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Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou

passagère du fonctionnement mental face au traumatisme


Parmi les nombreux auteurs s’étant penchés sur la question du sens de la
survenue d’une affection somatique dans le décours d’une vie, Pierre Marty
(Saint-Céré (Lot), 11 mars 1918 – Paris, 14 juin 19931), psychiatre et
psychanalyste français, membre titulaire et ancien président de la Société
Psychanalytique de Paris, a été amené par son expérience et sa réflexion clinique
à repousser l’idée de toute spécificité symbolique (fût-elle proto-symbolique) de
l’organe ou de la fonction corporelle touchés par un dysfonctionnement, hormis
dans les cas de conversions hystériques. Il prend ainsi distance par rapport à un
« psychologisme » ou un « psychosomatisme » très répandu, chez les profanes
mais aussi chez les psychanalystes (Garma2, par ex.) et chez certains médecins3,
qui consiste, dans la lignée de Groddeck4, à généraliser l’hypothèse de la
conversion hystérique et à considérer toute maladie physique comme la
traduction symbolique d’un conflit inconscient qu’elle viserait à représenter et à
résoudre. Dans ces modèles, le somatique se trouve absorbé par le psychique et
ne dispose plus d’une autonomie propre.

Pour pénétrer l’œuvre de Marty, j’ai choisi de vous faire suivre le


parcours de celui-ci sur près de 45 ans au travers des étapes de son élaboration
1
Pierre Marty est donc décédé à l’âge de 75 ans, des suites d’un cancer.
2
C’est à Angel Garma (Bilbao, 1904 - Buenos Aires, 1993), psychiatre et psychanalyste espagnol, émigré en
Argentine en 1938, que nous devons les premiers travaux conséquents de psychosomatique d’inspiration
kleinienne. Ses travaux psychosomatique furent publiés en France chez PUF en 1957 (« La psychanalyse et les
ulcères gastro-duodénaux ») et 1962 (« Les maux de tête »). Selon Garma, les troubles digestifs sont la
conséquence d’une régression orale qui réactive inconsciemment les représentations de la mauvaise mère
internalisée, attaquant ainsi le tube digestif et pouvant provoquer des ulcères. (Référence : Chemouni, J. (2000),
Psychosomatique de l’enfant et de l’adulte, p.39)
3
Cfr Dutot, F. (1988), Les fractures de l’âme. Paris : Robert Laffont, coll. Réponses/Santé. Ce médecin
généraliste lie entre autres le cancer de l’utérus à la difficulté pour une femme d’assumer la fin de sa maternité.
4
Groddeck (13 octobre 1866-11 juin 1934), docteur en médecine allemand et directeur d’une clinique à Baden-
Baden (Forêt-Noire, Allemagne), découvre les écrits de Freud en 1910, à l’âge de 44 ans. Il entre en contact
épistolaire avec Freud en 1917 et lui demande le label de psychanalyste, après avoir commencé à prononcer une
série de conférences psychanalytiques – sorte d’auto-analyse qui va durer trois ans (de 1916 à 1919)- devant les
malades de son sanatorium et se voulant avoir un effet thérapeutique direct sur ceux-ci. Groddeck fait la
connaissance de Freud en 1920. En 1917, paraît son livre « Déterminations psychiques et Traitement
psychanalytiques des affections organiques » dans lequel il décrit les relations entre les troubles somatiques et
les processus psychiques inconscients. C’est avec « Le livre du Ça » (1923) qu’il atteint la célébrité. Il est le
premier à avoir postulé la valeur de la psychanalyse en tant que théorie et pour le traitement de toutes les
affections somatiques. Groddeck étend en effet la notion de conversion à tous les troubles organiques. Toutes les
maladies de l’être humain, ainsi que sa vie entière, sont pour Groddeck sous l’influence de l’inconscient et, dans
cette influence, la sexualité se laisse toujours pour le moins démontrer. Il y a toujours chez Groddeck choix
d’organe et signification symbolique : « La plupart de ceux qui se disent cardiaques ne le sont pas en fait, ils ont
simplement localisé leur souffrance sur le cœur » (49e C.) « Un enfant ne veut pas avaler une expérience ou une
vérité et il attrape mal à la gorge » (14e C.) En 1934, l’année de sa mort, Groddeck publie ses idées sur le cancer
« De la détermination psychique du cancer ». Il le considère comme nécessairement lié à la maternité, à la
grossesse. Ses localisations chez la femme comme chez l’homme représentent le symbole d’une grossesse. Toute
partie du corps peut en fait être utilisée comme symbole de la grossesse. (Références : Dictionnaire International
de Psychanalyse, 2002 ; Groddeck, psychanalyste de l’imaginaire, Chemouni J., 1984, Payot).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 2
mental face au traumatisme
théorique de la problématique des maladies corporelles ne pouvant être
associées à des conversions hystériques.

I. Les années 50, la trentaine : le travail en hôpital général sur


des affections somatiques spécifiques, dans la lignée des
travaux d’Alexander

I. a) Les travaux d’Alexander

Dans les années qui suivent la guerre 40-45, le modèle de Franz


Alexander (Budapest, 1891- Californie, 1964), qui tend à associer certains types
de conflits spécifiques à certains désordres somatiques spécifiques
(hypertension, asthme, ulcère, hyperthyroïdie, polyarthrite etc.), suscite
beaucoup d’engouement. Marty et son ami et beau-frère Michel Fain, ancien
compagnon de lycée, de faculté et d’armée, sont sensibilisés à cette discipline
venue d’Outre-atlantique à travers l’enseignement de Mustapha Ziwar,
psychanalyste égyptien de la SPP, dès 1947.5 Au Congrès international de
psychiatrie tenu à Paris en 1950, Pierre Marty et Michel Fain rencontrent Franz
Alexander. Lors de ce congrès, Marty expose les différences existantes entre les
malades affectés d’ulcères d’estomac ou de gastrites (Fain, 1994a). Penchons-
nous sur les travaux d’Alexander qui ont tant influencé Marty à ses débuts.

Alexander (La médecine psycho-somatique, 1952) différencie les troubles


somatiques conversionnels, susceptibles d’exprimer symboliquement des idées
et se manifestant dans les systèmes neuro-musculaire volontaire ou sensorio-
perceptif, des troubles somatiques dans lesquels sont impliqués les organes
végétatifs internes (responsables de la digestion, de la respiration, de la
circulation sanguine et sous la dépendance du système nerveux autonome) dont
il postule que le fonctionnement peut être stimulé ou inhibé par des tensions
émotionnelles. Les maladies psychosomatiques sont, selon Alexander, le résultat
de ces stimulations ou inhibitions chroniques et excessives des fonctions
végétatives auxquels il donne le nom de « névroses d’organes » et qui à terme
peuvent mener à des altérations organiques réelles.
Alexander rejette l’idée de personnalités spécifiques (telle qu’avancée par
Helen Dunbar6) liées à des maladies somatiques spécifiques pour avancer plutôt

5
Dans un article de la Revue française de Psychanalyse, en 1948, Ziwar reprend les principaux syndromes
psychosomatiques dégagés par l’équipe d’Alexander : l’asthme, l’hypertension artérielle et l’ulcère
gastroduodénal.
6
Helen Dunbar, américaine, (1902-1959). En 1935, elle publie « Emotions and Bodily Changes ». C’est elle qui
introduit le concept de « profil de personnalité » et donnera ainsi une impulsion essentielle à la recherche
psychosomatique des années 1920-1930. En 1939, elle crée en collaboration avec Alexander et d’autres une
revue « Psychosomatic medicine » et fonde ce qui deviendra la Société américaine de psychosomatique. En
1943, elle publie « Psychosomatic Diagnosis » et en 1947 « Mind and Body : Psychosomatic Medicine »
(Référence : Chemouni, Psychosomatique de l’enfant et de l’adulte, 2000).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 3
mental face au traumatisme
l’idée de situations psychodynamiques – de conflit – spécifiques (qui mènent le
plus souvent à la répression d’un besoin) dans la genèse de certaines maladies,
ces situations de conflit pouvant être retrouvées chez des personnes présentant
des personnalités différentes.
Ainsi, par exemple, les recherches d’Alexander le mènent à penser que les
ulcères de l’estomac se retrouvent le plus souvent chez des personnes dont les
besoins de dépendance sont activement ou passivement frustrés. Il l’explique de
la façon suivante : « Si le moi de l’adulte rejette le désir de recevoir, d’être aimé
et secouru, de dépendre des autres ou si ce désir est frustré par des circonstances
extérieures et, par conséquent, ne peut trouver satisfaction dans un contact
interpersonnel, il se fraye un chemin vers la régression. Le désir d’être aimé se
transforme en besoin d’être nourri. Le refoulement de ces désirs d’être aimé et
d’être protégé mobilise le système nerveux de l’estomac qui, depuis le début de
la vie extra-utérine, a été étroitement lié à la forme la plus primitive du désir de
recevoir quelque chose, c’est-à-dire au processus de l’alimentation. L’activation
de ces processus sert de stimulus permanent de la fonction gastrique » (1962,
p.86)7. En résumé d’ailleurs, on peut dire avec Keller (2000, p.33) que « le
schéma proposé par Alexander consiste à répartir ces maladies spécifiques en
deux grandes catégories, liées à des dispositions psychiques particulières : d’une
part, les maladies qui surgissent dans un contexte de désir de passivité refoulé
(maladies ulcéreuses, asthme, etc.) et, d’autre part, celles qui accompagnent les
7
Voici d’autres exemples de ces liens postulés par Alexander entre la répression d’un besoin et ses répercussions
somatiques et qui figurent dans son livre « Médecine psychosomatique » :
La diarrhée chronique (1962, p.106) est considérée comme le résultat d’un grand besoin frustré de
donner ou de restituer. Au lieu d’accomplir un acte réel, le diarrhéique diminue son sentiment d’obligation par
un don sous cette forme primitive infantile : le contenu de son intestin.
Chez les constipés chroniques (1962, p.108), on trouve une tendance à se sentir rejeté et à ne pas
s’attendre à recevoir quelque chose des autres. D’où leur tendance à retenir ce qui est en leur possession, le
contenu intestinal.
Dans l’asthme (1962, p.112-113), on retrouve un attachement excessif et non résolu à la mère. Cette
dépendance à la mère se trouve refoulée. Tout ce qui menace le sujet de séparation d’avec la mère protectrice ou
d’avec son substitut peut déclencher une crise d’asthme. Le thème du rejet maternel se retrouve souvent dans
l’anamnèse des asthmatiques. L’enfant qui éprouve encore le besoin de soins maternels répond spontanément au
rejet par un sentiment accru d’insécurité et par une tendance plus grande à se fixer à la mère. Dans d’autres cas,
on rencontre chez les mères asthmatiques un désir d’émanciper prématurément leurs enfants. En poussant leurs
enfants vers une indépendance qu’ils ne peuvent pas encore assumer, elles aboutissent à des résultats tout à fait
opposés : elles provoquent un plus fort sentiment d’insécurité et une tendance plus marquée à s’attacher à elles.
Pourquoi et comment ce désir refoulé de dépendance à l’égard de la mère peut-il produire un spasme des
bronchioles qui est la base physiologique des crises d’asthme ? Elle est due à la suppression des larmes chez
l’enfant, appel qui lui permettrait de retrouver l’amour de la personne dont il dépend. Cet appel refoulé a des
conséquences respiratoires.
Des recherches psychanalytiques systématiques effectuées sur des sujets hypertendus ont révélé que
bien que leurs personnalités étaient fort dissemblables, un trait caractéristique leur était commun : l’incapacité
d’extérioriser librement leurs impulsions agressives. « L’analyse de ces individus révèle un conflit accentué entre
leur tendance à la dépendance passive ou féminine avec des impulsions compensatrices d’hostilité agressive.
Plus ils cèdent à leurs tendances à la dépendance passive, plus fortes deviennent leurs réactions hostiles dirigées
contre ceux à qui ils se soumettent » (1962, p.125). « Les sentiments hostiles non exprimés peuvent devenir la
source d’une excitation continuelle du système vasculaire, comme si l’organisme inhibé était constamment
préparé à une lutte qui n’aurait jamais lieu » (1962, p.126).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 4
mental face au traumatisme
tendances à l’agressivité réprimée (hypertension, diabète, etc.). (…) L’idée fait
son chemin selon laquelle certaines personnes seraient psychologiquement
disposées à être victimes de telle ou telle maladie ».
Pourtant Alexander précise bien qu’il est possible de retrouver les types
de situations conflictuelles qu’il décrit sans que les sujets présentent les troubles
organiques qui y seraient spécifiquement liés. Il l’explique par le fait
qu’interviennent en plus dans la maladie somatique des facteurs de vulnérabilité
somatique. Il affecte ainsi à la maladie une surdétermination étiologique. Seule
la coexistence de deux facteurs : émotionnels et somatiques peut expliquer la
formation de certaines maladies. « C’est seulement lorsque le facteur psycho-
dynamique est lié aux influences de facteurs jusqu’à présent inconnus, peut-être
d’origine somatique ou héréditaire, que des troubles somatiques des fonctions
viscérales peuvent s’installer » (1962, p.128).
Alexander estime donc que la maladie peut être due à l’ensemble ou une
partie des facteurs suivants :
a) Ceux habituellement considérés par les médecins : constitution
héréditaire ; traumatisme obstétrical ; maladies organiques de l’enfance qui
augmentent la vulnérabilité de certains organes ; expériences accidentelles
d’ordre physique ou traumatisantes de l’enfance (1e et 2e enfance) ;
traumatismes physiques ultérieurs.
b) Ceux que le point de vue psychosomatique ajoute : soins reçus dans
l’enfance (mode de sevrage, éducation à la propreté, conditions matérielles et
psychologiques du sommeil) ; expériences accidentelles d’ordre affectif de la 1e
et de la 2e enfance ; climat affectif du milieu familial et traits personnels
spécifiques de parents et des collatéraux ; expériences affectives ultérieures dans
les relations interpersonnelles et dans les relations professionnelles.

Mise en perspective critique8

I. Redonnant leur place aux facteurs somatiques, Alexander n’en désavoue


pas pour autant sa théorie d’une répression d’un besoin qui, ne pouvant être satisfait,
se manifeste par une excitation de sa composante physiologique primitive supposée.
Il pense qu’une vulnérabilité somatique permet d’atteindre un certain seuil de
dérégulation mais que seule une vulnérabilité psychologique spécifique ajoutée qui
elle aussi agit sur les mêmes composantes somatiques peut permettre de dépasser
le seuil au-delà duquel se manifeste la pathologie somatique. Cette hétérogénéité de
facteurs qui agiraient comme par magie exactement sur le même composant
somatique ne semble pas le déranger. Or sa théorie dispose d’une cohérence
interne forte qui devrait pouvoir expliquer le développement de la maladie sans faire
référence à des facteurs de vulnérabilité somatique. Le fait qu’elle ne le puisse pas
l’invalide à mes yeux. Sa théorie n’est qu’une vue de l’esprit, un procédé associatif

8
A partir de maintenant les diverses perspectives critiques et les commentaires que je proposerais se dénoteront
par la typographie particulière qui y est appliquée. Le titre « mise en perspective critique » n’apparaîtra donc
plus au cours de cette thèse.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 5
mental face au traumatisme
analogique entre des domaines hétérogènes. Son sentiment par exemple que le
besoin d’être aimé est équivalent au besoin d’être nourri n’est qu’une hypothèse qui
se fonde sur l’analogie entre ces deux besoins où il s’agit de recevoir quelque chose
de l’extérieur mais ne correspond pas à la réalité de ces deux phénomènes qui, dans
le fond, sont profondément hétérogènes même s’il peut leur arriver d’être associés.
Il faut peut-être replacer ces théories dans le contexte de l’époque à laquelle
elles sont nées. Je pense qu’il y avait un enthousiasme réel à l’idée que la
psychanalyse puisse contribuer à la guérison des troubles somatiques comme elle
l’avait fait pour les troubles mentaux. Le symbolique ayant montré ses limites, on
s’est alors rabattu sur l’émotionnel et ses liens à la physiologie pour tenter
d’expliquer toute une série de troubles somatiques. On ne se rendait alors pas
compte que les arguments physiologiques invoqués simplifiaient par trop la
complexité à la fois du trouble somatique et celle des réactions émotionnelles.
« La médecine psycho-somatique a donné naissance à une nosologie d’un
nouveau type. Médicale dans son expression, psychologique dans son
intentionnalité, elle représente un véritable hybride du point de vue épistémologique.
(…) Le mode de pensée de la médecine-psychosomatique travaille en choisissant à
l’intérieur de la nosologie médicale une maladie prise en référence et en lui
appliquant une évaluation psychologique afin de définir, à côté de la sémiologie
somatique déjà constituée, une sémiologie psychique nouvellement établie (…) Elle
cherche à réunir dans un même ensemble deux sémiologies appartenant à deux
champs épistémologiques différents. (…) Si l’on ne prend pas en considération les
structures conceptuelles à l’intérieur desquelles se situe une question déterminée, on
court le risque, dans l’examen de cette question, comme dans l’énonciation de
propositions hypothétiques, de faire un amalgame entre des données hétérogènes et
d’aboutir ainsi inévitablement à des impasses théoriques » (Smadja, 1998b, p.1377
& 1388).
Je ferais également remarquer que les théories actuellement en vogue auprès
du grand public (Claude Sabbah et sa « Biologie Totale des êtres vivants » reprenant
les enseignements de Dirk Hammer, médecin rayé de l’Ordre des Médecins) font
fortement penser aux théories d’Alexander qui amalgament besoins biologiques et
besoins affectifs comme s’il s’agissait du même ordre de phénomène sur base d’une
soi-disant régression du psychique au somatique/biologique qui l’aurait étayé.
II. L’idée d’Alexander est de partir des composantes physiologiques de
l’émotion plutôt que des idées symboliques pour comprendre le sens du trouble
somatique. Cette idée a été et est encore exploitée par de nombreux auteurs
psychosomaticiens. L’émotion, par « ce voisinage étroit, dans son intimité même,
entre ses propres mots (pensés ou dits) et les bouleversements corporels
irrépressibles auxquels il est soumis (accélération du cœur, « chair de poule »,
transpiration, etc.) peut apparaître comme le fait psychosomatique humain par
excellence. C’est à ce titre que l’impossibilité (ou la difficulté) à éprouver des
émotions ou à les dire a été interprétée par certains psychosomaticiens comme
pathologique » (Keller, 2000, p.509). Je pense à Joyce McDougall (1989, 1996) qui
considère que, chez les personnes qui somatisent, on assiste devant des
événements aptes à mobiliser des représentations chargées d’émotions à une
éjection, voire même à une forclusion de la partie psychique de l’affect (terme
psychanalytique qui désigne l’émotion), ce qui permet à la part physiologique de
celui-ci de s’exprimer comme dans la première enfance (resomatisation de l’affect) et

9
Keller développe ensuite plutôt les travaux sur l’alexithymie abordés plus loin dans ce chapitre.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 6
mental face au traumatisme
crée le trouble psychosomatique. Autrement dit, seul le pôle somatique de l’affect
selon McDougall se donne à voir dans les expressions psychosomatiques.10 Ce sont
des idées similaires qui circulent encore aujourd’hui dans le domaine plus cognitivo-
comportemental et expérimental de la psychologie de la santé puisqu’on continue à y
tester les hypothèses de liens entre profils de personnalité spécifique et maladie
spécifique par des théories relativement similaires à celles d’Alexander (notamment
le cas de l’inhibition de l’hostilité chez les personnes présentant des problèmes
cardiaques).
Chez tous ces auteurs, il y a confusion entre expressions physiologiques de
l’émotion et troubles organiques qui perturbent la physiologie. C’est comme si, par le
simple fait qu’émotion et troubles organiques impliquaient tous deux des
modifications de la physiologie corporelle, ils pouvaient être ramenés au même
phénomène. Il est évidemment tentant de penser que comme l’émotion se fait
connaître avant tout par des modifications physiologiques, si cette émotion avait
tendance à se chronifier, cela ne pourrait manquer de se répercuter sur la
physiologie corporelle. L’émotion se vit sur un mode somatique, il est vrai, mais je ne
vois pas comment cela lui donnerait le pouvoir de léser des tissus. Les phénomènes
émotionnels font pour moi partie de la physiologie normale de l’individu, même s’ils
se répètent fréquemment.
L’idée de répression de l’émotion, de refoulement d’un besoin affectif est
omniprésente dans ces théories. Il faudrait donc, pour qu’une émotion produise un
trouble organique, qu’elle soit au fond chroniquement ressentie et chroniquement
réprimée, refoulée. Il faudrait aussi distinguer plusieurs formes de répression : les
personnes ne se rendent pas compte qu’elles vivent une émotion (cas le plus grave,
alextihymie ; c’est probablement ce qu’entend McDougall par forclusion de la partie
psychique de l’affect) ; les personnes se rendent compte qu’elles vivent une émotion
mais ne parviennent pas à faire le lien avec la situation qui la provoque ; les
personnes se rendent compte qu’elles vivent une émotion, font le lien avec la
situation qui la provoque mais n’expriment pas leur émotion. Je ne vois pas
comment, suite à cette répression, la partie somatique de l’émotion qui s’est
exprimée se verrait amplifiée et acquerrait un pouvoir de nuisance qui mènerait à des
troubles somatiques, à moins de considérer que soma et psyché sont en contact
direct et fonctionnent comme des vases communicants où ce qui ne s’exprime pas à
un niveau s’exprime fortement à un autre. Il y a là confusion entre des champs
hétérogènes.
J’ai la forte impression que, comme l’ancien cheval de bataille du
psychologique, le symbolique, ne fonctionne pas dans les cas de troubles
somatiques, on se rabat alors sur l’émotionnel et ce que j’appellerais une pseudo-
physiologie ou une physiologie simplifiée de celui-ci pour découvrir le chaînon
manquant entre psychologique et somatique, pseudo-physiologie qui soit
suffisamment spécifique pour donner l’impression d’une explication scientifique.
Ainsi, on ne prend en compte dans cette partie somatique de l’émotion qu’une de ses
10
Je replacerais ici cette théorie dans son contexte global. J. McDougall défend notamment dans Théâtres du
corps (1980) ou Eros aux mille et un visages (1996) l’idée de somatisations psychosomatiques, fruits d’une
« hystérie archaïque », « préverbale », mode de défense contre des angoisses psychotiques, des fantasmes
archaïques fondés sur la peur du patient de perdre son identité subjective, fantasmes d’un corps pour deux. Il
s’agirait d’un « protosymbolisme archaïque et préverbal ». Ne se reconnaissant point une détresse psychique,
tout le corps du patient psychosomatique répond à ces angoisses comme s’il s’était agi d’un traumatisme
biologique, comme s’il s’était introduit dans son système des substances toxiques susceptibles d’entraîner la
mort.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 7
mental face au traumatisme
composantes physiologiques dont on fait par un raisonnement métonymique le tout
de l’émotion (par exemple l’élévation de la tension artérielle devient quasiment
équivalente à la colère) afin de pouvoir la faire coller au trouble constaté (le cœur bat
plus vite donc il s’emballe plus vite). Les auteurs ne se rendent pas compte que ce
faisant ils introduisent une nouvelle forme de symbolique à l’intérieur même du
physiologique (par exemple, l’accélération du débit artériel devient le symbole de la
colère).
Il n’est pas étonnant de constater que la présomption que l’indice spécifique
de la colère serait une augmentation de la pression artérielle ne correspond pas aux
donnés scientifiques actuelles : « Les manifestations neuro-végétatives de l’émotion
sont très variées. Elles concernent le système cardio-vasculaire (vitesse du cœur,
pression sanguine, vaso-constrictions et dilatations), le système digestif (bouche
sèche, troubles gastriques et intestinaux), la régulation des sphincters, la
température et la conductance cutanée. Beaucoup de ces manifestations sont
perceptibles et, à ce titre, semblent caractéristiques de l’émotion. Mais il en est
beaucoup d’autres qui ne sont pas perçues : réactions hormonales, biochimiques
que l’on découvre surtout par des analyses de sang ou des urines et qui sont sans
doute les plus significatives. Toutes ces réactions peuvent se rencontrer dans
d’autres circonstances que l’émotion et elles ne sont reconnues comme
caractéristiques que par référence à la situation. (…) Peut-on déterminer des
réactions ou un groupe de réactions comme caractéristiques d’une émotion ? Cette
question qui était fondamentale dans la problématique de James n’a pas encore reçu
de nos jours une réponse satisfaisante. Même les deux émotions négatives les plus
fortes, la peur et la colère, ne peuvent être mises en rapport avec des indices
spécifiques. (…) Les indices distinctifs des émotions sont difficiles à mettre en
évidence, parce qu’il apparaît que chacun a une réactivité émotive propre qui se
retrouve dans des situations différentes (Schnore, 1959) » (Paul Fraisse,
Encyclopedia Universalis, 1996).

Il est possible que le trouble organique ne soit pas sans lien avec une situation
à laquelle la personne n’arrive pas à faire face (ce qui en constitue le caractère
traumatique) et qui provoque chez elle diverses émotions douloureuses mais il est en
tout cas erroné de dire que cela passerait par des modifications physiologiques
engendrées par des émotions réprimées. Par contre, je pense que les états de
tension chroniques ou de désespoir créés par l’impossibilité de trouver une issue à
une situation déplaisante ont le pouvoir d’affecter la physiologie de l’individu. On
parlerait plus communément aujourd’hui de stress durable. Ce désespoir, ce stress
durable, aurait des effets non spécifiques sur l’organisme en abaissant son
métabolisme habituel (notamment les réactions immunitaires) ce qui permettrait à la
maladie de se développer. Nous reviendrons sur cette question.

III. Il a aussi été reproché à Alexander, ainsi qu’à Dunbar, leur allégeance à la
nosologie médicale et l’application de connaissances issues de la psychanalyse sans
tenir compte de sa méthode. « Ces psychosomaticiens ont appliqué des
connaissances psychanalytiques au champ clinique médical au lieu de se placer
comme des psychanalystes en face de malades, en cherchant à utiliser toutes les
ressources possibles de la méthode psychanalytique. (…) Le cadre théorique de la
psychanalyse est gauchi, maltraité et soumis à des utilisations inappropriées »
(Smadja, 1998b, p.1375).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 8
mental face au traumatisme
IV. Devenir du modèle d’Alexander. On a cherché à vérifier la validité de la
notion de spécificité, fondée sur l’idée de la relation régulière, stable entre la
constellation conflictuelle psychique et la constellation organique, en étudiant si la
présence de l’une était nécessaire et suffisante pour faire advenir l’autre. « Est-il
exact qu’on retrouve toujours la même constellation conflictuelle chez des malades
présentant la même affection somatique ? Ou, à l’inverse, les malades chez qui l’on
retrouve la même constellation conflictuelle tombent-ils tous malades du point de vue
somatique ? Force est de constater que la réalité clinique était loin de confirmer la
régularité et la stabilité du lien de spécificité, dans un sens comme dans l’autre. C’est
ainsi que, progressivement, le débat sur la spécificité a pris la forme d’une nouvelle
question : maladies psycho-somatiques ou malades psycho-somatiques ? Après
avoir exploré l’un des pôles de la question, la maladie, le balancier s’est déplacé vers
l’autre pôle, le malade. (…) La question ainsi posée a eu le mérite de susciter des
travaux psychosomatiques dont l’objet s’est concentré sur le fonctionnement
psychique du malade » (Smadja, 1998b, p.1390). Le modèle d’Alexander est donc
tombé en désuétude, sa théorie ne résistant pas à l’épreuve de la confrontation
clinique sur de grands ensembles de malades.
Par ailleurs, « ces conceptions [dont celle qui considère que le facteur
psychodynamique essentiel de l’asthme serait un conflit dont le nœud est un
attachement excessif à la mère] ont eu un succès populaire certain auprès des
médecins tant que les traitements médicamenteux étaient des plus sommaires, soit
jusque dans les années 1970 ; ce n’est en effet qu’à partir des années cinquante que
débutent les grandes découvertes thérapeutiques (cortisone, antibiotiques,
psychotropes…) » (Del Volgo, 2003, p.30).

I. b) Tuberculose, maux de tête, maux de dos, allergies

Depuis tout petit, Marty est intéressé par les maladies somatiques : «
Enfant, j’étais angoissé par les maladies de mes proches. Je voulais comprendre
au-delà de ce qu’on racontait, assurément pour évacuer ma responsabilité »
(198411). Il entreprend des études de médecine puis de psychiatrie. À la
demande d’un chirurgien des hôpitaux de Paris intéressé par les travaux
américains sur le rôle du psychisme dans les désordres somatiques, Marty quitte
la psychiatrie pour se rendre en hôpital général en 1947 (Fain, 1994, p.7). « Très
vite, il se rendit compte que son savoir psychiatrique ne lui permettait pas une
approche satisfaisante des malades somatiques et se mettant en cause en tant
qu’observateur, il entreprit la psychanalyse personnelle préalable à toute
formation » (Fain, 1994, p.7). Il entreprend celle-ci en 1947 avec Marc
Schlumberger, est élu membre adhérent de la S.P.P. en 1950 et en devient
membre titulaire en 1952 (Debray, 2002, p.971). Travaillant dans la continuité
des travaux américains, Marty cherche à lier pathologie somatique donnée à une
constellation sémiologique psychique spécifique. Il s’intéresse aux patients

11
Organisations et désorganisations psychosomatiques (A propos de la complexité d’un système naturel)., in F.
Fogelman (dir.), Les theories de la complexité, autour de l’œuvre d’Henri Atlan, Paris, Seuil, 1991, 328-336. In
R. Debray, 1998b, p. 110.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 9
mental face au traumatisme
souffrant de tuberculose, de maux de dos, de maux de tête et de désordres
allergiques. Il travaille dans divers services hospitaliers parisiens.

Dans ses travaux des années 50 mais aussi ultérieurement, Marty s’appuie
beaucoup sur les travaux de Maurice Bouvet (La névrose obsessionnelle, 1953 ;
La relation d’objet, 1956), notamment pour différencier ce que Maurice Bouvet
décrit comme mécanismes névrotiques visant à maintenant la distance à un objet
interne, psychiquement représenté, de ce que lui, Marty, constate par exemple en
1954 chez les tuberculeux pulmonaires12 où la distanciation se fait de façon
réelle, géographique, par rapport à l’objet conflictuel réel (la mère le plus
souvent)13. Il constate donc chez ces patients des mécanismes défensifs
différents des mécanismes défensifs intrapsychiques.

Dès 1949, Marty étudie les maux de tête ou céphalalgies qu’il finit par
considérer comme « un système de défense voisin des défenses névrotiques
classiques, mettant cependant en jeu des mécanismes d’ordre somatique
(vasculaires cérébraux sans doute) » (Marty, 1990, p.21), « cran le plus évolué
des fixations-régressions d’ordre psychosomatique » (Marty, 1980, p.184). Ce
qui a été acquis en 1950 demeure pour Marty en 1990. Les maux de tête sont
« des inhibitions douloureuses de l’acte de pensée » et « n’existent guère avant
l’âge de 5 ou 6 ans et apparaissent volontiers à l’occasion des premiers exercices
scolaires, au moment d’une certaine valorisation de la pensée et de l’activité
mentale » (Marty, 1980, p.191). Ils font partie « des maladies fonctionnelles
régressives, « à crise », non évolutives, réversibles ». Il s’agit d’un mécanisme
de « répression de représentations spécifiques de nature oedipienne ». L’appareil
mental se trouve ici passagèrement débordé par le risque de transgression
oedipienne.

En 1952, 53 et 54, Marty se penche sur les rachialgies ou maux de dos.


Elles sont très proches des céphalalgies mais semblent cependant plus
régressives encore. En 1990, Marty écrit : « Toujours extrêmement fréquentes,
les rachialgies s’envisagent régulièrement aujourd’hui dans le cadre des
hypertonies musculaires dont elles constituent un symptôme courant. Elles
résultent le plus souvent, comme les céphalalgies, de « débordements passagers
de l’appareil mental ». Survenant parfois chez des sujets dont la qualité mentale
est incontestable, elles font cependant appel à des niveaux très régressifs. On sait
qu’elles peuvent entraîner des complications musculo-articulaires en chaîne
ainsi que des névrites, les problèmes de la douleur surchargeant alors le
tableau » (p.23).
12
Cfr P. Marty et M. Fain, Notes sur certains aspects psychosomatiques de la tuberculose pulmonaire, 1954 , in
Revue française de psychanalyse, XVIII, n°2, p.244-275 et in Bulletin de l’association des psychanalystes de
Belgique, n°19, p.1-19.
13
Marty rappelle le résultat de ses travaux dans son « Que sais-je » sur « La psychosomatique de l’adulte »
publié en 1990 aux pages 19 et 20. Il y fait part de son parcours.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 10
mental face au traumatisme
Aussi bien pour les maux de tête que pour les maux de dos, Marty
n’utilise pas encore à cette époque le vocabulaire spécifique qu’il utilisera plus
tard « débordement de l’appareil mental ». Il constate cependant déjà
l’insuffisance des mécanismes névrotiques de défense du Moi, ce qu’il appellera
plus tard « défaut de mentalisation ».

« La relation objectale allergique », objet d’un exposé en 1957 et d’un


article en 1958 dans la Revue française de psychanalyse, représente le dernier
effort de Marty dans sa tentative de lier pathologie somatique et spécificité
psychique. « L’espoir persistait de découvrir de véritables structures
psychosomatiques liant régulièrement certains systèmes psychiques et certaines
affections physiques déterminées. L’attente fut globalement déçue ; le type
mental dit allergique répond encore seul aujourd’hui à cet espoir » (1990, p.24).
Marty décrit donc dès 1957 un sujet qui cherche à effacer les limites entre son
objet et lui, à s’en rapprocher de façon permanente, à l’investir massivement
dans une relation apparemment non conflictuelle. « Un allergique n’a qu’un
désir, unique et capital : se rapprocher le plus possible de l’objet jusqu’à se
confondre avec lui » (1958, p.6). L’allergique saisit l’objet dans une
identification première et puis l’aménage en installant véritablement cette
identification par un travail double : en parant l’objet de ses qualités propres par
un travail projectif et en se parant des qualités de l’objet par un travail
identificatoire massif. Le sujet peut ainsi installer des objets permanents,
« objets adoptés, ayant fait leur preuve, et que le sujet tient à sa disposition
comme objets de secours devant les vicissitudes de sa vie de relation » (1958,
p.11). « Au fond de tout cela, à travers toutes ces relations, c’est une fusion avec
une Mère que l’allergique recherche. Mais une Mère qui n’est pas tout à fait sa
mère puisqu’elle est en partie idéalisée par le sujet. Et d’ailleurs, dans certaines
limites, le mouvement identificatoire importe davantage à l’allergique que
l’objet d’identification lui-même » (1958, p.12).
L’allergique s’identifie à chaque objet rencontré et ne peut s’en détacher
qu’en s’identifiant à un objet nouveau. La crise allergique est provoquée par « la
disparition subite d’objets investis, au moment de la mort d’un parent, par
exemple » (1958, p.12) ou par deux types de circonstances dans lequel le sujet
échoue à se rapprocher de l’objet : le dépassement des possibilités
identificatoires du sujet et la survenue d’une incompatibilité majeure entre deux
objets également investis avec lesquels, séparément, le sujet pourrait fort bien
s’identifier. « Seul le retrait des investissements précédents accompagné de
nouveaux investissements est susceptible d’éponger les traumatismes » (Marty,
1980, p.152) Si ce mouvement défensif de désinvestissement-réinvestissement
n’est pas possible, la crise allergique survient. Elle est alors le point d’arrêt
(fixation) du mouvement régressif (Asséo, 1994, p.56), une « régression
stabilisatrice correspondant à une fixation archaïque de type humoral » (Marty,
1990, p.24). En 1990, Marty en retient l’idée d’un système relationnel
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 11
mental face au traumatisme
caractérisé par une « fixation massive à un stade préobjectal d’ « indistinction
primaire » d’avec la mère ou, dans certains cas, de retour régressif partiel à ce
stade normalement évolutif sans doute » (p.25).
« Le diagnostic d’une relation d’objet allergique se fera essentiellement
sur le contact du malade, sur sa nécessité immédiate d’identification, sur son
désir visible de satisfaire le tout qu’il forme rapidement avec celui qui
l’examine. (…) L’allergique cherche profondément à faire plaisir à quelqu’un »
(1958, p.19).
Dans le cas de Juliette F. (observation n°6) de L’investigation
psychosomatique (1963), cas d’allergie essentielle chez une migraineuse, la
tendance fusionnelle est considérée comme « un recours défensif de manière à
atténuer le caractère conflictuel de la relation avec la mère » (p.200). « Le
mécanisme favori de la malade : l’interpénétration avec autrui. Il s’agit d’une
sorte de fusion positive, débarrassée de projections, empreinte de préjugés
favorables, confiante et réalisée à partir d’une extension de soi vers l’autre dans
laquelle toute possibilité d’identification est rapidement saisie pour être mise à
profit dans un sens bénéfique où la liaison sujet-objet est vécue dans une
atmosphère heureuse » (1963, p.212). On peut cristalliser cette tendance à
l’interpénétration avec l’autre préjugé bon en la formule : « Je suis comme lui, il
est comme moi ; nous sommes intimement mêlés pour notre plus grande
satisfaction » (1963, p.213). L’ « indistinction entre soi et les autres » qui
caractérise l’allergique « constitue la base d’une étonnante faculté d’empathie. »
« Les sujets signalent avec une naïve coquetterie le fait que de nombreuses
personnes (« Je ne sais pas pourquoi ! ») s’adressent à eux spontanément et à
tout propos » (Marty, 1980, p.152).
Concernant l’indication de psychanalyse, Marty attire l’attention sur la
grande adaptabilité du sujet à l’analyste, sur le leurre que cela peut constituer, et
sur le risque, en fin de traitement, de reprise des manifestations somatiques.
« Sous l’angle psychothérapique, on pense en premier lieu à mettre en route une
psychanalyse classique. Bien des choses y engagent, en apparence : la proximité
du malade avec son inconscient, sa vie affectivement riche, un transfert positif
rapide, des traumatismes lisibles, un désir évident de collaborer. (…) La
psychanalyse ne modifie pas les éléments majeurs de l’organisation allergique
essentielle. L’analyste constitue seulement la plupart du temps un objet parfait
d’investissement qui lève de ce fait les misères de son malade » (1980, p.154).
« Le problème spécifique sera donc de montrer progressivement au patient, à
travers ses fixations, les mouvements de réduction de son univers à cette fusion
avec ses divers objets et en particulier, dans le transfert, avec son analyste. Le
fait de montrer au malade qu’il existe de son côté et que l’analyste existe d’un
autre est accueilli comme une véritable agression. Il faudra donc accomplir un
travail progressif, toute brutalité de cette interprétation pouvant faire fuir le
patient. Le patient fuira parce que l’objet se sera montré incompatible à la
fusion » (1958, p.27) « Le thérapeute-psychanalyste reste à la disposition des
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 12
mental face au traumatisme
patients après la fin du traitement qui se produira lorsque ceux-ci, rassérénés,
auront investi des objets extérieurs sûrs et stables, correspondant au plus près à
leurs désirs inconscients » (1980, p.155).
Se rendant compte que certains sujets allergiques ne correspondent pas ou
seulement partiellement à ses définitions antérieures, Marty différencie une
organisation centrale de la personnalité (l’allergie essentielle classique) de ce
qu’il appelle des dynamismes latéraux ou parallèles. « Quand il s’agit de
« chaîne latérale d’ordre allergique », seuls quelques traits de la personnalité
sont allergiques et les quelques crises allergiques qui apparaissent semblent être
plus en rapport avec des événements psychiques qu’avec la présence
d’allergènes. Dans ce cas, l’analyse classique peut être indiquée puisque le
« faisceau » mental est d’une grande richesse. La présence de dynamismes
parallèles se révélera par la séparation marquée entre le système psychique du
sujet (et on n’y trouvera pas de manifestations de caractère allergique) et la
symptomatologie somatique qui apparaît ainsi surprenante, presque inappropriée
à l’ensemble du sujet. Dans ces cas, l’auteur pense que la thérapeutique
appartient au domaine médical, la psychothérapie ne présentant guère d’intérêt
au niveau somatique » (Asséo, 1994, p.58).

Il est assez étonnant pour moi, au vu de ses travaux ultérieurs, que Marty
considère en 1990 que ses travaux des années 50 aient toujours une certaine
pertinence. Quand il invente théoriquement les dynamismes parallèles et latéraux
dans le cas de certaines manifestations allergiques je ne puis m’empêcher de penser
qu’il crée une théorie qui lui permette de ne pas remettre en cause profondément le
lien qu’il a établi dans les années 50 entre problématique somatique allergique et
une certaine organisation de la personnalité. Le pseudo-symbolisme (la tête étant
l’équivalent de la pensée) ou la pseudo-physiologie qu’il conserve également
concernant les maux de têtes et de dos m’étonne tout autant.
Il considère tous ces troubles somatiques comme des défenses somatiques
d’ordre régressif. Il s’agit donc d’une régression par rapport à des mécanismes de
défense de type psychique. Je suis également étonnée par cette position. Je
n’imagine pas qu’un trouble somatique soit une forme de défense, régressive par
rapport à une défense de type psychique.14 Il me semble plutôt que, lors d’un
épisode de tension, quel qu’il soit, et donc n’ayant aucune spécificité particulière, il y
a une sorte de chute du tonus vital qui se manifeste au travers de divers paramètres
physiologiques, tonus vital qui d’habitude laisse la plupart du temps silencieuses les
zones fragiles de l’organisme. On pourrait dire également que les troubles
somatiques, liés pour moi à des fragilités corporelles héritées, constitutionnelles ou
acquises (mauvaise hygiène de vie ou accidents), ne se manifestent vraiment ou de
façon plus marquée que dans des épisodes de tension ou psychique ou relationnelle.
Je suis étonnée que Marty ait voulu conserver ce lien entre particularités
psychiques originales et maladie physique spécifique (allergie). Il dit lui-même que
« Des réserves étaient faites quant à l’application du qualificatif « allergique » à
certaines caractéristiques mentales, d’autant que les caractéristiques signalées
14
Un autre auteur semble partager cette idée : « Personnellement, je ne pense pas que la
désorganisation somatique soit une défense régressive. Elle témoigne plutôt de l’absence de toute
défense psychique, sorte de « dépsychisation » de la pulsion » (Nicolaïdis, 1998, p.132).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 13
mental face au traumatisme
pouvaient se rencontrer chez des individus indemnes des manifestations somatiques
alléguées » (1990, p.24). Ou encore, en 1969, « La personnalité de nombre
de sujets présentant d’importantes manifestations allergiques ne rentrait pas dans le
cadre de ma description de 1957 ». En 1963, dans L’investigation psychosomatique,
Marty et ses co-auteurs écrivent : « Nous gardons provisoirement le terme de
« disposition allergique » de la personnalité, en raison de sa constance chez les
grands allergiques naturels, sans préjuger de la relation de cette disposition avec les
manifestations allergiques proprement dites. » Léon Kreisler, engagé par Marty pour
la section enfant de son hôpital de psychosomatique, écrit en 1994 : « Il est certes
des prévalences mais nulle structure n’est spécifique. Ainsi en est-il des relations de
l’asthme à la structure allergique essentielle dont la fréquence est significative, sans
être unique, ni même majoritaire ; dans la cohorte de nos patients, elle représente un
quart environ des variétés structurales de la maladie. » Je pense que Marty aurait dû
reconsidérer sa théorie en considérant qu’aucune organisation psychique n’était liée
de façon spécifique à aucune maladie somatique et que la relation d’objet particulière
qu’il avait découverte chez des patients souffrant par ailleurs de manifestations
allergiques n’étaient qu’une corrélation fortuite, ce qui n’enlevait rien à l’intérêt de la
description pour les psychologues de ce type de relation d’objet jusque-là non décrit
dans la littérature psychanalytique. On pourrait garder le terme de relation d’objet ou
de personnalité allergique qui en connote le contexte de découverte sans que cela
ne soit plus lié de façon spécifique à aucun trouble somatique (comme l’hystérie
n’est plus considérée à l’heure actuelle comme en rapport avec une migration de
l’utérus).
Mon hypothèse est que Marty, croyant à une fixation somatique à un stade
anténatal, humoral dans les cas d’allergie, stade marqué par une indistinction
supposée entre le fœtus et sa mère, a lié les deux. C’est comme si cette organisation
somatique humorale du fœtus correspondait également à une organisation
relationnelle marquée par l’indistinction et que les deux venaient alors se confondre.
C’est comme si le sujet régressait somatiquement à un état où il ne faisait qu’un avec
sa mère. Or, cette fixation à un stade anténatal est une pure hypothèse de Marty,
une vue de son esprit. Ici, la confusion entre des champs hétérogènes (somatique et
psychique) est à nouveau flagrante et montre combien la pensée d’Alexander a
finalement continué à imprégner Marty au-delà des avancées théoriques qu’il
réalisera par la suite. Par ailleurs, dans les entretiens qu’il accordera en 1991 à
Nicolaïdis, suite à la question que lui pose ce dernier sur son intérêt pour le sujet de
l’allergie (1996, p. 38), Marty dira présenter lui-même de nombreuses réactions
allergiques et avoir été marqué par les personnalités dites allergiques. On peut
penser qu’ayant constaté ce contact si particulier chez des personnes grandement
allergiques, il n’a jamais pu vraiment se détacher de ce lien initial qui était une
grande découverte probablement pour lui. On peut aussi supposer que Marty était un
homme souple, qui a changé d’avis en fonction de ses expériences et de ses
réflexions, mais qu’il n’a jamais pu vraiment se départir de certains modes de
pensées antérieurs pour certains secteurs de sa réflexion : « J’ai cru, dans mon
enfance, à la toute puissance psychoaffective, fasciné que j’étais pas
l’évolutionnisme. C’est mon père qui, par des allusions, avait sollicité des questions
de ma part, m’avait enseigné qu’existaient des théories évolutionnistes. (…) Je suis
passé de la psychogenèse à l’organicisme, puis re-psychogenèse, puis à la
conception que j’ai actuellement, tous ces changements peuvent paraître abrupts,
mais j’en ai tenu compte pour construire progressivement la théorie qui vise à mieux
comprendre mes semblables et moi-même » (1996, p.73-74).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 14
mental face au traumatisme

II. Les années 60, la quarantaine. Naissance d’une nouvelle


psychosomatique : description des caractéristiques du malade
psychosomatique

II.a) « L’investigation psychosomatique »

En 1962, un groupe de psychanalystes de la Société psychanalytique de


Paris, par ailleurs amis, Pierre Marty, Michel Fain, Michel de M’Uzan et
Christian David, se regroupent dans ce qu’ils appellent l’Ecole de
psychosomatique de Paris, afin de penser la clinique originale qu’ils découvrent
à côtoyer des patients fréquentant les hôpitaux plutôt que les divans des
psychanalystes. Depuis 1957, Marty donne une consultation de
psychosomatique à l’hôpital Sainte-Anne, à laquelle participent régulièrement
Christian David et Michel de M’Uzan.
Au contact de ces patients, Marty abandonne l’enquête anamnestique de
nature psychologique au profit d’une véritable investigation psychanalytique
(qui intègre le concept capital de transfert). Pour comprendre le fonctionnement
habituel du patient et savoir suite à quels changements intervenus dans sa vie
relationnelle il est devenu somatiquement malade, l’investigateur en
consultation de psychosomatique, « avant tout vigilant, adopte la stratégie
suivante : laisser le plus possible aller seul le malade, éviter les ruptures de son
rythme relationnel, profiter des liens associatifs (anamnèse associative) qui se
présentent, reconduire aux problèmes centraux celui qui se perd, ne poser de
questions trop complexes qu’en fin d’investigation » (1990, p.74).
Dans une consultation classique de psychosomatique, le malade se trouve
face à l’investigateur entouré de 6 à 8 assistants, dont la présence est motivée
par la visée également didactique de l’entretien. Généralement l’investigateur
commence par une incitation libre à parler : « Asseyez-vous, mettez-vous à
votre aise et je vous écoute. (…) Racontez-nous tout ça. » adoptant « une
attitude neutre et réservée » afin d’ « apprécier la nature de la relation spontanée
du malade et de ses systèmes adaptatifs majeurs »(1963, p.8).
L’investigation psychosomatique « se fonde en premier lieu sur
l’estimation du système relationnel du maladie, puis sur sa biographie » (1963,
p. 261). « Quel que soit l’intérêt intrinsèque des données biographiques
concernant le passé du patient, sa vie habituelle, ses divers investissements aussi
bien que ses troubles somatiques, elles ne peuvent prendre leur pleine
signification que replacées dans le contexte relationnel où elles apparaissent.
Aussi bien est-il exclu d’adopter une technique d’entretien dirigé comme dans
l’examen médical classique. Le principe qui régit l’entretien dérive directement
de la règle fondamentale de l’analyse : il s’agit de susciter les associations du
malade et d’en permettre tout le développement possible » (1963, p.5).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 15
mental face au traumatisme
Très rapidement, à partir de la façon de parler du patient, l’investigateur
peut se faire une idée de toute une série de caractéristiques de son
fonctionnement : « son habitude, ou non, à communiquer, ainsi que ses niveaux
verbal et culturel ; la qualité de sa relation (Trop franche, vidant directement des
contenus affectifs, la relation verbale indique une absence de défenses
névrotiques. Défensive, elle cherche à occulter des conflits (qu’elle situe
aussi)) ; la présence sous-jacente de l’inconscient (lapsus, indécision ou
suspension du verbe, par ex.) ; son exclusion : le factuel et l’actuel sont au
premier plan et les faits antérieurs rapportés dans un style direct qui ne témoigne
pas d’un aménagement dramatique, mais bien d’une pauvreté associative »
(1990, p.74). L’expression corporelle est tout aussi significative : « L’hypertonie
musculaire est particulièrement lisible. Elle se montre le signe le plus
immédiatement sensible des débordements de l’appareil mental. (…) Se
découvrent également, hors de la motricité, des manifestations dites vago-
sympathiques [rires et pleurs], qui témoignent des mêmes excès d’excitations »
(1990, p.75).
Dans un second temps de l’investigation, l’investigateur prend une
attitude plus active se permettant certaines interprétations et partant à la
recherche de certains éléments anamnestiques et d’informations
complémentaires (« Quelles maladies avez-vous eues dans votre vie ? », par
exemple). L’investigateur interroge aussi immédiatement le patient « À quoi
pensez-vous ? » lorsqu’il surprend une « mimique de fantasme ». « La
« mimique de fantasme » se présente en général dans les conditions suivantes ;
le patient, engagé dans le dialogue ou confiné dans un monologue, perd tout à
coup soit le fil de son discours, soit le contact vivant avec l’interlocuteur ; il fixe
alors son regard sur un objet déterminé et apparemment neutre, c’est-à-dire sans
lien manifeste avec le thème en cause. Il est opportun de s’y intéresser afin de
détecter les images fantasmatiques sous-jacentes » (1963, p.24-25). Dans un
dernier temps, l’investigateur va surtout tâcher de compléter son enquête par des
questions de caractère systématique concernant l’activité onirique par exemple
(« Vous allez nous raconter un rêve que vous avez fait récemment »). Si la
personne raconte un rêve, l’investigateur lui demande ce qu’elle en pense,
encourage les associations libres à ce propos. Enfin il prépare la fin de
l’entretien en demandant systématiquement au patient : « Dites-moi comment ça
se passe depuis que vous êtes ici avec nous ?». « Nouvelle phase de l’entretien,
délibérément introduite par l’investigateur qui cherche à obtenir de la part du
patient une vue panoramique sur le développement de l’entretien, et aussi à
retrouver une éventuelle source de tension inaperçue et qui mériterait une action
lénifiante particulière. De toute façon, une vue générale de l’entretien peut
fournir au malade un objet intérieur mental propre à assurer un relais lorsque le
contact avec l’investigateur aura pris fin. Il s’agit donc là d’un mouvement
progressif de recul qui ne peut s’accomplir sans risque que si parallèlement est
opérée une certaine restructuration du malade» (1963, p.98). Le malade est
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 16
mental face au traumatisme
invité à quitter la salle pendant que l’investigateur et l’assistance discutent de
son cas hors de sa présence. Il est ensuite rappelé et une thérapeutique lui est
proposée, souvent avec un des membres de l’assistance.
Marty estime que l’investigation permet la plupart du temps de mettre à
jour les traumatismes qui ont été à l’origine des maladies somatiques et que cela
constitue une phase riche et privilégiée de l’investigation car elle révèle « la
sensibilité des sujets à certains types d’événements ou de situations ; leurs
investissements, leurs désirs, leurs défenses et leurs conflits profonds (ranimés
par les événements) » (1990, p.79).

Marty, de M’Uzan et David décident de publier L’investigation


psychosomatique (1963) où ils présentent la retranscription intégrale de 7 de
leurs consultations de psychosomatique avec des commentaires sur les cas et
leur type de fonctionnement. Ils situent surtout le fonctionnement des sujets au
regard de leurs activités de représentation afin d’apprécier la gravité du
problème somatique.
C’est surtout la cinquième observation, celle de M. Gilbert C., patient
coronarien, qui servira la description de ce que Marty et ses collègues
considèrent comme un « malade authentiquement psychosomatique »,
dénomination qu’ils abandonneront par la suite. Ils évoquent la pauvreté du
dialogue chez ce type de patients, dialogue qui a souvent besoin d’être nourri et
ranimé, et l’inertie qui menace presque à tout moment la poursuite de
l’investigation. « Dans les cas les plus purs, le malade tend à répondre
mécaniquement, sans attendre semble-t-il autre chose qu’un jeu automatique de
stimulations et de réponses » (1963, p.12). « L’investigateur se trouve parfois
amené à fournir lui-même un apport énergétique, soit pour ranimer un entretien
qui s’enlise, soit pour réconforter – on pourrait dire pour « recomposer » - un
malade qui vit en fait un véritable effondrement économique » (1963, p.15). Ils
évoquent pour la première fois les « malades psychosomatiques les plus purs »
comme disposant d’une activité mentale dont la dimension symbolique fait
défaut. Ils l’appellent la pensée opératoire. Dans cet ouvrage, Marty et ses
collègues évoquent la dimension dynamique de cette pensée au sens où elle est
inapte à jouer son rôle d’intégration pulsionnelle. L’activité intellectuelle du
patient « n’a qu’une faible valeur de représentation et de dramatisation, et, par
suite, une capacité réduite, voire inexistante, d’intégration de l’énergie
pulsionnelle » (1963, p.16). Normalement, l’activité de représentation absorbe,
véhicule et canalise l’énergie pulsionnelle. « Pour le psychosomatique chez qui
les activités de représentation sont soit manquantes, soit réduites au rôle
d’accompagnement de la relation avec l’objet extérieur, soit fonctionnellement
insuffisantes à l’égard d’une vie pulsionnelle constitutionnellement surchargée,
une part de l’énergie échappe aux manipulations mentales d’élaboration et
d’intégration, et perturbe telle ou telle organisation fonctionnelle somatique »
(1963, p.16).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 17
mental face au traumatisme
Les auteurs affirment que « la pathologie somatique se répartit en des
tableaux infiniment variés » et qu’il est « impossible de donner une description
univoque du malade psychosomatique » (1963, p.257). Ils proposent pourtant
« un « portrait-robot » du malade psychosomatique » : « L’absence de liberté
fantasmatique constitue l’une de ses caractéristiques les plus importantes,
pour nous l’un des éléments sémiologiques essentiels. La charge liée aux
affects et aux émois, mal véhiculée et peu ou pas élaborée par les fonctions
mentales, paraît s’engager rapidement dans la voie somatique. Il y a une
pauvreté de la rêverie comme de la vie onirique, un appauvrissement des
échanges interpersonnels, associé à un dessèchement et à une sclérose de
l’expression verbale, de sorte que les vagues inconscientes ne semblent pas
d’ordinaire troubler la surface lisse d’une conscience apparemment simple. (…)
En un mot, on a le sentiment net que le sujet est coupé de son inconscient : le
magma fantasque de la première enfance, mélange de sensations et d’affects,
étrangers à la logique, indifférent dans une large mesure à la réalité, est chez lui
tenu à distance et, sinon perdu, comme absent. (…) Les représentations que l’on
peut observer sont prises dans un contexte d’urgence pratique et ne dépassent
guère la réalité actuelle. (…) Le sujet nie sa propre originalité, comme celle
d’autrui (…) Ce nouveau trait étiqueté par nous réduplication projective, fait de
notre personnage quelqu’un qui se reconnaît intégralement dans l’autre, image
de lui-même tout entier coulé dans une forme identique, dépourvue de
caractéristiques individuelles notables. Incapable de discriminer entre les
qualités d’autrui, il manifeste aussi un refus total de les introjecter, de sorte que
si l’autre affirme une originalité irréductible, il perd aussitôt toute valeur
objectale.15 (…) Nous savons que la vie de nos malades est surtout engagée
dans les domaines du comportement et de l’expression somatique, puisque
chez eux l’appareil mental est comparativement aux névrosés peu utilisés
pour affronter et résoudre tensions et conflits. Il ne peut plus être considéré
comme un niveau régressif occasionnel, mais parfois, au contraire, comme
l’étage le plus évolué de la personnalité » (1963, p.258-260).
On peut considérer, avec Smadja (1998b), L’investigation
psychosomatique comme l’acte de naissance de la psychosomatique. Pour la
première fois, des psychosomaticiens français décident de poursuivre leurs
recherches hors des sentiers battus (recherche de correspondance entre profil de
personnalité et maladie physique déterminée, dans la lignée des
psychosomaticiens américains) et de suivre la piste du « fonctionnement
atypique ou de la construction incomplète de l’appareil psychique des malades
somatiques, différent de la construction et du fonctionnement de l’appareil
psychique des névrosés mentaux »(Marty, 1990, p.26). Pour la première fois y
15
Dans leur exposé sur la pensée opératoire, la même année que la publication de L’investigation
psychosomatique, Marty et de M’Uzan expliquent que, face à ce type de patient, l’investigateur ne ressent aucun
engagement affectif ou aucun mouvement identificatoire de la personne à son encontre. Le patient est présent
mais vide. « Autrui est, au fond, considéré comme identique au sujet et doté du même système de pensée
opératoire que lui. »
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 18
mental face au traumatisme
est affirmé le caractère protecteur de l’activité de représentation pour la santé
physique individuelle et, a contrario, le caractère dangereux de son absence pour
celle-ci. La pensée opératoire, pensée qui colle à la réalité actuelle, y est ici
présentée « comme un élément constitutif d’une organisation mentale originale
au sein de laquelle figure le système réduplicatif de relation » (Smadja, 1998b,
p.1399) et qui associera plus tard la dépression essentielle. Le principe des
somatisations y est établi et sera sans cesse repris dans la suite de l’œuvre
(tensions et conflits se verront remplacés par excitations traumatiques) :
Les excitations traumatiques diverses dont un sujet peut être le siège
demandent à être écoulées. Si elles ne le peuvent en étant élaborées par
l’appareil psychique, elles peuvent se trouver exprimée par le voie de l’activité
sensorio-motrice sur laquelle se greffent nos comportements. Mais si ceux-ci
viennent également à ne plus être disponible à cause d’impossibilités ou
d’insuffisances fonctionnelles (surtout sensorio-motrices) ou par inhibition,
évitement ou répression des conduites érotiques ou agressives, les
« excitations » ne peuvent plus s’exprimer que par la voie somatique. « Lorsque
la disponibilité conjuguée de l’appareil mental et des systèmes de comportement
se trouve dépassée, mise en échec par une situation nouvelle, c’est l’appareil
somatique qui répond » (Marty, 1990, p.40).

On voit ici que Marty est passé d’une appréhension du caractère


psychosomatique de certaines maladies au caractère psychosomatique de certains
malades. Pourtant, loin de figer cette idée d’un portrait-type du malade
psychosomatique, il reprendra plus tard en l’approfondissant l’idée de tableaux variés
concernant l’organisation de la personnalité de patients qui présentent des maladies
somatiques.
Ce qui est d’emblée interpellant ici et pourrait soulever l’objection c’est l’idée
d’une énergie, notion très générale, liée à une tension, à un conflit et qui pourrait soit
être liée à des représentations, soit être déchargée dans les systèmes moteurs et
somatiques. L’idée d’une « charge liée aux affects et aux émois » qui « s’engagerait
dans la voie somatique » n’est pas très éloignée des conceptions d’Alexander
concernant l’impact des émotions sur le corps et la genèse des troubles somatiques.
Nous avons ici à nouveau affaire à une pseudo-physique énergétique où une énergie
circulerait d’un système à l’autre, chaque système étant considéré comme moins
évolué que le précédent, ce dont atteste la notion de régression. Alors même qu’ils
défendent le caractère hétérogène des domaines somatique et psychique (1960,
dans Préliminaires critiques à la recherche en psychosomatique), les
psychosomaticiens français les réhomogénéisent d’une certaine façon par cette
notion générale d’énergie ou de tension pulsionnelle qui pourrait circuler
indifféremment d’un système à l’autre. De nouveau, je ne vois pas comment cette
énergie aurait le pouvoir de déréguler les équilibres somatiques ni en quoi elle
consiste exactement.
II.b) « La pensée opératoire »

En 1962, Marty et de M’Uzan font une présentation originale, au Congrès


de Barcelone, de la pensée opératoire, qu’ils vont présenter « sur un mode
essentiellement descriptif et symptomatologique, associée à son évaluation
économique » (Smadja, 1998b). L’article en paraît en 1963 dans la Revue
française de Psychanalyse. Ils font de cette pensée un des éléments typiques du
malade psychosomatique. Cette notion connaîtra un succès international. Ayant
en tête le modèle de l’ « exercice mental évolué des névrosés », ils la définissent
par contraste comme « une pensée consciente qui paraît sans lien avec une
activité fantasmatique et qui double et illustre l’action, parfois la précède ou la
suit mais un champ temporel limité » (1963b, p.197). « Le sujet reste
constamment au ras de ses gestes, son mode de pensée colle étroitement à la
matérialité des faits et à l’ustensilité des objets, il est enlisé dans l’actualité, et
s’il lui arrive de se projeter dans l’avenir ou de revenir sur le passé, c’est en les
transformant en des morceaux de présent, où tout est dominé exclusivement par
la succession des faits. (…) La pensée opératoire ne tend pas à signifier l’action,
mais à la doubler : le verbe, ici, ne fait rien d’autre que répéter ce que la main a
fait en travaillant. Ce n’est pas à dire que la pensée opératoire soit toujours
forcément rudimentaire, ou de mauvaise qualité. Mais même quand elle est
complexe et techniquement féconde, dans le domaine de l’abstraction pure par
exemple, il lui manque toujours la référence à un objet intérieur réellement
vivant. (…)Malgré certaines apparences, la pensée opératoire n’est pas non plus
la pensée fruste [des paysans]. Sans doute cette dernière est-elle aussi orientée
vers la réalité, mais sa réalité est d’une autre espèce, elle y est enracinée comme
dans une terre vivante, lourde de passé et pétrie de sens. L’apparence de pensée
opératoire n’est due ici qu’à des exigences adaptatives, mais il est toujours facile
de sentir la relation profonde du sujet aussi bien avec ses objets préférentiels
qu’avec l’investigateur. (…) Nos sujets ne rêvent pas ou, à tout le moins,
paraissent incapables de rapporter leurs rêves. Quand ils le peuvent, du reste,
leur récit obéit lui aussi aux règles de la pensée opératoire, il ne fait que détailler
un acte ou une succession d’actes précis, toujours intimement liés à une réalité
actuelle » (1963b, p.200-206). Pour résumer la pensée opératoire : « Ses
rapports à la conscience en font une pensée factuelle, ses rapports à l’action en
font une pensée motrice, ceux à l’inconscient en font une pensée asymbolique,
ceux au temps en font une pensée actuelle. Ses rapports à autrui en font une
pensée blanche, sans affects, et au socius, une pensée conformiste » (Smadja,
1998b, p.1411).

I. La pensée opératoire qui sera en 1980 replacée dans le cadre de la vie


opératoire a parfois été liée à un défaut structural. Or il faut considérer qu’il s’agit la
plupart du temps d’une « organisation défensive qui peut être limitée » (Fine, 1995,
p.182), « conséquence d’une réalité vécue comme traumatique » (p.185) qui devrait
plus être considérée comme « mise à distance du trauma que comme traitement et
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 20
mental face au traumatisme
dépassement de celui-ci ; en cela, ils appauvrissent, malgré leurs effets défensifs, la
réalité du sujet, car ils ne permettent pas de lier l’excitation à des chaînes
représentatives signifiantes, liées aux affects » (p.186).

II. Il me semble intéressant de faire remarquer que des travaux de psychiatres


américains (Nemiah et Sifneos, 1972) ont décrit le même type de réalité clinique.
« Les observations faites de part et d’autre de l’Atlantique, et en parfaite ignorance
de nos travaux respectifs, correspondaient étroitement. La notion de pensée
opératoire avait donc été détectée, cernée et spécifiée par deux équipes totalement
étrangères l’une à l’autre. On sait que par la suite l’équipe du Dr Sifneos a choisi,
pour définir le même fait clinique, la notion d’alexithymie » (de M’Uzan, 1994, p.20).
Alexithymie vient du grec a : absence de, lexis : mot, thymos : émotion ou absence
de mots pour décrire les émotions, observée communément dans un premier temps
parmi les patients « psychosomatiques ». Si comme Marty et de M’uzan ils ont
constaté une pensée opératoire et une absence ou une réduction importante de la
« vie fantasmatique » chez ces patients, leur travaux me semblent surtout
intéressants pour leur vision du lien entre émotions et reconnaissance et expression
verbale de celles-ci. « Les individus alexithymiques montrent une difficulté frappante
à reconnaître et décrire leurs propres sentiments et ont du mal à faire la distinction
entre états émotionnels et sensations corporelles (Nemiah, Freyberger et Sifneos,
1976). Il leur arrive d’avoir des accès de colère et des crises de larmes, mais quand
on les questionne ils sont incapables d’en dire plus sur ce qu’ils éprouvent (Nemiah,
1978). (…) Krystal (1979) a décrit chez les individus alexithymiques une diminution
de l’aptitude à l’empathie, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné la difficulté qu’ils
ont à reconnaître et à utiliser leurs propres sentiments comme signaux pour eux-
mêmes. Cette diminution peut s’observer aussi dans la relation psychothérapeutique
ou psychanalytique, dans laquelle le patient perçoit fréquemment l’analyste comme
un double de lui-même » (Taylor, 1990, p.771). « Dans leur étude des patients
psychosomatiques alexithymiques, Nemiah et Sifneos font observer que
« l’apparition de l’émotion se fait brusquement comme une réponse immédiate au
stimulus, elle disparaît aussi vite quand le patient ou l’interlocuteur passe à un autre
sujet, et généralement elle ne s’accompagne pas de l’élaboration de fantasmes ou
de pensées appropriées. Elle apparaît comme une réponse isolée, discontinue, liée
au stimulus, mais sans lien avec ce qui s’est passé avant ou après. C’est comme si
une valve s’ouvrait puis se refermait soudainement » (p.775). Du côté
psychothérapeutique, « Une technique recommandée par Krystal consiste à aider
ces patients à développer une tolérance aux affects. Comme un enseignant, le
thérapeute doit aider le patient à apprendre à reconnaître, catalogue, interpréter et
organiser ses propres sentiments. Cette activité thérapeutique est comparable à la
tâche d’une mère aidant son jeune enfant à identifier, distinguer et verbaliser ses
sentiments » (p.780).
Les descriptions américaines et françaises sont assez similaires mais
accentuent la problématique clinique opératoire ou alexithymique de façon différente.
Les travaux français s’intéressent plus largement aux représentations, celles qui
peuvent être liées à l’émotion mais également celles qui incluent les souvenirs du
sujet à propos de son passé et ses projections à propos de l’avenir. Les travaux
américains se centrant plus spécifiquement sur le champ émotionnel permet des
définitions intéressantes dans ce champ restreint mais important de la vie des sujets.
Faisons remarquer avec Keller (2000, p.51) que « ces travaux sur
l’alexithymie qui se sont déroulés sur près de vingt ans se poursuivent malgré tout.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 21
mental face au traumatisme
Ils débordent aujourd’hui largement le domaine psychosomatique d’où ils
provenaient initialement ».

III. Toujours dans cette idée déjà développée dans la perspective critique sur
Alexander du lien erroné qui a été établi dans de nombreuses théories entre
répression émotionnelle et troubles psychosomatiques, je reprendrais les idées de
Keller (2000, p. 51), similaires aux miennes, en m’appuyant avec lui sur les résultats
des travaux portant sur l’alexithymie : « De nombreux outils ont été mis au point afin
de mesure l’alexithymie. Le plus connu a été construit par Sifneos lui-même : le Beth
Israel Questionnaire (BIQ). Quant aux mesures effectuées à l’aide de ce
questionnaire, elles ont fait apparaître que l’alexithymie était en réalité un
phénomène assez répandu, loin de ne concerner que les patients dits
« psychosomatiques ». Cet empêchement particulier à parler de ses émotions
pourrait apparaître alors davantage comme un effet lié à l’environnement
(social en particulier) qu’un symptôme pathologique ».
II.c) « La dépression essentielle ».

Marty décrit un concept fondamental de son œuvre, « une notion-clef »


(R.Debray, 1998b, p. 77) en 1966 : la dépression essentielle (objet d’un article
de la Revue française de psychanalyse en 1968). Comme pour la pensée
opératoire, il a dégagé cette réalité clinique, forme essentielle de dépression, au
contact de ceux qu’il appelle les malades psychosomatiques. « La dépression
psychosomatique, qu’à plusieurs reprises j’appelais dépression sans objet, serait
en définitive mieux nommée dépression essentielle, puisqu’elle constitue
l’essence même de la dépression, à savoir l’abaissement de niveau du tonus
libidinal, sans contrepartie économique positive quelconque. L’appréciation
clinique de cette dépression doit se baser avant tout, et comme à l’habitude, sur
le mode de relation qu’entretient le patient avec l’investigateur. Le drame n’est
pas lisible. Le sujet soumet son cas presque comme s’il s’agissait d’un autre. La
situation n’évolue pas au fur et à mesure de l’entretien, et le psychanalyste se
demande évidemment ce qu’il peut faire avec un tel patient qui d’ailleurs ne
demande rien parce qu’il ne souffre guère. La dépression est cependant
évidente comme l’a révélé le contact psychanalytique et comme l’anamnèse le
confirme ; elle réside dans l’abaissement marqué du niveau du tonus
libidinal à la fois objectal et narcissique. Il n’y a aucun recours, ni intérieur, ni
extérieur. La dépression essentielle présente ainsi le tableau d’une crise sans
bruit, laquelle prélude souvent à l’installation d’une vie opératoire, véritable
dépression chronique, dans laquelle elle se fond. On trouve déjà très nettement
marqué l’effacement, sur toute l’échelle de la dynamique mentale, de fonctions
capitales. Je veux parler de l’identification, l’introjection, la projection, le
déplacement, la condensation, l’association des idées et, plus loin, l’effacement
probant des vies onirique et fantasmatique. Il faut remarquer cependant que cette
désorganisation du sujet se cache derrière le masque social de la bienséance. Et
ceci demeure en opposition avec les autres types de dépression. (…)On ne
trouve pas ici le « raccrochage libidinal » des autres dépressions (…) ce qui nous
est sensible dans les diverses expressions névrotiques, ou psychotiques, ou
sublimatoires, qu’il s’agisse d’intrusion objectale avec angoisse, d’introjection
objectale, avec culpabilité, qu’il s’agisse de reprise relationnelle véritable,
objectale ou narcissique, avec sadomasochisme, ou qu’il s’agisse d’un
mouvement sublimatoire, avec la poésie de la dépression par exemple. La
dépression essentielle constitue un tableau moins spectaculaire que celui de la
dépression mélancolique, mais je crains qu’il ne conduise plus sûrement et plus
naturellement à la mort » (Marty, 1968, p.22-24). « L’énergie vitale se perd sans
compensation » (Marty, 1990, p.29). Le sujet n’a donc aucune conscience de son
trouble, ne s’en fait aucune représentation. Seul son entourage peut remarquer
qu’il a changé.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 23
mental face au traumatisme
On ne peut qu’être frappé par le caractère presque absolu de la définition de
dépression essentielle. La dépression ici n’est plus accompagnée d’aucune
représentation de sa souffrance par la personne et jamais donc la personne ne
pourra dire : « Pour le moment, je ne me sens vraiment pas bien, je n’ai plus aucun
élan. » On voit ici le développement de concepts qui servent tous à circonscrire une
réalité théorique qui s’éloigne parfois de la réalité clinique. Les auteurs de cette
nouvelle approche psychosomatique reconnaissent eux-mêmes qu’il s’agit à travers
la description d’un maladie psychosomatique d’un portrait-robot et que « la
pathologie somatique se répartit en des tableaux infiniment variés » (1963, p.257) ce
que montre d’ailleurs L’investigation psychosomatique. Or, la capacité représentative
des sujets n’est souvent pas altérée au point où le décrit Marty dans « La dépression
essentielle ». Je dirais que cette description est la limite de ce à quoi certains sujets
peuvent arriver face à certains traumatismes. Mais je ne pense pas que cela puisse
être vécu par une majorité de personnes et qu’il est possible de mourir d’épuisement
en ayant conscience de sa souffrance et de l’impossibilité qu’on a de s’en sortir. Une
personne n’est-elle pas capable de se rendre compte qu’elle baisse cette fois les
bras ? Il y a presque une volonté de certaines personnes à ne plus vouloir penser, à
ne plus vouloir se battre parce qu’elles en ont assez (cfr le cas de Daniel dans la
thèse). Marty ici semble pousser à bout sa logique de l’absence de représentations
chez les personnes qui souffrent de maladies somatiques, particulièrement si elles
sont graves et mènent vers la mort. Cette « absence », si radicalement présentée, a
suscité beaucoup de critiques chez un certain nombre d’analystes qui ont alors
repoussé les théories de Marty et n’ont plus porté attention aux avancées ultérieures
de son œuvre. Or, Marty par la suite va diversifier sa conception des personnes
pouvant être atteintes de maladies somatiques et des processus qui peuvent y
mener ; je pense notamment à la répression des représentations sur laquelle nous
nous pencherons plus tard.

III. Les années 70, la cinquantaine. La création d’institutions qui


promeuvent la nouvelle psychosomatique

Depuis sa création en 1962, l’ « Ecole de Paris » s’est adjointe la


participation de Catherine Parat, Denise Braunschweig et Sami-Ali (Bernier,
1994, p.163). « Avec la collaboration de ce groupe Pierre Marty obtiendra, en
juin 1968, la création d’un « Centre de consultations et de traitements
psychosomatiques », unique en son genre, dont il sera le médecin-chef, secondé
par J. Loriod son assistante, Gisèle de M’Uzan qui s’emploiera à promouvoir la
relaxation selon des critères tout à fait novateurs. Alors s’ouvrent les portes d’un
dispensaire rue Falguière dans le XVe arrondissement de Paris » (p.163). « Ce
dispensaire, qui fut à l’époque très connu, a fonctionné pendant 10 ans (1968-
1978). Il nous est rapidement apparu, à Jacqueline Loriod et à moi-même,
qu’avec une organisation administrative antérieurement vouée aux consultations
et à la thérapie des maladies vénériennes, avec une organisation qui ne serait pas
spécifique de la psychosomatique, nous n’aboutirions jamais à créer un appareil
convenable pour l’exercice psychosomatique. (…) À partir de cette époque, il
fallait commencer à convaincre les administrations de la nécessité de créer une
chose qui fut spécifique à la psychosomatique. Personne ne savait ce que cela
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 24
mental face au traumatisme
pouvait dire.» (Marty, 1996, p.66-67). Marty crée un Institut de
Psychosomatique (IPSO) en 1972 mais devra œuvrer 8 ans pour obtenir
l’ouverture d’un hôpital « permettant une autonomie de fonctionnement
indispensable à l’essor de la psychosomatique. Le 3 avril 1978, l’hôpital de la
Poterne des Peupliers (HPP)[nommé aujourd’hui hôpital Pierre-Marty], dirigé
par Pierre Marty, médecin-chef, accueille enfin ses premiers patients. Un secteur
tout nouveau, l’unité-Enfants, est créé par Léon Kreisler. Parallèlement au
centre de soins à l’hôpital, se met en place un « Centre d’enseignement et de
recherche de psychosomatique » (CERP) » (Bernier, 1994, p.164-165).
« Les patients, adressés par de nombreux médecins correspondants,
présentaient des symptomatologies variées. Les troubles pouvaient aller de
symptômes fonctionnels de nature diverses à des symptômes organiques graves
à potentiel létal. Les patients qui ne présentaient pas de symptômes somatiques
étaient systématiquement adressés à d’autres consultations psychiatriques ou
psychanalytiques. Tout comme ce sera le cas ultérieurement à l’hôpital de la
Poterne des peupliers, compte tenu du nombre de demandes de consultations, un
tri était effectué afin que le centre ne se trouve pas submergé par un type
spécifique de pathologie mais qu’un éventail large d’affections somatiques
puisse être pris en charge à travers des psychothérapies spécialisées. On tentait
ainsi de faire la preuve de l’efficacité de ce mode d’approche thérapeutique
inhabituel pour une telle population » (Debray, 1998b, p.28).

IV. Fin des années 70, début des années 80, la soixantaine.
Création d’une œuvre personnelle teintée d’évolutionnisme

Jusqu’au seuil des années 70, une grande partie des travaux de Pierre
Marty a été réalisée conjointement avec Michel Fain, Michel de M’uzan et
Christian David. « A partir des années 70 ses publications, dans la grande
majorité, sont rédigées par Pierre Marty seul » (Smadja, 1994, p.29). Marty
s’attache à déployer sa conception psychosomatique personnelle dans les deux
tomes que constituent Les mouvements individuels de vie et de mort, l’un publié
en 1976 et intitulé Essai d’économie psychosomatique, l’autre publié en 1980,
L’ordre psychosomatique.

IV. a) Perspective évolutionniste

Toute la pensée que Marty déploie dans ses deux tomes des Mouvements
individuels de vie et de mort dérive d’un principe évolutionniste. Sa conception
est moniste parce qu’il n’existe pour lui qu’une énergie unique, vitale qui
alimente instincts et pulsions et qui préside successivement à l’organisation
somatique, dès le début de la vie intra-utérine, jusqu’aux organisations
psychiques les plus complexes et les plus délicates. Comme tous les
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 25
mental face au traumatisme
psychanalystes, Marty estime que l’appareil psychique se construit par étayage
sur les fonctions somatiques. « L’appareil mental démarre, à partir du processus
primaire, dans une liaison étroite avec l’appareil somatique. Aux stades initiaux,
les racines même de fonctions mentales dont la qualité sera plus tard prévalente,
s’installent dans le système sensorio-moteur avec lequel elles se confondent en
partie. Nombreuses sont les fonctions somatiques de relation qui prennent alors
forme dans les rapports avec l’entourage du nourrisson et du petit enfant. Elles
prédéterminent certains systèmes d’activités mentales préférentielles du sujet.
La construction psychique, qui se complique et s’organise graduellement, vient
enfin, dans sa configuration de l’âge adulte, couronner l’édifice individuel »
(1976, p.88). Il y a « prédominance progressive des activités mentales par
rapport aux autres fonctions dans l’évolution individuelle. Cela à l’image du
mouvement de la phylogenèse et à sa suite » (p.88). Le système mental est pour
Marty la structure évolutive maximale que l’individu peut présenter. Il est donc
le plus fragile face aux aléas traumatiques de la vie. « La désorganisation frappe
d’abord le plus haut étage évolutif » (p. 104). Il est aussi celui qui permettra le
plus efficacement d’y faire face.

Le monde vivant est pour Marty sous-tendu à la fois par des mouvements
de vie, ou Instincts de Vie, qui tendent à des organisations et des
hiérarchisations fonctionnelles de plus en plus complexes, et des mouvements de
morts, ou Instincts de Mort, qui tendent à la déconstruction, à la destruction de
ces organisations hiérarchisées. La notion de « mouvements de vie » chez Marty
remplace celle de libido qu’elle inclut mais qui ne se concevrait que pourvue
d’une qualité mentale et représenterait donc le niveau le plus évolué des
mouvements de vie. « Tout au long de ce travail, nous utilisons fréquemment les
termes d’Instincts de Vie et d’Instincts de Mort. Au lieu d’Instincts de Vie nous
pourrions employer les termes de Pulsions de Vie ou d’Eros. Au lieu d’Instincts
de Mort nous pourrions employer les termes de Pulsions de mort ou de
Thanatos. Nous utilisons le terme d’Instincts de manière privilégiée en raison de
la plus grande largeur de sa visée évolutive » (1976, p.123). L’instinct est « une
tendance innée ayant une composante biologique plus marquée que celle de la
pulsion » (Nicolaïdis, 1994, p.96). Ce terme « vise à attribuer à la force
énergétique un champ d’application en deçà du psychique. Pour Pierre Marty,
l’instinct devient pulsion quand il se lie à des représentations psychiques »
(Smadja, 1998, p.66).
Malgré la dénomination de deux instincts, la conception de Marty reste
moniste car « Il se refusait d’admettre l’existence d’une pulsion de mort. Ce qui
correspond, pour d’autres, aux mouvements liés à la pulsion de mort se situait
pour lui au niveau de la faiblesse ou de la désorganisation des pulsions de vie.
(…)On peut dire sans le trahir que, pour lui, la mort ne signait pas la victoire de
la pulsion de mort, mais la défaillance, l’épuisement de la pulsion de vie. (…)
Les différents tableaux cliniques correspondaient à une évolution ou à une
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 26
mental face au traumatisme
contre-évolution qui rendait compte du déficit, jamais d’une lutte entre deux
modes énergétiques inverses » (Parat, 1994, p.24-25). « La mort se présente
dans l’ensemble comme le résultat de l’épuisement naturel des Instincts de Vie
ou de l’effondrement traumatique de ceux-ci » (Marty, 1976, p.115). Marty
considère l’existence des Instincts de Mort comme une continuité de
l’inorganisation première tout au long de l’évolution, ce qui selon lui rendrait
compte de la tendance auto-destructrice prête à se déclencher au moindre
faux pas traumatique, à n’importe quel niveau des organisations fonctionnelles
de l’individu (1976, p.125).

Les maladies somatiques sont le signe de désorganisations. Lorsque la


désorganisation est progressive, on « voit disparaître, les unes après les autres,
des organisations fonctionnelles chaque fois moins évoluée que les précédentes.
Aucune de ces organisations fonctionnelles ne trouve un pouvoir régressif assez
revitalisant (que des fixations de suffisante qualité lui auraient accordé en leur
temps) pour arrêter le cours de la désorganisation. Ainsi progressive, la
désorganisation mène-t-elle théoriquement à la mort. Dans la réalité d’un certain
nombre de cas, après un temps quelquefois long de progression contre-évolutive,
les désorganisations se trouvent stoppées par des réorganisations régressives. La
notion de désorganisation progressive est donc relative puisqu’elle n’implique
pas fatalement la mort » (1980, p.9). La désorganisation s’arrête donc quand elle
rencontre un palier solide et régressif d’organisation, de fixation. « La théorie
des fixations, chez Pierre Marty étend la notion de fixation, en deçà de la vie
psychique, aux fonctions somatiques. (…) Pierre Marty a étendu les
phénomènes de fixation-régression aux fonctions somatiques aussi loin que
possible, jusqu’aux phénomènes de l’hérédité. (…) Pour Pierre Marty, chez
chaque individu, l’ensemble de ces fixations, des plus anciennes aux plus
récentes, lui confère son style psychosomatique. Elles sont pour lui, et son talon
d’Achille et sa cuirasse. C’est dire que, pour Pierre Marty, les systèmes de
fixations-régressions représentent l’équipement défensif majeur de tout sujet et
s’opposent aux mouvements de désorganisation » (Smadja, 1998, p.67).
Bien que Marty ne les écarte pas, il dit ne pas viser les désorganisations
qui se produisent souvent dans l’ultime temps de la vieillesse mais plutôt les
désorganisations qui s’amorcent à n’importe quel âge suite à un traumatisme
(1980, p.10).

I. Les termes utilisés par Marty (organisation, désorganisation, hiérarchisation,


évolutif, contre-évolutif, etc.) ont été critiqués en ce qu’ils se référaient plus à la
biologie qu’à la psychanalyse. Green (1998, p.28) dit combien « le style d’inspiration
biologique de Marty » n’est pas une habitude en psychanalyse et que n’apparaît pas
chez lui « les référents habituels de la théorie psychanalytique ». « On a l’impression
que Marty raisonne essentiellement en termes d’excès, d’insuffisance, de non-
intégration, de désorganisation, donc de références qui, à mon avis, sont beaucoup
plus celles auxquelles nous avons affaire quand nous étudions une fonction
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 27
mental face au traumatisme
biologique » (Green, 1998, p.28). « Ce qui ne me convient pas chez Marty, c’est
l’orientation donnée à la théorie du psychisme formulée, dans son ensemble, dans
un style évocateur des théories biologiques. En revanche, je trouve tout à fait justifié
de garder sa place au biologique » (Green, 1998, p.163). Il est vrai que ce langage
peut sembler tout à fait particulier pour un psychothérapeute. J’ai également été
étonnée par la préférence terminologique marquée par Marty pour le termes
« mental » et « mentalisation » au lieu des termes « psychique » et « élaboration
psychique », reprenant les racines latines du mot « esprit, intelligence, l’esprit
pensant16 » plutôt que les racines grecques du mot « âme » (psukhê signifia d’abord
souffle)17. Je l’ai comprise ensuite comme une façon de mieux situer son regard dans
une perspective évolutionniste, dans un lien plus étroit avec l’évolution des espèces
et l’évolution individuelle, tandis que le terme de « psyché » a gagné ses lettres de
noblesse à être considéré souvent isolément du soma. Ces termes au fond ne me
dérangent pas dans la mesure où je puis suivre l’idée de Marty que l’homme n’est
qu’une partie du monde vivant et qu’il s’inscrit dans l’évolution. Freud s’inscrivait
également dans cette perspective évolutionniste (cfr Freud, biologiste de l’esprit, de
Sulloway, 1981). Mais peut-on vraiment considérer qu’une énergie investirait
différents niveaux de fonctionnements puis les désinvestirait en se retirant sous
l’impact d’un événement traumatique ? Cette notion d’énergie, très générale,
homogénéise des niveaux d’organisation hétérogènes. L’image est séduisante mais
je pense que l’esprit ici établit des correspondances qui n’ont pas lieu d’être. Je ne
pense pas que la continuité qui s’établit du somatique vers le psychique par étayage
puisse être inversée parce que cet étayage est aussi rupture, saut qualitatif. Je ne
crois pas au désétayage ou à la désorganisation psychosomatique ou encore à la
régression psychosomatique (de la psyché vers le soma). Je crois par contre à la
notion de dépression essentielle.

IV. b) Le traumatisme

Le concept de traumatisme est capital dans l’œuvre de Marty ; c’est lui


qui permet de comprendre en bonne partie la raison des désorganisations
mentales puis somatiques. « Les maladies somatiques découlent, dans la règle,
des inadéquations de l’individu aux conditions de vie qu’il rencontre. (…) Le
dépassement des possibilités d’adaptation correspond, en psychosomatique, à la
notion de traumatisme » (1990, p.48-49). « Le traumatisme, s’imposant sous
des formes inassimilables, dépasse les possibilités d’évolution ou d’adaptation
des organisations les plus évoluées » (1976, p.15). « Les désorganisations ont
un point de départ traumatique » (1976, p.101). Marty définit le traumatisme
de la façon suivante : « En matière psychosomatique, comme en matière
psychanalytique, le traumatisme réside généralement dans l’impact affectif, sur
un individu, d’une situation extérieure plus ou moins prolongée ou d’un
événement extérieur qui vient finalement contrarier, soit l’organisation en pointe
évolutive (pendant la période de croissance), soit l’organisation la plus évoluée
au moment du traumatisme. (…) La qualité d’un traumatisme est en relation

16
In Etymologies du français, Ed. Belin, 1996.
17
In Etymologies de français, Ed. Belin, 1996.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 28
mental face au traumatisme
directe avec la désorganisation qu’elle provoque et se confond presque avec elle.
L’origine extérieure du traumatisme ne porte pas, en elle-même, une valeur
objectivement appréciable. La perte d’un être proche peut ne pas être plus
traumatisante, chez un individu adulte, qu’un jour, chez un autre, par exemple,
le sentiment provoqué par le passage d’une poussière dans un rayon de soleil »
(1976, p.100-101). Ainsi il est difficile de dire ce qui serait traumatique et ce qui
ne le serait pas en raison de « la communauté qui existe entre l’événement
traumatisant et l’organisation structurale, l’un ne pouvant s’envisager sans
l’autre, le traumatisme ne portant que sur les zones d’insuffisance défensive des
régressions individuelles» (1976, p.50).
Marty estime pourtant qu’un grand nombre des divers traumatismes
désorganisateurs de l’appareil mental (impliquant l’éventualité de
désorganisations somatiques) « peut être envisagé sous l’angle de la perte
objectale pure, du deuil non élaboré » (1980, p.50). En 1990, Marty donne une
série d’exemples de traumatismes : « perte d’un être cher, d’une fonction
professionnelle ou familiale, perte d’un groupe auquel on appartient, mais aussi
perte d’un système de vie antérieur, perte d’une liberté, d’une fonction
physiologique (ménopause, amputation, par ex.) ou mentale (dans le
vieillissement, par ex.), d’un fonctionnement sexuel, d’une activité sportive,
perte d’un projet de travail ou de vacances, mais encore figuration
fantasmatique, à l’occasion d’un événement à peine sensible, de l’une des pertes
précédentes » (1990, p.49, note de bas de page). Et lorsqu’il tente de répondre à
l’un des points de l’argumentaire d’un numéro de Revue française de
psychanalyse portant sur La déliaison psychosomatique, point où se pose la
question de savoir si le symptôme somatique est une communication, Marty
répond : « Communication ? Indirecte peut-être dans la mesure où il y a
quelqu’un avec qui communiquer. Les maladies somatiques expriment sûrement
en tout cas (comme les dépressions qui les précèdent), mais le plus souvent à
l’insu de leur porteur, un besoin (parfois un désir ?) de communication, un
besoin relationnel de retrouvailles avec l’objet perdu » (Marty, 1990b, p.617),
affirmant par là à nouveau l’étroite connivence entre traumatisme et perte d’un
objet investi.

IV. c) Différentes organisations structurales : nouvelle


nosographie

Il est possible pour Marty d’envisager le mode de réaction habituel du


sujet aux traumatismes en se penchant sur sa structure de personnalité, sa
manière habituelle de fonctionner. Marty, structuralement, distingue trois
catégories de névroses (au sens le plus général du terme) : les névroses mentales,
les névroses de comportement et les névroses de caractère, ces catégories
n’étant pas égales quant aux événements qui peuvent être pour elles
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 29
mental face au traumatisme
traumatiques et quant au risque de désorganisation somatique face aux
traumatismes.

IV. c) 1. Les névroses mentales

Dans les névroses mentales, fait office de traumatisme tous les


événements augmentant la pression pulsionnelle et ranimant les conflits. Les
névrosés mentaux « élaborent dans un mouvement intérieur, psychique, la
plupart des problèmes posés par les traumatismes » (1980, p.108) et disposent
donc d’une « solidité foncière devant les traumatismes » (p.108). Les
réorganisations régressives qui se mettent en place suite à une désorganisation
post-traumatique ont lieu sous la forme d’un renforcement ou d’une reprise de
l’activité mentale pathologique mais rarement par une maladie somatique. « La
symptomatologie des névroses mentales se cantonne au domaine de l’expression
symbolique des conflits psychiques » (1980, p.12). « Les psychoses et les
névroses solidement organisées dans leurs défenses mentales se révèlent
difficilement victimes des maladies somatiques » (1976, p.97).
« Dans la névrose mentalisée, l’objet est supposé présent dans
l’organisation du conflit psychique et dans l’étayage pulsionnel précoce»
(Donabédian, 1994, p.113). Les névrosés mentaux « ‘transportent’ pour ainsi
dire leurs objets avec eux et demeurent relativement indifférents à la relation
objectale extérieure » (1980, p.30). Leurs objets internes sont bien
« accrochés ». Marty ajoute même: « On peut envisager sous un certain angle
que les psychotiques organisés –que nous prenons comme exemples extrêmes-
possèdent au maximum leurs objets intérieurs au point que leur vie se
systématise dans la « reconnaissance » (on pourrait dire dans la « projection » au
sens courant du mot) permanente de ces objets dans le monde extérieur. On voit
alors le peu de place que réservent ces psychotiques à la réalité des autres
individus dont ils peuvent pratiquement se passer » (p.30)18. « S’ils n’ont guère
la liberté d’une adaptation sociale, les névrosés mentaux restent au moins ainsi à
l’abri des désorganisations progressives » (1980, p.15).
Cependant, on peut éventuellement rencontrer des affections somatiques
de type régressif dans les névroses mentales. En effet, l’aspect quantitatif du
traumatisme a de l’importance par son impact sur la qualité de l’organisation
psychique qui peut se trouver submergée, défaillante. Certains systèmes
pathologiques mentaux s’épuisent face au traumatisme et la dépression
essentielle et la vie opératoire survenant, c’est la pathologie somatique qui naît.
« Il n’est pas rare de rencontrer des maladies somatiques chez des sujets qui
présentent, à l’habitude, des caractéristiques névrotiques mentales, des
18
On peut peut-être concevoir que le névrosé a eu affaire à des parents qui souhaitaient lui imposer un modèle,
une façon d’être, une trajectoire de vie tout en se rendant compte de la différence de leur enfant et en faisant
pression pour qu’il adopte les comportements souhaités, tandis que dans le cas de la psychose le parent ne prend
aucune conscience de l’individualité de son enfant qui se réduit totalement à une extension de lui-même sans
existence propre. Cfr Roustang, F., Une approche théorique de la psychose, dans Un destin si funeste, 1976.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 30
mental face au traumatisme
superstructures riches, une intelligence vive et brillante. On constate aussi que
finalement, sous le poids des circonstances intérieures et extérieures, chacun de
nous peut se trouver somatiquement atteint, même avant la vieillesse (qui pose
d’autres problèmes économiques) » (Marty, 1990b, p.619). « Des situations
traumatiques de réalité répétées ou durables, inélaborables par l’appareil mental
de presque n’importe quel sujet, peuvent s’imposer à lui. Les systèmes de
régressions psychosomatiques sur lesquels reposait une certaine quiétude du
thérapeute tant en raison de la bonne organisation mentale habituelle de son
patient qu’en raison de la réversibilité tout aussi habituelle des affections qui
l’atteignaient, peuvent céder devant ses situations traumatiques. Une
désorganisation progressive inattendue risque alors de se faire jour » (Marty,
1990b, p.619).
Les névroses mentales constituent les meilleures indications de la
psychanalyse.

La mise à l’abri de la maladie somatique des névroses mentales se paient, me


semble-t-il, lourdement en terme non seulement d’adaptation sociale et de relation
aux autres mais aussi de souffrance psychique. On a parfois l’impression que les
névroses mentales sont présentées positivement par Marty dans la mesure où elles
protègent des désorganisations somatiques mais il ne faut pas perdre de vue qu’au
regard d’autres dimensions elles sont gravement handicapantes. Je ne puis
m’empêcher de penser que mieux vaut une maladie somatique, fût-elle grave,
qu’une névrose grave ou une psychose dans lesquels la souffrance psychique est
ressentie très vivement (notamment au travers d’angoisses violentes). Par ailleurs, la
catégorie des névroses mentales de Marty me semble beaucoup trop large car on a
l’impression de pouvoir y retrouver des psychoses, des névroses graves mais aussi
des personnes dont le fonctionnement mental est optimal et qui ont une bonne
intériorisation des figures parentales, ce qui est la meilleure configuration que l’on
puisse souhaiter et qui a peu à voir avec les névroses graves ou les psychoses.
Cette catégorisation large est évidemment le fait d’un point de vue centré
uniquement sur le risque de maladie somatique. Adopter un point de vue ne permet
pas toujours que d’autres soient envisagés simultanément, ce qui devrait être le cas
dans une appréhension plus complexe de la réalité humaine.

IV. c) 2. Les névroses de comportement

Dans les névroses de comportement, l’organisation mentale est à peine


élaborée. « Le psychisme se trouve déficient dans son ensemble » (1976, p.221).
Le Moi est carentiel, faible, désorganisé. « Les comportements et les conduites,
difficilement aménageables, semblent presque directement issus des instincts par
les intermédiaires sensorio-moteurs, sans représentation accessibles à la
conscience. Le tonus instinctuel vital des névrosés comportementaux est
maintenu grâce à la relation avec des objets extérieurs susceptibles de jouer,
avec plus ou moins de bonheur, le rôle que la mère avait également joué avec
plus ou moins de bonheur. La présence de ces objets doit être effective pour
maintenir le tonus des Instincts de Vie et, par là même, le niveau général de la
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 31
mental face au traumatisme
faible organisation qu’ils peuvent atteindre» (1976, p.106). « Dans la névrose de
comportement, l’objet est irrémédiablement externalisé. La relation à l’objet
extérieur est investie dans le temps présent sans intériorisation ni investissement
durable » (Donabédian, 1994, p.114). « Les comportements, agis vis-à-vis
d’objets extérieurs, se révèlent ainsi sans autre référence interne que celle d’un
inconscient qui ne s’est guère enrichi secondairement et sans autre référence
externe que celle d’une réalité immédiate et incontestable pour le sujet. La
notion de distance intérieure à l’objet (M. Bouvet), telle qu’on la trouve
abondamment dans les névroses mentales, n’existe pas. On ne rencontre que
l’appréciation de distances extérieures réelles, métriques ou géographiques »
(1976, p.179).
« L’inaptitude à maintenir une relation avec des objets intérieurs,
l’incapacité même d’intériorisations objectales, et la nécessité de recourir à des
objets extérieurs (dont l’existence, la qualité et la proximité sont naturellement
aléatoires), rendent les névrosés de comportement particulièrement ouverts aux
traumatismes et particulièrement fragiles dans les désorganisations post-
traumatiques » (1976, p.106). « Dans le secteur du comportement non élaboré
psychiquement (névroses mal mentalisées et de comportement), il n’est guère
question de conflits internes. Le traumatisme correspond à la perte sèche
(néanmoins difficile à découvrir parfois) d’un objet (personne, organisation
conjugale ou amicale ou professionnelle, par ex.) directement investi en tant que
présence réelle » (1990, p.79). Aucun aménagement mental n’est possible face
aux traumatismes, ce qui fait que « les névroses de comportements constituent
les proies désignées des maladies somatiques » (1980, p.98). « Sur le fond de
mauvaise organisation générale qui existe, les désorganisations, souvent à point
de départ de type dépressif-essentiel, prennent ainsi facilement une allure
progressive et des proportions dangereuses pour la vie des sujets » (1976,
p.106).

« L’origine des névroses de comportement pose quantité de problèmes.


En l’absence de données héréditaires, on a naturellement tendance à rechercher
l’origine des névroses de comportement et de leurs failles fonctionnelles dans
une déficience permanente ou passagère, mais en tout cas précoce, de la fonction
maternelle. L’exercice du système pare-excitations inhérent à la fonction
maternelle nous paraît jouer ici un rôle particulièrement important. La précocité
de la carence fonctionnelle de la mère semble déterminante dans la profondeur
des insuffisances d’organisation qu’on rencontre dans les névroses de
comportement » (p.179-180).

IV. c) 3. Les névroses de caractère

Dans L’ordre psychosomatique (1980), Marty examine longuement


l’organisation de ce qu’il appelle les névroses de caractère, beaucoup plus
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 32
mental face au traumatisme
évoluées que les névroses de comportement mais plus sensibles aux
traumatismes et de ce fait plus à risque somatique que les névroses mentales.
« Le groupe des névroses de caractère sert, provisoirement sans doute, de
déversoir nosographique. Il comprend la majeure partie des individus de notre
civilisation. (…) La discrétion symptomatique de certaines névroses de caractère
fait entrer dans leur groupe une importante partie des gens considérés comme
« normaux ». (…) Ils ne se présentent guère comme des personnages
« névrotiques » ou « originaux ». Leur « normalité » est souvent citée en
exemple social » (p.12).
Les névroses de caractère sont ainsi appelées parce qu’elles peuvent se
manifester dans l’ordre du caractère ou du comportement. « Elles tirent leur nom
des « traits de caractère » qui constituent l’une de leurs possibles données
symptomatiques » (1980, p.12) En note de bas de page (p.15), Marty définit les
traits de caractères comme « des « formations réactionnelles » systématisées de
façon variable, plus ou moins conscientes, tirées du vécu antérieur du sujet. Ces
éléments, gonflés en une masse « contre-investie », s’opposent aux tendances
inconscientes correspondantes, et font obstacle à l’élaboration de ces
dernières. »
Les névrosés de caractère peuvent aussi fonctionner comme des névrosés
mentaux. « Leur gamme d’expressions instinctuelles, élaborées ou non, est très
large. Le polymorphisme structural de ces névrosés est particulièrement adapté
aux nécessités de la vie humaine » (1976, p.108). « Sans se trouver toujours à
l’aise pour autant, les névrosés de caractère ont le double avantage de posséder
un appareil mental complet et de pouvoir, le plus souvent, adapter le
fonctionnement de cet appareil à leur vie intérieure comme à la vie sociale. Ils
sont ainsi susceptibles dans l’ensemble et la plupart du temps : de s’identifier,
négativement ou positivement, mais de manière profonde à autrui ; de se
dégager des dramatisations liées à ces identifications, pour se retrouver eux-
mêmes ; d’avoir une certaine conscience, à la fois de leur propre existence par
rapport à celle des autres et de leur relative dépendance des autres ; de s’isoler
dans la réflexion sans s’y abîmer ; d’utiliser toutes les formes de pensée :
symbolique, associative, magique, logique, en cherchant néanmoins à maintenir
un ensemble, un « tout » rationnel, sans pour autant se priver des mécanismes de
déni, tels que Freud les a décrits sous le nom de « clivages du Moi » » (1980,
p.15).
« L’existence d’objets internes est évidente la plupart du temps chez les
névrosés de caractère. L’organisation de la deuxième topique [Ça, Moi, Surmoi]
confirme d’ailleurs cette intériorisation objectale comme la confirment la
présence d’imagos et les manifestations dites transférentielles » (p.30). « La
pensée est nuancée, les mouvements agressifs retenus. Les introjections d’objets
de l’enfance paraissent évidentes, les projections demeurent souples. Les
individus en cause, souvent, taisent leurs conflits » (p.12).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 33
mental face au traumatisme
L’intériorisation et la rétention objectales se réalisent néanmoins moins
bien chez les névrosés de caractère que chez les névrosés mentaux. Les névrosés
de caractère « ont davantage besoin de la présence d’objets extérieurs dont la
proximité effective se révèle parfois nécessaire » (p.30) que les névrosés
mentaux. C’est pour cette raison qu’ils sont plus sensibles aux traumatismes que
les névrosés mentaux et que la palette des traumatismes est chez eux plus
importante. « Ainsi les névrosés de caractère peuvent-ils être à la fois sensibles
aux difficultés relationnelles avec les objets intérieurs (comme les névrosés
mentaux) et sensibles aux difficultés relationnelles avec les objets extérieurs »
(p.30).
Dans ce dernier cas, Marty donne l’exemple de l’équilibre interne d’une
mère qui peut être rompu à différents moments du fait de l’autonomisation de
son enfant : le sevrage du nourrisson, la reconnaissance évidente du père par
l’enfant, la scolarisation et plus tard la professionnalisation et le mariage,
constituent en particulier des points parfois redoutables de rupture pour la mère.
Chez d’autres personnes, un changement de travail ou même un simple
changement de lieu de travail, la retraite, sont susceptibles de provoquer
d’identiques ruptures d’équilibre, écrit Marty.
Marty explique également le type de difficultés relationnelles qui peut être
rencontrée par les névrosés de caractère dans leur relation avec les objets
extérieurs selon qu’ils sont absents ou présents et ressentis habituellement
comme bénéfiques ou mauvais. Cela se passe bien lorsqu’un objet ressenti
comme bon est présent et lorsqu’un objet ressenti comme mauvais est absent, et
cela se passe mal lorsqu’un objet ressenti comme bon est absent et un objet
ressenti comme mauvais est présent, du fait de l’insuffisance de l’aménagement
d’un objet intérieur qui permettrait de prendre distance par rapport à ses aléas de
la relation avec un objet extérieur.

La théorie de Marty sur les névrosés de caractère, capables le plus souvent


de mentalisation, est fondamentale car elle combat la simplification abusive de ses
théories par ses détracteurs, simplification qui consiste à considérer que la
somatisation n’apparaîtrait que chez les sujets mal mentalisés. Des personnes qui,
habituellement, disposent de bonnes capacités mentales peuvent, face à certains
événements qui rappellent des traumatismes anciens se désorganiser et être sujets
à la maladie somatique, ce qui signifient bien que leur être ne peut être réduit au
défaut de mentalisation qui, chez eux, n’est que passager ou lié à des circonstances
actuelles. Cela est important parce que cela me semble correspondre aux sujets que
j’ai rencontrés dans le cadre de ma thèse et qui n’ont rien à voir avec des patients
opératoires, description extrême d’un patient dont la fragilité à l’égard de la maladie
somatique est importante au moindre changement de ses conditions extérieures de
vie.
IV. d) Vie opératoire et dépression essentielle

Lorsqu’un sujet ne peut faire face à un traumatisme par l’élaboration


psychique, son appareil mental se désorganise et s’installe une réaction
régressive qui a été appelée vie opératoire. En 1980, la notion de « vie
opératoire » se substitue relativement à celle de la pensée opératoire « pour
mieux tenir compte de la réduction de la pensée face à l’importance des
comportements » (1990, p.26). Nous retrouvons en 1980 la plupart des
descriptions faites à propos de la pensée opératoire dans les années 60. En effet,
Marty rappelle que la désorganisation mentale du sujet se manifeste dans sa vie
fantasmatique, onirique et relationnelle. L’appareil mental se trouve sidéré dans
ce qui lui vient de l’inconscient. « Sur le plan fantasmatique, les représentations
préconscientes ne se font plus jour. La liaison avec l’inconscient est rompue, le
symbolisme absent. On cherche en vain des associations d’idées. Les mots
désignent des choses qui demeurent dans la réalité de l’ordre social ; il n’y a pas
de métaphores » (1980, p.19). « Démunie d’une partie de ses significations
antérieures, les diverses figures de rhétorique devenues sans emploi, la parole
semble seulement conservée pour décrire les événements et médiatiser les
relations. (…) Pas de métaphores, rien qui dans l’esprit pense les mots hors de
leur sens commun, rien qui connote tacitement, égare et prête à confusion »
(p.66). « Sur le plan onirique, on constate la disparition des rêves ou tout au
moins de leur qualité coutumière. L’élaboration mentale en est absente. Des
rêves de type opératoire, à peu près répétitifs d’une activité diurne précédente,
peuvent se retrouver néanmoins. (…) Sur le plan relationnel, les valeurs dites
transférentielles, faites d’actualisations et de déplacements, sont suspendues. Il
n’y a pas de projections ni l’interférence d’imagos. La relation est sèche,
décharnée, marquée du poids de la nécessité, conforme, pourrait-on dire, à la
législation familiale, professionnelle ou sociale, sans que transparaissent les
affects » (1980, p.19-20). Il y a « suppression des relations originales avec les
autres et avec soi-même » et « perte de l’intérêt pour le passé et le futur (le
phénomène touche à la notion de temps) (…), véritable rupture avec sa propre
histoire » (1980, p.65). « On est en présence d’une réduction de l’individu à une
certaine uniformité sociale » (1990, p.26). « Le factuel et l’actuel s’imposent à
l’ordre du jour » (1980, p.65).
Le fonctionnement opératoire (cfr Smadja, 1998b) se manifeste également
par la dépression essentielle, « chute du tonus vital » qui s’établit donc bien,
accompagnant la pensée opératoire, « lorsque des événements traumatiques
désorganisent un certain nombre de fonctions psychiques dont ils débordent les
capacités d’élaboration » (1980, p.59). « Il ne nous paraît pas possible de traiter
de la dépression essentielle indépendamment de la pensée opératoire, s’agissant
de deux aspects du même phénomène » (p.60).
Lors d’une dépression essentielle, généralement, l’activité mentale cesse
mais également les manifestations ordinaires du caractère et du comportement.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 35
mental face au traumatisme
Seuls semblent subsister certains automatismes de comportement. Les activités
courantes (sociales, professionnelles, familiales) semblent se poursuivre
normalement comme semblent se poursuivre élémentairement les
fonctionnements élémentaires du sommeil, de l’alimentation, de la génitalité
mais « On cherche en vain des désirs ; on ne trouve que des intérêts
machinaux. (…) Ce qui doit être communément fait est fait ; les conduites sont,
dans ce sens, machinales. (…) Les idées ne sont pas associées, elles demeurent
donc limitées, impersonnelles, et dépassent à peine le domaine de leur
application pratique presque immédiate » (1980, p.62).
Marty estime qu’il est facile d’établir un diagnostic différentiel entre vie
opératoire et névrose de comportement ou névrose mal mentalisées. Le
fonctionnement mental antérieur disparaît dans le cas de la vie opératoire tandis
que le fonctionnement a toujours été insuffisant et ne s’est jamais véritablement
organisé dans les névroses de comportement.

IV. e) Les angoisses diffuses qui précédent l’installation de la vie


opératoire et de la dépression essentielle

La dépression essentielle est « souvent précédée d’une période


d’angoisses diffuses » (1980, p.60). Ces angoisses « automatiques au sens
classique, envahissantes, on pourrait également les qualifier d’essentielles en ce
qu’elles traduisent la détresse profonde de l’individu, détresse provoquée par
l’afflux de mouvements instinctuels non maîtrisés parce que non élaborables et
semble-t-il non exprimables d’une autre manière. (…) L’angoisse ne représente
pas ou ne représente plus le signal d’alarme qui cesse habituellement
lorsqu’apparaissent des mécanismes de défense. Elle est l’alarme permanente.
Automatiques, ces angoisses diffuses reproduisent un état archaïque de
débordement. Elles ne reposent pas sur un système phobique issu de
refoulements. Aucun travail mental de liaison ne peut s’accomplir. L’objet
phobogène n’est ni représenté, ni représentable. (…)Michel Fain signale que les
angoisses diffuses, souvent présentées par les patients sous le nom de
« malaises », ne s’organisent pas dramatiquement dans les relations » (1980,
p.61).
Ces angoisses disparaissent quand la vie opératoire s’installe.

IV. f) Quand la désorganisation tourne court : les retrouvailles


de l’objet perdu. .

« Les événements de désorganisation se trouvent le plus souvent arrêtés


dans leur progression grâce à l’intervention de régressions réorganisatrices. Ils
correspondent alors à des crises, à des passages (néanmoins redoutables) de la
vie de certains névrosés de caractère» (1980, p.60). Les désorganisations
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 36
mental face au traumatisme
tournent court et laissent la place à la « restructuration de l’individu » ou à sa
« reconstruction totale » lorsque la « pesée traumatique désorganisante » (p.72)
n’est plus ressentie par le sujet, lors de « modifications relationnelles
extérieures » (p.60), « notamment lors de la réapparition d’objets disparus ou
lors de la rencontre d’objets affectivement équivalents dont la disparition avait
précisément provoqué la désorganisation mentale, ce qui montre d’ailleurs que
la présence effective d’objets de valeur déterminée paraît ainsi nécessaire au
fonctionnement mental ordinaire de certains sujets. Elles peuvent aussi tourner
court, dans d’autres cas encore, lorsque les circonstances extérieures permettent
aux individus en cause de rétablir l’usage d’élaborations ou d’expressions
instinctuelles antérieures » (1980, p.19). « Un changement psycho-affectif de
l’état des malades vis-à-vis de la valeur traumatique des événements peut
découler d’un miracle, « coup de foudre » amoureux ou mystique, sublimatoire
artistique ou social, ou d’un événement inattendu, naissance ou renaissance d’un
investissement affectif apparenté à l’investissement affectif disparu [En note de
bas de page : Des investissements toxicomaniaques, modifiant l’économie des
sujets par des chemins hasardeux, peuvent également mettre fin à des
dépressions essentielles] ; il découle le plus souvent d’une psychothérapie
convenablement menée par un psychosomaticien averti » (1990, p.54).
« Dans certains cas de désorganisations incluant une affection somatique,
la reconstruction du sujet peut s’accomplir à partir du système somatique
régressif installé, ainsi qu’à partir des bénéfices secondaires attachés à la
maladie et au malade » (1980, p.21). « La levée des poids traumatiques peut
tenir aux bénéfices tirés par le patient de sa maladie. Ces bénéfices sont directs
lorsque la maladie se trouve investie comme un objet qui tend à remplacer
l’objet disparu. Ils sont indirects, « secondaires », lorsque l’organisation
familiale, sociale et médicale, adopte des positions nouvelles satisfaisantes pour
le sujet, à l’occasion de sa maladie ou des complications de celle-ci [En note de
bas de page : D’une manière plus large, un changement des conditions
antérieures de vie du sujet se montre souvent nécessaire pour que se prolonge la
guérison d’une maladie grave partiellement acquise grâce à des bénéfices
« secondaires ». L’adaptation superficielle ou seulement provisoire des
entourages à l’occasion de la maladie risque de renvoyer finalement le
convalescent à son mouvement premier de désorganisation, c’est-à-dire à la
reprise de sa pathologie, ou à l’éclosion d’une autre affection] » (1990, p.55).
Nous voyons ici à nouveau combien le traumatisme concerne avant tout la
perte d’un objet affectivement investi et combien la guérison dépend de
retrouvailles avec un objet qui pourra être investi de façon intense.
IV. g) La Fonction maternelle ou le pivot de l’équilibre
psychosomatique.

Marty, dans ses travaux, évoque énormément la « fonction maternelle »


qui supplée au psychisme en construction du nourrisson. « Dès la naissance, la
cohésion du nourrisson est en grande partie assurée par la « fonction
maternelle », grâce à la relation que la mère entretient avec son enfant » (1976,
p.98). La fonction maternelle est caractérisée par « l’appréciation effective des
besoins et des désirs du nourrisson d’après les signaux perçus grâce à une
identification profonde à celui-ci, et par l’exercice d’une régulation des temps et
des modes d’intervention ou de non-intervention aux niveaux des multiples
communications avec l’enfant » (1980, p.125). « La période de croissance se
montre ainsi capitale pour l’édification des défenses ultérieures. Elle se place, en
premier et haut lieu, sous la dépendance organisatrice de la mère. La mère, sans
être l’objet à proprement parler, constitue de fait la première rencontre d’un
individu, encore mal dessiné, avec l’extérieur. Il nous faut signaler ici
l’importance du rôle de tampon pare-excitations que joue la mère vis-à-vis du
nourrisson. La régulation, le dosage de la « quantité » traumatique (qui
transforme en réalité la qualité même du trauma), ne constitue pas une minime
partie du pouvoir organisateur qu’elle détient. Les systèmes pare-excitations,
utilisés par la mère dans un premier temps, s’impriment et peuvent participer à
l’élaboration ultérieure d’une série de mécanismes de défense individuels. Non
utilisés ou utilisés abusivement par elle, ils laissent la voie ouverte aux
désorganisations immédiates ou à long terme » (p.165).
C’est la défaillance de cette fonction maternelle qui sera à l’origine des
névrosés de caractère et de comportement, marquées par un défaut
d’intériorisation objectale. « L’adulte malade, dans l’œuvre de Pierre Marty, est
porteur d’une autre maladie, plus ancienne et plus grave, qui est celle de la
relation mère-enfant. » (Zweck, 1994, p.69) « La pratique psychosomatique chez
l’adulte renvoie presque toujours, en partie, aux difficultés de divers ordres des
sujets dans leur enfance et surtout dans leur première enfance. » (Marty, 1990,
p.12) On peut penser que la défaillance de la fonction maternelle sera à l’origine
d’un défaut du préconscient, plaque tournante de l’économie psychosomatique
dont on reparlera plus loin. Dans la prise en charge psychothérapeutique,
l’intervenant devra s’inspirer de cette fonction maternelle pour accompagner le
sujet malade.

IV. h) La nécessité d’une nouvelle prise en charge


psychothérapeutique

« La neutralité du psychanalyste est nécessaire. Elle n’est pas indifférence


mais, au contraire, intérêt maximum pour l’autre. Appliquée à autre chose qu’à
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 38
mental face au traumatisme
l’analyse des névrosés classiques, la neutralité rejoint l’indifférence » (1976,
p.131). La psychanalyse est contre-indiquée dans le cas des patients dont le
fonctionnement psychique est irrégulier, « en raison des frustrations qu’elle
implique naturellement » (1990, p.89). « Pierre Marty a codifié un schéma
précis de la stratégie psychothérapique convenable aux patients dont les
insuffisantes mentalisations ont joué un rôle dans l’apparition des troubles
somatiques. Ce schéma s’organise autour de ce qu’il a nommé « la fonction
maternelle du psychothérapeute » (Fain, 1994b, p.156). « La fonction
maternelle, qui repose sur les possibilités maternelles du thérapeute femme ou
homme consiste, à l’opposé d’une prise en charge directive, en un
accompagnement surtout mais non exclusivement verbal qui côtoie, suit ou
précède à peine les états et les mouvements du sujet. (…) Dans l’exercice de sa
fonction maternelle, dont la réussite dépend de son aptitude à une identification
renouvelée au patient (de sa qualité d’empathie), le thérapeute dispose de la
situation face à face qui lui permet des mimiques, des attitudes, des gestes,
susceptibles de constituer des interventions minimales facilement saisies la
plupart du temps par le patient » (Cité par R. Debray, 1998b, p.127-128). La
situation de face à face est également nécessaire en raison des difficultés
d’intériorisation et de retenue des objets ; le thérapeute ne peut se dérober au
regard du patient. « Le rôle maternel primaire que devrait jouer alors le
psychanalyste pour son patient s’actualise dans le contact œil à œil, favorisant
un soutien tonique, véritable « holding » où ce qui se dit sur le plan verbal peut
apparaître comme secondaire par rapport à ce qui se donne à vivre dans le
contact relationnel » (Debray, 1994, p.107). Il faut faire attention de ne pas
mettre le malade en danger en insistant par trop sur les éléments conflictuels que
l’on perçoit et en persistant à imposant une relation à un niveau plus profond que
celui qu’il adopte spontanément, en faisant appel à sa conscience du passé ou de
l’avenir. « P. Marty mettait en garde contre le danger de séances trop
rapprochées et contre celui d’interprétations prématurées. Plus que le contenu de
l’interprétation elle-même, ce qu’il jugeait dangereux c’était la perception par le
patient de l’existence d’un écart trop grand entre son propre fonctionnement
psychique et celui de son analyste» (Debray, 1998, p.142).

V.Du milieu des années 80 jusqu’à son décès début des années
90, la septantaine. Marty transmet et diffuse son œuvre tout en
l’approfondissant et en la confrontant à la recherche
expérimentale

Tout en continuant à diriger l’hôpital psychosomatique de la Poterne des


Peupliers et à remplir le rôle de directeur scientifique, Pierre Marty se consacre à
partir du milieu des années 80 à la transmission de son œuvre en France et à
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 39
mental face au traumatisme
l’étranger où des équipes formées par l’IPSO s’implantent (Barcelone, Buenos
Aires). Il la confronte également à la recherche expérimentale.

V. a) La classification psychosomatique

En 1987, Marty résume et formalise sa construction théorico-clinique et


son point de vue psychosomatique original dans la Classification
psychosomatique. « Le but de cette classification est de parvenir à traduire, à
travers les différents items qui la composent, l’appréciation diagnostique
concernant l’organisation mentale et les particularités du fonctionnement
psychique du patient telles qu’elles apparaissent au consultant à l’issue de
l’investigation psychosomatique » (Debray, 1998b, p.59). Cette classification
« permet un traitement des données par outil informatique en fonction de la
numérotation des rubriques qui signalent les traits les plus importants de chaque
patient » (Debray, 1998b, p.59), ce qui est d’un intérêt évident pour la recherche.
Il s’agit dans cette classification d’envisager la structure fondamentale du sujet
(neuf structures dont névroses mentales, psychose, névrose bien mentalisée,
névrose à mentalisation incertaine, névrose mal mentalisée, névrose de
comportement, organisation allergique essentielle etc.) ; les particularités
habituelles majeures du sujet (60 items ; données symptomatiques plus ou moins
immédiates qui lui sont propres, traits de caractère, données anamnestiques,
deuils anciens non élaborés) ; les caractéristiques actuelles majeures (20 items ;
données symptomatique immédiates, données anamnestiques récentes,
informations concernant le fonctionnement mental et le mode de vie actuels ;
« il s’agit avec cet axe de mettre en évidence d’éventuels changements récents
dans le mode de fonctionnement du sujet capables de rendre compte de la
survenue d’un mouvement de désorganisation somatique » (Debray, 1998b,
p.63)).

V. b) La mentalisation

C’est lors de l’établissement de la classification psychosomatique que


Marty, avec les thérapeutes de l’IPSO, précise ce qu’il entend par
« mentalisation », terme apparu au début des années 70 et précisément « venu de
la nécessité d’établir une classification psychosomatique » (Marty, 1996, p.19).
Quand Marty se réfère à la mentalisation, il s’agit de la quantité et de la
qualité des représentations qu’on rencontre chez un sujet.19 Plus précisément, la

19
Green (1998, p.41) prend le temps d’expliquer ce qu’on peut entendre en psychanalyse par « représenter » :
« Représenter, c’est rendre présent, en l’absence de ce qui est perceptible et qui est donc à former par la psyché à
nouveau. (…) Représenter, c’est aussi, je crois, comme le montre Marty : associer. Associer, établir un certain
nombre de rapports entre des représentations, c’est donc lier. Toute la dimension du passé vient s’adjoindre à la
dimension du présent puisque ces associations concernent aussi les représentations déjà existantes. (…)
Représenter, c’est projeter. C’est toujours concevoir une dimension par rapport au possible. (…) La
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 40
mental face au traumatisme
mentalisation consiste en l’appréciation de trois qualités fonctionnelles du
préconscient, « rouage central de l’organisation mentale » (Marty, 1988, p.179) :
1. « l’épaisseur des formations représentatives ». L’épaisseur est
« déterminée par la quantité de couches successives de représentations acquises
pendant le développement, c’est-à-dire la quantité de systèmes de liaisons
(toujours accompagnés d’affects) intersensoriomotrices, interperceptives,
interverbales, et sensorio-motrico-perceptivo-verbales » (Marty, 1985, p.30).
2. « la fluidité des liaisons entre les représentations en son sein » ou
« mobilité intérieure des formes de représentations entre ses différentes
couches » (Debray, 1998b, p.57) ou « liberté du sujet d’utiliser la plus grande
variété des associations dont il dispose » (Marty, 1988, p.179) ou « fluidité de la
circulation interne entre les différentes couches de représentations » (Marty,
1985, p.30) ;
3. « la permanence habituelle ou la continuité de son fonctionnement
dans le temps » (Debray, 1998b, p.60) ou « permanence habituelle du
fonctionnement associatif » (Marty, 1988, p.179) ou « disponibilité dans le
temps de la circulation entre les couches de représentations » (Marty, 1985,
p.30). Cette disponibilité peut en effet « se trouver artificiellement réveillée – il
s’agit là d’un piège diagnostique – par la relation avec un investigateur ou un
thérapeute » (Marty, 1985, p.30).

La mentalisation « étaye les fantasmes et les éléments de rêve, elle permet


les associations et la mise en pensée de l’excitation interne » (Fine, 1995,
p.178). Chez les névrosés mentaux classiques et les névrosés de caractère « bien
mentalisés », on retrouve une « profondeur » et une « largeur psychique des
représentations », « sujettes aux associations d’idées par les fils entrelacés des
mots et des affects » (1990, p.41). Les représentations sont donc chez eux
« relativement aisées, profondes et dans la règle associatives ». « Les
représentations s’associent entre elles dans le système préconscient, tant de
manière transversale (entre les représentations d’une même époque) que d’une
manière longitudinale (entre les représentations des divers époques vécues).
Elles suivent alors, de temps à autre, un certain chemin vers la conscience,
laquelle intervient dans leur ordonnancement. Ainsi, les représentations
s’élaborent » (Marty, 1991, p.7)20 On peut penser que la mentalisation chez
Marty est associée à l’être névrotique, capable d’entretenir des relations
intrapsychiques avec des objets parentaux oedipiens tandis que « Que signifie
cette insuffisance du préconscient, ou en d’autres termes cette mentalisation
insuffisante ? Il semble bien que P. Marty entende par là un manque à être

représentation, c’est aussi l’exercice d’une subjectivité qui prend position. Un individu qui représente s’implique
toujours par rapport à ses représentations» (Green, 1998, p.41-42)
20
« Genèse des maladies graves et critères de gravité en psychosomatique » in Revue française de
psychosomatique, 1991, n°1, p.5-24. Cité dans Debray, 1998b, p.68.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 41
mental face au traumatisme
névrotique, c’est-à-dire un manque à entretenir des relations intrapsychiques
avec des objets parentaux, oedipiens» (Braunschweig, 1998, p.121).
Pour cela, il faut que les expériences de satisfaction aient été suffisantes :
« Plus il y aura eu d’expériences de satisfaction au niveau des besoins, plus elles
serviront en s’hallucinant à créer des possibilités érotiques. On retrouve à ce
propos la notion d’épaisseur du Préconscient de P. Marty » (Fain, 1998, p.147).
« Nous gardons pour notre part le sentiment d’une importance fondamentale et
première de la relation interhumaine et de l’activité mentale qui en découle, tant
au cours du développement individuel que tout au long de la vie adulte. (…)
L’organisation du préconscient, la qualité de la mentalisation, se détermine
pendant les premières années de vie» (Marty, 1985) 21.
Dans les névroses de comportement et les névroses mal mentalisées, les
représentations psychiques sont insuffisantes quantitativement et qualitativement
et elles sont insuffisamment connotées affectivement. Il s’agit de « lacunes
fondamentales » qui tiennent « soit aux déficiences congénitales ou accidentelles
des fonctions sensorio-motrices de l’enfant ou de sa mère, soit le plus souvent
aux excès ou aux carences des accompagnements affectifs de la mère » (Marty,
1990, p.44).

« On pourrait finalement avancer que plus le Pcs d’un sujet se montre


riche de représentations en permanence liées entre elles, plus la pathologie
éventuelle risque de se situer sur le versant mental. Moins le Pcs d’un sujet se
montre riche de représentations, de liaisons entre celles qui existent et de
permanence des représentations et leurs liaisons, plus la pathologie éventuelle
risque de se situer sur le versant somatique. C’est en ce sens que nous qualifions
le Pcs de « plaque tournante » de l’économie psychosomatique» (Marty, 1990,
p.44). « Plus riche et diversifié est le travail du Moi, ou, si l’on veut, du
préconscient et moins les risques de somatisations sont présents. À l’inverse, en
l’absence d’un travail efficient du Moi, ou si l’on veut d’une bonne qualité du
fonctionnement du préconscient, le corps est exposé aux désorganisations »
(Smadja, 1990, p.788).
Résumons avec Keller (2000, p.35) la théorie de Marty : « le projet de
l’école de Paris est d’élaborer un ensemble conceptuel lui permettant de décrire
en théorie la manière dont se produisent les processus de « somatisation ». Elle
y parvient en formulant l’hypothèse très générale selon laquelle, en ne
remplissant pas son rôle de « pare-excitation », l’appareil psychique est
21
Les propos de Léon Kreisler (1994, p.121) vont dans le même sens : « Le fonctionnement interactif est le
prélude du fonctionnement psychique, dans la dynamique constructive de l’organisation psychosomatique. Celle-
ci est parvenue à un niveau déjà évolué, vers le trentième mois – soit au terme de la première enfance-, comme le
montre la mise en place des processus de la mentalisation : l’introjection et la projection, le contrôle des
émergences fantasmatiques, le degré du fonctionnement onirique, l’accès à un terme achevé de la fonction
représentative. Décrit parfois sous le nom de métareprésentation, il permet au sujet de percevoir, en même temps
que les siens, les états affectifs d’autrui, dans le jeu réciproque entre les représentations identificatoires et
projectives – tous indices d’une fonction préconsciente, déjà évoluée avant l’entrée dans l’évolution
oedipienne. »
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 42
mental face au traumatisme
responsable des dégâts que provoquent les stimulis qui atteignent ainsi
directement l’organisme. Le modèle freudien de l’appareil psychique donnant ce
rôle de filtre au « préconscient », c’est cette instance que Marty implique en
priorité dans la survenue des désorganisations psychosomatiques ».

V. c) Défaut de mentalisation : quatre cas de figure.


Récapitulation et nouveautés.

Quatre ordre de phénomènes peuvent faire obstacle chez l’adulte à la


mentalisation, à l’élaboration mentale (ou plus classiquement élaboration
psychique). On peut avoir affaire à :
1. Une insuffisance fondamentale des représentations (ou insuffisance
d’organisation du préconscient).
2. Une fragilité des représentations (ou fragilité du système préconscient)
« plus ou moins facilement désorganisé par des excès d’excitations à valeur
traumatique » (Debray, 1998b, p.69). Il y a donc désorganisation d’un système
existant la plupart du temps.
3. Une répression, inhibition, évitement de certaines représentations ou de
certaines pensées.
4. La préséance d’un Moi-idéal entravant toute régression face au
traumatisme.

Développons ce que Marty entend par répression des représentations et


Moi-idéal, nouveautés selon moi par rapport à ses représentations précédentes.
On pense trop souvent que Marty n’a mis en avant que le défaut de
fonctionnement mental dans la genèse de la maladie somatique, comme s’il
s’agissait d’un défaut congénital ou d’une lacune fondamentale. Même si l’on
retrouve ce cas dans les névroses de comportement, il s’agit dans le cas des
névroses à mentalisation incertaine de « lacunes secondaires » qui se
manifestent par « l’incertitude dans le temps de la remémoration de plages plus
ou moins vastes de représentations non refoulées (des plages entières
réapparaissent parfois) mais facilement sujettes à évitements et à répressions.
Les plages de représentations en cause semblent longitudinalement liées à des
tonalités désagréables des inscriptions qui leur correspondent à une ou plusieurs
périodes de la vie » (Marty, 1990, p.44). Ces représentations « affleurent à la
conscience – ce qui implique qu’elles sont d’un niveau différent de celui où se
situent les refoulements – mais elles sont rejetées, mises à l’écart de la
conscience, en quelque sorte inélaborables » (Debray, 1998b, p.69). Ces
mécanismes de répression « sont à distinguer absolument de la défense
mentalisée que réalise le processus de refoulement ». Deux items de la
classification psychosomatique y sont consacrés : « Inhibition, évitement ou
répression des représentations et des pensées », l’autre « Répression des
expressions pulsionnelles dans le comportement ». On peut assister dans ces cas
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 43
mental face au traumatisme
à une fuite active dans l’actuel qui mène à de véritables conduites d’épuisement
(qui constitue un des items de la classification : « conduites d’épuisement
libidinal »). « Abrasant la liberté de pensée, ces conduites donnent lieu à des
maladies somatiques graves » (Marty, 1990, p.50).
Le Moi-Idéal est « un puissant trait de caractère et de comportement »
(1990, p.46). « On le ressent du dehors comme un sentiment de toute-puissance
du sujet vis-à-vis de lui-même ainsi qu’éventuellement vis-à-vis du monde
extérieur. (…) Le Moi-idéal apparaît souvent comme une caricature de l’Idéal
du Moi. L’image idéale parfois « admirable » que garde le sujet de ses parents
(image antipulsionnelle ou apulsionnelle) – représentation non mobilisable, non
élaborable – vient alors se plaquer sur le narcissisme primaire – également non
élaborable - du sujet. Le Moi-idéal témoigne d’un état sans nuances d’exigences
du sujet par rapport à lui-même, sans possibilités d’adaptation aux êtres
extérieurs qui, n’étant pas objets d’identifications, ne sont pas vécus comme
objets de projections à implications affectives (contrairement à certaines
apparences), mais comme les « pions » des jeux de réalité qui se posent. Le
Moi-idéal ne laisse place ni aux délibérations intimes, ni aux régressions. À ces
titres, pas de problématique de la castration, pas de replis narcissiques
secondaires. Représentant un « tout » d’invulnérabilité ou un « rien », l’échec
devant la réalité se trouvant vécu comme une blessure narcissique
(désorganisante de la sphère somatique puisque n’existent pas de possibilités
mentales de recul) et non comme une culpabilité négociable, le Moi-idéal se
montre éminemment mortifère » (1990, p.46).

V. d) Les différentes formes de somatisations, fonctions de divers


critères

La psychosomatique de Marty peut rendre compte des phénomènes


déterminant le déclenchement et l’évolution de nombreuses maladies somatiques
(en rapport avec la rupture d’investissements affectifs importants), de leur nature
réversible ou évolutive (en rapport avec le degré de mentalisation), mais pas de
la nature de la maladie (pourquoi un cancer plutôt qu’une maladie auto-immune,
par ex.) et de sa localisation (pourquoi un cancer du sein plutôt qu’un cancer
intestinal, par ex.). Concernant la forme des somatisations, c’est-à-dire le type
de maladie qui atteint le sujet et sa localisation anatomique, Marty met en garde
contre les abus. : « Il est un abus trop fréquent chez certains psychanalystes ou
non, à la manière de Groddeck, de mêler sans nuances, voire sans les
distinctions physiopathologiques majeures dont la connaissance s’impose
maintenant, les différentes textures de la pathologie somatique sous prétexte
qu’une symbolique corporelle peut être mise en relief à propos d’une
localisation anatomique : ne guère différencier colopathie et recto-colite
hémorragique ou nodule bénin et cancer du sein, par exemple » (1990, p.56).
« La forme des somatisations dépend de l’hérédité, de la congénitalité (vie intra-
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 44
mental face au traumatisme
utérine et naissance), du passé psychosomatique et dans l’actualité, d’agents
extérieurs, ceux-ci n’étant qu’exceptionnellement dotés en eux-mêmes d’un
poids considérable » (Debray, 1998b, p.57).
« Rappelons que, s’il n’existe pas de correspondance absolue entre les
structures mentales et les mouvements économiques contre-évolutifs qui
peuvent survenir dans le déroulement de la vie d’un sujet, il n’en demeure pas
moins que l’appartenance à une névrose mentalisée ou à une névrose de
comportement est considéré comme un signal élémentaire de gravité chez un
patient donné » (Debray, 1998b, p.172). En fonction du degré de mentalisation
du sujet, Marty est donc capable de déterminer la nature réversible ou évolutive
de la maladie : « Les névroses bien mentalisées laisseraient régulièrement la
place à des maladies réversibles, les névroses mal mentalisées et les névroses de
comportement à des maladies évolutives, les névroses à mentalisation incertaine
à des maladies réversibles le plus souvent, à des maladies évolutives aux cas de
désorganisations psychiques, de répressions massives et durables des
représentations ou de préséance notable du Moi-idéal» (1990, p. 51).

Concernant les maladies réversibles, Marty, dans La psychosomatique de


l’adulte (1990), développe un petit chapitre très instructif sur « L’hystérie de
conversion, ses apparentements » (p.56-58). Sa réflexion permet de donner du
sens à toute une série de ce que j’appellerais des « petites » manifestations
somatiques qui sont à traiter à part des conversions hystériques : il s’agit des
« expressions sensorio-motrices directes (sans représentations de mots) des
affects, de type animal ou du type de celles du nourrisson. » mais aussi de
« certaines céphalalgies et migraines, certaines gastrites et ulcus [ulcères de
l’estomac], certaines manifestations colitiques, asthmes et d’eczémas,
hypertensions artérielles, rhinites spasmodiques, urticaires, oedèmes,
inflammations de la peau et des muqueuses, certaines manifestations
comitiales ». « Ces affections ne sont guère objets d’érotisations. Elles
n’apportent généralement pas de solution aux conflits. Elles ne sont que
secondairement sous-tendues de représentations. Elles n’ont finalement pas de
signification symbolique » (1990, p.58). Ce sont de « petites » régressions
somatiques « déclenchées par un traumatisme psycho-affectif qui a
momentanément désorganisé l’appareil mental ; non évolutives et réversibles
(Elles consistent en des maladies « à crises » de durée plus ou moins longue.
Elles mettent donc spontanément un terme aux désorganisations et peuvent se
résoudre seules, sans appui extérieur) ; le plus souvent habituelles aux sujets,
parfois exceptionnelles ; dont la symptomatologie est limitée et constituée
d’hyperactivités ou d’hypoactivités (parfois des deux en même temps) de
systèmes fonctionnel relativement isolés dans l’organisation psychosomatique
générale des individus » (sur base de la p.58).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 45
mental face au traumatisme
Enfin, Marty estime qu’il faut toujours prendre en compte la nature des
affections somatiques dans leur entretien ; tenir compte « de la durée de leurs
cours naturel pour certaines, pour d’autres de l’irréversibilité des lésions (dans le
diabète insulino-dépendant, par ex.) ou l’évolutivité autonome (dans les cancers,
par ex.), phénomènes qui ont échappé au pouvoir hiérarchique du système
psycho-affectif des sujets » (1990, p.53). Cela a des implications différentes au
niveau des psychothérapies : « Il existe d’ores et déjà des différences
significatives entre les psychothérapies des maladies auto-immunes et celle des
cancers. Les maladies auto-immunes paraissent soumises à la hiérarchie
psychosomatique : de ce fait, la cessation de la dépression essentielle et de la
désorganisation va de pair avec le rétablissement des défenses biologiques qui
existaient antérieurement chez le sujet. Dans les bons cas, on assiste au
ralentissement de l’évolution pathologique puis à une disparition des signes
cliniques et de laboratoire de la maladie lorsque cela est possible. Il n’en va pas
de même avec les cancers, la cessation de la dépression essentielle et de la
désorganisation générale ne fait que ralentir l’évolution de foyers cancéreux qui
nécessitent la destruction des tumeurs par les moyens classiques. Pour ces
atteintes somatiques, le déroulement de la maladie obéit à ses lois propres »
(Debray, 1998b, p.71).

Peut-on réellement envisager cette évolutivité autonome du cancer, sans lien


aucun avec la situation psycho-affective des sujets ? J’éprouve des difficultés à y
croire moyennant la réalité de régressions spontanées de cancer, en dehors de tout
traitement anti-cancéreux classique, dont Marty lui-même parle d’ailleurs dans les
débuts de son ouvrage de 1976.

V. e) Recherche sur le cancer du sein

Une recherche en double aveugle a été menée d’une part par des
gynécologues (sous la direction du professeur Claude Jasmin, oncologue) et
d’autre part par les psychanalystes travaillant à l’hôpital de la Poterne des
Peupliers sur 77 femmes, chez qui l’on suspectait un cancer du sein sur base du
fait qu’elles présentaient une petite tumeur palpable cliniquement donc elles
ignoraient la nature. Sur base d’une investigation psychosomatique classique, les
psychanalystes devaient pronostiquer la nature bénigne ou maligne de la tumeur,
avant que soient poursuivis les examens médicaux complémentaires. « Les
résultats ont montré que les prédictions des psychanalystes étaient
statistiquement significativement plus fiables que les éléments épidémiologiques
habituellement retenus par les médecins. La référence à la structure
fondamentale est apparue décisive. Ainsi 18 patientes sur 77 ont été jugées
« bien mentalisées » (well organized), le pronostic faisant état de ce qu’elles
n’avaient pas de cancer, ce que les résultats médicaux ultérieurs sont venus
confirmer. 19 patientes ont présenté un cancer du sein, 17 avaient été
considérées par les psychanalystes comme suspectes de cancer et deux patientes
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 46
mental face au traumatisme
avaient été considérées comme ne présentant pas de cancer » (Debray, 1998b, p.
66-67). L’article rédigé par le médecin épidémiologiste qui participait à la
recherche a été publié dans une revue internationale (Annals of Oncology) en
1990 : C. Jasmin ; M.C. Lê ; P. Marty ; R. Hertzberg & the Psycho-Oncologic
Group, Evidence of a link between certain psychological factors and the risk of
breast cancer in a case-control study.

Sur la base de cette étude, Marty postule en 1988 dans Dispositions


mentales de la première enfance et cancers de l’âge adulte que « Le schéma
évolutif le plus typique des sujets atteints de cancer est le suivant :
- dépression de la petite enfance :
- puis dépression latente ;
- puis déclenchement du cancer à la suite d’une perte d’objet à l’âge
adulte, elle-même suivie d’une dépression le plus souvent de type
essentiel.

Les dépressions de la petite enfance résultent la plupart du temps de


dépressions de la mère, ou de manques ou de pertes d’objets de l’enfant. Les
dépressions latentes qui s’étalent tout au long de la vie des sujets sont de type
essentiel, sans guère de symptomatologie. Les pertes d’investissements affectifs,
d’ordre intérieur ou extérieur, dans l’activité ou la passivité, représentent la
majorité des pertes d’objets de l’adulte. » Marty ajoute : « Il est bien évident
qu’il ne suffit pas à un sujet d’avoir une mauvaise mentalisation, ou des
angoisses diffuses, ou des dépressions essentielles et latentes pour que,
automatiquement, se déclare un cancer. D’autres facteurs que ceux que notre
travail de psychosomaticien considère interviennent dans la genèse des cancers.
Cependant le groupement, chez un individu, d’un certain nombre des éléments
sémiologiques que nos études mettent en relief signale le danger pressant
d’éclosion d’une maladie grave » (p.180).

Ces travaux de Marty nous intéresse puisque nous avons rencontré des
patients ayant souffert d’un cancer : retrouve-t-on ce schéma et si, oui, doit-il être
complexifié ? D’ores et déjà est affirmée la continuité d’une dépression mise en place
depuis la petite enfance et qui ne se révèlera que profondément délétère dans
l’après-coup d’une nouvelle perte d’objet. Ce qui signifie probablement qu’un objet
satisfaisant a pu être trouvé pendant un certain temps, ce que Marty ne dit pas. On
peut aussi se permettre de lier dépressions de la petite enfance, manques ou pertes
d’objets et défaut de mentalisation ultérieure.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 47
mental face au traumatisme

Conclusion : Que retenir des théories de Marty ?

Marty envisage que la maladie somatique naît suite non seulement à une
impossibilité à pouvoir élaborer psychiquement, mentaliser, mettre en lien
associatif, une situation qui est considérée comme traumatique mais aussi suite à
l’impossibilité d’évacuer la tension qu’elle provoque en nous par des activités
sensorio-motrices. Si cet écoulement des excitations traumatiques n’a pas lieu
par les voies mentales ou comportementales, c’est le soma qui répond ou plutôt
qui se désorganise à son tour. La maladie somatique apparaît suite à une
véritable chute du tonus vital que Marty nomme « dépression essentielle »,
période souvent précédée d’angoisses diffuses. Cette notion de dépression
essentielle est capitale, elle précède tout développement d’une maladie
somatique. En effet, la chute du tonus vital, c’est la chute de tous les paramètres
biologiques qui assurent d’habitude l’homéostasie de l’organisme, systèmes de
défense et de réparation compris. On peut donc supposer que la vulnérabilité
somatique d’un sujet ne se manifestera que lorsqu’il sera confronté à une chute
de son tonus vital, elle-même due à la confrontation à une situation
traumatisante.
Il n’y a donc pour lui aucune spécificité liant traumatisme particulier à
maladie somatique particulière. La maladie qui naîtra suite à une situation
traumatique inélaborable dépendra de la vulnérabilité héréditaire, congénitale ou
acquise du sujet. La maladie disparaîtra ou se stabilisera dès que le poids
traumatique aura été levé.
On retiendra la qualification du traumatisme comme étant le plus souvent
en rapport avec une perte. Et que les personnes qui ont n’ont pas pu intérioriser
suffisamment les figures parentales (suite à des expériences de satisfaction
insuffisantes à leur contact) sont plus sensibles à la perte que celles chez qui
cette intériorisation peut faire tampon face à la perte. La mentalisation est en
effet fortement en lien avec l’intériorisation de figures parentales qui ont su
donner une présence juste à leur enfant, respectueuse de leur rythme, sans les
envahir et sans les confronter trop à l’absence. Autrement dit, la vie psychique
est fonction le plus souvent du relationnel qui s’est installé dans la tendre
enfance. Le relationnel, intériorisé et/ou extériorisé, est fondamental chez Marty
pour comprendre à la fois le traumatisme ou les conditions fastes d’existence, la
façon de réagir au traumatisme et donc la maladie somatique.

Pourquoi alors Marty a-t-il tant mis l’accent sur la mentalisation et


pourquoi le plus souvent n’a-t-on retenu que ça de ses théories ? Il me semble
que c’est lié à l’ancrage psychanalytique de Marty (modèle psychanalytique qui
met tant l’accent sur les représentations psychiques du sujet) et à ses
constatations déroutantes face à des sujets malades somatiques qui ne
correspondaient pas aux sujets névrosés voire psychotiques sur lesquels la
psychanalyse s’est tant penchée. Dans l’actualité d’une relation qui se développe
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 48
mental face au traumatisme
face à un sujet adulte malade somatiquement, il n’a pu que constater bien
souvent ces manques de représentations ou ces répressions de certaines
représentations. Un psychanalyste, intéressé par le déploiement des
représentations du sujet, ne peut qu’être frappé quand cela n’a pas lieu. C’est
cette clinique-là que Marty a mise en avant. La psychosomatique de Marty est
étroitement liée à la psychanalyse, dans l’attention qu’elle porte aux
représentations présentées par le sujet.
Parallèlement, Marty n’a cependant cessé de considérer l’importance du
relationnel, à la fois dans ce qu’il se noue au niveau relationnel dans l’actualité
de la rencontre avec le sujet malade (transfert et contre-transfert) mais aussi du
relationnel, de la qualité de la fonction maternelle, auquel le sujet a été confronté
dans sa prime enfance et qui lui a permis ou non un bon développement de son
appareil psychique.

Il est temps maintenant d’envisager quels éléments de la réalité clinique


sont restés dans l’ombre, non mis en lumière par la théorie de Marty car « dans
l’histoire du savoir, un point aveugle est nécessaire au développement de toute
perspective : c’est de la tache aveugle produite inéluctablement par un mode
particulier de savoir qu’un autre savoir peut advenir et s’en déduire. (…)Toute
connaissance naît du reste, du point aveugle, des lacunes qui fondent les
postulats et les méthodes d’une autre science » (Gori, 2005, p.30 & 33). J’ai
souhaité, avant de mettre la théorie de Marty à l’épreuve d’un récit de vie, la
confronter à la théorie d’auteurs qui se sont penchés sur le portrait existentiel
des personnes cancéreuses, le type de vie et d’événements qu’elles avaient
vécus : il s’agit de LeShan et de Bahnson.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 49
mental face au traumatisme

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Dictionnaire International de la Psychanalyse : concepts, notions, biographie


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