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L'année psychologique

La dissonance cognitive : un état de motivation?


Robert-Vincent Joule

Résumé
Résumé
Une des hypothèses les plus originales de la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957) concerne les propriétés
motivationnelles de la dissonance. Les recherches se proposant de tester cette hypothèse sont examinées dans une synthèse
s1 articulant autour de trois axes : 1 / les modifications physiologiques consécutives à l'éveil de la dissonance ; 2 / la fausse
imputation de l'éveil de la dissonance ; 3 / les effets de la dissonance en matière d'apprentissage.
Les résultats sont consistants et corroborent fortement cette hypothèse.
Mots clés : dissonance, effets dynamogènes, motivation.

Abstract
Summary : Arousal properties of dissonance.
One of the most original hypothesis derived from Festinger's (1957) cognitive dissonance theory concerns the arousal properties
of dissonance. The experiments that have been conducted in an attempt to test this hypothesis are examined here in a
synthesis articulated around three axes : 1 / the physiological correlates ; 2 / the misattribution of arousal; 3/ the effect on
learning.
The results are consistant, and strongly corroborate this hypothesis.
Key words : dissonance, motivating effects, arousal.

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Joule Robert-Vincent. La dissonance cognitive : un état de motivation?. In: L'année psychologique. 1987 vol. 87, n°2. pp. 273-
290;

doi : https://doi.org/10.3406/psy.1987.29204

https://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1987_num_87_2_29204

Fichier pdf généré le 18/04/2018


L'Année Psychotonique, 1987, X7, 273-290

Laboratoire de Psychologie sociale


Centre de Recherche en Psychologie cognitive
(associé au CNRS)
Université de Provence1

LA DISSONANCE COGNITIVE :
UN ÉTAT DE MOTIVATION?
par Robert-Vincent Joule

SUMMARY : Arousal properties of dissonance.

One of the most original hypothesis derived from Festinger's (1957 )


cognitive dissonance theory concerns the arousal properties of dissonance.
The experiments that have been conducted in an attempt to test this
hypothesis are examined here in a synthesis articulated around three axes :
1 I the physiological correlates ; 2 j the misattribution of arousal; 3 j the
effect on learning.
The results are consistant, and strongly corroborate this hypothesis.
Key words : dissonance, motivating effects, arousal.

Si depuis la publication de l'ouvrage que Festinger (1957) consacra


à la présentation de la théorie de la dissonance cognitive, cette théorie
a connu des fortunes diverses (cf. notamment Beauvois, 1984), elle n'a
jamais véritablement cessé de passionner les chercheurs2 et constitue
aujourd'hui une des théories de référence de la psychologie sociale. Les
présentations en langue française en sont nombreuses (Poitou, 1974 ;
Doise, Deschamps et Mugny, 1978, chap. 14 ; Leyens, 1979, p. 91 et s. ;
Beauvois et Joule 1981, chap. 2) mais, au niveau de généralité qui est le
leur, celles-ci ne font que peu place — voire pas de place du tout — à
un de ses aspects les plus originaux : les propriétés motivationnelles de
la dissonance cognitive. Festinger, en effet, ne considère pas,
contrairement à Heider, les « états de consistance » ou les « états d'équilibre »
comme de bonnes formes cognitives (assez semblables aux bonnes

1. Département de Psychologie, 29, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-


en-Provence.
2. Cooper et Croyle (1984) recenseront près de 1 000 articles le
concernant directement !
274 Roberl-Vincenl Joule

formes que nous décrivent, dans le domaine de la perception visuelle,


les théoriciens de la forme), mais comme des états correspondant plutôt
à un niveau de tension, d'impulsion (drive), d'éveil (arousal) minimum.
La dissonance ne doit donc pas être considérée comme un écart par
rapport à une norme de cohérence intellectuelle ou cognitive, mais comme
un état de motivation susceptible de mettre en branle la dynamique
cognitive en vue de sa réduction. « Tout comme la faim est motivante,
écrivait Festinger (1958, p. 70), la dissonance cognitive est motivante. »
Cette assumption est importante pour le statut de la théorie de la
dissonance cognitive et ce n'est peut-être pas un hasard si cet auteur a
fait de sa théorie une théorie de Vin- consistance (dissonance) et non pas
une théorie de la consistance au même titre que les théories concernées
par l'équilibre cognitif qui lui sont contemporaines (cf. Beauvois et
Joule, 1981, p. 66).
La synthèse qui va suivre s'articulera autour de trois directions de
recherche, les successeurs de Festinger s'étant attachés à montrer :
— que la dissonance s'accompagnait de modifications physiologiques ;
— que la dissonance — conformément au modèle des émotions de
Schachter — était un état de « stimulation non spécifique » ;
— que la dissonance pouvait avoir, dans des situations d'apprentissage
variées, des effets analogues à ceux de la motivation dans les théories
traditionnelles de l'apprentissage.

I. — LES MODIFICATIONS PHYSIOLOGIQUES


CONSÉCUTIVES A L'ÉVEIL DE LA DISSONANCE

II convient de faire remonter à Brehm, Back et Bogdanofî (1964)


les premières études conçues pour tester les modifications
physiologiques consécutives à l'éveil de la dissonance. Dans la recherche conduite
par Brehm et al., les mesures physiologiques concernaient la
concentration des ffa (Free Fatty Acids) dans le plasma sanguin, acides qui
traduisent l'état physiologique d'inanition. Cette recherche comprenait
deux expériences obéissant toutes deux au même principe : les sujets
étaient amenés, dans un premier temps, à se priver de nourriture
pendant seize heures et ils étaient incités, dans un deuxième temps, à se
porter volontaires pour prolonger leur privation de huit heures. Dans
ces deux expériences les auteurs induisaient chez les sujets des taux de
dissonance différents (fort/faible) en les rémunérant fortement ou au
contraire en ne les rémunérant point pour la prolongation de leur jeûne
(première expérience) et en leur fournissant de sérieuses raisons ou au
contraire de piètres raisons de le faire (deuxième expérience). Les
mesures physiologiques étaient effectuées juste au terme du jeûne
supplémentaire de huit heures.
La dissonance cognitive : un étal de motivation ? 275

Les auteurs observèrent que les sujets qui avaient les taux de
dissonance les plus élevés (les sujets non rémunérés dans la première
expérience et les sujets auxquels il n'avait été fourni que de piètres raisons
de prolonger le jeûne dans la deuxième expérience) avaient les niveaux
de ffa les plus bas. L'état physiologique au terme de la privation de
nourriture n'était donc pas le même chez les sujets qui éprouvaient
une dissonance élevée et chez ceux qui n'éprouvaient qu'une faible
dissonance.
Zimbardo, Cohen, Weisenberg, Dworkin et Firestone (1969)
obtiendront des résultats allant dans le même sens en faisant intervenir une
motivation différente (la douleur) et en utilisant des mesures
physiologiques différentes (réactions dermo-galvaniques).
Dans l'expérience conduite par ces chercheurs, les sujets étaient
amenés, comme dans les deux expériences précédentes, à se porter
volontaires pour prolonger une situation pénible pour eux. Après avoir
reçu une première série de chocs électriques, dans le cadre d'une
expérience préliminaire, les sujets étaient incités à accepter d'en recevoir une
deuxième série. On donnait à certains sujets de fort bonnes raisons de
le faire (faible dissonance) et à d'autres au contraire des raisons juste
suffisantes pour qu'ils acceptent de subir cette nouvelle série de chocs
(forte dissonance).
Les auteurs observèrent que les réponses dermo-galvaniques des
sujets les plus dissonants se différenciaient de celles des sujets les moins
dissonants, tout se passant comme si — sur le plan des réponses
physiologiques — les premiers ressentaient effectivement moins la douleur
que les seconds.
Gérard (1967) quant à lui avait pu observer une modification de
la tension artérielle des sujets dans le paradigme de la décision. Dans
cette expérience, les sujets étaient amenés à effectuer un choix entre
deux tableaux, soit d'attrait sensiblement équivalent pour eux (forte
dissonance), soit au contraire d'attrait très différent pour eux (faible
dissonance). Cette dernière expérience est particulièrement intéressante
dans la mesure où, contrairement aux recherches que nous avons
évoquées jusqu'à présent, la dissonance n'était plus mise en compétition
avec des motivations biologiques classiques comme la faim ou la douleur.
Gérard étudiait en effet les modifications des réponses physiologiques
de sujets qui n'étaient cette fois soumis qu'à la seule motivation
(cognitive) relative à la dissonance (forte ou faible) qu'ils pouvaient éprouver
consécutivement à leur choix.
Gérard observa, conformément à ses hypothèses, une
vasoconstriction (traduisant le stress post-décisionnel) plus marquée chez les sujets
les plus dissonants que chez les sujets les moins dissonants.
McMillen et Geiselman (1974) procédèrent de la même façon, mais
avec des mesures physiologiques différentes : l'activité électro-encépha-
lographique (ondes alpha). Dans leur recherche, les sujets s'attendaient
276 Robert-Vincent Joule

à devoir réaliser une tâche des plus ennuyeuses. On avait fait croire
à certains d'entre eux que leur participation était très utile (faible
dissonance) et à d'autres qu'elle était au contraire plutôt superflue
(forte dissonance).
Comme attendu, ces auteurs observèrent une activité alpha
(traduisant l'état de détente et de relaxation) plus élevée chez les sujets les
moins dissonants que chez les sujets les plus dissonants.
Assez récemment, Croyle et Cooper (1983) utiliseront deux mesures
physiologiques : l'une relative à l'activité électro-dermale et l'autre
relative au rythme cardiaque des sujets. Dans cette recherche les sujets
étaient soit contraints (faible dissonance), soit libres (forte dissonance)
de rédiger un texte contraire à leurs convictions, un dernier groupe de
sujets étant amenés à se porter volontaires pour rédiger un texte en
accord avec leurs convictions (non-dissonance).
Ici, les résultats obtenus ne furent patents qu'en ce qui concerne
l'activité électro-dermale. Si on observait bien une modification de
l'activité électro-dermale (augmentation de l'activité spontanée
traduisant l'état de tension) chez les sujets les plus dissonants, on n'observait
en revanche aucune différence significative sur le plan de l'activité
cardiaque entre les sujets les plus dissonants et les autres sujets (ni
d'ailleurs entre les sujets peu ou pas dissonants). Il est toutefois à
souligner que les modifications du rythme cardiaque ne permettent pas
d'obtenir un indice très fin de confort (ou de tension) psychologique
(cf. Croyle et Cooper, p. 789).
Si on considère globalement les résultats obtenus dans ce paradigme
de recherche3, on admettra avec Frazio et Cooper (1983, p. 148) que la
dissonance s'accompagne bien de modifications physiologiques.

II. — LA DISSONANCE
EN TANT QU'ÉTAT DE TENSION NON SPÉCIFIQUE

II est devenu classique, à la suite de l'expérience princeps de Zanna


et Cooper (1974), d'établir un parallèle entre le statut des émotions
dans le modèle de Schachter (Schachter, 1959, 1966, 1971 ; Schachter
et Singer, 1962) et le statut de la dissonance cognitive dans la théorie
de Festinger. Aussi évoquerons-nous tout d'abord ce modèle.

3. Nous nous sommes bornés ici à ne rappeler que des recherches utilisant
des procédures d'éveil de la dissonance tout à fait classiques. Croyle et
Cooper (1983, p. 784-788) feront mention de deux études non publiées
utilisant des procédures d'éveil de la dissonance moins conventionnelles et
dans lesquelles on a pu observer une modification de l'activité électro-
dermale (Buck, 1970 ; Gleason et Katkin, 1978) et même du rythme
cardiaque des sujets (Gleason et Katkin, 1978). (Dans l'expérience de Buck,
les sujets devaient donner des chocs électriques à un quidam ; dans celle
de Gleason et Katkin, les sujets avaient pour consigne de penser à quelque
chose d'inconsistant avec leurs idées propres.)
La dissonance cognitive : un étal de motivation ? 277

LE MODÈLE DES ÉMOTIONS DE SCHACHTER

Selon Schachter, la perception d'une émotion donnée implique


deux composantes : une stimulation physiologique et un étiquetage
cognitif. Sans ces deux composantes, il n'y aurait pas d'émotion. Pour
cet auteur, le sujet qui ressent une stimulation physiologique (sensation)
a besoin de savoir « pourquoi » il ressent une telle stimulation et ce
besoin l'amène à en rechercher les causes. L'originalité du modèle que
Schachter nous propose réside dans l'insistance de cet auteur sur la
nature « indifférenciée », ou encore « non spécifique », de la stimulation
physiologique à l'origine de l'émotion. Ainsi, les différentes émotions
que nous éprouvons se différencieraient-elles davantage par leurs
étiquetages cognitifs4 que par les stimulations physiologiques qui en sont
à la base. En d'autres termes, aux mêmes stimulations physiologiques
pourraient correspondre des émotions tout à fait différentes. Nous ne
présenterons pas à l'appui de cette position l'expérience très connue de
Schachter et Singer (1962). On se souvient que ces auteurs parvinrent,
en manipulant des facteurs externes, à obtenir des états émotionnels
aussi différents que l'euphorie ou la peur chez des sujets chez lesquels
ils avaient éveillé des états physiologiques identiques par le truchement
d'une même drogue (pour une revue sur le modèle des émotions de
Schachter, voir Cotton, 1981).

LA FAUSSE IMPUTATION DE L'ÉVEIL DE LA DISSONANCE

Si 1' « inconfort psychologique » (Festinger, 1957, p. 2) qui résulte


de l'éveil de la dissonance est bien un état émotionnel, on peut alors
s'attendre à ce que cet inconfort soit de nature non spécifique. Dans ce
cas un sujet devrait pouvoir réinterpréter la dissonance qu'il éprouve
pour peu qu'on lui fournisse de bonnes raisons de croire que son état
de tension n'est pas dû au désaccord qu'il peut percevoir entre ses
conduites et ses idées mais à de toutes autres causes.
Zanna et Cooper (1974) furent les premiers à mettre en évidence les
effets que pouvait avoir une fausse imputation de l'éveil de la
dissonance sur le travail cognitif de réduction de la dissonance.
Dans l'expérience conduite par ces auteurs, les sujets étaient soit
libres (forte dissonance), soit contraints (faible dissonance) de rédiger
un texte contraire à leurs opinions après avoir absorbé une pilule.
Cette pilule ne contenait que du lait en poudre mais on faisait croire à
un tiers des sujets que la pilule devait générer chez eux un état de
tension, à un autre tiers qu'elle devait générer un état de relaxation,
et on informait les sujets du dernier tiers que la pilule n'aurait pas sur

4. Pour une discussion sur les dimensions cognitives des émotions, voir
Smith et Ellsworth (1985).
278 Robert-Vincent Joule

eux d'effets particuliers de tension ou de relaxation. Il s'agissait donc


d'un plan factoriel 2x3.
Les résultats obtenus sont particulièrement nets. Lorsque les sujets
n'avaient pas la possibilité d'inférer que leur état d'inconfort
psychologique était dû à l'absorption de la pilule (dernier tiers), on observait
les effets classiques de réduction de la dissonance : changement
d'attitude plus marqué dans la condition de forte dissonance que dans la
condition de faible dissonance. Lorsque les sujets avaient la possibilité
d'inférer que leur état de tension était dû à l'absorption de la pilule
(premier tiers), on n'observait plus les effets classiques de réduction
de la dissonance. Enfin, lorsque les sujets avaient été amenés à croire
que la pilule absorbée avait des effets relaxants (second tiers), on
observait des effets de réduction de la dissonance plus marqués que dans
toutes les autres conditions5. De tels résultats permirent à Zanna et
Cooper de conclure que la dissonance était un état de stimulation
susceptible d'être réinterprété par les sujets si on leur en offrait la possibilité
et que dans ce cas il ne leur était plus utile de modifier leurs attitudes
dans le sens de leur conduite. En effet, si les sujets peuvent expliquer
la tension qu'ils éprouvent par des causes extérieures (ici, l'absorption
de la pilule), le recours aux procédures de réduction de la dissonance
cognitive — en tant que moyen leur permettant de recouvrer l'état de
confort psychologique qui leur fait défaut — s'avère naturellement
superflu.
Les résultats obtenus par Zanna et Cooper en 1974 allaient donner
une impulsion nouvelle aux recherches portant sur les propriétés
motivantes de la dissonance. Le principe de l'expérience réalisée par ces
auteurs (utilisation de pilules prétendument à même de générer chez les
sujets des états physiologiques différents) allait être repris dans de
nombreuses recherches. Nous en citerons deux : celle réalisée par Zanna,
Higgins et Taves (1976), et celle réalisée par Higgins, Rhodewald et
Zanna (1979).
Dans la recherche conduite par Zanna et al. (1976), la pilule (placebo)
était censée provoquer quatre états émotionnels différents : certains
sujets s'attendaient à ce que la pilule leur procure des sensations
agréables d'excitation, d'autres des sensations désagréables de sedation,
d'autres encore s'attendaient à ce que la pilule provoque chez eux un
état de tension, d'autre enfin un état de détente. Les effets classiques
de réduction de la dissonance ne furent obtenus ni chez les sujets
s'attendant à ressentir un état de tension, ni chez les sujets anticipant

5. Zanna et Cooper interpréteront ce dernier résultat en avançant que


les sujets auxquels on avait fait croire que la pilule avait des effets relaxants
avaient inféré que la tension psychologique générée par la rédaction de
l'essai devait être particulièrement élevée puisque même l'absorption d'un
« tranquillisant » n'était pas parvenue à la dissiper.
La dissonance cognitive : un étal de motivation ? 279

des sensations désagréables de sedation. En d'autres termes, lorsque la


pilule était censée s'accompagner d'effets désagréables, on n'observait
plus de travail cognitif de réduction de la dissonance alors qu'on
observait bien un tel travail lorsque la pilule était censée s'accompagner
d'effets agréables. Zanna et al. interpréteront ces résultats en suggérant
que l'état de dissonance était davantage un « état d'inconfort » qu'un
« état général de tension ».
La recherche conduite par Higgins et al. (1979) peut être considérée
pour l'essentiel comme une réplique de l'expérience précédente. Ici
encore, les sujets étaient amenés à croire que la pilule (placebo) qu'ils
avaient absorbée, juste avant de réaliser la conduite en désaccord
avec leurs idées, devait provoquer chez eux, soit un état de tension,
soit un état agréable d'excitation. Comme dans l'expérience que nous
venons de rappeler, les effets cognitifs de réduction de la dissonance
furent très sensiblement atténués lorsque les sujets avaient été incités
à croire que la pilule provoquerait chez eux un état de tension, mais pas
lorsque les sujets avaient été incités à croire que la pilule provoquerait
chez eux un état agréable d'excitation.
Sur la base des résultats obtenus par Higgins et al. et par Zanna et al.,
on peut considérer que les sujets n'imputent leur état d'inconfort
psychologique (dissonance) à des causes externes que si elles sont susceptibles
de provoquer chez eux un état émotionnel désagréable.
Toutefois, les résultats obtenus par Drachman et Worchel (1976)
et par Cooper, Fazio et Rhodewald (1978) nous invitent à réviser une
telle conclusion. Ces résultats montrent en effet que, dans des situations
classiques de soumission forcée (rédaction d'essai ne s'accordant pas
avec les attitudes), les sujets peuvent attribuer la dissonance qu'ils
éprouvent à des sources d'excitation agréable.
Dans l'expérience réalisée par Drachman et Worchel,
l'expérimentateur, feignant d'avoir oublié la clé du laboratoire, conduisait les
sujets dans une autre salle d'expérimentation (soi-disant utilisée pour
une recherche différente). Cette salle était soit tapissée de photos
susceptibles de provoquer chez les sujets un état d'excitation agréable ou
désagréable, soit au contraire tapissée de photos choisies précisément
pour ne pas éveiller chez eux un quelconque état d'excitation. Il
s'agissait respectivement de photos erotiques, de photos de guerre,
d'accidents ou d'interventions chirurgicales et enfin de photos de décoration
ou d'architecture intérieure. C'est donc dans une salle aux murs
recouverts d'affiches que les sujets étaient amenés à rédiger un texte s'oppo-
sant à leurs convictions, certains d'entre eux étant libres de le faire
(forte dissonance) et d'autres pas (faible dissonance).
Lorsque les photos étaient neutres, les auteurs obtinrent les effets
classiques de réduction de la dissonance cognitive. Mais ils n'obtinrent
plus ces effets lorsque les photos étaient au contraire susceptibles de
provoquer chez les sujets un état d'excitation, la nature de l'excitation
280 Robert-Vincent Joule

(agréable ou désagréable) n'important pas. Il semble donc bien que les


sujets puissent, dans certain cas au moins, imputer leur état de tension
psychologique à des sources extérieures d'excitation qui n'ont rien de
désagréable.
Cooper, Fazio et Rhoderwald (1978 a) apporteront une caution
supplémentaire à cette thèse en montrant que les sujets ne modifient
plus leur attitude (absence de travail cognitif de réduction de la
dissonance) si, après avoir rédigé un essai contraire à leurs opinions, ils sont
amenés à visionner un dessin animé humoristique.
Dans cette expérience, après avoir assisté à la projection d'un premier
dessin animé, les sujets devaient rédiger un essai contraire à leurs
convictions. Certains sujets étaient libres de le faire (forte dissonance)
et d'autres pas (faible dissonance). On mesurait l'attitude
post-expérimentale des sujets à l'égard du thème de l'essai, soit immédiatement
après sa rédaction, soit après que les sujets aient visionné un second
dessin animé. Si les auteurs obtinrent bien les effets classiques de
réduction de la dissonance lorsque l'attitude était mesurée juste après
l'essai, ils n'obtinrent plus ces effets lorsque l'attitude était mesurée
après la projection d'un second dessin animé. En d'autres termes, lorsque
les sujets avaient la possibilité de réinterpiéter l'état psychologique
particulier qu'ils éprouvaient après avoir rédigé l'essai (en imputant
celui-ci au comique du dessin animé), ils ne modifiaient plus leur attitude
initiale.
Les résultats obtenus par Drachman et Worchel (1976) et par
Cooper et al. (1978 a) donnent à penser que l'état de dissonance n'est
pas nécessairement un état de tension inconfortable, mais un état
général d'excitation susceptible d'être réinterprété de diverses façons.
Cooper, Zanna et Taves (1978 b) prolongeront ce parallèle entre
dissonance et émotion en montrant que la stimulation physiologique
en tant que telle : 1 / était nécessaire au déclenchement du travail
cognitif de réduction de dissonance ; 2 / affectait l'ampleur de ce travail.

LE TRAVAIL COGNITIF DE REDUCTION DE LA DISSONANCE


COMME FONCTION DE LA STIMULATION PHYSIOLOGIQUE

Cooper et al. (1978 b) réalisèrent une expérience analogue à


l'expérience princeps de Zanna et Cooper (1974). Dans un plan factoriel 2x3,
la moitié des sujets étaient amenés à rédiger librement un texte en
désaccord avec leurs attitudes et l'autre moitié étaient contraints de le faire.
Les sujets avaient préalablement absorbé une pilule mais, contrairement
à l'expérience de Zanna et Cooper, tous croyaient que cette pilule était
un placebo. En fait, un tiers seulement des sujets avaient effectivement
absorbé un placebo, les deux autres tiers ayant absorbé à leur insu,
soit un tranquillisant (phénobarbital), soit un excitant (amphétamine).
La dissonance cognitive : un étal de motivation ? 281

Les auteurs obtinrent les effets classiques de réduction de la dissonance


lorsque les sujets avaient absorbé un placebo. En revanche, lorsque les
sujets avaient absorbé un excitant, ces effets étaient exacerbés, et lorsque
les sujets avaient absorbé un tranquillisant, ils étaient au contraire
annihilés.
Les résultats obtenus par Steele, Southwick et Critchlow (1981) et
par Fazio et Martin (rapportés par Fazio et Cooper (1983) complètent
ces résultats.
La recherche de Steele et al. (1981) comprend deux expériences dans
lesquelles les sujets étaient conduits à absorber une boisson alcoolisée
juste après avoir rédigé un texte contraire à leurs convictions. Les
auteurs observèrent que l'absorption d'alcool avait des effets tout à fait
analogues à ceux provoqués par l'absorption de tranquillisant dans
l'expérience précédente, à savoir le blocage des procédures de réduction
de la dissonance, contrairement à l'absorption d'eau ou de café.
Discutant ces résultats, Steele et al. suggéreront que l'absorption
d'alcool pourrait bien être un moyen utilisé par les alcooliques pour
réduire leur dissonance sans pour autant éprouver le besoin de changer
leurs attitudes (p. 845).
Fazio et Martin montreront, pour leur part, que la stimulation
physiologique consécutive à un effort sportif intense pouvait avoir des effets
analogues à ceux de l'absorption d'amphétamine dans l'expérience de
Cooper et al. (1978 b). Ils s'inspireront d'une recherche de Cantor,
Zillman et Bryant (1975).
Dans la recherche de Cantor et al (1975), les sujets, après avoir réalisé
un exercice de bicyclette intense, visionnaient un film erotique. Au
terme de la projection, les sujets devaient évaluer leur degré d'excitation
sexuelle. Les sujets visionnaient le film soit immédiatement après
l'exercice et donc en pleine phase de récupération (phase 1), soit après une
courte phase de récupération (phase 2), soit enfin après une phase de
récupération complète (phase 3). Les auteurs observèrent que
l'excitation sexuelle des sujets qui avaient visionné le film en phase 2 était
significativement plus forte que celle des sujets l'ayant visionné en
phase 1 ou 3. Tout se passait donc ici comme si les sujets ayant visionné
le film en phase 2 avaient imputé la stimulation physiologique
consécutive à leurs efforts sportifs au caractère erotique de la projection.
Si un tel « transfert » ne se produisait pas chez les sujets ayant visionné
le film en phase 1 ou 3, c'est parce que les sujets de la phase 1 pouvaient
fort justement attribuer leur stimulation à l'effort qu'ils venaient
d'effectuer et que les sujets de la phase 3 avaient déjà eu, quant à eux,
le temps de récupérer totalement de leurs efforts physiques, si bien qu'ils
n'éprouvaient plus, au moment de la projection, de stimulation
physiologique consécutive à leur exercice de bicyclette.
Utilisant le même principe, Fazio et Martin amèneront des sujets à
rédiger un essai contraire à leurs convictions après leur avoir fait exé-
282 Robert-Vincent Joule

cuter un exercice intense de bicyclette. La moitié des sujets étaient libres


de rédiger cet essai et l'autre pas. Les sujets rédigeaient leur texte soit
deux minutes (phase 1), soit cinq minutes (phase 2), soit enfin dix
minutes (phase 3) après l'exercice de bicyclette.
Comme attendu, les auteurs obtinrent les effets de dissonance les
plus marqués chez les sujets placés en phase 2. De la même manière
que dans l'expérience de Cantor et al., tout se passe comme si ces sujets
attribuaient la stimulation physiologique provoquée par l'effort
physique à une autre cause (ici, à la rédaction de l'essai). On peut par
conséquent effectuer un rapprochement entre les effets de l'effort physique
dans cette expérience et les effets de l'absorption d'une drogue excitante
dans l'expérience de Cooper et al. (1978 b) puisque, dans ces deux
expériences, le travail cognitif de réduction de la dissonance s'en trouve
accentué.
En résumé, on peut considérer que l'ampleur des procédures de
réduction de la dissonance (et partant, le changement d'attitude) dépend du
niveau de stimulation physiologique : si on augmente ce niveau en
amenant le sujet à absorber une drogue excitante (ou à effectuer un
effort sportif intense), juste avant qu'il ne réalise un acte dissonant, on
observe un changement d'attitude plus marqué ; si on diminue ce niveau
en amenant le sujet à absorber une drogue tranquillisante ou de l'alcool,
on n'observe plus de changement d'attitude.
Il est alors assez tentant d'établir un parallèle entre les effets d'une
drogue tranquillisante (ou de l'alcool) et les effets d'une fausse
imputation de l'éveil de la dissonance dans la mesure où, dans un cas comme
dans l'autre, on n'observe plus les effets traditionnels de réduction de la
dissonance. Une fausse imputation de l'éveil de la dissonance aurait-elle
également pour effet d'atténuer la stimulation physiologique provoquée
par la réalisation d'un acte dissonant ? Les résultats récemment publiés
par Croyle (1985) militent dans ce sens, cet auteur ayant pu noter une
moindre modification de l'activité électro-dermale chez les sujets qui
avaient la possibilité d'attribuer leur état de tension cognitive
(dissonance) à des sources de tension extérieures que chez des sujets qui
n'avaient pas cette possibilité. Analysant ces résultats, Croyle suggérera
que l'absence d'effet de dissonance dans le paradigme de la fausse
imputation pourrait s'expliquer par une atténuation de la stimulation
physiologique, celle-ci n'étant plus alors suffisante pour déclencher le
travail cognitif à l'origine du changement d'attitude.

III. — LES EFFETS DYNAMOGÈNES


DE LA DISSONANCE

Les recherches qui viennent d'être évoquées nous invitent donc à


considéier la dissonance comme un état émotionnel. Celles dont il va
être question pour terminer visent à montrer que la dissonance peut
La dissonance cognitive : un êlai de motivation ? 283

avoir, dans des situations d'apprentissage variées, des effets similaires


à ceux des motivations biologiques (cf. Brown, 1961 et surtout Whalen
et Simon, 1984). Il va sans dire que si la dissonance est motivante, elle
devrait avoir les effets spécifiques que nous décrivent les théoriciens
de l'apprentissage. On sait notamment (cf. Hull, 1943 ; Spence et Spence,
1966) que dans des situations d'apprentissage n'impliquant pas
l'acquisition de nouvelles réponses à des stimulus connus (apprentissage non
compétitif), la motivation facilite la performance et qu'elle a, en revanche
plutôt tendance à l'entraver dans les situations qui impliquent
l'acquisition de nouvelles réponses à des stimulus connus (apprentissage
compétitif). La motivation a en effet pour propriété d'élever le niveau
d'activité générale, cette élévation du niveau d'activité générale ayant pour
conséquences de faciliter l'expression des réponses dominantes et de
bloquer à l'inverse l'expression des réponses originales. On comprend
mieux dès lors que les apprentissages non compétitifs puissent bénéficier
de cette élévation du niveau d'activité générale mais que ce ne soit pas
le cas des apprentissages compétitifs, ces derniers étant en quelque
sorte parasités par un registre de réponses déjà toutes prêtes et
disponibles.
Les recherches se proposant de montrer que la dissonance cognitive
possède bien les propriétés spécifiques que nous venons d'évoquer
peuvent être regroupées en deux catégories : la première concerne
l'étude des effets de la dissonance sur le niveau d'activité générale et la
seconde l'étude des effets de la dissonance sur les apprentissages
compétitifs et non compétitifs. Nous ne rappellerons que les recherches qui
nous ont parues les plus illustratives (pour une revue voir Wicklund et
Brehm, 1976, chap. 6, ou Kiesler et Pallack, 1976).

l'élévation du niveau d'activité générale

Nombreuses sont les recherches qui montrent qu'avec un matériel


expérimental simple (avec des tâches sollicitant exclusivement les
réponses dominantes), les sujets qui éprouvent de la dissonance sont
plus performants que ceux qui n'en éprouvent pas. C'est ce que
montrent, par exemple, les résultats obtenus par Weick (1964) dans une
expérience dans laquelle la dissonance avait été éveillée chez les sujets
en les amenant à réaliser une tâche impliquant de leur part effort et
attention tout en ne leur fournissant que de piètres raisons de la réaliser.
C'est ce que montrent également les résultats obtenus par Adams
(1963) et Weick et Prestholdt (1968) dans des recherches dans lesquelles
la dissonance avait été éveillée chez les sujets en ne les rétribuant pas,
pour effectuer un travail donné (enquêtes, correction d'épreuves
typographiques, etc.), au tarif correspondant à leur niveau de compétence
ou de qualification personnelle.
Bref, que les recherches aient été effectuées en laboratoire ou sur le

BJSUOIHÊQP! \

28,H.rus
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S#rps«ifte \i
284 Robert-Vincent Joule

terrain, dans les deux cas les sujets placés dans les conditions de
dissonance ont des niveaux de productivité (performance) significativement
plus élevés que les sujets placés dans les conditions contrôle. Ainsi la
dissonance aurait-elle la propriété d'élever le niveau d'activité générale.

FACILITATION DES APPRENTISSAGES NON COMPÉTITIFS


ET BLOCAGE DES APPRENTISSAGES COMPÉTITIFS

Les recherches visant à étudier les effets de la dissonance dans des


situations impliquant des apprentissages compétitifs et non compétitifs
sont plus nombreuses encore que les précédentes. Les expériences de
Waterman (1969) et de Pallacjc et Pittman (1972) sont parmi les plus
caractéristiques.
Dans l'expérience réalisée par Waterman (1969), les sujets étaient
amenés à prendre la décision de rédiger un essai, soit contraire à leurs
convictions (dissonance), soit conforme à celles-ci (contrôle). La moitié
des sujets étaient ensuite placés dans une situation d'apprentissage non
compétitif et l'autre moitié dans une situation d'apprentissage
compétitif. La tâche expérimentale consistait à apprendre une liste de paires
de mots : dans le premier cas, il s'agissait d'une liste dans laquelle les
deux mots qui composaient chaque paire étaient en rapport direct l'un
avec l'autre mais sans rapport avec les mots composant les autres paires
et, dans le deuxième cas, d'une liste dans laquelle les deux mots qui
composaient chaque paire étaient cette fois sans rapport l'un avec
l'autre mais en rapport avec les mots composant les autres paires.
Conformément aux hypothèses dérivées de la théorie hullienne, les
sujets éprouvant de la dissonance réalisèrent de meilleures performances
que les sujets du groupe contrôle lorsqu'ils étaient confrontés à la liste
n'impliquant pas d'apprentissage compétitif, et au contraire de moins
bonnes performances lorsqu'ils étaient confrontés à la liste impliquant
un apprentissage compétitif.
Dans l'expérience conduite par Pallack et Pittman (1972), les sujets
s'attendaient à devoir réaliser un exercice de prononciation répétitif
et ennuyeux, certains ayant pris la libre décision de le faire (forte
dissonance) et d'autres pas (faible dissonance). Juste après la
manipulation du libre choix, tous les sujets étaient amenés à effectuer, dans le
cadre d'une expérience soi-disant indépendante, une tâche impliquant
à la fois des apprentissages compétitifs et non compétitifs. Il s'agissait
d'un test d'interférence dérivé. du test d'interférence mots-couleurs de
Stroop (1935). Les mots stimulus étaient imprimés avec des encres de
couleurs différentes (rouge, bleue ou verte) et les sujets avaient pour
consigne de dire quelle était la couleur de l'encre. Dans les apprentissages
compétitifs, les mots stimulus étaient précisément les adjectifs « rouge »,
« bleu » et « vert » mais ils étaient imprimés avec une encre de couleur
différente de celle correspondant à l'adjectif concerné (par exemple,
La dissonance cognitive : un étal de motivation ? 285

l'adjectif « rouge » était imprimé à l'encre bleue). Dans les apprentissages


non compétitifs, les mots stimulus n'étaient plus cette fois des adjectifs
de couleur mais des mots neutres n'évoquant aucune couleur particu-
culière et imprimés avec les trois couleurs d'encre précédentes.
Les résultats obtenus par Pallak et Pittman sont ici encore conformes
aux prédictions : si l'on compare les performances des sujets ayant
librement décidé de réaliser l'exercice de prononciation (forte dissonance) à
celles des sujets ayant été contraints de le faire (faible dissonance),
on constate que les sujets les plus dissonants réalisent de meilleures
performances que les autres avec les mots stimulus n'impliquant pas
d'apprentissage compétitif mais au contraire de moins bonnes
performances avec les mots stimulus impliquant des apprentissages
compétitifs. D'ailleurs Pallack et Pittman (Pallack, Pittman, Heller et Munson,
1975) obtinrent ultérieurement des résultats analogues en utilisant la
même tâche d'interférence mots-couleurs mais après avoir faire croire
aux sujets que, dans le cadre d'une expérience ultérieure, ils seraient
soumis à une série de chocs électriques (forts versus faibles).
Pour notre part (Joule, 1986), nous avons pu mettre en évidence
que la dissonance cognitive résultant de la décision de s'abstenir de
fumer avait, en matière d'apprentissage, des effets en tous points
semblables à ceux du manque résultant d'une privation de tabac. Utilisant
une procédure bien adaptée6, Y amorçage-fait accompli (cf. Joule, 1987,
sous presse), l'expérimentateur amenait des fumeurs (des étudiants) à
prendre la décision de s'arrêter sur-le-champ de fumer durant vingt-
quatre heures. Leur décision prise, ils étaient invités à réaliser
successivement deux tâches d'apprentissage ; la première mettait en jeu un
apprentissage non compétitif et la seconde un apprentissage compétitif.
Il s'agissait de tâches dérivées des tests de barrage et de double barrage
de Zazzo (1960) dont les consignes avaient été modifiées afin que
l'apprentissage impliqué par le deuxième test (barrer les signes f_^f et j I)
soit parasité par les automatismes acquis lors de la réalisation du
premier (barrer le signe ""□), les bonnes réponses n'étant pas les mêmes
dans les deux tests. Les sujets s'arrêtaient effectivement7 de fumer. Ils
revenaient au laboratoire vingt-quatre heures plus tard, afin de réaliser,
au terme de la privation de tabac, des tests de barrage et de double
barrage similaires aux précédents. Un groupe contrôle avait été
introduit dans lequel les sujets (tous fumeurs également) effectuaient les
mêmes tests que dans le groupe expérimental à vingt-quatre heures
d'intervalle, mais sans avoir eu à prendre la décision de ne pas fumer
entre les deux. Le même pattern de résultats fut obtenu avant
(motivation purement cognitive : la dissonance consécutive à la décision) et

6. Seuls 4 sujets sur 29 repoussèrent la requête de l'expérimentateur.


7. Seuls 4 sujets sur 25 durent être éliminés pour n'avoir pas respecté
leur engagement de ne pas fumer.
286 Bobert-Vincent Joule

après (motivation non cognitive : le manque consécutif à l'abstinence)


la privation de tabac : facilitation de l'apprentissage non compétitif
et blocage de l'apprentissage compétitif8.
On admettra donc que la dissonance a bien les effets spécifiques
que nous décrivent les théoriciens de l'apprentissage, tous les résultats
que nous avons rappelés étant conformes à ceux obtenus par Spence,
Farber et McFann (1956) et à ceux obtenus, à leur suite, par les
chercheurs étudiant les effets de motivations classiques sur l'apprentissage
(pour un rappel de ces recherches, voir : Cottrel, Rittle et Wack, 1967).
Les recherches qui viennent d'être évoquées — exception faite de
celle de Joule (1986) — sont déjà anciennes. On ne s'en étonnera pas,
la question des effets dynamogènes de la dissonance n'étant plus —
contrairement aux deux questions qui ont fait l'objet des développements
précédents — vraiment d'actualité. Fazio et Cooper (1983), par exemple,
n'ont pu recenser, dans le chapitre de synthèse qu'ils ont consacré à
cette question, de publications ultérieures à celles déjà mentionnées
dans les revues de question effectuées quelque sept ans plus tôt par
Kiesler et Pallack (1976) et par Wicklund et Brehm (1976, chap. 6).
Pour notre part, nous n'avons pas pu non plus relever dans la littérature
de recherches récentes. Il est vrai que la cohérence d'ensemble des
résultats peut donner à penser que les propriétés dynamogènes de la
dissonance étant maintenant bien établies, il n'est plus nécessaire de s'y
attarder. Sans doute. Toutefois la prise en compte de telles propriétés
peut encore, ponctuellement du moins, déboucher sur des travaux
originaux comme en témoigne, par exemple, les recherches réalisées très
récemment en France par Lebreuilly (1985). Ce chercheur a pu
notamment mettre en évidence, dans une série d'expériences, les effets
dynamogènes que la dissonance était susceptible d'avoir sur le travail
discursif lors de l'élaboration de textes contraires aux convictions
des sujets. Sans entrer dans le détail de ces expériences, rappelons
simplement que certains sujets avaient été laissés libres de rédiger le
plaidoyer demandé alors que d'autres avaient été contraints de le faire
et que l'on étudiait à l'aide de plusieurs méthodes d'analyse de discours
la construction tout autant que le contenu des textes. Les résultats
montrèrent que les sujets qui avaient été placés en situation de libre
choix effectuaient un travail langagier (substitution, transformation)
plus intense que les sujets qui avaient été placés en situation de non-
choix. L'élévation du niveau d'activité générale chez les sujets placés
en situation de libre choix conduisait par ailleurs ces derniers à davan-

8. Les sujets du groupe expérimental effectuèrent notamment un nombre


d'erreurs (omissions et/ou mauvaises réponses) significativement plus élevé
que ceux du groupe contrôle au test impliquant un apprentissage compétitif,
mais pas au test impliquant un apprentissage non compétitif, et ceci le
premier jour comme le second.
La dissonance cognitive : un état de motivation ? 287

tage utiliser les arguments que leur avait préalablement fournis


l'expérimentateur et à émettre, en contrepartie, moins d'arguments personnels
(utilisation des réponses immédiatement disponibles) que les autres.
On retrouve donc ici, dans une situation totalement nouvelle, des
effets de la dissonance parfaitement conformes aux effets de la
motivation dans la théorie hullienne.
Si l'on prend en compte l'ensemble des recherches dont il vient d'être
fait état, qu'elles concernent les modifications physiologiques
consécutives à l'éveil de la dissonance, qu'elles concernent la nature non
spécifique de cet éveil, ou qu'elles concernent enfin ses propriétés
dynamogènes, on admettra que l'assomption de Festinger (1957, p. 3) selon
laquelle la dissonance est un « facteur motivant » n'est pas dénuée de
tout fondement et qu'elle a, à tout le moins, stimulé la recherche durant
près de trente ans déjà.
Toutefois il ne serait pas sérieux d'admettre l'équivalence de statut
théorique entre la dissonance et les motivations biologiques classiques.
En effet, comme le font judicieusement remarquer Kiesler et Pallack
(1976, p. 1023), il se pourrait bien que ce ne soit pas la dissonance en
tant que telle qui soit motivante mais plutôt les manipulations
typiquement utilisées dans les recherches qui le soient. D'ailleurs, les procédures
expérimentales couramment utilisées ne permettent pas, à proprement
parler, d'apporter une preuve directe du statut motivant de la dissonance
cognitive. Assurément, l'administration d'une telle preuve n'est pas
aisée. Une bonne façon de procéder consisterait à se servir de la réduction
de la dissonance comme on se sert d'un agent de renforcement dans les
situations classiques d'apprentissage. Si, comme le dit Festinger, la
réduction de la dissonance est gratifiante dans le même sens que la
prise de nourriture l'est quand on a faim, on devrait alors pouvoir
apprendre à un sujet à émettre des bonnes réponses simplement en
réduisant son taux global de dissonance chaque fois qu'il émet une bonne
réponse (et/ou en augmentant au contraire son taux global de
dissonance chaque fois qu'il émet une mauvaise réponse).
Mais cela, on en conviendra, est plus difficile à faire qu'à dire.

RÉSUMÉ

Une des hypothèses les plus originales de la théorie de la dissonance


cognitive de Festinger (1957 ) concerne les propriétés motwationnelles de
la dissonance. Les recherches se proposant de tester cette hypothèse sont
examinées dans une synthèse s1 articulant autour de trois axes : 1 / les
?nodifications physiologiques consécutives à l'éveil de la dissonance ;
2 I la fausse imputation de V éveil de la dissonance ; 3 / les effets de la
dissonance en matière d'apprentissage.
Les résultats sont consistants et corroborent fortement cette hypothèse.
Mots clés : dissonance, effets dynamogènes, motivation.
288 Robert- Vincent Joule

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