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Qu’ont en commun d’anciens collaborateurs qui ont fui la France à la

Libération, des activistes de l’OAS, des espions soviétiques, des


gauchistes de Mai 68 et de la Gauche prolétarienne, des autonomistes
corses, basques et bretons ou des membres d’Action Directe ? D’avoir
été jugés par la Cour de sûreté de l’État, une juridiction d’exception
créée par le général de Gaulle à la fin de la guerre d’Algérie et
supprimée par François Mitterrand au début de son premier
septennat.
Siégeant pendant dix-huit ans et réservant à des milliers de militants
un traitement radical et spécifique, comme les gardes à vue
prolongées, les arrestations de nuit, le jugement par des militaires ou
les examens psychiatriques, elle illustre une tradition française de
justice politique. Or, ces dispositions contre les « ennemis intérieurs »
ne disparaissent pas en  1981 et sont progressivement réintégrées
dans l’arsenal sécuritaire pour constituer le socle de la lutte
antiterroriste. De la répression de l’OAS au jugement des
«  malfaiteurs terroristes  » par une justice dérogatoire au droit
commun aujourd’hui, c’est toute la généalogie de l’antiterrorisme que
ce livre retrace.
Par cet ouvrage passionnant qui s’appuie sur des archives inédites,
Vanessa Codaccioni interroge la manière dont l’État fait face aux
crimes politiques et terroristes depuis les débuts de la Ve République.
Mais elle engage une réflexion plus générale sur les frontières,
toujours ténues, entre justice ordinaire et justice politique, et sur
l’utilisation de dispositifs d’exception en régime démocratique.
 
Maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris  8,
Vanessa Codaccioni est notamment l’auteure de Punir les opposants.
PCF et procès politiques, 1947-1962 (2013).
© CNRS Éditions, Paris, 2015

ISBN : 978-2-271-08869-7

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

Tradition et généalogie
de la justice d’exception

L’exception en droit fait partie de l’histoire républicaine


française et il existe, en France, une tradition du recours à la
justice d’exception. De la justice révolutionnaire de «  salut
public » à la justice militaire du conflit algérien, en passant
par l’appareil judiciaire vichyste ou les cours de justice de la
Libération, une multitude de juridictions politiques ont
jalonné la chronologie des guerres lors desquelles se sont
affrontés opposants et tenants du pouvoir. Certaines de ces
juridictions furent inscrites dans les constitutions mais
servirent peu, d’autres ne fonctionnèrent que quelques mois
pour condamner et faire exécuter des centaines d’individus,
d’autres encore n’eurent qu’une existence éphémère et
furent très vite supprimées au regard de leur manque de
sévérité décrié. Toutes ont eu néanmoins ce point commun
d’avoir pour mission, dans un contexte de forte
conflictualité politique et sociale, de punir des ennemis
désignés par les gouvernements ou plus directement par le
chef de l’État. Si bien que l’on peut considérer que la justice
d’exception, malgré ses variantes judiciaires et les
différentes formes qui l’ont incarnée (tribunaux militaires ou
civils, cours constitutionnelles ou temporaires), est une
institution centrale du système punitif et pénal français.
Créée à la fin de la guerre d’Algérie pour juger les crimes
de l’OAS, la Cour de sûreté de l’État illustre cette tradition
française du recours à la justice d’exception. On y retrouve
le contexte de crise ou de post-conflit qui fait les grands
procès politiques, les injonctions à la répression envers un
personnel judiciaire dépendant de l’exécutif et choisi par lui,
ainsi que l’atteinte aux droits et libertés individuelles
caractéristiques d’une criminalisation de l’opposition.
Néanmoins, si elle s’inscrit dans cette série de tribunaux
spéciaux, la Cour de sûreté de l’État interroge par sa
singularité dans l’histoire judiciaire française. Instituée par
deux lois votées par le Parlement en janvier 1963 à des fins
de répression de la « subversion » pro-Algérie française, elle
vise plus généralement à juger, en temps de paix, les
crimes et délits contre la sûreté de l’État, la reconstitution
de ligue dissoute, mais aussi toute une série d’infractions de
droit commun en lien avec la protection de la «  chose
publique  ». Il en va ainsi des rébellions avec armes, de la
provocation ou de la participation à un attroupement armé,
ou encore des violences graves envers divers
fonctionnaires. À partir de 1963, elle juge des activistes de
l’OAS, puis, dès 1968, des militants gauchistes, comme ceux
de la Gauche prolétarienne, les membres des fronts de
libération breton et corse, mais aussi, à la fin des
années  1970, les activistes d’Action directe. Mais l’on
pourrait évoquer pêle-mêle les cas d’espions soviétiques,
d’anciens collaborateurs ayant fui la France à la Libération,
celui du « confesseur » de Bokassa Roger Delpey, ou encore
l’instruction de l’attentat de la rue Copernic en 1980. Son
histoire et les types de procès qui s’y déroulent en font donc
une juridiction singulière, à savoir une juridiction
d’exception qui dure dans le temps, et qui, créée pour juger
des activistes d’extrême droite, finit par juger l’extrême
gauche, les mouvements autonomistes et le terrorisme.
Cette durée de vie inédite pour un tribunal spécialisé
dans la criminalité politique invite dès lors à éclairer
l’institutionnalisation de l’exception juridictionnelle, et la
manière dont elle s’adapte non seulement aux variations
des contextes sociopolitiques, mais surtout aux cibles
désignées par l’exécutif. Le cas de la Cour de sûreté de
l’État permet ainsi de saisir comment l’exception peut,
progressivement, s’intégrer dans le système pénal d’un
régime démocratique, mais aussi, plus généralement,
permettre la diffusion de pratiques mobilisées dans des
contextes plus ou moins sécuritaires et contre toute forme
d’opposition.

TAUX DE PUNITIVITÉ ET ÉTATS D’EXCEPTION CIBLÉS

A priori pourtant, la Cour de sûreté de l’État n’est en rien


comparable aux tribunaux militaires qui ont fonctionné
pendant le conflit algérien, encore moins aux cours
martiales instaurées par Vichy, cette « justice du pire » qui a
prononcé plus de deux cents condamnations à mort en
quelques mois [1]. Ces dernières y furent, rapportées à la
longévité de la juridiction, à la fois peu nombreuses [2], et
surtout, inappliquées, à la faveur des grâces présidentielles
et des lois d’amnistie, et les peines, quels que soient les
individus ou les groupes jugés, souvent clémentes au regard
des représentations de la justice politique et de la
dangerosité attribuée par les pouvoirs publics à celles et
ceux qui y sont déférés. Or, la nature d’une juridiction ne se
définit ni par son taux de condamnation, ni par les peines
infligées par ses magistrats. S’il existe bien entre les
différents tribunaux en charge des « ennemis publics » des
variations de taux de répression, mesurables par leur niveau
de punitivité (fréquence, sévérité et effectivité des peines
prononcées), toutes sont bien des juridictions d’exception
contraires aux règles et normes qui régissent d’ordinaire la
procédure pénale et les modalités de jugement des
justiciables. Néanmoins, leur radicalité répressive
différentielle vient signaler la fluctuation de la marge de
manœuvre dont disposent les gouvernants pour se
réapproprier ou, tout au moins, pour soumettre le pouvoir
judiciaire à des fins politiques. Elle illustre la manière dont
se déplace, au gré des contextes et des cibles visées, la
frontière entre ce qu’il est légitime ou illégitime, possible ou
impossible de faire au nom de la défense de l’État. En
l’occurrence, dans le cas de la Cour de sûreté, la question
est de savoir comment ses initiateurs ont réussi à imposer
et à légaliser, avec différents acteurs (des champs policier,
militaire, judiciaire et politique), un degré d’exception
tolérable et acceptable qui a permis à une juridiction
dérogatoire au droit commun et attentatoire aux garanties
et libertés individuelles, de perdurer dans le temps et de
s’institutionnaliser.
Or, précisément, la distance qui sépare la juridiction
gaulliste des précédents tribunaux répressifs comme ceux
de Vichy ou de la guerre d’Algérie est le fruit d’un travail
politico-juridique d’acceptabilité de la justice politique et
s’inscrit dans un processus plus général de légitimation de
l’exception dont il s’agit de rendre compte. Les peines
privatives de liberté, sur lesquelles focalisent ses
contemporains, ne sont d’ailleurs pas les seules prononcées
par les magistrats de la Cour de sûreté  de l’État  : la
dégradation militaire, la privation des droits civiques, les
interdictions professionnelles ou le paiement de très lourdes
amendes viennent signaler, tout comme d’ailleurs la durée
de certaines détentions provisoires, que l’enfermement
carcéral post-verdict n’est pas toujours prioritaire dans la
répression mobilisée. La place de la sanction pénale dans le
dispositif punitif et plus précisément la problématique de la
détention des détenus dits «  politiques  », doit ainsi être
questionnée plus avant, et reliée à d’autres usages
étatiques des logiques exceptionnalistes comme la primauté
de l’instruction sur le stade du jugement des affaires, ou les
usages policiers et pénitentiaires de l’exception. Surtout, la
focalisation sur les décisions judiciaires, et le taux de
condamnation en particulier, empêche de saisir la manière
dont l’exception travaille l’ensemble du système répressif et
dont elle influe, à plus long terme, sur la gestion de la
criminalité politique et du militantisme oppositionnel. Car si
la Cour de sûreté de l’État est supprimée en 1981 par
François Mitterrand, l’un des hommes politiques les plus
opposés à sa création et à son maintien, elle est remplacée
cinq ans plus tard, sous sa présidence et en période de
cohabitation, par une autre juridiction spécialisée dans la
criminalité terroriste  : la cour d’assises spécialement
composée. À travers l’analyse de cette nouvelle juridiction
et de la législation antiterroriste qui lui est contemporaine,
c’est la généalogie de la justice d’exception qu’il s’agit ici de
retracer.
À ce titre, et sans évoquer la multiplicité des définitions
des juridictions d’exception –  objet de débats entre leurs
défenseurs et ceux qui s’y opposent – rappelons qu’en droit,
le critère de distinction entre juridiction de droit commun et
juridiction d’exception est celui de la compétence. Une
juridiction d’exception est celle qui n’est compétente que
dans les cas strictement prévus par la loi pour juger
certaines infractions et, incidemment, certains types
de  délinquants [3]. On comprend dès lors que cette
définition qui repose sur le critère d’une compétence
spécialisée, faisant rentrer dans cette catégorie les
juridictions pour mineurs, les tribunaux de commerce, ou les
conseils de prud’hommes, soit prioritairement mobilisée par
ceux qui veulent imposer l’idée d’une absence de spécificité
de la répression des atteintes à la sûreté de l’État –
 aujourd’hui appelées « atteintes aux intérêts fondamentaux
de la Nation  »  – et légitimer la justice politique [4]. Si ce
critère juridique de la compétence est évidemment
pertinent –  les juridictions d’exception sont spécialisées
dans le jugement de la criminalité politique – nous préférons
ici, dans une perspective critique, considérer qu’est
d’exception un tribunal qui déroge au droit commun dans le
sens d’une atteinte aux droits et aux libertés des personnes
ou des groupes qui y sont déférés et qui, créée à des fins
répressives par l’exécutif ou le législatif, est attentatoire aux
principes de la séparation des pouvoirs et de l’égalité de
toutes et de tous devant la loi et la justice. Définie en ce
sens, une telle juridiction trahit la volonté des gouvernants
de s’affranchir du droit pour punir celles et ceux qui ont
défié leur autorité et, par la dépendance du judiciaire au
politique, pour maintenir une partie de la population dans
un état d’infériorité juridique, c’est-à-dire dans un état de
« moindre droit [5] ».
Car la justice d’exception, fonction des mécanismes
d’impunité ou, à l’inverse, de sélectivité des justiciables, ne
concerne qu’une minorité d’individus dont le degré de
dangerosité est surévalué. Illustration de la gestion
différentielle des illégalismes, elle vise toujours des
populations cibles prédéfinies par l’exécutif, comme de nos
jours les «  candidats au djihad  », «  l’ultra-gauche  », ou
encore les Roms qui sont en Europe l’objet de traitements
discriminatoires incompatibles avec les règles et les normes
qui régissent un État de droit. Et si des dispositifs
d’exception peuvent être généralisés à l’ensemble des
individus vivants sur un même territoire, comme le montre
la tendance actuelle à la généralisation de la surveillance
dans les démocraties occidentales, ces derniers restent
néanmoins prioritairement mobilisés contre des groupes dits
« à risque » qui sont dès lors isolés du reste de la population
par le traitement spécifique et dérogatoire qui leur est
réservé. Le cas de la Cour de sûreté de l’État est ainsi tout à
fait exemplaire de la tendance du pouvoir central à étendre
le champ d’application des dispositifs d’exception, elle qui a
été mobilisée contre plus de cinq mille personnes aux
profils, aux modalités d’action et aux revendications très
différenciés. Mais dans le même temps, ses défenseurs
n’ont jamais pu la mobiliser contre certains militants ou
syndicalistes d’extrême gauche, l’extension de ses cibles
pénales se révélant trop coûteuse pour les gouvernements.
Aussi, saisir les usages étatiques de l’exception implique de
pouvoir cerner les types de comportements criminalisés et
de restituer les catégories d’individus qui sont concrètement
soumis à des mesures liberticides, discriminatoires ou, dans
le cas de la justice, attentatoires aux principes du procès
équitable.
L’état d’exception qui, dans son acception la plus stricte,
équivaut aux états d’urgence ou de guerre, n’est en effet
pas une chape surplombant les individus. Il s’incarne dans
des pratiques sociales [6], et notamment dans des pratiques
judiciaires encouragées au plus haut niveau de l’État et
mises en œuvre par les policiers et les magistrats. Et si les
législations d’exception ou certaines mesures
d’accaparement du pouvoir, tel l’article  16 de la
Constitution, constituent les éléments clés de ces régimes
exorbitants du droit commun, le fonctionnement des
juridictions politiques en découlant donne à voir les effets
concrets de l’exceptionnalisme sur les cibles construites par
l’État. Des conditions de leur arrestation aux peines infligées
par les juges en passant par les modalités de leur garde à
vue et de leur détention, ce sont toutes ces pratiques
spécifiques et extra-ordinaires qui incarnent la guerre
menée par les gouvernants contre leurs ennemis désignés.
Ces pratiques, évolutives et objets de luttes entre différents
acteurs aux intérêts antagonistes ou convergents, suscitent
toujours en démocratie des résistances qui, par leurs
ampleurs et leurs effets, renseignent tant sur la légitimité
du pouvoir de punir par des mesures exceptionnelles, que
sur les limites aux atteintes à porter à l’État de droit. Et si
les résistances empêchent rarement un État de déroger aux
principes démocratiques et d’attenter aux libertés
fondamentales, elles n’en contraignent pas moins les
usages de l’exception et l’encadrent, que ces oppositions
viennent de la Cour de cassation, du Conseil constitutionnel
ou du Conseil d’État, des contre-pouvoirs traditionnels que
sont le Parlement ou le Sénat, ou des magistrats du siège et
des accusés eux-mêmes qui, en ne jouant pas le rôle qui
leur est assigné, tentent de déjouer les scénarii de la justice
politique et de la raison d’État.

ANTITERRORISME ET DÉFENSE DE L’ÉTAT

Incarné dans des pratiques sociales visant des individus


ou des groupes déterminés, l’état d’exception s’inscrit aussi
dans des configurations historiques particulières. Les
guerres ou les crises politiques, qui perturbent
l’interprétation des événements et désorganisent les divers
champs sociaux, sont propices à l’emploi de mesures
d’exception. Dans ces contextes, les gouvernements
tendent à monopoliser et à concentrer l’ensemble des
pouvoirs, et, au nom de la légitime défense étatique, à
prendre des dispositions dites « exceptionnelles » pour
éradiquer les menaces qui pèsent sur la nation, la
République ou l’État. Néanmoins, ces «  moments
d’exception  » ne sont pas des parenthèses dans la vie
tranquille des démocraties. Ils marquent et contraignent
l’évolution des logiques exceptionnalistes, soit dans le sens
d’une délégitimation durable de certaines pratiques, soit, à
l’inverse, dans celui de leur réapparition ou, sous une autre
forme, de leur réactualisation. Plus précisément, certains
cycles de violence, par leur degré de radicalité contre les
«  ennemis publics  » et leur durée, participent d’une
cristallisation de l’exception dans les diverses institutions
répressives (la police, la justice, l’armée) et favorisent
ensuite, malgré la fin de l’état d’exception, leur survivance
et leur pérennisation. Il reste ainsi souvent des
«  traces  d’exception  » à la suite d’une guerre ou d’un
conflit, tant dans la mémoire de celles et ceux qui en ont
subi les effets que dans les pratiques et l’habitus même des
agents qui l’ont mobilisée. Plus encore, si certains dispositifs
d’exception ont été perçus, à un moment donné de
l’Histoire, comme opérants et efficaces par une partie des
gouvernants, ils demeurent dès lors un possible
remobilisable ultérieurement.
Dans cette perspective, la guerre d’Algérie se révèle
centrale, elle qui s’est caractérisée par l’emploi de mesures
illégitimes et illégales, mais néanmoins couvertes et
autorisées au plus haut sommet de l’État, comme les
détentions arbitraires, les exécutions sommaires, les
tortures,  etc. Ces techniques de dégradation et
d’élimination de l’adversaire induites par la militarisation de
la répression en contexte de guerre ont officiellement cessé
d’être mobilisées une fois le processus de pacification
enclenché. L’amnistie, qui a empêché le jugement des
acteurs ayant participé à la gestion violente et meurtrière
des opposants, les a d’ailleurs définitivement renvoyées à
un passé conflictuel et violent consensuellement décrié.
Pour autant, la guerre d’Algérie a constitué une véritable
matrice des usages de l’exception, ayant marqué tout à la
fois les figurations de l’ennemi intérieur [7] et certaines
pratiques de domination policière sur des populations
«  indésirables  » et racialisées [8]. Quant à la justice
d’exception, elle a perduré bien au-delà de la résolution du
conflit, les tribunaux spéciaux gaullistes se succédant de
l’application de l’article  16 en 1961 au début des
années  1980. Ainsi, progressivement, avec l’éloignement
des perspectives de guerres intra ou interétatiques,
l’exception juridictionnelle française s’est émancipée de
l’état d’exception et s’est adaptée aux temps de paix. Par
les multiples crises politiques qui ont entraîné la
routinisation de certaines mesures dérogatoires au droit
commun, elle s’est détachée des périodes qui autrefois
seules légitimaient, justifiaient et permettaient son
existence et son utilisation. L’analyse des juridictions
spécialisées dans la criminalité politique, qui illustrent le
passage d’une justice d’exception exceptionnelle à une
justice d’exception permanente, éclaire dès lors l’intégration
de l’exception dans l’appareil répressif et pénal ainsi que sa
légalisation.
La lutte contre le terrorisme, à tout le moins dans le cas
français, ne modifie pas ce double mouvement d’héritage et
d’adaptation du système punitif aux évolutions des relations
entre l’État et les groupes criminalisés. Le caractère récent
du droit pénal antiterroriste [9] et le discours de la
nouveauté, tant en ce qui concerne les nouveaux défis
sécuritaires des États qu’à propos des modalités de la
répression du terrorisme – discours de la nouveauté auquel
participe l’importante production éditoriale sur l’état
d’exception post-11 Septembre – ne doit ainsi pas masquer
les réappropriations des dispositifs répressifs mobilisés lors
du conflit algérien et institutionnalisés dans les années 1960
et 1970. Les principales caractéristiques de la lutte
antiterroriste aujourd’hui, comme la définition extensive des
infractions pénales, les procédures spéciales de poursuite et
d’instruction ou les modalités distinctes de jugement des
terroristes, sont clairement héritées de ce conflit de
décolonisation. Néanmoins, l’héritage colonial de
l’antiterrorisme n’est pas direct, et la Cour de sûreté de
l’État a, dans ce processus, joué un rôle décisif de filtre,
entre les dispositifs considérés en temps de paix comme
inacceptables et illégitimes au plus grand nombre, et ceux
pouvant être justifiés et conservés. En permettant la
légalisation de certaines dispositions prises en contexte de
guerre et en les adaptant aux temps plus ordinaires de la
vie politique et judiciaire, la juridiction gaulliste a ainsi fourni
aux gouvernements de la Ve  République un ensemble de
techniques policières et judiciaires progressivement
réinvesties dans l’arsenal antiterroriste français.
Cependant, la permanence de certaines mesures
exceptionnelles et leur maintien dans un contexte de
surcriminalisation des dits «  terroristes  » font-ils de
l’antiterrorisme un état d’exception permanent, comme
l’avance Giorgio Agamben [10]  ? Si cette analyse est
importante, notamment en ce qu’elle permet de penser la
dangerosité des États, elle pose néanmoins deux difficultés
pour saisir les évolutions des mobilisations de défense
étatiques.
D’une part, elle véhicule un discours par trop alarmiste
qui fait écho, tout en s’y opposant, à celui de la menace
criminelle permanente diffusée par les tenants du
paradigme répressif et sécuritaire (certains politiques, les
criminologues, les juges antiterroristes,  etc.). Bien
évidemment, ces deux thèses antagonistes n’ont ni les
mêmes buts ni la même portée  : la première dénonce les
abus de pouvoir et les violences gouvernementales, la
seconde se focalise sur les multiples dangers encourus par
les démocraties pour favoriser un accroissement des
prérogatives des agents en charge de la sécurité. Mais nous
serions, à les lire de manière conjointe, pris en tenaille entre
un État surpuissant et des populations criminelles diverses,
c’est-à-dire dans un État de non-droit. Or comme nous le
verrons, si précaire et fragile soit-il, l’encadrement
démocratique de l’exception limite ses dérives possibles et
fait partie intégrante du processus  de protection de l’État
contre ses agressions réelles ou supposées [11]. Les
gouvernements eux-mêmes, s’ils tendent à multiplier les
dispositions spécifiques pour réprimer ou disciplinariser une
partie de la population et accroître par ce biais le contrôle
qu’ils exercent sur les activités sociales, n’en sont pas
moins soucieux de protéger la légitimité de leur pouvoir. Ils
modulent dès lors bien souvent le champ d’application des
mesures exceptionnelles en fonction des réactions suscitées
et procèdent à des ajustements continuels de leur degré
d’atteinte aux droits fondamentaux.
D’autre part, s’il semble possible d’identifier des
dispositifs d’exception permanents, la notion d’«  état
d’urgence permanent [12]  » découle d’une approche
évolutionniste de l’état d’exception au terme de laquelle la
lutte antiterroriste apparaît comme l’aboutissement d’un
long processus de renforcement de la «  chose publique  ».
Or, la linéarité de ce mouvement ne va pas de soi,
notamment parce qu’elle sous-tend l’idée d’une indistinction
progressive entre démocratie et absolutisme [13] et celle
d’une radicalité toujours plus grande des modes de gestion
des conflits intra-étatiques. Mais, par exemple, les
gouvernements français sont-ils prêts à aller plus loin,
aujourd’hui, en France, dans la répression des terroristes
dits « islamistes », qu’il y a cinquante ans, au moment de la
lutte contre les membres du FLN et les partisans de
l’indépendance de l’Algérie  ? Si la question semble peu
pertinente, notamment en ce qu’elle occulte la singularité
du conflit algérien, celle de la lutte antiterroriste, tout
comme la particularité des situations de guerre, elle n’en
souligne pas moins la difficulté de voir dans l’antiterrorisme
le résultat d’une expansion inexorable des pouvoirs de
l’exécutif et le fruit d’une radicalisation continue des
mesures dérogatoires mobilisées par les agents répressifs.
Dans le cas de la France, non seulement les dispositifs
auxquels recourent ces derniers sont dissemblables d’une
période historique à une autre, ou ont été modifiés sous
l’effet des processus de décolonisation et d’affaiblissement
des oppositions illégalistes et violentes, mais les modalités
de leur adoption le sont également puisqu’elles sont pour la
plupart aujourd’hui le résultat d’un vote au Parlement.
En l’occurrence, si les sorties de crises ou de conflits font
partie de ces moments-ruptures qui transforment les
méthodes d’élimination des adversaires, certains
événements bouleversent également les formes prises par
la « légitime défense » de l’État. Ainsi, la suppression de la
Cour de sûreté et les législations pénales du début des
années  1980 font évoluer les usages étatiques de
l’exception et inaugurent de nouveaux rapports entre État
et activisme radical. Désormais, chaque réforme est sous-
tendue par l’impératif de ne pas «  revenir en arrière  », ce
qui explique que la Cour de sûreté n’ait jamais été recréée,
et par celui de s’en tenir prioritairement aux principes du
droit commun pour juger les « terroristes ». Inscrits dans un
processus plus général de dépolitisation de la justice lui-
même partiellement remis en cause par l’arrivée de la
droite au pouvoir au milieu des années  1980, ces derniers
sont depuis lors officiellement jugés par les tribunaux de
droit commun. De manière générale, quand les attentats
meurtriers et les événements violents contribuent à
engager un processus de production de normes juridiques
ou à réactiver certaines dispositions attentatoires aux droits
et libertés, les périodes plus pacifiées imposent à l’autorité
exécutive de les désexceptionnaliser –  c’est-à-dire de les
normaliser ou de les rendre plus conformes aux règles et
principes qui régissent d’ordinaire la répression de droit
commun  – ou de les supprimer. Aussi, s’il convient d’être
prudent quant à la nouveauté radicale des formes prises par
la défense de l’État –  dans ses atteintes au(x) droit(s), ses
figurations de l’ennemi public, les modalités de leur
punition  – pour au contraire souligner la généalogie, la
permanence et l’évolution de certains phénomènes
d’exception, il est également nécessaire de prendre en
compte les moments de rupture qui travaillent les logiques
exceptionnalistes et façonnent de nouveaux régimes
d’exception.

UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DES DISPOSITIFS


D’EXCEPTION PERMANENTS

Aussi, et en analysant l’exception par son aspect


juridictionnel, c’est-à-dire par les tribunaux qui ont pour
mission de mettre en œuvre la lutte politico-judiciaire contre
des  populations cibles sans cesse redéfinies, il s’agit ici de
comprendre comment naissent, évoluent et se transforment
des dispositifs d’exception permanents, et de saisir la
manière dont ils façonnent des régimes répressifs aggravés,
qui eux aussi subissent des mutations successives en
fonction des contextes, des groupes visés et du type de
répression mobilisée. La perspective sociohistorique et
l’analyse sur le temps long, de la fin de la guerre d’Algérie
aux récentes législations antiterroristes, favorisent
également la prise en compte de la continuité de certaines
pratiques policières ou judiciaires, mais aussi celle des
représentations des « ennemis publics » et des groupes dits
«  à risque  ». Suivre les mesures d’exception de leur
naissance à leur disparition ou à leur réapparition permet
aussi de rendre compte des innovations dans le traitement
étatique des violences radicales, qu’il s’agisse de nouveaux
aménagements spéciaux comme par exemple la
suppression définitive des jurys d’assises pour le jugement
des affaires terroristes en 1986, ou de dispositions
traditionnellement mobilisées par la justice pénale, mais
réinvesties contre des militants, à l’instar des examens
psychiatriques, systématiquement demandés pour
«  expertiser  » les présumés auteurs de crimes ou de délits
politiques à partir de la création de la Cour de sûreté de
l’État. Selon les usages qui en sont faits, le droit pénal
commun peut donc lui aussi être exceptionnalisé et mobilisé
pour brouiller les frontières entre la justice ordinaire et la
justice d’exception. L’attention portée aux acteurs
répressifs, à leurs pratiques et aux logiques punitives qui les
sous-tendent, tout comme l’analyse des expériences vécues
de la répression par ceux qui la subissent, invitent dès lors à
ne pas durcir l’opposition binaire entre droit pénal commun
et droit d’exception, et à prendre en compte les
phénomènes d’imitation, d’importation et de circulation de
mesures ordinaires ou exceptionnelles entre les différentes
juridictions ou institutions.
La Cour de sûreté de l’État, en tant que juridiction
politico-militaire ayant traversé près de deux décennies,
constitue un terrain d’observation privilégié des
transformations de la gestion étatique des illégalismes
politiques et, plus généralement, de cette technique de
gouvernement singulière qu’est la répression par
l’exception. Pour faire tenir ensemble une analyse «  par le
bas  » de la justice politique, de ses modalités de
fonctionnement, des pratiques qu’elle autorise et de ses
effets sur les cibles de l’exécutif, et une analyse centrée sur
les conditions de possibilité d’existence de dispositifs
d’exception permanents dans un régime démocratique,
cette étude repose principalement sur plusieurs types et
fonds d’archives soumis à dérogation. Les archives de la
Cour de sûreté de l’État, qui comprennent à la fois des
dossiers relatifs aux procédures, aux enquêtes dites de
«  personnalité  », et aux conditions de détention des
individus qui y ont été déférés, sont essentielles pour
restituer le destin judiciaire des activistes [14]. Les
commissions rogatoires qui ont permis leur arrestation, les
comptes rendus d’audience ou les minutes de leur procès
favorisent en effet une restitution précise des affaires
surinvesties par le pouvoir central et de leur gestion par une
juridiction politique. Néanmoins, si ces archives se révèlent
capitales pour rendre compte de l’activité judiciaro-policière
en lien avec la lutte contre les  ennemis intérieurs, elles ne
permettent pas de travailler les interactions entre pouvoir
central et justice politique, ni de mettre au jour la
soumission des magistrats aux pressions et aux injonctions
de l’exécutif, traditionnelles dans le fonctionnement de ces
tribunaux – bras armés du chef de l’État. C’est la raison pour
laquelle elles ont été complétées par deux autres fonds
d’archives  : les dossiers de carrière des magistrats ayant
été choisis pour y exercer des fonctions [15], et les archives
du général de Gaulle relatives à la Cour de sûreté [16]. Si les
premières permettent de retracer des parcours
professionnels et des carrières orientées vers la proximité
avec le pouvoir, favorisant ainsi une meilleure appréhension
du type de magistrat acceptant d’instruire ou de siéger dans
une telle juridiction, les secondes témoignent du rôle central
joué par la Présidence de la République, la Chancellerie et le
ministère de l’Intérieur dans l’emploi et la défense de
mesures d’exception. Pour autant, certaines notes ou
échanges épistolaires laissent entrevoir les difficultés de
l’exécutif à élargir les cibles potentielles de la répression,
donnant dès lors accès aux calculs répressifs opérés par les
gouvernants et, plus précisément, aux hésitations et aux
débats à l’intérieur de l’appareil d’État sur les usages de
l’exception en droit. Analysées avec d’autres sources
comme les débats parlementaires et les articles de presse,
ces différentes archives offrent ainsi la possibilité de saisir la
manière dont l’État fait face aux crimes politiques et
terroristes, et d’éclairer les différentes modalités d’exercice
de la légitime défense étatique en régime démocratique.
 
 
Une première partie de ce livre est consacrée au
processus d’institutionnalisation de la juridiction gaulliste et,
plus généralement, à la légalisation de mesures
dérogatoires permanentes sous la Ve  République. Dans un
premier chapitre relatif aux conditions de création d’une
juridiction d’exception, il s’agira de saisir la manière dont la
Cour de sûreté de l’État prolonge la série des tribunaux
spéciaux institués pendant le conflit algérien tout en s’en
détachant, et d’insister sur le caractère inédit de sa
légalisation par le vote de deux lois au Parlement et au
Sénat. À travers l’analyse des débats parlementaires et des
articles des législations de janvier  1963, nous mettrons au
jour les caractéristiques de ce nouvel organe juridictionnel
permanent qui favorise une rationalisation et un
perfectionnement de la répression étatique par l’exception.
Un second chapitre, centré sur les trajectoires des
magistrats de la Cour de sûreté de l’État, visera à interroger
les mécanismes de recrutement des premiers juges
spécialisés dans la criminalité politique en France. Les
modalités de leur entrée dans la juridiction gaulliste, le
système de don/contre-don mis en place par le pouvoir
central tout comme les rétributions que les magistrats
retirent de leur prise de fonction seront dès lors au cœur
d’une analyse centrée sur l’institutionnalisation de la
spécialisation judiciaire en matière de défense de l’État.
L’histoire de la juridiction gaulliste, abordée par le prisme de
ses interactions avec les groupes militants, sera traitée dans
un troisième temps. En suivant ses usages par les
gouvernants sous les régimes gaulliste, pompidolien et
giscardien, d’abord contre l’extrême droite puis contre les
groupes gauchistes et enfin contre les autonomistes corses
et bretons, nous interrogerons la difficile banalisation de la
justice politique à mesure que celle-ci s’éloigne de l’état
d’exception. Nous verrons alors que si la répression de l’OAS
est typique du fonctionnement d’une juridiction politique,
son adaptation à de nouvelles cibles, et en particulier à
l’extrême gauche (manifestants de mai  68, maoïstes de la
Gauche Prolétarienne, soldats politisés), ne va pas de soi et
entraîne de multiples résistances qui limitent son pouvoir de
punir et de juger.
Après avoir dégagé les conditions sociales d’intégration
des dispositifs d’exception permanents dans l’appareil
répressif français, nous interrogerons, dans une deuxième
partie du livre, le passage d’un régime d’exception, celui de
la justice politique, à un autre, celui de la justice
antiterroriste, en questionnant plus précisément le lien
entre droit pénal commun et lutte contre le terrorisme. Dans
un quatrième chapitre, c’est ainsi la porosité de la frontière
entre la justice ordinaire et la justice d’exception et, ce
faisant, la fluctuation de celle entre « les politiques » et les
« droits communs » qui sera étudiée. À partir des dispositifs
exceptionnels mobilisés contre les activistes radicaux, on
insistera sur la spécificité du traitement policier, judiciaire et
carcéral qui leur est réservé. Mais nous soulignerons
également, à travers le recours aux tribunaux de droit
commun ou aux examens psychiatriques, la tendance à la
dépolitisation judiciaire des illégalismes commis par des
activistes et l’assimilation de plus en plus fréquente de ces
derniers aux criminels ou aux délinquants. Enfin, à travers
l’étude de l’antiterrorisme français tel qu’il se donne à voir
depuis le milieu des années  1980, nous verrons en quoi ce
dernier s’est construit sur un double mouvement d’héritage
et de rejet de la Cour de sûreté, constituant par-delà même
une nouvelle modalité d’exercice de la justice d’exception.
Pour ce faire, nous dégagerons dans un dernier chapitre les
mutations de l’appareil répressif et judiciaire, en insistant
sur deux processus qui interagissent pour modifier les
rapports entre exception et droit commun dès le début des
années  1980  : la dépolitisation de la justice politique qui
aboutit à la suppression de la Cour de sûreté de l’État et des
tribunaux militaires en temps de paix, et l’émergence d’une
logique de repolitisation de la justice qui, entre autres
dispositifs dérogatoires, favorise l’émergence de la cour
d’assises spécialement composée. Revenir sur ce nouvel
organe juridictionnel et sur le rôle central accordé
aujourd’hui au tribunal correctionnel dans la répression des
crimes et des délits terroristes nous permettra dès lors de
saisir l’évolution des logiques exceptionnalistes dans le
cadre de la lutte antiterroriste, et d’insister sur la place qu’y
occupe la justice.

1. Virginie Sansico, La justice du pire. Les cours martiales sous Vichy, Paris,
Éditions Payot, 2002, 258 p.
2. La Cour de sûreté de l’État a prononcé trente-six condamnations à la peine de
mort en dix-huit ans. Elles concernent dans des proportions semblables d’un
côté les membres de l’OAS, et, de l’autre, les anciens collaborateurs et les
«  espions  », principalement des ressortissants des pays d’Europe de l’Est
accusés d’avoir transmis des renseignements à l’Union Soviétique.
3. Claude Garcin, La notion de juridiction d’exception en droit pénal  : pour une
nouvelle classification, Thèse de doctorat de droit, Lyon III, 1987, p. 8.
4. Citons justement ce propos du général de Gaulle à Alain Peyrefitte, le ministre
de l’Information, à propos de la Cour de sûreté de l’État : « Expliquez bien que
ce ne sera pas une juridiction d’exception  ! Ce sera une juridiction spécialisée,
ce qui est très différent ! Ce sera une juridiction spécialisée dans les crimes de
terrorisme ou de trahison, comme les tribunaux de commerce sont spécialisés
dans les litiges commerciaux, comme les tribunaux pour enfants sont spécialisés
dans les affaires d’enfants  ! Ni plus ni moins.  » (Alain Peyrefitte, C’était de
Gaulle, tome II, Paris, Fayard, 1998, p. 131).
5. L’expression est empruntée à Michel Foucault qui, dans un article à propos de
l’affaire Croissant, évoque de manière plus générale l’infériorité juridique du
détenu et son «  moindre droit  » (Michel Foucault, «  Va-t-on extrader Klaus
Croissant ? », Le Nouvel Observateur, novembre 1977, p. 62-62 in Dits et écrits,
II. 1976-1988, Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 365).
6. Didier Bigo, «  Exception et ban  : à propos de l’état d’exception  », Erytheis,
no 2, novembre 2007, p. 115.
7. Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de
l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2011,
351 p.
8. Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris,
Nouveau monde Éditions, 2001, p. 399 à 405.
9. L’absence de référence au terrorisme dans la législation pénale jusqu’en 1986
illustre le caractère récent du droit pénal antiterroriste.
10. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, Paris, Seuil, 2003, 153 p.
11. Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions
critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2007, p. 107.
12. Giorgio Agamben, État d’exception…, op. cit., p. 11.
13. Idem., p. 12.
14. Le fonds de la Cour de sûreté de l’État, déposé au site de Pierrefitte-sur-
Seine des Archives nationales, comprend environ cinq cents cartons d’archives.
Nous en avons consulté cent vingt, répartis entre les principales cibles de la
juridiction gaulliste  : ceux relatifs à l’OAS, aux gauchistes de mai  68 et de la
Gauche prolétarienne, ceux liés à l’indépendantisme breton et corse, et enfin à
Action directe. Certains cartons consultés avaient aussi pour objectif de recueillir
des informations sur les affaires en lien avec l’espionnage soviétique, ou ayant
trait aux collaborateurs arrêtés à partir des années 1960.
15. Nous avons constitué un corpus de cinquante et un dossiers de carrière de
magistrats ayant appartenu à la Cour de sûreté de l’État dès février 1963, qu’ils
y aient été délégués de manière temporaire, nommés ou détachés pour les deux
ans prévus par la loi. D’après nos recherches, ils étaient cinquante-trois dans ce
cas. Ces dossiers personnels, qui font partie des archives du Bureau de la
déontologie et des affaires générales (sous-direction de la magistrature,
direction des services judiciaires), sont consultables aux Archives nationales,
site de Fontainebleau.
16. Les «  Papiers des chefs d’État  », et en particulier les archives de la
Présidence de la République, ont été déposés au site de Pierrefitte-sur-Seine des
Archives nationales.
PREMIÈRE PARTIE

L’INSTITUTIONNALISATION
DE LA JUSTICE
D’EXCEPTION
Temporaire, circonscrite à la répression d’une cible
pénale précise ou à la résolution d’une crise, la justice
d’exception n’a pas vocation à s’intégrer dans l’appareil
judiciaire d’un régime démocratique. Au contraire, par sa
situation à la marge du système répressif, elle vient signaler
sa dépendance à l’état d’exception et ainsi témoigner de
son caractère non seulement provisoire mais anormal au
regard des représentations traditionnelles de la justice
démocratique et de ce qui est attendu du traitement
étatique des justiciables dans un État de droit.
Pour autant, cette image d’une excroissance ou d’une
anomalie juridictionnelle limitée dans le temps, rendue
nécessaire par l’exceptionnalité des faits à instruire et à
juger, et appelée à disparaître tant elle est étrangère à la
manière légitime de rendre et de faire justice, durcit la
frontière entre justice d’exception et justice ordinaire. Déjà,
la première n’est jamais totalement isolée du cadre légal qui
lui préexiste et indépendante  des normes et des règles
juridiques en vigueur  : ses modalités de fonctionnement
empruntent tout autant aux précédents tribunaux spéciaux
qu’à ceux de l’ordre judiciaire qu’elle mime parfois, ses
juges sont des magistrats professionnels qui procèdent à
des allers-retours entre juridictions d’exception et
juridictions de droit commun tandis que la police lui défère
des présumés coupables, et des liens avec l’appareil
juridictionnel peuvent être rendus nécessaires par les
affaires politiques dont elle hérite, se dessaisit ou qu’elle
revendique. Cette circulation du personnel et des cas
judiciaires, des pratiques et des catégories pénales, tout
comme la coopération entre les différentes institutions
répressives, témoignent dès lors d’une porosité à dessein
cachée par le pouvoir central de ces deux formes de justice.
Mais, au-delà de cette imbrication de l’ordinaire et de
l’exception en droit dans une même configuration judiciaire
de crise, la justice d’exception peut aussi résister à la
normalisation de la conjoncture politique, et «  survivre  »
tant à ses créateurs et qu’à sa population cible. Ces types
de juridictions institutionnalisées sont néanmoins
relativement rares, puisqu’en dehors des états d’urgence ou
de guerre, les gouvernements ont plutôt tendance à
renforcer les compétences d’autres acteurs répressifs
comme l’armée, la police, les services de renseignement,
l’administration ou les tribunaux déjà intégrés à la pyramide
judiciaire, et à leur permettre de prendre légalement des
mesures exceptionnelles à des fins répressives. La Cour de
sûreté de l’État illustre pourtant cette transformation d’une
justice d’exception exceptionnelle en une justice
d’exception permanente, et éclaire plus généralement le
processus de pérennisation de l’exception dans le domaine
de la lutte judiciaire contre les opposants. Induit par les
modalités mêmes de sa création, à savoir par un pouvoir
législatif relais du chef de l’État (chapitre  1), et par les
pratiques et les discours des magistrats qui font vivre
l’institution (chapitre  2), ce processus doit aussi pour
beaucoup à la succession d’affaires politiques qui lui
permettent de maintenir une activité continue et qui
légitiment, par leur nombre et leur gravité supposée, son
maintien dans l’appareil juridictionnel (chapitre 3).
Néanmoins, la durabilité d’un dispositif d’exception
permanent créé pour réprimer des ennemis intérieurs
désignés par le pouvoir central, en régime démocratique et
en dehors des situations de guerre, ne peut que susciter des
résistances et des oppositions d’autant plus fortes qu’il est
progressivement mobilisé contre des activistes aux profils et
aux modalités d’action différenciés qui les éloignent de la
population cible initialement visée. L’intégration du tribunal
gaulliste dans le système répressif français invite ainsi à
interroger, non seulement l’institutionnalisation réussie
d’une juridiction politique, mais plus généralement les
conditions de possibilité d’une entreprise de rationalisation
et de perfectionnement de la justice d’exception qui
favorise sa longévité et sa capacité d’adaptation aux temps
de paix.
CHAPITRE PREMIER

Rationaliser, légitimer
et légaliser l’exception

«  Il y a des choses que l’on peut tolérer dans des


circonstances exceptionnelles, mais qui sont
abominables faites de sang-froid. Je vous en supplie,
n’allez pas inscrire dans la loi une législation qui
confond un certain nombre de crimes et de délits qui
n’ont tous ni la même gravité, ni les mêmes
conséquences. Je vous en prie, ne laissez pas passer un
texte dont on dira très rapidement qu’il a légalisé une
sorte de chasse aux sorcières. Mesdames, messieurs,
faites-y attention. Les sorcières et leurs chasseurs
changent vite de camp. Et croyez-moi, rien ne change si
vite de visage qu’une sorcière [1]. »
Pierre Marcilhacy

Si elle a pu revêtir différentes formes, la justice


d’exception s’est principalement incarnée, en France, dans
deux catégories d’organes juridictionnels spécialisés dans la
répression des « ennemis publics ». La première rassemble
toutes les juridictions prévues dans les constitutions
successives et qui, permanentes, visaient les agents du
champ du pouvoir, à l’instar de la Haute Cour de justice
instituée en 1958 pour juger le président de la République
et les membres du gouvernement mais dont l’origine
remonte à la Constitution de 1791. Ce type de juridictions
politiques, dans lesquelles les parlementaires s’arrogent une
partie des prérogatives du pouvoir judiciaire, existe
toujours. La réforme constitutionnelle de juillet 1993 a créé
une Cour de justice de la République qui est compétente
pour juger les membres du gouvernement pendant
l’exercice de leurs fonctions, quand celle de février  2007 a
instauré une Haute Cour pouvant destituer le chef de l’État
pendant son mandat en cas de « haute trahison ». À côté de
ces juridictions constitutionnelles ciblant l’autorité exécutive
et toujours en vigueur, la justice d’exception s’est surtout
matérialisée par une multitude de tribunaux spéciaux
temporaires, souvent composés de militaires, et institués
par les gouvernants en contexte de crise pour éradiquer une
cible politico-pénale déterminée. Partie intégrante du
système répressif propre aux états d’exception et dispositif
dérogatoire exceptionnel découlant de la concentration des
pouvoirs par l’exécutif lors de graves troubles à l’ordre
public, ces juridictions circonstancielles ont disparu du
paysage judiciaire français à la fin de la guerre d’Algérie.
Pourtant bras judiciaires du chef de l’État et puissant outil
de répression des ennemis politiques, elles n’ont pu, par
leur dépendance aux situations de guerre, s’émanciper des
états d’exception et s’institutionnaliser.
Néanmoins, la gestion politique des suites judiciaires du
conflit algérien, idéale-typique des moments lors desquels
les gouvernants résistent à l’affaiblissement de leurs
pouvoirs induit par la normalisation de vie judiciaire et
politique, conduit à la création d’un nouvel organe
juridictionnel spécialisé dans la répression des opposants  :
la Cour de sûreté de l’État. Permanente et mobilisée contre
tout potentiel auteur de crime ou de délit politique, elle
déroge ainsi à la bicatégorisation des juridictions précitées.
Ni juridiction constitutionnelle ni tribunal temporaire
instauré par le président de la République, elle naît par deux
lois votées au Parlement le 15  janvier 1963  : l’une qui
modifie le Code de procédure pénale pour l’intégrer à
l’appareil judiciaire [2], l’autre qui vise à régir sa
composition, sa procédure et ses règles de
fonctionnement [3].
Cette rupture dans l’histoire de la justice pénale qu’est,
en temps de paix, la création d’une juridiction d’exception
permanente par le Parlement, s’explique avant tout par la
nécessité, pour le pouvoir central, de rompre avec la série
des juridictions temporaires créées pendant la guerre
d’Algérie, ces dernières étant marquées à la fois par
l’illégitimité, l’inefficacité et, pour l’une d’entre elles,
l’illégalité. Le recours au législatif vise donc officiellement à
clore la série des tribunaux spéciaux nés en contexte de
crise, tout autant qu’il est lui-même l’un des effets du
processus de pacification inhérent à toute sortie de conflit.
Le pouvoir central a en effet largement utilisé son pouvoir
d’exception pendant le conflit algérien. Dans ce contexte,
soit il y avait été autorisé par le Parlement (par la loi sur
l’état d’urgence en 1955 ou le vote des «  pouvoirs
spéciaux  » l’année suivante), soit il se l’était lui-même
octroyé, à l’instar des pouvoirs exceptionnels conférés au
chef de l’État par l’article 16 de la Constitution de 1958, et
appliqué du 23  avril au 29  septembre 1961 par le général
de Gaulle. La fin de la crise algérienne rendant plus difficile
toute prolongation de l’état d’exception, le Parlement est
alors utilisé comme un relais de l’exécutif pour poursuivre
une politique de répression des opposants inaugurée en
situation de guerre et pour invisibiliser les liens étroits entre
juridictions d’exception et entreprises punitives du chef de
l’État. D’autant plus que le gouvernement, s’il veut inscrire
sa réforme dans le cadre de la légalité républicaine, est
contraint par l’article  34 de la Constitution du 4  octobre
1958 qui range dans le domaine propre du pouvoir législatif
« la création de nouveaux ordres de juridiction ». En dehors
de l’état d’urgence ou de l’utilisation de l’article  16, qui
autorise l’exécutif à instaurer des tribunaux spéciaux, c’est
donc au Parlement que revient, dans les temps ordinaires de
la vie politique et judiciaire, le pouvoir d’instaurer un nouvel
organe juridictionnel.
Mais les mécanismes et la temporalité propres au
processus décisionnel législatif, nécessitant échanges
d’arguments et débats plus ou moins longs, s’accordent mal
aux impératifs de discrétion et de rapidité propres à
l’instauration de dispositifs répressifs d’exception [4]. Le
recours aux assemblées élues entre donc en conflit avec la
volonté gouvernementale de créer dans l’urgence une
nouvelle juridiction capable de juger les opposants, et les
membres de l’Organisation armée secrète (OAS), plus
particulièrement. Or, le gouvernement dispose de
nombreuses ressources pour limiter les effets négatifs liés
au processus législatif (les controverses, les conflits entre le
Parlement et le Sénat, la lenteur des prises de décision).
D’une part, il peut encore mobiliser les dispositions de l’état
d’urgence, appliqué en France jusqu’en juin  1963, ou
mobiliser l’article  45 de la Constitution, pour accélérer les
débats. En quelques jours seulement, il peut ainsi modifier
le Code de procédure pénale et intégrer dans l’appareil
juridictionnel une juridiction répressive et politique soumise
au pouvoir central. D’autre part, le gouvernement dispose
d’une large majorité parlementaire lui assurant, contre
l’opposition systématique du Sénat à tous ses projets de lois
depuis 1958, un vote positif à l’Assemblée [5]. Car ces
textes, la gauche ne les votera pas et va faire de la
suppression de la Cour de sûreté et des tribunaux militaires
l’une de ses principales revendications dans les domaines
pénal et judiciaire jusqu’à sa suppression effective dix-huit
ans plus tard. Mais, l’usage politique du « fait majoritaire »
induit par le parlementarisme rationalisé de la
Ve République réduit les capacités de blocage des opposants
aux projets de loi, et offre aux gouvernements une marge
de manœuvre considérable pour faire voter des dispositifs
répressifs exorbitant du droit commun comme l’introduction
de militaires dans le prétoire, une garde à vue de quinze
jours ou la comparution de mineurs devant une juridiction
dépendante du chef de l’État.
Ces deux assurances pour le pouvoir central, l’une
relative au soutien de la majorité parlementaire, l’autre à
l’encadrement de la durée des débats, témoignent des
faibles coûts, pour l’exécutif, de créer une nouvelle
juridiction spécialisée dans les atteintes à la sûreté de l’État.
Dès lors, et comme dans les états d’exception lors desquels
l’autorité exécutive s’accorde tous les pouvoirs ou se les
voit confier par le pouvoir législatif, l’une des seules
contraintes des gouvernants reste celle de répondre aux
obligations de motivation, de publicité et de transparence
pour s’assurer le soutien de la représentation nationale [6],
et de favoriser l’acceptabilité des textes par des
concessions à la marge censées illustrer leurs efforts de
conciliation et de négociation avec les assemblées. Ces
dernières, qui offrent à l’exécutif une tribune pour légitimer
l’emploi de mesures exceptionnelles, lui permettent surtout
d’envisager une répression par l’exception sur le temps
long, non seulement en obtenant la légitimité conférée par
le pouvoir législatif –  émanation du peuple souverain [7]  –
mais aussi en légalisant des atteintes graves à la séparation
des pouvoirs et à la garantie des droits qui vont lui survivre
et s’institutionnaliser à la faveur de la longévité de la Cour
de sûreté de l’État.
L’origine parlementaire de la nouvelle juridiction en
charge de la criminalité politique illustre ainsi une entreprise
de rationalisation, de légitimation et de légalisation de
l’exception en droit qui s’apprécie à travers trois
phénomènes propres aux évolutions des logiques
exceptionnalistes en France, et que nous allons étudier tour
à tour  : une adaptation des pouvoirs exceptionnels de
l’exécutif à la normalisation de la conjoncture politique, sa
capacité à recréer des situations d’urgence pour
institutionnaliser la légitime défense permanente de l’État,
et enfin l’inscription dans la loi et le droit d’un processus de
pénalisation dérogatoire et attentatoire aux libertés
individuelles et aux garanties fondamentales.
Pouvoirs exceptionnels
et justice d’exception
La plupart des cycles répressifs de surcriminalisation de
l’opposition en France connaissent la multiplication des
tribunaux d’exception qui siègent jusqu’à la fin de la crise
ou la chute du régime établi. Ce fut le cas sous la Révolution
française, le Second Empire, Vichy –  régime sous lequel le
nombre de juridictions d’exception fut particulièrement
élevé  – et à la Libération [8]. La guerre d’Algérie n’échappe
pas à cette logique de surenchère répressive avec,
chronologiquement, la création du Haut Tribunal militaire, du
Tribunal militaire spécial, de la Cour militaire de Justice, des
cours martiales d’Alger et d’Oran, et le Tribunal de l’ordre
public, auquel nous pourrions rajouter les Tribunaux
permanents des forces armées (TPFA), compétents, depuis
la loi d’état d’urgence du 3 avril 1955, en matière d’atteinte
à la sûreté de l’État [9].
Cette multiplicité des juridictions chargées de la punition
des ennemis intérieurs, qui conduit à leur superposition ou à
leur remplacement les unes par les autres dans le temps,
découle directement de la concentration des pouvoirs par
l’exécutif en contexte de crise, et de la possibilité qui lui est
accordée de prendre toutes les mesures nécessaires pour
assurer la conservation de l’État. Mais elle doit aussi se
comprendre comme un effort continu de rationalisation de
la politique d’exception étatique. Il s’agit pour le pouvoir
exécutif d’augmenter les chances de réprimer le plus grand
nombre d’individus, le plus rapidement et le plus
sévèrement possible, soit en multipliant les organes
juridictionnels, soit en en créant de nouveaux sur la base
des défaillances et des échecs des précédentes juridictions.
Dénoncées pour leur lenteur à traiter les affaires ou leur
manque de sévérité, celles qui n’ont pas satisfait le pouvoir
central sont en effet « mises en sommeil » ou supprimées à
des fins d’efficacité et d’effectivité de la répression, et
remplacées par de nouveaux tribunaux censés répondre
enfin, par la composition de leur chambre de jugement, leur
procédure ou leurs modalités de fonctionnement, aux
exigences de la défense de l’État définies par le
gouvernement.
La Cour de sûreté de l’État, qui clôt la série des
juridictions d’exception du conflit algérien tout en ouvrant
une nouvelle série de tribunaux spécialisés dans les
violences radicales sous la Ve  République, se situe au
carrefour de ces processus de réajustement juridictionnel.
Instituée pour combler le «  vide d’exception  » né de la
suppression des tribunaux spéciaux créés par le général de
Gaulle pendant la guerre d’Algérie, elle vient ainsi, tout en
poursuivant la répression engagée, pallier leur incapacité à
punir efficacement l’OAS. Cependant, si sa naissance résulte
de la volonté du chef de l’État de continuer à disposer d’une
juridiction pénale et militaire placée sous sa dépendance,
elle illustre surtout la manière dont ce dernier tente de
prolonger ses pouvoirs exceptionnels, limités par la fin de la
crise algérienne et par le contrôle du Conseil d’État qui a vu,
dans l’une de ses juridictions, une grave atteinte aux
principes fondamentaux du droit.
LES JURIDICTIONS D’EXCEPTION COMME BRAS JUDICIAIRE
DU CHEF DE L’ÉTAT

En temps de crise, l’exécutif dispose de plusieurs


mesures légales pour réprimer les graves troubles à l’ordre
public. Outre la possibilité de décréter l’état de siège,
d’urgence, ou d’obtenir des «  pouvoirs spéciaux  » par le
vote d’un texte de loi, comme en 1956, il peut également,
depuis 1958, mobiliser l’article  38 de la nouvelle
Constitution qui lui permet, sur autorisation du Parlement,
de prendre par ordonnance des dispositions de nature
législative. Le chef de l’État peut lui-même s’octroyer les
pleins pouvoirs par l’application de l’article 16 ou en obtenir
davantage par le biais de textes d’habilitation approuvés
par référendum [10]. Le «  déséquilibre présidentialiste [11]  »
du régime de la Ve  République, qu’attestent à eux seuls
l’article  16 de la Constitution et la possibilité de faire
directement appel au peuple pour entériner des décisions
politiques, favorise donc une multiplication des modalités
d’octroi de pouvoirs exceptionnels au chef de l’État et une
limitation de la capacité du Parlement à encadrer
l’exception.
Ainsi, en dehors des TFPA, institués en 1953 et dont les
compétences sont élargies pendant le conflit algérien par la
loi d’état d’urgence, toutes les juridictions d’exception
créées pendant la guerre d’Algérie le sont en application
des pouvoirs du Président  : par application de l’article  16
dans le cas du Haut Tribunal militaire ou du Tribunal militaire
spécial, par les dispositions prévues dans le référendum de
1962 pour la Cour militaire de Justice, ou par décret dans le
cas des cours martiales et du Tribunal de l’ordre public [12].
Si les conditions d’émergence des tribunaux spéciaux
gaullistes doivent donc à la fois au contexte de guerre et à
cette faculté traditionnelle des gouvernants de s’affranchir
du droit des temps ordinaires pour gérer une situation
critique, elles doivent aussi pour beaucoup au renforcement
des prérogatives du chef de l’État accordé par la nouvelle
Constitution. Ces juridictions d’exception, comme toutes
celles qui, dans le passé, ont eu pour origine une décision
de l’exécutif, sont avant tout le bras judiciaire du chef de
l’État. Elles sont dès lors instituées de manière à
correspondre à ses représentations de la justice, de
l’exception, et de l’institution étatique, et surtout créées
dans l’objectif de réprimer les cibles qu’il a lui-même
construites et désignées.
Cette mainmise de l’exécutif sur les tribunaux spéciaux
est d’autant plus forte à partir de 1958 que le général de
Gaulle considère la justice comme partie intégrante des
attributions régaliennes et une autorité chargée d’appliquer
la loi au nom de l’État [13]. Ce dernier a aussi une opinion
précise en ce qui concerne les tribunaux d’exception, qu’il
préconise toujours contre les tribunaux ordinaires en
situation de crise comme ce fut le cas à la Libération. Mais il
y a surtout une politique et une conception gaulliennes de la
répression par l’exception, en vertu de laquelle il faut
d’abord « traiter l’exceptionnel par des voies d’exception »,
puis, ensuite, «  faire en sorte que l’ordinaire soit assez fort
pour assumer l’exceptionnel [14]  ». Pour le président de la
République, même en temps de paix, la sûreté de l’État doit
«  l’emporter  », ce qui justifie des dérogations aux règles
ordinaires de la procédure de droit commun [15]. Citons-le
encore dans un propos donné à Jean Foyer, le garde des
Sceaux en 1963  : «  Souvenez-vous toujours de ceci, il y a
d’abord la France, il y a ensuite l’État et enfin, dans la
mesure où il est possible de préserver les intérêts majeurs
des deux premiers, il y a le droit [16].  » Les moyens légaux
« ordinaires » sont ainsi considérés par le général de Gaulle
comme insuffisants pour assurer la répression des activités
menées contre les institutions présidentielle et étatique,
justifiant un « ordinaire assez fort », c’est-à-dire l’exception
et la raison d’État. La raison d’État, il l’invoque lorsqu’il
estime que les circonstances l’exigent, comme lors du
procès de Pierre Pucheu en mars  1944 à propos duquel il
déclare [17]  : «  Au point de vue des principes, s’il n’y a  pas
motif à remettre l’exécution, surtout la raison d’État exige
un rapide exemple [18].  » C’est en vertu de cette même
vision des circonstances exceptionnelles qu’il décide
d’utiliser, au lendemain du putsch d’Alger (23  avril 1961),
l’article 16 de la Constitution qui lui permet de prendre une
série de mesures pour rétablir l’ordre et punir ceux qu’il
appelle « les coupables de l’usurpation ».
Dès lors, en application de l’article  16, le chef de l’État
crée successivement deux juridictions d’exception chargées
de réprimer les membres de l’OAS : le Haut Tribunal militaire
le 27  avril 1961 et le Tribunal militaire spécial le 3  mai
suivant, qui fonctionnent selon une division du travail
répressif liée à la position de l’accusé dans la hiérarchie
militaire et à sa responsabilité dans l’insurrection d’avril [19].
Le Haut Tribunal militaire est réservé aux chefs de la
rébellion, c’est-à-dire aux officiers généraux et supérieurs
mis à la disposition du directoire d’Alger, tandis que le
Tribunal spécial, aussi appelé « le petit Tribunal militaire », a
compétence pour juger tous les militaires qui ont participé à
l’insurrection d’avril, et, par la suite, tous les membres de
l’OAS. Dans un premier temps, les deux juridictions
remplissent parfaitement la tâche qui leur a été assignée,
en particulier le Haut Tribunal militaire qui condamne à de
lourdes peines les officiers responsables de la rébellion
jusqu’à la condamnation à mort du général Edmond Jouhaud
le 14 avril 1962. Le mois suivant, la juridiction est appelée à
se prononcer sur le sort du général Raoul Salan, son
supérieur dans la hiérarchie de l’OAS. En raison de sa
responsabilité dans l’insurrection et de la peine infligée à
Jouhaud, sa condamnation à mort fait peu de doute pour les
observateurs du procès. Or, à la majorité des voix, les juges
du Haut Tribunal militaire estiment qu’il existe pour le
général Salan des circonstances atténuantes et le
condamnent à la détention criminelle à vie [20].
Cette décision judiciaire appelle plusieurs remarques.
Déjà, elle vient rappeler que les juges, même choisis par le
gouvernement, gardent toujours une autonomie de décision
au moment du verdict [21], et qu’ils constituent bien
souvent, dans le cas de procès politiques surinvestis par le
pouvoir central, un frein à une criminalisation accrue [22].
Cette forme de résistance à la répression politique n’est
d’ailleurs pas inédite et jalonne l’histoire de la lutte contre
les mouvements d’opposition, même dans le cas de
tribunaux militaires devant lesquels sont déférés des
militants surcriminalisés [23]. Or, dans le cadre de
juridictions ad hoc, considérées comme des outils répressifs
aux mains des gouvernants qui les ont créées, ce type de
décisions judiciaires est considéré comme inacceptable et
ladite juridiction est dès lors immédiatement supprimée.
Ainsi, la première réaction du chef de l’État est de hâter
l’exécution d’Edmond Jouhaud, ce dernier l’évitant grâce à
l’opposition menée à l’intérieur du gouvernement par le
garde des Sceaux qui y est formellement opposé. Mais
surtout, et comme annoncé par une déclaration de presse à
l’issue du Conseil des ministres, de nouvelles mesures sont
prises sur le plan judiciaire « en vue d’assurer la répression
effective de la subversion et des crimes [24] ».
Dans ses Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle écrit  :
«  Dans des circonstances aussi dangereuses pour l’État,
l’emploi aussi éclatant, dans des procès aussi retentissants,
de deux poids et de deux mesures, ne me permet pas de
maintenir une juridiction qui s’est elle-même rendue
contestable [25].  » Le Haut Tribunal militaire, pour son
manque de sévérité et son incapacité à condamner à mort
le général Salan, est donc supprimé et immédiatement
remplacé par une Cour militaire de Justice, témoignant de la
manière dont la succession des tribunaux spéciaux dans les
périodes de crise vise au perfectionnement de la politique
répressive étatique.

LE CONSEIL D’ÉTAT ET LES LIMITES DU POUVOIR


D’EXCEPTION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Instituée par une ordonnance du général de Gaulle du


1er  juin 1962 relative aux nouveaux pouvoirs qui lui sont
attribués à la suite du référendum sur les accords
d’Évian [26], la Cour militaire de Justice est chargée de juger
les auteurs de crimes et de délits en lien avec «  les
événements d’Algérie  ». Composée d’officiers ou de sous-
officiers nommés par le pouvoir, suivant une procédure
spéciale et sans recours possible, elle prononce de
nombreuses condamnations à la peine capitale dont celle
d’un chef de l’OAS Métro, André Canal [27]. Devant
l’impossibilité de former un pourvoi en cassation, ce dernier
saisit le Conseil d’État par un recours pour excès de pouvoir,
et obtient l’annulation de l’ordonnance ayant institué la
Cour militaire. C’est la première fois dans l’histoire de la
justice française qu’une juridiction pénale voulue par le
pouvoir exécutif est déclarée illégale. Dans ses mémoires,
Jean Foyer écrit à propos de ce « funeste » arrêt Canal : « La
juridiction administrative avait aliéné sa raison d’exister,
c’est-à-dire la Défense de l’État [28]. »
Depuis la Première Guerre mondiale en effet, le Conseil
d’État applique, dans sa jurisprudence, la théorie dites des
«  circonstances exceptionnelles  » en vertu de laquelle les
actes de l’administration pris en contexte de crise, même en
dehors de toute légalité, peuvent être « absous » et rendus,
a posteriori, légaux [29]. Au cours du XXe  siècle, la liste des
circonstances pouvant légitimer l’emploi de mesures
d’exception s’est allongée, passant des périodes de guerre
et des conflits armés aux temps « difficiles » et aux périodes
critiques comme les menaces de grève générale, sous
réserve que ces mesures soient opportunes, temporaires, et
non guidées par l’arbitraire [30]. L’arrêt Canal du 19 octobre
1962 répond ainsi à plusieurs grands questionnements
classiques de théorie juridique  : l’ordonnance qui a institué
la juridiction spéciale est-elle un acte administratif ou peut-
elle être considérée comme constitutive d’un pouvoir
législatif accordé au chef de l’État  ? Des circonstances
exceptionnelles peuvent-elles autoriser l’exécutif à créer
une juridiction d’exception ? Celle-ci, au regard du contexte
de sa création et surtout des objectifs poursuivis par le
gouvernement, porte-t-elle atteinte aux règles qui régissent
la justice de droit commun ?
À propos de la Cour militaire de Justice, le Conseil d’État
a estimé qu’en contexte de crise, la création d’une
juridiction spécialisée dans la criminalité politique pouvait
entrer dans les attributions du président de la République.
Mais il a aussi considéré que le pouvoir exécutif ne pouvait
«  porter atteinte aux droits et garanties de la défense que
dans la mesure où, compte tenu des circonstances de
l’époque, il était indispensable de le faire pour assurer
l’application des déclarations gouvernementales du 19 mars
1962  ». Autrement dit, pour le juge administratif, l’exécutif
peut prendre des mesures exceptionnelles si, au vu des
circonstances et surtout de la finalité recherchée par lui, il
se trouve dans l’impossibilité d’agir autrement [31]. Et dans
le cas de la Cour militaire de Justice, le Conseil d’État a
considéré, au regard de sa procédure spéciale et de
l’exclusion de voie de recours, qu’il n’était pas indispensable
de porter une telle atteinte aux «  principes généraux du
droit  ». L’arrêt Canal, en déclarant illégale la juridiction
gaulliste, irrégulières les conditions de sa création et en
annulant l’ensemble de ses décisions judiciaires, limite les
abus inhérents au recours à la justice d’exception.
Néanmoins, par cette décision prise quelques jours avant le
référendum sur l’élection au suffrage universel du président
de la République (le 28  octobre 1962, soit neuf jours plus
tard), le Conseil d’État déclenche une crise politique lors de
laquelle son organisation, le statut de ses membres et ses
attributions sont remis en cause par le gouvernement. Suite
à ce « scandale », ce dernier prend trois décisions : la grâce
d’André Canal par le général de Gaulle – acte de défiance à
l’égard du Conseil d’État qui, par son arrêt, a annulé la
condamnation à mort de Canal (la grâce n’a donc pas lieu
d’être)  ; la réforme du Conseil d’État par deux décrets du
30  juillet 1963 [32]  ; et enfin, sur décision du Conseil des
ministres du 20  décembre 1962, la création d’une nouvelle
juridiction en charge de la criminalité politique initialement
appelée « Tribunal de la sûreté de l’État [33] ».
Ainsi, la Cour de sûreté est principalement née du conflit
qui oppose la plus haute juridiction administrative au chef
de l’État quant à l’étendue des pouvoirs de l’exécutif, la
définition à donner aux « circonstances exceptionnelles » et
le degré d’atteintes aux droits pouvant en découler. Or, non
seulement cette nouvelle juridiction a vocation à poursuivre
l’entreprise répressive des précédents tribunaux spéciaux,
mais elle permet surtout au pouvoir politique de
véritablement « ressusciter » la Cour militaire de Justice. En
effet, l’article 49 du projet de loi instituant la Cour de sûreté
de l’État prévoit la validation de l’ensemble des décisions
judiciaires rendues par la Cour militaire de Justice. L’exécutif
attend ainsi des parlementaires qu’ils fassent échec à l’arrêt
du Conseil d’État et qu’ils valident a posteriori les mesures
exorbitantes du droit commun prises pendant le conflit
algérien. Voté sans amendement le 15  janvier 1963, cet
article du projet de loi valide toutes les ordonnances prises
par le général de Gaulle depuis avril 1962, témoignant de la
manière dont le Parlement est utilisé, sous la Ve République,
comme un relais de l’exécutif pour réactualiser des
dispositifs d’exception hérités de la guerre d’Algérie.
Mais il est également mobilisé pour permettre au chef de
l’État de maîtriser le destin judiciaire de ses opposants et,
plus précisément à cette date, pour finaliser la répression
des chefs de l’OAS  : moins d’un mois plus tard, le
gouvernement en appelle encore aux parlementaires pour
proroger l’existence de la Cour militaire de Justice, avec un
nouveau projet de loi venant compléter l’article 51 de la loi
du 15 janvier 1963. En vertu de cet article, la Cour militaire
de Justice devait cesser toute activité le 25  février, ses
procédures en cours étant de facto transférées à la Cour de
sûreté de l’État. Mais un procès, surinvesti par l’exécutif,
modifie le calendrier répressif du gouvernement : le procès
de l’attentat du Petit-Clamart [34], considéré comme «  la
dernière affaire très grave en rapport avec les événements
d’Algérie [35] ». Le gouvernement demande donc cette fois-
ci aux assemblées de permettre à la Cour militaire de Justice
de connaître l’affaire jusqu’à son terme, c’est-à-dire de faire
juger sévèrement les responsables de l’opération
«  Charlotte Corday » par une juridiction qui ne prévoit pas,
contrairement à la Cour de sûreté, la possibilité d’un pourvoi
en cassation.
Avant de terminer sa longue plaidoirie politique le 4 mars
1963 en faveur des accusés de l’attentat du Petit-Clamart,
l’avocat Tixier-Vignancourt déclare devant les juges de la
Cour militaire de Justice  : «  Quand des avocats ont le
redoutable honneur de défendre des accusés devant une
juridiction qui ne possède pas de voie de recours, et que,
40  jours après, il est possible qu’ils comparaissent devant
une juridiction où il y en a une, leur devoir, leur simple et
dur devoir, c’est de tout faire pour parvenir à gagner ce
délai. Et c’est pourquoi, vous le savez d’ailleurs, ces
conclusions, ces plaidoiries, ces efforts, tentaient de
parvenir à une voie de recours pour nos clients. Le
législateur est intervenu, et il a donc fallu, messieurs,
plaider devant vous [36]. » Car, malgré les protestations des
groupes socialiste, communiste et centriste, la prolongation
de la durée d’existence de la Cour militaire de Justice est
votée par les assemblées le 20  février 1963 [37], et le
4  mars, ses magistrats condamnent six des quatorze
accusés à la peine de mort [38]. Bastien-Thiry, reconnu
coupable d’avoir orchestré l’opération «  Charlotte Corday  »
et seul accusé dont la peine n’a pas été commuée, est
exécuté le 11  mars 1963 au fort d’Ivry. Il est le dernier
condamné à mort à avoir été fusillé en France.
 
Jusqu’au bout, aidé en cela par sa majorité à
l’assemblée, le chef de l’État a gardé la maîtrise de sa
politique répressive et contrôlé tout à la fois le déroulement
des procès de l’OAS et leur issue, à la faveur de ses
prérogatives propres comme la grâce présidentielle et d’un
«  jeu  » sur les juridictions compétentes en matière
d’atteinte à la sûreté de l’État. En ce sens, la création de la
Cour de sûreté illustre les résistances de l’exécutif à la
déconcentration des pouvoirs inhérente à la fin de l’état
d’exception et éclaire sa capacité toujours renouvelée à
« bricoler » avec les institutions pour assurer la défense de
l’État et, peut-être surtout, pour maintenir sa propre
domination. À ce titre, si ce nouvel organe juridictionnel
participe d’une entreprise de monopolisation du traitement
judiciaire des affaires politiques par les gouvernants, il
favorise surtout une nouvelle logique répressive en matière
de criminalité politique, celle de la légitime défense
permanente de l’État.

Urgence, nécessité,
et légitime défense de l’État
Les juridictions d’exception spécialisées dans les
atteintes à la sûreté de l’État sont toutes créées dans des
contextes de crise qui entraînent une radicalisation de la
répression politique, soit à l’encontre des «  perdants  » du
conflit armé ou symbolique, soit contre ceux qui viennent
menacer l’ordre social et politique établi. Comme toute
mesure exceptionnelle, leur instauration est dès lors
légitimée par l’urgence et la nécessité qu’il y a à punir les
«  comploteurs  », les «  traîtres  », ou les «  fauteurs de
troubles à l’ordre public » et, plus généralement, à défendre
l’État contre ses agresseurs. Dans ce cadre, la légitime
défense étatique est au cœur du processus de légitimation
de l’exception en droit et l’instauration de tels organes
juridictionnels se combine le plus souvent à d’autres
mesures de protection de la «  chose publique  » comme la
proclamation de l’état d’urgence, la dévolution des pouvoirs
judiciaires à l’autorité militaire ou la concentration des
pouvoirs au sein de l’exécutif. La justice politique incarnée
dans des tribunaux spéciaux a donc partie liée à
l’instauration de ce mode provisoire de gouvernement
qu’est l’état d’exception.
Or, non seulement la période dans laquelle s’inscrit la
création de la Cour de sûreté de l’État ne peut s’apparenter
à ces périodes de très fortes conflictualités politiques et
sociales qui justifient l’emploi de dispositifs exorbitants du
droit commun, mais la nouvelle juridiction vise à instaurer
un régime pénal sévère à vocation permanente. Ce double
trouble de la temporalité propre aux conditions
d’émergence et d’existence de la justice politique, qui
suscite de nombreuses résistances au sein des assemblées,
conduit dès lors l’exécutif, contraint de légitimer ses projets
de loi, à développer une stratégie discursive et pratique
alarmiste par laquelle la dangerosité des violences
politiques commises sur le territoire est surévaluée. Il s’agit
pour lui de recréer les conditions favorables à l’emploi de
mesures exceptionnelles, de démontrer l’exceptionnalité de
la gravité des menaces qui pèsent sur le régime en place, et
de convaincre les parlementaires de la nécessité et de
l’urgence à légiférer. Cette reconduction politique et fictive
de l’état de guerre, mise à mal par la déradicalisation des
membres de l’OAS, n’en a pas moins des effets bien réels
puisqu’elle conduit à l’institutionnalisation d’une logique de
répression proactive, et surtout à la création de nouveaux
crimes et délits politiques en lien avec «  l’autorité de
l’État ».

LA DANGEROSITÉ DES MEMBRES DE L’OAS EN DÉBAT


Si le cas de la Cour de sûreté de l’État est singulier dans
l’histoire judiciaire française, c’est qu’il ne correspond pas
de manière mécanique aux deux modalités contextuelles de
création d’une juridiction spécialisée dans la criminalité
politique. La juridiction gaulliste n’est ni instituée au cœur
d’un conflit d’envergure (les accords d’Évian datent du
18 mars 1962, l’indépendance de l’Algérie est proclamée le
5 juillet), ni créée pour juger des « vaincus » dont il faudrait
sanctionner la défaite par la tenue de grands procès
politiques. Tout au moins le statut polico-judiciaire
contradictoire de la principale cible du gouvernement en
janvier 1963 – les membres de l’OAS, à la fois « perdants »
et «  ennemis intérieurs  »  – entraîne une perturbation du
schéma classique de la répression d’exception et contraint
fortement la création de la nouvelle juridiction. D’un côté en
effet, la fin du conflit algérien n’a pas fait cesser l’activisme
des partisans de l’Algérie française. Toujours armés, certains
d’entre eux perpétuent encore des attentats, notamment
dirigés contre le chef de l’État. Pour cette raison, et bien que
«  vaincus  » de la guerre d’Algérie, ils constituent toujours
des opposants radicalisés qu’il s’agit, pour le pouvoir
central, d’arrêter, de poursuivre et de faire juger. Mais d’un
autre côté, la répression de l’OAS est, au moment du débat
sur le projet de loi instituant la Cour de sûreté de l’État, déjà
très avancée. Certains responsables sont encore en fuite en
janvier 1963, et de très nombreux dossiers instruits sont en
attente de jugement. Mais la plupart des militants de l’OAS
sont emprisonnés depuis des mois, et  les «  grands chefs
séditieux [39]  » ont tous été condamnés par les premières
juridictions d’exception créées à cette fin, bénéficiant
même, pour certains, de mesures de clémence par le biais
de la grâce présidentielle comme nous l’avons vu avec les
cas très particuliers d’André Canal ou du général Jouhaud.
Tout au moins dès la fin de l’année 1962, le degré de
dangerosité politique de l’OAS est officiellement dévalué par
l’exécutif.
Le 11  décembre 1962, Charles de Gaulle écrit dans un
message lu à l’Assemblée nationale  : «  Les complots
criminels qui visaient à la subversion se sont, tour à tour,
effondrés [40]. » Deux jours plus tard, dans sa déclaration de
politique générale, Georges Pompidou reprend la même
argumentation  : «  La plupart des causes qui ont provoqué
tant d’égarements ou leur ont servi de prétexte tendent à
disparaître. C’est pourquoi le gouvernement espère que la
sagesse l’emportera et qu’il sera alors possible d’envisager
les mesures tendant à réincorporer dans la vie nationale
tous ceux qui ont été surtout victimes des événements et
qui ne se sont pas dévoyés au point de faire couler le sang
français [41].  » Ce qu’évoque ici à demi-mot le Premier
ministre, c’est la possibilité d’une amnistie pour les
membres de l’OAS qui n’auraient pas commis de crime de
sang, amnistie qui a déjà été réalisée pour les partisans
algériens de l’indépendance de l’Algérie et qui est réclamée,
pour l’OAS, par certains parlementaires. Ces députés, qui se
font l’écho des revendications des partisans de l’Algérie
française sur «  l’amnistie générale  », ont déjà abouti en
mai  1962 à un appel public lancé par cinquante-neuf
députés, la plupart indépendants [42], et, en juillet, au dépôt
de deux projets de loi [43]. À l’été, un premier débat a même
lieu à la commission des lois qui élabore un texte –  non
adopté – réclamant « une amnistie de plein droit pour toutes
les infractions commises avant le 1er  juillet 1962  ». La
controverse reprend encore après le discours du général
Massu à Lunéville, le 15  septembre 1962, dans lequel ce
dernier réclame une amnistie plus large sans en préciser les
modalités d’application. Les propos du général Massu
faisant l’objet d’interprétations diverses –  il demanderait
une amnistie totale pour les uns, une amnistie seulement
pour les «  soldats perdus  » pour d’autres  – c’est contre le
général de Gaulle que se retourne le débat, puisqu’il est
accusé par la gauche de refuser officiellement l’amnistie,
tout en rassurant officieusement l’ancien commandant du
corps d’armée d’Alger pour obtenir son soutien.
Si le retour sur ces débats est nécessaire, c’est qu’ils
montrent que ce n’est pas tant l’organisation de la
répression de l’Organisation armée secrète qui est à l’ordre
du jour dans le champ politique, même si elle fait
consensus, que les conditions d’application de l’amnistie de
la guerre d’Algérie. Certains parlementaires ou sénateurs,
opposés à la création de la Cour de sûreté de l’État ou en
dénonçant de multiples dispositions, en appellent d’ailleurs
à la «  clémence  », comme Robert Bruynell (Républicain
indépendant) qui finit son intervention par ces mots  : «  Je
tiens à rappeler que si la répression des menées
subversives est nécessaire, le pardon qui ramène
l’apaisement ne l’est pas moins et que la vraie grandeur
exige la clémence [44]. » Ces débats sur l’amnistie sont donc
non seulement révélateurs du contexte dans lequel
intervient la création de la juridiction politique, mais aussi
des contraintes qui pèsent sur le gouvernement pour faire
voter ses projets de loi. Comment en effet l’exécutif peut-il
légitimer la création d’une nouvelle juridiction d’exception
alors que le pic de répression de sa population cible a été
atteint, que celle-ci s’est largement déradicalisée sous
l’effet de sa criminalisation et que certains parlementaires
réclament déjà l’amnistie pour ses membres ?

EXCEPTION D’URGENCE ET DISPOSITIFS D’EXCEPTION


PERMANENTS

Dans son exposé des motifs devant le Parlement, au


premier jour des débats, le garde des Sceaux explique : « Il
[le gouvernement] lui appartenait de tenir compte, dans son
projet, et il demande à l’Assemblée nationale d’en tenir le
même compte, de la nécessité de la défense de l’État contre
une subversion qui, à l’époque moderne, est multiforme,
ramifiée à l’infini, d’une très grande mobilité et qui ne craint
pas d’employer les pires moyens pour parvenir à ses
fins [45].  » Puis, après avoir rappelé les «  efforts  » de
conciliation du gouvernement, notamment en commission
des lois, il déclare  : «  Je demande à l’assemblée de se
souvenir que le texte qu’elle va examiner et voter est un
texte écrit pour les périodes troublées et que nous courons
un risque en permanence, celui d’édicter des dispositions
telles que dès que les circonstances redeviendront
troublées, il faille les écarter parce qu’elles apparaissent,
dans la pratique, inadaptées [46]. » Par cette déclaration qui
peut s’apparenter à une sorte de menace, le ministre de la
Justice demande aux parlementaires d’accepter un certain
degré d’exception qu’il mobilisera de toutes les façons, soit
en s’appuyant sur les textes votés, soit en les écartant et en
mobilisant des mesures exceptionnelles mieux adaptées
aux circonstances du moment. Il s’agit pour le
gouvernement d’instaurer une légalité d’exception
suffisamment efficace du point de vue répressif pour éviter
d’avoir ultérieurement à transgresser la loi et le droit, en
appelant ainsi sans la nommer à la raison d’État, c’est-à-dire
à la supériorité de la conservation de l’État sur toute autre
considération, juridique, politique, éthique, ou morale.
Notons d’ailleurs que si celle-ci n’est pas spécifiquement
énoncée comme telle par les partisans du projet de loi, on
en trouve la trace dans certaines de leurs interventions
devant le Parlement ou le Sénat, comme dans celles du
rapporteur gaulliste Michel de Grailly qui, au premier jour
des débats, cite tour à tour Richelieu –  «  la perte de
particuliers n’est pas comparable au salut public  »  – et
Saint-Just –  «  il faut être juste, mais au lieu de l’être
conséquemment à l’intérêt particulier, il faut l’être
conséquemment à l’intérêt public [47]  »  – deux penseurs de
la raison d’État.
On retrouve ainsi dans cet exposé des motifs, et plus
généralement dans le discours des défenseurs de la
création de la nouvelle juridiction, tous les éléments
constitutifs de l’état d’exception : la nécessaire dérogation à
certaines règles ou normes pour édicter des dispositions
adaptées à une situation anormale –  «  les circonstances
troublées » – la notion de péril ou de menace à l’ordre public
–  «  la subversion  »  – et enfin la référence à une finalité
supérieure  : la défense de l’État [48]. Y manque néanmoins
l’un des éléments clés sans lequel le recours à l’exception
est difficilement justifiable dans un État de droit, à savoir
l’urgence à agir que surjouent dès lors les tenants de la
justice politique en 1963. En l’occurrence, non seulement le
gouvernement multiplie dans la presse les déclarations sur
les dangers liés à la recrudescence de la violence de
l’OAS [49], mais surtout, pour faire rapidement voter ces lois
et éviter la multiplication des navettes parlementaires, il
mobilise la déclaration d’urgence prévue à l’article 45 de la
Constitution de 1958. En vertu de celle-ci, la commission
mixte paritaire (sept parlementaires et sept sénateurs)
chargée de préparer un texte de compromis si les chambres
sont en conflit, ne se réunit qu’après une seule lecture aux
assemblées, au lieu des deux prévues par la loi. Cette
procédure d’urgence, qui consiste en la réduction des délais
accordés par la Constitution aux assemblées pour statuer
sur les propositions de loi, est normalement mise en œuvre
par les parlementaires eux-mêmes lorsqu’ils estiment que
l’adoption d’un texte ne peut être retardée. Très rares sont
d’ailleurs les constitutions qui accordent un tel moyen de
pression à l’organe exécutif [50]. Cependant ici, c’est bien le
gouvernement qui prolonge avec succès l’état d’urgence
pour accélérer la création de la Cour de sûreté  : présentés
pour la première fois aux parlementaires le 3  janvier 1963,
les textes sont adoptés huit jours plus tard, après une seule
navette parlementaire et, au sein des assemblées,
seulement deux jours de débats.
Lors de ces derniers, les précédentes déclarations de
l’exécutif sur l’affaiblissement de la menace OAS sont
reprises par la gauche pour réfuter la thèse
des  circonstances exceptionnelles tout comme celle de
l’urgence et de la nécessité qu’il y a à instaurer un nouveau
tribunal spécial. Edmond Garcin, député communiste,
s’interroge ainsi dès le premier jour des débats  : «  Une
urgence particulière apparaît-elle dans la situation du pays ?
La subversion menace-t-elle de façon imminente  ? Bref,
s’agit-il de textes de circonstances contre l’organisation dite
de l’OAS [51]  ?  »  Au Sénat, Édouard Le Bellegou, leader
socialiste du Var et membre de la commission des lois,
développe la même argumentation  : «  Je ne dis pas que
notre époque est calme, mais vous nous répétez que les
complots ont été déjoués, que nous pouvons reprendre la
route avec tranquillité, vous faites miroiter un programme
de politique sociale  ; il faut croire, par conséquent, que les
dangers les plus graves sont passés [52].  » Le sénateur
communiste Louis Namy dénonce lui aussi une « répression
d’abord et d’urgence  »  et déclare à propos des juristes de
l’Assemblée  favorables aux projets de loi  : «  Ceux-ci
pourront expliquer –  et ils l’ont déjà fait  – que des
juridictions exceptionnelles peuvent se concevoir dans une
période troublée et exceptionnelle. Mais de telles
juridictions ne se justifient pas dans une période normale,
du moins pour un État démocratique.  » Il s’insurge alors
contre « l’urgence insolite de la discussion » des textes et la
manière dont, pour les faire voter, « le gouvernement les a
placés dans un contexte général de résurrection des
dangers du banditisme de l’OAS et d’une renaissance de
l’activité de cette organisation factieuse ». «  Ainsi, conclut-
il, les dangers seraient subitement redevenus
pressants [53]. »
Ce discours de normalisation du contexte politique et de
dénonciation de l’alarmisme du gouvernement témoigne de
la difficulté qu’il y a, pour l’exécutif, à mobiliser l’argument
de la légitime défense, impératif rhétorique pour toute
autorité qui demande des moyens supplémentaires pour
garantir la sécurité des citoyens et la sûreté de l’État. Or,
nous l’avons vu, en janvier  1963, il n’y a ni contexte de
trouble à l’ordre public – qui suppose une imminence ou une
immédiateté de la menace pour la communauté – ni urgente
et absolue nécessité de faire voter de nouvelles lois. Et en
démocratie, seuls paraissent acceptables, ou tout au moins
justifiables, les régimes exorbitants du droit commun
instaurés pour juguler une crise et, surtout, circonscrits à la
résolution de cette même crise [54]. L’encadrement du
recours à l’exception par sa limitation temporelle et son
caractère provisoire est donc essentiel à l’exécutif pour
légitimer les atteintes aux principes démocratiques et
obtenir le consentement des gouvernés ou des contre-
pouvoirs.
Mais là encore, et c’est ce qui accentue les résistances
aux projets de loi, les modalités d’adoption de ces textes et
leur contenu dérogent aux schémas traditionnels du recours
à l’exception. D’ordinaire, ces législations sont adoptées
dans l’urgence pour apporter une « réponse ponctuelle [55] »
et rapide à une crise et réprimer une cible précise.
L’exception d’urgence n’a donc pas, en général, vocation à
durer, sauf lorsqu’elle a pour but de légaliser et d’encadrer
par le droit la réponse étatique aux événements pensés
comme pouvant se répéter. Les lois sur l’état de siège ou
l’état d’urgence sont l’exemple type de ces lois prévues
pour des situations d’urgence et qui instaurent des
dispositifs d’exception mobilisables par l’exécutif dans des
circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire lors de graves
troubles à l’ordre public ou en contexte de guerre. C’est
d’ailleurs dans la filiation de ce type de législations que le
garde des Sceaux tente d’inscrire ses deux projets de
loi  lorsqu’il les décrit comme des «  textes écrits pour les
périodes troublées  », prévus pour réagir «  dès que les
circonstances redeviendront troublées  ». D’autres partisans
de la Cour de sûreté de l’État mobilisent eux aussi la
rhétorique des circonstances exceptionnelles, à l’instar du
député gaulliste André Fanton (UNR-UDT) qui peut la décrire
comme «  une juridiction qui, nous l’espérons, aura une
activité exceptionnelle [56]  ». Or, si ces projets de loi sont
bien discutés dans l’urgence par le recours à l’article 45 de
la Constitution et qu’ils visent à pallier une urgence
répressive (la suppression de la Cour militaire de Justice), ils
ne peuvent, par l’intégration du nouveau tribunal dans
l’appareil judiciaire existant, s’inscrire dans la série des
législations précitées. Tandis que ces dernières résultaient
de la volonté politique de faire correspondre urgence à agir
et limitation temporelle des mesures d’exception, les textes
de loi de janvier  1963 visent à instaurer une nouvelle
juridiction dont l’exceptionnalité, en termes de dérogation
aux règles qui régissent le fonctionnement ordinaire de la
justice, ne sera ni limitée dans le temps, ni liée aux
circonstances et à leur possible gravité.

LA LÉGITIME DÉFENSE PERMANENTE DE L’ÉTAT


En effet, pour assurer la défense de l’État et de son
territoire, deux types de tribunaux d’exception permanents
sont compétents dans les années  1960 pour instruire et
juger les crimes et les délits politiques. D’une part, les
tribunaux militaires, dont l’origine remonte au XVe  siècle et
qui, visant les manquements à la discipline des armées,
peuvent aussi avoir à connaître, en temps de guerre, les
atteintes à la sûreté de l’État [57]. D’autre part, la Haute
Cour, instituée en 1789 pour juger les responsables
politiques coupables de «  lèse-nation  » et qui, malgré les
modifications diverses en ce qui concerne sa forme, sa
procédure et le siège de son activité, a toujours été
reconduite et organisée par les constitutions françaises
successives [58]. La Cour de sûreté de l’État vient compléter
cet appareillage juridictionnel d’exception. Mais à la
différence des deux précédemment citées, qui visent
officiellement à juger des individus ou des groupes en
charge de la «  défense  » de la communauté, et dont les
crimes peuvent nuire à cette même communauté (les
militaires dans le premier cas, le Président et les membres
du gouvernement dans le second), la Cour de sûreté a pour
objectif de punir des individus ou des groupes qui prennent
pour cible l’État. Jamais une telle juridiction n’avait été mise
en place.
Bien évidemment, nous l’avons dit, l’histoire de la justice
française fourmille de tribunaux d’exception en charge des
«  ennemis publics  ». Et sous la IIIe  République, la Cour de
justice aurait pu être cette juridiction permanente en charge
de réprimer l’activisme oppositionnel. L’article  12 de la loi
constitutionnelle du 16 juillet 1875 l’avait envisagé ainsi, lui
qui avait donné au Sénat, constitué en Cour de justice, une
double compétence  : une compétence rationae personae à
l’égard des membres de l’exécutif, et une compétence
rationae materiae, pour juger toute personne prévenue
d’attentat contre la sûreté de l’État. Mais l’arrêt du 24  mai
1923, par lequel celle-ci se déclare incompétente pour juger
Marcel Cachin, l’un des fondateurs du PCF, et d’autres
militants communistes [59], marque l’échec de l’exécutif à
mobiliser cette justice d’exception à des fins d’élimination
de l’opposition. Un projet de loi, tendant à instaurer un
nouveau tribunal spécial devant lequel le gouvernement
pourrait faire comparaître tous les criminels politiques est
bien présenté en novembre  1923, mais il est abandonné
avec la démission du gouvernement Poincaré le 1er  juin
1924. Cette volonté de créer une juridiction politique
constitutionnelle ne se retrouve que sous Vichy, en
juillet  1940 (acte constitutionnel du 30  juillet 1940), avec
l’instauration de la Cour suprême de justice, mise en place
pour juger les dirigeants de la IIIe  République, et ceux du
Front populaire en particulier, mais destinée à durer et à
constituer l’un des «  piliers constitutionnels  » du régime
vichyste [60]. À l’inverse, l’épuration judiciaire à la Libération
ne donne pas lieu à une nouvelle justice appelée à se
pérenniser, les partisans d’une loi de circonstance
n’envisageant pas de « légiférer pour l’avenir [61] ». À partir
de la Libération, les Hautes Cours n’ont donc plus
compétence en matière de criminalité politique, dès lors
jugée par les tribunaux militaires ou les juridictions
d’exception extra-constitutionnelles dont la durée
d’existence est limitée à la répression d’une cible
déterminée.
La «  décirconstancialisation  » du recours à l’exception
dans le cas de la Cour de sûreté de l’État, qu’atteste son
intégration durable au système punitif, pose dès lors la
question des cibles politiques, pénales et policières
réellement visées par l’exécutif. Le garde des Sceaux
poursuit, dans son exposé des motifs  : «  On a souvent
reproché à certains esprits de préparer toujours la guerre du
passé. Il convient de faire un texte, non pas pour réprimer la
subversion d’avant-hier, mais pour faire face à la subversion
de demain [62]. » Il y a donc, comme il s’en targue lui-même,
« préexistence de la juridiction aux faits qu’elle est appelée
à connaître  ». Ce discours est par ailleurs repris par les
députés de la majorité, à l’instar d’André Fanton, qui peut
dire le 4  janvier 1963 pour rassurer les membres de
l’Assemblée nationale  : «  Nous ne légiférons pas pour le
passé. Nous pensons à l’avenir [63]. » Cette préexistence de
la Cour de sûreté aux crimes et délits politiques qu’elle va
être appelée à juger doit être interrogée. Car si elle est
présentée comme un «  progrès  » par le ministre de la
Justice, en ce qu’elle préserve a priori le nouveau tribunal
de l’accusation de rétroactivité des lois, il n’en reste pas
moins qu’elle constitue une rupture majeure et là encore un
inédit dans l’histoire de la répression politique  : créer une
juridiction d’exception spécialisée dans le jugement des
crimes d’un «  ennemi public futur  » dont ni la nature des
actes d’opposition à l’État ni l’identité politique ne sont
connues. Et si dans le discours de l’état d’exception, «  le
choix des mots est déterminant [64] », celui de « subversion
de demain  » est central pour saisir les mutations de la
gestion des illégalismes politiques induites par la politique
gaulliste à la fin de la guerre d’Algérie. Non seulement il
témoigne de l’anticipation d’une menace anonyme et
indéfinie, mais il révèle surtout la volonté d’ériger le
principe de légitime défense permanente de l’État et de
l’inscrire dans la loi.
En effet, si la création de la Cour de sûreté innove en
matière de lutte contre la criminalité politique, c’est avant
tout parce que celles et ceux qui en seront passibles ne sont
pas clairement désignés, et que l’exception en droit,
d’ordinaire légitimée par l’identification d’une menace
concrète, est ici institutionnalisée en prévention de
violences politiques futures qui pourraient mettre en péril la
stabilité du régime ou l’existence de l’État. Dans les
précédents cycles de répression des opposants, la
population cible d’un tribunal spécial était clairement
identifiable  : soit il s’agissait d’un groupe qui avait troublé
l’ordre public et menacé le régime –  les collaborateurs par
exemple  – soit, comme dans le cas des contre-
révolutionnaires, d’un mouvement dont les tenants du
pouvoir pensaient qu’il pouvait renforcer le nombre de ses
membres, se radicaliser, et attenter encore davantage aux
institutions étatiques. Mais en janvier  1963, aucun
observateur de la vie politique et judiciaire n’est en mesure
de déterminer quels sont les individus ou les groupes visés
par les textes de loi. L’OAS, on l’a vu, n’est pas la cible de la
juridiction gaulliste. D’ailleurs, le 3  janvier 1963, après le
Conseil des ministres, Charles de Gaulle déclare à Alain
Peyrefitte  : «  J’ai voulu la créer à titre permanent. Ce n’est
pas pour lutter contre l’OAS qui est fichue. » Il explique alors
qu’il s’agit de réprimer les crimes contre l’État de manière
générale, par «  précaution nationale [65]  ». La «  précaution
nationale  », stratégie discursive et pratique qui revient à
créer une menace politique intemporelle, permet dès lors de
mettre en équivalence permanence des dangers et
permanence des réponses étatiques, et d’imposer dans le
paysage judiciaire une juridiction d’exception à durée
illimitée.
Ainsi, si la Cour de sûreté de l’État s’inscrit dans les deux
logiques répressives traditionnellement mobilisées dans
l’état d’exception –  la logique réactive et la logique
préventive  – elle inaugure aussi, par son caractère
permanent et l’imprécision voulue de ses cibles, une logique
de la répression prospective pouvant sans cesse redéfinir,
en fonction des politiques répressives et sécuritaires, les
individus ou les groupes «  à risque  », et réévaluer leur
niveau de dangerosité politique. En allant plus loin, on
pourrait même dire que la justice d’exception voulue par
l’exécutif en 1963 illustre une pensée de la répression
politique totale, où, finalement, toute forme d’opposition au
régime peut être criminalisée.

UNE NOUVELLE « COLORATION » POLITIQUE DES CRIMES


ET DES DÉLITS : L’ATTEINTE À L’AUTORITÉ DE L’ÉTAT

La criminalisation de cet ennemi intérieur encore inconnu


trouve sa traduction juridique et pénale dans une nouvelle
appréhension des crimes et des délits politiques. Ces
derniers, constamment soumis à un processus de
redéfinition en fonction des contextes et des groupes visés,
voient leur nombre augmenter au gré des cycles répressifs
successifs lors desquels apparaissent de nouvelles
incriminations. Le plus souvent voulues par l’exécutif pour
pénaliser des comportements militants qui échappaient
jusqu’alors à la loi, ces dernières viennent régulièrement
compléter la liste des crimes et délits d’atteinte à la sûreté
de l’État, comme  l’atteinte à l’intégrité du territoire
national  ou la participation à une entreprise de
démoralisation de l’armée  ou de la nation, deux crimes
spécifiquement inscrits dans le Code pénal en 1939 et 1940
pour pouvoir réprimer le « défaitisme » du PCF à la veille de
la Seconde Guerre mondiale. Car rappelons-le, il n’existe
pas, en France, de définition du crime politique, le Code
pénal dressant des listes d’infractions liées à la «  chose
publique  » et laissant à la doctrine, et plus concrètement
aux magistrats, la possibilité de politiser l’acte commis en
fonction du contexte et des exigences répressives le plus
souvent dictées par l’exécutif. Ce phénomène illustre
l’arbitraire qui préside à la séparation entre crimes et délits
de droit commun et crimes et délits politiques, et,
incidemment, entre les individus jugés par des juridictions
de droit commun et ceux pouvant comparaître devant des
tribunaux spécialisés dans la criminalité politique.
Les projets de loi de janvier  1963 s’inscrivent
parfaitement dans la continuité de ces politiques d’ajouts
successifs de textes – et donc d’infractions – qui élargissent
progressivement le filet pénal dans lequel les opposants
sont pris et permettent le traitement de leurs affaires par
une juridiction politique. La Cour de sûreté de l’État est en
effet compétente, en temps de paix, pour juger les crimes
et délits contre la sûreté de l’État (l’intelligence avec
l’ennemi, la trahison, l’espionnage, le complot,  etc.), ainsi
que les délits sur les groupes de combat et les milices
privées réprimés par la loi du 10  janvier 1936 comme le
maintien ou la reconstitution de ligue dissoute, et qui
relevaient auparavant de la compétence des tribunaux
correctionnels. Cette partie du projet de loi – qui sera votée
sans modification  – reprend ainsi une disposition centrale
d’une ordonnance en date du 4  juin 1960  : l’absence de
distinction entre atteinte à la sûreté intérieure et atteinte à
la sûreté extérieure de l’État, inscrite dès le Code pénal
révolutionnaire de 1791. Et si cette modification de la
législation sur les crimes et délits politiques par
l’indistinction entre les deux types d’infractions est centrale,
c’est qu’elle entraîne une uniformisation du régime
d’incrimination et, plus précisément, une harmonisation des
peines au plus haut niveau. Ainsi par exemple, si la peine de
mort frappe toujours la trahison et l’espionnage (anciens
crimes d’atteinte à la sûreté extérieure), elle touche aussi
d’anciennes infractions qui n’étaient plus passibles de la
peine capitale depuis 1848 avec la disparition de la peine de
mort en matière politique comme le complot [66].
L’instauration de la Cour de sûreté de l’État va donc de pair
avec un durcissement du traitement judiciaire de la
criminalité politique. Elle s’accompagne également d’un
élargissement des cibles de la justice d’exception puisque
peuvent y comparaître des civils ou des militaires, mais
aussi des mineurs de 16 à 18  ans, par dérogation à
l’ordonnance du 2  février 1945 relative à l’enfance
délinquante, et en vertu de laquelle les mineurs ne sont
justiciables que des tribunaux pour enfants. Cette
criminalisation de la jeunesse militante radicalisée, refusée
par le général de Gaulle jusqu’au décret du 12  décembre
1960 [67], rompt avec le primat de l’éducatif pour les
mineurs qui prévalait jusqu’alors [68]. Qualifiée
«  d’inacceptable  », «  d’absolument impensable  »
ou d’« inhumaine » par les parlementaires, cette disposition,
qui donne lieu à des débats passionnés et à des
interventions qui, plus que toute autre, joue sur les registres
affectif et émotionnel, n’est pas abandonnée au moment du
vote du projet de loi [69].
L’autre point majeur du projet de loi est la compétence
de la nouvelle juridiction en ce qui concerne toute une série
de crimes et délits dits «  de nature à porter atteinte à
l’autorité de l’État  » énumérés sous forme de liste de dix-
sept infractions de droit commun. Celle-ci reprend à
l’identique les infractions inscrites dans les décrets du
17 mars 1956 pris en application des « pouvoirs spéciaux »
comme la rébellion avec armes, l’association de malfaiteurs,
les entraves à la circulation routière, les infractions à la
législation sur les armes et le matériel de guerre, les
meurtres, les homicides, les coups et les blessures
volontaires, les vols et les recels, les délits en lien avec « la
propagande étrangère  », notamment la distribution de
tracts, ou encore la provocation/participation à un
attroupement. Cette liste d’infractions appelle une première
remarque qui a trait à la forme même de cette partie du
projet de loi, la forme énumérative. Cette stratégie
classique de présentation des dispositifs dérogatoires a pour
objectif officiel d’encadrer l’exception et ainsi de rassurer,
avec un certain succès dans le cas de la création de la Cour
de sûreté de l’État, ceux qui dénoncent une étendue
exorbitante des pouvoirs de la nouvelle juridiction. Les
multiples amendements des parlementaires qui visent à
exclure certains groupes ou comportements militants de sa
compétence sont dès lors soit rejetés, soit, s’ils avaient été
adoptés au Sénat, supprimés des textes par la commission
mixte au motif que la Cour de sûreté n’est compétente que
pour les dix-sept infractions spécifiées [70]. L’«  effort
énumératif/limitatif [71]  » du gouvernement permet dès lors
de relativiser la portée répressive des textes et d’empêcher
les plus opposés au projet de loi de restreindre la
compétence accordée à la Cour de sûreté. La seconde
remarque tient aux modalités de politisation de ces dix-sept
infractions de droit commun, considérées comme politiques
si elles sont «  de nature à porter atteinte à l’autorité de
l’État  ». L’atteinte à l’autorité de l’État, sans être une
nouvelle infraction, est l’élément qui donne une
«  coloration [72]  » politique aux crimes et délits de droit
commun, cette «  coloration  » dépendant de l’appréciation
du garde des Sceaux quant aux mobiles des individus ou
des groupes poursuivis. La notion «  d’intention [73]  », si
caractéristique d’une répression politique, est d’ailleurs
clairement inscrite dans l’avant-projet de loi, avant d’être
retirée du texte destiné aux deux assemblées.
Autrement dit, n’importe quelle violence ou atteinte aux
biens ou aux personnes (un vol, un homicide, des violences,
des coups et blessures volontaires,  etc.), considérée par le
gouvernement comme «  de nature à porter atteinte à
l’autorité de l’État », sera considérée comme relevant de la
compétence de la nouvelle juridiction. Devant l’opposition
de la commission des lois de l’Assemblée nationale, qui
trouve la disposition trop large et dangereuse car
permettant d’y attraire des crimes d’une trop faible gravité
pénale [74], l’atteinte à l’autorité de l’État est précisée et
redéfinie sous l’impulsion de l’avocat et député de Mulhouse
Raymond Zimmermann (UNR-UDT). Ayant cherché
«  l’atteinte la plus grave, celle qu’aucun État civilisé ne
pourrait admettre », il donne cette définition de l’atteinte à
l’autorité de l’État : « Celle qui consiste à vouloir substituer
à l’autorité de l’État une autorité illégale. » Cette définition,
censée éviter les délits d’opinion ou d’appartenance, reçoit
l’adhésion du gouvernement, qui la reprécise oralement : il
s’agit de cibler les crimes et délits «  qui tendent à une
véritable usurpation du pouvoir légitime dans l’État  ». Par
cet amendement, qui permet de rallier le vote du Centre
démocratique jusqu’alors opposé à la création de la
nouvelle juridiction [75], cette dernière devient compétente
pour toute une série de crimes et délits de droit commun
«  lorsque ces crimes et délits sont en relation avec une
entreprise individuelle ou collective consistant à substituer
une autorité illégale à l’autorité de l’État ».
Si cette «  coloration  » politique des crimes et délits
commis par des activistes est nouvelle, la notion d’atteinte
à l’autorité de l’État était pourtant déjà présente dans le
Code pénal (article  86) et avait largement été mobilisée
pendant la guerre d’Algérie. Non définie, pour le moins
vague et élastique, elle se superpose alors à celle, ancienne
et dont l’origine remonte à la Révolution française, de
«  sûreté de l’État  ». Quelle différence y a-t-il entre autorité
et sûreté de l’État  ? La notion de sûreté, liée à celle de
sécurité, renvoie aux potentiels dangers qui pourraient
menacer l’institution étatique dans son existence. Elle
renvoie à la thématique de la sauvegarde de l’État et à son
impératif de conservation qui justifie depuis au moins le
Moyen Âge l’utilisation de l’état d’exception [76]. Celle
d’autorité de l’État en revanche fait plus explicitement
référence à la domination étatique sur toute forme de
contestation au pouvoir central et à la monopolisation de la
violence physique légitime par l’État, montrant comment le
pouvoir central tente d’imposer une nouvelle définition de la
criminalité politique mais aussi de l’institution étatique.
Surtout, l’intérêt pour l’exécutif d’«  innover  » en matière
d’incrimination est de pouvoir insister sur le caractère inédit
du militantisme politique radical, dit «  terrorisme  », et de
justifier à la fois les transformations législatives relatives à
sa répression et le caractère d’exception des dispositions en
découlant. L’objectif est de faire correspondre moyens et
fins – lutter contre une nouvelle forme de « terrorisme » par
l’instauration d’une nouvelle forme de justice  – selon une
stratégie discursive et pratique traditionnellement mobilisée
contre l’opposition  : «  À violence d’exception, justice
d’exception [77]. »
D’où l’insistance, dans le discours des partisans des
projets de loi, sur l’évolution des modalités d’action de la
«  subversion  terroriste  ». Dès le 3  janvier, le garde des
Sceaux déclare  : «  Comme la guerre étrangère, la
subversion intérieure a pris un caractère total, c’est ce que
l’on appelle le terrorisme [78]. » Le même jour, André Fanton,
après avoir rappelé «  l’imperfection  » de l’organisation
judiciaire  française et ses trop grandes difficultés à
«  réprimer les menées subversives  », renchérit  : «  Les
moyens de la subversion ont changé. En effet, depuis
quelques années, l’imagination des conspirateurs s’est
donné libre cours […]. Comment imaginer que l’extorsion de
fonds pouvait ressortir de la subversion ? Eh bien ! On l’a vu
constituer, ces dernières années, l’une des formes, et non la
plus négligeable, de la subversion et de l’atteinte à la sûreté
et à l’autorité de l’État  ! Ce changement doit amener
parallèlement une modification des moyens de
répression [79]. »
 
Dans ce cadre, l’atteinte à l’autorité de l’État, censée
correspondre à ces nouvelles formes d’oppositions radicales
à l’État et les retraduire en catégories juridiques pénales,
sert donc, parce qu’ils sont dès lors rendus inefficaces et
inopérants, à invalider tout recours aux dispositifs légaux et
judiciaires existants. Pour le dire plus clairement, le discours
de la « nouveauté » en matière de criminalité politique vise
toujours à légitimer les modifications du code et de la
procédure pénale, et à instaurer de nouveaux dispositifs
d’exception.

L’institutionnalisation d’un
processus de pénalisation
d’exception
Comme tout tribunal spécial chargé de réprimer des
opposants, la Cour de sûreté est assignée à deux tâches
contradictoires  : punir en affichant et en respectant
certaines valeurs ou principes rattachés au système
démocratique (comme celui d’avoir droit à un procès
équitable), et celle de s’en affranchir au nom de la justice
politique [80]. Cette double exigence est d’autant plus forte
dans le cas de la juridiction gaulliste qu’elle doit être créée
par le pouvoir législatif en dehors des temps de guerre et
qu’elle a vocation à intégrer l’appareil judiciaire français. La
rationalisation de la justice d’exception post-guerre
d’Algérie, qu’attestent à la fois les modalités de sa création
et la permanence de ses missions, se traduit dès lors par un
aménagement de son degré d’atteinte aux droits
fondamentaux. Le régime pénal dérogatoire qu’elle met
ainsi en place rompt avec les principales caractéristiques
des juridictions d’exception classiques  : les garanties de la
défense ne sont pas totalement écartées, une procédure
expéditive n’est pas imposée et les voies de recours ne sont
pas supprimées. Cette adaptation de la justice politique aux
temps ordinaires de la vie judicaire, nécessaire pour
favoriser l’acceptabilité des textes, permet aux porteurs des
projets de loi de développer une rhétorique du «  progrès  »
voire du «  mieux que  » (Vichy, la Libération, le conflit
algérien) comme l’illustre cette déclaration de Jean Foyer au
premier jour des débats : « Ces deux textes s’inspirent très
largement de la tradition libérale française par tout un
ensemble de dispositions. » Après les avoir citées une à une
(la limitation des pouvoirs de police, la restauration du juge
dans la phase de l’instruction préparatoire et, surtout, la
possibilité de voies de recours), il déclare  : «  Le
gouvernement est donc allé fort loin dans la voie du
libéralisme [81]. »
Or, si la Cour de sûreté de l’État est présentée comme le
fruit d’une «  pensée libérale  » qui rompt avec la manière
dont s’est incarnée, en France, la justice d’exception,
chaque étape du processus de pénalisation fait apparaître
des singularités qui ont pour effet de réduire les garanties
offertes aux accusés. L’article  15 de la loi du 15  janvier
1963 est à ce titre explicite, lui qui inscrit dans les textes les
dérogations au droit commun : « Les crimes et délits déférés
à la Cour de sûreté de l’État dans les conditions fixées par
l’article 698 du Code de procédure pénale sont poursuivis et
instruits selon les règles de droit commun, sous réserve des
dispositions ci-après.  » Parmi ces dispositions, deux sont
décisives quant à l’évolution du traitement étatique de la
criminalité politique en France  : l’accroissement du pouvoir
policier au détriment des droits de la défense, et la
composition dérogatoire des chambres de jugement des
tribunaux spécialisés dans la répression des violences
dirigées contre l’État.

UN ACCROISSEMENT DU POUVOIR POLICIER


AU DÉTRIMENT DES GARANTIES DE LA DÉFENSE :
LE CAS DE LA GARDE À VUE

Le point de conflictualité majeur entre les défenseurs et


les opposants aux projets de loi instaurant la Cour de sûreté
de l’État est celui de la garde à vue, une pratique ancienne,
courante et réglementée pendant le conflit algérien, mais
dont le délai est, en janvier 1963, considérablement étendu.
En effet, la garde à vue est, tout au long du XIXe  siècle,
pratiquée par les services de police et de gendarmerie sans
aucun fondement légal pour obtenir l’aveu, considérée
depuis l’Antiquité comme « la preuve parfaite » pour obtenir
une condamnation. Réglementée pour la première fois sous
le régime de Vichy pour un délai de vingt-quatre heures
renouvelable une fois, la garde à vue n’est pourtant pas
abandonnée à la Libération jusqu’à sa codification à
l’identique dans le Code de procédure pénale de 1957 [82].
Reprenant en cela l’une des dispositions policières
d’exception prises contre le FLN et l’OAS à la fin de la guerre
d’Algérie en vertu de l’article  16, l’article  30 de l’avant-
projet de loi prévoit un délai de garde à vue de 15  jours,
approuvé au bout de quarante-huit heures par le ministère
public ou le juge d’instruction, mais sans contact avec
l’extérieur, sans assistance d’un avocat et sans contrôle
judiciaire réel. Par la création de la Cour de sûreté de l’État,
le gouvernement veut inscrire dans le droit une pratique
dérogatoire mobilisée contre les opposants en contexte de
guerre, et légaliser, en matière de criminalité politique, un
renforcement inédit des pouvoirs policiers. Cette mesure
exorbitante du droit commun est justifiée par le
gouvernement par la nécessité de « préserver le secret » de
l’enquête policière, comme l’explique le ministre de
l’Intérieur Roger Frey lorsqu’il est auditionné par la
commission des lois :

« Si la police veut que ce délai soit assez long, c’est


pour préserver le secret. Car beaucoup de
responsables ont été arrêtés uniquement parce que
le secret a pu être gardé après l’arrestation d’un
complice. Le but des hommes de la subversion est,
en effet, de pouvoir prévenir leur complice.
Journaux et radios périphériques étaient prévenus
de l’arrestation de telle ou telle personne, de sorte
que les complices pouvaient se mettre à l’abri. Il
n’a aucune objection à faire à M.  Jozeau-Marigné
sur son amendement permettant aux magistrats de
contrôler la garde à vue. Mais il tient à affirmer que
pendant les dix-huit mois écoulés, aucun prisonnier
n’a reçu la moindre chiquenaude de la part d’un
policier. Les policiers sont très heureux de pouvoir
collaborer avec la magistrature. Cependant il ne
peut laisser passer une phrase du quatrième alinéa
“il lui appartient, s’il le juge utile, de se faire
présenter à tout moment la personne gardée à
vue”. Cette phrase est nuisible, car le secret
n’existe pas. Il ne faut pas transférer la personne
gardée à vue d’un lieu dans un autre [83]. »

Défendue avec force par le ministre de l’Intérieur qui,


dans ses échanges avec le garde des Sceaux, ne cesse de
rappeler le «  point de vue de la technique policière de la
garde à vue [84]  », cette dernière suscite des oppositions
d’autant plus fortes que les débats de janvier  1963
interviennent quelques mois seulement après la fin de la
guerre d’Algérie lors de laquelle ont été révélées les tortures
pratiquées par l’armée et la police françaises, et,
notamment en métropole, dans les commissariats parisiens
ou locaux de la DST. Dans ce contexte, le délai de garde à
vue est le dispositif d’exception le plus décrié par les
parlementaires et même au-delà, comme en témoigne dès
décembre  1962 l’opposition de tous les magistrats du
Conseil d’État à cet article du projet de loi [85].
Pour s’y opposer, les parlementaires mobilisent deux
types d’argumentaires, l’un rappelant la tradition libérale de
la justice française et, plus généralement, les principes de
l’habeas corpus, l’autre insistant sur les périodes sombres
de l’histoire de la garde à vue. Aux côtés des députés ou
sénateurs qui font référence à l’Inquisition et à l’Ancien
Régime, d’autres rappellent les dérives policières sous Vichy
et pendant le conflit algérien comme Marie-Claude Vaillant-
Couturier, l’une des rares femmes de l’Assemblée [86] et la
seule députée à intervenir dans ce débat, qui dénonce  :
« Mesdames, messieurs, il n’y a aucune raison valable pour
prolonger le délai de garde à vue au-delà de 48  heures, ce
qui nous paraît largement suffisant. Un certain nombre
d’entre nous savent ce que cela peut représenter de faire
des séjours prolongés entre les mains de la police. Cela
nous est arrivé sous le régime de Vichy. Il ne s’agissait pas
seulement de la Gestapo mais aussi de la police de Vichy.
D’autre part, l’année dernière, ce sont des policiers qui se
sont élevés contre certaines méthodes qui ont été
sanctionnés et non pas ceux qui les employaient. Même
sous Vichy, personne n’a jamais proposé de légaliser ce
procédé indigne qu’est le prolongement du délai de garde à
vue. C’est pourquoi nous voterons contre le projet du
gouvernement [87].  » Certains députés ou sénateurs de
gauche rappellent également que le vote de cette mesure
policière est contraire à la Convention européenne des
droits de l’homme, en vertu de laquelle toute personne
arrêtée ou détenue doit être immédiatement conduite
devant le juge. Or, comme le rappelle le garde des Sceaux
lui-même, la France n’a pas ratifié la Convention
européenne des droits de l’homme, Charles de Gaulle
estimant que celle-ci, «  d’influence anglo-saxonne  », était
une ingérence insupportable dans la justice française et,
surtout, dans la gestion étatique des possibles périls
menaçant l’État [88].  Il n’est donc pas question que les
mesures exceptionnelles ou les dispositions d’exception
mobilisées par l’exécutif soient contrôlées, ni au niveau
supranational par les instances européennes, ni par le
pouvoir législatif, considéré ici seulement comme un moyen
pour procéder à leur légalisation.
Mobilisant sa majorité parlementaire, le gouvernement
fait ainsi échouer les multiples amendements déposés aux
assemblées et qui tendaient, soit à supprimer la garde à
vue, soit à en diminuer le délai. L’article 30 finalement voté
fixe son délai normal à quarante-huit heures. Mais il prévoit
trois prolongations successives  : en cas de nécessité, la
garde à vue peut être prolongée de cinq jours  ; si cela est
insuffisant une deuxième prolongation de trois jours peut-
être autorisée ; et en cas d’état d’urgence, elle peut encore
être prolongée de cinq jours. Fait inédit dans l’histoire de la
justice française  : un délai de garde à vue de quinze jours
est inscrit dans le Code de procédure pénale. En
institutionnalisant cette durée, la création de la Cour de
sûreté de l’État participe dès lors d’une extension des
prérogatives policières au détriment des droits de la défense
mais aussi au détriment, dans ce type d’affaires, du pouvoir
de contrôle des magistrats.

LA COMPOSITION DES CHAMBRES DE JUGEMENT

La composition des chambres de jugement revêt un


enjeu majeur dans le cadre d’une politique répressive
puisqu’il s’agit de décider qui va obtenir le pouvoir de juger
les crimes et les délits politiques et, partant, de participer à
la défense de l’État par la punition des « ennemis publics ».
Chaque cycle répressif depuis la Révolution française
suscite ainsi des débats sur les acteurs légitimes et aptes à
réprimer la criminalité politique, débats dans lesquels
s’opposent des représentations antagonistes de la justice
et, plus précisément, de la justice politique. Ce faisant, en
janvier  1963, alors que le gouvernement prévoit de faire
siéger dans la nouvelle juridiction à la fois des magistrats de
l’ordre judiciaire et des militaires, c’est la division du travail
répressif entre les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et
l’armée, qui se trouve interrogée par les sénateurs et les
députés. Aux assemblées, deux éléments sont
particulièrement débattus  : la présence d’officiers dans les
prétoires, qui renvoie à la problématique de la militarisation
de la répression, et l’absence de jurés, qui pose la question
du rôle de la représentation nationale dans la répression des
crimes et des délits liés à la sûreté de l’État. Autres
dispositifs largement controversés tant ils peuvent
déboucher sur des atteintes à l’indépendance des juges et à
la séparation des pouvoirs  : ceux des conditions de
nomination des magistrats et des modalités d’exercice de
leurs fonctions. Ainsi, si cette question de la composition
des chambres de jugement est centrale, et, finalement, si
peu consensuelle, c’est qu’elle tranche la nature de la
juridiction concernée, partitionnant très clairement
juridictions de droit commun et juridictions d’exception.

Une « Haute Cour de sûreté de l’État » ?

Cette question de la composition des chambres de


jugement peut être, en premier lieu, appréhendée à travers
le débat sur l’appellation de la nouvelle juridiction. François
Mitterrand, l’un des parlementaires le plus violemment
opposé à sa création, propose de la renommer « Haute Cour
de sûreté de l’État  », précisant qu’il ne s’agit pas d’un
amendement de « pure forme » mais un amendement qui a
«  valeur de contreprojet [89]  ». L’appeler «  Haute Cour de
justice » c’est, dit-il, « lui donner un autre contenu ». Cette
Haute cour serait composée de parlementaires élus dans les
deux assemblées et destinée à se fondre à la Haute Cour de
justice constitutionnelle. Par cette proposition, il s’agit pour
l’ancien garde des Sceaux d’ancrer la nouvelle juridiction
dans la tradition révolutionnaire de la justice politique, et de
l’opposer à la justice dite «  d’origine monarchique  », celle
qui s’incarne dans toute une «  série noire  » de tribunaux
d’exception  comme la justice retenue du roi, les
commissions extraordinaires, les chambres de justice, les
cours martiales, ou encore les tribunaux de maintien de
l’ordre de 1941. Évidemment, toutes les juridictions créées
par le général de Gaulle à la fin de la guerre d’Algérie sont
inscrites par François Mitterrand dans cette catégorie, lui
permettant ainsi de souligner l’aspect «  monarchique  » du
régime présidentiel gaulliste qu’il développera longuement
dans Le Coup d’État permanent, ouvrage à charge contre de
Gaulle et dans lequel la Cour de sûreté occupe une place
centrale [90].
Néanmoins, l’amendement de l’ancien garde des Sceaux
ne peut être ramené à une simple stratégie politique
d’opposition au chef de l’État. Il vise aussi à engager un
débat sur le type de juridiction le plus à même de connaître
les crimes et les délits politiques – ordinaire ou d’exception –
et, surtout, à interroger la nécessité d’instituer une nouvelle
cour dominée par le pouvoir central. Après avoir cité Danton
à la tribune de la Convention en 1793, au moment de la
création du Tribunal révolutionnaire –  «  rien n’est plus
difficile que de définir un crime politique  »  – François
Mitterrand évoque le crime de lèse-nation, venu remplacer
dès le début de la Révolution l’ancien crime de lèse-majesté
et ainsi rompre avec la justice monarchique qui assimilait
crime politique et atteinte à la vie du roi. « Neuf jours après
la prise de la Bastille, continue-t-il, le 23  juillet 1789, la
Constituante proclamait que les crimes de lèse-nation
devaient être jugés par la nation.  » Ce rappel historique a
pour objectif d’interroger la source du pouvoir judiciaire et
d’en appeler à une justice rendue par la représentation
nationale : « Ou bien la justice émane du souverain, ou bien
elle procède du peuple. Et selon l’idée qu’on se fait de la
justice, on se rattache à l’une ou l’autre tradition [91]. »
Avec cet amendement, François Mitterrand invite en effet
les députés à refuser l’instauration d’une nouvelle juridiction
d’exception dominée par l’exécutif, en appelant à la
responsabilité des parlementaires qui seuls peuvent
empêcher les gouvernants, qui nomment et choisissent les
juges de la Cour de sûreté, de monopoliser le pouvoir
judiciaire. Or, l’amendement de François Mitterrand est
rejeté par 325 voix contre 143, ce qui doit bien évidemment
s’entendre comme le soutien apporté par la majorité
présidentielle au projet de loi. Mais le rejet de cette
proposition souligne aussi que la plupart des députés ne
souhaitent pas être associés à la répression de l’OAS et,
plus globalement, à la gestion des affaires politiques.
Certains partisans du tribunal gaulliste avancent même des
arguments techniques pour justifier l’impossibilité des
parlementaires à  juger les affaires en cours, comme la
surcharge de travail, à l’instar du député Fanton  : «  Il y a
trois cents dossiers en instance. Veut-on que tous les après-
midi, pendant une année entière, l’assemblée se transforme
en tribunal pour entendre successivement des avocats et
des inculpés [92] ? » L’image de l’Assemblée, transformée en
«  organisme de juridiction », n’est pas anodine. Elle tend à
souligner, reprenant un argumentaire largement déployé
par le garde des Sceaux, que la fonction des parlementaires
n’est pas de rendre justice, contrairement à des magistrats
de carrière dits «  impartiaux  ». C’est donc au nom de
l’impartialité et de la séparation des pouvoirs que la
majorité parlementaire refuse le principe d’une justice
rendue par les représentants de la nation.

Le jury : influençable, émotif et indulgent

Cependant, cette problématique du rôle de la


représentation nationale dans le processus judiciaire est
aussi abordée dans un autre débat : celui relatif à l’absence
de jurés telle qu’elle est prévue dans le projet de loi.
Historiquement en effet, le jury est l’application judiciaire de
la théorie de la souveraineté nationale et du régime
représentatif issue de 1789 [93]. Dès 1791, date de son
inscription dans la procédure criminelle, il est vu comme la
figure judiciaire de la nation, les jurés en étant les
représentants. Cependant, cette institution, partie
intégrante de l’héritage révolutionnaire, n’est pas
uniquement instituée pour défendre les principes du
«  citoyen-juge  » et la participation populaire aux décisions
de justice. Révélatrice de l’hostilité de la gauche envers les
magistrats, elle a aussi pour objectif d’affaiblir le pouvoir
des professionnels du droit. C’est ainsi que dès le début de
la IIIe  République, dans un contexte où les républicains
veulent éliminer les juges «  ennemis de la République  »,
certains parlementaires – comme les membres de la Société
générale des prisons  – estiment indispensable la présence
du jury dans « les grosses affaires », c’est-à-dire les procès
politiques, pour limiter les collusions entre l’autorité
exécutive et les magistrats [94]. En définitive, depuis
l’installation de la République, les débats sur le jury en
France portent moins sur la représentation de la
souveraineté nationale que sur le pouvoir des juges, leur
dépendance aux politiques et leur autonomie dans la prise
de décision.
En janvier  1963, ce sont ainsi deux positions
antagonistes qui s’affrontent quant à la nature des
juridictions compétentes en matière d’atteinte à la sûreté de
l’État  : les défenseurs des juridictions de droit commun, et
de la cour d’assises en particulier [95], et ceux qui
préconisent le recours aux magistrats professionnels et aux
officiers. Dès sa première intervention au sein de
l’hémicycle, Jean Foyer aborde la question de l’inadaptation
des cours d’assises  à juger «  les politiques  »  : «  Cette
inadaptation est apparue encore plus grande de nos jours
qu’elle ne l’était dans le passé […] et les jurés deviennent
des destinataires d’élection de menaces auxquelles ils n’ont
pas toujours la force d’âme de résister [96].  » Cet
argumentaire, qui mêle dénonciation et victimisation des
jurés, n’est pas nouveau et a déjà conduit par le passé au
dessaisissement des juridictions ordinaires au profit des
tribunaux militaires ou d’exception. Il sera à nouveau
mobilisé, nous y reviendrons, sous la présidence de François
Mitterrand, au moment de la suppression de la Cour de
sûreté de l’État et de l’instauration de cours d’assises
spécialisées dans le jugement des affaires terroristes. Mais
dès la création du jury, les observateurs dénoncent son
indulgence – celui-ci ne « punit pas assez » –, soit qu’il soit
«  aux mains des factions  », soit que «  la pitié gagne les
cœurs  » selon une expression de 1820 [97]. Plus
précisément, à partir du début du XIXe  siècle, les jurys sont
décrits comme complices des violences de telle ou telle
organisation criminelle, ou complaisants vis-à-vis des
bandes armées qui troublent l’ordre public. Une autre
manière de remettre en cause les jurys, que l’on retrouve
largement en janvier  1963, est d’insister sur leurs craintes
des criminels et sur les menaces que ces derniers font peser
sur les jurés, tandis qu’est toujours souligné leur excès de
commisération ou leur faiblesse de caractère.
Outre cette rhétorique traditionnelle pour éliminer les
juridictions de droit commun du jugement des atteintes à la
sûreté de l’État, le gouvernement peut également mobiliser
des expériences concrètes et récentes d’échecs des jurys
dans le cadre de la répression politique, et plus précisément
deux procès de l’OAS censés illustrer l’incapacité des cours
d’assises à faire face à ce type de criminalité [98]. Le
premier est celui de la cour d’assises de l’Aube, saisie de
l’attentat manqué contre le général de Gaulle à Pont-sur-
Seine du 8  septembre 1961 [99], lors duquel les jurés
reçoivent des lettres de menaces de mort ou des petits
cercueils, tandis qu’à l’intérieur du prétoire l’avocat Tixier-
Vignancour mène une défense politique ponctuée de
nombreux incidents (multiplication des dépôts de
conclusions, renonciation à la défense de son client, etc.). Si
bien que le gouvernement et le président de la République
lui-même doivent intervenir sur le cours de la procédure
judiciaire pour «  éviter le pire  », à savoir l’acquittement de
tous les accusés que prédit le procureur général. Et s’ils
sont reconnus coupables, les membres de l’OAS sont
condamnés à des peines «  d’une sévérité insuffisante  »
selon les mots de l’ancien garde des Sceaux qui
poursuit  dans ses mémoires  : «  Il y avait préméditation,
volonté de tuer, commencements d’exécution et absence de
désistement volontaire, et la personne visée était le
président de la République. Aucune autre affaire de crime
de sang commise en relation avec les événements d’Algérie
n’a été portée devant la juridiction criminelle de droit
commun. Elle n’est pas faite pour juger de telles
affaires [100].  » L’autre procès qui renforce l’argumentaire
gouvernemental est une affaire impliquant « un plastiqueur
OAS  » ayant déposé une bombe à Orléansville. Peu avant
son procès du 25  janvier 1962, les vingt-sept jurés
convoqués, menacés par lettre, avisent le président du
tribunal de Nîmes de leur crainte de participer aux
audiences et, finalement, trois des jurés refusent de prêter
serment [101]. Ce fait extrêmement rare dans l’histoire des
cours d’assises est dès lors largement utilisé par les
parlementaires gaullistes, qui y voient la preuve de la
nécessité d’instaurer la Cour de sûreté de l’État. Le député
Fanton déclare ainsi : « Il s’agissait en effet d’un plasticage
n’ayant pas entraîné la mort. Qu’en aurait-il été si l’inculpé
avait mérité la peine de mort ? Croyez-vous que l’on aurait
trouvé davantage de jurés  ?  » Citons-le encore  : «  Le droit
commun, c’est le jury, mais si les magistrats qui sont des
fonctionnaires de l’État n’ont pas envie de faire ce métier
parce que c’est dangereux, on ne voit pas pourquoi des
malheureux citoyens qu’on choisirait par tirage au sort pour
juger des affaires de ce genre auraient davantage envie de
le faire [102]. » Si on voit comment, au détour d’une phrase,
les défenseurs de la justice politique admettent que la Cour
de sûreté de l’État n’est pas une juridiction de droit
commun, on saisit surtout ce qui fait problème dans le cadre
des cours d’assises et des jurés populaires  : le tirage au
sort.
Au début des années  1960 en effet, et ce, depuis 1932,
les jurys sont encore tirés au sort sur des listes de jurés
dressées, dans chaque département, par des commissions
le plus souvent composées de maires, de conseillers
généraux ou de conseillers municipaux. Privilégier le tirage
au sort, ce serait ainsi donner le pouvoir de juger à des
hommes ou des femmes (qui sont «  admises  » comme
jurées lorsqu’elles deviennent électrices en 1944 [103]),
présélectionnés par des élus locaux le plus souvent
«  incontrôlables  ». Il suffit de rappeler qu’à cette date,
uniquement pour le département de la Seine, vingt-cinq des
trente-neuf villes de plus de 30  000  habitants sont gérées
par des élus socialistes et communistes qui ont présenté en
1959 des listes d’Union [104]. Derrière cette volonté
manifeste et affichée de dépolitiser la répression des
opposants par le recours à des magistrats professionnels, il
s’agit bien plus de retirer aux élus un potentiel pouvoir
d’influence sur le sort judiciaire des affaires politiques, et de
permettre à l’exécutif de réduire au maximum l’incertitude
et la part d’aléatoire dans les décisions de justice.
Donner compétence aux cours d’assises ou de manière
plus générale aux juridictions ordinaires reviendrait enfin à
multiplier les lieux répressifs, à «  décentraliser  »
l’instruction et le jugement de ces affaires dites
« sensibles », alors que, précisément, la création la Cour de
sûreté, installée au fort de l’Est à Saint-Denis comme
l’ancien Tribunal militaire dont elle reprend les locaux,
inaugure un processus de centralisation de la répression
politique  : une seule juridiction et un seul lieu pour traiter
les crimes et les délits politiques commis sur l’ensemble du
territoire de la République. Surtout, cette centralisation de
la répression, combinée à l’éviction de la justice de droit
commun, favorise une domination de l’exécutif sur le
processus de criminalisation des « ennemis publics ».
Des magistrats dépendants du pouvoir
politique :
révocabilité des juges et militarisation
de la répression

Dans l’objectif de construire une juridiction unique et


permanente, la Cour de sûreté de l’État bénéficie d’une
totale autonomie, avec ses propres organes d’instruction,
son ministère public, son greffe et son secrétariat. Elle
comprend une chambre de jugement, une chambre de
contrôle de l’instruction, ainsi que des chambres
temporaires. Néanmoins, si la nouvelle juridiction est
autonome, ses magistrats n’ont quant à eux aucune
autonomie vis-à-vis du pouvoir politique.
Comme les tribunaux spéciaux qui l’ont précédée, la
procédure suivie devant la Cour de sûreté sanctionne la
dépendance du judiciaire au politique et donne à voir une
domination du garde des Sceaux et du président de la
République sur les magistrats. Dans une juridiction de droit
commun, l’action publique est déclenchée soit par le
procureur de la République, soit par la victime d’une
infraction, dispositions totalement écartées dans les
juridictions d’exception pour lesquelles le gouvernement
s’arroge toujours le monopole de leur déclenchement [105].
Dans le cas de la juridiction gaulliste, l’action publique est
ainsi mise en mouvement par un ordre écrit du ministre de
la Justice, le plus souvent après décision concertée avec le
président de la République, une décision à laquelle ne peut
s’opposer le ministère public. De la même manière, c’est
par ordre écrit du garde des Sceaux que le ministère public
peut dessaisir une juridiction de droit commun au motif que
l’affaire qui y était instruite est « politique ». La conjonction
de la politisation des poursuites et de ce droit exclusif de
dessaisissement, qui fait du ministère public une simple
«  chambre d’enregistrement [106]  » des volontés
gouvernementales, illustre la manière dont s’opère, dès le
début de l’instruction, une atteinte grave au principe de la
séparation des pouvoirs. Le règlement de la procédure
révèle également la faiblesse du juge d’instruction face à
l’exécutif puisque le gouvernement se réserve la possibilité
d’apprécier l’opportunité de la demande de mise en
jugement ou de ne pas donner suite. Contrairement au droit
commun, l’inculpé ne peut donc être mis en accusation
devant la Cour de sûreté que par un décret, pris en Conseil
des ministres, et signé par le chef de l’État. Au bout d’un an,
en l’absence de décret, l’inculpé est remis en liberté, le
silence de l’exécutif se transformant en non-lieu. Si cette
mainmise du pouvoir central sur le destin judiciaire des
militants potentiellement auteurs d’infractions politiques
s’arrête, en théorie, au stade du jugement, en réalité, les
modalités de recrutement des magistrats de la Cour de
sûreté participent là encore d’un accaparement du pouvoir
judiciaire par les gouvernants.
Comme en droit commun, le premier président, les
présidents, et les membres de chambres permanentes sont
nommés en Conseil des ministres après avis du Conseil
supérieur de la magistrature, dont le rôle sur ce point a été
spécifié dans l’article  65 alinéa  3 de la Constitution de la
Ve République. Mais contrairement à l’article 64 alinéa 4 de
cette même Constitution, qui précise que «  les magistrats
du siège sont inamovibles », les juges de la Cour de sûreté
de l’État sont nommés ou détachés pour deux ans
renouvelables, mettant à mal à la fois leur inamovibilité et,
incidemment, leur indépendance. Et ce n’est que de haute
lutte, après de nombreux amendements, que les
parlementaires réussissent à augmenter la durée d’exercice
des fonctions des juges, qui était initialement prévue pour
un an, faisant dire à René Pleven, rappelant l’affaire
Dreyfus : « Il n’est pas possible que l’inamovibilité des juges
soit remplacée par leur annualité [107]. »
Or, en ce sens, la Cour de sûreté de l’État n’innove pas,
et s’inscrit dans la stricte continuité de toutes les
juridictions d’exception en charge des crimes et délits
politiques, des juridictions dans lesquelles les magistrats ne
bénéficiaient pas de l’inamovibilité et où des juges
temporaires y étaient désignés par le pouvoir central. Le cas
de la guerre d’Algérie, lors de laquelle les magistrats étaient
soit rappelés sous les drapeaux, soit placés en surnombre
dans les juridictions algériennes, soit délégués à ces
dernières ou aux TPFA en Algérie ou en métropole, est tout à
fait exemplaire de ce point de vue [108]. Charles de Gaulle
avait d’ailleurs, par un décret du 26 avril 1961, peu après le
putsch d’avril, suspendu l’inamovibilité des magistrats en
fonction dans les départements algériens, ces derniers
pouvant recevoir jusqu’au 1er  mai 1962 toute nouvelle
affection. Néanmoins, dans toutes les précédentes
juridictions d’exception, comme celles du conflit algérien,
cette limitation temporelle des fonctions judiciaires (par les
procédés de mobilisation, de délégation ou de surnombre),
qui constituaient une atteinte au principe d’inamovibilité,
était le pendant du caractère provisoire de ces juridictions.
Dans celles-ci, les magistrats étaient mobilisés ou délégués
pour une durée limitée, avant d’être réintégrés, lorsqu’ils le
pouvaient, dans leur juridiction d’origine.
Or par son caractère permanent, le cas de la Cour de
sûreté montre que ce n’est pas l’adéquation des durées,
entre celle de la crise et celle des fonctions, qui compte,
mais bien l’amovibilité, voire la révocabilité, des magistrats.
Il s’agit de recruter des magistrats considérés comme
«  sûrs  », de privilégier une sélection politique des juges en
charge des atteintes à la sûreté de l’État, tout en se laissant
la possibilité de les écarter de leurs fonctions s’ils ne
répondent pas favorablement aux injonctions du
gouvernement. Une note rédigée pour le garde des Sceaux
interroge la possibilité de créer des postes dans la nouvelle
juridiction [109]. L’une des conclusions quant aux
«  désavantages  » d’une telle possibilité est que «  les
magistrats du siège nommés dans des postes de la
hiérarchie judiciaire (seraient) couverts par l’inamovibilité ».
C’est «  la souplesse du régime actuel dans le choix des
candidats  » qui doit être conservée, conclut la note. Cet
encadrement des juges, qui traduit une méfiance politique à
l’égard du corps judiciaire et la volonté de le soumettre à
l’exécutif, est renforcé par l’intégration dans les chambres
de jugement de non-professionnels du droit  : les militaires
de carrière.
Étonnamment, cette disposition est présentée comme un
«  progrès  » par les défenseurs du projet de loi, et
commentée ainsi par de nombreux observateurs, puisqu’elle
doit aboutir à terme à la suppression des juridictions
militaires en dehors des temps de guerre. La fin de la
comparution de civils devant les tribunaux militaires, tout
comme la suppression de ces derniers en temps de paix, est
d’ailleurs une vieille revendication de la gauche, elle qui ne
cesse de dénoncer, au moins depuis l’affaire Dreyfus, leur
rigueur et leur sévérité. Or, l’instauration de la nouvelle
juridiction ne résulte pas d’une volonté de démilitariser la
répression, les tribunaux militaires n’étant supprimés pour
le temps de paix qu’en 1981. Bien plus, elle se traduit par
deux processus complémentaires qui révèlent une vision
englobante de la criminalité politique  : une politisation des
actes d’indiscipline militaire –  les déserteurs par exemple
peuvent comparaître devant une juridiction en charge des
opposants  – et surtout, une militarisation de la gestion des
ennemis du régime, induite par la présence de militaires
dans les chambres de jugement.
Ce phénomène est traditionnel dans l’histoire de la
justice française puisque de nombreuses juridictions
d’exception ont intégré les militaires dans le processus de
pénalisation des populations cibles de l’exécutif et consacré
aux gradés de l’armée le pouvoir d’instruire, de punir et de
juger. Le cas de la Cour de sûreté de l’État n’échappe pas à
ce système d’échevinage [110] propre à la justice politique,
mais le nombre d’officiers varie selon le type d’affaires à
juger. Ainsi, s’ils sont minoritaires dans la plupart des cas
atteintes à la sûreté de l’État –  trois civils et deux
militaires  – ils sont, et dans les proportions inverses, plus
nombreux lors des procès pour manquement à la discipline
des armées, crimes de trahison et d’espionnage, et
atteintes à la défense nationale. Les cas dans lesquels les
chambres de jugement sont à majorité composées de
militaires, nommés de manière discrétionnaire par le
pouvoir, sont donc relativement nombreux.
Cette variable «  présence des militaires  » doit bien sûr
être analysée à l’aune du contexte post-guerre dans lequel
la cour est créée, et au regard du groupe criminalisé au
moment de sa création  : l’OAS. L’argument principal du
garde des Sceaux pour justifier cette mesure est d’ailleurs
de préserver la tradition selon laquelle des militaires doivent
siéger dans les tribunaux appelés à juger des membres de
l’armée. Néanmoins, et comme sous Vichy, l’introduction de
militaires dans les prétoires a pour objectif d’allier la caution
symbolique des magistrats professionnels, dont l’exécutif a
besoin pour légitimer sa politique répressive et légaliser
l’exception, et des non-professionnels du droit, les membres
de l’armée, considérés par leur intégration dans la
hiérarchie bureaucratico-militaire comme «  encore plus
sûrs », plus « fermes » et plus à même, en fonction de leur
rôle traditionnel dans le maintien de l’ordre, de réprimer
ceux qui prennent pour cible l’État [111]. Plus généralement
dans le cas de la Cour de sûreté, l’échevinage a pour
objectif d’institutionnaliser une justice politique de
compromis qui puisse combiner, en une seule juridiction, la
justice civile, respectueuse du droit et soucieuse de la
légalité, et la justice militaire, pour laquelle priment
l’efficacité et la rigueur.
Autrement dit, et malgré ce qu’en disent les défenseurs
des projets de loi, en temps de paix, avec la création de la
Cour de sûreté de l’État, des civils seront bien jugés par des
militaires. Ce qui ne peut que susciter de multiples
protestations au sein des groupes communiste, socialiste et
centriste des assemblées. Citons par exemple Marcel
Massot, pour le groupe Centre démocratique : « Pour que les
juridictions d’exception disparaissent vraiment, il faut
supprimer les juges d’exception. En l’espèce, je considère
que les militaires sont des juges d’exception [112].  » Ou
encore Edmond Garcin, pour le groupe communiste  : «  En
ce qui concerne la composition de la cour, il suffira de
rappeler avec force notre opposition, qui est celle de tous
les démocrates, à l’introduction de militaires dans
l’administration de la justice, spécialement en matière de
justice politique [113].  » Or, aucun de leurs amendements
tendant à écarter toute participation des militaires dans les
chambres de jugement n’est voté [114]. La majorité de
l’Assemblée accorde donc aux militaires le pouvoir de siéger
dans une juridiction d’exception créée pour durer, montrant
une fois encore comment le fait majoritaire propre à la
Ve  République et l’utilisation politique de la procédure
d’urgence, qui réduisent l’opposition parlementaire à de
simples protestations ou au dépôt d’amendements non
votés, viennent remplacer d’autres mécanismes
d’accaparement des pouvoirs par l’exécutif qui seuls,
auparavant, permettaient d’instaurer des dispositifs
d’exception permanents.
 
 
 
Multiforme, changeante, malléable, la Cour de sûreté de
l’État est une étrange synthèse de toutes les juridictions
d’exception qui ont été mobilisées par l’exécutif à des fins
politiques. Permanente, la Cour de sûreté n’en possède pas
moins les caractéristiques des juridictions d’exception
conjoncturelles, comme la procédure qui déroge au droit
commun et réduit les garanties offertes aux accusés, la
sévérité des peines, ou la présence aux côtés des
magistrats professionnels d’un personnel militaire dévoué
au pouvoir [115]. La Cour de sûreté est aussi un tribunal
mixte qui peut se constituer, tantôt en juridiction
d’exception civile, tantôt en juridiction d’exception militaire,
tout en reprenant, lors de la phase de jugement, des
dispositifs propres aux tribunaux correctionnels, aux cours
d’assises et aux tribunaux permanents des forces armées.
Cette rationalisation de la justice d’exception, qui conduit
à optimiser l’efficacité répressive de la juridiction gaulliste,
s’est opérée par un tri entre les dispositifs peu opérants
dans le cadre d’une criminalisation de l’opposition hors
temps de guerre (la faible sévérité des peines dans le cas
des tribunaux correctionnels, les jurés des cours d’assises,
l’illégitimité de l’absence de voies de recours) et ceux
permettant une répression plus prompte et plus effective de
la criminalité politique. L’accroissement du pouvoir policier
qu’illustre la durée de la garde à vue, la soumission du
judiciaire à l’exécutif tout au long de l’instruction, et la
cohabitation, au sein du prétoire, de magistrats
professionnels et de militaires de carrière en sont les
meilleures illustrations.
La compétence étendue de la Cour de sûreté de l’État
révèle également une vision englobante de la criminalité
politique où, finalement, tout individu peut être considéré
comme un ennemi du régime et à ce titre, soumis à des
règles de procédure et de jugement d’exception, sans
distinction d’acte commis (crimes politiques/de droit
commun), sans distinction d’âge (mineur/majeur), ou de
corps (militaire/civil). Le vote final des députés sanctionne
donc un perfectionnement de la justice d’exception,
désormais permanente, détachée des contraintes de
limitation temporelle liée à l’état d’exception, mais régie par
un processus de pénalisation dérogatoire institutionnalisé et
partie intégrante du système punitif français [116].
1. Intervention de Pierre Marcilhacy au Sénat le 9 janvier 1963 (JORF, 10 janvier
1963). Cet avocat, sénateur de Charente depuis 1948, affilié au groupe des
Républicains indépendants, rejoint dès 1960 le groupe des « non inscrits ».
2. Loi no 63-22 du 15 janvier 1963 modifiant et complétant le Code de procédure
pénale en vue de la répression des crimes et délits contre la sûreté de l’État
(JORF du 16 juillet 1963).
3. Loi no  63-23 du 15  janvier 1963 fixant la composition, les règles de
fonctionnement et la procédure de la Cour de sûreté de l’État instituée par
l’article 698 du Code de procédure pénale (JORF du 16 janvier 1963).
4. Marie-Laure Basilien-Gainche, État de droit et états d’exception. Une
conception de l’État, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 248.
5. Les élections législatives des 18 et 25 novembre 1962 accordent la majorité
absolue aux gaullistes et à leurs alliés. L’Assemblée nationale est composée
comme suit  : UNR-UDT (233), Républicains indépendants (35), Centre
démocratique (55), Non-inscrit (13), Rassemblement démocratique (39),
Socialiste (66), Communiste (41).
6. Marie-Laure Basilien-Gainche, État de droit et états d’exception…, op.  cit.,
p. 34.
7. C’est ce que remarque Jean-Claude Paye à propos des législations
antiterroristes post-11 Septembre (Jean-Claude Paye, La fin de l’État de droit. La
lutte antiterroriste, de l’état d’exception à la dictature, Paris, Éditions La Dispute,
2004, p. 9).
8. Sous la Révolution française, la justice d’exception s’incarne dans les
commissions militaires, les tribunaux criminels militaires, les conseils de guerre
du Directoire ou le tribunal révolutionnaire de 1793. À la violence révolutionnaire
répondent alors la «  Terreur blanche  » de la IIe  Restauration et ses cours
prévôtales présidées par un colonel. Si le Consulat et l’Empire mobilisent
largement des commissions militaires, les conseils de guerre et les commissions
mixtes siègent quant à eux sous le Second Empire. Les gouvernements de la
IIIe République n’ayant jamais eu recours à ce type de tribunaux, les juridictions
d’exception disparaissent du paysage judiciaire français avant de réapparaître
sous Vichy : les sections spéciales, la Cour martiale de Gannat, la Cour suprême
de Riom, le Tribunal d’État et les cours martiales se succèdent ainsi durant
quatre ans. La Libération connaît elle aussi la succession de juridictions
spécialisées dans l’épuration, qu’il s’agisse de juridictions d’origine extra-
gouvernementale comme les cours martiales composées de FTP et de FFI, ou
des cours de justice, des chambres civiques et la Haute Cour de justice, toutes
instituées en 1944 (Guillaume Gatineau, Les juridictions d’exception comme
instrument de la répression politique en France (1799-1870), Mémoire d’histoire
du droit, 2011, 83  p.  ; Yves-Frédéric Jaffré, Les tribunaux d’exception, 1940-
1962, Paris, Nouvelles éditions latines, 1962, 365 p.)
9. Sur la justice militaire pendant la guerre d’Algérie, voir Sylvie Thénault, Une
drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, Éditions La
Découverte, 2004, 347 p.
10. Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence
administrative, Paris, LGDJ, 1962, 293 p.
11. L’expression est empruntée à Bastien François  : Le régime politique de la
Ve République, Paris, Éditions La Découverte, 2006, p. 59.
12. Sur le tribunal de l’ordre public, voir  : Sylvie Thénault, «  La justice au
secours de l’État : le cas particulier du tribunal de l’ordre public », in La justice
en Algérie (1830-1962), Paris, AFHJ, 2005, pp. 247-256.
13. Alain Larcan, Introduction à Charles de Gaulle et la Justice. Actes du colloque
Palais-Luxembourg, Paris, 29-30  novembre 2001, Paris, Éditions Cujas, 2003,
p. 8-9.
14. Selon les propos d’Alain Peyrefitte : C’était de Gaulle, tome II, op. cit., p. 132.
15. Jean Foyer, « Charles de Gaulle et l’idée de justice », in Charles de Gaulle et
la Justice, op. cit., p. 32.
16. Ibidem.
17. Pierre Pucheu, ancien secrétaire d’État à l’Intérieur et ministre de l’Intérieur
sous Vichy, est le premier membre du gouvernement vichyste à être fusillé lors
de l’épuration.
18. Idem., p. 15.
19. Décision du 27  avril 1961 instituant un Haut Tribunal militaire (JORF du
28 avril 1961).
20. Sur cette « affaire d’État », voir Brigitte Gaïti, « Le poids d’une sentence. Le
procès Salan dans la fondation de la Ve  République  », in Jean-Louis Briquet et
Philippe Garraud (dir.), Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques
de la politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 139-64.
21. Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ
juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, no 64, p. 12-13.
22. Martine Kaluszynski, «  La fonction politique de la justice  : regards
historiques. Du souci d’historicité à la pertinence de l’historicisation », in Jacques
Commaille, Martine Kaluszynski, La fonction politique de la justice, Paris, La
Découverte, 2007, p. 16.
23. Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-
1962), Paris, CNRS Éditions, p. 291 et suivantes.
24. Cité par Yves-Frédéric Jaffré, Les tribunaux d’exception…, op. cit., p. 324.
25. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome  I. Le renouveau 1958-1962,
Paris, Librairie Plon, 1970, p. 136.
26. Par référendum du 8  avril 1962 sur les accords d’Évian, approuvé par les
Français, le chef de l’État peut en effet prendre par ordonnance ou par décret,
en Conseil des ministres, «  toutes les mesures législatives ou réglementaires
relatives à l’application » de ces accords.
27. L’OAS Métro est la branche métropolitaine de l’OAS responsable notamment
de l’attentat contre André Malraux.
28. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires de ma vie
politique, 1944-1988, Paris, Fayard, 2006, pp. 238-239.
29. François Saint-Bonnet, « État d’exception, droit et politique », in L’exception
dans tous ses états, Marseille, Éditions Parenthèses, 2007, p. 151.
30. Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence
administrative, op. cit., p. 98.
31. Georges Liet-Veaux : « Tribunaux d’exception et contrôle juridictionnel », La
Revue administrative, 1962, p. 624.
32. Sur cette réforme, voir Louis Fougère, Alexandre Parodi, Le Conseil d’État  :
son histoire par les documents de l’époque, Paris, CNRS éditions, 1974, p. 914 et
suivantes.
33. « Avant-projet de loi fixant la composition du tribunal de la sûreté de l’État »
(Arch. Nat., BB30 1849).
34. Désigné sous le nom d’opération « Charlotte Corday », cet attentat manqué
contre le général de Gaulle le 22  août 1962 à Clamart, a été dirigé par le
lieutenant-colonel Bastien-Thiry.
35. Intervention de Jean Foyer au Parlement le 13 février 1963 (JORF, 14 février
1963).
36. Le procès du Petit Clamart. Exposé des faits, déclarations, dépositions,
débats, plaidoiries. Présenté par Yves-Frédéric Jaffré, Paris, Nouvelles éditions
Latines, 1963, p. 637.
37. Loi no  63-138 du 20  février 1963 modifiant l’art.  51 de la loi 63-23 du
15  janvier 1963 (prorogation du Tribunal militaire et de la Cour militaire de
Justice) ; JORF du 21 février 1963.
38. Plus précisément, elle prononce six condamnations à mort et des peines de
réclusion ou de détention criminelle (idem., p. 638).
39. L’expression est empruntée à Charles de Gaulle qui écrit, plus précisément,
à propos de la condamnation du général Salan en mai 1962 : « Les grands chefs
séditieux ont, maintenant, tous été jugés  » (Charles de Gaulle, Mémoires
d’espoir…, op. cit., p. 136).
40. Message de Charles de Gaulle lu au Parlement le 11 décembre 1962 (JORF,
12 décembre 1962).
41. Intervention de Georges Pompidou devant le Parlement le 13  décembre
1962 (JORF, 14 décembre 1962).
42. Stéphane Gacon, L’amnistie. De la commune à la guerre d’Algérie, Éditions
du Seuil, 2002, p. 265.
43. Le premier est déposé par le député Robert Hersan, condamné à la
Libération à dix ans d’indignité nationale et amnistié en 1952 ; le second par les
gaullistes Pierre de Bénouville et Olivier Lefèvre d’Ormesson (idem., p. 263).
44. Intervention de Robert Bruyneel au Sénat le 9 janvier 1963 (JORF, 10 janvier
1963).
45. Intervention de Jean Foyer au Parlement le 3  janvier 1963 (JORF, 4  janvier
1963).
46. Idem.
47. Intervention de Michel de Grailly au Parlement le 3  janvier 1963 (JORF,
4 janvier 1963).
48. Sur les éléments constitutifs de l’état d’exception, voit François Saint-
Bonnet, L’État d’exception, op. cit., p. 24.
49. Ces interventions sont dénoncées par les communistes, et en particulier par
le sénateur Louis Namy. Il insiste notamment sur les multiples déclarations du
ministre de l’Intérieur rappelant la multiplication des hold-up commis par l’OAS,
et celle du ministre de l’Information sur les dangers encourus par le chef de
l’État, potentielle victime d’attentats (Intervention de Louis Namy au Sénat le
9 janvier 1963, JORF, 10 janvier 1963).
50. Geneviève Camus, L’état de nécessité en démocratie, Paris, LGDJ, 1965,
p. 92.
51. Intervention d’Edmond Garcin au Parlement le 3  janvier 1963 (JORF,
4 janvier 1963).
52. Intervention d’Édouard Le Bellegou au Sénat le 9  janvier 1963 (JORF,
10 janvier 1963).
53. Intervention de Louis Namy au Sénat déjà citée.
54. Marie-Laure Basilien-Gainche, État de droit et états d’exception…, op. cit.,
p. 84
55. François Saint-Bonnet, L’État d’exception, op. cit., p. 360.
56. Intervention de Jean Foyer au Parlement le 3  janvier 1963 (JORF, 4  janvier
1963).
57. Claire Saas, «  Les tribunaux militaires en France  », in Élisabeth Lambert-
Abdelgawad (dir.), Juridictions militaires et tribunaux d’exception en mutation  :
perspectives comparées et internationales, Paris, Éditions des Archives
Contemporaines, Coll. 2007, p. 313.
58. Raymond Lindon, Daniel Amson, La Haute Cour, 1789-1987, Paris, Presses
universitaires de France, p. 1987, p. 155.
59. Ils sont emprisonnés pour leurs prises de position contre l’occupation de la
Ruhr et la présence française au Maroc (Robert Charvin, Justice et politique.
Évolutions de leurs rapports, Paris, L’Hermès, 1968, p. 371-373).
60. Alain Bancaud, « La justice politique sous Vichy et à la Libération : les procès
de Riom et en Haute cour », in Les ministres devant la justice, Paris, AFHJ/acte
sud, 1997, p. 215.
61. Alain Bancaud, «  L’épuration judiciaire à la Libération  : entre légalité et
exception  », in Association française pour l’histoire de la justice, La justice de
l’épuration à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Paris, La Documentation
française, 2008, p. 233.
62. Intervention de Jean Foyer devant Parlement, séance du 3  janvier 1963
(JORF, 4 janvier 1963).
63. Intervention d’André Fanton devant le Parlement, séance du 3 janvier 1963
(JORF, 4 janvier 1963).
64. François Saint-Bonnet, L’État d’exception, op. cit., p. 134.
65. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome II…, op. cit., p. 129-130.
66. Des membres de l’OAS, jugés par défaut, sont ainsi condamnés à mort pour
complot et complicité d’assassinat.
67. Date à laquelle il donne compétence aux TPFA pour juger les mineurs de 16
à 18 ans (Sylvie Thénault, Une drôle de justice…, op. cit., p. 205).
68. Philippe Milburn, Quelle justice pour les mineurs ? Entre enfance menacée et
adolescence menaçante, Paris, Érès, 2009, p. 42.
69. Au final, les parlementaires obtiennent trois garanties quant à la répression
politique des mineurs : le contrôle physique de la garde à vue par un magistrat
spécialisé dans l’enfance délinquante, le renvoi devant les tribunaux pour
enfants d’une affaire qui ne comporterait que des mineurs, et enfin, la présence,
dans les prétoires, d’un magistrat qui exerce ou a exercé les fonctions de juge
des enfants ou de délégué à la protection de l’enfance.
70. C’est le cas de la suppression du délit de provocation à un attroupement, ou
encore du rajout du terme « armé » aux entraves à la circulation routière. Mais
c’est aussi le cas d’amendements plus généraux, comme celui du groupe
communiste au Sénat  précisant que «  les dispositions de la présente loi ne
peuvent pas être utilisées pour porter atteinte directement ou indirectement à la
libre activité des partis politiques, des organisations syndicales ou
démocratiques et, plus généralement, de toute association et tout groupement
légaux ».
71. L’expression est empruntée à Jean-Claude Monod (Jean-Claude Monod,
Penser l’ennemi, affronter l’exception…, op. cit., p. 87).
72. Selon l’expression du garde des Sceaux lui-même (JORF, 4 janvier 1963).
73. Avant-projet de loi modifiant et complétant le Code de procédure pénale en
vue de la répression des crimes et délits contre la sûreté de l’état ou de nature à
porter atteinte à l’autorité des pouvoirs publics (Arch. Nat., BB30 1849).
74. Commission des lois constitutionnelles, de la Législation et de
l’Administration générale de la République, le 26  décembre 1962. Projet de loi
no 46. M. de Grailly, rapporteur (Arch. Nat., BB30 1849).
75. «  Sans cet amendement, déclare René Pleven, nous serions résolument et
totalement contre les deux projets gouvernementaux  » (Intervention de René
Pleven au Parlement le 3 janvier 1963, JORF, 4 janvier 1963).
76. Marie-Laure Basilien-Gainche, État de droit et états d’exception…, op. cit.,
p. 28.
77. L’expression est empruntée à Hélène Tigroudja  : «  La défense du terroriste
dans l’État de droit », in Ludovic Hennebel, Daminen Vandermeersch (dir.), Juger
le terrorisme dans l’État de droit, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 182.
78. Intervention de Jean Foyer devant Parlement, séance du 3  janvier 1963
(JORF, 4 janvier 1963).
79. Intervention d’André Fanton déjà citée.
80. Denis Salas, « La transition démocratique française après la Seconde Guerre
mondiale  », in AFHJ, La justice de l’épuration à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, op. cit., p. 13.
81. Intervention de Jean Foyer devant Parlement, séance du 3  janvier 1963
(JORF, 4 janvier 1963).
82. Antoine Comte, «  La garde à vue  », in Contre l’arbitraire du pouvoir. 12
propositions, Paris, La Fabrique Éditions, 2012, p. 28-29.
83. Audition de Roger Frey par la commission des lois (Arch. Nat., BB30 1849).
84. Lettre de Roger Frey à Jean Foyer du 10 janvier 1963 (in ibid.).
85. Dès le 15 décembre 1962, lors de la réunion préparatoire du Conseil d’État
sur les avant-projets de loi, M.  Battestini, premier président de la Cour de
cassation, rejoint en cela par la totalité des magistrats présents, émet «  les
réserves les plus fermes » quant à l’article 30 (Note non datée à l’attention du
garde des Sceaux ; in ibid.)
86. Elles sont neuf dans la deuxième législature de la Ve République.
87. Intervention de Marie-Claude Vaillant-Couturier devant Parlement, séance du
3 janvier 1963 (JORF, 4 janvier 1963).
88. Par exemple, si l’article  16 de la Constitution était appliqué, le Président
devrait en informer le secrétaire général du Conseil de l’Europe (Charles de
Gaulle et la Justice, op. cit., p. 43).
89. Intervention de François Mitterrand devant le Parlement, séance du 3 janvier
1963 (JORF, 4 janvier 1963).
90. La dernière partie de l’ouvrage, relative à la « dictature » du général et à la
concentration en sa personne de tous les pouvoirs, est presque entièrement
consacrée à la justice d’exception et à la Cour de sûreté de l’État (François
Mitterrand, Le coup d’État permanent, Paris, Librairie Plon, 1965).
91. Intervention de François Mitterrand déjà cité.
92. Intervention d’André Fanton déjà citée.
93. Françoise Lombard, Les jurés. Justice représentative et représentations de la
justice, Paris, Éditions L’Harmattan, 1990, p. 7.
94. Idem., p. 262-263.
95. L’une des propositions discutées en commission des lois est d’octroyer aux
cours d’assises le jugement de la criminalité politique. Considérée comme un
véritable «  contre-projet  », la proposition n’est même pas mentionnée dans le
rapport écrit du rapporteur du projet de loi, M. de Grailly.
96. Intervention de Jean Foyer déjà citée.
97. À cette date, l’indulgence des jurés est une réalité (Frédéric Chauvaud, La
chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises (1881-1932), Rennes,
Presses universitaire de Rennes, 2010, p. 129).
98. À la fin de la guerre d’Algérie, les juridictions de droit commun peuvent aussi
juger les membres de l’OAS.
99. Une charge explosive avait été déposée sous un tas de pierres sur le chemin
qui conduit le général de Gaulle de Paris à Colombey-les-Deux-Églises.
100. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général…, op. cit., p. 236.
101. Cette décision entraîne la remise du procès à la session suivante, c’est-à-
dire trois mois plus tard (Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’État, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1962, p. 49).
102. Intervention d’André Fanton déjà citée.
103. Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au
sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 2011,
p. 115.
104. Emmanuelle Béranger, Julian Mischi (dir.), Les territoires du communisme :
élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris, Armand Colin,
2013.
105. Ce fut déjà le cas sous Vichy et pendant la guerre d’Algérie.
106. Claude Garcin, La notion de juridiction d’exception en droit pénal…, op. cit.,
p. 96.
107. Intervention de René Pleven déjà citée.
108. Sylvie Thénault, Une drôle de justice…, op. cit., p. 72 à 74.
109. Note non datée et intitulée «  Création de postes à la Cour de sûreté de
l’État. Avantages et inconvénients » (Arch. Nat., BB30 1849).
110. L’échevinage est la manière dont une juridiction fait siéger à la fois des
magistrats de carrière et des magistrats temporaires.
111. Alain Bancaud, «  La Haute magistrature sous Vichy  », Vingtième siècle,
°49, 1996, p. 57.
112. Intervention de Marcel Massot au Parlement, séance du 3  janvier 1963
(JORF, 4 janvier 1963).
113. Intervention d’Edmond Garcin déjà citée.
114. Le Sénat fait adopter un amendement supprimant les juges militaires. Mais
ces derniers sont réintégrés dans le texte de la commission mixte paritaire.
115. Jean-Claude Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos
jours, trois décennies de recherche, Paris, La Documentation française, 2000,
p. 231.
116. Les textes proposés par la commission mixte paritaire sont finalement
votés – 263 pour, 184 contre pour la création de la Cour de sûreté de l’État ; 263
pour, 183 contre le projet relatif à la répression des crimes et délits contre la
sûreté de l’État.
CHAPITRE 2

Des magistrats experts
en « défense de l’État »

« Certes, il y a des magistrats courageux avec lesquels


on peut faire quelque chose, mais les autres ne veulent
pas prendre de risques ; en France la caste des juges a
toujours été moralement incapable de juger des
menaces contre l’État… En réalité, la justice est
l’expression de la pensée d’une classe sociale, la
bourgeoisie, qui, dans sa majorité, a perdu le sens de
l’État, le sens de la Nation, le sens de la Patrie. Les
juges ne cherchent qu’à juger des dossiers civils  !
Surtout pas une affaire grave qui menace le pays ! Car
ils n’en ont pas le courage  ! Ils préfèrent se cantonner
dans des litiges de succession ou dans des
braquages [1]. »
Charles de Gaulle

Comme l’a montré Michel Foucault, une série


d’institutions (le parquet, l’instruction, la police
judiciaire, etc.) a contribué, dès la fin du XVIIIe siècle, à faire
du criminel un « ennemi social » et à le définir et à le traiter
comme tel [2]. Si c’est à partir de ces mêmes institutions
que sont judiciairement réprimés les opposants illégalistes
en France et qu’ils sont transformés en « ennemis publics »,
la politique d’exception inaugurée avec le régime gaulliste
favorise l’instauration durable d’une nouvelle figure
répressive qui s’institutionnalise progressivement dans le
paysage judiciaire français  : le juge spécialisé dans les
atteintes à la sûreté de l’État.
Bien évidemment, la spécialisation d’acteurs en charge
de la répression des opposants n’est pas nouvelle. Que l’on
pense aux agents des renseignements généraux,
notamment à ceux spécialisés dans la surveillance des
« formations révolutionnaires », aux agents de la préfecture
de police de Paris choisis pendant la guerre froide pour être
des spécialistes du Parti communiste, ou aux espions
affectés dans les différentes  bureaucraties secrètes d’État,
tous ces «  serviteurs professionnels et secrets de la
République [3] » ont vu, à un moment donné, leurs pratiques
légitimées et institutionnalisées. La spécialisation policière
est donc partie intégrante de l’histoire de la répression
politique en France et, malgré les oppositions traditionnelles
de la gauche contre l’instauration d’une « police politique »,
celle-ci n’a jamais été remise en cause et, au contraire,
considérée comme garante de la réussite des politiques de
lutte contre la criminalité.
Pour autant, de l’autre côté de la chaîne répressive, la
lutte contre l’activisme oppositionnel n’a jamais entraîné la
constitution d’une filière de magistrats, voire d’un nouveau
type de magistrats, experts en matière de crimes et délits
politiques et, plus encore, en matière de militantisme
radical. Des magistrats considérés comme «  sûrs  » étaient
bien sélectionnés pour siéger dans les diverses juridictions
d’exception temporairement instituées à des fins de
criminalisation de l’opposition. Mais, en raison de cette
limitation temporelle et de l’éclatement juridictionnel de la
gestion judiciaire de ces illégalismes en temps de paix, rares
étaient les magistrats qui pouvaient se prévaloir d’une telle
expertise et la valoriser. D’autant plus que les pratiques
mêmes du corps, où ce sont les mobilités géographique et
sectorielle qui priment pour monter dans la hiérarchie, sont
en général un frein à la spécialisation. Surtout, si certaines
«  grandes affaires  » participent à la construction d’une
légitimité professionnelle au sein de la magistrature, les cas
d’atteinte à la sûreté de l’État, particulièrement investis par
le pouvoir central, se présentent pour les juges comme des
affaires risquées et possiblement coûteuses, en termes de
temps, de carrière et de notoriété. Contrôlées par l’exécutif,
ces dernières mettent en effet au jour les collusions entre
les pouvoirs judiciaire et politique et, loin de l’image d’une
justice indépendante, impartiale et neutre, rendent au
contraire visible la dépendance des magistrats aux
injonctions étatiques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les
magistrats refusent traditionnellement de reconnaître le
caractère politique des procès dont ils ont la charge, voire
qu’ils nient l’existence de «  procès politiques  ». Le cadre
punitif, les (auto)représentations de la magistrature, tout
comme la politisation réelle et perçue de ces «  affaires
sensibles  » ont ainsi, jusqu’alors, été un obstacle à la
constitution d’un corps d’experts judiciaires en charge de la
« défense de l’État ».
L’intégration de la Cour de sûreté dans l’appareil
judiciaire bouleverse cet équilibre précaire mais jusqu’alors
observé entre justice ordinaire et justice politique réservée
aux temps de crise. Par son caractère permanent et la
continuité qu’elle permet avec la politique répressive menée
pendant la guerre d’Algérie, non seulement elle inaugure un
lieu d’exception où sont centralisées et gérées les atteintes
à la sûreté de l’État –  le fort de l’Est à Saint-Denis  – mais
elle participe également à l’institutionnalisation de
«  magistrats spécialisés [4]  » dans la punition des ennemis
publics, une spécialisation alors justifiée par les nouvelles
formes prises par la «  subversion  ». C’est le même
argumentaire que l’on retrouvera, en 1986, au moment de
l’instauration de la «  14e  section  » du parquet de Paris et
l’arrivée, au sein du champ judiciaire français, des juges
antiterroristes. Or, sans être décrits comme tels, les
magistrats de la Cour de sûreté de l’État constituent les
premiers juges qui, en France, se sont spécialisés dans la
gestion juridique et judiciaire de l’activisme radical, et ont
fait de cette compétence une ressource convertissable non
seulement dans le champ judiciaire, mais aussi dans
d’autres domaines comme l’enseignement, la recherche ou
la politique. Ainsi, et pour reprendre une formule de Karl
Marx, ces juges représentent les « bénéficiaires secondaires
du crime [5]  » politique, après les gouvernants bien sûr qui
construisent des cibles en fonction de leurs intérêts et des
individus ou des groupes qui tentent de déstabiliser leur
hégémonie au sein du champ du pouvoir.
La création de la Cour de sûreté de l’État illustre donc un
changement de stratégie politico-pénale en matière de lutte
contre les ennemis du régime, et la volonté de circonscrire
et d’isoler les crimes et les délits politiques, gérés par un
petit groupe de magistrats choisis par le pouvoir central,
avec tout ce que cela peut impliquer en termes
d’indépendance et d’autonomie. Les modalités de leur
recrutement, confidentielle et restreinte à des juges déjà
familiers des pratiques judiciaires d’exception inhérentes à
la répression des opposants, tout comme les nombreuses
rétributions que ces derniers reçoivent de leur prise de
fonction, témoignent de la véritable relation de dépendance
entre ce groupe d’experts et le pouvoir central. Ce qui ne
veut pas dire que ces juges vont exercer dans la nouvelle
juridiction pendant dix-huit ans, et ainsi faire toute leur
carrière dans la nouvelle juridiction. Certains vont en partir
très vite, d’autres vont évoluer en interne, d’autres encore
vont y rester contre leur gré pendant des années. Mais par
leurs discours et leurs pratiques, ils vont contribuer à
légitimer la Cour de sûreté et à renforcer l’idée d’une
spécificité des infractions politiques que seule une telle
juridiction peut gérer. La spécialisation judiciaire, qui répond
à une volonté de plus grande emprise de l’exécutif sur ce
type d’affaires, se produit ainsi en même temps que
l’institutionnalisation de la justice d’exception et de celle
des dispositifs exorbitants du droit commun qui lui sont liés.

Des juges spécialisés dans


la répression politique
La participation des juges aux diverses juridictions
d’exception créées par l’autorité exécutive s’inscrit dans
une tradition d’étatisation de la justice héritée de l’Empire,
et renforcée dans les contextes de crise, comme sous
Vichy [6]. Néanmoins, cette instrumentalisation politique des
magistrats à des fins répressives ne va pas de soi, et les
différents cycles de surcriminalisation de l’opposition
témoignent de certaines résistances à ce type de
nomination. Ainsi, le régime vichyste a eu du mal à trouver
des volontaires pour les sections spéciales, celles-ci perdant
progressivement toute légitimité au sein de la magistrature.
Quant aux «  juges [7]  » des cours martiales, ils ont tenu
secrète leur identité pour éviter les représailles et préserver
l’avancement de leur carrière  : leur nom n’était pas rendu
public et, évidemment, ils n’ont rien révélé de leur passé
milicien à la Libération. On sait aussi qu’à la fin de la guerre
d’Algérie, certains juges ont «  montré leur répugnance  » à
siéger au Haut Tribunal militaire qui ne prévoyait aucun
recours [8]. Surtout, quelques mois avant la création de la
Cour de sûreté de l’État s’est produit un événement
marquant dans l’histoire de la justice d’exception : le suicide
du général de Larminat, le 30  juin 1962. Ce dernier, choisi
par de Gaulle pour présider la Cour militaire de Justice et
condamner à mort les auteurs du putsch d’Alger
d’avril  1961, subit de nombreuses attaques de la part
d’anciens camarades de l’armée et reçoit d’innombrables
courriers réclamant soit la peine de mort des «  officiers
félons  », soit sa propre mort s’il la décide pour le général
Salan [9]. Malade et pris dans deux types de fidélité
contradictoires, celle à l’institution militaire et celle au chef
de l’État, il se donne la mort dans son appartement parisien.
Si le suicide du général de Larminat est propre à la
répression de l’OAS et, plus généralement, au
difficile  jugement des pairs, il témoigne néanmoins des
difficultés et des coûts d’une nomination dans une
juridiction d’exception  : les pressions politiques et
psychologiques, tant de la part de l’État que des groupes
réprimés qui n’hésitent parfois pas à les menacer
directement ou à faire usage de la violence pour les
intimider [10] ; mais aussi les pressions de la population elle-
même qui peut réclamer  le châtiment suprême pour les
«  traîtres  » et tenter d’influencer l’issue des procès. Or,
malgré ces potentiels freins à la participation des juges aux
différentes juridictions politiques, rares sont ceux qui, du
moins lors de son premier cycle de répression, ont refusé
d’exercer au sein de la Cour de sûreté de l’État, une
juridiction plus légitime que les précédents tribunaux
spéciaux en raison de son origine parlementaire et de
l’introduction d’une voie de recours, mais toujours très
critiquée par un ensemble d’acteurs de la vie politique et
judiciaire pour son caractère d’exception. Si ce phénomène
tient avant tout au système de recrutement privilégié par
les créateurs de la nouvelle cour, il s’explique également
par les trajectoires de ces juges dont l’analyse révèle deux
caractéristiques communes favorisant leur engagement
professionnel au service de la défense de l’État  :
l’appartenance à la filière des « magistrats politiques », et la
spécialisation dans les crimes, la répression et la justice
politiques.
DES MAGISTRATS POLITIQUES

S’il existe deux idéaux-types de magistrats


modernes [11], celui qui incarne l’autonomie du judiciaire
vis-à-vis du politique et celui qui, au contraire, construit sa
carrière dans un rapport de dépendance au pouvoir, les
juges exerçant dans une juridiction d’exception, comme
ceux de la Cour de sûreté de l’État, font assurément partie
de cette seconde catégorie. Ainsi, bien que l’on retrouve
parmi eux la distinction classique entre les héritiers du
recrutement familial et ceux qui font valoir au sein du
champ judiciaire le capital politique hérité de leur passage
dans des lieux de pouvoir, ces magistrats ont tous des
parcours plus politiques, induits à la fois par les
circonstances historiques (la Seconde Guerre mondiale, la
guerre d’Algérie) et par des choix de carrière qui les ont
directement mis en relation avec les agents du champ du
pouvoir. En effet, parmi les cinquante et un magistrats qui
entrent à la Cour de sûreté de l’État en février  1963 au
moment de sa création et dont la moitié appartient au
parquet, c’est bien la figure du magistrat politique qui
domine. Son profil est alors celui d’un «  tard venu dans la
magistrature  », le plus souvent un ancien avocat, qui, s’il
partage avec les magistrats issus du corps judiciaire les
mêmes origines sociales et une familiarité avec la loi et le
droit, s’en distingue par les liens entretenus avec la
hiérarchie judiciaire et par les réseaux politiques
mobilisables.
Socialement, le groupe de ces magistrats apparaît à
première vue disparate, puisque l’on distingue clairement
trois types d’origines familiales aux ressources différenciées
à faire valoir au sein du champ judiciaire. Si un petit tiers
d’entre eux sont issus de familles de magistrats, les deux
autres tiers se répartissent entre ceux issus de familles au
fort capital intellectuel – leur père est ingénieur, docteur en
médecine, professeur de philosophie  – et, dans une
proportion légèrement plus élevée, au fort capital
économique (négoce, commerce, entreprenariat).
Révélatrice d’un phénomène qui s’amplifie dès le milieu des
années 1940, à savoir la difficile autoreproduction du corps,
la disparité sociale des magistrats ne fait en réalité que
masquer leur appartenance commune à la bourgeoisie
provinciale et confirmer la prédominance de plus en plus
grande des capitaux économiques et sociaux dans l’accès
au champ judiciaire, et la prédominance, au sein de la
magistrature, de la légitimité scolaire [12]. Tandis que les
juges qui disposent a minima d’une licence en droit, seul
titre valide au début du siècle pour intégrer la
magistrature [13], sont minoritaires, les docteurs en droit,
qui bénéficient depuis 1927 de points supplémentaires à
l’examen professionnel, sont surreprésentés. Entre ces deux
groupes se retrouvent ceux issus de la magistrature
coloniale [14], c’est-à-dire qui ont fait leurs études au lycée
Louis-Le-Grand à Paris, dans la classe préparatoire au Brevet
de l’ENFOM (École nationale de la France outre-mer), section
magistrature, ou qui ont directement réussi le concours
d’entrée de l’École coloniale.
C’est d’abord par les réseaux familiaux que ces fils de la
bourgeoisie, nés au début du siècle et devenus pour la
plupart avocats, ont constitué leur capital politique. Soit
parce qu’un des membres de leur famille est (ou a été)
maire, député ou conseiller général, soit que ces derniers,
par leur notabilité, entretiennent des liens avec le champ
politique. Certains juges se politisent aussi pendant leur
passage par le barreau, comme le conseiller de la Cour de
sûreté Albert Colombini, inscrit à la SFIO et décrit par le
préfet des Alpes-Maritimes en 1932 comme un «  socialiste
d’attitude correcte [15]  ». Ces réseaux politiques, les
magistrats savent d’ailleurs les utiliser en cas de conflit
avec la hiérarchie judiciaire, comme c’est toujours le cas
d’Albert Colombini qui, lorsqu’il refuse son départ d’Ajaccio
(sa mutation est décidée suite à un scandale touchant sa
vie privée), tente de se faire appuyer par le député radical-
socialiste Maurice Faure ou par l’avocat et député pour le
Rassemblement des gauches populaires Vincent de Moro-
Giafferri [16].
Cette proximité avec le pouvoir se lit aussi dans le
nombre de magistrats qui ont déjà été détachés (plus d’un
tiers d’entre eux), autrement dit qui sont «  sortis  » de
l’institution pour intégrer des lieux à l’intersection des
champs politique et judiciaire, ou tout au moins des lieux où
ils mirent leurs compétences professionnelles au service du
politique. Si le détachement est une pratique courante pour
les juges issus de la magistrature coloniale, détachés au
ministère des Colonies puis à la France outre-mer, ou
directement détachés auprès du Premier ministre et parfois
envoyés sur le continent africain au titre de la coopération
technique [17], il est aussi fréquent chez les autres
magistrats. Deux ministères sont particulièrement
concernés : le ministère des Affaires étrangères [18] et, bien
évidemment, pour une dizaine d’entre eux, la Chancellerie,
qui reste l’une des principales voies d’accès à la haute
magistrature. Le plus souvent ils y ont occupé des postes
« à risque », c’est-à-dire directement soumis au contrôle du
pouvoir politique, comme à l’administration centrale ou à la
direction des affaires criminelles et des grâces. Certains
magistrats comme René Paucot, procureur général de la
nouvelle juridiction (cf. encadré p.  105), multiplient
d’ailleurs ce type de détachements tout au long de leur
carrière, celui à la Cour de sûreté de l’État s’inscrivant dans
la continuité d’un parcours professionnel orienté vers la
recherche d’une proximité avec le pouvoir. Pour autant, ces
carrières, qui semblent déroger à l’ethos du magistrat
neutre, indépendant, et extérieur aux luttes et enjeux de
pouvoir, doivent aussi pour beaucoup aux circonstances
historiques et, plus précisément, aux différentes guerres et
crises traversées par les IIIe, IVe et Ve Républiques.
Ainsi, ce qui singularise la Cour de sûreté, c’est la
proportion de magistrats résistants, dont on sait pourtant
qu’ils furent peu nombreux sous l’Occupation [19]. Tout au
moins appartiennent-ils à la génération mobilisée pendant
le conflit, se sont-ils battus dans les rangs de l’armée
française, ou ont été faits prisonniers pendant la guerre [20] :
parmi les quarante-quatre qui étaient magistrats dans ces
années-là, vingt-et-un d’entre eux semblent avoir [21] fait
partie de cette magistrature qui s’est accommodée [22],
même de manière passive, au régime de Vichy [23], quand
quatorze autres peuvent se prévaloir de faits de résistance
ou sont décrits, a posteriori, comme des juges « patriotes ».
Citons par exemple le cas de Jean Leyris, nommé président
suppléant à la chambre permanente de jugement de la Cour
de sûreté de l’État en février  1963. Décrit comme
«  résistant de la première heure  », qui a pris part à des
«  actes d’hostilité contre l’ennemi  », comme la destruction
de locomotives allemandes au dépôt d’Avignon, il est arrêté
par la police de sûreté militaire allemande en avril  1944,
détenu par la Gestapo jusqu’en août  1944 avant qu’il ne
s’évade et ne soit repris et emprisonné à la maison centrale
de Nîmes. À la Libération, il reçoit la médaille de la
Résistance et la croix de guerre [24]. C’est encore le cas de
Georges Ducasses, d’abord avocat général, puis conseiller à
la chambre de jugement de la Cour de sûreté de l’État, et
qui a fait partie du mouvement de résistance socialiste
« Libérer Fédérer », avant de s’engager comme officier dans
les Forces Françaises Intérieures (FFI [25]). C’est aussi au
sein des FFI que s’engage Jean Lévy, chassé de l’armée en
mars  1941 en raison de l’appartenance de ses grands-
parents à la religion israélite, et qui avait été, au préalable,
engagé dans les « corps francs d’Afrique [26] ».
Avoir été résistant prédisposerait donc à siéger dans une
juridiction d’exception  ? La question peut étonner tant il
semble à première vue que les deux types d’engagement,
politique et professionnel, sont antagonistes et renvoient à
des représentations opposées du monde social. Pour autant,
au regard de leur importance numérique, rapportée à celle
des magistrats résistants en France sous l’Occupation, il
existe bien un lien entre le passage par la Résistance et la
prise de fonction à la Cour de sûreté de l’État. Déjà, il faut
rappeler que la plupart de ces magistrats sont d’anciens
membres du barreau dont l’histoire est marquée en France
par l’intensité des engagements politiques [27], et celui,
dans la Résistance en particulier, bien antérieur et supérieur
à ceux des magistrats [28]. Ces juges résistants
surreprésentés dans la nouvelle juridiction ont dès lors
acquis, avant ou pendant la guerre, des «  dispositions
patriotes  », ou du moins des dispositions à se mettre au
service de la défense de l’État qui, alliées à la capacité
traditionnelle de la magistrature à intervenir dans les luttes
politiques menées par le pouvoir central, favorisent
l’acceptation d’une prise de fonction dans un tribunal voulu
et créé par le chef de l’État. Le patriotisme des magistrats,
qui n’est d’ailleurs pas propre aux rares juges politisés ou
résistants dans les années  1950 et 1960 [29], est donc une
première piste pour expliquer ce passage par des
juridictions politiques. Ces juges, qui ont pour certains
participé à la répression des faits de collaboration et à la
gestion judiciaire «  d’affaires sensibles  » à la Libération,
parfois même au sein de juridictions d’exception (tribunaux
militaires, cours martiales, cours de justice,  etc.) –
  expériences valorisées par leurs supérieurs hiérarchiques
comme par eux-mêmes dans leur dossier de carrière – sont
ainsi des juges dont l’ethos professionnel a été façonné par
les crises politiques et les temps de guerre.
Spécialistes des crimes et des délits politiques, ils
reconvertissent dès lors, de manière consciente ou
inconsciente, leur combat politique ou judiciaire contre
l’Occupant et les collaborateurs en France dans la
répression des membres de l’OAS, première cible pénale de
la Cour de sûreté de l’État. On peut d’ailleurs tout à faire
émettre l’hypothèse que la répression judiciaire de ce
« groupe cible », qui fait relativement consensus au sein des
divers champs sociaux, réduit le coût d’une participation
judiciaire active et officielle à cette juridiction politique. La
véritable crise de recrutement qui touche la cour en 1965,
au moment où la répression de l’OAS est quasiment
achevée, permet de confirmer le propos. Mais c’est surtout
que la plupart de ces magistrats sont des magistrats
gaullistes, ce qu’attestent leur engagement dans les
groupes armés au sein des FFI, leur rapport avec l’Armée
secrète (AS), ou leurs activités résistantes dans les colonies.
Trois de ces juges résistants sont d’ailleurs choisis par le
général de Gaulle lui-même pour faire partie de la
commission électorale des élections législatives en 1958,
instituée en octobre de la même année et chargée de
contrôler l’élection des députés des départements algériens
à l’Assemblée nationale [30]. Ce sont donc des magistrats en
qui le chef de l’État a confiance (certains le connaissent
personnellement) et, surtout, qui ont prouvé, par leur prise
de fonction dans les juridictions d’exception gaullistes
pendant la guerre d’Algérie, leur capacité à servir le
politique.

DES PROFESSIONNELS DE LA JUSTICE D’EXCEPTION

En dépit de la diversité de leurs origines sociales, de leur


parcours professionnel et de leur trajectoire, les magistrats
de la Cour de sûreté de l’État ont en effet pour la plupart
appartenu aux juridictions d’exception créées pendant la
guerre d’Algérie et, plus précisément, au Tribunal militaire
de Paris institué en mai  1961. Sur cinquante et un
magistrats qui entrent dans la nouvelle juridiction en
février  1963, seul sept n’en ont pas fait partie. Ce qui ne
veut pas dire que ces derniers n’aient pas, à ce moment-là,
participé à la lutte judiciaire contre l’OAS, à l’exemple de
Bernard Connen, juge d’instruction à Alger en 1961-1962 et,
à ce titre, «  chargé des procédures les plus
dangereuses [31]  », à savoir 151 affaires d’attentats [32].
Certains d’entre eux cumulent d’ailleurs cette expérience au
Tribunal militaire avec d’autres prises de fonction
antérieures dans des juridictions d’exception, comme au
sein des TPFA en métropole ou en Algérie, où ils ont instruit
ou jugé des affaires sensibles en lien avec l’OAS ou le
FLN [33]. C’est donc cette expérience commune de
répression politique qui est retenue par le gouvernement et
le chef de l’État comme principal critère de recrutement des
magistrats, un recrutement opéré par l’ancien premier
président du Tribunal militaire, André Dechezelles, choisi par
le président de la République et le garde des Sceaux pour
présider la Cour de sûreté de l’État. Figure centrale de la
nouvelle juridiction dont il va assurer la première présidence
durant deux ans [34], André Dechezelles fournit au garde des
Sceaux la liste des potentiels magistrats de la nouvelle
juridiction [35]. N’ayant subi aucune défection parmi ses
anciens collaborateurs, qui passent donc d’une juridiction
d’exception à une autre, il parvient même à obtenir le
concours de quelques juges n’ayant pas collaboré avec lui
au Tribunal militaire, et notamment de spécialistes de la
délinquance juvénile dont la participation à la Cour de
sûreté de l’État a été rendue obligatoire, dans le cas de
jugement de mineurs, par un amendement voté à
l’Assemblée nationale [36]. Cette relative ouverture du
recrutement est par ailleurs souhaitée par Jean Foyer,
certainement pour éviter les critiques liées à la reconduction
pourtant bien réelle de cette « filière de l’exception ».
Familiers des tribunaux politiques créés ad hoc pour
réprimer les cibles pénales du moment, ces magistrats sont
donc non seulement les plus à même à juger et à punir
l’OAS, mais ils répondent aussi au profil traditionnel des
juges choisis pour exercer dans ce type de juridiction : une
«  fermeté de caractère  », du courage, ainsi qu’un sens du
devoir, de l’honneur et du sacrifice pour défendre l’État, des
valeurs fortement valorisées par la suite au sein de la Cour
de sûreté de l’État. Certains, issus de la magistrature
coloniale et ayant par là même participé au maintien de la
présence française dans les colonies, sont ainsi doublement
familiers des pratiques arbitraires et des procédures
dérogatoires à celles qui  prévalent en métropole et qui
introduisent une inégalité très forte entre les justiciables. De
la même manière, et ce point est relativement important
dans le cadre d’un tribunal mixte, ce sont des juges qui ont
démontré, par leur passage par les juridictions d’exception
ou leur participation à la répression politique en Algérie, leur
capacité à collaborer avec des militaires de carrière.
Quelques-uns, comme Marie Duc, dont les incidents de
parcours les ont éloignés de la «  belle carrière [37]  »
valorisée dans la magistrature (cf. encadré p.  105) –  au
regard de leur attitude sous l’Occupation ou de leurs
relations avec des collaborateurs, leur manque de déférence
envers leurs supérieurs hiérarchiques ou leur vie privée
chaotique – se « révèlent » d’ailleurs véritablement pendant
la guerre d’Algérie au contact des militaires et voient, pour
la première fois depuis des années, leur travail reconnu
et récompensé.
De manière plus pragmatique, cette homogénéité du
recrutement des magistrats répond à des critères
d’efficacité et de rapidité de l’instruction et du jugement des
affaires liées à l’OAS. En effet, à sa création, la Cour de
sûreté hérite de  toutes les affaires en suspens au Tribunal
militaire du fait de sa suppression, c’est-à-dire, au total, 208
affaires d’atteinte à la sûreté de l’État [38]. La continuité du
lieu –  le fort de l’Est à Saint-Denis –, et du personnel
judiciaire  – les anciens magistrats du Tribunal militaire  –
s’explique donc en grande partie par leur bonne
connaissance des affaires liées aux activités dites
« subversives » en France et en Algérie voire, pour certains
d’entre eux, leur connaissance des dossiers qu’ils ont déjà
instruits. C’est la même logique qui préside au choix de
recruter des magistrats du Tribunal de la Seine, à l’instar de
l’ancien résistant Paul-Julien Doll qui représente, en
février  1963, au moment de sa nomination comme juge
d’instruction, la figure type du spécialiste des crimes
militaires et politiques (cf. encadré p.  106). Cette sélection
des magistrats par les affaires plaidées pendant le conflit
algérien est d’ailleurs une constante au sein de la Cour de
sûreté  : en 1965, lorsque les premiers juges détachés pour
deux ans quitteront la juridiction, ils seront remplacés par le
même type de magistrats spécialisés dans les atteintes à la
sûreté de l’État [39].
Cette spécialisation dans la répression politico-militaire,
ces magistrats la poursuivent pendant leur passage par la
Cour de sûreté, à la fois par la continuité du traitement
judicaire des affaires politiques, mais aussi par un
apprentissage progressif des discours et des pratiques des
individus ou des groupes visés par le pouvoir central. Outre
la documentation dont ils se dotent progressivement au fort
de l’Est, et le contact permanent qu’ils entretiennent avec
les militaires de carrière, les juges et les fonctionnaires
(greffiers, dactylographes) de la nouvelle juridiction y
suivent de véritables formations en matière de criminalité
politique, à l’exemple des cours donnés par les responsables
de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST) sur les
techniques d’espionnage et de contre-espionnage [40]. Ils
deviennent dès lors, selon l’expression de François Romerio,
des «  techniciens de la défense de l’État [41]  ». Les liens
entre services de renseignement et professionnels du droit,
décriés depuis l’instauration de juges d’instruction
spécialisés dans l’antiterrorisme en 1986, sont donc bien
antérieurs aux années  1980 et s’inscrivent dans un
contexte, celui de la fin de la guerre d’Algérie, où s’impose
l’idée d’une nécessaire spécialisation des magistrats.
 
Confirmant ainsi une tradition d’étatisation de la justice
héritée de la période napoléonienne et renforcée sous
Vichy, le régime gaulliste s’appuie, dans le cadre de sa
politique répressive contre les ennemis intérieurs, sur des
magistrats au parcours politique, qu’ils aient été membres
du parquet, proches des lieux du pouvoir, gaullistes, juges
coloniaux ou déjà spécialisés dans les atteintes à la sûreté
de l’État. Il choisit surtout des professionnels de la justice
d’exception familiers des procédures expéditives, des
modalités d’instruction et de jugement dérogatoires au droit
commun, capables de travailler avec des militaires de
carrière et de prononcer les peines exigées par le pouvoir
central. Pour ces magistrats en retour, le passage par la
Cour de sûreté s’inscrit dans la continuité d’une trajectoire
professionnelle orientée vers la proximité avec le pouvoir et
au cours de laquelle ils ont démontré leurs capacités à
servir les gouvernants et à mettre en œuvre, par leurs
pratiques judiciaires, la répression des opposants.
Néanmoins, la dimension sacrificielle de l’engagement de
ces juges dans les mobilisations étatiques est largement
déterminée par les multiples rétributions qu’ils en retirent,
celles-ci réduisant les différents coûts inhérents à leur
participation dans des juridictions d’exception.
Quelques portraits de magistrats
politiques à la Cour de sûreté
de l’État
René Paucot, maître de conférences, sous-directeur des affaires
criminelles et des grâces, procureur général au Tribunal
militaire et à la Cour de sûreté de l’État
Né le 10 mai 1909 à Lorient, René Paucot, licencié en droit, est dès 1926
interrogateur à l’École normale de l’enseignement technique, et maître
d’internat des lycées et des collèges jusqu’en 1932. Docteur en droit et
titulaire de trois diplômes d’études supérieures, il devient maître de
conférences à la faculté de droit du Caire de 1934 à 1935. De retour à
Paris, avocat stagiaire, il est attaché au parquet de la cour d’appel
d’Orléans, puis substitut du procureur de la République à Châteauroux.
Prisonnier de guerre en 1940, substitut à Lyon trois ans plus tard, il est
délégué à l’administration centrale du ministère de la Justice dès 1945,
avant de devenir sous-directeur des affaires criminelles et des grâces
en 1953 et de réintégrer, en 1955, les services centraux de la
Chancellerie. En 1959, il occupe pendant quelques mois le siège du
ministère public de la 13e chambre correctionnelle de la cour d’appel de
Paris, mais est rapidement délégué dans les fonctions de président du
Tribunal permanent des Formes armées (TPFA) de Constantine. À son
retour l’année suivante, il est affecté quelques mois à la chambre
d’accusation de la cour de Paris avant d’être à nouveau détaché au
Tribunal militaire en tant que Procureur général militaire, puis, en
février 1963, et dans les mêmes fonctions, à la Cour de sûreté de l’État.
Pendant ses deux ans d’exercice à la nouvelle juridiction, il continue
d’enseigner et se spécialise dans la justice militaire, comme en
témoignent les cours qu’ils donnent, sur ce thème, au Centre national
d’études judiciaires [42].
 
Marie Duc : un « auxiliaire efficace » de la justice militaire
Né en janvier  1906 à Valence, Marie Duc est le fils d’un riche
commerçant installé en Guadeloupe. L’un de ses oncles y est aussi
maire et conseiller général à Basse-Terre, tandis qu’un autre est
président de chambre honoraire et juge de paix du 3e  canton de
Bordeaux. Docteur en droit, Marie Duc commence sa carrière au
parquet en 1936, une carrière émaillée de nombreuses affaires qui
mêlent scandales liés à sa vie privée, liens dénoncés avec des
collaborateurs sous l’Occupation, et conflits avec ses supérieurs
hiérarchiques. Compromis à la Libération dans l’affaire Horace
Carbuccia, du nom du directeur du journal pétainiste Gringoire, car
entretenant des relations étroites avec l’un des membres de la famille
de l’accusé alors qu’il est «  commissaire de gouvernement  » près la
cour de la Seine, il est envoyé à Meaux en 1950 où il reste jusqu’en
1959, date à laquelle il est rappelé sous les drapeaux. Avocat général
près le commandant de la zone nord-algérois du 15  mai 1961 au
30  juillet 1962, il est décrit ainsi, en 1962, par le commandant des
Courtils  : «  Le colonel Duc s’est immédiatement révélé comme un
conseiller très sûr et un auxiliaire efficace. À sa haute compétence
professionnelle, il joint une fine clairvoyance, un esprit très objectif, un
sens profond de l’humain et un fervent dévouement à l’armée. De ce
fait, il dirige avec doigté et exigence les procureurs militaires de la zone
et traite avec maîtrise, ordre, équité et fermeté les nombreuses affaires
dont il a à connaître dans cette circonscription particulièrement sensible
et agitée. Parfaitement affable et généreux, le colonel Duc est doué en
outre d’un tempérament très sportif. De sorte qu’il est hautement
apprécié, non seulement du commandement à tous les échelons, mais
aussi de tous les officiers qui l’approchent et même des hommes de
troupe. » Nommé premier substitut du tribunal de la Seine, il n’occupe
en réalité pas ce poste puisqu’il est détaché en tant qu’avocat général
au Tribunal militaire (18  septembre 1962-25  février 1963), puis,
immédiatement, à la Cour de sûreté de l’État. Il y reste pendant dix ans
(1963-1973), juste avant d’être nommé Avocat général à Paris le 25 juin
1973 et de prendre sa retraite en janvier suivant [43].
 
Paul-Julien Doll, le résistant spécialiste des crimes militaires et
politiques
Paul-Julien Doll est né le 27 février 1913 à Colmar d’un père directeur de
banque et d’une mère sans emploi. Licencié en droit, reçu à l’examen
de la magistrature en juin  1939, il refuse, après sa démobilisation,
d’être nommé par les autorités allemandes juge suppléant à Colmar.
Cette décision provoque l’expulsion de sa femme enceinte, la mise sous
séquestre de tous ses biens puis, plus tard, la déportation de ses
parents. Alors juge d’instruction à Vesoul, il s’engage très tôt dans la
Résistance et, à partir du 1er octobre 1943, intègre le réseau Béarn sous
le pseudonyme de « David ». Grâce à ses fonctions, il évite notamment
la déportation d’une vingtaine de personnes, fait le lien entre certains
détenus et le maquis, cache des «  patriotes  », encourage des
réfractaires au STO et prévient des rafles raciales et des arrestations de
résistants. Après-guerre, il est décoré de la croix de guerre, de la croix
de la Résistance, de la croix du combattant, de la médaille de la
Reconnaissance de la France libérée, et 11  février 1991, le comité Yad
Vashem lui décernera, ainsi qu’à sa femme Louise, le titre de Juste
parmi les Nations. À la Libération, Paul-Julien Doll assure de nombreuses
fonctions liées à la répression des faits de collaboration : il est président
de la cour martiale de la Haute-Saône, juge d’instruction à la Cour de
justice du Haut-Rhin, président de la chambre civique puis de la Cour de
justice du Bas-Rhin, puis délégué dans les fonctions de commissaire du
gouvernement adjoint près le tribunal général de la zone française
d’occupation à Berlin aussi dit tribunal général du gouvernement
militaire de Rastatt. S’il ne semble pas avoir participé aux juridictions
d’exception créées pendant le conflit algérien, plusieurs éléments
laissent supposer qu’il suit les affaires liées à l’OAS au tribunal de la
Seine où il est juge d’instruction depuis 1954. Il y est en effet à la tête
d’un «  cabinet d’instruction groupant de nombreuses affaires délicates
et complexes  » dont, en 1962, une affaire de complot contre l’autorité
de l’État. La même année, c’est lui qui est désigné par le président du
tribunal de grande instance de la Seine pour assister à l’exécution du
général Jouhaud dans le cas où la peine de mort ne serait pas
commuée. Ce n’est donc pas un hasard si ce spécialiste des atteintes à
la sûreté de l’État est nommé sur proposition d’André Dechezelles à la
Cour de sûreté de l’État en février 1963 [44].

Les bénéficiaires secondaires
du crime
Les rétributions dont bénéficient les juges qui acceptent
leur nomination, leur détachement ou leur délégation dans
une juridiction d’exception sont rarement connues. S’il
paraît évident que des «  primes à la répression
d’exception [45]  » sont octroyées à certains magistrats en
échange de leurs «  sacrifices  » pour préserver les intérêts
des gouvernants, la nature de ces avantages est le plus
souvent invisibilisée, et par le pouvoir central pour lequel il
serait trop coûteux de révéler ces entreprises de
domestication de la justice, et par les juges eux-mêmes
dont la transgression des normes régissant la magistrature
serait d’autant plus dénoncée qu’elle serait reliée à son
aspect purement rétributif et matériel. En outre, la
connaissance publique de ces récompenses ne ferait
qu’aggraver le discrédit de ces juridictions politiques
soumises au pouvoir et caractérisée par la dépendance des
magistrats.
Dans son livre intitulé Les Juges et le Pouvoir, Georges
Masson relève ainsi que la « qualité » de juge de la Cour de
sûreté de l’État « fut, pour certains du moins, récompensée
par des promotions particulièrement rapides qui ne
pouvaient évidemment pas rehausser l’image d’une
juridiction contestée [46] ». Or, si Georges Masson est si bien
renseigné, c’est qu’il a lui-même contribué au
fonctionnement de cette nouvelle juridiction [47] et qu’il en a
été l’un des potentiels bénéficiaires en obtenant les
indemnités financières, les possibilités d’avancement dans
la carrière, l’acquisition d’une expertise en matière de
criminalité politique et les honneurs y afférent. Si ces
différentes formes de rétributions sont centrales dans le
dispositif répressif, ce n’est pas tant parce qu’elles
permettent de recruter des magistrats dès lors prêts à
participer à l’institutionnalisation de la justice d’exception
en France, même si cet aspect est suffisamment inédit pour
le souligner. Mais c’est surtout parce qu’elles placent ces
juges dans un système de don/contre-don, et donc, dans
une situation de dépendance vis-à-vis du pouvoir central qui
ne peut être sans effet sur la manière dont sont instruites et
jugées les affaires d’atteinte à la sûreté de l’État.

LES INDEMNITÉS FINANCIÈRES

Les premières rétributions pour ceux que l’on peut


appeler les « magistrats de l’exception » sont les indemnités
financières. Objet de débat en janvier  1963 tant elles font
peser des suspicions sur l’indépendance des juges et sur les
modalités de leur recrutement, celles-ci ne sont pas
spécifiées dans le projet de loi qui évoque de manière
lapidaire des «  indemnités particulières  ». De la même
manière, le décret du 10  avril 1963, relatif au régime
indemnitaire applicable aux magistrats et officiers de la
Cour de sûreté de l’État, n’est pas publié au Journal
Officiel [48]. Si bien qu’à l’époque des faits, aucun
observateur n’est en mesure de dire à combien s’élèvent les
« primes à l’exception ». François Mitterrand demande bien
au garde des Sceaux le montant des indemnités financières
octroyées aux juges [49], mais ce dernier refuse de lui
répondre, un refus qui alimente d’ailleurs une campagne de
presse sur les «  ponts d’or  » offerts aux magistrats de la
juridiction gaulliste. Au Sénat, deux amendements sont
déposés pour supprimer toute indemnité spéciale, et la
question de leur montant est à nouveau posée au ministre
de la Justice. Éludant la question, il appelle le Sénat à rejeter
ces amendements, l’esprit de ce dernier ne pouvant être
«  effleuré par l’abominable pensée que l’on pourrait
domestiquer des magistrats français à coup
d’indemnités [50] ». L’aspect financier de la participation des
juges au fonctionnement de la nouvelle juridiction est donc
un sujet tabou. Cet indicible, qui renseigne déjà sur le
montant et la diversité des rétributions, témoigne d’une
stratégie d’anticipation, celle  qui vise à éviter le scandale
provoqué par les multiples indemnités perçues par les
magistrats de l’exception.
En premier lieu en effet, et comme tous les juges, ces
derniers perçoivent une «  indemnité de fonction  » et une
«  indemnité de résidence  », mais qui sont revues à la
hausse dans le cas d’une nomination à la Cour de sûreté de
l’État. Par exemple, la rémunération d’un juge d’instruction
acceptant d’y exercer peut passer de 28 489 francs par an à
37  986 ou 40  169  francs dans l’hypothèse la plus
avantageuse [51], soit une hausse d’environ 10  000  francs
par an. À cette première revalorisation salariale s’ajoutent
d’autres rétributions financières. D’une part, une
«  indemnité exceptionnelle  », dont le taux est égal à une
fois et demie le montant de l’indemnité de fonction. D’autre
part, deux indemnités liées à l’éloignement géographique
de la cour : les « indemnités de frais de transport » et une
« indemnité journalière de séjour » chaque fois que la cour
«  est appelée à se réunir en dehors de son siège  ». Son
siège étant au fort de l’Est à Saint-Denis et ses procès se
tenant à Paris, tous les jours d’audience donnent donc lieu à
une indemnité spéciale. Au total, le magistrat ou l’officier de
la Cour de sûreté de l’État peut quasiment doubler son
salaire en acceptant son détachement dans la juridiction
d’exception. Le président Dechezelles et le procureur
général René Paucot soulignent eux-mêmes, dans une lettre
au garde des Sceaux, combien ces rétributions parviennent
à «  compenser  » les coûts inhérents à la prise de ces
nouvelles fonctions : « Les magistrats affectés à ces charges
essentielles, mais difficiles, impliquant du caractère et du
courage, sont, nous le savons, monsieur le garde des
Sceaux, assurés de votre sollicitude. Sur le plan matériel, les
textes financiers compensent dans une mesure acceptable
les charges lourdes de ceux qui sont momentanément
séparés de leurs familles, mais il est important que ces
textes soient appliqués sans retard et sans argutie
irritante [52]. »
Ainsi, être un juge de l’exception est fortement
rémunérateur et possiblement attractif pour des magistrats
qui, s’ils affichent sans cesse leur «  désintéressement  » –
  valeur survalorisée dans la magistrature  – n’en sont pas
moins sensibles au niveau de vie inhérent à leur fonction. Et
si cette remarque vaut pour l’ensemble de la profession, elle
est d’autant plus vraie pour les juges politiques dont le
rapport plus cynique et plus désacralisé [53] à la fonction
judiciaire travaille leur évaluation coût/avantage d’une
éventuelle participation au fonctionnement de ce type de
juridiction, et les rendent plus sensibles aux privilèges
offerts par les gouvernants. C’est le cas des avantages en
salaire, des voitures de fonction, des chauffeurs ou de la
protection rapprochée, mais surtout des rétributions
professionnelles comme l’accès à des postes parisiens.

AVANCEMENT DANS LA CARRIÈRE ET EXCELLENCE


JUDICIAIRE
De manière traditionnelle, la magistrature française est
séparée entre la magistrature de province, composée
d’environ 3 000 juges, et le « bloc parisien » qui représente
environ 500  membres de la Chancellerie et des juridictions
parisiennes [54]. Ces derniers, notamment par leur proximité
avec le pouvoir, ont tendance à monopoliser l’accès à la
haute magistrature et aux cours et tribunaux de la capitale,
et à renforcer la césure Paris/Province à laquelle ils sont très
attachés. Or, accepter d’être délégué à la Cour de sûreté de
l’État peut permettre, pour des provinciaux ou des juges
cantonnés aux cours de Province, d’y être nommés ou de
pouvoir s’y (ré)installer. Car, quand bien même les
magistrats de cette période post-Seconde Guerre mondiale
sont de plus en plus nombreux à être issus de la moyenne
bourgeoisie provinciale –  seuls sept d’entre eux sont nés à
Paris  – leur ambition s’exprime principalement par
«  l’horreur de la province [55]  » et la valorisation de la
capitale. Certains de ces juges y ont d’ailleurs fait leurs
études, ce qu’ils ne manquent pas de rappeler pour
s’assurer une forme de légitimité  conférée par leur capital
scolaire : « Quittant la Normandie, me voici donc, derechef,
à Paris, déclare ainsi Bertrand Dauvergne, détaché
procureur général près la cour pour six années
consécutives, lors de son audience d’installation solennelle
du 9  juillet 1965. Je ne dissimulerai pas ma satisfaction de
m’y retrouver. J’y avais reçu de fructueuses leçons. J’y avais
rencontré de grands exemples [56]. »
Les dossiers de carrière des magistrats sont d’ailleurs
révélateurs de l’attrait de la capitale pour la plupart d’entre
eux, et de l’enjeu central que revêt une nomination à Paris.
Le cas de l’ancien avocat Max Trouiller, entré dans la
magistrature en 1935 et sanctionné à la Libération d’un
déplacement à titre disciplinaire pour son attitude sous
l’Occupation [57], est, de ce point de vue, exemplaire.
Procureur de la République à Saint-Julien-en-Genevois, il est
déplacé d’office et nommé dans les mêmes fonctions au
tribunal de première instance de Lure dès 1945 avant
d’être, en raison d’un scandale touchant cette fois-ci sa vie
privée, délégué à la tête du parquet de Montbéliard où il
reste jusqu’en 1952. Dès cette année-là, il demande à être
nommé substitut adjoint de la Seine, une demande réitérée
en 1955, 1957, 1959 et 1962, au moment où il est avocat
général au Tribunal militaire. Tandis qu’une note urgente à
l’attention du directeur du personnel et du garde des
Sceaux du 12  novembre 1962 demande s’il peut obtenir
rapidement un poste de vice-président à Paris, la réponse
donnée à cette note témoigne de ce que le passage par une
juridiction d’exception permet à certains magistrats
d’obtenir des postes ou d’entrer dans la compétition pour
l’accès à des fonctions traditionnellement réservées aux
magistrats parisiens :

«  M.  Trouiller vient au 11e  rang pour le poste de


1er  substitut au tribunal de la Seine. Il convient
d’observer qu’il n’est procédé que très
exceptionnellement à des nominations dans des
postes du 2e  groupe de 1er  grade à Paris, de
magistrats du 1er  groupe de ce grade en fonction
des ressorts de province. Cette tradition trouve sa
justification dans la nécessité de ne pas réduire les
débouchés de carrière –  déjà encombrés  – des
magistrats parisiens. On peut relever cependant
que, par exception à ce principe, M.  Desmonts,
Substitut général à Orléans, vient d’être nommé
1er substitut au tribunal de la Seine. Ce magistrat –
 plus ancien que M. Trouiller –  avait été rappelé lui
aussi au tribunal militaire de l’Est [58]. Il semble
donc difficile de porter une seconde atteinte à cette
tradition –  jusqu’ici constamment suivie  – en
donnant satisfaction à M. Trouiller. »

Finalement nommé vice-président du Tribunal de la Seine


à la fin de son détachement à la Cour de sûreté de l’État en
décembre  1963, Max Trouiller fait ainsi partie de ces juges
dont les modalités de nomination échappent aux règles
traditionnellement en vigueur dans la magistrature [59], le
« service » qu’ils ont rendu à la nation et à l’État prévalant
sur d’autres critères comme l’âge, le grade occupé dans la
magistrature en Province ou à Paris, et, plus généralement,
l’ancienneté.  Néanmoins, si les magistrats sont prêts à se
spécialiser dans la répression politique pour exercer dans la
capitale, le pouvoir central lui-même se sert de ces postes
comme monnaie d’échange pour recruter des juges à la
Cour de sûreté de l’État. Tout au moins cette juridiction est-
elle présentée par la Chancellerie comme la seule voie
d’accès aux tribunaux et cours d’appel parisiens. Surtout, le
détachement dans une juridiction d’exception permet
l’obtention de postes convoités et jusqu’alors inaccessibles,
comme celui de conseiller à la Cour de cassation, qui
représente l’un des postes les plus prestigieux de la
magistrature.
Le passage par une juridiction d’exception spécialisée
dans la criminalité politique est en effet vecteur de
promotions rapides et d’avancements exceptionnels, le
pouvoir politique favorisant généralement les magistrats les
plus soumis à son autorité et aux exigences de la défense
de l’État [60]. La Cour de sûreté n’échappe pas à cette
logique rétributive, et l’évolution de la trajectoire
professionnelle de ses juges vient en effet révéler à quel
point y avoir été avocat, procureur général, juge
d’instruction ou magistrat du siège facilite l’accès au champ
de la haute magistrature. Sur les cinquante et un juges dont
nous avons retracé la carrière, douze finissent par intégrer
la Cour de cassation (ils y sont tous conseillers à l’exception
d’un avocat général) et atteignent ainsi l’excellence
judiciaire en devenant des «  juges suprêmes  ». André
Dechezelles quant à lui est nommé président près le
tribunal de la Seine à la fin de son détachement en 1965, et
premier président de la cour d’appel de Paris en 1968,
postes prestigieux réservés à l’élite judiciaire, quand neuf
autres deviennent présidents de la même cour d’appel, et
quatre avocats généraux. Les autres magistrats de la Cour
de sûreté de l’État se répartissent ensuite entre premiers
présidents et présidents de tribunaux en province (Rennes,
Orléans, Toulouse, Dijon, Toulouse, Bordeaux), dans le
département de la Seine ou en banlieue (Bobigny,
Versailles, Saint-Denis ou Créteil [61]) ou pour les mêmes du
parquet entre avocats et procureurs généraux dans ces
mêmes cours. Deux enfin sont vice-présidents du tribunal
de la Seine et, pour le dernier, président du TGI de Douai.
Sans pour autant être automatique et totalement découplé
de leurs qualités professionnelles, comme en témoigne par
exemple le refus des chefs de la Cour de cassation
d’intégrer certains magistrats aux trop faibles
ressources [62], l’accès à la haute magistrature devient une
opportunité possible pour les juges de la Cour de sûreté de
l’État. Et si ce type de rétributions peut être mobilisé par le
pouvoir central pour obtenir d’abord le concours, puis le
consentement et l’obéissance de certains magistrats, la
justice d’exception est également utilisée par ceux-là
mêmes comme voie de promotion.

UNE QUESTION D’HONNEUR

Comme sous Vichy, le régime gaulliste joue sur


l’opportunisme des juges en transformant les fonctions à la
nouvelle juridiction en postes prestigieux qui offrent à la fois
des promotions exceptionnelles [63], mais aussi des
distinctions honorifiques intériorisées comme telles par les
magistrats. Claude Allaer, dernier premier président de la
Cour de sûreté de l’État, déclare ainsi le 7  juin 1979  :
« Persuadé de poursuivre une carrière provinciale où il faut,
à chaque instant, régler tout autant les problèmes
d’administration et d’organisation que les problèmes
d’hommes, j’ai été surpris de l’honneur qui m’est fait, mais
j’ai accepté spontanément, sans réticence, pour le service
de l’État [64]. » La nouvelle juridiction permet en effet à ses
juges d’occuper des fonctions dans une juridiction
parisienne de première et dernière instance, dont le ressort
s’étend à l’ensemble du territoire de la République –  un
«  privilège  » selon les mots d’André Dechezelles qu’elle
partage avec le Conseil d’État et la Cour de cassation – avec
ses audiences d’installation, ses «  grandes affaires  » et,
surtout, son rituel judiciaire dont on sait qu’il s’adresse bien
moins aux justiciables qu’aux magistrats [65]. Pour saisir les
rétributions symboliques et émotionnelles procurées aux
juges qui participent aux audiences de la Cour de sûreté de
l’État, nous pouvons citer le témoignage d’Henri Leclerc, qui
a participé à la défense de la quasi-totalité des groupes
visés par la juridiction et que nous avons interrogé sur la
différence entre les procès qui s’y déroulaient et ceux des
juridictions de droit commun :

«  Tout procès devant la Cour de sûreté de l’État


avait une ampleur plus grande. C’étaient des
procès qui se déroulaient souvent dans la grande
salle des assises, ou dans la petite salle des
assises, et il y avait une ampleur plus grande. Il y
avait quand même ces magistrats en grand
apparat, en rouge, et il y avait une atmosphère
plus lourde. On sentait l’État présent en quelque
sorte, on n’était pas dans une affaire habituelle.
[…] On profitait de ce que c’était la Cour de sûreté
de l’État, une juridiction solennelle avec, quand on
entrait dans la cour d’assises, une rangée de
gendarmes, de gardes mobiles, avec leur
mitraillette ou leur fusil, et le capitaine de
gendarmerie qui était là, car il y avait toujours un
officier, disait : Présentez armes [66] ! »
Se déroulant le plus souvent dans la grande salle des
assises et encadré par l’étiquette propre au cérémonial
militaire, le déroulement des procès de la Cour de sûreté
donne à voir tout un symbolisme de l’ordre et de la
«  majesté d’État [67]  » qui procure à ses juges des
gratifications symboliques d’autant plus fortes qu’elles les
distinguent des autres magistrats.
Cette question de la distinction des membres de la
nouvelle juridiction peut également être abordée par le
prisme des décorations, ces «  monnaies d’honneurs [68]  »
auxquelles les juges sont particulièrement attachées et dont
le pouvoir a sciemment aménagé une pénurie [69] pour
susciter la dépendance de la magistrature au politique. Pour
les magistrats en effet, la nomination ou le détachement
dans une juridiction d’exception est synonyme d’obtention
de distinctions honorifiques. La plupart des juges du Tribunal
militaire de Paris ont été décorés de la Croix de la valeur
militaire quand d’autres, et, le plus souvent les mêmes, ont
été faits, lors de leur détachement à la Cour de sûreté,
chevaliers ou officiers de la Légion d’honneur ou de l’Ordre
National du Mérite. Citons par exemple le cas d’Albert
Colombini, dont la carrière est ponctuée de multiples
incidents avec ses supérieurs et qui a été, avant son
détachement à la nouvelle juridiction, rétrogradé par une
mutation-sanction pour un scandale en lien avec sa vie
privée. Il fait donc partie de ces quelques juges de la Cour
de sûreté de l’État pour lesquels la participation au
fonctionnement d’une juridiction d’exception est l’un des
seuls moyens de contourner des sanctions professionnelles
considérées par eux comme injustes et de continuer à
évoluer dans la hiérarchie judiciaire. À son propos, les
rédacteurs de sa notice annuelle, à savoir le président et le
procureur général de la Cour de sûreté, écrivent en 1970  :
«  Nous l’avons proposé pour la croix d’officier de la Légion
d’honneur  ; cette distinction, hautement méritée,
couronnerait équitablement la vie professionnelle d’un
homme et d’un magistrat [70].  » Albert Colombini est fait
officier de la Légion d’honneur le 10 juillet 1970. Ce type de
récompense ne peut évidemment suffire à expliquer que
des magistrats choisissent d’exercer dans des juridictions
d’exception. Mais on saisit combien ces insignes de
l’honorabilité civique peuvent être précieux pour des
magistrats au parcours professionnel chaotique, en mal de
reconnaissance, désavoués par leur hiérarchie et qui
poursuivent leur carrière dans une nouvelle juridiction pour
tenter d’y redorer leur blason.
Néanmoins, cet attachement à la distinction conférée par
le rang – de leur fonction mais aussi de leur institution – est
mis à mal, à la fois par la précarité fonctionnelle de la
juridiction naissante et par sa mauvaise réputation. Par
conséquent, et ce, dès sa création, les magistrats
s’engagent dans un processus d’honorification de la Cour de
sûreté de l’État qui vise tout autant à la singulariser qu’à la
normaliser vis-à-vis des tribunaux déjà existants. Leurs
audiences solennelles d’installation sont à ce titre
révélatrices de la manière dont se joue un double
phénomène de légitimation  : la légitimation des juges par
l’institution à laquelle ils appartiennent et celle de la
nouvelle juridiction par des professionnels du droit.
Généralement, les audiences solennelles retracent le
parcours du magistrat, rendent hommage aux juges
décédés ou partis en retraite –  éloges impossibles dans le
cas d’une juridiction nouvellement créée – et abordent tout
autant l’actualité législative que de grands thèmes
généraux tel le respect de la tradition judiciaire ou du
droit [71]. Ici, il s’agit avant tout pour les juges de défendre
l’institution, et, incidemment, de justifier l’exercice du
métier de magistrat dans une juridiction d’exception.
Cette légitimation s’exprime en premier lieu par leurs
multiples demandes pour améliorer les conditions
matérielles de la cour et, en particulier, pour qu’elle
bénéficie de locaux indépendants. Celle-ci, dont les
audiences se tiennent dans les salles du «  vénérable
palais  » et qui peut utiliser les locaux du fort de l’Est, ne
dispose en effet pas de son propre espace judiciaire. Aussi,
lors de son audience solennelle d’installation le 27  février
1965, Jacques Limouzineau, président suppléant de la Cour
de sûreté de l’État, déclare à ce propos : « Sans doute cette
vacuité vaut, au provincial que je suis, le rare privilège de
monter au haut siège de cette salle majestueuse où les
nuances adoucies des tapisseries tempèrent le scintillement
des ors. Mais une juridiction permanente doit avoir un cadre
approprié à sa mission [72].  » Le même jour, le procureur
général René Paucot s’adresse directement au garde des
Sceaux Jean Foyer, sans cacher son mécontentement, en
demandant à ce que la cour ait « un cadre adapté à la haute
fonction qui lui est dévolue [73]  ». Ces locaux propres,
installés au cœur de la capitale, la Cour de sûreté de l’État
n’en disposera qu’en 1975 [74] – elle sera alors installée rue
Saint-Dominique dans le 7e  arrondissement  – ce qui
témoigne de son institutionnalisation paradoxale, et de la
volonté du pouvoir, en la laissant au fort de l’Est, de la
placer de manière durable sous la dépendance de l’autorité
militaire et donc, du pouvoir. Le procureur général Jacques
Jonqueres raconte  : «  J’ai pris mes fonctions le 14  mars
1975, en me donnant pour objectif de sortir cette juridiction
de l’emprise militaire du fort de l’Est à Saint-Denis pour
qu’elle puisse être installée au cœur de Paris dans un local
qui ne favorise plus de fâcheuses comparaisons [75]. » Car il
ne s’agit pas que la distinction par les honneurs dont
bénéficient les magistrats de la Cour de sûreté de l’État
puisse être imputée à son caractère d’exception et à sa
comparaison potentielle avec les précédentes juridictions
politico-militaires.
C’est ainsi que la légitimation conjointe de la cour et de
ceux qui y siègent se traduit également par de multiples
stratégies de «  désexceptionnalisation  » de la Cour de
sûreté de l’État, et en particulier, par des efforts constants
pour répondre publiquement aux critiques adressées à leur
juridiction. La première audience solennelle, qui se déroule
sous la présidence d’André Dechezelles et de René Paucot le
26  février 1963, préfigure toutes celles qui lui succéderont.
Lors de celle-ci sont présents, non seulement le garde des
Sceaux et le ministre des Armées, mais aussi tous les hauts
gradés de la hiérarchie militaire, des présences politiques et
symboliques qui, pour rares qu’elles soient, témoignent de
la singularité de la juridiction gaulliste dans le paysage
judiciaire français. Mais elles contribuent également à
rehausser le prestige de l’audience solennelle et constituent
un honneur pour les magistrats. Lors de celle-ci, le premier
président se livre à un long discours de justification de la
mise en place du nouveau tribunal, en réfutant son
assimilation aux juridictions d’exception :

«  Juridiction d’exception  ? Voici la condamnation


sans appel. Mais pourquoi, après tout, une
juridiction d’exception serait-elle toujours
“exceptionnellement” mauvaise et jamais
“exceptionnellement” bonne  ? Le tribunal pour
enfant, cette admirable création, n’est-il pas, lui
aussi, un tribunal permanent d’exception que
plusieurs d’entre nous ont eu l’honneur de
présider  ? […] Car, enfin, ce qu’on appelle
juridiction d’exception, c’est tout simplement, en
l’occurrence, une juridiction nouvelle, pas plus
“d’exception” que les autres […]. Si j’ajoute qu’il
n’y a pas de juridiction ayant compétence pour tout
juger, en toute matière et en tout point du territoire
français, c’est qu’il n’y a que des juridictions
d’exception ou, plutôt, et c’est là, je crois, le terme
exact, que des juridictions spécialisées. Alors
pourquoi, dans la complexité croissante de la
société moderne qui impose de plus en plus la
division des tâches, n’y aurait-il pas une juridiction
spécialisée en matière de sûreté de l’État pour
connaître de crimes et délits qui figurent souvent
parmi les plus difficiles à établir, instruire, qualifier
et apprécier, et qui, par leur nature, l’expérience l’a
montré, se propagent souvent en chaîne à travers
tout le territoire national [76] ? »
Ce discours qui vise à « désexceptionnaliser » la Cour de
sûreté de l’État, systématique lors des audiences
solennelles ultérieures, n’a rien d’inédit et ne fait que
reproduire au sein du champ judiciaire la stratégie
discursive du gouvernement. Hormis l’assimilation classique
d’une juridiction d’exception à une juridiction spécialisée,
les arguments plus longuement développés ensuite par le
premier président sont dorénavant routinisés. Il insiste en
effet sur l’inadaptation des tribunaux de droit commun à
juger la criminalité politique, sur l’échec des précédentes
juridictions temporaires à la juguler, et sur la capacité de sa
cour à protéger les droits de celles et ceux qui y sont
déférés. Or, s’ils veulent normaliser leur juridiction, les
magistrats n’en souhaitent pas moins en démontrer le
caractère honorable et exemplaire. Le nombre de procès
plaidés, le taux de condamnation et, de manière plus
centrale encore, la longévité de la cour et sa jurisprudence
conférée par la Cour de cassation, sont des arguments tour
à tour mobilisés par les juges dès le milieu des années 1960
pour légitimer sa place dans l’appareil judiciaire et valoriser
son rôle au service de l’État.
 
Ainsi, pour le pouvoir central, les décorations, comme les
indemnités, les possibilités rapides de promotions et toutes
ces «  marques distinctives  » offertes aux juges, font partie
intégrante d’un ensemble d’incitations qui a tout autant
pour but de valider et de valoriser leur « sacrifice », dès lors
érigé en modèle d’ethos judiciaire, que de garantir leur
fidélité et leur obéissance. En retour, l’ensemble de ces
rétributions fait de la Cour de sûreté de l’État une juridiction
attractive, ce qui explique non seulement les faibles refus
opposés aux propositions de nominations, de délégations ou
de détachements, mais surtout le fait que, rapportés à
l’ensemble des capitaux dont ils disposent, certains jugent y
restent, renouvelant à plusieurs reprises la durée de leur
fonction. Ces derniers, potentiellement amovibles ou
révocables, correspondent dès lors à la figure du «  juge de
l’exception  » construit par l’exécutif, apprennent
progressivement à répondre à ses attentes en termes de
zèle, de fermeté et de soumission à ses injonctions
répressives.

Être juge de l’exception


Traditionnellement, la prise de fonction des magistrats
dans les juridictions d’exception spécialisées dans la
criminalité politique est temporaire, limitée au temps de la
crise et à la durée d’existence, généralement très courte, de
ce type d’organe juridictionnel. Dans ce cadre, les
magistrats choisis par l’exécutif pour y exercer sont
assignés à deux tâches précises  : juger rapidement et
sévèrement ceux qui viennent défier l’ordre établi, et, par
leur soumission aux gouvernants, permettre à ces derniers
de gérer de manière plus directe ces affaires politiques dites
sensibles. La cinquantaine de magistrats recrutée en
février  1963 n’échappe, ni à ce travail contraint par
l’urgence politico-judiciaire à juger vite ni aux injonctions et
pressions de l’exécutif à réprimer selon ses directives [77].
Pour autant, la temporalité propre à cette nouvelle
juridiction modifie leurs perspectives professionnelles et leur
offre la possibilité d’y rester plus durablement, voire d’y
faire carrière.
Cette opportunité inédite, dont ces juges se saisissent
différemment en fonction de leurs trajectoires et de leurs
ressources, de leur appartenance au siège ou au parquet, et
de leurs représentations de la justice politico-militaire,
transforme les modalités d’exercice de la profession dans ce
type de juridiction et façonne une nouvelle figure du
magistrat spécialiste de l’activisme radical qui, par ses
pratiques et la durabilité même de ses fonctions,
institutionnalise la juridiction gaulliste et la justice
d’exception. Une fois sortis, ces juges intègrent des postes
le plus souvent prestigieux, cessant officiellement d’être des
« techniciens de la défense de l’État ». Certains néanmoins
valorisent leur spécialisation dans la répression des ennemis
intérieurs pour intégrer le champ politique et, une fois dans
les cabinets ministériels, élus, ou insérés dans le milieu
associatif, tentent de mettre leur expertise au service de
partis ou de mouvements conservateurs afin que ces
derniers promeuvent des politiques sécuritaires et plus
répressives.

UNE FONCTION TEMPORAIRE

Pour réprimer rapidement et efficacement les membres


de l’OAS, l’exécutif a nommé, détaché ou délégué
temporairement plus de cinquante magistrats à la Cour de
sûreté de l’État. Pendant des mois, ces derniers instruisent
et jugent des centaines d’affaires dans l’urgence et sous la
pression de l’exécutif et des chefs de cours, travaillant
incessamment, vacances judiciaires comprises, avec les
militaires dans la caserne du Fort de l’Est [78]. Une fois cette
mission remplie, la très grande majorité d’entre eux ne reste
pas au sein de la juridiction gaulliste et part donc au bout de
quelques mois. Si bien qu’en janvier  1965, trente-deux
juges du siège ou du parquet sont déjà partis.
Ces départs, qui correspondent à la première séquence
répressive de ce tribunal spécial, s’intègrent dans un
processus de rationalisation de la juridiction d’exception qui
voit son personnel progressivement diminuer à mesure
qu’augmente le nombre de ses cibles jugées. Néanmoins,
ces départs prévus, et par l’institution et par ses magistrats,
ne doivent pas masquer deux phénomènes propres aux
tribunaux politiques : les départs précipités par les juges, et
ceux voulus par les gouvernants. Dans le premier cas, il
s’agit de magistrats qui, promus au moment où ils arrivent à
la Cour de sûreté, la quittent précocement pour intégrer leur
nouvelle et plus prestigieuse fonction. C’est le cas de
Ferdinand Hertzog, président de l’une des chambres
temporaires de la nouvelle juridiction en février  1963,
nommé conseiller à la Cour de cassation quatre mois plus
tard, et qui demande à être remplacé à la Cour de sûreté de
l’État, au sein de laquelle il sera donc resté moins de quatre
mois [79]. Loin d’être les simples «  jouets  » de l’exécutif
contraints par les exigences de la «  défense de l’État  »,
certains juges, et notamment ceux du siège au parcours
exemplaire, font ainsi un usage stratégique de la justice
d’exception qu’ils n’envisagent que comme nécessairement
temporaire et incompatible avec une autre prise de
fonction.
D’autres en revanche, et notamment des magistrats du
parquet au parcours chaotique, ponctué de nombreux
passages en juridiction d’exception, s’intègrent mal à la
cohorte recrutée en février  1963 et partent plus
précocement. Parmi eux l’avocat général Jean Bérenger. Mis
en cause par Joseph Darnand sous l’Occupation à la suite de
l’exécution à Bourg-lès-Valence d’une milicienne, et nommé
à titre de sanction procureur à Moutier, il est accusé à tort à
la Libération par le préfet de la Drôme qui dénonce ses
«  activités antinationales  » sous l’Occupation. Arrêté,
interné administrativement à Valence, il est réintégré dans
ses fonctions par la commission d’épuration. Substitut
général à Aix, il est nommé procureur de la République au
Tribunal de grande instance d’Oran en 1961, un poste qu’il
n’occupera que quelques semaines, puisqu’il quitte
précipitamment l’Algérie suite aux menaces de mort
prononcées contre lui par l’OAS. En attente d’affectation, il
est délégué à la Cour de sûreté de l’État au sein de laquelle
il est, au regard des autres magistrats, relativement mal
noté, ses chefs de cour signalant dans sa notice annuelle
«  une certaine réticence à prendre personnellement les
initiatives et les responsabilités qui lui sont normalement
déléguées au sein du parquet  ». Fait extrêmement rare, il
reste moins de six mois à la Cour de sûreté de l’État [80].
Autre exemple, celui de Charles Artiguemil, ancien juge de
paix devenu juge d’instruction à Dinan en 1960 et donc
intégré très tardivement à la magistrature, qui est rappelé
sous les drapeaux en Algérie en avril  1961 pour servir en
tant que procureur militaire à Sedbou. Ne réussissant pas à
«  s’adapter  », notamment en raison des difficultés
rencontrées avec les autorités militaires du secteur, il est
muté à Tlemcen et rétrogradé au titre de substitut du
procureur militaire. Là encore, l’avocat général militaire note
son «  manque de méthode et de clarté  » dans la conduite
des informations. À nouveau rappelé sous les drapeaux, il
est affecté au Tribunal militaire en octobre  1962 avant
d’être désigné quelques mois plus tard à la Cour de sûreté
de l’État. Le président et le procureur général font dès lors
état de leurs « réserves » à l’égard de ce juge d’instruction,
ce dernier « ne comprenant pas toujours qu’il faut, dans les
périodes d’intense activité d’une juridiction, contribuer à
l’effort commun par un surcroît d’ardeur et de continuité
dans le travail et qui n’en manifeste pas moins, parfois, un
esprit de revendication un peu excessif [81] ».
Les cas de Jean Bérenger ou de Charles Artiguemil, qui
illustrent les ruptures biographiques et professionnelles
induites par les crises politiques, révèlent la manière dont le
pouvoir central se sert de la «  magistrature debout  » pour
renforcer les effectifs de ses juridictions en territoire
algérien, faisant passer les juges d’un tribunal à un autre
par le biais des rappels ou des nominations dans un
contexte de suppression de leur inamovibilité. Ces
magistrats, engagés malgré eux dans une politique de
répression exceptionnelle, et, in fine, considérés comme des
militaires ou des fonctionnaires, ne se révèlent ainsi pas,
pour l’exécutif, leurs supérieurs hiérarchiques, ou les gradés
de l’armée, à la hauteur de leur mission de protection de
l’État et de répression de ses ennemis désignés. Dès lors, et
contrairement aux autres magistrats dont les chefs de cour
louent «  la fermeté nuancée  », «  l’autorité bienveillante  »
et, surtout, le «  dévouement  », qui est l’appréciation
évaluative la plus utilisée, ces juges ne correspondent pas
au profil type du magistrat de l’exception, soumis aux
contraintes de l’urgence judiciaire, dépendants du pouvoir
et acceptant la dimension sacrificielle qu’implique une prise
de fonction dans ce type de juridiction. S’il n’y a donc pas,
officiellement, de démission ou de mutation-sanction à la
Cour de sûreté de l’État durant cette période, certains
départs précoces sont bien liés à la volonté des gouvernants
de ne disposer que de juges en parfaite conformité avec le
rôle attendu d’eux dans ces moments de surcriminalisation
de l’opposition [82].

RESTER, ÉVOLUER, INSTITUTIONNALISER

Si la plupart des magistrats se désengagent rapidement


de cette forme de mobilisation étatique qu’est la justice
d’exception et que certains restent quelques mois ou
quelques années supplémentaires à la Cour de sûreté pour
ne pas retourner en Province notamment, d’autres en
revanche y restent plus durablement, bien après les
derniers jugements des membres de l’OAS et leur amnistie
en 1968. Contrairement à leurs homologues qui ont
reproduit la figure classique du juge temporairement affecté
à la défense de l’État, ils expérimentent alors une autre
modalité d’exercice de la profession dans ce type d’organe
juridictionnel, détachée de l’urgence judiciaire
caractéristique des situations de crise et sans connaissance
préalable du profil des opposants qui vont y être déférés
pour des crimes ou des délits politiques. Ce sont donc eux,
ces magistrats prolongeant leur prise de fonction, qui vont
instruire ou juger les affaires liées à mai  68, à la Gauche
prolétarienne, à l’espionnage soviétique ou aux
mouvements indépendantistes, devenant les piliers d’une
juridiction de plus en plus dénoncée pour l’élargissement de
ses cibles pénales et pour son caractère d’exception.
Bien évidemment, les magistrats qui n’auraient jamais
pu faire carrière dans l’ordre judiciaire ordinaire, soit au
regard des multiples scandales qui ont émaillé leur
trajectoire soit parce qu’ils sont des juges coloniaux
tardivement intégrés à la magistrature métropolitaine, ont
tendance à prolonger la durée de leur prise de fonction. Par
exemple Albert Colombini, conseiller en 1963, est promu
président de la chambre de contrôle et de l’instruction en
1967 avant de prendre sa retraite trois ans plus tard.
Hugues Borel, qui a été juge de paix à compétence étendue
au Vietnam puis avocat général au Sénégal, au Niger et au
Mali avant d’intégrer le Tribunal militaire et la Cour de
sûreté de l’État, y siège lui aussi jusqu’en 1970, se faisant
particulièrement remarquer en 1967 lors de l’affaire dite des
«  séparatistes guadeloupéens  ». «  Il y a révélé, notent les
chefs de cours, un réel talent de magistrat d’audience et il a
prononcé, dans cette affaire délicate, un excellent
réquisitoire, clair, précis et très courageux  », des qualités
qui les poussent à appuyer Hugues Borel dans sa demande
de fin de détachement pour qu’il occupe un poste de
procureur général près la cour de Paris. Il l’obtient quand il
quitte la cour en 1970 [83].
À côté de ces quelques juges qui y occupent des
fonctions de manière permanente, et qui, parfois, évoluent
ou obtiennent des promotions internes, se trouvent des
magistrats du siège délégués à la cour et qui, parallèlement
à leur principale affectation, y reviennent ponctuellement
pour assister le président. Quelques figures sont ici
centrales. Henri Bilger, conseiller à l’une des chambres
temporaires de jugement et siégeant notamment dans de
nombreux procès de la Gauche prolétarienne au début des
années 1970, reste en fonction jusqu’en 1975. « Courageux,
ferme, calme, intelligent », il est considéré par les chefs de
cour comme «  l’un des meilleurs éléments  » de la
juridiction [84]. Citons encore le cas de Georges Ducasse
dont la délégation est renouvelée plusieurs fois jusqu’en
mai  1966. Passant du parquet au siège, il est à cette date
nommé conseiller à la chambre de jugement où il siégera de
manière permanente jusqu’en 1974 puis, ponctuellement,
jusqu’en 1977 [85]. En 1971, ses chefs de cour écrivent : « Il
connaît admirablement notre procédure, et rend de grands
services aux présidents qu’il assiste. Il est, par ailleurs, un
pénaliste distingué et son libéralisme bien connu le met
hors d’atteinte de toute critique. M. Ducasse est donc tout à
fait à sa place au siège de notre juridiction.  » Quatre ans
plus tard, les nouveaux chefs de cour notent, dans sa notice
annuelle  : «  M.  Ducasse nous a fait savoir qu’il est en
permanence à notre disposition, si son concours nous est
nécessaire, ce qui ne nous étonne pas de cet excellent
magistrat [86].  » L’année suivante, Georges Ducasse siège
dans l’un des plus retentissants procès de la Cour de sûreté
de l’État : celui des « événements d’Aléria » au cours duquel
comparaissent des leaders du mouvement nationaliste
corse comme Pierre Susini et Edmond Simeoni.
Mais le cas le plus exemplaire de ces magistrats du siège
qui choisissent de procéder à des allers-retours entre
juridictions ordinaires et d’exception, et de continuer à juger
les opposants déférés devant la Cour de sûreté de l’État est
celui de Pierre Pignerol, conseiller à Dijon et délégué en
1957 à la Protection de l’enfance. Membre du Tribunal
militaire en 1962, il est l’année suivante nommé conseiller
suppléant à l’une des chambres temporaires de la Cour de
sûreté avant d’être maintenu à la chambre permanente en
décembre  1964. Tandis qu’il poursuit sa carrière comme
magistrat du siège dans l’appareil judiciaire classique [87], il
renouvelle ses fonctions au sein de la juridiction gaulliste
sept fois jusqu’en janvier  1979 où il devient président de
chambre suppléant. Admis à la retraite en 1980, il demande,
par lettre au sous-directeur du personnel de la Chancellerie,
d’y être encore nommé conseiller suppléant, cette demande
étant rejetée [88]. Pierre Pignerol est donc le magistrat qui
reste le plus longtemps à la Cour de sûreté puisqu’il y siège
pendant plus de dix-sept ans. Il fait dès lors partie des
«  anciens  », à savoir des juges les plus expérimentés en
matière de répression politique et de procédures spéciales,
sa trajectoire éclairant en retour la capacité de la juridiction
gaulliste à attacher durablement certains magistrats du
siège et à produire des juges siégeant officiellement et
simultanément en juridictions de droit commun et en
tribunaux d’exception.
Illustrant à eux seuls le passage d’une justice d’exception
exceptionnelle à une justice d’exception permanente, ces
«  anciens  » sont centraux dans l’institutionnalisation de la
Cour de sûreté de l’État. Par la continuité du personnel
judiciaire qu’ils autorisent, les savoirs et les pratiques qu’ils
transmettent aux nouveaux entrants de «  l’après OAS  » et
qu’ils appliquent indifféremment aux membres de l’extrême
droite, de l’extrême gauche ou des mouvements
indépendantistes, ils facilitent l’adaptation de la juridiction
gaulliste aux variations des contextes sociopolitiques et à
l’évolution de ses populations cibles. La durée de leur prise
de fonction et la possibilité même qu’ils puissent y acquérir
de l’ancienneté crédibilisent alors l’image d’une justice
«  désexceptionnalisée  » et régie par des modalités de
fonctionnement identiques à celles des autres tribunaux
pénaux, ceux-là même où ils continuent de siéger. En
faisant de cette cour une juridiction au sein de laquelle on
souhaite rester, évoluer, ou finir sa carrière, ils participent
également à sa normalisation dans le paysage judiciaire
français, rajoutant à leur rôle politique de réprimer par
l’exception celle de la banaliser. Les chefs de cour, qui les
notent et les évaluent, les recommandent pour des postes
prestigieux, ou se mobilisent pour qu’ils obtiennent des
promotions internes comme dans n’importe quel organe
juridictionnel, renforcent cette entreprise d’assimilation de
la justice politique à la justice ordinaire. Au-delà de leurs
pratiques judiciaires qui légitiment et cautionnent un régime
sévère et dérogatoire en matière de criminalité politique, ce
sont donc par leurs stratégies de carrière et leurs usages
professionnels des logiques exceptionnalistes que ces
magistrats institutionnalisent une telle juridiction et
favorisent son intégration dans l’appareil répressif existant.
HORS DE LA JURIDICTION D’EXCEPTION :
LA DIFFUSION D’UNE IDÉOLOGIE SÉCURITAIRE

Au terme de leur délégation ou de leur nomination, ces


juges cessent d’être des spécialistes des atteintes à la
sûreté de l’État et réintègrent définitivement les tribunaux
de droit commun. Après leur passage par la Cour de sûreté
pourtant, quelques magistrats participent au
fonctionnement des diverses juridictions militaires sur le
territoire français (TFPA ou tribunaux militaires), d’autres
donnent des conférences sur les atteintes à la sûreté de
l’État, d’autres encore exportent leur expertise dans les
anciennes colonies, comme par exemple au Togo où existe
aussi, depuis septembre  1970, une Cour de sûreté de
l’État [89]. Mais il y a plus. Car certains de ces magistrats
vont, dès la fin des années  1970, mobiliser ces
compétences théoriques et techniques pour intégrer le
champ politique et tenter d’influer sur l’évolution des
politiques pénales et pénitentiaires, et plus généralement
sur le traitement étatique des illégalismes.
Dès la fin des années 1960 en effet, le corps judiciaire se
renouvelle sous l’effet conjugué de l’arrivée de nouveaux
magistrats issus des classes moyennes, voire de la petite
bourgeoisie et d’un processus de syndicalisation à l’origine
des «  juges rouges  », membres du Syndicat de la
magistrature créé après mai  1968. Cette modification du
corps, qui conduit à un changement d’ethos des magistrats
et en particulier à une redéfinition de la profession comme
nécessairement indépendante des autorités, n’est alors pas
sans bouleverser les rapports entre les magistrats et le
pouvoir politique. Ils aboutiront, dans les décennies
suivantes, à la multiplication des scandales politiques [90].
Cependant, les «  anciens juges  », et notamment ceux qui
ont participé à toutes les luttes des gouvernements
successifs contre leurs ennemis intérieurs ne disparaissent
pas et résistent, non seulement à cette mutation des
rapports entre les pouvoirs judiciaire et politique, mais aussi
à ce qu’ils perçoivent comme une dérive laxiste des
politiques pénales et pénitentiaires. La suppression de la
Cour de sûreté de l’État en 1981, qui représente l’exemple
type des mesures dénoncées, suscite dès lors des
mobilisations de résistance menées notamment par deux de
ses anciens  juges politiques  : François Romerio et Raoul
Béteille, qui, avec André Braunschweig, représentent les
rares magistrats passés par la juridiction gaulliste à intégrer
le champ politique. Tandis qu’André Braunschweig, juge du
siège au parcours d’excellence et ancien président de
l’Union syndicale des magistrats, devient directeur de
cabinet du garde des Sceaux socialiste Maurice Faure en
1981 et est chargé d’annoncer la suppression de la Cour de
sûreté à ses membres [91], les deux autres refusent sa
disparition du paysage judiciaire français, à la fois parce
qu’elle consacre définitivement l’illégitimité qu’il y avait à y
occuper des fonctions, mais aussi parce qu’elle marque la
fin (provisoire) de la justice d’exception.
Le plus «  ancien  », François Romerio, concentre
l’ensemble des traits types du magistrat de la juridiction
gaulliste. D’abord avocat, il fait partie des quelques juges de
la Cour de sûreté de l’État issus de la magistrature coloniale
(il est diplômé de l’École coloniale, section Indochine) et des
gaullistes résistants. Responsable du groupe de résistance
de l’Ouest cochinchinois (il fournit des renseignements et
des armes, s’occupe de la propagande, recrute des
résistants), il est arrêté par deux fois à partir de mars 1945
par la gendarmerie de Saïgon : il est torturé, mis en cage, et
privé de nourriture et d’hygiène jusqu’à la libération de la
ville [92]. Rentré en France, il devient conseiller à Douai puis
à Aix, avant d’être président de chambre à Angers en 1962,
année où il est appelé en qualité de président suppléant du
Tribunal militaire. Il assiste ainsi André Dechezelles qui le
recrute l’année suivante pour devenir conseiller à la Cour de
sûreté de l’État et le recommande pour être son successeur
en 1965. C’est donc François Romerio qui doit assurer la
présidence d’une juridiction créée pour juger l’OAS mais qui
doit désormais instruire et juger les cas des manifestants de
mai  68, les maoïstes de la GP, les indépendantistes et les
« espions soviétiques ». Or, si sa trajectoire est atypique au
sein de la Cour de sûreté de l’État qu’il va incarner pendant
plus de dix ans, c’est qu’il s’y impose contre la volonté de
certains partisans de la juridiction gaulliste qui souhaitent,
dès 1968, le remplacer «  dans les plus brefs  délais  ». À
cette date en effet, et alors qu’il ne «  satisfait pas  » le
ministre de la Justice Louis Joxe, notamment pour son
« manque d’autorité », il accepte de quitter ses fonctions à
condition d’être nommé conseiller à la Cour de cassation,
montrant une fois encore l’usage stratégique de la justice
d’exception par certains professionnels du droit. Les chefs
de la Cour de cassation refusant sa nomination, il reste ainsi
président de la cour jusqu’en 1975 [93]. Très médiatisé,
François Romerio se distingue également des autres
magistrats par ses prises de position publiques  : il est le
seul magistrat de la cour à reconnaître le caractère politique
et d’exception de la juridiction dans laquelle il siège,
légitimé par la spécificité de l’activisme oppositionnel, à
valoriser la spécialisation croissante de ses juges, et à
affirmer l’existence d’un « pénal politique » pour les crimes
et délits d’atteinte à la sûreté de l’État. Il fait donc partie de
ces rares juges qui sont officiellement favorables à une
imbrication plus forte du judiciaire et du politique, et, plus
précisément, qui défendent la justice politique.
L’année 1977 marque un tournant dans la trajectoire de
François Romerio puisque, à la retraite, il devient maire de
l’île d’Arz (Morbihan) et qu’il publie son premier livre
Le Métier de magistrat, ouvrage dans lequel il développe un
discours ultra répressif. Il s’y prononce pour la
«  souffrance  » des auteurs de crimes et de délits, c’est-à-
dire pour le maintien de la peine capitale, la suppression du
droit de grâce et d’amnistie, des remises de peine et de la
libération conditionnelle, et un régime sévère pour les
prisonniers qui passe par la suppression des permissions de
sortie et de tout autre dispositif faisant de la prison un
«  hôtel quatre étoiles  ». Celle-ci, au contraire, doit être un
«  cauchemar  » pour l’individu condamné  : «  laide, triste,
froide, sans radio, sans télévision, ni livres, ni journaux, ni
tabac, ni confort, dont la discipline sera stricte et la
nourriture suffisante [94]  », une prison dont l’objectif est
uniquement d’enfermer. Ces prises de position en faveur
d’une répression radicale rompent avec l’image du juge
soucieux des justiciables qu’il s’était construit à la Cour de
sûreté de l’État [95], montrant comment, une fois sortis de
l’institution judiciaire, certains jugent rompent avec les
valeurs traditionnelles du corps telle l’obligation de réserve,
et se radicalisent visiblement par un usage politique de
leurs expériences et de leurs anciennes fonctions. Dans le
cas de François Romerio, si ce processus de radicalisation
éclaire l’évolution de certains parcours professionnels
orientés vers la proximité avec le champ du pouvoir, il doit
aussi être réinscrit dans le double contexte du
développement de l’idéologie sécuritaire et de
l’affaiblissement du militantisme d’opposition.
« Le gauchisme a été éradiqué » au milieu des années 1970
comme se plaît à l’écrire Raymond Marcelin et, phénomène
parlant, la Cour de sûreté de l’État a ralenti son activité
jusqu’à, en 1975, n’avoir à connaître aucun procès. C’est
donc contre la « délinquance ordinaire » que se repositionne
ce magistrat spécialisé dans la criminalité politique, pouvant
dès lors trouver dans la répression des « droits communs » –
  ou dans la diffusion d’un discours répressif contre les
«  droits communs  »  – de nouveaux débouchés éditoriaux,
professionnels ou politiques.
À ce titre, et considérant que l’État n’est plus à même
d’assurer la protection des citoyens et de leurs biens,
François Romerio développe la thèse de la légitime défense
pour soi et pour autrui, et fonde en 1978 l’association
éponyme Légitime Défense. Dans son Plaidoyer pour une
légitime défense, il diffuse alors un discours alarmiste et
sécuritaire qui joue sur le sentiment d’insécurité comme en
témoigne cet extrait  : «  Il ne restera bientôt plus rien dans
notre arsenal répressif. Les capitulations successives d’un
État “Kollaborateur”, qui estime que les bandits sont
“korrects” et punit ceux qui leur résistent, nous conduisent
à la dictature de plus en plus cruelle, pensante et insolente
du crime [96]. » Ou encore : « J’imagine une vieille dame qui
prend le métro après 23  heures, elle court un risque, alors
que c’est tout de même son droit de prendre le métro à
cette heure-là si cela lui fait plaisir… J’imagine mal un brave
homme allant promener son chien sur le Vieux-Port de
Marseille. C’est pourtant son droit. Donc, je dis que nous
traversons une période assez éprouvante parce que
l’insécurité règne [97].  » Légitime Défense fait partie, avec
l’Association pour le maintien et l’application de la peine de
mort, de ces associations rétentionnistes particulièrement
actives lors des controverses sur l’abolition de la peine
capitale [98], sur la suppression de la Cour de sûreté de
l’État, et les plus opposées à la politique pénale des
premières années de la présidence de François Mitterrand.
Comptant 2  000  membres deux ans plus tard, l’association
s’insère dans un réseau d’organisations professionnelles
proches de l’extrême droite qui développe dans ces années-
là une idéologie répressive et sécuritaire, à l’exemple de la
Fédération Professionnelle Indépendante de la Police (FPIP)
ou de l’Association Professionnelle de la Magistrature (AMP)
que vient de contribuer à fonder Raoul Béteille, lui aussi
ancien magistrat de la Cour de sûreté de l’État.
Intégré dans la magistrature en 1948, Raoul Béteille fait
partie de ces magistrats politisés passés par la Cour de
sûreté qui multiplient les détachements dans les lieux de
pouvoir. Juge à Aubusson (Creuse) et substitut à Avignon, ce
fervent gaulliste passé par le Service de documentation et
d’études de la Cour de cassation (1957-1962) est nommé
conseiller technique de Jean Foyer en octobre  1962. Il se
trouve donc à la Chancellerie au moment de la création de
la Cour de sûreté de l’État. Rapidement promu (conseiller à
la Cour de cassation, puis président de chambre à la cour
d’appel de Paris), il est détaché à la juridiction d’exception
en janvier  1977. Il y devient l’un des procureurs les plus
répressifs, réclamant et obtenant les peines les plus lourdes
prononcées contre des membres du Front de Libération de
la Bretagne (FLB) durant toute la décennie soixante-dix  :
quinze ans de réclusion criminelle pour l’attentat de la
galerie des Glaces du Château de Versailles, un verdict
dénoncé à gauche et servant d’appui à certains
parlementaires socialistes pour justifier, en 1981, la
suppression de la Cour de sûreté de l’État [99].
Directeur des affaires criminelles et des grâces dès 1979,
Raoul Béteille est le «  père  » du projet Peyrefitte, aussi dit
loi «  Sécurité et Liberté [100]  » du 2  février 1981, l’une des
législations d’exception les plus gravement attentatoires
aux droits et libertés individuelles votées sous la présidence
de Giscard [101]. Il reste pourtant à la Chancellerie à l’arrivée
au pouvoir de François Mitterrand –  il est l’un des
collaborateurs du garde des Sceaux Maurice Faure  – et se
prononce en 1981 pour le maintien de la Cour de sûreté de
l’État dans une lettre dénonciatrice qu’il lui envoie  : «  La
suppression de la Cour de sûreté de l’État, dont je m’honore
d’avoir été le procureur général, sera une faute majeure
[…]. Elle était insensible aux menaces. Croyez-moi  : cela
aurait été d’un certain prix le jour où le terrorisme
international fera courir à notre pays le risque grave de la
déstabilisation.  » Après avoir défendu la loi «  Sécurité et
liberté  », il se prononce contre l’abrogation de la peine de
mort  : «  Moi qui n’aurai pas la gloire de vider les prisons,
j’éviterai du moins la honte et le chagrin de remplir un peu
plus les cimetières [102].  » Il quitte alors de lui-même la
Chancellerie [103] et se retrouve membre fondateur de
l’Association professionnelle des magistrats, créée aux
lendemains de la victoire de la gauche en 1981 [104], et qui
rassemble les magistrats les plus critiques à l’égard de la
politique menée par Robert Badinter. Proche de l’extrême
droite et regroupant environ deux cents juges au
départ [105], l’APM, reconnue syndicat en avril  1982, se
mobilise activement contre toutes les mesures prises par la
Chancellerie, souvent avec l’appui d’autres syndicats
professionnels comme le FPIP ou le Syndicat indépendant de
la police nationale (SIPN) qui représente l’aile droite du
syndicalisme policier. C’est également par l’APM, dont
certains membres intègrent le cabinet du nouveau garde
des Sceaux Albin Chalandon en 1986, que Raoul Béteille
noue des liens avec les juges spécialisés dans
l’antiterrorisme  comme Jean-Louis Bruguière ou Gilles
Boulouque. Il est d’ailleurs membre suppléant de la
commission mixte paritaire chargée du projet de loi
renforçant la répression du terrorisme en 1996.
Raoul Béteille fait aussi partie des cent trente-sept
députés de droite à signer une proposition de loi en faveur
du rétablissement de la peine capitale en 1993 [106], l’année
où il devient à la fois député RPR de la première
circonscription de Seine-Saint-Denis [107], et l’un des six
juges tutélaires de la Cour de justice de la République.
Inséré dans les réseaux les plus droitiers du RPR, il devient,
dans cette période, président du Mouvement initiative et
liberté (MIL), créé en 1981 par d’anciens membres du
Service d’Action Civique (SAC) comme Jacques Foccart dont
il est proche [108], et présidé par Jacques Rougeot,
également président de l’Union Nationale Interuniversitaire
(UNI). Ses liens étroits avec l’UNI –  les deux associations
partagent un temps les mêmes locaux  – lui permettent
d’ailleurs de publier en 1989, via son centre d’études et de
diffusion, Antijustice, un ouvrage dans lequel il dénonce le
laxisme des politiques pénales face à «  l’explosion de la
délinquance  » et il diffuse non seulement un discours très
répressif (pour le durcissement du traitement pénal des
mineurs de 13  ans par exemple), mais aussi profondément
réactionnaire  à l’image de ses propos contre le «  mariage
contre nature  » qu’est le pacs ou la focalisation sur les
musulmans et « l’immigration-invasion [109] ». L’ouvrage ne
fait en réalité que diffuser par d’autres moyens les
principales thèses du MIL qui, laboratoire idéologique dans
lequel s’expriment les influences pourtant hétérogènes de la
droite libérale, du catholicisme réactionnaire et du
« gaullisme rigide », défend un programme proche du Front
National  : la promotion de la famille, la «  préférence
nationale  », «  l’école libre  », tout comme la lutte contre
l’avortement, « l’immigration excessive » et la « subversion
gauchiste  » [110]. Ayant pour emblème la croix de Lorraine,
ce mouvement, pour lequel les principaux dangers
menaçant la France sont le communautarisme et l’Islam et
qui fait de la sécurité une «  priorité nationale  », est
aujourd’hui lié à l’UMP dont certains membres (Bernard
Debré, Jean Tibéri ou Éric Raoult) font partie du comité
d’honneur que présidait Raoul Béteille depuis 2008 [111].
Ainsi, les trajectoires professionnelles de François
Romerio et de Raoul Béteille, au-delà de leur singularité, ont
ce point commun d’être atypiques et politiques, ces deux
magistrats ayant in fine très peu exercé dans la justice
pénale de droit commun. L’ancien président de la juridiction
gaulliste a passé une partie de sa carrière dans les colonies,
quand Raoul Béteille a privilégié les passages à la
Chancellerie et, plus généralement, les détachements
comme celui à la Cour de sûreté de l’État. Ces magistrats
politiques, familiers des pratiques qui dérogent à l’ethos du
magistrat neutre et indépendant et qui ont fait de leur
proximité avec le pouvoir une ressource, font ainsi partie
des professionnels du droit les plus opposés au
renversement des rapports entre juges et gouvernants, et,
plus généralement, au processus de dépolitisation de la
justice amorcé au début des années  1980. Leurs cas
illustrent surtout la reconversion politique de deux
magistrats et la manière dont ils ont impulsé –  ou tenté
d’impulser – des législations d’exception qui ne ciblent plus
spécifiquement les criminels politiques, comme en témoigne
la loi Sécurité et Liberté, dont seules certaines dispositions
seront abrogées [112]. Véritables «  marchands de
peur [113]  », partisans d’une politique pénale plus
répressive, qui passe selon eux par le maintien de la Cour
de sûreté de l’État et de la peine capitale, ils participent
alors à la construction d’une idéologie sécuritaire qui trouve
un écho favorable, non seulement à l’extrême droite, mais
aussi au sein de la droite parlementaire. De manière plus ou
moins visible et diffuse, par leurs ouvrages, leurs multiples
interventions dans les médias, mais aussi par le biais des
syndicats professionnels qu’ils investissent, dans le domaine
policier pour l’un, dans la magistrature pour l’autre, c’est-à-
dire auprès des deux professions les plus concrètement
engagées dans la répression des crimes et des délits, ils
participent dès lors du tournant sécuritaire en France dans
le milieu des années 1980.
 
Néanmoins, la centralité des magistrats de la Cour de
sûreté de l’État dans l’évolution de la gestion des
illégalismes politiques en France va bien au-delà de ces
quelques trajectoires individuelles idéales-typiques du juge
spécialisé dans l’usage de l’exception en droit. En effet, si
au lendemain de la guerre d’Algérie le gouvernement
modifie l’appareil juridictionnel pour y intégrer de manière
permanente un tribunal chargé de lutter contre les ennemis
intérieurs, les régimes gaulliste, pompidolien et giscardien,
par le maintien de la Cour de sûreté de l’État et la
reconduction d’un système de recrutement des juges fondé
sur le don/contre-don et l’expérience de la répression
politique, ont surtout contribué à créer une filière de
«  magistrats de l’exception  ». Ces juges experts en
répression politique, en procédure spéciale et en défense de
l’État vont ainsi contribuer, par leurs discours et leurs
pratiques dans et hors le prétoire, à institutionnaliser une
juridiction dérogatoire au droit commun, et participer à une
entreprise plus vaste de légitimation et de normalisation
d’une justice d’exception qui promeut un régime répressif
aggravé pour les opposants, et consacre la centralisation et
la spécialisation des agents et des institutions en charge
des atteintes à la sûreté de l’État. La figure du juge expert
parcourt ainsi l’histoire du traitement judiciaire des crimes
et des délits politiques sous la Ve  République et réapparaît,
dans un autre contexte et sous d’autres modalités
d’exercice, au moment de l’instauration des juges
antiterroristes en 1986. Sans pour autant s’inscrire dans la
filiation directe des magistrats de la Cour de sûreté, dont ils
se différencient principalement par leur parcours antérieur
plus traditionnel et moins politique, les juges antiterroristes
n’en doivent pas moins à leurs prédécesseurs d’avoir
définitivement consacré l’inadaptation de la justice de droit
commun à gérer ce type de criminalité. La spécialisation
judiciaire en matière de violences radicales, qui
s’accompagne d’un ensemble de pratiques attentatoires
aux droits fondamentaux et au principe d’égalité entre les
justiciables, est ainsi l’un des dispositifs répressifs
d’exception toujours en vigueur et hérité de la Cour de
sûreté de l’État.

1. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome II, op. cit., p. 131.


2. Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973,
Paris, EHESS Gallimard Seuil, 2013, p. 36.
3. Selon l’expression d’Alain Dewerpe  : «  La République a-t-elle besoin
d’espions », in Marc-Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration
de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2000,
p. 146.
4. Selon l’expression du garde des Sceaux lui-même (JORF, 4 janvier 1963).
5. Karl Marx, « Bénéficiaires secondaires du crime » (Cité par Grégory Salle dans
Savoir agir, no 9, 2009).
6. Alain Bancaud, Une exception ordinaire. La magistrature en France 1939-
1950, Paris, Gallimard, 2002.
7. La plupart sont des miliciens, même si certains magistrats ont siégé en cour
martiale à l’instar de Joseph Boiron. Ancien juge d’instruction à Lyon, il est
condamné à mort en 1946 par la Cour de justice de Lyon et exécuté le 7  juin
1947 (Virginie Sansico, La justice du pire…, op. cit., p. 73-79).
8. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général…, op. cit., p. 220.
9. Ces courriers sont visibles dans certaines archives relatives à l’OAS, en
particulier : Arch. Nat., 5W/517, OAS.
10. Certains magistrats ayant servi en Algérie, dont certains exerçant ensuite à
la Cour de sûreté, ont d’ailleurs fait l’objet de menaces de mort ou de violences,
leur appartement ayant été plastiqué. Si bien que le garde des Sceaux envisage
en février 1962 de faire voter un texte pour indemniser ces magistrats victimes
d’attentats (Arch. Nat., BB1850, Note d’Henri Maynier du 2 mars 1962).
11. Alain Bancaud, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce
ou le culte des vertus moyennes, Paris, LGDJ, 1998, p. 259.
12. Anne Boigeol, «  La formation des magistrats  », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol 76-77, 1989, p. 49-64.
13. Violaine Roussel, Affaires de juges. Les magistrats dans les scandales
politiques en France, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 2002, p. 31.
14. Ils sont six dans les dossiers que nous avons consultés.
15. Lettre du procureur général près la cour d’appel d’Aix au garde des Sceaux,
le 6 mai 1932 (Arch. Nat., CAC Cote : 19890322/31, dossier de carrière d’Albert
Colombini).
16. Ils écrivent respectivement deux lettres le 10 et 11 juin 1954 au garde des
Sceaux (Idem).
17. Ils sont six dans ce cas.
18. Trois d’entre eux, André Dechezelles, George Ducasse, Marie Georges
Moissenet, exercent entre 1957 et 1959 à la Cour de cassation tunisienne,
démontrant ainsi comment se constitue le réseau de magistrats qui vont siéger
ensuite à la Cour de sûreté de l’État.
19. Sur la résistance judiciaire, voir les travaux de Liora Israël et en particulier
son livre  : Robes noires, années sombres. Avocats et magistrats en résistance
pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2005, 547 p.
20. Douze de ces magistrats ont été prisonniers de guerre entre 1939 et 1945.
21. Il faut en effet être relativement prudent car si certains dossiers personnels
sont très complets, d’autres sont pour le moins parcellaires.
22. Deux des magistrats de la Cour de sûreté de l’État ont été «  épurés  » en
1945 : l’un a été condamné à dix ans de non-activité à la Libération avant d’être
réintégré par une décision du Conseil d’État en 1948, l’autre a été sanctionné
par un « déplacement à titre disciplinaire ». Mais le garde des Sceaux, dans son
arrêté du 17  avril 1945, a considéré que ce magistrat «  n’a pas été un
collaborateur  » et qu’il a essayé de soustraire certains jeunes détenus au STO
(Service du travail obligatoire).
23. Notons que quatre d’entre eux exerçaient dans les colonies.
24. Dossier de carrière de Jean Leyris (Arch. Nat., CAC Cote : 19840317/7).
25. Dossier de carrière de Georges Ducasse (Arch. Nat., CAC Cote  :
19880405/113)
26. Dossier de carrière de Jean Lévy (Arch. Nat., CAC Cote : 9890074/143).
27. Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’État, le public et le marché XIIIe-
XXe siècles, Paris, Éditions Gallimard, 1995, p. 19.
28. Liora Israël, « La résistance dans les milieux judiciaires. Action collective et
identités professionnelles en temps de guerre », Genèses, 45, 2001, p. 45-68.
29. Alain Bancaud, Une exception ordinaire…, op. cit., p. 353
30. Il s’agit d’Amable Pasturel, de Jean Leyris, et d’André-Julien Doll.
31. Dossier de carrière de Bernard Connen (Arch. Nat., CAC Cote  :
19920533/200).
32. Rapport de la Sûreté nationale en Algérie, «  Attentats commis par les
membres de l’OAS ou pouvant être attribués à des membres de cette
organisation » (Arch. Nat., 5W/506, OAS).
33. C’est par exemple le cas de René Fonvieille qui a présidé le tribunal militaire
de Lyon et jugé « une affaire de collaboration avec le FLN » dans laquelle « il a
fait preuve d’une maîtrise peu commune dans la direction des débats » (Dossier
de carrière René Fonvieille, Arch. Nat., CAC Cote : 19840317/59).
34. Agrégé de droit, ce magistrat a construit sa carrière en Tunisie où il est
pendant sept ans, de  1950 à  1957, président du tribunal de Tunis. Détaché
auprès du ministère des Affaires étrangères, il devient président de chambre à la
Cour de cassation tunisienne puis, en 1961, président du tribunal militaire de
Paris et conseiller à la Cour de cassation. Considéré comme un «  excellent
magistrat » par ses supérieurs, il est décrit comme bénéficiant de « l’estime de
la totalité de ses collègues français » (Dossier de carrière d’André Dechezelles,
Arch. Nat., CAC Cote : 19820583/71).
35. Lettre d’André Dechezelles au garde des Sceaux, Paris, le 17  avril 1963
(Arch. Nat., BB30 1849).
36. Fils d’un officier mort pour la France en 1914, Marcel Puzin est l’un d’eux.
Dès 1943, il sollicite un poste au parquet dans les tribunaux spécialisés dans
l’enfance délinquante et construit sa carrière en tant que spécialiste des
questions de l’enfance et de l’adolescence. En 1961, il publie Guide pratique
pour la sauvegarde de la jeunesse (Dossier de carrière de Marcel Puzin, Arch.
Nat., CAC Cote : 19840317/92).
37. Alain Bancaud, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce
ou le culte des vertus moyennes, op. cit., p. 49.
38. Note du procureur général Paucot, 25 mai 1963 (Arch. Nat., BB30 1849).
39. L’exemple d’Henri Theret est significatif à cet égard. Juge d’instruction au
Tribunal de grande instance de la Seine de  1957 à  1963, il est chargé de
nombreuses affaires impliquant des membres de l’OAS dont l’affaire Salan et
l’affaire Argoud. Il devient conseiller suppléant (février  1965) puis président de
chambre suppléant (juin 1971) de la Cour de sûreté de l’État.
40. François Romerio, Le métier de magistrats, Paris, Éditions France-Empire,
1977, p. 178-179.
41. Audience solennelle d’installation de M. le premier président Romerio et des
nouveaux membres de la cour, 27 février 1965, p. 25.
42. Dossier de carrière de René Paucot (Arch. Nat., CAC Cote : 19840320/9).
43. Dossier de carrière de Marie Duc (Arch. Nat., CAC Cote : 19890322/43).
44. Dossier de carrière de Paul-Julien Doll (Arch. Nat., CAC Cote : 19880405/15).
45. Alain Bancaud, « La Haute magistrature sous Vichy », art. cité, p. 55.
46. Georges Masson, Les juges et le pouvoir, Paris, Éditions Syrios, 1977, p. 411.
47. Mobilisé avocat général au tribunal militaire en 1962, Georges Masson est
président de chambre à Dijon lorsqu’il est délégué temporairement à la Cour de
sûreté de l’État en février  1963. Il y reste jusqu’en 1965, date à laquelle il
devient président de chambre à Rennes (Dossier de carrière de Georges
Masson ; Arch. Nat., CAC Cote : 19890074/149).
48. Décret du 10  avril 1963 relatif au régime indemnitaire applicable aux
magistrats et officier nommés ou affectés à la Cour de sûreté de l’État, non
publié au Journal Officiel (Arch. Nat., BB30 1849).
49. Intervention de François Mitterrand déjà citée.
50. Intervention de Jean Foyer déjà citée.
51. Un document retrouvé dans les archives évoque en effet ces deux
d’hypothèses, sans pour autant trancher quant à la meilleure d’entre elles (Arch.
Nat., BB30 1849).
52. Lettre du premier président de la Cour de sûreté de l’État et du procureur
général au garde des Sceaux, 17 avril 1963 (Arch. Nat., BB30 1849).
53. Alain Bancaud, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce
ou le culte des vertus moyennes, op. cit., p. 260.
54. Alain Bancaud, « Normalisation d’une innovation : le Conseil supérieur de la
magistrature sous la IVe République », Droit et Société, 2006, no 62-63, p. 387.
55. Alain Bancaud, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce
ou le culte des vertus moyennes, op. cit., p. 125.
56. Audience solennelle d’installation de M.  procureur général Dauvergne,
9 juillet 1965, p. 23.
57. Le garde des Sceaux a ainsi suivi l’avis du président de la commission
centrale de l’épuration de la magistrature.
58. Jean Desmonts, substitut général en province devient successivement
premier substitut du tribunal de la Seine –  au moment de sa participation au
Tribunal militaire  – puis substitut du procureur général à Paris à la fin de son
détachement à la Cour de sûreté de l’État.
59. Dossier de carrière de Max Trouiller (Arch. Nat., CAC Cote : 19820583)
60. Alain Bancaud, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce
ou le culte des vertus moyennes, op. cit., p. 150.
61. Ils sont quinze dans ce cas.
62. Nous le verrons plus bas à propos de François Romerio.
63. Alain Bancaud, «  La magistrature et la répression politique de Vichy ou
l’histoire d’un demi-échec », Droit et Société, no 34, 1996, p. 562.
64. Audience solennelle d’installation de M. le président Allaer, 7 juin 1979, p. 9.
65. Antoine Garapon, L’âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire,
Paris, Éditions du Centurion, 1985, p. 12.
66. Entretien avec Henri Leclerc, Paris, le 16 octobre 2013.
67. Antoine Garapon. Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob,
2001, p. 45
68. Sur ce point, voir les travaux d’Olivier Ihl, et en particulier : « Gouverner par
les honneurs.  Distinctions honorifiques et économie politique dans le début de
l’Europe du XIXe siècle », Genèses, 2004, no 55.
69. Alain Bancaud, « La Haute magistrature sous Vichy », art. cité, p. 123.
70. Notice annuelle d’Albert Colombini, année 1970 (Arch. Nat., CAC Cote  :
19890322/31).
71. Jean-Claude Farcy, « Les discours de rentrée aux audiences solennelles. Note
méthodologique », Recherches contemporaines, no 2, 1994, p. 225.
72. Audience solennelle d’installation de M. le Premier président Romerio et des
nouveaux membres de la cour, 27  février 1965, Melun, Imprimerie
administrative, 1965, p. 10.
73. Idem., p. 15.
74. Arch. Nat., Fonds de la Présidence de Gaulle, 5AG 1/2063.
75. Libération, 17 janvier 1977.
76. Audience solennelle d’installation, 26  février 1963, sous la présidence de
M.  André Dechezelles. Discours de M.  André Dechezelles, premier président,
p. 12.
77. Ce point est plus précisément abordé au chapitre suivant.
78. Note du secrétaire général de la Présidence de la République, 7  août 1963
(Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG1/2063).
79. Dossier de carrière de Ferdinand Hertzog (Arch. Nat., CAC Cote  :
19820583/192).
80. Dossier de carrière de Jean Bérenger (Arch. Nat., CAC Cote : 19820583/137).
81. Dossier de carrière de Charles Artiguemil (Arch. Nat., CAC Cote  :
19880407/3).
82. La lettre de démission du procureur général Jacques Jonquères en 1977,
publiée par Libération, rendra visible ce type de pratiques, lui qui subit de
nombreuses pressions du cabinet du ministre de la Justice pour condamner des
nationalistes corses et bretons à des peines qu’il estime « démesurées » avant
d’être, par les multiples sanctions symboliques qui lui sont infligées, contraint de
démissionner (Libération, 17 janvier 1977).
83. Dossier de carrière de Hugues Borel (Arch. Nat., CAC Cote : 19820583/164).
84. Dossier de carrière de Henri Bilger (Arch. Nat., CAC Cote : 19840317/27).
85. Durant sa prise de fonction dans la juridiction, il a successivement été
nommé substitut général à Pau, vice-président du tribunal de la Seine et
Président de Chambre à Montpellier, des postes occupés « virtuellement ».
86. Dossier de carrière de Georges Ducasse (Arch. Nat., CAC Cote  :
19880405/113).
87. Au-delà de cette linéarité apparente –  Pierre Pignerol siège à la Cour de
sûreté pendant dix-sept ans  – ce magistrat du siège multiplie les prises de
fonction. Durant ces années, il est successivement nommé président du tribunal
du Havre en 1969, de Dijon deux ans plus tard, président de la cour d’appel de
Paris en 1979, cumulant ces fonctions avec des délégations à la protection
de l’enfance (1957-1969) et au Tribunal de Metz (1968) (Dossier de carrière de
Pierre Pignerol ; Arch. Nat., CAC Cote : 19880405/35).
88. Les lois de janvier 1963 empêchent un magistrat honoraire d’être nommé à
la Cour de sûreté de l’État.
89. Bernard Connen, issu de la magistrature coloniale, est en effet détaché au
Togo en 1979 pendant cinq ans, où il exerce les fonctions de conseiller juridique
du président de la République. Parallèlement et depuis 1977, il assiste le
commissaire de gouvernement et le juge d’instruction de la Cour de sûreté de
l’État togolaise (Dossier de carrière de Bernard Connen déjà cité).
90. Violaine Roussel, Affaires de juges…, op. cit.
91. Considéré par ses supérieurs hiérarchiques comme un «  juge d’instruction
d’une valeur exceptionnelle  », André Braunschweig est le magistrat qui a fait
lever l’immunité parlementaire de François Mitterrand et l’a inculpé « d’outrage
à magistrat » en 1959 dans le cadre de l’affaire de l’Observatoire. Rare membre
de la Cour de sûreté qui n’est pas passé par les juridictions d’exception pendant
la guerre d’Algérie, il y est juge d’instruction de février  1963 à juin  1964.
Conseiller de Paris, président de chambre à Paris puis conseiller à la Cour de
cassation en 1975, il intègre la Chancellerie au moment de l’arrivée de la
gauche au pouvoir en 1981. Opposant connu à la loi « Sécurité et liberté » et à
la peine de mort, Robert Badinter le conserve comme directeur de cabinet
jusqu’en 1983 (Dossier de carrière d’André Braunschweig, Arch. Nat., CAC Cote :
19880410/69).
92. Dossier de carrière de François Romerio (CAC Cote : 19820583/192).
93. Note de Jacques Patin du 13  février 1968 (Arch. Nat., Fonds Présidence de
Gaulle, 51G1/2063).
94. François Romerio, Le métier de magistrat, op. cit., p. 248.
95. Par exemple, dans leur déclaration finale du 1er mars 1968, les membres du
GONG le remercient pour son «  libéralisme  » et sa «  correction  » vis-à-vis des
accusés (Le procès des Guadeloupéens. Dix-huit patriotes devant la Cour de
sûreté de l’État français, Presses de l’imprimerie Mourral, 1969, p. 447).
96. François Romerio, Le métier de magistrat, op. cit., p. 12
97. Idem., p. 41.
98. Julie Le Quang Sang, La loi et le bourreau : la peine de mort en débat (1870-
1986), Paris, Éditions L’Harmattan, 2003, p. 153.
99. Voir par exemple l’intervention de Maurice Briand, qui dénonce une
«  véritable distorsion entre l’acte et la peine  » (JORF, 2e  séance du 17  juillet
1981).
100. Celle-ci, définitivement adoptée par le Parlement le 20  décembre 1980,
élève le taux de sanction de certaines infractions, aggrave les pénalités pour les
récidivistes, limite les possibilités du recours, pour les magistrats, aux
circonstances atténuantes, réduit celle concernant la libération conditionnelle et
les permissions de sortie, et remplace la procédure de flagrant délit par «  la
saisine directe ».
101. Le Nouvel Observateur, 1er août 2002.
102. Le Monde, 3 juillet 1981.
103. Paul Cassia, Robert Badinter, un juriste en politique, Paris, Fayard, 2009,
p. 191.
104. Le Monde, 3 décembre 1998.
105. Il compte 500 membres en 1985, représente 9,45 % des voix aux élections
professionnelles de juin  1998 avant de voir son influence chuter au gré des
multiples scandales qui touchent sa direction. L’APM ne représente plus que 2 %
aux élections professionnelles de l’année 2001 et s’autodissout en 2008.
106. Le Monde, 30 octobre 1993.
107. Il le restera jusqu’en 1997.
108. Depuis 1999, il présidait l’Association Les amis de Jacques Foccart.
109. Raoul Béteille, De l’injustice, Paris, François-Xavier de Guibert, 2001, 395 p.
110. François Audigier, Histoire du SAC. La part d’ombre du gaullisme, Paris,
Éditions Stock, 2003, p. 488.
111. Raoul Béteille est décédé le 18 avril 2015.
112. Si certaines dispositions sont abrogées le 10 juin 1983, ne le sont pas celles
relatives au droit des victimes, aux délais de prescription, ou à la procédure de
la comparution immédiate.
113. L’expression est empruntée à Mathieu Rigouste qui l’emploie à propos des
criminologues  : Les marchands de peur  : la bande à Bauer et l’idéologie
sécuritaire, Paris, Éditions Libertalia, 2013, 171 p.
CHAPITRE 3

Des comploteurs
aux terroristes
La justice d’exception
et ses cibles

« Au quartier défilaient désormais tous les inculpés de la


Cour de sûreté de l’État […]. Des Bretons de plusieurs
tendances […], les premiers prisonniers politiques
corses dont le Dr  Edmond Simeoni après la prise
d’otage d’Aléria et l’émeute armée de Bastia, les
premiers plastiqueurs des prédécesseurs du FLNC. Des
maoïstes du PCMLF poursuivis pour reconstitution de
ligue dissoute et qui se retrouvaient devant la Cour de
sûreté pour avoir bombé le nom de leur organisation
interdite sur un mur […]. Des membres des comités de
soldats avec tout l’éclectisme militant d’une telle lutte
démocratique […]. Et des espions de l’Est, des Bulgares,
des Tchèques, un Roumain de la Securitate [1]… »
Jean-Marc Rouillan

Les juridictions d’exception qui survivent à leurs


créateurs, à leur population cible et à la crise qui a légitimé
leur emploi contre une partie de la population sont
extrêmement rares en régime démocratique. D’une part
parce que, vouées à disparaître pour signifier la fin du
conflit et le retour à la légalité républicaine, tout autant que
pour sanctionner la victoire définitive des « vainqueurs » sur
les «  vaincus  », leur violence punitive est temporellement
limitée et leur compétence encadrée. D’autre part parce
que, dépendantes de l’exécutif, elles ne peuvent
s’autonomiser du politique et, partant, résister à la
remonopolisation de la violence physique légitime par l’État
et à la restauration de la séparation des pouvoirs,
nécessaires à la légitimation du nouveau régime ou du
gouvernement en place.
Instaurée pour éradiquer un «  ennemi public futur  », la
Cour de sûreté de l’État déroge à cette traditionnelle
circonstancialisation des juridictions politiques. Ni
conjoncturelle, ni marginalisée au sein de l’appareil
judiciaire, ni focalisée sur un type de justiciable précis, et
toujours soumise aux directives du pouvoir central, elle
siège pendant plus de dix-huit ans, sous trois présidences et
treize gouvernements. De  1963 à  1981, ce sont ainsi plus
de 5  000  personnes qui y sont inculpées, au gré des
reconfigurations successives des relations entre les
criminels politiques et l’État, et des mutations des logiques
policiaro-judiciaires mobilisées contre ses ennemis désignés.
Plus précisément, l’histoire de la juridiction gaulliste peut
être scindée en trois grands cycles répressifs  : celui de la
répression de l’OAS, qui constitue un terrain d’observation
privilégié du fonctionnement d’une juridiction d’exception
en contexte post-crise  ; le cycle ouvert en mai  68 et lors
duquel une juridiction en charge de la criminalité politique
juge de manière inédite des membres de la gauche
illégaliste, et enfin la période des années 1970 et du début
des années 1980 dominée par la lutte antiterroriste et, plus
précisément, par la lutte contre les mouvements
autonomistes et indépendantistes. En dehors de ces
constellations de procès se trouvent des affaires isolées,
dont certaines ne vont pas jusqu’au procès, à l’exemple des
indépendantistes basques ou des membres d’Action Directe,
déférés devant la juridiction d’exception, mais qui ne seront
jamais jugés en raison de sa suppression en août  1981.
Enfin, deux séries de procès se déploient tout au long de la
période évoquée, celle des procès pour espionnage au profit
de l’Union Soviétique, et celle des affaires de purges de
contumace impliquant d’anciens collaborateurs ayant fui la
France à la Libération.
Dès lors, et si l’on considère que la longévité d’une
juridiction d’exception varie en fonction de son adéquation
aux visées répressives du pouvoir central, on saisit la
centralité de la Cour de sûreté dans l’évolution de la gestion
étatique des illégalismes politiques et, plus précisément,
dans celle de la répression des oppositions radicales à l’État.
Néanmoins, malgré cette impression de linéarité induite
par la longévité de la juridiction gaulliste et le nombre
impressionnant d’affaires politiques qui y ont été instruites
et jugées, sa chronologie est émaillée par un ensemble de
crises et de ruptures qui témoignent des tensions et des
résistances (judiciaires, politiques, militantes ou
intellectuelles) présidant à l’intégration durable d’un tel
organe juridictionnel dans l’appareil judiciaire français. Par
exemple, on va le voir, si la surcriminalisation des membres
de l’OAS semble aller de soi et suscite peu de protestations,
la répression d’exception appliquée à l’extrême gauche
provoque un ensemble de réactions disparates qui font
partiellement échec à l’inclusion définitive de tous les
militants de la gauche illégaliste dans la population cible de
ce tribunal spécial. Plus encore, si des mobilisations
citoyennes limitent l’extension des pouvoirs de la justice
d’exception en empêchant la généralisation progressive du
profil de ses justiciables, cette dernière est l’objet de luttes
à l’intérieur même de l’appareil d’État dont les membres
s’affrontent quant aux délimitations de ses prérogatives et à
son degré de radicalité répressive. Dans ces conflits centrés
sur l’usage de l’exception en droit, le rôle du ministère de
l’Intérieur se révèle central, lui qui tend à radicaliser la
répression des « ennemis publics » et à vouloir mobiliser la
Cour de sûreté contre toute forme d’opposition, tandis qu’à
l’inverse les gardes des Sceaux successifs procèdent à des
anticipations des effets de la répression qui, le plus souvent,
freinent le processus de criminalisation des activistes et
modulent la sévérité des peines prononcées par ses
magistrats. Surtout, le recours à la justice d’exception se
heurte continuellement aux impératifs de «  réconciliation  »
et d’«  apaisement  » politiques qu’illustrent les amnisties
successives, les décisions d’abandonner des poursuites, de
faire prononcer des verdicts de clémence, ou les
négociations des pouvoirs publics avec les groupes armés et
clandestins.
Aussi, loin de suivre un mouvement linéaire,
l’institutionnalisation de la Cour de sûreté de l’État, retracée
par ses trois grands cycles répressifs, donne à voir son
caractère fragile, précaire et conflictuel. Plus généralement,
son histoire et les procès qui s’y déroulent éclairent les
difficultés de la justice politique à s’émanciper des états
d’exception et à «  survivre  » dans des contextes
sociopolitiques d’ordinaire peu propices à l’emploi de
mesures exceptionnelles. Au-delà de la problématique de la
légitimité d’une telle juridiction en temps de paix,
incessamment remise en cause et déniée tout au long de
ces années par la gauche, cet éloignement des contextes de
guerre pose en effet la question de la mise en œuvre
concrète d’une répression politique qui s’appuie sur
l’exception pour instruire et juger des cas dissemblables,
tant du point de vue des profils des activistes et des
modalités contextualisées de leur passage à l’acte que de
leur possible gravité pénale. Une juridiction d’exception
peut-elle traiter de la même manière les membres d’un
groupe militaro-clandestin inculpés de complot comme ceux
de l’OAS avec des distributeurs de tracts maoïstes ou des
manifestants qui élèvent des barricades ?
Jusqu’alors inédite en France, l’intégration dans l’appareil
juridictionnel d’un tribunal spécifiquement orienté vers la
punition des opposants suppose par conséquent, sous peine
de son inadéquation à la justice des  temps ordinaires et
d’une dérogation trop visible à ce qu’il est possible et
acceptable de faire au nom de la défense de l’État, une
adaptation de son degré de sévérité et de son taux de
punitivité aux illégalismes commis, mais aussi,
progressivement, une redéfinition de ses cibles pénales
pour faire correspondre nature des actes incriminés et type
de justice mobilisé. Ainsi, après l’amnistie de l’OAS, puis
l’échec relatif à punir sévèrement les gauchistes de mai 68
ou de la Gauche prolétarienne, la justice d’exception tend à
se focaliser à partir du milieu des années  1970 sur la
répression des attentats. Ce critère retenu de la violence
contre les biens, les édifices ou les agents de l’État modifie
conséquemment la figure de l’ennemi intérieur soumis à la
justice politique  : ce n’est plus tant le «  manifestant
comploteur  » membre d’une organisation subversive
voulant renverser le régime qui est au cœur du dispositif
répressif d’exception que l’activiste clandestin surarmé ou
poseur de bombes artisanales et engagé dans une
entreprise de destruction de l’État. Dans ce cadre, la justice
d’exception devient le dispositif clé de la lutte antiterroriste
naissante et, plus généralement, de l’arsenal répressif et
sécuritaire français.

Une justice d’exception
traditionnelle : la répression
de l’OAS
Créée pour juger dans un premier temps les membres de
l’OAS, la Cour de sûreté de l’État ne se distingue pas,
jusqu’à leurs amnisties (juillet  1964 et 1968), des
juridictions d’exception classiques que connaît la France
depuis au moins la Révolution française, puisque son mode
de fonctionnement est caractérisé par l’urgence judiciaire et
la primauté accordée à la répression d’une cible désignée
par l’exécutif, tandis que ses jugements sont rendus par des
magistrats choisis pour leur docilité et leur fidélité au chef
de l’État. Si certaines affaires marquent l’histoire de la
juridiction naissante, comme celle du chef de l’OAS Antoine
Argoud, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le
30  décembre 1963 [2], ce sont 2  265  personnes qui sont
jugées durant ces années, pour la plupart membres ou
sympathisants de l’organisation. Seuls quelques cas
d’espionnage et, plus rares encore, d’anciens collaborateurs
ayant fui la France à la Libération pour échapper à leur
jugement, viennent s’intercaler entre les procès des
partisans du maintien de la présence française en Algérie.
Pour se rendre compte de l’intensité de l’activité judiciaire
pendant cette première période, il suffit de rappeler
qu’ensuite, de  1968 à  1981, 2  523  accusés comparaissent
devant la Cour de sûreté de l’État [3]. Autrement dit, en cinq
ans, de 1963 à 1968, la juridiction d’exception traite autant
d’affaires que durant les treize années suivantes.
Au-delà de cette capacité à traiter urgemment une
multitude d’affaires politiques complexes, la force de la
nouvelle juridiction s’apprécie également à la diversification
de ses incriminations et de ses peines, allant de la simple
amende aux condamnations à mort, en passant par la
dégradation militaire. Néanmoins, le recours à ce dispositif
d’exception permanent s’inscrit dans deux logiques politico-
pénales antagonistes, celle de la criminalisation des
partisans radicaux de l’Algérie française et celle de leur
amnistie, deux processus dont la simultanéité travaille à la
fois son degré de punitivité et son niveau d’activité, ce
dernier chutant radicalement, en même temps que le
nombre d’affaires à juger, dès la première loi amnistiante de
juillet 1964. Dès lors, si cette première période donne à voir
le fonctionnement traditionnel d’un tribunal politique en
contexte post-crise, elle permet aussi d’observer sa difficile
adaptation aux exigences de la pacification de la vie
politique et de saisir les contraintes liées à sa conversion en
une justice d’exception capable de perdurer une fois sa
mission achevée et en dehors de la configuration de procès
qui lui a permis d’exister.

INSTRUIRE ET JUGER VITE POUR AMNISTIER

Les magistrats délégués, détachés ou nommés à la Cour


de sûreté de l’État pour réprimer les membres de l’OAS
sont, dès février  1963, soumis à une urgence judiciaire
typique du fonctionnement des juridictions d’exception mais
accentuée par le nombre d’affaires en instance d’instruction
et de jugement, principalement héritées du Tribunal militaire
et auxquelles s’ajoutent de nouveaux cas d’atteinte à la
sûreté de l’État. De ce fait, ils subissent une pression
constante et quotidienne de la part de leurs chefs de cour et
de l’exécutif lui-même pour traiter le plus rapidement
possible toutes les affaires en lien avec l’OAS, comme en
témoignent les échanges épistolaires entre Charles de
Gaulle, Georges Pompidou, le garde des Sceaux et le
premier président de la juridiction. Par exemple, dans une
lettre à son Premier ministre en date du 20  mai 1963, le
chef de l’État écrit son mécontentement quant à la lenteur
des procédures –  «  la Cour de sûreté de l’État ne juge pas
les affaires de son ressort à un rythme satisfaisant […] elle
n’expédie qu’à une cadence beaucoup trop lente les
dossiers dont l’information lui incombe  »  – et lui demande
au nom de «  l’intérêt général  » de prendre toutes les
mesures nécessaires pour que les prévenus d’infractions
antérieures au 1er  juillet 1962 soient jugés avant le
1er  octobre 1963 [4]. Cinq jours plus tard, Georges Pompidou
écrit au garde des Sceaux, Jean Foyer, pour lui rappeler que
tout retard dans le jugement des membres de l’OAS
«  compromettrait la mise en application de mesures
d’apaisement » jugées nécessaires sur les plans juridique et
politique [5]. Si l’urgence est partie intégrante du
fonctionnement des juridictions d’exception provisoires, la
spécificité du tribunal gaulliste est de faire de cette
injonction à juger vite un impératif soumis, non pas tant à la
punition des membres de l’OAS, qu’à la politique de
«  pardon  » amorcée pour certains de ses militants ou
sympathisants.
Pour répondre à ce qui s’apparente à une véritable
politique du chiffre –  ce sont 970 inculpés qui doivent être
jugés d’ici le premier octobre  1963, c’est-à-dire en quatre
mois [6] – plusieurs mesures sont prises, soit par le ministre
de la Justice, soit par les magistrats eux-mêmes dont le
zèle, on l’a vu, doit être rapporté aux bénéfices reçus. La
suppression des vacances judiciaires est l’une d’entre elles,
tout comme l’étroite coopération entre le premier président,
ses collaborateurs et les juges d’instruction [7], remettant en
cause l’indépendance et l’autonomie de ces derniers déjà
mises à mal par la domination de l’exécutif sur l’ensemble
du processus de pénalisation. Durant toute l’année 1963,
les différentes chambres de jugement (une permanente,
deux temporaires) fonctionnent à «  plein rendement  », et
ses magistrats, la plupart venus de province, dorment à
l’hôtel et passent l’essentiel de leur temps enfermés avec
les militaires dans la caserne du fort de l’Est [8]. Cette
suractivité des juges, attestée par les très nombreux
rapports chiffrés qu’ils transfèrent à la Chancellerie, se
révèle dès lors payante puisque du 26  février 1963 au
30  octobre de la même année, date butoir fixée par
l’exécutif, les magistrats ont pu traiter la totalité des faits
antérieurs au 1er  juillet 1962  : ils ont jugé 289 affaires et
prononcé 1  068 condamnations, dont dix condamnations à
mort [9]. Et si les juges ont parfaitement rempli leur mission
–  le garde des Sceaux félicite leur «  dévouement [10]  »,
tandis que le président de la République veut leur témoigner
son « estime [11] » – c’est à la fois parce qu’ils ont respecté
les délais qui leur étaient imposés, mais aussi parce qu’ils
ont correspondu au rôle du magistrat de  l’exception,
travaillant dans l’urgence avec des militaires de carrière et
réprimant les opposants sous la pression et selon les
directives des autorités.
Parallèlement à ces cas judiciaires, les juges doivent
aussi juger rapidement plus de 300 membres de l’OAS qui,
par la nature des crimes commis ou leurs responsabilités
dans l’organisation armée, sont exclus de la première loi
d’amnistie [12] ou ne peuvent, par la complexité de leur
dossier, être jugés dans le temps imparti. Certains avocats
généraux et juges d’instruction sont dès lors spécifiquement
affectés aux affaires à traiter « en priorité » comme cela est
le cas de Gilbert Marquant, issu de la magistrature coloniale,
qui est en charge de l’instruction de l’affaire Besse. Du nom
de Lucien Besse, plombier et assassin présumé de l’OAS,
l’affaire est considérée comme l’une des plus « graves » et
des plus urgentes à régler : une jeune employée de la caisse
des assurances d’Oran, après avoir été enlevée et torturée,
est assassinée le 28  mars 1962, soupçonnée par un
commando de l’Organisation armée secrète d’avoir dénoncé
certains de ses membres aux autorités [13]. Rapidement
inculpé, Lucien Besse est condamné quelques mois plus
tard, en juin 1964, à quinze ans de réclusion criminelle. Il en
est de même du juge Charles Petit, chargé d’instruire
l’affaire «  OAS-Mostaganem  », qui implique soixante-cinq
personnes, dont la plupart sont des policiers ou des
militaires inculpés de divers crimes et délits politiques (le
complot contre l’autorité de l’État, l’attentat dans le but de
porter le massacre ou la dévastation, la participation à
bande armée,  etc.) pour quatre-vingt faits criminels, et en
particulier pour de nombreux assassinats dont celui du
préfet de Mostaganem. Jugés le vingt-cinq  novembre 1963,
quatre accusés sont acquittés quand tous les autres sont
reconnus coupables d’atteinte à la sûreté de l’État : certains
sont condamnés à des peines d’emprisonnement avec ou
sans sursis, d’autres à la réclusion ou la détention
criminelle, et deux d’entre eux, Michel Montes et Marc
Payras, ancien capitaine des Sections Administratives
Spécialisées (SAS [14]), sont condamnés à mort par défaut.
Charles Petit instruit également l’affaire dite «  Manoury  »
relative à l’attentat manqué du 9 septembre 1961 contre le
président de la République – « l’attentat du Pont-de-Seine »
dans l’Aube  – et au terme de laquelle trois membres de
l’OAS, Jean-Marc Rouvière, Armand Belvisi et Henri Manoury,
sont respectivement condamnés le 12 août 1963 à huit ans,
douze ans, et quinze ans de réclusion criminelle [15].
Ces quelques exemples parmi une multitude d’autres,
qui sont des procès collectifs engagés contre des civils, des
policiers ou des militaires membres ou proches de l’OAS,
illustrent le type d’affaires qu’instruisent et jugent les
magistrats de la Cour de sûreté de l’État lors de sa première
séquence judiciaire, à savoir des cas de passages à l’acte
ultra-violents qui mêlent engagement oppositionnel radical,
activisme (para)militaire et violences aux personnes ou aux
biens. Mais ces affaires témoignent également de la
potentialité répressive de la justice d’exception post-guerre
d’Algérie, permise par l’efficacité de ses juges experts, la
diversification de ses peines et un large système
d’incrimination.

SYSTÈME D’INCRIMINATION ET TAUX DE PÉNALITÉ

Les comptes rendus d’audiences de la nouvelle


juridiction jusqu’en juillet  1964, période lors de laquelle
presque tous les membres de l’OAS sont jugés [16],
témoignent de la capacité des magistrats à mobiliser trois
types d’inculpations : celles relatives à la sûreté de l’État (le
complot contre l’autorité de l’État, mobilisé dans plus de
90  % des cas), celles liées à la discipline des armées (la
désertion principalement), et enfin les infractions de droit
commun. Ce jeu sur la qualification des crimes et des délits,
rendu possible par la nature hybride de la Cour de sûreté et
par l’activisme même des membres de l’OAS qui se
caractérise à la fois par des attentats, des assassinats, des
vols, des détentions d’armes,  etc., témoigne de la force
punitive de la justice d’exception. Combinés à la large
palette des peines possibles (les peines de réclusion ou de
détention criminelles, l’emprisonnement, les amendes, les
interdictions professionnelles, la destitution de la Légion
d’honneur, des médailles ou du grade militaire, le sursis
avec mise à l’épreuve, l’interdiction du territoire), les
verdicts de la juridiction gaulliste donnent dès lors à voir
l’application concrète de la vision englobante de la
criminalité politique construite par l’exécutif, et de sa
prétention à créer une juridiction capable de tout punir [17].
Et, peut-être, surtout, capable de punir selon ses directives.
Car les jugements rendus reflètent les visées très précises
du chef de l’État en ce qui concerne les modalités de la lutte
judiciaire contre les partisans radicaux de l’Algérie
française  : l’indulgence envers celles et ceux qui n’ont pas
commis de crime de sang ou qui n’ont pas exercé de
responsabilités dans le mouvement, et, à l’inverse, une plus
grande sévérité en ce qui concerne les « assassins » et les
chefs de la « subversion ».
En effet, l’issue des procès de l’OAS témoigne en premier
lieu d’une clémence des magistrats face aux mineurs
impliqués dans les affaires d’atteinte à la sûreté de l’État : si
leur cas va jusqu’au procès, ils ne sont jamais condamnés à
des peines de prison, écopent le plus souvent de peines
d’emprisonnement avec sursis, parfois assorties d’une mise
à l’épreuve de trois à cinq ans, ou sont acquittés. Ces
verdicts, a priori contraires à la volonté initiale de l’exécutif
de criminaliser les jeunes militants radicalisés,
correspondent cependant à la volonté du président de la
République de les juger avec clémence. Celui qui prévoyait
déjà en 1962 d’amnistier tous les mineurs impliqués dans
des affaires liées à la guerre d’Algérie gracie rapidement
(avant mai  1964) tous les condamnés de moins de 25  ans
qui ne se sont pas rendus coupables de «  crimes
inexcusables  », les faisant ainsi, quelle que soit leur peine,
libérer [18]. La même remarque s’applique à des individus
« plus âgés » n’ayant occupé que des « rôles subalternes »
dans la « rébellion », portant à 295 le nombre de personnes
bénéficiant de la grâce présidentielle avant toute
amnistie [19].
Les femmes sont aussi largement épargnées par la
répression, d’une part en raison de la traditionnelle division
du travail militant au sein des organisations radicales qui
leur confère le plus souvent des tâches subalternes ou
considérées comme féminines, phénomène accentué dans
le cas d’un mouvement paramilitaire, masculiniste et aux
modalités d’actions violentes et brutales, mais aussi au
regard d’une plus grande indulgence des juges face à celles
qu’ils perçoivent avant tout comme des «  mères  », des
«  veuves  » ou des «  épouses  ». Inculpées de complot,
de  complicité de délivrance de fausse carte d’identité, de
complicité de vol, de recel,  etc., elles sont d’ailleurs
fréquemment poursuivies en même temps que l’un des
membres de leur famille, et en particulier de leur mari.
Pourtant nombreuses dans ces affaires d’atteinte à la sûreté
de l’État – elles sont 138 à être poursuivies par la juridiction
d’exception [20] pour une activité en lien avec l’activisme
pro-Algérie française  – les femmes sont donc, à l’issue de
leur procès, très majoritairement condamnées à des peines
de prison avec sursis et acquittées, et, si elles sont
reconnues coupables de crimes ou de délits,
automatiquement graciées [21].
Cette sévérité modulée en fonction de l’âge et du sexe
des inculpés, typique du fonctionnement des juridictions
pénales ordinaires et reflet des verdicts ultérieurement
rendus par la Cour de sûreté, illustre plus généralement un
faible degré de punitivité de la justice d’exception contre
l’OAS, à tout le moins comparé aux précédents cycles
répressifs qui ont touché l’extrême droite en France comme
à la Libération, ou, pour rester dans la même configuration
judicaire, contre les membres du FLN. En effet, jusqu’en
juillet  1964, les juges de la Cour de sûreté de l’État
privilégient les peines privatives de liberté les moins
sévères  : tandis qu’ils acquittent 197 inculpés, les
magistrats prononcent 1  392  condamnations qui se
répartissent en deux catégories, les peines de réclusion et
de détention criminelles, minoritaires dans les jugements
rendus, et celles d’emprisonnement, les plus prononcées et
dont la moitié est assortie de sursis. Seuls ceux qui sont
reconnus coupables de meurtre(s) ou d’assassinat(s), les
chefs de l’organisation armée, ou ceux qui ont pris part aux
attentats contre le Président, sont condamnés à la réclusion
criminelle à perpétuité, ou à la peine de mort s’ils sont jugés
par défaut : sur les dix-sept peines de mort prononcées par
les magistrats dans cette période, treize l’ont été par
contumace, c’est-à-dire lorsque l’accusé est en fuite et n’est
pas présent à son procès.
Rapportés au bilan total de la répression de l’OAS par
tous les tribunaux concernés en juillet 1964, date à laquelle
elle est quasiment achevée –  sur 4  113  personnes jugées,
neuf ont été définitivement condamnées à mort et quatre
exécutées [22], 3  460 l’ont été à des peines privatives de
libertés dont la moitié assortie de sursis, 644 ont été
acquittées [23] – les verdicts de la Cour de sûreté ne font pas
apparaître de spécificité de la juridiction gaulliste dans la
lutte contre l’activisme pro-Algérie française. À ceci près
que ces verdicts, s’ils reflètent le taux global de répression
contre l’Organisation armée secrète, sont rendus dans un
contexte d’amnistie imminente ou programmée. Ce
processus d’amnistie perturbe le schéma répressif propre
aux juridictions d’exception et bouleverse non pas tant
l’économie des peines que leur exécution. Si les membres
de l’OAS sont bien les derniers activistes violents à être
condamnés à mort pour des crimes d’atteinte à la sûreté de
l’État en France, aucune des condamnations à mort
prononcées par les magistrats de la Cour de sûreté n’est
appliquée, faisant de Bastien-Thiry le dernier « politique » à
être exécuté, et de la Cour militaire de justice la dernière
juridiction d’exception à voir l’un de ses justiciables fusillé.
Dans une moindre mesure, les membres de l’OAS sont les
derniers criminels politiques, c’est-à-dire ceux jugés comme
tels, à avoir été condamnés à des peines de réclusion
criminelle à perpétuité. Mais en novembre  1967 après la
première amnistie de juillet  1964, seuls cinquante et un
membres de l’OAS sont des « condamnés définitifs détenus
pour fait de subversion  »  : sept de ses chefs (Raoul Salan,
Edmond Jouhaud, Antoine Argoud, André Canal, Jean-Marie
Curutchet, Philippe Castille, Jean Bichon), seize de ses
membres impliqués dans les attentats contre le président
de la République (ceux de Pont de Seine, du Petit-Clamart
ou du mont Faron), et vingt-huit condamnés reconnus
coupables de crimes de sang [24]. Ils sont tous amnistiés en
juin 1968 et libérés, clôturant ainsi la première séquence de
l’histoire de la Cour de sûreté.

APRÈS L’OAS :
UNE JURIDICTION QUI « TOMBE DANS L’OUBLI » ?

Après cette période d’intense répression de l’OAS, le chef


de l’État déclare au garde des Sceaux : « La Cour de sûreté
a bien fait son travail. Mais il faut maintenir la pression. On
ne sait jamais ce qui peut arriver. Le terrorisme, la
subversion, l’espionnage peuvent à tout moment surgir d’on
ne sait où [25]  !  » Certes, à vocation permanente et ayant
démontré sa capacité à être le bras judiciaire du Président,
ce dernier n’envisage pas de la supprimer. Mais, dès la fin
de l’année 1964, le nombre de cas à instruire et à juger
baisse de manière radicale (sept nouvelles affaires en 1965,
douze l’année suivante, douze encore en 1967) et son
activité se ralentit au point que le garde des Sceaux
rationalise son mode de fonctionnement en supprimant les
deux chambres temporaires de jugement et en réduisant le
nombre de magistrats, et celui des avocats généraux
notamment [26]. Cette quasi-absence d’affaires entraîne
aussi une crise de recrutement du personnel judiciaire  :
aucun juge approché par ce dernier n’accepte les postes de
premier président et de procureur général qui doivent être,
à cette date, renouvelés [27]. Si bien que la plupart des
observateurs de la vie judiciaire, qu’ils soient défenseurs ou
adversaires de la juridiction gaulliste, prédisent qu’elle va
« tomber dans l’oubli [28] » et, à terme, être supprimée.
D’autant plus que les principales affaires instruites et
jugées par les magistrats dans cette période sont plutôt
confidentielles ou dans leur grande majorité, peu
publicisées. Il s’agit de cas d’espionnage et d’intelligence
avec l’ennemi qui touchent des ressortissants des pays de
l’Est (Tchécoslovaquie, Pologne, Yougoslavie, Allemagne de
l’Est), accusés d’avoir fourni des renseignements à l’URSS.
Citons les cas de ce directeur de compagnie aérienne à
Paris qui organisait avec la Russie des voyages d’agents
soviétiques  ; du gardien du musée Rodin qui les informait
sur la situation des milieux russes, estoniens et lettons dans
la capitale  ; ou encore de la femme d’un sous-officier
français, d’origine ouest-allemande, et qui était de son
propre aveu un agent des services de renseignement
soviétiques [29]. Plus lourdement condamnés que les
nationaux [30], ces «  agents de l’étranger  » bénéficient
généralement de remise de peine avant d’être, s’ils peuvent
l’être, expulsés. L’affrontement bipolaire de guerre froide
favorise ainsi une focalisation de l’appareil répressif
d’exception, non pas sur le «  traître à la Patrie  » comme
l’avaient été les partisans de l’indépendance algérienne ou
les membres de l’OAS, mais sur « l’espion soviétique » venu
de l’extérieur se faire le complice d’une puissance étrangère
ennemie.
Certains « traîtres » français sont pourtant bien jugés par
la Cour de sûreté dans cette période, tels d’anciens
collaborateurs jugés à la Libération et condamnés à mort
par contumace [31]. L’un des cas les plus publicisés est celui
de Jacques Vasseur, agent de la Gestapo responsable de
centaines de déportations dans le département de Maine-et-
Loire et qui, ayant fui en Allemagne après le débarquement
de Normandie, est condamné à mort par contumace le
11  septembre 1945. Revenu clandestinement en France et
caché dans un grenier près de Lille pendant dix-sept ans, il
est arrêté en novembre  1962 et déféré devant la Cour de
sûreté de l’État. Au terme de son procès, lors duquel près de
deux cents  personnes viennent témoigner, il est reconnu
coupable de plusieurs centaines de déportations,
d’arrestations et d’assassinats, et à nouveau condamné à
mort le 18  octobre 1965. Après sa grâce par le général de
Gaulle l’année suivante, et deux commutations de peine, il
est libéré en 1984. Jusqu’en 1977, la Cour de sûreté de
l’État jugera une vingtaine de cas semblables, mais elle
examinera 120 dossiers relatifs à la collaboration pendant la
Seconde Guerre mondiale. Quant aux «  espions  » français
condamnés durant cette période, le plus connu est
certainement Georges Pâques, ancien élève de l’ENS, chef
adjoint du service de presse de l’OTAN, et qui a fourni
pendant de nombreuses années aux autorités soviétiques
une «  masse de documents  » militaires d’une «  utilité
incomparable » selon l’expression du ministère des Affaires
étrangères. Sa condamnation le 7 juillet 1964 à la réclusion
criminelle à perpétuité pour trahison [32] entraînant une
mobilisation menée notamment par d’anciens normaliens
au fort capital symbolique –  en 1966, une pétition
demandant sa grâce est signée entre autres par Louis
Althusser, Aimé Césaire, Jacques Derrida, Henri Mandouze
ou Maurice Merleau-Ponty – sa peine est commuée en vingt
ans de prison par le général de Gaulle avant qu’il soit gracié
et libéré en 1970 par Georges Pompidou, son ancien
camarade de l’ENS.
Cependant, si certains procès, par la gravité des faits qui
sont reprochés aux accusés, font vivre médiatiquement la
Cour de sûreté, son émancipation de l’état d’exception reste
précaire. Toujours installée «  à titre provisoire  » au fort de
l’Est à Saint-Denis et n’ayant à juger que des cas
d’intelligence avec l’ennemi, d’espionnage ou de trahison
pour lesquels sa chambre de jugement est majoritairement
composée de hauts gradés de l’armée, la juridiction prend la
forme d’un tribunal militaire classique et, plus précisément
encore, d’un tribunal permanent des forces armées. Ainsi,
en février  1968, la juridiction politique est quasiment en
état de « mort fonctionnelle » : les affaires d’espionnage ne
suffisent pas à assurer une activité continue de la cour, le
nouveau couple président/procureur général mis en place
en 1965 ne satisfait pas l’exécutif, en particulier le nouveau
garde des Sceaux Louis Joxe, et, incidemment, les
mécanismes de rétribution des magistrats se dérègle
totalement : en 1968, aucun d’entre eux n’est inscrit sur la
liste d’aptitude ou au tableau d’avancement et, de manière
générale, les promotions qu’ils souhaitent leur sont toutes
refusées [33]. Tout le système qui fonde une juridiction
d’exception, à savoir une multitude d’affaires à traiter dans
l’urgence, un échange don/contredon entre les juges
politiques et le pouvoir central, et une répression rapide et
sévère, s’effondre.
 
En ce sens, et parce qu’elle pose la problématique
inédite du maintien d’un tel organe juridictionnel dans
l’appareil répressif, l’institutionnalisation de la juridiction
gaulliste se heurte au processus de normalisation de la
conjoncture et à la disparition de sa population cible. Mais
son efficacité répressive, induite par sa filiation avec les
précédents tribunaux spéciaux, la suractivité de ses juges et
ses larges systèmes d’incrimination et de peine, conforte les
pouvoirs publics dans leur volonté de lui attribuer un
caractère permanent. Surtout, cette période de crise, qui
correspond d’ordinaire au moment de suppression des
juridictions temporaires ou transitionnelles, est de courte
durée. La large compétence attribuée à la cour pour lui
permettre de criminaliser une multitude de gestes militants
fait d’elle, dès mai 68, un acteur central de la répression du
militantisme oppositionnel.

La répression de l’extrême
gauche et les usages policiers
de la justice d’exception
L’année 1968 est un moment de rupture dans le
fonctionnement de l’institution d’exception, à la fois parce
que c’est à cette date qu’intervient l’amnistie totale de
l’OAS et parce que la crise politique de mai contribue à
modifier de manière durable la nature des crimes politiques
gérés par la cour et les profils des militants inculpés [34]. La
juridiction, instituée pour poursuivre la répression de
l’extrême droite et éradiquer le militantisme pro «  Algérie
française  », s’attache désormais à la criminalisation de la
gauche radicale et va en faire l’une de ses principales cibles
pénales jusqu’à sa suppression en août  1981. Si ce
changement est important, c’est qu’il consacre
définitivement la permanence d’une justice politique et sa
possible adaptation, tout autant aux variations des
exigences répressives de l’exécutif qu’aux types
d’activismes oppositionnels  : de celui d’extrême droite à
celui d’extrême gauche, des attentats meurtriers aux
attroupements, aux appels à la violence, et aux distributions
de tracts.
Pour autant, mai  68 entame une période d’instabilité et
d’incertitude fonctionnelles lors de laquelle apparaissent
des conflits de mise en sens et d’usages de l’exception. Si la
répression de l’OAS avait répondu à des directives politico-
pénales claires du chef de l’État, les luttes ou les
négociations intergouvernementales sur la portée
répressive de la Cour de sûreté dès la fin des années 1960
viennent révéler l’absence de consensus au sein de
l’exécutif sur les possibilités de recourir à la justice
politique. Le fait même de déférer des militants devant la
juridiction gaulliste fait débat, et entraîne de nombreuses
mobilisations de résistance qui se renforcent au gré des
procédures, de l’élargissement progressif du groupe de ses
justiciables, et de l’émergence du thème de l’État de droit.
Et quand bien même sous la pression du ministère de
l’Intérieur des gauchistes comme ceux de la Gauche
prolétarienne sont mis en accusation devant elle à partir de
mai  1970, le nombre de procès réellement engagés et les
peines prononcées révèlent la difficile adaptation de la
justice politique aux temps plus ordinaires de la vie
judiciaire et, surtout, la nécessité pour ses juges d’adapter
son taux de punitivité à la gravité pénale de l’activisme
visé. Cependant, cette remise en cause du rôle traditionnel
d’un tribunal spécialisé dans la répression des ennemis
intérieurs n’empêche pas les usages négociés ou détournés
de l’exception, et en particulier les usages policiers d’une
juridiction d’exception.

LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968

En raison de l’activisme déployé en mai  68, qui se


caractérise principalement par des manifestations et des
affrontements de rue, la Cour de sûreté de l’État n’intervient
pas dans la première vague de répression, le gouvernement
privilégiant l’emploi des forces de l’ordre et les techniques
répressives en découlant  telles les violences policières, les
arrestations collectives et les gardes à vue, typiques de la
gestion étatique des manifestations de l’extrême gauche en
France [35]. De la même manière, les manifestants sont
d’abord jugés par les tribunaux correctionnels
pour violences, outrage à agents et rébellion, avant qu’une
amnistie ne soit accordée aux étudiants le 23  mai 1968 en
signe d’apaisement. Ce n’est qu’après la dissolution des
organisations gauchistes le 12  juin 1968 que la juridiction
d’exception est mobilisée par l’exécutif pour instruire les
affaires de reconstitution de ligues ou de groupements
dissous, qui impliquent les membres des Jeunesses
communistes révolutionnaires (JCR), du Parti communiste
marxiste-léniniste de France (PCMLF), du Mouvement du
22 mars ou du Parti communiste internationaliste (PCI [36]).
Or, si le décret présidentiel de dissolution est pris dans
une phase de radicalité des affrontements entre
manifestants et forces de l’ordre qu’illustrent les trois morts
des 10 et 11  juin, il intervient surtout suite aux pressions
que le garde des Sceaux et le chef de l’État subissent pour
mobiliser la Cour de sûreté contre les «  meneurs  » et les
manifestants. En effet, quelques jours seulement après
l’amnistie de mai, et tandis que le ministère de la Justice
envisage d’ouvrir une information judiciaire pour
provocation à l’attroupement devant la justice de droit
commun, la DST rédige une note sur « le réseau de fait créé
autour de [Alain] Krivine », et se prononce pour l’emploi de
«  mesures immédiates  », et en particulier pour l’ouverture
d’une information pour complot devant la Cour de sûreté de
l’État, légitimée selon la DST par les liaisons entretenues
par ce réseau «  avec l’étranger  », la constitution de dépôt
d’armes ou encore «  le perfectionnement constant des
groupes d’action et de commandos [37]  ». De son côté, le
ministre de l’Intérieur multiplie les demandes auprès des
services de la Chancellerie et de la Présidence de la
République pour que soit ouverte une information sur la
base de l’article  97 du Code Pénal, qui punit de peines
criminelles la formation d’un mouvement insurrectionnel, à
savoir l’organisation d’un rassemblement «  d’insurgés  »,
l’envahissement d’établissements publics ou l’élévation de
barricades [38].
Ces prises de position trouvent un écho favorable auprès
du secrétaire général de la Présidence, le magistrat Jacques
Patin, qui multiplie début juin les notes au général de Gaulle
pour soutenir ces deux propositions, notamment en raison
des «  moyens  importants  » dont dispose la Cour de sûreté
(la garde à vue de dix jours ou les perquisitions de nuit), et
du «  manque de conviction  » des magistrats de droit
commun. On retrouve ici les deux arguments types des
défenseurs de la justice d’exception que sont l’efficacité des
dispositifs policiers possiblement déployés et la nécessité de
pallier la faiblesse de la justice ordinaire par le recours à des
magistrats choisis ou spécialisés. Si le président semble
silencieux sur ces questions, il répond néanmoins à la
demande du ministre de l’Intérieur de dissoudre les
organisations d’extrême gauche le 13  juin 1968, jour où la
Chancellerie s’oppose à l’utilisation des incriminations de
complot ou de formation d’un mouvement insurrectionnel, à
la fois au regard du peu d’éléments dont dispose le
ministère de l’Intérieur, et par refus de criminaliser les
«  éléments subalternes  » du mouvement ouvrier et
étudiant [39]. Au-delà des luttes pour la définition de la
«  bonne juridiction  » à mobiliser contre les gauchistes, les
conflits d’usages de l’exception en droit reposent ainsi sur
des perceptions différenciées de la gravité des actes
commis par les activistes et sur des stratégies d’anticipation
opposées des effets de la justice politique, qu’il s’agisse des
conséquences de la généralisation de ses cibles, du degré
de sévérité de sa réponse pénale ou de l’indifférenciation de
ses sanctions selon les crimes et les délits punis.
La dissolution des organisations gauchistes, et, partant,
les poursuites pour reconstitution de ligues dissoutes dont
est compétente la Cour de sûreté, n’en sont pas moins un
outil efficace pour davantage judiciariser et politiser la
répression du gauchisme. De nombreux membres des
organisations dissoutes sont dès le lendemain recherchés,
arrêtés, leur appartement perquisitionné, parfois
simplement parce qu’ils «  seraient susceptibles de
participer à l’entreprise d’atteinte à la sûreté de l’État [40] ».
La dissolution permet ainsi de criminaliser tous les militants
déjà repérés par les services de renseignement ou policiers,
et jusqu’alors pénalement préservés. Les dirigeants de ces
organisations, et ceux de la LCR en particulier, comme Alain
Krivine [41] et Pierre Rousset, sont particulièrement
visés [42]  : arrêtés en juillet, ils restent incarcérés plus d’un
mois à la Santé avant d’être remis en liberté. Mais, si la
dissolution permet l’arrestation des «  chefs  » des
organisations gauchistes en province et à Paris, ce sont des
milliers de personnes qui sont interpellées par les forces de
l’ordre dans le cadre de l’exécution du décret et des
commissions rogatoires lancées par les magistrats de la
Cour de sûreté. Par exemple, lorsqu’une militante du
Mouvement du 22  mars est interrogée par la police le
27  juin 1968 et indique que d’autres membres étudieraient
avec elles aux Beaux-Arts de Paris, ce sont cent trois
personnes qui sont interpellées dans l’enceinte de l’école le
jour suivant [43]. Les multiples interpellations,
interrogatoires, perquisitions et saisies dans les locaux des
organisations dissoutes ou aux domiciles de leurs membres
et sympathisants, permettent alors l’accumulation de
renseignements sur les militants du sous-champ politique
radical, dès lors comptés, fichés et répertoriés. Ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si la dissolution des organisations
gauchistes intervient moins d’une semaine après la décision
du bureau de Liaison entre les polices, dirigé par Raymond
Marcelin [44], d’établir un répertoire des militants
permanents des mouvements d’extrême gauche. Car, à la
différence du PCF, principale cible policière et pénale
jusqu’à la guerre d’Algérie, et dont les membres et le type
d’activisme étaient bien connus des services en charge de
la surveillance et de la sécurité du territoire, ces « nouveaux
entrants » sur le marché de la radicalité politique perturbent
les cadres cognitifs de l’action répressive. Le recours à la
justice d’exception permet ainsi de pallier l’absence de
connaissances policières sur les militants gauchistes et
favorise une adaptation des acteurs de la sécurité et du
renseignement à la «  décommunisation  » de la figure de
l’ennemi intérieur.
Le ministre de l’Intérieur multiplie également les mesures
d’exception au nom des circonstances exceptionnelles et de
l’intérêt supérieur de la République, alors considéré comme
«  loi suprême [45]  », puisqu’à la dissolution des groupes
gauchistes s’ajoute l’interdiction de toutes les
manifestations de rue, l’évacuation des bâtiments publics
occupés et surtout l’expulsion des étrangers ne respectant
pas la neutralité politique [46]. Pour pouvoir allier maintien
de l’ordre et recours à la justice d’exception, il fait aussi
largement application d’un article du Code de procédure
pénale dérogatoire au droit commun en ce qu’il permet à
l’autorité administrative d’effectuer des opérations
judiciaires  : l’article  30 qui, en cas d’urgence, autorise les
préfets à procéder personnellement à tous les actes
nécessaires pour constater les crimes et délits d’atteinte à
la sûreté de l’État, sous réserve de transmettre l’affaire
dans les plus brefs délais à la Cour de sûreté [47].
S’il n’y a donc pas recours à l’état d’exception lors des
événements de mai-juin  68 –  le général de Gaulle ne
mobilise ni l’article  16 de la Constitution ni la procédure
d’état d’urgence  – la gestion étatique de cette crise
politique se traduit principalement par l’accumulation d’une
série de mesures policières exceptionnelles visant, comme
lors de chaque cycle répressif impliquant l’extrême gauche,
les militants oppositionnels radicaux et les non-nationaux.
Cette prédominance des usages policiers de l’exception
dans cette séquence répressive est confirmée par les suites
judiciaires données au décret présidentiel de dissolution. En
effet, rares sont les militants incarcérés sur décision des
juges de la Cour de sûreté de l’État, et, plus rares encore
sont les affaires de reconstitution de ligue dissoute qui vont
jusqu’au procès. Plus précisément, en dépit des douze
procédures engagées sous ce chef d’inculpation [48] et
tandis que se multiplient ceux devant les tribunaux
correctionnels [49], aucun procès pour reconstitution de ligue
dissoute ne se déroule devant la juridiction gaulliste et, fin
août 1968, il ne reste plus aucun militant emprisonné. Cette
absence de répression proprement pénale des événements
de mai-juin  1968 résulte d’une réticence de l’exécutif à
mobiliser l’appareil judiciaire à partir de l’été 1968, et de sa
crainte de grands procès qui seraient accompagnés d’une
«  large publicité [50]  ». Si dans un premier temps, la
Chancellerie avait fait le choix des juridictions de droit
commun contre la Cour de sûreté de l’État, et donc celui
d’une répression tout aussi efficace et rapide, mais moins
sévère et surtout en apparence moins directement politique,
la proximité de la rentrée universitaire et sa probable
perturbation en cas de procès freine le processus de
pénalisation. L’amnistie du 30  juin 1969, qui clôt la totalité
des informations ouvertes devant les tribunaux
correctionnels ou la Cour de sûreté, vient parfaire ce
processus d’évitement des procès politiques, trop coûteux
car risquant d’entamer davantage la légitimité du régime
gaulliste et ainsi entraîner une nouvelle vague de
radicalisation selon le schéma largement éprouvé
manifestations-répression-manifestations.
Appliquée aux «  petites affaires  » de la juridiction
gaulliste, l’amnistie empêche aussi le jugement de l’une des
deux seules affaires d’attentat en lien avec les événements
de mai-juin  1968, celle d’Andrée Destouet, qui ne vint
jamais à l’audience  : cette étudiante en lettres à la faculté
de Toulouse, ancienne membre de l’Union des étudiants
communistes (UEC) et militante du Mouvement du
25  avril [51], est inculpée de destructions d’édifices habités
par substances explosibles et d’infractions à la législation
sur les explosifs pour avoir provoqué, dans la nuit du 6 au
7 décembre, l’un des « attentats » contre une succursale de
la banque de France, rue de Rome, à Paris. Blessée à la
main et aux jambes, elle reconnaît les faits et est écrouée le
19  décembre 1968. Mise en liberté provisoire le 28  juin
1969, elle bénéficie, comme celui qui est désigné comme
son « complice », d’un non-lieu deux jours plus tard [52]. La
seule réelle affaire, c’est-à-dire menée à terme et allant
jusqu’au procès, est celle d’un groupe de quatorze ouvriers
bordelais actifs pendant les événements de mai à Bordeaux
et qui forment dès le mois suivant un «  Commando rose
rouge  » rapidement appelé «  Groupe révolutionnaire de
Front populaire ». Ces militants sans lien apparent avec les
groupements dissous –  un seul d’entre eux a fait partie de
Voix Ouvrière  – veulent passer à l’action violente et se
distinguer du mouvement étudiant bordelais. Fin juin  1968,
ils commettent alors plusieurs «  attentats  » aux cocktails
Molotov contre la Faculté de droit de Bordeaux et contre
divers commissariats ou services de police de la ville.
Arrêtés en juillet, inculpés d’association de malfaiteurs, de
tentatives de destruction d’édifices par l’effet de substances
explosibles, de vols, de recels, et d’infraction à la législation
sur les explosifs, les quatorze militants sont condamnés le
16  décembre 1968 à des peines allant de deux ans de
prison avec sursis à quatre ans d’emprisonnement. Ils sont
tous amnistiés le 30  juin suivant [53]. Le seul jugement
rendu par les magistrats de la Cour de sûreté de l’État en
lien avec les événements de mai-juin  1968 est donc rendu
caduc par cette décision politique d’apaisement.
Ainsi, dépendante de l’exécutif, et plus précisément du
couple chef de l’État/garde des Sceaux qui détient le
monopole des poursuites et décide seul du destin judiciaire
des affaires politiques, la justice d’exception est annihilée à
partir de mai 1968 dans son rôle de juridiction de jugement
et fonctionne à l’image d’un vaste cabinet d’instruction
chargé de centraliser toutes les informations sur les
gauchistes interpellés, interrogés et arrêtés. En ce sens, elle
n’est que l’un des outils répressifs mobilisables par le
ministre de l’Intérieur et le complément des services de
renseignement ou policiers. Le rôle attribué à la Cour de
sûreté de l’État, résultat de négociations entre les membres
de l’exécutif et de l’évolution de la gestion étatique des
illégalismes gauchistes, donne dès lors plus généralement à
voir l’utilisation d’une juridiction d’exception à des fins non
pas tant judiciaires que policières, ce que confirme le cas de
la Gauche prolétarienne.

LA CONFIGURATION DES PROCÈS DE LA GAUCHE


PROLÉTARIENNE

Le recours à la justice d’exception contre la Gauche


prolétarienne s’inscrit dans un schéma répressif similaire à
celui mobilisé dans «  l’après-mai 68  », mais la particularité
de cette configuration judiciaire est le nombre de procès
engagés contre des militants devant la Cour de sûreté.
D’abord jugés par les tribunaux correctionnels pour délits de
presse [54], ses membres, visés par un décret de dissolution
en date du 27  mai 1970, sont à partir de cette date
impliqués dans de multiples affaires instruites et jugées
pour atteinte à la sûreté de l’État. Désormais, pour la vente
de son journal La Cause du peuple, la distribution de tracts
ou l’apposition d’affiches maoïstes, les membres de la GP ou
ceux qui ont permis l’impression ou la diffusion de leur
matériel militant (comme l’éditeur François Maspero par
exemple [55]) peuvent être inculpés de reconstitution de
ligue dissoute – 57 dossiers sont instruits sous ce chef
d’inculpation durant l’année 1970 –  et une trentaine de
responsables ou de militants sont emprisonnés. Parmi eux,
le dirigeant de l’organisation maoïste Alain Geismar,
condamné à deux ans de prison le 27  novembre 1970 [56],
mais surtout de nombreux militants de Paris, du Nord et de
l’Est, principalement des étudiants et des activistes aux
forts capitaux culturels et scolaires dont quelques « établis »
qui ont quitté leur poste à l’Université ou dans le secteur
privé pour devenir ouvriers. Les procès dits des « vendeurs
de La Cause du peuple  » de septembre et d’octobre  1970,
lors desquels seize jeunes maoïstes écopent de peines de
trois à huit mois de prison pour avoir été arrêtés en
possession de tracts, d’affiches ou de journaux en appelant
à la violence révolutionnaire, illustrent dès lors la capacité
de la juridiction à réprimer les délits d’appartenance et
d’opinion, et, surtout, à favoriser la criminalisation de
militants qui, pour la plupart arrêtés ou interpellés à de
multiples reprises avant la dissolution de la GP, n’avaient
jamais été jugés.
Citons par exemple le cas d’Yves Le Doujet, militant sans
profession de 20 ans, considéré dès 1969 par les RG comme
un «  élément très actif et propagandiste maoïste notoire  »
(il est cette année-là responsable du Comité d’action du
lycée de garçons d’Arras et animateur de l’association des
amitiés franco-chinoises de la ville), et qui est interpellé à
de multiples reprises entre mars  1969 et juin  1970 ou
repéré comme ayant participé à des activités « illicites » : le
4  mars 1969, il est appréhendé par les forces de l’ordre
alors qu’il transporte des exemplaires de Combat ouvrier  ;
trois mois plus tard il participe à une manifestation
organisée par la GP ; à la fin du mois de juin il est poursuivi
pour distribution de tracts ne comportant pas la mention de
l’éditeur ; le 4 février 1970, il subit un interrogatoire policier
à Fouquières-lès-Lens lors des funérailles de seize mineurs
tués dans un accident de travail  ; quinze jours plus tard, il
est « identifié » pour avoir lancé des tracts et avoir procédé
à des inscriptions dans le hall du lycée d’Arras ; le 28 avril il
fait l’objet à Dunkerque d’une procédure pour « récépissé de
déclaration de colportage, d’offre sur la voie publique de
publication interdite et de provocation contre la sûreté de
l’État » ; et est encore inculpé le 4 juin 1970 par le paquet
de Dunkerque pour dégradation de véhicule automobile.
Aucune de ces procédures ne permet la condamnation et
l’incarcération de ce militant dit «  irrécupérable  » par un
commissaire divisionnaire [57], mais ce dernier est
finalement arrêté ce même mois et déféré devant la Cour de
sûreté de l’État. Jugé le 7  octobre 1970 pour reconstitution
de ligue dissoute, il est condamné à huit mois de prison et à
l’interdiction des droits inscrits à l’article  42 du Code
pénal [58]. Le cas d’Yves Le Doujet est tout à fait
représentatif du type de militants jugés par la Cour de
sûreté de l’État dans cette période, à savoir des maoïstes
suractifs dans la période précédant leur arrestation mais
dont les délits, par leur très faible gravité pénale, ne
permettaient pas jusqu’alors leur criminalisation. Seul le
recours aux deux mesures interdépendantes, la dissolution
et l’ouverture d’une information judiciaire pour
reconstitution de ligue dissoute, aboutit à l’arrestation du
militant et à son emprisonnement. Aussi, et contrairement à
la période post-mai 1968 où le gouvernement avait fait le
choix de l’apaisement, son cas éclaire plus généralement la
manière dont la justice politique est utilisée au début des
années  1970 comme un palliatif à l’incapacité des
juridictions ordinaires à punir des activistes.
Pour autant, l’efficacité de cette forme de justice dans le
cadre d’un mouvement d’extrême gauche où la violence
reste à un niveau essentiellement symbolique [59] est très
limitée, comme en témoignent les peines finalement
prononcées par les juges  : au terme du processus pénal,
seul Alain Geismar est définitivement condamné à huit mois
de prison, tous les autres étant soit condamnés à des peines
d’emprisonnement avec sursis soit acquittés. Et si cette
remarque vaut pour les gestes du militantisme quotidien
comme la distribution de tracts, elle peut également être
appliquée aux membres de la GP impliqués dans les deux
seules affaires en lien avec des actes de violence, qu’il
s’agisse de ceux ayant mis à sac la mairie de Meulan le
6  mars 1970, acquittés ou condamnés à des peines de
prison avec sursis [60], ou des membres de la Nouvelle
Résistance Populaire (NRP) inculpés pour «  l’attentat  »
contre les Houillères de France le 16  février de la même
année et tous acquittés, à l’exception de Bernard Liscia, en
fuite et condamné à cinq ans d’emprisonnement par défaut.
Ce maoïste de 24  ans, responsable de la GP à Dunkerque,
est le militant d’extrême gauche le plus lourdement
condamné de 1968 à 1981 par la Cour de sûreté. Mais une
fois arrêté et rejugé, il est mis en liberté provisoire et, en
juin 1972, finalement acquitté [61].
Cet échec à punir sévèrement les maoïstes, qui
constituent pourtant la principale cible pénale du
gouvernement au début des années soixante-dix, tient
avant tout à la nécessaire adaptation de la réponse
répressive étatique au type d’activisme visé. S’il n’est en
effet pas impossible en régime démocratique de condamner
des distributeurs de tracts, des vendeurs de journaux ou des
colleurs d’affiches aux peines les plus sévères, le principe
de légalité des délits et des peines tout comme les
mécanismes de sélection des incriminations réduisent les
possibilités d’une surcriminalisation, même dans le cas
d’une juridiction politique, et d’autant plus lorsque cette
dernière est intégrée de manière permanente à l’appareil
répressif. Le choix d’inculper les membres de la GP de
reconstitution de ligue dissoute, délit puni de deux ans
d’emprisonnement, limite les conséquences judiciaires de
leur répression. Or, le système punitif de la Cour de sûreté
de l’État ne dispose pas que de la peine d’enfermement.
Certains vendeurs de La Cause du peuple [62] comme Yves
Le Doujet, effectivement condamnés à ce qui peut
s’apparenter à de faibles peines privatives de liberté (un an
d’emprisonnement pour la plus sévère d’entre elles [63])
sont également condamnés en vertu de l’article 42 du Code
pénal à la privation des droits civiques, civils et de
famille [64]. Réservée aux tribunaux correctionnels et prévue
par la loi du 10  janvier 1936 réprimant le délit de
reconstitution d’une association ou d’un mouvement
dissous, cette peine interdit notamment aux condamnés de
voter, d’être élus, d’être appelés en qualité de jurés ou
d’être nommés dans des fonctions publiques ou aux emplois
de l’administration. Le passage par la Cour de sûreté de
l’État permet ainsi de supprimer les droits politiques des
militants punis ou, plus précisément, de les exclure de la
citoyenneté politique. Devant le scandale suscité dans la
presse et le champ intellectuel par l’utilisation de l’article 42
–  Jean-Paul Sartre, témoin dans l’un des procès de la GP,
déclare se priver lui aussi de ses droits civiques en signe de
solidarité [65]  – et après l’intervention de la Cour de
cassation, ces peines ne seront plus jamais appliquées par
la Cour de sûreté.
Car cette période, celle d’une politisation inédite des
questions judiciaires et carcérales, fait apparaître des
mobilisations de résistance à la répression d’une ampleur et
d’une diversité inégalées dans l’histoire de la juridiction
gaulliste qui ne peuvent être sans effet sur l’issue des
procès de la GP. De la création du Secours rouge en
juin  1970 à celle du Groupement d’Information sur les
prisons (GIP) en février  1971, en passant par les multiples
usages politiques des procès par les membres de la GP
(grève de la faim dans l’espace carcéral, tenue d’un tribunal
populaire à Lens avec Sartre comme «  intellectuel-juge  »,
actes quotidiens de solidarité envers les emprisonnés [66]),
ce sont toutes ces initiatives politiques, intellectuelles et
militantes, qui viennent signifier le refus d’une justice
décrite comme partiale et inique, et radicaliser davantage
les activistes sur la problématique répressive. La
mobilisation continue des partis de gauche contre la Cour
de sûreté de l’État se renforce également sous l’effet de la
généralisation de ses cibles et de l’émergence de la
thématique de l’État de droit, et aboutit le 17 juillet 1970 au
vote d’une loi réduisant de dix à six jours les délais
maximums de la garde à vue en matière de criminalité
politique [67]. L’un des dispositifs d’exception le plus
gravement dérogatoire au droit commun et hérité des
temps de guerre, à défaut d’être supprimé, est donc
amoindri dans ses atteintes aux droits et aux libertés. La
configuration des procès de la Gauche prolétarienne, qui
témoigne de la capacité de la justice d’exception à élargir le
cercle de ses cibles, conforte ses opposants quant aux
dérives d’une possible assimilation entre militantisme
oppositionnel et atteinte à la sûreté de l’État, et suscite
ainsi diverses initiatives tendant à dénoncer la banalisation
de la justice politique et à en limiter les effets. Les verdicts
de la Cour de sûreté, réinscrits dans ce contexte, peuvent
dès lors se lire comme une réponse judiciaire face à cette
nouvelle radicalité des attaques qui lui sont portées et, là
encore, comme l’un des moyens d’éviter une généralisation
de la dénonciation qui déstabiliserait d’avantage les
institutions étatiques et le régime tout entier.
Surtout, et toujours au regard de la normalisation voulue
de la juridiction gaulliste par ses créateurs, l’ancrage de la
justice d’exception dans la pyramide judiciaire la confronte
aux décisions de la Cour de cassation. Or, celle qui n’était
que très rarement intervenue dans le jugement des affaires
de l’OAS casse la plupart des arrêts rendus par la Cour de
sûreté, et oblige ses magistrats à rejuger la très grande
majorité des affaires impliquant des membres de la GP. Les
peines «  légères  » souvent citées pour illustrer la relative
clémence des juges envers ses dirigeants ou militants sont
donc le plus souvent celles infligées au terme de leur
second procès [68], à l’issue duquel les délais
d’emprisonnement sont réduits et surtout, dans la quasi-
totalité des cas, assortis de sursis. Ce rôle central de frein à
la répression joué par la Cour de cassation, surprenant au
regard de sa systématicité dans le cas des procès pour
reconstitution de ligue dissoute, peut trouver deux types
d’explications. D’une part, les décisions des juges répondent
à un manque de savoir-faire des magistrats de la juridiction
gaulliste, ou tout au moins sanctionnent leurs difficultés,
dans ce type d’affaires, à rendre des décisions judiciaires
conformes aux règles et aux principes du droit [69]. D’autre
part, on ne peut écarter l’hypothèse d’une réaction de la
Cour de cassation aux nominations de juges de l’exception
au sein de la «  Haute juridiction  ». Ses chefs de cours ont
déjà refusé que l’un d’entre eux y soit nommé en 1968, ce
qui peut se lire comme un acte d’opposition à la constitution
de cette filière de juges accédant à la haute magistrature
pour les services rendus à l’État. Une autre décision de la
Cour de cassation confirme d’ailleurs sa capacité à faire
obstacle à la criminalisation du mouvement maoïste et, plus
précisément, à réprouver les pratiques de ses magistrats.
En mai 1970, suite au dépôt de cocktails Molotov devant sa
maison, le juge d’instruction Michel Leloir déclare dans la
presse à propos des «  jeunes gens  » de la Gauche
prolétarienne : « C’est maintenant un règlement de compte
entre eux et moi [70].  » Se saisissant de ces propos, les
avocats de la GP déposent devant la chambre de la Cour de
sûreté de l’État une demande de récusation, rejetée par
François Romerio qui condamne Alain Geismar à
2 000 francs d’amende pour avoir présenté cette demande.
Saisie d’un recours en suspicion légitime, et alors que la
Cour de cassation désavoue très rarement les magistrats
dans ce type de cas, celle-ci, «  dans le souci d’une bonne
administration de la justice  », confie l’affaire à un autre
juge, le magistrat Leloir étant finalement dessaisi de toutes
les affaires impliquant les membres de la Gauche
prolétarienne [71]. Qu’il s’agisse de délégitimer les
magistrats du tribunal gaulliste pour légitimer en retour les
refus  de les intégrer au sein de la plus haute juridiction de
l’ordre judiciaire ou qu’il s’agisse de s’opposer au
fonctionnement et à l’existence d’une cour d’exception par
la condamnation des discours ou des pratiques de ses juges,
les décisions de la Cour de cassation, en réaffirmant les
principes de la «  bonne justice  », encadrent la répression
d’exception et en limitent les dérives possibles. Sans pour
autant signifier un soutien aux maoïstes réprimés, ces
victoires judiciaires et symboliques pour les accusés et leurs
avocats font donc partiellement échec à la banalisation de
l’exception en droit.
 
Dès lors, la remise en cause de la justice politique par les
conflits au sein de l’appareil d’État sur ses usages et les
multiples obstacles à son bon fonctionnement produisent
deux effets sur l’institution juridictionnelle qui tiennent aux
populations cibles désormais jugées par la Cour de sûreté
de l’État. À la fin de ce cycle répressif, celle-ci cesse
d’instruire et de juger les membres des organisations
militantes d’extrême gauche et se focalise désormais sur
des groupes de plus en plus minoritaires et isolés par leur
caractère paramilitaire et clandestin, et, par là même, sur
des activistes aux modalités d’action qui rompent avec les
gestes du militantisme ordinaire et qui sont souvent des
«  multirécidivistes  » en matière d’atteinte à la sûreté de
l’État [72]. Il en va ainsi des membres des NAPAP (Noyaux
armés pour l’autonomie populaire), des GARI (Groupe
d’Action révolutionnaire internationaliste) ou d’Action
Directe, qui, infiltrés et surveillés pendant des mois voire
des années, sont inculpés et emprisonnés mais dont les cas
judiciaires ne vont jamais jusqu’au procès. Leur gestion par
la juridiction gaulliste, proche de celle des manifestants de
mai  68 ou des maoïstes de la Gauche Prolétarienne,
confirme le rôle central des usages policiers de l’exception
dans la répression de l’extrême gauche en France, des
usages qui, moins visibles, n’en permettent pas moins un
contrôle étatique exceptionnel de cette population cible et
une gestion efficace, par les arrestations et les mises en
détention, des illégalismes politiques. Cette utilisation
policière de la Cour de sûreté de l’État, résultat de
compromis au sein de l’exécutif et moyen de contourner
l’illégitimité croissante des pratiques judiciaires de ses
magistrats et de leurs verdicts, montre surtout que les
nombreux freins à la normalisation de la justice d’exception
n’empêchent ni ses usages détournés, ni sa pérennisation
dans le paysage judiciaire français, elle qui va désormais se
focaliser sur le terrorisme indépendantiste et les
revendications d’autonomie.

Les politiques de répression
du terrorisme indépendantiste
Contrairement à la période précédente, les années 1970
ouvrent une configuration judiciaire dominée par une
multitude de procès pour des actes dits «  terroristes  » et,
plus précisément, pour atteinte à l’intégrité du territoire
national. Si le «  terrorisme révolutionnaire  » constitue une
cible toujours intégrée à la logique répressive étatique –  la
Cour de sûreté instruit les affaires d’Action Directe ou de
Carlos en 1975  – «  le terrorisme à vocation
indépendantiste  », celui dont l’implantation est la plus
réussie et qui commet le plus d’attentats [73], domine les
préoccupations du pouvoir central et constitue l’essentiel de
l’activité policière et judiciaire en matière d’atteinte à la
sûreté de l’État.
Ces entreprises de remise en cause de l’unité et de
l’indivisibilité du territoire, qui s’accompagnent bien souvent
d’une volonté de concurrencer l’État dans son monopole de
la violence physique légitime, redonnent dès lors une place
centrale à la justice d’exception dans l’arsenal sécuritaire et
répressif. Au-delà de la violence exercée, qui permet aux
gouvernements successifs de justifier la permanence d’une
justice politique désormais institutionnalisée, et de
développer un discours unitaire sur la gravité des menaces
encourues par la République, la nation et l’État, c’est
«  l’attentat  » qui constitue progressivement l’acte-limite à
partir duquel le recours à la justice d’exception devient
automatique, et le « terroriste » qui y est systématiquement
déféré. Au croisement de la lutte historique contre le
militant comploteur et clandestin, et d’une répression de
type colonial qui vise à éradiquer toute forme de
« séparatisme » comme dans les DOM-TOM, l’antiterrorisme
des années  1970 et du début des années  1980 se focalise
essentiellement sur les nationalistes corses et bretons dont
les actes violents, d’abord euphémisés, sont
progressivement surcriminalisés au gré de l’échec des
politiques de négociations et de la radicalisation des
revendications d’autonomie ou d’indépendance.

LA RÉPRESSION POSTCOLONIALE DANS LES DOM-TOM


Les politiques de répression du terrorisme
indépendantiste des années  1970 s’inscrivent dans la
filiation de la lutte contre la gauche dite « révolutionnaire »,
à laquelle elles empruntent les usages policiers de
l’exception et une stratégie discursive et pratique de guerre
contre la «  subversion  » ou le «  complot  ». Mais elles
participent également d’une logique répressive
postcoloniale axée sur l’éradication du «  séparatisme  » et
de toute forme d’atteinte à l’unité du territoire national.
Comme l’explique Charles de Gaulle à Alain Peyrefitte en
mars  1964 au sujet des Antilles  : «  Voyez-vous, je vais
crever l’abcès du séparatisme ou de ce qu’ils appellent
l’autonomisme, parce que tous les comploteurs n’osent pas
appeler les choses par leur nom. Ça suffit comme ça, ces
velléités d’indépendance [74]  ! » Ajoutant que «  les Antillais
ont bien de la chance d’être Français », il précise : « S’il faut
en découdre avec Césaire et avec les disciplines de Fanon,
nous irons au référendum.  » Or, à défaut d’amorcer un
processus référendaire et à partir de la création de la Cour
de sûreté de l’État, chaque mouvement considéré comme
«  séparatiste  » y est l’objet de poursuites judiciaires, et
notamment dans les DOM-TOM, en Guadeloupe et en
Guyane.
En effet, à partir de 1968, la Chancellerie, en accord avec
le ministère d’État chargé de l’outre-mer, étend la
compétence de la Cour de sûreté de l’État à ces
départements et territoires en  dehors de tout cadre légal  :
celle-ci est, de l’aveu même de l’un de ses procureurs
généraux, juridiquement incompétente pour connaître
d’éventuels «  troubles  » survenus dans les territoires
d’outre-mer [75] et, en juin  1980, la question de l’extension
du Code de procédure pénale relatif à la Cour de sûreté de
l’État dans les DOM-TOM est toujours en débat à
l’Assemblée et au Sénat [76]. Cet accroissement du pouvoir
de la juridiction politique résulte de la volonté de l’exécutif
de recourir exclusivement à la justice d’exception contre
«  les menées séparatistes  », comme l’exprime le ministre
de l’Intérieur en 1974  : «  L’agitation séparatiste, dit-il, est
sans autre issue que la Cour de sûreté de l’État [77]  ».
Mobilisée comme une menace à l’encontre de celles et ceux
qui mettent en péril « la diversité de la nation » et « l’unité
de la République [78]  », la juridiction gaulliste, dont le siège
est à Paris et qui centralise l’instruction et le jugement des
crimes et des délits politiques, est ainsi utilisée pour tenter
de disciplinariser des populations anciennement colonisées
et pour imposer la domination de l’État sur l’ensemble du
territoire français. Cette centralisation judiciaire, qui se
traduit par le dessaisissement des juridictions locales au
profit des juges de la cour dont certains sont d’anciens
magistrats coloniaux, tout comme le transfert et
l’emprisonnement des inculpés dans les prisons de la
capitale, renforcent cette entreprise de gestion
postcoloniale des revendications d’indépendance ou
d’autonomie. En retour, le passage par la Cour de sûreté de
l’État, notamment en ce qu’il isole les militants et les
contraint à l’éloignement, est vu par ces derniers et leurs
soutiens comme une «  peine supplémentaire  » et dénoncé
comme « le bras armé d’un colonialisme lointain [79] ».
Le cas de la criminalisation du GONG (Groupement des
organisations nationalistes de la Guadeloupe), créé en 1963
et particulièrement «  suivi  » par les services de
renseignement depuis la réunion en 1966, à La Havane, de
la Tricontinentale [80], est significatif de l’utilisation politique
de la Cour de sûreté de l’État pour désorganiser les
mouvements autonomistes dans les départements d’outre-
mer. En effet, alors que des violences éclatent
successivement à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre en mars et
mai  1967, entraînant la mort de sept manifestants et de
nombreux blessés, de multiples poursuites de droit commun
sont mobilisées en Guadeloupe contre «  les auteurs de
désordre » identifiés. En dépit des hésitations du garde des
Sceaux à faire intervenir la Cour de sûreté de l’État en
raison des possibles «  réactions locales [81]  », ce dernier
décide néanmoins, après avis du ministère d’État chargé
des départements d’outre-mer, de la saisir en mai  1967
d’une procédure contre X du chef d’atteinte à l’intégrité du
territoire national. Au regard du «  danger présenté par le
GONG  » et en dépit des rapports policiers indiquant son
absence de responsabilité dans les événements de mai,
l’action judiciaire est mobilisée pour «  démanteler cette
organisation subversive [82]  ». Le juge d’instruction
Vigoureux prend une décision de transport à Pointe-à-Pitre
pour diriger sur place les opérations de police effectuées
par les services locaux de la DST, de la sûreté et de la
gendarmerie, et de fonctionnaires envoyés de métropole.
Au terme de l’enquête, qui confirme l’absence de
participation des membres du GONG aux manifestations
violentes, quinze personnes, dont le Dr  Pierre Sainton son
fondateur, sont déférées devant la Cour de sûreté de l’État
et jugées du 19 février au 1er  mars 1968 sous la présidence
de François Romerio, «  l’ex d’Indochine  », assisté aux
audiences par des militaires de carrière et l’avocat général
Hugues Borel, qui a exercé aux parquets de Saïgon, de
Dakar ou de Bamako. En dépit de cette composition de la
cour, qui reconstitue un «  tribunal colonial  », et malgré les
multiples interventions de ce dernier pour dénoncer le
«  séparatisme  » du GONG, les peines qu’il requiert ne sont
pas suivies par les juges [83]. Au terme d’un procès difficile
où les avocats tentent de distinguer revendication
d’autodétermination et séparatisme tout en faisant valoir le
caractère licite de la demande d’indépendance au regard de
la Constitution, et où les témoins, dont Jean-Paul Sartre et
Aimé Césaire, assimilent la Guadeloupe « au reste du Tiers-
Monde  » et à une «  simple colonie  », six accusés sont
condamnés à des peines de prison avec sursis, les autres
sont acquittés [84].
Cet échec à faire condamner les membres du GONG, qui
tient en partie à la volonté de ne pas radicaliser leurs
soutiens en Guadeloupe, ne constitue pas un frein à la
répression des revendications d’indépendance dans les
anciennes colonies. Fait significatif  : à la fin de l’année
1976, alors que le premier président et le procureur général
de la Cour de sûreté de l’État sont «  oubliés  » du cycle de
réunions des chefs de cours annuellement organisé par la
Chancellerie, ils sont finalement invités à participer à la
dernière d’entre elles, consacrée aux juridictions des
départements des territoires d’outre-mer. Cet événement
protocolaire, s’il permet de revenir sur la difficile
institutionnalisation de la juridiction gaulliste et sur le
traitement réservé à ses magistrats, témoigne surtout de la
résolution du ministère de la Justice de la spécialiser dans la
répression des « menées séparatistes » voire d’en faire une
juridiction instruisant et jugeant principalement les affaires
en lien avec les revendications d’autonomie et
d’indépendance [85].

DES « ÉGARÉS » DU FLB AUX « APPRENTIS
TERRORISTES » DU FLNC

Si l’année 1968 marque le début de la série des procès


visant à réprimer le « séparatisme » dans les départements
d’outre-mer, elle inaugure aussi la répression d’exception
des indépendantistes bretons, deux ans après la création du
Front de libération de Bretagne (FLB) et de l’Armée
Républicaine Bretonne (ARB [86])  : cette année-là, de
multiples informations judiciaires sont ouvertes devant la
Cour de sûreté pour trente «  attentats  » commis en
Bretagne et dans la région parisienne. Elles impliquent
cinquante-sept militants [87], tous amnistiés par la loi du
30  juin 1969. Or, si l’amnistie de 1969 s’inscrit dans une
politique de pardon traditionnelle dans le cas de la
criminalité politique, elle détient pourtant la particularité de
s’appliquer à la fois aux personnes condamnées avant
l’élection de Georges Pompidou à la Présidence de la
République, mais également à celles en instance de
jugement, comme les membres du FLB qui attendent d’être
jugés par la Cour de sûreté. Cette singularité de l’amnistie
de 1969 s’explique avant tout par une mobilisation de
parlementaires élus dans les cinq départements de la
Bretagne en faveur de la « clémence », tant à la Présidence
de la République qu’à l’Assemblée nationale [88], et surtout
à l’engagement personnel du garde des Sceaux, le breton
René Pleven, qui fait spécialement rédiger un article de loi
pour écarter les autonomistes bretons de la Cour de sûreté
de l’État. « Il s’agit, explique-t-il à l’Assemblée nationale, de
quelques dizaines d’égarés qui se sont laissés abuser par
des propagandes activistes aussi absurdes que
chimériques [89]  », appliquant dans ce cas une stratégie
d’euphémisation de la violence des groupes clandestins qui
vise tout autant à minimiser la portée politique de leurs
actes qu’à leur épargner une répression plus radicale. Cette
relativisation des attentats commis en Bretagne est
également visible dans les verdicts rendus par la Cour de
sûreté de l’État. Ainsi, le premier grand procès breton, qui
intervient en octobre 1972 après la reprise des attentats en
1971 et plus précisément après celui commis contre la villa
de l’entrepreneur parisien François Bouygues [90], se clôt par
une victoire judiciaire pour le FLB  : les onze inculpés sont
soit acquittés soit condamnés à des peines de prison avec
sursis [91]. Et malgré les multiples interventions du ministre
de l’Intérieur auprès du garde des Sceaux pour que ce
dernier saisisse la Cour de sûreté de l’État et ouvre d’autres
informations contre les militants bretons [92], et en dépit de
la dissolution de quatre organisations autonomistes dont
deux bretonnes cette année-là [93], aucun autre procès n’a
lieu durant cette période, qui se clôt d’ailleurs par une
nouvelle amnistie le 17 juillet 1974.
Cette première phase des interactions répressives entre
les membres du FLB et l’État, la plus citée lorsque l’on parle
des «  procès politiques bretons  », se caractérise donc par
une certaine forme d’indulgence –  si l’on excepte les mois
d’emprisonnement, les infiltrations, les écoutes, peut-être
même les «  coups montés  »,  etc. –  qui trouve deux types
d’explications. La première tient aux considérations et aux
stratégies électoralistes de l’exécutif et des parlementaires
qui anticipent les possibles effets politiques d’une gestion
trop répressive des attentats du FLB. Par exemple, dans le
cas du procès d’octobre  1972 qui se déroule moins de six
mois avant les élections législatives de 1973, l’objectif est
d’éviter d’en faire des « martyrs » de la cause bretonne, et
d’empêcher les autonomistes de présenter aux élections
des militants emprisonnés, comme l’explique François
Romerio qui a présidé les audiences de tous les procès du
FLB : « Un seul autonomiste breton en prison au moment du
vote, et son élection était possible, sinon probable. Entre les
deux guerres mondiales, les communistes gagnèrent des
circonscriptions en présentant des condamnés politiques en
détention. Le dernier soir du procès, tous les autonomistes
bretons étaient libres [94]. » L’absence de recours à la justice
d’exception et aux peines d’emprisonnement vient ainsi
contrer la stratégie d’héroïsation des militants inculpés et
les usages politiques des procès par les membres du Front.
Si cette anticipation gouvernementale et judiciaire de la
politisation de la justice par les groupes réprimés fait partie
intégrante de la gestion étatique des illégalismes politiques,
la problématique du degré de violence exercée par ces
derniers et celles de leurs retombées (politiques,
médiatiques mais aussi financières) sont davantage le
propre des «  calculs  » opérés dans le cadre de la lutte
antiterroriste. Dès lors, la seconde explication à cette
politique de la «  main tendue  » aux autonomistes bretons
tient à la perception, relativement consensuelle, d’une faible
gravité des attentats du FLB qui, s’ils engendrent des
dégâts matériels principalement contre les bâtiments
publics visés, n’en sont pas moins réalisés dans le souci de
ne pas faire de victimes [95].
Ainsi, qu’il s’agisse de la justice de droit commun ou de
celle d’exception, la réponse pénale au terrorisme dépend
en effet prioritairement de l’ampleur de l’événement violent
et des réactions émotionnelles suscitées par les attentats.
Aussi, lorsqu’à partir de 1977 le FLB entame une série
d’attentats qui touchent des biens privés appartenant à des
hommes politiques comme le domicile du maire de Rennes
ou importent la violence à Paris, une nouvelle vague de
procès se déroule devant la Cour de sûreté de l’État, parmi
lesquels la plus importante affaire bretonne l’année
suivante  : celle de l’attentat du château de Versailles,
commis le 26  juin 1978. Cette fois-ci, au regard des
blessures infligées au gardien, des dommages matériels
causés (près de quatre millions de francs, dont la
restauration de tableaux et de bustes) et de la portée
symbolique de l’attentat, l’exécutif entend punir fermement
les deux autonomistes dont l’acte est d’ailleurs passible de
la peine de mort [96]. Inculpés pour d’autres attentats et
contrairement aux demandes de leurs avocats, Patrick
Montauzier et Lionel Chenevière, jugés distinctement pour
cette affaire, sont condamnés en décembre  1978 à quinze
ans de réclusion criminelle [97], la plus lourde peine infligée
à des militants du FLB. Et si ce procès est idéal-typique de
ceux des dits «  terroristes  » à partir du milieu des
années  1970, qu’ils soient bretons ou corses, c’est parce
qu’il aboutit à la superposition, peu courante en ces
proportions dans le cas de la criminalité politique, à deux
types de peines  : l’enfermement, et le paiement de très
lourdes amendes [98], rappelant que les attentats n’ont pas
que des enjeux politiques mais aussi financiers, et que la
Cour de sûreté, rompant avec les usages qui ont été faits
des juridictions d’exception dans le passé, se fait ici la
défenseuse des intérêts matériels de l’État et est mobilisée
pour «  faire payer  », au sens propre, celles et ceux qui
défient son autorité.
Ces trois facteurs interdépendants – la gravité perçue et
la résonance émotionnelle des attentats, l’anticipation des
effets de la répression non seulement sur l’électorat,
l’opinion, mais également sur les groupes visés qui
pourraient se radicaliser davantage en réenclenchant un
cycle de violence, et enfin la nature et l’ampleur des
soutiens dont ils peuvent disposer  – travaillent les logiques
antiterroristes et les modalités d’usage de la justice
politique. Ils permettent dès lors de comprendre les rôles
qui sont assignés à la juridiction gaulliste, d’un cabinet
d’instruction dépourvu du pouvoir de punir à un puissant
outil répressif qui sanctionne et condamne, et de saisir plus
généralement la place accordée à la justice dans
l’antiterrorisme. Pour autant, les logiques répressives et le
recours à une juridiction d’exception ne sont pas
uniquement déterminés par ces critères plus ou moins
objectivables. Ils dépendent également des schémas
d’interprétation gouvernementaux des actes terroristes,
selon que l’exécutif veuille en minimiser la portée, ou au
contraire les mettre en exergue et les criminaliser [99]. Ce
dernier mode de gestion du terrorisme peut être illustré par
le traitement étatique de « la question corse [100] » entre le
milieu des années  1970 et l’amnistie de tous les
nationalistes en 1981, un cycle d’affrontements
relativement violents entre les mouvements clandestins et
le gouvernement au cours duquel ce dernier fait le choix
d’une répression qui passe par une multitude de procès
politiques engagés pour atteinte à la sûreté de l’État.
En effet, après une courte période de dialogue et de
«  concertation démocratique  » avec les nationalistes [101],
les événements d’Aléria, le 21  août 1975 [102], amorcent le
processus de criminalisation de l’autonomisme corse. Après
l’arrestation des membres de l’ARC (Action Régionaliste
Corse, dissoute le 29  août) qui avait occupé la ferme du
viticulteur Henri Depeille et de ceux considérés comme
responsables des « émeutes » bastiaises de la nuit du 27 au
28  août 1975, deux procès se déroulent devant la Cour de
sûreté de l’État. Le premier, celui du leader de l’ARC
Edmond Simeoni et de huit autres nationalistes, se conclut
le 22  août 1976 par un verdict d’apaisement  : tous
bénéficient de peine de prison avec sursis, sauf Edmond
Simeoni qui écope d’une peine de cinq ans de prison
assortie d’un sursis partiel (deux ans [103]). En revanche,
celui de Serge Cacciari, le seul inculpé des manifestations
violentes à Bastia, se termine par des peines d’une rare
sévérité. Inculpé notamment d’attentat dans le but de
porter le massacre ou la dévastation – infraction qui n’avait
pas été utilisée depuis l’OAS – et d’homicide sur agent, il est
condamné en juillet  1977 à dix ans de réclusion criminelle
et, comme les Corses qui l’ont précédé devant la Cour de
sûreté, à payer de lourds dommages et intérêts [104].
Comme l’écrit le procureur général de la Cour de sûreté de
l’État Jacques Jonquères, contraint de démissionner après
s’être vu reproché par le directeur de cabinet du garde des
Sceaux ce verdict considéré comme trop clément [105] : « Ce
dernier (Simeoni), qui présentait un potentiel de forces
inconnues sur le plan politique, bénéficiait d’une clémence
refusée au premier qui ne représentait rien et qui
remplissait toutes les conditions voulues pour être le bouc
émissaire [106].  » Si le témoignage de Jacques Jonquères
illustre les pressions que subissent dans ce type d’affaires
les membres du parquet, il éclaire surtout une stratégie
judiciaire de répression du terrorisme qui permet d’allier
indulgence et fermeté  : la tenue d’un procès collectif à
l’issue plutôt favorable aux accusés, et un cas qui va être
disjoint et plus sévèrement jugé.
Néanmoins, cette relative clémence des suites judiciaires
des événements d’Aléria, tout comme la politique de
dialogue avec l’ARC et les réformes giscardiennes pour
«  régler le problème corse [107]  », n’empêchent ni la
radicalisation du mouvement ni sa criminalisation. À partir
de la création du FLNC en 1976, les «  nuits bleues  »
succèdent aux procès qui eux-mêmes interviennent après
de multiples attentats commis en Corse et dans la capitale.
Le climax répressif est atteint en juin  1979 où, après la
première grande vague d’arrestations dans les milieux
nationalistes, se tient le plus important procès devant la
Cour de sûreté  : celui des vingt et un membres du FLNC,
tous accusés de crimes liés au terrorisme et, pour sept
d’entre eux qui se sont attaqués à des sites militaires, de
trahison. Le jugement rendu reflète la sévérité de la cour
dans cette période puisque ses juges prononcent trois
acquittements et quatre peines de prison avec sursis, mais
condamnent seize indépendantistes à des peines de
réclusion criminelle [108]. Durant toute l’année 1980 et
jusqu’en février 1981, date à laquelle sont encore incarcérés
plus d’une centaine de nationalistes corses, se succèdent
une multitude de procès liés à l’activité du FLNC [109]. Au
cours de l’un d’eux, celui de sept jeunes nationalistes
condamnés en mai  1980 à des peines allant de cinq à huit
ans de réclusion criminelle, l’avocat général fait une longue
déclaration reflétant la position gouvernementale quant au
terrorisme à vocation indépendantiste  : «  La mansuétude
n’a jamais payé avec les terroristes, et les peines contre
ceux-là doivent être dissuasives afin que tous les apprentis
terroristes soient persuadés qu’ils ne s’en tireront pas avec
quelques mois de prison avec sursis, bénéficiant en plus de
l’auréole du martyre, du héros, de l’ancien
combattant [110].  » Cette série de procès politiques corses,
concomitante de celle des autonomistes bretons eux aussi
surcrimininalisés [111], s’achève avec l’amnistie d’août 1981,
date à laquelle les politiques de répression du terrorisme
évoluent à nouveau vers la discussion et la négociation,
mais se traduisent également par une politique de division
des groupes armés et clandestins.
 
 
Le bilan de la répression menée par la Cour de sûreté de
l’État de  1963 à  1981 est mitigé, même s’il doit, à chaque
fois, être rapporté aux types d’ennemi intérieur et
d’activisme visés. De nombreux acquittements sont
prononcés (un quart des accusés sont acquittés ou relaxés),
les peines de prison avec sursis sont majoritaires et une
multitude d’affaires obtiennent un non-lieu. Cette faible
punitivité, typique de la gestion étatique de la criminalité
politique en temps de paix, rompt avec les représentations
traditionnelles de la justice d’exception censée
massivement et sévèrement condamner. Si bien que la
juridiction gaulliste est tantôt raillée pour son absence de
«  décision scandaleuse  » et ses peines «  bonasses [112]  »,
tantôt félicitée par ses magistrats pour être la « championne
des acquittements [113]  » et des peines
« raisonnables [114] ». Pour autant, cette déradicalisation de
la justice d’exception dans la phase finale du processus de
pénalisation des activistes n’est qu’une adaptation de son
taux de répression aux exigences de sa normalisation
induite par l’éloignement des perspectives de guerres intra
ou interétatiques. Dans ce cadre, la sanction pénale n’est
plus au cœur de la lutte contre les violences radicales, cette
dernière étant le plus souvent soumise à d’autres impératifs
politiques d’apaisement ou de négociation, comme le
montrent l’évitement des grands procès ou les nombreuses
amnisties. De la même manière, s’observe tout au long de
la période une domination des usages policiers de la Cour
de sûreté de l’État et du stade de l’instruction des affaires
qui, moins visible pour les observateurs et, partant, moins
coûteuse pour les gouvernants, n’enlève en rien la
possibilité de condamner certains opposants à de lourdes
peines comme cela est le cas des indépendantistes corses
et bretons. Surtout, et c’est ce que nous allons maintenant
étudier, la justice d’exception, telle qu’elle a été envisagée
et mise en œuvre dès la fin de la guerre d’Algérie permet de
mobiliser contre les activistes radicaux une combinaison de
dispositifs d’exception inhérents à la lutte contre la
criminalité politique et de mesures judiciaires propres à la
pénalisation des « droits communs » qui façonne un régime
répressif aggravé inédit et ultérieurement réactualisé dans
l’arsenal antiterroriste français.

1. Jean-Marc Rouillan, De mémoires (3). La courte saison des GARI  : Toulouse


1974, Paris, Agone, 2011.
2. Il avait déjà été condamné à mort par contumace par le Haut Tribunal militaire
le 11 juillet 1961. S’étant réfugié en Allemagne, il est enlevé dans la nuit du 25
au 26  février 1963 par des membres de la Sécurité militaire et jugé en
décembre par la Cour de sûreté de l’État.
3. Le Monde, 9 juillet 1981.
4. Lettre du général de Gaulle au Premier ministre, le 20 mai 1963 (Arch. Nat.,
BB30 1849).
5. Lettre de Georges Pompidou au garde des Sceaux, le 25 mai 1963 (in ibid.)
6. Note du procureur général Paucot, 25 mai 1963 (in ibid.)
7. Lettre du premier président de la cour au garde des Sceaux, 21 juin 1963 (in
ibid.)
8. Document « CSE : État des peines prononcées par les chambres de jugement
permanente et temporaire pendant la période dite de “vacances judiciaires”
(15 juillet-16 septembre 1963) » (in ibid.).
9. Lettre de Jean Foyer au général de Gaulle, le 31  octobre 1963 (Arch. Nat.,
Fonds Présidence de Gaulle, 5AG/2063).
10. Idem.
11. Lettre du général de Gaulle à Jean Foyer, le 7 novembre 1963 (in ibid.).
12. Celle-ci prévoit l’amnistie de plein droit pour les infractions commises avant
le 1er  mars 1962 «  en réplique aux excès de l’insurrection algérienne  » si elles
ne rentrent pas dans le cadre des « atteintes à l’autorité de l’État », et l’amnistie
des personnes de moins de 21  ans condamnées à des peines d’amendes ou à
des peines privatives de liberté de moins de cinq ans. Toutes les contestations à
l’application de ces mesures sont jugées par la chambre de contrôle de
l’instruction de la Cour de sûreté de l’État (Loi no 64-1269 du 23 décembre 1963
portant amnistie et autorisant la dispense de certaines incapacités et
déchéances ; JORF, 24 décembre 1964).
13. Note sur les procédures en cours (Arch. Nat., BB30 1849).
14. Les SAS, créées en 1955, avaient pour mission de «  pacifier  » certains
secteurs du territoire algérien.
15. Les quatre autres sont soit condamnés à quatre ans de prison avec sursis
(Bernard Barbance, Guy Lerallu) ou acquittés (Martial de Villemandy, Dominique
Cabane de Laprane).
16. En juillet  1964, trente-deux personnes sont en attente de jugement,
auxquelles il faut ajouter les membres de l’OAS condamnés par défaut et qui ont
fait opposition au jugement rendu par la Cour de sûreté lorsqu’ils étaient en
fuite. À partir de cette date, les autorités considèrent que la répression de l’OAS
est quasiment achevée.
17. Les développements qui suivent s’appuient sur l’analyse des comptes
rendus d’audience de la Cour de sûreté entre mars  1963 et juillet  1964 (Arch.
Nat., BB30 1849).
18. Note du 21  mai 1954  : résultat de la répression des faits de subversion
(Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG/2063).
19. Idem.
20. Calculs réalisés à partir des listes d’accusés (Arch. Nat., 5W 1064 à 1070).
21. Le général de Gaulle gracie automatiquement les femmes, qu’il s’agisse de
crimes politiques ou de droit commun (Anne Freyssinier, « L’exercice du droit de
grâce par le général de Gaulle  », in Charles de Gaulle et la Justice…, op. cit.,
p. 294).
22. Certains, condamnés à mort par défaut et rejugés une fois arrêtés, sont alors
condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité.
23. Note bilan de la répression judiciaire des menées activistes, 16 juillet 1964
(Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG/2063).
24. Note à l’attention de M.  Tricot, 6  novembre 1967 (Arch. Nat., Fonds
Présidence de Gaulle, 5AG1/2064).
25. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome II, op. cit., p. 134
26. Note du 15 septembre 1964 « Réorganisation de la Cour de sûreté de l’État »
(Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG1/2063).
27. Lettre de Jean Foyer au général de Gaulle, 10 juillet 1964 (in ibid.)
28. L’expression est utilisée à la fois dans une note du secrétariat de la
Présidence mais aussi par le nouveau procureur général de la juridiction, qui, en
juillet 1965, demande à être reçu par le président de la République pour ne pas
que sa juridiction «  tombe dans l’oubli  » (Note du 1er  mars 1965, et Lettre du
procureur Dauvergne à Charles de Gaulle du 27 juillet 1965 ; in ibid.).
29. Décrets de mise en accusation devant la Cour de sûreté de l’État, 1963-1969
(in ibid.).
30. Note de Jacques Patin du 1er  mars 1967 (Arch. Nat., Fonds Présidence de
Gaulle, 5AG1/2090).
31. Il s’agit précisément pour cette période de dix affaires de purges de
condamnations par les cours de justice à la Libération. Elles impliquent dix-sept
personnes entre mars 1963 et juillet 1964, inculpées de trahison, de commerce,
d’intelligences ou de collaboration avec l’ennemi.
32. Notes d’audience du 7 juillet 1964 (Arch. Nat., 5W/623).
33. Note de Jacques Patin du 13  février 1968 (Arch. Nat., Fonds Présidence de
Gaulle, 5AG/2063).
34. Les deux événements sont par ailleurs officiellement liés puisque c’est pour
«  apaiser  le pays  » après la crise politique et sociale que le gouvernement
mobilise le projet de loi d’amnistie (Stéphane Gacon, L’amnistie…, op. cit.,
p. 289).
35. Sur les événements de mai-juin  1968, voir  : Boris Gobille, Mai 68, Paris, La
Découverte, 2008, 120  p.  ; et Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique
Matonti, Bernard Pudal (dir.), Mai-juin  68, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2008,
448 p.
36. Organisations auxquelles il faut rajouter Voix ouvrière, Révoltes, le Comité
de liaison des étudiants révolutionnaires (CLER), la Fédération des étudiants
révolutionnaires (FER), l’Union des étudiants marxistes léninistes (UJCml), la
Fédération de la jeunesse révolutionnaire et l’Organisation communiste
révolutionnaire (OCI).
37. Note non datée de la DST pour le directeur général de la Sûreté nationale
(Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG1/2101).
38. Note de Jacques Patin du 12 juin 1968 (in ibid.).
39. Note de Jacques Patin du 13 juin 1968 (in ibid.).
40. C’est le cas de huit militants du PCMLF que le préfet des Bouches-du-Rhône
fait rechercher et arrêter. Une perquisition au siège du parti à Marseille, lors de
laquelle Henri Blasquez, son secrétaire, est arrêté, permet la découverte de
listes de milliers d’adhérents. Tous sont recherchés pour être interpellés (Arch.
Nat. 5W/912, PCMLF).
41. Alain Krivine, considéré comme l’un des plus actifs lors des événements de
mai, est particulièrement visé. Dès le 14  juin, son domicile est perquisitionné  :
des journaux, des tracts mais aussi un carnet de reçus recensant les adhérents
des JCR sont retrouvés par les policiers (Arch. Nat. 5W/917, Jeunesses
communistes révolutionnaires).
42. Là encore selon l’orientation générale donnée par Raymond Marcellin qui
souhaite réprimer en priorité les «  têtes  » des organisations pour les
désorganiser et les déstabiliser (Raymond Marcellin, L’importune vérité. Dix ans
après mai 68, un ministre de l’Intérieur parle, Paris, Plon, 1978, p. 10).
43. Arch. Nat. 5W/913, Mouvement du 22 mars.
44. Institué pour réprimer l’OAS, il est recréé début juin  1968 par Raymond
Marcellin qui en assure alors la «  présidence directe  » (Raymond Marcellin,
L’importune vérité…, op. cit., p. 16).
45. Idem., p. 25.
46. En août  1968, 280 étrangers sont expulsés, et les réfugiés politiques sont
assignés à résidence dans un département choisi par le ministre de l’Intérieur.
47. Raymond Marcelin, L’ordre public et les groupes révolutionnaire, Paris, Plon,
1969, p. 57.
48. Douze informations au total, impliquant vingt-sept militants dont la plupart
membres des JCR, avaient été ouvertes pour reconstitution de ligue dissoute
(Idem).
49. Pour une chronologie des procès devant les juridictions de droit commun,
voir Maurice Rajsfus, Mai  68. Sous les pavés, la répression (mai  1968-mars
1974), Paris, Le cherche midi éditeur, 1998, 251 p.
50. Une note de Jacques Patin indique en effet que « le ministre de la Justice ne
veut pas prendre la responsabilité de rendre plus difficile la rentrée de
novembre  », rajoutant que «  les procès ne manqueraient pas d’être
accompagnés d’une large publicité  » (Note de Jacques Patin du 18  septembre
1968, Arch. Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG1/2101).
51. Il s’agit de la réplique toulousaine du Mouvement du 22 mars.
52. Arch. Nat. 5W/910, Non-lieu du 30 juin 1969.
53. Arch. Nat. 5W/744, Mouvement révolutionnaire Bordeaux.
54. Le cas le plus exemplaire est celui des dirigeants de La Cause du peuple,
Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, respectivement condamnés à Paris par la
17e chambre du Tribunal de grande instance le 28 mai 1970 à un an et huit mois
d’emprisonnement pour provocation et apologie de crimes et délits.
55. Dans le cadre de la répression du mouvement maoïste, vingt-sept personnes
qui n’appartiennent pas directement à la GP sont inculpées de reconstitution de
ligue dissoute. Elles obtiennent un non-lieu le 29  décembre 1971 (Réquisitoire
aux fins de jonction des procédures et de non-lieu, 29  décembre 1971  ; Arch.
Nat., 5W/752, Gauche Prolétarienne).
56. Sa peine est commuée à 18  mois de prison le 7  juillet 1971 (Notes
d’audiences du 7 juillet 1971 ; Arch. Nat., 5W/757, Gauche Prolétarienne).
57. Rapport policier du 8  septembre 1970 rédigé à Lille (Arch. Nat., 5W 754,
Gauche Prolétarienne).
58. Notes d’audience du 7 octobre 1970 (in ibid.). Sa peine est commuée à huit
mois avec sursis le 22 septembre 1971.
59. Comme le fait remarquer Isabelle Sommier  : La violence politique et son
deuil  : l’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2008, p. 17.
60. Il s’agit de Nadine Ringart, Henri Duquenne et Marc Hartzeld, jugés le
18  novembre 1970 (Notes d’audiences, 17-18  novembre 1970  ; Arch. Nat.,
5W/756, Gauche Prolétarienne).
61. Notes d’audiences du 17  novembre 1970 (Arch. Nat., 5W/758, Gauche
Prolétarienne).
62. Ils sont huit dans ce cas auxquels il faut rajouter Alain Geismar. Cette peine
est aussi utilisée dans le cas de militants du PCMLF (Le Monde, 12 septembre et
7 octobre 1970).
63. Il s’agit de Jean-Pierre Liban et de Jean-Claude Marti, condamnés à un an
d’emprisonnement (Le Monde, 7 octobre 1970).
64. Pour trois ans par exemple dans le cas d’Yves le Doujet.
65. Procès contre Audibert et autres  ; audience du 29  septembre 1970 (Arch.
Nat., 5W/751, Gauche Prolétarienne).
66. Vanessa Codaccioni, «  Justice populaire et mimétisme judiciaire. Les
maoïstes dans et hors la Cour de sûreté de l’État », Droit et société, no 89, 2015,
p. 17-33.
67. Il s’agit de la loi no  70-643 tendant à renforcer la garantie des droits
individuels des citoyens et qui, pour la première fois, introduit dans le Code civil
le principe du respect de la vie privée (JORF du 19 juillet 1970).
68. Par exemple, à son premier procès devant la juridiction d’exception, Alain
Geismar est condamné à deux ans de prison, cette peine se ramenant à huit
mois un an plus tard lorsqu’il est rejugé.
69. Appelés à se prononcer sur la légalité du décret de dissolution du 27  mai
1970 par les avocats de la GP, les magistrats de la juridiction gaulliste ne
rendent en effet pas un arrêt distinct sur cette question comme ils auraient dû le
faire, et se contentent de condamner les vendeurs de la Cause du peuple,
faisant découler de leur culpabilité la légalité du décret. En ce sens, et parce
qu’ils n’ont ni répondu aux « conclusions du demandeur » ni rendu sur ce point
une «  décision préalable et motivée  », la chambre criminelle de la Cour de
cassation casse et annule les arrêts de la Cour de sûreté par arrêt du 31  mars
1971 (Arrêt de la Cour de cassation du 31  mars 1971, Arch. Nat., 5W/754,
Gauche Prolétarienne).
70. Henri Leclerc, Un combat pour la justice, Paris, La Découverte, 1994.
71. Il est remplacé par l’ancien juge colonial Henri Angevin (Requête en
dessaisissement d’un juge d’instruction, 10  septembre 1970  ; Arch. Nat.,
5W/753, Gauche Prolétarienne).
72. En 1974 et  1975, la Cour de sûreté de l’État est encore mobilisée dans
l’affaire des « comités de soldats », du nom d’un mouvement tentant d’instaurer
un syndicat à l’intérieur de l’armée. Mais au regard de l’ampleur des soutiens
apportés aux inculpés (une cinquantaine dont la moitié détenue) et de la
dénonciation des poursuites devant la juridiction gaulliste, les soldats obtiennent
tous un non-lieu et les derniers sont libérés au début de l’année 1976.
73. Daniel Hermant, Didier Bigo, « Un terrorisme ou des terrorismes ? », Esprit,
no 94-95, 1986, p. 23-27.
74. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome II, op. cit., p. 428.
75. Le Code de procédure pénale n’y est pas encore promulgué (Libération,
17 janvier 1977).
76. C’est à cette date que le projet qui étend l’application du Code de procédure
pénale dans ces territoires est discuté. Contrairement au Parlement, le Sénat
veut exclure les dispositions sur la juridiction d’exception de la loi (JO, 27  juin
1980). La loi ne sera promulguée qu’en 1983, deux après sa suppression.
77. Le Monde, 8 juillet 1981.
78. Alain Peyrefitte déclare en effet en 1979  : «  En travaillant à maintenir la
République dans son unité, et la nation dans sa diversité, la Cour de sûreté
maintient ferme le lien social qui rend les hommes humains » (in ibid.).
79. Libération, 17 janvier 1977.
80. La Tricontinentale est une organisation regroupant toutes les forces anti-
impérialistes d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie.
81. Lettre du garde des Sceaux à Jacques Patin, le 12  mai 1967 (Arch. Nat.,
Fonds Présidence de Gaulle, 5AG/2089).
82. Note de la Cour de sûreté de l’État concernant le GONG (Arch. Nat., Fonds
Présidence de Gaulle, 5AG/2089).
83. De un à cinq ans d’emprisonnement assortis d’une peine d’interdiction de
séjour (Le procès des Guadeloupéens, op. cit., p. 368).
84. Dossier des audiences du 19 février au 1er mars 1970 (in ibid.,).
85. Deux affaires, proches de celle du GONG, se déroulent encore à la Cour de
sûreté de l’État au début des années  1980 et se terminent par des victoires
judiciaires pour les accusés  : les cinq membres du GLA (Groupe de Libération
armée de la Guadeloupe) qui avaient revendiqué une dizaine d’attentats au
début de l’année 1980 et, pour certains, participé à l’enlèvement d’une
journaliste de FR3-Guadeloupe, bénéficient d’un non-lieu, quand les
indépendantistes guyanais déférés en 1980 devant la Cour de sûreté pour une
série d’attentats sont libérés par l’amnistie d’août 1981.
86. Sur l’histoire du FLB, voir notamment Erwan Chartier, Alain Cabon, Le
dossier FLB. Plongée chez les clandestins bretons, Coop Breizh Editions, 2006,
316 p.
87. Selon les chiffres de l’ancien ministre de l’Intérieur (Raymond Marcellin,
L’importune vérité…, op. cit., p. 201).
88. Selon Raymond Marcellin, qui plaide en faveur de «  sanctions modérées  »,
on assiste à cette date à un «  concours de mollesse  », certains élus venant
plaider auprès de Georges Pompidou l’amnistie des faits commis par le FLB
(idem., p. 203).
89. Intervention de René Pleven à l’Assemblée nationale, séance du 26 juin
1969 (JORF du 27 juin 1969).
90. Pour les spécialistes du FLB, cet attentat aurait été «  monté  » par la DST
pour faire tomber les membres du FLB (Erwan Chartier, Alain Cabon, Le dossier
FLB…, op. cit., p. 89-94).
91. Jugement de la Cour de sûreté de l’État du 10  octobre 1972 (Arch. Nat.
5W/767).
92. Il lui transfère par exemple tous les écrits qui constituent selon lui des
infractions caractérisées ou des provocations/apologies de crimes ou de délits,
mais ces signalements sont tous sans effet (Raymond Marcellin, L’importune
vérité…, op. cit., p. 208).
93. Il annonce le 30 janvier 1974 la dissolution du FLB-LNS et du FLB-ARB, celle
du mouvement basque Enbata, et la dissolution du Front patriotique corse de
libération.
94. François Romerio, Le métier de magistrat, op. cit., p. 187.
95. Cette absence de victime était déjà l’un des arguments du garde des Sceaux
pour justifier l’amnistie (Intervention de René Pleven, séance du 26  juin 1969,
JORF du 27 juin 1969).
96. Raoul Béteille, Réquisitoire contre le FLB (attentat de Versailles), Cour de
sûreté de l’État, audience du 30 novembre 1978, p. 65.
97. Compte rendu d’audience, Cour de sûreté de l’État, 13  novembre 1978
(Arch. Nat., 5W/805).
98. Lors de l’audience civile, ils sont condamnés à payer solidairement la
somme de 4  250  000  francs, pour partie à l’Assemblée nationale, qui était
propriétaire d’une partie des locaux endommagés, et pour l’autre, à l’agent
judiciaire du Trésor (Arrêt de la Cour de sûreté de l’État du 8  décembre 1978  ;
Arch. Nat., 5W/805).
99. Didier Bigo, Daniel Hermant, «  Simulation et dissimulation. Les politiques
contre le terrorisme en France », Sociologie du travail, no 4, 1986, p. 506-507.
100. Xavier Crettiez, La Question corse, Paris, Éditions Complexe, 1999, 261 p.
101. Le 15 juin 1975 une « Charte de Développement », préparée par la Mission
interministérielle pour l’Aménagement et l’Équipement de la Corse et adoptée à
l’unanimité par le Conseil Régional de l’île, est «  récusée en bloc  » par les
dirigeants de l’ARC en raison de « l’absence de solution politique » (Réquisitoire
du procureur général du 15 avril 1976 ; Arch. Nat., 5W/772).
102. Le 21 août 1975, une trentaine de militants de l’ARC occupe la ferme d’un
viticulteur d’Aléria, Henri Depeille, accusé par ces derniers d’être l’un des
rapatriés d’Algérie impliqués dans le « scandale des vins ». Cette dénonciation
vise de grands négociants en vin ayant bénéficié de prêts et de terres mais qui
vendaient du vin frelaté.
103. Arch. Nat. 5W/774. Edmond Siméoni restera emprisonné dix-huit mois.
104. Jugement de la Cour de sûreté de l’État du 10  juillet 1977 (Arch. Nat.,
5W/775). Il bénéficiera d’une liberté conditionnelle en juillet 1981.
105. Les peines rendues correspondent aux directives qu’il avait transmises au
parquet. Mais si le garde des Sceaux Jean Lecanuet se dit «  satisfait  » de la
manière dont ces deux affaires ont été menées par les magistrats de la Cour de
sûreté, en revanche, son directeur de cabinet dénonce ce verdict, lui qui avait
demandé au procureur général de requérir une peine autrement bien plus lourde
(Libération, 17 janvier 1977).
106. Idem.
107. On peut citer l’extension de la loi Deixonne qui introduit le corse dans les
écoles en 1974 ou la création de l’Université de Corte en 1976.
108. Sur ce procès, Le procès d’un peuple, A Riscossa, Bastia, 1980.
109. Comme celui d’Yves Stella, l’un des fondateurs du FLNC, condamné à
quinze ans de réclusion criminelle en décembre  1980 suite à un attentat des
relais de télévision en Corse en 1977.
110. Libération, 13 mai 1980.
111. En juillet 1978, trois membres du FLB sont encore condamnés à des peines
privatives de liberté (huit et sept ans de prison). Trois autres procès, en 1980,
aboutissent au même type de condamnations.
112. Philippe Boucher, Le ghetto judiciaire, Paris, Éditions Grasset, 1978, p. 89.
113. Selon François Romerio (Le Monde, 23 août 1974).
114. L’expression est d’André Dechezelles qui oppose le «  mauvais juge  » qui
utilise la justice à des fins de vengeance et le « bon juge » qui « garde son sang-
froid  » et «  tempère la peine  » (Audience solennelle d’installation, 26  février
1963…, op. cit., p. 15).
DEUXIÈME PARTIE

D’UN RÉGIME
D’EXCEPTION À L’AUTRE :
JUSTICE POLITIQUE
ET JUSTICE
ANTITERRORISTE
Antiterrorisme et utilisation étatique de l’exception sont
intrinsèquement liés. Face au terrorisme, les divers États
occidentaux se sont progressivement dotés dès les
années  1970 d’un arsenal sécuritaire hors du commun
renforcé à la suite des attentats du 11  septembre 2001. Si
certaines mesures policières et judiciaires sont communes
aux différents États [1], chacun d’entre eux, en fonction de
l’histoire de ses rapports à la violence politique, des groupes
visés, du type et de la précocité des attaques subies sur son
territoire, a néanmoins organisé un régime d’exception
propre qui n’empêche ni les mécanismes d’imitation
répressive [2] ni les coopérations interétatiques [3]. Dans
cette dynamique antiterroriste, les États-Unis ont choisi un
«  scénario guerrier [4]  » leur permettant de mobiliser un
certain nombre de dispositions d’exception que l’on ne
retrouve dans aucun autre pays d’Europe  : les détentions
illimitées dans un camp, Guantánamo, l’usage de la torture,
ou les procédures de restitutions extraordinaires. Ce sont
donc sur les États-Unis et, dans une moindre mesure, depuis
l’adoption du Terrorism Act en 2000, sur le Royaume-Uni,
que se focalisent toutes les critiques en matière d’atteintes
aux droits humains. Or, cette ligne de partage entre les
deux pays anglo-saxons et le reste de l’Europe reste ténue,
les démocraties européennes multipliant aujourd’hui les
dispositions sécuritaires et radicales, et mobilisant
également des procédés de plus en plus intrusifs et
coercitifs [5]. De plus, la multiplication des références à
«  l’état de guerre  » et au «  11  septembre français  », tout
comme les appels à légiférer en faveur d’un « Patriot Act à
la française [6]  » quelques jours seulement après les
attentats de janvier  2015 en France, témoignent de ce que
les États-Unis constituent un réservoir d’expériences
pratiques pour les pays membres de l’Union européenne, et
un exemple, même repoussoir, de ce qu’il est encore
possible de faire au nom de la défense de l’État. En allant
plus loin, on pourrait même dire que les discours politiques
se référant aux États-Unis, ce pays qui a repoussé à
l’extrême la limite des atteintes à porter aux libertés
fondamentales, vise en Europe à légitimer l’adoption de
mesures exceptionnelles et, par la comparaison, à en
euphémiser le caractère dérogatoire, répressif et
discriminant.
Ainsi, contrairement à celles des États-Unis ou du
Royaume-Uni, l’une des particularités de l’approche
antiterroriste française, souvent soulignée par certains
analystes et surtout par les gouvernants eux-mêmes, est
son refus d’établir un régime d’exception [7]. La France
aurait adopté une approche de droit commun de la lutte
contre le terrorisme, sans juridiction ni législation
d’exception [8], ou tout au moins choisi une voie médiane
«  à mi-chemin entre le droit commun et le droit
d’exception [9] ». L’absence de tribunaux spéciaux depuis la
suppression de la Cour de sûreté de l’État serait l’exemple
type de cette spécificité de la lutte française contre la
criminalité terroriste marquée par une adaptation, parfois
dérogatoire, de ses moyens policiers et judiciaires aux
exigences de la sécurité du territoire et de la punition des
coupables, mais sans pour autant attenter aux principes du
droit commun et aux garanties fondamentales des
citoyens [10]. Si cette thèse mérite évidemment d’être
discutée et, en partie, infirmée, notamment en ce qu’elle
occulte la mutation de la justice politique et son évolution
vers des formes moins visibles et donc plus « acceptables »
de lutte contre celles et ceux qui prennent pour cibles l’État,
elle invite à prolonger la réflexion sur les interactions entre
exception en droit et droit pénal commun, et à mettre au
jour la durabilité des effets de la suppression des juridictions
politiques sur le système punitif français.
Dès lors saisi par le prisme de l’antiterrorisme et de ses
héritages multiples, le rôle de la Cour de sûreté se révèle
central, à la fois en tant qu’organe juridictionnel qui a
permis d’expérimenter des pratiques d’exception
mobilisables dans les périodes succédant à sa suppression,
mais aussi en tant qu’incarnation d’un régime répressif
aggravé propre à la justice politique et réactualisé au gré du
renforcement de la lutte antiterroriste. Plus précisément, la
Cour de sûreté de l’État a favorisé l’émergence d’un double
phénomène renforçant le degré de radicalité et d’efficacité
de la répression politique en temps de paix  : la
singularisation de certains crimes et délits par leur
soumission à une juridiction d’exception, et l’assimilation
progressive des activistes violents aux criminels et aux
délinquants (chapitre  4). La gestion étatique de la
criminalité terroriste, si elle est travaillée par la suppression
de la Cour de sûreté de l’État au début des années  1980,
n’en reconduit pas moins la plupart des dispositifs
d’exception qui lui étaient liés, et s’appuie sur un régime
pénal semblable mais dont la particularité est d’être
officiellement dépolitisé (chapitre  5). Aussi, loin de
s’opposer, la justice politique et la justice antiterroriste
participent d’une même technique de gouvernement qui
consiste à isoler une partie de la population pour la
soumettre à un traitement policier, judiciaire et
juridictionnel radical et spécifique, et ne sont que deux
modalités d’exercice différenciées de la justice d’exception.
CHAPITRE 4

Les variations de la frontière
entre « les politiques »
et les « droits communs »

« Nous sommes tous prêts ici à entamer une action dure


afin d’obtenir un statut politique. Ce n’est pas normal
que la France, qui se réclame le “pays de la liberté”, se
vante à l’étranger de ne pas avoir de prisonniers
politiques, condamne les régimes de l’Argentine et de
l’URSS, se refuse de reconnaître un statut de prisonnier
politique sur son territoire. Elle préfère cacher ses
“dissidents” dans ses geôles comme des droits
communs (avec un régime spécial [1]). »
Lionel Chenevière

La justice procède toujours par classification binaire, en


séparant les coupables des innocents, les victimes des
auteurs d’infractions, les fous des responsables, et les
condamnés des acquittés. L’intégration de la justice
politique dans le système judiciaire permet d’opérer une
autre distinction au sein de la population, entre ceux qui ont
droit à une procédure et à un jugement régis par les
principes de droit commun, et ceux soumis à un processus
de pénalisation d’exception. Parmi eux, les auteurs
présumés d’atteinte à la sûreté de l’État qui, au regard de la
gravité supposée de leur activisme oppositionnel, subissent
une répression spécifique et radicale. Considérés comme
dangereux par et pour le pouvoir, ils font dès lors partie des
individus auxquels sont déniées les garanties propres à tout
justiciable dans un État de droit [2].
Cependant, les interactions entre criminalité politique et
justice d’exception sont historiquement travaillées en
France par l’absence de définition claire du crime et du délit
politiques et par la temporalité très limitée des juridictions
compétentes pour les juger. Si en période de guerre ou de
post-conflit, les «  traîtres  », les «  vaincus  » ou les
«  comploteurs  » comparaissent en bloc devant des
tribunaux militaires ou des juridictions créées ad hoc,
montrant comment dans ces contextes de crise ce sont
l’ensemble des activistes radicaux d’une même population
cible qui sont distingués du reste des individus inculpés, le
destin judiciaire des mouvements oppositionnels réprimés
en temps de paix est plus incertain. Selon qu’il veuille les
faire condamner plus ou moins sévèrement, risquer
d’entamer la légitimité de son pouvoir, et consacrer ou non
leur statut d’opposants, l’exécutif les défère soit devant la
justice ordinaire soit devant la justice d’exception, se
réservant toujours la possibilité de mobiliser les unes ou les
autres des juridictions disponibles, qu’elles soient militaires,
spécialisées dans la criminalité politique, ou de droit
commun.
Ces choix juridictionnels, dépendants des calculs opérés
par les gouvernants, sont éminemment politiques. Et ils le
sont d’autant plus dans le cas d’une juridiction d’exception
comme la Cour de sûreté de l’État que le garde des Sceaux
détient le monopole exclusif du destin judiciaire des affaires,
faisant varier, par le type de crimes et de délits retenu
contre les opposants notamment, la frontière entre les
«  politiques » et les « droits communs  ». Au-delà d’éclairer
l’accaparement du pouvoir judiciaire par l’exécutif et les
atteintes au principe de la séparation des pouvoirs qui en
découlent, l’attribution d’affaires à la justice d’exception ou
à la justice ordinaire révèle la centralité de ces opérations
de partage et de classification dans la gestion étatique des
illégalismes politiques. Non seulement ces dernières ont des
incidences fortes pour les militants réprimés, en termes
d’atteintes aux droits et aux libertés, de sévérité pénale et
de types de peines possiblement prononcés, travaillant
également les modalités de leur jugement et de leur
enfermement dans l’espace carcéral, mais elles
transforment les activistes soit en opposants dont
l’exceptionnalité des crimes justifie l’exceptionnalité de leur
répression, soit en justiciables de droit commun assimilés à
des « voleurs », des « casseurs » ou des « brigands ».
Surtout, avec l’instauration de la juridiction gaulliste, la
frontière entre justice d’exception et justice pénale
ordinaire, tout comme les contours des groupes des
«  politiques  » et des «  droits communs  », deviennent plus
flous et incertains. D’un côté, en tant que tribunal
d’exception autonome, avec ses modalités de
fonctionnement propres et ses règles dérogatoires, elle
apparaît comme une juridiction qui sépare, distingue et
discrimine. Ses cibles pénales, plongées dans un état
d’infériorité juridique et soumises à des pratiques
spécifiquement adaptées à leur dangerosité supposée, sont
dès lors exceptionnalisées, mises à part, isolées. Mais de
l’autre, par son caractère hybride qui lui donne également
les pouvoirs d’instruire et de juger empruntés aux tribunaux
correctionnels et aux cours d’assises, elle autorise un
traitement judiciaire classique des opposants, alors
considérés comme ne pouvant pas bénéficier de droits
spécifiques ou échapper à certains dispositifs mobilisés
contre tout type de criminalité. Cette dualité des
prérogatives et des effets de la justice d’exception est la
retraduction judiciaire de deux logiques répressives  que la
Cour de sûreté permet de faire coexister au sein d’un même
organe juridictionnel  : une logique de politisation de la
répression, résultat de la reconnaissance juridique de la
spécificité des illégalismes politiques et au nom de laquelle
des mesures d’exception sont instituées et légalisées
(l’extension de la durée de garde à vue, les arrestations de
nuit ou le jugement par des magistrats spécialisés) ; et une
logique de dépolitisation des crimes et des délits politiques
qu’illustre par exemple l’utilisation systématique des
examens psychiatriques traditionnellement réservés aux
cours d’assises.
Dès lors, si le recours à la justice d’exception est justifié
par les pouvoirs publics par la spécificité des oppositions à
l’État, cette singularité des infractions politiques et de leur
gestion étatique ne se traduit pas automatiquement par la
reconnaissance du caractère politique de l’activisme radical.
Bien au contraire, on assiste à des stratégies de
dépolitisation de l’opposition au régime et à des efforts
constants d’assimilation des militants aux criminels ou aux
délinquants. Refusant d’être discriminés pour leurs idées ou
leur appartenance politique, qui leur valent en particulier
d’être exclus du droit à un procès équitable, ces derniers
s’opposent à tous les mécanismes qui visent à nier leur
statut d’opposants, comme leur comparution devant les
juridictions de droit commun ou leur traitement indifférencié
en prison. Point de conflictualité majeur entre les agents du
champ du pouvoir et leurs ennemis désignés, les variations
de la frontière entre les « politiques » et les autres cibles de
la répression pénale éclairent ainsi plus généralement la
mise en place progressive d’un régime répressif aggravé qui
tend à la fois à exceptionnaliser les crimes et les délits
politiques par leur soumission à la justice d’exception, et à
les normaliser sous l’effet d’un usage dépolitisant de
l’appareil répressif existant.

La (non) reconnaissance
du caractère politique
des illégalismes
Les crimes et les délits politiques qui entrent dans le
champ de compétence d’une juridiction d’exception
subissent toujours une restriction limitative, notamment par
l’édiction de listes d’infractions contenues dans des décrets
ou des lois. L’objectif affiché est de faire obstacle à la
criminalisation de l’opposition et, plus précisément,
d’empêcher que tout acte de militantisme ne devienne un
crime politique sanctionné par le Code pénal. Néanmoins, si
les juges et l’exécutif sont officiellement contraints par les
textes, et qu’en théorie l’opposition est protégée par un
ensemble de droits, en réalité, tout militant peut voir son
cas instruit et jugé par une juridiction en charge de la
criminalité politique du moment que ces derniers
parviennent à faire de son activité militante une atteinte à
la sûreté de l’État. Cette politisation des infractions est
facilitée par deux stratégies propres à la répression des
opposants  : la capacité des magistrats à s’appuyer sur le
flou entourant la définition des crimes et des délits
politiques pour pouvoir englober sous diverses qualifications
pénales une multitude de gestes militants ; et la possibilité
juridique qui leur est accordée de réprimer des intentions ou
des mobiles, ceux d’attenter à l’autorité de l’État, avec le
cas exemplaire de la dissolution qui rend définitivement
illégales les organisations réprimées, et délictueuse ou
criminelle toute activité leur étant liée. Cette criminalisation
politisante de l’activisme oppositionnel, qui transforme
certaines actions non seulement en crimes mais surtout en
crimes politiques pour soustraire les cibles de l’exécutif à la
justice de droit commun, n’est pourtant pas systématique.
Dans le cas de l’extrême gauche, en particulier, s’observent
de la part du garde des Sceaux et des juges des stratégies
de dépolitisation des illégalismes qui ont pour effet
d’exclure les militants du groupe des « politiques » et de les
assimiler à des criminels ou des délinquants.
DISSOLUTION DES ORGANISATIONS ET POLITISATION
DES INFRACTIONS

La dissolution des organisations auxquelles


appartiennent les militants visés par le pouvoir central est
l’une des mesures exceptionnelles qui permet de déférer
ces derniers devant la Cour de sûreté de l’État [3].
Contrecarrant la loi de 1901 sur les associations et
s’appuyant sur la législation du 10  janvier 1936, la
dissolution permet en effet d’interdire toute organisation qui
«  tenterait de porter atteinte par la force à l’intégrité du
territoire national ou à la forme républicaine du
gouvernement  ». D’abord mobilisée contre les ligues
d’extrême droite, la législation de 1936 est ensuite utilisée
contre le Parti communiste français dont la répression se
heurte à la liberté d’association  : ainsi, et ce fait est
significatif, le plus grand procès communiste intenté pour
complot et mené à terme en France, celui des députés du
PCF en 1940, a été rendu possible par le recours à la loi de
janvier 1936, ces derniers n’ayant pas été condamnés pour
avoir attenté au moral de l’armée et du pays, comme il est
souvent écrit, mais pour avoir contrevenu à la dissolution du
parti et de toutes les organisations affiliées à la
IIIe  Internationale [4]. Cette arme disponible pour le chef de
l’État et les membres de son gouvernement est dès lors
largement mobilisée tout au long de la durée d’existence de
la Cour de sûreté  : elle l’est en juin  1968 contre les
organisations gauchistes, le 27  mai 1970 contre la Gauche
prolétarienne, le 21  juin 1973 pour dissoudre la Ligue
Communiste ou encore en janvier  1974 contre quatre
organisations autonomistes  : deux liées au nationalisme
breton (le FLB-LNS et le FLB-ARS), le mouvement basque
Enbata et le Front paysan corse de libération (FPCL).
L’année suivante, c’est encore le mouvement « Action pour
la renaissance de la Corse  » qui est dissous. Ces décrets
présidentiels, qui renseignent sur les différentes séquences
répressives de  1968 à  1981 et sur la modification
progressive des cibles pénales construites par les agents du
champ du pouvoir, s’inscrivent donc dans une longue
tradition d’exclusion du champ politique d’organisations
dont les membres se voient dénier les droits d’association,
de manifestation et les libertés d’expression et d’opinion.
Pour autant, les effets de ces décrets de dissolution et
leurs conditions de possibilité doivent être analysés au
prisme des types de militantisme visé par les pouvoirs
publics. Tous ont en commun de se présenter sous la forme
d’un activisme radical qui ne s’inscrit pas dans le cadre de
la compétition électorale, ce qui réduit les possibilités d’un
large mouvement d’indignation et donc les coûts, pour les
pouvoirs publics, d’une dissolution [5]. Car on ne réprime pas
de la même manière les membres d’une organisation
légaliste et disposant d’une forte assise électorale comme
ceux d’un groupe qui revendique l’action violente et les
illégalismes à des fins de déstabilisation de l’édifice social et
politique. En l’occurrence, pour les mouvements
indépendantistes, séparatistes ou clairement désignés par
les autorités comme «  terroristes  », la dissolution ne
constitue pas une réelle opportunité et ne modifie pas
fondamentalement les modalités de leur répression. Parfois
inculpés de commandement et participation à une bande
armée en vue de s’armer contre l’autorité de l’État, de
destruction d’édifice public par explosif ou de participation à
une entreprise portant atteinte à l’intégrité du territoire
national, leurs membres sont ainsi, par les actes qui leur
sont reprochés, directement passibles de la Cour de sûreté.
L’élément clé de leur criminalisation reste alors la capacité
de l’exécutif et des magistrats à «  colorer  » politiquement
les infractions pour lesquelles ils sont inculpés.
L’association de malfaiteurs, appliquée à celles et ceux
qui ont commis des attentats, est exemplaire de ce point de
vue. Délit de droit commun qui nécessite la conjonction de
trois éléments – une entente, dans le but de commettre des
crimes contre les personnes ou les propriétés, avec une
intention coupable – l’association de malfaiteurs relève de la
compétence du tribunal correctionnel. Or, en notifiant que,
dans le cas du FLB, du FLNC ou d’Action Directe, cette
infraction est «  en lien avec une entreprise individuelle ou
collective tendant à substituer une autorité illégale à
l’État », il devient un délit politique, à savoir une atteinte à
la sûreté de l’État. Et si « l’association de malfaiteurs en lien
avec une entreprise  » est idéale-typique de la répression
des opposants en ce qu’elle criminalise et politise des
intentions, des buts et des mobiles, la notion d’entreprise
suffit à elle seule à rendre politique n’importe quel crime ou
délit de droit commun. Ainsi, les militants corses, basques
ou bretons sont rarement inculpés de maintien ou de
reconstitution de ligue dissoute [6], mais pour d’autres
infractions politisées qui font le lien, juridique, entre
activisme et terrorisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si
les deux organisations surcriminalisées à la fin des
années  1970, le FLNC et Action Directe, ne sont pas
immédiatement dissoutes (la première l’est en 1983, la
seconde en 1982) et que les procédures judiciaires
préexistent aux décrets de dissolution qui n’en sont que le
prolongement.
Or, dans le cas d’un militantisme de masse, qui se traduit
par une multitude de gestes politiques ordinaires et
quotidiens, les décrets présidentiels modifient radicalement
à la fois le statut politico-juridique des membres des
organisations –  qui passent d’oppositionnels à criminels
attentant à la sûreté de l’État – et le type de répression qui
leur est infligé puisqu’ils sont désormais passibles de la
Cour de sûreté. On pourrait même avancer que c’est
précisément parce que certains mouvements ne sont pas
visiblement et suffisamment «  terroristes  » que l’exécutif
mobilise contre eux la dissolution, manière d’augmenter
leur degré de dangerosité politique et d’exceptionnaliser
tout autant leur militantisme que les modalités de leur
répression. C’est le cas des gauchistes de l’après mai 68 et
des membres de la GP qui, s’ils peuvent être déférés devant
la juridiction d’exception pour des actes violents comme des
attentats, le sont beaucoup plus fréquemment en vertu de
la législation de 1936 sur les ligues, les milices et les
groupes de combat. Dans ce cadre, loin d’être
l’aboutissement d’un cycle répressif, la dissolution
enclenche immédiatement un processus de pénalisation qui
se traduit par de multiples arrestations, perquisitions et
incarcérations. Car ce que la dissolution offre en définitive à
l’exécutif, c’est la possibilité de qualifier et de faire qualifier
juridiquement des actes du militantisme protégés et
encadrés par la loi (la distribution de tracts, la vente d’un
journal, l’apposition d’affiches) en crimes ou en délits mais
aussi, dans l’optique où ils tomberaient sous le coup de la
loi de 1881 sur les délits de presse, de les soustraire à la
compétence des tribunaux correctionnels. Par l’infraction
sous laquelle ils sont inculpés –  la tentative ou le maintien
de reconstitution de ligue dissoute  – et la justification
politico-juridique des décrets pris en ce sens – la protection
du territoire et de la forme républicaine du gouvernement –
les membres de ces organisations sont donc plus
précisément considérés comme des criminels politiques
passibles de la justice d’exception. Mais lorsque les coûts de
son utilisation par l’État sont trop élevés, notamment en ce
qu’elle risque de faire apparaître davantage le caractère
politique de la répression du militantisme oppositionnel, on
assiste alors à un retour ou à un repli sur les juridictions de
droit commun et, plus généralement, à une dépolitisation du
militantisme d’opposition.

RETOUR SUR LES JURIDICTIONS DE DROIT COMMUN

Si le cas des membres de l’extrême gauche est singulier


dans l’histoire de l’institutionnalisation de la justice
d’exception et, plus généralement, de la répression politique
en France, c’est qu’il illustre à la fois la focalisation de
l’exécutif sur ces ennemis intérieurs cycliquement réprimés,
et sa volonté de ne pas en faire des justiciables «  hors du
commun  », différents des autres individus ou groupes
sociaux criminalisés. Le choix de les déférer alternativement
devant la Cour de sûreté de l’État et devant les tribunaux
correctionnels ou, plus rarement, les cours d’assises,
pourtant écartées du droit de punir les oppositions à l’État
dès 1963, traduit cette hésitation des gouvernants à les
juger distinctivement ou indifféremment du reste des
inculpés. Car si la comparution et le jugement devant une
juridiction d’exception font courir aux militants le risque
d’une plus lourde sanction pénale, elle favorise néanmoins
leur héroïsation et leur octroie, même symboliquement, le
statut d’opposant.
Ainsi, dès mai 1968, la Chancellerie choisit de déférer les
manifestants devant les tribunaux correctionnels pour des
délits de droit commun (violences à agent, port d’armes,
incendies de voitures ou dégradations d’édifices publics).
Seule la dissolution, nous venons de le dire, permet
l’instruction de certaines affaires devant la juridiction
d’exception. Contrairement aux précédentes séquences
répressives qui touchaient l’extrême gauche, et le Parti
communiste en particulier, et lors desquelles la participation
à une manifestation était considérée comme un délit
politique, il y  a à partir de la fin des années  1960 une
volonté de dissocier protection de la sûreté de l’État et
maintien de l’ordre public. Cette dépolitisation du fait
manifestant, qui va a priori de pair avec un affaiblissement
des peines –  conclusion infirmée ici puisque seuls les
militants déférés devant les tribunaux correctionnels en
1968 ont été condamnés  – permet dès lors l’indistinction
entre activisme et délinquance, la participation à une
manifestation étant ramenée à ses violences et à ses enjeux
matériels, les vols notamment.
La loi «  anticasseurs  » du 8  juin 1970, législation
d’exception qui constitue une atteinte aux droits de réunion,
de grève et de manifestation, s’inscrit pleinement dans ce
processus d’assimilation progressive des militants
gauchistes et, plus généralement, des manifestants, aux
délinquants de droit commun [7]. Si, officiellement, la loi vise
les «  casseurs  », à savoir ceux qui provoquent des dégâts
matériels au cours d’un attroupement –  elle renaît
partiellement en mars  2010 avec la loi Estrosi sur les
«  violences en bande [8]  »  –, elle introduit le principe de
responsabilité collective pénale et pécuniaire qui permet
d’inculper les auteurs de violences lors d’une action
collective mais aussi un simple manifestant, même étranger
à ces violences. Plusieurs maoïstes, qui participent à des
manifestations en novembre 1970 à Toulouse et à Bordeaux
notamment, sont ainsi jugés dans une procédure de flagrant
délit et condamnés par le tribunal correctionnel le 13 janvier
1971 à des peines de prison ferme [9]. Assimilés par ce
jugement à des «  casseurs  », des «  vandales  », des
«  incendiaires  », selon les termes employés au moment du
débat parlementaire [10], ils sont dès lors symboliquement
séparés des autres militants maoïstes poursuivis par la Cour
de sûreté de l’État pour reconstitution de ligue dissoute ou
pour des attentats. Les membres de la Gauche
prolétarienne sont ainsi répartis en deux groupes  : ceux
dont le mobile politique est occulté pour en faire des
délinquants, et ceux pour lesquels il est reconnu à des fins
de répression par l’exception.
Néanmoins, la répartition juridictionnelle des militants
est rarement aussi nette et, bien souvent, ces derniers sont
déférés successivement voire simultanément devant
diverses juridictions. Le cas de Jean-Marc Rouillan est
représentatif de ces militants radicalisés dont le parcours
est marqué par une multitude de condamnations
prononcées par les tribunaux ordinaires ou d’exception. Dès
avril 1973, alors qu’il a 21 ans et refuse de faire son service
militaire, il est condamné pour insoumission en temps de
paix à six mois de prison ferme par le TPFA de Bordeaux.
Arrêté avec deux autres membres des GARI lors d’un simple
contrôle policier, il est incarcéré à la prison de la Santé en
décembre 1974. Parallèlement inculpé par la Cour de sûreté
de l’État pour de nombreuses infractions à la législation sur
les armes, il n’est libéré que le 25 mai 1977, après deux ans
et demi d’instruction et quarante jours de grève de la
faim [11]. Révélatrice et typique du traitement judiciaire de
la gauche radicale par l’exception en droit, cette première
affaire montre que ce n’est pas tant l’issue des procédures
et les verdicts qui comptent dans la répression des
activistes radicaux que l’instruction, lors de laquelle
dominent les enquêtes policières, le démantèlement des
réseaux, et leur incarcération de très longue durée permise
par le recours à cette juridiction. Pour autant, si la Cour de
sûreté libère Jean-Marc Rouillan, ce dernier a été condamné
par deux fois par les tribunaux de droit commun  pendant
son incarcération : une première fois en 1975 par le Tribunal
de grande instance (TGI) de Paris à sept mois
d’emprisonnement et à 1  000  francs d’amende pour
falsification de documents administratifs, recel d’abus de
confiance, complicité et usage de faux en écriture, puis, une
seconde, le 7  décembre 1976 par la cour d’appel de
Toulouse à un an d’emprisonnement pour  recel, vol,
détention d’armes et de munitions, et falsification de permis
de conduire [12]. Il y a donc une division du travail répressif
entre la justice d’exception, qui enquête et enferme, et la
justice ordinaire qui prononce des condamnations et va
jusqu’au bout du processus de pénalisation. Le 13  mars
1978, dans le cadre d’une information contre X du chef de
destruction volontaire d’édifices, il est à nouveau interpellé
avec d’autres membres des GARI dans un appartement
parisien alors qu’ils tenaient une réunion de soutien à trois
militants des NAPAP emprisonnés [13], et est inculpé pour
détention d’armes [14]. Ne se présentant pas devant le
tribunal le 24 mars 1979, année où il participe à la création
d’Action Directe, il vit dans la clandestinité jusqu’à une
nouvelle arrestation, sur mandat d’arrêt de la Cour de
sûreté, le 13  septembre 1980 avec Nathalie Ménigon.
Pendant son emprisonnement, qui dure environ un an, Jean-
Marc Rouillan est une fois encore jugé le 12 décembre 1980
par la cour d’assises de Paris dans le cadre du procès des
GARI. Il est acquitté en janvier 1981 mais reste détenu pour
son inculpation par la juridiction d’exception.
Ainsi, comme le montre le cas idéal-typique de Jean-Marc
Rouillan, les activistes radicaux peuvent être réprimés par
l’ensemble des tribunaux potentiellement compétents pour
les juger  : les tribunaux militaires, les juridictions de droit
commun (TGI, cour d’appel, cour d’assises) et enfin par la
Cour de sûreté de l’État qui n’est dès lors que l’un des
instruments de leur répression. Lorsque la justice
d’exception intègre le système et la pyramide judiciaires, et
qu’elle se banalise en même temps que se normalise le
contexte politique, elle devient ainsi une variable
d’ajustement, complémentaire à la justice de droit commun,
c’est-à-dire un choix possible pour les gouvernants.
La porosité de la frontière entre ces deux types de justice
s’apprécie également à la lumière des opérations judiciaires
de (non) revendication/dessaisissement des affaires par la
Cour de sûreté de l’État. Par exemple, Alain Krivine, inculpé
pour reconstitution de ligue dissoute en 1968 devant cette
dernière, l’est encore en 1973 après la dissolution de la
nouvelle JCR, mais cette fois-ci devant le tribunal de la
Seine. Cependant, si la Cour de sûreté ne revendique pas
une affaire dont elle aurait pu se saisir, permettant ainsi de
traiter l’ancien candidat aux élections présidentielles
comme un justiciable ordinaire, cette dernière est
néanmoins instruite par le juge d’instruction Alain Bernard,
qui était auparavant (février 1970-février 1971) délégué à la
Cour de sûreté de l’État [15]. On voit ici non seulement
l’arbitraire qui préside aux choix juridictionnels de l’exécutif
– un même dirigeant, pour un même fait, peut être poursuivi
devant l’un ou l’autre des tribunaux  – mais aussi
comment  les affaires politiques sont finalement toujours
gérées par des « spécialistes », à savoir d’anciens juges de
la Cour de sûreté de l’État, quand bien même elles sont
officiellement instruites et jugées par des magistrats
indépendants du pouvoir.
L’exemple des «  inculpés de Condé-sur-l’Escaut  » est
plus significatif encore du « jeu » sur les juridictions auquel
se livre, via ses juges de l’exception, le pouvoir central. En
juillet  1981, l’instruction de «  l’affaire Action Directe  »
touche trente-sept personnes  : le  noyau dur de
l’organisation, impliqué dans les attentats revendiqués par
AD comme Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon, et douze
personnes inculpées de vol à main armée pour avoir
commis un hold-up à Condé-sur-l’Escaut le 29 août 1979. Le
30  mars 1980, alors que cette affaire est instruite par le
parquet de Valenciennes, ce dernier s’en dessaisit au profit
de la Cour de sûreté en raison des liens entretenus entre
tous les inculpés. La possession des mêmes fausses cartes
d’identité ou l’utilisation d’un même appartement comme
«  refuge  » justifie la procédure de dessaisissement [16]. Or,
après seize mois d’instruction, le 24  juillet 1981, le juge
d’instruction de la Cour de sûreté Michel Legrand rend une
ordonnance d’incompétence partielle, écrivant à propos des
auteurs du hold-up qu’ils «  recherchaient sur le territoire
une occasion facile et fructueuse de butin pour satisfaire
leurs besoins personnels  ». Il ajoute toutefois  : «  Certains
paraissent avoir été inspirés par une finalité politique d’aide
aux  détenus politiques italiens [17].  » En dépit du passé
militant de plusieurs d’entre eux, tels Floréal Cuadrado et
Raymond Delgado, anciens membres des GARI déjà inculpés
aux côtés de Jean-Marc Rouillan devant la Cour de sûreté de
l’État en 1974, celui de trois militants recherchés en Italie
pour faits de terrorisme (Franco Pinna, Enrico Bianco et
Orianne Marchionni), et malgré les faits reprochés aux
inculpés (la fabrication et la possession de faux papiers,
considérées d’ordinaire comme une « atteinte à l’autorité de
l’État  »), la juridiction gaulliste se déclare incompétente.
Tandis que le dossier du noyau dur continue à y être instruit,
cette dernière renvoie à nouveau l’affaire du hold-up au
parquet de Valenciennes. Cette disjonction des deux affaires
et ce dessaisissement de la juridiction d’exception ne sont
pas sans effets politico-judiciaires. Ils permettent en réalité
d’exclure les auteurs du hold-up du bénéfice de la loi
d’amnistie du 4 août 1981 qui a permis aux autres membres
d’Action Directe d’obtenir un non-lieu. La loi prévoit en effet
des exclusions : un même fait, selon qu’il soit poursuivi par
la Cour de sûreté de l’État ou par une juridiction de droit
commun, peut (ne pas) être amnistié, comme cela est le cas
de la détention d’armes [18], délit exclu de la loi s’il n’est pas
en lien avec une «  entreprise tendant à entraver l’autorité
de l’État [19]  », c’est-à-dire du ressort de la Cour de sûreté
de l’État [20]. Les avocats des inculpés demandent – comme
de très nombreux groupes de la gauche radicale et
libertaire [21]  – à ce que ces derniers puissent faire valoir
leurs motivations politiques et, ainsi, bénéficier de la loi
d’amnistie. Or, la chambre d’accusation de la Cour de sûreté
déclare dans son arrêt  : «  La cause pour laquelle ces
inculpés déclarent lutter plus ou moins clandestinement se
situe dans le pays d’origine de huit d’entre eux ». Avant de
préciser : « Sur le territoire national, l’activité politique qu’ils
allèguent consiste essentiellement en un groupement
d’entraide aux réfugiés politiques [22]. » Autrement dit, pour
la chambre d’accusation de la juridiction d’exception, non
seulement l’activisme oppositionnel s’arrête à la frontière
italienne, mais l’aide aux réfugiés politiques ne constitue en
aucun cas un élément de nature à politiser les infractions
commises. Exclus de la loi d’amnistie et n’ayant pas
bénéficié d’une grâce présidentielle, les trois derniers
inculpés de l’affaire Condé-sur-l’Escaut sont mis en liberté le
6 octobre 1981 pour « raisons médicales ». Comme Nathalie
Ménigon, inculpée de tentative d’homicide volontaire pour
avoir tiré sur un inspecteur de police et un gardien de la
paix lors de son arrestation et libérée quatre jours plus tard
par le juge d’instruction de Paris, ces activistes sont libérés
par la justice de droit commun pour des motifs tout autres
que ceux d’ordinaires retenus dans le cadre d’une amnistie
permettant la libération des « politiques ».
 
Ainsi, les choix de déférer les militants devant les
tribunaux ordinaires ou d’exception procèdent de deux
stratégies répressives distinctes. La première, illustrée par
la gestion judiciaire des illégalismes violents ou gauchistes,
prend appui sur les législations de janvier  1963 pour
soustraire les infractions commises à la justice ordinaire et
rendre les militants passibles de la Cour de sûreté de l’État.
La seconde, éclairée par la répression des manifestations de
mai-juin  1968 ou des «  inculpés de Condé-sur-l’Escaut  »,
révèle au contraire la volonté d’attraire les activistes devant
les cours d’assises et, surtout, les tribunaux correctionnels.
Variables dans le temps et fonction des individus ou des
groupes visés, ces opérations de partage sont monopolisées
par le ministre de la Justice qui, par les mécanismes de
politisation ou de dépolitisation des actes réprimés, et par
ceux de revendication ou de dessaisissement de la
juridiction gaulliste, procède à une partition entre les
«  politiques  » et les «  droits communs  ». Ces choix
juridictionnels, quels qu’ils soient, sont défavorables aux
activistes et toujours dénoncés par ces derniers : dans l’un,
ils ne peuvent faire valoir leurs revendications militantes et
ne peuvent bénéficier de certaines concessions
gouvernementales comme les amnisties pour infractions
politiques  ; dans l’autre, ils sont soumis à un processus de
pénalisation dérogatoire au droit commun qui les plonge
dans un état de « moindre droit ».

Infériorité juridique
et répression d’exception
Comme tout tribunal politique spécial, la Cour de sûreté
de l’État est avant tout une juridiction d’exception qui
soumet des militants choisis par l’exécutif à une procédure
distincte de celle régie par le droit commun, faisant de ces
derniers des inculpés, accusés, ou détenus «  à part  ». Les
décrets de mise en accusation du garde des Sceaux ont
ainsi des incidences fortes pour le militant poursuivi dont les
droits peuvent et sont considérablement amoindris. Pour
autant, la justice d’exception n’est pas que justice politique,
notamment lorsqu’elle se détache de l’état d’exception pour
se normaliser et s’institutionnaliser dans le temps, et que
ses défenseurs ont la prétention d’en faire une juridiction
«  ordinaire  » et «  naturelle  » du système judiciaire
existant [23]. Elle emprunte aux tribunaux de l’appareil
juridictionnel dont le fonctionnement est soumis aux règles
de la justice démocratique et, plus précisément en France, à
celles de la tradition de la légalité républicaine. Par certains
aspects, les «  politiques  » sont donc soumis à la même
procédure que les « droits communs ». Cette indistinction à
éclipse, propre à cette double tradition de justice, reflète
surtout la volonté de l’exécutif de pouvoir faire instruire et
juger leurs affaires à la fois normalement et distinctement.
Tantôt «  ennemis du régime  » qui veulent déstabiliser
l’édifice social et politique, tantôt «  délinquants  » ou
« malfaiteurs » qui s’attaquent aux personnes et aux biens,
les opposants subissent dès lors une double répression
politique  : une répression d’exception légitimée par la
singularité de leur crime et de leur délit ; et une répression
en apparence plus « classique » mais qui n’en a pas moins,
rapportée aux cibles visées, des effets politiques,
notamment de dépolitisation de leurs actes et de leurs
idées.

UN TRAITEMENT POLICIER ET JUDICIAIRE DÉROGATOIRE

Les défenseurs des dispositifs d’exception justifient


toujours leur recours par la complexité des affaires à
résoudre et par la gravité des menaces qui pèsent sur les
citoyens, les institutions et les agents de l’État. Dès 1968,
dans un contexte d’illégitimité croissante de la Cour de
sûreté, ses partisans ne cessent ainsi de rappeler les
« moyens techniques » « importants » dont elle dispose, en
matière de « manifestation de la vérité [24] » notamment. En
1980, malgré les oppositions de la gauche, Alain Peyrefitte,
ministre de la Justice, dessaisit la justice de droit commun
au profit de la juridiction gaulliste pour l’instruction de
l’attentat de la rue Copernic [25], déclarant alors  : «  Cela
permet une enquête plus approfondie, des procédures plus
efficaces. Cela permet d’aboutir plus vite et de frapper plus
fort. L’affaire de la rue Copernic est une affaire très
grave [26]. »
Au nom de l’efficacité et de la rapidité des procédures,
les droits de la défense des individus poursuivis par la Cour
de sûreté de l’État sont alors le plus souvent écartés. Dès
leur arrestation, ils peuvent en effet être soumis à une
procédure d’exception qu’incarne de manière exemplaire la
possibilité d’être arrêté de nuit (le droit commun exclut les
arrestations entre 21  heures et 6  heures du matin,
notamment pour garantir le principe d’inviolabilité du
domicile [27]), ou celle de l’avoir été par un dénonciateur qui
bénéficiera alors de «  l’absolution [28]  ». Par exemple, les
membres de la branche armée de la Gauche prolétarienne
(la NRP) impliqués dans l’attentat contre les Houillères de
France à Hénin-Liétard sont arrêtés suite aux dénonciations
de deux informateurs des RG, comme l’explique l’un d’entre
eux au procès de décembre 1970 :

«  J’ai été contacté par les RG. Ils m’ont demandé


de donner des renseignements sur le mouvement
maoïste. J’ai dit que cela ne m’intéressait plus. Ils
m’ont dit si tu as besoin d’un service on te le
donnera. J’ai dit que j’avais besoin d’une carte de
docker et j’ai donné des renseignements banaux
tels que la distribution de tracts, je ne leur ai pas
dit à ce moment-là que j’avais participé à l’attentat
d’Hénin-Liétard. Je ne savais pas que j’aurais pu
bénéficier d’une exemption de peine en dénonçant
alors je n’en ai pas parlé (…). J’étais à la maison
d’arrêt de Dunkerque. La PJ est venue me trouver
en disant qu’ils avaient des soupçons sur Liscia et
moi, ils m’ont dit que si tout le monde était arrêté
par mes déclarations, je bénéficierai d’une remise
de peine, j’ai pesé le pour et le contre et j’ai
parlé [29] ».

Cette déclaration dans l’enceinte du tribunal n’est une


surprise ni pour les avocats, ni pour les magistrats, toutes
les informations relatives à la délation et aux tractations
avec les services de police judiciaire et de renseignement
ayant déjà été consignées par le procureur général dans son
réquisitoire [30]. Et si un seul membre de la GP est
condamné –  Bernard Liscia, condamné à cinq ans de
prison  – les deux dénonciateurs, qui reconnaissent avoir
participé à l’attentat, comparaissent libres au tribunal et
sont exempts de peine [31]. L’instauration de la Cour de
sûreté de l’État favorise donc, en matière de criminalité
politique, le recours à la dénonciation, traditionnellement
mobilisée dans les cas d’atteintes à la sûreté de l’État, et
celui, même si le terme est anachronique ici, aux
«  repentis [32]  ». Au-delà des avantages de nature pénale
offerts aux auteurs d’infractions qui acceptent de dénoncer
leurs «  complices  », comme l’absolution, les services de
renseignement ou les agents de police judiciaire peuvent
proposer d’autres types de rétributions aux délateurs,
comme une carte de docker dans ce cas précis, ou de
l’argent. Des membres du Front de libération de Bretagne
racontent par exemple les pressions policières pour les
«  retourner  » ou faire d’eux des «  dénonciateurs  ». «  On a
joué du chantage à l’emploi et de l’appât du gain, explique
lors de son procès en mars  1977 René Kerhousse,
inspecteur du trésor inculpé de reconstitution de ligue
dissoute. On est allé jusqu’à me proposer de l’argent pour
une collaboration [33] ». Ces pratiques policières ne sont pas
nouvelles, loin de là. Mais l’inscription de la possibilité d’être
absout dans le droit encourage le recours à ce type de
techniques favorisant les déclarations dénonciatrices, soit
en échange de récompenses pénales ou matérielles soit
sous la contrainte des services de renseignement ou des
forces policières.
En effet, l’autre dispositif policier d’exception largement
mobilisé contre celles et ceux poursuivis devant la Cour de
sûreté de l’État est la garde à vue de six jours lors de
laquelle peuvent s’exercer diverses formes de violence qui
vont des injures, aux menaces, en passant par les coups. De
nombreux témoignages de militants illustrent les possibles
dérives de cette extension dérogatoire du délai de garde à
vue. Jean Laluyaux, membre du FLB, raconte lors de son
procès en 1977 comment ses déclarations lui ont été
«  extorquées  », selon ses propres mots, lors de son
interrogatoire  : «  On m’a menacé d’inculper ma femme et
de fermer mon restaurant [34].  » De la même manière, en
1976, les autonomistes corses Jacques Pinelli et Jean-Marie
Bruscheni, inculpés de reconstitution de ligue dissoute,
dénoncent dès la fin de leur garde à vue de cinq jours les
« sévices graves » de la part des inspecteurs chargés de les
interroger comme les violences verbales et surtout
physiques, des sévices qui ont permis de les faire
avouer [35]. Lors de la confrontation au bureau du magistrat
instructeur, les agents chargés de procéder aux
interrogatoires nient toute violence exercée contre les
accusés, comme le procureur général qui y voit une
« entente préalable » entre ces derniers [36].
D’une durée exorbitante du droit commun, dénoncée au-
delà de la gauche sans discontinuer jusqu’à la suppression
de la Cour de sûreté de l’État en 1981, cette garde à vue
d’exception est utilisée dans la plupart des affaires
d’atteinte à la sûreté de l’État [37]. Tous les groupes visés
par la Cour de sûreté sont touchés – l’OAS, les membres de
la GP, du FLB, du FLNC, d’Action Directe  – et leurs avocats
ne cessent de dénoncer cette pratique attentatoire aux
droits de la défense et aux libertés individuelles qui vise à
isoler le militant, à l’empêcher de communiquer avec
l’extérieur et, surtout, à le faire avouer. En 1979, dans son
réquisitoire contre les auteurs de l’attentat contre le
château de Versailles, le procureur Raoul Béteille revient au
sein du tribunal sur l’efficacité d’une telle mesure qui
permet l’obtention de l’aveu :

« La Cour de sûreté de l’État, c’est en premier lieu


une loi qui permet au procureur général que je suis
d’ordonner éventuellement deux prolongations
successives de deux jours chacune, et de porter
ainsi à six jours, si les nécessités de l’enquête
l’exigent, la durée totale maximum de la garde à
vue d’une personne arrêtée par la police, alors que
d’habitude (car il y a au moins une exception),
alors que d’habitude cette durée totale maximum
est de deux jours. Et c’est ce qui s’est passé pour
Chenevière et Montauzier  : six jours de garde à
vue. Et je comprends qu’on le déplore en face de
moi, parce que si la police avait dû relâcher ces
deux hommes après quarante-huit heures
d’entretien, il aurait fallu les prier d’accepter des
excuses –  alors qu’ils étaient coupables – et les
renvoyer à leurs occupations habituelles (….), et il
aurait fallu classer sans suite le plasticage du
château de Versailles sous la rubrique “auteur
inconnu”  : car ils n’ont reconnu les faits, ils n’ont
avoué, ce qui s’appelle avouer, dans des
circonstances qu’on peut scruter à loisir parce que
je n’ai rien à cacher et que l’enquête est
irréprochable, ils n’ont avoué, et dans des
conditions d’irréversibilité totale à cause des
vérifications ultérieures que ces aveux ont
permises, ils n’ont commencé à s’expliquer qu’à
partir du troisième jour. Alors voyez-vous, rien que
ça, c’est la justification de la Cour de sûreté de
l’État. S’il n’y avait pas la Cour de sûreté de l’État,
parce que la Cour de sûreté de l’État, c’est d’abord
cette possibilité de garde à vue de six jours, eh
bien  ! les auteurs du forfait de Versailles seraient
restés inconnus et impunis. Qu’on se le dise, ici et
là. Quarante-huit heures de garde à vue, c’est très
souvent l’échec de l’enquête et le triomphe du
crime. Voilà la vérité [38] ».

Ce discours dans l’enceinte du prétoire comprend tous


les éléments qui fondent la justification des mesures
d’exception : l’insuffisance des dispositifs de droit commun,
le risque d’impunité des auteurs de crimes ou de délits, et
bien sûr, l’efficacité de telles mesures, la fin justifiant les
moyens. Or, non seulement cette garde à vue d’exception
est une atteinte aux garanties de la défense, mais elle est
aussi contraire à la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme, ratifiée par la France par la loi du
31  décembre 1973, qui prévoit que toute personne arrêtée
ou détenue soit aussitôt traduite devant un magistrat. Pour
les avocats des opposants réprimés à partir de cette date, la
garde à vue de six jours s’apparente donc à une « détention
arbitraire » et à un « acte illégal ». Or, les arrêts de la Cour
de sûreté illustrent les procédés par lesquels cette
disposition est rendue compatible avec les normes issues du
droit de l’Union européenne, comme celui rendu en 1979
après le procès collectif du FLNC et dans lequel les juges
font une interprétation spécifique des termes de la
Convention  : «  Attendu que le terme “aussitôt” (promptly,
dans la version anglaise de la Convention), ne peut être
interprété comme signifiant “sur le champ, sans délai”, car
cela viderait de son contenu l’action de la police prévue par
la loi française (…), mais comme voulant dire “rapidement,
dès que possible, sans tarder”, qu’ainsi le délai de quarante-
huit heures prévu par l’article  16 alinéa  4 du 15  janvier
1963, et renouvelable deux fois, sous le contrôle d’un
magistrat, n’est pas incompatible avec les termes de
l’article  5 paragraphe  3 de la Convention [39]  ». Malgré la
constance des dénonciations dont elle est l’objet et la
possibilité envisagée par le ministre de la Justice, Jean
Lecanuet, de réduire son délai en 1976 [40], cette garde à
vue ne disparaîtra (provisoirement) qu’en 1981, au moment
de la suppression de la Cour de sûreté de l’État.
Au stade de l’instruction, plusieurs dispositions tendent
encore à amoindrir les droits de la défense. Ainsi, l’article 22
de la loi du 15 janvier 1963 dispense le juge d’instruction de
l’obligation de prolonger la détention préventive (ancienne
appellation de la détention provisoire) de quatre mois en
quatre mois par une ordonnance motivée. Par cet article, le
magistrat n’est pas obligé de justifier la prolongation de la
détention, qui peut alors être illimitée. Et si on n’assiste pas,
en France, à un retour de la détention illimitée qui a
officiellement été supprimée en 1959, en revanche, les
incarcérations de très longue durée sont régulièrement
dénoncées par les défenseurs des accusés, ces derniers
pouvant rester des mois emprisonnés – plus de trente mois
dans le cas de la première inculpation de Jean-Marc
Rouillan  – sans information aucune sur l’avancée de
l’instruction, ou sur la date de leur procès. Surtout, la loi de
janvier  1963 institue une «  chambre de contrôle et de
l’instruction », dont le rôle est celui d’une juridiction d’appel
qui statue sur les ordonnances du juge d’instruction. Mais
seules les ordonnances qui rejettent une demande de mise
en liberté provisoire sont susceptibles de recours. En
revanche, toutes les ordonnances du juge d’instruction
peuvent faire l’objet d’un appel du ministère public, donnant
au garde des Sceaux un pouvoir de contrôle exclusif sur le
destin judiciaire des affaires impliquant des « politiques ».
Comme tout le processus de pénalisation dont il n’en est
que le prolongement, le moment des audiences fait aussi
apparaître les atteintes au droit à un procès équitable et au
principe d’égalité devant la loi et la justice. Le droit à un
procès équitable, qui suppose l’indépendance et
l’impartialité des juges, est largement remis en cause dans
le cas de la Cour de sûreté de l’État au sein de laquelle
instruisent et jugent des magistrats professionnels et des
militaires de carrière choisis et nommés par le pouvoir
central. À l’issue du procès et sans motiver leurs arrêts, ces
derniers se prononcent à la majorité simple des voix  : il
suffit de trois voix pour décider de la culpabilité et de la
peine. La comparution devant la Cour de sûreté est donc
moins favorable que ne l’est celle devant une cour d’assises
où les décisions sont prises à la majorité des deux tiers.
Reconnue comme ayant une valeur constitutionnelle depuis
1975, l’égalité devant l’institution judiciaire implique quant
à elle que tous les citoyens soient jugés par le même
tribunal en vertu des mêmes règles de procédure, sans la
moindre discrimination. Or, la Cour de sûreté de l’État, en
tant que juridiction spécialisée dans la criminalité politique
et en tant que juridiction d’exception, crée bien un
traitement policier et judiciaire différencié entre les
justiciables. Elle instaure un régime exorbitant du droit
commun qui discrimine celles et ceux suspectés par
l’exécutif d’avoir commis des crimes ou des délits politiques,
et les soumet à des modalités d’instruction et de jugement
spécifiques. Cette discrimination, fondée sur la nature
distincte des actes sanctionnés et par leur présumée
gravité, se double néanmoins d’une entreprise de
normalisation et de dépolitisation des actes militants
incriminés, comme l’illustrent les examens psychiatriques
systématiquement demandés par les magistrats de la Cour
de sûreté.

DES COMPORTEMENTS POLITIQUES « ANORMAUX » :


MILITANTISME ET EXAMENS PSYCHIATRIQUES
Ce qui frappe lorsque l’on regarde les dossiers
d’instruction de la juridiction gaulliste, c’est la manière dont
des individus réprimés pour leurs actes et leurs idées
politiques par une juridiction politique, peuvent être traités
comme des criminels de droit commun. L’exemple le plus
significatif et surprenant de cette gestion dépolitisante de la
criminalité politique est sans aucun doute celui des
examens psychiatriques. En effet, la plupart des militantes
ou militants inculpés par la Cour de sûreté sont
«  expertisés  » par des psychologues et des médecins
psychiatriques, officiellement dans le but de mesurer leur
dangerosité et leur curabilité. Caractéristique de la
procédure pénale en droit commun, ces expertises ne sont
pourtant pas obligatoires  : elles peuvent être demandées
par commission rogatoire par le juge d’instruction dans le
cadre de l’enquête de personnalité, au titre des
«  investigations utiles à la manifestation de la vérité  ».
L’expertise est donc à cette date «  facultative [41]  », et les
militants incarcérés sont en droit de la refuser, ce qu’ils font
rarement, de manière individuelle ou collective. Deux
militantes de la GP par exemple précisent dès leur premier
interrogatoire qu’elles n’accepteront pas d’être examinées
par un psychiatre [42], tandis qu’une autre déclare à
Claudine Boittelle, neuropsychiatre, médecin chef à l’hôpital
psychiatrique de Villejuif et chargée des examens de la
plupart des maoïstes et des autonomistes corses ou
bretons  : «  J’estime que je n’ai pas à me prêter à cet
examen car je suis poursuivie pour des motifs politiques et
qu’à mon avis c’est faire atteinte à la liberté individuelle que
de m’imposer un examen psychiatrique [43].  » Les détenus
du FLNC prennent aussi une décision collective en 1979
pour dénoncer ces mesures d’expertise comme des
«  pratiques attentatoires à la dignité [44]  », et l’année
suivante quatre membres d’Action Directe refusent encore
d’être examinés. Si ces refus, rares nous venons de le dire,
doivent être lus, du moins dans le premier cas, comme
l’expression d’un rejet de la psychiatrie typique des groupes
d’extrême gauche dans l’après mai, ils sont surtout des
réactions à une pratique qui rompt avec la gestion judiciaire
traditionnelle des « politiques » inculpés.
Ces examens interrogent donc par leur systématicité
dans les enquêtes des juges d’instruction, surtout lorsque
l’on sait que la plupart des militants subissent à la fois un
examen médico-psychologique et un examen psychiatrique,
que ces derniers sont demandés pour toute personne
inculpée (du distributeur de tract au poseur de bombe
artisanale) et qu’ils sont rarement mobilisés dans les
réquisitoires définitifs, sauf à dire que ces militants ne
présentent pas «  d’anomalie mentale  » et qu’ils sont
accessibles à la sanction pénale. Dès lors, à moins de
considérer que les activistes qui prennent pour cible les
institutions étatiques sont considérés comme des «  fous  »
par l’exécutif qui maîtrise de bout en bout les affaires
politiques, et par les magistrats qui les instruisent et les
jugent, on peut penser que ces examens poursuivent
d’autres objectifs que ceux liés à la «  manifestation de la
vérité  ». En l’occurrence, au-delà de participer à une
entreprise de normalisation de la juridiction d’exception par
l’importation de pratiques propres aux magistrats des cours
d’assises, ces rapports remplissent selon nous deux
fonctions complémentaires  : une fonction policière
d’obtention de renseignements sur « les vies » des individus
inculpés (amoureuse, familiale, professionnelle,
militante  etc.), et une fonction de pathologisation du
militantisme radical d’opposition à des fins de
délégitimation et de dépolitisation de leurs idées et de leurs
actions.
En premier lieu en effet, ces examens sont l’occasion
pour les magistrats instructeurs d’entrer dans le «  for
intérieur  » des militants –  ce qui est assez inédit dans le
cadre d’une répression politique et, plus encore, lorsque
celle-ci s’appuie sur une justice d’exception qui
s’embarrasse d’ordinaire peu de la «  personnalité  » de
l’accusé  – et d’obtenir des informations auxquelles ils
auraient eu difficilement accès. Pendant de l’enquête
policière, l’examen médico-psychologique ou psychiatrique
permet ainsi de reconstituer le milieu social d’origine du
militant, les relations qu’il entretient avec ses parents et
plus généralement avec sa famille, mais aussi de retracer
son parcours sentimental, scolaire, professionnel ou
politique. Les questions des médecins amènent aussi les
prisonniers à parler de leurs goûts (littéraires, musicaux) et
de leurs dégoûts, des sports qu’ils pratiquent, de leur
rapport aux substances dites «  addictives  » (l’alcool, les
drogues) ou à la sexualité. C’est ce qu’illustre l’extrait du
rapport de l’examen psychiatrique de S. [45], militant de la
GP, réalisé le 7 juillet 1970 :

«  S.  est un garçon normalement intelligent qui


s’exprime de façon claire et précise, chez lequel
tant la mémoire que l’attention et le jugement sont
parfaitement normaux, et qui ne présente aucun
signe d’une quelconque détérioration intellectuelle
pas plus que de troubles du cours de la pensée.
L’étude de l’affectivité le situe parmi les sujets
assez sensitifs. Il semble bien que S. n’y ait fait
qu’une simple allusion mais qu’il ait mal supporté
certaines attitudes ou réflexions survenues lors du
remariage de sa mère : S. fut, dit-il, “écœuré de la
mesquinerie, de la bêtise et de la médisance du
milieu ambiant”. Il se serait un temps réfugié dans
des activités artistiques, fit de la poterie, de la
peinture, du théâtre s’étant intégré à un groupe
folklorique (…). Ultérieurement, lors d’une période
de vacances, (…) il partit à travers l’Europe, fit
diverses expériences en particulier de stupéfiants,
à titre expérimental (mais semble-t-il avec une
certaine prudence et s’étant limité au haschich).
S.  se “cherchait”, finalement cette vie errante lui
apparut, au terme de plusieurs mois, sans issue, et
ce serait alors qu’il trouva, dans des opinions
politiques extrêmes, un nouveau but (…). En fait S.
apparaît encore très “jeune” dans ses options,
quelque peu incertain également dans ses
contestations qui revêtent un aspect revendicatif
certes mais sur le mode assez peu élaboré, sans
substratum d’une quelconque “culture politique”.
S.  semble surtout un adolescent individualiste et
mal content, il emploie ses loisirs forcés à écrire
“l’histoire de sa vie” ce qui ne le situe pas parmi les
idéologiques. Rien dans l’examen n’a permis de
relever un trouble délirant ou une structure
affective de rigidité. Sa vie sentimentale apparaît
assez pauvre. Il n’a eu que deux expériences
sexuelles sans lendemain [46] (…) »

Certaines informations recueillies sur les militants,


comme celles relatives à leurs loisirs, à leur vie sexuelle ou
aux relations entretenues avec leurs parents, paraissent
relativement éloignées de celles recueillies par les services
de renseignements ou policiers. Mais, proches des éléments
notifiés dans les enquêtes de police, elles ne font en réalité
que les compléter, parfois les confirmer [47], témoignant
d’une volonté de connaissance totale des individus
emprisonnés et, incidemment, des groupes et des réseaux
dans lesquels ils sont insérés. D’autant plus que les
activistes sont, de manière générale, peu enclins à se
raconter, ni au cours des interrogatoires, ni au moment des
audiences, préférant ne pas individualiser leur cause et au
contraire expliciter, dans un sens politique, leur raison
d’agir, ou tout au moins insister sur leurs revendications et
objectifs politiques. Ces expertises sont donc là pour « faire
parler », par des moyens autres que judiciaires ou policiers,
des militants qui politisent parfois leur silence pour subvertir
la procédure judiciaire et protester contre la répression qui
leur est infligée. Le cas de la Gauche prolétarienne, et des
vendeurs de La Cause du peuple en particulier, est
significatif à cet égard. Ses membres, qui refusent pour la
plupart de répondre aux questions des policiers et des
juges, et qui sont absents du prétoire lors de leur procès
pour protester contre l’existence de la Cour de sûreté dont
ils nient la légitimité, deviennent ainsi « connaissables » par
le biais des examens psychiatriques ou médico-
psychologiques, qui apparaissent alors comme une
technique, pour les agents de l’État, de contourner leur
stratégie de politisation du silence et de l’absence et
d’induire une parole sur eux-mêmes qu’ils auraient
autrement refusé de livrer. En ce sens, les expertises
pénales sont à la fois productrices de connaissances
(biographiques, politiques  etc.), et dispositif permettant de
répondre à l’exigence, faite aux accusés, de parler.
Mais, en second lieu, ces expertises doivent aussi être
analysées pour ce qu’elles sont, à savoir des discours de
vérité scientifiques sur le crime, le criminel et la criminalité
politiques. Ces examens procèdent en effet toujours par
élimination des causes physiques (le traumatisme crânien
par exemple) ou pathologiques pouvant déterminer si
certaines «  anomalies mentales ou psychiques  » sont à
prendre en compte dans le «  déterminisme des faits  »,
autrement dit pouvant expliquer le passage à l’acte des
inculpés. Les plus souvent cités, et, bien sûr, dans
quasiment tous les cas, éliminés, sont les troubles
psychotiques ou névrotiques, que déterminent par exemple
l’état des fonctions mnésiques, le degré de stabilité de
l’humeur, les tendances dépressives ou suicidaires, et le
niveau intellectuel, parfois mesuré par des tests de QI [48].
Des tests projectifs (TAT) – aussi dit tests de Rorschach – qui
consistent à montrer des «  planches  » d’illustrations aux
inculpés peuvent aussi être utilisés pour déterminer les
traits de leur personnalité [49]. S’observent d’ailleurs
quelques variantes, qui s’expliquent sans doute par les
formations reçues et le sous-champ disciplinaire auxquels
appartiennent les psychologues et les psychiatres experts
près les tribunaux. Ainsi, si les tests précédemment cités
semblent avoir été exclusivement utilisés dans le cadre des
examens de certains membres du FLB, deux médecins chefs
d’hôpitaux psychiatriques focalisent quant à eux toujours
sur l’épilepsie en ce qui concerne les membres de la GP  :
«  L’examen permet d’éliminer l’épilepsie  », écrivent-ils à
propos de l’un de ses militants dans leur rapport, toujours
appelé par eux «  examen mental  ». «  Elle n’a jamais
présenté de troubles évocateurs de l’épilepsie, elle n’a
jamais souffert d’affectation épileptogène  » notent-ils à
propos d’une autre. « Ne se présente pas sous les traits d’un
épileptique adhésif, ralenti, obséquieux. Il n’a jamais fait de
crise comitiale  », rapportent-ils encore au sujet de ce
vendeur de La Cause du Peuple [50]. Cette insistance sur
cette affection neurologique, que l’on ne retrouve à
l’identique dans aucun autre examen ultérieur jusqu’en
1981, peut dès lors s’entendre comme une application des
théories lombrosiennes du crime politique, théories qui, à la
fin du XIXe siècle, notamment à partir du cas des anarchistes,
font le lien entre épilepsie et délit politique [51].
Pour autant, ce qui se lit aussi parfois dans ces rapports,
c’est la difficulté pour les psychologues et psychiatres
d’appliquer à des activistes une grille de lecture
criminologique, les crimes et les délits politiques ayant été
peu étudiés en France depuis les travaux de Cesare
Lombroso. Certains médecins ne répondent pas aux
questions inhérentes à l’expertise pénale ou éludent la
question de la dangerosité et de l’accessibilité à une
sanction pénale. De nombreux rapports rédigés par
Claudine Boittelle comportent par exemple cette mention,
comme dans le cadre de l’examen d’une militante
inculpée suite aux événements de mai 68 : « En matière de
délit politique, les notions de dangerosité et d’accessibilité à
la sanction pénale ne peuvent recevoir de réponse
satisfaisante étant donné le contexte bien différent de celui
de la criminologie habituelle ». Ou encore en conclusion du
rapport d’examen psychiatrique de ce membre de l’Action
pour la Renaissance de la Corse, poursuivi pour participation
à bande armée  : «  Ce genre de délit diffère trop de la
criminologie habituelle pour que la question à la notion
d’état dangereux puisse avoir de réponse
satisfaisante [52].  » Ces prudences méthodologiques, qui
peuvent être lues comme l’expression d’un sentiment
d’incompétence professionnelle face à ces prisonniers
rarement expertisés, traduisent peut-être aussi des
résistances à l’assimilation criminalité politique/criminalité
de droit commun qu’induit la nature hybride de la juridiction
d’exception. Et, fait rarissime dans l’histoire de l’expertise
pénale à la Cour de sûreté de l’État, en 1978, deux
médecins reconnaissent explicitement le caractère politique
de l’attentat commis par deux membres du FLB et écrivent
en ce sens  : «  Les faits en cause reconnus sont en rapport
avec les convictions idéologiques actuelles du sujet et
revendiqués en tant que telles  ». Ou encore  : «  Les faits
reprochés, reconnus et revendiqués, ne sont pas en
relations avec un trouble mental ou une anomalie
psychique. Leur motivation idéologique est fortement
énoncée (…). B., exempt de maladies constituées, désire
assumer ses responsabilités  : il peut assurer sa
défense [53]  ». Ce qui n’empêchera pas ces deux
autonomistes bretons d’être condamnés à de lourdes peines
de réclusion criminelle, bien au contraire, seule l’absence de
«  folie  » constatée par les experts permettant leur
répression [54].
Surtout, ces résistances à conclure sur la nature
pathogène des crimes et des délits politiques ou sur la
dangerosité des inculpés n’empêchent pas la dépolitisation
de l’activisme oppositionnel induite par le recours à
l’expertise. En cherchant à expliquer les infractions
commises par des situations familiales instables et des
manques affectifs, des parcours chaotiques, des frustrations
professionnelles ou des «  éléments de structure d’une
personnalité  » selon l’expression de l’une des expertes,
l’examen psychiatrique ou médico-psychologique
personnalise à l’extrême les cas judiciaires instruits et jugés,
quand précisément les groupes réprimés font de l’aspect
collectif de leur affaire un enjeu essentiel de leur lutte
antijudiciaire. C’est la raison pour laquelle ils refusent le
plus souvent la disjonction de leurs affaires, le retour sur
leur parcours et leurs motivations personnelles, et qu’ils
demandent à être incarcérés dans les mêmes lieux de
détention. L’examen psychiatrique de C., membre du Front
de libération de Bretagne, réalisé le 15  juillet 1972, illustre
cette dépolitisation des conditions de possibilité des
passages à l’acte violent :
«  Sur le plan psychiatrique, C.  apparaît comme un
sujet exempt d’antécédents mentaux majeurs mais
chez lequel il existe depuis fort longtemps
certaines dispositions de la personnalité marquées
par une certaine instabilité de l’humeur, tantôt à
type d’euphorie, d’extraversion, de dispositions
généreuses et sans doute un peu passionnées à
l’action ou à la revendication, –  et tantôt de
périodes plus ou moins dépressives. Certes, le sujet
n’a jamais présenté d’éléments en rapports avec
une psychose maniaco-dépressive à proprement
parler, mais il apparaît cependant que l’instabilité
de l’humeur a toujours constitué chez lui un
élément relativement important. Cet élément n’a
fait sans aucun doute que s’aggraver au cours des
dernières années, en relation avec les altérations
artérielles que nous avons observées lors de
l’examen physique  (…). Par ailleurs, nous n’avons
pas trouvé chez l’intéressé de manifestations en
rapport avec une psychose majeure, notamment
délirante ou schizophrénique, non plus que de
troubles ayant la signification d’une névrose
constituée  ; cependant il faut souligner que C.
présente des éléments médico-psychologiques
assez importants –  notamment à type de
frustrations, en particulier affectives, qui, dans le
contexte d’un caractère passionné, sentimental et
extraverti, constituent incontestablement des
éléments fragilisants qui expliquent que l’humeur
et les réactions du sujet puissent ne pas apparaître
toujours en proportion absolument adaptées avec
les circonstances déclenchantes [55] (…). »

Par les examens psychologiques ou psychiatriques, les


aspects idéologiques et politiques de l’engagement des
inculpés sont ainsi neutralisés et éliminés par la
multiplication des notions médicales comme
«  cyclothymie  », «  syndrome d’influence  », «  automatisme
mental » ou « état paranoïaque ». Sans pour autant relier le
passage à l’acte militant à un type de psychose ou de
névrose, les experts n’en privilégient pas moins des
analyses en termes de traits de personnalités
(pathologiques, plus rarement paranoïaques), comme
«  l’hypertrophie du Moi  » ou de l’orgueil [56], les tendances
obsessionnelles, l’instabilité de l’humeur, et, surtout, la
«  rigidité  » ou la «  psychorigidité  » qui sont les termes les
plus utilisés dans les rapports examinés entre 1963 et 1981,
qu’il s’agisse des membres de l’OAS, des gauchistes, des
espions soviétiques, des membres du FLB ou du FLNC.
Servant à décrire l’intensité de l’engagement et la radicalité
militante, qui s’en trouvent immédiatement minimisées par
leur recodage médical, ces deux dernières notions sont
exemplaires de la transformation de gestes politiques en
problèmes psychiatriques, et partant, de la pathologisation
du militantisme oppositionnel radical. La détermination
politique à agir contre les institutions étatiques peut aussi
être rangée aux deux pôles des attitudes les plus éloignées
d’une conviction personnelle et réfléchie, à savoir le
«  fanatisme [57]  » et le «  suivisme [58]  », qui sont là encore
la traduction, dans un langage scientifique, des discours
politiques dominants dénonçant «  les extrémistes  » ou les
« lampistes ».
On le voit, ces examens médico-psychologiques ou
psychiatriques, demandés par les magistrats d’une
juridiction contrôlée par l’exécutif, ne sont pas apolitiques.
S’ils procèdent à la dépolitisation des actes commis en les
ramenant à leur possible origine pathologique, ils
participent surtout à l’opération plus générale de partage
entre les bons et les mauvais comportements politiques.
Déjà sanctionnée, au double sens du terme, par des
mesures juridico-politiques ou policières (les décrets de
dissolution, les arrestations, les inculpations), cette
classification binaire de préservation des règles du champ
politique (le légalisme, le pacifisme, le respect des autorités,
des décisions et des biens publics etc.) se voit ici renforcée.
Car ce que font les experts qui interviennent auprès de la
Cour de sûreté de l’État, c’est rejeter une certaine forme de
militantisme illégal et radical du côté de l’irrationalité, du
pathologique, ou, tout au moins, de l’anormal, et, ainsi, le
disqualifier au regard de certaines normes politiques et
sociales. En ce sens, le recours à l’expertise pénale par la
Cour de sûreté de l’État témoigne d’une utilisation de la
psychologie comme «  discriminant politique  », ce qu’elle
avait déjà été, à la fin du XIXe  siècle, contre le mouvement
anarchiste [59].
 
Si nous avons tant insisté sur l’expertise psychiatrique
pénale, c’est qu’elle nous semble être révélatrice de la
gestion étatique de la criminalité politique depuis la fin de la
guerre d’Algérie. Permise par une juridiction d’exception qui
augmente la dangerosité de toute opposition radicale à
l’État et « qui a le temps » d’instruire les dossiers et de faire
procéder à des enquêtes de personnalité, l’expertise vise à
la fois à pathologiser et à normaliser les pratiques militantes
des individus arrêtés, inculpés et accusés. En les assimilant
aux criminels de droit commun, ceux qui sont passibles des
cours d’assises et qui constituent d’ordinaire le lot des
expertisés, elle gomme toute dimension militante aux
illégalismes commis et annule l’opération de partage entre
les justiciables « ordinaires » et les « politiques », pourtant
bien distingués par le processus de pénalisation d’exception
auquel ils sont soumis. Le recours à la garde à vue de six
jours illustre à lui seul ces mesures prises au regard de
l’exceptionnalité décriée des pratiques incriminées. Ainsi, et
pour le dire plus clairement, ce que révèle la pathologisation
systématique des passages à l’acte contre l’État, c’est un
double mouvement politico-judiciaire de politisation de la
lutte contre les «  ennemis publics  » et de dépolitisation de
leurs raisons d’agir. Elle illustre alors ce paradoxe, voulu et
construit par les initiateurs de la Cour de sûreté, qui
consiste à rendre des individus passibles d’une juridiction
d’exception précisément en raison de la nature spécifique
de leur mobile et de leurs actes, tout en les dépolitisant
immédiatement, dès le début de l’instruction, par leur
intégration dans le groupe plus large des «  anormaux  ».
Entre distinction par la répression et stratégies de
normalisation par un traitement judiciaire qui se veut a
priori le même pour l’ensemble de la population
criminalisable, les agents de l’État optimisent dès lors la
lutte contre les opposants en réussissant ce tour de force
symbolique mais aux effets bien réels de pouvoir les punir
plus sévèrement et différemment au nom de la spécificité
politique de leur délit ou de leur crime, tout en niant, en
termes de droits, la singularité de leurs illégalismes.

Des « politiques » malgré tout ?


Conditions de jugement
et de détention des cibles
de la juridiction d’exception
La question des droits est centrale dans le cadre d’une
répression politique qui s’appuie sur la justice d’exception,
puisque c’est au nom des droits de l’État à assurer sa
défense que les droits de ceux qui le prennent pour cible
sont réduits. Mais les crimes et les délits politiques posent
également la problématique des droits spécifiques, réels ou
symboliques, qui peuvent être accordés aux opposants. Non
pour contrebalancer ceux qui leur sont refusés, tel le droit à
un procès équitable, mais au regard de la singularité de
leurs mobiles et de leur passage à l’acte. Tout au moins ces
derniers et leurs défenseurs revendiquent-ils, au nom de ces
spécificités, un renforcement de la ligne de partage entre
activistes et «  droits communs  », notamment dans les
espaces judiciaire et carcéral. Or ce faisant, leur lutte pour
la reconnaissance du statut de «  politiques  » révèle la
contradiction dans laquelle ces militants sont pris. D’un
côté, tous ne cessent de réclamer la suppression d’une
juridiction décrite comme inique et partiale, devenant dès
lors des acteurs centraux de la résistance à la banalisation
de l’exception et à l’émiettement de l’État de droit. Mais
d’un autre côté, leur volonté de faire reconnaître la nature
politique de leurs actes révèle une forme de dépendance à
la juridiction gaulliste, seul organe juridictionnel leur
permettant de construire de grands procès politiques dans
le prétoire ou d’obtenir en prison un régime de détention dit
«  spécial  ». L’institutionnalisation de la justice d’exception
produit ainsi ceci de spécifique qu’elle permet d’intérioriser,
même par ceux qui en subissent le traitement
discriminatoire, le lien entre reconnaissance du caractère
politique des illégalismes commis et passage par la Cour de
sûreté de l’État.

JUSTICE D’EXCEPTION ET PROCÈS POLITIQUES

Le procès politique, entendu comme l’affaire dont le


processus de politisation est le plus abouti, représente dans
l’imaginaire collectif tout procès instruit contre un
adversaire du pouvoir [60]. Pour autant, très rares sont les
grands procès politiques qui se sont déroulés dans
l’enceinte des juridictions de droit commun. Que l’on pense
à l’affaire Dreyfus, au procès de Riom, à ceux liés à la
répression des faits de collaboration et à l’épuration
littéraire (Pétain, Brasillach, Maurras) ou aux procès de la
guerre d’Algérie qui se sont pour la plupart tenus devant les
TPFA. Justice d’exception et procès politiques sont
intrinsèquement liés, à la fois en raison du rôle de la
première comme bras judiciaire de l’exécutif, mais aussi au
regard des usages militants de la répression qu’elle permet.
Les règles dérogatoires aux procès « ordinaires », la gravité
possible des sanctions, tout comme la nature des crimes
jugés et leur assimilation possible au délit d’opinion,
favorisent la dénonciation de la justice politique, et, plus
généralement, de l’État répressif et non démocratique. Les
médias quant à eux sont aussi beaucoup plus attentifs aux
procès se déroulant devant une juridiction d’exception,
anticipant les possibles scandales, incidents d’audience et
stratégies de politisation.
Comme tous les tribunaux spéciaux qui l’ont précédée, la
Cour de sûreté de l’État est créatrice de procès politiques
d’autant plus nombreux qu’est exceptionnelle sa longévité.
Et s’il n’est pas utile ici de revenir sur la manière dont sont
politisés tous les procès, notons néanmoins que la
plupart [61] donnent lieu à des stratégies de politisation de
la répression et à des usages militants du droit et de la
justice qui empruntent à la tradition communiste de défense
politique ou, dans une version plus radicale et moins
«  respectueuse  » des magistrats, à la «  défense de
rupture  » de Jacques Vergès qui n’en est que la
continuation [62]. Bien évidemment, dans ces combats à
l’intérieur des prétoires, on assiste à des techniques
innovantes pour créer du désordre, dénoncer la répression
et politiser des revendications. Ainsi voit-on des membres
de la Gauche prolétarienne opter pour des stratégies de
ridiculisation de la cour, en mâchant bruyamment leur
chewing-gum, en lisant des passages d’Alice au Pays des
merveilles, ou en mangeant des sandwichs sur le banc des
accusés [63]. Les autonomistes bretons reprennent aussi ce
type de pratiques ludiques qui visent à bafouer la justice et
ses magistrats, comme lors du procès collectif de 1972 où
l’un des accusés, Jean-Yves Le Soueff, lit une bande
dessinée des Dalton lors du réquisitoire du procureur
général [64]. Mais l’analyse des procès qui se déroulent
devant la Cour de sûreté de l’État donne surtout à voir une
continuation des pratiques d’opposition à l’État via le
prétoire, avec les longues déclarations des prévenus (pour
dénoncer les crimes de «  l’État patron  » dans le cas de la
GP, ceux de « l’État colonial » pour les autonomistes corses
ou bretons), les plaidoiries politiques des avocats militants,
l’appel aux témoins prestigieux (Jean-Paul Sartre et Aimé
Césaire pour celui du GONG par exemple), tous venus
expliciter les raisons d’agir des accusés et se solidariser
avec eux. On retrouve aussi les mobilisations de solidarité
aux emprisonnés qui font les grandes affaires, avec la
multiplication des articles de presse, les manifestations de
rue ou la création de comités de défense aux emprisonnés
(Secours rouge pour les gauchistes, Comité breton
antirépression,  etc.). En définitive, non seulement la justice
d’exception ne contraint pas les stratégies des activistes
dans l’espace judiciaire, mais les favorise, du fait même de
son existence et du type de crimes et de délits qu’elle
réprime.
L’exécutif a bien tenté, à partir de l’expérience des
grandes affaires du conflit algérien (procès du FLN et des
«  porteurs de valises  », ceux de l’OAS), de réduire les
possibilités de faire de cette juridiction une tribune
politique, comme le montrent les règles qui empêchent la
défense de déposer des conclusions au cours du procès, et
la possibilité, donnée aux magistrats, de sanctionner tout
avocat qui manquerait à ses «  obligations
professionnelles  ». Particulièrement réprimés pendant la
guerre d’Algérie mais traditionnellement dénoncés par le
pouvoir central, les avocats militants continuent tout au
long de la Ve  République d’être l’objet d’une attention
accrue. Mais aucune de ces deux mesures ne permet
d’empêcher les accusés de politiser leur cause à l’intérieur
des prétoires, la première étant contournée par une
adaptation des acteurs du procès au cadre juridictionnel
choisi par l’exécutif pour les réprimer, la seconde n’ayant
jamais été appliquée.
En ce sens, la Cour de sûreté de l’État place les
opposants réprimés devant un dilemme stratégique  :
refuser de jouer le rôle de l’accusé pour protester contre la
justice d’exception et ainsi se priver d’une opportunité de
s’exprimer  ; ou en faire un usage militant et, ainsi, lui
donner une certaine légitimité. Pour résoudre cette
contradiction inhérente au jugement de tout activiste
souhaitant à la fois dénoncer la répression dont il est l’objet
et politiser la cause pour laquelle il s’est engagé et est
accusé, les groupes visés par la Cour de sûreté de l’État
mettent souvent en œuvre des stratégies a priori
fluctuantes ou tout au moins qui allient refus d’être jugés et
volonté d’utiliser politiquement le procès. Celles-ci sont
d’ailleurs d’autant plus visibles que les prévenus en
appellent à l’institutionnalisation d’une autre justice  : la
justice populaire pour les membres de la GP, ou la justice de
leur « pays » pour les membres du FLB ou du FLNC [65].
Par exemple, la Gauche prolétarienne partitionne assez
distinctement les procès dans lesquels ses membres sont
impliqués  : les grandes affaires des dirigeants de la GP ou
celles qui représentent une certaine gravité sont l’occasion
de construire de grands procès politiques, tandis que les
petites affaires, comme celles des vendeurs de La Cause du
peuple, sont mobilisées pour dénoncer, par des méthodes
de luttes antijudiciaires moins routinisées comme l’exit,
l’iniquité et la partialité de la justice. Dans ce cas, les
accusés refusent le plus souvent de répondre aux questions
du juge, de s’exprimer, sortent du prétoire sans attendre le
rendu des verdicts ou se font expulser, interdisant alors à
leurs avocats de plaider pour que les procès se terminent
dans le silence. Parfois même ne se déplacent-ils pas au
tribunal, soit parce qu’ils font la grève de la faim pour
l’obtention du régime politique, soit parce qu’ils refusent de
sortir de leur cellule ou de pénétrer dans la salle d’audience
pour dénier à la cour la capacité à les juger [66].
De leurs côtés, les autonomistes modifient leur stratégie
de procès en procès, refusant de parler ou de répondre aux
questions individuelles dans les uns, faisant durer le procès
en lisant de très longues déclarations politiques dans
d’autres. Ainsi, lors du premier grand procès du FLNC en
juin 1979, les accusés choisissent de ne pas s’expliquer sur
les faits qui leur sont reprochés et de ne répondre à aucune
question sur leur «  personnalité propre  » et leurs
«  motivations personnelles  » pour ne s’en tenir qu’aux
revendications politiques, ce qui est typique d’une stratégie
de rupture opposée à l’individualisation des procès. La prise
de parole du militant Jean-Paul Roech illustre cette volonté
d’allier dénonciation et utilisation de la Cour de sûreté, et de
contourner la violence que représente la mise en accusation
devant une juridiction d’exception en la présentant comme
un choix politique des militants du FLNC  : «  Si nous
consentons à comparaître aujourd’hui devant vous, ne
cherchez dans cet assentiment aucune velléité de mendier
votre clémence, aucune intention visant à atténuer la
portée de nos actes (…). Combattants du peuple corse hier,
prisonniers d’État aujourd’hui, nous avons estimé utile à la
juste cause que nous servons de ne pas décliner l’offre que
vous nous faites d’une tribune exceptionnelle qui nous
permettra de dénoncer, face à l’opinion internationale,
l’œuvre illégitime et maléfique du colonialisme en Corse  ;
d’expliquer ainsi le sens et les raisons de notre
combat [67]  ». Mais au regard de la sévérité des peines
prononcées par les magistrats (jusqu’à 13  ans de réclusion
criminelle), le système de défense politique du FLNC évolue,
les accusés acceptant dans les procès suivants de « discuter
de leurs chefs d’inculpation » tout en continuant à dénoncer
la justice coloniale [68]. Ainsi, en mai 1980, les nationalistes
corses personnalisent leur cas en revenant sur leurs
relations familiales ou amicales, leur vie quotidienne sur « le
continent » ou « au village » [69], c’est-à-dire en accentuant
sur la dimension affective et humaine de leur affaire plus
traditionnellement mobilisée dans le cas de procès politisés.
Quoi qu’il en soit et malgré les hésitations des organisations
réprimées à se servir d’une institution dont elles ne cessent
de réclamer la suppression, toutes considèrent légitime de
faire du tribunal une arène politique et de défier, à travers
ses magistrats, l’État.
L’absence de frein à la politisation des audiences
interroge, surtout lorsque l’on sait que les gouvernants,
comme les magistrats, craignent les procès politiques dont
ils nient l’existence, révélateurs des pratiques répressives
étatiques, et qu’ils préfèrent parfois renoncer aux poursuites
pour éviter de donner une publicité aux thèses des accusés.
Le choix des juridictions de droit commun auxquelles a
parfois recours l’exécutif pour réprimer l’activisme
oppositionnel, et qui sont privilégiées aux tribunaux
militaires ou spéciaux pourtant réputés plus sévères, doit
aussi être lu à l’aune de ces stratégies d’évitement des
grands procès. Néanmoins, l’histoire des grandes affaires
politiques surinvesties par l’exécutif montre qu’elles se
déroulent le plus souvent dans des conditions
visiblement  normales  : les débats sont contradictoires, les
avocats et les prévenus s’y expriment, la publicité des
audiences est respectée. Car les audiences sont ce qui se
voit, par la défense, le public, les journalistes, et donc à la
fois ce qui est visible et montrable d’une juridiction
concernée. Témoigner d’un bon déroulement des procès est
dès lors un enjeu de taille pour les défenseurs de la justice
politique, et surtout pour les gouvernants eux-mêmes tant
une dénonciation des modalités de jugement d’opposants
pourrait menacer l’existence de l’institution judiciaire voire
déstabiliser le régime tout entier. La réussite des usages
politiques des procès par les activistes s’intègre ainsi dans
cette stratégie de mise en visibilité d’une «  bonne tenue  »
des procès, même s’ils se déroulent devant la Cour de
sûreté.
En laissant les débats s’éterniser –  ce dont s’étonnent
certains journalistes  – et en renonçant à user de leur
pouvoir de police des audiences même lorsque les accusés
les attaquent violemment [70], les magistrats eux-mêmes
favorisent cette politisation des débats et des procès. Tous
les premiers présidents insistent d’ailleurs sur ce point, tant
dans leurs interventions publiques que dans l’enceinte du
tribunal, comme Claude Allaer, déclarant en 1977 à propos
d’une affaire en lien avec le FLNC  : «  Cette juridiction
présente au moins un avantage pour les prévenus  : ils y
trouvent une tribune pour exposer leurs idées [71].  »
François Romerio ne dit pas autre chose dans son audience
solennelle de 1965 lorsqu’il évoque la «  liberté
d’expression  » dont bénéficient les avocats et que «  des
magistrats de droit commun n’auraient pas tolérée [72]  »,
propos qu’il réitère avec plus de force en 1971 :
 
«  Chez nous, dans la publicité de l’audience, tout peut
être dit, et tout doit être dit, nous ne limitons ni le temps de
parole de la défense, ni celui des accusés, ni celui des
témoins. Si les avocats n’ont pas reçu de leur client les
moyens matériels indispensables pour citer régulièrement
tous les témoins qu’ils désirent faire entendre, ce qui est
fréquent, je les invite à les faire venir devant nous sans
formalité, et nous les entendons, aussi nombreux soient-ils,
en vertu de mon pouvoir discrétionnaire. Jamais une seule
fois je n’ai opposé un refus à une demande d’emploi de
cette procédure gratuite. Un professeur de droit américain
qui était venu, il y a quelques années, étudier le
fonctionnement de notre juridiction, et que j’avais invité à
me faire part de ses critiques, s’est étonné de ne jamais
m’entendre dire “cette question ne sera pas posée” ce qui,
m’a-t-il déclaré, serait de nature à écourter certains débats.
Ce à quoi je lui ai répondu que je préférais le risque d’une
question inutile et d’une réponse inutile à celui qu’il y aurait
à laisser dans l’ombre un seul élément éventuellement
nécessaire à la manifestation de la vérité. Cette phrase, en
effet, je me suis toujours interdit de la prononcer. C’est cela,
monsieur le procureur général, la Cour de sûreté de l’état :
un débat libre se déroulant au grand jour devant des
magistrats indépendants [73]. »
 
Cette insistance sur tous les éléments qui font le procès
en régime démocratique peut bien évidemment se lire
comme un moyen, pour les magistrats, de
désexceptionnaliser leur juridiction et leurs pratiques au
sein du tribunal, et ainsi pallier à l’absence de légitimité de
la Cour de sûreté. La liberté et la publicité des débats
servent alors à faire oublier l’exception de  l’avant moment
judiciaire et les modalités de jugement de la cour qui
rompent, par la dépendance des juges à l’exécutif et la
présence de militaires notamment, avec le déroulement
ordinaire des audiences. Ce laisser-faire dans le prétoire doit
également s’analyser comme l’un des effets de l’autonomie
dont bénéficient toujours les magistrats du siège, même
lorsqu’ils sont a priori dépendants de l’exécutif et impliqués
dans une lutte contre des « ennemis publics ». Quand bien
même les gouvernements souhaitent réduire la capacité des
militants à exprimer leurs revendications dans l’enceinte
judiciaire, les juges sont les seuls à maîtriser le déroulement
des audiences et à donner, ou refuser, la parole aux
accusés. Enfin et surtout, cette possibilité donnée à ces
derniers de construire de grands procès politisés témoigne
de ce que la frontière entre les «  politiques  » et les
justiciables «  ordinaires  », que s’efforcent de maintenir les
activistes par leurs revendications dans les espaces
judiciaire et carcéral, est aussi largement entretenue par les
magistrats du siège eux-mêmes qui, contrairement aux
membres du parquet [74], font de la distinction entre ces
deux groupes criminalisés un enjeu, d’une part parce que
certains d’entre eux expriment un réel mépris pour la
«  moralité douteuse [75]  » des «  droits communs  », et
d’autre part parce que cette ligne de partage justifie leurs
choix plus politique de carrière et leur spécialisation
judiciaire dans les atteintes à la sûreté de l’État. Permettre
aux militants de se réapproprier le prétoire pour en faire une
tribune politique, et leur offrir la possibilité de créer des
événements judiciaires largement médiatisés, est ainsi une
manière pour les magistrats d’anoblir les cas qu’ils ont à
juger et, par-delà même, de s’anoblir eux-mêmes pour se
présenter comme des magistrats capables et dignes de
gérer les grandes affaires en lien avec la défense de l’État
et de la société.
Au sein du tribunal et malgré leurs antagonismes sur le
caractère politique de la répression étatique et des
procédures en découlant, il y a donc un consensus entre
magistrats du siège et accusés sur la nature différente et
nécessairement distincte des procès impliquant des
opposants, ce qui revient à consacrer leur statut de
«  politiques  », tout au moins pour le strict moment des
audiences.

« RÉGIME SPÉCIAL » ET STATUT DE PRISONNIER


POLITIQUE
Il n’existe pas, en France, de régime politique en matière
pénitentiaire mais un régime dit «  spécial [76]  », hérité des
XVIIIe et XIXe siècles et reposant à la fois sur la reconnaissance

publique de la spécificité des crimes et délits d’atteinte à la


sûreté de l’État, et sur la volonté de plus en plus grande de
procéder par classification des populations carcérales  : les
femmes doivent être séparées des hommes, les prévenus
des condamnés, les jeunes des récidivistes, et les
«  politiques  » des «  droits communs  ». Cependant, cette
dernière frontière, établie de manière fragile et précaire
avec la réforme Thiers de 1833 [77], n’a jamais été
réellement institutionnalisée. Si bien que les prisonniers
politiques, à savoir ceux qui se considèrent comme tels bien
que certains de leurs actes relèvent du droit commun [78],
ont toujours fait de l’obtention du «  régime politique  » l’un
des enjeux majeurs de leur lutte contre la répression en
France. Dans ce cadre, la guerre d’Algérie est centrale car la
multiplication des grèves de la faim menées par les
membres du FLN a abouti à la publication du décret du
24 août 1960 qui modifie le Code de procédure pénale pour
y inscrire la plupart des dispositions relatives au «  régime
spécial  »  : les condamnés ne sont pas astreints au travail,
doivent être en cellule ou en chambre individuelle et placés
dans des quartiers les séparant des autres catégories de
détenus, ont droit aux livres et aux journaux de leur choix,
peuvent écrire mais aussi recevoir des visites tous les
jours etc. Est précisé néanmoins que ce mode de détention
spécifique n’est accordé, en totalité ou en partie, qu’à la
discrétion du garde des Sceaux. L’octroi du «  régime
spécial  » permet donc au ministre de la Justice de décider,
de manière tout à fait discrétionnaire et arbitraire, qui peut
en bénéficier et être considéré comme un détenu politique
et, inversement, qui est rangé dans la catégorie des voleurs,
des assassins, ou des délinquants.
Tous les groupes dont le cas est instruit ou jugé par la
Cour de sûreté réclament ainsi le régime politique. Pour les
membres de l’OAS, citons par exemple ce déserteur sans
profession ayant rejoint l’OAS par « haine pour les Arabes »,
qui écrit au juge d’instruction de la prison de la Santé pour
faire reconnaître le caractère politique de ses actes, et en
particulier celui d’un hold-up réalisé pour le compte de
l’organisation : « Je ne vois pas, écrit-il, pourquoi que je suis
toujours isolé dans un quartier où il y a que des Arabes à
côté de moi et que je bénéficie d’aucun régime car l’affaire
de Nice est entièrement politique [79] ». C’est aussi le cas de
cet électricien en bâtiment impliqué dans la même affaire et
lui aussi détenu à la Santé  : «  Je vous serais reconnaissant
de m’accorder le régime politique ou l’autorisation d’être
avec d’autres détenus politiques car étant militaire, je ne
vois pas la raison pour laquelle je ne bénéficie pas dudit
régime [80].  » Réclamé au nom de la nature politique des
infractions commises ou du statut autodéclaré de
l’emprisonné (comme celui de militaire ici), le régime
spécial est donc construit comme un moyen de se séparer
et, surtout, de se distinguer des droits communs. Cette
volonté de distinction, traditionnelle chez les «  politiques  »
depuis au moins le XVIIIe  siècle, se double ici chez certains
membres de l’OAS d’un racisme non dissimulé, quand à
gauche, et notamment chez les tenants du marxisme, elle
vient révéler une méfiance traditionnelle envers le
«  lumpenprolétariat  », masse des détenus contre-
révolutionnaires avec lequel il est impossible de se
solidariser [81]. Mais c’est aussi que pour les activistes, leurs
illégalismes ne sont en rien comparables à ceux commis
contre les personnes ou les biens sans motif politique,
application directe des représentations traditionnelles de la
criminalité opposant la «  noblesse  » des mobiles des
«  politiques  » à la «  bassesse  » des buts, financiers
notamment, poursuivis par les autres prisonniers. Entre
revendication politique pour faire reconnaître la singularité
de leurs relations à l’État, et mépris pour les délinquants,
l’obtention du régime spécial va donc de pair avec des
stratégies de démarcation qui peuvent aller jusqu’à la
dénonciation. D’où la rupture que représente la lutte
anticarcérale maoïste à partir du début des années  1970,
elle qui élargit, surtout à travers l’action du GIP, la critique
des politiques pénitentiaires aux conditions de pénalisation
et de détentions de l’ensemble des prisonniers.
De leur côté, les agents du champ du pouvoir
redessinent constamment, par le biais de l’enfermement, la
frontière entre les « politiques » et les « droits communs ».
Si les membres de l’OAS incarcérés en France bénéficient
tous d’un «  régime particulier [82]  », de même que
les  espions soviétiques et la plupart des autonomistes, il
n’en est pas de même des militants de l’extrême gauche
criminalisés dès les événements de mai, montrant
comment, en se détachant des circonstances
exceptionnelles qui ont permis son institutionnalisation et
en jugeant des délits de plus faible gravité pénale, la justice
d’exception autorise une redéfinition dépolitisante de la
figure de l’ennemi public incarcéré. La question de la gravité
des faits est d’ailleurs d’autant plus reliée à la
problématique de l’enfermement politique
qu’historiquement le régime spécial est accordé aux
condamnés à des peines politiques comme la réclusion
criminelle, uniquement prononcée dans le cas de crimes, un
argument largement exploité par le garde des Sceaux pour
le refuser aux soixante-huitards emprisonnés.
À partir de mai  1968 en effet, l’emprisonnement de
militants du champ politique radical entraîne des
revendications relatives au régime et au statut de détenus
politiques que les représentants de l’État refusent de
reconnaître. Cette revendication se retrouve avec d’autant
plus de force au moment de la répression de la Gauche
prolétarienne dans le contexte d’une politisation inédite des
questions judiciaires et carcérales. Dès lors, si la
mobilisation pour l’obtention du régime spécial vise à
améliorer les conditions de détention des militants
incarcérés, elle a aussi pour objectif de faire reconnaître leur
statut d’opposants criminalisés [83]. Dès septembre  1970,
les membres de la GP entament une grève de la faim pour
l’obtention du régime politique, que René Pleven refuse
dans un premier temps de leur accorder. Il dénonce une
mobilisation uniquement orientée vers la recherche de
médiatisation et l’obtention d’un traitement de faveur vis-à-
vis des autres détenus, manière de renvoyer le débat sur les
conditions matérielles et pratiques de l’emprisonnement,
d’assimiler les emprisonnés à des « profiteurs » et, surtout,
de nier la dimension politique de leurs revendications. Le
régime spécial est finalement accordé de manière
partielle [84] aux vingt-cinq inculpés devant la Cour de
sûreté de l’État et aux condamnés pour délits de presse par
les tribunaux correctionnels [85], les autres membres de la
GP incarcérés et inculpés pour des délits de droit commun
ne pouvant en bénéficier. On le voit, l’octroi discrétionnaire
du régime spécial, qui retient comme principal critère
l’inculpation devant la juridiction d’exception, participe
d’une double opération de division de la population
carcérale, d’une part entre les délinquants « ordinaires » et
les inculpés de la Cour de sûreté de l’État, mais d’autre part
au sein des forces gauchistes elles-mêmes, séparant les
militants qui peuvent être considérés comme de vrais
opposants des autres, assimilés aux délinquants, sans
considération pour leur appartenance organisationnelle ou
le caractère politique de leurs mobiles et de leurs actes [86].
C’est en ce sens, et parce qu’il dépolitise des affaires
pourtant bien politiques, que le refus d’accorder à des
individus emprisonnés pour des faits de militantisme un
mode d’incarcération propre et autre peut être considéré
comme un «  supplément punitif [87]  » qui se rajoute aux
peines privatives de liberté. Le régime spécial, pensé par
l’exécutif comme un privilège, par les opposants comme un
droit, constitue ainsi un point de conflictualité majeur entre
les gouvernants et les groupes réprimés, et suscite ainsi de
vastes mobilisations pour son obtention tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur des prisons.
Aussi, en janvier  1971, les militants maoïstes
entreprennent une nouvelle grève de la faim pour obtenir le
statut politique « définitif et automatique [88] » pour tous les
gauchistes emprisonnés –  une quarantaine, emprisonné à
Paris, à Toulouse et à Bordeaux [89]  – et pour la
reconnaissance du «  caractère objectivement politique des
infractions poursuivies [90]  ». Cette nouvelle grève de la
faim, très largement publicisée dans la presse, donnant lieu
à de multiples manifestations de solidarité et à la création
du GIP, aboutit là encore à une victoire politique pour les
membres de la GP  puisque le garde des Sceaux accorde à
ses militants incarcérés le régime spécial et annonce la
création d’une commission d’étude pour réfléchir à ses
critères d’attribution. Celle-ci, créée deux jours plus tard et
limitée dans ses recommandations par la traditionnelle
difficulté de définir le crime politique, innove peu. Son
apport principal est l’instauration, notifiée par décret du
16 septembre 1971, d’une commission consultative pouvant
donner un avis au garde des Sceaux sur l’attribution ou non
du régime spécial, commission supprimée par le décret du
23 octobre 1975. Ce dernier est central dans l’histoire de la
détention politique car, en notifiant que toute personne
poursuivie ou condamnée par la Cour de sûreté de l’État
bénéficie désormais du régime spécial, il institutionnalise le
lien entre régime de détention spécifique et justice
d’exception [91].
Cette systématicité de l’obtention du régime spécial en
cas de poursuites par un tribunal spécial peut être
considérée comme un succès juridico-politique pour les
opposants réprimés, en ce sens qu’elle leur accorde un
nouveau droit  : celui d’être, dans l’espace carcéral,
rassemblés et distingués. Aux procédures et conditions de
jugement en rupture avec le principe d’égalité de tous
devant la justice répond un traitement carcéral adapté à la
spécificité de leur passage à l’acte et à celle des modalités
de leur criminalisation, faisant découler de l’exceptionnalité
de la gestion judiciaire de leurs affaires celle de leur
condition d’incarcération. Pour autant, cette modification du
Code de procédure pénale n’empêche pas les résistances ou
les difficultés de l’administration pénitentiaire à aménager
un régime de détention particulier aux détenus de la Cour
de sûreté. Et si certains d’entre eux doivent attendre
plusieurs mois avant d’obtenir ledit  régime, d’autres sont
soumis à des modalités d’incarcération particulièrement
difficiles, tels les membres d’Action Directe dont le degré de
dangerosité supposé justifie le recours à des mesures
spéciales et à des brimades  : l’isolement total, les
promenades sur les toits ou dans des cours de faibles
surfaces, l’interdiction de se réunir, d’écrire, de travailler, la
censure du courrier,  etc. Le décret de 1975 occulte par
ailleurs les aspects centraux de leurs revendications en
écartant toute définition légale du régime politique et, plus
encore, toute reconnaissance officielle du statut de
prisonnier politique que ne cessent de réclamer, tout au
long des années  1970 et au début des années  1980, les
autonomistes corses, basques, ou bretons [92]. Bien plus, en
officialisant et en légalisant le lien entre justice d’exception
et régime de détention spécifique, cette modification du
Code de procédure pénale ne permet ni d’inclure l’ensemble
des activistes emprisonnés, ni de penser de manière
pérenne un régime pénitentiaire adapté aux ennemis de
l’exécutif, et notamment d’envisager les formes de leur
enfermement une fois la Cour de sûreté supprimée. C’est ce
qui explique à la fois certaines résistances a priori
paradoxales à sa suppression comme nous le verrons et,
plus généralement, à partir de 1981, l’écart de plus en plus
réduit entre régime ordinaire et « régime spécial [93] ».
 
 
L’attribution différentielle des statuts symboliques de
«  politique  » et de «  droit commun  », autorisée par
l’intégration de la justice d’exception dans l’appareil
judiciaire et décisive pour les militants réprimés, éclaire
l’évolution de la répression des opposants radicaux en
France. En s’appuyant sur le flou entourant la définition de
la criminalité politique et sur l’existence d’une nouvelle
juridiction, l’exécutif et les magistrats procèdent dès la fin
de la guerre d’Algérie à toutes sortes d’arrangements avec
la loi et le droit pour élargir le «  filet juridictionnel  » dans
lequel les activistes peuvent être pris tout en faisant
fluctuer la frontière entre justice ordinaire et justice
d’exception pour faire d’eux soit des criminels et des
délinquants, soit des ennemis intérieurs soumis à un
processus de pénalisation d’exception qui ne reconnaît que
partiellement leur statut d’opposants. Les choix
gouvernementaux entre juridictions de droit commun et
tribunaux spéciaux, censés clairement répartir deux
catégories de justiciables, sont pourtant amoindris dans
leurs effets par le caractère hybride de la juridiction
gaulliste et son traitement tout à la fois spécifique et
normalisé de la criminalité politique. Les examens
psychiatriques, révélateurs du mimétisme répressif entre les
juridictions pénales et de la volonté politico-judiciaire de
dépolitiser les illégalismes oppositionnels par leur
pathologisation systématique, illustrent, combinés aux
autres dispositifs d’exception comme la garde à vue
prolongée ou les détentions de longues durées, cette double
entreprise répressive qui consiste à politiser leur répression
tout en niant le caractère politique des mobiles ou des
gestes commis.
Mais si la Cour de sûreté de l’État rend possible une
assimilation du crime politique à la criminalité ordinaire, elle
est aussi un frein à une indistinction généralisée des
justiciables. Par les procès politiques qu’elle autorise, le
régime spécial qui lui est lié et ses modalités de
fonctionnement, elle isole une catégorie de la population
criminalisée pour lui réserver un traitement policier,
judiciaire et carcéral singulier, dénoncé comme injuste et
illégal par les activistes mais qui répond en partie à leurs
revendications d’être distingués. Autrement dit, le caractère
d’exception de la juridiction gaulliste, s’il plonge les
militants dans un état d’infériorité juridique, les protège
néanmoins d’une normalisation et d’une dépolitisation
totale de leur engagement. Cette interdépendance entre
exceptionnalité de la répression et exceptionnalité des
cibles de l’exécutif, institutionnalisée par la Cour de sûreté,
est logiquement remise en cause dès les débuts des
années  1980 au moment de sa suppression, avant de
réapparaître quelques années plus tard sous une forme plus
répressive et d’autant moins favorable aux justiciables
qu’elle est intégrée à la lutte antiterroriste et désormais
partie intégrante d’un régime d’exception qui dépolitise tous
les crimes et les délits politiques.
1. Lettre de Lionel Chenevière, auteur de l’attentat du château de Versailles,
Fleury-Mérungis, 12 octobre 1978 (Arch. Nat., 5W/816, FLB).
2. Comme le montre par exemple Judith Butler à propos des tribunaux militaires
américains instaurés pour «  juger  » certains «  terroristes  » détenus sur le sol
américain ou à Guantanamo (Judith Butler, « Détention infinie », in Vie précaire.
Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris,
Éditions Amsterdam, p. 79 et suivantes).
3. La dissolution d’une organisation, par décret du président de la République,
est décidée en Conseil des ministres sur proposition du Premier ministre et après
avis du Conseil d’État.
4. Frédéric Monier, « L’État face à la contestation communiste », in Marc-Olivier
Baruch, Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, une histoire politique de
l’administration française. 1875-1945, Paris, Éditions la Découverte, 2000,
p. 424.
5. C’est notamment la raison pour laquelle le PCF, disposant d’une forte assise
électorale, n’a jamais été dissous pendant la guerre froide.
6. Cela arrive néanmoins, comme le montre le cas de l’agriculteur corse Jean-
Marie Bruschini, inculpé de reconstitution de ligue dissoute et condamné le
21 mai 1977 à deux ans de prison avec sursis (Arch. Nat. 5W/787).
7. Elle sera en effet largement utilisée contre les étudiants, les « autonomes »,
mais surtout contre les responsables syndicaux et les paysans.
8. Cette loi crée notamment un délit de «  participation à une bande violente  »
(Loi no  2010-201 du 2  mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de
groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service
public ; JORF du 3 mars 2010).
9. Le Monde, 30 janvier 1971.
10. Stéphane Enguéléguélé, «  La sûreté de l’État dans le débat politique.
Analyse thématique de deux discours parlementaires », in CURAPP, La politique
ailleurs, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 393.
11. Rapport de l’inspecteur divisionnaire Yves Maître du 25  février 1981 (Arch.
Nat., 5W/1004).
12. Réquisitoire définitif de renvoi devant le tribunal correctionnel du Procureur
de la République du TGI de Paris, 8 avril 1980 (in ibid.).
13. Il s’agit de Frédéric Oriach, Michel Lapeyre et Jean-Paul Gérard inculpés de
détention d’armes.
14. Alain Hamon, Jean-Charles Marchand, Action directe. Du terrorisme français
à l’euroterrorisme, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 48.
15. L’année suivante il instruit encore l’affaire « Balthazar Suarez », directeur de
la banque espagnole Bilbao installée à Paris, et enlevé par les GARI (Tiburcio
Ariza, François Coudray, Les GARI. 1974, la solidarité en actes, Toulouse, Éditions
du CRAS, 2013, p. 33).
16. Réquisition aux fins d’incompétence partielle et poursuite de l’information,
24 juillet 1981 (Arch. Nat., 5W/1014, affaire Alonso et autres).
17. Ordonnance d’incompétence partielle du 24 juillet 1981 (in ibid.).
18. Le Monde, 15 août 1981.
19. Loi no 81-736 du 4 août 1981 portant amnistie (JORF, 5 août 1981).
20. Ce procédé permet d’exclure d’autres militants d’extrême gauche de
l’amnistie comme par exemple l’ancien dirigeant des NAPAP Frédéric Oriach,
inculpé devant la justice de droit commun pour détention d’armes (Le Monde,
24 août 1981).
21. Le Monde du 1er septembre 1981.
22. Le Monde, 24 août 1981.
23. Selon les termes employés en 1979 par le garde des Sceaux Alain Peyrefitte
(Audience solennelle d’installation du 7 juin 1979, p. 19).
24. Ce sont les termes les plus utilisés par Jacques Patin, chargé des affaires de
justice au secrétariat général de la Présidence de la République en mai et
juin 1968.
25. L’attentat de la rue Copernic du 3 octobre 1980 est un attentat à la bombe
dirigé contre la synagogue de l’Union libérale israélite de France. Il fait quatre
morts et quarante-six blessés.
26. Séance du 14 octobre 1980 (JORF, 15 octobre 1980).
27. En dérogation à ce principe, l’article 17 de la loi de janvier 1963 autorise le
ministère public à ordonner les perquisitions et saisies «  même de nuit, et en
tout lieu ».
28. Selon les termes de la loi no 63-23 du 15 janvier 1963.
29. Notes d’audience du 14 décembre 1970 (5W/758).
30. Réquisitoire définitif du 17 novembre 1970 (in ibid.).
31. Note d’audience du 17 décembre 1970 (In Ibid).
32. Ceux que l’on nomme parfois les «  collaborateurs de justice  » sont
largement utilisés en matière de criminalité politique et institutionnalisés par la
loi dite Perben II en 2004 pour les cas «  d’associations de malfaiteurs  » et de
terrorisme. Les « repentis » sont officiellement reconnus comme tels en France
par décret du ministre de la Justice en mars 2014.
33. Le Monde, 24 mars 1977.
34. Le Monde, 24 mars 1977.
35. Lettre du Comité de soutien général aux patriotes emprisonnés et à leurs
familles au garde des Sceaux, Bastia, le 22 février 1976 (Arch. Nat., 5W/773).
36. À notre connaissance, aucune plainte n’a été déposée.
37. Par exemple, suite aux événements d’Aléria, Edmond Simeoni a été placé en
garde à vue du 22 au 28  août 1975, sans qu’il ait été présenté devant un
magistrat (Mémoire en requête pour Edmond Simeoni ; Arch. Nat., 5W/772).
38. Raoul Béteille, Réquisitoire contre le FLB…, op. cit., p. 12 et 13.
39. A. Riscossa, Le procès d’un peuple, op. cit., p. 413-414.
40. Le Monde, 8 janvier 1976.
41. Elle est d’ailleurs d’autant plus facultative dans le cas de la Cour de sûreté
de l’État que ses juges d’instruction ne sont pas tenus par l’article 167 du Code
de procédure pénale relatif à l’enquête sociale. La législation de janvier  1963
leur permet ainsi de ne pas instituer un « dossier de personnalité ».
42. Procédure contre X à la suite de la publication de la Cause du peuple no  27
(Arch. Nat. 5W/954).
43. Rapport de carence, le 9 juillet 1970 (Arch. Nat., 5W/951).
44. Ils finissent néanmoins par les accepter ensuite (Réquisitoire définitif du
procureur général de la Cour de sûreté de l’État, 1er avril 1980).
45. Nous choisissons ici d’anonymiser tous les rapports et d’effacer ce qui
pourrait rendre reconnaissable les militants.
46. Rapport d’examen psychiatrique du Dr  Claudine Boittelle, 7  juillet 1970
(Arch. Nat., 5W/752).
47. Ainsi voit-on deux médecins psychiatres comparer les déclarations que leur
ont faites certains autonomistes bretons avec les informations que ces derniers
ont fournies lors de leurs interrogatoires.
48. C’est le cas de trois membres du FLB qui passent différents tests pour
mesurer leur QI  : un test de vocabulaire ou test de Binois-Pichot, et un test
Wechsler-Bellevue (Arch. Nat., 5W/766, rapports d’examens médico-
psychologiques des 5, 17 et 28 juillet 1972).
49. Là encore utilisé dans le cadre de l’examen psychiatrique d’un membre du
FLB inculpé de destruction volontaire de véhicule (Arch. Nat., 5W/766, rapport
d’examen psychiatrique du 1er août 1972).
50. Rapport des médecins chefs Bertrand Vulilen et André Féron des 20  juin
1970 (Arch. Nat., 5W/758).
51. Cesare Lombroso, Les anarchistes, Paris, Elibron Classics, 2006, 282 p.
52. Rapport d’expertise psychiatrique des Drs Follin et Boittelle du 20 novembre
1975 (Arch. Nat., 5W/772).
53. Rapports d’examens psychiatriques des Drs  B. Defer et A. Diederichs du
29 juillet 1978 (Arch. Nat., 5W/803).
54. Comme l’écrit Michel Foucault, « la folie efface le crime » et, « inversement,
le crime ne peut pas être, en lui-même, un acte qui s’enracine dans la folie  ».
Autrement dit, pour qu’il y ait sanction pénale et répression, il faut que les
experts constatent l’absence d’anomalie pathologique (Michel Foucault, Les
anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1974, Paris, Gallimard, Le Seuil,
1999, p. 29).
55. Rapport d’examen psychiatrique des Drs  Boittelle et Ropert du 15  juillet
1972 (Arch. Nat., 5W/766).
56. Par exemple, un espion soviétique est considéré comme « déformé par une
hypertrophie de l’orgueil » par l’expert psychiatre en charge de son dossier.
57. Telle cette anarchiste caractérisée de « militante fanatique ».
58. Si le terme «  suivisme  » n’est jamais utilisé par les experts, de très
nombreux examens tendent à insister sur l’enrôlement dont on était
«  victimes  » certains inculpés, notamment dans les cas où leurs traits de
personnalité sont marqués par la « gentillesse », la « naïveté », ou la « faiblesse
de caractère ».
59. Michel Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 142.
60. Vanessa Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit.
61. Tous les procès ne sont pourtant pas politisés. En particulier, les procès pour
espionnage, surtout lorsqu’ils touchent des non-nationaux, échappent à ces
logiques de réappropriation politique de la répression.
62. Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Les Presses de Science Po, 2009, 137 p.
63. Audience du 23 septembre 1971 (Arch. Nat., 5W/751).
64. Erwan Chartier, Alain Cabon, Le dossier FLB…, op. cit., p. 98.
65. Ceux-ci réclament, comme l’avaient fait les indépendantistes algériens,
d’être jugés par la justice de leur «  pays  », ou tout au moins par les cours
d’assises du Nord (Extrait des minutes du greffe du secrétariat de la Cour de
sûreté de l’État, audience du 3 octobre 1972, Arch. Nat., 5W/767). Dans certains
procès, ils demandent à ce que la Cour de sûreté de l’État puisse siéger en
Bretagne.
66. Vanessa Codaccioni, « Mimétisme judiciaire et justice populaire… », art. cité.
67. A. Riscossa, Le procès d’un peuple, op. cit., p. 32.
68. Vanina, Corse : la liberté, pas la mort, Le Mans, Acratie, 1983, p. 82.
69. Libération, 14 mai 1980.
70. Les attaques les plus violentes contre les magistrats de la Cour de sûreté de
l’État ont lieu lors de l’un des deux procès d’Alain Geismar en novembre 1970,
ce dernier les comparant aux «  barbouzes  » et qualifiant leurs actions de
« terreur blanche » ou de « dictature légale » (Note d’audience du 24 novembre
1970 ; Arch. Nat., 5W/757).
71. Le Monde, 24 mars 1977.
72. Allocution de François Romerio (Audience solennelle d’installation du
27 février 1965, imprimerie administrative, 1965, p. 25).
73. Allocution de François Romerio (Audience solennelle d’installation du
3 février 1971, imprimerie administrative, Melun, 1971, p. 19).
74. À partir de 1979, l’avocat général de la Cour de sûreté de l’État ne cesse de
qualifier les autonomistes corses de bande de «  malfaiteurs  », au sens «  droit
commun » du terme (Le Monde, 14 mai 1980).
75. Selon l’expression de François Romerio à propos de détenus de droit
commun qu’Henri Leclerc veut faire entendre à la barre pour défendre les
membres de la GP accusés de l’attentat contre les Houillères de France (Minutes
du procès, 17 décembre 1970 ; 5W/758).
76. Sur l’histoire du régime spécial, voir les travaux de Jean-Claude Vimont, et
notamment son ouvrage  : La prison politique en France. Genèse d’un mode
d’incarcération spécifique XVIIIe-XXe  siècles, Paris, Anthropos Éditions, 1993,
503 p.
77. En 1833, Adolphe Thiers définit le régime spécial par certains «  droits  »
accordés aux «  politiques  »  comme l’absence d’obligation de travail, la
possibilité de recevoir des livres ou de faire des études.
78. Christian Chevandier, « Introduction » Pierre V. Tournier (dir.), Enfermements.
Populations, espaces, temps, processus, politiques, Paris, L’Harmattan, 2012,
p. 31.
79. Lettre du 3 octobre 1963 (Arch. Nat., 5W/479).
80. Lettre du 24 juillet 1963 (in ibid.).
81. Philippe Artières, «  L’ombre des prisonniers sur le toit. Les héritages du
GIP », in Didier Éribon (dir.), L’infréquentable Michel Foucault. Renouveaux de la
pensée critique, Paris, Epel, 2001, p. 101.
82. En mai 1964, sur 678 membres de l’OAS toujours détenus, 460, considérés
comme « les auteurs des faits les plus graves », bénéficient du régime politique.
Les autres reçoivent au moins une partie de ces «  avantages  » bien que les
peines prononcées à leur encontre n’aient pas été des peines politiques (Note
du secrétariat général de la Présidence de la République, 21  mai 1964  ; Arch.
Nat., Fonds Présidence de Gaulle, 5AG1/2063).
83. Grégory Salle, La part d’ombre de l’État de droit. La question carcérale en
France et en République fédérale d’Allemagne depuis 1968, Paris, EHESS
Éditions, 2009, p. 42-43.
84. Certains journaux militants leur sont interdits (Politique Hebdo, La Cause du
Peuple, L’Idiot international) et les conditions de visite des familles sont encore
restreintes (Le Monde, 28 janvier 1971).
85. Quelques militants, qui correspondent aux critères d’exclusion du régime
spécial, l’obtiennent néanmoins comme Frédérique Delange, condamnée pour
avoir participé à l’attaque du magasin Fauchon, et dont le père est haut
fonctionnaire. À son propos, René Pleven signale avoir fait ce choix «  par
humanité  », précisant qu’il ne s’agit pas d’une reconnaissance du caractère
politique des actes commis par la militante (Le Monde, 2 septembre 1970).
86. Dans une lettre à l’avocat Henri Leclerc, le garde des Sceaux explique son
refus par le caractère de droit commun des infractions retenues contre ces
militants maoïstes, quels que soient les mobiles invoqués (Le Monde, 15 janvier
1971).
87. L’expression est empruntée à Michel Foucault qui montre, dans Surveiller et
Punir, comment existent toujours d’autres formes de peines qui se superposent
à l’enfermement, comme les violences physiques, les privations sexuelles, ou le
rationnement alimentaire (Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la
prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 23).
88. La Cause du peuple, no  34, janvier  1971 (cité par Jean-Claude Vimont, La
prison politique en France…, op. cit., p. 468).
89. À côté des membres de la GP se trouvent des militants de la mouvance
anarchistes et des maoïstes de « Vive la révolution ».
90. Idem., p. 469.
91. Et pour ceux condamnés pour délits de presse (Décret du 23 octobre 1975,
JORF du 24 octobre 1975).
92. Les vingt-sept Bretons emprisonnés en novembre 1978 lancent une grève de
la faim pour la «  reconnaissance d’un véritable statut légal du prisonnier
politique en France  » (Lettre des prisonniers politiques bretons au juge
d’instruction, le 13 novembre 1978 ; Arch. Nat., 5W/816).
93. Jean-Claude Vimont, La prison politique en France…, op. cit., p. 473.
CHAPITRE 5

Juger les terroristes
aujourd’hui

« Qui va juger ? C’est une question grave et la tentation


était grande – et l’on peut la comprendre – de substituer
à la Cour de sûreté de l’État une juridiction unique,
située à Paris, composée de magistrats civils et dont les
règles de procédure auraient été celles du droit
commun.
Nous avons écarté cette possibilité. Pourquoi  ? Parce
qu’il ne faut point se leurrer et qu’il ne faut point tricher.
Dans ce cas, nous aurions simplement maintenu la Cour
de sûreté de l’État. Sans doute aurait-elle été purgée de
ses vices les plus éclatants, mais elle serait demeurée
une juridiction politique spécialisée. Cela n’était pas
possible [1]. »
Robert Badinter

Quelques jours seulement après les attentats du 7 et du


9  janvier 2015 contre le siège du journal Charlie Hebdo et
l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, les condamnations
judiciaires pour apologie du terrorisme se multiplient  et
donnent à voir, par la sévérité des peines prononcées [2], la
potentialité répressive d’une juridiction d’ordinaire peu
dénoncée pour son implication dans des affaires terroristes :
le tribunal correctionnel. Compétent pour juger les membres
des cellules terroristes démantelées, ceux des filières
d’acheminement de candidats au djihad, et les
« combattants » partis s’entraîner au maniement des armes
en Syrie ou en Irak, il est aujourd’hui au cœur de l’appareil
antiterroriste français.
Cette place centrale accordée au tribunal correctionnel
dans l’arsenal sécuritaire constitue une énigme et interroge
tant elle semble rompre avec l’histoire des interactions
entre violence radicale et justice étatique, et avec la
manière dont s’est incarnée, en France, la répression de
celles et ceux qui prennent pour cible l’État. Pour autant,
c’est précisément en prenant au sérieux ce nouveau pouvoir
de punir et de juger qui lui ait accordé, et en suivant le fil de
l’évolution du traitement juridictionnel de la criminalité
terroriste, que peuvent être saisies les mutations des
logiques exceptionnalistes en France et, surtout, celles des
usages étatiques de l’exception en droit. Comment le
curseur de la lutte judiciaire contre l’activisme violent et
radical s’est-il déplacé d’une juridiction d’exception comme
la Cour de sûreté de l’État à l’appareil juridictionnel
ordinaire et classique  ? Que nous dit de l’antiterrorisme
français cette dévolution du jugement des affaires
terroristes au tribunal correctionnel mais aussi aux cours
d’assises sans jury  ? Que révèle-t-elle de ses rapports au
crime et à la criminalité politiques, de son utilisation de
mesures dérogatoires et exceptionnelles, ou encore de la
place qu’y occupe la justice ?
À ce titre, l’absence de juridictions spécialement créées
pour juger les crimes et les délits terroristes depuis la
suppression de la Cour de sûreté peut être le fil directeur
d’une réflexion axée sur les mutations de la justice
d’exception. Constamment mobilisé par le pouvoir central,
surtout dans les contextes de surcriminalisation
d’une population cible, ce type d’organe juridictionnel a bien
disparu de l’arsenal répressif en août  1981 lorsqu’est
supprimée la juridiction gaulliste. Malgré la radicalisation de
l’antiterrorisme, le développement d’une idéologie
sécuritaire et la multiplication des mesures de lutte contre
les terroristes, aucun gouvernement n’a pris la décision de
réinstaurer un tribunal spécialisé dans le jugement des
«  ennemis publics  ». Cette éradication définitive de
l’exception juridictionnelle du système punitif français
pourrait s’analyser comme une normalisation de la justice
pénale face aux violences radicales et confirmer la thèse du
refus des gouvernements français d’instaurer un régime
d’exception. Or, si la justice d’exception s’est
historiquement incarnée dans des juridictions politiques
autonomes, régies par des procédures et des règles propres,
instruisant et jugeant différemment et focalisant toutes les
dénonciations, la spécificité de l’antiterrorisme français est
d’avoir conservé ce modèle de justice en le détachant de
son «  enveloppe  » juridictionnelle. Il a ainsi reconstitué
progressivement tout ce qui fondait l’infériorité juridique
d’une catégorie de justiciables mais en s’appuyant sur les
instances de jugement ordinaires de la vie judiciaire, dès
lors spécialement aménagées pour juger les «  terroristes  »
de manière dérogatoire et spécifique.
La disparition de la Cour de sûreté de l’État ne conduit
donc pas à une désexceptionnalisation de la lutte policière
et judiciaire contre les ennemis intérieurs. Au contraire, non
seulement celle-ci permet aux gouvernements de la
Ve  République de disposer d’un «  socle d’exception [3]  »
remobilisé dès le milieu des années 1980, mais, surtout, les
règles et les principes dérogatoires au droit commun
consacrés par les lois de janvier  1963 se retrouvent à
l’identique, aujourd’hui, dans notre droit. À ceci près
qu’elles ont été éparpillées dans les divers secteurs de
l’antiterrorisme, émaillées tout au long du processus de
pénalisation des dits « terroristes », sans pour autant perdre
de leurs portées répressives et de leur degré de radicalité,
d’ailleurs renforcés d’années en années. Les multiples lois
votées au Parlement (plus d’une quinzaine depuis 1986), qui
ont considérablement accru les pouvoirs des acteurs de la
sécurité, définitivement consacré les principes de
centralisation et de spécialisation policières et judiciaires en
matière antiterroriste et légalisé à nouveau certains
dispositifs répressifs comme la garde à vue de six jours,
illustrent cette réactualisation des mesures exceptionnelles
passées. Les modalités de jugement différenciées et
distinctes des crimes et des délits désormais appelés
«  atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation  » ne
disparaissent pas non plus avec la suppression de la Cour
de sûreté. Elles évoluent et se transforment pour s’inscrire
dans le cadre d’un réformisme soucieux des principes de
«  la  bonne justice [4]  » induit par les réformes pénales des
années  1980, mais prennent très rapidement part aux
logiques de repolitisation de la justice nées du
développement de l’idéologie sécuritaire et du renforcement
de la lutte antiterroriste.
La suppression de la Cour de sûreté de l’État produit
ainsi des effets à la fois multiples, durables et évolutifs sur
la gestion étatique des illégalismes politiques et terroristes.
Dans un premier temps, lors du «  moment Badinter  », elle
dépolitise l’ensemble de l’arsenal répressif
traditionnellement mobilisé contre les cibles de l’exécutif et
conduit à une homogénéisation du traitement judiciaire de
tous les crimes et les délits. Mais dans le contexte d’une
multiplication des attentats sur le territoire à partir du milieu
des années  1980, elle conduit et contraint les
gouvernements à réorganiser l’ensemble du dispositif
sécuritaire autour des deux organes juridictionnels en
charge de la répression pénale du terrorisme aujourd’hui : la
cour d’assises spécialement composée et le tribunal
correctionnel. L’accroissement de leurs prérogatives, les
types de crimes et de délits qui y sont jugés et les procès
qui s’y déroulent éclairent dès lors tout autant l’évolution
des interactions entre justice politique et criminalité
terroriste que le passage progressif d’un régime d’exception
centré sur la défense de la sûreté de l’État, et qu’incarnait la
juridiction gaulliste, à un autre régime d’exception, celui de
la justice préventive antiterroriste.

La disparition des juridictions
d’exception
L’évolution des usages étatiques de l’exception en droit
est travaillée, en France, à partir du début des années 1980,
par un processus de dépolitisation de la justice politique [5].
Dans le contexte du retour de la gauche au pouvoir, la
suppression des juridictions spécialisées dans la criminalité
politique et militaire traduit une exigence de plus en plus
grande d’une égalité entre les justiciables, et témoigne
d’une l’illégitimité croissante des dispositifs d’exception,
désormais perçus comme incompatibles avec l’instauration
d’un véritable État de droit. Sacralisé, l’État de droit devient
dans cette période une ressource, un enjeu et un argument
mobilisé par ceux qui entendent supprimer les mesures
exorbitantes du droit commun héritées des régimes
gaulliste et pompidolien ou votées sous la présidence
Giscard [6]. La suppression de la Cour de sûreté de l’État a
donc tout autant partie liée à l’évolution du champ politique
qu’à une mutation plus générale et durable de l’appareil
répressif progressivement dépolitisé et mis en conformité
avec les règles et les normes du procès équitable.
Événement-rupture dans l’histoire des rapports entre État et
activisme radical et point de départ d’une nouvelle politique
criminelle en matière terroriste, sa disparition du paysage
judiciaire français consacre alors la primauté du droit
commun sur la justice politique et, avec la disparition
progressive de la notion de «  sûreté de l’État  », celle de la
protection de l’individu sur la défense de l’État.

LA DÉPOLITISATION DE LA JUSTICE POLITIQUE


L’Union de la gauche et le premier septennat de François
Mitterrand sont deux moments forts dans l’histoire des
discours de gauche sur les droits de l’homme [7]. Les
stratégies discursives et pratiques des partis socialiste et
communiste, qui aboutissent à la sacralisation de l’État de
droit dans cette période, reposent sur la volonté de
clairement distinguer une droite et une gauche et d’imposer
la naturalité de leur union tout en attaquant les tenants du
pouvoir sur la question des libertés publiques et des
droits [8]. La dénonciation des dispositifs répressifs qui
avaient particulièrement visé l’extrême gauche dans les
deux décennies précédentes, et en particulier celle du
maintien des législations et des juridictions d’exception, se
traduit, une fois la gauche arrivée au pouvoir, par leur
suppression. Néanmoins, si ces mesures s’inscrivent dans
un mouvement de libéralisation des politiques juridiques en
matière de liberté publique qu’attestent d’autres réformes
centrales de l’histoire de la justice comme l’abolition de la
peine de mort [9], elles marquent aussi l’aboutissement
d’une mobilisation continue des partis communiste et
socialiste qui, au moins depuis le début des années  1970,
tentent d’obtenir la suppression de la Cour de sûreté de
l’État [10].
Dans le programme commun du gouvernement (PS et
PC) de 1972 était déjà écrit  : «  Les juridictions d’exception
disparaîtront, qu’il s’agisse de la Cour de sûreté de l’État ou
des tribunaux militaires en temps de paix [11]. » Quatre ans
plus tard, dans Liberté, libertés, le comité pour une charte
des libertés animé par Robert Badinter réaffirme la volonté
de la gauche de supprimer les tribunaux spéciaux : « Toutes
les lois qui dans notre droit organisent des systèmes
d’exception, au prétexte d’assurer la défense de l’État,
seront abolies. La Cour de sûreté de l’État sera supprimée,
les tribunaux militaires ne pourront siéger qu’en cas de
guerre. Les règles exceptionnelles de procédures pour
atteinte à la sûreté de l’État seront abrogées [12].  » La
proposition no  52 du candidat socialiste aux élections de
1981 reprend les mêmes dispositions, y rajoutant
l’abrogation de la loi anticasseurs et de la loi Peyrefitte dite
«  Sécurité et liberté  ». Avec l’appui de la majorité à
l’Assemblée, le gouvernement met en œuvre cette partie du
programme en faveur des libertés démocratiques  : la Cour
de sûreté est supprimée par la loi no  81-737 du 4  août
1981 [13], les juridictions militaires le sont également pour le
temps de paix moins d’un an plus tard [14]. Par le biais de
ces deux législations, le premier septennat de François
Mitterrand consacre l’entrée exclusive des «  politiques  »
dans les juridictions pénales ordinaires à des fins de respect
des règles et des procédures judiciaires propres à l’État de
droit.
Mais la disparition de la juridiction gaulliste du paysage
judiciaire français qui, pour la première fois depuis le milieu
des années  1950 au moins, ouvre une configuration
répressive sans juridiction d’exception, ne fait pas
qu’éradiquer la justice en charge de la criminalité politique.
En érigeant les principes du droit commun comme seuls
valables pour l’instruction et le jugement de l’activisme
oppositionnel, elle contraint l’évolution des modalités de
répression des opposants et bouleverse l’économie de tous
les dispositifs (juridiques, judiciaires, juridictionnels et
pénitentiaires) ayant d’ordinairement trait à la «  sûreté de
l’État ».
Le régime de détention des militants s’en trouve déjà
modifié puisque les dispositions relatives au «  régime
spécial  », reconnu depuis 1975, deviennent inapplicables.
Les détenus dits «  politiques  » disparaissent officiellement
des prisons françaises à partir d’août  1981, et, avec eux,
tous les aménagements pénitentiaires qui leur étaient
accordés. Globalement, à partir de 1981, l’écart entre  le
régime spécial et celui réservé aux droits communs se
réduit, de nombreuses dispositions s’appliquant dans le
cadre du premier (le droit à la presse, les parloirs libres,
l’absence d’obligation de travail en cas de poursuites
d’études etc.) ayant été élargi à l’ensemble de la population
détenue [15]. Néanmoins, si les mesures attachées à
l’enfermement politique sont supprimées, les conditions de
détention des activistes radicaux peuvent encore être
spécifiques comme en témoigne l’inclusion de certains
d’entre eux dans le groupe des «  détenus particulièrement
surveillés [16] ». Les militants basques [17], tout comme ceux
d’Action Directe, subissent ainsi dans les années  1980
l’isolement total [18], la multiplication des fouilles, les
changements répétés de cellules, la surveillance accrue
pour les sorties solitaires dans une cour  etc. Comme
quelques années ou mois auparavant, des mesures de
sécurité exceptionnelles sont donc bien prises dans le cas
des « politiques », à ceci près qu’elles ne sont plus intégrées
dans un processus de pénalisation d’exception, mais
inscrites dans le cadre d’une politique pénitentiaire visant à
isoler tous les individus «  dangereux  ». Ce choix d’un
traitement carcéral indifférent aux populations criminalisées
suscite dès lors de multiples actes de résistance, des
attentats du FLNC aux grèves de la faim d’Action Directe, et
renforce chez les groupes visés le discours de l’illégitimité
de l’État français à les juger [19].
Supprimer la juridiction en charge de la criminalité
politique pour redonner aux juridictions pénales
traditionnelles le pouvoir de connaître l’ensemble des
crimes et des délits commis sur le territoire de la République
conduit également à consacrer la primauté du droit pénal
commun sur toute disposition spéciale en cas d’atteinte à la
sûreté de l’État. Dès le 17 juillet 1981 à l’Assemblée, lors du
débat sur le projet de loi portant suppression de la Cour de
sûreté de l’État, Robert Badinter, s’y exprimant pour la
première fois, revient sur la nécessité démocratique de
juger le crime politique en droit commun  : «  Je le dis donc
très simplement mais fermement  : les principes du droit
commun, sauf pour la commodité ou les arrière-pensées des
gouvernants, permettent de faire face à toutes les situations
en matière d’atteinte à la sûreté de l’État [20].  » L’avocate
Gisèle Halimi renchérit  : «  Ce qui vaut pour l’infraction
politique vaut pour le banditisme de droit commun [21].  »
Ces déclarations au sein de l’Assemblée sont révélatrices
des transformations des représentations et des pratiques
duales du droit pénal commun en ce début d’années 1980.
Jusqu’alors utilisé pour banaliser l’exception par
l’imbrication de mesures répressives ordinaires et
dérogatoires tout autant que pour délégitimer des
illégalismes politiques par leur dépolitisation judiciaire, le
droit commun est désormais vu et mobilisé contre
l’exception en droit. Il s’agit de refuser, même en matière de
criminalité politique, tout régime dérogatoire, de récuser les
stratégies de mise en équivalence entre la violence
terroriste et la violence étatique qui faisait découler la
seconde de la première et qui justifiait jusqu’alors toutes
sortes d’accommodements avec la loi et le droit, et
d’inscrire la répression de l’activisme radical dans le cadre
du respect des droits de l’homme et des libertés
fondamentales [22]. Cet usage « de gauche » du droit pénal,
inscrit dans une politique plus générale d’égalité de
traitement des justiciables, a néanmoins pour objectif
immédiat de déradicaliser les groupes violents qui prennent
pour cible l’État. Avec la suppression de la Cour de sûreté,
partie intégrante d’une série de mesures en direction des
mouvements clandestins, le gouvernement socialiste opte
en effet pour une politique de réconciliation nationale qui
vise à les faire renoncer à la lutte armée tout en les
menaçant, s’ils y contrevenaient, de les réprimer comme
des criminels ou des délinquants [23]. Le droit pénal
ordinaire conserve ainsi sa double fonction punitive lorsqu’il
s’agit de punir des opposants  : une fonction de répression
des modalités non conventionnelles de lutte, et une fonction
de dépolitisation de la contestation et de la violence
politiques.
Surtout, la suppression des juridictions d’exception se
traduit par la disparition définitive des crimes et des délits
politiques. Hormis les cas d’espionnage, de trahison ou
d’atteinte à la défense nationale, les militants ne sont plus,
à partir du 4  août 1981, inculpés d’atteinte à la sûreté de
l’État mais pour des infractions de droit commun comme les
vols, les usages de faux, ou la détention d’armes.
Jusqu’alors politisés par le recours à la notion « d’atteinte à
l’autorité de l’État  », ces crimes et délits ne sont plus
officiellement reliés à une intention ou à un mobile politique,
mais appréciés à l’aune de la seule matérialité des faits. La
distinction, bien qu’historiquement floue et fluctuante, entre
criminalité politique et criminalité de droit commun,
s’efface. Ces dispositions relatives à l’instruction des
affaires en lien avec l’activisme oppositionnel sont
provisoires, les législations antiterroristes successives
réintroduisant dès le milieu des années  1980 la notion
d’intentionnalité et distinguant clairement crimes et délits
de droit commun et crimes et délits terroristes. Mais la
dépolitisation des infractions politiques est désormais
ancrée dans le système punitif français. Et malgré les
revendications qui le plus souvent les sous-tendent, les
oppositions radicales à l’État ou les actes terroristes sont
depuis lors considérés comme des crimes ou des délits de
droit commun.

LA FIN DE LA SÛRETÉ DE L’ÉTAT

Cette conception globalisante et dépolitisante de la


criminalité et de la délinquance, si elle s’inscrit dans une
politique de désexceptionnalisation et d’homogénéisation
du traitement judiciaire et pénal des illégalismes, rompt
également avec les modalités d’usage de leur répression
par le pouvoir central. En effet, la suppression de la Cour de
sûreté de l’État n’est que l’une des étapes d’un processus
plus général d’élimination de la notion de «  sûreté de
l’État  ». Robert Badinter déclare dès le 17  juillet 1981, au
moment de la suppression de la juridiction gaulliste  : «  Le
terme même de sûreté de l’État est déjà trop lourd
d’équivoque car, derrière lui, on devine trop facilement
l’ombre de la raison d’État [24]. » Stigmatisée à gauche pour
avoir favorisé l’emploi de mesures exceptionnelles
attentatoires aux droits et aux libertés individuelles, la
« sûreté de l’État » disparaît ainsi en 1994 du nouveau Code
pénal. Dans son livre  IV «  Des crimes et délits contre la
nation, l’État et la paix  publique  », les «  crimes et délits
contre la sûreté de l’État  » sont remplacés par les
«  atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation  »
comme la défense nationale ou la forme républicaine du
gouvernement [25]. En raison de la construction historique
de la répression politique en France, qui fait d’elle une
mobilisation étatique exceptionnelle et sous contrainte, et
alors que les perspectives de guerres inter ou intra-étiques
s’éloignent, la lutte contre les violences politiques ne peut
plus être légitimée par la construction d’une menace contre
«  la chose publique  » –  notion qui disparaît elle aussi du
Code pénal en 1994 – mais par la production d’un discours
sur les dangers encourus par les citoyens et leurs biens.
Désormais, ce n’est plus tant l’État, son existence et sa
survie, et donc la légitime défense de l’État, qui sont au
cœur des stratégies discursives et pratiques relatives à la
répression des potentielles menaces et agressions
commises sur le territoire, que la nation, l’individu, et la
communauté nationale.
Cette modification des manières de dire et d’écrire le
droit mobilisé pour punir les «  ennemis publics  » n’est pas
que symbolique. Reflet d’une adaptation aux évolutions du
terrorisme, qui cible désormais les populations civiles, elle
illustre le lent passage du paradigme du « complot contre la
sûreté de l’État  » à une logique sécuritaire privilégiant la
sécurité des personnes et des biens publics ou privés. Elle
traduit ainsi une transformation plus profonde des logiques
et des pratiques inhérentes à la lutte contre les entreprises
de monopolisation de la violence physique légitime
étatique, et une évolution des usages des logiques
exceptionnalistes par les agents du pouvoir. La disparition
tendancielle de la «  sûreté de l’État  » et des dispositifs
juridiques et juridictionnels inhérents à sa protection –  des
infractions, les crimes et délits d’atteinte à la sûreté de
l’État ; un organe juridictionnel, la Cour de sûreté de l’État –
reflète la rupture du lien historiquement construit par les
gouvernants entre impératif de sauvegarde de l’institution
étatique et répression des contestations radicales du monde
social. En dépolitisant et en désétatisant les réponses au
terrorisme, c’est-à-dire en n’en faisant plus une «  affaire
d’État  » mais celle de l’ensemble des citoyens, on assiste
alors à l’abandon durable des anciennes manifestations
souveraines de l’état d’exception comme l’article  16 de la
Constitution mais, à l’inverse, à une multiplication des
législations antiterroristes votées par la représentation
nationale. Ces lois, qui constituent le socle de
l’antiterrorisme aujourd’hui, ont la particularité de s’inscrire
à la fois dans le rejet et dans la continuité du passé répressif
français et, plus précisément, dans un mouvement de
distanciation et d’imitation face aux précédents usages de
la répression politique et de la justice d’exception.
 
Aussi, l’antiterrorisme français, au-delà de s’adapter
continuellement aux évolutions des modes d’action
terroristes, se construit sur un double héritage  : celui des
années 1980 et du modèle libéral de la justice pénale promu
par la gauche, et celui de la justice d’exception et de la Cour
de sûreté de l’État. Du début des années  1980, la lutte
antiterroriste conserve la dépolitisation généralisée de tout
l’appareil répressif en charge de la criminalité politique  : la
dépolitisation de l’appareil juridictionnel et des juges du
siège, qui cessent d’être spécialisés et soumis directement
au pouvoir central, la dépolitisation des infractions et des
mobiles imputés aux activistes, et la dépolitisation des
logiques de leur enfermement dans l’espace carcéral. Cette
mutation globale de la politique criminelle envers les
oppositions à l’État, inscrite dans une courte période
d’éradication des logiques exceptionnalistes, oriente
désormais toute modification de l’arsenal sécuritaire dès
lors mue par une exigence de ne plus revenir en arrière et
de s’en tenir, officiellement et visiblement, aux principes
sacralisés lors du «  moment Badinter  » tel le droit à un
procès équitable, et, bien sûr, le respect des règles du droit
commun. En particulier à partir de cette date, l’aspect
juridictionnel de la lutte contre les terroristes devient
«  intouchable  », et malgré les diverses et nombreuses
propositions de la droite pour «  ressusciter  » la juridiction
politique ou la remplacer par une institution semblable,
jamais plus aucun gouvernement ne prendra la décision de
recréer une juridiction comme la Cour de sûreté de l’État.
Rattachée à un passé conflictuel, celui des suites judiciaires
du conflit algérien, et assimilée à des méthodes de
mobilisation étatique désormais considérées par une
majorité d’acteurs politiques comme illégitimes, elle incarne
ce qu’il n’est plus possible et acceptable de faire au nom de
la défense de l’État, une notion qui s’affaiblit elle-même et à
laquelle se substitue progressivement celle de défense de la
communauté nationale. Néanmoins, la radicalisation de
l’antiterrorisme à partir de la première cohabitation
contribue à la réactualisation de nombreux dispositifs
d’exception hérités de la période gaulliste, et à l’émergence
d’un nouveau droit, le «  droit pénal spécialisé et
dérogatoire » qui, mobilisé pour normaliser et singulariser le
terrorisme, s’incarne dans la cour d’assises dite
« spéciale ».

Une juridiction antiterroriste :
la cour d’assises spécialement
composée
Aujourd’hui peu contestée en raison notamment de sa
défense par la doctrine juridique, attachée depuis sa
création à la décrire comme une «  juridiction pénale
spécialisée [26]  », la cour d’assises spécialement composée
est née au milieu des années 1980 dans un contexte où, en
lien avec la multiplication des attentats sur le territoire,
s’observent des logiques de néopolitisation de la justice [27]
qui se traduisent par le développement d’une politique
sécuritaire et d’une inflation normative en matière de lutte
antiterroriste. Instaurée selon les mêmes modalités que la
Cour de sûreté de l’État par un Parlement rallié à la thèse de
l’incapacité des cours d’assises à prendre en charge les
crimes terroristes et à celle d’une menace décrite comme
nouvelle et radicalisée –  celle d’Action Directe  – la cour
d’assises spécialement composée, comme l’antiterrorisme
français, s’est néanmoins construite par étapes, au gré des
vagues d’attentats successives, des affaires liées au
terrorisme et des «  vides d’exception  » constatés par le
pouvoir central. Surtout, la particularité de ce nouvel organe
juridictionnel est de se former à partir d’une juridiction
pénale ordinaire de la vie judiciaire, la cour d’assises, dont
elle ne garde que l’appellation et la compétence en matière
criminelle [28] tant sa large compétence, la composition de
sa chambre et ses modalités de jugement échappent au
droit commun. S’appuyant sur les législations antiterroristes
de 1986, celles qui inscrivent pour la première fois le
terrorisme et les modalités de sa répression dans le droit, la
cour d’assises spéciale peut dès lors être décrite comme un
nouveau type de juridiction d’exception, à savoir une
juridiction antiterroriste non pas créée ex nihilo comme les
précédents tribunaux politiques mais aménagée à partir
d’une juridiction déjà intégrée à l’appareil pénal et répressif
existant. Inscrite dans un mouvement de réactualisation des
dispositions policières et judiciaires dérogatoires héritées de
la guerre d’Algérie, elle illustre cependant une nouvelle
appréhension des rapports entre juridiction ordinaire et
juridiction spécialisée dans la criminalité terroriste,
confondue de manière inédite au sein d’un même tribunal.

LA RÉSURGENCE DES DISPOSITIFS D’EXCEPTION


Jusqu’en 1986, le droit pénal ne contient aucune
référence explicite au terrorisme, étiquette politique
stigmatisante et dénonciatrice d’une violence arbitraire
concurrente de celle légitimement monopolisée par l’État.
Mais, dans le contexte d’une multiplication des attentats sur
le territoire français [29] et d’une volonté de la droite
revenue au pouvoir de mettre en place une procédure
spéciale dans le cadre de la lutte antiterroriste (l’extension
de la garde à vue à quatre jours et la centralisation des
poursuites), la notion de « terrorisme » est pour la première
fois introduite dans le Code Pénal. Ayant moins pour objectif
de pénaliser un type de comportement que de soumettre
les terroristes à une procédure judiciaire d’exception, cette
inscription du terrorisme dans le droit procède ainsi à un
renversement des modalités classiques de construction des
incriminations [30].
De la même manière, la définition du terrorisme est
totalement dérogatoire à la théorie de l’incrimination,
puisque la législation du 9  septembre 1986 [31] ne fait pas
du terrorisme une infraction autonome, se bornant à
l’appréhender sous la forme d’une liste de trente-neuf délits
principaux ou connexes considérés comme terroristes s’ils
sont «  en relation avec une entreprise individuelle ou
collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre
public par l’intimidation ou la terreur  ». Ce modèle
d’incrimination, routinisé en France depuis la guerre
d’Algérie et institutionnalisé par la Cour de sûreté de l’État,
présente un double avantage en contexte de radicalisation
de l’antiterrorisme. D’une part, il permet de pallier les
critiques, très nombreuses au moment du vote du projet de
loi, que peut susciter la création d’un nouveau crime
englobant sous une même qualification pénale une pluralité
d’actes sanctionnés par une peine unique. Se préservant
des accusations de contrevenir au principe de la hiérarchie
des sanctions, le choix de saisir le terrorisme par une
multitude d’actes permet d’autre part de ne pas le définir et
d’en faire une notion floue, vague, simplement appréhendée
par les moyens utilisés pour troubler l’ordre public  : la
terreur ou l’intimidation. De la sorte, le gouvernement
Chirac en revient au système punitif hérité du régime
gaulliste et orienté vers une double répression de la
criminalité politique  : la répression d’un acte de droit
commun et celle d’une intention, l’intention terroriste.
Mais contrairement à la politique criminelle inaugurée en
1963 avec «  l’atteinte à l’autorité de l’État  », les crimes et
délits considérés par les magistrats comme «  terroristes  »
ne sont plus considérés comme politiques, non seulement
pour faciliter la coopération internationale en matière
d’extradition – qui exclut les crimes et les délits politiques –
mais aussi pour les banaliser en les ramenant à leur seule
dimension criminelle ou délictuelle. À l’inverse néanmoins
de la dépolitisation des illégalismes gauchistes dans les
années  1960 et 1970, ils ne sont pas non plus considérés
comme des crimes et des délits pouvant être soumis à la
justice de droit commun. Ni politiques, ni ordinaires, les
infractions associées au terrorisme peuvent dès lors être
qualifiées de «  crimes et délits de droit commun
terroristes  », c’est-à-dire des infractions de droit commun
qui, par le but terrorisant recherché, deviennent anormales
et hors du commun. Tout à la fois dépolitisé et singularisé, le
terrorisme devient par conséquent une circonstance
aggravante des infractions commises et entraîne, pour
celles et ceux inculpés pour ce motif, un régime policier,
procédural et judiciaire dérogatoire et spécifique : une garde
à vue de quatre jours avec intervention de l’avocat à partir
de la 72e  heure, des perquisitions domiciliaires, visites et
saisies de pièces à conviction réalisées sans l’assentiment
des personnes suspectées, des peines aggravées en cas
d’infraction «  en lien avec une entreprise terroriste  », la
possibilité pour les magistrats d’assortir la peine principale
d’une interdiction de territoire, ou encore celle d’une
exemption de peine pour les individus qui permettent
d’empêcher la réalisation d’un attentat.
Cette multiplication des mesures exceptionnelles se
double d’une réactualisation des principes de centralisation
et de spécialisation judiciaires. Désormais, les affaires en
lien avec le terrorisme sont confiées à la 14e  section du
parquet de Paris, le SCLAT (Service pour la coordination de
la lutte antiterroriste) dirigé par le magistrat Alain Marsaud,
et à un cabinet parisien de juges d’instruction spécialisés
dans l’antiterrorisme, faisant ressurgir la figure du magistrat
expert en « défense de l’État ». Ces derniers, parmi lesquels
Gilbert Boulouque, Jean-Louis Bruguière, Marc Trevidic,
Gilbert Thiel, reçoivent une « indemnité spéciale [32] » et de
nombreuses rétributions symboliques et honorifiques dont
l’expertise en matière terroriste qui leur permet à la fois
d’être surmédiatisés, voire de devenir des «  stars  », et,
ensuite, de convertir ce capital de notoriété pour intervenir
dans l’espace médiatique, écrire de nombreux livres
retraçant leurs «  combats  », et plus généralement, pour
prendre part à l’expertise médiatique sur les questions du
terrorisme et de l’antiterrorisme qui se développe dès 2007
avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir [33]. Partie
prenante de la diffusion d’un discours alarmiste et
sécuritaire auxquels participent également les
criminologues [34], ils interviennent dès lors en amont même
de la chaîne pénale pour construire des populations cibles,
élever leur degré de dangerosité et susciter des
transformations législatives plus aptes à réprimer le
terrorisme. Certains tentent d’ailleurs d’intégrer le champ
politique, à l’image de Jean-Louis Bruguière, battu aux
élections législatives de 2007 dans la 3e  circonscription du
Lot-et-Garonne par Jérôme Cahuzac, ou d’Alain Marsaud en
revanche élu député UMP dès 1997 et conseiller général de
la Haute-Vienne depuis 2001. Cependant, le retour dans le
paysage judiciaire français du «  magistrat de l’exception  »
et la spécialisation dans l’antiterrorisme qui touche une
partie de la chaîne pénale (la police, les renseignements, le
parquet, les juges d’instruction) n’affectent pas, pour
l’heure, les juridictions de jugement compétentes en
matière terroriste, qu’il s’agisse du tribunal correctionnel ou
de la cour d’assises sans jurés.

UNE COUR D’ASSISES SANS JURÉS

La naissance de la cour d’assises spécialement


composée doit d’abord être réinscrite dans le contexte des
résistances a priori inattendues à la suppression de la Cour
de sûreté de l’État. En effet, tandis que la suppression des
tribunaux militaires en temps de paix suscite des
protestations de l’armée, du Conseil d’État, et du Sénat qui
s’y opposent au nom de la spécificité des infractions
militaires ou, pour ce dernier, de la sécurité du territoire
national, le projet de loi portant suppression de la juridiction
gaulliste fait peu débat. Paradoxalement, les premières
réactions négatives viennent du ministère de la Justice, et
du garde des Sceaux socialiste lui-même, Maurice Faure.
Dès sa nomination le 25  mai 1981, celui qui avait voté
contre sa création en janvier 1963 [35], se prononce pour le
maintien d’une juridiction dont la composition pourrait être
revue mais qu’il considère comme plus «  indulgente  » que
les jurés d’assises [36]. Rejoignant en cela les prises de
position du garde des Sceaux, certains observateurs,
politiques ou journalistes, décrivent les militants du FLB ou
du FLNC comme les possibles «  perdants  » de la
suppression de la Cour de sûreté, risquant d’être plus
sévèrement jugés par les tribunaux de droit commun [37].
L’argument peut étonner tant, par le passé, le jury a le plus
souvent été dénoncé pour son indulgence et vu à gauche
comme seul légitime à juger les crimes et les délits. Mais en
ce début d’année 1980, on assiste en France à une
multiplication des condamnations à mort prononcées par les
jurés, attribuée à la récente démocratisation de leur
recrutement.
Se développe conséquemment à gauche un discours
relativement inédit sur la sévérité du jury, que l’on retrouve
par exemple chez Robert Badinter [38] ou Michel Foucault
qui, dans un entretien accordé en mai  1981, déclare  :
« Vous savez parfaitement que si on fait des jurys tout à fait
populaires, la peine de mort sera appliquée à tout le monde,
même aux voleurs de canards. Il faut avoir le courage de
dire que la justice est faite pour empêcher cela [39]. » Cette
nouvelle vision de la justice, pensée comme régulatrice des
décisions des jurys d’assises, témoigne d’un renversement
des représentations des jurés à gauche qui, s’il ne remet
pas en cause l’attachement durable que lui portent ses
membres (qui s’exprimera en 1986 lors de sa suppression),
permet de comprendre le ralliement de certains d’entre eux,
comme Maurice Faure, à l’idée d’instauration, dans certains
cas précis, de cours d’assises sans jury. Robert Badinter lui-
même, une fois garde des Sceaux, inscrit dans la loi portant
suppression des tribunaux militaires en temps de paix la
possibilité de prévoir des modalités de jugement spécifiques
lorsqu’il existe un risque de divulgation d’un secret de
défense nationale : dans ce cas, la cour d’assises peut être
composée de sept magistrats, et non de trois juges et neuf
jurés.
Cette législation se distingue des procédés qui,
jusqu’alors, avaient permis d’écarter le jury dans les cas
d’atteinte à la sûreté de l’État  : le dessaisissement des
cours d’assises au profit des tribunaux correctionnels, ou la
revendication de certaines affaires dites «  politiques  » par
les juridictions d’exception. Contrairement aux opérations
de correctionnalisation ou de politisation de la justice qui
visaient à écarter la cour d’assises du dispositif répressif,
l’objectif est ici de maintenir sa compétence et de respecter
les principes du droit commun tout en apportant
une  exception à ce principe en supprimant l’élément
essentiel de ce type de juridiction, le jury [40]. Chez les
porteurs de la loi de juillet  1982 néanmoins, cette
disposition doit rester exceptionnelle comme l’explique au
Monde Robert Badinter : « Il est hors de question qu’il y ait
jamais dans mon esprit de cour d’assises spécialisée dans la
répression du terrorisme [41].  » Pour autant, comme toute
disposition dérogatoire inscrite dans la loi et le droit et
pouvant être mobilisée ultérieurement à la suite d’un
changement de majorité ou d’un événement critique
construit comme nécessitant l’emploi de mesures
exceptionnelles, les cours d’assises sans jurés sont
instituées lors du retour de la droite au pouvoir.
La droite parlementaire (UDF et RPR) s’était déjà
opposée en 1981 à la suppression de la Cour de sûreté de
l’État. Mobilisant la comparaison avec deux pays frontaliers
en bute au «  terrorisme radical  » –  l’Espagne et surtout
l’Italie  – ses députés avaient focalisé leur discours sur tous
les dangers qui menacent la France (« les Guadeloupéens »,
les «  Corses  », les «  gauchistes armés  » et les
«  Palestiniens  »), et avaient repris les arguments
traditionnellement mobilisés par les défenseurs de la justice
politique  : la volonté de ne pas recourir à des juridictions
temporaires ou de ne pas créer de «  vides juridiques  »,
l’efficacité de la centralisation des poursuites, ou encore la
nécessité de recourir à des juges spécialisés peu enclins, à
la différence des jurés, à se laisser «  terroriser [42]  ».
Toujours en vertu des mêmes arguments mais dans le
contexte de la multiplication des attentats au milieu des
années  1980, l’extrême droite et la droite, redevenue
majoritaire à l’Assemblée nationale en 1986, tentent par
trois propositions de loi successives de rétablir la Cour de
sûreté de l’État [43], tandis que la commission Justice du RPR
envisage la création d’une « Cour de sécurité de la nation »
ou d’une « Cour antiterroriste » qui aurait calqué les règles
de fonctionnement et de procédure de la juridiction
gaulliste [44]. Il y a donc, à droite et à l’extrême droite, une
nostalgie de l’exception juridictionnelle qui s’exprimera
encore à de nombreuses reprises mais qui n’aboutira jamais
au rétablissement de la Cour de sûreté de l’État.
Or, c’est à la faveur d’un procès politique surinvesti par
le pouvoir central que s’actualise en France le débat sur la
nécessité de recourir, pour juger les terroristes, à une
juridiction pénale spécifiquement aménagée  : le procès de
trois militants d’Action Directe jugés en décembre  1986
pour la fusillade de la rue Trudaine, et lors duquel Régis
Schleicher, accusé avec les frères Halfen du meurtre de
deux policiers abattus dans la rue, lance contre les
magistrats et les jurés des menaces de mort. Quelques jours
plus tard, quatre des neuf jurés se désistent, et malgré les
efforts du président Versini pour que le procès ait lieu
(fouille systématique pour toutes celles et ceux qui entrent
dans la salle d’audience, suspension des visites de la
Sainte-Chapelle qui se trouve à l’intérieur du Palais,
protection policière du jury), le procès d’AD ne peut se tenir
et est renvoyé. Fait extrêmement rare, le désistement des
jurés est l’occasion, comme l’avait été l’affaire de l’OAS
jugée à Nîmes en 1961, d’une utilisation politique de «  la
peur du  jury d’assises  » et d’un large mouvement de
dénonciation, certains juristes réclamant la restauration de
la Cour de sûreté de l’État [45] pour permettre la «  bonne
marche de la justice  » et le jugement des «  terroristes  »
comme les membres d’Action Directe ou Georges Ibrahim
Abdallah. Le gouvernement décide alors de recourir à la loi
du 9  septembre 1986, en vertu de laquelle les affaires
militaires et d’espionnage peuvent désormais être jugées
par des magistrats professionnels, et contournent le
problème de la rétroactivité de la loi par un amendement
voté le 30 décembre à l’Assemblée nationale.
Le 13  juin suivant, les trois membres d’Action Directe
sont condamnés à de lourdes peines [46] et, le mois suivant,
Georges Ibrahim Abdallah est lui aussi condamné à la
réclusion criminelle à perpétuité, inaugurant pour cette
juridiction une longue série de condamnations d’une
sévérité inégalée dans l’histoire de la répression de la
criminalité terroriste en temps de paix. Ce taux de punitivité
inédit doit, bien évidemment, être rapporté à la gravité des
faits reprochés aux accusés, les attentats meurtriers ou
l’assassinat de policiers. Les crimes sanctionnables par la
cour d’assises spéciale sont de manière générale tout
autant le reflet des modalités d’action violentes de ceux qui
prennent pour cible l’État que de la focalisation de
l’antiterrorisme français, à cette date, sur «  l’action
terroriste [47]  », c’est-à-dire sur des actes de violence
considérés comme exceptionnellement graves. Parmi les
cas de condamnations à la détention criminelle à
perpétuité, citons les membres d’Action Directe impliqués
dans l’assassinat de Georges Besse et celui du général
Audran (procès de 1989 et 1994), les auteurs des attentats
de Paris de 1985 et 1986 (procès de mars  1990 et
d’avril  1992), ou encore l’iranien Ali Rad Vakili, reconnu
coupable en 1994 d’un double assassinat dont celui de
Chapour Bakhtiar, l’ancien Premier ministre iranien. Plus
récemment, deux décisions judiciaires illustrent les affaires
du ressort de la cour d’assises spéciale  : la troisième
condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité d’Yvan
Colonna le 20  juin 2011 [48] pour l’assassinat du préfet
Claude Érignac, et celle de Carlos, condamné à la même
peine en appel le 26 juin 2013 pour avoir organisé en France
quatre attentats dont celui de la rue Marbeuf en décembre
1983, des attentats qui ont fait onze morts et environ cent
cinquante blessés. Cette focalisation de la cour d’assises
spécialement composée sur les crimes en lien avec la
violence terroriste tels les assassinats et les attentats
éclaire ainsi en partie les verdicts qui y sont prononcés.
Mais cette sévérité de la cour d’assises est également
induite par les modalités mêmes de fonctionnement de
cette nouvelle juridiction qui modifie les règles de majorité
applicables aux cours d’assises. Composée d’un président et
de six assesseurs, ces derniers prononcent les peines à la
majorité simple (au lieu d’une majorité des deux tiers pour
une cour d’assises de droit commun), une règle défavorable
aux accusés. On sait par ailleurs que si les juges qui y
siègent «  tournent  » et peuvent avoir des profils distincts,
les premiers juges choisis pour y siéger ont été
exclusivement des juges d’instruction particulièrement
répressifs [49]. Cette prédominance de juges réputés pour
leur sévérité et leur rigueur n’a néanmoins pas conduit à
créer une filière de magistrats spécialisés dans le jugement
des affaires terroristes, ce qui à terme aurait pu produire
une «  culture commune  » ayant pour effet d’accroître la
sévérité structurelle de la cour. Dominique Coujard, ancien
président du Syndicat de la magistrature, qui était
assesseur au procès d’Action Directe de décembre  1986 et
qui a présidé la cour d’assises spéciale en décembre  2007
au moment du premier procès d’Yvan Colonna, revient en
entretien sur le risque toujours renouvelé, et que rien
n’empêche, de la spécialisation des magistrats : « On tenait
à notre statut de droit commun, nous dit-il. La formation
était spéciale, mais on a toujours fait attention à ne pas se
considérer comme des spécialistes de ces choses-là, au
contraire (…). Mais il y en a qui aiment avoir un policier qui
vient les chercher en voiture chez eux, ce sont des petites
faiblesses humaines. Donc on veillait, nous, à éviter de
confier ce genre de dossiers aux deux ou trois collègues qui
auraient été preneurs de cette spécialisation (…). Et rien
n’est impossible, un président qui peut vouloir devenir
ministre peut très bien vouloir plaire et dire  : Moi j’ai
spécialisé les magistrats en matière antiterroriste, ils sont
très répressifs, il n’y a aucun aléa [50] ». Ainsi, cette absence
de spécialisation des magistrats du siège dans les affaires
terroristes est aujourd’hui bien plus le fruit d’une résistance
continue des juges à leur spécialisation qu’un frein du droit
lui-même [51].
Elle est surtout l’un des seuls éléments clés du dispositif
d’exception institutionnalisé par la création de la Cour de
sûreté de l’État à ne pas avoir été reconduit. En effet, après
la validation du jugement des membres d’Action Directe en
1986 par la Cour de cassation [52], et, la même année, la
reconnaissance de la spécificité de la criminalité terroriste
par le Conseil constitutionnel qui valide de fait le régime
dérogatoire auquel elle est soumise [53], ce sont l’ensemble
des principes et des mesures dérogatoires propres à la
juridiction gaulliste qui sont réinvestis dans le cadre de la
cour antiterroriste  : la centralisation de la répression
politique (son siège est à Paris), le jugement des affaires par
des magistrats professionnels en l’absence de jury, une
compétence large et étendue qui s’applique à tout le
territoire national, et un appel dérogatoire au droit commun,
dans ce cas jugé par une autre cour d’assises spécialement
composée de neuf magistrats. En 1992, sa compétence est
élargie au trafic de stupéfiants en bandes organisées,
montrant comment, progressivement, l’antiterrorisme
s’inscrit dans le cadre plus général de la lutte contre «  la
grande criminalité organisée  ». Enfin, à la suite de l’affaire
«  Clandestini Corsi [54]  », la loi du 23  janvier 2006, qui
prolonge la garde à vue jusqu’à six jours, étend la
compétence de la cour d’assises spéciale aux mineurs de 16
à 18 ans. Le législateur a prévu dans ces cas la présence de
deux juges pour enfants dans la composition de la
juridiction, ce qui n’est pas, là encore, sans rappeler la Cour
de sûreté de l’État.
 
Considérée comme un «  monstre juridique [55]  » par
certains juristes, comme «  le degré minimum de la
juridiction d’exception [56]  » par d’autres, la cour d’assises
spécialement composée incarne un moment de la lutte
antiterroriste, où celle-ci se radicalise sous l’effet de la
succession des vagues d’attentats et lors duquel se met
progressivement en place un régime dérogatoire résultat
d’emprunts aux cycles répressifs passés et d’adaptation à
ce qui est perçu comme une nouvelle forme de criminalité.
Par l’exception portée à sa composition, à sa compétence et
à sa procédure traditionnelle, elle illustre un travail politico-
juridique sur les modalités de jugement du terrorisme et,
plus précisément, sur les formes de cette juridiction pénale
qui se modifie en fonction du type de crimes et d’individus
jugés ou punis. Cet aménagement de la cour d’assises dès
lors privée de son jury, tout comme les efforts pour en faire
un «  organe spécialisé  » ou «  spécial  », confirment
l’impossibilité politique de recréer une juridiction
d’exception et de rompre trop visiblement avec les principes
du droit commun. Cette impossibilité, alliée à la volonté de
juger plus sévèrement et différemment le terrorisme, induit
une modification des rapports entre justice ordinaire et
justice politique. Autrefois en interaction mais
organisationnellement séparées, elles tendent dès lors à se
confondre en une seule juridiction, l’exception
juridictionnelle se construisant de l’intérieur et à partir d’un
même organe qu’elle transforme et ce, de manière
éphémère, discontinue, et circonscrite à un seul type de
procès. Mais, au-delà de cette stratégie pour éviter toute
assimilation aux anciens tribunaux spéciaux,
l’institutionnalisation de cette cour d’assises duelle,
ordinaire pour juger les uns, différente et d’exception pour
les autres, révèle une nouvelle manière d’appréhender le
terrorisme, à la fois crime spécifique et crime de droit
commun. À son caractère ordinaire et banal induit par sa
dépolitisation répond la compétence dévolue à la cour
d’assises, quand sa singularité, attestée par la gravité
exceptionnelle de la violence qu’il incarne, se traduit par
des aménagements spéciaux et dérogatoires. Cette double
logique de normalisation et de distinction des actes
terroristes, et cette invisibilisation progressive de
l’exception lors de la phase du jugement des affaires
terroristes, se renforcent sous l’effet des évolutions de
l’antiterrorisme qui, se donnant à voir essentiellement sous
un aspect préventif, accorde désormais une place centrale
au tribunal correctionnel dans l’appareil répressif.

Les « malfaiteurs terroristes »
au tribunal correctionnel
La caractéristique fondamentale de la lutte antiterroriste
aujourd’hui est de prévenir et d’empêcher. Si cette politique
s’inscrit dans une histoire plus longue de prévention des
attentats en France, il n’en demeure pas moins que l’on
assiste, depuis le début des années  1990, à un «  tournant
préventif [57]  » de l’antiterrorisme qui se traduit par un
élargissement des pouvoirs policiers [58]. Cette répression
proactive, ciblant principalement les terroristes dits
« islamistes » et visant à les neutraliser, affecte l’ensemble
de la chaîne pénale et pose avec plus d’acuité
qu’auparavant la problématique du jugement d’activistes
qui pourraient (ou dont les agents de l’État pensent qu’ils
pourraient) passer à l’acte mais qui, objectivement, n’ont
commis aucun crime ou délit. La répression de ce que les
juristes appellent «  l’état dangereux prédélictuel  »,
combinée à une stratégie de neutralisation préventive,
conduit dès lors les gouvernants à faire arrêter non plus tant
des opposants que des individus ou des groupes considérés
comme des criminels potentiels. Au regard de la gravité des
conséquences induites par d’éventuels attentats et en
raison de leur potentialité meurtrière, la criminalisation de
l’intention terroriste se renforce au gré de
l’institutionnalisation de la suspicion polico-judiciaire, la
nécessité de la preuve matérielle s’affaiblit tandis
que  l’association de malfaiteurs devient l’élément clé d’un
antiterrorisme tourné vers la lutte contre les mouvances ou
les réseaux. Les législations tendent aussi à se multiplier
pour incriminer le plus grand nombre possible de
comportements pénalement répréhensibles, du soutien
matériel à l’expression d’une solidarité symbolique que
sanctionne plus récemment «  l’apologie du terrorisme  ».
Dans ce nouveau cadre répressif centré sur l’avant-crime, le
tribunal correctionnel se voit accorder un pouvoir de punir
inédit et une place désormais centrale dans l’appareil
répressif qui renseignent tant sur les nouvelles manières
d’appréhender le processus de pénalisation du terrorisme
que sur la place qu’y occupe la justice.

NEUTRALISATION PRÉVENTIVE ET GLOBALISATION


JURIDIQUE DU TERRORISME

L’accroissement du pouvoir de punir du tribunal


correctionnel provient de l’adoption de nouvelles lois
antiterroristes qui renforcent dans les années 1990 l’arsenal
sécuritaire français, notamment après les attentats de juillet
à octobre 1995 et attribués au Groupe islamique armé (GIA)
algérien [59]. Parmi elles, citons la loi du 22 juillet 1992, qui
insère les actes de terrorisme dans le nouveau Code pénal
de 1994 pour en faire des infractions autonomes et plus
sévèrement jugées, et surtout celle du 22  juillet 1996 qui
crée une rupture dans la manière d’appréhender le
terrorisme puisqu’elle permet désormais de criminaliser de
multiples comportements dits «  périphériques  », et en
particulier des incriminations de soutien aux actes
terroristes. Ce passage d’une conception criminologique du
terrorisme, celle de la répression des actions et des actes
préparatoires, à une vision finaliste qui entend avant tout
protéger l’ordre public [60], se traduit par la création d’une
nouvelle incrimination : le délit d’association de malfaiteurs
en relation avec une entreprise terroriste. Entendue comme
le fait de «  participer à un groupement formé ou à une
entente établie en vue de la préparation, caractérisée par
un ou plusieurs faits matériels  » d’un acte de terrorisme,
cette infraction a pour objectif de criminaliser tout acte
préparatoire avant un éventuel passage à l’acte et
d’inculper toute personne entretenant des liens ou ayant
donné un soutien (financier ou logistique) à des groupes
formés dans le but de se livrer à des actes terroristes [61].
Suscitant de nombreuses critiques de l’opposition socialiste,
des syndicats de gauche, de SOS racisme ou de la Ligue des
droits de l’homme (LDH), qui s’étaient mobilisés contre
l’adoption du projet de loi [62], cette nouvelle législation est
légèrement affaiblie par le Conseil constitutionnel qui
censure le 16  juillet 1996 l’incrimination «  d’aide aux
étrangers [63]  » et refuse d’autoriser, dans le cadre de
l’enquête préliminaire et de l’instruction, les perquisitions de
nuit.
La multiplication des lois antiterroristes et des
incriminations autonomes (le terrorisme écologique, le
financement du terrorisme, la non-justification de
ressources correspondant à son train de vie) et, surtout, la
résurgence de l’association de malfaiteurs, largement
mobilisée à la fin du XIXe siècle contre l’anarchisme, contre le
FLN pendant la guerre d’Algérie puis, de 1963 à 1981 contre
le « terrorisme intérieur », s’inscrivent dans une stratégie de
«  neutralisation judiciaire préventive [64]  » qui décrit la
capacité des services de renseignement et policier à
déjouer les attentats. Dans ce cadre, les enquêtes peuvent
aboutir à de « vastes coups de filet » opérés pour arrêter le
plus grand nombre possible d’individus qui, gardés à vue
pendant quatre, voire six jours, ne sont autorisés à voir leur
avocat qu’au terme d’un délai de trois ou quatre jours
pendant trente minutes, ce dernier n’ayant pas accès au
dossier ou à toute information relative aux charges qui
pèsent sur sa cliente ou son client. Les témoignages de
personnes gardées à vue, recueillis par Human Rights
Watch, font dès lors état de pratiques couramment appelées
«  torture blanche  » (la privation de sommeil, la
désorientation, les interrogatoires constants et répétés)
ainsi que les pressions psychologiques ou les violences
physiques [65]. La criminalisation des « mouvances » et des
réseaux rallonge aussi considérablement les délais de
détention des prévenus, qui peuvent attendre plusieurs
années avant de se voir notifier leur mise en accusation ou
leur non-lieu, cette remarque s’appliquant surtout aux
groupes indépendantistes, et en particulier aux membres du
FLNC [66].
En effet, jusqu’au milieu des années  2000, et malgré la
focalisation des discours sécuritaires sur le «  terrorisme
islamiste  », ce sont les mouvements indépendantistes
corses et basques qui sont les plus réprimés dans le cadre
de la lutte antiterroriste [67], et jugés par les tribunaux
correctionnels de la capitale. Cependant, la radicalisation de
la lutte contre les djihadistes et « l’islam radical » depuis au
moins les attentats du 11 septembre fait nettement évoluer
les cibles pénales de l’antiterrorisme  : en 2012, année des
tueries de Toulouse et de Montauban, la France est le pays
d’Europe à connaître le plus grand nombre d’arrestations
pour faits de terrorisme [68] tandis que la part de ceux
attribués à des motifs religieux est en croissance
exponentielle [69]. Progressivement, les priorités répressives
sont celles de démanteler les  cellules terroristes et, en
particulier, les filières d’acheminement au djihad.
Plus généralement, la centralité du tribunal correctionnel
dans le dispositif répressif antiterroriste renseigne sur
l’évolution de la lutte étatique contre celles et ceux qui
entendent prendre pour cible l’État et ses citoyens. Mobilisé
pour juger les individus ou les groupes qui n’ont pas fait de
victimes ou qui n’ont pas commis de crimes, à savoir ceux
dont la gravité des actes ne les rend pas passible de la cour
d’assises, il reflète un modèle de justice tourné vers la
prévention du terrorisme et la répression des «  cellules  »,
des réseaux et des soutiens. Plus rapide que la répression
menée par la cour d’assises, caractérisée par la longueur de
sa procédure criminelle, et considérée comme moins
«  excessive [70]  » au regard des délits incriminés, la lutte
judiciaire menée par le tribunal correctionnel contre les
acteurs dits «  médiats du terrorisme  », ne se traduit
néanmoins pas par une indulgence particulière. Le pouvoir
législatif a en effet augmenté d’un degré, dans l’échelle des
peines, les sanctions encourues par celles et ceux reconnus
coupables de  terrorisme, le plafond des peines
correctionnelles en la matière passant de cinq à dix ans
d’emprisonnement, tout comme la durée des peines
complémentaires (interdiction des droits civiques, civils et
de famille, d’exercer une fonction publique, interdiction de
séjour ou de territoire) qui augmente elle aussi. Le taux
d’acquittement pour tous les faits en lien avec le terrorisme
est d’ailleurs aujourd’hui relativement faible, se stabilisant
en France autour des 7 % [71].
Mais le recours prioritaire au tribunal correctionnel
confirme surtout la globalisation juridique et pénale du
terrorisme par laquelle tout comportement susceptible de
présenter un lien, même immatériel, avec le terrorisme se
trouve incriminé. Le terrorisme devient progressivement un
«  phénomène criminel global  » dont chaque étape est
répréhensible et condamnée  : l’intention, les actes
préparatoires, l’acte lui-même mais aussi tout possible
«  prolongement  », soutien ou forme de solidarité. D’où la
centralité accordée au délit d’apologie du terrorisme qui,
créé en 2006 et jusqu’alors peu utilisé, est retiré en 2014
des délits de presse pour devenir un délit «  ordinaire  », ce
qui permet de soumettre ces actes d’apologie aux règles de
procédure de droit commun et à certaines règles prévues en
matière de terrorisme comme la possibilité de procéder à
des saisies et de recourir à la comparution immédiate,
exclues en matière de presse, ou d’aggraver les peines si
les faits sont commis par Internet. Censée punir
la  propagande et faire obstacle à la stratégie médiatique
des organisations terroristes qui jouent sur la glorification et
l’héroïsation, la répression de l’apologie du terrorisme révèle
pourtant une extension de son champ d’application. En
témoigne la centaine de procédures lancée pour ce seul
motif après les attentats de janvier  2015 à Paris, pour la
plupart suite à l’expression publique d’une solidarité avec
les frères Kouachi ou avec Amedy Coulibaly, auteurs des
tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher qui ont fait
dix-sept morts. Se déroulant devant le tribunal
correctionnel, ces multiples procès du début de l’année
2015 reflètent ainsi cette nouvelle orientation pénale et
judiciaire de l’antiterrorisme. Mais ils illustrent également
les procès pour terrorisme qui peuvent s’y dérouler, à savoir
des procès pour des actes de faible gravité pénale, ou tout
au moins, pour des faits de moins en moins reliés à des
actes dits « terroristes » ou à l’exécution d’attentats.

JUGER LES ISLAMISTES ET LES DJIHADISTES

Depuis le milieu des années  1980, les procès des


terroristes, et en particulier des terroristes dits
«  islamistes  », trouvent peu d’écho, ces derniers étant
rarement politisés en raison de la faiblesse des soutiens
apportés aux accusés et du type de crimes ou de délits qui
leur sont reprochés. L’un d’entre eux a pourtant marqué un
tournant dans la perception de la justice antiterroriste et
montré les limites, en termes de droits et de libertés
publiques, de la politique répressive menée contre les
«  terroristes  »  : le procès Chalabi, qui s’est tenu devant la
11e  chambre du tribunal correctionnel de Paris pendant
quatre mois, entre septembre 1998 et janvier 1999.
Le point de départ de ce procès est l’interdiction, le
27  février 1993, par le ministre de l’Intérieur, de la
Fraternité algérienne en France (FAF), vitrine légale du Front
islamique du salut (FIS). Après une enquête menée par les
RG et la brigade criminelle de Paris auprès de l’Association
éducative des musulmans de France (AEMF), une
association coranique installée à Choisy-le-Roi et dont le
local abrite de nombreuses armes, des munitions et des
explosifs destinés à l’Algérie, la police procède à deux
vagues d’arrestation : une première le 8 novembre 1994 qui
aboutit à l’arrestation de quatre-vingt-cinq personnes  ; et
une seconde le 20 juin 1995 lors de laquelle sont interpellés
cent treize individus. Au cours de l’instruction, menée par le
juge Bruguière, un réseau d’acheminement de «  jeunes de
banlieue  » vers l’Afghanistan, sous couvert de séjours-
vacances financés par des municipalités parisiennes, est
découvert [72]. Au terme de l’instruction [73], une centaine
de personnes obtient un non-lieu, parfois après un an de
détention [74], et cent trente-huit personnes sont renvoyées
au début de l’année 1998 devant le tribunal
correctionnel [75]. Ce nombre inédit d’individus arrêtés,
emprisonnés et inculpés au même moment pour des faits
de terrorisme, s’il s’inscrit dans un contexte où la lutte
antiterroriste se donne pour objectif à la fois de prévenir la
«  menace djihadiste  » en France et de démanteler les
réseaux d’acheminement d’hommes et d’armes vers les
théâtres extérieurs, doit aussi pour beaucoup à l’utilisation
extensive du délit d’association de malfaiteurs en lien avec
une entreprise terroriste qui permet l’application de la
stratégie du «  coup de pied dans la fourmilière  », à savoir
l’arrestation la plus large possible d’individus considérés
comme potentiellement dangereux et mis en réseaux [76].
Très vite, l’affaire suscite de nombreuses critiques, qui
ont trait aux « rafles préventives » opérées dans les milieux
islamistes, à la longueur des instructions, aux abus de la
détention provisoire (quarante ans et six mois de détention
subis à tort selon l’Observatoire des prisons), aux
irrégularités des interrogatoires, et, surtout, à
l’emprisonnement et l’inculpation d’individus pour lesquels
il n’existe quasiment aucune preuve. Parmi eux, une femme
accusée d’avoir reçu «  un coup de fil suspect  », une autre
pour posséder une photo de baptême où apparaît une
personne pouvant entretenir des liens avec le GIA, un
restaurateur inculpé pour recevoir régulièrement «  des
clients louches [77] », ou encore une étudiante emprisonnée
quatre mois pour avoir été arrêtée en possession d’un sac
contenant de la littérature dite « islamiste ». Si bien qu’à la
veille du rendu des verdicts, Alain Marsaud lui-même
déclare dans la presse  : «  Dans le dossier Chalabi, des
personnes ont été arrêtées parce qu’elles figuraient dans un
carnet d’adresses ou parce qu’elles avaient un Coran chez
elles. Il ne faut pas hésiter à les remette en liberté [78]. » Si
la déclaration de l’ancien juge antiterroriste doit être
interprétée à l’aune de sa récente intégration dans le
champ politique, elle n’en permet pas moins de souligner
les effets du profilage communautaire à l’œuvre dans ces
affaires de terrorisme, les services de renseignement et
policiers focalisant sur une  population cible homogénéisée
au nom des principes de précaution et de sécurité [79], et
sur des « profils à risque » (les “musulmans” et les “jeunes
de banlieue”) auxquels s’applique la suspicion politico-
judiciaire qui peut les conduire jusqu’au procès.
Le procès Chalabi lui-même, tant dans son organisation
matérielle que dans son issue, rend visible les écarts entre
la justice ordinaire et la justice antiterroriste. Pour juger
l’ensemble du réseau incriminé au sein d’une même
enceinte judiciaire, une loi de circonstance autorisant la
délocalisation d’un tribunal « pour des raisons de sécurité »
est votée le 31  décembre 1997. Le procès Chalabi est
délocalisé dans le gymnase des surveillants de
l’administration pénitentiaire de Fleury-Mérogis, transformé
en salle d’audience de 800 m² pour 10 millions de francs. Le
gymnase de la prison accueille alors les cent trente-huit
prévenus, leurs cent vingt-huit avocats et le public [80].
Jamais un tel procès n’avait eu lieu en France et, à titre de
comparaison, les procès Barbie et Papon, où de très
nombreuses victimes et des centaines d’avocats venus du
monde entier étaient présents, se sont respectivement
déroulés aux palais de Justice de Lyon et de Bordeaux [81].
Jugés à proximité voire dans l’espace pénitentiaire, les
accusés du procès Chalabi se voient ainsi dénier la
possibilité d’être déférés devant un «  vrai  » tribunal,
montrant comment le dispositif du procès lui-même
constitue une atteinte au principe du procès équitable.
La gestion de ce procès par les pouvoirs législatif,
exécutif et judiciaire, est dès lors dénoncée tout au long des
débats par la défense qui ne cesse de rappeler une « justice
d’exception  », une «  audience d’exception  », des pratiques
«  d’exception de l’instruction  » et un «  procès de masse  ».
La mobilisation des avocats se traduit également par des
tactiques de défense politique –  plusieurs d’entre eux
«  désertent  » le prétoire ou quittent la barre  – et par le
lancement de trois procédures judiciaires : une demande de
renvoi du procès pour violation des droits de la défense et
pour « mises en examen arbitraires » suites à des « rafles »
policières, une requête en suspicion légitime déposée
auprès de la chambre criminelle de la Cour de cassation ; et
un recours devant la Commission européenne des droits de
l’homme (pour violation de l’article de la convention sur le
droit à un procès équitable [82]). Largement médiatisées,
leurs actions sont relayées par la LDH qui commande à la
Fédération Internationale des droits de l’homme (FIDH) une
enquête sur le procès Chalabi et, plus généralement, sur la
législation antiterroriste. Cette dernière, qui remet
symboliquement son rapport d’enquête la veille du rendu
des verdicts, préconise la fin des législations d’exception, la
suppression de l’incrimination d’association de malfaiteurs
en lien avec une entreprise terroriste, la suppression de la
14e  section du TGI de Paris ou encore la suppression de
l’allongement systématique de la garde à vue à quatre-
vingt-seize heures [83].
Le jugement, rendu le 22 janvier 1999, est révélateur à la
fois de la faiblesse des charges qui pesaient sur de très
nombreux inculpés et de la capacité du dispositif
antiterroriste à faire condamner, au même moment, près
d’une centaine d’accusés  : les  trois présumés chefs  des
réseaux islamistes, Mohammed Chalabi, Mohamed
Kerrouche et Mourad Tacine, sont condamnés à huit ans
d’emprisonnement et à l’interdiction définitive du territoire
française tandis que quatre-vingt-sept personnes sont
condamnées à des peines le plus souvent couvertes par les
délais de la détention provisoire pour infraction à la
législation sur les étrangers ou pour recel de documents
falsifiés [84]. Les magistrats prononcent enfin cinquante et
une relaxes sur le délit principal d’association de malfaiteurs
ayant pour objet de préparer un acte terroriste et, au final,
trente et une personnes sont relaxées. Ainsi, ce verdict est
tout à fait illustratif des conséquences judiciaires du
«  tournant préventif  » de l’antiterrorisme dans la fin des
années  1990. Dans cette période où la force du dispositif
répressif sont les arrestations collectives et le maintien en
détention sans charge d’individus «  à risque  », l’issue des
procédures judiciaires se caractérise par un grand nombre
de prévenus innocentés [85] ou, tout au moins, par la
prononciation de peines couvertes par la détention
provisoire déjà effectuée. Cette affaire donne ainsi à voir ce
qui se joue dans les coulisses de la répression des
«  terroristes  », à savoir l’arrestation et la détention de
multiples «  suspects  » pour lesquels prévaut jusqu’à leur
verdict la présomption de culpabilité [86].

LA PLACE DE LA JUSTICE DANS L’ANTITERRORISME

Plus généralement, le procès Chalabi livre plusieurs


enseignements quant à l’évolution de l’usage étatique de
l’exception en droit en France. Outre les dérives déjà
soulignées en termes d’atteintes aux libertés et droits
fondamentaux, il montre également que l’aspect
juridictionnel de la répression antiterroriste compte
désormais peu, celle-ci pouvant engendrer des «  procès
monstres  » et à tous points de vue dérogatoires au droit
commun dans une enceinte ordinaire de la vie judiciaire : le
tribunal correctionnel. Historiquement réservée aux petites
affaires politiques, à savoir celles de militants inculpés pour
divers délits de presse et condamnés à payer de faibles
amendes, plus rarement à des peines de prison ferme, cette
juridiction peu dénoncée jusqu’alors dans le cadre de la
criminalisation de l’opposition devient l’arène centrale des
procès pour terrorisme. Et ce, sous l’effet conjoint de la
dépolitisation de la justice politique et de la radicalisation de
l’antiterrorisme qui lui donne compétence en matière
d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise
terroriste et accroît son pouvoir de punir ce délit désormais
apolitique. Bien évidemment, les modalités de jugement des
accusés sont officiellement les mêmes que pour l’ensemble
des justiciables passibles de cette juridiction pénale, le
tribunal correctionnel, garant du respect des principes du
droit commun, devenant la scène judiciaire légitimatrice
d’une politique sécuritaire et pénale très répressive
mobilisée contre tout potentiel terroriste. Or, le procès
Chalabi rend visible la manière dont la combinaison de
mesures antiterroristes spécifiques et dérogatoires aux
stades de l’enquête policière et de l’instruction, tout comme
les législations pénales en la matière, peuvent influer, par
les infractions retenues et les inculpations en chaîne, sur le
moment du procès lui-même.
Aussi, ce type de procès, bien que paroxysmique des
effets des logiques exceptionnalistes sur les modalités de
jugement des dits « terroristes », est révélateur du principal
facteur explicatif de la disparition définitive des juridictions
politiques en France  : le déplacement de l’exception en
amont de la chaîne pénale. Dans le cadre d’une logique
sécuritaire où l’objectif est avant tout d’arrêter et
d’empêcher, ce sont les services de renseignement, la
police et les juges d’instruction spécialisés, dont le nombre
ne cesse d’augmenter depuis le milieu des années 1980 [87],
qui sont progressivement dotés de prérogatives
exceptionnelles, indépendamment des pouvoirs accordés
aux instances de jugement. La «  justice jugeante  », par
opposition à celle qui ouvre l’information judiciaire et qui
instruit, n’est bien sûr pas épargnée par
l’exceptionnalisation de la répression antiterroriste  : les
traitements discriminants peuvent également être le fait
des tribunaux correctionnels et des cours d’assises,
spécialement « aménagés » dans les cas de terrorisme, et,
surtout, affectés dans leur fonctionnement par l’ensemble
du processus de pénalisation d’exception. Mais les
dispositifs exceptionnels se sont détachés et autonomisés
des organes juridictionnels qui, comme la Cour de sûreté de
l’État autrefois, permettaient seuls l’emploi de mesures
spécifiques et dérogatoires pour réprimer une cible
désignée. Leurs usages ont été monopolisés par les
professionnels des enquêtes antiterroristes et, plus
généralement, par les agents en charge de la sécurité du
territoire, la politique de neutralisation préventive
consacrant définitivement une utilisation policière de
l’exception en droit. C’est donc principalement parce que
l’avant moment judiciaire a été considérablement renforcé
dans le sens d’une optimisation de l’efficacité des stades
policiers et d’instruction des affaires que la répression
antiterroriste a pu jusqu’à aujourd’hui faire l’économie de la
création d’une nouvelle juridiction.
Plus encore, la disparition de la problématique de
l’exception juridictionnelle dans le débat public, dans un
contexte où certains politiques réclament une «  justice
d’exception  » pour les «  candidats au djihad  » et les
djihadistes de retour en France [88], si elle doit au caractère
inaudible de ce type de propositions aujourd’hui et à
l’évolution de la localisation de l’exception sur la chaîne
répressive, s’explique par la priorité accordée à d’autres
missions étatiques que celle de punir et de juger les
terroristes. Les récents développements de l’antiterrorisme
montrent en effet que ce n’est pas tant sur la justice
qu’investissent les pouvoirs publics, mais sur les services de
renseignement dont l’action est censée prévenir non
seulement la commission d’attentats mais aussi
«  l’embrigadement  ». Cette priorité de l’action sécuritaire,
confortée par les affaires Mohamed Merah ou Medhi
Nemmouche lors desquelles a été médiatisée et politisée la
figure du «  loup solidaire  », conduit ainsi au recentrement
de la focale policière sur «  l’autoradicalisation  ». Dans ce
contexte, le renforcement du profilage et du recueil
d’informations conduit à déposséder progressivement la
justice de certaines de ses prérogatives, notamment au
profit de l’administration. La loi d’octobre 2014, qui s’inscrit
dans une série d’autres législations qui étendent les moyens
en matière de surveillance, d’investigations et
d’identification [89], a en effet considérablement accru les
pouvoirs de contrôle de l’administration sur les
déplacements et les communications des citoyens et facilité
l’accès à des fichiers jusqu’alors mieux protégés  : les
passeports, les fichiers nationaux d’identité et
d’immatriculation, les dossiers des étrangers, les permis de
conduire ou les identifiants biométriques [90]. Si certaines
mesures semblent propres à la répression du terrorisme
comme l’infiltration policière ou l’extension du fichier des
empreintes génétiques aux actes terroristes, d’autres en
revanche généralisent les cibles de l’antiterrorisme.
L’extension des perquisitions à la fouille des véhicules, la
surveillance relative aux nouvelles technologies, telle la
«  cyberinfiltration  » et l’installation de logiciels «  espions  »
sur un ordinateur, le recours intensif à la vidéosurveillance,
à la sonorisation des lieux publics ou privés, au contrôle des
déplacements ou encore à l’accès aux fichiers
administratifs, en sont les exemples les plus parlants. Le
projet de loi sur le renseignement, présenté en Conseil des
ministres le 19  mars 2015 et adopté en première lecture à
l’Assemblée nationale le 5  mai, poursuit ce processus,
confirmant les pouvoirs exorbitants accordés aux services
de renseignement et légalisant des pratiques illégales déjà
mobilisées par leurs agents. Surtout, en retirant certaines
prérogatives aux juges d’instruction experts, tel le contrôle
de dispositifs de surveillance qui serait désormais autorisé
par le Premier ministre, cette législation révèle une
tendance au contournement de la justice dans le cadre de la
lutte antiterroriste et une volonté du pouvoir politique de
contrôler plus directement les opérations de « prévention du
terrorisme  ». Si ce phénomène est plus récent, les
mutations plus globales de l’antiterrorisme éclairent
néanmoins un progressif désinvestissement de l’arène
judiciaire par les pouvoirs publics dans les cas d’« atteintes
aux intérêts fondamentaux de la Nation  » ou, à tout le
moins, une dévaluation du rôle de la justice dans la
répression des « malfaiteurs terroristes ».
 
 
 
La justice préventive antiterroriste a aujourd’hui
remplacé l’ancienne justice politique incarnée dans des
juridictions temporaires ou à vocation permanente et qui
concentraient en leur sein la plupart des dispositifs
exorbitants du droit commun. Évolutive, façonnée par les
multiples lois votées au Parlement depuis le milieu des
années 1980, celle-ci se caractérise par un éclatement et un
redéploiement de l’exception à toutes les étapes du
processus de pénalisation des dits «  terroristes  », de la
surveillance de leurs activités à leur jugement par des
organes juridictionnels spécialement aménagés pour les
punir différemment et plus sévèrement. Mélange d’héritage
de la gestion étatique passée de la criminalité politique et
d’une politique criminelle avant-gardiste induite par la
précocité des attentats commis sur le territoire français,
cette justice s’appuie sur un droit pénal dit « spécialisé » et
dérogatoire qui illustre une nouvelle forme d’exception, créé
à partir du droit commun, comme un double du droit. À ce
«  droit commun d’exception  » qui touche toute personne
entretenant des liens, même immatériels, avec le terrorisme
pour les plonger dans un état d’infériorité juridique, s’ajoute
une tendance à la généralisation de l’exception qui,
progressivement, contrevient aux libertés individuelles, aux
droits d’opinion, d’expression et d’association, tout comme
au droit au respect de la vie privée des personnes
possiblement suspectées. Aussi, la justice préventive
antiterroriste se donne aujourd’hui à voir comme une
entreprise punitive non plus tant judiciaire qu’administrative
et policière, une justice qui ne fait pas de la sanction pénale
sa priorité répressive mais qui passe par des modalités de
lutte plus indolores et invisibles. L’absence de juridictions
spécialement créées pour juger la criminalité terroriste, si
elle doit au long processus de dépolitisation de la sûreté de
l’État et de ses atteintes, tout comme aux nouveaux usages
étatiques de l’exception en droit, éclaire dès lors un
phénomène plus général de bouleversement des missions
de la justice et de sa place dans le dispositif punitif.

1. Intervention de Robert Badinter au Parlement, séance du vendredi 17  juillet


1981 (JORF, 18 juillet 1981).
2. Le 21  janvier 2015, le ministre de la Justice recense 117 procédures pour
apologie du terrorisme. Parmi eux, un homme de 21 ans a été condamné à dix-
huit mois de prison pour avoir publié, sur sa page Facebook, des photos de
massacres syriens avec ce commentaire  : «  Un coup de crayon ou un coup de
kalach c’est la même chose » (Libération, 20 janvier 2015).
3. Selon l’expression d’Antoine Comte : « La garde à vue », art. cité., p. 31.
4. Sur la manière dont la « bonne justice » devient « l’étalon unique » de toute
réforme judiciaire à partir du «  moment Badinter  », voir Antoine Vauchez,
Laurent Willemez, La justice face à ses réformateurs (1980-2006), Paris, Presses
Universitaires de France, 2007, p. 5.
5. Florence Bussy, Yves Poirmeur, La justice politique en mutation, Paris, LGDJ,
2010, p. 42-43.
6. C’est ce dont témoignent les violents débats autour de l’adoption de la loi
« Sécurité et liberté » du 2 février 1981 (Jacques Chevalier, L’État de droit, Paris,
Montchrestien, 1993, p. 135-136).
7. Eric Agrikoliansky, «  La gauche, le libéralisme politique et les droits de
l’homme », in Jean-Jacques Becker, Gilles Candar (dir.), L’histoire des gauches en
France. Vol. II, Paris, La Découverte, 2004, p. 524.
8. Idem., p. 536.
9. Pascal Mbongo, La gauche au pouvoir et les libertés publiques, Paris, Éditions
L’Harmattan, 1999, p. 35.
10. La gauche fut à l’initiative de plusieurs propositions de loi demandant la
suppression de la Cour de sûreté de l’État comme les propositions de loi no 2161
et 1356 portées par le groupe socialiste et radical de gauche le 7 avril 1976 et le
25 octobre 1979. L’année suivante, c’est le parti communiste, par la proposition
de loi no  2210, qui avait demandé la suppression de la juridiction d’exception.
De multiples amendements étaient aussi déposés par la gauche, lors de
discussions budgétaires, pour supprimer les crédits attribués à la juridiction.
11. Programme commun de gouvernement du Parti communiste et du Parti
socialiste, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 147.
12. Liberté, Libertés. Réflexions du comité pour une charte des libertés animé
par Robert Badinter, Paris, Gallimard, 1976, p. 247.
13. Loi no  81-737 du 4  août 1981 portant suppression de la Cour de sûreté de
l’État (JORF du 5 août 1981).
14. Loi no  82-621 du 21  juillet 1982 relative à l’instruction et au jugement des
infractions en matière militaire et de sûreté de l’État et modifiant les codes de
procédure pénale et de justice militaire (JORF du 22 juillet 1982). Par cette loi, la
majorité de gauche parachève la suppression des juridictions d’exception en
supprimant, en temps de paix, les tribunaux permanents des forces armées.
Pour autant, la justice militaire ne disparaît pas en temps de guerre puisque sont
prévus à la fois des tribunaux territoriaux des forces armées (composés de deux
magistrats civils et de trois militaires) mais aussi des tribunaux militaires aux
armées composés de cinq juges militaires.
15. Jean-Claude Vimont, La prison politique…, op. cit., p. 305.
16. La catégorie de « détenus particulièrement surveillés » est créée en 1967.
17. Philippe Bidart, chef de l’organisation Iparretarrak, est condamné par deux
fois à la réclusion criminelle à perpétuité, une première fois pour l’assassinat en
1982 de deux CRS, et une seconde pour celui d’un gendarme en 1987. Incarcéré
entre 1988 et 2007, il est mis à l’isolement total pendant vingt mois d’affilés
(Patrick Cassan, Le pouvoir français et la question basque (1981-1983),
Toulouse, GRHI, 1996, p. 192).
18. Arrêtés en février 1987 et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité,
notamment pour les assassinats de Georges Besse, le PDG de Renault, et de
l’ingénieur général René Audran, Jean-Marc Rouillan, Joëlle Aubron, Nathalie
Ménigon et Georges Cipriani ont été soumis à l’isolement total pendant dix-huit
mois, auquel ont succédé plusieurs années d’isolement partiel.
19. Ainsi par exemple, les membres de l’ETA (Euskadi ta Askatasuna, «  Pays
basque et liberté  ») incarcérés en France, refusent depuis la suppression de la
Cour de sûreté de l’État de reconnaître la légitimité de la justice française à les
juger (Sarah Guerin-Brunet, « La prison, lieu de mise à l’épreuve de la notion de
politique », in Pierre V. Tournier (dir.), Enfermements…, op. cit., p. 61).
20. Intervention de Robert Badinter à l’Assemblée nationale le 17  juillet 1981
(JORF, 18 juillet 1981).
21. Intervention de Gisèle Halimi à l’Assemblée nationale le 17  juillet 1981 (in
ibid.).
22. Paul Cassia, Robert Badinter…, op. cit., p. 338-339.
23. Nous pensons ici aux amnisties pour les nationalistes corses, basques ou
bretons ou les membres d’Action Directe, aux négociations secrètes avec le
FLNC, AD, ASALA (Armée secrète arménienne de libération nationale), ou encore
aux renoncements à toute poursuite pour les réfugiés italiens des Brigades
rouges ou de Lotta Continua (Laurent Bonelli, «  Les caractéristiques de
l’antiterrorisme français : “Parer les coups plutôt que de panser les plaies” », in
Didier Bigo et al. Au nom du 11  septembre. Les démocraties à l’épreuve de
l’antiterrorisme, Paris, La Découverte, 2008, p. 169).
24. Intervention de Robert Badinter devant le Parlement, séance du vendredi
17 juillet 1971 (JORF, 18 juillet 1981).
25. Les atteintes à la «  sûreté de l’État » tendent ainsi, à cette période, à être
associées aux crimes commis par les militaires dans l’exercice de leurs fonctions
ou au noyau dur des anciens crimes politiques que sont la trahison, l’espionnage
ou l’atteinte à la défense nationale. Elles ont ensuite été remplacées par les
«  atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation  ». Quant à «  l’atteinte à
l’autorité de l’État », elle existe toujours dans le Code pénal (Livre IV, Des crimes
et délits contre la nation, l’État et la paix publique, titre  III). Elle recouvre
aujourd’hui les «  atteintes à la paix publique  » comme la participation
délictueuse à un attroupement ou l’introduction d’armes dans les
établissements scolaires  ; les «  atteintes à l’administration publique commises
par des personnes exerçant une fonction publique » telle les discriminations ou
les atteintes au secret des correspondances  ; les «  atteintes à l’administration
publique commises par les particuliers  » comme l’usurpation de titres ou de
fonctions ; et enfin les « atteintes à l’action de la justice » ou « la participation à
des activités mercenaires  ». Officiellement dépolitisés, les crimes et les délits
qui lui sont liés sont donc aujourd’hui multiples et extrêmement variés.
26. Antoine Vauchez, Laurent Willemez, La justice face à ses réformateurs
(1980-2006), op. cit., p. 59 et 60.
27. Florence Bussy, Yves Poirmeur, La justice politique en mutation, op.  cit.,
p. 46
28. Serge Guichard et al. Institutions juridictionnelles, Paris, Éditions Dalloz,
2011, p. 691.
29. Du 23 février 1985, jour de l’attentat contre Mark & Spencer qui fait un mort
et quatorze blessés, aux multiples attentats de septembre  1986, ce sont en
réalité quatre vagues d’attentats terroristes qui se sont déroulés en France. Sur
ces attentats, voir : Didier Bigo, « Les attentats de 1986 en France : un cas de
violence transnationale et ses implications », Cultures & Conflits, no 4, 1991.
30. Pour le traitement pénal du terrorisme en France, voir Julie Alix, Terrorisme et
droit pénal. Études critiques des incriminations terroristes, Paris, Dalloz, 2010,
684 p.
31. Loi no 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme
et aux atteintes à la sûreté de l’État.
32. Dès 1986, les magistrats antiterroristes perçoivent une «  indemnité
spéciale  » de 4  000  francs, prélevée sur la réserve parlementaire et dénoncée
par la gauche comme une « prime de sang ». Celle-ci n’a jamais été supprimée,
son montant maximal, fixé par décret du 1er  décembre 2011, étant aujourd’hui
de 500 euros par mois (Décret no 2011-1713 du 1er décembre 2011 modifiant le
décret no  2003-1284 relatif au régime indemnitaire de certains magistrats de
l’ordre judiciaire).
33. Thomas Deltombe, «  Armer les esprits  : le business des “experts” à la
télévision française », in Didier Bigo et al. Au nom du 11 septembre…, op.  cit.,
p. 302-319.
34. Mathieu Rigouste, Les marchands de peur…, op. cit.
35. JORF, 3e séance du vendredi 11 janvier 1963.
36. Le Monde, 28 mai 1981.
37. Le Monde, 5 juin 1981.
38. Robert Badinter note « l’explosion » des condamnations à mort à l’automne
1980  : quatre en six semaines. Il explique  : «  Une loi de 1978, votée à
l’unanimité, avait décidé que, dorénavant, les jurés seraient désignés par simple
tirage au sort sur les listes électorales. Les principes démocratiques s’en
trouvaient ainsi mieux respectés. Mais la sévérité accrue des verdicts témoignait
de ce que le sentiment populaire n’était nullement porté à la mansuétude
envers les criminels, fussent-ils d’origine modeste ou socialement défavorisés.
Les sondages indiquaient d’ailleurs que c’était dans les milieux populaires que
l’attachement à la peine capitale demeurait le plus vif  » (Robert Badinter,
L’abolition, Paris, Fayard, 2000, p.  249). Cette sévérité décriée des jurys n’est
d’ailleurs pas étrangère au projet de réforme des assises que promeut Robert
Badinter, un projet qui préconise l’introduction d’un appel des verdicts des jurys
et le renforcement des juges professionnels au sein des assises. Il voit le jour
avec la loi du 15  juin 2000 relative à la présomption d’innocence et aux droits
des victimes.
39. Michel Foucault, Mal faire, dire vrai  : fonction de l’aveu en justice, Louvain,
Presses Universitaires de Louvain, 2012, p. 257.
40. Françoise Lombard, Les jurés…, op. cit., p. 283-284
41. Le Monde, 19 avril 1982.
42. Voir par exemple les interventions de Philippe Seguin lors des débats sur la
suppression de la Cour de sûreté de l’État.
43. Proposition de loi de Jean-Louis Masson (RPR) tendant à rétablir la Cour de
sûreté de l’État : no 133, 15 mai 1986 ; proposition de loi de Pierre Sirgue (FN)
relative à la poursuite, à l’instruction et au jugement des infractions de nature à
porter atteinte à la sûreté de l’État ou mettant gravement en péril la santé de la
nation  : no  173, 5  juin 1986  ; Dominique Chaboche (FN) dépose enfin une
proposition de loi destinée à améliorer la sûreté de l’État le 9 octobre 1986.
44. Didier Bigo, Daniel Hermant, «  Simulation et dissimulation…  », art. cité.,
p. 523-524.
45. Pierre Rancé, «  Témoignages sur les Cours d’assises spécialement
composées », Gazette du Palais, no 68, mars 2008.
46. Régis Schleicher est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, Nicolas
Halfen à dix ans de prison et son frère, Claude Halfen, est acquitté.
47. Comprises par la loi de 1986 comme un acte de violence porteur d’un grave
danger, les « actions terroristes » incluent l’arrestation illégale, la séquestration,
les enlèvements ou les détournements de mineurs, ainsi que les destructions de
biens publics qui présentent un danger pour les personnes (Julie Alix, Terrorisme
et droit pénal…, op. cit., p. 87).
48. Condamné une première fois à la réclusion criminelle à perpétuité le
13 décembre 2007, il est condamné en appel à la même peine le 27 mars 2009.
Cette condamnation étant cassée par la Cour de cassation pour des raisons de
vices de procédure, il est à nouveau jugé par la cour d’assises spécialement
composée en mai  2011, et condamné définitivement le 20  juin 2011 à la
réclusion criminelle à perpétuité sans période de sûreté.
49. Pierre Rancé, «  Témoignages sur les Cours d’assises spécialement
composées », art. cité.
50. Entretien avec Dominique Coujard, Paris, le 5 juin 2014.
51. En 2008, lorsque le Premier président de la cour d’appel de Paris, Jean-
Claude Magendie, entend réformer la cour d’assises pour la réorganiser en
«  pôle de compétence  », dont un «  pôle du terrorisme et de la criminalité
organisée », il se heurte à une forte opposition des présidents d’assises et des
avocats qui évoquent le «  spectre de la Cour de sûreté de l’État  » (Le Monde,
15 octobre 2008).
52. Elle avait été saisie par l’un des avocats d’AD, Thierry Lévy, qui avait
dénoncé, en s’appuyant sur le droit français et la Convention européenne des
droits de l’homme, le caractère rétroactif de la loi.
53. Le Conseil constitutionnel, saisi sur la compétence de la cour d’assises sans
jurés pour les crimes terroristes, a notamment considéré dans sa décision du
3  septembre 1986 que les législateurs avaient été animés par l’intention de
« déjouer l’effet des pressions ou des menaces pouvant altérer la sérénité de la
juridiction de jugement » et que la « différence de traitements » des justiciables
ne procédait pas d’une «  discrimination injustifiée  ». En revanche, en ce qui
concerne la possibilité d’étendre ce régime dérogatoire à toutes les atteintes à
la sûreté de l’État, ce dernier l’a déclaré contraire à la Constitution et
excessivement attentatoire au principe d’égalité.
54. Les membres du groupe Clandestini Corsi, tous mineurs, sont condamnés à
des peines de prison ferme par la cour d’assises spéciale pour des attentats
commis contre des Maghrébins, à Bastia, en 2004.
55. Wilfried Jeandidier, «  Les juridictions pénales d’exception dans la France
contemporaine », La Semaine Juridique, no 1, janvier 1985.
56. Entretien avec Henri Leclerc, Paris, le 16 octobre 2013.
57. Antoine Garapon, «  La lutte antiterroriste et le tournant préventif de la
justice », Esprit, no 3-4, 2008, p. 139.
58. Laurent Bonelli, «  Les caractéristiques de l’antiterrorisme français…  » art.
cité.
59. Idem., p. 171.
60. Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. op. cit., p. 112.
61. Nathalie Cettina, L’antiterrorisme en question  : de l’attentat de la rue de
Marbeuf aux affaires corses, Paris, Michalon, 2001, p. 156.
62. À l’inverse, il est notamment soutenu par l’association SOS attentat, l’Union
syndicale des magistrats (USM) ou l’AMP de Raoul Béteille.
63. Il s’agissait pour le législateur d’étendre la qualification terroriste aux actes
d’aide à l’entrée ou au séjour irrégulier d’un étranger en France.
64. Selon l’expression de Christophe Chaboud, patron de l’Unité de coordination
de la lutte antiterroriste du ministère de l’Intérieur (La justice court-circuitée. Les
lois et procédures antiterroristes en France, Human Right Watch, juillet  2008,
p. 11).
65. Idem., p. 3.
66. Ainsi certains membres du réseau dit «  FLNC-Union des combattants  »,
condamnés au printemps 2008 pour plusieurs dizaines d’attentats à l’explosif
perpétrés en 2002 et 2003 dans la région bastiaise, sont interpellés en 2003. Ce
n’est qu’au terme de leur troisième année de détention provisoire que le juge
Thiel rend son ordonnance de mise en accusation (Gilbert Thiel, Solitude et
servitudes judiciaires, Paris, Fayard, 2008, p. 107).
67. En 2005, selon les statistiques du ministère de la Justice, sur 358 personnes
emprisonnées en France, déjà condamnées ou en attente de jugement, 300 l’ont
été pour  association de malfaiteurs. Parmi elles des nationalistes basques (159
prisonniers), des «  islamistes  » (94) et des indépendantistes corses (76). Le
reste des prisonniers inculpés ou jugés pour ce délit sont les membres de
l’extrême gauche espagnole GRAPO (13 d’entre eux), d’Action Directe (7), huit
«  terroristes internationaux  » et un activiste breton (Le Monde, 8  septembre
2005).
68. Sur 537 individus arrêtés en Europe, la France en a arrêté 186, le Royaume-
Uni 84, l’Irlande 66 et l’Écosse 62 (Chiffre Europol, EU Terrorism Situation and
Trend Report, op. cit., p. 26).
69. Ils sont 91 contre 95 pour motif « non spécifié » (Idem., p. 138).
70. Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. op. cit., p. 144.
71. En 2012, il est de zéro en Écosse, en Allemagne, en Grèce, au Portugal, et en
République tchèque, de 100 % en Italie et en Suède, et entre 46 % et 56 % en
Autriche, Danemark et Belgique (Rapport d’Europol, EU Terrorism Situation and
Trend Report, 2013, p. 137).
72. Gilbert Thiel, Solitude et servitudes judiciaires, op. cit., p. 273.
73. Le dossier d’instruction comprend 100 tomes, 35  000 cotes, 50  000 pages
que les avocats ne peuvent que consulter par bribes et selon l’emploi du temps
du juge. Si bien que les avocats peinent à défendre correctement leurs clients.
74. Par exemple, Adel Dehane fait huit mois de détention provisoire avant d’être
mis hors de cause (Libération, 1er septembre 1998).
75. Libération, 22 janvier 1999.
76. Laurent Bonelli, «  Les caractéristiques de l’antiterrorisme français…  », art.
cité., p. 169 et 183.
77. Libération, 22 janvier 1999.
78. Le Parisien, 22  janvier 1999 (cité par Nathalie Cettina, L’antiterrorisme en
question…, op. cit., p. 161).
79. Vivienne Jabri, «  La guerre et l’État libéral démocratique  », Cultures &
Conflits, no 61, 2006, p. 6.
80. Libération, 1er septembre 1998.
81. Selon la comparaison de Robert Jacob (Libération, 15 septembre 1998).
82. Nathalie Cettina, L’antiterrorisme en question…, op. cit., 162.
83. La justice court-circuitée…, op. cit.
84. Quatre condamnés sont acquittés en appel.
85. Laurent Bonelli, «  Les caractéristiques de l’antiterrorisme français…  », art.
cité., p. 184.
86. Cette présomption de culpabilité, contrôlée par la Cour européenne des
droits de l’homme et le Conseil constitutionnel dès la fin des années 1980, a été
admise, sous certaines conditions et à titre exceptionnel, en vertu de «  la
gravité de l’enjeu » pour la première, si elle respecte les droits de la défense et
que «  les faits induisent raisonnablement la vraisemblable de l’imputabilité  »
pour le second (Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. op. cit., p. 184-185).
87. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’une des premières mesures annoncées
par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls au lendemain des attentats de
janvier  2015 est le renforcement du nombre des juges d’instruction
antiterroristes (Libération, 22 janvier 2015).
88. En octobre  2014, Xavier Bertrand réclame pour ces «  ennemis de
l’intérieur » une « présomption de culpabilité » et une « justice d’exception » (Le
Figaro, 12 octobre 2014).
89. Nous pouvons citer les lois des 15  novembre 2001, 18  mars 2003, 9  mars
2004 et 23 janvier 2006 (Colombe Camus, La guerre contre le terrorisme…, op.
cit., p. 120).
90. Idem.
1. Trois dispositifs sont le plus généralement partagés  : une incrimination
spécifique de l’acte terroriste, une procédure pénale dérogatoire et un
renforcement des pouvoirs des acteurs en charge de la sécurité (Colombe
Camus, La guerre contre le terrorisme. Dérives sécuritaires et dilemme
démocratique, Paris, Éditions du Félin, 2007, p. 21).
2. En France, au début des années  1980, les décrets et projets de loi du
gouvernement Chirac s’inspirent largement des expériences antiterroristes
menées dans les autres pays européens, et en particulier au sein de la RFA, au
Royaume-Uni, en l’Espagne ou en Italie (Didier Bigo, Daniel Hermant,
« Simulation et dissimulation… », art. cité., p. 506-507).
3. L’exemple type de ces coopérations reste EUROPOL (European Police Office),
un office européen de police créé en 1995 pour favoriser la lutte contre la
criminalité au sein de l’Union européenne.
4. Ibid.
5. Colombe Camus, «  La lutte contre le terrorisme dans les démocraties
occidentales  : État de droit et exceptionnalisme  », Revue internationale et
stratégique, 2007, no 66, p. 9-24.
6. Le 11 janvier 2015, Valérie Pécresse (UMP) publie sur son compte Twitter : « Il
faudra bien entendu un Patriot Act à la française. Il faut une réponse ferme et
globale », propos qu’elle réitérera sur Europe 1.
7. Philippe Chrestia, « La France et la lutte contre le terrorisme à travers la loi du
23  janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme  », Collectivités
territoriales Intercommunalité, no 6, juin 2006.
8. Antoine Garapon, «  Les dispositifs antiterroristes de la France et des États-
Unis », Esprit, no 8, 2006, p. 127.
9. Christian Chocquet, Terrorisme et criminalité organisée, Paris, L’Harmattan,
2003, p. 93.
10. Au lendemain des attentats de janvier 2015, le Premier ministre Manuel Valls
annonce que le gouvernement doit prendre des « mesures exceptionnelles, pas
des mesures d’exception ». Devant les multiples dénonciations suscitées par le
projet de loi sur le renseignement présenté en Conseil des ministres le 19 mars
2015, il assure encore en avril « qu’il ne s’agit en aucun cas de mettre en œuvre
des moyens d’exception  », cette législation constituant au contraire un
«  progrès  » pour les services de renseignement et la démocratie (Libération,
13 janvier 2015, Le Monde, 14 avril 2015).
Conclusion

Les usages contemporains
de la justice d’exception

L’histoire de la Cour de sûreté éclaire un pan largement


méconnu de la Ve  République, celui d’une juridiction
d’exception qui, pendant près de vingt ans, a été mobilisée
contre des milliers d’activistes considérés par les
gouvernements successifs comme des « ennemis publics ».
Créée pour assurer une continuité avec les précédents
tribunaux militaires gaullistes et parachever la répression
des partisans de l’Algérie française, elle a ensuite été
utilisée pour déradicaliser et disciplinariser tous les
oppositionnels illégalistes, indépendamment des gestes
commis ou de leurs positionnements et revendications
politiques. Délaissée par l’historiographie de la justice qui
s’est plutôt focalisée sur des juridictions temporaires
instaurées en contexte de crise, cet organe juridictionnel se
révèle pourtant au terme de l’analyse central dans
l’évolution de la gestion étatique des illégalismes politiques.
Au-delà du traitement dérogatoire et discriminant des
opposants qu’elle a autorisé pendant près de vingt ans, elle
a surtout favorisé la reconduction en temps de paix d’outils
répressifs réservés aux situations de guerre, et donc tout à
la fois consacré la permanence de mesures guerrières de
lutte contre l’activisme oppositionnel et prolongé, en dehors
des «  circonstances exceptionnelles  », l’accaparement
politique du pouvoir judiciaire. Plus généralement, son
histoire et la manière dont elle a  été utilisée par les
gouvernants mettent au jour deux processus propres aux
mécanismes de légitime défense étatique dans les régimes
démocratiques contemporains que sont la légalisation de
dispositifs d’exception permanents et la mise en place de
régimes répressifs aggravés ne cessant d’accroître le
pouvoir des services de renseignements et policiers.

LA LÉGALISATION DES DISPOSITIFS D’EXCEPTION


PERMANENTS

Les lois de janvier 1963, instaurant la Cour de sûreté de


l’État et modifiant le Code de procédure pénale à la fin du
conflit algérien, sont idéales-typiques des législations
répressives adoptées sous la Ve République dans le cadre de
la lutte contre des ennemis intérieurs. Soumises au vote de
parlementaires devant se prononcer dans l’urgence imposée
par l’article  45 de la Constitution, ou à tout le moins voter
dans un contexte d’injonctions politiques à «  agir vite  »,
elles instaurent des dispositifs répressifs permanents,
légitimés par leur origine parlementaire et par la gravité des
menaces encourues par l’État et les citoyens. La délégation
des pouvoirs exceptionnels de l’autorité exécutive aux
assemblées une fois l’état d’exception achevé, a priori
moins attentatoire aux garanties fondamentales et aux
libertés individuelles en ce qu’elle intègre la représentation
nationale dans le processus décisionnel, aboutit ainsi à
l’inscription dans le droit de mesures dérogatoires,
temporellement non limitées et dès lors institutionnalisées.
Ce pouvoir décisionnaire accordé aux assemblées, qui
vise à rompre officiellement avec la gestion étatique
exceptionnelle des populations criminalisées en situation de
crise ou de guerre, s’accompagne le plus souvent d’une
entreprise de rationalisation de l’exception et de ses
usages. Il s’agit pour le pouvoir central de favoriser
l’acceptabilité des textes et de leurs conditions d’adoption
(l’urgence, la limitation temporelle des débats et
l’affaiblissement de l’opposition) par des concessions à la
marge qui sont des ajustements anticipés et prévus par les
défenseurs du recours à l’exception. Le cas exemplaire de
l’introduction de militaires dans les prétoires ou celui de la
garde à vue prolongée montre que, en définitive, les
mesures les plus attentatoires aux droits de la défense et
aux garanties fondamentales sont toujours maintenues dans
les textes finalement adoptés [1]. Aujourd’hui, ce travail
d’acceptabilité des dispositifs d’exception est largement
facilité par l’affaiblissement, au sein du champ politique,
des débats sur les mesures dites «  exceptionnelles  ». En
effet, s’il suscite encore de nombreuses résistances dans les
champs intellectuel, militant et associatif, comme en
témoigne la large mobilisation contre la loi sur le
renseignement en 2015, le recours à  l’exception ne clive
plus aujourd’hui comme par le passé [2]. L’opposition
conflictuelle binaire entre la droite et la gauche
gouvernementale [3], qui refusait en bloc toute forme de
justice dérogatoire, s’est ainsi progressivement effacée au
gré des attentats commis sur le territoire, de l’accélération
de la dynamique antiterroriste et du développement de
l’idéologie sécuritaire et répressive. La conviction partagée
d’une inefficacité du droit commun à faire face au
terrorisme est donc l’un des principaux facteurs explicatifs
du renforcement continu de l’appareil répressif.
Les résistances suscitées ne sont pourtant pas
totalement sans effets. Ces dernières, dont l’ampleur et la
nature varient en fonction du profil des justiciables et des
illégalismes commis, jouent le plus souvent le rôle de frein à
une répression généralisée. Elles peuvent contraindre les
gouvernants à faire abandonner des poursuites via les
parquets, à moduler la sévérité des peines prononcées par
les juges ou à restreindre le cercle de celles et ceux soumis
à la justice politique, comme en témoigne la redéfinition de
la « population cible » de la juridiction gaulliste dès le milieu
des années soixante-dix. En dehors de l’intervention
d’institutions décisives quant à la limitation des excès du
recours à l’exception (les assemblées, le Conseil d’État, le
Conseil Constitutionnel, la Cour de cassation), ou celle des
magistrats du siège qui peuvent faire obstacle au processus
de criminalisation, les mobilisations citoyennes travaillent
ainsi tout autant le taux de punitivité ou le degré de
radicalité des dispositions répressives que leur champ
d’application. Néanmoins, sans leur suppression définitive,
cet encadrement démocratique de l’exception ne peut
empêcher ni leurs usages détournés ni leur pérennisation.
Ainsi en France, la prédominance des utilisations policières
d’un tribunal soumis au chef de l’État dès mai 1968 éclaire
comment, en s’institutionnalisant en dehors de l’état
d’exception, en durant dans le temps et en renonçant
progressivement aux peines les plus sévères comme la
peine de mort et la réclusion criminelle à perpétuité, cette
forme de justice ne perd pas de sa portée répressive mais
transforme les modalités et les enjeux mêmes de sa
fonction punitive. Et s’il y a perfectionnement de la justice
d’exception sous la Ve  République, celui-ci est à rechercher
dans cette capacité de résistance, d’adaptation, et de
conformité aux visées et aux logiques répressives étatiques
qui en fait, in fine, une institution partie intégrante du
système punitif français.
Dans ce cadre, l’institutionnalisation de tels dispositifs
suppose également l’engagement d’acteurs investis dans la
reconduction légalisée de pratiques qui avaient été
jusqu’alors circonstanciellement autorisées ou tolérées en
raison de la gravité perçue des menaces à juguler. En
dehors des professionnels de la politique, ce sont les agents
répressifs qui participent à  leur intégration durable dans le
système punitif. L’exemple des magistrats de la Cour de
sûreté est éclairant de ce point de vue. Principaux
bénéficiaires de la création d’un nouvel organe
juridictionnel, ces juges choisis par le pouvoir central
trouvent dans son instauration l’opportunité de faire valoir
des ressources atypiques et difficilement convertissables
autrement, comme la familiarité avec les procédures
d’exception, la capacité de travailler avec des militaires de
carrière ou de réprimer une catégorie très spécifique de
justiciables comme les populations colonisées, les membres
de l’armée, ou les auteurs d’atteintes à la sûreté de l’État.
Par leurs discours et leurs pratiques largement rétribués,
ces juges légitiment et défendent dès lors tout autant la
place de leur juridiction dans le système judiciaire que leurs
parcours professionnels et leurs choix de carrière,
institutionnalisant par-delà même une nouvelle figure du
juge spécialisé dans la répression de l’activisme
oppositionnel.
Mais, les usages de la justice d’exception sous la
Ve  République, tout comme les récents développements de
la lutte antiterroriste, montrent que les magistrats ne sont
que les acteurs visibles et publics de la répression des
violences radicales. Focalisant l’attention des
contemporains des affaires ou des procès, ils tendent à
occulter tout le travail policier antérieur à  l’inculpation des
individus, qu’il s’agisse de celui des agents du maintien de
l’ordre, de la police judiciaire, des services de
renseignement, ou celui des criminologues qui peuvent
aussi jouer un rôle central dans la construction de cibles
policières et pénales. En ce sens, les multiples arrestations,
perquisitions, gardes à vue et détentions provisoires de
longue durée, tout comme les mesures déployées pour
surveiller les individus potentiellement «  dangereux  » (les
filatures, les écoutes, les infiltrations) sont autant de peines
invisibles prédominantes dans un processus de pénalisation
d’exception. Et elles sont plus importantes encore
lorsqu’elles sont intégrées dans une logique répressive
centrée sur «  l’avant crime  », «  l’auto-radicalisation  » et
«  l’embrigadement  », c’est-à-dire partie intégrante d’une
politique criminelle qui ne fait plus de la « justice jugeante »
l’institution centrale de la lutte contre les violences
radicales. La justice d’exception a toujours été utilisée pour
emprisonner des ennemis politiques, favorisant par-delà
même les délits d’opinion, la répression des intentions et les
«  coups montés  ». Mais la justice préventive antiterroriste,
qui a dévalué le rôle de la sanction pénale pour au contraire
renforcer les prérogatives des agents en charge des
enquêtes et de la sécurité, a la particularité de radicaliser
l’identification proactive des (présumés futurs) coupables, et
de les punir spécifiquement bien avant la phase du
jugement et du procès.

RÉGIME RÉPRESSIF AGGRAVÉ ET DROIT D’EXCEPTION

Les législations de janvier  1963 n’avaient en effet pas


seulement instauré une juridiction d’exception. Elles avaient
également légalisé un ensemble de mesures policières et
judiciaires spécifiques progressivement réactualisées et
renforcées dans l’antiterrorisme français, et, plus
généralement, consacré un régime dérogatoire qui faisait
des activistes des justiciables soumis à un processus de
pénalisation plus sévère et distinct de celui des «  droits
communs  ». Jusqu’en 1968, ce régime répressif aggravé,
proche d’une gestion guerrière des opposants en raison de
sa proximité temporelle avec la guerre d’Algérie, se
caractérise par une politisation de tous les dispositifs
inhérents à la défense de l’État  : l’ensemble des membres
de l’OAS est déféré devant une juridiction politique pour des
crimes ou des délits d’atteinte à l’autorité de l’État, et
obtient en prison un régime dit «  spécial  ». Cette
reconnaissance du statut de «  politiques  » aux groupes
réprimés se retrouve à l’identique dans les années soixante-
dix, lors des interactions répressives entre le pouvoir central
et les mouvements indépendantistes. En revanche, dans le
cas de certains groupements d’extrême gauche, est
mobilisée une répression ordinaire, ni dérogatoire ni
discriminatoire, et qui, par son caractère dépolitisé, soumet
leurs membres aux conditions de jugement et de détention
communes à l’ensemble des justiciables.
Evidemment, cette dépolitisation du traitement répressif
des illégalismes gauchistes, reflet des tentatives
continuelles des gouvernants de dépolitiser tout activisme
oppositionnel, n’est qu’apparente et procède bien d’une
stratégie politique de délégitimation des opposants, de leurs
idées et de leurs actions. Leur reconnaître un tel statut
présenterait en effet le désavantage de rendre visible le
caractère politique de leur répression, d’offrir certains droits
symboliques ou réels aux accusés ou aux détenus, et, peut-
être surtout, de considérer les crimes sanctionnés, certes
comme des actes ayant transgressé la loi, le droit, et les
modalités pacifiées de la compétition politique, mais comme
le prolongement illégal de la lutte pour l’accès au pouvoir.
S’il ne permet donc pas de punir plus sévèrement les
«  ennemis publics  » et si, comme toute répression, il
participe au renforcement de la ligne de partage entre les
détenteurs du monopole de la violence physique légitime et
ceux qui en sont dépourvus, le recours à la justice de droit
commun offre dans ce cas à l’exécutif la possibilité de faire
taire les mobiles revendiqués par les activistes et de
déconsidérer les gestes qu’ils ont commis. Ainsi, quand la
répression extra-ordinaire de l’opposition participe à la
bicatégorisation normée des activités politiques, entre le
dicible et l’indicible, le faisable et l’infaisable, le tolérable et
l’intolérable en matière d’activisme, la répression de droit
commun appliquée à des opposants permet d’extraire leurs
illégalismes de la sphère du politique et de faire d’eux des
criminels ou des délinquants.
L’antiterrorisme, progressivement constitué par les
multiples législations votées par les assemblées, est une
combinaison de ces deux modalités de configuration des
régimes répressifs, mais débarrassés de leurs aspects les
plus contraignants pour les pouvoirs publics. D’un côté, les
présumés terroristes sont toujours soumis à un processus de
pénalisation dérogatoire au droit commun qui reprend
l’essentiel des dispositifs, des principes et des logiques
punitives institutionnalisés par la Cour de sûreté de l’État.
Mais de l’autre, suite à la dépolitisation de l’appareil
répressif, leurs crimes et leurs délits ne sont plus assimilés à
un type de violence politique mais à une forme de
criminalité organisée, dépolitisée et, le plus souvent,
pathologisée. Dès lors, la suppression de la Cour de sûreté
de l’État en août  1981 n’a fait qu’éliminer l’une des
modalités d’exercice de la justice d’exception, celle dominée
par une juridiction autonome, avec ses magistrats choisis et
ses règles de fonctionnement propres. Quelques années
plus tard, avec le retour de la droite au pouvoir et la
multiplication des attentats sur le territoire, elle laisse place
à une autre justice spécifiquement mobilisée contre le
terrorisme, une justice qui autonomise les mesures
d’exception vis-à-vis des instances de jugement (la garde à
vue prolongée, la spécialisation et la centralisation policière
et judiciaire etc.) tout en aménageant ces dernières,
tribunaux correctionnels ou cours d’assises, pour les juger
différemment et plus sévèrement. À la justice politique
incarnée dans des organes juridictionnels spécialisés dans
les illégalismes oppositionnels s’est ainsi substitué un droit
commun d’exception officiellement dépolitisé qui affecte
l’ensemble du processus de pénalisation des affaires
terroristes, tend à renforcer son pouvoir de contrainte sur
les individus et à étendre son champ d’application [4] sous
l’effet des multiples lois votées au Parlement.
 
Or, est-ce à dire que les juridictions spécialisées dans la
criminalité politique ont disparu de l’appareil répressif
français  ? S’il n’existe plus, officiellement, en France, de
tribunaux d’exception depuis la suppression de la Cour de
sûreté de l’État, deux juridictions politiques font toujours
partie de son système punitif  : la Haute Cour de justice,
composée de parlementaires pouvant prononcer la
destitution du président de la République et qui n’a, pour
l’heure, jamais été mobilisée contre un chef de l’État ; et la
Cour de justice de la République qui vise à juger les
membres du gouvernement. Cette dernière, dont François
Hollande annonce la suppression depuis 2012, fait en effet
partie de cette série de tribunaux spéciaux en charge des
«  politiques  » et qui dérogent au droit commun. Composée
de quinze « juges », à savoir de trois magistrats de la Cour
de cassation et de douze élus (six parlementaires et six
sénateurs), c’est-à-dire pour ces derniers de responsables
politiques peu enclins à condamner leurs pairs, cette
juridiction favorise l’impunité des gouvernants qui sont dès
lors soustraits à la justice pénale ordinaire pour leur
permettre d’échapper aux verdicts des magistrats de l’ordre
judiciaire. Ainsi, loin d’incarner un régime répressif aggravé,
le traitement de leurs affaires par cette juridiction politique
fait partie, avec l’immunité parlementaire, des nombreux
«  régimes juridiques protecteurs  » dont bénéficient les
agents du pouvoir [5]. Outil central de la gestion
différentielle des illégalismes, la justice d’exception peut
donc également être mobilisée pour protéger certains
justiciables, les rendre «  intouchables  », et leur éviter la
sanction pénale et la prison.

1. Cette remarque s’applique en effet à toutes les législations antiterroristes


votées depuis au moins 2001.
2. Après les attentats du 11  septembre, au moment de l’adoption du projet de
loi sur la sécurité quotidienne, dont certaines dispositions sur l’accès des agents
de sécurité aux communications téléphoniques et Internet sont controversées,
un accord politique est passé entre le gouvernement et l’opposition pour éviter
tout recours devant le Conseil Constitutionnel (Anastassia Tsoukala, «  La
légitimation des mesures d’exception dans la lutte antiterroriste en Europe  »,
Cultures&Conflits, no 61, 2006, p. 5).
3. En 2015, certaines personnalités politiques dont Esther Benbassa pour Europe
Écologie Les Verts, se sont opposées au vote du texte sur la surveillance au nom
du «  refus des abus de pouvoir  », tout comme le Front de Gauche et une
majorité du groupe écologiste (Le Monde, Libération et Médiapart, 25 juin 2015).
4. Un cas exemplaire, celui de l’affaire Tarnac, traduit cette extension du champ
d’application du régime répressif induite par la globalisation juridique et pénale
du terrorisme. Au-delà de révéler les pratiques illégales des agents du
renseignement comme la surveillance du domicile de Julien Coupat et les
écoutes, cette affaire montre plus généralement comment des dispositifs
d’exception antiterroristes sont réinvestis contre des militants. Arrêtés par la
police antiterroriste dans le cadre d’une enquête sur des sabotages de ligne TGV
en 2008, mis en examen pour «  association de malfaiteurs en lien avec une
entreprise terroriste  » notamment, huit personnes sont ainsi placées sous
contrôle judiciaire ou détenues sans preuve (six mois en ce qui concerne Julien
Coupat), leur dossier étant confié au juge antiterroriste Thierry Fragnoli. Sept
ans plus tard, quatre d’entre elles sont renvoyées au tribunal correctionnel pour
«  association de malfaiteurs  », quatre autres pour avoir refusé de donner leur
ADN dont deux pour « falsification de documents administratifs ». Criminalisée,
la radicalité politique et militante peut donc être assimilée à une activité
terroriste et réprimée comme telle quand bien même, comme dans ce cas, la
qualification « terroriste » des délits n’ayant finalement pas été retenue par les
magistrats.
5. Florence Bussy, Yves Poirmeur, La justice politique en mutation, op. cit., p. 15
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Gilbert THIEL, Solitude et servitudes judiciaires, Paris,
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TABLE

Couverture

Présentation de l’éditeur

Titre

Copyright

Introduction - Tradition et généalogie de la justice d’exception

Première partie - L’institutionnalisation de la justice d’exception

Chapitre premier - Rationaliser, légitimer et légaliser l’exception

Chapitre 2 - Des magistrats experts en « défense de l’État »

Chapitre 3 - Des comploteurs aux terroristes La justice d’exception


et ses cibles

Deuxième partie - D’un régime d’exception à l’autre : justice politique et justice


antiterroriste

Chapitre 4 - Les variations de la frontière entre « les politiques » et les « droits


communs »

Chapitre 5 - Juger les terroristes aujourd’hui

Conclusion - Les usages contemporains de la justice d’exception

Bibliographie
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