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Dans un article de la Revue française de Psychanalyse, en 1948, Ziwar reprend les principaux syndromes
psychosomatiques dégagés par l’équipe d’Alexander : l’asthme, l’hypertension artérielle et l’ulcère
gastroduodénal.
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Helen Dunbar, américaine, (1902-1959). En 1935, elle publie « Emotions and Bodily Changes ». C’est elle qui
introduit le concept de « profil de personnalité » et donnera ainsi une impulsion essentielle à la recherche
psychosomatique des années 1920-1930. En 1939, elle crée en collaboration avec Alexander et d’autres une
revue « Psychosomatic medicine » et fonde ce qui deviendra la Société américaine de psychosomatique. En
1943, elle publie « Psychosomatic Diagnosis » et en 1947 « Mind and Body : Psychosomatic Medicine »
(Référence : Chemouni, Psychosomatique de l’enfant et de l’adulte, 2000).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 3
mental face au traumatisme
l’idée de situations psychodynamiques – de conflit – spécifiques (qui mènent le
plus souvent à la répression d’un besoin) dans la genèse de certaines maladies,
ces situations de conflit pouvant être retrouvées chez des personnes présentant
des personnalités différentes.
Ainsi, par exemple, les recherches d’Alexander le mènent à penser que les
ulcères de l’estomac se retrouvent le plus souvent chez des personnes dont les
besoins de dépendance sont activement ou passivement frustrés. Il l’explique de
la façon suivante : « Si le moi de l’adulte rejette le désir de recevoir, d’être aimé
et secouru, de dépendre des autres ou si ce désir est frustré par des circonstances
extérieures et, par conséquent, ne peut trouver satisfaction dans un contact
interpersonnel, il se fraye un chemin vers la régression. Le désir d’être aimé se
transforme en besoin d’être nourri. Le refoulement de ces désirs d’être aimé et
d’être protégé mobilise le système nerveux de l’estomac qui, depuis le début de
la vie extra-utérine, a été étroitement lié à la forme la plus primitive du désir de
recevoir quelque chose, c’est-à-dire au processus de l’alimentation. L’activation
de ces processus sert de stimulus permanent de la fonction gastrique » (1962,
p.86)7. En résumé d’ailleurs, on peut dire avec Keller (2000, p.33) que « le
schéma proposé par Alexander consiste à répartir ces maladies spécifiques en
deux grandes catégories, liées à des dispositions psychiques particulières : d’une
part, les maladies qui surgissent dans un contexte de désir de passivité refoulé
(maladies ulcéreuses, asthme, etc.) et, d’autre part, celles qui accompagnent les
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Voici d’autres exemples de ces liens postulés par Alexander entre la répression d’un besoin et ses répercussions
somatiques et qui figurent dans son livre « Médecine psychosomatique » :
La diarrhée chronique (1962, p.106) est considérée comme le résultat d’un grand besoin frustré de
donner ou de restituer. Au lieu d’accomplir un acte réel, le diarrhéique diminue son sentiment d’obligation par
un don sous cette forme primitive infantile : le contenu de son intestin.
Chez les constipés chroniques (1962, p.108), on trouve une tendance à se sentir rejeté et à ne pas
s’attendre à recevoir quelque chose des autres. D’où leur tendance à retenir ce qui est en leur possession, le
contenu intestinal.
Dans l’asthme (1962, p.112-113), on retrouve un attachement excessif et non résolu à la mère. Cette
dépendance à la mère se trouve refoulée. Tout ce qui menace le sujet de séparation d’avec la mère protectrice ou
d’avec son substitut peut déclencher une crise d’asthme. Le thème du rejet maternel se retrouve souvent dans
l’anamnèse des asthmatiques. L’enfant qui éprouve encore le besoin de soins maternels répond spontanément au
rejet par un sentiment accru d’insécurité et par une tendance plus grande à se fixer à la mère. Dans d’autres cas,
on rencontre chez les mères asthmatiques un désir d’émanciper prématurément leurs enfants. En poussant leurs
enfants vers une indépendance qu’ils ne peuvent pas encore assumer, elles aboutissent à des résultats tout à fait
opposés : elles provoquent un plus fort sentiment d’insécurité et une tendance plus marquée à s’attacher à elles.
Pourquoi et comment ce désir refoulé de dépendance à l’égard de la mère peut-il produire un spasme des
bronchioles qui est la base physiologique des crises d’asthme ? Elle est due à la suppression des larmes chez
l’enfant, appel qui lui permettrait de retrouver l’amour de la personne dont il dépend. Cet appel refoulé a des
conséquences respiratoires.
Des recherches psychanalytiques systématiques effectuées sur des sujets hypertendus ont révélé que
bien que leurs personnalités étaient fort dissemblables, un trait caractéristique leur était commun : l’incapacité
d’extérioriser librement leurs impulsions agressives. « L’analyse de ces individus révèle un conflit accentué entre
leur tendance à la dépendance passive ou féminine avec des impulsions compensatrices d’hostilité agressive.
Plus ils cèdent à leurs tendances à la dépendance passive, plus fortes deviennent leurs réactions hostiles dirigées
contre ceux à qui ils se soumettent » (1962, p.125). « Les sentiments hostiles non exprimés peuvent devenir la
source d’une excitation continuelle du système vasculaire, comme si l’organisme inhibé était constamment
préparé à une lutte qui n’aurait jamais lieu » (1962, p.126).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 4
mental face au traumatisme
tendances à l’agressivité réprimée (hypertension, diabète, etc.). (…) L’idée fait
son chemin selon laquelle certaines personnes seraient psychologiquement
disposées à être victimes de telle ou telle maladie ».
Pourtant Alexander précise bien qu’il est possible de retrouver les types
de situations conflictuelles qu’il décrit sans que les sujets présentent les troubles
organiques qui y seraient spécifiquement liés. Il l’explique par le fait
qu’interviennent en plus dans la maladie somatique des facteurs de vulnérabilité
somatique. Il affecte ainsi à la maladie une surdétermination étiologique. Seule
la coexistence de deux facteurs : émotionnels et somatiques peut expliquer la
formation de certaines maladies. « C’est seulement lorsque le facteur psycho-
dynamique est lié aux influences de facteurs jusqu’à présent inconnus, peut-être
d’origine somatique ou héréditaire, que des troubles somatiques des fonctions
viscérales peuvent s’installer » (1962, p.128).
Alexander estime donc que la maladie peut être due à l’ensemble ou une
partie des facteurs suivants :
a) Ceux habituellement considérés par les médecins : constitution
héréditaire ; traumatisme obstétrical ; maladies organiques de l’enfance qui
augmentent la vulnérabilité de certains organes ; expériences accidentelles
d’ordre physique ou traumatisantes de l’enfance (1e et 2e enfance) ;
traumatismes physiques ultérieurs.
b) Ceux que le point de vue psychosomatique ajoute : soins reçus dans
l’enfance (mode de sevrage, éducation à la propreté, conditions matérielles et
psychologiques du sommeil) ; expériences accidentelles d’ordre affectif de la 1e
et de la 2e enfance ; climat affectif du milieu familial et traits personnels
spécifiques de parents et des collatéraux ; expériences affectives ultérieures dans
les relations interpersonnelles et dans les relations professionnelles.
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A partir de maintenant les diverses perspectives critiques et les commentaires que je proposerais se dénoteront
par la typographie particulière qui y est appliquée. Le titre « mise en perspective critique » n’apparaîtra donc
plus au cours de cette thèse.
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mental face au traumatisme
analogique entre des domaines hétérogènes. Son sentiment par exemple que le
besoin d’être aimé est équivalent au besoin d’être nourri n’est qu’une hypothèse qui
se fonde sur l’analogie entre ces deux besoins où il s’agit de recevoir quelque chose
de l’extérieur mais ne correspond pas à la réalité de ces deux phénomènes qui, dans
le fond, sont profondément hétérogènes même s’il peut leur arriver d’être associés.
Il faut peut-être replacer ces théories dans le contexte de l’époque à laquelle
elles sont nées. Je pense qu’il y avait un enthousiasme réel à l’idée que la
psychanalyse puisse contribuer à la guérison des troubles somatiques comme elle
l’avait fait pour les troubles mentaux. Le symbolique ayant montré ses limites, on
s’est alors rabattu sur l’émotionnel et ses liens à la physiologie pour tenter
d’expliquer toute une série de troubles somatiques. On ne se rendait alors pas
compte que les arguments physiologiques invoqués simplifiaient par trop la
complexité à la fois du trouble somatique et celle des réactions émotionnelles.
« La médecine psycho-somatique a donné naissance à une nosologie d’un
nouveau type. Médicale dans son expression, psychologique dans son
intentionnalité, elle représente un véritable hybride du point de vue épistémologique.
(…) Le mode de pensée de la médecine-psychosomatique travaille en choisissant à
l’intérieur de la nosologie médicale une maladie prise en référence et en lui
appliquant une évaluation psychologique afin de définir, à côté de la sémiologie
somatique déjà constituée, une sémiologie psychique nouvellement établie (…) Elle
cherche à réunir dans un même ensemble deux sémiologies appartenant à deux
champs épistémologiques différents. (…) Si l’on ne prend pas en considération les
structures conceptuelles à l’intérieur desquelles se situe une question déterminée, on
court le risque, dans l’examen de cette question, comme dans l’énonciation de
propositions hypothétiques, de faire un amalgame entre des données hétérogènes et
d’aboutir ainsi inévitablement à des impasses théoriques » (Smadja, 1998b, p.1377
& 1388).
Je ferais également remarquer que les théories actuellement en vogue auprès
du grand public (Claude Sabbah et sa « Biologie Totale des êtres vivants » reprenant
les enseignements de Dirk Hammer, médecin rayé de l’Ordre des Médecins) font
fortement penser aux théories d’Alexander qui amalgament besoins biologiques et
besoins affectifs comme s’il s’agissait du même ordre de phénomène sur base d’une
soi-disant régression du psychique au somatique/biologique qui l’aurait étayé.
II. L’idée d’Alexander est de partir des composantes physiologiques de
l’émotion plutôt que des idées symboliques pour comprendre le sens du trouble
somatique. Cette idée a été et est encore exploitée par de nombreux auteurs
psychosomaticiens. L’émotion, par « ce voisinage étroit, dans son intimité même,
entre ses propres mots (pensés ou dits) et les bouleversements corporels
irrépressibles auxquels il est soumis (accélération du cœur, « chair de poule »,
transpiration, etc.) peut apparaître comme le fait psychosomatique humain par
excellence. C’est à ce titre que l’impossibilité (ou la difficulté) à éprouver des
émotions ou à les dire a été interprétée par certains psychosomaticiens comme
pathologique » (Keller, 2000, p.509). Je pense à Joyce McDougall (1989, 1996) qui
considère que, chez les personnes qui somatisent, on assiste devant des
événements aptes à mobiliser des représentations chargées d’émotions à une
éjection, voire même à une forclusion de la partie psychique de l’affect (terme
psychanalytique qui désigne l’émotion), ce qui permet à la part physiologique de
celui-ci de s’exprimer comme dans la première enfance (resomatisation de l’affect) et
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Keller développe ensuite plutôt les travaux sur l’alexithymie abordés plus loin dans ce chapitre.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 6
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crée le trouble psychosomatique. Autrement dit, seul le pôle somatique de l’affect
selon McDougall se donne à voir dans les expressions psychosomatiques.10 Ce sont
des idées similaires qui circulent encore aujourd’hui dans le domaine plus cognitivo-
comportemental et expérimental de la psychologie de la santé puisqu’on continue à y
tester les hypothèses de liens entre profils de personnalité spécifique et maladie
spécifique par des théories relativement similaires à celles d’Alexander (notamment
le cas de l’inhibition de l’hostilité chez les personnes présentant des problèmes
cardiaques).
Chez tous ces auteurs, il y a confusion entre expressions physiologiques de
l’émotion et troubles organiques qui perturbent la physiologie. C’est comme si, par le
simple fait qu’émotion et troubles organiques impliquaient tous deux des
modifications de la physiologie corporelle, ils pouvaient être ramenés au même
phénomène. Il est évidemment tentant de penser que comme l’émotion se fait
connaître avant tout par des modifications physiologiques, si cette émotion avait
tendance à se chronifier, cela ne pourrait manquer de se répercuter sur la
physiologie corporelle. L’émotion se vit sur un mode somatique, il est vrai, mais je ne
vois pas comment cela lui donnerait le pouvoir de léser des tissus. Les phénomènes
émotionnels font pour moi partie de la physiologie normale de l’individu, même s’ils
se répètent fréquemment.
L’idée de répression de l’émotion, de refoulement d’un besoin affectif est
omniprésente dans ces théories. Il faudrait donc, pour qu’une émotion produise un
trouble organique, qu’elle soit au fond chroniquement ressentie et chroniquement
réprimée, refoulée. Il faudrait aussi distinguer plusieurs formes de répression : les
personnes ne se rendent pas compte qu’elles vivent une émotion (cas le plus grave,
alextihymie ; c’est probablement ce qu’entend McDougall par forclusion de la partie
psychique de l’affect) ; les personnes se rendent compte qu’elles vivent une émotion
mais ne parviennent pas à faire le lien avec la situation qui la provoque ; les
personnes se rendent compte qu’elles vivent une émotion, font le lien avec la
situation qui la provoque mais n’expriment pas leur émotion. Je ne vois pas
comment, suite à cette répression, la partie somatique de l’émotion qui s’est
exprimée se verrait amplifiée et acquerrait un pouvoir de nuisance qui mènerait à des
troubles somatiques, à moins de considérer que soma et psyché sont en contact
direct et fonctionnent comme des vases communicants où ce qui ne s’exprime pas à
un niveau s’exprime fortement à un autre. Il y a là confusion entre des champs
hétérogènes.
J’ai la forte impression que, comme l’ancien cheval de bataille du
psychologique, le symbolique, ne fonctionne pas dans les cas de troubles
somatiques, on se rabat alors sur l’émotionnel et ce que j’appellerais une pseudo-
physiologie ou une physiologie simplifiée de celui-ci pour découvrir le chaînon
manquant entre psychologique et somatique, pseudo-physiologie qui soit
suffisamment spécifique pour donner l’impression d’une explication scientifique.
Ainsi, on ne prend en compte dans cette partie somatique de l’émotion qu’une de ses
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Je replacerais ici cette théorie dans son contexte global. J. McDougall défend notamment dans Théâtres du
corps (1980) ou Eros aux mille et un visages (1996) l’idée de somatisations psychosomatiques, fruits d’une
« hystérie archaïque », « préverbale », mode de défense contre des angoisses psychotiques, des fantasmes
archaïques fondés sur la peur du patient de perdre son identité subjective, fantasmes d’un corps pour deux. Il
s’agirait d’un « protosymbolisme archaïque et préverbal ». Ne se reconnaissant point une détresse psychique,
tout le corps du patient psychosomatique répond à ces angoisses comme s’il s’était agi d’un traumatisme
biologique, comme s’il s’était introduit dans son système des substances toxiques susceptibles d’entraîner la
mort.
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mental face au traumatisme
composantes physiologiques dont on fait par un raisonnement métonymique le tout
de l’émotion (par exemple l’élévation de la tension artérielle devient quasiment
équivalente à la colère) afin de pouvoir la faire coller au trouble constaté (le cœur bat
plus vite donc il s’emballe plus vite). Les auteurs ne se rendent pas compte que ce
faisant ils introduisent une nouvelle forme de symbolique à l’intérieur même du
physiologique (par exemple, l’accélération du débit artériel devient le symbole de la
colère).
Il n’est pas étonnant de constater que la présomption que l’indice spécifique
de la colère serait une augmentation de la pression artérielle ne correspond pas aux
donnés scientifiques actuelles : « Les manifestations neuro-végétatives de l’émotion
sont très variées. Elles concernent le système cardio-vasculaire (vitesse du cœur,
pression sanguine, vaso-constrictions et dilatations), le système digestif (bouche
sèche, troubles gastriques et intestinaux), la régulation des sphincters, la
température et la conductance cutanée. Beaucoup de ces manifestations sont
perceptibles et, à ce titre, semblent caractéristiques de l’émotion. Mais il en est
beaucoup d’autres qui ne sont pas perçues : réactions hormonales, biochimiques
que l’on découvre surtout par des analyses de sang ou des urines et qui sont sans
doute les plus significatives. Toutes ces réactions peuvent se rencontrer dans
d’autres circonstances que l’émotion et elles ne sont reconnues comme
caractéristiques que par référence à la situation. (…) Peut-on déterminer des
réactions ou un groupe de réactions comme caractéristiques d’une émotion ? Cette
question qui était fondamentale dans la problématique de James n’a pas encore reçu
de nos jours une réponse satisfaisante. Même les deux émotions négatives les plus
fortes, la peur et la colère, ne peuvent être mises en rapport avec des indices
spécifiques. (…) Les indices distinctifs des émotions sont difficiles à mettre en
évidence, parce qu’il apparaît que chacun a une réactivité émotive propre qui se
retrouve dans des situations différentes (Schnore, 1959) » (Paul Fraisse,
Encyclopedia Universalis, 1996).
Il est possible que le trouble organique ne soit pas sans lien avec une situation
à laquelle la personne n’arrive pas à faire face (ce qui en constitue le caractère
traumatique) et qui provoque chez elle diverses émotions douloureuses mais il est en
tout cas erroné de dire que cela passerait par des modifications physiologiques
engendrées par des émotions réprimées. Par contre, je pense que les états de
tension chroniques ou de désespoir créés par l’impossibilité de trouver une issue à
une situation déplaisante ont le pouvoir d’affecter la physiologie de l’individu. On
parlerait plus communément aujourd’hui de stress durable. Ce désespoir, ce stress
durable, aurait des effets non spécifiques sur l’organisme en abaissant son
métabolisme habituel (notamment les réactions immunitaires) ce qui permettrait à la
maladie de se développer. Nous reviendrons sur cette question.
III. Il a aussi été reproché à Alexander, ainsi qu’à Dunbar, leur allégeance à la
nosologie médicale et l’application de connaissances issues de la psychanalyse sans
tenir compte de sa méthode. « Ces psychosomaticiens ont appliqué des
connaissances psychanalytiques au champ clinique médical au lieu de se placer
comme des psychanalystes en face de malades, en cherchant à utiliser toutes les
ressources possibles de la méthode psychanalytique. (…) Le cadre théorique de la
psychanalyse est gauchi, maltraité et soumis à des utilisations inappropriées »
(Smadja, 1998b, p.1375).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 8
mental face au traumatisme
IV. Devenir du modèle d’Alexander. On a cherché à vérifier la validité de la
notion de spécificité, fondée sur l’idée de la relation régulière, stable entre la
constellation conflictuelle psychique et la constellation organique, en étudiant si la
présence de l’une était nécessaire et suffisante pour faire advenir l’autre. « Est-il
exact qu’on retrouve toujours la même constellation conflictuelle chez des malades
présentant la même affection somatique ? Ou, à l’inverse, les malades chez qui l’on
retrouve la même constellation conflictuelle tombent-ils tous malades du point de vue
somatique ? Force est de constater que la réalité clinique était loin de confirmer la
régularité et la stabilité du lien de spécificité, dans un sens comme dans l’autre. C’est
ainsi que, progressivement, le débat sur la spécificité a pris la forme d’une nouvelle
question : maladies psycho-somatiques ou malades psycho-somatiques ? Après
avoir exploré l’un des pôles de la question, la maladie, le balancier s’est déplacé vers
l’autre pôle, le malade. (…) La question ainsi posée a eu le mérite de susciter des
travaux psychosomatiques dont l’objet s’est concentré sur le fonctionnement
psychique du malade » (Smadja, 1998b, p.1390). Le modèle d’Alexander est donc
tombé en désuétude, sa théorie ne résistant pas à l’épreuve de la confrontation
clinique sur de grands ensembles de malades.
Par ailleurs, « ces conceptions [dont celle qui considère que le facteur
psychodynamique essentiel de l’asthme serait un conflit dont le nœud est un
attachement excessif à la mère] ont eu un succès populaire certain auprès des
médecins tant que les traitements médicamenteux étaient des plus sommaires, soit
jusque dans les années 1970 ; ce n’est en effet qu’à partir des années cinquante que
débutent les grandes découvertes thérapeutiques (cortisone, antibiotiques,
psychotropes…) » (Del Volgo, 2003, p.30).
Depuis tout petit, Marty est intéressé par les maladies somatiques : «
Enfant, j’étais angoissé par les maladies de mes proches. Je voulais comprendre
au-delà de ce qu’on racontait, assurément pour évacuer ma responsabilité »
(198411). Il entreprend des études de médecine puis de psychiatrie. À la
demande d’un chirurgien des hôpitaux de Paris intéressé par les travaux
américains sur le rôle du psychisme dans les désordres somatiques, Marty quitte
la psychiatrie pour se rendre en hôpital général en 1947 (Fain, 1994, p.7). « Très
vite, il se rendit compte que son savoir psychiatrique ne lui permettait pas une
approche satisfaisante des malades somatiques et se mettant en cause en tant
qu’observateur, il entreprit la psychanalyse personnelle préalable à toute
formation » (Fain, 1994, p.7). Il entreprend celle-ci en 1947 avec Marc
Schlumberger, est élu membre adhérent de la S.P.P. en 1950 et en devient
membre titulaire en 1952 (Debray, 2002, p.971). Travaillant dans la continuité
des travaux américains, Marty cherche à lier pathologie somatique donnée à une
constellation sémiologique psychique spécifique. Il s’intéresse aux patients
11
Organisations et désorganisations psychosomatiques (A propos de la complexité d’un système naturel)., in F.
Fogelman (dir.), Les theories de la complexité, autour de l’œuvre d’Henri Atlan, Paris, Seuil, 1991, 328-336. In
R. Debray, 1998b, p. 110.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 9
mental face au traumatisme
souffrant de tuberculose, de maux de dos, de maux de tête et de désordres
allergiques. Il travaille dans divers services hospitaliers parisiens.
Dans ses travaux des années 50 mais aussi ultérieurement, Marty s’appuie
beaucoup sur les travaux de Maurice Bouvet (La névrose obsessionnelle, 1953 ;
La relation d’objet, 1956), notamment pour différencier ce que Maurice Bouvet
décrit comme mécanismes névrotiques visant à maintenant la distance à un objet
interne, psychiquement représenté, de ce que lui, Marty, constate par exemple en
1954 chez les tuberculeux pulmonaires12 où la distanciation se fait de façon
réelle, géographique, par rapport à l’objet conflictuel réel (la mère le plus
souvent)13. Il constate donc chez ces patients des mécanismes défensifs
différents des mécanismes défensifs intrapsychiques.
Dès 1949, Marty étudie les maux de tête ou céphalalgies qu’il finit par
considérer comme « un système de défense voisin des défenses névrotiques
classiques, mettant cependant en jeu des mécanismes d’ordre somatique
(vasculaires cérébraux sans doute) » (Marty, 1990, p.21), « cran le plus évolué
des fixations-régressions d’ordre psychosomatique » (Marty, 1980, p.184). Ce
qui a été acquis en 1950 demeure pour Marty en 1990. Les maux de tête sont
« des inhibitions douloureuses de l’acte de pensée » et « n’existent guère avant
l’âge de 5 ou 6 ans et apparaissent volontiers à l’occasion des premiers exercices
scolaires, au moment d’une certaine valorisation de la pensée et de l’activité
mentale » (Marty, 1980, p.191). Ils font partie « des maladies fonctionnelles
régressives, « à crise », non évolutives, réversibles ». Il s’agit d’un mécanisme
de « répression de représentations spécifiques de nature oedipienne ». L’appareil
mental se trouve ici passagèrement débordé par le risque de transgression
oedipienne.
Il est assez étonnant pour moi, au vu de ses travaux ultérieurs, que Marty
considère en 1990 que ses travaux des années 50 aient toujours une certaine
pertinence. Quand il invente théoriquement les dynamismes parallèles et latéraux
dans le cas de certaines manifestations allergiques je ne puis m’empêcher de penser
qu’il crée une théorie qui lui permette de ne pas remettre en cause profondément le
lien qu’il a établi dans les années 50 entre problématique somatique allergique et
une certaine organisation de la personnalité. Le pseudo-symbolisme (la tête étant
l’équivalent de la pensée) ou la pseudo-physiologie qu’il conserve également
concernant les maux de têtes et de dos m’étonne tout autant.
Il considère tous ces troubles somatiques comme des défenses somatiques
d’ordre régressif. Il s’agit donc d’une régression par rapport à des mécanismes de
défense de type psychique. Je suis également étonnée par cette position. Je
n’imagine pas qu’un trouble somatique soit une forme de défense, régressive par
rapport à une défense de type psychique.14 Il me semble plutôt que, lors d’un
épisode de tension, quel qu’il soit, et donc n’ayant aucune spécificité particulière, il y
a une sorte de chute du tonus vital qui se manifeste au travers de divers paramètres
physiologiques, tonus vital qui d’habitude laisse la plupart du temps silencieuses les
zones fragiles de l’organisme. On pourrait dire également que les troubles
somatiques, liés pour moi à des fragilités corporelles héritées, constitutionnelles ou
acquises (mauvaise hygiène de vie ou accidents), ne se manifestent vraiment ou de
façon plus marquée que dans des épisodes de tension ou psychique ou relationnelle.
Je suis étonnée que Marty ait voulu conserver ce lien entre particularités
psychiques originales et maladie physique spécifique (allergie). Il dit lui-même que
« Des réserves étaient faites quant à l’application du qualificatif « allergique » à
certaines caractéristiques mentales, d’autant que les caractéristiques signalées
14
Un autre auteur semble partager cette idée : « Personnellement, je ne pense pas que la
désorganisation somatique soit une défense régressive. Elle témoigne plutôt de l’absence de toute
défense psychique, sorte de « dépsychisation » de la pulsion » (Nicolaïdis, 1998, p.132).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 13
mental face au traumatisme
pouvaient se rencontrer chez des individus indemnes des manifestations somatiques
alléguées » (1990, p.24). Ou encore, en 1969, « La personnalité de nombre
de sujets présentant d’importantes manifestations allergiques ne rentrait pas dans le
cadre de ma description de 1957 ». En 1963, dans L’investigation psychosomatique,
Marty et ses co-auteurs écrivent : « Nous gardons provisoirement le terme de
« disposition allergique » de la personnalité, en raison de sa constance chez les
grands allergiques naturels, sans préjuger de la relation de cette disposition avec les
manifestations allergiques proprement dites. » Léon Kreisler, engagé par Marty pour
la section enfant de son hôpital de psychosomatique, écrit en 1994 : « Il est certes
des prévalences mais nulle structure n’est spécifique. Ainsi en est-il des relations de
l’asthme à la structure allergique essentielle dont la fréquence est significative, sans
être unique, ni même majoritaire ; dans la cohorte de nos patients, elle représente un
quart environ des variétés structurales de la maladie. » Je pense que Marty aurait dû
reconsidérer sa théorie en considérant qu’aucune organisation psychique n’était liée
de façon spécifique à aucune maladie somatique et que la relation d’objet particulière
qu’il avait découverte chez des patients souffrant par ailleurs de manifestations
allergiques n’étaient qu’une corrélation fortuite, ce qui n’enlevait rien à l’intérêt de la
description pour les psychologues de ce type de relation d’objet jusque-là non décrit
dans la littérature psychanalytique. On pourrait garder le terme de relation d’objet ou
de personnalité allergique qui en connote le contexte de découverte sans que cela
ne soit plus lié de façon spécifique à aucun trouble somatique (comme l’hystérie
n’est plus considérée à l’heure actuelle comme en rapport avec une migration de
l’utérus).
Mon hypothèse est que Marty, croyant à une fixation somatique à un stade
anténatal, humoral dans les cas d’allergie, stade marqué par une indistinction
supposée entre le fœtus et sa mère, a lié les deux. C’est comme si cette organisation
somatique humorale du fœtus correspondait également à une organisation
relationnelle marquée par l’indistinction et que les deux venaient alors se confondre.
C’est comme si le sujet régressait somatiquement à un état où il ne faisait qu’un avec
sa mère. Or, cette fixation à un stade anténatal est une pure hypothèse de Marty,
une vue de son esprit. Ici, la confusion entre des champs hétérogènes (somatique et
psychique) est à nouveau flagrante et montre combien la pensée d’Alexander a
finalement continué à imprégner Marty au-delà des avancées théoriques qu’il
réalisera par la suite. Par ailleurs, dans les entretiens qu’il accordera en 1991 à
Nicolaïdis, suite à la question que lui pose ce dernier sur son intérêt pour le sujet de
l’allergie (1996, p. 38), Marty dira présenter lui-même de nombreuses réactions
allergiques et avoir été marqué par les personnalités dites allergiques. On peut
penser qu’ayant constaté ce contact si particulier chez des personnes grandement
allergiques, il n’a jamais pu vraiment se détacher de ce lien initial qui était une
grande découverte probablement pour lui. On peut aussi supposer que Marty était un
homme souple, qui a changé d’avis en fonction de ses expériences et de ses
réflexions, mais qu’il n’a jamais pu vraiment se départir de certains modes de
pensées antérieurs pour certains secteurs de sa réflexion : « J’ai cru, dans mon
enfance, à la toute puissance psychoaffective, fasciné que j’étais pas
l’évolutionnisme. C’est mon père qui, par des allusions, avait sollicité des questions
de ma part, m’avait enseigné qu’existaient des théories évolutionnistes. (…) Je suis
passé de la psychogenèse à l’organicisme, puis re-psychogenèse, puis à la
conception que j’ai actuellement, tous ces changements peuvent paraître abrupts,
mais j’en ai tenu compte pour construire progressivement la théorie qui vise à mieux
comprendre mes semblables et moi-même » (1996, p.73-74).
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 14
mental face au traumatisme
III. Toujours dans cette idée déjà développée dans la perspective critique sur
Alexander du lien erroné qui a été établi dans de nombreuses théories entre
répression émotionnelle et troubles psychosomatiques, je reprendrais les idées de
Keller (2000, p. 51), similaires aux miennes, en m’appuyant avec lui sur les résultats
des travaux portant sur l’alexithymie : « De nombreux outils ont été mis au point afin
de mesure l’alexithymie. Le plus connu a été construit par Sifneos lui-même : le Beth
Israel Questionnaire (BIQ). Quant aux mesures effectuées à l’aide de ce
questionnaire, elles ont fait apparaître que l’alexithymie était en réalité un
phénomène assez répandu, loin de ne concerner que les patients dits
« psychosomatiques ». Cet empêchement particulier à parler de ses émotions
pourrait apparaître alors davantage comme un effet lié à l’environnement
(social en particulier) qu’un symptôme pathologique ».
II.c) « La dépression essentielle ».
IV. Fin des années 70, début des années 80, la soixantaine.
Création d’une œuvre personnelle teintée d’évolutionnisme
Jusqu’au seuil des années 70, une grande partie des travaux de Pierre
Marty a été réalisée conjointement avec Michel Fain, Michel de M’uzan et
Christian David. « A partir des années 70 ses publications, dans la grande
majorité, sont rédigées par Pierre Marty seul » (Smadja, 1994, p.29). Marty
s’attache à déployer sa conception psychosomatique personnelle dans les deux
tomes que constituent Les mouvements individuels de vie et de mort, l’un publié
en 1976 et intitulé Essai d’économie psychosomatique, l’autre publié en 1980,
L’ordre psychosomatique.
Toute la pensée que Marty déploie dans ses deux tomes des Mouvements
individuels de vie et de mort dérive d’un principe évolutionniste. Sa conception
est moniste parce qu’il n’existe pour lui qu’une énergie unique, vitale qui
alimente instincts et pulsions et qui préside successivement à l’organisation
somatique, dès le début de la vie intra-utérine, jusqu’aux organisations
psychiques les plus complexes et les plus délicates. Comme tous les
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 25
mental face au traumatisme
psychanalystes, Marty estime que l’appareil psychique se construit par étayage
sur les fonctions somatiques. « L’appareil mental démarre, à partir du processus
primaire, dans une liaison étroite avec l’appareil somatique. Aux stades initiaux,
les racines même de fonctions mentales dont la qualité sera plus tard prévalente,
s’installent dans le système sensorio-moteur avec lequel elles se confondent en
partie. Nombreuses sont les fonctions somatiques de relation qui prennent alors
forme dans les rapports avec l’entourage du nourrisson et du petit enfant. Elles
prédéterminent certains systèmes d’activités mentales préférentielles du sujet.
La construction psychique, qui se complique et s’organise graduellement, vient
enfin, dans sa configuration de l’âge adulte, couronner l’édifice individuel »
(1976, p.88). Il y a « prédominance progressive des activités mentales par
rapport aux autres fonctions dans l’évolution individuelle. Cela à l’image du
mouvement de la phylogenèse et à sa suite » (p.88). Le système mental est pour
Marty la structure évolutive maximale que l’individu peut présenter. Il est donc
le plus fragile face aux aléas traumatiques de la vie. « La désorganisation frappe
d’abord le plus haut étage évolutif » (p. 104). Il est aussi celui qui permettra le
plus efficacement d’y faire face.
Le monde vivant est pour Marty sous-tendu à la fois par des mouvements
de vie, ou Instincts de Vie, qui tendent à des organisations et des
hiérarchisations fonctionnelles de plus en plus complexes, et des mouvements de
morts, ou Instincts de Mort, qui tendent à la déconstruction, à la destruction de
ces organisations hiérarchisées. La notion de « mouvements de vie » chez Marty
remplace celle de libido qu’elle inclut mais qui ne se concevrait que pourvue
d’une qualité mentale et représenterait donc le niveau le plus évolué des
mouvements de vie. « Tout au long de ce travail, nous utilisons fréquemment les
termes d’Instincts de Vie et d’Instincts de Mort. Au lieu d’Instincts de Vie nous
pourrions employer les termes de Pulsions de Vie ou d’Eros. Au lieu d’Instincts
de Mort nous pourrions employer les termes de Pulsions de mort ou de
Thanatos. Nous utilisons le terme d’Instincts de manière privilégiée en raison de
la plus grande largeur de sa visée évolutive » (1976, p.123). L’instinct est « une
tendance innée ayant une composante biologique plus marquée que celle de la
pulsion » (Nicolaïdis, 1994, p.96). Ce terme « vise à attribuer à la force
énergétique un champ d’application en deçà du psychique. Pour Pierre Marty,
l’instinct devient pulsion quand il se lie à des représentations psychiques »
(Smadja, 1998, p.66).
Malgré la dénomination de deux instincts, la conception de Marty reste
moniste car « Il se refusait d’admettre l’existence d’une pulsion de mort. Ce qui
correspond, pour d’autres, aux mouvements liés à la pulsion de mort se situait
pour lui au niveau de la faiblesse ou de la désorganisation des pulsions de vie.
(…)On peut dire sans le trahir que, pour lui, la mort ne signait pas la victoire de
la pulsion de mort, mais la défaillance, l’épuisement de la pulsion de vie. (…)
Les différents tableaux cliniques correspondaient à une évolution ou à une
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 26
mental face au traumatisme
contre-évolution qui rendait compte du déficit, jamais d’une lutte entre deux
modes énergétiques inverses » (Parat, 1994, p.24-25). « La mort se présente
dans l’ensemble comme le résultat de l’épuisement naturel des Instincts de Vie
ou de l’effondrement traumatique de ceux-ci » (Marty, 1976, p.115). Marty
considère l’existence des Instincts de Mort comme une continuité de
l’inorganisation première tout au long de l’évolution, ce qui selon lui rendrait
compte de la tendance auto-destructrice prête à se déclencher au moindre
faux pas traumatique, à n’importe quel niveau des organisations fonctionnelles
de l’individu (1976, p.125).
IV. b) Le traumatisme
16
In Etymologies du français, Ed. Belin, 1996.
17
In Etymologies de français, Ed. Belin, 1996.
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mental face au traumatisme
directe avec la désorganisation qu’elle provoque et se confond presque avec elle.
L’origine extérieure du traumatisme ne porte pas, en elle-même, une valeur
objectivement appréciable. La perte d’un être proche peut ne pas être plus
traumatisante, chez un individu adulte, qu’un jour, chez un autre, par exemple,
le sentiment provoqué par le passage d’une poussière dans un rayon de soleil »
(1976, p.100-101). Ainsi il est difficile de dire ce qui serait traumatique et ce qui
ne le serait pas en raison de « la communauté qui existe entre l’événement
traumatisant et l’organisation structurale, l’un ne pouvant s’envisager sans
l’autre, le traumatisme ne portant que sur les zones d’insuffisance défensive des
régressions individuelles» (1976, p.50).
Marty estime pourtant qu’un grand nombre des divers traumatismes
désorganisateurs de l’appareil mental (impliquant l’éventualité de
désorganisations somatiques) « peut être envisagé sous l’angle de la perte
objectale pure, du deuil non élaboré » (1980, p.50). En 1990, Marty donne une
série d’exemples de traumatismes : « perte d’un être cher, d’une fonction
professionnelle ou familiale, perte d’un groupe auquel on appartient, mais aussi
perte d’un système de vie antérieur, perte d’une liberté, d’une fonction
physiologique (ménopause, amputation, par ex.) ou mentale (dans le
vieillissement, par ex.), d’un fonctionnement sexuel, d’une activité sportive,
perte d’un projet de travail ou de vacances, mais encore figuration
fantasmatique, à l’occasion d’un événement à peine sensible, de l’une des pertes
précédentes » (1990, p.49, note de bas de page). Et lorsqu’il tente de répondre à
l’un des points de l’argumentaire d’un numéro de Revue française de
psychanalyse portant sur La déliaison psychosomatique, point où se pose la
question de savoir si le symptôme somatique est une communication, Marty
répond : « Communication ? Indirecte peut-être dans la mesure où il y a
quelqu’un avec qui communiquer. Les maladies somatiques expriment sûrement
en tout cas (comme les dépressions qui les précèdent), mais le plus souvent à
l’insu de leur porteur, un besoin (parfois un désir ?) de communication, un
besoin relationnel de retrouvailles avec l’objet perdu » (Marty, 1990b, p.617),
affirmant par là à nouveau l’étroite connivence entre traumatisme et perte d’un
objet investi.
V.Du milieu des années 80 jusqu’à son décès début des années
90, la septantaine. Marty transmet et diffuse son œuvre tout en
l’approfondissant et en la confrontant à la recherche
expérimentale
V. a) La classification psychosomatique
V. b) La mentalisation
19
Green (1998, p.41) prend le temps d’expliquer ce qu’on peut entendre en psychanalyse par « représenter » :
« Représenter, c’est rendre présent, en l’absence de ce qui est perceptible et qui est donc à former par la psyché à
nouveau. (…) Représenter, c’est aussi, je crois, comme le montre Marty : associer. Associer, établir un certain
nombre de rapports entre des représentations, c’est donc lier. Toute la dimension du passé vient s’adjoindre à la
dimension du présent puisque ces associations concernent aussi les représentations déjà existantes. (…)
Représenter, c’est projeter. C’est toujours concevoir une dimension par rapport au possible. (…) La
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 40
mental face au traumatisme
mentalisation consiste en l’appréciation de trois qualités fonctionnelles du
préconscient, « rouage central de l’organisation mentale » (Marty, 1988, p.179) :
1. « l’épaisseur des formations représentatives ». L’épaisseur est
« déterminée par la quantité de couches successives de représentations acquises
pendant le développement, c’est-à-dire la quantité de systèmes de liaisons
(toujours accompagnés d’affects) intersensoriomotrices, interperceptives,
interverbales, et sensorio-motrico-perceptivo-verbales » (Marty, 1985, p.30).
2. « la fluidité des liaisons entre les représentations en son sein » ou
« mobilité intérieure des formes de représentations entre ses différentes
couches » (Debray, 1998b, p.57) ou « liberté du sujet d’utiliser la plus grande
variété des associations dont il dispose » (Marty, 1988, p.179) ou « fluidité de la
circulation interne entre les différentes couches de représentations » (Marty,
1985, p.30) ;
3. « la permanence habituelle ou la continuité de son fonctionnement
dans le temps » (Debray, 1998b, p.60) ou « permanence habituelle du
fonctionnement associatif » (Marty, 1988, p.179) ou « disponibilité dans le
temps de la circulation entre les couches de représentations » (Marty, 1985,
p.30). Cette disponibilité peut en effet « se trouver artificiellement réveillée – il
s’agit là d’un piège diagnostique – par la relation avec un investigateur ou un
thérapeute » (Marty, 1985, p.30).
représentation, c’est aussi l’exercice d’une subjectivité qui prend position. Un individu qui représente s’implique
toujours par rapport à ses représentations» (Green, 1998, p.41-42)
20
« Genèse des maladies graves et critères de gravité en psychosomatique » in Revue française de
psychosomatique, 1991, n°1, p.5-24. Cité dans Debray, 1998b, p.68.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 41
mental face au traumatisme
névrotique, c’est-à-dire un manque à entretenir des relations intrapsychiques
avec des objets parentaux, oedipiens» (Braunschweig, 1998, p.121).
Pour cela, il faut que les expériences de satisfaction aient été suffisantes :
« Plus il y aura eu d’expériences de satisfaction au niveau des besoins, plus elles
serviront en s’hallucinant à créer des possibilités érotiques. On retrouve à ce
propos la notion d’épaisseur du Préconscient de P. Marty » (Fain, 1998, p.147).
« Nous gardons pour notre part le sentiment d’une importance fondamentale et
première de la relation interhumaine et de l’activité mentale qui en découle, tant
au cours du développement individuel que tout au long de la vie adulte. (…)
L’organisation du préconscient, la qualité de la mentalisation, se détermine
pendant les premières années de vie» (Marty, 1985) 21.
Dans les névroses de comportement et les névroses mal mentalisées, les
représentations psychiques sont insuffisantes quantitativement et qualitativement
et elles sont insuffisamment connotées affectivement. Il s’agit de « lacunes
fondamentales » qui tiennent « soit aux déficiences congénitales ou accidentelles
des fonctions sensorio-motrices de l’enfant ou de sa mère, soit le plus souvent
aux excès ou aux carences des accompagnements affectifs de la mère » (Marty,
1990, p.44).
Une recherche en double aveugle a été menée d’une part par des
gynécologues (sous la direction du professeur Claude Jasmin, oncologue) et
d’autre part par les psychanalystes travaillant à l’hôpital de la Poterne des
Peupliers sur 77 femmes, chez qui l’on suspectait un cancer du sein sur base du
fait qu’elles présentaient une petite tumeur palpable cliniquement donc elles
ignoraient la nature. Sur base d’une investigation psychosomatique classique, les
psychanalystes devaient pronostiquer la nature bénigne ou maligne de la tumeur,
avant que soient poursuivis les examens médicaux complémentaires. « Les
résultats ont montré que les prédictions des psychanalystes étaient
statistiquement significativement plus fiables que les éléments épidémiologiques
habituellement retenus par les médecins. La référence à la structure
fondamentale est apparue décisive. Ainsi 18 patientes sur 77 ont été jugées
« bien mentalisées » (well organized), le pronostic faisant état de ce qu’elles
n’avaient pas de cancer, ce que les résultats médicaux ultérieurs sont venus
confirmer. 19 patientes ont présenté un cancer du sein, 17 avaient été
considérées par les psychanalystes comme suspectes de cancer et deux patientes
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 46
mental face au traumatisme
avaient été considérées comme ne présentant pas de cancer » (Debray, 1998b, p.
66-67). L’article rédigé par le médecin épidémiologiste qui participait à la
recherche a été publié dans une revue internationale (Annals of Oncology) en
1990 : C. Jasmin ; M.C. Lê ; P. Marty ; R. Hertzberg & the Psycho-Oncologic
Group, Evidence of a link between certain psychological factors and the risk of
breast cancer in a case-control study.
Ces travaux de Marty nous intéresse puisque nous avons rencontré des
patients ayant souffert d’un cancer : retrouve-t-on ce schéma et si, oui, doit-il être
complexifié ? D’ores et déjà est affirmée la continuité d’une dépression mise en place
depuis la petite enfance et qui ne se révèlera que profondément délétère dans
l’après-coup d’une nouvelle perte d’objet. Ce qui signifie probablement qu’un objet
satisfaisant a pu être trouvé pendant un certain temps, ce que Marty ne dit pas. On
peut aussi se permettre de lier dépressions de la petite enfance, manques ou pertes
d’objets et défaut de mentalisation ultérieure.
Chapitre III : Pierre Marty : l’insuffisance profonde ou passagère du fonctionnement 47
mental face au traumatisme
Marty envisage que la maladie somatique naît suite non seulement à une
impossibilité à pouvoir élaborer psychiquement, mentaliser, mettre en lien
associatif, une situation qui est considérée comme traumatique mais aussi suite à
l’impossibilité d’évacuer la tension qu’elle provoque en nous par des activités
sensorio-motrices. Si cet écoulement des excitations traumatiques n’a pas lieu
par les voies mentales ou comportementales, c’est le soma qui répond ou plutôt
qui se désorganise à son tour. La maladie somatique apparaît suite à une
véritable chute du tonus vital que Marty nomme « dépression essentielle »,
période souvent précédée d’angoisses diffuses. Cette notion de dépression
essentielle est capitale, elle précède tout développement d’une maladie
somatique. En effet, la chute du tonus vital, c’est la chute de tous les paramètres
biologiques qui assurent d’habitude l’homéostasie de l’organisme, systèmes de
défense et de réparation compris. On peut donc supposer que la vulnérabilité
somatique d’un sujet ne se manifestera que lorsqu’il sera confronté à une chute
de son tonus vital, elle-même due à la confrontation à une situation
traumatisante.
Il n’y a donc pour lui aucune spécificité liant traumatisme particulier à
maladie somatique particulière. La maladie qui naîtra suite à une situation
traumatique inélaborable dépendra de la vulnérabilité héréditaire, congénitale ou
acquise du sujet. La maladie disparaîtra ou se stabilisera dès que le poids
traumatique aura été levé.
On retiendra la qualification du traumatisme comme étant le plus souvent
en rapport avec une perte. Et que les personnes qui ont n’ont pas pu intérioriser
suffisamment les figures parentales (suite à des expériences de satisfaction
insuffisantes à leur contact) sont plus sensibles à la perte que celles chez qui
cette intériorisation peut faire tampon face à la perte. La mentalisation est en
effet fortement en lien avec l’intériorisation de figures parentales qui ont su
donner une présence juste à leur enfant, respectueuse de leur rythme, sans les
envahir et sans les confronter trop à l’absence. Autrement dit, la vie psychique
est fonction le plus souvent du relationnel qui s’est installé dans la tendre
enfance. Le relationnel, intériorisé et/ou extériorisé, est fondamental chez Marty
pour comprendre à la fois le traumatisme ou les conditions fastes d’existence, la
façon de réagir au traumatisme et donc la maladie somatique.