Vous êtes sur la page 1sur 124

LA PERCEPTION

SYMPOSIUM
DE Ii’ASSOCIATION DE PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE
DE LANGUE FRANÇAISE
ASSOCIATION
DE

PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE
DE LANGUE FRANÇAISE

P R E M IE R S Y M P O S IU M
P a r i s , 195 2

Le système nerveux
et la psychologie
Rapports de
H . P lÉ R O N , J. DE AjU RIAGU ERRA
J. PlAG ET et D. LAGACHE
in
A N N É E PSYCHOLOGIQUE 1953
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE INTERNATIONALE
SECTION PSYCHOLOGIE
Professeur honoraire au Collège de France
d ir ig é e p a r H e n r i P i é r o n ,
e t P a u l F r a i s s e , Directeur à VÉcole des Hautes Études

LA
PERCEPTION
SYMPOSIUM DE
L'ASSOCIATION DE PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE
DE LANGUE FRANÇAISE
A . MICHOTTE, J. PIAGET, H. PIÉRON
et

A. FAUVILLE, H.-J. KO CH, J.NUTTIN, A. OMBREDANE


a v e c la p a r t ic ip a t io n d e

R. CHAUVIN, R. CHOCHOLLE, P. FRAISSE, W. METZGER


Ph. MULLER, R. NYSSEN, J. SNIJDERS, G. VIAUD

LOUVAIN 1953

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, B o u l e v a r d S a i n t - G e b m a i n - P A R I S
J
1955 -r
DEPOT LÉGAL
l re é d i t i o n ...................2e trimestre 1955

TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d’ adaptation
réservés pour tous pays
COPYRIGHT
by Presses Universitaires de France, 1955

u .c .l. '
FACULTE DE PSYCHOLOGIE
et des
SCIENCES DE L’EDUCATION
Bibliothèque
o
INTRODUCTION

L’Association de Psychologie scientifique de Langue fran­


çaise a tenu ses deuxièmes assises annuelles à Louvain, les
26-27-28 septembre 1953. Douze nationalités s’y trouvaient
représentées par 102 personnes dont 33 membres titulaires et
11 membres adhérents de l’Association.
Ces journées d’études ont été consacrées aux problèmes de
la perception, et une assez large part a été faite à la question
de ses rapports avec l’ action.
A l’heure présente en effet, tout le monde se montrera
d’accord, sans doute, pour admettre que le phénomène per­
ceptif n’est pas un événement isolé, ni isolable. de la-jvie,-majs
qu’il doit être considéré comme une.phase de Paction.
Il en va ainsi même dans les cas les plus artificiels de l’expé­
rience de laboratoire, dans laquelle on soumet les sujets à un
système bien défini de stimulations en faisant agir des excitants
en des points déterminés des organes des sens, et en imposant
aux observateurs une consigne qui a précisément pour effet
d’intégrer les impressions reçues dans une activité globale.
Celle-ci se manifeste sous la forme d’une réponse plus ou moins
complexe, et exerce d’ autre part, une influence indéniable sur
le phénomène perceptif liïi-nieïnëp
Dans la vie courante toutefois, les choses se passent d’une
façon assez différente. Là, en effet, outre les modifications qui
se produisent indépendamment de nous dans le monde des
excitants physiques, il se fait que, par suite des mouvements
que nous exécutons continuellement, déplacementsdju corps,
de la tête, des yeux, des membres, le système de<gtimulatioj
se modifie perpétuellement et évolue avec nos activités. Ces
jfaermères, d’ ailleurs, ne sont pas simplement juxtaposées : elles;
s’enchaînent les unes aux autres et le déclenchement de chacun*
d’elles est lié à ce gui précède.^ôuv^n^-mâme c’est la signjfi-
cation d’un donné-sensoriel plus ou moins vague,-qui suffit à
imprimer une directio.n_aux réactions de notre organisme^
2 L A PERCEPTION

lequel fait alqrs le nécessaire pour nous mettre dans les meil­
leures conditions de réceptivité, périphériques et centrales,
des excitants correspondant aux objets qui répondent à nos
curiosités, à nos intérêts, à nos désirs et aux tâches que nous
avons à accomplir.
Et, au fur et à mesure que l’ action progresse, il se fait une
adaptation continuelle aux nouvelles nécessités du moment,
de façon que, en fin de compte, la sélection des systèmes de
stimulations et l’ adoption de telle ou telle attitude perceptive,
loin de nous être imposées, sont en réalité le fait de notre propre
activité.
, Qu’il s’ agisse d’ expériences de laboratoire, ou de la vie de
' tous les jours, la psychologie de la perception est donc néces­
sairement tributaire de l’_étude_d’ensemble du comportement ;
et il convient dès lors, de rechercher les rapports qui peuvent
lier éventuellement l’ activité perceptive elle-même aux facteurs
qui déterminent la conduite : la personnalité de l’individu,
ses besoins, ses tendances, les connaissances qu’il a acquises,
l’histoire de son développement, les influences sociales aux-
1 quelles il a été soumis, etc.
C’ est dans ce cadre, conçu de façon très large, que se situent
les travaux du Congrès, et c’ est cela qui leur confère une cer­
taine unité malgré la diversité des questions traitées.
Notons parmi celles-ci 4 communications individuelles :
M. A. F a u v i l l e , se plaçant au point de vue génétique, a
présenté un rapport sur Les premières réponses de Venfant et
leurs excitants.
M. J. N u t t i n a parlé de la question de l’influence exercée
sur la perception par la personnalité, les tendances et la moti­
vation, sous le titre Perception et personnalité : la perception
des réussites et des échecs.
M. A. O m b r e d a n e a fait une communication intitulée
Perception et Information. (En raison de l’ absence de l’ auteur,
en séjour à l’étranger, cette communication a été présentée
par M. J. F a v e r g e . )
M. H. K o c h e n f in , a t r a it é d e s Conditions exogènes et endo­
gènes des migrations des poissons et des oiseaux.
Le nombre de ces communications avait été intentionnel­
lement réduit afin de réserver la majeure partie du temps
disponible à un Symposium portant sur L^influence de Vexpé-
INTRODUCTION 3

rience sur la structuration des données sensorielles dans la per­


ception.
Le bureau de l’Association avait désigné trois rappor­
teurs pour ce Symposium : MM. H. P i é r o n , J. P i a g e t , et
A. M i c h o t t e , qui s’étaient chargés en outre de faire précéder
leurs exposés par des démonstrations expérimentales destinées
à illustrer leurs points de vue particuliers, et à servir de base
à la discussion.
On trouvera dans ce volume, les textes des exposés faits
par les rapporteurs du Symposium, ainsi que ceux des commu­
nications individuelles, et ceux des échanges de vues auxquels
les uns et les autres ont donné lieu au cours des différentes
séances du Congrès.
A. M i c h o t t e ,
Président de r Association,

Louvain, ce 26 septembre 1953.


PREMIÈRE PARTIE

L’INFLUENCE DE L’EXPÉRIENCE
SUR LA STRUCTURATION
DES DONNÉES SENSORIELLES
DANS LA PERCEPTION
RAPPORT
de
H. PlÉRON
Professeur honoraire au Collège de France

1° LES DONNÉES PSYCHOPHYSIO LOGIQU ES D E BASE

Mon point de départ dans ce rapport est celui de la psycho-


physiologie, et je voudrais vous rappeler d’ abord le caractère
particulier de l’information sensorielle. Vous savez que cette
information comporte des messages nerveux, des influx qui ont
un caractère remarquablement homogène. Presque tous les
messages comportent des influx dont la durée est très peu
variable, et dont l’ amplitude aussi est comprise dans une marge
assez étroite. Ces influx, qu’ est-ce qu’ils apportent ? Ils appor-
tent des renseignements sur un lieu d’excitation, sur l’excitation
de certains appareils récepteurs. Nous sommes renseignés par
eux sur ce fait qu’il y a des processus d’excitation qui se sont
produits dans certaines cellules de certaines régions du corps.
La signification physiologique~3e ces informations est liée
à la structure de notre système nerveux. Les influx qui viennent
par telle ou telle branche nerveuse ont p ar cela même une_
signification qui va se traduire par des réponses déterminées
déjà au niveau physiologique, c’est-à-dire des réponses réflexes.
Ces réflexes se sont adaptés à la nature de ces processus d’exci-
L a tion , qui fournissent en somme <qjîê~~éxpression symbolique^
des stimuli extérieurs. L ’ e x p r e s s io n symbolique peut d/'ailleurs
être erronée, puisque l’on peut substituer, par exemple, à une
excitation lumineuse de l’œil, une excitation électrique portant
sur le conducteur transmettant les messages, et ceux-ci seront
nécessairement interprétés comme signifiant quelque chose
ayant trait à des actions lumineuses. Ces réflexes se compliquent
chez beaucoup d’ animaux d’ activités plus complexes qui sont
aussi conditionnées d’une façon directe par la nature des mes-
8 LA PERCEPTION

sages. Mais, au fur et à mesure que l’ on s’élève vers l’homme,


cette partie des activités qui est toute préparée, cette partie
structurée, diminue d’importance.
Entre un poussin sortant de l’ œuf et un jeune enfant, il y
a, comme vous le savez, des différences considérables au point
de vue des réponses aux stimuli extérieurs. Chez l’homme, le
développement est considérable du cortex, dans lequel 15 mil­
liards de cellules et plus de 100 milliards de circuits complexes
sont là comme une terre vierge presque entièrement destinée
à fixer l’ expérience individuelle. Nous avons encore dans le
cortex certains éléments structurés congénitalement. C’ est
ainsi que, lorsqu’ apparaît, dans un champ homogène une
tache dans une région droite supérieure de l’ espace visuel, il
se produit un mouvement des yeux dans la direction de cette
tache proche ou lointaine, et une fixation, qui a ce caractère
de réaliser l’unification binoculaire des images ; il se produit
des mouvements de coordination des deux yeux, réalisant un
certain degré de convergence qui permet cette unification, en
se combinant avec la direction vers la droite et vers le haut.
Ceci est tout préparé dans l’ organisme, c’ est une structure
préétablie.
Dans la mesure où l’on peut connaître ce qui se passe au
niveau de ce qu’ on appelle les centres de projection, au point
d’impact des influx qui viennent provoquer les réponses senso­
rielles, il ne s’éveille que des sensations élémentaires traduisant
le symbolisme du message.
Depuis que la chirurgie cérébrale a permis de réaliser des
stimulations du cortex chez l’homme éveillé, tout comme on
le faisait chez l’ animal en physiologie expérimentale, on a
constaté, avec Fôrster et Penfield, que, lorsqu’ un point de
l’aire striée dans le lobe occipital sxibissait une excitation élec­
trique, le patient voyait une tache lumineuse située en un
point déterminé de son champ visuel. Mais, pour que se pro­
duise perceptioiv il faut qu’interviennent des circuits
activés exigeant l’intervention d’ autres régions corticale^. Au
niveau d’une zone occipitale voisine de l’ aire striée, la stimu­
lation électrique éveille des images, et par exemple un patient
voit des oiseaux volant au-dessus de lui de droite à gauche.
Dans ces centres, où s’élabore la connaissance perceptive,
il n’y a plus de structuration préformée^ et l’on provoque le
R A P P O R T D E H . PIÉRO

des souvenirs plus individualisés


étaxLt__é3î:ei]Iés par des stimulations analogues sur des régions
temporales^depuis les données de Penfield sur les « memory
mecnanisms » — expériences conditionnantjme_structuration
secondaire acquise du développement cérébral.
Vous savez qu’ à la naissance toutes les cellules du cortex
existent déjà. Mais elles n’ ont chez le nouveau-né aucune
relation les unes avec les autres. C’est pendant huit années^
environ que se développent les voies de connection comme
l’a bien montré De Crinis. Ces voies de connection vont assurer
lesj>ossibilrtés associativesJ^ur lesquelles se fonde le déveIop-~
pement de l’expérience. Si l’on empêche Inexpérience sensorielle
dans la p ério d em iti aie de la vielles capacités perceptives n e-
se développent pas. Yous savez combien on a remarqué que
les aveugles-nés, souffrant de cataractes opérées tardivement,
ne savaient pas se servir de la vue recouvrée. Elle ne leur
apportait rien, en effet, en matière d’ expérience perceptive.
Chez l’ animal l’expérience peut se faire. On l’ a répétée déjà
plusieurs fois sur de jeunes chimpanzés que l’ on a élevés pendant
deux années à l’obscurité complète et que l’on a remis ensuite
dans des conditions normales d’éclairement ; eh bien ! ils se
sont comportés comme des chimpanzés aveugles, ainsi que des
films l’ ont mis en évidence. La vue ne leur servit plus à rien.
Il faut, pour faciliter le développement des centres perceptifs
et le développement de la connaissance, de l’ expérience percep­
tive, que précocement l’usage en soit assuré. C'est dans cette
phase critique des huit premières années que, en somme, tout
l’ essentiel se crée dans lesTstructurations perceptives^)
La pathologie a déjà montré aussi, que, sans modification
des sensibilités brutes, élémentaires, J.es-CQnniaissances percep­
tives pouvaient être abolies quand certaines lésions, pas'Tôu-^
jours parfaitement définies d’ailleurs, interrompent tels ou
tels de ces circuits nécessaires qui ont él^mgendrés par l’expé­
rience ; on voit alors disparaître ley'gnosies, p t les agnosies se
développer. L’expérience se montre itéeesisSire, même pour des
réactions qui pourraient paraître de nature physiologique, par
exemple des réactions appropriées à la douleur. On a, à l’heure
actuelle, quelques observations très remarquables de ce que
j ’ai appelé des analgognosies dans lesquelles, si vous provoquez,
dans certains cas de lésions pariétales, une douleur par un
10 LA PERCEPTION

pincement, par une piqûre ou une brûlure, vous suscitez bien


des réactions affectives, toutes les réactions physiologiques
générales d’une émotion provoquée par la douleur, mais il
n’y a aucun geste de défense. La signification n’ est pas comprise,
alors que sont maintenues des possibilités de faire le mouvement
de retrait qui éviterait la piqûre ou la brûlure. Ces réactions,
qui paraissent si spontanées, n’existent plus lorsque la signi­
fication est perdue.
D ’une manière générale, on a eu tendance, avec les théories
/'""gestaltistes de Kome^ à vouloir trouver, dans les structures
^'''-physiques “des- Cënïres nerveux, les causes réelles de certaines
caractéristiques des perceptions. Je crois qu’il y a là une erreur
complète, car le raisonnement porte sur des processus qui se
passeraient au niveau des centrés primaires de projection qui ne
fournissent pas les perceptions. On parle de champs électriques
locaux, on parle de courts-circuits en ces points d’impact des
afférences, mais ce n’est pas là que les processus perceptifs
se passent. Ils évoluent même assez loin, avec des passages
éventuels d’un hémisphère à un autre, du moins quand le corps
calleux n’ est pas interrompu, comme on a pu le démontrer
récemment. Ce sont des circuits complexes qui sont en jeu, et
ils n’obéissent pas à des lois physiques simples comme celles
des champs électriques. Il y a, à la base, des connexions mul­
tiples qui s’établissent. Évidemment nous ne connaissons pas
encore exactement les mécanismes de ces formations de cir­
cuits privilégiés sous l’influence de l’ expérience. C’ est encore
un des gros problèmes de la nëurophysiologie que Young a
déjà cherché à aborder dans le système nerveux un peu plus
simple du Poulpe.
Mais le fait de l’existence distincte des centres perceptifs
est certain, et vous savez que, contre la théorie simpliste de
certains gestaltistes, par exemple pour le mouvement apparent,
de nombreuses expériences, qui se répètent encore maintenant
de temps en temps comme si ce n’ était pas déjà une affaire
démontrée, établissent que les processus en jeu ne sont pas des
courts-circuits locaux. Il y a pas mal d’ années déjà, j ’ ai montré
qu’on engendrait le mouvement apparent en présentant dans
le champ gauche de l’œil gauche une image, et peu après,
dans le champ droit de l’ œil droit, une image semblable ; dans
ces conditions où toute possibilité de court-circuit était exclue,
R AP PO R T D E H. PIÉRON 11

le mouvement apparent de l’image se réalisait bien. De même


pour le « figurai after effect », Lo Arcona, dans des expé­
riences de « satiation » vient de montrer que l’ on pouvait
obtenir aussi le transfert d’un œil à l’ autre ; et Lashley a
établi que le changement des conditions physiques corticales
chez le singe ne modifiait pas les effets perceptifs. Ce ne sont
pas des phénomènes locaux explicables par des lois physiques
simples. Il y a là des phénomènes beaucoup plus complexes,
reposant sur des structurations modelées par l’expérience. Mais
je crains de trop m’ attarder et j ’en viens alors aux données
des recherches expérimentales, aux faits fournis par l’ expé­
rimentation psychologique.

2° LES DONNÉES E X P É R IM E N T A L E S

De très nombreux faits montrent que les interprétations


perceptives des données sensorielles primaire§^o_nt— plas-
t i cit é_adaptat iv e remar.q.uafale, et qu’un même matériel, suivant
les circonstances, suscite des_ perceptions très différentes. Qu’il
me suffise de rappeler quelques exemples.
Vous connaissez cette caractéristique de ce qu’ on appelle
1’ « œil cyclopéen », cette manifestation de l’interprétation
unifiée des images de nos deux yeux : une baguette placée en
face du milieu de votre front est vue en direction droite oblique
par votre œil gauche quand il la regarde seul, en direction
gauche oblique par votre œil droit quand il est seul aussi à
la regarder ; mais, quand les deux yeux fixent ensemble la
baguette, elle vient se placer exactement au milieu comme si
vous aviez un œil unique au milieu du front.
On a parlé de paradoxe quand on a constaté qu’un papier
gris foncé au soleil continue à paraître gris plus sombre qu’un
papier blanc à l’ ombre, alors qu’il est physiquement beaucoup
plus lumineux. Et Hering a même construit sa théorie de la
vision sur la notion des gris comme sensations élémentaires,
allant du blanc au noir, alors qu’il s’ agit là d^perceptions^
complexes : la « leucie », c’ est la connaissance-duH^T^=réfleS;i£.-
d’une surface, et elle n’ a de signification que quand on connaît
l’éclairement que celle-ci reçoit. Faites disparaître la connais­
sance de l’éclairement et, si vous examinez votre surface sans
connaître ce qu’elle reçoit, il n’y a plus de blanc, il n’y a plus
12 LA PERCEPTION

de gris ni de noir, tout cela n’existe plus, vous n’ avez que de


la lumière, des sensations de phanie plus ou moins forte. Vous
faites ainsi disparaître complètement la notion du gris si vous
isolez la surface.
De même, pour la constance des dimensions d’ objets, vous
savez que ces dimensions sont fonction de la distance appa­
rente. C’est dans la mesure où l’ on se rend compte de la distance
de l’objet, que l’ on perçoit sa dimension. Dès que l’on ne sait
plus la distance, il n’y a plus de constance de la dimension
d’un objet inconnu. La dimension alors devient fonction de
la structure élémentaire, c’est-à-dire de la grandeur de l’image
rétinienne. Dès qu’on connaît la distance, avec la même image
rétinienne, nous avons des perceptions de dimension extrême­
ment différentes, comme l’ ont établi de très nombreuses expé­
riences, celles toutes récentes de Hastorf et W ay (1952) entre
autres.
Autre exemple : nous savons reconnaître dans notre champ
visuel ce qui est en haut et ce qui est en bas. Nous avons des
notions spatiales, mais elles résultent de notre expérience, de
l’information répétée, non pas seulement de l’information
directe de ce que notre rétine reçoit, mais de l’information
fournie par nos réflexes, par ces réponses qui, celles-là, sont
originairement structurées. Je sais qu’un objet est en haut
parce que, quand je lève l’ œil, je puis le fixer, et je le vois
nettement. Mais on peut renverser les images oculaires, comme
l’expérience de Stratton, que vous connaissez, l’ a réalisée ;
expérience refaite, et surtout par Ivo Kohler, il y a peu de temps,
avec des résultats magnifiques, à condition de maintenir long­
temps le port continu des lunettes assurant l’inversion. Au
bout d’un certain temps, après avoir vu le monde à l’ envers,
on le redresse, la perception commence à rétablir une image
droite. Il n’y a rien de changé dans la structuration physiolo­
gique. Ce qu’il y a de changé, c’ est le résultat des confronta­
tions avec l’expérience. Au début (c’ est cela qui est intéressant)
comment les choses se passent-elles ? Une donnée qui facilite
beaucoup l’ adaptation met bien en évidence le processus de
contrôle expérimental : tenez vous-même un fil à plomb devant
votre œil muni de ces lunettes, et brusquement, voilà que ce fil,
qui paraissait monter miraculeusement, on le voit se retourner
et le plomb s’ abaisser, revenir vers le bas. L’ expérience nous
R APPO R T DE H. PIÉRON 13

montre, étant donné notre repérage gravifique, que le désaccord


donne tort à la vision. La vision se corrige. Évidemment si l’ on
fait l’ expérience sur les animaux, on n’ obtient pas toujours cela.
On obtient bien sur le chimpanzé le redressement (Foley), mais
on ne l’obtient pas chez le crapaud. Des expériences très belles
de Sperry à cet égard, l’ ont montré : un crapaud, lorsqu’ on a
sectionné ses nerfs optiques, qu’on a retourné l’ œil et qu’ on a
refait la greffe, récupère la vision après régénération. Seulement,
les fibres qui allaient en haut de la rétine vont en bas et tout
se passe alors comme s’il y avait des lunettes d’inversion. Les
images rétiniennes sont retournées, le crapaud voit en bas ce
qui est en haut. Quand une mouche en volant s’ approche
au-dessus de son nez, il frappe le sol en croyant la saisir. Si
on ne le nourrit pas artificiellement, il meurt, car il ne corrige
pas. Les automatismes se maintiennent. Il n’est pas capable
de se nourrir, à moins que la mouche vienne se poser sur son
nez, car les données tactiles le guident alors et il l’ attrappe.
Mais comme les mouches ne se posent pas volontiers sur les
nez des crapauds...
Dans les conflits perceptifs qui ont évidemment de nom­
breuses formes, je crois que c’est toujours l’influence du-connu
qui s’ exerce. Et c’est ce que j ’ ai essayé de montrer, au point
de vue de la vision binoculaire, lors des conflits qui se produisent
lorsqu’on fait voir l’image de l’œil gauche à l’ œil droit et réci­
proquement, ce qui doit entraîner des disparations inverses,
et nous faire voir en arrière ce qui est en avant d’un point
fixé, source de désaccords avec d’ autres informations, et avec
uiésu-données, d’expérience qui' se montrent Jdominante&?
La libération adaptative des interprétations perceptives
se manifeste dans la correction de divers types de déformations
des images rétiniennes, et Ivo Kohler en a donné plusieurs
exemples ; des déviations obliques (par exemple de 75 % dans
les expériences de Brower) se trouvent aussi exactement
compensées.
Dans tous les cas où l’ adaptation s’ est réalisée, c’ est au
retour des conditions correctes de vision que la perturbation
se renouvelle et qu’une désorientation passagère exige une
correction progressive.
L’ étude des conflits perceptifs expérimentaux conduit aussi
à attribuer les solutions à l’intervention des expérienc&s_qui
14 LA PERCEPTION

dirigent une interprétation vraisemblable. Les solutions sont


dès lors assez variables d5un individu à l’ autre, et influen­
çables par de multiples facteurs. Avec G. Bernyer et Durup,
j ’ai étudié le conflit de variations de dimensions d’une image
rétinienne avec des variations de distance apparente de l’ objet
correspondant à cette image juste inverses de celles que compor­
teraient les premières, et constaté l’influence décisive qu’exerce
la nature de l’objet, familier ou non.
Les démonstrations que j ’ ai prévues à l’ appui de ce rapport
concernent les conflits dépendant de la pseudoscopie, quand
l’inversion des effets de profondeur engendrés par la disparation
se heurte à notre expérience journalière, soit sur des images
[stéréoscopiques, soit sur des objets réels. Les conditionnements
^acquis l’emportent toujours sur les structures préétaHlies. Un
' exemple que j ’ ai déjà cité (1950) est celui de la photographie
d’une personne en train de grimper à 4 pattes sur une butte de
terre, présentée en pseudoscopie. Un compromis peut survenir
brusquement. La butte de terre est bien vue en saillie, en dépit
de la disparation inversée, mais, dans la région basse, elle se
transforme en caverne, l’ensemble étant effectivement vrai­
semblable.
Évidemment nous n’ avons pas là les résultats d’une expé­
rience durable qui serait fort intéressante. Ce serait — et
Ivo Kohler pourrait peut-être la faire — , de réaliser une pseu­
doscopie prolongée et de voir si l’ on arriverait à une correction
complète qui changerait la signification de la disparation.
L’expérience n’est pas faite, je ne puis donc pas préjuger. Il
ne m’étonnerait pas que l’on arrive également à faire cette
correction par une commande inversée des mouvements de
convergence et de divergence, se substituant aux réflexes
structurés comme dans le cas des mouvements de direction
des regards dans l’espace.

R É FÉ R E N C E S

G. B e r n y e r , G. D u r u p et H. P i é r o n , Contribution à l’étude des conflits


perceptifs, Année psychologique, 1940 (40), 15-51.
G. G. B r o w e r , Perception of depth with disoriented vision, British J.
Psychol., 1928 (19), 117-146.
M. d e C r i n i s , Die Entwicklung der menschlichen Grosshirnrinde in ihrer
Beziehung zur geistigen Entwicklung, Jenaischer Ztsch. fü r Medizin,
1943 (76), 322-340.
R A P P O R T DE H. P IÉ R O N 15

J. P. F o l e y , Observations on the effect ofprolonged inverted retinal stimu­


lation upon spatially coordinated behavior in the Rhésus Monkey,
PsychoL Bulletin, 1938 (35), 701-702.
A. H . H a s t o r f et K. S. W a y , Apparent size with and without distance,
J, gener. PsychoL, 1952 (47), 181-188.
Ivo K o h l e r , Ueber Aufbau und Wandlungen der Wahrnehmungswelt,
insbesondere über cc bedingte Empfindungen » , Sitzungsberichte der
Oesterreichische Akademie der Wissenschaften, 1951 (227) p. 118.
K . J. L a s h l e y , K . L . C h o w et J. L e m m e n s , An examination o f the elec-
trical field theory of cérébral intégration, Psychol. jRei?., 1951 (58),
123-136.
W . P e n f i e l d , Memory mechanisms, Archives o f Neurology, 1952 (67),
178-191.
H. P i é r o n , Les problèmes de la perception et la psychophysioloeie, Année
psychol., 1927 (27), 1-22.
— Remarques sur la perception du mouvement apparent, id., 1934- (24),
245-248.
— Quels sont les déterminants de la prégnance perceptive ?, Acta Psycho-
logica, 1950 (7), 337-351.
R. W . S p e r r y , Optic nerve régénération with return o f vision in Anurans,
J. o f Neurophysiol., 1944 (7), 57-69.
J. Z. Y o u n g , Growth and plasticity in the nervous system, Proceedings o f
Royal Society, 1951 (B. 139), 18-37.
RAPPORT
de
J. P lA G E T

Professeur à la Sorbonne
et à la Faculté des Sciences de Genève

I. — P O S IT IO N D U P R O B L È M E E T H Y P O T H È SE S

1. La question mise à notre ordre du jour est fort difficile


à poser en termes théoriques précis : biologiquement une
frontière exacte est impossible à tracer aujourd’hui entre les
montages héréditaires et les influences du milieu, puisqu’il
existe un milieu intérieur, puisque les relations entre l’hérédité
chromosomique et l’hérédité cytoplasmique sont mal débrouil­
lées et puisqu’ enfin l’hérédité cytoplasmique elle-même est
encore pleine de mystère. Les psychologues qui jouent avec
la notion de maturation ne soupçonnent pas toujours la com­
plexité embryogénétique de la question. Bien plus, le concept
d’innéité peut avoir deux significations selon que l’ on se repère,
quant aux origines, à des mutations purement endogènes ou
que l’ on a la prudence de laisser ouverte la question de l’héré­
dité de l’ acquis. Si cette dernière éventualité restè~^)lausible—
(ce~donTTiauS^nt convaincu nos recherches sur les races lacus­
tres Limnaea stagnalis (1) et sur la contraction progressive de
leur coquille en fonction de l’ agitation de l’ eau), ce problème
de l’influence de l’expérience antérieure est, pour une part, à
renvoyer aux biologistes car un montage inné pourrait avoir
subi, lors de sa formation phylogénétique, un ensemble plus
ou moins important d’ actions du milieu.

( 1 ) J. P i a g e t , Les races lacustres de la Lim naea stagnalis L ., Recherches sur


les rapports de l'adaptation héréditaire avec le milieu. BiiU. biologique de la France
et de la Belgique, 1929 (63), 424-455.
SY M PO SIU M 1953 o
18 LA PERCEPTION

Du point de vue expérimental, d’ autre part, on voit mal


comment le problème pourrait être tranché par des expériences
cruciales : lorsque l’expérience met en évidence une action de
l’exercice ou de l’expérience antérieure, on ne saurait exclure
une intervention partielle éventuelle de déterminations ou de
dispositions héréditaires, et, lorsque l’ expérience parle en faveur
d’un processus dû à la maturation, on ne saurait absolument
exclure l’intervention de l’ acquis antérieur.
Exercice et maturation ne constituent donc pas les deux
termesTl’ünë dicfrarômie”(une dichotomie devenue encombrante
pour la théorie du learning, ainsi que McGraw (1) l’ a si juste­
ment exprimé), mais sans doute les deux pôles d’un processus
d’ ensemble, et l’ accentuation du rôle de l’un de ces deux fac­
teurs dépend en grande partie du système théorique d’inter­
prétation propre aux différentes catégories d’ auteurs.

2. Il faut d’ ailleurs distinguer trois et non pas seulemen


deux solutions, en ce qui concerne l’ action de l’expérience ou
de la maturation dans le domaine perceptif (comme d’ ailleurs
dans les autres domaines). Un mécanisme perceptifJjeljju’une
bonne forme, une constance perceptive^etc,, peutrêïre attribué :

a) A Inexpérience (associations consolidées par un usage


continuel)-^
b) A des montages innés, comme le soutiennent les Gestaltistes
à tendance maturationniste ;
c) A des lois d'équilibre s’ appliquant à la fois aux processus
innés et aux processus influencés par l’ expériencëlïcquise
mais les dépassant tous deux 1° parce qu’ atteignant un
degré plus élevé de généralité et 2° parce que__çonsti-
tuant des lois propres ou autonomes de caractère
probabiliste.

Cette explication par des lois d’ équilibre correspond à l’une


des intuitions de départ des fondateurs de la G-estalttheorie.
Nous l’ avons reprise en un sens élargi, en distinguant les
structures à composition additive, dont l’ équilibre est perma­
nent et témoigne d’une réversibilité de plus en plus mobile

(1 ) Dans Traité de psychologie de C a r m ic h a e l, chapitre « M aturation ».


R AP PO R T D E J. P I A G E T 19

(intelligence) et les structures irréversibles ou semi-réversibles


caractérisées par leurs déplacements d’ équilibre et leur compo­
sition non-additive parce que probabiliste (perception et intel­
ligence préopératoire).
Or, l’explication par les lois d’équilibre dépasse à la fois
l’innéité et l’ acquisition. Supposons, par exemple, que l’orga­
nisme obéisse au second principe de la thermodynamique (ce
que nous ne croyons pas entièrement vrai) : le processus d’ aug­
mentation de l’entropie qui en résulterait ne pourrait alors
être considéré ni comme acquis ni comme inné (puisqu’il ne
saurait donner lieu à une transmission héréditaire spéciale),
mais relèverait de pures lois de probabilité et d’équilibre. De
même, nous croyons qu’une bonne forme est celle qui, au sein
des structures perceptives où tout est déformation, donne lieu
aux compensations maximum donc aux déformations minimum
(en vertu de lois probabilistes si l’on admet l’hypothèse des
déformations par centration) : elle n’est donc ni innée ni acquise
mais relève de simples lois d’équilibre.
Si l’ on se refuse à attribuer les « lois d’ organisation » (comme
disent les Gestaltistes) à l’expérience seule, l’intervention de
systèmes de stimulation coercitifs et de processus caractérisés
par leur nécessité interne ne suffit donc pas à prouver l’innéité,
car un résultat « nécessaire » peut provenir d’une nécessité
finale (équilibre) aussi bien qu’initiale (innéité).

3. Il importe en outre de distinguer deux problèmes relatifs


à des processus sans doute connexes mais cependant différents :
a) On peut d’abord étudier le rôle de l’ exercice ou de l’expé­
rience immédiatement antérieure dans la répétition d’un même
effet perceptif. C’ est ainsi que l’ on a analysé l’illusion de
Müller-Lyer présentée à intervalles réguliers (Kohler, etc.).
Mon assistant Noelting détermine actuellement l’ action d’une
série de présentations successives de cette même illusion, chez
l’ enfant et chez l’ adulte (et trouve notamment des courbes
d’ apprentissages, si l’ on peut s’exprimer ainsi dans le cas
particulier, qui diffèrent sensiblement en moyenne chez le
jeune enfant et chez les grands ou les adultes). Nous avons de
même étudié avec Lambercier la transposition des différences
(étant donné deux tiges constantes inégales A et B et une
troisième tige B 1 égale à B, trouver la variable C telle que la
20 L A PERCEPTION

différence C — B' paraisse égale à la différence B — A ) et


avons constaté que l’ emploi de différences croissantes ou
décroissantes entraîne un effet des expériences antérieures sur
les suivantes qui est, en moyenne, de persévération chez les
jeunes sujets, et de contraste chez l’ adulte; etc.
Mais, en de telles situations, il intervient des effets temporels
et des effets d’ auto-correction qui sont peut-être distincts des
effets intervenant à plus grands intervalles.
b) On peut, d’ autre part, chercher à dégager le rôle d
l’expérience antérieure en général, au cours du développement
de l’individu.

4. Nous étudions avec Lambercier depuis une douzain


d’ années le développement des perceptions, entre 5-6 ans et
l’ âge adulte. Nous avons rencontré d’un tel point de vue
3 sortes de cas :
a) Certains rapports perceptifs demeurent constants avec
l’âge^ par exemple, le maximum d’illusion pour deux cercles
concentriques, avec mesure sur le plus petit demeurant inchangé
et avec modification du plus grand (illusion de Delbœuf sim­
plifiée), se présente généralement aux environs du rapport 3 /4
de leurs rayons. Ces relations demeurant constantes avec l’ âge
sont sans doute le résultat d’un processus nécessaire d’équili­
bration (voir n° 2 sous c) : c’est ainsi que le maximum de 3 /4
pour l’illusion de Delbœuf peut être calculé et expliqué par
le mécanisme des « centrations relatives » qui est essentielle­
ment un processus d’équilibre (1). On voit mal comment ce
maximum s’expliquerait par l’ expérience acquise, mais il est
inutile d’invoquer en son sujet un mécanisme inné, puisqu’il
peut être interprété par des lois d’ équilibre.
b) Certains effets diminuent avec l’ âge : telles sont la
plupart des illusions géométriques, ne dépendant que des
actions de champ (interactions simultanées de tous les élé­
ments compris dans un même champ de centration). Par
exemple l’illusion de Delbœuf, tout en présentant à tout âge
le maximum pour les mêmes relations, qui est plus faible chez
l’ adulte qu’ à 5-7 ans.

nL (L* L2) x
(1) Selon la form ule ------------------- - ------------------- que nous avons développée au
b
Congrès intern. de Psychol. de Stockholm (voir les Actes du Congrès, p. 197).
R A P PO R T D E J. P I A CET 21

c) Certains effets augmentent avec l’ âge : par exemple


l’illusion des quadrilatères partiellement superposés (carrés
disposés en quinconce des deux côtés d’une droite qui est
alors vue oblique) repose sur des effets angulaires qui diminuent
avec l’ âge, mais cette illusion augmente avec l’ âge (0,5 à
5-7 ans ; 1,18 à 9-12 ans et 1,35 chez l’ adulte) sitôt que l’ on
supprime le cadre de référence ; c’est donc la mise en relation
à distance (avec le cadre) qui constitue ici le facteur d’ accrois­
sement. Une variété intéressante de ces cas (c) est celui des
effets qui augmentent jusqu’à un certain âge (9-11 ans) et
diminuent légèrement ensuite : telles sont les évaluations de
la grandeur apparente (projective), la plupart des illusions de
quadrilatères partiellement superposés, etc. Ces effets mixtes
sont dus soit à une combinaison d’effets (a) et (6) agissant en
proportions différentes selon le niveau d’ âge, soit à des effets
d’exercice ou de construction améliorant les réponses à partir
d’un certain âge.

5. A la lumière de tels faits, mon hypothèse sera donc que,


dans le domaine de la perception comme dans celui de l’intel­
ligence, rien ne s’explique sans doute par l’expérience seule,
mais que rien ne s’explique non plus sans une participation,
plus ou moins importante selon les situations, de l’expérience
actuelle ou antérieure. Autrement dit, la structuration du
donné sensoriel est avant tout le produit d’une équilibration»
dont il est possible de dégager les lois en tant précisément
que lois_d’éc[uilibre?^mais sans qu’il soit possible de dissocier
les facteurs innés des facteurs externes, tous deux interférant
sans cesse. Il n’est, en effet, pas prudent ni même légitime
d’exclure l’intervention des facteurs innés parce qu’ on ne
saurait prouver la non-intervention de tels facteurs et parce
que les faits du groupe a (voir sous 4, lettre a) ne sauraient
être expliqués par l’ expérience seule. Mais on n’ atteint jamais
un effet perceptif que l’ on puisse considéré comme le résultat
de facteurs purement innés (1).

(1) Pas plus d ’ailleurs qu’ en génétique biologique on n ’ atteint un génotype indé­
pendant du phénotype lié aux conditions d'expérience : Ce génotype est ce q u ’il
y a de com m un aux phénotypes de même race pure et non pas un « type » que l’ on
pourrait situer à côté des phénotypes et en opposition avec eux.
22 LA PERCEPTION

II. — QUELQUES F A IT S
IN D IQ U A N T L A P A R T IC IP A T IO N D E U E X P Ê R IE N C E

1. Il convient d’ abord de rappeler l’ existence de ce qu’ Egon


Brunswik a appelé la « Gestalt empirique » par opposition à
la « Gestalt géométrique » (voir par exemple l’ expérience de
la main : fig. 48 « Empirisierung gegen Formalisierung » de
son Expêrim. Psychol. in Demonstr., 1935). Or, même chez
l’ adulte, ces sortes de Gestalt présentent souvent une prégnance
extraordinaire, avec capacité de « transposition » indépendam­
ment des dimensions et capacité de reconstitutions en cas
de perception incomplète, ces trois caractères de prégnance
de transposition et de reconstitution étant tout à fait compa­
rable à ce que l’ on observe dans le cas de la Gestalt géométrique.
Par exemple, tout en ne m’ occupant plus de mollusques ter­
restres depuis plus de trente ans, je reconnais souvent de loin
des espèces peu familières en me promenant, ou je crois les
reconnaître en présence de fragments de coquilles, etc. Tous
les entomologistes, botanistes, etc., ont fait cette expérience
de la forme rare qu’on discerne ou qu*on croit discerner de
loin (et chez moi indépendamment de toute bonne imagerie
visuelle). Chez le jeune enfant de 4-6 ans les formes géomé­
triques incomplètes (tronquées, dessinées à traits interrom­
pus, etc.), ou enchevêtrées donnent lieu, beaucoup plus qu’après
7-8 ans, à la perception de « formes empiriques » telles que des
maisons, des bonshommes, des sabots, des outils, etc. (1).
La prégnance géométrique semble donc ne l’emporter que
progressivement sur la prégnance empirique, ce qui parle à
la fois, en faveur de l’importance génétique de cette dernière
et en faveur du caractère d’équilibration et non pas d’innéité
des processus formateurs de la bonne forme géométrique.

2. Nous avons, d’ autre part, étudié, avec Maire et Privât,


la résistance avec l’âge (de 5 à 12 ans et chez l’ adulte) des
bonnes formes géométriques en fondant notre méthode sur
ce qu’on peut appeler « l’ effet Rubin j) . Le regretté E. Rubin
a, comme on le sait, analysé dans un article posthume (2),

(1) Archiv. de psychol., 1954, avec B. S t e l t l e r et v o n A l b e r t i n i .


(2 )E . R u b i n , Visual figures apparently incom patible with geom etry, Acta
psychologica, 1950 (t. V II), 365-387.
R A P PO R T D E J. P I A G E T 23

les conflits entre les propriétés géométriques des figures et


certaines illusions géométriques : il suffit ainsi d’ ajouter au
côté supérieur d’un carré les pennures à ouverture externe
de l’illusion de Müller-Lyer et au côté inférieur les pennures
à ouverture interne pour que l’ on cesse de voir ces deux côtés
du carré comme égaux. Nous avons alors mesuré cette défor­
mation aux âges indiqués, en mesurant, d’ autre part, sur
les mêmes sujets l’illusion de Müller-Lyer en présentation
superposée (par analogie avec le carré en question) ; nous
avons enfin mesuré l’étendue du seuil d’égalité du carré (cette
fois sans pennures) avec des trapèzes de formes presque carrées.
Or, bien que la bonne forme corresponde à des conditions
particulièrement coercitives et soit souvent invoquée par
conséquent comme un modèle de mécanisme inné, nous avons
trouvé une évolution surprenante de sa résistance avec l’ âge.
Si l’on appelle « effet Rubin relatif » le rapport donné entre la
déformation du carré à pennure et l’illusion de Müller-Lyer
(mesurée sur les mêmes sujets en présentation superposée),
cet effet relatif est environ trois fois plus grand à 5-6 ans que
chez l’ adulte (alors que l’illusion de Müller-Lyer n’est que
en moyenne 1,78 fois plus grande), et le seuil d’ égalité des
carrés sans pennures et des trapèzes (seuil mesuré à part sur
d’ autres figures) est aussi environ trois fois plus étendu.
La bonne forme primaire des petits (simples effets de
champ) reste donc élastique et assez peu résistante. Avec
l’ âge s’y ajoute une série d’effets secondaires : en percevant
un carré le sujet reconnaît une forme familière et s’ applique
aussitôt, en cas d’hésitation (comme dans le cas de l’effet de
Rubin) à comparer entre eux les côtés ou les angles. Il se cons­
titue ainsi, en fonction de ces comparaisons plus analytiques
et répétées, un « schème perceptif » du carré qui se surajoute
aux effets de champ primaires. Il est alors difficile d’ expliquer
la formation d’un tel schème perceptif sans attribuer une
influence (limitée mais extrêmement probable) à l’expérience
acquise.

3. La constance des grandeurs (en profondeur) passe, auprès


des innéistes, pour le modèle du mécanisme tout monté héré­
ditairement. Abstenons-nous de soulever ici le problème de
sa génèse au cours des premiers mois de l’ existence, question
24 LA PERCEPTION

encore pleine d’obscurités et qui demanderait pour être discutée


avec fruit de longs développements. Notons seulement a cet
égard que l’ âge de 5-6 mois attribué par les travaux récents
(Akishige, voir plus anciennement Brunswik et Kruikshank)
aux débuts de cette constance vient après l’ âge moyen de la
coordination entre la vision et la préhension (4 ; 6 d’ après
Tournay et entre 3 et 6 mois d’ après nos observations) : un
facteur d’expérience acquise relatif à la profondeur, en fonction
de la préhension et de la vision conjointes, ne saurait donc
être exclus vers 6 mois. Mais, répétons-le, ce n’est pas là-dessus
que nous aimerions insister : c’est exclusivement sur un fait
bien curieux et d’ ailleurs connu, quoique les auteurs glissent
souvent avec une sorte de pudeur sur ce genre de constatation
assurément gênant pour les thèses innéistes ou simplement
gestaltistes. Les nombreuses mesures prises par mon excellent
ami et collaborateur Lambercier entre 5 ans el l’ âge adulte
montrent en moyenne un passage graduel entre une légère
sous-constance et une surconstance de plus en plus forte.
Celle-ci, sans être générale chez tous les sujets de 11-12 ans
et davantage, est cependant très fréquente et souvent très
notable. Or, comment expliquer cette surconstance, même si
elle présente de nombreuses exceptions, sans faire appel à
des régulations fondées en partie sur l’expérience ? Il est, en
effet, à peu près certain que l’évaluation de la grandeur réelle
d’un objet perçu en profondeur dépend en une certaine mesure
de l’estimation de la profondeur à laquelle on situe cet objet.
Piéron a souvent insisté sur ce facteur, relevé par maints
auteurs, et nous avons été conduits, en cherchant à formuler
l’estimation des grandeurs en profondeur, à en tenir également
compte (1). Or, même si l’on admet que la perception de la
troisième dimension comporte un élément inné, il est difficile
de contester que l’évaluation des diverses profondeurs dépend
également de l’exercice. Si, d’ autre part, l’estimation de la
grandeur réelle (constance de la grandeur) tient simultanément
compte de la grandeur apparente (perspective) et de la pro­
fondeur perçue, on est alors conduit à admettre que cette
estimation ne provient pas seulement d’une équilibration
immédiate des effets de champ simultanés, mais encore et

(1) Cf. Arch. de psychol., 1943 (29), p. 285.


R AP PO R T D E J . P I A G E T 25

peut-être surtout de compensations dues à des comparaisons


comportant des régulations proprement dites : il en résulte
la possibilité de surcompensations, ce qui explique l’existence
des surconstances si fréquemment observées.
4. Mais la psychologie de la forme a précisément contesté
l’importance de la grandeur apparente, et certains auteurs
sont allés jusqu’à mettre en doute l’ existence même d’une
perception distincte de la perception des grandeurs réelles ;
on a quelques fois soutenu, par exemple, que la grandeur
apparente était une fiction inventée pour les besoins de la
cause par les théories qui distinguent deux temps dans la
perception en profondeur : un effet élémentaire initial fondé
sur l’image rétinienne et une correction ultérieure due aux
associations acquises, aux « raisonnements inconscients », etc.
Nous avons donc tenu à reprendre ce problème avec Lamber-
cier (1) et la mesure des grandeurs apparentes (donc projec-
tives et non pas objectives), non seulement s’est révélée pos­
sible dès 7-8 ans (auparavant l’enfant ne comprend pas la
consigne faute d’instruments intellectuels, tout en percevant
naturellement les choses indépendamment de ces facteurs de
langage et d’intelligence), mais encore a fourni le résultat
paradoxal que voici : les plus jeunes sujets (7-8 ans), qui sont
donc ceux dont il est le plus difficile de se faire comprendre
quant à l’objet même de l’estimation, sont par ailleurs ceux
qui présentent les meilleures estimations perceptives une fois
la consigne saisie ; au contraire les plus grands (9 à 12 ans)
et les adultes eux-mêmes, qui comprennent aisément de quoi
il s’ agit, fournissent des résultats perceptifs moins bons. Plus
précisément, l’ erreur augmente en moyenne jusque 10-12 ans
pour diminuer légèrement dans la suite, mais sans que l’ adulte
retrouve la capacité d’évaluation propre aux enfants de 7 ans.
Si l’ on pouvait descendre en dessous de 7 ans on obtiendrait
donc vraisemblablement (d’ après l’ allure de la courbe des
erreurs avec l’âge), des résultats encore meilleurs à ceux de
7-8 ans.
Il n’est alors qu’une explication plausible de cette difficulté
croissante à évaluer les grandeurs projectives : c’est que seule
la grandeur objective (constante) est utile dans l’action quoti­

(1) Arch. de psychol., 1951 (33), 81-130.


26 LA PERCEPTION

dienne, tandis que la grandeur projective ne sert à rien, sinon


aux peintres de paysages ou aux dessinateurs astreints à
reproduire les perspectives (1). Il en résulte que, dans la per­
ception usuelle la grandeur projective est corrigée en fonction
de la grandeur objective au fur et à mesure des progrès de
celle-ci et que la « grandeur apparente » constitue, pour la
plupart des sujets, un compromis entre la grandeur projective
exacte et la grandeur réelle.
Un tel développement des erreurs projectives parle donc
en faveur du caractère pragmatique des constances, sur lequel
a insisté Piéron : si nous vivions comme des buîtres au lieu
de nous déplacer sans cesse, ce serait peut-être la perception
des grandeurs projectives qui s’améliorerait avec l’ âge, tandis
que la constance projective serait mauvaise à tout âge ou se
détériorerait même au cours du développement.

5. Une étude avec Lambercier, non encore publiée, sur les


comparaisons verticales (entre deux tiges droites situées dans
le prolongement l’une de l’ autre avec des intervalles variables)
nous a permis de faire des constatations analogues. D ’une part,
l’erreur par surestimation des éléments situés dans la partie
supérieure du cbamp augmente avec l’ âge. D ’ autre part, cette
erreur témoigne d’une variabilité surprenante et ne semble pas
due uniquement à une asymétrie du champ visuel, mais aussi
et peut-être surtout à l’asymétrie des transports de bas en haut
et de haut en bas (en opposition avec la symétrie relative des
transports de gauche à droite ou de droite à gauche, réserve
faite en ce qui concerne une asymétrie éventuelle entre les
estimations à droite et à gauche). Or, au cas où l’erreur en
comparaison verticale serait due à une asymétrie des transports,
l’ augmentation de l’erreur moyenne avec l’ âge résulterait
simplement de la consolidation progressive de certaines habi­
tudes de comparaison (par exemple comparaisons de bas en
haut primant celles de haut en bas, ou l’inverse), ce qui ferait
dominer l’ asymétrie sur la compensation.

6. Un dernier exemple d’intervention probable de l’ expé­


rience dans les structurations perceptives est celui des actions

(1) C’ est précisément chez un ou deux dessinateurs que nous avons trouvé les
plus faibles erreurs d ’ adultes.
R A P PO R T D E J. P I A G E T 27

indirectes de l’intelligence sur la perception par l’intermédiaire


des mouvements du regard. Nous avons ainsi présenté avec
Lambercier (1) à des sujets de 5 à 11 ans deux tiges A et C
situées à 3 m. de distance l’une de l’autre en profondeur et
une tige B mobile pouvant servir de commune mesure par
comparaisons A = B puis B = C. Avant 7 ans, l’enfant
compare C k A sans s’occuper de B et l’erreur en profondeur
demeure la même après l’introduction de B qu’ auparavant.
Après 9ans et chez l’adulte, l’erreur en profondeur (souscontance,
ou surconstance) disparaît presque entièrement après l’intro­
duction de B, parce que, sous l’influence de la transivité logique
A = jB, B = C, donc A ~ C, le sujet se met à parcourir du
regard les trois tiges A , B et C selon des trajets autres que ne
le font les petits : avant 7 ans, en effet, le sujet compare A et C
à part sans s’occuper de B ou A et B sans s’occuper de C, etc.,
tandis qu’après 9-10 ans le sujet fait les comparaisons selon
le circuit complet ABCA ou A C B A , jusqu’ à un nivellement
ou à une compensation approchée des différences. Entre 7
et 9 ans, on observe des réactions intermédiaires : il y a déjà
transitivité logique (le sujet « sait » que les trois éléments sont
égaux pour les avoir vus égaux par paire A B et BC), mais
l’erreur perceptive n’est diminuée qu’en partie par l’intro­
duction du moyen terme B (le sujet ne « voit » pas A — C tout
en « sachant » qu’il en est bien ainsi !) ; la raison en est sans
doute que le sujet ne procède pas encore par circuits entiè­
rement fermés. En cet exemple, ce sont donc les directions
sensori-motrices ou les itinéraires moteurs de la comparaison
qui sont modifiées par les habitudes acquises, celles-ci étant
elles-mêmes influencées par les inférences logiques ; mais la
trajectoire des comparaisons détermine en fin de compte l’esti­
mation perceptive comme telle en provoquant un jeu de
transpositions qui annule ou atténue les erreurs.

III. — CONCLUSIONS

Les partisans de l’innéité répondront sans doute que plu­


sieurs des faits invoqués précédemment sont ambigus ou poly­
valents, à cause de l’intervention de facteurs trop nombreux,

(1) V oir Arch. de psychol., 1946 (31), 325-368.


28 LA PERCEPTION

et que seules les situations simples ou « coercitives » sont démons­


tratives. Mais nous ne croyons nullement pour notre part,
que les systèmes de stimulations ambigus constituent une
simple mosaïque d’ effets primaires se mélangeant au hasard
de diverses façons. Nous pensons au contraire que, sitôt
dépassés les effets de champ liés à une seule centration, et
sitôt, par conséquent, qu’entrent en jeu des comparaisons
entre données perçues successivement, des activités multiples
interviennent qui s’échelonnent entre la perception primaire
et l’intelligence.
Ces activités consistent en transports dans l’ espace (cf. 5)
ou dans le temps, en transpositions spatio-temporelles, en
comparaisons cc analytiques » (comme disent les gestaltistes),
c’est-à-dire orientées selon certains schèmes de décomposition
ou de recomposition (cf. sous 2 le schème du carré), en antici­
pations fondées sur des transpositions antérieures (cf. les
« Gestalt empiriques » sous 1), en mises en relation avec des
références de plus en plus éloignées, etc. Ces activités ne sont
pas de nature opérationnelle comme celles qui caractérisent
Pintelligence (bien que celles-ci puissent réagir sur celles-là
comme sous 6, par l’intermédiaire de la motricité), mais leurs
compositions relèvent de régulations diverses, en partie influen­
cées par l’expérience, dont nous avons vu un exemple à propos
des « surconstances » objectives (cf. 3) ou des comparaisons
projectives (cf. 4).
C’est dans la direction de ces activités perceptives qu’il
faut, croyons-nous, chercher le véritable sens de cette « préfi­
guration des notions sur le plan perceptif » dont parle avec
raison Michotte. Une telle préfiguration pourrait, il est vrai,
signifier que les notions seraient déjà préformées dans le
domaine des effets perceptifs primaires (ou effets de champ),
dont l’intelligence n’ aurait plus qu’ à les abstraire : mais elle
pourrait aussi signifier (et cette seconde interprétation nous
paraît conduire beaucoup plus loin) que les régulations propres
aux activités perceptives esquissent ou annoncent déjà les
mécanismes de composition qui deviendront opératoires une
fois devenue possible la réversibilité entière. C’est ce qui
expliquerait à la fois les analogies et les différences existant
entre les « constances » perceptives et les schèmes opérationnels
de « conservation. »
RA PP O R T D E J. P I A G E T 29

À cet égard, il existe, à côté des constances à un terme


(grandeur, forme ou couleur d’un objet perçu comme unité),
lesquelles, remarquons-le, présentent également toutes une
sorte de « dédoublement phénoménal » (grandeur apparente
et grandeur réelle perçues sur le même objet, forme apparente
et forme réelle, etc.), ce que l’on pourrait appeler une cons­
tance à deux termes conservant, non plus les qualités statiques
de l’objet, mais la transformation ou le mouvement de l’ agent
au patient (le mouvement du mobile étant perçu comme
identique à celui de l’agent tout en ayant passé d’un objet à
l’ autre). Or, tout en admettant pleinement à titre de descrip­
tion cette cc ampliation du mouvement », il reste que celle-ci
constitue une résultante de l’ensemble du processus perceptif
en jeu dans le cas particulier : le mystère qui subsiste dans la
causalité perceptive est que l’on ne voit jamais passer l’ action
transitive du moteur au mobile, mais que l’ on perçoit seule­
ment le fait qu’elle a passé, ce qui est bien différent. En d’ autres
termes, on voit, après l’impact, le mobile animé du mouvement
qui était jusque-là celui de l’ agent seul, mais 011 ne voit pas,
au cours de l’impact, quelque chose de comparable à un phéno­
mène « phi » qui serait le mouvement ou l’ action causale
sautant de l’ agent sur le patient. Cette constance à deux termes
qui est la causalité perceptive peut donc s’expliquer elle-même,
comme les constances à un terme, par un jeu de compensations
ou de régulations qui relèvent d’un processus d’ équilibration.
Si « coercitive » que soit cette perception de la causalité à partir
d’un certain niveau de développement, elle ne nécessite donc
pas sans plus l’intervention de mécanismes innés, ou l’inter­
vention exclusive de tels mécanismes, et, à son sujet aussi,
il convient de se demander ce que nous percevrions si nous
vivions comme des huîtres au lieu de nous déplacer.
En conclusion, l’intervention de mécanismes innés dans la
structuration des données sensorielles de la perception est
beaucoup plus difficile à démontrer que celle de l’ expérience
antérieure. Une innéité partielle reste cependant probable et
l’ on ne saurait en tout cas pas vérifier non plus sa non-inter­
vention : mais elle détermine sans doute davantage l’ ensemble
des possibilités et des impossibilités pour un niveau mental
donné, que la formation de mécanismes héréditaires tout
montés. Au reste, si ceux-ci s’ avéraient exister dans le domaine
30 LA PERCEPTION

des structurations perceptives, le problème ne serait que


renvoyé à la biologie, comme nous le disions au début de ce
rapport : si elles étaient d’origine purement endogène, selon
la thèse mutationniste, les adaptations perceptives consti­
tueraient un miracle continuel par leur accord entre des méca­
nismes supposés préformés et les caractères de la réalité phy­
sique ; et si leur origine comportait une part plus ou moins
grande d’hérédité de l’ acquis, alors réapparaîtrait sous une
nouvelle forme le problème de l’influence de l’expérience anté­
rieure sur la structuration perceptive actuelle.
RAPPORT
de
A. M ic h o tte
Professeur à F Université de Louvain

Avant d’ aborder cette discussion, il est nécessaire de


préciser l’ objet suxJ£quel elle portera., et notamment les deux
termes : « structuresjle_s_données sensorielles » et « influence de
l’ expérience ».
Lorsque nous parlerons de « structures » dans ces pages
nous aurons en vue soit Inorganisation du champ total de la
perception, soit, surtout pour ce qui concerne nos recherches
personnelles, l’ organisation interne de certaines données per­
ceptives, perception d’ objets oiTperc^TTtixrir-d^évéïrements^
L’ aspect sensoriel du monde des choses animées ou inani­
mées et des événements perçus peut se prêter, suivant le point
de vue auquel on se place et suivant les méthodes suivies, à
différentes espèces d’ analyses.
L’une d’elles, Fanalyse structurale, a pour but de définir
l’ organisation du donné sensoriel~~àu moyen de notions de
relations caractéristiques, élaborées à partir de l’ observation
des changements d’organisation que l’on peut produire expéri­
mentalement en modifiant de façon appropriée, le système
des stimulations imposées à l’ observateur. Ainsi, en dehorsJ
de la désignation des modalités sensorielles, des « formes »
(au sens large), d’Eidos (impression spécifique d’un ensemble),
F analyse structurale fait usage de concepts comme ceux d’intë-^
gration, de ségrégation, d’ appartenance, de dominance, de
participation, de coordination, d’ ampliation, d’ assimilation,
de référence, de dédoublement phénoménal, etc.
L’étude analytique des structures se montre fort utile pour
la recherche parce qu’elle fait « comprendre » certaines énigmes
du monde phénoménal, parce qu’elle permet souvent de prédire
le caractère des impressions qui se produiront dans certaines
32 LA PERCEPTION

conditions, et enfin parce qu’ elle fait apparaître de nouveaux


problèmes.
Cela dit, il est évident que la structuration du donné sen­
soriel est déterminée d’une part, par le système des excitants
agissant sur les organes des sens de l’ observateur et d’ autre
part, par les conditions de réceptivité de celui-ci, par ce que
l’on pourrait désigner par le terme très général de « préparation »
du sujet.
Cette « préparation » comporte à la fois des conditions
d’ordre constitutionnel, dispositions congénitales individuelles
répondant à la structure du système nerveux et des organes
des sens et aux lois de leur fonctionnement, et d’ autres condi­
tions, déterminées par des acquisitions faites au cours de la
vie du sujet considéré.
C’est ici que se situe se qu’ on appelle « l’ Expcrience ».
Mais ce terme est vague, et les auteurs lui donnent des signifi­
cations assez différentes. Dans son sens le plus large il couvre
tous les événements de la vie antérieure d’un sujet, qui d’une
manière ou de l’autre, sont susceptibles d’ exercer une influence
sur son comportement et sur les^ structures sënsôriëllês qui
s’établissent à un moment, et dans des-Gonditions-déterminées
de son existence.
Il est inutile de dire que ces événements sont extrêmement
variés. On pourrait mentionner par exemple :

^l° Les répétitions et l’ apprentissage ;_____________


/ 2°*JLës coordinations sensorielles et sensori-moirieenF;
3° Les significations ;
4° La connaissance du langage et en particulier des noms
d’objets, de leurs propriétés, etc. ;
5° Toutes connaissances acquises relativement aux objets
perçus, à leur nature, à leur utilisation, etc. ;
6° Les habitudes d’ observation, concentrée ou dispersée, par
exemple ;
7° Les réactions émotives éprouvées dans des situations
données ;
8° Les besoins agissant à un moment déterminé, la motivation,
la consigne, les intérêts développés au cours de la vie,
les « valeurs », etc. ;
9° Les influences d’ ordre social.
R A P PO R T D E A. MICHOTTE 33

Cette liste n’ a aucune prétention à être exhaustive et si


nous l’avons donnée ici, c’est simplement afin de montrer que,
en tout état de cause, il ne s’ agit pas d’un seul problème, mais
d’une infinité de problèmes différents, dont chacun devrait
être étudié séparément.
Ajoutons que la question se complique encore lorsqu’ on
prend en considération ce qui a été dit dans l’ Introduction,
des rapports entre la perception et l’ action. Si, en effet, le film
ininterrompu des stimulations sensorielles et des conditions
de la réceptivité est sous la dépendance du cours de notre
comportement, et si celui-ci est déterminé pour une immense
part, par l’ expérience acquise, ce qui est évident, il va de soi
que les structures sensorielles doivent également être liées à
cette expérience, de manière indirecte tout au moins. ^
Et s’il en est ainsi, il est indispensable de distinguer deux
cas : celui de la stimulation fixe, limitée, intégrée dans une
action qui ne dépasse pas les possibilités créées par la situation
expérimentale elle-même (expériences classiques de laboratoire)
et celui de la stimulation fluente, évoluant à chaque instant
en fonction du développement de nos activités et déterminée
par les exigences de ces dernières. Le fait d’ avoir négligé de
faire cette distinction a été souvent, croyons-nous, la source
de nombreux malentendus.

M ÉTH O DES D E RECHERCHES

Les principales méthodes qui ont été utilisées pour étudier


l’influence de l’expérience acquise se sont placées, à des degrés
divers, à ces deux points de vue, et il y a sans doute quelque
flottement à cet égard.
On peut ranger ces méthodes en trois grandes catégories :

I. — La méthode génétique

On s’est efforcé notamment de supprimer dans la mesure


du possible toute possibilité d’acquisitions perceptives dans
l’histoire individuelle ; ce sont des expériences faites sur de
jeunes enfants et surtout sur de jeunes animaux. Ou bien on
a suivi progressivement le développement du comportement
au cours des premières étapes de la vie, cherchant à en tirer
s y m p o s iu m 1953 3
34 LA PERCEPTION

des conclusions au point de vue perceptif. Ou encore des expé­


riences du type classique ont été réalisées sur des enfants de
différents âges.
Beaucoup de ces recherches rencontrent de grandes diffi­
cultés, lorsqu’il s’agit de distinguer entre les effets d’une
acquisition par expérience et ceux de la maturation. De plus,
il n’est pas aisé d’éliminer toute possibilité d’ acquisition indi­
viduelle antérieure aux observations (influences même préna­
tales). Enfin, beaucoup de conclusions tirées de l’ observation
du comportement au point de vue des structures perceptives
comme telles ont fatalement un caractère assez hypothétique.

II. — La méthode anatomo-physiologique et pathologique

Cellc-ci s’applique à étudier l’influence exercée sur les


structures perceptives par des déficiences congénitales (opé­
rations des aveugles-nés par exemple). On a réalisé aussi des
altérations expérimentales dans les connexions nerveuses :
sections et sutures de nerfs, etc.
Ici encore l’interprétation des résultats peut être fort
difficile (aveugles-nés). Et pour le reste, il va de soi que l’ emploi
d’une méthode comportant des mutilations, éventuellement
une immobilisation prolongée, ou l’inutilisation de certains
organes des sens, qui s’ est montrée très précieuse pour l’étude
des animaux, n’est pas applicable à l’homme.

III. — Recherches expérimentales


sur l’homme et l’ adolescent

Il est évidemment impossible de supprimer dans ce cas


l’ existence d’un acquis préalable, considérable, mais indéter­
minable et variable d’après les individus. Néanmoins, différents
procédés permettent, même dans ces conditions, d’ obtenir des
indications relativement au problème qui nous occupe.
Mais avant de les examiner quelques remarques générales
s’imposent.
Lorsqu’ on cherche à reproduire expérimentalement, dans
des conditions simplifiées les principaux types de structures,
on constate que celles-ci montrent de grandes différences dans
l’uniformité avec laquelle elles se présentent, c’ est-à-dire dans
R AP PO R T D E A . MICHOTTE 35

la puissance du lien qui les unit à leurs conditions d’ apparition.


Ainsi, supposé que l’ on maintienne aussi constants que
possible le système des excitants et les conditions de réceptivité
tant périphériques que centrales, grâce au contrôle exercé
par l’ expérimentateur et le sujet lui-même, il arrive fréquem­
ment que les réponses soient non seulement quantitativement,
mais aussi qualitativement variables, soit chez différents indi­
vidus, soit chez la même personne à des moments différents.
Ces variations sont donc le fait de l’intervention de condi­
tions qui échappent au contrôle ; mais elles ne sont pas pour
autant purement fortuites. En effet, les diverses réponses sont
ordinairement en petit nombre, et de plus, elles se présentent
avec des fréquences relatives (probabilités) différentes, certaines
se montrant de manière constante plus ou moins favorisées
que d’ autres.
Par ailleurs on peut constater souvent que, maintenant
aussi constant que possible le système des stimulations du
sujet, les structures perceptives se montrent nettement dépen­
dantes des conditions centrales contrôlables de réceptivité
(concentration de l’ attention par exemple, besoins et moti­
vation, etc.) et varient systématiquement avec celles-ci.
Dans ces deux cas, les stimulations peuvent être consi­
dérées comme « ambiguës ». Mais, il y en a d’ autres dans lesquels
le système de stimulation paraît déterminant au point que les
réponses se montrent réfractaires aux modifications des condi­
tions centrales contrôlables (dans les limites de la marge nor­
male de leurs variations). La structure se maintient alors malgré
les efforts du sujet pour la changer, et peut-être même en dépit
d’un apprentissage prolongé dans ce sens. On a alors affaire
à ce que nous appelons les systèmes de stimulations coercitifs.
Ceux-ci constituent naturellement des cas extrêmes et il y a
quantité de degrés intermédiaires entre les deux dernières
catégories, suivant que la stimulation, ou les conditions centrales
de réceptivité sont plus ou moins déterminantes, ce qui peut
se traduire numériquement.
Il en résulte que la notion de « coercition perceptive » est
une notion limite qui doit être prise dans un sens statistique.
Il y a lieu du reste de faire encore une distinction ici entre
l’individu, pour lequel telle structure s’impose de façon cons­
tante au cours d’innombrables observations réparties sur des
36 LA PERCEPTION

années, et une population d’individus dans laquelle on peut


rencontrer l’un ou l’ autre cas exceptionnel chez lequel la
contrainte de la stimulation est moins puissante.
Cela dit, il est aisé de comprendre qu’il soit possible de
déterminer quels sont les facteurs qui, pour un système de
stimulations données, amèneront éventuellement un changement
dans la fréquence des réponses de tel ou tel type, et d’ élucider
dans quelle mesure ces facteurs ressortissent à l’expérience
acquise.
C’est ainsi qu’il a été démontré au cours de nombreuses
recherches que, en faisant intervenir l’ expérience acquise, soit
par une instruction appropriée, soit en utilisant comme exci­
tants des objets « pleins de sens », soit en faisant appel à la
mémoire, soit en faisant jouer les « valeurs », l’influence de
ccs facteurs pouvait ctrc nettement mise en évidence. Elle
peut se manifester sur les couleurs, les grandeurs et distances
apparentes, la structure spatiale d’ ensemble, les formes mêmes
et leur structure interne.
Une autre façon d’opérer consiste à créer une nouvelle
(( expérience acquise », en soumettant les sujets à un appren­
tissage aboutissant à des structurations différentes de celles
qui paraissaient coercitives à première vue.
Cette influence est bien mise en lumière par les travaux
particulièrement importants, relatifs à l’ établissement de nou­
velles coordinations visuelles et tactiles-kinesthésiques après
altération de l’ organisation de l’espace phénoménal par l’inver­
sion du champ visuel par exemple ; ou encore par les expériences
portant sur la modification, par exercice, des distances, des
positions apparentes, etc. (1).
De même, nous avons pu constater à l’ occasion d’expé­
riences récentes, et non encore publiées, faites à Louvain par
M. A. Glynn, que l’ on vous a montrées hier, sur la transparence
apparente d’écrans opaques que pour beaucoup d’ observateurs,
la structure de transparence (ou de translucidité) ne s’ établis­
sait que progressivement à la suite de répétitions de l’ expérience,
et qu’il fallait même parfois avoir recours à des comparaisons
avec des cas de faible transparence physique pour y arriver.

(1) A u sujet de tout ceci, voir par exem ple : M. D . V e r n o n , A further Study of
Visual Perception, Cambridge U niversity Press, 1952, chap. X notam ment.
RA PP O R T D E A . MICHOTTE 37

Tous les résultats obtenus en ces matières montrent on


le sait, d’extraordinaires possibilités d’ adaptation. Toutefois
deux remarques importantes s’imposent ici.
D ’ abord, et à notre sens on ne pourrait assez insister sur
ce point, la possibilité de modifier par apprentissage une
structure perceptive ( y compris les coordinations) n e c o n s t i t u e
PAS UNE PREUVE É V ID E N T E QUE LA S T R U C T U R A T IO N PRÉA­
L A B L E A U N O U V E L A P P R E N T IS S A G E É T A IT E L L E -M E M E LE F R U IT
D ’ UN A P P R E N T IS S A G E .
En effet, supposé que la structure primitive soit le fait de
dispositions fonctionnelles congénitales, il n’y a aucune impos­
sibilité logique à ce que l’influence de celles-ci puisse être
altérée par un apprentissage ultérieur. Il s’ agit ici non d’une
question de logique, mais de fait ; et tout ce que l’ on peut
affirmer avec certitude est que l’apprentissage peut modifier
des structures qui paraissent éminemment stables, peut établir
de nouvelles coordinations, etc., et que par conséquent une
hypothèse empiriste généralisée est plausible. Mais sa justifi­
cation éventuelle ressortit à d’ autres méthodes.
Une seconde remarque vise le fait que l’ apprentissage tel
qu’ on peut le réaliser expérimentalement n’ est pas tout puissant.
Ses effets ont certainement des limites. Il paraît impossible
par exemple qu’un sujet puisse apprendre à voir la forme d’un
cercle, lorsqu’on lui présente un carré placé sur un fond uni­
forme !
Le dernier mot revient donc à la recherche ; c’ est à elle
qu’il convient de faire appel pour déterminer l’ étendue et les
possibilités de l’ apprentissage en ces matières. En tout état
de cause un fait certain d’après notre propre expérience est
que, chez l’ adulte du moins, ces effets peuvent demander
éventuellement pour se manifester des périodes de temps réel­
lement très considérables.
Mais s’il est possible de modifier ainsi les fréquences d’ appa­
rition de certaines structures en faisant jouer des facteurs
ressortissant aux domaines de l’expérience acquise ou de
l’ apprentissage, on peut en faire intervenir aussi d’ autres qui
semblent difficilement pouvoir se ranger dans la même caté­
gorie. Ce sont ceux que l’on est convenu d’ appeler « objectifs»
et qui concernent le système des stimulations elles-mêmes,
telles la proximité des excitations sur les surfaces sensibles
38 LA PERCEPTION

de notre corps ; leur similitude, la continuité spatiale ou tem­


porelle, l’inclusion, la symétrie, l’ appartenance du contour à
la surface qu’elle entoure, etc. Il est extrêmement aisé dans
d’innombrables circonstances, et souvent beaucoup plus aisé
que par l’intervention des facteurs précédents, de bouleverser
complètement par ces moyens les réponses d’un sujet.
Ainsi, on a pu voir, au cours des séances de démonstrations,
le cas de deux objets (taches de couleurs) exécutant des mou­
vements de va-et-vient le long d’une fente, et dont les phases
étaient décalées d’une demi-période de façon que les extré­
mités opposées de la fente étaient atteintes simultanément.
Dans les conditions expérimentales adoptées, ce système
peut donner lieu à différentes structures perceptives chez le
même sujet, lorsqu’il prolonge quelque peu ses observations.
Il peut voir les deux objets exécuter des mouvements de rota­
tion dans la troisième dimension, dans un plan horizontal, dans
une direction ou dans l’ autre. Il peut voir deux objets se mouvoir
d’un mouvement rectiligne dans la fente et se croiser au milieu
(ce qui correspond exactement aux conditions objectives) ;
enfin il peut voir deux objets exécuter des mouvements de va-
et-vient ayant une amplitude moitié moindre que celle de
l’ amplitude totale, et venant se cogner au centre de la fente,
en changeant de couleur à ce moment.
Si alors on brise la continuité spatiale des mouvements
en plaçant un écran opaque recouvrant le centre de la fente,
c’est une structure de ce dernier genre qui s’impose de façon
apparemment coercitive, c’est-à-dire que l’on voit les objets
exécuter symétriquement des mouvements de va-et-vient,
d’ amplitude plus réduite, se terminant à proximité des bords
de l’écran, derrière celui-ci, et changeant chaque fois de couleur.
Si, par contre, on fait jouer les principes de similitude
interne en donnant au mouvement de l’un des mobiles une
vitesse et une amplitude moindre que celle de l’ autre, les deux
branches de chaque mouvement forment une unité très puis­
sante et c’est la structure de croisement qui s’impose (1).
Dans une autre expérience on voyait un rectangle immobile
de couleur rouge, vers lequel se dirigeait un rectangle noir

(1) Cette expérience a été faite sur 140 sujets. D eux d ’entre eux, seulement,
ont vu le va-et-vient symétrique. L ’un avait souvent fait des observations dans
des conditions analogues, l’autre jamais.
R AP PO R T D E A . MICHOTTE 39

plus petit. Dès que celui-ci atteignait l’ objet rouge, ce dernier


diminuait de longueur au fur et à mesure de la progression de
l’ autre. Ceci donne ordinairement une impression d’ effaçage
de l’ objet rouge par le noir. Mais si l’ on cache dès le début de
l’expérience l’extrémité postérieure de l’ objet rouge par un
écran de carton d’une autre couleur, l’impression se modifie
du tout au tout. Il n’est en général plus question d’ effaçage
ni de diminution apparente de la grandeur de l’ objet rouge ;
et l’on voit simplement l’ objet noir pousser progressivement
l’ autre derrière l’ écran. Ces deux structures si différentes peu­
vent être établies à volonté, selon qu’ on s’ arrange de manière
que la limite postérieure de l’objet rouge lui appartienne
phénoménalement ou non ; et ceci est déterminé par le système
de stimulations utilisé.
Quand on considère ces expériences, et beaucoup d’ autres
du même genre, il est certain qu’il est possible d’ expliquer les
résultats obtenus en se basant uniquement sur le jeu des
« facteurs objectifs ». Et il est non moins certain que lorsqu’ on
s’ est longtemps occupé de ces problèmes, il est souvent possible
de prédire, à partir de ces facteurs, la structure qui s’établira.
La plupart des expériences mentionnées ont été d’ ailleurs
combinées de cette façon, et l’effet attendu s’ est produit de
fait. Et l’on peut ajouter que si ces facteurs ont l’influence
qu’ on leur attribue, le résultat doit se produire (on en verra
d’ autres exemples dans la suite).
Il est important de remarquer, au surplus, que les systèmes
d’excitations correspondant aux objets au milieu desquels
nous vivons, et aux événements qui se passent autour de nous,
sont très fréquemment constitués de telle manière que des
structures du genre de celles qui ont été mentionnées (et c’ est
intentionnellement que nous avons choisi celles-là) doivent se
produire sous l’ action de facteurs objectifs. Il en résulte que
l’on peut naturellement trouver dans notre expérience quoti­
dienne une infinité de cas dans lesquels ces mêmes structures
se manifestent. Aussi n’ est-il pas étonnant que Ton puisse
être tenté d’ attribuer à ces expériences répétées un rôle pré­
pondérant dans la structuration du donné sensoriel. Mais il
semble que l’ on oublie parfois qu’il faut précisément expliquer
pourquoi ces types de structures s’ établissent originairement.
Et c’est ici que se pose, à notre sens, le problème fondamental.
40 LA PERCEPTION

Il consiste à se demander si Yefficacité des facteurs objectifs


de proximité, de similitude, de continuité, etc., provient en
dernière analyse d’un processus d’ acquisition par expérience
individuelle, ou bien si elle correspond à des dispositions fonc­
tionnelles héréditaires, congénitales dans le sens où l’on attri­
buait par exemple l’établissement d’ associations à de pareilles
dispositions.
Soit dit en passant, il nous semble préférable en ces matières
d’éviter le mot « innéité » qui a une connotation philosophique
un peu suspecte, et qui rappelle trop facilement la conception
des c<idées innées » et celle des « formes a priori ».
Quoi qu’il en soit, il semble bien que, dans la situation
actuelle, aucun argument ne soit décisif en faveur de l’une
ou de l’ autre hypothèse.
Les preuves tirées du comportement des jeunes enfants
ne le sont pas, parce qu’il est toujours possible de les inter­
préter de différentes manières.
De même, le fait de la résistance de certaines structures à
un nouvel apprentissage n’établit pas nécessairement le carac­
tère héréditaire de dispositions fonctionnelles correspondantes,
car il est toujours loisible de supposer que les effets d’un appren­
tissage très précoce seraient si puissants et si stables qu’un
contre-apprentissage ultérieur pourrait difficilement les altérer.
D ’autre part, on ne voit pas bien de quelle manière l’effi­
cacité des facteurs objectifs pourrait être le fruit de l’expérience.
Ni, de même, le fait que certaines structures se montrent
dépendantes d’un système bien délimité de stimulations dont
l’ altération progressive, c’est-à-dire une modification dans le
jeu des facteurs objectifs, entraîne des variations systématiques
et graduelles (principe des variations concomitantes) parallèles,
des structures sensorielles.
Cet argument est singulièrement renforcé lorsqu’ on consi­
dère les cas dits « paradoxaux » dans lesquels une structure
s’établit sous l’influence d’un système approprié de stimula­
tions, dans des conditions non seulement contraires aux connais­
sances acquises relativement aux objets, mais aussi aux expé­
riences perceptives journalières (1).

(1) V oir A . M i c i i o t t e , L a perception de la causalité, éd. de l ’ Institut supérieur


de Philosophie, Louvain, 1946, Passim. — M . Y e l a , Phénoménal Causation at a
D istance, The Quarterly Journal of Expérimental Psychology, vol. IV, 1952, pp. 139-
R A P P O R T D E A . MICHOTTE 41

Les cas de cette espèce sont si fréquents qu’ on a l’ embarras


du choix. Ils montrent en tout cas, que la connaissance préa­
lable de la nature des objets physiques présentés et de leurs
propriétés, ne font point obstacle à la formation de structures
sensorielles qui répondent à un système de stimulations conve­
nable, en dépit des contradictions que cela peut provoquer.
Du reste, le fait se vérifie dans la plupart des « illusions »
présentées à des sujets « avertis ».
Mais, malgré tout, on pourrait discuter indéfiniment de
l’ origine première de l’efficacité des facteurs objectifs. Cette
dispute du reste n’ aurait guère, à notre sens, qu’un intérêt
relatif, car la méthode génétique montre à n’en pas douter
que les réactions des organismes témoignent, dès les premiers
stades de la vie, de réceptions sensorielles plus ou moins bien
organisées. Et l’ on est donc amené à admettre que l’efficacité
de certains facteurs objectifs, en tout cas, est « primitive »,
entendant par là qu’ elle se manifeste de façon extrêmement
précoce, sans préjuger de la question « inné » ou « acquis-pen-
dant-la-toute-première-période-de-la-vie-postnatale ».
Les points à retenir de cette discussion sont, nous semble-t-il,
d’une part, le caractère « primitif » (dans le sens que nous
venons d’indiquer) du rôle des facteurs objectifs d’organi­
sation ; et aussi le fait que, plus on approfondit l’étude des
structures sensorielles par des recherches expérimentales, et
plus on se convainc que beaucoup d’entre elles qui, à première
vue, semblaient évidemment être liées à l’ expérience complexe
acquise au cours de la vie, peuvent s’expliquer d’une façon
fort simple par le jeu des dits facteurs objectifs fondamentaux.
D ’ autre part, l’influence de l’ expérience individuellement
acquise est tellement évidente qu’ elle ne pourrait être mise
en question. Elle intervient non seulement pour donner un
« sens » à certaines structures, comme on le verra dans un ins­
tant ; mais elle agit aussi sur les structures elles-mêmes, ainsi
qu’il a été signalé plus haut. Son action et celle des facteurs
objectifs sont donc complémentaires. Aussi, ce qui importe
essentiellement en ces matières, n’ est pas de poser les pro­
blèmes en termes généraux, ni surtout d’ opposer brutalement

154. — L. K n o p s , Contribution à l’étude de la « naissance » et de la « permanence »


phénoménales dans le champ visuel, M iscellanea Psychologica Albert Michotte,
Institut supérieur de Philosophie, Louvain, 1947, expérience citée p. 590.
42 LA PERCEPTION

deux conceptions : « inné ou acquis » ; mais'bien plutôt de souli­


gner que la structuration du donné sensoriel chez l’adulte
dépend de très nombreux facteurs, dont le rôle de chacun
peut être défini par différentes conditions expérimentales : sys­
tème de stimulations, consigne et motivation, expectation,
répétition, apprentissage, etc., qui commandent leurs actions
respectives. Il faut analyser séparément l’ action de chacun
de ces facteurs et voir quels sont leurs effets propres sur les
différents aspects du donné sensoriel : qualité, grandeur et
distance apparente, organisation interne du percept, etc. Et
il faut s’efforcer ensuite de préciser comment ces facteurs
agissent, et pourquoi ils ont tels ou tels effets. Tout ceci
est affaire de recherche expérimentale et non de discussions
théoriques.
STRUCTURES E T S IG N IF IC A T IO N S

Il est bien difficile de parler de structures sensorielles sans


prendre en considération leurs significations, car les unes sont
évidemment liées de façon intime aux autres.
^"""Tout ce que l’ adulte perçoit a pour lui une signification,
en ce sens tout au moins que nous rangeons dans une certaine
catégorie conceptuelle les objets perçus, et cela parce que
l’homme qui « sent » est aussi un être qui « pense » ; (cette
distinction n’implique d’ailleurs, dans cette discussion, aucune
théorie psychologique particulière de la pensée). Ainsi, tel
objet inconnu que l’ on perçoit à un étalage est appréhendé
\ comme quelque chose qui est, mettons, en cuivre, et qui appar-
\ tient à la catégorie des autres objets qui l’ entourent, c’est par
\exemple un article de quincaillerie, ou de ménage.
Et lorsque, dans les anciennes expériences sur la mémoire,
on parlait de « syllabes dépourvues de sens », ceci n’ était
exact qu’à un point de vue déterminé, car on percevait en tout
cas qu’il s’ agissait de combinaisons de lettres connues, disposées
les unes à côté des autres comme dans les mots d’un langage,
mais dont on ignorait simplement si leur ensemble désignait,
bu était destiné à désigner un autre objet.
Or, il va de soi que, dans une infinité de cas, la signification
des structures sensorielle s est acquise par expérience, "lorsque
l’ aspect visuel d’un objet par exemple prend la signification
de « cuivre », nous sommes non seulement capables de le
R A P P O R T D E A. MICHOTTE 43

nommer, parce qu’on nous a enseigné à le faire, mais de plus


nous connaissons quantité de propriétés de ce matériau apprises,
soit par expérience directe de manipulation, soit indirectement
dans des leçons de chimie ou de physique, et ainsi de suite.
Dans des cas de cette espèce on a affaire à une signification
(( extrinsèque » qui peut d’ ailleurs être si fortement liée à la
structure sensorielle que nous avons spontanément l’impression
que le sens nous est a donné » en même temps et au même titre
que celle-ci. C’est en particulier, comme chacun sait, le cas
du langage. Et alors, leur distinction doit s’établir par d’ autres
critères : l’histoire de l’acquisition de la signification chez
l’ enfant, certains cas d’agnosie dans lesquels il y a maintien
de la perception des formes, etc.
Mais il y a aussi d’ autres phénomènes spécifiques qui ont,
eux, une signification intrinsèque. Ce sont en particulier ceux
qui se manifestent sous la forme de structures dynamiques
lorsqu’on voit ou que l’on sent un objet « faire quelque chose »,
par exemple un objet en mouvement en croiser ou en dépasser
un autre, le recouvrir, glisser en dessous ; une plume ou un
crayon tracer une ligne, une éponge effacer des traces de craie ;
un objet en heurter un autre, le lancer en lui donnant un choc
ou encore le tirer ou le pousser, etc. ( 1 ).
C’ est sur ce point que portaient notamment les démons­
trations qui vous ont été présentées relativement à la théorie
de l’impression causale, et à l’effet Écran.
Les premières visaient Fappartenance des mouvements aux
objets. Comme on a pu le voir, lorsqu’un groupe d’objets A
se meut à une certaine vitesse dans la direction d’un objet B,
immobile, et que, à partir du moment où il le rejoint, celui-ci
entre à son tour en mouvement à la même vitesse et dans la
même direction, on a l’impression que A pousse, entraîne B.
A seul paraît actif, B semble déplacé de manière purement
passive, c’est-à-dire que, après la rencontre, c’ est le mouvement
de A qui « déplace » B. Celui-ci n’ a pas de mouvement propre,
car s’il n’en était pas ainsi, on verrait (il est possible de le
démontrer par d’ autres expériences), deux objets se mouvant
l’un devant l’ autre, chacun pour son propre compte. Il suffit

(1 ) V oir à ce propos : A . M i c h o t t e , îo c . ci/., et aussi A . M i c h o t t e , L a perception


de la fon ction « Outil », Essays in Psychology cledicated to David Katz, 1951, Alm qvist
TJppsala, pp. 193-213.
44 LA PERCEPTION

d’ ailleurs de provoquer un arrêt du mouvement après la ren­


contre, pour que, lorsque les deux objets se mettent ensuite
en marche simultanément, on ait l’impression que c’est le bloc
total qui se meut d’un mouvement commun, appartenant au
même titre aux deux objets.
Si l’on modifie alors le système primitif de stimulations,
de telle manière que l’objet B ne soit pas présent dès le début
de l’expérience, mais qu’il apparaisse tout à coup à côté de A,
à l’endroit où il se trouvait précédemment quand A le rejoignait,
et que dès ce moment les deux objets se meuvent à la vitesse
de A, toute impression de poussée ou d’entraînement disparaît.
Et les observateurs sont d’accord pour affirmer qu’ils voient
simplement une sorte d’ appendice s’ ajouter à A, ou en sortir
en cours de route, un peu comme dans le cas d’un coureur qui
pousserait la langue à un moment donné de son déplacement.
Cet exemple est fort instructif. Il montre en effet que dès
le moment de son apparition l’ objet B perd en quelque sorte
son individualité pour être intégré dans le groupe A et que de
plus, il participe simplement au mouvement préexistant,
l e q u e l continue à appartenir au groupe.
,i Dans les deux cas, le mouvement appartient donc phéno-
vménalement au groupe A. La seule différence, mais elle est
essentielle, réside en ce que ici, l’ objet B est intégré dans A,
tandis que dans l’entraînement il en demeure distinct ( 1 )
(puisqu’on voit un objet en pousser un autre).
Au point de vue structural il y a donc, dans l’ expérience d’en­
traînement, intégration du mouvement exécuté physiquement
par B, dans celui, préexistant, de A, tandis que les objets
restent ségrégés. Le mouvement appartient exclusivement à
l’objet moteur, au point de vue phénoménal ; d’ où il résulte
que B semble être mû par le mouvement de A. Et il ne pourrait
en être autrement dès lors que ce type de structure s’établit.
Chaque fois d’ailleurs que, par des procédés appropriés on
arrive à le réaliser, on obtient le même résultat (2 ).

(1) Le m aintien de la ségrégation des objets provient de ce que B , lorsqu’il est


demeuré im m obile pendant une certaine durée, se trouve déjà intégré dans l’ ensem­
ble du cham p, et que ceci retarde son intégration dans un autre com plexe (A ),
ainsi qu ’en fon t foi d ’autres expériences.
(2) A . M i c i - i o t t e , loc. cit., et notam m ent p. 136. E t M . Y e l a , Î o c . cil., passim.
Il n ’est peut-être pas inutile de rappeler q u ’il ne s’ agit ici que du problèm e structures-
significations, et que ceci est une tout autre question que celle du caractère plus
R AP PO R T D E A . MICHOTTE 45

Des considérations analogues pourraient être développées


à propos de l’effet Écran dont il a été question plus haut ( 1 ).
Et, d’une façon générale, l’ analyse structurale de ce genre
de phénomènes met bien en lumière le fait qu’ils portent leur
signification en eux-mêmes.
Cela étant dit des structures « dynamiques », il y a lieu
’indiquer encore que certains aspects fondamentaux des
objets constitutifs du monde phénoménal et, en particulier,
leurs caractères de substantialité, de réalité ou d’irréalité, de
permanence, etc., comme aussi certains processus : contraction,
dilatation, création, annihilation d’objets, se montrent liés à
des systèmes de stimulations déterminés, dont les effets sem­
blent largement indépendants de l’expérience acquise après les
OXLt premiers stades de la vie ( 2 ).
Tout ceci est important parce que les événements et les
caractères phénoménaux dont il est question répondent aux
grandes catégories de l’entendement : ^ a u sa ïl^
'lîtéT^tc. Celles-ci se trouvent ainsi prefigurees sur le plan
perceptif, préalablement à l’ acquisition de l’expérience indivi­
duelle dans le sens courant de ce terme, ce qui assure sans doute
leur universalité et la possibilité d’une adaptation originelle
du comportement au monde physique, et constitue vraisem­
blablement le point de départ du développement des concepts
fondamentaux de la pensée.

ou moins coercitif cl’un système de stimulations. Il va de soi que les différentes


structures qui se manifestent dans le cas de stimulations ambiguës peuvent avoir
chacune leur signification propre.
(1) Cette question a été reprise au cours de la discussion. V oir plus bas.
(2) Cf. L. K n o p s , loc. cit., et aussi A . M i c h o t t e , L ’ énigme psychologique de
la perspective dans le dessin linéaire, Bulletin de la classe des lettres de VAcadémie
royale de Belgique, 5° série, vol. X X X I V , 194S, pp. 268-288.
A . M i c h o t t e , Le caractère de « réalité » des projections cinématographiques,
Revue internationale de fïlmologie, vol. I, 1948, pp. 249-261.
M. R . P h e m i s t e r , An experim ental Contribution to the Problem of apparent
Reality, Quarterhj Journal o / E xp. Psychology, vol. III, 1951, pp. 1-18.
DISCUSSION
ENTRE LES TROIS RAPPORTEURS

M. PIÉRON. — Je vous avoue que je suis un peu embar­


rassé, car il n’y a entre nos positions que des nuances, de telle
sorte que cela ne nous mène pas à des discussions très vives.
En particulier les faits qu’ apporte Piaget sont des faits extrê­
mement intéressants et instructifs, et je crois qu’il est difficile
de faire des objections à des résultats expérimentaux tels
qu’il les a donnés. Il n’ a pas une attitude très systématique,
c’ est-à-dire qu’il laisse la place toujours à des possibilités
d’interprétation, de telle sorte qu’il est tout prêt à se défendre.
On ne voit pas très bien un défaut de cuirasse par où pourrait
pénétrer l’épée. Il nous montre le rôle incontestable de l’expé­
rience au cours du développement, mais non qu’il ne puisse
y avoir autre chose, du fait d’une maturation ; cette matura­
tion peut être en rapport avec quelque chose de préparé
héréditairement, mais qui ne peut fonctionner que quand les
voies sont en état de fonctionnement. Alors, dans ces conditions,
j ’ avoue que pour ma part je ne puis pas, à l’heure actuelle,
saisir un point par où j ’ arriverais à le mettre en contradiction
avec lui-même. La maturation joue un rôle extrêmement
important, et quand M. Michotte nous a parlé d’ expérience
prénatale possible, j ’avoue qu’il me paraît nécessaire de faire
des distinctions. Je ne crois pas que, du point de vue psycholo­
gique, nous puissions parler d’expérience prénatale. A l’heure
où l’ organisme se forme, il y a des centres inférieurs qui sont
suffisamment développés, mais les centres qui vont permettre
le fonctionnement psychologique ne le sont pas. Ils ne sont
pas en état de fonctionnement. A cet égard il y a des affir­
mations de la psychanalyse qui me renversent, par exemple
quand on parle du traumatisme de la naissance comme de
quelque chose qui aurait une influence psychologique. J’ avoue
que cela me paraît physiologiquement une absurdité. Il n’y
48 LA PERCEPTION

a pas d’ enregistrement, à cette période, qui puisse se maintenir


à un niveau psychologique alors que le cortex ne fonctionne
pas encore. Qu’il y ait des influences prénatales qui modifient
le système nerveux dans les centres inférieurs, c’est possible.
Nous n’ avons pas de données précises à cet égard sur l’influence
.que cela peut avoir. Ce que je crois que je peux dire, c’ est que
Ice qui se passe dans la période prénatale, ne peut pas, au point
de vue perceptif c’est-à-dire au point de vue d’un processus
psychologique, avoir d’ action. Par conséquent c’est tout de
même dans les premières années, mais quand se développe le
système cortical, que cela peut commencer, et pas immédia­
tement encore. Je ne crois pas que chez l’enfant nouveau-né
nous puissions voir immédiatement déjà des enregistrements.
Nous voyons les mécanismes réflexes jouer, par exemple dans
les mouvements du regard. Nous savons que très tôt après la
naissance nous avons la possibilité de constater des réactions
correctes de l’ œil qui suit des mobiles ; cela c’ est une question
de maturation, ce n’est pas une question d’ expérience.
/<Ensuite viendra l’interprétation qui donnera une signifi­
cation utilisable pour le comportement. Cela s’ acquiert progres­
sivement, et l’enfant peut, petit à petit, savoir ce qui est à droite,
ce qui est à gauche. Il explore, et la réussite de ses mouvements
lui fournit des indications qui lui permettent de donner un
sens perceptif à des excitations particulières.
Par conséquent, je crois que ce que vous considériez comme à
peu près impossible, de déterminer ce qui vient psychologique­
ment de la structure héréditaire et ce qui vient de l’expérience
personnelle, je crois que ce peut être tout de même sujet à
recherches et à expériences. Je ne pense pas qu’il y ait impossi­
bilité de résoudre le problème. C’ est difficile naturellement,
parce qu’il faut s’ adresser au tout petit comme à un animal,
c’est-à-dire n’ ayant que des réactions de comportement, et il
ne faut pas compter sur le système très commode fondé sur
la compréhension du langage. Il faut des éléments d’investi­
gations objectives comme celles que M. Fauville a entreprises,
et qui sont à cet égard extrêmement précieuses.
Le mot de perception, je crains qu’il ne risque de prendre
un certain sens trop large c’est-à-dire que vous n ’envisagiez,
M. Michotte, une certaine inclusion des éléments préparés,
des éléments réflexes dans la perception. Pour ma part, je
DISCUSSION E N T R E LES RAPPORTEURS 49

considère que la perception en est distincte et qu’ elle doit se


limiter à ce qui est interprétation,„clest-à-dire signification
utilisable dans'le'c'omportement d’ensemble de l’individu, au
moment où le "système est assez développé £our_ qu’il ^L_ait_uri
comportement dirigé. C’est le comportement dirigé, qui se
fonde sur la perception. C’est dans ce sens que pour ma part,
je tends à soutenir que la perception, en tant qu^interprétation,
en tant que détermination d’une signification, de données
d’information, est entièrement fondée chez l’homme sur l’expé­
rience, cette expérience s’appuyant aussi sur les réactions
réflexes qui sont engendrées par les stimuli au niveau infra-
cortical. Il y a fort longtemps, dans les discussions sur l’espace
entre le nativisme et l’empirisme, je disais : le nativisme, oui,
il existe un nativisme, mais c’ est un nativisme réflexe, exclusi­
vement. Du point de vue perception, l’espace, tel que nous le
comprenons, tel que nous l3utüisons pour vivre, pour évoluer,
celui-là c’est une acquisition qui se réalise au cours de l’enfance,
et il faut qu’il y ait par conséquent une expérience individuelle
pour le réaliser. C’est à cela que je faisais allusion quand je
disais~que, si 011 empêche cette expérience dans un domaine
sensoriel, on empêche l’utilisation perceptive ultérieure de ce
qui est fourni par le système nerveux structuré et héréditaire.
Voilà une petite différence. C’ est dans le sens du mot perception
que je vois plus étroit, parce que je me place seulement au point
de vue utilisation psychologique dans le comportement des
organismes, et que je n’y joins pas tout ce qui est utilisé, mais
qui à mon avis ne fait pas partie du domaine de la perception.
M. PIAG-ET. — Pour ma part, il me semble évident que
nous sommes trop d’accord et que par conséquent la discussion
est difficile. Mais enfin, le but de cet entretien étant ou de
souligner ou de susciter des désaccords, je vais essayer d’ en
chercher consciencieusement. Tout d’ abord dans l’exposé de
Piéron nous avons tous vu combien il y a convergence entre
nos points de vue quant ait rôle que nous faisons jouer à
l’expérience. Mais Piéron s’ avance beaucoup plus loin que moi
dans cette direction et il est un point qui reste douteux dans
mon esprit quant à son empirisme intégral. Si tout ce qui est
perceptif est dû à l’expérience, je comprends mal les structures
géométriques et les illusions qui s’y rapportent. Je comprends
d’ abord mal l’existence des structures géométriques. Malgré
s y m p o s iu m 1953 4
U.C.L.
FACULTE DE PSYCHOLOGIE
et des
50 LA PERCEPTION

les réserves que j ’ai exprimées tout à l’heure et malgré le fait


qu’il y a, me semble-t-il, plusieurs paliers de structurations
des bonnes formes, la fréquence de la bonne forme reste pro­
bablement quelque chose d’ assez primitif. Pourquoi ? Parce
que la bonne forme correspond au maximum de compensation
et d’ équilibre. On m’ a demandé dans l’intervalle ce que j ’ en­
tendais par équilibre. Je n’ ai pas le temps de le développer :
c’est la réversibilité en général. Mais au niveau préopératoire,
au niveau de la perception, l’équilibre est une semi-reversibilité
assurée par les régulations et aboutissant à des systèmes de
compensations. Ce qui est remarquable dans une bonne forme
comme un carré, c’ est que vous avez un système de compen­
sation immédiate ; chaque élément fixé peut être à son tour
surestimé mais ces surestimations se compensent les unes les
autres parce qu’il y a égalité des côtés et égalité des angles.
Ce système de compensation est bien entendu favorisé par
l’expérience. Je l’ai montré tout à l’heure : il augmente avec
l’expérience acquise. Mais, dans la structure même d’un système
de compensation et d’équilibre, il me semble y avoir quelque
chose qui dépasse l’expérience et qui tient directement à des
lois de probabilités : c’est là une petite divergence sur laquelle
il sera sans doute facile de se mettre d’ accord, comme on le
verra dans la réponse de M. Piéron.
M. PIÉRON. — Oui, je vous dirais qu’il y a, dans l’ acqui­
sition de l’expérience, quelque chose dont on ne peut pas négli­
ger l’importance et que j ’ avais signalé justement à propos des
prégnances, c’est l’économie d’ enregistrement. Il est très simple
de se rappeler un angle droit. Mais quand il s’ agit d’ apprécier
des obliquités, alors là c’est quelque chose de très compliqué.
Il y a préférence naturellement pour un angle droit ; c’ est tout
naturel, parce que, une fois que j ’ ai vu un angle droit, je saurai
le refaire facilement, et d’autre part, dans la nature et surtout
dans les constructions humaines, nous sommes tout le temps
en présence de figures qui sont justement des figures régulières,
des carrés. Vous pouvez dans cette salle vous mettre des carrés
dans l’ œil, vous en avez tant que vous voulez. Vous n’ avez
pas de formes biscornues de toutes sortes, vous avez des
formes simplifiées, réalisables plus facilement. Par conséquent
nous enregistrons, nous enregistrons constamment, et nous
tendrons à réaliser. Si nous avions un monde tout à fait irré­
DISCUSSION E N T RE LES RAPPORTEURS 51

gulier, où nous ne verrions jamais de carrés, jamais de rectangles


réguliers, de cercles, etc., je ne sais pas du tout comment seraient
nos prégnances et nos bonnes formes. Les bonnes formes, nous
les constatons chez des individus, chez des enfants qui ont
été élevés dans un certain milieu, et où, tout de même, ils ont
eu des bonnes formes constamment dans leur expérience.
M. PIAGET. —■ Mais vous reconnaissez tout de même
qu’ en faisant appel à la notion d’économie d’enregistrement
il y a une référence à des notions de compensation et d’équilibre.
M. PIÉRON. — Oui, mais cela n’est pas quelque chose
de congénital.
M. PIAGET. — D ’accord. Ça, je me suis gardé de le dire,
mais vous êtes d’accord également que si cette salle constitue
un parallélépipède bien régulier, nous voyons très rarement
des carrés. Nous voyons presque toujours des figures en pers­
pectives ; en ce moment je vois très mal la bonne forme de la
salle, parce que je suis dedans.
M. PIÉRON. — Justement, parce que j ’ai l’expérience
que, en des directions quelconques où je vois le carré, je sais
que c’ est toujours le carré, et que j ’ ai acquis justement, par
expérience, cette notion que ces formes variées sont des carrés,
dans la mesure où je connais justement les effets de perspective.
Vous connaissez tous les expériences de Buytendijk. Buytendijk
nous a montré comment dans ces figures, si on nous présente
un cercle dans certaines conditions, nous ne pouvons pas le
voir comme un cercle, quand nous savons que notre regard
est oblique sur lui, nous savons que cela ne peut être qu’une
ellipse ; et au contraire il faut que la forme soit une ellipse
pour que nous voyons un cercle. Nous avons, comme pour
la constance de la grandeur ou de la leucie, cette notion de la
constance de la forme qui est expérimentale. Nous savons que
l’ on peut promener un carré, le mettre dans toutes sortes de
positions, que c’est bien toujours lui, que j ’ai toujours affaire
à lui, qu’il ne change pas parce que je l’ ai changé de place,
et que dans ces conditions-là, j ’ ai la certitude que les formes que
je vois sous une perspective donnée sont des carrés. Alors
évidemment ce n’est pas le carré dans mon image rétinienne,
qui est constant, mais c’est le carré objectif. La perception
est justement une interprétation qui est destinée à nous rendre
la réalité objective, malgré les différences de structure. C’est
52 LA PERCEPTION

cela la chose essentielle. L’expérience est là poux* nous montrer


qu’ avec des formes très variées dans nos images, nous avons
une connaissance que nous pouvons vérifier ensuite avec des
appareils, avec un mètre, et, quand l’ ouvrier a à refaire sa pièce,
il sait comment il faut s’y prendre. Des cercles évidemment,
dans des conditions absolument régulières, nous n’ en voyons
guère, nous n’avons à peu près jamais l’image d’un cercle
sur la rétine. Il est extrêmement rare que nous nous mettions
juste dans une position telle que nous ayons, projeté sur notre
rétine, un cercle. Nous voyons cependant les cercles et nous
les reconnaissons. Gela, ce n’est donc pas la structure qui nous
le donne ; c’est un complexus avec interprétation, mais c’est
l’interprétation qui domine.
M. PIAGET. — Pour ce qui est de l’exposé de Michotte,
il a été d’une prudence qui m’ a frappé, prudence qui est sans
doute elle-même un résultat de l’ expérience acquise ! Mais
puisque le but de cette discussion est de chercher, malgré
tout, des divergences, je vais dire l’impression que j ’ ai eu en
Usant le beau rapport écrit que nous a présenté Michotte.
Pendant les premières pages je me suis demandé avec inquiétude
comment nous arriverions à trouver un point de discussion, tant
il y a de précautions prises. Mais lorsque, à propos des struc­
tures de causalité, Michotte nous dit que celle-ci se trouve ainsi
préfigurée sur le plan perceptif « préalablement à l’ acquisition
de l’expérience individuelle dans le sens courant de ce terme »,
je suis un peu gêné de ce « préalablement à toute expérience
individuelle », alors que Michotte lui-même nous a prévenu
qu’il est impossible de trancher par l’ expérience entre l’inné
et l’ acquis. Voilà me semble-t-il les deux seules divergences.
Nous avons vu que celle qui nous sépare de M. Piéron était
bien faible, puisqu’il reconnaît l’existence d’un facteur d’équi-
libi*e dans la structuration des formes. Quant à ce « préala­
blement à toute expérience », à cette préfiguration qui rappelle
malgré tout l’inné, c’ est le point sur lequel je reste dans le doute
au sujet du rapport de M. Michotte.
M. MICHOTTE. — Je suis d’ accord avec M. Piéron lors­
qu’il critique l’emploi des mots « expérience prénatale », car
il est bien évident que, s’il y a des acquisitions prénatales sous
l’influence d’excitations sensorielles, celles-ci ne pourraient en
aucun cas être conçues dans le même sens que l’ apprentissage
DISCUSSION EN TRE LES RAPPORTEURS 53

qui se fait lorsque l’enfant a atteint le degré de développement


qu’il a après la naissance. Aussi lorsque, dans le résumé qui
vous a été remis, j ’ ai mentionné une possibilité d’ acquisitions
prénatales ceci a-t-il été exprimé sous forme d’une interrogation.
Je me demande s’il est possible d’exclure de manière absolue
que des facteurs comme la proximité, la similitude, la symé­
trie, etc., des excitations, exercent une influence, par le moyen
des centres inférieurs, sur la préparation de dispositions fonc­
tionnelles à des niveaux supérieurs qui pourraient manifester
leur pleine efficacité à une période ultérieure. C’ est là donc
une simple question au sujet de laquelle je n’ ai pas d’opinion
personnelle, et je ne vois pas d’ ailleurs comment il y aurait
moyen de résoudre le problème par voie expérimentale.
Je dois avouer au surplus que, pendant longtemps, je me
suis demandé si l’on ne tombait pas fatalement dans un cercle
vicieux lorsqu’on supposait que l’efficacité des facteurs objectifs
serait due à une acquisition d’expérience. Mais, à la réflexion,
il m’ a semblé qu’il n’en était pas nécessairement ainsi et que
cette hypothèse n’était pas absurde, bien que je n’entrevoie
pas clairement comment cela pourrait se faire.
D ’ autre part, dans le bel exposé de M. Piéron, il y a deux
termes qui me heurtent un peu ; ce sont ceux «d ’interprétation»,
et de « vraisemblance », qui me paraissent avoir une résonance
trop intellectualiste. On pourrait discuter indéfiniment sur
la définition du mot « perception », mais il me semble assez
dangereux de lier ce terme à la notion « d’interprétation »
qui, à mon sens, prête à de nombreuses confusions. Il est clair
que nous interprétons souvent ce que nous percevons, dans
le sens que j ’ ai donné à ce que j ’ appelle les « significations
extrinsèques ».
Un exemple bien net vous en a été donné dans les démons­
trations des essais que nous avons faits en vue de contrôler
si certaines combinaisons de mouvements d’objets donnaient
naissance à une impression d’intentionnalité, comme d’ autres
combinaisons provoquent l’ apparition d’une impression de
causalité. Nos résultats ont été négatifs, dans leur ensemble,
mais nous avons constaté par contre qu’il suffisait d’une légère
suggestion, pour que les sujets donnent le sens d’ actions inten­
tionnelles humaines ou animales à ce qui leur apparaissait
d’ abord comme une chaîne d’ événements d’ ordre purement
54 LA PERCEPTION

mécanique. Aussi, dans un cas comme celui-là, me paraît-il


tout indiqué de parler d’interprétation. Mais en va-t-il de même
dans celui des structures perceptives comme telles ? Ainsi,
lorsqu’on dispose une série d’ objets, simples cercles colorés
par exemple en ligne droite, et de façon qu’ils soient équidis-
tants, et qu’ ensuite, on les rapproche deux par deux, on voit
immédiatement s’établir une série de groupes, résultat des
rapports de distances. Il me paraît évident que la perception
des groupes est une donnée aussi immédiate que celle des
objets isolés, et que ce cas est tout différent du précédent. Et
il en va de même pour des structures beaucoup plus complexes
qui s’établissent spontanément par suite du jeu des « facteurs
objectifs ». C’ est pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux éviter
ici l’emploi du mot « interprétation ».
Pour ce qui est de la « vraisemblance » elle implique évi­
demment une certaine probabilité ; mais celle-ci peut être
de différents ordres. Il peut s’ agir, au point de vue perceptif,
d’une expectation résultant d’une accumulation d’ expériences
semblables. Ainsi, lorsqu’un de mes amis m’ aperçoit de loin,
il peut s’ attendre en s’ approchant, à me voir une cigarette
aux lèvres. Mais la « vraisemblance » peut aussi trouver son
origine dans un ensemble plus complexes de connaissances,
dérivées elles aussi de l’expérience, cela va de soi, telles les
lois empiriques de la physique ou de la mécanique, et alors,
le « vraisemblable » serait ce que l’ on peut attendre comme
conséquence logique de ces connaissances.
Or, je suis extrêmement sceptique au sujet de ce caractère
« logique » de nos perceptions, parce que j ’ ai constaté trop
souvent que l’on pouvait percevoir « l’invraisemblable » !
Parmi les cas paradoxaux auxquels j ’ ai fait allusion, je pourrais,
par exemple, citer ceux-ci. Supposé que deux objets en mou­
vement suivent la même trajectoire à des vitesses différentes.
On peut disposer les choses de façon que l’objet le plus rapide
rejoigne l’ autre, lui donne un choc et s’immobilise ensuite,
alors que le « projectile » continue à se mouvoir, mais à une
vitesse moindre que celle qu’il avait précédemment. On peut
néanmoins, dans des conditions appropriées, avoir nettement
l’impression que le projectile est lancé par l’ objet moteur,
au moment de leur prise de contact.
Je mentionnerai encore une expérience sur les mouvements
DISCUSSION ENTRE LES RAPPORTEURS 55

Phi, qui consiste à faire voir alternativement deux objets


réels, deux vis métalliques par exemple, de longueurs et de
grosseurs plus ou moins différentes. On peut voir alors une
seule vis exécutant un mouvement d’ accordéon ; et si l’ on
remplace l’une des vis par une simple tige métallique cylindrique
de même longueur et de même grosseur approximatives, on
voit l’une se transformer en l’ autre et vice versa.
Comme je le disais tout à l’heure, on pourrait citer des cas
de cette espèce à l’infini ; je rappellerai à ce sujet le travail
posthume de Rubin sur les structures illogiques. Du reste la
plupart des tours de prestidigitation ne rentrent-ils pas éga­
lement dans cette catégorie ? Alors, si nous constatons que des
structures perceptives peuvent s’établir aussi facilement, qui
sont en contradiction formelle avec nos connaissances acquises,
il me semble difficile d’ attribuer un rôle dominant à la « vrai­
semblance )).
En tout état de cause, permettez-moi de revenir sur ce point,
je crois qu’il est souhaitable d’éviter des prises de positions
très tranchées, parce qu’il s’ agit de problèmes d’ espèces qui
doivent être résolus à propos de chaque cas particulier. Nous
sommes tous les trois d’ accord pour admettre que les structures
perceptives sont déterminées par de multiples facteurs. Ceux-
ci peuvent se définir par les conditions expérimentales dans
lesquelles on place le sujet : système de stimulations, simples
répétitions, apprentissage dirigé, valeurs, significations, etc.,
et la tâche qui me paraît essentielle dans l’ état actuel de nos
connaissances, est de procéder à une étude systématique de
l’ action de chacun de ces facteurs.
Si j ’insiste sur cette nécessité, c’est que j ’ ai constaté telle­
ment souvent que des phénomènes qui me semblaient à moi-
même devoir s’expliquer par une intervention de l’expérience
passée, pouvaient l’être d’une façon beaucoup plus simple par
l’ action de facteurs auxquels j ’étais bien loin de songer à
première vue.
Pour ce qui est des remarques de M. Piaget au sujet de la
« préfiguration », nous avons si fréquemment discuté entre
nous de tous ces problèmes que je doute qu’il y ait une grave
divergence entre nos vues. Il est assez clair, je pense, que
lorsque je parle d’une préfiguration des notions de causalité,
de permanence, etc., je n’ ai jamais songé à prétendre que ces
56 LA PERCEPTION

notions seraient préformées dans la perception, dans le sens des


« idées innées » classiques. Ce que j ’ ai en vue c’ est l’existence
de ce que j ’ ai appelé les significations intrinsèques de certaines
structures, c’est-à-dire par exemple le fait que nous voyons
un objet glisser derrière un autre lorsque les conditions d’ appar­
tenance ou de non-appartenance des limites se trouvent réali­
sées. Ce « glisser derrière » est évidemment un événement plein
de sens, et ce que je veux dire est précisément qu’on peut voir
quelque chose glisser derrière quelque chose d’ autre, sans qu’il
soit nécessaire pour cela d’ avoir acquis déjà la notion de la
permanence substantielle. C’est dans ce sens que je parle de la
préfiguration des catégories ; et cela est « préalable à l’expé­
rience individuelle » à mon sens, parce que c’ est la structure
comme telle qui est, par sa nature même, pleine de sens ;
j ’ admets volontiers d’ ailleurs que l’expression n’est pas très
heureuse dans sa forme ( 1 ).
Quant à l’établissement de ces structures mêmes, il semble
bien qu’il réponde au jeu de ces facteurs objectifs qui agissent
dès les premiers mois de l’existence. Et, pour reprendre le
cas de l’effet Écran, tel qu’il se présente dans la vie courante,
lorsque l’on voit quelqu’un mettre sa main dans sa poche, on
n’ a évidemment pas l’impression que cette main diminue
progressivement de grandeur jusqu’ à s’annihiler. Pourquoi ?
Est-ce parce que l’on a constaté mille fois qu’en allant y regar­
der de plus près, on retrouverait la main dans la poche ? Ou
bien est-ce parce que la structure qui s’ établit par suite du jeu
des facteurs objectifs est telle que la ligne de démarcation
entre la main et la poche apparaît comme le bord de la poche
et non comme la limite de la main ? Personnellement j ’ opte
pour la seconde hypothèse parce que l’ on peut démontrer
aisément l’importance primordiale de la continuité du contour
en l’occurrence. L’impression de diminution de grandeur d’un
objet et sa disparition totale qui peut en résulter, ne se produi­
sent de fait que dans la mesure où il y a rapprochement des
limites propres de l’objet. C’est le cas, que nous avons étudié,
d’une figure en forme de saucisse allongée dans laquelle les
extrémités arrondies continuaient les côtés parallèles, et qui

(1) A. M i c h o t t e , La préfiguration dans les données sensorielles, de notre concep­


tion spontanée du m onde physique, Proceedings and Papers of the X IIU i Interna­
tional Congress of Psychologij, Edinburgh, 1948, pp. 20-22.
DISCUSSION E N T RE LES RAPPORTEURS 57

diminuaient unilatéralement de longueur. Chez des enfants


d’école nous n’avons observé que 7 % de cas de l’effet Écran
dans ces conditions. Si par contre, on renversait la courbure
des extrémités, de façon que celles-ci forment un angle aigu,
rompant leur continuité avec les côtés parallèles, l’ effet Écran
se manifestait dans 56 % des cas (1). Un fait semblable s’est
manifesté dans des quantités d’ expériences chaque fois que
l’ on maintenait ou que l’on brisait la continuité des contours.
Vous avez pu en observer un exemple dans les démonstrations
qui vous ont été présentées et qui est rappelé dans mon exposé.
En voici un autre : on fait voir un cercle lumineux se détachant
sur un fond uniforme et l’on modifie sa forme en l’amputant
progressivement d’une partie de plus en plus grande de sa sur­
face, de manière que la partie qui demeure soit limitée par
une ligne droite joignant les extrémités de l’ arc de cercle restant.
Ici aussi il y a donc discontinuité dans la forme du contour.
Or, lorsque ceci se fait à une vitesse convenable (au moyen
d’un film cinématographique par exemple) les sujets ne per­
çoivent pas le changement de forme, mais ils ont l’impression
d’un écran à bord droit qui recouvre le cercle. Et, chose curieuse,
le fond étant uniforme, l’ écran ne se manifeste que par
cette limite droite ; pour le reste, sa forme est absolument
indéterminée.
M. PIÉRON. — Je vous dirais dans ce cas-là que tout de
même vous avez dans l’expérience courante beaucoup plus
d’occasions de voir un objet comme cela qui se déforme tel
que des ballons ou du caoutchouc, qu’un objet rectangulaire
dont nous ne voyons guère des déformations. Il me semble
que, dans presque tous les cas, en recherchant bien, vous
trouverez dans les situations courantes des choses qui se rappro­
chent de celles que vous présentez d’une façon assez abstraite
en général, et où il y a pas d’élément qui incite à l’interprétation
réelle, comme lorsqu’il s’ agit d’objets. Je vous signalerai une
des expériences à propos du mouvement apparent qui paraît
très intéressante. On fait se déplacer, comme mouvement
apparent, un train. Puis on place l’image d’un ballon qui ne
bouge pas. Et alors on donne deux positions au train, sur un

(1) A . C. S a m p a i o , La translation des objets comme facteur de leur permanence


phénoménale, Louvain, 1943, 31 p., Institut supérieur de Philosophie.
58 LA PERCEPTION

plan horizontal à gauche et à droite. Seulement on fait paraître


le train dans sa seconde position à droite, mais plus bas. Le
ballon ne bouge pas. Quelle est l’impression? L’impression
c’est que le ballon monte et le train continue sur le même plan
horizontal. Évidemment il paraît plus normal que ce soit un
ballon qui monte, qu’un train qui se mettrait, en restant lui-
même horizontal, à passer au-dessous d’un ballon qui ne bou­
gerait pas. Il y a là des interprétations vraisemblables. Mais
le mot de « vraisemblable », je ne le prends pas du tout dans
un sens logique, de même que l’interprétation, je ne la prends
pas dans un sens intellectuel. Ce que j ’ appelle interprétation,
c’est un phénomène de nature physiologique qui se passe
évidemment avant que nous réagissions et que nous adaptions
notre comportement à une situation. Alors c’ est là que l’inter­
prétation va jouer. Il faut que nous donnions une signification
qui permette d’ agir et surtout dans le cas où il y a une adaptation
à des circonstances qui la nécessitent. Cela n’ est pas de la
curiosité pure. Au laboratoire évidemment on a une attitude
un peu différente. Un sujet de laboratoire est plus facilement
dans des conditions d’aspects exacts des choses. Il a donné
des réponses verbales, mais il n’ a pas à s’ adapter à ce qui se
passe. Et, en ce qui concerne le mot de coercitif que vous
employez je ferais des réserves : évidemment vous avez signalé
vous-même que c’était un coercitif relatif, puisque vous avez
surtout des pourcentages élevés. Je dois dire que cela ne
m’impressionne pas beaucoup, parce que, qu’ est-ce qu’il y a
de plus coercitif que de voir devant moi les choses qui sont là
en haut et non pas en bas? Or, si je renverse les images avec
des lunettes, au début, je vois en bas ce qui était en haut, et
cela est coercitif. Mais ce n’ est coercitif que pendant quelques
jours. Au bout de quelques jours, sous l’influence de l’ expé­
rience et du fait que je suis obligé de lever la main pour
saisir l’objet que je vois en bas, je commence à le voir en
haut et l’on arrive à un coercitif exactement inversé sous
l’influence de l’expérience. Par conséquent le caractère coer­
citif ne me paraît pas démontrer qu’il s’ agit d’un processus
commandé par la structure, et j ’invoquerai cet exemple, que
vous signaliez, d’un individu qui ne réagissait pas comme les
autres ; vous y avez trouvé des raisons. Il y a un exemple aussi
très amusant qui a été donné -récemment : c’ est à propos des
DISCUSSION ENTRE LES RAPPORTEURS 59

expériences dans lesquelles on fait évaluer une intensité lumi­


neuse, une « phanie », qui soit la moitié d’une autre, ou double
d’une autre. D ’une manière générale, les gens, quand ils n’ ont
pas d’ expérience, ont des impressions qui demeurent à peu
près subjectives. Mais dans ces expériences de Hanes, il y
eut un individu qui évaluait vraiment les choses comme elles
sont objectivement; or c’était un observateur de la marine
qui avait fait son éducation ; là, c’était tout à fait différent.
Vous avez une illusion comme l’illusion de poids classique :
Yous avez un objet très grand et un objet très petit, et vous
savez que vous surévaluez beaucoup évidemment le poids de
l’ objet petit parce qu’on s’intéresse à la densité et non pas au
poids. Mais faites une éducation où il faut pendant longtemps
apprécier le poids en dehors du volume, vous réduisez beaucoup
et progressivement cette illusion naturelle, du fait qu’on doit
s’intéresser au poids absolu, et non plus seulement à la densité.
J’ avoue que je ne suis pas convaincu que, même dans le cas
du <c coercitif », il ne s’ agit pas tout de même du résultat d’une
expérience courante accumulée.
M. PIAG-ET. — Pour ce qui est de l’ effet Écran, je suis
tout à fait d’accord avec Michotte si l’ on se borne à parler d’un
phénomène primitif, mais primitif dans un sens relatif. Par
contre je ne le serai pas, si on passe du primitif à l’inné, parce
que je sais que l’adaptation à la permanence de l’ objet est
quelque chose de très long à s’ acquérir. Bien entendu dans la
permanence de l’objet il peut intervenir des effets Écran (c’ est-à-
dire des phénomènes dans lesquels l’objet s’engageant sous
l’écran est en suite « perçu » comme étant derrière) parce que
la frontière appartient à l’écran et non pas à l’ objet. Mais il
y a un phénomène que ce facteur perceptif n’ explique abso­
lument pas : c’ est le moment où l’ enfant — et ceci se passe
entre 6 mois et 8 mois — où le bébé qui jusque-là n’ a jamais
encore cherché l’ objet derrière l’ écran (c’est là une expérience
tout à fait facile à faire sur des bébés de 4 à 5 mois, et très
frappante : vous prenez une montre et vous mettez un mouchoir
sur la montre ; il retire alors ses mains et ne cherche pas la
montre) se met à rechercher l’ objet. Au moment où il commence
à poursuivre l’objet sous l’ écran, il y a une situation que j ’ ai
observée à peu d’exemplaires, parce que je n’ ai pas comme
M. Fauville les milliers d’ enfants qu’il faudrait. Je l’ ai observée
60 LA PERCEPTION

sur les trois miens, mais l’expérience m’ a été ensuite confirmée


par Lewin. Elle a été reprise depuis par Spitz aux États-Unis,
qui a fait un film où on voit la situation même que je décrivais
et que ses collaborateurs ont retrouvée. Le bébé se trouve
entre deux écrans. On commence par placer la montre sous
l’ écran de droite. Il la cherche. Quand il l’ a dans la main, on
la lui reprend et, sous ses yeux, on la fait disparaître sous
l’écran de gauche, de l’ autre côté. A ce moment précis j ’ ai vu
la réaction suivante (sur une de mes filles elle a duré un mois) :
au moment précis où l’objet disparaît du côté gauche, il va le
rechercher de l’ autre côté, là où il l’ a trouvé la première fois.
Et bien, ce fait-là qui a été maintes fois retrouvé je ne pense
pas pouvoir l’expliquer par l’effet Écran. Je ne peux l’ expliquer
que par une coordination progressive des déplacements : tant
qu’il n’y a pas de structuration ou déplacement dans l’ espace,
c’est-à-dire formation du groupe des déplacements, l’ enfant
se borne à chercher là où l’expérience a réussi une première
fois. Au moment où les déplacements sont coordonnés en un
« groupe )>, et où l’enfant peut tenir compte des déplacements
successifs, il ira toujours chercher l’ objet là où il a disparu la
dernière fois. On se trouve donc ici en présence d’un facteur
qui dépasse le perceptif. Alors, pour ce qui est de l’effet Écran,
je le répète, je pense bien qu’il soit très primitif dans un sens
relatif ; mais relatif signifie qu’il ne faut pas oublier l’immense
importance des premières acquisitions ; or malheureusement
on ne peut pas faire d’ expériences de ce genre-là les premières
semaines ou même les premiers mois. C’est pourtant à ce
niveau qu’il faudrait chercher les premières différenciations
entre l’inné et l’ acquis.
M. MICHOTTE. — Je n’ ai pas d’ objection essentielle à
adresser à ce que M. Piéron vient de dire au sujet du caractère
coercitif de certaines structures, car j ’ ai signalé moi-même dans
le résumé distribué aux membres du Congrès, qu’il « est tou­
jours loisible de supposer que les effets d’un apprentissage
tout à fait « primitif » seraient si puissants, si stables, si perma­
nents qu’ aucun contre-apprentissage ultérieur ne pourrait les
altérer ». Peut-être le « tout à fait primitif » est-il de trop ici,
et un apprentissage prolongé à un moment plus avancé de
l’existence pourrait-il avoir des effets semblables ? Toutefois,
il faudrait vérifier si cela se produit de fait, et dans quels cas.
DISCUSSION EN TRE LES RAPPORTEURS 61

En particulier, pour ce qui est de l’inversion de l’espace


visuel par rapport à l’espace tactile-kinesthésique, nous savons
qu’ après inversion il y a une remarquable possibilité d’ arriver,
par exercice, à un redressement phénoménal du champ visuel.
Mais il s’ agit là d’un cas particulier de coordination entre
deux domaines sensoriels différents. Et je me pose depuis
longtemps une autre question : pourrait-on arriver à des
résultats analogues à propos de la structure interne d’ün
domaine sensoriel ? Une inversion locale, visuelle par exemple
pourrait-elle être suivie d’un redressement par apprentissage ?
Quant à l’intervention de M. Piaget, je suis absolument
d’accord lorsqu’il nous dit que l’effet Écran n’ est qu’un facteur
qui peut intervenir pour favoriser la permanence phénoménale,
et que celle-ci constitue un problème beaucoup plus vaste
qui suscite quantité de questions d’un autre ordre ( 1 ).

(1) V oir à ce propos : A . M i c i -i o t t e , A propos de la permanence phénoménale.


Faits et théories, Acta Psychologica, vol. V II, 1950, pp. 298-322.
A . M i c h o t t e et L. B u r k e , Une nouvelle énigme de la psychologie de la percep­
tion : le « donné am odal » dans l’ expérience sensorielle, Proceedings and Papers of
X l I I t h Internat. Congress of Psychology, Stockholm , 1951, pp. 179-180.
L. B u r k e , The Tunnel EITect, Quarierly Journal of exper. Psijchologij, vol. IV,
1952, pp. 121-138.
DISCUSSION GÉNÉRALE

M. METZGER (Münster). — Pour ce qui est de l’influence


de l’ expérience antérieure sur la structure de la perception,
on peut distinguer deux positions extrêmes :
1. La théorie traditionnelle de « l’ expérience pure », selon
laquelle la totalité des excitants antérieurs et actuels est le
seul facteur qui détermine la structure concrète de ce qui est
perçu à un moment donné.
2. La théorie de « l’ actualité pure », selon laquelle la struc­
ture concrète du perçu se réalise à chaque moment comme
un état d’équilibre dans l’interaction directe des excitations
simultanées du système nerveux central, comme s’il s’agissait,
dans la perception, de processus réversibles sans « traces ».
La théorie gestaltiste de la perception pourrait être dévelop­
pée comme théorie de l’ actualité pure, et a été souvent comprise
de cette façon. Toutefois, sa thèse fondamentale de l’impor­
tance de l’interaction directe des excitations actuelles s’ ac­
corde, en réalité, avec la théorie de l’influence des états d’exci­
tation antérieurs. D ’ailleurs, l’expérience de tous les jours
nous montre suffisamment l’influence de l’expérience antérieure
dans la perception, de sorte qu’il ne peut être question de
vouloir maintenir la théorie extrême de l’ actualité pure.
D ’ autre part, on n’ a jamais d’expérience que de données
immédiates, et non pas, à strictement parler, de constellations
d’excitants. Il faut donc se demander de quelle manière se
construisent les structures des données immédiates qui cons­
tituent les fondements premiers de nos expériences. C’est là
le problème des conditions de possibilité de Inexpérience, comme
Kant l’ a posé dans l’ Esthétique et l’Analytique transcendantales.
Pour résoudre ce problème il n’est pas nécessaire de faire
appel à un stade de développement antérieur à toute expé­
rience. Toute intelligibilité et tout accord concernant des
contenus perceptifs y est, en effet, impossible. Aussi, l’ absence
de certaines formes de perception chez les aveugles-nés opérés
à un âge avancé, ainsi que chez des animaux élevés dans l’ obs-
curité est-elle susceptible de plusieurs explications. De plus,
64 LA PERCEPTION

il est possible de faire des observations intéressantes à ce sujet


chez des adultes normaux :
1. Est-ce que notre système perceptif est capable de per­
ceptions qui dépassent les possibilités de l’ expérience physique ?
2. Est-ce que ses prestations n’ atteignent pas le niveau
des possibilités d’expérience ? Est-ce qu’il est incapable de
certaines prestations malgré le fait d’expériences correspon­
dantes dans la réalité ?
3. Est-ce que certaines perceptions contredisent l’expé­
rience ? Est-ce que, sous certains rapports, elles ne .résistent
pas à toute correction même sous l’influence d’ expériences
accumulées ?
Plusieurs données expérimentales permettent de répondre
aux trois questions posées.
Pour la Question 1 : la perception de corps solides dans les
conditions réalisées par Benussi-Musatti ; la perception d’une
interpénétration de corps solides dans les conditions réalisées
par Metzger.
Pour la Question 2 : les conditions bien définies de temps et
de vitesse pour le mouvement stroboscopique (Wertheimer)
et pour les phénomènes de causalité (Michotte).
Pour la Question 3 : l’ expérience de Renvall avec l’ aiguille
de montre ; l’ expérience de Mach avec l’ œuf roulant ; l’ expé­
rience de Miles avec les ailes d’un ventilateur ; plusieurs
expériences de choc par Michotte ; les roues tournant à l’envers
au cinéma. L’impression de montagnes qui avancent et reculent
à cause de changements de la perspective aérienne.
Chaque fois que les données nous obligent à répondre posi­
tivement aux trois questions posées, nous nous trouvons devant
des conditions internes (a priori) de possibilité d’ expérience.
Dans un grand nombre de cas, ces conditions se sont déjà
manifestées comme des variantes de la tendance à la bonne
forme (par exemple : la tendance à la rectilignité, à la forme
circulaire, etc.). Nous croyons qu’il s’ agit ici vraiment d’un
ensemble de conditions pré-empiriques de la structure percep­
tive. Souvent, l’expérience antérieure y ajoute son influence
comme facteur secondaire. Son importance peut être quelque
fois très grande ; souvent, aussi, elle est étonnamment petite.
Plusieurs considérations nous défendent d’expliquer les
tendances à la bonne forme comme un effet d’expériences
DISCUSSION GÉNÉRALE 65

faites par l’homme primitif. Dans le monde dé l’homme pri­


mitif, en effet, on ne trouve que quelques rares exemples de
bonnes formes ou de formes géométriques simples, à côté
d’un grand nombre de formes irrégulières et compliquées.
Plusieurs parmi ces quelques formes régulières ne sont qu’oc­
casionnellement visibles. L’iris et les pupilles de l’ œil humain,
les perles de rosée, la pleine lune et le soleil vus à travers le
brouillard sont des exemples de formes circulaires. Mais les
anneaux qui se forment autour d’une pierre jetée dans l’ eau
sont toujours des ellipses perspectives. D ’ autre part, les rayons
du soleil vus dans l’air brumeux et les fils tendus d’une toile
d’ araignée, ainsi que, pour l’habitant de la côte, l’horizon de
la mer par un temps tranquille sont des exemples de lignes
droites. L’ angle droit se rencontre encore plus rarement. On peut
dire, dès lors, que la grande majorité de ce qui nous entoure en
fait de lignes, de cercles et d’angles droits sont des créations de
Vhomme lui-même, réalisées par suite d’ une prédilection innée.
Je crois qu’il était bon de poser une fois nettement, comme
on l’ a fait au cours de ces journées d’études, le problème de
l’influence de l’ expérience sur la structure perceptuelle. Ainsi,
il devient évident que nous ne savons pas encore d’une façon
suffisamment claire ce qu’est Yexpérience, pour pouvoir l’em­
ployer sans plus comme principe universel d’explication.
L’ expérience elle-même devient, en effet, un problème, et on
se pose la question de savoir dans quelles conditions elle se
réalise, et surtout, de quelle façon elle intervient dans des phéno­
mènes bien déterminés. Sur ce point, par exemple, le travail
de Krolik concernant les mouvements induits nous apporte des
données fort inattendues.
Qu’il me soit permis de dire encore un mot au sujet d’une
conception de l’influence de l’expérience qui s’ est faite jour à
plusieurs reprises au cours de la discussion. On dit que nous
interprétons les constellations d’excitants actuels en fonction
d’expériences passées. Le mot interprétation est employé alors
dans deux acceptions différentes qu’il convient de distinguer.
D ’une part, nous entendons par interprétation, au sens strict,
le fait de développer des considérations au sujet de quelque
chose qui nous est donné immédiatement, considérations qui
nous mènent à certaines suppositions au sujet de la signifi­
cation du donné. C’est le cas lorsque nous essayons de saisir,
S Y M P O S IU M 1953
66 LA PERCEPTION

par exemple, la signification spatiale du dessin d’une construc­


tion qu’ on ne peut pas embrasser d’un coup d’œil. D ’ autre
part, nous pouvons parler à?interprétation dans le cas de la
perception d’un objet tridimensionnel à partir de l’image bidi-
mensionnelle sur la rétine. Dans ce sens plus élargi, le terme
« interprétation » est courant en mathématiques.
Le résultat de l’élaboration intellectuelle qui mène à l’in­
terprétation tridimensionnelle d’un dessin, et celui du processus
préconscient qui, à partir d’une image rétinienne, donne nais­
sance à la perception d’un objet tridimensionnel peuvent
éventuellement manifester certaines ressemblances. Dès lors,
on peut être tenté de qualifier également de « quasi-rationnel »
ce dernier processus. Toutefois, il existe de bonnes raisons pour
distinguer ces deux états de choses. Cela m’ est apparu très
clairement lors de l’ examen de la naissance de corps apparents
à partir de silhouettes de formes changeantes. Il m’ est apparu
alors que la corporéité apparente, qui est donnée directement,
devient spécialement contraignante dès que la configuration
spatio-temporelle des excitants est si complexe que notre
capacité d’interprétation rationnelle reste en défaut. Ces
deux façons de procéder sont contradictoires et nous montrent
clairement que les deux types d’interprétations, constituent
deux processus de natures fondamentalement différentes.
M. MULLER (Neuchâtel). — J’ aurais, quant à moi, deux
questions à soulever dans cette discussion.
La première concerne principalement l’exposé de M. Piaget.
Si je comprends bien son argumentation, il se voit acculé à
reconnaître une part à l’innéité en raison de l’importance, dans
la perception, des « formes » (Gestalten) géométriques, alors
qu’un tel recours ne s’impose pas de la même façon dans le
cas des « formes » empiriques (Brunswig).
Est-il tout à fait exclu cependant de déceler dans le premier
cas également des influences empiriques, ou de ramener les
formes géométriques à des résidus d’expérience ? La psychologie
animale, celle notamment qu’ a pratiquée K. Lorentz et ses
élèves, par la méthode des attrapes, montre la perception
animale moins déterminée qu’ on ne l’ a dit après les premiers
travaux gestaltistes par des configurations d’ensemble, et plus
réductible à des sommations de « signaux », de « déclancheurs »
agissant compulsivement même détaillés un à un, mais dont
DISCUSSION GÉNÉRALE 67

une combinaison optimale entraîne seule la probabilité maxi­


male du comportement étudié. Dès lors, on peut se demander
si les comparaisons culturelles qui sont désormais praticables
confirmeraient réellement l’innéité des « formes » géométriques.
On peut relever en effet que nos expériences sont généra­
lement faites avec des sujets vivant dans un milieu hautement
« artificiel », c’est-à-dire marqué par d’innombrables a choses »
aux formes arbitraires et simplifiées, depuis le biberon fabriqué
jusqu’ aux maisons, depuis nos routes droites jusqu’ aux insignes
courants de la circulation. Des sujets élevés dans un milieu
naturel, dont les cc choses » conservent la sinuosité capricieuse
des plantes, donneraient-ils les mêmes réponses ? Plus préci­
sément encore, la loi de clôture si centrale dans la théorie ges-
taltiste, se retrouve-t-elle chez les sujets dont la civilisation
impose un tabou particulièrement fort sur Fachèvement (des
objets, des rites, des repas mêmes) ?
La deuxième question est plus générale, et concerne le
thème même de notre réunion. Nos trois orateurs principaux
se sont tous entendus pour faire éclater la notion de perception
en la mêlant à la motivation. M. Piéron appelle cet élément
« interprétation », M. Piaget « action ou activité », M. Michotte
« préparation ». N’est-ce pas postuler implicitement un cadre
de référence plus large que la seule « information » ? N’ est-ce
pas jeter un doute sur l’utilisation légitime du terme de percep­
tion lui-même ? Telle est la question posée récemment par
Krech (Cognition and motivation in psychological theory,
dans le recueil collectif : Current trends in psychological theory,
University of Pittsburgh Press, 1951), qui unit perception
et motivation dans un concept unique, qu’il appelle « système
dynamique », dont il cherche alors les lois formelles. Ne sommes-
nous pas contraints de faire avec lui ce pas ?
M. SNIJDERS (Groningue). — Il me semble qu’ on a un
peu négligé ce matin deux distinctions qui ont une certaine
importance. D ’abord, on a employé le terme à?expérience, me
semble-t-il, dans deux sens différents. Le premier est celui
d’ expérience comme condition de maturation, c’ est-à-dire
comme condition d’ actualisation de certaines possibilités pri­
mitives. L’ autre est l’expérience comme condition d’ appren­
tissage. Il me semble que M. Piéron a pris le terme surtout
dans le premier sens : c’est-à-dire comme condition de matu­
68 LA PERCEPTION

ration. Lorsqu’on fait cela, on doit trouver partout l’expé­


rience. En effet, l’ actualisation d’une potentialité d’ activité
psychologique exige toujours un certain fonctionnement ou
une certaine expérience. (Exemple : le chimpanzé aveugle).
M. Michotte, au contraire, appelle tout cela « inné ». Toutes
ces structures qui ont nécessité une certaine expérience pour
être actualisées il les appelle « innées ».
Puis, il y a une autre distinction qui a été peut-être un peu
négligée ; c’est celle qui existe entre les termes coercitif et inné.
Il y a du coercitif qui n’est pas inné, mais conditionné plutôt
par la culture, etc. Il serait peut-être intéressant de faire les
expériences de M. Michotte chez certains peuples primitifs.
D ’autre part, il y a aussi de Yinné qui n’ est pas coercitif.
Il y a des conditions dans lesquelles on peut changer, par
exemple, certains réflexes innés. Il me semble que ces distinc­
tions seraient de nature à introduire certaines nuances dans
la discussion.
M. FRAISSE (Paris). — Je crois que les trois rapporteurs
de ce matin se sont rencontrés pour accorder à nos structures
perceptives d’ adulte une origine qui doit beaucoup à l’ expé­
rience. Il est d’ailleurs conforme à l’ esprit scientifique de cher­
cher à expliquer au lieu de se réfugier dans l’innéisme.
Le problème qui se pose réellement, est de savoir quelle
est la nature même de cette expérience, et c’ est là que divergent
les trois rapporteurs. M. Piéron fait jouer un rôle fondamental
à l’ adaptation, à une adaptation vitale, à base de réactions,
motrices en général ; M. Piaget attache une importance parti­
culière aux régulations, soit dans l’ activité perceptive, soit
plus tard dans l’ activité opératoire et M. Michotte de son côté,
essaie de définir les lois mêmes des « effets de champ ».
C’ est sur ces effets de champ que je voudrais pour ma part
insister. Il ne suffit pas de dire que ces effets de champ doivent
beaucoup à l’expérience. Faut-il encore essayer d’ en dégager
les lois et c’est tout le sens des très beaux travaux deM. Michotte,
d’étudier justement les lois de formation ou les lois d’ action
de ces effets de champ.
Quand on remonte à l’origine de ces effets de champ, par
exemple de celui de la constance, on découvre que dès l’ âge
de 5 ou 6 mois, c’est-à-dire dès que l’ on peut commencer prati­
quement à expérimenter, que la constance existe et qu’ elle
DISCUSSION GÉNÉRALE 69

est très forte. Des recherches récentes, en particulier de Misumi,


ont tout à fait confirmé les expériences antérieures et les ont
précisées.
Si on pouvait mesurer tous ces effets de champ que sont les
illusions par exemple, on trouverait sans doute des résultats
du même ordre. Le problème qui se pose, et qui a été souligné
dans une des phases de la discussion de ce matin, est d’ expli­
quer qu’une très large partie de notre expérience se fasse entre
0 et 6 mois, à un stade d’immaturation de notre système nerveux
central.
Comment expliquer que dans les six premiers mois de la
vie, une expérience si limitée, puisque la motricité est encore
très peu développée, puisse jouer un si grand rôle ? Je ne fais
pas une objection, mais je pose une question qui ne peut peut-
être pas être résolue pleinement dans l’ état de nos connais­
sances neuro-physiologiques, mais je ne puis me défendre d’une
certaine inquiétude en pensant au rôle considérable que l’on
veut faire jouer à l’ expérience des six premiers mois. Comment
peut-elle suffire à monter cette régulation extraordinaire qu’ est
la constance perceptive.
D’ autre part, si on pense, que notre perception est fina­
lement un processus essentiellement adaptatif, comme le feraient
croire les expériences de Stratton, ou d’ I. Kôhler, qui montrent
nos possibilités extraordinaires de se réadapter, on se demande
comment il peut se faire que des adultes aient encore par
exemple des illusions optico-géométriques aussi contraignantes.
En admettant que l’ on puisse expliquer les illusions opti­
co-géométriques chez l’ enfant sans faire appel à des montages
structuraux et en invoquant des erreurs, c’ est-à-dire des illu­
sions proprement dites, il faudrait que l’ expérience diminue ou
supprime ces effets. Or, les illusions primaires ne décroissent
que très légèrement avec l’ âge. Et nous-mêmes, qui connaissons
ces illusions, qui les expliquons souvent, nous y restons plei­
nement sensibles et nos erreurs sont très voisines de ceux qui
n’ont aucune expérience.
La légère décroissance que l’on trouve avec l’ âge n’est pas
due à une correction perceptive proprement dite mais à une
correction à la suite d’une opération mentale de mesure. Je
crois avoir montré, avec une de mes collaboratrices, Mme Vau-
trey, que les illusions décroissent en fonction de la formation
70 L A PERCEPTION

intellectuelle ; il faut faire appel à des agrégatifs de mathéma­


tiques, par exemple, pour trouver chez eux une correction
relative d’une illusion comme celle de la surestimation de la
verticale, alors que des étudiants en lettres, par exemple, font
les mêmes erreurs qu’un enfant de 1 0 ans.
Dans ces cas-là, l’expérience vitale ne semble pas corriger
les « effets de champ ». Il reste malgré tout à les expliquer.
Comme je disais, les travaux de M. Michotte nous apportent
justement un effort d’ analyse de ce que les Gestaltistes envi­
sageaient eux-mêmes d’une manière trop globale.
Je voudrais souligner un dernier point, à propos d’une objec­
tion de M. Piaget à M. Michotte.
Au delà du problème de l’expression, je crois, en effet, que
M. Michotte souligne un point important quand il dit que nos
catégories de l’entendement, pour employer ce vocabulaire
contestable, se trouvent préfigurées sur le plan perceptif.
Les « effets de champ » seraient véritablement primaires
par rapport aux interprétations par signification ; après avoir
longtemps expliqué les effets par leur signification nous sommes
amenés à trouver un certain isophormisme entre l’effet et son
interprétation.
M. FAUYILLE (Louvain). — Comme M. Fraisse vient
très bien de le montrer, nous nous trouvons en présence d’un
problème embarrassant.
J’ ai écouté avec grand intérêt les communications de
MM. Piéron et Piaget, visant à nous montrer dans la perception
le rôle, sinon absolu, au moins largement prépondérant de
l’expérience. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que
la littérature internationale est actuellement en faveur de
l’empirisme. Cela est vrai non seulement dans le domaine de
la perception mais encore en psychologie individuelle.
Cependant les observations de M. Michotte et les remarques
de M. Fraisse ont montré que les choses n’ étaient pas simples.
D’ ailleurs, dans le domaine de la neuro-physiologie et plus
spécialement de l’embryologie du système nerveux, les cher­
cheurs insistent plutôt sur le rôle de l’inné. Je songe notamment
aux recherches de Sperry.
Je me demande si nous ne trouverions pas au moins un élé­
ment de solution, en réfléchissant sur les mécanismes nerveux.
M. Piéron nous disait qu’ à mesure qu’ on s’ élevait dans
DISCUSSION GÉNÉRALE 71

l’échelle de l’évolution, on voyait diminuer la part de réactions


déterminées et croître l’indétermination et l’importance de
l’ acquis. Chez tous les êtres, le système nerveux serait formé
pour une part de connexions préétablies, pour une autre part
de cellules sans connexions fixes, de tissus équipotentiels,
suivant l’expression de Holt.
Cette conception est-elle exacte ? Le développement neuro­
logique n’ est-il pas toujours créateur de mécanismes et de
mécanismes d’ autant plus perfectionnés que l’ on considère
des centres plus élevés. Ce développement crée d’ abord des
enchaînements neuroniques relativement simples qui corres­
pondent aux réflexes. Ce même développement construira
l’ écorce cérébrale non comme un tissu équipotentiel mais
comme un ensemble de mécanismes compliqués, des méca­
nismes capables d’adaptation.
Les expériences inspirées par l’idée de maturation, celles
de Gesell notamment, nous décrivent le développement comme
une succession de schèmes de réactions de plus en plus perfec­
tionnés, c’est-à-dire à la fois compliqués et adaptables. Les
mécanismes nerveux correspondant doivent présenter une
complication croissante parallèle, et inclure des mécanismes
supérieurs d’adaptation de plus en plus nombreux.
La perception implique, elle aussi, des mécanismes nerveux.
Ici encore pour rendre compte de l’ action de l’ expérience, il
ne faut pas songer à un tissu équipotentiel mais à des méca­
nismes d’ adaptation. Ceux-ci peuvent être conçus comme
capables de répondre à des stimuli divers avec des probabilités
variables. On peut les concevoir sur le modèle des machines
imaginées par la cybernétique.
Cela fait songer à la théorie de l’information qui constitue
l’ objet d’une communication de ce congrès.
Bref, toute perception serait le produit de l’ expérience
mais impliquerait aussi l’ action de mécanismes innés capables
d’ adaptation et présentant des déterminations de degrés
variables.
M. NYSSEN (Bruxelles). — Clinicien avant tout, et n’ ayant
pas exploré le domaine de la perception proprement dite, je
m’excuse de ne pas être à même d’ employer une terminologie
aussi appropriée que celle que nous avons entendue dans les
beaux exposés et l’intéressante discussion des rapporteurs.
72 LA PERCEPTION

Je voudrais cependant me permettre deux observations :


1°) Le Pr Piéron a dit ce matin que chez le nouveau-né le
système nerveux n’est pas développé comme chez l’ adulte,
la myélinisation n’y est pas encore faite, que les associations
ne peuvent donc pas s’y produire comme chez l’enfant plus
développé et que par conséquent l’expérience ne peut pas
encore s’acquérir. Je pense que je ne suis nullement suspect
de quelque tendance psychanalytique, et cependant je me
demande si nous connaissons suffisamment les conditions
physiologiques de la formation de l’ empreinte pour pouvoir
affirmer que celle-ci est entièrement exclue chez le nouveau-
né. En effet, nous devons encore nous contenter de pures
hypothèses quand il s’agit d’ expliquer la formation physio­
logique de l’empreinte mnémonique. Du point de vue psycho­
logique, je crois, pour ma part, qu’il n’ est pas prouvé que
l’empreinte ne puisse pas s’établir parce que l’impression ou
l’expérience ne sont pas conscientes ou ne sont que subcons­
cientes ou totalement inconscientes. Est-ce qu’un stade d’évo­
lution plus élémentaire du système nerveux exclut toute forma­
tion d’empreinte ? Est-ce que l’ absence de souvenirs conscients
se rapportant à la première enfance signifie nécessairement que
les expériences de cet âge ne laissent aucune trace sur l’ activité
perceptive ? S’il en est ainsi, comment peut-on expliquer un
certain degré de possibilité de dressage, d’ éducabilité et même
des manifestations de récognition chez le tout jeune enfant ?
2° On a parlé beaucoup de l’évolution génétique de la
perception, de l’influence de l’expérience et de l’intervention
de processus d’interprétation et de correction. Mais où est la
limite entre la perception proprement dite et la prise de connais­
sance du monde extérieur par des processus plus élaborés, plus
complexes, à la fois perceptifs et intellectuels ? Est-ce que
dans l’ activité perceptive, l’expérience consciente et même
la pensée vont s’intégrer dans une perception évoluée, mais
devenant et restant essentiellement et entièrement perceptive,
immédiate et indépendante de nouveaux apports intellectuels ?
Peut-être, la psychologie génétique de la perception ne
nous le dira pas. Par contre, l’étude des perceptions chez les
sujets involués, et surtout chez les détériorés de l’intelligence
et de la mémoire, pourra nous éclairer d’ avantage sur ce problème.
Ainsi, au cours d’un travail avec J. Bourdon, nous avons
DISCUSSION GÉNÉRALE 73

pu constater chez les nombreux paralytiques généraux et


déments séniles dont la détérioration profonde avait été établie
préalablement par des tests d’intelligence pour adultes, que
l’illusion du poids-volume était normalement conservée, dans
sa fréquence et son intensité. Or, il est difficile de supposer
chez des sujets très détériorés, l’intervention de la surprise
ou d’un raisonnement. Il y a lieu d’ en déduire que si de telles
opérations brèves interviennent chez l’ enfant au cours de la
genèse de l’illusion en question, ou si cette genèse est simple­
ment due à l’expérience par laquelle se développe chez le jeune
enfant le sens du « plus pesant » et du « moins pesant », cet
acquis ne se dissocie pas par la détérioration et l’illusion s’ opère
d’une façon normale en l’ absence de capacités d’ élaboration
logique ou rationnelle.
Citons aussi, dans le même ordre d’idées, les recherches d’Àug.
Ley qui constata chez des déments profonds, une capacité de
perception tachistoscopique semblable à celle des normaux.
Pour ces raisons, je suis d’ avis, qu’entre autres, certaines
des très belles constatations du Pr Michotte mèneraient la
solution de certains problèmes qui ont été soulevés ici, par leur
vérification chez les détériorés intellectuels.
CHOCHOLLE ( R e n é ) (Paris). — 1) Nous ne pouvons pas
nous permettre, en science, d’introduire des hypothèses, des
explications, des théories, qui ne s’ appuieraient pas sur des
faits précis, matériels, qui ne seraient pas en accord avec tous
les faits connus, et qui ne permettraient pas de faire progresser
nos connaissances et leurs applications pratiques. Or, comme
chacun sait, tout peut s’ expliquer par l’ expérience acquise,
et l’expérimentation le confirme ; nous voyons, d’ autre part,
toute la fécondité de cette notion, tant dans la progression
de nos connaissances que dans leurs applications. On ne voit
pas, alors, pourquoi maintenir l’hypothèse d’une innéité, pure­
ment spéculative, stérile et paralysante.
2) Le rôle du langage dans la perception a été, semble-t-il,
négligé au cours de ces journées d’ études. Or, le langage est
d’une importance primordiale dans la perception chez l’homme,
qu’il s’ agisse du langage parlé, ou de tout autre moyen de
communication ou d’expression.
Le langage est une acquisition sociale ; il est né de la vie
en société, du besoin de communication, d’ expression, il est
74 LA PERCEPTION

lié à la vie sociale, au milieu ; bien plus, ses caractères diffé­


rentiels sont fonction des différences de milieu.
L’acquisition et l’apprentissage du langage chez l’ enfant
apparaissent comme un transfert des données immédiates à
un nouveau système représenté par le cadre des mots, des
expressions, des phrases utilisés par les personnes qui l’entou­
rent. Le transfert se produit dès que s’est créée chez l’enfant
une relation entre telle et telle émission vocale de son entourage
et telle et telle perception, et une relation entre la reproduction
par lui de cette émission vocale et la compréhension par l’ en­
tourage.
Chaque mot, chaque expression, recouvrent une catégorie
relativement bien définie de perceptions, de concepts, etc. ;
le langage est un véritable cadre, dans lequel on essaie de tout
faire entrer ; dans ce cadre se place toute la vie psychique :
la pensée est essentiellement verbale. Dans la perception, le
ou les mots qui viennent à notre esprit remplacent les données
sensorielles immédiates ; on aboutit à une abstraction ; on
néglige tout, même s’il n’y a qu’ approximation relative, pour
ne plus percevoir que ce qui correspond au mot évoqué.
Le mot devient un stimulus par lui-même ; il est évocateur,
il engendre des associations d’idées, des images, d’ autres mots,
des pensées, etc.
Le langage musical est devenu de même, pour le musicien,
le cadre de ses jugements. Une symphonie a acquis pour lui
un autre aspect que pour un individu n’ ayant pas reçu d’ édu­
cation musicale : il entend des suites de notes ; il reproduit
des suites de notes, etc. Ce langage acquis a tellement bien
pris la place de la perception immédiate qu’un pianiste entend
les notes, mais n’entend pas que certaines de celles-ci ne sont
qu’approchées (comme le clavier du piano est relativement
restreint, certaines des notes sont confondues sur cet instrument).
3) Enfin, si la perception visuelle a tenu une large part au
cours de ces journées d’études, on a négligé totalement, ou
à peu près les autres modes de perception ; ils jouent, pourtant,
un rôle important dans l’organisme et offrent, eux aussi, de
grands moyens d’ études. On a négligé de même les phénomènes
intersensoriels : un objet n’est pas seulement vu, il est, à la
fois, senti, entendu, etc. Dans la perception de mouvement
par exemple, les variations du son perçu ont un rôle important.
RÉPONSES
de
H. P ié r o n et J. P ia g e t

M. PIÉRON. — Au bout d’un certain temps, il devient


plus difficile de se rappeler la teneur des objections. Cependant,
il y a trois points que je voudrais retenir. Le premier, puisque
c’ est dans l’ ordre, c’est l’ objection de M. Fraisse en ce qui
concerne les illusions, en particulier l’illusion de Müller-Lyer,
dont il dit qu’elle n’est pas modifiée par l’ expérience puisque
cbez l’ adulte, en réalité, on trouve que l’illusion n’ est pas
diminuée. Eh bien ! à cet égard je voudrais que l’ on s’entende
un peu sur ce qu’ on appelle « expérience ». « Expérience » cela
veut dire que nous confrontons les résultats de notre perception
avec les résultats de l’ activité qu’elle dirige. L’illusion de Müller-
Lyer, c’ est quelque chose qui n’ a jamais eu aucune espèce
d’influence sur notre activité. C’ est une curiosité ; on montre
que quand il y a deux lignes qui sont d’égale grandeur, mais
que l’une est allongée par d’autres traits, et que l’ autre est
raccourcie par d’autres traits, celle-ci paraîtra plus petite que
celle-là.
Maintenant, est-ce que, si nous avons alors besoin de bien
connaître la longueur de ces lignes nous ne diminuons pas
l’illusion ? En réalité dans les conditions de présentation, nous
avons une notion vague de la longueur d’un objet qui a en
somme une densité différente dans les deux figures, auxquelles
on peut donner des formes diverses.

Dans la présentation de l’illusion par Ebbinghaus, les hiron­


delles qui se tournent le dos sont évidemment plus proches,
la distance abstraite de bec à bec est bien difficile à envisager.
76 LA PERCEPTION

Si notre attention doit se porter sur l’évaluation exacte


de la ligne insérée dans les deux figures, il faut que nous dis­
socions la ligne de la figure ; mais c’ est quelque chose d’ artificiel,
et qui s’obtient par l’expérience, mais une expérience qui est
soumise à une sanction.
Quelqu’un qui s’ attache aux mesures n’est pas également
sensible à l’illusion de Müller-Lyer.
L’illusion repose sur une impression d’ ensemble, et au
fond cette illusion n’a aucune espèce d’importance. L’expérience,
comme vous le disiez hier, je crois, c’ est une adaptation, une
adaptation dans le sens vital.
C’est-à-dire que nous nous fondons sur les résultats de
l’ activité que nos perceptions dirigent, et que c’ est ainsi que
des corrections peuvent s’ effectuer. Vous connaissez aussi l’il­
lusion de Poggendorf où les deux segments d’une ligne oblique
interrompue par une série de parallèles paraissent décalés.
L’illusion se produit quand l’ attention se porte sur les points
de rencontre des segments avec les parallèles ; mais si les deux
segments sont ceux d’une corde passant derrière une colonne
striée et servant à tirer un seau d’un puits, l’illusion disparaît
entièrement.
Par conséquent je crois qu’il ne faut pas exagérer l’impor­
tance des illusions d’optique. Encore une fois, elles ont peu de
rapports avec notre comportement dans la réalité.
En ce qui concerne l’ attitude de M. Fauville j ’ avoue que
je suis très intéressé évidemment par sa conception, mais il
me semble que l’on doit faire de grandes réserves sur la notion
des mécanismes. Là je dirais que je ne soutiens pas du tout
l’ équipotentialité totale, naturellement, dans la constitution du
cerveau. Mais je crois que les mécanismes qui peuvent en effet
se trouver préparés dans une certaine mesure, ne se constituent
réellement que dans des exercices et du fait, par conséquent,
de l’expérience. Vous savez que nous avons une région du
cerveau normalement préparée pour le langage ; c’ est certain,
il y a une région préparée propre à l’homme et si cette région
se trouve atteinte par une lésion précoce l’ acquisition du lan­
gage est difficile. Mais nous savons aussi qu’il n’y a pas d’ apha­
sie durable, lorsque cette région est détruite chez des enfants
assez jeunes. Dans ce cas l’autre hémisphère, qui n’était pas
préparé à cette tâche, devient capable de l’exécuter. Par
RÉPONSES DE H . P IÉ RO N E T J. P I A G E T 77

conséquent, il y a là une plasticité qui est assez grande. Une


telle plasticité adaptative ne se rencontre pas dans les machines
de la cybernétique dont on tend à admettre qu’ elles constituent
un modèle du cerveau. On a d’un côté la notion de la machine
toute constituée et de l’ autre la notion de quelque chose qui
peut servir à tout. Entre ces deux notions je crois qu’il faut
dégager la réalité de la machine cérébrale. Cette machine, il
faut qu’elle fonctionne et qu’ elle fonctionne sous une régulation
directrice, régulation qui, évidemment, est déterminée congé­
nitalement. Là nous trouvons la sphère affective, la sphère
thalamique qui est réellement préconstituée, avec des directions,
du côté de l’ agrément, et du désagrément.
Cette régulation, c’est ce qui conduit la formation de nos
mécanismes supérieurs dans la région du cortex. Il ne faut pas
tout de même dire : dans le système nerveux en général, car
il est bien certain que, chez l’homme, toute la partie bulbaire,
mésencéphalique et diencéphalique est réellement constituée
déjà avant la naissance. Mais ce que j ’ envisage, c’ est exclusive­
ment la formation corticale. Vous dites très bien qu’ on n’ a que
des hypothèses sur la manière dont les souvenirs s’ enregistrent.
On fait actuellement beaucoup d’hypothèses, mais nous sommes
sûrs d’une chose, c’est que ces souvenirs ne s’ enregistrent
que dans le cortex, ils ne s’ enregistrent pas dans le thalamus,
dans le diencéphale. Nous n’ avons pas de souvenirs évocables
utilisables dans le comportement qui aient été constitués par
des acquisitions du thalamus. A l’heure actuelle les expériences
de Penfield justement ont mis en évidence dans certaines
régions du cortex l’ éveil de souvenirs ; il a établi dans ses belles
expériences au cours de l’opération sur l’homme éveillé, que,
chez certains individus ayant des points sensibilisés, il pouvait,
par une stimulation électrique de ces points sensibles faire
survenir brusquement des souvenirs. Tel patient entendait
une symphonie ; une symphonie qui se mettait à se dérouler
et qu’il entendait, comme il l’avait entendue, qu’il reconnaissait,
et qu’il pouvait accompagner d’un mouvement de chant. C’ est
dans cette région corticale que les souvenirs s’enregistrent.
Quand le cortex, après la naissance, n’ a que des cellules isolées,
que ces cellules n’ont pas encore de connexions entre elles, à
la base de tous ces circuits qui se forment et qui sont la base
de nos souvenirs, de tels circuits ne peuvent pas encore s’ établir.
78 LA PERCEPTION

C’ est pourquoi j ’affirme que le nouveau-né à la naissance ne


peut pas enregistrer de souvenirs évocables parce qu’il n’ a
pas un cortex capable de les enregistrer ; les souvenirs ne
s’enregistrent pas ailleurs, c’ est un fait de physiologie. Voilà
ce que l’on peut dire. Seulement cela n’implique pas que nous
sachions comment se forment les circuits associatifs qui sont
la base physiologique des souvenirs. Cela, on le cherche toujours.
Mais des expériences récentes, que je 11e connais pas encore
très bien, ont été faites, non pas sur l’homme, ni même sur des
vertébrés, mais sur un animal qui a des capacités mnémoniques,
sur le poulpe, la pieuvre ; la pieuvre a une région du cerveau
qui est analogue à notre cortex et on a pu montrer que c’était
là que s’enregistraient les apprentissages, dans une région
particulière. Évidemment le poulpe est plus facile à étudier
que l’homme. Peut-être aurons-nous quelques lumières à la
suite de ces recherches.
M. PIAGET. — J’ aimerais également répondre à quelques
interventions précédentes avant qu’ on les ait oubliées. Je les
reprend dans l’ ordre. J’ ai été très intéressé d’ abord par les
remarques de M. Metzger, sur deux points particuliers. Le
premier point, c’est que dans la notion de l’équilibre, les condi­
tions de l’équilibre seraient innées, d’ après M. Metzger, tandis
que le processus du contenu serait actuel et influencé par
l’expérience. Eh bien ! c’est là justement que j ’ ai de la peine
à suivre M. Metzger car je crois que la notion de l’équilibre se
distingue précisément de la notion de Finnéité. Je ne crois
pas du tout que les conditions de l’équilibre soient innées,
au même sens que les montages héréditaires, par exemple au
sens où l’on dit qu’un réflexe est inné. Les conditions de l’équi­
libre sont nécessaires, c’est tout ce que l’on peut dire, mais
c’ est une nécessité qu’ on ne trouve qu’ au terme et pas au
point de départ et c’est là la grande différence avec le montage
héréditaire dans le sens d’un mécanisme tout monté.
En second lieu M. Metzger a comparé d’une manière qui
m’ a paru tout à fait suggestive les tendances gestaltistes qui
consistent à chercher les conditions a priori de l’ expérience à
la pensée de Kant. Et je dois dire que ce rapprochement de
M. Metzger m’a fait très plaisir parce qu’il y a, hélas, un grand
nombre d’années, en faisant une classification des théories
de l’intelligence et en les comparant aux théories épistémolo-
RÉPONSES DE H . PIÉ R O N E T J. P I A G E T 79

giques, j ’ avais comparé le gestaltisme au Kantisme, tout au


moins au préformisme de Kant. M. Koffka m’ avait répondu que
je n’ avais pas compris, et cela m’ a intéressé particulièrement
d’entendre un Gestaltiste authentique comme M. Metzger faire
cette comparaison tout cruement.
J’en reviens maintenant aux idées de M. Muller. Je ne crois
pas que les lois de la bonne forme soient très dépendantes des
influences culturelles. Non pas parce qu’on les a étudiées dans
des mentalités primitives mais parce qu’ on les a étudiées de
près chez des animaux. Vous connaissez bien les expériences
de Hertz sur le geai, les expériences sur les bonnes formes chez
le chat, et bien d’ autres sans parler des chimpanzés; vous savez
qu’on retrouve l’illusion de Delbœuf chez le Vairon qui est
un poisson, et non pas un vertébré supérieur, etc. ; par consé­
quent il y a là des phénomènes qui paraissent tout de même
assez généraux. Mais je ne me sens nullement « acculé » à l’hypo­
thèse de l’innéité des bonnes formes. Je réserve par honnêteté
une part possible à l’innéité. Mais, dans l’ état actuel des connais­
sances, je crois possible d’ expliquer toutes les « bonnes formes »
par des lois d’équilibre.
D ’ autre part, M. Snijders nous dit que l’inné n’est pas
toujours coercitif et réciproquement le coercitif n’est pas
toujours inné. Je suis alors en plein accord avec M. Snijders
et je crois en effet que c’est très utile d’ avoir souligné ce fait
que l’inné n’est pas toujours coercitif, un point que nous avons
oublié les uns et les autres de souligner ce matin.
J’en reviens maintenant à mon ami Fraisse qui s’est révélé
beaucoup plus michottien que Michotte lui-même. Autant
suis-je d’accord avec Michotte sur un grand nombre de points,
tel qu’il s’est exposé ce matin, autant j ’ ai de la peine à suivre
Fraisse dans ce qu’il a dit cet après-midi. Tout d’ abord la
constance. Il me semble que Fraisse exagère en invoquant
comme un argument massif la constance de la grandeur à
6 mois. D ’ abord parce qu’elle n’est pas mesurable en ce cas,
et parce que nous n’ avons pas les courbes d’ amélioration, etc.
Ensuite parce qu’ elle a lieu dans l’espace proche, l’espace de la
préhension tandis que pour nous c’ est une constance valable
jusqu’ à 50 ou 100 mètres. Enfin parce que les travaux auxquels
il a fait allusion, pour autant que je suis renseigné (je n’ ai pas
vu de près encore les récentes études d’Akishige) montrent
80 LA PERCEPTION

que, avant ce niveau, il n’y a pas d’évaluation des grandeurs,


il n’y a pas de grandeur à proprement parler, il n’y a pas de
jugement de comparaison possible entre les objets plus petits
ou plus grands, etc. Ensuite viendrait une organisation des
grandeurs, puis seulement la constance mais avec une phase
intercalaire qui dure quand même quelques semaines. Or, à ce
niveau-là le bébé a déjà fait toutes sortes d’expériences en ce
qui concerne la profondeur. Il y a l’évaluation de la distance
par l’expérience dès qu’il y a coordination de la vision et de
la préhension, et cette coordination, vous le savez tous, depuis
les travaux de M. Tournay, se produit dès 4 mois et demi
en moyenne (et j ’ ai eu un enfant qui le présentait déjà à
3 mois et quelques jours). Bref il y a donc quand même toutes
sortes d’expériences qui interviennent dans la constitution de
la constance des grandeurs.
Ensuite Fraisse nous dit que les illusions primaires devraient
décroître fortement avec l’âge, alors qu’elles décroissent très
légèrement. Or, M. Piéron a déjà très bien répondu en ce qui
concerne les domaines où il y a utilisation pratique, mais
même dans les domaines où il n’y a pas utilisation, il y a une
décroissance assez forte. L’illusion de Müller-Lyer que nous
avons remesurée à propos des effets Rubin dont j ’ ai parlé
ce matin a donné des courbes de décroissance très considérables
entre les petits de 4-6 ans et l’enfant d’après 7 ans et l’ adulte.
M. Fraisse ensuite fait allusion aux beaux travaux qu’il
a fait avec Mme Yautrey. Mais il ne faut pas confondre les
deux cas ; pour autant que je connais ces travaux que j ’ ai
entendu exposer par Fraisse lui-même, ils portent sur le cas
où il y a des illusions croissantes.
Enfin, le point central, M. Fraisse invoque les relations
entre certains effets de champs et les notions elles-mêmes.
Je ne nie pas du tout les effets de champs, je crois qu’il y a
des effets de champs primaires, dans un sens peut-être mal
débrouillé au point de vue physiologique mais dans un sens
en tout cas assez primitif, et c’est ce que j ’ ai répondu à M. Mül-
ler. Mais entre ces effets de champs et les notions elles-mêmes,
il me semble y avoir un hiatus assez grand et je n’ ai vu dans
aucun cas une notion qui passe directement du plan perceptif
au plan opératoire. La perception de la vitesse est tout autre
chose que la notion de vitesse, par exemple, et nous voyons
RÉPONSES DE H. PIÉ R O N E T J. P I A G E T 81

des décalages considérables entre la notion et la perception


dans le domaine des constances, de la grandeur projective en
particulier. Ces comparaisons projectives que vous a montrées
Lambercier dans les présentations d’hier, et que je vous ai
rappelées ce matin, donnent lieu à un phénomène particuliè­
rement remarquable quant aux connexions entre la notion
et la perception. La perception correcte de la grandeur projec­
tive donne une augmentation des erreurs de 7 à 10-11 ans,
tandis que la notion est incompréhensible avant 7 ans, et
progresse de façon continue entre 7 et 9 ans. C’est donc au
moment où la compréhension commence que la perception
entre en décadence au point de vue de l’estimation correcte.
Nous avons là de multiples faits qui vous montrent combien
la connexion est complexe entre la perception et la notion ;
je veux bien que la notion tire quelque chose de la perception ;
mais elle n’en tire certainement pas des effets de champ tout
organisés qui seraient simplement transposés sur le plan de
l’intelligence.
Quant aux intéressantes remarques de M. Fauville et de
M. Nyssen, leur intervention concerne surtout l’ exposé de
M. Piéron. Je n’en dirai rien de particulier.

S Y M P O S IU M 1953 c
DEUXIÈME PARTIE
PERCEPTION ET INFORMATION
par A. O mbredane
Professeur à F Université de Bruxelles

La perception est un moment du système comportemental


propre à chaque individu, dans les conditions particulières
où il se trouve au moment où il perçoit, et le système compor­
temental a pour caractéristiques fondamentales d’ être télêo-
logique (au sens de Rosenblueth, Wiener et Bigelow) intégratif
et inventif en regard d’un univers d’objets qui n’ est jamais
appréhendé dans la permanence et l’immobilité mais bien
dans la continuité d’une exploration incessante, et dont la
structure se complique nécessairement de significations et de
promesses bénéfiques ou maléfiques pour le percepteur. Bellak
nous dira que le problème de la perception est au fond celui de
la déformation de l’objet, autant dire de la variation de l’ objet
selon la disposition du percepteur. Mais il est plus rationnel
de dire que le problème n’est pas tant celui de la variabilité
de l’ objet que celui de son invariabilité, de sa stabilisation,
de sa constance, au cours de l’incessante variation dans l’espace
et dans le temps des points de vue d’où se font les explorations
de notre perception.
L’ objet à percevoir — supposons qu’il s’ agisse d’une image
proposée à la vue comme celle d’une planche du Rorschach
ou du T. A. T. — a une certaine étendue en présence de
laquelle le percepteur se livre à une exploration.
Dans certaines conditions pathologiques, cette exploration
peut être désordonnée, incohérente, livrée au hasard des impul­
sions à amener les excitations périphériques de la rétine en
situation fovéale, ou à celui des mouvements apparents qui,
selon Stein, s’établiraient entre des images correspondant à
l’ excitation de points voisins de la rétine à des intervalles
critiques de temps. Cela peut être compris par comparaison avec
le grouillement de l’univers des phosphènes sous les paupières
86 LA PERCEPTION

baissées ou la fantasmagorie kaléidoscopique des visions hypna-


gogiques ou même avec le désordre perceptif des sujets aux yeux
ouverts, soumis à l’ivresse mescalinique. Aussi bien Stein en est
venu à considérer que l’impression d’immobilité d’un objet et
la stabilité de sa forme supposent une neutralisation réciproque
des mouvements apparents auxquels donne lieu la perception
d’un objet dans son contexte. Nous savons que chez les sujets
atteints d’ agnosie optique le trouble de l’exploration de
l’ objet est fondamental (1). Les objets apparaissent au malade
déformés, lacunaires, instables, fuyants dès qu’il veut les saisir.
L’objet ne peut être suivi dans ses déplacements mais il appa­
raît tantôt ici, tantôt ailleurs, donnant l’impression de la pré­
sence de plusieurs objets différents. La perception avorte dans
la mesure où elle demande une certaine durée, un certain
effort. Le malade ne peut pas atteindre à plus qu’une impres­
sion générique, à celle d’une forme diffuse, qui, de moment
en moment, échappe au lieu de se préciser, à moins que
l’ objet ne soit instantanément saisi, comme par contrebande,
à la faveur d’un état de distraction d’ où l’ effort volontaire
est absent. Il peut éprouver les plus grandes difficultés à
reconnaître des objets familiers qu’ on lui présente, alors qu’il
peut identifier spontanément d’ autres objets, même non fami­
liers, sur lesquels son attention n’ a pas été attirée. Comme
dit Pôtzl, chez ces malades le centre de gravité de la Forme
ne peut être ni saisi ni maintenu. Chez le malade Paulo dont
nous avons publié l’observation (2), nous avons noté comme
symptômes caractéristiques l’ accrochage de la perception à
des détails désinsérés de l’ensemble et saisis au hasard, la
difficulté des passages d’un moment à l’ autre de l’ exploration
perceptive qui permettent normalement la confrontation et
la comparaison, la différenciation et l’ assimilation, l’analyse
et l’organisation du donné perceptif. Ce sont à la fois des
passages d’un aspect élémentaire à l’ autre, des passages d’un
aspect élémentaire au schéma d’ ensemble, des passages du
schéma d’ensemble aux aspects élémentaires. Le malade se
perd dans son exploration.

(1) Cf. A. O m b r e d a n e , L ’ agnosie optique, in Éludes de psychologie médicale,


t. I : Perception et langage, Paris, Hermann & C le, 1943.
( 2 ) A. O m b r e d a n e , Un cas d ’alexie dite pure, sym ptôm e d'ngnosic optique,
ibid.
PERCEPTION E T IN F O R M A T IO N 87

Dans les conditions normales qui répondent à ce que Jackson


appelait le niveau volontaire ou propositionnel de la percep­
tion, l’exploration est ordonnée, elle aboutit à l’ appréhen­
sion de structures plus ou moins fragmentaires ou globales,
mais caractérisées par une sorte de cristallisation, d’organi­
sation figure-fond où la figure s’ accentue et se détache alors
que le fond s’ atténue et s’éloigne. Tout se passe comme si le
processus d’exploration était brusquement immobilisé par un
effet de décision, quitte à reprendre après un délai pour
conduire à une mutation qui livre un autre effet figure-fond
ou à une structuration hiérarchique où les formes s’ organisent
sans s’éliminer l’une l’ autre. Au moment où se fait la cristal­
lisation, où une forme s’impose, cette forme a un effet schéma­
tisant, c’est-à-dire tend à s’ assimiler l’ objet au plus près et à
rejeter ce qui peut être tenu pour anomalies ou irrégularités en
regard d’elle-même.
D ’où viennent ces formes, ces structures ? Les Gestaltistes
ont pensé que la structure appartient à l’objet, que les formes
sont des données primordiales douées de leurs qualités propres
qui les font bonnes ou mauvaises, c’ est-à-dire stables ou
instables, dénuées ou pourvues de tensions internes qui déter­
minent leur stabilité ou leur tendance à évoluer vers des formes
meilleures. Entre les formes telles que nous les percevons et
la structure du système nerveux existerait un lien objectif,
un isomorphisme, explicable par l’hypothèse des Querfunktionen
de Wertheimer, dont on peut retrouver une justification dans
les théories actuelles des cybernéticiens, particulièrement dans
les schémas fonctionnels de McCulloch qui sont destinés à
montrer comment la structure cérébrale peut permettre la
perception dè formes universelles, indépendamment des varia­
tions qu’impliquent leurs apparences particulières. L’ organi­
sation nerveuse serait telle que les excitations dont le système
perceptif est bombardé d’une manière continue n’ auraient
normalement la permission de « passer » qu’à la faveur d’un
balayage systématique dont les ondes cérébrales seraient les
témoins, et que leurs passages se feraient selon des configu­
rations spatiales et temporelles qui répondraient à des accords,
à des formes, à des univers aux, à des groupements de plus
grande probabilité statistique. On comprendrait alors qu’ en
venant troubler cette régulation du passage des excitations
88 LA PERCEPTION

au niveau cortical, les lésions renverraient la perception à


l’incohérence et à l’imprévisibilité.
Dans de telles perspectives, il serait possible de déterminer
objectivement, indépendamment de la personnalité du per­
cepteur, les facteurs de prégnance d’une forme sur une autre,
comme ceux de l’évolution des formes dans le sens de la norma­
lisation ou de la différenciation. L’expérience individuelle
aurait ici peu à dire. Cependant on trouve dans l’œuvre même
des G-estaltistes la distinction des formes géométriques et des
formes empiriques, de la normalisation géométrique et de la
normalisation empirique, c’est-à-dire de la tendance des formes
faibles à évoluer soit vers des modèles géométriques soit vers
des modèles correspondant à des choses familières, si irrégu­
lières qu’elles puissent être. Des différences typologiques entre
individus pourraient s’ affirmer ici : d’une part, ceux qui tendent
à percevoir conformément à des formes géométriques bien
équilibrées, d’ autre part, ceux qui tendent à percevoir confor­
mément à des formes familières équilibrées ou non, d’une part,
les Formseher, de l’ autre les Dingseher. Au facteur structural,
lié à l’objet viendrait évidemment ici s’ ajouter un facteur
expêrientiel qui accorde à l’objet une signification.
Des auteurs tels que Michotte, Gemelli et leurs élèves, ont
montré que la signification n’est pas quelque chose qui s’ ajoute
à la forme d’abord perçue, mais qu’ elle y est dès le premier
instant contenue, qu’elle fait partie de la structure perceptive.
Nous ne percevons pas des formes, dit Gemelli, mais des objets
qui ont un sens. Aussi bien, la perception de l’objet avec sa
forme et sa signification est le fruit d’une élaboration qui se
prête à l’ analyse.
Il y a déjà longtemps que, dans la perspective phénomé­
nologique dont il disposait, Bergson avait envisagé cette élabo­
ration comme une accommodation, se développant dans le
temps, d’un schéma dynamique et des apparences concrètes four­
nies par l’ objet présent. Par schéma dynamique, Bergson enten­
dait une certaine direction d’effort à suivre, une représentation
d’une fonction, un diagramme fonctionnel avec lequel nous
allons à la rencontre des images concrètes a une hypothèse
relative à la signification de ce qu’ on va percevoir et à la rela­
tion probable de cette perception avec certains éléments de
l’expérience passée ». Ce schéma est dynamique en ce sens
PERCEPTION E T IN F O R M A T IO N 89

qu’il est plus ou moins souple, évolutif, adaptatif ; « au lieu


d’un schéma unique, aux formes immobiles et raides, dont
on se donne tout de suite la conception distincte, il peut y
avoir un schéma élastique ou mouvant, dont l’esprit se refuse
à arrêter les contours, parce qu’il attend sa décision des
images mêmes que le schéma doit attirer pour se donner un
corps )). Et Bergson se livre à la comparaison célèbre : « tout
se passe comme si l’on tendait une rondelle de caoutchouc
dans divers sens en même temps pour l’ amener à prendre la
forme géométrique de tel ou tel polygone. En général, le caout­
chouc se rétrécit sur certains points à mesure qu’ on l’ allonge
sur d’ autres. Il faut s’y reprendre, fixer chaque fois le résultat
obtenu : encore peut-on avoir, pendant cette opération, à
modifier la forme assignée au polygone d’ abord ».
A vrai dire, les psychologues de la signification qui ont
admis que dans la perception s’ affrontaient des facteurs struc­
turaux liés à l’objet et des facteurs de signification liés à
l’expérience du sujet, qui ont même souligné, comme l’ a fait
Gemelli, la valeur pratique, biologique de la perception, ont
témoigné d’une certaine timidité dans l’ exploitation de leur
idée. Facteur sémantique (ou de signification) comme facteur
structural, conservent dans leur spéculation et leur expérimen­
tation un caractère cognitif à l’extrême, témoignant d’un souci
dominant de considérer le percept dans son objectivité physique
ou sociale. On peut cependant aller beaucoup plus loin dès
l’instant où l’on se demande jusqu’ à quel point la disposition
du percepteur peut déterminer l’objet de sa perception, quelle
peut être l’incidence sur la perception du facteur dispositionnel.
Il y a des objets en présence desquels il semble que tous
les individus auront la même perception, une table par exemple.
Mais sous l’unification exprimée, réalisée par le mot « table »,
la nature fonctionnelle de l’ objet peut varier considérablement.
Dans quelle mesure la table perçue est-elle la même pour un
individu qui voit un instrument sur lequel il peut disposer des
plats en vue du repas ; pour un individu qui, voulant atteindre
une ampoule électrique au plafond monte sur la table et même
envisage d’installer sur cette table une chaise sur laquelle il
grimpera ; pour un individu qui brise la table pour en faire
du feu. Pour celui qui veut faire du feu qu’importe si la table
boîte ou n’ a que deux pieds ; la situation n’est évidemment
90 LA PERCEPTION

pas la même s’il s’agit de monter dessus ; et pour qui cherche


où déposer ses assiettes qu’importe que la table soit faite
d’une pierre plate. Allons plus loin, pour l’enfant qui joue
n’importe quoi peut être perçu comme représentant le jouet
qu’il institue. La chaise renversée peut être train ou cheval,
le petit tabouret enveloppé de chiffons peut être un nourrisson
hurlant, et sur ces objets de perception l’ accord des esprits
n’ a pas de peine à se faire entre joueurs.
Encore de telles dispositions perceptives qui s’inscrivent
dans une utilisation prochaine sont-elles accessibles à l’obser­
vateur. Que dire de dispositions contenues par le percepteur,
voire méconnues de lui ? Bruner et Postman ont souligné ce
qu’il peut y avoir d’artificiel dans les expériences de labora­
toire où, tenant des sujets pour équivalents, sauf en regard
des facteurs formels de leur performance, on les invite à être
neutres, exacts, attentifs, vis-à-vis d’objets qui doivent être
perçus en soi, sans qu’intervienne un désir quelconque de
manger, de détruire, de caresser, d’utiliser d’une manière ou
d’une autre. La chose deviendra plus frappante si, au lieu de
stimuli tels que des figures géométriques, on en vient à utiliser
des stimuli « plus voisins de la vie » tels que l’image d’un jeune
et bel arabe allongé sur un lit près d’une femme qui peut être
une belle fille normale ou une vieille et laide sorcière.
Dans la perspective de l’école américaine contemporaine
dite New Look, Bruner et Postman estiment que pour une
compréhension complète du processus perceptif il est nécessaire
de ne pas faire varier seulement les stimuli physiques et l’ état
sensoriel de l’organisme, mais encore les conditions centrales
d’ apprentissage antérieur et de motivation, les dispositions
liées à des satisfactions et des frustrations qui peuvent être
associées, consciemment ou non, avec telles figures plutôt que
telles autres, car la perception est une opération qui s’inscrit
dans une activité générale d’ ajustement de l’individu à un
monde d’objets qui peuvent ou non satisfaire ses désirs, réduire
ses tensions, heurter ou valoriser son Moi. Avec Cécile Good­
man, Bruner a distingué dans la perception deux types de déter­
minants : les déterminants autochtones et les déterminants
comportementaux. Les premiers seraient liés aux propriétés
du système nerveux qui rendent compte de phénomènes tels
que le contraste ou la disparition du papillotement, les seconds
PERCEPTION E T IN F O R M A T IO N 91

comprendraient les facteurs d’apprentissage et de motiva­


tion, les fonctions de la personnalité comme le refoulement,
l’ opération de caractéristiques tempéramentales comme l’in­
troversion et l’extraversion, l’effet d’attitudes et de besoins
sociaux.
Les expériences de Bruner, Postman et leurs collaborateurs
ont porté jusqu’à ce jour sur deux ordres principaux de pro­
blèmes : celui de la perception attributive et celui de la réco­
gnition.
Le problème de la perception attributive est celui de l’in­
fluence des valeurs personnelles, positives ou négatives qu’ a
un objet pour le percepteur sur les jugements de dimension,
mouvement, brillance et autres caractéristiques que celui-ci
porte sur l’objet, [jl est apparu que plus un objet a de valeur
personnelle pour le percepteur, plus ses dimensions tendent
à être surestimées dans itne opération de reproduction ou
d’ assortiment] comme celle qui consiste à ajuster une tache
lumineuse ou un diaphragme à la dimension d’une pièce de
monnaie ou d’un jeton. La valeur personnelle peut être d’ ailleurs
positive ou négative, comme dans le cas de jetons marqués
d’un symbole bénéfique ou d’un symbole maléfique (croix
gammée pour une victime des nazis) ; elle peut être liée à
l’ espoir d’un plaisir prochain ou à une déception récente, comme
dans le cas de petites poupées qu’ on avait promis de donner
aux enfants servant de sujets et qu’ on leur a refusées ensuite.
Dans tous les cas la surestimation paraît liée au degré d’impli­
cation personnelle que comporte l’objet par comparaison avec
les résultats que donnent des objets neutres. Toutefois il
semble que la surestimation n’apparaît pas dans certaines
conditions critiques où la perception se fait dans des conditions
de vigilance, comme dans le cas où l’ appréhension d’un danger
donne plus d’importance aux indices de la précision requise.
Mais elle atteindra à un maximum à la faveur de la détente
qui suit l’ élimination de la situation dangereuse (Bruner et
Postman). Au phénomène ainsi mis en lumière et qui demande
à être étudié plus en détail, Bruner et Postman ont appliqué
l’étiquette de mécanisme intermédiaire d*accentuation et ils
l’ expliquent en termes de ce que Helson a appelé niveau
d’adaptation, entendant par là une attitude expectante qui
correspond au centre de la gamme des stimuli possibles et qui
92 LA PERCEPTION

fait sous-estimer les stimuli de la portion inférieure de la


gamme et surestimer ceux de la portion supérieure.
A vrai dire l’accentuation semble être un phénomène per­
ceptif qui dépasse le seul effet d’une disposition affective. Elle
apparaît sans ambiguïté au niveau des effets figure-fond dans
une perception banale où l’implication personnelle ne paraît
guère en jeu. Dans la perception d’une image comme celle de
Rubin on voit la figure prendre un certain relief et se constituer
en avant du fond, on voit même un mouvement apparent de
protrusion et de recul accompagner l’ alternance de la figure
et du fond se substituant l’un à l’ autre dans une perception
instable et prolongée. L’ augmentation de la brillance de la
figure par rapport à celle du fond dans des dessins au trait
sur papier blanc, est un phénomène d’ accentuation du même
genre, également neutre en regard de la disposition affective.
Dans l’expérience de Duncker où, dans une lumière rouge
dissimulée, un morceau de feutre gris en forme de feuille est
estimé plus verdâtre qu’un autre morceau de feutre découpé
en forme d’âne, on se demandera où l’effet déformant du
« besoin » vient jouer, en regard de la simple disposition cognitive
issue de l’ expérience antérieure. Disons que la disposition
affective « ajoute » à l’ accentuation perceptive de la figure,
sans rien préjuger de l’importance de cette accentuation au
niveau du percept simple ou à celui de son expression en gestes
et en paroles.
Dans les expériences sur la récognition, Bruner et Postman
se sont attachés à montrer que la récognition en tant que
relation correcte de la chose vue est d’ autant plus rapide que
les stimuli utilisés sont plus familiers, plus probables ou plus
en congruence avec des attitudes, des valeurs et des besoins
prévalents. Ce qui ne répond pas à un état prévalent de l’ or­
ganisme est reconnu plus lentement et avec plus de difficulté.
Tout se passerait comme si, sous l’influence de facteurs tels
que la fréquence des renforcements antérieurs ou la nature et
l’intensité des motivations actuelles, les réponses perceptives
comportaient des degrés différents de disponibilité et des seuils
différents d’émergence. Aussi bien le blocage d’une réponse
perceptive dont la résonance est désagréable et contre laquelle
le percepteur se défend en quelque sorte par une attitude de
refoulement, se justifierait en dépit du paradoxe qu’il semble
PERCEPTION E T IN F O R M AT IO N 93

y avoir à prétendre qu’un objet désagréable n’est pas reconnu


du fait même qu’il est désagréable, ce qui suppose qu’il serait
en quelque sorte perçu comme désagréable avant d’être reconnu.
Selon les auteurs, rien n’empêche d’ admettre l’existence de
seuils de perception différents pour l’ effet affectif et la réaction
identificatrice provoqués par un objet. Le seuil d’ appréhension
d’un effet affectif et diffus serait plus bas que celui de l’identi­
fication vérifiée. Dans ces conditions, le caractère négativement
affectif d’un objet, appréhendé d’abord au niveau du seuil de
la réponse affective diffuse, pourrait avoir comme effet de
prévenir et d’empêcher éventuellement l’ opération de réco­
gnition finale, de multiplier les réponses désorganisées, dénuées
de sens, avant la récognition correcte, et de renforcer les ten­
dances défensives, dérogatoires et contradictoires, à chercher
la réponse dans une autre direction. Inversement, on peut
considérer que le caractère positivement affectif de l’ objet est
à même de faciliter l’identification par un processus de devi-
nement progressivement vérifié.
Une telle élaboration chronologique se manifesterait plus
nettement dans les conditions de la perception tachistoscopique
renouvelée jusqu’ à l’identification de l’ objet, comme l’ ont
montré les expériences de McG-innies sur la perception tachis­
toscopique de mots dont la résonance affective était diver­
sifiée. L’ enregistrement des réactions psychogalvaniques du
sujet au cours de l’ expérience montrait des réactions signifi­
cativement plus grandes aux mots émouvants non reconnus
qu’ aux mots neutres non reconnus. Les expériences de McCleary
et Lazarus, prenant pour objet des syllabes sans signification
préalablement associées à un choc électrique en comparaison
avec des syllabes du même genre non associées à un choc, ont
donné des résultats analogues. En foi de quoi, ces derniers
auteurs ont proposé la notion de perception subliminaire ou
subception, entendue comme la capacité de faire une discri­
mination entre stimuli à un niveau inférieur à celui qui est
requis pour l’identification consciente. On retrouve ici la vieille
idée des petites perceptions subliminales de Leibniz, et l’ on
dira qu’un objet pourrait être affectivement aperçu avant
d’ être objectivement perçu.
Certains auteurs sont allés plus loin dans la mise en valeur
du facteur dispositionnel de la perception. Krech insiste sur
94 LA PERCEPTION

le fait que la perception s’intégre dans un système tensionnel


incessamment soumis à des réorganisations et que notre manière
de voir les choses est fondamentalement appétitive ou réjec-
trice. Elle est toujours commandée par une hypothèse perceptive
qui dépend des demandes internes et externes auxquelles l’ or­
ganisme est actuellement soumis. En somme notre expérience
ne porte jamais sur de simples formes mais bien sur ce que
Tolman appelait « Sign-Gestalten », expression que nous tra­
duisons par (t Configurations-Promesses ». Abt va jusqu’ à
envisager dans la perception un mécanisme de défense du
Moi contre l’insécurité et l’ anxiété. La rencontre des percepts
familiers tend à donner un sentiment de confort et de sécurité,
tandis que les percepts nouveaux, les champs stimulants non
encore définis et structurés, tendent à provoquer un état de
tension et sont ressentis avec inconfort et anxiété. L’une des
principales fonctions de la perception serait de permettre à
l’ organisme de se protéger contre des situations pénibles, de
permettre à l’individu de maintenir un niveau d’ anxiété vis-
à-vis duquel il a, par apprentissage, un degré adéquat de tolé­
rance. La perception fonctionnerait de telle sorte que la sécurité
et l’intégrité de celui qui perçoit fussent menacées au minimum.
Cela rendrait parfaitement légitime de parler de l’ orientation
de la perception par le désir, le besoin, la valeur, l’imagination.
D ’une manière générale, on dira que la disposition affective
d’un individu vis-à-vis d’un champ stimulant entraîne des
phénomènes de sensibilisation perceptive et des phénomènes
de défense perceptive (Bruner et Postman, Eriksen, McClelland
et Libermann, McGinnies). Dans le premier cas, la disposition
affective abaisse le seuil d’appréhension des stimuli — on
pourrait aller jusqu’ à parler d'allergie perceptive. Dans le
second cas, la disposition affective élève le seuil de l’identifi­
cation de l’objet.
Si l’on compare les différents points de vue que nous venons
d’envisager, on constate qu’un caractère fondamental de la
perception est qu’ elle résulte d’un processus fluctuant, qu’ elle
comporte des échanges incessants entre les dispositions du
sujet et les configurations possibles de l’objet, et que ces confi­
gurations de l’objet sont plus ou moins stables ou instables à
l’intérieur d’un système temporo-spatial plus ou moins isolé,
caractéristique de l'épisode comportemental. Quels que soient
PERCEPTION E T IN FO R M A T IO N 95

les mécanismes nerveux qui sont à la base de la perception


et quel que soit l’appui que les découvertes des électroencépha-
lographistes et des cybernéticiens aient pu récemment apporter
à la conception de la perception comme résultat d’un « scan-
ning » ou d’une exploration systématique, il reste que la per­
ception peut être exprimée en termes de probabilité sur le
modèle de ce qu’ on voit dans la thermodynamique ou dans
la théorie de l’information.
Dans le langage de la théorie de l’information, nous pouvons
tenir compte des facteurs orectiques de motivation en disant
que le percepteur prend dans le champ stimulant une infor­
mation utile, l’utilité étant définie par rapport à la problé­
matique actuelle du percepteur. Aussi bien nous définirons un
percept de la manière suivante : un percept est la configuration
sensible, momentanément stabilisée, sous laquelle se manifeste le
groupement plus ou moins redondant des informations utiles que
le percepteur a prélevées dans le champ stimulant au cours de son
exploration. Dire que ce groupement est redondant signifie que
les éléments qui le constituent apparaissent comme dépendant
les uns des autres et que cette interdépendance réduit la
nécessité de prendre des informations supplémentaires à partir
du moment où certaines d’entre elles ont attesté la présence
de l’objet perceptible dans sa totalité. Ainsi fait le lecteur
qui prélève de-ci, de-là, des éléments-jalons dans le texte à lire
et reconstitue le reste.
Sans doute un même champ stimulant se prête à des grou­
pements redondants d’information utile qui peuvent être très
divers. Certains détails utilisés dans une planche de Rorschach
peuvent se grouper d’une manière redondante qui correspond
à la forme d’un animal. Parmi ces détails il en est qui peuvent
se grouper avec d’ autres pour former d’ autres groupements
redondants, ceux d’un personnage humain, d’un paysage,
d’une scène ou de toute autre configuration structurée. Disons
qu’un même champ stimulant offre la possibilité d’une analyse
en un nombre indéterminé de modèles dont le degré de redon­
dance est variable.
Une bonne forme apparaît ici comme un modèle qui demande
une information minima et comporte une redondance maxima.
On pourrait également dire qu’une bonne forme correspond
à Vêtat de probabilité maximale d^un ensemble perceptif fluctuant.
96 LA PERCEPTION

Cela conduit à envisager la perception des formes sous l’ angle


statistique. Cela conduit aussi à définir les conditions d’iso­
lement d’un ensemble perceptif fluctuant, en fonction de quoi
les facteurs de motivation qu’on peut appeler dispositionnels
ou orectiques prennent une signification nouvelle ou, du moins,
peuvent être traités d’une manière nouvelle. Us apparaissent
essentiellement comme des déterminants du degré d’ isolement
d’un ensemble perceptif.
On peut exprimer le phénomène gestaltiste de l’ évolution
vers la meilleure forme, tant au niveau de la perception qu’à
celui de la mémoire — particulièrement dans le cas de l’ oubli —
en termes d'entropie. On dira que l’ appréhension des formes
tend à évoluer vers des configurations de probabilité maxi­
male, ou vers des configurations pour lesquelles la redondance
est maximale et qui supposent la perte progressive en cours de
route d’un montant maximum d’information.
Plus un champ stimulant offre de possibilités de groupement
redondant ou de modèles, plus il comporte d’incertitude. Le pre­
mier moment de l’ organisation redondante d’un champ stimu­
lant est sa problêmatisation : « De quoi s’agit-il? » L’exploration
du percepteur va tendre à constituer le problème par une série
de démarches plus ou moins rapides et furtives qui éprouvent,
en quelque sorte, la congruence possible des informations dans
la perspective d’une utilité actuelle. La disposition affective
ou pragmatique contrôle cette utilité avec une autorité d’ autant
plus grande que d’une part l’incertitude du champ stimulant
est plus grande et, d’ autre part, que l’implication du sujet
dans le champ stimulant est plus facile ou, en d’ autres termes,
que les problématisations possibles des informations prélevées
dans le champ stimulant peuvent être assimilées davantage
aux problèmes particuliers dans lesquels le percepteur se
trouve lui-même engagé.
Groupement redondant d’informations utiles dans la pers­
pective d’un problème, le percept est appelé à dépasser le
moment de la problêmatisation pour atteindre celui de la
solution du problème dans les limites duquel l’information a
été cernée. En quoi il implique un raccourci de pensée que le
langage pourra développer dans ses chaînes séquentielles de
symboles. En somme, l’ apparition d’une structure ou d’un
groupement redondant d’informations utiles a une fonction
PERCEPTION E T IN FO RM A T IO N 97

résolutive et tend à modifier l’exploration de deux manières.


D ’une part, elle conduit le percepteur à négliger des éléments
ultérieurs d’information et à voir moins ce qui est devant lui
que ce qui peut s’intégrer dans la structure apparue. Elle le
conduit à décider, avec un coefficient de prématurité variable,
de ce qu’il y a de factif, d’expressif, dans la perception, puisque
après tout nous ne sommes jamais en présence d’une perception
pure mais d’un témoignage, d’une expression verbale ou
motrice de cette perception, de ce que le percepteur en dit
ou de ce qu’il en fait, phénomène qui devient sensible lorsque
on demande au percepteur de reproduire d’une manière ou
d’une autre ce qu’il vient de percevoir. L’ exploration active
d’une structure aperçue à un moment donné de l’ exploration
implique une schématisation qui s’oppose aux risques destruc­
teurs d’une quête prolongée d’information au hasard ou expec-
tante. D ’ autre part, l’ apparition d’une structure tend à pola­
riser l’exploration dans des voies où l’ on peut recueillir des
informations nouvelles qui soient en congruence avec la struc­
ture aperçue. L’exploration prend la forme d’un triage d’élé­
ments conformes et consolidateurs. Ainsi se développe un
processus où l’ on retrouve les trois moments que Bruner et
Postman ont défini sous les termes de sélection, accentuation,
fixation. Nous ne pensons pas, au demeurant, qu’il soit correct
d’ envisager ces moments comme se succédant dans le temps,
ainsi que le font Bruner et Postman ; les trois effets nous
paraissent seulement être trois aspects intriqués que l’analyse
découvre dans un processus unitaire caractéristique de l’ appa­
rition d’une structure au cours de l’exploration perceptive.
La prise d’information qui se développe au cours de l’ explo­
ration perceptive cherche à confirmer progressivement la
validité des premiers indices aperçus et tend à se suspendre
dès qu’un nombre suffisant d’indices congruents se sont ajoutés
l’un à l’ autre. Nous sommes ici en présence d’une exploration
séquentielle où la probabilité d’une chaîne d’indices augmente
à mesure que s’ affirme la présence d’un nombre croissant de
chaînons. Dans ce sens on peut dire que des théories géomé­
triques comme celle des cas d’ égalité ou de similitude des
triangles nous proposent l’information minimale qui donne au
percept sa probabilité maximale. Il reste néanmoins que la
recherche séquentielle des indices suffisants peut s’ arrêter pré-
SYMPOSIUM 1953 7
98 LA PERCEPTION

maturément et donner lieu à une perception illusoire, ou s’ ar­


rêter utilement à l’appréhension d’une forme schématique en
regard de laquelle des informations nouvelles font figure d’irré­
gularités négligeables. Une forme concrète n’est jamais parfaite,
ce qui signifie que la probabilité maximale d’une forme est
autre chose que sa réalité empirique. Aucun carré empirique
n’ est parfait. En ce sens, la tendance vers la bonne forme est,
si l’on peut dire, « maîtresse d’erreurs ». Le problème est seule­
ment alors de savoir si l’erreur est négligeable en regard de
l’utilisation actuelle du percept. Un carré mal tracé au tableau
noir est valable pour une démonstration, il ne le serait plus
en regard du choix d’une pièce d’ajustage. Les notions d’ap­
proximation et de précision sont au cœur de la perception.
Si l’on se borne à définir la bonne forme par sa probabilité
maximale et par le degré de redondance des informations
utiles qu’elle suppose, on voit se réduire la contradiction que
comporte la distinction des « Formseher » et des « Dingseher »,
ou de la normalisation géométrique et de la normalisation
empirique. Un carré est-il en soi une meilleure forme que le
dessin d’une cafetière comme on peut se le demander en pré­
sence de l’image de Brunswik ? Tout dépend du conditionne­
ment préalable du percepteur et de l’utilité qu’ont pour lui
les configurations perceptives qu’il tient pour plus probables.
Opérationnellement et même typologiquement, on pourrait
distinguer l’individu qui abrège son exploration et décide
d’exploiter une structure aperçue avant d’avoir utilisé tous
les éléments d’information qu’il aurait pu recueillir, l’individu
qui prolonge son exploration et se défend d’ adopter les struc­
tures qui se présentent, l’individu qui accorde les deux attitudes
soit pour confronter plusieurs décisions possibles, soit pour les
intégrer au mieux dans un percept unitaire progressivement
construit. On pourrait ajouter l’individu qui glisse d’une struc­
ture à une autre sans se rendre compte des incompatibilités
qu’elles peuvent avoir entre elles, comme on le voit dans le
cas de l’onirisme. Si la perception est un engagement, il y a des
manières diverses de s’engager ou d’éviter de s’engager dans la
voie d’une quête des informations utiles.
A. O.
PERCEPTION E T IN FO RM A T IO N 99

B IB L IO G R A P H IE

A bt L. E. and B e l l a k L., Projective Psychology, N. Y ., A. A. Knopf, 1950.


B e l l a k L ., On the problems of the concept o f projection, a theory o f aper-
ceptive distortion, in A b t L. E. a n d B e l l a y L., Projective Psychology,
pp. 7-31.
B e r g s o n II., L ’ effort intellectuel, in L'Énergie Spirituelle, Paris, P. U. F.
B r u n e r J. S. and G o o d m a n C., Value and Need as organizing factors in
Perception, J. abnorm. and soc. Psychol., 1947, X L II, 33-44.
B r u n e r J. S. and P o s t m a n L., Perception, Cognition and Behavior, J. o f
Personnality, 1949-50, vol. 18, 14-31.
— Emotional Selectivity in Perception and Reaction, J. Personality, 194-7,
vol. 16, 69-77.
— Tension and Tension release as organizing factors in Perception, J . o f
Personnality, 1946, vol. 15, 301-07.
E r i k s e n C. W ., Perceptual defense as a function o f inacceptable needs,
J. abnorm. and soc. PsychoL, 1951, vol. 46, n° 4, 557-564.
G e m e l l i A., Introduzione allo studio délia percezione. Contrib. d. Lab. de
Psicol. e Biol. Univ. Cattol. Milano, III, 1928.
K r e c h D., Notes toward a psychological theory, J. o f Personality, 1950,
vol. 18, 66-87.
M c C l e a r y R . A. and L a z a r u s R . S., Autonomie discrimination without
awareness : an intérim report, J. o f Personality, 1950, vol. 18, 170-179.
M c C l e l l a n d D. C. and L i b e r m a n n A. M ., The effect o f need for achieve-
ment on récognition of need-related words, J. o f Personality, 1950,
vol. 18, 236-51.
M c C u l l o c h W . S ., W h y t h e M in d is i n t h e H e a d . C é r é b r a l M e c h a n is m s in
B e h a v io r , The Hixon Symposium, N. Y ., W i l e y a n d S o n s , 1951, 42-57.
M c C u l l o c h W . S. and P i t t s W . , How we know universals, Bull. Math.
Biophys., 194-7, vol. 9, 127-4-7.
M c G i n n i e s E., Emotionality and perceptual defense, PsychoL Review,
1949, vol. 56, 244-51.
M i c h o t t e A., Quelques aspects de la psychologie de la perception négligés
dans les recherches expérimentales. I X e Internat. Congress o f Psychol.
Proceedings and papers, Princeton, N. Jers., 1930.
P o s t m a n L. et B r u n e r J. S., Perception under Stress, Psychol. Rev., 1948,
vol. 55, 314-23.
P o s t m a n L., B r u n e r J. S., Elliott M c G i n n i e s , Personal Values as sélec­
tive factors in Perception, J. abnorm. and soc. P s y c h o l 1948, vol. 4-3,
n° 2.
P ô t z l O ., Die Aphasielehre vom Standpunkte der klinischen Psychiatrie.
Die optisch-agnostischen Stôrungen. Handb. d. Psychiatr., h e r s g . v . A s c h a f -
f e n b u r g , A b t . 3, D e u t ic k e , 1928.
R o s e n b l u e t h A., W i e n e r N., B i g e l o w , J. Behavior, purpose and teleology,
Philos, o f Science, 1943, 10, 18-24-.
S t e i n J ., Pathologie der Wahrnehmung. Kurzes Handb. der Geisteskrankheiten,
h e r s g . v . B u m k e , 19 2 8 .

U.C.L.
FACULTE DE PSYCHOLOGIE
et des
PERCEPTION ET PERSONNALITÉ
La perception des réussites et des échecs
par J. N u t t in
Professeur à F Université de Louvain

I. — N OTION É L A R G IE D E L A « P E R C E P T IO N »

Le terme cc perception » s’emploie de plus en plus, dans la


littérature psychologique contemporaine, en un sens beaucoup
plus large que jadis. Il n’indique plus seulement la prise de
connaissance sensorielle du donné immédiat. Chez beaucoup
d’ auteurs, et plus spécialement dans la psychologie améri­
caine, ce terme signifie la prise de connaissance globale de
l’homme en contact direct avec son « monde », c’ est-à-dire
sa situation de vie. A côté de l’élaboration sensorielle, l’intel­
ligence, les besoins et l’ affectivité y jouent un rôle important.
Conception et perception se rapprochent ainsi, dans la mesure
où on ne limite pas la notion de « conception » à l’ élaboration
purement intellectuelle et rationnelle des données. En un mot,
certains psychologues préfèrent tenir compte surtout de la
complexité réelle de notre prise de contact cognitive avec le
« monde », plutôt que de maintenir la distinction plus ou moins
abstraite entre l’élaboration sensorielle, intellectuelle, imagi­
native et affective du donné immédiat.
Nous n’ allons pas examiner ici dans quelle mesure il est
abusif d’ employer le terme perception dans cette acception
élargie. Il n’ est pas douteux qu’il y ait un intérêt à étudier
cette prise de connaissance globale telle qu’elle se présente
dans la vie et dans la conduite réelles, afin d’ examiner, notam­
ment, l’influence des facteurs dits a de personnalité » dans le
contact cognitif de l’homme avec le monde et avec lui-même.
Dans cette acception élargie, le terme de perception est un de
ceux qui reviennent le plus souvent dans la littérature psycho­
logique d’ aujourd’hui. La recherche expérimentale l’ a choisie
102 LA PERCEPTION

comme un de ses thèmes préférés (1). Un trait frappant de ce


renouveau dans l’étude de la perception, est la variété des
domaines de la psychologie qui s’y intéressent. Les spécialistes
de disciplines telles que la psychothérapie et la psychologie
sociale, qui se sont développées en dehors de tout contact
direct avec la psychologie de laboratoire, se préoccupent
actuellement de la notion de perception.
Certaines écoles de psychothérapie — nous pensons notam­
ment à l’école non-directive — ont montré que plusieurs troubles
psychologiques peuvent s’exprimer en termes de déformations
de la perception de soi-même et des autres. Guérir quelqu’un
de son trouble consiste alors en grande partie à lui donner
une vue nouvelle, une « perception » nouvelle de lui-même.
On a montré expérimentalement que ce changement dans la
manière de se « voir » influence la « perception » que le sujet
a des autres et du « monde » en général.
D ’autre part, la psychologie du comportement se rend
compte que, d’une façon trop exclusive, elle a limité son
intérêt au processus d’ apprentissage. Progressivement, elle
découvre le fait que l’homme vit dans un monde qu’il perçoit
comme une situation de vie et, surtout, que son comportement
s’élabore principalement en fonction de cette perception de
soi-même et du monde. L’homme agit, notamment, en fonction
du rôle qu’il se voit attribué ou qu’il s’ attribue lui-même dans
son « monde ». De façon très générale, la mise en relief de la
nouvelle notion de perception en psychologie du comportement
signifie une réaction contre la théorie « stimulus-réponse »
et une reconnaissance plus explicite du rôle des facteurs cogni-
tifs et d’information dans la conduite humaine.
La psychologie de la personnalité, enfin, s’intéresse tout
spécialement à la notion de self-concept ou de self-percept. Elle
examine, en outre, l’influence des facteurs affectifs dans la
perception des situations concrètes de la vie. La perception
est conçue, en partie, comme une projection dans le monde des

(1) Voir, par exemple, les deux recueils d ’études récentes : J. S. B r u n e r et


B . K r e c h , Perception and personality, Durham , 1950 ; R . R . B l a k e et G. V. R a m s e y ,
Perception : an approach to'personality, N ew Y ork , 1951. — On trouve aussi régu­
lièrement des articles sur la perception en ce sens élargi dans le Journal of Personality,
le Journal of abnormal and social Psychology, etc. V oir aussi un aperçu de plusieurs
études dans : P. F r a i s s e , L ’inlluence des attitudes et de la personnalité sur la
perception, A nnée psychol., 1949 (51), 237-248.
PERCEPTION E T PERSONNALITÉ 103

structures dynamiques ou affectives de la personnalité. On


connaît l’importance que la psychologie appliquée a donné
à ces conceptions dans le cadre des techniques et tests projectifs.

II. — P E R C E P T IO N E T SELF-CONCEPT

Les recherches dont nous nous proposons de résumer ici


quelques résultats peuvent se situer dans le cadre de cette
notion élargie de la perception. Elles ont pour but, entre
autres, d’ aborder d’une manière objective certains aspects de
la perception de soi. Elles examinent la façon dont l’homme
perçoit ses propres réussites et ses propres échecs. Examinons
d’ abord le cadre d’idées dans lequel elles ont été conçues. Nous
avons cherché à préciser une méthode objective d’étude de
cet objet privilégié de notre perception qu’est le Moi. Il nous
semble que la manière dont l’homme se perçoit et se conçoit
lui-même est liée, en partie, à la manière dont il perçoit sa
propre activité et, plus spécialement, les résultats de cette
activité, c’est-à-dire ses échecs et ses succès.
Cela se comprend lorsqu’on se rappelle que l’homme
s’éprouve toujours plus ou moins comme un projet de réali­
sation. Sa vie est vécue comme un enchaînement de tâches à
accomplir, de buts à réaliser. Le fait de réussir ou d’échouer
dans ses activités détermine, en partie, la manière dont il
est « vu » par ses semblables et la façon dont il se perçoit et
se conçoit lui-même.
D ’ autre part, on constate que la conception que certaines
personnes se font d’elles-mêmes n’ est guère conforme à la
réalité des choses. La psychopathologie nous donne des exemples
frappants de ce phénomène, mais on le rencontre également
dans la vie normale. Certaines personnes se considèrent comme
capables de peu de choses malgré leurs réussites objectives ;
d’ autres vivent dans une atmosphère délation qui n’est guère
justifiée par les résultats de leurs activités. Ces attitudes, certes,
sont très complexes et nous ne pouvons penser à les étudier
ici dans toute leur complexité. Nous nous sommes demandé
simplement si l’homme perçoit d’une façon plus ou moins
objective les résultats de ses activités (ses échecs et ses réussites),
ou bien sHl les déforme dans le sens d'une attitude générale
qu'il adopte à Végard de lui-mêmet
104 LA PERCEPTION

Nous avons essayé d’examiner ce problème d’une façon


très simple. La méthode consiste à donner au sujet une tâche
globale qui est constituée d’une vingtaine de tâches partielles.
Le sujet doit évaluer, par exemple, la hauteur, la longueur
ou le nombre d’une vingtaine d’ objets photographiés. Chaque
tâche partielle aboutit à un résultat, bon ou mauvais, qui est
communiqué explicitement et immédiatement au sujet par
l’expérimentateur. On s’ arrange pour qu’il y ait, par exemple,
10 réussites et 10 échecs (1).
Le problème posé est de savoir si cette succession de 10 échecs
et de 10 réussites est perçue ou vécue par certains sujets sous
forme d’une impression globale où l’élément succès est mis
en évidence et si, chez d’ autres, la structure globale est dominée
par l’élément échec.
Aussitôt la série des 20 tâches terminée, l’ expérimentateur
pose au sujet les questions suivantes :
1° Quelle est votre impression générale au sujet des résultats
obtenus : avez-vous l'impression d'avoir eu plus de réponses
réussies, ou bien plus de réponses non-réussies ( ou était-ce à
peu près la même chose) ?
Si le sujet répond : « Plus de réponses réussies » ou « plus
de bonnes réponses », on demande : Beaucoup plus de réussites
ou de « bonnes réponses » ? Ou bien, selon le cas : Beaucoup
plus de non-rêussites ou de « mauvaises » réponses ?
Afin de pouvoir se faire une idée plus précise de l’impression
du sujet, l’expérimentateur ajoute la question suivante :
2° Il y a eu 20 tâches en tout ; combien en avez-vous réussi
et combien n'ont pas été réussies ? C'est-à-dire combien de fois
ai-je dit que votre réponse était « mauvaise » et combien de fois
qu'elle était « bonne » ?
3° Etes-vous satisfait des résultats obtenus ?
Un grand nombre d’ expériences, de types variés, ont été
exécutées sur différentes catégories de sujets. Nous nous bor­
nons ici à mentionner le résultat général qui s’en dégage. On
constate qu’une même série de réussites et d’échecs successifs
est perçue ou vécue par les sujets de façon très différente.
Certains ont nettement l’impression d’ avoir eu « beaucoup

(1) Certaines tâches se prêtent facilement à un arrangement de ce genre sans


que le caractère subjectif de réussite ou d ’ échec en soit affecté.
PERCEPTION E T PERSONNALITÉ 105

plus » d’échecs (c’est-à-dire qu’ils ont entendu dire beaucoup


plus souvent, par l’expérimentateur, que leur réponse était
« mauvaise »), tandis que d’ autres ont « perçu » une grande
majorité de « réussites ». Certains sujets ont l’impression de
n’ avoir eu que 5 réussites contre 15 échecs, tandis qu’ à l’autre
extrémité de la répartition, certains n’ ont perçu que 5 échecs
contre 15 réussites (1).
Nous avons examiné, ensuite, si ces déformations dans la
perception des résultats sont explicables par des facteurs
fortuits d’estimation, ou bien si elles sont liées à certains traits
de la personnalité. Une première indication en rapport avec
ce problème se trouve dans le fait que, parmi les sujets qui
exagèrent leurs réussites, 8 % seulement sont « non satisfaits »
de leurs résultats, tandis qu’ on en trouve 67 % parmi ceux
qui accentuent leurs échecs. On peut se demander si ces derniers
sont mécontents de leurs résultats parce qu’ils les « voient »
moins bons qu’ils ne sont en réalité ou bien s’ils déforment
systématiquement la perception même de leurs résultats et
mettent en évidence leurs échecs parce qu’ils ont, à l’ égard
d’eux-mêmes et de tout ce qu’ils font, une attitude « pessi­
miste » ou de dépréciation.
Ce problème a été examiné grâce à une nouvelle série d’ expé­
riences portant sur 30 sujets normaux et 31 sujets patholo­
giques (maniaques et dépressifs). Les sujets normaux ont été
sélectionnés sur la base de certains traits de caractère, tels
qu’ils apparaissent dans la vie ordinaire (2). En résumant les
résultats de ces expériences, on peut dire qu’une déformation
systématique dans la perception des réussites et des échecs
semble se produire en fonction des traits de personnalité
« optimisme » et « pessimisme ». 20 % seulement des sujets
« pessimistes » (normaux et pathologiques) ont l’impression
d’une majorité de réussites, contre 48 % parmi les sujets
optimistes. Cette différence est significative au seuil de P = .05.
D ’ autre part, une série d’expériences a été faite pour
examiner l’influence de l’« engagement personnel » ( ego-invol-

(1) Nous nous perm ettons de renvoyer le lecteur à la description plus détaillée
de ces expériences et de leurs résultats dans notre ouvrage : Tâche, réussite et échec.
Théorie de la conduite humaine, Louvain, Publications Universitaires, et Paris,
Érasme, 1953. La Première Partie de cet ouvrage est consacrée à l’ étude de la
perception de la réussite et de l’ échec (cf. p. 73-170).
(2) V oir à ce sujet notre ouvrage cité ci-dessus, p. 122-123.
106 LA PERCEPTION

ventent) dans la perception des réussites et des échecs. A cet


effet, on donna à réaliser des tâches ressortissant au domaine
des connaissances musicales à deux groupes de sujets. Les
sujets de l’un des groupes s’intéressaient à la musique et pré­
tendaient s’y connaître ; les autres, au contraire, y étaient
indifférents. Sans entrer dans le détail de cette expérience,
il suffit de noter que 40 % de ceux qui se sentaient « engagés »
dans le domaine musical accentuaient leurs réussites, contre 6 %
seulement dans l’ autre groupe (t — 2,4).
Nous nous sommes demandé, enfin, quelle est l’origine de
cette attitude générale d'optimisme ou de pessimisme à l’ égard
de soi-même qui fait en sorte que, chez les uns, l’élément succès
fait fonction de « figure » dans le champ de perception de leurs
résultats, tandis que, chez d’ autres, le succès est relégué à
l’ arrière-plan. Deux séries d’expériences faites avec 64 sujets
permettent de conclure qu’une accumulation d’ échecs au début
d’une série de tâches nouvelles a pour effet de déformer la
perception globale du résultat dans le sens de l’échec, tandis
qu’une accumulation de réussites au début déforme la perception
dans le sens opposé (1). Parmi les sujets qui ont une accumu­
lation de réussites au début, 45 % exagèrent nettement leurs
réussites, contre 11 % dans le groupe opposé (t — 3,5).
Quant à l’interprétation de ce fait, il nous faut avouer que
nous nous étions attendu plutôt à un résultat tout différent.
Nous raisonnions de la façon suivante. Les sujets qui obtiennent
plusieurs réussites au début et un nombre relativement plus
grand d’échecs par la suite seront probablement impressionnés
par ce contraste. Le grand nombre d’échecs subséquents tran­
chera plus fortement sur l’ arrière-fond de réussites accumulées
au début et la structure générale de la série sera dominée par
l’élément échec. Dans le cas d’une accumulation d’ échecs au
début, nous nous attendions à un même effet de contraste
en faveur des nombreuses réussites qui suivent les premiers
insuccès. Cette hypothèse peut se formuler aussi en termes de
niveau d'aspiration. Lorsqu’un sujet, par suite d’une accumu­
lation d’échecs au début, se trouve à un niveau d’ aspiration

(1) Ces expériences étaient arrangées de* façon à ce que le m êm e nom bre de
réussites et d ’échecs était donné aux deux groupes de sujets. T outefois, chez les
uns, la plupart des réussites venaient au début de la série, chez les autres, au contraire,
les échecs dom inaient au début.
PERCEPTION E T PERSONNALITÉ 107

peu élevé, un nombre relativement grand de réussites obtenues


dans la suite de la série doit être éprouvé par lui comme un
succès. Cette impression finale de succès sera probablement
de nature à mettre en relief l’élément <c réussite » dans l’impres­
sion globale de la série tout entière. D ’ autre part, le sujet à
niveau d’ aspiration plus élevé par suite de l’ accumulation de
réussites au début, aura tendance à éprouver le même nombre
d’insuccès comme un échec. La perception globale sera donc
dominée par l’élément non-réussite.
Toutefois, les données expérimentales nous montrent que
ce n’ est pas cette <c loi de contraste » qui joue dans de telles
circonstances. On pourrait parler plutôt d’une espèce de loi
de constance, entendue en ce sens que les sujets manifestent la
tendance à maintenir leur première impression « optimiste »
ou « pessimiste ». C’est l’ attitude « optimiste » ou « pessimiste »
du sujet — soit qu’elle existe chez lui comme un trait de la
personnalité, soit comme une attitude particulière par suite
des réussites ou des échecs préalables — qui parvient à déformer
la réalité des résultats dans le sens même de cet « optimisme »
ou de ce « pessimisme » initial.
Ce que nous constatons ainsi, dans les conditions très
simplifiées de nos expériences, s’ accorde étonnamment avec
ce que l’on constate souvent dans les situations plus compli­
quées de la vie réelle. C’ est l’ attitude subjective et préétablie
qui se maintient et qui « déteint » sur la manière de « voir »
les faits, surtout lorsqu’il s’agit de faits affectifs, comme le
sont certainement l’échec et le succès. Ce qu’il importe de
souligner aussi, c’est que cette déformation des faits ne se
produit pas uniquement dans la direction du succès. Le « pes­
simiste », en effet, transforme également la proportion objective
de ses succès en une prédominance d’échecs. Le même fait a
été constaté pour les souvenirs.

III. — IN T E R P R É T A T IO N THÉORIQUE

Quant à l’interprétation théorique de ces faits, nous vou­


drions avancer l’hypothèse suivante. Le sujet qui se met à
une tâche a déjà une attitude implicite à l’ égard de lui-même
et de son activité en général. Cette attitude s’étend à la tâche
particulière du moment. Elle n’est rien d’ autre que ce que,
108 LA PERCEPTION

dans l’École de Lewin, on a indiqué du nom de Ich-niveau (1).


C’est le self-concept pour autant qu’il se rapporte à l’idée que
l’homme se fait de son activité constructive en général. Il
existe chez l’homme un besoin de maintenir cette conception
qu’il a de lui-même. On pourrait l’ appeler le besoin de consis­
tance interne ( s e l f - c o n s i s t e n c y ) . Ce besoin n’ est rien d’ autre
que la forme psychologique d’un besoin fondamental qui
pénètre toute l’ activité vitale de l’individu et qu’on rencontre
au niveau biologique sous la forme de l’homéostase. La concep­
tion qu’un homme se forme de lui-même n’est rien d’ autre
que son « milieu interne » psychologique, c’est-à-dire son moi,
tel qu’il existe pour lui et se distingue des « autres ». Au niveau
biologique, l’ activité organique semble dirigée, en général,
vers la conservation du milieu interne qui constitue l’indivi­
dualité biologique d’un sujet. De même, le comportement
psychique tend à maintenir et à réaliser le moi tel qu’il existe
pour lui-même (2). En d’autres termes, le besoin de consistance
interne fait agir Vhomme en conformité avec Vidée qu'il se fait
de lui-même ou avec le rôle qu'il s'attribue parmi les autres,
c’est-à-dire avec son rôle social. Dès lors, l’homme s’efforce
d’obtenir des résultats qui lui permettent de maintenir la
conception qu’il se fait de lui-même. Des mécanismes de régu­
lation se déclenchent dès que cette conception de lui-même
se trouve menacée, c’est-à-dire lorsque les résultats objectifs
du comportement diffèrent trop de la conception du moi. On
peut accepter, en effet, qu’au niveau psychologique de la vie,
comme au niveau physiologique, des mécanismes qu’ on appelle
des régulations entrent en action dès que la constance bio­
chimique du milieu interne (individualité biologique) ou la
consistance du moi (individualité psychique) se trouvent
menacées. L’homme ne tâchera donc pas seulement de se

(1) V oir F. H o p p e , E rfolg und Miszerfolg, Psychoï. Forschung, 1930 (14), p. 32.
Le niveau d’aspiration n ’ est rien d ’ autre que l ’application ou la concrétisation du
niveau du moi dans une situation spéciale.
(2) Le besoin de consistance interne n ’est en somme q u ’une form e du besoin
de se maintenir. A u niveau de l’activité morale, il se manifeste sous form e d ’une
tendance à rester fidèle à soi-même, à ses idées et convictions et à ceux à qui on
s’est plus ou moins identifié (parents, etc.). On peut être tenté de voir dans ce besoin
de consistance une force analogue à celle de Vinertie qui tend à maintenir l’ état
dans lequel un ob jet physique se trouve. Toutefois, il convient de noter que le
besoin de consistance interne et de conservation en général est capable de déclencher
une somme considérable d ’activités nouvelles et très variées en vue de réaliser
l’ équilibre à établir.
PERCEPTION E T PERSONNALITÉ 109

comporter conformément à sa conception du moi, mais le


résultat obtenu sera « vu » et, si c’est nécessaire, déformé dans
le même sens. Un des mécanismes de régulation par lesquels le
moi phénoménal se maintient et assure sa consistance interne
consisterait donc — et c’est là notre hypothèse — dans la
perception de ses propres réalisations dans la ligne de la concep­
tion quHl se fait de lui-même (1).
Quant à l’interprétation de notre dernière expérience,
comportant une accumulation d’échecs au début de la série,
elle peut se faire dans la ligne des théories qui accordent une
grande importance aux premières expériences affectives du
début de la vie ou du commencement d’une activité nouvelle.
Les premières expériences de réussite et d’échec semblent
contribuer dans une large mesure à constituer l’ attitude
« optimiste » ou « pessimiste » de l’homme à l’ égard de lui-même.
Une fois cette attitude et cette manière de se percevoir établies,
la personnalité s’efforce de maintenir son self-concept.

(1) V oir plusieurs confirm ations de cette hypothèse dans notre ouvrage cité
ci-dessus (surtout p. ,154-157).
LES PREMIÈRES RÉPONSES DE L’ ENFANT
ET LEURS EXCITANTS

L'inné et l'acquis
par A. F a u v i l l e
Professeur à l'Université de Louvain

Notre président et le Comité directeur de notre Association


ont porté à l’ordre du jour un des grands problèmes qui se
posent à la réflexion humaine, celui de l’inné et de l’ acquis,
problème qui opposait déjà dans l’ antiquité Aristote à Platon,
et dans la période moderne, sous une forme d’ ailleurs bien
différente, les empiristes à Descartes.
L’intérêt pour la psychologie de l’enfant s’ étant accru au
cours du X I X e siècle, on y chercha tout naturellement des
arguments en faveur des deux thèses opposées.
Dans les premières décades du X X e siècle, on vit se déve­
lopper, notamment en Amérique, une position très claire et
qui fut d’ ailleurs très féconde, dirigeant une double recherche :
quelles sont les réactions originaires de l’ enfant ; comment
à partir de celles-ci s’opère le développement ? Les réactions
originaires étaient conçues comme héréditaires ; le dévelop­
pement se réalisait suivant les lois de l’ apprentissage.
Ce schéma s’est exprimé en des systèmes divers tendant
en général à des solutions de plus en plus tranchées.
Je vous citerai seulement trois noms caractéristiques.
Pour E. L. Thorndike (1913) existent des tendances ori­
ginaires multiples, plus ou moins complexes et plus ou moins
modifiables, correspondant à ce que l’ on appelle réflexes,
instincts et aptitudes. L’ apprentissage résulte des lois des
mouvements multiples et variés, de l’ effet, de l’appartenance.
J. B. Watson (1919) simplifie les réponses originaires, les
réduisant à quelques réflexes moteurs et à trois réponses
émotives. Le rôle de l’hérédité se restreint au profit de l’ ap­
112 LA PERCEPTION

prentissage, celui-ci étant conçu suivant les lois physiologiques


du conditionnement.
E. B. Holt (1931) affirme qu’ aucune connexion entre les
neurones sensoriels, centraux et moteurs, n’est déterminée
héréditairement. La croissance ne constitue qu’un système
nerveux inorganisé, un réseau équipotentiel, capable unique­
ment de réactions diffuses, se faisant au hasard. A partir de
ces mouvements originairement accidentels, l’organisation
nerveuse se réalise progressivement par la croissance neuro­
biotactique des dendrites vers les axones actifs. Les réflexes
les plus primitifs et même les premières connexions synap-
tiques des nerfs périphériques, aussi bien que les intégrations
supérieures, seraient tous d’origine fonctionnelle.
Les recherches se multipliant, les choses sont apparues
souvent fort compliquées et un certain nombre d’ auteurs, je
citerai notamment A. Gesell et G. E. Coghill, ont fini par
considérer comme inadéquate cette dichotomie fondamentale :
réactions originaires et apprentissage.
On a repris une conception proposée à la fin du siècle der­
nier par W. Preyer (1888) : le comportement se développe en
partie sous l’ action de forces internes, d’instincts. Gesell (1929)
a parlé de maturation et cette conception a suscité elle aussi
des recherches fécondes.
Cette idée de maturation présente des aspects multiples
et on pourrait, je crois, l’expliciter comme suit :
Le grand caractère du comportement de l’enfant consiste
en un développement ininterrompu, se découvrant dans la
vie prénatale, se manifestant dans l’enfance et l’ adolescence,
se continuant à l’âge adulte; un développement que l’ on pourrait
même considérer comme sans limite, se prolongeant aussi
longtemps que la vie et englobant au delà de l’individu la vie
de l’espèce.
Ce développement présente une régularité fondamentale,
que traduit la série régulière des acquisitions prénatales et
des premières acquisitions postnatales.
Ce développement est d’ailleurs complexe. Les tentatives
de réduction à une formule générale unique comme la formule
d’individuation de Coghill semblent échouer. Il existe dès
l’ origine des réponses globales et des réponses spécifiques, des
réponses adaptées et des réponses diffuses et inorganisées.
LES PREM IÈRES RÉPONSES DE V E N F A N T 113

La régularité du développement n’ exclut pas des différences


individuelles, qui se réalisent en des continuités apparaissant
fort tôt et se montrant fort durables.
Les schèmes fondamentaux du développement humain se
retrouvent chez les animaux ; ce développement présente donc
un aspect biologique général. Des observations précises ont
cependant découvert, et cela dès l’ origine, des aspects typi­
quement humains : aptitude à apprendre, à répondre à des
situations complexes, notamment sociales.
La méthode génétique consiste tout d’ abord à décrire ce
développement avec précision et exactitude. Elle consiste
encore à l’ expliquer.
Remarquons que la description comme telle, est déjà expli­
cative, car l’explication d’un stade quelconque se trouve
premièrement et principalement dans le stade antérieur.
Mais il est d’ autres explications et tout d’ abord des expli­
cations organiques, qui rendent compte du développement du
comportement en le rattachant au développement de l’ orga-
îiisme et tout particulièrement à la croissance du système
nerveux. Je signale encore les recherches de Coghill et celles
plus récentes de R. W. Sperry (1940).
Le développement subit l’ action des facteurs héréditaires
et l’ application dans ce domaine des méthodes strictement
expérimentales de la génétique a fourni des résultats remar­
quables, notamment ceux de R. C. Tryon (1940).
Le développement subit l’action puissante du milieu et
ici interviennent les recherches sur l’ apprentissage, spécia­
lement sur l’apprentissage des jeunes enfants. Je citerai les
recherches utilisant la méthode des cojumeaux : A. Gesell (1929) ;
M. B. McGraw (1935). Il faut songer encore à l’ action du milieu
humain dans les domaines de l’émotion et de la motivation.
Bref, l’étude de la maturation consiste en une description
du développement et en un effort d’explication organique et
psychologique. Le concept de maturation est essentiellement
expérimental, suscitant des recherches fécondes dans des
domaines multiples, notamment :
Comportement prénatal ;
Mécanismes nerveux ;
Génétique du comportement ;
S Y M P O S IU M 1953 s
114 LA PERCEPTION

Nouveau-né ;
Développement sensori-moteur ;
Apprentissage ;
Courbes de croissance ;
Développement émotif.

Au Laboratoire de Psychologie pédagogique de Louvain


nous avons étudié un de ces problèmes, un aspect du dévelop­
pement de l’enfant : les premières réactions émotives et leurs
excitants.
En 1917, Watson publia les résultats d’expériences faites
sur des enfants nouveau-nés. Il les avait soumis à l’ action
d’ excitants propres, semblait-il, à provoquer des émotions :
feu, obscurité, masques, animaux, bruits, etc. Peu nombreux
furent les excitants efficaces et fort simples les réactions.
Watson formula sa doctrine des trois émotions originaires.
Tout l’ équipement émotif des premiers jours se réduirait aux
émotions de peur, de rage et d’amour, qu’il conviendrait de
décrire en termes d’excitants et de réponses, et qu’il vaudrait
mieux appeler réactions X , Y et Z, afin d’ éviter toute inter­
prétation subjective. La rage, par exemple, résulterait de
l’ arrêt des mouvements spontanés par un obstacle externe et
consisterait en un raidissement, des mouvements des pieds
et des mains, des cris, l’inhibition de la respiration.
Dans une étude de 1920, Watson décrivit le développement
du comportement émotif ; il prétendit le ramener aux lois des
réflexes conditionnés.
Grâce à sa base empirique et à son caractère concret et
précis, la théorie de Watson obtint grand succès. Elle suscita
des discussions et des recherches.
Dans une première recherche nous avons voulu contrôler
l’ affirmation de Watson de l’ existence d’une émotion spécifique
de colère.
Nos observations réalisées à la maternité universitaire ont
porté sur un millier d’enfants âgés de 1 à 10 jours.
A la suite d’une étude préliminaire portant sur 60 enfants,
nous avons dressé une liste de 42 réactions partielles à observer,
partagées en 5 segments corporels.
La méthode adoptée a été la suivante : Nous inhibions
les mouvements de la tête, nous attendions que la réaction
LES PR E M IÈ R E S RÉPONSES D E L 'E N F A N T 115

fût forte, nous faisions alors nos observations pendant quinze


secondes, puis nous cessions l’inhibition. Le plus souvent nous
notions pour chaque enfant le nombre de réactions partielles
différentes ; dans certains cas nous observions une seule réaction
partielle, comptant le nombre de fois qu’ elle se répétait ;
parfois encore nous notions toutes les réactions tant différentes
que répétées.
La comparaison des observations simultanées de deux
observateurs portant sur 150 réactions, nous a permis de
calculer les coefficients de constance. Pour les nombres de
réactions partielles différentes exécutées par chaque enfant,
nous avons obtenu un coefficient faible, 0,58 ; pour la fréquence
totale, le coefficient a été très élevé, 0,96. Presque toutes nos
conclusions sont basées sur les fréquences totales ; elles reposent
donc sur des données quantitatives fort constantes.
L’ excitant choisi, c’est-à-dire l’inhibition des mouvements
de la tête, provoque une réponse qui se distingue des mouve­
ments spontanés habituels du nouveau-né. En effet, si la
fréquence relative des diverses réactions partielles n’ est guère
modifiée, leur fréquence absolue est accrue d’une quantité
notable. Ce qui se multiplie surtout, ce sont les répétitions
des mêmes réactions partielles. Cette réponse se présente
d’ailleurs d’une manière générale chez les nouveau-nés ;
l’examen de 250 sujets nous a permis de la provoquer chez tous.
Quelle est la nature de cette réponse ?
Il nous semble qu’elle n’est pas une réponse spécifique,
mais une simple multiplication des mouvements spontanés
habituels. Cette affirmation repose sur plusieurs preuves concor­
dantes.
Les courbes des fréquences des diverses réactions partielles
observées durant l’excitation et la non-excitation apparaissent
fort semblables ; entre les deux les corrélations varient de
0,75 à 0,90.
Les courbes des fréquences des diverses réactions partielles
obtenues durant l’ excitation de groupes différents de sujets
sont fort semblables ; corrélations de 0,78 et 0,84.
Cependant la réponse est très variable d’un sujet à l’autre.
L’observation de 50 sujets nous montre des réponses composées
de 1 à 11 réactions partielles différentes, la moyenne étant 7,1
et la déviation type 4,4. La réponse apparaît même variable
SYMPOSIUM 1953 8*
116 LA PERCEPTION

chez le même sujet excité à plusieurs reprises. Nous avons


excité 20 sujets, deux fois dans la matinée et deux fois dans
la soirée, et nous avons obtenu pour plusieurs d’entre eux
4 nombres de réactions partielles très différents l’un de l’ autre ;
les corrélations sont nulles ou statistiquement non-signifi­
catives. Cependant la force de la réponse mesurés par la répé­
tition des mouvements des deux jambes, nous donne, si nous
pouvons nous baser sur l’observation de 20 sujets excités
deux fois, une corrélation de 0,88. La succession des réactions
partielles exécutées au cours d’une réponse, n’ apparaît pas
plus constante.
Une dernière preuve de l’ absence de spécificité de la réponse
est tirée du fait qu’une réponse pareille résulte d’excitants
de nature toute différente : la faim et le froid.
Bref, il semble que la prétendue réaction de colère provoquée
par l’immobilisation, soit en réalité une réponse indifférenciée
s’étendant à tout l’organisme, simple multiplication et exagé­
ration des réactions spontanées habituelles et qu’un effet
semblable résulte d’ autres excitations opposées au bien-être
de l’organisme. Cette réponse peut être provoquée nettement
dès la naissance. Si l’on considère seulement le nombre de
réactions partielles différentes, elle subit peu l’ action de diffé­
rents facteurs internes : croissance, faim, différences indivi­
duelles dans l’activité spontanée.

Les résultats de cette première recherche se rapprochaient


beaucoup de la théorie de K. M. B. Bridges (1930). Celle-ci
affirme l’ existence à la naissance d’une première émotion
d’agitation, vague et non différenciée, se composant de quelques
réactions viscérales et squelettiques peu coordonnées, et se
présentant comme réponse à toute stimulation de quelque
importance. A partir de cette réponse première se formeraient
progressivement par apprentissage les diverses émotions.
Dans une recherche ultérieure nous nous sommes demandé
s’il n’existerait pas deux réponses originaires, correspondant
à l’ agrément et au désagrément ; nous avons examiné l’effet
de la faim et du rassasiement sur les mouvements du nouveau-né.
Nous avons réalisé quelque 3.000 observations, portant
sur plus de 500 enfants de 1 à 10 jours, la majorité étant de
5 à 7 jours. Les observations se faisaient immédiatement
LES P R EM IÈRES RÉPONSES D E L ’E N F A N T 117

avant le repas, immédiatement après et à égale distance


entre deux repas successifs ; leur durée variait de une à
cinq minutes, en majorité deux minutes ; ces durées étaient
partagées en périodes de trente secondes. On notait toutes les
réactions partielles tant différentes que répétées ; on portait
l’ attention sur 54 réactions partielles réparties en 5 segments
corporels. L’observation répétée de mêmes groupes de 50 enfants
nous a donné des coefficients de constance de 0,87 à 0,99.
Nous avons retrouvé les résultats de la recherche précé­
dente ; nous avons constaté de nouveau l’existence d’une
réponse provoquée par la faim et consistant en une amplifi­
cation et une multiplication des mouvements habituels. Nous
avons constaté en plus que cette réponse était renforcée,
lorsque la faim était exceptionnellement supérieure à la normale.
La même réponse est encore provoquée par des piqûres doulou­
reuses, lors de vaccination ou d’injection.
Dès les expériences préliminaires nous avons constaté
l’existence d’une double réponse provoquée par la rassasiement
et par la faim, et que nous appellerons réponse d’agrément
et réponse de désagrément.
Le nombre total des mouvements partiels habituels est
nettement augmenté avant le repas ; il est légèrement augmenté
après le repas. Pour 40 enfants observés durant deux minutes,
nous avons compté 1.201 mouvements avant le repas, 648 entre
deux repas et 670 après le repas.
Les corrélations entre les courbes des réactions avant le
repas et entre les repas sont élevées, variant de 0,76 à 0,93.
Entre les courbes après le repas et entre les repas, les corrélations
sont faibles, de 0,16 à 0,36. Entre les courbes avant et après
les repas, les corrélations vont de 0,005 à 0,29, aucune n’ étant
significative.
On peut donc admettre l’ existence de deux réponses dis­
tinctes chez le nouveau-né, quoique cette distinction soit
moins marquée dans les tout premiers jours, pour préciser de
1 à 4 jours.
La réponse d’agrément n’ est pas provoquée uniquement
par le rassasiement. On a observé une réponse pareille lorsque
l’enfant était replacé dans sa couchette après le bain.
L’ âge, le sexe, le poids, des variations des conditions exté­
rieures ne modifient guère la forme caractéristique des deux
118 LA PERCEPTION

réponses, quoiqu’ils puissent faire varier le nombre total des


mouvements partiels.
Quelle est la nature de la réponse d’ agrément ?
Comme nous l’ avons signalé, le nombre total des mouve­
ments après le repas est toujours supérieur au nombre total
observé dans la période intermédiaire ; mais cette augmentation
est légère comparée à la forte augmentation avant le repas.
En fait, après le repas se multiplient non plus indistinctement
tous les mouvements mais spécialement certains mouvements
définis et peu nombreux : pousser la langue, ouvrir les yeux,
mouvoir les yeux, mouvoir les mains, mouvoir les doigts, mou­
voir les pieds, mouvoir les orteils, se tortiller, bailler, hoqueter,
vomir. Après le bain, on retrouve la multiplication des mêmes
mouvements à l’exception des deux derniers, hoqueter et vomir.
Cette réponse d’agrément quoique nettement distincte du
comportement habituel et du comportement avant le repas,
est cependant, elle aussi, fort variable d’individu à individu,
et fort variable chez le même individu d’un moment à l’ autre :
les déviations types sont élevées pour les divers mouvements,
pour les totaux segmentaires et pour les totaux généraux ;
les corrélations sont faibles entre les 50 paires de résultats
obtenus par 50 sujets examinés deux fois.
Bref, les réponses d’agrément consistent principalement en
la multiplication de quelques mouvements peu nombreux, qui
sont des petits mouvements, des mouvements des extrémités,
les yeux, les doigts, les orteils. Elles consistent secondairement
en une légère augmentation de l’ensemble des mouvements
habituels.
On pourrait se demander si ces mouvements libres des
extrémités, ne constitueraient pas le point de départ des
comportements ludiques, qui seraient ainsi liés aux émotions
agréables.

A la considérer d’une manière objective, l’ émotion se pré­


sente sous forme de multiples schèmes de comportement qui
ne correspondent d’ ailleurs pas aux appellations vulgaires.
La réponse d’ agrément et la réponse de désagrément sont
deux de ces schèmes émotifs. Ils ne sont pas les seuls à exister
dès la naissance. Le schème du sursaut, étudié grâce au cinéma
ultra-rapide par C. Landis et W. A. Hunt (1939), apparaît
LES PREM IÈRES RÉPONSES D E L 'E N F A N T 119

aussi dès la naissance, il est très général et fort constant. Il


semble différent d’une autre réponse originaire, le réflexe de
Moro, qui disparaît au 4e mois.
P. T. Young (1943) signale d’ autres schèmes émotifs :
Le schème sympathico-adrénalien ;
Le schème de la rage ;
Les schèmes de fuite et de défense ;
Les schèmes des réponses sexuelles ;
Les schèmes du sourire et du rire ;
Les schèmes des cris et des pleurs ;
Le schème du dégoût.

Young considère la plupart de ces schèmes sinon tous, de


caractère biologique et inné, parce qu’ils se présentent dès
la naissance ou au moins dès les premiers mois de la vie, parce
qu’ on les retrouve chez de nombreuses espèces animales, parce
qu’on peut les observer après la destruction de l’écorce cérébrale.
L’émotion est un phénomène complexe. Plus profondément
que tout autre phénomène psychique, elle implique l’organisme
tout entier et les niveaux multiples de l’intégration nerveuse
et chimique. Plus que tout autre aussi elle réagit sur l’ensemble
de la vie mentale.
Phénomène essentiellement complexe, il est naturel qu’ elle
offre encore bien des incertitudes et nombre d’inconnues ; je
pourrais citer le problème des mécanismes centraux, qui a
suscité une discussion prolongée lors de notre première session.
Elle a amené l’élaboration de diverses théories psychologiques
et neurologiques.
Je ne puis aborder ces différents points mais je voudrais
terminer par une considération d’ordre pratique. Cet exposé
aura paru, sans doute, fort théorique à plusieurs d’entre vous.
En fait, j ’ai examiné deux problèmes capitaux non seulement
de la psychologie générale mais encore de la psychologie pratique.
J’ ai examiné particulièrement le problème de la nature et
de la signification de l’émotion.
Si, comme le pense Young, l’ émotion est une désorgani­
sation de la vie psychologique, elle est nuisible et doit être
évitée avec soin. Si, au contraire, elle peut être source de
perceptions et d’idées richement colorées, source encore de
motivation accrue, elle joue un rôle utile, capital. On aperçoit
120 L A PERCEPTION

ici des problèmes majeurs d’hygiène mentale et de pédagogie.


Mon exposé a été dominé par le problème de la maturation
et de l’apprentissage, dont les discussions actuelles de la clinique
psychologique montrent la portée considérable. Le dévelop­
pement et notamment le développement émotif résulte-t-il de
l’ apprentissage, ou bien est-il dans une large mesure une crois­
sance naturelle, qui se réalisera d’une manière heureuse pourvu
que les circonstances extérieures ne soient pas trop défavorables
et qui se réalisera d’autant mieux que ces circonstances seront
plus adéquates ? Je n’ ai pas besoin d’insister pour vous montrer
l’importance de cette question pour le psychothérapeute et
pour tout éducateur, je songe notamment aux parents.
Bref, réfléchir sur ces problèmes théoriques de la nature
de l’émotion et de la maturation, c’est réfléchir sur les fonde­
ments des grandes conceptions de la psychologie pratique (1).
Louvain, 11 septembre 1953.

(1) Concernant les recherches du Laboratoire de P sychologie pédagogique de


Louvain, cf. : A . F a u v i l l e , Les réactions ém otives chez les jeunes enfants, dans
Centenaire de Th. Ribot, Agen, 1939. — M. J. S t o f f e l s , La réaction de colère chez
les nouveau-nés, Journ. de psych. norm. et path., 1940-1, 1-3, 92-148. — Lin C h u a n -
T i n g , Les réactions chez les nouveau-nés avant et après les repas, Louvain, Nauwe-
laerts, 1949.
AU SUJET D ’ UN LIEN POSSIBLE
ENTRE LA PHYSIOLOGIE ET LE COMPORTEMENT
CHEZ LES POISSONS
ET LES OISEAUX MIGRATEURS

par H. J. K och
Professeur à F Université de Louvain

Des phénomènes de migration se présentent sous des moda­


lités multiples dans différents embranchements du règne animal.
Ils apparaissent de façon plus ou moins irrégulière tant chez
certains insectes, comme les sauterelles par exemple, que chez
des mammifères tels que les écureuils et les lemmings.
Les exodes de ces animaux se trouvent en relation étroite
avec leur abondance numérique dans certains foyers où la
densité de population atteint plus ou moins périodiquement
des valeurs considérables. Chez les sauterelles cette situation
s’ accompagne de certaines modifications morphologiques et
physiologiques marquées, étudiées e. a. par M. Chauvin. Ce
sont là des migrations qu’on peut qualifier d’irréversibles en
ce sens que l’individu qui y participe ne revient pas aux envi­
rons de son point de départ.
D’ autre part, il y a les migrations réversibles qui comptent
elles aussi parmi les manifestations les plus spectaculaires du
compoi*tement de certaines espèces : ici l’individu présente des
alternances régulières de distribution géographique entre des
régions souvent très éloignées. Sous leurs formes extrêmes
nous en trouvons les exemples les plus typiques chez les poissons
et les oiseaux : celles des saumons, des anguilles, des hirondelles
et des cigognes et de tant d’ autres espèces d’ oiseaux sont
connues de tout le monde.
Ces migrations coïncident avec des alternances de saisons
et avec des stades bien déterminés de la vie de l’individu.
Le genre d’explication généralement proposé pour ces types
122 LA PERCEPTION

de comportement revient à les considérer comme des manifes­


tations d’un instinct particulier ou si l’on préfère d’un schéma
de comportement héréditairement fixe pour autant que le
milieu soit constant.
D ’ autre part, il n’est pas rare d’entendre invoquer l’ action
de certaines hormones, hormones sexuelles par exemple pour
la migration dite « de reproduction ». La raison pour laquelle
on tâche de faire appel à ces hormones est des plus simples :
il y a un parallélisme frappant entre l’activité ou le repos de
certaines glandes endocrines et les périodes de migration.
Surtout si au sein d’une même espèce il existe une forme ou
une « race » sédentaire et migratrice, il y a des différences
marquées entre les manifestations endocriniennes de ces deux
formes (1).
L’intensité du fonctionnement du système endocrinien est
dans une large mesure enchaînée, peut-on dire, à des facteurs
cosmiques dont l’alternance de la croissance et de la décrois­
sance de la longueur des jours est, dans les régions tempérées,
la mieux étudiée. Grâce aux travaux de Rowan au Canada et
de Benoit en France on sait que le développement sexuel avec
toutes les manifestations (le chant par exemple) qui l’ac­
compagnent, peuvent s’obtenir bien en avance au cours de
l’hiver en allongeant la durée de l’éclairement par exemple.
Il en va de même pour l’involution sexuelle qu’ on peut provo­
quer en plein été par opération en sens inverse.
Nous avons eu l’occasion de constater nous-même que les
différences, qui caractérisent les races sédentaires et migra­
trices de Pinsons, par exemple, peuvent se reproduire dans
des conditions expérimentales très strictes sous influence de
modifications du programme d’ éclairage (6).
On peut évidemment se contenter de dire qu’une certaine
concentration de telle ou telle hormone déclenche en quelque
sorte l’instinct ou le comportement migrateur : en d’ autres
mots on peut s’imaginer qu’une certaine concentration d’hor­
mone fonctionne en quelque sorte à la façon d’un « releaser »,
mais d’un releaser interne. Mais cette façon de formuler le
problème ne nous fait entrevoir aucune relation nouvelle
concernant ce qui se passe dans l’ animal. On conviendra qu’il
serait bien intéressant de savoir comment une substance hormo­
nale pourrait imposer une migration.
LA PHYSIOLOGIE E T LE COMPORTEMENT 123

Prenons un exemple concret : le départ des anguilles des


rivières et des fleuves vers la mer, de l’eau douce vers l’eau
salée ne devient pas plus clair si on l’attribue à une action
hormonale parce que l’on ne voit aucun lien entre les deux faits.
Le problème se présenterait sous un jour très différent si l’on
pouvait montrer par où passe le lien. Tout d’ abord : un tel
lien existe-t-il ? Nous avons pensé qu’il valait en tout cas la
peine d’en chercher un.
Voici dans quelles circonstances nous avons été amenés
à envisager cette question sous un angle particulier.
Les animaux dits « inférieurs » sont ceux qui possèdent une
autonomie très réduite par rapport aux multiples changements
d’ ordre physique et chimique, qui se produisent dans le
milieu où ils vivent. Les êtres que nous appelons « supérieurs »
sont ceux qui possèdent la capacité de se soustraire entre
certaines limites aux fluctuations qui se produisent dans leur
ambiance ; ils possèdent grâce à des systèmes de régulation
physiologique la capacité de maintenir leurs tissus dans un
milieu intérieur à caractéristiques à peu près constantes.
Ainsi les poissons d’ eau douce présentent dans leur sang
une concentration en matières minérales beaucoup plus élevée
que celle de l’eau qui les entoure. Grâce aux matières minérales
obtenues e. a. de sa nourriture, l’animal parvient à maintenir
cette concentration élevée.
Mais en plus, les poissons d’eau douce sont capables de
concentrer des matières minérales par la surface externe de
leur corps directement à partir de leur ambiance, fait établi
par le physiologiste danois A. Krogh. Ce dernier ne trouva
qu’une seule exception : l’anguille. Elle dépend entièrement
de son alimentation pour se procurer les matières minérales
indispensables au maintien de la concentration de son sang.
Or, cet animal cesse de manger lorsqu’il atteint la maturité
sexuelle. N’est-il dès lors pas obligé physiologiquement par­
lant, de retourner vers un milieu plus salé que l’ eau douce ?
C’ est en nous posant cette question que nous avons été amenés
à envisager la possibilité d’une connexion possible entre la
régulation minérale du sang et la migration du poisson.
Nous n’étions d’ ailleurs pas les seuls à nous laisser séduire
par un raisonnement de ce genre. A peu près simultanément
M. Fontaine du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris
124 L A PERCEPTION

atteignait à partir des mêmes prémisses à des conclusions fort


similaires en certains points.
Les Épinoches se montrèrent un objet de recherche très
favorable. Tandis qu’en dehors de la période de reproduction
on les rencontre aussi bien dans l’eau douce que dans des eaux
à salinité se rapprochant de celle de l’eau de mer, elles migrent
vers l’ eau douce vers l’époque du frai.
En étudiant les états d’équilibre entre leur sang et le milieu
extérieur on constata une très large indépendance de la concen­
tration du milieu sanguin : sa composition est maintenue au
même niveau aussi bien en eau douce qu’en eau de mer
( + 3 5 ° j oo de chlorure de sodium).
En période de reproduction cette belle indépendance a
fait place à une dépendance considérable. De plus la capacité
totale du pouvoir de régulation a subi une réduction importante :
l’ animal meurt dans toutes les concentrations qui excèdent
les 22 % o environ. Ce rétrécissement des capacités de régu­
lation peut s’obtenir en dehors de la période de maturité sexuelle
en fournissant dans la nourriture une certaine dose d’hormone
thyroïdienne : l’intervention de cette hormone ne semble donc
guère douteuse (4 et 2).
Nombreuses sont les indications qui tendent à montrer
que des phénomènes analogues se rencontrent chez d’ autres
espèces de poissons migrateurs (voir (2) M. Fontaine et H. Koch,
1951).
Si nous tâchons de dégager en termes généraux la relation
dont nous avons fourni un exemple, on arrive à la conclusion
suivante : une espèce (ou race) sédentaire est celle qui possède
des mécanismes de régulation, qui fonctionnent à peu près
entre les mêmes limites au cours de tout son cycle vital.
Chez une espèce migratrice ces mécanismes subissent des
changements cycliques que l’animal essaie en quelque sorte de
compenser ou d’ amortir en se livrant à des migrations entre
des milieux différents.
Cette conception peut, moyennant la transposition requise,
s’appliquer également aux oiseaux migrateurs. Là où le poisson
a à régler la concentration de son sang entre certaines limites
de salure de l’eau ambiante, l’oiseau, lui, doit résoudre en ordre
principal des problèmes de régulation thermique.
Il serait très intéressant de savoir si, à l’ époque des migra-
L A PH YSIO LO G IE E T LE COMPORTEMENT 125

tions, l’oiseau possède une thermorégulation déficiente, mais


c’ est là un problème technique plus délicat qu’il ne paraît à
première vue et qui n’ a pas encore reçu de solution satisfaisante.
En attendant il a été possible de recueillir des renseignements
indirects tels que ceux que fournit la comparaison de l’intensité
métabolique d’ oiseaux sédentaires et migrateurs (6).
Il semble bien que chez les oiseaux migrateurs également,
la période correspondant aux migrations s’ accompagne de
perturbations physiologiques importantes qui pourraient être
liés à leur comportement migrateur.
En soulignant à partir de nos propres recherches quelques
aspects physiologiques du problème des migrations animales
nous ne prétendons pas épuiser le problème : nous n’ avons
même pas mentionné la question importante de l’orientation
des migrateurs qui est distincte bien entendu de l’origine
endogène de l’impulsion migratrice.
Bien loin de nous également l’idée que le monde du poisson
ou de l’oiseau ne comporterait que les éléments déterminants
de leur pouvoir de réglage osmotique ou thermique.
Nous avons simplement voulu attirer l’ attention sur des
relations accessibles à l’expérimentation objective, et qui ne
peuvent manquer d’ avoir une répercussion profonde sur le
système nerveux des animaux migrateurs où on les observe.

B IB L IO G R A P H IE

(1 ) DE B o n t (A. F .) (194-7), Le métabolisme des graisses chez les oiseaux


migrateurs et sédentaires, Le Gerfaut, 3 7 ,2 , pp. 5 7 -6 2 .
(2 ) F o n t a i n e (M .) et K o c h (H. J.) (1 9 5 0 ), Les variations d’ euryhalinité
et d’osmorégulation chez les poissons, J, physiol, 1 9 5 0 , 4 2 , 2 8 7 -3 1 8 .
(3 ) K o c h ( H . J.) (194-2), Cause physiologique possible des migrations des
animaux aquatiques, Ann. Soc. Royale Zool. de Belgique, L X X III,
1, p . 5 7 -6 2 .
(4 ) K o c h (J. H .) et H e u t s (M . J.) (1 9 4 3 ), Régulation osmotique, cycle
sexuel et migration de reproduction chez les épinoches, Arch, Int.
Physiol., L U I, 2 5 3 -2 6 6 .
(5 ) K o c h (H . J.) et d e B o n t (A. F .) (1 9 4 4 ), Influence de la mue sur l’inten­
sité du métabolisme chez les Pinsons, Fringilla C. coelebs9 L., A nn.
Soc. Roy. Zool. Belg., 7 5 , pp. 8 1 -8 6 .
(6 ) K o c h (H . J.) et d e B o n t (A. F . ) , Standard metabolic rate, weight
changes and food consumption o f Fringilla C. coelebs L., during
sexual maturation, Ann. Soc. Roy. Zool B e l g L X X X I I , 1 9 5 2 ,
pp. 1-12.
126 LA PERCEPTION

Discussion suivant l’ exposé de H. KOCH

M. CHAUVIN. — Je crois qu’ on peut être plus optimiste


que M. Koch sur le déterminisme de l’instinct migratoire ;
à la lumière de ses belles recherches, je pense qu’une solution
n’ est pas loin. Je serais beaucoup plus pessimiste quant au
« guidage » des migrations. Le problème me paraît aussi obscur
qu’il y a vingt ans. L’ expérience des œufs de saumon tran-
portés de la Willamette dans la Columbia River est passion­
nante. Mais elle est ininterprétable. Les saumons issus d’œufs
de la Willamette remonteront plus tard la Columbia ; mais
dirons-nous que c’ est parce qu’ils gardent la mémoire de leur
jour de naissance ? Voyez alors où cela nous entraîne ! Les
caractères du lieu de naissance ne peuvent tenir qu’ à une
certaine composition de l’ eau : comment supposer qu’il restera
quoi que ce soit de cette composition à l’embouchure, alors
que les saumons ont été transportés à la source ?
Cela me rappelle des observations qui n’ ont pas de lien
direct avec les migrations, mais qui semblent signifier l’inter­
vention d’un quid ignotum du même ordre. Les Danaïs sont
des papillons migrateurs qui descendent vers le sud de l’Amé­
rique à une certaine époque de l’ année alors que la génération
suivante remonte vers le Nord. Le chemin suivi est à peu près
le même et les animaux se reposent toujours sur certains arbres
(les butterfly-trees), par exemple un seul chêne bien déterminé
au milieu de la forêt. Les Indiens, ahuris par ce phénomène
extraordinaire, adoraient l’ arbre couvert de papillons comme
si un dieu l’avait choisi pour séjour. Les coccinelles migrent
en hiver sous des pierres toujours les mêmes, et l’on peut en
récolter un bol plein : ces pierres n’ont rien de particulier,
apparemment. Citons aussi le cas des papillons de nuit femelles
qui attirent leurs mâles à une distance de 11 km. d’ après Mell,
à 5 à 6 km. d’après d’autres aiiteurs. On a calculé que la
substance odorante, qui semble à la base de ces phénomènes,
se trouve à la périphérie d’un cercle de 6 km. de rayon, à la
concentration de moins d’une molécule par mètre cube ! Or
les mâles paraissent rejoindre les femelles à peu près en ligne
droite ! Comment admettre qu’une substance à la dose de
une molécule par mètre cube peut constituer un gradient
directionnel ?
LA PHYSIOLOGIE E T LE COMPORTEMENT 127

Devant ces impossibilités et contradictions apparentes, j ’en


viens à supposer que certains animaux perçoivent un facteur
physique inconnu — de même que le compteur de Geiger
« perçoit » les rayons cosmiques auquel nous serions « insen­
sibles » sans lui. Mais évidemment, je serais bien empêché de
citer des arguments positifs à l’ appui de ma thèse.
M. G. YIAUD (Strasbourg). — Je suis très heureux d’ avoir
entendu la belle conférence de M. le Pr Koch ; elle m’ a beaucoup
appris sur les migrations, celles des Épinoches et des Pinsons
en particulier. Je pense, avec M. Koch, que le déclenchement
de ces migrations est dû à des activités hormonales, agissant
suivant des cycles saisonniers. Ainsi, pour les poissons migra­
teurs, il est maintenant à peu près acquis, principalement à
la suite des travaux de MM. Koch et Fontaine, que des change­
ments dans les activités hormonales causent des variations
dans la minéralisation du milieu interne, par diminution du
pouvoir de régulation osmotique ; d’ où des migrations néces­
saires pour le retour à la minéralisation normale. Si seuls de
tels facteurs étaient en jeu, on pourrait expliquer essentiel­
lement les migrations par des tropismes, en particulier par des
chimiotropismes. Mais il faut aussi considérer que les gradients
de salinité ne sont certainement pas tels qu’ils puissent conduire,
par « halotropisme », les anguilles des lacs, des rivières et des
fleuves dans la mer ; les gradients de salinité peuvent être de
sens divers dans les cours d’ eau : il n’y a guère qu’ aux estuaires
que la direction générale d’un gradient de salinité soit bien
établie. Il est encore plus douteux que des gradients de salinité
ou de température dans l’Océan puissent conduire les anguilles
jusqu’ aux Sargasses. Pour les saumons, le même problème se
retrouve : qu’est-ce qui fait remonter la Willamette aux
saumons nés dans cette rivière ? Pourquoi ne remontent-ils pas
la Columbia, où se jette la Willamette ? Les problèmes soulevés
ici sont les suivants : 1° Quelles influences guident les animaux
au cours de leurs migrations ? 2° Les réactions des migrateurs
aux influences qui les guident sont-elles de simples tropismes,
ou des réactions perceptives, des réactions à des « signes » ?
Je pense que les influences indiquées par M. Koch sont sans
doute celles qui déclenchent la migration, mais il n’ est pas sûr
qu’ elles la guident sur sa route.
Le problème de l’ orientation de la route et de la reconnais­
128 L A PERCEPTION

sance du terme de la migration ne peut sans doute faire abstrac­


tion de causes historiques ou géologiques. Si les anguilles d’ Eu­
rope vont à la mer des Sargasses pondre, c’ est que cette fosse
est l’ aire de reproduction antique de l’espèce, le « trou natal ».
Ce qui se comprend fort bien par la théorie de la dérive des
continents de Wegener. Elles se guideraient pour y retourner
sur l’ abaissement plus ou moins graduel du fond et le reconnaî­
traient à une multiplicité de signes : température, salinité, etc.
De même les saumons retournent à la rivière où ils sont nés.
Sans doute ne l’ ont-ils jamais complètement quittée si, comme
pense Le Danois, ils restent en mer au voisinage des estuaires
sous-marins. Mais est certain qu’ils reconnaissent leur frayère
natale à certains signes qui n’ appartiennent qu’ à celle-ci.
Quant au pouvoir de discrimination sensorielle, chimique en
particulier, des poissons, il est énorme et ne se compare pas
avec nos pauvres sens humains correspondants ; de multiples
expériences le prouvent. Rien d’étonnant donc à ce que les
poissons migrateurs puissent reconnaître des lieux à de très
faibles différences dans la teneur en sels ou en substances
chimiques quelconques des milieux aquatiques.
En résumé, je dirais que le problème des migrations ani­
males ne paraît pas pouvoir se résoudre si l’ on ne fait appel
qu’à des tropismes (ce que M. Koch admet d’ ailleurs volontiers),
mais qu’il fait intervenir aussi des réactions psychiquement
plus élevées (réactions perceptives) et des causes historiques.
KOCH. — Remerciant ses collègues pour les suggestions
intéressantes, M. Koch se déclare d’ accord pour séparer le
problème de l’origine de l’impulsion migratrice des questions
relatives aux facteurs qui conditionnent l’ orientation des
animaux migrateurs. Il lui paraît important d’éviter de cons­
truire des hypothèses, qui par leur nature même se trouveraient
soustraites au contrôle expérimental. En revanche toutes sug­
gestions ou rapprochements conduisant à des expériences, lui
paraissent devoir être les bienvenus dans ces domaines.
TABLE DES MATIÈRES

Pages

I n t r o d u c t io n ................................................................................................................. 1

P R EM IÈ R E PA RTIE

L’INFLUENCE DE L’ EXPÉRIENCE
SUR LA STRUCTURATION DES DONNÉES SENSORIELLES
DANS LA PERCEPTION

Rapport d e H. P i é r o n ............................................................................................. 7
Rapport de J. P i a g e t ............................................................................. 17
Rapport d e A. M i c h o t t e ........................................................................................ 31
Discussion entre les rapporteurs ........................................................... 47
Discussion générale : M e t z g e r , M u i x e r , S n i j d e r s , F r a i s s e , F atj -
v il l e , N y s s e n , Ch o c h o l l e ........................................................................... 63
Réponses de H. P i é r o n et J. P i a g e t ................................................. 75

DEU XIÈM E PARTIE

Perception et Information par A. O m b r e d a n e ..................................... 85


Perception et personnalité : La perception des réussites et des échecs,
par J. N u t t i n ........................................................................................ 101
Les premières réponses et leurs excitants — L ’inné et l’ acquis, par
A. F a u v iix e ............................................................................................................ 111
Au sujet d’un lien possible entre la physiologie et le comportement
chez les poissons et les oiseaux migrateurs, par H. J.K o c h . . . . 121
Discussion du rapport de Koch, par C h a u v in etV i a u d .......... 126

Vous aimerez peut-être aussi