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Presses Universitaires de France

Le véritable auteur du "Discours de la Servitude volontaire" Montaigne ou La Boétie?


Author(s): Pierre Villey
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 13e Année, No. 4 (1906), pp. 727-736
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 27-10-2015 09:17 UTC

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LE VÉRITABLE AUTEUR DU « DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE » 127

LE VÉRITABLE AUTEUR
DU « DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE »
MONTAIGNE OU LA BOÉTIE?

M. le docteur Armaingauda publié dans la Revuepolitiqueet parlementaire


(mars, mai 1906) sous ce titre : Montaigneet La Boétie,uo article fortinté-
ressant,qui mérited'être signalé aux lecteursde cette revue. La thèse qu'il
y présenteest singulièrementneuve. H prétendy établiren premierlieu que
le Discoursde la servitudevolontaireou le Contreun n'estpas une déclamation
contrela tyrannieen général, mais bien en majeure partieun pamphlettrès
violentdirigétrès directementcontrela personnedu roiHenriIII, et en second
lieu que l'auteurdes principauxpassages ne sauraitêtreLa Boétie,mais bien
son illustre ami Montaigne. A cette simple indication on sent combien
M. Armaingaudveut bouleverserles idées que nous sommeshabituésà nous
fairedes deux fameux amis : La Boétie perd son plus beau titrede gloire :
la seule de ses œuvresqu'on lise encore et qu'on ait lue depuis deux siècles, la
seule qui ait pu prétendreà quelque influenceen dehorsdu milieupourlequel
elle a été écrite,on l'en dépouille. Mais ce qui est intéressantsurtoutc'est
que la figurede Montaigneen est toute transformée jusqu'à être méconnais-
sable. Nous avons tendance,parfoisjusqu'à l'exagération,àie regardercomme
un philosophede cabinet, détaché des querelles de parti; c'est un homme
d'actionque l'auteur découvreen lui, un homme d'actiondes plus violents,et
j'ajoute, en dépit de son élémentaireprudenceà dissimulerson nom, singu-
lièrementaudacieux. Cette irrésolution,que Montaigneaccuse si souventen
lui même,son conservatismesi vigoureusementaffirmésont pris en défaut,
car le pamphlet,d'après M. Armaingaud,n'irait à rien moins qu'à prêcher
la révolte contre Henri III, le roi légitime; sa sincérité,qu'il prétend si
entière,qu'on lui reconnaît en général, nous devientbien suspecte: il se
donne dans ses Essais comme le défenseurde la mémoirede La Boétie, de
ses sentimentsconservateurset loyalistes,il accuse ceux qui ont publié le
Contreun de lui avoir prêtéun sens séditieux; si vraimentc'est lui-mêmequi
Ta écrit,et si, craignantson caractèreséditieux,il dissimulesa responsabilité
en la rejetantsur son ami, il s'est rendu coupable d'une fourberiequi doit
nous ôter toute confiance.A tout le moins,l'opinionde M. Armaingaudnous
obligeraità croire que Montaigne,à un momentdonné de sa vie, a traversé
une crise très violente,qui a bouleversé tout ce que nous savons de son
tempérament. La thèse était séduisante par tantde nouveauté: je doutequ'elle
soit fondée.L'auteurl'a présentéeavec un talenttrès remarquable.Il connaît
Montaigneavec une précisionqui déconcertel'objection;son éruditiondans
toutesles questionscontemporainesest très informée.Avec une grande per-
sévéranceil a accumulé une masse de petitsfaitsqui se sontcommecristallisés
autour de son idée maitresseet lui ont donné l'apparenced'une grande soli-
dité. L'expositionenfin est d'une lumineuse clarté. J'ai dit le bien que je
pense très sincèrementdu travail de M. Armaingaud;j'en serai plus libre
pourexposerles motifsqui m'empêchentd'accepterses conclusions.

Rappelons d'abord quelques faits qu'il est nécessaire d'avoir présents à

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l'esprit pour bien comprendrela discussion qui va suivre.Le Discoursde la


servitudevolontairen'a pas été publié par La Boétiede son vivant.Il ne Ta pas
été davantage huit ans après sa mort en 1571,avec ses autres œuvres que
Montaignemet en lumière: à cette date Montaignedit seulementqu'il a en
main le discours,mais qu'il en diffèrela publication.Ce sont les protestants
qui Tontédité : ils l'ont inséréparmi ces nombreuxpamphletsque la Saint-
Barthélémydéchaine contre la monarchie française.Une premièrefois un
fragment important en paruten mars 1574,dans le Réveille-matindes François;en
1576' on putle lireen entierdans les Mémoires de VÉtatde FrancesousCharlesÍX.
Dans aucun de ces deux écrits le nom de l'auteur n'étaitindiqué. Voicipour
la publicationde l'œuvre,qui certes présente des circonstancessingulières.
Quant à la composition,nous n'avons que peu de renseignements sur elle,
encore sont-ilscontradictoires. Pour la date, Montaigneavait d'abord dit que
La Boétiel'avait écrità dix-huitans, puis postérieurement il effaçadix-huitans
et mit seize ans : c'étaitattribueraux années 1546 ou 4548 la compositiondu
discours. De Thou la rejette aux mois qui ont suivi la révoltede Bordeaux
sous HenriII, c'est-à-direà l'année 1549. Pour l'intentionde Fauteur,Montaigne
donnaitl'ouvragecommeun exercice d'école. De Thou en faisaitun pamphlet
contrele gouvernement qui avait si brutalementréprimél'insurrection des Bor-
delais, le gouvernement d'HenriII par conséquent.La critiquemoderneavait
reconnuque des allusionsfaitespar l'auteurdu Discoursde la servitude aux œuvres
poétiquesde Ronsard,de Du Bellayet de Baïfobligeaientà admettreque posté-
rieurementaux dates indiquées par Montaigne,au plus tôt aux environsde
l'année 1551,La Boétieavait retouchéson œuvre; elle inclinaitmêmeà penser
qu'un amical intérêtavait pu pousserMontaigneà rajeunirl'auteur,et que la
compositionde l'œuvretoutentièrepouvait êtrereportéede quelques années
après celles qu'indiquaitson témoignage.En généralelle préféraitl'interpréta-
tion de Montaigneà celle du présidentde Thon, et voyaitdans le discours
plutôt une déclamationqu'un pamphlet. La dernier et le plus autorisé des
historiensde La Boétie, M. Bonnefon,estimait que La Boétie avait proba-
blement composé le Contre un vers l'année 1551, à l'Universitéd'Orléans,
alors dirigée par Anne du Bourg et que son œuvre reflétaitles sentiments
enthousiastes,un peu déclamatoires, que l'enseignementd'un tel maître
et le commerce de l'antiquité inspiraient à toute la jeunesse ardente de
l'Université.
Tel était l'état de la question.Or voicice que nous dit M. le docteurArmain-
gaud : Non,le Discoursde la servitudevolontairen'estpas, commevoulaitle faire
croireMontaigne,l'œuvred'un écolier; de Thou avait vu juste, c'est un pam-
phlet; mais de Thou s'est trompélorsqu'il a cru que ce pamphletétait dirigé .
contreHenriII, c'est HenriIII qu'il viseincontestablement; voilà pourquoi il est
publié seulementà partirde 1574,par des protestants, au milieude pamphlets
contrele roi de France. Il est vraimentlui-mêmeun de ces pamphlets.A cette
date il ne peutpins êtrequestionde La Boétie, mortdepuis longtemps;c'est
Montaignequi en est Fauteur. Et voici maintenantsa méthodede démons-
tration.L'histoiredela Servitudevolontairecache un mystère: pourquoi ces
contradictionssur la date et le sens de la composition?pourquoices singula-
ritésde publication?Pourquoi surtout Montaigne,dans son fameux Essai de
rAmitiéparuen 1580,commence-t-il par nous annoncerqu'il va publierle dis-
coursde son ami,puis soudainementnous déclare-t-ilque d'autresl'ayant« mis
en lumière> avecmauvaiseintentionil se déditdesonpremierprojet?« Pourquoi,
demandeM.Armaingaud,puisque Montaigneétaitdécidé,en imprimant son cha-
pitrede l'amitié,à ne pas nousdonnerl'œuvrede sonami,continuait-il à nous

1. La date de la premièreéditionest incertaine;acceptonscelle de 1576qu'a-


dopteM. Armaingaud et qui est la plus favorableà sa thèse.

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LE VÉRITABLE AUTEUR OU « DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE » 729

en annoncerl'insertion?n'y avait-il pas là une sortede mise en scène cachant


quelque mystère?» Pour le lever,ce mystère,relisonsavec soin le Contreun :
regardezle portraitdu tyranqui y est tracé; ce n'est pas le portraitdu tyran
en général,commele veulentceux qui acceptentl'interprétation de Montaigne,
ni le portraitde Henri II comme l'interprétation du présidentde Thou le sup-
poserait,c'est à n'en pas doutercelui de HenriIII. Les reprochesde tyrannie
critiquentnonles acteshabituelsaux tyrans,ni la conduitede HenriII, mais font
certainement allusionàdes faits,trèsconnusalors,de la findu règnede CharlesIX
et des premièresannées de celui de HenriIII. L'examen se poursuitminutieuse-
ment. La conclusion en est qu'un tiers au moins du Discoursde la servitude
volontairecomportedes allusionsà HenriIII, etdans ce tiersse trouventles mor-
ceaux les plusimportantsde l'œuvre.Ici s'arrêtela premièrepartiedu travailde
M. Armaingaud{Revuepolitiqueet parlementaire,mars 1906). C'est la partie
négativede sa thèse. L'auteur pense avoir démontréque La Boétie ne peut
pas avoir écritles morceauxprincipauxdu discours.Dans une seconde partie
(Ibidemy mai 1906), il cherche à établir que Montaigne peut seul en être
l'auteur. Pour cela d'abord il veut prouver que le Contreun avant sa publi-
cation était possédé de Montaigneseul et que par conséquent Montaigneseul
a pu le communiqueraux protestants;en secoud lieu il analyse l'état d'esprit
probable de Montaigneau momentde la Saint-Barthélémy, étudie ses rela-
tions dans le monde protestant, moutre que tous ses amis étaient ou protes-
tantsou tolérants,afinde nous le fairevoirtoutpréparéà cette ardenteinter-
vention;enfin,pour prévenirles objectionspossibles,il s'efforcede démontrer
qu'il n'y a dans cet acte rien d'absolumentinconciliableavec les idées et les
sentimentsque nous trouvonsexprimésdans les Essais. Je ne contesteraipas
cetteseconde partie. J'auraisbien sans doute quelques objections de détail à
présenter,mais dans l'ensembleje crois volontiersque si vraimentdes addi-
tions importantesont été faitesau texte de La Boétie de manière à en faire
un pamphletd'actualité,Montaigneen est l'auteur, ou toutau moins cela ne
s'est pas faitsans la complicitéde Montaigne.Une seule raison me suffît: si les
premierséditeursavaient,sans l'assentimentde Montaigne,insérédans le texte
de La Boétiede longs passages séditieux,Montaigneaurait protesté.Il aurait
publiéle véritablediscoursde son ami; à toutle moins il aurait dénoncé cette
falsification.Lui qui défendla mémoirede son ami de tout soupçon d'inten-
tion séditieuse,qui prétendempêcherqu'on ne la « déchire à tout sens », il
aurait dit, nonque « cestouvragea esté mis en lumiereà mauvaise fin», mais
bien « qu'on l'a mis en lumiere tout déforméet méconnaissable ». Puisqu'il
ne l'a pas fait,de deux choses Tune : ou le textede La Boétie n'a pas subi de
notablesfalsifications, ou Montaigneest auteur ou complice de ces falsifica-
tions.Acceptonsdonc la conclusionde la deuxième partiede l'argumentation:
si vraimentil y a dans le Contreun de notablesdéveloppementsdirigéscontre
Henri III, Montaigneen est responsable. Mais c'est le premier point qui
n'est pas démontré.Rien ne me prouve que le texte de la Boétie ait été
profondément altéré,métamorphosépar les premierséditeurs.
Entendons-uousbien; j'ai dit « profondémentaltéré ». Je ne prétendsen
aucune façonqu'ils aient eu cettescrupuleusefidélitéque nous demandonsà
nos critiqueslorsqu'ilsrééditentquelque texte ancien. Je n'ai pas dit qu'ils
n'étaient pas de leur temps.Ils ont pu transposer quelques mots, en sup-
primer,en ajouter. Que parfoismême ces minimes altérations portentla
marque des vigoureusespassionsde ces pauvres bannis par la Saint-Barthé-
lémy,je ne le contestepas : je le crois. Voici sur quoi se fondecette opinion.
Deux textesnous ont conservéen entierle Discoursde la servitudevolontaire:
l'un est un manuscritd'Henride Mesme actuellementà la BibliothèqueNatio-
nale; l'autrese Utdans les Mémoiresde CEstâtde France sous Charles /.Y,où il
a été publié pour la premièrefois. En outre,j'ai dit déjà qu'on en rencontre
un fragmentimportantdans le Réveille-matin des François. Comparons dans

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les troisteitesce fragmentqui leurestcommun'. De légères,mais nombreuses


variantesles séparent.Souventen particulier, tandisque le manuscritde Mesme
et les Mémoiresde VEstatdeFrancesontd'accord,le Réveille-matin offreuneleçon
différente.C'estque sans doutele textedu Réveille-matin est infidèle.De ses infi-
délitésbeaucoupsontde simplesinadvertances, trèsprobablement;il en est tou-
tefoisqui pourraientêtrevoulues.A la page 8 de l'éditionde M. Ronnefon,par
exemple,nous lisons : « ce qui se fait en tout pais, par tous les hommes,
tous les jours, qu'un hommeinastinecent milleet les privede leur liberté»;
à ce textedonné par le manuscritet par les Mémoir ( s de VEstatde France à la
fois,le Réveille-matindesFrançoissubstitue: « Maisce qui se faittous les jours
devantnos yeux en notreFrance qu'un homme seul mastinecent mille villes
et les privede leur liberté.» Ne saisissons-nouspas ici le souci de substituer
à une critique toute générale de la tyrannieune application précise à la
monarchiefrançaise?Tournezune page seulement,et voyezune courteaddi-
tion de ce même Réveille-matin : « et pouvantvivresous les bonnes loix et
sous la protectiondes estais veut vivresous Finiquité,sous l'oppressionet
injusticeau seul plaisir de ce tyran>. Cette « protectiondes estats » semble
bien une allusion directeà la théoriequ'Hotroanvientde présenterdans sa
Francogalliaet que les protestantsde France adoptentavec enthousiasme;je
doute que ce soit de La Boétie,et le silence des deux autres textesconfirme
mon doute. Un peu plus loin (p. 13) dans une phrase où La Boétie reproche
violemmentaux sujetsdu tyran d'êtreles complicesde ses pillerieset de ses
violences,le Réveille-matin ajoute encorecetteapostrophe: « Bourreauxdes
consciences de vos concitoyens». Là encoreje crois bien que ce sont les
préoccupationsdu momentqui se fontjour, etque ce sontles éditeursqui parlent.
Ces inexactitudesdu Réveille-matin, qui semblentconscientes,nous invitentà
penserque ces protestantsont publiéle discoursde La Boétiesans un respect
scrupuleuxdu texte de l'auteur. Cela est naturel: ils s'en faisaientune arme
de combat,ils l'ont adapté aux besoinsde la lutté.Mais ces faits-làM. le doc-
teur Airoaing8udne les a pas relevés.Ils ne peuventrien pour sa thèse. Au
plus créeraient-ilsune présomptionen sa faveur.Sa thèse est que de longs
développementsont été ajoutés au moment de la publication.Peut-êtreles
éditeursn'auraient pas eu scrupule de le faire,c'est possible; mais rien ne
nous permetde dire qu'ils l'ont fait.
La langue du xvr*siècle est déjà loin de nous; elle induit les plus pru-
dents en tentation.C'est, je crois,une erreurcommisesur la valeur propre
d'un mot, qui a engagé M. Armaingauddans sa belle, mais aventureuse
hypothèse.En quelque endroit,voulantmontrerque la vanité de Montaigne
a parfoisaltéré sa sincérité,il lui reproched'avoir écritque ses ancêtresse
sontautrefois« surnommésEyquem»; « non,objecte-t-il,ils ne sontpas « sur-
noinmés» mais « nommés » Eyquem. Le blâme est traditionnel,et d'autres
critiques, nos devanciers, sont responsables de l'erreur que nous com-
mettons tous en le répétant. Surnom s'emploie très couramment au
xvi« siècle avec le sens de nom : les témoignagesabondentpour le prouver.
C'est une fausse interprétationdu même genre qui me parait avoir égaré
l'auteur. Voyez son premier argument. L'auteur du Contreun s'étonne de
voir tant d'hommes « souffrirles pilleries,les paillardises,lescruautez non
pas d'une armée, et non pas d'un camp barbarecontrelequel il fauldrait
despendreson sang et sa vie devant,mais d'un seul ; non pas d'un Hercule
ni d'un Samson, mais d'un seul hòmmeau,et le plus souventdu plus tâche
et ieroenin de la nation; non pas accoutuméà la poudre des batailles,mais
encore à grand peine au sable des tournois; non pas qui puisse par force
commander aux hommes, mais tout empesché de servir vilementà la
moindre femmelette». Ces traits, remarque M. Armaingaud,ne sont pas

p. 2 et suiv.
1. La Boétie,éd. Bonnefon,

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AUTEURDU c DISCOURSDE LA SERVITUDE
LE VÉRITABLE » 731
VOLONTAIRE
ceux du tyrantraditionnel.Le derniersurtout,cette incapacitéde c servir
vilementà la moindrefemmelette» ne lui convientà aucun degré: c'est par
le caractère contraire que les tyransse sont signalés. Cetteinfirmité est en
revanche notoirechez HenriIII. C'est évidemmentà lui qu'il est faitallusion.
Oui, sans nul doute, l'auteur a raison : un pareil traitn'a rien à voir dans
le portraitdu tyran en général. Mais est-il effectivement dans la phrase?
Est-ce bien là le sens qu'il faut donnerà c toutempeschéde servirvilement
à la moindrefemmelette» *. Non, certainement: « toutempeschéde » signi-
fie ici « toutoccu** à, tout absorbépar le soin de servirvilement à la moindre
femmelette ». C'estjuste ridée contraire;celle qui convientau tyranen général,
et pourraitexclurel'hypothèsed'HenriIII, loinde la fonder,c Ce sens,réplique
M. Armaingaud,ne se justifieni par le sens généralde la phraseentièreni par
l'examen des différents emplois du mot empeschéau xvi*siècle. » Pour ce qui
est du sens généralde la phrase il me sembletoutau contraireque cette gra-
dation : incapablede commanderaux hommes...toutasservià une femmelette,
est toutà faitintelligibleet qu'elle est bien expriméedans le goût antithétique
du morceau.Quant aux différents emploisdu mot« empesché> au xvi*siècle,je
vois bien que M. Armaingaudtire des exemplesallégués par Nicotune règle
d'aprèslaquelleempêchése seraitconstruitavec à lorsqu'ilsignifie occupé,tandis
qu'il auraitdemandé la prépositionde lorsqu'ila le sensde embarrassé de; mais
qu'on se reportecommeje l'ai faità l'articlede Nicot,on verraqu'il est malaisé
d'en conclure cet usage. Y fût-ilmême expressémentformulé,le diction-
naire de Nicot est de 1606, ses arrêts ne sont pas décisifspour un textequi
a pu être écrit plus d'un demi-siècle auparavant.A consulterles écrivains
nous constatonsune extrême variété dans les nuances de sens exprimées
par le mot empesché y et dans l'emploi des prépositionsdont on l'accom-
pagne. Je D'ai pas relevé, je le confesse, d'exemple de empeschéde au
sens de occupé à qu'il me parait avoir ici : l'insuffisancedes lexiques
pour la langue du xvie siècle en est cause. En revanche s'empescherde
au sens de s'occuper à se rencontretrès bien; empeschéde est le participe
de ce verbe pronominal.Et puis, si je n'ai pas d'exempleabsolumentdécisif,
j'ai la preuve que les premierséditeursdu Contreun entendaientbien « tout
occupé à servirvilementà la moindre femmelette>. La phrase en effetest
contenuedans le fragmentqui futpublié dans le Réveille-matin des François;
or le Réveille-matin des Françoisavait d'abordparu en latin,et voici comment
l'édition latine traduitle membrede phrase en litige: « non qui vi et annis
hommes ad imperium cogère possit, sed qui iropudicaemulierculaeservitio
totus addictus sit ». Le sens n'est plus douteux,HenriIII n'a rien à voir ici
par conséquent. Aussi bien, une preuve encore, surabondante,celle-là :
M. Armaingaudme le rappelle lui-même, n'est-cepas au retourde Pologne
seulementque le roi contractason infirmité, quelques mois après la publica-
tionde cettephrase dans le Réveille-matint
J'ai insistélonguement,trop longuementpeut-être,sur le premiertrait de
la peinturedu tyran.C'est que là, je crois, estle nœud de la question.Tenant
pour incontestableune ressemblance aussi frappante entre le tyran du
Contreun et HenriIII, l'auteur a été toutnaturellement conduità rechercher
dans le roi de France les autres traitsde l'esquisse.Tout le monde aurait eu

1. Notonsen passantque Montaigne, à qui M. Armaingaud attribuela phraseen


discussion,d'aprèsles exemplesque j'ai recueillisdans son œuvre,mesembledire
généralement empeschéà précisémentau sens où il lui fait dire empeschéde.
Voyez dans Montaigneen particulier, L. Il, ch. I, au début: « Ceux qui s'ex-
cercenta contreroi 1er les actionshumainesne se trouventen aucune partiesi
empeschezqu'a les r'appiesseret mettreen mesmelustre. • De même,L. I,
ch. xxxi,à la fin: • J'avoisun truchement...qui estoitsi empeschéà recevoirmes
imaginations parsa bestise,que je n'en peus tirerrien qui vaille •; encoreL. II,
ch. xix,etc.

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la mêmetentation.Onpeat les y trouveren effet,avecde la bonnevolonté,mais


tousse rencontrent, aussi bien,et mômeplus sûrement,dans ridéetraditionnelle
du tyran.Relisonsla pbrase du discours,nous nous en convaincrons immédia-
tement.Je ne crois pas qu'il failledans le terme« bommeau > mettreridée
d'un hommede petitetaille comme Fauteur est inclinéà le fairepar son souci
de retrouver là un des traits du physique de HenriIII : le diminutif dans ce
terme très rare, comme le plus souventdans femmelette qui lui correspond,
semble apporterune dépréciationtrès vague, et qui est susceptiblede varier
avec les circonstances.Le souci tout littéraired'opposer un terme antithé-
tique aux noms de Samson et d'Herculequi précèdenta pu l'amenerid tout
autant qu'un trait précis de caractère. Aussi bien les tyransappartiennent
souvent à des races usées par les débauches et les excès. Le traitde mollesse
n'a pas lieu de nous arrêter : à peu près tous les tyrans nous sont repré-
sentés comme efféminés, aussi bien ceux de Rome que ceux de l'Orientdont
Sardanapale est le type légendaire : or c'est à ces deux sources,Rome et
l'Orient,que La Boétie devait puiser sa conception.La lâcheté est un trait
moins constantpeut-être,mais tout à fait ordinairede leur figure.De tout
temps les moralistesont noté que la cruauté, qui nous expose perpétuelle-
ment aux vengeances,engendre la couardise, et que la couardiseengendre
la cruauté. Us n'ont rien de martial, et je ne m'étonneaucunementque La
Boétie ait dit de son tyran qu'il n'est pas « accoutumé à la poudre des
batailles ». Il me surprenddavantage,je l'avoue, que M. Armaingaudait pu
voir là une allusion à Henri HI, le vainqueur de Jarnacet de Montcontour.
En dépit de sa savante argumentation,je ne le crois guère possible. Sans
doute Tavanne, qui avait dirigé les opérations à Jarnac,quelques autres
encore, des unités,pouvaientsavoir à quoi s'en tenirsur la prétenduevaleur
militaire du jeune capitaine; dans le public sa réputationétaittrès grande,
encore intacte.Un pamphlet qui prétendsoufflerun vent de révoltecontre
un tyran,s'adressenon à quelques initiés,mais à la masse; lorsqu'ildésigne
J'ennemi,il faut que l'allusion soit intelligible.En 1574, au débutde l'année,
Je nom d'Henri III est le dernierqu'on eût mis sous ce portrait« un tyran
non accoutuméà la poudredes batailles ». Jamais, queje sache, les libelles
protestants,qui font flèchede tout bois, ne le taxent de lâcheté. Et ainsi,
l'ambiguïtéinitiale écartée,nous découvronsque rien ici ne désigneHenriIII,
que même certains traits semblentl'exclure. C'est bien le tyrananonyme
dont La Boétie esquisse le portrait.N'y cherchonspas un souci de précision
ni des allusionsexactes; de ses lecturesd'historiensanciensquelques traitslui
reviennent, lui rernonteut à la pensée, les plus généraux : il les jette sur le
papier avec sa fougueun peu déclamatoire.
Si, du portrait du tyran,nous passonsà la critiquede ses actes,nous constate-
rons,je crois,que là encorel'auteur a été induiten erreurpar le contre-sens
initial. Voici par exemple une phrasebien simplequi nousferasaisir aisément
son procédé.« Pauvres gens », lisons-nousdans le Discoursde la servitude, «et
misérables peuples insensés, nationsopiniâtresen votre mal et aveugles en
votrebien! vous vous laissez emporterdevantvous le plus beau et le plusclair
de votre revenu,piller vos champs, voler vos maisons,et les dépouillerdes
meubles anciens et paternels?Vous vivezde sorte que vous pouvez dire que
rien n'est à vous, et sembleroil que meshuy ce vous seroitgrand heurde
tenirà fermevos biens, vos familleset vos vies; et toutce dégast,ce malheur,
cetteniyne,vous vientnon pas des ennemis,mais bien certesde l'ennemyet
de celui que vous faictessi grand qu'il est, par lequel vous allez si courageu-
sementà ls guerre,pour la grandeurduquel vous ne refusezpoint de pré-
senterà la mort vos personnes.Celui qui vous maistrîsetant,n'a que deux
yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps,et n'a autre chose que ce que a le
moindrehommedu plus grand nombreinfinyde vos villes, sinonque l'avan-
tage que vous lui faictespour vous destruiré.Vous meublezet remplissezvos

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LE VÉRITABLE ACTEUR DU « DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE » 733

maisons, pour vous fournirà ses piiIeries, vous nourrissezvos fillesafín qu'il
ait de quoi saoùicr sa luxure : vous nourrissezvos enfantsafin que pour le
mieux qu'il fasse, il les mène en ses guerres,qu'il les conduiseà la boucherie,
qu'il les fasseles ministresde ses convoitises,les exécuteursde ses vengeances:
vous rompez à la peine vos personnes afin qu'il se puisse mignarder en ses
délices et se vautrerdans les sales et vilains plaisirs. » L'expressiondu mor-
ceau est certainementoriginale et neuve, mais l'idée n'a rien que de très
ordinaire: elle nous parait attendue dans une diatribe contre la tyrannie,
car violerles propriétéset violenterles personnesont toujoursété les attributs
les plus constantsdes tyrans.Ce sont eux qui définissentle tyrandans la
consciencepopulaire. Dans une dissertationquelconque contrela tyrannie,à
quelque époque qu'elle ait été écrite,nous serions presque surprisde ne pas
trouvercetteidée expriméesous une formeou sous une autre. L'auteurcepen-
dant y voitune preuve que le Contreun a été écrit au plus tôten 1573.C'est
que, persuadé que le portraitd'Henri 111était dans les premièrespages du
discours,il était portétout naturellementà rattachertoutesles idées à des
événementscontemporainset à les expliquer par eux. Là encore tout le
monde aurait faitcomme lui. Les protestantscontaientqu'Henri III, en com-
pagnie de Charles IX et d'Henri de Navarre,pour se vengerde Nantouillet,
prévôt «le Paris, s'était une nuit fait offrirpar forcela collation chez lui,
puis avait pillé sa vaisselleet ses coffres,que dans d'autresorgies il s'était
fait servirpar des femmesnues, et avait abusé de filleshonnêtespour ses
plaisirs. « Peut-on se refuser,conclut l'auteur, à voir dans cette page du
Contreun, si justementadmirée, une véhémenteallusion aux scandaleuses
orgiesdes troisrois que les protestantsvenaientde raconterdans leursécrits
satiriques?»
De fait,si pour nous commepourl'auteur,il était établique le Discoursde la
servitudevolontairea été dirigécontreHenri IH, il serait intéressant de rappro-
cher de cetteinvectivel'aventurede Nantouillet;tantque cettepreuvemanque,
je pourraisavec autant et plus de vraisemblancey voir une allusion directe
à telle des exactions ou telle des orgies de Néronpar exemple.J'auraistort
d'ailleurs,autantque l'auteur,car la sentence est toute générale.Que prouve
ce rapprochement?Simplementque l'histoireJaumainese répète incessam-
ment,qu'à toutesles pages ce sont des anecdotes semblablesque nousretrou-
vons. Commeles portraitsdes tyransse ressemblententreeux, leurs actesont
aussi quelque parenté.Grâceà cela nous formonsdes conceptsgénérauxqui, nés
du passé, trouverontleur application dans l'avenir. C'estce quia permisaux
protestantsde 4573de s'approprierle discours de La Boétie,et, bien qu'il soit
né d'autrescirconstances,de le sentiren conformitéavec leur situationpré-
sente; c'estce qui peut permettreen tout temps à ceux qui se jugeronttyran-
nisés de le regardercomme-leur. Mais de ce qu'il s'applique à une époque, il
ne fautpas déduireque ce sont les événementsde cette époque qui l'ont t'ait
naître.
H est vraique le Discoursde la servitudevolontairereprocheaux tyransd'en-
tourerleur pouvoirde pratiquessuperstitieusesafinde tromperle peupleet de
le tenirplus sûrementen laisse, et il est vraiaussi que les "libellesprotestants
éclos de la Saint-Barthélémy s'indignentde ce que les roisde Francese fontd'une
fausse religionle moyende maintenir'leur peuple en sujétion; il ne s'ensuit
cependantpas que le Discoursde la servitudevolontairesoit contemporainde
ces libelleset né des mêmescirconstances.Sans doute, après avoirparlé des
rois de Perse, de Mèdie,de Pyrrhus,de Vespasien, et de toutesces « bourdes
que les peuples anciens prindrentpour argentcomptant», le Contreun vientà
mentionner« les crapaus,l'ampoule,l'oriflambe» que « les nôtressemèrenten
France », mais il me sembleque ce n'est là qu'un rapprochement faiten pas-
sant,et que, ici comme partout,ce sont bien les historiensanciens,Hérodote,
Plutarque,Tacite et Suétone,qui ont fourniles élémentsde l'analyse psycho-
Rev. d'hist. littkr. ne la France (13e Ana.). - XIII. 47

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734 REVUK D'HISTOIRE* LITTÉRAIRE DE LA FRANCK*.

logique; pour M. Armaingaud,au contraire,le but étaitcettecritiquecontem-


qoraine,c'est elle qui a suggéré le morceau et ce sont les exemples anciens
pui sontlà par surcroit.Écoutez donc le ton du passage, vous verrezsi c'est
celui d'un révolté.« Cette ampoule, dit l'auteur, cet o riilambe, toute cette
vaine superstition,de ma part, comment qu'il en soit, je ne veux pas
mescroire,puisque nous ni nos ancestresn'avonseu jusques ici aucune occa-
sion de lavoir mescreu,ayans toujours eu des rois si bons en la paix et si
vaillans à la guerre qu'encore qu'ils naissent rois, si semble il qu'ils ont
esté non pas faits comme les autres par la nature mais choisis par le Dieu
tout-puissantavant que nai tre pour le gouvernementet la conservationde
ce roiaume »; et il poursuit en disant qu'il ne veut point critiquerces tra-
ditionnellescroyances,parce qu'il sait quels riches ornementselles peuvent
fournirà nôtre poésie naissante, parce quii devine tout ce que dans sa
Franciade Ronsard saura tirer de ces oripeaux. Je note en passant que
M. Armaingaud,quoi qu'il en dise, ne peut rien conclurede cettementionde -
la Franciade,et qu'il ne lui sert de rien d'alléguer qu'elle a paru seulement
en 1572 : l'œuvreétait attenduedepuis fortlongtemps,depuis les premières
années de la carrièrepoétique de Ronsard; son programmeétait de doterla
Franced'odes pindariqueset d'une épopée nationale1.Mais ce qu'il m'importe
avant tout de souligner,c'est l'ironie légère de celte incrédulité,c'est le
parfait détachementpolitique que la phrase témoigne.Aucune colère; un
complimentà l'adresse de ces tyrans,contrelesquels à ce qu'on nous dit,il
voudraitirriterl'opinion.Est-ce le ton d'un pamphlétaireauquel l'une des
plus atrocescruautésque l'histoirerapportea mis la plume en main? li faut
avoir feuilletéquelques libellescontemporains,avoir senti toutce qu'il y a en
eux de haine accumulée, connaîtrela cruditébrutale des accusations qu'ils
lancentà la face de Charles IX, d'Henri 111et de leur entourage,pour avoir
l'impressiontrèsnetteque le Contreun n'est pas du tout de leur compagnie.
Autreargumentde M. Armaingaud: le passage, estime-t-il,est irrévérencieux
pourla religion; ù dessein la superstitionet la religiony ¿ontconfondues;La
Boétieétaittroprespectueuxde la traditionpourl'écrire.Le sceptiqueMontaigne,
au contraire,attireimmédiatementle soupçon. Nous sommes peut-êtrebien
témérairesà limiterla libertécritiqued'un hommedu xvr siècle. Peut-être
sommes-noustropportésà penser que pour les gens dece temps-làtoutesles
myriadesde croyancestantsuperstitieuses que religieusesqui avaientcoursfai-
saientun corps,et que quiconque étaitde tendancestraditionnalistes devaitles
acceptersans discernement.Jugeonsmoins sommairementd'un tempsqui a
été si merveilleusement diverset audacieux dans la critique religieuse.Jene
croispas que pour un catholiquedu xix' siècle la phrase soit irrévérencieuse,
et rien ne me prouve qu'un homme ilu temps et du milieude La Boétieen
auraitété choqué davantage. Aussi bien nous savons fortpeu de chose du
tourd'espritde La Boétie en pareillematière,et le libertinagede Montaigne
est discuté.Voilà bien ties raisons de suspendre notrejugement. Ce qui me
frappedavantage,je dois le dire, c'est que je ne retrouvepas ici certaines
habitudes de langage et de travail qui sont constantesdans les Estais de
Montaigne.Nous savons que c'est dans la traductiond'Amyotque Montaigne
pratique Plutarque autour de 4573,et nous savons qu'en règle générale,lors-
qu'il lui emprunteun exemple, il le transcritavec une grande fidélité;or
l'auteur du Contreun s'inspireiui aussi fréquemment de Plutarque: dans le
passage qui nous occupe il fait un empruntimportantà la vie de Pyrrhus.
Heportons- nous à la traductiond'Amyot,nous constateronsimmédiatement
que ce n'est pas d'elle que l'auteurs'est servi, et qu'au lieu de citer presque
textuellementcommeMontaigne,il donne une formenouvelleà son récit.J'ai

1. La phrasedu discoursest d'ailleursau futur,et parlede la Fronciadecomme


d'uneœuvrepas encorepubliée.

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LE VÉRITABLE AUTEUR DU « DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE * 735

reproduitla mêmeexpériencepour d'autres anecdotes que le Discours de la


servitudeen diversendroits.emprunteà Plutarque, toujours le résultat a été
4e même. Lorsque Montaigneveut alléguer des vers de quelque poète latin,
c'est toujoursen latin qu'il les cite, jamais il ne les traduit en vers français.
Ici mêmefauteurdu Contreun rapporte un long morceau de Virgile, mais il
a pris soin de traduireen vers Trançais;et si vous feuilletezle discours,tous
reconnaîtrezque de même toutesles citationssont traduites.La Boétie est un
poete; Montaigne,au contraire,déclare qu'il ne peut se souffriren vers.
Montaigne a une tendance marquée à conserver aux noms propres
anciensleur formelatine; c'est un principechez lui, et il en est pour lesquels
il ne variejamais : il dit toujourspar exemple Pyrrhus* Tacitus,ou Cornelius
Tacitus. L'auteurdu Contreun a non moins netteJa tendance opposée; il dit
Pyrrhe,Tacite, CorneilleTacite. Ces oppositionsportentsur des détails assez
minimes pour qu'on ne puisse pas supposer que Montaigne a cherché à
déguisersa manièreet à contrefairecelle de son ami. Il serait facile de les
multiplier.Jene prétendspas qu'elles soientabsolumentdécisives; cependant,
mises dans l'autreplateau de la balance, elles me paraissent peser plus que
l'argumentque M. Armaingaud tirait d'une impressiontrèssubjective. Nous
n'avonsaucune raison de penser que le morceau du Discoursde la servitude
volontaireoù est peintl'abus que fontles tyransde la religionne soit pas de
La Boétie.
La suite de cet examen nous donneraitpartout le même résultat. Je ne
vois pas de raison bien fermede reconnaîtreles mignonsd'Henri III dans
ces « quatre ou cinq qui toujours maintiennentle tiran », ces < quatre ou
cinq qui lui tiennenttoutle pais en servage». Jamais les mignonsd'HenriIII
n'ontvraimentc fait donnerle gouvernement des provinces». Un autre cri-
tique a vu en eux l'entouragede François II. Un autre encore y verra les
affranchisde Claude ou les compagnonsde Néron, et donneracomme preuve
(jue les noms de Claude et de Néron reviennentsouventdans les pages qui
suivent.La multiplicitédes allusionspossiblesprouve qu'il n'y a aucune allu-
sion préciseà chercher.Et quant à cetteidée encore que ces favorissontles
premièresvictimesdes faveursde leurs maîtreset le plus souventsont bientôt
sacrifiés par eux, pourquoi penser que sans les meurtresde Lignerolles,de
La Môleet de Du Guast nous ne la lirionspas dans le Contreun, alors que la
chute de Séjan a fait un tel fracas,et alors que l'histoireest remplie de faits
semblables?
M. Armaingaudm'a faitrelireune Ibisde plus l'œuvrede La Boétie,et, une fois
de plus,j'ai eu trèsviveceltesensationque j'étais en faced'un travaild'école,qui
n'a rien de communavec un pamphlet. C'est une amplificationnerveuse par
endroits,élevée,qui exprimedans une formeun peu oratoire des sentiments
un peu enflés.Les souvenirsde l'antiquitése pressentsous la plume du jeune
écolier enthousiaste;c'est d'eux, et spécialementdes souvenirsde Tacite que
sort toute la moelle du discours. L'hypothèsede M. Bonnefonn'est qu'une
hypothèse,incertainepar conséquent; elle présente cependant beaucoup de
vraisemblance,et je suis bien tentéde croire que c'est en effetdans le milieu
de l'Universitéd'Orléans, vers 4551 ou 1552,que le discours de La Boétie a
dû être écrit dans son intégrité.En 1571 il contenait déjà des passages
inquiétantspuisque Montaignen'ose pas le publier : dirons-nousqu'il prévoit
la Saint-Barthélémy et se réservel'esquisse de son ami pourla remanierà son
gré? Les' protestants ont pu le connaître,car Montaignedit qu'il était connu
et apprécié de beaucoup de gens d'entendement, et que lui-même Favait lu
avant d'être lié d'amitié avec La Boétie : croirons-nousque c'est un conte
forgépour nous tromper?Les protestantsl'ont goûté, et nous n'avons pas de
peine à le croire après les affinitésque M. Armaingaud nous a fait sentir
entre leurs préoccupationset les principales idées du discours: ils l'ont
publié. Je ne vois rien en tout ceci de mystérieux.Et dans cette singularité

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736 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE.

de Montaignequi continue à nous annoncerla publicationdu Contreun alors


qu'il est décidé à ne pas l'insérer,eh bien, il n'y a peut-êtretout simplement
que de la paresse à corriger,car il lui aurait fallu transformerplusieurs
passages du chapitre; il y a peut-êtreaussi de la mise en scène, je le veux :
mais pourquoi cette mise en scène cacherait-elle une collaboration de
Montaigne? N'est-ellepas un moyen très expressifde protestercontre la
fausse interprétationqu'on a donnée à l'œuvre de son ami? Rien n'obligeà
chercherune autre explication. Seul, je le confesse,le style du Contreun
m'étonne un peu : il est bien vrai qu'en certains endroits il prend une
vigueuret une fermetéde trempequ'on ne s'attendaitpas à rencontrer chez
un jeune homme de vingtans, au milieu du xvi*siècle. Mais de cet étonne-
mentje ne déduis ni que La Boétie n'a pas écritces passages, ni même qu'il
était plus âgé lorsqu'il les a écrits.M. Armaingaudnous annonce une étude
où il comparera ce style du discoursavec celui des Essais : je suis sûr qu'il
nous apportera beaucoup d'indications intéressanteset que nous serons
heureuxde le lire, mais je doute qu'il nous fournissela preuve demandée.
Des travaux aussi érudits que celui de M. Armaingaud laissent toujours
quelque résultat Mêmesi nous renonçonsaux grandes nouveautésentrevues,
ce ne sera pas sans compensation.Il reste de son argumentation,d'abord,
si ma réfutationest mal fondée,que Montaigneest l'auteur du Contreun;
mais si, commej'ai le devoir de le croire,j'ai raison contrelui, il resteque
nous comprenonsbeaucoup mieux qu'auparavant l'intérêtque les premiers
éditeurs de La Boétie ont attaché à son œuvre et les motifs qui les ont
conduits à la publier. Si ce ne sont pas les meurtresde Lignerolles,de la
Môle et de du Guast qui ont dicté la page sur la misérablefin des favoris,ce
sont eux qui l'ont fait goûterdes contemporains.Si ce ne sont pas les orgies
d'Henri 111 et ses excès qui ont inspiré ces phrases ardentes contre la
tyrannie,au moins elles en évoquaient le souvenir chez ces malheureux
persécutés,ivres de vengeance et condamnésà l'impuissance; elles en rece-
vaient sens et vie. Et ainsi, c'est tout ce que ces gens mettaientdans une
dissertationd'école pour en faireun pamphlet que M. Armaingaud nous
découvre, c'est leur commentairetacite qu'il restitue,Et puis ensuite, on
trouveraçà et là, dans le second de ses articles surtout,nombred'indications
intéressantespour l'étude de Montaigne;je note tout particulièrementune
liste des relationsde Montaignedans le monde des protestantset des tolé-
rants,qui ne va pas sans contestation,mais qui est utile à consulter.Enfin
ne prenons-nouspas ici une singulière leçon de prudence? Si, avec toute
son érudition,M. Armaingaud a pu pousser si avant son enquête sans ren-
contrerun seul obstacle qui briseson hypothèsefondéesur une erreur ini-
tiale, sentons-nousavec quelle circonspectionil nous faut reconnaîtrele
terrainsur lequel nous construisonset nous assurerdes premièrespierres?

Pierre Villev.

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