force de communi-
quer sur leurs succès donnent une image tronquée de leur réa-
lité. C'est bien sûr un sentiment agréable d'être partie prenante
d'une communauté humaine qui connaît ensemble des succès,
mais même dans les situations les plus dynamiques l'échec fait
partie du quotidien de chacun. Il ne s'agit pas de le nier avec
des formules aujourd'hui trop connues de « responsable mais
pas coupable », mais de l'appréhender en adulte responsable.
Un investisseur très avisé peut faire de mauvais investissements.
L'ouvrage Les 100 grands flops de grandes marques" est à ce sujet
intéressant puisque l'on y retrouve nombre d'entreprises, qui
d'habitude font plutôt parler d'elles par leurs succès, par
exemple : Coca-Cola, Ford, Kellogg's, Pepsi, Planet Hollywood,
Harley Davidson, Virgin, BIC, Unilever, Procter & Gamble,
Intel, Google, Exxon ou Dell.

Il est prouvé depuis longtemps que les organisations qui


sanctionnent trop fortement les échecs ont une grande diffi-
culté à rester innovantes et montrent ainsi des symptômes
avancés de déclin. C'est peut-être l'une des raisons du succès
du concept de l'innovation ouverte (cf. chapitre 4), ou pour
éviter les échecs internes les entreprises se tournent vers l'exté-
rieur pour trouver des innovations et de nouvelles idées.

L'optimisation des résultats à court terme nuit fortement à ce


management de l'échec en le transformant en objet constant de
crise. L'annonce d'un échec crée une réaction négative immé-

1. Matt Haig, 100 grands flops de grandes marques, éditions Dunod, 2011.
190 LE MANAGER ANTICRISE

diate des marchés1. Un lancement d'un nouveau produit est


inférieur aux objectifs et le cours de l'action est sanctionné. Une
molécule n'est pas homologuée et le laboratoire perd un pour-
centage important de sa valeur. Certains échecs sont significatifs
et justifient des corrections des cours, mais d'autres ne sont que
le reflet d'une irrationalité où l'entreprise serait réduite à de la
pure performance.

Un exemple amusant concerne une grande banque fran-


çaise qui avait une filiale plutôt performante dans le finance-
ment du cinéma. Evidemment cette filiale était en partie
dépendante des résultats des films produits, mais elle réussis-
sait en diversifiant son risque à tenir ses résultats. En revanche,
l'association du nom de cette grande banque aux échecs et suc-
cès de films à forte visibilité médiatique créait un impact sur le
cours de sa propre action. Cette exposition irrationnelle d'être
associée à l'échec ou à un succès d'un film a été l'un des critères
de décisions qui a incité ses dirigeants à céder cette filiale.

De façon moins anecdotique, cette culture du résultat de


court terme et cette tendance à nier ou à sur-sanctionner l'échec
crée une grande instabilité interne. Sans pouvoir fournir de
preuves quantitatives, il semble que de nombreux collabora-
teurs sont aujourd'hui psychologiquement fragilisés par ce
culte de la performance. L'échec est vécu comme un événement
personnel et intime pouvant remettre en cause la confiance du
collaborateur dans ses propres aptitudes. Certains ont tendance
à confondre alors leur réussite individuelle avec celle de leur
entreprise. Cela n'est pas trop grave en cas de croissance mais
cela devient beaucoup plus dommageable en cas de crise. Non
seulement l'entreprise gère une situation économique difficile

1. La volatilité des marchés observée en 2011 accentue cette pression, puisque


tout signe émis est immédiatement surinterprété par les investisseurs.
Manager avec responsabilité et éthique 191

mais certains collaborateurs se trouvent parallèlement confron-


tés à une perte de confiance personnelle, situation aggravée si
l'entreprise doit appliquer dans le même temps un plan social
pour affronter une dégradation de ses marchés.

En réaction, ces dernières années nous avons pu observer


simultanément des comportements transgressifs pour masquer
les échecs, et une plus grande prise de distance individuelle des
managers envers leur entreprise par souci légitime de protec-
tion. Ce phénomène s'accentue peut-être encore plus avec les
générations les plus jeunes.

Le management anticrise est donc un exercice délicat. Il s'agit


à la fois de favoriser le jugement individuel, la prise de décision et
assumer les échecs qui en découleront, tout en prenant des
mesures énergiques pour se prémunir contre les risques des
défaillances individuelles et collectives. La solution ne peut venir
que dans une mise en perspective du management dans la durée,
avec non seulement des changements de comportement (en
s'inspirant des principes de la business trust), mais aussi à travers
une responsabilité collective assumée des entreprises dont le
développement durable est une première étape.

VA RESPONSABILITÉ SOCIALE

ET ENVIRONNEMENTALE

Du développement durable à la responsabilité


sociétale des entreprises

Le succès du développement durable est bien antérieur à la


crise. La pression sur les coûts, qui est la conséquence naturelle
d'un ralentissement économique, peut d'ailleurs remettre en
question les efforts des entreprises, si elles considèrent que ces
dépenses sont superflues.
192 LE MANAGER ANTICRISE

Mais il semble, au contraire, que la crise renforce les poli-


tiques engagées de développement durable et ce, pour plusieurs
raisons :

- le développement durable est une idéologie forte, qui peut


prendre avec succès le relais des approches néolibérales en
perte de crédibilité ;

- les défis économiques de nombreux secteurs économiques,


au premier lieu desquels l'énergie, sont aujourd'hui centrés
sur cette question stratégique ;

- les entreprises ont besoin de sortir d'une logique d'optimi-


sation à court terme des résultats, or le développement
durable est par définition une approche de moyen et long
terme ;

- les questions environnementales demeurent d'une actualité


critique, renforcée par le développement rapide des pays
émergents, dont le poids dans notre écosystème augmente.

La crise devrait aussi contribuer à une meilleure prise en


compte de la responsabilité sociale de l'entreprise, non seule-
ment parce que ses propres défaillances ont été un facteur
aggravant important, mais aussi parce que la fragilisation du
tissu social dans de nombreux pays l'exige. La mutation du
développement durable vers la responsabilité sociale et envi-
ronnementale (la RSE) de l'entreprise apparaît comme une
évidence.

II existe de très nombreuses études, d'excellents ouvrages, et


de vrais succès managériaux illustrant la pertinence de la RSE1.

1. Pour aborder ce point, nous recommandons en particulier la lecture


d'ouvrages synthétiques comme : Emmanuelle Reynaud, Le développement
durable au cœur de l'entreprise, Dunod, 2011, ou André Sobczak et Nicolas
Minvielle, Responsabilité globale, manager le développement durable et la res-
ponsabilité sociale des entreprises, Vuibert, 2011.
Manager avec responsabilité et éthique 193

Il est utile cependant d'insister sur quatre points : les


motivations de l'entreprise, les conséquences sur l'organisation,
l'impact sur les réseaux de partenaires et, enfin, le retour à
l'ISR.

Les motivations de l'entreprise

André Sobczak1 distingue quatre motivations principales,


allant de l'approche la plus restrictive de la RSE à de vraies poli-
tiques proactives :

- répondre aux attentes ou aux pressions des parties pre-


nantes. L'entreprise ne change pas de logique économique.
Elle est contrainte par la régulation ou par des groupes de
pression d'ajuster ses comportements. Par exemple, elle a
l'obligation légale d'employer un nombre minimal de per-
sonnes ayant un handicap, comme elle se doit de respecter
des normes environnementales et de sécurité ;

- prévenir et limiter les risques. L'entreprise rentre dans une


démarche proactive construite sur une gestion prévision-
nelle de ses risques. Ainsi, un manque de contrôle de ses
fournisseurs peut entraîner des risques sanitaires pour ses
propres clients. Elle cherche à éviter d'être stigmatisée sur
ses éventuelles défaillances et d'en subir les conséquences
financières.

- saisir de nouvelles opportunités économiques. Au lieu de


subir des contraintes environnementales ou sociales, le
manager cherche à les transformer en opportunités de déve-
loppement, et en moyen de se différencier de la concurrence
par l'excellence de sa politique de RSE. Il peut en faire un
projet de transformation de l'entreprise, voire un moyen de

1. Ibid.
194 LE MANAGER ANTICRISE

revitaliser une marque auprès de ses clients au-delà d'un


simple green washing] ;

- respecter les convictions personnelles des dirigeants et des


salariés. La RSE se justifie par la réalisation d'un projet de
nature éthique ou moral qui se suffit à lui-même. Il arrive
souvent que cette démarche nourrisse la marque de l'entre-
prise de façon très positive et crée de fait une valeur forte et
identifiable pour le consommateur, qui va accepter de la
rémunérer en payant un prix supérieur. Pour éviter que la
conviction soit réduite à la seule motivation de saisir une
opportunité économique, les dirigeants et les salariés
peuvent alors décider de rétrocéder une part des profits à
une cause non marchande.

Si les convictions personnelles relèvent plus de notre éthique


personnelle, il n'en reste pas moins que les motivations du
manager anticrise ne peuvent se limiter à la seule réponse aux
pressions externes, sans vision et proactivité.

Les conséquences sur l'organisation

La production est historiquement à la pointe du développe-


ment durable car c'est d'abord elle qui s'est trouvée au cœur
des problématiques environnementales de par ses consom-
mations d'énergie et de matière première et les pollutions
générées. Les rapports d'activité des entreprises les mettent
en évidence, avec notamment des progrès notables sur les
mesures du bilan carbone de nos activités. L'ingénierie a suivi

1. Le green washing consiste à peindre en vert la façade de l'entreprise sans


changer les comportements. C'est une politique très dangereuse d'un point
de vue marketing, car elle comporte un risque fort d'être jugée peu crédible
par les consommateurs et d'affaiblir en conséquence la crédibilité de la
marque sur l'ensemble de ses autres messages et valeurs.
Manager avec responsabilité et éthique 195

le même processus avec l'éco-conception qui tend, dès l'élabo-


ration des produits et des services, à limiter au maximum
l'impact sur l'environnement.

Cette conception des nouveaux produits s'inscrit aussi dans


une compréhension des nouvelles attentes des consomma-
teurs que le marketing va piloter. Un exemple parlant est la
marque McDonald's qui, après avoir été un symbole de la mal
bouffe et de l'hyperconsommation, a su se relancer non seule-
ment en changeant son logo (avec l'abandon de son rouge his-
torique pour le vert) mais aussi grâce à une vraie politique de
transformation de l'entreprise en changeant le concept de ses
restaurants, le comportement de ses franchisés et l'ensemble
de sa chaîne d'approvisionnement. Cette rupture a permis à
McDonald's de casser une tendance lourde et inquiétante de
baisse mondiale de son chiffre d'affaires, pour retrouver les
chemins de la croissance en véhiculant à travers sa marque des
valeurs de nouveau en adéquation avec la société et surtout ses
clients.

La finance et la comptabilité sont bien sûr impactées pour


mesurer et suivre les indicateurs sociaux et environnementaux
sur lesquels l'entreprise s'est engagée. Elles devront également
mesurer la performance économique de ces politiques et seront
engagées dans la discussion avec les partenaires externes,
incluant les autorités publiques, les agences de notation spécia-
lisées et les actionnaires, en particulier les fonds d'investisse-
ments socialement responsables (ISR).

L'impact sur les réseaux de partenaires

Un reproche qui est fait aujourd'hui à l'Europe par rapport à


ses engagements de Kyoto est que la mesure de sa performance
n'inclut pas la hausse de ses importations et l'émission de car-
bone que leur fabrication et leur transport ont nécessitée. Il
196 LE MANAGER ANTICRISE

n'est pas évident que la délocalisation de certaines industries


chimiques ou industries particulièrement polluantes hors
d'Europe, dans des pays imposant des contraintes environne-
mentales moins lourdes comme le Maghreb ou des pays d'Asie,
ait contribué à l'amélioration globale de l'environnement.

L'exemple cité plus haut de McDonald's est intéressant non


seulement pour les changements opérés à l'intérieur de cette
entreprise mais également auprès de ses partenaires, en particu-
lier de ses fournisseurs. Il est à noter que les groupes de pressions
ont justement commencé à agir auprès des acheteurs sur le non-
contrôle des conditions sociales pratiquées par leurs fournisseurs.
Cela a particulièrement été le cas dans le textile incitant des
grandes marques comme Nike ou H&M à avoir aujourd'hui
une action véritable sur leurs fournisseurs contre le travail des
enfants et en faveur du respect des droits de l'homme mais aussi
sur le suivi de leurs codes de bonnes conduites. André Sobczak1
propose de mener six actions : intégrer des clauses sociales et
environnementales dans les contrats, accompagner les fournis-
seurs dans leur propre démarche de RSE, organiser des audits
sociaux et environnementaux auprès des fournisseurs, privilégier
les achats locaux, réserver certains achats aux entreprises d'inser-
tion et enfin favoriser les transports et solutions logistiques
propres.

De la même façon que les normes qualités se sont imposées,


le fonctionnement en réseau des entreprises crée des obligations
réciproques qui favorisent grandement leur propagation. Il s'agit
cependant d'éviter que cela se fasse au profit d'agences de nota-
tion dont la rigueur est parfois bien plus relâchée que celle de
leurs consoeurs financières pourtant très critiquées. Le deuxième
écueil est l'émergence d'une barrière à l'entrée d'ordre bureau-

1. Ibid.
Manager avec responsabilité et éthique 197

cratique qui peut exclure les PME du réseau car ne pouvant s'y
soumettre ou payer des certifications toujours plus onéreuses,
surtout quand ces dernières sont contrôlées par des intérêts
privés.

Le retour à l'ISR

L'investissement socialement responsable (ISR) est un concept


ancien, très antérieur à l'idée de RSE. Jusqu'aux années 1950,
il se fondait surtout sur des principes religieux en excluant des
investissements jugés « pécheurs » comme l'alcool, les jeux, les
armes, le sexe ou le tabac1. Dans les années 1960, la morale
civique prit en partie le relais avec un focus sur le respect des
droits de l'homme sous l'influence d'ONG et de mouvements
sociaux. Quant aux années 1990, elles se concentrèrent sur la
mise en œuvre de bonnes pratiques protégeant l'intégrité des
acteurs du monde économique, avec le trièdre sécurité/hygiène
santé2/environnement. Les années 2000 auraient mis l'accent
sur les stratégies de long terme et donc le développement
durable.

L'intérêt de l'ISR est qu'il met en valeur une motivation des


investisseurs qui ne relève pas uniquement du rendement de
leurs capitaux propres. Il exige pour atteindre ses objectifs des
mesures normatives que des agences de notation extra-
financières se sont engagées à fournir aux investisseurs. L'ISR se
rapproche des politiques de RSE dans sa recherche de mesures
de performances sociales et environnementales au-delà des

1. Grégory Schneider-Maunoury, in Le développement durable au cœur de


l'entreprise, op. cit.
2. Les poursuites concernant les défaillances afférentes à l'hygiène et la sécurité
des personnels dans les entreprises, comme le scandale de l'amiante, ont
constitué aux États-Unis une des plus grandes pertes enregistrées par les
sociétés de réassurance dans les années 1980 et 1990.
198 LE MANAGER ANTICRISE

simples résultats financiers. Il est particulièrement intéressant


de constater l'importance accordée à tous les critères qui jugent
de la viabilité à long terme des entreprises. Ils s'opposent par-
fois aux exigences des places financières qui pour rendre les
actions les plus liquides possibles imposent à l'inverse une
transparence très forte sur la gestion des aléas de court terme,
au point qu'une entreprise comme Porsche refusa en 2001 la
publication de ses résultats trimestriels et dut en conséquence
sortir de l'indice allemand M-Dax.

Devant la part croissante de la RSE et de l'ISR, nous pou-


vons nous demander si l'organisation des marchés ne doit pas
être significativement ajustée. L'objectif serait de relâcher cer-
taines règles et contraintes, trop focalisées sur le court terme
pour assurer la liquidité des titres, au profit de règles et
contraintes qui favoriseraient plutôt la durabilité. Il est envisa-
geable qu'à l'instar de la mise en place du Nasdaq pour les
valeurs technologiques, une place de marché puisse se spéciali-
ser sur les valeurs d'investissement de long terme, en s'appuyant
par exemple sur les outils déjà développés dans le cadre de la
RSE et de l'ISR.

Cela pourrait être extrêmement pertinent pour les investis-


seurs dont l'objectif n'est pas une optimisation à court terme
mais un développement de la valeur de leurs placements à long
terme, et ce en investissant dans des entreprises et des mana-
gers qui partagent leur logique. Nous retrouvons ici le besoin
d'un marketing renouvelé de l'actionnaire. Il n'y a aucune
théorie économique valide qui a démontré que les places de
marché devaient être uniformes et homogènes. Au contraire,
l'histoire économique a mis en évidence le besoin de proposer
des offres différenciées capables de satisfaire des demandes
multiples.
Manager avec responsabilité et éthique 199

Pour l'instant, cette approche est pilotée par des fonds


d'investissement thématique soit de type ISR soit sur des
thèmes comme le développement durable. Il n'en reste pas
moins qu'imposer des règles de transparence financière diffé-
rentes rajouterait probablement à son efficacité. De plus, il est
probable que le fait de rendre moins liquides certaines valeurs
puisse les rendre de fait plus résistantes aux aléas de la conjonc-
ture.

Conjuguer responsabilité sociétale


et régulation publique

Le développement durable comme la responsabilité sociale et


environnementale sont à la croisée des chemins entre les
objectifs des stratégies privées des entreprises et les objectifs
des politiques publiques. Elles constituent une formidable
opportunité de dialogue renouvelée entre les acteurs privés et
les Etats. Elles sont un moyen de mettre en place des politiques
plus efficaces que la simple production de nouvelles régula-
tions, qui comportent toujours le risque de créer des contraintes
bureaucratiques coûteuses et paralysantes.

Henry Mintzberg1 a répertorié huit types d'action que les


pouvoirs publics peuvent mettre en œuvre pour influer sur le
comportement des entreprises. Il les présente sous la forme
d'un fer à cheval estimant que la première action, nationaliser
les entreprises, et la dernière, restaurer le pouvoir des proprié-
taires, se rejoignent.

1. Henry Mintzberg, « Who Should Control the Corporation? », T/?e Mac


Kinsey Quaterly, automne 1983.
200 LE MANAGER ANTICRISE

y X

Exercer
une pression

Ignorer

Réguler

Encourager

Démocratiser

Restaurer À
Nationaliser le pouvoir i
des propriétaires ]

Source : Mintzberg

Figure 6.1 - Fer à cheval conceptuel de Mintzberg

Sur les huit actions, Mintzberg estime que celles consistant


à faire confiance ou à ignorer sont de fait inefficaces. L'incanta-
tion vertueuse rejoindrait la politique de l'autruche dans son
inefficacité chronique, même si elle nous laisse la satisfaction
de pouvoir s'indigner.

Nationaliser

Nous avons évoqué ce point au chapitre 3 sur le too bigto fail. Il


est à noter qu'en Europe face à la crise bancaire cette pratique a
Manager avec responsabilité et éthique 201

été employée plutôt par les pays anglo-saxons, que cela soit les
Etats-Unis, l'Irlande ou le Royaume-Uni.

À l'été 2011, l'Irlande avait nationalisé 4 de ses 6 principales


institutions financières (Anglo Irish Bank, Nationwide Buil-
ding Society, EBS Building Society et Allied Irish Bank) et était
entrée au capital de la plus grande banque restant privée Bank
of Ireland à hauteur de 36 %. L'investissement nécessaire pour
remettre à flot le système financier et faire face aux crédits
toxiques est délicat à estimer mais il a nécessité fin 2010 un
emprunt de 85 milliards d'euros1 financé à 45 milliards par
l'Europe, 22,5 milliards par le FMI et enfin 17,5 milliards par
le fonds irlandais de réserve des pensions. Cela représentait
plus de 50 % du PIB 2010 de l'Irlande et plus de 19 000 euros
par habitant.

Deux des cinq premières banques britanniques ont fait


l'objet d'une entrée au capital du gouvernement britannique :
Royal Bank of Scotland à hauteur de 84 % et Lloyds Banking
Group à hauteur de 43 %. A cela s'ajoutent les banques qui ont
été consolidées autour de ces deux pôles et bien sûr Northern
Rock, la première banque importante à avoir déposé le bilan et
à être nationalisée début 2008. La Suède en 1992-1993 avait
également procédé à des nationalisations pour faire face à la
plus grande crise bancaire de son histoire. Le gouvernement
avait exigé que les banques provisionnent l'ensemble des pertes
avant de procéder à une recapitalisation afin que l'investisse-
ment de fonds publics soit réalisé dans des conditions conve-
nables. Le top management de chacune des banques nationalisées
fut changé en totalité. Une fois les banques restructurées et
remises en état de marché, elles furent revendues permettant

1. http://www.rte.ie/news/2()10/l 128/govtstatement.html
202 LE MANAGER ANTICRISE

aux contribuables suédois de récupérer une bonne partie de


leur investissement initial.

Ces nationalisations ne répondent pas ainsi aux seules justi-


fications classiques comme protéger un actif stratégique (type
énergie, armement), organiser une activité économique où les
marchés libres peuvent être défaillants (type santé ou éduca-
tion) ou encore protéger les citoyens d'abus de positions domi-
nantes (cas des concessions ou des monopoles naturels). Nous
voyons émerger une nouvelle pratique de la nationalisation qui
s'érige à la fois en solution de correction des marchés quand ils
défaillent et en menace crédible de sanction, tant pour les
investisseurs que pour les cadres dirigeants du privé, s'ils ne res-
pectent plus leur responsabilité sociale et environnementale.
Cela n'est pas sans rappeler les nationalisations sanction de
l'après-guerre.

Démocratiser

La démocratisation des entreprises est une approche complexe


et ancienne. Elle est complexe car excepté dans le modèle des
coopératifs, l'actionnaire possède un droit de propriété sur une
entreprise quand les salariés sont, eux, liés à l'entreprise par un
contrat de travail. La différence fondamentale de nature de ces
deux liens les rend difficilement conciliables avec le concept de
démocratie. Pourtant, le droit social impose, sur un certain
nombre de questions, un pilotage commun des décisions entre
dirigeants et salariés1. De même, les principes de gouvernance
des entreprises ont pour objet de bien clarifier les responsabili-
tés respectives entre les dirigeants et les représentants des
actionnaires.

1. Le modèle de démocratie sociale allemand est souvent donné en exemple.


Manager avec responsabilité et éthique 203

Enfin, l'entreprise agissant sur un territoire délimité, se doit


de s'insérer dans la démocratie locale qui va arbitrer un certain
nombre de questions l'impliquant directement, en particulier
les questions environnementales. La globalisation et le fonc-
tionnement en réseau des entreprises changent pour une part
ces principes.

La globalisation a eu une tendance à détacher l'entreprise de


son territoire et à l'éloigner de fait de la discussion démocra-
tique qu'elle implique. Cela peut être néfaste à la fois pour les
collectivités locales et pour les entreprises elles-mêmes. Une
action pour renforcer ce lien devrait être une décentralisation
plus forte au sein des entreprises, et ce au profit des établisse-
ments, des régions et des pays. Cela rejoint la mutation des
entreprises en réseaux régulés, maintes fois évoquées, dans cet
ouvrage. Les exigences et contraintes administratives locales,
sont souvent traitées par les seuls départements juridiques des
grands groupes, les vrais mécanismes de décision de l'entreprise
étant, eux, centralisés et détachés des contraintes de territoires.
La gouvernance des entreprises devrait donc être ajustée avec
un centre focalisé sur la régulation et des filiales ayant une plus
grande autonomie managériale.

En d'autres termes, les politiques de RSE se doivent d'être


décentralisées et pratiquées sur des territoires définis, lieux de
la confrontation démocratique.

Réguler

Nous avons déjà abordé largement ces deux points au chapitre


2 en décrivant la dynamique du couple « liberté d'entre-
prendre » et « régulation publique ». Le concept de RSE est un
moyen de les articuler avec efficacité. Le régulateur pourra fixer
à la fois les contraintes réglementaires que les entreprises auront
l'obligation de respecter tant d'un point de vue environnemen-
204 LE MANAGER ANTICRISE

tal que social tout en partageant avec eux une vision de moyen
et long terme.

Le partage de la vision est essentiel. La RSE étant une poli-


tique qui s'inscrit dans le long terme, elle se doit de donner une
visibilité sur les contraintes de demain pour que les entreprises
puissent se préparer et opérer les changements nécessaires.

Le fait d'élaborer une vision donne également aux entre-


prises des outils intéressants pour les aider à mieux se représen-
ter le futur et les politiques de long terme à mener. Des objectifs
d'émissions de carbone par véhicules ont rendu plus intelli-
gibles les investissements qui devaient être engagés pour
l'industrie automobile. Des politiques d'urbanisme ou des
plans de circulation avec des contraintes environnementales
donnent de la même façon une perspective claire aux innova-
tions qu'il faut générer pour pouvoir s'y adapter. Cela peut
aussi permettre de mieux imaginer les attentes futures des
consommateurs.

La contrepartie est évidemment de pouvoir donner une


vision solide et stable dans le temps et avoir une régulation qui
la soutienne avec cohérence. En bref, réguler la RSE devient
une composante capitale de la politique industrielle d'un terri-
toire, d'un pays ou d'une zone.

Autant l'action de démocratiser pousse à une décentralisa-


tion des entreprises, autant la régulation tend à une cohérence
par pays ou par zone en particulier au niveau de la politique
industrielle européenne.

La pression peut venir du régulateur à travers les actions que


nous avons déjà détaillées comme nationaliser (peut-être plus
par la menace de le faire en cas de défaillance, que par sa réelle
exécution) ou réguler (là aussi autant par l'annonce de futures
régulations que par celles déjà en vigueur). Elle provient aussi
Manager avec responsabilité et éthique 205

de la société civile, des ONG et bien sûr des partenaires et


clients.

Les groupes de pression ont montré à ce sujet une efficacité


certaine. Il est cependant prudent de ne pas laisser des groupes
de pression bien organisés imposer leurs propres vues à la fois
aux entreprises et aux démocraties au détriment d'une RSE
partagée. Citons un exemple récent des inondations dans le
Sud-Est de la France à l'automne 2011. Au nom de la protec-
tion de l'environnement et de la défense de la flore, des groupes
de pression se sont opposés à l'assainissement de rivières. La
contrepartie a été que le manque d'assainissement a accru le
risque d'inondation. L'arbitrage est délicat et ne peut être fait
uniquement en donnant raison au groupe le plus activiste.

Encourager

Encourager revient à pratiquer la politique de la carotte en


accordant en fonction de l'excellence de la politique RSE des
incitations fiscales ou des bonus aux entreprises les plus perfor-
mantes. L'exemple récent, mis en place début 2009, des incita-
tions pour l'achat des voitures en fonction de leur émission de
carbone en est un bon exemple. L'achat d'une voiture neuve
trop polluante entraîne une taxe de 200 à 2 600 euros selon le
niveau des émissions de CO, du véhicule. À l'inverse, les ache-
teurs de véhicules sobres bénéficient d'un bonus allant de 100
à 1 000 euros. Le dispositif est progressivement durci par
l'abaissement tous les deux ans des seuils d'éligibilité au bonus
et de déclenchement du malus. Des mécanismes similaires ont
été mis en place pour l'énergie avec par exemple des tarifs
garantis de rachat des kWh au réseau EDF, fixés au-dessus des
prix de marché pour favoriser le développement d'énergies
nouvelles comme le solaire ou l'éolien.
206 LE MANAGER ANTICRISE

Dans les deux cas, le régulateur devra veiller à ce que l'encou-


ragement soit proportionnel aux résultats obtenus en termes
de RSE. Dans l'énergie solaire, la diminution très significative
des coûts de production de cette énergie (-17 % en 2010 et une
prévision de -22 % en 2011 du prix au kWh1) a imposé de
revisiter les niveaux d'encouragement pour éviter de créer des
effets d'aubaines trop importants avec des surprofits indécents
financés par le contribuable.

Les mesures d'encouragement favorisent également


l'employabilité de populations fragilisées à travers des poli-
tiques d'insertion des chômeurs longue durée, des personnes
handicapées, ou encore des sortants de prison comme à travers
l'exemple ci-dessous.

La réinsertion des prisonniers en France

Un enjeu social et de solidarité

Chaque année environ 80 000 détenus retrouvent la liberté, soit


un peu plus de 10 % des naissances annuelles en France. C'est
donc un sujet extrêmement important quantitativement sachant
l'état du marché de l'emploi dans cette période de crise, et le regard
porté par la société et les entreprises sur les anciens détenus. Les
sortants de prisons sont très fragilisés. Sans assistance, ils ont une
probabilité forte de tomber dans la précarité et l'exclusion.

Un enjeu de sécurité publique

L'exclusion des anciens détenus du monde de travail favorise le


retour dans la délinquance (sans tenir compte des effets aggra-
vants de la vie carcérale), avec une probabilité de se retrouver de
nouveau devant les tribunaux, alimentant le cercle vicieux de
l'insécurité en particulier dans les quartiers en difficultés. L'échec

1. http://www.reuters.com/article/201 l/09/l6/us-solar-study-idUSTRE78F
29020110916
Manager avec responsabilité et éthique 207

de la réinsertion des anciens détenus dans le monde du travail et


dans l'entreprise est un facteur fort de l'accroissement de l'insé-
curité.

Un enjeu économique

L'échec de la politique de réinsertion dans le monde du travail est


une des causes de la surpopulation carcérale avec un coût par pri-
sonnier d'environ 80 euros/jour soit près de 30 000 euros/an par
détenu. A ce coût il faut ajouter, le coût économique et social de la
marginalisation pour les anciens détenus non récidivistes et en
grande précarité, car non réinséré dans le monde du travail. Ce
coût est à comparer à l'investissement fait aujourd'hui pour la
réinsertion.

La crise actuelle a sans conteste accentué la fragilisation de


ces populations et il existe un risque que dans le même temps le
manager considère ces sujets comme secondaires. Le régula-
teur devra veiller avec ses partenaires privés à continuer
d'encourager les politiques d'insertion au risque de supporter
ensemble des coûts sociaux exorbitants à moyen terme.

Restaurer le pouvoir des « vrais » propriétaires

Ce dernier point est d'une actualité toute particulière. Beau-


coup confondent aujourd'hui les propriétaires et le marché qui
est le lieu où il est fait commerce de leurs titres de propriétés. Il
existe un vrai questionnement tant sur la nature que sur le pou-
voir et les motivations des propriétaires des entreprises. Ils sont
représentés selon les cas par des entrepreneurs talentueux, des
familles d'héritiers, des fondations, des assureurs, des banques
d'affaires, des fonds d'investissements, des fonds de private
equity ou encore des liquidités venant de paradis fiscaux parfois
douteux.
208 LE MANAGER ANTICRISE

Les pouvoirs publics peuvent avoir pour objectif de res-


taurer le pouvoir de propriétaires ayant une meilleure pratique
de leur responsabilité sociale et environnementale. Cette ques-
tion, comme nous l'avons vu avec l'ISR, demande un change-
ment du fonctionnement des marchés et des politiques
fiscales.

Prenons l'exemple de l'assurance-vie. Cet investissement


s'inscrit normalement sur le long terme. Cela dit, les OPCVM
qui vont gérer les fonds des assurés peuvent très bien, dès qu'ils
sont investis en actions, privilégier des résultats de court terme.
Il existe un découplage possible entre les objectifs de l'inves-
tisseur et celui du fonds dans lequel il investit. Il peut être
envisageable en contrepartie de l'avantage fiscal accordé à
l'assurance-vie de soumettre les OPCVM, dans lesquels l'assuré
ou la compagnie d'assurance placera ses fonds, à des obliga-
tions normatives à l'instar des ISR. La capacité de l'ingénierie
financière à rendre liquides des produits de long terme devrait
être fiscalement dissuadée pour restaurer un pouvoir des pro-
priétaires.

Le deuxième levier du régulateur, comme évoqué plus


haut, pourrait être de favoriser de nouvelles places de marché
ou de nouveaux indices boursiers répondant à la volonté de
nombreux investisseurs de se focaliser sur une rentabilité de
long terme conjuguée à une responsabilité sociale et environ-
nementale dûment définie. Les outils semblent aujourd'hui
exister. Peut-être la motivation des acteurs qui gèrent les
Bourses manque-t-elle. Peut-être faut-il aussi un encourage-
ment, une pression ou une régulation forte émanant des
États.
Manager avec responsabilité et éthique 209

NÉCESSITÉ D'UNE ÉTHIQUE PERSONNELLE

Du caractère non marchand de l'éthique


personnelle

Reprenons l'exemple du commerçant avisé de Kant1 donné par


André Comte-Sponville dans son ouvrage L? capitalisme est-il
moral?1 Un commerçant rend la monnaie de façon exacte à un
aveugle et à un enfant sachant pourtant que tous les deux ne
peuvent pas compter et contrôler que la somme rendue est
juste. Kant estime que le commerçant ne fait pas là oeuvre de
morale car il agit conformément à son devoir d'être un mar-
chand honnête. S'il ne le faisait pas, il pourrait être découvert
et perdrait sa réputation et nombre de ses clients. Il n'y a donc
pas éthique mais un intérêt bien compris. C'est pourquoi nous
avons appelé plus haut ces pratiques la business trust en la dis-
tinguant de toute notion d'éthique personnelle.

Pourtant sommes-nous vraiment certains d'avoir bien iden-


tifié la motivation principale du commerçant ? Il est aussi envi-
sageable qu'il ait décidé de rendre la monnaie exacte non par
calcul de son intérêt économique mais par volonté de se confor-
mer à sa propre éthique. Après tout, le marchand peut rendre
la monnaie exacte à un touriste, aveugle ou non, qu'il ne reverra
plus, et qui ne peut donc pas lui faire une publicité négative.
En d'autres termes, même sans intérêt économique, le mar-
chand peut être éthique. De la même façon, l'intérêt écono-
mique n'est pas forcément la motivation première dans le choix
de son action. Le commerçant de Kant peut avoir décidé d'agir
d'abord par éthique personnelle, quel que soit son intérêt éco-
nomique.

1. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, 1980.


2. Op. cit.
210 LE MANAGER ANTICRISE

Ce qu'il faut retenir du commerçant de Kant et de l'analyse


de Comte-Sponville est finalement assez évident : l'éthique ne
fait pas partie de l'ordre socioéconomique pour la simple rai-
son que ce n'est pas un bien ou un service marchand. Les négo-
ciateurs professionnels savent bien que les principes ne se
négocient pas, à moins de les avoir préalablement transformés
en intérêts marchandables. Or, par définition, l'éthique ne
peut pas être transformée en valeur marchande, ce qui
n'empêche pas pour autant certaines marques, dans un but
purement commercial, à en dévoyer les codes dans leur commu-
nication.

Nous pouvons parfaitement décider d'arbitrer telle ou telle


décision pas seulement en fonction de nos intérêts écono-
miques mais en fonction de notre éthique personnelle.

Ces décisions pourront avoir un impact négatif sur la per-


formance et les résultats de l'entreprise, puisque par définition
le choix ne s'est pas fait uniquement sur ces derniers critères.
Il est donc important d'aider le manager à préserver et à sau-
vegarder ses valeurs face à la pression que le monde socio-
économique lui impose. Il s'agit d'éviter qu'il s'aliène aux seuls
objectifs de l'entreprise. En plus du temps et de l'énergie consa-
crés à l'optimisation des résultats, le manager doit veiller à
maintenir son intégrité avec a minima un jugement guidé par
son éthique personnelle. Pour cela, encore faut-il lui en laisser
la latitude.

Il est aussi souhaitable que le manager ait une plus grande


compréhension du sujet analytique qu'il est lui-même et que
sont ses collaborateurs. La compréhension de son propre
sujet peut lui éviter de se faire par trop violence en se soumet-
tant à des objectifs et contraintes qui lui sont extérieurs. Les
risques de l'aliénation peuvent entamer l'intégrité même du
Manager avec responsabilité et éthique 21 1

sujet à travers des symptômes comme la souffrance physique1


ou psychologique, les différentes formes de dépression, le
burn outox malheureusement aussi le lâcher prise définitif qui
touche parfois les managers ayant consacré une énergie et une
motivation hors du commun aux seuls succès socioécono-
miques.

L'enseignement de la philosophie pour mieux comprendre


les principes de la morale et mieux structurer son éthique per-
sonnelle est à promouvoir dans les écoles de management et
auprès des cadres, de même, qu'une sensibilisation à la psycha-
nalyse. L'objectif n'est pas tant d'améliorer l'efficacité des
managers que de rappeler les limites du monde socioécono-
mique, afin de rendre le manager plus fort et plus responsable,
pour son bénéfice et celui de ses collaborateurs.

Cet enseignement doit être détaché du monde socio-


économique en le distinguant clairement de la business trust
qui, elle, possède une justification économique. C'est la raison
pour laquelle nous nous garderons bien de donner le moindre
conseil d'éthique personnelle dans cet ouvrage, sauf pour dire
que c'est un sujet essentiel qui mérite d'avoir une place plus
importante dans nos réflexions et nos vies de managers d'entre-
prise, sans cynisme ou discours moraliste hypocrite.

Nous terminerons ce chapitre sur le besoin d'unité dans nos


arbitrages, ne pouvant pas, au risque de devenir schizophrènes,
changer d'identité en fonction de nos objectifs et des situations
rencontrées.

1. L'expression « en avoir plein le dos » est à ce sujet symptomatique, comme


peut l'être aussi un état de fatigue permanent.
212 LE MANAGER ANTICRISE

L'impératif de l'unité et des arbitrages


individuels

En période de crise, il est particulièrement délicat pour le mana-


ger de concilier ces différents ordres. Le monde socioéconomique
étant en sous-performance, la pression va s'accentuer pour
retrouver des résultats satisfaisants. La récession crée une plus
grande précarité, qui augmente l'exigence de justice et rend de
moins en moins supportables les inégalités. L'ordre moral va
essayer de reprendre la main au risque de sombrer de nouveau
dans un angélisme stérile. Le manager reçoit ainsi de multiples
signaux parfois contradictoires. Il lui est demandé d'augmen-
ter sa performance et d'être plus social, de rétablir des résultats
à court terme et de s'engager sur des politiques de long terme,
d'être éthique et de savoir prendre des décisions difficiles, avec
parfois des plans sociaux douloureux à la clé. Il existe un vrai
risque d'éclatement de son unité.

Le collectif s'est organisé en système plutôt cohérent, lais-


sant l'individu faire seul la synthèse et les arbitrages. Pression
de l'entreprise sur les résultats, pression des psychologues sur
l'éducation des enfants, pression des associations sur l'environ-
nement, pression des États pour respecter des réglementations
de plus en plus complexes, pression de la société sur la perfor-
mance sociale et amoureuse... la tentation est forte d'adopter
un mode de vie « séquentiel », où les jugements et les références
varient en fonction des pressions et des différents temps de sa
vie, professionnelle ou personnelle. Or, !'« intégrité » de l'indi-
vidu ne peut être éclatée sans risque qu'il s'y perde.

C'est un danger pour lui comme pour l'ensemble de notre


système économique. Les fondements du libéralisme ne
reposent pas uniquement sur la seule exigence de performance
des entreprises, mais sur la responsabilité individuelle. Il est
Manager avec responsabilité et éthique 213

d'ailleurs paradoxal de parler dans une même affirmation d'une


crise systémique et d'une crise du libéralisme. L'entreprise et les
marchés auraient ainsi donné une primauté au système sur
l'individu, comme le marxisme en son temps. Il suffit d'obser-
ver l'absence d'une conscience d'une responsabilité indivi-
duelle face à la crise pour se convaincre de ce glissement de la
responsabilité individuelle, base du libéralisme, vers des res-
ponsabilités collectives diffuses et finalement peu cernables. La
crise montre clairement les dangers d'une certaine forme de
totalitarisme des logiques purement socioéconomiques inspi-
rées en partie par les néolibéraux.

À force de croire les thèses de Friedman, les entreprises ont


imposé leurs modes de fonctionnement à des champs de plus
en plus vastes. Les codes comportementaux ont été détournés
de leur utilité sociale première pour être instrumentalisés
dans la vie commerciale. La politesse est devenue un moyen
de créer du contact à des fins commerçantes. Une vraie vie
collective s'est développée au sein d'entreprises et de secteurs
d'activité pour devenir parfois une véritable culture d'entre-
prise. A tel point que celui qui est exclu de la vie profession-
nelle se sent souvent exclu de la vie sociale.De même, la
culture est devenue une marchandise Et l'économie immaté-
rielle a rendu marchands des services et des valeurs qui ne
l'étaient pas.

L'ensemble de ce mouvement n'est pas critiquable en soi. Il


est la conséquence de techniques de management plutôt effi-
caces. Il devient cependant un élément de risque quand l'indi-
vidu se soumet à cet ordre socioéconomique en abandonnant
son éthique personnelle, son jugement individuel et son sujet
propre. L'individu a une obligation de résister et de faire pré-
valoir son altérité. Les entreprises innovantes qui cherchent à
214 LE MANAGER ANTICRISE

cultiver leurs talents ont essayé de promouvoir ce contre-pied1.


Elles sont conscientes que si leurs collaborateurs n'appliquent
pas leur éthique personnelle, que s'ils ne s'enrichissent pas en
dehors du monde socioéconomique, ils risquent de perdre
toute créativité. L'incitation à la contestation n'est pas un
contresens, c'est une respiration nécessaire.

Henry Ford avait conceptualisé, à la suite de nombreux


entrepreneurs du XIXe siècle, que l'émancipation de ses salariés
et le versement de rémunérations confortables étaient néces-
saires au dynamisme de l'économie et donc au bien-être de son
entreprise. De même, le manager anticrise est conscient que
son ennemi est l'optimisation de ses résultats au détriment de
l'exercice du libre arbitre et de l'éthique personnelle de ses col-
laborateurs.

La crise est peut-être un point de passage, une sorte de


retournement du gant entre les contraintes socioéconomiques
et la nécessité de l'entreprise de lâcher prise sur sa volonté
d'imposer à la société son modèle de performance. C'est le prix
à payer si elle veut réussir son passage à une économie de
l'immatériel, où la valeur perçue des clients remplace la pro-
duction simple de biens et de services. Pour comprendre les
transformations de l'entreprise, il n'est qu'à constater comment
les marques elles-mêmes ont été subjectivisée par des clients
qui leur ont donné un sens au-delà de leur simple valeur
socioéconomique.

Le terreau est prêt. À force de rendre marchand l'immaté-


riel, à force de pratiques de management toujours plus intimes,

1. Les entreprises high-tech de Californie ont commencé symboliquement


par casser les codes vestimentaires et les comportements sociaux à l'inté-
rieur de l'entreprise, avant de promouvoir avec plus ou moins de succès de
nouvelles formes de management laissant théoriquement une plus grande
place à la liberté individuelle.
Manager avec responsabilité et éthique 215

à force d'expliquer que la culture d'entreprise était vitale,


l'entreprise a induit des comportements qui ne relèvent plus
du seul ordre socioéconomique. Elle a introduit en son sein
l'ordre de la justice, de la morale, voire de l'amour. « Aimer son
travail » ne relève pas de la simple incantation pour motiver des
collaborateurs, c'est souvent une réalité concrète, au-delà de la
volonté de performance. L'entreprise peut rester dans le simu-
lacre et l'hypocrisie, détruire ce qu'elle a semé et continuer à
faire prévaloir l'optimisation du résultat. Elle peut aussi don-
ner le temps et la liberté à ses managers de prendre des déci-
sions qui intègrent leur éthique personnelle, en étant hors du
champ socioéconomique, parfois au détriment même des
résultats de l'entreprise.

Le court terme tue le long terme, avec des économies où


l'on s'endette sans vision de l'avenir. Par analogie, la recherche
de l'optimisation aliène les managers et leurs collaborateurs au
détriment de leur capacité à créer de la valeur immatérielle
pour leurs propres clients. Il est probable qu'en laissant à
l'individu une liberté de choix sans recherche d'une perfor-
mance à tout prix, beaucoup des comportements à risque que
nous avons évoqués au début de ce chapitre auraient pu être
évités.

Une fois encore, cela ne signifie pas que l'entreprise peut


s'absoudre des contraintes du monde socioéconomique, bien
au contraire. Elle doit continuer à produire de la performance
et à créer de la valeur pour ses clients, ses collaborateurs et ses
actionnaires. Mais, si elle veut être pérenne et efficace sur le
long terme, elle doit créer suffisamment de souplesse pour que
les managers puissent faire des arbitrages qui transcendent la
seule logique économique, même au détriment de la perfor-
mance. En d'autres termes, il est primordial de maintenir un
216 LE MANAGER ANTICRISE

slack^ organisationnel pour rendre les organisations à la fois


plus résistantes aux aléas, et aussi plus humaines. Le contrôle
de gestion en cherchant à les supprimer fragilise les entreprises,
comme les femmes et les hommes qui y travaillent.

Pour conclure, le manager anticrise a une double mission :

- se préserver lui-même et ne pas hésiter à prendre des déci-


sions guidées par son éthique personnelle, parfois même au
détriment des résultats de l'entreprise,

- relâcher auprès de ses collaborateurs la contrainte de l'opti-


misation des résultats pour qu'ils puissent, eux aussi, exer-
cer leur arbitrage en préservant leur unité.

La contrepartie n'est pas l'inefficacité, mais une plus forte


capacité de création de valeur comme nous l'avons vu lors des
chapitres précédents. Ce n'est pas une nouvelle business trust,
c'est simplement la croyance qu'un manager qui peut vivre son
unité a probablement, en tant que sujet, une plus grande
richesse, et donc une capacité plus forte d'apporter aux autres.

1. Slack est un adjectif américain qui signifie « relâché » ou « ayant du mou ». Il


est utilisé pour les pantalons un peu flottants ou bouffants par exemple. II
qualifie souvent la capacité des managers à constituer des provisions, à la fois
pour faire face aux aléas et pour sécuriser l'atteinte de leurs objectifs en
gérant les anticipations plus ou moins agressives de leur hiérarchie.
CONCLUSION

Aborder des sujets aussi divers afin d'en donner une


compréhension d'ensemble est un vrai challenge. Il est
nécessaire de faire cet effort pour relever les défis importants
posés par la crise.

Attendre le retour de la croissance est voué à l'échec. Les


problèmes que nous avons devant nous ne seront pas résolus
par les seules décisions d'institutions européennes ou d'orga-
nismes internationaux, quel que soit le talent des hommes poli-
tiques, des banquiers centraux ou des hauts fonctionnaires.
C'est au manager d'agir sur son environnement pour s'adapter
à la nouvelle donne socioéconomique dans laquelle il évolue.

La priorité face à la crise est de reconstruire des visions


solides pour bâtir un développement durable. Pour cela, nous
l'invitons à relever les six défis que nous avons détaillés dans cet
ouvrage :

— se doter d'une nouvelle vision du monde socioécono-


mique ;

— maîtriser les principes d'une globalisation régulée ;

— réorienter les organisations et les stratégies ;

— choisir un business model adapté ;

— mettre les ressources de l'entreprise au service de la création


de valeur ;

— manager avec responsabilité et éthique personnelle.


218 LE MANAGER ANTICRISE

Pour conclure, voici dix principes pour l'aider à traverser les


crises et les transformer en opportunités pour lui, pour ses col-
laborateurs, et ce, au plus grand bénéfice de son environne-
ment.

• Principe 1 : Remettre en question sa vision du monde et déve-


lopper son propre jugement

La crise révèle un changement. Nous sommes face à des muta-


tions structurelles qui exigent que nous changions notre vision,
nos stratégies et notre management. Le défi est de mobiliser à
bon escient une pluralité de représentations. Notre vision se
devra d'être personnelle et être suffisamment solide pour résis-
ter aux aléas conjoncturels, en s'appuyant sur une compréhen-
sion des mouvements de fonds qui traversent aujourd'hui notre
monde socioéconomique. Les repérer, les comprendre, les
choisir et les ordonner demande un vrai talent. Devant les
défaillances systémiques, le manager anticrise n'aura ainsi pas
d'autre choix que de se fier à son propre jugement.

• Principe 2 : Ne pas hésiter à prendre des positions contre-


cycliques

La vitesse des transactions boursières et les liquidités allouées à


l'optimisation financière ont créé l'illusion d'une efficience des
marchés qui seraient capables de s'ajuster efficacement à la
nanoseconde. Cela masque en fait d'importantes divergences
d'analyse et de perceptions entre les différents intervenants. Le
consensus est devenu tellement précaire que la volatilité n'a
jamais été aussi forte. Privé du baromètre que pouvaient être
les équilibres de marché, le manager anticrise doit faire preuve
de discernement et de courage pour savoir anticiper et tirer
profit d'opportunités contre-cycliques avec une exigence
combinée de pro-activité et de réactivité.
Conclusion 219

• Principe 3 : Manager sa propre faillibilité et celle de ses collabo-


rateurs

Une chose est certaine, un jour nous prendrons tous de mau-


vaises décisions. Aucune méthode de management, aucun pro-
cessus de contrôle des risques ne pourront l'éviter. Ce n'est pas si
grave à condition d'éviter deux écueils. Le premier est de faire
peser sur nos erreurs des effets démultiplicateurs trop importants
si nous jouons sur des leviers et des échelles non maîtrisés. Le
second est de promouvoir des systèmes qui sanctionnent trop les
échecs et qui paralysent les initiatives. Le challenge sera de conci-
lier la prise d'initiative et le management de l'échec. Il s'agit
d'éviter de laisser quelques individus, aussi talentueux soient-ils,
gérer solitairement des risques systémiques pour les autres.

• Principe 4 : Piloter les équipes par des visions partagées de long


terme

Le manager devra partager des perspectives et des challenges de


long terme pour sortir d'une dictature du court terme, que ne
peut justifier notre niveau d'endettement actuel. Les dettes
doivent soutenir des investissements dans la création de richesse
et dans l'avenir, et non une mise sous perfusion pour maintenir
notre niveau de consommation. La complexité grandissante de
notre environnement crée un besoin auprès de nos collabora-
teurs de se réunir autour d'un cap structurant. Ce pilotage n'est
envisageable que si les managers arrivent à partager ce projet de
long terme avec leurs actionnaires dans une confiance retrouvée.

• Principe 5 : Organiser et réguler des chaînes de valeur


complexes

Le retour de la croissance dépend pour beaucoup du dyna-


misme de l'économie immatérielle. Elle nous invite à renouve-
ler nos modèles économiques. Les flux de revenus se sont en
220 LE MANAGER ANTICRISE

partie désolidarisés des échanges simples de biens et de services.


Nous mutons vers des réseaux complexes avec parfois une plu-
ralité de clients en multifaces. Le manager anticrise devra réus-
sir à organiser ces chaînes de valeur complexes pour permettre
à la fois aux clients de se repérer mais aussi pour capter, en
contrepartie, une rémunération significative. Ce raisonne-
ment s'applique de la même façon pour des chaînes logistiques
de plus en plus étendues à travers une meilleure maîtrise des
flux d'information.

• Principe 6 : Savoir négocier pour optimiser sa position dans les


réseaux

Aujourd'hui l'entreprise est insérée dans un réseau globalisé.


Le temps de l'optimisation de la seule relation entre un client
et son fournisseur est révolu. Il s'agit d'agir sur l'ensemble de
ses partenaires pour créer, défendre, partager et développer de
la valeur. Les qualités de négociateur sont devenues des armes
essentielles du manager pour optimiser sa position, c'est-à-dire
le nœud de réseau dans lequel il évolue. Il doit à la fois favoriser
les interactions et l'accès aux meilleurs partenaires, rendre
chaque relation plus riche en travaillant sur la qualité de
l'échange et bien sûr s'assurer que le partage de la valeur n'ait
pas lieu au détriment de son entreprise.

• Principe 7 : Relever le défi de l'innovation et de la gestion des


talents

Nous passons de l'ère du knowledge management o\x la connais-


sance et la maîtrise des processus complexes de production
étaient des avantages compétitifs à l'ère du creative manage-
ment où il faut constamment proposer de nouvelles pistes de
créations de valeurs. Cette mutation se fonde sur un manage-
ment renouvelé des talents tout en évitant l'hyperindividuali-
Conclusion 221

sation. La contrepartie est probablement un relâchement de


l'optimisation court terme des organisations, en évitant de se
concentrer uniquement sur la compétition avec nos concur-
rents. La priorité est dorénavant de libérer du temps et de
l'énergie afin d'ouvrir de véritables nouveaux marchés, nos
nouveaux océans bleus.

• Principe 8 : Faire preuve d'empathie dans un monde multi-


polaire global

Les pays développés connaissent une révolution copernicienne.


Les pays émergents ont construit leur développement en expor-
tant des biens et services à moindre coût, en échange de dollars
et d'euros emmagasinés dans leurs réserves de changes comme
garantie de confiance. C'est maintenant autour des pays déve-
loppés de mieux comprendre les besoins des consommateurs
des pays émergents pour exporter et chercher des nouveaux
relais de croissance, et revitaliser à leur tour une confiance vacil-
lante. Le manager anticrise a donc à faire un effort important
d'empathie pour mieux comprendre ces nouveaux partenaires
non plus comme fournisseurs mais comme clients.

• Principe 9 : Privilégier le long terme dans le cadre d'une RSE


assumée

Rétablir des logiques de long terme pour sortir de l'extrême


volatilité des marchés, nous demande de changer nos compor-
tements. Il s'agit de privilégier les relations d'affaires dans la
durée sans chercher l'optimisation de chaque transaction
commerciale. Pour cela, le manager anticrise pourra instaurer,
pour lui et ses collaborateurs, les principes de la Business trust.
Il pourra aussi s'appuyer sur la dynamique de la RSE dans un
dialogue fructueux avec les acteurs publics, et ce pour inscrire
ce développement dans la durée en accord avec son environne-
222 LE MANAGER ANTICRISE

ment naturel et social. La RSE est à considérer comme une


véritable opportunité résistante à la crise.

• Principe 10 : Garder son intégrité personnelle

La crise ne peut pas être considérée comme une faillite morale


du capitalisme. Les défaillances observées sont exceptionnelles,
non par leur nature, mais bien plus par leurs effets démultipli-
cateurs, conséquences de la course aux économies d'échelles.
Le risque actuel du manager est de perdre son intégrité person-
nelle. Il doit se respecter lui-même en tant que sujet, avec sa
propre complexité qui va bien au-delà de son rôle d'agent éco-
nomique. Il doit aussi permettre à ses collaborateurs d'avoir
une éthique personnelle, même si cela peut être au détriment
des résultats de l'entreprise. Tendre les organisations et les
hommes sur la seule performance, c'est non seulement les alié-
ner et les fragiliser mais aussi se priver de leur créativité.
REMERCIEMENTS

La rédaction de cet ouvrage s'appuie sur l'expérience


recueillie auprès de l'ensemble des personnes ren-
contrées au cours de mon parcours professionnel.

Je tiens à remercier en particulier les fournisseurs, les clients


et les collaborateurs de Lurex pour avoir gardé un esprit d'inno-
vation et de créativité malgré la crise. J'ai bien sûr une pensée
particulière pour mon frère Bertrand avec lequel j'ai repris cette
société familiale.

Je suis aussi reconnaissant aux directeurs logistiques et


industriels avec lesquels j'ai eu la chance de travailler en étant
chez Geodis et auprès de qui j'ai beaucoup appris. J'ai eu le
plaisir de travailler avec des équipes dévouées et motivées.
L'expérience transmise par quelques dirigeants clairvoyants
m'a été très utile, et j'ai repris dans mes analyses beaucoup de
conseils dont ils ont probablement la paternité.

Depuis le début de ma vie professionnelle, j'ai pu constam-


ment confronter théories et expériences terrains grâce aux exi-
gences de l'enseignement. Je tiens à remercier mes étudiants
tout autant pour leur énergie, leur questionnement et leur
esprit de contestation, que pour le plaisir qu'ils me donnent à
enseigner. Evidemment, je suis très reconnaissant à l'école
HEC de m'avoir fait confiance à la fois comme ancien élève et
comme professeur affilié.

La rédaction d'un livre se construit par le partage d'idées


avec les personnes de son entourage proche. Je les remercie
224 LE MANAGER ANTICRISE

pour leur patience et leur bienveillance. Je tenais particulière-


ment à exprimer ma reconnaissance la plus sincère envers
Laurent Maruani pour son soutien permanent depuis que j'ai
eu la chance d'être son élève, pour sa confiance et pour la
richesse toujours renouvelée de nos échanges, Karim Boumehdi
pour ses conseils avisés, André Grandjean pour sa relecture
attentive, et Pierre-Etienne Franc qui a inspiré nombre des
idées de cet ouvrage à travers des échanges et des conversations
non interrompues depuis plus de vingt ans.

Un livre ne peut être écrit sans le soutien et la confiance de


sa famille. Mon épouse Sophie a été d'une aide infinie et a su à
la fois soutenir ce projet, tout en gardant un esprit suffisam-
ment critique pour l'aiguiser et lui donner ainsi une vraie
chance de voir le jour. J'ai évidemment une tendre pensée pour
mes trois filles, Cécilia, Juliette et Marine et pour les week-ends
consacrés à l'écriture plutôt qu'à la promenade.

À titre posthume, je voulais dédier ce livre à mes parents,


Annie et Adam, tous deux décédés juste avant la crise, pour
leur clairvoyance et leur exemplarité. Ils m'ont appris l'impor-
tance d'avoir une pensée et un jugement propres, non soumis à
de quelconques écoles de pensées ou autorités morales.

Finalement, je voulais également remercier chaleureusement


mon éditrice Claire Sabatier, qui a su me guider pour faire un
ouvrage qui semble répondre aujourd'hui à un vrai besoin. Mais
cela, le lecteur seul en jugera.
INDEX THÉMATIQUE

A E

Accélération de l innovation 22 Economie de l'immatérielles 24


Aléa moral 42 Economie du gratuit 131
Allocation des liquidités 60 Effets de club 86
Asymétrie d'information et théorie Entreprise verticale aux réseaux
du signal 42, 44 régulés 81
Equilibres sous-optimaux 51
B
Escroqueries et défaillances 175

Business éthique et business trust Ethique personnelle 209

183
G
Business Model Génération 123
Globalisation libérale 18
c

Choc des civilisations 20


Contrôle de l'accès aux capitaux Immanence du principe de
90 faillibilité 186
Création de valeur multipolaire 165 Innovation ouverte 87, 98, 133
Intimité client et l'optimisation
D
des réseaux 152

Décisions contre-cycliques 64
L
Défaillances des méga-entreprises
71 Limites de l'optimisation des
Défis de l'économie immatérielle résultats 134
119 Limites du néolibéralisme 7
Dégroupage 127 Longue traîne 128
Dettes publiques 31
Développement durable 13

Vous aimerez peut-être aussi