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HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Bibliothèque Albin Michel


Histoire
DU MÊME AUTEUR

U Argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Éditions


du CTHS, 2003.
Histoire des industries culturelles en France, XIX e-XXe siècles,
direction avec Jacques Marseille, ADHE Éditions, 2002.
Le Monde, Une histoire d’indépendance, Odile Jacob, 2001.
Du blé et des hommes, histoire de l’AGPB, 1924-1999, Albin Michel,
1999.
L’Algérie dans la tourmente, Marabout, 1998.
Histoire du Crédit local de France, Éditions locales de France, 1997.
Le Monde, Histoire d’une entreprise de presse, 1944-1995, Le Monde
Éditions, 1996.
Croissance et crises, cinquante ans d’histoire économique, Le Monde
Éditions, 1996.
La Ve République, en collaboration avec Jean-Louis Andréani, Le Monde
Éditions, 1995.
L’Algérie, Marabout, 1994.
La Deuxième Guerre mondiale, récits et mémoire, en collaboration
avec Jean Planchais et Laurent Greilsamer, Le Monde Éditions, 1994.
L’Europe de Yalta à Maastricht, en collaboration avec Pierre Servent,
Le Monde Éditions, 1993.
La Guerre d’Algérie, en collaboration avec Jean Planchais, La
Découverte, 1989.
Patrick Eveno

HISTOIRE
DU JOURNAL
LE MONDE
1944 - 2004
Introduction

Un historien dans les affaires


du Monde

L'histoire du journal Le Monde est une histoire complexe, qui fait appel à toutes
les facettes de la discipline historique : les approches politique, sociale, économique
et culturelle doivent être croisées pour rendre compte de cette complexité. Depuis
1944, le quotidien a fait l’objet de multiples publications, pour certaines fortement
polémiques et pour d’autres plus distanciées. En 2003, Le Monde a essuyé une
salve de critiques, dont le livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen fut le
fédérateur. Le temps de l’historien n'est pas celui du polémiste, nos méthodes de
travail et nos moyens de communication diffèrent, et c’est bien ainsi. Pourtant,
l’historien est également homme et citoyen, et à ce titre il est concerné par les
affaires de la cité.
Comme toute méthode scientifique, la méthode historique a ses exigences,
reconnues par la profession : l’historien, en effet, ne saurait mener une enquête à
charge, ce que le polémiste peut s’autoriser, à condition toutefois de la présenter
comme telle. Or, Pierre Péan et Philippe Cohen ou Bernard Poulet cherchent à
s’afficher comme des enquêteurs et des analystes « sérieux », ce qu’ils ne sont pas
L En voici quelques exemples.

1. Je suis interpellé à plusieurs reprises par Pierre Péan et Philippe Cohen, qui citent sept fois
un de mes livres sur Le Monde, et dans cinq cas sur sept en assortissant les citations de
réflexions tendant à me discréditer : «historien du Monde apprécié de son actuelle direction» (p.
27), «l’histoire officielle du journal» (p. 137), «dans son ouvrage hagiographique» (p. 158), «que
nous chante donc “l’historien” Eveno?» (p. 159); «morceau d’anthologie de la rhétorique néo-
stalinienne» (p. 159), puisque la direction du Monde est totalitaire. Le continuateur de Pierre
Péan et Philippe Cohen, Bernard Poulet, me cite à onze reprises. À trois reprises, il ajoute des
commentaires péjoratifs : « Patrick Eveno, auteur
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LA MÉTHODE HISTORIQUE

La méthode historique suppose de croiser les témoignages oraux, selon le vieil


adage, testis unus, testis ntdlus, et de les confronter à d’autres sources, notamment
écrites. Tous les historiens qui ont pratiqué les enquêtes orales savent en effet que
la mémoire est sujette à fluctuations, que les témoins recomposent, parfois
involontairement, leur passé, qu’ils se trompent dans la chronologie ou affirment
avoir assisté à des événements qu'on leur a rapportés plus tard. Or, les livres à
charge contre Le Monde se contentent de témoignages isolés, parfois tronqués
voire manipulés. Plusieurs témoins interviewés par Philippe Cohen ou Pierre Péan
ont remarqué que les auteurs notaient les phrases qui servaient leur thèse, mais
ignoraient toutes les réflexions qui pouvaient la contredire.
La méthode historique suppose d’utiliser toutes les sources, sans laisser de
côté celles qui n’appuient pas la thèse, et de les resituer dans leur contexte. Ainsi,
lorsque Péan et Cohen citent Hubert Beuve-Méry qui affirme : «il me semble
dangereux que la vie d’un journal soit assurée dans une proportion trop large par
la publicité, car ceci le met à la merci d’un chantage», ils ne mentionnent pas que
ces propos ont été tenus en 1988 par un Hubert Beuve-Méry alors âgé de quatre-
vingt-six ans, qui s’était depuis longtemps composé une stature de commandeur
méprisant les affaires d’argent. Pourtant, dès 1946, les recettes publicitaires
dépassent 30 % des recettes totales du journal, à partir de 1964 elles sont
supérieures à 50 % des recettes totales et elles atteignent un maximum historique
de 59 % en 1969, dernière année de la gestion d’Hubert Beuve-Méry.
La méthode historique suppose de ne pas manipuler les documents ou de
mettre en regard l’ensemble des données. Ainsi, Pierre Péan et Philippe Cohen
affirment (p. 592) que les ventes du Monde baissent entre 1995 et 2001, ce qui est
vrai pour les ventes en kiosque - c’est le cas de toute la presse quotidienne
française -, sans mentionner que les abonnements du Monde augmentent,
compensant ainsi, en termes de diffusion totale, la baisse des ventes. Bernard
Poulet affirme (p. 255), pour illustrer «l’assouvissement d’une volonté de
puissance», «que les effectifs de la rédaction [ont] augmenté de 50 % [en fait île
40 %] depuis l’arrivée de

en 2001 d’une histoire du journal qui a des allures de biographie autorisée par l’actuelle
direction» (p. 72), «l’historien officieux du Monde» (p. 159 et 211). En revanche lorsque je
souligne un point qui peut servir sa thèse, Bernard Poulet me donne de « l’historien » tout court
(p. 188 et 214), ou me cite sans commentaire (p. 66, 74,124,126,179 et 181)
INTRODUCTION 9

la nouvelle direction en 1994 », sans mentionner que de nombreux pigistes ont été
titularisés, ce qui reflète la volonté d’Edwy Plenel, le directeur de la rédaction, de
lutter contre la précarité, et que la pagination ayant augmenté de 30 % il faut aussi
plus de journalistes pour faire le journal ; et surtout que Jean-Marie Colombani
considérait qu'il n’était pas possible de relancer le journal sans étoffer la
rédaction. Cette vision peut être contestée, mais au moins faut-il la présenter et ne
pas y fantasmer « une volonté de puissance ».
La méthode historique suppose de ne pas affirmer sans preuve. Ainsi, il ne
suffit pas d'employer un argument incantatoire comme « un endettement colossal»
ou «abyssal», sans analyser, même succinctement, les comptes que Le Monde
publie chaque année avec constance depuis sa fondation. Quand, de surcroît, on est
rédacteur en chef d’un magazine économique, comme Bernard Poulet à
^Expansion, ou responsable du service économique d’un autre magazine, comme
Philippe Cohen à Marianne, il faudrait faire un effort pédagogique envers le
lecteur, à moins de démontrer ainsi son incompétence à lire un compte
d’exploitation et un bilan d'entreprise.
La méthode historique suppose de ne pas affirmer sans donner d’exemples.
Ainsi, quand Bernard Poulet affirme (p. 10) : «rien ne doit interdire de discuter du
rôle et des responsabilités d’un journal qui peut faire tomber un ministre ou un P.-
D.G. », on peut lui donner raison, mais à condition qu’il précise quel P.-D.G., quel
ministre Le Monde a-t-il fait tomber, quand et comment ?
La méthode historique suppose de ne pas comparer sans raison. Ainsi,
comparer Jean-Marie Colombani à Randolph Hearst, à Rupert Murdoch, à Silvio
Berlusconi ou à Robert Hersant, comme le fait Bernard Poulet (p. 250), sans
mentionner que le président du directoire du Monde n’est propriétaire ni du journal
ni du groupe, contrairement aux autres personnes citées, c’est manipuler le lecteur.
La méthode historique suppose de présenter le pour et le contre lorsque deux
opinions ou deux analyses s’affrontent. Or, ces livres sont des charges qui ne
tiennent jamais aucun compte des éléments positifs que l’on peut porter au crédit
du Monde ou de son actuelle direction. À l’exception d’une clause de style, «Le
Monde est un journal exceptionnel» chez Bernard Poulet (p. 226), nous avons
affaire à près de 900 pages de dénonciations.
Au total, ces livres ne sont pas le résultat d’un travail sérieux, ni pour un
historien ni même pour un journaliste. Pierre Péan et Philippe Cohen affirment que
leur « enquête [a été] menée pendant plus de deux ans ». Mais c’est
essentiellement une enquête orale. Bernard Poulet peut proclamer que son livre est
le fruit de «trois ans de travail dans les
INTRODUCTION 10

archives du journal », le résultat est bien pauvre. Certes, Bernard Poulet ne doit
pas faire grand-chose dans son placard doré de rédacteur en chef à L’Expansion,
mais on suppose que son patron, Denis Jeambar exige quelques heures de présence
par semaine. Quant aux «archives du journal», il s’agit seulement d'une petite
partie des archives rédactionnelles disponible en ligne sur le site www.lemonde.fr.

UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

Mais l'historien est aussi un être humain, qui doit être situé dans son histoire;
voici la mienne. Professeur agrégé d’histoire au lycée de Bondy, j'ai été engagé
comme collaborateur occasionnel des publications annexes du Monde en 1983. J’ai
réalisé alors de nombreux Dossiers et documents et, dans les années 1984-1986,
j’ai participé, aux côtés de Daniel Junqua, Marc Lazar, Philippe Buton et de
quelques autres, notamment de journalistes et de documentalistes du journal, à la
conception et à la réalisation d’une vaste série historique (plus de 1000 pages)
conçue à partir des archives rédactionnelles du Monde, intitulée L'Histoire au jour
le jour, 1944-1985. J’ai repris ensuite la direction de cette collection, qui comprend
au total cinq volumes chronologiques et cinq volumes thématiques, et qui est
maintenant disponible en cd-rom, sous le titre L’Histoire au quotidien. Sur un
modèle similaire, j’ai publié avec Jean Planchais, alors rédacteur en chef du
journal, un livre sur la guerre d’Algérie ; c est à cette occasion que j’ai pu
m’entretenir avec Hubert Beuve-Méry. Ces différentes publications ont exigé un
travail fort intéressant pour qui veut connaître le journal, parce qu’elles m’ont
conduit à une plongée dans les archives rédactionnelles, ce qui m’a permis
d’analyser en protondeur et sur la longue durée le traitement de l’information par la
rédaction du «quotidien de référence». En outre, les suppléments sont conçus en
collaboration avec les journalistes spécialistes du sujet, les fameux « rubricards »
du Monde. Cela m’a permis de rencontrer et de travailler avec de nombreux
journalistes, dont certains anciens, tels Jacques Nobécourt, Jean-Marc Théolleyre,
Jean Planchais, Jean-Marie Dupont, Bernard Féron, François Renard ou André
Laurens; des moins anciens comme Thomas Ferenczi, Manuel Lucbert, Roger
Cans, Jean-Michel Croissandeau, Alain Lebaube, Jean-François Augereau, Laurent
Greilsamer, Gérard Courtois Jean-Pierre Langellier, Jacques G rail, Florence
Beaugé ou Jean-Pierre Giovenco; et bien sûr des plus jeunes, telles Françoise
Lazare, Nicole Vulser ou Martine Orange, ou encore le regretté Michel Colonna
d’Istria
INTRODUCTION 11

La liste serait trop longue pour les énumérer tous, mais j’ai toujours rencontré chez
ces journalistes, en dépit de caractères forts et parfois contrastés, en dépit de
situations professionnelles et hiérarchiques diverses et de positions politiques
variées, une écoute de l’autre, une attention aux mouvements du monde, une
volonté professionnelle et une exigence éthique de grande qualité.
Or, pendant que je réalisais ces publications, suppléments ou ouvrages, Le
Monde était en crise. Entré rue des Italiens lorsque André Laurens était directeur,
j'ai vu la rédaction, les employés et cadres, les ouvriers, bref l’ensemble des acteurs
de lentreprise et du journal se déchirer. Pendant plus de dix années, j’ai assisté de
l’extérieur, mais en ayant un pied à l’intérieur, à ces luttes fratricides et à ces
combats souvent d’un haut niveau intellectuel et parfois d’une grande mesquinerie.
C’est pourquoi, en 1988, j’ai décidé de commencer une thèse de doctorat en
histoire sur l’entreprise de presse Le Monde, afin de comprendre les rapports entre
les contenus rédactionnels et la gestion de la société. Par courtoisie, je suis allé voir
André Fontaine, qui était alors le directeur du journal, pour lui présenter mon
projet. H m’a écouté poliment, puis me fit cette réponse : «faites», exprimée avec
une moue dubitative, qui laissait penser que c’était une idée baroque, que je ne
mènerais pas à bout. Mais André Fontaine me laissa une entière liberté. Pendant
huit années, j’ai ainsi traîné mes guêtres dans les divers locaux du Monde, rue des
Italiens, rue Falguière, à Ivry et pour finir rue Claude Bernard. À chaque
changement de direction, en 1991 à l’arrivée de Jacques Lesoume et en 1994 à
celle deJean-Marie Colombani, j’envoyais une courte lettre au nouveau directeur
pour l’informer de mon existence. La réponse des directeurs successifs peut se
résumer ainsi : «nous serons intéressés de vous lire à l’issue de vos travaux» et ils
me laissaient une entière Eberté. Finalement, cette thèse, Le Monde, histoire d'une
entreprise de presse, 1944-1995, a été soutenue le 6 février 1996, à l’université de
Paris I Panthéon-Sorbonne. Toujours par courtoisie, j’ai remis un exemplaire de
mon travail, deux semaines avant la soutenance, au directeur en exercice et aux
anciens directeurs du journal, Jacques Fauvet, André Laurens, André Fontaine,
Jacques Lesourne et Jean-Marie Colombani. C’est ainsi que, pour la première fois,
j’ai eu l’occasion de rencontrer Jean-Marie Colombani. S’il a apprécié mon travail,
je ne le sus que bien plus tard, lorsque je vis qu’un exemplaire du livre tiré de ma
thèse était en bonne place sur son bureau.
Ma thèse a été éditée en novembre 1996 par la filiale du quotidien, Le Monde
Éditions, disparue depuis. Quelques malveillants y voient une compromission
supplémentaire avec la direction actuelle du Monde. C’est, une fois encore, bien
mal connaître cette entreprise. Le Monde Éditions
INTRODUCTION 12

a été créé en mai 1990, lorsque André Fontaine était directeur; cette filiale était
dirigée par Jacques Grall, rédacteur au service économique, puis responsable des
Dossiers et documents. C’est à ce titre que je le connaissais bien, ayant travaillé sur
plusieurs projets avec lui. Pour étoffer le catalogue et faire entrer un peu d'argent
dans une société de faible ampleur, j’avais obtenu que les thèses d’histoire
économique primées par le Prix Crédit lyonnais pour l'histoire d'entreprise fussent
éditées chez lui, la banque accordant une subvention de 50 000 francs à l’éditeur.
C’est ainsi que, ayant eu ce prix, je fus publié par Le Monde Editions, après Marc
de Ferrière et Jean-Louis LoubetI. Hélas, ce livre fut le dernier de cette collection,
Jean-Marie Colombani ayant décidé de fermer la filiale éditoriale, parce qu'il
considérait qu’elle n’avait pas d’avenir et que le quotidien ne devait pas être le
concurrent des éditeurs, pour la plupart annonceurs dans les pages du journal.
Jacques Grall en conçut sans doute quelque amertume et devant dès lors fort
critique à l’égard de Jean-Marie Colombani, ce qui n’empêcha pas ce dernier de lui
confier la direction générale du mensuel Le Monde initiatives. Pour ma part, je
considère que la fermeture de la maison d’édition du Monde était une sage décision
pour le journal, bien que je fusse touché directement par cette mesure qui m’a privé
de la perception de droits d’auteurs qui m’étaient dus.
Après 1996, j’ai continué à suivre Le Monde comme je suivais l’ensemble de
la presse française dans le cadre de mes activités d’enseignant-chercheur à
l’université de Paris-X Nanterre puis à la Sorbonne. C’est ainsi que j’ai publié une
douzaine d’articles sur ce journal et beaucoup d autres sur divers aspects de la
presse et des médias. En 2000, j’ai décidé de prolonger ma thèse par une analyse du
redressement du Monde sous la direction de Jean-Marie Colombani. Sous le titre
Le Monde, Line histoire d’indépendance, cet ouvrage est paru chez Odile Jacob en
mars 2001. Peut- être était-ce trop tôt, puisque je ne pouvais disposer que de
sources sur la période la plus faste. Cependant, je reste persuadé que la stratégie
mise en œuvre par Jean-Marie Colombani a sauvé Le Monde de la faillite et
préservé l’indépendance rédactionnelle du journal et de ses journalistes.

I Marc DE FERRIÈRE LE VAYER, Christofle, deux siècles d’aventures industrielle 179? 1993, Le
Monde Éditions, 1995 ; Jean-Louis LOUBET, Citroën, Peugeot ,i
autres, Soixante ans de stratégies, Le Monde Éditions, 1995. ’ lt et les
Sauf mention contraire, le lieu d édition est Paris.
INTRODUCTION 13

UN COMPORTEMENT DE VIEUX LECTEURS

Les auteurs d’ouvrages polémiques partent à la charge du Monde avec un


comportement de vieux lecteurs déçus par l’évolution du quotidien, parce qu'elle
n'est pas parallèle à la leur. Cette attitude est fort honorable tant quelle demeure
individuelle ou confinée à la sphère privée; mais quand elle devient collective,
revêt la forme d’une campagne pour former un groupe de pression, l’affaire donne
raison à Hubert Beuve-Méry qui, en 1951, avait refusé la pérennisation de la
Fédération des lecteurs, parce qu’il considérait que les lecteurs n’avaient pas à
influencer la ligne éditoriale du journal autrement qu'en soutenant la rédaction par
leur achat quotidien.
En outre, les critiques récentes sont centrées sur la politique française et les
affaires politico-financières. On sent bien que leurs auteurs redoutent
particulièrement, c’est la mise en cause des élites politiques et économiques
françaises. Parfois s’y ajoutent quelques réflexions propres au microcosme
parisien sur les intellectuels ou sur les livres, mais dans l’ensemble, ils ne voient
pas plus loin que le bout de leur lorgnette, qui semble focalisée sur quelques
arrondissements de Paris (du Ve au VIIIe, pour l’essentiel). En revanche, tout ce
qui fait la force du Monde, sa volonté d'exister, notamment l’actualité
internationale, est ignoré de ces auteurs. Us ont beau essayer, médiocrement,
d’affirmer que Le Monde ne couvre plus l’international comme il l’aurait fait aux
temps bénis d’Hubert Beuve-Méry ou de Jacques Fauvet, ils n’en apportent
aucune preuve, parce qu'ils savent que c’est faux.

LE REGARD FROID DE L’HISTORIEN

A cette étape du raisonnement, il faut en venir aux réalités, au regard froid de


l’historien sur ce journal, allusion au «regard froid du libertin», cher a Roger
Vailland.
Oui, en 1994, Jean-Marie Colombani a sauvé Le Monde de la faillite. Il faut se
rappeler, mais les critiques ont la mémoire courte, qu’en 1994 l’entreprise Le
Monde était en faillite et le journal à la dérive. Depuis 1976, lorsque Jacques
Fauvet avait entrepris île faire prolonger son mandat à la direction du quotidien,
en échange de quoi il lui avait fallu céder de nouveaux droits à la Société des
rédacteurs et au personnel en général, depuis 1976, donc, Le Monde, entreprise et
journal réunis, partait à la dérive ; les campagnes électorales se succédaient, qui
voyaient s’affronter les « barons » et les « coteries », sans autre projet politique
(au sens noble
INTRODUCTION 14

du terme) que de porter à la direction tel ou tel d’entre les journalistes La


rédaction du Monde s’est usée à ces luttes intestines, dans ces querelles de clans,
dans ces combats de chefs. Le Monde faillit en périr. La SARL Le Monde s’est
trouvée en situation de faillite à quatre reprises : en 1982,1984, 1990 et 1993. Elle
ne dut son salut qu’au concours intéressé des banquiers et au mécénat de
financiers réunis par Alain Mine et André Fontaine. Mais le tout-Paris des médias
et des entreprises attendait que l’oiseau tombe tout rôti de sa branche. Fin 1993,
Le Monde était à vendre, et pour une bouchée de pain.
Pour sauver Le Monde de la faillite, pour éviter qu’il ne tombe dans
l'escarcelle d'un patron de presse intéressé par la marque, ou pire dans celle d'un
marchand de canons, il fallait restaurer la position prééminente du quotidien. C’est
ce que Jean-Marie Colombani, et quelques autres comme Ed\xy Plenel, Anne
Chaussebourg, Alain Rollat, Gérard Courtois, Thomas Ferenczi, etc., avaient
compris. Ils ont choisi Jean-Marie Colombani pour les représenter, pour incarner
leur projet de relance du journal et de l’entreprise. Pourtant, le pari n’était pas
simple : il fallait trouver de l’argent, pour combler le passif et relancer l’entreprise
et la rédaction, il fallait remettre en route la machine éditoriale en panne après trois
années de direction gestionnaire à courte vue, il fallait en terminer avec la guerre
des clans, il fallait licencier et recruter (les deux ne sont pas incompatibles, car il
faut faire partir ceux qui ne font plus rien et qui coûtent cher, pour embaucher des
gens capables de travailler), il fallait rénover la maquette, refondre la rédaction,
etc. ; bref un chantier considérable.
Cette relance réussie, tant au niveau de l’entreprise qu'au niveau du journal, a
été menée à marche forcée, mais à quel prix ? Les journalistes et tous les salariés
du Monde se sont rapidement habitués au confort retrouvé. Seuls quelques
anciens, ceux qui ont plus de quinze ans de maison, se souviennent encore de ce
qu’était Le Monde avant Colombani, un journal à la dérive, une entreprise en
faillite. Les autres, et ils sont nombreux, se retrouvent dans la situation de salariés
ordinaires : ils s’expriment sur la cantine, sur les frais de déplacement, sur les
augmentations de salaire ou la gestion de leur carrière. Toutes questions qu’il est
fort louable de se poser dans toute entreprise, mais que l’on peut formuler avec
quelque recul lorsque l’on bénéficie de conditions de travail et de salaire que
beaucoup de salariés français envieraient, et surtout lorsque la collectivité des
salariés est le principal actionnaire du groupe.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; en dépit de la sécurité d’emploi dont ils
jouissent, car une fois titularisés les salariés du Monde sont des quasi-
fonctionnaires (pour mémoire, dans le dernier quart de siècle trois
INTRODUCTION 15

journalistes ont été licenciés, Philippe Simonnot en 1976 par Jacques Fauvet,
Philippe Cohen en 1987 par André Fontaine et Daniel Schnei- dermann en 2003
par Jean-Marie Colombani; pour mémoire encore, j’ai recensé moins de dix
licenciements « secs » depuis la fondation du Monde en 1944), les salariés de
l’entreprise Le Monde, comme tous les salariés, s'inventent des frayeurs qui
feraient hurler de rire tous les licenciés de Metaleurop et d'ailleurs. Que ceux qui
ont bénéficié des mesures particulièrement généreuses de «plans sociaux » fondés
uniquement sur les départs volontaires aient au moins la décence de se taire.
Oui, Le Monde est un journal exceptionnel et une entreprise atypique dans le
panorama de la presse française; et Jean-Marie Colombani n’a fait que conforter
cet aspect des choses, y compris en se heurtant aux actionnaires et à la directrice
générale, qui voulaient un plus grand nombre de licenciements. Si Le Monde est
un journal extraordinaire, ce qui ne saurait satisfaire ceux qui, tels Bernard Poulet
ou Philippe Cohen, travaillent dans une «presse pourrie aux ordres du capital»,
comme le disait si joliment René Modiano en 1935II, c’est parce que le fondateur
Hubert Beuve-Méry l'a voulu ainsi, mais aussi parce que ses successeurs, de gré ou
de force, l’ont également voulu ainsi. Depuis 1951, la Société des rédacteurs du
Monde détient la minorité de blocage dans le capital du journal ; depuis le 15 mars
1968, le personnel, à travers la Société des cadres et la Société des employés,
participe à la gestion de l’entreprise et à l’élection du directeur du journal ; depuis
le 15 mars 1968, la rédaction s’exprime au comité de rédaction, elle est présente
au conseil de surveillance ; depuis 1945, le comité d’entreprise, dont le premier
secrétaire fut Jacques Fauvet, est tenu au courant de la gestion de l’entreprise, se
prononce sur toutes les décisions importantes, tandis que ses représentants siègent
à l’assemblée générale des actionnaires et au conseil de surveillance. On pourrait
ajouter encore que la rédaction a obtenu en 1968 la création d’une commission des
salaires, que depuis 1997 la Société des personnels, qui représente l’ensemble des
salariés, détient une part significative du capital du Monde et siège dans toutes les
instances de contrôle et de décision, enfin, que les syndicats examinent toutes les
mesures avant qu’elles ne soient opérationnelles.
Mais cette entreprise atypique est une entreprise qui ne se voit pas comme
telle; il y aurait un diagnostic psychiatrique à réaliser sur ce comportement que
d’aucuns qualifieraient de schizophrénique, mais c’est une réalité. Le Monde est
d’une transparence unique, tant dans le monde

II René MODIANO, La Presse pourrie aux ordres du capital, Librairie populaire, 1935,
INTRODUCTION 16

des entreprises que dans celui des médias; on pourrait même parler d’un
dévoilement permanent, qui ne trouve aucun équivalent ailleurs; tous les actes de
la direction et tous les débats internes sont connus à l’extérieur ; tout se sait à
l’extérieur dans l’heure qui suit la délibération ou la décision. Le Canard enchaîné,
Libération, les sites Acrimed et PLPL, ainsi que quelques autres, ont des
correspondants à l’intérieur de la rédaction et de l'entreprise, qui livrent
immédiatement les informations, et leurs commentaires sur l’information.
Cette transparence est bien rare dans la presse, dans les médias et plus
généralement dans le monde des entreprises ou de la politique. A titre d’exemple,
on aimerait bien connaître les comptes de EExpress, de ^Expansion, du Figaro ou
de Marianne, les revenus d’Yves de Chaisemartin, de Denis Jeambar, de Serge
July, d’ignacio Ramonet ou de Jean- François Kahn.
Pourtant cette transparence exceptionnelle a été voulue dès le début par
Hubert Beuve-Méry, lorsque Le Monde fut attaqué par inhumanité et par les
députés communistes et que le fondateur répondit : «Si M. Cogniot exige des
preuves plus convaincantes, qu’il vienne au Monde, où nous serons heureux de
l’accueillir, de lui soumettre les statuts et même, pourquoi pas, la comptabilitéIII.»
Cette transparence a été assumée par tous les successeurs d’Hubert Beuve-Méry.
Faut-il rappeler que Le Monde est le seul quotidien français qui se plie depuis
1944 aux dispositions de l’ordonnance du 26 août 1944, qui stipule que chaque
jour les journaux doivent faire état de leur tirage et de leur actionnariat et que
chaque année ils doivent publier dans leurs colonnes les comptes de l’entreprise
qui les édite ?
Toutefois, ce qu’il me paraît plus important de souligner, c’est que Le Monde,
depuis sa fondation, est un journal sans parti; ce qui ne veut pas dire sans parti
pris, ni sans opinion, mais que c’est un journal qui soutient les causes qu’il estime
devoir soutenir, qui combat les hommes ou les idées qu’il estime néfastes pour la
France ou plus généralement pour l’humanité, mais qu’il soutient ou combat sans
être inféodé a priori à un parti ou à une coterie. Certes, tous les directeurs
successifs, tous les rédacteurs du journal ont eu, à un moment ou à un autre, leur
homme politique préféré ou leur parti d’élection, mais ils se sont toujours efforcés
de laisser les autres s’exprimer. Toute l’histoire de ce journal, pour celui qui
accepte de le lire sans parti pris et sans acrimonie, est faite de ce subtil

III Le Monde, 9 mars 1945.


INTRODUCTION 17

équilibre entre le soutien accordé à quelques-uns, bien peu nombreux en vérité, et


la liberté des rédacteurs de prendre le contre-pied de la direction ou de la majorité
de la rédaction. C’est bien difficile à comprendre pour un journaliste de L'Express
ou de IdExpansion, magazines ancrés dans une droite dure depuis tant de temps
que les rédacteurs ne savent même plus penser autrement, c'est bien difficile à
comprendre pour un journaliste du Monde diplomatique ou de Marianne,
magazines qui ont fait leurs choux gras du politiquement correct et de la «bien
pcnsance» de gauche, mais c'est ainsi.
Cette volonté, exprimée par Hubert Beuve-Méry des la fondation, de faire un
journal «indépendant des partis politiques, des puissances financières et des églises
», a été maintenue vaille que vaille depuis soixante ans. Le 20 décembre 1948, à
l’occasion du quatrième anniversaire de la fondation du journal, Hubert Beuve-Méry
exprima pour une fois sa satisfaction devant le personnel réuni au marbre : «On
nous lit au Vel’ d Hiv’ en attendant de Gaulle, on nous lit à Charléty en attendant
Thorez... Le Monde est devenu indispensable. » C’est ainsi qu’il faut appréhender
Le Monde, comme un journal indépendant, qui prospère grâce à son indépendance
et qui ne peut survivre qu’en s’imposant aux élites, même et surtout lorsqu’elles ne
sont pas d’accord avec lui. Lorsque, sous Jacques Fauvet, au tournant des années
1970-1980, Le Monde est devenu le journal du Parti socialiste et de François
Mitterrand \ il faillit en périr. Les anciens du journal le savent, il serait bon que les
plus jeunes le sachent aussi, faute de quoi ils prendront les vessies présentées par
des polémistes pour les lanternes de la vérité révélée. Denis Pessin, dans un dessin
publié dans Le Monde du 13 mars 2003, a parfaitement résumé la situation : mettant
en scène Pierre Péan et Philippe Cohen, il leur fait dire : « Rendez-nous le journal
qui perdait ses lecteurs. »
C’est parce que sa rédaction sait être autonome, c’est parce que Le Monde,
collectivement, sait penser contre lui-même, qu’il est attaqué depuis soixante ans.
Depuis 1944, vingt-cinq livres ont été publiés sur Le Monde, sans compter les
souvenirs divers, les parties d’ouvrages, les opuscules, les libelles et les articles de
journaux. Sur ces vingt-cinq livres, quatre ou cinq peuvent être qualifiés de
«compréhensifsIV V
», tandis que

IV Je tiens à la disposition des critiques qui feignent d’ignorer l’histoire du journal un mot manuscrit
d’Hubert Beuve-Méry affirmant, en 1979 : «Ne me parlez plus du Monde, il est devenu l’organe du Parti
socialiste. »
V Je fais allusion ici au livre de Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse, Une sociologie compréhensive du
travail journalistique et de ses critiques, Métailié, 2000.
18 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

vingt ou vingt et un sont des pamphlets à charge, tantôt sordides, tantôt


ignobles. Il est évidemment plus rapide et plus facile pour l’historien de
répertorier les ouvrages, bien peu nombreux, portant sur Le Figaro,
Libération, Le Parisien ou Les Échos, que de se pencher sur la littérature
anti-Monde.
Le but de ce livre est donc de porter sur le journal Le Monde un autre
regard, plus serein et distancié ; de donner à lire une véritable histoire du
quotidien, de sa généalogie, de sa périodisation, parce que, comme toute
collectivité humaine, Le Monde a évolué, tout en restant fidèle à ses valeurs
fondatrices. Il est aussi de faire comprendre comment fonctionne cette
communauté humaine, que son fondateur a voulu rendre indépendante.
LA FONDATION, 1944-1958
Hubert Beuve-Méry fonda le journal et la société Le Monde à la fin de
l'année 1944. Pendant une douzaine d’années, la pérennité du quotidien et
l'existence de l’entreprise parurent menacées, jusqu’à ce que les tensions
internes et les conflits extérieurs s’apaisent. Hubert Beuve-Méry mit à profit
ces années difficiles pour imposer ses méthodes de gestion aux porteurs de
parts et aux salariés, ses conceptions du journalisme à la rédaction et aux
lecteurs, et sa volonté d’indépendance aux hommes politiques et aux
puissances financières. Il construisit ainsi une entreprise originale qui unissait
des hommes de métiers divers et de cultures fortes au service de la
communauté du journal, tout en alliant rigueur de gestion et liberté
d’expression. Les difficultés matérielles des années d’après-guerre,
l’idéalisme de la Résistance et le climat de la reconstruction favorisèrent
l’aventure, mais le désir du directeur de réussir une opération longtemps
incertaine y contribua également.
Le statut juridique de Société à responsabilité limitée (SARL), adopté de
façon contingente lors de la création du journal, a pesé pendant cinquante
années sur l’histoire du quotidien. Dans les premières années, ce statut
favorisa l’affirmation du pouvoir d’Hubert Beuve-Méry, en éloignant du
journal les arrivistes et les envieux. Le petit nombre des porteurs de parts, la
faiblesse des capitaux réunis, les règles de la SARL de presse qui obligent à
obtenir une majorité qualifiée des trois quarts pour tous les actes importants,
laissent les destinées du journal entre les mains d’un homme fort, qui a su
imposer au Monde une ligne rédactionnelle et un style de journalisme. À
peine son autorité affirmée, en 1951, à l’issue d’une crise entre associés, le
fondateur doit se préoccuper de la pérennité du journal, de la transmission de
la direction et du capital. La voie choisie par Hubert
22 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Beuve-Méry, qui fait de la Société des rédacteurs du Monde le principal


porteur de parts, surveillé par des associés cooptés, suppose une gestion
parcimonieuse des ressources de l’entreprise, ainsi qu’une entente parfaite
entre les détenteurs du capital et les gérants. Cependant, le risque demeure
d’étaler sur la place publique les querelles intestines du journal. L’esprit
d’entreprise et l'image du quotidien, constitués l’un et l’autre à cette époque
autour de l'indépendance et de la singularité rédactionnelles, contribuèrent à
écarter les périls d’une soumission du journal à des intérêts extérieurs.
Toutefois, cette période pesa longtemps sur l’évolution du Monde, et les
difficultés à faire évoluer le statut juridique de la société résultent, pour
beaucoup, des choix initiaux.
1.

Un homme et un journal

Le journal Le Monde est né d’une conjonction de facteurs qui aurait pu


donner un tout autre résultat. Pour résumer : un quotidien renommé sabordé
en 1942, Le Temps, que personne ne voulait voir renaître, mais dont aucun
ne songeait à se passer ; un titre, qui dispose d’une équipe de journalistes,
d’un immeuble et d’une imprimerie ; un lectorat fidèle, qui pouvait assurer le
démarrage d’un quotidien. Le pouvoir politique cherchait à contrôler le
transfert, afin que le journal ne tombe pas en des mains hostiles. Mais, à la
Libération, ce pouvoir est issu de diverses mouvances de la Résistance et il
est composé de personnes et de groupes aux sensibilités et aux intérêts
divergents : Charles de Gaulle, président du gouvernement provisoire, le
MRP (Mouvement républicain populaire), représenté par Pierre-Henri
Teitgen et Joannès Dupraz. Les anciens propriétaires, notamment François de
Wendel, et les anciens directeurs du Temps, Emile Mireaux et Jacques
Chastenet, sont les grands absents du débat à l’automne 1944. Le plus
difficile fut de trouver un patron pour diriger le nouveau journal bâti sur le
socle de l’ancien Temps.
À l’automne 1944, les hommes de presse, qu’ils fussent journalistes ou
capitaines d’industrie, étaient divisés en deux groupes, également
indisponibles, les résistants (de la veille ou du lendemain) et les
«compromis» (avec Vichy ou avec l’occupant). Les compromis \ qu’ils
fussent coupables ou non, attendaient, qui en prison, qui en exil et quelques
autres à domicile, que la tourmente de l’épuration se calme. Il n’était
évidemment pas

1. Les deux anciens directeurs du Temps, Émile Mireaux, éphémère ministre de


l’instruction publique de Vichy, de juillet à septembre 1940, et Jacques Chastenet étaient
dans ce cas. Emile Mireaux, poursuivi, bénéficia d’un non-lieu pour faits de résistance,
tandis que Jacques Chastenet ne fut pas inquiété.
UN HOMME ET UN JOURNAL 24

question que l’un d’entre eux devînt directeur d’un quotidien national Quant aux
résistants patentés, qu’ils aient fait le coup de feu ou qu’ils aient simplement pensé
très fort à la Libération, ils avaient créé un journal pendant l’Occupation ou ils
avaient conquis leur titre de presse les armes à la main, pendant l’été 1944. Ceux
que la presse fascinait étaient donc déjà soit lotis, soit indisponibles. Et pourtant le
pouvoir politique pressentait qu’il fallait confier l'aventure du renouveau du Temps
à un vrai journaliste, à un homme de presse, faute de quoi cette entreprise risquait
fort de tourner court. Les sources ne disent pas exactement si le choix d’Hubert
Beuve- Méry fut celui de Joannès Dupraz, de Pierre-Henri Teitgen ou du général de
Gaulle. Il semble que ce choix résulta d’une conjonction de connaissances (en
particulier Paul Reuter, directeur-adjoint du cabinet de Pierre-Henri Teitgen et ami
d’Hubert Beuve-Méry), de compétences reconnues (celles d Hubert Beuve-Méry),
et de méconnaissances, car aussi bien ni Joannès Dupraz ni le général de Gaulle ne
connaissaient Hubert Beuve-Méry avant de le choisir comme directeur-gérant du
nouveau journal.
Hubert Beuve-Méry a raconté1, douze ans plus tard, les modalités de
l’opération, sans en expliquer les motivations : « Pendant des semaines et des mois,
on avait, à Paris, répété à l’envi à la fois que Le Temps ne pouvait pas reparaître et
qu’il était indispensable de lui substituer un grand journal qui eût, autant que
possible, ses qualités en dépouillant ses défauts. Les combinaisons se succédaient,
aussi vite abandonnées qu’ébauchées et ce n’est que fort tard, vers la fin octobre
[1944], que je fus saisi, tant de la part du ministre compétent que des rédacteurs
légitimement impatients, d’invitations de plus en plus pressantes. Pendant des
semaines encore, jusqu’à la fin novembre, l’hésitation se prolongea. »

POURQUOI LE TEMPS AVAIT-IL DÉMÉRITÉ ?

Quotidien de l’opposition bourgeoise et libérale sous le Second Empire, Le


Temps est fondé par un protestant alsacien, Auguste Nelftzer 6 7, qui, dans

6 Hubert BEUVE-MÉRY, « Du Temps au Monde ou la presse et l’argent », Conférence prononcée


le 24 mai 1956, dite Conférence des Ambassadeurs, p. 14.
7 L’itinéraire d’Auguste Nefftzer, le fondateur du Temps, est bien connu grâce à ses lettres
conservées aux Archives nationales (113 AP 3), exploitées par René MARTIN, La Vie d’un grand
journaliste, Auguste Nefftzer, fondateur de la Revue germanique et du Temps (Colmar 1820 - Bâle
1876), d’après sa correspondance et des documents inédits, 2 tomes, Besançon, Éditions Camponovo,
1948-1953. Le livre de souvenirs de Camille
UN HOMME ET UN JOURNAL 25

les années 1850, avait fait ses premières armes de journaliste à La Presse d’Émile
de Girardin, d'abord comme rédacteur, puis comme secrétaire général de la
rédaction. En 1858, il fonde avec Charles Dollfus 1 la Revue germanique et
française, dans le but de faire connaître l’Allemagne aux Français et la France aux
Allemands. Le programme de cette revue, qui prône un libéralisme extreme,
réclame la liberté communale, la décentralisation administrative, l’enseignement
obligatoire et la séparation des Églises et de l’État.
Le premier numéro du journal Le Temps paraît le 25 avril 1861, Auguste
Nefftzer ayant obtenu, la veille, l’autorisation nécessaire du ministère de l'intérieur.
La société du journal Le Temps, constituée le 11 juin 1861, est à l’origine une
société en commandite par actions dont le capital de 400 000 francs est composé de
800 actions de 500 francs. Auguste Nefftzer, en rémunération de son apport8 9 10 et
en sa qualité de directeur, reçoit 20 % des actions, pour une valeur de 80 000 francs.
En 1865, le capital du journal est porté à un million de francs. À partir de 1867,
Adrien Hébrard11, devenu copropriétaire du Temps, exerce la gérance que lui
abandonne Auguste Nefftzer. Le 11 juin 1872, Auguste Nefftzer, traumatisé par la
perte de l’Alsace, cède à Adrien Hébrard, au prix de 100 000 francs, « toute la
propriété des actions, titres et droits qu’il avait dans la propriété du journal ».
«Le Temps devint rapidement, sous l’action de Nefftzer d’abord et d’Adrien
Hébrard ensuite, le journal de la bourgeoisie libérale12.» C’est à Auguste Nefftzer
que l’on doit une des définitions du libéralisme :

« Ce qui importe avant tout, c’est que les citoyens soient libres et garantis
dans leur liberté, c’est de produire un maximum de vérité sous un minimum

PARISET, Plus d’un demi-siècle d'administration au Temps (1863-1919), Auguste Nefftzer et Adrien
Hébrard, Souvenirs de Camille Pariset, recueillis par Gabriel Maurel, 1932. n’est pas d’une grande utilité.
En revanche, les Tables du Temps, qui couvrent les années 1861-1900 et ont été éditées en dix volumes par
le CNRS et l’IFP, constituent une source remarquable pour qui souhaite se plonger dans l’histoire
rédactionnelle du journal. Voir également Pierre ALBERT, Histoire de la presse politique nationale au
début de la 111' République, Champion, 1980.
9 Fils de Jean Dollfus, directeur des établissements DollfÏis-Mieg à Mulhouse, constructeur de cités
ouvrières, ardent défenseur du libéralisme économique sous le second Empire et, bien que député au
Reichstag, farouche opposant à l’annexion de l’Allemagne.
10 Il a déposé un cautionnement de 50000 francs.
11 Avocat et homme d’affaires, Adrien Hébrard est entré au Temps en 1861, en tant que rédacteur pour
les questions boursières.
12 Souvenirs de Camille Pariset, op. cit., p. 18.
UN HOMME ET UN JOURNAL 26

de gouvernement. Le libéralisme veut que les citoyens soient maîtres de leurs


personnes et de leurs affaires. [...] Le propre du libéralisme, c’est précisément de
ne pas tout attendre de l’État, et d’exiger beaucoup de l’activité et de la
prévoyance des citoyens *. »

La lente progression du tirage, 30000 exemplaires en 1891, 35 000 en 1904, 45


000 en 1912, permet d’assurer conjointement la rémunération d'r\dricn Hébrard et
de son frère Jacques, le paiement des dividendes, ainsi que les investissements. En
1881, Le Temps quitte les locaux de l’imprimeur Scheller 13 14 qui l’hébergeait
jusque-là, pour s’installer 5 boulevard des Italiens. De 1891 à 1899, le bénéfice
annuel moyen atteint 280000 francs, ce qui représente une rentabilité du capital de
31 %. De 1900 à 1910, le bénéfice annuel est en moyenne de 150000 francs, ce
qui représente une rentabilité du capital de 17 %.
En décembre 1909, Adrien Hébrard mène une vaste opération financière,
immobilière et industrielle pour son journal : la société est dissoute et recréée avec
une augmentation de 700 actions nouvelles de 500 francs, ce qui porte le montant
du capital à 1250000 francs. Il y a alors 2500 actions de capital et 2 200 actions de
jouissance. Adrien Hébrard procède également à l’émission d’un emprunt
obligataire d’une durée de quarante ans, d’un montant de 500 000 francs, portant
un intérêt de 4,5 %. L’apport total, en capital et en emprunt, est de 850000 francs
ce qui permet à la société Le Temps d’acheter un terrain 5-7 rue des Italiens, d’y
construire un immeuble et d’y installer en 1911 des linotypes et des rotatives
modernes 15, qui ont permis de produire Le Temps puis Le Monde jusqu’en 1961.
Sous la direction d’Adrien Hébrard, Le Temps, par le sérieux de ses
informations et par son suivi des affaires internationales, confirme sa réputation de
« grand officieux » de la République, bien qu’il ne soit pas toujours exempt de
sombres manœuvres et de basses affaires. Toutefois, c’est la vente du Temps à un
consortium de patrons emmenés par François de Wendel et Henry de Peyerhimoff
qui renforce l’idée que la presse est vendue aux intérêts financiers et soumise aux
influences souterraines16. L’affaire est

13 Auguste NEFFTZER, article «Libéralisme» du Dictionnaire politique d’Eugène DüCLERC, cité


par Camille PARISET, op. cit., p. 19-20.
14 10, rue du faubourg Montmartre.
15 En 1911, le coût d’achat des linotypes et rotatives est de 600000 francs. Chiffre tiré de
l’inventaire dressé le 14 décembre 1945 par M. Volumard, expert de la Société nationale des entreprises
de presse.
16 Voir Patrick EVENO, 1!Argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Éditions du
CTHS, 2003,
UN HOMME ET UN JOURNAL 27

conclue secrètement en 1929 mais elle n’est connue qu’en 1931, renforçant ainsi
les soupçons1. Pour l’historien de la presse, elle est parfaitement révélatrice des
fantasmes et des illusions des hommes d’affaires lorsqu’ils se mêlent de politique
et de presse. Résumons les épisodes : en 1914, à la mort d’Adrien Hébrard, qui
détient 1269 des 2 500 actions du Temps, son fils Emile lui succède. Il meurt à son
tour en 1925 et son frère Adrien le remplace. Toutefois, en novembre 1929, ce
dernier cède les 1269 actions qu'il détient à un vieil ami du journal, Louis Mill,
membre du conseil de surveillance depuis 1906. Lorsque ce dernier décède en
1931, les gens bien informés apprennent que Louis Mill n’était que le prête-nom
d'un «consortium» regroupant des patrons éminents. Très vite, la gauche et
l'extrême droite s’emparent de l’affaire en dénonçant la mainmise du Comité des
houillères et du Comité des forges sur le « grand officieux » de la IIIe République.
Jean-Noël Jeanneney a fait justice depuis longtemps de ces affirmations : ni le
Comité des forges, ni le Comité des houillères, ni même l’Union des industries
métallurgiques et minières ou la Confédération générale du patronat français
(CGPF), ne sont représentés dans cette affaire en tant que tels mais seulement «par
des particuliers ou par quelques sociétés agissant à titre individuel 17 18». Mais, pour
les polémistes, la simplification fait mouche et perdure19. Les membres du
«consortium» ne sont pas tous connus, mais Jean-Noël Jeanneney en a dressé une
liste : le comte de Fels, Edgard Bonnet pour la Compagnie de Suez, le Comité des
assurances, René Duchemin pour la CGPF, François de Wendel et ses frères, Henry
de Peye- rhimoff, Alexandre Lambert-Ribot, Théodore Laurent pour La Marine-
Homécourt, Léopold Pralon pour Denain-Anzin20, En bref, le gratin du patronat
français.
Ces personnalités ont investi en commun 25 millions de francs pour s’assurer 51
% du capital de la société en commandite éditrice du Temps. La

17 Sur Le Temps, voir : Jean-Noël JEANNENEY» François de Wendel en République, l’argent et le


pouvoir. 1914-1940. Le Seuil, 1976; Patrice OLECH, Le Temps, 1919-1939. mémoire de maîtrise Institut
français de presse, Pierre Albert (die), 1987 ; Pierre ALBERT, Histoire générale, op. cit., tome lit p. 558
sq. ; Jacques CHASTEN ET, Quatre fois vingt ans, souvenirs, Plon, 1974 ; Victor GOEDORP, Figures du
Temps, Albin Michel, 1943; René MlLLIENNE, «Argent et démocratie») Esprit, octobre 1933 ; Hubert
BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, à propos d’un livre de Jacques Chastenet », Le Monde, 20 juin
1974.
18 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cit., p. 461.
19 À la Libération, le Parti communiste français considère que Le Monde, qui a succédé au Temps, est
l’organe du Comité des forges.
20 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cit., p. 460-461.
UN HOMME ET UN JOURNAL 28

somme est ronde, elle correspond approximativement à 4 millions de francs or, ou


entre 75 et 80 millions de francs 20011 (12 millions d’euros). Pour un journal qui
vend chaque jour 60000 exemplaires, elle est même élevée, car elle correspond à la
cote du Temps, non pas en Bourse mais dans l’esprit de ces grands patrons. Le
cours des actions du Temps et les dividendes distribués par la société21 22, montrent,
en effet, que les plus importants des patrons réunis en consortium savent aussi faire
des mauvaises affaires, à l’instar d'un simple épargnant ou d’un parvenu comme
François Coty.
Finalement, les grands patrons français ne sont peut-être pas les meilleurs
négociateurs que l’on puisse trouver en matière financière et boursière, lorsqu'ils
sortent de leur secteur ou de leur domaine d’excellence. L’explication de cette
mauvaise affaire réside dans la fascination que le politique et le médiatique exercent
sur ces hommes qui croient en la puissance de l’argent. Les patrons français de
l’entre-deux-guerres sont des hommes qui cultivent la discrétion, voire le secret, à la
différence de leurs homologues du XIXe siècle ou de leurs collègues anglo-saxons.
Persuadés que le lobbying doit être le plus ciblé et le plus discret possible23, ils tentent
d’agir en sous- main et de dissimuler l’influence que leur confère leur puissance
financière. Mais, en réalité, ils surestiment leur capacité d’influence sur la presse, et
par son intermédiaire, sur la vie politique24. Certes, ils souhaitent que Le Temps ne
tombe pas «entre les mains de personnes beaucoup [trop] avancées [il s’agit de
François Coty], ou même [...] de groupements influencés par l’étranger 25 »,
notamment du marchand d’armes Basil Zaharoff.
Sous la direction de Jacques Chastenet et d’Émile Mireaux, Le Temps ne change
pas de ligne éditoriale : il défend une République libérale, hostile

21 Le coefficient de déflation monétaire est celui que l’INSEE publie chaque année. La conversion n’est
fournie qu’à titre indicatif, car il est impossible de convertir une somme du passé en une somme du présent
sans dénaturer les réalités économiques et sociales de l’époque. Les consommations, les productions, les
échanges, les investissements, les crédits et l’épargne se modifient au cours des ans, ainsi que leur répartition
dans l’économie nationale. Les comportements économiques et sociaux ont considérablement changé en dix,
vingt ou cinquante ans. Ceci étant mentionné, la série de l’INSEE est suffisamment pratique et diffusée pour
pouvoir être utilisée, avec cependant quelques précautions.
22 Annuaires de la Cote Desfossés, voir également, Olivier JAVAY, Les Quotidiens français cotés en
Bourse, 1900-1939, mémoire de maîtrise, Jacques Marseille et Patrick Eveno (dit.), université de Paris I,
1999.
23 Voir Patrick EVENO et al., L'UIMM, cent ans de vie sociale, Jacques Marseille (dir.), UIMM, 2001.
24 Jean-Noël Jeanneney note que François de Wendel intervient très peu dans la ligne éditoriale du
Temps, op. cit., p. 463.
25 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cit., p. 458.
UN HOMME ET UN JOURNAL 29

au communisme et à ses alliés étatistes, les socialistes, ou dispendieux des deniers


publics, les radicaux. Le Temps, en définitive, demeure fidèle à l’esprit de son
fondateur : devenu la propriété de grands patrons, le quotidien de la rue des Italiens,
fidèle à sa ligne politique libérale, continue à défendre la libre entreprise, comme il
l’avait fait depuis sa fondation1. Si Le Temps manifeste, à la fin des années trente, une
coupable indulgence à l’égard des menaces hitlériennes, c’est plus par adhésion à la
politique de {'«appeasement» de Chamberlain, qui traverse nombre de courants
politiques français, qu'à une sympathie avouée pour les idées du Führer. Et, sous
Vichy, si Le Temps est favorable à la Révolution nationale, comme tous les journaux
légitimistes, François de Wendel (et quelques autres comme Martial Bonis-Charancle)
s’aperçoit assez vite du désagrément qu’il y a à prolonger la parution du quotidien et
veut le saborder dès l’été 1942 26 27. Le Temps, finalement sabordé le 29 novembre
1942, n’a pas été collaborateur, même s’il s’est soumis de bon gré aux consignes de
Vichy. Le journal obtint un non-lieu dès le 26 mars 194628.
La conclusion de cette affaire de l’achat du Temps est double : d'un côté, les
grands patrons font une mauvaise affaire, ce qui n’est pas bien grave étant donné
l’état de leurs finances, mais surtout ils n’ont pas réussi à peser sur l’évolution
politique ; de l’autre, le thème de la presse vendue, de la presse vénale, qui
participerait à la corruption généralisée de la vie politique française, sort renforcé
de cette affaire et devient un argument majeur de la polémique, qui nourrit les
campagnes anti-parlementaires de l’extrême droite et les campagnes anti-
capitalistes de l’extrême gauche. A la Libération, les résistants peuvent alors
exiger une vaste épuration de la presse.

LA PRESSE EN 1944 ET LA FONDATION DU MONDE

Le passage du Temps au Monde est régi par les ordonnances et les décrets de
la Libération : l’ordonnance du 6 mai 1944 rétablit la liberté de la presse,

26 Alain Gérard SLAMA, dans «Un quotidien républicain sous Vichy, Le Temps, juin 1940-
novembre 1942 », Revue française de sciences politiques, août 1972, note, p. 737 : «comme on pouvait
s’y attendre, c’est peut-être dans le domaine [du libéralisme économique et social] où la “Résistance” du
Temps [au gouvernement] a été la plus forte».
27 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cil., p. 597.
28 Voir le jugement rendu par la Cour de justice de Lyon, dans le dossier d’Émile Mireaux aux
Archives nationales, Haute cour de justice, 3W 253.
UN HOMME ET UN JOURNAL 30

en faisant explicitement référence à la Déclaration des droits de l’homme et du


citoyen de 1789 et à la loi du 29 juillet 1881 qui garantit la liberté de la presse.
L’ordonnance du 26 août 1944, texte provisoire qui ne fut jamais remplacé par un
texte définitif, comporte les principaux éléments constitutifs d’un statut de
l’entreprise de presse, telle qu’elle est idéalisée par certains résistants dans le
Paris tout juste libéré *. L’article premier de cette ordonnance affirme que les
entreprises de presse peuvent être constituées comme toute autre entreprise
commerciale. Cependant, l’ordonnance tient compte de la spécificité du produit
(la presse) et du service rendu (l'information), estimés tous deux nécessaires à
l’expression de la démocratie. L'ordonnance vise donc à faire des entreprises de
presse des maisons de verre : elle impose la publication, dans chaque numéro, du
nom des directeurs de publication, des copropriétaires et des membres du conseil
d'administration, ainsi que le justificatif du tirage ; tous les trois mois, la liste
complète des propriétaires et celle des rédacteurs doit être publiée ; enfin, le
compte d’exploitation et le bilan doivent être publiés chaque année. Les actions
ou les parts sociales des sociétés seront nominatives, leur transfert agréé par le
conseil d’administration ou l’assemblée générale ; nul ne peut être directeur s’il
exerce une autre profession principale, et la même personne ne peut être directeur
de plus d’un quotidien. En partie inapplicables29 30, les dispositions de cette
ordonnance demeurent longtemps bafouées, avant d’être abrogées31.
Enfin, l’ordonnance du 30 septembre 1944 reprend et organise les mesures
préconisées par la Résistance et par Pierre-Henri Teitgen, secrétaire général provisoire
à l’information, réunies en un Cahier bleu32. Cette

29 Voir les analyses d’Albert Camus dans Combat les 31 août, 1er et 8 septembre 1944.
30 La publication trimestrielle de tous les propriétaires et de tous les rédacteurs est quasiment
impossible et couvrirait des colonnes entières du journal. Cependant, depuis 1944, Le Monde publie, chaque
jour, la liste des principaux actionnaires et des principaux dirigeants du journal ainsi que le tirage de la
veille. Chaque année, il publie son bilan et son compte d’exploitation.
31 L’abrogation de l’ordonnance du 26 août 1944 est réalisée par les trois lois, d’août à novembre 1986,
qui «réforment le régime juridique de la presse et la liberté de communication». Elles abrogent également la
loi du 23 octobre 1984 qui visait à «limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le
pluralisme des entreprises de presse. »
32 Imprimé à deux cents exemplaires, le Cahier bleu, appelé ainsi à cause de la couleur de sa
couverture, récapitule les mesures à prendre en faveur de la presse clandestine et contre la presse qui avait
continué de paraître sous 1 Occupation. Rédigé par la Délégation permanente du gouvernement provisoire
en concertation avec la Fédération nationale de la presse clandestine, il vise à « mettre la presse nouvelle à
l’abri de l’influence des puissances
UN HOMME ET UN JOURNAL 31

ordonnance stipule que les journaux «compromis» sont interdits. Cette mesure
entraîne l’interdiction de l’usage du titre, rendue définitive par l’ordonnance du 17
février 1945, et l’interdiction de l’utilisation des biens de presse par les anciens
dirigeants. Des administrateurs provisoires sont nommés à la tête des sociétés éditrices
mises sous séquestre, dont la valeur marchande se trouve considérablement amoindrie.
Les organes de presse visés par l'ordonnance sont ceux dont les dirigeants sont
poursuivis par la justice, ou ceux qui ont continué de paraître, en zone Nord quinze
jours après le 25 juin 1940, ou, en zone Sud quinze jours après le 11 novembre 1942.
Des dérogations peuvent être accordées au cas par cas.
Dans la presse parisienne d’information générale, en dehors des périodiques
ouvertement collaborationnistes, cette ordonnance concernait trois quotidiens : Le
Figaro, La Croix et Le Temps. Le Figaro, suspendu le 10 novembre 1942, par le
secrétaire d’État à l’information de Vichy, s’était sabordé le 24 novembre 1942. Il
obtint l’autorisation de reparaître dès le 19 août 1944, ce qu’il fit le 25 août. Son
directeur, Pierre Brisson, appuyé par François Mauriac, avait activement travaillé
auprès des organismes clandestins de la presse française et du MRP pour faire
oublier son passé maréchaliste1. La Croix, repliée à Limoges en 1940, continua de
paraître jusqu’au 21 juin 1944, et ne s’arrêta que «par suite des difficultés de
transport». Alfred Michelin, directeur de La Croix et administrateur de La Maison
de la Bonne Presse, est inculpé d’intelligence avec l’ennemi, le 18 décembre 1944.
Cependant, l’affaire est classée sans suite, le 16 janvier 1945, ce qui permet au
quotidien catholique de reparaître dès le 1er février 1945 33 34 35. Le général de
Gaulle, Pierre-Henri Teitgen et le MRP, souhaitaient que Le Figaro et La Croix
reparaissent rapidement, car ils représentaient des sensibilités qu’ils considéraient
comme essentielles à l’expression démocratique. La droite conservatrice et les
catholiques

d’argent». Pour un résumé et une explication du contexte, voir : Pierre-Henri TEITGEN, Faites entrer le
témoin suivant, 1940-1958, de la Résistance à la Ve République, Rennes, Éditions Ouest-France, 1988.
34 André LANG, Pierre Frisson, le journaliste, l’écrivain, l'homme, Calmann-Lévy, 1967. Pierre
BRISSON, Vingt ans au Figaro, 1958-1958, Gallimard, 1959. Jean-Galtier BOISSIÈRE, Le Crapouillot,
n° 36, Dictionnaire des girouettes, février 1957, p. 34-40.
35 La perspective des élections municipales du 29 avril et 13 mai 1945, au cours desquelles les
femmes exercent pour la première fois leur droit de vote, ne serait pas étrangère à l’autorisation accordée
au quotidien catholique. Sur La Croix, voir : Marie- Geneviève MASSIANl, La Croix sous Vichy, in Cent
ans d’histoire de La Croix, 1883-1983, Le Centurion, 1983. Jacqueline et Philippe GODFRIN, Une
centrale de presse catholique, La Maison de la Bonne Presse et ses publications, PUF, 1965.
UN HOMME ET UN JOURNAL 32

devaient retrouver un lieu d’expression, en dépit du soutien actif à la Révolution


nationale d’une large fraction de leurs rédacteurs et de leur lectorat.
Toutefois, le général de Gaulle, son directeur de cabinet, Gaston Palewski, et
Pierre-Henri Teitgen, ministre de l’information, s’opposent à la reparution du Temps,
considéré par une grande partie de l’opinion publique comme l'organe du Comité des
forges. Ils souhaitent cependant la création d'un quotidien qui serait «l’officieux» de la
République et qui pourrait reprendre à l’ancien Temps l’immeuble, les installations et
l’équipe rédactionnelle dont les membres n’avaient pas démérité et qui comptait au
moins un authentique héros de la Résistance, Rémy Roure, alors déporté à
Buchenwald1. Le général de Gaulle, par ailleurs, souhaitait que le nouveau quotidien
affirme son indépendance vis-à-vis du gouvernement36 37. Le Temps, replié à Lyon,
s’était sabordé le 29 novembre 1942. La date limite retenue par l’ordonnance qui
autorisait ou interdisait la reparution fut celle du 26 novembre 1942. Le Temps, bien
que n’ayant pas collaboré, fut donc interdit.
Hubert Beuve-Méry confirme cette analyse, en 1956 :

«À la Libération de Paris, en août 1944, nul ne concevait ni au gouvernement


provisoire que présidait le général de Gaulle, ni dans les milieux influents, ni dans la
presse que Le Temps pût jamais reparaître. L’ordonnance qui fixait la date limite à
laquelle les journaux publiés en zone Sud auraient dû se saborder avait, semble-t-il,
soigneusement choisi la date pour que Le Temps, à quelques jours près, ne pût en
invoquer le bénéfice38. »

36 «Le Monde a ses admirateurs et ses détracteurs, Rémy Roure aussi. Mais ni les uns ni les autres ne
doivent douter du droit qu’avait Rémy Roure à la Libération de réoccuper une tribune qui lui avait été
confiée au Temps bien des années avant la guerre, et qu'il n’avait abandonnée que pour le combat clandestin.
À son retour de Buchenwald en 1945, alors que sa femme avait succombé en déportation et que son fils,
magnifique volontaire des Forces françaises libres, allait périr tragiquement en Allemagne, ses titres étaient
assez incontestables pour que nul ne lui disputât la direction du Monde s’il s’était senti la force et le goût de
l’exercer ». Hubert Beuve-Méry, avant -propos à Rémy ROURE, La IV République, Naissance ou
avortement d’un régime, 1945-1946, Le Monde, 1948.
37 Hubert Beuve-Méry a toujours rendu hommage au général de Gaulle, en ce qui concerne
l’indépendance du Monde à l’égard du pouvoir politique. Par exemple : « À l’actif, il convient d’inscrire
d’abord l’autorisation gouvernementale sans laquelle, à l’époque, rien n’eût été possible, et la volonté du
général de Gaulle, sinon de tous ses représentants, de respecter scrupuleusement l’indépendance de la
nouvelle publication. » Hubert BEUVE- MÉRY, discours pour le vingt-cinquième anniversaire du journal,
prononcé le 20 décembre 1969, Le Monde, 23 décembre 1969.
38 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde ou la presse et l’argent »op. cit.,p. 13,
UN HOMME ET UN JOURNAL 33

Le décret du 25 novembre 1944 qui confie la gestion des biens de presse sous
séquestre à un administrateur provisoire, puis à l’administration des Domaines,
laisse à ceux-ci la faculté de louer ou de sous-louer ces biens aux journaux
autorisés à paraître. Hubert Beuve-Méry signa, le 20 novembre 1944, avec
l’administrateur provisoire Raymond Wallenburger un bail de neuf ans pour les
locaux du Temps, situés 5 et 7 rue des Italiens et 14 rue du Helder1. Instituée par la
loi du 11 mai 1946, la SNEP (Société nationale des entreprises de presse) à qui
seront dévolus les biens de presse sous séquestre et qui se chargera de les attribuer
aux entreprises nouvelles ou de les restituer aux anciens propriétaires, n’intervient
que postérieurement à la création du Monde.
L'autorisation de paraître, signée Jean Letourneau, directeur de la presse au
ministère de l’information, est accordée à Hubert Beuve-Méry, le 30 novembre
1944. La SARL Le Monde est constituée le 11 décembre 194439 40 41. Le titre fut
choisi par Hubert Beuve-Méry, qui hésita entre Le Continent, L’Univers et Le
Monde?1. Le premier paraissait trop banal, le second, fondé par Louis Veuillot,
avait une connotation historique et religieuse trop forte. Le troisième fut donc élu.
La marque Le Monde et

39 Le bail signé le 20 novembre 1944 prévoit un loyer annuel de 900 000 francs (environ 900 000
francs 2001,140 000 euros), dont 275 000 francs pour les locaux et 625 000 pour le matériel. Le montant
des trois mois de garantie, soit 225 000 francs, fut versé par Hubert Beuve-Méry sur le crédit du ministère
de l’information au titre de l’aide au démarrage des journaux. Fonds Hubert Beuve-Méry, Archives
historiques de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris (par la suite fonds HBM).
40 «Il existe une société à responsabilité limitée, régie par les lois du 26 juillet 1S67 et du 7 mars
1925 [puis par celle du 24 juillet 1966] et par les présents statuts » (article 1 des statuts). «La société a
pour objet l’exploitation d’un journal dénommé Le Monde, publié à Paris, rue des Italiens, n° 5» (article 2
des statuts). AG du 11 décembre 1944. Les Petites Affiches 16-19 décembre 1944. La SARL Le Monde
est constituée pour une durée de 99 ans. L’assemblée générale du 27 avril 1960 réduit, pour des raisons
légales, sa durée à 50 ans, avec expiration le 10 décembre 1994 (Les Petites Affiches du 22 juin 1960),
durée qui est prolongée de 50 ans, par anticipation, par l’assemblée générale extraordinaire du 21
novembre 1985.
Les citations des procès-verbaux des différentes instances du Monde proviennent des archives
internes de l’entreprise et du journal. Par la suite, on utilisera les abréviations suivantes : AG pour
assemblée générale des porteurs de parts sociales de la SARL Le Monde; CE pour Comité d’entreprise;
CDS pour Conseil de surveillance; CDR pour Comité de rédaction ; SRM pour Société des rédacteurs du
Monde ; AGSRM pour assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde.
41 Laurent GREILSAMER, op. cit., p. 247, d’après un entretien avec Hubert Beuve- Méry.
UN HOMME ET UN JOURNAL 34

certains de ses composés (Le Monde de...), qui appartiennent à la SARL \ sont
déposés et enregistrés à l'institut de la propriété littéraire et artistique.
La sélection des porteurs de parts sociales42 43 se fit dans le même temps
qu’étaient rédigés les statuts et que la rédaction préparait le journal. Le premier
numéro (précédé d'un seul numéro 0) sortit des rotatives le lundi 18 décembre 1944,
antidaté du mardi 19, selon la coutume des quotidiens parisiens du soir. Il avait fallu
moins d’un mois pour mettre sur pied l'entreprise et le journal Le Monde.

HUBERT BEUVE-MÉRY ET LES ASSOCIÉS FONDATEURS

La Société à responsabilité limitée Le Monde est créée le 11 décembre 1944 avec


un capital de 200000 francs (soit environ 200000 francs 2001 ou 30000 euros), divisé
en 200 parts de 1000 francs chacune, souscrit par neuf personnes physiques. Les trois
membres du comité de direction, Hubert Beuve-Méry (directeur de la publication et
gérant de la SARL), René Courtin et Christian Funck-Brentano, possèdent chacun 40
parts, les autres porteurs de parts souscrivent, Jean Schlœsing pour 25 parts, André
Catrice, Suzanne Forfer et Gérard de Broissia pour 15 parts chacun, enfin Jean
Vignal et Pierre Fromont pour 5 parts chacun. Les porteurs de parts constituent un
groupe d’âge homogène : Suzanne Forfer est née en 1889, Christian Funck-Brentano
est né en 1894, Pierre Fromont en 1896, Jean Vignal en 1897, René Courtin et Gérard
de Broissia en 1900, Hubert Beuve- Méry, André Catrice et Jean Schlœsing en 1902.
Tous ceux qui seront amenés à jouer un rôle important dans la société sont nés en
1900 et 1902. Adolescents, ils ont connu la Première Guerre mondiale, mais ils n’y
ont pas pris part.
Les trois membres du comité de direction furent choisis par Pierre- Henri
Teitgen, Joannès Dupraz et Gaston Palewski. Christian Funck- Brentano, un temps
chargé de la presse auprès du général de Gaulle à Alger, représentait la sensibilité
gaulliste ; Hubert Beuve-Méry, choisi par Pierre-

42 À une question de Marcel Wantz, délégué CGT, «M. Hubert Beuve-Méry répond que l’autorisation
de paraître lui a été donnée personnellement, mais que la Société est propriétaire du titre. » (CE du 11
septembre 1951).
43 Dans les SARL, les porteurs de parts jouent sensiblement le même rôle que des actionnaires dans
une société anonyme (SA), mais ils sont peu nombreux et nommément identifiés, tandis que la cession des
parts répond à des règles beaucoup plus strictes que celles des actions.
UN HOMME ET UN JOURNAL 35

Henri Teitgen sur les conseils de Paul Reuter, devait incarner le catholicisme « social
» ; tandis que René Courtin, accepté par Joannès Dupraz, était l’homme de la
bourgeoisie libérale et protestante. Le Temps, qui avait été fondé par des protestants,
représentait les idées de la bourgeoisie libérale. Il apparaissait donc nécessaire qu'un
défenseur de l’économie libérale et de la religion réformée participe à la direction du
quotidien qui remplaçait Le Temps. René Courtin, qui avait pris une part active à la
Résistance, pouvait prétendre à la direction d’un grand journal.
Cependant, Joannès Dupraz entendait bien verrouiller le capital, pour son
propre compte ou pour celui du MRP, en plaçant à côté des trois membres du
comité de direction des porteurs de parts à sa dévotion. Jean Schlœsing, éphémère
président d’Havas, et Gérard de Broissia, industriel, sont choisis par lui; André
Catrice, administrateur du quotidien MRP L'Aube, est proposé par son beau-frère,
Jean Letourneau, directeur de la Presse au ministère de l’information, et Suzanne
Forfer, directrice du lycée de jeunes filles de Sceaux, est recrutée par Michel de
Boissieu, membre du cabinet de Pierre-Henri Teitgen. D’après Edouard Sablier,
Joannès Dupraz avait exigé des contre-lettres garantissant la docilité de ces
porteurs de parts à son égard. Dans une lettre du 18 janvier 1947 adressée à Hubert
Beuve-Méry, Suzanne Forfer reconnaît être le prête-nom de « Monsieur et
Madame de Boissieu44 ». Seuls Jean Vignal, polytechnicien, ingénieur des Mines
et directeur de l’institut géographique national, et Pierre Fromont, professeur à la
Faculté de droit, sont désignés par René Courtin qui, s’étant élevé contre les
pratiques de Joannès Dupraz, réussit à imposer deux de ses amis. Ainsi, la
politique et l’idéologie président-elles dès l’origine du Monde au choix des
porteurs de parts sociales, tandis que les considérations financières interviennent
peu. En effet, l’apport en capital restait modique, de 5 000 à 40000 francs 1944,
suivant le nombre de parts souscrites, soit environ la même somme en francs 2001
(800 à 6000 euros).
Cinquante ans après, il peut sembler étrange que le choix du directeur

1. Sur la vénalité de la presse de la IIIe République» voir : Patrick EVENO, L'Argent de la presse
française des années 1820 à nos Jours, Éditions du CTHS, 2003 ; Hubert BEUVE- MÉRY, «DU Temps au
Monde, ou la presse et l’argent », op. cit. ; Jean-Noël JEANNENEY, L'Argent caché, milieux d'affaires et
pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle, Le Seuil, 1984, et De Wendel, op. cit. ; Jean-Noël
JEANNENEY, «Sur la vénalité du journalisme financier entre les deux guerres », Revue française de
science politique, août 1975 ; Marc MARTIN, «Combat et la presse parisienne de la Libération ou l’insuccès
de la vertu», Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine, université Paris-X Nanterre, n° 10,
1989; Theodore ZELDIN, Histoire des passions françaises, 1848-1945, t. Ill, Gout et corruption, chap. 4,
«La presse et la corruption», Le Seuil, 1981 (éd. originale Oxford University Press, 1973 et 1977 ; lre éd. fr.,
Recherches, 1979).
UN HOMME ET UN JOURNAL 36

du Monde, place enviée dans la nomenklatura journalistique et managériale française,


ait résulté d’un concours de circonstances, faute de candidats pour le poste. Pourtant il
faut se souvenir que, d’une part, entre juin et décembre 1944, la France qui se libérait
voyait fleurir les quotidiens, ce qui permettait aux journalistes résistants d’obtenir
facilement un emploi, et que, d’autre part, dans le climat quasi-révolutionnaire de la
fin 1944, participer à la résurrection du Temps était une entreprise périlleuse. Ce
journal était honni par de nombreux résistants qui le considéraient comme l’organe du
Comité des forges, en grande partie responsable de l’échec du Front populaire. On
manquait donc d’authentiques journalistes, aptes à prendre la tête d'une équipe
constituée depuis longtemps. Hubert Beuve- Méry, lui-même ancien du Temps, était
sans doute un des seuls journalistes disponibles sur la place de Paris; les rédacteurs du
Temps étaient venus le solliciter pour prendre la direction du nouveau journal. Enfin,
les deux autres membres du Comité de direction ne pouvaient exercer les fonctions de
directeur : René Courtin ne souhaitait pas abandonner son enseignement à la Faculté
de droit, ce qui lui interdisait d’être nommé gérant, tandis que Christian Funck-
Brentano n’avait pas l’intention d’investir ses forces dans l’aventure. Hubert Beuve-
Méry recueillit donc l’autorisation de paraître, la direction de la publication et la
gérance de la SARL.
Les statuts de la SARL Le Monde, adoptés le 11 décembre 1944, reflètent le
climat politique de l’époque. Les principaux courants de la Résistance considèrent que
la presse de la IIIe République, vendue à l’ennemi ou corrompueest partiellement
responsable de la défaite de 1940. Les résistants souhaitent donc créer une presse
nouvelle, indépendante des puissances d’argent, qui ne risque pas de tomber dans les
mains de capitalistes animés de mauvaises intentions. Ainsi le Cahier bleu qui énonce
les mesures à prendre après la Libération, veut obtenir « des garanties efficaces contre
la corruption des journaux et l’influence du capitalisme dans
UN HOMME ET UN JOURNAL 37

la presse». À l’époque, les syndicats de journalistes comme les syndicats patronaux,


mettent l’accent sur les dangers de la corruption et sur la vénalité de la presse, tandis
que de nombreux hommes politiques insistent sur la nécessité de défendre l’intérêt
national contre les intérêts particuliers1. Aussi les statuts du Monde, comme ceux de
nombreuses sociétés de presse, cherchent-ils à diluer les apports de capitaux des
investisseurs, à contrôler la cession des parts sociales et à limiter la rémunération des
actionnaires. Hubert Beuve-Méry affirme, en 1956 : «Les futurs associés du Monde
devaient donc se considérer comme les exécutants d’une mission que l’Etat leur avait
confiée, exclure a priori tout esprit de spéculation et manifester aussi clairement que
possible cette volonté par les dispositions statutaires de la nouvelle société45 46. »
Les parts sociales de la SARL Le Monde, librement cessibles entre associés,
sont incessibles à l’extérieur sans l’accord de la majorité des porteurs de parts
représentant les trois quarts du capital social. La cooptation entre associés,
semble donc le seul moyen de transférer des parts du capital. Les bénéfices
distribués annuellement aux porteurs de parts sont limités à 6 % du capital
social, afin de favoriser l’investissement et surtout afin d’éviter l’enrichissement
d’associés ayant peu contribué financièrement au démarrage de la société.
Certes, un intérêt de 6 % du capital social correspond à un placement satisfaisant
: par comparaison, le taux des avances sur titre de la Banque de France est de
2,75 % en 194547. Mais la distribution des bénéfices est considérablement
limitée, en valeur absolue, par la faiblesse insigne du capital social48, même si
l’on prend en compte les augmentations des fonds propres dans les années
suivantes. Le capital social, qui représente 0,53 % de l’actif total en 1945 et 0,29
% en 1949, s’élève à 1,13 % en 1951, mais retombe rapidement, pour atteindre
0,19 % de l’actif à la fin des années cinquante, et même 0,03 % de l’actif total
en

45 Par exemple, le général de Gaulle, dans son discours au Palais de Chaillot, le 12 septembre
1944, affirme : « [...] Que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder a l’intérêt général, que
les grandes sources de la richesse commune soient exploitées et dirigées non point pour le profit de
quelques-uns, mais pour l’avantage de tous» que les coalitions d’intérêts qui ont tant pesé sur la
condition des hommes et sur la politique même de l’Etat, soient abolies, une fois pour toutes ;
qu’enfin chacun des fils et des filles de France puisse vivre, travailler et élever ses enfants dans la
sécurité et dans la dignité.» Charles DE GAULLE, Discours et Messages, 1.1, Plon, 1970, p. 450.
46 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, ou la presse et l’argent», op. cit.
47 INSEE, Annuaire rétrospectif de la France.
48 Le capital social de la SARL Le Monde, d’un montant de 200 000 francs en décembre 1944,
assorti d’un intérêt annuel de 6 %, capitalisé chaque année, constituerait en 2004 un capital de 5 900
000 francs (anciens), soit 59 000 francs déflatés ou 9 000 euros.
UN HOMME ET UN JOURNAL 38

1967. Enfin, en cas de dissolution de la société, le boni de liquidation est


strictement limité par les statuts : après paiement des dettes, des salaires et des
indemnités de licenciement, 80% du montant total de ce boni doit revenir à une
fondation ou à une œuvre culturelle. De ces mesures contraignantes résulte un faible
intéressement (au sens capitalistique du terme) des partenaires 1. En revanche, ces
mesures garantissent que les porteurs de parts seront recrutés en fonction de leur
valeur morale plutôt que pour leur apport en capital.
La direction de la SARL est assurée par le gérant (ou les gérants), sous le
contrôle de l’assemblée générale des porteurs de parts49 50. Le principal gérant porte
le titre de « directeur de la publication » dans « l’ours » du journal 51. Le gérant-
directeur de la publication exerce en effet dans les entreprises de presse52 des
responsabilités particulières qui lui confèrent une autorité sur son homologue
administratif. Ainsi, André Catrice ou Jacques Sauvageot furent cantonnés dans le
rôle de gestionnaires. Alors que les cogérants sont solidaires dans la gestion de
l’entreprise, en principe sans préséance établie, le directeur de la publication est
juridiquement responsable de tout ce qui est publié dans le journal, articles et
insertions publicitaires.
Le nom d’Hubert Beuve-Méry, premier directeur-gérant du Monde, figure
aujourd’hui encore à la «une» du journal, au-dessus du bandeau bleu, à côté de celui
du directeur en exercice. Ce titre de fondateur lui fut conféré tardivement, lors de
l’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL du 21 mai 1969, alors qu’il
s’apprêtait à prendre sa retraite. Dans les premiers temps du Monde, Hubert Beuve-
Méry apparaît seulement comme le primus inter pares du comité de direction.
Certes, il est directeur de la publication et gérant unique. De plus, il a reçu
l’investiture de l’ancienne équipe du Temps venue en délégation lui demander de
reprendre le journal, avec à sa tête, Martial Bonis-Charancle, ancien secrétaire
général

49 Par exemple, en 1989, lors du dernier exercice ayant donné lieu à distribution de dividende avant
la recapitalisation de 1995, les associés ont reçu 80 francs pour chacune de leurs parts. Exceptées les parts
DI (Société des lecteurs du Monde) et D2 (Le Monde Entreprises) qui reçoivent un dividende privilégié.
50 De 1944 à 1994, l’assemblée générale a élu neuf gérants : Hubert Beuve-Méry, André Catrice,
Jacques Fauvet, Jacques Sauvageot, Claudejulien, André Laurens, André Fontaine, Jacques Lesourne et
Jean-Marie Colombani.
51 Depuis la fondation, six directeurs se sont succédé à la tête du Monde : Hubert Beuve-Méry, de
1944 à 1969, Jacques Fauvet, de 1969 à 1982, André Laurens, de 1982 à 1985, André Fontaine, de 1985 à
1991, Jacques Lesourne, de 1991 à 1994, et Jean-Marie Colombani, depuis mars 1994.
52 L’article 6 de la loi du 29 juillet 1881 stipule que «tout journal ou écrit périodique doit avoir un
gérant ».
UN HOMME ET UN JOURNAL 39

administratif, André Chênebenoit, ancien secrétaire général de la rédaction, et Émile


Henriot, futur académicien français (en 1945) et chroniqueur littéraire renommé.
Cependant, aux yeux de René Courtin, qui s’occupe avec assiduité et
compétence du secteur économique et financier de la rédaction, les trois
membres du comité de direction doivent être placés sur un pied d’égalité. Cette
revendication conduit René Courtin à se heurter à Hubert Beuve-Méry. En
janvier 1945, lors du premier épisode de cette confrontation raconté par Jean-
Noël Jeanneney et Jacques Julliard1, René Courtin comprend que Hubert Beuve-
Méry exerce une influence grandissante sur la rédaction et sur le contenu du
journal. En effet, le directeur sélectionne les articles et les relit
systématiquement, ce qui lui permet d’orienter la rédaction. Hubert Beuve-Méry
affirme ainsi progressivement son rôle de directeur de la rédaction, bien que le
titre n’existe pas. André Chênebenoit, qui a été promu rédacteur en chef, est
entièrement dévoué à Hubert Beuve- Méry, et les nouveaux rédacteurs, recrutés
personnellement par le directeur, lui sont d’une fidélité à toute épreuve. Dès
1945, Hubert Beuve-Méry apparaît comme le «patron», bien qu’il faille attendre
la crise de 1951 et la défaite de René Courtin, consécutive à cette crise, pour que
le directeur règne sans partage sur le journal.
La personnalité de celui qui a façonné Le Monde a fait l’objet d’une étude de
référence par Laurent Greilsamer 53 54. Les travaux de Laurent Boulle et de Jean
Sulivan55, les articles et entretiens publiés par Hubert Beuve- Méry lui-même,
sous son nom ou sous le pseudonyme de Sirius56, l’analyse des éditoriaux de
Sirius par Bruno Rémond57, ainsi que la plaquette éditée

53 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op. cit., p. 66 sq.


54 Laurent GREILSAMER, op. cit.
55 Laurent BOULLE, L’Itinéraire d’un professeur-journaliste, Hubert Beuve-Méry, 1902- 1944,
mémoire pour le DEA d’histoire, IEP Paris, 1986. Jean SULIVAN, Une lumière noire, sur Beuve-
Méry, Arléa, 1994.
56 Hubert BEUVE-MÉRY, Réflexions politiques, 1932-1952, Éditions Le Monde, 1955. SlRIUS,
Le Suicide de la IVe République, Éditions du Cerf, 1958. Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne,
1958-1969, Flammarion, 1974. Hubert BEUVE-MÉRY, Paroles écrites, texte établi par Pierre-Henry
BEUVE-MÉRY, Grasset, 1991. Jean PLANCHAIS, «Un combattant sans illusions », Le Monde, 8
août 1989. Il existe par ailleurs des archives sonores ou audiovisuelles, dont un disque édité pour le
vingt-cinquième anniversaire du Monde et, pour le départ en retraite de Beuve-Méry, un film, Six
heures pour faire Le Monde; enfin, Pierre-André Boutang a réalisé un entretien de huit heures avec
Hubert Beuve-Méry enregistré en vidéo.
57 Bruno RÉMOND, Strtus face à l’histoire, Morale et politique chez Hubert Beuve-Méry,
Presses de la FNSP, 1990.
UN HOMME ET UN JOURNAL 40

par Le Monde en 19901 complètent la biographie d’Hubert Beuve-Méry écrite


par Laurent Greilsamer.
Hubert Beuve-Méry apparaît, tous les témoignages concordent, comme un
personnage d’exception. Le fondateur du Monde, que Laurent Greilsamer appelle «le
Solitaire», que Jean-Noël Jcanneney et Jacques Julliard surnomment «Alceste», ou que
Jean Sulivan apparente à «une lumière noire» qui brillerait de l’intérieur, possède une
dimension morale et historique hors du commun. Né le 5 janvier 1902, dans une famille
pauvre, orphelin de père élevé par des femmes au milieu des soutanes « à l’ombre de
Notre-Dame », Hubert Beuve-Méry est doté d’une forte constitution mais d'une santé
délicate. Il écourte ses études afin de gagner son pain, tire la charrette d’un brocanteur,
devient employé aux écritures au PLM, puis à la compagnie d’assurance La
Conservatrice, passe son baccalauréat de philosophie en 1922. Rédacteur et homme à
tout faire à la revue Les Nouvelles religieuses dirigée par le père dominicain Albert-
Marie Janvier, il mène de front le travail et les études. Il obtient une licence en droit, une
autre en lettres, puis, en 1928, un doctorat en droit portant sur la théorie des pouvoirs
publics de Francisco de Vitoria, théologien espagnol du seizième siècle58 59 60. Marié à
Geneviève Deloye qui restera toujours sa compagne, il est nommé en octobre 1928 à
l’institut français de Prague où il donne des cours de droit international. Il fréquente
alors le personnel politique et diplomatique en Tchécoslovaquie et il assure la
correspondance de divers journaux, Le Matin tout d’abord, puis Le Journal et Le Petit
Journal, enfin Le Temps, à partir de 1935.
Terrible apprentissage que celui du Prague des années trente : l’espoir d’un peuple
trahi par l’abandon des gouvernements français et britannique, orchestré par une partie
de la presse parisienne et londonienne complice de tous les reniements. Ayant
vainement plaidé la cause tchécoslovaque auprès de la direction du Temps, Hubert
Beuve-Méry démissionne à la suite de la signature des accords de Munich, de leur
approbation par le journal et de la mutilation de ses articles par la directionDe retour à
Paris après l’entrée

58 Sirius, Hubert Beuve-Méry et Le Monde, 1990.


59 Hubert BEUVE-MÉRY, La Théorie des pouvoirs publics d’après François de Vitoria et ses rapports
avec le droit contemporain, thèse pour le doctorat en droit, Spès, 1928.
60 Voir Hubert BEUVE-MÉRY «Munich, victoire de la paix ou trahison ?», Politique, octobre 1938,
repris dans Réflexions politiques, op. cit., p. 80-98. Cet article cite la lettre de démission adressée par Hubert
Beuve-Méry à Joseph Barthélemy, le 14 avril 1938.
UN HOMME ET UN JOURNAL 41

des troupes allemandes à Prague, il publie Vers la plus grande Allemagne1, opuscule
dans lequel il dénonce l'expansionnisme nazi61 62.
Mobilisé en septembre 1939, démobilisé après l’armistice de juin 1940, il
retrouve à Lyon des amis de la revue Esprit autour d’Emmanuel Mounier 63 et
ceux de l’hebdomadaire catholique Temps présent, rebaptisé Temps nouveau par
Stanislas Fumet64. Hubert Beuve-Méry y tient, avec d’autres, une rubrique de
politique étrangère qu’il signe, déjà, « Sirius65». Chez Emmanuel Mounier, il
rencontre l’abbé de Naurois66, qui est, à la fin 1940. aumônier de l’Ecole des
cadres d’Uriage67, dirigée par les capitaines Pierre Dunoyer de Segonzac68 et Éric
d’Audemard d’Alançon. Emmanuel

61 Hubert BEUVE-MÉRY, Vers la plus grande Allemagne, Centre de politique étrangère, 1939.
62 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, op. cit., affirment, p. 25, note 1 : «Contrairement à une
légende bien établie, si Hubert Beuve-Méry a bien rompu avec Le Temps lorsque celui-ci s’est enlisé
dans la Collaboration, il a pu montrer quelque faiblesse intellectuelle pour le régime nazi, exprimée par
le biais d’un livre, Vers la grande Allemagne, publié avant- guerre». Ce commentaire appelle trois
remarques de forme : Le Temps ne s’est pas «enlisé dans la Collaboration », Hubert Beuve-Méry a
démissionné en 1938 et non en 1941 ou 1942, le titre du livre cité est incorrect. Au-delà, la lecture des
écrits d’Hubert Beuve-Méry pubEés en 1938-1939 ne laisse aucun doute sur les sentiments d’Hubert
Beuve-Méry quant au refus du nazisme et à la dénonciation du renoncement des munichois français et
britannique.
63 Michel WlNOCK, Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, Le Seuil, 1975. Michel
WlNOCK, «Vichy et le cas Emmanuel Mounier», L'Histoire, numéro 186, mars 1995, p. 52-59.
64 Aline COUTROT, Un courant de pensée catholique, l'hebdomadaire Sept, Le Cerf, 1961.
65 Hubert BEUVE-MÉRY «Naissance de Sirius », Temps nouveau, décembre 1940, repris dans
Réflexions politiques, op. cit., p. 124-127.
66 L’abbé de Naurois est l’aumônier du commando Kieffer lors du débarquement en Normandie le
6 juin 1944.
67 Sur l’École des cadres d’Uriage, ses ambiguïtés et son fonctionnement, outre Jean- Noël
JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op. cit., voir : Bernard COMTE, L'École nationale des cadres
d'Uriage, une communauté éducative non conformiste à l'époque de la Révolution nationale, 1940-
1942, thèse, université Louis Lumière, Lyon-II, 1987, et Une utopie combattante, L'École des cadres
d'Uriage, 1940-1942, Fayard, 1991; Pierre B1TOUN, LCJ Hommes d'Uriage, La Découverte, 1988 ;
Antoine DELESTRE, Uriage. une communauté et une école dans la tourmente, 1940-1945, Nancy,
PUN, 1989 ; Gilles FERRY, Une expérience de formation des chefs, Le Seuil, 1945 ; Pierre
GlOLITTO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, 1991 ; Gilbert GADOFFRE (dir.), Ven le style
du XXe siècle, Le Seuil, 1945 ; Bernard- Henri LÉVY, L'Idéologie française, Grasset, 1981, et la
réponse de Hubert BEUVE-MÉRY dans L'Express du 24 janvier 1981 ; Pierre-Henry CHOMBART
DE LAUWE, «Ce que fut Uriage», Le Monde, 24 janvier 1981.
68 Le Vieux chef, mémoires et pages choisies, sur Pierre Dunoyer de Segonzac, Le Seuil, 1971,
256 p. Jean-Marie DOMENACH, «Le vieux chef», Le Monde, 14 mars 1968. Jean PLANCHAIS, «Le
vieux chef d’Uriage», Le Monde, 13 juin 1971.
UN HOMME ET UN JOURNAL 42

Mounier donne plusieurs conférences à Uriage au premier semestre 1941 ; il est


bientôt rejoint par Hubert Beuve-Méry. Celui-ci, après un voyage de trois mois au
Portugal, au printemps 1941, au cours duquel il refuse de gagner Londres \ est nommé
directeur des études de l’école d’Uriage, de mai 1941 jusqu'à la dissolution de l’Ecole
par Pierre Laval, fin 1942. Bien que l’idéologie véhiculée par l'Ecole d’Uriage en ce
qui concerne la faillite des élites, des chefs et des cadres, considérés comme
responsables de la défaite française en 1940, retrouve parfois des accents pétainistes,
jamais Uriage n’a été une école de la collaboration69 70. Après avoir quitté Uriage à la
fin de l'année 1942, Hubert Beuve-Méry, comme la majeure partie des élèves et des
professeurs, entre dans la clandestinité et rejoint la résistance active dans le Vercors,
puis participe, avec Pierre Dunoyer de Segonzac, au maquis du Tarn. Enfin, il regagne
Paris à la Libération, où il devient rédacteur en chef de Temps présent qui reparaît le
25 août 1944.
Pour compléter l’itinéraire spirituel d’Hubert Beuve-Méry, il apparaît nécessaire
de faire un détour par l’histoire de l’équipe qui fonda Temps présent et La Vie
catholique, journaux dont le destin est lié à celui du Monde, dès leurs origines, et plus
encore depuis la fusion des deux groupes de presse réalisée en 2003.
En octobre 1928, moins de deux ans après la condamnation de L’Action française
par le pape Pie XI, le père Bernadot fonde La Vie intellectuelle, à la demande du pape
et sous la tutelle des Dominicains. Il s’agit de favoriser le développement de
mouvements catholiques qui vont militer pour un catholicisme modernisé, informé et
conquérant, « de faire pénétrer l’esprit chrétien dans toute la vie et de supprimer toute
barrière entre la vie chrétienne et la vie civique71 ». Quelques années plus tard, en
mars 1934, afin d’élargir leur audience, la même équipe lance Sept, l’hebdomadaire
du temps présent. Dans l’équipe de Sept, aux côtés des pères dominicains Bernadot,
Boisselot, Maydieu, Chenu et Avril, on retrouve des intellectuels catholiques, Joseph
Folliet, Étienne Gilson, Étienne Borne, Jacques Mari- tain, Pierre-Henri Simon,
auxquels se joignent parfois François Mauriac, Georges Bernanos ou Maurice
Schumann. Cependant, à la suite d’une interview de Léon Blum, la publication de
Sept est brutalement arrêtée en mars 1937. Une équipe de laïcs, composée d’Ella
Sauvageot, Stanislas

69 Voir à ce sujet Laurent GREILSAMER, op. cit., p. 160-162.


70 Après la dissolution de l’école en décembre 1942, le château d’Uriage est transformé en école des
cadres de la Milice, en janvier 1943, mais c’est un tout autre personnel qui occupe le château.
71 Aline COUTROT, Un courant de pensée catholique, op. cit., p. 16.
UN HOMME ET UN JOURNAL 43

Fumet, Joseph Folliet et Jacques Maritain, prend alors le relais et publie un nouvel
hebdomadaire, Temps présent. En 1938, Georges Hourdin, qui vient de prendre la
direction de La Vie catholique, hebdomadaire fondé par Francisque Gay en 1924,
les rejoint. Les deux hebdomadaires fusionnent en mai 1938. C’est la même
équipe, que fréquente Hubert Beuve-Méry à son retour de Prague, qui relance
Temps présent à la fin du mois d’août 1944, puis fonde La Vie catholique illustrée,
dont le premier numéro paraît le 8 juillet 1945 l.
En octobre 1944, Pierre-Henri Teitgen vient chercher Hubert Beuve- Méry
pour fonder Le Monde, quotidien qui se confond avec la vie de celui- ci pendant
les vingt-cinq années suivantes. Homme de réflexion, Hubert Beuve-Méry parle
peu, guidant ses interlocuteurs d’un hochement de tête ou d'un grognement, parfois
d’une phrase cinglante, maniant toujours la litote ou l’euphémisme, d’une voix
faible, de plus en plus mourante lorsque le visiteur se laissait prendre à tendre
l’oreille. Persuadé de la vanité de l'aventure qui l’avait placé à la tête d’un journal
qu’il voulait indépendant de tout pouvoir, et pour cela même tenté de la mener à
bien envers et contre tout, il était parfois sujet à des phases d’abattement (pendant
l’été 1951, par exemple), dont il sortait grâce à une cure de montagne, de marche,
de rusticité et d’isolement, en particulier dans le village d’Arêches, dans le
Beaufortin, qui était son lieu de villégiature préférée.
Les récits ne manquent pas, qui le décrivent à son bureau du premier étage de
la rue des Italiens, lisant et relisant inlassablement la copie du journal, la presse
française et étrangère, les lettres des lecteurs et les comptes de la SARL, annotant
de sa petite écriture fine, de plus en plus penchée et troublée, ou sabrant un
passage à l’aide d’un trait de son gros crayon rouge et bleu, toujours attentif et
jamais indifférent, prêt à ouvrir des pistes nouvelles qui puissent favoriser une
sortie honorable à celui qui le sollicitait. Cependant, il reste d’une fermeté à toute
épreuve dès qu'il s’agit de morale ou de compromission, et il se montre toujours
capable de dynamiter la rédaction de l’intérieur quand ce qu’il considérait comme
l’essentiel paraissait menacé ou susceptible de l’être72 73. Enfin, il cultivait un
pessimisme impénitent, auquel se joignait un certain pragmatisme qui lui

72 Sur La Vie catholique, voir : Geneviève LAPLAGNE, L'Histoire de La Vie, Un journal et ses
lecteurs, Cerf, 1999 ; Georges HoURDIN.Ld Presse catholique, Fayard, 1957 ;Laurence SAVARD, La
Vie, 1945-1995, L'aventure des hommes, l’aventure de la liberté, maîtrise d’histoire de l’université de
Paris I-Panthéon-Sorbonne, Jacques Marseille et Patrick Eveno (dir.), 1996.
73 Les sources concernant ce passage sur Hubert Beuve-Méry sont les diverses lectures
UN HOMME ET UN JOURNAL 44

permettait de s’adapter à beaucoup de circonstances. Les thèmes favoris d’Hubert


Beuve-Méry, chaque fois répétés, «le bâton de chaise» cher à Péguy, «le tas de
sable qu’il faut sans cesse remonter» et «les trous dans la coque du navire» que
l’on doit continuellement colmater, renseignent à la fois sur le devoir omniprésent
et sur l’inanité de toute entreprise humaine. «Peut-être, après tout, rien ne vaut-il
rien » lui écrivit le général de Gaulle dans une lettre du 6 août 1958 b Les deux
hommes étaient faits pour se rencontrer ou se heurter74 75 76.
Hubert Beuve-Méry était certes un moraliste et un pédagogue, mais sa
personnalité ne saurait être réduite à ces dimensions. Dans le cadre de l'entreprise Le
Monde, il devint également un véritable organisateur et un gestionnaire avisé. Le
mépris, affiché et réel, pour l’argent qui corrompt les hommes, y compris les
meilleurs, n’empêchait pas qu’il fallût s’occuper des conditions économiques de la
survie du journal. L’indépendance vis- à-vis des banques, des Eglises ou des partis
suppose une saine gestion, des profits qui puissent être accumulés et investis, afin de
moderniser et de développer l’entreprise. Ensuite seulement, on pourrait penser à
payer un peu mieux les rédacteurs et les employés. Les anecdotes ne manquent pas
qui montrent tout à la fois la pingrerie du patron et son sens de la répartie. En bon
gestionnaire de son image et de la «maison», Hubert Beuve-Méry privilégiait de forts
symboles, parfois assez simplistes. Ainsi, on raconte partout que le gérant du Monde
achetait des lingots d’or destinés à payer les indemnités de licenciement en cas de
dissolution de l’entreprise, lingots qui étaient supposés dormir dans un coffre ou sous
le lit conjugal. Hubert Beuve-Méry laissait dire, mais en réalité, dès 1945, il
investissait en Bourse dans des valeurs de placement qui avaient pour but de garantir
le paiement des indemnités aux salariés de la SARL, en cas de cessation d’activité
(version pessimiste mise en avant par Hubert Beuve-Méry lui-même), ou plus
probablement de constituer des provisions pour les investissements futurs, en vue du
rachat de l’immeuble du Temps, de la modernisation, de l’extension et du
renouvellement des installations. Jusqu’à la fin des années soixante, dans les
assemblées générales, ou les réunions du conseil de surveillance, les questions sur la
composition du portefeuille et sa destination demeurent rares. Hubert Beuve-Méry
avait son jardin secret, inconnu des rédacteurs et des porteurs de parts, qu’il

et portraits recensés (op. cit.), un entretien personnel avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988, et des
entretiens informels avec différentes personnes du journal.
75 Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p. 9.
76 Pierre SAINDERICHIN, De Gaulle et Le Monde, Le Monde Éditions, 1990.
UN HOMME ET UN JOURNAL 45

partagea cependant avec André Catrice, quand celui-ci fut nommé gérant au cours de
la crise de 1951.

LA CRÉATION D’UN ESPRIT D’ENTREPRISE

Authentique homme de presse, Hubert Beuve-Méry se coule dans le moule de


«patron » sans grand mal, en dépit de ses réticences morales et de son pessimisme
permanent. Très vite, face à ses aller ego du comité de direction. René Courtin et
Christian Funck-Brentano, il s’affirme comme le directeur de la rédaction et le chef
de l’entreprise. Dès janvier 1945, il prend les décisions importantes sans en référer
aux porteurs de parts. Il impose le nouveau format du journal et la réduction du
tirage afin de faire face aux pénuries de papier. Il utilise également sa présence
quasi permanente au journal pour orienter la rédaction selon ses propres vœux.
Ainsi, dans les débuts du Monde, en quelques mois ou en quelques années, se
créent des références communes et des solidarités d’entreprise qui prendront de
l’ampleur au cours des crises à venir. Au temps de l'imprimerie au plomb, les gestes
de la vie quotidienne de la presse ont donné naissance à une culture forte, fondée
sur la rapidité et la précision d’exécution, la fiabilité dans l’accomplissement des
tâches et la complémentarité des hommes et des équipes dans le travail. Cette
culture de métiers complémentaires, qui se retrouve dans toutes les grandes
entreprises de la presse quotidienne, a été développée au Monde par l’observance
de rites rigoureux et par la pratique de cultes périodiques, quotidiens ou annuels,
mis en scène par Hubert Beuve-Méry.

Les rites : la conférence de rédaction et le bulletin


Pour l’équipe de rédaction, deux rites définissent le patron qui donne une âme
au journal : rites d’initiation et d’identification à la communauté, rites d’allégeance
et d’hommage. En premier la conférence de rédaction, tous les matins à huit heures
quinze, à laquelle assiste la hiérarchie du Monde, debout en arc de cercle autour du
directeur, dans le bureau d’Hubert Beuve-Méry, qui répartit les colonnes et les
feuillets entre les services, en fonction de l’actualité. L’émotion du nouveau venu,
la tenue sobre, chemise blanche, cravate et costume sombre de rigueur,
n’interdisent pas des discussions dignes de marchands de tapis, car chacun des
services souhaite occuper toujours plus de place, au détriment des autres. Le rite
lui-même ne date pas de la fondation du Monde, mais naît à l’automne
UN HOMME ET UN JOURNAL 46

1945 d’après Olivier Merlin, secrétaire de rédaction de l’époque, voire en 1948,


d’après Jacques Fauvet1. Alors que tous les quotidiens tiennent des conférences de ce
type, la conférence de rédaction du Monde s’est élevée au rang de mythe, parce que les
rédacteurs restent debout77 78. Nombre d’observateurs ont tenté des interprétations
ethnologiques, religieuses ou politiques de ce rite qui se résume plus prosaïquement à
la course contre la montre d’un quotidien du soir. La conférence commence à huit
heures et quart (puis elle est progressivement avancée dans la matinée), la copie doit
être terminée à onze heures quinze et la mise en forme pour l’imprimerie à midi
quinze. La course est engagée pour les rédacteurs, les secrétaires de rédaction, les
typographes et les clicheurs. Rester debout à la conférence permet simplement de
gagner de précieuses minutes. Mais ce rite quotidien, qui influait sur le travail des
rédacteurs en leur enlevant ou en leur ajoutant de la copie, s’éleva bientôt au rang de
mythe fondateur, à tel point que personne ne connaît plus son origine et que les
visiteurs souhaitent y assister, tandis que l’ascension d’un rédacteur dans la hiérarchie
se marque par sa participation à la conférence du matin.
Le deuxième rite, individualisé, donc plus rare pour chacun des rédacteurs, est
l’écriture du «Bulletin», la colonne de gauche de la première page du quotidien, qui
engage la rédaction dans son ensemble, parce qu’il n’est pas signé. Ce « Bulletin » est
rédigé par un rédacteur, choisi lors de la conférence du matin pour sa compétence
particulière ou sa connaissance du sujet à traiter. Bien que presque toujours écrit à
Paris, il est appelé pendant les premières années du Monde « Bulletin de l’étranger »,
en souvenir de l’ancien Temps qui pratiquait de même. Cette colonne, qui suppose un
art particulier du balancement des arguments contradictoires et la maîtrise des analyses
du passé qui visent à éclairer l’avenir, crée de redoutables problèmes au rédacteur qui
l’affronte pour la première fois79. Certains journalistes y sont passés maîtres, tel André
Fontaine qui détient le record de la rédaction avec plus de mille bulletins publiés 80. Le
Monde traite plus volontiers de politique internationale dans cette colonne, cependant,
le «Bulletin» aborde tous les sujets, et tous les rédacteurs sont appelés à y participer un
jour ou l’autre. Le rite devient alors une véritable épreuve initiatique, car il faut, vers
dix heures trente ou onze heures apporter son article au patron. Celui-ci écoutait le
rédacteur lire son papier, puis, Hubert Beuve-Méry relisait et corrigeait le «Bulletin»,
barrant une expression et parfois un paragraphe entier. 11 rendait enfin la copie

77 Lors de la création des services à la rédaction, Jacques Fauvet» chef du service politique demande,
conjointement avec Olivier Merlin, chef du secrétariat de rédaction, l’institution d’une conférence de
rédaction le malin. Entretien avec Jacques Fauvet le 17 mars 1995.
78 Par exemple au Washington Post, autour de Ben Bradlee, voir Jean-G. PADIOLEAU Le Monde et le
Washington Post, Précepteurs et mousquetaires, PUF, 1985.
79 Édouard Sablier donne une recette de rédaction du Bulletin de l'étranger en six paragraphes : «L
Aujourd’hui, 2. À première vue, 3. En réalité, 4. Dans ces conditions, ou bien, 5. ou bien, 6. De toute façon
», op. cit., p. 19-20.
«Bulletin» paru en première page du Monde, le samedi 7 janvier 1995 (daté du dimanche 8 et du lundi 9).
En effet, dans la nouvelle formule, le «Bulletin», devenu « Éditorial » est relégué dans les pages
intérieures.
UN HOMME ET UN JOURNAL 47

agrémentée d’un « HBM » au crayon bleu qui valait bon à tirer pour la composition.
UN HOMME ET UN JOURNAL 48

Les cultes : le marbre et les anniversaires


Si les rites conservent une part de mystère afin de les réserver aux initiés, les
cultes au contraire doivent être célébrés par toute la communauté et la simple
présence sur le lieu de travail permet d’y participer. Le Monde d'Hubert Beuve-
Méry pratiquait deux cultes principaux, l’un qui prend ses racines dans le mythe
fondateur de l’entreprise, c’est la réunion anniversaire tenue à l’atelier de
composition, le 18 décembre de chaque année, autour du patron qui, monté sur une
caisse, dans un discours rapide énonce cette vérité chère à Sirius : « ça ne durera pas
». L’autre est le culte universel qui concerne toutes les entreprises de presse, c’est
l’hommage quotidien rendu à Chronos, le dieu du temps qui se situe au marbre.
Le marbre est un lieu, un temps et une fonction ; il est également un lien entre les
différentes professions qui contribuent à la fabrication d’un journal ; il est enfin une
sorte d’agora, place publique et centre de vie où se rencontrent, se croisent et parfois
s’invectivent, dans la chaleur et le bruit, bourgeois et bras nus, ouvriers en bleu et
rédacteurs en cravate. À l’origine, le marbre était en pierre, longue table lisse et
polie sur laquelle l’encre d’imprimerie n’adhérait pas. Depuis longtemps, le marbre
est d’acier, mais qu’importe, il reste le marbre, figé dans sa légende. Cette table
donc, solide, large et longue, reçoit au fur et à mesure de leur sortie, les galées de
plomb composées de lignes issues de la linotype. Sur le marbre, le «metteur» réalise
le montage définitif des pages dans des formes en acier qui doivent être solidement
attachées par des boulons et des écrous. Il ajoute des filets, répartit les blancs, coupe
une ligne ou un paragraphe, afin de rendre la page aussi harmonieuse et aussi lisible
que possible. Une fois la page terminée, \& forme est serrée, puis elle est encrée et
reçoit plusieurs feuilles d’épreuve,
UN HOMME ET UN JOURNAL 49

les morasses, destinées à la relecture par les correcteurs, par le secrétaire de


rédaction et par le rédacteur en chef, et, dans le cas du Monde, par le patron. À
l’époque de la composition « chaude », en plomb par linotype, en dépit de tous les
calibrages et maquettes préalables, l’incertitude régnait toujours sur l’apparence de
la page, car personne ne pouvait prévoir exactement comment le caractère « chassait
» ou si les textes entraient précisément à la place qui leur était assignée. Le marbre
est donc ce lieu où, en un temps très court lorsqu’il s'agit d’un quotidien, et d’autant
plus court que l’actualité est fluctuante, il faut corriger les fautes de frappe et de
composition, les erreurs de mise en page, revoir la titraille (les titres, sous-titres et
inters), chasser les derniers contresens et insérer éventuellement une information de
dernière heure ou une précision supplémentaire. Il est ce lieu, ce moment, où, dans
la chaleur et le bruit, en quelques minutes on doit juger de la validité de la page,
selon des critères esthétiques, politiques et éthiques, tout en sachant qu'il est
impossible de la recommencer entièrement.
La longue table d’acier sépare deux mondes qui s’affrontent, d’un côté la
rédaction, le patron et les journalistes, de l’autre les ouvriers du Livre, typographes et
correcteurs, sous la direction d’Arsène Belloir, chef d’atelier de 1944 à 1961. Le
plomb appartient au Livre et il n’est pas question qu’un journaliste, fût-il rédacteur en
chef, y touche. André Chênebenoit, ayant osé une fois, par mégarde, rectifier l’ordre
d’un pavé, reçut une gifle d’un chef d’équipe et déclencha un arrêt de travail. Le
rédacteur en chef dut reconnaître son erreur afin que les ouvriers reprissent leur
travail. Une fois les dernières corrections apportées, la dernière épreuve (la morassé)
revue, le rédacteur en chef et le prote81 donnent le bon à tirer. La page est bouclée, au
sens propre, et envoyée à la clicherie où sont préparés les flans en carton souple qui
prennent son empreinte. La rédaction ne peut plus intervenir, la page est sortie de son
domaine pour entrer dans celui de l’imprimerie. La fonction du marbre était
fondamentale dans le processus de fabrication du quotidien, elle l’est encore, mais
dans une moindre mesure, car la composition et la mise en page sur écran permettent
nombre de vérifications préalables. Le marbre était l’endroit, torride et bruyant, et le
moment, fugace, où se réalisaient tous les projets d’une équipe. Il était de la plus
haute importance que le patron fût présent au marbre, et Hubert Beuve-Méry y
manquait rarement quand il était à Paris. Tous les jours, entre onze heures quinze et
onze heures quarante-cinq, il descendait de son

81 Le mot vient du grec et signifie premier. Le prote est le premier des ouvriers. II parle, au nom de
ses camarades, à la direction qui le considère comme un chef d atelier.
UN HOMME ET UN JOURNAL 50

bureau du premier étage au marbre, situé au rez-de-chaussée, généralement


accompagné du rédacteur en chef, et il y montrait, par l’acuité de son coup d’œil et
par la rapidité de ses décisions, qu’un journal ne vit que par son patron. Le culte du
marbre durait environ une heure, une heure un quart, jusqu’au complet typo, lorsque
toutes les pages du journal sont prêtes à être montées sur les rotatives et à rouler, À la
suite du fondateur, les directeurs du quotidien, ceux de la rue des Italiens, de la rue
Falguière ou de la rue Claude Bernard, ont pérennisé le culte du marbre, qui,
cependant, n’est pas spécifique au Monde, dans la mesure où il se pratique dans
toutes les entreprises de presse qui éditent un quotidien.
Le discours anniversaire du 18 décembre, ou celui des vœux pour la nouvelle
annéel, est prononcé au marbre. C’est un culte annuel, qui prend, tous les cinq ans,
une dimension particulière (en 1949,1954,1959,1964) et connaît son apothéose en
1969, à l’occasion des vingt-cinq ans du journal et du départ en retraite d’Hubert
Beuve-Méry. L’ensemble du personnel se réunissait à l’atelier de composition, aux
environs de 13 heures, après la tombée de l’édition, afin d’écouter le discours du
directeur, rythmé par des temps forts, la parabole «du tas de sable qu’il faut
continuellement remonter, pelletée après pelletée » et l’apologue du « bâton de
chaise » de Charles Péguy : «Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite.
[...] Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu,
comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait.
C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou
moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les
connaisseurs, ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en
lui-même, pour lui-même, dans son être même82 83.» L’adage, «le travail bien fait
porte en lui-même sa récompense » s’y ajoutait parfois, ainsi que des métaphores
maritimes qui, pour un montagnard de cœur, donnaient de la force au propos. Il
s’agissait toujours de «couler pavillon haut » et de «faire des trous dans la coque »
afin de satisfaire aux besoins de la rédaction et aux revendications du Syndicat du
livre. En bref, Le Monde vivait au-dessus de ses moyens financiers et il risquait à
tout moment de sombrer, en dépit de la rigueur de la gestion du directeur. Mais en
aucun cas l’indépendance ne serait sacrifiée, et les créanciers ainsi que les
indemnités de licenciement seraient

82 La fête anniversaire du 18 décembre, qui est supprimée en 1953, est remplacée par les vœux du
nouvel an.
83 Charles PÉGUY, L'Argent, sixième cahier de la quatorzième série, 16 février 1913.
UN HOMME ET UN JOURNAL 51

payés jusqu’au dernier sou. Avec l’argent mis de côté, Hubert Beuve-Méry affirmait
: « Nous pourrons faire sauter la Sainte-Barbe b »
Le discours du 20 décembre 1948 est assez révélateur de l’esprit d’Hubert
Beuve-Méry :

«On nous lit au Vel d'hiv en attendant de Gaulle. On nous lit à Charléty en attendant
Thorez. On nous lit en Pologne et on nous lit aux États-Unis. [...] Peu à peu une loi
supérieure s’impose aux exigences, préjugés ou préférences que les uns ou les autres
nous pouvons tous avoir : la loi de l’œuvre à faire au meilleur profit de tous les
membres de l’entreprise.
Et c’est cela qui importe plus que tout. Les circonstances sont difficiles, elles le
seront probablement de plus en plus. Nous ne conservons quelque chance de nous en
tirer que dans la mesure où nous aurons tous le sentiment profond d’une communauté
de travail qui tend assez naturellement vers une communauté d’esprit et qui est aussi,
qu’on le veuille ou non, une communauté de destin84 85. »

Les anniversaires fournissent parfois l’occasion de réjouissances, de spectacles 86,


de repas à la cantine ou de grandes festivités, lors du vingt- cinquième et du
cinquantième anniversaire de la fondation du journal. Les numéros symboliques,
100087,5 00088 ou 1000089, sont également prétextes à célébration, ainsi que les
événements majeurs comme les inaugurations de Falguière ou d’Ivry, ou la passation
de pouvoir entre gérants90. Les manifestations de ce type ne sont pas propres au
journal et ressemblent à celles de toutes les entreprises. Outre les discours et les
buffets, un éditorial informe les lecteurs, tandis que la rédaction et le Livre
fabriquent de concert un numéro pastiche et humoristique qui permet de juger de
l’esprit caustique de rédacteurs qui semblent par ailleurs si sérieux. La

84 Jean PLANCHAIS, op. cit., p. 135. La Sainte-Barbe, patronne des artilleurs, est, sur un navire de
guerre, la réserve de poudre qui, lorsqu’elle saute, fait couler le bateau. « Faire sauter la Sainte-Barbe»,
c’est se saborder volontairement pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi [les puissances d’argent].
85 Hubert Beuve-Méry, discours prononcé le 20 décembre 1948. Fonds HBM.
86 Le 13 avril 1948, à l’occasion du numéro 1 000, la rédaction offre un spectacle, écrit par elle, à la
salle Cadet. En 1949, 1964, 1969 et 1994, les anniversaires donnent lieu à des festivités particulières. En
1984, les quarante ans du Monde ne purent être célébrés du fait de la démission du directeur, André
Laurens. Le 17 décembre 1994, l’ensemble du personnel a fêté le cinquantenaire à la Cité Universitaire.
87 Le Monde, 14 avril 1948.
88 Le Monde, 15 février 1961.
89 Le Monde, 25 mars 1977.
90 Le 25 juin 1982, une soirée au foyer de l’Opéra de Paris réunit la rédaction et les invités du Monde
à l’occasion de la succession de Jacques Fauvet.
UN HOMME ET UN JOURNAL 52

célébration de l’anniversaire fut, dès l’origine, conçue comme un moyen de cultiver


l’esprit de l’entreprise, «de la maison», selon l’expression de l’époque. Hubert
Beuve-Méry récusait cette expression, parce que, pour lui, seule comptait
l'information. La «maison» et sa survie n’étaient pas une fin en soi. Au Figaro ou à
France-Soir on pouvait parler de «maison», au Monde, certes non. Néanmoins,
Hubert Beuve-Méry apparaissait alors comme le maître incontesté du journal et
l’animateur de la rédaction. Les anniversaires contribuaient à renforcer son autorité
sur l’entreprise, à qui il imposait sa marque.

LE DIRECTEUR IMPOSE SA MARQUE SUR LE JOURNAL

Le recrutement des rédacteurs, privilège exclusif du directeur dans les


premières années du Monde, permit à Hubert Beuve-Méry de façonner l’identité
de la rédaction, en imposant sa marque sur le journal. Depuis 1944, la rédaction
demeure le groupe moteur du quotidien de la rue des Italiens. L’affirmation, «Le
Monde est un journal de journalistes», signifie qu’avant d’être un produit de
grande diffusion et de consommation courante, il reste une aventure intellectuelle,
morale et rédactionnelle. De là provient le fait qu’on n’entre pas au Monde par
hasard ou par nécessité économique, mais que l’on y devient rédacteur par choix
ou par vocation. Inversement, Le Monde n’emploie pas un rédacteur sans l’avoir
préalablement élu. Pourtant, le fondateur dut batailler quelques années pour
affirmer son autorité sur l’entreprise et sur la rédaction.
En 1944, l’équipe rédactionnelle vient du Temps, dont les rédacteurs
représentent une ancienne génération de journalistes : Raymond Millet, né en
1899, Robert Gauthier, en 1901, André Ballet, en 1903, et le benjamin, Olivier
Merlin, en 1907, sont les seuls rédacteurs de l'ancien quotidien qui soient âgés de
moins de cinquante ans ; André Chênebenoit, Etienne Aussillous et Robert
Coiplet1, en 1895, Jean d’Hospital, en 1896, sont parmi les plus jeunes ; enfin,
Marcel Tardy et Émile Henriot, en 18S9, André Pierre, en 1887, Edmond Delage,
en 1886, Rémy Roure91 92 et Robert Kemp en 1885, René Lauret en 1882, Angel
Marvaud en 1879, André Dubosq en 1878 approchent de la retraite. Journalistes
depuis plusieurs décennies, les

91 Robert Coiplet n’était pas un rédacteur de l’ancien journal, mais le censeur affecté au Temps, en
1940, par le ministère de l’information de Vichy. Inscrit sur la liste des journalistes, il fut repris par
Hubert Beuve-Méry, sans que le patron connaisse son passé.
92 Rémy Roure rentre de Buchenwald au cours de l’été 1945.
UN HOMME ET UN JOURNAL 53

anciens du Temps avaient accepté sereinement, dans les années trente, les
changements d’actionnaires et les inflexions de la ligne éditoriale. Certes, ils
étaient venus en 1944 solliciter Hubert Beuve-Méry afin qu’il prenne la direction
du journal, mais ils ne souhaitaient pas changer leurs méthodes d’investigation et
de rédaction, fondées généralement sur le dépouillement des communiqués
officiels et des dépêches d’agence. Quelques-uns d’entre eux, ancrés à droite par
anticommunisme ou par tradition, supportaient difficilement les analyses d'Hubert
Beuve-Méry et des jeunes rédacteurs qu'il recrutait. Dans les années cinquante,
Raymond Millet et Rémy Roure quittent le journal pour rejoindre Le Figaro, tandis
que d’autres attendent le départ en retraite. Toutefois, Robert Gauthier, Olivier
Merlin, André Pierre, Marcel Tardy, Robert Kemp ou Émile Henriot, également
anciens du Temps, acceptèrent avec joie le nouveau cours du journal.
Hubert Beuve-Méry recruta, au cours de l’année 1945, une dizaine de jeunes
rédacteurs1 qu’il forma à sa conception du journalisme, afin d insuffler un nouvel
esprit dans l’équipe rédactionnelle. Bernard Lauzanne, Jean Planchais, Édouard
Sablier, Jean-Marc Théolleyre, et d’autres, un peu plus âgés, comme Jacques Fauvet,
racontent tous avec émotion l’étrange façon dont on les a recrutés. Parfois grâce à
une recommandation, parfois au culot, un jour ils étaient reçus par le directeur qui,
assis à son bureau relisait de la copie, et soulevant à peine une paupière désabusée,
demandait, avare de mots, «Vous voulez donc être journaliste? Quelle drôle d’idée !
De toute façon ça ne durera pas trois mois93 94 », et le jeune impétrant était embauché
à l’essai, sans même savoir pour combien de temps ni pour quel salaire.
Agés de moins de trente ans (Bernard Lauzanne est né en 1916, Jean Planchais en
1922, Édouard Sablier en 1920, Jean Houdart en 1923, Henri Pierre en 1918, Jean-
Marc Théolleyre en 1924, Pierre Drouin en 1921), ils rejoignent des rédacteurs
chevronnés (Jacques Fauvet, Jean Schwœbel, Robert Guillain). Entre 1947 et 1951,
entrent au journal des recrues ayant fait un détour par d’autres organes de presse
(Georges Penchenier, André Fontaine, Claude Julien, Raymond Barrillon) ou de plus
jeunes rédacteurs (Alain Clément, Bertrand Poirot-Delpech). Cette équipe de la fin
des années quarante est surnommée celle des « Mamelouks » par les anciens du
Temps, qui sont parfois étonnés de la fidélité des jeunes confrères à leur

93 Voir l’article de Jean-Marc THÉOLLEYRE, «Aux Italiens, la première équipe prend position», Le
Monde, 18-19 décembre 1994.
94 On observe quelques variantes dans l’expression, mais l’esprit de l’entrevue reste le même.
UN HOMME ET UN JOURNAL 54

patron. Durant ces années, cruciales pour le quotidien, se met en place l’équipe
rédactionnelle qui, avec le départ des anciens du Temps ou par l’acceptation de
nouvelles méthodes rédactionnelles, donne son empreinte au Monde.
Progressivement, l’équilibre se fît, puis la balance pencha en faveur des jeunes
journalistes recrutés par Hubert Beuve-Méry et formés par Robert Gauthier, le
chef des informations générales. Celui-ci, en effet, inculque aux rédacteurs le goût
de l’exactitude, de la précision et de la vérification, qui feront la réputation du
Monde. De 1944 à 1959, la rédaction s’étoffe très lentement, de quarante-sept à
soixante-dix-huit journalistes. Ce sont les temps héroïques où les rédacteurs du
Monde reçoivent des salaires modiques, en général 20 à 30 % en dessous de ceux
de leurs confrères de la presse parisienne1, alors qu’ils s’occupent de plusieurs
domaines95 96 et qu'ils bénéficient de frais de déplacement réduits97. À l’origine, Le
Monde n'est certes pas volumineux, limité à deux pages grand format, puis quatre,
huit, parfois à douze pages du demi-format qu’il adopte en janvier 1945. Mais dès
1949, il atteint la moyenne quotidienne de dix pages, dont plus de huit pages
rédactionnelles98, et ne cesse d’accroître sa pagination : en

95 Ce pourcentage est un ordre de grandeur, pour les années cinquante. La situation matérielle des
rédacteurs du Monde s’améliore progressivement à la fin de la décennie. En 1956, pour arracher quelques
rédacteurs au quotidien de la rue des Italiens, les fondateurs de l’éphémère Temps de Paris, allèrent
jusqu’à proposer un doublement ou un triplement de salaire à certains d’entre eux (Georges Penchenier,
Nicolas Vichney). Les chiffres restent approximatifs, car la rémunération des journalistes est fortement
individualisée, en fonction de la notoriété du rédacteur et de la richesse de l’organe de presse. Ainsi le
France-Sotr de Pierre Lazareff était-il particulièrement généreux. Enfin, les rémunérations des
journalistes sont difficiles à connaître précisément, une part non négligeable étant versée sous forme de
piges, de primes et de remboursement de frais. Dans certains journaux, ces frais sont payés en espèces.
96 Hubert Beuve-Méry à Jacques Fauvet : «Vous êtes un ancien prisonnier, vous vous occuperez des
anciens combattants, vous êtes catholique pratiquant, vous traiterez de la religion et comme vous êtes
jeune, vous aurez également les étudiants. » Entretien avec Jacques Fauvet, le 17 mars 1995. De 1944 à
1951, par exemple, Jean Planchais traite conjointement de l’armée et de l’éducation, parce que :
«Sergent-chef FFI, vous sortez de l’armée, et comme vous êtes jeune, vous couvrirez aussi l’instruction
publique. » Propos d’Hubert Beuve-Méry, rapportés par Jean Planchais. En 1951, Jean Planchais peut
enfin recruter un adjoint, Bertrand Poirot-Delpech, afin de se décharger de la rubrique éducation.
97 Edmond Delage, chroniqueur naval du Temps, déclare en 1951, à la suite de la démission
d’Hubert Beuve-Méry : « Alors, l’affameur s’en va ! » Édouard SABLIER, op. cit.t p. 97.
98 La pagination totale comprend à la fois la surface rédactionnelle et la surface publicitaire. Seule la
première résulte du travail des rédacteurs.
UN HOMME ET UN JOURNAL 55

1960-1961, le quotidien affiche une moyenne de quinze pages par jour, ce qui
représente un volume annuel de 4 800 pages imprimées.
Dans les débuts du Monde, la formation universitaire des rédacteurs,
généralement une licence de lettres ou de droit, parfois d’histoire, importait moins
que les expériences vécues au cours de la guerre. Aussi la rédaction comptait-elle
également nombre d'autodidactes formés dans la Résistance ou dans les camps de
concentration. «Beuve-Méry paraît avoir toujours pensé que pour un journaliste les
qualités intellectuelles et humaines l’emportaient sur l'expérience professionnelle,
ou plus exactement que cette dernière ne pouvait s’épanouir que sur un terreau
humain fertile. Le manque de pratique du novice n’est pas pour l’effaroucher 1.»
C’est Le Monde et lui seul qui forme ses rédacteurs. Longtemps, la formation
professionnelle a été assurée sur le tas, sous la direction des chefs de service ou d'un
rédacteur en chef, comme Robert Gauthier ou Bernard Lauzanne.
«L'amalgame des générations de rédacteurs99 100», se réalisa progressivement à
la fin des années quarante et au début des années cinquante. H fut r œuvre de la
première génération hiérarchique du journal, fort peu nombreuse, composée
d’anciens du Temps et de nouvelles recrues. André Chênebenoit, le rédacteur en
chef, Robert Gauthier, chef des informations générales et Marcel Tardy, chef du
service économique en 1948, avaient débuté leur carrière rue des Italiens avant la
guerre. Jacques Fauvet, chef du service politique à partir de 1948, et André
Fontaine, chef du service étranger en 1951, étaient entrés au Monde après 1944. De
1944 à 1948, les rédacteurs ne sont par encore répartis par services. L’étranger,
dirigé de fait par Hubert Beuve-Méry, demeure un peu à part, mais toutes les autres
rubriques restent groupées dans les informations générales. La création de services
autonomes, le service économique et le service politique, date de 1948. Le
secrétariat de rédaction symbolise cet amalgame : confié au début à un ancien du
Temps, Olivier Merlin, qui rénove la maquette pour créer Le Monde, le secrétariat
de rédaction est dirigé, à partir de 1950, par Bernard Lauzanne, qui est entré au
Monde en 1945.
Durant ces années de fondation, l’autorité d’Hubert Beuve-Méry sur la rédaction
et sur l’entreprise s’affirme également par la création d’une nouvelle image de
marque pour le quotidien île la rue des Italiens, à partir de modifications de la
maquette et du contenu rédactionnel du journal.

99 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op. cit., p. 270.


100 Expression d’Hubert Beuve-Méry citée par Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op.
cit., p. 264, que l’on retrouve chez Laurent Greilsamer, Jean Planchais et Édouard Sablier.
UN HOMME ET UN JOURNAL 56

Il faut cependant plusieurs années au directeur pour réussir à imposer les conceptions
politiques et morales du journalisme qui sont les siennes. Des batailles
rédactionnelles, à l’intérieur du quotidien, mais également vis-à-vis de l’extérieur,
permettent à Hubert Bcuvc-Mcry de démarquer Le Monde de la concurrence.
2.

Un projet rédactionnel

L’ancienne image du Temps domine Le Monde à sa fondation, parce


que le format du journal, la typographie et l’absence de photographies qui
avaient fixé l'image de marque de l’ancien quotidien de la rue des Italiens
furent repris par le nouveau. Hubert Beuve-Méry impose aux lecteurs un
nouveau produit, alors qu’il était tenu de conserver l’apparence physique
du quotidien disparu. Hubert Beuve-Méry fit du Monde le journal d’un
homme et d’une équipe rédactionnelle au service d’une cause qui les
dépassait, l’information : «assurer au lecteur des informations claires,
vraies, et dans toute la mesure du possible, rapides, complètes101». La
marque Le Monde, identifiée par le logo composé en lettres gothiques,
devient bientôt synonyme, pour le quotidien de la rue des Italiens, « d’un
journal de référence » qui allie le prestige national et la réputation
internationale. Fournir aux lecteurs des informations aussi exhaustives
que possible et des commentaires de référence exige par ailleurs
l’indépendance de la rédaction qui ne peut être garantie que par la
réussite commerciale du journal.
La croissance de la diffusion, lente à se profiler, ne peut s’expliquer
que par l’audience qu’acquiert progressivement le journal auprès des
universitaires, des enseignants, des étudiants, des cadres d’entreprise,
mais également de membres des professions libérales et de fonctionnaires
exerçant une responsabilité. Il agrandit ainsi le cercle d’origine du
lectorat de l’ancien journal, plus étroitement centré sur le monde
politique et diplomatique et sur le monde des affaires 102. Toutefois, la
création d'une image nouvelle et la conquête d’un marché demeure une

101 «À nos lecteurs », Le Monde, 19 décembre 1944.


102 Au maximum de sa diffusion, en 1939, Le Temps tirait à 60 000 exemplaires par
jour.
opération laborieuse pour un quotidien. Elle demanda à Hubert Beuve-
Méry plus de dix années
UN PROJET RÉDACTIONNEL 58

de débats intellectuels et de polémiques, parfois virulentes, menés aussi bien contre la


concurrence que contre certains collaborateurs du journal. Dans le milieu des années
cinquante, l’indépendance définitivement affirmée constitue, avec l'exhaustivité et
l’exactitude des informations, un modèle pour la rédaction, ce qui permet au journal
de s’affirmer comme le quotidien de référence des élites françaises.
La réputation de qualité et de sérieux du quotidien de la rue des Italiens le rend
indispensable à ses lecteurs, y compris à ceux qui ne partageaient pas toutes les
opinions ou toutes les prises de position d’Hubert Beuve- Méry. D'autant que ce
«journal de référence» loin de se satisfaire de diffuser des informations nombreuses
et de grande qualité, interpellait également le personnel politique et les élites du
pays afin d’éclairer les débats, tour à tour sur le Pacte atlantique, la politique
coloniale ou la justice sociale. Hubert Beuve-Méry fonda, par cette démarche
critique à 1 égard des pouvoirs et des puissants, la légitimité de son autorité et
l’indépendance du Monde.
Plusieurs auteurs ont mené une analyse politique du contenu rédactionnel du
Monde103 dans ses premières années. Sans revenir sur ces analyses, il s’agit
d’examiner les prises de position qui contribuèrent à créer la marque Le Monde,
qui retentirent sur la diffusion du journal et sur la composition de son lectorat. Il
importe de comprendre comment un nouveau journal, fondé sur la réputation d’un
ancien quotidien, se sépare de l’ancienne image pour devenir un organe autonome,
indépendant, bientôt indispensable, apte à conquérir un vaste marché à l’aide d’une
marque forte.

UN JOURNAL DE RÉFÉRENCE

Afin de triompher plus aisément, l’indépendance d’esprit doit nécessairement


revêtir une apparence qui conjugue un aspect austère avec une volonté d’offrir au
lecteur une information exhaustive. Le quotidien présenté sera donc dense, voire
touffu, d’un abord sérieux, mais il cherchera en même temps à capter l’attention du
lecteur, en faisant appel à son intelligence et à sa culture plutôt qu’à des réflexes
visuels. Nuançons

103 Les aspects politiques de la question sont traités dans : Jean-Noël JEANNENEY et Jacques
JüLLIARD, op. cit. ; Jacques THIBAU, op. cit. ; Marc MARTIN, «Le Monde et le pouvoir», Politique
aujourd'hui, printemps 1981, avec des notes marginales de Roland Cayrol.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 59

toutefois ces réflexions sur l’austérité apparente du Monde. Jamais Hubert Beuve-
Méry n’a demandé à ses rédacteurs de «faire emmerdant1». Au contraire, il mit
souvent l’accent sur le côté nécessairement divertissant du journalisme 104 105 106.

Laustérité
Le premier numéro du Monde, qui paraît le 18 décembre 1944, daté du 19, doit
encore beaucoup au Temps, parce que l’imprimerie est la même, parce que les
caractères et les formats n’ont pas changé et parce que le temps a manqué pour
concevoir une maquette plus novatrice. Le format du Temps, 67 centimètres en
hauteur et 50 centimètres en largeur, est conservé car les rotatives ne peuvent pas
accepter de clichés d’une autre taille’. Ce premier numéro est constitué d’une simple
feuille recto verso à cause des restrictions de papier, alors que Le Temps comptait
généralement quatre, six ou huit pages. Les caractères employés sont ceux du
Temps, puisque Le Monde conserve les linotypes et les magasins de caractères dont
le changement eut été trop onéreux. L’atelier, assez bien fourni, comprend des
typographies d’allure très modem style et d’autres dans le style plus carré des années
trente. Le logo Le Monde, en lettres gothiques, est inspiré directement de celui du
quotidien suspendu, sans que l’on puisse invoquer de contrainte technique, car il
avait fallu refaire entièrement les clichés qui servaient à imprimer le bandeau de titre
et ses deux « oreilles » (les parties informatives de chaque côté du titre).
La volonté de reprendre une partie de la clientèle de l’ancien journal semble
manifeste, bien que la direction du Monde ait cherché également à se démarquer de
l’ancien quotidien. Ainsi, le fichier des abonnés du Temps n’est pas utilisé : « Il n’y
eut même pas usage du fichier des abonnés qui. en tout état de cause, après quatre
ans d’interruption en zone Nord et deux ans en zone Sud, avait perdu une grande
partie de sa valeur107. » Cependant, le nombre des abonnés du Monde, à la fin de
1945, est sensiblement

104 Consigne donnée à ses rédacteurs par Adrien Hébrard, directeur du Temps de 1872 à 1914,
abusivement prêtée par certains auteurs à 1 lubert Beuve-Méry.
105 À la question «Qu’est-ce qu’un bon journaliste?», posée par des étudiants de l’université de
Manchester en mai 1969, Hubert Beuve-Méry répond : «Ne pas ennuyer, intéresser, émouvoir, apprendre,
distraire, être... féminin. » Cité par Laurent GREILSAMER, op. cit., p. 562.
106 Chaque cylindre d’impression des rotatives du Temps, d’une largeur de 134 centimètres, a une
circonférence de 100 centimètres. Un cylindre peut donc imprimer quatre pages recto ou verso, un autre
cylindre imprimant l’autre face de la feuille.
107 Hubert BEUVE-MÉRY, Conférence des Ambassadeurs, op. cit., p. 15.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 60

égal à celui du Temps, en 1939. La maquette de la page imprimée est divisée en huit
colonnes au lieu de six précédemment, ce qui permet d’augmenter le nombre de
signes par page et de multiplier les titres et les brèves informations. De ce fait, en
dépit du manque de place, la page est plus aérée ; des textes courts, informatifs,
alternent avec des commentaires étoffés, mais qui sont plus concis que ceux du
Lemps.
Du 18 décembre 1944 au 15 janvier 1945, Le Monde paraît dans le grand
format du Temps et des journaux d’avant-guerre. La première présentation du
Monde, trop proche de celle du Temps, est modifiée, après vingt-quatre numéros,
du fait de circonstances indépendantes de la volonté d’Hubert Beuve-Méry, que
celui-ci exploite afin de composer une nouvelle image pour le journal. Le
gouvernement décide en effet, le 14 janvier 1945, que les journaux doivent réduire
de moitié leur consommation de papier, soit en diminuant leur format, soit en
réduisant leur tirage. Le Monde inaugure, dans son numéro du 15 janvier 1945,
daté du 16, le format qui demeura le sien pendant quarante-cinq ans, celui du
Temps plié en deux1. Avec cinq colonnes108 109 de texte, alors que la plupart de ses
confrères conservent huit colonnes, le quotidien de la rue des Italiens adopte alors
une maquette originale dans la presse française qui ressemble très peu à celle de
l’ancien Temps. La présentation est satisfaisante, mais elle limite considérablement
la quantité d’informations et d’articles, avec deux pages en demi-format. Hubert
Beuve-Méry explique ses motivations aux lecteurs :

«Nous avons publié avant-hier [le samedi 13 janvier 1945] le communiqué du


syndicat de la presse parisienne décidant qu’en présence de la situation actuelle de
l’approvisionnement en papier, le format des journaux serait réduit de moitié à partir
du dimanche 14 janvier et que les journaux ainsi réduits supprimeraient toute
publicité pour consacrer leurs colonnes à l’information.
Il y a lieu de préciser que ces mesures ont été prises après une délibération du
conseil des ministres décidant qu’une réduction temporaire de tonnage de 50 % serait
appliquée à toutes les publications de presse, chaque publication ayant la faculté de
faire porter cette compression soit sur le format soit sur le tirage.
Par esprit de solidarité, Le Monde paraîtra jusqu'à nouvel avis avec le demi-
format, mais nous pensons qu’il y avait mieux à faire que de prendre une mesure
uniforme. La rapidité avec laquelle a dû être prise la décision explique

108 La dimension est de 50 centimètres en hauteur et de 33,5 centimètres en largeur


109 Les pages comptent cinq colonnes jusqu’en 1959, date à laquelle la maquette compte six
colonnes. Passer de cinq à six colonnes, permet d’accroître un peu le volume rédactionnel, dans la mesure
où des colonnes moins larges limitent les blancs de fin de ligne.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 61

qu’on ait eu recours à la formule la plus simple. Avec un peu plus de temps devant
soi, il doit être possible d'étudier une meilleure adaptation à la nouvelle situation. En
faisant porter les compressions exigées en partie sur le format et en partie sur le
tirage, chaque journal devrait pouvoir, même dans ces temps de misère, donner, au
moins deux fois par semaine, à ses lecteurs une feuille qui soit autre chose qu'un
bulletin d’informations . »

Aussi le directeur décide-t-il d’appliquer les directives gouvernementales de


manière originale en faisant paraître le journal, à partir du 24 janvier 1^45, sur
quatre pages en demi-format, soit l’équivalent des deux pages de l'ancien Temps,
tout en divisant le tirage par deux, de 150000 à 75 000 exemplaires par jour, afin de
respecter la consigne gouvernementale qui visait à diminuer de moitié la
consommation de papier. Hubert Beuve-Méry explique ainsi cette décision :

«Pendant une semaine nous avons fait l’expérience d’un journal à demi- format.
Nous avons voulu ainsi manifester notre solidarité avec la Fédération de la presse.
Dans notre pensée, cette expérience ne pouvait être que de courte durée. Il nous est
impossible, pour des raisons particulières à notre journal, de la prolonger plus
longtemps. Aussi usons-nous de la liberté qui est laissée par le gouvernement à chaque
journal de choisir lui-même le meilleur moyen de réduire de 50 % la consommation de
papier. Il nous paraît préférable de revenir à la formule que nous avions préconisée
tout d’abord : réduction du tirage et retour à un journal plus étoffé. Le Monde paraîtra
dorénavant sur quatre pages qui correspondent à deux pages de son format habituel110
111 112 113

La réduction du tirage apparaît a posteriori comme un coup de génie commercial


: les lecteurs se précipitent dans les kiosques pour obtenir un exemplaire, tandis que
les Renseignements généraux relèvent le mécontentement croissant de ceux qui ne
peuvent être servis. La marque Le Monde s’impose suivant l’axiome qu’il vaut
mieux vendre moins d’exemplaires que les confrères, mais en fournissant au lecteur
un quota minimum d’informations en dessous duquel il n’y a pas de presse qui
vaille. Ce coup d’audace du directeur du Monde lui valut l’opprobre du Syndicat de
la presse parisienne, les attaques de la presse communiste et celles de Combat,
directement concurrencé par le quotidien de la rue des Italiens114. Le ministre de
l’information, Pierre-1 lenri Teitgen, est interpellé à l’Assem

110 «Le papier et la presse», Le Monde, 16 janvier 1945.


111 «À nos lecteurs », Le Monde, 24 janvier 1945.
112 Albert Camus, dans un éditorial du 16 décembre 1944 proteste « contre la parution
de nouveaux journaux », tandis que sous le pseudonyme de Suétone, la direction de Combat
s’élève, le 15 janvier 1945, sur le fait que l’on restreigne le papier destiné à la presse
UN PROJET RÉDACTIONNEL 62

blée consultative sur le soutien apporté par le gouvernement à ce nouveau journal


que L’Humanité, Franc-Tireur et Georges Cogniot persistent à appeler Le Temps 1.
En dépit des récriminations, Le Monde impose sa nouvelle image de marque : la
corporation de la presse accepte de considérer qu’il est destiné prioritairement à une
élite politique, diplomatique et économique, et qu’il ne risque pas, ainsi, d’entrer en
concurrence directe avec les autres quotidiens parisiens.

Le succès du Monde se dessine dès 1945-1946


En réalité, Le Monde, dont le succès s’affirme rapidement, est un redoutable
concurrent pour certains journaux. En 1945-1946, il contribue grandement au
déclin de Combat, lui-même déstabilisé par le départ d'Albert Camus puis de Pascal
Pia, et par l’éclatement des forces politiques qui avaient contribué à sa naissance115
116 117
. En novembre et décembre 1944, le tirage de Combat oscille entre 179 261
exemplaires et 187 471 exemplaires, ce qui correspond à une vente d’environ 100
000 à 120 000 exemplaires par jour. Dès janvier 1945, les ventes de Combat
perdent 5 000 exemplaires par jour, puis 10000, début mars. À partir du 11 mars
1945, Combat cesse de publier ses chiffres de tirage, qui diminuent régulièrement.
Dès que les restrictions de papier sont levées, Le Monde stabilise ses ventes en
France à 102 000-106 000 exemplaires, auxquelles il faut ajouter 4 000 ventes à
l’étranger et 34 000 ventes par abonnement, ce qui représente une diffusion totale
de 140 000 exemplaires, pour un tirage de près de 160000 exemplaires quotidiens.
Dès le printemps 1945, à Paris, et dès l’automne 1945, pour l’ensemble de la
France, les ventes du Monde ont dépassé celles de Combat. Le succès est
remarquable, d’autant que Le Monde ne le doit qu’à lui-même. En effet, les ventes
du Monde ont plus que doublé par rapport à celles du Temps en 1939.

issue de la Résistance, alors qu’un nouveau journal [Le Monde] bénéficie des largesses gouvernementales.
Pascal Pia revient à la charge, contre Pierre-Henri Teitgen et contre Le Monde, les 28 janvier et 2 février
1945.
116 Voir le Journal Officiel, débats de l’Assemblée consultative, 7 et 9 mars 1945, et pour un
résumé, Abel CHATELAIN op. cil., et Jean Noel JEANNENEY et Jacques JüLLIARD, op. cit. La
réponse d’Hubert Bcuve Méry est publiée dans Le Monde du 9 mars 1945, sous le titre « La calomnie ».
117 Sur Combat, voir : Marc MARTIN, « Combat et la presse parisienne de la Libération ou
l’insuccès de la vertu », Bulletin du Centre d histoire de la France contemporaine, université Paris-X
Nanterre, n° 10, 1989, p. 25-40; Yves-Marc AjCHENBAUM, X la vie à la mort. Histoire du journal
Combat, 1941-1974, Le Monde Editions, 1994.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 63

Ventes France Ventes France dont Paris dont Paris


1945 1946 1945 1946
janvier 52 000 102 000 22 000 57 000
février 62 000 99 000 36 000 59 000
mars 53 000 102 000 32 000 56 000
avril 59 000 100 000 33 000 53 000
mai 62 000 ioo ooo 37 000 59 000
juin 78 000 123 000 45 000 61 000
juillet 82 000 98 000 45 000 45 000
août 88 000 84 000 43 000 33 000
septembre 99 000 98 000 47 000 48 000
octobre 108 000 104 000 58 000 54 000
' novembre 112 000 105 000 58 000 53 000
décembre 106 000 104 000 53 000 51 000
TABLEAU 1 : Ventes du Monde en 1945 et 1946.

La maquette
L'assouplissement des restrictions de papier, à partir de l’été 1945, autorise une
évolution de la pagination et de la maquette du journal. Le secrétariat de rédaction
est confié à Olivier Merlin, jeune reporter au Temps avant la guerre, spécialiste du
sport et de la danse. Celui-ci introduit progressivement des innovations, en jouant
sur les niveaux de titres, les filets et les intertitres dans le corps des textes, en
multipliant les chapeaux introductifs et les typographies. Intégrant les placards
publicitaires plus nombreux, le chef du secrétariat de rédaction, assisté de Bernard
Lauzanne et de Jean Houdart, propose des pages plus variées et plus vivantes. Les
illustrations, les cartes et les dessins, en nombre croissant, éclaircissent les pages, et
Le Monde en arrive même à publier des photographies, lorsque la rédaction estime
qu’elles sont nécessaires à l’information 118.
Ce n’est que bien plus tard, notamment dans les années soixante-dix, qu’une
partie de la rédaction a transformé en règle intangible ce qui n'était

118 Voir, par exemple, dans Le Monde du 13 octobre 1950, une photographie du poste de Dong Khé
qui illustre un article de Georges Favrel sur «Ceux de Cao Bang». Mais le journal publie aussi des
photographies sur des sujets moins graves : par exemple, dans Le Monde du 2 mars 1951, on trouve deux
photographies illustrant un article sur le rallye Méditerranée-Le Cap. Certaines photographies, comme
celles du « cyclotron de l’université Notre-Dame» (Le Monde, 12 avril 1950) ou d’un hélicoptère (Le
Monde, 5 janvier 1951), sont informatives, tandis que d’autres, telle celle de la baie de Menton (Le Monde,
12 juin 1956) sont purement illustratives.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 64

au départ que cruelle nécessité et que la collectivité des rédacteurs a imposé un


puritanisme tendant à privilégier la grisaille. Si, à ses débuts Le Monde n’a ni
photographies ni dessins, c’est parce que le journal est pauvre : héritier des
machines, des outils et des hommes du Temps, Hubert Beuve-Méry n'avait pas les
moyens financiers d’investir dans le graphisme. Toutefois, il était conscient qu’il
fallait égayer une mise en page d’autant plus triste que le papier était compté,
puisque cher. Dès 1946, il adopte la photographie, le dessin et les graphiques dans
l’hebdomadaire One Semaine dans le monde, qui apparaît alors comme un support
plus libre où il peut développer ses conceptions politiques et rédactionnelles. Après
la disparition de ce supplément, il tente à plusieurs reprises, entre 1949 et 1953,
d'acclimater la photographie dans les pages du quotidien. Finalement il y renonce, à
cause de la mauvaise qualité des clichés et faute de place, tant que la capacité des
rotatives limite le nombre de pages du quotidien. Mais Hubert Beuve-Méry avait en
permanence le souci d’égayer les pages du journal et de faire preuve d’imagination.

Oexhaustivité
La volonté de l’exhaustivité de l’information, qui était affirmée dès le premier
numéro du journal, et qui le fut de nouveau à maintes reprises, devint très vite un
des points forts du quotidien face à ses concurrents. Le souhait de la rédaction de
travailler dans trois directions se dessine dès l’origine : Le Monde offre à ses
lecteurs, en premier lieu, des informations nombreuses et variées, sur tous les sujets,
y compris la Bourse, la vie littéraire, les spectacles ou des informations pratiques.
Le journal propose ensuite des commentaires centrés sur une ou deux de ces
informations. Enfin, il présente des documents, publiés in extenso. Le premier
numéro publie le texte du traité d’alliance et d’assistance mutuelle signé à Moscou
par Georges Bidault et Viatcheslav Molotov, ainsi que les lettres échangées entre le
général de Gaulle et l’ambassadeur soviétique à Londres, en septembre 1941, qui
constituent un prélude à ce pacte. À défaut d’être le journal officiel ou officieux de
la République française, Le Monde sera le journal de référence de l’élite
républicaine. 11 publiera toutes les informations, sur tous les sujets, des plus sérieux
aux plus futiles. Ainsi, le dimanche 29 juillet 1945, le journal publie une édition
spéciale consacrée au retour des déportés, mais, le 21 novembre 1947, à une époque
où le journal ne compte que huit pages, il consacre une page entière au mariage de
la princesse Élisabeth d’Angleterre et du duc d’Édimbourg, avec un reportage très «
people » et un encadré sur « la robe de la mariée ».
UN PROJET RÉDACTIONNEL 65

Hubert Beuve-Méry considère en effet que le journal doit se saisir de tous les
sujets, qu’ils soient graves ou ludiques. Si Le Monde estime que ses lecteurs sont
d’abord des citoyens, il ne néglige pas de s’adresser également au consommateur.
Le quotidien public donc des pleines pages ou des doubles pages consacrées à la
mode, à la chasse ou aux loisirs, assorties d’encarts publicitaires; l’aspect «publi-
reportage» de ces pages consuméristes est évident. Des la fin de l’année 1945, des
femmes journalistes pigistes sont chargées de la rubrique « La mode et la vie » :
Marianne Roland-Marcel. Aliette Marchois, Catherine Réaux, auxquelles se
joignent parfois des rédacteurs tels que Olivier Merlin ou Henry Magnan. À partir
du printemps 1947, la chronique qui occupe près d’une page toutes les deux
semaines est assurée par E. de Semont. Cette rubrique est égayée de nombreux
dessins de mode, y compris de dessins fort suggestifs pour l’époque b À partir de
1962, la rubrique mode est confiée à Nathalie Mont- Servan119 120, qui la tient
pendant vingt-cinq ans.
Cependant, c’est le sérieux du journal qui reste dans les mémoires, à tel point
que Le Monde est bientôt synonyme d’austérité éditoriale et de grisaille. Des
générations de professeurs, d’étudiants, de syndicalistes, de secrétaires et de
documentalistes pourront découper des articles du journal pour constituer des
dossiers. En publiant des actes officiels, des rapports et des documents, dont
certains auraient dû demeurer secrets, Le Monde acquiert une réputation de sérieux
et tisse un réseau de correspondants qui lui apportent des informations précieuses.
Les hauts fonctionnaires apprennent également que le journal sait protéger ses
sources et ses informateurs. Hubert Beuve-Méry et les rédacteurs reçoivent ainsi
des renseignements et des dossiers émanant d’inspecteurs des finances, de
magistrats, d’officiers supérieurs ou d’ecclésiastiques qui permettent d’étayer les
affirmations et de protéger le journal contre d’éventuelles poursuites judiciaires.
Cette volonté de donner une information exhaustive influe directement sur
l’heure de la diffusion du journal. Comme Le Temps, son prédécesseur, le
quotidien de la rue des Italiens est un journal du soir, parce qu'il souhaite publier
les décisions gouvernementales du matin, prises en conseil des ministres ou en
conseil de cabinet, et les débats parlementaires de la nuit, puis, dans la deuxième
édition, les cours de la Bourse de Paris

119 Voir notamment : «Dessous d’hier, raffinement d’aujourd’hui», Le Monde, 17 janvier 1948;
«Les honneurs du pied», Le Monde, 22 mars 1951 ; «Variations sur le thème du maillot», Le Monde, 25
mai 1950.
120 Pseudonyme de Nathalie Ossipovna Pernikoff, épouse du diplomate Pierre Ordioni.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 66

relevés à midi. Jusque dans les années trente, les quotidiens du soir étaient peu
nombreux, cantonnés dans une position de journaux quasi officiels, comme l’était
Le Temps. Entre les deux guerres, l’augmentation du nombre des récepteurs de
radio et des stations émcttrices contribua largement à déséquilibrer l'exploitation
de la presse du matin, tandis qu'elle favorisa la naissance d’une presse du soir à
grand tirage1. Les années trente et quarante connaissent une croissance de la
diffusion de la presse du soir, principalement à Paris, mais également en province.
A tel point que, en 1945, la capitale compte six quotidiens du soir121 122, tirant
ensemble à un million deux cent mille exemplaires. Cette profusion de titres
nécessita la création d’un service de messageries destiné à la presse parisienne
vespérale. À la Libération, il était assez fréquent d’acheter plusieurs quotidiens
chaque jour, et les éditions multiples permettaient de renseigner le lecteur sur les
événements les plus récents de la journée. Enfin, la diffusion de la presse du soir
était favorisée par les horaires de travail qui, en laissant une longue coupure au
déjeuner, entraînait une sortie tardive des bureaux parisiens, lorsque la dernière
édition était en place. En outre, l’agglomération parisienne, beaucoup plus réduite
que de nos jours, tant en dimension qu’en nombre d’habitants, était moins sujette
aux embouteillages, ce qui ne pénalisait pas la distribution de l’après-midi. Cet
horaire de sortie, hérité de l’ancien Temps, devint cependant un obstacle, à partir
des années soixante-dix, lorsque l’extension de l’agglomération parisienne se
conjugua avec l’essor de la télévision pour limiter le nombre des acheteurs de
quotidiens du soir. Mais, dans les premiers temps du Monde, la vente du soir
permettait, en livrant au lecteur les dernières décisions politiques de la matinée et
les cours de la Bourse, de confirmer le journal dans son rôle de quotidien de
référence. De plus, les abonnés parisiens pouvaient être desservis, même le samedi,
par la poste qui assurait plusieurs services l’après-midi. Cependant, ce qui
constituait une force dans la région parisienne, devenait un handicap en province,
car les lecteurs ne recevaient le journal que le lendemain matin, ou le lundi matin
pour le numéro qui paraissait le samedi. Les progrès technologiques qui
raccourcissent les delais de transport et de transmission, contribuèrent, dès la fin
des années soixante, à pénaliser les journaux du soir, concurrencés par ceux du
matin. Cependant, Le Monde accrut sa clientèle et résista au

121 À ce sujet, voir : Francine AMAURY, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, Le
Petit Parisien, 1876-1944, PUF, 1972,2 tomes, et Raymond BARRILLON Le cas Paris-Soir, Armand
Colin, 1969.
122 Ce Soir, France-Soir, Libération-Soir, Paris-Presse, Le Monde et Libres,
UN PROJET RÉDACTIONNEL 67

déclin de la presse du soir, car il avait constitué très tôt un lectorat fidèle, attiré par
la qualité et l'indépendance rédactionnelles.

D’UNE DOCTRINE IMPLICITE À DES COMBATS COMMUNS

Définir la doctrine implicite contenue dans le journal ou dans les œuvres et les
sentences du fondateur n’est pas chose facile car l’équipe du Monde n'a jamais été
monolithique et chaque rédacteur a toujours préservé son indépendance
intellectuelle. Contrairement à la vulgate souvent présente chez divers analystes de
la presse qui utilisent des formules telles que «Le Monde dit que..., Le Monde
pense que...», il n’y a jamais eu de ligne ou de pensée officielle estampillée «Le
Monde», mais plusieurs points de vue qui s’expriment conjointement ou
successivement dans les colonnes du journal. Le Monde est issu de la Résistance
et d’Uriage, mais également de la volonté du général de Gaulle et de celle de la
démocratie chrétienne qui souhaitaient créer un organe de référence à destination
des milieux dirigeants, politiques, diplomatiques et économiques. Il avait en outre
pour mission d’assurer le rayonnement de la France dans les colonies et à
l’étranger. Ces filiations diverses, et par moments contradictoires, entraînent que
Le Monde ne reflète pas un courant de pensée monolithique. Cependant, le
fondateur imprima au journal sa marque, faite de réalisme à l’égard des faiblesses
des hommes, que certains qualifient de pessimisme fondamental. Alceste,
Cassandre ou Mephisto123, le premier directeur du Monde semble en effet penser
que toutes les aventures humaines doivent échouer, ou du moins le fait-il croire.
En dépit de cette conscience tragique de l'histoire. Le Monde et son fondateur
adoptent quelques valeurs communes qui ne sont pas toujours affichées mais qui
apparaissent en filigrane dans les colonnes.
Hubert Beuve-Méry revendiqua pour son journal la faculté de sortir de son rôle
officieux en cultivant une image d’opposant aux idées toutes faites, plutôt qu’au
régime ou à un parti. À l’occasion, il n'hésitait pas à se réclamer du Temps :

« Il faudrait d’abord définir la raison d’être du journal et son rôle d’informateur,


tenu, dans toute la mesure du possible à ne pas être trompé lui-même et, à

123 «ïch bin der Geist der stets verneint» [«Je suis l’esprit qui toujours nie»], lui lance le général de
Gaulle en citant le Mephisto de Goethe. Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, Flammarion, 1974,
p. 13.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 68

plus forte raison, à ne pas, sciemment, tromper autrui. “Produire un maximum de


vérité sous un minimum de gouvernement”. Ce mot d’ordre, lancé par Auguste
Nefftzer, fondateur du Temps, au cours des années 1860, devait devenir, à
l'époque, un des slogans de l’opposition libérale car Le Temps, faut-il le rappeler,
commença par être, sous Napoléon III, un journal d’opposition1. »

Ce parrainage n’est pas fortuit : sous Hubert Beuve-Méry, Le Monde est


libéral, dans le sens le plus noble du terme, au sens où on l’entendait au XIX e
siècle. Pierre-Henri Simon, un des plus proches compagnons de route d’Hubert
Beuve-Méry depuis l’époque de Temps présent, dans sa dernière chronique en
forme d’adieu à ses lecteurs parue deux jours après sa mort, donne son sentiment
sur le gouvernement rédactionnel du journal :

«Jamais, dans la conduite et la tendance de ma chronique, une quelconque


directive ne m’a été imposée, jamais une expression de ma pensée ne m’a été
interdite ou seulement corrigée. Si le beau mot de libéral a un sens, c’est ici que je
l’ai compris. En littérature non plus qu’en aucun autre domaine je n’ai vu se
manifester d’autre orthodoxie impérative que la probité de l’information et la
sincérité du jugement. Critiques littéraires dont les signatures se côtoyaient sous le
même label, nous pouvions bien différer par la génération, par la culture, par le goût
personnel ; aucun de nous n’eût toujours signé les papiers des autres et il était bon
qu’il en fût ainsi, puisque chacun s’engageait authentiquement dans ce qu’il
écrivait. Aux lecteurs de juger et de suivre ou de ne pas suivre, selon leurs tours
d’esprit et leurs options124 125. »

Pour le fondateur du Monde, en effet, la démocratie est faite de pluralisme et


d’opinions divergentes, voire contradictoires ; Le Monde se doit d’offrir à ses
lecteurs l’accès à l’expression des divers courants de pensée, ce qui n’interdit
jamais les prises de position du directeur ou des rédacteurs. Cependant, en dépit
de différences d’approches ou d’opinions, les convergences demeurent fortes
dans la rédaction. Hubert Beuve-Méry a fédéré autour de sa personne des
individualités qui partagent des valeurs identiques et la volonté de défendre la
liberté, la démocratie et un certain humanisme. Le journal accepte la société
libérale, à condition qu’elle soit tempérée par des valeurs d’inspiration
chrétienne. La responsabilité de chaque homme, face à son destin et à celui de la
société, reste entière, mais les rigueurs du temps doivent être compensées par une
protection sociale de l’individu et de la famille. De cette philosophie proviennent

124 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, ou la presse et l’argent», art. cité.
125 Pierre-Henri SIMON, « Lettre à mes lecteurs », Le Monde, 22 septembre 1972 ; il était décédé
le 20.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 69

des malentendus pendant la guerre froide : pour Hubert Beuve-Méry et pour son
équipe, la liberté devait s’allier à la solidarité et à la recherche d’une plus grande
justice sociale. Dans les années 1947-1953, quand les Américains et la droite
française criaient «liberté», Hubert Beuve-Méry répondait «et la justice ? » et quand
les Soviétiques et le Parti communiste vantaient les « mérites du socialisme »,
Hubert Beuve-Méry demandait «et la liberté?» Aucune des deux parties ne voyait la
réponse que Le Monde faisait à son adversaire, car, dans cette guerre, qui n’était
pas avec l’un, était avec l'autre. La voie était étroite qui, dans le service du bien
public, voulait préserver la liberté individuelle. La rédaction du Monde s’est ainsi
affirmée dans les combats en faveur du « neutralisme armé » de l’Europe et de la
décolonisation. Pour mener à bien cette mission, il lui fallait être sans faille, armée
de la volonté d’apporter une information riche, diverse, solidement étayée, afin que
les plus sectaires des deux bords fussent obligés de lire Le Monde pour connaître
les arguments de l’adversaire et les faits que lui cachait la presse partisane ou que
déformait la presse d’opinion.

UNE INDÉPENDANCE AFFIRMÉE PENDANT LA GUERRE FROIDE


ET LA GUERRE D’INDOCHINE

L’indépendance rédactionnelle du Monde, établie dès les premières années,


demeure la plus forte image de marque du journal, celle qui, depuis soixante ans, lui
assure une légitimité d’un caractère exceptionnel dans la presse française et qui
rendit le journal irremplaçable dans le panorama médiatique et politique français.
Le premier souci d’Hubert Beuve-Méry’ fut de rompre avec le caractère «officieux»
du Temps, afin de marquer l’indépendance du Monde à l’égard du Quai d’Orsay. Le
ministère des Affaires étrangères ne s’y trompe pas, qui multiplie les notes à
destination de ses ambassades afin de mettre en garde le personnel diplomatique sur
les éventuelles confusions entre l’ancien et le nouveau journal126.
La guerre d’Indochine rend inévitable, pour le directeur du Monde, la mise en
examen critique de la politique coloniale et internationale menée par les
gouvernements de la IVe République. Dès l’été 1946, les articles

126 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JÜLLIARD, op. cil., p. 80-81, publient une note de Pierre
Ordioni chef du service de presse du quai d’Orsay et par ailleurs ami d’Hubert Beuve- Méry, datée du 22
avril 1948, dans laquelle il met en garde les diplomates français; voir également dans le même ouvrage, les
correspondances de Robert Schuman et de Wladimir d’Ormesson citées en annexes, p. 313-316.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 70

de Jacques Guérif, rédacteur entré au Monde le 1er octobre 1945, qui s’est spécialisé
dans les questions coloniales, prônent l’autonomie de l’Indochine et montrent
l’impossibilité de la reconquête ébauchée par le corps expéditionnaire français.
Mais, dans le même temps, Rémy Roure affirme dans ses éditoriaux son hostilité à
toute négociation avec le Viêt-minh *. La rupture du tripartisme et l’entrée de la
France dans la guerre froide, au cours de l'année 1947, amènent les partisans du
bloc occidental et les tenants du maintien de l’empire colonial français à s’allier
pour lutter contre «le communisme international ». Cependant, pour Hubert Beuve-
Méry comme pour Jacques Guérif, la situation française en Indochine ne peut pas
être rétablie, et ils le font savoir dans les colonnes du journal. À la fin de l'année
1947, les prises de position en faveur de l’autonomie indochinoise semblent
l’emporter, tandis qu’en décembre Jacques Guérif critique durement les excès de la
répression à Madagascar127 128. Cet ensemble incite le secrétaire général
administratif du Monde, Martial Bonis-Charancle, à remettre sa démission129.
L’article d’Hubert Beuve-Méry, «Une sale guerre»130, paru le 17 janvier 1948,
renforça encore les convictions de ceux qui accusaient Le Monde de vouloir «
brader l’empire ». Les articles sur les rapports entre l'Est et l’Ouest, que le quotidien
de la rue des Italiens publie à partir de 1947, confirmèrent les préventions des
partisans de l’atlantisme.

127 Voir, par exemple, à deux jours d’écart : Jacques Guérif, «Il ne doit y avoir qu’une politique
française en Indochine », Le Monde, 13 août 1946, et Rémy ROURE, « Indochine », Le Monde, 15 août
1946.
128 Le soulèvement de mars 1947, écrasé dans le sang, montre à quel point Le Monde, au moins à ses
débuts, peine à informer ses lecteurs : le correspondant du journal, Pierre Voisin, reflète la pensée
colonialiste, militaire et administrative la plus étroite. Il faut attendre le voyage de Jacques Guérif pour
envisager une autre vision des choses.
129 «Je ne me suis pas battu à Verdun pour que la France perde son empire ! », clame-t- il dans les
couloirs du journal (Édouard SABLIER, op. cit., p. 133). «Le clairon de Beuve ne sonne que pour la
retraite» (Laurent GREILSAMER op. cit., p. 341). Martial Bonis- Charancle exerçait une fonction purement
administrative, mais il conservait l’estime des rédacteurs car il avait démissionné du Temps, au cours de
l’été 1942, pour protester contre la soumission du quotidien aux ordres du gouvernement Laval. Il avait
également conduit, à l’automne 1944, la délégation qui venait demander à Hubert Beuve-Méry de prendre
la direction du journal.
130 SlRIUS, «Une sale guerre», Une Semaine dans le monde, 17 janvier 1948. Article repris dans
Hubert BEUVE-MÉRY, Réflexions politiques, 1932-1952, Éditions Le Monde, 1951.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 71

Une Semaine dans le monde


Au début de l’année 1946, la pagination du quotidien reste limitée à quatre
pages, trois fois par semaine, et à huit pages, les trois autres jours. Dans
l'impossibilité d’augmenter la pagination, Hubert Beuve-Méry décide alors de créer
un hebdomadaire qu’il souhaitait appeler Hebdo- Monde. L’autorisation de
paraître, signée Jacques Chaban-Delmas, secrétaire général du ministère de
l’information, est accordée le 21 janvier 1946 au titre Hebdo-Monde, à qui est
allouée une consommation de papier de 18700 kilogrammes par mois
correspondant à un tirage de 44 000 exemplaires sur 8 pages grand format, ou 16
pages au format du quotidien.
Toutefois, la Fédération nationale de la presse française (FNPF), dont l'aval
était obligatoire, refusait la création d’hebdomadaires annexés à des quotidiens,
parce qu’elle considérait que cette pratique risquait de menacer l'égalité entre les
titres. Les plus riches ou les plus inventifs en créant des suppléments
hebdomadaires pourraient concurrencer leurs confrères en faisant appel à tous les
artifices du marketing, que la FNPF craignait plus que tout. Selon ses dirigeants, la
presse quotidienne devait rester pauvre pour rester pure. Il arriva ce qui devait
arriver : les titres les plus pauvres firent faillite ou furent vendus aux «trusts» tant
honnis. La FNPF ayant donc refusé le titre, Hubert Beuve-Méry appela son
hebdomadaire Une Semaine dans le monde1. L’hebdomadaire eut 124 numéros, du
13 avril 1946 au 25 septembre 1948 131 132.
Hubert Beuve-Méry utilise cet hebdomadaire pour affirmer son pouvoir au sein
de la rédaction et plus largement dans l’entreprise, tout en développant des styles
rédactionnels qui n’avaient pas leur place dans le quotidien, faute de papier ou du
fait d’une trop grande rigidité des rédacteurs face au traitement de l’information.
L’hebdomadaire bénéficie d’une titraille plus variée, de dessins133 et de lettrines qui
agrémentent la lecture, ainsi

131 AG du 24 mars 1947.


132 Le premier numéro d’Uw^ Semaine dans le monde paraît le 13 avril 1946» le numéro 124 est daté
du 25 septembre 1948. Une Semaine dans le monde ne prend pas de capitale au m de monde : voir à ce
sujet l’éditorial «Pavillon haut!» du dernier numéro, le 25 septembre 1948. Hubert Beuve-Méry jouait sur
l’ambivalence le monde/Le Monde, mais il ne souhaitait pas réaliser un digest du quotidien, comme ce fut
le cas ensuite avec la «Sélection hebdomadaire». Symboliquement, Une Semaine dans le monde est
domiciliée 14, rue du Helder, alors que Le Monde réside 5, rue des Italiens. En fait il s’agit de deux entrées
du même bâtiment. C’est dans cet hebdomadaire qu’Hubert Beuve-Méry étrenne, pour Le Monde, le
pseudonyme de Sirius.
1. Échange de lettres entre Ella Sauvageot et Hubert Beuve-Méry, avril-mai 1947, fonds HBM.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 72

que de graphiques dans les pages économiques et de photographies dans les pages
culturelles. Hubert Beuve-Mcry fait appel à de nombreuses collaborations
extérieures et à des rédacteurs du Monde, tandis que lui- même écrit des éditoriaux
signés « Sirius » dans soixante et onze numéros. L’hebdomadaire, qui vend 30000
exemplaires des le premier numéro, atteint une vente globale, abonnements
compris, de 40000 exemplaires en 1947-1948, mais il reste déficitaire, en dépit de
scs faibles charges. En effet, les rédacteurs étaient payés à la pige, excepté Jean
Chevalier, rédacteur en chef, puis directeur-adjoint de l’hebdomadaire. Cependant,
nombre de lecteurs résidaient dans les colonies ou à l’étranger, ce qui rendait le
port très onéreux, tandis que le prix du papier connaissait une flambée
dommageable à l'équilibre financier d’Une Semaine dans le monde. La tentative de
reprendre les abonnés de Temps présent qui cessa de paraître en mai 1947, ne fut
pas couronnée de succès, dans la mesure où seulement 2 300 des 17 300 abonnés
de l’hebdomadaire catholique rejoignirent l'hebdomadaire d’Hubert Beuve-Méry b
Devant le déficit persistant, il fut décidé de mettre fin à l’expérience de
l’hebdomadaire qui avait pourtant lancé le débat sur la neutralité de l’Europe.

Entre les deux blocs, Le Monde était-il neutre ?


La « querelle du neutralisme », dont Le Monde fut le principal acteur, se situe
dans les années 1949-1950, dans la période qui court de la signature du pacte de
l’Atlantique Nord, le 4 avril 1949, jusqu’au début de la guerre de Corée, en juin
1950. Hubert Beuve-Méry avait lancé le débat dès l’automne 1947 dans Une
Semaine dans le monde, à l’époque où commence la guerre froide, avec la création
du Kominform, en septembre 1947. Ainsi le 11 octobre 1947, sous le titre
«L’absurde dilemme», pose-t-il clairement la question de la guerre froide et des
blocs :
«[...] Thorez et de Gaulle, le Kremlin et la Maison Blanche se fortifient
mutuellement aux dépens de tout ce qui se trouve entre eux. Les uns et les autres sont
d’accord pour simplifier tous les problèmes jusqu'à les ramener à un brutal dilemme :
“Avec nous ou contre nous. 11 faut choisir...”
Dilemme absurde. Parce qu’on veut plus de justice sociale, faudra-t-il se livrer
pieds et poings liés au cruel arbitraire du MVD? Parce qu’on veut restaurer une
économie ruinée et retrouver un niveau île vie perdu, faudra-t-il s’en remettre aux
caprices ou aux ambitions des anticommunistes, si prompts à dégénérer en fascistes ?
Parce qu’on a horreur du Komintern, faut-il grossir
UN PROJET RÉDACTIONNEL 73

les rangs d’un nouvel anti-Komintern dont l’Amérique cette fois prendrait la tête1 ? »

Quelques semaines plus tard, dans le même hebdomadaire, le 22 novembre


1947, sous le titre « La grande peur134 135 », 1 lubert Beuve-Méry démonte les
ressorts de la guerre froide, qui est fondée sur la peur réciproque dans les deux
camps. 11 affirme que la neutralité armée de l’Europe resterait le seul moyen
dcvitcr la guerre, qui, à l’époque, paraît à la fois probable et proche. Cet article
présente l’ensemble de la problématique d’Hubert Beuve-Méry’ qui refuse
d’adhérer aveuglément à l’un des deux camps et cherche, jusqu'en 1950, à
constituer un troisième pôle, libéral et social, en Europe. Cependant, le fondateur du
Monde, loin d’être un rêveur, sait que l’Europe ne peut demeurer indépendante
qu’en étant fortement armée.
À partir de septembre 1948, Une Semaine dans le monde ayant cessé de
paraître, le débat se poursuit dans les colonnes du quotidien. Hubert Beuve-Méry
qui refuse d’engager sa responsabilité de gérant-directeur de la publication afin de
ne pas nuire au journal et à ses journalistes, fait appel à quelques-uns des rédacteurs
qui partagent ses analyses136, ainsi qu’à des personnalités extérieures, comme
Maurice Duverger137 ou Pierre Emmanuel138. Lors de la constitution du pacte de
l’Atlantique Nord, Etienne Gilson, professeur de philosophie médiévale au Collège
de France, membre de l’Académie française et collaborateur occasionnel du journal
depuis 1945139, prend en charge la défense des thèses «neutralistes» dans les
colonnes du Monde. De décembre 1948 au 29 septembre 1950, il écrit

L Une Semaine dans le monde, 11 octobre 1947.


135 Une Semaine dans le monde, 22 novembre 1947.
136 Edmond DELAGE, « La défense de l’Occident », Le Monde, 1er octobre 1948. La série de cinq
articles de Jean Jacques Servan-Schreiber intitulée «L’Europe veut-elle exister?», Le Monde des 9, 10, 11,
12-13 et 14 juin 1949, dont le premier a pour titre «L'impérialisme américain » est beaucoup plus nuancée
à l’égard des Américains.
137 Par exemple : la série de quatre articles sur «Le communisme et l’Occident» : «La grande peur»,
Le Monde des 12-13 septembre 1948, «L’empire atlantique», le 14 septembre 1948, «L’Europe
neutralisée», le 15 septembre 1948, et «La porte étroite», le 16 septembre 1948, Ou encore : «Pax
europeana», Le Monde des 17-18 décembre 1950. «Lendemains du pacte», Le Monde des 10-11, 12 et 13
avril 1949.
138 «Une trop longue équivoque». Le Monde, 21 octobre 1949, «Naissance d’une religion», Le
Monde, 22 octobre 1949, «L’Amérique impériale», Le Monde, 25 octobre 1949, «Où est notre Dieu ? », Le
Monde, 26 octobre 1949.
139 Étienne Gilson avait écrit plusieurs articles sur différents thèmes, mais il commençait à centrer sa
réflexion sur l’identité européenne depuis le début de l’année 1948 ; Voir : «Pour la culture européenne»,
Le Monde, 1er avril 1948, «Gouvernement et parlement», le 28 juillet 1948 et «L’assemblée des Trente», le
21 août 1948.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 74

vingt-neuf articles sur ce thème1. La controverse prend une ampleur considérable


lorsqu’il emploie, dans «L’alternative», le 2 mars 1949, l'expression : « Ce qu’on
est disposé à nous acheter avec des dollars, c’est une fois de plus notre sang [...]. »
La phrase paraît scandaleuse, mais la pensée d’Etienne Gilson est beaucoup plus
élaborée et mérite d’être développée, ainsi que Ton peut en juger dans l’extrait
suivant :
«Rien n’est plus clair, mais ce qu’on est disposé à nous «acheter» avec des dollars,
c’est une fois de plus notre sang et une troisième invasion de l’Occident européen, au
prix de laquelle les deux précédentes apparaîtraient comme des parties de plaisir. C’est
beaucoup trop cher. Nous n’avons d’autre choix qu’entre un engagement, non point
moral mais militaire, des États-Unis, avec toutes les précisions qu’il requiert; ou bien,
si les États-Unis refusent de se battre en Europe, ce qui est leur droit, notre refus de
nous sacrifier pour les États-Unis, ce qui est le nôtre. Une neutralité de l’Europe n’est
pas inconcevable, pourvu qu’elle soit fortement armée. En cas d’invasion elle ne se
défendra pas plus mal, isolée et sans traité, qu’isolée avec un traité d’assistance qui ne
lui en vaudrait aucune. Il n’y aurait pas une chance de plus qu elle fût envahie. Il y
aurait même plutôt une chance de moins. Avouons que ce serait alors la seule, mais
c’est une raison de plus pour ne pas la rejeter sans examen140 141. »
À l’issue de dix-huit mois de polémiques dont les échos retentissent au Figaro
avec Raymond Aron, à Combat et à France-Observateur142 avec Gilles Martinet et
Claude Bourdet, mais également au sein des partis de la IV e République et même en
Amérique, Étienne Gilson abandonne la lutte,

140 «Un nouvel isolationnisme», Le Monde, 11 décembre 1948, «Un peuple juste», le 25 décembre
1948, «L’Allemagne et l’Europe», le 27 janvier 1949, « Cendrillon », les 20- 21 février 1949,
«L’alternative», le 2 mars 1949, «L’équivoque», les 6-7 mars 1949, «Le Pacte et le Sénat américain », le
26 mars 1949, « Le communisme et la paix », le 8 avril 1949, «Les États-Unis et l’Allemagne», le 22 avril
1949, «Que devient le Pacte atlantique?», le 6 juillet 1949, «Un avertissement perdu», le 20 août 1949,
«L’homme de Strasbourg», le 27 août 1949, « Un avertissement solennel», le 2 septembre 1949, «Un
verdict américain», le 20 octobre 1949, « Le réarmement allemand », le 30 novembre 1949, « L’Amérique
et nos colonies», les 18-19 décembre 1949, «Un hétérodoxe», le 7 janvier 1950, «L’ombre de la
servitude», le 12 janvier 1950, « 1940-1950», le 14 janvier 1950, «La plaie», le 21 janvier 1950, la série «
En marge des négociations atlantiques », « I, Défaitisme et neutralité », le 28 avril 1950, « II, La neutralité
vers l’Est », le 29 avril 1950, et « 111, La neutralité vers l’Ouest », les 30 avril et 2 mai 1950,
«Correspondance : les différentes notions de neutralisme», le 20 mai 1950, «Le temps de la décision», le
13 juillet 1950, «Le labyrinthe», le 24 août 1950, « Querelles de mots », le 31 août 1950, « Un échec », le
7 septembre 1950 et « Épilogue », le 29 septembre 1950.
141 Étienne GILSON, «L’alternative», Le Monde, 2 mars 1949.
142 Philippe TÉTART, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, 1950-1964,
L’Harmattan, 2000.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 75

parce qu’il estime qu’elle est perdue d’avance, à cause de l’absence d’un véritable
débat d’idées, celles-ci étant remplacées par des invectives et des insultes. Il en tire
les conclusions, le 7 septembre 1950, dans un article titré « Un échec1 ».
Entre-temps, la querelle du «neutralisme» s’est déplacée du domaine rédactionnel
au domaine politique : chacun est sommé de choisir son camp dans la guerre de
Corée qui vient de débuter. 11 n’y a plus d’espace pour la neutralité européenne entre
les deux blocs définitivement constitués. Par bien des aspects pourtant, les positions
du Monde face au Pacte atlantique anticipent celles que le général de Gaulle adopte
après son élection à la présidence de la République. Mais alors, Hubert Beuve-Méry,
qui considérait que la France n’avait plus les moyens militaires et financiers de cette
politique, se sépara du général.
Au quotidien de la rue des Italiens, la querelle du neutralisme évolue, en 1951,
vers un affrontement entre le gérant et René Courtin, qui n’arrive pas à chasser
Hubert Beuve-Méry de la direction du journal, mais qui réussit à semer le trouble
dans les esprits en affirmant que le directeur du Monde fait le jeu du communisme et
de l’Union soviétique. L’image d’un Monde qui, dans un passé mythifié, aurait été «
objectif » et la diffusion du journal en souffrent pendant quelques années. Les
affirmations de René Courtin servent de base à nombre de polémistes qui n’acceptent
pas la liberté de ton d’un quotidien non-aligné 143 144. Car Le Monde perd, pendant
cette querelle et dans les années suivantes, une partie de ses lecteurs et quelques-uns
de ses rédacteurs (Raymond Millet en 1950, Rémy Roure en 1952, et Maurice Ferro
en 1953). Mais, dans ces débats, il gagne également une réputation d’indépendance
d’esprit et de liberté de pensée, qui lui attire une clientèle nouvelle, entre autres
d’universitaires (étudiants et enseignants) précieuse pour le développement des
ventes.

« Notre millième numéro »


Au plus fort de la guerre froide, de la querelle du « neutralisme » et de la guerre
d’Indochine, Hubert Beuve-Méry profite de la parution du millième numéro du
quotidien pour faire le point sur les options rédactionnelles du Monde. Cet éditorial
non signé, quoique manifestement rédigé par Hubert

143 Étienne GILSON, «Un échec», Le Monde, 7 septembre 1950.


144 Le Neutralisme, une brochure de 48 pages au format 5 centimètres sur 9 centimètres, est publiée, le
20 avril 1953, par l’Association des intellectuels anti-totalitaires, dont le secrétaire est Jean Le Dantec. Cette
association est sise au 19 de la rue Germain Pilon, Paris XVIIIe.
76 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Beuve-Méry, est placé sur deux colonnes en «manchette» de la une du journal, ce qui
lui confère une solennité inhabituelle. Cet article, « Notre millième numéro », mérite
d’etre cité in extenso, tant il exprime la pensée profonde du fondateur du Monde,
pensée qu’il se donna rarement la peine d’expliciter :
«Lancé seulement quatre mois après la Liberation, Le Monde atteint à son tour son
millième numéro. Brève étape dans la vie d’un grand journal. Longue étape en réalité si
l’on pense aux difficultés exceptionnelles qui ont déjà coûté la vie à quatorze quotidiens
parisiens et en mettent beaucoup d’autres en danger.
A nos lecteurs de saisir, s’ils le veulent bien, cette nouvelle occasion de nous juger et
de dire si nous avons su tenir les promesses que nous leur faisions au départ, dans une
hostilité à peu près générale, le 19 décembre 1944. Peut- être nous reprocheront-ils alors,
une assez volumineuse correspondance en témoigne déjà, d’être trop attachés au régime
capitaliste ou au contraire de ménager hypocritement les communistes, d’être assoiffés
de vengeance et de sang ou d’avoir au contraire l’oubli trop facile, de soutenir les
colonialistes ou de pactiser sottement avec les nationalistes de toutes couleurs, d’épouser
trop strictement les vues gouvernementales ou d’en prendre bien à notre aise quand sont
en jeu des intérêts nationaux qui peuvent dominer d’assez haut des opinions
personnelles...
Ces contradictions de nos correspondants ou nos propres erreurs de jugement
paraissent inévitables dans un pays profondément divisé. Ce que nous pouvons affirmer
en tout cas, à ceux qui nous aiment comme à ceux qui ne nous aiment pas, mais qui nous
lisent, c’est que nous avons toujours voulu, dans la mesure du possible, orienter nos
informations vers la vérité et nos commentaires vers l’équité. Et quand nous n’y avons
pas réussi la cause doit en être cherchée dans nos propres insuffisances, mais jamais dans
une pression officielle dont nous refusons absolument le principe, ni dans des concours
intéressés dont nous n’avions heureusement nul besoin. Peut-être en définitive est-ce là
le titre de fierté le plus légitime de l’équipe du Monde. Quoi qu’il arrive, rien ne
pourrait désormais empêcher que pendant plus de trois ans un journal de la formule du
Monde ait vécu aisément dans la plus parfaite indépendance. Bien des efforts, bien des
peines trouvent ainsi leur justification et leur récompense.
Ce passé répond de l’avenir et nous pouvons assurer nos amis et nos lecteurs qu’à cet
égard du moins ils ne seront pas déçus. Qu’ils nous aident comme ils l’ont fait jusqu’ici,
et mieux encore s’il se peut, de leur fidélité active et rayonnante, de leurs
renseignements, de leurs remontrances aussi, comme de leurs encouragements. Le
Monde s’efforcera de leur assurer en retour sans préjudice des jugements politiques qui
appellent discussion, l’information la plus complète, la plus sérieuse et la plus vraie1. »

1. « Notre millième numéro, Le Monde, 14 avril 1948.


UN PROJET RÉDACTIONNEL 77

Quelque dix-huit mois plus tard, le rédacteur en chef du Monde, André


Chênebenoit, éprouve lui aussi le besoin de revenir sur la philosophie qui guide la
rédaction du quotidien et qui préside aux relations avec les lecteurs. Cette
intervention d’un homme très modéré, qui fut pendant trente ans le secrétaire
général de la rédaction du Temps, a d’autant plus de poids qu’André Chênebenoit
écrivait rarement dans le journal :

«Si des lecteurs de plus en plus nombreux sont venus à nous pendant ces
cinq années, c'est pour avoir reconnu notre effort d’honnêteté. Beaucoup nous
l'ont écrit, qui aiment nous lire ; quelques-uns aussi, qui ne nous aiment pas, et
cependant continuent à nous lire. Tous savent maintenant, malgré une légende
qui fut tenace, que ce journal, même quand il est “bien renseigné” n’est pas
“officieux”, qu’il n’est pas l’organe d’un parti, pas plus que l’instrument d’une
force économique, et que cette indépendance, condition de l’objectivité, c’est
d'eux seuls, de leur confiance, de leur fidélité, que nous la tenons. C’est entre
eux et nous une sorte de pacte et d’engagement.
Mais il y a parfois des malentendus : l’objectivité n’est pas une notion
évidente ni une vertu naturelle. Nul, et nous pas plus que d’autres, ne peut avoir
la prétention de la posséder à l’état pur. Aussi ne la comprend-on pas toujours du
côté des lecteurs quand elle heurte des convictions, renverse des conventions ou
fait tort à des passions. Et il est arrivé qu’on prît pour du pessimisme l’exposé
sincère d’une situation, ou qu’on nous accusât de défaitisme quand nous
relevions une erreur ou quand nous dénoncions une faute. Ne serait-ce pas
manquer à la mission moderne du journalisme que de se contenter de refléter
l’aspect des choses en taisant les réalités déplaisantes et les conséquences
fâcheuses145 ? »

Notons qu’André Chênebenoit, à deux reprises, emploie le mot « objectivité»,


alors qu’Hubert Beuve-Méry ne l’utilise quasiment jamais. Le fondateur du Monde,
trop averti de la complexité des choses de la vie, préférait mettre en avant
l’honnêteté de l’information et la sincérité du commentaire.

Antiaméricanisme et anticommunisme
Les défenseurs du «monde libre» considèrent que le neutralisme professé par Le
Monde n’est qu’une des composantes de l’idéologie prosoviétique. Dans les années
d’après-guerre, l’antiaméricanisme est très répandu, particulièrement en France où
l’importance du Parti communiste, dans les milieux ouvriers et paysans mais
également universitaires,

145 «Après cinq ans...», Le Monde, 20 décembre 1949.


UN PROJET RÉDACTIONNEL 78

contribue à son développement. Quoique cet antiaméricanisme soit fort ancien et


récurrent dans la société française *, il revêt au Monde quelques accents
spécifiques, depuis les analyses hostiles à Coca-Cola jusqu’à celles qui visent
EuroDisney. La limonade américaine est le sujet d’au moins trois billets «Au jour le
jour 146 147 », fortement hostiles, alors que cette boisson faisait l’objet, de 1950 à
1953, d’une instruction et d’expertises judiciaires afin de rechercher si les
substances quelle contient ne sont pas «nuisibles à la santé » et si le breuvage n’est
pas « malsain pour l’être humain148 ».
Un courant antiaméricain demeure une des composantes de la rédaction du
Monde, depuis la fondation du journal jusqu’à nos jours. Il est parfois lié à un anti-
impérialisme et à un anticapitalisme, mais on retrouve cette orientation au service
culturel, où l’américanisation de la culture et des modes de vie est souvent vécue
comme une perte d’identité et une soumission à la culture marchande, depuis les
accords Blum-Byrnes de 1946 jusqu’aux négociations de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) sur la libre circulation des biens culturels.
L’antiaméricanisme apparaît fortement marqué dans la rubrique économique, qui
met en cause l’influence pernicieuse des multinationales d’origine américaine,
mais plus rarement celles qui ont leurs bases en Europe149. On le décèle encore
dans la chronique gastronomique150 qui défend le vin et la cuisine du terroir contre
l’invasion des Mac Donald’s et du Coca-Cola ; enfin, elle s’étale dans les colonnes
du Monde diplomatique, bastion du tiers-mondisme, et

146 Voir à ce sujet : Michel WlNOCK, «US go home, l’antiaméricanisme français», L'Histoire, n°
50, novembre 1982, p. 6-20 ; Jean-Michel GAILLARD, «L’ennemi américain, 1944-1994», L'Histoire,
n° 176, avril 1994, p. 8-15 ; Pierre MlLZA, «Anti-américanisme», dans Jean-François SlRINELLI (dir.),
Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, PUF, 1995, p. 29-33; Philippe
ROGER, L’Ennemi américain, généalogie de l’antiaméricanisme français, Le Seuil, 2002,
147 André FONTAINE, «Et Coca-Cola», Le Monde, 7 janvier 1949, Robert ESCARPIT, «Coca-
colonisation», Le Monde, 23 novembre 1949, et «Mourir pour le Coca-Cola», Le Monde, 29 mars 1950.
Le billet «Au jour le jour» est un petit texte d'humeur et d’humour, inauguré par Albert T’Serstevens le
11 janvier 1946, puis par Germaine Beaumont, le 19 janvier 1946. Rédigé par des rédacteurs ou par des
pigistes occasionnels, le billet a une parution irrégulière dans les premières années ; il devient quasi
quotidien lorsque Robert Escarpit le prend en charge en 1949, et rédige près de 9000 billets jusqu’en
1981. Le billet est supprimé en 1985.
148 Le Monde, 10 décembre 1952.
149 «L’image des multinationales dans la presse française : un Janus à deux visages»,
Multinational Info, Bulletin de l’institut de recherche et d’information sur les multinationales, n° 9,
février 1984, Genève ; Jean-Marie COTTERET (dir.), Limage des multinationales en France, dans la
presse et l'opinion, PUF, 1984.
150 LA REYNIÈRE, Autour d'un plat, Le Monde Éditions, 1990.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 79

parfois dans les éditoriaux du quotidien, même lorsque celui-ci célèbre le


cinquantenaire du débarquement en NormandieL
Cet antiaméricanisme est largement inspiré de l’humanisme chrétien qui rejette
en partie les valeurs libérales anglo-saxonnes. On en trouve souvent la trace dans
les écrits du fondateur du Monde. Ainsi, dans un texte diffusé au printemps 1944 au
sein de réseaux de résistance, Hubert Beuve-Méry donnait son opinion sur les
Américains :

«Les Américains constituent un véritable danger pour la France. C’est un danger


bien différent de celui dont nous menace l’Allemagne ou dont pourraient
éventuellement nous menacer les Russes. Il est d’ordre économique et moral. Les
Américains peuvent nous empêcher de faire une révolution nécessaire, et leur
matérialisme n’a même pas la grandeur tragique du matérialisme des totalitaires. S’ils
conservent un véritable culte pour l’idée de Liberté, ils n’éprouvent pas un instant le
besoin de se libérer des servitudes qu’entraîne leur capitalisme 151 152. »

En dépit de cet antiaméricanisme fondamental, lié au mépris du fondateur du


Monde pour la consommation matérielle, envers l’argent et la réussite financière, il
reste exclu, pour Hubert Beuve-Méry, de rallier le camp communiste, dont le
totalitarisme stalinien lui fait horreur plus que tout153. Lorsqu’il était correspondant
à Prague, il avait fait un voyage de reportage en URSS, qui l’avait éclairé sur la
condition réelle du système soviétique. Hubert Beuve-Méry veille à ce que Le
Monde relève systématiquement les atteintes à la démocratie et l’absence de liberté
dans les pays d’Europe de l’Est ou sous tutelle soviétique. Les chroniqueurs et
correspondants chargés de suivre la politique soviétique, André Pierre154, et, plus
tard, Michel Tatu,

151 «Bulletin», Le Monde, 7 juin 1994 et le mea culpa du médiateur, André LAURENS, «Erreur de
tir», Le Monde, 18 juin 1994.
152 Hubert BEUVE-MÉRY, «Témoignage d’un Français occupé», daté avril-mai 1944.
153 Au cœur de la bataille du neutralisme, Hubert Beuve-Méry affirme : «L’Europe occidentale [...]
ne peut pas se passer du concours de l’Amérique, mais elle ne peut lui abandonner son destin. Elle ne peut
ignorer la menace du communisme stalinien, mais elle ne peut empêcher qu’une large part de sa
population voie dans cette menace la promesse du salut. » « Le Pacte atlantique et la paix », Le Monde, 17
mars 1949.
154 Par exemple, sur la Pologne, «La classe ouvrière exprime son mécontentement par l’absentéisme
et les sabotages », par André Pierre, Le Monde, 23 novembre 1949. André Pierre est le spécialiste de
l’Union soviétique, dont il rend compte souvent avec ironie. Voir, par exemple, « Élections soviétiques, le
renouvellement partiel des Soviets locaux », Le Monde, 23 décembre 1947 ou pour «Le soixante-dixième
anniversaire de Staline», Le Monde des 18-19 décembre 1949, tout en rédigeant des articles de fond très
documentés, par exemple, «L’épuration de la biologie en URSS », Le Monde, 1er octobre 1948.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 80

le premier correspondant du journal à Moscou, demeurent insensibles à la


propagande communiste, de même que Georges Penchenier 1 et les rédacteurs qui
suivent les affaires allemandes ou celles des «démocraties populaires 155 156 157 », La
répulsion que le communisme inspire à Hubert Beuve- Méry est encore renforcée
par le coup de Prague qui impose un régime de parti unique à la Tchécoslovaquie,
pays qui lui est si cher158.
En France également, Le Monde prend clairement parti contre le communisme.
Il défend Kravchenko lorsque celui-ci intente des procès aux Lettres françaises159,
de même qu’il s efforce de donner la parole aux critiques émanant d'anciens
communistes 5 ou d’opposants aux régimes des démocraties populaires. Le Monde
n’aime pas les régimes totalitaires. Qu’ils aient ou non des prétentions concernant la
justice sociale ne change rien à son jugement, et le journal montre fréquemment les
analogies entre la dictature stalinienne et celle d’Hitler160. Il faudrait enfin souligner
la nécessité de consulter le quotidien tout au long de ses pages et pendant plusieurs
jours 161, pour pouvoir apprécier pleinement les positions du Monde, car un article
isolé de son contexte dénature le contenu du journal.
Aux positions du Monde sur le neutralisme, l’anticommunisme et l’anti-
américanisme, se rattachent les analyses concernant la guerre d’Indochine,

155 Georges Penchenier esr correspondant à Prague lors de la mainmise des communistes sur le
gouvernement et lors de la mort de Jan Masaryk. Voir Le Monde, 25 février 1948, le Bulletin du 27 février
1948, ou des 14-15 mars 1948.
156 Par exemple, Jean SCHWŒBEL, «La machine à broyer les hommes, Petkov, Kostov, Stefanov,
souvenirs d’un envoyé spécial du Monde à Sofia», Le Monde des 18-19 décembre 1949. «Prague : Quand
Slansky passe aux aveux», Le Monde, 22 novembre 1952.
157 Si RI U S [Hubert Beuve-Méry], «La condition du salut», Une Semaine dans le monde, 28 février
1948.
158 Par exemple, Le Monde publie, en février 1948, les mémoires de Mikolajczyk, intitulées «Le
martyre de la Pologne» et, en décembre 1949, une série sur «La vie secrète du Komintern, ou comment
j’ai perdu la foi à Moscou», par Enrique Castro Delgado, ainsi qu’une autre série, en décembre 1950,
intitulée «Deux ans derrière le rideau de fer», par Thomas Ballard. Du 6 au 19 juin 1956, Le Monde
publie, en onze épisodes, le rapport secret de Nikita Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS.
159 Voir le compte rendu du procès Kravchenko en mars et avril 1949.
160 Voir, par exemple le titre de une «Cinq cent mille chemises bleues et trente mille uniformes
noirs promettent, au pas cadencé, de suivre les mots d'ordre de Staline», qui annonce un reportage de
Georges Penchenier à Berlin, Le Monde, 30 mai 1950.
161 Par exemple, Le Monde du 2 mars 1948, dans lequel est publié, à la page une, «L’alternative»
d’Étienne Gilson. La page 2 traite des communistes de façon très critique, en page 8, le compte rendu de
l’audience du procès Kravchenko est également très dur à leur égard. À la page 2, l’article d’André
Pierre est ironique, tandis que la correspondance de Maurice Ferro depuis Washington donne encore un
autre ton. Il n’est pas possible de taxer Le Monde de sympathies envers la cause communiste quand on
examine un tel ensemble.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 81

vécue autant comme un des conflits de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest que
comme un conflit de la décolonisation1. Les interventions du Monde en faveur des
prêtres-ouvriers, ou celles hostiles à la Communauté européenne de défense (CED)
ou au maccarthysme doivent également être situées dans le cadre de la défense de
l'identité française et européenne et de la guerre froide. Face à la menace
communiste, la crainte de perdre son âme dans la fusion atlantique et les dangers du
triomphe de Y American way of life sont également menaçants. Car Hubert Beuve-
Méry se bat contre l’invasion, militaire et culturelle, de la vieille Europe par les
hordes venues de l’Est ou de l’Ouest. Cependant, l’adversaire principal reste
toujours, et sans ambiguïté, le communisme, qui joint l’horreur totalitaire 162 163 à la
volonté de domination. Mais cette position conduit parfois Hubert Beuve-Méry ou
des rédacteurs à être plus durs avec les amis américains que ne sauraient le tolérer
les partisans de l’atlantisme et de l’économie libérale.
Les lecteurs protestent peu au cours des premières années du Monde, parce qu’ils
sont encore relativement peu nombreux, et parce qu’ils semblent plutôt favorables
aux positions prises par le journal. Hubert Beuve-Méry reçoit quarante-quatre lettres
concernant des articles sur la guerre d’Indochine, entre 1946 et 1951, mais le chiffre
atteint cent trente entre 1952 et 1955 sur le même sujet. Les articles d’Etienne Gilson
suscitent cinquante et une lettres de lecteurs, qui ne sont pas toutes défavorables 164.
Mais, au sein du journal, quelques-uns protestent : René Courtin, en particulier,
relève systématiquement les expressions qui lui semblent des perfidies
antiaméricaines ou des complaisances prosoviétiques. Dès 1945, il envoie des
protestations écrites à Hubert Beuve-Méry165, sans compter les contestations orales
dont nous n’avons pas gardé la trace.

162 La décolonisation vue par Le Monde a fait l’objet de plusieurs études, outre celle de Jacques
THIBAU, op. cit., p. 147-172 et 299-328. Philippe BRAUD, L'Afrique du Nord a travers Le Monde,
thématique et rhétorique d'un discours libéral en période coloniale : Algérie (1953-1962), Tunisie et Maroc
(1953-1956), doctorat d’État en sciences politiques, université de Rennes-I, 1987. Jean-Luc DELPEYROU,
Le Monde et le conflit indochinois, septembre 1945-juillet 1954, maîtrise Institut français de presse, 1989,
Laetitia VAN EECKHOUT, Le Monde et la décolonisation, une image tiers-mondiste, DEA, université
Paris-X, 1989.
163 Plusieurs articles font état des récits concernant les camps de concentration en URSS. Voir, par
exemple, Rémy ROURE, « Les morts vivants », Le Monde du 11 novembre 1949, à la suite de l’appel de
David Rousset ; ou Raymond M1LLET, «Déportation en Russie avec «Mon ami Vassia», Le Monde, 16
décembre 1949.
164 Courrier reçu par Hubert Beuve-Méry, fonds HBM.
165 Voir les lettres de protestation de René Courtin à Hubert Beuve-Méry, datées des 14 juin 1945,22
avril 1946, 30 avril 1946,29 juin 1947,23 août 1947, pâques 1948,24 août 1948,27 septembre 1949. Fonds
HBM.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 82

Mais il est un autre sujet de friction au sein de la rédaction et du comité de


direction du Monde : l’attitude du journal à l’égard du général de Gaulle une fois
que ce dernier eut quitté le pouvoir en janvier 1946 et après qu’il eut fondé le
Rassemblement du peuple français (RPF).

LE MONDE, LE GÉNÉRAL DE GAULLE ET LE RPF,


JUIN 1946-MAI 1953

Pour traiter des rapports que le journal Le Monde entretint avec le


Rassemblement du peuple français, il est nécessaire d’examiner au préalable les
relations du général de Gaulle avec le quotidien et avec son directeur, Hubert
Beuve-Méry. Pour bien comprendre ces relations, il est également nécessaire de
laisser de côté les prises de position des années 1962-1969, lorsque, après la fin de
la guerre d’Algérie, le général de Gaulle devenu président de la République et
Hubert Beuve-Méry devenu Sirius, Le Monde apparut comme un des principaux
organes d’opposition à la politique gaullienne.
En effet, Le Monde à ses débuts peut être considéré comme un journal
d’inspiration gaullienne dans la mesure où le général de Gaulle est, au moins en
partie, à l’origine de la fondation du Monde. Christian Funck- Brentano,
responsable du service de presse du GPRF chargé de représenter la mouvance
gaulliste dans les instances dirigeantes du journal, fut nommé membre du comité
de direction du Monde, aux côtés de René Courtin et d’Hubert Beuve-Méry1. En
outre, la rédaction du journal comptait plusieurs gaullistes notoires, comme
Maurice Ferro ou Édouard Sablier, anciens officiers de la France libre, et surtout
Rémy Route, qui avait connu le capitaine de Gaulle en 1917, lors de leur captivité
au fort IX d’Ingolstadt. Rémy Route, gaulliste avant l’heure166 167, résistant dès
1940, torturé et déporté, Compagnon de la Libération, demeure le principal
éditorialiste de politique intérieure du journal entre 1945 et 1952.
Avec de tels antécédents, il ne paraît pas étonnant que, jusqu’en janvier 1946,
le directeur et la rédaction du quotidien de la rue des Italiens soutiennent les
orientations de la politique gaullienne. Cette caractéristique

166 Christian Funck-Bretano, qualifié de «directeur» (sic) du journal Le Monde est élu le 6 août
1946, membre du Conseil national de l’Union gaulliste pour la IVe République’, fondée par René
Capitant après le discours de Bayeux.
167 En 1924, lorsque Charles de Gaulle publie La Discorde,chez l’ennemi, il est le premier
journaliste à rendre compte du livre dans Le Temps, en termes fort élogieux.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 83

s’explique principalement par les affinités intellectuelles partagées par le général


de Gaulle et Hubert Beuve-Méry.

Gaullisme, péguysme et beuve-mérysme


Les deux hommes, bien que nés à douze ans d’écart (1890 et 1902), ont connu
une éducation semblable chez les jésuites et les bons pères, ont subi les memes
influences, celle du courant monarchiste incarné par Maurras et Barres et celle du
christianisme social marqué par Lamennais, Lacordaire, Montalembert ou Albert de
Mun. Par-dessus tout, c’est Charles Péguy qui domine et qui résume la pensée du
général de Gaulle et celle d'Hubert Beuve-Méry. Si « le gaullisme est un péguysme
», comme le disait Edmond Michelet1, qui fut l’ami de l’un et de l’autre, le beuve-
mérysme en est également un. En 1938, dans La France et son armée, le général de
Gaulle parle du « rayonnement secret de Péguy » avant la Première Guerre
mondiale. Il met en épigraphe un vers d’Èye ; « Mère, voyez vos fils qui se sont tant
battus. »
Un passage de Péguy, qui s’applique particulièrement à l’homme du 18 juin,
pourrait également s’appliquer à Rémy Roure ou aux conceptions d’Hubert Beuve-
Méry sur l’information :

« En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit,
d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. Il ne se rend pas. C’est tout ce qu’on
lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il
vienne, et quel que soit son parti. Je le hais d’autant plus que par les jeux des
partis politiques il prétendait s’apparenter à moi. [...] Celui qui ne rend pas une
place peut être tant républicain qu’il voudra et tant laïque qu’il voudra. J’accorde
même qu’il soit libre-penseur. Il n’en sera pas moins petit-cousin de Jeanne
d’Arc. Et celui qui rend une place ne sera jamais qu’un salaud, quand même il
serait marguillier de sa paroisse. Et quand même il aurait toutes les vertus. Et puis
on s’en fout de ses vertus. Ce qu’on demande à l’homme de guerre, ce n’est pas
des vertus168 169. »

De cette culture commune, où se mêlent le culte de la patrie, qui n’exclut pas la


République, et le culte de l’effort, qui seul peut préserver de la décadence, le
gaullisme et le beuve-mérysme tirent les mêmes conclusions sur la politique
française et internationale : la France ne pourra retrouver sa place dans le concert
des nations qu’au prix d’un effort résolu ; elle doit

168 Voir Jean LACOUTURE, «Les conceptions politiques de Charles de Gaulle», in Cahiers de la
Fondation Charles de Gaulle, n° 4, 1997, « La genèse du RPF », p. 17.
169 Charles PÉGUY, L'Argent suivi de L'Argent, suite, Gallimard, 1932
UN PROJET RÉDACTIONNEL 84

échapper à la tutelle américaine qui vise à la ravaler au rang de puissance


secondaire. De là découlent un antiaméricanisme et un antiatlantisme1 partagé par les
deux hommes. Le communisme, qui nie l’individu et menace la nation est également
un ennemi commun.
Toutefois, des divergences importantes existent entre le général de Gaulle et
Hubert Beuve-Méry. Ce dernier a cru pouvoir accepter le gouvernement de Vichy
et attendit l’année 1942 pour entrer dans la résistance active. En outre, la faillite de
la classe politique et la défection des cadres en 1940 n’ont pas été appréhendées de
la même manière par les deux hommes. De Gaulle170 171 y trouve la source d’un
mépris profond pour les partis politiques qui tourne parfois à l’antiparlementarisme,
alors qu’Hubert Beuve- Méry souhaite faire porter son effort sur le « réarmement
intellectuel », qu’il a commencé à pratiquer à l’École des cadres d’Uriage et qu’il
poursuit avec Le Monde. Enfin, pour le général de Gaulle, comme pour Péguy, la
continuité de la France surplombe la fracture politique de la Révolution 172. Il n’est
pas certain qu’Hubert Beuve-Méry et les rédacteurs du Monde aient partagé cette
opinion.
En dépit d’une profonde harmonie de pensée, plus forte que les quelques
divergences, le général de Gaulle et Le Monde se séparent dès la fin de l’année
1946, non sans déchirements.

En 1946, la lassitude constitutionnelle des Erançais


C’est au cours des années 1946 et 1947, quand le général de Gaulle développe
des thèmes constitutionnels qui divergent des idées défendues par les majorités
parlementaires, que le journal s’éloigne graduellement des options du général et
qu’il critique les initiatives de celui-ci. En effet, le général de Gaulle n’accepte pas
le projet de Constitution élaboré en septembre 1946. Le Monde, qui est légaliste, se
doit d’accepter la Constitution. L’intransigeance du général de Gaulle désespère
bien des gaullistes173 et quelques autres. Dès la fin de 1946, pour Rémy Roure, la
fidélité à la tradition républicaine s’oppose à la stratégie du recours qu’adopte alors
le général de Gaulle.

170 Qui n’empêche pas Le Monde d’accueillir des pleines pages de publicité de l’OTAN ; par
exemple le 4 mai 1955.
171 Voir les discours du Ie’ avril 1942 et du 20 avril 1943.
172 Voir Odile RUDELLE, «L’année 1946, les stratégies d’intervention du général de Gaulle», in
Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle, n° 4, 1997, «La genèse du RPF» p. 189.
173 Voir Odile RUDELLE, op. cit., p. 195.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 85

La constitution est adoptée par défaut, par le référendum du 13 octobre 1946,


parce que les Français sont las du provisoire. Le Monde, par la plume de Rémy
Roure, exprime à plusieurs reprises que les Français souhaitent un système politique
qui puisse rapidement fonctionner. Le général de Gaulle, qui s'obstine à appeler à
voter « non », apparaît alors comme un perturbateur qui menace non seulement la
vie politique française mais encore la paix civile.

«Cette intervention [la déclaration du 19 septembre 1946, par laquelle le général de


Gaulle se prononce pour le rejet du projet de Constitution] a de graves inconvénients,
dont le moindre n’est pas de paraître tenir peu de compte de la représentation nationale
et de créer dès lors une opposition de principe contre cette dernière. Fausse apparence,
sans doute, mais difficile à effacer. Nous eussions préféré que le général de Gaulle
donnât les conseils, que nul plus que lui n’a le droit de donner, sous une autre forme qui
n’eût pas permis aux agitateurs d’utiliser la moindre équivoque. Nous avions rêvé que
Charles de Gaulle pourrait faire sa paix avec tous ceux qui dans les partis républicains à
gauche et même à l’extrême-gauche, n’ont comme lui d’autre pensée que celle du
relèvement national. Qu’il risque d’être suivi, peut-être débordé, pour être ensuite
éliminé par des groupes et par des hommes qui considèrent comme non avenue cette
grande révolution interne que furent la Résistance et la Libération, et qui dateraient
volontiers de Vichy leur programme; qu’il risque encore de souder, sous la fallacieuse
étiquette de défense républicaine, une coalition extrémiste, voilà le drame véritable1. »
«Un deuxième refus de la Constitution risquerait de détruire, peut-être
irrémédiablement, la foi et la confiance, à répandre sur les institutions démocratiques
un scepticisme mortel, à faire douter la démocratie d’elle-même, à lui donner ce
complexe d’impuissance qui est le prélude de la mort174 175. »

Par la voix de Rémy Roure, Le Monde vote « oui » au référendum, en dépit de


réticences sur le projet constitutionnel, parce qu’il faut remettre la machine
démocratique en état de marche. À plusieurs reprises, à la fin de 1946 et au début de
1947, Le Monde regrette que le général de Gaulle ne s’investisse pas davantage dans
la vie politique française. Rémy Roure aurait aimé que l’homme du 18 juin se
présentât à l’élection présidentielle176

174 Rémy ROURE, « La deuxième lecture indispensable », Le Monde, 21 septembre 1946.


175 Rémy ROURE, « Le discours d'Épinal », Le Monde, 1er octobre 1946.
176 «Il eût été beau, il eût été juste que le premier président de la IVe République fût l’homme qui, le
premier, le 18 juin 1940, donna le signal de la Libération, qui inspira et dirigea de Londres et d’Alger le
combat pour la restauration d’une libre démocratie française, qui fut, quand l’ennemi foulait notre sol, la
conscience même de la patrie. » Rémy ROURE, « Contre l’hypocrisie », Le Monde, 29-30 décembre 1946.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 86

ou qu’il fût nommé président du Conseil par Vincent Auriol, à la tête d’une vaste
coalition républicaine anticommuniste1. Toutefois, l’éditorialiste ne manque pas de
relever que le général de Gaulle lui-même se refuse à une telle éventualité.
C’est alors que la création du RPF bouleverse le jeu démocratique et
parlementaire de la IVe République. Le Monde, des le discours de Bruneval (30
mars 1947) et encore plus apres celui de Strasbourg (7 avril 1947), se demande, par
la plume de son éditorialiste Rémy Roure et par celle de Jacques Fauvet,
chroniqueur politique, quelle est la véritable nature du RPF. Est-on en présence
d’un parti ordinaire ou d’un rassemblement d’une autre nature ?

« Le moyen qu’indique le général, et qui consiste à rassembler autour de lui le


peuple français, ne peut-il l’entraîner au delà même des limites que lui-même désire
imposer aux partis ? Le général de Gaulle voudrait unir, au- dessus des partis et sans
les supprimer, précisément cette substance permanente du pays qui, à son sens, doit
former l’État. Mais dans une démocratie, cette substance permanente se mêle si
intimement à la substance des partis qu’il paraît difficilement concevable que l’on
puisse les séparer. On en vient à cette différence factice entre le pays réel et le pays
légal.
Ou bien le Rassemblement est un parti comme les autres, plus soucieux des
intérêts permanents de la nation, et dans ce cas rien ne serait plus naturel que de le
créer. Ou bien il est autre chose, une représentation d’un prétendu ‘‘réel” opposé au
“légal” de la démocratie, et le danger deviendrait alors apparent.
Que le général de Gaulle ait l’intention, pour contribuer à la réforme politique
nécessaire, de coiffer les partis d’un Rassemblement républicain rappelant sans cesse
ce qui, dans l’intérêt de la nation, doit être le souci constant de tous les citoyens, au-
dessus des idéologies, voilà ce que nous croyons. Mais on risque alors de côtoyer de
très près l’abîme, d’y être entraîné par le poids de l’organisation indispensable, par la
foule elle-même177 178. »

En dépit des convictions de Rémy Roure, qui maintient une confiance sans
bornes dans la personnalité du général de Gaulle, on sent percer chez
l’éditorialiste une méfiance à l’égard du Rassemblement.
Les ambiguïtés du Rassemblement conduisent Le Monde à poser l’alternative :
le RPF est-il un parti ou un groupe au-dessus des partis ? Dans le premier cas, il
doit se situer dans une dynamique parlementaire, sauf à être

177 «Le général de Gaulle pourrait être appelé dès maintenant par le président de la République
pour former un gouvernement...» : Rémy ROÜRE, «La loi inviolable» Le Monde, 29 octobre 1947.
178 Rémy ROURE, «Les partis et l’État », Le Monde, 9 avril 1947.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 87

exclu de la vie politique comme parti fascisant, et le général de Gaulle se doit


d’exercer un mandat parlementaire. Dans le second cas, le RPF est un
rassemblement antiparlementaire, un avatar des ligues factieuses d’avant- guerre,
qui agit dans le cadre de la dynamique du recours, cher au général de Gaulle. Le
Monde se doit alors de combattre le RPF, parce qu’il est un ennemi de la
République.

Le Monde relais d'opinion


Le journal est lu par les élites politiques, économiques et culturelles de la France.
Son rayonnement à l’étranger amplifie encore son influence. Or, Le Monde est
légaliste. Les Français ont accepté un cadre constitutionnel qui doit s'imposer à tous,
partis ou hommes politiques, quelle que soit leur dimension historique. De même que
Le Monde est anticommuniste et antifasciste, et plus tard antipoujadiste, il ne peut
qu’être anti-RPF, tant que celui-ci prétend détenir une légitimité supérieure à la
Constitution.
Toutefois, la stature historique et le rôle éminent du général de Gaulle entre 1940
et 1946 lui confèrent un capital de sympathie qu’Hubert Beuve- Méry et la rédaction
du journal lui accordent volontiers. Lorsque le général de Gaulle en appelle à des
élections anticipées, il demeure légaliste, mais il s’oppose à la légitimité
parlementaire. En revanche, Le Monde, qui est hostile à toute démocratie
plébiscitaire, reste favorable au parlementarisme. Ce n’est donc pas la personnalité
ou le caractère du général de Gaulle qui menace les institutions démocratiques, c’est
son comportement politique qui, en refusant de se plier aux règles du jeu qu’il
n’approuve pas, mais que les Français avaient ratifiées, laisse présager des
«aventures» antidémocratiques.
Le projet même de Rassemblement national, qui vise à dépasser les partis et le
système parlementaire, révulse la rédaction du Monde. De là provient l’opposition
d’un Hubert Beuve-Méry ou d’un Rémy Roure. À partir de cette analyse, le devoir
du Monde, qui estime que sa mission est d’avertir et de guider l’opinion dans le
respect des lois de la République, est de réduire le RPF à letat de parti, afin d’éviter
les aventures, ou de dénoncer ces dernières s’il les voyait apparaître.

La question de l’entourage
Les préventions du quotidien de la rue des Italiens sont renforcées, dès les
discours fondateurs de Bruneval et de Strasbourg, par certains des hommes qui
entourent le général de Gaulle. La présence de personnalités issues de l’armée et qui
se situent en dehors du champ parlementaire, en
UN PROJET RÉDACTIONNEL 88

particulier le général de Larminat et l’amiral d’Argenlieu, semble constituer une


menace pour la République et la démocratie. Le Monde estime également qu’à côté
de personnalités d’une haute moralité, comme Edmond Michelet par exemple, le
RPF attire dans ses rangs des corrompus, des arrivistes et des vichyssois en mal de
recyclage. Les élus de 1947 puis ceux de 1951, dont beaucoup viennent de la droite
traditionnelle et dont certains ont fricoté avec le Parti social français (PSF) 1 avant la
guerre, contribuent à augmenter les préventions du Monde à l’égard du
Rassemblement179 180.
Le thème, cher au général de Gaulle, des féodalités hostiles au rétablissement
de l’Etat181, est également un point de friction entre le chef du RPF et Le Monde,
dans la mesure où ce dernier estime que les corps intermédiaires sont nécessaires
au fonctionnement démocratique.
Sans jamais mettre en doute les intentions profondes du général de Gaulle, Le
Monde présente alors le RPF comme un regroupement, qui menace les
institutions républicaines et démocratiques, parce qu’il est susceptible de tourner
au fascisme. Toutefois, les ponts ne sont jamais coupés entre Le Monde et le
général de Gaulle. Des hommes comme Edmond Michelet ou Maurice Schumann
s’emploient à maintenir des liens entre le chef de la France libre et le quotidien de
la rue des Italiens. En outre, les rapports entre Le Monde, le général de Gaulle et
le RPF connaissent une évolution au cours de la période.

La place du général de Gaulle et du RPF dans Le Monde


Depuis son premier numéro, Le Monde accorde une grande place aux faits et
gestes du général de Gaulle. Après que ce dernier eut quitté le

179 Voir Jean-Paul THOMAS, «Le Parti social français» in Cahiers de la Fondation Charles de
Gaulle, n°4, 1997, «La genèse du RPF», p. 39.
180 Par exemple, l’article de Rémy ROURE, «Une solution raisonnable», dans Le Monde du 16-17
novembre 1947 : « Que le RPF lui-même n’ait pas su se garder de l’envahissement d’anciens
collaborateurs dont la haine pour le premier Résistant de France est à peine voilée, qu’il contienne en
son sein des aventuriers, d’éternels mécontents ou des hommes à la recherche de profits immédiats,
cela n’est guère contestable. Mais il est impossible de nier qu’il porte en lui l’espoir d’un renouveau. »
181 «Devant moi, j’avais le peuple qui, par mille signes émouvants, me témoignait sa sympathie.
Mais tout ce qui, dans la nation, se trouvait organisé ni était, en réalité, hostile, dès lors qu’il s’agissait
de bâtir les institutions. Les séparatistes d’abord, me tenaient évidemment pour l’adversaire numéro un.
Il en était de même de ceux-là qui, ayant jusqu’au bout persévéré dans l’erreur de Vichy, ne me
pardonnaient pas la Victoire. Mais, en outre, les partis, la presse, les affaires, les syndicats, etc., étaient,
dans leur ensemble, ouvertement ou secrètement opposés à ce que je projetais de faire », Charles de
Gaulle, discours prononcé au vélodrome d’hiver, 11 février 1950.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 89

pouvoir en janvier 1946, le journal demeure silencieux, comme le général le fut,


jusqu’en juin 1946. En effet, c’est le discours de Bayeux du 16 juin 1946, qui
marque la reprise de l’activité du général de Gaulle, après cinq mois d’absence de
la scène politique, si l’on excepte le discours prononcé sur la tombe de Georges
Clemenceau, le 12 mai.
Le Monde reprend alors une importante couverture rédactionnelle des
déplacements et des discours du général de Gaulle. Les discours et les déclarations
sont reproduits in extenso, de larges extraits des conférences de presse sont fournis
aux lecteurs, les éditorialistes commentent les prises de position du général de
Gaulle, en dépit du manque de place dans le journal qui ne paraît que sur 4 ou 8
pages en 1946-1947, et sur un maximum de 12 pages jusqu’en 1952. Une évaluation
rapide permet de mesurer la place accordée par Le Monde au général de Gaulle et au
RPF. De juin 1946 à mars 1949 (après les élections cantonales), le nom du général
de Gaulle apparaît 38 fois dans un titre à la une du Monde. De mars 1949 à mai
1953, le général de Gaulle n’apparaît que 5 fois à la une du Monde. H a été remplacé
par le RPF, qui, à partir de février 1949, est considéré comme un parti en voie de
banalisation, alors que son chef historique est en voie de marginalisation. Le Monde
contribue à ce double phénomène dans la mesure de ses moyens.
Jusqu’aux élections cantonales de mars 1949, qui constituent le deuxième succès
électoral du RPF après les élections municipales d’octobre 1947, le Rassemblement
est traité comme un parti qui ne respecte pas les règles démocratiques. En particulier,
l’appel à la dissolution de l’Assemblée nationale, qui est lancé par le général de
Gaulle dans sa déclaration du 26 octobre 1947, déplaît profondément au Monde et
confirme, si besoin en était, que le RPF présente une menace pour la République.
Jacques Fauvet1 et Rémy Roure182 183 volent au secours des institutions en rappelant
de fâcheux précédents comme celui du sabordage de l’Assemblée le 10 juillet 1940.

Le Monde participe à la banalisation du RPF


Toutefois, l’essentiel du travail du journal à l’égard du RPF est de valoriser les
bons côtés du Rassemblement, comme son anticommunisme 184 ou sa

182 «Le seul souverain », Le Monde, 28 octobre 1946.


183 «La loi inviolable», Le Monde, 29 octobre 1946.
184 Jacques FAUVET, «Une route difficile», Le Monde, 29 juillet 1947, après le discours de Rennes.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 90

capacité à proposer des solutions1, et de stigmatiser à longueur de colonnes les


comportements antiparlementaires de certains de ses dirigeants. Le but, qui devient
manifeste au cours des mois, est de participer à la banalisation du RPF, afin d’en
faire un parti comme les autres et de le réintégrer dans la vie politique de la IV e
République, au sein de la « troisième force» : « Ni les objectifs, ni les promesses, ni
même les divergences à l’intérieur du RPF ne se distinguent beaucoup de l’ensemble
des préoccupations de ce qu’on a appelé “la troisième force” 185 186.» Seule «la
somptueuse intransigeance187» du général de Gaulle creuse encore le fossé entre le
RPF et les députés modérés.
Cependant, le RPF est entré dans la vie politique traditionnelle. Le 7 novembre
1948, il participe aux élections au Conseil de la République, à l’occasion desquelles
il obtient une cinquantaine de sièges de conseillers, dont la plupart sont enlevés au
MRP. Le 20 et le 27 mars 1949, le RPF participe aux élections cantonales qui lui
permettent d’emporter un peu plus du quart des sièges. Pour Rémy Roure l’affaire
est entendue, le RPF est devenu un parti comme les autres : « Son succès est
indéniable. Mais ce succès n’est pas comparable au raz-de-marée d’octobre 1947.
H semble que le mouvement se stabilise. Le RPF est une force considérable, sans
qu’il puisse prétendre cependant représenter la majorité du pays. Une conciliation
serait-elle dès lors impossible entre les éléments républicains 188 ? »
Pour Jacques Fauvet, grand connaisseur de la géographie électorale française, le
RPF est enfin localisé sur l’échiquier politique. Ayant pris l’essentiel de ses voix au
MRP et aux modérés, il est une force de droite, qui dès lors n’est plus menaçante
parce qu’elle est identifiée, d'autant que le nombre de voix recueillies par le RPF a
tendance à se stabiliser : «Le Rassemblement se défend certes d’être “de droite”,
mais il a sans aucun doute bénéficié de ce glissement [à droite] dans la plupart des
départements où l’on s’est compté pour ou contre les communistes189. »
Dès lors, le RPF occupe une place à part entière dans les colonnes du journal,
les rédacteurs suivent les débats internes et les déclarations des uns et des autres,
mais cette couverture journalistique est réalisée au détriment de celle du général
de Gaulle, qui disparaît de la une du journal et qui

185 Rémy ROURE, «Une expérience», Le Monde, 6 janvier 1948, à propos de l’associa tion
capital-travail prônée dans le discours de Saint-Étienne.
186 Rémy ROURE, «La sagesse politique», Le Monde, 20 avril 1948.
187 Ibid.
188 Rémy ROURE, « Après le premier tour», Le Monde, 22 mars 1949.
189 Jacques FAUVET, «Les grandes tendances», Le Monde, 29 mars 1949.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 91

est de plus en plus cantonné au commentaire des tensions internationales. En effet,


les déclarations du général de Gaulle sur la politique intérieure sont considérées
comme un radotage sempiternel : le général de Gaulle dit toujours la même chose,
aborde toujours les mêmes thèmes, ceux de la faillite du régime et de la reforme
des institutions. Il devient lassant, pour le journal, pour le lecteur, pour l'électeur.
Cependant, sur les questions de défense ou de politique étrangère, les analyses du
général de Gaulle demeurent proches de celles de la rédaction du Monde et de son
patron, Hubert Beuve-Méry. En particulier, l’hostilité à l’inféodation de la France dans
le cadre du Pacte atlantique ou de la Communauté européenne de défense est partagée
par les deux hommes.

Le RPF s’insère dans la vie parlementaire


Les élections législatives du 17 juin 1951 marquent une nouvelle étape dans la
banalisation du RPF. Les résultats définitifs sont à peine connus que Rémy Roure et
Jacques Fauvet tirent les leçons du succès très relatif du RPF : « La poussée du RPF
est importante, mais il n’y a pas eu cette vague qui devait tout emporter. Le glissement
à droite, qui était prévu, n’est pas aussi marqué qu’on l’assurait. Les partis de
l’ancienne majorité ont une marge assez large devant eux1.» «Étant le groupe le plus
nombreux, le RPF exercera une force d’attraction certaine. Elle sera toutefois moindre
qu’il ne le pensait190 191. »
Dès lors, la seule question qui se pose est de savoir combien de temps le RPF
tiendra dans l’opposition aux «combinaisons des partis», tant décriées par le général de
Gaulle. En fin connaisseur de la vie politique locale et nationale, Jacques Fauvet ne
donne pas cher du Rassemblement, qui ne peut qu’éclater, dans la mesure où la plupart
des députés RPF sont des modérés qui se préoccupent autant de leur ancrage local et
de leur réélection que des visions du général de Gaulle192.

«Le seul pronostic que l’on peut risquer c’est que, comme les autres,
l’Assemblée évoluera de la gauche à la droite. La précédente avait commencé par
un gouvernement socialiste avec les communistes et sans les modérés.

190 Rémy ROURE, « Vox populi», Le Monde, 19 juin 1951. C’est à partir de ce moment que Rémy
Roure arrête de rédiger des éditoriaux sur le RPE
191 Jacques FAUVET, «Les groupes du centre ont offert une résistance certaine à la pression des deux
oppositions », Le Monde, 19 juin 1951.
1. Jacques FAUVET, « La prochaine Assemblée disposera de majorités de rechange », Le Monde,
22 juin 1951.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 92

Elle s’est achevée par un ministère radical, sans les communistes mais avec les
modérés. La nouvelle législature peut suivre une évolution comparable. Les
socialistes y jouent le rôle de l’extrême gauche et les gaullistes celui des modérés.
Tout dépend de la manière dont les groupes réussiront à s’entendre durablement sur
la solution à donner aux grands problèmes économiques *.»

Tout est dit, il n’y a plus qu’à attendre que la combinaison se mette en place,
après un temps de latence qui peut être utilisé par les leaders modérés pour
convaincre les députés RPF de les rejoindre, en dépit des pressions que le général
de Gaulle ne manquera pas d’exercer sur eux. Toutefois, tant que le général de
Gaulle s’obstine à marquer sa différence, le RPF reste dans l’opposition, ce qui
autorise les socialistes à soutenir le gouvernement.

Le général de Gaulle apporte son soutien à Hubert Beuve-Méry


C’est au cours de cette période de latence que la direction du Monde connaît
une grave crise, qui se déroule de juillet à décembre 1951. Lorsque le directeur du
Monde est menacé par une coalition de porteurs de parts, menée par le député
MRP Joannès Dupraz et par le libéral René Courtin, qui sont favorables à
l’atlantisme et à la CED, le général de Gaulle apporte son soutien à Hubert Beuve-
Méry. Convaincu par des entretiens avec Maurice Ferro et Édouard Sablier, le
général de Gaulle n’est pas insensible au soutien apporté par Rémy Roure à
Hubert Beuve-Méry. Le général de Gaulle fait connaître sa décision par
l’intermédiaire de Christian Funck- Brentano, qui avait, dans un premier temps,
soutenu René Courtin. Le chef du RPF contribue au renversement des alliances au
sein des porteurs de parts de la SARL Le Monde, ce qui permet de maintenir
Hubert Beuve- Méry à la direction du journal. De Gaulle considérait sans doute
qu’un journal indépendant, quoique souvent hostile, valait mieux qu’un organe
soumis aux injonctions du MRP.

Id expérience Pinay dévoile les contradictions du RPF


C’est «l’expérience Pinay» qui sonne le glas du RPF. En mars 1952, le
président du Conseil est investi par une «minorité de faveur», grâce à l’abstention
des gaullistes et des socialistes. Mais, dès le mois d’avril, le
UN PROJET RÉDACTIONNEL 93

scrutin sur la question de confiance clarifie les alliances et éclaire sur la nature du
RPF. Jacques Fauvet résume ainsi la question :

«Le mouvement vers la droite [aux élections de juin 1951] était camouflé par le
succès du RPF, qui, bien que ne voulant pas sc situer à droite, avait pratiquement
recueilli, surtout en province, un grand nombre de voix de droite. Faire réapparaître sous
les traits du gaullisme le fonds de conservatisme de ses électeurs, et donc de scs élus, tel
a été le premier résultat de l’expérience Pinay. Ce que le Rassemblement a pu empêcher
dans les premiers mois parce qu'il était près de l’élection et qu’il s’agissait de présidents
du conseil siégeant à gauche et soutenus par les socialistes, il n’a pu l’éviter lorsque le
premier président du conseil modéré s’est offert à l’investiture puis à la confiance de
[’Assemblée. En lui se sont reconnus bientôt trente, puis quarante députés gaullistes.
Combien demain si l’expérience continue et surtout si elle réussit ?
Le RPF, qui a pu apprécier jadis les avantages d’un “rassemblement”, en éprouve
aujourd’hui les faiblesses. La plupart des autres partis ont, eux aussi, une gauche, une
droite et un centre. Mais le RPF était peut-être, en raison de sa nouveauté, d’une nature
plus fragile que les autres. En lui cohabitent des hommes venus à la politique par le
gaullisme, et qui ne sont que RPF, et des hommes dont on pourrait dire qu’ils sont venus
au gaullisme par la politique et qui, ceux-là, étaient auparavant PRL ou RGR, le sont
demeurés ou le redeviennent. Si le RPF avait accédé au pouvoir, ses contradictions
auraient pu se résoudre. Dans l’opposition, elles ne pouvaient qu’éclater, et d’autant plus
que le général de Gaulle n’était pas présent à la tête de ses élus L »

À partir d’avril 1952, la crise du RPF est manifeste, et les jours du parti gaulliste
sont comptés. Le Monde traite cette affaire sous l’angle classique de la vie politique
parlementaire. Il fait état des manifestes, lettres ou déclarations, des dissidents, des
fidèles et du général de Gaulle lui- même. En juillet 1952, le journal invente même
pour l’occasion une formule rédactionnelle nouvelle qui est appelée à un grand
succès, les «Libres opinions», afin de donner la parole aux différentes sensibilités
gaullistes et à leurs contradicteurs193 194.

193 Jacques FAUVET, «L’expérience Pinay met à l’épreuve l’unité du groupe RPF», Le Monde, 10
avril 1952.
194 Les premières « Libres opinions » paraissent dans Le Monde du 4 juillet 1952. André Stibio, sous le
titre «Quand l’espérance devient l’expérience», y traite de la crise du RPF. Le Monde donne ensuite la parole
sur les problèmes du RPF à Claude BOURDET, «Le gaullisme au carrefour», Le Monde, 10 juillet 1952, à
André STIBIO, «Lignes de force du gaullisme», Le Monde, 15 octobre 1952, à Étienne BORNE, «Sur le
troisième gaullisme », Le Monde, 20 novembre 1952, à Louis TERRENOIRE, « Il n’y a qu’un gaullisme
toujours actuel », Le Monde, 27 novembre 1952, à Étienne BORNE, « Chances et malchances d’un
regroupement», Le Monde, 31 décembre 1952, à André STIBIO, «Payer le prix du
UN PROJET RÉDACTIONNEL 94

Le temps, Antoine Pinay et les sirènes parlementaires ayant fait leur œuvre, il
ne reste plus qu’à achever politiquement le RPF et à renvoyer le général de
Gaulle dans ses foyers. Le Monde participe à l’opération, en étalant les divisions
du parti gaulliste et en pointant les contradictions de ses doctrinaires ou de ses
thuriféraires1. La crise ministérielle qui suit la démission d’Antoine Pinay, le 23
décembre 1952, est l’occasion de placer le RPF face à scs contradictions. Jacques
Soustclle, pressenti par Vincent Auriol, fait la une du journal quatre jours de
suite195 196 197, mais il doit rapidement abandonner l’idée de diriger le
gouvernement. Finalement, c’est René Mayer qui emporte l’adhésion du groupe
RPF198, associé pour l’occasion aux radicaux, à l’Union démocratique et sociale
de la Résistance (UDSR), au MRP et aux indépendants et paysans.
Dès le 23 janvier 1953, Raymond Barrillon dresse la nécrologie du RPF199,
quelques mois avant que le général de Gaulle rende leur liberté aux
parlementaires gaullistes, le 6 mai 1953, après l’échec électoral subi par le
Rassemblement aux élections municipales des 26 avril et 3 mai 1953. Le général
de Gaulle, retiré à Colombey, quitte provisoirement la vie politique, pour revenir
cinq ans plus tard. Mais, entre-temps, Le Monde a connu une transformation
majeure, tant au niveau de l’entreprise qu’au niveau de la rédaction.

regroupement», Le Monde, 6 janvier 1953, enfin à Louis VALLON, «La montre est-elle arrêtée ? »,
Le Monde, 21 novembre 1953.
196 Parfois de manière très ironique, voir par exemple l’article de Jacques FAÜVET titré «M.
Capitant réconcilie Marx et de Gaulle», Le Monde, 12 novembre 1952.
197 Le Monde des 26,27,28-29 et 30 décembre 1952.
198 Sur les 32 ARS et les 85 RPF, seul Louis Vallon a voté contre l’investiture de René Mayer.
199 «De l’opposition intransigeante de 1947 au “soutien vigilant” de 1953 », Le Monde, 23
janvier 1953.
La crise de 1951 unifie la rédaction
et l’entreprise autour de leur patron

« Périsse Le Monde plutôt que le maintien de monsieur Beuve-Méry. »

René Courtin1

Hubert Beuve-Méry, en démarquant Le Monde de l’ancien Temps, avait


graduellement imposé aux rédacteurs et aux associés sa vision d’un journalisme
«au service de l’intérêt public200 201.» Le directeur souhaitait que le journal
affirmât son indépendance par rapport aux pouvoirs et aux partis politiques et
qu’il affichât une liberté de ton qui lui permettrait de traiter tous les sujets sans
idées préconçues. Cette volonté fut la cause de conflits au sein de la direction et de
la rédaction du Monde, qui manquèrent causer la perte du journal et amenèrent des
changements dans la structure juridique et dans celle du capital de la SARL.
Michel Serres 202 souligne, en prenant pour exemple la Rome de Romulus et
celle de la République, que les grandes œuvres humaines sont fondées à deux
reprises. Le Monde a connu également une seconde fondation, lors de la crise de
1951, qui permit à Hubert Beuve-Méry d’asseoir définitivement son autorité, mais
créa conjointement l’outil des crises futures. Il est nécessaire de décrire cette crise
pour en mesurer les enjeux.

200 Remarque de René Courtin concernant le procès-verbal de l’assemblée générale des 12


et 13 décembre 1951. AG du 29 mars 1952.
201 Titre d’un article paru dans Le Monde du 11 octobre 1952. Expression reprise par
Hubert Beuve-Méry au cours de son entretien avec le général de Gaulle, le 18 septembre 1958 :
« [...] Je ne me suis jamais considéré que comme libre gestionnaire d’une sorte de service
d’intérêt public... » Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p. 11.
202 Michel SERRES, Rome, le livre des fondations, Grasset, 1983.
LA CRISE DE 1951 96

RENÉ COURTIN S’OPPOSE À HUBERT BEUVE-MÉRY

René Courtin 203, membre du comité de direction et responsable de fait du


service économique du journal, défenseur de l’économie libérale et partisan de
l’alliance atlantique, adhère totalement, dans le cadre de la guerre froide, aux
thèses qui estiment que l’Occident est menacé par l’expansionnisme soviétique et
le communisme international. Les positions d’Hubert Beuve- Méry sont plus
nuancées : le patron du Monde souhaite laisser s’exprimer plusieurs opinions dans
les colonnes du journal. René Courtin, qui veut transformer Le Monde en un
quotidien au service du « monde libre », se heurte à Hubert Beuve-Méry à propos
des articles publiés dans les colonnes du journal concernant le «neutralisme» ou la
guerre d’Indochine. Dans sa lutte contre le directeur du Monde, René Courtin
obtient le soutien de Christian Funck-Brentano et celui de Joannès Dupraz qui,
semble-t-il, convoite pour lui-même la direction du journal.
Observateur averti, André Catrice, porteur de parts de la SARL depuis
1944,bientôt nommé, par l’assemblée générale du7 août 1951, gérant delà SARL, à
compter du 17 septembre, résume ainsi le déroulement de la crise dans une note
manuscrite de novembre 1960 :

«La vérité c’est que la crise a eu pour origine les désaccords politiques entre M.
BM [Hubert Beuve-Méry] et MM. C [René Courtin] et FB [Christian Funck-
Brentano] ; que M. BM y a résisté jusqu’au jour où Courtin a porté la discussion sur
la place publique ; que M. BM en tant que gérant, s’inquiétait de l’anéantissement
progressif de la marge d’exploitation ; qu’il était hanté par la déconfiture récente de
certains journaux de Paris ; qu’il ne voulait pas être le fossoyeur du Monde abattu
sous les coups de Courtin et consorts ; qu’il a subi à cette époque une crise
personnelle de lassitude physique et de découragement.
Que J. Dupraz a profité de cette crise pour s’introduire dans la direction vacante
d’un journal et l’annexer à sa “famille spirituelle”, mais qu’il a vite compris qu’il n’y
arriverait pas et que par ailleurs, sa qualité de membre important d’un parti politique
[le MRP] donnerait au journal un caractère politique qui lui enlèverait l’audience de
la majorité de ses lecteurs.
Que la pression des amis de M. BM, l’émotion des lecteurs et l’action de

203 Sur René Courtin, consulter son recueil d’articles, Pour les autres et pour soi, Montpellier,
1965. René COURTIN [comité général d’études], Rapport sur la politique économique d’après-guerre,
Alger, Éditions Combat, 1944; Revue d’économie politique, numéro spécial René Courtin, novembre-
décembre 1964 ; Jean-Michel ROUSSEAU, René Courtin, l'homme, la pensée, l’action, thèse pour le
doctorat en sciences économiques, 1967. Diane DE BELLECIZE, Le Comité général d’études de la
Résistance, thèse, université de Paris U, 1974.
LA CRISE DE 1951 97

la Rédaction l’ont décidé à demeurer à son poste, que du jour où il eut pris cette décision, il n’y
eut plus qu’une suite de petites manœuvres juridiques pour amener l’assemblée à proroger ses
pouvoirs1. »

Les occasions de querelles sont nombreuses, à propos de prises de position contre


la « sale guerre » menée en Indochine par l’armée française, du contenu rédactionnel de
l'hebdomadaire Une Semaine dans le monde, ou des articles d'Étienne Gilson. René
Courtin, qui écrivait en moyenne un article par semaine204 205 sur les sujets économiques,
cesse d’écrire dans le journal à partir de septembre 1949. Les relations entre René
Courtin et Hubert Beuve-Méry se dégradent progressivement, jusqu’à devenir
franchement mauvaises, à partir de novembre 1949, comme en témoignent leurs
échanges de lettres206. Le 2 novembre 1949, René Courtin s’insurge contre la teneur des
articles de Pierre Emmanuel et de Maurice Duverger. En réclamant la création d’un
comité de direction qui définirait la ligne politique du journal, il demande que son nom
soit retiré de la une du Monde et qu’une médiation entre les protagonistes soit assurée
par Pierre-Henri Teitgen. Le 5 novembre 1949, Hubert Beuve-Méry tente de désamorcer
le conflit et répond à René Courtin : « Le risque serait grand de voir le journal tomber
rapidement entre les mains d’affairistes ou de politiciens dont vous avez aussi horreur
que moi. »
Pierre-Henri Teitgen, redevenu ministre de l’information à la fin du mois d’octobre
1949, s’étant récusé, René Courtin, dans sa lettre du 9 novembre 1949, propose d’en
référer aux associés de la SARL en leur remettant deux mémoires présentant les
positions respectives, afin qu’ils puissent trancher. La lettre d’Hubert Beuve-Méry à
René Courtin, datée du 14 novembre 1949, qui clôt cet échange mérite d’être citée in
extenso car elle révèle les positions du fondateur du Monde et préfigure le déroulement
du conflit au cours des deux années suivantes.

« Mon cher ami,


J’ai bien reçu votre lettre du 9 [novembre 1949] et comprends comme vous la
réserve de Teitgen redevenu ministre.

204 Note manuscrite d’André Catrice, datée novembre 1960, destinée à Abel Chatelain, à l’occasion de la
relecture du manuscrit du livre de celui-ci, Le Monde et ses lecteurs. Archives administratives du Monde.
205 René Courtin a écrit 45 articles en 1945,55 en 1946,48 en 1947,53 en 1948 et 26 en 1949.
1. Lettre d’Hubert Beuve-Méry adressée à René Courtin, le 14 novembre 1949 dont copie a été
communiquée aux associés en annexe d’une lettre que leur adresse H h rt Beuve-Méry, le 9 janvier 1950.
Ue
LA CRISE DE 1951 98

Sur le fond et notamment sur le modus vivendi dont vous parlez ie croyais metre
expliqué clairement. Il y a toujours eu entre nous certaines divergences d’opinions.
Depuis près de cinq ans nous nous sommes fait de mutuelles concessions qui,
naturellement, nous coûtaient beaucoup à l’un et à l’autre, mais nous estimions que
notre bonne entente et l’intérêt du journal méritaient bien ces sacrifices. Si nous
n’arrivons plus à maintenir ce régime je vois assez mal l'utilité d’un nouveau comité de
direction dont vous ne précisez ni la composition, ni les attributions et qui ne pourrait,
en tout cas, assumer légalement la responsabilité du journal. La difficulté serait déplacée
mais non résolue. Il s’agirait toujours, en définitive, que nous tombions d’accord vous et
moi.
J’ai toujours attaché, vous le savez, un grand prix à cet accord et cest pourquoi
j’accepte très volontiers toute rencontre amicale que vous pourriez souhaiter, soit avec
nos associés, soit, à défaut de Teitgen, avec d autres amis
communs. Peut-être trouverions-nous là une solution.
En revanche, si vous décidiez de placer notre différend sur le plan institutionnel et
légal, il faudrait se référer à nos statuts pour procéder régulièrement. Au terme de
l’article 21, c’est à vous et aux porteurs de parts formant le quorum qu’il appartiendrait
de convoquer l’assemblée générale extraordinaire, 1 ordre
du jour de celle-ci étant arrêté suivant les dispositions légales.
Je comprends que tout cela vous ennuie. Cela m’est à moi infiniment pénible.
D’autant plus qu’il est trop aisé de prévoir comment évolue presque fatalement ce genre
de querelle. Amicale au début, puis simplement courtoise, la controverse prend bientôt
un ton plus ou moins vif. Des échos parviennent au dehors. Quand une galerie s’est
formée avec des supporters de part et d’autre l’amour-propre s’en mêle inévitablement.
La discussion tourne alors au combat pour la joie ou l’écœurement des spectateurs. Si,
par malheur, nous commettions la faute d’en arriver là, ce serait au profit de tout ce que,
ensemble,
nous détestons le plus.
Bien amicalement à vous L »

Le 15 décembre 1949, un dîner de la dernière chance réunit Hubert Beuve-Méry


et René Courtin, en présence de Joannès Dupraz qui arbitre en faveur du directeur
du Monde qu’il considère comme le seul responsable éditorial du journal. À la suite
de cette entrevue, René Courtin écrit à Hubert Beuve-Méry : «Je quitte
définitivement le journal et je vous prie de bien vouloir faire disparaître mon nom
de la manchette du journal, au plus tard le 1er janvier [1950].» Les noms de René
Courtin et de Christian Funck-Brentano qui s’était déclaré solidaire de René
Courtin,
LA CRISE DE 1951 99

disparaissent donc de la manchette du journal, à partir du 1er janvier 1950, selon leur
propre volonté. Le comité de direction, mis en place à la Libération, est considéré
comme dissous1. Cependant, René Courtin entreprend d’exposer la situation aux
associés, dans une note du 3 janvier 1950, puis au public, dans un résumé de cette
note publié le 7 janvier :

«[...] En quittant Le Monde, je tiens à rendre hommage à la compétence de M.


Beuve-Méry, au labeur acharné qu’il s’est imposé pendant cinq ans, à l'intégrité de
son caractère et de sa gestion. C’est dans une large mesure à sa personnalité que Le
Monde doit d’être devenu un grand journal et un organe d'une honnêteté indiscutable
et indiscutée.
J'ai cependant le devoir d’exprimer mes critiques et mes craintes.
M. Beuve-Méry est un autocrate qui ne souffre auprès de lui aucune personnalité
indépendante. Il est ainsi parvenu, consciemment ou inconsciemment, à écarter ou à
décourager tous ceux qui étaient susceptibles de lui résister.
[...] Il témoigne d’un mépris universel des hommes auquel se joint une méfiance
particulière pour tous ceux, hommes et peuples, qui réussissent. Il ne peut collaborer
qu’avec ceux qu’il domine, d’où l’atmosphère pesante qui règne dans les bureaux du
journal.
Dans ces conditions, Le Monde, au lieu d’être, pour l’opinion française, un
élément tonique, constitue au contraire un instrument de démoralisation qui, jour
après jour, ferme les portes de l’espoir.
[...] Sur le plan diplomatique, l’attitude du Monde ne peut que décourager les
États-Unis et les pousser à abandonner l’Europe et la France à la misère, au désespoir
et au bolchévisme. »

La mise en cause d’Hubert Beuve-Méry et de ses rapports avec la rédaction


entraîne une réponse de trois rédacteurs, Jacques Fauvet, André Fontaine et
Bernard Lauzanne, ainsi qu’une réplique d’Hubert Beuve- Méry, dans une lettre du
7 janvier 1950 : «Cela devait arriver. [...] Mais que signifie cette faiblesse du début
à l’égard de la Russie alors que dès le premier jour j’étais en désaccord, sur ce
point207 208 comme sur bien d’autres, avec le général de Gaulle ? Et je pourrais sans
doute retrouver le texte d’une conférence faite à l’époque au quartier latin et qui fit
presque scandale (un de plus évidemment) car il n’était pas plus facile alors de
critiquer les Russes qu’aujourd’hui les Américains. » L’échange est clos par une
lettre de René Courtin, le 25 janvier 1950, dans laquelle il cite, «de mémoire une
conversation de 1945-1946» au cours de laquelle Hubert Beuve-Méry aurait

207 Ce qui donne lieu à un savoureux échange de lettres entre Hubert Beuve-Méry et Christian
Funck-Brentano. Celui-ci se trouve privé des honoraires qu’il percevait en tant que membre du comité de
direction, alors qu’il ne s’occupait pas du journal. Cependant, il souhaite continuer à percevoir des
honoraires.
1. AG du 7 avril 1951.
LA CRISE DE 1951 100

affirmé : « Si j’ai à choisir entre Russie et Amérique, je préfère encore la Russie. »


Hubert Beuve-Méry ne prend pas la peine de lui répondre, mais il envoie, le 9
janvier 1950, une lettre aux associés, dans laquelle il les laisse juges de maintenir
la situation en l’état ou de nommer un nouveau gérant à sa place. L’affaire en reste
là pendant quinze mois.
LA CRISE DE 1951 101

Un an plus tard, le conflit rebondit lors de l’assemblée générale des porteurs de


parts de la SARL Le Monde, le 7 avril 1951. René Courtin et Christian Funck-
Brentano exigent, dans une lettre recommandée datée du 17 mars 1951, «la
constitution, sous la présidence de Monsieur Hubert Beuve-Méry, d’un comité de
direction dont les attributions seront de déterminer la ligne politique du journal Le
Monde». Aux trois membres de l’ancien comité de direction, l’assemblée générale
décide alors d’adjoindre Joannès Dupraz. Le comité de direction ainsi formé se
réunira chaque semaine, pendant une durée d’essai de trois mois L

HUBERT BEUVE-MÉRY, DE LA DÉMISSION À LA VICTOIRE

À compter de cette assemblée générale du 7 avril 1951, la situation se dégrade


rapidement, car le comité de direction voit, tous les jeudis, l’affrontement se
développer entre René Courtin, vaguement soutenu par Christian Funck-Brentano, et
Hubert Beuve-Méry, souvent épaulé par Joannès Dupraz. Le 12 juillet 1951, lors de
la réunion informelle des associés, décidée par l’assemblée générale du 7 avril, ceux-
ci refusent les réformes radicales proposées par René Courtin, qui décide de saisir à
nouveau l’opinion en publiant, avec Christian Funck-Brentano, le 18 juillet 1951, un
texte assez violent mettant en cause Le Monde. À la surprise des associés et des
rédacteurs, Hubert Beuve-Méry réplique en démissionnant de ses fonctions de gérant
et de directeur de la publication, par une lettre adressée aux associés, en date du 27
juillet 1951, dans laquelle il propose en outre la dissolution de la société. La cause
semble entendue, René Courtin a gagné, et l’assemblée générale extraordinaire
réunie les 2 et 7 août 1951 accepte la démission d’Hubert Beuve-Méry, nomme
André Catrice gérant à compter du 17 septembre 1951, en lui adjoignant un comité
de gestion, et réforme le comité de direction, dorénavant présidé par Joannès
LA CRISE DE 1951 102

Dupraz, qui assurera la direction du journal, à partir du 17 septembre 1951 Trois


rédacteurs, Jacques Guérif, Edouard Sablier et Maurice Ferro démissionnent, par
solidarité avec leur directeur, tandis que, le 6 août, les rédacteurs présents à Paris
adressent une lettre aux associés affirmant leurs droits moraux sur le journal.
Début septembre, la rue des Italiens est en effervescence. André Chênebenoit, qui
refuse de prendre la direction du journal que lui propose René Courtin, apostrophe
Maurice Duverger dans un couloir : «Trente ans secrétaire général de la rédaction du
Temps, mon père sénateur du centre sous la IIIe République, moi libéral impénitent...
et je vais faire grève! Grève! Vous entendez Duverger : GRÈVE209 210 211 212!» Émile
Henriot, figure historique du journal qui avait vécu l’humiliation de la vente occulte
du Temps à un consortium de grands patrons en 1929, jette son épée d'académicien
dans la balance en s’écriant : «Nous ne nous laisserons pas, cette fois-ci, vendre avec
les meubles. » Jacques Fauvet, chef du service politique, fait jouer ses relations au
sein du MRP, tandis qu’André Fontaine, chef du service étranger, rameute par
téléphone les correspondants à l'étranger ; Rémy Roure, éditorialiste au Temps
depuis 1925, se rallie, bien qu’il fût hostile aux positions de Beuve-Méry. Édouard
Sablier et Maurice Ferro, deux anciens de la France libre, se rendent à Colombey
afin de plaider la cause de leur directeur auprès du général de Gaulle.
Hubert Beuve-Méry, moralement touché par cette épreuve, se ressaisit au cours
de l’été. Soutenu par ses amis, notamment Jean Monnet qui lui demande instamment
de revenir sur sa décision puis parle de l’affaire avec le général de Gaulle, conforté
par l’avis de juristes (André Joly, Maurice Duverger), il renverse la situation.
Comme Joannès Dupraz se retire213 parce que sa qualité d’homme politique le
mettait en porte-à-faux, René Courtin se trouve isolé, d’autant que la rédaction exige
de participer à la direction du journal en pétitionnant et en agitant la menace d’une
grève .

« La rédaction du Monde, soucieuse avant tout de sauvegarder l’indépendance et la


continuité du journal, estime le moment venu de rappeler avec

209 AG des 2 et 7 août 1951.


210 Cité par Maurice DUVERGER, CAutre Côté des choses. Albin Michel, 1977, p. 143.
211 Lettre aux associés, datée du lOseptembre 1951. Joannès Dupraz est, par ailleurs, mis en cause pour son
attitude pendant l’Occupation : il était chargé de mission au ministère du Ravitaillement, a participé, les 10,11 et
12 octobre 1942, aux «Journées InterFrance » et au
«Banquet de la presse collaboratrice», qui se tint au gymnaseJapy au cours de ces journées. Une plaquette
de propagande de l’époque, le mentionnant, circule opportunément dans les
rédactions parisiennes, au cours de l’été 1951.
LA CRISE DE 1951 103

fermeté les termes de sa lettre du 6 août 1951 adressée à tous les actionnaires de la
SARL Le Monde.
Le meilleur moyen de garantir cette indépendance et cette continuité lui paraît de
donner une forme juridique à sa volonté de voir consacrer son droit à la copropriété du
journal ; en conséquence, la rédaction demande qu’une commission d’étude, au sein île
laquelle elle serait représentée, soit constituée pour préparer un projet de transformation
de la SARL Le Monde qui concrétiserait matériellement la participation de la rédaction
à la propriété et à la direction du journal, dans l’esprit qui a présidé à la fondation de
celui-ci [...] »

La rédaction obtient ainsi d’être représentée, à l’assemblée générale des 13 et 14


septembre 1951, par deux de ses membres, André Chénebenoit et Jean Schwœbel.
Le comité d’entreprise lui-même, bien que le syndicat CGT du Livre ait toujours
refusé d’intervenir dans le choix des patrons, proclame «l’attachement de toutes les
catégories de personnel à une maison avec laquelle elles font corps 214 215 », dans une
motion votée à 1 unanimité, à l’exception, bien sûr, d’Hubert Beuve-Méry, président
du comité d'entreprise. Grâce à l’intervention de la rédaction, à la défection de Joan-
nès Dupraz et au soutien d’André Catrice, Hubert Beuve-Méry triomphe de René
Courtin. De surcroît, comme les décisions prises le 7 avril 1951 n’étaient pas
conformes aux articles 7 et 8 de l’ordonnance sur la presse du 26 août 1944, qui
stipulent que le gérant et directeur de la publication ne peuvent être des organismes
collectifs216, Hubert Beuve-Méry menace les associés de sanctions judiciaires
pouvant aller jusqu’à une peine de prison217.

214 La pétition de la rédaction, datée du 12 septembre 1951, est signée par 51 rédacteurs : André
Ballet, Henri Pierre, Jacques Fauvct, René Puissesseau, Christine de Rivoyre, Pierre Drouin, Henri Fesquet,
Edmond Delage, Bernard Lauzanne, René Robert, Jacques Guérit, François Depret, Angel Marvaud,
Claude Julien, Jean Wetz, Joseph Cartel, André Pierre, Robert Gauthier, Édouard Sablier, Louis Zimmerlin,
Émile l Jenriot, Jean Houdart, Lormel, Robert Kemp, René Dumesnil, Marcel Tardy, André Chénebenoit,
Rémy Roure, Jean Créach, Jean Schwœbel, Bertrand Poirot-Delpech, Jean Lahitte, Jean Planchais, André
Fontaine, Jacques Fontaine, Daniel Clavaud, Roland Delcour, Henry Magnan, Cadot, Jean- Marc
Théolleyre, et, par procuration, Olivier Merlin, Robert Guillain, Georges Penchenier, Maurice Ferro, Alain
Clément, Raymond Barrillon, Duthiel, Pierre Junqua, André Sévry, Claude Bossière et Jean Knecht. Parmi
les rédacteurs qui n’ont pas signé, on remarque deux anciens du Tewpj, Étienne Aussillous et René Lauret
et deux correspondants ou reporters qui n’ont, sans doute, pas été joints à temps, Jean d’Hospital et Charles
Favrel. Le courriériste littéraire, Robert Coiplet, qui avait été à Lyon le censeur du Temps, refuse de signer
la pétition.
215 CE du 11 septembre 1951.
216 Consultation juridique d’André Joly, datée du 8 septembre 1951.
217 Lettre d’Hubert Beuve-Méry aux associés, le 10 septembre 1951.
LA CRISE DE 1951 104

Un second aspect juridique conforte la position d’Hubert Beuve-Méry, qui a reçu


personnellement l’autorisation de paraître, à la Libération. Or la loi du 28 février
1947, qui marque le retour au régime de la liberté de la presse par la suppression de
l’autorisation de paraître, protège les bénéficiaires, individus ou groupes, ayant reçu
cette autorisation entre août 1944 et le 1er mars 1947. L’article 2 de cette loi indique :
« En attendant les mesures législatives portant nouveau statut de la presse, sont et
demeurent sans effet tous actes qui porteraient atteinte aux droits et à la situation
existante de tous ceux qui, en vertu de l’autorisation qu’ils ont obtenue, à titre
individuel ou collectif, de faire paraître un journal ou écrit périodique, en assurent
l’administration, la direction ou la rédaction L »
L’assemblée générale extraordinaire convoquée en urgence les 13 et 14
septembre 1951 prolonge de trois mois le mandat de gérant d’Hubert Beuve-Méry et
confirme André Catrice comme gérant, après qu’André Chènebenoit eut à nouveau
refusé la direction du journal qui lui était proposée. Enfin, pour satisfaire la
rédaction, «l’assemblée générale décide la constitution d’une commission chargée
d’étudier les modalités d’attribution de parts sociales à la collectivité des rédacteurs
218 219
». Cette commission composée d’André Catrice et de René Courtin, pour les
associés, d’André Chènebenoit et de Jean Schwœbel, pour les rédacteurs, prépare
une modification du capital et des statuts de la SARL.
Lors de l’assemblée générale extraordinaire des porteurs de parts, des 12 et 13
décembre 1951, la Société des rédacteurs du Monde obtient la création de 80 parts
sociales nouvelles qui lui sont réservées. Après de vifs échanges entre René Courtin
et Hubert Beuve-Méry, le mandat de celui-ci est prolongé, sans limitation de temps,
par 190 voix contre 65 (celles de René Courtin et celles de ses amis Pierre Fromont
et Jean Vignal, auxquels s’adjoint Gérard de Broissia), et 25 abstentions, les parts de
Jean Schlœsing qui était absent220. Christian Funck-Brentano a rejoint le camp
d’Hubert Beuve-Méry, sur l’injonction du général de Gaulle, convaincu par Edouard
Sablier, Maurice Ferro, Rémy Roure et Jean Monnet. Le général de Gaulle participe
ainsi une seconde fois à la fondation du Monde, bien que le journal ne lui soit pas
toujours favorable, mais il affirme sa préférence pour « un journal honnête » plutôt
que pour un organe contrôlé

218 L’article 2 de la loi du 28 février 1947, est surnommé « lex brissonis », car il avait été adopté pour
empêcher que la propriétaire du Figaro, Yvonne Cotnareanu, puisse imposer sa tutelle au directeur du
journal, Pierre Brisson.
219 AG des 13 et 14 septembre 1951.
220 AG des 12 et 13 décembre 1951.
LA CRISE DE 1951 105

par une coterie. Des lecteurs également interviennent, en constituant une éphémère
Fédération des comités de lecteurs du journal Le Monde, dont Hubert Beuve-Méry
refuse la pérennisation, car il considère que jamais une assemblée de lecteurs ne
saurait influer sur la ligne du journal, sauf à faire sombrer celui-ci dans la pire des
démagogies.
Le résultat de cette crise de 1951, voulue par René Courtin et finalement
favorable à Hubert Beuve-Méry, fut de renforcer l’autorité du fondateur, qui, à partir
de ce jour, régna sans partage sur le quotidien. Mais cette crise révéla également le
contre-pouvoir des associés, qui pourra servir à l'occasion. Enfin, la crise de 1951
créa un nouveau centre de décision, la Société des rédacteurs du Monde, faible
encore, mais qui se renforcera lentement par une guerre d’usure incessante contre les
gérants, quels qu’ils soient. Finalement, la crise déclenchée par René Courtin, libéral
proaméricain, aboutit à l’affaiblissement de son propre camp1 et prépare la montée
en puissance du « soviet » de la rue des Italiens.
La Société des rédacteurs du Monde, dont le principe est accepté lors de
l’assemblée générale des porteurs de parts des 13 et 14 septembre, est constituée, le
27 octobre 1951221 222 223, par acte reçu par maître Blanchet, notaire à Paris, le 13
novembre 1951La société anonyme à capital variable, la Société des rédacteurs du
Monde (SRM), au capital de 570 000 francs, souscrit par cinquante-sept
rédacteurs224, divisé en quatre-vingt-quinze actions

221 Avant l’augmentation de capital de décembre 1951, René Courtin et ses anus Pierre Fromont et
Jean Vignal détenaient 25 % des parts sociales (50 sur un total de 200). Avec l’appoint d’un seul allié (par
exemple Gérard de Broissia ou Jean Schlœsing) ils pouvaient bloquer toutes les décisions importantes. À
partir de décembre 1951, ils ne détiennent plus que 17,85 % des voix, ce qui les réduit à l’impuissance.
Ainsi, René Courtin, jusqu en 1957, vote contre la plupart des décisions de l’assemblée générale, sans
conséquence pour la direction de la SARL. A partir de 1958, René Courtin s’abstient de voter à chaque
assemblée générale. Il justifie son changement d’attitude dans une lettre, datée du 22 avril 1958, adressée à
Hubert Beuve-Méry, dans laquelle se développe son délire anticommuniste : «Le Monde n’a plus la
position délibérément corrosive qu’il avait il y a quelques années et qui me contraignait à un vote
d’opposition. J’enregistre le fait avec satisfaction. [...] Cependant, dans les perspectives d’un
gouvernement de Front populaire, [...] ou, si le général de Gaulle, revenant au pouvoir, tentait de
s’appuyer sur la Russie. [...] J’ai l’impression que, sur le problème majeur de notre temps, la solidarité des
Nations libres de l’Occident Le Monde n’est pas sûr. Mon abstention exprime cette inquiétude. » Fonds
HBM.
222 Roger MENNEVÉE, «La bataille autour du journal Le Monde», Les Documents politiques,
diplomatiques et financiers, septembre, octobre, novembre, décembre 1951 et janvier 1952.
223 Les Petites Affiches, bulletin d’annonces légales, du 8 janvier 1952.
224 Au 31 décembre 1951, Le Monde compte 59 rédacteurs parisiens, 7 correspondants à l’étranger et 4 sténos
de presse, soit, au total, 70 rédacteurs. Les rédacteurs ayant moins d’un
LA CRISE DE 1951 106

de 6000 francs1 chacune, tient son assemblée constitutive le 16 novembre 1951.


L’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL des 12 et 13 décembre 1951
approuve, apres consultation écrite des associés, l’augmentation de capital de 400
000 francs, par la création de 80 parts nouvelles attribuées à la Société des rédacteurs
du Monde> qui détient ainsi, avec 28,57%225 226 227 des parts sociales de la SARL228,
la minorité de blocage. André Chênebenoit est élu président de la Société des
rédacteurs. Après sa démission, en mai 1952, Jean Schwœbcl lui succède et demeure
le président de la Société des rédacteurs du Monde jusqu’en 1973.
Pour Hubert Beuve-Méry, la création de la Société des rédacteurs du Monde
répondait aux circonstances particulières de la lutte pour la sauvegarde du journal.
Laurent Greilsamer note :

«Certes, il [Hubert Beuve-Méry] avait à plusieurs reprises évoqué, depuis


1945, l'idée de créer une coopérative229, sorte d’habillage juridique de son projet
de phalanstère. Mais une Société des rédacteurs ! Un lobby interne,

an d'ancienneté ne peuvent pas être actionnaires de la Société des rédacteurs du Monde*, les rédacteurs
ayant plus de cinq ans d’ancienneté, entrés au journal avant novembre 1946, peuvent souscrire deux parts
(Les Petites Affiches du 8 janvier 1952 et AG du 29 mars 1952).
226 En francs déflatés (INSEE), Faction vaut environ 770 francs de 2001 ou 120 euros. Toutefois, en
pouvoir d’achat, la part de la SRM vaut beaucoup plus : l’exemplaire du quotidien est au prix de 18 francs
depuis le 3 octobre 1951. L’action représente donc le prix de 330 exemplaires du Monde. L’abonnement en
France, pour une durée de six mois est à 2 000 francs. Elle correspond à 70 heures de travail payé au SMIG.
Le traitement mensuel brut moyen des rédacteurs parisiens (hors correspondants et hors pigistes extérieurs)
était en 1951 de 56 800 francs, ce qui valorise Faction de la Société des rédacteurs à sa fondation à environ
10 % du salaire mensuel moyen des rédacteurs. En 1951, le prix de Faction de la Société des rédacteurs du
Monde est donc élevé.
227 L’assemblée générale du 25 mars 1950 avait adopté une augmentation du capital, sans modification
de la répartition des associés. Le nominal de la part était passé de 1 000 francs à 5 000 francs, et le capital
total de 200 000 francs à 1000000 de francs, par incorporation de réserves (AG du 25 mars 1950, Les
Petites Affiches du 10 avril 1950).
228 AG des 12 et 13 décembre 1951. L’augmentation de capital est acceptée par huit associés, dont
René Courtin, qui possèdent ensemble 175 parts; seul Jean Schlœsing, possédant 25 parts, refuse cette
modification du capital de la SARL.
229 Dès 1950, à la suite du conflit avec René Courtin, mais avant l’éclatement de la crise de 1951,
Hubert Beuve-Méry engage une réflexion juridique sur les modalités d’une participation des rédacteurs au
capital de la SARL. Dans le fonds Hubert Beuve-Méry des Archives historiques de la FNSP, se trouvent
plusieurs témoignages de cette réflexion : une lettre de Fernand Terrou, du Service de la presse à la
Présidence du Conseil, daté 1950, sur les coopératives et les sociétés anonymes à participation ouvrière; un
rapport, daté du 10 mai 1950, sur les statuts du Courrier Picard ; un rapport d’André Joly, daté du 1er
février 1952 sur les sociétés anonymes à participation ouvrière, et un autre rapport d’André Joly, daté 1951,
sur les sociétés anonymes à capital variable.
LA CRISE DE 1951 107

indépendant, possédant au minimum 25 % des parts du capital ! En d’autres


circonstances, Sirius se serait opposé à un tel projet. Ses auteurs auraient été rabroués
dès la première seconde. En cette année 1951 où Le Monde marche sur la tête, il se
contente de parler avec un mélange d'ironie et de méfiance d’un “soviet de la
rédaction”, une force dont il voit bien que, dans l’immédiat, elle lui sera d'un secours
considérable1. »
La Société des rédacteurs du Monde est appelée à jouer un rôle croissant dans le
capital social et la gestion du quotidien de la rue des Italiens, En effet, la possession
de quatre-vingts parts sociales confère à la rédaction un droit de veto sur les
réformes de statuts et sur la nomination ou la révocation des gérants qui doivent
obtenir 75 % des parts sociales. Il n’était cependant pas question que la Société des
rédacteurs du Monde puisse intervenir dans la gestion de l’entreprise, assumée par
les seuls gérants. Hubert Beuve-Méry considérait que l’actionnariat des rédacteurs,
qui évitait l’intervention des lecteurs et renforçait la gérance face aux associés,
constituait un moindre mal. L’entrée de la Société des rédacteurs du Monde dans le
capital de la SARL entraîne une modification de l’article 11 des statuts, qui concerne
la cession des parts. Les parts sociales seront librement cessibles à l’intérieur de
chaque groupe, parts A pour les associés-fondateurs et parts B pour les rédacteurs.
Mais toute cession à l’extérieur d’un groupe doit recueillir l’autorisation des trois
quarts des porteurs de parts, ce qui signifie que chaque groupe détient un droit de
veto sur les cessions de l’autre groupe. Enfin, les porteurs de parts A peuvent exercer
un droit de préemption sur les ventes de parts B, mais la réciproque n’est pas
accordée aux rédacteurs230 231.
Dans l’issue de la crise de 1951, se trouvent les ferments des crises suivantes,
lorsque Hubert Beuve-Méry aura quitté la direction du journal : deux puissances
apparaissent, la rédaction et les associés, encore dominées par les gérants qui sont
également porteurs de parts et fondateurs de la société. Cependant, la nomination
d’un deuxième gérant, qui se cantonne exclusivement à l’administration, renforce
l’autorité du directeur sur la rédaction et sur l’ensemble du journal.
André Catrice232 est nommé gérant le 2 août 1951 et confirmé le

230 Laurent GREILSAMER, op. cil., p. 380.


231 AG des 12 et 13 décembre 1951.
232 André Catrice est né en 1902, dans une famille d’industriels du textile du Nord. Père de douze
enfants, il était un des neuf associés fondateurs du journal. Administrateur de diverses sociétés dans le Nord
de la France et en Afrique, il est également administrateur de Aube, le quotidien du MRP. La disparition de
ce journal, au printemps 1951, l’autorise à prendre en charge la gestion du Monde.
LA CRISE DE 1951 108

14 septembre 1951. Le nouveau gérant réalise que l’action de René Courtin met le
journal en péril, que Joannès Dupraz ne sera jamais directeur et que Hubert Beuve-Méry
est seul apte à diriger et à développer Le Monde. Il se place aux côtés de celui-ci durant
la crise de 1951. Dix-huit ans plus tard, en quittant Le Monde, André Catrice raconte
comment il a vécu cette période :

«[...] Associé au Monde depuis sa constitution, c’est en 1951 que je suis entré
dans l'entreprise avec la charge et les responsabilités de gérant, les partageant avec
Monsieur Beuve-Méry.
Je ne l’avais pas cherché, je ne l’avais pas désiré, je ne l’avais même pas rêvé, et
il a fallu un singulier concours de circonstances pour qu’on me décide à accepter
l’incroyable mission d’assurer la survie du Monde.
Permettez-moi de vous rappeler, cher cogérant et ami, avec quel navrement
j’étais allé vous voir en août 1951, dès le reçu de votre lettre de démission, pour vous
supplier de la reprendre et vous assurer de mon appui. Et ce n’est que devant votre
refus obstiné de continuer votre tâche dans des conditions que vous estimiez
insupportables que j’ai accepté d’assurer la continuité de la société, avec l’espoir de
mettre à profit le préavis statutaire pour faire la preuve que Le Monde devait survivre
et qu’il ne pouvait se concevoir sans vous.
Mon optimisme naturel m’avait bien conseillé. Les difficiles cheminements
diplomatiques de cet été 1951 aboutirent, avec l’appui efficace et définitif de la
rédaction, à ce résultat dont nous nous sommes vivement réjouis : vous êtes resté le
directeur du Monde.
Dans cette aventure, j’ai perdu des amitiés. Certains qui croyaient s’être
débarrassés de vous m’ont gardé rancune d’avoir contribué à vous remettre en place.
D’autres, bien mal informés, m’ont reproché d’avoir tenté de vous remplacer. Je
garde néanmoins un souvenir serein de ces jours de tumulte, fort de l’approbation de
quelques vrais amis, qui étaient aussi les vôtres.
[...] J’ai perdu des amitiés, mais j’en ai gagné d’autres, et parmi celles-ci, je
m’honore de pouvoir compter la vôtre. Cela n’a pas été le coup de foudre, car vous
êtes aussi réticent à accorder votre confiance que fidèle à la garder. Mais vous avez
été vite convaincu que je ne traînais dans mon sillage ni politiciens avides ni
capitalistes gloutons. Je crois aussi que vous avez été sensible au soin que je prenais
de remplir avec scrupule le contrat sur lequel nous avions basé notre collaboration et
selon lequel je devais vous décharger du souci de l’administration de l’entreprise
sans intervenir dans la rédaction du journal. Je dois dire que cela me fut facile car
aucun conflit ne nous a jamais vraiment opposés233.»

Lors de l’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL des 12 et 13


décembre 1951, André Catrice affirme, contre René Courtin,

233 Discours d’André Catrice lors du repas donné à l’occasion de son départ en retraite, le 28 mars 1969.
Archives administratives du Monde.
LA CRISE DE 1951 109

« qu’il collabore depuis trois mois avec M. Beuve-Méry sans qu’il se soit élevé entre
eux la moindre difficulté. Il n’approuve pas pour autant toutes ses positions politiques,
mais il estime que la présence de M. Beuve- Méry à la direction du journal présente
beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients». À la fin de la crise, Hubert Beuve-
Méry demande à André Catrice de rester à scs côtés pour assurer la gestion du journal.
Fidèle au directeur de publication, le nouveau gérant assure les fonctions de directeur
administratif jusqu'à sa retraite, le 31 mars 1969. Gestionnaire froid et rigoureux, d’une
grande prudence dans les investissements et les placements, André Catrice s’accorde
facilement avec le directeur du quotidien. Alignant inlassablement les chiffres de sa fine
écriture, affichant peu sa sensibilité, il était apprécié de ses collaborateurs. André
Catrice, cependant, reste un gérant en second, en dépit de l’égalité légale qui règne
théoriquement entre les gérants.

L’INDÉPENDANCE EN QUESTION

Cependant, la crise de 1951 nuit également à l’image du Monde. La publicité


donnée par René Courtin aux thèses hostiles au directeur du Monde, qui rejoignent les
polémiques concernant le neutralisme, fut longtemps la référence obligée de ceux qui
voulaient mettre en question l’indépendance politique ou rédactionnelle du Monde et
qui cherchaient à discréditer le journal de la rue des Italiens. Au cours des années
cinquante, quelques opérations sont lancées, parfois avec la collaboration de rédacteurs
ou d’anciens rédacteurs, qui étaient en désaccord avec la politique éditoriale d’Hubert
Beuve-Méry.
L’affirmation de l’autorité d’Hubert Beuve-Méry sur la rédaction conduisit certains
rédacteurs à quitter le journal de la rue des Italiens. En 1950, Raymond Millet rejoint Le
Figaro ; il est suivi, deux ans plus tard, par Rémy Roure234, le principal éditorialiste de
politique intérieure française. Rémy Roure éprouvait un malaise croissant à l’égard des
positions du Monde, mais il était resté fidèle au journal et à Hubert Beuve-Méry, contre
René Courtin au cours de la crise de 1951 : il avait signé la pétition des rédacteurs et il
avait adhéré à la Société des rédacteurs du Monde, dès sa création. C’est la publication
d’une fausse information, qui lui paraissait de surcroît antiaméricaine, qui fut à l’origine
de sa démission.

234 La lettre de démission de Rémy Roure est publiée dans Le Monde du 13 mai 1952
LA CRISE DE 1951 110

Le faux « rapport Fechteler»


La diffusion de fausses informations ou d’informations tronquées et dénaturées porte
atteinte à l’image même d’un journal indépendant qui se trouve un temps aveuglé par
scs préjugés. Dans ce domaine la rédaction du Monde n’a pas failli souvent, car son
obsession de la vérification de l’information l’amène à beaucoup de prudence, mais il
lui est arrivé de commettre des erreurs, voire des fautes graves. En dehors des
innombrables coquilles, inévitables dans un journal qui est toujours rédigé et fabriqué
dans l’urgence, c’est généralement la volonté d’anticiper sur l’événement qui conduit à
des «ratages» plus ou moins graves. Parfois, un rédacteur apprécie mal un événement et
le relief qu’il est nécessaire de donner à sa présentation. Nombre d’erreurs demeurent
sans conséquences majeures pour l’image du journal : ainsi, le surtitre «Une révolution
scientifique1 » au-dessus de l’article sur l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima
résulte principalement d’un défaut d’information sur un secret militaire, défaut qui a été
compensé dans les jours suivants. De même, l’article du correspondant qui affirme, le
jour où les Etats-Unis décident d’intervenir en Corée, «Les Etats-Unis ne feront pas la
guerre pour la Corée235 236 » ressemble plus à une bourde qu’à un mensonge délibéré : il
s’agissait, pour Maurice Ferro, correspondant à Washington, d’anticiper à partir des
informations qu’il avait recueillies. Hélas pour lui, ses informateurs étaient mal
renseignés ou avaient cherché à le tromper. Ces informations erronées, qui sont la
hantise des rédacteurs en chef, n’entachent pas durablement l’image du journal; mais de
nombreux lecteurs auraient apprécié un mot d’excuse.
En novembre 1968, alors que Le Monde est devenu un des principaux quotidiens
français, l’annonce d’une dévaluation du franc, finalement refusée par le président de la
République, n’a pas eu beaucoup d’échos dans l’opinion. Pourtant, deux jours de suite,
dans le numéro daté du samedi 23 novembre 1968 et dans celui du dimanche 24 et lundi
25 novembre 1968, Le Monde fait sa «manchette» de une sur six colonnes et consacre la
une entière à l’annonce de la dévaluation : «Le taux de dévaluation sera officiellement
annoncé samedi» et «Le gouvernement définit les grandes orientations du programme
économique

235 Le Monde, 8 août 1945. Le chroniqueur scientifique du Monde ne sait pas exactement ce qui s’est passé
à Hiroshima. Son article est titré : « Que peut être la bombe atomique ? ». Dans les jours suivants, il peut
rectifier et expliquer car l’armée américaine a donné des renseignements plus précis.
236 Le Monde, 28 juin 1950.
LA CRISE DE 1951 111

qui accompagnera la dévaluation ». Des rédacteurs chevronnés, considérés par beaucoup


comme des ténors du journalisme, consacrent plusieurs articles d’information et
d’analyse à cet événement qui n’a pas encore eu lieu, et qui n’aura pas lieu. Le vendredi
22 novembre1, Gilbert Mathieu, futur chef du sendee économique, titre «Le
gouvernement va renforcer son programme d’austérité», Paul Fabra, chroniqueur
financier, analyse «Les conséquences internationales delà dévaluation du franc», tandis
que Pierre Viansson-Ponté, éditorialiste et chef du service politique, disserte sur «Le
régime dévalué». Le lendemain237 238 239, Gilbert Mathieu interroge « Y a-t-il des moyens
efficaces d’empêcher la spéculation ? », tandis que Pierre Drouin, chef du service
économique, titre «Quelque chose de rouillé...». Dans cette affaire, il s’agit de boucler le
journal avant que la décision définitive ne soit connue. Tout en multipliant les
précautions («selon nos informations», «de sources bien informées»), l’ensemble du
journal s’engage derrière le service économique. Au total, sept pages sont consacrées à
la dévaluation, avec des surtitres tels que «les réactions à la dévaluation», «les
conséquences de la dévaluation», alors que cette dernière n’a pas eu lieu. Le lundi,
lorsqu’il faut présenter «la décision de ne pas dévaluer le franc », les mêmes journalistes
reprennent la plume, épaulés par leur patron qui signe un « Sirius ». Point d’excuses aux
lecteurs, mais un article du rédacteur en chef, Jacques Fauvet, justifiant l’erreur, en la
mettant sur le compte de l’unanimité, « Comment le monde entier a cru à la dévaluation
» 240, et suggérant même qu’il y aurait pu y avoir manipulation de la presse et de
l’opinion241. Le plus étonnant, sans doute parce qu’il s’agissait d’une information
économique qui agite peu les esprits focalisés sur la politique, est que ce fiasco
rédactionnel ne suscite que très peu de remous 5.
En revanche, en politique française ou internationale, la publication d’informations
mensongères peut nuire durablement à la rédaction. Ainsi, le « rapport Fechteler »,
publié dans Le Monde par André Chênebenoit, le

237 Le Monde, 23 novembre 1968.


238 Le Monde, 24-25 novembre 1968.
239 «Annoncer une dévaluation avant qu’elle soit décidée, c’est attenter au crédit de l’État. Comment a-t-il
pu se faire que, d’une même voix» sans la moindre réserve ni hésitation, toute la presse française - y compris Le
Monde - et étrangère, de très nombreuses voix officielles, en France et hors de France, aient proclamé depuis
vendredi dernier que le franc allait être dévalué?», Jacques FAUVET, «Comment le monde entier a cru à la
dévaluation... », Le Monde, 26 novembre 1968.
240 Ainsi, Jacques Thibau, qui suivait de près Le Monde, ne fait pas allusion à cette affaire dans son livre.
241 «La seconde question est évidemment de savoir s’il y a eu machination, intoxication à dose massive,
faite de propos délibéré», ibid.
LA CRISE DE 1951 112

10 mai 1952 \ apparaît comme une tentative de manipulation de l’opinion publique. Ce


prétendu rapport était un faux, fabriqué par Jacques Bloch- Morhange, mais il reflétait
en partie les conceptions stratégiques américaines concernant la défense de l’Europe du
Sud et la Méditerranée. Ainsi un an plus tôt, Jean Planchais, dans un article intitulé «Le
développement des bases anglaises et américaines dans la zone méditerranéenne répond
à une conception nouvelle de la stratégie aérienne242 243 », développait des thèses qui
n'étaient pas éloignées de ce prétendu rapport. Hubert Beuve-Méry soutint André
Chénebenoit, et resta longtemps persuadé que ce « rapport » reflétait la pensée
stratégique et politique américaine, quand bien même l’amiral William Fechteler n’en
aurait pas été l’auteur244. Quinze ans après, à la mort de l’amiral Fechteler, Le Monde
persiste dans l’erreur et défend son patron. L’article nécrologique sur l’amiral Fechteler
est conclu par : «La publication dans les colonnes du Monde, d’un “rapport” sur la
défense de la Méditerranée, dont l’amiral nia catégoriquement être l’auteur, avait suscité
une vive controverse245. » Hubert Beuve-Méry savait sans doute qu’il s’était trompé,
mais il utilisa l’affaire pour renforcer l’adhésion des rédacteurs au groupe et accroître la
cohésion de celui-ci face aux concurrents et aux attaques de l’extérieur.
Jacques Thibau affirme que ce sont les services américains qui sont à l’origine de
l’affaire : «L’enquête que j’ai conduite ne laisse aucun doute : l’opération avait été
montée contre Le Monde par les services spéciaux américains et français. Ceux-ci
avaient mis en circulation le “rapport Fechteler” pour prendre au piège le journal du
“neutralisme”. Pour que le piège réussît, fallait-il encore que le document fût
vraisemblable. Les instigateurs de l’affaire se moquaient du fond. Il s’agissait
simplement de prouver que Le Monde présentait un article de revue, datant de deux ans
et écrit par un officier sans importance, comme un document émanant d’un chef
militaire américain et destiné aux plus hautes autorités d’outre- Atlantique. Le Monde
serait alors convaincu de faux et son directeur, sinon

242 Le Monde, 10 mai 1952. Le faux rapport, présenté par le rédacteur en chef, André Chénebenoit, en
première page, sur trois colonnes, occupait intégralement la page 3 du quotidien.
243 Le Monde, 1er mars 1951.
244 Le faux «rapport Fechteler » était fabriqué à partir d’un article du commander Antony Talrico, publié
en septembre 1950 dans une revue de stratégie, United States Naval Institute Proceedings.
245 Le Monde, 7 juillet 1967.
LA CRISE DE 1951 113

obligé au départ, au moins atteint dans sa réputation professionnelle 1.» C’était faire
beaucoup d’honneur au quotidien de la rue des Italiens et, surtout, lui prêter une
influence qu’il ne pouvait exercer; mais nous reviendrons sur cette question de
l'influence du Monde.
La publication de ce faux rapport par le quotidien entraîna, outre la publication, le 13
mai 1952, d’un communiqué accusateur par René Courtin, Jean Vignal et Pierre
Fromont, la démission immédiate de Rémy Roure puis, indirectement et tardivement,
celle de Maurice Ferro, en 1953 246 247. Enfin, cette publication déclencha une crise au
sein de la rédaction du Monde. Hubert Beuve-Méry y fait allusion dans l’article qu’il
consacre au «rapport» : «Quels sont à ce jour les résultats connus? D’abord une
explosion dont la force et l’ampleur seraient inexplicables sans l’acharnement que l’on a
mis çà et là à vouloir la retourner contre Le Monde. Il n’est pas étonnant que dans ces
conditions le contrecoup en ait été durement ressenti au sein de la rédaction du Monde
elle-même. C’est là probablement pour l’instant le résultat le plus fâcheux 248 ». Rémy
Roure, qui était membre du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du
Monde, se demande si celle-ci ne pourrait pas être consultée sur l’orientation du journal
: « Il y a quelques mois avait été fondée une Société des rédacteurs du Monde dont les
attributions n’ont rien de matériel, mais dont les responsabilités morales sont
importantes. Cette association symbolise en quelque sorte l’esprit d’équipe que vous
souhaitiez donner à la rédaction. Une commission la représentait, dont j’ai l’honneur de
faire partie. Il m’a paru que cette fois une occasion sérieuse s’offrait, avec ce “document
Fechteler”, pour utiliser dans une consultation commune cette collaboration et cette
cohésion morales. Il n’en a rien été... » Hubert Beuve- Méry lui répond, sèchement, «
que le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde n’est pas et ne
peut pas être en tant que tel habilité à diriger le journal249 ».
Lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, réunie en
urgence le 20 mai 1952, André Chênebenoit démissionne de la

246 Jacques THIBAU, Le Monde, op. dt.t p. 254 de l’édition de 1978 et p. 215-216 de l’édition de 1996.
247 Lettre publiée dans Le Monde des 25-26 janvier 1953. Maurice Ferro, correspondant aux États-Unis,
était déchiré entre ses sympathies pro-américaines et les réticences du Monde. Il démissionne alors que le
maccarthysme est à son plus haut niveau et que se prépare l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg.
248 Hubert BEUVE-MÉRY, «Précisions», Le Monde, 20 mai 1952.
249 Le Monde du 13 mai 1953 publie la lettre de Rémy Roure et le commentaire d’Hubert Beuve-Méry.
LA CRISE DE 1951 114

présidence de la Société, parce qu’il considère qu’il a failli dans sa mission de gardien
de l’information vérifiée et authentique. Jean Schwœbel lui succède. L’assemblée
générale charge une commission 250 d’études de faire des propositions en vue de la
création d’un comité des rédacteurs. Celui- ci est élu, par l’assemblée générale de la
rédaction, le 13 juin 1952. Le comité des rédacteurs, composé d'André Pierre, Jacques
Fauvet, Olivier Merlin, Robert Guillain et Jean Schwœbel, se réunit, en 1952 et 1953,
presque chaque mois avec la direction, afin d’émettre des propositions concernant la
rédaction du Monde et l’orientation du journal. Cependant, Hubert Beuve-Méry laisse
peu de latitude à ce comité qui disparaît faute de débats et de réunions.
Cette affaire Fechteler fut, un temps, désastreuse pour l’image de marque du journal
auprès d’une partie de son public. D’une part les confrères, L’Aurore de Robert
Lazurick et Le Figaro de Pierre Brisson en particulier, suivis par toute la presse de droite
ou d’extrême droite, mais également par Le Populaire, organe de la SFIO, s’emparent de
l’affaire pour régler quelques comptes avec le journal du «neutralisme ». D’autre part, le
recul de la diffusion durant les années 1952-1955, spécialement la chute en 1952 de 6 %
par rapport à l’année précédente, peut en partie être attribué aux conséquences, en terme
d’image, de la publication du faux rapport Fechteler. Le courrier adressé par les lecteurs
à Hubert Beuve-Méry est symptomatique à cet égard : le directeur du Monde a reçu, en
deux ans, cinquante et une lettres qui concernaient Etienne Gilson et le neutralisme,
mais il reçoit, en deux mois, cent soixante-deux lettres après la publication du faux
rapport Fechteler, ce qui signifie que l’émotion fut grande chez les lecteurs. Enfin, la
publication du faux rapport Fechteler favorisa le lancement de pamphlets qui
cherchaient à ternir l’image du Monde.

Des pamphlets

Hommage involontaire rendu à la réussite d’une formule éditoriale, Le Monde est le


journal français qui attire la publication du plus grand nombre d’articles, de livres et de
libelles critiques ou d’opuscules franchement hostiles. Sans compter les innombrables
thèses et mémoires de DEA ou de maîtrise, qui utilisent Le Monde comme source,
comme objet ou comme support, le journal fondé par Hubert Beuve-Méry a fait l’objet
d’une bonne vingtaine de livres et d’une quinzaine de publications de

250 Composée de Jacques Fauvet, Marcel Tardy, Robert Guillain, Pierre Drouin et Jean Schwœbel.
LA CRISE DE 1951 115

format plus réduit. Les seuls articles de presse recensés par la documentation du journal,
qui, hélas, ne prétend pas à l’exhaustivité, sont contenus dans plusieurs boîtes
d’archives. La consultation en est finalement monotone, tant reviennent en permanence
les mêmes accusations et les mêmes griefs.
Pour l'extrême gauche, le Parti communiste en premier mais également les
différentes mouvances anticapitalistes, Le Monde demeure le successeur du Temps 1. Il
reste l’organe du Comité des forges, du grand patronat, de la haute banque et du
gouvernement : «Le Monde, copie fidèle du Temps, l’ancien journal du Comité des
forges », affirme LHumanité dès le 27 décembre 1944. Quand le journal se fait critique,
c’est uniquement afin de cacher sa collusion objective avec la bourgeoisie pour mieux
tromper la classe ouvrière. Ainsi, Roger Garaudy revient à la charge dans L’Humanité
du 16 mai 1951 : «Jaurès disait autrefois du Temps “c’est la bourgeoisie faite journal”.
À la Libération, Le Monde a succédé au Temps sans en changer le caractère. Le Monde
n’est pas le journal d’un parti, c’est le journal d’une classe, le journal de la classe de la
grande bourgeoisie capitaliste. » Au cours des années, la même thématique perdure, à
peine édulcorée lorsque Le Monde critique les États-Unis, ou, plus tard, lorsqu’il
soutient l’union de la gauche. Il apparaît alors comme l’organe de la « bourgeoisie
éclairée » que l’on peut consulter tout en restant méfiant à son égard. Par exemple : « Ce
que nous mettons en cause c’est la tromperie sur la qualité de la marchandise. Le Monde
n’est pas l’organe d’informations impartiales qu’on nous présente. Il se trouve au
Monde des journalistes qui font leur métier correctement et souvent avec talent. Mais il
s’y trouve aussi une direction exprimant des intérêts différents de ceux de la classe
ouvrière et du peuple de France et qui impose son orientation générale au journal, tout
en s’efforçant de ménager toutes les clientèles, celle de gauche y compris. Le Monde est
bien en cela dans la ligne de son prédécesseur Le Temps : un journal de bon ton
bourgeois, habilement fait et non moins habile défenseur de sa classe251 252. »
À l’extrême droite, le quotidien de la rue des Italiens est considéré comme un organe
communiste, antinational, bradeur d’empire colonial et hostile à l’armée française,
d’autant plus déstabilisant pour la nation française qu’il se pare des dépouilles de
l’ancien et honorable Temps. Aspects

251 En 1952, Pierre Monatte, dans La Révolution prolétarienne, reprend à son compte les accusations selon
lesquelles «Le Monde c est Le Temps».
252 Robert DECOMBE, «Le Monde, un miroir déformant», Les Cahiers du communisme, avril 1968.
LA CRISE DE 1951 116

de la France et Rivarol sont les principaux organes de cette mouvance, mais la droite
gaulliste ne répugne pas à emprunter les mêmes chemins. «La prétendue objectivité de
ce quotidien du soir, réputé sérieux, et d’ailleurs assez largement renseigné, n’est que
faux-semblant. Non seulement par nécessité ou par faiblesse, il est toujours du côté de la
majorité au pouvoir, dont il propage les vues et excuse les erreurs ; non seulement scs
correspondances de l'étranger reflètent, la plupart du temps, le point de vue du Foreign
Office ou du Département d’Etat, mais sa direction est entièrement entre les mains
d’hommes appartenant à un parti de la Troisième force et à un seul : le MRP», affirme,
le 27 juillet 1951, Rassemblement, l’organe du RPF. Quelques années plus tard, André
Figueras revient à la charge dans La Nation française du 18 février 1959 : «De même
qu’il existe des journaux qui sont de véritables boîtes à ordures, Le Monde est, lui, une
boîte à rancœurs. C’est le réceptacle où des bilieux, des mal portants, des sans aucune
chance de participer aux Jeux olympiques, des pas beaux, des pas vernis, viennent faire
leurs petites amertumes. Les articles du Monde sont autant de coups de pieds de l’âne à
ce lion devenu vieux, hélas, qu’est la France. »
A côté des polémiques dans la presse, Le Monde a été l’objet de virulentes critiques
dans des pamphlets qui, en reprenant les mêmes thèmes, accusent le journal de
sympathies envers le communisme ou au contraire d’être le thuriféraire du capitalisme
libéral. Par ordre chronologique, Le Monde auxiliaire du communisme, publication du
Bulletin d’études et d’information de politique internationale (BEIPI) 253 de Boris
Souvarine, financé par Georges Albertini qui fut de 1942 à 1944 le secrétaire général du
Rassemblement national populaire de Marcel Déat, inaugure, en 1952, une lignée de
libelles qui développent l’idée, parfois en se recopiant mot pour mot, que Le Monde est
le fourrier du communisme.
Cette brochure donne la trame argumentaire à une longue lignée de libelles dirigés
contre Le Monde. Elle mêle les affirmations sur la vénalité du directeur et les
accusations sur ses liens avec les puissances étrangères : Hubert Beuve-Méry est tour à
tour stipendié du gouvernement tchécoslovaque, soupçonné pour un «voyage
mystérieux en Russie soviétique avant la guerre» et convaincu d’une «mission discrète
au Portugal pour le compte du gouvernement du maréchal Pétain ». Autocrate, le
directeur du Monde manipule ses journalistes :

253 Supplément du BEIPI, octobre 1952. Au sujet du BEIPI, de Boris Souvarine et de Georges Albertini,
voir Jean-Louis PANNÉ, Boris Souvarine, le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont, 1993.
117 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

«Tous les rédacteurs du journal attestent que M. Beuve-Méry lui-même révise


la prose de ses collaborateurs. C’est M. Beuve-Méry qui “arrange” les textes,
autrement dit qui les déforme, les altère, les tripatouille pour les mettre au sendee
d’une information dirigée dans le sens qui convient au parti pris adopté par lui
dans la guerre froide.
De la première à la dernière page fdu Monde'] se donnent libre cours
l’émulation dans la tromperie, le tripatouillage, outre le culte de l’incompétence et
le parti pris de la complaisance envers l’ennemi. Toutes les colonnes du Monde
qui en définitive n’en font qu’une : la cinquième. Puisque l’indignité nationale
figure désormais dans la législation pénale comme peine infamante, qui la mérite
sinon les gens du Monde.
Si l’esprit public, en France, est tombé aussi bas, si l’opinion publique est à tel
point désorientée ou égarée, si les fausses nouvelles et les interprétations
insensées trouvent tant de crédit, si l’ennemi totalitaire marque tant de succès
dans sa “guerre froide”, si les cadres de la société française sont rongés à un tel
degré par le défaitisme et la complaisance envers le communisme stalinien, il faut
s’en prendre, certes, à ceux qui devraient guider l’opinion, mais d’abord et avant
tout au Monde. Sous couvert d’information impartiale, Le Monde se permet une
déformation, une désinformation, une mésinformation systématiques pour induire
en erreur ses lecteurs et ceux des journaux suiveurs. Toute une technique de
falsification, dans chaque rubrique, est mise au service d’une cause inavouable. »

Dans la même veine, en 1953, paraît Le Neutralisme, édité par


l’Association des intellectuels antitotalitaires, puis, en 1955, un polémiste de la
mouvance catholique intégriste, Jean Madiran, reprend le flambeau avec deux
pamphlets, Ils ne savent pas ce qu'ils disent, et Ils ne savent pas ce qu’ils font 1,
qui prétendent révéler une collusion entre Hubert Beuve-Méry, représentant du
communisme, et le groupe de presse La Vie catholique dirigé par Ella
Sauvageot : «Le déjeuner hebdomadaire de M. Beuve-Méry avec Mme
Sauvageot et ses collaborateurs atteste que le directeur prosoviétique du Monde
est aussi le directeur de conscience politique de la presse catholique de grand
tirage. 11 s’agit d’une mainmise organisée sur l’opinion catholique. [...] M.
Beuve-Méry dans toute son action politique et religieuse propage un certain
genre de confiance envers les communistes et en même temps une méfiance à
l’égard du pape.» En 1956, un opuscule du Mouvement de libération des
peuples2, groupe antistalinien d’extrême gauche, tout en rendant hommage aux
qualités du

1. Les Nouvelles Éditions Latines, 1955.


2. Mouvement de libération des peuples, Les Maîtres de la presse, 1956.
LA CRISE DE 1951 118

journal, accuse Le Monde d’« hostilité envers la gauche », ce qui « devrait lui attirer
les sympathies de la droite».

Un tzzz/z-Monde
Pourtant, l’indépendance du Monde ne lui vaut pas le soutien des forces de droite.
Des hommes politiques et des hommes d’affaires tentent à plusieurs reprises
d’acheter Hubert Beuve-Méry pour qu’il développe une orientation plus «nationale».
Devant le refus du patron, certains d’entre eux tentent de créer un journal concurrent
du Monde afin d’atteindre le quotidien de la rue des Italiens dans ses ressources
financières. La tentative du Temps de Paris, en 1956, a été retracée par Jean-Noël
Jeanneney’, qui montre comment Antoine Pinay, instigateur du nouveau quotidien
destiné à «tuer Le Monde», regroupe des hommes d’affaires autour d’un projet de
quotidien du soir anti-Monde, tandis que Philippe Bœgner, chargé, par Antoine
Pinay, d’organiser la rédaction du journal, prépare un journal concurrent de Prance-
Soir. L’alliance impossible ne pouvait aboutir qu’à un gaspillage humain et financier,
au prix d’un investissement de 800 millions de francs en 1956 254 255 256. Destiné à
défendre l’Occident chrétien et ses valeurs contre le péril communiste, le contenu
politique du Temps de Paris est un mélange d’atlantisme et de colonialisme version
Algérie française qui ne pouvait attirer durablement une clientèle fidèle. Ce quotidien
fut lancé sans le support d’un concept rédactionnel, sans autre projet que celui de
nuire, sans équipe et sans patron capables d’animer cette feuille. Les rédacteurs
venaient d’horizons divers, seuls quatre d’entre eux, Maurice Ferro, Charles Favrel,
Nicolas Vichney et Georges Penchenier, étaient d’anciens rédacteurs du Monde\ Le
premier numéro du Temps de Paris parut le 17 avril 1956, daté du 18. Les ventes
s’écroulèrent rapidement, rendant l’aventure caduque en moins de trois mois. Le
dernier exemplaire sortit des presses le 3 juillet 1956257.

254 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JÜLLIARD, Le Monde de Beuve-Méry, p. 168-198» et Jean-


Noël J EANNENEY, Le Temps de Paris, histoire d'un fiasco, L’Histoire, n° 4, septembre 1978, p. 41-50.
Voir également Pierre ASSOULINE, Une éminence grise, Jean Jardin (1904- 1976), Balland, 1986, p. 398-
413, et Philippe BŒGNER, Presse, argent, liberté, Fayard, 1969.
255 Environ 90 millions de francs actuels ou 14 millions d euros.
256 Pour tenter d’attirer les rédacteurs du Monde, Philippe Bœgner proposait des salaires deux à trois
fois plus élevés que ceux versés par le quotidien de la rue des Italiens. Mais bien peu tentèrent l’aventure.
Hubert Beuve-Méry considéra qu’ils avaient trahi et refusa de les reprendre rue des Italiens, excepté Nicolas
Vichney.
257 Les ventes à Paris de 147 829 exemplaires le premier jour, tombent à 90000 exemplaires le
troisième jour, à 50000 exemplaires après une semaine, 40000 exemplaires
LA CRISE DE 1951 119

Cependant, si les attaques contre Le Monde ternissent peu l’image du journal,


celle-ci reste forte, dans un contexte politique tendu qui réclame un quotidien libre de
ton et indépendant des pouvoirs. La guerre froide, la guerre d’Indochine puis celle
d’Algérie et les déboires ministériels de la IVe République contribuèrent durant ces
années à faire du Monde un organe de presse indispensable à ses lecteurs. La marque
Le Monde, qui fait l'essentiel de la richesse du journal, une décennie après sa création
s’est imposée comme celle d’un quotidien de référence, indépendant des puissances
politiques et financières, celle d’un quotidien qui apporte à ses lecteurs des
informations complètes et fiables. Hubert Beuve-Méry, par sa politique
rédactionnelle, incita les élites politiques, économiques et intellectuelles à lire son
journal, quand bien même elles n’acceptaient pas ses opinions politiques, parce que
les questions posées par le quotidien de la rue des Italiens touchaient au devenir de la
société française et occidentale et à ses valeurs fondatrices. Dès 1954, un sondage de
lectorat réalisé dans le département de la Seine258 259 montre que, si le lectorat du
Monde est composé principalement de cadres (45>5 %), de professions libérales
(20,5 %) et de fonctionnaires (18 %), il comprend également un contingent
d’employés et d’ouvriers, notamment de syndicalistes et de militants politiques. Le
Monde est abondamment cité dans la presse syndicale, dans la presse communiste ou
socialiste, aussi bien que dans la presse de droite. Hubert Beuve-Méry a gagné son
pari de réaliser un journal qui soit lu à droite comme à gauche, un journal
indispensable aux élites.
L’opuscule Les Maîtres de la presse, tout en restant critique, rend un bel
hommage au quotidien de la rue des Italiens :
« [...] Ce journal, à qui personne ne conteste en France ni à l’étranger, le titre de
premier quotidien français, a su se rendre indispensable à toute une fraction de
l’opinion française, sans renoncer pour autant à son indépendance. Sa clientèle,
relativement peu nombreuse, mais d’une qualité politique incontestable, Le Monde se
l’est attirée par la solidité de ses informations toujours soigneusement vérifiées et sa
manie du document. Il a su ensuite se l’attacher en lui donnant le goût du non-
conformisme, de la liberté d’esprit, de la réflexion sur les problèmes majeurs. Nul
gouvernement, sauf Mendès France, pendant quelques semaines, n’a pu conserver la
bienveillance du Monde, dès lors qu’il a cherché à masquer son immobilisme et ses
échecs par des phrases ronflantes et vides. [...] Tant que le journal d’Hubert Beuve-
Méry est là, on n’est jamais sûr de pouvoir faire des coups en douce, ni de bourrer
impunément le crâne

un mois plus tard et diminuent inexorablement au début de l’été, ce qui amène les commanditaires à mettre
fin à l’aventure.
259 DORSET et Cie, «Étude auprès des lecteurs du journal Le Monde», 1954.
LA CRISE DE 1951 120

des lecteurs (les archives du Monde sont excellentes et l’esprit critique de ses
collaborateurs, aiguisé). L’éliminer devient ainsi une tentation séduisante : ce serait
supprimer la mauvaise conscience du crâne de bien des bourgeois et des fonctionnaires,
ses lecteurs. Ce serait aussi liquider un empêcheur de tourner en rond, qui prêche la
lucidité politique et refuse souvent - mais pas toujours - les équivoques de la fameuse
“politique nationale”. C’est cet état d'esprit qui constitue l’unité de la rédaction, et celle
du journal. Journalistes de droite et de gauche s’y côtoient et prennent parfois le lecteur
à témoin de leurs divergences. Mais presque tous paraissent épris de rigueur
intellectuelle : ils n’hésitent pas à publier des rectificatifs qui leur donnent tort, des
mises au point qui corrigent leurs informations, voire des lettres de lecteurs corrigeant
leurs erreurs. C’est peut-être cette honnêteté - poussée jusqu’au masochisme - qui
260
séduit les lecteurs du Monde . »

Certes, au cours des années 1950-1955, la diffusion a quelque peu fléchi, de


126 000 à 117 000 exemplaires, mais l’ensemble de la presse quotidienne
française connaît un creux semblable, ce qui conduit à limiter l’influence de la
crise de 1951, de la publication du «rapport Fechteler» ou des pamphlets, dans le
déclin des ventes du Monde.
Au cours de cette période, Hubert Beuve-Méry évince les opposants dans
l’administration (Martial Bonis-Charancle), parmi les associés (René Courtin) ou
au sein de la rédaction (Raymond Millet et Rémy Roure). Les crises des années
1951-1956 permettent de souder la rédaction en un bloc autour de son directeur et
de réaliser l’unification du personnel administratif et ouvrier autour du projet
commun, la réalisation du journal. Cependant, la création de la Société des
rédacteurs du Monde, qui entre bientôt en rivalité avec les associés et les gérants,
prépare des tensions ultérieures, par la mise en place d’institutions contraignantes
qui montrèrent leurs imperfections lorsque Hubert Beuve-Méry décida de se retirer
graduellement de la direction du journal.

260 Mouvement de libération des peuples, Les Maîtres de la presse, op. cit., p. 51-54.
4.
Un environnement économique contraignant

Pour mener à bien la fondation, la consolidation puis l’expansion du


Monde, Hubert Beuve-Méry entreprit de construire une image de marque
originale pour le quotidien, d’unifier la rédaction autour de son patron et
d'établir la prépondérance des gérants sur les associés. Mais le directeur du
Monde insistait également sur l’obligation de gérer l’entreprise en faisant
preuve d’une grande rigueur, afin de maintenir une indépendance
financière, garante de l’indépendance rédactionnelle. Cette volonté fut
d’autant plus facile à traduire dans la réalité que l’entreprise Le Monde
vivait à ses débuts, à l’image de la France et de l’ensemble de la presse
quotidienne parisienne, dans une situation de pénurie. En effet, les
difficultés économiques étaient telles, pendant les années qui suivirent la
fin de la Seconde Guerre mondiale, que les entreprises de presse durent
limiter leurs projets rédactionnels et industriels, tandis que les coûts de
production demeuraient difficilement compressibles. Les quotidiens
autorisés à reprendre les biens des journaux interdits purent cependant
commencer leur exploitation sans réaliser des investissements importants,
voire sans aucun apport financier. Le gouvernement fournissait, en effet,
une avance de trésorerie à toutes les entreprises de presse autorisées. Les
difficultés d’approvisionnement et les restrictions de papier touchaient
l’ensemble de la presse et pesèrent sur le compte d’exploitation du Monde,
comme sur celui des autres journaux. L’équilibre d’exploitation fut
d’autant plus précaire que le journal avait l’obligation d’employer les
anciens salariés du Temps, qu’il était moralement impossible et légalement
difficile de licencier. Le Syndicat de la presse parisienne et le Syndicat du
livre CGT avaient en effet conclu un accord qui prévoyait l’emploi de
l’ensemble des ouvriers, employés et journalistes, exceptés les
collaborateurs notoires, par les nouvelles entreprises de presse. Dès lors,
l’entreprise ne maîtrise qu’une faible proportion de ses coûts salariaux, qui
sont, pour l’essentiel, régis par les représentants des syndicats ouvrier et
patronal.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 122

Les dépenses du Monde demeurent donc, dans les premières années,


difficilement compressibles, mais, les recettes des ventes et des abonnements
compensent ces lourdes charges, car les Français, soumis à la censure et à la
propagande pendant cinq ans, accueillent favorablement la presse nouvelle. Le
Monde, comme les autres journaux, profita de l’engouement provisoire du
public. Toutefois, il sut conserver une grande partie du lectorat acquis dans les
premières années du journal. En outre, les conditions d’exploitation du Monde,
comme celles de toutes les entreprises de presse, étaient étroitement contrôlées
par l’État et par la corporation patronale qui mirent en place des organismes de
soutien et d’encadrement et qui répartirent les imprimeries et le papier entre les
différents journaux. Cela favorisa l’implantation de nouveaux titres parisiens et
le maintien de quelques quotidiens qui paraissaient avant-guerre, en limitant les
risques économiques liés à la concurrence.

L’ENCADREMENT ÉTATIQUE

Depuis la Libération, l’État encadre les entreprises de presse françaises qui


conservent aujourd’hui encore des particularités de cette époque. Le cadre issu
de la Résistance et de la guerre, fortement contraignant au départ, est
graduellement allégé dans les années cinquante, quoiqu’il marque encore le
paysage de la presse française. L’État et les organismes professionnels
participent directement à l’élaboration des conditions économiques en tentant de
limiter la concurrence entre les titres. Une relative égalité entre les quotidiens
découle de ce système, mais elle n’empêche pas que certains journaux se
vendent mieux que d’autres et que certaines entreprises réussissent mieux que
d’autres.
Dans un premier temps, les quotidiens reçurent de l’État, en usufruit et
contre redevance, les machines et les immeubles des journaux expropriés.
Chaque journal recevait en outre une subvention de démarrage de 3 millions de
francs261, composée d’un million de francs en espèces, d’un million de francs en
dépôt de garantie des loyers auprès de l’administration des Domaines et d’un
million de francs en dotation de papier. Cette répartition explique que, selon les
sources, certains auteurs affirment qu’Hubert Beuve-Méry reçut un million de
francs du gouvernement, et d’autres, trois millions de francs. En réalité, Le
Monde reçut seulement un million de

261 Environ 3 000 000 de francs 2001 ou 450 000 euros.


UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 123

francs en espèces et 225 000 francs en dépôt de garantie du loyer auprès des
Domaines. En juin 1945, le gérant du Monde restitua l’ensemble des avances au
Trésor Public1, car Hubert Beuve-Méry souhaitait marquer son indépendance à
l’égard du pouvoir politique. Ainsi, Le Monde fut traité comme les autres
quotidiens, mais à la différence de ces derniers, il remboursa la subvention
reçue262 263.

Le contrôle de l'État sur les prix et sur les tirages


À la Libération, le combat en faveur de l’instauration d’un nouvel ordre
démocratique nécessite l’élimination de la presse collaboratrice et vichyssoise.
Les résistants mettent l’accent sur la réforme de la presse quotidienne264, qui est,
à l’époque, le principal moyen d’information et de propagande, le seul
susceptible d’assurer un certain pluralisme politique garant de la démocratie.
Dans cette optique, il fallait organiser la liberté de la presse, afin que
l’information échappât à l’emprise des financiers265. Dans un texte de 1947,
Hubert Beuve-Méry rappelle la démarche de la Résistance et de l’Etat :

«La presse avait trop largement contribué à intoxiquer le peuple français


avant la guerre, elle obéissait trop servilement pendant l’occupation aux
maîtres allemands ou aux propagandistes de Vichy pour que les clandestins ne
rêvassent pas, sur ce point comme sur bien d’autres, d’une révolution totale.
Des journaux paraissaient alors dont le financement, la rédaction, l’impression
restaient recouverts, il est vrai, d’un rigoureux anonymat. Mais ceux qui les
finançaient, ceux qui les rédigeaient ou les composaient, ceux qui les
colportaient et parfois ceux mêmes qui les lisaient, savaient qu’ils encouraient
délibérément la mort, voire mille morts. Pour n’être pas toujours très
bourgeoise, la caution n’était pas moins valable. Et on se prenait à rêver que

262 Lettre, datée du 12 juin 1945, d’Hubert Beuve-Méry à François Bloch-Lainé, directeur du
Trésor, accompagnant un «chèque de 1 225 000 francs sur le CNEP, en remboursement des avances
consenties au journal en décembre 1944, soit, crédit en espèces, 1 million de francs ; crédit en loyer
correspondant au dépôt de garantie, 225 000 francs, et crédit papier, néant ». Fonds HBM.
263 Ce qui n'empéche pas les auteurs hostiles au journal, en se répétant les uns les autres,
d’affirmer comme le dernier en date, Régis DEBRAY, Le Siècle et la règle, Fayard, 2004, p. 57, que Le
Monde est « lancé sur fonds publics », que « les imprimeries du Temps changèrent de propriétaire par
décret », alors quelles furent achetées par le journal grâce aux bénéfices dégagés.
264 Pierre-Henri TEITGEN, op. cit., p. 106-115, expose les débats au sein de la Fédération
nationale de la presse clandestine (FNPC), dirigée par Albert Bayet. La FNPC devient, en 1944, la
Fédération nationale de la presse française (FNPF).
265 Voir Patrick EVENO, L’Argent de la presse française, op. cit., p. 121-127.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 124

de cette presse misérable mais si ardente, si héroïque, naîtraient des feuilles


entièrement nouvelles ou plutôt que les feuilles clandestines surgissant brusquement
au grand soleil de la libération garderaient longtemps, très longtemps, la pureté et la
générosité qui les avaient vues naître. Et l’on se préoccupait des mesures qu’il
faudrait prendre alors pour empêcher tout retour offensif des titres déshonorés 1. »

L’idée principale est de chasser les marchands du temple, puis, une fois les
nouveaux journaux créés, de s’assurer que tous les partis et toutes les sensibilités
politiques, excepté celles issues de la collaboration, soient représentés par un
organe de presse. Il fallait, enfin, faire en sorte que cette presse pluraliste puisse
vivre, avec l’aide de l’État, chargé de gérer et de répartir la pénurie. Alors que la
France sort de quatre années de censure, d'intolérance et de propagande, la
volonté d’organiser le pluralisme par l’intermédiaire de l’État réalise quasiment
l’unanimité dans l’opinion. Le ministre de l’information accorde les autorisations
de paraître, en fonction de critères politiques, de façon parcimonieuse au début,
puis plus généreusement266 267. Cependant, dès 1946, comme il y a pléthore de
journaux, certains d’entre eux ne tardent pas à déposer leur bilan. L’État est alors
sommé d’aider la presse, par des mesures fiscales, des aménagements de tarifs
publics et des accompagnements directs, tout en contrôlant étroitement, jusqu’en
1957-1958, le prix de vente des quotidiens et les quantités de papier qu’ils
consomment.
En contrepartie des subventions qu’il verse, l’État encadre la presse pendant
de nombreuses années, à l’aide des mesures énoncées dans l’or

266 Hubert BEUVE-MÉRY «Presse d’argent ou presse partisane», Esprit, n° 133, mai 1947, p.
721-731.
267 En 1945-1946, 34 quotidiens, dits nationaux, en fait parisiens, tirent ensemble à six millions
d’exemplaires (en 1939, la presse quotidienne tirait à plus de dix millions d’exemplaires), et 175
régionaux et locaux à plus de neuf millions d’exemplaires. À Paris reparaissent, dès l’été 1944,
L'Humanité, L’Aube, Le Populaire, Ce Soir et Le Figaro, auxquels s’ajoutent les journaux nés dans la
clandestinité, Combat, Défense de la France (qui prend le nom de France-Soir le 8 novembre 1944),
Franc-Tireur, France-Libre, Front national, Libération et Le Parisien libéré, puis, à partir de
septembre 1944, Résistance, L'Aurore, Libération-Soir, L’Homme libre (devenu Libres, puis Soir-
Express), Patrie, Le Monde, Nouvelles du Matin et La Croix, en février 1945 ; L’Ordre, La Dépêche
de Paris, Le Pays, La Nation, L’Époque, au printemps 1945; Cité nouvelle (Cité-Soir), La Voix de
Paris, Le Courrier de Paris, Paris-Matin, durant l'été 1945 ; Le Messager de Midi, Le National et
L'Étoile du soir à l’automne 1945, auxquels il faut encore ajouter les trois quotidiens économiques,
Les Échos, La Cote Desfossées et La Vie financière. En 1946, trois quotidiens sportifs et quatre
quotidiens hippiques viennent compléter cette liste. Voir Y Histoire générale de la presse française, t.
IV.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 125

donnance du 30 septembre 1944. Le ministère de l’information, dont les pouvoirs


sont prorogés par décret chaque année, puis pérennisés par la loi du 1er mars
1951, détermine la pagination et le tirage des quotidiens. Fixée à 2 pages grand
format jusqu’en juin 1946, la pagination autorisée augmente progressivement,
jusqu’à atteindre 6 pages, en mai 1949, soit 12 pages du demi-format adopté par
Le Monde. Le gouvernement Pleven accorde enfin la liberté de pagination et de
tirage aux quotidiens, en octobre 1951, mais cette liberté n’est formellement
reconnue par la loi qu’à la fin de l'année 1957, par le gouvernement de Félix
Gaillard.
La liberté de fixer le prix de vente du journal, principal élément de la
rémunération des entreprises de presse, demeure également limitée jusqu’à la fin
de la IVe République. En 1944, le ministère de l’information avait fixé, après
concertation avec la Fédération de la presse, le prix de vente des quotidiens, qui
fut ensuite soumis à la réglementation générale des prix, par l’ordonnance du 30
juin 1945. La liberté des prix fut rendue à la presse quotidienne par l’arrêté du 19
mai 1950. Cependant, divers arrêtés de blocage du prix de vente furent adoptés au
cours des années cinquante, jusqu a ce que la liberté du prix de vente soit enfin
reconnue, par l’arrêté du 28 décembre 1957.
Les contraintes financières imposées par l’Etat cachaient parfois des
motivations politiques. Ainsi, en octobre 1956, le gouvernement Guy Mollet
utilise le blocage des prix, pour imposer à Hubert Beuve-Méry une limitation du
prix de vente du Monde, dans le but évident de faire pression financièrement sur
le contenu politique du journal. En dehors de cet épisode, la contrainte
économique du blocage des prix a paradoxalement favorisé la presse quotidienne,
parce que le maintien d'un prix de vente peu élevé facilita la diffusion de la
presse. Durant treize ans, Le Monde et ses concurrents se plièrent, après
négociations entre le ministère de l’information et la Fédération nationale de la
presse française, aux directives gouvernementales, qui tenaient peu compte des
réalités économiques de la presse. Les prix furent fixés à la Libération, en
fonction des contraintes de l’époque : une pagination réduite mais un papier cher,
une main-d’œuvre pléthorique et sous-employée, un marché très fortement
concurrentiel, mais dont la concurrence ne portait pas sur les prix, ceux-ci étant
identiques pour tous268.

268 Le prix des quotidiens parisiens est fixé à la fin de l’année 1944 à 2 francs. Par tradition, Le Temps était
vendu plus cher que les autres quotidiens ; aussi, par dérogation, Le Monde est-il vendu 3 francs. En juillet
1946, le prix de vente des quotidiens parisiens est fixé à 4 francs ; Le Monde doit s’aligner sur ses confrères.
Jusqu’en 1950, le quotidien de
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 126

Les prix de vente des quotidiens restèrent donc peu élevés, à moins de 3
francs déflatés (environ 0,50 euro), jusqu’en 1957. Le maintien d’une presse à
bon marché apparaît donc comme la contrepartie des aides importantes que l’Etat
apporte aux journaux. Lorsque la liberté des prix de vente fut rendue à la presse,
comme la plupart des quotidiens fragiles avaient déjà cessé leur exploitation 1, la
concurrence ne se situa pas au niveau du prix de vente mais au niveau de la
quantité et de la qualité des informations offertes aux lecteurs.

Les aides de l’État


L'État allège les charges des entreprises en accroissant le montant des
subventions qui avaient été mises en place à partir des années 1917-1920, et qui
furent complétées, dans les années trente et à la Libération. Les aides se
répartissent en trois grandes masses : les abaissements tarifaires consentis par les
administrations et les services publics, les exonérations fiscales et les aides
directes. Dès la Libération, elles mettent en jeu des sommes importantes, qui ne
cessent d’augmenter depuis lors269 270 271. Les aides tarifaires concernent le
transport, à moitié prix, des journaux et des invendus par la SNCF 272, les
communications téléphoniques des correspondants de presse à destination de leur
journal, la location de télex, également à 50 % du tarif, et une tarification spéciale
pour l’acheminement par la poste des exemplaires destinés aux abonnés et des
envois aux dépositaires. Ce tarif postal préférentiel, adopté dès 1945, permet au
Monde et à ses confrères d’économiser des sommes importantes. Ainsi, en 1946,
les frais

la rue des Italiens conserve un prix de vente identique aux autres quotidiens parisiens. Le 3 mars 1951,
Le Monde retrouve un prix plus élevé que ses confrères, en passant à 15 francs, alors que ses ceux-ci
vendent leur quotidien à 12 francs.
270 En 1957, il ne reste que 13 quotidiens parisiens, contre 34 en 1945 et 26 à la fin de 1946.
271 Sur ce sujet, consulter : Service juridique et technique de l’information (SJTI), Tableaux
statistiques de la presse, publication annuelle, depuis 1990, La Documentation française, Paris.
Précédemment, le SJTI publiait, chaque année depuis 1974, Presse et Statistiques. Arthur
ANDERSEN, Analyse du système des aides publiques à la presse écrite, décembre 1989. Arthur
ANDERSEN, Conditions de gestion des entreprises de presse, juin 1988. André SANTINI, L'Aide de
ÏÉtat à la presse, PUF, 1966. André SANTINI, L'État et la presse, Litec, 1990.
272 En application de la Convention du 31 août 1937 passée entre l’État et la SNCF, une somme
ad hoc figure au budget général, affectée aux services de la présidence du Conseil, puis du Premier
ministre, au titre de l’information, qui permet de compenser le manque à gagner de l’entreprise
nationale.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 127
d’affranchissement des 10 millions d’exemplaires1 envoyés aux abonnés ont coûté 2
millions de francs, soit une moyenne de 20 centimes anciens par envoi 273 274. Cet
affranchissement représente 5 % du prix de l’exemplaire vendu au numéro (4 francs
en 1946), alors que les frais de distribution par les messageries se montent à 40 %
du prix de vente. Certes, Le Monde effectue le tri des abonnements au départ de la
rue des Italiens, ce qui entraîne des frais de personnel et des fournitures pour la
somme de 4 millions de francs, mais, au total, le coût du service de l’abonné
n’atteint que 15 % du prix de vente au numéro, bien inférieur à celui des
messageries. Pour l’essentiel, l’économie réalisée par le journal est supportée par
l’administration des postes et par l'Etat qui comble une partie du manque à gagner
de celle- ci. Au cours de la même année, la marge d’exploitation du Monde atteint
14 millions de francs, dont une bonne partie aurait disparu si les PTT avaient
appliqué une taxation quatre à cinq fois plus élevée, à l’instar de celle qui est
pratiquée en Grande-Bretagne. De 1946 à 1951, les frais d’affranchissement des
journaux destinés aux abonnés restent bloqués à 20 centimes, alors que le prix de
vente du journal passe de 4 francs en 1946, à 18 francs en octobre 1951 275. La poste
double alors son tarif à 0,40 francs, mais il ne varie plus jusqu’en janvier 1959,
tandis que l’exemplaire du Monde atteint 30 francs en février 1959 276. Les frais
postaux supportés par Le Monde pour ses abonnés représentent à peu près 1 % du
prix de vente du journal ou 1 % du prix de la taxe postale pour une lettre ordinaire.
Même en ajoutant à ce prix le coût du routage277, c’est-à-dire les salaires et les
charges sociales des ouvriers du départ du Monde, qui se montent à 2 francs par
exemplaire en 1951278, et à 3 francs par exemplaire en 1959 279, le

273 Le nombre moyen des abonnés est de 34 000 au cours de Tannée 1946, pour 307 numéros parus,
soit 10 438 000 exemplaires envoyés.
274 Environ 9 centimes déflatés (2001), 1,4 centimes d’euro.
275 Le timbre-poste pour une lettre ordinaire vaut 15 francs en octobre 1951 (INSEE, Annuaire
rétrospectif de la France).
4- Le timbre-poste pour une lettre ordinaire vaut 25 francs en février 1959 (INSEE, Annuaire
rétrospectif de la France).
277 Un exemplaire routé est un exemplaire qui a fait l’objet d’un tri et d’une mise en liasse en fonction
du bureau distributeur. Ce travail est effectué par les ouvriers du départ-poste, employés par Le Monde.
278 En 1951, Le Monde compte 29 469 abonnés en moyenne, pour 311 parutions dans l’année, soit
plus de 9 millions d’exemplaires envoyés. Les salaires et charges sociales du départ-poste représentent une
somme de 18 millions de francs, soit environ 2 francs par envoi.
279 En 1959, Le Monde compte 31 190 abonnés en moyenne, pour 312 parutions dans l’année, soit
plus de 9 700000 exemplaires envoyés. Les salaires et charges sociales du
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 128

journal ne paie au total que 10 à 15 % de la taxe d’affranchissement du tarif lettre.


Le manque à gagner pour les PTT est évident, car l’administration supporte les
frais d’acheminement et de distribution.
On peut également considérer que la faiblesse de la taxe postale en France a
incité les quotidiens à servir leurs abonnés par cette voie, au détriment du portage
à domicile, pratique courante dans d’autres pays européens, mais qui, en France,
restait trop onéreuse par rapport à la poste, dont les sendees subventionnés
n’étaient que partiellement rétribués par les entreprises de presse. D’autant plus
que le portage était assuré par des salariés des messageries de presse qui avaient le
statut des ouvriers du Livre. Ainsi, en septembre 1946, les porteurs obtiennent
d’être payés 85 francs les soixante-cinq exemplaires portés, contre 64 francs
précédemment, et ils demandent un salaire de 100 francs pour soixante-cinq
exemplaires. Avec un coût de portage de 1,54 franc par exemplaire contre un prix
postal de 0,20 francs l’exemplaire, il est logique de ne plus faire appel au portage,
même si celui-ci est plus rapide que la poste280 281. Les aides de l’Etat incitent ainsi
les quotidiens français à utiliser les services postaux plutôt que le portage, alors
que leurs confrères anglais ou allemands développent un système de portage
concurrent et complémentaire de la poste. Les deu> lobbyings croisés, celui des
ouvriers du Livre d’un côté qui militent poux des emplois à plein temps fortement
rémunérés et celui des patrons de presse de l’autre qui obtiennent des subventions
pour la diffusion par abonnement posté, ont abouti à éliminer pour longtemps la
solution du portage au détriment des finances de l’Etat, mais aussi de l’avenir de la
presse. En effet, la Poste se préoccupe mal de la presse, qui lui semble un client
imposé et quelque peu nécessiteux. Pendant des décennies, les entreprises de
presse demeurent tributaires du bon vouloir des revendications des postiers, qui
n’assurent pas un service de qualité. Le Monde en particulier, qui est distribué
l’après-midi dans la région parisienne, est victime de la suppression des tournées
vespérales. Joint aux rigidités du marché de l’emploi en France, ce lourd héritage
se traduit dans les difficultés de la reconquête du portage entamée depuis une
dizaine d’années.
La deuxième catégorie d’aides que l’Etat fournit au Monde et à ses confrères,
est constituée d’allégements fiscaux. La presse est exonérée

départ-poste représentent une somme de 30 millions de francs, soit environ 3 francs par envoi.
281 Hubert Beuve-Méry décide, en septembre 1946, de ne plus recourir au portage, «en raison des
traitements et des charges sociales qu’il faut verser aux porteurs, adhérents au syndicat du Livre» (AG
du 24 mars 1947).
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 129

de la taxe professionnelle et bénéficie d’un taux de TVA réduit. Avant la création


de la TVA, en 1954, la presse était totalement exonérée des taxes sur le chiffre
d’affaires (TCA) depuis 1934 1 ainsi que des taxes locales et de la patente. Cette
situation d’exonération totale s’est prolongée jusqu’à la loi du 29 décembre 1976,
relative au régime fiscal de la presse, qui assujettit celle-ci à une TVA réduite, à
2,1 % pour les quotidiens et les hebdomadaires d'information politique et générale,
et à 7 % pour les autres publications. Les fournitures destinées aux entreprises de
presse sont également exonérées de la TCA, puis de la TVA. Entre 1945 et 1956,
le ministère des Finances est amené à prendre de nombreuses décisions concernant
des objets précis282 283, qui aboutissent à une exonération totale des entreprises de
presse et de leurs fournisseurs. Les impôts versés par la SARL Le Monde restent
extrêmement faibles puisqu’ils ne dépassent jamais 2 % du chiffre d’affaires,
excepté en 1951, où ils atteignent un maximum historique de 2,58 % du chiffre
d’affaires.
La troisième exonération fiscale résulte de l’application de l’article 39bis du
Code général des impôts (CGI). Dès l’époque du Gouvernement provisoire, la loi
du 11 décembre 1945 stipule, en son article 46, que «les provisions [des entreprises
de presse] pour acquérir matériels, mobiliers, éléments d’exploitation sont
exonérées de l’impôt sur les bénéfices ». L’exonération de ces provisions est
ensuite reconduite dans les lois de finances, en principe provisoirement, pour un ou
cinq ans. Les entreprises de presse nées de la guerre étaient sous-capitalisées et
sous-équipées, aussi fallait-il dissuader les dirigeants de distribuer des bénéfices et
les inciter à moderniser les imprimeries en ayant recours à l’autofinancement. Cet
article 39bis du CGI profite essentiellement aux entreprises prospères, celles qui
réalisent des bénéfices et qui peuvent investir. L’avantage n’est toutefois pas
négligeable, l’impôt sur les bénéfices, auquel échappent les journaux, ayant
longtemps été fixé à un taux de 50 %. Le Monde, dans la période de prospérité des
années cinquante et soixante a largement usé de cette mesure pour financer l’achat
de ses immeubles et de ses machines. Le taux de marge élevé du journal et la faible
rémunération des actionnaires

282 L’exonération de la taxe sur le chiffre d’affaires, qui préfigurait la TVA, est devenue presque
totale, entre 1945 et 1947. En 1946, la SARL Le Monde paie 1,6 millions de francs d’impôts, pour un
chiffre d’affaires de 146 millions de francs. En 1947, elle verse 3,3 millions au titre de la TCA pour un
chiffre d’affaires de 185 millions de francs, ce qui représente un taux de 1,09 % en 1946 et 1,78 % en
1947.
283 Ainsi, des arrêtés sont pris concernant les clichés de presse, les ventes de bouillons, la colle, la
ficelle, les bandes adresse ou les sangles et courroies, qui permettent d’exonérer l’ensemble des
fournitures de presse.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 130

permirent de provisionner en franchise d’impôt des sommes importantes durant les


quinze premières années du Monde : 26 millions de francs pour un chiffre
d’affaires de 86 millions (30 %) en 1945, 13 millions de francs pour un chiffre
d’affaires de 146 millions (9 %), en 1946, puis des sommes moindres dans les
années cinquante, avant que les provisions ne repartent à la hausse au début des
années soixante. L’alinéa 2 de l’article 39bis du Code des impôts autorise les
entreprises de presse attributaires de biens de presse qui emploient des salariés
ayant perdu leur emploi à la suite de la suspension des journaux par l’ordonnance
du 30 septembre 1944, à déduire de leur bénéfice net les provisions constituées
pour le paiement des indemnités prévues en cas de licenciement. Cet alinéa
autorisa le directeur du Monde, qui employait nombre d’anciens salariés du Temps,
licenciés après la suspension du journal, à accumuler des provisions qui purent
faire l’objet de placements, alors que les autres provisions devaient être utilisées
dans les cinq ans pour acheter du matériel d’exploitation. Ces provisions, placées
en Bourse, furent utilisées, dans les années 1957-1968, pour financer l’achat des
immeubles du Temps et la rénovation de l’imprimerie.
Le Monde reçoit encore des subventions du Fonds culturel, institué par le
décret du 31 décembre 1956, afin de favoriser la diffusion de la presse française
dans les anciennes colonies qui obtenaient leur indépendance, et dans les pays de
la Communauté européenne alors en gestation284. Les subventions de ce fonds
étaient censées compenser une partie du coût d’acheminement des journaux
français vers les pays lointains afin de permettre une réduction du prix de vente en
monnaie locale. Les ventes à l’étranger sont en effet particulièrement onéreuses
pour les quotidiens, ce qui contribue à renchérir encore un produit déjà cher au
départ. Dans les pays africains, mais également dans nombre de pays européens,
Le Monde est un produit de luxe, ce qui explique en partie la faiblesse de sa
diffusion, même auprès des élites francophones. Le Fonds culturel apporte au
Monde chaque année quelques milliers de francs, mais cette somme, qui
correspond suivant les années à une moyenne de 2 % à 10 % du prix de vente du
quotidien, est loin de combler le coût prohibitif de la vente à l’étranger.
L’Etat maintint sa tutelle sur la presse jusqu’à la fin des années cinquante,
tout en accordant graduellement à celle-ci une plus grande liberté. Cependant, un
journal ne peut pas vivre de subventions gouvernementales, sauf à perdre son
âme. Hubert Beuve-Méry disait qu’il faisait un quotidien «au service du public»,
mais jamais qu’il dirigeait un service public ou un

284 Le Fonds culturel s’appelle ensuite Fonds d’aide à l’expansion de la presse française à
l’étranger.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 131

corps de fonctionnaires. Hubert Beuve-Méry estimait indispensable que


l’entreprise fût bénéficiaire pour être crédible, et que le journal fût lu pour justifier
son existence : «Après tout les peuples n’ont peut-être - comme on le dit des
gouvernements - que les journaux qu’ils méritent1. » Dans cet esprit, il paraissait
nécessaire au fondateur du Monde de limiter les coûts de fabrication afin de
dégager une marge commerciale suffisante. Cependant, la structure des charges
dans les entreprises de presse françaises rendait ce programme difficile à réaliser.

Le syndicat patronal gère les relations sociales et la distribution


Les structures corporatives patronales de la presse française, en gestation avant
la Seconde Guerre mondiale, naissent de la clandestinité et de la Libération. Au
cours de l’été 1943, le Comité général d’études285 286, organe de réflexion de la
résistance créé en juin 1942 à l’initiative de Jean Moulin, animé par Paul Bastid,
Robert Lacoste, François de Menthon, Alexandre Parodi, Pierre-Henri Teitgen et
René Courtin, avait constitué une Commission de la presse, dirigée par Alexandre
Parodi. Francisque Gay élabora pour elle un rapport de 140 pages intitulé
Éléments d’une politique de presse, publié clandestinement en 1944, qui
préfigurait le Cahier bleu de Pierre-Henri Teitgen et les ordonnances du
gouvernement provisoire adoptées à la Libération. Cette réflexion sur la presse,
engagée également par les dirigeants de publications clandestines, déboucha, en
novembre 1943, sur la création de la Fédération nationale de la presse clandestine
(FNPC), présidée par Albert Bayet, professeur de sociologie à la Sorbonne,
dirigeant de Franc-Tireur et président de la Ligue de l’enseignement à partir de
1945. Albert Bayet détermine, au nom de la FNPC, avec l’aval du Conseil
national de la résistance, les journaux qui recevront l’autorisation de paraître et
décide des contingents de papier, de l’affectation des fonds gouvernementaux et
de l’attribution des imprimeries.

La corporation patronale
La Fédération se transforme, en octobre 1944, en Fédération nationale de la
presse française (FNPF). Albert Bayet conserve la présidence de la fédération,
jusqu’à son décès en 1961. La Fédération nationale de la presse

285 Hubert BEUVE-MÉRY «Presse d’argent et presse partisane», Esprit, n° 133, mai 1947, p. 731.
286 Le Comité général d’études publie une revue, Cahiers politiques, dirigée, jusqu’à son
arrestation, par Marc Bloch.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 132

française regroupe le Syndicat de la presse parisienne (SPP), le Syndicat des


hebdomadaires, le Syndicat des quotidiens régionaux, le Syndicat de la presse
départementale et le Syndicat des périodiques de province. Le Monde refusa
longtemps d’adhérer au Syndicat de la presse parisienne, parce qu’il fut l'objet
d’attaques répétées de la part de la Fédération, qui souhaitait réserver les aides
gouvernementales aux journaux créés dans la clandestinité ou issus de groupes
considérés comme résistants. Le quotidien de la rue des Italiens était cependant
tenu de respecter les décisions et les barèmes édictés par les instances patronales,
en concertation avec le Syndicat du livre.
Après la grève des ouvriers du Livre qui empêcha toute parution des journaux
parisiens du 13 février au 16 mars 1947, Le Monde publia, du 27 mars au 11 avril
1947, sous la signature de Raymond Millet, une vaste enquête intitulée «Devant la
presse de la IVe République»1. L’auteur affirme, en conclusion : «Pour qu’elle [la
liberté de la presse] devienne une réalité, il faut placer les journaux dans des
conditions économiques telles qu’ils puissent prospérer sans dépendre de l’État,
sans se soumettre à des maîtres occultes, et sans accepter pour eux-mêmes que la
politique fasse l’argent. » Dans un autre passage, Raymond Millet mettait en
cause, en termes à peine voilés, les instances corporatives de la presse : « La
Fédération de la presse, née de la Fédération de la presse clandestine — noble
origine -, groupe en cinq syndicats, sous la présidence de M. Albert Bayet, la plus
grande partie des journaux français. Elle vise à assumer, depuis la Libération, le
rôle corporatif que tenait avant la guerre la Fédération nationale des journaux.
Mais l’esprit enthousiaste, parfois utopique dont il était naturel, voire heureux,
qu’elle fût animée à ses débuts, l’a conduite à exercer une influence plus large.
D’où le reproche, qu’on lui fait souvent, d’avoir sacrifié parfois le sens
administratif à l’idéologie. »
En mai 1947, le directeur du Monde critique à son tour, dans un article publié
dans la revue Esprit sous le titre «Presse d’argent ou presse partisane», la
corporation de la presse issue de la Résistance, qu’il avait précédemment
apostrophée dans les colonnes du journal, le 18 mars 1947287 288. Contre les
dirigeants de la presse parisienne qui considéraient Le Monde comme l’héritier du
Temps, Hubert Beuve-Méry place le débat sur le plan de la rentabilité
commerciale des quotidiens qui seule pourra assurer l’avenir d’une presse libre,
indépendante et honnête :

287 Raymond MILLET, « Devant la presse de la IVe République», Le Monde, 27,28,30- 31 mars,
2,3,4, 6-7, 8,10 et 11 avril 1947.
288 «Après la grève», Le Monde, 18 mars 1947.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 133

« On est en droit de montrer quelque sévérité à l’égard de la presse dite de la


résistance. Si elle pouvait être légitimement fière de son activité clandestine pendant la
guerre et, depuis la libération, de quelques belles et saines réussites, il est difficile de ne
pas la rendre assez largement responsable de l’échec dont elle est aujourd'hui menacée.
La Fédération de la Presse, qui était l’émanation et le rassemblement de la presse de la
résistance, a eu grand tort de ne pas mettre l’accent dès le départ sur les conditions
d’une bonne gestion commerciale. Cela eût été d'autant plus facile que, dans la
première période, tous les journaux gagnaient de l’argent. Mais ils auraient dû savoir
que ce pactole ne coulerait pas toujours. Faute plus grave encore, la Fédération a
toujours répugné à pratiquer dans son propre sein les épurations nécessaires. Peut-être
était-il délicat de contester les titres techniques, voire les titres de résistance, de tel ou
tel. Il était en tout cas indispensable de ne pas laisser s’instaurer, sous quelque prétexte
que ce fût, les mœurs que l’on avait si violemment dénoncées et que l’on continuait de
flétrir à longueur de colonnes. On vit cependant très vite la pénurie de papier donner
lieu à des trafics aussi illicites que profitables. La concurrence reprenait aussi ses droits,
ce qui était certes nécessaire, mais les procédés les plus condamnables et les plus
condamnés refleurissaient avec elle, surtout dans la presse du soir 289. Les difficultés
financières survenant, certains journaux acceptèrent de périr - généralement trop tard
pour que leur liquidation fût possible sans léser les droits du personnel, des créanciers
et de l’État - mais d’autres préféraient pourrir. Il fallait de l’argent, on en trouvait, qui
dans la caisse de l’État, qui, dans la main largement tendue d’un aventurier. A
l’occasion, on ne reculait pas devant les chèques sans provision. Quand l’un ou l’autre
de ces scandales était dénoncé, la Fédération préférait le couvrir pudiquement du
manteau de Noé

On comprend pourquoi le directeur du Monde refuse de participer à lorganisme


professionnel des quotidiens parisiens, le Syndicat de la presse parisienne (SPP),
créé en 1882, qui est largement rénové en 1944.

289 Allusion, transparente à l’époque, à la prise de pouvoir de Pierre Lazareff à Défense de la France,
au détriment de Philippe Viannay, animateur du mouvement et du journal dans la clandestinité. Pierre
Lazareff transforme ce journal en un journal populaire, successeur du Paris-Soir d’avant-guerre. Pour ce
faire, il change le titre, qui devient France-Soir, le 8 novembre 1944, et il adopte un ton et une maquette
plus accrocheurs, qui feront le succès du journal pendant plus de vingt ans. Voir à ce sujet : Olivier
WiEVIORKA, Défense de la France, destin d'un mouvement de résistance, thèse, université Paris I ; et
Yves COURRIÈRE, Pierre Lazareff Gallimard, 1995.
Hubert Beuve-Méry critique en outre les pratiques commerciales de France-Soir : «Notre journal ne
tire pas grand bénéfice de la vente par crieurs. L’effort que nous avons fait cet été, en associant notre vente
à celle de France-Soir, dans de nombreuses stations climatiques et balnéaires n’a pas donné les résultats
escomptés. Aussi, nous refusons-nous à nous lancer dans la politique de surenchère de nos confrères du
soir, qui dépensent des sommes considérables pour leur service de vente par crieurs» (AG du 17 mars
1948).
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 134

Le SPP est présidé successivement par Albert Bayet (1944-1945), Claude Bellanger
du Parisien libéré (1945-1949), Henri Massot de Paris-Presse (1949-1976), Désiré
Goddyn de France-Soir (1976-1979), André Audinot du Figaro (1980-1986) et Jean
Miot, du Figaro, de 1986 à 1995, qui préside également, depuis juin 1993, la FNPF,
enfin par Xavier Ellie, directeur général adjoint de la Socpresse, qui préside le SPP
et la FNPF. Les quotidiens parisiens n’ont pas l’obligation d’adhérer au SPP. Ainsi,
Le Parisien a définitivement quitté le SPP, en 1969, tandis que Robert Hersant
l'avait déserté provisoirement, dans les années soixante-dix et que, depuis une
dizaine d’années, Libération occupe simplement un poste de correspondant au
Syndicat. Le Monde, quant à lui, adhéra au SPP en 1969, parce que Jacques
Sauvageot, le directeur administratif, souhaitait participer plus intensément aux
activités du syndicat patronal et parce que Hubert Beuve-Méry, après avoir quitté la
direction du quotidien, envisageait de devenir administrateur de l’AFP, au titre de
représentant de la presse quotidienne parisienne. Ceux-ci étant nommés par le SPP,
Le Monde devait adhérer au Syndicat. De 1944 à 1969, bien qu’il ne fût pas affilié,
le journal de la rue des Italiens suivit les consignes du SPP, aux activités duquel il
participait en tant qu’observateur.
Le SPP «défend les intérêts matériels et moraux de la profession» auprès des
pouvoirs publics. Il exerce à ce titre un lobbying constant auprès des
administrations, du gouvernement et des parlementaires. En outre, le SPP gère les
relations paritaires des entreprises de presse avec les ouvriers, les employés, les
cadres et les journalistes. La commission technique290, divisée en trois sous-
commissions (journalistes, techniques et administratifs), établit, après négociations,
les barèmes de salaires, les augmentations, les avantages sociaux, ainsi que les
annexes techniques qui déterminent la productivité du travail ouvrier en quantifiant
la production horaire et journalière de chaque ouvrier et de chaque équipe et, par
voie de conséquence, les effectifs employés dans chaque imprimerie. Les
négociations entre la commission technique et le Comité intersyndical du livre
parisien (CGT) sont souvent laborieuses, parce qu’ils ne détiennent pas de pouvoir
de décision, chacun devant en référer à ses adhérents. Les accords, négociés pour
l’ensemble des imprimeries de la presse de la région parisienne, doivent encore faire
l’objet d’avenants particuliers à chaque entreprise et à chaque catégorie
professionnelle avant d’être appliqués.

290 Nous remercions ici Jacques Maugars, décédé en 1995, directeur des affaires techniques et
sociales du SPP, de 1974 à 1987, conseiller permanent de la direction du SPP, pour son accueil et sa
bienveillante compétence.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 135

Cette concertation sociale permanente, en grande partie imposée par le syndicat


ouvrier lors de la grève de 1947, conduit la presse parisienne à une forte dépendance
à l’égard de ses imprimeries et à une très grande lenteur dans les adaptations à
l’évolution économique et sociale et aux changements techniques.
Le rôle du SPP demeure en outre extrêmement ambigu, comme celui de
nombreux syndicats patronaux, dans la mesure où il prétend réunir dans une attitude
commune des entreprises concurrentes. Lorsqu’il négocie avec le Livre, les
messageries ou l’Etat, tel ou tel dirigeant de la presse parisienne pense parfois à son
propre journal et aux avantages qu’il peut tirer de la négociation, plutôt qu’à ses
confrères. Il est fréquent, dans les courriers entre dirigeants de la presse, de faire
appel à la solidarité face au Syndicat du livre et à la déontologie contre les pratiques
plus ou moins déloyales de concurrence, mais, en même temps, les dirigeants de la
presse cherchent à renforcer leurs positions afin de prendre le pas sur le quotidien
rival. Le milieu patronal vit ainsi de rumeurs, de fausses nouvelles et d’intoxication
réciproque qui favorisent les ouvriers, longtemps plus solidaires, et les messageries
de presse, contrôlées par Hachette.

Les messageries de presse


Le Syndicat de la presse parisienne gère également, avec la commission
technique de la diffusion, les rapports entre les entreprises de presse, les Nouvelles
messageries de la presse parisienne (NMPP) et l’administration des Postes. Le
Monde, à l’instar de ses confrères, produit chaque année un grand nombre
d’exemplaires : plus de 45 millions d’exemplaires à la fin des années quarante,
jusqu’à un maximum de 180 millions d’exemplaires à la fin des années soixante-dix.
Cette production de masse d’un produit relativement pondéreux et de faible valeur
faciale nécessite une organisation de la distribution qui échappe, depuis le début du
siècle, aux journaux, dans la mesure où des sociétés spécialisées indépendantes
assurent l’approvisionnement des points de vente291. La société Hachette obtint sous
le Second Empire l’exclusivité de la vente de livres dans les kiosques de gare,
qu’elle conserva jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Elle ajouta la distribution des
journaux à la vente de livres. L’extension de son réseau, parallèle à celui des
chemins de fer et la couleur de ses livres vendus dans les bibliothèques de gare, la
firent surnommer «la

291 Pour une histoire de la Distribution de la presse en France, voir Gilles FEYEL (dir.), La
Distribution et la diffusion de la presse du XVIIIe siècle au IIIe millénaire, LGDJ, 2002.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 136

pieuvre verte». La Librairie Hachette acheta plusieurs entreprises de messageries


entre les deux guerres, ce qui conduisit la presse à l’accuser d’abus de position
dominante. Le gouvernement de Vichy réquisitionna les installations de messageries
de la Librairie Hachette et les confia aux Messageries de la coopérative des journaux
français, qui furent mises sous séquestre en août 1944 et confiées, pendant un an, au
Groupement national de distribution des journaux français, puis transférées, le 1 er
septembre 1945, aux Messageries françaises de presse (MFP). La FNPF proclamait
son attachement à «la libre diffusion des journaux et publications» et s’affirmait
comme «l’adversaire de toute intervention visant à soumettre la diffusion de la
presse à l’action des puissances d’argent, ou à placer cette diffusion sous la
dépendance d’organismes gouvernementaux quels qu’ils soient». En clair, la FNPF
réclamait la liberté, sans la tutelle de l’État, ni celle d'Hachette. La Librairie
Hachette décida pourtant de revenir à la distribution en créant, en juin 1946, une
société, L’Expéditive, concurrente des Messageries françaises de presse. La grève
des ouvriers imprimeurs en février et mars 1947, qui paralysa la distribution de la
presse, ainsi que l’adhésion de plusieurs journaux à L’Expéditive entraînèrent la
faillite des MFP, d’autant plus facilement que nombre de journaux parisiens ne
payaient pas les factures présentées par les Messageries françaises de presse.
La FNPF en appela alors à l’État. L’Assemblée nationale, qui s’était saisie de
l’affaire vota, le 2 avril 1947, la loi Bichet portant statut des messageries de presse.
Reconnaissant la liberté de diffusion pour les éditeurs, qui conservent la faculté de
choisir leurs réseaux de vente, la loi considère que le groupage de publications
différentes doit être assuré par des coopératives de messageries regroupant les
entreprises de presse. Cependant, ces coopératives peuvent faire appel à des
entreprises commerciales en vue de l’exécution de certains travaux, à condition que
les coopératives de presse demeurent majoritaires dans ces sociétés. La loi institua
un Conseil supérieur des messageries, chargé de coordonner et de surveiller
l’ensemble du système de distribution. Ce Conseil était composé de représentants de
l’État, des personnels (dont les ouvriers du Livre), des usagers et des prestataires de
service. Dès le 16 avril 1947, cinq Sociétés coopératives conclurent un accord avec
la Société de gérance des messageries (SGM), filiale d’Hachette, et créèrent une
société commerciale, détenue à 51 % par les coopératives et à 49% par la SGM,
sous la forme d’une SARL, les Nouvelles messageries de la presse parisienne
(NMPP)292. Le conseil

292 Dès lors, le capital des NMPP est divisé en 5 000 parts, 2 450 sont détenues par Hachette, via la SGM,
et 2 550 sont détenues par les cinq coopératives de presse : la
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 137

de gérance des NMPP, composé de représentants des coopératives et de


représentants d’Hachette, assume la fonction de directeur général. Celui-ci ne peut
être révoqué qu’à la majorité des trois quarts des porteurs de parts de la SARL, ce
qui signifie que l’accord d’Hachette pour cette révocation est nécessaire. Par
ailleurs. Hachette, distributeur avec les NMPP, fournit ses propres points de vente
(les kiosques de gare, appelés ensuite Relais et Points H, puis Relay) à un tarif
particulier, la Librairie Hachette ayant la concession exclusive de la vente dans
l’enceinte de la SNCF et de la RATP 1. En outre, comme la Librairie Hachette est
éditeur de presse, elle participe également aux coopératives des quotidiens ou des
hebdomadaires et périodiques. La multiplicité des fonctions et des rôles détenus et
remplis par les différents secteurs de la Librairie Hachette contribue à rendre opaque
la distribution de la presse en France.
La domination de la Librairie Hachette sur le système des NMPP a souvent été
mise en cause depuis l’adoption de la loi Bichet, ce qui entraîna des aménagements
du système qui, cependant, n’a jamais été modifié en profondeur. La rémunération
d’Hachette en tant que directeur général des NMPP a connu des fluctuations, tout en
restant proche de 1 % du chiffre d’affaires des NMPP, jusqu’à la réforme de 1974
qui introduisit un calcul complexe séparant les loyers des immeubles293 294 295 mis à
la disposition des NMPP par Hachette, de la redevance du fonds de commerce. Le
coût moyen de la distribution du Monde via les messageries de presse,
correspondait, en 1946, avec les MFP, à 40 % du prix de vente au public 296 et
s’éleva progressivement à 45 % du prix public, lors de la reprise de la diffusion du
Monde par les NMPP. Des bonifications et des pénalités en fonction du poids
transporté, du taux d’invendus et de bien d’autres paramètres, rendent ce coût de
distribution très fluctuant II est généralement compris dans une fourchette de 40 à
45 % du prix de vente.
La question de 1 égalité de traitement des publications et celle des

Coopérative de distribution de la presse (hebdomadaires et périodiques)» la Coopérative des publications


parisiennes, la Coopérative de la presse périodique, la Coopérative des hebdomadaires et périodiques, et la
Coopérative des quotidiens parisiens, à laquelle appartient Le Monde.
294 Les diffuseurs ordinaires perçoivent une commission de 15 %, tandis que Hachette,
concessionnaire global de la SNCF et de la RATE reçoit une commission de 30 %.
295 Dont le siège de la rue Réaumur, près de 40 000 m2, que la Librairie Hachette a vendu 2,7 milliards
de francs, en avril 1991, avant le déclenchement de la crise de l’immobilier parisien.
296 «Le journal, vendu 4 francs au public est vendu 2,40 francs aux Messageries françaises de presse»
(AG du 24 mars 1947).
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 138

invendus297 demeurent au cœur des débats concernant les NMPP et la distribution de


la presse. Afin de respecter l’égalité entre les journaux, la loi Bichet prévoyait que
chaque éditeur de presse, quelle que fût sa taille, bénéficiait d’une voix dans sa
coopérative, et que le réseau des messageries avait obligation de diffuser tous les
périodiques qui en faisaient la demande. Noble intention, qui visait à préserver le
pluralisme démocratique et qui subventionnait indirectement les moindres feuilles
politiques, assurées ainsi d’être diffusées. Toutefois, la loi ne prenait pas en compte
les évolutions du marché de la presse. Or, le système des NMPP fonctionne grâce
aux éditeurs importants, les quotidiens, les grands hebdomadaires et les mensuels à
fortes ventes, qui génèrent un faible flot d’invendus, et occupent
proportionnellement peu de place sur les linéaires des diffuseurs de presse. Le
réseau de vente fut rapidement encombré de publications à faibles ventes et à forts
taux d’invendus. En conséquence, les NMPP furent progressivement transformées
en entreprise de manutention de papier, contraintes de recruter des personnels
faiblement qualifiés, mais largement payés, car ils appartiennent au Syndicat du
livre. Cette caractéristique de la distribution de la presse française grève depuis
longtemps les comptes d’exploitation des entreprises de presse, d’autant plus que
chaque augmentation de prix est répartie à parts quasiment égales entre les NMPP et
l’éditeur de presse. Le réseau de distribution a donc un intérêt immédiat à
l’augmentation des prix de vente, même si, à long terme, le coût excessif de la
presse fait fuir la clientèle.
Ainsi, les entreprises de presse ne maîtrisent en aucune manière la distribution
de leurs produits. Contraints de faire appel à un opérateur hégémonique (Hachette),
lui-même employeur d’une corporation syndicale monopolistique (le Syndicat du
livre), ils sont regroupés entre concurrents dans des coopératives déchirées par les
rivalités, l’ensemble étant placé sous la tutelle de l’État, dont les subventions
doivent être périodiquement négociées en pleurant misère.
Au cours des premières années du Monde, la conjonction de la tutelle étatique et
du poids du corporatisme patronal se manifeste encore à travers la Société nationale
des entreprises de presse (SNEP), qui gère les biens réquisitionnés des anciennes
entreprises de presse déchues à la Libération. La SNEP intervient dans la vie du
Monde, de 1946 à 1956, en étant le bailleur de l’immeuble et de l’imprimerie de la
rue des Italiens. La SNEP

297 Les invendus sont taxés par les NMPP au kilo retourné, avec un abattement pour les publications
à faible taux d invendus et des pénalités pour celles qui ont des taux trop élevés.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 139
dirige également des imprimeries partagées entre plusieurs journaux et gère une
quantité d’immeubles et d’ateliers disparates et souvent vétustesL Devant les
réclamations de la presse issue de la Résistance, appuyées par des campagnes
politiques contre la presse «vendue» ou «indigne», la SNEP tente de trouver de
l'argent auprès des quelques entreprises prospères, dont la SARL Le Monde fait
partie, afin de combler les déficits causés par les journaux en cessation de
paiement par manque de lecteurs et de recettes. Les gérants du Monde mènent
alors une guérilla comptable contre les dirigeants de la SNEP afin d’éviter les
augmentations abusives des loyers de l’imprimerie et des bureaux de l’ancien
Temps, occupés par Le Monde. Les litiges se concluent par un arbitrage,
largement favorable au Monde, rendu par le Conseil supérieur des entreprises de
presse, le 23 novembre 1956298 299. Après l’achat de l’immeuble du Temps, la
SARL Le Monde n’a plus de rapports avec la SNEP, dont la mission régresse
lentement au cours des âges, à mesure que les biens réquisitionnés des anciennes
entreprises de presse sont cédés.
Dans les années qui suivirent la Libération, l’ensemble des organismes
corporatifs de la presse française organisèrent, conjointement avec l’Etat, un
marché de la presse tout à fait original dans l’économie française et européenne,
où les réglementations entravent les pratiques concurrentielles. H apparaît que la
profession, à diverses reprises, tenta de limiter l’émergence de nouvelles formes
de presse et des nouveaux médias afin de ne pas partager les recettes
publicitaires. La radio, en particulier, est confiée, à la Libération, à la tutelle de
l’État, dans le but de restreindre son rôle dans l’information des citoyens, afin
qu’elle n’entre pas en concurrence avec la presse écrite et dans le but de lui
interdire l’accès au marché publicitaire. Dans les années suivantes, il en est de
même avec la télévision, ce qui retarda l’accès de la publicité à l’audiovisuel 300.
Une fois réduite la

298 En 1946, la SNEP gère 165 immeubles, 286 imprimeries et procède à la liquidation de 482
quotidiens et périodiques, non autorisés à reparaître.
299 Le bail de neuf ans, conclu avec les Domaines, en 1944, venait à expiration le 30 novembre
1953. La SNEP demandait, pour l’immeuble, les machines et le matériel de bureaux du Temps, un loyer
annuel de 12475 000 francs, tandis que Le Monde proposait 3 610 000 francs. Finalement, le Conseil
supérieur des entreprises de presse (CSEP) trancha, le 23 novembre 1956, et fixa le loyer annuel à 5 332
000 francs (environ 600 000 francs 2001 ou 91000 euros). L’ensemble des pièces de la procédure,
longue et compliquée, se trouve dans le fonds HBM.
300 En avril et mai 1954, Le Monde se fait l’écho de cette polémique au travers de plusieurs «
libres opinions » écrites par des publicitaires et des responsables des syndicats de la presse. Marcel
Bleustein-Blanchet, président de Publicis, lance le débat avec «La presse peut-elle prétendre au
monopole de la publicité ? », Le Monde, 23 avril 1954 ; Albert Bayet,
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 140
tutelle de l’État dans les années cinquante, les organismes professionnels de la
presse se transformèrent en lieux de concertation entre entreprises concurrentes,
ce qui rendit la recherche de l’unité d’action parfois difficile. L’État ne conserva
plus qu’une faible capacité d’intervention dans le domaine politique, tout en
demeurant un bailleur de fonds important pour l’équilibre financier des
quotidiens français. Parallèlement, la corporation patronale eut à négocier, face à
la corporation ouvrière, la répartition du travail et des salaires dans les entreprises
de la presse parisienne. Si les salaires et le recrutement des rédacteurs restent
contrôlés par la direction du journal, les ouvriers, qui constituent une importante
fraction des salariés des entreprises de presse, dépendent d’une seule organisation
syndicale, avec qui il faut négocier les conditions de travail.

Le corporatisme ouvrier pèse sur les coûts salariaux


« La presse est une industrie avant d’être un sacerdoce », écrivait Albert
Thibaudet dans les années trente301 302. Cette affirmation est particulièrement
pertinente pour le long siècle qui, du Second Empire aux années 1980, a connu
l’apogée des grands quotidiens propriétaires de leur imprimerie . Dans les
quotidiens, le personnel ouvrier est beaucoup plus nombreux que les journalistes :
en 1914, Le Temps emploie 101 ouvriers pour une trentaine de rédacteurs ; en
1930, Le Petit Parisien compte 105 journalistes pour 663 ouvriers.
Le Monde n’échappe pas à la règle, d’autant plus qu’il est l’héritier du
Temps. Dès l’origine du journal, les ouvriers, organisés dans le Syndicat du livre
de la Confédération générale du travail, représentent la moitié des salariés du
Monde. En 1945, on compte 129 ouvriers parmi les 276

président de la FNPF, lui répond dans «Presse, radio, télévision devraient s’accorder sous le signe de
la liberté», Le Monde, 29 avril 1954 ; Bernard de Plas, publicitaire et président du Bureau de
vérification de la publicité (BVP), lui répond dans « La publicité, l’information et l’État », Le Monde,
1 mai 1954, ainsi que Marcel Bleustein-Blanchet avec « Une proposition pour réconcilier la presse et
la télévision », Le Monde, 19 mai 1954. Le débat reprend l'année suivante avec un texte de Marcel
Bleustein-Blanchet, « Non, la publicité à la télévision n’est pas une menace pour la presse», Le Monde
du 2 mars 1955, auquel répond André Berthet, président de Syndicat national de la presse de province,
avec « La publicité à la radio et à la télévision, pourquoi pas ? », Le Monde, 12 mars 1955. Pour une
approche de ces questions, avec des citations de ces articles, voir le dossier «La publicité, quelle
histoire», Le Temps des Médias, Revue d’histoire, n° 2, avril 2004.
302 Albert THIBAUDET, « Réflexions », La Nouvelle Revue française, 1er septembre 1934.
2. Patrick EVENO, «Une industrie méconnue, la presse parisienne au XXe siècle» Mémoires
publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l Île-de-France,
tome 51,2000, p. 329-342.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 141
salariés du Monde, et, en 1946, 162 ouvriers et 57 rédacteurs parmi les 334
personnes employées par le quotidien. Jusqu’en 1988, les ouvriers et les cadres
techniques, qui adhèrent également au Syndicat du livre, constituent entre 40 % et
50 % de l’effectif total de l’entreprise. Jusqu’en 1984, les ouvriers sont trois fois
plus nombreux que les rédacteurs. Les caractéristiques des métiers des ouvriers
de la presse, les modalités de leur organisation et de leur représentation syndicale,
leur capacité de mobilisation et la force qu’elle confère à leurs actions
revendicatives impliquent de replacer l'histoire des ouvriers du Monde dans le
contexte de celle de la Fédération française des travailleurs du livre (FFTL), afin
d’analyser les méthodes et les finalités syndicales, ainsi que les divisions
corporatives internes à la communauté ouvrière. Les ouvriers du Livre, à l’égal
des dockers, ont longtemps fait figure de modèle pour la classe ouvrière. La
solidarité qu’ils ont manifestée leur a permis d’accéder à un statut particulier et à
une rémunération plus élevée qu’ailleurs, en échange d’une quantité de travail
relativement faible.
Aussi, l’histoire des travailleurs du Livre suscite-t-elle une charge affective
qui entraîne les meilleurs auteurs vers l’apologie ou vers le dénigrement. Les uns
accusent le Syndicat du livre de tuer la presse française, par les charges
excessives qu’il fait peser sur les entreprises, tandis que d’autres louent le
Syndicat pour sa défense de la dignité des classes laborieuses et du pouvoir
d’achat des travailleurs. Pour ceux-ci, le Livre demeure le syndicat héroïque, à la
pointe des combats de la classe ouvrière en faveur de meilleures conditions de
vie, de la maîtrise de l’outil de travail et pour l’organisation syndicale. La
Fédération française des travailleurs du livre, qui est partiellement à l’origine de
la création de la CGT, en 1895, joue en effet un rôle majeur dans l’histoire du
mouvement ouvrier français. En regroupant dès 1934, au sein du Comité
intersyndical du livre parisien (CILP), des ouvriers et des cadres de plusieurs
sensibilités, communiste, réformiste et anarcho-syndicaliste, puis en refusant la
scission syndicale, en 1947, elle a confirmé son statut privilégié dans le
mouvement syndical français. À cette occasion, elle apparut comme le garant de
l’unité syndicale l. Quelques travaux tentent une approche plus scientifique303 304,
mais nombre

303 Madeleine REBÉRIOUX, Les Ouvriers du Livre et leur fédération, un centenaire, 1881- 1981,
Messidor/Temps actuels, 1981 ; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre en France, des origines à la
Révolution de 1789, PUF, 1959; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre en France, de 1789 à la
constitution de la Fédération du Livre, Marcel Rivière, 1964 ; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre
et du journal : la Fédération française des travailleurs du Livre, Éditions Ouvrières, 1971.
304 Hubert SALES, Les Relations industrielles dans F imprimerie française, Cujas, 1967 ;
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 142
d’auteurs, attachés à la défense de la liberté d’entreprise, restent hostiles au
Syndicat du livre. Ces analystes voient en effet dans les pratiques du Livre,
basées sur le tarif syndical et la gestion du personnel organisée par le syndicat
unique, depuis l’apprentissage jusqu’à la retraite, des mesures malthusiennes 1 et
dispendieuses, qui seraient à l’origine de la cherté de la presse française et de son
incapacité d’accéder à la modernisation.
Trois cent douze fois par an305 306 307, Le Monde sort des rotatives, estampillé
par le Syndicat du livre au moyen de sa marque syndicale, appelée également le
label. Apposée sur les produits fabriqués par des ouvriers syndiqués, cette marque
s’imposa dans la presse française au début du siècle et fut officialisée par un
accord entre patrons et ouvriers, en 1921. Les ouvriers imprimeurs ont fondé
leurs premières sociétés mutuelles et associations au début du XX e siècle. La
Société typographique parisienne, fondée en 1839, fut à l’origine de la Fédération
des ouvriers typographes français et des industries similaires, créée en 1881308. La
Gutenberg, association des conducteurs de presse à imprimer, fondée en 1843,
concurrençait la Société typographique pour le contrôle du mouvement syndical
dans les métiers de l’imprimerie. Dès cette époque se manifestent les clivages
entre les deux univers des ouvriers du Livre : d’une part l’atelier, qui comprend la
typographie, la composition, la correction et la mise en page et, d’autre

Yves BLONDEAU, Le Syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne (1881-1973),


Bourse du travail de Paris, 1973.
306 «L’important ce ne sont pas les rémunérations mais le malthusianisme, les entraves au progrès
technique et à la productivité... », Georges Pompidou, le 24 septembre 1971, à l’Elysée, au cours d’un
repas offert à l'équipe dirigeante du Monde. Note manuscrite de Jacques Sauvageot, datée du même
jour.
307 Comme ses confrères, Le Monde paraît tous les jours sauf le dimanche et le 1er mai.
308 La Fédération de 1881, devenue en 1885 Fédération française des travailleurs du Livre
(FFTL), puis, en 1984, Fédération des industries du livre, du papier et de la communication (FILPAC),
compte dès sa création un important contingent parisien (3 000 des 5 200 adhérents), et une forte
proportion de typographes. Après avoir progressé lentement, elle atteint 14000 membres en 1914,
39000 en 1936 et 58000 en 1938. Les effectifs sont stables, aux environs de 60000 adhérents de 1945 à
1965, puis progressent encore jusqu’à un maximum de 81 000 membres à la fin de 1968 (dont 31000
adhérents parisiens). En 1993, la fédération ne compte plus que 27 000 adhérents, dont 10500 ouvriers
parisiens. Les seules imprimeries de la presse quotidienne parisienne comptent 4 300 ouvriers en 1952,
6300 en 1963, 7500 en 1968, 4200 en 1976 et 2600 en 1993. Les accords de 1992 prévoient que 840
ouvriers doivent quitter la profession. Ces chiffres reflètent l’état de la profession, mais également les
fluctuations de la syndicalisation en France, marquée par les pointes des années 1936-1938 et de 1968.
Ils révèlent encore l’affaiblissement progressif du Syndicat du livre, la modernisation des entreprises
industrielles françaises et le déclin du monde ouvrier.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 143
part, l’imprimerie, qui regroupe la clicherie, les presses et les rotatives, ainsi que
leurs auxiliaires et les ouvriers des services d’expédition qu’on appelle le départ 1.
Les métiers du Livre forment des corporations fermées aux contours bien
délimités, que la modernisation transforme lentement, car les résistances aux
changements demeurent très fortes, comme le sont encore les identités des
différents métiers.

La diversité des catégories ouvrières


Le tenue de Syndicat du livre est une expression impropre ou incomplète. dans
la mesure où il existe une Fédération, composée de plusieurs syndicats, et un
Comité intersyndical du livre parisien. La division du secteur de la presse et du
livre en métiers est répercutée au niveau syndical, tandis que la Fédération est
partagée entre la province et l’Ile-de-France. Dans la région parisienne, hors les
employés et cadres de presse, regroupés dans un syndicat spécifique, les
syndicats ouvriers sont au nombre de trois309 310 : la Chambre syndicale
typographique parisienne (syndicat des typographes, linotypistes et
compositeurs), le Syndicat des correcteurs et le Syndicat général du Livre. Ces
trois syndicats ont créé une structure de coordination, le Comité intersyndical du
livre parisien ou Comité Inter, ou encore CILP. Ce Comité Inter mène les luttes
communes, négocie avec le Syndicat de la presse parisienne, mais ne peut signer
aucune convention sans l’accord des syndicats ou des sections concernées.
Le Syndicat général du livre est lui-même divisé en sept sections
professionnelles, celle des clicheurs (devenus ensuite les photograveurs), celles
des rotativistes, des électro-mécaniciens, des auxiliaires de presse, des ouvriers
du départ, des messageries et des ouvriers du labeur. Le labeur regroupe les
ouvriers qui travaillent pour des publications non quotidiennes, tandis que le
personnel des NMPP appartient à la section messageries. Les auxiliaires de presse
sont des agents d’entretien et de nettoyage. Les ouvriers du départ-poste occupent
des emplois peu qualifiés et plus faiblement rémunérés que leurs camarades des
métiers spécifiques de la

309 Déjà, Honoré de Balzac, dans les premières pages des Illusions perdues, note les antagonismes
entre «les Singes», typographes habiles et cultivés et «les Ours», ouvriers des presses robustes et
illettrés.
310 Dans les années soixante et soixante-dix, il existait en outre un syndicat des mécaniciens-linos,
qui a cessé d’exister lorsque les linotypes furent abandonnées. Actuellement, il est question que des
rotativistes, quittent le Syndicat général du livre, pour créer leur propre syndicat, alors que les
typographes, menacés de disparition complète, souhaitent maintenant rejoindre le Syndicat général.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 144
presse. Les auxiliaires et les ouvriers du départ perçoivent cependant des salaires
largement supérieurs à ceux qui rémunèrent les ouvriers dans d’autres secteurs
industriels Enfin, les électro-mécaniciens, jadis appelés mécaniciens, sont chargés
de la maintenance des appareils de composition et d’impression. Dans les
anciennes imprimeries mécaniques, ils étaient fort utiles, grâce à leur ingéniosité,
pour les réparations rapides, mais l’adoption d'appareils électroniques, dont la
maintenance est assurée par les ingénieurs et techniciens des fournisseurs de
matériel, conduit à leur disparition progressive. Ces cinq sections sont
considérées comme les moins nobles des corporations de la presse, dans la
mesure où elles se rattachent à une faible tradition professionnelle et syndicale.
Ces métiers sont également les plus vulnérables, car ils sont exposés aux
compressions de personnel consécutives aux gains de productivité. Leurs
adhérents, plus proches des ouvriers au sens générique du terme, sont
fréquemment en accord avec les thèses de la Confédération générale du travail et
du Parti communiste français. Mais, comme ils sont moins insérés dans les
métiers et les processus de l’atelier et de l’imprimerie, ils ont une plus faible
capacité de négociation que les métiers traditionnels; faiblesse qui est en partie
compensée par la force de leur nombre, car ces cinq sections représentent environ
60 % des effectifs du Comité Inter.
Les quatre métiers traditionnels de la presse, qui forment l’élite ouvrière et
l'élite syndicale, sont regroupés dans les deux sections du Syndicat général du
livre, les clicheurs et les rotativistes, et les deux syndicats indépendants, les
typographes et les correcteurs. Bien que divisés par les corporatismes et les
rivalités, ils demeurent des ouvriers parmi les plus combatifs du syndicalisme
français311 312.

Les ouvriers de l'atelier et de l’imprimerie du Monde


Dans l’atelier, les typographes composent les textes, que les correcteurs
révisent. À l’imprimerie, les clicheurs fabriquent les plaques et les rotativistes
font tourner les rotatives. Compositeurs et correcteurs œuvrent

311 Le premier directeur de l’imprimerie du Mon Je à Ivry considérait que le travail des
auxiliaires de presse, réalisé par des entreprises sous-traitantes, aurait coûté dix fois moins cher à
l’entreprise que les auxiliaires du Syndicat du livre. Entretien avec Jacques Guenet, 31 janvier 1991.
312 Sur la vie des ouvriers du Monde et la nostalgie de l’imprimerie à l’ancienne, consulter
Bernard NOËL, Portrait du Monde, roman, POL, 1988, ouvrage d’une grande sensibilité qui fait écho
aux craintes des ouvriers face à la modernisation des techniques, à la disparition des métiers
traditionnels et au déménagement de l’imprimerie à Ivry.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 145
avant le marbre, sur les textes et le plomb, puis, quand la rédaction a donné « le
bon à tirer », quand la page est serrée dans sa forme, elle entre dans le domaine
des clicheurs et des rotativistes, à l’imprimerie, où aucun journaliste n’intervient
plus.
À l’époque du plomb, le travail avait une matérialité et un poids (le plomb, la
fonte, l’acier, le bois), une chaleur et une odeur (la fonte des lignes de plomb à
320e). L'ouvrier typographe était le roi des ouvriers, non seulement parce qu’il
savait lire et écrire1, mais encore parce qu’il possédait un coup de main, avec la
pince puis avec le clavier et les manettes de la linotype313 314, parce que sa haute
technicité provenait non pas d’un exercice purement intellectuel, mais de
l’alliance du coup d’œil et du tour de main qui fait l’ouvrier qualifié. Le
compositeur, typographe ou linotypiste, manie le caractère et la ligne avec une
dextérité et une rapidité qui ont fait parler de «magiciens de la linotype». Le
typographe travaille en équipe, mais il reste seul face à son texte, à sa casse ou à
sa machine. Par suite, les typographes conservent longtemps une mentalité
anarcho-syndicaliste qui, au demeurant, ne les gêne pas pour adhérer à la CGT.
Les correcteurs regroupent les ouvriers les plus cultivés, les seuls qui ne
travaillent pas de leurs mains, mais qui corrigent la copie après la composition et
la révisent, après correction par les typographes. Un bon correcteur, et ceux du
Monde sont parmi les meilleurs, corrige conjointement la forme et le fond, tout
en se gardant bien d’intervenir dans le contenu rédactionnel de l’article. Il
marque les erreurs typographiques, les coquilles, et les fautes d’orthographe, il
propose également des modifications de style au rédacteur, ou des vérifications
sur ce qui lui semble faux, incohérent ou approximatif. Le Syndicat des
correcteurs est réputé de tendance anarcho- syndicaliste car les correcteurs
restèrent longtemps des individualistes et des autodidactes, l’absence de
formation spécifique et d’apprentissage technique favorisant l’autonomie des
comportements.
À l’imprimerie, la clicherie (ou stéréotypie) consistait à transformer la page
plate issue de la composition en une page cintrée (demi-cylindrique) susceptible
d’être fixée sur les cylindres de la rotative. Le seul procédé de cintrage, rapide
(environ deux minutes par page à la clicherie du

313 Si cette capacité à maîtriser la lecture et l’écriture a pu jouer au XVIIIe siècle, dès les années
1850, elle perd de son importance car de nombreux ouvriers lisent et écrivent et, à la fin du XIXe,
quasiment tous les apprentis ont fréquenté l’école primaire.
314 Le typographe qui prend ses caractères à la pince dans une casse est remplacé, dans la presse
quotidienne parisienne à la fin du XIXe siècle, par le linotypiste qui saisit la copie sur le clavier d’une
machine qui fond à chaud des lignes entières.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 146

Monde) et fiable, est de fabriquer un intermédiaire, le flan, constitué de feuilles de


papier superposées enduites de colle et de blanc d’Espagne. Jadis préparés par les
clicheurs eux-mêmes, les flans sont achetés à un fabricant spécialisé par l’imprimerie
du Monde. Le flan, de la même taille que la forme en plomb, épouse les contours de
celle-ci par la pression d'une presse à empreinte. Une fois l’empreinte réalisée, le flan
peut être cintré dans un moule et recevoir le plomb fondu qui donnera un cliché ou
stéréotype, c’est-à-dire une reproduction exacte et cintrée de la forme, adaptable aux
cylindres de la rotative. Par le même procédé, la reproduction d’une même page en
plusieurs exemplaires est possible, ce qui permet de tirer en parallèle sur plusieurs
rotatives, afin de sortir un plus grand nombre d’exemplaires en un minimum de
temps. Les clicheurs interviennent encore pour finir les clichés, à la lime, à la scie ou
à la pince, de manière à ne pas laisser de copeaux, de creux ou d’excroissances
parasites. Dans les années cinquante, leur travail est cependant simplifié et accéléré
par des fondeuses et des machines à finir automatiques. Pourtant les clicheurs ont un
fort taux d’accidents du travail, à cause des copeaux de plomb qui vont se ficher dans
les doigts et parfois les yeux.
Enfin, les maîtres de l’imprimerie, les rotativistes, fondent sur une solidarité sans
faille et une capacité d’intervention, tantôt subtile, tantôt brutale, leur puissance de
négociation. Jadis ils étaient les hommes de la force face à la machine, immense,
lourde, bruyante, imposante, qui devait être domptée, face au papier qui défilait à la
vitesse de trente kilomètres par heure. Par ailleurs, le transport de clichés en plomb
pesant douze kilos ou de bobines de papier de plus d’une demi-tonne nécessitait une
force physique notable qui faisait craindre les rotativistes dans les grèves ou les
manifestations. Les rotativistes peuvent également provoquer des incidents «
techniques » : le papier casse ou se déchire, les pinces ne saisissent plus le papier ou
se rompent, la plieuse ou le transporteur bourrent, etc. U faut alors ralentir ou arrêter
la machine, trouver la panne, réparer, relancer, ce qui fait perdre des minutes et des
exemplaires qui manquent un avion ou un train. Ces incidents provoqués confèrent
aux rotativistes une puissance revendicative importante. Leur cohésion, depuis la
bobine et la plaque jusqu’aux machines du départ, dont le contrôle conjoint par les
rotativistes et les ouvriers du départ donne lieu à de longues querelles et à de sordides
tractations, et leur puissance musculaire, a longtemps fait la force du Comité Inter,
généralement dirigé par l’un d’entre eux315. On considère

315 Roger Lancry puis Roland Bingler, secrétaires du Comité Inter étaient des rotativistes.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 147

souvent que les rotativistes sont plus proches du Parti communiste et de la tendance
Confédérale que les autres sections du Syndicat du livre.

Le monopole d'embauche
Les différents syndicats et sections 1 du livre correspondent donc à des formations,
des sensibilités, des métiers divers, qui n’empêchent cependant pas les ouvriers de
mener des luttes communes. Le monopole d’embauche dans les imprimeries de
presse appartient au Syndicat du livre, qui seul peut donner du travail aux ouvriers et
fournir des travailleurs aux patrons. Ce monopole assoit l'autorité du Syndicat et lui
confère l’unanimité dans la représentation ouvrière. Ainsi, dans les délibérations et
dans les accords, les délégués ouvriers prennent soin de parler de « l’Organisation
syndicale », au singulier, afin d’ignorer les syndicats rattachés à d’autres centrales. Le
monopole, institué entre les deux guerres, a été renforcé à la Libération par une note
de Francisque Gay, chargé de la presse au commissariat à l'information, en date du 21
août 1944, qui précisait que les organisations CGT du livre «sont habilitées à refuser
la constitution des équipes qui auraient été formées sans que leur assentiment
préalable ait pu être demandé». La compétence des ouvriers de la presse rendait
nécessaire le recours à cette main-d’œuvre, d’autant plus qu’ils avaient, pour
beaucoup d’entre eux, résisté316 317 318. Nombre d’entre eux travaillèrent dans des
imprimeries clandestines, même s’ils imprimèrent également sans sourciller les
organes de la collaboration319. Le monopole imposé à la Libération découle
principalement du besoin de main-d’œuvre qualifiée, exprimé par les patrons, qui
n’avaient pas d’autres ouvriers à leur disposition.
Dans un quotidien, la pagination et le tirage peuvent varier considérablement d’un
jour à l’autre, en fonction de l’actualité, tandis que les conven

Roland Bingler a été évincé» au cours de Pété 1993, de son poste de secrétaire du CILP, ce qui explique en
partie la grogne des rotativistes envers les autres syndicats.
317 Le Syndicat général du livre compte en outre une vingtaine de sections, comme celle des relieurs,
celle des brocheurs ou celle des lithographes, qui ne concernent pas les métiers de la presse et n’adhèrent pas
au Comité Inter.
318 Cependant, dans le cadre de la Corporation nationale de la presse française, dirigée par Jean
Luchaire, bien des «accommodements» furent trouvés, qui satisfaisaient conjointement les patrons de la
presse collaborationniste et les délégués syndicaux, défenseurs de la condition matérielle des ouvriers.
319 Par tradition, les ouvriers du Livre refusent de se préoccuper du contenu rédactionnel des journaux
qu’ils impriment. Toutefois, lorsque leurs intérêts matériels sont menacés, ils savent se préoccuper des
contenus, en entonnant le grand air de la presse garante de la démocratie.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 148

tions paritaires fixent la composition des équipes en fonction de la charge de travail.


Une entreprise de presse qui voudrait se passer du Syndicat du livre pour conserver la
maîtrise de ses effectifs serait contrainte, soit de ne pas augmenter son tirage lors
d’événements exceptionnels ou lorsqu’il y a afflux publicitaire, soit d’avoir à sa
disposition, en embauche permanente, un volant d'ouvriers supplémentaires qui ne
travailleraient que quelques jours par an. Le Syndicat remédie à ce problème. La
permanence syndicale répartit un volant d’ouvriers entre les différentes imprimeries
parisiennes, en fonction des besoins de la production, ou les indemnise lorsque le
travail vient à manquer. Les ouvriers affectés à demeure dans l’entreprise, qui
cependant restent à la disposition du syndicat, sont appelés les « piétons », car ils ont
un pied dans l’entreprise; les ouvriers surnuméraires fournis par la permanence
syndicale sont appelés les «permanents»; enfin les effectifs supplémentaires,
employés occasionnellement en remplacement des malades et des absents, sont dits
«suiveurs» ou «faux-suiveurs» . Le système ressemble à celui des dockers, à la
différence que ceux-ci avaient un statut légal, alors que les ouvriers de la presse
parisienne ont obtenu le monopole par leur capacité à mener des grèves, ou à en
menacer les patrons, qui furent toujours prêts à céder à cause de la fragilité des
entreprises de presse. Les patrons de presse ne peuvent en effet supporter des retards
qui font manquer des ventes et qui risquent de détourner les lecteurs vers les
quotidiens concurrents.
La grève des ouvriers du Livre contre le blocage des salaires imposé par le
gouvernement Ramadier, qui dura du 13 février au 16 mars 1947 320 321, fut l’épreuve
de force fondatrice des relations entre le Syndicat du livre et le patronat. Elle
conduisit à renforcer le monopole syndical. Une augmentation de salaires de 11 %
des ouvriers de la presse et de 17 % dans le labeur, fut accordée, en dépit de
l’opposition d’Ambroise Croizat, ministre du Travail et député communiste, qui
assimilait les ouvriers du Livre à des «aristocrates de la classe ouvrière ne tenant
aucun compte des intérêts supérieurs de la Nation » et à « des ouvriers en gants
jaunes qui passent leur temps sur les champs de course». La grève de 1947 montra la
combativité des ouvriers et la faiblesse économique du secteur de la

320 Ces appellations, qui paraissent obscures à l’observateur extérieur, font partie des pratiques de
protection de la corporation.
321 Voir à ce sujet l’article d’Hubert BEUVE-MÉRY, non signé, «Après la grève», Le Monde, 18 mars
1947. Les typographes et linotypistes avaient obtenu une prime dé 100 francs par jour pour compenser la vie
chère. Les rotativistes demandèrent alors de percevoir la même prime, car leur salaire avait été multiplié par
six depuis 1938, tandis que celui des typos-linos avait été multiplié par 7.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 149

presse. Durant la grève, les Messageries françaises de presse furent mises en


cessation de paiement et nombre de journaux connurent de graves difficultés
financières.
Cette grève permit également au Syndicat du livre de renforcer son emprise sur
ses propres troupes en confiant la réglementation et l’organisation de l'apprentissage
des métiers du livre à l’institut national des industries et arts graphiques (INIAG).
L’INIAG, organisme privé créé en 1937 sous l'égide de la direction de
l’enseignement technique, faisait l'objet, depuis la Libération, d'une âpre négociation
qui visait à remplacer à la direction de l’institut la représentation ouvrière et patronale
issue des entreprises par des représentants du syndicat patronal (la FNPF) et du
syndicat ouvrier (la FFTL), auxquels s’adjoindraient des représentants des cadres.
L'accord, signé en 1949, stipule que l’INIAG est géré par un conseil tripartite
composé à égalité de représentants des patrons, des cadres techniques et des ouvriers.
Comme les cadres techniques adhèrent également au Syndicat du livre, la CGT devint
majoritaire dans le Conseil de l’INIAG. En contrôlant les centres de formation des
apprentis, le Syndicat du livre contrôlait les qualifications professionnelles, qui sont
seules reconnues pour travailler dans les imprimeries et ateliers de la presse
parisienne. En quelque sorte, la carte syndicale était fournie avec le CAP, ainsi, bien
souvent, que la carte du Parti. Le monopole syndical d’embauche et de licenciement
ne fut plus contesté, au Monde comme dans les autres journaux, ainsi que le souligne
cet échange au comité d’entreprise, en 1949 :

Paul Duchateau [Secrétaire général administratif] «informe le Comité des conditions


dans lesquelles deux employés du départ ont été licenciés, à la demande de
l'organisation syndicale. Le journal est assigné devant les prud’hommes pour rupture
de contrat de travail et entrave à la liberté du travail ».
Gaston Besrest (délégué syndical CGT) «fait remarquer qu’ils avaient été embauchés
pendant les vacances et qu’il était entendu qu’ils s'en iraient lorsque les chômeurs
reviendraient. L’inspecteur divisionnaire du travail était d’accord ».
Hubert Beuve-Méry «ne veut pas discuter le cas particulier de ces deux employés,
mais critique le principe qui aboutit à substituer l'autorité du syndicat à celle du patron. Il
regrette la limitation de la liberté d’embauche».
Marcel Wantz (élu au comité d’entreprise, représentant les correcteurs) «observe
qu’il n’y a jamais dans le livre, ni contrat ni préavis. Il ajoute que le Syndicat pouvait
embaucher des non-syndiqués et que cet incident l’en écartera désormais. Le système
marche d’ailleurs à la satisfaction des patrons » L

1. CE du 21 février 1949.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 150

En effet, le système syndical fonctionne grâce à l’assentiment des patrons qui sont
déchargés de la gestion d’une main-d’œuvre nombreuse et combative, et qui
comptent sur le savoir-faire des ouvriers pour que la production quotidienne ne soit
pas pénalisée. La grande grève de février-mars 1947 établit, pour plusieurs décennies,
un rapport de force entre patrons et ouvriers du Livre, qui demeure favorable à ces
derniers. Ainsi, le 4 juin 1952, les clicheurs parisiens cessent le travail durant une
heure. Cette heure de grève «ne devait pas être payée, elle l’a été cependant, les
confrères l'ayant payée en dessous de table1 ». Les patrons préfèrent payer plutôt que
de manquer la vente.

La loi Moisan contre le monopole


Le monopole d’embauche devint également la faculté de licencier le personnel,
contre l’avis du patron. Les conventions collectives des ouvriers de la presse
parisienne reconnaissent implicitement le monopole; ainsi, l’article 14 stipule que
«l’embauche s’effectue par le chef d’entreprise ou son représentant, en accord avec
les délégués ou selon les usages prévus par chacune des annexes techniques».
L’annexe technique de la composition précise, en son article 2 : «Le metteur en page,
choisi par la direction en accord avec l’organisation syndicale a la responsabilité de
l’organisation du travail et a qualité, en accord avec la direction, pour procéder à
l’embauche et au licenciement322 323 324. »
La scission syndicale de 1947 n’affecte pas le monopole de la CGT, car, à la suite
d’un référendum interne à la FFTL, 29000 des 49000 adhérents (59 %) se prononcent
pour le maintien dans la CGT, derrière le secrétaire fédéral, Édouard Ehni, lui-même
favorable à FO mais qui privilégie le maintien de l’unité de sa fédération. Les
correcteurs et les typographes tentent quelque temps encore d’inciter la FFTL à opter
pour l’indépendance, comme le fit à la même époque la Fédération de l’Education
nationale (FEN), mais les fédérés choisissent finalement le maintien dans la CGT.
N’ayant pas réussi à entamer le monopole, la Fédération FO du livre demande aux
parlementaires MRP de légiférer sur cette question. La loi Moisan 5 qui est adoptée le
27 avril 1955, introduit plusieurs articles dans le Code du travail, afin d’interdire le
monopole syndical et le label :

322 André Catrice, CE du 26 juin 1952 (souligné par André Catrice).


323 Convention collective des ouvriers de la presse parisienne, 31 décembre 195$
324 Édouard Moisan est député MRP.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 151

«Il est interdit à tout employeur de prendre en considération l’appartenance à un


syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale, pour arrêter ses décisions en ce qui
concerne notamment l’embauche, la conduite et la répartition du travail, la formation
professionnelle, l’avancement, la rémunération et l'octroi d’avantages sociaux, les
mesures de discipline et de congédiement.
Il est interdit à tout employeur de prélever les cotisations syndicales sur les salaires
de son personnel et de les payer au lieu et place de celui-ci.
Les chefs d'entreprise ou leurs représentants ne devront employer aucun moyen de
pression en faveur ou à l’encontre d’une organisation syndicale quelconque.
Toute mesure prise par l’employeur contrairement aux dispositions des alinéas
précédents sera considérée comme abusive et donnera lieu à dommages et intérêts. »

Et, dans un autre article, la loi stipule :

«L’utilisation des marques syndicales ou des labels ne pourra avoir pour effet de
porter atteinte aux dispositions de l’article premier du présent livre.
Est nulle et de nul effet notamment toute disposition ou accord tendant à obliger
l’employeur à n’embaucher ou à ne conserver à son service que des adhérents du
syndicat propriétaire de la marque ou du label325. »

Cependant, les patrons n’appliquèrent pas la loi, car ils craignaient plus les grèves
du Livre que les inspecteurs du travail. Jean Baylet, directeur de La Dépêche du Midi
et député du Tarn-et-Garonne, avait averti les députés lors de la discussion du projet
de loi : «Les contrats de label sont des sortes de conventions collectives. [...] Les
patrons n’ont qu’à dénoncer ces contrats ou au moins la clause de label. Pourquoi ne
le font-ils pas ? Parce qu’ils ont peur. Ce n’est pas au Parlement de se substituer à eux
en votant une loi qui, au demeurant, ne serait pas appliquée. »
En 1962, un litige est porté devant la justice. Roger, clicheur de l’imprimerie du
Monde, est radié du Livre car il n’a pas suivi les consignes du syndicat. Les délégués
syndicaux font savoir à la direction que, désormais, la présence de cet ouvrier dans
les ateliers déclencherait un arrêt de travail illimité des équipes. Pour calmer les
esprits, la direction accorde à Roger un congé de quinze jours, mais au retour de
celui-ci, la position du syndicat reste identique. Le Monde licencie alors Roger, avec
les indemnités statutaires. Roger et la CFTC attaquent le journal, au pénal, en
infraction à la loi Moisan, et au civil pour licenciement abusif. À la suite de six
jugements successifs, Hubert Beuve-Méry est condamné pénalement. Roger obtient

325 Code du travail, livre 3, articles la et 20. Certaines dispositions ont depuis été abolies.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 152

15 000 francs de dommages et intérêts, et la CFTC, partie civile, le franc symbolique.


Mais Roger n’est pas réintégré. Ce jugement n’entame en rien le monopole syndical,
car «l’inspection générale du travail, alertée sur ce cas, a lié la solution lointaine du
problème à l’établissement de centres d’apprentissage organisés indépendamment de
la profession 1 ». Les décisions du Syndicat du livre demeurent sans appel, car tous
les ouvriers adhèrent au Syndicat faute de quoi ils sont menacés de perdre leur
travail326 327.
Le Syndicat décide seul, dans le cadre des conventions collectives et des annexes
techniques, de la composition des équipes. André Catrice exprime son étonnement
devant l’impossibilité de réduire le personnel à l’occasion du départ en retraite de
certains ouvriers : «Étonnant que le départ des retraités n’ait pu donner lieu à une
réduction de l’équipe de composition, comme cela avait été prévu. M. Mémin [le
directeur de l’imprimerie] en a parlé au délégué de la composition, qui en a référé à
son syndicat, lequel a donné une réponse négative. Le journal en crèvera328. »
Le Syndicat limite considérablement les prérogatives du directeur de l'imprimerie
du Monde. La lettre, adressée par Henri Mémin à André Catrice, le 23 novembre
1955, en témoigne :
«J’avais convoqué dans mon bureau, le 18 courant, M. Belloir ainsi que les deux
délégués du service de la composition, MM. Forest et Baudois, au sujet des heures
supplémentaires comptabilisées sur la feuille de service du 17.
Au cours de cet entretien, les délégués me firent remarquer avec une certaine
violence de langage que ma présence était intolérable dans l’atelier et que je ne devais
pas intervenir dans l’organisation du travail, ni faire des observations au personnel
qui ne se conformait pas aux horaires de travail puisque la responsabilité incombait
entièrement au chef de service.
Puis sur un ton de colère, M. Baudois me dit que si j’avais l’intention de faire la
guerre au personnel (sic), il répondrait par la guerre329[...]. »

326 Note de Jacques Sauvageot à Hubert Beuve-Méry, concernant l’affaire Roger, en date du 20
décembre 1968.
327 «Depuis le congrès fédéral de 1885, chaque sociétaire est muni d’un livret à son nom, qui doit le
suivre dans tous ses déplacements et être remis à chaque changement de lieu de travail au secrétaire de sa
nouvelle section [son véritable employeur]. Sur ce livret doivent être inscrits le matricule, les nom et
prénoms du fédéré, sa profession, la date de son admission au syndicat, les dates d’arrivée et de départ dans
chaque section et le détail des indemnités statutaires perçues par le titulaire. Le livret est la propriété de la
Fédération et il peut être repris à son détenteur, [qui perd ainsi son droit au travail], » Paul CHAUVET, op.
cit., p. 211.
328 Note manuscrite d’André Catrice, en marge du procès-verbal du comité d’entreprise du 30
septembre 1952. Souligné par André Catrice.
329 Lettre d’Henri Mémin à André Catrice, 23 novembre 1955. Archives administratives du Monde.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 153

Le 28 novembre 1955, André Catrice intervient sur cette affaire au cours d’une
réunion du comité d’entreprise : «Un incident regrettable s’est produit récemment, et
le gérant rappelle au personnel le nécessaire respect de l’autorité de la Direction et de
ses représentants.» Mais le gérant demeure impuissant, car il ne peut affronter le
Livre, par crainte de la grève. Le chef d'atelier, les chefs de service, les délégués sont
seuls compétents dans l'organisation du travail. Henri Mémin, dès lors, est interdit
d’atelier, et quand il ose se présenter devant les ouvriers, ceux-ci arrêtent
immédiatement le travail en chantant « Tiens voilà du boudin ! ».
Le monopole d'embauche et de débauche peut étendre l’illégalité jusqu'à
l'immoralité. En 1967, le médecin du Monde, le docteur Fiessinger, à la suite de la
visite légale, refuse d’accepter l’embauche d’un rotativiste présenté par le Syndicat
du livre. Le comité d’entreprise vote la motion suivante : «A la suite d’un incident qui
s’est produit au cours d’une visite d'embauche et des répercussions que cet incident a
eues parmi les employés de la maison, le Comité d’entreprise, considérant que le
médecin d’entreprise ne bénéficie plus de la confiance d’une partie du personnel,
estime que celui-ci [sic] n’est plus en mesure de remplir ses fonctions. Le Comité
d’entreprise souhaite vivement que le personnel du journal puisse renouer au plus tôt
de bonnes relations avec le service médical, dans un esprit de confiance réciproque1.»
Le docteur Fiessinger fut contraint de donner sa démission, en janvier 1968 330 331.
Cependant, les ouvriers du Livre ont rarement recours à la grève, hors celle de
1947, fondatrice des relations avec les patrons. Les actions revendicatives
ressortissent plutôt de la guérilla et constituent une panoplie variée : un arrêt de
travail d’un quart d’heure par une catégorie d’ouvriers, subventionnés par les autres,
contraints de se croiser les bras, ou bien une « information syndicale » urgente, juste
avant le tirage, ou encore une « brisure332 », qui permet de boire ou de se restaurer.
Enfin, il est toujours possible de saboter astucieusement un élément de la rotative, en
mettant l’incident sur le compte de la machine ou de la malchance. Personne n’est
jamais dénoncé, car la loi du silence règne dans l'imprimerie, même lorsqu’il s’agit de
plaisanteries sans conséquences graves333. Les affaires se règlent «entre hommes»,
éventuellement à coups de poings. Les jours où le quotidien ne paraît pas sont donc
rares, mais ceux où le tirage est amputé ou retardé sont nombreux, surtout dans les
phases de modernisation et de négociations.

330 CE du 29 décembre 1967.


331 CE du 23 février 1968.
332 «Repos de trente minutes dû par l’employeur aux ouvriers du Livre, pris dans chaque période de six
heures de travail. » Abécédaire, Album du cinquantenaire. Le Monde 1944- 1994,1994.
Le Monde emploie 79 typos-linos, par roulement, afin de remplacer les malades et les ouvriers en congé ou
en vacances.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 154

Dans la presse quotidienne, le Syndicat organise le travail, depuis les années


vingt, en équipes, en fonction des «annexes techniques à la convention collective» qui
quantifient le travail, le nombre des travailleurs et les horaires en «services»
correspondant à un certain nombre de signes pour la composition, de pages et de
formes pour la clicherie, et de pages et d'exemplaires pour les rotatives. Un service
correspond en principe à un temps de présence à l’atelier, six heures ou un peu moins
suivant les métiers et les époques, pour un travail précis à faire, lignes à composer ou
exemplaires à tirer. Si le directeur de l’imprimerie ajoute des lignes, des pages ou des
exemplaires, il doit payer des heures supplémentaires, même si le temps théorique
affecté au service n’est pas encore achevé. Inversement, quand le service est fini
avant l’écoulement du temps réglementaire, 1 équipe conserve la faculté de quitter
l’imprimerie, afin de rejoindre un autre atelier et d’y faire une deuxième journée ou
un deuxième service, ce qui est fréquent dans les années quarante et cinquante. La
même équipe peut également doubler son service dans la même imprimerie U II faut
encore répartir les services sur l’année, ajouter les vacances, les congés de maladie et
les absences diverses, les permanents syndicaux (qui sont rémunérés par l’entreprise)
et les chefs, pour arriver au total des emplois nécessaires pour une équipe2. Si les
négociations ont été menées avec une force de conviction suffisante, les services sont
légers, ce qui favorise le paiement d’heures supplémentaires ou l’embauche
d’équipiers complémentaires. En travaillant moins, on pourra gagner plus et
embaucher davantage.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 155

En 1944-1945, la pénurie de papier limite la charge de travail à répartir entre les


ouvriers, mais ceux-ci ne sont pas licenciés, car la FNPF s’est engagée à garder tous
les ouvriers des imprimeries parisiennes. Une fois l’habitude prise, il est difficile
d'augmenter la charge de travail des ouvriers, ce qui conduit les imprimeries à
embaucher quand la pagination augmente à nouveau. Il faut toutefois nuancer les
affirmations d’Hubert Sales dans sa thèse sur Les Relations industrielles dans
l’imprimerie française, maintes fois reprise par divers auteurs. Hubert Sales estime
qu’en 1926 un typographe- linotypiste devait saisir 31 500 signes par service de 7
heures, 27 000 signes en 1936, car le service était ramené à 6 heures, puis, le service
ayant été ramené à 5 heures 30 à la Libération, le linotypiste ne saisissait plus que
24500 signes. Cependant, à cause du manque de papier, le travail effectif serait tombé
à 13 000 caractères par service, ce qui représenterait une diminution considérable de
la productivité ouvrière, de près de 60 % en vingt ans.
En ce qui concerne Le Monde, les effectifs ouvriers semblent effectivement
pléthoriques à la Libération, en particulier après le retour des prisonniers qui sont
repris par la direction du journal. La limitation du tirage et de la pagination interdit
d’employer les ouvriers à plein temps : 50 linotypistes et 8 correcteurs assurent la
composition de 2500 pages au cours de l’année 1946, ce qui donne une charge de
travail moyenne inférieure à une colonne par jour de travail pour les linotypistes.
Toutefois, l’effectif de la composition du Monde reste stable jusqu’en 1960, année au
cours de laquelle 4 800 pages sont composées, soit près du double de l’année 1946.
Entre les mêmes dates, le nombre des clicheurs, 12, et celui des rotativistes, 50,
n’augmentent pas, tandis que le tirage passe de 160000 à 221000 exemplaires par jour
et la pagination moyenne de 8 à 15 pages, ce qui représente un tirage total de 400
millions de pages en 1946 et de 1030 millions de pages en 1960, avec les mêmes
machines et un personnel identique. Enfin, l’effectif des autres catégories d’ouvriers
(maintenance, mécaniciens et labeur) reste stable à 40 entre 1946 et 1960. Le Monde
emploie 160 ouvriers de 1946 jusqu’à 1960. Les effectifs augmentent seulement après
cette date, quand la moyenne de 14 pages de composition par jour et le tirage de
220000 exemplaires quotidiens sont dépassés. Dans un premier temps, pour Le
Monde en tout cas, on assiste donc à un
156 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

rattrapage de la productivité, qui dure quinze années. U est vraisemblable


qu’il en est de même dans les imprimeries des confrères parisiens, car le
Syndicat du livre privilégie rarement un quotidien, même si les gérants du
Monde restent particulièrement vigilants sur les questions concernant les
salaires et les emplois.
En effet, la gestion du Monde suppose une attention particulière de la
part des gérants car, l’entreprise maintenue en tutelle par l’Etat, par le
Syndicat de la presse parisienne et par le Syndicat du livre, ne dispose
d’aucune réserve en capital qui lui permettrait de financer son expansion.
Comme la majeure partie des quotidiens parisiens de l’après-guerre, Le
Monde est sous-capitalisé, mais, à la différence de la plupart d’entre eux, il
réussit à survivre en conservant son indépendance financière et politique.
Plus encore, les gérants constituent pour l’entreprise un patrimoine
important, grâce à une gestion drastique des hommes et des flux.
5.

Une réussite commerciale

En dépit de l’austérité affichée par le journal, qui provenait pour partie


des restrictions de l’époque de la reconstruction et pour partie de la volonté
délibérée d’Hubert Beuve-Méry de limiter les dépenses, le journal et ses
employés réussirent à vivre et le gérant put constituer un patrimoine pour
son entreprise. Pendant douze ans, Le Monde vit dans l’apparence de la
pénurie, savamment entretenue par les gérants, ce qui permit au directeur
d’accumuler des réserves afin d’acheter les immeubles du Temps et
d’investir dans le renouvellement du matériel d’imprimerie. L’addition de
réserves et de provisions financières fut rendue possible par les recettes
relativement élevées du quotidien et par une gestion soucieuse d’éviter les
dépenses qui n’étaient pas strictement nécessaires.
L’équilibre du compte d’exploitation reste cependant fragile car les
recettes des ventes et de la publicité croissent lentement, tandis que les coûts
en matières premières et en salaires demeurent difficilement compressibles.
Dans cette conjoncture, les gérants réussissent pourtant à dégager une marge
commerciale confortable, employée à des placements financiers et
immobiliers. Hubert Beuve-Méry fournit ainsi la preuve qu’une gestion
rigoureuse permet de tirer profit d’une conjoncture difficile. Dans les
opérations d’administration, Hubert Beuve-Méry est assisté de Paul
Duchateau, nommé secrétaire général du Monde, en décembre 1947 après la
démission de Martial Bonis-Charancle, et de Toussaint Stofati, ancien
caissier principal du Temps, promu chef des services comptables du Monde,
en 1944. Le directeur du Monde et Paul Duchateau vérifient les comptes du
journal, chaque samedi après-midi. À partir de 1951, André Catrice prend en
charge la gestion de l’entreprise, dont il rend compte régulièrement à Hubert
Beuve-Méry, jusqu’à la fin des années soixante.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 158

DES RECETTES LIMITÉES

Les ressources du Monde demeurent limitées durant les années de la


fondation du journal, car le tirage et les recettes des ventes et de la publicité
stagnent, restreignant d’autant les capacités financières de l’entreprise et ses
possibilités d'expansion. La courbe de la diffusion totale du journal dessine les
trois phases de l’histoire du Monde334. De 1944 à 1958, la stagnation des
premières années, suivie, à partir de 1955, du lent décollage des ventes. De 1958
à 1976, la croissance sous la direction d’Hubert Beuve-Méry puis celle de
Jacques Fauvet. De 1976 à 1994, après l’apogée des ventes, une série de crises
qui durent pendant quinze années. Enfin, depuis 1994, une relance du quotidien,
accompagnée par une transformation de l’entreprise.

La diffusion
Les chiffres du tirage et des ventes du quotidien révèlent ainsi, pendant la
première phase, une langueur persistante. En 1944, l’autorisation de paraître
accordée par le gouvernement précise que le tirage est fixé à 150 000
exemplaires, alors que les quotidiens autorisés au cours de 1 été 1944 avaient
bénéficié d’un minimum de 180000 exemplaires et jusqu à 500000 exemplaires
pour certains d’entre eux. En 1945, le tirage moyen est limité à 108 000
exemplaires à cause des restrictions de papier imposées aux quotidiens par le
gouvernement en janvier 1945. Le Monde dut, comme ses confrères, réduire sa
consommation de papier de moitié, opta pour le maintien de sa pagination et la
réduction de son tirage, de 150 000 à 75 000 exemplaires. De ce fait, la moyenne
annuelle reflète un début d’année très faible, suivi d’une croissance continue qui
permet au journal de retrouver, à la fin de l’année 1945, le tirage autorisé en
1944. Le chiffre des ventes de 1945 approche le chiffre du tirage, car la faiblesse
du tirage explique un taux d’invendus de 5%, qui demeure exceptionnel aussi
bien pour Le Monde que pour la presse quotidienne dans son ensemble.
La première décennie de l’histoire du journal apparaît bien difficile. De 1946
à 1955, le tirage reste étale à 150000 exemplaires, mais la diffusion totale
décline de 140000 exemplaires par jour en 1946 à 112 000 en 1952, avant de
remonter à 140 000 en 1956. L’étiage est atteint en 1952 pour la vente au
numéro, et, en 1955, en ce qui concerne les abonnements : à la baisse comme à
la hausse, les abonnements conservent toujours un

334 La diffusion comprend l’ensemble des ventes du journal. Elle regroupe les ventes au numéro
(en kiosque) et les abonnements.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 159

temps de retard sur les ventes. En dépit d’une légère reprise, les ventes au
numéro stagnent encore jusqu’en 1955 ; les deux principaux secteurs de recettes
ont ainsi perdu 20 % de leur public en dix ans. Le tirage du Monde accompagne
la chute du tirage de la presse parisienne qui tombe de 5 959 000 exemplaires à
3 779 000 entre 1946 et 1955 (-36%). La presse quotidienne régionale, qui perd
25 % de son tirage dans le même temps, connaît des difficultés comparables.
Cependant, le quotidien de la rue des Italiens double ses ventes à l’étranger, de 4
163 à 8215 exemplaires par jour, au cours de cette période. Les chiffres sont
certes modestes, mais ils reflètent la demande d’un public éclairé qui ne tardera
pas à se manifester également en France. Près des trois quarts de la diffusion à
l'étranger sont concentrés, à l’époque, dans les communautés francophones et
dans les États proches de la France. Ainsi, en 1955, la Belgique, la Suisse et le
Luxembourg totalisent 3 361 exemplaires, la Sarre et l’Allemagne fédérale, pour
l’essentiel la zone d’occupation française, comptent 1803 exemplaires. L’Italie,
avec 1037 exemplaires vendus par jour apparaît atypique, mais ces ventes sont
réalisées principalement à Rome et au Vatican, auprès des religieux français ou
d’expression française.
En fait, le journal semblait durablement immobilisé à une diffusion comprise
entre 110000 et 120000 exemplaires, de 1949 à 1955 inclus. Il faut attendre
l’année 1956 pour que la diffusion connaisse une croissance rapide : 117 000
exemplaires vendus en 1955, 140 000 en 1956 (+11,1 %), 156000 en 1957 (+11,4
%) et 164000 en 1958 (+5,1 %). Après un léger repli en 1959, la croissance
reprend, sans rupture jusqu’aux années soixante-dix.
L’année 1956 marque ainsi le début du grand essor de la diffusion du Monde,
sans cependant atteindre le maximum historique pour le journal, qui ne fut atteint
qu’en 1968 avec une croissance de 20 %. Mais la progression est plus sensible en
ce qui concerne la vente au numéro en France qui croît de 25 % en un an. Cette
croissance des ventes est vive à Paris (+18 %) et plus forte encore en province
(+32 %). Les ventes à l’étranger sont légèrement en retard avec une augmentation
de 13 %, tandis que les abonnements trouvent lentement le chemin de la
croissance (+4 %). L’analyse de l’évolution des ventes, mois par mois, permet de
tirer de précieux enseignements sur le public du journal. Les élections législatives
du 2 janvier 1956 et la formation du gouvernement Guy Mollet, événements forts
de la politique intérieure française, ne suscitent pas d’engouement particulier qui
se marquerait par un essor des ventes. Ainsi, les statistiques des ventes montrent
qu’en décembre 1955 (avant les élections du 2 janvier 1956) le nombre
d’exemplaires vendus est identique, à quelques unités
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 160

près, à celui de décembre 1954 et même à celui de décembre 1953 Par contre, le
mois de janvier 1956, avec 102 000 exemplaires par jour contre 91000
exemplaires un an plus tôt, permet de gagner 12 % d’acheteurs supplémentaires.
Ceux-ci se situent pour l’essentiel à Paris (+20 %) qui, avec 8 000 des 11000
exemplaires supplémentaires bénéficie de la plus forte augmentation. Jusqu’en
juillet, les ventes de l’année 1956 restent supérieures, de 10 à 12 %, à celles de
1955, mais la véritable flambée des ventes se produit en août et en septembre
1956 (+35 % chaque mois). Cette croissance est consolidée en octobre (+24 %),
puis amplifiée en novembre (+63 %) et de nouveau consolidée en décembre 1956
(+30 %).
La crise de Suez et celle de Budapest ont suscité l’intérêt de nouveaux lecteurs
pour Le Monde. L’annonce de la nationalisation du canal de Suez par le colonel
Nasser le 26 juillet 1956, la tension internationale qui perdure en août et
septembre, la guerre israélo-égyptienne et l’expédition franco- britannique, en
novembre, tandis que les troupes du pacte de Varsovie écrasent la révolte des
Hongrois, suscitent un essor des ventes, beaucoup plus que les élections
françaises et bien plus que les massacres dans le Constantinois et au Maroc, en
août 1955, qui entraînèrent peu d’achats supplémentaires du journal. L’actualité
internationale attire de nouveaux lecteurs : Le Monde justifie son titre. La
fidélisation de cette clientèle au cours des années suivantes lance Le Monde dans
une période d’expansion continue qui dure plus de vingt ans. En effet, les ventes
au numéro335 passent de 90000 exemplaires par jour en 1955, à 112 000
exemplaires en 1956 et elles croissent encore en 1957, à 125 000 exemplaires par
jour. Le gain est rapidement consolidé parce que l’actualité liée aux
développements de la guerre d’Algérie, la bataille d’Alger et les prises de
position du journal contre la manière de mener la guerre, puis la fin de la IV e
République, contribuent largement à fidéliser les lecteurs. Entre 1955 et 1958, Le
Monde gagne ainsi 47 000 acheteurs, qui représentent une augmentation du
nombre des lecteurs de 40%. Toutefois, les recettes tirées de la vente ne suivent
pas le même rythme de croissance que les tirages, car les gestionnaires du Monde
ne maîtrisent pas le prix de vente du journal, mais elles connaissent cependant
une accélération à la fin des années cinquante.

335 Les ventes au numéro correspondent aux achats auprès des détaillants. Ces chiffres ne
comptabilisent pas les ventes par abonnement. Les ventes au numéro, plus sensibles à l’actualité,
permettent de mesurer plus facilement la réaction des lecteurs à l’événement
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 161

Les recettes des ventes et de la publicité


Les recettes du Monde proviennent de la diffusion du quotidien, ventes au numéro
et abonnements réunis, et de la publicité. Elles constituent plus de 90 % des produits
dans le compte d’exploitation de la SARL, les autres recettes provenant soit de travaux
d’imprimerie soit de quelques publications annexes, demeurent marginales. En laissant
de côté l’année 1945 qui présente un profil atypique à cause de la limitation du tirage
durant les premiers mois de l’année et à cause des restrictions de papier qui restreignent
les surfaces rédactionnelles et publicitaires, la valeur du total des produits du compte
d’exploitation est multipliée par dix en francs courants (de 146 millions de francs en
1946 à 1,5 milliards en 1958) et elle double en francs déflatés, entre 1946 (64 millions
de francs, 10 millions d'euros) et 1958 (143 millions de francs, 22 millions d’euros). La
forte inflation des années 1946-1958 interdit évidemment une lecture en francs
courants, mais, en francs constants, le taux moyen d’augmentation du total des produits
est de 7,3 % par an durant les treize années 1946-1958. Ce taux moyen cache de fortes
disparités : une chute de 16 % en 1947, qui est la conséquence de la grève de la presse
et des grèves de l’automne, et des années de forte croissance (12 % en 1946, 13 % en
1953, 16 % en 1949 et 18 % en 1950). Hors l’année 1947, la croissance moyenne
annuelle serait de l’ordre de 9,5 % sur les douze années. La période de plus forte
croissance des recettes est celle des années du «neutralisme», avec un taux moyen
annuel de 14 % durant les quatre années de 1949 à 1952, alors que les ventes stagnent.
Mais les recettes des ventes et celles de la publicité n’ont pas le même rythme
d’augmentation. Au cours des cinq années de 1946 à 1950, les recettes de la publicité
croissent à un rythme plus rapide que la croissance du total des produits d’exploitation.
La part des recettes publicitaires passe ainsi de 32 % à 48 % du total des produits entre
1946 et 1950. En revanche, les recettes de la diffusion, ventes et abonnements réunis,
qui assuraient près de 70 % des recettes en 1946, tombent à 47 % du total des produits
en 1950. De 1951 à 1953, les recettes de la diffusion croissent plus vite que celles de la
publicité : la diffusion représente 53 % du total, en 1953, et la publicité est retombée à
38% du total. En 1954 et 1955, la publicité reprend un essor plus rapide, atteignant 42
% du total, tandis que la diffusion retombe à 49 %. Enfin, de 1956 à 1958, les recettes
de la diffusion augmentent à nouveau, de 49 à 58 % du total, parallèlement à la
croissance du tirage, tandis que la publicité retombe de 42 à 35 % du total du compte
d’exploitation.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 162

Le Monde dessine ainsi dans le cadre d’une croissance globale forte, en valeur
relative et en valeur absolue, une alternance entre la croissance des recettes de la
diffusion et la croissance des recettes de la publicité. L’intervention d'Hubert
Beuve-Méry dans la gestion de cette croissance est marquée par l'augmentation
systématique des tarifs publicitaires, à un rythme supérieur à celui de l’inflation,
dès qu’il décèle une demande des annonceurs supérieure à celle de l’année
précédente1. Cette pratique favorise une croissance des recettes alors même que la
diffusion stagne, dans les années 1949 et 1950, voire baisse, en 1955. Dès l’année
1947, Hubert Beuve-Méry accepte également que les recettes de la publicité
dépassent celles de la vente au numéro336 337. Il reste que cette stratégie n’est
réalisable que dans une conjoncture de croissance généralisée de la publicité et
dans une phase d’expansion économique du pays qui permet au journal
d’accroître ses recettes dans un marché porteur. Cette croissance généralisée, à
l’exception de la diffusion qui stagne en nombre d’exemplaires mais qui
augmente en valeur, autorise les gérants à rassembler des provisions pour
constitution d’actifs, lorsqu’ils sont en mesure de limiter les coûts de production
du quotidien.

DES COÛTS DIFFICILEMENT COMPRESSIBLES

Le 24 mai 1956, alors que Le Temps de Paris tente de concurrencer Le


Monde, Hubert Beuve-Méry prononce une conférence intitulée « Du Temps au
Monde ou la presse et l’argent». Il énumère, à cette occasion, quelques
constatations sur les aspects économiques et financiers des entreprises de presse :
«S’il est vrai qu’un journal digne de ce nom comporte des éléments qui doivent
toujours rester hors du commerce, il est aussi, au sens le plus banal du mot, une
entreprise, qui achète, fabrique, vend et doit faire des bénéfices.
[...] Parce qu’elle est une industrie (une industrie pas comme les autres puisque
l’essentiel de sa production est immatériel, mais tout de même une industrie), la
presse ne peut se soustraire aux lois qui paraissent régir actuellement tout
développement industriel. Elle est contrainte, notamment, de s’assurer les services
d’organisations et de machines de plus en plus puissantes et de mobiliser par
conséquent des capitaux de plus en plus considérables. Là comme ailleurs, le simple
jeu de la concurrence aboutit, tôt ou tard, à

336 AG des 17 mars 1948,2 avril 1949 et 31 mars 1955.


337 Les recettes de 1947 atteignent 71 millions de francs pour la vente au numéro et 72 millions de
francs pour les recettes publicitaires.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 163

l’élimination des plus faibles. C’est ainsi que l’on constate une tendance à peu près
générale en Occident à la concentration des entreprises de presse.
[...] S’il n’y a pas lieu de s’insurger contre des tendances aussi générales et aussi
profondes, il paraît sage de les étudier pour les mieux comprendre et en limiter, si
possible, les inconvénients. Un de nos confrères a eu raison, semble-t-il, d'affirmer
que l'indépendance d’un journal n’était nullement liée à son caractère plus ou moins
artisanal et qu’il était beaucoup plus facile au contraire d’acheter ou d’influencer les
petites feuilles qui paraissaient avant la guerre qu’un journal tirant à des centaines de
milliers d’exemplaires.
[...] Les deux composantes plus ou moins antinomiques de tout journal . les
valeurs matérielles d’une part, et les valeurs intellectuelles, morales ou spirituelles de
l’autre, se trouvent à la fois liées et séparées. Encore faut-il évidemment que l'affaire
reste rentable.
[...] Une étude sommaire de la presse parisienne permet une deuxième
constatation, corollaire de la première, qui est la non-rentabilité d’un grand nombre
d’entreprises. [...] Si la situation générale est aussi mauvaise, c’est, en grande partie, à
cause du poids excessif de certaines charges. Certes, la presse est avantagée à plus
d’un titre, notamment sur le plan fiscal. Mais les frais de papier, d’impression et de
distribution, entre autres, sont extrêmement lourds.
[...] Par bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité... »

Le directeur du Monde énonce ici les principales contraintes pesant sur


l’exploitation des entreprises de presse françaises depuis la Libération jusqu’à la
fin des années cinquante, et au-delà. Il insiste spécialement sur les coûts excessifs,
qui ne peuvent être compensés par l’augmentation du prix de vente qui est bloqué
par le gouvernement. Il ne reste alors aux quotidiens que trois possibilités pour
survivre : l’appel à la publicité, « par bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la
bienfaisante publicité... », la concurrence, « une concurrence sans frein pousse
indéfiniment à l’augmentation du nombre des pages et à la relance, par tous les
moyens, de la clientèle », ou encore la recherche de capitaux extérieurs, « les
capitaux restent très abondants sur le marché de la presse... le plus souvent,
l’argent ainsi placé apparemment à fonds perdus est en réalité un argent qui
rapporte... sur d’autres tableaux, le tableau politique par exemple, ou plus encore,
dans un régime d’intervention oü l’État contrôle généralement moins les affaires
que les affaires ne contrôlent l’État, sur le tableau économico- politique». Hubert
Beuve-Méry dénonce les compromissions auxquelles conduit l’économie de la
presse en France. Ce faisant, il trace à grands traits les données majeures du
compte d’exploitation d’une entreprise de presse. Parmi celles-ci, les matières
premières conservent, dans les premières années du Monde un poids considérable.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 164

Le poids des matières premières, le papier et le plomb


Le compte d’exploitation d’une entreprise de presse compte, pendant de
nombreuses années après la guerre, deux postes de charges dominants, les salaires
et les matières premières. Le papier journal constitue la majeure partie de celles-ci.
La presse, outil de l’imprimeur, donna son terme générique à l'ensemble de la
profession, alors que les rédacteurs continuent de rédiger leur «papier». Le papier,
qui prend vie grâce à l’encre qu’on y applique, demeure l’emblème de la presse,
bien qu’il ait perdu progressivement de son importance économique.
Du fait de la croissance du tirage moyen et de la pagination, le tonnage utilisé
par Le Monde augmente lentement jusqu’en 1962, de 2 000 tonnes dans les années
quarante à 3 000 tonnes en 1953 , 4 000 en 1956, 5 000 en 1960, puis connaît une
très forte augmentation, à 10000 tonnes en 1966, 20000 en 1970 et 25 000 en
1980. Le déclin de la diffusion, au cours des années quatre-vingt, la reprise
provisoire des ventes en 1989 et la crise des années 1990-1993 apparaissent
également dans le tonnage utilisé par Le Monde. En 2000-2002, la croissance
conjuguée des ventes et de la pagination entraîne une consommation de papier
supérieure à 30 000 tonnes par an. Ainsi, en soixante ans, le quotidien Le Monde a
utilisé un million de tonnes de papier pour imprimer plus de 250 milliards de
pages. Cependant, en dépit de l’utilisation d’un tonnage croissant, la part du
papier, en valeur, diminue régulièrement depuis 1951 dans le total du compte
d’exploitation du quotidien.
De 1945 à 1960, le papier représente de 20 % à 23 % du total des charges
d’exploitation du Monde, excepté en 1947, car les grèves réduisent la
consommation de papier, alors qu’une grande partie du personnel qui ne participe
pas à la grève continue à percevoir son salaire. La pointe de 28,7 %, en 1951, et
celle de 27 %, en 1952, correspondent à une flambée des cours mondiaux du
papier journal due à une insuffisance de production des papeteries et à la flambée
du prix des matières premières consécutive à la guerre de Corée. Cependant, dès
1953, la part du papier retombe à 23 % des charges d’exploitation et s’amenuise
ensuite. La lente décrue des prix du papier dans les années soixante apparaît dans
le compte d’exploitation. Le papier ne représente plus que 15 % des charges en
1971, 14 % en 1972 et 15 % en 1973. En vingt ans, la baisse est sensible et libère
des capacités de financement ou de dépenses. De 1974 à 1976, la crise de l’énergie
et des matières premières entraîne un redressement du prix du papier qui entre
alors pour 19 % dans les charges du journal. L’augmentation de la pagination
gonfle encore la facture totale. Mais cette flambée dure peu, et, à partir
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 165

de 1977, la décrue du prix du papier reprend, diminuant ainsi les coûts de


l’entreprise. Le papier n’absorbe plus que 15 % des charges d’exploitation en
1977, 13 % en 1981, en dépit d’un fort tirage et d’une forte pagination, puis de 11
à 12 % entre 1983 et 1989. Les effets conjugués de la diminution de la pagination
rédactionnelle et de la pagination publicitaire, de la crise mondiale de la presse qui
rend excédentaires les capacités de production des papeteries, et du renforcement
du franc qui limite la valeur des papiers finlandais et canadiens importés, font
tomber la part du papier journal à 9 % du total des charges dans le compte
d’exploitation en 1990, 8 % en 1991, 7 % en 1992 et 6 % en 1993. L’augmentation
des prix mondiaux à la fin de l'année 1994 et en 1995, de l’ordre de 40 à 50 %,
entraîne alors un surcoût dont se plaignent les professionnels, mais qui reste
cependant limité à 9 ou 10 % du total du compte d’exploitation. Depuis une
dizaine d’années, en dépit de l’accroissement de la pagination et du tirage, le coût
du papier évolue entre 6 et 9 % du total des charges d’exploitation. Le Monde, qui
était fortement dépendant de ses coûts d’approvisionnement en papier, dans les
douze ou quinze premières années de son existence, a donc pu s’affranchir
graduellement de la contrainte des matières premières, ce qui permit à l’entreprise
d’utiliser les fonds ainsi dégagés pour financer des investissements ou des
augmentations de salaires.
Le papier journal, dont la demande était forte pendant la période des restrictions
de l’après-guerre, faisait l’objet d’une répartition, suivant les directives du ministre
de l’information, par le Comité des papiers de presse, créé en 1936. Chargé des
importations, le Comité achète, à partir de mai 1946, la production des usines
françaises. La Fédération nationale de la presse française qui cherchait à contrôler
la répartition des quantités de papier entre les entreprises de presse, obtint du
gouvernement la dissolution de ce Comité, et la création, le 1 er juillet 1947, de la
Société professionnelle des papiers de presse (SPPP), dans laquelle les syndicats
patronaux de la presse étaient majoritaires. La SPPP achète le papier, en France et à
l’étranger, le répartit entre les entreprises en pratiquant une péréquation des prix
afin de maintenir une certaine égalité entre petits et grands quotidiens et entre les
imprimeries proches des lieux de production ou d’importation et celles qui en sont
éloignées. Ce principe égalitaire fonctionna jusqu’à la crise du papier de 1951, qui
obligea les quotidiens à augmenter de 80% leur prix de vente, de 10 francs, en mai
1950, à 18 francs, en octobre 1951. Les entreprises de presse firent alors jouer la
concurrence entre les fournisseurs, ce qui fit perdre à la SPPP le monopole de vente
et d’approvisionnement du papier journal. Le libre choix du fournisseur par les
éditeurs de journaux fut reconnu par un protocole,
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 166

signé le 21 novembre 1952, entre la SPPP et les industriels du papier. Cette période
exceptionnelle de très forte tension sur les prix ne se reproduisit pas, car le papier
occupa dès lors une part de plus en plus faible dans les comptes d’exploitation des
entreprises de presse. En 1974, la hausse de 80 % du prix du papier, consécutive à
l'augmentation des prix de l’énergie, se traduisit par une augmentation inférieure à
30 % du prix de vente du journal. Le Monde, comme ses confrères, avait entamé la
dématérialisation du journal, qui caractérise la presse depuis trois décennies. Les
matières premières ne constituent plus que le dixième des charges d’exploitation.
Elles sont largement distancées, dans les charges, par les coûts salariaux et le
financement des investissements industriels et rédactionnels.
Le plomb constitue le deuxième poste des matières premières industrielles
lourdes depuis la Libération jusqu’à l’adoption de la photocomposition, dans les
années quatre-vingt. Le Monde possédait, en 1944,30000 kg de plomb et en acheta,
au cours des années 1945-1949, 33 000 kg, ce qui permit à la composition et à la
clicherie de disposer de plus de soixante tonnes de métal, périodiquement régénéré,
afin de garder les qualités de chauffe et de malléabilité nécessaires à la fonte des
lignes par les linotypes. En 1961-1962, il fallut acheter à nouveau du plomb pour
approvisionner la clicherie mise en place en même temps que la nouvelle rotative.
Le plomb est inscrit à l’actif du bilan comme immobilisation en matériel, mais il
perd de son importance économique, et, à partir de 1965, il est compris dans les
autres immobilisations de matériel. Représentant 10 % de l’actif immobilisé en
1949, et 1,8 % de l’actif total, la valeur du plomb tombe à 0,6 % de l’actif
immobilisé en 1962, et à 0,06 % de l’actif total. La valeur du métal diminue à
mesure que les imprimeries françaises adoptent le procédé de la photocomposition
dans les années soixante-dix. La valeur marchande du plomb détenu par Le Monde
est quasiment nulle lorsque le journal abandonne la composition chaude, en 1981-
1982, car le plomb n’est plus utilisé dans l’imprimerie. La perte de la valeur
financière avait accompagné la perte de la valeur économique et précédé le déclin
de la valeur symbolique du plomb qui, cependant, hante encore les mémoires de
nombre de rédacteurs et d’ouvriers. Le caractère en plomb reste en effet le symbole
d’une époque révolue. Les matières premières ont perdu leur primauté dans les
comptes d’exploitation, depuis le début des années cinquante, au profit des charges
salariales et des coûts de distribution. Ces deux postes de charges sont contrôlés par
les organisations syndicales, patronale et ouvrière, qui règlent les rapports entre
confrères et entre patrons et employés. Le Monde, comme les autres quotidiens,
doit respecter les traditions des imprimeries parisiennes et les règles édictées par la
corporation.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 167

Emplois, salaires et frais généraux sous surveillance


Le strict contrôle des coûts de production implique la surveillance des frais
généraux et des salaires, et la maîtrise du nombre des emplois. Les salaires et les
charges sociales constituent en effet, dans une entreprise de presse, le poste principal
des charges au compte d’exploitation. En ce qui concerne Le Monde, les salaires et
les charges représentent, selon les années, entre 36% (en 1951) et 51 % (en 1976),
voire 52% (en 1947), du total du compte d’exploitation. Les salaires des ouvriers et
des cadres techniques sont établis en fonction des barèmes négociés entre le Syndicat
de la presse parisienne et le Comité Inter. La direction conserve une plus grande
latitude pour fixer les salaires des rédacteurs et ceux des employés qui font également
l’objet d’un barème syndical négocié au niveau régional. Jusqu'en 1958, les gérants
répercutaient les augmentations de salaires décidées par les commissions paritaires,
sans aller au-delà, ce qui permit de contenir la charge salariale à moins de 40 % des
dépenses totales de l’entreprise.
La limitation draconienne des embauches permet également de limiter la masse
salariale. De 1946 à 1958, le total des emplois du Monde reste relativement stable, de
334 emplois en 1946, à un maximum de 361 en 1958, en passant par un minimum de
330 salariés en 1952. De 1946 à 1958, le nombre des ouvriers du Monde demeure
rigoureusement identique (161 ouvriers en 1946 et 162 en 1958), alors que la charge
de travail a doublé. L’augmentation des effectifs concerne les employés et cadres (dix
personnes en douze ans), et surtout les rédacteurs, qui obtiennent 20 emplois
supplémentaires en douze ans, en passant de 57 à 77, ce qui représente une
augmentation de 35 % du nombre des journalistes. Le renouvellement de la rédaction
fut d’autant plus complet que nombre d’anciens du Temps partirent en retraite durant
cette période et furent remplacés par de jeunes rédacteurs. Hubert Beuve-Méry
privilégie le recrutement de rédacteurs par rapport aux autres catégories de personnel,
afin de modifier l’esprit de la rédaction et fournir aux lecteurs un journal plus
complet.
Le climat économique des années cinquante favorisait les embauches, carie plein-
emploi était assuré, ce qui facilitait la mobilité du personnel. Le licenciement
éventuel de rédacteurs ne convenant pas au journal ne posait dès lors aucun problème
d’ordre moral ou social. Le taux de chômage restait très bas en France, inférieur à 2
% de la population active depuis 1948. Il atteint son minimum historique, en 1957,
avec 191 000 chômeurs recensés, soit moins de 1 % de la population active totale.
Ainsi, l’arrêt, en octobre 1948, d’Une Semaine dans le monde entraîna le
licenciement du
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 168

rédacteur en chef de l’hebdomadaire, Jean Chevalier, d’un autre journaliste et de


deux employés. Hubert Beuve-Méry, à cette occasion, fit preuve d’une grande
rigueur de gestion en abandonnant un hebdomadaire qui, certes, était déficitaire, mais
qui vendait cependant 40000 exemplaires chaque semaine 1. Dans la logique
financière qui était la sienne, les pertes d’Une Semaine dans le monde, qui
représentaient un tiers des charges de l’hebdomadaire et atteignaient 6000000 de
francs chaque année, en 1946, 1947 et 1948338 339, réduisaient d’autant la marge
commerciale de la SARL qui diminua dangereusement entre 1946 et 1948. Pour
sauver le quotidien, il fallait se séparer d’une publication que le directeur appréciait,
mais qui n’avait pas su trouver un public suffisant et qui risquait de mettre en péril le
vaisseau amiral.

UNE GESTION RIGOUREUSE PERMET LA CONSTITUTION


D’UN PATRIMOINE

La rigueur de gestion d’Hubert Beuve-Méry et d’André Catrice témoigne de leur


temps autant que de leur caractère. Le climat économique, au sortir de quinze années
de crise et de guerre, la crainte de l’endettement et l’ambition de constituer un
patrimoine plaident à l’époque pour une gestion «en bon père de famille». De
nombreuses anecdotes illustrent la pingrerie du patron qui s’efforçait de limiter les
frais généraux. Il était en cela représentatif de nombreux chefs d’entreprise de
l’époque, mais il détonnait en regard des patrons de journaux qui, tel Pierre Lazareff,
avaient pris l’habitude de briller autant par leurs voitures et par leurs réceptions que
par leur rédaction.
Les gérants du Monde demeurent prudents, tant dans les embauches que dans les
placements ou les investissements. Dès la création du journal, Hubert Beuve-Méry
avait l’ambition de se porter acquéreur, en cas de cession, de l’imprimerie et de
l’immeuble du Temps. Lorsque, en 1946, la société Le Temps bénéficia d’un non-
lieu, le gérant du Monde proposa au directeur de la SNEP qui gérait les biens sous
séquestre « d’acheter les biens du Temps, à la société Le Temps, sous contrôle de la
SNEP340 ».

338 AG du 17 mars 1948 et du 2 avril 1949.


339 6 491 330 francs en 1946 (AG du 24 mars 1947), 6 333 380 francs en 1947 (AG du 17 mars 1948),
6 359 226 francs en 1948 (AG du 2 avril 1949).
340 Lettre, datée du 3 octobre 1946, d’Hubert Beuve-Méry à Pierre Bloch, président directeur général de la
Société nationale des entreprises de presse. Le 11 octobre 1946,
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 169

La volonté d’investir dans les immeubles et le matériel d’imprimerie répondait au


désir du directeur du Monde d’assurer l’indépendance du journal. Il était
communément admis, depuis le début du siècle, qu’un quotidien qui possédait son
imprimerie restait maître de son destin. Cette volonté correspondait également au désir
de réaliser un placement dans la pierre qui garantirait, en cas de nécessité, un emprunt
ou le paiement des indemnités de licenciement. Pour Hubert Beuve-Méry, il était donc
nécessaire de contrôler étroitement la masse salariale et les frais généraux afin
d'affecter les résultats ainsi dégagés à des placements sûrs qui serviraient à financer les
investissements.

La marge commerciale
Cette rigueur dans le contrôle des coûts rendit Le Monde structurellement créateur
d’une marge commerciale conséquente, de 1944 à 1976. La marge, très élevée en
pourcentage du compte d’exploitation les deux premières années (26 % en 1945 et 10
% en 1946), se situe, jusqu’en 1958, entre 1 % et 4 % du total compte d’exploitation,
alors même que la diffusion du journal stagne. Elle s’accroît considérablement dans la
décennie suivante, ce qui favorise l’extension du patrimoine de la société. Hubert
Beuve-Méry s’étonna sans doute du succès rencontré par le journal, qui permettait des
capacités de financement imprévues. Il avait en effet établi un budget mensuel
prévisionnel, en novembre 1944, qui prévoyait, pour un tirage quotidien de 150 000
exemplaires, « une vente moyenne de 55 000 exemplaires sur 26 jours par mois 1 ». La
prévision était prudente, dans la mesure où Le Temps vendait 68000 exemplaires en
1939. Hubert Beuve- Méry envisageait une dépense de 100000 francs par jour, qui fut
tenue, mais il prévoyait une recette sensiblement équivalente aux charges. Or, les
résultats pour la première quinzaine de parution (douze numéros du 18 au 31 décembre
1944), procurèrent un bénéfice de 853 000 francs, pour des dépenses atteignant 1 124
289 francs, et des recettes de 1977 289 francs, dépassant le budget initial de 65 % 341 342
343
. Ainsi, dès la première quinzaine, la marge commerciale de 50 000 francs par
jour344, permet de payer les salaires

Pierre Bloch répond à Hubert Beuve-Méry en opposant un refus catégorique à cette demande, fonds HBM.
342 Projet de budget mensuel, novembre 1944, fonds HBM.
343 Résultats pour l’année 1944, AG du 4 avril 1946.
344 Environ 5 000 francs 2000 ou 760 euros par jour.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 170

et le papier1, mais également d’effectuer des placements financiers, qui serviront pour
l’achat de machines.
En dépit des plaintes répétées de son directeur, Le Monde se porte bien dès les
premiers jours et dégage une marge qui permet d’accumuler les provisions. La presse
parisienne, en 1945, se vend convenablement et tous les journaux gagnent de l'argent.
Mais cette époque dure peu de temps. Ainsi, Combat, pour sa première année, connaît
également une exploitation largement bénéficiaire : 13 millions de francs de marge
pour un chiffre d'affaires de 65 millions de francs. Mais les affaires se gâtent
rapidement pour le quotidien d’Albert Camus : le journal est en déficit de 19 millions
de francs en 1947, et de 22 millions en 1948. Le Monde constitue une exception dans le
panorama de la presse française d’après- guerre, car il est régulièrement bénéficiaire,
tout en restant indépendant. Nombre de quotidiens sont contraints se déposer leur bilan
ou de faire appel à des partenaires extérieurs. F rance-Soir ne doit son salut financier
qu’à l’intervention de la Librairie Hachette, tandis que Jean Prouvost et Ferdinand
Beghin achètent Le Figaro à Yvonne Cotnareanu. Hubert Beuve-Méry avoue parfois à
ses associés la bonne marche de la société, en ajoutant cependant suffisamment de
restrictions pour ne pas susciter d’espoirs démesurés. Ainsi, lors de l’assemblée
générale qui examine les comptes de l’année 1947, qui fut pourtant dure à bien des
égards :

«Tel qu’il existe actuellement, avec sa parution sur 8 pages petit format, l’abondance
de sa publicité, notre journal pourrait vivre avec le prix [de vente] de 5 E L’augmentation
des tarifs de publicité au 15 janvier dernier a fait monter nos recettes d’une façon
appréciable.
[...] Il faut tenir compte, cependant, des hausses de prix qui sont annoncées et des
nouvelles revendications de salaires. Nous avons proposé [au gouvernement] le prix de 6
F ; mais on ne semble pas s’orienter vers cette solution de compromis. Il est probable
qu’un nouveau prix de vente minimum sera imposé.
[...] Si tous les journaux sont tenus de se vendre 7 ou 8 F, il est évident qu’une
mévente s’ensuivra, ce qui, sans le compromettre, peut gêner l’équilibre financier de notre
entreprise345 346. »

Cette sombre perspective permet au gérant de demander aux associés

345 « Un million alloué et remboursé, les ouvriers payés sous huitaine, les employés et les rédacteurs à la
fin du mois, le papier à 45 jours et le loyer à la fin du trimestre...» Lettre, datée du 30 avril 1952, d’Hubert
Beuve-Méry au directeur des Écrits de Paris, à la suite d’un article de Pierre Dominique mettant en cause
l'origine des fonds au démarrage du Monde. Fonds HBM.
346 AG du 17 mars 1948.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 171

leur accord pour obtenir des banques une autorisation de découvert, dont l’entreprise
n’a nul besoin, mais qui pourrait servir à l’occasion :

«Nous demandons chaque trimestre la reconduction du crédit de découvert de 3


millions de francs 1 dont nous bénéficions au CNEP depuis le 10 juin 1948. Bien que nous
n’en ayons jamais usé, nous pensons en effet qu'il est prudent de le conserver au cas où
surviendraient certains événements susceptibles de resserrer notre trésorerie. Ce crédit de
découvert est garanti par le dépôt au CNEP de 46 Suez capital, 4 Suez jouissance et 25 000
francs de rente à 5 % 1948 347 348 349.»

Ce crédit n'est cependant jamais utilisé, car Hubert Beuve-Méry préfère recourir à
l'autofinancement, comme le font la plupart des patrons d’entreprises moyennes dans la
France des années quarante et cinquante.

Autofinancement et placements
Pendant vingt-cinq ans, l’autofinancement intégral ou quasi intégral a été la loi de la
SARL Le Monde. Hubert Beuve-Méry, en répétant partout « ça ne durera pas trois
mois », avait érigé le pessimisme en un postulat d'économie d’entreprise qui lui
permettait d’épargner et de provisionner, tout en laissant croire que la maison était en
permanence au bord de la faillite. Il avait ainsi établi pour règle de provisionner
l’intégralité des indemnités de licenciements dues au personnel en cas de dépôt de
bilan, ainsi que diverses dettes, sans tenir compte de la valeur marchande des actifs, qui
suffisent généralement à rembourser une partie des créanciers. Il constituait ainsi des
réserves qui grossissaient à mesure que le nombre des emplois et la valeur des salaires
augmentaient. Ces réserves, destinées à financer l’achat de machines, de matériel, ou
des immeubles, étaient investies en Bourse, et apparaissaient au bilan sous le terme de
«valeurs de placement ».
Dès 1945, Hubert Beuve-Méry avait ouvert un compte auprès de la charge d’agent
de change Lattès et Cie, 20 rue Le Peletier, non loin du journal et du restaurant Le Petit
Riche où il aimait à déjeuner avec ses amis. Ce compte représente déjà 13,6% de l’actif
total de la société inscrit au bilan au 31 décembre 1945 \ La légende de la rue des
Italiens, qui parlait de lingots dans le coffre ou sous le lit du patron, est confirmée. Des
lingots d’or font bien partie du portefeuille, mais leur valeur ne dépasse jamais 40 % du
total investi en Bourse *, et ils dorment, non dans un coffre, mais sur un compte.
Emmanuel Journoud, ami d’Hubert Beuve-Méry depuis la faculté de droit et directeur

347 Environ 450 000 francs 2000 ou 70 000 euros.


348 AG du 25 mars 1950.
1. Bilan au 31 décembre 1948 : le portefeuille de titres atteint la somme de 18 893 830 francs, dont 6 267
809 francs en or, soit 33,17 % du total des valeurs de placement. Bilan au 31 décembre 1952 : le portefeuille de
titres atteint la somme de 22 312 900 francs, dont 8 772 000 francs en or (17 kilogrammes), soit 39,31 % du
total des valeurs de placement.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 172

de la succursale de la BNCI de Strasbourg, puis du Crédit foncier et communal


d’Alsace-Lorraine, conseille les gérants du Monde, Hubert Beuve-Méry et André
Catrice. À cet effet, la SARL ouvre un compte de portefeuille auprès de la BNCI à
Strasbourg. En 1960, une partie des valeurs est transférée chez Émile Meeschaert,
agent de change, jusqu’à l'épuisement du portefeuille en 1970. Émile Meeschaert
déjeune à plusieurs reprises avec André Catrice ou avec Hubert Beuve-Méry qui
suivent attentivement les cours de la Bourse. Le portefeuille est réparti entre le compte
de la charge Meeschaert et quatre autres comptes, à la Société Générale, au Comptoir
national d’escompte de Paris (qui devint la BNP), à la Banque de Paris et des Pays-Bas
et à la COFPA (Compagnie financière de Paris).
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 173

Le montant des placements n’a jamais atteint une très forte valeur absolue. Le
maximum, 11 millions de francs courants (73 millions de francs déflatés ou 11,5
millions d’euros) est atteint en 1967, mais c’est parce que ces placements sont
régulièrement ponctionnés pour acheter des immeubles et des machines. En revanche,
en pourcentage du total de l’actif, ces placements constituent, de 1947 à 1950, entre le
quart et le cinquième de l’actif, et demeurent supérieurs à 10 % du total de l’actif,
jusqu’en 1957. C’est l’époque où Hubert Beuve-Méry accumule les placements
financiers dans l’attente des investissements immobiliers que la société doit réaliser. La
gestion de ce portefeuille, longtemps méconnu des rédacteurs et même des associés, est
révélatrice de l’état d’esprit des gérants et des mentalités de l’époque sur les
placements. Hubert Beuve-Méry constitue le portefeuille à partir de lingots d’or,
auxquels il adjoint de la rente 3,5 % et des actions. Le portefeuille est diversifié dès la
première année : il compte des titres français et des titres étrangers, des actions et des
obligations, des valeurs de « père de famille » et d’autres plus spéculatives. La volonté
d’équilibrer les placements, afin de concilier la sécurité et la rentabilité, est manifeste.
Les mines d’Afrique du Sud, De Beers, Driefontein et Stillfontein, y tiennent une place
importante ainsi que Suez, avant et après la nationalisation du canal par le colonel
Nasser, ou encore certaines actions coloniales, telles
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 173

Mokta, l’Omnium nord-africain ou Padang. Il semble que la détention de ces


valeurs, qui paraîtraient aujourd’hui en contradiction avec les orientations
politiques du journal, n’ait jamais influencé la ligne rédactionnelle du
Monde. Pour Hubert Beuve-Méry, en effet, il ne pouvait y avoir de
contamination d’un domaine à l’autre. Cependant, au cours des années
cinquante et soixante, la part, dans le portefeuille, des grandes entreprises
industrielles et commerciales françaises, Michelin, Saint-Gobain, L’Oréal,
Hachette, Pechiney ou Boussois, devient plus importante, au détriment des
actions coloniales en particulier. La valeur totale du portefeuille s’accroît à
trois reprises, en prévision d’investissements importants, dans les années
cinquante afin de financer l’achat des immeubles du Temps, en 1959-1960
lors du renouvellement des rotatives de la rue des Italiens, et en 1967-
1968, en prévision de la construction de l’usine de Saint-Denis, qui assèche
définitivement le portefeuille boursier du Monde.

Lâchât des immeubles et de l’imprimerie du Temps


Les placements étaient principalement destinés à financer l’achat des
immeubles et des machines du Temps, que Le Monde reprit, en décembre
1944, ce qui évita à la SARL d’effectuer des investissements lourds au
démarrage de l’entreprise350. L’immeuble du Temps est situé 5 et 7, rue des
Italiens, à l’angle de la rue Taitbout, dans le IX e arrondissement de Paris.
Une façade en pierres de taille agrémentée de baies vitrées et de balcons
ouvragés, une grande horloge à chiffres bleus émaillés font de cet immeuble
un des plus beaux du quartier de l’Opéra, entre le boulevard des Italiens et
le boulevard Haussmann. La date de la construction, 1911, demeure une
garantie de bonne qualité dans l’architecture parisienne. Un deuxième
immeuble, en briques sous mortier et béton, situé à l’arrière du premier,
donne sur la rue du Helder, au numéro 14. L’ensemble couvre une
superficie au sol de 1100 m351, dont 902 m2 bâtis et 198 m2 de cours et
courettes. Le plus grand défaut de ces deux bâtiments, réunis par une petite
bâtisse de 38 m2, consiste dans leur disposition en longueur. Rue des
Italiens, la façade mesure 37 mètres, pour une profondeur maximale de
13,5 mètres, et à la suite, l’immeuble Helder est profond de 32 mètres pour
10 mètres de façade. Le plan révèle que l’ensemble est peu commode,
particulièrement pour des activités industrielles. Les deux immeubles, de

350 «Un cambriolage», disait François de Wendel, in Jean-Noël JEANNENEY, op. dt.,
p. 603.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 173

cinq étages, un rez-de-chaussée et un sous-sol côté Helder et de sept étages,


UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 174

un rez-de-chaussée et un sous-sol côté Italiens forment une superficie totale, y


compris le sous-sol, de 7 293 m352 353 354, dont Le Monde n’occupait, en 1944, que
3 500 m2, le surplus étant loué à divers locataires, particuliers ou bureaux
d’entreprises.
Hubert Beuve-Méry et l’administration des Domaines concluent, le 20
novembre 1944, un bail de neuf ans, à compter du 1er décembre 1944. Un an plus
tard, les biens séquestrés en 1944 sont confiés à la Société nationale des entreprises
de presse (SNEP), créée par la loi du 11 mai 1946. Le Monde reçoit en location les
biens du Temps. La SNEP fonctionne mal, tiraillée entre les anciens propriétaires
et les utilisateurs, elle doit en outre régler des querelles de matériels et
d’imprimeurs, employer des ouvriers en grand nombre et faire face à
l’incompétence d’une partie de son personnel1. La situation donne lieu à de
nombreux litiges et procès, jusqu’à ce que la loi de Moustier, adoptée le 2 août
1954, règle la question en divisant les biens sous séquestre des anciennes sociétés
en «biens de presse » et en « biens ordinaires ». En ce qui concerne les biens
ordinaires et les immeubles, les propriétaires n’ayant pas fait l’objet de
condamnation et d’arrêtés de transfert, ce qui est le cas de la société Le Temps 2,
sont rétablis dans leurs droits, tout en ayant l’obligation de laisser la disposition
des immeubles aux entreprises de presse utilisatrices pour une durée minimale de
neuf ans. En ce qui concerne les biens de presse nécessaires à l’exploitation du
journal, ils sont répartis entre les entreprises utilisatrices par une Commission
nationale de répartition des biens de presse créée par la loi de Moustier et présidée
par Christian Chavanon. La loi laisse aux entreprises et aux anciens propriétaires la
faculté de s’entendre à l’amiable en vue d’une vente ou d’une location.
Le 5 janvier 1955, la Commission attribue les biens de presse de l’ancien
Temps au Monde*. Aussitôt, André Catrice entame des pourparlers avec Robert
Fabre, le président du conseil d’administration de la société Le Temps. Un premier
accord, en mars 1955, permet de différencier les biens de presse des autres biens,
et un protocole est signé le 25 novembre 1955, qui, après expertise, fixe la valeur
du matériel et celle de l’immeuble, ainsi que les conditions du règlement 355. L’acte
de vente est finalement signé devant maître Blanchet, notaire du Monde, le 2 juillet
1956. Le matériel et

352 Les gérants du Monde doivent vérifier attentivement les demandes de la SNEP, qui
comptabilise mal les frais et les versements, et se trompe régulièrement dans les additions.
353 Un réquisitoire de non-lieu a été délivré par le procureur de la Cour de justice de Lyon, le 26
mars 1946.
354 Publication au Journal Officiel du 26 avril 1955.
355 AG du 23 novembre 1955. Le décret 12 janvier 1956 «abrogeant les dispositions
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 175

le mobilier sont réglés comptant, pour la somme de 35 millions de francsh Les


immeubles, excepté les quatrième, cinquième, sixième et septième étages de la rue
des Italiens qui restent la propriété du Temps, sont vendus 100 millions de francs2,
dont 5 millions exigibles à la signature, 5 millions trois mois plus tard, et 9
millions par an pendant 10 ans, sans intérêts. Trois ans plus tard. Le Monde règle
le solde, par anticipation, le 2 juillet 1959.
Le Monde obtient également un droit de priorité en cas de vente ou de location
des locaux restant la propriété de la société Le Temps. Ces locaux sont achetés, le
12 avril 1960, par un acte signé devant maître Blanchet en règlement duquel Le
Monde effectue un paiement de 100 000 (nouveaux) francs par an pendant quatre
ans5, augmenté des intérêts d’un montant total de 30 000 francs. En avril 1960, Le
Monde est donc propriétaire de ses immeubles4, mais il doit encore expulser un à
un les derniers locataires afin d’agrandir ses implantations. L’immeuble de la rue
des Italiens est définitivement libéré en 1969. Entre-temps, Le Monde a fait creuser
un niveau supplémentaire en sous-sol, afin d’y installer des rotatives, ce qui porte
la superficie totale bâtie de l’immeuble à 8400 m2, et il a annexé un hôtel au 16 de
la rue du Helder5.
La SNEP loue également au Monde le matériel du Temps, dont l’inventaire est
dressé par Volumard, expert de la SNEP, et par Brillaud de Laujardière, architecte
du Temps puis du Monde. L’ensemble du matériel est évalué 14,5 millions de
francs en 1945 et 87 millions de francs en 1954 6. Le Monde est propriétaire de ses
meubles et de ses machines,

d’application de la loi du 11 mai 1946, à une entreprise de presse, Le Temps», paraît au Journal Officiel
du 17 janvier 1956.
1. Environ l’équivalent de 3 850000 francs déflatés ou 600000 euros.
2. Environ 11 millions de francs déflatés ou 1,7 millions d'euros. Cela peut sembler très bon marché
pour 4 500 m2, soit l’équivalent de 2 800 francs déflatés ou 430 euros le m2, mais les conditions du
marché immobilier parisien étaient fort différentes à l’époque, et la loi imposait aux propriétaires le
maintien dans les lieux des entreprises de presse utilisatrices, ce qui dévalorisait considérablement
l’immeuble.
3. Soit environ l’équivalent de 850 000 francs déflatés ou 130000 euros par an pendant quatre ans.
4. Au total, et hors matériel, Le Monde achète 7 293 m2 pour l’équivalent de 14 millions de francs
déflatés et 2,1 millions d’euros, ou 2 000 francs déflatés ou 300 euros le m2.
5. Pour reconstituer le climat de la rue des Italiens, se référer aux dessins de Nicolas GUILBERT,
Rue des Italiens, alburn souvenir, préface de Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, Paris, La Découverte,
1990. L’ensemble Italiens-Helder est vendu en 1985 pour 147,5 millions de francs (210 millions de francs
déflatés ou 32 million d’euros), dégageant une plus-value, après déduction des travaux d’agrandissement,
de 120,1 millions de francs (CDS du 20 novembre 1985).
6. Expertises Volumard, le 14 décembre 1945 et le 23 novembre 1954. L’inventaire
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 176

mais le matériel est ancien, spécialement les rotatives, de 33 ans d’âge en 1944, qui
restent cependant en service pendant encore 17 ans. En outre, les rotatives du
Temps ne peuvent tirer que des journaux de huit pages, au format du Temps, ou
seize pages au format du Monde, et leur vitesse maximale théorique est de 30000
exemplaires à l’heure. Pratiquement chaque sortie tourne à 12 000 exemplaires à
l’heure, soit, pour les six rotatives, 72 000 exemplaires à l’heure. Ce rythme
convenait au Temps, dont le tirage était de 30 000 exemplaires en 1910, puis de 45
000 exemplaires en 1912. Certes, la diffusion du Temps augmenta lentement de
1918 jusqu’aux années trente, pour atteindre le chiffre maximum de 68000
exemplaires diffusés en 1939 \ Mais la capacité de l’imprimerie était insuffisante
pour Le Monde qui tire à 150000 exemplaires dès 1945, et dépasse les 200000
exemplaires en 1957. Les vieilles rotatives qui limitent le tirage à 200000 ou 220
000 exemplaires sont alors totalement insuffisantes pour faire face à la production
du quotidien. Elles handicapent la rédaction dans ses projets d’extension, ainsi que
le service de la publicité, dont les placards doivent être limités à quatre pages par
jour jusqu’en 1961. Le renouvellement de ce matériel obsolète devient alors un
enjeu financier et industriel qui influe sur les données économiques de l’entreprise,
mais également sur les conceptions rédactionnelles du journal.
Ainsi, Le Monde, né de façon contingente au sortir de la guerre, devient, grâce
à un projet rédactionnel fort, une réussite commerciale. Au cours des quinze
premières années du journal, Hubert Beuve-Méry a constitué une équipe, forgé une
image, créé un esprit collectif, au service d’une haute idée, à la fois morale et
politique, de l’information et du journalisme. Ces années de fondation ont donné
au journal et à l’entreprise leurs principaux caractères. Les évolutions ultérieures
devront toujours prendre en compte la faiblesse du capital et la répartition des parts
sociales, le culte de l’indépendance rédactionnelle et financière ou encore la
volonté de réaliser un quotidien de référence. Lorsque l’entreprise prend son essor
en 1956-1957, sur des bases économiques particulièrement saines, il devient
nécessaire de faire des choix rédactionnels et industriels qui modifieront
progressivement les données des premières années. Le temps des «vaches maigres
» se termine alors, tandis que la IVe République vit ses derniers

de Brillaud de Laujardière, daté du 24 octobre 1944 évalue le matériel d’imprimerie à 14,6 millions de
francs, soit l’équivalent de 14,5 millions de francs déflatés ou 220 000 euros, les meubles et objets
meublants à 1 million de francs et les 15 machines à écrire à 166 000 francs.
1. 32 000 abonnés, 21000 ventes hors Paris et 15 000 ventes à Paris.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 177

mois. Les années à venir sont celles des choix politiques et financiers. Le succès du
journal, fragile et limite jusqu’en 1955, se confirme et s’amplifie, drainant les
recettes publicitaires qui forment ainsi la principale source de revenus du Monde.
L’audience se développe, dont témoignent les lettres de lecteurs toujours plus
nombreuses, les sondages d’opinion, les reprises d’articles dans la presse
internationale et les polémiques concernant certaines enquêtes ou les attaques
contre les options du journal. C’est alors que l'attitude du quotidien de la rue des
Italiens durant la guerre d’Algérie lui confère un rôle d'informateur majeur auprès
des élites françaises, qui lui assure vingt années de prospérité.
II

L’EXPANSION, 1958-1976
La conjoncture économique change, pour Le Monde, avec la guerre
d’Algérie. Alors que la diffusion du journal stagnait, de 1949 à 1955, à une
moyenne annuelle de 120 000 exemplaires par jour et que les recettes de
l’entreprise demeuraient modestes, l’année 1956 inaugure la forte
croissance des ventes au numéro en France qui se confirme les années
suivantes, et qui s’étend bientôt à la vente à l’étranger et aux abonnements.
D’année en année, l’augmentation de la diffusion et la croissance des
recettes des ventes et de la publicité, qui se poursuivent jusqu’au début des
années soixante- dix, favorisent l’extension de l’entreprise. Les ressources
humaines et le potentiel industriel s’accroissent continuellement jusqu’en
1974. Certes, cette expansion du Monde se trouve confortée par celles, plus
générales, de la population et de la production françaises. Au cours des
années 1956 à 1974, le taux de croissance du PIB français ne descend
qu’une seule fois en dessous de 3 % par an et il dépasse à plusieurs reprises
6 %, tandis que la croissance démographique, qui se ralentit après 1964,
reste cependant à un niveau élevé jusqu’en 1974. Le nombre des ménages
augmente et, surtout, leur consommation se diversifie. Le nombre des
bacheliers (48 000 en 1958, 153 000 en 1974) et des étudiants, également
en forte croissance au cours de ces années d’expansion, l’ouverture sur le
monde et l’augmentation du nombre des cadres favorisent évidemment la
croissance d’un journal qui s’adresse aux élites intellectuelles de la France.
Mais cette évolution de la population française était amorcée dès les années
cinquante, alors que la diffusion du Monde stagnait.
Pendant la guerre d’Algérie, au contraire, la diffusion du quotidien de la
rue des Italiens progresse vivement et la croissance se poursuit, au-delà de
l’indépendance algérienne, durant la présidence du général de Gaulle
182 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

et celle de Georges Pompidou, jusqu’au milieu des années soixante-dix. La


diffusion quotidienne du Monde, en moyenne annuelle, passe ainsi de
140000 exemplaires par jour en 1956 à 440000 en 1976, soit un gain de
300000 acheteurs en vingt ans, ou encore un triplement de la diffusion. Ces
années prospères pour les recettes du journal surviennent dans une
entreprise en pleine santé économique : la situation financière est
particulièrement saine et les gérants ont déjà financé l’achat des immeubles
de la rue des Italiens. Cependant, cette période faste contraint les dirigeants
et le personnel à des choix économiques, sociaux et rédactionnels qui
influent sur les destinées du journal pendant plusieurs décennies. Le succès
commercial pose la question de la direction de l’entreprise et celle des
investissements fiés à l’expansion. Dans cette période, au cours de laquelle
l’extension du lectorat du Monde semble sans limite, il est aisé
d’embaucher et de produire toujours plus, d’autant que le climat
intellectuel favorise le magistère du journal et que la croissance
économique incite aux investissements. Cependant, cette logique
d’expansion sans fin conduit, au début des années soixante-dix, à des
dysfonctionnements dans l’entreprise et dans la rédaction, qui se révéleront
désastreux lorsque les ventes stagneront.
G.

Les années décisives

Avec les développements de la guerre d’Algérie et le passage de la IVe à la


Ve République, Le Monde connaît une croissance des ventes qui l’autorise à
changer de dimension. L’idéal d’une communauté quasi monacale 356 au service
de l’information cède alors progressivement la place à la volonté de faire croître
l’entreprise.

LES CHOIX RÉDACTIONNELS ASSURENT LA CROISSANCE


DE L’ENTREPRISE

Les années 1958-1962 sont décisives dans l’histoire de la France


contemporaine. Le général de Gaulle fonde un nouveau régime et, après avoir
mis un terme à l’épopée coloniale de la France, il arrime solidement le pays à
l’Europe et installe le système présidentiel. Le quotidien de la rue des Italiens
accompagne ces évolutions en modifiant lui-même son approche éditoriale afin
de répondre à la demande de ses lecteurs. Les lecteurs du Monde, qui jusqu’en
1956 réagissaient essentiellement aux événements extérieurs et aux
commentaires qu’en faisait le journal, semblent changer de motivations entre
1957 et 1962. Les affaires coloniales, spécialement la guerre d’Algérie, et les
faits politiques prennent une dimension particulière dans leurs préoccupations.
Le Monde accompagne les Français dans leur démarche, en augmentant la
couverture rédactionnelle de la vie politique

356 «Hubert Beuve-Méry caressait l’idée d’un monastère de l’information»» affirment certains
rédacteurs qui ont bien connu le fondateur du Monde, notamment Jean Planchais, dans l’émission de Patrick
Gélinet, «L’histoire en direct», sur France-Culture, le 12 décembre 1994.
LES ANNÉES DÉCISIVES 184

française et en accroissant la pagination du journal afin d’apporter aux lecteurs


une information plus complète.

Au cours de la guerre d'Algérie, Le Monde défend des valeurs morales et la


modernité
Au cours des huit années que dure la guerre d’Algérie, une partie de la
presse contribue à l’évolution de l’opinion publique française. Le Monde occupe
pendant cette période une place privilégiée, aux côtés d’autres publications telles
que Témoignage chrétien, France-Observateur ou L'Express, qui restent dans les
mémoires comme celles qui ont dénoncé la torture et qui ont fait progresser la
solution politique du conflit l.
Le Monde a dix ans lorsqu’éclate l’insurrection algérienne, et, parce qu'il
réclamait une solution négociée en Indochine, il a été classé, un peu rapidement,
parmi les organes de presse anticolonialistes, ce qu’il n’était pas encore en 1954.
Le théâtre d’opération algérien est proche de la métropole, géographiquement et
psychologiquement, aussi la couverture médiatique de cette guerre est-elle
importante, pour Le Monde comme pour ses confrères, et elle s’accroît avec la
prolongation du conflit. Face à la question algérienne, le journal, le directeur et
les rédacteurs suivent une évolution identique à celle de l’opinion publique
française.
Le 1er novembre 1954, l’insurrection déclenchée par le FLN déconcerte Le
Monde, comme nombre de Français et d’Algériens. Depuis sa création, le
journal observait les affaires algériennes avec attention, mais sans en saisir
complètement les enjeux politiques. Le 8 mai 1945, les émeutes de Sétif qui
furent suivies d’une répression terrible, passent largement inaperçues en France
dans l’euphorie de la victoire sur le nazisme. Il faut attendre jusqu’au 18 mai
pour que le journal marque sa réprobation envers l’emploi d’une force militaire,
jugée inutile et disproportionnée, contre les Algériens 357 358. Cependant, les

357 Des revues de diffusion plus restreinte, comme Les Temps modernes ou Esprit, doivent
également être mentionnées. Signalons aussi la presse communiste, notamment le quotidien
LHumanité. Voir « Les médias et la guerre d’Algérie », dans les Actes du colloque Mémoire et
enseignement de la guerre dJ Algérie (13 et 14 mars 1992), Paris, 1993.
enquête de Jacques Driand, en deux épisodes, sur la situation en Algérie, qui occupe deux colonnes du
journal à chaque fois.
1. D’après Alain DE SÉRIGNY, Échos d’Alger, Presses de la Cité, 1974, t. II, p. 58, Georges Messud
était un ancien officier de marine reconverti en journalisme, qui épousait les idées du sénateur Henri
Borgeaud, grand propriétaire foncier, industriel et principal actionnaire de La Dépêche quotidienne. En 1951,
Georges Messud fut candidat à l’assemblée algérienne contre Alain de Sérigny.
2. Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’apport des médias à la décolonisation, les historiens ont coutume de faire
référence à Raymond Cartier, dont les articles publiés dans Paris-Match les 11 août, 18 août et 1er septembre
1956, auraient sonné le glas de la colonisation française. Sa formule choc, « plutôt la Corrèze que le Zambèze
», résume l’idée que les colonies coûtent trop cher à la métropole, demandent des investissements croissants
qui freinent l’économie française et sont inutiles, puisque l’indépendance est inéluctable.
LES ANNÉES DÉCISIVES 185

reportages sur l’Algérie prennent de l’épaisseur.


LES ANNÉES DÉCISIVES 186

Lors des débats sur le statut de l’Algérie ou lors des élections, le correspon dant local
du Monde, Georges Messud consacre, en 1946 puis en juillet 1947, de longues séries
d’articles à l’Algérie, dans lesquels il manifeste le souhait que le gouvernement mette
en pratique des reformes économiques et sociales dans les departements algériens.
Cependant, Hubert Beuve- Méry estime que Georges Messud est trop favorable aux
positions des colons. C'est pourquoi, au moment des élections à l’assemblée
algérienne de 1948 et 1951, Jacques Guérif, le spécialiste des questions coloniales, est
envoyé sur place; Jacques Guérif dénonce notamment les manipulations électorales,
mais il ne peut prévoir l’explosion future, comme d’ailleurs la plupart des
observateurs de l’époque.
Les articles du Monde ne prônent pas l’indépendance, parce qu’ils reflètent la
préoccupation de l’époque, qui est de conserver l’Algérie à la France et de fidéliser la
population musulmane. Cependant, pour réaliser cette opération, il faudrait que la
métropole et les Européens d’Algérie consentent un gigantesque effort financier
d’investissement et de transfert économique, afin d’élever le niveau de vie, la
production et la consommation des populations colonisées qui demeurent largement
en retard sur celles de la métropole. Pour Le Monde, dès 1946, l’Algérie ne pourrait
rester française que par une politique hardie de développement. Certes, la question
ainsi posée ne prend pas en compte le mouvement indépendantiste algérien, mais elle
a le mérite de proposer une problématique qui, finalement, sera féconde. Le quotidien
laisse en effet entendre que cet effort est disproportionné par rapport aux capacités de
l’économie française et qu’il ne pourra être soutenu qu’au détriment du
développement métropolitain et de l’intégration européenne. Dès 1946, les germes
d’un « carriérisme2 » à destination des élites françaises sont présents dans les
LES ANNÉES DÉCISIVES 187

articles du Monde1. Jusqu’à la fin de la décolonisation, Le Monde publie


régulièrement des contributions qui démontrent que la France n’a pas la capacité
économique de conserver son empire359 360.
Cependant, le journal n’a pas préparé l’opinion publique de la métropole à une
insurrection algérienne qu’il n’a pas vu venir, et, comme beaucoup de Français, il
voit dans celle-ci l’œuvre d’un terrorisme guidé de l’étranger. En 1954, Le Monde
soutient activement le gouvernement dirigé par Pierre Mendès France qui est
investi de la mission de faire évoluer la situation par la mise en œuvre d’une
politique de réformes. Mais, dès la fin 1954, Hubert Beuve-Méry réalise que
l’affaire algérienne est plus compliquée qu’il n’y paraît, et il augmente
considérablement la couverture journalistique des événements algériens, afin de
mieux comprendre la situation et d’informer les lecteurs du Monde.
Le directeur du Monde estime qu’il faut éclairer les Français en multipliant les
enquêtes approfondies et en faisant appel à des collaborations extérieures au
journal afin de mieux appréhender les différentes facettes de la question
algérienne. Le maire libéral d’Alger, Jacques Chevallier, est ainsi sollicité à
plusieurs reprises, de même que Jacques Berque, grand connaisseur de l’Islam, et
bien d’autres encore. Du 21 au 23 janvier 1955, André Leveuf, envoyé spécial en
Kabylie, explique aux lecteurs les racines du conflit et, après avoir décrit la guerre
au quotidien, conclut que « la répression doit être lucide et loyale, si l’on ne veut
pas pousser les populations dans les rangs des hors-la-loi361 ». Le Monde demeure
légaliste, mais il commence à poser des questions aux responsables politiques et
militaires. Les reportages de Georges Penchenier sur les massacres dans le
Constantinois en août 1955 déclenchent une polémique avec le gouvernement
après un article titré «Une guerre impitoyable de race et de religion 362 », qui
cherche à dévoiler, pour les lecteurs métropolitains, les profonds clivages sociaux
et culturels divisant les populations d’Algérie.

359 Voir notamment : Jacques GuÉRIF, «Le malaise algérien», Le Monde, 2 et 12 mars 1946,
Georges MESSUD, «Incertitudes et réalités algériennes», Le Monde, 13 et 27 août 1946.
360 Voir notamment les contributions de René SERVOISE, responsable du Centre de politique
étrangère, «La métropole ne pourrait supporter les charges d’une politique d’assimilation », Le Monde,
14 octobre 1954, de Paul LEGATTE, ancien chef de cabinet de Pierre Mendès France, « L’empire,
source de prospérité ? », Le Monde, 26-30 juillet 1956, ou l’article de Jean-Jacques SERVAN-
SCHREIBER, «Les difficultés de l’intégration européenne dues à l’Union française », Le Monde, 13
octobre 1953, ainsi que de nombreux autres articles et « Libres opinions ».
361 Le Monde, 23 janvier 1955.
362 Le Monde, 23 et 24 août 1955.
LES ANNÉES DÉCISIVES 188

À la fin de l’année 1955, Le Monde estime qu’un changement radical de la politique


coloniale est nécessaire et le fait savoir. Ainsi, Jacques Chevallier affirme, contre le
gouverneur général Jacques Soustclle, que «l’intégration est pratiquement
inapplicable1 », tandis que Philippe Minay conclut une longue série de six articles,
publiée du 24 novembre au 1er décembre 1955, sur la situation politique, économique
et sociale en Algérie par : «Après l'exemple de la Tunisie et du Maroc, il est vain de
penser que la solution finalement apportée à l’Algérie sera radicalement différente.
[...] Que gagne-t-on à attendre363 364 ? » Dès cette date, I lubert Beuve-Méry et la
rédaction sont convaincus que l’autonomie ou l’indépendance de l'Algérie est
inéluctable et que l’armée française perd son âme en tentant de préserver un territoire
étranger dont la conservation ne profite qu’à une minorité des colons.
Toutefois, pour rester fidèle à sa vocation, Le Monde se doit de donner la parole à
toutes les sensibilités politiques. La publication de «Libres opinions» répond à cette
volonté : entre 1954 et 1962, 252 textes sont publiés dans cette rubrique365.
Cependant, la guerre continue et s’enlise dans des pratiques douteuses, contraires aux
valeurs morales que défend le journal, ce qui impose d’en informer les Français afin
qu’ils prennent position à leur tour. Le rédacteur en chef, André Chênebenoit, publie à
la veille des élections législatives, le 1er janvier 1956, un éditorial «Quand la faute
s’ajoute au crime366 », qui s’élève contre «un comportement inhumain ». Durant cette
année 1956, Le Monde se fait plus critique vis-à-vis de la politique du gouvernement
et des pratiques des militaires. Le 10 février, Jacques Chevallier parle du «fond de
l’impasse», tandis que le journal demeure réticent sur les pouvoirs spéciaux confiés au
gouvernement de Guy Mollet par l’Assemblée nationale. Le 5 avril 1956, Henri-
Irénée Marrou, professeur d’histoire à la Sorbonne et intellectuel catholique, publie,
dans la rubrique «Libres opinions», un article intitulé «France, ma patrie... », dans
lequel il dénonce les moyens employés par l’armée et la police françaises en Algérie à
la faveur des pouvoirs spéciaux. Henri- Irénée Marrou expose le problème de la
torture, en faisant référence à

363 Le Monde, 4 octobre 1955.


364 Le Monde, 1er décembre 1955.
365 Cécile BOURGI, La Guerre d'Algérie à travers les libres opinions publiées dans le journal Le
Monde, maîtrise d’histoire, Daniel Rivet (dir.), université de Paris I-Panthéon- Sorbonne, 1996. Voir
également, Frédéric DELARUE, La Rubrique «Débats» du journal Le Monde, 1952-1994, maîtrise
d’histoire, Christian Delporte (dir.), université de Versailles- Saint-Quentin, 2000.
366 Le Monde, 1er-2 janvier 1956.
LES ANNÉES DÉCISIVES 189

la Gestapo et aux camps de concentration, à une époque où la Seconde Guerre


mondiale, encore récente, demeure très présente dans les esprits. Le président du
Conseil porte plainte contre Henri-Irénée Marron et la police perquisitionne chez
l’historien. La publication, le 25 mai 1956, de la lettre de Pierre Mendès France
annonçant qu’il démissionne du gouvernement envenime encore les rapports entre
Guy Mollet et Le Monde. Enfin, l’arrestation, à la fin de l’année 1956, d’André
Mandouze, ami d'Hubert Beuve-Méry et collaborateur occasionnel du journal,
complique les rapports entre Le Monde et la présidence du Conseil. Le ministre
résident en Algérie, Robert Lacoste, multiplie les saisies du quotidien.
Afin de faire plier Le Monde, Guy Mollet, au nom de la stabilité des prix,
refuse d’accepter l’augmentation du prix de vente du journal, qu’Hubert Beuve-
Méry estimait nécessaire. Du 29 octobre au 8 novembre 1956, Le Monde porta
son prix de vente de 18 francs à 20 francs, mais il dut revenir à l’ancien prix sous
la pression des services de Paul Ramadier, ministre des Finances, qui avait pris
un arrêté de blocage des prix en juillet 1956. En réalité, l’épreuve de force entre
le chef du gouvernement et le patron du Monde est la conséquence de leur
entrevue du 15 octobre 1956, lors de l’inauguration de la «Semaine de solidarité
avec l’enfance algérienne», au cours de laquelle Hubert Beuve-Méry avait lancé
à Guy Mollet «Avant d’habiller les enfants il vaudrait mieux renoncer à torturer
les pèresl. » Afin de convaincre le président du Conseil du bien-fondé de sa
position, le directeur du Monde transmit à Matignon un dossier composé de sept
lettres que lui avaient envoyées un ancien séminariste mobilisé en Algérie, des
scouts, un prêtre, des officiers et Abderrahmane Farès, tous également dignes de
la confiance d’Hubert Beuve-Méry367 368. Ces témoignages étaient accompagnés
d’une lettre qui visait à persuader Guy Mollet de modifier la politique
gouvernementale en Algérie :

«Toute guerre, et à plus forte raison toute guerre civile, comporte une large
part d’injustices et d’excès individuels qu’une autorité ferme et vigilante doit
cependant s’attacher à réduire au minimum.
Mais il s’agit moins de cela que de savoir si la torture va devenir peu à peu la
procédure normale du renseignement. De fâcheuses habitudes avaient été prises en
Indochine; il semble qu’elles aient tendance à se généraliser, à devenir une sorte
d’institution fondée sur une exigence d’efficacité d’autant plus facilement acceptée
que les crimes de l’adversaire sont plus horribles.
Que doivent faire dans ces conditions ces “directeurs de conscience” que

367 Denis LEFEBVRE, Guy Mollet le mal aimé, Plon, 1992, p. 236.
368 Entretien avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988.
LES ANNÉES DÉCISIVES 190

sont, aux dires même de M. le ministre de l’information, les directeurs de


journaux ?
Se taire, ne serait-ce pas être complice et, dans certains cas extrêmes, s’exposer
aux reproches que nous faisions nous-mêmes à ces Allemands qui prétendaient
n’avoir rien vu, rien entendu, rien su ?
Dénoncer publiquement ce qui paraît inadmissible, n’est-ce pas fournir de
nouvelles armes à tous nos adversaires et risquer d’atteindre tous ceux qui font
simplement et courageusement leur devoir de Français ?
[...] Je sais l'extraordinaire difficulté de la situation et ne mets pas le moins du
monde en doute les “sentiments républicains” que vous m’affirmiez si vivement
avant-hier. Il me semble cependant que l’intérêt supérieur de la France et l’avenir
même de nos relations avec l’Afrique du Nord se trouvent, sur ce point particulier
mais essentiel, largement engagés, que des consignes très strictes devraient être
données aux services de police et de renseignements, des sanctions prises et
publiées en cas d’infraction à ces consignes.
Est-il besoin de vous assurer que ce débat, pour moi tragique, s’inscrit bien au-
dessus des préoccupations et des options de ce qu’on appelle couramment la
politique1 ? »

Le président du Conseil reçut très mal ce sermon. Hubert Beuve- Méry finit
par s’incliner devant la menace de saisies et d’amendes répétées et reporta le prix
de vente du quotidien à son point de départ369 370 371. Mais Le Monde continue ses
enquêtes. En décembre 1956, Eugène Mannoni publie une série sur «L’Algérie
en état d’urgence», qui décrit les solidarités entre la population musulmane et le
FLN. Il conclut ses articles en affirmant qu’il «faudra bien composer 5» avec les
forces que celui-ci représente.
La bataille d’Alger qui s’engage alors révolte le directeur du Monde. Son
humanisme, ses racines catholiques, lui interdisent de tolérer des pratiques
dégradantes, pour les victimes comme pour les tortionnaires. Pour Hubert Beuve-
Méry, aucune fin ne saurait justifier certains moyens. Le 13 mars 1957, sous le
pseudonyme de Sirius, Le Monde publie un éditorial au titre retentissant, «
Sommes-nous les vaincus de Hitler ? », consacré au livre de Pierre-Henri Simon,
Contre la torture. Dès lors, Le Monde ne cesse de dénoncer les crimes de l’armée
française, tout en dénonçant également ceux du FLN, et de se faire l’écho des
résistances à la «sale guerre»,

369 Hubert BEUVE-MÉRY, lettre à Guy Mollet, datée du 17 octobre 1956, fonds HBM.
370 Sur cet épisode, voir également les deux articles d’Hubert BEUVE-MÉRY, «Quand la France
est gouvernée...», Le Monde, 8 novembre 1956, et «Le prix de la liberté», Le Monde, 14 novembre
1956.
371 Le Monde, 15 décembre 1956.
LES ANNÉES DÉCISIVES 191

expression qui fut employée par le directeur du Monde à propos de l’Indochine 1


et qui est reprise à l’époque. Mais avant de dénoncer les tortures, les massacres et
les exécutions sommaires, le directeur estime qu’il faut vérifier l’information et
réunir des preuves irréfutables. Ainsi, il enferme précieusement dans son coffre
le dossier que lui apporte Paul Teitgen372 373, secrétaire général de la police à
Alger qui a recensé 3000 «disparus», ce qui lui permet de n’avancer des critiques
que lorsqu’elles sont fondées sur des témoignages ou des preuves authentiques.
Le 29 mars 1957, le journal titre en première page : « Le général Paris de
Bollardière demande à être relevé de son commandement». Le 27 juillet 1957, il
publie le rapport d’enquête en Algérie de la Commission internationale contre le
régime concentrationnaire, puis le 14 décembre 1957, celui de la Commission de
sauvegarde des droits et des libertés individuels, mise en place par Guy Mollet,
mais que le gouvernement refusait de rendre public374. Cependant, comme les
lecteurs doivent bénéficier d’une information complète, le journal publie le
même jour des extraits d’une brochure du cabinet de Robert Lacoste qui dénonce
les crimes du FLN375, ce qui permet également de prévenir la saisie du journal
sur ordre du gouvernement. Car les saisies se multiplient en Algérie376,
provoquant à chaque fois une perte sèche pour les finances du journal.
Au début de l’année 1958, la solution militaire ayant manifestement échoué,
Le Monde souhaite qu’une négociation s’engage avec les nationalistes algériens.
Du 26 mai au 4 juin 1958, un censeur demeura rue des Italiens, pour contrôler
«préventivement» les informations publiées par le journal377. En fait il censurait
peu de chose378, mais Hubert Beuve-Méry,

372 « Une sale guerre», Une Semaine dans le monde, 17 janvier 1948.
373 Entretien avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988.
374 Le Monde, 14 décembre 1957. Le rapport de la Commission de sauvegarde des droits et des
libertés individuelles, a été remis par son président, Pierre Béteille, le 14 septembre 1957, à Maurice
Bourgès Maunoury, président du Conseil de l'époque. Le Monde ayant obtenu une copie de ce rapport,
décide de le publier. Le nouveau président du Conseil, Félix Gaillard rendit public le rapport quelques
heures avant sa publication par Le Monde.
375 Aspects véritables de la révolution algérienne, brochure diffusée par les services de Robert
Lacoste, ministre résident en Algérie.
376 Le Monde a été saisi à vingt reprises en Algérie. Il faut également ajouter des saisies partielles
et des retards imposés par un ministre ou un préfet, ou encore l’emploi de moyens détournés tels que la
réduction du tonnage transporté par les avions. Sur le contexte voir Martin HARRISON, «Government
and Press in France during the Algerian War» The American Political Science Review, n° 2, vol LVIII,
juin 1964, p. 273-295.
377 Voir l’article d’Hubert BEUVE-MÉRY, «Contrôle préventif», Le Monde, 27 mai 1958.
378 Au moins un article fut interdit de parution, celui que Jean Planchais avait écrit sur
LES ANNÉES DÉCISIVES 192

en signe de protestation, retira son nom de la manchette du quotidien, du numéro


4149 au numéro 4157, datés du 27 mai au 5 juin 1958 inclus. Le retour au
pouvoir du général de Gaulle permit au Monde et à ses confrères de recouvrer la
liberté d’expression, qui ne fut plus remise en cause, cependant que les
restrictions à la distribution du journal continuaient en Algérie.
Pour Hubert Beuve-Méry, c’est le suicide1 de la IVe République qui a favorisé le
retour au pouvoir du général de Gaulle. Le directeur voit en celui-ci un homme
capable de restaurer l’autorité du gouvernement français sur l'armée et de dénouer la
question algérienne, mais les rédacteurs du Monde sont divisés sur l’attitude à tenir
face au général. Raymond Barrillon ou Georges Mamy demeurent hostiles, tandis que
Claude Estier379 380 381, proche de Pierre Mendès France, démissionne du journal, le 2
juin 1958. Hubert Beuve-Méry fait alors appel à des renforts extérieurs, Jean
Amrouche le 6 juin, Jacques Berque le 18 juin et Raymond Aron, chroniqueur du
Figaro, qui, durant l’été 1958, publie dans Le Monde trois articles refusés par son
quotidien. À la veille du référendum du 28 septembre 1958, Sirius, dans un éditorial
intitulé «L’option382 », dit clairement «oui» au général de Gaulle, en dépit d’une
pétition signée par quinze rédacteurs383 hostiles au soutien apporté au général, et
malgré la saisie en Algérie de 142 948 exemplaires du journal entre le 13 mai et le
mois d’octobre 1958.
Mais Le Monde reste vigilant, et d’autant plus exigeant envers le général de
Gaulle qu’il l’a soutenu dans ses projets constitutionnels et algériens. Les articles se
suivent qui incitent le président de la République à terminer rapidement la guerre :
Pierre-Henri Simon donne le ton, le 23 octobre 1958, avec un titre en première page :
«Finir cette guerre». Les éditoriaux d’Hubert Beuve-Méry, sous le pseudonyme de
Sirius continuent sur le même thème : le 26 août 1958, «Un aveugle acharnement», le
6-7 novembre 1960, «Devant la porte...», le 10 janvier 1961, «Il suffirait de vouloir»,
le 13 avril 1961, «Qu’on se hâte enfin...». Le soutien au général de Gaulle et à Paul
Delouvrier, délégué général du gouvernement

la flotte française de Méditerranée qui croisait au large de Toulon en attendant de savoir de quel côté viendrait
la victoire.
380 SlRIUS, Le Suicide de la IV République, Éditions de Cerf, 1958.
381 Ses articles dans Le Monde étaient signés de son nom, Claude Ezratty. Voir : Claude ESTIER, La
Plumeau poing, Stock, 1977.
382 Le Monde, 26 septembre 1958.
383 Raymond Barrillon, Alain Guichard, Georges Mamy, Bernard Féron, Jean Lacouture, Claude
Julien, Roland Delcour, Claude Durieux, Jean Schwœbel, Claude Sarraute, Alain Jacob, Gilbert Mathieu,
Pierre Drouin, Jean Houdart et Jacques Michel.
LES ANNÉES DÉCISIVES 193

en Algérie, ancien d’Uriage et ami de Beuve-Méry, n’est jamais un soutien aveugle.


Le Monde poursuit la publication d’articles sévères à l’égard du gouvernement et ne
se prive pas de révélations spectaculaires : le rapport de Michel Rocard sur les
«regroupements de populations civiles en Algérie 1 », le rapport de la mission du
Comité international de la Croix-Rouge qui a visité, du 15 octobre au 27 novembre
1959, les camps d’internements en Algérie384 385, le rapport du président Patin de la
Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles 386, et plusieurs
articles de Pierre Vidal- Naquet, dont celui titré «Le vrai crime»387 sur l’assassinat de
Maurice Audin. Cependant, le journal ne publie pas le Manifeste des 121, afin d’éviter
les poursuites, mais il l’évoque quotidiennement et fait état des nouvelles listes de
signataires. Le Monde publie en outre le Manifeste des intellectuels français qui
répond, le 7 octobre 1960, au Manifeste des 121. À la fin de la guerre, les attentats de
1’0AS n’épargnent pas le journal et ses rédacteurs. Des ouvriers du journal montent la
garde rue des Italiens afin de prévenir d’éventuels attentats, et les domiciles d’Hubert
Beuve-Méry, Jacques Fauvet, Jean Planchais et Philippe Herreman sont plastiqués le
15 février 1962. Mais le quotidien de la rue des Italiens et beaucoup de ses lecteurs
sont convaincus, depuis longtemps, que la seule solution réside dans l’indépendance
de l’Algérie.
Le Monde, quotidien d’information générale, a observé, pendant toute la durée de
la guerre, une certaine réserve face à la cause des nationalistes algériens. Le journal
est précocement favorable à la négociation, mais ne réclame que tardivement
l’indépendance. Farouchement hostile à certaines méthodes policières et militaires, il
ne refuse pas la guerre pourvu qu elle soit menée dans le respect des droits des
individus. Si le journal donne souvent la parole à ceux qui souhaitent mettre un terme
à la colonisation, il ouvre également ses colonnes aux partisans de l’Algérie française.
Ainsi, le 20 septembre 1961, le journal publie une lettre de Raoul Salan, un des chefs
de l’OAS, alors dans la clandestinité et recherché par la police française.

384 Le Monde, 18 avril 1959. Ce rapport a été publié en 200? : Michel ROCARD, Rapport sur les
camps de regroupement et autres textes sur la guerre d'Algérie, Les mille et unes nuits 2003.
385 Le Monde, 5 janvier 1960.
386 Le président Patin adresse le rapport de la Commission de sauvegarde des droits et libertés
individuelles, le 8 janvier I960, au Premier ministre, Michel Debré, puis une copie de ce rapport est
envoyée au garde des Sceaux, Edmond Michelet, le 29 janvier I960, dont le directeur de cabinet, Joseph
Rovan, transmet un exemplaire à Hubert Beuve-Méry, qui décide de le publier.
387 Le Monde, 6 mai 1961.
LES ANNÉES DÉCISIVES 194

Dans le même numéro paraît une publicité pour l’hebdomadaire Carrefour, journal
favorable à l’Algérie française, qui avait été saisi la semaine précédente. Cette double
publication provoque une polémique entre François Mauriac et Hubert Beuve-
Méry388. Dans sa réponse à François Mauriac, Hubert Beuve-Méry livre quelques
réflexions sur sa conception du journalisme qui reflètent l’esprit d'ouverture qui
préside aux destinées du Monde :

«Que ne m’avez-vous interrogé? Vous auriez su que, comme vous, j’étais gêné et
choqué par le voisinage de la lettre de Salan avec la publicité de Carrefour, mais que
c’était là un simple incident technique. On ne déplace pas comme on veut une publicité
retenue à l’avance, non plus qu’on ne s’affranchit, dans un quotidien, de la tyrannie
immédiate de l’événement.
La vraie question n’est pas là. Fallait-il accepter ou rejeter la page de Carrefour?
Jusqu’ici je me suis toujours efforcé de limiter au strict indispensable notre censure sur la
publicité politique, y compris pour des organes dont nous sommes les adversaires et qui,
personnellement, ne me ménagent pas. Pourquoi ? Parce que nos lecteurs, adultes de
corps et d’esprit pour la plupart, ne doivent pas être endoctrinés mais invités au contraire
à élaborer eux-mêmes leur jugement avec les informations et les éléments d’appréciation
que nous leur soumettons. »

Quotidien d’informations générales, Le Monde est demeuré légitimiste, il n’a


jamais été favorable au FLN, et n’a jamais fait preuve d’antimilitarisme, ce qui oblige
à le différencier des organes de la presse militante qui n’observaient pas la même
réserve. Le Monde figure plutôt à mi-chemin entre la presse quotidienne nationale,
globalement favorable à l’armée et à l’Algérie française, et la presse militante
anticolonialiste.
Durant la guerre d’Algérie, Le Monde a joué un rôle d’informateur et d’éclaireur
auprès de la société française, particulièrement auprès des cadres et des universitaires,
qui constituent la majeure partie de son lectorat. Les positions, essentiellement
morales, défendues par le directeur et la rédaction du Monde, rejoignirent les
préoccupations des couches montantes de la société française qui souhaitaient
abandonner les colonies, arrêter les vaines guerres d’outre-mer et participer à la
modernisation de la France par la croissance économique et l’entrée dans la
modernité. L’opinion publique a lâché l’Algérie bien avant la classe politique, les
étudiants préoccupés par leurs sursis optèrent pour l’indépendance algérienne, tandis
que les appelés ne pensaient qu’à rentrer en métropole pour participer à la course à la
consommation. Le Monde contribua à ce mouvement, en faisant de la paix en Algérie

1. «La grande chance du PSU a été, au fond, la guerre d’Algérie» : Marc HEÜRGON, Histoire du PSU,
1.1, La Fondation et la guerre d’Algérie, La Découverte, 1995. Le parallèle intellectuel et politique entre la
rédaction du Monde et le PSU semble fécond. Nombre de rédacteurs sont adhérents ou sympathisants du
PSU, Le Monde a soutenu Pierre Mendès France puis Michel Rocard, et la mouvance chrétienne de gauche
est bien représentée, tant au journal qu’au PSU.
LES ANNÉES DÉCISIVES 195

un impératif moral. Ce fut, au- delà de l’aventure politique et intellectuelle, une belle
réussite en termes d’image de marque. La croissance du journal dans les années
soixante s’amorce à l'époque de la guerre d’Algérie. Le quotidien de la rue des
Italiens, en affichant son indépendance à l’égard des pouvoirs politiques, affermit son
audience durant la guerre d’Algérie
LES ANNÉES DÉCISIVES 196

Le soutien critique au général de Gaulle confirme l’indépendance du Monde


À la Libération, Le Monde avait unanimement soutenu l’action de l’homme du 18
juin et ce soutien dura tant que celui-ci fut chef du gouvernement provisoire. Mais la
formation du Rassemblement du peuple français (RPF), annoncée à Strasbourg le 7
avril 1947, trouve la rédaction duMowJe largement hostile, par fidélité au
parlementarisme et aux partis politiques, rouages essentiels de la démocratie
représentative. La réaction semblait naturelle pour Hubert Beuve-Méry ou pour
Jacques Fauvet, qui n étaient pas gaullistes, mais le refus du RPF fut également la
position adoptée par Rémy Roure, pourtant fervent partisan du général de Gaulle. La
rédaction du Monde ne suit pas les socialistes et les communistes dans leurs violentes
accusations envers le général de Gaulle, mais elle manifeste une hostilité évidente au
parti gaulliste, dès les années 1947-1948. L’insertion progressive du Rassemblement
dans la vie parlementaire et le retrait escompté du général de Gaulle, après les
élections législatives de juin 1951, le soutien que l’homme de Colombey apporte à
Hubert Beuve-Méry, en décembre 1951, conduisent Le Monde à modérer les critiques
et même à suggérer de nouveau que le général de Gaulle reste un recours possible en
cas de crise.
De mai 1958 jusqu’à l’été 1962, Hubert Beuve-Méry soutint le général de Gaulle
dans son entreprise de décolonisation. Il accepta également, non sans quelques
réticences, la constitution de la Ve République, car il considérait que l’impuissance
des gouvernements de la précédente République ne pouvait durer encore, sans causer
de graves dommages au pays. Mais si le fondateur du Monde admit qu’il fallut faire
appel au plus illustre
LES ANNÉES DÉCISIVES 197

des Français pour régler la question algérienne et celle des institutions, il toléra
difficilement la manière que celui-ci employa pour parvenir à ses fins. Hubert Beuve-
Méry considéra en effet que le fondateur de la Ve République avait été rappelé par un
putsch ou un par pronunciamiento qui aurait dû être désavoué publiquement afin de
laver le régime de son péché originel. Il était conforté dans cette analyse par nombre
d’hommes politiques issus du régime déchu qui, tels Gaston Monnerville, Pierre
Mendès France ou François Mitterrand, demeurèrent des opposants catégoriques au
régime tant que dura la présidence de Charles de Gaulle. Bien longtemps après,
Françoise Giroud fait la même analyse :

« [Pierre Mendès France] n’a jamais accepté, en 1958, que de Gaulle revienne dans
les bagages des généraux. [...] Il a cru sincèrement que l’on revenait à un régime style
Napoléon III et que l’armée allait s’emparer du pouvoir. Nombreux se sont trompés, moi
y comprise. Il faut reconnaître que l’armée était terrifiante, avec des types comme Massu.
Cette erreur de discernement, je ne me la suis jamais pardonnée. Elle me brûle encore. À
ma décharge, j’étais entourée de poids lourds comme Mitterrand, Mendès, Jean- Jacques
[Servan-Schreiber], et même Mauriac, qui à l’époque n’était pas encore l’inconditionnel
de de Gaulle, et je me suis laissée influencer. Seul Defferre a vu juste. On a sous-estimé
la ruse de de Gaulle et sa capacité, une fois au pouvoir, à casser l’armée h»

François Mitterrand a tenté de théoriser cette opposition dans son ouvrage Le Coup
d’État permanent389 390, paru en 1964, mais bien des accents et des remarques qui se
trouvent sous sa plume figurent déjà dans les colonnes du Monde, sous la signature de
Sirius ou de Jacques Fauvet. La rupture entre le général de Gaulle et Hubert Beuve-
Méry date en effet de 1962, lorsque, une fois la guerre terminée en Algérie, le
président de la République décide de soumettre à la ratification des Français par
référendum la réforme de la Constitution qui prévoit d’élire le président de la
République au suffrage universel direct. Cette décision, annoncée au Conseil des
ministres du 29 août 1962, entraîne l’adoption d’une motion de censure par
l’Assemblée nationale, le 5 octobre. Le général de Gaulle dissout alors l’Assemblée et
reconduit Georges Pompidou dans ses fonctions de Premier ministre. Le référendum
du 28 octobre 1962 constitue une victoire pour le général de Gaulle, alors que Le
Monde, par la plume de son directeur avait appelé ses lecteurs à se prononcer en

389 Françoise GlROUD, Profession journaliste, Hachette, 2001, p. 80-81.


390 François MITTERRAND, Le Coup d’État permanent, Plon, 1964.
LES ANNÉES DÉCISIVES 198

faveur du «non» : «Quant à nous, “en toute conscience”, pour reprendre les termes du
général de Gaulle, il nous est devenu impossible, sauf fait nouveau, de maintenir plus
longtemps le “oui conditionnel et provisoire” dont nous déplorions déjà, il y a quatre
ans, qu’il ne puisse être enthousiaste et definitif1. » En rendant compte des résultats du
référendum du 28 octobre 1962, Le Monde se livre à des contorsions qui,
rétrospectivement, apparaissent quelque peu spécieuses. Ces résultats sont présentés
sur deux lignes de dimensions strictement équivalentes et de mêmes caractères :

«Le “oui” obtient 61,75 % des suffrages exprimés.


Le “non” l’emporte dans quatorze départements391 392.»

Le commentaire de Jacques Fauvet est titré « Ni vainqueurs, ni vaincus » tandis


que Pierre Viansson-Ponté remarque que «le “oui” recule partout par rapport [aux
référendums de] 1958,1961 et 1962, [et que] le ‘ non a presque doublé par rapport à
1958 et a augmenté de près de 40 % depuis 1961393 ».
Cette victoire du général de Gaulle est pourtant confirmée par les résultats des
élections législatives des 18 et 25 novembre 1962, au cours desquelles les candidats se
réclamant de la Ve République obtiennent la majorité absolue des sièges à
l’Assemblée nationale. Le lendemain du deuxième tour des élections législatives du
25 novembre 1962, Hubert Beuve-Méry écrit un éditorial des plus virulents envers le
général de Gaulle. Sous le titre «La victoire du général-président»394, Sirius se livre à
une attaque en règle du président de la République et du fonctionnement des
institutions qu’il a créées :

« Cette guerre qu’à tous risques il a imposée, le général-président vient de la gagner.


La première bataille avait abouti à une demi-victoire et un demi- échec : assez de voix
pour un référendum mais trop peu pour un plébiscite. Dès lors, la seconde bataille, celle
des élections, semblait plus aléatoire encore. Par attachement personnel,
anticommunisme, peur du vide, détachement des anciens partis, voire par simple docilité
à l’intense propagande qu’ils ont subie, les Français et plus encore les Françaises ont
cette fois largement répondu aux appels qui leur étaient adressés. Une majorité de
gaullistes et d’alliés du gaullisme s’installe au Palais-Bourbon. Pour un temps les jeux
sont faits. »

391 SïRIUS, «En toute conscience», Le Monde, 26 octobre 1962.


392 Le Monde, 30 octobre 1962.
393 Ibid.
394 Le Monde, 27 novembre 1962.
LES ANNÉES DÉCISIVES 199

Les allusions au général Franco, à Napoléon III et à Mac-Mahon, à la docilité des


Français devant la propagande et aux faiblesses féminines, outre quelles constituent
une négation implicite de l’expression démocratique, sont, à l’époque, relativement
fréquentes chez les opposants au général de Gaulle. Mais, dans la suite de son
éditorial, après s’être félicité du déclin de l’extrême droite, et avoir évoque les
possibilités d’une « République moderne », Sirius attaque vertement :

«Le général-président, plus que jamais convaincu d’être le Guide inspiré et la vivante
incarnation de la France, s’abandonnant à ses démons, tolérant de moins en moins la
contradiction, rejetant dans les ténèbres extérieures tous ceux qui, sincèrement ou
hypocritement, ne se proclament pas des siens, et se satisfaisant finalement de cet
agglomérat de partisans et d’opportunistes nantis destinés à disparaître avec lui.
Inévitablement, des ferments plus ou moins fascisants travailleraient cette pâte
inconsistante, au sein de laquelle libéraux et progressistes ne pourraient guère être que
des complices, des otages ou des trompe-l’œil. Inévitablement, le fossé s’élargirait entre
le pouvoir et l’opposition, au détriment des formations du centre et au profit du parti
communiste, dénoncé une fois de plus comme “séparatiste”, alors que beaucoup verraient
en lui, en dépit du stalinisme auquel il s’attarde, le véritable pôle de résistance aux excès
du pouvoir personnel1. »

L’antigaullisme du Monde et les sympathies du journal pour la gauche s’affirment


dès cette date. A partir de 1962, Le Monde s’éloigne rapidement de ses premières
prises de position favorables au général de Gaulle, pour adopter une attitude
systématiquement critique envers le régime. Le refus du gaullisme par Hubert Beuve-
Méry provient, dans une certaine mesure, des mêmes motifs que ceux exprimés par
François Mitterrand395 396. Les deux hommes ont également accepté l’armistice de
1940, alors que le général de Gaulle considère que la demande même d’armistice a
rendu illégitimes le gouvernement du maréchal Pétain et le régime de Vichy. Ils ont
tous deux suivi le maréchal Pétain après le 10 juillet 1940 et ont accepté, dans une
large mesure, les idées de la Révolution nationale. Hubert Beuve-Méry, comme
François Mitterrand, n’a rompu avec Vichy qu’en 1942 pour l’un, ou 1943 pour
l’autre, à cause de la collaboration avec l’Allemagne. Pour

395 Le Monde, 27 novembre 1962.


396 «Qu’est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre
défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis? Magistrature
temporaire? Monarchie personnelle? Consulat à vie? Pachalik ? Et qui est-il, lui, de Gaulle ? Duce.führer,
caudillo, conducator, guide ? » : François MITTERRAND, Le Coup d'État permanent, op. cit, p. 84.
LES ANNÉES DÉCISIVES 200

cela, ni l’un ni l’autre ne pouvaient accepter l’appel du général de Gaulle à une


légitimité supérieure qu’il prétendait incarner depuis le 18 juin 1940, Le général de
Gaulle le dit à Hubert Beuve-Méry au cours de l’entretien qu’il lui accorde, le 18
septembre 1958 : «Quand [en 1946] vous avez pris un chemin différent, j'ai su que
vous n’étiez pas des miens. Peut-être d’ailleurs n’en avez-vous jamais été *... »
Au Monde, Hubert Beuve-Méry est rejoint dans son antigaullisme par les
défenseurs de la IVe République, en particulier par les rédacteurs du service politique,
et par les sympathisants de la gauche, nombreux au journal. En contrepartie, le général
de Gaulle fit preuve à l’égard du Monde et de son directeur d’une certaine hargne, qui,
cependant, n’alla jamais jusqu’aux poursuites ou aux saisies. Ainsi, dans une
réception le 21 juin 1960, le général apostrophe Hubert Beuve-Méry : «Et puis vous
êtes comme Mephisto... Mais oui, rappelez-vous, quand Mephisto dit à Faust : “Ich
bin der Geist der stets verneint" 397 398.» En privé, lorsqu il parle du directeur du
Monde, le général de Gaulle l’appelle « Monsieur faut que ça rate399 », et lorsqu’il
mentionne le journal, il le qualifie de « torchon 400 » ou encore il le surnomme
«L’immonde401 ». L’hostilité réciproque du Monde et du général entretint cependant
un malaise chez certains rédacteurs qui, tel Édouard Sablier en mars 1962, quittèrent
le journal de la rue des Italiens.
Depuis 1958, Sirius402, dans les colonnes du Monde, répond aux conférences de
presse du président de la République. À partir de 1962, les commentaires du directeur
du Monde se font plus critiques sur la liberté d’expression et le respect de la
démocratie, sur la politique étrangère et la politique sociale des gouvernements. La
cristallisation de l’hostilité du Monde envers le général de Gaulle résulte autant de «
l’entourage » de celui- ci, que du président de la République lui-même. L’interdiction
d’assister à une explosion nucléaire édictée à l’égard d’un seul journaliste, celui du
Monde, Nicolas Vichney, que Pierre Messmer poursuit en justice pour

397 Cité par Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p. 10.
398 «Je suis l’esprit qui toujours nie. » Cité par Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p.
13.
399 Michel DROIT, Les Feux du crépuscule, Plon, 1977.
400 Pierre LAFFONT, IdÉcho d’Oran, 27 novembre 1960.
401 Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, Fayard, 1994.
402 Sur ce sujet, voir : Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, 1958-1969, Flammarion, 1974 ;
Bruno RÉMOND, Sirius face à l’histoire, morale et politique chez Hubert Beuve Mén Presses de la FNSP,
1990; Pierre SAINDÉRICHIN, De Gaulle et Le Monde, Le Mondé Éditions, 1990 ; André PASSERON, De
Gaulle parle, 2 tomes, Plon, 1962.
LES ANNÉES DÉCISIVES 201

divulgation de secrets militaires1, ou les articles des rédacteurs concernant le maintien


de l’ordre à Paris, contribuent à tendre les relations entre Le Monde et certains
ministres du general de Gaulle.
Dès 1962, donc, Le Monde est dans l’opposition, mais il reste lu par les élites
économiques et politiques françaises car il est devenu indispensable à leur
information, ce qui explique que la critique du régime par le journal n’eut pas de
retentissement sur des ventes en forte augmentation. Le quotidien de la rue des
Italiens avait conquis ses brevets d’indépendance et de clairvoyance au cours des
années cinquante. Cette image de marque de journal indépendant, qui fournissait aux
lecteurs une information complète et des commentaires fondés sur une éthique, s’était
affirmée parce qu’Hu- bert Beuve-Méry veillait jalousement à l’équilibre entre les
opinions, à la liberté d'expression des rédacteurs et de toutes les tendances politiques.
Dans l'étude qu’il a consacrée à l’attitude du Monde face à l’élection présidentielle de
1965, Michel Allard403 404 montre avec quelle exacte symétrie sont traités les
principaux candidats : avant le premier tour du 5 décembre 1965, 3 932
centimètres/colonne sont consacrés au général de Gaulle, contre 3 952
centimètres/colonne aux opposants. Entre le 5 et le 19 décembre 1965, 2712
centimètres/colonne sont publiés en faveur du président de la République, contre 2456
centimètres/colonne pour François Mitterrand. Le léger déséquilibre, inférieur à 10 %
de la surface, est compensé par la répartition des contributions extérieures à la
rédaction : 11 sont favorables au président sortant, contre 12 qui se prononcent pour le
candidat de la gauche. Alors que Le Monde demeurait globalement hostile au général
de Gaulle, le directeur du Monde plaçait la nécessaire information des lecteurs avant
ses propres opinions.

La croissance du lectorat accroît les recettes de la publicité et des ventes


La période de la guerre d’Algérie est, pour Le Monde, celle de l’essor de la
diffusion, qui passe de 117 000 exemplaires par jour en 1955, à 140000 en 1956,
156000 en 1957, puis 164 000 en 1958. Après une stabilisation à 154000 exemplaires
en 1959 et 166000 en 1961, la croissance reprend avec 182 000 exemplaires vendus
par jour en 1962. Les outils de mesure de l’audience des médias, mis en place par les
organisations professionnelles

403 Le Monde, 16 décembre 1960.


404 Michel ALLARD, Le Journal Le Monde devant l’élection présidentielle de 1965, Annales de la
Faculté de droit et de sciences économiques de Lille, 1967.
LES ANNÉES DÉCISIVES 202

de la presse et de la publicité1, montrent que l’audience du Monde s’accroît


parallèlement à la croissance de la diffusion.
Le directeur du Monde avait ressenti la nécessité de ces mesures d’audience, qui
permettent aux quotidiens de fixer le prix de vente de leurs encarts publicitaires. En
effet, dès 1954, il avait commandé à un institut de sondage une enquête concernant les
lecteurs du Monde, qui se limitait cependant au département de la Seine405 406 407. Avec
122 000 exemplaires diffusés, Le Monde avait atteint, cette année-là, un des points le
plus bas de son histoire. Le lectorat parisien de 1954 est masculin (64 % des lecteurs),
jeune et actif (37 % de 18-34 ans et 37 % de 35-49 ans), issu des catégories sociales
supérieures (66 % de cadres, industriels, commerçants et professions libérales), et
grand consommateur (69% disposent d’un téléphone, 49 % d’une voiture, 42 % d’un
réfrigérateur, 19 % possèdent une machine à laver le linge et 9 % ont acquis un poste
de télévision, ce qui est bien rare à cette époque). Les sondages établis par le CESP à
partir de 1957 confirment, pour les lecteurs de la France entière, cette impression
générale apportée par le premier sondage concernant les lecteurs du Monde.
L’audience croît parallèlement au tirage et à la diffusion du journal, elle augmente
même plus rapidement entre 1957 et 1961, car le nombre de lecteurs par exemplaires
vendus passe de 2 à 2,75 entre ces deux dates. Ce phénomène est propre au Monde qui
possède un taux de circulation des exemplaires parmi les plus forts de la presse
parisienne. Ainsi, en 1957, 312 000 personnes lisent quotidiennement Le Monde, et
474 000 en 1961. Le lectorat augmente de 50 %, tandis que la diffusion croît
seulement de 15 %. Le quotidien de la rue des Italiens est alors en plein essor, et
approche des taux de circulation par exemplaire du Figaro^.
Entre 1957 et 1961, le lectorat du Monde a connu quelques infléchissements : les
femmes (42 % en 1961, contre 36 % en 1957) et les jeunes (44 % de moins de 34 ans
en 1961, contre 37 % en 1957) sont plus nombreux, les lecteurs sont des actifs des
catégories sociales moyennes et supérieures (77 % dans les catégories affaires, cadres
supérieurs et

405 Le Centre d’étude des supports de publicité (CESP), organisme paritaire, évalue depuis 1957, par
la méthode des sondages d’opinion, l’audience des supports publicitaires (presse, radio, télévision,
affichage, cinéma, etc.). Ces estimations répondent aux besoins des publicitaires et des annonceurs qui
cherchent à prévoir l’impact de leurs campagnes sur le nombre et la qualité de leur «cible». Elles permettent
également aux médias de mieux connaître leur public et sa répartition par âge, sexe, profession et lieu de
résidence.
406 Étude auprès des lecteurs du Monde, Dorset et Cie, 1954.
407 En 1961, Le Figaro diffuse 400000 exemplaires et bénéficie d’une audience de 1100 000 lecteurs
CESP, soit 2,75 lecteurs par exemplaires. Source CESP 1961.
LES ANNÉES DÉCISIVES 203

cadres moyens en 1957, 66 % en 1961) diplômés (39 % en 1957 et 40 % en 1961 sont


diplômés de l’enseignement supérieur) et plutôt parisiens (49% habitent la région
parisienne en 1957, 52% en 1961). Le niveau de consommation des lecteurs du
Monde reste élevé : en 1962, 35 % des lecteurs du Monde possèdent une télévision,
contre 23 % des Français, 66% ont une voiture contre 35 % des Français, 46%
possèdent une machine à laver, contre 28 % des Français, 72 % ont un réfrigérateur
contre 37 % des Français, 47 % des logements sont équipés d’ur téléphone, contre 9
% des logements français, enfin 86 % des lecteurs partent en vacances chaque année
alors que les Français ne sont que 38 % à partir en vacances.
Un tel public semble une cible de choix pour les publicitaires et les annonceurs à la
recherche de lecteurs jeunes, actifs, diplômés et consommateurs de biens durables ou
semi-durables. La croissance de la diffusion et de l'audience se traduit donc par une
croissance corrélative des recettes publicitaires qui permet au Monde de poursuivre
son expansion en bénéficiant d'une trésorerie abondante. Les recettes des ventes et des
abonnements croissent, en déflaté, de 24 % en 1958 et de 18 % en 1959, parallèlement
à l'augmentation de la diffusion, puis elles stagnent pendant les trois années suivantes.
Mais l’augmentation de la diffusion et la conquête d’un lectorat de qualité permettent
à l’entreprise d’accroître considérablement ses recettes publicitaires : de 36% en 1959,
de 24 % en 1960, de 18% en 1961 et encore de 9 % en 1962, en déflaté. Ces recettes
abondantes servent d’abord à financer les investissements industriels rendus
nécessaires par l’augmentation du tirage, mais elles peuvent également financer le
développement de la rédaction et de la pagination du journal.

LES CHOIX INDUSTRIELS ENGAGENT L’AVENIR

Le choix rédactionnel d’Hubert Beuve-Méry qui vise à donner aux lecteurs des
informations complètes et variées, incite Le Monde à augmenter la pagination
rédactionnelle, à embaucher des rédacteurs en plus grand nombre, et, pour financer
cette mutation rédactionnelle, à augmenter la pagination publicitaire. Cette volonté
conduit le quotidien de la rue des Italiens à se doter d’un outil industriel performant,
d’autant plus nécessaire que les rotatives et les linotypes du Temps sont largement
obsolètes à la fin des années cinquante.
LES ANNÉES DÉCISIVES 204

Pour répondre aux choix rédactionnels, il faut augmenter la pagination et embaucher


Livrer chaque jour aux lecteurs des informations complètes, publier des
documents, suivre avec attention les débats parlementaires ou ceux des instances
internationales, réserver une place aux éditoriaux et aux libres opinions, aux enquêtes
et aux correspondances de l’étranger, suppose que les journalistes du Monde
disposent d’une surface rédactionnelle relativement importante, alors même que la
demande des publicitaires augmente. Les choix de la rédaction et du directeur du
journal, confirmés pendant la guerre d’Algérie et la présidence du général de Gaulle,
se heurtent à un obstacle matériel majeur, la capacité et la vitesse d’impression des
rotatives. L’imprimerie ne peut sortir que 200 000 à 220 000 exemplaires d’un journal
de 16 pages. Au-delà, il faut réduire le tirage pour augmenter la pagination ou
inversement. Dès 1958-1959, avec 4 600 pages imprimées par année, le quotidien
arrive à saturation. Le maximum théorique (4 976 pages pour 311 numéros de 16
pages) n’est jamais atteint, car les numéros du mois d’août et des jours chômés font
quelque peu descendre la moyenne. Afin de laisser une place plus importante à la
publicité, sans toutefois trop pénaliser la rédaction, Hubert Beuve-Méry décida de
remanier la maquette, qui passa de cinq à six colonnes le 1er décembre 1959. Mais cet
artifice de présentation qui permettait d’augmenter les recettes publicitaires, en
réduisant la surface des annonces \ sans augmenter la pagination, ne pouvait répondre
durablement au manque chronique d’espace rédactionnel et publicitaire offert par le
journal. Aussi Hubert Beuve-Méry passe-t-il commande, en novembre 1959, de
rotatives modernes à la société suisse WIFAG. Mais pendant les deux années qui
séparent la commande de la mise en service, Le Monde reste très à l’étroit dans ses 16
pages quotidiennes. Le Monde publie 4 800 pages en 1960 et en 1961 car la
pagination demeure bloquée. Alors que, de 1949 à 1956, le nombre total des pages
avait augmenté de 42 %, dans les années 1956 à 1961, le total imprimé ne croît que de
10 %, en dépit de la demande de la rédaction et de la publicité, car les vieilles
rotatives ne peuvent pas produire plus.
Pourtant Le Monde embauche des rédacteurs afin d’améliorer sa couverture de
l’information. Après le recrutement de jeunes journalistes en

1. «Depuis le 1" décembre, les pages du journal comportent 6 colonnes au lieu de 5. Cette mesure qui
ramène la largeur de la colonne du Monde au format standard a pour effet de réduire de 16,66 % la place
occupée par la publicité, à recette équivalente. Appliquée pendant l’année entière, elle aurait fourni à la
rédaction 189 pages de plus pour l’information, soit plus de trois anciennes colonnes par jour» (AG du 27
avril 1960).
LES ANNÉES DÉCISIVES 203

1945-1946, le nombre des rédacteurs n’avait quasiment pas évolué de


1947 à 1956 (de 68 à 71 rédacteurs). Hubert Beuve-Méry se contentait de
remplacer les rédacteurs qui partaient du journal. L’expansion de la fin des
années cinquante conduit le directeur à recruter des rédacteurs. De 71 en
fin d’année 1956, les journalistes passent à 85 en fin d’année 1961, soit une
augmentation de 20 % durant les cinq dernières années de la guerre
d’Algérie et les trois premières années de la Ve République. Cette nouvelle
génération, la deuxième du Monde (ou la troisième en incluant celle des
anciens du Temps), compte quelques rédacteurs renommés. En 1956,
Amber Bousoglou, Claude Durieux, Bernard Féron, Philippe Herreman,
Michel Legris et Éric Rouleau entrent au journal. Il faut encore ajouter à ces
rédacteurs, des chroniqueurs, Claudine Escoffier-Lambiotte pour la
médecine et Le Bidois pour la vie du langage. En 1957, Yvonne Baby,
Bertrand Girod de l’Ain, Alain Jacob, Alain Guichard, Jean Lacouture (qui
revient au Monde après quatre années d’absence), Joanine Roy et Michel
Tatu rejoignent la rédaction. En 1958, Le Monde recrute Philippe
Decraene, Guy Muller, Pierre Viansson-Ponté408, Nicolas Vichney, qui
revient après son escapade au Temps de Paris, et François-Henri de
Virieu. Après une pause en 1959, le journal embauche encore en 1960
Kosta Christitch, Jean-Marie Dunoyer, Jacques-François Simon, Catherine
Pierre et André Passeron, enfin en 1961, Jacques Nobécourt et Jean
Rambaud. Au total, vingt-cinq rédacteurs qui, pour la plupart, feront toute
leur carrière au Monde. La rédaction ainsi étoffée peut faire face aux
exigences qualitatives et quantitatives exprimées par Hubert Beuve-Méry,
mais elle contribue également à amplifier une demande d’articles plus
nombreux et plus longs qui suppose un changement rapide des rotatives.

Pour faire face à l’augmentation du tirage, il faut renouveler les


linotypes et les rotatives
Un des soucis majeurs des gérants du Monde fut la modernisation de
l’entreprise, à cause de l’état de vétusté et d’inconfort des installations et
des matériels présents à l’origine du journal, et parce qu’elle permettait
d’accroître la production et la productivité du travail. La modernisation
nécessaire de l’entreprise, qui porta simultanément sur les bâtiments et le
matériel dans tous les secteurs de l’entreprise, fut une œuvre de longue

408 Pierre Viansson-Ponté, rédacteur en chef à L’Express, recruté pour remplacer Jacques
Fauvet à la tête du service politique, intègre directement la hiérarchie.
LES ANNÉES DÉCISIVES 203

haleine, commencée dès 1945 et continuée sans relâche, en dépit des


LES ANNÉES DÉCISIVES 204

aléas. Ainsi, l’équipement téléphonique comportait seulement cinq lignes groupées,


reliées à un standard manuel largement obsolète, mais il fallut attendre plusieurs
années avant de pouvoir le changer. Le journal ne possédait pas de télex, alors qu’il
était abonné à plusieurs agences de presse et qu’il consacrait un effort financier
important à ces achats d’informationsL Les dépêches étaient apportées à vélo par
des coursiers de l’AFP, jusqu’à ce qu’André Fontaine, en 1951, obtint d’Hubert
Beuve-Méry la location d'une ligne de télex. Les rédacteurs ne disposaient pas de
machines à écrire, car la douzaine de machines de la maison étaient réservées aux
secrétaires. Ils rédigèrent longtemps leurs articles à l’encre violette avec une plume
trempée dans un encrier. Le montage des paragraphes était réalisé à l’aide de
ciseaux et de pinceaux de colle, ce qui rendait parfois la copie illisible et obligeait
les linotypistes à faire des miracles.
La modernisation la plus coûteuse pour l’entreprise, mais la plus nécessaire pour
la croissance du journal concerne l’imprimerie. Destinées à remplacer celles que le
directeur du Temps avait achetées entre 1911 et 1915, les rotatives du Monde
installées rue des Italiens constituent la dernière génération des rotatives
typographiques. Elles sont plus modernes et plus rapides que les rotatives des autres
quotidiens français et européens. Cependant la technologie évolue rapidement : la
dernière rotative de ce type entre en service à l’imprimerie du Monde à Saint-Denis
en 1970. Par la suite, tous les quotidiens adopteront le procédé d’impression en
Offset. Une première rotative typographique de 6 groupes en ligne à 2 sorties est
commandée, en novembre 1959, à la société bernoise WIFAG. Elle est livrée en
pièces détachées en juillet 1961. Montée, essayée et réglée en quelques mois, elle
imprime le quotidien dès le 30 novembre 1961. Dans la configuration prévue pour
24 pages, elle peut tourner à la vitesse théorique de 60 000 exemplaires par sortie,
mais pratiquement elle atteint 45 000 exemplaires à l’heure par sortie (soit 90000
exemplaires par heure). Il est possible d’augmenter la pagination jusqu’à un
maximum de 48 pages, mais il faut alors coupler les groupes d’impression entre eux,
ce qui réduit la vitesse de moitié, à 40 000 ou 45 000 exemplaires à l’heure et à une
seule sortie1. La pagination reste, sauf événement exceptionnel, limitée à 24 pages
ce qui conduit la direction du Monde à augmenter à nouveau les capacités de
l’imprimerie dans les années suivantes.
LES ANNÉES DÉCISIVES 205

Chaque rotative, aux dimensions impressionnantes (20 mètres de long, 4 mètres


de haut, 5 mètres de large, elle pèse au total 200 tonnes), est alimentée en sous-sol
par des supports de bobines de papier en forme de trèfles, équipés d'un système de
collage automatique fonctionnant sans arrêt de la machine. L'automatisme est en
avance pour l’époque, aussi bien pour l'encrage que pour le graissage, tandis que la
vitesse de rotation des cylindres (30 000 tours à la minute), qui fait défiler le papier
à 30 kilomètres à l'heure, impose des mesures particulières de sécurité et de
ventilation afin de prévenir les accidents du travail et les maladies professionnelles.
À la sortie des rotatives, les journaux sont pliés et coupés automatiquement et
transportés par une chaîne sans fin (Ferag), synchronisée avec la marche de la
rotative, qui permet d’approvisionner directement le service du départ des ventes et
des abonnés. La mise en service de ces machines qui nécessitent moins de personnel
pour produire plus d’exemplaires contraint le syndicat du livre et la direction du
Monde à une négociation serrée sur le nombre des emplois, la rémunération et les
services. Un «accord provisoire» est signé en novembre 1961, qui permet d’entamer
conjointement la négociation et la production. Après quinze mois de pourparlers
entre le livre, le SPP et Jacques Sauvageot, un accord définitif est signé, qui modifie
les annexes techniques de la presse parisienne409 410.
Le changement des rotatives favorise l’augmentation de la pagination, ce qui
conduit à compléter le service de la composition par l’achat de quatre linotypes, de
deux fondeuses à titres Ludlow, ainsi que de deux presses à empreintes à chaud. La
clicherie est également équipée de trois fondeuses électriques Marinoni, d’une
capacité de 4,5 tonnes chacune réalisant deux clichés à la minute, et de deux
machines à finir entièrement automatiques qui accélèrent le processus de clichage et
permettent de gagner quelques précieuses minutes entre l’heure du complet-typo et
celle du démarrage de la rotative.

409 Chaque groupe d'impression imprime 8 pages au recto ou 8 pages au verso. Il faut donc deux fois
deux groupes pour imprimer 16 pages, deux fois trois groupes pour 24 pages, deux fois quatre groupes pour
32 pages et deux fois six groupes pour 48 pages. Un cylindre porte 8 clichés en plomb (chaque cliché,
cintré, représentant une page du journal, de format 335 sur 500 mm), 4 dans le sens de la largeur de la
bobine de papier (1 340 mm) et deux dans le sens de la circonférence du cylindre (1000 mm).
410 Accord du 9 février 1963 sur les «Machines rotatives à grande vitesse, production, composition et
rémunération des équipes ».
LES ANNÉES DÉCISIVES 206

Comme le tirage et la pagination continuent d’augmenter, le journal double à


nouveau, en deux temps, sa capacité d’impression. Une deuxième rotative WIFAG,
semblable à la précédente, de trois groupes d’impression et une sortie est livrée en
avril 1963, avec l’adjonction prévue de trois autres groupes, qui sont commandés
dès janvier 1963 pour entrer en service le 15 novembre 1966. Cette rotative est
installée rue des Italiens dans un deuxième sous-sol creusé à grands frais. Elle
permet de porter la production à 120000-140000 exemplaires à l’heure pour les
numéros de 16 à 24 pages (4 sorties), 100000 exemplaires à l’heure pour les
numéros de 26 à 32 pages (3 sorties), et 60000 à 70000 exemplaires à l’heure, pour
les numéros de 34 à 48 pages (2 sorties). Les deux machines sont conçues
principalement pour tirer rapidement des numéros de 24 à 32 pages. Les nouvelles
linotypes sont installées dans des locaux aménagés dans un ancien hôtel du 16 rue
du Helder, contigu à l’immeuble du Monde. Le coût total des matériels et des frais
d’installation atteint 25 millions de francs1 entre 1959 et 1966, entièrement financés
par la marge commerciale411 412 et les provisions.

Pour financer l’expansion industrielle il faut recourir massivement à la publicité


Les investissements industriels des années 1959-1966 sont assurés par
autofinancement, grâce à l’importante marge commerciale qui permet largement de
faire face aux dépenses. Cependant, pour les investissements industriels, les gérants
avaient songé à recourir au crédit bancaire afin de financer les acquisitions, car les
crédits d’équipement étaient à l’époque distribués assez généreusement et les taux
d’intérêt étaient relativement faibles. Hubert Beuve-Méry n’était, en effet, pas
entièrement hostile au principe du crédit mais il redoutait l’endettement, comme
beaucoup de chefs d’entreprise de sa génération. En 1960, il avait déposé auprès du
GEMEP (Groupement pour l’équipement et la modernisation des entreprises de
presse), organisme repris ensuite par le Crédit national, un dossier de prêt pour
l’achat des rotatives et les travaux d’aménagement des sous- sols. Il obtint un accord
de crédit pour un total de 320 millions d’anciens francs, soit environ la moitié des
investissements et travaux envisagés à cette

411 Environ 210 millions de francs déflatés ou 33 millions d’euros.


412 Le total de la marge commerciale des années 1959 à 1966 atteint 35 millions de francs (environ
295 millions de francs déflatés ou 46 millions d’euros). La marge dégagée permet d’ailleurs de maintenir
les provisions et les placements à un niveau élevé.
LES ANNÉES DÉCISIVES 207

époque L L’ampleur de la marge commerciale réalisée grâce à la croissance des


ventes et des recettes publicitaires l’avait pourtant conduit à renoncer à utiliser ce
crédit413 414 415. Il eut simplement recours aux avances consenties par les banques sur
les créances publicitaires, lorsque la situation de la trésorerie devint tendue416.
L’ensemble des investissements fut réalisé par autofinancement, que les recettes
publicitaires abondantes approvisionnaient. «En fin d'exercice [1959], le tarif de
publicité s’établissait à 155 % environ de son niveau de décembre 1958. Mais le
décalage dans l’application de ces hausses a eu pour effet de réduire l’augmentation
moyenne de l’année à environ 34%. Compte tenu de l’extension de la surface, qui a
été de 8,18 %, l’augmentation des recettes a été de 36,62 % 417. » Il faut souligner
que les investissements des publicitaires dans la presse s’accroissent au cours des
années 1959-19655 ; toutefois, cette croissance atteint à peine 10 % en valeur en
1959. L’évolution des recettes publicitaires du Monde à un rythme quatre fois plus
rapide que celui des autres médias représente bien, à cette époque, la consécration
du succès rédactionnel et commercial du journal.
C’est l’occasion, pour les gérants, de constituer un patrimoine immobilier et
industriel, dont on peut suivre l’évolution dans le taux de croissance du total de
l’actif déflaté, et dans la part de l’actif immobilisé dans l’actif total. Après la crise
des années 1947-1949, le lent redressement des années cinquante apparaît au bilan.
Cependant, en termes d’actifs inscrits au bilan, la croissance est plus rapide et plus
ample qu’en termes de ventes ou de recettes publicitaires, ce qui signifie que la
gestion rigoureuse des

413 «L’obtention d’un prêt de cet organisme nous permettrait d’éviter dans tous les cas le recours aux
banques ou à des capitalistes quelconques» ce qui aurait pour contrepartie inévitable ^aliénation d’une
partie de notre indépendance» (AG du 27 avril 1960).
414 «De ces 2,5 millions de nouveaux francs» 1 million avait été provisionné en 1959» le solde de 1,5
million a pu être prélevé sur la trésorerie courante de l’entreprise, sans aucun secours des banques, sans
utiliser nos réserves en valeurs de placement» sans même mobiliser nos créances par l’escompte. Malgré
cela, la trésorerie se trouve au 31 décembre I960 plus aisée qu’au 1er janvier» (AG du 20 avril 1961).
415 «Nous avons donc dû recourir à la fin de l’année aux facilités de trésorerie que nous avait
consenties notre principal banquier, le CNEP, sous forme d’avances sur nos créances publicitaires. Nous
aurons sans aucun doute besoin de ce concours bancaire au long de l’année en cours, car nous ne pouvons
espérer en 1963 couvrir toutes nos échéances d’investissements avec les bénéfices incertains de cet
exercice» (AG du 9 mai 1963).
416 Marc MARTIN, «Le marché publicitaire français et les grands médias, 1918-1970», XXe siècle,
revue d'histoire, n° 20, octobre-décembre 1988.
417 AG du 27 avril 1960. Au cours de la même année, l’indice des prix a augmenté de 6,1 %, ou le
produit intérieur brut français a augmenté, en volume, de 3 %.
LES ANNÉES DÉCISIVES 208

gérants, permet, dès 1953 et 1954, d’accumuler des réserves pour un développement
ultérieur. Au cours de ces deux années, l’essentiel de la croissance des actifs
provient de l’actif circulant, qui passe de 118 millions de francs en 1952 à 171
millions de francs en 1954, soit une augmentation de 45 % en deux ans, alors que la
hausse des prix est nulle en 1953 et 1954 Les postes «valeurs de placement» et
«liquidités» connaissent une augmentation particulièrement forte, de 57 % en deux
ans. La forte rentabilité du journal, qui est pourtant dans une période de baisse de
son lectorat, permet d’accumuler des réserves financières pour l’avenir.
En 1955, la croissance de 70% des actifs résulte de l’achat des immeubles du
Temps, qui sont inscrits pour la première fois au bilan le 31 décembre 1955. Les
actifs immobilisés passent ainsi, entre 1954 et 1955, de 36 à 175 millions de
francs et représentent 50 % du total de l’actif. Inévitablement, l’année 1956
accuse une légère baisse, avec la chute du poste « liquidités », qui ont été
employées à financer l’achat des immeubles, sans recours à l’emprunt. Les
acquisitions reprennent, en 1959-1963, avec les investissements industriels dans
la nouvelle imprimerie de la rue des Italiens, qui quintuplent les actifs en francs
courants, et les triplent en francs constants. Le taux de croissance de l’actif
déflaté est de 42 % en 1959,47 % en 1960 et 50 % en 1961, et la part de l’actif
immobilisé dépasse 70 % de l’actif total, dès le 31 décembre 1963.
Le patrimoine ainsi constitué assure les fondations de l’entreprise pour une
longue durée. Les orientations rédactionnelles et financières définies au cours
des années 1958-1962, période charnière dans l’histoire du journal, dominent la
période suivante. La rédaction souhaite réaliser un «grand journal », ayant un
fort tirage et de nombreuses pages, afin d’attirer une clientèle croissante et les
recettes publicitaires attachées au lectorat. L’administration, soutenue par le
Syndicat du livre, désire fonder une «grande entreprise», par la création d’un
secteur industriel en expansion. Mais l’inclination politique de la rédaction vers
la gauche, conjuguée à un choix autogestionnaire de plus en plus marqué, entrera
bientôt en conflit avec les réalités économiques de l’exploitation d’une entreprise
de presse.

1. -1,2 % en 1953 et -0,3 % en 1954 (indice INSEE en glissement).


7.
La question de la direction de l’entreprise

L’autorité d’Hubert Beuve-Méry sur la rédaction du quotidien et sur la


gestion de l’entreprise demeure sans partage jusqu’au milieu des années
soixante. Toutefois, le fondateur du Mon de, soucieux d’assurer la
pérennité du journal, cherche à organiser sa succession. Les statuts de la
SARL Le Monde, mis en place à la Libération et modifiés en 1951,
trouvent alors leurs limites. Les gérants sont légalement détenteurs d’un
pouvoir absolu en matière de gestion de l’entreprise et, jusqu’en 1968, il
est difficile de contester Hubert Beuve-Méry, patron sans partage.
Néanmoins, la Société des rédacteurs du Monde et son président, Jean
Schwœbel, mènent une guérilla institutionnelle qui vise à accroître leurs
prérogatives. Avec 28,57 % des parts sociales, la Société des rédacteurs
du Monde détient plus que le quart des voix nécessaires pour bloquer
l’adoption des décisions majeures dans une SARL. En effet, les
modifications de statuts, le changement de gérant, ou les emprunts à long
terme doivent recueillir l’approbation des porteurs de parts sociales, à la
majorité qualifiée de 75 %.
Dès les premières assemblées générales de sa société, le président de la
Société des rédacteurs du Monde déplore auprès de ses mandants la
faiblesse de ses pouvoirs comparés à la trop grande autorité des gérants.
En 1953, Jean Schwœbel remarque, pour le regretter, que «les gérants ont
tout pouvoir» s’agissant de la marche de la société, alors que la Société
des rédacteurs, actionnaire principal, devrait, d’après lui, disposer d’une
autorité plus grande418. Un an plus tard, il s’inquiète de l’importance des
provisions, décidées sans consultations par Hubert Beuve-Méry, pour
l’achat de locaux et de matériels, en regard de la faiblesse des salaires et

418 Rapport de Jean Schwœbel, AGSRM du 5 mai 1953.


des
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 210

sommes consacrées à l’aide au logement des rédacteurs L Bien que dilué dans
un vocabulaire à forte connotation moralisatrice, le thème sous-jacent dans le
discours de Jean Schwœbel est celui du partage de la valeur ajoutée, qu’il
considère trop largement consacrée au financement de l’entreprise et trop
parcimonieusement à la rémunération des salariés du journal. Il insiste
également sur le poids prépondérant des rédacteurs dans la formation de cette
valeur ajoutée et sur l’injustice constituée par la faiblesse des salaires des
journalistes.
Ainsi, dès les années cinquante, la logique salariale de la défense de l'emploi
et de l’accroissement du pouvoir d’achat se heurte à la logique patronale de
l’extension et de la modernisation de l’entreprise. Cette opposition, que l’on
retrouve dans toutes les entreprises françaises et européennes, prend, au Monde,
des aspects spécifiques, car le principal actionnaire est une société de salariés.
Pour la collectivité des rédacteurs ou pour certains de ses membres, il peut ainsi
être avantageux d’élaborer des stratégies détournées de conquête du pouvoir,
soit en cherchant à maîtriser le capital afin de répartir les bénéfices, soit en
utilisant les revendications salariales pour accroître l’autorité de l’actionnaire
principal. Les deux stratégies ne sont d’ailleurs pas contradictoires et peuvent
être employées successivement ou conjointement. Au cours des années soixante,
lorsque l’entreprise est en phase d’expansion à un rythme accéléré, ces choix
peuvent être conciliés, mais des habitudes s’installent alors, qu’il est parfois
impossible de modifier dans les temps plus difficiles. Dans cet antagonisme
entre le développement de l’entreprise et la satisfaction des revendications
salariales, les premiers gérants, qui sont issus des associés fondateurs, résistent
d’autant mieux qu’ils détiennent une légitimité antérieure à celle de la Société
des rédacteurs, mais leurs successeurs s’imposent avec plus de difficultés, parce
qu’ils sont eux-mêmes d’anciens salariés du quotidien.

LA QUESTION DE LA RÉPARTITION DU CAPITAL, 1963-1968

Le débat sur la composition du capital de la SARL Le Monde commence dès


1960, à la demande de la Société des rédacteurs du Monde419 420. L’acquisition
d’un patrimoine immobilier et industriel, en augmentant la valeur de la SARL
Le Monde, accroît la valeur de chaque part sociale, ainsi que

419 Rapport de Jean Schwœbel, AGSRM du 26 mars 1954.


420 AG du 20 avril 1961. Voir également : Jean SCHWŒBEL, La Presse, le pouvoir et
l’argent, Le Seuil, 1968, p. 109-115.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 211

les risques de convoitises ou d’enrichissement indu des associés fondateurs ou


de leurs héritiers éventuels l. Il devient nécessaire de faire évoluer les modalités
de la possession et de la transmission du capital social de la SARL. Ce débat
porte également sur la répartition des pouvoirs au sein de la SARL, et, en
filigrane, sur la succession d’Hubert Beuve-Méry et d’André Catrice. Le
Monde est enfin installé dans la durée, le journal est en pleine croissance, et le
fondateur qui a décidé de se retirer en décembre 1969 doit régler sa succession
avant cette échéance.
Le décès d’un associé fondateur, Pierre Fromont, le 18 mai 1959, pose la
question de la transmission des parts sociales, qui risquent d’échoir, soit aux
héritiers des fondateurs, soit à des personnes extérieures à la SARL, ou encore à
des associés possédant déjà une part du capital social. Cependant, les gérants
avaient déjà mis en place une stratégie visant à dépatrimonialiser les parts
sociales de la SARL : ils avaient fait adopter par l’assemblée générale
extraordinaire du 30 mars 1957 une nouvelle rédaction de l’article 11 des statuts
de la SARL Le Monde qui instaurait un droit de préemption en faveur des
associés en cas de cession de parts ou de décès d’un associé421 422.

La Société des rédacteurs s’efforce de contrôler le journal


Néanmoins, il demeure nécessaire d’élargir le capital et de réguler la
transmission des parts sociales. Jean Schwœbel, au nom de la SRM, prend
l’initiative. Il propose à Hubert Beuve-Méry, le 24 mars 1960, un élargissement
du capital et une répartition plus favorable aux salariés. Une société civile, à
créer, regrouperait les associés fondateurs et leurs successeurs et détiendrait 40 %
des parts sociales ; les rédacteurs détien

421 Une affaire judiciaire oppose un associé fondateur, Jean Schlœsing, à la SARL et à Hubert
Beuve-Méry. Jean Schlœsing assigne, le 10 décembre 1956, la SARL devant le tribunal de commerce
de la Seine, en demandant l’annulation des décisions de l’assemblée générale des 12 et 13 décembre
1951, l’augmentation du capital en faveur de la Société des rédacteurs du Monde, ainsi que la
modification de l’article 11 des statuts sur la transmission des parts sociales. Jean Schlœsing réclamait
également l’annulation de toutes les délibérations et décisions des assemblées générales, depuis le 12
décembre 1951. Un jugement du tribunal de commerce déboute Jean Schlœsing, le 23 février 1959,
mais celui-ci interjette appel. Finalement, Jean Schlœsing annonce à Hubert Beuve-Méry qu'il se
désiste dans une lettre datée du 21 juillet 1962. Dans sa réponse, datée du 24 juillet 1962, Hubert
Beuve-Méry lui écrit : «Reprenez votre place à la table commune des délibérations.» D’après les
annotations manuscrites d’André Catrice dans le dossier «Procès et litiges» des archives
administratives du Monde, il semble que Jean Schlœsing, administrateur provisoire en 1945, puis
président de l’Agence Havas, ait surtout cherché à utiliser ce procès afin de faire pression sur les
gérants dans le but d’obtenir la régie publicitaire du Monde.
422 AG du 30 mars 1957.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 212

draient également 40 %, tandis qu’une société de « l’administration » et une


autre de «l’atelier» posséderaient 10% chacune1. Jean Schwœbel avait également
envisagé la transformation de la SARL en coopérative détenue par les rédacteurs,
mais il en abandonna rapidement l’idée. Hubert Beuve- Méry, de son côté, aurait
préféré une société civile dont les associés, choisis par lui-même au départ, puis
cooptés, auraient représenté les familles d’esprit qui présidèrent, à l’origine, aux
destinées du Monde.
Le président de la Société des rédacteurs du Monde revient à la charge à
plusieurs reprises :

« Ceux-ci [les rédacteurs] estiment que les modifications statutaires proposées


auraient pour effet de perpétuer la répartition actuelle des parts. Or celle- ci ne leur
paraît plus équitable en raison de l’accroissement du capital social qui témoigne du
développement accéléré de l’entreprise dont ils sont, avec l’ensemble du personnel,
les principaux artisans. Ils pensent donc que cette répartition doit s’étendre à tout le
personnel et qu’il serait conforme aux préoccupations d’origine des fondateurs du
Monde de profiter des circonstances qui rendent désirable une augmentation de
capital pour mettre au point une véritable association capital-travail au sein de
laquelle le travail deviendrait majoritaire et les fondateurs garderaient un droit de
veto423 424. »

Bien que Hubert Beuve-Méry ne fût pas insensible à un tel discours425, il


paraissait certain qu’il s’opposerait à une réforme d’une trop grande ampleur qui
ferait la part trop belle à des sociétés de personnel au détriment des associés et
des gérants. Le 30 janvier 1962, le président de la Société des rédacteurs du
Monde fait une nouvelle proposition au fondateur du quotidien : la société civile
des fondateurs descendrait à 28,57 % du capital, la Société des rédacteurs du
Monde monterait à 42,85 %, tandis que l’administration et l’atelier détiendraient
chacun 14,29% des parts426. Dans tous les cas, les propositions de Jean Schwœbel
appellent quelques remarques : d’un côté la volonté de diminuer
considérablement le poids des associés A (fondateurs) qui pourraient s’enrichir
grâce au travail commun des salariés du Monde sans avoir apporté de capitaux ni
de savoir-faire

423 Proposition de la Société des rédacteurs du Monde, 24 mars I960, fonds HBM.
424 AG du 20 avril 1961.
425 Hubert Beuve-Méry avait envoyé Pierre Drouin enquêter sur les entreprises à participation
des salariés, notamment l’entreprise Boimondau (Boîtiers de montres du Dauphiné), dirigée par
Marcel Barbu, qui pratiquait la participation ouvrière au capital et à la gestion. Voir Pierre Drouin,
«Cellules d’un monde nouveau», Le Monde des 19 au 25 mars 1952.
426 Proposition de la Société des rédacteurs du Monde, 30 janvier 1962.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 213

(excepté Hubert Beuve-Méry et André Catrice, qui sont rémunérés par ailleurs en
tant que gérants, directeur de la publication et administrateur) ; d’un autre côté, le
désir de faire entrer dans le capital toutes les catégories de personnel, ce que
refuse le Syndicat du livre, et ce qui paraissait inconcevable, dans la mesure où
les ouvriers demeuraient les employés de la permanence syndicale et non ceux de
l’entreprise; enfin, le souhait de limiter la capacité d’action des cadres, qui
semblaient susceptibles de peser sur la marche de l'entreprise grâce à leurs
connaissances en gestion, en les incluant dans une société commune avec les
employés, beaucoup plus nombreux qu’eux.
Jean Schwœbel cherche à étendre les pouvoirs de la SRM, et de son président,
dans trois directions; l’augmentation de la part du capital détenue par la Société des
rédacteurs du Monde, en revendiquant entre 40 % et 50 % du total ; la gestion, en
demandant l’instauration d’un conseil de surveillance dont le président de droit
serait celui de la Société des rédacteurs du Monde, principal porteur de parts ; enfin,
la création d’un comité de rédaction qui contrôlerait les orientations éthiques et
politiques de la rédaction et ainsi, indirectement, la direction du journal.
Lors de son assemblée générale de 1963, la Société des rédacteurs du Monde
donne mandat à une commission mixte d’étude des statuts 1 qui doit remettre son
rapport l’année suivante, le 21 juin 1964, lors de la «journée d’étude de la rédaction
», à Grigny. Chacun de leur côté, gérants, rédacteurs, et cadres427 428 élaborent des
projets et des contre-propositions. André Catrice, de son côté, cherche à freiner les
ardeurs réformatrices des rédacteurs. Dans un texte destiné à préparer le débat,
intitulé «l’avenir du Monde», daté du 29 avril 1964, il résume ainsi la position des
rédacteurs :

«Tant que Le Monde était un journal besogneux, à l’avenir incertain, il était naturel
que les fondateurs en demeurassent les tuteurs attentifs et qu’ils fussent responsables
d’un échec possible. Mais maintenant que, dépassant le stade critique, l’entreprise est
passée de la gêne à l’aisance, voire à la richesse, les mêmes fondateurs ne peuvent plus
être considérés que comme d’injustes accapareurs car cette richesse, c’est le personnel
qui l’a créée. C’est donc au personnel de prendre, en période de prospérité, la majorité
et partant la direction et la responsabilité de l’entreprise. Les fondateurs ne doivent pas
être entièrement dépossédés des droits qu’ils détiennent désormais inéqui-

427 AGSRM du 31 mai 1963.


428 Rapport de la commission d’étude des cadres, 20 avril 1964. Les cadres souhaitent que l’ensemble
des personnels soit représenté dans une société commune.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 214

tablement, mais il suffit de leur laisser celui de faire obstacle aux décisions
extraordinaires qui requièrent les trois quarts des voix L»

Le gérant directeur de l’administration formule également une critique radicale


de la Société des rédacteurs du Monde et du recrutement de ses associés, en se
plaçant du point de vue éthique et politique qui présida à la fondation du journal :

«Les rédacteurs de la première heure avaient certes tous les soucis et toutes les
ambitions qui animaient les fondateurs. Ils ont en plus supporté pendant longtemps une
situation modeste pour permettre au journal de se développer durant les premières
années et de survivre pendant les années difficiles. Mais, venues les années prospères,
combien sont-ils actuellement qui ont ainsi prouvé leur foi et mangé les fameuses
vaches maigres ? Sur les 88 rédacteurs aujourd’hui recensés, neuf sont encore là de la
première équipe (1944-1945), neuf autres peuvent prétendre au titre d’anciens (1946-
1949), quinze datent de la période maigre (1950-1955). Au total 33 rédacteurs, soit 37,5
% sont entrés au journal avant 1956. Les 55 autres n’y sont que depuis sept ans au plus
et le nombre et la proportion de ces nouveaux croîtront naturellement à mesure que les
anciens prendront leur retraite.
Ces rédacteurs de la nouvelle génération participent activement à la vie de la
Société des rédacteurs du Monde, plus que certains anciens qui sont près de la retraite
et se sentent submergés par la montée des jeunes. Or, ces derniers, dont le choix n’a pas
été soumis à l’agrément des autres associés 429 430, ont été recrutés en fonction de leur
qualification professionnelle, de leur spécialisation dans un secteur déterminé et de leur
disponibilité. Que sait-on souvent de leurs opinions politiques personnelles, de leurs
idées sur l’indépendance, voire de leur désintéressement ?
Ce remplacement des anciens par les plus jeunes n’a donc pas eu forcément pour
effet de perpétuer l’esprit qui présida à la fondation de la société. N’a- t-on pas eu
d’ailleurs l’exemple de certains qui, n’ayant pas résisté à l’attrait de l’argent, sont partis
dans d’autres journaux à structure capitaliste et à objectif commercial ? Qui peut
garantir que tous ceux d’aujourd’hui et surtout de demain, seront toujours fidèles aux
principes du début et qu’ils mettront

429 André CATRICE, «L’avenir du Mondes p. 7, texte daté du 29 avril 1964, AG du 14 mai 1964.
430 André Catrice, tout en jouant sur les mots, pose ici une question fondamentale : la Société des
rédacteurs du Monde a été agréée, en tant que telle, en 1951, mais on peut comprendre cet agrément comme
une acceptation en tant qu associés, par les fondateurs, des rédacteurs qui composent la Société des
rédacteurs du Monde, Dans ce cas, les rédacteurs recrutés après 1951, ne sont pas agréés par les autres
associés, mais simplement membres de droit d’une société agréée représentant une collectivité. La garantie
morale n’est plus assurée comme peut l’être celle des associés recrutés individuellement.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 215

toujours le souci de l’indépendance au-dessus de leurs intérêts personnels ou collectifs


Le conflit entre la gérance et la Société des rédacteurs semble s’envenimer. Le


décès de René Courtin, quelques jours avant l’assemblée générale de la SARL du 14
mai 1964, accentue la nécessité d’un règlement, car la réunion des 40 parts sociales
de René Courtin et des 5 parts de Pierre Fromont constitue 16 % du capital social. Si
un associé A possédant 25 parts vient à décéder à son tour, la SARL risque d’être
totalement bloquée dans son fonctionnement, par l’absence de quorum nécessaire à
toute modification de statut, d’autant que, afin d’obtenir satisfaction dans ses
revendications, la SRM refuse l’agrément de tout nouvel associé, tant que la
question de la composition du capital ne sera pas réglée. En outre, les cadres et les
employés de l’administration interviennent afin de faire reconnaître leur légitimité à
recevoir également une partie du capital de la SARL.
L’assemblée générale de la SARL réunie le 14 mai 1964 décide alors la création
d’une commission de réforme des statuts, composée des deux gérants, de deux
rédacteurs et de deux associés A1, chargée de proposer une solution qui serait
acceptable par tous. Enfin, l’assemblée générale de la rédaction à Grigny, le 21 juin
1964431 432, approuve le sens pris par les discussions tout en maintenant son refus
d’accorder son agrément, comme porteurs de parts, à des personnalités extérieures.
Cette position intransigeante de la rédaction, qui utilise la minorité de blocage pour
faire pression sur les négociations, oblige les associés A à préempter les parts
sociales des fondateurs décédés433. Une autre difficulté surgit alors : les héritiers de
Pierre Fromont et de René Courtin refusent de vendre leurs parts sociales au prix de
800 francs434 la part, fixé statutairement par l’assemblée générale de la SARL. Après
expertise et conciliation, les parts des porteurs décédés sont finalement achetées par
les porteurs A survivants, au prix fixé. Le problème n’est cependant pas réglé au
fond, puisque

431 Hubert Beuve-Méry et André Catrice, Jean Schwœbel et Pierre Drouin, Gérard de Broissia et Jean
Vignal. AG du 14 mai 1964.
432 Rapport de la Commission des statuts à l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du
Monde, 21 juin 1964. Par la suite, cette journée d’étude fut souvent appelée « Grigny I ».
433 AG du 14 mai 1964.
434 Environ 6000 francs déflatés ou 900 euros. En francs constants, la valeur de la part sociale de la
SARL a été multipliée par six. Les héritiers de René Courtin, qui avait apporté environ 40000 francs (6000
euros) de capital, obtiennent ainsi 240000 francs (36000 euros).
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 216

les porteurs A risquent de disparaître, l’un après l’autre, ce qui laisserait le dernier
d’entre eux détenteur de 200 parts, et rendrait inévitable la dissolution de la société,
après son décès.
En l’absence, dans le droit français, d’institutions comparables aux fondations
anglo-saxonnes, il était bien difficile de choisir entre le renforcement de l’autorité
des gérants, ou de celle des associés A, ou encore de l’influence des sociétés de
personnel. Les débats furent longs, car Hubert Beuve-Méry cherchait à assurer sa
succession et à transmettre la direction de l’entreprise dans de bonnes conditions, en
cédant peu de prérogatives au président de la Société des rédacteurs du Monde.
Celui-ci, au contraire, souhaitait obtenir en faveur de la SRM le contrôle de la
gestion du journal et la plus grande part du capital de l’entreprise.
Après avoir modifié ses statuts de façon à pouvoir accepter de nouveaux
actionnaires à mesure que la rédaction se développait1, la Société des rédacteurs du
Monde affiche sa bonne volonté en accordant son agrément à Georges Vedel, le 2
juin 1966. Toutefois, elle refuse l’agrément de René Capitant435 436. Enfin, la loi du
24 juillet 1966 qui modifie les conditions de cession des parts sociales des SARL 437,
qui est applicable à partir du 1er octobre 1968, oblige les partenaires sociaux du
Monde à s’accorder rapidement.
Au début de l’année 1967, les principaux points sont réglés, mais la répartition
du capital entre les différents associés n’est pas encore

435 AGSRM du 22 juin 1965.


436 Lettre de Jean Schwœbel aux gérants du Monde, le 2 juin 1966. René Capitant est refusé car «
c’est un homme engagé dans la politique et nous ne pouvons en conséquence, l’admettre dans nos conseils.
[...] Et pour donner à ce refus un caractère de principe, il serait indiqué de prévoir dans les statuts de la
SARL une clause par laquelle les associés s’interdiraient de briguer des postes politiques ou plutôt
s’engageraient à céder leurs parts au cas où de tels postes leur seraient confiés. » Bien que cette clause ne
figure pas dans les statuts, elle est appliquée depuis lors. Les associés qui sont nommés ministres cèdent
leurs parts, ils les reprennent ensuite lorsqu’ils abandonnent leurs fonctions, comme le firent Claude
Cheysson en 1981, et Roger Fauroux en 1988.
437 La loi de 1925 sur les SARL autorisait les associés à limiter la valeur de cession des parts sociales
afin d’interdire les ventes spéculatives. La loi de 1967 sur les sociétés stipule que si les associés ne veulent
pas acquérir les parts à leur valeur réelle, les associés qui le souhaitent, ou leurs héritiers, ont la faculté de
vendre les parts sociales qu’ils détiennent à n’importe quel acquéreur extérieur. À partir de 1968, la SARL
Le Monde calcule chaque année la valeur de la part, en fonction de l’actif net de la société, afin que les
ventes soient effectuées, y compris entre associés, au prix réel. En cas de contestation, un vendeur peut
faire appel à un tribunal pour fixer la valeur de la part à dire d expert. Voir l’article de Maurice LETULLE,
« Avec la nouvelle loi sur les sociétés, la SARL cesse d’être un carcan », Le Monde, 8 avril 1967.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 217

définitivement fixée ainsi qu’en témoignent les dernières propositions de répartition.

Gilbert Mathieu Jean Schwœbel Hubert Beuve-Méry


Gérants 11 %+4 %=15 % 7%+4%=ll% 10%+5%=15%
Associés A 39% 40 % 40%
Cadres 4% 5% 5%
Employés 3% 4% 4%
Rédacteurs 39% 40% 36%
TABLEAU 2 : Propositions de la commission des statuts, 30 janvier 1967.

Faut-il augmenter la part des gérants afin de leur attribuer une autorité plus
grande, et dans le cas d’une réponse affirmative, faut-il prélever ces parts sur le
contingent des rédacteurs, selon la version d’Hubert Beuve-Méry, ou sur celui des
cadres et des employés, comme le souhaitait Gilbert Mathieu ? La proposition
d’Hubert Beuve-Méry cherchait à préserver une parité entre les Associés A d’une
part, et les employés et les rédacteurs d’autre part, tandis que les gérants et les
cadres auraient constitué, avec 20 % des parts sociales, un bloc d’équilibre
représentant l’esprit gestionnaire. Les modalités juridiques de l’augmentation de
capital et de la participation des personnels donnèrent lieu à plusieurs rapports
d’experts h Le fondateur du Monde fit également intervenir, mais en vain, des amis
et des relations afin d’amener le Parlement à voter une loi en faveur des entreprises
sans but lucratif438 439, qui aurait pu constituer une solution alternative au maintien
de la SARL.
Jean Schwœbel et les rédacteurs obtinrent satisfaction sur la montée en
puissance des salariés dans le capital et sur le contrôle de la gestion des gérants par
un conseil de surveillance, en échange de leur acceptation de Jacques Fauvet et de
Jacques Sauvageot en tant que gérants et successeurs d’Hubert Beuve-Méry et
d’André Catrice. Ainsi, dix-sept ans après sa fondation, la Société des rédacteurs du
Monde, reconnue comme l’action-

438 En 1966, consultations de Jacques Béranger, André Dalsace, Gérard Lyon-Caen, André Philip,
Michel Pomery. Fonds HBM.
439 En 1966, proposition de loi sur les fondations, inspirée par François Bloch-Lainé. Le 16 janvier
1968, Georges Gorse dépose sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à
instituer, d’une part, «des sociétés civiles ou commerciales sans but lucratif» et, d’autre part, «des instituts
d’information», également sans but lucratif. Aucun projet de ce type ne fut adopté.
218 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

naire principal, fait sentir le poids croissant de son autorité et apparaît comme une
référence dans la presse française.
Les sociétés de rédacteurs se développent en effet dans la presse française au
cours des années 1965-1967. En octobre 1965, à la suite du décès de Pierre
Brisson, en décembre 1964, les rédacteurs du Figaro, inquiets sur le devenir du
journal, créent une société de rédacteurs. Ils sont suivis en décembre 1965 par
ceux de Ouest-France, car le départ en retraite de Paul Hutin, directeur général de
Ouest-France, suscite des interrogations chez les rédacteurs du quotidien breton.
En 1966 et 1967, après Le Monde, Le Figaro et Ouest-France, seize sociétés de
rédacteurs sont créées : F Alsace, Combat, Le Courrier de l’Ouest, Les Échos,
L'Écho de la Mode, FÉquipe, L’Est républicain, Nord-Éclair, Le Parisien libéré,
Paris- Normandie, Presse-Océan, Le Télégramme de Brest, L'Union de Reims et
La Voix du Nord, auxquels il faut ajouter la Société des journalistes d Europe 1 et
l’Association des journalistes de la télévision. Le mouvement atteint son apogée,
le 1er décembre 1967, avec la création de la Fédération française des sociétés de
journalistes, qui élit à sa tête Jean Schwœbel. Animée par Jean Schwœbel,
président de la Société des rédacteurs du Monde, et Denis Périer-Daville,
président de la Société des rédacteurs du Figaro, elle vise à implanter dans toutes
les rédactions des sociétés similaires et demande l’accès des journalistes au capital
des entreprises de presse. Toutefois, ces souhaits heurtent nombre de patrons de
presse qui y voient une remise en cause de leur autorité, et, dans certains cas, ils
entrent en contradiction avec les syndicats de journalistes, qui se sentent
dépossédés de leur terreau revendicatif, et des autres catégories de personnel : les
cadres s’estiment mieux placés pour gérer les entreprises, les ouvriers et les
employés, où la CGT est généralement majoritaire, refusent toute compromission
avec le capital. La plupart de ces sociétés de journalistes restent des sociétés de
défense des rédacteurs contre les risques d’une mainmise d’un pouvoir politique
ou financier sur le contenu rédactionnel de leur journal, et non des sociétés qui, à
l’instar de celle du Monde, auraient vocation à détenir une part importante du
capital des journaux en question. En mai et juin 1968, une quinzaine de sociétés
sont créées dans divers journaux, et encore quelques-unes dans les années
suivantes. L’apogée du mouvement est marqué par l’élection de Denis Périer-
Daville à la présidence du Syndicat national des journalistes (SNJ) au printemps
1972. Toutefois, Paris-Normandie en 1972, puis Le Figaro en 1975, sont bientôt
pris d’assaut par Robert Hersant, en dépit de «1 opposition formelle» des sociétés
des rédacteurs de ces journaux. Le mouvement des journalistes en
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 219

faveur de la création de sociétés de rédacteurs ne s’est pas relevé de cette double


défaite 1.
La minorité de blocage accordée aux rédacteurs du Monde reste donc
l’exception, avec Libération et Le Canard enchaîné. Quotidien créé en 1973, la
situation à Libération est différente : journal militant à l’origine, il faut attendre la
relance de 1981 pour que la Société des rédacteurs détienne le capital
conjointement avec celles des fabricants et des administratifs. En 1983, des
actionnaires extérieurs prennent 10 % du capital. À la suite de la recapitalisation
de 1995, la Société civile des personnels conserve une part du capital, qui est fixée
à 36,4 % depuis mars 2001. Le Canard enchaîné, dont le capital est détenu par le
personnel dominé par les rédacteurs, demeure un cas particulier dans la presse.
Jeanne Maréchal, la veuve du fondateur du Canard, a transmis la propriété de la
société au personnel, qui détient collectivement les actions, selon une clé de
répartition inconnue de la plupart des rédacteurs et des modalités d’accès
variables. Les actions étant incessibles, lorsqu’un porteur quitte le journal ou
disparaît, ses actions sont réparties entre les associés.

De nouveaux associés et de nouvelles instances


La commission de réforme des statuts tint sa dernière réunion le 30 janvier
1967. Les six membres qui la composaient approuvèrent à l’unanimité la nouvelle
répartition du capital, qui demanda encore plus d’une année avant d’etre
définitivement adoptée. En effet, les associés A durent se prononcer sur les
modifications statutaires lors de l’assemblée générale du 16 juin 1967, puis les
rédacteurs firent de même le 27 juin 1967. Il fallut alors que les cadres et les
employés constituent leurs sociétés, que la Société des rédacteurs du Monde
modifie ses statuts, enfin que les porteurs de parts sociales de la SARL Le Monde
acceptent l’ensemble des modifications. Les deux nouvelles sociétés de personnel,
la Société des cadres du Monde440 441
et

440 Au sujet des Sociétés de rédacteurs, consulter : Marc MARTIN, «L’espoir perdu des sociétés de
rédacteurs (1965-1981) », in Marc Martin (dir.), Histoire et médias, journalisme et journalistes français,
7950-1990, Albin Michel, 1991 ; Francis SCHWARZ, Les Sociétés de rédacteurs en France, actions et
pensées d'un mouvement démocratique pour la presse quotidienne, des origines à nos jours, thèse pour
le doctorat en sciences de l’information et de la communication, université de Bordeaux-III, 1991.
441 Le président de la Société des cadres est successivement : Edmond Touzeau (1968- 1976),
Georges Saadi (1976-1981), Roger Dallier (1981), Didier Dupont (1981-1985), Alain Benoît (1985-
1986), Alain Carlier (1986-1991), Bruno Lombard (1991-1995), Jean-François Sailly (1995), Bernadette
Santiano (1996-2000) et Pascal Laurent depuis 2000.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 220

la Société des employés du Monde1, tiennent leur assemblée constitutive en


novembre 1967. Enfin, la Société des rédacteurs du Monde approuve l’ensemble
du processus lors d’une assemblée générale extraordinaire, le 20 décembre 1967.
Le vendredi 15 mars 1968, le jour meme où est publié l’article de Pierre
Viansson-Ponté, «Quand la France s’ennuie»442 443, l’assemblée générale
extraordinaire des porteurs de parts de la SARL Le Monde adopte, à l’unanimité,
les résolutions présentées par les gérants. L’ensemble des porteurs de parts ou
leurs représentants signent un acte sous seing privé modifiant les statuts de la
SARL Le Monde444, de la manière suivante :

1. Augmentation du capital social par création de nouvelles parts et par


incorporation d’une partie de la réserve de réévaluation inscrite au bilan.
Le capital social est porté de 14000 francs à 200000 francs, divisé en 1000
parts de 200 francs chacune, réparties en :
- 400 parts A, soit 40 % du capital social, aux associés fondateurs ou à
leurs successeurs cooptés : Hubert Beuve-Méry (140), André Catrice
(51), Jean Schlœsing (51), Gérard de Broissia (30), Georges Vedel (24),
Jean Vignal (16), Suzanne Forfer (4), qui cède ses parts à André Catrice
le 14 mai 1968, ainsi qu’à cinq nouveaux associés, Jean-Jacques Beuve-
Méry (15), Claude Cheysson445 (24), François Michel (15), Paul Reuter
(15) et Paul Ricœur (15), qui représentent un rajeunissement des
associés A446.
- 400 parts B, soit 40 % du capital social, à la Société des rédacteurs du
Monde, dont 80 parts anciennes dites B1 et 320 parts nouvelles dites
B2.
- 50 parts B, soit 5 % du capital social, à la Société civile Les Cadres du
Monde (parts B2).

442 Le président de la Société des employés est, successivement, Roland Moie (1968- 1970),
Josiane Sélébam 1970-1975), Christiane Lefèvre (1975-1979), Bernadette Santiano (1979-1987),
Isabelle Naudin (1987-1999), Francis Béguin (1999-2002) et Marie-Josée Allard depuis 2002.
443 Il est publié le 14 mars 1968, dans le numéro daté du 15 mars 1968.
444 AG du 15 mars 1968. Voir Le Monde des 17-18 mars 1968, p. 1, « Une étape», article
d’Hubert Beuve-Méry, et p. 10, la nouvelle répartition du capital.
445 Jean-Jacques Beuve-Méry et Claude Cheysson sont des héritiers. Claude Cheysson est
coopté parce qu’il était le neveu de Christian Funck-Brentano, décédé en août 1966.
446 Les nouveaux porteurs de parts sont plus jeunes de dix à quinze ans que les fondateurs :
Claude Cheysson est né en 1920, François Michel en 1912, Paul Reuter en 1911, Paul Ricœur en
1913, René Pares, agréé en 1968, est né en 1914.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 221

- 40 parts B, soit 4 % du capital social, à la Société civile Les Employés du


Monde (parts B2).
- Les 410 parts nouvelles, dites parts B2, souscrites par les sociétés de
personnel sont constituées de parts privilégiées auxquelles seront affectés,
en cas de dissolution de la société, pour quelque cause que ce soit, les
quatre cinquièmes de la fraction disponible du boni de liquidation à
répartir entre les associés.
- 110 parts C, soit 11 % du capital social, aux nouveaux gérants, Jacques
Fauvet (70), rédacteur en chef et futur directeur de publication devant
succéder à Hubert Beuve-Méry, et Jacques Sauva- geot (40), directeur
administratif devant remplacer André Catrice. Les parts C ne sont
cessibles qu’entre les gérants statutaires, et leur valeur de cession reste
fixée au prix nominal d’émission.
2. Nomination de deux nouveaux gérants qui exerceront leurs pouvoirs
conjointement avec les deux gérants précédemment en fonction.
3. Institution d’un conseil de surveillance chargé de donner son avis sur la
gestion et la politique économique et financière de la SARL, qui résulte de
la modification de l’article 20 des statuts. Le conseil de surveillance est
composé des gérants en exercice, membres de droit, des représentants
légaux (les présidents) des trois sociétés de personnel et de trois
représentants des associés A, ou personnes physiques, dont les deux anciens
gérants de la SARL. Le président de la Société des rédacteurs est, de droit,
président du conseil de surveillance.
4. La mise en conformité avec la loi sur les sociétés du 24 juillet 1966, qui
réforme la loi de 1867 sur les Sociétés anonymes et celle de 1925 sur les
Sociétés à responsabilité limitée. La cession des parts A est libre entre les
associés personnes physiques. À la mort d’un associé A, fondateur ou
coopté, si les héritiers ne sont pas agréés par les associés représentant les
trois quarts du capital, il sera procédé à la désignation d’un nouvel associé, à
la même majorité qualifiée. Au cas où l’accord ne se ferait pas, les associés
A pourraient préempter les parts des associés décédés. La valeur des parts
est calculée chaque année en fonction de la valeur de l’actif net de
liquidation 447.

447 L’actif net de liquidation est égal à la valeur des immeubles, du matériel, des stocks et de l’actif
réalisable diminuée de la valeur du passif dû aux tiers, des indemnités de licenciement, des impôts et des
charges fiscales. L’actif net de liquidation, diminué du capital social, donne le boni net de liquidation,
dont les quatre cinquièmes, en vertu de
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 222

Enfin, la réforme de 1968 prévoit la création d’un comité de rédaction qui


n’apparaît pas dans les statuts de la SARL, mais qui résulte d’un échange de
lettres entre le directeur de la publication et le président de la Société des
rédacteurs du Monde1. Le comité de rédaction, composé des cadres de la rédaction
et de neuf rédacteurs issus du conseil d’administration de la Société des rédacteurs
du Monde et des rédacteurs de base, est présidé par le directeur de la publication.
D’ordre purement consultatif, il se réunit tous les deux mois, et sa compétence
s’étend à toutes les questions qui intéressent les rédacteurs.
Les compétences du conseil de surveillance, comme celles du comité de
rédaction, sont définies de manière extrêmement vague, ce qui permet à ces
instances d’accroître leurs prérogatives au cours des années suivantes. La réforme
de 1968 donne des pouvoirs considérables aux sociétés de personnel,
particulièrement à la Société des rédacteurs du Monde qui fait son entrée dans la
sphère de direction, de gestion et d’orientation de la SARL. Les rédacteurs,
détenteurs d’un bloc448 449 450 de 40 % du capital, de la minorité de blocage,
présents à l’assemblée générale de la SARL, au conseil de surveillance qu’ils
président, au comité de rédaction et au comité d’entreprise (où ils sont
minoritaires par rapport au Syndicat du livre) apparaissent comme les maîtres du
jeu.

«Le Monde était-il devenu, à la fin du règne de Beuve-Méry, une sorte de


démocratie égalitaire et autogestionnaire? Ce serait mal connaître celui- ci que
d’imaginer qu’il eût pu s’accommoder d’un pareil régime. Examinant la situation de
la presse française en 1965, un journal spécialisé allemand estimait que, bien que Le
Monde possédât une structure démocratique, avec participation du syndicat des
rédacteurs à l’administration et à la direction,

l’article 27 des statuts, iront à la fondation d’une œuvre. Sur le cinquième restant, les quatre cinquièmes
(soit 16 % du boni net de liquidation) servent à calculer la valeur des parts B2, et le cinquième restant
(soit 4 % du boni net de liquidation) la valeur des parts A et Bl. une fois enlevée la valeur des parts C,
fixée statutairement à la valeur du nominal, soit 200 francs en 1968.
Ainsi, la valeur de cession des parts A et Bl s’établit à 390 francs en 1968, et celle des parts B2 à 1
768 francs. Le total de la valeur de cession (théorique) est donc de 934 080 francs au 31 décembre 1968,
soit environ 6 millions de francs déflatés ou 920 000 euros.
449 Protocole signé du directeur de la publication et du président de la Société des rédacteurs, en
date du 28 décembre 1967.
450 La Société des rédacteurs du Monde vote dans ses propres instances, puis confère mandat à
son président qui détient ainsi 40 % des voix aux assemblées générales de la SARL. En revanche, les
associés A votent chacun en leur nom lors de ces mêmes assemblées générales. Leurs suffrages
peuvent donc se disperser ou se contredire.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 223

la forte personnalité de Beuve-Méry était parvenue à imposer un régime d’autorité,


car il considérait comme son droit naturel de déterminer dans les circonstances
importantes le contenu et les tendances du journal. C’est bien ainsi qu’il nous est
apparu lors du retour de de Gaulle au pouvoir ou même en 1968. Le jugement est
donc exact, à condition d’ajouter que si, à l’occasion, Beuve-Méry pouvait gouverner
fort, dans la vie quotidienne, il gouvernait le moins possible, et en tout cas fort
discrètement. Ayant assis son autorité sur la distance, le silence et la litote, à la
différence de la plupart des patrons de presse qui penchent plutôt pour le
harcèlement et les «coups de gueule», il s'accommodait tant bien que mal d’une
évolution qu’il n’avait ni souhaitée ni empêchée : celle qui privilégiait la délibération
collective et qui conduisait le directeur à se transformer de guide inspiré en arbitre
permanent. Dans les dernières années du règne de Beuve, on vit plutôt se développer
une structure de double pouvoir qu’une véritable collaboration entre les divers
réseaux qui s’étaient mis en place. C’est seulement avec l’arrivée de Jacques Fauvet
au bureau directorial que les réformes de la dernière période prirent toute leur
signification1. »

Les réformes mises en place en 1968 demandent en effet des mois et des
années pour prendre toutes leurs dimensions et révéler leur nature.

La grande croissance des années 1963-1969


La mise en place de la succession à la tête du quotidien de la rue des Italiens
dure cinq années, mais les partenaires sociaux ne la ressentent pas comme une
crise de l’entreprise, car la croissance du journal, qui demeure extrêmement vive,
favorise le consensus social. Le total des produits du compte d’exploitation triple
en sept ans, de 1963 à 1969 : il est multiplié par 3,4 en francs courants et par 2,7
en francs constants. Au cours de ces sept années, le taux de croissance annuel du
compte d’exploitation en francs courants ne descend pas en dessous de 15 % (en
1965), dépasse les 20 % en 1964, 1967 et 1968, et culmine à 32 % en 1969. Les
performances en francs constants sont également spectaculaires, avec un taux de
croissance moyen annuel supérieur à 17 % pendant sept ans451 452, tandis que la
marge commerciale se maintient à une moyenne de 15 % des produits du compte
d’exploitation. De 1963 à 1968, la diffusion totale s’accroît de 89 %, en passant
d’une moyenne quotidienne de 188000 exemplaires à de 355 000 exemplaires
payés. Le Monde s’approche ainsi de la diffusion du Figaro qui

451 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op. cit., p. 277-278.


452 À titre de comparaison, la croissance du PIB français, au cours des mêmes années, varie de 4,8
% à 7 % l’an.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 224

se situe à l’époque à 400 000 exemplaires en moyenne par jour. L’augmentation


de la diffusion payée atteint un record historique pour le journal avec une
croissance de 21 % pour la seule année 1968.
Le nombre des salariés du Monde croît également de 446 à 813 personnes
entre 1963 et 1969, soit une progression de 82 %, légèrement inférieure à celle de
la diffusion. Le partage des fruits de l’expansion ne pose donc pas de problèmes
majeurs aux gérants de l’entreprise qui peuvent conjointement embaucher et
augmenter les rémunérations tout en continuant leur politique d'investissements
industriels et immobiliers. Le succès atteint ainsi le quotidien de la rue des Italiens
au moment même où il s’engage dans la phase, délicate pour toute entreprise, de
la transmission du pouvoir directorial du fondateur à ses successeurs.
Le lectorat du quotidien connaît alors une mutation rapide que nous pouvons
analyser grâce aux données du CESP. En comparant l’enquête de 1966 et celle de
1969, le lectorat du Monde passe de 595 000 à 1 090000 lecteurs.
L’augmentation, de 66 %, est légèrement plus vive que celle de la diffusion (+54
%), ce qui reflète une plus grande notoriété du journal. Les catégories de lecteurs
qui s’accroissent plus rapidement que les autres sont plus significatives encore : la
part des femmes dans le lectorat augmente de 167 %, passant ainsi de 36 % à 42,5
% du total, tandis que celle des lecteurs de 15 à 24 ans augmente de 163 %, ce qui
fait passer cette catégorie de 21 % à 30 % du total des lecteurs. Parmi ces jeunes,
les lecteurs âgés de 18 à 20 ans augmentent de 236 % et ceux de 21 à 24 ans de
128 %. Le Monde, en 1968, a séduit la jeunesse estudiantine née après la Seconde
Guerre mondiale. Certains des enfants du baby-boom, relativement nombreux à
poursuivre des études supérieures1, trouvent dans le quotidien de la rue des
Italiens un journal qui les écoute et fait part de leurs aspirations.
Le Monde suit avec attention, et souvent avec sympathie, les manifestations
du mois de mai 1968, alors que les autres titres de la presse parisienne demeurent
étrangers 453 454 455 à ce mouvement, voire sont violemment hostiles aux
manifestantsLe Monde, antigaulliste et anticommuniste, défenseur de la liberté et
de la modernité, inventeur des pages « société », ne pouvait que se sentir proche
des étudiants parisiens en révolte. D’autant plus que les rédacteurs du journal
prennent en charge, dès les premières manifestations,

453 En 1963, 75 000 lycéens sont reçus au baccalauréat et 403 000 étudiants sont inscrits dans les
établissements d’enseignement supérieur. En 1969, la France compte 137000 bacheliers et 736000
étudiants.
454 France-Soir et Le Parisien libéré.
455 Le Figaro et L'Humanité.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 225

la couverture des événements, et, lorsque la France se met en grève, la diffusion


du journal. Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot, gérants depuis le 15 mars,
s’exercent à la direction dans une période difficile pour le journal du fait des
problèmes d’approvisionnement et de distribution1, mais exaltante pour une
partie de la rédaction qui prend parti en faveur des manifestants. La rédaction,
dont l’anticommunisme et l’antigaullisme sont connus, ne peut que ressentir
favorablement les thèmes majeurs des étudiants. En outre, le service des
informations générales, dirigé par Bernard Lauzanne qui perçoit très vite les
mouvements d’opinion, est composé de jeunes journalistes à l’écoute de la rue.
La série d’articles du sociologue Edgar Morin reflète les sentiments de nombre
de rédacteurs : la contestation de mai, délaissant les anciennes revendications
quantitatives, ne débouche pas sur un mouvement révolutionnaire, mais plutôt
sur un dépassement de la lutte des classes, au profit de la culture et de la
liberté456 457.
Toutefois, comme Jacques Thibau le souligne, le journal ne s’emballe pas ;
«Le Monde n’a pas vécu mai 1968 dans l’enthousiasme du gauchisme, comme on
le lui reprochera ultérieurement. [...] Tout au long de ces journées, le rédacteur en
chef, Jacques Fauvet, et le chef du service politique, Pierre Viansson-Ponté, ont le
plus souvent gardé la tête froide, s’efforçant de ramener la crise sur le terrain
rassurant et connu de la compétition électorale. Pierre Drouin, le chef du service
économique, et Gilbert Mathieu ont rappelé, au lendemain des accords de
Grenelle accueillis avec soulagement par tout le monde, qu’on ne pouvait pas
impunément tricher avec la réalité économique458.» Le tirage du Monde profite de
cette adhésion au mouvement459, mais une cassure apparaît alors entre une partie
de la rédaction du Monde et le fondateur qui, retenu à

456 « Situation de la presse parisienne : le Comité Inter et les différents syndicats d’employés et de
cadres ont décidé de laisser paraître la presse parisienne quotidienne pour ne pas laisser à la radio et à la
télévision d’État le monopole de l'information. À court terme, les journaux vont tenter de continuer à être
publiés malgré les conditions catastrophiques de la distribution (grève des transports et des postes)
aggravées par la paralysie totale des NMPP, sans qu'on puisse les soupçonner de rechercher un bénéfice
commercial», Jacques SAUVAGEOT, CE du 22 mai 1968.
457 Edgar MORIN, «La Commune étudiante, I, Les origines, II, Le peuple et la jeunesse, III, Les
jours qui ébranlèrent la France, IV, La métamorphose», Le Monde. 17, 18, 19-20 et 21 mai 1968.
458 Jacques THIBAU, Le Monde, op. cit.. p. 421-422.
459 En mai 1967, le tirage moyen du Monde se situe à 380 000 exemplaires. Le numéro daté du
mardi 15 mai 1968 est tiré à 637 621 exemplaires, celui du mercredi 16 à 464 604, celui du jeudi 17 à
449 677, celui du vendredi 18 à 327 000, celui du samedi 19 à 402 928, celui du lundi 21 à 434 000 et
celui du mardi 22 à 466 450 (CE du 22 mai 1968).
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 226

Madagascar par la grève des transports aériens, ne rentre en France que dans la
nuit du 23 au 24 mai 1968.
Hubert Beuve-Méry décrit, dans un entretien accordé au Ftgaro, le 21
décembre 1969, la situation qu’il trouve lors de son retour au journal : «J’ai réussi
à téléphoner tous les jours, par un circuit ou par un autre, mais Le Monde ne
m’arrivait pas. Sans partager l’inclination de mes collaborateurs, je les comprends.
Il faut réimaginer cette atmosphère de fièvre : les parents qui soutenaient leurs
enfants, les radio-reporters lancés dans la foule, tout emportés par leur sujet. Nos
reporters n’ont pas échappé au climat. Mais, à peine suis-je rentré que j’ai donné
le coup de frein.» Ce coup de frein attend cependant le 11 juin, car Hubert Beuve-
Méry, même s’il n’est pas en phase avec le mouvement étudiant, reste un
journaliste professionnel qui « sent » l’évolution de la société à travers celle de ses
lecteurs. Le 11 juin, donc, paraissent dans Le Monde un éditorial de Sirius et un
article de Bertrand Girod de l’Ain, spécialiste de l’éducation, qui stigmatisent les
dérives du mouvement étudiant et gauchiste1. Ces deux articles contribuent, avec
les accords de Grenelle, avec le retour de l’essence et à l’approche des vacances, à
calmer le mouvement qui, par ailleurs, commençait à s’essouffler.
Les événements de mai 1968 hâtent la retraite, déjà programmée, d’Hubert
Beuve-Méry qui réagit aux évolutions de la société avec des réflexes d’un autre
âge. Ainsi, lorsque les émeutiers de mai 1968 proclament la nécessité de la
«révolution», Hubert Beuve-Méry répond en faisant référence à l’URSS et au
Parti communiste, sans voir ce que le mouvement avait de profondément
anticommuniste dans ses paroles et dans ses actes460 461. Les événements de mai
1968, qui représentent pour la communauté du Monde comme une seconde
naissance et un affranchissement de la tutelle du fondateur, laissent ainsi le champ
libre aux nouveaux gérants, plus proches des rédacteurs, des salariés du journal et
des jeunes lecteurs.

LES ANNÉES DE TRANSITION ET LA SUCCESSION DES GÉRANTS,


1968-1969

La transition entre la direction d’I lubert Beuve-Méry et celle de Jacques


Fauvet dure une année et demie, en 1968 et 1969, mais Jacques Fauvet

460 SlRIUS, «Oui OU non», et Bertrand G1ROD DE L’AlN, «Le bateau ivre», Le Monde, 12 juin
1968. ..
461 Voir SlRIUS, «L’affrontement», Le Monde, 1 ' juin 1968.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 227

avait, depuis plusieurs années, accru son autorité sur la rédaction et il avait donné
les impulsions nécessaires à l’expansion de la pagination. La réforme des statuts
de 1968 et les institutions issues de cette réforme se mettent en place
progressivement, pendant une période de quadruple gérance. Jacques Fauvet et
Jacques Sauvagcot, après avoir été nommés gérants par l'assemblée générale du
15 mars 1968, exercent leurs pouvoirs conjointement avec André Catrice, jusqu’à
l’assemblée générale du 21 mai 1969, et avec Hubert Beuve-Méry, jusqu’à la
démission de celui-ci, envoyée par lettre aux associés le 29 décembre 1969, qui
prend effet le 31 mars 1970, après les trois mois de délai légal. Hubert Beuve-
Méry confie la direction de la publication à Jacques Fauvet le 22 décembre 1969,
à la suite de la soirée du vingt-cinquième anniversaire, qui se déroule au Palais des
congrès à Versailles, le 20 décembre b

Deux successeurs
Prendre la succession d’Hubert Beuve-Méry, après vingt-cinq ans de règne
sans partage sur Le Monde, ne fut pas chose facile, d’autant plus que Jacques
Fauvet avait été sélectionné par défaut462 463 464 465. Le nouveau directeur de la
publication, qui est né en 1914, fait ses premières armes de journaliste, après une
licence en droit, à L’Est républicain, avant la Seconde Guerre mondiale.
Prisonnier de guerre, il connut Henri Fesquet et Robert Gauthier, chef des
informations générales, dans un Oflag. Il entre au Monde, le 1er juillet 1945, et se
spécialise dans la couverture de la vie politique française. De sensibilité
démocrate-chrétienne, Jacques Fauvet, qui avait l’étoffe d’un député MRP - on lui
proposa d’ailleurs de se présenter aux élections législatives -, connaît parfaitement
la vie parlementaire et les partis de la IVe République, auxquels il a consacré
plusieurs ouvrages466. Chef du service politique du Monde dès la création de
celui-ci en 1948, il gravit les échelons de la hiérarchie rédactionnelle. Rédacteur
en chef adjoint, conjointement avec Robert Gauthier, de juin 1958 à janvier 1963,

462 Voir le récit de cette fête et le texte des discours prononcés par I lubert Beuve-Méry et Jacques
Fauvet dans Le Monde du 23 décembre 1969, qui porte pour la première fois la mention «Fondateur :
Hubert Beuve-Méry; Directeur : Jacques Fauvet».
463 En dehors de Jacques Fauvet qui, en tant que rédacteur en chef, s’imposait comme candidat,
Hubert Beuve-Méry avait pensé, entre autres, à André Fontaine, chef du service étranger, et à Jean
Boissonnat qu’il avait tenté de recruter en 1967.
464 Les Partis dans la France actuelle, 1947, Les Forces politiques de la France, 1951,
La IVe République, 1959, Histoire du parti communiste français, 2 tomes, 1964 et 1965, et,
en collaboration avec Jean Planchais, La Fronde des généraux, 1961.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 228

il devient co-rédacteur en chef aux côtés d’André Chênebenoit, en 1963, puis seul
rédacteur en chef à partir de 1966. En 1968, il est un des plus anciens rédacteurs et
le plus élevé dans la hiérarchie, ce qui lui permet de s’affirmer comme le
successeur «naturel» d’Hubert Beuve-Méry.
Il est assisté d’un directeur administratif et cogérant, Jacques Sauvageot, né en
1923, licencié ès lettres, qui entame une carrière journalistique, en 1945, comme
critique cinématographique à l’hebdomadaire catholique Temps présent, que sa
mère, Ella Sauvageot1, avait fondé. Après la disparition de Temps présent, en mai
1947, il travaille pour une maison d’édition, puis il est secrétaire général de La
Vie des Métiers, de 1952 à 1957. En 1958, il entre au Monde pour seconder André
Catrice467 468 et lui succède onze ans plus tard. Il est chargé, en particulier, du suivi
des investissements liés à la modernisation, du renouvellement des rotatives, puis
de l’extension de l'imprimerie.

Les gérants sous tutelle


Le conseil de surveillance et le comité de rédaction, les deux organes créés en
1968, étaient destinés à accroître la concertation et à favoriser la participation dans
l’entreprise. Le conseil de surveillance qui se réunit statutairement tous les trois
mois et regroupe des représentants des différentes catégories d’associés prend
rapidement le pas sur l’assemblée générale de la SARL pour tout ce qui concerne
le contrôle de la gestion des gérants. Légalement, les associés ne jouissent
d’aucun droit de regard sur la gestion quotidienne de l’entreprise et les anciens
gérants ne manquaient jamais de souligner ce fait. Ainsi Hubert Beuve-Méry, dans
une lettre à Jean Schwœbel datée du 11 mars 1967 : «Comme je l’ai bien des fois
rappelé,

467 Ella Sauvageot, convertie au catholicisme à trente-trois ans, fonde, avant la Deuxième Guerre
mondiale, les hebdomadaires catholiques Sept et Temps présent, puis, après une participation active à la
Résistance, La Vie catholique illustrée, devenue La Vie, ensuite, LActualité religieuse dans le monde, et
Croissance des jeunes nations, et enfin, Télérama. Directrice du groupe de presse La Vie catholique,
présidente du Syndicat de la presse hebdomadaire, elle joua un rôle important dans la Fédération
nationale de la presse française. Elle était également une amie de longue date d’Hubert Beuve-Méry avec
qui elle déjeunait, une fois par semaine, généralement le mardi» au Petit Riche. Ella Sauvageot est
morte, en 1962, brûlée vive dans un incendie de forêt près de sa maison de Calvi, en Corse.
468 Une question, anecdotique, reste en suspens : qui a fait entrer Jacques Sauvageot au Monde?
D’après Jacques Sauvageot lui-même, entretien du 18 décembre 1992, André Catrice aurait imposé
Jacques Sauvageot à Hubert Beuve-Méry, qui ne voulait pas entendre parler de ce rebelle, ancien de
l’Union des étudiants communistes, qui avait refusé un poste au Monde, que lui proposait Hubert
Beuve-Méry, en 1947. D’après d’autres sources, Hubert Beuve-Méry aurait imposé Jacques Sauvageot
à André Catrice.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 229

la copropriété n’ouvre ni aux porteurs de parts A, ni aux porteurs de parts B, un


droit d’intervention dans la gestion normale du journal. Toute erreur de
conception à cet égard risquerait d’être lourde de conséquences. » Cependant, ce
rappel régulier des rôles respectifs des gérants et des associés signifiait également
que les gérants restaient soumis à tutelle. Celle-ci s’accentua lors de la création du
conseil de surveillance, composé de personnalités connaissant parfaitement les
rouages de la maison et les actes de gestion. Les anciens gérants, membres de
droit du conseil, avaient évidemment une vue générale de l’entreprise et des
analyses personnelles sur scs perspectives. Mais ils se sentent contraints à la plus
grande réserve à l'égard des successeurs qu’ils ont eux-mêmes choisis, ce qui
explique leur silence pendant la majeure partie des réunions du conseil de
surveillance. André Catrice intervient très peu au conseil à partir de mai 1969 L
Hubert Beuve-Méry siège à chaque réunion du conseil, mais il reste extrêmement
discret, réservant ses remarques à quelques intimes ou parfois aux gérants
2 en exercice .
Comme toute institution nouvelle, le conseil de surveillance suppose une mise
en place de plusieurs réunions avant de prendre son rythme de croisière. Les
gérants présentent en début de séance un rapport et les résultats trimestriels du
chiffre d’affaires, l’état des ventes et de la publicité et tous les documents
comptables nécessaires à l’exécution de la mission du conseil de surveillance qui
« assure en permanence et par tous les moyens appropriés, le contrôle de la
gestion et de la bonne marche de l’entreprise ». Le conseil de surveillance « donne
son avis sur la politique financière de la société» et «présente, chaque année à
l’assemblée générale ordinaire des porteurs de parts de la SARL un rapport
contenant des observations sur le rapport des gérants ainsi que sur les comptes de
l’exercice469 ». Des huit personnes470 qui, jusqu’en 1972, siègent au conseil de
surveillance, le

1. André Catrice avait été chargé d’une mission d’étude sur l’implantation des rotatives dans
l’usine de Saint-Denis. Par mesure d’économie, il n’avait pas demandé le sondage du sous-sol profond,
nécessaire pour supporter une machine de plusieurs dizaines de tonnes. La découverte d’une poche en
sous-sol, au cours des travaux, conduisit à un surcoût dans les fondations. Une altercation entre Jacques
Sauvageot et André Catrice conduisit ce dernier à limiter ses interventions au conseil de surveillance, à
partir de mai 1969. André Catrice demeura associé de la SARL jusqu’à son décès, en août 1972.
2. Il est difficile d’interpréter les silences du fondateur du Monde. Pudeur ou hostilité à l’égard de
son successeur, aveu d’incompétence, amère résignation ou désintérêt face à l’évolution de son journal,
les avis sont multiples et souvent partisans.
3. Article 20 des statuts de la SARL Le Monde.
4. Jean Schwœbel pour la Société des rédacteurs du Monde, Edmond Touzeau pour la Société des cadres
du Monde, Roland Moie puis Josiane Sélébam pour la Société des
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 230

président de la Société des rédacteurs du Monde, représentant du principal


actionnaire et président de droit du conseil de surveillance, conserve le rôle
prépondérant. C’est bien souvent lui qui mène les débats, pose les questions aux
gérants et oriente les délibérations. Jean Schwœbel, dont les connaissances en
gestion des entreprises étaient fort restreintes, privilégiait les aspects moraux des
questions au détriment de leurs conséquences économiques. Afin d'obtenir un plus
grand poids dans sa démarche qui vise à contrôler étroitement la gestion des
gérants, il cherche à rallier l’ensemble des personnels à ses convictions
communautaires, en portant bien souvent le débat sur la place publique. Ainsi, dès
la deuxième réunion du conseil de surveillance, «Monsieur Schwœbel insiste sur
le très vif intérêt que l'ensemble du personnel porte aux questions ainsi débattues
au sein du conseil et se demande, en conséquence, s’il ne serait pas possible
d’adresser à tous les membres du personnel le compte rendu des débats du conseil
de surveillance1. »
Le contrôle de la gestion de l’entreprise, mission principale du conseil de
surveillance, conduit à des escarmouches incessantes entre Jean Schwœbel et les
gérants. Ainsi, le président de la Société des rédacteurs du Monde souhaite, en
avril 1969, que l’assemblée générale de la SARL se prononce, chaque année, sur
le montant du traitement des gérants, alors que, précédemment, la somme était
allouée et indexée pour plusieurs années471 472 473. Jacques Sauvageot réplique en
soulignant que Jean Schwœbel perçoit personnellement les jetons de présence474
dus aux membres du conseil de surveillance475. Le comptable, Didier Boudot,
notifie le virement

employés du Monde, François Michel pour les Associés A, Hubert Beuve-Méry, André Catrice,
auxquels il faut ajouter Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot, les gérants en exercice, qui ne sont pas
membres du conseil mais participent aux réunions.
472 CDS du 26 septembre 1968.
473 Échange de lettres 28 avril et 2 mai 1969.
474 «Il sera alloué au conseil de surveillance, à charge pour lui d’en fixer la répartition entre les
sociétés de personnel et ses autres membres, des honoraires dont la somme globale annuelle sera fixée
par décision ordinaire des associés. Les gérants auront la charge d’effectuer aux membres du conseil
les versements correspondants à cette répartition.» Article 20 des statuts de la SARL Le Monde. En
1968, l’allocation globale est fixée à 15 000 francs, divisée en cinq parts, deux pour la Société des
rédacteurs du Monde, une pour la Société des cadres du Monde, une pour la Société des employés du
Monde et une pour le représentant des Associés A, François Michel, qui la reverse à la Société des
employés du Monde. Jean Schwœbel perçoit ainsi 6000 francs (environ 38000 francs deflates ou 6000
euros). Le SMIG mensuel est porté, le 1er octobre 1968 à 600 francs.
475 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Schwœbel, le 29 septembre 1971 : «
Permettez-nous de vous rappeler que c’est à votre demande expresse que les gérants ont porté à 40 000
francs par an les jetons de présence du conseil de surveillance et qu’il
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 231

fait à Jean Schwœbel, « à son compte personnel », alors que les présidents des
autres sociétés de personnel font virer les honoraires au compte de leur société.
Plus graves sont les affrontements sur les compétences réciproques du
président de la Société des rédacteurs du Monde, du conseil de surveillance et des
gérants. Ainsi, dès la deuxième réunion du conseil de surveillance, le 26
septembre 1968, Jean Schwœbel fait «approuver l’achat des terrains de Saint-
Denis», destinés à accueillir la nouvelle imprimerie, alors que cet acte de gestion
est du ressort des gérants, qui doivent rectifier le procès-verbal lors de la réunion
suivante1. Jean Schwœbel accepte la rectification, « en ajoutant toutefois qu’il
n’attache pas d’importance à celle- ci. dans sa conviction que les gérants et le
conseil de surveillance seront toujours soucieux de se trouver d’accord sur le
programme nécessaire d’investissements et les engagements qui en découlent».
En 1969, à la suite du décès d’un des associés fondateurs, Jean Vignal, Jean
Schwœbel qui souhaite présenter un candidat à la succession, est repris par
François Michel, représentant des porteurs de parts A, qui souligne que c’est aux
associés personnes physiques de proposer un successeur476 477 478. En 1970, les
gérants ayant augmenté le prix de vente du quotidien, sans en référer au conseil de
surveillance, Jean Schwœbel estime que le conseil de surveillance aurait dû être
consulté avant cette augmentation. André Catrice lui ayant fait remarquer que le
conseil de surveillance n’est pas habilité à donner un avis sur un acte de gestion,
le président de la Société des rédacteurs du Monde rétorque que « le Conseil de
surveillance est habilité à donner son avis sur la politique financière de
l’entreprise, et donc sur le prix de vente du journal qui en est une des principales
composantes479 », signifiant ainsi que la Société des rédacteurs et son président
souhaitent contrôler tous les actes de gestion des gérants. À partir de 1970, les
gérants doivent justifier devant les actionnaires de la société, qui sont également
les salariés de l’entreprise, tous leurs actes de gestion, y compris les plus banals.
C'est ainsi que s’instaure une transparence quasi-totale des actes de gestion de la
SARL, transparence qui tourne très rapidement à l’étalage des comptes et des
querelles internes du Monde sur la place publique. Les

nous a été notifié que sur cette somme 11 500 francs revenaient au Président de ce Conseil [le président
de la Société des rédacteurs du MON de j.» En 1971, le montant du SMIC est de 3,76 francs de 1’heure.
11 500 francs correspondent à plus de 3 000 heures de travail rémunérées au SMIC.
477 CDS du 26 septembre 1968 et du 27 novembre 1968.
478 CDS du 25 septembre 1969.
479 CDS du 25 septembre 1970.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 232

comptes rendus et les procès-verbaux des différentes instances, conseil de


surveillance, comité de rédaction, comité d’entreprise, dans lesquelles siègent des
représentants de toutes les catégories de personnel, sont publiés dans la presse
quand une fraction des salariés du Monde entre en conflit avec la direction.

LA SOCIÉTÉ DES RÉDACTEURS CONQUÉRANTE, 1970-1973

Avec la réforme de 1968, la Société des rédacteurs du Monde acquiert dans les
instances de décision, de contrôle et de participation du Monde une autorité
nouvelle qui fait d’elle l’acteur majeur de la SARL. Cependant, la Société des
rédacteurs du Monde n’est pas monolithique. Elle compte au minimum trois
niveaux de décision : le président qui bénéficie de la plus grande notoriété, le
conseil d’administration et l’assemblée générale des rédacteurs. À l’occasion,
d’autres instances de consultation ou de décision peuvent venir s’intercaler entre
les trois niveaux statutaires. Depuis 1951, treize présidents se sont succédé à la
tête de la Société des rédacteurs du Monde : André Chênebenoit 480 (1951-1952),
Jean Schwœbel (1952-1973), Jean-Marie Dupont (1973-1977), François Simon
(1977-1981), Jean-Pierre Clerc (1981-1984), François Renard (1984-1985),
Manuel Lucbert (1985- 1990), Anne Chaussebourg (1990-1994), Alain Giraudo
(1994), Olivier Biffaud (1994-1996), Gérard Courtois (1996-1998), Michel
Noblecourt (1998-2003), et Marie-Béatrice Baudet (depuis juin 2003). Le
président de la Société des rédacteurs du Monde est élu par le conseil
d’administration et non par l’assemblée générale. Il est président du conseil de
surveillance, siège au comité de rédaction et représente les rédacteurs à
l’assemblée générale de la SARL et peut apparaître tantôt comme un rival, tantôt

480 André Chênebenoit est parfois oublié, éclipsé par Jean Schwœbel qui est resté président de la
Société des rédacteurs du Monde pendant vingt et un ans. Par exemple» un article du Monde du 1er
juin 1994 qui présente le nouveau président, Olivier Biffaud, fait commencer la liste des présidents à
Jean Schwœbel. Pourtant» «le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, réuni à
la suite de l’assemblée générale constitutive du 16 novembre 1951» a nommé président M. André
Chênebenoit et défini ses pouvoirs». Extrait de Facte authentique reçu par Maître Blanchet» notaire à
Paris, publié dans Les Petites Affiches, le 8 janvier 1952, et repris dans Le Monde du 23 janvier 1952.
André Chênebenoit démissionne lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs, le 20 mai
1952, à la suite de la publication du faux rapport Fechteler. Nommé président d’honneur il est alors
remplacé par Jean Schwœbel.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 233

comme l’homme lige du gérant directeur de la publication et parfois comme


le cheval de Troie d’une faction hostile au gérant.
Le deuxième niveau est constitué par le conseil d’administration, organe
de conseil et de décision, élu par l’assemblée générale de la Société des
rédacteurs du Monde. À l’origine, le conseil était constitué de cinq
membres au mandat d'une durée illimitée, ce qui permit à Jean Schwœbel
de rester président pendant vingt et un ans. L’assemblée générale
extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde du 14 mars 1973 a
fixé la durée du mandat d’administrateur à trois ans, tout membre du
conseil ne pouvant exercer que deux mandats successifs, ce qui interdit à un
président de demeurer plus de six ans en exercice. Au sein du conseil,
quelques membres forment le bureau481, chargé de suivre les affaires entre
deux réunions du conseil d'administration. Le troisième niveau est celui de
l’assemblée générale de la « Société des rédacteurs du Monde, société civile
à capital variable » qui se réunit au moins une fois par an en assemblée
ordinaire, et parfois plus souvent en assemblée extraordinaire, lorsque les
circonstances l’exigent. L’appartenance à la Société des rédacteurs du
Monde n’est pas obligatoire, mais, sauf circonstances exceptionnelles, tous
les rédacteurs sont membres, y compris les retraités, à condition qu’ils
n’aient pas quitté le journal avant la retraite et qu’ils aient au moins quinze
ans d’ancienneté dans la maison.

La crise et la réforme de la Société des rédacteurs, 1972-1973


Le fonctionnement interne de la Société des rédacteurs du Monde suit
l’évolution des rapports entre le président et les rédacteurs, d’une part, et
entre le président, la Société des rédacteurs et les gérants, d’autre part. Au
cours des premières années, les rédacteurs eux-mêmes attachaient peu
d’importance à leur société, d’autant que Jean Schwœbel faisait peu circuler
l’information et partageait difficilement les faibles pouvoirs qu’il tentait
d’arracher à Hubert Beuve-Méry. Ainsi, il réunissait habituellement
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde quelques jours
après la réunion de l’assemblée générale de la SARL, ce qui lui permettait de
rendre compte aux rédacteurs des décisions prises par les associés, mais ce
qui l’autorisait à voter, lors de l’assemblée générale de la SARL, en fonction
de ses propres analyses et non en fonction d’un mandat de sa Société. À

481 Le bureau n’est pas un organe statutaire ; il est composé du président, de deux vice-
présidents, d’un trésorier et d’un secrétaire.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 233

partir de 1968, le rôle de la Société des rédacteurs du Monde se renforçant,


les rédacteurs demandent un débat avant le vote à la
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 234

réunion de l’assemblée générale de la SARL. Comme les gérants souhaitent également


éviter les querelles inutiles lors de cette assemblée et limiter les contestations a
posteriori, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot soumettent les projets de résolutions
au conseil d’administration de la Société des rédacteurs, environ un mois avant
l'asscmblce annuelle de la SARL L
Au début des années soixante-dix, de nombreux rédacteurs souhaitent un
rajeunissement du conseil d’administration et une réforme des statuts de la Société des
rédacteurs du Monde. Le président, élu depuis vingt ans, affronte la critique de
journalistes. En janvier 1972, une note signée Thomas Ferenczi, Bruno Frappat,
Philippe Labarde, André Laurens, Étienne Mallet et Thierry Pfister conteste les
positions de Jean Schwœbel, en affirmant que « la Société des rédacteurs du Monde
est associée copropriétaire du journal, qu’elle participe à la nomination des gérants,
qu’elle représente toute la rédaction. En conséquence, la Société des rédacteurs doit
éviter de se conduire comme si elle ne détenait pas une partie du capital et comme si
la direction du journal lui était imposée de l’extérieur482 483». Ainsi, dès 1972, une
question fondamentale est posée : les rédacteurs sont les salariés d’une entreprise dont
ils sont l’actionnaire principal. En tant que salariés, beaucoup d’entre eux ont tendance
à considérer que la SRM est une espèce de syndicat professionnel, tandis qu’en tant
qu’actionnaires, certains estiment qu’ils doivent prendre en compte le devenir de
l’entreprise à long terme.
Au cours de l’année 1972, la mise en place d’un plan d’austérité et la réduction
de la prime de répartition des bénéfices conduisent à une mise en cause du président
de la Société des rédacteurs du Monde et du fonctionnement de celle-ci. Au conseil de
surveillance du 28 septembre 1972, un échange permet de mesurer l’ampleur des
problèmes :

Jacques Sauvageot : «Les réactions de certains rédacteurs sont beaucoup plus celles
de syndicalistes que de membres d’une société possédant 40 % du capital. »
Jean Schwœbel : « Il y a une certaine désaffection des rédacteurs vis-à-vis de la
participation. Celle-ci ne leur paraît pas aller suffisamment loin ni être assez collective.
Ce n’est pas particulier au Monde et contribue au renforcement de l’activité syndicale. »
Hubert Beuve-Méry : «C’est tout le risque du pari qui a été engagé en 1968.»

482 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Schwœbel, le 28 avril 1969.
483 Note sur la situation de la Société des rédacteurs du Monde, datée de janvier 1972
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 235

Jean Schwœbel : «La copropriété ne fait que recouvrir une structure classique, sans
changer sa nature ni entraîner une véritable participation. »
Jacques Fauvet : «Je vois un autre facteur, les conditions dans lesquelles fonctionne
une société de personnel. Le sentiment communautaire doit exister et s’exprimer au sein
de la Société des rédacteurs du Monde puis au sein de la SARL. Dans la période récente,
ce sentiment a été mis en cause au sein même de la Société des rédacteurs du Monde, et
c’est là qu’il faut d’abord le reconstituer1. »

La contestation grandit au sein de la Société des rédacteurs du Monde, tandis que le


conflit s’envenime entre Jacques Fauvet et Jean Schwœbel. Celui-ci diffuse, en
octobre 1972, un texte de 28 pages intitulé «La crise de la Société des rédacteurs,
causes et remèdes », qui amène les membres du conseil d’administration à une
démission collective, afin d’exprimer leur mécontentement envers leur président.
Jacques Fauvet, également, réagit vivement : «Le président de la Société des
rédacteurs du Monde prête aux gérants des idées, des pensées, des propos qui ne sont
pas les leurs. Au lieu de faciliter les choses, on les aggrave au départ. »
Hubert Beuve-Méry, excédé par les textes de Jean Schwœbel, vient,
exceptionnellement, porter secours à son successeur : «Il y a un mythe de la cogestion.
On est bien obligé d’admettre pourtant que, quel que soit le système, il y aura toujours
une hiérarchie. Il faudrait faire un effort de précision qui rendrait service à tout le
monde, et admettre enfin la réalité484 485. »
Une commission de consultation de la Société des rédacteurs du Monde, composée
de jeunes rédacteurs et présidée par un journaliste chevronné, Claude Durieux, est
instituée. Elle remet, le 8 janvier 1973, un rapport qui décrit le mauvais
fonctionnement de la Société des rédacteurs du Monde, en dépit de l’attachement des
rédacteurs à l’existence de cette société et aux principes de la participation des
journalistes à la gestion de l’entreprise. La commission préconise une réforme des
statuts de la Société des rédacteurs, une réduction du nombre des membres du comité
de rédaction et demande au conseil d’administration et au président «d’agir en
copropriétaire» dans les instances de la SARL. Enfin, la commission remarque que «la
quasi-totalité de la rédaction considère que le conflit opposant le directeur du journal
au président de la Société des rédacteurs du Monde a un caractère personnel ». La
préparation de la réforme des statuts, lors d’une

484 CDS du 28 septembre 1972.


485 CDS du 30 novembre 1972.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 236

assemblée générale extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde, le 14 mars


1973, achève de déstabiliser Jean Schwœbel qui ne demande pas le renouvellement de
son mandat d’administrateur lors de l’assemblée générale du 25 mars 1973, et accepte
la présidence d’honneur de la Société des rédacteurs du Monde Il cède la présidence à
Jean-Marie Dupont.
Les conditions d'adhésion à la Société des rédacteurs sont modifiées par
l’assemblée générale extraordinaire du 14 mars 1973. En effet, dans les statuts
d'origine, les rédacteurs ayant moins d’un an d’ancienneté ne pouvaient être
actionnaires, pas plus d’ailleurs que les retraités; tandis que les rédacteurs ayant plus
de cinq ans de maison pouvaient souscrire à deux actions, les plus jeunes n’étaient
autorisés à détenir qu’une seule action. Dans la France d’après 1968, cette prime à
l’âge et à l’ancienneté semblait intolérable. D’autant plus que de nombreux rédacteurs
avaient été recrutés entre 1968 et 1970486 487. Certains parlent d’ostracisme à l’égard de
la jeunesse ou de « régime censitaire488 », tandis que d’autres s’élèvent contre la «
participation bidon489 ». L’assemblée générale extraordinaire décide que les rédacteurs
pourront souscrire à une part, dès leur titularisation, et à une deuxième, après deux ans
d’ancienneté. Les rédacteurs qui prennent leur retraite après quinze ans de maison
conservent une part. Le nombre des membres du conseil d’administration est porté de
cinq à douze, afin d’élargir la représentativité du conseil. Le président de la Société
des rédacteurs du Monde qui exerce le droit de vote attaché aux parts sociales de la
SARL Le Monde est contraint par les nouveaux statuts de réunir le conseil
d’administration de la Société des rédacteurs du Monde dans les huit jours précédant
l’assemblée générale de la SARL. «Le conseil d’administration aura la faculté, s’il le
juge utile, de réunir l’assemblée

486 Une lettre de Jacques Nobécourt à Jean Schwœbel, datée du 24 mars 1973, reflète l’esprit du débat.
Jacques Nobécourt critique «le ton chimérique du vocabulaire utilisé dans les documents [de la SRM],
l’idéalisme des termes de démocratie, de participation, de concertation, [qui] paraît devenir une fin en soi, qui
permet de fuir la description des situations». Jacques Nobécourt parle encore de «moralisme, de catholicisme
social, d’adolescence prolongée et de scoutisme inavoué». Dénonçant les «dithyrambes constants sur
l’exemple unique que constituerait la SRM», il conclut en affirmant : «Le sens du relatif et du caractère
historique de la circonstance qui lui [la SRM] a donné naissance nous manque vraiment par trop. »
487 La rédaction du Monde compte 108 membres au 31 décembre 1967,114 à la fin 1968 135 à la fin
1969 et 163 au 31 décembre 1970.
488 Rapport de la Commission de consultation de la Société des rédacteurs du Monde 8 janvier 1973.
L’expression est osée pour des journalistes qui se targuent de connaître l’histoire parlementaire. Elle est
cependant révélatrice du climat de l’époque.
489 Note de Gilbert Mathieu, datée de mars 1973.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 237

générale ordinaire des associés pour appeler cette assemblée à délibérer sur les
questions à l’ordre du jour de l’assemblée générale de la société Le Monde 1.»
Dorénavant, le président de la Société des rédacteurs du Monde est étroitement
surveillé par son conseil d’administration. Cette réforme des statuts de la Société des
rédacteurs contribue à la dilution de l’autorité à l'intérieur de l’entreprise, en
multipliant les instances de délibération et les centres de décision. Hubert Beuve-
Méry, dans son message d’adieu au personnel, le 20 décembre 1969, dénonçait déjà la
multiplication des instances : «Encore faut-il qu’assemblées et réunions de tous ordres
ne se multiplient pas à l’infini, que l’indispensable autorité ne se dilue pas jusqu’à se
perdre dans quelque excès de collégialité, que la décentralisation et l’émulation
nécessaires ne laissent insensiblement place ni à l'établissement de champs clos plus
ou moins privilégiés ni aux paresses du fonctionnarisme 490 491 492. »
D'autant que les instances statutaires de la Société des rédacteurs du Monde sont
complétées, à intervalles plus ou moins réguliers par des colloques ou des séminaires
de la rédaction qui donnent lieu à des débats, souvent vifs et parfois houleux, portant
sur l’avenir du quotidien, sur sa forme et sur son contenu. Il existe enfin des réunions
informelles, internes à la rédaction, et des commissions institutionnelles réunissant des
membres, ès qualités, de la Société des rédacteurs du Monde, avec d’autres
représentants de la hiérarchie ou de la direction du journal, comme la commission des
salaires ou le comité de rédaction.

Les lieux d’expression des rédacteurs : le comité de rédaction et les colloques


Les réunions du comité de rédaction, bimensuelles, mais parfois plus fréquentes,
regroupent vingt à trente personnesl’ensemble de la rédaction étant tenue informée des
débats par un compte rendu largement diffusé. Le comité traite de toutes les questions
rédactionnelles, y compris celles qui concernent l’organisation des services, à
l’exception des problèmes liés aux licenciements. Le comité de rédaction est un
organe purement consultatif, qui émet des avis ou des recommandations. Toutefois le
comité de rédaction a les faveurs des rédacteurs car il est le seul lieu de concertation
régulière qui leur soit réservé et qui traite des questions

490 Statuts de la Société des rédacteurs du Monde, société civile à capital variable, réformés en mars
1973, Archives de la Société des rédacteurs du Monde.
491 Le Monde, 23 décembre 1969.
492 Le comité de rédaction est composé du directeur, du rédacteur en chef, de ses adjoints et des chefs
de service, ainsi que de neuf rédacteurs représentant la base.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 238

spécifiques de la rédaction, tout en abordant également la marche de l’entreprise. Le


comité de rédaction complète ainsi la réunion des chefs de service 493, ou la réunion de
la rédaction en chef. En outre, comme le gérant ou le directeur administratif présente
devant le comité de rédaction un exposé sur la situation économique et financière du
journal, il arrive au comité de traiter de sujets que le conseil de surveillance ou le
conseil d’administration de la Société des rédacteurs traitent par ailleurs. Cette
structure entraîne donc des confusions supplémentaires dans les instances de décision
du Monde, notamment quand la réunion sort de ses prérogatives naturelles, qui
demeurent essentiellement d’éclairer la direction et la rédaction en chef sur la ligne
éditoriale.
Les « colloques » de la rédaction participent des mêmes principes que le
comité de rédaction et entretiennent les mêmes confusions dans les rôles de la
rédaction, à la fois actionnaire principal, groupe salarié important, producteur de
la matière première du journal, gardienne de l’indépendance politique et
financière et dépositaire de l’éthique fondatrice. Ces colloques, organisés par la
Société des rédacteurs du Monde, réunissent l’ensemble des journalistes du
quotidien durant une journée ou un week-end. Le 21 juin 1964, la première
journée d’étude de la Société des rédacteurs du Monde, dite « Grigny I », avait
essentiellement pour thème la question des statuts de la SARL et l’extension de
la participation des salariés au capital et aux instances de décision et de
concertation de l’entreprise. La deuxième réunion, dite « Grigny II » ou
Royaumont, se tint dans cette abbaye les 6 et 7 juin 1970. Elle avait pour objet
de définir les contenus et le volume du journal dans la perspective de l’entrée en
service de la nouvelle imprimerie de Saint-Denis, qui permettait l’impression
d’un quotidien de 48 pages. L’assemblée devait également réfléchir à la
politique salariale de l’entreprise et débattre de la nouvelle organisation du
travail à la rédaction ainsi que des responsabilités du journaliste face aux
pouvoirs politique et économique. Les gérants, Jacques Fauvet et Jacques
Sauvageot, considérés comme des chefs d’entreprise ordinaires, furent tenus
éloignés des débats, attitude que Jacques Fauvet, directeur de la publication
depuis six mois seulement, mais rédacteur au Monde depuis vingt-cinq ans, prit
en mauvaise part.
Ces réunions révèlent bien des ambiguïtés de la rédaction du Monde à qui
Hubert Beuve-Méry a confié, faute sans doute de trouver un successeur «selon
son cœur», la tâche immense de pérenniser une indépendance chèrement
acquise. Les difficultés de la mission proviennent de ce qu’en

493 Les réunions des chefs de service de la rédaction, autour du directeur et du rédacteur en
chef, deviennent régulières et mensuelles à partir d’octobre 1965.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 239

chaque rédacteur du Monde sommeille un salarié du journal qui, comme


tous les salariés, souhaite faire carrière et désire bénéficier d’une
meilleure rémunération. L’idéal d’un phalanstère ou d’un monastère au
service de l’information, tel que le rêva parfois I lubert Beuve-Méry, sans
trop y croire car il connaissait les faiblesses de l'âme humaine, ne pouvait
résister à la banalisation du Monde au sein de la presse quotidienne. La
prospérité de l'entreprise au tournant des années soixante et des années
soixante- dix favorisa un temps la conciliation des trois logiques de la
rédaction, celle de l'actionnaire, celle des salariés et celle du service du
public, mais elle contribua également à susciter des ambitions, tant
rédactionnelles qu'industrielles, qui mirent en péril l’entreprise, dès 1970.
8.

Réaliser un grand journal

Une croissance rapide, comme celle que Le Monde a connue entre 1964 et
1976, contraint les entreprises à des adaptations structurelles qui modifient les
rouages de l’administration, les mécanismes de la production ainsi que la
répartition des centres de décision. Cependant, la prospérité rend ces
adaptations relativement aisées, car elle permet de recruter, de promouvoir,
d'accroître les rémunérations, tout en investissant et en rétribuant le capital.
Dans le cas du Monde, les chiffres donnent la mesure de l’expansion du journal
et de l’entreprise, au cours de ces douze années fastes.

1964 1976 Croissance


Diffusion 200 000 440 000 120%
Audience 600 000 1 360 000 127 %
Pages annuelles 6 254 10 152 62%
Pages pub. moy. quot. 6 12,5 108 %
Pages rédac. moy. quot. 14 20,5 46%
Emplois 481 1225 155 %
Produits déflatés 283 MF 864 MF 205 %
44 M € 134 M €
Actif deflate 200 MF 614 MF 207 %
31 M€ 95 M €
TABLEAU 3 : La croissance du Monde.

Doublement ou triplement de l’actif et des produits du compte d’exploitation,


des emplois, de la pagination publicitaire et rédactionnelle, de l’audience et de la
diffusion, tous les postes du budget de l’entreprise et tous les paramètres du
quotidien sont en forte augmentation durant ces douze années. Résultat de la
croissance générale de l’économie française, cette réussite est d’abord la
conséquence d’une adéquation de l’offre du Monde à la demande de la société
française et l’effet, tantôt involontaire,
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 242

tantôt délibéré, de l’action collective des salariés du Monde et de leurs dirigeants.


«Réaliser un grand journal» et «bâtir une grande entreprise» deviennent le
leitmotiv de cette période, car il faut en permanence adapter l’offre industrielle et
rédactionnelle à la demande croissante des lecteurs. Le consensus entre les
diverses catégories de salariés et les instances de décision du Monde est général
pour encourager à l’agrandissement. Les pouvoirs accrus de la rédaction, la
multiplication des pages et l’extension des rubriques, l'accroissement des emplois
administratifs et des niveaux hiérarchiques, le développement de l’outil industriel
et de la main-d’œuvre à son service, concourent à soutenir les gérants dans leurs
projets et à les inciter à promouvoir un essor ininterrompu. Cet esprit conquérant,
qui existe au journal dès le début des années soixante, perdure jusqu’à la fin des
années soixante-dix. Dans ce domaine, on ne remarque aucune solution de
continuité entre la période de la direction d’Hubert Beuve-Méry et celle de la
gérance de Jacques Fauvet.
Les projets rédactionnels et les réalisations commerciales s’enchaînent, se
nourrissent les uns les autres, à condition toutefois que chaque projet
rédactionnel trouve son répondant dans un projet industriel et commercial, et
réciproquement. Pour être adoptés sans obstacles, il faut enfin que ces projets
soient empreints des valeurs fondatrices de la maison : la modernité, la
dimension sociale, l’image culturelle et les critères éthiques. Tant que l’argent
de la manne publicitaire entre abondamment dans les caisses, tant que le lectorat
s’accroît chaque année ou presque, les Cassandre494 ne sauraient se faire
entendre. Mais, lorsque les courbes de la croissance plafonnent et que le rythme
de la hausse se ralentit, les projets s’excluent mutuellement, voire deviennent
contradictoires. L’heure, alors, est aux choix douloureux, et les parties prenantes
de l’entreprise s’entre-déchirent. Les dysfonctionnements de la gestion
n’apparaissent dans toute leur intensité qu’après plusieurs années, et d’autant
plus gravement qu’ils sont perçus trop tardivement. Au milieu des années
soixante-dix, Le Monde paraît en péril, mais nous pouvons, après analyse,
affirmer que, dès 1970, l’entreprise est en danger. Néanmoins, la volonté de
croissance resta longtemps plus forte que le désir de lucidité.

494 Hubert Beuve-Méry : «Nous faisons des bourrelets de mauvaise graisse» et «Le succès lui
aussi a ses dangers» (réunion des chefs de service du 20 septembre 1967).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 243

LA CONQUÊTE DU MARCHÉ

La presse quotidienne est une industrie de masse destinée à la grande


consommation, dont les produits, de faible valeur unitaire, sont vendus sur un
marche où la concurrence demeure forte, aussi bien entre les quotidiens eux-
mêmes qu'avec les autres périodiques (magazines, revues) et avec les produits
d'information extérieurs à la presse (livres, radio, télévision). André Catrice aimait
à dire, avec humour : «Si nous vendions des boîtes de petits pois, ça serait
pareil...» Car il pensait que le produit Le Monde nécessitait une organisation
industrielle de la production et de la force de vente. En effet, comme pour toute
industrie de masse et pour tout service à un large public, les frais fixes de
production et de commercialisation du journal restent considérables et
difficilement compressibles.
La diffusion, qui représente le meilleur reflet de la santé de l’entreprise, doit
être analysée dans ses grandes variations et ses principales évolutions. Celles-ci
conditionnent les investissements et les moyens industriels mis en œuvre pour
produire et vendre les exemplaires du quotidien. Le réglage de la distribution d’un
journal est en effet un exercice particulièrement difficile qui demande d’établir
une logistique pour rechercher, trouver, approvisionner les détaillants, au plus
juste de leurs besoins, en fonction de clients qui changent fréquemment de lieu
d’achat. Les variations journalières et saisonnières nécessitent des adaptations
quotidiennes, les brusques sauts de l’actualité obligent à moduler les tirages,
tandis que la croissance ou le déclin de la publication contraint à investir toujours
plus ou, au contraire, à tenter de la maintenir en dépit d’équipements
surdimensionnés.

La croissance des ventes


De 1958 à 1964, la croissance de la diffusion 495 reste assez faible, par rapport
à l’accélération brutale des années 1956-1958, mais elle est régu-

par les consommateurs, soit par abonnements, soit lors de l'achat au numéro, soit encore par des achats
groupés d'entreprises ou d administrations. La vente au numéro peut se décomposer en vente à l’étranger
et en vente en France, qui comprend elle-même la vente en province et la vente à Paris et dans la région
parisienne. Les abonnements au quotidien sont achetés par les lecteurs à l’année, au semestre ou au
trimestre, et leur sont livrés par la poste, directement sur le lieu choisi par eux.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 244

Hère (de 3 à 8 % par an), et représente un gain de 36 000 acheteurs (+22 %) en


six ans. L’essor s’accélère entre 1965 et 1968 (+15 %, +9 %, +17 %, +20 %) qui
entraîne une croissance globale de 155 000 exemplaires en quatre ans (+78%). La
politique française, les élections présidentielles de 1965, les élections législatives
de 1967, les «événements» de mai 1968, jouent évidemment un grand rôle dans
ces gains, mais la guerre du Vietnam, la révolution culturelle chinoise, les
soubresauts de l’Amérique latine, la guerre au Proche-Orient et le printemps de
Prague contribuent également à développer un lectorat qui cherche dans Le
Monde une information plus complète qu’ailleurs. Durant les années 1969-1972,
la diffusion est stabilisée entre 355 000 et 360000 exemplaires quotidiens. La
dernière période de croissance de la diffusion du Monde se situe en 1973 (401000
exemplaires) et 1974 (431000 exemplaires), avec un gain de 71000 acheteurs
(+20 %) en deux ans. La politique française, avec les élections législatives de
1973, la mort de Georges Pompidou et l’élection présidentielle de 1974, ainsi que
l’étranger, avec la guerre du Kippour et la crise pétrolière, conjuguent encore leur
actualité afin de faire monter les ventes. À partir de 1974, la diffusion du Monde
atteint un plafond, qui se prolonge tout le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
En 1976, avec une diffusion de 440000 exemplaires, un premier pic est atteint,
qui est approché en 1981, et qui n’est dépassé qu’une seule fois, en 1979. L’année
1974 marque donc la fin de l’expansion du lectorat du Monde dans la mesure où
les variations entre 1974 et 1981 demeurent très faibles autour d’une moyenne de
434 000 exemplaires diffusés par jour.
Une question hante depuis longtemps les rédactions et les directions de
quotidiens, celle de savoir si la conquête d’un marché par un journal résulte de la
captation du lectorat des concurrents ou de la création d’un public par le nouvel
organe de presse. Dans le cas du Monde, nous avons vu qu’après la Libération,
Combat avait été victime de la concurrence du quotidien de la rue des Italiens, qui
avait, en quelque sorte, monopolisé une clientèle trop peu nombreuse pour faire
vivre deux quotidiens indépendants. La croissance fulgurante du lectorat du
Monde, dans les années 1958-1968,
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 245

puis entre 1973 et 1976 provient-elle d’une capture de lecteurs ou de la


fidélisation de nouveaux lecteurs ?
La comparaison des courbes de diffusion du Monde et du Figaro, montre que
le quotidien de la rue clés Italiens crée son public entre 1955 et 1968, sans prendre
de lecteurs à son principal concurrent ou à d'autres organes de presse. L’unique
concurrent de l’époque, Le Figaro, avait atteint une diffusion supérieure à 400 000
exemplaires, dès 1955, alors que Le Monde était proche de son étiage à 117 000
exemplaires de moyenne quotidienne. Alors que Le Monde passe, entre 1957 et
1968, de 156000 à 355 000 exemplaires par jour, Le Figaro reste insensible à cette
concurrence avec une diffusion, légèrement fluctuante mais stable sur la décennie,
entre 380000 et 420000 exemplaires. Dans les années de la grande croissance
économique, Le Monde et Le Figaro augmentent l’un et l’autre leur lectorat, ainsi
que le montre le tableau suivant.

Le Monde Le Figaro
1962 182 408 391238
1963 188 723 393 337
1964 200 457 398 626
1965 230 012 412 295
1966 251 399 419 709
1967 294 722 433 544
1968 354 982 424 218
1969 354 643 434 077

TABLEAU 4 : Diffusion totale, moyenne annuelle (chiffres OJD).

Cette première analyse est confirmée par l’observation du comportement des


lecteurs parisiens, lors de la grève de la rédaction du Figaro, en mai 1969. La
situation politique française est favorable à la presse, après la démission du
général de Gaulle, le 28 avril 1969, consécutive à la victoire du «non» au
référendum du 27. La campagne électorale en vue des élections présidentielles
commence, que les Français suivent avec attention.

moyenne Le Monde Le Figaro LAurore


mars 1969 119 000 128 000 94 000
5 6 7 mai 126 000 112 000 79 000
12-13-14 mai 133 000 — 115 000
juin 1969 126 000 125 000 88 000
TABLEAU 5 : Ventes quotidiennes moyennes à Paris, en mai 1969.

Des 120 000 lecteurs parisiens du Figaro, désorientés par l’absence de leur
quotidien dans les kiosques, environ 36 000 ont acheté L'Aurore, 7 000
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 246

seulement se sont portés vers Le Monde, aucun vers France-Soir ou Paris- Jour, et
environ une dizaine de milliers sont allés à Paris-Presse et au Parisien libéré,
qu’ils ont abandonnés trois jours plus tard. Au total, le tiers du lectorat parisien du
Figaro a trouvé refuge auprès d’un autre quotidien, essentiellement L'Aurore,
proche idéologiquement et dont la structure du lectorat était semblable. Les autres
lecteurs n’achetèrent pas de quotidien et furent perdus pour la presse, certains
pour toujours, mais la plupart sont revenus, fidèles, à leur quotidien préféré, quand
la grève fut terminée. Dès le mois de juin 1969, Le Figaro retrouvait son lectorat
habituel. Les lecteurs achètent le quotidien qu’ils ont choisi et en changent
rarement. Ce sont de nouveaux lecteurs, qui choisissent de se porter vers l’un ou
l’autre des journaux, qui modifient l’orientation des courbes de diffusion L
Cependant, l’évolution comparée de la diffusion du Monde et du Figaro entre
1969 et 1976 permet de nuancer et de compléter cette affirmation. En 1969, Le
Monde diffuse 354 000 exemplaires et Le Figaro, 434 000. En 1976, la situation
semble exactement inversée, avec une diffusion de 440 000 exemplaires pour Le
Monde (+ 86 000 exemplaires) et de 347 000 pour Le Figaro (- 87 000
exemplaires). Toutefois, en observant la répartition des chiffres par secteurs, on
s’aperçoit que les gains les plus importants du Monde se trouvent dans les
abonnements (+ 33 000 exemplaires) et dans les ventes à l’étranger (+ 22 000
exemplaires), alors que les pertes du Figaro sont concentrées dans la vente au
numéro en région parisienne (-39 000 exemplaires) et en province (- 15 000
exemplaires). Là encore, les lecteurs n’ont pas quitté un journal pour un autre,
mais des lecteurs ont abandonné Le Figaro, quotidien en crise 2, tandis que
d’autres lecteurs ont acheté Le Monde qu’ils ne lisaient pas précédemment. Dans
les deux cas, la situation demeure réversible, car il est toujours possible de
reconquérir d’anciens lecteurs, et de perdre des lecteurs fidélisés depuis peu. La
diffusion du Monde, comme celle des autres quotidiens, est donc sujette à des
fluctuations de forte amplitude qui méritent d’être analysées.

1. L’affirmation est également vérifiée dans la presse dite «populaire» : les lecteurs perdus par Le
Parisien libéré pendant la grève de 1974-1975 ne se sont tournés qu’en nombre infime vers les autres
quotidiens. La diffusion de France-Soir continua à décliner, alors même que plusieurs centaines de
milliers de lecteurs du Parisien demeuraient privés de journal. Le Parisien tombe de 785 000 exemplaires
en 1973 à 359000 exemplaires en 1976, tandis que France-Soir passe de 727 000 exemplaires en 1973 à
530000 en 1976 (source O^2. Entre le décès de Pierre Brisson, le 31 décembre 1964, et le rachat du
journal par Robert Hersant en 1975, Le Figaro connaît une crise d’identne et des querelles entre
propriétaires et directeurs qui nuisent à sa diffusion.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 247

Les services de la diffusion et de la vente des quotidiens sont confrontés en


permanence à des réglages extrêmement délicats. En effet, les acheteurs se
déplacent constamment, leur nombre varie d’un jour à l’autre et l’actualité influe
sur l’ampleur de ces variations. La principale chute saisonnière des ventes se
situe pendant les vacances d’été, spécialement au mois d’août, qui chaque année
voit le tirage baisser de 10 à 20%. Les ventes varient également au cours de la
semaine, comme le montrent les ventes du Monde à Paris1 durant trois semaines
consécutives, du lundi 21 avril, au samedi 10 mai 1969, au cours desquelles la vie
politique française est très active496 497. La première de ces trois semaines est
marquée par la campagne en vue du référendum du dimanche 27 avril 1969 sur la
régionalisation dont le résultat conditionne le maintien du général de Gaulle à la
tête de l’État. Dans les deux semaines suivantes, après la démission du président
de la République, l'actualité demeure abondante, avec le commencement de la
campagne électorale en vue des élections présidentielles. Au cours de l’année
1969, les ventes moyennes à Paris (excepté le mois de juillet et le mois d’août où
les ventes sont faibles dans la capitale) sont de 97 000 exemplaires par jour. Le
jeudi 1er mai, le journal ne paraît pas, comme chaque année.

semaine du lundi mardi mercredi jeudi vendredi samedi


21 au 26 avril 103 995 105 505 108 070 116210 116 395 95 295
28/4 au 3 mai 205 420 151555 131525 __ 120 620 92 075
5 au 10 mai 130 120 126 165 122 395 126 545 124 350 90 000
TABLEAU 6 : Vente journalière du Monde à Paris, avril-mai 1969.

L’étude de cet exemple montre tout d’abord que les ventes du samedi restent
largement inférieures à celles des autres jours de la semaine. Le samedi 26 avril
1969, les ventes demeurent inférieures à la moyenne annuelle des ventes, alors
que cette journée constitue, pour un samedi, l’une des meilleures ventes de
l’année. Le Monde est mal adapté à la semaine de cinq jours de travail parce qu’il
paraît l’après-midi. Pour l’ensemble de la presse quotidienne, la fin de la semaine
est un problème qui apparaît encore plus crucial pour les quotidiens du soir, qui
sont doublement pénalisés, à Paris, par la fermeture de nombreux points de vente
dans les quartiers d’affaires, par le faible maillage des réseaux de vente dans les
quartiers

496 Les ventes à Paris sont sujettes à des variations plus fortes, car les Parisiens sont plus mobiles,
plus sensibles à l’actualité et plus rapides dans leurs réactions d’achat que les provinciaux. L’étranger et
les abonnements réagissent a fortiori encore plus lentement.
497 Il s’agit ici du jour de parution, et non de la date du journal qui serait du mardi 22 avril au
dimanche 11 mai 1969.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 248

résidentiels, et, en province, par une diffusion décalée au dimanche et très


souvent repoussée au lundi. La multiplication, relativement récente498, des départs
en week-end accentue encore la chute des ventes du samedi.
Le lundi 28 avril 1969, les ventes du journal qui publie les résultats du
référendum et l'annonce de la démission du président de la République, atteignent
le double de celles du lundi précédent et correspondent à une augmentation des
ventes à Paris de 112 % par rapport à la moyenne annuelle. Mais ce gain s’effrite
rapidement les jours suivants. Cependant, Le Monde, qui est dans une période de
croissance, réussit à conserver une partie de ces lecteurs occasionnels. Dans les
semaines qui suivent, la vente moyenne (hors samedi) demeure au-dessus de
120000-130000 exemplaires, alors qu’elle était à 110000-120000 dans les
semaines précédentes. Environ 10000 acheteurs parisiens semblent ainsi fidélisés.
Mais cette clientèle exceptionnelle nécessite des efforts particuliers de la part de
la rédaction afin de l’attacher au quotidien. En effet, une partie des nouveaux
lecteurs abandonne Le Monde au cours de l’été et ne revient
qu’occasionnellement dans les années suivantes.
Le développement des simulations et des outils informatiques qui permettent
de donner les résultats électoraux à la télévision le soir des consultations,
suffisamment tôt dans la soirée pour qu’ils soient publiés dans les quotidiens
paraissant le matin, réduit cette clientèle liée aux consultations électorales, mais
celles-ci restent cependant un enjeu important pour le journal. En effet, tous les
quotidiens vendent un plus grand nombre d’exemplaires le lendemain d’élections.
Le Monde, qui avait l’avantage de sortir le soir, fut longtemps le seul quotidien
susceptible de publier des résultats complets et des commentaires plus élaborés
que ceux de ses confrères. Cela lui attirait une clientèle, d’autant plus nombreuse
que la réputation de journal de référence donnait un avantage supplémentaire sur
les concurrents. La fidélisation de ces acheteurs occasionnels supposerait que,
outre la publication des résultats, les autres rubriques soient également étoffées et
que, dans les jours suivants, les rédacteurs demeurent particulièrement soucieux
de capter l’attention de ces nouveaux acheteurs. Or, d’un point de vue technique
et financier, cela exigerait d’accroître conjointement la pagination et le tirage, ce
qui augmenterait les coûts et les délais de rédaction, de tirage et de distribution.
Pour les administrateurs, la solution de simplicité, fréquemment utilisée par
mesure d’économie,

498 Jusqu’en 1963, les départs en week-end étaient freinés par le travail le samedi après- midi
dans les lycées et les collèges et par le faible nombre des residences secondaires jusqu’au milieu des
années soixante.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 249

consiste à réduire ou à repousser à une autre date les rubriques habituelles, ce qui
permet de sortir un journal avec une pagination presque normale, mais ce qui nuit
considérablement à l’image du quotidien, qui n’est plus qu’un vaste tableau
électoral.

Date Événement Tirage Moy. annuelle % en plus


24 juin 1968 Législatives 1er tour 815 197 469 289 74%
2 juin 1969 Présidentielle 1er tour 756 683 478 983 58%
2 S avril 1969 Référendum 719 617 478 983 50%
16 juin 1969 Présidentielle 2e tour 712 826 478 983 49 % ___
1er juillet 1968 Législatives 2e tour 711767 469 289 52 % ___
15 mai 1968 Manifestation du 13 mai 637 621 469 289 36 % ___
6 décembre 1965 Présidentielle 1er tour 502 776 292 814 72%
16 octobre 1964 Chute Khrouchtchev 371689 259 829 43% ___
23 novembre 1963 Assassinat Kennedy 339 992 246 247 40%
19 mars 1962 Accords d’Évian 321558 238 010 35%
29 septembre 1958 Référendum 309 919 216731 44 %
TABLEAU 7 : Les plus forts tirages, 1958-1969.

_____ Date ______ Événement Tirage Moy. annuelle % en plus


9 mai 1988 Présidentielle 2e tour 1 087 709 522 440 108 %
12 septembre 2001 World Trade Center 1 062 526 544 533 95%
11 mai 1981 Présidentielle 2e tour 1 058 226 563 585 88 %
P15 juin 1981 Législatives 1er tour 1 024 075 563 585 82 %
7 mai 2004 Présidentielle 2e tour 1 013 617 551686 82%
23 avril 2002 Présidentielle 1er tour 1 008 264 551686 83%
20 mars 1978 Législatives 2e tour 976 786 549 206 78%
13 mars 1978 ____ Législatives 1er tour 972 009 549 206 77 %
6 juin 1988 Législatives 1er tour 954 780 522 440 83 %
18 janvier 1991 Guerre du Golfe 946 510 517 535 83% _
13 juin 1988 Législatives 2e tour 944 565 522 440 81 %
19 janvier 1991 Guerre du Golfe 930 982 517 535 80%
17 mars 1986 Législatives 921 537 483 98S 91%
27 avril 1981 Présidentielle 1er tour 909 940 563 585 62%
20 mai 1974 Présidentielle 2e tour 902 642 548 048 83 % ___
3 juin 1997 Législatives 2e tour 843 297 494 000 71%
9 mai 1995 Présidentielle 2e tour 842 925 510 000 65%
9 janvier 1996 Décès Mitterrand 841 731 480 482 75 % ___
21 mai 1977 _____ Municipales 2r tour 825 779 545 670 51%
3 avril 1974 Décès Pompidou 819 155 548 048 499° ___
10 novembre 1970 Décès de Gaulle 808 872 478 965 69%
TABLEAU 8 : Les plus forts tirages, 1970-2003.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 250

Le lendemain d’un dimanche électoral, les ventes connaissent des


augmentations de forte amplitude, que d’autres événements peuvent également
provoquer.
Jusqu’en 1961, Le Monde qui utilisait les rotatives du Temps, ne peut atteindre
300000 exemplaires qu’une seule fois, et encore, dans des conditions difficiles 1.
Les capacités techniques de l’imprimerie de la rue des Italiens augmentent ensuite,
mais elles restent réduites, dans les années soixante, pour les très grands tirages. Le
tirage ne dépasse qu’une seule fois 800000 exemplaires, en 1968. Cette limitation
du tirage conduisait les marchands de journaux à «manquer de papier». Une forte
pression collective, du Syndicat du livre, du réseau des distributeurs et des
commerciaux du journal poussait donc à investir dans une imprimerie capable de
tirer plus de huit cent mille exemplaires, jusqu’à un million d’exemplaires. Elle
rencontrait également de forts échos chez les rédacteurs. Le Monde s'équipa donc
de rotatives qui furent utilisées au maximum de leur capacité, trois ou quatre fois
seulement par décennie. La satisfaction, légitime, affichée par la direction et par la
rédaction quand une vente dépasse les records, doit être tempérée par les réalités
d’une entreprise qui vend des journaux 312 jours par an. Cet investissement pose la
question du financement et de l’existence même du projet industriel des
gestionnaires du Monde.

Les contraintes de la diffusion


La répartition géographique de la diffusion du Monde conditionne en grande
partie les recettes tirées des ventes, ainsi que le montre à titre d’exemple le
tableau suivant, pour l’année 1969.

Recettes par exemplaire vendu fourni % sur le prix de vente


aux abonnés 19,186 centimes 18,227 centimes 36,45 %
à Paris 17,129 centimes 13,088 centimes 26,17 %
en province 25,084 centimes 17,068 centimes 34,16%
à l’étranger H, 853 centimes 7,766 centimes 1542 %
recette moyenne 20,176 centimes 14,891 centimes 29,96 %
TABLEAU 9 : Recette nette de la vente en 1969 (prix de vente 0,50 franc).

Chaque exemplaire du Monde ne procure en moyenne à l’entreprise que 30 à


40 % du prix effectivement payé par l’acheteur. Les recettes par 499 500

1. «Au lendemain du référendum, nous avons été amenés à tirer 309000 exemplaires.
500 a fallu poursuivre le tirage de la deuxième édition jusqu’à 19 h 30 » (AG du 16 avril 1959).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 251

exemplaire fourni tiennent compte des frais de retour des invendus qui sont
onéreux, particulièrement en province et à l’étranger. Globalement, la répartition
des recettes entre les différents modes de vente a peu évolué depuis la Libération.
Les abonnements procurent la meilleure recette nette, devant la province et Paris.
Quant à la vente à l’étranger, un des sujets de glorification pour les rédacteurs et
les dirigeants du Monde, elle reste excessivement coûteuse pour le journal, bien
que le déficit qu’elle engendre soit partiellement couvert par des subventions
gouvernementales.

Ventes Paris Ventes Hors- Ventes Abonnements Diffusion


Paris Étranger
1952 38 000 39 000 7 000 29 000 113 000
1962 59 000 63 000 25 000 33 000 180 000
1972 90 000 133 000 51000 77 000 351 000
1976 104 000 160 000 70 000 96 000 430 000
TABLEAU 10 : Répartition géographique des ventes du Monde.

Dans les premières années du Monde, la vente à l’étranger restait limitée tandis
que les ventes à Paris et les ventes hors de Paris (banlieue comprise)
s’équilibraient. Le Monde, qui a quadruplé sa diffusion totale au cours des années
1952-1976, a conquis des lecteurs dans tous les secteurs, mais dans une proportion
plus importante en province et à l’étranger.
En 1948, les ventes du Monde dépassent 1000 exemplaires dans six
départements seulement, en dehors de la Seine : les départements des Alpes-
Maritimes, des Bouches-du-Rhône, de la Haute-Garonne, de la Gironde, du Nord
et du Rhône, qui correspondent aux grandes villes françaises, Nice, Marseille,
Toulouse, Bordeaux, Lille et Lyon, excepté Strasbourg qui n’est pas représentée
dans l’échantillon.
Dix ans plus tard, en 1958, l’Hérault (Montpellier) et l'Isère (Grenoble),
viennent s’ajouter à la liste. Jusqu’en 1962, la vente au numéro est
approximativement équilibrée entre Paris et la province, puis, de 1962 à 1980-
1981, le poids de la province augmente, au détriment de Paris. Ainsi, les ventes à
Paris doublent de 1957 à 1980, tandis que les ventes en province triplent, passant
de 50 à 62 % du total de la vente au numéro. Les ventes du journal se développent
rapidement dans les villes en forte croissance dans les années soixante : Caen,
Nantes, Grenoble ou Reims. Ce faisant, Le Monde sort de son bassin de vente «
naturelle », la région parisienne, pour s’aventurer sur des terres où il est en
concurrence avec la presse quotidienne régionale.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 252

En ce qui concerne la banlieue, Le Monde reste pénalisé par les horaires de


sortie des quotidiens du soir, qui contraignent les véhicules de presse à se
déplacer lorsque la circulation automobile est la plus dense. La banlieue est ainsi
beaucoup plus mal desservie que Paris, d’autant plus mal que le nombre des
diffuseurs de presse, relativement faible, rend le maillage de la banlieue
insuffisant. C'est la conséquence indirecte de la cogestion corporatiste des NMPP
par le Syndicat du livre et les coopératives de presse : les autorisations
d’ouverture de nouveaux points de vente n’ont pas suivi les mutations
sociologiques et les évolutions géographiques de la population française.
La diffusion du Monde est limitée à l’étranger par les problèmes liés à la
langue, aux délais de livraison et au prix de vente. La langue reste un obstacle
rédhibitoire dans la majorité des pays d’Asie, du Moyen- Orient et d’Amérique.
L’obstacle financier demeure important dans les pays d Afrique noire
francophone où Le Monde est un produit de luxe, mais cet obstacle existe
également au Canada, par exemple, où Le Monde coûte le double ou le triple des
journaux locaux. Enfin, les délais de transports nuisent considérablement aux
ventes à l’étranger et dans les territoires d outre-mer. En 1961, sur 19 000
exemplaires vendus, 10 000 l’étaient dans les huit pays européens proches, et 4
500 au Maroc et en Tunisie L Les ventes à l’étranger augmentèrent régulièrement
pendant vingt ans pour atteindre un maximum de 79000 exemplaires, en 1982-
1983. L’Algérie, avec 20 000 ventes, représente alors le quart du total, tandis que
les ventes dans les autres pays conservent des rapports identiques. L’Europe
demeure le marché le plus important et le plus rentable pour le journal.
Les abonnements constituent la source la plus intéressante de financement de
la presse écrite, car l’abonné paie le service à l’avance, ce qui assure un volant de
trésorerie au journal, dont les exemplaires sont livrés chaque jour au même
endroit par le facteur, ce qui facilite la gestion de la diffusion. Les abonnements
permettent en outre de limiter les coûts d’impression liés aux invendus et les
coûts de la distribution effectuée par les NMPP. L’inconvénient majeur des
abonnements est de livrer le journal à l’arbitraire des postes, ce qui, dans les
périodes de grèves, retentit sur l’image de marque du journal. Le deuxième
inconvénient est propre aux périodes de forte inflation. Dans les années 1947-
1950, Hubert Beuve-Méry demanda à l’administration du journal de ne proposer
que des abonnements d’une

1 5000 en Belgique, Luxembourg et Suisse, et 5 000 en Italie, Espagne, Allemagne, Pays-Bas et


Grande-Bretagne. L'Algérie, où 30000 exemplaires étaient vendus chaque jour, lorsque Le Monde
n’était pas saisi, faisait alors partie de la France.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 253

durée inférieure à six mois, afin de pouvoir répercuter les hausses de prix sur le
prix de l’abonnement. Dans les années soixante-dix, alors que la hausse des prix
s’accélère, les réajustements de tarifs d’abonnements sont souvent effectués avec
retard, afin de fidéliser les abonnés, mais cela contribue à limiter la rentabilité de ce
service.
La répartition géographique des abonnés épouse la répartition géographique des
ventes, avec une sur-représentation de la province par rapport à la région
parisienne, car les abonnés de province reçoivent le journal le matin, comme ceux
qui l'achètent chez les diffuseurs de presse. À Paris, la présence de ministères,
d’ambassades, de sièges sociaux et d’administrations explique le nombre élevé des
abonnements, dans les VIIe, VIIIe et XVIe arrondissements. Le Monde reste un
quotidien de cadres supérieurs et de professions libérales, d’enseignants de lycée
ou du supérieur et d’étudiants. Ses abonnés, au même titre que son lectorat, vivent
ou travaillent dans les grandes agglomérations françaises. En province, les abonnés
sont plus nombreux à mesure que croît la taille de la ville ou de l’agglomération.
Inversement, les départements les moins urbanisés (Lozère, Mayenne, Creuse,
Gers, Haute-Saône, Tam-et-Garonne, Orne, etc.) comptent le moins d’abonnés au
Monde.
Le nombre total des abonnés, de 34 000 à l’origine, est tombé à 27 000 en 1955,
parallèlement au déclin de la vente du journal durant les dix premières années de
son existence. Des administrations et des particuliers qui croyaient s’abonner à une
nouvelle mouture du Temps, furent déçus par Le Monde. De 1956 à 1976, la
croissance du nombre des abonnés reprit en même temps que l’augmentation de la
diffusion globale. Le chiffre total des abonnés dépasse les 50000 en 1966 et atteint
97 000, dès 1976.
Néanmoins, la vente au numéro reste essentielle à l’équilibre économique du
journal, en dépit des aspects ingrats de la course au réglage, à l’horaire et de la lutte
pour la diminution du nombre des invendus. La distribution de centaines de
milliers d’exemplaires d’un quotidien pose chaque jour le problème de la mévente.
Les 36 000 points de vente répartis sur le territoire français écoulent 100 000
exemplaires chaque jour, dans les années cinquante, puis 235 000 en 1969, et 279
000 exemplaires quotidiens, en 1974, maximum historique de la vente au numéro
du Monde. Ces chiffres représentent une vente moyenne de 3 à 8 exemplaires par
diffuseur. Quelques-uns d’entre eux dépassent la centaine d’exemplaires
quotidiens, tandis que beaucoup vendent seulement un ou deux exemplaires par
jour. L’étude de la diffusion et de la pénétration du journal dans les foyers français,
à l’époque de la diffusion maximale en 1974, montre une domination de la région
parisienne, avec Paris (110 000 exemplaires vendus
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 254

chaque jour, soit 40 % de la vente au numéro) et la banlieue (42 000 exemplaires,


soit 15 %), tandis que la province, avec 127 000 exemplaires et 45 % des ventes,
occupe une place importante qui ne cesse de croître.
L’importance de la diffusion à Paris explique en partie la faiblesse des
invendus, qui atteignent environ 20-22 % des exemplaires fournis aux NMPP, et
par conséquent la facilité des réglages. À Paris, la vente moyenne par marchand
est de 40 exemplaires par jour, tandis qu’en province elle ne dépasse pas 4
exemplaires par diffuseur. Fournir 50 exemplaires à un diffuseur qui en vendra
chaque jour 40 en moyenne, 36 les mauvais jours et 44 les bons, assure qu’aucune
vente ne sera manquée, sauf événement exceptionnel et imprévu. Mais donner 3
exemplaires à un marchand qui en vend 2 habituellement, conduit à un taux
d’invendus de 33 %, tout en faisant peser le risque de manquer une vente, donc de
perdre un lecteur. Par conséquent, le taux d’invendus en province reste supérieur à
celui de Paris. Il se situe souvent au-dessus de 30 % des exemplaires fournis aux
NMPP. Pour Le Monde, la moyenne nationale des invendus, hors abonnements
reste stable, entre 25 % et 29 %. Il monte à 30-33 % si l’on y inclut les ventes à
l’étranger qui sont encore plus aléatoires.
La vente au numéro reste d’un faible rapport pour Le Monde, à cause de la
rémunération des diffuseurs et des grossistes et à cause des frais de transport et de
retour des invendus. Les frais occasionnés par le réseau NMPP et le coût interne
supporté par le journal peuvent atteindre les deux tiers ou les trois quarts du prix
payé par le lecteur.

Paris Hors Paris ____ Étranger Total Pondéré


centimes % centimes % centimes % centimes %
Détaillant 18,41 26,30 24,15 34,50 32.94 47,06 23 39 33,41
NMPP 26,31 37,59 7,79 11,13 21,60 30,86 16,24 23.70
Invendus 6,32 9,03 11,80 16,86 6,03 8,61 9,11 13.02
Internes 2,00 2,86 2,00 2,86 2,00 2,86 2,00 2,86
Total 53,04 75,77 45,74 65.34- 62,57 89,39 50,74 72,49
Recette nette 16,96 24,23 24,26 34,66 7,43 10,61 19,26 27,51
TABLEAU 11 : Frais de vente du Monde (prix 70 centimes) en 1971,

1. En bonne logique, il n’y a pas d’invendus sur les abonnements puisque ceux-ci sont payés à
l’avance. Il faudrait donc calculer le taux d invendus non sur la diffusion totale par rapport au tirage, ce
que font tous les journaux, mais en ayant préalablement décompté les abonnements. Ainsi, en 1993, les
125 000 invendus représentent un taux d’invendus de 26 % par rapport au tirage (487 000
exemplaires), mais de 33 % par rapport au tirage une fois les abonnements déduits (100000
exemplaires).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 255

La vente en province est d’un meilleur rapport que la vente à Paris, à cause de la
distribution des NMPP, plus coûteuse en raison des embouteillages qui obligent à
multiplier les voitures, les motos et les hommes, lors de la répartition des exemplaires.
Les ventes à l’étranger sont un gouffre financier, qui permet seulement de bénéficier
du marché des compagnies aériennes (10000 à 20000 exemplaires), des recettes liées à
leurs placards publicitaires et de la réputation de journal international.
Globalement, les recettes de la vente au numéro et des abonnements ne permettent
pas au Monde de couvrir ses frais de rédaction, de fabrication et de distribution. Les
recettes publicitaires doivent donc apporter le complément financier indispensable à la
vie du journal et à son développement. Pour attirer la publicité, il faut cependant
justifier de ventes importantes et d'un lectorat attractif pour les annonceurs, afin de
vendre l’espace publicitaire au prix le plus élevé possible. Les mesures de l’audience
du journal réalisées par le CESP permettent de tracer un portrait statistique du lecteur
du Monde, de la composition du lectorat et de son évolution.

Une audience croissante


La croissance de l’audience évolue parallèlement à celle de la diffusion. Le
premier sondage CESP en 1957, attribue au Monde 312 000 lecteurs, et le deuxième
sondage, 595 000 en 1966. L’audience du Monde dépasse le million de lecteurs en
1969, atteint 1483 000 en 1974, et plafonne ensuite jusqu’en 1981. De 1966 à 1971,
l’audience mesurée par le CESP trace une courbe ascendante extrêmement vigoureuse,
de 595 000 à 1365 000 lecteurs, plus accentuée que celle de la diffusion qui passe dans
le même temps de 250000 à 350000 acheteurs. Il s’agit là, dans les mesures
d’audience, d’un phénomène de rattrapage lié à la notoriété croissante du

1. Les chiffres extraits des sondages organisés par le CESP sont des estimations, sujettes à des variations
d’une année sur l’autre, en fonction de la qualité des questions, des sondeurs et des personnes interrogées. Le
CESP questionne 15 000 à 20000 personnes, par vagues successives de 3 000 personnes environ, en moyenne
tous les trois mois. Les estimations du CESP doivent être acceptées comme des ordres de grandeurs, qui
varient parfois de façon erratique. Ainsi, en 1969, Le Monde gagne 223 000 lecteurs CESP par rapport à 1968,
alors qu’il n’a pas vendu un exemplaire supplémentaire. Inversement, en 1973, le journal perd 25 000 lecteurs
CESP, alors qu’il a diffusé 41000 exemplaires de plus que l’année précédente. En 1975, il perd 210000
lecteurs par rapport à 1974, alors qu’il n’a perdu que 6000 acheteurs. Sans s’attarder sur ces aberrations, on
peut considérer que les mesures de lecture de la dernière période (Idp) du CESP reflètent un rapport entre la
diffusion et l’audience de trois lecteurs pour un acheteur, ce qui semble correspondre aux caractéristiques du
lectorat du Monde.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 256

Monde. Plus le quotidien est connu, plus il est honorable de le lire et plus il est
valorisé dans les sondages. De nombreuses personnes interrogées n’osent avouer
leur ignorance, et certaines d’entre elles, qui idéalisent leur rapport avec Le
Monde, affirment l’avoir lu la veille sans que cela soit exact. La comparaison de
la diffusion et de l’audience permet de relativiser les analyses établies à partir des
sondages du CESP.
Les caractéristiques du lectorat du Monde, fortement marquées dès les
années cinquante, sont confirmées durant la grande croissance des ventes, avec
cependant quelques infléchissements. Le Monde demeure le journal des diplômés
de l’enseignement supérieur, dont la proportion croît parallèlement à
l’accroissement du nombre des bacheliers, à l’allongement de la durée de la
scolarité secondaire et des études universitaires. D un chiffre de 40 % des lecteurs
au cours des années 1957-1965, les diplômés de l’enseignement supérieur
dépassent les 50 % des lecteurs entre 1968 et 1975, et atteignent 55 % des
lecteurs en 1976. En 1971, 684 000 des 1 365 000 lecteurs du Monde sont
diplômés de l’enseignement supérieur. Au début des années soixante-dix, plus du
quart (27,5 %) des 2 500000 diplômés de l’enseignement supérieur en France
lisent Le Monde chaque jour.
Le Monde est donc un quotidien lu principalement par des diplômés et des
actifs de haut niveau. Quelle que soit la méthode employée, le lectorat du
Monde se recrute presque exclusivement dans les catégories
socioprofessionnelles « affaires et cadres supérieurs », « cadres moyens et
employés », et « inactifs ». Cette dernière catégorie, qui inclut les étudiants, les
retraités et les chômeurs, comprend surtout, dans le cas du Monde, les
étudiants501. Le total de ces catégories représente, en 1957, 80 % des lecteurs,
85 % en 1966, 72 % en 1971, et 76 % en 1976. La catégorie la plus intéressante
pour le journal et pour les publicitaires, celle des « affaires et cadres supérieurs
», représente 35 à 40 % du lectorat du Monde entre les années 1962 et 1976 (un
minimum de 34 % en 1975 et un maximum de 43 % en 1970). Comme le
nombre des lecteurs croît plus rapidement que l’effectif de cette catégorie
socioprofessionnelle, entre 1962 et 1971, la part des cadres supérieurs lisant Le
Monde au sein de cette catégorie ne cesse de se renforcer. En 1966, 11 % des
cadres supérieurs français lisent Le Monde, ils sont 13 % en 1969. En 1971
enfin, 529000 des 2 755 000

501 Les étudiants ne sont individualisés dans les sondages du CESP qu’à partir de 1974, ce qui ne
nous permet pas une approche quantitative sur le long terme de cette catégorie de lecteurs.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 257

cadres supérieurs français, soit 19,2 % de l’ensemble, lisent régulièrement le


quotidien de la rue des Italiens.
En ce qui concerne la structure par âge du lectorat, Le Monde connaît un
rajeunissement de ses lecteurs en 1968, année où la part des 15-24 ans passe de 23 % à
30 % du total des lecteurs. Le Monde est le quotidien des enfants de l'après-guerre
devenus étudiants autour de 1968. La part des jeunes dans le lectorat reste à un niveau
élevé, entre 25 et 30%, jusqu’en 1974, puis décline lentement, en dépit de quelques
remontées passagères. Ce rajeunissement du lectorat contribue à maintenir le lectorat
âgé dans une position marginale, entre 6 et 7 % du total des lecteurs. Le Monde n’a
jamais compté plus de 10 % de lecteurs âgés de 65 ans et plus, ce qui le différencie,
par exemple, du Figaro, qui est lu par de nombreux retraités.
L'indice de pénétration, calculé par le CESP à partir de 1966, donne une image
relativement fidèle de la conquête de son marché par le journal 502. L'indice de
pénétration, passe de 1,8 % de la population française en 1966, à 2.2 % en 1967, 2,6 %
en 1968, 3,2 % en 1969, 3,4 % en 1970, 3,8 % en 1971. En 1974 il atteint 4 % de la
population, chiffre maximum de l’histoire du journal, qui sera égalé en 1979. Les
années de 1966 à 1971 sont celles de la conquête d’un lectorat spécifique par Le
Monde, tandis que les années 1971 à 1981 sont celles de la difficile tentative de
séduction d’un public plus large, qui, finalement, ne reste pas attaché au journal.
Entre 1955 et 1968, la diffusion du Monde croît de 120000 à 350000 exemplaires
et son lectorat augmente de 312 000 à 1 090 000 lecteurs, tandis que la diffusion du
Figaro demeure étale de 380000 à 410 000 exemplaires et que son lectorat reste stable,
entre 1018000 et 1100000 lecteurs. Dans les années 1968-1972, la diffusion des deux
quotidiens demeure stable, mais leur lectorat respectif continue de croître
parallèlement, entre 1200000 et 1400000 lecteurs. Le marché de la presse quotidienne
de qualité a ainsi doublé entre 1957 et 1973, parallèlement à la croissance des
diplômés de l’enseignement supérieur et à celle de la population des cadres moyens et
supérieurs.
En réalité, une partie du public est commune aux deux titres, ainsi que le révèlent
les études du CESP concernant la duplication de lecture entre les quotidiens. En 1957,
39% des lecteurs du Monde (environ 120000) étaient également lecteurs du Figaro
(environ 12 % du lectorat de celui- ci, qui à l’époque était de 1000 000). En 1971, la
croissance conjointe des deux titres aboutissait à une duplication de 26 % de leurs
1360 000 lecteurs

502 L’indice de pénétration calculé par le CESP est le rapport entre les lecteurs d’une catégorie et le
nombre total des Français, âgés de quinze ans et plus, de la même catégorie.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 258

respectifs (environ 350000 lecteurs pour chacun des deux titres). À partir de cette
date, la double lecture des deux titres ne cesse de diminuer, à cause de
l’élargissement de la césure entre les deux lectorats consécutive à l’orientation
politique de plus en plus divergente entre Le Monde et Le Figaro.
Le Monde qui compte une forte proportion de lecteurs de gauche est
également lu par des lecteurs de droite. Il est en outre lu par des Parisiens et des
provinciaux, ce qui fait de lui le seul quotidien français d’audience nationale. La
duplication des lecteurs avec les quotidiens régionaux est fortement marquée en
1970, avec 40 % des lecteurs du Monde qui lisent également un quotidien
régional. Ce pourcentage décline au cours des années suivantes, mais il reste
supérieur au quart des lecteurs du Monde.
La duplication entre Le Monde et les deux hebdomadaires d’informations
générales marqués à droite et à gauche, L’Express et Le Nouvel Observateur,
permet de mesurer le partage du quotidien de la rue des Italiens entre les deux
composantes majeures de la vie politique française. En 1971-1972, près de la
moitié (entre 44 % et 51 % suivant les années) des lecteurs du Monde lisaient
L’Express et près du tiers (entre 26 % et 32 % suivant les années) des lecteurs du
Monde lisaient Le Nouvel Observateur. Certes, L'Express était à l’époque un
magazine proche du centre-gauche, du moins jusqu’au ralliement de Jean-Jacques
Servan-Schreiber et de Françoise Giroud à Valéry Giscard d’Estaing et peut-être
jusqu’au rachat du titre par la Générale Occidentale de Jimmy Goldsmith, en
1977. La duplication de lecture entre les lecteurs du Monde et ceux de L’Express,
tomba brutalement à 30 % en 1975, tandis que la proportion des lecteurs du
Monde qui étaient également lecteurs du Nouvel Observateur s’éleva à 37 % au
cours de la même année. Ce chassé-croisé lors des élections présidentielles de
1974 marque le ralliement du Monde à la gauche et celui de L’Express à la droite,
ainsi que l’élargissement du fossé entre les deux lectorats, reflets des deux
électorats.
L’apogée du Monde se situe en 1971, en ce qui concerne la conquête de parts
de marché, même si la diffusion croît encore durant quelques années. Le quotidien
de la rue des Italiens a atteint, pour les catégories de la population française les
plus intéressantes commercialement, des taux de pénétration qu’il ne dépassera
jamais plus : 27,7 % des diplômés de l’enseignement supérieur, 19,2 % des cadres
supérieurs ou encore 4,6 % des 15-24 ans et 6 % des 25-34 ans lisent Le Monde.
Certes, les chiffres d’audience et de diffusion continuent à croître jusqu’en 1976,
et demeurent à un niveau élevé jusqu’en 1981, mais la progression est arrêtée et la
décélération commence. Le Monde a atteint une part de marché maximale
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 259

en 1971. Aucun organe de presse ne peut alors rivaliser avec le quotidien de la rue
des Italiens qui semble exercer un magistère en matière d’information. Cette
situation, exceptionnelle dans le système médiatique français, attire des critiques
et des polémiques contre le journal, mais également de fortes retombées
financières, grâce au développement de la pagination publicitaire et des recettes
qu’elle procure.

L’ACCROISSEMENT DES RECETTES FAVORISE


L'ENRICHISSEMENT RÉDACTIONNEL

La croissance de l’audience et des recettes incite la rédaction à accroître le


nombre des pages rédactionnelles pour suivre l’augmentation de la pagination
publicitaire et à recruter des rédacteurs afin de rédiger ces pages plus nombreuses.
Ainsi, à partir de 1962, une inflation rédactionnelle s'empare du quotidien de la rue
des Italiens et se prolonge jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Pour de nombreux
observateurs de l’époque, cet accroissement continu de la pagination semble une
dérive par rapport à une ligne d’austérité traditionnelle, mais largement mythifiée.
Ainsi, Hubert Beuve-Méry rappelle-t-il à plusieurs reprises que le quotidien compte
trop de pages et que les lecteurs ne peuvent pas lire le journal en entier. C’était
méconnaître une réalité importante de l’évolution de la presse quotidienne au XX e
siècle, qui s’applique à l’ensemble des journaux des pays démocratiques développés
: la croissance continue de la pagination. Les quotidiens qui paraissaient sur quatre
pages à la fin du XIXe siècle, accroissent leur pagination dès la Belle Époque, pour
atteindre une vingtaine de pages dans les années trente. Après un repli durant la
Seconde Guerre mondiale et les années de reconstruction, l’accroissement de la
pagination reprend dans les années cinquante, pour répondre à la demande des
lecteurs d’une presse plus aérée, plus illustrée, qui introduit progressivement la
couleur et qui multiplie les cahiers thématiques. À la fin du XX e siècle, la pagination
des quotidiens allemands ou britanniques dépasse fréquemment 64 pages, et
beaucoup plus encore pour les livraisons du week-end. En un siècle, la lecture des
quotidiens a changé de nature : de la lecture quasi in extenso, on est passé
graduellement à une lecture à la carte, chaque lecteur composant son propre menu,
en feuilletant le journal, en lisant les titres et en picorant de-ci de-là un article, un
encadré, un éditorial ou un reportage.
Or, les quotidiens français n’ont suivi qu’avec retard cette évolution de leurs
confrères européens ou américains. Pour la plupart, ils ne paraissent que sur 8 pages
avant 1914 et sur 8 ou 12 pages avant 1939. C’est sans doute
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 260

la cause majeure du déclin de la presse quotidienne française, qui se profile dès


l’entre-deux-guerres et s’amplifie durant les «Trente glorieuses»1. La presse
quotidienne française, en ne percevant pas les attentes des lecteurs, se déconnecte
durablement de son marché, laissant aux hebdomadaires qui se créent à cette
époque le champ libre pour conquérir le lectorat. Pourtant, les recettes publicitaires
abondantes des années soixante auraient dû favoriser un accroissement plus rapide
de la pagination.

L'expansion des recettes publicitaires


À la Libération, la vente au numéro est la principale source de revenus des
quotidiens. Cependant, la publicité vint, très vite, alimenter les budgets des organes
de presse, à tel point qu’elle fut un temps la principale source de recettes des
quotidiens. En dépit d’une réticence exprimée par certains lecteurs et rédacteurs
envers les placards publicitaires qui envahissent les pages, Le Monde n’a pas
échappé aux attraits de la publicité. Hubert Beuve-Méry estimait parfaitement
logique d’accueillir la publicité dans les pages du journal, parce qu’elle permet aux
journaux de ne pas aller chercher des recettes dans des eaux plus troubles : «Par
bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité (je parle de la
vraie, de l’honnête) qui représente 43 % des recettes pour un journal comme Le
Monde et plus de 60 % pour les journaux les plus favorisés. Quant aux moins
favorisés, ils doivent de toute évidence, aller chercher ailleurs des ressources
complémentaires503 504.» Hubert Beuve-Méry fait ici allusion aux quotidiens qui
vendaient la plume de leurs rédacteurs faute de vendre leurs journaux ou leurs
espaces publicitaires.
Dans les produits du compte d’exploitation du Monde, la part des recettes de
la vente au numéro a diminué, de 54 % des recettes totales en 1945 à 25 % des
recettes en 1970. Inversement, la part de la publicité a évolué entre un minimum
de 29 % en 1945 et un maximum de 59 % du total en 1970. Quant aux
abonnements, qui procuraient 17 % des recettes en 1945, ils tombent à 8 % en
1970. La part des recettes payées directement par les lecteurs (ventes et
abonnements réunis), avec 71 % des recettes totales, atteint un maximum en 1945,
alors que l’année 1970, avec 33 %

503 Voir Pierre ALBERT, «Remarques sur la stagnation des tirages de la presse française dans
l’entre-deux-guerres», Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XVIII, octobre- décembre 1971,
p. 539-550, et Patrick EVENO, EArgent de la presse française des années 1820 à nos jours, Éditions
du CTHS, 2003.
504 «Du Temps au Monde ou la presse et l’argent», Conférence des Ambassadeurs, le 24 mai
1956.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 261

des recettes procurées par la diffusion, apparaît comme le seuil minimal du demi-
siècle. A partir de 1971, l’équilibre entre les deux principales sources de recettes
commence à s’inverser, le pourcentage de la publicité décline, tandis que celui des
ventes et des abonnements remonte progressivement. En 1993, les recettes
publicitaires ne représentent plus que 23 % des recettes totales du journal.
Dès 1948. la publicité est la première source de revenus du Monde. Les recettes
de la publicité et des petites annonces dépassent celles des ventes pendant quarante
et une des cinquante premières années de l’histoire du journal. De 1961 à 1976,
pendant les quinze années de forte expansion, la publicité génère un chiffre
d’affaires supérieur à celui du total des ventes et des abonnements. Une fois lissée,
la courbe des recettes des ventes affiche une pente descendante jusqu’en 1970, puis
une pente ascendante, à partir de 1971. Les années 1945-1947 et 1991-1993
représentent une brusque accélération de ces deux tendances. Cette croissance des
recettes publicitaires influe directement sur le prix de vente du journal qui
commence à augmenter à partir de 1970. Le Monde a pu tenir un prix de vente
assez faible tant que les recettes publicitaires ne cessaient de croître. Mais quand
celles-ci ont commencé, dès 1970, à diminuer en pourcentage, il a fallu augmenter
le prix de vente du quotidien pour compenser le manque à gagner, faute de pouvoir
comprimer les coûts de production, mais avec le risque de rendre le journal trop
cher pour un nombre croissant de lecteurs.
En déduisant des recettes de chaque secteur les frais spécifiques qui lui sont
attribués, l’écart entre la rentabilité de la diffusion et celle de la publicité est encore
plus criant.
Si la publicité demeure depuis cinquante ans le ressort financier du Monde, elle
n’a pris une place importante dans l’entreprise que progressivement. Jusqu’à la fin
des années cinquante, la publicité reste discrète dans les pages du quotidien. La
surface totale occupée par l'addition de la publicité commerciale et des petites
annonces atteint le quart du journal à partir de 1958, puis le tiers de la pagination
totale en 1969.
Au Monde, une règle a été élaborée graduellement, non pas tellement par
Hubert Beuve-Méry qui était assez souple en la matière, mais par Jacques
Sauvageot, à l’époque où la publicité devint très abondante. Cette règle voulait que
la surface publicitaire ne dépasse pas le tiers de la pagination du journal, tandis que
la rédaction disposait des deux tiers restants. Lorsque la marée publicitaire
menaçait d’envahir les colonnes du journal, il suffisait de relever le prix du
millimètre/colonne, pour que les annonceurs réduisent un temps leurs commandes.
La proportion d’un tiers consacré à la publicité, qui était calculée à l’année, reflétait
des
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 262

Ventes Abonnements Publicité


1966 31,13% 8,15% 60,72 %
1967 31.89% 7,93 % 60.18%
1968 36,47 % 6,91 % 56.62 %
1969 24.73 % 5.67 % 69,60 %
1970 22.03 % 4,50 % 73,47 %
1971 25,97 % 4.91 % 69,12%
1972 28,07 % 6.39 % 65,54 %
1973 27,77 % 6,10% 66,13%
1974 31,72% 4,85 % 63,43 %
1975 32,40 % 6,96 % 60,64 %
1976 30,95 % 8,03 % 61,02%
1977 31,28% 7,62 % 61,10%
1978 32,75 % 8,04 % 59,21 %
1979 31,66% 7,55 % 60,79 %
1980 32,21 % 6,23 % 61,56%
1981 36,09 % 6,74 % 57,17 %
1982 33,75% 9,50% 56,75 %
1983 33,17% 9,16 % 57,67 % _
TABLEAU 12 : Part des secteurs dans les recettes totales, frais déduits.

distorsions considérables suivant les jours de la semaine, les mois ou les périodes
de l’année. La publicité, en règle générale, est plus abondante à l’automne, de la
rentrée scolaire jusqu’à Noël, puis elle se maintient encore jusqu’au printemps,
mais elle chute rapidement en été, et disparaît presque complètement en août.
La moyenne annuelle d’un tiers de la surface totale suppose donc que l’on
atteigne parfois la moitié de la surface du journal en publicité et petites annonces,
alors qu’à d’autres périodes la surface rédactionnelle se rapprochera de la surface
totale. Mais la règle n’était encore qu’une estimation assez vague, tant que le
manque d’annonceurs et les faibles capacités d’impression limitaient l’espace
consacré aussi bien à la publicité qu’à la rédaction. Cette phase dure jusqu’en
1963. C’est alors que commence la grande croissance de la publicité dans Le
Monde, qui suit la croissance de la diffusion et de l’audience. La pagination
publicitaire dépasse 30 % de la surface totale dès 1965, et, de 1969 à 1984 inclus,
elle demeure toujours supérieure au tiers de la surface totale. Elle atteint un
maximum de 37,86% de la surface totale, en 1975 et 1976. La règle du tiers ne fut
vraiment appliquée avec rigueur qu’à partir de 1985, sous la direction d’André
Fontaine.
La croissance de la surface publicitaire s est accompagnée d une expansion
des recettes. Le Monde, comme l’ensemble de la société française,
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 263

accusait un retard considérable sur les pays anglo-saxons, ainsi que l’a montré
Marc Martin L Dans les années cinquante, la publicité était encore timorée, et
le service publicitaire du Monde était fort peu développé. Les responsables du
service, «Messieurs Petiteaux et Paradot», pompeusement appelés «chefs de
publicité», étaient entrés au Temps, l’un en 1916, l’autre en 1928. Ils se
contentaient généralement d’attendre les ordres des annonceurs et des
agences, de les transmettre à l’atelier et d’envoyer les factures.
Devant l'état du service publicitaire, André Catrice cantonne Petiteaux et Paradot
dans les tâches d’exécution et recrute, le 16 mars 1953, Albert Méglin comme chef de
service chargé de la prospection de la clientèle. Albert Méglin obtient des
appointements mensuels de 100000 francs (environ 12 000 francs déflatés, 1800
euros), le remboursement des voyages en première classe, 4 000 francs par jour de
voyage, et une commission de 10 % sur toutes les affaires apportées par lui à laquelle
s’ajoute 15 % de la commission perçue par les agences, pour les affaires apportées en
direct. En cinq ans, les recettes publicitaires du Monde augmentent des deux tiers en
francs courants et d’un tiers en francs constants, ce qui incite André Catrice à
renégocier à plusieurs reprises la rémunération d’Albert Méglin.
De 1959 à 1970 les recettes publicitaires du Monde croissent suivant un rythme
plus rapide que les autres recettes du journal505 506. Albert Méglin reçoit alors des
commissions considérables qui font de lui une des personnes les mieux payées du
Monde : il perçoit la troisième rémunération après les deux gérants, en 1967 ; la
quatrième après Hubert Beuve-Méry, André Catrice et Jacques Fauvet, en 1968,
devant le quatrième gérant, Jacques Sauvageot ; la deuxième rémunération après
Hubert Beuve-Méry en 1969 ; et même la première rémunération de l’entreprise,
devant le directeur, Jacques Fauvet, en 1970. Cette année-là, ses honoraires dépassent
300000 francs dans l’année, soit environ 1700 000 francs déflatés ou 265 000 euros.
Albert Méglin avait su profiter de l’expansion de la publicité dans la presse et de la
croissance du Monde, sans fournir de grands efforts pour attirer les publicitaires qui
venaient d’eux-mêmes faire le siège du journal. Jacques

505 Marc MARTIN, Trois siècles de publicité en France, Odile Jacob, 1992, et «Cycles publicitaires et
modification du paysage médiatique», XXeSiècle, n° 20.
506 En 1959, le total des produits du compte d’exploitation croît de 24 % en francs courants, les recettes
de la publicité croissent de 37 %. En 1969, le compte d’exploitation augmente de 32 % et les recettes
publicitaires de 58 %.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 264

Sauvageot décida finalement de se priver des services d’Albert Méglin, qui fut
licencié le 31 décembre 1972 b
En 1969, Roger Dallier, un second chef de publicité, apparaît également parmi
les dix rémunérations les plus élevées qui comprennent les gérants (Hubert Beuve-
Méry, André Catrice, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot) et la hiérarchie de la
rédaction (Bernard Lauzanne, André Fontaine, Jean Lahitte, Jean Houdart et
Pierre Drouin). Roger Dallier est le spécialiste de la publicité financière, secteur
sensible de la publicité qui consiste en l’insertion de pavés informatifs sur les
sociétés cotées en Bourse, les emprunts ou les souscriptions d’actions et
d’obligations. Depuis 1945, Brunery était chargé de la prospection de la publicité
financière et s’occupait également de la gestion et du recouvrement des factures,
en échange d’une commission de 25 % sur les affaires qu’il apportait. Selon une
tradition établie au XIXe siècle et longtemps maintenue dans la presse française,
notamment au Temps, Étienne Aussillous, le rédacteur titulaire de la rubrique
financière au Temps puis au Monde de 1944 à 1961, percevait également une
commission sur les publicités qu’il apportait. Afin de rapatrier cette importante
source de revenus, André Catrice racheta, entre 1961 et 1963, la clientèle de
Brunery, qui initia Roger Dallier, ancien remisier à la Bourse de Paris et ancien
directeur technique de la DAFSA, aux arcanes du métier. Roger Dallier reçut alors
une commission de 2 % sur chaque affaire et de 4 % la première année sur les
affaires nouvelles 507 508.
De 1961 à 1975, la publicité financière suit le même rythme d’expansion
rapide que la publicité commerciale, et représente, bon an mal an, entre 5 et 7 %
du total des recettes publicitaires du journal509. Cependant, la publicité financière
garde une mauvaise image auprès de rédacteurs qui estiment qu’elle est un moyen
détourné de corrompre leur plume. Inversement, les annonceurs demeurent très
sensibles aux positions politiques prises par les journaux dans lesquels leurs
annonces sont insérées. Les prises de position du Monde en faveur du programme
commun et de l’union de la gauche amèneront une partie de la publicité financière
à quitter le journal pour aller vers les quotidiens et les magazines économiques,
plus sensibles à la

507 Il reçut alors une indemnité de 1 224 000 francs, soit environ 6 200000 francs déflatés ou 963
000 euros.
508 Contrat Brunery et Contrat Dallier, 14 janvier 1961. La clientèle de Brunery est rachetée pour
192300 francs, soit l’équivalent de 1,6 million de francs déflatés ou 244 000 euros.
509 La rentabilité est d’autant plus grande, pour le journal, que le mm/colonne de publicité
financière est facturé deux fois plus cher que le mm/colonne de publicité commerciale.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 265

défense de l’économie libérale. L’investissement de la rédaction du Monde dans


la lutte pour la victoire de la gauche se traduit dans la part de la rubrique
financière dans le total du colonnage du journal : alors qu’en 1966, la rubrique
financière, avec 7 colonnes sur 91, occupe 7,7 % de la surface rédactionnelle, en
1980, à la suite d'un déclin constant, elle n’occupe plus que 4,2 % de la surface
rédactionnelle et 6 colonnes sur un total de 144. Ce choix politique de la rédaction
entraîne un choix économique pour l'entreprise, qui se prive ainsi d’une partie de
ses ressources. Elle favorise en outre la croissance du journal Les Échos, qui
entame à cette époque la conquête du marché des cadres supérieurs et du monde
des affaires l.

Les contraintes de la publicité


Les rémunérations des chefs de publicité sont calculées en fonction d’un
barème établi d’après les tarifs publicitaires du journal. Généralement, ils sont
proportionnels au chiffre d’affaires, qui s’accroît dans la période d’expansion,
entraînant les rémunérations avec lui. Les tarifs publicitaires de la presse sont
complexes et mal connus, car les prix fixés sont toujours indicatifs et négociables.
Des tarifs officiels, communiqués par les journaux ou par les régies publicitaires,
sont publiés par Tarif Média, qui les collationne depuis 1961510 511. Sur ces tarifs
officiels, des remises sont accordées par les organes de presse, en fonction de la
fidélité des annonceurs et des courtiers et de leur capacité de négociation. Enfin, le
prix du mm/colonne change en fonction de la page512, du jour de la semaine et de
la saison. La surface occupée par la publicité commerciale et les annonces
classées, en août, mois le plus creux, et en novembre, mois le plus chargé, permet
de mesurer les valeurs saisonnières extrêmes.

510 La diffusion du quotidien économique passe alors de 42 000 à 61000 exemplaires par jour ; voir
Patrick EVENO, « Quatre-vingt-dix bougies pour Les Échos», Performances, n°2, mars 1998.
511 Les chiffres donnés sont issus de Tarif Média. Le choix de la page 4 en noir permet d’établir
une série comparative avec lus autres quotidiens parisiens, car le prix de cette page, une des moins
coûteuses pour l'annonceur, a de faibles amplitudes quotidiennes. Les chiffres de Tarif Média ne
correspondent pas à ceux des «investissements publicitaires», communiqués par les organismes de
mesure (Secodip, Irep, Proscop) qui sont constitués à partir des tarifs officiels, au prix fort, multipliés
par la surface des emplacements. Ce sont des chiffres fictifs, qui sont pris en compte lorsque l’on veut
étudier la répartition publicitaire entre les médias et entre les organes de presse.
512 En valeur décroissante la première page, puis la dernière, la trois, les pages centrales, les pages
impaires, puis les pages paires.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 266

Année Annonces août Publicité août Total août ]


1965 26 470 64 468 90 938
1970 48 820 93 845 142 665
1975 58 821 101 766 150587
TABLEAU 13 : Publicité dans Le Monde, en mm/colonne.

Année Annonces novembre Publicité novembre J Total novembre


1965 72 073 440 099 513 072
1970 157 408 660 220 817 628
1975 151535 776537 928 072
TABLEAU 14 : Publicité dans Le Monde, en mm/colonne.

Entre 1965 et 1975, la surface publicitaire double de 5 millions de


mm/colonne à 9 millions de mm/colonne pour le total de l’année. Dans le cadre
général de cette expansion, la publicité commerciale couvre sept fois plus
d’espace en novembre qu’en août, et les annonces classées environ trois fois plus,
tandis que le chiffre d’affaires publicitaire varie dans les mêmes proportions que
la surface. Le quatrième trimestre reste le plus important en ce qui concerne la
pagination et les recettes publicitaires, avec la rentrée scolaire, universitaire et
littéraire et la préparation des fêtes de fin d’année.
Les variations de prix sont également très sensibles à la conjoncture
économique et aux déplacements des centres d’attraction des annonceurs et des
publicitaires. Les tarifs de la publicité commerciale restent relativement stables en
francs constants, entre 1961 et 1980. Le Monde, qui facturait ses espaces
publicitaires 40 à 50 % moins cher que Le Figaro, au début des années soixante,
rattrape progressivement les tarifs de son confrère, mais avec une décote de 15 à
20%, en dépit d’une diffusion longtemps équivalente.
Les courtages et frais de publicité contribuent, par la complexité de leurs
tarifs, à rendre les factures publicitaires opaques. Payés par l’annonceur, les
courtages et frais représentent entre 20 et 28 % du chiffre d’affaires publicitaire,
mais le pourcentage varie en fonction des années, des catégories d’annonces, des
annonceurs et des courtiers. La dispersion des annonceurs conduisit très tôt la
presse à faire appel à des agences spécialisées afin de leur confier la recherche
des petites annonces et de la publicité commerciale. À cette occasion, les
courtiers et agences cherchèrent à étendre leur emprise sur la presse, aussi les
négociations avec Havas, Publicis et quelques autres furent-elles souvent
difficiles.
Le Monde fit affaire avec Régie-Presse, filiale de Publicis, dont le
président, Marcel Bleustein-Blanchet était un vieil ami du directeur du
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 267

journal. Le premier contrat, signé le 22 février 1963 par André Catrice, prenait
effet le 1er mars 1963, et ne concernait que les petites annonces. La clientèle
particulière était toujours reçue au guichet de la rue des Italiens, l’agence
Contesse conservait scs rapports privilégiés et directs avec le journal, mais tous
les autres courtiers et agences de publicité devaient passer par l'intermédiaire de
Régie-Presse pour toute insertion dans Le Monde. Le journal établissait le tarif
et la rédaction contrôlait le contenu des insertions. Régie-Presse, en échange
d’une commission fixe de 20% et d'une commission progressive de 3 à 10%,
mettait sa logistique à la disposition du quotidien. En 1974, un avenant au
contrat impose une commission fixe de 28 % en faveur de Régie-Presse. Ce
système, qui fut reconduit à plusieurs reprises, satisfaisait les gestionnaires,
dans la mesure où il évitait une gestion coûteuse pour le journal.
Les particuliers et entreprises recourant aux «petites annonces» constituent le
premier annonceur du journal, par l’importance de la surface et par le chiffre
d’affaires. Les annonces classées, qui fournissaient en 1965 moins du cinquième de
la surface publicitaire et le quart du chiffre d’affaires du Monde, ont connu une
croissance plus forte que celle de la publicité commerciale, et atteignent, en 1982-
1983, 40 % de la surface publicitaire totale et près de 50 % du chiffre d’affaires
publicitaire total. Depuis lors, les annonces classées ne cessent de décliner, tant en
volume qu’en chiffre d’affaires : 23 % du chiffre d’affaires et 20 % de la surface en
1992, 15 % du chiffre d’affaires total de la publicité et 18 % de la surface publicitaire
totale en 2001.
De 1969 à 1984, l’ensemble des différentes catégories publicitaires occupe plus
du tiers de la surface totale du journal, avec une pagination moyenne annuelle de 12
à 14 pages. À partir de 1985, la pagination publicitaire suit les mouvements du
marché publicitaire français : une reprise en 1988-1990, suivie d’une chute brutale de
1991 à 1996 et d'une nouvelle reprise entre 1997 et 2001.
En surface comme en chiffre d’affaires, le premier annonceur commercial dans
Le Monde est le secteur de l’édition. Les lecteurs du journal sont de forts
consommateurs de livres, et parfois des prescripteurs, car nombre d’enseignants
lisent Le Monde. Le secteur culturel, cinéma, théâtres, expositions et spectacles,
occupe également une place importante. Après les secteurs culturels, viennent la
publicité financière, puis le secteur du tourisme et des compagnies aériennes,
ensuite celui de la vie des affaires, la publicité du secteur bancaire et des assurances,
le matériel informatique et de bureau, enfin les automobiles. En dépit d’un pouvoir
d’achat très élevé, les lecteurs du Monde sont parfois considérés par
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 268

les publicitaires comme des consommateurs difficiles à convaincre. La rigueur de la


rédaction et l’esthétique du journal ont longtemps desservi les recettes de
l’entreprise, car pour nombre d’annonceurs et de publicitaires, Le Monde demeure
un quotidien austère. Aussi, les placards publicitaires de la mode, de l'équipement
de la maison, des accessoires de beauté, des grands magasins, etc. restent à des
niveaux faibles par rapport à d’autres organes de presse, particulièrement par
rapport au principal concurrent, Le Figaro \ qui conserve en outre le monopole des
annonces immobilières.
Cinéma Édition Immobilier
Le Figaro 526 135 317 882 2 010 200
France-Soir 1 583 084 61 869 215 742
Le Monde 646 806 703 799 531 742
TABLEAU 15 : Nombre de mm/colonne de surface publicitaire, en 1976.

Le service de publicité du journal tente de convaincre les annonceurs et les


agences en publiant régulièrement des « Informations publicitaires » qui mettent en
valeur les indices de pénétration du Monde. Dès les premières années du journal,
Hubert Beuve-Méry met l’acent sur les pages loisirs, mode et maison, afin d’étoffer
le portefeuille des annonceurs. Il n’hésite pas à utiliser la couverture rédactionnelle
d’événements pour trouver de nouveaux annonceurs : ainsi, en 1954, lors de la
célébration du cinquantième anniversaire de l’Entente cordiale, la publicité occupe
deux des cinq pages du supplément qui est consacré à cet événement 513 514. Les
annonceurs qui occupent cet espace exceptionnel ont été recrutés pour l’occasion :
marques de gin, de whisky, de champagne et de cognac, cours de langue, et même
les vins du Postillon dont le placard est orné d’un lion britannique couronné. En
1962, le patron du Monde recrute Nathalie Mont-Servan, afin qu’elle coordonne une
page hebdomadaire consacrée à la mode et à la maison, susceptible d’attirer les
annonceurs. Cependant, ces efforts de promotion demeurent limités dans leurs effets
par la rigidité de la rédaction face à la publicité.
En effet, les rapports entre la publicité et la rédaction demeurent un des points
sensibles de l’entreprise. Nerf de la guerre indispensable à la survie du journal et
ressource financière qui contribue directement au bien- être des rédacteurs, la
publicité est fréquemment accusée d’exercer des pressions sur la rédaction ou
d’entraîner des confusions dans l’esprit des

513 Entre 1965 et 1976, la surface publicitaire occupe de 45 % à 51 % du Figaro, et de 30 % à 37


% de celle du Monde.
514 Le Monde, 9 avril 1954.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 269

lecteurs. Jusqu’au milieu des années soixante, les placards publicitaires sont
contrôlés chaque jour par Hubert Beuve-Méry, qui refuse les graphismes trop
«suggestifs», les annonces politiques et celles des quotidiens1. La publicité pour
l’hebdomadaire Carrefour, favorable à l’OAS, parue dans Le Monde du 20
septembre 1961515 516 517 518 conduisit la direction du journal à exercer un contrôle
accru sur les publicités politiques qu’Hubert Beuve-Méry décida de proscrire des
colonnes du quotidien ; toutefois, elles reviennent en force dans le courant des
années 1970. À partir du milieu des années soixante, la rédaction exerce une
vigilance accrue envers les annonces publicitaires. Dans sa thèse, Marc Martin
explique dans quel contexte se situe le rapport conflictuel entre la Société des
rédacteurs du Monde et la publicité :

«Une inquiétude se diffuse dans le milieu professionnel [des journalistes], devant la


place de plus en plus grande tenue par la publicité dans les recettes de la presse, et qui fait
craindre pour son indépendance.
Le véritable décollage des investissements publicitaires en France s’est produit dans
la décennie précédant 1965. Leur accroissement, rapide et continu, est un phénomène
inédit dans l’histoire de la presse française, qui détermine, par exemple, l’introduction de
la formule du “News Magazine” par L'Express, en 1964.
Or il y a, depuis longtemps dans les milieux du journalisme, une tradition d’hostilité à
l’argent de la publicité, renforcée à l’époque de la Libération, et qui se nourrit à des
traditions idéologiques diverses, socialiste, communiste et catholique. Le Monde, encore
marqué par la forte empreinte catholique de ses débuts, et que son antigaullisme
rapproche alors de la gauche, traduit souvent, dans ses colonnes, cette inquiétude, et c’est
justement dans les rangs de sa rédaction que part le mouvement de prosélytisme en faveur
des sociétés de rédacteurs519. »

515 Le Club Méditerranée, des parfumeurs et des affiches de cinéma furent ainsi censurés totalement ou
partiellement. En mars 1963, Hubert Beuve-Méry refuse une publicité, qu’il juge choquante, pour le mensuel
Hara-Kiri.
516 Dans ce numéro du 20 septembre 1961, Le Monde publiait également une lettre du général Salan,
alors chef de l’OAS dans la clandestinité, et la réponse qu’Hubert Beuve- Méry faisait au général. La publicité
pour Carrefour, qui avait été saisi la semaine précédente, paraissait d’autant plus choquante dans ce contexte.
Cet ensemble attira au directeur du Monde une volée de bois vert de François Mauriac dans son Bloc-notes : «
Le point de vue d’Arcturus», Le Figaro littéraire du 30 septembre 1961. Mais pour Hubert Beuve-Méry, la
liberté de la presse était en jeu, et elle devait s’appliquer aussi bien à un hebdomadaire d’extrême droite qu’à
une autre publication.
517 Marc MARTIN, Contribution à l histoire des journalistes et du journalisme en France
(XIXf-XXf siècles) et à l’histoire de la publicité, thèse de doctorat d’État, université de Paris
X-Nanterre, 1992,1.1, p. 154-155.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 270

La publication, le 8 novembre 1966, dans les pages du journal, d’une publicité


pour la marque de conserves Petitjean, rédigée à la manière d’un reportage, avec une
maquette et une typographie similaires à celles des articles du quotidien, suscita la
colère des rédacteurs et leur intervention auprès de la direction. Une commission de la
rédaction élabora une série de propositions concernant la publicité1. Elle exigea
notamment, à compter du 1er janvier 1968, un surtitre «Publicité», en remplacement de
l’ancien «Communiqué», pour les annonces dépassant un certain format et risquant de
prêter à confusion avec les articles.
À partir de 1968, le comité de rédaction est le lieu des débats sur l'invasion des
colonnes du journal par la publicité et les risques que celle- ci fait courir à
l’indépendance du journal. Jacques Sauvageot expliquait patiemment aux rédacteurs
que la multiplicité des annonceurs réduisait considérablement les risques de pression
sur la rédaction, et qu’une grande partie des recettes publicitaires et de la surface
provenait des petites annonces, qui rendaient aux lecteurs un service dont on ne
pouvait les priver. Même si quelques annonceurs irascibles menaçaient parfois de
retirer leurs placards si des articles critiques étaient publiés sur leurs activités, la
plupart acceptaient l’indépendance rédactionnelle du journal520 521. Cependant, des
groupes proches de patrons anticommunistes lancèrent diverses campagnes contre Le
Monde. Dans les années cinquante, une Lettre d’informations politiques et
économiques dénonçait avec vigueur la rédaction neutraliste, antinationale et anti-
Atlantique du Monde et demandait aux patrons de boycotter le journal. En 1977, la
Lettre d’information d’un Groupe d’études et de recherches sociales, anonyme, diffuse
des consignes identiques, sans conséquences pour les finances du journal, qui ne
dépendent pas de la pression d’un annonceur ou de quelques-uns d’entre eux, aussi
puissants fussent-ils. En effet, un seul annonceur, aussi important soit-il, ne constitue
pas plus de 1,5 % du chiffre d’affaires total de la publicité, ce qui lui donne peu de
moyen de pression économique. Et jamais la menace d’un annonceur de retirer son
budget publicitaire n’a fait retirer un article du journal.
Hubert Beuve-Méry considérait que les annonces publicitaires, pourvu qu’elles
fussent clairement perçues comme telles, n’avaient d’influence ni sur le contenu du
journal ni sur le lecteur, tant que la rédaction conservait

520 Propositions de la commission de la rédaction concernant la publicité, et réponse de Jacques


Sauvageot, le 12 janvier 1967.
521 Voir le récit de différentes formes de pression, finalement peu nombreuses, dans Laurent
GREILSAMER, op. cit.,p. 554 sq.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 271

son indépendance, que le directeur était chargé de préserver. Il acceptait donc assez
facilement des annonces qui paraîtraient contestables au niveau déontologique ou
«immorales» aux lecteurs des années 2000. Ainsi, dans les années soixante, des
placards publicitaires vantaient l’Afrique du Sud, sa compagnie aérienne et son accueil
touristique522 dans les colonnes du Monde, tandis que Soweto se révoltait et qu’on
emprisonnait Nelson Mandela, mais Hubert Beuve-Méry ne s’en choquait pas.
Car, s'il ne supportait aucune pression politique ou financière, il ne se sentait
nullement engagé par les messages véhiculés par les publicités. Par contre, les
rédacteurs ne savaient pas toujours faire la part des choses entre le rédactionnel et le
publicitaire. En témoigne cet échange lors d’une réunion du comité d’entreprise, le 29
janvier 1969 :

Daniel Junqua et Philippe Herreman « posent le problème de la sélection des


annonces de publicité à l’occasion de l’insertion d’un placard concernant un
hebdomadaire parisien. Us notent que la direction semble faire preuve de plus de
circonspection sur le plan des bonnes mœurs.
Ils regrettent que Le Monde ouvre ses colonnes publicitaires à un organe qui.
par son style et ses méthodes, jette une ombre sur la profession tout entière, et cela
d’autant plus que les lecteurs peuvent légitimement penser que la publicité du
Monde a le même caractère de sérieux que ses informations. »
Jacques Sauvageot, «tout en reconnaissant qu’il y a un problème, pense que la
politique du journal en ce domaine doit être d’accepter la publicité, sauf motif
sérieux. Il ne peut y avoir de règles trop strictes, et le refus d’une publicité entraîne
à donner la caution du Monde à toutes les annonces acceptées, ce qui représente des
dangers évidents ».

Le problème est posé par un gérant qui refuse de s’engager dans la moralisation des
annonces publicitaires, mais les rédacteurs reviendront à la charge à l’occasion, car le
contenu des annonces leur paraît contredire trop fréquemment les articles qu’ils
écrivent.
Ainsi, les «pages spéciales», constituées de placards publicitaires et d’articles de
propagande sur un pays, une région, une ville ou une industrie, qui ne heurtaient pas la
conscience morale d’Hubert Beuve-Méry, semblent, pour les journalistes, transgresser
l’éthique. 1 lérités du Temps, qui avait introduit cette pratique avant la Grande Guerre,
les suppléments sont repris par Le Monde à partir de 1951. Ces suppléments de
plusieurs pages étaient généralement le résultat d’une commande d’un gouvernement
au service de publicité du journal, qui la répercutait ensuite à la rédaction.

522 Le Monde, 12 février 1965.


RÉALISER UN GRAND JOURNAL 272

Malheureusement, il s’agissait parfois d’États qui avaient pris quelques distances avec
la démocratie.
Dès les années soixante les « pages spéciales » atteignent 5 % de la surface et 5 %
des recettes publicitaires totales du journal. Ce pourcentage ne varie guère par la suite.
Ces suppléments étaient généralement programmés à l’occasion d’une visite officielle
en France d’un dirigeant et s’accompagnaient de la publication du «message du
président», par ailleurs dictateur avéré1. Des rédacteurs accusèrent ces opérations
d’apporter un soutien à des régimes corrompus, tandis que d’autres rédacteurs
mettaient en cause la pression financière exercée par la publicité sur la rédaction523 524.
Les débats du comité de rédaction reviennent périodiquement sur l’éventualité d’un
arrêt total ou partiel de ces opérations contestables mais lucratives. À titre d’exemple,
le comité de rédaction du 13 janvier 1976 délibère à propos du supplément sur la
Corée du Sud paru le 21 décembre 1975 :

Jacques Decornoy : «Ce supplément, qui avait été proposé à la rédaction par le
service publicité, ne devait pas aborder les problèmes politiques, mais être consacré aux
aspects positifs de l’économie. L’ambassade de Corée du Sud a demandé à avoir
connaissance à l’avance des articles, mais la rédaction a refusé. La rédaction en chef a
décidé de supprimer un article sur les églises coréennes qui nous avait paru avoir sa
place dans le supplément. [...] Néanmoins l’ambassade de Corée du Sud a protesté à la
suite de la publication de ce supplément. [...] Le problème est de savoir si, dans les
suppléments, nous devons cacher un certain nombre de réalités. Ne serait-il pas
préférable de refuser de faire des suppléments sur certains États dictatoriaux, car si les
articles ne peuvent pas être aussi complets que dans Le Monde, nous perdons toute
crédibilité. »
Michel Tatu : «Il est exact que la publicité a demandé un supplément “positif” et
souhaité la suppression du papier sur les églises. [...] Les suppléments sont d’autant
plus faciles pour la publicité qu’ils sont difficiles pour la rédaction. »
Jacques Fauvet « estime que le papier sur les églises n’avait pas sa place dans le
supplément sur la Corée du Sud. Sur un plan général, il rappelle qu'aucun

523 Voir, par exemple, le message du président Mobutu, Le Monde des 21-22 mars 1971 et celui du
président Ceausescu, Le Monde des 19-20 septembre 1971.
524 Des débats identiques concernent les suppléments consacrés aux régions françaises. Dans le cas
d’un supplément sur la région Nord-Pas-de-Calais dirigé par Gilbert Mathieu (Le Monde, 3 au 8 mai
1976), la rédaction avait obtenu une entière liberté, mais les annonceurs jugèrent trop pessimiste le ton
général du supplément et tentèrent de refuser de payer.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 273

rédacteur n’est obligé de faire un supplément1 ; on ne peut pas dire toute la vérité dans
un supplément, faute de place et en raison de la “règle du jeu” de ces suppléments,
qu’on peut accepter ou refuser. Dans les pays difficiles, la règle du jeu consiste à
circonscrire le sujet et à s’y tenir».
Philippe Labarde, «constatant que 1 % de notre chiffre d’affaires provient des
suppléments consacrés à des pays difficiles, demande si ce 1 % est nécessaire » ?
Jacques Sauvageot «répond que l’on est libre d’accepter ou de refuser ce 1 %, mais
dans la situation actuelle, on se privera difficilement d’une partie de notre budget, d'autant
que notre marge brute totale n’est que de 5 % de notre chiffre d'affaires. Ce petit 1 %
représente donc 20 % de notre marge bénéficiaire ».

L'argument final est spécieux, mais il clôt le débat. Le nerf de la guerre est
nécessaire à l’équilibre de l’entreprise. Ce qui ressemble fort à du publi- rédactionnel
a, pendant quelque temps, alimenté à la fois les caisses du journal et la polémique sur
la pureté et la compromission au sein de la rédaction. Il est toutefois remarquable que
le lecteur soit absent de ce débat. La question, en effet, est de savoir si les lecteurs du
Monde sont dupes de ce genre de supplément publi-rédactionnel ; Hubert Beuve-Méry
estimait que les lecteurs faisaient facilement la différence, à l’occasion il les avertissait
d’une phrase525 526, mais la rédaction des années soixante-dix est plus timorée que
l’ancien directeur du Monde. Néanmoins, la publicité permet de financer
l’augmentation de la pagination rédactionnelle et de la masse salariale de la rédaction.
Elle contribue largement à l’inflation rédactionnelle que Le Monde connaît à la fin des
années soixante.

Linflation rédactionnelle
Jusqu’en 1961, la faible capacité d’impression des vieilles rotatives limite la
pagination quotidienne du Monde à moins de 16 pages en moyenne annuelle. Sur ce
total, la moyenne des pages rédactionnelles demeure stable à 11 pages quotidiennes,
jusqu’au changement des rotatives. Le nombre des rédacteurs demeure également
réduit, dans la mesure où la copie reste limitée par les impératifs techniques. À partir
de 1962, au contraire, les emplois à la rédaction augmentent parallèlement à la
croissance de la pagination moyenne, qui passe, de 1962 à 1976, de 18 à 33 pages.
Dans ce total, la pagination rédactionnelle s’accroît de 50 %, de 13 à 20 pages en
moyenne par jour.

525 Les rédacteurs perçoivent une pige lorsqu’ils rédigent un article pour un supplément.
1. Ler Journalistes français en /990, radiographie d'une profession, Commission de la carte d’identité des
journalistes proltssionncls, Institut français de presse, Service juridique et technique de l’information, La
Documentation française, 1992. Valérie DEVILLARD Marie-Françoise LAFOSSE, Christine LETEINÏUKIEK et
Rémy R1EFFEL, Les Journalistes français à l'aube de l'an 2000, profils et parcours, LGDJ, 2001.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 274

Cette augmentation de la surface rédactionnelle entraîne plusieurs vagues de


recrutement à la rédaction, dont l’effectif double entre 1962 et 1976, en passant de 86
à 178 journalistes. La plus forte augmentation se situe entre 1966 et 1970, tant pour la
pagination rédactionnelle, qui passe de 14,6 à 20 pages par jour (+44 %), que pour la
rédaction, qui passe de 9S à 163 journalistes (+66%). Les années suivantes, de 1970 à
1976, la pagination rédactionnelle reste stable à 20 pages par jour, mais la pagination
publicitaire augmente encore de 30 %, en passant de 10 à 13 pages en moyenne par
jour, ce qui permet à la rédaction de s’étoffer encore, mais beaucoup plus lentement,
de 163 rédacteurs en 1970 à 178 journalistes en 1976.
La croissance des effectifs de la rédaction du Monde anticipe celle de l'ensemble
de la profession journalistique en France. Certes, les rédacteurs du Monde ne
représentent qu’environ 1 % des journalistes titulaires de la carte de presse, mais, entre
1965 et 1975, à l’époque où Le Monde bénéficie d’un magistère de l’information en
France, la croissance du nombre des rédacteurs du quotidien est plus rapide que la
croissance de l’ensemble de la profession qui connaîtra un essor plus important dans
les années quatre-vingt. Le Monde a ainsi contribué, au tournant des années soixante
et soixante-dix, à mettre en place les bases de la société médiatique contemporaine.

1965 1970 1975 19S0 1985 1990 1999


Journalistes
français
9 990 11 943 13 635 16619 21 749 26 614 31 903
Rédacteurs du 175
Monde
94 165 193 182 241 325
% Le Monde 1,36 % [ 1,28 % 1,16 %_ 0,873 % 0,90 % 1,02%
1
TABLEAU 16 ; Les jomnabsies français titulaires de la carte Je presse .
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 275

L’accroissement de la pagination et le recrutement de rédacteurs incitent les


rédacteurs à réfléchir sur le contenu du journal et sur les modalités d’organisation de la
rédaction. À cette fin, la Société des rédacteurs du Monde réunit la rédaction en
colloque, à deux reprises, à Royaumont, les 6 et 7 juin 1970. et à Gouvicux, les 18 et
19 octobre 1975, pour se livrer à une analyse globale de l’entreprise et de son produit,
le quotidien Le Monde. Les rédacteurs tentent ainsi de maîtriser le «produit» qu’ils
font chaque jour, sans toujours savoir ce qu’ils fabriquent dans l’urgence. Ils cherchent
à comprendre comment il faut organiser la rédaction, comment il faut la hiérarchiser,
pour donner au Monde les meilleures chances de remplir sa mission d'information.
La croissance des effectifs de la rédaction entraîne une diversification des fonctions
exercées par les rédacteurs, une augmentation des niveaux hiérarchiques et une
multiplication des services qui induisent une hétérogénéité des salaires, des statuts et
des notoriétés. En dehors de la hiérarchie, qui comprend la rédaction en chef et les
chefs de service, les journalistes exercent des emplois divers de rubriquard, reporter,
correspondant, éditorialiste ou de secrétaire de rédaction 1. Le Monde, journal de
référence et d'approfondissement, privilégie la qualité de l’écriture et du contenu
rédactionnel. Dans cette optique, il apparaît nécessaire que les rédacteurs, qui étaient
polyvalents dans les premières années, s’affirment rapidement comme des spécialistes
des questions qu’ils traitent et des milieux qu’ils suivent. Le rubriquard devient
l’archétype du rédacteur du quotidien de la rue des Italiens. Mais, la rotation des
postes occupés au sein des services demeure la règle à la rédaction du Monde, excepté
pour quelques rubriques très spécialisées où la connaissance du milieu demeure
importante. Ainsi, le suivi de l’armée ou de l’Église n’a connu que très peu de
titulaires : Jean Planchais puis Jacques Isnard, Henri Fesquet puis Henri Tincq. Les
correspondants à l’étranger forment également une catégorie particulière de rédacteurs
que Le Monde privilégie depuis sa fondation, en dépit du coût élevé des
correspondants à l’étranger527 528. Des journalistes locaux qui exercent leur métier pour
un organe de presse étranger et, dans les premières années du Monde, des non-
journalistes, adressent des articles depuis leur pays d’origine, mais seuls les
correspondants permanents sont rédacteurs du Monde à plein temps. Fort peu
nombreux dans les premières années (cinq,

527 Il faut ajouter les sténographes de presse, les cartographes et les dessinateurs.
528 En 1948, les correspondants du Monde à l’étranger représentent 10 % des rédacteurs, mais 18% des
frais de la rédaction. AG du 2 avril 1949. En 1949, les huit correspondants, soit 11,5 % des rédacteurs,
engagent 18,5 % des frais rédactionnels. AG du 25 mars 1950.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 276

puis sept, puis neuf1), les rédacteurs correspondants sont au nombre de douze en 1970,
dix-sept en 1977, vingt en 1994, vingt et un en 2002.
L’augmentation régulière de la pagination rédactionnelle et le recrutement de
rédacteurs plus nombreux rendent nécessaire d’étoffer la hiérarchie du journal. La
rédaction en chef, chargée d’organiser les services, de susciter des enquêtes ou des
reportages, de relire la copie et de coordonner les sendees fut longtemps limitée à deux
ou trois personnes529 530. Avec le développement du journal, la «technostructure»
rédactionnelle s’est élargie et complétée531. À partir de 1965, des réunions de chefs de
service regroupent chaque mois la hiérarchie autour du directeur, et chaque service
tient une réunion hebdomadaire. En 1969, l’accession de Jacques Fauvet à la direction
entraîne un mouvement ascendant dans la hiérarchie du journal, qui répond à la fois à
la nécessité d’organiser la rédaction et à la volonté de Jacques Fauvet de nommer lui-
même les cadres de cette hiérarchie532.
Les anciens chefs de service sont nommés à la rédaction en chef : André
Fontaine, chef du service étranger est nommé rédacteur en chef, accompagné de trois
adjoints, Bernard Lauzanne, précédemment chef des informations générales, Pierre
Drouin, ancien chef du service économique, Pierre Viansson-Ponté, ancien chef du
service politique, et un secrétaire général, Jean Houdart, ancien chef du secrétariat de
rédaction. Les anciens adjoints, Claude Julien à l’étranger, Raymond Barrillon au
politique, Gilbert Mathieu à l’économique, Jean Planchais aux informations
générales, Jean-Marie Dunoyer aux informations culturelles et Claude Lamotte au
secrétariat de rédaction, sont promus chefs de service. Un département Bourse dirigé
par Jean Lahitte et un département littéraire dirigé par Jacqueline Piatier

529 Les premiers postes furent confiés à : Maurice Ferro, au Caire en 1946. puis à New York ; à Jean
Lequiller à Londres; à Jean d’Hospital à Rome; à Georges Penchenier à Prague, en 1947, puis en
Allemagne après le coup de Prague; à André Chastain à Genève. Des correspondants locaux résidaient
alors à Bruxelles (Mlle Busser), Athènes (Marc Marceau) et en Allemagne occupée (Berlin, puis Bonn).
Les correspondants restent parfois fort longtemps en poste : Jean d’1 lospital demeura près de vingt ans à
Rome ; Robert Guillain, plus de vingt ans à Tokyo, qui n’a connu que trois correspondants du Monde en
soixante ans, Philippe Pons ayant pris la relève depuis plus de trente ans.
530 André Chênebenoit assisté de Robert Gauthier et de Jacques Fauvet jusqu’en 1963, André
Chênebenoit et Jacques Fauvet de 1963 à 1966, puis Jacques Fauvet seul.
531 On peut se reporter au Monde du 23 décembre 1969, du 29 janvier 1974, du 1er et 2 décembre
1985, au supplément des Dossiers et documents de décembre 1977, au Monde du 8 et 9 janvier 1995, au
supplément d’avril 1996 et au Monde du 13-14 janvier 2002, qui publient la liste des rédacteurs par
services.
532 CE du 26 février 1969.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 277

complètent les services de la rédaction L Les chefs de service sont assistés par des
chefs adjoints et des sous-chefs, et certains rédacteurs sont distingués par la mention
« chef de département » ou « chef de rubrique ». Au total, trente rédacteurs sur cent
trente-six constituent la hiérarchie du journal, et plus encore si l’on y inclut les chefs
de rubrique.
Trois années plus tard, au conseil de surveillance du 24 février 1972, la même
nécessité fonctionnelle qui consiste à élever la hiérarchie d’un cran pour promouvoir
de nouveaux rédacteurs, étoffe encore la rédaction en chef. Bernard Lauzanne est
nommé «co-rédacteur en chef», aux côtés d'André Fontaine, Pierre Drouin et Pierre
Viansson-Ponté deviennent « conseillers de la direction », l’un chargé du supplément
économique et l'autre du Monde des livres. Jean Houdart et Jean Planchais sont
nommés rédacteurs en chef adjoints, le premier supervise les rubriques étranger,
politique et culture, le second s’occupe des informations générales et de l'économie.
Des services sont réorganisés : Michel Tatu remplace Claude Julien 533 534 à la tête du
service étranger, Yvonne Baby accède à la direction du sendee culturel. Enfin, le
service des informations générales éclate en trois services : sciences-éducation dirigé
par Pierre Trey, équipement- régions dirigé par Jacques-François Simon, et
reportages-justice et faits divers dirigé par Jean-Maurice Mercier.
A mesure que les centres d’intérêt des Français et ceux des rédacteurs se
diversifient, tandis que le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur
augmente, la quantité d’informations susceptible d’être accueillie dans les colonnes du
journal s’accroît. Afin de satisfaire les spécialistes de toutes les disciplines, les
rubriques se font plus nombreuses, pour couvrir tous les champs de la connaissance et
de l’information. Le journal qui affiche toujours sa volonté d’être exhaustif, publie
alors des suppléments hebdomadaires, Le Monde de l'économie le lundi, et Le Monde
des livres535 le jeudi, le supplément Arts et spectacles du mercredi, et un Monde des
loisirs le vendredi qui regroupait les rubriques de jeux, de la gastronomie et du
tourisme, ainsi que les programmes de télévision, avant que ceux-ci ne fussent intégrés
dans le supplément du samedi.
Le supplément du samedi, daté «dimanche et lundi», requiert bientôt une attention
particulière de la part de la rédaction en chef, car les ventes

533 Un département est rattaché à un service, tout en conservant une relative autonomie.
534 À la suite d’un vif accrochage à la conférence du matin entre André Fontaine et Claude Julien, celui-
ci est prié de prendre quelques mois de recul, puis il est nommé rédacteur en chef du Monde diplomatique.
Le Monde des livres paraît la première fois le 1er février 1967.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 278

de fin de semaine baissent, tandis que la fidélité des lecteurs de province recule devant
une distribution qui les contraint à acheter Le Monde le lundi alors qu’il paraît le
samedi à Paris. Il faut donc proposer aux lecteurs une offre rédactionnelle plus
importante, afin de les inciter à rester fidèles au journal. Le premier supplément qui
regroupe une partie magazine et une partie comprenant les programmes de radio et
télévision du samedi, Le Monde aujourd’hui, fut créé, le 11 juin 1972, sous la
responsabilité de Pierre Viansson-Ponté, qui le dirigea jusqu’à sa mort, le 7 mai 1979.
Il y publiait une chronique «Au fil de la semaine». Les suppléments hebdomadaires
contribuent à l’augmentation générale de la pagination, qui est rendue possible par
l’installation d’une nouvelle imprimerie à Saint-Denis. Celle-ci entre en service en
octobre 1970. Elle était devenue nécessaire à cause de l’expansion de la surface
publicitaire qui obligeait parfois les gérants à refuser des annonces, faute de place.
Au cours des années soixante-dix la pagination rédactionnelle moyenne passe de
20 à plus de 23 pages par jour, en dépit de voix qui s’élèvent contre l’inflation
rédactionnelle. Dès 1974, Hubert Beuve-Méry explique que le journal est trop copieux
et qu’il risque d’en périr. Jacques Sauvageot lui-même se demande s’il «faut
s’inquiéter de la progression un peu déraisonnable de la pagination et du tirage, sous la
pression de l’actualité1. » Le fondateur du Monde revient plusieurs fois à la charge : «
Il faut beaucoup de temps pour faire court. Mais on outrepasse trop souvent jusqu’à
quatre ou même cinq colonnes, le principe des trois colonnes, prévu notamment pour
les séries536 537.» «Les articles sont trop longs538. » Jacques Fauvet répond que,
«chaque matin, sans exception, les gérants résistent à la pression de la rédaction, mais
nous ne faisons pas le même journal qu’il y a dix ans... Les lecteurs s’intéressent et
veulent voir traiter un grand nombre de sujets. C’est un phénomène profond dont nous
ne sommes pas maîtres».
La croissance de la pagination rédactionnelle est rendue possible par la
croissance encore plus vive de la pagination publicitaire. La publicité permet de
recruter des rédacteurs, d’accroître la diffusion en limitant le prix de vente à un
niveau peu élevé. Elle rend nécessaire l’augmentation de la surface rédactionnelle si
les gérants souhaitent conserver un rapport entre publicité et articles compatible
avec l’image du Monde. L’augmentation de la quantité rédactionnelle correspond
également à une demande des lecteurs, à laquelle tous les quotidiens des pays
développés répondent

536 CDS du 20 avril 1977.


537 CDS du 1er décembre 1977.
538 CDS du 17 mai 1979.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 279

à la même époque. Cette croissance conjointe de la masse publicitaire et de


la pagination rédactionnelle suppose une liaison de plus en plus étroite
entre les destinées de la rédaction et celle de l’entreprise. Elle nécessite des
investissements industriels importants pour faire face à la demande de
production supplémentaire. Mais ces investissements supposent à leur tour
une rentabilité minimale qui change la nature du Monde. Le projet
rédactionnel cède progressivement la place à la gestion du projet d’une
entreprise industrielle et commerciale.
9.

Bâtir une grande entreprise

De 1968 à 1970, Le Monde traverse une période d’expansion extrêmement


vive. L’augmentation des recettes publicitaires en francs courants est de 123 % au
cours de ces trois années, dont 58 % pour la seule année 1969. Même en tenant
compte d’une hausse des prix de 6,4 %, les recettes générées par la publicité
demeurent exceptionnellement élevées. Le nombre des pages imprimées chaque
année, qui mesure simultanément l’augmentation du tirage et la croissance de la
pagination, passe de 2,9 milliards de pages en 1967 à 4,5 milliards en 1970, ce qui
représente une croissance de 55 % entre 1967 et 1970.
Toutefois, cette croissance exponentielle à un revers : pour les trois années
1968, 1969 et 1970, alors que le tirage a augmenté de plus de 25 % \ le prix de
revient de chaque exemplaire vendu s’est accru de 52 %, tandis que les recettes
des ventes au numéro ont chuté de 14 %. Ainsi, la soudaine richesse du journal est
plus apparente que réelle et conduit à une chute de la marge commerciale de 13 %.
La difficulté pour l'entreprise, à moyen et long termes, fut de faire face à cette
brutale entrée d'argent et à la modification des sources de revenu, à un moment où
la répartition du capital évoluait et où de nouvelles instances de décision se
mettaient en place.
L’organisation et les structures de l’entreprise sont alors remaniées afin de
transformer l’établissement, qui était encore largement artisanal, en une
exploitation de grande ampleur, apparentée aux systèmes des industries de masse.
Parallèlement au projet que Jacques Fauvet, soutenu par les rédacteurs,
développait pour la rédaction afin de réaliser un grand journal,

1. De 382 000 à 479 000 exemplaires par jour en moyenne.


BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 282

Jacques Sauvageot, approuvé par l’ensemble du personnel, déployait son dessein de


bâtir une grande entreprise.

UNE ENTREPRISE EN CROISSANCE

Le statut juridique particulier du Monde fait appel à la participation des salariés


au capital de la SARL et à leur présence dans les instances dirigeantes de l'entreprise.
Or, un quotidien qui possède une imprimerie intégrée est une entreprise qui compte
plusieurs dimensions, intellectuelle, industrielle et de service. La communauté de
travail rassemble des auteurs, des cadres, des ouvriers et des employés qui exercent
des activités diverses et cependant complémentaires.
A l’intérieur même de chacune des catégories, des clivages de métiers, de
notoriété, de diplômes, de grades ou d’ancienneté contribuent encore à segmenter le
personnel en groupes et sous-groupes. Certains observateurs du quotidien n’hésitent
pas à décrire deux, trois ou quatre entreprises juxtaposées et parfois conflictuelles. La
complexité des rapports sociaux dans l’entreprise résulte de la multiplicité des
catégories de personnel et provoque parfois des tensions qui menacèrent à plusieurs
reprises de mettre Le Monde en péril.
Cependant, les salariés du journal ont conscience de participer chaque jour à la
fabrication d’un quotidien qui possède une forte image de marque, valorisante pour
tous ses employés. Cela favorise l’émergence d’un esprit maison ou d’une culture
d’entreprise qui s’exprime occasionnellement, en dépit des fréquentes querelles qui
opposent les catégories les unes aux autres.
Au cours du premier âge du Monde, la rédaction et le Syndicat du livre, seuls,
semblaient compter comme forces sociales organisées dans l’entreprise.
L’Administration (il est fréquent, dans les documents internes du Monde de mettre
une majuscule à Administration) s’est constituée progressivement en tant que
puissance active, à la faveur des nombreux recrutements de la fin des années
soixante, et grâce à l’action du directeur administratif, Jacques Sauvageot.

Organiser le secteur administratif et commercial


Les employés et les cadres forment ensemble l’administration, zone grise dans
l’histoire du journal, prise en tenaille entre leclat de la rédaction et la puissance du
Livre. Les tâches, graduellement informatisées, sont
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 283

plus diversifiées, plus complexes et moins répétitives que jadis, mais elles paraissent
trop ternes pour susciter les louanges des autres catégories de personnel. Peuple de
secrétaires, de comptables, de publicitaires, ainsi que de documentalistes,
d'inspecteurs des ventes, de garçons de bureau et d'hommes à tout faire, qui compte
dans ses rangs tous les grades depuis les balayeurs jusqu'aux polytechniciens, le
troisième secteur du Monde arrive cependant à manifester son identité en s’unifiant
sur un projet commercial valorisant ses activités.
Edmond Touzeau, chef du service des ventes puis directeur de la diffusion,
exprime cette ambition dans un discours prononcé à l’occasion du départ en retraite
de Paul Duchateau, qui fut le premier administrateur du Monde :

«L’Administration dans la presse a un rôle ingrat, c’est un peu comme les


ingénieurs et les mécaniciens qui mettent au point une voiture de course. Si elle gagne :
bravo au pilote. Si elle perd on dit : ces foutus mécaniciens.
Malheureusement, si sans contrôle efficace de la mécanique on coule rapidement
une bielle, on coule aussi facilement un journal sans un contrôle efficace de
l’Administration.
Et il faut bien dire que plus cette entreprise deviendra industrielle, davantage il
faudra compter sur l’Administration et peut-être un jour, comme cela est fréquent aux
Etats-Unis, en premier lieu sur elle1. »

L’administration du Monde est longtemps restée cantonnée dans un rôle


subalterne, parce qu’André Catrice se faisait de sa tâche une idée assez modeste
quoique exaltante :

«Je rappellerai seulement que le tirage du Monde était en 1951 de 159000


exemplaires, tandis qu’il a été contrôlé ce matin par l’OJD pour 1968 à -169 288
exemplaires.
Il n’est évidemment pas question de porter à l’actif de mon bilan personnel cette
extraordinaire progression. Celle-ci est le résultat d’une œuvre collective où la part de
la rédaction et de son directeur est primordiale, celle des événements, déterminante,
celle de nos services commerciaux, d’une importance subsidiaire et la mienne,
seulement, un préalable nécessaire.
Je pense que ma part dans cette expansion a été de la rendre possible en maintenant
l’entreprise en vie, en la dotant de finances saines, en lui assurant un crédit incontesté,
en lui recrutant, à mesure de son développement, un encadrement de choix, en lui
fournissant enfin progressivement, les locaux et les matériels qui lui faisaient défaut,
tout en conservant une totale indépendance économique et financière.

1. André Catrice, discours prononcé le 28 mars 1969, au cours du repas offert à l’occasion de son
départ en retraite.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 284

C’est le rôle des administrateurs d’assurer le soutien logistique sans lequel les
meilleures armées se font battre, sans lequel les meilleurs journaux s’écroulent, se
vendent ou demeurent confidentiels. C’est un rôle obscur qui n’assure à ceux qui le
remplissent ni la célébrité ni la gratitude des foules, mais qui pourtant demande beaucoup
de foi et de dévouement, un grand attachement au journal et le souci constant de sa
liberté.
Comme je le disais à l’assemblée générale de 1964, dans un rapport sur l’avenir du
Monde : il n’est pas inutile de rappeler que l’indépendance d’un journal s'inscrit dans un
contexte économique dont chacun des éléments assure la sauvegarde ; qu’il est illusoire
de professer la liberté si l’expression de cette liberté dépend d’un imprimeur ou d’une
régie publicitaire, et qu’en définitive, l'indépendance est assurée par ceux qui fournissent
les moyens de la conserver autant que par ceux qui la proclament L »

André Catrice rappelle également que, jusqu’au milieu des années soixante,
l’administration du Monde était demeurée excessivement réduite par rapport aux
nécessités d’une entreprise en expansion :

« Qui se souvient encore de ces années austères où la remarquable équipe de la


rédaction du Monde déjà prestigieux d’alors l’écrivait sur des coins de tables boiteuses
pour des traitements modestes ; où toute l’administration : secrétariat général,
comptabilité, vente abonnements, publicité, se trafiquait vaille que vaille dans le hall [de
l’immeuble rue des Italiens] ; où j’étais le Maître Jacques de la direction, cumulant avec
mes responsabilités de gérant les fonctions de chef des services financier, comptable,
juridique, immobilier, et quelques autres. [...] Nous avions élevé la pauvreté à la hauteur
d’une institution. C’est ainsi que nous avons survécu et que nous sommes demeurés
libres. »

Cette conception de l’administration et de la gestion, subordonnée à la rédaction,


cède toutefois la place à de plus grandes ambitions lorsque le nouvel administrateur,
Jacques Sauvageot, cherche à affirmer son autorité sur l’entreprise. L’administrateur
doit, pour exister, s’entourer d’une équipe étoffée de cadres et d’employés, face à la
rédaction qui dépend du directeur de publication et face à l’imprimerie, régentée par
le Syndicat du livre. Cependant, la constitution de cette équipe administrative
correspondait également aux besoins d’une entreprise sous-équipée en outils de
gestion et de commercialisation.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 285

C’est pourquoi, à partir de 1967, Jacques Sauvageot recrute un nombre élevé


de cadres et d’employés et transforme, les années suivantes, des postes
d’employés en postes de cadres, tout en continuant d’embaucher sur des emplois
moins qualifiés. De façon significative, à partir de 1965, le recrutement des cadres
est planifie par Jacques Sauvageot, qui fait appel à des cabinets de recrutement et
fait procéder à des analyses graphologiques de l'écriture des candidats. L’époque
est à la gestion «à l’américaine» et Le Monde n’y échappe pas. Des qu’il obtient
les pleins pouvoirs sur la gestion, en 1969, Jacques Sauvageot organise
l’administration sur le modèle de l'organisation de la rédaction, en «services»,
dirigés par des «chefs de service»1. Plusieurs cadres supérieurs, qui forment la
technostructure du Monde pendant une décennie, sont ainsi embauchés entre 1966
et 19702 3.
Jacques Sauvageot met également en place un organigramme détaillé de
l’entreprise, qui tient compte aussi bien d’une rédaction en plein essor que d’une
administration nombreuse. Une première réorganisation des sendees de
l’administration est annoncée au comité d’entreprise, le 30 décembre 1970.
L’organisation administrative prend de l’ampleur les années suivantes, à mesure
que les recettes publicitaires s’accroissent et que la diffusion augmente. Dès 1973,
si l’on en croit l’organigramme, l’administration représente la moitié du Monde.
L’administrateur a embauché un adjoint4 et des cadres supérieurs, qui sont
nommés directeurs, afin de coiffer les services et les chefs de service, eux-mêmes
dotés d’adjoints5.
Entre 1966 et 1976, dans le cadre du doublement du total des emplois au Monde,
de 573 à 1 225 salariés, les postes d’encadrement connaissent

2 Les «services généraux» qui regroupent le «service de la documentation, le service du personnel,


le service juridique, le service social et les sendees intérieurs»; les «sendees comptables », divisés en «
service de la comptabilité générale, service de la comptabilité commerciale et service
mécanographique»; la publicité, avec «le service des relations extérieures, le service de la publicité
production et le service de la publicité financière»; le « service des abonnements » et le « service des
ventes ». Placée sous la tutelle du directeur administratif, l’imprimerie a son directeur propre. Elle est
également découpée en sendees (entretien, composition, rotatives, expédition et labeur). Le Monde, 23
décembre 1969.
3 Jean Dclohen, directeur de P imprimerie (mars 1966) et son adjoint, Georges Saadi (novembre
1967), Jean Binet, adjoint au directeur administratif (août 1966), Bernard Hour- din, directeur de
l’informatique (mai 1968), Maurice Gudé, chef du service abonnements (août 1970), ou Michel
Camino, directeur juridique adjoint (janvier 1971), font partie de cette vague de recrutement.
4 Claude Reinhard en premier, qui démissionne rapidement, puis Michel Camino, qui animera
l’administration lors de la gérance d’André Laurens.
5 «Le directeur juridique, le directeur de la gestion, le directeur de la comptabilité, le directeur
commercial, le directeur des services de la publicité, le directeur de l’informatique et le directeur des
imprimeries », Le Monde, 29 janvier 1974.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 286

une croissance plus rapide que celle des autres catégories de personnel : le nombre
des cadres administratifs passe de 38 à 128, et celui des cadres techniques de 16 à
36 h Les cadres administratifs, qui représentaient 7 % des emplois totaux du
journal, atteignent ainsi 10% du total des salariés. Les deux grandes vagues de
recrutement des cadres se situent en 1967-1968 (+63 %) et en 1970-1971 (+43 %).
À partir de 1968, les employés et les cadres sont également associés de la
SARL. Mais, avec respectivement 4,1 % et 5,1 % des parts sociales, contre 40 %
aux rédacteurs, la Société des employés et la Société des cadres font plutôt figure
de forces d’appoint, aux côtés de la Société des rédacteurs ou contre elle, dans les
débats qui mobilisent les porteurs de parts. Les rédacteurs, avec 15 % des emplois,
détiennent 40 % des parts sociales alors que l'administration, avec 40 % des
emplois, ne possède que 9,2 % des parts. Le nombre des cadres, associé à celui des
employés qui passent de 165 à 330, entre 1966 et 1976, semble faire de «
l’Administration » une force qui représente près de la moitié des salariés de
l’entreprise et qui pourrait se mettre au service des projets du gérant administratif.
Mais cet effectif important n’a jamais vraiment fait la force de l’administration qui
n’est ni organisée comme le Livre, ni prestigieuse comme la rédaction. Même en
additionnant les parts sociales détenues par le gérant administratif (4 %) et celles
détenues par les sociétés de cadres et d’employés, le secteur administratif ne
représente que 13,2 % des parts sociales de la SARL, ce qui le tient fort éloigné de
la minorité de blocage que de nombreux cadres de l’administration souhaiteraient
pouvoir exercer au nom de leur compétence de gestionnaires.
En dépit de ses effectifs, l’administration manque de force face à la rédaction et
face au Livre, parce que des divisions parcourent les différentes catégories de
cadres et d’employés. La coupure habituelle dans les entreprises de service, entre
l’encadrement et l’exécution, bien qu’elle se manifeste dans le secteur commercial
ou à la comptabilité, n’est pas totalement opérante au Monde. Dans les années
soixante-dix, le nombre des cadres s’est accru par incorporation d’employés qui ne
changèrent pas de fonction en changeant de statut. Ainsi les documentalistes 6 7, des
secrétaires et des employés des services généraux furent promus cadres. De

6 L’ouverture du deuxième site d impression, à Saint-Denis, en 1970, nécessite un accroissement du


nombre des cadres techniques, mais déjà, de 1966 à 1968, le nombre de ceux-ci était passé de 16 à 23.
7 «Un grand nombre d’employés travaillant à la bibliothèque ont en effet acquis le statut de cadre au
1er janvier 1971 », Jacques Sauvageot, CDS du 8 mai 1972.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 287

ce fait, le taux d’encadrement qui était, avant 1968, d’un cadre pour quatre
employés est passé progressivement à un pour deux.
Plus que les qualifications, ce sont les secteurs de travail qui différencient les
individus dans l’administration : on est de la publicité, de la comptabilité, de la
diffusion, de la documentation ou de la rédaction. Ainsi, les personnels rattachés à
la rédaction, documentalistes, secrétaires ou garçons de bureau l, jouissent d’un
prestige relatif et surtout de possibilités de promotion plus aisées que dans
d’autres secteurs. D’ailleurs, quelques- uns d'entre eux passent à la rédaction. Tel
garçon de bureau devient documentaliste, puis rédacteur et même chef de service
adjoint. D’anciennes secrétaires ou d’anciennes documentalistes, comme Michèle
Champenois, Jacqueline Piatier ou Josée Doyère devinrent des rédacteurs
chevronnés. Le Monde est une entreprise où la promotion sociale, longtemps
favorisée par la direction, reste importante. Des employés gravissent les échelons
et parviennent, après vingt-cinq ans de carrière, à exercer des responsabilités. Un
ancien du Temps, Marcel Juin, employé aux écritures à la comptabilité en 1945,
est promu cadre administratif en 1951, puis chef des services intérieurs en 1970.
Cette promotion interne n’est pas propre au Monde, mais elle est renforcée par
la tradition paternaliste de la maison, fortement influencée par le christianisme
social, qui assure longtemps la garantie de l’emploi et l’avancement à
l’ancienneté. Par ailleurs, la presse est un système économique assez spécifique où
l’ancienneté dans l’entreprise donne une garantie de savoir et de savoir-faire,
tandis que les syndicats exercent une forte pression pour que les postes vacants
soient pourvus par promotion interne8 9 10.
Les conséquences de cette promotion sont à la fois néfastes et bénéfiques pour
l’entreprise. D’une part, il existe un « problème de l’insuffisance de la formation
et de l’adaptabilité du personnel du Monde* ». En 1968, aucun des employés
volontaires pour suivre une formation n’a été reçu au test mis au point par les

8 Dans la tradition du Temps et de la grande presse d’avant guerre» les garçons de bureau (ou
garçons d’étage) portaient, dans les premières années du journal, un uniforme bleu, puis gris agrémenté
d’un M doré au revers du col. Certains d’entre eux s’occupaient particulièrement de «Messieurs les
rédacteurs», tel César Volpé, cher au cœur des plus anciens, qui termina sa carrière comme chef des
garçons.
9 Par exemple, dès 1955, Marcel Wantz, délégué CGT, demande que les postes soient affichés dans
l’entreprise et pourvus prioritairement par promotion interne (CE du 27 janvier 1955).
1. Les chiffres avancés ici nécessitent une explication liminaire. Les emplois dans une entreprise
varient en permanence, par arrivées (embauche) et départs (volontaires, licenciements ou retraites), mais
également par les remplacements, les stages et les contrats temporaires. Les emplois ne restent donc pas
figés au cours de Tannée, et Teffectif moyen annuel correspond rarement à un effectif donné à un temps /.
Dans une entreprise à activité irrégulière comme la presse, les fluctuations de personnel connaissent une
amplitude plus grande encore. Le nombre des emplois fixes ou complémentaires reflète ces fluctuations.
Enfin, le Syndicat du livre, employeur des ouvriers, impose une comptabilisation des emplois au jour le
jour, qui entraîne une distorsion entre les effectifs recensés et les effectifs payés. Le Monde, comme toutes
les imprimeries parisiennes, emploie fictivement des permanents syndicaux, qu’il rémunère
effectivement.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 288

ingénieurs d’IBM, ce qui a entraîné un recrutement extérieur et nécessité une


augmentation sensible des crédits et de la durée de la formation continue afin de
favoriser l’adaptation des employés ayant des bases trop restreintes. Mais, d’autre
part, les employés et les cadres manifestent une très grande fidélité à l’entreprise
qui s’assure ainsi de la continuité dans le service. Des postes sensibles conservent
leur titulaire pendant de nombreuses années : Yolande Boitard demeure la
secrétaire du directeur de publication pendant plus de vingt-cinq ans. Nicole
Cussac, entrée en 1961 comme secrétaire d’André Catrice, seconde ensuite les
gérants et les directeurs administratifs, Jacques Sauvageot, Michel Camino,
Bernard Wouts, Nelly Pierret et Jacques Guiu. Émilienne Brun à la diffusion ou
Christian Bossu à la vente représentent d’autres exemples de fidélité à un poste et
à l’entreprise. Le Monde constitue ainsi une catégorie administrative d’employés
et de cadres, profondément dévoués au rayonnement de l’entreprise qui transmet,
avec des rédacteurs et des ouvriers d’une ancienneté similaire, la culture
d’entreprise du Monde. Pourtant, l’esprit d’entreprise est perturbé par les
importantes modifications des années 1966-1972 et par le recrutement de
nombreux salariés.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 289

La croissance des emplois


La constitution d’un pôle administratif destiné à jouer un rôle important dans
l’entreprise et l’accroissement des forces productives industrielles suscitent au
Monde une très forte croissance des emplois entre 1960 et 1980 L
L’histoire de la SARL Le Monde débute avec une main-d’œuvre, constituée par
le personnel du Temps, déjà importante, plus de trois cents personnes. De 1945 à
1958, au cours des années de la reconstruction puis de la croissance prudente, les
embauches furent peu nombreuses. Jusqu’en 1956, les effectifs stagnent, entre 334
et 347 salariés, puis commencent
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 290

à croître de quelques unités par an pour atteindre les 400 salariés au 31 décembre
1960. C’est durant les années soixante que la croissance s’accélère, puis s’emballe
au début des années soixante-dix : doublement de 1960 à 1969, de 400 à 813
salariés, dont une augmentation de 15 % en 1968, ce qui représente l’embauche de
plus de cent personnes, triplement de 1960 à 1973, de 400 à 1 169 salariés. La
période affiche un modèle de croissance quantitative suivant lequel il faut investir,
moderniser, recruter, produire toujours plus, et Le Monde suit le modèle, voire le
précède.
L'ouverture de l’imprimerie de Saint-Denis, en 1970, conduit à une
augmentation de 22 % du personnel (de 813 à 1049 salariés), dont 27 % d'ouvriers
supplémentaires, mais également à une augmentation de 17 % des rédacteurs, pour
répondre à la croissance de la pagination. Le retournement conjoncturel et la crise
économique freinent ensuite les embauches mais ne déclenchent pas de vagues de
licenciements au quotidien de la rue des Italiens, contrairement à ce qui se passe
dans la majorité des entreprises françaises. De 1974 à 1982, les emplois
augmentent encore de 10 %, le nombre total passant de 1 195 à 1333 salariés,
maximum historique pour le journal atteint à deux reprises, en 1980 et 1982. La
crise du journal, au bord du dépôt de bilan en 1982, conjuguée avec la révolution
de l’ordinateur qui s’amorce, produit ses effets dans les années quatre-vingt. La
modernisation et la concurrence accrue poussent à la recherche des gains de
productivité. Les plans sociaux, les départs volontaires, les départs en préretraite
dans le cadre du Fonds national pour l’emploi et la retraite à 60 ans diminuent
l’emploi total de 24 % entre 1982 et 1993, de 1333 à 1014 salariés. Cependant, par
tradition, Le Monde ne licencie pas ; aussi, la diminution des effectifs reste-t-elle
moins rapide que la chute du tirage, que l’écroulement des recettes publicitaires et
que la modernisation de la production pourraient le laisser envisager.
Le mouvement général de l’emploi au Monde s’inscrit dans l’évolution
générale de la population active française : la répartition des emplois entre les
différentes catégories de personnel, ouvriers, employés, cadres et rédacteurs
accompagne les modifications de la société et de l’économie française. Dans une
première période, celle de la reconstruction et des premières années de la
croissance, la proportion d’ouvriers reste forte et représente 45 à 50% du total des
emplois du journal, excepté le creux sensible marqué par les grèves de 1947. Les
années soixante qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre industrielle,
principalement parmi les hommes et les ouvriers qualifiés, incitent les industries
aux gains de productivité. Cette évolution du marché du travail se reflète au
Monde, en 1961-1963. La proportion des ouvriers tombe à 41 % de l’emploi total,
en dépit
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 291

de l’augmentation du tirage et donc de la production industrielle. En France, le


nombre des ouvriers atteint son maximum en pourcentage et en valeur absolue au
recensement de 1975 ; au Monde, le maximum relatif date de 1973, avec 50 % du
total des emplois, et le maximum absolu de 1980, avec 612 ouvriers, à la veille du
passage à la photocomposition. La diminution de l’effectif industriel est plus
tardive au Monde, mais de quelques années seulement, par rapport à l’emploi total
en France, parce que la modernisation de l'imprimerie a été longtemps freinée. De
1980 à 1986, elle accompagne une chute de l’emploi total, puis après 1986, elle
s’accélère, l’emploi ouvrier passant de 44 % à 34 % de l’ensemble 11. En dépit de
cette réduction, Le Monde demeure, pour quelques années encore, un important
employeur industriel.
La tertiairisation de l’emploi au Monde est également parallèle à celle de la
population active française. La très forte augmentation du nombre des employés
date des années 1959 à 1970, de 82 à 305 personnes et de 24 % à 29 % du total, à
l’époque du développement du journal, alors que la mécanisation des tâches
administratives est encore peu avancée. Le nombre des employés augmente encore
lentement dans les années soixante-dix, pour atteindre un maximum de 354 en
1982. Les emplois tertiaires faiblement qualifiés subissent le premier plan social,
avec une chute de 12 % en 1983, ce qui explique l’hostilité des employés au plan
de redressement d’André Laurens, en 1983-1984, et les rivalités entre les employés
et les ouvriers afin d’éviter les licenciements dans leurs catégories respectives.
Pour les employés, l’année terrible est celle de la prise de pouvoir d’André
Fontaine qui voit leur nombre diminuer de 24 % à la suite du plan social de 1985.
La tertiairisation des emplois du Monde s’accompagne d’une promotion sociale
de nombreux employés vers la catégorie cadre. La plus forte progression des
catégories du Monde est celle des cadres administratifs, qui passent, entre 1952 et
1993, de 23 à 155, soit de 7 à 15 % du total. Le Monde observe l’évolution, en plus
affirmée, de l’ensemble des salariés français : de 1960 à 1979, le nombre des
cadres est multiplié par cinq, de 30 à 147 avec un maximum de croissance de 48 %
en 1968. En 1983-1985, une série de départs réduit le nombre des cadres, de 157 à
114, mais cette brève période est suivie par une vague de recrutements extérieurs,
en 1986-1990, pendant

11 La chute, exceptionnelle, de 1990, correspond à un accord ponctuel, lors de l’ouverture de


l’imprimerie d’Ivry. Elle dissimule des emplois de remplaçants, qui travaillent plus nombreux dans
l’entreprise. Dès 1991, le nombre des ouvners revient au niveau de 1989.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 292

les années où Bernard Wouts dirige l’administration du Monde. Depuis 1999, les
cadres administratifs sont plus nombreux que les employés. En revanche,
l’encadrement technique demeure peu nombreux, car le Syndicat du livre, qui
désire conserver une forte base ouvrière, cherche à limiter la proportion des cadres
techniques. Jusqu’en 1989, les cadres techniques représentent moins de 10% de
l’effectif ouvrier, alors que les cadres administratifs forment le quart ou le tiers des
emplois administratifs et alors que la hiérarchie rédactionnelle constitue plus de 20
% des effectifs de la rédaction.
Enfin, les rédacteurs, qui pourraient être apparentés à la catégorie des
professions libérales et des cadres supérieurs, constituent une catégorie spécifique
des entreprises de presse. La progression du nombre des rédacteurs est importante,
de 57 à 237 personnes entre 1944 et 1994, soit un quadruplement en cinquante ans;
l’effectif continue de croître ensuite puisque le nombre des rédacteurs atteint 331 en
2000. De 1951 à 1964, les rédacteurs représentent 20 ou 21 % du personnel, mais
leur part dans l’emploi total diminue entre 1971 et 1984, années pendant lesquelles
ils tombent à 14 % de l’emploi total du journal. De 1985 à 1990, le nombre des
rédacteurs augmente de 39%, de 173 à 241 et leur part remonte rapidement de 14 à
23 % de l’emploi total. La catégorie des rédacteurs évolue donc différemment des
autres catégories de personnel de l’entreprise. Il semble que le poids relatif de la
rédaction, qui élabore la matière première du journal, soit le reflet des projets de la
direction du moment. Lorsque le projet industriel et commercial prend le pas sur le
projet rédactionnel, la part des rédacteurs diminue dans l’emploi total, et
inversement.
La structure de l’emploi au Monde n’est pas fondamentalement différente de
celle des autres quotidiens parisiens que nous pouvons connaître. Le tableau suivant
montre que Le Figaro et France-Soir, en 1976, ont sensiblement la même répartition
de personnel, pour une diffusion équivalente 12.
Pour l’ensemble de la France, l’accroissement des emplois, depuis le milieu des
années soixante, provient de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail,
qui amène la part de celles-ci à 45 % de la population active totale au début des
années quatre-vingt-dix. Le Monde, au contraire,

12 Au Figaro et à France-Soir, la baisse de la diffusion n’a pas été suivie d’une adaptation des
effectifs, ce qui explique en partie l’intervention de Robert Hersant. Le plus grand nombre de rédacteurs au
Figaro provient du comptage de pigistes et de chroniqueurs extérieurs parmi les journalistes réguliers.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 293

Le Monde Le Figaro France-Soir


Rédacteurs 180 320 155
Administratifs 442 593 382
Techniques 599 __ 817 856
Total 1221 1730 1393

TABLEAU 17 : Comparaison des effectifs de trois journaux parisiens»


Le Monde, Le Figaro et France-Soir, en 1976.

demeure une entreprise où l’élément masculin domine longtemps. Cette


particularité, commune à la majeure partie des quotidiens, s’explique en partie par
les traditions de rimprimerie et des ouvriers du Livre qui ont longtemps considéré
que leur travail devait être réservé aux hommes, non seulement à cause de la force
requise pour manier le plomb et de la violence qui régnait dans les ateliers, mais
encore parce qu’ils redoutaient la concurrence des femmes ouvrières et méprisaient
les maris contraints d’accepter que leur épouse travaille13. Traditionnellement, les
seules ouvrières acceptées par le Livre sont les « colleuses» qui expédient les
journaux aux

13 Comme de nombreux ouvriers» les militants syndicaux du Livre ont longtemps considéré les
femmes à l’usine comme des femmes déchues, voire des prostituées. Ainsi, la Fédération des ouvriers
typographes français et des industries similaires, créée en avril 1881, considère que «la femme est, d’une
part réfractaire au syndicat, d’autre part que son esprit de soumission en fait trop souvent l’instrument des
patrons». Elle inclut dans ses statuts (article 1er, 6e paragraphe) que l’un de ses buts est «d’écarter par tous
les moyens légaux, même à salaire égal, la femme de l’atelier de composition, où elle n’entre point comme
auxiliaire, mais comme concurrente, sa présence constituant un danger permanent d’avilissement du prix
de la main d’œuvre». En 1898, au congrès de la Fédération, la question du travail des femmes fait l’objet
d’un débat. Reconnaissant que certaines femmes sont dans l’obligation de travailler, une motion déclare :
« Dans des circonstances spéciales, où la femme est obligée d’assurer elle-même sa subsistance, tous les
militants de toutes les professions, en proclamant le travail de la femme dans l’industrie comme antisocial
et en poursuivant sa suppression, affirment la nécessité de réclamer pour elle un salaire égal pour un
travail égal. » Par la voix de Maynier, la Chambre syndicale typographique répond : « Le travail de la
femme est une calamité, un mal social ; une femme entrée honnête et sage dans un atelier ne tarde pas à se
dépraver étant sans cesse en butte aux séductions des ouvriers qui l’entourent. [...] On a demandé que la
femme entre dans le mouvement syndical, il lui sera impossible, dans la plupart des cas, de formuler des
revendications et. n’étant pas libre, elle ne pourra pas se mettre en grève, il lui faudra obéir à son mari. »
D’autres professions, à l’époque, tenaient le même langage, mais les typographes étaient particulièrement
réticents envers l’entrée des femmes dans les ateliers. La Première Guerre mondiale modifie la nature des
débats, parce que des ouvrières sont embauchées pour pallier le manque d’ouvriers. La Conférence
nationale typographique note encore, en juillet 1918, que «l’homme devrait gagner suffisamment pour que
la femme reste à la maison, là où est sa véritable place». Le Congrès typographique de 1919 accepte
finalement «1 admission de la femme au syndicat et à l’atelier, à salaire égal». Il précise cependant que le
nombre des apprenties ne doit
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 294

abonnés. Parmi les ouvriers, la résistance ne cède que très lentement. Il faut
attendre le milieu des années soixante pour que des femmes accèdent à l’atelier du
Monde1.
La rédaction également demeure longtemps le domaine réservé des hommes.
Lors du départ d'Hubert Beuve-Méry, en décembre 1969, les rédactrices étaient au
nombre de 16 (11,3 % de l’effectif) dans une rédaction forte de 141 personnes. La
proportion était faible, mais il faut rappeler qu'en 1944, il n’y avait aucune
rédactrice au journal. Les premières femmes employées au Monde sont cantonnées
dans les rubriques culturelles ou la couverture de la vie quotidienne, à l’exception
d’Elvire de Brissac, rédactrice au service étranger14 15 16. Jacqueline Piatier,
responsable du courrier littéraire, puis du Monde des livres, exerça la première des
responsabilités à la rédaction ; toutefois, il fallut attendre 1972 pour qu’une femme,
Yvonne Baby, entrée au Monde en 1957, fût nommée chef de service. Le secteur
administratif, plus féminisé, rejoint la règle générale de l’emploi en France, mais il
reste cependant en retrait par rapport à la moyenne des entreprises de services. Le
tableau ci-dessous montre que Le Monde reste, jusqu’à la fin des années soixante-
dix, une entreprise largement masculine, y compris au sein de la rédaction, alors
que le recrutement des journalistes est en grande partie autogéré par les services17.

Cadres Rédacteurs Employés Cadres Ouvriers Total


administratifs techniques
Total 141 181 352 37 586 1297
Hommes 88 141 167 37 563 996
Femmes 53 40 185 0 23 301
% de femmes 37,6 % 22,1 % 52,5 % 0,0 % 3,9% 23.2%
TABLEAU 18 : Répartition des emplois par sexe et par qualification, en 1978.

Le Monde suit donc le mouvement général de la population active française, en


accentuant, cependant, certains des phénomènes. Au total,

pas dépasser le quart de celui des apprentis et que la proportion de femmes ne pourra pas dépasser le
cinquième de l’effectif masculin.
15 Les syndicats demandent alors des vestiaires séparés pour les ouvrières (CE du 29 avril 1965).
16 Sur les femmes du Monde, sujet peu abordé par la littérature, voir Jean PLANCHAIS, op. cit., p.
145-146, et les mémoires d’Yvonne BABY, La Vie retrouvée, Éditions de l’Olivier, 1992.
17 En 1978, avec 22,1 % de rédactrices, Le Monde est proche de la moyenne de la presse française
qui est à 24 %. En 2000, avec 39 % de rédactrices, la rédaction du Monde reflète exactement la moyenne
des médias français.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 295

Le Monde a été, sur la longue période, fortement créateur d’emplois : au cours des
cinquante premières années, le nombre total des emplois triple et, sur la période 1945-
1980, les emplois quadruplent. Cette performance sociale est largement supérieure à
celle que réalise l’économie française ainsi que nombre d'entreprises au cours de ce
demi-siècle. En effet, la population active employée en France augmente de 25 %
seulement en cinquante ans. La question reste de savoir si cette performance sociale n’a
pas été réalisée au détriment de la performance économique et financière de l'entreprise,
ce qui aurait favorisé la crise permanente du journal.

Une masse salariale en expansion


La création d’emplois dans l’entreprise suppose en effet une distribution accrue de
salaires dont l’évolution peut se lire dans le compte d’exploitation. Le coût des salaires
et des charges sociales constitue la part la plus importante du compte d’exploitation
d’une entreprise de presse, aussi doit- il être contenu pour ne pas mettre en péril les
finances de l’entreprise.
La part des salaires dans le total des charges d’exploitation du Monde\ représente
de 40 à 50% du total des charges de l’entreprise depuis 1945. Les premières années du
journal sont placées sous le signe de la pénurie et des mouvements revendicatifs de
l’après-guerre, aussi les salaires atteignent-ils une proportion importante du total du
compte d’exploitation : 54% en 1945, 49% en 1946 et 52% en 1947. La situation est
fréquente dans la France d’après-guerre et plus marquée encore dans la presse, car la
grève de février et mars 1947 entraîna une forte revalorisation des salaires des ouvriers.
Dès 1948, la part des salaires recule à 44 % des charges totales puis elle se maintient, de
1949 à 1960, entre 36 % et 42 % des charges totales d’exploitation. C’est l’époque de la
rigueur dans la gestion et de l’accumulation de provisions en vue des investissements. À
partir de 1960, la masse salariale s’élève légèrement, à 43 ou 44 % du total des charges,
puis elle croît rapidement après 1970, jusqu’à 51 % du total des charges d’exploitation,
en 1976.
Du fait d’une rupture comptable, en 1977,1a masse salariale est réduite à 44%
du compte d’exploitation18 19. De 1977 à 1988, la part des salaires

18 Nous avons regroupé toutes les formes de salaires (traitements, honoraires, piges, etc.) ainsi que
les charges sociales patronales qui s y rattachent, afin d’obtenir un pourcentage global du compte
d’exploitation correspondant au coût salarial pour l’entreprise.
19 En 1977, la chute brutale de la part des salaires provient de l’incorporation dans le compte
d’exploitation de frais de ventes et de recettes des ventes (pour 56000000 de francs en charges et en
produits) qui, les années précédentes incombaient au NMPP.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 296

reste stable entre 45 % et 43 % du total du compte d’exploitation. Enfin, à partir de


1989, on assiste à une nouvelle compression qui fait descendre la charge des
salaires à 40 % ou 41 % du total du compte d’exploitation. Les rythmes propres de
l'entreprise, marquée par l’austérité originelle, la forte croissance des années
soixante et soixante-dix, puis la crise des années quatre-vingt, qui commence au
Monde dès 1976, rejoignent ceux de l’économie française, où triomphe la
croissance des emplois et des salaires jusqu'en 1975-1976, suivie par la rupture de
la crise économique qui engendre la montée du chômage. Dans ces courbes, on peut
lire en outre la relance salariale de 1981 et 1982, et la rigueur des années suivantes,
à partir de 1983, quand la masse salariale diminue et que se succèdent les plans de
départs volontaires et de départs en préretraite.
La comparaison de la courbe des amortissements et des provisions qui montre
l'épargne en vue d’investissements futurs ou le remboursement d’investissements
passés, avec celle des charges salariales permet d’analyser la répartition entre
investissements et salaires et les choix, volontaires ou contraints, opérés par les
directeurs du Monde. Les premières années sont marquées par un faible taux
d’investissement, inférieur à 2 % du total des charges d’exploitation. À partir de
1956, Le Monde entre dans une période de croissance, les amortissements et
provisions prennent une ampleur considérable jusqu’en 1969 : 4 % en 1957-1958,
de 10 à 16% entre 1959 et 1969. De 1970 à 1976, la masse salariale enfle et les
investissements faiblissent, entre 3 et 8 % du compte d’exploitation, pour
disparaître en 1977, puis rester inférieurs à 2 % du total jusqu’en 1985. La part des
investissements remonte légèrement de 1985 à 1989, puis fortement depuis 1990,
avec 11 %, 10%, 8% et 8% du total du compte d'exploitation jusqu’en 1994.
Le rapport inverse entre l’accumulation de richesses par l’entreprise et la
distribution de salaires, fréquemment vérifié dans l’histoire économique de la
seconde moitié du XXe siècle, est ainsi confirmé pour Le Monde par l’évolution des
salaires et des investissements. La rigueur salariale favorise les investissements,
entre 1958 et 1969, tandis que l’accroissement de la masse salariale réduit d’autant
les capacités de modernisation et d’extension de l’entreprise. Entre 1974 et 1984, la
distribution de salaires a été rendue possible parce que l’entreprise n’investissait
que de très faibles

L’opération comptable est blanche pour Le Monde, mais elle a pour résultat d’accroître le total du compte
d’exploitation de 30% entre 1976 et 1977 (il passe de 274000000 francs à 355000000 francs courants), et
de multiplier par cinq les frais de ventes, ce qui dilue d’autant le pourcentage des autres postes.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 297

sommes dans ses outils de production. Depuis 1988, l’amortissement des


importants investissements industriels suppose au contraire un retour aux
restrictions salariales. Cette approche globale du coût salarial pour l’entreprise doit
être complétée par une approche des rémunérations par secteurs.
Dans les entreprises de presse, l’opacité règne sur la hiérarchie des salaires et
sur la répartition de ceux-ci en fonction des catégories de personnel. En dépit de
l'existence au journal d’une commission des salaires de la rédaction et de barèmes
syndicaux élaborés entre le Comité Inter du livre parisien (CILP) et le Syndicat de
la presse parisienne (SPP), les rémunérations des personnels, spécialement ceux de
l’imprimerie, font l'objet de spéculations attachées à toute situation qui demeure
mystérieuse. La méthode statistique permet cependant de comparer les salaires de
la rédaction et ceux de l’imprimerie, toutes catégories confondues C
Les courbes des salaires déflatés permettent de dresser le profil de la grande
croissance française au cours du dernier demi-siècle. Jusqu’en 1982, les salaires en
francs constants croissent en permanence, à l’exception de rares années, 1947 et
1970 pour les deux groupes, 1962 et 1973 pour les seuls rédacteurs, 1965 et 1972
pour les «techniques» seuls. La quasi- faillite du Monde est marquée dans la
courbe, à partir de 1983, par le recul relatif des rémunérations en francs constants.
La croissance continue des rémunérations des salariés du Monde correspond à
l’élévation globale du niveau de vie et de consommation des Français depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale. Le rythme de croissance des rémunérations est
sensiblement plus régulier pour les techniques que pour les rédacteurs. En francs
constants, la croissance des salaires des techniques se disperse peu de part et
d’autre d’une droite qui partirait de 54 000 francs (8 400 euros) par an en 1946
pour aboutir à 270 000 francs (42 000 euros) par an en 1985, soit

1. À partir des comptes d’exploitation détaillés par service, l’addition de tous les salaires,
traitements, indemnités et piges internes (hors les piges versées aux collaborateurs extérieurs), y compris
les primes et les heures supplémentaires, hors charges sociales patronales, donne le total des salaires bruts
annuels, pour la rédaction et pour l'imprimerie. Ces chiffres, divisés par le nombre d’emplois occupés
dans l’année dans chaque catégorie, nous fournissent le salaire moyen annuel brut, que l’on peut exprimer
en francs courants et en francs constants. La vérification, faite à l’aide de listes nominatives et
exhaustives pour quelques années de la série, nous permet de penser que la série est globalement fiable,
tout en rappelant qu’il ne s’agit que de moyennes annuelles, exprimées en salaires bruts, ce qui, sur la
longue période, fausse quelque peu la perspective, dans la mesure où les charges sociales versées par les
salariés ont eu tendance à augmenter en pourcentage du salaire total. Les salaires nets seraient donc
moins élevés, et leur croissance serait légèrement plus modérée. Tous les rédacteurs, y compris la
hiérarchie, excepté les gérants, sont compris dans ces statistiques, et, en ce qui concerne l’imprimerie,
tous les ouvriers et cadres techniques.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 298

un quintuplement en quarante ans, en francs constants. L’accroissement des


salaires des rédacteurs observe le même rythme jusqu’en 1962, puis accélère de
1962 à 1972, pour ralentir ensuite. Au total, les salaires des rédacteurs passent de
86 000 francs (13 500 euros) par an en 1946 à 380 000 francs (59000 euros) par an
en 1985 et sont multipliés par 4,4 en francs constants.
L'éventail des salaires au sein de la rédaction a tendance à s’élargir durant la
croissance des années 1960, puis à se resserrer au cours des années 1970. En 1965,
un rédacteur débutant qui vient d’entrer au Monde perçoit 2,3 SMIG par mois,
tandis que le rédacteur en chef, Jacques Fauvet reçoit 29 SMIG par mois. En
revanche, en 1978, le rédacteur débutant ne touche plus que 2 SMIC par mois,
mais le salaire minimum a été considérablement revalorisé, alors que le directeur
de la rédaction, Bernard Lauzanne, ne reçoit plus que 13 SMIC par mois.
Les difficultés de l’immédiat après-guerre s’inscrivent dans la chute des
rémunérations de 1947, due à l’inflation et aux pénuries qui se traduisent dans le
coefficient de déflation, et qui rendent plus facilement explicables les grèves de
cette année-là. La reprise est lente et progressive, mais durable dans les années
cinquante. Pour les techniques, un barème syndical négocié entre le CILP et le SPP
est établi depuis l’accord entre patronat et syndicat, signé le 23 octobre 1951. Cet
accord institue une échelle mobile des salaires, par les barèmes syndicaux qui sont
actualisés chaque trimestre en fonction de la hausse des prix et qui prennent en
compte une revalorisation des salaires de la presse qui avaient connu une érosion
entre 1932 et 1950 L Dans les années cinquante et jusqu’en 1962, les salaires des
techniques augmentent rapidement et rattrapent presque ceux des rédacteurs.
En revanche, la croissance des années soixante est plus forte pour les
rédacteurs, en dix ans .1962-1972) les rémunérations individuelles doublent, tandis
que l’effectif rédactionnel double également. L’accélération de la croissance pour
les rédacteurs du Monde intègre la récupération de la période des années cinquante
(les « vaches maigres » dans le jargon du journal). Les techniques, qui privilégient
le nombre d’emplois, voient leur effectif tripler tandis que leurs rémunérations
n’augmentent que de 30 %. Pour l’entreprise, les deux catégories évoluent de
façon similaire : la masse

1. L’accord prévoit également l’institution de retraites ouvrières à compter du 1er janvier 1952. En
1955, une prime de productivité est créée. En 1956, une prime de 8,33 % est accordée, qui est bientôt
transformée en 13e mois, puis s’ajoutent une prime de jours fériés, une prime de transport, et des primes
spécifiques pour certaines catégories lorsqu’il y a modernisation de leur travail.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 299

salariale totale de chacune des deux catégories quadruple. Le maintien de la


croissance des salaires au cours des années soixante-dix confirme que le partage
de la marge commerciale se fait au profit des salaires, au détriment de
l’investissement et de la modernisation de l’entreprise. Les années quatre-vingt
sont celles du retour à l’investissement et à la compression de la masse salariale.
Durant ces quarante années, le salaire moyen pondéré des techniques
représente en moyenne 63 % du salaire des rédacteurs, mais il varie entre 42 % en
1946, et 94 % en 1962. Durant les années cinquante, Hubert Beuve-Méry
maîtrisait la croissance des salaires des journalistes, alors qu’il était contraint par
les accords parisiens de laisser filer les salaires des techniques. Pendant la phase
de prospérité du Monde, l’écart est rétabli entre les deux catégories qui restent
cependant dans des échelles de rémunération très élevées.
Les rédacteurs et les techniques ont une rémunération largement supérieure
au salaire minimum annuel, de deux à six fois pour les techniques, avec une
moyenne de quatre ; de quatre à douze fois pour les rédacteurs, avec une moyenne
proche de sept fois le SMIG1. Ainsi apparaît encore une fois la prospérité du
Monde et de ses salariés durant la décennie 1962- 1972. Cette prospérité ne
profite pas seulement aux salariés du journal, mais elle bénéficie également aux
mandataires sociaux. La rémunération des gérants est déterminée par l’assemblée
générale des porteurs de parts de la SARL. Si les indemnités perçues par Hubert
Beuve-Méry, fixées à sept fois le salaire d’un rédacteur débutant, étaient
relativement faibles durant les premières années du journal, elles ne cessent
d’augmenter à partir de 1955. En 1946, le traitement mensuel d’Hubert Beuve-
Méry est de 60000 francs20 21, soit 13 fois le salaire d’un manœuvre de
l’industrie22. En 1957, ce traitement équivaut à 19 SMIG mensuels, alors qu’en
1968, il atteint 42 SMIG mensuels. En 1970, avec 40 SMIG mensuels, Jacques
Fauvet conserve les mêmes indemnités23. Les gérants administratifs, André

20 Le salaire de référence constitué ici est un salaire fictif, calculé à partir des données de
l’INSEE sur le SMIG (puis SMIC) horaire multiplié par la durée annuelle effective du travail.
21 Hubert Beuve-Méry, comme René Courtin et Christian Funck Brentano, perçoit en outre une
indemnité en tant que membre du comité de direction de 30000 francs par an.
22 D’après la série des salaires calculée par Jean Fourastié, le salaire du manœuvre est de 4 500
francs par mois en 1946. Le salaire du rédacteur en chef, André Chênebenoit est de 51 225 francs, celui
du chef des informations, Robert Gauthier, est de 42 750 francs, celui du chef d’atelier, Arsène Belloir,
est de 36 150 francs (fonds HBM).
Colombani, 340000 euros brut par an en 2002, représente 25 fois le SMIC brut annuel.
L’éventail s’est resserré parce que le SMIC a beaucoup augmenté depuis les années 1970.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 300

Catrice puis Jacques Sauvageot perçoivent en général entre les deux tiers et les trois-
quarts du traitement du gérant directeur de la publication. En revanche, durant les
années de crise, les indemnités des gérants sont réduites.
Cette affirmation est confirmée par la comparaison des salaires moyens mensuels
nets du Monde et de ceux de catégories comparables de la population active

Le Monde France
Salaire moyen 86 697 47 383 Salaire moyen
Ouvriers 78 000 33 749 Ouvriers qualifiés
Employés 59 800 36 833 Employés de bureau
Cadres administratifs 113 100 63 769 Cadres administratifs
Cadres techniques 135 200 52 336 Cadres techniques
Rédacteurs 130 000 111 188 Cadres supérieurs
française.
TABLEAU 19 : Salaires moyens annuels nets en 1977, en francs courants.

Le journal Le Monde est une industrie de masse qui produit des objets de grande
consommation, mais les producteurs, rédacteurs et techniques qui travaillent pour la
SARL sont loin d’être des salariés faiblement rémunérés comme le sont les employés
des usines et des services taylorisés. Cette forte rémunération est le résultat du système
de la presse parisienne, dont les effets sont renforcés par les structures participatives
spécifiques au Monde.

Des structures participatives coûteuses


Durant les années de forte croissance, Le Monde a mis en place des structures de
concertation sur la politique des salaires et de participation des salariés aux bénéfices.
La politique salariale du Monde est définie par collèges. Les techniques, cadres et
ouvriers sont rémunérés en fonction des barèmes syndicaux, les administratifs, qui sont
également assujettis aux barèmes syndicaux du Syndicat de la presse parisienne,
bénéficient d’avantages supplémentaires accordés par la direction administrative, tandis
que les rédacteurs ont obtenu la création d'une commission des salaires, qui leur est
réservée, mais qui influe inévitablement sur l'ensemble de la politique salariale de la
maison.
La commission des salaires, créée au sein de la Société des rédacteurs du Monde en
1963, est composée des cinq chefs de service et de cinq
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 301

représentants élus de la rédaction. Elle est chargée d’étudier le niveau des salaires de la
rédaction en rapport avec la prospérité de l’entreprise et le traitement de chaque
rédacteur par rapport au travail fourni. Elle devient graduellement «un organe
consultatif, reconnu par la direction, en matière de politique des salaires h » Le
colloque de la Société des rédacteurs du Monde, qui se tient à Royaumont en 1970,
détermine les objectifs de cette commission. Gilbert Mathieu rédige un rapport qui
énonce les principales orientations de la Société des rédacteurs du Monde en matière
salariale : la politique salariale doit viser «le resserrement de l’éventail des salaires au
sein de la rédaction» entre les dix plus fortes rémunérations et les dix plus faibles, d’un
multiple de 5,5 à un multiple de 4,5 par l’élévation progressive des plus bas salaires.
«Le salaire des journalistes du Monde sera supérieur au marché, dans la mesure où les
finances du journal le permettent24 25.» Les responsabilités hiérarchiques sont
considérées comme des délégations provisoires qui «n’impliquent pas nécessairement
une hiérarchie des salaires26 ».
La commission des salaires examine chaque année la répartition et la hiérarchie des
salaires et propose aux chefs de service et à la direction des augmentations ou des
modifications dans la grille. Elle fonctionne tant bien que mal, car la commission n’a
aucune prise sur les conditions d’embauche ou sur les promotions dans la hiérarchie qui
conditionnent en partie la progression des carrières. Néanmoins, la commission des
salaires contribue à réduire l’écart des rémunérations entre les rédacteurs, sans que l’on
puisse déterminer exactement ce qui résulte de son œuvre propre et ce qui est la
conséquence du climat de l’époque. Les négociations se déroulent durant plus de dix
ans et finissent par aboutir à un accord. Le 8 mars 1982, les gérants, Jacques Fauvet et
Claude Julien, assistés de Jean-Marie Dupont et les sections syndicales SNJ et CFDT,
signent un accord-cadre sur la politique des salaires de la rédaction27. L’éventail des
salaires entre le rédacteur ayant deux ans d’ancienneté et le directeur de la rédaction
doit être limité à un écart de 1 à 3. Cependant, avant même d’être appliquée, cette
vision égalitaire est déjà dépassée par l’évolution de la société française : ainsi, en
octobre 1981, le personnel de Libération

24 Société des rédacteurs du Monde, Bilan et perspectives de la Commission des salaires (1968).
25 Société des rédacteurs du Monde, Réflexion sur la politique des salaires (1971).
26 Objectifs et fonctionnement de la commission des salaires, note de Jean-Marie Dupont, président de
la Société des rédacteurs du Monde, mars 1973.
27 Accord-cadre sur les salaires, 8 mars 1982.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 302

accepte de mettre fin à l’égalité salariale *. Des primes de responsabilité et


d’encadrement et les piges viennent élargir l’écart. En outre, plusieurs chefs de service,
notamment Raymond Barrillon, chef du service politique, et Philippe Labarde, chef du
service économique, distribuent des enveloppes aux rédacteurs qu’ils estiment plus
méritants ou plus compétents que d’autres.
La transparence, voulue par la commission des salaires, aboutit à faire circuler la
liste des salaires dans la rédaction, ce qui suscite des récriminations. Il faut en outre
remarquer que la commission des salaires émane de la Société des rédacteurs du
Monde, c’est-à-dire de l’instance qui détient 40 % des parts du capital, et non d’une
organisation syndicale de salariés. Cette constatation montre à quel point les rédacteurs
éprouvent des difficultés à concilier leur double qualité d’actionnaire et de salarié, ce
que leur reprochent par ailleurs les autres catégories de personnel.
La prime de répartition des bénéfices, que l’on appelle, dans le langage du Monde le
« 24 bis 28 29 », révèle les ambitions, mais également les pesanteurs et les contradictions
de la participation des salariés. Dès l’origine, l’article 24 des statuts de la SARL Le
Monde prévoit la répartition des bénéfices : «5 % pour constituer la réserve légale, 15
% pour constituer une réserve extraordinaire, la somme nécessaire pour payer aux
associés un dividende de 6 %. Sur le reliquat, les gérants proposeront chaque année aux
associés de prélever une somme déterminée qu’ils seront chargés de répartir dans les
proportions qu’ils jugeront convenables entre le personnel de la rédaction, le personnel
des services et celui de l’imprimerie, sous réserve que chaque bénéficiaire soit employé
depuis plus d’un an par la société30 ». La première répartition d’une part des bénéfices
au personnel fut instituée au titre de l’année 1949, lors de l’assemblée générale du 25
mars 1950.
La répartition des bénéfices est annoncée comme telle et ne pouvait prêter à
confusion avec une quelconque prime. Cependant, les employés du journal la
considérèrent très vite comme une prime de vacances ou de fin d’année. La confusion
est manifeste, y compris dans les expressions d’Hubert Beuve-Méry, qui, en réunion du
comité d’entreprise, annonce la première répartition des bénéfices en affirmant que la
prime de vacances accordée en juin 1950 sera une avance sur cette répartition 31. Les
élus

28 Voir Jean GUISNEL, Libération, la biographie, La Découverte, 1999.


29 L’article 24 bis des statuts de la SARL Le Monde traite de la répartition des bénéfices entre les associés
et le personnel.
30 Article 24 des statuts de la SARL Le Monde, 10 décembre 1944.
31 CE des 29 mars et 31 mai 1950.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 303

ouvriers confondent également la prime de répartition avec la prime de vacances


accordée pour le départ des enfants en vacances par le comité d’entreprise. La
participation devient bientôt un usage de la maison, qui donne lieu à délibération lors
de l’assemblée générale des porteurs de parts et dans les réunions du comité
d’entreprise. De 1949 à 1961 (exceptées les années 1955 et 1956 pour lesquelles il n’y
a pas de répartition), la répartition reste relativement faible pour chaque salarié :
l’équivalent de 700 francs déflatés (110 euros) en 1960 ou de 980 francs déflatés (150
euros) en 1961.
Au comité d’entreprise, le débat, dans les années cinquante et soixante, est de savoir
si la prime sera hiérarchisée ou uniforme pour tous les employés 1. Hubert Beuve-Méry
exprime sa préférence en faveur d’une prime uniforme, ainsi que Gilbert Mathieu, chef
du service économique et militant du PSU, qui demande également l’instauration d’une
« prime de prospérité », équivalent à un quatorzième mois, en supplément de la
répartition des bénéfices32 33. Finalement la prime est uniforme pour l’essentiel et
partiellement hiérarchisée, pour 15 % à 20 % de la répartition 34.
À partir de 1960, le montant de la prime augmente régulièrement chaque année :
400 francs (3 100 francs déflatés, 480 euros) pour 1962, puis 900 francs (6700 francs
déflatés, 1040 euros) pour 1963, 1300 francs (9340 francs déflatés, 1450 euros) pour
1964 35,1700 francs (11 900 francs déflatés, 1850 euros) pour 1965, 2000 francs (13
650 francs déflatés, 2 100 euros) pour 1966, 2 100 francs (14000 francs déflatés, 2 170
euros) pour 1967 , 2 600 francs (16500 francs déflatés, 2570 euros) pour 1968 et enfin
3 100 francs (18500 francs déflatés, 2 880 euros) pour 1969. Par comparaison,
rappelons que le SMIG mensuel a été porté à 600 francs le 1er octobre 1968.
Représentant cinq mois de salaire au SMIG, la « prime» ou la «répartition» devient une
affaire importante pour les rédacteurs, les employés et les ouvriers. Mais, à partir de
1970, la marge bénéfi

L CE du 30 mai 1951, 30 mai 1952, 20 mai 1954, du 15 avril 1954 et du 14 mai 1959. Maurice Pellier,
secrétaire du CE, demande l’intéressement du personnel basé sur un pourcentage du chiffre d’affaires de la
SARL.
33 CE du 5 janvier 1961. Gilbert Mathieu demande une augmentation de la prime et un paiement au 1er
avril plutôt qu’au 31 décembre, CE du 12 avril 1962
34 Vœu du comité d’entreprise pour une répartition uniforme de la prime sur bénéfices, CE du 16 mars
1961 et du 24 mai 1961. Décision prise en mai 1963, 15 % hiérarchisée et 85 % uniforme, CE du 16 mai
1963.
35 Gilbert Mathieu «demande pour la énième fois une répartition égalitaire» (AG du 17 juin 1965).
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 304

ciaire diminue, ainsi que le montant de la répartition \ ce qui entraîne la diminution de


la part reçue par chacun des salariés, d’autant plus que le nombre des salariés continue
de s’accroître ainsi que celui des bénéficiaires avec la demande d’extension de la prime
aux retraités36 37 : 2250 francs par salarié (12 800 francs défiâtes, 1980 euros) en 1970,
1350 francs par salarié (7 250 francs défiâtes, 1130 euros) en 1971. Les délégués
syndicaux, particulièrement Charles Cocu, délégué CGT au comité d’entreprise 38, mais
également des rédacteurs39, demandent l’établissement d’une prime «obligatoire et
indexée» sur l’indice INSEE du coût de la vie, ou encore son remplacement par un
quatorzième et un quinzième mois de salaire assortis d'une prime de vacances.
En compensation de la diminution de la prime de répartition des bénéfices, la CGT
demande l’institution d’une prime de vacances, payable en juin40. Jacques Sauvageot
refuse d’accorder cette prime, mais il propose de verser durant l’été 1972 une avance
sur la répartition des bénéfices de l’année 1972, qui n’est pas encore terminée41. Alors
que la confusion règne dans les esprits, Jacques Sauvageot parle «d’avance sur la
répartition des bénéfices », tandis que Loiseau, secrétaire du comité d’entreprise répond
«prime42 ». Les délégués syndicaux font alors valoir que la prime constitue

36 Déclaration de Jacques Sauvageot : «En 1965, la répartition représentait 1452% des bénéfices, en 1969
elle représentait 18,21 % et en 1970, 19,20% des bénéfices. Cela représente une augmentation d’environ 1 %
par an malgré l’importance des investissements, car nous ne voulons pas que le personnel pâtisse de notre
politique d’investissements » (CE du 31 mars 1971). En 1971, la prime de répartition représente 22 % des
bénéfices (CE du 26 avril 1972).
37 Les retraités ayant eu plus de quinze années de présence dans la maison ont droit à la prime (CE du 27
novembre 1968). Des heurts opposent les délégués CGT des ouvriers et les délégués CGT des employés sur
l’extension de la prime aux ouvriers retraités (CE du 26 février 1969). Le débat reprend au comité d’entreprise
du 26 mars 1969.
38 Charles Cocu intervient plusieurs fois pour réclamer «la prime» (il refuse de parler de répartition des
bénéfices), voir CE des 23 lévrier et 3 mars 1971. Il cite comme modèle la Régie Renault qui distribue «un tiers
de ses bénéfices à l’actionnaire, un tiers aux investissements et un tiers aux salariés». Tandis qu’il estime que
Le Monde consacre 80 % aux investissements et seulement 20 % aux salariés (CE du 24 mars 1971).
39 «Les réactions de certains rédacteurs sont beaucoup plus celles de syndicalistes que de membres d’une
société possédant 40% du capital», Jacques Sauvageot CDS du 28 septembre 1972.
40 CE du 30 mai 1972.
41 1 500000 francs sont versés au titre de la répartition des bénéfices de l’année 1971 et 879000 francs,
soit 756 francs par salarié (3 825 francs déflatés, 595 euros), sont versés à titre d’acompte sur la répartition des
bénéfices de l’année 1972 (CE du 30 mai 1972).
42 CE des 20 septembre 1972,25 octobre 1972,26 avril 1974 et 23 avril 1975.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 305

une partie de la rémunération qui ne peut être diminuée sans attaquer le principe
intangible du maintien du pouvoir d’achat des salariés
En 1972, la diminution du montant à répartir envenime les querelles entre les trois
catégories qui reçoivent une part des bénéfices, les associés, les membres du conseil de
surveillance et les salariés. Hubert Beuve-Méry, à la retraite, souhaite la revalorisation
des dividendes versés aux associés, tandis que Jean Schwœbel, président du conseil de
surveillance, réclame la revalorisation et l’indexation des indemnités versées aux
membres du conseil43 44 45. Le 3 mai 1973, les syndicats CGT, CFDT et FO, demandent
par lettre au conseil de surveillance «de fixer un plancher minimum indexé [pour la
répartition], dont le montant serait provisionné l’année précédente». Le SNJ, syndicat
majoritaire chez les rédacteurs, se joint aux syndicats des autres catégories de personnel
pour réclamer que les salariés ayant six mois de présence au 1er juin de l’année de
répartition, soient admis au bénéfice de la répartition46. Cela signifie que les salariés
embauchés le 1er janvier auraient droit à la répartition des bénéfices de l’année
précédant leur embauche. Les associés refusent d’accorder le bénéfice de la répartition
aux retraités ayant moins de dix ans d’ancienneté, ils refusent également l’indexation,
mais ils acceptent la répartition pour les salariés ayant seulement six mois de
présence47.
Dans les mois suivants, les syndicats persistent à demander « une répartition
garantie5 », que Jacques Sauvageot refuse d’accorder tout en calculant une indexation :
«Tout en retirant la notion de garantie, j’ai calculé les différentes indexations, ce qui
donne le montant des parts suivantes : 1972, 2 250 francs, 1973, 2 400 francs et 1974, 2
750 francs 48. » Le gérant du Monde remarque en outre que les frais financiers que
l’entreprise doit supporter du fait de ses emprunts atteignent le montant de la répartition
des bénéfices et que le prix du journal a augmenté pour faire face à l’augmentation du
prix du papier49.
Le débat se poursuit les années suivantes : en 1976, la prime de répartition versée
pour l’année 1975 est encore réduite, ce qui donne lieu à une nouvelle demande
d’indexation de la part des syndicats et, de la part

43 CDS du 8 mai 1972.


44 CDS du 8 mai 1972.
45 CDS du 3 mai 1973.
46 CDS des 8 mai 1974,24 novembre 1974 et 3 mars 1977.
47 Consultation écrite des porteurs de parts du 1er juin 1973, AG du 28 mai 1974. Les sociétés de
personnel ont voté contre l’indexation que demandaient les syndicats.
48 CE du 23 avril 1975.
49 Ibid.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 306

de la CGT, à la suggestion de réduire le montant des investissements « trop élevé » afin


de payer une prime plus conséquente1. Pour les bénéfices de l’année 1977, la répartition
est supprimée au mois de juin 197850 51 et réduite à 1000 francs (2 788 francs déflatés,
433 euros) par salarié au mois de décembre, uniquement en faveur des salaires
inférieurs à 7 000 francs par mois52.
La Société des rédacteurs du Monde décide, en 1977, qu’il n’y a pas lieu de
modifier le système de répartition des bénéfices et qu’il ne faut pas indexer une prime
sur le coût de la vie53. Mais, face aux réclamations syndicales, une négociation est
entamée au cours de l’année 1979. À la réunion du comité d’entreprise du 21 mai 1979,
la question de la prime est de nouveau posée. Elle est définitivement résolue par la
signature d’un protocole d’accord entre les organisations syndicales et les gérants qui
institue une prime annuelle garantie et indexée, dont se félicite la CGT :

«Depuis 1972, nous [la CGT] avons voulu que soient garanties intégralement les
ressources annuelles des salariés de l’entreprise, une partie de ces ressources étant
liée à des éléments sur lesquels ils n’avaient aucun moyen de choix ou d’action. Le
souci de justice nous a amenés à vouloir transformer la répartition des bénéfices, qui
gardait un caractère aléatoire et paternaliste, en une prime annuelle garantie et
indexée54. »

L’instauration de cette nouvelle prime suppose la réforme de l’article 24 bis des


statuts : la répartition des bénéfices est supprimée et remplacée par la répartition d’une
prime égale au quart de la marge nette de l’année écoulée55.
La proposition de Claude Julien56 de supprimer la prime entre en ligne de compte
pendant la crise de succession de 1981. Jacques Fauvet reçoit, le 18 février 1981, les
délégués syndicaux pour leur annoncer un moratoire

50 CE des 22 avril 1976, 28 avril 1976, 23 juin 1976, 31 janvier 1977, 25 avril 1977 et 27 juin 1977.
51 CE du 24 avril 1978.
52 Les cadres techniques et dix rédacteurs déposent une réclamation en vue de percevoir également la
prime bien que leurs salaires soient supérieurs à 7 000 francs. Seule une rédactrice, dont le salaire est inférieur à
7 000 francs, refuse de percevoir la prime car il n'y a pas de bénéfices (CDS du 21 septembre 1978).
53 AGSRM du 17 mai 1977.
54 Déclaration de la CGT (CE du 31 décembre 1979).
55 Consultation écrite des porteurs de parts sur la réforme des articles 23, 24 et 24 bis des statuts de la
SARL Le Monde (AG du 11 mars 1980).
56 CDS du 8 janvier 1981.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 307

sur la prime1. Le problème de la prime reste d’actualité alors que Le Monde entre dans
une crise financière grave. Claude Julien propose alors de verser la moitié d’un
quatorzième mois à titre de prime pour l’année 198157 58. Lorsque André Laurens est
nommé gérant, le 30 juin 1982, une avance de 2 000 francs a été versée, mais il reste 3
500 francs à payer avant la fin de l'année. Le nouveau gérant s’étonne que, vu l’état des
finances du journal, la SARL doive souscrire un emprunt pour verser la prime de
répartition de bénéfices inexistants59 ! Finalement la prime est supprimée, dans le cadre
du plan de redressement, mais après des conflits incessants qui visaient à l’intégrer dans
le salaire de base et un procès intenté contre la direction, devant les prud’hommes, par
des élus syndicaux de la rédaction qui exigeaient le versement de la prime. Cette
«bataille de la prime», qui dura plus de dix ans, révèle les limites du système de
participation au Monde, qui, finalement, n’a bien fonctionné qu’entre 1962 et 1969,
lorsque la croissance était forte et la direction non contestée, mais s’est rapidement
dégradé, lorsque les difficultés d’adaptation survinrent. À partir de 1970, la
participation aux bénéfices entre en contradiction avec le financement et
l’amortissement de l’outil industriel.

PROJET INDUSTRIEL CONTRE PROJET RÉDACTIONNEL

L’accomplissement du projet social du Syndicat du livre, qui pourrait être résumé


en « croissance des emplois garantis, augmentation des salaires et réduction des heures
de travail» pour les ouvriers et les cadres techniques de la presse parisienne, suppose le
développement des sites industriels. Au Monde, ce projet industriel, qui rejoint celui de
l’administration concernant l’extension de l’entreprise et qui flatte l’orgueil de la
rédaction, rencontre pendant longtemps un consensus général. L’essor du secteur
industriel, rendu nécessaire par la croissance des ventes et de la pagination, est parallèle
à l’essor du secteur administratif et commercial et à celui de la rédaction. Cadres,
employés et ouvriers semblent avoir la même logique

57 CE du 19 février 1981.
58 CE du 23 novembre 1981.
59 CDS du 23 septembre 1982. Entre 1972 et 1979, les emprunts à moyen et à long terme souscrits par la
SARL atteignent 26000000 de francs. Le cumul des primes payées de 1972 à 1979 représente 24 170000
francs. Entre 1949 et 1976, la distribution des bénéfices aux salariés atteint environ 195 millions de francs
déflatés ou plus de 30 millions d’euros, ce qui représente approximativement le prix que Le Monde a obtenu
lors de la vente de l’immeuble de la rue des Italiens.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 308

d’expansion des emplois et des salaires qui entraîne une valorisation de leurs activités,
tandis que la rédaction trouve dans la possession d’une imprimerie la garantie de son
indépendance.

L’essor du secteur industriel


La fièvre d'investissements du quotidien de la rue des Italiens au cours des années
soixante conduit à s'interroger sur le projet industriel du Monde. Les rotatives et
l'équipement du Temps étaient certes obsolètes, mais le doublement des capacités de
production, entre 1959 et 1966, permettait d'assurer l'impression du journal dans des
conditions convenables. À partir du 15 novembre 1966, les rotatives de la rue des
Italiens tirent un quotidien de 32 pages à une vitesse de 100 000 à 120 000 exemplaires
à l’heure, ce qui permet de produire 500000 exemplaires chaque jour1. Le fondateur est
rapidement effrayé par l’inflation du tirage et de la pagination. Il manque rarement une
occasion de rappeler qu’il faut « resserrer les boulons », mais il semble que, dès la fin
de l’année 1967, Hubert Beuve-Méry ne soit plus en mesure de peser sur les destinées
du Monde.
Comment les salariés pourraient-ils résister aux sirènes de l’industrie et de la
publicité, quand les gérants incitent à l’investissement afin de pouvoir accueillir encore
plus de pages publicitaires ? Et comment ne pas être grisé par des taux de croissance
supérieurs à 10 ou 15 % par an ? Lorsque, en 1967, le gérant annonce une croissance de
17 % pour le tirage et de 18 % pour la diffusion, par rapport à l’année précédente,
Gilbert Mathieu, chef du service économique et de ce fait quelque peu habitué à manier
les taux de croissance, a cette réflexion naïve, qui révèle l’ampleur des ravages causés
dans les esprits par l’expansion : «Dans l'hypothèse d’une croissance régulière de 10%
par an, le tirage pourrait atteindre 532000 à la fin 1970 et 863 000 à la fin 1975. Si l’on
envisage l'hypothèse (invraisemblable) de 15 % d’augmentation par an, les chiffres
seraient respectivement de 610000 et 1280000. Ces chiffres donnent la mesure des
problèmes d’extension et d’adaptation, qui ne vont pas manquer de se poser à
l’entreprise dans un proche avenir.» La réponse de Jacques Sauvageot est savoureuse :
«Mon fils a quatorze ans, il mesure 1 mètre 50 et il grandit de 10 centimètres par an. À
dix-huit ans il mesurera 1 mètre 90 et à 22 ans il atteindra 2 mètres 3060 61. »

60 Le Monde ne doit pas dépasser quatre à cinq heures de tirage afin de bénéficier des voitures, des trains
et des avions nécessaires à sa distribution et afin d’arriver assez tôt dans les points de vente.
61 CE du 27 octobre 1967.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 309

Dès 1968, la prolongation de la croissance conduit les nouveaux gérants, Jacques


Fauvet et Jacques Sauvageot, à doubler à nouveau la capacité d’impression, en
commandant à WIFAG1, une rotative de 12 groupes, afin de l’installer dans les locaux
de l’ancienne usine Marinoni à Saint- Denis62 63. Avec l’imprimerie de la rue des
Italiens, les deux sites d’impression autoriseront le tirage d’un journal de 48 pages à
600000 exemplaires64, ou le tirage d'un 32 pages à un million d’exemplaires.
Cet investissement industriel s’accompagne d’une extension de l’administration
dans les étages d’un ancien hôtel, au 16 rue du Helder, où sont installés les deux
ordinateurs destinés à la comptabilité et à la gestion des abonnés 65, tandis que la
rédaction et les services généraux conquièrent des locaux dans l’immeuble de la rue des
Italiens, enfin libéré des derniers locataires. La composition et la clicherie, cette
dernière devant travailler en double pour approvisionner Saint-Denis, s’étendent elles
aussi.
Devant les rédacteurs qui s’inquiètent de l’emprise de la publicité sur le journal, car
elle seule peut amener les recettes nécessaires aux investissements, Jacques Sauvageot
rassure, mais, en comité de rédaction ou ailleurs, la question de la fidélité à l’esprit
fondateur du journal revient en débat. Pierre Drouin, en 1969, se demande si l’on pose
«les vrais problèmes, qui ne sont pas seulement techniques, à savoir : que veut-on faire
du journal ? où veut-on aller ? Il faut en tout cas éviter deux écueils : la nostalgie de 1
age héroïque et un peu artisanal du Monde et le principe selon lequel il faudrait utiliser
à plein les possibilités techniques que nous donnent les nouvelles installations
puisqu’elles existent66 ».
Quelques mois plus tard, Gilbert Mathieu « craint que des décisions relatives à
l’augmentation du nombre des pages du journal soient prises

62 L’annonce de l’achat de la nouvelle rotative, déjà commandée, est faite à l’assemblée générale de la
SARL, le 14 mai 1968. À la première réunion du conseil de surveillance, Jacques Sauvageot justifie sa
précipitation à commander la rotative chez WIFAG par la longueur des délais de livraisons supérieurs à deux
ans, CDS du 27 juin 1968.
63 L’achat de l’usine Marinoni de Saint-Denis, d’une superficie de 5 300 m2, pour la somme de 3,3
millions de francs (soit l’équivalent de 21 millions de francs déflatés ou 3,3 millions d’euros), est annoncé au
conseil de surveillance du 26 septembre 1968 et au comité d’entreprise du 27 septembre 1968.
64 À une vitesse de 120000 à 140000 exemplaires à l’heure.
65 Ces deux ordinateurs, de modèle IBM 360/25, d’un poids de 850 kilogrammes étaient dotés d’une
mémoire de 32 kilooctets et de disques de stockage des informations de 700 kilooctets. Livrés, l’un en mai
1969, l’autre en octobre, ils furent totalement opérationnels en juin 1970. Le tarif mensuel de location était de
94000 francs déflatés ou 14 600 euros.
66 CDR du 29 septembre 1969.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 310

avant même qu’il y ait eu une discussion préalable sur la meilleure solution à retenir. Il
demande si la publicité n’exerce pas des pressions en ce sens, et si elle ne va pas être
liée par des engagements contractuels, qui rendront obligatoire le dépassement des 32
pages1 ».
En face des rédacteurs, qui acquiescent tout en se posant des questions, il y a les
ouvriers, favorables à tout agrandissement, et des gérants qui ont fait, en 1968, un pari
industriel fondé sur une croissance forte. La décision d’acheter les rotatives a été prise
entre le 15 mars et le 14 mai 196867 68, à une époque où Le Monde est dirigé par quatre
gérants, Hubert Beuve-Méry, André Catrice, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot. Ce
n’est donc pas Jacques Sauvageot, seul, qui a commandé la nouvelle rotative destinée à
équiper le futur site industriel : l’implantation d’une nouvelle imprimerie à Saint-Denis
est le fruit d’une décision collective, de l’ancienne et de la nouvelle direction. Elle
reçoit l’approbation des sociétés de personnel, des associés et des syndicats. Entre
l’enthousiasme de la participation au capital et aux décisions de l’entreprise et l’utopie
du mois de mai 1968, entre l'ivresse des grands tirages et la succession des gérants, la
construction d’un pôle industriel apparut comme un titre de gloire, mais qu’il fût doté
d’une capacité de production très largement excédentaire, passa inaperçu, tant que
l’euphorie dura.
Jacques Sauvageot avait mesuré cet excédent de capacité et prévoyait, dès l’origine,
d’accueillir des clients extérieurs : «Aucun contrat n’a été pris, mais il est logique de
penser qu’une usine de ce type ne doit pas rester improductive dans le laps de temps qui
ne sert pas au tirage [du journal]69. » Le Monde entre alors dans la logique de
l’investissement productif, ou de l’offre créatrice de demande, qui, à la fin des années
soixante, présida à bien des décisions économiques, qui se révélèrent catastrophiques
au cours de la décennie suivante. La construction de la sidérurgie sur l’eau à Fos-sur-
Mer, la multiplication des raffineries de pétrole en France ou l’extension des filatures
dans les Vosges ressortissent au même esprit, qui escomptait une croissance infinie,
alors même que celle-ci s’essoufflait.
L’imprimerie de Saint-Denis coûte au Monde 63 000000 de francs répartis sur cinq
années, de 1968 à 197270. Le financement est assuré par

67 CDR du 14 janvier 1970.


68 Entre l’assemblée générale extraordinaire de la SARL qui donne son approbation à l’entrée de
nouveaux porteurs de parts et l’assemblée générale ordinaire de la SARL, au cours de laquelle est annoncée la
commande des rotatives.
69 CDS du 25 septembre 1969.
70 Note de Jacques Sauvageot destinée au Crédit national. Datée de février 1972, cette note accompagne la
demande de prêt du Monde. Le financement de Saint-Denis est éche-
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 311

la vente des valeurs de placement1 accumulées depuis une décennie, par la marge
commerciale71 72 et par «des découverts auprès des banquiers73» qui conduisent à
souscrire un emprunt auprès du Crédit national. En outre, l’amortissement et la
rémunération des salariés embauchés pour faire tourner l'imprimerie reposent sur
d’hypothétiques recettes publicitaires ou d'éventuels clients supplémentaires. Hélas, dès
l’entrée en service de l'imprimerie de Saint-Denis, en octobre 1970, l’horizon
s’obscurcit. Les recettes publicitaires s’essoufflent, le journal cherche des lecteurs, y
compris quand ils coûtent plus cher qu’ils ne rapportent, et l’imprimerie, faute de
clients extérieurs qui permettraient de la rentabiliser, demeure trop grande pour Le
Monde seul.
Jacques Sauvageot reconnaît le problème, sans entrevoir de solution : «Saint-Denis
coûte l’intégralité des bénéfices [nous dirions plutôt de la marge d’exploitation] de
1968 à 1971 inclus, mais permet d’obtenir des recettes supplémentaires en publicité.
Les numéros de plus de 32 pages permettent de combler le déficit 74. » Le raisonnement
pourrait être retourné (s’il n’y avait pas le déficit causé par l’imprimerie, il n’y aurait
pas besoin de faire des numéros de plus de 32 pages pour accueillir la publicité), mais
surtout, il ne prend pas en compte le recrutement du personnel nécessaire au
fonctionnement de Saint-Denis, qu’il faudra ensuite rémunérer, quelle que soit
l’évolution de la conjoncture.
Lorsque Josiane Sélébam, présidente de la Société des employés, interroge Jacques
Sauvageot sur la rentabilité de l’imprimerie de Saint-Denis, celui-ci répond : « Celle-ci
se démontre par l’absurde. On pourrait ne sortir que sur 32 pages, ce qui priverait Le
Monde de rentrées publicitaires. La réduction du budget (au moins 15 %) qui
s’ensuivrait entraînerait la nécessité de porter à 1 franc le prix de vente. L’imprimerie
de Saint-Denis

lonné de la façon suivante : 11 000 000 de francs en 1968, 8 000 000 en 1969, 15 000 000 en 1970, 14 000
000 en 1971 et 15 000000 en 1972. L’ensemble de l’investissement représente un total de 347 000000 de francs
déflatés ou 54 millions d’euros. L’imprimerie de la rue des Italiens avait représenté, entre 1958 et 1966 un
investissement total de 194 000000 de francs déflatés ou 30 millions d’euros, hors achat de l’immeuble.
L La vente des valeurs de placement apporte 7 000000 de francs en 1968, 3 400000 en 1969 et 2 200000
en 1970 et 1971.
72 La marge brute s’élève à 12 000 000 de francs en 1968, 15 000 000 en 1969, 8 000 000 en 1970, 3
000000 en 1971 et 12 000000 de francs en 1972. L’essentiel de cette marge finance les travaux, mais une
partie est prélevée pour la prime de répartition des bénéfices distribuée au personnel.
73 Pour environ 7 000000 de francs en 1970, 1971 et 1972 (lettre des gérants aux associés en date du 21
février 1972),
74 CDS du 11 mars 1971.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 312

n’est pas une affaire rentable en soi. En dehors des publications du Monde elle n’a
toujours que le Moniteur des travaux publics comme client. Quatre ou cinq études sont
actuellement en cours sur des hebdomadaires ou des mensuels. En fait la logique
voudrait qu’on tire à Saint-Denis un quotidien du matin. Il se peut que cette hypothèse
se réalise un jour1. »
Hypothèse bien optimiste, voire utopique de la part du gérant, car, pour créer la
filiale d'impression nécessaire pour accueillir un quotidien à Saint- Denis75 76, il faudrait
obtenir l'accord de la Société des rédacteurs du Monde, et pour trouver des clients
extérieurs, il faudrait l’accord du Syndicat du livre qui exigera des embauches
supplémentaires, et celui de la Société des rédacteurs, qui souhaite n’accueillir qu’une
presse «propre». Ces deux exigences, partiellement contradictoires, posent des
contraintes qui sont renforcées par le format particulier du Monde, unique en France,
qui fut conservé lors du changement des rotatives en 195977.
L'impératif industriel devient progressivement prépondérant par rapport à
l’impératif éditorial. Il faut trouver de la publicité pour rentabiliser la rédaction ou des
clients pour rentabiliser l’imprimerie, mais, en attendant, le journal est d’autant plus
vulnérable que le moindre arrêt de travail fait basculer les comptes dans le rouge,
comme d’ailleurs la moindre baisse des recettes publicitaires. La situation persiste ainsi
quelques années sans poser trop de problèmes, parce que les machines étaient neuves et
parce que le tirage montait encore, presque aussi vite que les revendications sociales,
mais lorsque la diffusion stagne à partir de 1976, puis chute en 1982, le choc est rude
pour l’ensemble du personnel.
La recherche de la rentabilité, ou de l’emploi optimum des capacités de production
sans adjonction de personnels supplémentaires, oblige les administrateurs de la SARL à
s’illustrer dans la recherche de clients pour l’imprimerie. La question se posait
différemment du temps d’Hubert Beuve-Méry, dans la mesure où, d’une part les
rotatives étaient vite saturées, même si la plage de nuit restait disponible, et où, d’autre
part, Le Monde

75 CDS du 1er mars 1973.


76 De par la loi, l’imprimeur est tenu, en dernier ressort, pour responsable des écrits qu’il imprime. Il
faudrait donc que l’impression soit confiée à une société séparée de la SARL afin de préserver Le Monde.
77 Les rotatives de l’imprimerie de Saint-Denis conservent le même format que celles de la rue des
Italiens, car la copie est saisie sur les linotypes de la rue des Italiens et les flans y sont également fabriqués. Ce
sont les flans dupliqués qui sont transportés à Saint-Denis, où est fabriqué un deuxième jeu de clichés.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 313

avait repris au Temps une petite imprimerie de labeur \ qui permettait de fournir
l’entreprise en papier à en-tête, en enveloppes et autres imprimés administratifs, et qui
autorisait l'impression de revues et de journaux à un coût relativement faible 78 79 80.
Dans les années cinquante et soixante, l’imprimerie de labeur imprime également les
publications annexes du Monde81. Elle réalise 2 à 3 % des recettes de la SARL, avec un
taux de marge d’environ 25 % 82, largement supérieur à celui de la SARL.
La part de l’imprimerie de labeur diminue ensuite dans le total du compte
d'exploitation de la SARL, car Hubert Beuve-Méry veillait à ce que les clients
extérieurs n’envahissent pas les ateliers. Il considérait en effet que le but premier de
l’imprimerie du journal était d’imprimer le Monde. Il avait posé clairement les limites
de l’imprimerie commerciale, dans son rapport à l'assemblée générale des porteurs de
parts de la SARL, le 4 mai 1962 :

« Nous disposons maintenant d’une importante imprimerie dotée d un matériel très


moderne à grand rendement, représentant des investissements importants, mais qui est fort
mal utilisée. L’impression du quotidien, compte tenu des préparations et des temps morts,
dure de 4 à 5 heures, pendant lesquelles la rotative tourne effectivement 3 heures. Ces trois
heures de travail effectif doivent actuellement assurer l’amortissement total d’un matériel
de prix très élevé dont la durée ne sera pas limitée par l’usure mais par les progrès
techniques qui la rendront probablement périmée dans dix, quinze ou vingt ans.
D paraît donc raisonnable du point de vue commercial, d’envisager l’utilisation de ce
matériel à d’autres fins que l’impression de notre propre journal,

78 Une imprimerie de labeur est une imprimerie commerciale qui emploie des ouvriers du Livre en dehors
de leur statut particulier, donc à un coût beaucoup plus réduit.
79 En 1952, par exemple, le secteur labeur imprime : Le Tableau fiscal et juridique, L’Édition économique,
L'Union des couteliers, L’Association sténographique unitaire, et Les Anciens Combattants de la Préfecture de
police. En 1953 vient s’y ajouter Les Cheminots retraités, et en 1954, la revue Bénéfices (AG des 26 mars
1953,3 avril 1954, et 31 mars 1955).
80 La justification principale des salaires élevés des ouvriers de la presse réside dans l’urgence (autre sens
de la presse) quotidienne et dans les variations rapides et inopinées de la charge de travail. Pour un
hebdomadaire ou pour un mensuel, l’urgence est moindre et le travail peut facilement être planifié. Il est donc
logique que les publications annexes soient confiées au labeur et non à la presse. Hubert Beuve-Méry et André
Catrice y veillaient. Le Syndicat du livre, dans sa logique propre, souhaitait intégrer le labeur à la presse, ce qui
fut fait après que le Moniteur des travaux publics eut quitté l’imprimerie du Monde à Saint- Denis.
dépenses, 152 millions de francs ; marge 4,8 millions de francs.
82 Pour 1952 : recettes 21 millions de francs; dépenses 15,5 millions de francs; marge 5,5 millions de francs.
Pour 1953 : recettes, 19,5 millions de francs ; dépenses, 14,8 millions de francs; marge 4,7 millions de francs.
Pour f^4 : recettes, 20 millions de francs;
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 314

pour multiplier ses heures de service et faire ainsi supporter par d’autres travaux son lourd
amortissement.
Ces travaux extérieurs ne sont pas difficiles à trouver. Sans avoir fait aucune démarche,
nous avons déjà été l’objet de sollicitations de la part de plusieurs hebdomadaires, et de
deux quotidiens, attirés par la rapidité et la perfection du travail de notre imprimerie.
Mais une telle extension de notre activité impliquerait une sorte de reconversion de
notre entreprise. À côté de l’édition du Monde, principal objet de la Société, grandirait une
imprimerie commerciale, dont Le Monde ne serait plus l’unique souci, ni même le
principal client. Certes, l’équilibre de l’exploitation du Monde en serait facilité et partant
son avenir plus assuré et son développement peut-être plus rapide. Mais ne faut-il pas
craindre que les préoccupations commerciales prennent alors le pas sur le rôle d’éditeur et
que l'imprimerie, aujourd’hui au service exclusif du Monde, ne devienne un jour une
affaire où Le Monde ne serait plus que l’accessoire ? »

Les choses sont clairement dites, Le Monde imprime Le Monde, quelques


enveloppes et cartes de visite, éventuellement des publications d’appoint, mais c’est
tout. Cette logique qui affirmait la priorité du rédactionnel sur l'industriel est pourtant
rapidement battue en brèche.
De juin 1967 à la fin 1975, le Moniteur des travaux publics amena une croissance
du secteur de labeur. Le Moniteur représente 2 % de l’activité de la SARL, avec un
taux de marge de 16 à 19 % L Cependant, la direction de ce magazine professionnel
retira sa clientèle à l’imprimerie du Monde83 84 qui facturait les frais de fabrication en
fonction du « taux d’étoffe », fixé par le Syndicat de la Presse parisienne en même
temps que le barème syndical. Dans les années 1967-1975, le coefficient multiplicateur
varie entre 197 %

L Le chiffre d’affaires du Moniteur pour l’imprimerie en 1974 était de 4 500000 francs (2,14 % du chiffre
d’affaires total), les frais de 3 800 000 francs, le bénéfice brut de 700000 francs (15,5 % de marge brute et 5 %
du bénéfice total de la SARL). Le chiffre d’affaires cumulé du 12 juin 1967 au 31 décembre 1975 fut de 28
000000 francs, les dépensés cumulées de 24 000 000 francs, le bénéfice brut cumulé de 4 000 000 de francs,
soit 16,6 % de marge moyenne (CE du 12 janvier 1976).
84 Le contrat stipule le tirage chaque jeudi d’un numéro de 192 pages, chaque lundi d’un numéro de 64
pages, d’un supplément de 32 pages douze à quinze fois par an, de quatre tables trimestrielles de 32 à 48 pages
et d’un numéro spécial de 160 pages chaque année. Contrat du 24 mars 1967 signé par Jacques Pilpoul,
directeur général du Moniteur, et Jacques Sauvageot. L’impression du Moniteur par l’imprimerie du Monde
dura huit années, rue des Italiens de 1967 à 1972, puis à Saint-Denis, d’octobre 1972 à décembre 1975. Le
Moniteur tirait à 80000 exemplaires. Les 13 000 à 15 000 pages par an, représentaient l’impression, chaque
année, de neuf cent millions à un milliard deux cents millions de pages dans le demi-format du Monde.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 315

et 215 % des salaires1. Ce système, traditionnel dans la presse, entraîne le


renchérissement des frais de fabrication en les indexant sur l’évolution de la masse
salariale et de la productivité des ouvriers du Livre. Comme les délégués syndicaux du
Monde incitaient à l’embauche de personnels supplémentaires et à l’augmentation des
salaires, le coût d’impression du Moniteur s'éleva trop rapidement. Le Moniteur quitta
Saint-Denis pour une imprimerie commerciale moins onéreuse qui, en outre, assurait la
composition et imprimait en quadrichromie85 86.
La conclusion de cet épisode, marginal dans l’histoire du Monde, permet de mieux
comprendre les relations entre les partenaires sociaux du journal. Après négociation
avec le Livre CGT, Jacques Sauvageot réunit, le 12 janvier 1976, un comité
d’entreprise extraordinaire afin d’informer officiellement les délégués du licenciement
de 9 des 23 ouvriers travaillant pour le Moniteur. Symboliquement, les délégués CGT
se prononcent contre les licenciements qu’ils avaient négociés, bien qu’ils eussent
accepté, par avance en 1967, le principe suivant lequel en cas de perte de ce travail, les
ouvriers concernés seraient licenciés. Mais le Livre cherche toujours à sauvegarder «les
avantages acquis». Les délégués demandent également à la direction une augmentation
de la subvention destinée au comité d’entreprise afin de compenser la perte de la
subvention du Moniteur. Les sections syndicales CFDT, FO et le SNJ refusent quant à
elles de se prononcer sur cette affaire car elles n’ont été informées, ni par la direction,
ni par la CGT.
Les gérants du Monde se sont préoccupés également de diversifier les sources de
revenus de la SARL, en mettant à profit le savoir-faire des rédacteurs et les capacités de
production de l’imprimerie. Ces revenus et profits divers représentent une faible part du
total des produits dans le compte d’exploitation, mais ils constituent parfois un appoint
financier non négligeable. La cession des droits de reproduction d’articles du Monde,
qui ne demande pas de frais de production, fournit, dans les années cinquante et
soixante, environ 1 % des recettes totales du compte d’exploitation avec

85 Les prix de fabrication sont ainsi calculés : le prix de fabrication est égal à la somme des salaires
augmentée des salaires multipliés par le «taux d’étoffe».
86 Le conseil de surveillance refusa, le 11 mars 1971, la création d’une filiale d’imprimerie de labeur,
financée par le Moniteur, qui aurait pris en charge, à Saint-Denis, la composition et l’impression du Moniteur
: «Les gérants considèrent néanmoins qu’il ne serait ni réaliste ni opportun de se lancer à nouveau dans des
travaux importants au moment ou nous avons le plus besoin de souffler, sans compter les problèmes
complexes que ne manqueraient pas de poser la mise sur pied de nouvelles équipes. »
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 316

un maximum de 1,3 % en 1956 L En 1965, neuf quotidiens étrangers passent un accord


avec Le Monde, en vue de la reproduction de ses articles87 88. La part des droits de
reproduction dans les recettes décline après 1965, parce qu’une partie de la
reproduction d’articles est réalisée par le journal lui-même sous forme de brochures et
de publications annexes89.
La rédaction cherche également à développer des publications annexes du Monde,
dans l’espoir d'élargir le fonds de commerce et l’audience du journal. Elle trouve alors
des alliés auprès de l’administration et du Syndicat du livre qui souhaitent également
développer l’entreprise.
Une première catégorie de publications, qui reprend des articles du quotidien, est
constituée de la Sélection hebdomadaire, créée en octobre 1948 pour suppléer à l’arrêt
d’U/ze Semaine dans le monde, et de la version en langue anglaise, Lhe Weekly
Selection, éditée d’avril 1969 à juillet 197190. La deuxième catégorie, qui vise à créer
des publications autonomes, est inaugurée en octobre 1951 par Le Monde des
philatélistes, créé par Adalbert Vitalyos, typographe et metteur en page, comme «
supplément mensuel aux chroniques hebdomadaires» du quotidien. Vient ensuite Le
Monde diplomatique, qui est lancé en mai 1954.

87 Les meilleurs clients sont Midi libre et La Voix du Nord en France, Le Soir de Bruxelles et La Stampa
de Turin, à l’étranger. D’autres journaux versent une redevance mensuelle forfaitaire pour pouvoir reproduire
librement les articles du Monde. Il s’agit de Asahi à Tokyo, To Vima à Athènes et Le Journal d'Extrême-Orient
à Saïgon (AG du 26 mars 1953).
88 H s’agit de : Asahi Shimbum (Tokyo), Axel Springer Verlag (Hambourg), Le Devoir (Montréal),
Haaretz (Tel Aviv), Helsingin Sanomat (Helsinki), Nieuwe Rotterdam (Rotterdam), La Presse (Montréal), La
Stampa (Turin) et To Vima (Athènes). AG du 21 juin 1966.
89 Un accord de revente d’articles par le réseau du New York Times, qui remplace l’accord avec Opera
Mundi est signé en 1975 (CE du 19 mars 1975).
90 Dès sa conception, le projet de sélection hebdomadaire en langue anglaise est « mal évalué», c’est-à-
dire plus cher que prévu (CDS du 27 février 1969). Lancée en avril 1969, sans analyse du concept rédactionnel
ou du public anglo-saxon, The Weekly Selection est une adaptation et une traduction de la Sélection
hebdomadaire. La direction escomptait 25 000 abonnements, 7 000 seulement ont été souscrits en avril 1970 et
9 977 au maximum, en mai 1971. Le lancement aux États-Unis est un fiasco total. Jacques Sauvageot en avait
chargé un démarcheur, Samuel Ariel, en dépit des mises en garde d’Hubert Beuve-Méry (lettre à Jacques
Sauvageot du 29 juillet 1969) et de celles des correspondants aux États- Unis, Philippe Ben et Alain Clément.
Samuel Ariel promet à Jacques Sauvageot 15 000 abonnements la première année, 15 000 encore la seconde
année et, au total, 50000 abonnements en trois ans, soit, à 20 dollars l’abonnement, une recette d’un million de
dollars. Pour réaliser ce contrat, Samuel Ariel passe quatre mois à New York, logé au Plaza à 80 dollars par
jour, et dépense sans compter en frais de voyage, de secrétariat, de publicité, de restaurant et de téléphone. Au
total, Le Monde paie plus de 80000 dollars de factures pour ce séjour qui permet la souscription de 3 000
abonnements, soit une recette brute de 60000 dollars. The Weekly Selection, déficitaire, a été reprise en 1971
par The Guardian.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 317

Les publications annexes naissent souvent d’initiatives individuelles qui se


pérennisent ensuite par la force des choses. La nécessité de faire tourner une imprimerie
surdimensionnée entre également en ligne de compte dans la création de ces
publications. Mais il y a rarement une véritable logique rédactionnelle qui présiderait à
la naissance des publications annexes, et la logique industrielle reste très en deçà des
espérances que pourrait susciter la diversification.
C’est dans la diversification que la rédaction, l’administration et les techniques
peuvent élaborer des projets communs. Les publications annexes, comme il est d’usage
de les appeler au Monde, ont en effet la vertu d’être rédigées, gérées et imprimées au
sein de la maison. Ce qui limite le format (celui du Monde ou de la moitié du Monde),
la qualité du papier (papier journal ou légèrement plus épais) la qualité de l’impression
(en noir, éventuellement avec une couleur, le rouge ou le bleu), la maquette (peu ou pas
de photographies) et ce qui oblige à des tirages importants, d’un minimum de 30 000 à
40 000 exemplaires L L’intérêt des publications annexes constitue donc leur limite, car
on ne peut faire que du style Monde, et si l’on veut réaliser une publication d’un autre
type, il faut sous-traiter à l’extérieur, au risque s’affronter la colère du Syndicat du
livre, qui cherche à maintenir les emplois, et les foudres de l’administration en quête de
rentabilité pour l’imprimerie.
En 1962, la diffusion des trois publications annexes reste faible : 11 000
exemplaires pour Le Monde diplomatique, 21000 pour Le Monde des philatélistes et
10000 pour la Sélection hebdomadaire. La diffusion des trois publications croît dans les
années soixante pour atteindre, en 1970, 45 000 exemplaires pour Le Monde
diplomatique, 39000 pour Le Monde des philatélistes et 28 000 pour la Sélection
hebdomadaire. À partir de cette date, le destin de ces publications diverge : Le Monde
diplomatique, sous la direction de Claude Julien, continue sa croissance et atteint une
diffusion de 79 000 exemplaires en 1976 91 92 ; Le Monde des philatélistes entame un
lent

91 L’imprimerie de labeur de la rue des Italiens acceptait des tirages plus réduits, mais la rotative de
Saint-Denis demande un calage qui consomme quelques milliers d’exemplaires, puis elle roule de 60000 à
100000 exemplaires à l’heure. Lancer cette rotative pour tirer 20 000 ou 30000 exemplaires d’une publication
aboutit généralement à un surcoût important.
92 Le Monde diplomatique était à l’origine un mensuel destiné aux ambassades, aux fonctionnaires des
institutions internationales et aux cercles diplomatiques, comme l’indique le sous-titre : «Journal des cercles
diplomatiques et des grandes organisations internationales». À côté d’articles sur les relations internationales,
dont beaucoup sont rédigés par des ambassadeurs ou des hauts fonctionnaires, on y trouve le «carnet des
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 318

déclin à 34000 exemplaires en 1976, et la Sélection hebdomadaire stagne à 30000


exemplaires.
Les performances relativement satisfaisantes de ces publications conjuguées avec
les capacités d’impression de Saint-Denis incitent des rédacteurs à proposer des titres
nouveaux. Les Dossiers et documents, constitués de reprises d’articles du quotidien
organises par thèmes, sont publiés à partir de 1973, et Le Monde de l’éducation à partir
de 1974. Ces deux mensuels conquièrent immédiatement un public important en
atteignant une diffusion de 100 000 exemplaires pour le premier et de 80 000 pour le
second. Dans le même esprit, qui consiste à décliner des produits du Monde et à
augmenter la charge de travail de l’imprimerie, Le Monde se lance, à partir de 1973,
dans la publication de brochures politiques (les résultats électoraux 1 commentés),
économiques {Bilan économique et social93 94 95), puis thématiques96. Cette activité de
diversification reste marginale pour la SARL Le Monde et entraîne en outre des frais de
rédaction, d’impression et de commercialisation. La diversification ne constitue donc
pas un remède à la chute de la rentabilité de l’entreprise. D’autant que le chiffre
d’affaires ainsi créé, qui reste inférieur à 5 % du chiffre d’affaires de la SARL, demeure
marginal. Les bonnes années, les publications annexes apportent quelques bénéfices
supplémentaires, et, les mauvaises, le quotidien doit prendre en charge leur déficit ou
relancer les ventes des publications par une promotion accrue dans le journal. La
diversification, dont la nécessité apparaît dans les années soixante-dix, lorsque la
croissance du quotidien fléchit, correspond bien souvent à un faux espoir entretenu par
la volonté de bâtir une grande entreprise.

La réduction de la marge commerciale


Le compte d’exploitation de l’entreprise Le Monde montre en effet que la société
n’a qu’un seul produit : le quotidien représente au minimum 94 % du total des
ressources de la SARL. Les ventes, les abonnements et

ambassades», le «mouvement diplomatique» et une rubrique «mode» destinée aux épouses des diplomates. Les
encarts publicitaires émanent des secteurs de la joaillerie, de la mode, etc. En 1972, Claude Julien devient
rédacteur en chef du mensuel et infléchit sa ligne éditoriale pour en faire un organe d’analyse géostratégique et
géopolitique.
94 À l’occasion des élections législatives de 1973, pour la première fois, puis régulièrement lors des
élections présidentielles, législatives et européennes.
95 Le premier Bilan économique et social est sorti en janvier 1976.
96 Les DOM-TOM (1975), Dessins (1975), Les Nationalisations (1977), LÉcologie (1978), etc.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 319

les recettes publicitaires du quotidien composent l’essentiel des produits les


publications annexes représentent de 3 à 5 % du compte d’exploitation et les autres
postes atteignent entre 1 et 3 % du total.
Par ailleurs, les charges d’exploitation sont composées pour 55 à 60 %, et jusqu’à
75 % des seules charges de production du quotidien, salaires, charges sociales et papier.
Si l'on y ajoute les frais de commercialisation, les frais de publicité et les frais de
diffusion, le total atteint de 85 à 95 %, et parfois plus, entre 1948 et 1950 et en 1977, ce
qui signifie que, pour certaines années, les amortissements et les provisions sont
proches de zéro. L'équilibre entre les recettes et les dépenses du Monde, les capacités
d'investissement et les possibilités de distribuer des emplois et des salaires dépendent
donc uniquement des recettes de la diffusion du quotidien et de sa capacité à recevoir
des placards publicitaires.
Le graphique des trois principaux postes de recettes, dépenses afférentes à chaque
poste déduites, montre que, lorsque la publicité est abondante, le journal peut investir et
distribuer des salaires. À ce titre, les années 1956-1970, sont les années fastes du
Monde : le tirage et la diffusion augmentent continuellement, la publicité prend son
essor et afflue dans les colonnes du journal, la SARL peut acheter des immeubles et des
machines, recruter et payer convenablement des ouvriers, des rédacteurs, des cadres et
des employés. Hélas, ce temps ne dure guère, les recettes publicitaires reculent dès
1971, tandis que les habitudes adoptées sont difficilement réversibles. Il faut alors, pour
faire face aux charges, augmenter le prix de vente qui permet d’accroître les recettes de
la diffusion sans que celle-ci augmente.
Insensiblement, le prix du Monde passe de 2,20 à 3,20 francs déflatés (de 0,33 à
0,50 euros), entre 1957 et 1970 puis de 3,20 à 4,90 francs déflatés (0,50 à 0,75 euros)
entre 1971 et 1981. Comme, entre 1957 et 1970, la pagination rédactionnelle augmente,
de 11 à 20 pages par jour en moyenne, le lecteur conserve, dans un premier temps, un
rapport qualité-prix avantageux : face à une augmentation du prix de vente de 50%, la
quantité d’information augmente en effet de 81 %. Dans les dix années suivantes, le
prix de vente augmente de nouveau de 50 %, tandis que la pagination rédactionnelle ne
croît plus que de 17 %. Pour le consommateur, le rapport qualité-prix se dégrade, même
si le phénomène demeure en partie dissimulé par l’inflation des années soixante-dix.
Entre 1957 et 1981, lapagination rédactionnelle augmente de 111 % tandis que le prix
déflaté augmente de 125 %. La différence est peu sensible, mais elle se manifeste
lentement et finira, au cours de la décennie suivante, par nuire à la diffusion. En 1969-
1970, le lecteur paie en moyenne 16 centimes deflates
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 320

(0,02 euros) la page rédactionnelle. C’est le point le plus bas de la courbe du prix de la
page, mais dès l’année 1971, la courbe du prix de vente s’envole, pour dépasser les 22
centimes (0,03 euros) la page rédactionnelle à partir de 1975.
L’augmentation du prix de vente n’est qu’un palliatif à la dégradation des comptes.
Mais, comme les investissements industriels sont réalisés et les embauches effectuées,
il faut tenter d’économiser sur les charges, à défaut de trouver des lecteurs
supplémentaires et des annonceurs.
C'est le 30 septembre 1971 que Jacques Sauvageot présente au conseil de
surveillance le premier plan d’austérité du Monde, alors même que l’usine de Saint-
Denis n’est pas encore entrée en service. Ce plan, fort limité, est assorti de mesures sur
l’emploi : des départs en retraite ne seront pas compensés, mais aucun licenciement
n’est prévu, les gérants ayant sur ce point le soutien des syndicats mais également celui
de la Société des rédacteurs du Monde, qui, par la voix de son président, Jean
Schwœbel, refuse tout licenciement, en affirmant : «LeMonde n’est pas seulement une
affaire économique, mais une communauté d’hommes unis par des liens étroits de
solidarité L »
Ce plan prévoit le transfert de The Weekly Selection, cédée au Guardian,
l’utilisation de papier avion, moins lourd donc moins onéreux, à Saint- Denis, et la mise
en place d’un plan d’économie par services. Jacques Sauvageot demande l’autorisation
du conseil de surveillance afin de souscrire un emprunt auprès du Crédit national, car
les mesures adoptées restent trop parcellaires pour réduire sensiblement les coûts. Les
réponses dilatoires de Jacques Sauvageot, pressé de questions sur la situation exacte de
l’entreprise, repoussent toute évaluation sérieuse.
Les économies par services ne peuvent qu’être faibles, ainsi qu’en témoigne cet
échange lors d’une réunion du conseil de surveillance :

Jacques Fauvet : « Il faut rechercher des économies. »


Jean-Marie Dupont : «Peut-être serait-il préférable de présenter un plan global et des
budgets par services. »
Jacques Sauvageot : «Comment imaginer que l’on puisse budgétiser les services ? Sur
les 50 millions de francs des charges de l’imprimerie, la direction de ce service ne peut
guère avoir d’action que sur 1,5 million de francs. Ce raisonnement est valable pour tous
les secteurs du quotidien. On ne peut agir que sur une très faible marge, de l’ordre de 1 à 2
%. Les économies de

1. CDS du 25 novembre 1971.


BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 321

bouts de chandelles sont donc vitales pour l’entreprise et les seules qui soient
normalement à notre portée L »
Le papier employé pour imprimer Le Monde durant les trente premières années est
un papier 52 grammes97 98, qui donne un poids de 4,6 grammes par page du journal en
moyenne. À partir de septembre 1972, le papier de 40 grammes utilisé à Saint-Denis, et
rue des Italiens après novembre 1973, est moins lourd, donc moins cher. Mais il est
également plus fragile que le 52 grammes, ce qui oblige à réaliser des adaptations sur
les machines, à contrôler l’hygrométrie et le séchage plus finement. Le poids de la
page, réduit à 3,5 grammes en moyenne, permet en outre quelques économies sur les
frais de transport. Cette mesure représente environ 300000 francs d'économie en année
pleine, ce qui reste bien faible par rapport aux achats de papier (plus de 22 millions de
francs) ou au surcoût du double site qui est de 3,5 millions de francs en 1972 99.
Néanmoins, le coût du papier reste sous surveillance, parce qu’il est un des postes
du compte d’exploitation le plus facilement mesurable. Les gestionnaires du Monde
cherchent à limiter le gaspillage de papier, aussi tiennent-ils une comptabilité précise de
la gâche et des invendus. C’est en outre le seul moyen d’éviter des détournements de
papier ou d’exemplaires du journal, par les imprimeurs ou par le réseau de vente. Les
différentes sortes de gâche sont les beefsteaks100, débuts et fins des bobines où le papier
est abîmé et qu’il faut enlever, les avaries, papier cassé, froissé, plissé, les mandrins, fin
des bobines enroulées sur un mandrin, les macules, feuilles tachées d’encre et de
traînées, les mauvaises, premiers exemplaires sortis de la rotative trop clairs, mal
réglés, etc., enfin les balles, déchets de papier, auxquels s’ajoutent les invendus pour la
revente aux vieux papiers. Le prix de rachat par les papeteries dépend de la nature de la
gâche, les beefsteacks et avaries valant plus cher que les invendus et mauvaises, qui se
vendent mieux que les balles et les macules, car le coût du retraitement est différent. En
1973, les imprimeries du Monde utilisent 22 038 tonnes de papier, dont 1 728 tonnes de
gâche (7,84 %) et 2 160 tonnes d’invendus (9,80 %), soit

97 CDS du 18 septembre 1975.


98 Le papier est dit 52 grammes, quand la feuille d’un m2 pèse 52 grammes, dans les conditions
d’hygrométrie définies.
99 CDS du 3 mai 1973 (environ 17,7 millions de francs déflatésou 2,75 millions d’euros).
100 Il était d’usage dans la presse de donner le papier blanc des débuts et fins de bobine aux ouvriers
bobiniers qui les échangeaient aux bouchers contre de la viande, d’où le nom de beefsteak. À titre d’exemple,
en 1973, Le Monde utilise 34 415 bobines de 640 kilos chacune dans ses deux imprimeries. Les beefsteaks
représentent 243 942 kilos, soit une moyenne de 7 kilos de papier par bobine, ou 1 % du poids total de la
bobine.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 322

un total de 17,6% du papier livré neuf puis revendu en vieux papiers 101. L’imprimerie
tient donc une comptabilité extrêmement précise des flux de papier, afin de réduire les
frais. En 1976, toujours par souci d’économie sur les frais de papier, le format est réduit
de 2,5 centimètres sur la largeur d’une double page.
Les différentes modalités du plan d’austérité ne permettent cependant pas de
restaurer la marge commerciale du Monde qui décline dangereusement à partir de 1971.
Dans les premières années du Monde, la marge commerciale reste inférieure à 5 %
pendant toute la période allant de 1947 à 1958, exceptées les années 1945 et 1946,
durant lesquelles la marge d'exploitation est très élevée. De 1959 à 1970, grâce à
l’expansion continue de la diffusion du journal, le taux de marge moyen est de 10 %
par an. De 1971 à 1976, la marge commerciale moyenne retombe au-dessous de 5 % du
chiffre d’affaires, avant de disparaître complètement dans les années suivantes.
La période 1959-1969, qui connaît les plus forts taux de marge de l’histoire du
journal, favorise l’accumulation des actifs sous forme d’immeubles, de matériels, de
valeurs de placement et de liquidités qui permettent de financer l’installation de
l’imprimerie de Saint-Denis, inscrite à l’actif du bilan à partir de 1970. Mais, dès la
mise en service de Saint-Denis en 1970, la croissance s’achève et la crise commence,
même si, de 1972 à 1976, l’actif total reste stable.
Le total de l’actif inscrit au bilan de la SARL Le Monde a connu une forte
croissance en francs constants depuis la fondation de la société. Mais la croissance des
actifs du Monde se termine dès 1972, lorsque le total déflaté atteint 661 millions de
francs (102 millions d’euros), soit approximativement la même valeur qu’en 1982 (675
millions de francs déflatés, 105 millions d’euros), et en 1993 (669 millions de francs
déflatés, 104 millions d’euros). L’exceptionnelle conjoncture qui a fait du Monde
d’Hubert Beuve-Méry une entreprise florissante accumulant les actifs, sur lesquels les
successeurs ont vécu, se termine dès le début des années soixante-dix.
Les partenaires de l’entreprise, sans avoir la même vision rétrospective que la nôtre,
arrivent bientôt à des constatations identiques. De 1972 à 1976, le conseil de
surveillance est le lieu de débats sur les comptes

101 Le papier acheté neuf 3,2 millions de francs, fut revendu 769000 francs en vieux papiers, et moins si
l’on déduit les coûts de transport et de traitement des invendus par les NMPP- Ces pertes, inévitables
cependant, car il faut bien régler les machines, incitent les directeurs de l’imprimerie et de la distribution à
limiter le gaspillage au maximum.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 323

de la maison. François Michel, représentant des associés A, s’étonne de la faiblesse


de la trésorerie, les représentants des sociétés de personnel s’alarment parfois à la
lecture du compte d’exploitation, mais la prospérité semble encore régner dans
l’entreprise dans la mesure où la diffusion, en continuant de croître, masque la
gravité de la situation de l’entreprise. Aussi Jacques Sauvageot a-t-il toujours la
possibilité de répondre aux critiques par des taux de croissance, même si le
fondateur s’oppose à ce raisonnement : « Il ne faut pas tout mesurer en termes de
croissance des ventes. Il faut savoir accepter et même vouloir des baisses de
diffusion h»
La question est, en effet, de choisir entre une sortie de la crise par la croissance,
ou une sortie par le repli sur le quotidien et ses valeurs originelles. Cette
problématique pose en outre deux questions subsidiaires. Quel type de croissance
faut-il envisager, et, dans le cas d’un repli, comment en assumer les conséquences
sociales et financières ? La sortie de crise par la croissance conserve les faveurs de
l’administration et de son directeur, des employés et des cadres, des syndicats en
général et particulièrement du Syndicat du livre. Le retour aux valeurs originelles du
quotidien aurait évidemment les faveurs du fondateur, mais bien peu de rédacteurs,
même parmi les plus anciens et les plus fidèles au patron, osent soutenir de telles
vues. Trancher la question supposerait que les diverses parties aient une vision claire
des objectifs et des moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs. Faute de
choix délibérés, ce sont les conflits au sein des structures de participation et les aléas
de la conjoncture qui décident des solutions que Le Monde tente d’apporter à la
crise.

Les conflits entre le Livre et la rédaction


Les deux forces sociales majeures du Monde, la rédaction et le Syndicat du
livre, cherchent l’une et l’autre une solution qui pourrait correspondre aux souhaits
de leurs mandants. La direction intervient naturellement dans le débat, mais plus
souvent en arbitre qu’en décideur, car les décisions majeures doivent avoir l’aval des
principaux protagonistes.
C’est le comité d’entreprise102 103 qui est le principal lieu de rencontre et de
débats du journal Le Monde. Présidé de droit par le directeur104, un gérant,

102 CDS du 26 février 1976.


103 Le comité d’entreprise du Monde a été créé en application de l’ordonnance du 22 février 1945. Il a
tenu sa première réunion le 11 avril 1946.
104 Hubert Beuve-Méry, assisté de Martial Bonis-Charancle, puis de Paul Duchateau préside les
réunions du comité d’entreprise jusqu au 18 octobre 1951. Il cède alors la place à André Catrice, puis à
Jacques Sauvageot, à partir de 1968.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 324

ou son délégué, le comité d’entreprise est composé d’élus des différents collèges,
ouvriers, employés, cadres et rédacteurs, assistés de délégués syndicaux. Le comité
d’entreprise du Monde compte, de 1946 à 1970, deux élus ouvriers et un suppléant,
deux élus rédacteurs et un suppléant, un élu employé et un suppléant, enfin un élu
cadre et un suppléant. En 1968, la représentation ouvrière est portée à trois élus et
trois suppléants. En 1970, la mise en service de l'imprimerie de Saint-Denis modifie
la répartition des élus au comité d'entreprise, qui compte alors quatre élus ouvriers et
quatre suppléants, deux élus employés et deux suppléants, deux élus rédacteurs et
deux suppléants, un élu cadre et un suppléant. La CGT est alors majoritaire, avec les
quatre élus des ouvriers et un (ou deux) élu(s) des employés auxquels s’opposent
deux élus des rédacteurs et un élu des cadres. Les délégués syndicaux sont au
nombre de trois, puis de cinq. L'assistante sociale assiste également aux séances.
Le comité d’entreprise est un organisme d’information, de consultation et de conseil
à qui la loi a confié un double rôle, social et économique 105. En outre, le comité
d’entreprise examine les comptes de l’entreprise et informe les salariés de la marche de
celle-ci. Le comité d’entreprise est réuni une fois par mois, excepté au mois d’août. À
partir d’octobre 1969, les séances, dédoublées, se tiennent les deux derniers mercredis
de chaque mois, la première pour examiner la marche de l’entreprise et la deuxième
pour débattre de la marche du comité d’entreprise et de ses diverses commissions. Le
comité d’entreprise est, au Monde, le seul lieu institutionnel où toutes les catégories de
personnel se rencontrent. C’est donc dans ce lieu que les prises de position antagonistes
des différentes catégories de personnel peuvent s’exprimer, ainsi que les revendications
des ouvriers, qui ne siègent pas dans les instances de la SARL.

105 «Dans son rôle social, il coopère avec la direction à l’amélioration des conditions collectives de travail
et de vie du personnel et assure ou contrôle la gestion des œuvres sociales de l’entreprise. A ce titre, il participe
ou administre le comité d’hygiène et de sécurité, le service médical et social, la popote [la cantine en termes du
Monde] et les colonies de vacances. Dans son rôle économique, il étudie les suggestions pour accroître la
production et améliorer le rendement, il propose îles récompenses, il est consulté sur les questions intéressant
l’organisation de la gestion et la marche générale de l’entreprise, il est informé des bénéfices réalisés et peut
émettre des suggestions sur l'affectation à leur donner. À ce titre, il est informé de la marche mensuelle du
journal, de la marche des différents services et il étudie le bilan de l’entreprise. » Note juridique d’André
Catrice, novembre 1951.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 325

Le budget du comité d’entreprise est fixé à 1 % de la masse salariale et s’accroît,


grâce à l’augmentation des salaires, du nombre des salariés et grâce à la générosité de
Jacques Sauvageot qui porte, en 1970, ce budget à 2 % de la masse salariale. En mai
1972, la subvention est ramenée à 1,67 %, car l’entreprise reprend à sa charge la
gestion de la cantine qui, jusqu’alors, était gérée par le comité d’entreprise. Le comité
d’entreprise exerce également des activités sociales par l’intermédiaire de commissions
spécialisées, dont les affectations et les services rendus aux salariés ont varié au cours
des années106.
En outre, dans les années soixante-dix, le comité d’entreprise sert de relais, via la
CGT, au Parti communiste français. C’est le 22 septembre 1967 que le délégué syndical
CGT demande pour la première fois l’autorisation de tenir une réunion politique, qui
concerne «une exposition sur les victimes des bombardements au Vietnam». Le gérant,
André Catrice, refuse d’accorder cette autorisation car il considère que «les réunions
doivent s’inscrire dans le cadre de l’attribution économique et socio- économique des
comités d’entreprise et correspondre au but des comités d’entreprise. » À partir de
1970, les conditions politiques changent, la CGT est majoritaire au sein du comité
d’entreprise et Jacques Sauvageot cherche la conciliation avec elle. Le 1 er décembre
1971, la direction et

106 Les commissions correspondent aux activités sociales du comité d’entreprise. Elles reflètent
également des problèmes spécifiques au journal ou à une époque. La commission cantine s’occupe du problème
récurrent de la popote, petitement logée dans les chambres de service de la rue des Italiens, qui est confiée à un
gestionnaire extérieur et dont les problèmes s’aggravent à partir du changement de gérant, en octobre 1952. Le
popotier (M. Lahourcade) accueille en effet des convives extérieurs à l’entreprise, qui payent plus cher que le
personnel du Monde, sans ticket et laissent des pourboires, ce qui le conduit à négliger les salariés du Monde. À
la suite de pétitions des rédacteurs puis d’ouvriers, le gestionnaire est remplacé, en décembre 1956, et la cantine
est prise en charge par le comité d’entreprise. Enfin, l’entreprise la reprend à son compte en 1972.
La commission sociale se consacre aux aides ponctuelles et à la solidarité, ainsi qu’à la distribution à Noël
de jouets aux enfants du personnel. Les colonies de vacances, prises en charge par la commission sociale, sont
ensuite confiées à la commission enfance. La commission loisirs et culture, divisée en deux commissions en
1972, s’occupe des voyages et des week-ends pour les loisirs, de la bibliothèque, discothèque et vidéothèque
pour la culture, ainsi que des spectacles et visites d’expositions. Il existe également une commission logement,
une commission du planning familial créée en 1975, à l'époque du MLAC (Mouvement de libération de
l’avortement et de la contraception) et de la légalisation de l’IVG, une Association sportive du journal Le
Monde (ASJM), ainsi qu’une commission de formation syndicale. Enfin deux commissions professionnelles
sont actives, la CHSCT, Commission d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail, qui propose des
améliorations sur les postes de travail, et la CIETMM, Commission d information et d’étude des techniques et
matériels modernes, qui étudie les évolutions techniques de la presse.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 326

le secrétaire du comité d’entreprise signent un accord, qui autorise à «mettre un lieu de


réunion à la disposition de tout groupe ou parti après avoir réuni au moins cinquante
signatures de membres du personnel désireux d’organiser un débat d’ordre politique,
économique, social ou culturel. Chaque demande doit faire l’objet d’une délibération
préalable du comité d’entreprise.» L’accord est entérine le 14 avril 1972 par une
réunion extraordinaire du comité d’entreprise qui autorise une conférence du Parti
communiste français. Des lors, les réunions politiques deviennent fréquentes. Le PCF
n’est pas le seul parti à utiliser cette faculté, mais la puissance de l'organisation
syndicale CGT, la majorité qu’elle détient au comité d'entreprise et le nombre élevé des
adhérents au Parti dans le personnel technique du Monde lui facilitent la tâche L
Néanmoins, ce sont les réunions mensuelles qui restent l’activité majeure du comité
d’entreprise. La direction présente aux élus «la marche de l'entreprise» et les
représentants et les délégués demandent des précisions ou émettent des suggestions. Un
procès-verbal de la réunion, établi par le secrétaire du comité d’entreprise, est soumis
pour approbation aux divers intervenants puis adopté à la séance suivante. Le procès-
verbal des réunions du comité d’entreprise est diffusé à tous les salariés de l’entreprise
qui peuvent ainsi s’informer de la situation économique de la maison. Il arrive parfois
que le procès-verbal du comité d’entreprise, en principe confidentiel, soit également
diffusé à l’extérieur107 108, particulièrement dans les moments de crise ou de tensions
internes109.
Les procès-verbaux des réunions du comité d’entreprise fonctionnent ainsi comme
une caisse de résonance des joutes oratoires entre les représentants du Livre CGT et les
délégués des journalistes SNJ ou CFDT. Dans les années soixante-dix, les sujets de
discorde, en dehors de la prime de répartition des bénéfices, concernent le rôle des
syndicats dans l’entreprise et les positions politiques qu’ils sont amenés à prendre.

107 En 1975, il y a quatre cellules du PCF au journal Le Monde, les cellules Duclos, Hénaff, Février et
Lozeray, regroupées en un «Comité de Parti du journal Le Monde», dirigé par Charles Cocu, délégué syndical
CGT, et René Foye. Ce comité appartient à la section du 9e Opéra, dirigée par Mlle Zysman, elle même
secrétaire de la section Lozeray
108 Le livre de Jacques DOLÉANS, La Fin d’un Monde, Éditions EST, 1988, qui est une sorte de collage
des comptes rendus du comité d’entreprise, présente des extraits intéressants, pour les années 1974 à 1984»
3» En 2003, certains procès-verbaux des réunions du comité d’entreprise ont été diffusés sur Internet
quelques heures après leur publication sur l’intranet du Monde.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 327

En mai 1971, à la suite d’une grève1, la CGT expose sa philosophie, dans un tract en
forme de lettre ouverte :

« MM. Fauvet et Sauvageot tentent de démontrer que Le Monde n’est pas une
entreprise comme les autres ; des remarques s’imposent. Ce journal, quelle que soit la
façade dont il veut se parer, vit et prospère dans le contexte de notre pays qui est celui du
capitalisme monopoliste d’Etat qui fait que les moyens de production ne sont pas la
propriété des travailleurs, que ceux-ci vendent leur force de travail et créent de la plus-
value, ce qui entraîne un antagonisme et provoque la lutte des classes. Pour la CGT, il
s’agit là de notions fondamentales.
Le Monde est une entreprise capitaliste où les travailleurs sont exploités ; les
investissements qui sont faits par autofinancement le sont par l’emploi d’une grande partie
de la plus-value. [...]
Nous ne sommes pas indifférents à l’extension de l’entreprise puisqu’il en découle des
emplois nouveaux ; mais nous savons que plus elle se développe, plus le profit est grand.
C’est pour toutes ces raisons que la CGT, partout et pour tous, continuera la lutte de
classes et continuera, par ses élus du personnel, au comité d’entreprise et au CHS, à
présenter et débattre avec la direction des revendications collectives ou individuelles avec
l’esprit de responsabilité et de sérieux qui la caractérise, au Monde comme ailleurs110 111. »

Les élections au bureau du comité d’entreprise, la répartition des élus au sein des
commissions et la maîtrise du budget constituent également des motifs de conflit entre
les organisations syndicales et les différentes catégories de salariés. À partir de 1970, la
CGT impose ses vues. Lors de la réunion du 31 mai 1972, la rupture entre la majorité et
la minorité est consommée. Le délégué syndical CGT explique que son syndicat refuse
de partager les présidences de commissions car « 66 % des voix vont à la CGT qui est
un syndicat responsable et prend donc toutes les responsabilités ».
Le budget du comité d’entreprise géré par les délégués de la CGT donne également
lieu à des conflits qui s’achèvent faute de combattants lorsque, en 1973, Yves Agnès, le
dernier représentant des rédacteurs au bureau du comité d’entreprise, démissionne
parce qu’il refuse « de cautionner la direction monopolistique du comité d’entreprise
par la CGT ». Loiseau, délégué CGT, lui répond : « Vous êtes absents, vous ne vous
occupez pas

110 La grève du 27 mai 1971 avait touché l’ensemble de la presse parisienne. Jacques Fauvet et Jacques
Sauvageot avaient adressé une «note aux élus du personnel et aux délégués syndicaux» qui récapitulait les
caractéristiques sociales spécifiques de l’entreprise Le Monde.
111 Tract de la CGT, GIA Le Monde, sans date [mai 1971].
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 328

des travailleurs, vous vous croyez supérieurs, mais vous ne faites rien. Nous on agit
pour le bien des travailleurs1. »
L’antagonisme entre le Livre et la rédaction s’exacerbe lorsque l’entreprise est en
péril et que la direction doit élaborer des mesures de redressement qui obligent à choisir
entre les valeurs fondatrices et les emplois du Monde.

Un conflit entre l'industrie et l’éthique


Jacques Sauvageot, qui cherche à rentabiliser l’imprimerie de Saint- Denis.
démarche les clients potentiels et obtient la possibilité d’imprimer l'hebdomadaire
France-Dimanche. Le Syndicat du livre y est favorable, car cela amènera des services
supplémentaires permettant d’embaucher des ouvriers. En novembre 1973, «le conseil
d’administration de la Société des rédacteurs du Monde fait part à la direction des
réactions très défavorables que suscite dans la rédaction un tel projet112 113 114». Jacques
Fauvet décide d’arrêter le projet « pour des raisons techniques ». La Société des
rédacteurs du Monde et la CGT qui rend la rédaction, en tant que principal actionnaire,
responsable de l’échec de l’opération, se rencontrent au cours d une «confrontation» le
4 janvier 1974. Les ouvriers s’en tiennent à leur doctrine constante selon laquelle « ils
s’interdisent de porter un jugement politique ou moral sur les journaux qu’ils
impriment». La rédaction au contraire, affirme :

«Le Monde qui s’est donné comme règles essentielles la recherche de la vérité et le
respect du lecteur ne peut accepter d’assurer, ne serait-ce que pour une part, son
indépendance financière sur le succès d’une presse abêtissante, symbole même de ce que
Le Monde a toujours combattu.
L’image de marque et la crédibilité du Monde risqueraient d’être gravement
compromises auprès d’une partie du public qui ne manquerait pas d’apprendre que Le
Monde vit en partie des profits réalisés par France-Dimanche ’. »

En 1975, Jacques Sauvageot réitère sa demande au conseil de surveillance du 27


février 1975 et au comité d’entreprise du 19 mars 1975, alors que la marge bénéficiaire
diminue rapidement, et propose d’imprimer France- Dimanche et Ici-Paris sur les
rotatives de Saint-Denis. Tandis que le Livre

112 CE du 24 et du 31 janvier 1973.


113 Lettre de Jean-Marie Dupont à Jacques Fauvet.
114 Note d’information de la Société des rédacteurs du Monde, en date du 4 janvier 1974, à la suite de la
confrontation entre le Syndicat du livre et la Société des rédacteurs, à propos de l’affaire France-Dimanche.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 329

se déchaîne contre elle \ la rédaction refuse à nouveau, par la voix de son président,
Jean-Marie Dupont : « La Société des rédacteurs du Monde n’est pas favorable à cette
proposition, la décision étant cependant du ressort des gérants. Erance-Dimanche
représente exactement l’image d’une presse qui méprise son lecteur. »
Jacques Fauvet tente d’obtenir un accord de principe : « On ne doit pas mêler la
rentabilité de Saint-Denis à des critères d’ordre déontologique. Sur le plan moral, il
faudrait que la rédaction soutienne les gérants qui doivent prendre des décisions et
s’efforce de les comprendre115 116. »
Le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde résume ses
arguments dans une lettre adressée aux rédacteurs :

« 1. Le Monde ne peut se permettre, au nom d’une meilleure rentabilité des


équipements techniques d’asseoir, ne serait-ce qu’une part de son indépendance financière,
sur le succès d’une presse à scandale.
2. La révélation publique de cette collaboration technique, qui ne manquerait pas
d’être faite, risque de porter atteinte à l’image de marque du Monde, voire de
compromettre son développement.
3. Le Monde n’a pas de vocation d’imprimeur : le complexe technique de Saint-Denis
dont il s’est doté est essentiellement destiné à assurer son autonomie de fabrication117.»

À la réunion du comité de rédaction du 18 mars 1975, Jacques Fauvet « rappelle


que l’imprimerie de Saint-Denis n’a pas été construite uniquement pour garantir notre
autonomie de fabrication, mais aussi pour permettre le développement du journal. Cette
imprimerie ne peut être rentable que si elle ne sert pas exclusivement à l’impression du
journal. Nous avons donc une “vocation seconde” d’imprimeur. » Le directeur du
Monde ajoute qu’il « faut choisir entre les principes et la gestion ».
Mais la hiérarchie de la rédaction reste réticente118 et le conseil d’administration de
la Société des rédacteurs du Monde décide de refuser l’impression de Erance-
Dimanche. Le choix fondateur d’Hubert Beuve-

115 Le Point, mensuel interne du Groupement inter-ateliers (GIA) Le Monde titre «Bonne conscience ou
plein emploi».
116 CDS du 27 février 1975.
117 Lettre du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, «à propos des travaux
extérieurs à l’imprimerie de Saint-Denis », 6 mars 1975.
118 Jean Planchais : «Cette publication est l’exploitation de la bêtise», Raymond Barrillon : «France-
Dimanche est l’organe de la dégueulasserie», Pierre Viansson-Ponté et Pierre Drouin considèrent cependant
«qu’il n’y a pas de différence de nature» entre l’impression de France-Dimanche et certaines publicités
acceptées dans les colonnes du journal (CDR du 18 mars 1975).
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 330

Méry en faveur de l’éthique et du caractère second de l’exploitation industrielle, est


ainsi entériné par la rédaction, contre la direction et contre les ouvriers. Toutefois, les
positions de la rédaction sont plutôt politiques et moralisatrices alors que celles du
fondateur ressortissaient avant tout d’une éthique du pessimisme. Dès lors, les réunions
du comité d’entreprise deviennent houleuses, car les délégués CGT accusent la Société
des rédacteurs de faire perdre des emplois. Ainsi, le 19 mars 1975 :

M. Cocu (CGT) : «Pour nous, travailler dans une oasis de bonheur au milieu
d'un désert peuplé de chômeurs, ne serait pas la solution. Là aussi est notre morale.
Nous n’avons pas les mêmes attributions professionnelles : vous vendez vos
ressources intellectuelles, quant à nous, imprimeurs, nous vendons notre force de
travail à n’importe quel imprimeur. »
M. Courtoy (CGT) : «Il y a un mythe à détruire concernant la particularité du
Monde qui n’est pas à la merci des groupes financiers. Nous disons que c’est faux.
Tout le monde connaît le sort réservé à une presse qui n’obtient pas ou ne veut pas
de publicité : Le Monde, comme les autres journaux est prisonnier des groupes
financiers indirectement. »

Le 26 mars 1975, les délégués CGT reviennent à la charge en récusant la


représentativité de la Société des rédacteurs du Monde :

M. Cocu (CGT) : «En fait vous vous comportez en employeurs vis-à- vis de son
personnel, nous, et les rapports sont parfois difficiles. [...] Nous considérons que
nous ne pouvons être employeur et employé en même temps. »
M. Faujas (SNJ) : «C’est un problème qui reste posé, celui de la participation
des différentes catégories de personnel au capital et décisions de l’entreprise.
Actuellement, la répartition des parts est tout à fait défavorable aux cadres et aux
employés. »
M. Bossu (CGT) : «Je crois que vous aurez tout intérêt à bien expliciter votre
position par rapport au personnel [au sujet du refus d’imprimer France- Dimanche}.
Vous avez des conceptions tout à fait utopiques. Vous risquez de ne pas être
compris. »
M. Faujas (SNJ) : «Cela ne serait pas important si toutes les catégories de
personnel étaient intéressées au capital de l’entreprise. »
M. Cocu (CGT) : «L’exemple des sociétés de personnel qui donnent 40 % aux
journalistes et 5 % aux cadres pour un effectif semblable, dénote une drôle de
conception. En imaginant que les techniques soient associées, ils seraient
majoritaires ; à tout moment ils pourraient donc, à part entière, s’opposer à
l’orientation du journal. Sur ce problème, pas question, puisque nous sommes pour
le pluralisme des idées. D’autre part, nous sommes concernés par la réalité de la
société en général, l’utopie ne restera qu’utopie. À chacun son métier. »
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 331

Au-delà des crispations entre rédacteurs et ouvriers, les divergences


fondamentales entre le projet industriel et le projet rédactionnel persistent.
Cependant, l'obstacle majeur de la rentabilité de Saint-Denis n’est pas levé. Le
gérant administratif tente encore de trouver des clients pour l'imprimerie de Saint-
Denis qui devient un boulet industriel. Le 25 novembre 1976, Jacques Sauvageot fait
part des projets d’impression à Saint-Denis du Matin et du Journal du Dimanche.
Mais trois mois plus tard, le rêve du gestionnaire s’est écroulé : la direction du
Journal du Dimanche considère que les prix pratiqués à Saint-Denis sont prohibitifs,
tandis que Claude Perdriel utilisait la proposition de Jacques Sauvageot pour faire
baisser les offres des autres imprimeries. Le 3 mars 1977, Jacques Sauvageot conclut
sa communication au conseil de surveillance en insistant sur «la fragilité de
l’entreprise, dont le personnel n’a pas assez conscience ». Tardivement, Hubert
Beuve-Méry tire la leçon de plusieurs années d’errements : «Aucun organisme n’est
habilité à dire non, ce qui rend le rôle des gérants écrasant. »
Le désir de transformer Le Monde en une grande entreprise fondée sur un projet
industriel et commercial développé parallèlement au projet rédactionnel ne peut
aboutir, parce qu’il exacerbe les contradictions entre les composantes de l’entreprise
et finit par la mettre en péril faute de choix délibéré entre les projets. Entre la
rédaction qui est un savoir-dire collectif où l’individu jouit de la notoriété par la
signature, et le Livre qui survit grâce au savoir-faire et à l’action collective, mais au
sein duquel l’individu est nié car il est interchangeable et n’existe que par
l’organisation syndicale, l’administration n’a pas pu fédérer autour d’elle un
troisième pôle créateur de développement.
Le paradoxe de l’expansion est qu’elle se révèle fragilisante pour la société qui
édite Le Monde. En 1976, au terme de vingt années de croissance, Le Monde vend
440 000 exemplaires par jour, emploie 1260 personnes et jouit d’un rayonnement
national et international important, mais il a perdu toute capacité de développement
et d’autofinancement. Le total de l’actif inscrit au bilan stagne depuis 1972, et la
marge commerciale est réduite à néant. Le Monde entre ainsi dans une période de
crise de vingt années.
De ces réalités, mal perçues à l’époque tant par la direction du Monde que par
les partenaires sociaux et par les sociétés de personnel, on ne peut accuser les
hommes, qui tentent de satisfaire leurs ambitions ou leurs mandants, mais le système
de contrôle mis en place par Hubert Beuve- Méry et par la Société des rédacteurs du
Monde qui repose sur la confiance réciproque et la participation de tous au
développement de l’entreprise.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 332

La question se résume dans ce dilemme : peut-on être à la fois employé et employeur,


être conjointement actionnaire et salarié ?
Une dernière difficulté vient se greffer sur ce conflit : les rédacteurs, les employés
et les cadres possèdent certes 49 % des parts sociales de la SARL, mais ils ne sont pas
véritablement actionnaires, dans la mesure où la distribution des bénéfices est limitée
statutairement à 6 % du nominal de la part sociale par l'article 24 des statuts de la
SARL Le Monde. Ils ne peuvent donc se répartir les bénéfices de l’expansion comme le
feraient d'autres catégories d’actionnaires, dans une société anonyme, par exemple.
Ainsi, en 1970, au plus fort de l’expansion, 3100000 francs sont répartis au personnel
au titre de l’article 24 bis, alors que les trois sociétés de personnel perçoivent seulement
5 880 francs au titre des bénéfices de l’année 1969. La prime reçue par chaque employé
atteint 3 100 francs, et dans l’hypothèse où les salariés du Monde auraient procédé à
une répartition des dividendes affectés aux sociétés de personnel 1, les rédacteurs
auraient perçu 29,50 francs chacun, les cadres 7,80 francs et les employés 1,50 francs
chacun119 120. En 1968, les rédacteurs, les employés et les cadres sont devenus les
principaux porteurs de parts mais ils n’ont pas été affranchis de leur condition de
salariés, parce qu’ils n’ont pas reçu un réel statut d’actionnaire. De cette position
intermédiaire résulte une confusion permanente qui ne pouvait se résoudre qu’en
acceptant un idéal monacal ou en réformant les statuts de la SARL Le Monde.
Finalement, la question reste posée : peut-on diriger une entreprise « à but non
lucratif » dans le cadre de l’économie libérale ? La réponse est évidemment positive
lorsque le produit est en phase d’expansion accélérée, mais elle est beaucoup plus
nuancée lorsque le journal ne progresse plus, voire décline, et qu’il faut trouver des
remèdes ou des palliatifs à la crise.

119 Une difficulté supplémentaire provenait de l’absence de société des ouvriers qui excluait ceux-ci
d’une éventuelle répartition sur la base de la détention des parts sociales.
120 Le dividende de la Société des rédacteurs du Monde, 6 % de 200 francs multiplié par 400 parts, soit 4
800 francs, répartis entre 163 rédacteurs. Le dividende de la Société des cadres du Monde, 6% de 200 francs
multiplié par 50 parts, soit 600 francs, répartis entre 77 cadres. Le dividende de la Société des employés du
Monde, 6 % de 200 francs multiplié par 40 parts, soit 480 francs, répartis entre 305 employés.
Ill

LES CRISES, 1976-1994


336 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Après deux décennies d’expansion, Le Monde entre dans une période de


crise, qui se marque d’abord par une chute de la rentabilité financière de
l’entreprise. La gravité de la situation de la SARL est masquée pendant
quelques années encore par le maintien de la diffusion qui reste élevée
jusqu’en 1981. La conjoncture politique de l’affrontement entre la gauche et
la droite entre 1974 et 1981 occulte un temps les difficultés de l’entreprise,
alors qu’une triple crise, rédactionnelle, industrielle et managériale, atteint le
quotidien de la rue des Italiens, dès le milieu des années soixante-dix.
Sous diverses modalités et en dépit de l’emploi de remèdes variés, les
difficultés et les tensions perdurent jusqu’au milieu des années quatre-vingt-
dix. Les composantes principales de cette crise résultent de l’incapacité à
trouver des clients pour l’imprimerie qui permettraient de limiter le poids
des amortissements et le coût de la main-d’œuvre, de la mise en cause de la
rédaction et de ses critères éthiques par des contestations extérieures, mais
également par des critiques internes. Enfin, cette double crise est amplifiée
par les difficultés liées à la transmission des fonctions directoriales.
La quête de la rentabilité nécessaire au maintien des statuts particuliers
du Monde devient alors l’enjeu majeur pour les partenaires sociaux du
journal et pour ses dirigeants. Tour à tour, les directions successives tentent
de prendre les problèmes à la racine ou de gagner du temps en attendant
d’hypothétiques jours meilleurs. Cependant, faute de pouvoir remettre en
cause le fonctionnement de la société, le personnel et les associés cherchent
une issue à la crise de l’entreprise par l’emploi de divers palliatifs ou par la
désignation de boucs émissaires.
Après avoir escompté une relance par le politique au sein du clivage
entre la gauche et la droite en France, les directions successives tentent
336 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de miser sur le redressement industriel ou sur le renouveau rédactionnel.


Mais les décisions majeures se heurtent aux instances de décision où
l’autorité est extrêmement diluée et à l’impossibilité de concilier les projets
contradictoires des différents partenaires sociaux. Il faut alors envisager des
mesures radicales, au niveau industriel, financier, social et immobilier, que
les dissensions entre associés repoussent une première fois, avant qu’elles
soient acceptées, sous la contrainte des créanciers.
Cependant, le redressement du Monde demeure fragile parce qu’il est lié
à une flambée passagère des recettes publicitaires et parce qu’il est acquis
grâce à un endettement paralysant. Au début des années quatre-vingt dix, la
crise de la presse quotidienne et celle de la publicité se conjuguent pour
mettre à nouveau l’entreprise en péril. L’expérience de restructuration de
l’entreprise par l’application de recettes de gestion ayant montré ses limites,
la SARL Le Monde revient à ses valeurs originelles, qui fondèrent le
développement du journal sur l’excellence rédactionnelle. Mais le contexte
de la société française a profondément changé depuis 1945 et le poids des
investissements antérieurs reste handicapant. Le recentrage sur le métier
principal, thème cher aux managers de la fin du XX e siècle, se fait donc,
pour Le Monde, dans des conditions difficiles qui risquent de mettre en
cause l’indépendance du journal si le renouveau rédactionnel ne réussit pas à
faire revenir les lecteurs.
10.
336 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
De la croissance à la crise

C’est entre 1974 et 1977 que le retournement de la conjoncture se


produit pour Le Monde. En dépit de l’augmentation du prix de vente du
journal qui dépasse 4,30 francs déflatés ou 0,67 euros en 1974, les recettes
stagnent, alors que les dépenses continuent d’augmenter. Le total des
produits déflatés diminue en 1975. En 1977, les recettes publicitaires
descendent en dessous de 45 % des recettes totales, ce qui ne s’était pas
produit depuis 1961. Par voie de conséquence, la marge commerciale
devient négative en 1977, pour la première fois dans l’histoire du journal.
Enfin, le total de l’actif déflaté diminue de 10 % en quatre ans, entre 1974
et 1977, de 679 millions de francs ou 105 millions d’euros à 585 millions
de francs ou 91 millions d’euros.

LA CROISSANCE BLOQUÉE, 1976-1980

Non seulement la croissance est terminée, mais les crises éclatent


bientôt, même si les manifestations sont masquées durant quelques années
par le maintien de la diffusion du quotidien à un niveau élevé.

Lapogée de la diffusion
La diffusion totale payée du Monde dépasse celle du Figaro en 1974,
celle du Parisien libéré en 1975 et celle de France-Soir en 1979. Le
quotidien de la rue des Italiens est devenu en quelques années le premier
quotidien national, titre qu’il doit autant à la baisse des ventes de ses
concurrents qu’à l’augmentation de sa propre diffusion. Ouest-France
demeure le seul quotidien français à conserver, avec 670 000 exemplaires
par jour, une
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 338

diffusion supérieure à celle du Monde. De 1976 à 1981, pendant six années, Le


Monde atteint une diffusion moyenne de 436000 exemplaires par jour, avec une pointe
à 440000 en 1976 et un maximum historique à 445 000 en 1979. Le tirage moyen pour
la même période est de 555 000, avec un maximum de 568000 exemplaires par jour en
1979.

Diffusion payée Ventes France Ventes étranger Abonnements


1974 424 000 280 000 58 000 86 000
1975 419 000 261 000 63 000 95 000
1976 433 000 266 000 69 000 97 000
1977 421 000 254 000 69 000 98 000
1978 431000 258 000 76 000 97 000
1979 435 000 270 000 72 000 94 000
1980 421 000 258 000 72 000 91 000
1981 433 000 269 000 74 000 90 000
TABLEAU 20 : Diffusion du Monde, 1974-1981.

L’actualité internationale, la crise économique, le premier et le deuxième


choc pétrolier, les soubresauts du dollar et des autres monnaies, le
développement du chômage et de l’inflation contribuent largement à maintenir
l’intérêt des lecteurs. Dans la vie politique française, l’intensification de la
compétition entre la gauche et la droite, lors des élections législatives de 1973 et
de 1978, et plus encore à l’occasion des élections présidentielles de 1974 et de
1981, accentue la demande d’information et de commentaires. Cependant, des
signes inquiétants apparaissent rapidement. Les ventes au numéro en France
stagnent dès 1974121 et les abonnements chutent dès 1977, tandis que les ventes
à l’étranger progressent encore, de 50000 exemplaires par jour en 1972 à 75 000
en 1978. Or, les ventes à l’étranger sont celles qui coûtent le plus cher en frais
de diffusion et de prospection; dans de nombreux pays, Le Monde est même
vendu à perte. Les progrès de la diffusion concernent donc essentiellement un
lectorat marginal, souvent occasionnel, qui entraîne un coût élevé de
prospection et de distribution pour l’entreprise. Les lecteurs ainsi conquis
réduisent encore la rentabilité de l’entreprise. La fin de la croissance de la
diffusion, qui atteint un maximum entre 1974 et 1981, ne représenterait pas un
grave péril pour le journal si elle ne se doublait d’une crise de la rédaction et
d’une crise de l’autorité au sein du quotidien de la rue des Italiens.

121 Les ventes au numéro en France atteignent un maximum historique en 1974 avec 279 724
exemplaires vendus en moyenne par jour.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 339

Une crise éditoriale


Les attaques contre Le Monde, qui avaient faibli après la vague mettant en cause
le neutralisme du journal dans les années cinquante, furent cantonnées durant quelques
années aux feuilles d’extrême droite issues de l’OAS et du combat en faveur de
l’Algérie française. Revivifiée par les idéologies hostiles aux événements de mai
1968, la critique anti-MrwJe retrouve vigueur dans les années soixante-dix. Elle atteint
son apogée quantitative en 1976-1977, avant de décliner rapidement, puis de reprendre
en 2003.
En 1970, deux enseignants communistes, Aimé Gucdj et Jacques Girault, dans un
livre intitulé Le Monde... Humanisme, objectivité et politique1, tentent de démontrer
que Le Monde est un journal de droite qui soutient, par anticommunisme, les
mouvements gauchistes. L’audience que Le Monde rencontrait chez les militants
communistes et syndicalistes commençait en effet à poser problème aux dirigeants du
Parti. Mais cet ouvrage s’apparente plus à un plaidoyer pro domo en faveur de la CGT
et du PCF, qu’à une véritable analyse critique du journal, même si Jacques Girault,
dans la partie qu’il a écrite, esquisse une étude des éditoriaux de Sirius. L’essentiel du
livre est consacré à la justification des positions politiques adoptées par les
communistes face au gaullisme et durant les événements de mai 1968. Il ressort de cet
ouvrage que Le Monde demeure hostile au communisme depuis 1945, ce qui n’est pas
nouveau pour les lecteurs du journal, et que les analyses des rédacteurs ne sont pas
complaisantes à l’égard de cette idéologie. Les auteurs en concluent que Le Monde est
un des organes de presse véhiculant « la pensée bourgeoise » et qu’il soutient la
politique antisociale de Georges Pompidou et de Jacques Chaban-Delmas, ce qui
semble quelque peu outré pour qui relit les articles de l’année 1970. Cette mise en
cause du journal par les communistes entraîne une conséquence paradoxale : les
rédacteurs du Monde, attaqués à gauche comme à droite, s’estiment légitimés dans
leurs positions éditoriales et ne perçoivent pas assez rapidement que des critiques
destructrices pour l’image du journal commencent à déstabiliser le lectorat du
quotidien.
En dépit des attaques des communistes, l’essentiel de la polémique consiste en
effet à tenter de démontrer, comme dans les années cinquante, que Le Monde demeure
le fourrier du communisme. En 1971, le Cercle Fustel de Coulanges publie une étude
intitulée Le Monde, carrefour de subversion122 123, qui reprend les accusations
traditionnelles contre le quotidien

122 Éditions sociales, 1970.


123 Les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges, n° 15, quatrième trimestre 1971, p. 1-12.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 340

et ajoute un thème à cette critique récurrente, celui de l’orientation tiers- mondiste du


journal, qui ferait également le lit du communisme. Des thèmes identiques sont repris
par Guy Hostert1 en 1973, par Georges Suffert124 125 126 en 1974, par Jean Cau127 et par
Louis de Villefosse128 en 1976, enfin par Jean-François Revel5 en 1977. Ces libelles,
qui ne représentent que leurs auteurs ou quelques groupes marginaux d’extrême
droite, seraient de peu d'importance si ces griefs n’étaient systématisés et organisés en
une campagne d’opinion, en 1976, lors de la sortie du livre de Michel Legris129.
La polémique autour du livre de Michel Legris fut certainement la plus
suivie dans le public, la plus douloureuse pour la rédaction du Monde et la plus
destructrice, en terme d’image, pour le journal. Michel Legris, entré au Monde
en 1956, avait quitté le journal en 1972, sur un désaccord avec Jacques Fauvet
concernant sa place dans la rédaction, mais également parce qu'il était embauché
à L'Express. Il entame un procès contre le quotidien de la rue des Italiens, afin
de faire reconnaître son droit à faire jouer la clause de conscience et à obtenir
des indemnités de licenciement130, en affirmant qu’il a été contraint de
démissionner parce que le journal avait changé d’orientation politique depuis
que Jacques Fauvet avait été nommé directeur de la publication.
Afin d’étayer sa démonstration, Michel Legris entend dévoiler «les
mensonges, les omissions et les tartufferies» de la rédaction du Monde, et
particulièrement ceux du directeur, Jacques Fauvet. Pour la première fois dans
l’histoire du quotidien, un ancien rédacteur, qui a travaillé quinze ans au journal,
attaque celui-ci sur le contenu rédactionnel. Le directeur du Monde et Jean-
Marie Dupont, président de la Société des rédacteurs, s’estiment diffamés, car
une campagne d’opinion suit la publication du livre. Ils obtiennent d’Hubert
Beuve-Méry qu’il signe avec eux une mise au point contre le livre de Michel
Legris, qui est accompagnée dans les

124 Guy HOSTERT, Le Journal Le Monde et le marxisme, La Pensée universelle, 1973.


125 Georges SUFFERT, Les Intellectuels en chaise longue. Plon, 1974.
126 Jean CAU, Lettre ouverte à tout. Le Monde-Albin Michel, 1976.
127 Jean-François REVEL, La Nouvelle Censure, un exemple de mise en place de la mentalité
totalitaire, Robert Laffont, 1977.
128 Association pour une lecture critique île la presse, Le Monde et ses méthodes, octobre 1976.
Louis de Villefosse a bénéficié des conseils de Boris Souvarine qui avait présidé aux destinées du
pamphlet Le Monde auxiliaire du communisme, paru en 1952.
129 Michel LEGRIS, Le Monde tel qu'il est, Plon, 1976.
130 Michel Legris est débouté aux Prud’hommes de Paris le 20 mai 1974 et devant la cour
d’appel d’Orléans, le 19 mai 1976.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 341

colonnes du journal d’une violente critique rédigée par Jean Planchais et d’un
communiqué des sections syndicales des rédacteurs :

«La publication d'un ouvrage d’un ancien collaborateur du Monde donne un


nouvel aliment à la campagne permanente menée dans certains milieux pour
discréditer un journal dont I indépendance, aujourd’hui comme hier, ne fait
évidemment pas l’affaire de tous.
Le fondateur, le directeur et les rédacteurs du Monde tiennent à manifester, dans
la diversité d’opinions qui a toujours été la marque du journal, leur solidarité profonde
face à la dernière en date des offensives qui ont, depuis sa création, jalonné l’existence
du Monde. Les analyses, même tendancieuses, les polémiques, même outrancières,
peuvent trouver ici ou là leur raison ou leur prix. Les injures, elles, n’avilissent que
leurs auteurs ’. »

C était la pire des réponses à faire, car elle révélait que Le Monde était touché
au cœur. En effet, Michel Legris s’appuyait, non sur de vagues impressions, mais
sur une lecture critique de quelques articles contestables qui avaient été publiés
dans les colonnes du journal. Il y ajoutait des constatations habituelles reprises des
polémistes précédents, mais certaines de ses analyses sonnaient juste. Les
principaux griefs, dirigés contre le service étranger, avaient trait à une «dérive
gauchiste» de la rédaction depuis 1968. Ils concernaient le traitement rédactionnel
de la Chine, par Alain Bouc131 132 dans les années 1967-1975, celui des Khmers
rouges, dont les meurtres n’auraient été dénoncés qu’avec retard par le journal133,
enfin,

131 Le Monde, 24 mars 1976.


132 Alain Bouc fut en effet un fervent admirateur de la révolution culturelle chinoise, mais il n’est pas
le seul rédacteur conquis par la Chine et le maoïsme. Voir, par exemple, l'article d’Henri FESQUET, « Un
peuple profondément humain », Le Monde des 16 et 17 novembre 1975. Sans atténuer la responsabilité du
Monde dans le choix de son correspondant, il faut cependant se rappeler quelle entreprise de
désinformation menaient les autorités chinoises et les maoïstes français et combien de politiques, de
scientifiques ou d’artistes furent victimes de cette propagande, avant les premières mises au point de
Simon LEYS dans Les Habits neufs du président Mao, Editions Champ libre, 1971, et dans Ombres
chinoises. Union générale d’éditions, 1974. Voir a ce sujet l’article d’André LA II RENS, « Souvenirs de
Chine », Le Monde, 12 novembre 1994.
133 Phnom Penh est tombée aux mains des Khmers rouges le 17 avril 1975, dans la matinée. Patrice
de Beer, envoyé spécial du Monde ne réussit à faire parvenir qu’un très court message (une vingtaine de
lignes) qui est publié dans le journal daté du 18 avril. Le titre «Enthousiasme populaire», rédigé à Paris,
outrait considérablement la teneur de la dépêche. Confiné à l’ambassade de France jusqu’au 30 avril,
Patrice de Beer est évacué, parmi cinq cents étrangers, vers la Thaïlande, qu’il atteint le 3 mai. Il ne peut
pas communiquer avec la rédaction entre le 17 avril et le 4 mai 1975. Il publie son «Carnet de route» dans
Le Monde, du 8 mai 1975, puis un récit, «Comment Phnom Penh fut
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 342

des reportages et des commentaires, en particulier ceux de Dominique Pouchin, sur


«la révolution des œillets», au Portugal en 1974-1975.
La thèse de Michel Legris s’appuyait en particulier sur la publication, le 21
juin 1975, d’un « Bulletin » intitulé « Révolution et liberté ». L’auteur de ce texte
s’interrogeait sur la question des libertés formelles et des libertés réelles dans le
cadre de la révolution des œillets au Portugal, à propos du conflit qui opposait
ouvriers et journalistes du quotidien Rcpublica pour la maîtrise du contenu
rédactionnel du journal. Les premiers étaient soutenus par le Parti communiste,
les seconds par le Parti socialiste. Le dernier paragraphe de ce texte, qui opposait
liberté formelle et liberté réelle \ parut excessif à de nombreux commentateurs :

« Mais les grands principes et les déclarations solennelles ne doivent pas faire
oublier pour autant que la liberté d’informer - et de s’informer - ne signifie rien sans
que des moyens matériels soient mis à son service. Or, ceux qu'exige la presse sont
considérables. Si chaque citoyen est libre de publier comme bon lui semble un
quotidien dans une société démocratique, il suffit d'observer la situation de la presse
occidentale pour mesurer ce que cette liberté peut avoir de formel. Il serait équitable
que les socialistes portugais aient la possibilité juridique d’avoir un quotidien, mais
il est juste d’observer que les socialistes français n’ont pas la possibilité économique
d’en avoir un. La vraie question n’est-elle pas alors de savoir si, en permettant à tous
d’user de la liberté d’expression, on ne permet en fait à quelques-uns d’en abuser ? »

conquise», dans Le Monde des 9 et 10 mai 1975. Dès le 9 mai. Le Monde s’interroge sur la situation
réelle régnant au Cambodge dans quatre articles, «L’énigme khmère» et «La révolution cambodgienne
se radicalise», le 9 mai, «Qui gouverne au Cambodge?» et « Sur les routes des dizaines de réfugiés »,
le 10 mai 1975. Le Monde considérait depuis tort longtemps que la victoire des communistes était
inéluctable au Vietnam et, par extension, au Cambodge et au Laos. Ce qui ne signifiait pas une
adhésion du quotidien aux pratiques des communistes indochinois et encore moins à celles des Khmers
rouges.
1. Cette opposition entre liberté formelle de la presse, garantie par l’absence de censure, et liberté
réelle, limitée par les ressources financières nécessaires à une entreprise de presse, était un thème
récurrent des articles que Jacques Sauvageot consacrait à la presse quotidienne. Voir, par exemple, «La
presse quotidienne et ses paradoxes, I. Une liberté théorique», Le Monde, 22 septembre 1970 :
«L’imprimerie et la presse sont libres. Mais depuis longtemps, et sur d’autres plans, bien des illusions
généreuses se sont envolées, et l’on sait maintenant qu’un droit n’est rien sans la possibilité matérielle
de l’exercer. [...] La presse qui existe, on serait tenté de dire qui subsiste, est libre, mais la liberté de la
presse n’est pas assurée lorsqu’il est impossible à qui ne dispose pas de capitaux considérables
d’exprimer [...] un courant de pensée ou d opinions intellectuelles ou politiques par le canal d’un
quotidien. »
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 343

Raymond Aron1 s’insurgea contre ce texte : « Utiliser la distinction pseudo-


marxiste des libertés formelles et des libertés réelles pour justifier, fût-ce avec
réserve, la fermeture au Portugal d’un organe de presse lié à un parti auquel 38 %
de l’électorat ont fait confiance, c’est pousser le mensonge, par insinuation ou par
omission, au-delà des limites tolérables pour un journal qui se veut respectable. Que
notre confrère veuille bien se rappeler la phrase du jeune Marx : “En l’absence de
liberté de la presse, toutes les autres libertés ne sont que des mirages”. » Edgar
Morin 134 135 joint ses critiques à celles de Raymond Aron. Une réponse quelque peu
alambiquée de Jacques Fauvet paraît dans Le Monde du 1 er juillet 1975, que Michel
Legris analyse longuement dans son livre. Enfin, «l’affaire Legris» est amplifiée
par la campagne d’opinion organisée lors de la parution du livre.
Le manuscrit du livre de Michel Legris avait été apporté par Gérard de Villiers à
la Librairie Plon, filiale des Presses de la Cité, qui appartenaient à l'époque à Sven
Nielsen. Plusieurs milliers d’exemplaires furent envoyés gracieusement, aux élèves
et aux anciens élèves des grandes écoles françaises (Polytechnique, Ena, Centrale,
HEC, etc.). Le financement de cette opération qui fut déficitaire pour l’éditeur s’il
n’a pas été subventionné par ailleurs, reste mystérieux. Des lecteurs du Monde,
étonnés de cette sollicitude, alertèrent la direction du journal136. Le tirage total du
livre atteint le chiffre de 64 800 exemplaires137, ce qui, pour un livre austère,
constitue un record dans l’édition française. En terme d’image, la campagne
marque profondément l’opinion des élites économiques, administratives et
politiques issues des grandes écoles. Il n’est pas rare d’entendre, vingt ans plus tard,
des réflexions tirées directement de l’ouvrage de Michel Legris, devenues des
évidences pour qui les formule. Le livre fit l’objet d’un grand nombre de comptes
rendus dans la presse138 et d’une émission littéraire

134 Raymond A RON, « II n’y a pas de quoi rire», Le Figaro du 23 juin 1975. Sur le point de vue de
Raymond Aron, outre ses textes du Figaro, voir ses Mémoires, cinquante ans de réflexion
politique,]u\\\'ÀS A, 1983.
135 Edgar MORIN, « La liberté révolutionnaire», Le Nouvel Observateur du 30 juin 1975.
136 Échange de lettres entre Jacques Fauvet, Jacques Sauvageot et Sven Nielsen, février et juillet
1976. Note de Jacques Sauvageot à Jacques Fauvet concernant une conversation téléphonique, en juillet
1976, avec les dirigeants de la Librairie Plon et des Presses de la Cité.
137 Chiffre aimablement communiqué par les éditions Plon.
138 Dont ceux de Raymond ARON, «Le Monde tel qu’il est», dans Le Figaro du 5 avril 1976 et de
Pierre NORA, « Si le sel perd sa saveur », dans Le Nouvel Observateur du 12 avril 1976, qui mettent en
cause Fimage d’objectivité attachée au Monde.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 344

à la télévision qui finirent par retentir indirectement sur les ressources financières
du journal. Roger Dallier, responsable de la publicité financière, écrit à Jacques
Sauvageot que, en 1976-1977, «de nombreux contrats ont été résiliés avec, pour
motivation, la tendance politique du journal. »
La presse, saisissant l’occasion de répondre à une rédaction «donneuse de
leçons », est unanime à fustiger Le Monde, à l’exception notable de Jean- Jacques
Scrvan-Schrciber, ancien pigiste139 140 du Monde, qui affirme, contre Michel
Legris, que Le Monde n’a pas changé :

« Je porte donc témoignage que Le Monde de Beuve-Méry, indépendant et


insensible à toute pression, était plus rigide sur certaines options fondamentales que
celui de Jacques Fauvet. J’ajouterai même ceci : il était aussi moins franc.
Fauvet et son équipe militent pour Mitterrand et le programme commun.
Us le disent et, chaque fois qu’il y a un scrutin, ils publient clairement leur
explication de vote. Le Monde d’avant faisait tout autant pression, mais ne l'avouait
guère. [...]
Voici donc ma conclusion : on peut pousser la critique du militantisme du Monde
jusqu’à l’accuser de préparer, pour la France, l’avènement d’une société totalitaire ;
c’est un vrai débat. Mais le livre dont il est question fait un procès différent, celui
d’une mutation subversive du journal de Fauvet par rapport à son fondateur. Ce
procès-là est faux.
Si Le Monde d’aujourd’hui a radicalisé son militantisme - comme tout le monde
- il est aussi, et parallèlement, plus ouvert à des idées neuves, même venant de ceux
qu’il combat141. »

En affirmant que Michel Legris idéalise la prétendue objectivité d’Hubert


Beuve-Méry, Jean-Jacques Servan-Schreiber pose la question de savoir si Le
Monde a connu une «dérive de gauche» voire «gauchiste» ou si le quotidien reste
fidèle à sa conception originelle de l’information et du journalisme. Les critiques
qui visent Le Monde énumèrent une douzaine d’articles au total, pour la période
1974-1976. C’est bien peu en regard des quelque six mille pages rédactionnelles
publiées chaque année par le journal. Cependant, il est vrai qu’un tiers-
mondisme142 diffus irrigue, dans

139 Au cours de son émission hebdomadaire Apostrophes, Bernard Pivot oppose Michel Legris à
André Fontaine, le 7 mai 1976.
140 Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER souhaita à plusieurs reprises intégrer le service étranger
du Monde, mais la rédaction refusa de l’agréer.
141 Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER, «Leprocès du Monde», L'Express, 19 avril 1976.
142 Au sens idéologique du terme, qui signifie que, par désir de justice envers les pauvres du tiers-
monde, on en vienne à approuver systématiquement les initiatives de progrès économique et social sans
toujours mesurer les conséquences de ces décisions sur les populations concernées et sur les libertés. Ce
tiers-mondisme domine dans la gauche
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 345

les années soixante-dix, la rédaction du Monde, tandis que les gérants et une
grande partie des rédacteurs du service politique souhaitent la victoire de l’union
de la gauche aux élections. Alors que l’affaire Legris commence à produire des
effets négatifs sur l’image du Monde, la mise en cause de l’objectivité et de
l'impartialité du Monde connaît encore deux épisodes au cours de la même année.
Un rédacteur du Monde, Philippe Simonnot est licencié, en mai 1976, parce
qu’il était accusé d'avoir dérobé au ministère de l’Économie et des finances un
rapport sur les difficultés du contrôle de la société Elf par l’État 1. Ce licenciement
suscite une réaction de défense au sein de la rédaction, qui se divise sur la conduite
à tenir : la Société des rédacteurs et la hiérarchie de la rédaction acceptent la
décision de Jacques Fauvet, tandis que les syndicats soutiennent le rédacteur
licencié. Toutefois, même les syndicalistes estiment que si Philippe Simonnot veut
être réintégré, il doit renoncer à publier un livre critique sur Le Monde, car «c’est
incompatible avec la demande de réintégration ; il faut choisir ». Philippe
Simonnot publie donc un livre qui raconte l’histoire de son licenciement, tout en
élargissant son projet initial en une réflexion sur les rapports entre le journalisme et
les pouvoirs143 144 145. Mais Philippe Simonnot demeure fidèle à l’idéal
journalistique de la rédaction du Monde, et il souhaite, jusqu’au dernier moment,
être réintégré au quotidien delà rue des Italiens146.
Ce livre est le dernier écrit d’importance hostile au Monde, mais déjà, il
modifie la nature des critiques, car il privilégie une méditation sur le journalisme à
une polémique sur le contenu du quotidien. La société française change également,
à la fin des années soixante-dix, abandonnant, lentement et progressivement, ses
réflexes de guerre froide, pour d'autres questionnements. Le livre de Simonnot
marque le début de cette évolution.
La dernière tentative de déstabilisation du quotidien de la rue des Italiens est
l’œuvre, en 1977, de Joseph Fontanet, ancien député MRP

française, au moins jusqu’au discours de Cancun de François Mitterrand, le 22 octobre 1981. Alors que la
rédaction du Monde se détache graduellement de ces idées, Le Monde diplomatique les reprend largement
dans ses colonnes.
144 Dans un article intitulé « L’Étal voudra-t-il et pourra-t-il contrôler le nouveau groupe pétrolier
Elf-Aquitaine ? », publié dans Le Monde, 9 mars 1976, Philippe Simonnot traitait des problèmes que
posaient à l’État la création du groupe E1E Cet article citait de larges extraits d’une note d’un haut
fonctionnaire du ministère de l’Économie.
145 Philippe SIMONNOT, Le Monde et le pouvoir, Les presses d’aujourd’hui, préface de Jean-Paul
Sartre, Michel Le Bris et Jean-Pierre Le Dantec, 1977.
146 Philippe Simonnot écrit à nouveau dans Le Monde, notamment dans le supplément économique,
depuis les années quatre-vingt.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 346

et centriste, ministre du général de Gaulle de 1959 à 1962, puis de Georges


Pompidou de 1969 à 1974. Joseph Fontanet tente de concurrencer Le Monde sur le
terrain de la qualité et de la référence, en éditant un journal qui se veut « un
Washington Post à la française1 ». Lancé le 19 septembre 1977, le quotidien du soir
J’informe eut un éphémère succès de curiosité le premier jour avec une vente sur
Paris de 72 000 exemplaires, mais dès le début d’octobre la vente à Paris
descendait en dessous de 10 000 exemplaires, pour tomber à 6000 au début
décembre, ce qui contraignit Joseph Fontanet à déposer le bilan, le 17 décembre
1977. Comme en 1956 pour Le Temps de Paris, ce qui pourrait apparaître comme
un succès pour Le Monde n’est en réalité que la faillite logique d’un journal sans
concept rédactionnel, sans équipe et sans patron capable d’animer un quotidien.
Les années 1976-1977 marquent un tournant dans la perception du Monde par
l’opinion publique. Le soutien, apparemment sans faille, que le journal apporte à
l’union de la gauche demande une analyse précise. L’examen critique de la
situation politique française avant les élections par les rédacteurs ou par le
directeur était une tradition du Monde depuis 1944. Sous la IV e République, Le
Monde publie des bilans des législatures et des perspectives pour l’Assemblée
nouvelle. À partir de 1958, Hubert Beuve-Méry, sous le pseudonyme de Sirius147
148
, avait systématisé la pratique des éditoriaux préélectoraux, bien qu’il ne se soit
pas toujours prononcé avant les consultations électorales149. Dès le milieu des
années soixante, Le Monde manifeste son opposition au général de Gaulle et
choisit clairement une autre politique qui serait plus respectueuse des droits du
parlement, plus soucieuse des libertés publiques et de la justice sociale, plutôt que
de grandeur illusoire et de puissance nucléaire. Cependant, Hubert Beuve-Méry
n’exprime pas une préférence marquée pour les candidats de la gauche aux
élections présidentielles de 1965 et de 1969.

147 Lettre de Joseph Fontanet à Jacques Sauvageot l’informant du lancement du projet, le 12


septembre 1977.
148 Le directeur intervenait lorsque la liberté de la presse semblait en cause, du fait du
gouvernement, du Syndicat du livre ou des puissances d’argent. Leditorial était alors signé « HBM »,
tandis que le pseudonyme de Sirius était réservé aux éditoriaux politiques. «Quand la France est
gouvernée», Le Monde, 8 novembre 1956, «Le prix de la liberté», Le Monde, 14 novembre 1956, sur le
refus de Guy Mollet de laisser le journal augmenter son prix de vente ; « Contrôle préventif », Le
Monde, 27 mai 1958, sur la censure préalable ; «Ruineuse liberté», Le Monde, 18-19 décembre 1960,
sur les saisies en Algérie; «La dictature de l’atelier», Le Monde, 20 mars 1951; «Presse d’industrie...?
», Le Monde, 19 avril 1956, «Ultime mystification», Le Monde, 5 juillet 1956, sur Le Temps de Paris.
149 Lors des élections législatives des 5 et 12 mars 1967, le papier de Sirius, «Le reflux», paraît le
lendemain du deuxième tour, dans Le Monde, 14 mars 1967.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 347

Les successeurs du général de Gaulle, et ceux d’Hubert Beuve-Méry,


poursuivent cet antagonisme en le radicalisant. C’est d’abord par antigaullisme que
Le Monde épouse la cause de la gauche contre celle de la droite. La personnalité
des gérants, mais également celle de quelques figures éminentes de la rédaction,
Raymond Barrillon, militant du Parti socialiste, de Gilbert Mathieu, militant du
PSU, ou de Pierre Viansson- Ponté, conduisent Le Monde à soutenir
ouvertement150, entre 1973 et 1981, les candidats de l’union de la gauche et la
candidature de François Mitterrand à la présidence de la République, tout en
souffrant d’incarner un espoir dont beaucoup de rédacteurs et de lecteurs voyaient
les limites ou les insuffisances économiques et politiques.
Il faut toutefois apporter quelques nuances au soutien du Monde à la gauche,
pour au moins deux raisons. La première est l’absence d’unanimité au sein de la
rédaction du Monde, on l’a vu pour la guerre d’Indochine, pour le soutien apporté
au général de Gaulle en 1958 ; il en est de même pour l’ensemble des appréciations
du journal. Dans un texte, «Sous le regard du Monde», qui sert d’introduction au
livre François Mitterrand au regard du Monde, André Laurens, ancien chef du
service politique et ancien directeur de 1982 à 1984, explique clairement les
ambiguïtés de la collectivité des rédacteurs :
«Parlant, ici, du Monde - mais c’est vrai des autres journaux si tenus en main
qu’ils soient - on insistera sur le caractère collectif, nécessairement collectif, de sa
fabrication quotidienne. Pour le rédiger et le mettre en pages, dans le minimum de
temps, contre la montre, de nombreux journalistes sont indispensables, qui travaillent
comme des artisans. Ensemble, mais chacun dans son coin, conscient que son apport
au produit commun reste personnalisé : il le signe et se prête ainsi au jugement des
lecteurs, des confrères, des acteurs qu'il met en cause. Une rédaction est ainsi faite
d’individualistes associés. Il faut qu’il en soit ainsi car c’est de sa diversité humaine
qu’elle tire sa richesse.
Le directeur de la publication et l’encadrement essaient de tirer le meilleur parti de
cet équipage à forte capacité critique (par formation professionnelle), sans lui
demander, car ce serait vain, de se conduire comme un seul homme. Il n’y a pas, il n’y
a jamais eu au Monde, de ligne politique imposée. L’autorité du “patron” s’exerce,
certes, mais pas de cette manière-là. Le contenu du journal, pour peu qu’on y prête un
minimum d’attention, en fait toi.

150 Dans l’expression des choix du Monde, il faut se garder de confondre différents types d’articles.
Les contributions extérieures ne doivent pas être retenues, dans la mesure où elles ne reflètent pas les
opinions de la rédaction et dans la mesure où les directeurs, quels qu’ils soient, veillent à garder un
équilibre entre les contributions de droite et celles de gauche. En outre, les analyses postérieures aux
consultations électorales ne sauraient être confondues avec les éditoriaux précédant ces mêmes
consultations.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 348

La diversité perceptible ne se traduit ni par la neutralité, ni par l’impartialité. Les


journalistes ne prétendent pas à l’objectivité, à laquelle les appellent parfois des
lecteurs qui ne sont plus neutres. Ils se réclament, au mieux, d’une information
honnête, fondée sur le respect de ces règles professionnelles que sont la recherche de
la pluralité et de la contradiction des sources, la vérification, la necessaire distance à
conserver, le refus de la rétention et le rejet de la connivence. Hormis les
manquements, toujours possibles, et les erreurs, la production journalistique
n’échappe pas aux autres contingences humaines. Comme cela a déjà été noté, dans
Le Monde, la sociologie du journalisme révèle que, globalement, cette profession
attire des individus qui, par leurs réactions sentimentales, morales et politiques, se
situent plutôt (mais pas entièrement et pas tout le temps) dans la mouvance de la
gauche, au sens le plus large.
La sociologie de la rédaction du Monde accentue, sans doute, cette inclination,
bien que l’identité de ses journalistes se fonde davantage sur une conception de la
profession, incarnée par Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal, et sur un
ensemble de valeurs humanistes que la gauche n’est pas seule à revendiquer. À partir
de ce tronc commun, qu’entretient une double cooptation (Le Monde choisit ses
rédacteurs et ceux-ci choisissent Le Monde), l’éventail des sensibilités est, sans aller
jusqu’aux extrêmes, très ouvert : on a pu le vérifier dans des engagements notoires
du journal qui n’étaient pas forcément unanimes, et c’est visible dans la palette des
nuances proposées par les principaux commentateurs [...]1.»
La deuxième raison est que le journal évolue. Lors des élections législatives
de 1973151 152, puis à la faveur de l’élection présidentielle de 1974, Le Monde ne
prend pas parti pour la gauche, mais plutôt contre le maintien des gaullistes au
pouvoir. En 1974, le choix du Monde est assez nuancé. Valéry Giscard d’Estaing
et François Mitterrand bénéficient également d’un préjugé favorable. Avant le
premier tour de l’élection présidentielle, la critique de Jacques Fauvet porte avant
tout sur le candidat gaulliste, Jacques Chaban-Delmas ; au lendemain du premier
tour, Jacques Fauvet se félicite, au nom de la rédaction du Monde, de la défaite
de Jacques Chaban- Delmas ; à la veille du second tour, la position du Monde,
exprimée par son directeur, est encore nuancée et balance entre les deux
candidats153. Cela tient sans doute aux positions personnelles de Jacques Fauvet,
de sensi

151 François Mitterrand au regard du Monde, Documents, Le Monde Éditions, 1996.


152 Jacques FAUVET « Le changement et le pari », Le Monde, 3 mars 1973. Dans le débat
préparatoire aux élections de 1978 qui a lieu au comité de rédaction, «Jacques Fauvet rappelle que Le
Monde s’est toujours engagé sous la V' République lors des référendums ou des élections
présidentielles. Nous ne nous sommes pas engagés lors des élections législatives avant 1973 », CDR du
7 février 1978.
153 Jacques FAUVET, « Du choix et des risques », Le Monde, vendredi 3 mai 1974 ; « Un vaincu
», Le Monde, mardi 7 mai 1974 ; « Si... », Le Monde, vendredi 17 mai 1974.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 349

bilité centriste, qui hésite encore à abandonner le camp des réformateurs pour
celui des socialistes. Certains ajoutent en outre qu’il escomptait un ministère de
Valéry Giscard d’Estaing et qu’il lui fallut attendre jusqu’en août 1976, lors de la
nomination du gouvernement dirigé par Raymond Barre, pour mesurer que ses
espoirs étaient vains ; ce n’est qu’alors qu’il aurait rejoint le camp de François
Mitterrand.
Dès 1976, Valéry Giscard d’Estaing et des ministres des gouvernements de
Raymond Barre furent pris à partie par Le Monde, parfois avec quelque
acharnement. Noël-Jean Bergeroux, le rédacteur qui « suit » Valéry Giscard
d’Estaing. est rarement favorable à celui-ci L
En effet, c’est à la faveur des élections législatives de 1978 que Le Monde, par la
plume de son directeur, prend ouvertement parti pour l’union de la gauche.
«Risques», paru dans Le Monde du vendredi 10 mars 1978, est 1 article le plus long
écrit par un directeur du Monde avant une élection. Apparemment balancé entre la
gauche et la droite, il prend nettement parti en faveur de l’union de la gauche dans la
conclusion : « Cinq ans ça suffit, serait plus juste et plus mérité. Le changement,
c’est le risque ? La continuité aussi. » Au lendemain du premier tour des élections
législatives, Jacques Fauvet mesure que la gauche ne l’emportera pas. Le titre du
journal est éloquent : « La poussée de la gauche, 49,5 % au total, ne paraît pas
suffisante pour garantir un changement de majorité le 19 mars.» Jacques Fauvet titre
son éditorial «Ni gagné ni perdu »154 155. Jacques Fauvet n’écrit pas d’article à la
veille du second tour, car il sait que les chances de la gauche de l’emporter sont
infimes. Il réserve son commentaire pour le lendemain du deuxième tour : «Un
vainqueur»156 [Valéry Giscard d’Estaing],
Toutefois, le conflit entre le président de la République et le directeur du Monde,
soutenu par une large partie de la rédaction157, s’envenime dans les dernières années
du septennat, rendant les appréciations du Monde encore plus partisanes.
Le 10 octobre 1979, Le Canard enchaîné et Le Monde révèlent que des diamants
ont été offerts à Valéry Giscard d’Estaing par le président, puis empereur, de
Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa. Les rédacteurs des deux journaux se concertent et
s’aident mutuellement dans leur recherche de

154 Voir ses articles du 21 mai 1974,20 et 21 mai 1980, 12 mai 1981,
155 Le Monde, 14 mars 1978,
156 Le Monde, 21 mars 1978,
157 Il faut rappeler que le directeur du Monde ne rédige son éditorial préélectoral qu’après un débat en
comité de rédaction. Le comité de rédaction fixe les grandes orientations du texte, que le directeur rédige
librement.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 350

l’information. Quelques «affaires», comme le suicide de Robert Boulin permettent


au Monde de mettre en cause les plus hautes responsabilités de l’État L Par ailleurs,
l’hostilité de l’éditorialiste Philippe Boucher, partagée par nombre de démocrates à
l’époque, envers le projet de loi « sécurité et liberté» proposé par le garde des
Sceaux, Alain Peyrefitte, conduit celui- ci à tenter de faire pression sur Le Monde.
Une information judiciaire est ouverte, le 7 novembre 1980, contre le quotidien pour
avoir jeté le «discrédit» sur la justice158 159. Philippe Boucher et Jacques Fauvet, en
tant que directeur de la publication, sont directement mis en cause. Il n’était pas rare
que Le Monde fût traduit en justice160, mais c’était la première fois qu’un ministre
en exercice portait plainte ès qualités contre le quotidien. La plainte n’aboutit pas,
car le procès fut prudemment fixé au 18 mai 1981, après le second tour de l’élection
présidentielle, puis repoussé ad aeternam.
A la veille du premier tour, dans Le Monde du jeudi 23 avril 1981, Jacques
Fauvet publie un éditorial occupant plus d’une page, intitulé « L’embarras du
choix », qui vise à lever toutes les hypothèques en faisant une critique
systématique de la politique giscardienne durant plus de la moitié de l’article.
Jacques Fauvet passe ensuite les candidats en revue, consacrant un petit
paragraphe à chacun d’entre eux, à François Mitterrand comme aux autres. La
symétrie est évidemment fausse, car trois lignes suffisent à prendre position : «
M. Mitterrand et son parti sont davantage à l’image sociologique de la France
entière. On l’a dépeint comme un homme du passé, alors que tant d’hommes
nouveaux et de cadres de la nation se reconnaissent en lui. De ce côté-là la relève
est prête. Pourquoi attendre ? » A la veille du deuxième tour, Jacques Fauvet
exprime clairement sa préfé

158 Jacques FAUVET, « Responsabilités », Le Monde, 6 novembre 1979.


159 Le 7 novembre 1980, une information judiciaire est ouverte, à la demande d’Alain Peyrefitte,
contre le directeur du Monde, Jacques Fauvet, et contre Philippe Boucher, auteur de trois articles «de
nature à porter atteinte à l’autorité de la justice», le 22 décembre 1977, le 11 juillet 1978 et le 24 mai
1979, ainsi que pour deux articles non signés publiés le 18 septembre et le 7 octobre 1980. Voir Le
Monde des 9-10 novembre 1980, 11 novembre 1980 et 14 novembre 1980.
160 Comme pour tout journal, c’est le directeur de la publication qui répond de la collectivité Le
Monde. Hubert Beuve-Méry avait été poursuivi à 13 reprises jusqu’en 1951 et 43 fois de 1951 à 1969.
Jacques Fauvet subit 58 procès de 1970 à 1982. Il faut ajouter à ces poursuites celles entamées à
l’encontre d un journaliste. Dans la plupart des cas, il s’agit de personnes ou d’associations s’estimant
diffamées. Le Monde et son directeur de la publication n’ont été que rarement condamnés. Hubert
Beuve-Méry a été condamné 12 fois sur 56 cas et Jacques Fauvet 15 fois sur 58 plaintes.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 351

rence pour François Mitterrand dans « Le choix », paru dans Le Monde du


vendredi 8 mai 1981. Au lendemain du second tour, Jacques Fauvet ne cache ni
sa joie, ni le ressentiment qu’il éprouve à l’égard du président battu1.
Il semble cependant que le journal ait chèrement payé son soutien à François
Mitterrand par une chute rapide du nombre des lecteurs après l'élection de celui-ci161
162
.
Ces épisodes démontrent que Le Monde est sorti de son rôle traditionnel de
censeur pour entrer dans l’arène politique, au risque d’y ternir son image et celle de sa
rédaction. Des dissensions apparaissent au sein de la collectivité, entre les partisans du
soutien à l’union de la gauche et les journalistes qui considèrent que Le Monde sort de
son rôle en prenant parti. La direction et la Société des rédacteurs du Monde sont
conscientes du problème quelles cherchent à résoudre en essayant de restaurer
l’autorité de la hiérarchie du journal. Au comité de rédaction du 12 mai 1975, a lieu un
débat sur le thème «Information et commentaire», au cours duquel s’opposent ceux
qui prônent l’autorité de la hiérarchie et les partisans de la liberté du journaliste, ceux
qui pensent que le militantisme est trop présent dans les colonnes du journal et ceux
qui voudraient qu’il y en eût encore plus. Le débat porte également sur l’établissement
éventuel d’une règle écrite concernant la déontologie de l’information au Monde.
Le quotidien de la rue des Italiens, en effet, n’a jamais éprouvé la nécessité de
rédiger une charte déontologique. Hubert Beuve-Méry considérait que la conscience
morale des rédacteurs, aiguillonnée par celle du directeur, se suffisait à elle-même,
tandis qu’à partir de 1968, la mise en place par la rédaction de structures collectives de
délibération ne rendait plus nécessaire l’établissement de telles règles. Jacques Fauvet
« estime que le problème évoqué est un problème d’autorité à tous les niveaux, des
chefs de service vis-à-vis des rédacteurs, de la rédaction en chef vis-à-vis des chefs de
service, et qu’il n’y aura pas de mémorandum sur ce sujet, les notes de service
contribuant à fonctionnariser le journal. [...] Mais, si on peut demander à un
journaliste de ne pas être au service d’un parti ou d’une idéologie, on ne peut lui
demander de s’effacer complètement ; on peut

161 Jacques FAUVET, «Le succès et l’avenir», Le Monde, 12 mai 1981. Sur Le Monde et François
Mitterrand, outre François Mitterrand an regard du Monde, op. cit., voir l’article d’André LAURENS,
«François Mitterrand au regard du Monde'», Le Monde, 11- 12 septembre 1994 et celui d’Alain ROLLAT,
«Une image revisitée», Le Monde, 25-26 septembre 1994.
162 Les ventes au numéro en France, les plus sensibles à la conjoncture, chutent de 15 %, de 268 000
exemplaires par jour en 1981 à 228 000 en 1982.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 352

exiger de lui qu’il ne soit pas de parti pris, qu’il prenne ses distances vis- à-vis de
l’événement. » La participation du quotidien au débat politique et « l’affaire
Legris » conduisent ainsi à une vaste réorganisation de l’autorité rédactionnelle et
directoriale. Toutefois, celle-ci passe par la prolongation du mandat de Jacques
Fauvet, qui ne trouvait pas de successeur.

LA CRISE DE L’ENTREPRISE, 1976-1980

Durant les dernières années de la gérance de Jacques Fauvet et de Jacques


Sauvageot, la diffusion du journal se maintient, mais un contexte économique de
plus en plus difficile et un équilibre des comptes de la SARL de plus en plus
précaire menacent la rentabilité de l’entreprise. Le directeur administratif doit
accepter de satisfaire des revendications salariales, les rédacteurs proposent un
journal de plus en plus copieux, donc plus coûteux, les uns comme les autres ayant
l’ambition et l’espoir de voir le journal accroître encore sa diffusion.

Une crise de l’autorité


Quatre ans avant la fin de son mandat de gérant, qui devait se terminer le 31
décembre 1979, Jacques Fauvet cherche un successeur, et, n’en trouvant pas, il
décide, unilatéralement, de demander la prolongation de son mandat pour trois ans
1
. Dans un premier temps, afin de pouvoir être prolongé sans trop de difficultés
jusqu’à soixante-huit ans163 164, Jacques Fauvet suggère que la durée du mandat
des gérants soit limitée. À la suite d’une consultation écrite, les associés réforment
l’article 16 des statuts de la SARL Le Monde. Jusqu’alors cet article disposait «la
durée des fonctions des gérants n'est pas limitée » ; il est remplacé par : « dans
l’année au cours de laquelle le gérant intéressé atteindra l’âge normal de la
retraite, l’Assemblée pourra

L Jacques Fauvet considère que l’idée de cette prolongation lui a été suggérée par Jacques Boissel,
directeur juridique du Monde, Entretien avec Jacques Fauvet, le 17 mars 1995. D’autres témoins
estiment que, faute de trouver un successeur potentiel, et/ou dans l’espoir d’en promouvoir un, Jacques
Fauvet souhaitait prolonger son mandat. Enfin, des observateurs extérieurs présument que Jacques
Fauvet souhaitait contribuer à la victoire de François Mitterrand, et, pour ce faire, qu’il devait rester
directeur du Monde jusqu’à l’élection présidentielle de 1981. Ces hypothèses ne sont pas
contradictoires.
164 Hubert Beuve-Méry avait soixante-huit ans et trois mois lorsque son mandat de gérant se
termina officiellement, le 31 mars 1970, mais il démissionna de son mandat de gérant et de directeur
de la publication quelques jours avant son soixante-huitième anniversaire.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 353

prolonger une seule fois son mandat, sans qu’il puisse dépasser l’âge de soixante-
huit ans1 ».
La prolongation semble acquise sans contestation, mais, au printemps 1976,
éclatent les affaires Lcgris et Simonnot qui mettent en cause la rédaction du Monde
et l'autorité de la direction. Le climat passionnel qui s’installe rue des Italiens revêt
des symptômes proches de ceux de la « fièvre obsidionale» décrite par le docteur Le
Bon165 166 à la fin du XIXe siècle. La presse quotidienne parisienne qui subit, de mars
1975 à juin 1977, la grève du Parisien libéré et la mainmise de Robert Hersant sur
Le Figaro en juillet 1975. sur France-Soir en août 1976, puis sur L’Aurore en 1978,
est également en effervescence. Le Monde a quelque raison de se sentir assiégé,
d’autant que ses finances sont fragilisées par l’abandon du projet d’impression de
France-Dimanche à Saint-Denis.
Cette situation débouche sur «la crise de l’été 1976». En août 1976, Jacques
Fauvet prépare conjointement une réorganisation du journal et la prolongation de
son mandat, tandis que Jacques Sauvageot propose à Jean- Marie Dupont de devenir
administrateur adjoint, ce que celui-ci ne peut accepter dans la mesure où il s’estime
lié par sa fonction de président de la Société des rédacteurs du Monde.
Dans la perspective de la réunion du comité de rédaction du 25 août 1976,
Jacques Fauvet rédige une note préparatoire, qui revêt plusieurs formes successives,
dont la plus élaborée est celle, datée du 20 août 1976, destinée à Jacques Sauvageot.

Observations

1. La première place du journal est due plus au recul des autres qu’à sa propre
progression et sa force peut-être en partie à la faiblesse des autres.
2. Le journalisme c’est la vie, c’est-à-dire l’adaptation. Et la formule [du journal]
risque de vieillir sans un rajeunissement partiel des responsables. [...]
3. La campagne contre Le Monde continuera et elle coïncidera avec l’approche des
échéances électorales ; il faut resserrer et consolider les structures avant ces échéances.
4. Des structures trop complexes ou en «tandem» créent des confusions, des
chevauchements, des pertes d’énergie et tendent à compliquer les rapports

165 Consultation écrite des associés, lancée le 23 décembre 1975, adoptée par 985 parts sur 1000, le 16
janvier 1976; AG du 21 mai 1976.
166 Gustave Le Bon, un des fondateurs de la psychologie sociale, étudie dans Psychologie des foules
(1895) les caractéristiques des populations assiégées. Le but de l’ouvrage est d’expliquer par une «fièvre
obsidionale» qui se serait emparée de Paris en 1870-1871, les excès des Communards que les Versaillais
avaient tant redoutés.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 354

entre d’une part la rédaction en chef et d’autre part les services ou le directeur- il
faut les simplifier, les clarifier, les modifier. [...]

Remarques personnelles

1. Je n'ai pas l’intention de donner ma démission à la fin de l’année comme le


bruit en a couru.
J’ai au contraire l’intention, si mes forces physiques et mentales sont ce qu elles
sont aujourd’hui, d’accepter en 1979 le renouvellement pour trois ans de mes
fonctions de directeur-gérant L
2. Les gérants n'ont pas le pouvoir de désigner leur successeur. Ce pouvoir
appartient aux associés. Si les gérants ont le devoir de préparer à un moment donné
leur succession, il convient de ne pas interpréter toute promotion comme la mise en
place de ceux qui peuvent succéder à tel ou tel responsable.

3. Il m’a été reproché d’avoir pris trop à cœur le livre de Legris. Il est vrai que
j’y suis maltraité. C’est le journal qui, plus que moi, était visé. En le défendant et à
l’occasion en me défendant, c’est vous-mêmes que vous défendez.
Les attaques de l’extérieur doivent nous amener à mieux vérifier l’information ;
à mieux la présenter et à éviter les erreurs et donc les rectificatifs. Elles ne doivent
pas nous conduire à un excès de prudence, à la fadeur et au refus de prendre position.
4. Le choix des structures ne peut être arrêté qu’en fonction des personnes mais
sans qu’aucun choix ne soit définitif [...].

À la réunion du comité de rédaction du 25 août 1976, Jacques Fauvet lit la


note qu’il avait préparée, excepté l’organigramme de la rédaction, « puisqu’il
m’a été demandé de ne citer aucun nom 167 168 ». La rédaction en chef serait
divisée en deux branches, l’une éditoriale sous la direction d’André Fontaine, et
l’autre opérationnelle sous la direction de Bernard Lauzanne. Le débat qui
s’engage à la suite de cette communication du directeur est particulièrement vif,
aussi, exceptionnellement, le compte rendu du débat au comité de rédaction
n’est-il pas diffusé aux rédacteurs, mais, «deux exemplaires pourront être
consultés, l’un à la Société des rédacteurs, l’autre à la direction. »

167 Jacques Fauvet exprime à nouveau ce souhait au conseil de surveillance du 23 septembre


1976 : «Je sollicite une prolongation de trois ans de la durée de mon mandat de gérant», CDS du 23
septembre 1976.
168 Jean-Marie Dupont, président de la Société des rédacteurs du Monde, avait tenté de dissuader
Jacques Fauvet de présenter ainsi cette réforme. Entretien avec Jean-Marie Dupont le 16 avril 1991.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 355

Un des points d’achoppement était la promotion, envisagée par Jacques


Fauvet, de Philippe Boucher qui aurait été nommé rédacteur en chef adjoint sans
avoir jamais dirigé un service1. Cette mesure passait, aux yeux de nombreux
rédacteurs, pour l'expression de la volonté de Jacques Fauvet de désigner son
successeur à la direction du journal, d’autant plus que la perspective de nommer
le president de la Société des rédacteurs du Monde, Jean-Marie Dupont, adjoint
de Jacques Sauvageot, conduisait à suggérer l'existence de tractations entre les
gérants et le représentant du principal associé169 170.
La division de la rédaction en chef risquait en outre d’accentuer les clivages
au sein de la rédaction et paraissait à certains comme un moyen, pour le
directeur, de marginaliser André Fontaine en le cantonnant dans un rôle éditorial.
Le conflit entre Jacques Fauvet et André Fontaine était ancien. Déjà, en août
1974, Jacques Fauvet avait tenté de promouvoir une réforme similaire, qui avait
été repoussée devant le refus d’André Fontaine171 et l'hostilité de la Société des
rédacteurs du Monde172. André Fontaine, qui aurait pu briguer la succession
d’Hubert Beuve-Méry, paraissait, en tant que rédacteur en chef, tout désigné pour
succéder à Jacques Fauvet en 1979. Pour promouvoir un autre candidat, il était
donc nécessaire de l’écarter et de le couper de la base électorale constituée par
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde.
Le projet de réorganisation de la rédaction en chef est cependant largement
amendé par l’intervention du conseil d’administration de la Société des
rédacteurs, qui rencontre le directeur, le 9 septembre 1976. Il fait l’objet d’une
communication au conseil de surveillance, le 23 septembre

169 Philippe Boucher était chef adjoint du service des informations générales. Il n’était pas
d’usage au Monde que le chef adjoint fût directement promu à un échelon supérieur à celui du chef de
service. Il fallait en outre examiner la situation de Jean-Maurice Mercier» chef du service des
informations générales, qui n’avait pas démérité et à qui il paraissait difficile de ne pas accorder une
promotion.
170 Jean-Marie Dupont comprit le risque de l’opération et déclina l’offre, mais certains rédacteurs
et de nombreux cadres ne furent pas rassérénés (entretien avec Jean-Marie Dupont, le 16 avril 1991).
171 Entrevue entre Jacques Fauvet et André Fontaine, le 16 août 1974, note d'André Fontaine à
Jacques Fauvet du 20 août 1974.
172 Cette réforme de 1974 se résuma finalement à des changements de postes : Bernard Lauzanne,
précédemment co-rédacteur en chef, est nommé rédacteur en chef à part entière, Jean Planchais,
rédacteur en chef adjoint est nommé conseiller de direction et Claude Lamotte, chef du service du
secrétariat de la rédaction devient secrétaire général de la rédaction (CDR du 7 octobre 1974).
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 356

1976 et, le 12 octobre 1976, d’une réunion «informelle 1 » des gérants, des
membres du conseil de surveillance, des membres du comité de rédaction et du
conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde. La réforme de la
rédaction en chef est finalement présentée au comité de rédaction du 26 octobre
1976. La rédaction en chef éditoriale est dirigée par André Fontaine, assisté de
Pierre Drouin, Jean Planchais et Pierre Viansson-Ponté, conseillers de direction
éditorialistes, et la rédaction en chef opérationnelle est dirigée par Bernard
Lauzanne, assisté de quatre rédacteurs en chef adjoints, Jean Houdart, Jacques
Decornoy173 174, Claude Lamotte et Jean-Maurice Mercier. Philippe Boucher, qui
n’a pu accéder à la rédaction en chef, succède à Jean-Maurice Mercier à la tête des
informations générales.
Le dénouement de cette réorganisation avait toutefois demandé deux mois de
tractations et se terminait sans qu’aucune des parties n’obtienne entièrement
satisfaction. L’autorité des gérants sur l’ensemble des salariés de l’entreprise et
celle du directeur sur la rédaction semblaient récusées. Les débats de la réunion
informelle du 12 octobre 1976 en sont l’écho :

Jean-Marie Dupont déclare que dans les conflits qui ont surgi au cours de ces
dernières semaines entre la direction et la Société des rédacteurs, il n’a jamais été
question de remettre en cause le mandat des gérants. [...] Pour l’avenir, il importe de
préciser clairement ensemble le terrain, les modalités et les limites éventuelles de la
concertation : quelles sont les décisions qui relèvent de la seule autorité des gérants ?
quelles sont celles qui exigent une consultation préalable, voire un avis conforme
des rédacteurs et des autres associés? La Société des rédacteurs du Monde va
s’efforcer dans les mois qui viennent de préciser cela afin que nous puissions en
discuter et clarifier les règles de la concertation.
Michel Tatu trouve parfaitement normal que la Société des rédacteurs du
Monde intervienne sur des grandes questions de fond et de structure, mais estime
que le directeur doit pouvoir nommer qui il veut avec l’avis des chefs de service ou
des seules personnes directement concernées.
Jacques Fauvet répond que, selon lui, les changements de structure ou les
nominations doivent rencontrer un certain consentement. Le directeur doit sentir
que ses décisions sont au moins comprises pour qu’elles puissent être appliquées.
Gilbert Mathieu considère que les consultations doivent être préalables aux
décisions et que celles-ci doivent tenir largement compte de l’avis de chacun.

173 C’est-à-dire non statutaire, dans le langage du Monde.


174 En février 1977, Jacques Decornoy remplace Michel Tatu comme chef du service étranger.
Il est alors remplacé par Philippe Herreman à la rédaction en chef.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 357

Si les chefs de service peuvent avoir une compétence plus grande dans tel ou tel
domaine, la seule véritable représentation de la rédaction, ce sont ses élus.
Jean Planchais estime que si nos structures sont solides, les événements récents ont
montré notre fragilité psychologique en face des problèmes de personnes.
Jacques Fauvet déclare que dans ce genre d'affaires, même si on ne parle pas des
hommes, on y pense toujours.
Georges Saadi : «Le conseil d’administration de la société des cadres a insisté pour
qu’à l'avenir les gérants soient beaucoup plus libres de décider sans qu'à tout moment
des instances quelles qu’elles soient interviennent. »

La question reste en effet de savoir qui décide dans l’entreprise, et qui nomme
aux postes clés. Dans une lettre au directeur du Monde datée du 13 octobre 1976,
Georges Saadi, président de la Société des cadres, et Christiane Lefèvre, présidente
de la Société des employés, évoquent «la crise d'autorité» de la direction et mettent
en cause directement Jacques Fauvet.
A la suite de la réorganisation de la rédaction en chef, la Société des rédacteurs
du Monde mène une réflexion sur la durée du mandat des gérants (six ou huit ans,
renouvelables ou non), sur le nombre de gérants souhaitable (un, deux ou trois),
ainsi que sur le contrôle exercé par le conseil de surveillance sur leur gestion. En
octobre-novembre 1976, le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du
Monde enquête auprès des rédacteurs sur les éventuelles réformes de structures de la
SARL. Les rédacteurs se prononcent, « à une petite majorité », en faveur de la
mono-gérance175. Cette préférence est présentée comme un retour aux sources du
journal, mais elle reflète également les conséquences du conflit larvé entre Jacques
Fauvet et Jacques Sauvageot, dont les échos parviennent à la rédaction. Les deux
gérants apparaissent comme des rivaux, car l’un cherche à être prolongé et l’autre
souhaite demeurer gérant, seul ou aux côtés du futur directeur. Jacques Fauvet et
Jacques Sauvageot sont ainsi en position de faiblesse pour affirmer leur autorité,
tandis que les conflits de pouvoir entre les deux gérants contribuent à miner la
direction.
C’est le 6 juin 1978 que Jacques Fauvet demande publiquement la prolongation
de son mandat de gérant, au cours d’une réunion de la rédaction. Le souhait de
Jacques Fauvet de demeurer gérant pendant trois

175 Réunions de la Société des rédacteurs des 25 octobre, 3 et 9 novembre 1976. Cette décision pèsera
sur les successions suivantes, certains partenaires souhaitant que le directeur gérant unique soit assisté d’un
gestionnaire de poids qui serait nommé gérant. Le débat sur la mono, bi ou tri gérance revient en 1985, en
1990-1991 et en 1994.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 358

années supplémentaires l’oblige à concéder à la Société des rédacteurs un droit de


contrôle accru. En principe, les gérants possèdent tous les pouvoirs de gestion dans
une SARL. En réalité, la Société des rédacteurs du Monde exerce son contrôle sur
les gérants, par le biais du conseil de surveillance et du comité de rédaction. Jacques
Fauvet et Jacques Sauvageot se plaignent de la situation qui est faite aux gérants
dans l’entreprise :

Jacques Fauvet : «Dans la situation matérielle et morale où nous nous battons,


nous ne pouvons pas prendre de nouveaux risques ; les gérants passent une partie
de leur temps à se justifier devant différentes catégories de personnel. Il y a des
situations où l’on se sent porté et d’autres où ce n’est pas le cas. Les efforts, les
sacrifices ne sont pas à la mesure de la situation. »
Raymond Barrillon : «On revient toujours à l’essentiel. Je ne peux recevoir
l’argument selon lequel le directeur est “en sursis”. C’est un problème qui est
soulevé depuis un certain nombre d’années et je vous ai demandé de le résoudre.
Supposons qu’un problème capital se pose demain, une direction en sursis ne
pourra-t-elle pas prendre de décision ? »
Jacques Fauvet : « La direction prend des décisions tous les jours. »
Jacques Sauvageot : «Je comprends très bien la décision de Jacques Fauvet car
les gérants ne se sentent pas dans une situation morale leur permettant de prendre
une décision qui pourrait leur être reprochée1. »

Afin de répondre à la demande de prolongation de Jacques Fauvet, la Société


des rédacteurs du Monde organise un référendum interne informel : la rédaction,
par 52 % des voix, se prononce en faveur de la prolongation du mandat de
Jacques Fauvet. Devant la faiblesse du résultat, certains rédacteurs estiment que
Jacques Fauvet aurait dû se retirer, mais ils n’ont pas la possibilité d’imposer
cette solution176 177. Le 15 octobre 1978, lors de l’assemblée générale de la
Société des rédacteurs qui accepte la reconduction de Jacques Fauvet, les
rédacteurs demandent un renforcement des prérogatives du conseil de
surveillance et la création d’un poste de directeur de la rédaction, doté d’un
pouvoir fort, afin de favoriser une réunification de la rédaction et de faire
pendant à la direction administrative. Le 1er janvier 1979, Jacques Fauvet
accepte cette revendication et nomme Bernard Lauzanne directeur de la
rédaction178. Celui-ci conserve l’équipe

176 CDR du 20 juin 1978.


177 La Société des rédacteurs du Monde tire une leçon de ce résultat : afin de renforcer le
consensus de la rédaction, elle imposera aux candidats à la succession de Jacques Fauvet d obtenir au
minimum 60 % des voix devant rassemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde.
178 Bernard Lauzanne avait été plébiscité lors d un référendum interne à la rédaction en
recueillant 87 voix contre 60 à Pierre Viansson-Ponté.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 359

de la rédaction en chef, en y adjoignant trois rédacteurs en chef adjoints,


Frédéric Gaussen, Jean Planchais et Jacques Decornoy. André Fontaine,
assisté de Pierre Viansson-Ponté et de Pierre Drouin, demeure à la tête du
secteur éditorial.
La Société des rédacteurs obtient en outre la création d’une «équipe de
direction pour briser la dichotomie entre la rédaction et l’administration
179 », afin de coordonner les deux parties de l’entreprise qui étalent leurs

inimitiés et afin de remédier au conflit qui s’envenime entre les deux


gérants. Cette équipe de direction, mise en place le 4 janvier 1979,
comprend, outre les deux gérants, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot,
trois représentants de la rédaction en chef (Bernard Lauzanne, directeur
de la rédaction, Pierre Viansson-Ponté, conseiller de la direction et Jacques
Decornoy, rédacteur en chef adjoint), trois représentants de
l’administration (Michel Camino, adjoint au directeur administratif, Jean
Delohen, directeur de l’imprimerie et Henri Guinaudeau, directeur de la
publicité) et Jean-Marie Dupont, nommé secrétaire général, poste créé à
son intention, à la suite de l’audit interne qu’il a mené au cours de l’année
1978.
La prolongation de trois ans du mandat de gérant de Jacques Fauvet est
finalement adoptée par l’assemblée générale extraordinaire des porteurs
de parts de la SARL réunie le 31 mai 1979. La Société des rédacteurs du
Monde obtient le même jour la réforme de l’article 20 des statuts de la
SARL, qui concerne la composition du conseil de surveillance : les anciens
gérants ne sont plus membres de droit du conseil de surveillance180, les
sociétés des employés et des cadres conservent deux représentants, tandis
que les porteurs A et la Société des rédacteurs en comptent dorénavant
trois chacun. En outre, toutes les catégories d’actionnaires nomment un
suppléant qui pourra remplacer un titulaire absent. La tutelle de la Société
des rédacteurs du Monde sur les gérants s’accroît par l’intermédiaire du
conseil de surveillance, mais celui-ci regroupe également les
représentants des autres actionnaires qui pourront, à l’occasion, exercer
un contrepoids au pouvoir des rédacteurs.

Une crise financière et industrielle

179 François Simon, président de la Société des rédacteurs du Monde, CDS du 1er mars
1979.
180 André Catrice étant décédé, seul Hubert Beuve-Méry était concerné par cette mesure. H
allait de soi qu’il serait l’un des représentants des porteurs A.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 359

La crise de la rédaction et celle de l’autorité directoriale


s’accompagnent d’une crise financière, industrielle et commerciale. En
1977, la
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 360

moyenne annuelle des ventes au numéro en France diminue de 12000


exemplaires. Au cours de l’exercice 1977, les dépenses augmentent de 13,83 %
tandis que les recettes ne croissent que de 7,93 % par rapport à l’année
précédente. Au conseil de surveillance du 23 septembre 1977, Jacques Fauvet
alerte les représentants des associés : «Il s’agit maintenant de faire prendre
conscience à l’ensemble de l’entreprise que des mesures sévères d’économies
sont nécessaires, à commencer par un dégraissage des hauts salaires. »
François Simon, président de la Société des rédacteurs du Monde, conscient
de la gravité de la situation, demande la réalisation d’un audit de l’entreprise : «
La Société des rédacteurs du Monde a pensé qu’il pourrait être efficace de faire
faire un check-up de l’organisation du journal par une entreprise extérieure. »
Cette proposition se heurte au refus des employés, des cadres et des ouvriers.
Christiane Lefèvre, présidente de la Société des employés, affirme que «les
employés sont alarmés par les bruits qui circulent», tandis que Georges Saadi,
président de la Société des cadres et directeur adjoint de l’imprimerie, s’oppose à
ce projet : «Je ne suis pas favorable à l’introduction dans l’entreprise d’un œil
extérieur qui ne tiendrait pas compte des conditions particulières de
fonctionnement d’un journal. On serait de plus certainement en butte à des
difficultés vis-à-vis des syndicats. »
Les salariés du Monde s’interrogent sur leur avenir et sur celui du journal,
mais ils ne souhaitent pas bousculer leurs habitudes. Les réponses sont d’autant
plus délicates à trouver que la marge commerciale diminue et que les tensions
s’accroissent entre les catégories de personnel et au sein même de la rédaction.
Au conseil de surveillance du 1er décembre 1977, François Simon estime que
les rédacteurs n’ont pas été assez vigilants : « La situation difficile de
l’entreprise remet en cause également la Société des rédacteurs du Monde à
laquelle les comptes sont régulièrement présentés. » Il est soutenu par Philippe
Labarde : « On assiste à une baisse constante de la marge depuis plusieurs
années. Nous n’avons pas assez réfléchi aux vraies raisons de cette baisse. Il
faut un œil extérieur. »
Le 7 décembre 1977, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot s’adressent, dans
une lettre, au personnel du Monde, pour l’informer de la situation financière de
l’entreprise. Après avoir préconisé des mesures générales d’économie sur tous
les frais de fabrication (invendus, papier, pagination, salaires, etc.), les gérants
affirment :

« Cette communication a essentiellement pour objet d’indiquer solennellement que


nous ne pourrons éviter (ce qui est notre intention) les licenciements
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 361

qu’au prix du blocage total de l’embauche et d’une diminution sensible, à défaut de


leur suppression, des remplacements. C’est à cette condition que les effectifs
pourront, là où cela est nécessaire, être progressivement réduits. C’est à cette
condition que pourra être stoppée une progression de la masse salariale largement
supérieure aux indices, progression dont la poursuite accentuerait les périls. [...] »
La conclusion de la lettre laisse percer un pessimisme de mauvais augure pour la
réalisation de ce plan d’économie : « Nous avons conscience du fait que la vigilance
toute particulière qu’il faudra observer tout au long de l'année 1978 n'ira pas sans
rompre quelques habitudes de confort ou de facilités. Ces sacrifices, bien légers en
comparaison de ceux qu’il faudra peut-être un jour demander, seront, espérons-le,
acceptés pour ce qu’ils ont d'indispensable plutôt que d’être contestés au nom de
contraintes nouvelles. »
Jacques Fauvet propose à Jean-Marie Dupont de remplacer Jacques Sauvageot à la
gérance administrative et souhaite, en accord avec la Société des rédacteurs du
Monde, faire établir un audit de l’entreprise. Jacques Sauvageot et les cadres
administratifs rejettent une intervention d’experts extérieurs, mais ils consentent, de
mauvais gré, à la réalisation d’un audit interne par Jean-Marie Dupont. Au conseil de
surveillance du 28 février 1978, Georges Saadi exprime les réticences des cadres
envers Jean-Marie Dupont : «Je tiens à préciser, car cela pourrait ne pas être compris
par les cadres ou la rédaction, qu’en aucune manière le chargé de mission ne peut être
le représentant de la Société des rédacteurs du Monde auprès de l’administration. »
Le 20 avril 1978, les cadres administratifs qui adhèrent à la CGT diffusent un tract
de quatre pages qui affirme, en prélude aux interrogations sur la mission de Jean-
Marie Dupont : «Cette nomination qui nous est imposée ne nous gêne pas. Certes la
personnalité de Jean-Marie Dupont offre toutes les garanties d’honnêteté et sans doute
d’impartialité, bien qu’issu d’une catégorie de personnel qui ces derniers temps a eu
plutôt tendance à considérer que les malheurs du journal étaient le tait des autres et qui
s’est souvent distinguée en la personne de ses représentants par une certaine
intransigeance, un certain absolutisme, peu compatibles à notre avis avec le
développement d’une politique d’expansion, de plein-emploi, voire de progrès social.
»
Le 2 mai 1978, Jean-Marie Dupont est officiellement investi d’une mission
d’information sur le fonctionnement delà rédaction et celui de l’entreprise en général,
dans la perspective de la modernisation par la photocomposition. Jean-Marie Dupont
remarque au Conseil de surveillance du
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 362

8 mai 1978 : «Le démarrage est de bon augure, malgré un tir de barrage contre
cette mission. Les réticences des cadres sont en passe d’être levées. »
Jean-Marie Dupont remet son rapport en décembre 1978. Des versions
parcellaires ou tronquées circulent dans les services. Des rumeurs parcourent
l’entreprise dont le personnel s’agite en prévision de licenciements éventuels.
Jacques Fauvet s'en émeut : «11 faut essayer de dépassionner le climat, restaurer
l’autorité et la crédibilité des dirigeants du Monde pour recréer une véritable
communauté *. » Mais la solution, qui demanda trois mois avant d'être adoptée,
était de diffuser largement le rapport, qui n’avait rien d'explosif, ce qui fut fait le
19 mars 1979. Le rapport de Jean-Marie Dupont cernait les rigidités de
l’entreprise, qui interdisaient toute maîtrise des coûts de production, parce que la
croissance de l’entreprise s’était réalisée trop rapidement et sans plan. Le rapport
préconisait de mettre en place des structures d’organisation, de gestion et des
outils de mesure, de prévision et de prospective. Plus que les mesures envisagées,
qui étaient finalement assez limitées, l’importance du travail de Jean-Marie
Dupont provenait de la remise en cause des traditions de la maison. Le Monde ne
pouvait plus se contenter de vivre au jour le jour, il fallait au contraire organiser et
planifier le développement de l’entreprise.
Mais, en dehors de la constitution de l’équipe de direction, aucune mesure de
grande ampleur ne fut adoptée, car la situation financière du journal s’était
stabilisée, grâce à une reprise de la diffusion qui augmenta de 17 000 exemplaires
entre 1977 et 1979. Les choix les plus douloureux furent donc repoussés et laissés
à l’appréciation du successeur de Jacques Fauvet, dont le mandat avait été
prolongé jusqu’au 31 décembre 1982. Cependant, la bataille pour la succession
était commencée, et elle avait pour toile de fond la situation, réelle ou supposée,
du journal et de l’entreprise. L’analyse des comptes permet de comprendre la
situation financière du journal alors que s’ouvre la bataille pour la succession du
directeur.
De 1972 à 1983, les actifs de la SARL Le Monde restent stables en francs
constants, excepté l’année 1978, où les gérants procèdent à une réévaluation,
légale mais purement comptable, des actifs immobilisés, qui s’élèvent d’une
année à l’autre, de 159 à 226 millions de francs déflatés (de 25 à 35 millions
d’euros), soit une augmentation de 42 % sans aucune acquisition par la société181
182
. En francs courants, le total de l’actif passe de 86 millions de francs en 1977 à
169 millions de francs, en 1978, en grande partie compensés au passif par un
écart de réévaluation de 28 millions de

181 CDS du 20 décembre 1978.


182 Jacques Sauvageot s’en explique dans une note sur les bilans, AG du 31 mai 1979.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 363

francs et par des amortissements exceptionnels de 47 millions de francs. Dans les


années suivantes, le total du bilan diminue progressivement pour rejoindre le
niveau de 1977. Le compte d’exploitation avait subi l’année précédente une
augmentation semblable : en 1977, les commissions versées aux diffuseurs
avaient été intégrées aux recettes d’un côté et aux dépenses, de l'autre ; le total
du compte d’exploitation s’était alors accru de 82 millions de francs, de 274 à
356 millions de francs (+30 %).
En dehors de ces variations comptables, qui contribuent cependant à rendre
encore plus difficile l’établissement d’un diagnostic de la situation réelle de
l'entreprise, le total du bilan et du compte d’exploitation déflatés demeurent stables.
Entre 1976 et 1980, Le Monde ne croît plus, mais il ne décline pas encore. La
SARL doit cependant faire appel aux crédits bancaires pour faire face à
l’amenuisement de la marge commerciale depuis 1974.

Francs courants Francs constants Euros


1973 14,3 66,3 10,3
1974 10,4 42,4 6,6
1975 10,4 37,9 5,9
1976 9,6 31,9 5
1977 0,4 U 0,2
TABLEAU 21 : Marge brute de la SARL Le Monde, en millions de francs.

À partir de 1977, Le Monde s’installe durablement à un taux de marge proche de


zéro, avec de faibles variations positives ou négatives. La direction du journal ne
s’en émeut guère, ainsi que l’affirme Jacques Fauvet au comité d’entreprise du 25
octobre 1977 : « Il vaut mieux perdre de l’argent que des lecteurs. » L’analyse est
pertinente à court terme, mais elle risque d’être dangereuse pour le journal à moyen
terme.
A défaut de pouvoir réduire durablement les coûts de production, l’entreprise Le
Monde est contrainte d’augmenter le prix de vente de son produit ou d’emprunter
pour faire face aux échéances. Jacques Sauvageot, dans un article du Monde du 24
juin 1980, analyse les conséquences de l’inflation des années soixante-dix sur
l’évolution du prix des quotidiens : «Les poussées inflationnistes qui s’exercent sur
la presse ne s’expliquent pas seulement par la forte augmentation du prix du papier.
Elles sont étroitement liées au fait que les journaux sont une industrie de main-
d’œuvre, à la fois lorsqu’il s’agit de leur exploitation propre (les salaires et les
charges y représentent environ 50 % des dépenses) et lorsqu’on tient compte de
toutes les opérations qui, en aval, sont liées à la distribution. [...] Plus les tensions
inflationnistes ont été importantes entre 1972 et 1980,
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 364

plus les quotidiens ont augmenté leur prix au-delà de la moyenne générale du prix
des autres produits. [...] Le journal est devenu, au cours de cette dernière
décennie, tout en restant un produit de grande consommation, un produit plus
cher. C’est là une évolution inévitable, mais dont les retombées sont redoutables,
car, une fois acquis les équipements de base, les ondes et l’électronique sont
gratuites *. »
L’analyse du directeur administratif est rigoureuse et reflète la situation de la
presse française et particulièrement celle du Monde. Le prix de vente du
quotidien, en francs déflatés, augmente plus rapidement que l'inflation dans les
années soixante-dix. Cependant, après la forte hausse des années 1970-1975, le
prix de la page rédactionnelle décroît, car la surface rédactionnelle augmente à un
rythme plus rapide que le prix de vente183 184. Le lecteur en bénéficie, de 1978 à
1980, essentiellement parce que le volume rédactionnel en période électorale a
tendance à augmenter. Mais, comme les charges s’accroissent encore plus
rapidement, les déficits ne sont pas comblés pour autant, ce qui contraint à faire
appel aux emprunts pour combler les pertes.
A partir de 1972, les gérants recourent à l’emprunt afin de compenser
l’amenuisement de la marge commerciale. Les crédits à moyen terme,
généralement accordés par la BNP, et les crédits à long terme du Crédit national
sont utilisés conjointement, tandis que l’escompte commercial et les facilités de
caisse auprès des banques accroissent l’endettement et les annuités de
remboursement. Ces emprunts restent d’un montant relativement peu élevé, parce
qu’ils ne sont pas destinés à financer de gros travaux ou des investissements
lourds, mais seulement à payer les échéances, à financer la prime ou à réaliser des
investissements peu coûteux. Le 20 septembre 1979, lors d’un débat au conseil de
surveillance sur la prime de répartition des bénéfices, au cours duquel furent
également abordées la question de la succession de Jacques Fauvet et celle de
l’installation de la photocomposition dans les ateliers, le fondateur adressa cette
remarque aux gérants : « La question majeure dans cette entreprise, c’est de savoir
si c’est le comité d’entreprise ou si c’est vous qui avez le pouvoir.» La réflexion
était dure et correspondait sans doute à dix années de refoulement de la part
d’Hubert Beuve-Méry, mais elle avait le mérite de stigmatiser en un rapide
raccourci quelques-uns des problèmes de la maison.

183 Jacques SAUVAGEOT, « L’inflation aurait-elle favorisé la presse ? », Le Monde, 24 juin


1980.
184 Après avoir atteint 23 centimes déflatés (0,035 euros) en 1975, ce prix tombe à 20 centimes
(0,030 euros) en 1980.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 365

montant durée montant durée MF déflatés M euros


1972 10 MF 7 ans 5 MF 12 ans 68 11
1979 5 MF 6 ans 6 MF 12 ans 25 4
1980 5 MF 7 ans 10 1,7
— —
TABLEAU 22 : Les emprunts de la SARL Le Monde (en millions).

L’assemblée générale extraordinaire des porteurs de parts de la SARL Le Monde


qui se tint le 31 mai 1979 accorde aux gérants l’autorisation de souscrire un
emprunt de 6 millions de francs afin de financer la modernisation de la composition.
L’installation de la photocomposition fut une opération mûrement préparée par la
direction qui était consciente des problèmes posés aux ouvriers par l’abandon de la
typographie et de la clicherie1. Deux rapports préliminaires rédigés par Jean Raillon
permettent de préciser les étapes, les matériels et les négociations nécessaires : le
rapport «L’avenir de la fabrication du Monde», remis le 19 avril 1977, trace les
grandes lignes du passage à la photocomposition, et une « Etude sur le matériel
moderne», remise en février 1978, définit les étapes de l'adaptation de la
composition du Monde.
Avec l’abandon des linotypes et des flans, pour passer à la photocomposition et à
la photogravure, Le Monde accomplissait une grande mutation technologique.
Quoique le quotidien de la rue des Italiens fût un des derniers à adopter la
composition froide, ce qui lui permit de profiter des expériences de confrères
engagés avant lui dans la modernisation, tout l’univers du plomb s’écroula en
quelques années. La saisie sur ordinateur fut le prélude à la disparition totale des
métiers de la typographie185 186. Elle réduisait des ouvriers, fiers de leurs traditions et
de leur savoir-faire, à la condition de clavistes, emplois occupés ailleurs par des
dactylos qui reçoivent un faible salaire comparé à celui des ouvriers du Livre. En
dépit d’une formation longue et coûteuse, une partie des linotypistes ne s’adapta
jamais, comme d’ailleurs certains clicheurs ne purent devenir photograveurs. Un
monde ouvrier disparaissait pour faire place à un

L La fin du conflit du Parisien libéré, après la mort d’Émilien Amaury, le 4 janvier 1977, entraîne une
négociation entre le SPP et le Comité Inter sur le reclassement des ouvriers et sur la révision des annexes
techniques. Le Monde doit reprendre 43 ouvriers du Parisien libéré qui viennent remplacer des permanents
dans les ateliers de la rue des Italiens et de Saint-Denis. L’accord entre Le Parisien libérée le C1LP est
signé le 12 juillet 1977.
186 Au journal Le Monde, la photocomposition est installée à la fin de l’année 1982. La saisie directe
de la copie par les rédacteurs commence en 1990, puis s’étend à l’ensemble des articles en 1992. En
l’espace de dix années, le plomb, puis la photocomposition, ont disparu, ainsi que Tunivers des ouvriers de
la composition qui fit la fierté de générations entières de typographes.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 366

univers de techniciens et d’opérateurs n’ayant plus qu’un rôle minime dans la saisie
de la copie, tandis que l’ordinateur, de plus en plus expert, imposait sa loi h
L’investissement financier, chiffré par Jean Raillon dans son rapport sur la
modernisation en novembre 1978 à six millions de francs, semblait peu important,
mais le changement culturel était considérable. Il donna lieu à de nombreux
débats, en particulier au comité d’entreprise187 188 où les interrogations des
techniques concernent principalement le maintien de l’emploi et des qualifications,
la formation aux matériels modernes et les délais de transition entre les anciens et
les nouveaux postes :

M. Ghiotto : «Nous sommes amenés à vous poser un certain nombre de questions


avant de discuter des problèmes techniques. La préoccupation de la CGT est de
savoir comment la modernisation va se passer, mais surtout quelles seront les
conséquences, les garanties pour l’emploi, quelle sera la politique de la direction
concernant les effectifs, quand, comment, pourquoi, quelles seront les définitions
techniques des différentes catégories de travailleurs, leur rôle dans la production
future.
Vous avez déclaré que du fait de ses structures, la direction du Monde est
condamnée à faire des profits. Vous pouvez faire des profits sans pour autant
restreindre la masse salariale. Vous pouvez essayer d’employer davantage le
potentiel existant dans l’entreprise, par le rapatriement des travaux du Monde

187 Sur la nostalgie du plomb, voir Bernard NOËL, Portrait du Monde, POL, 1988. Par exemple, p.
13 : «Je ne fais plus un métier, je fais du gagne-pain.» P. 43-44 : «J’ai eu la chance de choisir un métier.
C’est un privilège qui a mis dans la balance une double force d’attachement, car la typographie est un
travail et une passion à cause du besoin créatif qu’elle développe. Imaginez que votre maman vous a fait
un ragoût en 1942, en pleine époque de privations, et qu’à des moments son fumet vous revienne. C’est
quelque chose de très vif et de très fort, ça ne concerne que moi mais en me donnant l’assurance que la
vie ne s’éteint pas et que je la porte en moi. Du temps où l’on disait les noms des départements, on avait
dans la bouche une valeur chantante : Vaucluse, Hérault, Savoie. À présent, on dit : 84, 34, et on ne sent
plus rien. Les techniques nouvelles portent le travail vers la même abstraction. Elles ne dégagent plus
cette chose qui donnait l’amour du métier. C’est un problème qui dépasse le cadre de la profession.
Quand on pense qu’il fallait plusieurs générations pour mettre au point le dessin d’une lettre, et tout ça
simplement pour satisfaire l’œil et qu’il trouve l’harmonie î On savait faire des espaces lisibles, des
pages équilibrées. L’attachement à cette qualité faisait notre force, dans le travail et dans le syndicat.
C’est une formidable chose ce Syndicat du livre, bon professionnel et bon gestionnaire. Les nouvelles
techniques, nous ne sommes plus les seuls à pouvoir les faire fonctionner, et c’est la raison de leur
implantation : nous priver de notre force, et pas uniquement pour améliorer le travail et la production.
Bien sûr, elles éliminent des nuisances, comme le bruit, mais le bruit, pour moi, c’était la musique du
travail. »
188 Séances des 20 février 1978 et 30 octobre 1978, comité d’entreprise extraordinaire sur la
modernisation, le 12 décembre 1978.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 367

faits à l’extérieur, et pourquoi pas des travaux français faits à l’étranger. Avec une
restructuration dans l’entreprise, on pourrait fabriquer aussi autre chose que Le
Monde. [...]»
M. Legrand : «Concernant les délais, nous considérons que la première étape doit
être la plus longue possible. Notre responsabilité ne pourra être engagée que dans la
mesure où nous aurons la maîtrise complète du matériel.»
M. Dutheil : « Des négociations auront lieu avec les organisations syndicales et il y
aura une différence entre les effectifs souhaités et les résultats. Les travailleurs en
excédent sont concernés [...]. »
M. Legrand : « Qui utilisera les claviers-écrans pour la correction ? »
M. Sauvageot : «Cela dépendra de la négociation avec la composition et la
correction. Des systèmes très différents existent : correction directe faite par les
correcteurs ou d’autres uniquement sur bande dont l’entrée est faite par la composition.
»
MM. Legrand et Darthenay : « Nous souhaitons que la correction soit faite par les
ouvriers de la composition et qu’il n’y ait pas d’accès direct de la correction. »
M. Darthenay : « Les correcteurs corrigeront sur les imprimantes et les typos
corrigeront sur les claviers. La lecture reste aux correcteurs et la correction aux
opérateurs. »

Deux cents emplois de linotypistes et de clicheurs sont directement menacés par


la photocomposition. Une partie des ouvriers doit être formée aux nouveaux métiers,
mais certains d’entre eux ne pourront pas trouver place dans le nouveau système de
production. Au-delà des risques, minimes, de perte d’emploi, c’est la perte de
compétence, la perte de reconnaissance, la perte d’identité qui pose problème aux
ouvriers et aux cadres techniques. Un conflit éclata pour une cause symbolique, le
recrutement par la direction d’un ingénieur système, qui n’était pas adhérent au
Syndicat du livre. La recherche de responsables techniques hors de l’entreprise et du
Syndicat, semblait mettre en doute les capacités des cadres techniques issus de la
CGT et condamner ainsi le Livre à perdre son emprise sur la fabrication du journal.
À la suite de l’accord entre la direction du Monde et le Comité Inter l, 47
personnes sont licenciées pour motif économique189 190, tandis que tous les
typographes et clicheurs doivent recevoir, par roulement, une formation d’une durée
supérieure à six mois. La première étape de la photocomposition sur ordinateur entre

189 Protocole d’accord entre Le Monde et le Comité Inter, qui met en application un accord général de
modernisation, signé le 7 juillet 1976 entre le SPP et le Syndicat du livre. CE du 28 juillet 1980 et du 29
septembre 1980. Voir également les articles de Jean-Pierre FOURNIER «Les ouvriers de la presse
parisienne face à la modernisation », Presse-Actualité, n°* 149,150 et 151, novembre et décembre 1980 et
janvier 1981.
1. La photocomposition livre les textes et les pages sous forme de films photographiques, dont le
négatif est utilisé pour l’insolation de la plaque photopolymère qui, montée sur la rotative, servira à
l’impression. La photocomposition incita les imprimeurs à remplacer les anciennes rotatives
typographiques par des rotatives offset. Le Monde temporisa grâce à l’adaptation d’un procédé de
plaques en relief qui lui permit de conserver ses rotatives typographiques quelques années encore.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 368

alors en service le 20 octobre 1980, pour la saisie des petites annonces, puis elle est
graduellement étendue à l’ensemble des pages du journal, qui abandonne
définitivement le plomb, le 10 décembre 1982 L
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 369

La modernisation a été réalisée grâce à une concertation permanente entre la


direction et le Syndicat du livre. Cependant, elle a été retardée afin d’éviter des
conflits sociaux que les gérants estimaient nuisibles à l’image de marque du
journal. De ce fait, la lourdeur des effectifs se fait sentir plus longtemps au
Monde qu’ailleurs, ce qui contribue à déséquilibrer l’exploitation du quotidien.
Les coûts salariaux maintenus à un niveau élevé se transforment en une charge
insupportable pour l’entreprise, lorsque les recettes commencent à diminuer. Le
Monde, au cours des années 1976- 1980, vit la situation paradoxale d’être à
l’apogée de sa diffusion et de son audience, tout en s’enfonçant dans une crise
multiforme, dont les acteurs saisissent mal les enjeux. Les débats internes ne
résolvent pas les problèmes, tandis que le maintien des ventes dissimule la chute
de la rentabilité de l’entreprise et son endettement croissant.
11.

Redressement économique
ou renouveau rédactionnel

La mutation technique de la composition, qui ébranle des certitudes


ouvrières sur lesquelles s’était bâtie la presse à l’époque contemporaine,
affecte l’ensemble des rapports humains dans l’entreprise. À l’horizon des
changements technologiques se profile la disparition de la spécificité de la
presse qui émane de ses processus de fabrication. L’intrusion de
l’informatique dans les procédés de composition et de photogravure, mais
également dans la gestion des abonnés et des flux de distribution ainsi que
dans le traitement de la base de données par la documentation du journal,
l’adoption de l’offset bientôt imposée à l’imprimerie laissent prévoir une
limitation prochaine des effectifs des ouvriers et des employés. La
rédaction, seule, ne semble pas menacée dans ses emplois, mais elle doit
accomplir un nécessaire effort de formation. Le premier associé du journal
est inévitablement mis en cause dans le choix des processus de
modernisation et dans celui de l’homme qui dirigera l’adaptation de
l’entreprise aux nouvelles données économiques et rédactionnelles.

QUEL DIRECTEUR POUR REDRESSER L’ENTREPRISE ? 1980-1982

Le successeur de Jacques Fauvet devra mener à bien la modernisation


de la fabrication, tout en redressant les comptes d’une entreprise qui est
entrée dans une période de déficit chronique. Deux années durant, la
Société des rédacteurs et les associés du Monde hésitent à élaborer une
stratégie et à choisir un homme qui l’appliquerait, alors que Le Monde
subit une crise commerciale de grande ampleur marquée par la chute
brutale des ventes du journal.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 370

Une succession difficile


Le gérant directeur de la publication est nommé, dans une SARL de presse,
par l’assemblée générale des porteurs de parts, qui doit se prononcer à la majorité
qualifiée des trois quarts. La Société des rédacteurs du Monde détient, avec 40 %
des parts depuis 1968, une minorité de blocage qui lui permet de refuser
l’agrément d’un candidat. De là à s’arroger un droit de présentation, il n’y a
qu’un pas, qui est franchi en 1979. En effet, lors de la nomination de Jacques
Fauvet, la Société des rédacteurs du Monde n'était pas intervenue dans le
processus de désignation, parce qu’Hubert Beuve-Méry avait imposé le choix de
son successeur. Mais, en 1979, les rédacteurs estiment nécessaire de présenter
eux-mêmes un candidat à la gérance.
Des consultations multiples sont organisées, à partir de 1979, afin de trouver
un candidat à la gérance qui puisse être agréé par l’ensemble des partenaires
sociaux1. Les associés A, qui détiennent eux aussi une minorité de blocage,
doivent en effet accepter le candidat de la SRM. La Société des rédacteurs du
Monde lance la campagne pour la succession de Jacques Fauvet, dès le 29
novembre 1979. Michel Tatu est le premier à poser sa candidature. Le conseil
d’administration de la Société des rédacteurs du Monde entreprend une
consultation générale des rédacteurs qui permet de dégager quatre candidats à la
succession de Jacques Fauvet : Jacques Amalric, chef du service étranger,
Jacques Decornoy, rédacteur en chef adjoint, André Fontaine, rédacteur en chef,
et Claude Julien, rédacteur en chef du Monde diplomatique. Ces quatre
rédacteurs sont issus du service étranger, dont ils ont été le chef à un moment ou
un autre. Le choix par les rédacteurs de journalistes de l’étranger peut être
interprété comme un retour aux sources et à Hubert Beuve-Méry, ou comme un
rejet du politique, personnifié par Jacques Fauvet. Après une campagne
«informelle191 192» mais vive, les quatre candidats se présentent devant
l’assemblée de la Société des rédacteurs du Monde, réunie les 23 et 24 février
1980, au Foyer des lycéennes, rue du Docteur Blanche dans le XVIe
arrondissement. À l’issue du premier tour de scrutin, Claude Julien arrive en tête
avec 226 parts, devant Jacques Amalric qui obtient 222 parts.

191 Pour un récit journalistique, voir : Françoise BERGER, Journaux intimes, les aventures
tragi-comiques de la presse sous François Mitterrand, Robert Laffont, 1992, qui traite du Monde et
d’autres journaux. Quatre chapitres sont consacrés aux quatre crises de succession du Monde,
192 La Société des rédacteurs du Monde tient cinq réunions « informelles » (AG du 6 juin
1980).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 371

La différence est minime, d’autant plus qu elle résulte du vote d’un seul rédacteur193.
Au deuxième tour de scrutin, Jacques Dccornoy et André Fontaine se retirent;
Claude Julien obtient 358 parts et Jacques Amalric 342. La rédaction est divisée en
deux parties quasiment égales : les partisans d’André Fontaine ont voté pour Jacques
Amalric et ceux de Jacques Dccornoy se sont prononcés en faveur de Claude Julien.
D’après les règles quelle s’est elle-même fixées, le candidat à la succession choisi par
la Société des rédacteurs du Monde doit recueillir au minimum 60% des suffrages
pour pouvoir être présenté aux autres associés de la SARL. Un troisième tour est donc
nécessaire, qui voit quelques rédacteurs (quatre seulement), apporter leurs suffrages à
Claude Julien, dans le but de refaire l'unité de la rédaction. Toutefois, Claude Julien
n’obtient que 376 parts, contre 326 à Jacques Amalric, et 30 bulletins blancs ou nuis.
La barre des 60 % n’étant pas atteinte, l’élection est reportée à une date ultérieure.
Jacques Amalric se retire de la compétition, tout en continuant à manifester son
opposition à Claude Julien qu’il estime trop autoritaire et trop orienté à gauche.
Alain Jacob remplace Jacques Amalric pour affronter Claude Julien, lors de deux
tours « exploratoires » précédant l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du
Monde des 31 mai et 1er juin 1980. Au premier tour, Claude Julien obtient 49,2 % des
voix, Alain Jacob 29,2 %, tandis que Michel Tatu, avec 14,9 %, et Paul Fabra, avec
3,6 %, se partagent les voix restantes. Au deuxième tour, le 20 mai 1980, Claude
Julien obtient 53,15 % des voix, Alain Jacob, 44,11 %. Le 31 mai, au premier tour du
vote de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs, le total des suffrages
recueillis par Claude Julien (56%) progresse, tandis que celui d'Alain Jacob (41,6 %)
faiblit.
Enfin, le 1er juin 1980, au deuxième tour officiel, Claude Julien dépasse la barre
des 60% des voix, en obtenant les suffrages de 125 votants, porteurs de 472 parts, soit
62,8 % des 752 parts présentes ou représentées. Alain Jacob recueille 260 parts
détenues par 70 rédacteurs, soit 34,6%, tandis que 5 votes blancs ou nuis, représentant
20 parts (2,6 %) sont émis.

193 Les rédacteurs en exercice possèdent quatre parts de la Société des rédacteurs du Monde, les
rédacteurs ayant moins de deux ans d’ancienneté détiennent deux parts, ainsi que les retraités. Au total, le
capital de la Société des rédacteurs du Monde, en février 1980, est composé de 772 parts, détenues par 185
rédacteurs. Les votants représentent, selon les tours de scrutin, de 726 à 732 parts. Au premier tour, Claude
Julien obtient les suffrages de 59 rédacteurs et Jacques Amalric ceux de 58 rédacteurs : moins du tiers des
rédacteurs ont voté pour chacun des deux candidats.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 372

Au total, l’élection de Claude Julien 194, candidat de la Société des rédacteurs du


Monde à l’investiture des associés de la SARL, a nécessité sept tours de scrutin, et la
rédaction sort déchirée de ce marathon électoral.
L’observateur extérieur au journal comprend difficilement l’agitation de la
rédaction alors que l’entreprise est entrée dans une grave crise financière. Pourtant, si
les rédacteurs du Monde aiment les joutes intellectuelles, ils ne souhaitent pas la mort
du quotidien. Les querelles de personnes, quand elles existent, ne sont pas
fondamentales. Ce qui compte avant tout, pour ceux qui s’affrontent ainsi, c’est
l’avenir de la rédaction, du journal, d’une presse indépendante, et de la démocratie en
France. Les thèmes peuvent sembler pompeux, mais il faut se replonger dans le climat
de l’époque, après vingt-deux ans de gouvernement de la droite, sans interruption
depuis 1958 ; la crise économique, avec son cortège de chômeurs et d’inflation qui
détruit les schémas des économistes et des politiques, libéraux ou marxistes ; les
espoirs suscités par l’union de la gauche et la déception de ses ruptures, les élections
législatives de 1978 que la gauche faillit remporter et l’incertitude sur les candidatures
en vue de l’élection présidentielle de 1981.
Dans ce contexte, la rédaction du Monde est entraînée dans le combat mené par
Jacques Fauvet contre Valéry Giscard d’Estaing. Une large fraction de la rédaction,
qui se situe politiquement à gauche, soutient le directeur, mais une autre partie, non
négligeable, est hostile à tout militantisme de la part des rédacteurs.
La tradition interdit aux journalistes du Monde d’adhérer et de militer à un parti
politique, quel qu’il soit. Certains outrepassent la règle, comme Gilbert Mathieu, qui
militait au PSU sous un pseudonyme, ou Raymond Barrillon qui ne cachait pas ses
sympathies pour le Parti socialiste. D'autres affichent des « sensibilités ». Autant
qu’on puisse en juger, les opinions des rédacteurs couvrent toute l’étendue de
l’éventail politique, à l’exception de l’extrême droite. Les fervents du socialisme
démocratique demeurent certes les plus nombreux, mais on trouve également au sein
de la rédaction nombre de libéraux et démocrates-chrétiens, des gaullistes, quelques

194 Né en 1925, Claude Julien participe à la Résistance dans les maquis du Tant, appartient au
secrétariat général de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), puis devient journaliste à La Vie catholique
illustrée, puis à La Dépêche marocaine. Recommandé à Hubert Beuve-Méry par Georges Hourdin, il
rejoint le service étranger du Monde en 1951. Adjoint d’André Fontaine en 1959, il prend la direction du
service lorsque celui-ci rejoint la rédaction en chef, en 1969. En 1972, il prend une année sabbatique, puis
il est nommé, le 1“ janvier 1973, rédacteur en chef du Monde diplomatique. Sous la direction de Claude
Julien, qui a pris sa retraite en 1990, le mensuel accroît considérablement sa diffusion et son audience.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 373

anciens de l’extrême gauche et des sympathisants communistes. Dans cette


situation, les clivages de la rédaction sont moins politiques que déontologiques. Les
« militants » affrontent les « professionnels ». D’un côté, les rédacteurs qui estiment
qu’un journaliste ne doit jamais laisser paraître ses opinions, parce qu'il est au
service du lecteur et se refuse à l’influencer. De l’autre, ceux qui soutiennent que la
fonction de journaliste n’est pas neutre dans la société, que, particulièrement dans un
grand quotidien national, les journalistes ont une mission pédagogique et
démocratique à remplir, et que céder au professionnalisme c’est faire croire que l’on
peut, indifféremment, être rédacteur au Monde, au Figaro, au Parisien libéré, voire à
L'Humanité ou à Minute. En bref, les militants ont une certaine idée de leur mission,
tandis que les professionnels ont une certaine idée de leur profession. Ce qui n
interdit pas d’ailleurs la réciproque.
Les deux positions, en théorie et dans la pratique quotidienne, ne sont pas
incompatibles, mais au moment du choix, quand il faut voter pour un homme, après
des heures et des journées de débat, des clivages apparaissent, des fossés se creusent,
et la rédaction se déchire, perdant ainsi un temps précieux et des forces qui
manqueront lorsqu’il faudra redresser la situation financière du journal. Claude Julien
et Jacques Amalric ont incarné, un moment, les deux tendances opposées, qu’il serait
trop facile d’assimiler à la gauche et à la droite, les motivations et les réactions des
uns et des autres étant beaucoup plus complexes. Approximativement, Claude Julien
est soutenu par les partisans de la rigueur de gestion, du pessimisme à la manière
d’Hubert Beuve-Méry, du catholicisme social, de la JEC, de la CFDT, et du tiers-
mondisme. En face, Jacques Amalric, puis Alain Jacob, sont soutenus par les libéraux,
qui peuvent également être de gauche, par les baroudeurs du reportage qui ont
parcouru le monde et couvert les conflits, qui sont revenus de tout, sauf de la grande
fraternité entre journalistes, ceux pour qui le foisonnement de la vie passe parfois
avant la morale. Dans un quotidien aussi riche en avis contradictoires que Le Monde,
il y a, en temps ordinaires, place pour les deux sensibilités, surtout lorsqu’elles sont
représentées par des plumes de qualité. Mais, dans les années quatre-vingt, les
positions se durcissent, les conflits s’enveniment, alors que le journal sombre dans la
crise financière.
En 1980, la diffusion du quotidien diminue de 4 % en volume (19000
exemplaires) par rapport à 1979. Les dépenses continuent d’augmenter tandis que les
recettes stagnent195. Un plan de réduction des dépenses

195 Au quatrième trimestre 1980, les recettes augmentent de 13,23 % et les dépenses de 17,67 % (CDS
du 26 février 1981).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 374

est présenté au conseil de surveillance du 11 décembre 1980, et Jacques Fauvet, le 26


décembre 1980, déclare au comité d’entreprise : «Depuis 1976, le pourcentage de la
marge brute n’a cessé de s’affaiblir. Mais ce n’est pas en 1976, mais en 1973, que
nous sommes devenus comme un train qui avance trop vite sur un butoir. Nous
aurions dû freiner plus tôt.» Mais le directeur termine sa communication sur une note
optimiste : «Après un redressement en 1981, peut s’opérer en 1982 une amélioration
de l’exploitation, mais ce ne sera pas “l’EIdorado”. L’étape de la modernisation sera
passée et on peut donc espérer que le redressement s’opérera. Nous ferons un Mon Je
mieux rédigé, mieux fabriqué, mieux distribué, trois points pour redresser. Si nous
réagissons, je crois que nous commencerons à sortir de la crise. » La direction informe
toutes les instances représentatives de la gravité de la situation 1, afin de promouvoir
un plan de réduction des dépenses. Cependant, Jacques Fauvet entretient un certain
optimisme.
Une commission budgétaire, composée de Claude Julien, Michel Camino, Jean-
Claude Kerviel, Jean-Marie Dupont, Bernard Lauzanne et Jean Raillon propose, le 8
janvier 1981, la suppression de la prime, un moratoire sur les augmentations de
salaires et le plafonnement des hauts salaires. Lors de la réunion du conseil de
surveillance du 26 février 1981, Jacques Sauvageot annonce qu’il démissionne de son
mandat de gérant à compter du 30 juin 1981 et de son poste de directeur administratif
le 30 septembre 1981196 197. Jacques Sauvageot ne souhaitait pas demeurer directeur
administratif sous les ordres de Claude Julien, alors que le vœu de la Société des
rédacteurs du Monde en faveur d’une monogérance lui imposait de démissionner. En
outre, la mise en cause de sa gestion passée par le conseil de surveillance ne lui était
certes pas agréable. Enfin, lui qui avait tant œuvré pour François Mitterrand savait
qu’il retrouverait un poste après l’élection présidentielle.
Claude Julien, devenu le candidat officiel de la Société des rédacteurs du Monde,
doit encore obtenir l’investiture des autres actionnaires de la SARL Le Monde. La
Société des employés, par 96 % des voix, et la Société des cadres, par 83 % des voix,
acceptent facilement le choix des rédacteurs. Mais il était encore possible, pour les
opposants à Claude Julien, de compter sur les porteurs A afin de repousser le candidat
choisi

196 Déclaration des gérants aux quatre syndicats, le 17 février 1981, à la conférence du matin, le 18
février 1981, au conseil de surveillance, le 20 février 1981, et au comité d’entreprise le 23 février 1981.
197 CDS du 26 février 1981 (CE du 23 mars 1981 et AG du 7 avril 1981). Le préavis légal est de trois
mois pour la gérance et de six mois pour la direction administrative.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 375

par la Société des rédacteurs du Monde. Les « amalriciens » qui refusent de s’incliner,
peuvent en outre entamer un travail de sape au cœur de la rédaction, à la Société des
rédacteurs et auprès de la direction, en dévoilant les dangers que le futur directeur
ferait peser, selon eux, sur la démocratie et sur la rédaction. Le thème est simple :
Claude Julien serait une sorte d’ayatollah, marxiste de surcroît, qui ne penserait qu’à
placer ses hommes à la rédaction en chef ou dans les services, et qui, tel Robespierre,
réclamerait des têtes. Face à cette menace, les opposants exigent qu’avant son départ
Jacques Fauvet garantisse l’indépendance de la rédaction et la liberté de la minorité
amalricienne.
L'offensive est menée sur deux fronts : d’une part pour obtenir la réforme de
l’article 20 des statuts de la SARL, afin que le conseil de surveillance approuve la
nomination du directeur de la rédaction et donne son avis sur les délégations de
pouvoir accordées par le gérant ; et, d’autre part, contre le conseil d’administration de
la Société des rédacteurs du Monde, accusé, le 6 avril 1981 dans une pétition signée
par vingt rédacteurs \ de «ne pas prendre d’initiatives de nature à amorcer la
réconciliation d’une rédaction déchirée 198 199 ». En dépit de cette manœuvre de
dernière minute, Claude Julien est nommé gérant par l’assemblée générale de la
SARL, le 7 avril 1981, par 84 % des parts, les 16% restants provenant des abstentions
de Jean Schlœsing et des gérants. Toutefois, l’assemblée générale ne s’engage pas
définitivement, car elle prévoit un second vote, lors du départ de Jacques Fauvet, en
principe le 31 décembre 1982, pour la désignation de Claude Julien comme directeur
de la publication.
Cependant, la réforme de l’article 20 des statuts, qui permettrait de limiter
l’autorité du gérant en créant des délégations de pouvoir approuvées par le conseil de
surveillance, n’avance guère. Les réunions du conseil de surveillance et les
assemblées générales se succèdent200, au cours desquelles sont posés le problème des
délégations de pouvoirs et celui de la nomination des cadres dirigeants, qui devraient
recevoir l’accord du conseil de

198 Jacques de Barrin, Nicole Bernheim, Philippe Boggio, Amber Bousoglou, Françoise Chipaux,
Francis Cornu, Maurice Delarue, Dominique Dhombres» Paul Jean Franceschini, Pierre Georges, Jean de la
Guerivière, Bernard Guetta, François Janin, Jean-Pierre Langel- lier, Jacques Nobécourt, Jean-Claude
Pomonti, Dominique Pouchin, Yvonne Rebeyrol, Daniel Vernet et Nicole Zand. Quelques jours plus tôt,
André Fontaine et Jacques Amalric avaient écrit une lettre identique. Le service étranger fournit l’essentiel
des signataires.
199 Lettre au président de la Société des rédacteurs du Monde, en date du 6 avril 1981, la veille de
l’assemblée générale de la SARL qui doit élire Claude Julien.
200 CDS des 7 mai 1981, 17 septembre 1981; AG des 7 avril 1981, 27 mai 1981 et 12 juin 1981.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 376

surveillance, voire du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du


Monde1. Les réformes achoppent sur les réticences des porteurs A qui redoutent une
mise en tutelle du gérant par les rédacteurs et sur celles delà Société des cadres, qui ne
souhaitent pas que leur nomination soit soumise au veto des rédacteurs.
Après sa nomination, Claude Julien écrit, le 31 mai 1981, une lettre à la Société
des rédacteurs du Monde, sur l’esprit et les modalités de la réforme de l’article 20 des
statuts de la SARL. Il fait également une communication au conseil de surveillance du
17 septembre 1981, sur le même sujet :

«Le directeur délègue ses pouvoirs, pour une durée et un objet définis par écrit, en
accord avec le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde.
L’ensemble des réformes énumérées dans cette lettre doit déboucher sur une sorte de
règlement intérieur. [...] La commission des statuts de la Société des rédacteurs du
Monde propose que les délégations de pouvoirs passent par le conseil de surveillance.
[...] Le sens des réformes consiste en quatre adaptations :
- d’ordre technique, par la modernisation de l’imprimerie,
- d’ordre économique, par la recherche d’un nouvel équilibre dans la rigueur de
gestion et la diversification,
- d’ordre social, par une nouvelle avancée dans la voie de la participation,
- sur le plan du fonctionnement, la gérance unique doit être équilibrée par un rôle
plus important dévolu aux organes de responsabilité collégiale. »

Claude Julien conclut sa communication en faisant référence au «troisième âge du


beuve-mérysme201 202 ». Ce langage, quelque peu abscons, déroute plus d’un
rédacteur.
Le 25 août 1981, Jacques Fauvet, décidé à lever les oppositions, propose à
Jacques Amalric, chef du service étranger, de choisir entre le poste de correspondant à
Washington ou un poste d’éditorialiste. Jacques Amalric ayant décliné l’offre, le
directeur tente de négocier la démission de Jacques Amalric, puis, devant un nouveau
refus, Jacques Fauvet décide de licencier le chef du service étranger. Le licenciement
d’un rédacteur, extrêmement rare dans l’histoire du journal, déclenche une fronde de
la rédaction, qui prend le parti d’un de ses membres. Jacques Fauvet bat en retraite

201 Le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde souhaite donner son aval à la
nomination du directeur de la rédaction, du directeur de l’administration, du directeur financier, du
directeur de l’imprimerie et du directeur de la publicité.
202 Sur l’analyse de la situation du Monde par Claude Julien, consulter Claude JULIEN, «Les
problèmes du Monde, comment je les voyais», Le Débat, n° 24, mars 1983, et la réponse de Jean-Louis
Servan-Schreiber, dans Le Débat, n° 26, juin 1983.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 377

et doit attendre le colloque de la rédaction, dit Gouvieux II, les 24 et 25 octobre 1981,
pour entamer une réorganisation de la rédaction qui mettrait un terme aux divisions.
Ce colloque, qui devait traiter du contenu rédactionnel du journal et des structures de
la rédaction, est interrompu par l’affaire Claude Julien contre Pierre Georges. La
tension entre la Société des rédacteurs du Monde et les gérants, et au sein de la
rédaction, est portée à son point de rupture lorsque Claude Julien1 accuse Pierre
Georges d'une fuite concernant la préparation du colloque de Gouvieux 203 204. Sommé
de démissionner, Pierre Georges refuse, clame son innocence, ameute la rédaction
réunie à Gouvieux, qui abandonne le débat sur l’avenir du Monde et du journalisme et
se transforme en assemblée syndicale, pour mettre en accusation Claude Julien, dans
la soirée du 24 octobre 1981. Les syndicalistes qui soutenaient Claude Julien avaient
cru allumer un contre- feu en faisant voter une motion syndicale contre Claude Julien.
Cependant, les adversaires de Claude Julien, avec l’aide du président de la Société des
rédacteurs du Monde, saisissent l’occasion pour se débarrasser d’un candidat qui leur
déplaisait. L’affaire Pierre Georges, ou l’affaire Claude Julien, selon le parti que l’on
adopte, scelle le destin de Claude Julien. Le 11 décembre 1981, une assemblée
générale extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde décide que les
rédacteurs devront confirmer le choix de Claude Julien, par un vote à la majorité
qualifiée de 60 %, lors d’une assemblée générale extraordinaire convoquée à cet effet.
Le 7 janvier 1982, lors de la réunion du conseil de surveillance, des divergences
apparaissent entre Jacques Fauvet et Claude Julien. Le budget pour l’année 1982 n’est
pas approuvé, ce qui entraîne la démission de la commission du budget 205. Le
lendemain, 8 janvier 1982, Claude Julien explique une dernière fois, mais en vain, ses
projets devant une assemblée informelle de la rédaction.
Le 11 janvier 1982, l’assemblée générale extraordinaire de la Société des
rédacteurs du Monde se déroule dans un climat grave et dramatique, dans la mesure
où, quelle que soit l’issue du scrutin concernant Claude Julien, la Société des
rédacteurs est conduite à confirmer ou à infirmer le vote qu’elle a émis dix-huit mois
plus tôt. La querelle de personnes et la querelle d’idées tournent à une crise de
confiance dans les institutions mêmes du Monde,

203 Ou Jacques Decornoy, d’après Françoise BERGER, op. cit., p. 118.


204 La fuite en question avait paru dans La Lettre des Échos, qui comptait le frère de Pierre Georges
parmi ses rédacteurs.
205 CDS du 7 janvier 1982. La commission budgétaire reprend ses fonctions le 15 janvier 1982, à la
suite de la démission de Claude Julien, le 14.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 378

alors que celles-ci, dans des circonstances difficiles, ont, jusqu’à présent relativement
bien fonctionné. L’assemblée réunit 748 parts, présentes ou représentées, soit 95,4 %
des 784 parts de la Société des rédacteurs du Monde 1. 408 parts (54,54 %) se
prononcent contre le maintien de Claude Julien, 302 parts (40,37 %) pour, tandis que
28 parts votent blanc et que 10 parts refusent de prendre part au vote. Claude Julien
n’est plus le candidat de la Société des rédacteurs du Monde à la succession de
Jacques Fauvet, mais il reste gérant, car il tient ce mandat de l’assemblée générale de
la SARL, qui seule peut le lui ôter. Le 12 janvier 1982, les cadres chefs de service
tentent d’affirmer leur position dans le débat sur la direction du Monde :

« Les chefs de service de l’administration soussignés ont suivi avec inquiétude les
récents développements de ce qu’il faut avoir le courage d’appeler la crise interne du
Monde. Le vote de la Société des rédacteurs intervenu le 11 janvier, conduit à
déterminer une des priorités : mettre en place pour 1 avenir des structures de direction
solides et adaptées à une entreprise de presse où la rédaction ne se verra pas contester sa
nécessaire primauté, sans se considérer comme la seule dépositaire du bien commun.
[...] Les chefs de service de l’administration [...] affirment à nouveau, mais de façon
plus pressante et solennelle, leur attachement raisonné à une coordination centralisée,
assurée par l’un d’entre eux, des activités de commercialisation, de fabrication et de
gestion. Il y faut à la fois la compétence, l’expérience et un large consensus des
cadres206 207.»

Dans l’après-midi du jour de la diffusion de ce texte, Claude Julien démissionne


des fonctions de directeur administratif208 qu’il occupait depuis le 30 septembre
1981 à la suite du départ de Jacques Sauvageot.
Devant le blocage institutionnel, le conseil d’administration de la Société des
rédacteurs du Monde réunit la rédaction, le comité de rédaction et l’équipe de
direction, les 21 et 22 janvier 1982. Cette réunion décide de confier la recherche
d’un directeur à une commission restreinte dite « commission des sages », composée
du directeur et de l’ancien directeur,

206 À cette date, 180 rédacteurs possèdent 4 parts chacun, 17 rédacteurs ayant moins de deux ans
d’ancienneté détiennent deux parts chacun, ainsi que 15 retraités.
207 Lettre des chefs de service, 12 janvier 1982, signée Gérard Bergaentzlé, Christian Bossu, Didier
Boudot, Michel Camino, Danièle Degez, Pierre Desclos, Jean-Jacques Faure, Primo Giovetti, Henri
Guinaudeau, Jean-Claude Kerviel, Jean Raillon, Jacques Roux, Georges Saadi, Jacques Sauvageot et
Suzanne Tromeur.
208 La lettre de démission de Claude Julien est datée du 14 janvier 1982. Jacques Fauvet, assisté de
Michel Camino, exerce l’intérim de la direction administrative (CDS du 28 janvier 1982).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 379

Jacques Fauvet et Hubert Beuve-Méry, des gérants et anciens gérants, Jacques


Sauvageot et Claude Julien et du président et des anciens présidents du conseil de
surveillance et de la Société des rédacteurs, Jean Schwœbel, Jean-Marie Dupont et
François Simon, Cette commission, mise en place le 28 janvier 1982, soumettra le
nom d’un candidat journaliste à un «conseil de représentation des associés», puis,
après agrément par celui-ci, à l'assemblée générale des rédacteurs qui se prononcera
à la majorité requise des 60%. La Société des rédacteurs du Monde rappelle
également dans un texte sa préférence pour une monogérance, exercée par un
journaliste du Monde.
La Société des rédacteurs, par ses votes et ses contre-votes a perdu son pouvoir de
proposition et une partie de son autorité morale, mais elle dispose encore de 40 % des
parts sociales de la SARL, et peut empêcher toute élection d’un candidat qui n’aurait
pas son approbation. Alors que la chute des ventes s’accélère, la rédaction, divisée, ne
sait comment remédier à la crise commerciale qui affecte le journal.

f aire face à la crise commerciale


La dernière année de la direction de Jacques Fauvet est marquée, pour Le Monde,
par une crise commerciale sans précédent dans l’histoire du quotidien, en dépit des
aménagements rédactionnels apportés au journal et de la recherche de nouveaux
centres de profits. Cette crise commerciale qui provient d’une chute des recettes des
ventes et de la publicité rend plus aiguë encore la nécessaire remise en ordre de
l’entreprise.
Pendant huit années consécutives, de 1974 à 1981, la diffusion totale reste à un
niveau élevé, entre un minimum de 425 619 exemplaires en 1975 et un maximum de
445372 exemplaires par jour en 1979. Les élections françaises influent sur ces
résultats. En effet, l’année 1981 est marquée par des tirages qui dépassent le million
d’exemplaires, lors du second tour de l’élection présidentielle et du premier tour des
élections législatives209. Cependant, l’actualité politique ne permet pas de dépasser le
sommet de 1979, qui est seulement approché. En outre, la diffusion moyenne annuelle
fléchit brutalement de 439 124 exemplaires en 1981 à 400168 en 1982 (-8,88 %). Ce
retournement de la conjoncture commerciale doit être étudié dans le détail des
différents circuits de distribution afin de comprendre l’évolution du lectorat.

209 1058226 exemplaires tirés le 11 mai 1981 et 1024075 exemplaires tirés le 15 juin 1981. Le seul
tirage supérieur dans l’histoire du journal est celui du premier tour de l’élection présidentielle de 1988, avec
1087 709 exemplaires tirés le 9 mai 1988.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 380

Les abonnements, qui ont un temps de réaction différent des autres modes de
distribution210, atteignent leur maximum en 1977, avec 97 836 abonnés, et
commencent à décliner, des 1978, alors que la vente au numéro continue de
progresser. Cette chute aurait pu être analysée par les gestionnaires de l'entreprise
comme un signe avant-coureur d’une tendance au déclin, mais elle fut mise sur le
compte des grèves de la poste qui mécontentaient les abonnés. Néanmoins, entre 1977
et 1981,8000 abonnés sont perdus.
La diffusion à l’étranger, qui englobe abonnements et ventes au numéro, continue
de croître jusqu’en 1982, et même jusqu’en 1983 pour la seule vente au numéro à
l’étranger. La diffusion à l’étranger représentait 17 % de la diffusion du Monde en
1974 et elle atteint 22,5 % de la diffusion totale en 1982. Les ventes au numéro à
l’étranger passent ainsi de 58591 exemplaires par jour en 1974 à 79768 en 1982. Plus
de vingt mille exemplaires sont gagnés, qui semblent compenser le déclin des
abonnements. Cependant, la vente à l’étranger reste extrêmement coûteuse pour le
journal et parfois elle est même déficitaire, alors que les abonnements ou les ventes en
France sont beaucoup plus rentables financièrement.
L’analyse de l’évolution des ventes au numéro en France, plus sensibles à la
conjoncture, montre que le journal est en crise également dans ses secteurs les plus
profitables. De février 1977 à février 1982, la moyenne des ventes en France dans le
réseau NMPP est de 260000 exemplaires, soit 67 % de la moyenne des ventes
journalières totales, qui atteint 435 000 exemplaires par jour en moyenne sur cinq ans.
Durant ces cinq années, les ventes au numéro du Monde se situent à leur plus fort
niveau historique. Les ventes du mois d’août sont à 210000-220000 exemplaires, soit
20% en dessous de la moyenne, celles du mois de juillet s’en approchent, à
l’exception de juillet 1981 (260000), qui bénéficie encore de l’actualité politique liée
à l’accession de la gauche au pouvoir. Les ventes des mois électoraux, mars 1978
(325 000), mai 1981 (327 000) et juin 1981 (308 000), correspondent à des pointes de
50% au-dessus du niveau moyen. Par contre, les deux tiers des ventes mensuelles se
situent dans la fourchette comprise entre 250000 et 260000 exemplaires par jour. On
remarque encore le niveau exceptionnel des mois de janvier, février et mars 1979 (285
000), marqués par les grèves de la sidérurgie, et d’octobre et novembre 1979 (285
000) au cours desquelles les ventes sont stimulées par l’affaire des

210 Dans les phases de croissance les abonnements croissent avec retard et plus lentement que les
ventes, tandis que dans les phases de déclin du journal, les non-renouvellements sont plus précoces et
plus rapides que la chute des ventes.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 381

diamants offerts au président Giscard d’Estaing. Mais le déclin s’amorce dès avril
1979 : les ventes mensuelles ordinaires, hors mois d’août et mois électoraux, affichent
une courbe descendante qui conserve le même profil jusqu’en 1985. La crise
commerciale du Monde est antérieure aux élections de 1981, quoique les positions
politiques du journal aient contribué à renforcer cette crise. Il est donc nécessaire de
chercher des compléments d'information sur cette crise des ventes en analysant les
positions respectives du Monde et de ses concurrents sur le marché des quotidiens dits
de « qualité ».
Au cours des années 1972-1984, les courbes de diffusion du Figaro et du Monde
s’inversent. Elles se croisent, en 1972 et en 1984, à 360000 exemplaires par jour, qui
semble le point d’équilibre entre les deux publications, avant l’arrivée de Libération
sur le marché {Libération est créé en 1973. mais il ne dépasse les 100000 exemplaires
qu’en 1984). Tandis que Le Figaro atteint son maximum historique en 1969 avec 434
077 exemplaires et son minimum en 1980 à 311259 exemplaires, Le Monde parcourt
le chemin inverse, de 347 000 à 435 000 exemplaires entre 1972 et 1980. Puis, Le
Monde décline à 335000 exemplaires en 1985, tandis que Le Figaro remonte à 432
000 exemplaires en 1986. Les lecteurs semblent faire brutalement volte-face à deux
reprises, une partie d’entre eux abandonnant un quotidien pour acheter l’autre.
L’étude des chiffres des ventes du mois de mars des années 1979 à 1982, pour Le
Monde et Le Figaro, montre que, en mars 1979, la vente en France, hors abonnements
et hors vente à l’étranger, était de 286000 exemplaires pour le premier quotidien et de
202000 exemplaires pour le second. Trois ans plus tard, en mars 1982, Le Monde
avait perdu 45 000 acheteurs, à 241000 exemplaires, tandis que Le Figaro avait gagné
36000 acheteurs à 238000 exemplaires. Pour les observateurs, il semblait évident que
35 000 lecteurs du Monde, déçus du soutien que Jacques Fauvet et la rédaction du
journal apportaient au socialisme mitterrandien avaient déserté la rue des Italiens pour
le Rond-Point des Champs-Elysées. Pourtant, en décomposant les chiffres, l’évolution
du lectorat paraît plus complexe.
Le Monde, en effet, a perdu 45 000 exemplaires en trois ans, tandis que Le Figaro
en gagnait 36 000, mais, en réalité, les lecteurs qui avaient quitté le quotidien de la rue
des Italiens n’étaient allés nulle part. 37 000 lecteurs du Monde de la région
parisienne, pour l’essentiel des lecteurs de banlieue211,

211 5 000 lecteurs sont perdus sur Paris et 32 000 en banlieue.


REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 382

mars 1979 mars 1980


Paris-RP Province Paris-RP Province
Le Monde 184 000 102 000 157000 105 000
Le Figaro 154 000 48 000 140 000 63 000
mars 1981 mars 1982
Paris-RP Province Paris-RP Province
Le Monde 157 000 101 000 147 000 94 000
Le Figaro 141 000 69 000 142 000 96 000
TABLEAU 23 : Ventes en France NMPP.

abandonnaient le journal, tandis que la vente en province ne perdait que 8000


exemplaires. À l’inverse, Le Figaro perdait également 12 000 lecteurs à Paris, mais en
gagnait 48 000 en province, revenant en peu de temps sur douze ou quinze années de
déclin.
Les positions politiques du Monde n’y étaient pas pour beaucoup, pas plus que
celles du Figaro ; l’essentiel provenait des magazines vendus le samedi avec Le
Figaro qui séduisirent rapidement la clientèle de province et de la banlieue parisienne.
Le Figaro Magazine est lancé fin 1978, Le Figaro Madame et Le Figaro TV, en
septembre 1980. Ce sont d’ailleurs ces deux derniers suppléments qui font la
différence commerciale avec Le Monde, plus que Le Figaro Magazine qui demeure
trop marqué politiquement et qui n’attire que les fidèles lecteurs du Figaro. Le Figaro
Madame et Le Figaro TV, au contraire, apparaissent comme des suppléments de
divertissement pour la fin de semaine qui stimulent les ventes du quotidien et qui
pèsent dans la moyenne mensuelle d’un poids important.
Au début des années quatre-vingt, la désaffection des Français pour la politique,
inversement proportionnelle à la charge affective dont la solution politique avait été
investie dans la décennie précédente, se marque également dans la presse. Le visuel,
la couleur, la photographie et la maquette prennent une importance accrue dont
profitent les magazines. Les rédacteurs du Monde ont beaucoup de peine à
appréhender ce phénomène, car ils pensent avant tout par le politique. Il faut ajouter
qu’en 1978 Robert Hersant achète IJ Aurore, qui est couplé avec Le Figaro, puis
absorbé par celui-ci. Les 30000 nouveaux lecteurs du Figaro venaient des 150000
acheteurs de L'Aurore, qui sont pour la plupart perdus pour la presse lors de la
disparition de leur journal. Par ailleurs, Le Monde était attaqué dans son lectorat par la
montée en puissance de Libération, qui, avec sa nouvelle formule, recrutait une partie
de ses lecteurs dans le lectorat potentiel du Monde, ce qui affaiblissait le
renouvellement du lectorat de ce dernier.
Cette crise commerciale se traduit bientôt dans les comptes de l’entreprise, même
si la très forte inflation des années 1978-1982 et les fréquentes
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 383

augmentations du prix de vente masquent en partie le phénomène1. La


croissance des recettes de la vente demeure légèrement supérieure à la hausse
des prix de détail, sans toutefois compenser l’augmentation des charges du
journal, mais les recettes publicitaires croissent moins vite que celles des ventes,
excepté en 1979, et moins rapidement que l’inflation, en 1978, 1981 et 1982.
Dans ces conditions, la marge commerciale qui avait été restaurée en 1979
disparaît pour de longues années, et Le Monde entre dans une phase
d'ajustement permanent à un déficit devenu chronique. Les recettes se
contractent, tandis que les charges, qui se rétractent également et créent de ce
fait un malaise social récurrent, diminuent trop lentement pour permettre aux
gérants de restaurer l’équilibre. Ce déficit est encore amplifié par les frais
financiers consécutifs aux emprunts souscrits, aux crédits à court terme et aux
avances consenties par les banques, qui servent bien souvent à boucler des
budgets difficiles212 213.
Afin de remédier à la chute des ventes et au déficit publicitaire, les gérants
tentent de relancer les suppléments de fin de semaine qui constituent, à la fin des
années soixante-dix, la panacée inventée par les quotidiens pour augmenter leurs
recettes publicitaires214. Mais la création d’un supplément entraîne des coûts
supplémentaires qu’il faut équilibrer par des ventes supérieures. Le premier
supplément de week-end, Le Monde aujourd’hui, créé le 11 juin 1972 par Pierre
Viansson-Ponté, paraissait dépassé par l’évolution éditoriale de la concurrence
du Figaro, d’autant plus que Pierre Viansson-Ponté, gravement malade, devait
abandonner progressivement ses responsabilités au cours de l’année 1979215.
Le comité de rédaction étudie la question du supplément au printemps
1978216, alors que Le Figaro s’apprête à lancer son supplément magazine. Le 15
septembre 1979, Le Monde dimanche, supplément hebdomadaire

212 Entre janvier 1978 et janvier 1982, le prix de vente du Monde. en francs courants, passe, à la
faveur de huit augmentations, de 1,60 francs à 3J5O francs. Le taux de croissance des prix de détail est
de 9,6 % en 1978,10,8 % en 1979, 13,6 % en 1980,13,4 % en 1981 et 11,8 % en 1982, Au total, les
prix de détail passent de l’indice 100 à la tin de 1977 à l’indice 150 à la fin 1982, mais l’indice du prix
du Monde passe de 100 à 220.
213 Dans les périodes les plus noires, les gérants payent des factures en encarts publicitaires
gratuits, négocient avec les fournisseurs des délais de paiements et retardent le règlement des
cotisations sociales.
214 Jacques Sauvageot : « Actuellement il y a dix pages de publicité en moins le samedi. La vente
[du samedi par rapport aux autres jours de la semaine] baisse de trente mille exemplaires en moyenne
» (CDR du 29 mai 1978). « Le déficit du supplément du samedi est de200000 francs par numéro»
Jacques Sauvageot (CDR du 20 juin 1978).
215 Pierre Viansson-Ponté est décédé, des suites d’un cancer, le 7 mai 1979.
216 CDR des 25 avril 1978, 29 mai 1978 et 20 juin 1978.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 384

rénové, est publié dans le quotidien sous la forme d’un cahier séparé d’une vingtaine
de pages. Dirigé par Jean Planchais, il inclut des enquêtes des reportages, des
contributions extérieures très nombreuses, des dessins et des photos. Chargé de
garder fidèle au Monde le lectorat face à la concurrence des suppléments du Figaro,
il réussit à maintenir le journal du samedi au niveau des ventes des autres jours de la
semaine. Il arriva même que les ventes du samedi fussent supérieures à celles des
autres jours de la semaine, et une partie de la rédaction accusa le supplément de
phagocyter le quotidien. Il manquait cependant à ce supplément le format, le papier
glacé et l’impression en couleur qui firent une large partie du succès des
suppléments du Figaro, auprès des lecteurs et plus encore auprès des publicitaires.
Depuis le début des années quatre-vingt, le magazine du samedi du Monde s’est
transformé en une sorte de « serpent de mer », dont l'idée reparaît dans les périodes
de crise, mais qui ne peut jamais être lancé, faute de trouver les financements
nécessaires b D’autres quotidiens, tentés par l’application des recettes commerciales
qui ont si bien réussi au Figaro, connaissent des interrogations identiques.
Afin de remédier aux déficits financiers du quotidien, des rédacteurs et des
gestionnaires cherchent également à lancer de nouveaux titres ou des suppléments
exceptionnels qui permettraient d’exploiter le savoir-faire de la maison. Comme les
forces financières du Monde sont sur le déclin, les promoteurs de ces initiatives
s’efforcent de trouver des partenaires industriels et rédactionnels, qui d’ailleurs font
le siège du journal car l’image de marque du Monde est valorisante. Ainsi naquit Le
Monde de la musique, titre qui est lancé en juin 1978 par une société filiale
commune au Monde et à Télérama217 218. La rédaction est partagée entre les deux
maisons mères, tandis que la composition et les abonnements sont traités par
Télérama et que le tirage et la diffusion sont assurés par Le Monde. Immédiatement
l’accord connu, les techniques du Monde réclament d’assurer également la
composition et le traitement des abonnements. Georges Saadi, directeur adjoint de
l’imprimerie et président de la Société des cadres, prend la défense des ouvriers au
conseil de surveillance du 28 février 1978 : «La réaction de notre atelier de
composition s’explique par la situation au moment où l’on envisage les
modifications des annexes techniques, alors que la direction du journal a toujours
promis que tout travail qui pourrait

1. Le lancement de l’hebdomadaire Le Monde 2, le 17 janvier 2004, vient enfin de régler ce


problème récurrent depuis plus de vingt ans.
2. CDR des 16 janvier 1978 et 7 février 1978. La société Téléramonde, au capital de
218 000 francs porté ensuite à 1400 000 francs.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 385

être fait au Monde ne serait pas donné à l’extérieur. » Cette attitude reste d’ailleurs
une constante du Syndicat du livre du Monde, quitte à grever le budget des projets
de développement. Tout ce que peut faire l’atelier du Monde ne doit pas être
fabriqué ailleurs, meme si les conditions de prix et de qualité sont meilleures dans
d’autres imprimeries.
Les comptes du Monde de la musique restent déficitaires pendant trois ans, en
dépit d'une diffusion de 40000 à 50000 exemplaires1. Le 11 décembre 1980, le
conseil de surveillance décide d’en finir avec cette expérience. Le mensuel est alors
cédé à Jean-Claude Lattes, en mars 1981, puis la licence est confiée à Loft Musique,
en mars 1982. Le Monde reste propriétaire du titre et du logo en gothique, il reçoit
une redevance de 3 % du chiffre d’affaires hors taxes et conserve un représentant au
comité de rédaction et au conseil d’administration de la publication, mais il n’a plus
aucune influence éditoriale et commerciale sur le titre. Au conseil de surveillance du
11 décembre 1980, Hubert Beuve-Méry avait tiré la leçon de 1 affaire : « Il y avait
un marché qu’on n’a pas su trouver. »
En dépit de cet échec, d’autres initiatives similaires voient le jour. À la fin de
l’année 1978, l’équipe d’Igor Barrère et Étienne Lalou, qui travaille sur des
émissions médicales à l’ORTF, propose d’associer Le Monde et Télérama dans la
coédition d’un Monde de la santé. L’affaire peut sembler intéressante, mais le
conseil de surveillance du 20 décembre 1978 refuse de donner son accord en
considérant que ce projet peut être piloté par Le Monde seul. Le supplément
«Santé» obtint de «mauvais résultats» et fut abandonné219 220 221.
Des publications indépendantes encartées dans le quotidien sont également
publiées. Europa, supplément mensuel conçu et édité en collaboration avec Die
Welt, El Pais, The Manchester Guardian et La Stampa, vise à promouvoir l’idéal
communautaire européen. Mais, d’une part, il entraîne un déficit de 300000 francs
par an et, d’autre part, la rédaction du Monde subit des critiques politiques de la part
de certains de ses partenaires ’. Die Welt ayant mollement désavoué, Le Monde
décide d’arrêter la publication d’Europa. Un autre supplément, de nature identique
mais d’orientation

219 32 000 ventes en France, 4 000 ventes à l’étranger et 12 000 abonnements (CDS du 13 mai 1980).
D’après Jacques Sauvageot, Le Monde de la musique devait être rentable avec une diffusion de 60 000
exemplaires (CDR du 7 février 1978).
220 CDS du 29 novembre 1979.
221 Dans le Bulletin de la CEE en langue allemande, un rédacteur du journal Die Welt accuse la
rédaction du Monde d’être composée d’« agitateurs politiques, pro-arabes, antieuropéens, anti-américains,
extrémistes de gauche et communistes» (CDR des 17 octobre 1977 et 15 novembre 1977).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 386

différente, Un seul monde, fut inséré vingt-cinq fois dans le quotidien entre
septembre 1979 et juillet 1987. Jean Schwœbel en était l’initiateur et le
coordonnateur. Ce supplément de quatre pages, composé d’extraits d’articles
provenant de quinze journaux1, six du Sud, quatre de l’Est et cinq de l'Ouest, était
destiné à favoriser le dialogue mondial Nord- Sud. Financé au départ par
l’Organisation des Nations unies qui versait au Monde 12 000 dollars par numéro, il
fut accusé de véhiculer une propagande anticapitaliste et antiaméricaine, qui aboutit
à la suppression de la subvention de l'ONU. Celle-ci fut remplacée par une
contribution des ONG qui participaient à la rédaction du supplément. En dépit de
tentatives de relance, le supplément fut abandonné en 1987, faute de trouver un
financement, parce que l’époque ne se prêtait plus guère à ce genre d’initiatives et
parce que Jean Schwœbel, en cherchant à se maintenir à la direction du supplément
nuisait à son renouvellement222 223.
Ces initiatives, généralement réalisées au coup par coup, sans plan ni prévisions,
sans études de marché ni mesures de rentabilité, ne contribuent que très rarement à
l’équilibre des comptes de la SARL Le Monde, et bien souvent elles creusent un
déficit supplémentaire. Pendant cinquante ans, Le Monde n’est pas devenu un
groupe de presse, parce que la majeure partie de ses dirigeants ne souhaitait pas
qu’il le devînt224, et parce que le journal n’avait pas les capacités gestionnaires et
financières suffisantes pour lancer des titres de presse novateurs. Cette incapacité de
l’entreprise à se développer et à faire face à ses déficits conduisit le directeur du
Monde et les dirigeants de la Société des rédacteurs du Monde à demander
l'intervention d’analystes extérieurs afin de voir plus clair dans le fonctionnement de
l’entreprise et dans ses modes de gestion et de décision.
Devant l’aggravation de la situation comptable, financière et sociale du
journal, en dépit de mesures de redressement adoptées par le conseil de surveillance,
la direction, en accord avec la Société des rédacteurs du

222 Asahi Shimbun (Tokyo), LcSû/r (Bruxelles), La Presse (Tunis), Le Monde, Le Devoir
(Montréal), El Dia (Mexico), Daum (Karachi), Le Soleil (Dakar), Chosun llbo (Séoul), El Pais
(Madrid), Magyar Nemzet (Budapest), Polit ika (Belgrade), Zycie Warszawy (Varsovie), Jing/Ï Ribao
(Pékin), Forum du développement (New-York).
223 Laurence GIRARD, Le Supplément de presse Un seul inonde, un dialogue international.
Mémoire de maîtrise, IFP, université Paris 11, 1986. Ce supplément recevait également des
contributions d’un financier japonais lié à la secte Sokko Gakaï, ce qui posa un problème
déontologique à la rédaction du Monde.
224 Le conseil de surveillance a refusé» le 12 mars 1970, de prendre une participation dans le
quotidien L'Alsace. alors en difficulté, qui aurait pu être l’amorce» lorsque les finances du Monde
étaient prospères, d’un groupe de presse régional complémentaire du quotidien national.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 387

Monde, décide, à la réunion du conseil de surveillance du 11 décembre 1980, de


faire procéder à deux audits de l’entreprise, l’un comptable et l’autre social. Jean-
Marie Dupont est chargé de coordonner ces deux expertises225. La réalisation de ces
audits par des analystes extérieurs contribue à inciter Jacques Sauvageot à
démissionner de ses fonctions, en février 1981, bien que le directeur administratif ait
tenté à plusieurs reprises de minimiser les analyses des experts : « Quant à l’audit
comptable, ses premiers résultats sont assez décevants. Après avoir étudié les
circuits comptables, jugés suffisamment fiables, les observations portent sur des
détails.» Ou encore : «Une petite controverse oppose notre comptabilité à l’audit
comptable qui reproche à notre bilan de ne pas faire apparaître ce qui est escompté.
»
Les cadres sont mécontents du départ du directeur administratif. Georges Saadi,
membre de l’équipe de direction, nommé directeur de 1 imprimerie le 1 er septembre
1980, démissionne de la présidence de la Société des cadres et exprime, au conseil
de surveillance du 7 mai 1981, le malaise des cadres administratifs : «C’est avec
beaucoup de regrets que ses cadres verront Jacques Sauvageot quitter ses fonctions
de gérant. C’est pour les cadres quelque chose de très important ; il ne faut pas que
les autres associés pensent que nous acceptons cela de gaieté de cœur. C’est un
tournant dans l’histoire du journal qu’il n’y ait plus à la gérance un représentant de
l’Administration. Sur le plan sentimental comme sur le plan des réalisations
pratiques et techniques, ce départ nous marque beaucoup. »
Cependant, les rapports d’audit, remis à la direction en trois phases, en juin, en
juillet et en septembre 1981, font apparaître les dysfonctionnements très graves de
l’entreprise. Une réunion extraordinaire du conseil de surveillance est convoquée
afin d’examiner ces rapports, mais elle se tient le 10 décembre 1981, alors que le
mandat de Claude Julien est remis en cause par la Société des rédacteurs du Monde.
Les conclusions des audits seront donc en grande partie occultées par la crise de
succession.
L’audit comptable dresse un bilan sévère de la gestion du Monde dont les
pratiques apparaissent catastrophiques. Paulette Dieterlen considère que l’entreprise
est très mal organisée du point île vue comptable, ce qui crée des risques de dilution
de l’autorité, de chevauchement des

225 Lettres de Jean-Marie Dupont, datées du 9 février 1981, commandant un «audit social» à
Raymond Vatier, délégué général d’Expertise et audit social et un audit de la « gestion budgétaire et
comptable de l’entreprise » à Paulette Dieterlen, du cabinet Vincent Gayet et associés.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 388

compétences et de détournements de fonds. Ainsi, le système de traitement


informatique « ne comporte pas les sécurités nécessaires » ; les clients de la
publicité sont gérés sans séparation de fonction entre les personnes «qui facturent,
qui encaissent et qui contrôlent»; le service contentieux de la publicité «dépend du
service publicitaire et ne peut pas interdire de travailler avec des clients douteux » ;
« les petites annonces ne sont pas payées d'avance, ce qui entraîne de nombreux
frais de recouvrement».

« Les chèques non endossés circulent entre les services, les chéquiers ne sont pas
tenus dans une armoire fermant à clé, la caisse du journal qui détient entre 200 000 et
250 000 francs en espèces chaque jour est mal contrôlée et est utilisée par le personnel
comme guichet de banque : elle verse des espèces contre des chèques, alors que la
SARL est à découvert.
La direction n’a pas établi la liste des personnes habilitées à décider le paiement
des factures.
Le gestionnaire de la cantine choisit et paie lui-même les fournisseurs et ne tient
pas d’inventaire des marchandises en stock.
Les comptes clients ne sont pas apurés. Certaines créances remontent à 1962. 150
créances sont antérieures à 1972. 300 créances datent de 1972 à 1976 inclus. Les
abonnements payés avec un chèque sans provision ne sont pas interrompus.
Au total, les provisions manquantes, pour créances douteuses, pour congés payés
du personnel et autres, se montent à plus de 26 millions de francs au 31 décembre
1980.
Enfin, au cours des exercices 1979 et 1980, la société a prélevé 8 975 626 francs
sur le poste provisions pour acquisition d’actifs, afin de ne pas dégager de résultat
comptable négatif226. »

On peut considérer, à la lecture de cet audit, que la SARL Le Monde devrait


afficher un déficit de 35 millions de francs (77 millions de francs déflatés ou 12
millions d’euros), alors que le déficit du compte d’exploitation atteint seulement
602 469 francs, pour un chiffre d'affaires de 550 millions de francs en 1980.
L’audit social, en s’attachant à la gestion du personnel, confirme certaines
analyses de l’audit comptable :

226 Audit comptable, juillet 1981. Le directeur de la comptabilité, Jean-Claude Kerviel et le


commissaire au comptes, Raymond Thomas, s’élèvent contre les analyses ainsi formulées. Us
contestent le sérieux des auditeurs, en arguant de la spécificité des entreprises de presse. Lettre de
Jean-Claude Kerviel à Jacques Fauvet, Jacques Sauvageot et Claude Julien du 7 juillet 1981 et note de
Raymond Thomas du 21 septembre 1981.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 389

« Les cadres pensent que la gestion du personnel est l’affaire de la gérance,


des délégués ou des syndicats.
Le statut propre du journal et des différentes catégories qui le composent,
l’allure décontractée des uns et des autres et la camaraderie qui marquent les
relations ne rendent pas nécessaires des pratiques plus formelles existant dans
d’autres activités.
Les décisions sont prises au coup par coup, selon les situations du moment, la
réaction des personnes et les opportunités.
Il résulte de cette situation que certaines décisions évoquées par la direction
n’ont pas encore été étudiées et par conséquent ne sont pas prises. Certaines, qui
semblent avoir été prises, ne sont pas appliquées.
En conclusion, nous n’avons pas trouvé la trace d’orientations, de volonté ou
d objectifs clairement définis en matière de gestion des ressources humaines et
des relations sociales. »

Les deux rapports sont sévères, mais ils ne doivent pas être considérés comme
irrécusables, dans la mesure où les auditeurs avaient passé peu de temps dans une
entreprise dont ils connaissaient mal le fonctionnement. Cependant, ils révèlent la
faiblesse de la gestion comptable et humaine de la SARL Le Monde, alors que celle-
ci traverse une crise particulièrement grave qui concerne à la fois la direction, la
diffusion et l’image du journal.

Le Monde brouille son image


Les sondages CESP réalisés au deuxième semestre de 1981 et au premier
semestre de 1982 mesurent l’intensité de la crise du lectorat du quotidien de la rue
des Italiens. Alors que, de 1976 à 1981, le CESP accordait au journal entre 1 349000
et 1 518000 lecteurs, le sondage de 1982 estime le nombre des lecteurs à 1 198 000,
ce qui représente une chute de 20 % en une seule année, consécutive au déclin de la
diffusion, de 439000 à 400000 exemplaires (-8,9 %). L’image du Monde est ternie
par le soutien au Parti socialiste et par le sectarisme apparent de la rédaction dans un
temps de conflits politiques exacerbés. Cette dégradation de l’image se marque
également dans la duplication du lectorat du Monde avec celui de L’Express,
hebdomadaire orienté à droite. Le pourcentage de lecteurs de chaque publication qui
lit également l’autre publication chute brutalement entre 1981 et 1982 : En 1981, 31
% des lecteurs du Monde lisent L’Express, et 16% des lecteurs du magazine lisent
Le Monde. En 1982, 21 % des lecteurs du Monde lisent L’Express, et 11 % des
lecteurs du magazine lisent Le Monde227. Le Monde est désormais considéré comme
un journal

227 CESP duplication de lectorat, 1981 et 1982.


REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 390

orienté et partisan, qui a perdu la nécessaire lucidité qui garantissait son


indépendance. Cela fait dire à Hubert Beuve-Méry que, «au temps du gaullisme, la
force du Monde c’était qu’il y avait beaucoup de lecteurs qui le détestaient mais qui
le lisaient1 ». En privé, le fondateur du Monde n’hésitait pas à déclarer : « Ne me
parlez plus du Monde, il est devenu l’organe du PS. »
Cette impression d'inféodation du journal à un parti ou à une idéologie est
renforcée par l'inflation, au cours des années soixante-dix, des publicités politiques,
qui ont fortement prêté à contestation, aussi bien de la part des lecteurs que de la
part des rédacteurs. Le Monde apparaît comme la caisse de résonance de
l’antagonisme entre la gauche et la droite et des mouvements de contestation, bien
que l’extension de ces placards politiques soit demeurée plus modeste qu’on ne le
croit généralement. De 33 000 mm/colonne en 1973, la publicité politique enfle à
98000 en 1980, puis à 200000 en 1981, pour retomber à 111000 en 1982 et ne
cesser de fondre depuis. La surface reste faible, en 1973, 0,36% de la surface
publicitaire totale de l’année, 0,97 % en 1980, 2,10 % en 1981 et 1,16 % en 1982.
Au plus fort des grands enjeux politiques de 1 année 1981, la publicité politique
occupe moins de place que les deux premiers annonceurs commerciaux228 229 230 231.
Cependant, comme le lectorat du Monde se situe sur un éventail politique allant de
l’extrême gauche à la droite, ce type de publicité mécontente toujours les deux tiers
des lecteurs.
En outre, le quotidien de la rue des Italiens est victime de la concurrence sur
son propre marché, spécialement sur la cible des lycéens et des étudiants, les
lecteurs de 15-24 ans. En effet, Le Figaro, accusé par la direction du Monde de
brader son journal en le distribuant gratuitement aux hôtels et aux compagnies
aériennes, commence alors une politique de reconquête du lectorat étudiant en
disposant des piles de journaux gratuits dans les grandes écoles et les universités
de droit et de médecine232. D'autre part, la nouvelle formule de Libération mise en
place le 13 mai 1981, après

228 AG du 3 février 1983,


229 Avant l’élection présidentielle de 1981, Jacques Fauvet mesure chaque jour à la ficelle («la
pige») la place accordée à la publicité de chacun des candidats, afin de n’en favoriser aucun.
230 L’intérêt de la diffusion gratuite est, d’une part, d’appâter un public qu’on espère fidéliser, et, d’autre
part, de gonfler les chiffres de diffusion afin d’attirer les publicitaires. L’inconvénient majeur est d’habituer
les lecteurs à ne pas payer le journal, ce qui retentit
finalement sur l’ensemble de la presse. Cependant, cette politique commerciale a permis au
Figaro de redresser son lectorat et ses ventes dans les années quatre-vingt.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 391

une interruption de plus de deux mois1, séduit rapidement les lecteurs parisiens de
20 à 35 ans233 234. Cette double attaque sur une part de marché dont Le Monde avait
le quasi-monopole dans les années soixante-dix, se traduit par une chute brutale du
lectorat des 15-24 ans. Entre 1981 et 1982, ceux-ci passent de 27 % à 18 % du total
des lecteurs. La chute est plus importante encore en valeur absolue : le nombre des
lecteurs de 15-24 ans passe de 400000 à 215000. La désaffection de 185 000
jeunes lecteurs représente une perte d’environ 30000 exemplaires vendus, soit les
trois quarts de la chute des ventes en 1982.
Le malaise du Monde, dans les années quatre-vingt, provient de son recentrage
sur le noyau dur de son lectorat, celui qui lit le quotidien depuis plus de dix ans et
qui a été fidélisé entre 1968 et 1972, voire précédemment235. Ce phénomène
engendre certes une baisse des ventes, mais celle-ci aurait posé de moindres
problèmes financiers si les structures de 1 entreprise avaient pu s’adapter à cette
nouvelle donne commerciale. En particulier, si les structures sociales et juridiques
n’avaient pas dressé d’obstacles à la modernisation et si la rédaction avait pu saisir
plus rapidement les changements sociologiques du lectorat de la presse.

L’ÉCHEC D’UN PLAN DE REDRESSEMENT FONDÉ SUR UN PROJET


RÉDACTIONNEL ET SUR L’ABANDON DU PROJET INDUSTRIEL,
1982-1984

À partir du 28 janvier 1982, la commission des sages chargée de trouver un


directeur auditionne les candidats potentiels et les responsables de la rédaction, afin
d’explorer différentes pistes et d’éviter de retomber dans les clivages anciens. Elle
entend notamment Bernard Lauzanne, le directeur de la rédaction, formidable
relecteur qui suivait toutes les actualités dans tous les domaines, qui avait appris à
connaître les hommes, leurs réactions et

233 Le dernier numéro de Libération première formule paraît le 23 février 1981. Cette interruption, au
plus fort de la campagne électorale de 1981, permet en outre à Libération de paraître politiquement moins
engagé que ses confrères. Voir Jean-Claude PERRIER, Le Roman vrai de Libération, Julliaid, 1994, et Jean
G U IS N EL, op. cit.
234 L’audience de Libération n’est mesurée par le CESP qu’à partir de 1986. La diffusion de
Libération augmente de 53 000 à 116000 exemplaires entre 1981 et 1984.
235 Entre 1981 et 1982, la part des lecteurs de 25-34 ans reste stable à 25 %, tandis que celle des
lecteurs de 35-49 ans augmente de 24 à 30 % et celle des lecteurs de 50-64 ans passe de 16 à 18 %. En
valeur absolue, cela signifie que ces deux dernières catégories de lecteurs restent fidèles au journal.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 392

qui avait acquis une connaissance approfondie des «wilayas» qui divisent la
rédaction l.

Un directeur désigné
Le 25 février 1982, Jacques Fauvet annonce sa démission à compter du 31 juillet
1982. Avant de quitter son poste, le directeur du Monde fait un dernier cadeau au
président en licenciant le dessinateur Konk, coupable de lèse-majesté à répétition, ce
qui permet à Plantu, plus favorable à François Mitterrand, d’occuper la place de
premier caricaturiste du journal236 237. En 1982, Konk représente le président de la
République sous les traits peu sympathiques d’un homme émacié, âgé, voûté et
désabusé, alors que Plantu le dessine en homme d’action et de réflexion.
L’affrontement entre les deux conceptions du personnage est illustré par le dernier
dessin de Konk paru dans Le Monde du 16 avril 1982 et par un dessin de Plantu
paru le lendemain. Dans les deux cas, il s’agit du même sujet, le voyage de François
Mitterrand au Japon, au cours duquel le président français tente de négocier des
accords commerciaux et une ouverture plus grande du Japon. Konk représente un
François Mitterrand présentant quelques camemberts à trois Japonais goguenards
qui disent «je crois qu’on va prendre celui-là». Le lendemain, Plantu se charge de
redorer l’image du président en le campant en fier karatéka qui brise d’une
manchette énergique la barrière douanière japonaise. Le point de non-retour est
atteint : Konk doit quitter Le Monde238.

236 À cette époque, nombre de rédacteurs du Monde ont été marqués par la guerre d’Algérie, pour y
avoir participé ou pour l’avoir couverte; si les observateurs extérieurs emploient volontiers le terme de «
clans », en langage interne les différentes factions sont des « wilayas ». Entretien avec Bernard Lauzanne,
le 24 octobre 1991.
237 C’est après son éviction du Monde que Konk dériva vers le négationnisme et qu’il fut ensuite
récupéré par la presse d’extrême droite.
238 LeMonde, 16et 17 avril 1982.Pour plus de détails, voir: Patrick EVENO,« Comment la
caricature vint au Monde», communication à la cinquième journée scientifique de la Société pour
l’histoire des médias, 16 novembre 2002, à paraître. La caricature, expérimentée dans l’hebdomadaire
Une Semaine dans le monde durant les années 1946-1949, est introduite dans le quotidien, d’abord sous
la forme de reprises de la presse étrangère, puis sous celle de «libre opinion ». En juin 1969, Jacques
Fauvet devenu directeur recrute Konk, puis Chenez et Plantu en 1972, et Bonnaffé en 1973. À
l’exception de Plantu, cette première équipe quitte le journal en 1981-1982. Pessin, qui publiait parfois
ses dessins dans les colonnes, Pancho et Sergueï, viennent alors épauler Plantu. À partir de 1985, la
caricature, qui figurait parfois en « une » du journal, devient un produit d’appel pour attirer les jeunes
lecteurs. Dans le même temps, le nombre des dessins est multiphé par deux pour atteindre un millier par
an depuis 1990.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 393

André Fontaine, déjà candidat à la direction en 1968 et en 1980, reçoit enfin Je


soutien d’Hubert Beuve-Méry, mais il doit céder la place au chef-adjoint du sendee
politique. En effet, Bernard Lauzanne a proposé la candidature d’André Laurens1,
qui apparaissait comme un médiateur possible, hors des clans et plutôt «centriste».
Jacques Nobécourt analyse ainsi la crise de la rédaction et le choix d’André
Laurens :

« [...] Les coupures de la rédaction du Monde n’ont été ni constantes ni homogènes;


et jamais elles n’ont été nettement qualifiées selon les critères définis le 1 er juin 1980,
sinon sous forme de procès d’intentions. Reste que, coïncidant avec le renversement de
majorité politique dans le pays, l’événement risque d'être un jour interprété à la lumière
de cette évolution générale de la France. Ce serait une erreur, car, quelque intérêt que
les forces politiques aient apporté à cette succession difficile et quels qu’aient été leurs
vœux, elles n’ont eu aucun moyen d’intervenir dans cette affaire. Le candidat élu a été
porté par le professionnalisme, le pragmatisme et la distance par rapport aux faits et aux
hommes 239 240. »

Néanmoins, le 23 mars 1982, la commission des sages choisit André Laurens, au


deuxième tour de scrutin par cinq voix et deux abstentions. Un conseil représentatif
des associés, créé pour la circonstance, accepte la candidature d’André Laurens, qui
est ensuite soumise à chacune des sociétés de personnel241. Au terme du processus
de nomination, le 27 mai 1982, l’assemblée générale extraordinaire des porteurs de
parts de la SARL Le Monde nomme, à l’unanimité242, André Laurens gérant et
directeur de la publication, à compter du 1er juillet 1982. L’assemblée adopte, le
même jour, la limitation de la durée du mandat de gérant à huit ans renouvelable,

239 Né à Montpellier en 1934, André Laurens est un républicain du Midi, dont la laïcité a séduit
Bernard Lauzanne, tout autant que ses manières courtoises mais fermes de diriger le service politique en
l’absence de Raymond Barrillon diminué par une longue maladie. Entré au Monde en 1963, André Laurens
représente la génération des journalistes qui, trop jeunes pour avoir participé à la Résistance, ont, en
revanche, effectué leur service militaire en Algérie. Pour eux, Le Monde reste le grand quotidien qui a su
prendre position contre la «sale guerre» qu’ils menaient outre mer.
2- «La nouvelle équipe de direction du Monde», in Vniversaba 1983, p. 313-316.
241 Une assemblée générale informelle de la rédaction entend une déclaration liminaire d’André
Laurens. Le 2 mai 1982, l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, par 534 des 752 parts
présentes ou représentées (75 %), puis l’assemblée générale de la Société des cadres du Monde, le 6 mai
1982, enfin l’assemblée générale de la Société des employés du Monde, le 18 mai 1982, approuvent la
candidature d’André Laurens.
242 Exceptée, comme il est d’usage, l’abstention des quarante parts de Claude Julien, les parts de
gérance ne pouvant entrer en ligne de compte pour l’élection d’un gérant.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 394

mais elle refuse de réformer l’article 20 des statuts dans le sens souhaité par la
Société des rédacteurs du Monde1.
André Laurens reçoit donc tous les pouvoirs d’un gérant de SARL et bénéficie
de toute l'autorité du directeur de la publication. Ni le conseil de surveillance ni le
conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde n’ont obtenu de
contrôler les actes de gestion a priori, comme le souhaitait la rédaction qui se défiait
de la gérance unique qu’elle avait pourtant imposée aux autres associés. Cependant,
l’assemblée générale de la SARL a seulement «différé» le vote de cette résolution,
qui pourrait, à l'occasion, être représentée. La passation des pouvoirs entre Jacques
Fauvet et André Laurens a lieu, le 25 juin 1982, lors d’une réception organisée au
grand foyer de l’Opéra de Paris. Jacques Fauvet, la rédaction et tout le personnel du
Monde renouent avec les fastes des grands jours :

«Les anciens chefs de gouvernement de la République, la plupart des ambassadeurs


accrédités à Paris, les membres du gouvernement, les présidents des conseils
régionaux, les représentants nationaux des différentes confessions et mouvements de
pensée, ainsi que de nombreux écrivains, artistes, dirigeants d’entreprise,
universitaires, dirigeants syndicaux, personnalités politiques de la majorité et de
l’opposition avaient été conviés à cette manifestation où ils se rendirent en nombre.
Mme François Mitterrand représentait officiellement le président de la République,
absent de Paris, cependant que M. Pierre Mauroy est venu personnellement à ce qu’on
peut bien appeler une fête, une fête où l’on voyait aussi le président du Sénat, M. Alain
Poher, deux anciens premiers ministres du général de Gaulle, MM. Michel Debré et
Maurice Couve de Murville, ainsi que deux anciens présidents du conseil, MM.
Maurice Bourges Maunoury et Pierre Mendès France243 244 245 246. »

L’absence du président de la République, qui a toutefois délégué son épouse,


peut être interprétée comme une marque d’ingratitude envers Jacques Fauvet, qui a
tant œuvré pour François Mitterrand, mais qui n’est plus d’utilité dans la stratégie
présidentielle247. Cette absence présidentielle peut également être considérée comme
la première marque de défiance à

243 La Société des rédacteurs du Monde souhaitait que le conseil de surveillance se prononce sur les
nominations du directeur de la rédaction et des autres responsables à qui le gérant peut confier des
délégations de pouvoir.
244 Le Monde, 27-28 juin 1982.
245 Après quelques mois d’une traversée du désert, Jacques Fauvet est nommé, en 1984,
président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, poste qu’il occupe
pendant quinze ans.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 395

l’égard d’André Laurens, qui passe déjà pour moins docile. Au demeurant, les deux
interprétations ne sont pas incompatibles.
Une fois l’euphorie passée, le nouveau directeur prend en charge une entreprise
dont la situation est profondément dégradée. La diffusion payée a diminué de 10 %
en un an, tandis que la rédaction étale ses divisions, que la photocomposition
bouleverse la vie des ouvriers et que les employés redoutent des licenciements.
Le 15 avril 1982, dans une «déclaration liminaire» prononcée devant l'assemblée
de la rédaction, André Laurens livre son analyse de la situation du Monde et trace
les grandes lignes de son programme de redressement :

«Le mal est [...] dans le fait que les rédacteurs du Monde, et au-delà d’eux tous
ceux qui le font, tous ceux qui le lisent, ne situent plus exactement le journal. [...] Il y a
plusieurs raisons à cela :
La première est que Le Monde est victime de son succès. Il a apporté beaucoup
dans le domaine de la presse et il a fait école avec plus ou moins de bonheur. On nous
imite, on nous égale parfois et il arrive que l’on fasse mieux. Nous ne sommes plus les
seuls à revendiquer le sérieux de l’information, à intéresser régulièrement nos lecteurs à
la politique étrangère, à l’économie, au social, aux régions, aux problèmes de société, à
l’environnement culturel. [...] Notre originalité est moins perceptible. [...]
Alors qu’il a été rejoint, Le Monde, dans un environnement de surinformation
superficielle est tenté de suivre une évolution qu’il ne maîtrise pas. La tentation du
suivisme, parce qu’il faudrait tout couvrir, ne rien rater, contribue à réduire notre
originalité. Elle nous affadit.
Le Monde n’a plus de grands combats à mener. Ou, du moins, ne sait-il plus les
discerner clairement et s’y engager nettement. Il continue de défendre les valeurs qui
sont les siennes et qui sont essentielles, en particulier la défense de la justice et des
droits individuels, mais il a du mal à se situer dans une société qu’il ne s’agit plus de
reconstruire, comme après la guerre, dans un monde où la France n’a plus à régler la
question coloniale, où l’idée européenne ne soulève plus les mêmes enthousiasmes.
Enfin Le Monde, qui a si longtemps vécu dans l’austérité, a quelques difficultés à
y revenir après une période de prospérité. Il redécouvre sa fragilité et c’est une
déconvenue.
Deux dangers nous menacent : la perte d’identité et la perte d’indépendance.
Perte d’identité si nous ne recherchons pas les moyens d’une spécificité renouvelée,
si nous nous laissons gagner par la routine ou en nous laissant fasciner par le
journalisme des autres.
Perte d’indépendance si Le Monde croit trouver son salut en faisant le jeu d’un
pouvoir politique, d’une idéologie, d’un camp. S’il s’enferme dans le débat politique
national. S’il aliène sa fonction critique, s’il ne supporte plus son
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 396

propre débat interne. Perte d’indépendance si, par absence de vigilance et de


courage, il ne maintient pas son autonomie financière.
Si Le Monde ressemble de plus en plus aux autres journaux, il y aura de
moins en moins de raisons de le lire et de l’acheter. S’il perd son autonomie
financière, il ne sera pas en mesure de se singulariser comme il l’entend. »

André Laurens précise quelques «points de repères» en vue du redressement


rédactionnel :

- La référence [...] qui s’applique à la sélection que nous opérons pour nos
lecteurs ;
La diversité [...] qui ne doit pas être un critère de notre organisation interne
mais l’un de nos principaux apports aux lecteurs ;
L’engagement du journal, lorsqu’il est l’aboutissement, la conclusion d’une
démarche cohérente ;
Enfin, la clarté parce que nous écrivons pour être compris et la distance parce
qu’elle protège la qualité de nos informations et de nos commentaires. »

Et, après avoir dressé un panorama des redéploiements possibles, André Laurens
de conclure :

«L’ensemble de l’entreprise doit prendre conscience de ce qui est en jeu.


C’est, dans l’ordre :
- l’existence d’un journal qui n’entend renoncer ni à son identité, ni à son
indépendance ;
- le maintien d’une entreprise qui, après une période faste doit savoir qu’on
ne vit pas impunément au-dessus de ses moyens.
Tous les personnels du Monde ont intérêt à ce que le journal reste ce qu’il
est car c’est la meilleure chance de survie et de progrès de l’entreprise. Tous
devront accepter d’en payer le prix si c’est nécessaire

Pour André Laurens la crise du Monde est avant tout une crise du lectorat :
«Une partie de nos lecteurs remettent en cause le contenu du Monde, dont l’image
paraît trop proche du pouvoir. Nous perdons chez les jeunes et dans les catégories
socioprofessionnelles élevées, où se recrutent nos lecteurs1.» Il estime également
que la baisse des ventes provient, au moins en partie, de la concurrence de
Libération248 249 : «Le lecteur de Libération, c’est l’ancien lecteur du Monde;
même niveau socioculturel,

248 CDS du 23 septembre 1982. C’est le premier conseil auquel assiste André Laurens.
249 Jacques Fauvet avait tardé à réagir, comme il le reconnaît quelques semaines avant son départ : «Pour
Libération, nous venons d’avoir les résultats d’un sondage des lecteurs et nous nous sommes aperçus que
nous vivions sur une idée fausse. Nous pensions que Libération était lu surtout par des marginaux. En
réalité, il atteint exactement la même cible
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 397

mêmes diplômes. C’est peut-être inquiétant, mais il vaut mieux le savoir250 251. »
Pour relancer Le Monde, il faut donc repartir à la conquête du public, en tenant
compte de ce qui a fait la force du journal dans le passé. C’est, en 1982-1983, un
constat fréquent chez les chefs d’entreprise, qui estiment nécessaire de recentrer
l’activité sur le métier de base et sur le savoir- faire. Après les analyses chères à
certains économistes des années soixante- dix sur «l’offre créatrice», qui
montrèrent rapidement leurs limites, les entreprises cherchent à ressusciter la
demande. Pour Le Monde, après dix années pendant lesquelles l'offre
rédactionnelle primait sur la demande des lecteurs, il faut revenir au client, sous
peine de le voir partir. Car les ventes continuent de baisser et les coûts
d’augmenter.
Mais le directeur perçoit également la difficulté de comprimer les coûts, alors
que les recettes baissent. André Laurens lance donc un double plan, d allégement
des charges et de renouveau rédactionnel. Pour ce faire, il nomme Thomas Ferenczi
directeur de la rédaction, chargé de réformer celle-ci en relançant les reportages et
l’investigation et, pour la gestion de l’entreprise, le directeur garde sa confiance en
Michel Camino qui avait été f adjoint de Jacques Sauvageot et de Claude Julien.
Le versant social du plan de redressement prévoit des départs volontaires et en
préretraite, la suppression de la prime et des compressions de salaires. La maquette
et les rubriques seront repensées et la création d’un supplément de fin de semaine,
qui vise à relancer les ventes, est étudiée. Un magazine de 84 pages en
quadrichromie, dont 60 pages rédactionnelles, Le Monde illustré, est rapidement
mis en chantier sous la direction d’André Fontaine et de Paul-Jean Franceschini, qui
font appel à des collaborateurs extérieurs et au concours de Jean Schalit et de Jean-
Paul Goude, dont le parti-pris visuel, parfois provocateur, fut rejeté par une partie de
la rédaction.
André Laurens expose au comité d’entreprise du 21 février 1983 la ligne
éditoriale du Monde illustré :

«Nous avons l’intention d’occuper un créneau, un vide, qui se situe entre Le Figaro
Magazine qui est un bel album, mais assez plat et politiquement très orienté, et les
magazines très populaires comme Match notamment. Notre limite, ce sont les news-
magazines, ce n’est pas du tout ce qu’on veut faire. Nous avons notre place au milieu
de tout cela, nous ne voulons pas spécialement un

sociologique que celle du Monde : les étudiants, les jeunes de 15 à 24 ans, les enfants de cadres moyens
ou supérieurs. Nous avons manqué de réflexe» (CE du 24 mai 1982).
251 CDS du 9 décembre 1982.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 398

magazine à vocation populaire, mais tourné vers l’information, la photo qui


apporte un contenu plus fort. »

Avant même que le projet du Monde illustré soit connu dans le détail, les
jugements sont négatifs. Des septembre 1982, Hubert Beuve-Méry \ qui s’était
gardé de critiquer publiquement son successeur, déclare au conseil de surveillance
du 23 septembre 1982 : «Ce projet me terrifie. » Le tirage de deux numéros «0»
accroît les réticences de rédacteurs et d’associés choqués par les «fautes de goût» de
Jean-Paul Goude252 253. L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde
du 30 mai 1983 considère que « Le Monde illustré est contraire à l’esprit du Monde.
»
À l’assemblée générale du 2 juin 1983, André Laurens réplique : «Je croyais que
l’esprit du Monde était d’être en accord avec son temps, même un peu en avance et
c’était dans cet esprit qu’on avait envisagé la création de ce magazine. On enregistre
aujourd’hui un décalage entre ce qui fut la partie la plus importante de notre
lectorat, les jeunes et une certaine élite, et notre journal. C’est une des raisons qui
nous avaient conduits à rechercher des lecteurs perdus. » Cependant, l’assemblée
refuse d’accorder la constitution d’une filiale publicitaire avec Régie-Presse, qui
était nécessaire au lancement du projet, car Régie-Presse apportait une avance sur
recettes publicitaires de 1,4 millions de francs par numéro. Le projet du Monde
illustré est donc enterré, faute de moyens pour le financer. Pourtant, d’après une
étude de lectorat254, les suppléments étaient très appréciés des lecteurs occasionnels
du journal, ceux qui devaient être fidélisés, notamment les lecteurs les plus récents
(moins de cinq ans) et les plus jeunes, ainsi que par les femmes et par les
provinciaux. En revanche, les lecteurs de longue date du quotidien étaient plus
déroutés par les suppléments.
On expérimenta encore deux maquettes de magazine, plus respectueuses des
traditions ou des mythes du journal, en novembre 1983 et

252 Hubert Beuve-Méry démissionne du conseil de surveillance le 9 décembre 1982, à cause de son
grand âge (il a bientôt quatre-vingt-un ans) tout en restant porteur de parts A. Roger Fauroux, ancien
président-directeur général de Saint-Gobain, le remplace comme représentant des porteurs A au conseil
de surveillance. Il est hautement symbolique qu’un dirigeant d’entreprise, certes formé par le
christianisme social, prenne au Monde la place du fondateur, dans une période si difficile pour le journal.
253 «Il semble que cette équipe extérieure ait du mal à s’intégrer dans cette maison austère», dit
Jean-Pierre Clerc, président de la Société des rédacteurs du Monde (CDS du 1er avril 1983).
254 Étude de lectorat IPSOS, 1984.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 399

au printemps 1984, mais elles connurent également un échec devant les rédacteurs
ou les porteurs de parts sociales, avant même d’affronter les lecteurs. Néanmoins,
afin de rénover le supplément de fin de semaine, Le Monde dimanche1 cédait la
place, le 22 janvier 1984, à une nouvelle mouture du Monde aujourd'hui, dans un
contexte totalement différent, car il s’agissait dorénavant de réduire les coûts de
production plutôt que de relancer les ventes.

Le plan de redressement contrarie les usages et les traditions


Au conseil de surveillance du 9 décembre 1982, André Laurens affirme que «
l’essentiel est de faire un journal qui se vende mieux », mais il doit également
trouver le financement nécessaire afin de combler les pertes du journal, parce que
les dépenses continuent de croître plus vite que les recettes. Le déficit au 31
décembre 1982 atteint 17,8 millions de francs, soit 31 millions de francs déflatés ou
4,8 millions d’euros. Au cours de l’année 1982, les recettes ont augmenté de 8,6 %,
mais les charges se sont accrues de 11,4 %. À ce rythme, qui dure depuis plusieurs
années, Le Monde court à la faillite.
André Laurens reprend les analyses des audits réalisés en 1981 et tire les
conséquences de la mise en place de la photocomposition, définitivement installée
en novembre 1982. La direction du Monde signe une convention avec le Fonds
national pour l’emploi (FNE) afin de favoriser le départ en préretraite de 54
ouvriers, 42 employés, 19 cadres et 20 rédacteurs255 256. En outre, elle dénonce
l’accord signé en décembre 1979 sur le versement de la prime d’une valeur d’un
demi quatorzième mois de salaire moyen, qui disparaîtra après le règlement de la
prime en 1982257. André Laurens considère que l’entreprise doit organiser un
contrôle de gestion, tout en ajoutant que «son champ d’action devrait être beaucoup
plus large et concerner le coût et la productivité de tous les postes de travail. Je crois
qu’on retomberait sur les problèmes structurels et historiques de la maison ». La
philosophie du plan d’André Laurens rejoint ainsi celle de l’analyse de la crise d’un
journal qui crée structurellement du déficit lorsque les ventes et les recettes
publicitaires ne connaissent pas une expansion rapide.
Mais en agissant ainsi, le nouveau directeur heurte les intérêts matériels des
salariés qui refusent de voir l’urgence et la gravité de la situation du

255 En dépit de ventes en progrès de 2 % le samedi, alors que les ventes du quotidien baissent de 2 %
sur le reste de la semaine (CDS du 14 avril 1983).
256 CE du 20 septembre 1982 et CDS du 9 décembre 1982.
257 CE des 10 et 22 novembre 1982.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 400

journal. Claude Julien avait commencé à brosser un sombre tableau de la situation


de la SARL, mais on l’écoutait à peine tant il semblait pessimiste. André Laurens
avait été élu en partie parce qu’il présentait un profil plus rassurant. Entre les
directeurs successifs, les rédacteurs et les syndicalistes un décalage manifeste
persiste, comme en témoigne cette déclaration à la réunion du comité d'entreprise du
30 novembre 1981 :

Jean-Pierre Ghiotto, au nom de la CGT : «Vous défendez la position d’un journal


en difficulté, avec de gros problèmes d’existence si nous n’acceptons pas le principe
des économies proposées. [...] Vous avez des critères de gestion auxquels vous tenez,
rester en dehors du contexte financier étant votre essentielle préoccupation. »
Claude Julien : «C’est la déontologie de cette entreprise, définie par ses statuts. »
Jean-Pierre Ghiotto : «C’est certainement valable sur le plan de 1 indépendance
rédactionnelle, mais il ne faudrait pas confondre difficulté d’indépendance avec
difficultés financières. Le confort moral des journalistes ne doit pas être obtenu au
détriment du pouvoir d’achat des salariés. Cela ne me gênerait pas, dans ces
conditions, que des banques viennent aider Le Monde si le pouvoir d’achat est
préservé. [...] Les difficultés du Monde n’existent que parce que vous voulez rester en
dehors de tout apport financier extérieur, même en période de restructuration
technique. C’est votre problème, mais ne nous déclarez pas que l’entreprise est en
péril. Cette entreprise est saine. Les problèmes de déontologie ne doivent pas se régler
sur le dos des travailleurs. »

Quelques mois plus tard, au comité d’entreprise du 28 juin 1982, André


Laurens répond à Jean-Pierre Ghiotto qui revenait à la charge :

«Je suis tout à fait d’accord avec la notion d’indépendance ; c’est le confort des
journalistes dans cette maison. Mais c’est aussi l’image de marque du Monde et un
atout commercial qui bénéficie à toute la maison. C’est pourquoi nous avons intérêt à
maintenir cette notion d’indépendance. »

Pour la rédaction également, l’apport de capitaux extérieurs258 reste un tabou.


Yves Agnès, représentant de la Société des rédacteurs du Monde explique au
conseil de surveillance du 1er février 1983 : «Je suis convaincu qu’en cas d’apport
extérieur d’argent frais, les ventes chuteraient. »
Confronté à des refus successifs, sur la relance rédactionnelle, sur la
compression des coûts et sur l’appel à des capitaux extérieurs, qui obèrent

258 Lorsque Roger Fauroux suggère de faire appel à des capitaux extérieurs, des rédacteurs
rejettent cette éventualité en qualifiant les financiers de « monstres froids » (CDS du 8 décembre
1983).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 401

tout redressement, André Laurens estime, lors de cette réunion, qu’il «existe une
inquiétude réelle, individuelle, mais qu’il n’y a pas de volonté collective de
prendre conscience que l’entreprise est vraiment menacée».
L’état critique de la trésorerie de l’entreprise et les sombres prévisions
budgétaires obligent le gérant à solliciter un emprunt de 15 millions de francs auprès
du Crédit national, garanti par une hypotheque sur l’immeuble de la rue des Italiens.
Mais il reste 32 millions de francs à rembourser sur les emprunts précédents,
auxquels il faut ajouter 40 millions de francs d’escompte commercial, 14,75
millions de francs de facilités de caisse et 23,1 millions de francs d’engagements par
signature. Le total des dettes à court, moyen et long termes de la SARL Le Monde
atteint ainsi 125 millions de francs à la fin de l’année 1983, soit 200 millions de
francs déflatés ou 31 millions d’euros1.
La nécessité de la compression des coûts devient urgente, en dépit de mesures
partielles qui sont prises au cours de l’année. Ainsi, en mai 1983, afin de limiter les
notes de frais, de nombreuses cartes American Express ne sont pas renouvelées, ce
qui déclenche une grogne parmi les rédacteurs qui en sont les principaux
bénéficiaires. Notifiée aux intéressés quelques jours avant l’assemblée générale de
la Société des rédacteurs du 16 juin 1983 qui doit décider du sort réservé au projet
de Monde illustré, la mesure est malhabile, d’autant plus que cette décision
s’applique à tous alors que quelques rédacteurs seulement abusent des facilités
accordées par la carte American Express.
Le déficit, lié aux provisions pour licenciements et pour investissements, atteint à
la fin de l’année 1983 , 29 millions de francs (46 millions de francs déflatés ou 7,2
millions d’euros), bien que la marge brute, avant amortissement et provisions soit de
2,4 millions de francs. La direction poursuit les mesures de réduction des charges;
au conseil de surveillance du 15 septembre 1983, elle annonce un blocage des
salaires pour l’ensemble de l’entreprise et une ponction différée sur le treizième
mois de salaire259 260. Le directeur, pour répondre à la situation de l’entreprise et aux
demandes réitérées des associés, élabore un plan de redressement, qu’il présente au
comité d’entreprise, le 5 décembre 1983 et le 23 janvier 1984, et au conseil de
surveillance, le 8 décembre 1983.

259 CDS du 14 avril 1983. AG des 3 février 1983 et 23 juin 1983. Note de Michel Camino à la BNP,
novembre 1983.
1. L’économie ainsi envisagée est de 29 millions de francs pour l’année 1985 mais le coût des
indemnités de licenciements versées en 1984 est de 15 millions de francs. Le total des salariés du
Monde passe de 1 333 personnes au 31 décembre 1981, à 1 093 personnes, au 31 décembre 1984, soit
une réduction de 18 %.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 402

Le plan de redressement envisage de classiques réductions des charges, comme


la négociation avec les NMPP pour réduire les coûts de distribution ou le
changement d'architecte afin de limiter les frais de travaux, mais il prévoit
également 110 départs de salariés, dont 102 FNE, auxquelles s’ajoutent 56
personnes non remplacées en 1983 L André Laurens fait également état, au comité
d’entreprise du 5 décembre 1983, de «mises à pied, licenciements et diverses
sanctions dans plusieurs services de la maison même s’il n’en a pas été fait état ».
Au conseil de surveillance du 8 décembre 1983, André Laurens précise et
amplifie son plan de redressement. Il confirme l’abandon du magazine de fin de
semaine, tout en prévoyant la sortie de deux suppléments, le premier le vendredi axé
sur la télévision et les loisirs et le second le samedi, à forte tonalité culturelle. Le
plan prévoit une réorganisation de l’encadrement, demandée par les associés et par
le banquier du Monde qui fait pression en faveur de l’adoption de mesures plus
vigoureuses : « Notre banquier (la BNP) est plutôt bienveillant avec Le Monde,
mais nous sommes un client à risques de retombées politiques : on l’ennuie car nous
sommes une entreprise comme une autre. »
Enfin, André Laurens expose, à la réunion du conseil de surveillance du 8
décembre 1983 et à celle du comité d’entreprise du 23 janvier 1984, les parties du
plan qui sont les plus importantes et les plus traumatisantes pour les salariés : la
reconstitution des fonds propres par la vente de l’immeuble de la rue des Italiens,
envisagée pour une somme de 70 à 80 millions de francs, sans que le journal soit
amené à déménager car il pourrait rester locataire en versant un loyer de 7 millions
de francs par an. Si la situation le permettait, il serait même question de racheter
l’immeuble en leasing en versant 136 millions de francs en quinze ans.
Le directeur aborde en outre la réorientation du processus de fabrication, qui
suppose l’arrêt de l’usine de Saint-Denis et le changement de format du journal
pour qu’il soit compatible avec les systèmes d’impression en fac-similé en
province. Cette éventualité ouvre la voie à l’abandon de l’imprimerie de la rue
des Italiens et à la sortie du journal le matin, afin d’affronter directement la
concurrence de Libération et, si
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 403

possible, d’en venir à bout. Mais ces mesures étaient trop radicales pour qu’elles
ne choquent pas les sociétés de personnel et les porteurs de parts A, d’autant plus
qu'André Laurens souhaitait faire entrer les lecteurs dans le capital de la société
afin de pallier le manque de fonds propres.
Néanmoins, la situation continue à se dégrader : en trois ans Le Monde a perdu
80000 ventes par jour en moyenne, soit 20 % de sa diffusion. Le redressement de
l’entreprise supposait la cession des immeubles parisiens du Monde, pour restaurer
les fonds propres. Il imposait l’arrêt des rotatives typographiques qui équipaient les
deux imprimeries. Deux possibilités existaient, soit l’abandon de tout projet
industriel pour Le Monde, qui serait imprimé en fac-similé en province et dans une
imprimerie indépendante de la SARL à Paris, soit l’installation d’une nouvelle
imprimerie en banlieue parisienne, aux frais du journal, ou, éventuellement, en
participation avec d’autres éditeurs, ce qui semblait exclu du fait de l’état financier
de la société. André Laurens n’a pu faire aboutir le premier projet qui nécessitait le
changement du format spécifique du journal. Des projets de maquette au format «
tabloïd » furent établis pour un journal de 42 centimètres de haut et 28 centimètres
de large261. Cette hypothèse, qui semblait rompre avec l’image traditionnelle du
journal, servit de prétexte aux associés pour refuser leur confiance au plan de
restructuration du gérant et permit aux sociétés de personnel de se réclamer
d’Hubert Beuve-Méry, contre le bradeur du patrimoine.
Lors des réunions du conseil de surveillance, André Laurens manifeste parfois
une certaine lassitude. Ainsi le 8 décembre 1983 :
«Je voudrais vous dire que pour tout cela j’ai besoin d’être aidé. Ni moi-même, ni
mes collaborateurs ne pouvons le faire seuls. [...] Quand il est nécessaire d’affronter les
syndicats, parfois les sociétés de personnel, ce n’est pas très facile, c’est même parfois
éprouvant de voir venir chaque jour diverses rumeurs propagées par des gens de la
maison, sur les compétences des gestionnaires, sur la direction, sur les décisions
présumées des porteurs de parts A, sur ce qui se passera au conseil de surveillance.
Vous comprendrez que cela risque de déstabiliser et j’éprouve le besoin, sinon d’être
réconforté, au moins de savoir qu’on me fait confiance. »
Mais à partir du printemps 1984, le gérant n’a plus la confiance d’une partie des
associés qui cherchent à lui imposer un infléchissement radical du plan de relance et
qui préparent son remplacement. André Laurens poursuit cependant la logique de
son plan, en exposant devant le conseil de surveillance du 26 avril 1984 le projet de
« passer le matin ». Le directeur de la publication estime en effet que la sortie du
journal le matin permettrait de résoudre la plus grande partie des problèmes

1. André Laurens, CDS du 26 avril 1984.


2. CDS du 13 septembre 1984.
3. La situation à la fin juillet 1984 indique un manque de recettes de 18,9 millions de francs par
rapport au budget adopté en février, alors que les dépenses n’ont diminué que de 0,8 millions de francs,
note de la comptabilité du 23 août 1984.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 404

auxquels Le Monde se trouve confronté. Le journal pourrait ainsi être imprimé chez
un sous- traitant à Paris et en fac-similé en province, ce qui favoriserait la vente des
immeubles : « Nous sommes lies par les rotatives. Si nous pouvons effectuer le
tirage ailleurs, nous pourrions effectivement quitter cet immeuble dont le prix de
vente serait élevé b » Le prix de vente de l’immeuble de la rue des Italiens est alors
estimé à 70 millions de francs, mais il ne cesse de s’apprécier, car le marché
immobilier parisien, fortement déprimé après la victoire de François Mitterrand en
1981, connaît une reprise qui dure jusqu’en 1990. Ainsi, en septembre 1984, la
valeur de l’immeuble est estimée entre 80 et 85 millions de francs (120 millions de
francs déflatés ou 19 millions d’euros)2. La parution le matin résoudrait en outre une
partie des difficultés de distribution dans la région parisienne et éviterait au
quotidien de voir ses informations et ses commentaires pillés par les quotidiens du
matin et par les journaux télévisés du soir. La diffusion matinale relancerait
également les ventes du vendredi et du samedi, par une plus longue exposition du
journal dans les kiosques.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 405

En dépit de la compression de la masse salariale, la situation financière de


l’entreprise continue de se dégrader. Au 31 décembre 1983, la SARL Le Monde n’a
plus de capitaux propres tandis que le budget 1984 ne peut être respecté, parce que
les ventes du quotidien diminuent encore’. André Laurens est légalement tenu de
poser aux associés la question du dépôt de bilan. « Le Monde doit-il survivre ? », est
le thème de l’assemblée générale de la SARL réunie le 7 juin 1984 :

« Un bilan très mauvais, la disparition des fonds propres, une trésorerie de plus en
plus assistée, un environnement qui ne s’améliore pas, au contraire, la question se
pose, au moins formellement, de savoir s’il faut prolonger l’exploitation de la SARL
Le Monde, apparemment si atteinte dans ses principes vitaux? Puisque la question se
pose au regard de la législation, posons-la nettement et donnons-lui une réponse aussi
nette.
Spontanément, votre gérant répond : oui, Le Monde doit vivre. Encore faut- il
qu’il s’en donne les moyens et qu’il n’aliène pas son indépendance. Deux questions
qui ne s’accommodent pas facilement l’une de l’autre et qu’il est pourtant nécessaire
de réunir. Cela demande beaucoup d’efforts, sans aller
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 406

jusqu’au point de rupture qui les ruinerait. Cela demande du temps, alors que le temps
est compté. »
Les associés sont horrifiés par les propos d’André Laurens ; ils refusent
d’envisager un dépôt de bilan, mais ils mettent en cause le directeur et ses deux
adjoints, le directeur de l’administration et le directeur de la rédaction. Cependant,
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, réunie le 6 juin 1984,
donne quitus de sa gestion au gérant h Ce n’est pas de la Société des rédacteurs,
encore sous le choc de ses précédents déboires, que viendront les coups les plus
durs. Ni même des ouvriers du Livre, pourtant touchés par la suppression de
l’imprimerie. Ce sont les employés, les plus menacés dans leur emploi et dans leurs
salaires, qui donnent l’assaut, par une contestation incessante du directeur au conseil
de surveillance et à l’assemblée générale de la SARL262 263.
Lorsque le plan d’économies est connu dans le détail, les porteurs de parts A,
réunis le 12 novembre 1984, demandent à André Laurens d’envisager une double
gérance, afin d’appliquer le plan de restructuration. La Société des rédacteurs du
Monde, fidèle à la monogérance, et André Laurens n’acceptent pas cette éventualité.
Le Syndicat du livre maugrée, mais le Comité Inter signe une déclaration commune
avec la direction, le 22 novembre 1984, qui accepte la fermeture de l’imprimerie de
Saint- Denis et l’impression en fac-similé en province264. Toutefois, les employés se
mettent en grève, les 26 et 27 novembre 1984, afin de s’opposer à la réduction de 14
% des salaires proposée par la direction265. Les délégués CGT des employés
acceptaient une réduction de salaire de 7 % et étaient prêts à négocier 8 ou 9 %.
Leur grève est désavouée par le Syndicat du livre266.
Le 3 décembre 1984, la Société des rédacteurs, retrouvant un peu d’audace, vote
contre le plan de redressement267, par 396 parts contre 274,

262 André LAURENS, «L’avenir du Monde », Le Monde, 9 juin 1984. Sur la situation du journal en
1984, le président de la Société des rédacteurs, Jean-Pierre Clerc, donne son analyse dans un article de la
revue Études, « Le Monde, vers quel avenir ? », décembre 1984.
263 Bernadette Santiano, présidente de la Société des employés refuse de voter le budget 1984 (CDS
du 2 février 1984). La Société des employés vote contre le quitus accordé au gérant. AG du 7 juin 1984.
264 « Les projets du Monde », Le Monde, 24 novembre 1984.
265 «La grève au Monde», Le Monde, 29 novembre 1984.
266 «Les ouvriers du Livre CGT ne sont nullement engagés par le mouvement de grève actuel et
souhaitent qu’une solution rapide soit apportée au conflit qui, s’il devait se prolonger, risquerait de mettre
en cause l’avenir du titre », tract du Comité intersyndical du livre parisien, daté du 27 novembre 1984.
267 André LAURENS, «La Société des rédacteurs refuse le plan de redressement du gérant», Le
Monde, 5 décembre 1984.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 407

42 bulletins blancs et 4 nuis. La Société des employés refuse également la vente de


l’immeuble de la rue des Italiens, tandis que la Société des cadres l’accepte à une
très faible majorité (152 voix pour, 140 voix contre et 10 bulletins blancs). Ces
votes, qui interdisent l’adoption du plan de redressement proposé par le gérant,
entraînent l’annulation de l’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL,
prévue le 7 décembre 1984. La situation institutionnelle est bloquée par les
divergences entre les associés, entre les catégories de personnel et par
l’impossibilité, pour le gérant, d'accomplir sa mission.
La situation du gérant devient intenable après l’intervention du principal
banquier du Monde, René Thomas, président de la BNP, qui refuse de soutenir
André Laurens, alors que son plan de redressement permettait pour une fois de
régler les questions de fond de l’entreprise. René Thomas, en banquier avisé et en
habile gestionnaire des prêts consentis par sa banque, aurait pu approuver ce plan ;
or, il se conduit comme s’il souhaitait acculer le journal à la faillite, notamment en
refusant de payer les salaires, moyen des plus efficaces pour lancer les salariés du
Monde à l’assaut de la direction. La seule explication à cette attitude, si l’on ne
prend pas en compte une improbable incompétence, difficilement envisageable dans
le cas d’un des plus hauts commis de l’État, est que le président de la BNP agit sur
ordre. En 1984, la France était encore dans un système semi-capitaliste, dans lequel
l’État, ou plutôt le gouvernement et parfois le président de la République, pouvait
intervenir dans les affaires des entreprises privées. Or, Le Monde est une entreprise
placée sous la haute surveillance de François Mitterrand et de son entourage à la
présidence de la République. Depuis le départ de Jacques Fauvet, le quotidien de la
rue des Italiens déplaît. Les billets « Sur le vif »1 de Claude Sarraute irritent
fréquemment le président, tandis que les investigations d’Edwy Plenel sur les
manipulations des gendarmes de l’Élysée dans l’affaire des Irlandais de
Vincennes268 269 déclenchent l’ire présidentielle. En privé, le président de la
République affirme qu’André Laurens «ne sait pas tenir sa rédaction».

268 En novembre 1983, Claude Sarraute inaugure une rubrique d’humeur, fort lue, généralement
placée en dernière page du Monde, dont certains passages provoquent la colère de François Mitterrand.
269 Le 28 août 1982 à Vincennes, le capitaine Paul Barril, chef de la «cellule antiterroriste» de
l’Élysée, procédait à l’arrestation de trois ressortissants Irlandais, immédiatement présentés comme des
terroristes internationaux et incarcérés à la Santé. Dans un article paru dans Le Monde, 1er février 1983,
Edwy Plenel démontre que les «Irlandais de Vincennes » n’étaient pas des terroristes et que la cellule de
l’Élysée avait fabriqué de fausses preuves pour mieux les accuser.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 408

Il semble donc que, à la fin de l’année 1984, René Thomas organise la reprise du
journal par des intérêts « amis270 ». Au minimum, il souhaite faire pression sur les
associés de la SARL pour qu’ils retirent leur confiance au gérant. Dans cette affaire,
il est suivi par certains des porteurs de parts sociales, qui tel Roger Fauroux, ne
rechigneraient pas devant la rude tâche de devenir directeur du Monde, afin de le
sauver. Le Monde, en effet, éveille autant de convoitises qu’il suscite de craintes.
Occupant une place particulière dans le paysage médiatique français, le quotidien
est considéré comme un observatoire privilégié des pouvoirs en même temps qu’un
lieu de pouvoir, dont la réalité de l’influence est souvent fantasmée. Cette
ambivalence se traduit pour nombre d’hommes politiques et d’entrepreneurs,
auxquels il faudrait ajouter quelques journalistes et universitaires de renom, par une
fascination certaine, accompagnée d’une irritation flagrante. Mettre la main sur Le
Monde, ou placer à sa tête un homme à soi, paraît à beaucoup comme une solution à
leurs déboires médiatiques ou à leur défaut d’influence. En outre, persuadés qu’ils
sauraient redresser, par des mesures de saine gestion capitaliste, une entreprise au
bord de la faillite facile à prendre, les capitaines d’industrie comme les chefs de
parti se pressent au chevet du journal.
Les instances se réunissent à nouveau : le 19 décembre 1984, l’assemblée
générale extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde confirme son hostilité
au plan de redressement d’André Laurens, ainsi qu’à la vente de l’immeuble. Le
conseil d’administration de la Société des rédacteurs démissionne collectivement, le
21 décembre 1984, après avoir fait adopter, en fin d’assemblée générale, par les
quelques journalistes encore présents, un texte affirmant «la volonté de s’en sortir
par une réunification de ce corps social et par la mise en place d’une équipe ».
Tirant les conclusions de cette motion, André Laurens demande à être révoqué,
lors de la réunion de l’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL, le 20
décembre 1984. Les associés refusent de révoquer le gérant, mais ils n’acceptent pas
de le soutenir. Devant le blocage de la situation, André Laurens décide finalement
de remettre son mandat aux associés.
Le 20 décembre 1984, sept rédacteurs, Philippe Boggio, Jean-Marie Colombani,
François Diani, Jean-Pierre Giovenco, Jean-Yves Lhomeau, Edwy Plenel et Alain
Rollat, annoncent leur décision « de créer une section syndicale de journalistes qui
demandera son affiliation à la CGT ». Ils « affirment leur solidarité avec l’ensemble
des salariés de l’entreprise pour

270 À cette époque, René Thomas est déjà très lié à Laurence Soudet, conseillère technique à l’Élysée
de 1981 à 1995, qu’il a épousée en 1994.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 409

la défense de leur outil de travail.» Ces journalistes ajoutent que «les rédacteurs
quittent la logique d’actionnariat et deviennent de simples salariés L» Ils se
démarquent ainsi des sections syndicales SNJ et CFDT, qui ne parviennent pas à
résoudre la contradiction entre la propriété de 40 % du capital de la SARL et le
statut de salariés de cette même SARL. L’échec du plan de redressement d’André
Laurens exacerbe les conflits entre les partenaires de l’entreprise et accentue les
clivages syndicaux entre les catégories de salariés.

Les antagonismes syndicaux


L'entreprise Le Monde pratique de façon systématique la concertation entre les
partenaires sociaux, ce qui confère aux syndicats et aux délégués des missions plus
larges et plus variées que dans les sociétés françaises de taille comparable. La
répartition des élus et des délégués entre les différents syndicats a évolué au cours
des âges. Si les ouvriers et les cadres techniques ont toujours été représentés par la
CGT, les employés et les cadres administratifs ont longtemps adhéré à FO avant de
rejoindre la CGT, dans les années soixante-dix. Jusqu’en 1968, le SNJ est le seul
syndicat représentatif des rédacteurs, mais, à partir de juillet 1968, il est vivement
concurrencé par la CFDT. Les deux syndicats de journalistes ont de nombreuses
valeurs communes, qui font référence à un humanisme teinté de christianisme
social, qui doit plus d’ailleurs au recrutement des rédacteurs eux-mêmes qu’à des
positions idéologiques marquées.
L’influence de directeurs issus du catholicisme, mais également celle de la
JEC271 272, permettent à la CFDT et au SNJ de défendre fréquemment les mêmes
positions. Cependant, le SNJ, qui s’est bâti dans l’entre- deux-guerres sur des
critères à la fois salariaux et déontologiques, reste un syndicat corporatif alors que
la CFDT se veut un syndicat unitaire, regroupant des rédacteurs, des cadres et des
employés. Toutefois, les deux syndicats s’opposent à la CGT, elle aussi fortement
marquée par le corporatisme, mais par un corporatisme de métiers plus que d’état.
Les relations entre les rédacteurs et les techniques ou entre la CGT et la CFDT
demeurent ambiguës, car elles recèlent une grande part d’hostilité entre

271 Tract de la section syndicale SNJ CGT, 9 janvier 1985.


272 Claude Durieux venait de la JOC, André Fontaine de Temps présent, Gilbert Mathieu de la
Fédération française des étudiants catholiques, plutôt marquée à droite. Cependant Bernard Féron,
Claude Julien, Jean Planchais, Daniel Junqua, et bien d*autres étaient passés par la JEC. Jean-Marie
Dupont faisait partie des Jecistes « progressistes » qui ont pris dans les années soixante, le contrôle de
l’UNEF.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 410

deux familles idéologiquement irréconciliables, et une petite proportion de respect


mutuel entre deux communautés fortement structurées. La CGT du Monde n’est
pas toujours «la courroie de transmission» du PCF mais elle est influencée par les
pratiques communistes, tandis que la CFDT conserve un fond catholique
dominant. Dans le courant des années soixante-dix, les cadres et les employés ont
progressivement rejoint la CGT, qui manifestait une grande puissance combative et
qui paraissait le principal interlocuteur de Jacques Sauvageot. Les accrochages
entre les délégués syndicaux jalonnent l’histoire du Monde. On pourrait en
multiplier les exemples, tant ils sont fréquents : Gilbert Mathieu contre Gaston
Besrest, au comité d’entreprise du 2 mai 1958 ; Daniel Junqua contre la CGT au
comité d’entreprise des 21 et 28 janvier 1970 (la CFDT critique la CGT qui utilise
le local du comité d’entreprise pour ses permanences syndicales au comité
d’entreprise du 21 janvier 1970). En 1971, un voyage à Prague est organisé par le
comité d’entreprise, mais 1 ambassade de Tchécoslovaquie refuse d’accorder un
visa aux rédacteurs. La CGT décide de maintenir le voyage, sans la participation
des journalistes inscrits. A la CFDT qui manifeste son mécontentement, la CGT
répond en accusant «les pratiques anti-CGT de la CFDT» (CE du 3 janvier 1971).
Parfois le thème est franchement politique, comme en mars 1974, lorsque Junqua
et Courtoy s’accrochent sur le traitement de l’information par Le Monde, au sujet
de deux grèves, celle des salariés de Lip emmenés par la CFDT et celle des
ouvriers de Rateau, syndiqués à la CGT (CE du 20 mars 1974). Mais ces
accrochages deviennent plus violents lorsque le sort de l’entreprise et celui des
salariés sont en jeu.
Le conflit du Parisien libéré, mené par le Syndicat du livre contre la direction de
ce quotidien, en 1975-1976 envenime les relations entre le Livre et les syndicats de
journalistes, d’autant plus que Jacques Sauvageot cherche l’entente avec les ouvriers
du Livre, qu’il soutient contre Emilien Amaury. À partir de 1976, lorsque la
situation du Monde se dégrade, les éclats sont plutôt dirigés contre la direction, mais
la rédaction et le Livre continuent de se heurter périodiquement. Alors que les
rédacteurs mettent l’accent sur le projet rédactionnel du journal, les ouvriers
insistent sur les aspects sociaux de l’entreprise, sur les salaires, les embauches et les
conditions de travail. « La lutte des classes existe au Monde, comme partout ailleurs
en France», affirme le délégué CGT, au comité d’entreprise du 2 octobre 1978.
Les années 1982 à 1984 sont particulièrement fertiles en échanges acerbes qui
ont pour théâtre le comité d’entreprise, et pour spectateurs tous les salariés qui en
reçoivent le compte rendu. Ces débats permettent
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 411

de saisir la dégradation du climat entre les techniques et les rédacteurs Au comité


d’entreprise du 18 janvier 1982, après la démission de Claude Julien, Jean-Pierre
Ghiotto, élu de la CGT, affirme que «la CGT observe les difficiles tractations
inhérentes au remplacement du gérant directeur de la publication. Sa position
reste cependant la même : elle n’entend pas intervenir dans cette élection, elle
tient à préciser qu’un changement d’homme ne doit pas entraîner de
modifications dans nos conditions de salaires, d’emploi, définies par nos accords.
Il est évident qu’une volonté opposée manifestée à l’occasion de la nomination
d’un homme nouveau, nous contraindrait à sortir de notre réserve et nous mêlerait
à une affaire qui, jusqu'alors, ne nous concernait pas ».
Jean-Pierre Ghiotto revient à la charge, le 22 mars 1982 : «La CGT déclare à
ceux qui, aveuglés par la recherche d’un pouvoir absolu, seraient prêts à danser
demain sur les ruines de l’entreprise, à ceux qui ont, à ceux qui auront le pouvoir,
qu’elle s’opposera de toutes ses forces à toutes les manœuvres préjudiciables à
l’intérêt des travailleurs. »
Alain Faujas, élu SNJ, lui répond : «C’est exaspérant de devoir répéter les
mêmes choses depuis des mois. La CGT semble ne rien vouloir apprendre et
continue à mélanger les sociétés de personnel et les syndicats. Comme elle n’est pas
représentée parmi les journalistes, elle a du mal à suivre. [...] On se demande ce que
recherche la CGT en nous faisant ce procès. Peut-être fréquente-t-elle trop les
bistrots du coin où elle recueille des propos de café du commerce ? »
Le 26 septembre 1983, les deux intervenants en viennent au cœur du conflit
qui les oppose depuis plusieurs années.

Alain Faujas : «Jean-Pierre Ghiotto passe des résultats de l'entreprise au


magazine, puis aux structures de la maison, tout cela ne nous intéresse pas. Vous
pourriez également «faire le ménage» car vous venez de donner un satisfecit à la
direction en disant qu’elle gérait très bien l’entreprise alors que j’avais cru
comprendre après un communiqué du Comité Inter273 que vous vouliez changer la
direction. »
Jean-Pierre Ghiotto : «La direction du Monde, c’est la Société des rédacteurs et
nous voulons en changer. [...] Nous considérons qu’il est inadmissible qu’une société
de personnel par sa minorité de blocage, empêche que des décisions soient prises, et
je ne fais pas seulement allusion au MowJe-magazine. »
Alain Faujas : «Si je me souviens bien, vous n’étiez pas très sûrs, entre

273 Le 20 août 1983, Le Comité intersyndical du livre parisien publie un communiqué dans lequel il
affirme : «Le redressement du journal, son rayonnement, [...] ne pourront se faire que par la mise en place
d’une direction capable d élaborer une stratégie d’expansion. »
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 412

vous, qu’il fallait le faire ce magazine. Vous êtes pour lorsque les journalistes sont contre,
et contre lorsque les journalistes sont pour. Vous n’avez plus un raisonnement très sain. »
Jean-Pierre Ghiotto : «[...] Nous ne pouvons pas prendre de décision, nous
constatons, nous essayons de combattre quand les choses nous paraissent injustes, mais
vous, vous intervenez, vous avez le pouvoir, nous en avons assez. »
Alain Faujas : « Dont acte. »
Jean-Pierre Ghiotto : «En fonction des décisions que vous prenez ou pas, cela peut
mettre en péril l’entreprise. Mais à qui demandez-vous de payer? Nous ne nous sentons
pas concernés, trouvez d’autres payeurs. »
Alain Faujas : « Qu’est-ce qui met en péril l’entreprise ? Faire ou ne pas faire le
magazine ? Un certain nombre de personnes ont tranché, tu peux avoir un axis différent.
»
Jean-Pierre Ghiotto : « Récupérer 7 % du marché publicitaire, cela ne met pas en
péril l’entreprise... »
Alain Faujas : « C’est du café du commerce. »
Jean-Pierre Ghiotto : «L’entreprise n’imprime pas France-Dimanche pour ne pas
faire du café du commerce, mais cela pourrait la faire vivre. C’est aussi une décision qui
vous a fait du bien au niveau de l’éthique, mais pour nous, c’est du travail d’imprimerie,
et quand on travaille, l’entreprise se porte bien et nous aussi, c’est ce qui nous intéresse.
Avec vos décisions, on s’aperçoit qu’on ne pourra plus travailler. S’il y a des situations
à redresser, s’il faut payer, que ce soit ceux qui ont été capables de prendre les décisions
et non pas ceux qui les subissent. La guerre est ouverte, ce n’est plus possible, c’est
inacceptable. »

L’observateur extérieur s’étonne de l’étalage de ces querelles, qui l’incitent à une


analyse moralisatrice des rapports sociaux au sein du journal, comme l’exprime le
rapport de stage d’un élève de l’Ena :

«Je dois dire que l’attitude des uns et des autres a quelquefois provoqué en moi un
sentiment de déception et de tristesse. J’ai trop rarement rencontré l’expression d’une
solidarité de tout le personnel pour surmonter les difficultés présentes. Dans une
entreprise où chacun s’accorde à reconnaître que les avantages sociaux sont
importants, même si la facilité avec laquelle ils ont été octroyés est souvent contestée.
Dans cette communauté de 1 350 personnes où aucun salarié ne perçoit moins de
8000 francs1 par mois, où les hiérarchies de salaire ne paraissent pas excessives, où la
rémunération moyenne est de l’ordre de 14 000 francs274 275 par mois, l’esprit de
solidarité qui se traduirait par un sacrifice matériel limité et provisoire pour résoudre
les problèmes de l’entreprise n’apparaît pas. Les catégories de personnel sont
étroitement séparées et sont prêtes à parler des

274 Environ 13 000 francs déflatés ou 2 000 euros.


275 Environ 22 000 francs déflatés ou 3 500 euros.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 413
erreurs des autres et de leurs sacrifices. Je crois que c’est là le mal le nine .
• . ii rlus grave
.
qui atteint le journal \ »

Les techniques, soutenus par les employés et par les cadres, conservent un
comportement de salariés face à un patron, tandis que la position des rédacteurs
demeure ambiguë. La Société des rédacteurs du Monde est le premier porteur de
parts de la SARL, mais les rédacteurs sont également des salariés, sensibles à la
logique économique et aux revendications sociales. Les ouvriers, quant à eux, ne
poussent pas les luttes jusqu’à mettre l'entreprise en péril, du moins à court terme.
Sur le long terme, en effet, la question reste posée de savoir si les pratiques
malthusiennes du Livre et le coût excessif de la main-d’œuvre n’ont pas contribué
au déclin du lectorat, l'information télévisée et radiodiffusée apparaissant gratuite,
tandis que le prix du journal augmentait plus rapidement que les autres prix
industriels. Le Livre fait retraite en bon ordre devant la modernisation, la ralentit en
freinant les départs, mais l’accepte cependant. Il lui arrive, dans ses projets
industriels pour Le Monde, de rencontrer des administrateurs ainsi que des cadres et
des employés. Mais souvent, il trouve en face de lui des rédacteurs qui refusent la
logique industrielle, qui refusent de sacrifier le contenu du journal à la vente du
produit ou à la production d’autres imprimés. Reste à savoir si, parfois, les
rédacteurs ne se trompent pas sur la nature même du journal que certains d’entre eux
voient beaucoup plus engagé, compassé, pudibond et moralisateur qu’il ne fut
jamais. À la fin de l’année 1984, les deux conceptions antagonistes du journal et de
l’entreprise s’affrontent plus durement que jamais.
En décembre 1984, la rédaction doit choisir un gérant pour la SARL et, en
même temps, élire un conseil d’administration et un président pour la Société des
rédacteurs du Monde. Il devient évident pour les observateurs que la Société des
rédacteurs du Monde n’a plus les capacités de décider de l’avenir du Monde, alors
que l’entreprise est dans une situation économique et financière extrêmement
grave. La diffusion en 1984 s’établit à 357 000 exemplaires contre 385 000 en
1983 (-7,6%), la publicité a chuté de 11,86% en surface, et les annonces classées
de 15,34% en surface. Le déficit au 31 décembre 1984 atteint 66,7 millions de
francs, soit 99 millions de francs déflatés ou 15,4 millions d’euros276 277. Enfin, les
capitaux propres

276 Conclusion du rapport de stage d'un élève de deuxième année de l’Ena, stage effectué du 5
septembre au 13 novembre 1983.
277 Les comptes 1984 sont arrêtés après le changement de direction. Le déficit du compte d’exploitation se
décompose en un déficit de 37,7 millions de francs de résultat
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 414

négatifs passent au bilan de -8,2 millions de francs (12 millions de francs déflatés,
1,9 million d’euros) à -90,2 millions de francs, soit 134 millions de francs déflatés
ou 20,8 millions d’euros.
Parallèlement, les conditions du redressement de l’entreprise sont mises en
place : les salariés ont accepte des réductions de salaires, en grande partie parce
que les syndicats sont parvenus à les convaincre qu’il n’y avait pas d’autre
solution, les licenciements paraissent inévitables, tandis que la vente des
immeubles, l’arrêt de l’imprimerie de Saint-Denis, la filialisation de la publicité
et l'entrée des lecteurs et de financiers extérieurs dans le capital de la SARL ne
semblent plus inconcevables. La démarche d’André Laurens, en heurtant les
usages de la maison et en braquant contre lui les partenaires sociaux, a contribué
largement à la chute du directeur du Monde, mais elle a également préparé les
esprits aux mesures de redressement et de relance adoptées par son successeur.
La gérance la plus courte de l’histoire du journal a permis ainsi de vaincre
certaines des pesanteurs du système Monde et de mettre fin à quelques vaines
espérances des salariés.

courant (résultat d’exploitation : -22,9 millions de francs ; résultat financier : -14,8 millions de
francs) et un déficit de 29,8 millions de francs de résultat exceptionnel (provisions et
amortissements).
12.

L’échec d’un projet industriel et commercial

En décembre 1984, le quarantième anniversaire du Monde n’a pas


connu les manifestations attendues. Un livre, réalisé sous la direction de
Jean Planchais, avec la collaboration de tous les services du journal, était
en préparation, mais les déchirements de l’entreprise dans les dernières
semaines de la direction d’André Laurens interdirent de célébrer
l’événement. Les porteurs de parts font appel à André Fontaine, qui aurait
pu succéder à Hubert Beuve-Méry à la fin des années soixante ou à
Jacques Fauvet à la fin des années soixante-dix, en exigeant toutefois
qu’il prenne à ses côtés un gestionnaire capable d’élaborer un plan de
redressement de l’entreprise.
En effet, il semble que la confiance des partenaires sociaux à l’égard
des capacités de la rédaction, non seulement à gérer l’entreprise, mais
encore à réaliser un journal susceptible de retrouver son lectorat, soit de
plus en plus limitée. Le Monde vit, au cours des années 1983 et 1984, une
crise identique à celle que vivent de nombreuses entreprises françaises,
dans une conjoncture économique perturbée. La brutale désinflation et le
choix du gouvernement de maintenir la France dans un cadre européen
fortement concurrentiel supposent en effet que les entreprises adaptent
leur gestion aux nouvelles données d’un marché moins protégé. Pour la
presse quotidienne, qui est faiblement concurrencée sur ses propres
produits par les groupes étrangers à cause de la barrière culturelle et
linguistique, la menace provient essentiellement des risques de fuite des
annonceurs publicitaires vers l’audiovisuel qui connaît alors une
déréglementation accélérée.
Les entreprises françaises recourent alors aux recettes des écoles de
gestion. L’heure est au marketing, à l’organisation et aux managers. La
SARL Le Monde, comme tant d’autres groupes industriels, cherche un
gestionnaire qui puisse relancer les ventes et réorganiser la production.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 416

Cependant, les particularités des métiers de la presse imposent de faire appel à


une personnalité issue des milieux de l’imprimerie ou de l’édition.
qui aurait supposé l’intrusion d’un chef d’entreprise, n’est
donc pas complètement réalisé. La banalisation de l’entreprise Le Monde est
repoussée à plus tard.
L’entrée d’un encadrement managérial dans le quotidien constitue, dans un
premier temps, une réussite grâce à l’exceptionnelle conjoncture des années
1986-1989, au cours desquelles le marché publicitaire connaît une expansion
soutenue. La croissance des recettes publicitaires masque en effet les problèmes
fondamentaux du Monde, qui demeurent sous-jacents et resurgissent dès que la
conjoncture se retourne, au début de l’année 1990. Entre-temps, durant les quatre
années d’une prospérité retrouvée, les acteurs du Monde ont espéré en un
renouveau industriel, commercial et rédactionnel. La déception des années
quatre-vingt-dix est à la mesure de l'espoir suscité par les projets du nouveau
directeur, André Fontaine, et de son adjoint pour la gestion, Bernard Wouts.

REDRESSER ET RECAPITALISER L’ENTREPRISE

Le 19 décembre 1984, l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du


Monde qui avait refusé, par 51 % des parts sociales, d’accorder sa confiance à
André Laurens et d’accepter la vente de l’immeuble278, s’était séparée sur un
constat d’impuissance qui conduisit le conseil d’administration à démissionner
collectivement. Une fois acquis le retrait d’André Laurens, le 20 décembre 1984,
les porteurs de parts A prennent l’initiative, hors de la présence des représentants
des sociétés de personnel. Réunis à l’issue de l’assemblée générale, les porteurs
de parts A prient, à la quasi- unanimité, André Fontaine de «procéder à une
mission exploratoire pour déterminer s’il pouvait se porter candidat à la gérance
avant la fin de l’année 1984 ».

278 Sur 702 parts présentes ou représentées, 96 parts (13,7%) acceptent la vente de l’immeuble,
330 parts (47 %) la refusent, 13 rédacteurs refusent de prendre part au vote et l’on décompte 42
bulletins blancs, 6 abstentions et 68 bulletins nuis. L’éventail des six positions différentes adoptées par
les rédacteurs à propos d André Laurens et de la vente de l’immeuble de la rue des Italiens reflète 1
étendue du malaise de la rédaction, Le Monde, 22 décembre 1984.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 417

Une direction bicéphale


Le 21 décembre 1984, André Fontaine annonce dans un communiqué qu’il
accepte la « mission d’exploration » qu’on lui a confiée, tout en posant les
conditions de sa candidature :

«Le vote intervenu le 19 sur la confiance à André Laurens a montré que la


rédaction était profondément divisée. Il ne serait pas question pour moi de me porter
candidat si je n'avais pas l’espoir que cette division-là, et les autres, peuvent être
surmontées.
Ce principe étant posé, mon intention est d’abord de déterminer avec certitude si, et
par quels moyens la possibilité existe, comme je veux le croire, de maintenir une
indépendance que je ne prendrai en aucun cas la responsabilité d'aliéner. La recherche
de ces moyens implique, bien entendu, des contacts de caractère informel, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, y compris avec les partenaires sociaux.
J’ai pleine conscience, enfin, que les conditions actuelles du fonctionnement de la
Société des rédacteurs, principal porteur de parts du Monde, vouent celle- ci à
l'impuissance et menacent notre journal de paralysie et que, comme elle est la première
à le souhaiter, elles doivent donc être modifiées à brève échéance. »

La Société des rédacteurs du Monde ayant encore le pouvoir de nuire si les


formes ne sont pas respectées, André Fontaine attend, le 7 janvier 1985, l’élection
du nouveau conseil d’administration et, le 8, d’un nouveau président, Manuel
Lucbert, pour annoncer, le 9, qu’il se porte officiellement candidat à la direction du
Monde, ce dont personne ne doutait depuis quinze jours.
Le 10 janvier 1985, le Syndicat du livre organise une journée de grève et
d’action, afin de marquer solennellement sa désapprobation face au processus de
décision dans l’entreprise. Il invite les associés à venir dialoguer avec lui : «Sans
prétendre s’ingérer dans les structures permettant de mandater un ou des
responsables de la SARL, les ouvriers et les cadres, avec leur organisation syndicale
CGT, n’ont pas pour vocation de mandater ou de favoriser telle ou telle personnalité
» remarquant que « depuis plus d’un mois, et sans vouloir vous offusquer, nous
assistons à un roman- feuilleton » le Livre incite les associés à « prendre leurs
responsabilités. » Le Syndicat du livre développe à cette occasion les grandes lignes
du plan de redressement qu’il estime nécessaire pour Le Monde :

«Les ouvriers et les cadres du Livre pensent que la meilleure façon de surmonter
les difficultés de cette entreprise passe par une politique de relance industrielle,
novatrice, créatrice, pour le quotidien et les publications annexes existantes ou à
créer. Cette stratégie industrielle ne pouvant s’inscrire que dans
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 418

le cadre des accords conventionnels, régionaux et d’entreprise, qui régissent les


travailleurs du livre, au Monde comme dans la presse parisienne \ »

Le 15 janvier 1985. André Fontaine se présente devant les suffrages des


rédacteurs. Il annonce qu'il s’entoure d’une équipe composée de Daniel Vernet,
chef adjoint du service étranger, comme rédacteur en chef, de Claude Sales,
ancien directeur de la rédaction de France-Inter, en tant que co-rédacteur en
chef, et de Bernard Wouts, directeur général de la SPER (Société de publications
et d’éditions réunies279 280) et ancien directeur technique de Bayard-Presse,
comme administrateur du journal. André Fontaine passe la barre des 60% requis
par les statuts281, dès le premier tour. Il devient le candidat officiel de la Société
des rédacteurs du Monde au poste de directeur de la publication. Toutefois, cette
candidature officielle de la SRM masque le dessaisissement de cette dernière au
profit des autres porteurs de parts, qui ont imposé leur candidat aux rédacteurs.
Le 16 janvier, la Société des cadres se prononce également en faveur d André
Fontaine, à 63,4% des suffrages, ainsi que, le 17, la Société des employés, par 91
% des voix. André Fontaine282 est officiellement élu gérant-directeur de la
publication, le 18 janvier 1985, par l’assemblée générale extraordinaire des
porteurs de parts de la SARL, par 890 parts sociales sur 1 000, seul André
Laurens, porteur des parts de la gérance s’étant, comme il est d’usage, abstenu.
André Fontaine prend officiellement ses fonctions de gérant et directeur de
la publication le 21 janvier 1985. Dans un article, paru dans Le Monde du 22
janvier 1985, « Une ambition pour Le Monde », le directeur annonce les grandes
lignes du plan de redressement qu’il souhaite adopter pour le journal. Après
avoir insisté sur la qualité de l’information rédactionnelle

279 Le Monde, 12 janvier 1985.


280 Filiale de Bayard-Presse, la SPER édite Agri-Sept, Clair Foyer, Panorama Aujourd'hui,
Voiles et Voiliers, Danser.
281 André Fontaine obtient 424 voix sur les 696 parts représentées (60,9%). Le seul concurrent,
Michel Tatu recueille 122 voix (17,5 %), tandis que 118 parts votent blanc, 28 sont déclarées nulles et
qu’un rédacteur à quatre parts n a pas pris part au vote.
282 Né en 1921, licencié ès lettres et diplômé en droit public, André Fontaine a commencé sa
carrière de journaliste à Femps present. Entré au Monde en 1947, il devient chef du service étranger en
1951, puis rédacteur en chef en 1969. Éditorialiste de talent, auteur de vastes synthèses, il publie de
nombreux ouvrages, particulièrement dans son domaine de prédilection, les relations Est-Ouest. Entre
autres, Histoire de la guerre froide, Fayard, 1966, Un seul lit pour deux rêves, Histoire de la detente,
Fayard, 1981, L'Un sans l'autre, Fayard, 1991, Après eux le deluge, Fayard, 1995.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 419

et sur l’importance de la présentation qui nécessitent une refonte de la maquette,


André Fontaine envisage la recapitalisation de la SARL :
« [...] L’étendue de nos découverts, le poids des frais financiers qu’il nous faut
supporter nous imposent la recherche, dans les meilleurs délais, des moyens
nécessaires à un apurement de la situation.
La tradition de notre journal a voulu que nous nous refusions à toute entrée de
capital extérieur. Une première série de contacts nous conduit à penser qu'il devrait
être possible de modifier notre attitude, à condition toutefois que les apports restent
minoritaires, identifiés et diversifiés, de manière à éviter toute prise de contrôle. Car
il n’est pas question pour nous de renoncer à l’indépendance à laquelle nous
sommes tous viscéralement attachés. [...]
Une partie de nos difficultés tient à des causes structurelles. [...] Parmi elles,
l’ampleur de la révolution technique que connaissent actuellement les moyens
d'impression : elle aboutit à faire des métiers du livre une profession sinistrée. Cette
évidence nous impose la mise au point d’un projet industriel prenant en compte
l’impossibilité, même pour un journal de la dimension du nôtre, d être à la fois le
seul propriétaire et le seul utilisateur de ses imprimeries. [...] Une autre difficulté
structurelle résulte de l’ampleur de la masse salariale, qui demeure très excessive,
malgré près de deux cents départs au titre du Fonds national pour l’emploi. Je me
suis fait élire sur un programme qui comportait d entrée de jeu une importante
réduction des rémunérations dès le mois de février. [...]»

La situation du quotidien de la rue des Italiens continue en effet de se


dégrader, dans les premiers mois de 1985. La diffusion baisse pour la quatrième
année consécutive pour atteindre son étiage au cours de l’été. Il est donc urgent
de réduire les dépenses, de trouver des capitaux extérieurs pour combler les
déficits cumulés et de relancer les recettes des ventes et de la publicité. André
Fontaine et Bernard Wouts reprennent, dans ses grandes lignes, le plan d’André
Laurens qui supposait la vente de l’immeuble, la réduction des salaires, des
départs volontaires et en préretraite, la filialisation de la publicité et l’entrée dans
le capital de la SARL d’une société des lecteurs et d’une société d’investisseurs.
Les associés, encore sous le choc de la guerre de succession qui dure depuis plus
de cinq ans, acceptent toutes les mesures décidées par André Fontaine et par
Bernard Wouts, qui apparaît rapidement comme un second gérant, même s’il n’en
a ni le titre ni les responsabilités.
Le directeur de la publication choisi en janvier 1985 est le gérant unique de la
SARL Le Monde. Cependant, dès le début de son mandat, André Fontaine confie
une délégation générale de pouvoirs à Bernard Wouts283,

283 CDS du 26 avril 1985.


420 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

qui fait de celui-ci un quasi gérant, excepté la responsabilité judiciaire. La


Société des rédacteurs du Monde avait pourtant, à plusieurs reprises
depuis 1976, manifesté son exigence d’une monogérance. Le souvenir des
déboires des années 1982-1984, au cours desquelles les porteurs de parts
sociales demandèrent à André Laurens de s’adjoindre un gestionnaire,
conduit les rédacteurs à accepter cette délégation qui fait de Bernard
Wouts un directeur administratif ayant presque le même statut que celui
de Jacques Sauvageot dans les années soixante-dix.
La direction d’André Fontaine est loin d’être une direction théorique, au
moins en ce qui concerne la rédaction, que le gérant connaît si bien.
Néanmoins Bernard Wouts inaugure la lignée des administrateurs venus
de l’extérieur apporter au Monde les compétences de gestionnaire qui leur
sont reconnues. Dans une entreprise à l’identité si marquée, l’arrivée d’un
manager qui n’est pas du sérail suscite de grands espoirs et des craintes
démesurées. La conviction que l’administrateur va résoudre par quelques
décisions rapides les problèmes de l’entreprise masque difficilement
l’angoisse de voir appliquer des mesures draconiennes de compression de
personnel et de restriction des salaires.
La direction bicéphale engendre, par ailleurs, une dichotomie dans
l’entreprise, qui se révèle nuisible pour la mobilisation du personnel en
faveur d’un projet commun. Elle entraîne en outre une dilution de
l’autorité nécessaire à l’application du plan de restructuration. Dans un
premier temps, cependant, la direction bicéphale permet à André Fontaine
de se consacrer à la recapitalisation de la SARL et au renouveau
rédactionnel, tandis que Bernard Wouts peut s’atteler au redressement des
comptes.
Dès le 28 février 1985, André Fontaine et Bernard Wouts présentent au
conseil de surveillance les principales mesures du plan de redressement.
André Fontaine indique que les salaires ont été amputés de 10% au 1er
février 1985 et que la mobilisation du personnel permet au journal de
sortir à l’heure. La direction envisage en outre de réaliser des suppléments
thématiques et de refondre la maquette. Bernard Wouts établit ensuite les
comptes de l’année 1984, déficitaires de 72 millions de francs (107
millions de francs déflatés, 16,6 millions d’euros), ce qui entraîne un déficit
cumulé au 1er janvier 1985 de 94 millions de francs (140 millions de francs
déflatés, 21,7 millions d’euros). Le budget prévisionnel de 1985 est
également déficitaire de 52 millions de francs (77 millions de francs
déflatés, 12 millions d’euros). Il apparaît donc que le besoin de
financement au 31 décembre 1985 se montera à quelque 150 millions de
francs (223 millions de francs déflatés, 35 millions d euros). Les ressources
421 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

escomptées qui permettront la reconstitution des fonds propres seront


dégagées,
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 422
pour une centaine de millions de francs, par la vente des immeubles de la rue
des Italiens et de la rue du Helder pour 85 millions de francs (126 millions de
francs déflatés, 19,7 millions d’euros) et par la filialisation de la publicité à
hauteur de 15 millions de francs (22 millions de francs déflatés, 3,5 millions
d’euros), pour une vingtaine de millions de francs (30 millions de francs
déflatés, 4,6 millions d’euros) par l’appel à de nouveaux actionnaires et. enfin,
pour une trentaine de millions de francs (45 millions de francs déflatés, 7
millions d’euros), par une consolidation des emprunts bancaires.
En outre, Bernard Wouts présente les grandes lignes de son plan de
rétablissement du compte d’exploitation du journal. En dehors de mesures
d'économie à court terme, l’aspect le plus novateur de ce plan est la nouvelle
définition du secteur graphique de l’entreprise. L’imprimerie de Saint-Denis,
considérée comme «surdimensionnée», dont la fermeture avait été programmée
par l’accord signé entre André Laurens et le Syndicat du livre, sera abandonnée,
au profit « d’une imprimerie moderne, partagée, à I échéance de trois ans ».
Ainsi, dès le premier mois de son entrée en fonction, Bernard Wouts énonce la
stratégie industrielle qu’il a adoptée, sans rencontrer d’opposition, ni même de
questionnement, sur le choix qu il fait. La création d’un pôle d’imprimerie
moderne suppose en effet un investissement très lourd, que Le Monde ne peut
se permettre de réaliser seul, vu l’état des finances de l’entreprise. Il est donc
nécessaire de rechercher des partenaires avec qui partager cet investissement.
Mais la direction doit, dans un premier temps, mettre en place un plan de
redressement des comptes de l’entreprise et une recapitalisation qui permettra
d’envisager des investissements.

Restaurer les comptes


La restructuration des fonds propres constitue un volet du plan global de
redressement de l’entreprise qui comprend également la diminution des charges
salariales, la cession des immeubles, la filialisation de la publicité et le
désendettement de la société.
Dès son entrée en fonction, André Fontaine relève le prix du journal afin
d’accroître les recettes des ventes. Trois mois plus tard, il procède à une
deuxième augmentation du prix de vente du journal284. L’exemplaire

284 André Fontaine prend ses fonctions le 21 janvier 1985, le prix de vente du journal qui était
de 4 francs depuis le 3 janvier 1984 passe à 4,20 francs le 23 janvier 1985, puis à 4 >50 francs le 1 er
avril 1985.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 423
du Monde passe ainsi de 4 francs à 4,50 francs, soit une augmentation de 12,5
%, largement supérieure à la hausse des prix de l’année 1984 qui était de 7,4 %.
Le tarif des abonnements est augmenté dans les mêmes proportions que le prix
de vente du quotidien. Ces mesures permettent un accroissement de 5 % des
recettes de la diffusion, de 422 millions de francs à 444 millions de francs, en
dépit d’une diminution de la diffusion totale payée au cours de l'année 1985 *.
Le prix du journal, qui avait été augmenté à plusieurs reprises depuis le début
de l’année 1981, est ainsi durablement fixé à un niveau élevé285 286.
L'accroissement des recettes de la diffusion ne suffit cependant pas à restaurer
les comptes de l’entreprise. André Fontaine et Bernard Wouts cherchent donc à
réduire les dépenses du journal. Un des premiers soucis de la nouvelle direction
était de mener à bien le plan social dont la négociation avait été entreprise par
André Laurens. Dans le rapport du gérant à l’assemblée générale de la SARL Le
Monde du 29 mai 1986, qui porte sur la gestion de l’année 1985, André Fontaine
résume ainsi la mise en œuvre du plan de redressement :
«Diminution des effectifs d’un minimum de 220 personnes [140 personnes parmi
les techniques et 80 personnes dans les autres catégories] à la suite de départs
volontaires et de licenciements économiques dans le cadre de la procédure FNE.
Ainsi les effectifs sur contrats à durée indéterminée qui étaient de 1201 au 1er janvier
1985 sont au 1er janvier 1986 de 1055 et continuent à évoluer avec la poursuite du
plan de préretraite287.
Révision à la baisse des salaires pour les journalistes, les employés et les cadres
administratifs. »
La diminution cumulative de 15 % des effectifs et de 10 % des salaires (hors
salaires des techniques), aurait dû se traduire par une diminution

285 La diffusion totale payée passe de 357 117 exemplaires en 1984 à 342 945 exemplaires en 1985
(-4 %). Les ventes en France passent de 209 754 exemplaires à 200 802 exemplaires (-4,3 %) et le
nombre des abonnés de 77 150 à 70 088 (-9 %). Seules les ventes à l'étranger se maintiennent à 64 000
exemplaires.
286 En déflaté, le prix du quotidien dépasse 6,10 francs ou 0,93 euro à partir de juin 1981. Il atteint
6,57 francs ou 1 euro le 2 avril 1985. Cependant, ce prix n'évolue plus jusqu’en mai 1990, ce qui, compte
tenu de la hausse des prix, le lait redescendre à 5,65 francs déflatés ou 0,88 euro à la veille de
l’augmentation du lu mai 1990.
287 Dans le bilan social établi chaque année, qui enregistre également les contrats à durée
déterminée et les personnes recrutées en cours d année, la baisse des effectifs est moins sensible. De 1213
salariés au 31 décembre 1984, le total des emplois du Monde descend à 1093 salariés au 31 décembre
1985. Entre le 31 décembre 1982 (1333 salariés) et le 31 décembre 1985 (1093 salariés), la diminution
des emplois a été de 240 personnes, soit 18 % de l’effectif total.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 424
globale de l’ordre de 20% de la masse salariale totale de la SARL Le Monde. Dans
le compte d’exploitation, le total des salaires, des traitements et des charges
sociales était de 347 667 000 francs en 1984. En 1985, ces mêmes postes forment
un total de 329549000 francs. La diminution (-18118000 francs) a donc été de 5,2
% seulement. Cependant, en tenant compte d'une hausse de l’indice des prix de 5,8
% en glissement au cours de l'année 1985, la diminution est plus sensible car elle
atteint 38 282 000 francs1, soit 10,4 %. Ce calcul montre que la diminution de la
masse salariale demeure toujours en deçà des espérances des gestionnaires, parce
que certains départs doivent être compensés par des embauches ou des
titularisations, tandis que la compression des salaires est fréquemment suivie d'une
période de relâchement de la rigueur salariale288 289. Cependant, la diminution est
réelle pour nombre de salariés, qui la constatent sur leur feuille de paye.
Dans son rapport de gestion pour l’année 1985, devant l’assemblée générale
des porteurs de parts de la SARL Le Monde du 29 mai 1986, le gérant mentionne
également « la filialisation de la publicité, effective au 1 er octobre 1985, dans le
cadre d’une filiale, créée en association avec Régie- Presse, dans laquelle Le
Monde conserve une majorité de 51 %. Sur le plan financier, elle s’est traduite par
la valorisation du fonds de commerce relatif à cette activité, à hauteur de 30
millions de francs. Elle s’est traduite par un renforcement de l’équipe de vente ».
La filialisation de la publicité peut être conçue dans deux optiques différentes que
le gérant expose ici. La filiale procure de la trésorerie à la SARL qui vend 49 % de
ses actifs publicitaires à une société de régie. La valeur de la régie publicitaire du
Monde est estimée à 30 millions de francs. Régie-Presse verse donc 15 millions de
francs à la SARL Le Monde pour entrer dans le capital de la filiale ainsi créée.
L’objectif semble alors de limiter les pertes en vendant des actifs, mais, en 1985,
la constitution de la filiale vise également à améliorer la rentabilité publicitaire du
quotidien.
Les rapports entre les annonceurs, les agences et le journal conservent, comme
tout ce qui a trait à la publicité, une part de mystère liée aux diverses commissions
versées par les uns ou par les autres. Le système de rémuné

288 En considérant que la masse salariale, pour suivre la hausse des prix devait augmenter
mécaniquement de 5,8 % en 1985 (20 164 000 francs), le total des salaires et charges sociales, sans le
plan social, aurait atteint 367 831000 francs pour l’année 1985.
289 Le coût salarial moyen par employé (salaires, traitements, piges, charges sociales comprises),
qui était de 286 661 francs en 1984, atteint 301 508 francs en 1985. En tenant compte de la hausse des
prix de l’année (+5,8%), ce coût moyen aurait atteint 302 287 francs. La diminution moyenne par
employé est seulement de 0,25 %.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 425
ration des intermédiaires demeure opaque, tant pour les annonceurs que pour les
supports de publicité, comme le montre l’exemple de l’année 1983.

Prix total payé par les annonceurs 418 197713


Commissions des agences 60 984 479
Commissions sur contrats financiers 768 574
Commissions aux courtiers 822 938
Commission complémentaire Régie-Presse 250 274
Surcommissions aux agences 1 495 611
Commissions sur opérations diverses 866 303
Régularisations -3 047 828
Total des ristournes aux agences -62 140 351
Recettes brutes 356 057 362
TABLEAU 24 : Chiffre d’affaires publicité en 1983 (en francs).

Recettes brutes Autres ristournes


Publicité commerciale 153 453 721 Bonifications 7 096 049
Pages spéciales 14 287 931 Régularisations 7 113 492
Petites annonces 166 126 693 Dégressifs 2 000 000
Publicité financière 18 555 177 Remises 5 129 700
Frais couleur 3 623 830 Opérations diverses 31 806
Total 356 057 362 Total à déduire 21 371 047
Recettes nettes 334 676 306
TABLEAU 25 : Chiffre d’affaires publicité en 1983 (en francs).

Pour les annonceurs, la facture se monte à 418197713 francs, dont Le Monde a


reçu 334 676306 francs, la différence (83 52 1 407 francs) représente, du point de
vue des annonceurs, 20 % du coût, et du point de vue du journal, 25 % des
recettes. Pour l’essentiel, cette rémunération intermédiaire est consacrée aux
commissions et aux courtages qui perçoivent ainsi une commission globale
correspondant approximativement au quart des recettes du quotidien. Il faut en
outre, pour le quotidien, retrancher de ces totaux les frais de fabrication, les frais
généraux et les salaires, et, pour les annonceurs, ajouter les frais techniques et des
frais d'agence. Personne ne sait exactement combien coûte une campagne
publicitaire, ni combien et à qui elle rapporte précisément. La solution envisagée
par de nombreux médias pour remédier à cette question fut de céder en régie leur
secteur publicitaire à des spécialistes de cette profession, notamment aux filiales
de groupes comme Havas ou Publicis. En 1963, Le Monde avait déjà confié la
régie de ses annonces à Régie-Presse, filiale de Publicis.
L’inconvénient majeur de ce système réside dans la gestion des annonces
classées du journal par des employés extérieurs au Monde, qui connaissent
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 426
mal le quotidien ou lui sont indifférents, voire hostiles1. Il arriva que des salariés
de Régie-Presse proposassent aux annonceurs de passer leurs ordres dans d’autres
journaux et magazines plutôt que dans Le Monde. En 1978, des annonceurs
alertèrent la direction du journal qui protesta auprès de Publicis290 291 292. Pour
remédier à l’absence de contrôle du journal sur les courtiers, les gérants du Monde
envisagent, dès 1979, la création d'une société commune avec Régie-Presse, dont
la SARL Le Monde serait l’actionnaire majoritaire’. Le conseil de direction arrêta
le projet, parce que Henri Guinaudcau, responsable de la publicité, y était hostile,
ainsi que le directeur de la rédaction, Bernard Lauzanne. En 1982, le projet est
repris par André Laurens293, mais il n’aboutit pas, à cause de l’hostilité de la
rédaction et de la majeure partie des associés.
La filialisation de la publicité du Monde est réalisée, par André Fontaine et
Bernard Wouts, en dépit de l’hostilité de certains associés 294 et des salariés du
secteur publicité295. L’assemblée générale extraordinaire, réunie le 18 septembre
1985, approuve néanmoins la filialisation de la régie publicitaire du journal. La
convention, signée le 2 septembre 1985 entre la société Régie-Presse, représentée
par Marcel Bleustein-Blanchet et Bruno Desba- rats, et la SARL Le Monde,
représentée par André Fontaine et Bernard Wouts, organise la constitution d’une
société anonyme Le Monde Publicité SA, détenue à 51 % par la SARL Le Monde
qui nomme le président de la

290 Jean Prouvost avait résumé la situation d’un trait : « La publicité est, avec ses lecteurs, le sang
d’un journal, elle ne peut appartenir à un corps étranger», Presse-Publicité, 28 mars 1937.
291 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Morin, en date du 26 avril 1978.
292 Note de Jacques Sauvageot à Jacques Fauvet en date du 6 août 1979, relatant son entretien avec
Jean Morin, président de Régie-Presse.
293 Lettre de Jean Morin à Jacques Fauvet et André Laurens, en date du 23 juin 1982.
294 Michel Houssin : «Nous avons déjà refusé, à ce même conseil de surveillance, une filiale
commune avec Publicis» (CDS du 26 avril 1985).
295 Marie-Josée Zinetti, présidente de la Société des employés, exprime ainsi son hostilité au projet :
« Les gens qui travaillent dans le service publicité se sentent vendus en même temps» (CDS du 26 avril
1985). Alain Benoît, préskient de la Société des cadres, conteste le bien-fondé et la rentabilité de
l’opération pour Le Monde : « Je voudrais me faire le porte- parole des cadres qui se sont réunis hier [le
17 septembre 1985] en assemblée générale et qui ont voté contre la filialisation. Dans le préambule qui le
résume, vous fondez cet accord sur la dynamisation du service publicité ; les chiffres plaideraient plutôt
en faveur de la publicité intégrée au journal. Les variations sont moins défavorables en effet pour la
publicité commerciale intégrée que pour les petites annonces de Régie-Presse. De même, on peut
constater, en 1985, que le prix moyen du millimètre est supérieur pour les petites annonces directement
perçues par nous à celui des annonces venant de Régie-Presse» (AG du 18 septembre 1985).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 427
filiale. Régie-Presse désigne l’administrateur-directeur général et apporte un
capital de 15 millions de francs correspondant à la moitié de la valeur de la
société. Les petites annonces de Régie-Presse sont transférées à la nouvelle
société, Le Monde Publicité SA, créée le 15 octobre 1985 L
En dehors des 15 millions de francs versés immédiatement par Régie- Presse, le
résultat financier reste cependant limité pour le quotidien de la rue des Italiens.
Les recettes publicitaires, une fois les frais déduits, qui étaient de 270 millions de
francs en 1984 et de 267 millions de francs en 1985, augmentent de 11 % à 297
millions de francs en 1986. Compte tenu d’une croissance de la diffusion de 6 % et
d’une hausse des prix de 2,7 % au cours de l’année 1986, les résultats du Monde
Publicité SA demeurent faibles. Pendant les années 1987 à 1989, les recettes
publicitaires du journal augmentent certes de 77 %, mais cela correspond plus à la
croissance du lectorat et à l essor éphémère de l’ensemble du secteur publicitaire296
297
qu’aux performances de la filiale du Monde. L’écroulement du marché
publicitaire à partir de 1990 n’est d’ailleurs en rien freiné, pour Le Monde, par
l’existence du Monde Publicité SA.
Le deuxième apport financier qui permet de rétablir les comptes est, en 1985, la
vente de l’ensemble immobilier de la rue des Italiens et de la rue du Helder. Le
compromis de vente est signé le 5 août 1985, entre André Fontaine et Alain Teste,
gérant de la société ARC, filiale du groupe Worms. L’assemblée générale des
porteurs de parts de la SARL Le Monde, réunie le 18 septembre 1985, autorise les
modalités de la vente qui est officialisée le 20 novembre 1985. L’ensemble
immobilier est vendu pour la somme de 147,5 millions de francs 298, dont 27,5
millions sont payables à la libération des lieux, prévue pour le 31 août 1989. Le
contrat prévoit en outre une

296 AG du 18 septembre 1985. Vote acquis par 859 parts sociales sur 1 000, contre 90 (la Société
des cadres et la Société des employés), un associé physique, Jean Schlœsing, détenteur de 51 parts A,
s’abstient.
297 Durant les cinq années 1985-1989, le taux de croissance annuelle des recettes publicitaires des
grands médias français fut de 12 %, 15 %, 16 %, 16 % et 13 %, dans une période de faible inflation.
Rapport de la commission d'enquête de ïAssemblée nationale sur la situation depuis dix ans et les
perspectives de la presse et de l’audiovisuel > Bernard Schreiner rapporteur, Paris, 1992. La flambée du
secteur publicitaire peut également être mesurée par la croissance des emplois salariés dans les agences,
qui passent de 7 950 salariés en 1985 à 10500 en 1990 (+32%).
298 Soit 17 500 francs le m2 en 1985, CDS du 20 novembre 1985. En déflaté, la transaction
correspond à 215 millions de francs ou 33 millions d euros, soit 25 500 francs ou 3 915 euros le m2.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 428
indemnité d’occupation indexée, pour un montant total de 41,4 millions de francs 1.
Le produit de la vente des immeubles et de la filialisation de la publicité permet
de rembourser les emprunts299 300 301 et de restaurer les fonds propres de
l’entreprise. Les fonds propres de la SARL Le Monde qui étaient négatifs pour 90
194 000 francs au 31 décembre 1984 redeviennent positifs pour une somme de 8
439 000 francs inscrite au bilan au 31 décembre 1985 J. En 1984-1986, la crise du
journal et la vente des immeubles se traduisent par une rétraction brutale des
actifs, particulièrement des actifs immobilisés qui tombent à 25 % du total de
l’actif. Toutefois, la vente des principaux actifs du Monde n’est pas suffisante pour
permettre de relancer les investissements de l’entreprise. Il est donc nécessaire de
faire appel à des capitaux extérieurs qui viendront élargir les fonds propres.

La SARL accueille de nouveaux porteurs de parts


La gravité de la crise morale et financière que Le Monde a traversée, de 1982 à
1985, conduit les dirigeants du quotidien à modifier les structures juridiques de la
société, afin de redresser l’entreprise en faisant appel à des capitaux extérieurs.
L’entrée de nouveaux porteurs de parts dans le capital, qui avait été refusée à
André Laurens, est acceptée par l’assemblée générale extraordinaire de la SARL,
réunie le 31 mai 1985. Celle-ci autorise « l’augmentation du capital social, pour un
montant maximum de 35 millions de francs, par création d’un maximum de 330
parts nouvelles dénommées parts D. » Les parts nouvelles sont divisées en deux
catégories, les parts D1 et D2, les unes étant souscrites par un groupement de
lecteurs

299 9,3 millions de francs en 1986,10 millions de francs en 1987, 10,7 millions de francs en 1988, et
11,4 millions de francs en 1989. En cas de retard dans la libération des lieux, une indemnité de 2,15
millions de francs par mois de retard est également prévue dans le contrat. Les immeubles sont libérés le
l£f mai 1990, avec huit mois de retard sur l’échéancier initial ; « Résumé des clauses de la promesse de
vente », AG du 18 septembre 1985.
300 Sur les produits de la vente des immeubles de la rue des Italiens, 21,89 millions de francs sont
consacrés au remboursement des emprunts et à la levée des hypothèques.
301 Les pertes importantes inscrites au bilan au 31 décembre 1984 résultent du changement de
gérant. En effet, les comptes de 1984 sont établis par André Fontaine après la démission d’André
Laurens. Il est de coutume, dans des cas semblables, de provisionner de lourdes pertes, afin de montrer
l’ampleur du redressement entrepris l’année suivante par la nouvelle direction. Les comptes de 1990,
établis par Jacques Lesoume après la démission d’André Fontaine, et ceux de 1993, établis par Jean-
Marie Colombani après le départ de Jacques Lesoume, connaissent également des variations de grande
ampleur. Cette pratique, qui se retrouve dans la plupart des entreprises, correspond également à
l’insuffisance des provisions inscrites au bilan par les gérants précédents.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 429
à constituer et les autres par des fonds communs de placement, des investisseurs
institutionnels, des entreprises ou des particuliers amis du journal 1. Il est précisé
que les capitaux apportés doivent être «identifiés, diversifiés et minoritaires», afin
de préserver l’indépendance du quotidien de la rue des Italiens. Le total de l’apport
extérieur sera inférieur à 25 % du capital social, la Société des rédacteurs
conservant, en tout état de cause, la minorité de blocage 302 303.
L’assemblée générale extraordinaire, réunie le 21 novembre 1985, autorise une
première augmentation du capital de la SARL Le Monde, de 500000 à 570000
francs, par la création de 140 parts nouvelles de 500 francs chacune, dont la
souscription est réservée à la Société des lecteurs du Monde, constituée le 22
octobre 1985. Chaque part donnera lieu au versement d’un capital de 106 060
francs, comprenant 500 francs de nominal et 105 560 francs à titre de prime
d’émission304. Ces parts sociales, dites parts Dl, bénéficieront du droit à un
dividende prioritaire égal à 6 % du montant versé lors de la souscription, capital et
prime d’émission comprise, soit 6 363,60 francs par part, dans l’hypothèse d’une
répartition de bénéfices.
L’idée de créer une Société des lecteurs avait été suggérée à André Fontaine et
à la Banexi, banque conseil du journal, par quelques rédacteurs, dont Jean-Marie
Dupont. La Société des lecteurs du Monde est une société anonyme, constituée
avec un capital de 250000 francs; ce dernier est porté à 1 500000 francs, puis à 16
500000 francs par appel au public, en décembre 1985. Les 30000 actions de 500
francs sont souscrites en dix jours, par 11 600 lecteurs désireux de soutenir le
journal. La réponse des lecteurs, qui semble massive, reste cependant relativement
faible. En effet, en 1985, Le Monde vend 343 000 exemplaires par jour et le CESP
lui attribue 973 000 lecteurs. Les actionnaires de la Société des lecteurs

302 AG du 31 mai 1985. Vote acquis par 949 parts sociales sur 1000, un associé personne physique,
Jean Schlœsing, détenteur de 51 parts A, s’abstient afin de marquer sa désapprobation envers « une
mesure aboutissant à introduire des capitaux extérieurs dont nous ne pouvons rien dire ».
303 L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde du 29 mai 1985 accepte que la part
des rédacteurs dans le capital social de la SARL descende à 30 %, à égalité avec la part détenue par les
porteurs A. Les rédacteurs estiment nécessaire de conserver la minorité de blocage qui, dans une SARL,
est de 25 % des parts sociales. Le concept de minorité de blocage, qui apparaît alors, devient bientôt un
principe intangible pour la Société des rédacteurs.
304 AG du 21 novembre 1985. Le procès-verbal comporte une erreur, annonçant un nominal de 500
francs et une prime de 106 060 francs (au lieu de 105 560). Cette erreur laisse supposer que les gens du
Monde ne sont pas encore familiers des jongleries financières.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 430
du Monde ne représentent donc que 3,38 % des acheteurs et 1,19 % des lecteurs
réguliers du journal. Comme le prix de l’action ne constitue pas un obstacle
majeur pour un lectorat aisé, le nombre des réponses s’apparente à celui que
recueille habituellement un mailing bien organisé. Toutefois, la structure de
société anonyme adoptée par la Société des lecteurs a peut-être rebuté des fidèles
du Monde qui auraient sans doute préféré constituer une association à but non
lucratif.
Cependant, cet enthousiasme relatif permet de procéder bientôt à une
augmentation de capital de la Société des lecteurs par l’émission, du 9 juin au 8
juillet 1987, au prix de 750 francs, soit avec une prime de 250 francs, de 33 000
actions nouvelles. Au total, la Société des lecteurs compte 66000 actions, pour
11000 lecteurs (en moyenne 5 actions par lecteur actionnaire). Elle a drainé un
capital de 33 millions de francs augmenté d’une prime d’émission de 6,5 millions
de francs, soit un total de 39500000 francs, dont 14848400 francs sont placés en
participation au capital de la SARL (140 parts Dl) et 23 millions de francs sont
prêtés à la SARL à un taux d’intérêt variable, en fonction du marché financier.
Alain Mine est élu président du conseil d’administration et siège au conseil de
surveillance de la SARL. La Société est inscrite au marché hors-cote de la Bourse
de Paris, dans un double but : «d’une part, de permettre au marché d’établir la
valeur qu’il attribue aux actions de la Société des lecteurs et qui sont en partie le
reflet de celle du Monde, d’autre part, de permettre à certains de vendre leurs titres
et à d’autres de les acquérir. [...] Il est probable, compte tenu du redressement du
journal, [...] que l’action de la Société des lecteurs vaudra davantage que les 500
francs souscrits à l’origine305 ». Afin de prévenir une éventuelle prise de pouvoir
au sein de la Société des lecteurs, le nombre de voix dont un actionnaire peut
disposer à titre personnel est limité à dix, et les mandats qu’il peut recevoir à
quarante, à l’exception des pouvoirs en blanc qui approuvent les décisions du
conseil d’administration. Cette formule, statutaire, permet au conseil
d’administration de se renouveler lentement par cooptation et au président de
conserver une emprise sur la Société des lecteurs, ce qui garantit au journal la
stabilité de ses actionnaires. Toutefois, au fil des années, le maintien d’Alain Mine
à la présidence de la Société des lecteurs suscite quelque mécontentement dans les
rangs des associés. En janvier 2004, à la suite de la constitution du groupe Le
Monde-La Vie, Alain Mine cède la présidence de la société des lecteurs à Marcel
Desvergne.

305 Rapport du conseil d’administration de la Société des lecteurs à l’assemblée générale du


21 mars 1987.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 431
L’assemblée générale extraordinaire, réunie le 27 février 1986, autorise une
deuxième augmentation de capital de la SARL de 570000 à 620 000 francs, parla
création de 100 parts nouvelles de 500 francs chacune, dont la souscription est
réservée à la Société provisoirement dénommée Le Monde Investissement, qui
devient bientôt Le Monde Entreprises. Chaque part donnera lieu au versement
d’une somme de 106 060 francs, comprenant 500 francs de nominal et 105 560
francs, à titre de prime d'émission. Les nouvelles parts sociales, dites parts D2,
bénéficieront du droit à un dividende prioritaire égal à 6 % du montant versé lors
de la souscription, capital plus prime d’émission, soit 6 363,60 francs par part,
dans l'hypothèse d’une répartition de bénéfices.
Les investisseurs ayant souscrit aux 1000 parts du capital de la société Le
Monde Entreprises, pour un total de 11 millions de francs, sont au nombre de vingt
et un, dont seize sociétés et cinq personnes physiques 1. Roger Fauroux est élu
président de la société civile Le Monde Entreprises, et siège au conseil de
surveillance de la SARL. Il est remplacé, en 1988, par le président du Crédit
mutuel d’Alsace, Étienne Pflimlin306 307.
Le capital social de la SARL Le Monde, augmenté ainsi de 240 parts, est
dorénavant constitué de 1 240 parts. Le pourcentage détenu par la Société des
rédacteurs tombe de 40 % à 32,25 %, de même que le pourcentage détenu par les
porteurs A, tandis que celui de la Société des cadres et celui de la Société des
employés diminuent également. Aussi, lors de l’assemblée générale du 27 février
1986, le gérant cède 13 des parts C qu’il détient à la Société des cadres et 11 à la
Société des employés. Le gérant ne détient plus

306 Les personnes morales souscrivent à 807 parts, pour 8 877 000 francs : Saint-Gobain (la
SOFIAG, 67 parts pour 737000 francs), la BNP (70 parts pour 770000 francs), la Compagnie financière
de Suez (la SUBAREG 70 parts pour 770000 francs), PU AP (UAP- Vie 70 parts pour 770000 francs),
L’Oréal (la SCIP 70 parts pour 770000 francs), ELF (la SES 70 parts pour 770000 francs), la Compagnie
française des pétroles (70 parts pour 770000 francs), Thomson (TTC 70 parts pour 770000 francs), le
Crédit agricole (SEGESPAR 70 parts pour 770000 francs), BSN Gervais-Danone (50 parts pour 550000
francs), la Banque fédérative du Crédit mutuel (50 parts pour 550000 francs), Antarès (30 parts pour
330000 francs), Victoire (La Caisse familiale 10 parts pour 110 000 francs), Le Seuil (20 parts pour
220000 francs), Fayard (10 parts pour 110000 francs) et Belfond (10 parts pour 110000 francs). Les
personnes physiques souscrivent à 193 parts pour 2 123 000 francs : Alain de Gunzburg (70 parts pour
770000 francs), Christian Hemain (60 parts pour 660 000 francs), Serge Kampf (50 parts pour 550 000
francs), Pierre Guichard (10 parts pour 110000 francs), Roger Fauroux (3 parts pour 33 000 francs). Soit
un total de 1000 parts pour 11 millions de francs de capital.
307 Étienne Pflimlin est le fils de Pierre Pflimlin, ancien président du Conseil, ancien ministre MRP,
ancien député-maire de Strasbourg et ancien président du Parlement européen.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 432
alors que 86 parts, contre 110 précédemment (de 11 % à 6,9 % du total). La
Société des cadres (63 parts au lieu de 50) et la Société des employés (de 40 à 51
parts) maintiennent leur pourcentage (de 5 % à 5,08 % et de 4 % à 4,11 %). Les 24
parts C ainsi cédées sont transformées en parts B2, prioritaires dans la répartition
en cas de liquidation.
Bien qu elle soit limitée à un maximum de 25 % des parts sociales, l’entrée de
sociétés financières dans le capital de la SARL Le Monde donne lieu à un débat
sur les risques encourus quant à l’indépendance du journal. Pour l'essentiel, le
personnel et les anciens associés redoutent une mainmise politique sur le
quotidien. Afin de préserver l’indépendance de celui-ci, la Société des rédacteurs
du Monde obtient de l’assemblée générale extraordinaire du 27 février 1986 qu’un
préambule soit inséré dans les statuts de la SARL :

«L’indépendance du journal Le Monde et la pérennité des valeurs qu’il


représente sont les principes essentiels qui unissent et motivent l’ensemble des
associés de la SARL.
Les associés de la SARL ont pour responsabilité primordiale d’assurer le contrôle
de la gestion de l’entreprise. Les associés extérieurs au personnel s’acquittent de cette
tâche dans l’esprit des dispositions statutaires qui leur sont propres. »

Le remodelage du capital impose également des changements dans la


composition du conseil de surveillance. Depuis 1985, des observateurs du comité
d’entreprise et le commissaire aux comptes assistent aux délibérations. À partir de
1986, la Société des lecteurs du Monde compte deux représentants et Le Monde
Entreprises un représentant au conseil de surveillance.
Par ailleurs, l’article 27 des statuts de la SARL, qui concerne la valeur de
liquidation de la société, est modifié308. Le boni de liquidation revient en priorité
aux parts DI (Société des lecteurs), à concurrence de leur participation au capital
social (nominal et prime d’émission), le solde étant réparti comme précédemment,
80 % à une fondation, 20 % aux associés,

308 L’augmentation du capital social de la SARL, compte tenu de la prime d’émission liée aux parts
DI (140 parts de 500 francs chacune pour un montant de 70000 francs, majoré d’une prime d’émission de
14778400 francs, soit 14 848400 francs) et D2 (100 parts de 500 francs chacune pour un montant de
50000 francs, majoré d’une prime d’émission de 10556000 francs, soit 10606000 francs), valorise la part
sociale à 106060 francs, soit, par hypothèse, une valeur totale de la SARL (1240 parts) de 131514 400
francs, ce qui n’est pas excessif, mais majore la valeur des autres parts sociales. En déflaté, la valeur de la
SARL atteint 181 millions de francs ou 27,6 millions d’euros.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 433
les quatre cinquièmes de ces 20 % étant affectés aux parts B2 (Sociétés de
personnel), le solde revenant aux associés propriétaires des parts A, Bl, C et D2,
proportionnellement au nombre de parts sociales possédées par chacun d’eux.
Quarante ans après sa fondation, il est hautement symbolique que les lecteurs du
Monde deviennent prioritaires sur le personnel, alors que, dans les années
soixante-dix, les salariés du journal avaient acquis la priorité sur les fondateurs.
L’ouverture du capital aux lecteurs et à des investisseurs ne signifie cependant
pas que la SARL Le Monde soit transformée en une banale entreprise capitaliste à
la recherche du profit maximal. En effet, la Société des rédacteurs du Monde
limite les prises de participations extérieures dans la SARL. André Fontaine et
Bernard Wouts envisageaient la création de 20 parts D3 réservées au quotidien
Ouest-France, ce qui aurait conféré au quotidien breton 1,6% du capital social de
la SARL Le Monde. Manuel Lucbert et le conseil d’administration de la Société
des rédacteurs du Monde avaient donné un accord de principe, mais l’assemblée
générale de la Société des rédacteurs, réunie le 19 février 1986, jugea
«prématurée» cette entrée d’un confrère dans le capital du journal, en dépit d’une
sensibilité politique assez proche (la démocratie chrétienne et le catholicisme
social) et alors que la concurrence entre les deux quotidiens reste très faible, la
plupart des lecteurs du Monde en Bretagne étant également lecteurs de Ouest-
France. La souscription de parts D3 fut ainsi renvoyée aux calendes grecques.
Les besoins en capitaux paraissent moins urgents au début de l’année 1986,
parce que le journal semble renouer avec la prospérité. À partir de septembre
1985, les ventes se redressent vivement avec l’affaire du Rainbow Warrior1. Les
recettes des ventes, en octobre 1985, augmentent de 17,1 %, par rapport à octobre
1984309 310. La diffusion payée passe de 342 945 exemplaires en 1985 à 363 663
311
exemplaires en 1986 . Comme la publicité

309 Le 10 juillet 1985, le navire du mouvement Greenpeace est coulé dans le port d’Auckland
(Nouvelle-Zélande) alors qu’il se préparait à partir en campagne contre les essais nucléaires français dans
le Pacifique, La presse française mène une enquête serrée qui aboutit à dévoiler, dans un article du
Monde signé Bertrand Le Gendre et Edwy Plenel, le 17 septembre 1985, qu une troisième équipe de la
DGSE (les services secrets français) était responsable, «sur ordre», du sabotage. Le Monde, 18 septembre
1985.
310 CDS du 20 novembre 1985. Le prix de vente du journal a été augmenté entre-temps de 12,5 %,
ce qui réduit la performance des ventes.
3 L’année 1986 est également une année électorale. Le changement de majorité et la cohabitation,
phénomène politique inédit sous la V' République, suscitent un intérêt certain pour la presse.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 434
est en plein essor, l’argent rentre dans les caisses, on peut de nouveau embaucher
et lancer des projets. De l’automne 1985 au printemps 1989, Le Monde panse ses
plaies et se prend de nouveau à rêver à une grande entreprise réalisant un grand
journal.

CONSTITUER UN GROUPE ET DIVERSIFIER LES RESSOURCES

André Fontaine et Bernard Wouts, dès leur arrivée à la direction de l'entreprise,


avaient su faire souffler un esprit nouveau sur le journal. André Fontaine
bénéficiait de son image de grand journaliste, sans doute un des meilleurs que la
rédaction du Monde ait compté dans ses rangs, tandis que Bernard Wouts savait
tracer à grands traits un avenir de développement pour le quotidien de la rue des
Italiens. L’époque, certes, qui voyait 1 immobilier et la Bourse retrouver une
vigueur perdue depuis des lustres, se prêtait aux anticipations fécondes et aux
grands projets d’organisation et de diversification. Mais il est certain que la
nouvelle direction avait su réveiller l’esprit conquérant de l’entreprise.

Organiser l’entreprise pour lutter contre la récession


Bernard Wouts avait lancé, en 1985, un plan de licenciements parmi les
employés et les cadres, qui avait suscité la grogne du personnel. Mais une fois la
tourmente du plan social passée, l’administrateur eut le loisir de procéder aux
nominations de son choix et put créer une technostructure d’encadrement
favorable à ses initiatives.
Dès sa nomination, Bernard Wouts demande au cabinet Mazars d’établir un
audit de l’entreprise. Plusieurs audits partiels sont réalisés entre février et
décembre 1985, dont les résultats forment un ensemble de recommandations sur
l’organisation et la gestion de l’entreprise. Le cabinet Mazars, dans un premier
diagnostic, en juin 1985, énumère les failles de l’organisation du Monde : «le
cloisonnement entre les services et la dichotomie entre la rédaction et
l’administration, le manque de synergie, de hiérarchie, de responsabilité, de
formalisation, la mauvaise circulation de l’information, enfin la faible
préoccupation commerciale et gestionnaire » conduisent les experts du cabinet
Mazars à insister sur la nécessité d’organiser l’entreprise et de recruter des cadres
supérieurs chargés de structurer les divers secteurs du Monde.
Le cabinet Mazars trace les grandes lignes d’un organigramme indispensable à
la SARL Le Monde. Sous la double direction d’André Fontaine et de Bernard
Wouts, une dizaine de secteurs sont ainsi définis, qui ont
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 435
à leur tête un directeur, ou un responsable312. La rédaction ne représente plus, dans
cet organigramme, qu’une direction parmi les dix envisagées par le cabinet Mazars
et mises en place par Bernard Wouts au cours de l’année 1986. Certaines d’entre
elles, la direction du marketing ou la direction du développement, sont éphémères
et disparaissent dès que leur responsable quitte le journal. Les autres demeurent en
place, mais, à deux exceptions près, tous les directeurs partent vers d’autres
horizons dans les années qui suivent le départ de Bernard Wouts.
Dans le même esprit d’organisation et de structuration de l’entreprise, Le
Monde édite, le 1er novembre 1988, un annuaire téléphonique à usage interne, qui
prend la forme d’un organigramme détaillé. La volonté de promouvoir la structure
administrative apparaît encore ici. Par exemple, les services de l’administration
prennent place avant les services de la rédaction. Le rêve de l’administrateur qui
hante les directions administratives successives depuis plusieurs années semble
enfin réalisé : la rédaction paraît subordonnée à la gestion. Mais Bernard Wouts
n’avait pas suffisamment pris en compte les spécificités d’une entreprise qui ne
pouvait être réduite à la production et à la distribution de papier imprimé.
Au cours de l’entretien qu’il nous a accordé, plus de deux ans après son départ
du Monde, Bernard Wouts insista sur les oppositions qu’il avait rencontrées dans
l’application de son plan de réorganisation et de développement du journal.
L’administrateur s’est heurté, d’une part, au « problème de l’organisation
managériale, à la difficulté de faire entrer une culture que Le Monde n’a pas parce
qu’il est trop fermé sur lui-même», et, d’autre part, à la «pesanteur syndicalo-
corporatiste et à la pesanteur du

312 Direction de la rédaction, Daniel Vernet ; direction des imprimeries, Jacques Guenet ; direction
de la diffusion, Jacques Pestel, avec quatre services, ventes France, ventes export, abonnements et
distribution ; direction de la publicité, Françoise Huguet ; direction du marketing, Jean-Louis Marx ;
direction juridique et du personnel, avec quatre services, gestion du personnel, Maria-Flora I lakoun,
services sociaux, service juridique, Brigitte Charoy, services généraux, Georges Abad; publications
annexes, François Luquet; direction de la diversification et du développement, Dominique Delprat, en
relation avec Manuel Lucbert, qui exerce un contrôle au titre de la rédaction ; direction administrative et
financière, Éric Pialloux et Nelly Pierret (adjointe) avec trois services, comptabilité et trésorerie, contrôle
de gestion, informatique. Cette direction est réorganisée au gré des recrutements. Nelly Pierret devient
secrétaire générale, une direction des systèmes d’information et d’organisation est créée sous la direction
de Dominique Moreau. Il faut ajouter à cet organigramme le service de la documentation et la direction
de la communication, dirigée par Jean-Marie Dupont.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 435

rythme quotidien ; si vous n’êtes pas dedans, vous n’avez pas de crédibilité, si
vous y êtes, vous êtes étouffé par la marche du quotidien313 ».
Dans les rapports d'audit, le cabinet Mazars envisageait les différents moyens
de briser ces résistances. À l’occasion du plan social, il fallait réduire les
sureffectifs des services et favoriser la polyvalence des employés. Des branches
entières d'activités comme la publicité ou les abonnements devaient être filialisées,
tandis que d’autres secteurs comme la documentation, l'archivage ou les coursiers
devaient être confiés à des sous-traitants. Enfin, les audits insistaient sur la
nécessité de favoriser les synergies entre la publicité, la diffusion et la rédaction.
C’était là un conseil risqué, qui heurtait la sensibilité des rédacteurs et l’histoire du
journal.
Bernard Wouts ne peut en effet se contenter, comme le faisait André Catrice,
de fournir à la rédaction les moyens de développer le journal. Il faut que
l’entreprise, et non plus seulement le journal, croisse grâce à ses initiatives et à ses
compétences. Il faut diversifier, créer un groupe, bâtir un projet commercial et
industriel. Pour ce faire, l’administrateur peut compter sur l’adhésion des syndicats
et d’une grande partie du personnel, qui acceptent aisément la croissance des
emplois. Mais c’est également considérer que Le Monde est d’abord un produit,
comme tout autre produit de consommation courante, qui peut être imprimé,
distribué et vendu grâce aux techniques commerciales et industrielles les plus
banales ou les plus sophistiquées.
L’administrateur recrute des cadres supérieurs chargés d’organiser la
production afin qu’elle soit moins coûteuse et susceptible de croître rapidement
quand la nouvelle stratégie aura porté ses fruits. Il engage d’autres responsables
qui doivent organiser au mieux la commercialisation, le marketing et la publicité.
Des études de marché analysent le comportement des lecteurs et une campagne de
publicité vante les qualités du Monde nouveau. Enfin, il faut convaincre la
rédaction du bien-fondé de l’analyse «marketing» qui influe sur la manière de
traiter l’actualité. Cependant, la stratégie du développement trouve difficilement à
s’appliquer directement dans le quotidien, parce que les réactions des lecteurs
demeurent lentes à se manifester et parce que la nouvelle imprimerie qui doit
favoriser la relance des ventes et de la publicité demande de longs délais avant
d’être opérationnelle. L’administrateur général souhaite alors constituer autour du
quotidien un groupe multiforme qui facilitera la diversification et des prises de
participation dans des sociétés complémentaires.

313 Entretien avec Bernard Wouts le 29 décembre 1992. Voir également Bernard WOUTS, La
Presse entre les lignes, Flammarion, 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 436
Sortir de la crise par la diversification et la constitution d’un groupe de presse
Bernard Wouts affirme que «Le Monde est le seul quotidien qui puisse devenir
un groupe de presse. » L'entrée de capitaux dans la SARL Le Monde n’était pas
seulement destinée à combler les déficits et à favoriser le redressement du
quotidien de la rue des Italiens, mais elle avait également pour objectif la
constitution d’un «groupe de presse», diversifié et multimédia. Celui-ci devait être
constitué du quotidien, de ses publications annexes, d’un pôle industriel
d’impression, et de participations diverses, dans la presse écrite, dans la presse
électronique, dans l’édition et dans l'audiovisuel, avec la fabrication de
programmes et la participation à une chaîne de télévision et à une station de radio.
L’aventure de la diversification lancée par Bernard Wouts ressemble peu à
celle qui avait commencé dans les années cinquante lorsque Le Monde avait créé
ses premières publications annexes. Dans les années 1985- 1989, les données
économiques des médias, de l’information et de la culture se transforment
rapidement à cause de l’accroissement massif des recettes publicitaires et de la
concurrence exacerbée résultant d’une déréglementation rapide du secteur
audiovisuel1. Les concentrations et les restructurations concernent également
l’édition314 315 et la presse avec le développement du groupe Hersant316 ou du
groupe Prisma Presse317.
Les projets pharaoniques et les investissements somptuaires se multiplient, au
risque d’obérer l’avenir en cas de retournement conjoncturel, ce qui ne manqua
pas d’arriver. L’époque était aux optimistes et aux visionnaires, et dans ce
contexte, le pessimisme beuve-mérien n’avait plus sa place. Bernard Wouts
entraîna Le Monde dans cette aventure, avec l’assentiment du gérant, du conseil de
surveillance, de la Société des rédacteurs, des associés A, de la Société des
lecteurs, des syndicats et des salariés. L’argent rentrait, on embauchait, on
préparait l’avenir en multipliant les projets, qui, tous, nécessitaient la création de
nouvelles sociétés.

314 La loi du 29 juillet 1982 met fin au monopole de la radio et de la télévision en France. Les
radios privées sont autorisées dès cette date, puis des chaînes de télévision privées émettent, en 1984
(Canal+) et en 1986 (La Cinq et TV6).
315 Le Groupe de la Cité, qui regroupe les filiales d'édition de la CEP Communication et de la
Générale occidentale, est créé en février 1988.
316 En dépit de la loi du 12 septembre 1984 qui visait à limiter la concentration dans la presse,
Robert Hersant achète Le Progrès, en janvier 1986, et la chaîne de télévision La Cinq lui est attribuée en
février 1987.
317 Quinze ans après sa fondation, en 1979, le groupe d Axel Ganz édite onze magazines et réalise
un chiffre d’affaires de 2,7 milliards de francs.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 437
Afin de préparer son entrée dans le monde audiovisuel, l’assemblée générale
de la SARL du 27 février 1986 autorise «la création d’une société d’études,
provisoirement dénommée Phirimédia [finalement appelée Pluricommunication],
associant Le Monde à Ouest-France, Sud-Ouest, La Nouvelle République et à La
Montagne destinée notamment à permettre une action concertée dans le domaine
de l’audiovisuel». Quelques jours plus tard, en mars 1986, le gouvernement issu de
la nouvelle majorité décide de réattribuer deux chaînes de télévision, La Cinq et
TV6, et de privatiser TF1. La société Pluricommunication, dont Le Monde a
souscrit 29,80% du capital pour 149000 francs, figure dans le tour de table de
Matra-Hachette en vue de la reprise de TF1, qui est attribuée au groupe Bouygues,
en avril 1987. La société Pluricommunication est ainsi rendue caduque sans avoir
pu faire ses preuves. L’entrée du Monde dans l’univers de la télévision est reportée
à des jours meilleurs.
Finalement, l’entreprise de diversification et de constitution d’un groupe de
communication tourne court, en dépit de tentatives répétées de créer des filiales et
des holdings. Bernard Wouts et Dominique Delprat, le directeur du
développement, avaient imaginé de créer une cascade de sociétés, détenues à
chaque étape à 51 %, afin d’amener des actionnaires extérieurs et de participer à
de nouvelles affaires à mesure quelles se présenteraient. Mais, l’assemblée
générale extraordinaire du 12 mars 1987, qui autorise la constitution d’une filiale
d’imprimerie, repousse le projet de création d’un holding financier, qui avait été
provisoirement dénommé Le Monde Développement318. La cascade de holdings,
sur le modèle initié par Bernard Arnault pour contrôler LVMH, supposait en effet
une perte de contrôle progressif de la Société des rédacteurs sur le contenu des
publications, sur le contrôle des associés, des participations et des activités des
filiales. La Société des rédacteurs du Monde aurait conservé le statut d’actionnaire
principal dans le seul holding de tête, la SARL Le Monde, mais sa participation
aurait été diluée à mesure que l’on descendait la cascade des filiales et sous-
filiales. Les rédacteurs perçurent les dangers d’un tel montage et refusèrent, lors de
l’assemblée générale de la rédaction, le 10 mars 1987, l’assentiment de la Société
des rédacteurs du Monde au projet de création du Monde Développement.
Cependant, les associés acceptent, au coup par coup lorsque l’affaire leur est
présentée, la participation de la SARL Le Monde à des opérations

318 Le Monde Développement aurait été constitué sous la forme d’une société anonyme au capital
de 250000 francs, dont la SARL Le Monde aurait possédé 51 % des actions, au minimum ; AG du 12
mars 1987.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 438
ponctuelles ayant un but précis, qui paraît en accord avec l’objet de la société.
Ainsi, le 17 décembre 1987, l’assemblée générale autorise la création d'une filiale,
LMK Images ’, destinée à produire des programmes audiovisuels. Le 28 juillet
1988, l'assemblée générale autorise la prise de participation de la SARL Le Monde
dans le capital de La Vie du Rail319 320 321. L’intérêt de l’opération paraît mince à
plusieurs associés, même si Bernard Wouts, qui a négocié seul cette transaction,
fait miroiter l’éventuelle impression de La Vie du Rail par la future imprimerie en
cours d'installation à Ivry. L'un des associés, Michel Houssin, conteste vivement,
mais en vain, cette possibilité. En dépit du retournement de la conjoncture
économique, l'assemblée générale de la SARL Le Monde autorise encore une prise
de participation dans Liber \ supplément culturel européen à la vie éphémère.
Enfin, le 30 mai 1990, l’assemblée générale de la SARL Le Monde autorise la
création d’une filiale dénommée Le Monde Éditions322, dont la direction est
confiée à Jacques Grall. Le désir de créer une maison d’édition datait des
premières années du Monde. Reprenant la tradition du Temps, deux recueils
d’articles furent publiés par le journal, en 1947 et 1948323. Hubert Beuve-Méry
s’accorda ensuite avec Le Seuil afin que cette maison publie des recueils sous le
label des Éditions Le Monde324. De temps à autre, l’imprimerie de labeur du
Monde publie également des tirés à part d’articles parus dans le journal 325. À
différentes reprises, Jacques Sauvageot, Gilbert

319 LMK Images est constituée en janvier 1988, sous la forme d’une société anonyme au capital de
300 000 francs, détenu à 51 % par la SARL Le Monde et à 49 % par la société de Marin Karmitz, MK2
Productions (AG du 17 décembre 1987).
320 Pour un montant de 1 500 000 francs, correspondant à 15 % du capital de l’hebdomadaire. AG
du 28 juillet 1988. La participation du Monde est réduite à 5 % du capital, en 1990 (AG du 3 décembre
1990).
321 AG du 19 décembre 1989, Le Monde détient 25 % du capital social de la société éditrice de
Liber qui se monte à 50 000 francs.
322 Société anonyme au capital de 250000 francs» détenu à 51 % par la SARL Le Monde et à 49%
par les Éditions La Découverte. AG du 30 mai 1990. Voir également, Éric DüSSERT et Frédéric
RANSON, Le Monde à l'heure du livre, mémoire pour le DESS d’édition, université Paris XIII, 1990. La
SARL Le Monde prend ensuite une participation de 5 % dans le capital des Éditions La Découverte (AG
du 3 décembre 1990).
323 Jacques FAUVET, Les Partis dans la France actuelle, 1947. Rémy ROURE, La IV République,
naissance ou avortement d'un régime, 1948.
324 Hubert BEUVE-MÉRY, Réflexions politiques, 1932’1932, 1951. Jacques FAUVET, Les Forces
politiques en France, 1951.
325 Par exemple : Alain PEYREFITTE, Pour sortir de l’impasse algérienne, 1961.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 439
Mathieu1, Pierre Drouin, Bertrand Poirot-Delpech, Daniel Junqua 326 327 ou
d’autres328, relancèrent des projets de coéditions.
Au total, la diversification du Monde reste limitée. Les deux filiales qui
subsistent et conservent une réelle activité, Le Monde Imprimerie et Le Monde
Publicité, sont des sociétés étroitement liées au quotidien, dont les activités
auraient pu, tout aussi bien, se développer à l’intérieur de la SARL, si celle-ci avait
eu les capacités financières suffisantes pour le faire. Jusqu’en 1998. l’expression
«groupe Le Monde» demeure donc largement illusoire, dans la mesure où les
filiales principales réalisent la quasi-totalité de leur chiffre d’affaires grâce aux
publications du Monde.

Les contradictions sociales d’un groupe de presse


La volonté de Bernard Wouts de forger un groupe et une dynamique par la
croissance externe ne manqua pas d’introduire des contradictions supplémentaires
au sein de l’entreprise. La constitution d’un groupe industriel et commercial
éloigne des métiers traditionnels au risque de diluer les savoir-faire et de favoriser
la dispersion des forces. L’emprise des cadres sur l’entreprise se traduisit par de
réelles difficultés d’adaptation dans l’imprimerie d’Ivry, et par un malaise diffus
au sein de la rédaction qui se sentait dépossédée de sa prééminence historique.
Rue des Italiens, les cadres étaient en concurrence permanente avec des
rédacteurs qui se tutoient, dont beaucoup portent le jean ou la veste sport, et qui
ont une formation intellectuelle égale à celle des cadres supérieurs. À Ivry, au
contraire, la supériorité des cadres à l’égard des employés se marque
immédiatement. L’administration trouve à Ivry les rites et les usages d’une
entreprise de service. Le costume ou le tailleur, les formules de politesse propres
au secteur tertiaire deviennent obligatoires, le tutoiement est prohibé. La
disposition des lieux, qui sépare l’administration de l’imprimerie, permet aux
cadres d’exprimer leurs particularités, face aux employés, leurs subordonnés.
Les particularités sociales et professionnelles des métiers de la presse,

326 La série Les Enquêtes économiques du Monde, publiée par Economica en 1979 et 1980, compte
trois titres sur l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie.
327 La coédition La Découverte-Le Monde a publié trente-quatre ouvrages, dont neuf albums de
Plantu entre 1983 et 1990.
328 Des ouvrages en coédition ont été publiés avec treize éditeurs en France : Actes Sud, Le Castor
astral, La Découverte, Economica, Édisud, Gallimard, Hachette, Larousse, Lobies, Nathan, Sélection du
Reader’s Digest, Le Seuil et Sirey. D’autres ouvrages ont été publiés par des éditeurs étrangers.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 440
les conflits entre les catégories pouvaient faire penser qu’il n’existait pas de
culture d’entreprise1 au journal Le Monde. Des sociologues, après s’être penchés
sur le problème, ont conclu leurs études avec une grande perplexité329 330. Cette
entreprise de presse était-elle formée d’une, de deux, de trois, ou de quatre
entreprises ? Il semble que les cadres et les employés, écrasés par les deux forces
sociales du Monde, les ouvriers et les rédacteurs, ne puissent prétendre, sauf
temporairement, à constituer une dynamique d'entreprise, ni à influer durablement
sur les autres catégories afin de créer une culture spécifique. Il n’y a guère qu’à
l’époque de Bernard Wouts que fut esquissée une culture d’entreprise fondée sur
le management, mais la greffe, qui heurtait des cultures trop fortes, ne prit pas331.
Quant au Livre et à la rédaction, ils n’existent pas l’un sans l’autre. Les conflits
sont âpres et fréquents, les jalousies également, ainsi que la méconnaissance
réciproque. Mais dans toutes les entreprises qui regroupent plusieurs métiers la
culture d'entreprise est conflictuelle.
Le Monde est une entreprise de communication, où tout est objet de parole, de
mise en scène et de débats, où les instances de délibération sont vivantes et
nombreuses, et dans laquelle la majeure partie du personnel est actionnaire de la
société. En dehors de cette constatation, la culture dominante demeure celle de la
presse, de l’urgence et du stress, accompagnée d’une convivialité sans égal, de
l’amour du travail bien fait, que ce soit celui des rédacteurs qui privilégient la
vérification et la référence, ou celui des ouvriers qui cherchent toujours à faire
tomber le journal à l’heure. En un sens, l’esprit du «bâton de chaise» cher à Hubert
Beuve-Méry demeure vivant dans l’ensemble du personnel. Au sein du Monde, les
discussions

329 Terme ambigu, un temps à la mode, qui reste cependant d’un usage pratique dans la mesure où
il tente de prendre en compte tout ce qui n’est pas immédiatement productif, mesurable ou tangible, mais
contribue à la performance d’ensemble de l’entreprise. Sur ce sujet, Alain BELTRAN et Michèle
RUFFAT, Culture d’entreprise et histoire. Les Éditions d’organisation, 1991. Alain ETCHEGOYEN,
Les entreprises ont-elles une âme?, Éditions François Bourin, 1990. Philippe BERNARD et Jean-Pierre
DAVIET (éd.), Culture d’entreprise et innovation, Presses du CNRS, 1992.
330 Jean-Gustave PADIOLEAU, Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et mousquetaires,
PUF, 1985. Anne Catherine GARY, Le Monde, la culture à l’épreuve des mutations. Analyse, au sein
d’une entreprise de presse en phase de modernisation, du choc culturel apporté par le mode
d’implantation des diverses mutations, mémoire de maîtrise, CELSA, 1989. Anne Catherine GARY, La
Critique dans l’entreprise. Une sociologie des modes de coordination et des configurations critiques
dans une entreprise de presse parisienne, mémoire de DEA, EHESS, 1991.
331 Nelly Pierret, administratrice déléguée après le départ de Bernard Wouts, disait, par dépit ou
avec sagacité, que la culture était ce qui empêchait 1 entreprise d évoluer.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 441
sont permanentes et tous les salariés du journal émettent des opinions souvent
tranchées sur le devenir du quotidien, de ses publications ou de l’entreprise. On
peut d’ailleurs en juger aux difficultés qu’éprouvent les anciens du Monde, qu'ils
soient ouvriers, rédacteurs, cadres ou employés, à quitter la maison, une «bonne
maison », lorsqu’ils prennent leur retraite, qu’ils partent faire carrière ailleurs,
voire quand ils sont licenciés. Qu’ils soient anciens ou encore salariés du journal,
dès qu’ils se rencontrent, les acteurs du Monde parlent du Monde. Ainsi, nombre
de potins rapportés à l’extérieur et nombre de livres ou d’articles qui parlent du
journal ont pour source principale des propos tenus par des salariés du Monde et
pour motif profond cette difficulté à se séparer du journal. Entre les catégories, les
métiers sont différents et seraient pratiqués de manière sensiblement identique
dans une autre entreprise, mais Le Monde reste une entreprise fortement typée, et
le fait d’y travailler une source de fierté.
Il reste cependant que les changements techniques de l’imprimerie de presse
aboutissent, dans les années quatre-vingt, à une mutation générale des métiers du
livre qui entraîne une remise en cause du statut des ouvriers et des cadres
techniques. Trois ans après la modernisation de la composition, les rotativistes
sont menacés à leur tour par l’adoption de l’offset dans la nouvelle imprimerie du
Monde, tandis que se profile une nouvelle diminution des effectifs de la
composition. Plus que la scission de l’entreprise, c’est la disparition de leurs
métiers, programmée dès la conception de l’imprimerie d’Ivry, que redoutent les
ouvriers du Livre.

LES PESANTEURS DU PROJET INDUSTRIEL

La construction de l’usine d’Ivry répondait à la nécessité, pour Le Monde, de


renouveler des rotatives proches de l’obsolescence, mais elle correspondait en
outre au souhait de Bernard Wouts de transformer la SARL Le Monde en un
groupe de presse axé sur la conquête de nouveaux marchés au moyen de produits
rénovés. Ce projet était fondé sur l’augmentation rapide et continue des recettes
publicitaires et sur la production à plein rendement d’une imprimerie fonctionnant
durant la journée pour Le Monde et la nuit pour d’autres publications.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 442
L’imprimerie d’Ivry
Le projet retenu par Bernard Wouts, pour lequel il chercha immédiatement des
partenaires1, représentait au départ un investissement de 250 millions de francs qui
dépassa bientôt les 320 millions de francs332 333 334 335. Le 17 avril 1986, Bernard
Wouts présente ses projets industriels pour Le Monde :
« Nous observons actuellement une phase d’explosion sur le plan européen et
mondial en matière d’offset336. [...] Nous estimons, de notre point de vue, avoir
intérêt à prendre ce train-là, à nous aligner sur la norme mondiale. Notre retard va
alors se transformer en avance, car nous serons les premiers à offrir un produit d’un
nouveau type sur le marché français. Mais nous entrons alors en concurrence avec
tous les éditeurs du monde qui s’adressent à des fabricants de matériels lourds qui
n’arrivent pas à faire face, d’où l’allongement des délais de commande. [...] Ce qui, à
notre sens, pousse le plus en faveur d'un renouvellement rapide du matériel, c’est
l’opportunité qu’il y a à offrir un journal qui sera au standard mondial sur le plan de
la qualité, en matière de couleurs, de souplesse de pagination, d’encarts intégrés. »

Bernard Wouts insiste sur l’utilisation de la couleur : « En matière de


publicité, nous pensons que la presse quotidienne a une carte fantastique à jouer
sur le plan de la couleur, parce que la scannerisation de la sélection des couleurs,
l’explosion du marché de la télévision, les freins que rencontrent les magazines en
raison de leur prix de revient lié à la qualité du support qu’ils utilisent et de leurs
délais de fabrication, sont des handicaps que la presse quotidienne doit pouvoir
contourner. »
L’administrateur met encore en avant la souplesse de la machine qui permet de
faire varier la pagination et qui autorise les cahiers multiples et les changements de
format tout en conservant le processus de fabrication du quotidien : « Cela nous
amène à définir ce couplage rédaction-publicité en terme de produit, comme étant
un “journal unique”, c’est-à-dire que nous ne nous orientons pas, sauf
ponctuellement, vers un corps de journal

332 Dès la première séance du conseil de surveillance à laquelle il participe, Bernard Wouts
annonce son intention d’investir «à une échéance de trois ans, dans une imprimerie moderne et partagée»
(CDS du 28 février 1985). Dès que la vente de l’immeuble de la rue des Italiens est acquise, Bernard
Wouts relance le projet (CDS du 12 septembre 1985).
333 «L’ensemble matériel lourd et nouvelle usine représente un investissement de l’ordre de 240 à
250 millions de francs. Il est évident que ce projet n’a pas de sens si on entend l’amortir avec Le Monde
seul. » CDS du 17 avril 1986.
334 Les rotatives installées rue des Italiens entre 1959 et 1966, et celles qui équipaient
l'usine de Saint-Denis depuis 1972, étaient des rotatives typographiques. L'offset permet
une plus grande rapidité d’impression et autorise l’impression en quadrichromie.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 443
et des suppléments magazines de format différent, sur papier couché, tirés et
distribués à part [comme les suppléments de fin de semaine du type Figaro-
Magazine]. Nous allons vers les produits allemands, américains et suisses, c’est-à-
dire un journal permettant de grossir en pagination, d’avoir des suppléments dans
le format ou le demi-format du journal, en couleurs et fabriqué industriellement,
en temps réel et non en fabrication séparée. Il faut revenir à la notion de journal
prioritaire en bénéficiant d’un produit industriel qui casse les prix du marché
publicitaire et qui ne soit pas inflationniste sur le plan des prix, c’est-à-dire qui
permette d’atteindre un public en lui offrant quotidiennement un produit
relativement bon marché par rapport à l'univers des médias. »
La démarche de Bernard Wouts demeure industrielle et commerciale, et tient
peu compte des particularités rédactionnelles et culturelles du Monde. Au
contraire, il affirme que le journal est avant tout un «produit». Il affiche une
urgence à commander les machines, sous prétexte de délais de livraison337, alors
que le motif essentiel est de presser les instances délibératives de la SARL, afin
que la décision soit rapidement irrévocable. Remarquons que Jacques Sauvageot
avait employé les mêmes arguments, au conseil de surveillance du 27 juin 1968,
lors de la commande de la rotative de Saint-Denis, avec un résultat identique.
Dans un deuxième temps, Bernard Wouts présente au conseil de surveillance
du 2 mai 1986 le plan de financement de l’imprimerie et des locaux :

«L’exploitation des prochaines années (1986-1988) doit normalement dégager


une possibilité de consacrer aux investissements industriels 100 MF. En termes de
capacité de remboursement, au-delà, c’est-à-dire entre 1989 et 1995, nous pensons
normalement que le cash-flow dégagé doit être supérieur à 100 MF par an et doit
éliminer tout problème de remboursement et de paiement des intérêts, même dans
l’hypothèse d’une marge d’incertitude élevée. La capacité d’autofinancement sur
cette période 1989-1995 est supérieure à 500 MF. »

« Les projections 1987-1995 » élaborées par Bernard Wouts ne pouvaient


certes pas prendre en compte le retournement de la conjoncture économique et
publicitaire qui se produisit en 1990. Cependant, prévoir une

337 «La question qui nous préoccupe le plus est celle du rapport qualité-prix et celle du délai.
Les trois grands fabricants suisses et allemands demandent actuellement 28 ou 30 mois auxquels
s’ajoutent 4 mois d’installation et de mise en route. Toute semaine qui passe provoque un
allongement considérable de ces délais. [...] Nous sommes devant un choix crucial en ce qui
concerne les délais» (CDS du 17 avril 1986).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 444
croissance des ventes de 28% en huit ans1, ainsi qu’un doublement des recettes
publicitaires sur la même période, pouvait sembler optimiste. La performance
devait être réalisée grâce à l’impression en couleurs, qui était supposée
concurrencer la télévision et séduire les publicitaires et les consommateurs 338 339.
Le projet industriel entre dans la phase de réalisation, en octobre 1986. Le
Monde achète pour 10,8 millions de francs l’ancienne usine SKF d’Ivry-sur-Seine
qui comprend un bâtiment administratif à restaurer de 4 niveaux de 975 m2 chacun
sur un terrain de 23353 m2. Sur ce site réhabilité sera construite une usine
entièrement nouvelle. L’assemblée générale extraordinaire du 12 mars 1987
autorise la création d’une société filiale d’imprimerie, Le Monde Imprimerie SA,
au capital de 50 millions de francs, détenu à 66 % par la SARL Le Monde et à 34
% par Hachette340. L’assemblée autorise en outre le gérant «à effectuer des
emprunts d’un montant total de 177 millions de francs341», en vue de commander
les rotatives.
Les rédacteurs et les ouvriers du Livre s’accordent, pour la première fois
depuis bien longtemps, pour approuver le projet; les uns espèrent

338 Bernard Wouts : «Cela représente en 1995 une diffusion supérieure de 28 % à celle de 1986 [ce
qui supposait d’atteindre 465 000 exemplaires par jour grâce à un gain de 102 000 exemplaires en huit
ans], [...] Nous sommes frappés par la bonne santé de la presse écrite à l’étranger. Nous pensons qu’elle
connaîtra une ouverture favorable : nous connaissons un regain d’activité, le niveau culturel général est
plus élevé, le taux des gens qui arrivent au bac est de plus en plus important. » Question de Jacques Grall,
rédacteur délégué au comité d’entreprise : « Même avec la concurrence de l’audiovisuel ? » Réponse de
Bernard Wouts : « La presse quotidienne va prendre des participations dans les télévisions privées» (CDS
du 2 mai 1986).
339 «Nous constatons que nos jeunes lecteurs ont appris à lire et à étudier dans des manuels en
couleurs. Plus qu’illustrations, la couleur doit servir à aider la lecture. Elle offre un champ visuel plus
large pour les parties magazine. Mais, à plus court terme, le marché publicitaire va bouger à cause de la
libéralisation de la télévision. Rapidité d’exécution et rapport qualité-prix vont donner de nouvelles
armes à la presse quotidienne», Bernard WOUTS, Techniques de presse (mensuel de l’IFRA), décembre
1986.
340 La SA Le Monde Imprimerie est constituée le 2 avril 1987. Le Monde apporte 33 millions de
francs et Hachette 17 millions de francs, auxquels s’ajoute un apport en compte courant de 70 millions de
francs par chacun des deux partenaires.
341 À la fin de 1986, Bernard Wouts envisage un investissement total de 326 millions de francs,
dont 15 millions de francs à la charge île la SARL, pour le terrain et les bâtiments administratifs, et de
311 millions de francs à la charge du Monde Imprimerie. Le financement est assuré par un crédit
fournisseur (WIFAG) de 66 millions de francs, un prêt du Crédit national de 55 millions de francs, un
crédit bancaire à moyen terme de 55 millions de francs, la part de Hachette, 87 millions de francs, et un
financement direct du Monde pour 53 millions de francs (33 millions de francs d’apport de capital à la
filiale et
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 445
ancrer l’indépendance rédactionnelle du Monde grâce au développement de sa
filiale et de ses publications, les autres supposent qu’une imprimerie nouvelle
créera des emplois. Manuel Lucbert, président de la Société des rédacteurs du
Monde, exprime ainsi, à l’assemblée générale du 12 mars 1987, le climat qui
prévaut dans les rapports entre la rédaction et les techniques : «Le Syndicat du
livre a demandé à nous rencontrer. Nous avons eu un échange de vues tout à fait
cordial et, au-delà des déclarations de principe, nous avons bien senti que
l’évolution en cours recevait leur assentiment. Leur seule crainte était de savoir
quelle serait notre position à nous1. Avant-hier, l’assemblée générale de la Société
des rédacteurs a massivement ratifié la création d’une filiale avec Hachette.
Environ 95 % des votants se sont exprimés favorablement. Dès le lendemain, nous
avons eu un deuxième contact avec le Syndicat du livre qui s’est déroulé dans un
climat encore plus détendu que le premier. »
Cependant, la question que Bernard Wouts cherche à résoudre depuis un an,
celle des clients et des partenaires éventuels de l’imprimerie, reste sans réponse.
Hachette abandonne rapidement son projet «Oméga» de quotidien populaire, tout
en conservant sa participation dans la filiale du Monde, parce que Jean-Luc
Lagardère, de longue date lecteur attentif du journal, souhaite rester partenaire du
développement et surtout parce que personne n’est susceptible de racheter les parts
de l’imprimerie d’Ivry. Bernard Wouts espère un temps que Libération sera
imprimé à Ivry342 343 344, mais la question du format du journal gouverne, encore
une fois, les destinées de l’entreprise.
En 1986, comme en 1959 lors du précédent renouvellement des rotatives, la
direction du Monde réfléchit à la possibilité de changer le format du journal. À
deux reprises, la volonté de conserver l’originalité du Monde,

20 millions de francs en compte courant). Note d’Éric Pialloux à Bernard Wouts, sans date [fin 1986].
Bernard Wouts, à l’assemblée générale du 12 mars 1987, reprend des chiffres équivalents : «
autofinancement sur plusieurs années, 120 millions de francs, prêt fournisseur WIFAG, 66 millions de
francs, prêt Crédit national (9,45 % 1990-1999) 56 millions de francs, prêts moyen terme bancaires
(BNP, Banque Vernes, Banque Dreyfus, CIC, Union Bank of Finland, taux de base bancaire augmenté de
1,15 %) 55 millions de francs. » AG du 12 mars 1987. En septembre 1987, la Société des lecteurs du
Monde consent une avance de trésorerie de 23 millions de francs, rémunérée sur le taux de base bancaire
augmenté de 0,25 %. Note d’Éric Pialloux à Bernard Wouts, sans date [octobre 1987].
343 Le Syndicat du livre redoutait en effet que les rédacteurs rééditent le refus des années soixante-
dix concernant l’impression de journaux extérieurs.
344 Serge July, qui ne souhaitait pas abandonner le format tabloïd pour adopter le berlinois, laissa
planer le doute sur ses intentions, afin de bénéficier d’une arme dans ses négociations avec son propre
imprimeur, Riccobono.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 446
le seul quotidien de la presse française d’une taille intermédiaire entre le tabloïd et
le grand format, conduisit à l’achat de rotatives d’un format sans équivalent dans
la presse parisienne. En 1986, le choix du format « berlinois », répond à la volonté
de préserver l'image du Monde en conservant, à quelques centimètres près,
l’ancien format du quotidien L Cette option, comme en 1959, pèse sur le compte
d’exploitation du journal, parce que l'imprimerie ne peut pas accueillir, dans la
plage de nuit des rotatives, des confrères qui ont un format différent, et parce que
Le Monde doit renoncer à l’impression décentralisée en province, son format
n’étant pas homothétique avec celui des réseaux de transmission par fac-similé.
À la suite de longues négociations, Bernard Wouts estime avoir trouvé un
partenaire industriel avec Le Parisien345 346, quotidien en renouveau qui souhaite
bénéficier d’une impression moderne en couleurs et qui replie sa diffusion sur la
région parisienne, ce qui l’autorise à ne pas adopter un format compatible avec le
fac-similé.
L’assemblée générale extraordinaire du 19 décembre 1988 approuve un projet
d’échange de participations, à hauteur de 10 %, entre la filiale Le Monde
Imprimerie SA et une filiale d’imprimerie à créer des Editions Philippe Amaury
SA. Les satisfecit adressés à la direction par les associés, unanimes347 et émus348,
témoignent de l’enthousiasme qui les saisit devant la concrétisation de cette
alliance industrielle.
Sans chercher à stigmatiser des prévisions illusoires, il demeure que les choix
industriels restent complexes à opérer et qu’il faut les assumer financièrement et
socialement pendant de nombreuses années. On peut ajouter que les responsables
du Monde sont susceptibles de répéter les

345 Les rotatives d’Ivry qui acceptent des bobines de 128 centimètres de largeur, soit quatre pages
du journal, conservent une dimension très proche des bobines précédentes de 134 centimètres. La
diminution de format est à peine sensible. Le format du Monde était de 50x33,5 centimètres, il est de
47x32 centimètres avec le berlinois.
346 Le Parisien appartient au groupe Amaury qui publie également L’Équipe. À la suite de la grève
de 1975-1976, La diffusion du Parisien libéré est tombée de 680000 exemplaires à 320000 exemplaires
par jour. À partir de 1985, cette diffusion croît régulièrement pour atteindre 400000 exemplaires en 1989.
Le Parisien, qui a quitté le Syndicat de la presse parisienne, ne respecte pas les conventions passées entre
celui-ci et le Syndicat du livre. Cependant, l’impression sur les rotatives du Monde suppose un accord
entre la direction du Monde et le Syndicat du livre qui prendra en compte le nouveau partenaire.
347 La Société des rédacteurs du Monde approuve l’accord à l’unanimité moins une abstention et un
vote contre. La Société des cadres et la Société des employés s’associent aux félicitations décernées à
Bernard Wouts (AG du 19 décembre 1988.)
348 Au conseil de surveillance du 16 novembre 1988, il est question d «un merveilleux accord ».
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 447
mêmes bévues, à dix-huit années d’écart. Il faut enfin noter qu’une partie des
acteurs du Monde reste persuadée du bien-fondé des options de Bernard Wouts.
En 1986 pour Ivry, comme en 1968 pour Saint-Denis1, la logique industrielle
prévaut donc parce que les administrateurs pensent attirer des clients extérieurs
vers la nouvelle imprimerie. Ils se heurtent aux réalités de la SARL, lorsque les
rédacteurs refusent l’impression de France-Dimanche en 1976, ou à celles du
Syndicat du livre dont les difficultés d’adaptation et les exigences rendirent
impossible le maintien du Parisien à Ivry, au-delà d'une période de six mois, entre
octobre 1989 et avril 1990 349 350.
Les rotatives WIFAG étaient pourtant présentées par Bernard Wouts comme
les « Rolls Royce de l’imprimerie, à l’avant-garde du progrès technologique,
modulaires et adaptables, à l’automatisation extrêmement poussée, rendant une
impression en couleurs de qualité, permettant l’impression de cahiers séparés et
d’un journal à éditions multiples. » Les deux rotatives de quatre groupes
d’impression chacune, installées à Ivry à la fin 1988 et au début 1989, entrent en
service en septembre 1989. Les rotatives peuvent imprimer jusqu’à 56 pages,
maximum qui pourrait être porté à 64 pages351, en un ou plusieurs cahiers, quatre
au maximum, comprenant chacun 16 pages dont 4 à 8 pages en couleurs. Le tirage
atteint une vitesse théorique de 75 000 exemplaires à l’heure pour chacune des
deux sorties, mais une vitesse pratique de 120 000 exemplaires à l’heure pour les
deux rotatives réunies. L’installation d’une troisième rotative était également

349 L’usine de Saint-Denis est vendue en décembre 1989, pour la somme de 11,5 millions de
francs. L’usine Marinoni de Saint-Denis a été achetée 3,3 millions de francs en 1968, soit
l’équivalent de 22 millions de francs déflatés ou 3,3 millions d’euros, et de 16,5 millions de francs
1989. La vente en 1989 dégage une moins-value de 5 millions de francs, non compris les travaux
d’aménagement ; soit en déflaté l’équivalent de 65 millions de francs ou 1 million d’euros.
350 L’accord entre Le Monde et Le Parisien, signé le 18 novembre 1988, prévoyait le tirage de
400 000 exemplaires de celui-ci sur les rotatives du Monde à Ivry. Voir l’article d’André
FONTAINE, «Un pari gagné», Le Monde, 20-21 novembre 1988. Les techniciens du livre mirent un
temps considérable à maîtriser les nouvelles rotatives, fort complexes, et le coût des salaires et des
retards rendaient l’impression du Parisien plus coûteuse pour Le Monde qu’elle ne lui rapportait.
Le groupe Amaury décidait dans un premier temps de limiter le tirage à 150000 exemplaires, puis
réclamait des dédommagements pour les retards répétés. Les ouvriers accusaient la fiabilité des
rotatives, WIFAG rendait le manque de formation des ouvriers responsable de leur incapacité à
conduire la machine. Finalement, l’accord d’impression fut rompu le 10 avril 1990. L’affaire
donna lieu à plusieurs contentieux qui furent réglés à l’amiable entre Le Monde, le groupe Amaury
et WIFAG, en novembre 1992.
351 Bernard Wouts : « Il nous semble raisonnable de pouvoir monter sans drame jusqu’à 64
pages » (CDS du 17 avril 1986).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 448
prévue lorsque la charge de travail aurait atteint les limites de la capacité des deux
premières rotatives. Alimentée depuis les rotatives par deux transporteurs en
continu, une salle d’expédition qui fait largement appel aux automatismes pour la
mise en paquets, en lots, en sacs postaux, l’adressage automatique des abonnés par
jet d’encre, l’emballage et la mise sous plastique, assure à terme une productivité
du travail considérablement accrue dans tous les emplois situés entre les rotatives
et les transports.
Deux années après sa mise en service, l’usine très moderne d’Ivry fonctionne
finalement de manière satisfaisante. Mais elle a perdu sa clientèle de nuit et Le
Monde doit amortir ce matériel avec ses seules ressources financières, qui se
révèlent insuffisantes. Depuis 1987, en effet, Le Monde, comme toutes les
entreprises endettées, est entré dans une période peu favorable, dans la mesure où
la politique de désinflation conduit à maintenir des taux d’intérêts réels très élevés,
alors que les recettes et les marges commerciales tendent à stagner. À partir de
1990, Le Monde se trouve pris dans «l’étau des taux» qui rend l’amortissement
des investissements très coûteux, alors que la modernisation des équipements
demeure un objectif prioritaire pour la direction qui souhaite réduire les coûts de
production du journal. La situation se révèle d’autant plus délicate que les recettes
publicitaires s’effondrent. Alors que l’endettement reste à un niveau très élevé, le
total des ressources diminue rapidement, entraînant Le Monde dans une crise
financière majeure.
L’imprimerie d’Ivry demeure un bel outil industriel, qui aurait pu constituer
une garantie de l’indépendance rédactionnelle du Monde, à la condition qu’elle fût
financée sur fonds propres ou par des recettes assurées. Mais, financée à crédit,
l’imprimerie d’Ivry contraint finalement le journal à aliéner cette indépendance
par l’appel à des capitaux extérieurs, faute d’un financement assuré de l’outil
industriel.
La marge commerciale semble en effet définitivement évanouie depuis vingt
ans. Les porteurs de parts sociales tolèrent cette situation parce qu’ils ne sont que
partiellement propriétaires de l’entreprise et qu’ils n’y ont pas investi de capitaux
personnels. Cet état de fait a permis de maintenir de très faibles distributions de
dividendes, quel que fût le taux de marge, afin de préserver l’importance des
amortissements, ou d’éviter de trop graves déficits, tout en préservant les emplois
de l’entreprise. Les bénéfices distribués restent toujours très faibles, souvent moins
de 1 % de la marge commerciale, parfois beaucoup moins352. Cette pratique a jadis
favorisé l’autofinancement, mais elle n’autorise pas l’appel à des capitaux
extérieurs et à l’épargne publique qui chercheraient un rendement plus convenable
de leur investissement financier. Le Mon Je ne peut donc lever que des capitaux
«désintéressés» et «amis», ce qui réduit considérablement l’éventail du choix,

0,08 % de la marge. Les distributions privilégiées destinées aux actionnaires extérieurs de la Société des
lecteurs et du Monde Entreprises, ont, pendant quelques années, relevé le montant de la distribution.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 449
tandis que la faiblesse des dividendes distribués ne favorise pas une prise de
conscience des salariés associés, qui détiennent collectivement une part importante
du capital de l’entreprise, sans recevoir individuellement les bénéfices de cette
participation.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 450
au 31/12 fonds propres dettes total du bilan
1986 47 282 350
1987 68 437 558
1988 102 530 703
1989 122 779 961
1990 95 790 963
1991 78 622 765
1992 81 552 676
1993 28 540 620
1994 -21 549 600
TABLEAU 26 : Bilan du groupe Le Monde en millions de francs courants.

La modernisation de l’imprimerie et l’extinction des métiers du Livre


Les investissements et la modernisation de l’imprimerie devaient permettre
également d’abaisser les coûts de production en favorisant l’augmentation de la
productivité ouvrière. Les rythmes de la modernisation industrielle du Monde
correspondent aux périodes d’installation de rotatives plus modernes, en 1961,
1972 et 1989 et aux transformations de la composition, en 1982, puis à sa
disparition, à partir de 1990. Pour les quatre principales catégories d’ouvriers qui
sont représentés par le Comité Inter du livre parisien, il est possible,
rétrospectivement, de quantifier la production moyenne journalière, en divisant la
production annuelle par le nombre d’ouvriers employés, ce qui permet de mesurer
l’évolution de la productivité moyenne par ouvrier353, depuis la Libération.

conduit fatalement a une diminution de la productivité moyenne. Du point de vue du salarié, cette
diminution est considérée comme un bénéfice personnel, tandis que du point de vue de l’entreprise elle
conduit à renchérir le coût du travail.
1. Hors cadres techniques et métiers annexes. En 1988, il s’agit de la production des anciennes
imprimeries et, en 1990, de la production à Ivry, au 1er semestre, hors impression du Parisien.
2. Dans le même temps, la production des rédacteurs est tombée de 1 colonne par jour et par
rédacteur, en moyenne, à 0,7 colonne par jour et par rédacteur.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 451
Correcteurs Typographes et Clicheurs et Kotativistes
photocom posi teu rs photograveurs
colonnes/jour colonnes/jour pages/jour pages/jour
1949 6.37 1,00 0,82 31 075
1959 8.25 1,18 1.24 65 280
1969 6,00 0,96 1,06 127 196
1979 3.58 0.77 0,93 153 630
1988 4,05 1,68 0,89 148 993
1990 4,69 1,71 0,96 195 792
TABLEAU 27 : Productivité par ouvrier employé1.

À la Libération, les ouvriers sont sous-employés parce qu’il n’est pas question
de licencier à cette époque. La productivité s’améliore ensuite dans les années
cinquante, au fur et à mesure que croît la production, alors que les effectifs restent
stables. Cette période correspond à celle du fondateur qui « serre les boulons », à
l’imprimerie comme à la rédaction. Dans les années soixante, la productivité des
rotativistes continue d’augmenter grâce à l’introduction des machines rapides.
Mais dans les autres catégories, la productivité stagne, laissant apparaître dans la
direction d’Hubert Beuve-Méry et d’André Catrice un laxisme relatif, que l’on
attribue plus fréquemment à leurs successeurs. La troisième décennie est
effectivement celle du déclin de la productivité ouvrière au Monde, qui explique
en partie les problèmes des années quatre-vingt. Même en tenant compte de
l’allongement des congés et de la diminution des horaires de travail, il semble que,
à l’heure travaillée, la production de chaque ouvrier ait diminué au cours des
années soixante-dix2. Enfin, dans les années quatre-vingt, la productivité ouvrière
renoue avec la croissance. L’accord conclu le 14 avril 1989, entre André Fontaine
et Bernard Wouts et le CILP, sous l’égide du syndicat patronal, prévoit en effet de
nombreux départs et donc une forte augmentation de la productivité entre 1989 (à
Saint-Denis et rue des Italiens) et 1990 (à Ivry).
Mais il est trop tard pour les deux métiers de la préparation qui sont en voie
d’extinction : les photocompositeurs (anciens typographes),
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 452
d’une part, et les photograveurs (anciens clicheurs), d’autre part. Ces deux
catégories n’ont connu quasiment aucun gain de productivité entre 1949 et 1990 \
alors que les machines et les techniques qu’ils mettaient en œuvre avaient
rapidement évolué. Le maintien d’une quantité de travail identique pour une tâche
donnée, alors que l’on est passé de la linotype à l’ordinateur et du stéréotype en
plomb à la plaque photogravée, conduit les entreprises de presse à programmer
l’extinction de ces métiers et leur remplacement par d'autres catégories de
personnel ou par des automates.
Il reste cependant un problème récurrent, celui de l’organisation du travail, qui
dépend encore du Syndicat du livre, alors que la direction de l'imprimerie souhaite,
depuis bien longtemps, pouvoir affecter elle-même les hommes à une tâche
définie. Or, le système des équipes nombreuses où chaque ouvrier était
interchangeable a vécu. Au temps du plomb, un linotypiste pouvait céder sa place
à un camarade, au cours de la composition d’un texte, sans inconvénient majeur,
alors que les procédures informatiques supposent des organisations complexes et
personnalisées, tandis que les rédacteurs souhaitent contrôler leur copie jusqu’en
fin de chaîne. Les hommes ne sont donc plus anonymes, ni séparés en catégories
ou en métiers, car les systèmes modernes supposent la coopération des différentes
catégories de personnel. La difficile adaptation des ouvriers et des cadres
techniques aux changements technologiques pose à chaque fois un problème
d’adaptation identique, que le Syndicat croit résoudre en affirmant que, n’ayant
pas été consulté sur le choix des machines et des systèmes, il n’est pas responsable
de leur bon fonctionnement354 355.
Le système des services et des annexes techniques, négocié en 1921, révisé en
1936, puis en 1956, est renégocié entre 1976 et 1980, au moment de la grève du
Parisien libéré, quand le travail des ouvriers doit s’adapter aux machines
modernes, à la photocomposition et bientôt aux rotatives offset. Les négociations
sont longues, parce que la profession commence un grand repli dû à la
modernisation, mais également à cause de l’effondrement du lectorat de la presse
populaire qui réduit les productions et donc les emplois : France-Soir a entamé en
1965 un déclin qui semble inexorable et le tirage du Parisien tombe de moitié
après la grève. Finalement, les négociations aboutissent à l’accord du 7 juillet
1976 qui annule les annexes

354 De 20 % à 25 % seulement en quarante ans.


355 Déjà le 24 octobre 1960, le chef et le sous-chef rotativistes, Beyer et Besrest, écrivent à Henri
Mémin, directeur de l’imprimerie, au sujet de l’achat des rotatives WIFAG : « Nous tenons également à
faire toutes réserves pour l’avenir, ne voulant pas être tenus pour responsables des résultats qui peuvent
découler de cette initiative... »
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 453
techniques et introduit la banalisation progressive des métiers du Livre. Les
équipes effectuent un service de 36 heures et les salaires sont alignés sur ceux des
ouvriers professionnels et progressivement mensualisés. Sur les 4 200 ouvriers du
Livre recensés nominalement1,1400 doivent « dégager » (le terme fait partie de
l’accord), en préretraite à 57 ans, par mutation en province, dans les imprimeries
de labeur ou aux NMPP, ou encore par départ de la profession. Mais les accords ne
prévoient aucun licenciement, car le Comité Inter les refusait tous.
Dans le même temps, un système de formation professionnelle est mis en
place, destiné à la reconversion de tous les typographes en photocompositeurs, des
clicheurs en photograveurs et des rotativistes sur machine typo en rotativistes sur
machine offset. Quand le quota minimum prévu par l'accord (2 800 ouvriers) est
atteint, l’incitation à partir en préretraite est maintenue, ce qui conduit à
réembaucher provisoirement. Mais, avec la mise en route des nouvelles
imprimeries, celle de Roissy-Print qui appartient au groupe Hersant et celle d’Ivry,
il faut à nouveau « dégager », car les rotatives tournent deux fois plus vite que les
précédentes, le départ et la photogravure sont automatisés et les compositeurs
disparaissent à leur tour lorsque les rédacteurs saisissent eux-mêmes les textes sur
ordinateur.
La modernisation entraîne l’extinction des métiers qui firent l’imprimerie
industrielle. Les derniers ouvriers deviennent des cols blancs derrière un
ordinateur, que des femmes et des jeunes formés en dehors du système syndical
peuvent remplacer. La vigueur du monopole syndical se trouve ainsi
considérablement réduite. Les luttes des ouvriers du Livre ont retardé le processus
de modernisation, mais elles n’ont pu s’y opposer. Des luttes d’arrière-garde ont
encore lieu, car il reste des sureffectifs et des frontières à rectifier entre la
rédaction et la mise en page, ou entre les rotatives et le départ. La maintenance et
les auxiliaires connaissent également des jours difficiles, face à la concurrence
extérieure des entreprises de sous-traitance.
Mais, dans l’ensemble, la profession, ses métiers et leurs spécificités sont
morts. Les derniers rites, spécialement le «À la»356 357, chanson qui

356 Longtemps, les ouvriers du Livre refusèrent de donner leur nom au patron, car ils étaient les
employés du Syndicat. Cette mesure fut considérée par certains d’entre eux comme attentatoire aux
libertés. Le vieux fonds anarcho-syndicaliste demeure présent au sein des professions du Livre.
357 «À la... À la... À la.../À la santé du confrère/Qui nous régale aujourd’hui./Ce n’est pas de l’eau
de rivière,/Encore moins celle du puits/À la... À la... À la.../À la santé du confrère/Qui nous régale
aujourd’hui/Pas d’eau, pas d eau, pas d’eau. » La chanson des ouvriers du Livre se chante en chœur, un
verre à la main, de nos jours lors des pots de départ, jadis, dans beaucoup d’autres occasions.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 454
symbolisait une profession qui n’a jamais cultivé la sobriété, prennent des
tournures nostalgiques, à mesure qu’ils ne célèbrent plus que des départs en
préretraite. On peut regretter la fin des hommes du Livre, la fin de l’atelier, de
l’usine, en définitive la fin de la société issue de la révolution industrielle, on peut
également considérer que la disparition de ce monde, longtemps dur et parfois
cruel \ constitue un progrès dans les conditions de vie des hommes. Les journaux
modernes perdent ainsi les uns après les autres les caractéristiques sociales qui
firent la presse. Cependant, la disparition des métiers du Livre risque de se faire
également au détriment de la qualité des produits fabriqués. Aussi, les directeurs
de quotidiens doivent-ils rester particulièrement attentifs aux contenus
rédactionnels de leurs journaux.

Un Monde nouveau
Lorsqu’il fut nommé directeur, André Fontaine estimait nécessaire une
rénovation en profondeur du quotidien afin de faire face à la baisse du lectorat et
de relancer les ventes du journal, car «l’adoption du plan de redressement ne
résout pas comme par enchantement les problèmes qui ont amené l’entreprise dans
la situation dramatique où elle se trouvait au début de l’année 358 359». André
Fontaine attachait une grande importance à la remobilisation et à la réunification
de la rédaction. Dans cette action, il semble que la réussite du directeur ait été
favorable au journal qui retrouva un esprit de combat, et des lecteurs. Dans un
premier temps, en attendant que l’imprimerie d’Ivry devienne opérationnelle, il
modifia peu la maquette et l’ordonnancement du journal, mais il insista sur le
changement d’esprit qui seul pouvait redonner vie au quotidien :
« Résistons à la tentation d’épuiser le sujet, d’écrire pour des spécialistes qui en
connaissent déjà tous les aspects. N’oublions pas que le journalisme est un

358 Les maladies professionnelles, en particulier le saturnisme au temps du plomb, étaient


fréquentes, les accidents du travail également, lors du maniement des clichés, des rouleaux, des plaques,
des galées ou des massicots. L’imprimerie du Monde, cependant, fut assez rapidement mise aux normes
de sécurité modernes. Dès 1953, des dispositifs d’alarme furent installés sur les rotatives ainsi que des
boutons de sécurité sur la plupart des appareils dangereux. En 1952, le comité d’hygiène et de sécurité
(CHS) ne décèle, après dépistage systématique, aucun soupçon de saturnisme parmi les ouvriers. En 1952
toujours, il y eut 60 accidents du travail, dont seulement 15 avec arrêt de travail. En 1954, il y eut 26
accidents du travail par manipulations manuelles; 27 en 1955, 28 en 1956, 21 en 1957, etc. Le seul
accident dramatique, qui causa un mort à l’imprimerie de Saint-Denis, eut lieu le 13 octobre 1971, à la
suite d’une erreur de branchement électrique d’un néon au-dessus d’une sortie de rotative.
359 Lettre d’André Fontaine aux rédacteurs, 28 juin 1985.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 455
métier de la communication, qu’il a pour raison d’être de toucher un public, de lui
faire connaître et comprendre des faits, des hommes, des dossiers... qui ne
l’intéressent pas nécessairement à première vue. Ce que nous devons faire, ce n’est
pas un manuel quotidien de Sciences-Po ; c’est un journal. Un journal où, soit dit en
passant, il serait bien nécessaire que l’on sente passer un peu plus d’émotion, où l'on
aimerait pouvoir lire des histoires, racontées avec talent et, pourquoi pas, humour, un
journal, pour tout dire en peu de mots, plein de vie.»

L'entreprise fut largement couronnée de succès, car les ventes reprirent leur
essor à partir de l’automne 1985. Les ventes au numéro en France qui avaient
atteint l’étiage de 200 000 exemplaires par jour en moyenne au cours de Tannée
1985, remontent à 244000 exemplaires en 1988. Dans le même temps, la diffusion
totale passe de 342 000 exemplaires à 387 000. Cependant, ce redressement de la
diffusion restait fragile, car il bénéficiait d'une conjoncture politique favorable1. Il
semblait donc nécessaire de profiter de l’entrée en service de l’imprimerie d’Ivry
pour attirer au Monde de nouveaux lecteurs, en modifiant substantiellement la
présentation du quotidien.
Les dirigeants du Monde avaient déjà remarqué que les suppléments plaisaient
aux lecteurs, qui jugeaient positivement ceux que Le Monde publiait en fin de
semaine. De cette constatation, qui s’était manifestée à plusieurs reprises sur
d’autres critères de présentation comme la photo ou la couleur, les dirigeants du
Monde conclurent que le meilleur moyen de conquérir une clientèle potentielle
était de réaliser un journal différent du Monde. Ce fut la maquette adoptée en
septembre 1989, lors de la mise en service de l’imprimerie, avec le découpage du
journal en cahiers et l’impression en couleurs360 361.
L’emploi de la couleur, qui avait déjà fait une timide apparition dans les années
précédentes, est développé à la «une» avec un trait et un surtitre en bleu, et avec la
quadrichromie pour les publicités, les graphiques et les dessins, tandis que les
photographies deviennent plus nombreuses dans les pages consacrées aux arts, aux
spectacles et aux loisirs. Cependant, par

360 La diffusion augmente de 6% en 1986, année des élections législatives et de la cohabitation,


puis stagne en 1987. Elle augmente à nouveau de 7 % en 1988, année de l’élection présidentielle, mais
recule de 2 % en 1989, en dépit de l’importance de l’actualité internationale.
361 Les cahiers séparés hebdomadaires, créés à l’époque de Jacques Fauvet, étaient considérés
comme des «pièges pour la publicité» par Bernard Wouts, qui en développa la pratique. Le dossier
préparatoire à la réunion de la rédaction du 12 juin 1987, appelé «Le Monde 89 », est sous-titré « et en
plus en couleurs ! ».
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 456
mesure d’économie, la couleur fut rapidement réservée à la publicité, ainsi qu’à la
première et à la dernière page de certains suppléments.
La création de suppléments1 correspond à une double nécessité et à une double
demande : d’une part, regrouper en un cahier central ou en un cahier séparé des
informations éparses dans le journal ou diluées au fil de la semaine, informations
qui ne revêtent pas un caractère d’urgence, comme la critique de livres, des
expositions, la vie des entreprises ou les programmes de radio et de télévision.
Cette nécessité rédactionnelle coïncidait, d’autre part, avec une demande des
lecteurs et avec celle des publicitaires, qui souhaitaient concentrer en un seul jour
les annonces d'emploi, les publicités financières, celles des spectacles ou des
livres. Dans les prévisions de Bernard Wouts et d’André Fontaine, les cahiers
devaient être au nombre de trois ou quatre chaque jour, mais ils furent réduits à
deux, à cause de la diminution de la pagination publicitaire.
Les suppléments doivent entretenir des collaborateurs, des chroniqueurs et des
pigistes, ils occupent huit pages par semaine, alors que les recettes publicitaires
qu’ils génèrent deviennent faibles. Dans une conjoncture de crise de la publicité,
les éditeurs, les entrepreneurs de spectacles, ou les restaurateurs, souhaitent obtenir
un article plutôt que de passer une publicité dans les colonnes du journal. Le
lecteur du Monde, qui demeure un consommateur avide de biens culturels et de
produits de luxe, est un lecteur exigeant qui reste plus sensible à la critique
rédactionnelle qu’à une publicité. Les marchands de biens culturels et de produits
de luxe ont analysé ce phénomène depuis longtemps. Ils réservent leurs encarts
publicitaires aux organes de presse achetés par de faibles consommateurs qui sont
plus facilement séduits par la publicité, alors qu’ils ne liront jamais une critique.
Au total, les cahiers séparés et les suppléments encartés dans le quotidien, dont le
coût rédactionnel, industriel et commercial était élevé362 363
,

362 Le premier supplément autonome, Le Monde de l’économie, créé en 1967, était dirigé par Pierre
Drouin, mais sa pagination n’était pas fixe. Les suppléments du week-end, fondés sur le modèle du
Monde des livres (1967), paraissent avec le quotidien du samedi. Le Monde aujourd’hui (1972-1978),
puis Le Monde dimanche (1978-1984), et de nouveau Le Monde aujourd'hui. Sous la direction d’André
Fontaine sont créés ou rénovés : Le Monde Affaires (vendredi), Le Monde de l'économie (lundi), Le
Monde Initiatives (mardi), Le Monde des arts et spectacles (mercredi), Le Monde des livres (jeudi), Le
Monde sans visa, qui remplace Le Monde Affaires, et qui est lui-même remplacé par Le Monde Temps
libre (vendredi), enfin, Le Monde radio-télévision (samedi), auquel s’ajoute le supplément Heures
locales.
363 En 1989 et 1990, lorsque Le Monde publie chaque jour un supplément thématique, la pagination
moyenne quotidienne atteint un maximum de 41,9 pages par jour en 1989 et 39,9 pages par jour en 1990,
qui ne sera dépassé qu’après 1997. Une part importante est affectée à la publicité, 13,5 pages par jour en
1989 et 13,3 pages par jour en 1990, mais la pagination
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 457
ne procurèrent pas les recettes publicitaires escomptées et attirèrent peu de lecteurs
nouveaux.
La diffusion qui avait connu une croissance de 13 % en trois ans, diminuait de
2 % en 1989, et, après un léger rebond en 1990, déclinait encore dans les années
suivantes. La chute provenait principalement de la diffusion à l'étranger, en dépit
des espoirs de Bernard Wouts d’y conquérir une clientèle supplémentaire1. La
diffusion à l’étranger est ainsi tombée de 72 000 exemplaires par jour en 1984 à 52
000 exemplaires en 1990, alors que le recul des ventes au numéro en France était
compensé par la croissance des abonnements 364 365 366. Globalement, la diffusion
totale se maintient au-dessus de 380000 exemplaires entre 1988 et 1990, mais le
profil de la courbe atteint un plateau et amorce une courbe descendante.
André Fontaine, dont le mandat de gérant, d’une durée de huit ans, devait
expirer en janvier 1993, atteint, le 30 mars 1989, la limite d’âge de soixante-huit
ans qui avait été imposée aux gérants à l’époque de Jacques Fauvet. La
contradiction entre l’usage institué par Hubert Beuve-Méry et Jacques Fauvet et
les statuts de la SARL Le Monde conduit l’assemblée générale de la Société des
rédacteurs, le 30 mars 1989, à demander que le directeur cherche un successeur
pour la fin de l’année367.
La rédaction du quotidien renoue alors avec les divisions qu’elle avait
manifestées lors de la succession de Jacques Fauvet. Un candidat du service
étranger, le rédacteur en chef Daniel Vernet, apparaît comme celui du clan «
amalricien », tandis que Jean-Marie Colombani, chef du service politique, semble
représenter la revanche des anciens de l’équipe d’André Laurens. Après une
entrevue avec les postulants, André Fontaine décide que le candidat de la direction
sera Daniel Vernet.

rédactionnelle est également très élevée. L’inflation de papier se traduit par une élévation des coûts de
production (rédaction, papier, imprimerie) et des coûts de commercialisation.
365 «Nous avons un espoir d’améliorer notre vente en Algérie. Le contingentement exercé par les
autorités algériennes a pu être revu et nous sommes remontés de 11 900 à 21 000 exemplaires par jour.
Nous espérons pouvoir atteindre bientôt 27 000 exemplaires» (CDS du 20 novembre 1985).
366 Les ventes en France passent de 244 000 exemplaires à 232 000 exemplaires entre 1988 et 1990,
tandis que les abonnements passent de 74 000 à 96000 exemplaires par jour.
367 « Le ou les gérants sont nommés [...J pour une durée de huit années, renouvelable», article 16
des statuts de la SARL Le Monde. Hubert Beuve-Méry, né le 5 janvier 1902, quitta la direction du
Monde en décembre 1969, avant son soixante-huitième anniversaire. Jacques Fauvet, né le 9 juin 1914,
vit son mandat prolongé jusqu au 31 décembre suivant son soixante-huitième anniversaire, mais il
démissionna le 30 juin 1982. La coutume voulait ainsi que le directeur du Monde quittât son poste au
plus tard le 31 décembre suivant son soixante-huitième anniversaire.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 458
Mais le climat au Monde se détériore à nouveau. En effet, si la fin de l’année
1989 est favorable à la diffusion grâce aux événements liés à la chute du mur de
Berlin et à la désagrégation du bloc communiste, le double déménagement du
journal, de la rue des Italiens vers Ivry, en septembre 1989, et vers la rue
Falguière, en mai 1990, contribue à renforcer les antagonismes. La scission de
l'entreprise en deux parties ravive la nostalgie de l'unité de l'entreprise1, qui fut
attisée par la perspective de l’éclatement. Le mythe de la cantine de la rue des
Italiens où se seraient retrouvées les différentes catégories de personnel, prend
ainsi son essor à cette époque : «Vous êtes en train de voir la dernière entreprise de
presse intégrée où les trois catégories de personnel étaient réunies dans le même
immeuble, mangeaient à la même cantine, au centre même de Paris. La séparation
à venir sera terrible pour les gens368 369. »
La crainte de la coupure entre les différentes parties du Monde ressort de la
plupart des entretiens : « À Ivry, il y aura un restaurant d’entreprise commun aux
techniques et à l’administration. Mais si la direction avait pu en faire deux, elle
n’aurait pas hésité. [...] Les trois bâtiments qui recréent des conditions de
séparation entre ceux qui impriment et ceux qui pensent le journal. » «Ivry, c’est
une déportation, [...] une punition», « L informatique coupera tous les contacts
entre les journalistes et les photocompositeurs. »
L’impression du journal à Ivry, qui a débuté en septembre 1989, se révèle
rapidement défectueuse, parce que le personnel ne parvient pas immédiatement à
maîtriser l’outil industriel. La grogne monte rue des Italiens, que la rédaction doit
bientôt quitter pour un immeuble inconnu. Avec l’aménagement au profit de la
rédaction d’un ancien garage, situé au 15 de la rue Falguière370, Le Monde se
trouve divisé, à partir de mai 1990, en plusieurs sites371.

368 Cette unité mythique avait déjà été mise à mal par la création de l’usine de Saint-Denis en 1972,
369 «Un rédacteur», in Anne Catherine GARY, Le Monde, la culture à ï épreuve des mutations, op.
cit., p. 89. En réalité, les différentes catégories de personnel déjeunaient certes à la même cantine (pas
tous les jours), mais ils ne mangeaient pas ensemble. D’une part les horaires de travail sont successifs
dans un journal et, d’autre part, les clivages culturels et sociaux demeurent trop importants pour qu’il
puisse y avoir régulièrement partage du repas.
370 D’une superficie de 1223 m2 au sol, 6871 m2 développés et 3 669 m2 de caves et parkings-
371 Ivry comporte deux parties distinctes : le bâtiment de l’imprimerie et le bâtiment de
l’administration sont séparés par la cour des départs et reliés seulement par une passerelle
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 459
Dans ce contexte, la campagne électorale de Daniel Vemet auprès de ses pairs
ne rassure pas et n’emporte pas l’adhésion. D’autant plus qu’André Fontaine et
Bernard Wouts n’ont pas encore abandonné le projet de constituer un directoire à
trois, dans lequel Daniel Vernet, bien que gérant et directeur de la publication,
serait finalement coiffé par ses mentors.
Un week-end d’information à Dourdan, les 2 et 3 décembre 1989, ne suffit pas
à lever les incertitudes pesant sur la candidature de Daniel Vernet. Lors de
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, le 18 décembre 1989,
Daniel Vernet présente ses projets de gestion qui comprennent une réorganisation
de la rédaction en chef, laquelle suscite une inquiétude diffuse dans la hiérarchie
de la rédaction et dans plusieurs services. Cette absence de diplomatie de la part du
candidat au poste de directeur le conduit à l’échec.
Sur les 838 parts présentes ou représentées, la majorité nécessaire de 60 %
s’établissait à 503 parts. Seul candidat en liste, Daniel Vernet obtient, au premier
tour, 358 voix, soit 42,7 %, alors que 350 voix, soit 41,7 % se prononcent contre
lui, 120 parts votent blanc ou nul et 10 s’abstiennent. En dépit de quelques
manœuvres de couloir destinées à éviter un deuxième tour ou pour tenter de
muscler l’équipe du candidat officiel1, le deuxième tour de scrutin n’apporte que
434 voix, soit 51,78% à Daniel Vemet, 314 voix contre, 62 blancs et nuis et 30
abstentions. L’échec est patent pour celui qui apparaît de manière trop manifeste
comme l’homme lige d’André Fontaine et de Bernard Wouts. La situation est
encore une fois gelée, par la désunion de la rédaction. André Fontaine conserve
son poste de directeur, en attendant de trouver l’oiseau rare372 373 374 qui fera
l’unanimité et saura affronter la crise économique qui frappe à nouveau le journal.
Le président de la Société des rédacteurs, Manuel Lucbert375, démissionne, le 19
décembre 1989, car il considère qu’il n’a pas pu mener à bien la mission de
réconciliation de la rédaction.

au premier étage. Le Monde Publicité est installé à Issy-les-Moulineaux et les publications annexes sont
logées un temps rue Bourdelle.
373 Jean-Marie Colombani demande, entre les deux tours, un «gouvernement de salut public»
réunissant Daniel Vernet et lui-même, alors que Daniel Vernet s’en tient à son choix initial de Jean-Pierre
Langellier, chef adjoint de l’étranger, comme directeur de la rédaction.
374 « Un directeur jeune mais pas trop, médiatique mais pas trop, politique mais pas trop, aux dents
longues mais pas trop, beau mais pas trop, de gauche mais pas trop, etc. », suivant la formule de
Françoise Berger dans Libération du 20 décembre 1989.
375 Manuel Lucbert avait été élu président du conseil d administration de la Société des rédacteurs
du Monde en janvier 1985, et réélu en juin 1988.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 460
Le 5 janvier 1990, lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs
du Monde, André Fontaine annonce que, si la rédaction n’arrive pas à s’accorder
sur le nom d’un candidat, il mènera son mandat jusqu’à son terme, le 18 janvier
1993. Dans la foulée, il nomme Daniel Vernet directeur de la rédaction, entouré de
deux adjoints rédacteurs en chef, Bruno Frappat et Claude Sales. Jacques Amalric
et Jean-Marie Colombani, les deux leaders antagonistes, sont également nommés
rédacteurs en chef. Dans le courant du mois de janvier 1990, Bernard Wouts
estime qu’il ne pourra jamais transformer Le Monde en un groupe de presse
multimédia. Il décide alors de quitter le journal pour rejoindre Le Point, le 15 mai
1990. D'aucuns ajoutent que Bernard Wouts avait vu venir les problèmes et qu’il
préférait prendre du recul avant que la situation du journal ne tourne à la
catastrophe financière. En effet, dès les premiers mois de 1990, la conjoncture
économique se retourne et les difficultés s’annoncent importantes pour le
quotidien. La récession qui s’installe touche particulièrement le secteur
publicitaire qui avait connu une vive croissance entre 1987 et 1989 L
L’administration du journal est alors confiée à Antoine Griset, qui fut
administrateur gérant de Libération de 1981 à 1987, et qui avait organisé les
déménagements de l’imprimerie et de la rédaction, et à Nelly Pierret,
préalablement chargée des négociations avec le Syndicat du livre. Sous la
direction d’André Fontaine, les administrateurs délégués affrontent les problèmes
de démarrage de l’imprimerie d’Ivry, la stagnation de la diffusion 376 377 et le déclin
des recettes publicitaires378. Ils préparent un plan d’adaptation de l’entreprise aux
nouvelles réalités du marché, alors que celui-ci subit des mutations de grande
ampleur. Leur tâche n’est pas facilitée par le climat de la rue Falguière, où se
déclenche une guerre de succession. Anne Chaussebourg, élue en janvier 1990
présidente de la Société des rédacteurs du Monde, organise la campagne pour la
succession

376 Le taux de croissance des recettes publicitaires du Monde. en francs courants, est de 25 % en
1987, 18 % en 1988 et 20 % en 1989. Dès 1990, les recettes publicitaires chutent de 2 % en francs
courants.
377 La stagnation et le lent déclin de la diffusion sont amorcés avant la guerre du Golfe (invasion du
Koweït par l’Irak le 2 août 1990, guerre en janvier et février 1991). La guerre du Golfe relance quelque
peu l’intérêt du public pour la presse écrite, ce qui améliore provisoirement la diffusion, mais ne fait que
retarder les échéances. Les ventes au numéro du Monde en France, qui s’établissaient à 244 000
exemplaires en 1988, descendent à 240000 exemplaires en 1989, puis à 235 000 exemplaires en 1990, et
enfin 232 000 exemplaires en 1991. Les recettes des ventes commencent à chuter de 1 %, dès 1989.
378 La chute des recettes publicitaires et des petites annonces s’amorce au premier trimestre 1990.
Les recettes publicitaires diminuent de 2 % en francs courants en 1990, puis elles s’effondrent les années
suivantes.
460 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’André Fontaine. La rédaction, qui se déchire à nouveau, doit en outre s’adapter à la


saisie directe sur ordinateur, que les ouvriers de la composition redoutent car ils
savent qu’elle signifie la fin de leur métier.
Le 16 février 1990, Sirius, l’immeuble administratif, est inauguré à Ivry, Place
Hubcrt-Beuve-McryLe 19 juin 1990, lors de l’inauguration de l'immeuble de la rue
Falguicre379 380, Le Monde luit encore de tous ses feux381. Le Monde incarne ainsi les
paradoxes de l’ère médiatique. Derrière la façade brillante de ses immeubles neufs se
dissimulent des tractations et des alliances qui visent à mettre fin à la nouvelle crise
du quotidien.

379 Le fondateur du Monde est mort le 6 août 1989, voir Le Monde des 8, 9 et 11 août 1989.
380 Le déménagement est réalisé le 30 avril et le 1er mai 1990, voir Le Monde, 5 mai 1990.
381 « Les représentants les plus prestigieux de la société civile se sont retrouvés pour cette fête tandis
que le Tout-Paris de la politique continuait dans les coursives de notre journal les discussions qui font
ordinairement les beaux jours de l’Assemblée nationale », Le Monde, 21 juin 1990.
13.

Lechee d’un projet gestionnaire

Au premier semestre de l’année 1990, la France et de nombreux pays européens


entrent dans une phase de ralentissement de la croissance économique qui se
transforme en récession au cours des années 1991 à 1993 L Le ralentissement de la
consommation se traduit par une faible hausse des prix et par une forte poussée du
chômage382 383. La fin de l’année 1990 marque le retournement brutal des marchés
qui avaient profité d’une forte demande durant les années précédentes384. Cette
récession a des conséquences importantes sur l’économie des médias, notamment
sur les ressources de la presse quotidienne. Le marché publicitaire, qui avait
bénéficié d’une vive croissance depuis 1986, stagne au deuxième semestre 1990 et
régresse à partir de 1991. La part de marché de la presse au sein de cet ensemble
diminue d’autant plus rapidement que le marasme des annonces commerciales se
conjugue avec un déclin des petites annonces concernant l’immobilier et
l’emploi385.
Le Monde débute donc sa nouvelle vie au 15 de la rue Falguière dans

382 Le taux de croissance du PIB, qui avait été de 4,3 % en 1988 et de 3,9 % en 1989, tombe à 2,4 % en
1990, 0,6 % en 1991, 1,1 % en 1992 et à -1 % en 1993. La croissance du premier semestre 1990 est de 1,8 %
et celle du deuxième semestre est de 0,6 %.
383 L’indice des prix en glissement est en hausse de 3,4 % en 1990,3,2 % en 1991, 2,4 % en 1992 et 2,1
% en 1993. Le taux de chômage (au sens du BIT), qui avait diminué de 10,5 % de la population active en
1987 à 8,9 % en 1990, remonte à 9,4 % en 1991, 10,2 % en 1992,11,7 % en 1993 et 12,4 % en 1994.
384 Le marché immobilier en particulier, qui avait connu une forte activité et de fortes hausses des prix
en 1988 et 1989, se replie à partir de 1990. Les mises en chantier de logements qui étaient passées de 286000
en 1986 à 335 000 en 1989, diminuent à 305 000 en 1990,294 000 en 1991,272 000 en 1992 et 252 000 en
1993.
385 Le total des recettes publicitaires des grands médias était passé de 30 milliards à 50 milliards de
francs entre 1986 et 1990. Il diminue de 3,1 % en 1991 et de 0,8 % en 1992.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 462
un contexte de récession qui limite ses ressources, alors que les importants
investissements réalisés les années précédentes nécessitent la mobilisation de
capacités financières croissantes386 387. En outre, la persistance de taux d’intérêts
élevés consécutifs à la volonté des gouvernements de maintenir la parité du franc
avec le deutschc Mark, rend improbable la renégociation des emprunts auprès des
banques.

LA CRISE DU MONDE, 1990-1994

Les premiers signes de la gravité des problèmes financiers du quotidien


apparaissent dès l’établissement des comptes pour l’année 1989 et du budget de
l’année 1990. À la fin de l’année 1989, en dépit d’une augmentation des recettes
publicitaires de 20 % par rapport à 1988, il apparaît certain que les recettes du
compte d’exploitation 1989 n’atteindront pas les sommes prévues au budget, alors
que les dépenses dépasseront les prévisions. Afin de remédier à l’écart qui risque de
s’amplifier entre les coûts et les ressources, le conseil de surveillance du 15
décembre 1989 aborde la question de la dérive budgétaire en cherchant à la résoudre
par l’augmentation du prix de vente du journal.

Les associés imposent un directeur, 1990


Alain Mine, président de la Société des lecteurs du Monde, souligne les
difficultés que la direction du Monde doit affronter :

«On ne se trouve pas, en 1990, en face d’un exercice budgétaire classique. Entre les
tendances lourdes et le dérapage des dépenses, on est dans un exercice où on ne peut se
contenter de la compression de plusieurs postes. Cela veut dire que : premièrement,
quelles que soient les évolutions internes liées au pouvoir dans ce journal, on ne peut
pas faire l’économie de choix drastiques et de les faire vite ; deuxièmement, concernant
le prix de vente, j’ai toujours été de ceux qui pensaient qu’il ne fallait pas trop déraper
par rapport à l’inflation. Mais il est clair que cette question ne peut être abordée qu’une
fois le budget bien remis

La part de la presse dans l'ensemble des recettes publicitaires des grands médias tombe de 59 % en 1985 à
52 % en 1992.
387 «Le budget 1990 prévoit un résultat d’exploitation consolidé supérieur à celui de l’année 1989. Ce
résultat sera cependant grevé de frais financiers sensiblement plus élevés que ceux de ces dernières années,
marquées par un important effort d’investissements. En cinq ans, Le Monde aura investi 600 millions de
francs réalisés pour moitié par autofinancement», Le Monde, 22 février 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 463
sur pied. Une augmentation du prix de vente peut être décidée pour générer un cash-
flow supplémentaire, mais en aucun cas pour compenser une dérive des coûts. De toute
façon une telle mesure ne serait pas suffisante et elle aurait, dans les conditions
actuelles, l’effet désastreux d’une mesure de désespoir; troisièmement, cette situation
est classique dans les entreprises qui ont connu une période de forte restructuration,
c’est-à-dire qu’une fois celle-ci accomplie, on observe une progression pendant deux ou
trois ans et on retombe ensuite sur un palier qui est à nouveau en équilibre instable.
Cela signifie très clairement qu’on a un problème de définition du produit, de
productivité, voire d'effectifs. À partir du moment où on ne se trouve plus tiré par une
conjoncture exceptionnelle (comme l’augmentation incroyable des tarifs publicitaires dans
le cas du Monde), il faut se poser le problème non comme un budget ordinaire, mais
comme une nouvelle restructuration. »

Lorsque le budget révisé de l’année 1990 est présenté à la réunion suivante du


conseil de surveillance, le 20 février 1990, Alain Mine revient à la charge pour préciser
son analyse, car il estime qu’elle a été mal comprise ou déformée 388 :

«Je crois que, comme dans toute entreprise qui a un problème de déséquilibre de ses
comptes, il faut bâtir le plan de productivité en supposant que le chiffre d’affaires
n’augmente pas. Mais, il faut de l’autre main tout faire quand même (et cela soulève un
problème qui n’est pas du ressort du conseil de surveillance), pour que le produit gagne en
qualité afin que le chiffre d’affaires augmente. Ce sont les étapes d’un plan de
redressement. Je crois donc qu’il faut se demander quel est le plan de productivité qui
répond à cette dérive des comptes (qui est une dérive mécanique et qui est dans les gènes de
l’entreprise si ce plan n’est pas fait), comme si le chiffre d’affaires n’augmentait pas, ce qui
ne dispense en rien des points qui ont pu être abordés sur l’amélioration du chiffre
d’affaires. »
Manuel Lucbert : « H y a un plan de relance de la publicité. »
Alain Mine : «Oui. Mais en cas de dérapage, le salut n’est pas dans l’amélioration du
chiffre d’affaires mais dans la productivité. Et si la relance du chiffre d’affaires vient en
plus, à ce moment-là on retrouve des capacités d’autofinancement. Un deuxième facteur
montre à quel point ce plan de productivité est nécessaire : si l’on regarde en termes de
bilan, c’est pire qu’en termes de compte d’exploitation; la comparaison entre nos fonds
propres et nos dettes révèle un autofinancement négatif. Donc on emprunte pour financer

388 Des échos déformés des débats du conseil de surveillance étaient parvenus aux salariés du Monde
et avaient été divulgués en dehors de l’entreprise. Dans son intervention, Alain Mine y fait une allusion :
«Je rappellerai à ceux qui auront ce message indirect que les propos que j’avais tenus en la matière sur la
productivité partaient d’un diagnostic dont nous avons maintenant l’illustration chiffrée. »
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 464
nos pertes, au lieu d’avoir l’autofinancement qui nous permet de rembourser nos dettes. »

Lors de cette réunion du conseil de surveillance, au cours de laquelle Bernard


Wouts annonce sa démission du journal, le gérant est prié d’envisager des mesures
d’adaptation de l’entreprise aux nouvelles donnes économiques. Dans un premier
temps, le prix de vente du journal est porté de 4,50 francs à 5 francs, à partir du 2 mai
1990. Cependant, l’augmentation des recettes ainsi escomptée ne suffit pas à combler
le déficit prévisible. Aussi, les associés reviennent-ils à la charge au conseil de
surveillance du 3 mai 1990. Alain Mine précise : « [...] Il faut bien être conscients
que nous ne sommes pas dans une passe difficile, mais carrément le dos au mur.
Cette entreprise a aujourd’hui un actif difficile à rentabiliser et elle n’a pas la
profondeur de temps que donnent des fonds propres, car c’est là qu’on s’aperçoit que
les fonds propres c’est du temps. Il est bien clair que compte tenu de cet effet de
ciseau dont on a parlé au cours des deux derniers conseils et qu’on voit se mettre en
place maintenant, nous sommes en face d’un problème conjoncturel immédiat et
d’interrogations stratégiques à plus long terme. Le problème conjoncturel immédiat
c’est qu’il va falloir gagner 40 à 50 millions de francs sur les charges d’exploitation.
H est clair que lorsque l’on regarde ce compte d’exploitation, qu’on sait qu’il y a en
face des dettes et qu’on est en train d’en fabriquer d’autres, on est aujourd’hui dans
un cas de remise à plat du budget qui suppose qu’on taille dans les charges
d’exploitation, à Ivry et ailleurs. Sauf à attendre un redémarrage du marché qui
soudainement nous donnerait une bouffée d’oxygène, mais au coup d’après, les frais
fixes se retrouvent toujours et on replonge alors plus fort lorsque la vague suivante
arrive. »
Le 30 mai 1990, l’assemblée générale389 réclame un plan d’adaptation que le
gérant, André Fontaine présente, au cours d’une assemblée générale extraordinaire, le
13 juillet 1990. Il est assisté à cette réunion de Nelly Pierret et d’Antoine Griset qui
ont élaboré le plan, et du directeur financier, Éric Pialloux. Ce plan est déjà caduc
avant d’être mis en œuvre, car il envisage encore une reprise de la croissance des
recettes publicitaires, de

1. Le budget 1990, présenté par Bernard Wouts au conseil de surveillance du 15 décembre 1989 anticipait
«un ralentissement de la croissance du chiffre d’affaires de la publicité» et prévoyait une croissance des
recettes publicitaires de 9,5 à 10 %. Note de Bernard Wouts, «Budget 1990», le 15 décembre 1989, Dans la
«Projection de résultats 1990-1992», le plan prévoit une augmentation de 5 % des recettes publicitaires en
1991 et 1992. Mais en parallèle, dans une « Note sur les projections de résultats 1990-1992 », le plan
d’adaptation envisage l’hypothèse, dont les risques financiers sont provisionnés, d’une baisse de 10 % en
volume de la publicité pour chacune des années 1991 et 1992.
2. L’assemblée générale du 13 juillet 1990 autorise une prise d’hypothèque sur l’immeuble d’Ivry, en
garantie d’un emprunt de 25 millions de francs.
3. Les administrateurs délégués envisagent la commande d’une troisième rotative, dont l’achat avait été
initialement prévu par Bernard Wouts, car ils estiment que la diffusion du journal atteindra 415 000
exemplaires (+10 %) dans les prochains dix-huit mois et 500000 exemplaires à plus long terme ; document «
La troisième rotative ? », Plan d’adaptation globale, 13 juillet 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 465
6,5 % pour la publicité commerciale et de 3,5 % pour les annonces, alors que le
marché commence à s’effondrer *. Personne, au début de l’été 1990, ne prévoyait
l’ampleur de la récession publicitaire, et les administrateurs étaient liés par les
investissements que Bernard Wouts avait réalisés et par les emprunts qu’il avait
souscrits.

1990 1991 1992


budget 569 — —
estimé 540 567 594
réalisé 527 388 304

TABLEAU 28 : Projection de résultats 1990-1992,


en millions de francs.

Les administrateurs sont entravés par les choix industriels de leurs prédécesseurs
dont ils doivent financer le remboursement2, alors que le contrat conclu avec le groupe
Amaury pour l’impression à Ivry d’une partie du Parisien a été résilié le 19 mai 1990.
Mais ils envisagent encore une stratégie de développement du journal, de ses ventes et
de ses recettes publicitairesJ. Cependant, la crise financière du journal prend de
l’ampleur au deuxième semestre de l’année 1990 (en septembre 1990, le déficit prévu
pour l’année atteint 40 millions de francs), ce qui rend le plan d’adaptation
inapplicable, d’autant que les instances de décision sont paralysées par la succession
d’André Fontaine.
Le 29 septembre 1990, trois candidats à la direction du Monde se présentent au
suffrage de la rédaction. Au cours de la campagne électorale, Daniel Vernet, Bernard
Guetta, correspondant à Moscou, et Jean-Marie Colombani ont mis l’accent sur le
passif de l’équipe dirigeante, sur les
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 466
moyens d’y remédier et sur les hommes susceptibles de porter secours au futur
directeur du Monde. Daniel Vernet souhaite faire équipe avec Martin Desprez, ancien
directeur général du groupe Amaury1, tandis que Jean-Marie Colombani envisage de
recruter Raymond Soubie, président du groupe de presse Liaisons. Au-delà des
hommes, le problème est de savoir si la rédaction a encore la capacité de gérer
l’entreprise et de la redresser ou s’il est devenu nécessaire de placer à côté du directeur
un gestionnaire confirmé. Dans cette éventualité, il restait également à décider du
statut juridique conféré au gestionnaire, ce qui posait la question de la gérance unique
ou de la gérance multiple.
Le 29 septembre 1990, 252 des 275 membres de la Société des rédacteurs,
présents ou représentés, totalisant 912 parts, sont réunis dans une salle du Sénat. Au
premier tour, Daniel Vernet obtient 97 voix, soit 382 parts (41,88 %), Jean-
MarieColombani 92 voix, soit306 parts (33,55 %)390 391, Bernard Guetta 56 voix, soit
196 parts (21,49 %), tandis que 7 votes, soit 28 parts (3,07 %), sont blancs ou nuis.
Au deuxième tour, Daniel Vemet obtient 458 parts (50,32 %), Jean-Marie
Colombani 426 parts (46,81 %), tandis que l’on compte 26 blancs et nuis (2,85 %).
La rédaction est à nouveau divisée en deux blocs de force sensiblement équivalente.
Jean- Marie Colombani, qui préfère une candidature interne de la rédaction à toute
autre solution, appelle à voter au troisième tour pour Daniel Vemet. Celui-ci annonce
qu’il s’entourera de deux gérants, Bruno Frappat comme directeur de la rédaction et
Martin Desprez comme directeur de la gestion. Seul en lice, Daniel Vernet recueille
552 parts (61,19 %) contre 276 parts (30,59%) et 74 parts (8,2 %) blancs et nuis.
Selon la règle de la Société des rédacteurs, Daniel Vernet ayant recueilli plus de 60
% des voix de ses pairs est officiellement investi candidat de la Société des
rédacteurs à la direction du Monde ; toutefois, cette investiture a demandé une année
de tergiversations et cinq tours de scrutin, si l’on ajoute les deux tours du 18
décembre 1989 et les trois tours du 29 septembre 1990.
André Fontaine peut alors affirmer en commentant cette élection, dans Le
Monde du 2 octobre 1990 :

«Le Monde a connu dans le passé des batailles électorales autrement plus longues
et rudes. Celle-ci n’aura duré que trois semaines. Elle se termine par

390 Il avait, à ce titre, négocié avec Bernard Wouts l’impression du Parisien à Ivry, qui amena
quelques déboires financiers pour les deux partenaires.
391 L’écart entre Daniel Vernet et Jean-Marie Colombani est plus sensible en nombre de parts qu’en
nombre de voix, parce que nombre de retraités, qui ne détiennent que deux parts de la SRM, votent pour
Jean-Marie Colombani.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 467
un vote, facilité par le ralliement de Jean-Marie Colombani après le deuxième tour, à la
candidature de Daniel Vernet, dont le sens ne saurait faire de doute : il n’y a ni
vainqueurs ni vaincus ; il y a une rédaction nombreuse, diverse, attirée certes -
comment pourrait-il en être autrement ? - par des tempéraments, des choix divers, mais
déterminée à faire passer avant tout l’unité et l’indépendance de l’entreprise. La
démocratie interne est toujours d’une pratique difficile. La Société des rédacteurs vient
de montrer qu’elle est maîtrisable. »

Il serait facile d'ironiser sur ce petit texte, s’il ne reflétait un désir sincère du
directeur, et plus largement de nombreux rédacteurs, de restaurer l'unité de la
rédaction, face aux autres associés qui ne souhaitent plus qu’un journaliste soit
directeur du Monde.
Car les associés de la SARL considèrent qu’il faut confier les destinées de
l'entreprise à un gestionnaire qui serait capable de maîtriser les coûts du quotidien. Le
10 octobre 1990, la défection de Martin Desprez qui estime, un peu tard, qu’il y a
incompatibilité entre son mandat passé d administrateur du Parisien et un mandat de
gérant du Monde, alors que les deux journaux entrent en conflit, vient conforter les
associés dans leur analyse. Deux assemblées informelles, le 12 octobre 1990 et le 5
novembre 1990, permettent aux associés non salariés de l’entreprise de préciser leur
demande concernant la nomination d’un administrateur-gérant «de haut vol» issu du
monde de l’entreprise. L’assemblée du 5 novembre décide de créer un « comité
d’évaluation de la situation financière392 » qui, sous la direction de Jacques Lesourne,
doit réaliser un audit succinct de l’entreprise.
Les deux administrateurs délégués, Antoine Griset et Nelly Pierret, tentent
d’intervenir, en envoyant un fax à André Fontaine, auprès des porteurs de parts, au
cours de l’assemblée du 5 novembre 1990, afin de demander « une concertation pour
nommer rapidement, via un comité de sages représentatif de l’ensemble des porteurs
de parts, deux cogérants, l’un à connotation rédactionnelle, l’autre à connotation
stratégie d'entreprise. Nous sommes conscients que si l’on veut faire vite et éviter les
querelles intestines à la rédaction, meurtrières pour le titre, le comité doit se prononcer
sur un rédacteur notoirement reconnu, ce au bénéfice de l’intérêt général. Pour ce qui
concerne le cogérant, appelé traditionnelle

392 Ce comité regroupe un représentant de chaque catégorie d’associés : Éric Le Boucher (Société des
rédacteurs du Monde), Jacques Lesourne (Société des lecteurs du Monde), Michel Houssin (Association
Hubert Beuve-Méry), Pierre Eelsen (Le Monde Entreprises), Alain Carlier (Société des cadres) et Isabelle
Naudin (Société des employés). Il remet son rapport le 27 novembre 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 468
ment gestionnaire, nous considérons qu’au vu des évolutions inexorables qui nous
attendent, celui-ci doit avoir une grande compétence en termes de stratégies
d’entreprise et de groupe. »
Afin d’assurer son élection par les porteurs de parts de la SARL, Daniel Vernet
propose une trigérance, comprenant, outre lui-même, Bruno Frappât, alors rédacteur
en chef, comme directeur de la rédaction et Jacques Guiu, directeur des affaires
sociales de Saint-Gobain, en tant que directeur de la gestion. La Société des
rédacteurs1 et André Fontaine s’engagent derrière le candidat de la rédaction, mais les
actionnaires extérieurs, ainsi que les cadres et les employés, ont tiré les leçons de dix
années de crise financière et de revirements de la rédaction : ils ne veulent plus d’un
journaliste à la tête du Monde.
L’assemblée générale du 3 décembre 1990 émet un refus cinglant et catégorique.
Daniel Vernet recueille 546 (44 %) des 1 240 parts sociales393 394. Les associés
considèrent en effet qu’une trigérance entraînerait une dilution de l’autorité du
directeur, alors que Le Monde nécessite une thérapie de choc qui ne peut être menée à
bien que par un chef d’entreprise qualifié.
La rédaction ne peut imposer son candidat, tandis que les autres associés hésitent à
poursuivre leur avantage à son terme, en imposant le leur. La Société des rédacteurs
du Monde n’avait pas mesuré, lors de l’augmentation de capital en 1985 et 1986,
qu’en introduisant des chefs d’entreprise395 dans le cénacle des associés elle s’exposait
à des contraintes concernant la gestion du journal396. Le débat reste centré sur la
nécessité d’une monogérance ou d’une bigérance, mais les choses avancent lentement,
car la question des personnes demeure primordiale. Le 7 décembre 1990, l’assemblée
informelle des représentants des associés laisse entrevoir les candidatures éventuelles
de Bruno Frappat, de Jean-Marie Colombani, de Manuel Lucbert et de Jacques

393 Lors d’un vote au conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, neuf des douze
membres du conseil se prononcent pour le maintien de la candidature de Daniel Vernet. Ce vote reflète l’état
d’esprit de la Société des rédacteurs du Monde qui manifeste ainsi son opposition aux analyses d’Alain Mine.
En outre, de nombreux rédacteurs redoutent que le président de la Société des lecteurs cherche à prendre la
direction du Monde.
394 La Société des rédacteurs, André Fontaine et deux seulement des treize membres de l’association
Hubert Beuve-Méry ont voté pour lui. La Société des lecteurs. Le Monde Entreprises, la Société des cadres,
la Société des employés et onze membres de l’association Hubert Beuve-Méry ont refusé d’accorder la
confiance à une trigérance dirigée par Daniel Vernet.
395 René Parés, Michel Houssin ou Roger Fauroux, qui siégeaient parmi les associés A étaient des
hommes d’entreprise. Cependant, ils avaient été recrutés plutôt pour leurs qualités morales que pour leur
passé professionnel. Ils étaient en outre minoritaires au sein de l’assemblée générale.
l’intérieur de la rédaction, en tant que salariés, une section syndicale CGT sur laquelle nous nous sommes
appuyés, en tant qu’actionnaires, en parfaite entente avec nos camarades de la CFDT, pour préserver autant
que possible le rôle et les pouvoirs de la Société des rédacteurs. » Je ne contesterai pas cette analyse, mais je
soulignerai simplement que la création de la section syndicale CGT des rédacteurs est antérieure à l’entrée de
nouveaux actionnaires dans la SARL Le Monde; elle ne peut donc être une réponse à l’arrivée de patrons au
sein de l’actionnariat. D’ailleurs, huit pages plus loin, p. 71, Alain Rollat affirme à son tour : «La
recapitalisation de 1985 avait profondément changé la donne du problème. [...] Ces gentils mécènes
accepteraient-ils de subventionner indéfiniment un gouffre financier ? »
1. Jean-Marie Colombani, lettre aux rédacteurs, 24 décembre 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 469
Lesourne.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 470
Quinze jours de délibérations sont encore nécessaires pour trouver le candidat des
associés : Roger Fauroux, devenu ministre, est indisponible, Alain Mine est l'objet d'une
campagne violemment hostile d’une partie de la rédaction, Jean Boissonnat, Claude
Durand, Pierre Eelsen sont approchés, à titre personnel, par des associés ou par des
rédacteurs et d autres ; plus ou moins « pressentis », ils se récusent ou plutôt sont récusés
par telle ou telle faction de la rédaction.
Refusant d’examiner la candidature de Jean-Marie Colombani, qui avait pourtant pris
soin de recruter Raymond Soubie comme futur gestionnaire, le bureau de la Société des
rédacteurs du Monde remet le sort du quotidien entre les mains des actionnaires. Jean-
Marie Colombani, dans une lettre à ses confrères de la rédaction, prend date :
«Cette crise est celle d’un journal dont l’identité, aux yeux de ses lecteurs, réside
toujours dans ce qui fut son projet originel : n’être au service d’aucun parti, si respectable
soit-il ; d’aucune mode, si séduisante soit-elle ; d’aucun homme et d’aucun clan, si nobles
que puissent être leurs ambitions ; d’aucune volonté de pouvoir, à quelque tentation
qu’un journal comme Le Monde expose, à cet égard, ses propres collaborateurs. Ce
journal n’entend servir d’autre cause que celle de la démocratie, convaincu que celle-ci
ne peut vivre que de l’information des citoyens et de leur engagement. La mise en œuvre
de ce projet, dans la difficulté, le doute et les contradictions, a fait du Monde, au travers
des décennies, la référence de toute entreprise d’information dans ce pays. La rédaction
seule en répond. Elle ne le peut que si elle est unie1. »
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 471
Finalement, le 21 décembre 1990, les représentants des associés somment les
rédacteurs de se prononcer sur la candidature de Jacques Lesoume. Le candidat,
accompagné de membres du conseil d’administration de la Société des rédacteurs, fait
campagne dans les services de la rédaction et prend l’engagement de s’entourer d’une
équipe de direction composée de Bruno Frappat comme directeur de la rédaction, de
Manuel Lucbert comme secrétaire général et de Jacques Guiu comme directeur de la
gestion. Le 8 janvier 1991, à l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde,
sur les 890 parts présentes ou représentées, Jacques Lesoume obtient, au premier tour,
448 parts (50,3 %), contre 250 (28,1 %) et 192 (21,6%) blancs et nuis. L’assemblée
générale de la rédaction est houleuse, mais finalement les journalistes acceptent avec
réticence le candidat des autres associés. Au deuxième tour, il recueille 594 parts (67,6
%), contre 224 (25,5 %) et 60 blancs et nuis (6,8 %). Après avoir reçu l’approbation de la
Société des cadres, le 25 janvier 1991 par 71,34 % des voix et de la Société des
employés, le 30 janvier 1991, par 78,02 % des suffrages, Jacques Lesoume est élu gérant
à l’unanimité des porteurs de parts sociales, le 1er février 1991. Le consensus des associés
se réalise à nouveau autour d’un homme neuf1, qui semble incarner la volonté de
redressement de l’ensemble des partenaires sociaux de l’entreprise, alors que celle-ci est
confrontée à une crise majeure de rentabilité et de financement.
Les associés espéraient trouver en Jacques Lesourne « Un patron pour Le Monde397
398
», ce que leur demandaient depuis de nombreuses années les banquiers, les cadres,
certains porteurs A, et les actionnaires extérieurs, en particulier Alain Mine, président de
la Société des lecteurs. Tous avaient pensé, à un moment ou un autre, à Roger Fauroux,
porteur A de la SARL, ancien président-directeur général de Saint-Gobain et catholique

397 Jacques Lesourne, né en 1928, polytechnicien et ingénieur des Mines a mené une carrière de chercheur
et de professeur en économie et statistique à l’institut national de la statistique et des études économiques et au
Conservatoire national des arts et métiers. Disciple de l’économiste Maurice Allais, il tente d’adapter les analyses
macroéconomiques aux réalités de l’entreprise. Président de la société de conseil SEMA de 1971 à 1976, il a
quitté depuis cette date le monde de l’entreprise pour reprendre ses cours et ses recherches. Il a écrit de nombreux
livres sur l’économie et la prospective, parmi lesquels, Technique économique et gestion industrielle (1958), Du
bon usage de l’étude économique dans l’entreprise (1966), L Entreprise et ses futurs (1985), L'Économie de
Tordre et du désordre (1990). En 2000, il publie chez Odile Jacob un livre de mémoires, Un homme dans le
siècle, dans lequel il justifie son action au Monde.
398 Titre de l’article d’André Fontaine dans Le Monde, 10 janvier 1991, après l’élection de Jacques
Lesoume par la Société des rédacteurs.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 472
de gauche. Malheureusement, celui-ci était indisponible en 1990, car il était ministre du
gouvernement de Michel Rocard. Comme les rédacteurs n’auraient pas accepté la
candidature d’Alain Mine qui semblait pourtant se profiler, les associés se retournèrent
vers Jacques Lesourne.

Une crise financière


Rapidement confronté à une situation conflictuelle dans une entreprise atypique,
Jacques Lesourne, élu pour accomplir un mandat de cinq ans, démissionne de manière
impromptue après trois années de direction. La chute des recettes publicitaires et celle
des petites annonces s’accélèrent dramatiquement au cours de ces trois années. Entre
1990 et 1993, les recettes publicitaires du Monde sont tombées de 527 millions de francs
à 238 millions de francs, soit une réduction de 55 %. Les recettes publicitaires
représentaient 44 % du chiffre d’affaires en 1990, elles ne représentent plus que 22 % du
chiffre d’affaires en 1993. La diminution annuelle est de -26 % en 1991, -22 % en 1992
et -22 % en 1993. L’érosion du chiffre d’affaires, en dépit des deux augmentations du
prix de vente du quotidien1, lamine les marges, alors que la direction doit faire face à
l’endettement hérité de la période précédente.

1990 1991 1992 1993


Produits 1 230 1 159 1 128 1 111
Charges 1274 1 194 1 130 1 163
Résultat -44 -35 -2 -52
TABLEAU 29 : Compte d’exploitation de la SARL Le Monde, en millions de francs.

Or, Jacques Lesourne ne pouvait avoir qu’une faible autorité sur une rédaction
divisée, repliée sur elle-même et sujette à une crise de conscience. Il a fait porter son
action sur l’endettement, l’authenticité des comptes et du bilan sans pouvoir agir sur les
causes profondes du déséquilibre entre les recettes et les dépenses399 400. Jacques Guiu
tente de diminuer les coûts de l’imprimerie, mais, dans l’ensemble, la lourdeur de la
machine demeure handicapante. La succession des plans sociaux procure de faibles

399 Le 1er février 1991, le prix de vente du Monde est porté de 5 à 6 francs, soit une augmentation de 20%.
Le 1er juillet 1992, le prix de vente du Monde est porté de 6 à 7 francs, soit une augmentation de 17 %.
L’augmentation totale est de 40 %, ce qui est très largement supérieur à la hausse des prix de 3,2 % en 1991 et de
2,4 % en 1992.
400 Les dépenses ont diminué de 17 % en trois ans, mais cette baisse reste insuffisante pour compenser la
baisse des recettes publicitaires.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 473
économies, car la diminution des emplois, de 7,1 % au total, ne suit pas la chute des
recettesb Le Monde est étranglé par l’importance de ses frais fixes et par la diminution de
ses recettes, qui ne peuvent s’améliorer à cause de la baisse de la diffusion. Handicapée
par le haut prix du journal, la diffusion totale payée passe de 375 285 exemplaires en
1990 à 368 970 en 1991, puis à 357 280 en 1992, et à 351 706 en 1993, ce qui représente
une chute de 6,28 % en trois ans. En 1994, la diffusion payée diminue encore à 343 913
exemplaires. Toutefois, grâce à l’augmentation du prix de vente du quotidien, les recettes
de la diffusion croissent de 200 millions de francs entre 1990 et 1993 ; mais sans
compenser la chute des recettes publicitaires, qui atteint 290 millions de francs.
1990 1991 1992 1993
Emprunts 181 140 117 115
Dettes financières 106 90 76 68
Dettes d’exploitation 162 93 62 71
Dettes fiscales et sociales 206 161 156 145
Impôts différés 47 44 37 35
Total des dettes 702 528 448 434
TABLEAU 3 0 : Dettes inscrites au bilan du groupe Le Monde, en millions de francs2.
(valeurs nettes) 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993
Actif immobilisé 90 170 260 302 478 429 384 362
Actif circulant 260 388 443 353 484 336 292 258
Total de l’actif 350 558 703 655 962 765 676 620
TABLEAU 31 : Actif du groupe Le Monde, en millions de francs.

L’augmentation rapide de l’actif au cours des années 1986-1990 correspond à


l’installation de la nouvelle imprimerie d’Ivry, comptabilisée à son prix d’achat, comme
il se doit401. À partir de 1991, les amortissements

1. Le nombre des salariés du Monde> si l’on totalise les personnels employés par la SARL Le Monde et
ceux employés par la SA Le Monde Imprimerie, qui était de 1098 au 31 décembre 1989, diminue lentement, pour
atteindre 1014 au 31 décembre 1993. Entre ces deux dates, le nombre des rédacteurs augmente légèrement, de 233
à 237 (>1,7 %), comme celui des cadres administratifs, de 152 à 155 (+2 %) et des cadres techniques, de 44 à 49
(+11 %). En revanche, le nombre des employés diminue de 282 à 226 (-20 %) et celui des ouvriers de 381 à 347 (-
9 %).
2. Le total des dettes indiqué ici ne comprend pas les dettes d’exploitation courante, notamment les
abonnements à servir et le compte de régularisation, qui viendraient alourdir l’endettement d’une centaine de
millions de francs.
3. Ce système comptable, universel et légal, réserve de bonnes ou de mauvaises surprises, en fonction des
amortissements, et des plus-values ou des moins-values, en cas de vente.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 474
entraînent la diminution de l’actif immobilisé. La diminution de l’actif circulant provient
de celle du poste « créances d’exploitation1 » et celle du poste «valeurs mobilières de
placement et disponibilités402 403 ». Cependant, la situation financière du groupe s’est
relativement améliorée, car le rapport entre l'endettement et les actifs immobilisés se
rapproche du point d’équilibre autour duquel les dettes à moyen et long terme ne sont pas
supérieures aux actifs constitues grâce à l’argent ainsi emprunté404. En revanche, la
diminution des fonds propres du Monde devient préoccupante.

1990 1991 1992 1993


Groupe Le Monde 95 79 81 28
SARL Le Monde 157 140 139 86
TABLEAU 32 : Fonds propres inscrits au bilan, en millions de francs.

Depuis 1990, la chute brutale et rapide des recettes publicitaires a eu pour


conséquence une déstabilisation des comptes de l’entreprise. L’embellie des années
1986-1990 avait marqué une fausse rupture dans le lent processus de dégradation des
recettes publicitaires, amorcé en 1971. En effet, en 1970, la part des recettes publicitaires
avait atteint 59 % des recettes totales de la SARL Le Monde. Depuis cette date, la part
des recettes publicitaires dans le compte d’exploitation ne cesse de diminuer. De 1971 à
1976, la publicité représente encore 52 à 56% du total du compte d’exploitation. De 1977
à 1984, elle ne constitue plus que 42 à 45 % du total. Après une chute à 37 % en 1985, la
reprise publicitaire, de 1986 à 1990, fait remonter le pourcentage à 40 ou 42 % du total,
mais la baisse reprend en 1991, ramenant les recettes publicitaires à 33 % du total du
compte d’exploitation, puis à 28 % en 1992 et à 22 % en 1993 405.
Depuis lors, les gestionnaires de presse doivent apprendre à gérer un marché cyclique
qui vit alternativement quelques années d’embellies

402 Ce poste, qui reflète en particulier la baisse du chiffre d’affaires du Monde Publicité SA, passe de 381
millions de francs en 1990 à 216 millions de francs en 1993.
403 Ce poste, qui reflète la trésorerie du groupe, passe de 64 millions de francs en 1990 à 22 millions de
francs en 1993.
404 Au cours des années 1984-1989, la vente des actifs constitués depuis longtemps (les immeubles de la rue
des Italiens et l’usine de Saint-Denis) conjuguée à l’endettement important souscrit afin d’équiper la nouvelle
imprimerie d’Ivry avaient considérablement écarté les dettes des capacités de remboursement et de mobilisation
financière de l’entreprise.
405 Accusée parfois d’avoir déstabilisé le marché de la publicité, la loi Sapin, qui vise à moraliser les
rapports entre annonceurs, intermédiaires et supports, est postérieure à l’effondrement des recettes publicitaires.
Adoptée le 29 janvier 1993, elle est entrée en vigueur le 1er avril 1993.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 475
suivies d’une période de vaches maigres, mais ils savent que le temps de la prospérité
publicitaire est passé pour la presse écrite b La survie du Monde dépend du produit lui-
même et de l’adéquation de l’offre rédactionnelle à la demande des lecteurs. Un retour à
la rigueur et au pessimisme paraît nécessaire, ce qui n’aurait pas déplu au fondateur du
Monde.
Dans les comptes du journal, la chute de la diffusion est moins marquée que celle de
la publicité car elle a été partiellement compensée par l’augmentation du prix de vente
qui a gonflé les recettes406 407. Par ailleurs une fraction importante de la baisse concerne
les ventes au numéro à l’étranger qui procurent de faibles recettes au journal, quand elles
ne lui coûtent pas plus qu’elles ne rapportent408.
En 1993, les ventes en Belgique, en Suisse et au Luxembourg représentent près de
10000 exemplaires, soit le tiers des ventes en Europe et le quart des ventes mondiales. En
ajoutant les ventes en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-
Bas, soit 15 000 exemplaires, on obtient les trois quarts des ventes mondiales dans les
huit états proches de la France, dans lesquels résident le plus grand nombre d’expatriés
français.
En Asie et au Moyen-Orient, Le Monde vend moins de mille exemplaires par jour, et
moins de deux mille exemplaires dans toute l’Amérique. L’obstacle de la langue n’est
pas le seul responsable. En effet, les Canadiens achètent moins de 400 exemplaires,
tandis qu’en Afrique subsaharienne francophone moins de trois mille exemplaires sont
vendus chaque jour. Le prix de vente élevé et la lenteur des trajets se conjuguent pour
freiner la vente au numéro409. Le Maghreb est longtemps resté le principal client étranger
du Monde, mais la situation a évolué. En Algérie, la diffusion qui

406 La publicité commerciale dans Le Monde a atteint une surface maximum de 7 millions de
millimètres/colonne, en 1973. Depuis, cette date, le déclin de la publicité commerciale a été partiellement
compensé par la croissance des annonces classées, jusqu’en 1990. Depuis, celles-ci ont également subi le
contrecoup de la récession, puis de la concurrence d’Internet.
407 Les recettes des abonnements passent de 143 millions en 1990 à 201 millions de francs en 1993. Les
recettes de la vente passent de 462 millions en 1990 à 595 millions de francs en 1993. L’ensemble du poste
diffusion augmente ainsi de 33 %, de 605 millions à 805 millions de francs, entre 1990 et 1993.
408 La diffusion totale du Monde à l'étranger, qui avait atteint 90 033 exemplaires en 1982, ne cesse de
réduire jusqu’en 1994, année au cours de laquelle elle tombe à 41 710 exemplaires. Les frais de la vente au
numéro à l’étranger représentent généralement 85 % du prix de vente.
409 Les départements d’outre-mer n’achètent qu’un millier d’exemplaires par jour, parce que Le Monde est en
retard par rapport à la presse locale et parce qu il est vendu plus cher.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 476
avait atteint 20000 exemplaires par jour au début des années 1980, est retombée à dix
mille exemplaires à la fin de la décennie. Durant les années 1990, la vente du Monde en
Algérie est interdite, au grand soulagement des responsables de la diffusion, qui voyaient
les expéditions payées en dinar difficilement convertible, dont la valeur fléchissait. Le
Maroc et la Tunisie, lorsque les gouvernements concernés par un article ne décident pas
de saisir ou d'interdire le journal, restent, avec 8 000 exemplaires, des acheteurs
importants du Monde.
Le repli de la diffusion du Monde à l’étranger a très peu touché les abonnements qui
se maintiennent autour de 10 000 exemplaires par jour depuis 1979. Destinés aux
ambassades, aux hauts fonctionnaires et aux cadres internationaux, ils représentent le
quart de la diffusion à l’étranger et 10 % du total des abonnements.
Le nombre total des abonnements, qui avait atteint 97 836 exemplaires en 1977, a
diminué à 67720 en 1987. Le nombre des abonnés a augmenté depuis lors pour dépasser
les 100000 exemplaires depuis 1993 et atteindre 140 000 depuis 2000. Le taux des
abonnements par rapport à la diffusion, qui se situait à 19 % en 1987 s’est élevé en
quelques années à 28 % puis à 33 % du total, ce qui procure aux gestionnaires du Monde
un flux de trésorerie particulièrement bienvenu dans la conjoncture difficile que traverse
le quotidien.
En revanche, la chute des ventes au numéro en France, qui atteint 16,1 %, entre 1990
et 1994, marque une désaffection des acheteurs ou le défaut de renouvellement des
lecteurs h Entre 1990 et 1993, la chute de la diffusion, qui contribue à la diminution des
surfaces publicitaires, entraîne la direction dans une impasse financière, parce que
l’entreprise ne peut réduire ses coûts aussi rapidement que se réduisent ses recettes. Pour
la rédaction, la chute des recettes publicitaires peut être imputée à l’évolution d’un
marché que le journal maîtrise peu, tandis que la diminution de la diffusion résulte
manifestement de la dégradation de l’image du quotidien. Dans ces conditions, la
rédaction ne manque pas de mettre en cause la politique éditoriale de la direction.
En outre, les essais de diversification ont montré depuis longtemps leurs limites. En
1993, les publications annexes du Monde représentent un tirage total de 640 000
exemplaires par mois et de 25 000 exemplaires hebdomadaires. La charge pour
l’imprimerie reste faible, car l’ensemble des publi-

1. La vente au numéro en France est tombée de 235 734 exemplaires par jour, en 1990, à 232 778 en
1991,226 216 en 1992,218 129 en 1993 et 197 737 en 1994. La nouvelle formtde adoptée en 1995 permet de
redresser les ventes.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 477
cations annexes, avec 8,6 millions d’exemplaires tirés par an, ne constitue que 5,6 % du
tirage du quotidien qui est imprimé à 151,5 millions d’exemplaires en 1993. La diffusion
totale annuelle des publications annexes (5,5 millions d’exemplaires en 1993 ’),
représente 5 % de celle du quotidien qui diffuse 110 millions d’exemplaires par an. Le
Monde des philatélistes 410 411 et la Sélection hebdomadaire412 413 sont en déclin depuis de
nombreuses années. Les Dossiers et documents* furent longtemps ancrés à 90000
exemplaires, tandis que Le Monde de l’éducation414, plus cyclique, a varié de 68 000 à 90
000 exemplaires payés, avec des pointes à 97 000 exemplaires, en 1975 et en 1989. La
diffusion de ce mensuel est fortement liée aux débats sur les enjeux de société liés à
l'éducation. Les deux périodes de forte diffusion correspondent à la réforme de
l’enseignement initiée par René Haby, ministre de l’Éducation nationale de mai 1974 à
mars 1978, et à celle entamée par Lionel Jospin, lorsqu’il était ministre de l’Education
nationale, de juin 1988 à mai 1991. Le Monde des débats, créé en octobre 1992 dans une
conjoncture difficile pour la presse, a été arrêté en mai 1995, faute d’avoir trouvé une
diffusion satisfaisante415.
La seule réussite de la diversification reste Le Monde diplomatique, qui a connu,
après un démarrage très lent de moins de 2 000 exemplaires en 1954 à 10000 exemplaires
en 1960, une ascension rapide dans les années soixante de 10000 à 45000 exemplaires et
pendant les années soixante-dix de 45000 à 77000 exemplaires. Dans les années quatre-
vingt, sous la direction de Claude Julien, le mensuel, qui stagnait à 74 000 exemplaires en
1981-1982, entame une croissance très vive, pour atteindre une diffusion de 162 375
exemplaires en 1992. En dépit d’un retrait en 1993-1994, Le Monde diplomatique
demeure un succès éditorial : la croissance de la diffusion reprend à partir de 1995, pour
dépasser les 200000 exemplaires en 1999 et 230000 exemplaires en 2002. Le Monde
diplomatique a certainement profité de la désaffection d’une partie de la

410 380000 exemplaires mensuels et 20000 exemplaires hebdomadaires.


411 La diffusion du Monde des philatélistes qui était de 40694 exemplaires à son maximum, en 1983, est de
27 796 exemplaires en 1994.1! semble que l’ensemble du secteur philatélique, la presse, le commerce des timbres
et la vente d’accessoires soit victime d’une chute de la demande, qui revêt des aspects structurels.
412 La diffusion de la Sélection hebdomadaire qui était de 30483 exemplaires à son maximum, en 1977, est
de 19675 exemplaires en 1994.
413 Les Dossiers et documents sont diffusés à 79 712 exemplaires en 1994.
414 Le Monde de l’éducation diffuse 68 091 exemplaires en 1994.
415 La diffusion atteignait 41 031 exemplaires en 1993 et 28280 exemplaires en 1994.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 478
clientèle du quotidien à partir de 1982, en particulier de celle de lecteurs désorientés par
le ralliement du Monde aux valeurs libérales.
En 1993, des neuf publications périodiques lancées par Le Monde depuis 1947, deux
ont été cédées et deux ont disparu, les cinq autres appartiennent encore au journal, mais
trois d’entre elles sont dans un équilibre financier fragile. Les publications annexes
génèrent un chiffre d'affaires de 5 % du compte d’exploitation de la SARL Le Monde.
Ces publications, bien qu elles soient importantes pour leurs lecteurs et leurs équipes de
rédaction, ne peuvent prétendre secourir le quotidien, et encore moins le remplacer.
Jusqu’au milieu des années 1990, Le Monde demeure une société de mono-produit qui
doit recentrer son action sur le quotidien.
L’ensemble des filiales et des participations de la SARL font appel au financement de
la maison-mère, plutôt qu’elles ne lui procurent des dividendes1. Le Monde Éditions doit
être recapitalisé en 1993 416 417, parce qu’il n’est pas possible de lancer de nouvelles
activités sans investissements financiers préalables. Le Monde Imprimerie et Le Monde
Publicité réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires avec les publications de la SARL
Le Monde. Jacques Lesourne et Jacques Guiu cherchèrent longtemps des clients 418 pour
l’imprimerie. Pour accueillir InfoMatin419, il fallut tirer les prix au maximum, sans
pouvoir escompter de réels bénéfices

416 En 1993, la SARL Le Monde reçoit 70 515 francs de dividendes de La Vie du Rail. Les autres filiales
ou participations ne rapportent aucun dividende ou empruntent à la SARL.
417 En 1993, le capital du Monde Éditions est porté de 250000 à 2 458 000 francs, puis il est réduit pour
compenser les pertes d’exploitation. Le capital est détenu à 84,83 % par Le Monde et à 15,12 % par La
Découverte et à 0,5 % par des actionnaires individuels. Le Monde Éditions réalise un chiffre d’affaires hors
taxes de 4 154 417 francs (exercice 1992- 1993), marginal par rapport à celui du quotidien, mais
relativement élevé si l’on considère que la maison d’édition n’emploie qu’un salarié et demi. En 1993-1994,
le chiffre d’affaires éditeur hors taxes a augmenté de 17,4 %, pour s’établir à 4 877 000 francs, ce qui
correspond à un chiffre d’affaires en librairie de 9 872 000 francs.
418 En 1992-1993, Le Monde a participé, avec La Repubblica, The Independent et El Pais au projet ENA
(European Newspapers Association) qui envisageait le lancement d’un quotidien européen haut de gamine.
Les dirigeants du Monde espéraient avant tout qu’il serait imprimé à Ivry. Le projet s’est enlisé dans des
querelles de personnes et dans l’absence de projet rédactionnel cohérent.
419 Le quotidien InfoMatin est édité par la Sodepresse, société au capital de 250000 francs. Le premier
numéro est sorti le 10 janvier 1994. Le Monde Imprimerie SA, afin de favoriser l’impression du nouveau
journal à Ivry, avança un crédit fournisseur de 6149300 francs, qui fut converti en capital, le 1 er avril 1994,
lorsque André Rousselet est devenu actionnaire majoritaire de la Sodepresse.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 479
1
de l’impression de ce journal. InfoMatin a un trop faible tirage pour dégager une
rentabilité intéressante pour Le Monde, dont l’imprimerie reste cependant trop coûteuse
au goût d’André Rousselet420 421, qui arrêta InfoMatin le 8 janvier 1996.
Face à une direction en mal de propositions de développement, la Société des
rédacteurs du Monde retrouve une certaine unité au cours de l’année 1993. Le départ de
Jacques Amalric à Libération favorise l’effacement du service étranger et la montée en
puissance des partisans de Jean-Marie Colombani au conseil d’administration de la
Société des rédacteurs, renouvelé par l’assemblée générale du 4 juin 1993. À l’automne
1993, le conseil d’administration s’interroge sur la légitimité d’un directeur qui n'est pas
issu de la rédaction et qui n’a pas réussi à élaborer un plan de développement du
journal422.
La direction du Monde met en place un comité stratégique chargé de définir un plan
de diversification du journal. Une nouvelle publication, Le Monde des débats, naît de
cette initiative, mais elle ne réussit pas à fidéliser un nombre suffisant de lecteurs pour
être rentable. Devant la faillite programmée de l’entreprise, Jacques Lesourne tente de
gonfler artificiellement les recettes. H lance une politique d’édition de suppléments du
quotidien, destinée à créer du chiffre d’affaires, sans envisager les conséquences sur la
politique éditoriale et sur les ventes du Monde. Il intègre dans le budget pour l’année
1994 des recettes hypothétiques, telles que les bénéfices sur les produits du
cinquantenaire ou sur l’impression du quotidien InfoMatin. Faisant flèche de tout bois, il
renégocie le contrat de la filiale publicitaire, obtenant un supplément de recette de 21
millions de

420 Après un succès d’estime le premier mois, la diffusion du journal stagne, en 1994 et 1995 à 70-75 000
exemplaires en moyenne par jour. En 1994, Le tirage à'InfoMatin était en moyenne de 145 000 exemplaires par
jour. Pour 255 tirages de 24 pages en moyenne, soit 12 pages au format du Monde, les rotatives ont tiré 444
millions de pages pour InfoMatin. Pour Le Monde, hors publications annexes, la production a été de 5 150
millions de pages.
421 En 1994, le chiffre d’affaires réalisé par Le Monde Imprimerie SA avec InfoMatin a été de 27 millions
de francs (hors préparation et hors papier), ce qui représente 13,6 % du chiffre d’affaires total de la société. Le
prix par page à'InfoMatin est plus cher que celui du Monde, car il est imprimé en couleurs, sur du papier plus fort
et plus blanc et parce que le demi-format nécessite plus de coupes et de pliages que le grand format. Enfin, la
faiblesse du tirage rend les frais fixes plus élevés en pourcentage. André Rousselet accusa les coûts de fabrication
et de distribution, c’est-à-dire ceux du Monde Imprimerie, du Syndicat du livre et des NMPP, d’être trop élevés
pour permettre la survie de son journal.
422 L’ensemble des partenaires sociaux s’interroge sur cette question. «La poursuite de la tendance
régressive ne peut faire espérer de nouvelles marges de manoeuvre», concluait le conseil de surveillance du 30
avril 1993.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 480
francs, en échange d’une sujétion accrue du Monde à l’égard de Publicis. De même, il
obtient un allégement provisoire du loyer de l’immeuble de la rue Falguière, en échange
d'un allongement du bail et d’un alourdissement futur du loyer. Ces mesures, qui ne
réduisent pas le déficit et ne ralentissent pas le processus de dissolution des fonds propres
de la société, finissent par alarmer les actionnaires.
Toutefois, les associés divergent sur l’ampleur et la nature des réformes qu'il faudrait
adopter, tandis que les politiques s’agitent autour du Monde, que certains considèrent
comme une proie aux abois. Car le devenir du Monde devient un enjeu politique et fait
l’objet de tractations en coulisses, dont les acteurs se préoccupent moins du journal que
de leurs propres combinaisons politiques. La période est fructueuse pour les remises en
cause : en septembre 1992, le référendum sur la ratification du traité de Maastricht a
révélé la fracture entre les élites politiques, économiques et médiatiques et les Français,
qui se sont également partagés entre le « oui » et le «non». Le résultat des élections
législatives de mars 1993, qui ont amené à l'Assemblée nationale une large majorité de
députés hostiles au président de la République, préfigure, pense-t-on à l’époque,
l’élection présidentielle de 1995. Dans ce contexte, Le Monde est un enjeu. En dépit, ou à
cause, des révélations sur les affaires politiques et financières qui font la une des
journaux depuis plusieurs années423, François Mitterrand ne désespère pas d'amener le
journal à résipiscence. De son côté, Jacques Chirac compte sur quelques relations au sein
de la rédaction, tandis qu’Edouard Balladur espère rallier à sa candidature les partisans de
l’Europe, nombreux au journal, et ceux du libéralisme qu’il souhaite incarner.
Les stratégies des associés de la SARL Le Monde sont en partie arrêtées en fonction
de ces réseaux politiques. Alain Mine souhaite laisser encore du temps, peut-être un an
ou plus, à Jacques Lesourne, tandis que Roger Fauroux et René Thomas préparent la
reprise du journal par des capitaux agréés par le président de la République. Maurice
Lévy, grand bailleur de fonds à travers Régie-Presse, la filiale de Publicis qui détient 49
% du Monde Publicité, prépare, ou rêve, avec son ami Serge July, directeur de

423 En février 1993, la presse révèle que Roger-Patrice Pelât, homme d’affaires et vieil ami de François
Mitterrand, a prêté un million de francs à Pierre Bérégovoy dans des conditions douteuses, Pelât ayant ensuite
bénéficié d’un délit d’initiés, en novembre 1988, au moment de l’achat de la firme américaine American National
Can par Pechiney. En mars 1993, la presse révèle que la cellule antiterroriste de l’Élysée, dirigée par Christian
Prouteau, a pratiqué des écoutes téléphoniques en 1985 et 1986, hors de tout motif et de toute autorisation légale,
sur un certain nombre de personnalités, dont le journaliste du Monde, Edwy PleneL
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 481
1
Libération, une fusion avec Le Monde . Pour ce faire, Libération débauche quelques
plumes du Monde, comme Jean-Yves Lhomeau et Pierre Georges, par ailleurs
démoralisés par le climat de la rue Falguière. Serge July, cependant, rend sans le vouloir
un grand service aux adversaires de Jacques Lesourne au sein de la rédaction, en
recrutant Jacques Amalric, dont la capacité à diviser la rédaction du Monde était encore
largement intacte.
En novembre 1993, la direction diffuse un document intitulé «La stratégie à moyen
terme du groupe Le Monde », concernant le développement du Monde, auquel répond, en
décembre, un document contradictoire, « L’avenir du groupe Le Monde», du conseil
d’administration de la Société des rédacteurs. Entre les deux documents, les constats et
les options gravitent autour de la même question : Le Monde est-il victime d’une crise
d'identité ou d’une crise plus générale de la presse française ? La réponse à cette question
est déjà en partie donnée, lorsque, le 8 février 1994, le conseil d’administration de la
Société des rédacteurs refuse d’adopter le budget 1994 de la SARL 424 425. Le conseil de
surveillance accepte cependant de voter le budget426, le 10 février 1994, mais en
l’assortissant de telles réserves que Jacques Lesourne décide de démissionner, car il
estime ne plus être en mesure d’exercer son mandat.

LE MONDE EST-IL VICTIME DE LA CRISE DE LA PRESSE ?

L’ensemble de la presse française est confronté à des problèmes identiques à ceux du


Monde. La chute des recettes publicitaires affecte tous les organes de presse, mais
certains journaux sont plus touchés que d’autres. L’équilibre économique du secteur, qui
est devenu instable à partir de 1990, conduit les responsables de la presse à réfléchir à la
répartition des dépenses et des recettes, afin de restaurer ces dernières et de réduire les
premières. Les dirigeants cherchent des aides accrues auprès de l’État, qui est appelé

424 Jean GülSNEL, Libération, la biographie, La Découverte, 1999. Jacques Lesourne confirme avoir
examiné le projet, op. cit.
425 Aucun des membres du conseil n’approuve le budget. Cinq votent contre le budget et six s’abstiennent.
426 La version du budget 1994 présentée au conseil de surveillance du 10 février atteignait lequilibre, mais
en escomptant des recettes hypothétiques : 15 millions de francs résultant du tirage dtlnfoMatin, 15 millions de
francs de recettes liées au cinquantenaire du journal, ou encore 21 millions de francs d une renégociation de la
redevance payée par Le Monde Publicité.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 482
à intervenir pour aider la presse afin de limiter les coûts de fabrication et de distribution.

Une crise générale de la rentabilité


Le chiffre d’affaires de l’ensemble de la presse française atteint 57 milliards de francs
en 1993. La presse emploie 59 000 personnes qui perçoivent un total de 12 milliards de
francs de salaires nets. Les aides directes et indirectes de l’État représentent 6 milliards
de francs, soit un peu plus de 10 % du chiffre d’affaires total de la presse É Le
gouvernement français finance ainsi la moitié des salaires des employés de la presse, ou
encore 100 000 francs par salarié et par an.
En 1993, le gouvernement a débloqué une aide exceptionnelle de 200 millions de
francs, réservée à la presse quotidienne, pour faire face aux insuffisances des recettes
publicitaires. Le Monde, comme Le Figaro, a reçu la quote-part la plus importante, 4 484
000 francs.
Au total, pour 1993, Le Monde bénéficie en aides directes et indirectes de l’État, d’
environ 60 millions de francs de recettes supplémentaires et d’exonération de dépenses427
428
. Les aides de l’État atteignent près de 5 % du chiffre d’affaires de la SARL Le Monde,
ce qui représente l’équivalent du déficit de l’année. Cependant, les aides de l’État ne
parviennent pas à combler le manque de recettes publicitaires de la presse, ce qui oblige
celle-ci à réduire ses coûts de fabrication et de distribution.
En ce qui concerne la fabrication, l’effort du gouvernement porte sur l’aide aux plans
sociaux qui accompagnent la modernisation du secteur d’impression. Les négociations
entre le SPP et le Syndicat du livre ont débouché sur plusieurs accords qui prévoient la
reconversion et le départ

427 En 1993, l’aide de l’État provient, pour 3 628 millions de francs, des « moins-values des recettes du
budget annexe des PTT en raison des déductions tarifaires applicables sur les tarifs postaux préférentiels ». La
réduction de 50 % des communications téléphoniques des correspondants, pour la location des téléscripteurs et
pour le transport des journaux et des invendus par la SNCF, représente 216 millions de francs. L'allégement de la
TVA (2 % au lieu de 5,5 %) représente pour l’État un «manque à gagner» de 1 milliard de francs par an, dont 500
millions de francs pour les quotidiens et, pour Le Momie seul, environ 25 millions. L’exonération de la taxe
professionnelle pour environ 750 millions de francs, et l’application de l’article 39 bis, qui coûte à l’État environ
280 à 300 millions de francs par an, viennent compléter les aides fiscales.
428 En 1993, la subvention du Fonds culturel destinée à venir en aide à la diffusion à l’étranger s’est élevée à
1 million de francs. Le Monde diffuse 45 000 exemplaires à l’étranger, soit un total de 14 millions d’exemplaires
chaque année. La subvention moyenne atteint donc 0,07 franc par exemplaire vendu, ce qui représente 1 % du
prix de vente en France, et moins encore à l’étranger.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 483
de la profession de cadres et d’ouvriers. Le 26 juin 1992, le SPP et le CILP s’accordent
sur le départ de 840 des 2 600 personnes employées dans les imprimeries de la presse
parisienne1. Le 19 juillet 1993 est signé un protocole d’accord auquel s’adjoint un
avenant, le 6 décembre 1993, qui permettent de placer les ouvriers en conge de
conversion à partir de l’âge de cinquante ans, jusqu'à ce qu'ils bénéficient de la
convention FNE, à cinquante-cinq ans. En 1994, les ouvriers représentent moins du tiers
des effectifs du Monde, alors qu’ils formaient auparavant la moitié des salariés du
journal. Ce plan social est encore renforcé en novembre 1995. Au total, les entreprises de
presse bénéficient d’un plan social jusqu’en 2001, afin de réduire le nombre des ouvriers
du Livre. Parallèlement aux départs de la profession, les entreprises de presse consacrent
un budget important à la formation aux technologies modernes. En 1993, la SARL Le
Monde a consacré plus de dix millions de francs à la formation de son personnel, ce qui
représentait 4,32 % de la masse salariale de la société. L’effort de formation en faveur
des techniques, qui représente 7,27 % de la masse salariale des ouvriers et 5,79 % de
celle des cadres techniques, est plus important que l’effort de formation destiné aux
autres catégories du journal.
En ce qui concerne la distribution, une réflexion identique est menée par l’ensemble
de la presse et du secteur de la distribution, en particulier par les NMPP. Les outils
informatiques qui ont grandement amélioré les méthodes de gestion et les réglages,
conduisent les gestionnaires du Monde à tenter d’optimiser les ventes en intervenant sur
le réseau des NMPP. Des études ont été menées par les NMPP, par le SPP ou par des
cabinets d’audit sur la logistique de la distribution429 430.
Les éditeurs de presse considèrent que la rémunération des NMPP est trop élevée. En
1992, la valeur faciale, c’est-à-dire le prix de vente aux particuliers des 2 500 titres mis
en vente dans le réseau par 750 éditeurs, était de 30 milliards de francs au total. Le chiffre
d’affaires généré par les 1,8 milliards d’exemplaires vendus a été de 16 milliards de
francs.

429 420 en préretraite (FNE) à 55 ans, et 420 reclassements et reconversions.


430 Pierre TODOROV, La Presse française à l’heure de l’Europe, rapport au ministre délégué chargé de la
Communication, La Documentation française, 1990, et Éléments et conditions de la rémunération des agents de
la vente de la presse, Rapport au président du conseil supérieur des messageries de presse, juin 1990. En octobre
1986, le cabinet IDET- CEGOS mène une étude sur la distribution du Monde, qui aboutit en 1987 à un plan
d’action sur la diffusion, dont certaines idées, comme la vente le soir même (VSM) dans les grandes villes de
province, sont appliquées par Jean-Michel Croissandeau lorsqu’il devient directeur de la diffusion, en 1991.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 484
Les éditeurs ont reçu 9,5 milliards, soit 59% du total des ventes, ou encore seulement le
tiers de la valeur faciale totale mise sur le marché, alors que les recettes des NMPP ont
atteint 2,2 milliards de francs, celles des dépositaires 2,2 milliards de francs également et
celles des diffuseurs 2,1 milliards de francs1. Pour Le Monde, les frais et commissions sur
la vente au numéro des journaux, s’élèvent à 271 millions, soit 45,5 % du total des
recettes de la vente qui atteint 595 millions de francs en 1993 431 432. Cependant. la
commission totale perçue par le réseau (messageries NMPP, depositaires et diffuseurs
inclus) est de 36,5 % du prix de vente du journal, la différence provenant des frais de
distribution propres au quotidien et de la gestion des invendus. La modernisation et
l’informatisation des opérations de distribution rendent inévitable la réduction des
effectifs des messageries. Les emplois NMPP, qui sont passés de 5 400 à 3 900 en
quelques années, doivent diminuer encore de 2 000 postes pour descendre en dessous de
2 000 en 2003 ou 2 004.
Depuis 1986, les NMPP ont mis en œuvre successivement plusieurs plans
quadriennaux de modernisation, afin de faire baisser le coût d’intervention des
messageries : de 14 à 9 % du prix de vente pour le plan 1994-1998 et de 9 à 6% pour le
plan 2000-2003. La modernisation de la distribution de la presse s’accompagne, grâce à
une informatisation croissante, d’une diminution du nombre des dépôts qui font office de
grossistes et répartissent les exemplaires entre les diffuseurs : alors que l’on comptait 2
574 dépôts sur le territoire français en 1989, 1 251 en 1994, ils ne sont plus que 350 en
1998 et doivent être réduits à 200 en 2003.
Il reste cependant à régler la question du nombre des diffuseurs de presse, hérité de
cinquante années de malthusianisme et de corporatisme. Excepté dans les campagnes, les
journaux sont vendus dans des points de vente spécifiques, comme les kiosques et les
maisons de la presse. L’ouverture d’un point de vente n’est autorisée qu’au sein d’un
numerus clausus, qui s’apparente à celui qui régente la création de pharmacies. Lorsque
ce système a été conçu, il était en concurrence avec la diffusion par

431 La redevance annuelle versée par les NMPP à la Librairie Hachette est évaluée à 70 millions de francs.
432 Président de la Coopérative des quotidiens parisiens, Jacques Sauvageot, avait tenté, en vain, de limiter
les coûts des NMPP. En décembre 1981, il avait saisi le président de la République, afin de faire accélérer la
réforme de la distribution des journaux. «Note confidentielle», datée du 5 décembre 1981, de Jacques Sauvageot à
François Mitterrand, sous couvert d’André Rousselet, sur les NMPP et les relations entre la presse et la Librairie
Hachette. La nationalisation de Matra, qui avait pris le contrôle de la Librairie Hachette en 1980, laissait espérer
que l’État pourrait dicter sa loi aux NMPP ; il n’en a rien été.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 485
les crieurs de journaux qui, depuis, ont déserté le paysage urbain français. Le réseau
Hachette s’est rapidement modernisé, tout en élargissant la gamme des produits qu'il
vend, mais l’évolution des autres points de vente n’a pas suivi les mutations sociales et
culturelles des Français. Ainsi, la banlieue parisienne est très pauvre en diffuseurs, et les
kiosquiers vivent difficilement des seules ressources procurées par les ventes de
journaux. Cette pénurie de l'offre a certainement contribué à la baisse de la demande des
consommateurs. Les plans des NMPP prévoient donc de revaloriser la commission des
diffuseurs de presse, c’est-à-dire des marchands de journaux, en la faisant passer de 13 %
à 15 % du prix de vente *. En effet, le nombre des points de vente diminue (actuellement
il est de 31 500), parce que la rémunération des kiosquiers est trop faible, alors que leurs
horaires de travail dépassent souvent les douze heures par jour.
Depuis les accords de 1992, la question de l’adaptation des NMPP et du réseau de
diffusion ne cesse de revenir à l’ordre du jour. Tandis que les rapports et les colloques se
succèdent433 434, les dirigeants des entreprises de presse tentent de réformer la distribution
de la presse en France. Ainsi, la direction du Parisien a décidé de créer son propre service
de distribution, mais le résultat reste pour le moment mitigé. En novembre 2003, Yves de
Chaisemartin, président de la Socpresse, menace de démissionner de la présidence du
SPP, si des négociations visant à réduire les coûts de distribution ne sont pas rapidement
entamées. A la suite de ce coup d’éclat, le 10 février 2004 un accord-cadre a été signé
entre les partenaires sociaux, qui prévoit une refonte des classifications et de la grille
salariale, mais il demandera encore de longues négociations avant d’entrer en application.
L’ensemble des coûts de fabrication et de distribution a contribué largement à
l’augmentation des prix de vente de la presse, particulièrement entre 1970 et le début des
années quatre-vingt. Ainsi, de 1957 à 1992, la pagination rédactionnelle moyenne du
Monde a augmenté de 145 %, alors que le prix de vente du quotidien s’est accru de 250
%. Comme, dans le même temps, les produits industriels et nombre de services voyaient
leur prix baisser en francs constants, et comme la concurrence d’autres catégories de
presse, les magazines en particulier, ou d’autres médias, notamment la radio

433 La rémunération des diffuseurs de presse varie entre 19 et 25 % du prix de vente dans les autres pays
européens.
434 Voir notamment .Jean-Claude 11ASS AN, La Distribution de la presse écrite en France, la voie
étroite de la réforme nécessaire, pour la pérennisation d'une solidarité profitable à tous, Rapport remis à
madame la ministre de la Communication le 25 janvier 2000, et Gilles FEYEL (dir.), La Distribution de la
presse du XVII f siècle au III millénaire, LGDJ, 2002.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 486
et la télévision, s’est accentuée, la presse quotidienne a, progressivement, perdu sa
compétitivité. Le prix de la page rédactionnelle payée par le lecteur du Monde, qui avait
diminué jusqu’à 0,16 francs déflatés en 1970, a connu une forte remontée depuis lors,
pour atteindre 0,28 francs déflatés en 1982, 1985 et 1993, ce qui représente une
augmentation, hors inflation, de 75 % en vingt-trois ans, tout à fait exceptionnelle pour
un produit industriel de consommation courante. Depuis 1995, l’accroissement de la
pagination rédactionnelle a été plus important que la hausse du prix de vente, ramenant le
prix de la page à 23 centimes déflatés en 2000-2002, mais l’augmentation hors inflation
est encore de 43 % par rapport à 1970.
La presse quotidienne française, par rapport à ses consœurs européennes, a tardé à
augmenter la pagination de ses journaux ; comme elle n'a pas bénéficié d’un marché
publicitaire porteur, elle a été contrainte d'augmenter le prix de vente pour couvrir des
frais de fabrication et de distribution trop élevés. Cet ensemble de données économiques
a conduit la presse quotidienne française à vendre ses journaux plus chers que dans les
autres pays européens, surtout si l’on compare en termes de pagination. Les dirigeants de
la presse mènent depuis des années une réflexion sur les prix de vente, mais une guerre
des prix, comme celle qui a été entamée par Rupert Murdoch en Grande-Bretagne,
risquerait de faire des ravages dans les comptes d’exploitation des quotidiens parisiens,
sans pour autant ressusciter l’engouement du public pour la presse écrite.

La crise accroît la concurrence entre les quotidiens


Pendant la période de la grande croissance, le marché de la presse quotidienne de
qualité était en expansion, La population des cadres et des diplômés de l’enseignement
supérieur croissait, et la presse avec elle. Depuis 1972-1973, il semble au contraire que le
marché soit stabilisé et que le lectorat se répartisse entre les deux ou trois quotidiens de
qualité selon le principe des vases communicants. Ainsi, dans les années 1972- 1985, la
diffusion et le lectorat du Figaro435 déclinent puis se redressent, tandis que les chiffres du
Monde suivent un mouvement inverse. Au cours des années quatre-vingt, Libération
prend position sur le même marché. Il commence par créer sa propre clientèle, en ne
retirant pas de lecteurs à ses concurrents, mais au contraire en élargissant le marché. De
1979 à 1994, la

435 Les chiffres de lectorat calculés par le CESP pour Le Figaro ne sont pas disponibles pour les années
1982 à 1987. Robert Hersant, qui était à l’époque en désaccord sur les modes de calcul du CESP, avait retiré ses
titres des mesures d’audience.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 487
diffusion totale du Monde et du Figaro réunis demeure stable à 740 000 exemplaires 1, et
leurs lectorats cumulés oscillent autour de 2 200 000 lecteurs 436 437. Libération accroît
donc le marché d’environ 170000 acheteurs et de 700000 lecteurs 438. Cependant, depuis
1990, le marché ne s’élargit plus, le lectorat et la diffusion de l’ensemble des trois
quotidiens stagnent à moins de trois millions de lecteurs439 et à environ 900000 acheteurs,
les gains de l’un ne semblent plus se faire qu’au détriment des deux autres. Si l'on tient
compte de la duplication d’achat, l’ensemble du marché des trois quotidiens est encore
plus étroit440.
En 1992, le lectorat des trois quotidiens est masculin (54 à 56%), parisien (48 ou
49 %, mais 57 % pour Libération), il a accompli un parcours universitaire (61 et 62%
pour Libération et Le Monde, mais seulement 44 % pour Le Figaro). Les cadres
supérieurs représentent un tiers des lecteurs du Monde et de Libération, mais
seulement 19% de ceux du Figaro. Le Figaro compte 39 % de lecteurs de plus de
cinquante ans, contre 22 % pour Le Monde et 13 % pour Libération, tandis que les
moins de 35 ans sont 34 % au Figaro, 42 % au Monde et 45 % à Libération. Enfin, Le
Monde compte un plus grand nombre de jeunes et d’étudiants dans son lectorat, ainsi
qu’un plus fort pourcentage de professeurs 441.
Ainsi, le lectorat du Monde se compose principalement d’actifs442, de salariés
aisés, et de leurs enfants étudiants. En 1992, les revenus des lecteurs du Monde sont
supérieurs à 10 000 francs par mois dans 79 % des cas, les 21 % restant correspondant
aux étudiants. Ceci explique que dans toutes les études de lectorat, Le Monde soit
considéré comme le quotidien ayant

436 OJD 1979 : Le Monde, 435 000 exemplaires, Le Figaro, 302 000 exemplaires. OJD 1994 : Le
Monde, 344 000, Le Figaro, 374 000.
437 CESP (Idp) 1979 : Le Monde, 1 518000, Le Figaro, 862 000. CESP (Idp) 1992 : Le Monde, 1 161
000 lecteurs, Le Figaro, 951 000.
438 OJD 1993 : 170000 exemplaires, CESP (Idp) 1992 : 705 000 lecteurs.
439 Soit un doublement du lectorat depuis 1957. CESP 1957, Le Figaro, 1 018000 lecteurs, Le Monde,
312 000, Libération, 148 000, Combat, 80000.
440 En 1991-1992, la duplication entre Le Monde et Le Figaro ne touche plus que 12 à 15 % des
lecteurs, soit environ 140 à 150 000 d’entre eux pour chacun des deux titres. Par contre, avec Libération, la
duplication du lectorat du Monde demeure importante, 20 % des lecteurs du Monde (environ 235 000) lisent
Libération et constituent 33 % du lectorat de celui-ci.
441 Le sondage IPSOS cadres actifs en 1992 montre que 36% des enseignants lisent Le Monde, contre
12 % pour Libération et 4 % pour Le Figaro, cette proportion s’élève quand le niveau de l’enseignement
s’élève.
442 En 1992, le lectorat du Monde compte seulement 5 % de ménagères, 12 % de retraités et 6% de
chômeurs, ce qui représente des proportions plus faibles que celles de ses concurrents (CESP 1992).
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 488
total 15-24 ans 25-34 ans 35-49 ans 50-64 ans 65 ans et +
Le Monde 1 630 000 21% 21 % 37% 14% 8%
" Le Figaro 1 214 000 18% 16% 28% 19% 20%
Libération 962 000 15% 30% 41 % 9% 4%

diplômés du CSP cadres CSP Cadres


hommes Paris et RP étudiants
supérieur supérieurs supérieur
Le Monde 54% 62% 48% 42% 30% 17 %
Le Figaro 55% 44% 49% 30 % 19% 12 %
Libération 56% 61 % 57% 43% 32% 10%
TABLEAU 33 : Audience CESP en 1992.

le plus fort potentiel de consommateurs de biens culturels et de produits de luxe.


Le taux d’équipement des ménages est moins significatif de nos jours, car la plupart
des ménages français sont équipés des produits de base1, cependant, les lecteurs du
Monde possèdent, en 1992, un lave-vaisselle à 54 %, contre 32 % pour l’ensemble des
ménages français, ou un congélateur à 73 %, contre 44 % pour l’ensemble des
Français. 56 % des lecteurs du Monde possèdent un magnétoscope, contre 37 % des
foyers français, 37 % ont un ordinateur, contre 9 % des foyers français, 22 % sont
abonnés à Canal-i-, contre 11 % des foyers français. En outre, l’aisance financière et la
disponibilité des lecteurs du Monde se marquent dans la fréquence des départs en
vacances443 444.
Plus que ceux des autres quotidiens, les acheteurs du Monde sont de forts lecteurs
de la presse et des fidèles du journal. Ainsi, un sondage concernant les acheteurs du
Monde dans les kiosques indique que 45 % d’entre eux achètent le journal chaque jour
et 30 % de trois à cinq fois par semaine. 85 % d’entre eux lisent Le Monde depuis plus
de trois ans, 50 % depuis plus de dix ans et 29 % depuis plus de vingt ans. Cette
fidélité et cette ancienneté expliquent que le profil de ces acheteurs en kiosque soit plus
masculin que celui des lecteurs (75 % contre 55 %), plus âgé (77 % de plus de 35 ans
contre 57 %), mais également plus nettement inséré dans la catégorie des cadres
supérieurs (50 % contre 30 %).
Suivant la terminologie des sociologues analystes des comportements et des désirs
de consommation, le lectorat du Monde est «branché et

443 En 1992, 88 à 98 % des ménages français possèdent réfrigérateur, téléphone, téléviseur et lave-linge.
444 91 % des lecteurs du Monde sont partis en vacances en 1992, contre 60 % des Français, dont 49 % en
hiver, contre 29 % seulement pour l’ensemble des Français.
489 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

décalé », écartelé entre les lectorats de Libération et du Figaro, de


L’Express et du Nouvel Observateur. Selon cette étude, un quart des
lecteurs du Monde devrait, d’après les caractéristiques sociologiques, lire
Le Figaro et un tiers devrait lire Libération. Finalement, Le Monde a
exaucé le vœu de son fondateur qui voulait faire un journal destiné à
l’ensemble des élites françaises sans exclusive politique : il demeure le
quotidien le plus fortement polyvalent, ce qui fait à la fois sa force et sa
fragilité. Le Monde peut en effet rivaliser avec ses concurrents, mais il peut
également être victime de leur agressivité commerciale, particulièrement au
cours de ses périodes d’affaiblissement rédactionnel.
Politiquement, la majorité des lecteurs du Monde se situe au centre de
l’éventail politique français. 64 % des lecteurs du Monde se sont prononcés
en faveur de la ratification du traité de Maastricht lors du référendum de
septembre 1992, contre 51 % seulement pour l’ensemble des Français. Lors
des élections au parlement européen du 12 juin 1994, le sondage réalisé par
l’institut CSA affirmait que les lecteurs du Monde votaient à gauche à 47 %
(dont 5 % pour le PCF), et à droite à 35 % (dont 6 % pour le Front national).
Les écologistes recueillaient 8 % et les autres listes 10 %. La liste de Michel
Rocard et celle des écologistes étaient plus fortement représentées parmi les
lecteurs du Monde que dans la moyenne nationale, tandis que les listes
d’extrême gauche et d’extrême droite étaient sous- représentées. Les listes
de la droite modérée obtenaient parmi les lecteurs du Monde un score
légèrement inférieur à la moyenne nationale.
Le marché du Monde est défini comme celui d’un «journal quotidien de
qualité », dans un paysage médiatique français qui a considérablement
changé depuis cinquante ans, avec l’éclosion d’une presse magazine
d’information générale, la multiplication des stations de radio publiques et
privées et l’essor de l’offre télévisuelle. Dans les années cinquante, la
concurrence restait, pour l’essentiel, celle de la presse quotidienne ; depuis
elle a été multipliée, jusqu’à devenir pléthorique si l’on ajoute à la presse
quotidienne et à la presse hebdomadaire, la presse spécialisée et les
nouveaux outils informatiques en développement. Elle s’étend également à
un ensemble de services, de biens et de produits culturels, comme les livres,
le cinéma et le théâtre, les musées et les concerts, qui ressortissent du même
domaine, car la lecture de la presse quotidienne n’est pas seulement une
activité d’information, en rapport avec la citoyenneté ou la profession, mais
elle est encore une activité de divertissement et de loisir culturel, et comme
telle, devrait être mesurée également par un indice de plaisir ou de
490 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

satisfaction.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 491

Le déclin de la presse quotidienne est-il inexorable ?


L’écrit et la lecture subissent la concurrence des médias audiovisuels et sont
victimes du déclin de la part de temps et de budget que les Français leur consacrent. De
1973 à 1988, la proportion de Français, âgés de quinze ans et plus, qui lisent un
quotidien « tous les jours ou presque » est tombée de 55 à 43 % et à 40 % en 1994. La
presse quotidienne régresse depuis vingt-cinq ans en France : son tirage est passé de 13
millions d’exemplaires en 1968 à 9,3 millions en 1993. Cependant, le recul des
quotidiens est surtout celui de la presse quotidienne populaire ou régionale : le tirage de
la presse populaire parisienne a chuté de 4 millions d’exemplaires en 1968 à 1,6
millions en 1993, tandis que celui de la presse régionale passait de 8 millions
d’exemplaires en 1968 à 6,7 millions en 1993. Les trois quotidiens nationaux ont donc
maintenu leur lectorat, sans toutefois parvenir à élargir durablement leur clientèle. Les
quatre hebdomadaires d'information générale et politique (L'Express, Le Nouvel
Observateur, Le Point et ^Événement du Jeudi) s’adressent à une clientèle identique à
celle du Monde, du Figaro ou de Libération, celle des cadres supérieurs, actifs et
diplômés. Ils subissent également le phénomène d’érosion du lectorat que la presse
quotidienne a subi avant eux. La concurrence entre les quatre titres est donc acharnée,
marquée par des pratiques de dumping vis-à-vis des abonnés, afin de conquérir les parts
de marché qui attirent les annonceurs publicitaires. Selon de nombreux analystes, cette
vivacité des hebdomadaires d’information générale expliquerait la langueur de la presse
quotidienne nationale. Mais l’explication inverse est tout autant pertinente : c’est parce
que la presse quotidienne n’a pas été capable de saisir les évolutions de son lectorat que
ce dernier s’est détourné d’elle et, ce faisant, a fait les beaux jours de la presse
magazine.
La comparaison avec la presse des pays européens voisins montre en effet que la
France a acquis dans le domaine de la presse hebdomadaire une antériorité et une
spécificité qui a fait d’elle un laboratoire et un précurseur européen. Pourtant, il semble
que l’ensemble du lectorat de la presse quotidienne, même augmenté de celui des
hebdomadaires, fasse piètre figure comparé au lectorat anglais ou allemand. Les
Français demeurent en effet de faibles lecteurs de presse comparés à leurs voisins du
Nord de l’Europe, et semblent plus proches des comportements des populations
méditerranéennesCDXLV. La multiplication des titres spécialisés à destination du grand
public et de la presse technique et professionnelle a contribué par ailleurs à réduire la
demande de presse généraliste, qui, jusqua la fin des années soixante, occupait la
première place dans la part du budget des ménages consacrée à la presse. La fin de la
croissance des «trente glorieuses» marque un retournement de la conjoncture pour la
presse écrite d’information générale, mais l’enjeu politique majeur des années 1974 à

habitants en Norvège, 376 pour mille habitants au Royaume-Uni, 341 pour mille habitants en Allemagne,
155 pour mille habitants en France et de 119 pour mille habitants en Italie.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 492

1981 a retardé l’échéance de quelques années. En effet, la pente de la courbe du


lectorat, de la diffusion et des recettes publicitaires, qui s’infléchit dès 1972, ne s’est
vraiment inclinée à la baisse qu’à partir de 1982, à cause de la conjoncture politique
propre à la France au cours de cette décennie.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 493

Le doublement du nombre des chaînes de télévision constitua un choc culturel en


1985 et 1986, d’autant plus rude à subir pour la presse qu’elle n'y avait pas été
préparée et que la privatisation et la multiplication de l'offre télévisuelle furent
réalisées en un très court délai. Depuis le milieu des années soixante, l’offre de
matériels audiovisuels s’est considérablement diversifiée et accrue, alors que les prix
de vente de ces matériels tendaient à diminuer, tandis que ceux des journaux
augmentaient. De 1960 à 1992, la consommation des matériels et programmes
audiovisuels est passée de 23 à 27 % du budget loisir des Français, tandis que les
dépenses totales de ce poste étaient multipliées par 5,5, contre 3,2 pour l’ensemble de
la consommation des ménages. Au cours de la même période, la part consacrée à
l’écrit, presse et livres confondus, tombait de 26 à 21 % du budget consacré aux
loisirsCDXLVI. La part de la presse quotidienne connaissait la plus forte diminution à
l’intérieur de ce poste de consommation. Le temps consacré à l’écrit diminue
conjointement avec l’augmentation du temps passé devant la télévision. Chaque
Français de plus de quinze ans reste ainsi en moyenne 212 minutes par jour devant la
télévision, alors qu’il lit la presse pendant 36 minutes. La démonstration inverse avait
été fournie en 1968, lorsque la presse quotidienne nationale a augmenté son tirage de
10 % tant que dura la grève de l’ORTF. Plus généralement, toutes les activités
culturelles et de loisirs pâtissent de l’augmentation du temps de présence devant la
télévision. La fréquentation des cinémas, des théâtres et de tous les spectacles, des
cafés et des restaurants, se ressent de la multiplication de l’offre télévisuelle.
La presse quotidienne est menacée dans son existence même, à moins

CDXLVI Étude INSEE sur l’évolution du budget loisir des Français, de 1960 à 1992. Paris, 1994.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 494

quelle n’arrive à faire preuve d’une vitalité suffisante pour conquérir de nouveaux
lecteurs. L’érosion du lectorat reste préoccupante. La diffusion payée en France du
Figaro a atteint un sommet à 432 000 exemplaires en 1986, celle du Monde avec
377 000 exemplaires en 1988 et celle de Liberation avec 193 000 exemplaires, en
1988 également. Entre 1988 et 1994, Le Figaro a perdu 41 000 exemplaires (-9,5
%), Le Monde, 26000 exemplaires (-7 %), et Libération 22 000 exemplaires (-11,5
%).
Dans ces conditions, la presse quotidienne qui lutte pour sa survie doit
améliorer l'adéquation entre la demande des lecteurs et l’offre faite sous sa marque.
Le Figaro cultive un lectorat conservateur et traditionaliste, ce qui lui a permis de
regagner les quelques dizaines de milliers de lecteurs qui lui avaient fait défaut au
cours des années soixante-dix. Libération, qui a tenté avec sa nouvelle formule, «
Libé III », lancée le 26 septembre 1994 un « zapping » rédactionnel au service du
lecteur pressé, espérait attirer de nouveaux lecteurs que la presse n’avait pas réussi
à séduire. L’expérience a été abandonnée, en avril 1995, car elle avait dérouté les
anciens lecteurs sans séduire la cible potentielle. Depuis le 9 janvier 1995, Le
Monde recentre sa nouvelle formule sur des concepts fondateurs, l’indépendance
journalistique, la référence et l’approfondissement de l’information, et tente de
renouer avec les ambitions rédactionnelles d’Hubert Beuve-Méry. Toutefois, pour
se relancer, Le Monde devait d’abord en terminer avec l’expérience d’un patron
gestionnaire et renouer avec son histoire en portant à sa direction un journaliste
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 495
IV

LE RENOUVEAU, 1994-2004
Fin 1993, Le Monde, qui songe à préparer son cinquantième anniversaire
mais qui n’a plus rien à céder, est de nouveau à vendre et, cette fois, pour une
bouchée de pain, dans la mesure où les seuls actifs matériels que l’entreprise
possède sont constitués par une imprimerie qui n’est pas encore payée et dont
personne ne souhaite se porter acquéreur. Victime d’investissements
démesurés et de la crise de la publicité, Le Monde ne doit sa survie qu’à la
complaisance intéressée de ses créanciers. En effet, si l’entreprise semble ne
pas valoir cher, la marque Le Monde demeure pleine de potentialités, pour
qui saurait l’exploiter. Les suggestions et les idées ne manquent pas. Dans les
dîners parisiens, nombre de chefs d’entreprise, de directeurs de journaux ou
d’hommes politiques rêvent de ramasser le quotidien et de le redresser, à leur
manière, qui en licenciant la moitié de la rédaction, qui en affrontant le
Syndicat du livre, qui en le transformant en quotidien du matin, et parfois le
tout à la fois. Les prétendants repreneurs, déclarés ou non, fourbissent leurs
armes et peaufinent les recettes du management d’entreprise.
Il semble que l’exception d’un quotidien indépendant où les journalistes
ont un réel pouvoir de décision soit en passe de disparaître. Toutefois, depuis
l’été 1993, la Société des rédacteurs a décidé de lancer une offensive de la
dernière chance; pour la mener à bien, elle s’est dotée d’un conseil
d’administration où les partisans de Jean-Marie Colombani sont majoritaires.
Ce dernier, en effet, qui depuis dix ans a fédéré autour de lui de nombreux
rédacteurs et des porteurs de parts de la SARL, apparaît comme le dernier
recours avant la vente du journal à un groupe financier ou industriel. Dès son
élection, Jean-Marie Colombani entame une refonte complète du quotidien et
de l’entreprise : recapitalisation et restructuration
496 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de la société, nouvelle formule éditoriale qui permettent au Monde de


retrouver sa splendeur d’antan. Ayant retrouvé une capacité offensive, Le
Monde peut ensuite s’attaquer à la constitution d’un groupe de presse en
reprenant tour à tour le groupe Midi libre et les Publications de La Vie
catholique. Mais les transformations rapides du groupe entraînent des
mécontentements, tandis que la puissance d’un Monde rénové fait peur à
certains. En 2003, la cristallisation des diverses oppositions et des critiques
débouche sur une tourmente médiatique, mais Le Monde en a vu d’autres
depuis sa fondation.
14.

Face à la crise du Monde

À la fin de l’année 1993, la crise du Monde devient préoccupante : en


quatre ans, le quotidien a perdu 10 % de sa diffusion, les recettes
publicitaires ont diminué de moitié, tandis que les frais financiers plombent
les comptes. La direction, imposée à la rédaction par les associés, n’a pas
réussi à redresser l’entreprise alors que le journal s’étiole. Il semble
qu’après quinze années d’une crise rédactionnelle et éditoriale à laquelle
personne n’a trouvé de solution, Le Monde soit à vendre.

Le Monde change d’équipe


Pourtant, face à une direction en mal de propositions, la Société des
rédacteurs du Monde retrouve une certaine combativité au cours de l’année
1993. Travaillée en profondeur depuis dix ans par ceux qui n’ont pas
accepté l’éviction d’André Laurens en 1984, la SRM se rallie à Jean-Marie
Colombani 1 . Le départ de Jacques Amalric à Libération favorise
l’effacement du service étranger et la montée en puissance des partisans de
Jean- Marie Colombani au conseil d’administration de la Société des
rédacteurs, qui est renouvelé par l’assemblée générale du 4 juin 1993.
Composé de douze membres, le conseil d’administration de la Société des
rédacteurs du Monde est renouvelé par moitié chaque année. Le mandat
d’une durée de deux ans est renouvelable une fois. L’assemblée générale du
4 juin 1993 élit ou réélit six administrateurs, Anne Chaussebourg, Laurent
Greilsamer,

1 Alain Rollat, dans Ma part du Monde, op. cit., raconte quelques épisodes de cette
bataille de vingt ans, depuis la chute d'André Laurens et la création de la section CGT des
journalistes. Malheureusement, le récit est trop décousu et Alain Rollat accorde une
importance considérable à son action personnelle, alors que toute une partie de la rédaction
s’investit dans cette conquête du pouvoir au sein de la SARL.
498 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Olivier Biffaud, Yves-Marie Labbé, Edwy Plenel et Josyane Savigneau, qui


siègent aux côtés des élus de 1992, Gérard Courtois, Bernard Dejean, Alain
Giraudo, Alain Lebaube, Raphaëlle Rérolle et Marie-Pierre Subtil. Seule cette
dernière est rédactrice au service étranger, mais, venant du service politique, elle
y est considérée comme un transfuge. Le bureau du conseil d’administration,
organe exécutif entre deux réunions du conseil, est formé par Anne
Chaussebourg, présidente, Gérard Courtois et Edwy Plenel, vice- présidents,
Olivier Biffaud, trésorier et Josyane Savigneau, secrétaire, tous partisans de
Jean-Marie Colombani.
La direction sent monter un courant hostile au sein de la communauté des
porteurs de parts. En effet, Jacques Lesourne considère que le quotidien est
victime d’une crise conjoncturelle, alors que la Société des rédacteurs du Monde
estime que c’est le quotidien lui-même qui est en crise et qui doit être relancé1. Le
13 janvier 1994, Jacques Lesourne présente au conseil de surveillance de la
SARL un budget prévoyant un déficit d’une quarantaine de millions de francs.
Les associés refusent de se prononcer sur ce budget et demandent au directeur de
revoir sa copie. Jacques Lesoume présente alors un budget en équilibre, grâce à
des recettes supplémentaires hypothétiques. Le 8 février 1994, le conseil
d’administration de la Société des rédacteurs, par cinq voix contre et six
abstentions, refuse d’adopter le budget 1994. Le 10 février 1994, afin d’éviter une
crise brutale, le conseil de surveillance de la SARL accepte d’émettre un vote
favorable sur le budget, mais en l’assortissant de telles réserves que la position de
Jacques Lesoume devient intenable. Certains tablent sur une transmission rapide,
d’autres sur un dénouement plus lent, mais tous les associés souhaitent changer de
directeur, sans toutefois s’accorder sur les procédures et les candidats. Jacques
Lesourne précipite les choses en décidant de démissionner, car il estime ne plus
être en mesure d’exercer son mandat « dans des conditions d’autorité suffisantes
23
».
La démission de Jacques Lesourne, laisse le champ libre à une rénovation en
profondeur du quotidien. Dès que cette démission est connue, le conseil
d’administration de la Société des rédacteurs convoque une assemblée générale
pour le 27 février 1994, tandis que les associés décident de la

2 Sept ans plus tard, Jacques Lesourne reste campé sur ses positions : «sans m’avoir
prévenu, le conseil de la Société des rédacteurs du Monde envoie une lettre circulaire à tous les
rédacteurs. Selon lui, les analyses auxquelles il a procédé montrent que la situation du journal
est grave et qu’il va réfléchir pour faire à la rédaction des propositions stratégiques. Il se
trompe de diagnostic, car il attribue les difficultés au produit et pas à la conjoncture». Jacques
LESOURNE, op. cit. ..
3 Jacques LESOURNE, «Les raisons d’une démission», Le Monde, 12 février 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 499

tenue de l’assemblée générale de la SARL pour le 4 mars 1994. Cependant,


certains associés considèrent que les rédacteurs sont des irresponsables qui
mènent l’entreprise à la faillite. Beaucoup d’entre eux estiment que le meilleur
moyen de sauver le journal serait de l’adosser à un groupe industriel, qui
deviendrait son actionnaire île référence, voire de céder le quotidien à un groupe
de presse. Toutefois, une partie de la rédaction considère que les journalistes
doivent exercer leurs droits de premier associé et reprendre les commandes de
l’entreprise. Ces rédacteurs estiment que, si Le Monde est à prendre, il vaut mieux
que ce soit la rédaction qui s'en empare. A leurs yeux, Jean-Marie Colombani
représente la dernière chance pour la rédaction d’exercer la gérance, avant de
sombrer dans la dépendance d'un groupe financier intéressé par la marque ou par
l'influence qu'il pourrait tirer du quotidien.
Quelque peu désemparés par la démission impromptue de Jacques Lesoume,
les représentants des associés se réunissent le 11 février 1994. Après l'expérience
malheureuse d’un directeur extérieur imposé à la rédaction, les associés s’estiment
contraints de proposer à nouveau un journaliste à la direction. Toutefois, certains
espèrent que la rédaction se perdra encore dans des querelles de clans et qu’elle
laissera ainsi le champ libre à un manager. Convaincus par Anne Chaussebourg
d’accélérer les procédures de sélection des candidats, les associés décident de
proposer à deux rédacteurs, Bruno Frappat, directeur de la rédaction, et
Jean-Marie Colombani, son adjoint, d’être candidats à l’investiture. Tous deux
sont invités à se présenter le 18 février devant les administrateurs des sociétés de
personnel, puis, le 25 février, devant les représentants de l’ensemble des associés.
Bruno Frappat, trop engagé auprès de l’ancienne direction et pressenti par Bayard
Presse pour prendre la succession de Noël Copin à la tête de La Croix, ayant
décliné l’offre des associés du Monde, Jean-Marie Colombani se retrouve seul en
lice.
Restait à savoir quelle équipe Jean-Marie Colombani pourrait présenter à ses
côtés. Dans un premier temps, il propose à Jacques Guiu de demeurer directeur
administratif, mais celui-ci croit pouvoir exiger une bigérance dont personne ne
veut. Jean-Marie Colombani annonce alors qu’il désire s’entourer de Noël-Jean
Bergeroux, ancien rédacteur du Monde et directeur technique et artistique de
L'Express, de Philippe Labarde, également ancien rédacteur du Monde et directeur
de la rédaction de La Tribune-Desfossés, et, pour la gestion, de Dominique Alduy,
ancienne directrice générale de France 3 et directrice générale du Centre Georges
Pompidou.
La composition de l’équipe dirigeante vise à rassurer les nombreux
500 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

partenaires impliqués de près ou de loin dans la nomination du gérant. Dominique


Alduy, qui a fait ses preuves de gestionnaire est en outre l’épouse du maire libéral de
Perpignan, par ailleurs ancien élève de l’école Polytechnique et ingénieur des Ponts et
Chaussées. Les multiples réseaux de relation ainsi tissés par Dominique Alduy
peuvent être utilisés par la nouvelle direction pour contribuer au redressement du
Monde. Philippe Labarde apaise les craintes du service économique dont il est issu,
qui redoute la mainmise des politiques sur le journal. Il rassure également les
banquiers, qui voient d’un bon œil revenir au Monde le directeur d’un quotidien
économique et boursier. Il donne enfin l’espoir aux mitterran- distes et aux partisans
de Philippe Seguin, qu’ils seraient mieux traités par la rédaction. De son côté,
Noël-Jean Bergeroux, qui a mené la modernisation de la rédaction de L'Express,
apparaît comme le garant d’un passage maîtrisé au «tout informatique», que
rédacteurs et ouvriers appréhendent.

Refonder Le Monde
En février 1994, dans une lettre adressée aux rédacteurs, Jean-Marie Colombani
expose son analyse de la crise que traverse Le Monde :

« Un journal défié : [...] Nous sommes là principalement, faut-il le rappeler, pour


faire un journal. Mais pas n’importe lequel, [...] un journal haut de gamme,
d’informations générales, à vocation internationale ; un journal indispensable aux
élites de ce pays et à ceux qui recherchent l’accès à ces élites, un journal qui soit une
référence. Depuis dix ans, c’est cette ambition qui est malmenée. [...] Dans ces
conditions, réimposer Le Monde comme une lecture indispensable suppose non
seulement de gérer et de préserver un héritage, qui par ailleurs s’effrite, mais aussi,
d’une certaine façon, et aussi pompeux que cela puisse paraître, de refaire Le Monde.
[...] Notre défi est donc largement celui de la presse française. Mais il est plus que cela
: nous étions la locomotive de cette presse. Nous devrons le redevenir et donner le
signal du redressement. [...] Il faut être convaincu que le devenir de l’équilibre
économique, du redressement économique de l’entreprise passe par le réarmement
intellectuel du quotidien. Une telle ambition s’incarne nécessairement ; elle conduit à
privilégier l’idée d’un journaliste à la tête de l’édifice.
Une entreprise fragilisée : [...] Nous n’avons pas su relever le défi culturel de l’ère
médiatique, nous avons laissé s’installer un déphasage culturel entre nous et nos
lecteurs, du moins avec ceux qui nous ont abandonnés ; nous avons géré un héritage
sans prendre garde que celui-ci était menacé. Le choix de nos prédécesseurs s’est
traduit par, oserais-je dire, un décentrage du journal vers l’imprimerie. [...] Je vous
suggère aujourd’hui d’entraîner la maison derrière une priorité commune : la bataille
du quotidien. La nécessité de choisir cet axe de bataille, comme la nécessité d’unifier
l’entreprise autour d’un objectif
FACE À LA CRISE DU MONDE 501

commun me conduisent donc à privilégier l’idée d’un journaliste à la tête de la SARL.


»

Jean-Marie Colombani expose alors un plan d’action pour « un nouveau


Monde», articule en trois points, parce que «le nouveau gérant a trois tâches devant
lui : rénover, gérer, refonder» :

«Pour rénover le contenu du journal, il faut constituer une équipe de rédaction en


chef solide, aux compétences reconnues, à l’autorité affirmée, surtout capable
d’enclencher une dynamique collective dans la rédaction. [...] Il faut que la lecture du
Monde redevienne indispensable, y compris pour ceux qu'il doit agacer. Aujourd'hui,
il n’agace plus personne, il suit. Le Monde doit se faire respecter par les pouvoirs, tous
les pouvoirs, parce qu’il les tient à distance, mais de façon pertinente. Il ne s’agit pas
d’imposer une ligne : Le Monde est un journal de journalistes, donc il est d’abord une
pluralité. Mais il a aussi une fonction critique, sur fond de compétence, de rigueur,
d’excellence. L’inédit et l’excellence, voilà ce qu’il faut rechercher.
Nous devons avoir, dans la fabrication quotidienne du quotidien, trois impératifs :
l’anticipation, la réflexion, la révélation. L’anticipation, parce que nous sommes un
journal du soir, et qu’il faut donc dès le soir donner le ton, imposer autant qu’il est
possible une hiérarchisation de l’information qui nous distingue de celle de Libération
et du Figaro du matin même, parce que c’est notre fonction ; la réflexion, parce que
nous devons apporter une mise en perspective, une prise de distance, des analyses qui
constituent l’essentiel de notre plus-value; la révélation, parce que nous devons
toujours chercher à en savoir plus : lorsque nous sommes les premiers et les plus
complets, nous sommes alors nécessairement les meilleurs. Si je devais résumer en
deux mots la philosophie qui doit être la nôtre, je dirais simplement : moins de
comptes rendus, plus de recherches, plus d’inédits. »

C’est sur ce programme de relance du journal que Jean-Marie Colombani


emporte l’adhésion des journalistes et des associés. Le 27 février 1994, l’assemblée
générale de la Société des rédacteurs du Monde élit, dès le premier tour, Jean-Marie
Colombani comme candidat des rédacteurs à la gérance avec 65,1 % des voix 4. Le
3 mars, la Société des cadres (88,6 %) et celle des employés (86,8 %) se prononcent
à leur tour en sa faveur. Enfin, l’assemblée générale des porteurs de parts de la
SARL Le Monde, réunie le

4 272 des 289 membres de la Société des rédacteurs du Monde étaient présents ou
représentés. Il y eut 269 votants représentant 940 parts au total. Jean-Marie Colombani
obtient 180 voix et 612 parts, 47 membres de la Société des rédacteurs du Monde soit 174
parts ont voté contre lui (18,51 %), 42 membres, soit 154 parts (16,38 %) ont voté blanc ou
nul.
502 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

4 mars 1994, après avoir accepté la démission de Jacques Lesourne, nomme


Jean-Marie Colombani gérant de la société et directeur des publications par 1 042
voix sur 1 240 (84,03 %) ’.
Né le 7 juillet 1948 à Dakar, Jean-Marie Colombani a déjà mené une longue
carrière de journaliste, aussi bien dans la presse écrite que dans l’audiovisuel.
Diplômé d’études supérieures de droit public et de l’institut d'études politiques de
Paris, il est devenu journaliste en 1973, à l'ORTF puis à France 3, en poste à
Nouméa. Il est entré au Monde en 1977 comme rédacteur au service politique. Chef
adjoint en 1982, puis chef de ce service de 1983 à 1990, il était rédacteur en chef
depuis 1990 et adjoint au directeur de la rédaction depuis 1991. Animateur de
«Questions à domicile» avec Anne Sinclair sur TF1 (1987-1989), coanimateur de
l’émission «L’heure de vérité» sur France 2 depuis 1990, et ancien éditorialiste à
RTL, Jean-Marie Colombani est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la politique
française5 6.
Dans l’éditorial du Monde qu’il publie le jour de sa prise de fonction, le
nouveau directeur expose aux lecteurs du quotidien les grandes lignes de son plan
d’action :

« “Être inerte, c’est être battu”, cette phrase du général de Gaulle était citée à la
“une” du premier numéro du Monde, le 19 décembre 1944. Le précepte vaut pour la
guerre médiatique où s’affrontent aujourd’hui appétits marchands et enjeux de
pouvoirs. Un demi-siècle après sa naissance, Le Monde est sommé de refuser l’inertie.
De bouger, de se mobiliser, d’avancer : bref, de changer. Sinon, il sera battu. Battu par
tous ceux pour qui, depuis sa création, il constitue une exception intolérable.
Une double exception : celle, intellectuelle, d’un journal de journalistes, peu
complaisant envers les pouvoirs, quels qu’ils soient, et celle, sociale, d’une entreprise
dont l’actionnariat est ouvert aux personnels et où les salariés jouent un rôle décisif.
Deux exceptions qui, évidemment, n’en font qu’une, se garantissant et se confortant
l’une et l’autre autour d’un même objectif : l’indépendance, la liberté.
Cinquante ans, c’est plus que l’âge de la maturité. C’est encore, pour ce journal et
cette entreprise, l’âge de la fragilité. Nos trois taiblesses structurelles

5 Jean Schlœsing (28 parts) était absent, Jacques Lesourne (86 parts) s’abstient comme il est
d’usage, ainsi que Jacques Fauvet, membre de l’Association Hubert Beuve-Méry (28 parts).
Geneviève Beuve-Méry, veuve du fondateur, et son (ils Jean-Jacques Beuve-Méry (28 parts
chacun) ont voté contre Jean-Marie Colombani.
6 Portrait du président (1985), Le Mariage blanc (en collaboration avec Jean-Yves
Lhomeau, 1986), Les Héritiers (en collaboration avec Jean-Yves Lhomeau, 1989), La gauche
survivra-t-elle au socialisme? (1994), De la France en général et de ses dirigeants en particulier
(1996).
FACE À LA CRISE DU MONDE 503

sont connues : une diffusion qui n’a pas retrouvé ses hauts scores d’il y a quinze ans,
des fonds propres insuffisants pour offrir une véritable marge de manœuvre
financière, une imprimerie qui ne tourne pas à plein rendement. [...]
C’est cette instabilité à répétition que nous devons vaincre. Le temps lutte contre
nous. L’époque aussi, qui préfère souvent les fausses recettes aux réponses
inventives. Fausse recette que de penser qu’il suffit, pour nous redresser, de faire
entrer des capitaux sans avoir nous-mêmes de projet. Les capitaux - c’est la loi du
marché - ont leur prix : en termes de pouvoir et de contrôle. En ce domaine, plus Le
Monde sera faible, plus le prix qu’il devra payer sera élevé.
Aussi notre pari est-il inverse : remettre d’abord Le Monde sur ses rails en
rassemblant toute l’entreprise, tous les personnels, autour d’une même ambition, celle
de la bataille du quotidien, de ce journal qui, depuis cinquante ans, veut représenter
l’excellence de la presse française. [...]
Redresser le quotidien Le Monde pour mieux redresser l’entreprise Le Monde,
telle est donc notre démarche, la seule qui soit à la hauteur de l’ambition que nous
devons à ceux qui nous ont légué cette aventure en héritage. C’est ce dont ont pris
conscience nos associés qui, Sociétés de personnel (rédacteurs, cadres, employés),
Société des lecteurs, Le Monde Entreprises et Association Hubert Beuve-Méry,
partagent un même attachement au journal, à l’entreprise et à son indépendance. C’est
ce pacte d’associés qui m’amène, journaliste, à prendre la lourde responsabilité de
gérant et directeur de nos publications.
L’indépendance farouche du Monde, sa culture d’entreprise dérangent. Au point
que certains se gaussent de ce qu’ils nomment nos crises à répétition. Il est vrai que
nos heureuses particularités entraînent parfois des complications que les gestions
autoritaires, sans participation ni contre-pouvoirs, ne connaissent pas. Nous
continuerons cependant à préférer les difficultés des premières, qui obligent aux
ambitions collectives, aux facilités des secondes, qui laissent libre cours aux
ambitions individuelles.
Pour y parvenir, il nous faudra relever trois défis. Un défi économique, qui se
décline en un défi financier (avec le renforcement de nos fonds propres), ainsi qu’en
un défi social, de dialogue et de concertation. Un défi professionnel, qui recouvre
l’ambition retrouvée d’une excellence du Monde, imposant sa rigueur et sa différence
dans le paysage médiatique, plutôt que d’accepter passivement un déclin qui n’est en
rien inéluctable. Enfin, un défi démocratique, car il s’agit aussi de la place de l'écrit
dans nos sociétés, de l’écrit qui, contre la dictature du temps réel, de l’immédiateté et
de l’instantané, permet la distance et le recul, donne le temps de l’analyse et celui de la
réflexion. Plus que jamais, dans cette fin de siècle complexe et obscure, bousculée par
des événements inattendus dont tout homme responsable est autant l’acteur que le
spectateur, cette bataille-là est celle des esprits libres.
Ces défis ne sont pas ceux d’un homme, ni même de l’équipe qui l’entourera. Us
sont ceux de tous les personnels qui font ce journal. Nous ne doutons
504 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

pas qu’ils seront aussi ceux de nos lecteurs, car nous voulons être au rendez-
vous de leur attente *. »

Jean-Marie Colombani donne rendez-vous aux lecteurs en décembre 1994, lors


de la célébration du cinquantenaire du journal, qui doit constituer le point d'orgue
du renouveau du quotidien et de la société qui l’édite. En moins de dix mois, il s’agit
d’installer une équipe nouvelle, de mettre au point une nouvelle formule
rédactionnelle, de recapitaliser et de restructurer l’entreprise. Mais, en attendant de
réaliser ces modifications majeures, il faut tout de suite marquer la différence en
rompant avec le passé.

Rompre avec le passé


L’héritage est lourd : la situation réelle de l’entreprise, sur le plan financier
comme sur le plan social, est beaucoup plus grave que prévu. Le déficit de l’année
1993 dépasse les 55 millions de francs7 8, la recette publicitaire nette est tombée à
son plus bas niveau historique à 22 % du chiffre d’affaires et 238,8 millions de
francs, la diffusion s’est installée depuis le mois d’octobre 1993 dans une tendance
à la baisse, qui fait perdre 2 millions de francs par mois par rapport à des prévisions
budgétaires trop optimistes.
Le quotidien InfoMatin, lancé avec force battage médiatique le 10 janvier 1994
et sur lequel Jacques Lesourne comptait pour résorber le déficit, ne rencontre qu’un
succès d’estime qui ne lui permet pas d’assurer sa survie. Deux mois après le
lancement de ce nouveau quotidien, les ventes se stabilisent à 70000 exemplaires
par jour, alors qu’il en faudrait au moins le double pour assurer l’équilibre. La
Sodepresse, société éditrice au capital de 250000 francs, est proche de la faillite
lorsque Jean-Marie Colombani est nommé gérant du Monde. Les factures
d’impression du nouveau quotidien ne sont plus réglées depuis le 1er février, ce qui
contraint Le Monde à participer à une solution de relance.
Un deus ex machina intervient pour sauver, provisoirement, InfoMatin. André
Rousselet, propriétaire de la compagnie de taxis G7, compagnon de

7 Jean-Marie COLOMBANI, «Défis», Le Momie, 6-7 mars 1994.


8 Pour l’année 1993, le résultat net des sociétés intégrées est négatif de 58,9 millions de francs
; une fois déduite la part des intérêts minoritaires, 5 millions de francs, et la quote- part du groupe
dans le résultat des sociétés mises en équivalence, le résultat net consolide est déficitaire de 53,5
millions de francs. En conséquence, les capitaux propres consolidés subissent une nette
dégradation, puisqu’ils passent de 81,3 à 28 millions de francs.
FACE À LA CRISE DU MONDE 505

route de François Mitterrand, directeur de cabinet du président de la République en


1981-1982 et à ce titre chargé de suivre les médias, puis président de Havas, enfin
président de Canal + depuis sa création en 1984, se trouve contraint de
démissionner de cette dernière présidence en février 1994, parce que la Compagnie
générale des eaux, dirigée par Guy Dejouany, est entrée en force dans le capital de
la chaîne à péage, avec l’accord de Pierre Dauzicr, successeur d’André Rousselet à
la présidence de Havas. Persuadé, à tort ou à raison, que ce remodelage
capitalistique est réalisé à l'instigation du Premier ministre Édouard Balladur,
André Rousselet cherche une tribune pour exprimer ses opinions. Dans un premier
temps, il est accueilli dans les colonnes du Monde 1, mais la tentation est grande
pour cet homme fortuné de reprendre InfoMatin en difficulté, afin d’en faire son
porte-voix.
André Rousselet négocie avec les quatre fondateurs d’InfoMatin une prise de
participation majoritaire dans le capital du Centre d’observation des médias (COM),
actionnaire majoritaire de la Sodepresse. Le Monde est contraint, afin de conserver le
contrat qui lie son imprimerie au quotidien d’André Rousselet, de convertir une partie
de ses créances en actions du COM, pour un montant de 6,1 millions de francs 9 10.
Malheureusement, l’aventure InfoMatin ne dure pas longtemps. André Rousselet, qui
souhaite orienter le journal selon ses désirs, se heurte fréquemment, d abord aux quatre
fondateurs qui partent les uns après les autres, puis aux rédacteurs. Mettant en cause
tour à tour la rédaction, les NMPP ou l’imprimerie, dont il considère que les services
sont trop onéreux, il ne réussit pas à développer les ventes tout en braquant contre lui
les journalistes. Lassé par près de deux ans de résistance, dépourvu de hargne après le
décès de François Mitterrand et moins motivé après l’échec d’Édouard Balladur, battu
par Jacques Chirac lors de l’élection présidentielle de 1995, André Rousselet décide
d’arrêter le titre, le 8 janvier 1996, laissant à la filiale du Monde, Pluricommunication,
une provision pour dépréciation de titres de 6,1 millions de francs.
Toutefois, l’épisode à'InfoMatin n’est qu’un épiphénomène, dans la mesure où Le
Monde ne peut compter sur un contrat d’impression pour renflouer des comptes
structurellement déficitaires. En attendant de pouvoir restructurer et recapitaliser
l’entreprise, il faut donc s’atteler à modifier l’image du quotidien. Le 15 mars 1994,
Jean-Marie Colombani annonce la création d’un comité de direction, composé, outre
de lui-même, de

9 André ROUSSELET, «Édouard m’a tuer [sic] », Le Monde, 17 février 1994.


10 AG du 17 juin 1994.
506 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Dominique Alduy, directrice générale, Noël-Jean Bergeroux \ directeur de la


rédaction, Éric Pialloux, directeur financier et Anne Chaussebourg 11 12 , directrice
déléguée, rapporteur du comité stratégique piloté par René Thomas.
Le nouvel organigramme de la rédaction est constitué le 21 mars 1994. Sous la
direction de Noël-Jean Bergeroux, directeur de la rédaction, et de Philippe Labarde,
directeur de l’information, Thomas Ferenczi et Robert Solé sont nommés rédacteurs
en chef, adjoints au directeur de la rédaction, Bruno de Camas, Laurent Greilsamer,
Danièle Heymann, Bertrand Le Gendre, Edwy Plenel et Luc Rosenzweig étant
rédacteurs en chef. Alain Rollat, un temps chargé d’une mission auprès de la directrice
générale sur les relations sociales dans l’entreprise13, et Michel Tatu, directeur de la
documentation, sont conseillers de la direction. Daniel Vernet demeure à son poste de
directeur des relations internationales. Enfin, Alain Fourment retrouve le poste de
secrétaire général de la rédaction, avec pour mission de contrôler les frais de la
rédaction, de gérer les locaux de la rue Falguière et surtout, grâce à sa connaissance du
journal et des rédacteurs, de mettre un peu d’huile dans les rouages.
Cette rédaction en chef, qui semble pléthorique à certains, doit répondre
conjointement à l’urgence et à la mise en place d’une stratégie de long terme.
L’urgence, c’est d’abord de hiérarchiser l’information, de s’efforcer d’anticiper, de
bousculer les chefs de service et les rubricards, afin que Le Monde retrouve sa place de
leader de la presse française. Noël-Jean Bergeroux résume devant des lecteurs ce qui
manquait au quotidien : «Le Monde était devenu un journal qui me concernait moins
parce qu’il ne faisait plus ni choix, ni hiérarchie, ni tri dans l’information ; Le Monde
ne venait plus me chercher14.» La stratégie, c’est la constitution d’une petite équipe
travaillant dans le plus grand secret à la nouvelle formule du Monde,

11 Le retour au journal de Noël-Jean Bergeroux, avec celui de Jean-Yves Lhomeau et de Pierre


Georges, apparaît comme le symbole même du renouveau du quotidien qu’ils avaient quitté par dépit
de le voir sombrer dans une aventure où la gestion primait sur l'information.
12 Le même jour, Anne Chaussebourg démissionne de la présidence de la Société des
rédacteurs du Monde. Le conseil d’administration élit Alain Giraudo président, chargé d’assurer
l'intérim jusqu’à l’assemblée générale du 26 mai 1994, au cours de laquelle le conseil
d’administration est renouvelé. Le 30 mai, Olivier Biftaud est élu président de la Société des
rédacteurs du Monde.
13 Alain Rollat décrit cet épisode dans Ma part du Monde, Vingt-cinq ans de liberté
d'expression, Les Éditions de Paris, 2003. Ce livre, destiné à régler quelques comptes entre l’auteur
et Jean-Marie Colombani, fait partie de la vague 2003 des pamphlets anti-Mo^e et sera analysé plus
loin dans cet ensemble.
14 Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde du 18 juin 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 507

qui doit voir le jour à la fin de l’année 1994, à l’occasion du cinquantenaire du


journal.
Pour le lecteur, dans un premier temps, l’innovation la plus manifeste est la
création d’une fonction de médiateur, confiée à André Laurens. L’ancien directeur du
Monde doit répondre aux demandes répétées des lecteurs de trouver un interlocuteur
privilégié, qui leur permette de faire valoir leur point de vue en cas de conflit ou de
polémique sur la façon dont le journal traite tel ou tel événement. Le rôle du
médiateur, placé en dehors de la hiérarchie rédactionnelle, est de faire comprendre aux
lecteurs les conditions de travail des journalistes et leurs pratiques professionnelles,
ainsi que de permettre aux rédacteurs de mesurer les réactions des lecteurs et d'y
répondre. André Laurens inaugure, dans Le Monde du 2 avril 1994, une chronique
quasi hebdomadaire, qui connaît un large succès, comme en témoigne le courrier de
plus en plus volumineux reçu par les trois médiateurs successifs

Affaires à la une
La première phase de la relance rédactionnelle, qui se situe au printemps et à
l’automne 1994, est marquée par un contexte politique assez mouvementé. En effet, la
fin du deuxième mandat présidentiel de François Mitterrand est émaillée de
polémiques sur son entourage, son état de santé et son passé. Le président est certes
affaibli, physiquement par la maladie et politiquement par la cohabitation avec une
majorité parlementaire de droite, mais il cherche à tenir jusqu’à la fin de son mandat et
à ciseler dans le marbre les dernières images que la postérité retiendra de lui.
Le Monde est indirectement impliqué dans cette démarche, dans la mesure où
François Mitterrand considère que le journal ne le traite pas comme il le souhaite,
tandis que la nouvelle direction du quotidien estime que le président a failli à sa
mission et qu’il a trop souvent lié la gestion et le destin de la République à ses amitiés
personnelles, ou à ses inimitiés.
Jean-Marie Colombani, taxé tour à tour de barrisme, de rocardisme et de
balladurisme, n’a jamais été en odeur de sainteté à l’Elysée, que ce palais fût occupé
par François Mitterrand ou par Jacques Chirac, mais l’année 1994 est celle de la
cristallisation de l’hostilité de François Mitterrand à 1 egard du Monde. En octobre
1992, Jean-Marie Colombani publie chez

1. André Laurens exerce ses fonctions de médiateur jusqu’en juin 1996. Thomas Ferenczi
lui succède de novembre 1996 à juillet 1998; Robert Sole, nommé médiateur en septembre
1998, exerce ces fonctions depuis lors.
508 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Flammarion La France sans Mitterrand, tandis que Edwy Plenel fait paraître chez
Stock La Part d’ombre. Les deux auteurs ont une démarche différente, dans la mesure
où Jean-Marie Colombani établit un bilan politique des années Mitterrand au seuil
d’une nouvelle cohabitation annoncée, alors que Edwy Plenel démonte le système
secret mitterrandien qui double la vie politique française depuis 1981. Si Edwy Plenel
fait le procès de la basse police et des affaires de corruption, Jean-Marie Colombani
dresse un bilan sévère de l'action de François Mitterrand : «Le mitterrandisme est une
technique magistrale de conquête du pouvoir, faite d’habilité tactique et aussi
d'intelligence stratégique. Le mitterrandisme est comme le coucou : il fait son nid
politique dans le Parti socialiste sans être socialiste, son nid idéologique dans le
marxisme puis dans le libéralisme. Il n’a d’identité que politique1. »
Les relations entre Le Monde et la présidence se tendent encore en 1993, lorsque
Edwy Plenel révèle le prêt sans intérêt consenti à Pierre Bérégovoy par Roger-Patrice
Pelât, un affairiste fortuné proche du président de la République, puis lors de la
révélation par Libération, en mars 1993, que le journaliste du Monde, ainsi que sa
compagne, faisaient partie des personnes soumises aux écoutes téléphoniques de la
cellule anti-terroriste de l’Elysée. François Mitterrand reprend l’offensive en rendant
responsable les journalistes d’investigation du suicide du Premier ministre Pierre
Bérégovoy, lors des obsèques de ce dernier : «Toutes les explications du monde ne
justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme, et finalement sa
vie15 16. »
Dans ces conditions, l’arrivée de Jean-Marie Colombani à la direction du Monde
et celle d’Edwy Plenel à la rédaction en chef semble difficilement tolérable pour
François Mitterrand. D’autant que les journalistes aggravent leur cas, Jean-Marie
Colombani en publiant chez Flammarion La gauche survivra-t-elle aux socialistes ?
en mars 1994, Edwy Plenel en dressant la nécrologie de François de Grossouvre17,
après le suicide de ce dernier à l’Elysée, puis, en juin 1994, en publiant chez Stock
Un temps de chien, qui constitue une réponse du rédacteur à François Mitterrand, sur
le métier de journaliste et sur l’information.
Toutefois, c’est au cours de l’été que les révélations sur François Mitter-

15 Jean-Marie COLOMBANI, La France sans Mitterrand, Flammarion, 1992.


16 Certains proches de François Mitterrand affirment alors que, dans cette phrase, le mot
«chiens» devrait être mis au singulier et que le mot «monde» pourrait s’écrire en italiques avec une
majuscule.
17 Le Monde, 9 avril 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 509

rand atteignent leur paroxysme. L’état de santé du président, qui subit une
deuxième intervention chirurgicale pour son cancer de la prostate1, les
révélations de Pierre Pcan sur la jeunesse de François Mitterrand18 19 20 et la
relation d’amitié qu’il a conservée avec René Bousquet, qui fut secrétaire
général de la police sous Vichy’, troublent l’opinion publique, tandis que
les journalistes s’interrogent sur les secrets de François Mitterrand. À la
veille de la conference de presse du 12 septembre 1994, le médiateur fait
le point sur les rapports du journal avec le président de la République21.
Ce dernier affirme à la télévision un désir de réconciliation nationale, qui
ne dupe personne; Jean-Marie Colombani lui répond qu’il ne souhaite
se réconcilier qu'avec son propre passé22. L’intervention critique d’une
historienne spécialiste de la période et fille d’un couple de résistants
émérites23, met un point d’orgue à l’irritation de François Mitterrand et
de son entourage. Ainsi, les relations entre René Thomas et Jean-Marie
Colombani se durcissent au mois de septembre, le président de la BNP
rappelant au directeur du Monde que «plus de la moitié des lecteurs
du journal sont de gauche24». Le 30 septembre 1994, la présidence de
la République annonce qu’elle a décidé, depuis une dizaine de jours, de
réduire de cent dix à vingt le nombre d’exemplaires du Monde qu’elle
achète quotidiennement à destination des collaborateurs de l’Elysée. Le
porte-parole du président, Jean Musitelli, indique au journal que cette
décision a été prise à la suite des articles du Monde relatifs aux activités de
François Mitterrand à Vichy et à la santé du président de la République25.
Mauvaise querelle et bonne publicité pour le quotidien, l’attitude mes

18 Jean-Yves NAU, «La santé du président» et «La nouvelle opération de M. Mitterrand


souligne le caractère évolutif de son cancer », dans Le Monde, 20 juillet 1994.
19 Pierre PÉAN, Une jeunesse française, François Mitterrand 1934-1947, Fayard, dont le
compte rendu est assuré par Edwy PLEN EL, «Les secrets de jeunesse de François Mitterrand
», Le Monde, 2 septembre 1994.
20 Emmanuel FAUX, Thomas LEGRAND et Gilles PEREZ, La Main droite de Dieu,
Enquête sur François Mitterrand et ï extrême droite, Le Seuil, dont le compte rendu est assuré
par Edwy PLENEL, «Une longue amitié avec René Bousquet», Le Monde, 9 septembre 1994.
21 André LAURENS, «François Mitterrand sous l’œil du Monde», Le Monde, 12 septembre
1994.
22 Jean-Marie COLOMBANI, « Le vieil homme et la France», Le Monde, 14 septembre
1994.
23 Claire ANDRIEU, «Questions dune historienne», Le Monde, 15 septembre 1994.
24 Lettre de René Thomas à Jean-Marie Colombani, 22 septembre 1994.
25 Le Monde, 30 septembre 1994.
510 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

quine du président de la République lui attire une répartie cinglante de la part de Pierre
Georges, dans sa rubrique « Traverses » :

«Une decision de rétorsion, qui consiste non à ne plus lire Le Monde, journal jugé
indigne, mais à moins l'acheter. À le frapper au portefeuille et à la réputation. Cette
nuance est importante par ce qu’elle signifie : qu’un abonné se désabonne, sur un
désaccord fondamental, avec “son” journal est un acte regrettable mais respectable. C’est
le constat d’une rupture, d’une colère, d’une déception. Et Le Monde, comme les autres,
n’est pas au-dessus du divorce. Aimer un journal, c’est aussi vivre avec la possibilité de
ne plus l’aimer un jour. Pour telle ou telle raison, tel ou tel article, telle ou telle position,
tel ou tel manquement. C’est, d’une certaine manière, le risque inhérent à toute relation
intellectuelle. Que l’Élysée se désabonne, mais en partie seulement, et le fasse savoir est
autre chose : un acte politique, un acte de représailles, un acte dans le fond un peu
ridicule. D’abord, parce que c’est ramener la colère élyséenne à une rupture boutiquière.
C’est conduire François Mitterrand - qui s’est fait fierté de n’avoir jamais poursuivi un
journal - sur le chemin des poursuites molles. Si Le Monde est détestable à l’Élysée, s’il
ne doit plus y être lu, si une bulle présidentielle voue l’infâme torchon aux enfers, alors il
faut être logique. Ni cent dix, ni vingt, ni un exemplaire. Zéro ! Sous peine d’incohérence,
de trop visible menace. Ou de médiocre calcul26. »

Dernier épisode des révélations mitterrandiennes, en novembre 1994, Paris-Match


publie des photographies de Mazarine Pingeot, la fille « naturelle» et secrète que
François Mitterrand tenait cachée. La plupart des rédactions parisiennes connaissaient
l’existence de Mazarine depuis au moins dix ans, mais elles n’avaient pas jugé bon de
dévoiler aux lecteurs la double vie de leur président. Le Monde comme les autres, tint
le secret et s’en fait gloire par la plume de Jean-Yves Lhomeau :

«Les secrets de la vie privée des hommes politiques méritent l’intérêt à condition que
l’on réponde d’abord positivement à deux questions : sont-ils révélateurs d’une pratique
mensongère contradictoire avec le discours public de l’intéressé ? Influencent-ils
l’exercice de sa fonction ? C’est à partir de ces critères d’appréciation que Le Monde s’est
intéressé aux affaires financières qui touchent certains proches d’un président dont la
dénonciation de “l’argent-roi” corrupteur a été un thème constant de campagne
électorale. C’est pourquoi les polémiques sur son passé - a-t-il ou non menti ? - nous
concernent. C’est la raison d’une observation attentive de son état de santé, aussi
minutieuse que celle dont le général de Gaulle, puis Georges Pompidou furent l’objet.
Pour le reste, M. Mitterrand est père d’un enfant naturel. Il partage ce bonheur avec

26 Pierre GEORGES, «À l’abonné Charasse», Le Monde, 1er octobre 1994.


FACE À LA CRISE DU MONDE 511

beaucoup d’autres Français. Cela ne l'empêche pas de travailler. Il n’a jamais défini, à
usage électoral, les normes socialistes des bonnes mœurs bourgeoises dont on ne trouve
nulle trace dans le Programme commun de gouvernement, les 110 propositions du
candidat de 1981 ou la Lettre à tous les Français de 1988. Il a une fille. Mazarine. Elle l'a
accompagne en juillet, lors de son dernier voyage officiel en Afrique du Sud. Elle est jolie
et a l’air plutôt bien dans sa peau. Et alors1 ? »

Si Le Monde et scs journalistes les plus en vue, au premier rang desquels le


directeur et les rédacteurs en chef, s’intéressent aux affaires politiques, judiciaires ou
financières du président de la République et de son entourage, c'est parce que le
journal cultive l’éthique de la transparence démocratique et met en avant son
indépendance à l’égard des puissances politiques, religieuses ou financières. Comme
l’affirme le directeur devant l’assemblée générale des lecteurs, « Le Monde ne doit pas
être pris en flagrant délit de complaisance27 28 ».
François Mitterrand et la gauche ne sont pas seuls sous l’œil du Monde. A la
même période, des ministres d’Édouard Balladur, Michel Roussin, Alain Carignon et
Gérard Longuet29, mis en examen pour diverses raisons, sont également épinglés à la
une du quotidien ; des patrons comme Pierre

27 Jean-Yves LHOMEAU, «La vie privée du chef de l’État. Et alors?», Le Monde, 4


novembre 1994.
28 Jean-Marie Colombani, répondant à la question d’un lecteur, lors de l’assemblée
générale de la Société des lecteurs du Monde du 30 mars 1996.
29 Gérard Longuet a les honneurs de la une du Monde à sept reprises à l’automne 1994 : «
La justice ouvre deux informations sur le patrimoine de M. Longuet », Le Monde, 31 octobre
1994. «Après la démission de Gérard Longuet, Édouard Balladur tente d’éviter un large
remaniement ministériel», Le Monde, 17 octobre 1994. «Devant la mise en cause de plusieurs
ministres, M. Balladur tente de préserver l’avenir de son gouvernement», Le Monde, 3 octobre
1994. «Une information judiciaire étant prévue par le garde des Sceaux, la démission de M.
Longuet paraît inéluctable», Le Monde, 30 septembre 1994. «Retardant l’ouverture d’une
information judiciaire, M. Balladur accorde un sursis à M. Longuet », Le Monde, 28 septembre
1994. « La morale des affaires : la mise en cause de M. Longuet pose aux dirigeants politiques
et économiques la question de la responsabilité éthique», Le Monde, 27 septembre 1994. «À la
demande du conseiller Van Ruymbeke, la chancellerie saisie de l’affaire Longuet », Le Monde,
21 septembre 1994. Alain Carignon est cité trois fois en une du journal : « Contraignant le
gouvernement à préciser les mesures anti-corruption, l’arrestation de M. Carignon alourdit le
climat politique. Vie publique, enrichissement privé», Le Monde, 14 octobre 1994. «Avant
d’être mis en examen pour corruption Alain Carignon a été interpellé à la demande du juge
Courroye », Le Monde, 14 octobre 1994. «Alain Carignon rattrapé par la “rumeur”. Menacé
de poursuites judiciaires, le ministre de la communication a démissionné», Le Monde, 19 juillet
1994. Michel Roussin n’a droit qu’à un seul titre de une : « Michel Roussin est le troisième
ministre contraint à la démission par les affaires. Le doute s’installe », Le Monde, 14 novembre
1994.
512 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Suard \ président d’Alactel, ont également droit à la une du journal pour des affaires
judiciaires ; quant à Bernard Tapie, qui cumule les fonctions d’homme politique et
d’homme d’affaires, il est cité 11 fois en une du Monde pour ses démêlés avec la
justice, entre mars et décembre 1994, et le feuilleton continue les années suivantes30 31.
En cet automne 1994, si Le Monde frappe à gauche, à droite et au centre, c’est afin
de marquer qu'il a retrouvé son indépendance à l’égard des partis politiques et des
puissances financières. Il cherche à renouer ainsi avec l'idéal que le fondateur, Hubert
Beuve-Méry, résumait, dès 1948, en une formule : « On nous lit au Vel d’Hiv en
attendant de Gaulle , on nous lit à Charléty en attendant Thorez32.» Pour Hubert
Beuve-Méry, Le Monde devait être lu aussi bien par la droite que par la gauche ; c’est
ainsi qu’il avait construit la force du Monde sur son indépendance rédactionnelle et
c’est cette indépendance que, cinquante ans plus tard, il s’agit de retrouver.
L’étude de lectorat que la nouvelle direction du journal a confié à la SOFRES au
printemps 1994 confirme l’analyse : depuis des années, le lectorat du Monde s’est
polarisé à gauche. Alors que, durant les années de croissance de la diffusion, le
quotidien avait réussi à fédérer des lecteurs se réclamant d’un très large éventail
politique, depuis l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, au début des années 1990,
Le Monde est devenu un journal de sensibilité de gauche : 52 % des lecteurs se disent
proches du Parti socialiste, 5 % proches des radicaux de gauche, 5 % proches des
écologistes, 4 % proches du Parti communiste et 4 % proches de l’extrême

30 «La mise en examen de Pierre Suard pour escroquerie et corruption», Le Monde, 6 juillet
1994. Le budget publicitaire d’Alcatel dans le journal, soit 1,5 million de francs, est supprimé à la
suite de ce titre.
31 «M. Tapie est frappé d’inéligibilité», Le Monde, 16 décembre 1994. «M. Tapie entre
candidature présidentielle et menace de faillite personnelle », Le Monde, 14 décembre 1994.
«Bernard Tapie à l’heure des comptes», Le Monde, 26 octobre 1994. «Accusé d’abus de biens
sociaux dans l’affaire du Phocéa, Bernard Tapie a été interpellé et mis en examen», Le Monde, 30
juin 1994. « La martingale de Bernard Tapie. L’histoire des relations entre l’homme d’affaires et le
Crédit lyonnais révèle un système inédit d’enrichissement», Le Monde, 4 juin 1994. «Après la saisie
conservatoire de son mobilier, M. Tapie s’estime victime d’une action de destruction », Le Monde,
23 mai 1994. « À la demande du Crédit lyonnais, saisie conservatoire des meubles de Bernard
Tapie», Le Mon de, 21 mai 1994. «Les suites de l’affaire du Phocéa, Bernard Tapie poursuivi pour
fraude fiscale», Le Monde, 14 mai 1994. «Après le verdict sportif pour tentative de corruption,
Bernard Tapie fera appel des sanctions contre l’OM», Le Monde, 25 avril 1994. «OM : Bernard
Tapie mis en examen », Le Monde, 29 mars 1994. « Bernard Tapie est convoqué par le juge
d’instruction », Le Monde, 9 mars 1994.
32 Discours pour le quatrième anniversaire de la fondation du journal, 20 décembre 1948.
FACE À LA CRISE DU MONDE 513

gauche. Au total, 70 % des lecteurs se réclament de la gauche, alors que les lecteurs de
droite, qui ne sont plus que 15 % à se déclarer proches du RPR et de l’UDF, ont fui le
quotidien qui leur paraissait trop partisan ; en outre, une forte proportion des
personnes qui se sont récemment désabonnées sont des sympathisants des partis de
droite1. Il apparaît donc nécessaire de récupérer cette fraction du lectorat. En effet, Le
Monde doit être lu par des lecteurs représentant l'ensemble des sensibilités politiques
s’il veut maintenir son image de marque de journal indépendant et de quotidien de
référence.
Dans cette optique, placer les affaires politico-financières à la une du journal ne
constitue pas un moyen de gagner des acheteurs par l’attrait du sensationnel mais
plutôt une manière d’afficher l’indépendance d’un journal qui revendique le droit de
révéler les actes des puissants de ce monde. Il ne s’agit pas, comme certains
observateurs critiques l’affirment, de faire pression sur ces puissants pour en obtenir
quelque avantage, de les discréditer auprès de l’opinion publique ou de privilégier une
coterie contre une autre ; il s’agit plus simplement de montrer au lectorat potentiel du
Monde que le journal a retrouvé son indépendance et qu’il n’hésitera pas à braquer ses
projecteurs sur les chefs d’entreprise ou sur les hommes politiques, quel que soit leur
parti ou leur budget publicitaire.
Considérer que le passage des affaires politico-financières à la une du journal est
une opération de marketing rédactionnel qui vise à vendre plus de papier, c’est ignorer
les ressorts fondamentaux de la vente de la presse quotidienne. Pour les besoins d’un
colloque, j’ai ainsi étudié les performances des ventes des trois quotidiens nationaux
en concurrence directe, Le Monde, Le Figaro et Libération, durant les années
1994-199933 34. La réactivité des acheteurs à l’événement et à la une se mesure par le
surcroît de ventes en kiosque pour chaque titre et par la variation des parts de marché
entre les trois titres. Sur les 1 550 parutions étudiées, 421 numéros, soit 25 %, du
Monde ont donné lieu à une croissance significative de part de marché, supérieure à 2
%. Or seulement 50 de ces numéros, soit 12% des 421 unes retenues ou 3 % du total,
étaient consacrées aux «affaires». Ainsi, 88% des ventes supérieures de plus de 2 %
aux moyennes de part de marché provenaient des événements pour lesquels Le Monde
est attendu par ses lecteurs occasionnels : les élections, les attentats, les crises
internationales, notamment le Kosovo, les grands enjeux

33 Étude de lectorat du Monde, SOFRES, septembre 1994.


34 Patrick EVENO, «Affaires à la une», in Christian Delporte, Michael Palmer, Denis
Ruellan (dit.), Presre à scandale, scandales de presse, L’Harmattan, 2001.
514 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

politiques, les décès de François Mitterrand, Michel Debré, Hassan II, la démission de
Suharto, mais également les phénomènes de société (enquête sur le suicide) et les
événements sociaux (les 35 heures) ou économiques (les OPA).
Pour Libération, qui reste le journal d’une génération, ce sont les événements
ludiques et culturels (la fête de la musique, les journées du patrimoine, la BD à
Angoulème, la Saint-Valentin, la gay pride), les décès des personnes mythiques pour
cette génération qui leur rappellent leur belle jeunesse (Marguerite Duras, Jean-Edern
Hallier, Jacques-Yves Cousteau, Éric Tabarly, Marcello Mastroianni, Barbara, Akira
Kurosawa, Jean Marais), enfin le lectorat homosexuel (le SIDA, la gay pride). Pour Le
Figaro, ce qui fait gagner des ventes, ce sont les événements qui réveillent le
conservatisme de son lectorat issu de la bonne société française : les JMJ, le pape, les
grèves quand elles tournent à la confusion, et parfois les héros de cette société, Alain
Juppé «droit dans ses bottes» ou Jacques Chirac, voire les affaires, à condition que ce
soit l’occasion d’annoncer un « coup de frein ».
Ainsi, ce qui fait monter les ventes d’un quotidien, c’est l’événement qui est en
rapport avec l’identité du journal et de son lectorat. Pour Le Monde, considéré comme
le journal de référence, c’est lorsqu’il apporte une profondeur de champ
supplémentaire. D’ailleurs, les différents courants critiques ne s’y trompent pas, qui
cherchent à démontrer que Le Monde n’est plus le quotidien de référence qu’il était.

Le Monde « balladurisé» ?
En effet, lorsque Le Monde affirme son indépendance et regagne des lecteurs, le
microcosme médiatique et politique bruisse de colères qui ne tardent pas à s’exprimer.
Pour les hérauts de la gauche, si en 1994 Le Monde n’encense plus le président de la
République, c’est parce que, dans la compétition présidentielle qui se prépare, il a
choisi son camp, non pas celui de la droite, ce message outrancier aurait été par trop
difficile à faire passer, mais celui d’un des candidats, en l’occurrence Édouard
Balladur. La perfidie se niche notamment dans les colonnes du Canard enchaîné, où
Frédéric Pagès conclut ainsi un article ayant pour titre «Le Monde balladurisé ?»35 : «
Un petit baron balladurien à la tête de leur conseil de surveillance, ça vous transforme
vite un grand quotidien de référence en

35 «Le Monde balladurisé? C’est pas une Mine affaire», Le Canard enchaîné, 18 janvier 1995. Le
Canard enchaîné avait déjà commis plusieurs articles sur le même thème,
FACE À LA CRISE DU MONDE 515

petit spécialiste de la révérence. » Cette affirmation malveillante, reprise par des


confrères intéressés à rogner les ailes d’un quotidien qui augmente ses parts de
marché, conduit le médiateur du journal à une mise au point, dont il ressort que : «Pour
savoir où en est Le Monde, mieux vaut le lire : c’est plus sûr1 ! »
Les partisans de Jacques Chirac, qui rendent les médias responsables de la
faiblesse de leur candidat dans les sondages durant l’hiver 1994- 1995, ne manquent
pas de souligner la relative hostilité du Monde à l’égard du président du RPR.
Jean-Marie Colombani n’a jamais dissimulé que la tuerie d'Ouvéa en avril 1988,
voulue par le Premier ministre Jacques Chirac afin de se faire élire président de la
République, constituait pour lui une marque infamante. Pour Jean-Marie Colombani,
cet homme, qui est capable de sacrifier d’autres hommes à son ambition, est
dangereux pour la République. Cependant, le 10 janvier 1995, jour du lancement de la
nouvelle formule du Monde, le quotidien publie une contribution de Jacques Chirac en
une du journal36 37 38, lui assurant ainsi une audience particulièrement élevée, dans la
mesure où les ventes en kiosque ont doublé ce jour-là39. Ceux qui ne voulaient voir
qu’un Monde saisi par le balladurisme ne relevèrent pas ce cadeau offert à Jacques
Chirac. En revanche, les contempteurs du Monde ne virent que l’article de Jérôme
Jaffré, publié deux jours plus tard40. Mais comme bien souvent, ils se contentent du
titre pour stigmatiser le journal, sans noter que dans l’article le directeur des études
politiques de la SOFRES nuance considérablement le propos, notamment en
comparant la situation d’Édouard Balladur avec celle de Raymond Barre en 198841.
La campagne électorale en vue de l’élection présidentielle est le moment choisi par
le directeur du journal pour affirmer à nouveau, et fortement,

notamment «Le géant de la finance [Alain Mine] au secours du Monde», le 14 décembre 1994
37 André LAURENS, «Pour savoir où en est Le Monde», Le Monde, 12-13 février 1995.
38 Jacques CHIRAC, « La France pour tous », Le Monde, 10 janvier 1995.
39 Les ventes au numéro en France du Monde daté du mardi 10 janvier 1995 ont atteint 410000
exemplaires, contre environ 200 000 pour un numéro ordinaire dans les semaines précédentes. A ce
chili re il faut ajouter les abonnements, le service des grands comptes et les ventes à l’étranger, dont
le total représente 160 000 exemplaires par jour.
40 Jérôme J AFFRÉ, « Pour l’opinion, l’élection présidentielle est déjà jouée », Le Monde, 12
janvier 1995.
41 Par exemple : « Il reste que ce double alliage politique et sociologique, dont bénéficie M.
Balladur, avait été l’apanage de Raymond Barre tout au long de l’année 1987 et jusqu’au début de
1988, avant qu’il ne fût distancé au lendemain de la déclaration de candidature de M. Chirac, alors
premier ministre en exercice. »
516 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

l’indépendance du Monde, qui se manifeste par le refus de distinguer entre les


deux candidats présents au second tour :
«Vient maintenant le temps du choix. C’est-à-dire celui de la liberté, et parfois,
aussi, de l’indécision démocratique. Notre rôle, en une telle occasion, n’est certes
pas de prescrire, mais de contribuer à l’exercice de cette liberté; il est encore moins
de prétendre penser pour nos lecteurs, mais plutôt de leur offrir nos analyses, forts de
la diversité de nos sources. Il est aussi de les informer en leur faisant connaître nos
propres choix, tout en respectant leur liberté et leur réflexion.
Il a pu paraître nécessaire de prendre parti fermement, lorsque, par exemple,
l’alternance tardait, au point de figer le système de représentation politique et de
paraître museler la société. Il pourrait être nécessaire de brandir résolument
l'étendard de la résistance si la démocratie venait à être menacée, comme ce serait le
cas si l’intolérance et la xénophobie parvenaient au seuil de la République. Nous ne
sommes pas aujourd’hui dans une situation de cette nature : la droite a pu gouverner
quatre ans, durant le règne mitterrandien, et la gauche gouvernante lui a,
allègrement, fait quelques notables emprunts ; les deux candidats à l’Élysée
partagent une égale aversion à l’encontre de l’extrême droite, même si leur
détermination à la combattre en ne cédant en rien à ses thèmes de prédilection ne
pourra être jugée qu’à l’aune de leur pratique du pouvoir ; au reste, l’un et l’autre ont
fait assaut, lors de leur débat télévisé, de compliments et d’énoncés de leurs points
d’accord.
Aussi le choix, pour un journal qui vient de se donner les moyens de conforter
son indépendance vis-à-vis de tous les pouvoirs, ne se résume pas à celui d’un
homme. Il est et serait, quel que soit l’élu, remis en jeu à chaque inflexion de la
politique suivie. Le Monde ne peut pas être, et ne serait pas, vis-à-vis de la droite, un
organe d’opposition systématique ; ni, vis-à-vis de la gauche, un lieu de soutien
inconditionnel : il fait crédit aux gouvernants, et s’efforce de les juger sur pièces, à
leurs actes plus qu’à leurs paroles. En gardant à l’esprit que la vigilance critique, qui
est notre exigence, fonde notre volonté d’être un journal de référence ; y compris
pour ceux qui, parmi nos lecteurs, ne partagent pas nos engagements. Ces derniers
sont connus : le choix de l’Europe et de la monnaie unique [...], la démocratisation de
nos institutions et le renouvellement de la vie politique [...], la priorité sociale dans
ce qu’elle implique de combat sans relâche contre les inégalités et les injustices [...],
dans ce qu’elle suppose de mobilisation et de solidarité dans la bataille contre le
chômage et l’exclusion, le souci accordé aux libertés [...], le refus d’un monde
dominé par les riches du Nord, inconscients des drames du Sud. Tels sont nos choix1.
»
Pour qui n’aurait pas encore compris que Le Monde refuse toute affiliation à
un parti ou à une coterie, le directeur du journal confirme qu’il

1. Jean-Marie COLOMBANI, « Nos choix », Le Monde, 6 mai 1995.


FACE À LA CRISE DU MONDE 517

ne choisira pas entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, ce qui, évidemment, ne plaît
ni à l’un ni à l’autre des candidats, mais permet au journal de conserver sa liberté de
juger sur pièces la politique menée.
Quelques mois plus tard, Jean-Marie Colombani, en répondant à un lecteur, fait
le point sur la question du prétendu « balladurisme » du Monde et sur l'influence
d'Alain Mine :
«Le Monde a longtemps etc considéré comme un journal de gauche, mais j’ai
estimé que la période militante était terminée. Il ne faut plus ranger le journal dans des
catégories obsolètes ; la gauche n’a pas un chèque en blanc sur Le Monde. Alain Mine
a été mis en cause; pour comprendre de quoi il s'agit, il faut faire référence à la
pression constante de Jacques Chirac sur le quotidien. Jacques Chirac, je le connais
bien pour avoir été chargé du suivi de la mairie de Paris, agit de trois manières :
d’abord par la séduction, alimentaire ou intellectuelle, ensuite par la pression sur les
rédacteurs et sur le directeur, enfin par la décrédibilisation, en cherchant à faire croire
que Le Monde serait devenu balladurien et aurait donc perdu tout crédit. Nous n’avons
cédé à aucune de ces pressions. Le procès fait à Alain Mine est un mauvais procès, au
moins pour trois raisons : d’une part, les membres du conseil de surveillance, bien
qu’ils restent des citoyens, sont liés par une charte leur interdisant de se prévaloir du
Monde ; d’autre part, Alain Mine ne s’est jamais mêlé de la ligne éditoriale du journal
; enfin, Alain Mine s’est battu pour l’indépendance du Monde et a défendu les
privilèges de la Société des rédacteurs, notamment la préservation de la minorité de
blocage42. »

Que Le Monde puisse chercher à préserver dans ses colonnes l’équilibre entre
les différents courants démocratiques de l’opinion publique française paraît en effet
inconcevable aux tenants d’une ligne politique qu’ils veulent imposer aux
électeurs. Ils scrutent à la loupe les titres qui peuvent paraître défavorables à leur
thèse, sans voir que dans d’autres articles ou dans d’autres numéros le traitement de
leurs adversaires est aussi critique. Bien peu ont l’honnêteté d’examiner en détail
l’ensemble de la production éditoriale du journal. Il faut dire à leur décharge que la
tâche n’est pas aisée : entre le 1er janvier 1995 et le 23 avril, premier tour de
l'élection présidentielle, Édouard Balladur et Jacques Chirac sont mentionnés plus
de 1000 fois chacun dans Le Monde, ce qui représente, pour 96 numéros, plus de
dix citations par livraison.
Enfin, entre la direction, la rédaction en chef, les séquences France, société,
culture ou entreprises, les pages débats, les éditorialistes et les caricaturistes, il n’y
a pas d’unanimité dans le traitement rédactionnel : comment mettre sur le même
pied un dessin de Plantu, très hostile à

42 Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde, 20 mai 1995.


518 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Balladur, un papier de Jérôme Jaffré, un éditorial de Thierry Bréhier et une analyse


de Patrick Jarreau. Au-delà, faire semblant de croire que le directeur ou que le
président du conseil de surveillance du Monde peut imposer une ligne à 300
journalistes qu’il commanderait à la baguette, c’est faire injure à l’ensemble de la
communauté rédactionnelle du journal. C’est en outre feindre de prendre les
lecteurs du Monde pour des imbéciles que l’on pourrait manipuler à sa guise, et
avec eux l’ensemble des Français qui voteraient comme un seul homme en fonction
de ce que dirait le quotidien du soir.
Daniel Carton1, repris par Pierre Péan et Philippe Cohen43 44 45 puis par Bernard
Poulet46, affirme benoîtement que Jean-Marie Colombani, Jérôme Jaffré et Alain
Duhamel se sont alliés pour assurer la promotion de Michel Delebarre, de Michel
Noir et d’Édouard Balladur. Au vu de l’échec de cette entreprise, si jamais elle a
existé, il faudrait alors admettre que le pouvoir d'influence du Monde est bien
faible. Toutefois, à la fin de l’année 1994 et au début de 1995, la principale
préoccupation de la rédaction et de la direction du Monde n’est pas l’élection
présidentielle à venir mais la mise en route et le lancement d’une nouvelle formule
du quotidien.

9 janvier 1995, une nouvelle formule rédactionnelle


Autour du 18 décembre 1994, le cinquantenaire du journal est l’occasion de
médiatiser le programme de renouveau du quotidien 47 . Les cérémonies
s’articulent autour d’un colloque à l’Unesco, le 6 décembre 1994, sur le thème
«réinventer la presse» et d’un numéro exceptionnel de 90 pages, qui comporte le
fac-similé de cinquante unes historiques du journal5. L’ensemble de ces
opérations a un double but : d’une part, éveiller l’attention des lecteurs, afin de les
préparer à la réception de la nouvelle

43 Daniel CARTON, B/ew entendu, c'est off, Ce que les journalistes ne racontent jamais,
Albin Michel, 2003.
44 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Du contre-pouvoir aux
abus de pouvoir, Mille et une nuits, 2003.
45 Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde, quand un journal veut changer la France, La
Découverte, 2003.
46 Le Monde, 18-19 décembre 1994.
47 Le Monde édite un album souvenir, Le Monde, 1944-1994, réalise une exposition
itinérante à travers la France «L’ancien et le nouveau Monde», qui est aussi le titre d’un
ouvrage, L'Ancien et le Nouveau Monde, Histoire du Monde, Histoire d'un Monde, catalogue
de l’exposition réalisé sous la direction de Denis Pingaud, 1994, et réunit le personnel et les
anciens au cours d une manifestation à la Cité universitaire, le 17 décembre 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 519
formule, d’autre part, aider le personnel à faire son deuil de l’ancien Monde,
notamment de l’ancienne organisation de la rédaction, afin de favoriser la mise en
place d’une rédaction complètement restructurée.
À la veille de la parution du premier numéro nouvelle manière, Jean- Marie
Colombani explique ses intentions et leur réalisation :
«Si Le Monde refait Le Monde, c’est pour faire un Monde meilleur, c’est- à-dire
un journal que ses lecteurs reconnaîtront. Il sera mieux classé, mieux hiérarchisé,
mieux scandé et egalement plus complet. Pour cela nous avons mené une véritable
réflexion sur son contenu. La rédaction a été réorganisée en fonction du contenu du
journal. Elle fonctionnera désormais en séquences. Mais le principal changement reste
un redéploiement, accessoirement un renforcement, puisqu’une vingtaine
d’embauches ont été prévues. La plupart concernent le secrétariat de rédaction, qui
aura la tâche la plus rude, et la séquence consacrée à l’entreprise, matière où Le
Monde a toujours tenté quelque chose mais insuffisamment, compte tenu des
exigences de ses lecteurs1.»

Changer la maquette reste un pari pour les journaux. En effet, les lecteurs de
quotidien se partagent en deux catégories, qui relèvent de deux fonctionnements
psychologiques distincts et parfois antagonistes : d’une part, les « routiniers », ceux
qui veulent lire ce qu’ils connaissent déjà, et, d'autre part, les curieux, ceux qui
veulent lire de l’inédit. La première catégorie de lecteurs souhaite retrouver chaque
jour le même journal, dans le fond comme dans la forme, alors que la seconde
catégorie réclame de la nouveauté. La difficulté pour la presse est de concilier ces
deux publics, qui apparaissent contradictoires mais sont également
complémentaires. En effet, la première catégorie réclame un traitement de fond de
l’actualité, afin de revenir périodiquement sur les grands mouvements de la vie de
la cité, tandis que la seconde souhaite des reportages qui lui fassent découvrir des
réalités ignorées. Dans leur écriture, les journalistes doivent jouer en permanence
de ces deux registres, afin de satisfaire les deux clientèles, mais aussi afin de ne pas
enfermer les lecteurs dans un mode de rapport au journal qui resterait trop rigide.
Quand il s’agit de changer la maquette, la rénovation nécessite doigté et mesure,
afin de trouver un équilibre entre le bouleversement total qui fait fuir la clientèle,
l’échec de « Libé III » en septembre 1994 est là pour en témoigner, et le
changement de faible portée, qui ne permet pas de recruter de nouveaux lecteurs, Le
Figaro en a fait l’expérience en 1999.
En avril 1994, Jean-Marie Colombani et Noël-Jean Bergeroux décident

1. Stratégies, 6 janvier 1995.


520 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de confier l’élaboration de la nouvelle formule du Monde à une petite


équipe mise à l’isolement dans un local qui lui est dédié sur le site d’Ivry,
afin d’échapper aux pressions quotidiennes de la rédaction. Le Monde fait
appel à deux professionnels extérieurs au journal, Jean-François Fogel,
ancien rédacteur en chef à Libération, journaliste devenu conseiller en
matière de presse, et le graphiste Jérôme Oudin, auquel il adjoint trois
rédacteurs du quotidien, Philippe Labarde, directeur de l’information,
Laurent Greilsamer, rédacteur en chef, et Michel Lefebvre, chef adjoint du
secrétariat de rédaction. Ce sont donc cinq «électrons libres» qui se
retrouvent pour réfléchir à un quotidien paraissant en moyenne sur 36
pages et comportant un seul cahier : «Ils étaient libres de rêver d’un autre
Monde, sans l’aide d’études statistiques ou de sondages, en acceptant
simplement de se critiquer, de remettre en cause jusqu’à l’usure la
moindre idée, de s’apostropher sans susceptibilité. Libres de rêver, sans
laisser de traces. Ne livraient-ils pas, chaque soir, les mauvais rêves du jour
au broyeur électrique48 ? »
Toutefois, la nouvelle formule suppose bien plus qu’un simple
changement de maquette ou qu’une simple modification de la disposition
des articles dans le journal. Elle nécessite une nouvelle organisation de la
rédaction, qui exprime une nouvelle approche de l’actualité et de
l’information, tant dans le fond que sur la forme.
Pour les concepteurs de la nouvelle formule, l’avenir du Monde passe
par une cure d’humilité. La nouvelle organisation de la rédaction doit
refléter la fin de «l’arrogance du Monde», expression employée par Jean-
Louis Missika pour qualifier le principal défaut d’un journal trop sûr de
lui-même. L’aspect capital, qui bouleverse les pratiques de la rédaction,
mais qui doit révéler aux lecteurs le changement d’orientation, c’est la
réalisation, chaque jour, d’un «chemin de fer» contraignant. Pendant
cinquante ans, en effet, le contenu du Monde était décidé lors de la
conférence du matin, qui se tenait debout dans le bureau du directeur.
Lors de cette «messe», qui avait pris rapidement un tour solennel, les chefs
de service venaient égrener tour à tour les papiers qu’ils voulaient faire
paraître dans le journal du jour, ou du lendemain pour les pages «froides»,
celles qui sont moins liées à l’actualité. En fonction du nombre de pages
prévues, de l’actualité et de la place des annonces publicitaires, la direction
tranchait et octroyait une quantité définie de colonnes par service. En

48 Laurent GREILSAMER, «Changer Le Monde», Le Monde, 9 janvier 1995.


521 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

dépit de l’opposition de la rédaction, le journal doit désormais


522 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

s’organiser par séquences de deux à quatre pages et non plus par colonnes. Cette
modification impose de changer l’organisation de la rédaction.
La nouvelle organisation de la rédaction est élaborée à partir de la volonté de
satisfaire le lecteur et non plus en fonction de l’influence des rubricards et des services,
ce qui suppose une nouvelle répartition du travail dans le temps, qui se matérialise sur
l’espace en papier du journal. Jean- Marie Colombani décide de maintenir la conférence
à 7 heures 30 le matin, pour y procéder aux derniers ajustements, afin de conserver un
côté solennel à la fabrication du journal, et pour signifier l’implication du patron dans le
choix des sujets et la vie de la rédaction. Mais c’est durant la conférence de 12 heures,
tenue autour du directeur de la rédaction, que le journal du lendemain est préparé. À 17
heures, une deuxième conférence procède aux ajustements nécessaires, en fonction de
l’actualité de l’après-midi.
Ce rythme entraîne un changement de mentalité, car il faut anticiper sur l’événement,
et une modification des horaires de production du journal : le bouclage a lieu à 11 heures,
soit une heure plus tôt que précédemment, ce qui permet la mise en vente à partir de 13
heures à Paris et engendre une hausse mécanique de la diffusion, grâce à un temps
d’exposition en kiosque plus long. Cependant, seules les pages « chaudes » peuvent être
rédigées dans la matinée, alors que le nombre des pages « froides », rédigées la veille,
s’accroît lui aussi mécaniquement, du fait de la remontée des horaires de production.
Cette décision entre en contradiction avec la volonté de Jean- Marie Colombani de faire
tenir le journal en un seul cahier, sans partie magazine, qui vise à limiter au maximum
les pages froides et aboutit à la suppression de certains suppléments hebdomadaires.
Certes, il n'est pas question de supprimer Le Monde des livres du jeudi ou le supplément
«Radio-télévision » du samedi, dans la mesure où ils correspondent à une demande des
lecteurs et qu’ils attirent des acheteurs spécifiques supplémentaires; de la même
manière, le supplément «Initiatives» du mardi, qui fidélise un public particulier et
concentre les offres d’emploi, doit être conservé. C’est donc le seul supplément
économique du lundi qui est supprimé. Mais il devra être rétabli en octobre 1996, parce
que les ventes du lundi fléchissent faute du supplément attendu par de nombreux
lecteurs.
Désormais, la rédaction est organisée en séquences, qui remplacent les services, dont
l’existence remonte aux années cinquante. Les chefs de séquence sont également
rédacteurs en chef, afin de signifier que l’œuvre rédactionnelle est celle de la collectivité
entière du quotidien et non plus la juxtaposition de la production des divers services.
Chaque jour, une séquence doit produire un ensemble de deux à quatre pages, qui
s’ouvre
FACE À LA CRISE DU MONDE 523

par une page présentant sur six colonnes le sujet le plus important du jour. Cette
contrainte repose sur l’idée que la rédaction, chaque jour, définit une hiérarchie des
sujets, en fonction de ses propres critères, et non plus en suivant les autres médias ou les
journaux concurrents, comme c’était trop souvent le cas précédemment. Le quotidien
adopte ainsi une architecture générale, qui, en conservant le même déroulé, permet au
lecteur de se repérer avec certitude dans le journal.
Ce contrat de lecture, passé entre les rédacteurs considérés comme des producteurs et
des metteurs en scène et les lecteurs, doit permettre à ces derniers de savoir à tout
moment où ils se trouvent et où ils peuvent dénicher l’information qu’ils cherchent.
Ainsi, les séquences s’articulent comme les chapitres d’un livre, de l’universel au plus
intime, de l’espace citoyen, avec les séquences «International», «France» et «Société», à
l’espace personnel, avec «Entreprises», «Aujourd’hui» et «Culture». Au milieu du
journal, la séquence « Horizons » regroupe un grand papier (un reportage, un portrait ou
un témoignage) et une page ou deux d’éditoriaux et de débats. La volonté de séparer
commentaires et débats de l’information aboutit à la disparition du « Bulletin » 1 de la
une du journal et à mettre fin à la pratique des «tribunes libres» précédemment
dispersées dans le journal en fonction des sujets qu’elles abordaient 49 50 . L’espace
réservé aux débats n’est plus réparti dans les rubriques, mais il est dévolu à un rédacteur
(Luc Rosenzweig puis Michel Kajman) qui détient le monopole de l’édition de la page «
débats ». Le courrier des lecteurs, longtemps dispersé dans le journal et placé en bas de
page, puis regroupé en page 2 le vendredi, est intégré dans la séquence « Horizons ». Il
est publié dans le journal daté du dimanche et lundi, avec la contribution du médiateur,
qui rend compte du courrier reçu et des différends entre les lecteurs et la rédaction au
sujet du traitement de l’information par le quotidien.
L’organisation de la rédaction en séquences, en supprimant les anciens services,
procède à une nouvelle répartition des rédacteurs : les rubricards

49 Héritier du «Bulletin du jour» publié dans le journal Le Temps, le «Bulletin de l’étranger», puis
«Bulletin» tout court est un éditorial non signé qui engage collectivement la rédaction.
50 La première contribution placée sous le titre «Libres opinions» paraît dans Le Monde, 4 juillet
1952. Cette rubrique, inaugurée pour rendre compte de la crise du RPF en donnant la parole aux
diverses sensibilités gaullistes, est maintenue pendant trente ans, sous des appellations changeantes : «
Libres opinions », « Tribune libre » ou « Débats ». Elle est supprimée par André Laurens, qui souhaitait
limiter la place consacrée aux affrontements politiques par Monde interposé. Une page consacrée aux
débats, généralement la page 2, revient sous André Fontaine.
524 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

autonomes rejoignent une séquence ou une section, la subdivision opérationnelle de la


séquence, tandis que le service économique éclate. C’est là le plus grand sacrifice qui est
demandé à la rédaction ; le service économique avait acquis ses lettres de noblesse sous
la direction de Gilbert Mathieu, au cours des années soixante et soixante-dix. 11 était
devenu au sein de la rédaction un service aussi prestigieux que le service étranger ou le
service politique. Toutefois, trop centré sur la politique économique et la
macroéconomie, il avait mal négocie le tournant des années quatre-vingt, au cours
desquelles l’entreprise et la Bourse avaient conquis le cœur des Français, notamment
celui des lecteurs du Monde. En outre, Jean-Marie Colombani souhaite casser les deux
baronnies féodales, l’étranger et le politique, qui, en quinze ans de luttes d’influence et
de rivalités, ont divisé la rédaction en clans hostiles et en factions irréductibles.
Introduire au sein de ces deux bastions des rédacteurs venus de l’économie, des
informations générales ou du service société paraissait un moyen efficace pour
redynamiser la rédaction en unifiant ses comportements. Le service économique éclate
donc, les journalistes couvrant la macroéconomie rejoignant l’international ou la France
et ceux de la microéconomie formant l’ossature de la séquence « Entreprises », pour
laquelle un vaste effort de recrutement est réalisé.
L’illustration conquiert également dans Le Monde une place qui lui était jusque-là
refusée : le parti pris du dessin est conservé pour la première partie du journal, mais
l’infographie est développée, tandis que les photographies deviennent beaucoup plus
présentes dans la deuxième partie du journal, en dépit de l’opposition de nombreux
rédacteurs, qui croyaient préserver une tradition d’austérité en refusant que
photographies et illustrations viennent envahir les pages.
Finalement, la conception de la maquette proprement dite est confiée à la graphiste
Nathalie Baylaucq, qui cherche à améliorer le confort du lecteur, en stabilisant les codes
de lecture. Elle définit une doctrine, codifiée dans la « bible » de la rédaction, qui vise à
respecter un « journal de textes ». La mise en page traditionnelle, axée sur une lecture
verticale, est remplacée par une mise en page horizontale, scandée par des filets gras et
maigres ; elle implique la suppression des filets verticaux séparateurs des colonnes et des
encadrés. Des modules facilement identifiables, comme le «ventre» de la une ou les
appels dans le corps des pages, cherchent à restaurer un contrat avec le lecteur, dont l’œil
doit être guidé tout au long du journal et au sein de chaque page. Cet ensemble réserve la
possibilité d’une lecture à deux niveaux : celle du lecteur qui picore parmi les titres, les
chapeaux, les décrochages ou les appels, et celle du lecteur qui rentre dans les articles
proprement dits.
FACE À LA CRISE DU MONDE 525

La rénovation de la maquette s’accompagne d’une mutation de la typographie du


quotidien qui est totalement modifiée : le journal n’utilise plus que 3 familles de
caractères au lieu des 17 employées précédemment pour le composer. Les titres,
sous-titres et chapeaux sont dorénavant composés en « Stone » et en « Frutiger », mais la
grande révolution visuelle réside dans la création d’un nouveau caractère, nommé «Le
Monde». En juillet 1994, Jean-François Porchez, ancien élève de l’Atelier national de
création typographique (ANCT), présente le projet de caractère qu’il a créé en pensant
au Monde pour son mémoire de fin d’études h En moins de trois mois, il améliore ses
études et dessine plus de 2 000 caractères, en romain, en italique, en gras et demi-gras,
avec ou sans empattement, étroitisé ou non, etc. Le nouvel alphabet, dont Le Monde a
l’exclusivité, a un « œil » agrandi, plus lumineux et plus noir avec des pleins et des déliés
atténués, qui améliorent le confort de lecture par rapport au « Times », conçu en 1931,
qui équipait Le Temps depuis 1935 et Le Monde depuis la Libération.
Afin de convaincre la rédaction de la pertinence de la nouvelle formule et afin de
lever les inquiétudes qui se manifestent, Jean-François Fogel et Laurent Greilsamer la
présentent à l’automne 1994 devant la rédaction. La mise au point finale est faite au
cours du mois de décembre lors de réunions de la rédaction en chef et par la confection
de trois numéros « zéro ». Toutefois, à la veille du lancement, l’un des principaux
acteurs du changement, Philippe Labarde, directeur de l’information, tente d’arrêter le
processus. Le 20 décembre 1994, deux jours après la sortie du dernier numéro « zéro » et
au lendemain de l’élection d’Alain Mine à la présidence du conseil de surveillance, il
remet à Jean-Marie Colombani une lettre de démission, qui est rendue effective le 17
janvier 199551 52. Mis en cause à plusieurs reprises par Jean-François Fogel et Jean-Paul
Besset, qui le considèrent comme inapte à diriger la rédaction telle quelle est organisée
pour la nouvelle formule, Philippe Labarde tente de reprendre la maîtrise de la rédaction
en jouant sur les craintes de cette dernière à la veille du changement.
Le 9 janvier 1995, la nouvelle formule du journal est un succès : les ventes au
numéro en France augmentent de 110 %, en passant de 196 000 à 410000 exemplaires.
Certes, le battage médiatique et une campagne publicitaire de près de 30 millions de
francs (4,5 millions d’euros) contribuent largement à ce qui peut apparaître comme un
succès d’estime, semblable à ceux que connaissent les journaux à l’occasion de chaque
lancement.

51 Sur le nouveau caractère « Le Monde », voir Étapes graphiques, février 1995.


52 Voir Le Monde, 18 janvier 1995 et l’entretien de Philippe Labarde avec Martine Esquirou dans
Libération du 19 janvier 1995.
526 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Toutefois, même si les ventes au numéro reculent les jours suivants, elles se
maintiennent à un niveau élevé, entre 230000 et 280000 exemplaires par jour et se
stabilisent au bout de trois semaines. La nouvelle formule profite certainement de la
campagne en vue de l’élection présidentielle, très porteuse pour les ventes, mais scs
effets se prolongent durant l’été et à la rentrée. Les abonnements connaissent également
une croissance au cours de l'annce. Pour l’ensemble de l’année 1995, sur le total de la
diffusion payée, le gain est de 7,25 %, soit 25 000 exemplaires supplémentaires vendus
chaque jour, par rapport à 1994. Non seulement le «nouveau Monde» est un succès au
démarrage, mais il réussit à fidéliser une partie des lecteurs gagnés par la nouveauté et
par l’actualité politique. Cependant, après quelques mois de fonctionnement, il
apparaîtra nécessaire de faire évoluer le «nouveau Monde», au cours d’une période de
réglages et d’évolutions ponctuelles.
La mise au point et le lancement de la nouvelle formule rédactionnelle du quotidien
ont nécessité la mobilisation de capitaux importants, plus de 50 millions de francs (près
de 8 millions d’euros) ; cette relance est rendue possible grâce à la recapitalisation de la
société éditrice du Monde.

Recapitaliser Le Monde
En effet, Le Monde a été fondé à la Libération avec peu de moyens financiers : le
capital social de la SARL, divisé en 200 parts de 1000 francs, est de 200 000 francs de
l’époque, ce qui correspond approximativement à 30000 euros déflatés. Pendant
quarante ans, la SARL Le Monde, comme la plupart des SARL de presse fondées à la
Libération, a vécu avec des fonds propres qui représentaient moins de 0,5 % du total du
bilan. Durant toute cette période, la SARL Le Monde demeure sous-capitalisée, parce
que les actionnaires, rédacteurs, salariés ou successeurs des fondateurs, n’ont apporté
aucun capital, et ne peuvent pas le faire dans un proche avenir. L’inconvénient est que,
sans fonds propres, une société ne peut pas emprunter et ne peut pas résister à plusieurs
années de déficit. Il faut alors vendre des actifs, puis lorsqu’il n’en reste plus, il faut
liquider la société. Dans la mesure où tous les ratios financiers prennent en compte les
fonds propres53, une entreprise sans fonds propres, ou avec des fonds propres

53 Les ratios financiers les plus couramment utilisés en économie d’entreprise sont
l’endettement rapporté aux fonds propres et le bénéfice rapporté aux fonds propres, le ROE
(Return on equity), principale mesure des fonds de pension anglo-saxons.
FACE À LA CRISE DU MONDE 527

trop réduits, est condamnée à être constamment bénéficiaire ou à être liquidée.


En 1985-1986, la première recapitalisation, qui voit l’arrivée de sociétés
d’actionnaires extérieurs dans le capital social, permet d’établir les fonds propres à 42
millions de francs (57 millions de francs déflatés ou 9 millions d’euros). Mais, au début
des années 1990, les fonds propres de la société s’épuisent à cause de l’accumulation des
résultats négatifs. Au 31 décembre 1993, un prêt de la Société des lecteurs et des artifices
comptables permettent de différer la liquidation judiciaire de la société, mais une
recapitalisation d'envergure s’impose. Cette dernière doit inévitablement s’accompagner
d’une modification des statuts, laquelle suscite appétits et conflits.
Un premier antagonisme, qui a mûri depuis plusieurs années mais se révèle à la
faveur de la crise de 1994, est la rivalité entre l’association Hubert Beuve-Méry et la
Société des rédacteurs du Monde. Depuis la réforme de la SARL adoptée le 15 mars
1968, les deux entités détiennent un même nombre de parts sociales dans le capital de la
société : 40 % chacune de 1968 à 1986 et 32,25 % depuis lors. La Société des rédacteurs
du Monde considère qu’elle représente les forces vives du journal, que le quotidien doit
demeurer un journal de journalistes et que, de ce fait, elle doit conserver au minimum
une minorité de blocage, qui correspond à 25 % du capital dans une SARL, mais à 33,34
% dans une société anonyme. La Société des rédacteurs du Monde souhaite en effet
pouvoir disposer d’un droit de veto sur la nomination du président du directoire, qui doit
recueillir plus des deux tiers des voix au conseil de surveillance. Elle estime donc
nécessaire d’augmenter sa part en capital, mais ne peut le faire qu’au détriment des
autres porteurs de parts « non-capitalistes ».
En revanche, certains membres de l’association Hubert Beuve-Méry estiment qu’ils
ont été progressivement dépossédés de leurs droits et prérogatives. Successeurs des
associés historiques, ils se considèrent comme les gardiens du temple, ou de l’esprit du
fondateur. Toutefois, si quelques- uns, tels Georges Vedel, Paul Ricœur ou Michel
Houssin, ont bien été choisis par Hubert Beuve-Méry, pour la plupart ils ont été cooptés
par les successeurs des fondateurs54. L’association, créée le 23 mars 1990, à la suite

vit plus en lui que l’ancien secrétaire général de la CFDT, et Le Monde choisit d’agréer Edmond
Maire, également ancien secrétaire général de la CFDT, sans se préoccuper des relations que
celui-ci pourrait entretenir avec les dirigeants du journal. De même, Hubert Beuve-Méry imposa
la présence de son fils Jean-Jacques au sein des instances du journal, sans que ce dernier eût
d’autres titres de gloire que d’être le fils de son père.
1. Les membres fondateurs de l’association sont membres à vie. Les nouveaux membres,
nommés à la suite d’une démission ou d’un décès, sont cooptés, en consultation avec la conseil de
surveillance, pour un mandat de dix ans.
2. En 1994, les membres de l’association Hubert Beuve-Méry sont : Jean Schlœsing, depuis
1944, Georges Vedel, depuis 1966, Paul Ricœur, René Parés et Jean-Jacques Beuve- Méry,
depuis 1968, Michel Houssin, depuis 1973, Roger Fauroux, Louis Guéry et Jacques Fauvet,
depuis 1982, Marie-Thérèse Mathieu, depuis 1983, Jean-François Bach, depuis 1986, Geneviève
Beuve-Méry, depuis 1989, Anne David et Edmond Maire, depuis 1992. En mars 1994, Roger
Fauroux et René Parés démissionnent, le premier parce qu’il réduit ses activités, le second pour
528 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

du décès d’Hubert Beuve-Méry, réunit quinze membres, mais elle n’est pas toujours au
complet, du fait des démissions ou des disparitionsL Lors de la transformation en
association, les porteurs physiques de parts sociales ont été dédommagés et c’est
l’association qui est devenue propriétaire des parts de la SARL.
Les neuf porteurs de parts sociales détenaient 100 % du capital en 1944, mais ils ont
cédé graduellement une part croissante de leur pouvoir. En 1951, lorsque la Société des
rédacteurs du Monde fut créée, pour venir en aide à Hubert Beuve-Méry en guerre contre
une partie des porteurs de parts, les fondateurs tombent à 71,43 % du capital en 1968,
lorsque la succession d'Hubert Beuve-Méry est réglée, les successeurs des fondateurs
n’ont plus que 40 % des parts, enfin, en 1986, après la création de la Société des lecteurs
du Monde et du Monde Entreprises, les personnes physiques ne détiennent plus
que32,25 % du capital, toujours à égalité avec la Société des rédacteurs du Monde.
A l’exception de Michel Houssin, qui a longtemps dirigé le groupe de presse La
Vie-Télérama, de Louis Guéry, secrétaire de rédaction et professeur au Centre de
formation des journalistes, et de Jacques Fauvet, ancien directeur du journal, les
membres de l’association Hubert Beuve- Méry2 ne connaissent la presse que sous
l’angle de la lecture quotidienne qu’ils en font. Lecteurs de longue date du journal,
recrutés sur des critères moraux au sein de réseaux amicaux ou professionnels, ils
représentent une frange du lectorat qui n’évolue pas au même rythme que la rédaction du
journal. Isolée face à la direction, aux investisseurs et aux rédacteurs,

raison de santé; ils sont remplacés par François Soulage et Marie- Thérèse Join-Lambert. En
octobre 1994, Jacques Fauvet démissionne, afin de marquer son hostilité à la nouvelle direction.
FACE À LA CRISE DU MONDE 529

l’association Hubert Beuve-Méry, qui ne dispose pas de capitaux pour défendre sa


cause, accepte d’aider la rédaction à préserver sa minorité de blocage b
Un comité stratégique, composé des présidents des différentes entités actionnaires55
56
et présidé par René Thomas, se met rapidement au travail, avec pour objectif de
concilier trois impératifs contradictoires en apparence : attirer des capitaux pour
redresser et développer l’entreprise, élaborer un statut juridique qui confère un réel
pouvoir de décision et de gestion à Jean-Marie Colombani, maintenir la minorité de
blocage de la Société des rédacteurs du Monde pour les décisions les plus importantes
engageant la vie de l’entreprise. Dans ce processus, qui doit être bouclé pour la fin de
l’année 199457, afin de pouvoir lancer la nouvelle formule dans les délais impartis,
figure une inconnue majeure, l’évaluation du prix de cession de la SARL Le Monde,
qu’il n’est pas aisé d’établir, mais qui détermine le montant des apports en capitaux.
En effet, il n’est pas possible d’estimer la valeur du groupe à partir de la valeur de la
part des sociétés de personnel, dans la mesure où elle valoriserait Le Monde à un niveau
trop faible58. Une deuxième méthode consiste à observer le cours de l’action de la
Société des lecteurs du Monde, qui détient 11,29 % du capital de la SARL et qui est
cotée sur le marché hors cote de la Bourse de Paris. Avec un prix moyen d’émission de
625 francs pour 66000 actions59, la Société des lecteurs atteint une valeur de 41250 000
francs, soit, en 1987, une valeur de 365 367 580 francs pour l’ensemble du capital de la
SARL. Toutefois, à partir de 1992, l’absence

55 En dépit de l’opposition de Jean-Jacques Beuve-Méry à la recapitalisation; voir sa lettre


«L’ancien et le nouveau Monde», et la réponse de Jean-Marie Colombani dans Le Monde, 18 février
1995.
56 Marie-Thérèse Mathieu pour l’association Hubert Beuve-Méry, Olivier Biffaud pour la Société
des rédacteurs du Monde, Bernadette Santiano pour la Société des cadres du Monde, Isabelle Naudin
pour la Société des employés du Monde, Étienne Pflimlin pour Le Monde Entreprises et Alain Mine
pour la Société des lecteurs du Monde.
57 Pour 1994, le résultat d’exploitation affiche un déficit de 77 millions de francs; Le Monde est
proche du dépôt de bilan à la fin de l’année 1994. Selon que l’on intègre ou non les provisions
réglementées dans les fonds propres, ceux-ci deviennent négatifs, au 31 décembre 1994 ou dès la fin de
l’année 1993. 11 y a donc urgence à procéder à la recapitalisation.
58 En 1994, la Société des rédacteurs détient 32,25 % des parts de la SARL, alors que son capital
social est de 73 500 francs (1050 parts de 70 francs chacune). Cela valoriserait la SARL à 227 850
francs, avant la recapitalisation.
59 33 000 actions émises au prix de 500 francs en 1985 et 33 000 actions émises au prix de 750
francs en 1987.
530 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’achats sur le marché1 fait chuter l’action de la Société des lecteurs à un cours situé
entre 160 et 190 francs. À 190 francs, la capitalisation boursière de la Société des
lecteurs tombe à 12 540 000 francs, ce qui représente une valeur théorique de la SARL
de 111 071740 francs, qui paraît encore bien faible.
Le Monde n’a donc pas de prix, ou les méthodes utilisées habituellement pour
évaluer les sociétés semblent mal adaptées à une entreprise de presse dont les statuts
interdisent la libre cession des parts. On peut toutefois se référer aux quelques
transactions qui ont lieu à la même époque sur le marché de la presse quotidienne. Ainsi,
entre 1991 et 1993, Robert Hersant achète cinq quotidiens régionaux qui permettent
d’évaluer le prix d'un journal à une moyenne de 3 000 francs (530 euros déflatés) le
lecteur 60 61 . À ce prix, la valeur du Monde, avec une diffusion OJD de 350000
exemplaires, serait supérieure à 1 milliard de francs. Une autre méthode peut prendre
pour base la comparaison avec la vente du groupe Les Échos en 1989, lorsque Pearson
accepta de payer deux fois le chiffre d’affaires annuel pour la totalité du capital. À ce
prix-là, Le Monde vaudrait 2,3 milliards de francs, mais il faudrait minorer ce chiffre
dans la mesure où le groupe Les Échos avait une marge commerciale bénéficiaire et
n’était pas endetté. La valeur de cession de la SARL Le Monde doit encore être minorée,
parce que la Société des rédacteurs du Monde conserve la minorité de blocage, et parce
que l’ensemble des actionnaires « internes » n’ayant pas apporté de capitaux, les sociétés
de personnel et l’association Hubert Beuve-Méry détiendront 52 % du capital. Ce n’est
donc pas la marque Le Monde avec son marché et ses lecteurs qui sont vendus, mais
seulement une participation minoritaire, fractionnée en plusieurs sociétés, qui ne
débouchera pas nécessairement sur la maîtrise du journal par les actionnaires «
extérieurs ».
C’est dans ce contexte financier que la Banexi, filiale de la BNP chargée

60 Il y a très peu d’acheteurs, parce que l’action ne procure pas de pouvoir dans l’entreprise, dans la
mesure où les droits de votes attachés aux actions sont limités à 10, quelque soit le nombre d’actions
possédées. En outre, la Société des lecteurs du Monde ne verse plus de dividendes depuis 1992.
61 En mars 1991, Robert Hersant achète Le Bien public de Dijon (55 574 acheteurs OJD) pour 145
millions de francs, soit 2609 francs le lecteur. En mars 1992, Robert Hersant achète au groupe Amaury
Le Courrier de l'Ouest et Le Maine libre (156000 exemplaires OJD), pour 130 millions de francs, soit
833 francs le lecteur, il paie L’Ardennais (26407 exemplaires OJD) la somme de 91 millions de francs,
soit 3 446 francs le lecteur. Enfin, en juillet 1993, Robert Hersant achète 51 % des Dernières Nouvelles
d’Alsace (214498 exemplaires OJD) 335 millions de francs, prix porté à 600 millions de francs pour
100 % du capital après recours des minoritaires, soit 2 797 francs le lecteur.
FACE À LA CRISE DU MONDE 531

d’élaborer un projet d’augmentation de capital, évalue la valeur de la SARL Le Monde,


à 400 millions de francs avant recapitalisation et à 620 millions de francs après
recapitalisation Cette estimation, qui s’appuie sur un prix de 1 000 francs par lecteur
avant recapitalisation et de 1 770 francs par lecteur après recapitalisation, reste très en
deçà de la valeur courante de la presse quotidienne. Elle correspond en fait aux besoins
de capitaux permanents complémentaires à rassembler, qui sont estimés à 250 millions
de francs62 63.
La recapitalisation suppose en outre la modification des statuts de la société. Le 26
octobre 1994, la Société des rédacteurs du Monde, accepte la proposition de Jean-Marie
Colombani de transformer la SARL en société anonyme à directoire et à conseil de
surveillance, sous la condition expresse que la minorité de blocage lui soit conservée 64.
Réunis en assemblée générale le 28 octobre 1994, tous les associés de la SARL ratifient
la transformation65. L’ensemble du processus de modification juridique et les modalités
de la recapitalisation sont approuvés par les différents partenaires au cours du mois de
décembre 1994 et par l’ultime assemblée générale de la SARL Le Monde, le 19
décembre 199466.
Alain Mine est élu président du conseil de surveillance67, dont le rôle est d’exercer
le contrôle permanent de la gestion de la société. Jean-Marie Colombani est élu
président du directoire68, l’organisme de gestion de la SA Le Monde, qui dispose des
pouvoirs les plus étendus pour agir en

62 BANEXI, Le Monde, Projet d’augmentation de capital, novembre 1994.


63 Procès-verbal de l’assemblée générale du 28 octobre 1994.
64 880 parts sur 1010 étaient présentes ou représentées. 792 parts (92,09%) se sont prononcées
pour la transformation en société anonyme en donnant mandat au conseil d’administration «de
défendre le principe d’une minorité de blocage de la Société des rédacteurs du Monde, afin de
préserver l’indépendance des publications du Groupe Le Monde ». 68 parts se sont prononcées
contre et 20 ont voté blanc.
65 La résolution proposée par la direction du Monde est adoptée par 1 150 des 1 240 parts. Geneviève
Beuve-Méry, Jean Jacques Beuve-Méry et Jean Schlœsing ont voté contre.
66 La Société des rédacteurs du Monde, la Société des employés et l’association Hubert
Beuve-Méry le 15 décembre 1994, la Société dus cadres, le 16, la Société des lecteurs le 17, et Le
Monde Entreprises, le 19 décembre 1994.
67 Le conseil de surveillance, dont le vice président est le président de la Société des rédacteurs
du Monde, comprend douze membres qui représentent les actionnaires. Six membres représentent
les associés «internes» : sociétés des rédacteurs (2), des employés (1) et des cadres (1) et association
Hubert Beuve-Méry (2). Six membres représentent les sociétés «externes» qui apportent des
capitaux.
68 Jean-Marie Colombani est élu président du directoire par le conseil de surveillance du 19
décembre 1994. Les deux autres membres du directoire, Dominique Alduy et Noël-Jean Bergeroux,
sont nommés lors du conseil de surveillance du 16 janvier 1995.
532 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

toutes circonstances au nom de la société ; le directoire jouit des prérogatives de


gestion d’un conseil d’administration et arrête les orientations stratégiques de
l’entreprise. Le président du directoire est donc assimilable au président-directeur
général d’une société anonyme classique.
À l’issue de la transformation en société anonyme, le capital est composé de 1240
actions de 500 francs de nominal. L’augmentation de capital portera à 1922 le nombre
d’actions, par émission de 682 actions nouvelles. Toutefois, l’entrée de capitaux
nouveaux dans la société ne doit pas perturber les équilibres anciens. Il faut donc au
préalable redistribuer le capital, afin de maintenir la minorité de blocage au profit de la
Société des rédacteurs, ce qui. pour un capital final envisagé de 1922 actions, représente
641 actions. En 1994, la Société des rédacteurs du Monde possédait 400 actions de la
SARL. Jean-Marie Colombani lui cède 85 des 86 actions détenues par le gérant, tandis
que l’association Hubert Beuve-Méry, au terme d'une négociation entre Olivier Biffaud
et Edmond Maire, cède 100 actions à la Société des rédacteurs du Monde. En outre, pour
atteindre la minorité de blocage, deux prêts de consommation sont consentis à la Société
des rédacteurs du Monde : l’un, d’une durée de 50 ans et sans conditions, par la Société
des lecteurs pour 11 actions, et l’autre, par l’association Hubert Beuve-Méry, de 45
actions sur 25 ans, assorti d’un pacte d’actionnaires.
En outre, la Société des lecteurs du Monde et Le Monde Entreprises, qui sont
considérés comme des actionnaires « externes », ne souhaitent pas que leur participation
soit diluée par l’augmentation de capital. Ces deux sociétés obtiennent de convertir en
actions les avances en compte courant d’associé qu’elles avaient consenties à l'époque
de Jacques Lesourne. La Société des lecteurs du Monde, qui ne peut lancer un appel à
l’épargne publique dans la mesure où le cours de l’action est trop bas, obtient de
convertir l’intégralité de ses avances, soit 23 millions de francs, en 71 actions de la
nouvelle société anonyme1. En revanche, Le Monde Entreprises rejoint le droit commun
des sociétés externes : les avances en compte courant d’un montant de 24 millions de
francs sont converties en 53 actions de la nouvelle société, pour une valeur de 17
millions de francs, assorties d’un compte courant de 6,7 millions de francs69 70.

69 La Société des lecteurs du Monde reçoit 71 actions d’un nominal de 500 francs, émises au prix
de 322 500 francs, soit au total 22 897 500 francs. Avec les 140 actions quelle possédait déjà, elle
détient 211 actions de la SA Le Monde, mais elle en prête 11 à la Société des rédacteurs du Monde.
70 Le Monde Entreprises reçoit 53 actions d’un nominal de 500 francs, émises au prix
FACE À LA CRISE DU MONDE 533

L’augmentation de capital de la SA Le Monde est réalisée en trois temps, en avril


1995, en décembre 1995 et en avril 1997. Cinq sociétés nouvelles sont créées, Le Monde
Investisseurs, Le Monde Presse et léna Presse en avril 1995, Le Monde Prévoyance en
décembre 1995, et Claude Bernard Participations en avril 1997, qui souscrivent
ensemble au capital du Monde1. Avec l’apport de la Société des lecteurs et du Monde
Entreprises71 72 73, qui suivent l’augmentation de capital, les fonds propres de la SA Le
Monde sont augmentés de 220 millions de francs (38 millions d’euros déflatés) auxquels
s’ajoutent 77 millions de francs (13 millions d’euros déflatés) placés en compte courant.
Ces comptes courants des actionnaires constituent à la fois une menace et un
stimulant pour la rédaction du journal. En effet, il est prévu que Le Monde doit les
rembourser dans un délai de cinq années, avec la faculté d'un remboursement partiel ou
total anticipé. Faute de remboursement à l'échéance de cinq ans, soit au plus tard en mars
2000, les comptes courants des actionnaires seraient convertis en 237 actions, qui
feraient basculer la majorité du capital du côté des actionnaires « externes », qui
détiendraient alors 53 % du capital. C’est pourquoi Jean-Marie Colombani ne manque
pas de souligner qu’il faut « passer d’une entreprise structurellement déficitaire à une
entreprise durablement bénéficiaire, seule condition de la véritable indépendance74 ».
À l’issue des opérations d’avril, de décembre 1995 et d’avril 1997, le

de 322 500 francs, soit un total de 17 092 500 francs. À cela s’ajoute un compte courant de 53 fois
126000 francs, soit 6678000 francs. Le total de 23 770500 francs correspond à la conversion de
l’ancien compte courant d’associé.
72 Le Monde Investisseurs regroupe les participations du Crédit local de France. d’Artémis, de la
CLT, de Finances et Communication et d’Agroplus. Le Monde Presse regroupe les participations de La
Stampa, Édipresse, Fimalac et Canal+ et celles de la Caisse centrale de crédit coopératif, de la
Fédération nationale de la mutualité française, de la Mutuelle générale des PTT et de l’UNMRIFEN. Le
Monde Prévoyance regroupe quatre organismes de prévoyance (AG2R Prévoyance, OC1RP, IN PR et
CIPC-Médéric). léna Presse est composée pour l’essentiel des participations de la SAGEM. Dans
chacune des sociétés, la SA Le Monde détient une action qui lui permet de bénéficier d’un droit de
préemption en cas de vente de parts.
73 Les actionnaires du Monde Entreprises sont : Sorefo (Saint-Gobain), Suez Ventures,
Thomson, Sparlys (L’Oréal), léna Communication, Delfinances, Danone, Banque fédérale de Crédit
mutuel, Air Inter, Éditions Fayard, Éditions du Seuil, Fimalac, UAP-Vie, BNP, Total CFP, Société
des hôtels Méridien, Air Charter, Sodetif, Jet Tours, Jacqueline Guichard, Charles Hemain, Serge
Kampf, Alain de Gunzburg, Archimédia, Pierre Bergé, Lancereaux Développement, Étienne
Pflimlin, Scepar, Financière Vivienne, Finances et communication, Finances et communication
développement.
74 Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde du 17 décembre 1994.
534 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

capital de la SA Le Monde atteint 961000 francs divisé en 1922 actions au nominal de


500 francs1. Les sociétés «externes», qui ont souscrit à 622 actions nouvelles, ont
apporté au total 219945 000 francs en capital et 76986000 francs en comptes courants
d’actionnaires : la Société des lecteurs du Monde souscrit d’une part à 71 actions, pour
un capital de 22 897 500 francs, sans compte courant et d’autre part à 6 actions, pour un
capital de 1 935 000 francs, et un compte courant de 756000 francs75 76. Le Monde
Entreprises souscrit à 106 actions, pour un capital de 34 185 000 francs, et un compte
courant de 13 356000 francs77. léna Presse souscrit à 97 actions, pour un capital de
31282500 francs, et un compte courant de 12 222 000 francs. Le Monde Presse souscrit
à 124 actions, pour un capital de 39 990 000 francs, et un compte courant de 15 624 000
francs. Le Monde Investisseurs souscrit à 156 actions, pour un capital de 50310000
francs, et un compte courant de 19 656 000 francs. Le Monde Prévoyance souscrit à 70
actions, pour un capital de 22 575 000 francs, et un compte courant de 8 820 000 francs.
Claude Bernard Participations souscrit à 52 actions, pour un capital de 16770 000 francs,
et un compte courant de 6552 000 francs.
Finalement, l’influence des investisseurs est parcellisée, répartie dans cinq sociétés,
léna Presse78, Le Monde Presse79, Le Monde Investisseurs80,

75 L’actionnariat du Monde se répartit de la façon suivante, en avril 1997 : Les «actionnaires


internes», 1 011 actions, 52,60 %, dont la Société des rédacteurs du Monde, 641 actions, 33,35%; la
Société des cadres du Monde, 63 actions, 3,28 % ; la Société des employés du Monde, 51 actions, 2,65
% Jean-Marie Colombani, 1 action, 0,05%; 1 association Hubert Beuve-Méry, 255 actions, 13,27 %.
Les «actionnaires externes», 911 actions, 47,40% Société des lecteurs du Monde, 206 actions, 10,72%;
Le Monde Entreprises, 206 actions, 10,72 % ; léna Presse, 97 actions, 5,05 % ; Le Monde Presse, 124
actions, 6,45 % ; Le Monde Investisseurs, 156 actions, 8,12 % ; Le Monde Prévoyance, 70 actions, 3,64
% ; Claude Bernard Participations, 52 actions, 2,71 %.
76 La Société des lecteurs du Monde possédait 140 actions avant l'augmentation de capital et en
prête 11 à la Société des rédacteurs du Monde ; elle détient donc un total de 206 actions (plus 11 prêtées
pour 25 ans). Elle ne souscrit pas aux comptes courants des actionnaires, excepté pour les six actions
qu’elle achète en avril 1995.
77 Le Monde Entreprises possédait 100 actions avant l’augmentation de capital; elle détient donc
un total de 206 actions.
78 léna Presse détient 97 actions du Monde SA, soit 5,05 % du capital; la SAGEM détient 90
actions, soit 4,68 % et la SA Le Monde 7 actions, soit 0,36 %.
79 Le Monde Presse détient 124 actions du Monde SA, soit 6,45 % du capital; La Stampa détient 33
actions, soit 1,72%, Canal+ détient 30 actions, soit 1,56 %, Fimalac communication détient 20 actions,
soit 1,04 %, Edipress détient 10 actions, soit 0,52%, la FNMF détient 10 actions, soit 0,52 %, la
Mutuelle générale des PTT détient 10 actions, soit 0,52%, UNMRIFEN FP détient 5 actions, soit
0,26%, la Caisse centrale de crédit coopératif détient 5 actions, soit 0,26 %, la SA Le Monde détient 1
action, soit 0,05 %.
80 Le Monde Investisseurs détient 156 actions, soit 8,12 % du capital ; le Crédit Local de
FACE À LA CRISE DU MONDE 535

Le Monde Prévoyance1 et Claude Bernard Participations81 82 83, dans chacune desquelles


la SA Le Monde détient une ou plusieurs actions. Les nouveaux statuts stipulent en effet
qu’il existe un double droit de préemption en cas de cession des actions : en premier lieu
entre les actionnaires d’une société, en second lieu entre les sociétés de capitaux. Cette
disposition vise à interdire toute manœuvre de ramassage des actions par un partenaire
gourmand ou indélicat. La seule exception au morcellement extrême est constituée par la
société léna Presse, où la Sagem se trouve seule avec la SA Le Monde. Cependant,
aucun investisseur ne détient directement ou indirectement plus de 5 % du capital social.
Alain Mine ne manque pas de rappeler que c’est la dernière fois que des capitaux
viennent sauver le journal sans y prendre le pouvoir : « Cette opération d’émiettement du
capital est la dernière du genre. C’est une solution atypique qui satisfait trop peu les
exigences capitalistes classiques pour qu’elle puisse se reproduire84. »
Les présidents de chacune des sociétés actionnaires sont membres du conseil de
surveillance : Alain Mine pour la Société des lecteurs du Monde, Etienne Pflimlin pour
Le Monde Entreprises, Pierre Richard pour Le Monde Investisseurs, Pierre Lescure pour
Le Monde Presse, Pierre Faurre pour léna Presse, Jean-Louis Beffa pour Claude Bernard
Participations et Bruno Angles d’Auriac pour Le Monde Prévoyance. Afin de parer à
toute tentative de pression sur la rédaction du journal de la part des actionnaires, les
présidents de la Société des rédacteurs et de la Société des lecteurs rédigent une charte
du conseil de surveillance, qui est adoptée à l’unanimité, le 12 avril 1995 85 . Elle
exprime clairement les devoirs des actionnaires du Monde :

«Cinquante ans après sa fondation, Le Monde prend un nouveau départ. Il s’y emploie
avec le souci de garantir l’esprit dans lequel il a été fondé, d’assurer

France détient 55 actions, soit 2,86 %, Artémis détient 45 actions, soit 2,34 %, la Compagnie
luxembourgeoise de télévision détient 30 actions, soit 1,56 %, Finances et communication détient 15
actions, soit 0,78%, Agroplus délient 10 actions» soit 0,52 %» SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05
%.
82 Le Monde Prévoyance détient 70 actions, soit 3,64 % du capital ; Médéric détient 34 actions,
soit 1,77 %, AGRR délient 15 actions, soit 0,78 %, OCIKP détient 15 actions, soit 0,78 %, INRP détient
5 actions, soit 0,26 %, SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05 %.
83 Claude Bernard Participations détient 52 actions, soit 2,71 /o du capital ; European Press
détient 29 actions, soit 1,51 %, Sorefo (Saint-Gobain) détient: 12 actions, soit 0,62 %, Finances et
communication détient 10 actions, soit 0,52 %, SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05 %.
84 L’Esprit libre, juillet 1995.
85 Le Monde, 13 avril 1995.
536 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

la pérennité des valeurs qu’il incarne et de préserver la pluralité ainsi que la diversité de son
actionnariat. Affirmant son attachement à la spécificité du Monde et face aux enjeux de
cette nouvelle période, le conseil de surveillance a décidé d’adopter et de publier une charte
détaillant les principes qui fondent son action, faisant sien rengagement pris par la Société
des lecteurs du Monde et par Le Monde Entreprises, depuis leur création en 1985, selon
lequel ces sociétés n’entendent pas “interférer avec la vie rédactionnelle du journal Le
Monde”.
1. Le conseil de surveillance de la SA Le Monde proclame son attachement à
l’indépendance du Monde vis-à-vis de tous les pouvoirs.
2. À cette fin, il entend exercer ses responsabilités sur la bonne marche économique de
l'entreprise, qui dépend de l’engagement de tous, sans intervenir sur le contenu de ses
publications.
3. Ses membres s’engagent, dans l’exercice de leur mandat, à prendre en compte le seul
intérêt du Monde, à préserver son indépendance et à respecter son pluralisme. Afin d’éviter
tout conflit d’intérêts, cet exercice se fera dans une stricte indépendance à l’égard des autres
engagements, liens ou relations qu’ils peuvent avoir dans la vie économique et les médias.
4. Quand ils participent à la vie de la cité et s’expriment en tant que citoyens, ils
s’engagent à ne le faire qu’à titre personnel, sans se réclamer du Monde et sans invoquer, de
leur propre chef, leur qualité de membre du conseil de surveillance. »

Cette charte signifie que les actionnaires « externes » ont investi dans Le Monde, soit
par volonté de participer à la préservation d’un espace de liberté démocratique, soit dans
l’espoir de réaliser une bonne opération financière, mais qu’en aucune manière ils ne
peuvent tenter d’infléchir la ligne éditoriale, ni obtenir en échange de leur
investissement une quelconque complaisance à l’égard de leurs activités économiques
ou patrimoniales. Ceux des actionnaires qui auraient espéré profiter de leur position pour
trouver une tribune pour leurs affaires doivent faire le deuil de leurs espérances. À
l’occasion, la rédaction, avec l’assentiment et l’encouragement de la direction, se charge
de leur rappeler les conditions de ce pacte moral. La mise à distance des actionnaires est
une règle non- écrite, mais qui fonctionne fort bien. Ainsi, lorsque la Sagem acquiert la
cristallerie Daum et déménage les collections d’œuvres d’art, Le Monde épingle la
société et son président-directeur général, Mario Colaiacovo, par ailleurs directeur du
Monde de la musique86. Dans le même ordre d’idée, le montage financier qui permet à
François Pinault, un des hommes les plus riches de France, de ne pas payer d’impôt de
solidarité sur la fortune est relevé avec empressement par le quotidien b

1. Laurent MAUDUIT, «François Pinault n’a pas acquitté d’impôt sur la fortune en 1997 », Le Monde, 4
décembre 1997.
FACE À LA CRISE DU MONDE 537

Le fait d’être actionnaire et d’avoir apporté des capitaux ne confère aucune


prérogative exceptionnelle. Certes, les membres du conseil de surveillance qui
écrivaient précédemment dans le quotidien, parce qu’ils avaient des arguments à
apporter dans certains débats, continuent de fournir leur quota de copie, mais sans plus.
Pierre Richard ou Alain Mine ont droit à leurs contributions annuelles, comme lorsque
Jacques Lesourne ou André Fontaine étaient gérants, mais ils ne sauraient se réclamer de
leur position d’actionnaire pour exiger plus. Quant aux autres, ils subissent le traitement
commun que la rédaction du journal réserve aux différents protagonistes de la vie
économique et sociale.
Pour qui cherche des renseignements sur la ligne éditoriale du journal, la lecture des
procès-verbaux des délibérations du conseil de surveillance est bien frustrante : cet
organe s’occupe de la gestion de l’entreprise et non de journalisme. La pratique, peu
courante en France, où les patrons qui ont investi dans les médias cherchent
généralement à imposer leur vision politique ou économique aux rédactions, peut être
comparée au «mur» qui sépare, dans un grand nombre de journaux anglo-saxons la
partie rédactionnelle de la partie gestionnaire de l’entreprise. Certes, dans ces contrées
aussi, des patrons cherchent à tirer influence de la propriété d’un journal ou à faire
pression sur la rédaction pour promouvoir leurs intérêts financiers ou politiques, mais la
majorité des grands journaux ont établi une séparation entre les actionnaires et la
rédaction, parce que seule une ligne éditoriale cohérente, fixée par une rédaction
indépendante, assure la rentabilité de l’entreprise. Le corollaire de ce principe est que les
investissements dans un journal doivent demeurer rentables, faute de quoi les
actionnaires vendent leurs parts et abandonnent le journal.
L’équilibre entre les pouvoirs financiers et la rédaction est certes difficile à
maintenir. Pour Le Monde, c’est Hubert Beuve-Méry qui fit office de «mur» face à des
porteurs de parts qui souhaitaient imposer au journal une ligne politique proche de la «
troisième force » de la IVe République. Soutenu par la rédaction, qui vint à son secours
en 1951, le fondateur du Monde réussit à pérenniser le couple indépendance et
rentabilité, au moins pendant un quart de siècle. Toutefois, les associés, devenus trop
faibles, ne purent s’opposer aux dérives des années soixante-dix : l’entreprise y perdit
sa rentabilité et la rédaction son indépendance. C’est de la rupture
538 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de ce couple qu’est née la crise à rebondissements des années quatre- vingt, à laquelle
Jean-Marie Colombani cherche à mettre un point final, en restaurant la rentabilité et
l'indépendance. La recapitalisation est la condition du redressement et de la rentabilité
future, mais le maintien de l’indépendance exige un renouveau rédactionnel, qui trouve
sa pleine dimension avec la nouvelle formule.
15.

La consolidation

Après vingt années d’une crise récurrente, Le Monde a connu en moins de


deux ans un bouleversement de ses structures, de ses habitudes et de ses
traditions. La modification des statuts de l’entreprise et la nouvelle
répartition du capital posent nécessairement la question de l’indépendance de
la rédaction et celle du contrôle de la Société des rédacteurs du Monde sur
l'entreprise. La transformation du journal et de l’organisation de la rédaction
conduisent une partie des rédacteurs à s’interroger sur leur rôle et leurs
pratiques. Cinquante ans après sa fondation, Le Monde est ainsi confronté à
l’ultime occasion de montrer qu’un quotidien appartenant à des journalistes
est viable en France. Déjà en mars 1978, pressentant les difficultés qui
naîtraient de l’inévitable évolution des mœurs et du marché de la presse,
Hubert Beuve-Méry s’interrogeait dans un entretien accordé à Presse
Actualité : « C’est au troisième âge du Monde, je veux dire quand toute la
rédaction aura été renouvelée, que l’on saura si elle [la Société des rédacteurs
àuMonde] a. su vraiment, comme nous l’espérons tous, prendre, dans le
respect des hiérarchies indispensables et malgré les difficultés de toutes
natures, une véritable valeur institutionnelle. » La nouvelle direction
entraînée par Jean-Marie Colombani doit donc répondre à une multitude de
questions qui ont trait à l’identité du journal. Cependant, pour pouvoir
affronter la question du devenir du Monde, il lui faut d’abord redresser,
restructurer et consolider l’entreprise.

Le plan de redressement
Néanmoins, l’entreprise n’est pas sauvée par la nouvelle formule et par la
recapitalisation, parce que le quotidien reste une lourde machine qui peine à
trouver un équilibre financier ainsi que le souligne Jean-Marie Colombani :
«La pente des coûts augmente plus vite que la pente des
540 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

recettes b » En effet, la particularité de l’économie des entreprises de presse réside dans


l’importance des frais fixes dans le compte d’exploitation, qui doivent être payés,
quelles que soient par ailleurs les recettes : les investissements industriels sont très
onéreux, les salaires de la rédaction, de l’administration et de l’imprimerie sont
difficilement compressibles, tandis que les frais de distribution grèvent les produits des
ventes. En revanche, les recettes des ventes et de la publicité sont sujettes à de fortes
variations, quotidiennes, saisonnières et cycliques. Une entreprise de presse peut donc
passer rapidement d'une situation bénéficiaire à une situation déficitaire, et inversement.
La relance éditoriale ne suffit pas à protéger durablement la société contre les
vieux démons qui la hantent depuis un tiers de siècle. Il faut donc inverser rapidement
la tendance. À toutes les occasions, au cours des assemblées générales, des cérémonies
de vœux ou dans les entretiens avec la presse, Jean-Marie Colombani ne cesse de
répéter que l’entreprise est fragile, qu’elle n’a pas encore renoué avec les bénéfices,
qu’elle doit être assainie et qu’elle doit être organisée différemment afin de faire face
aux défis qui attendent une entreprise de presse au tournant du siècle. Un plan triennal
de redressement, élaboré en collaboration avec la Banexi, recense les mesures à mettre
en œuvre. Les deux premières années, 1995 et 1996, sont consacrées à la
restructuration de l’entreprise afin de la ramener à l’équilibre, avant de dégager des
bénéfices et de pouvoir lancer une politique de diversification à partir de 1997.
Après deux années calamiteuses, qui avaient conduit à un résultat net consolidé
déficitaire de 133 millions de francs (150 millions de francs déflatés ou 23 millions
d’euros)87 88, le plan de redressement prévoit d’améliorer le résultat d’exploitation de
25 millions de francs en 1995, de 60 millions de francs en 1996 et de 75 millions de
francs en 1997. L’augmentation du chiffre d’affaires est attendue des recettes
publicitaires, grâce à la renégociation des conditions contractuelles avec la régie, et île
l’amélioration des ventes par abonnement, grâce à la modernisation des systèmes
informatiques. La maîtrise des charges structurelles doit conduire à une diminution de
10 % de la masse salariale, soit 40 millions de francs, ainsi qu’à la réduction des frais
de fonctionnement. Un plan social prévoyant une centaine de départs volontaires est
présenté au comité d’entreprise du 25 septembre

87 Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde, 20 mai 1995.


88 Le résultat d’exploitation est déficitaire de 42,5 millions de francs en 1993 et de 69 millions
en 1994. Le résultat net consolidé est déficitaire de 59 millions de francs en 1993 et de 74 millions
en 1994.
LA CONSOLIDATION 541

1995 *. Toutefois, le plan social est lancé avec retard, à cause d’un conflit au sein du
directoire sur le nombre des emplois à supprimer. Dominique Alduy, la directrice
générale soutenue par une partie des actionnaires externes, estime que le plan social
doit être durci, tandis que Jean-Marie Colombani affirme son choix en faveur d’une
méthode plus douce. Il considère en effet que les traditions de dialogue social dans
l’entreprise doivent être maintenues, voire étendues, et que l’entreprise doit rester en
accord avec les positions exprimées dans les colonnes du quotidien, qui demeure
globalement hostile aux politiques sociales trop drastiques.
Cependant, le redressement de l’entreprise passe avant tout par l'accroissement
des recettes. L’augmentation des ventes consécutive à la nouvelle formule et une
action commerciale vigoureuse en direction des diffuseurs permettent de réduire le
déficit : par rapport à 1994, le supplément de recette en 1995 est de 26 millions de
francs pour les ventes au numéro et de 4 millions de francs pour les abonnements 89
90
. Néanmoins, ces recettes supplémentaires ne suffisent pas à rééquilibrer le compte
d’exploitation. Comme la plupart des journaux, l’équilibre du Monde ne peut être
atteint que grâce à la croissance des recettes publicitaires.
« Par bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité91...»
Encore faut-il gérer la publicité, la mettre en valeur, attirer les annonceurs et les
publicitaires. Dans les années soixante-dix, la rédaction du Monde en était venue à
considérer la publicité comme un mal nécessaire plutôt que comme un acteur
bénéfique de l’économie du quotidien. Les annonces étaient souvent regardées
comme des éléments étrangers à la culture du journal, qu’il fallait tolérer, mais qui
devaient rester en lisière du journal, afin de ne pas polluer les articles écrits par la
rédaction. L’opulence qui régnait entre 1966 et 1976, quand les recettes publicitaires
représentaient plus de 50 % du chiffre d’affaires, permettait d’afficher un certain
mépris pour cette activité. Toutefois, à partir de 1977, les recettes publicitaires
baissent et ne représentent plus que 40 % des ressources de l’entreprise. La crise
publicitaire des années quatre-vingt-dix fait descendre la part de la publicité à 22 %
du total du chiffre d’affaires, sans que Régie Presse, la filiale créée en 1985 en
partenariat avec Publicis, ne réagisse. À l’époque, en effet, nombre de publicitaires,
qui ne jurent plus que par

89 CE des 14 juin, 25 septembre et 13 novembre 1995.


90 Les recettes totales des ventes et des abonnements passent de 796 à 826 millions de
francs.
91 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, ou la presse et l’argent», Conférence
des Ambassadeurs, 24 mai 1956.
542 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

la télévision, par la quadrichromie sur papier glacé ou par le hors-média, considèrent


que la presse quotidienne est en voie de disparition du paysage publicitaire. En
conséquence, bien que pléthoriques, les équipes mises à la disposition de la régie du
Monde ne sont pas des plus performantes. En revanche, Jean-Marie Colombani
considère que la presse quotidienne a un avenir et que «la publicité est garante de
l’indépendance du journal1 ». Le Monde doit retrouver un niveau de recettes
publicitaires compatible avec la qualité du lectorat du quotidien. Toutefois, avant de
retrouver un niveau satisfaisant, il faut négocier avec Publicis le renouvellement du
contrat de régie, qui vient à expiration à l’automne 1995.
Le contrat entre Régie Presse et Le Monde est renégocié au cours de l’année
1995. Les frais techniques et le taux de régie sont revus à la baisse, les équipes
publicitaires sont renouvelées et motivées par une clause d’intéressement. De
nouveaux secteurs, jusqu’alors trop négligés, sont prospectés, tandis que la régie
propose des produits attractifs qui visent à dynamiser le marché publicitaire.
Toutefois, ce dernier tarde à réagir : en 1995, avec 270 millions de francs, après 264
et 265 millions en 1993 et 1994 92 93 , la faiblesse persistante des recettes
publicitaires entrave le redressement du journal. Mais, à partir de 1996, le résultat
de ces actions se traduit dans les comptes : la pagination publicitaire passe de 1532
pages en 1995 à 1633 en 1996 et 2 072 en 1997, les recettes augmentent à 286
millions de francs en 1996 et 353 millions en 1997. Une dynamique nouvelle est
enclenchée, qui correspond à « la reconnaissance de la solidité du contrat de lecture
du Monde», comme l’affirme Luciano Bosio, le directeur de Carat Presse94.

Le Monde déménage
La négociation avec Publicis prévoyait le regroupement géographique de la
régie, hébergée avenue des Champs-Elysées, avec l’ensemble des personnels du
Monde SA, dispersés entre la rue Falguière et Ivry. Le 1er mai 1990, la rédaction du
Monde avait quitté l’immeuble de la rue des Italiens qui l’avait vu naître en
décembre 1944. Cette migration entraînait un éclatement de l’entreprise en
plusieurs sites : la rédaction traversait la Seine pour rejoindre le quartier de la gare
Montparnasse, au 15 de la rue Falguière, tandis que l’administration et
l’imprimerie s’installaient en proche banlieue, à Ivry-sur-Seine. Six ans plus tard,
Le Monde déménage à

92 Jean-Marie Colombani, allocution au personnel, lors des vœux 1997.


93 Avant la commission de 10 % versée à la régie publicitaire.
94 « Comment Le Monde a renoué avec la pub », Stratégies, 6 février 1998.
LA CONSOLIDATION 543

nouveau. Le dimanche 21 avril 1996, il rejoint le 21 bis de la rue Claude- Bernard,


dans le Ve arrondissement de Paris1. Si l’imprimerie reste à Ivry, la rédaction et
l’administration sont de nouveau regroupées dans un même immeuble. Un an plus
tard, en avril 1997, Le Monde Publicité rejoint également la rue Claude-Bernard,
afin de regrouper en un même lieu les hommes qui participent à l’activité
commune. L’intérêt stratégique de l'opération est évident. Pour Jean-Marie
Colombani, «Falguière n’était qu’un satellite au service d’une vision d’imprimeur;
nous revenons là où nous n'aurions jamais dû cesser d’être95 96». En remettant Le
Monde Imprimerie à sa place, celle d’une filiale de la maison mère, Jean-Marie
Colombani met fin à une politique qui avait privilégié le projet industriel au
détriment du projet éditorial.
Des actionnaires externes s’inquiètent du coût de l’opération et de son
retentissement sur les comptes de la société, alors que l’équilibre paraît encore bien
fragile et que la croissance des recettes demeure en retard sur le plan de
redressement prévisionnel97. Mais les liens sont renoués entre la rédaction, les
services commerciaux et administratifs et la régie publicitaire. Les rencontres dans
les ascenseurs, dans les couloirs, à la cafétéria, au restaurant d’entreprise ou dans
les brasseries du quartier permettent de briser l’isolement des ensembles
précédemment séparés. Pour la rédaction notamment, l’immeuble de la rue
Claude-Bernard favorise la rupture avec l’ancien Monde : «Falguière reproduisait,
à travers son immense puits intérieur, ce défaut majeur de la maison qui consiste à
regarder son propre nombril98 99. »

Les résultats de la relance


À la fin de l’année 1996, la SA Le Monde est à l’équilibre, en dépit du montant
du déménagement et de l’accroissement des charges supportées par l’imprimerie.
En effet, le coût du papier consommé par Le Monde a fortement augmenté,
atteignant 90 millions de francs en 1995 et 1996, contre 65 millions de francs en
1993 et 1994. Cette augmentation est liée à la hausse du prix du papier 3, mais elle
est également la conséquence

95 La surface utile de l’immeuble de la rue Claude Bernard est de 12 000 m 2, soit près du
double de celui de la rue Falguière.
96 Jean-Marie COLOMBANI, CB Netps, 13 mai 1996.
97 Le coût des aménagements et du déménagement atteint 27 millions de francs (Conseil de
surveillance du 20 septembre 1995).
98 Jean-Marie COLOMBANI, CB News, 13 mai 1996.
99 Le prix de la tonne de papier a augmenté de 50 %.
544 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de la croissance de la pagination et de celle de la diffusion. En outre, l’arrêt, le 9


janvier 1996, du quotidien InfoMatin occasionne une perte de chiffre d’affaires de
10 millions de francs. Toutefois, en février 1996, Hachette augmente sa
participation dans Le Monde Imprimerie : apportant 10 millions de francs de
capital, sa participation passe de 34 % à 43 %. Le coût du papier et le manque à
gagner à l’imprimerie expliquent que le résultat courant du Monde SA soit encore
négatif de 6 millions de francs pour l'exercice 1996. Cependant, grâce à la
filialisation du Monde diplomatique, le résultat consolidé du groupe Le Monde est
bénéficiaire de 3 millions de francs. Dans ces conditions, le premier
remboursement (25 %) des comptes courants des actionnaires externes peut
intervenir en mars 1997. Le spectre de la reprise du Monde par des intérêts
financiers commence à s’éloigner.
Toutefois, la restructuration de l’entreprise continue avec le secteur inorganisé
des activités diverses. En 1996, le directoire décide de céder les participations sans
perspective de développement, de vendre ou d’arrêter les publications mal
positionnées et de relancer celles qui sont jugées viables. Jean-Marie Colombani
considère que la mise en œuvre d’une politique de relance des publications annexes
du quotidien passe par une plus grande autonomie d’action laissée aux différents
titres, tant au plan rédactionnel que financier. C’est donc dans le cadre d’un projet
global de réorganisation et de filialisation des publications du groupe Le Monde, que
Le Monde diplomatique inaugure, en février 1996, le processus d’autonomisation
des publications.

La filialisation du Monde diplomatique


Fondé par Hubert Beuve-Méry, Le Monde diplomatique a été dirigé par François
Honti, de 1954 à 1972, par Claude Julien, de 1973 à 1990, et par Ignacio Ramonet,
depuis janvier 1991. En 2004, à l’occasion du cinquantième anniversaire du journal,
Ignacio Ramonet raconte à sa manière l’histoire édifiante du mensuel1. Outre les
nombreuses erreurs qui prouvent qu’il connaît mal l’histoire d’Hubert
Beuve-Méry100 101 102 103, du Monde104 et même

100 Ignacio RAMONET, « Cinquante ans», Manière de voir, avril-mai 2004.


101 Hubert Beuve-Méry n’est pas parti à Prague en 1926 mais en 1928 ; il n’était pas
correspondant du Temps de Paris, quotidien fondé en 1956 contre Le Monde, mais correspondant
du Temps, qui n’était pas contrôlé par le Comité des forges.
102 Le Monde n’est pas né le 11 décembre 1944, mais le 18 (daté du 19) ; l’affirmation
«au début des années 1950, l’essor de la diffusion, le recrutement de nouveaux rédacteurs
et la création de rubriques entraînaient, par effet mécanique, une augmentation régulière
LA CONSOLIDATION 545

de son propre journal avant son arrivée à la rédaction 1, le directeur du Monde


diplomatique cherche à rallier à sa cause le fondateur et des rédacteurs proches de
lui. En réalité, Le Monde diplomatique est conçu au départ comme un supplément à
destination du corps diplomatique français en résidence hors de la métropole et des
diplomates des institutions internationales. Les rubriques de mode à destination des
femmes d'ambassadeurs, la chronique des réceptions et des remises de décorations
en font un journal bien éloigné de ce qu’il est devenu. S’il était largement dépendant
du service étranger105 106 107 du quotidien, Le Monde diplomatique faisait appel à de
nombreux collaborateurs extérieurs, notamment des diplomates internationaux.
Le journal connaît une brusque mutation sous la direction de Claude Julien. Ce
dernier lui confère une orientation rédactionnelle tiers-mondiste et anti-américaine,
tout en obtenant une large autonomie par rapport à la direction du quotidien. En
1989, Le Monde diplomatique obtient un statut particulier au sein de l’entreprise Le
Monde SA, permettant que la ligne éditoriale du mensuel soit établie par sa seule
équipe de rédaction, qui élabore également le budget prévisionnel de l’année à venir
et en assure le respect. A cette fin, une convention entre les responsables de la
SARL Le Monde et du Monde diplomatique, signée le 12 avril 1989, a créé un
conseil d’orientation rassemblant en son sein huit personnalités et fonctionnant de
fait comme une sorte de conseil d’administration devant lequel, une fois par
trimestre, le directeur du Monde diplomatique présente les résultats d’exploitation
du mensuel et du trimestriel Manière de voir, fait le point sur les éditions en langues
étrangères108 et expose les projets rédaction

de la pagination» est triplement fausse : la diffusion stagne jusqu’en 1955, le nombre des
rédacteurs reste stable jusqu’en 1956 et la pagination rédactionnelle stagne jusqu’en 1961.
106 L’affirmation «le 2 mai 1954, il se trouvait dans tous les kiosques» est partiellement
véridique, pour ce qui est de la date, mais complètement fausse en ce qui concerne la diffusion : en
1954, Le Monde diplomatique est tiré à 11000 exemplaires, alors que la France compte 32 000
diffuseurs de journaux, et la diffusion totale est inférieure à 2000 exemplaires.
107 Mais, parmi les rédacteurs cités par Ignacio Ramonet, Pierre Drouin était au service
économique et Jean Planchais aux informations générales. Us ont, en outre, très peu collaboré au
Monde diplomatique et ont rapidement cessé cette collaboration ; 8 articles pour Jean Planchais
entre 1954 et 1964, 7 articles pour Pierre Drouin entre 1954 et 1958. Quant à André Fontaine, il
n’a publié que 16 articles entre 1954 et 1962, mais il a inauguré le 1er janvier 1956 une rubrique
annuelle sur l’année diplomatique, qu’il a assurée pendant dix-huit années de suite, jusqu’à la
nomination de Claude Julien à la rédaction en chef du Monde diplomatique. Tout cela fait bien
peu pour appeler ces grands ancêtres à la rescousse d’ignacio Ramonet.
108 En 1996, les éditions en langues étrangères du Monde diplomatique sont les suivantes :
546 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

nels. Ce statut original, dans la mesure où aucun autre titre du groupe Le Monde
n’en possède de semblable, a permis, que, fin 1990, la succession de Claude Julien,
partant à la retraite et remplacé à la tête du journal par Ignacio Ramonet, s’effectue
sans heurts et garantisse la continuité de la ligne éditoriale du Monde diplomatique,
dont la singularité fait la force.
Les ventes mensuelles du Monde diplomatique, qui n’atteignaient pas 110000
exemplaires en 1989, dépassent les 180000 en 1996 l. Dans le même temps, la
marge bénéficiaire a été quadruplée pour atteindre 5 millions de francs, résultat
d’autant plus notable que les recettes publicitaires, volontairement limitées109 110 111,
représentent moins de 5 % d’un chiffre d’affaires qui atteint 44 millions de francs en
1995.
Un élément fortuit favorise de manière décisive l’impulsion du projet de
filialisation : Gunter Holzmann, un citoyen allemand résidant en Bolivie âgé de
quatre-vingt-trois ans, propose à la direction du Monde diplomatique de l'aider à
réussir la filialisation en apportant, sans contrepartie, 1 million de dollars. L’apport
effectué par Gunter Holzmann est géré par une

en Italie, le journal est traduit, publié et diffusé en supplément mensuel par le quotidien romain II
Manifesto, dont la diffusion moyenne est de 100000 exemplaires. En Allemagne, le journal est
traduit, publié et diffusé en supplément mensuel par le quotidien berlinois Die Tageszeitung, dont
la diffusion moyenne est de 70000 exemplaires. En Suisse, l’hebdomadaire Wochen Zeitung
diffuse en supplément mensuel le journal en langue allemande à quelque 20 000 exemplaires. En
Espagne, le journal est traduit et édité par L. Press. Sa diffusion est d’environ 25 000 exemplaires.
Dans le monde arabe, une édition trimestrielle en arabe est publiée en Tunisie, Elle tire à environ
30 000 exemplaires. Il existe, en outre, une édition en langue grecque du trimestriel Manière de
voir, diffusée à 10 000 exemplaires. Au total, la diffusion des différentes éditions étrangères du
Monde diplomatique est d’environ 500000 exemplaires. En 1998, l’édition à destination du
monde arabe est transférée à Beyrouth, où le mensuel est traduit et publié par le quotidien
An-Nahar, qui le diffuse à 40 000 exemplaires. Une édition mexicaine, diffusée à 25 000
exemplaires par Éditorial sans frontières, et une édition grecque, diffusée à 165 000 exemplaires
par Eleftherotypia, ont également vu le jour. En 1999, le mensuel est traduit en anglais et publié
par The Guardian Weekly.
110 La croissance de la diffusion du Monde diplomatique continue depuis : 180 000
exemplaires en 1997, 190000 en 1998, 205 000 en 1999, 194 000 en 2000, 214 000 en 2001,
230000 en 2002 et 242 000 en 2003. Le chiffre d’affaires suit la même croissance. Il atteint 71
millions de francs (11,6 millions d’euros) en 1999, dégageant un résultat net de 3,5 millions de
francs (0,6 millions d’euros). En 2003, le chiffre d’affaires est de 14,4 millions d’euros et le
résultat net de 1,2 millions d’euros.
111 La direction du Monde diplomatique s’efforce de limiter la publicité en privilégiant les
annonces pour des produits culturels (livres, revues, spectacles, enseignement), parce que les
lecteurs du mensuel sont profondément publiphobes et réagissent vivement à chaque parution
d’une annonce commerciale.
LA CONSOLIDATION 547

association, qui porte le nom du généreux donateur et qui rassemble le personnel


permanent du Monde diplomatique.
Cette association achète au Monde SA, à hauteur de 5 millions de francs, des
actions de la filiale Le Momie diplomatique SA dont la valeur totale est estimée à
41 millions de francs (6,9 millions d’euros déflatés)1. Les personnels du mensuel
détiennent ainsi plus de 12 % des actions de la filiale. En outre, Le Monde SA
accepte de vendre des actions de la filiale aux lecteurs du Monde diplomatique pour
un montant d’environ 10 millions de francs, représentant 23 % des parts de la
société Le Monde diplomatique SA. Ainsi les deux associations, celle des
personnels et celle des lecteurs, disposent ensemble de la minorité de blocage au
sein de la nouvelle société éditrice. Dans les années suivantes, les achats d’actions
se poursuivent, portant la participation des deux associations à 49 % du capital du
Monde diplomatique SA112 113.
La bonne santé financière du Monde diplomatique lui permet de développer ses
activités sur Internet et d’acquérir des participations dans des revues de sensibilité
proche de sa ligne éditoriale : en 1998, Le Monde diplomatique SA prend une
participation de 35,4 % dans le capital de Transversales, en 2000 de 34 % dans le
capital de Politis et en 2001 de 10 % dans Témoignage chrétien. Ses profits lui
permettent également d’acheter un immeuble de 1000 m2 près de la place d’Italie114,
afin d’y installer son personnel, trop à l’étroit rue Claude Bernard, ainsi que les
associations et les revues liées, à l’été 2002.

Les publications annexes


Parallèlement à la filialisation du Monde diplomatique, le directoire entame une
réflexion sur l’ensemble des publications annexes. Dans un premier temps, les
publications jugées non rentables sont arrêtées. Ainsi, Le Monde des débats, qui
n’avait pas réussi à fidéliser un nombre de lecteurs

112 La Banexi, chargée de l’estimation de la valeur de cession du Monde diplomatique


détermine une fourchette comprise entre 40 et 47 millions île francs. La valeur retenue est de 41
millions de francs. Le Monde fait apport à la société provisoirement appelée Guérandaise de
participations (future Le Monde diplomatique SA) du fonds de commerce du mensuel et des
activités qui y sont attachées et reçoit en rémunération 410000 actions de 100 francs, avec faculté
d’en céder jusqu’à 49 %, soit 202 125 actions, Conseil de surveillance du 24 janvier 1996.
113 L’association des lecteurs, Les Amis du Monde diplomatique^ qui regroupe 6 à 7 000
personnes selon les années, détient 25,4 % et l’Association Gunter Holzmann 23,6 %.
114 L’immeuble, situé 1, avenue Stephen Pichon, dans le XIIIe arrondissement de Paris a coûté
3 millions d’euros auxquels s’ajoutent 2 millions d’euros de travaux de réhabilitation.
548 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

suffisant pour équilibrer ses comptes \ cesse de paraître en avril 1995. Au début de
l’année 1999, le titre Le Monde des débats est concédé pour dix ans à une équipe
regroupée par le sociologue Michel Wieviorka et le journaliste Julien Brunn, avec la
collaboration de deux rédacteurs du Monde, Sophie Gherardi et Guy Herzlich115 116.
Le premier numéro de la revue paraît en mars 1999. Après dix-huit mois de parution
Le Monde des débats n’arrive pas à trouver son lectorat ; il est repris à l’automne
2000 par Le Nouvel Observateur, qui rachète 49 % de la société, tandis que Le
Monde SA reprend 16 % du capital. Mais le titre ne réussit pas mieux sous la tutelle
du Nouvel Observateur ; il est bientôt arrêté.
Le directoire met également fin à la publication des suppléments à parution
irrégulière du quotidien, qui ont le double inconvénient de rapporter souvent moins
qu’ils ne coûtent et de faire concurrence au quotidien et à la publication mensuelle
Dossiers et documents. En revanche, le maintien et la relance de ce mensuel sont
rapidement acquis. En effet, Dossiers et documents a un coût de fabrication minime et
conserve une diffusion fort honorable, en dépit d’une baisse à 75 000 exemplaires en
1996117. Le Monde considère que les Dossiers et documents, dont les lecteurs sont
recrutés principalement dans le public des lycéens et du premier cycle des universités,
sont également une porte d’entrée pour inciter à la lecture du quotidien. C’est pourquoi
un effort de promotion et une politique de relance rédactionnelle sont mis en place, qui
portent rapidement leurs fruits, le mensuel Dossiers et documents retrouvant à partir de
1997 la diffusion qui était la sienne dans la décennie précédente118.
Des pourparlers sont engagés pour céder une partie du capital du Monde de
l’éducation à un éditeur, Bayard-Presse, puis Hachette, qui participerait à la relance du
mensuel. Toutefois, la transaction n’aboutit pas. Le directoire décide alors de procéder
à une relance rédactionnelle en nommant un nouveau responsable, Jean-Michel Djian,
qui prend la direction du Monde de l’éducation en octobre 1996. Jean-Michel Djian

115 La diffusion du Monde des débats, qui atteint 41000 exemplaires par mois en 1993, tombe
à 27 000 exemplaires en 1994.
116 Les membres fondateurs de la SARL M2D détiennent 40 % du capital» Jean-Jacques
Augier, président des éditions Balland en détient 30 % par l’intermédiaire d’Électro- services, les
30% restants sont acquis par des intellectuels ou par des institutions amies telles que la Fondation
Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme ou la Ligue de renseignement et de l’éducation
permanente.
117 Au cours des années quatre-vingts, Les Dossiers et documents du Monde sont vendus en
moyenne entre 80 000 et 90 000 exemplaires chaque mois.
118 En 2003» la diffusion totale de Dossiers et documents dépasse 83 000 exemplaires.
LA CONSOLIDATION 549

élabore une formule thématique en cherchant à positionner le mensuel sur le thème des
débats intellectuels. Ayant négocié la prévente de plusieurs milliers d’exemplaires à
diverses entreprises et institutions, il réussit à redresser la diffusion en 1997 *.
Cependant, cette formule s’essouffle au bout de 18 mois119 120, dans la mesure où les
thèmes les plus généraux, qui sont les plus fédérateurs, sont épuisés et parce que les
exemplaires prévendus, qui sont offerts par les partenaires, concurrencent la diffusion
payante. À l'été 1999, le directoire décide donc une ultime relance éditoriale du
mensuel, en confiant la direction du Monde de l’éducation à Anne-Line Roccati, qui
procède à un recentrage de la publication sur les centres d'intérêt des enseignants.
Cette politique éditoriale porte ses fruits sous la direction de Brigitte Perucca : la
diffusion remonte à 45 000 exemplaires en 2002 et 49 000 exemplaires en 2003.
Au cours des années suivantes, l’assainissement continue dans les diverses
activités et participations du Monde : la participation dans LMK Images, qui ne
procurait aucune synergie rédactionnelle et ne rapportait pas de bénéfices est vendue à
Marin Karmitz 121 . Dans le même temps, le directoire décide l’arrêt du Monde
Editions122. Cette filiale peu rentable aurait supposé, pour s’imposer dans le paysage
éditorial français, des moyens financiers que Le Monde SA estime mieux employés
ailleurs. En outre, Le Monde Editions apparaissait à nombre d’éditeurs comme un
concurrent, alors même que ces derniers figurent parmi les principaux annonceurs du
journal. Les éditions intégrées sont remplacées par une politique de cession de droits
ou de coédition. La collection Le Monde Poches, qui était édité en collaboration avec
Marabout, fait l’objet d une renégociation de contrat. Faute d’entente entre les deux
partenaires, la collection est arrêtée en novembre 1999, tandis qu’un nouveau
partenariat pour les livres de poche est conclu au printemps 2000 avec la collection
Folio de Gallimard.
Enfin, au printemps 2000, Le Monde se sépare du mensuel Le Monde des
philatélistes, dont la diffusion ne cesse de décliner123. En 1999, le mensuel perdait 1
million de francs, pour un chiffre d’affaires de 6 millions de

119 La diffusion du Monde de l'éducation, qui était tombée de 80000 exemplaires en 1992 à
66000 en 1994 et 52 000 en 1996, se redresse à 66 000 en 1997.
120 La diffusion du Monde de l'éducation, retombe à 56 000 exemplaires en 1998,51000 en
1999, 42 000 en 2000 et 41 000 en 2001,
121 Conseil de surveillance du 19 décembre 1997.
122 Idem.
123 La diffusion du Monde des philatélistes est tombée de 37 000 exemplaires en 1989 à 25 000
en 1994, puis 19 000 exemplaires en 1998 et 1999,
550 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

francs. Le Monde des philatélistes est repris par Timbropresse, une filiale du groupe
de presse Le Particulier, qui éditait déjà trois magazines spécialisés dans la philatélie,
Timbroscopie, Timbroloisirs et Timbrojournal. En avril 2000 paraît le premier
numéro d’un nouveau magazine, Timbres Magazine, qui fusionne les quatre titres,
avec pour objectif de regrouper les lecteurs de l’ensemble de ces publications. Pierre
Jullicn, précédemment rédacteur en chef du Monde des philatélistes, devient rédacteur
en chef de la nouvelle publication. En échange de la cession du titre, Le Monde SA
reçoit 34 % du capital de Timbropresse.
L’ensemble de ces opérations menées sur plusieurs années visent à faire le ménage
dans le maquis des participations et des activités annexes constituées sans projet ou
entreprises par hasard au cours d’un demi-siècle d existence du Monde. Jean-Marie
Colombani souhaite en effet donner une cohérence à l’ensemble des activités du
groupe en les recentrant sur deux objectifs, la validité du projet rédactionnel et sa
complémentarité avec le quotidien, et la rentabilité économique des investissements
financiers de 1 entreprise. L’objectif est, dans la mesure du possible, de concilier les
deux impératifs, mais le directoire estime que Le Monde SA ne doit pas reculer devant
une prise de participation purement financière qui assurerait les arrières de l’entreprise
en cas de récession publicitaire. De même, il considère qu’il ne faut pas refuser
d’investir lourdement, éventuellement pendant plusieurs années, si le projet
rédactionnel est stratégique pour le quotidien et pour l’entreprise.

Le web
Néanmoins, cette philosophie doit être adaptée en fonction des circonstances et
des forces humaines et financières de l’entreprise. Ainsi, les débuts du Monde sur le
web peuvent-ils paraître timides, au regard de la fulgurante progression de cette
activité à partir des années 1998-1999. La culture du Monde ne prêtait guère à la
migration des contenus rédactionnels sur la toile. D’une part, la rédaction empreinte
d’une culture de l’écrit et du papier, ne paraissait pas vouloir s’intéresser aux systèmes
de diffusion de la presse par les moyens électroniques. D’autre part, la documentation,
campée sur ses propres critères de la référence qu’elle entendait comme l’exhaustivité,
ne voyait pas l’intérêt de faire migrer ses bases de données sur le net, faute de pouvoir
y installer l’ensemble de la collection, brèves comprises. Certes, l’une comme l’autre
avaient déjà entrepris un transfert vers le monde informatique. La rédaction, équipée
du système « Coyote » depuis 1989, jonglait avec les ordinateurs et la messagerie
interne, tandis
LA CONSOLIDATION 551

que la documentation avait informatisé sa base de données depuis 1987. Cependant,


les technologies qui ne passaient pas par le papier restèrent longtemps tenues en
suspicion. La rédaction considérait que ceux de ses membres qui paraissaient à la
télévision perdaient leur prestige en se dévoyant dans des émissions «grand public»,
tandis que la documentation continuait à privilégier la consultation des archives à
partir des dossiers papier.
Les tentatives de passage à l’èrc de l’audiovisuel et de l’électronique s'étaient
soldées par des bilans en demi-teinte, faute d’investissement financier et de concept
rédactionnel adapté. En 1982, la radio du Monde, conçue sur le mode associatif non
commercial avait dû être abandonnée parce qu’elle avait peu d’audience et qu’elle
n’avait pas créé les synergies espérées avec la rédaction, dans la mesure où l’écriture
de presse et l’information radiophonique n’ont que peu de parenté. En 1986, les
espoirs mis dans la télévision au moment de la déréglementation et des privatisations
furent rapidement déçus, parce que Le Monde avait choisi les partenaires perdants et
n’avait pas les capacités financières suffisantes, mais aussi parce que les acteurs de
l’audiovisuel et les organismes de régulation craignaient qu’une participation du
quotidien à l’information d’une chaîne conduise celle-ci à faire preuve d’irrévérence à
l’égard des pouvoirs en place. Enfin, le serveur minitel, «36 15 Le Monde», eut une
histoire chaotique, faute d’une ligne éditoriale cohérente, qui oscillait entre un serveur
institutionnel ou une messagerie grand public. Dans toutes ces aventures avortées, on
retrouve les démons favoris du Monde, qui pendant vingt ans chercha à gagner de
l’argent sans investir et sans accepter une démarche commerciale, tout en cherchant à
promouvoir une éthique moralisatrice et puritaine.
C’est sur ces bases historiques, qui pèsent lourdement, que sont fondées les
relations nouvelles que Le Monde veut instaurer avec les médias électroniques
modernes. Dans un premier temps, à la fin de l’année 1993, le serveur minitel est
réorienté vers la clientèle institutionnelle, en privilégiant la mise à disposition de la
base de données de la documentation sur le «36 17 LMDOC». La documentation du
Monde édite également sa base de données sous la forme d’un Cd-rom annuel à mise à
jour trimestrielle, ainsi que deux productions destinées au grand public, Les Deux
Cents Personnalités et L'Histoire au jour le jour.
Mais Le Monde ne peut échapper à la question du passage sur le net. La petite
cellule dirigée par Michel Colonna d’Istria, qui s’occupe du minitel et des Cd-rom,
obtient donc de placer le quotidien en ligne. Au départ, en juin 1995, seule la une du
journal du jour est consultable sur «France on line». En décembre 1995, Le Monde
ouvre un site autonome,
552 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

«www.lemonde.fr», qui offre des dossiers thématiques en plus de la une et qui permet la
consultation payante des archives du journal, par l’intermédiaire d’un abonnement à
CompuServe ou à Infonie, ou encore par un porte-monnaie électronique d’une grande
complexité d’usage. Enfin, en janvier 1997, tous les articles du jour sont consultables,
grâce à un système de paiement électronique, tandis que la rédaction web commence à
s’étoffer. Toutefois, la ligne rédactionnelle du site «lemonde. fr» reste mal definie, dans
la mesure où personne ne sait encore si le site doit être un simple transfert du journal sur
l’écran ou s’il doit au contraire inventer une nouvelle forme de journalisme dédié à la
toile. Comme la rédaction dans son ensemble demeure largement étrangère au
développement du média électronique, le service multimédia du quotidien reste très
isolé au sein du journal. Cette situation, qui s’apparente à une crispation identitaire,
reflète les désarrois d’un univers en passe de basculer vers un monde mal connu.

L’équipe de direction en mutation


La restructuration à marche forcée du groupe et de ses activités conduit
inévitablement à des transformations dans les catégories de personnel comme dans les
équipes de direction. En novembre 1995, la candidature malchanceuse de Dominique
Alduy à la présidence de Radio-France, qui amène une partie du personnel à douter de
l’investissement de la directrice générale dans l’entreprise, incite le président du
directoire à conclure un double processus qui était en gestation : d’une part, l’accession
d’Edwy Plenel à la direction de la rédaction et, d’autre part, la nomination de René
Gabriel à la direction de la gestion de l’entreprise. En janvier 1996, Jean- Marie
Colombani obtient également le départ de René Habert, le directeur de l’imprimerie qui
avait largement manifesté son hostilité au nouveau cours des choses depuis 1994. Pour
le remplacer, Noël-Jean Bergeroux est nommé directeur général adjoint de la maison
mère et responsable de l’imprimerie. Cette nomination permet de faire accéder Edwy
Plenel à la direction de la rédaction, dont il avait gravi les échelons rapidement 124.

1. Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde, 20 mai 1995.


LA CONSOLIDATION 553

Edwy Plenel : du journalisme d’investigation à la direction de la rédaction


Depuis qu’en 1984 ils ont mesure leur communauté de pensée quant au devenir du
Monde, Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel ont scellé une amitié qui leur a permis de
conquérir la direction du journal. Toutefois, Edwy Plenel ne semblait pas investi d’une
légitimité comparable à celle de Jean-Marie Colombani. Le passé trotskiste du rédacteur
longtemps spécialisé dans les questions de police et les affaires judiciaires, où se mêlent
influences politiques et financières, pesait sur l’opinion que nombre de rédacteurs
avaient de lui. En outre, le journalisme d’investigation à l’anglo- saxonne n’eut pas
toujours bonne presse dans la rédaction du journal. Nombreux étaient les rédacteurs qui
manifestaient leurs préférences pour un journalisme plus traditionnel alliant
informations institutionnelles et commentaires. Pour Le Monde, la définition de la
référence change en effet selon que l’on considère le journal comme le lieu d’expression
des milieux officiels de la politique, de l’économie, de la science et de la culture, ou
comme un journal d’information, qui doit aller chercher, derrière le paravent de la
communication institutionnelle, les informations qui doivent être révélées à l’opinion
publique.
À plusieurs occasions, Jean-Marie Colombani fait part de son sentiment sur le
journalisme d’investigation ; par exemple, il répond ainsi à un lecteur qui s’inquiète des
dérives possibles de ce type de journalisme :

« Nous avons fixé une règle de trois à la rédaction : en premier, l’anticipation, nécessaire
à cause de notre parution l’après-midi ; en second, la réflexion, qui est la plus-value
apportée par Le Monde ; enfin, la révélation, parce que nous sommes un journal
d’information et que nous ne devons pas céder aux pratiques de la communication. Tous les
lieux de pouvoir et d’influence ont mis au point des stratégies de communication. Il faut
aller chercher ce qu’il y a derrière la communication et le révéler aux lecteurs. Pour les
“affaires”, les juges se servent du rempart de l’opinion, par l’intermédiaire de la presse, pour
faire pression sur ceux qui tentent de les empêcher d’avancer L »

La Ve République, en renforçant considérablement le pouvoir exécutif, qu’il soit


présidentiel, gouvernemental ou même local, en confiant aux cabinets une influence
prépondérante dans la gestion des dossiers et l’application des lois, en réduisant le rôle
des assemblées parlementaires à celui de chambres d’enregistrement des volontés
présidentielles, ou ministérielles dans les périodes de cohabitation, a montré les limites
d’une
554 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

démocratie fonctionnant sans contre-pouvoirs. Toutefois, la multiplication des affaires


de financements occultes ou d’enrichissements indus et l’institutionnalisation de la
cohabitation, qui exacerbe les rivalités de clans au sein des tendances prétendant à la
majorité, tout en permettant aux juges d’instruction et aux journalistes de bénéficier
d’informations plus fournies, contribuent à la naissance et à l’affirmation d’un nouveau
contre- pouvoir. La coalition d'une partie du personnel judiciaire, qui refuse de demeurer
soumis à la hiérarchie politique, et de journalistes tel Edwy Plenel - mais on peut
également penser à Pierre Péan, Jean-Marie Pontaut ou d’autres -, qui pressentent
l’enjeu démocratique d’un contrôle des pratiques délictueuses, conduit à la création
d’une sorte de quatrième pouvoir à la française, non reconnu et encore moins
institutionnalisé, mais qui contribue à l’assainissement des pratiques politiques
françaises.
Pour Edwy Plenel, qui aime à citer la phrase d’Albert Londres, « notre métier n’est ni
de faire plaisir ni de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie», l’expression
«journalisme d’investigation» est un pléonasme. «C’est partout, dans tous les secteurs,
économie, culture, étranger, qu’il faudrait mener des enquêtes 1.» Privilégier
l’information, mettre de la distance, révéler et enquêter lui semblent les fondements
mêmes du métier de journaliste, tel qu’il devrait se pratiquer dans tous les organes
d’information, mais qu’il souhaite avant tout installer au Monde. Edwy Plenel expose sa
philosophie rédactionnelle dans un article de la revue Le Débat :

« Le projet que promeut Jean-Marie Colombani à la direction du Monde peut se résumer


ainsi : sauver notre indépendance en réinventant notre culture professionnelle. Au point de
départ, une conviction première : les journalistes sont comptables des difficultés de leurs
journaux. Pour moi, être Le Monde, prétendre être le quotidien de référence de la presse
française, ça se conquiert et se vérifie tous les matins, pour la rédaction, et tous les soirs
auprès des lecteurs. Dans mon esprit, un journal de référence, c’est un journal qui se rend
indispensable même à ceux qui ne partagent pas ses prises de position. Tout l’enjeu des
années à venir, pour nous, est là : légitimer Le Monde par sa rigueur professionnelle, ses
engagements venant en prime, mais en seconde position125 126. »

Edwy Plenel expose également sa conception des relations entre journalisme et


démocratie, qui l’ont conduit à privilégier l’information, sans

125 Télérama, 20 janvier 1993.


126 Edwy PLENEL, «La plume dans la plaie», Le Débat, n° 90, mai-août 1996.
LA CONSOLIDATION 555

négliger la part de commentaires que les lecteurs souhaitent trouver dans leur journal :

«Si, comme ne cessait de le répéter Hubert Beuve-Méry, l’objectivité est un leurre,


qu'cst-ce qu’un journal sérieux et honnête ? C’est un journal dont le code de mise en scène
de l’information est clair pour le lecteur, y compris pour celui qui éventuellement ne partage
pas nos analyses et commentaires. Le pire reproche que puisse faire un lecteur, c’est d’avoir
le sentiment qu’on lui fourgue une marchandise de contrebande, sans annoncer la couleur.
[...] Pour moi, le débat porte sur la démocratie et ses libertés. Il y a une réticence proprement
française, chez les politiques comme chez les intellectuels, à envisager sereinement la place
citoyenne du journalisme dans le conflit démocratique. [...] Quand il se fait le véhicule
d’une information non maîtrisée par les pouvoirs, le journaliste dérange, forcément. Mais,
c’est son rôle, et aussi la limite de celui- ci : il se contente de mettre un problème sur la place
publique (la corruption par exemple) ; à la démocratie, à ses acteurs mandatés par la
collectivité de s’en saisir ou non, à temps ou non1. »

Dès 1994, Edwy Plenel, qui est, aux côtés de Noël-Jean Bergeroux, en compagnie de
Jean-Paul Besset et Jean-François Fogel, au cœur de la stratégie éditoriale de Jean-Marie
Colombani, s’impose au sein de la direction de la rédaction. Il s’affirme bientôt comme
le délégué de Jean- Marie Colombani auprès de la rédaction du Monde, chargé du suivi
quotidien du journal. Tout au long de l’année 1995, la nouvelle formule du journal est
mise en œuvre avec une fiabilité sans cesse croissante, en dépit de retards récurrents au
moment du bouclage. L’évolution des équipes de la rédaction est favorisée par le départ
de 55 journalistes dans le cadre du plan social et par le recrutement de 75 rédacteurs, qui
viennent renforcer certaines séquences. Les effectifs de la rédaction se trouvent ainsi
renouvelés d’un tiers, et le mouvement se poursuit les années suivantes, à un rythme plus
modéré.
Les détracteurs du Monde analysent ce renouvellement de la rédaction comme une
mainmise d’Edwy Plenel sur le journal : le directeur de la rédaction recruterait des
journalistes jeunes et dociles qu’il formerait, ou déformerait, afin de les faire adhérer à
ses conceptions rédactionnelles127 128. Outre la vision injurieuse qu’ils ont des rédacteurs
du Monde, qui ne seraient que pâte malléable dans les mains du directeur de la rédaction,

127 Ibid.
128 Voir notamment : Pierre PÉAN et Philippe COHEN, «La machinerie d’Edwy Plenel »,
op. cit., pp. 203-235, et Bernard POULET, «Edwy Plenel, ou l’amour du pouvoir», op. cit.,pp.
80-104.
556 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

ces affirmations méconnaissent ou travestissent à dessein, les modes de recrutement et


de fonctionnement de la rédaction du quotidien. Ainsi, Pierre Péan et Philippe Cohen
affirment : « Le Monde ne recrutait d’ailleurs pas de débutants, et fort peu de jeunes
journalistes. L’embauche d’un rédacteur sanctionnait plutôt une réputation d’expertise
conquise dans un secteur1.» Or, l’histoire du journal montre que c’est exactement
l’inverse qui est de coutume : à l’époque d’Hubert Beuve-Méry comme à celle de
Jacques Fauvet, les rédacteurs sont recrutés très jeunes, au sortir de leurs études ou après
deux à quatre ans d’expérience seulement129 130. Si les directeurs successifs embauchent
des jeunes, c’est bien sûr pour pouvoir les former à l’esprit maison, mais c’est aussi
parce qu’ils coûtent trois fois moins cher en moyenne que les journalistes qui quittent le
journal pour partir en retraite ou pour bénéficier des mesures d’un plan social. Enfin,
pour la plupart, les rédacteurs ne sont pas recrutés directement par le directeur de la
rédaction mais d’abord par le service concerné, pour un stage ou un remplacement. C’est
là qu’ils sont remarqués par la rédaction en chef et qu’on leur propose alors une
titularisation. Et la plupart des journaux pratiquent ainsi.

Le nouveau Monde, acte 2


En dépit du succès de la nouvelle formule de 1995, Edwy Plenel et Jean-Marie
Colombani éprouvent la nécessité de remettre en chantier le quotidien. A l’issue d’une
concertation au sein de la rédaction, qui se déroule de février à mai 1996, un document «
Le nouveau Monde, acte 2 », est élaboré en juin 1996, qui recense les acquis et les
projets envisagés pour le quotidien. Dans une introduction à ce document, Jean-Marie
Colombani rappelle aux rédacteurs les enjeux liés au quotidien :

129 Op. cil., p. 204.


130 Hubert Beuve-Méry recrute Jean Planchais et Gilbert Mathieu à 23 ans, André Fontaine,
Pierre Drouin et Claude Julien à 26 ans, Bernard Lauzanne, Raymond Barrillon, Éric Rouleau, André
Laurens et Philippe Labarde à 29 ans, Jean Lacouture à 30 ans, Jacques Fauvet à 31 ans ; s’il fait une
exception pour Pierre Viansson-Ponté, qui est recruté à 38 ans, c’est uniquement parce qu’il cherche le
chef du service politique qui devra succéder directement à Jacques Fauvet sans passer préalablement
par les étapes intermédiaires de la hiérarchie, Jacques Fauvet recrute Plantu à 21 ans, Robert Sole à 23
ans, Thierry Pfister à 24 ans, Josyane Savigneau à 26 ans, Thomas Ferenczi à 27 ans, Edwy Plenel à 28
ans et Jean-Marie Colombani à 29 ans. On pourrait multiplier les exemples de ces embauches de jeunes
journalistes.
LA CONSOLIDATION 557
«À l’origine, un choix et un engagement : j’ai été élu directeur du Monde avec
pour mandat de recentrer l’entreprise autour du quotidien et de faire de la relance de
celui-ci l'instrument premier du redressement de celle-là. La nouvelle formule fut
ainsi un argument de poids dans la réussite de la recapitalisation, tandis que le
regroupement récent de l’administration et de la rédaction sur un même site
symbolise le rôle moteur du quotidien au sein de l'entreprise. Ce choix fait peser sur
la rédaction une lourde exigence.
Le Monde ne sauvera son identité - c’est-à-dire son indépendance — que si ses
journalistes se sentent comptables des difficultés de leur journal. On ne saurait perdre
des lecteurs impunément : avant d’être imputée à des causes extérieures, notre
incapacité à reconquérir le terrain perdu au début des années quatre-vingt, soulignée
par une rechute de la diffusion entre 1990 et 1994, nous renvoie à nos propres
responsabilités et nous contraint à des remises en cause.
Rendre bénéficiaire une entreprise jusqu’alors structurellement déficitaire, c’est,
d’abord, réinventer un journal qui gagne des lecteurs. En d’autres termes, sauver Le
Monde, c’est aussi réinventer notre culture professionnelle. Cela suppose humilité et
ouverture.
Humilité, en ce sens que nous ne pouvons plus faire comme si le magistère du
Monde était acquis par avance, à l’instar d’un héritage familial qu’il suffirait de
jalousement préserver. En fait, ce magistère se vérifie ou s’infirme chaque jour selon
nos performances. Il nous faut nous défaire d’une certaine arrogance que, dans le
passé, lecteurs et confrères ont souvent reproché au Monde et à ses journalistes.
Individuellement, et pour chacun d’entre nous, le fait d’être “venus” au Monde ne
nous consacre pas automatiquement meilleurs journalistes de la place. Nous le serons
si, collectivement, nous produisons quotidiennement le meilleur journal.
Ouverture, en ce sens que la concurrence n’a pas toujours tort. Le paysage
médiatique national et international a radicalement changé par rapport à la décennie
1965-1975, années de l’irrésistible ascension du Monde. Au règne sans partage du
“temps réel” de l’informatique et des réseaux, au défi du flux audiovisuel
d’information en continu, à l’avènement au creur de l’information des stratégies de
communication des pouvoirs s’ajoute, dans notre cas, l’avance technologique et
professionnelle prise par nos concurrents, notamment internationaux. Même si la
majorité de nos lecteurs ne se livrent pas à la comparaison, c’est en effet à la presse
internationale de qualité que nous devons nous mesurer, si nous voulons mériter
notre titre de premier quotidien francophone de la planète. Il nous faut donc nous
défaire d’une tendance à l’autarcie où Le Monde semblerait se suffire à lui-même,
ouvrir les fenêtres sur l’extérieur et nous mesurer sans cesse à la concurrence. À
partir de ce constat, la nouvelle formule nous a donc invités à redéfinir notre culture
professionnelle, pour mieux faire renaître une culture commune d’entreprise h »

1. Jean-Marie COLOMBANI, «Le nouveau Monde, acte 2 », 30 juin 1996.


558 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Ce document à usage interne à la rédaction commence par énumérer les acquis


de la nouvelle formule. Il débute par un constat sévère :
«Ce que l’on a coutume d’appeler “l’esprit Monde” risquait de devenir une
culture butte-témoin, figée, érodée et émiettée. Une culture de la spécialisation et de
la sectorisation dominait, où le journal était essentiellement produit en amont et
simplement révisé en aval, où il était subi par la rédaction en chef bien plus qu’animé
et impulsé par elle, où l’autorité se diluait à mesure que se brouillaient les repères
communs, où les services travaillaient en s’ignorant les uns les autres, sans
transversalité ni mélange de compétences, où les querelles de territoire donnaient au
final une impression de marqueterie, sans doute intelligible pour le noyau dur de
notre lectorat, mais inaptes à gagner de jeunes lecteurs. Bref, une culture introvertie
qui ne se plaçait plus — ou du moins pas assez - du point de vue du lecteur. Celui-là
même que, justement, il faudrait ne jamais perdre de vue. »
Il énumère ensuite les quatre grands principes que la nouvelle formule a
inscrits dans la culture commune des rédacteurs : aller chercher le lecteur pour 1
inviter à entrer dans le quotidien, un quotidien complet et non plus limité aux
«questions nobles», un contrat de lecture comportant un déroulé du journal et des
repères graphiques et rédactionnels, enfin, 1 adéquation de la forme et du fond,
marquée par des règles rigoureuses appliquées à la maquette, par le
développement de l’infographie et de l’illustration et par un travail d’édition en
amont.
A partir de la réflexion des séminaires de la rédaction, le document élabore
des recommandations par séquence et énonce enfin les grands chantiers de
l’automne 1996. Les concepteurs de la nouvelle formule, qui avaient décidé de
renoncer aux suppléments hebdomadaires sont en effet confrontés aux contraintes
des ventes et des recettes publicitaires. La suppression du cahier économie du
lundi laisse un vide qui retentit sur les prescriptions du journal en milieu scolaire
et universitaire. À partir du 4 septembre 1995, le supplément « Initiatives » est
dédoublé pour boucher le trou du lundi, mais il ne remplit pas pleinement son
office. La direction de la rédaction décide donc de revenir à un supplément «
Économie» dans le journal du lundi, à partir du 15 octobre 1996.

Aden
Dans le même esprit, elle envisage de réaliser un supplément consacré aux
spectacles dans l’édition du mercredi, mais les options ne sont pas encore arrêtées.
Ce n’est qu’un an plus tard, à l’automne 1997, que se réalise l’évolution du
traitement des informations culturelles. À partir du 23 septembre 1997, trois pages
chaque jour sont attribuées à la séquence
LA CONSOLIDATION 559

«Culture», tandis qu’apparaît une nouvelle page «Kiosque», qui réunit la rubrique «en
vue» de Christian Colombani, la revue de presse, la chronique télévisuelle d'Alain Rollat et
la découverte quotidienne d’un site Internet. La page « Communication », qui occupait
auparavant l’avant- dernicre page, est déplacée à la suite des pages de la séquence
«Entreprises ». Pour compléter cette offre culturelle, Le Monde lance, en coédition avec
l'hebdomadaire Les Inrockuptibles, un nouveau supplément, Aden. Ce guide culturel, qui
recense sur 32 pages les programmes des spectacles, concerts et expositions, est diffusé
gratuitement dans l’ensemble de l île-de-France avec le quotidien paraissant le mercredi.
«Aden est produit en commun par Le Monde et Les Inrockuptibles qui le distribue aussi
chaque semaine à ses lecteurs. Cette alliance avec un hebdomadaire qui, depuis dix ans a su
rénover et bousculer le paysage culturel est pour nous une façon de signifier que, dans un
monde en mouvement, Le Monde bouge en se tournant vers des partenaires jeunes et
novateurs131. » L'accord avec Les Inrockuptibles est né d’un constat commun des directions
des deux journaux sur le manque d’espace réservé aux informations de sendee en matière
culturelle. Il est concrétisé en décembre 1996, par la constitution d’une équipe
indépendante des rédactions des deux journaux, composée de huit personnes, dont six
rédacteurs. Toutefois, en juillet 1999, l'hebdomadaire Les Inrockuptibles, qui reçoit peu de
retombées de son accord avec Le Monde, décide de se retirer de la fabrication du
supplément Aden, qui n’est plus diffusé, à partir de janvier 2000 que par l’intermédiaire du
quotidien. L’équipe rédactionnelle demeure inchangée sous la direction de Laurent
Carpentier, mais elle rejoint en septembre 1999 une autre filiale du groupe, Les Cahiers du
cinéma, au sein des Editions de l’Etoile.
Enfin, le traitement de l’information décentralisée des régions nécessite un
investissement rédactionnel important, marqué par la création de postes de correspondants
régionaux, ayant un statut comparable à celui des correspondants à l’étranger. La nouvelle
page «Régions», inaugurée en octobre 1996, devient ainsi un espace quotidien dans la
première partie du journal. Les rédacteurs de la page « Régions », qui travaillent au sein de
la séquence «France» mais également pour la séquence «Société» sont regroupés en une
section autonome sous la tutelle directe d’un rédacteur en chef, Jean-Paul Besset. Cette
nouvelle approche de l’information régionale est le résultat d’un constat : les éditions
locales des quotidiens nationaux n’ont pas réussi à trouver leur équilibre rédactionnel et
financier.

131 Jean-Marie COLOMBANI, « Le Monde bouge », Le Monde, 23 septembre 1997.


560 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le Monde, après Libération et Le Figaro, a cessé depuis juillet 1996 de réaliser à Lyon une
édition spéciale destinée aux lecteurs de la région Rhône-Alpes. L’aventure de l'édition
décentralisée avait été lancée en 1986, à la suite de la mainmise du groupe Hersant sur
l’information dans cette région, après l’acquisition du Dauphiné libéré et de Lyon-Matin en
1983, puis du Progrès de Lyon en 1986. Également esquissé quelques années pour la région
de Strasbourg, le décrochement régional ne parvient pas à vaincre les pesanteurs de la
presse française, qui demeure coupée en deux segments, d’un côté, la presse quotidienne
régionale chargée de l’information de proximité et, de l’autre, la presse quotidienne
nationale, qui s'occupe d'informer les élites nationales et régionales. Dans ces conditions,
l'édition Rhône-Alpes, qui correspondait à une page et demie de locale dans un quotidien
national ne trouva jamais son équilibre.
L’ensemble des mesures adoptées pour codifier l’évolution de la formule
rédactionnelle ne vise donc pas à bouleverser le processus de fabrication du Monde, mais
seulement à adapter le quotidien aux demandes des lecteurs et aux exigences du marché.
Toutefois, le document «Le nouveau Monde, acte 2 » se termine sur une interrogation
majeure qui concerne les rythmes et les horaires de sortie de l’édition. Les services
commerciaux du journal ne cessent de répéter que le «bon à tirer» rédactionnel doit être
prêt à 11 heures du matin, afin que les premiers exemplaires du quotidien puissent être
livrés dans le centre de Paris à partir de 12 heures 30. En effet, une plus longue exposition
en kiosque favorise mécaniquement une meilleure vente, tandis qu’une livraison plus
précoce permet d’entrer en concurrence avec les confrères du matin, notamment Le Figaro
et Libération, dont 20 à 25 % des exemplaires sont vendus par les marchands de journaux à
l’heure du déjeuner. La présence d’un Monde plus frais que les quotidiens conçus la veille
favorise alors la conquête de parts de marché, qui, accumulés au cours des mois, permettent
une croissance régulière du lectorat.
Cependant, pénalisée par l’étroitesse de la plage matinale, la rédaction peine à respecter
les horaires : le bon à tirer est souvent en retard d’un quart d’heure et parfois d’une
demi-heure, ce qui est préjudiciable aux ventes. En outre, la remise tardive de la copie par
les rédacteurs nuit à la bonne tenue grammaticale, parce que les correcteurs n’ont pas le
temps de relire tous les papiers. Afin de remédier à ces problèmes, la rédaction en chef
tente d’organiser plus efficacement le secrétariat de rédaction, en collaboration avec les
différentes séquences. Néanmoins, la question de l’heure du bon à tirer demeure pendante
et oblige l’ensemble de l’entreprise à travailler en flux extrêmement tendus, d’autant qu’il
arrive souvent que les retards de l’imprimerie aggravent encore le retard de la rédaction.
LA CONSOLIDATION 561

Le social à la rédaction
En parallèle à la réflexion menée sur «Le nouveau Monde, acte 2», la direction de la
rédaction et la direction des ressources humaines fait évoluer la politique sociale de
l'entreprise à l’égard des journalistes. Dès 1994, Jean-Marie Colombani avait annoncé que
la rédaction devait être étoffée afin de faire face à l’accroissement de la charge de travail et
afin de mieux répondre aux sollicitations de la rédaction en chef h La question des
pigistes132 133, récurrente dans toutes les entreprises de presse, est posée lors de la réunion
du Comité d’entreprise du 12 juin 1996. Aux représentants de la CFDT et du SNJ qui
réclament la titularisation de tous les pigistes, Jean Ouillon, directeur des ressources
humaines, dresse le tableau de la situation : au 31 décembre 1993, Le Monde employait
400 pigistes réguliers pour un effectif de 237 rédacteurs permanents134. Toutefois, nombre
de pigistes sont de véritables intermittents, qui ne sauraient être titularisés, dans la mesure
où ils exercent leurs talents uniquement dans un cadre très spécialisé, généralement à
raison d’un article par mois ou tous les deux mois. En revanche, Edwy Plenel décide de
titulariser les pigistes employés régulièrement par la rédaction et qui exercent leurs
fonctions comme journalistes permanents sans en avoir le statut. En outre, la direction du
Monde signe avec les syndicats de journalistes une « charte des pigistes », qui étend
considérablement la protection sociale de cette catégorie de journalistes précaires. Le
résultat de cette politique sociale fait rapidement sentir ses effets : alors que 55 rédacteurs
sont partis dans le cadre du plan social, dont un bon nombre est remplacé par des anciens
pigistes, les effectifs de la rédaction augmentent pour atteindre un effectif permanent de
274 personnes au 31 décembre 1996,288 au 31 décembre 1997, 318 au

132 A Christian Blanc» président d’Air France, qui l’interpelle sur les embauches à la rédaction, le
directeur du Monde rappelle que «la structure de l’entreprise est aberrante, dans la mesure où il n’y a
qu’un rédacteur sur quatre personnes salariées. L’entreprise manque de journalistes par rapport aux
autres entreprises de presse. Ce recrutement est nécessaire pour produire un journal de qualité et était
obligatoire pour sortir la nouvelle formule, qui se fait a flux tendus. L’effort demandé à la rédaction est
considérable» (CDS du 21 février 1995).
133 Environ 15 % des 30000 journalistes professionnels titulaires de la carte de presse sont des
pigistes. Pour la plupart d’entre eux, ils sont jeunes (35 % de moins de 30 ans, 55 % de moins de 35 ans)
et 58 % ont une ancienneté professionnelle inférieure à 6 ans. Le statut de pigiste est un mode d’entrée
dans la profession de journaliste. À ces chiffres, il faut ajouter les pigistes occasionnels, qui pratiquent
un autre métier et ne peuvent bénéficier de la carte de presse.
134 Procès-verbal du CE du 12 juin 1996.
562 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

31 décembre 1998, les effectifs étant stabilisés entre 320 et 325 rédacteurs depuis 2000.
Parallèlement, la direction négocie avec les représentants syndicaux des journalistes un
accord sur la cession et la rémunération des droits d’auteurs des rédacteurs pour la
diffusion par voie électronique ou informatique du journal et des produits dérivés. Cet
accord, signé le 14 octobre 1996, apparaît comme exemplaire à plus d’un titre. D’une part,
il est le premier de la profession, ce qui confirme la tradition sociale de l’entreprise, mais ce
qui attire également les foudres d’une partie du patronat de la presse à l’égard de la
direction du Monde. Le Syndicat de la presse parisienne et le directeur des Échos
proclamaient que Le Monde, en signant un tel accord, ruinerait les entreprises de presse. En
réalité, au cours des années suivantes, après plusieurs procès engagés par les journalistes de
différentes entreprises de presse à l’encontre de leur direction, notamment ceux des
Dernières Nouvelles d’Alsace, du Figaro, du Progrès ou du Parisien, des accords calqués
sur celui du Monde sont signés par la plupart des entreprises. D’autre part, l’accord
garantit, aux journalistes professionnels mais également aux contributeurs payés sur
honoraires, une rémunération collective et non hiérarchisée, en échange de l’abandon du
droit d’auteur individuel. L’assiette des sommes à répartir entre les journalistes est basée
sur la recette nette éditeur des ventes hors publicité. Pour les textes diffusés par le canal du
«Monde électronique» sur Internet, la rémunération sera de 5 %, tandis que pour les
produits dérivés elle atteindra 10 % pour les Cd-rom et 12 % pour les autres produits.
Cet accord comble le vide juridique concernant la nature de l’œuvre intellectuelle des
journalistes. En effet, si le journal est une œuvre collective, dont aucun élément ne peut être
attribué en particulier à un auteur, qui aurait le même statut qu’un romancier ou un
essayiste, il reste une œuvre intellectuelle, sur laquelle les auteurs, même en nom collectif,
conservent un droit de regard. Cependant, le travail d’un journaliste, aussi célèbre soit-il,
est encadré par celui des confrères qui participent à l’élaboration du quotidien : comment
mesurer la part qui reviendrait à tel éditorialiste et au secrétaire de rédaction, au rédacteur
en chef qui a suivi et orienté le papier, au chef de séquence qui l’a relu, etc. Il apparaît donc
particulièrement approprié de rémunérer l’ensemble de la rédaction, plutôt que certains
rédacteurs en particulier.
LA CONSOLIDATION 563

L’ancien et le nouveau Monde


En quelques années, la rédaction du Monde a vécu une transformation de grande
ampleur : elle a été rajeunie, scs effectifs ont augmenté d’un tiers ’, les rédacteurs ont été
redistribués dans les séquences et les sections, tandis que la rédaction en chef a été
renouvelée. Toutefois, le changement le plus profond concerne le rôle de la rédaction au
sein du journal. L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, lieu
d’expression de la collectivité des journalistes en tant que premier actionnaire de la
société, est devenue moins politique et moins conflictuelle. Reflet de l’œuvre de
pacification de la collectivité entreprise par Jean-Marie Colombani et de la dissolution
des clans, les débats sont moins animés et se concentrent sur la question de l'actionnariat
et de la gestion.
Le comité de rédaction, la seconde instance de délibération des journalistes qui fut
créée en 1968 lorsque la rédaction imposa à Hubert Beuve- Méry la mise sous tutelle de
ses successeurs en échange de l’acceptation de leur nomination, est peu convoqué depuis
l’élection de Jean-Marie Colombani. Alors que précédemment les réunions étaient
programmées généralement tous les deux mois, de 1994 à 1998, le comité de rédaction
n'est plus réuni que deux à trois fois par an. L’objet du comité, composé d'une quarantaine
de personnes issues pour moitié de la hiérarchie et pour moitié de la base de la rédaction,
est de débattre du traitement de l’information par les journalistes. Mais, au cours des
années, il était également devenu un lieu de contrôle, souvent conflictuel, de la direction
par la rédaction.
En dépit de la réduction de l’activité des instances de discussion réservées aux
journalistes, Le Monde demeure toutefois une entreprise où les salariés sont appelés à
donner leur avis sur la plupart des sujets. Le comité d’entreprise, qui se réunit une fois par
mois, délibère sur toutes les mesures prises par la direction, qui informe largement les
élus et les délégués syndicaux. Quatre représentants du comité d'entreprise assistent en
observateurs aux délibérations du conseil de surveillance, où les salariés sont également
représentés par les quatre représentants des trois sociétés de personnel, actionnaires de la
SA. Enfin, de nombreuses réunions informelles et des séminaires de service regroupent
fréquemment une partie du personnel. L’information circule donc facilement à l’intérieur
du journal, trop facilement estiment les cadres administratifs qui voient

1. 237 rédacteurs permanents au 31 décembre 1993 , 318 au 31 décembre 1998, soit 34,2 % de plus
en cinq ans.
564 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

avec inquiétude que les projets et les chiffres de l’entreprise sont diffusés à l’extérieur,
parfois quelques heures seulement après avoir été communiqués en interne.
Après quelques années de rodage d’une approche rédactionnelle qui a été couronnée
de succès1, une question commence à émerger : le «nouveau» Monde est-il fidèle à
«l’ancien», a-t-il trahi l’esprit des générations précédentes et du fondateur ou bien lui
est-il resté fidèle ? Les interrogations multiples, qui proviennent de rédacteurs aussi bien
que de lecteurs, portent sur une question essentielle : pour gagner des acheteurs, Le
Monde a changé de forme, mais a-t-il su conserver son âme ? Plus que la réalité
commerciale, qui a toujours été présente au Monde, généralement sous un mode
dissimulé ou perverti par le non-dit, c’est l’affirmation maintes fois répétée qu’un
journal doit se vendre s’il veut rester libre, qui choque nombre de traditionalistes,
habitués à plus de pudeur quant aux questions d’argent.
Les mécontents, qu’ils soient rédacteurs ou lecteurs, en appellent aux mannes
d’Hubert Beuve-Méry, à la rigueur morale et à l’exigence d’un temps plus ou moins
ancien où Le Monde aurait été pur de tout laxisme et de tout esprit mercantile. Bref, on
oppose au « nouveau » Monde, pour mieux le dévaluer, un « ancien » Monde, largement
fantasmé. Les récriminations s’expriment sur des modalités et par des canaux différents,
selon qu’il s’agit de rédacteurs du journal, qui ne portent pas leurs différends sur la place
publique, ou de lecteurs, qui peuvent s’exprimer par le courrier au médiateur, ainsi qu’au
travers de cercles intellectuels qui sermonnent Le Monde dans des revues ou des
journaux.
Face à ces expressions, qui prennent parfois un tour d’une violence extrême135 136,
l’historien de la presse s’amuse à relever ce qui ressort de la sempiternelle plainte du
lecteur. Ainsi, dans le fonds Hubert Beuve-Méry des archives de la Fédération nationale
des sciences politiques, se trouvent quelque 180 cartons de lettres de lecteurs adressées
au directeur du journal entre 1945 et 1969, qui pour la plupart sont des critiques sur « les
dérives du Monde», qui ne traiterait plus l’information comme avant, qui ne serait plus
ce qu’il était. La plus savoureuse est sans doute celle d’un correspondant qui affirme, en
avril 1945, soit quatre mois après la fondation du Monde,

135 Entre 1994 et 2000, la diffusion totale du Monde est passée de 354000 à 402000 exemplaires
par jour.
136 Les expressions employées dans le courrier au médiateur sont souvent outrancières, voire
insultantes ; pour un florilège, voir 1 article de Thomas FERENCZI, «De 1 agressivité et du respect
mutuel », Le Monde, 2-3 février 1997.
LA CONSOLIDATION 565

qu’il se désabonne, parce que Le Monde a changé, sans s’apercevoir qu’en réalité, il fait
référence à l’ancien Temps, qu’il lisait avant 1940. L’historien de la presse sait que les
lecteurs qui écrivent à un journal envoient deux sortes de lettres : soit ils proposent un
texte, un sujet ou leurs services, soit ils expriment leur mécontentement. Les lecteurs qui
sont globalement satisfaits n’écrivent quasiment jamais. Les détracteurs du journal
assurent que les mécontents sont nombreux et ils en donnent pour preuve la masse des
lettres et des courriers électroniques reçus par le médiateur : 750 lettres en avril 1994, 1
100 à 1200 lettres par mois en 1999 et jusqu’à 1500 textes par mois en 2003. Toutefois,
derrière ces chiffres se cache une relative faiblesse du mécontentement : sachant que le
médiateur reçoit en moyenne 40 à 80 lettres par jour ouvrable et que Le Monde diffuse
400 000 exemplaires par jour, le ratio de déplaisir atteint seulement 1 pour 5 000 ou pour
10000. Mais, cela ne doit pas conduire à négliger la critique, qui, à son tour doit être
analysée en profondeur. La contestation porte sur des aspects différents du contenu
rédactionnel et de la présentation du journal : les rapports avec la publicité, les sujets qui
doivent être abordés ou non, les titres de la une et le « sensationnel ».

Le Monde et la publicité
Les rapports du Monde avec la publicité, considérée par nombre de journalistes
comme un mal nécessaire, ont fait l’objet de débats, tant au sein de la rédaction que chez
les lecteurs depuis fort longtemps137. Les directeurs successifs du journal ont toujours
veillé à ce que Le Monde ne passe pas

137 Le débat est bien plus ancien que Le Monde, il date de 1836, lorsque Émile de Girardin fonde
La Presse. En témoigne Louis Blanc dans son Histoire de dix ans, publiée en 1841 : «Une grande
révolution allait s’introduire dans le journalisme. Diminuer le prix des grands journaux quotidiens,
accroître leur clientèle par l’appât du bon marché et couvrir les pertes résultant du bas prix de
l’abonnement par l’augmentation du tribut qu’allaient payer à une publicité, devenue plus considérable,
toutes les industries qui se font annoncer à prix d’argent, tel était le plan d’Emile de Girardin. Ainsi,
l’on venait transposer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature, et presque un sacerdoce; on
venait proposer de rendre plus large la part jusqu’alors laite dans les journaux à une foule d’avis
menteurs, de recommandations banales ou cyniques, et cela aux dépens de la place que réclament la
philosophie, l’histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève, en le charmant, l’esprit des hommes ; le
journalisme, en un mot, allait devenir le porte-voix de la spéculation. Nul doute que, sous cet aspect, la
combinaison nouvelle fût condamnable. D’un autre côté, elle appelait à la vie publique un grand
nombre de citoyens qu’en avait éloigné trop longtemps le haut prix des journaux ; et cet avantage, il y
avait évidement injustice à le méconnaître. »
566 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’encarts paraissant «choquants» pour la sensibilité de certains lecteurs1. En revanche ils


n’hésitèrent jamais à passer des annonces controversées si ces dernières préservaient des
espaces de liberté138 139. Enfin, la loi tacite, puis institutionnalisée, est que les annonces
publicitaires doivent être clairement identifiées comme telles. Pour Hubert Beuve-Méry,
notamment, une annonce ne polluait pas les pages rédactionnelles du journal, même
quand elle était en contradiction apparente avec un article.
C'est à la lumière de cette tradition que l’on doit examiner les rapports du Monde avec
la publicité, émaillés par la publication de quelques annonces contestées. Ainsi en
décembre 1995, pour parer à toute critique lors de la diffusion par Le Monde d’un placard
publicitaire gouvernemental en faveur du plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, la
direction et la rédaction s’estiment contraintes de justifier cette insertion par deux articles
explicatifs140. Ce que craignent avant tout certains lecteurs du Monde, c’est la porosité
entre le publicitaire et le rédactionnel. Aussi, le médiateur doit-il à plusieurs reprises
revenir sur ce thème, pour expliquer inlassablement que la publicité permet de financer le
journal, qu’aucun budget ne dépasse plus de 1 % du total des recettes publicitaires, ce qui
ne permet pas aux annonceurs de faire pression sur la rédaction, que le contenu idéologique
des publicités n’engage en aucune manière la rédaction du quotidien141. Toutes choses que
savent pertinemment les lecteurs du Monde, mais qu’il faut répéter sans cesse pour ceux
qui font semblant de ne pas comprendre.

138 Par exemple, Hubert Beuve-Méry censure une publicité pour le Club Méditerranée, qui dévoilait
un peu trop les charmes d’une jeune femme. Dans le même ordre d'idées, mais les sensibilités ont évolué,
Jean-Marie Colombani refuse de diffuser une publicité pour l’église de scientologie et une autre pour
Philip Morris, qui prétendait démontrer que le tabac n’est pas responsable de cancers.
139 Le 20 septembre 1961, Le Monde publie une annonce publicitaire de l’hebdomadaire Carrefour,
interdit par le gouvernement de Michel Debré, parce qu’il était favorable à l’Algérie française et à l’OAS
(Organisation armée secrète). Pourtant, Hubert Beuve-Méry était sur la liste des fusillés potentiels dressée
par l’OAS, mais le directeur du Monde considérait que la liberté de la presse et la liberté d’opinion étaient
choses trop sacrées pour que Le Monde refusât cette publicité.
140 «À nos lecteurs», non signé, ce qui signifie qu’il engage la direction, même s’il n’a pas été écrit
par Jean-Marie Colombani, et « Une campagne de publicité du gouvernement pour le plan Juppé» signé
par Olivier Billaud, alors président de la Société des rédacteurs du Monde, afin de rassurer les rédacteurs
qui redoutaient une contagion idéologique, Le Monde, 10-11 décembre 1995.
141 Thomas FERENCZI, «Contraintes publicitaires», Le Monde, 8-9 février 1998; Thomas
FERENCZI, «Arrogante publicité?», Le Monde, 28-29 juin 1998; Robert SûLÉ, « Le poids de la réclame
», Le Monde, 9-10 mai 1999.
LA CONSOLIDATION 567

Le Monde diplomatique lui-même n’échappe pas à ces récriminations : Ignacio


Ramonet reçoit une volée de bois vert de lecteurs qui trouvent « indécent » de publier des
annonces immobilières à plusieurs millions de francs, alors que des articles décrivent dans
le même numéro la crise du logement en Algérie1. Pourtant dans une autre livraison 2,
Ignacio Ramonet affirme avec raison que son journal fait partie des « cinq mensuels les
plus lus par les cadres supérieurs », qui sont ceux qui achètent des logements à plusieurs
millions de francs.
Le financement du Monde par la publicité est une histoire ancienne. Dès 1945, les
recettes atteignent 29% du total du chiffre d’affaires; à partir de 1947, les recettes
publicitaires dépassent les recettes des ventes en kiosque. De 1947 jusqu’en 1990, la part
du chiffre d’affaires procurée par la publicité dépasse 38 %, et reste même supérieure à 50
% de 1961 à 1976. La publicité décline à partir de 1990, pour tomber à 20 % des recettes
totales en 1994, puis remonter ensuite à 26 % en 1998 et 37 % en 2000, pour décroître
ensuite. Ainsi, le journal des années 1994-1998 a rarement contenu aussi peu de publicité,
tandis que le maximum de 2000 atteint à peine le pourcentage de 1947.
La règle fixée par Hubert Beuve-Méry dans les années soixante, lorsque les annonces
devinrent abondantes et lorsque la capacité des rotatives permit de répondre à cet afflux, fut
de ne pas dépasser le tiers de la pagination en espace publicitaire, afin de conserver les
deux autres tiers du journal pour la rédaction. Cette règle fut observée jusqu’en 1969, puis
à partir de 1985. Certes, pendant quinze ans, de 1970 à 1984, la pagination publicitaire
dépassa le quota fixé, mais elle ne représenta, selon les années, qu’entre 34 % et 38 % de la
pagination totale du journal, alors que d’autres organes de presse dépassaient les 50%. De
1990 à 1996, à cause de la crise du secteur, la part de la publicité est descendue à moins de
20 % de la surface totale, pour remonter ensuite et atteindre en 1999 et 2000 un maximum
de 28 % de la surface totale du journal. Depuis 1994, la pagination rédactionnelle s’est
considérablement accrue : elle dépasse 30 pages par jour en moyenne depuis 1995, avec un
maximum de 34 pages par jour de 2000 à 2002, alors que la rédaction ne disposait que de
20 pages jusqu’en 1970 et de moins de 25 pages jusqu’en 1988. Cette offre

1. « Courrier des lecteurs », Le Monde diplomatique, février 1996.


2. Ignacio RAMONET, « Une volonté de savoir », Le Monde diplomatique, octobre 1992. Il se
garde bien de mentionner que 191000 lecteurs du mensuel appartiennent à la catégorie des ménages
français ayant les plus hauts revenus ; enquêtes IPSOS Médias, « La France des hauts revenus »,
septembre 1997 et 1999.
568 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

rédactionnelle supplémentaire, qui ravit les lecteurs, ne peut être financée que par un
surcroît d’annonces publicitaires, qui, cependant, ne dépassent pas le quota de pagination
fixé par Hubert Beuve-Méry.
Régulièrement, une «affaire» publicitaire remue les foules. H en est ainsi de la
diffusion par Le Monde de Colors, le magazine de Benetton dirigé par Olivero Toscani,
inséré dans les éditions datées 15 au 15 décembre 1996. « Pervers, fantasmes sexuels,
obscène, ignoble», sont les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de lecteurs
qui se disent «choqués» ou «outrés». Le médiateur dut répondre avec célérité au courrier,
renvoyant les lecteurs « au for intérieur de chacun142 ». En effet, en cette affaire, nulle
obscénité n’était étalée, mais simplement un catalogue d’objets hétéroclites et inhabituels,
depuis une large panoplie de prothèses jusqu’à une série de gadgets à usage intime, médical
ou sexuel, en passant par le dentifrice noir, l’encre électorale homologuée par l’ONU pour
les pays du tiers-monde, jusqu’à la cagoule de protection ignifugée et aux vêtements de
travail qui protègent des radiations électromagnétiques. Pour les esprits curieux, il y avait
là de l’information et matière à réflexion. Seulement, des lecteurs irascibles ou pudibonds
n’y virent qu’allusions sexuelles et autres obscénités, ce que tout bon psychanalyste
estimerait révélateur de leurs propres fantasmes. Des réactions du même ordre émanèrent
également de la rédaction du journal. Ce chahut conduisit Jean-Marie Colombani à annuler
la diffusion programmée des numéros suivants de Colors.
Autre source de récriminations régulières, les suppléments sur un pays réalisés par
InterFrance Média et encartés dans le quotidien. Pratique ancienne qui remonte aux années
cinquante et qui fut à plusieurs reprises mise en cause par la rédaction. Il faut dire que
jusque dans les années quatre-vingt, ce n’était pas une agence de communication étrangère
au journal qui réalisait ces suppléments, mais une petite unité des services de publicité du
quotidien, qui faisait appel aux rédacteurs pour écrire des articles enrobant la prose du chef
de l’État encensé. Des suppléments promotionnels étaient également réalisés sur des
régions françaises ou sur des entreprises. Dans le monde anglo-saxon, de nombreux
journaux publient ainsi des suppléments financés par un pays en mal de promotion.
Certains suppléments d’InterFrance Média publiés dans Le Monde sont d’ailleurs revendus
par cette agence pour être encartés dans des quotidiens étrangers. Enfin, plusieurs
magazines français pratiquent le

142 Thomas FERENCZI», «L’indispensable, la bienfaisante publicité... », Le Monde, 22- 23 décembre 1996.
LA CONSOLIDATION 569

« publireportage » sans que cela choque les lecteurs. Mais certains lecteurs du Monde,
parfois relayés au sein de la rédaction, y voient une regrettable confusion des genres. Le
médiateur s’en est fait l’écho à plusieurs reprises L De quoi s’agit-il en définitive, si ce
n’est de considérer que le lecteur est trop faible d’esprit pour faire la différence entre la
publicité et le rédactionnel? Et d'estimer que la publicité est «mauvaise» par nature, sans
voir que les annonceurs ne s'adressent pas à la rédaction mais aux lecteurs, que ces derniers
soient des particuliers dans le cas de la publicité commerciale, ou des décideurs dans le cas
des suppléments pays.

Le rapport Starr
La critique ne porte pas seulement sur le contenu publicitaire du journal, mais
également sur le traitement rédactionnel des informations. Ce qui est en cause, c’est, d’une
part la mise en scène, notamment par les titres, et, d’autre part, le choix de certains sujets
développés dans le quotidien. Ce sont encore les questions de société liées à la sexualité,
qui sont la cause de l’irritation des lecteurs et des rédacteurs. L’affaire la plus sensible reste
celle de la publication du rapport du procureur Starr dans le numéro du Monde daté du 13
au 13 septembre 1998. Par un hasard de l’histoire, les tribulations judiciaires du président
Clinton, qui dévoilaient des relations intimes avec Monica Lewinsky, se trouvent
chronologiquement liées avec le débat parlementaire sur le PACS. Cette concordance
déclencha à nouveau les foudres des puritains. En témoignent les articles du médiateur des
mois de septembre et octobre 1998.
« Nombre de lecteurs reprochent au Monde une logique commerciale, qui l’aurait
conduit à faire “un coup médiatique”. Et ils ne manquent pas de rapprocher la publication
du rapport Starr d’autres initiatives rédactionnelles sur des sujets “racoleurs”, comme
l’anniversaire de la mort de Diana ou les confidences de Johnny Halliday 143 144 .»
Exceptionnellement, tant l’affaire est grave, le quart du papier de Robert Solé est consacré
à une réponse d’Edwy Plenel, qui justifie la publication du rapport Starr : «Aussi
scandaleux soit-il, le rapport Starr n’en est pas moins un document historique. [...] C’est
pourquoi nous l’avons publié comme un document, dissocié des pages d’information
proprement dites, accompagné

143 Notamment Robert SOLÉ, «Le poids de la réclame», Le Monde, 9-10 mai 1999 et « Le
deuxième journal », Le Monde, 29-30 octobre 2000.
144 Robert SOLÉ, «Le monstre de M. Starr », Le Monde, 19-20 septembre 1998.
570 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’un éditorial très critique et suivi de sa première réfutation par les avocats de Bill Clinton.
»
L’affaire en effet est très grave, parce que les rédacteurs sont eux aussi entrés dans le
débat. Chose inhabituelle, Alain Faujas, le délégué du SNJ (Syndicat national des
journalistes) au comité d’entreprise lit une déclaration pour exprimer le trouble d’une
partie de la rédaction :

«Je voudrais me faire l’interprète des personnels du Monde qui se sont étonnés de la
publication, quasi intégrale, du rapport du procureur Starr dans les colonnes du Monde. Car
c’est à juste titre que ce document obsessionnel a été qualifié de “monstre” dans l’éditorial du
numéro daté 13 au 13 septembre. Il nous aurait semblé sain de rendre compte d’un tel
“monstre” avec plus de distance et de précautions. Nous redoutons que la presse française soit
ainsi poussée à copier les errements de son homologue américaine, dont Le Monde
diplomatique du mois d’août [1998] stigmatisait les bavures ainsi que le journalisme de
“racolage” qui s’y est développé1. »

Les mots sont lâchés : Le Monde racole, Le Monde s’américanise. Le verbe racoler et
ses dérivés reviennent sous la plume des lecteurs cités par le médiateur, sous celle des
rédacteurs et celle des observateurs 145 146. Disons les choses clairement : racoler est un
terme du vocabulaire policier concernant la prostitution, qui signifie aguicher en dévoilant
ses charmes, afin d’obtenir une rémunération forcément indue en échange d’un plaisir par
nature frelaté ; plus anciennement, il qualifiait la pratique des sergents recruteurs de
l’Ancien Régime, qui, comme le montre Fanfan la tulipe, réussissaient à enrôler des soldats
par ruse, fréquemment en usant des charmes d’une belle appointée. Policier ou venant de la
soldatesque, ce terme est profondément péjoratif. Ici encore, les qualificatifs tournent
autour de l’obscénité de la vie sexuelle dévoilée, comme si Le Monde, en cherchant à
attirer le lecteur par des titres et des sujets douteux, « croustillants » et « graveleux »,
comme l’écrivent des lecteurs au médiateur, usait de charmes pour vendre quelques
exemplaires supplémentaires. Certes, dans le cas du rapport Starr, les ventes au numéro du
Monde ont augmenté de 58 700 exemplaires, par rapport à une vente «normale» de 221000
exemplaires. Ce surcroît de 27 % est certainement attribuable à la publication dudit
rapport. Ce qui signifie que les lecteurs occasionnels du Monde souhaitaient pouvoir lire ce

145 CE du 15 septembre 1998. Le conseil de rédaction du 2 octobre 1998, se penche également sur le
traitement du PACS et sur la publication du rapport Starr.
146 Par exemple, sous la plume de Patrick CHAMPAGNE, «Le médiateur entre deux Monde», Actes
de la recherche en sciences sociales, nos 131-132, mars 2000.
LA CONSOLIDATION 571

rapport. Il est peu probable qu’ils espéraient y trouver du «graveleux» ou du «croustillant»,


dans la mesure où la réputation du quotidien en la matière risquerait plutôt de dissuader
ceux qui cherchent ce genre de détails. On ne voit pas au nom de quelle autorité morale la
direction du journal pourrait exercer une censure sur la demande des lecteurs, qui
souhaitent avant tout s’informer de l’état de la démocratie en Amérique et de scs dérives au
nom de l’ordre moral.

Patrick Champagne
La problématique des censeurs du Monde est facile à décrypter dans l'article de Patrick
Champagne : aux côtés d’une longue étude qui retrace partiellement l’histoire du
quotidien, en sélectionnant certains aspects plutôt que d’autres et en sollicitant à maintes
reprises les sources, le passage sur «les titres racoleurs » est accompagné d’illustrations, au
demeurant fort rares dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, ce qui
démontre la volonté de la rédaction de donner un sens particulier aux photos et aux
fac-similés reproduits L Sous le titre «l’éclipse du Monde», la double page met en scène, à
gauche un fac-similé de la une du 18 janvier 1980 et une photographie de la conférence
matinale « rue des Italiens avec Jacques Fauvet à la fin des années 1970 ». Sur la page de
droite, trois vues partielles de unes du journal, celles des 10, 11 et 12 août 1999,
accompagnées d’une conférence du matin, «rue Claude Bernard en 1999 avec Jean-Marie
Colombani », dit la légende.
Pour les connaisseurs, une première erreur saute aux yeux : la photographie n’est pas de
1999, mais bien antérieure, à l’été 1996, peu après le déménagement rue Claude Bernard,
dans ce qui est encore le bureau provisoire de Jean-Marie Colombani. Erreur factuelle qui
aurait peu d’importance, si l’on n’y décelait la volonté délibérée de solliciter le document,
afin de faire passer le propos de l’auteur.
La comparaison des unes sélectionnées par la revue est éclairante : dans l’ancien
Monde, journal sérieux, six titres concernent les relations internationales, un autre une
prise de position d’un théologien catholique et un dernier le « statut des chercheurs », ce
qui ne peut que faire plaisir aux auteurs de la revue147 148. Dans le nouveau Monde, en
revanche, les trois unes

147 Op. cit., p. 24 et 25.


148 Actes de la recherche en sciences sociales est une revue publiée avec le concours du Collège
de France, de l’École des hautes études en sciences sociales, de la Maison des sciences de l’homme,
du Centre national de la recherche scientifique et du Centre national des lettres.
572 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

choisies mettent en scène leclipse du mois d’août 1999, à chaque fois par un grand titre sur
5 colonnes barrant la page. L’affaire est close, Le Monde est futile, ne se préoccupe plus
que de spectaculaire, il racole. Pourtant, il est vrai que les Français se sont passionnés pour
cette éclipse et qu’un journal digne de ce nom doit rendre compte des passions collectives.
Les autres titres lisibles sur les unes concernent les relations internationales, mais, horresco
referons, deux sur trois sont consacrés aux questions du capitalisme financier (Wall Street
et la fusion des entreprises d’aluminium), ce qui démontre, s’il en était besoin, que Le
Monde est vendu au grand capital.
Toutefois, ce sont les photographies qui illustrent le mieux le propos de l’auteur. À
gauche, le bureau1 du directeur du Monde, salle de représentation 1900, d’un sérieux
bourgeois, avec moulures, sculptures, lambris, rideaux tamisant la lumière, fauteuils en
cuir et bureau de style. À droite, salle moderne indéfinissable, qui pourrait être à New York
ou à Hong Kong, avec bureau en verre, ordinateur, stores, fils électriques et téléphoniques,
en bref tout l’arsenal du bureau contemporain de cadre supérieur superficiel parce que
déraciné149 150.
Les deux photographies montrent onze présents à chaque réunion, la symétrie est
parfaite ; mais à gauche, les onze hommes sont debout, droits, guindés, vêtus d’un costume
sombre, d’une chemise blanche, d’une cravate (et même d’un noeud papillon pour Jean
Planchais), de manchettes à bouton, en bref ils incarnent la rigueur de l’ancien Monde. À
droite, en revanche, les dix hommes et la femme, sont plutôt débraillés : on n’y voit que
trois cravates, quatre vestes (cinq avec la veste de tailleur de Dominique Alduy), on note le
pantalon trop clair de Laurent Greilsamer, les mains dans les poches du jean chez
Noël-Jean Bergeroux, des manches de chemise retroussées, des cols ouverts, quatre
personnes sont accoudées ou appuyées sur un meuble, dont une presque avachie ; tous
symbolisent ainsi le relâchement du nouveau Monde.
Quelle que soit la critique, on retrouve la même antienne : «Avant, c’était mieux.» Il
faudrait s’interroger sur les ressorts psychologiques du regret de « l’avant » : dans quelle
mesure la difficulté de certains à s’adapter

149 Avant que le fondateur du Monde n’en fît sont bureau, cette pièce était un des temples du
capitalisme au début du siècle : c était la salle de réunion du conseil d administration de la société Le
Temps, où siégeaient les capitalistes français les plus importants. Comme référence anticapitaliste, on
pourrait trouver mieux. ,
150 Le thème abordé par Maurice Barrés dans Les Déracines, fait encore florès chez les adeptes de la
pensée rigide.
LA CONSOLIDATION 573

à un monde en mutation rapide les conduit-elle à la recherche d’un temps béni de l’enfance
ou de l’adolescence, à une régression vers une vie infantile où la protection maternelle
assurait le réconfort ? Depuis quelques années, le regret d'un monde bipolaire où tout était
simple, où triomphait le manichéisme des bons et des méchants est venu polluer le débat
intellectuel en focalisant les oppositions sur deux pensées schématiques, celle des «ultra
libéraux» de la «pensée unique», pourfendus par les autoritaires nationalistes et
républicains de la pensée rigide1. Le Monde, qui est lu par les deux parties, ne peut qu’être
coupable de trahison à l’égard des uns comme des autres.
Aussi, la séquence « Entreprises », dont le contenu a considérablement modifié la
seconde partie du quotidien, est-elle au cœur de la polémique. Insuffisante selon les uns,
symbole de la victoire du capital au sein du journal selon les autres, elle attire les critiques.
En revanche, on peut relever qu’il y a peu de récriminations sur la couverture de la vie
quotidienne, qui concentre pourtant des sujets aussi futiles que la mode, le tourisme, la
gastronomie ou l’aménagement intérieur des habitations.

La culture du scoop
La dernière question sur laquelle portent des critiques, moins visibles parce qu’elles
sont généralement issues du sérail, est le problème de la culture du scoop, qui semble
imposée par la nouvelle direction de la rédaction. En effet, la volonté de précéder la
concurrence, d’anticiper sur l’information, conduit parfois à des erreurs, qui peuvent
paraître graves à certains. Ainsi, Le Monde s’est rendu coupable de diffusion de fausses
informations, dans la majorité des cas faute de pouvoir recouper suffisamment
l’information avant de la publier. Le péril en la matière demeure que les acteurs concernés
par l’enquête d’un rédacteur tentent de retenir sciemment le complément d’information,
afin de pousser Le Monde à l’erreur. Les bévues font partie du lot de la presse, ce qui
n’interdit pas de chercher à les limiter au maximum. Sans remonter jusqu’aux quotidiens
qui annoncèrent l’arrivée de Nungesser et Coli à New York151 152, alors que

151 Il est symptomatique que les contempteurs du Monde fassent plus souvent référence au journal de
Jacques Fauvet, plutôt qu’à celui d’Hubert Beuve-Méry. Dans les années soixante-dix, le quotidien de la
rue des Italiens connaît en effet une dérive politique qui le rapproche de la gauche, des marxistes et de
certains groupes gauchistes. C’est alors qu’il devient partisan.
152 Le 9 mai 1927, l’annonce par le journal La Presse de l’arrivée triomphale de Nungesser et Coli à
New York discrédita définitivement ce quotidien de sensibilité radicale.
574 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

leur avion s’était abîmé au large des côtes américaines, Le Monde de Beuve-Méry diffusa
également de fausses informations, comme le prétendu rapport de l’amiral Fechteler, ou
l’annonce de la dévaluation en 1968, alors que le général de Gaulle décida finalement d’y
renoncer. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les erreurs notables du Monde.
Cependant, il est important de ne pas confondre la diffusion de fausses informations
avec la mise en scène de l’information à la une ou avec des analyses pour lesquelles il y a
débat d’opinions. Comprenons bien : affirmer que le franc est dévalué alors qu’il ne l’est
pas correspond à la diffusion d’une information fausse; en revanche, étaler à la une du
journal les diamants reçus par Valéry Giscard d’Estaing ou la mise en examen de Pierre
Suard, ce n’est pas diffuser une fausse information mais mettre en scène, d’une manière qui
peut ne pas plaire à tout le monde, une information vérifiée et incontestable; enfin, le
commentaire d’une information établie peut choquer la sensibilité de certains lecteurs sans
qu il y ait matière à critique si la prise de position est affirmée comme telle et si la parole est
donnée aux contradicteurs. Faire un tour d’horizon de ces trois catégories permet d’éviter
les procès d’intentions.
Dans la catégorie des fausses nouvelles, l’estimation erronée du montant de la «
cagnotte » fiscale par Laurent Mauduit1 et la diffusion d’extraits de prétendus mémoires de
Boris Eltsine par François Bonnet153 154 donnèrent lieu à la publication d’un rectificatif et
d’un mea culpa de la rédaction et de son directeur, Edwy Plenel. La fusion de Vivendi avec
Seagram a donné lieu à la diffusion d’une fausse information, démentie deux jours plus
tard 155 . Il s’agit là encore d’une funeste anticipation à partir de confidences d’un
fonctionnaire européen qui tenait pour acquis ce qui était encore en négociation.
Le cas des attentats du 11 mars 2004 à Madrid est emblématique des
dysfonctionnements de l’information en temps d’urgence. Les quatre séries de bombes ont
explosé à 7 h 39 et 7 h 42. La nouvelle, connue autour de 8 h dans les rédactions entraîne
immédiatement une mobilisation des journalistes. Mais, pour Le Monde, qui boucle
habituellement à 10 h 30, cela signifie une course contre la montre, même si le bouclage est
finalement retardé d’une demi-heure pour permettre à Martine Silber, la correspon

153 Le Monde, 5 février 2000.


154 Le Monde, 5 avril 2000.
155 Voir : «Bruxelles bloque la fusion Vivendi-Seagram », Le Monde, 13 octobre 2000 et «Bruxelles
donne son feu vert à la fusion Vivendi-Seagram », Le Monde, 15-16 octobre 2000.
LA CONSOLIDATION 575

dante à Madrid, et à Marie-Claude Decamps, qui vient juste de rentrer d’Espagne, de


récolter l’information et d’écrire leurs articles. La piste de l'ETA, privilégiée par le
gouvernement espagnol, n’est remise en question par personne, aussi bien en Espagne que
dans le reste du monde, avant 13 heures. Trop tard pour Le Monde dont l’édition du jour
(datée du 12 mars) est déjà sortie. La une attribue clairement les attentats à l’ETA, ainsi que
le papier d'analyse en page intérieure1. Ni Marie-Claude Decamps ni les chefs de séquence
ou les rédacteurs en chef n’émettent la moindre réserve à l'égard des affirmations du
gouvernement Aznar, du moins pas avant la conférence de rédaction de midi. Pourtant,
Marie-Claude Decamps avait publié deux jours plus tôt un article qui démontrait le recul de
l’ETA156 157. Il ne s'agit pas de stigmatiser cette rédactrice, qui a toujours fait preuve d'un
grand professionnalisme; il faut en effet se rappeler que même les rédacteurs d'El Pais,
pourtant au plus proche des sources et disposant en Espagne d’une force d’enquête bien
plus puissante que Le Monde, ne prennent en compte la piste Al-Qaida qu’à partir de la fin
d’après-midi. Et que le quotidien madrilène s’interroge les jours suivants sur les deux
pistes possibles ; ce n’est que dans son édition du dimanche 14 mars 2004 qu’il affirme en
une que « tous les indices désignent Al-Qaida ». Le médiateur du Monde est évidemment
saisi de l’affaire par les lecteurs158 159 160, mais il est grillé par Daniel Schneidermann, qui,
depuis qu’il a été licencié du Monde, s’est institué super-médiateur du Monde en
particulier et des médias en général, dans sa chronique hebdomadaire de Libération*. Les
deux chroniqueurs suggèrent à peu près la même chose : il était urgent d’attendre, afin
d’éviter une erreur. On retrouve ici une question fondamentale du journalisme : comment
ne pas publier dans l’urgence, au risque de se tromper ? Mais si Robert Solé en reste à cette
question, Daniel Schneidermann va plus loin en comparant une erreur de fait avec
l’appréciation des journaux français lors du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, vue par
Alexandre Dumas À

156 Marie-Claude DECAMPS, «Un retour sanglant d’ETA sur la scène politique espagnole à trois
jours des élections législatives », Le Monde, 12 mars 201)4.
157 Marie-Claude DECAMPS, « En Espagne, la lutte antiterroriste et un sursaut contre la violence ont
fait reculer l’ETA », Le Monde, 10 mars 2004.
158 Robert SOLÉ, « Du sang et des larmes », Le Monde, 21-22 mars 2004.
159 Daniel SCHNEIDERMANN, «Espagne : d’un coup d’État l’autre», Libération du 19 mars 2004.
160 «L’anthropophage est sorti de son repaire. L’ogre de Corse vient de débarquer au golfe Juan. Le
tigre est arrivé à Gap. Le monstre a couché à Grenoble. Le tyran a traversé Lyon. L’usurpateur a été vu à
soixante lieues de la capitale. Bonaparte s’avance à grands pas, mais il n’entrera jamais à Paris. Napoléon
sera demain sous nos remparts. L’Empereur est
576 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

près de deux siècles d’écart, la comparaison est tentante, sauf quelle oublie le contexte,
celui de la censure en 1815 et celui de la liberté en 2004, et surtout qu’elle néglige la
différence entre information factuelle et opinion sur l’événement.
C’est sans doute dans cette confusion entre information et appréciation de l’événement
que se situent la plupart des malentendus entre les journaux et leurs lecteurs. Le lecteur, en
effet s’approprie l’information pour accroître ses connaissances mais aussi pour parfaire
ses opinions, les modifier ou les faire évoluer. Le journaliste quant à lui, quelle que soit son
attention professionnelle, laisse, d’une manière ou d’une autre, passer dans son récit une
part de sa propre opinion sur l’événement. Dans la presse d’opinion, il y a adéquation entre
la démarche du rédacteur et celle du lecteur, mais elle aboutit inévitablement à une
segmentation de plus en plus fine, qui réduit cette presse à néant. Le lecteur achète le
journal parce qu’il sait qu’il va y trouver des informations traitées selon ses orientations,
mais bientôt il n’achète plus le journal, parce qu’il sait à l’avance ce qu’il va y trouver,
c’est-à-dire ses propres pensées. C’est ainsi que les quotidiens d’opinion ont quasiment
disparu du paysage médiatique français, à l’exception de La Croix et de L’Humanité. La
presse quotidienne régionale s’est dépolitisée dès les années soixante, tandis que Le Figaro
et Libération ont été contraints de proposer moins d’opinion et plus d’information pour
survivre.
Cependant, le retour de l’opinion dans l’information passe par le « décryptage » de
l’événement, opération de plus en plus en vogue, comme en témoignent les nombreuses
rubriques consacrées à la fabrication et aux « secrets » de l’information dans la presse et les
médias audiovisuels161 162, ainsi que les prises de position de citoyens ou de spécialistes
d’une question qui s’affirment mécontents du traitement de leur sujet de prédilection. Les
médias en général, et Le Monde en particulier parce qu’il est censé donner le ton aux autres
rédactions, se trouvent ainsi accusés de travestir, de manipuler ou de dissimuler
l’information. Dans la plupart des cas, il s’agit du traitement d’informations complexes,
qui nécessiteraient sens de

arrivé à Fontainebleau. Sa Majesté Impériale a lait son entrée hier au château des Tuileries, au milieu de
ses fidèles sujets. » Dans toutes ces phrases, l’information n’est pas fausse, qui décrit le retour de
Napoléon à Paris, c’est le commentaire, le vocabulaire, qui affiche une opinion changeante.
162 Pour un catalogue malheureusement pas exhaustif, voir : Marc BAUDRILLER, « Décryptage à
tous les étages », Stratégies, 18 mars 2004.
LA CONSOLIDATION 577

la mesure et de la nuance. Mais, quand il s’agit d’opinions, la prise en compte des


complexités et des évolutions demeure une exception.

Les médiateurs
Le Monde est ainsi devenu la cible favorite des critiques des médias, sans doute parce
qu'il est le plus lu dans les milieux intellectuels, mais surtout parce qu’il réunit un lectorat
de divers horizons idéologiques, politiques, sociaux et culturels, ce qui le conduit
inévitablement à mécontenter en permanence une partie de son lectorat. S’il est le plus
attaqué, c’est parce qu’il est inclassable : il ne viendrait à personne l’idée de critiquer Le
Figaro pour ses positions conservatrices, L’Express pour son soutien sans faille à
l'Amérique de George Bush, L’Humanité pour ses sympathies communistes, Le Nouvel
Observateur pour ses amitiés socialistes ou Libération pour ses présupposés « branchés ».
Ce serait perdre son temps et chercher à convaincre des convaincus. En revanche, pour Le
Monde, chaque lecteur, un jour ou l’autre, s’est trouvé en désaccord avec telle ou telle
manière de traiter l’information, avec telle ou telle analyse, avec telle ou telle absence de
couverture ou la trop grande insistance sur telle autre information. Nous avons trouvé
plusieurs illustrations de ce phénomène depuis 1944 et nous en trouverons d’autres plus
loin.
Jean-Marie Colombani, qui avait été sensibilisé dès les années quatre- vingt à ce
phénomène particulier de la presse française, qui ne se retrouve pas dans les autres pays,
décida de créer le poste de médiateur, dès sa prise de fonction en tant que directeur du
quotidien. Cette nouveauté en France, que les autres journaux se sont bien gardés d’imiter,
était l’importation d’une pratique née aux États-Unis. Une centaine de journaux à travers le
monde disposent d’un médiateur1. Si les journaux offrant un poste de médiateur ne sont pas
plus nombreux, c’est parce que le poste coûte cher : le médiateur est généralement un
journaliste chevronné en fin de carrière qui perçoit donc un salaire élevé; en outre il
bénéficie d’un secrétariat et parfois d’un assistant163 164. Ainsi, au Monde, André Laurens
est devenu médiateur à 60 ans, après 31 ans passés au journal et après avoir été directeur du
quotidien ; Thomas Ferenczi a pris ses fonctions

163 Parmi lesquels : El Pais, La Vanguardia, La Repubblica, The Guardian, The Washington Post,
The Los Angeles Times, The Chicago Tribune, The New York Times, Asahi Shimbun. Une Organization of
News Ombudsmen (ONO) regroupe une soixantaine d’entre eux et tient une conférence annuelle.
164 Robert Solé est assisté d’Yves-Marc Ajchenbaum, rédacteur chargé du courrier des lecteurs et de
deux assistantes.
578 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

à 52 ans, après avoir passé 25 ans au journal et avoir été directeur de la rédaction ; Robert
Solé avait également 52 ans quand il a pris ses fonctions et 29 ans d’ancienneté au journal,
après avoir été directeur adjoint de la rédaction. Mais le plus important reste que
l’instauration de la chronique du médiateur modifie les rapports entre le journal et ses
lecteurs.
C’est là une question fondamentale du journalisme contemporain. Si les patrons de
journaux et les rédactions se sont toujours préoccupés des lecteurs, puisqu'il faut écrire
pour être lu et être lu pour être acheté, si les journaux ont toujours tenu compte du courrier
qu’ils recevaient de leurs lecteurs1, s’ils ont souvent publié des lettres ou des extraits de
lettres, ils ont également pris soin de ne pas confier, directement ou indirectement, la
définition de leur ligne éditoriale à leurs lecteurs. Pour bien faire comprendre cette
affirmation, il faut rappeler, lors de la crise de 1951, la création d’une éphémère Fédération
des comités de lecteurs du journal Le Monde et la réaction d’Hubert Beuve-Méry face à
cette dernière. Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard expliquent : «Heureux qu’elle
s’exerçât en sa faveur, il [Hubert Beuve-Méry] aurait vu (et toute la rédaction assurément
avec lui) d’un fort mauvais œil qu’elle pût durer et s’institutionnaliser, même pour un
recueil de fonds désintéressés risquant de brider par la suite sa liberté. Son refus de publier
dans les colonnes du journal la lettre de Jacques Narbonne165 166 est, à cet égard, assez clair.
La Fédération des comités de lecteurs du journal Le Monde, une fois son rôle conjoncturel
rempli, disparut sans tambour ni trompette167. » Pourtant, Jacques Narbonne prenait soin de
préciser la spécificité du rapport entre le quotidien et ses lecteurs : «Aucun des lecteurs du
Monde n’a jamais été pleinement d’accord avec tous les articles publiés dans son journal :
mais chacun d’eux y trouvait précisément des thèmes de discussion qui l’obligeaient à
réfléchir et à mettre à l’épreuve ses propres opinions. »
Cependant, pour Hubert Beuve-Méry, un journal c’est une œuvre de journalistes, qui
doit certes rencontrer la demande de lecteurs, mais en aucun cas se laisser dicter sa
conduite par eux. Dans cette optique,

165 Dès l’époque de la Gazette, Théophraste Renaudot entame un dialogue avec ses lecteurs ; voir
Gilles FE Y EL, « Renaudot et les lecteurs de la Gazette, les 44 mystères de l’État” et la “voix publique”,
au cours des années 1630 », Le Temps des médias, n° 2, avril 2004.
166 Jacques Narbonne, dans une lettre au directeur du Monde datée du 2 décembre 1951, affirmait :
« Les lecteurs ne seront à aucun moment consultés. On disposera d eux comme d’un objet, comme
d’une chose, comme d une marchandise. Ils continueront toujours à ignorer jusqu’aux raisons mêmes de
la crise ouverte au mois d août. »
167 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, Le Monde de Beuve-Méry, op.
p. 151.
LA CONSOLIDATION 579

l’institution d’un médiateur ne saurait avoir d’autres fonctions que d’expliquer aux
lecteurs les choix et les traitements rédactionnels, tout en répercutant les plaintes des
lecteurs. C’est ainsi que les deux premiers médiateurs du Monde envisagent leur mission.
Dans sa première chronique, André Laurens affirme : « Dans la pratique, le médiateur du
Monde sera donc l’interlocuteur privilégié des lecteurs, leur intercesseur au sein du
journal pour toute interrogation, incompréhension, plainte ou critique et, réciproquement,
le porte-parole des journalistes pour affirmer leur bon droit, exposer leurs difficultés, les
contraintes et les limites de leur travail, reconnaître leurs erreurs et en débattre
franchement1.» Quatre ans plus tard, en quittant son poste, Thomas Ferenczi lui répond
en écho : «Le médiateur a reçu pour mission de favoriser une meilleure compréhension
entre les lecteurs et les rédacteurs du Monde. Aux premiers qui lui font part de leurs
critiques, il tente de faire comprendre comment travaillent les journalistes, quelles règles
ils appliquent, pourquoi il leur arrive de se tromper. Aux seconds qui sont mis en cause
dans les lettres des lecteurs, il essaie d’expliquer ce que ceux-ci, à tort ou à raison, leur
reprochent168 169. »
Le troisième médiateur, Robert Solé, tout en poursuivant sur la voie tracée par ses
devanciers, infléchit la fonction, dans une lente évolution depuis septembre 1998. Dès sa
première chronique, Robert Solé s’installe dans une position d’arbitre entre les deux
parties, les lecteurs et les rédacteurs : «Le médiateur est une sorte d’inspecteur des travaux
finis, exerçant ce qu’on appellerait ailleurs un “contrôle de qualité”. Il le fait soit de sa
propre initiative, soit en s’appuyant sur les réactions des lecteurs, dont il est l’interlocuteur
privilégié. [...] Le médiateur n’est pas le porte- parole des journalistes, même s’il lui arrive
d’expliquer, voire de justifier, leur travail. Il n’est pas non plus le porte-voix des lecteurs,
même s’il relaie souvent leurs protestations170. » Deux ans et demi plus tard, il affermit
cette position au-dessus de la mêlée : « Le médiateur du Monde exerce, de fait, plusieurs
rôles. Il est à la fois le réceptionniste (des plaintes, critiques et suggestions des lecteurs), un
intermédiaire (entre ceux-ci et le journal) et une sorte de juge de paix. Sa chronique
mélange nécessairement les trois casquettes. Elle vise, tout à la fois, à faire écho, rectifier,
informer, donner la parole aux mécontents et aux accusés, réfléchir à haute voix sur la
manière dont le journal est fait et, enfin, exprimer un avis171. » Robert Solé en appelle

168 André LAURENS, «L’échange», Le Monde, 2 avril 1994.


169 Thomas FERENCZI, « Fin de mandat », Le Monde, 26-27 avril 1998.
170 Robert SOLÉ, « Au risque de déplaire», Le Monde, 6-7 septembre 1998.
171 Robert SOLÉ, «Regards croisés», Le Monde, 29-30 avril 2001.
580 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

à la règle et, tout en défendant un Monde idéal, collectif et abstrait, il trace ainsi les
contours du « bon journalisme », à coups de « il faut », « on doit », « on devrait ».
Robert Solé dessine ainsi graduellement un contre-Mowde qui serait plus distancié et,
selon lui, sans faille et sans tache. Mais, ce faisant, il aspire vers lui des textes de plus en
plus critiques. Car, ce qui frappe dans le courrier publié, c’est l'intolérance de beaucoup de
correspondants du médiateur, rarement tempérée par des lettres félicitant Le Monde de
contribuer au débat d'idées1. Sur le long terme, naît ainsi un phénomène pervers : à partir
des lecteurs concrets dont les textes sont publiés, se dessine un lecteur abstrait qui serait en
permanence insatisfait du journal. Le courrier des lecteurs est avant tout celui des
mécontents, mais comme le médiateur, du fait de sa sensibilité globalement hostile au
Monde tel qu’il est fait depuis dix ans172 173, prend moins la défense des journalistes, la
chronique du médiateur tourne au réquisitoire d’un courant de la rédaction et d’une partie
des lecteurs contre le journal. En bref : « Lire Le Monde chaque jour, y être fortement
attaché, ne signifie pas l’approuver à cent pour cent ni lui accorder un chèque en blanc. Ce
n’est pas non plus l’idéaliser, le prendre pour un journal parfait, désincarné, séraphique174.
»
La tendance s’est bien sûr accentuée depuis la mise en cause de la direction en 2003.
Robert Solé en proposant son modèle de « bon journal» se place ainsi en recours, si
d’aventure la direction actuelle était renversée. La question est alors de lire en filigrane
quel journal il propose; un journalisme mieux écrit et plus élégant, sans scoop et sans
anticipation, un journal plus institutionnel, plus froid et plus maigre, avec peu de publicité ;
et par conséquent un quotidien réalisé par une centaine de rédacteurs

172 Telle cette lectrice qui n’a pas accepté la publicité pour Carrefour, au motif quelle fréquente un
Géant qui lui convient parfaitement, ou tel ce lecteur qui réclame le remboursement du supplément
(gratuit) sur la coupe du monde de football. En revanche, dans le même article, un lecteur se réjouit «du
débat d’idées qui est sain et réconfortant». Robert SOLÉ, « Paroles de lecteurs », Le Monde, 20-21
octobre 2002.
173 D’ordinaire assez balancée, même si les proportions ne sont pas toujours respectées, la
chronique du médiateur laisse parfois poindre l’hostilité à l’égard du Monde de Colombani-Plenel.
Ainsi, dans une chronique sur les «bonnes feuilles», Robert Solé affirme : «Depuis le milieu des années
1990, Le Monde publie lui aussi des extraits de livres à paraître, Chacun y trouve son compte : le journal
révèle des textes en exclusivité, tandis que la maison d’édition bénéficie d’une promotion.» Or, Le
Monde a publié des «bonnes feuilles» depuis les années 1940, tandis que le but de ces publications n’est
pas une affaire de promotion, mais permet de livrer aux lecteurs des informations, lorsqu’un livre fait
événement. Robert SOLÉ, « Bonnes feuilles », Le Monde, 29 février 1er mars 2004.
174 Robert SOLÉ, «Paroles de lecteurs», Le Monde, 16-17 mars 2003.
LA CONSOLIDATION 581

contre 320 actuellement et vendant 150 000 exemplaires par jour. Mais c’est justement ce
journalisme d’écrivain, tel qu’il était pratiqué par les journaux des élites jusqu'à la Seconde
Guerre mondiale ou jusque dans les années soixante175, que Le Monde a répudié sous
Hubert Beuve-Méry pour partir à la conquête d’un lectorat plus large et plus diversifié, en
pratiquant un journalisme plus mobile et plus mordant. Avec la contrainte de trouver un
nouvel équilibre économique, en sortant de l’entreprise artisanale pour passer à la grande
entreprise et au groupe de presse.

175 Notamment Le Temps d’Adrien Hébrard ou The Times d’avant Rupert Murdoch.
16.

La formation du groupe Le Monde

En 1997, le groupe ayant bien amorcé son redressement, Jean-Marie


Colombani commence à chercher des entreprises de presse qui pourraient
devenir des partenaires, ou des proies, pour Le Monde. À la fin de l’année 1997,
la refonte éditoriale du quotidien est terminée, même si le contenu rédactionnel
doit continuer d’évoluer, l’entreprise est redevenue bénéficiaire, avec un
résultat d’exploitation excédentaire de 42 millions de francs (7 millions
d’euros). Une période faste pour les finances du journal se profile : les bénéfices
ne cessent d’augmenter tandis que l’endettement ne cesse de diminuer176. Le
Monde peut alors espérer entamer une phase de développement durable. En
offrant aux salariés la possibilité de prendre une participation dans le capital du
journal, la direction de la SA Le Monde se donne les moyens financiers de saisir
les opportunités qui se présenteraient. Cependant, elle reste consciente que la
démarche du Monde n’est pas toujours acceptée avec enthousiasme. Les
dirigeants du Monde doivent ainsi apprendre un nouveau métier, celui de
négociateur en acquisition de groupes de presse. Durant deux années, Le
Monde fait son apprentissage, en allant d’échec en échec, face à la coalition
d’intérêts divers, unis par le seul refus de voir le quotidien constituer un groupe
de presse.

176 Le résultat d’exploitation est bénéficiaire de 42 millions de francs (7 millions d’euros


déflatés) en 1997, de 63 millions (10 millions d’euros déflatés) en 1998, de 79 millions (13
millions d’euros déflatés) en 1999 et de 119 millions (19 millions d’euros) en 2000.
L’endettement, hors comptes courants des actionnaires qui sont pour partie remboursés et pour
partie convertis en actions, qui était encore de 49 millions de francs (8 millions d’euros déflatés)
en 1996, tombe à 20 millions de francs (3,3 millions d’euros déflatés) en 1997, à 10 millions de
francs (1,7 million d’euros déflatés) en 1998.
584 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Télérama
Ainsi, l’épisode de la reprise avortée du groupe Les Publications de la Vie
catholique est symptomatique des rivalités de personnes et de pouvoirs qui font partie
des mœurs de la presse française. En février 1997, le microcosme médiatique bruissc
de rumeurs1 sur la vente du groupe Les Publications de la Vie catholique, qui édite La
Vie (diffusion 230000 exemplaires en 1995) et Télérama (diffusion 620 000
exemplaires en 1995), ainsi que plusieurs publications d’inspiration catholique
(Croissance, Prier, Actualité religieuse, Notre Histoire, etc.) destinées à la jeunesse
ou aux profanes (Voiles et voiliers, Danser, Le Pêcheur de France), et qui détient des
maisons d’éditions (Desclée de Brouwer, des participations dans Cana et dans les
Éditions du Cerf) et des librairies (La Procure), qui dispose d’un important
patrimoine immobilier au travers de multiples sociétés civiles immobilières et qui a
développé un secteur de services à la presse et aux médias, avec la société de gestion
des abonnements Presse Informatique177 178 et la société de routage France Routage.
Composé de plus de cinquante sociétés, le groupe emploie 2 000 personnes, réalise
un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de francs (250 millions d’euros déflatés) en 1995
et a dégagé un résultat net de 42 millions de francs (7 millions d’euros). Certes les
publications religieuses sont en déclin 179 et chroniquement déficitaires, mais les
autres activités permettent à la société de demeurer un des plus beaux fleurons de la
presse indépendante.
Le Monde n’a pas attendu les rumeurs pour s’intéresser à l’affaire. En effet, une
grande proximité intellectuelle et historique lie les deux entreprises. C’est autour de
l’équipe de Temps présent, publication laïque d’inspiration dominicaine fondée en
1937 180 par Ella Sauvageot, Stanislas Fumet, Jacques Maritain et Joseph Folliet, qui
absorbe l’année suivante l’hebdomadaire La Vie catholique, lui-même fondé en 1924
par Francisque Gay et dirigé par Georges Hourdin, qu’est née la volonté de réaliser
un hebdomadaire catholique illustré. Ce dernier voit le jour en 1945. Hubert
Beuve-Méry était très proche d'Ella Sauvageot et de Georges Hourdin, qu’il
réunissait le mardi au restaurant Le Petit Riche, en compagnie du Père Boisselot. de
Stanislas Fumet, d’André Mandouze, de Joseph Folliet, de François Michel et de
quelques autres pour un déjeuner qui tournait fréquemment au débat.

177 Voir par exemple, «Rumeurs de vente des Publications de la Vie catholique»» Le Monde.
10 février 1997, ou «Le Monde prêt à reprendre 51 % du groupe Télérama», Les Échos du 17 février
1997.
178 Presse Informatique gère les abonnements de nombreux titres de presse, dont Le Monde et
L'Express, et de Canal-H
179 La diffusion de La Vie dépassait 600 000 exemplaires au début des années cinquante.
1. Le capital du groupe Les Publications de la Vie catholique est détenu à hauteur de 27 % par
Georges Hourdin, puis après son décès en 1999 par ses enfants, à hauteur de 15 % par Michel
Houssin, à hauteur de 18 % par les trois sociétés de personnels (6 % chacune), le reste étant dispersé
entre plusieurs familles, dont 10 % appartiennent aux familles Laplagne et de La Villeguérin.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 585

Les salariés sont présents au sein du capital des Publications de la Vie catholique,
comme au Monde, mais avec la différence notable que cette participation est limitée à
18 % et qu’elle a été imposée à Georges Hourdin : en effet, après le décès d’Ella
Sauvageot, Georges Hourdin entreprit d’acquérir auprès des petits porteurs des actions
de la société éditrice, accroissant ainsi sa part dans le capital jusqu’à près de 40 %. Il
fallut que Hubert Beuve-Méry fît part avec insistance à Georges Hourdin de
l’incongruité de ses projets pour qu’il acceptât de céder une partie de ses actions à trois
sociétés de personnels créées à cet effet. Michel Houssin, qui a racheté à Ella
Sauvageot, du vivant de cette dernière, la moitié de sa participation, soit 15 %, dans le
holding de tête du groupe La Vie \ est resté très proche du Monde : appelé par Hubert
Beuve-Méry à siéger au conseil de surveillance après le décès d’André Catrice en
1973, il est membre de l'association Hubert Beuve-Méry, dont il a été président.
Disposé à céder ses actions au Monde, Michel Houssin souhaite toutefois obtenir
l’assentiment de Georges Hourdin et des sociétés de personnel, alors que l’autre
groupe de presse catholique, Bayard Presse, et le quotidien Ouest-France expriment
également leur intérêt pour tout ou partie des Publications de la Vie catholique. Le
groupe Bayard Presse, qui appartient à la congrégation des Assomptionnistes, offre
même une somme importante, plus de 500 millions de francs, pour obtenir l’accord
des actionnaires et imposer sa tutelle aux publications dominicaines. La Société des
rédacteurs de Télérama, favorable au rapprochement avec Le Monde, prend contact
avec la Société des rédacteurs du Monde pour lui faire part de son intérêt et des
possibilités de collaboration entre les deux titres.
586 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Toutefois, Georges Hourdin, dans une lettre au Monde, met fin aux spéculations
en « déconseillant la vente, qui provoquera le chômage chez une partie des
collaborateurs et supprimera toute variété dans le monde de la presse chrétienne 1 ».
Michel Houssin, quant à lui, n’ose pas contrevenir aux consignes données par le
dernier fondateur encore vivant, d’autant plus qu'il se dit choqué par la proposition
d’Alain Mine de « sanctuariser » les publications catholiques du groupe, afin d’éviter
qu’elles disparaissent. Le conseil de surveillance du groupe La Vie décide alors de
créer une commission de travail sur la transmission du patrimoine et de reporter la
cession à des jours meilleurs.

L’Express
Si les complications familiales et religieuses empêchent la reprise de Télérama,
ce sont les revirements politiques et patronaux qui interdisent la vente de L’Express
au Monde. Les données financières de la question paraissaient limpides, mais les
aléas politiques en décidèrent autrement. En décembre 1995, le groupe Alcatel cède à
la CEP Communication, filiale du groupe Havas, le groupe L’Express, qui comprend
l’hebdomadaire L’Express et son supplément diffusé en Belgique, Le Vif-L’Express,
Le Point, Courrier international, Gault et Millau magazine et Lire. L’ensemble, qui
réalise un chiffre d’affaires de 1,2 milliard de francs (200 millions d’euros déflatés),
est estimé à 600 millions de francs (100 millions d’euros déflatés)181 182. Au sein de
cet ensemble, L’Express est évalué à 375 millions de francs (64 millions d’euros
déflatés), tandis que Le Point est évalué à 166 millions de francs (23 millions d’euros
déflatés). Devenu président de la Compagnie générale des eaux en juin 1996,
Jean-Marie Messier décide, après avoir pris le contrôle du groupe Havas en février
1997, de se séparer des publications du groupe L’Express, parce qu’il considère que
le mariage, au sein du même groupe, d’hebdomadaires politiques et de sociétés
pratiquant la concession de services publics et les appels d’offre auprès des
collectivités locales risque de conduire à des conflits d’intérêts. Le 11 juin 1997,
Jean-Marie Messier nomme Éric Licoys à la direction générale du groupe Havas et
annonce qu’il met en vente les magazines, sans en avertir les rédactions concernées,
ni le président de la CEP, Christian Brégou. 11 semble en outre que Pierre Dauzier, le

181 Lettre de Georges HOURDIN, Le Monde, 19 février 1997.


182 Le Monde, 22 décembre 1995.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 587

président de Havas, lui-même en conflit avec Christian Brégou, ait été averti au
dernier moment.
Dans cette affaire, la charge politique est omniprésente : Pierre Dauzier est un
ami de Jacques Chirac, tandis que la Compagnie générale des eaux est en rivalité
permanente avec la Lyonnaise des eaux, dirigée par Jérôme Monod, ancien
secrétaire général adjoint du RPR et proche du président de la République. Ce
dernier a donc une créance sur Jean-Marie Messier, que celui-ci ne peut négliger de
payer, sauf à renoncer à quelques futurs contrats dans les villes et régions tenues par
la majorité présidentielle. La menace est certes hypothétique, dans la mesure où
l’on conçoit mal que le président de la République française puisse songer à
intervenir dans la concession de l'incinération des ordures de Bordeaux ou dans les
adductions d’eau de la ville de Troyes, mais elle est néanmoins prise au sérieux.
C’est sans doute pour cette raison que Jean-Marie Messier entame la procédure
de cession des magazines en cédant, en octobre 1997, Le Point à la société Artémis
de François Pinault, par ailleurs grand ami du président de la République. La vente
se fait pour une somme comprise, selon les sources, entre 120 et 150 millions de
francs, soit inférieure de 10 à 25 % au prix d’achat deux ans plus tôt.
Ayant satisfait un proche de l’Elysée, les observateurs considèrent alors que
Jean-Marie Messier a les mains libres pour négocier la vente de L’Express au
Monde. Pourtant, un mois plus tard, le 1er novembre 1997, Jean-Marie Messier
refuse de vendre L’Express au Monde, alors que ce dernier proposait 470 millions
de francs pour l’hebdomadaire et ses filiales Le Vif et Lire. Entre-temps, la cession
prit tour à tour les dimensions d’une affaire d’Etat, d’un psychodrame ou d’une
palinodie.
La perspective d’un partenariat entre L’Express et Le Monde avait été ébauchée
en février 1997 entre Pierre Dauzier, encore maître d’Havas, et Jean-Marie
Colombani. Elle faisait suite aux bons rapports établis entre les deux hommes lors
de la négociation sur la régie publicitaire du Monde et de son éventuelle reprise par
IP, filiale d’Havas. À cette époque, il était question que Le Monde prenne une
participation de 30% dans l’hebdomadaire, aux côtés d’autres partenaires qui
prendraient également 30%, Havas conservant 40%. L’intrusion de la Compagnie
générale des eaux dans Havas, suivie de la décision de Jean-Marie Messier de
vendre le pôle informations générales de la CEP, bouleversa les données du
problème, tout en marginalisant Pierre Dauzier, qui joue alors sa survie à Havas en
montant un conflit entre son nouveau patron, Jean-Marie Messier, et son
subordonné, Christian Brégou, et en incitant son ami de l’Élysée à signifier son
mécontentement à Jean-Marie Messier.
588 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Toutefois, ce dernier n’est pas devenu président d’un des groupes les plus
puissants de France sans quelque capacité de réaction. Il confie donc la transaction à
Eric Licoys épaulé par Christian Brégou, qui souhaite démontrer à son actionnaire sa
supériorité sur Pierre Dauzier, et il se met en quête d’un autre repreneur qui aurait
l’aval de l’Élysée. Après qu’Éric Licoys eut fait monter les enchères de 375 millions
à 470 millions de francs, il fait traîner les négociations.
Pour Le Monde, la transaction continue. Le conseil de surveillance du 24 octobre
1997 autorise le directoire à poursuivre les négociations, l'ensemble des actionnaires,
à l’exception de l’association Hubert Beuve- Méry, donnant leur accord. Le Monde
propose 470 millions de francs sur la base de l’estimation de la Banque Rothschild,
banque conseil du Monde, qui est sensiblement la même que celle de la Banexi,
banque conseil de Havas. À terme, Le Monde pense conserver 51 % au minimum et
reclasser le restant des actions, notamment auprès du groupe espagnol Prisa, qui édite
le quotidien El Pais, et qui a donné son accord pour prendre une participation
significative, entre 20 et 30 %. La sortie d’Havas serait progressive, par
l’intermédiaire d’un crédit vendeur, Havas conservant 20 à 30 % dans un premier
temps. Le Monde prévoit enfin de faire entrer le personnel de U Express dans le
capital, sur le modèle de la société des personnels du quotidien.
Toutefois, pour Le Monde, la candidature du journal au rachat de L’Express se
complique d’une affaire interne. Le 6 octobre 1997, Edmond Maire, membre de
l’association Hubert Beuve-Méry, démissionne de cette dernière. Dans un
communiqué titré «Le Monde ou la déliquescence d'une éthique», l’ancien secrétaire
général de la CFDT affirme que «l’identité du Monde serait gravement atteinte par le
couplage avec L’Express dans un groupe dont l’objet social se résumerait en fait à
une volonté de puissance ». En outre il dénonce « la stratégie du duo [Jean-Marie
Colombani et Alain Mine] qui entend disposer à son gré de l’avenir du Monde».
Signe avant- coureur d’une fronde des membres de l’association, le geste d’Edmond
Maire déclenche peu de remous. Mais l’association Hubert Beuve-Méry prend
position collectivement contre l’opération, en justifiant son refus par une déclaration
adressée aux autres actionnaires : «Le Monde n’est pas un journal comme les autres ;
il s’est doté, pour assurer son indépendance, d’une majorité d’actionnaires non
capitalistes. La confiance de ses lecteurs vient en partie de cette originalité. Peut-il se
contenter de saisir une opportunité comme celle qui se présente aujourd’hui,
engageant lourdement l’avenir, sur des critères purement financiers ? Ne doit-il pas y
ajouter d’autres synergies que celles des recettes publicitaires ou des
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 589

économies d’échelle ? Par exemple celle de la structure de l’entreprise, de la


similitude des buts poursuivis, des exigences éthiques1 ? » Mais, en dépit de ce
sursaut dogmatique de ceux qui se prétendent les gardiens du temple, la négociation
continue entre Havas et Le Monde.
Finalement, Jean-Marie Messier trouve un deus ex machina en la personne de
Serge Dassault, qui propose une offre de rachat, supérieure à celle du Monde, mais
qui fait l’objet d’une réprobation générale de la classe politique et patronale,
notamment de la part du gouvernement Jospin, dans la mesure où l’avionneur est
très marqué à droite et parce que le mariage de l’industrie d'armement avec la presse
d’information apparaît comme une source de conflits potentiels. En dépit du retrait
tardif de Serge Dassault 183 184 , Denis Jeambar, le directeur de la rédaction de
L’Express fait voter les salariés du journal en faveur de cette solution hypothétique,
afin de torpiller le rachat par Le Monde.
C'est que le directeur de la rédaction de L’Express, entré en 1995 à
l'hebdomadaire pour relancer le titre, était directement menacé par l'offre du Monde.
Jean-Marie Colombani avait en effet clairement laissé entendre que Denis Jeambar,
qui a fait toute sa carrière au Point, jusqu’à devenir le dauphin présumé de Claude
Imbert, ne pouvait assurer la relance de L’Express envisagée par Le Monde.
Finalement, Jean-Marie Messier, prenant prétexte du vote de la rédaction de
l'hebdomadaire, suspend définitivement la transaction et annonce que le groupe
Havas conserve L’Express en son sein. Enfin, pour faire bonne mesure, il accepte la
nomination de Jacques Duquesne, co-fondateur du Point, à la présidence du conseil
de surveillance de L’Express185.
Jean-Marie Colombani manifeste son sentiment sur cette affaire, dans Le
Monde186 bien sûr, mais également dans d’autres organes de presse. Il explique ainsi
l’affaire dans un entretien au Figaro : «Il [Jean-Marie Messier] m’a dit début juillet
qu’il avait un problème et que ce problème

183 Lettre de l’association Hubert Beuve-Méry au Conseil île surveillance, 24 octobre 1997.
184 L’avionneur ne dépose pas son offre formelle dans les délais requis, avant le 28 octobre
1997 à minuit.
185 Jacques Duquesne, après avoir été grand reporter à La Croix, est journaliste à L'Express de
1967 à 1971 ; co-fondateur du Point en 1972, il est rédacteur en chef, puis président-directeur
général de l’hebdomadaire. Administrateur des éditions du Seuil, de TF1, de Ouest-France et de
Presse informatique, il est également membre du conseil de surveillance des Publications de la Vie
catholique.
186 « Nous avons fait - nos anciens diraient refait - une découverte : Le Monde fait peur »,
Jean-Marie COLOMBANI, «La peur du Monde», Le Monde, 1er novembre 1997.
590 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

c’était l’Élysée. Notre identité dérange. [...] D’autre part, pour un pouvoir de gauche,
l’idée qu’un groupe de presse indépendant naisse et se constitue autour du Monde ne
convenait pas. Or la Générale des eaux voulait être sûre de ne déplaire ni à l’Elysée
ni au gouvernement1. »

Les difficultés d'une politique de développement


Un groupe de presse indépendant comme Le Monde rencontre des difficultés
dans sa politique de développement, parce qu’il est en butte à l’hostilité des forces
politiques qui cherchent à le contrôler et de puissances financières qui veulent le
museler : Le Monde est une maison transparente, tant au niveau de son actionnariat
qu’au niveau de ses comptes, ce qui reste peu fréquent dans le panorama médiatique
français. Pour obtenir l'assentiment des actionnaires des entreprises en cours de
cession, il faut que la direction du Monde arrive à convaincre ses partenaires à la fois
de la sincérité de son action et de ses capacités à gérer les entreprises quelle fédère.
Les péripéties de la politique de développement sont ainsi émaillées d’affaires qui
tournent mal, de manipulations diverses ou de revirements brusques. Les
tribulations du Monde à travers ces écueils marqués par plusieurs échecs l’ont
conduit dans un premier temps à promouvoir des développements à partir de ses
propres ressources rédactionnelles.
Le 28 janvier 1998, en présentant à la presse les résultats du Monde pour l’année
1997, Jean-Marie Colombani ne cache pas les ambitions du journal : « 1997 a été
une année historique en termes de diffusion et de résultat d’exploitation. Il faut
désormais que l’exception devienne la norme. Le Monde est entré en 1998 dans une
phase de développement sur cinq ans 187 188 . » Rappelant l’histoire récente du
journal, qui a vu alterner les phases de prospérité et les menaces de dépôt de bilan, il
affirme : «Après avoir sauvé le journal, mon obsession est de faire en sorte que le
redressement ne s’évapore pas comme en 1989189. » Le groupe est en quête de
nouveaux développements, afin «d’éviter la menace d’un repli sur soi et de faire en
sorte que, quels que soient les aléas, l’existence du quotidien soit préservée.
L’expérience malheureuse de la tentative de reprise de L'Express a montré que nos
actionnaires étaient prêts à nous accompagner190 ».
Le Monde est prêt à consentir de lourds investissements dans une opéra

187 Jean-Marie COLOMBANI, entretien avec Emmanuel Schwartzenberg, Le Figaro du 6


novembre 1997.
188 La Correspondance de la presse, 29 janvier 1998.
5. CB News, 2 février 1998.
190 « 1998 sera pour Le Monde l’année du développement », Le Monde, 30 janvier 1998.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 591

tion d’envergure, mais en attendant que l’occasion s’en présente, il saisit les
opportunités qui passent à sa portée. C’est ainsi que, le 3 mars 1998, le groupe Le
Monde reprend, par l'intermédiaire de sa filiale Pluricommuni- cation, Nord-Sud
Export, lettre bimensuelle diffusée par abonnement qui s’adresse aux acteurs du
commerce international. Créé en 1981, Nord-Sud Export avait etc mis en
liquidation judiciaire et avait interrompu sa parution en novembre 1997. La
reprise agrcce par le tribunal de commerce de Paris, est réalisée pour 75 000
francs auxquels s’ajoute une dette abonnés estimée à 700000 francs. Redressé et
relancé, Nord-Sud Export étend son activité en organisant des salons et des
séminaires sur le thème du « risque pays ». Le chiffre d’affaires, limité à 1,2
million de francs (200 000 euros) en 1998, atteint 2,6 millions de francs en 1999,
puis dépasse les 3 millions de francs (500 000 euros) en 2000, ce qui permet
d’effacer les dettes liées à la reprise et à la relance et laisse espérer un retour à la
rentabilité. Mais il ne s’agit là que d’une petite opération qui ne saurait constituer
une politique de développement.
L’expérience de ^Européen s’avère plus douloureuse, dans la mesure où cet
hebdomadaire, lancé le 25 mars 1998, est arrêté quatre mois plus tard, le 31 juillet
1998, sans avoir trouvé son public. La précipitation des opérateurs a contribué à
ruiner l’entreprise. Les frères Barclay, deux financiers écossais qui avaient racheté
The European en 1992 aux héritiers de Robert Maxwell, comptaient décliner sur le
continent des hebdomadaires adaptés du magazine anglais. Conservateurs
europhobes, ils laissent The European décliner, alors même qu’ils tentent d’installer
un réseau européen de journaux affiliés. Actionnaires de la SA Le Monde, à hauteur
de 1,5 %, ils entament un partenariat avec le quotidien, tout en restant les maîtres
d’œuvre, avec 65 % du capital de la société éditrice de L’Européen 191. La rédaction
de l’hebdomadaire est confiée à une équipe française dirigée par Christine Ockrent,
assistée de Jean-Pierre Langellier. Les correspondants et les pigistes du Monde sont
mis à contribution afin d’étoffer une rédaction réduite. Réalisé en quelques semaines
sans études de marché, le premier numéro rencontre un succès d’estime avec une
diffusion de 110000 exemplaires, mais les ventes en kiosque fléchissent rapidement
dans les semaines suivantes. Riche en potentialités, quoique mal positionné,
l’hebdomadaire conquiert des abonnés, 26000 en quatre mois, et des recettes
publicitaires. Néanmoins, l’équilibre est loin d’être atteint avant

191 Lors de la réunion du 19 décembre 1997, qui avalise le projet, Pierre Richard, le président
de Dexia, est le seul membre du conseil de surveillance à s'étonner que Le Monde n’ait pas la
maîtrise d’œuvre du projet.
592 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

l’été. Les ventes n’atteignant pas les objectifs, la direction et la rédaction examinent,
en juin 1998, l’éventualité d’un passage au rythme mensuel assorti d’une refonte du
concept, mais les frères Barclay décident d’arrêter une publication qui perd de
l’argent et ne reflète en aucune manière leurs sentiments politiques. Jean-Marie
Colombani tente en vain de trouver un partenaire financier pour relancer L'Européen,
dont le titre est racheté en février 1999 par le groupe Expansion. Cette aventure laisse
une facture de 11 millions de francs (1,8 million d’euros) dans les comptes du groupe
Le Monde, et surtout, pour le personnel, une certaine amertume engendrée par la
difficulté à lancer un projet éditorial viable, sans qu’on ait laissé au journal le temps
de s’installer.
Alors que L’Européen est placé en liquidation judiciaire, le groupe Le Monde, en
concurrence avec Télérama, négocie la reprise des Editions de l'Étoile, société
éditrice du mensuel Les Cahiers du cinéma, qui édite également des ouvrages sur le
cinéma. Signé le 31 juillet 1998, le protocole d’accord entre en vigueur en octobre. Le
Monde SA souscrit à une augmentation de capital à hauteur de 3 millions de francs
(0,5 million d euros), qui lui permet de détenir 51 % du capital en reprenant la moitié
des participations du Gan et de CDC Participations, l’autre moitié étant achetée à la
fin de l’année 1999. Le Monde SA détient alors 82 % du capital de la société, aux
côtés de l’association des Amis des Cahiers du cinéma. Le mensuel, fondé en 1951 et
rendu célèbre par les cinéastes de la « nouvelle vague », est en déclin depuis plusieurs
années après avoir connu un maximum de diffusion de 35 000 exemplaires en 1986.
En reprenant ce mensuel, Le Monde cherche à conforter son image de quotidien au
centre de la vie culturelle française, plutôt qu’à réaliser une affaire financière qui
demeure de faible envergure.
Serge Toubiana, gérant et directeur de la publication est maintenu à son poste,
assisté de Dominique Alduy comme co-gérante. En dépit d’une restructuration et
d’une nouvelle formule, plus proche de l’actualité, Les Cahiers du cinéma ne
réussissent pas à redresser les ventes, qui demeurent stables autour de 23 000
exemplaires. Les Éditions de l’Étoile, déficitaires de 1 million de francs en 1998,
accroissent leur déficit en 1999, qui atteint 5 millions de francs, en partie à cause des
frais de restructuration, mais également parce que les sources de pertes ont été mal
identifiées par les gérants. La réunion au sein des Éditions de l’Étoile de la rédaction
db4t/e« pèse en outre sur la restructuration de l’entreprise, même si elle vise à dégager
des synergies au sein d’un pôle cinématographique et culturel dépendant du Monde.
Devant cette situation, Jean-Marie Colombani décide une réorganisation des Éditions
de l’Étoile : le 1er mars 2000, Serge
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 593

Toubiana annonce son retrait de la gérance, tandis que Frank Nouchi, rédacteur en
chef responsable de la séquence société du Monde, est nommé directeur de la rédaction
des Cahiers du cinéma, avec pour tâche de résorber les pertes et de retrouver un
équilibre éditorial et commercial, en lançant une nouvelle formule en octobre 2000. Au
préalable, la société Les Editions de l’Étoile fait l'objet d’une recapitalisation qui
permet de résorber les pertes1 et d’une transformation juridique, de SARL en société
anonyme à conseil de surveillance et directoire192 193. En juillet 2003, la situation des
Cahiers du cinéma ne s’améliorant pas194, la direction du groupe décide, après une
perte de 700000 euros en 2002, de confier la direction du mensuel à Jean-Michel
Frodon, responsable de la rubrique cinéma au Monde, afin de relancer la publication
en la recentrant sur le cinéma et les textes de référence.

Le web et ses exigences : Le Monde interactif


L’innovation majeure de l’année 1998 concerne la métamorphose de l’approche du
web par Le Monde. Deux ans après son lancement, le site «lemonde.fr» connaissait en
effet un certain essoufflement dans un environnement à l’évolution très rapide. Dirigé
par Michel Colonna d’Istria, Le Monde multimédia était une séquence du journal,
dotée d’un statut hétérogène et manquant de moyens financiers et humains. L’équipe
de journalistes mettait en page sur le web les données fournies par la rédaction du
Monde, mais écrivait peu dans le quotidien, tout en revendiquant une présence au sein
de la rédaction et une reconnaissance de leur statut de rédacteurs du Monde de la part
de cette dernière. Les échos sur le site étaient peu favorables tandis que l’audience
atteignait un rang honorable quoique limité. En termes de visites quotidiennes, le site
du Monde avait été rattrapé puis dépassé par celui de Libération au cours de l’année
1997. En effet, la rédaction, estimant que l’édition électronique du journal allait faire
une concurrence directe à l’édition papier, avait imposé de faire

192 En juillet 2000, Le Monde SA apporte 15 millions de francs (2,4 millions d'euros), détenant
alors 95 % du capital.
193 Le conseil de surveillance, présidé par Dominique Alduy, est composé de Michel
Noblecourt, président de la Société des rédacteurs du Monde, Pierre-Yves Romain, directeur
juridique, Hanh Guzelian, directrice financière, et de Thierry Jousse, co-gérant de la société civile
des Amis des Cahiers du cinéma, Frank Nouchi est nommé président du directoire, dont Bruno
Patino est membre.
194 Après une progression de la diffusion payée de 28000 à 32 000 exemplaires entre 2000 et
2001, la diffusion des Cahiers du cinéma stagne à 30000 exemplaires en 2002 et 2003.
594 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

payer la lecture du Monde sur Internet1. Toutefois, ce choix entravait le


développement du site, tandis que la technique employée était fort complexe et en voie
d’obsolescence.
Au début de l’année 1998, Jean-Marie Colombani estime qu’il faut changer
l’approche Internet du Monde. Un voyage d’étude aux États- Unis, préparé par
Sylvie Kauffmann, réunit Jean-Marie Colombani, Michel Colonna d'Istria, Stéphane
Corre, Gérard Morax, Jean-François Fogel, Claire Blandin, Jean-Jacques Bozonnet,
Annie Kahn et Alain Giraudo. Il permet d'analyser les diverses approches
rédactionnelles et techniques des quotidiens américains et d’envisager une
transformation du site du Monde. Alain Giraudo est alors chargé de rédiger un
mémorandum, qui propose à la direction de créer une filiale dédiée à Internet et
d’agir rapidement pour combler le retard, tandis que Jean-François Fogel établit un
argumentaire à destination de la direction et des actionnaires.
Le projet de développement du site Internet est présenté au conseil de
surveillance du 23 avril 1998. Les options stratégiques retenues pour les activités
multimédias du Monde sont résumées dans le document présenté aux actionnaires :
«Le Monde doit avoir pour volonté première de traiter ce média comme une entité
neuve; Le Monde doit avoir pour premier objectif d’installer sa marque sur ce
nouveau média ; Le Monde doit avoir pour ambition première de faire de son site
l’un des plus fréquentés; Le Monde doit se donner pour objectif de créer des flux de
recettes 195 196 .» Le document insiste sur la nécessité de ne plus se contenter de
transférer les données du quotidien vers le média électronique, mais de réaliser un
journal spécifique, fait pour l’écran, en utilisant le langage de ce nouveau média, tout
en respectant les valeurs acquises sur le papier, telles que la fiabilité des
informations, la qualité de l’écriture ou la pertinence des choix.
Le rapport examine les menaces qui pèsent sur les développements électroniques
en termes d’image pour le quotidien : « Le Monde est resté indépendant depuis sa
création ; ce trait, constitutif du quotidien, et qui est au fond son seul atout, se trouve
menacé sur Internet. La nature même du média électronique contredit l’attitude du
Monde sur papier qui revendique une responsabilité exclusive sur son contenu. La
multiplication des partenariats étant indispensable pour élargir le contenu d’un site,
Le Monde est contraint d’avoir sur l’écran des partenaires avec lesquels il

195 Le prix de consultation du quotidien du jour en ligne, fixé au départ à 7 francs, est abaissé
à 5 francs en décembre 1997. Libération, en revanche, choisit de ne pas facturer la lecture du
quotidien en ligne.
196 «Le multimédia», rapport aux actionnaires, CDS du 23 avril 1998.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 595

ne songerait pas à évoquer la moindre association au moment de préparer son édition


papier. » En outre, « Internet confronte Le Monde au défi du graphisme et de
l’image. Il lui faut, soit chercher des alliés, soit recruter à l’extérieur puisque la
compétence de la maison sur le texte ne suffit pas à nourrir les équipes travaillant sur
le site. En développant son site sur le net. Le Monde ne maîtrise pas son destin
comme il le fait en tant qu’éditeur d’un quotidien papier ».
Le directoire du Monde SA est également conscient des risques financiers
encourus, dans la mesure où «aucun des médias écrits engagés sur Internet ne
prétend qu’il en tire un profit et qu’aucun n’ose même annoncer quand il parviendra
à un point mort comptable ». Il est donc « acquis que l’exploitation sur site Internet
restera déficitaire, pour Le Monde comme pour ses concurrents, au moins à moyen
terme ».
Cependant, le directoire estime que Le Monde ne peut pas se dispenser de
poursuivre et d’amplifier l’investissement sur Internet. Pour Alain Giraudo, la
réponse globale à toutes ces questions passe par la création d'une filiale autonome,
qui permettra, en quittant la rue Claude Bernard, de créer une culture d’entreprise
originale, qui favorisera une autonomie de décision, par exemple pour le
changement de système d’exploitation, qui, enfin, autorisera de partager les risques
financiers avec des partenaires. Face à l’hostilité de l’ancienne équipe du Monde
multimédia, qui ne voulait pas quitter le giron de la maison mère, il considère que la
filialisation permettra de recruter de nouveaux collaborateurs. Il plaide enfin pour
que la nouvelle équipe prenne en charge la rédaction d’un supplément hebdomadaire
consacré aux nouvelles technologies, afin que l’équipe rédactionnelle qui construira
le site valorise et rentabilise son travail en revendant au Monde le supplément.
La création de la filiale dédiée à Internet, Le Monde interactif, est adoptée par les
actionnaires lors de la réunion du conseil de surveillance du 23 avril 1998. Pour le
directoire, cette décision permet de ne pas appliquer les statuts et les grilles salariales
du Monde, notamment en ce qui concerne les nouveaux métiers, mais elle participe
également de la volonté d’isoler les financements et les risques de la filiale par
rapport au Monde SA. En juin 1998, la filiale est créée sur les fonds propres du
Monde SA, avec un capital de 250000 francs (41000 euros). Alain Giraudo est
nommé président, entouré d’un conseil d’administration provisoire composé de
Dominique Alduy et de René Gabriel au titre de l’administration du Monde SA, ainsi
que du président de la Société des rédacteurs du Monde, Michel Noblecourt. Les
administrateurs s’occupent alors de trouver un partenaire, en menant des pourparlers
avec TF1, Canal+, France Telecom et Hachette.
596 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Finalement, c’est Grolier Interactive Europe, filiale de Matra-Hachette dirigée par


Arnaud Lagardère et Fabrice Sergent, qui entre à hauteur de 34 % dans le capital du
Monde Interactif. Le 22 décembre 1998, une assemblée générale extraordinaire de la
filiale porte le capital à 30 millions de francs (5 millions d’euros) par incorporation de
l’apport d’actifs par Le Monde SA (11,4 millions de francs), et, le 2 mars 1999,
Grolier Interactive acquiert pour 10 millions de francs la participation de 34 %1.
Afin d'affiner son approche éditoriale, la direction du Monde SA fait réaliser un
audit du site Internet au cours de l’été 1998197 198 199, qui conclut à la nécessité d'un
changement stratégique. Dans un premier temps, afin de restaurer l'image de marque
du site, il est nécessaire de revoir l’économie du produit, notamment en mettant en
place une nouvelle plateforme d'exploitation, sous la forme d’une base de données.
Alain Giraudo insiste sur la nécessité pour la rédaction web de ne plus se contenter de
mettre en ligne le quotidien, mais au contraire de produire de l’information, en
approvisionnant le site en actualités et en dossiers. En effet, il apparaît nécessaire de
conserver au Monde sa spécificité, faite d’analyses de référence, dans un système
Internet qui est en passe de changer la nature et les modalités de la diffusion de
l’information.
À l’automne 1998, Alain Giraudo présente le projet du nouveau site au séminaire
des actionnaires et au conseil d’administration de toutes les sociétés actionnaires.
L’investissement, initialement prévu à hauteur de 30 millions de francs (5 millions
d’euros) sur trois ans, ce qui paraissait élevé à l’époque, doit être revu à la hausse par
la suite. Le développement rédactionnel se traduit par la publication, chaque mardi à
compter du 12 janvier 1999, du supplément hebdomadaire Le Monde interactif, inséré
dans le quotidien, ainsi que par la signature d’un accord d’échanges rédactionnels
entre les sites web du Monde et de Canal+\ À l’étroit rue Claude Bernard, l’équipe du
Monde Interactif, forte de 25 personnes dont 12 rédacteurs, s’installe, le 1 er mars 1999,
dans un immeuble neuf sur le quai de la Loire, dans le XIXe arrondissement.
Le résultat de la première année d’exploitation du Monde Interactif est
encourageant : le trafic a été multiplié par quatre, le chiffre d’affaires publi

197 En réalité, c’est la société Club Internet, filiale de Grolier, qui détient la participation dans
Le Monde Interactif. Lorsque le groupe Matra Ilachette cède Grolier en février 2000, la participation
de Club Internet est réintégrée au sein d’Hachette.
198 Silvère TAJAN, « Audit du site web Le Monde », 8 septembre 1998.
199 Le Monde, 4 mars 1999. En septembre 2000, Le Monde Interactif signe un accord de
partenariat avec Business Week, afin de bénéficier des contenus éditoriaux du supplément e-biz,
dédié à la « nouvelle économie ».
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 597

citaire atteint 4,7 millions de francs (0,8 million d’euros) et la location de liens vers les
partenaires procure 1 million de francs (0,16 million d’euros). Toutefois, la société
reste déficitaire de 10 millions de francs (1,6 million d’euros) avec des charges
d’exploitation qui atteignent 24 millions de francs (4 millions d'euros), pour des
recettes totales de 14 millions de francs (2,3 millions d’euros)1. Au mois de janvier
2000, en nombre de visites mensuelles200 201, le site du Monde avec 2 millions de
visiteurs, demeure le premier site pour les informations générales, devant TF1, Yahoo
et Libération (1,3 millions de visiteurs), mais pour les informations économiques, il
est distancé par celui des Échos (5 millions de visiteurs), qui attire les boursicoteurs,
parce que le suivi de l’actualité boursière y est beaucoup plus rapide et plus
performant que celui du Monde.

Conflits sur le web du Monde


Au début de l’année 2000, la stratégie du Monde Interactif est remise en cause par
les différents acteurs du journal. D’une part, la direction fait réaliser un audit par le
bureau d’études Concrete Média, alors que, d’autre part, le président de la filiale
prend des initiatives qui paraissent précipitées et semblent néfastes à certains des
acteurs du groupe. L’affaire est compliquée par l’absence de coordination entre les
différents décideurs, chacun essayant de tirer vers sa sphère d’influence les activités
Internet du Monde.
Le 16 mars 2000, le conseil d’administration du Monde Interactif annonce la
création d’une régie publicitaire, «i-régie.com », détenue par Le Monde Publicité et
par Le Monde interactif, qui a pour vocation d’accompagner les développements des
activités du Monde sur le web. Le 9 mai 2000, le site du Monde, dont l’adresse est
désormais «tout.lemonde.fr», adopte le profil d’un portail généraliste et multiplie les
projets. Outre un élargissement de son offre avec huit chaînes thématiques, il se
transforme en portail d’accès, en partenariat avec Club Internet. Le lancement du
portail «tout.lemonde.fr» représente un investissement de 5 millions de francs (0,8
million d’euros), dont 3,5 millions sont consacrés à la campagne de communication
signée Euro RSCG BETC. Le recrutement d’informaticiens et de journalistes ainsi
que l’accroissement du nombre des pigistes entraînent une augmentation importante
de la masse salariale.

200 L’incidence sur les comptes du groupe Le Monde se traduit par l’intégration de 66 % de
ces 10 millions de francs de résultat négatif.
201 Source Médiamétrie Cybermonitor.
598 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Conséquence de cette initiative, le budget 2000 du Monde interactif, qui s’élève à


plus de 30 millions de francs (4,9 millions d’euros), doit être revu à la hausse, pour
financer le portail ainsi que les développements sur de nouveaux outils tels que le
Palm ou la technologie WAP sur les mobiles, voire dans la télévision interactive. En
effet, Alain Giraudo a entamé des discussions avec TPS et Noos pour la création
d’une chaîne d’information interactive.
Toutefois, le risque de noyer la spécificité des apports du quotidien dans un
portail hétérogène apparaît comme une inconnue qui nécessite un suivi attentif. Car,
dans le même temps, les conclusions de l’audit conduisent à envisager une stratégie
inverse de celle engagée par Alain Giraudo. Ce rapport, en effet, insiste sur les
avantages de la stratégie choisie en 1998, celle de privilégier un site de contenu sous
la marque Le Monde, alors que le portail menace de faire disparaître le quotidien du
site. L’audit souligne également la faiblesse des moyens de l’équipe, qui devrait être
renforcée rapidement, ainsi que des moyens financiers mis à la disposition du Monde
Interactif, pour lequel la création d’un fonds d’investissement spécifique paraît
impérative. L’audit recommande enfin une unification des politiques et des stratégies
web et papier, dans la mesure où les supports en restant séparés deviennent
antagonistes au lieu d’être complémentaires.
Les deux options ainsi en rivalité recouvrent également des conflits de personnes.
Entre Alain Giraudo, qui depuis plus de deux ans s’est totalement investi dans Le
Monde interactif et les gestionnaires du groupe, qui souhaitent contrôler les
développements électroniques, prestigieux et porteurs de retombées financières, s’est
installé un antagonisme, renforcé par l’éloignement géographique de la filiale par
rapport à la maison mère. Car la question fondamentale qui doit être réglée à brève
échéance reste de savoir si les deux rédactions, celle du web et celle du papier,
doivent travailler dans un même ensemble éditorial ou si elles peuvent rester
séparées, tout en produisant des informations complémentaires. Le web permet en
effet de réaliser un vieux rêve de journaliste, la production d’une information en
continu, qui ne soit plus seulement un succédané, tels que ceux que l’on retrouve en
boucle sur les chaînes de radio ou de télévision. Cette démarche suppose cependant
que les deux rédactions soient fusionnées et que les rédacteurs du quotidien assument
en permanence des tours de garde à la disposition de la rédaction du support web.
Pour le moment, l’effort financier et rédactionnel consenti par Le Monde SA sur le
média électronique vise plutôt à conforter la place du quotidien dans l’offre globale
d’information, tout en cherchant à attirer vers le papier de nouveaux lecteurs qui
découvrent Le Monde à travers le web. En juin 2000,
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 599

le directoire tranche en remplaçant le président de la filiale Le Monde interactif par


Jean-Marie Colombani, qui nomme un nouveau directeur général, Bruno Patino,
chargé de réorienter l’approche web du Monde et de relancer une nouvelle maquette
du site à l’automne 2000 L
Des dossiers d'actualité, des portfolios sonores et en image, la consultation des
archives du quotidien, une revue de presse internationale, une sélection de dépêches
et de photographies viennent enrichir le site. En janvier 2001, 3,5 millions de
visiteurs donnent des signes encourageants; avec 6,1 millions de visites en mars 2002
et 7,9 millions en mai 2002 202 203 le site du Monde devient le premier site
d’information français. Grâce à la création d'un abonnement payant à 5 euros lancé en
avril 2002 et à la contribution des abonnements du quotidien, le site approche de
l’équilibre économique, avec 30000 abonnés en janvier 2003, et plus de 52 000
abonnés en avril 2004. La fréquentation du site dépasse les 15 millions de visites en
mars 2004, loin devant ceux de Skyrock, 11 millions de visites, LÉquipe, 10 millions,
TF1,9 millions ou Libération, 6 millions204.

La presse quotidienne régionale


Cependant, les investissements dans le web ne conduisent pas la direction du
Monde à négliger son objectif principal qui reste la formation d’un groupe de presse
multidimensionnel. Les échecs des années précédentes sonnent provisoirement le
glas d’une diversification dans la presse magazine, mais Jean-Marie Colombani
poursuit son projet en abordant la presse quotidienne régionale. Après une bonne
année 1998 en termes de résultats financiers, le groupe Le Monde, fort d’une
trésorerie abondante et d’une capacité d’endettement supérieure à 250 millions de
francs (41 millions d’euros), peut envisager l’acquisition de participations dans la
presse205. Les événements se précipitent lorsque, coup sur coup, plusieurs affaires
arrivent sur un marché de la presse quotidienne régionale en pleine recomposition.

202 Alain Giraudo devient correspondant à Toulouse, puis il est nommé directeur général de
Centre Presse à Rodez.
203 Source Cybermétrie.
204 Source Cyberestat, avril 2004.
205 Au 31 décembre 1998, les fonds propres du groupe atteignent 160 millions de francs (26
millions d’euros), l’endettement à long et moyen termes est inférieur à 10 millions de francs (1,7
millions d’euros). En économie d’entreprise, on considère généralement que la capacité
d’endettement à long terme pour acquisition d’actif peut atteindre 150 à 180 % des fonds propres
diminués de l’endettement existant, soit pour Le Monde en 1998 entre 225 et 270 millions de francs
(37 à 44,5 millions d’euros).
600 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le paysage de la presse quotidienne régionale ne cesse d’évoluer depuis que le


groupe Hersant a conquis le quart du marché et les contrecoups se font sentir jusque
dans la presse wallonne de Belgique. Parallèlement, le groupe Hachette s'est taillé un
empire méditerranéen en regroupant tous les titres des Bouches-du-Rhône à la Corse,
où les deux quotidiens appartiennent à Hachette. La recomposition s'est achevée dans
cette région avec le lancement de La Provence, qui résulte de la fusion du Provençal
et du Méridional, et avec la cession de Var-Matin à Nice-Matin. Le groupe Hersant,
avec ses alliés, le groupe belge Rossel et L’Est républicain, verrouille le nord et l’est
de la France, depuis la Normandie jusqu’au Dauphiné, à l'exception du Républicain
lorrain, qui reste la propriété de la famille Puhl-Demange, et de L'Alsace, contrôlée
par le Crédit mutuel. Le Parisien, hégémonique sur l’île-de-France, cherche à
développer ses ventes sur l’ensemble du bassin parisien. Les grands régionaux
indépendants, Ouest-Prance, Le Télégramme, Sud-Ouest, La Nouvelle République
du Centre-Ouest, La Montagne, tentent d’empêcher toute intrusion sur leur territoire,
tout en menant une politique d’expansion sur leurs marges. Mais il reste encore
plusieurs titres intermédiaires, bordés par des groupes dominants, tandis que les
groupes Hersant, Havas ou Hachette possèdent des participations minoritaires dans
certains quotidiens. À l’occasion, ces participations peuvent servir de cheval de
Troie, ou de monnaie d’échange. Au début de l’année 1999, des parts de deux
groupes de presse régionaux, La Dépêche du Midi et Midi libre, éditant des
quotidiens importants dans leur région se trouvent sur le marché.
Au mois de février 1999, Jean-Marie Colombani est pressenti par la fille de Jean
Baylet, Danièle Malet, et par Liliane et Lucien Caujolle, héritiers de Maurice et
Albert Sarraut, qui détiennent respectivement 20,4 % et 19,5 % des parts du groupe
éditeur de La Dépêche du Midi, afin que Le Monde acquière les actions qu’ils
possèdent. La Dépêche est en crise depuis le milieu des années quatre-vingt : en dix
ans, elle a perdu 20% de son lectorat, tandis que la gestion et la politique
rédactionnelle de Jean-Michel Baylet sont contestées206. Toutefois, la transaction ne
peut être réalisée sans l’aval du conseil d’administration du groupe toulousain, détenu
à 57 % par Jean-Michel Baylet, sa sœur Martine et sa mère Evelyne. Ayant reçu l’aval
du conseil de surveillance du groupe Le Monde, Jean-Marie Colombani propose 240
millions de francs (40 millions d’euros) pour les deux participations, ce qui valorise le

1. La diffusion OJD de La Dépêche du Midi est de 202 000 exemplaires quotidiens en 1998;
le groupe édite également l’hebdomadaire Midi Olympique (65 000 exemplaires) et les
quotidiens La Nouvelle République des Pyrénées (13 000 exemplaires) et Le Petit Bleu du Lot et
Garonne (12 000 exemplaires). En 1999, le chiffre d’affaires du groupe est de 865 millions de
francs, dégageant un résultat net de 5 millions.
2. En août 1999, les actions représentant 39,9 % du capital sont reclassées : Hachette
acquiert 12 % du capital de La Dépêche du Midi, Pierre Fabre 6 %, la famille de Jean-Michel
Baylet 10 %» tandis que le restant est réparti entre divers investisseurs institutionnels.
3. Jean-Marie COLOMBANI, Le Monde, 16 juin 1999.
4. Le Monde, 3 juillet 1999.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 601

groupe La Dépêche à environ 600 millions de francs (90 millions d’euros)L Comme il
était prévisible, Jean-Michel Baylet, fortement hostile à l’intrusion d’un groupe de
presse dans ses affaires, fait refuser l’agrément du Monde par son conseil
d’administration2. En revanche, la concurrence entre La Dépêche et le groupe Le
Monde s’exacerbe à l’automne 2000, lorsque Midi libre, en collaboration avec Le
Monde, lance un hebdomadaire, sur l’agglomération toulousaine, Tout Toulouse,
répliquant ainsi au groupe toulousain, qui publiait La Gazette sur les terres du Midi
libre. Mais l'aventure de l’hebdomadaire toulousain, qui n’a jamais réussi à trouver un
lectorat suffisant, est arrêtée en juin 2002.
602 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

La deuxième affaire dont Le Monde se saisit entraîne le groupe hors des frontières
françaises : en avril 1999, Jean-Marie Colombani, alerté par des acteurs belges, est
pressenti pour monter un tour de table afin de reprendre le groupe Médiabel, éditeur
des quotidiens Vers l’avenir, La Libre Belgique et La Dernière Heure. L’actionnaire
majoritaire, à 72,5 %, est l’évêché de Namur, représenté par son titulaire,
monseigneur Léonard et par son homme d’affaires, l’abbé Huet. Toutefois, les
conditions de l’appel d’offres demeurent obscures et sont modifiées au cours de la
négociation. En dépit de la création d’une société en partenariat avec des sociétés
belges francophones et avec le groupe suisse Edipresse, les négociateurs du Monde
constatent rapidement «que le dossier prend un tour politico-religieux,
vaticano-flamand, pour être plus précis3 ». Quinze jours après la fin des négociations,
l’analyse du directeur du Monde s’avère fondée, puisque la reprise du groupe
Médiabel est accordée au groupe flamand VUM, représentant d’un catholicisme
flamand agréé par la papauté, qui publie notamment le quotidien De Standaard^.

Midi libre
Durant ces négociations qui n’aboutissent pas, Le Monde poursuit ses pourparlers
pour entrer dans le capital du groupe Midi libre. Midi libre, quotidien fondé en août
1944 par Jacques Bellon et d’autres personnalités
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 603

de la Résistance émanant du Mouvement de libération nationale, s’est installé dans


les locaux de l’ancien quotidien montpelliérain LÉclair207. En 1956, à la suite du
décès de Jacques Bellon, Maurice Bujon, rédacteur en chef et directeur adjoint,
devient président du conseil d’administration de la société. À la fin des années
soixante-dix, après avoir acquis, au prix de plusieurs accords avec Hachette, le
quasi-monopole de la presse quotidienne régionale sur le Languedoc, Maurice Bujon
lance son quotidien dans une entreprise d’expansion sur ses marges géographiques.
En 1982, Midi libre prend le contrôle du quotidien de Rodez, Centre Presse, en
échange d'une prise de participation du groupe Hersant à hauteur de 10 % dans le
capital du groupe montpelliérain. En 1986, Midi libre acquiert ^Indépendant de
Perpignan. Toutefois, Rober Hersant augmente sa participation dans le capital du
groupe, jusqu’à atteindre 36 % des parts. Cette montée en puissance du groupe
Hersant est ressentie comme une menace par Maurice Bujon et son fils Claude qui a
pris sa succession. Elle conduit ces derniers à modifier les statuts de la société. En
1991, cette dernière est transformée en société en commandite par actions, dont
aucun actionnaire ne peut détenir plus de 15 % des parts, tandis que la gestion du
groupe est confiée à une société commanditée, GEMILI, dirigée par Claude Bujon.
En juin 1996, à la suite du décès de Robert Hersant, Yves de Chaisemartin cède une
partie des actifs de la Socpresse, dont la participation minoritaire dans Midi libre, qui
est répartie entre Havas (10%), Pierre Fabre ( 10 %), Hachette (3 %), Manuel Diaz (5
%), est ensuite rachetée par Hachette, ainsi qu’entre divers investisseurs tels que le
Crédit agricole ou Groupama. La famille Bujon, avec 16 % des actions, contrôle le
groupe, grâce au soutien des familles héritières des fondateurs qui possèdent encore 30
% du capital. Dans le même temps, Claude Bujon décide une transformation de
l’entreprise en construisant une imprimerie moderne équipée de rotatives WIFAG au
format «berlinois», le même que celui du Monde. Mais, cette modernisation, menée
sans la concertation nécessaire, déclenche une grève des ouvriers du Livre, qui dure
cinq semaines en juin et juillet 1997. Les héritiers des fondateurs prennent alors
conscience que la direction de Claude Bujon, après celle de son père, manque de
transparence et de respect à leur égard, phénomène fréquent dans la presse quotidienne
régionale, où les actionnaires sont parfois mal informés par le gérant.

207 Sur Midi libre, voir Félix TORRES, Midi libre, 1944-1994, un journal dans sa région,
Albin Michel, 1995.
604 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le 24 octobre 1998, José Frèches, directeur général des laboratoires Pierre Fabre,
et à ce titre administrateur du groupe, retourne la situation en sa faveur et se fait
nommer président par un conseil d’administration acquis à sa cause. Cependant, le
president de Vivendi, Jean-Marie Messier, qui a besoin de trésorerie, décide de céder
les actifs non stratégiques du groupe Havas, qu'il vient d’absorber. Ayant des épisodes
fâcheux à se faire pardonner, il propose au Monde de lui céder la participation de 10%
qu'Havas détient dans Midi libre, pour 62 millions de francs (10 millions d’euros
déflatés)1. Le 23 avril 1999, le conseil d’administration du groupe Midi libre agrée la
cession des parts au Monde SA. Dans les colonnes du journal, Jean-Marie Colombani
tire les leçons de cet investissement : « [Après le lancement du Monde Interactif],
notre entrée dans le capital du Midi libre constitue une deuxième étape. Ne manquer
aucune opportunité de développement cohérente avec notre métier constitue pour
nous, en effet, désormais une obligation. Il s’agit, chaque fois, à travers telle ou telle
participation, de faire naître des partenariats, de construire entre presses européenne,
nationale et régionale les complémentarités, industrielles notamment, indispensables
pour construire l’avenir208 209. »
Au départ, l’investissement dans le capital du groupe Midi libre semblait ouvrir la
voie à une décentralisation de la production du Monde, dans la mesure où les deux
journaux sont équipés des mêmes rotatives. Toutefois, après quelques semaines de
tests, la direction du Monde réalise que l’impression à Montpellier serait plus coûteuse
que prévu. Jean-Marie Colombani décide alors de ne pas rester actionnaire minoritaire
dans le groupe Midi libre, mais de faire en sorte d’obtenir la majorité du capital pour
Le Monde, seul ou avec des alliés. Lors d’une conférence de presse commune, le 6
juillet 1999, Jean-Marie Colombani et José Frèches annoncent que Le Monde et Midi
libre s’engagent dans une alliance stratégique qui « constitue un premier pas vers une
confédération ouverte de journaux qui pourra être prolongée à l’échelle européenne.
Elle se traduira par des projets communs, en matière de distribution, de suppléments
éditoriaux et de manifestations culturelles. Nous abordons ensemble un champ
inexploré, celui de la complémentarité entre un quotidien national et un

208 Avec un chiffre d’affaires d’un milliard de francs (160 millions d’euros déflatés) et une
diffusion cumulée de 254000 exemplaires en 1999, le groupe Midi libre est valorisé à 630
millions de francs (100 millions d’euros déflatés). En 1999, la diffusion du Midi libre est de 160
000 exemplaires, celle de L’Indépendant de 69 000 exemplaires et celle de Centre- Presse de 24
000 exemplaires par jour.
209 Le Monde, 25-26 avril 1999.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 605

quotidien régional, avec le même souci, celui de la qualité éditoriale». Pour


matérialiser cette alliance, le groupe Midi libre prend une participation de 25 % dans
Le Monde Presse, société qui détient 8 % du capital du Monde SA. En décembre 1999,
la famille Bujon décide de céder les 16% qu’elle détient dans le capital du groupe
montpelliérain, tandis que d’autres petits porteurs cèdent également 6 % du capital. Le
Monde SA acquiert 5 % de ces actions \ mais, ne pouvant dépasser le seuil de 15 %
fixé par les statuts de la société, c'est la Société marloise de participations, filiale de la
Banexi Communication dirigée par Jean-Clément Texier, qui acquiert 15 %, alors que
le Crédit agricole et Groupama se rendent acquéreurs du reliquat.
Devenu l'actionnaire de référence du groupe Midi libre, Jean-Marie Colombani
annonce un « prochain changement de ses statuts juridiques et la perspective d’une
entrée en Bourse. Aujourd’hui, Le Monde restructure le capital de Midi libre. À
terme, nous prendrons 54 % ou 51 % 210 211 »• C’est ainsi que le capital du groupe est
ouvert aux salariés, et que, en avril 2000, La Stampa acquiert 15 % du capital du
Midi libre, en reprenant les 10 % détenus par Pierre Fabre et en complétant sa
participation auprès de petits porteurs. En mai 2000, le groupe suisse Édipresse
acquiert 7 % du Midi libre, et le groupe espagnol El Pais, annonce qu’il prendra à
son tour 5 % du capital du groupe languedocien. Le groupe Le Monde, en partenariat
avec ses alliés européens et français, détient plus des deux tiers du capital du groupe
Midi libre, dont le tiers du capital appartient à Hachette, à Groupama, au Crédit
agricole et à la Caisse d’épargne du Languedoc- Roussillon. Le 26 juin 2000, une
assemblée générale extraordinaire des actionnaires décide la transformation de la
société en commandite par actions en une société anonyme à conseil de surveillance
et directoire. Jean-Marie Colombani est nommé président du conseil de surveillance,
tandis que, le 28 juin, le conseil nomme Noël-Jean Bergeroux président du
directoire.
Le 29 juin 2000, dans un article de Midi libre, Jean-Marie Colombani explique la
cohérence de son projet de confédération européenne, qu’il mène en partenariat avec
les éditeurs européens présents au sein de son capital :

«II m’appartient de témoigner de notre fierté de pouvoir, avec nos partenaires


européens, poser la première pierre d’une confédération de journaux

210 L’acquisition des 15 % du groupe Midi libre, pour près de 100 millions de francs, est
réalisé sans emprunt, grâce aux résultats du groupe Le Monde.
211 Jean-Marie COLOMBANI, entretien avec Marc Baudriller, CB News, 17 mars 2000.
606 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

destinée à permettre à nos titres d’assurer leur sécurité économique et leur


indépendance éditoriale. En regroupant ainsi nos forces, en articulant les trois niveaux
qui structurent notre avenir - la région, la nation, l’Europe - nous nous donnons les
moyens, dans une relation de synergie, de mieux affronter les défis qui nous sont
communs et qui nous commandent de prêter toute notre attention au dynamisme et à la
qualité de nos journaux. Le rapprochement ne vise pas seulement à soulager nos coûts
et à faire fructifier nos recettes mais doit d’abord contribuer à servir une belle ambition
de qualité. Car notre commune conviction est que tout dynamisme, tout progrès d’une
entreprise de presse passent d'abord par l’amélioration du service rendu à ses lecteurs.
»

En effet, si le groupe Le Monde détient une participation directe dans le groupe


Midi libre, l’essentiel du contrôle est regroupé au sein de la société Presse Europe
Régions, qui détient 59,3 % du capital1, le solde étant détenu par des investisseurs
institutionnels et par Hachette (10 %), En 2002, le groupe Midi libre change
d’appellation pour devenir «Les Journaux du Midi», tandis que, en 2003, Le Monde
accroît sa participation dans le groupe languedocien, afin de le contrôler à 51 %.
Avec cette première acquisition d’ampleur, le groupe Le Monde cesse d'être un
faux groupe centré sur le quotidien, mais devient un véritable groupe de presse multi
supports. Cependant, il faut s’interroger sur la stratégie de la direction du Monde.
Cherche-t-elle, comme l’affirment Pierre Péan et Philippe Cohen, à « constituer un
groupe dans lequel Le Monde, opérateur majoritaire, pourra “piller” les autres
journaux regroupés sous sa bannière212 213 » ou bien vise-t-elle à constituer un groupe
de presse cohérent fondé sur trois ou quatre pôles214, qui dégage des synergies215, qui
amortisse les chocs de la conjoncture grâce à des rythmes publicitaires décalés en
fonction des types de journaux 216 ? À propos de l’acquisition du groupe Midi libre,
Pierre Péan et Philippe Cohen détruisent eux-mêmes leur argumenta

212 Presse Europe Régions est une société holding regroupant Le Monde (6.3,8%)»
Investissements Presse Régionale (El Pais» 10,81 %), La Stampa Europe (25,3 %) et Presse
Publications Méditerranée (Édipresse, 0,09%), ce dernier groupe détenant directement 4,95 % du
capital du groupe Midi libre.
213 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée..., op. cit., p. 565.
214 PQN, PQR, presse magazine, web, édition.
215 Par exemple, l’impression du quotidien Les Échos est réalisée pour partie à Fimpri- merie
d’Ivry et pour partie dans celle de Midi libre ; ou par la mise en commun des achats de papier,
d’achat de matériels et de savoirs faire, notamment sur le web ; ou encore par la mise en commun du
réseau des inspecteurs des ventes ou par la possibilité d’une mobilité interne, géographique et
hiérarchique au sein du groupe.
216 Les cycles publicitaires revêtent des profils et des rythmes différents dans la PQN, la PQR
et la presse magazine.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 607

tion sur le « pillage » auquel se livrerait Le Monde en affirmant que « le prix exigé par
la famille Bujon (3 200 francs l’action) était beaucoup trop élevé » (p. 567), que «la
transaction a surévalué de 200 millions de francs le prix du groupe» (p. 568) et que
«les actionnaires du Monde ont eux-mêmes été appauvris d'un montant égal à la
survaleur consentie aux actionnaires du Midi libre» (page 569) '. Comment en effet,
serait-il possible de se rembourser sur la bête, si la facture de départ est surévaluée de
30 % ? Il faut simplement remarquer que leur analyse est controuvée : les groupes La
Stampa (groupe Fiat), El Pais (groupe Prisa) et Édipresse, cotés en Bourse et dirigés
par des conseils d’administration d’un grand professionnalisme, ont payé les actions
du groupe Midi libre au même prix que celui payé par Le Monde. Les administrateurs
de ces trois groupes, parmi les plus rentables et les mieux gérés de la presse
européenne, n’auraient pas manqué de s'élever contre une telle transaction si elle avait
été si mauvaise pour eux. Au total, le groupe Midi libre, qui vend 254 000 exemplaires
chaque jour, a été valorisé à 624 millions de francs (102 millions d’euros déflatés). On
peut comparer avec Robert Hersant qui, en 1993, débourse 600 millions de francs (106
millions d’euros déflatés) pour acheter Les Dernières Nouvelles d’Alsace, qui
diffusent 214000 exemplaires par jour217 218. Finalement, le prix des deux opérations
est comparable.

Le groupe Le Monde
À l’été 2000, avec la prise de contrôle du groupe Midi libre, Le Monde devient
un groupe de presse. Cependant, l’extension du périmètre du groupe, la montée en
puissance du Fonds commun de placement de la Société des personnels dans le
capital et les développements des années 1999 et 2000 imposent une réorganisation
des sociétés du groupe, notamment une hiérarchisation des participations, ainsi
qu’une recomposition de l’actionnariat, qui doit nécessairement évoluer puisque le
retrait de la Sagem et l’arrivée de nouveaux actionnaires issus de la presse
européenne conduisent à une redistribution du capital.
Dans le vocabulaire interne du Monde, le terme « groupe » fait son apparition à
partir de 1985, lorsque André Fontaine et Bernard Wouts tentent de persuader les
rédacteurs et les actionnaires qu’ils sont en passe de réussir

217 Les deux auteurs appellent même à la sanction : «Dans une société gérée conformément
aux conceptions des rédacteurs de la rubrique économique du Monde, une telle erreur serait
passible de sanctions » (p. 569).
218 Soit 2500 francs le lecteur pour Midi libre et 2800 francs pour Les Dernières Nouvelles
d’Alsace.
608 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

une diversification accélérée. En 1990, la question de la succession du gérant se


joue même en partie sur la constitution, ou non, d’une société holding regroupant
les différentes participations, qui coifferait les activités annexes, mais également le
quotidien lui-même. Pourtant, les chiffres et les faits sont têtus : en dehors de
l'activité du quotidien et de ses publications annexes créées de longue date, le
groupe se résume à peu de choses. Quelques participations minoritaires ou isolées,
deux filiales, Le Monde Publicité et Le Monde Imprimerie, entièrement dédiées au
quotidien, bref, un groupe fantôme, au sein duquel, jusqu’en 1993, Le Monde
représente 95 % du chiffre d’affaires.
C’est au cours du premier mandat de Jean-Marie Colombani, que le groupe Le
Monde prend de la consistance, avec un rythme bisannuel profondément marqué. En
1994 et 1995, années de la restructuration et de la relance éditoriale, le quotidien et ses
publications représentent encore 93 % du chiffre d’affaires total; en 1996 et 1997, les
activités extérieures sont portées à 10 % du chiffre d’affaires global. Mais, c’est au
cours des années 1998 et 1999 que le reste du groupe entame une véritable existence
indépendante du quotidien, pour atteindre 20% du chiffre d’affaires global, alors que
l’activité même du journal s’est accrue. En 2000, avec l'intégration du groupe Midi
libre à partir du 1er juillet, les activités du groupe hors quotidien dépassent le tiers du
chiffre d’affaires. En sept ans, le chiffre d’affaires du groupe Le Monde a décuplé en
volume et septuplé en pourcentage, alors que celui du quotidien a augmenté de 34 %,
ce qui, comparé aux autres quotidiens français, est déjà beaucoup.
Après deux années fastes, au cours desquelles Le Monde a pris son essor, les
grandes lignes du bilan et du compte d’exploitation montrent à quel point le quotidien
et le groupe ont retrouvé une solidité économique et financière, pour peu que la
direction réussisse à éviter une dérive des coûts, notamment des charges de personnel.
La menace n’est pas encore sensible, dans la mesure où les charges de personnel, qui
représentaient 44 % des charges totales entre 1993 et 1996, sont descendues à 38 % en
1999. En revanche, un recul brutal du chiffre d’affaires publicitaire, qui entraînerait
une diminution du chiffre d’affaires total, ferait à nouveau remonter la part des charges
de personnel dans le compte de résultat consolidé. Mais pour l’heure, les produits
d’exploitation augmentent plus rapidement que les charges, ce qui permet de dégager
un résultat courant fort honorable et un résultat net consolidé en croissance.
Le bilan, quant à lui, demande une analyse un peu plus élaborée, dans la mesure où
il permet d’évaluer le redressement du Monde et de comparer ses ratios à ceux qui sont
dégagés par des entreprises d’autres
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 609

Chiffre d’affaires en
1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
MF 2000^1
Quotidien et
1 075 1094 1 103 1087 1 171 1 152 1259
publications 1442
1 137 1 186 1 185 1221 1303 1425 1580
Groupe Le Monde 2192^
Part du Groupe dans
62 92 82 134 132 273 321
le total '750""'
Part du Groupe dans
5,45 % 7,76 % 6,92 % 10,97 % 10,13 % 19,16% 20,32 %
le total ^4,21%

TABLEAU 34 : Part du quotidien et du groupe dans le chiffre d’affaires total


en millions de francs.

Chiffre d'affaires en
M€ 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000

Quotidien et
164 167 168 166 179 176 192 220
publications
Groupe Le Monde
173 181 181 186 199 217 241 334
Part du Groupe dans le
9 14 13 20 20 42 49 114
total
Part du Groupe dans le
total 5,45 % 7,76% 6,92 % 10,97 % 10,13 % 19,16% 2032 % 3421%

TABLEAU 35 : Part du quotidien et du groupe dans le chiffre d’affaires total


en millions d’euros.

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 1993-2000


Produits
1 137 1 186 1 185 1221 1303 1425 1580 2 282 +100%
d’exploitation
Charges
1 180 1255 1231 1227 1260 1361 1501 2 163 +83 %
d’exploitation
Résultat
-42 -69 -45 -6 42 63 79 119 —
d’exploitation
Résultat net
-58 -74 -65 5 9 29 43 63 —
consolidé
TABLEAU 36 : Groupe Le Monde, compte d’exploitation consolidé en millions de francs.

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 1993-2000


Produits
173 181 181 186 199 217 241 348 +100 %
d’exploitation
Charges
180 191 188 187 192 207 229 330 +83 %
d’exploitation
Résultat
-6 -11 -7 -1 6 10 12 18 +400%
d’exploitation
Résultat net
consolidé -9 -11 -10 1 1 4 7 10 +211%
TABLEAU 37 : Groupe Le Monde, compte d’exploitation consolidé en millions d’euros.
610 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999^ 2000


Total du bilan
620 600 699 633 668 726 865 2 033
consolidé
40 -12 103 122 135 160 212 586
Capitaux propres
184 176 167 124 82 51 59 296
Dettes à long terme
Résultat 42 -69 -45 -6 42 63 79 119
d’exploitation
Résultat consolide
-54 -71 -63 3 8 24 40 49
(part du groupe)
Ratios ___
Dettes 460% 1467 % 162 % 102 % 63% 32% 32% 50%
sur tonds propres
Résultat sur tonds
propres ■135% -592 % -61 % 2% 6% 15% 19% 8%
TABLEAU 38 : Groupe Le Monde, bilan consolidé en millions de francs.

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000


Total du bilan
95 91 107 96 102 111 132 310
consolidé
Capitaux propres
6 -2 16 19 21 24 32 89
Dettes à long terme
28 27 25 19 13 8 9 45
Résultat d
-6 -11 -7 -1 6 10 12 18
exploitation
Résultat consolidé
-8 -11 -10 0 1 4 6 7
(pan du groupe)
TABLEAU 39 : Groupe Le Monde, bilan consolidé en millions d’euros.

secteurs. La première constatation est que le total du bilan, après une forte contraction entre
1990 et 1994, a commencé à croître, ce qui signifie que le groupe détient des actifs plus
nombreux et de plus grande valeur ; c'est le symptôme d’une entreprise dont le périmètre de
consolidation est en forte croissance. Entre 1994 et 2000, le total du bilan a crû de 239 % ;
par comparaison, entre 1990 et 1997, le total du bilan du groupe LVMH, une des plus
florissantes des entreprises françaises, a augmenté de 120 %.
Dans le même temps, la recapitalisation du Monde conduit à la restauration des fonds
propres du groupe, qui étaient négatifs en 1994. En outre, cette recapitalisation, qui a
permis le redressement durable de l’entreprise et de ses principaux agrégats, favorise le
désendettement du groupe. Alors que les dettes à long terme représentaient près de cinq
fois le montant des fonds propres en 1993, elles sont résorbées en quelques années, pour
atteindre à peine le tiers des fonds propres en 1999; elles remontent à 50% des fonds
propres en 2000, à la suite de l’achat du groupe Midi libre. On peut comparer ces
performances avec celles du groupe LVMH,
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 611

qui ne cesse d’acquérir de nouvelles participations, et dont les dettes à long terme évoluent
depuis dix ans, entre 33 et 76 % des fonds propres. Le groupe Pernod-Ricard, qui
fonctionne par cycle d’endettement et de désendettement, a, depuis vingt ans, un ratio de
dettes sur fonds propres qui évolue entre 38 et 115 %. Le groupe Le Monde a donc devant
lui une large marge de manœuvre, qui se traduit par une capacité d’endettement importante
et la possibilité de poursuivre l’extension de son périmètre. Le ratio financier du résultat
consolidé (part du groupe) sur fonds propres, qui évalue la rémunération des capitaux
investis dans l’entreprise, montre qu’après une phase de redressement, le groupe Le Monde
peut rémunérer ses actionnaires.

Le Monde, premier quotidien national français


Ces résultats sont assis avant tout sur le renouveau du quotidien, qui s’est traduit par
une forte progression de la diffusion entre 1994 et 2000. Le Monde est le seul des
quotidiens nationaux d’information générale qui ait réussi à endiguer la crise de la
presse. Il est, avec le quotidien sportif LÉquipe et les deux quotidiens économiques, Les
Échos et La Tribune, le journal qui a le plus progressé depuis six ans. La diffusion totale
du quotidien Le Monde, en incluant les quelque 10 000 exemplaires gratuits, dépasse la
barre symbolique des 400 000 exemplaires, qu’elle n’avait pas atteint depuis de longues
années.

Le Figaro Le Monde LÉquipe France-Soir


1994 374 369 343 912 334 833 186 089
1995 383 861 368 856 352 547 184 152
1996 364 584 367 787 384 003 170 014
1997 366 500 382 944 386294 161733
1998 360 441 385 254 404 655 156 106
1999 366 690 390 840 386 189 144 573
2000 360 909 392 772 397 898 119 334
2000/1994 -13 460 +48 860 +63 065 -66 755
Libération Les Echos La Croix LHumanité La Tribune
1994 170 073 99 57O_ 91 423 63 299 70 457
1995 167 726 _102208_ 93 015 61 918 71 167
1996 160 654 105 5()6 __91 552 58 245 72 125
1997 170 805 _no473_ 90 934 56 444 78 372
1998 169 614 114 601 84 897 52 081 82 739
1999 169 427 122 999 87 034 54 708 85 885
2000 169 011 128 342 86 574 50 097 86574
2000/1994 -1062 +28 772 -4 849 -13 202 +16 117
TABLEAU 40 ; Diffusion totale payée de la presse quotidienne nationale (OJD).
612 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Cette progression de la diffusion a été acquise par les ventes au numéro, qui sont
passées de 239 386 à 254 114 exemplaires en moyenne par jour, mais surtout par les
abonnements qui croissent proportionnellement plus vite, de 104 465 à 138 657
exemplaires diffusés chaque jour. L’effort de prospection qui a été consenti par le service
commercial du Monde est venu seconder le renouveau rédactionnel, qui continue à porter
ses fruits au-delà de la période de lancement de la nouvelle formule. Toutefois,
l’accroissement de la prospection débouche sur une question industrielle : comment
organiser une distribution plus rapide et plus régulière, sachant que les acheteurs du
Monde sont fortement sensibles à l’heure de livraison, qui ne doit pas être trop tardive. En
2000, Le Monde a lancé une étude sur la diffusion en banlieue, avec pour objectif de
chercher les moyens industriels et commerciaux d’approvisionner plus rapidement la
région parisienne et d’accroître le nombre des points de vente.
Cependant, toute décision est suspendue à l’évolution des NMPP, alors que les
syndicats freinent l’application du plan de réforme et tandis que le groupe Amaury,
partenaire important avec Le Parisien et Id Équipe, menace de mettre en place son propre
réseau de distribution en Ile-de-France. Au sein du groupe Le Monde, plusieurs logiques
s’affrontent : une partie des équipes commerciales et de l’imprimerie prêche en faveur de
l’acquisition d'une troisième rotative, qui permettrait de tirer un plus grand nombre
d'exemplaires en début d’après-midi, afin de mieux distribuer Le Monde en banlieue
parisienne et dans les grandes villes de province. Mais un investissement de cet ordre
coûterait au moins 300 millions de francs (45 millions d’euros) à l’entreprise, ce qui
conduit le conseil de surveillance à réfléchir avant de lancer un tel achat. En attendant,
afin de faire face aux besoins financiers de l’imprimerie, Le Monde SA a augmenté le
capital de sa filiale en juillet 2000. 60 millions de francs (9 millions d’euros) ont été
apportés, qui ont fait descendre la participation de Hachette à 5 % du capital de la société
Le Monde Imprimerie SA.
Certes, les abondantes recettes publicitaires des années récentes laissent espérer une
capacité de financement croissante, mais Le Monde, à deux reprises par le passé219, s’est
laissé entraîner sur la pente séduisante de l’investissement industriel lourd, qui a conduit,
à la fin des années soixante- dix et à la fin des années quatre-vingt, à l’abandon du primat
rédactionnel

219 Au début des années soixante-dix, le doublement de la capacité de production, par l’installation
d’une seconde imprimerie à Saint-Denis ; au cours des années quatre-vingt, la construction de
l’imprimerie d’Ivry, largement surdimensionnée par rapport à l’économie du journal.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 613

et débouché sur un état de quasi-faillite. Le chiffre d’affaires du Monde Publicité a certes


augmenté de 142 % entre 1994 et 2000, mais la conjoncture peut s’avérer exceptionnelle,
ce qui incite la direction du groupe à conserver une certaine prudence dans les prévisions.

Publicité 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000


commerciale 184 183 196 238 293 375 467
emploi 50 58 59 74 92 87 108
financière 29 28 29 41 41 95 66
totale 264 270 285 353 426 556 641
TABLEAU 41 : Chiffre d’affaires publicitaire du quotidien Le Monde en millions de francs.

Publicité 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000


commerciale 28 28 30 36 45 57 71
emploi 8 9 9 11 14 13 16_
financière 4 4 4 6 6 14 10
totale 40 41 43 54 65 85 98
TABLEAU 42 : Chiffre d’affaires publicitaire du quotidien Le Monde en millions d euros.

Top 8 % Top 2 %
Le Monde 16,6% 23,0 %
Le Figaro 13,3% 19,5 %
Libération 8,0 % 11,4%
L'Équipe 7,6% 12,0 %
Les Échos 7,1 % 12,0%

TABLEAU 43 : Titres les plus lus par les hauts revenus en 19991.
Ce travail a été rendu plus facile par les résultats des mesures d’audience réalisées
par les instituts de sondage. Depuis plusieurs années, Le Monde arrive toujours en tête
dans les sondages réalisés par IPSOS pour Europqn. Ainsi, en 1999, Le Monde compte
1954 000 lecteurs et devance Le Figaro, 1378 000, et Libération, 903 000, tandis que
Les Échos recensent 773 000 lecteurs 220 221 . Les publicitaires du Monde peuvent
également valoriser les lecteurs du Monde auprès des annonceurs de produits financiers
ou de luxe, dans la mesure où Le Monde est le premier quotidien français lu par

220 Ipsos Médias, La France des hauts revenus 1999, octobre 1999, L’univers de référence est
composé des individus âgés de plus de 18 ans, correspondant aux 8 % de la population française (3
604 000 individus) ayant les plus hauts revenus. Au sein de cette catégorie, qui forme le «top 8 % »,
902 000 individus composent le «top 2 % » des plus hauts revenus français.
221 «Lecteurs numéro moyen», IPSOS/EUROPQN, Audience de la presse quotidienne en 1999
(12 mois), mars 2000. La méthodologie du sondage ayant été modifiée par rapport aux années
précédentes, les comparaisons sont impossibles.
614 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

les « hauts revenus », devant tous ses concurrents, aussi bien les quotidiens
d’information générale que les quotidiens sportifs et économiques.
C’est pourquoi des secteurs d'annonceurs tels que la mode ou les produits de luxe,
mais également l’automobile et l’informatique, jusque- là plus ou moins négligés par la
régie du Monde, ont été prospectés activement, afin de redonner au quotidien une place
digne de son audience dans les plannings des annonceurs. En termes de recettes
publicitaires, la démarche a largement porté ses fruits. D’autant plus que, en termes de
diffusion, Le Monde a reconquis la place de premier quotidien national français, qu’il
avait perdue au profit du Figaro222 au milieu des années 1980.
Si la prospérité retrouvée du quotidien et les développements du groupe contribuent à
l'amélioration des comptes du Monde, elle influe aussi sur l accroissement des revenus
des personnels. Ces derniers peuvent dès lors profiter de la faculté qui leur est offerte par
le directoire et le conseil de surveillance de participer à l’actionnariat du groupe.

Le personnel investit dans le capital du journal


A partir de 1997, en devenant durablement bénéficiaire, le groupe Le Monde est entré
dans une nouvelle phase, qui lui permet d’envisager des développements futurs. Dans ce
but, le directoire souhaite augmenter les fonds propres de l’entreprise, afin d’accroître sa
capacité d’investissement. La conversion des comptes courants d’actionnaires en actions
de la société apparaît comme une solution, qui se substituerait en partie au remboursement
auquel les sociétés actionnaires ne sont pas attachées. Cependant, la répartition du capital
entre les actionnaires internes et externes doit évoluer parallèlement à chaque
augmentation de capital, sauf à modifier l'équilibre que l’ensemble des associés souhaite
figer dans une proportion de 52 % pour les actionnaires internes et 48 % pour les
actionnaires externes. Il apparaît donc nécessaire que les salariés du journal apportent
également leur contribution aux augmentations de capital, dans la mesure où l’association
Hubert Beuve-Méry ne peut le faire, faute de capitaux. C’est pour favoriser l’apport de
capitaux par le personnel que sont créées deux entités complémentaires, quoique de
nature juridique différente, la Société civile des personnels du Monde et le Fonds
commun de placement du Monde.

222 Lorsque Le Figaro a modifié sa maquette en novembre 1999, il a supprimé de sa manchette le


slogan « premier quotidien national français » qui figurait sous son titre depuis 1986.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 615

La création de la Société civile des personnels du Monde est annoncée en


décembre 1996 *. Elle est le résultat de l’accord entre les conseils d’administration de
la Société des rédacteurs, de la Société des cadres et de la Société des employés,
présidées respectivement par Gérard Courtois223 224, Bernadette Santiano et Isabelle
Naudin.
Le préambule de l’acte constitutif de la société explique les enjeux de cette
création :

« La recapitalisation de la société Le Monde SA par voie d’augmentation de capital


engagée depuis 1994 entraînera la dilution de la participation des trois sociétés
d’actionnaires salariés et notamment celle de la Société des rédacteurs du Monde lors de
la souscription des 52 actions restantes. Toute augmentation ultérieure du capital, soit au
moment du remboursement des comptes courants, soit pour financer des projets de
développement, entraînera la perte pour les actionnaires de catégorie A (internes) du
contrôle de la SA Le Monde au profit des actionnaires de catégorie B (externes), et la
perte pour la Société des rédacteurs du Monde de la minorité de blocage mise en place à
travers des prêts d’actions avec la Société des lecteurs et l’association Hubert
Beuve-Méry.
La Société des rédacteurs du Monde, la Société des cadres et la Société des employés
partagent le même attachement à l’indépendance du Monde vis-à-vis de tous les
pouvoirs. Convaincues que l’indépendance du journal Le Monde et de ses publications
passe par celle de l’entreprise, elles ont donc conclu le présent pacte social, qui a pour
objet de garantir la stabilité de l’actionnariat de la SA Le Monde. Les trois sociétés de
salariés, conscientes du rôle de la Société des rédacteurs du Monde, acceptent que cette
dernière détienne la majorité des droits de vote de la Société des personnels du Monde.
Les deux autres sociétés de salariés détiennent ensemble la minorité de blocage. Les
sociétés de salariés s’engagent sous cette bannière commune à défendre ensemble le
principe d’un actionnariat intérieur majoritaire, garantie d’une indépendance durable de
la société éditrice225. »

La Société civile des personnels du Monde ainsi fondée est une société au capital
social de 10000 francs divisé en 100 parts de 100 francs. 60%

223 «Les salariés du Monde créent une nouvelle société d’actionnaires», Le Monde, 24
décembre 1996.
224 L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du 30 niai 1996 a modifié la composition
du conseil d’administration. Le président sortant, Olivier Biffaud n’est pas réélu. Le conseil
d’administration est composé de Jean-Louis Andréani, Philippe Bernard, Christine Garin, Alain
Lompech et Emmanuel de Roux, nouveaux élus qui rejoignent Éric Azan, Gérard Courtois,
Dominique Gallois, Alain Giraudo, Serge Marti, Véronique Mortaigne et Martine Silber. Gérard
Courtois est élu président de la Société des rédacteurs du Monde.
225 Préambule des statuts de la Société civile des personnels du Monde.
616 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

du capital est détenu par la Société des rédacteurs, 22 % par la Société des cadres et 18
% par la Société des employés. La société a pour objet l’acquisition et la gestion
d’actions de la société Le Monde SA. Elle est dirigée par un conseil de gérance,
composé de six représentants des sociétés actionnaires, 3 pour les rédacteurs, 1 pour
les cadres, 1 pour les employés, le sixième étant choisi par les trois sociétés réunies.
Un des six gérants est élu président à la majorité simple par le conseil de gérance.
C’est Alain Fourment, secrétaire général de la rédaction, qui est élu président le 6
mars 1997 ; il occupe le nouveau siège créé pour les actionnaires internes au conseil
de surveillance de la SA Le Monde et réservé à la Société des personnels226.
La Société des personnels du Monde fait partie d’un dispositif qui vise à donner aux
salariés les moyens de participer aux augmentations de capital à venir. Il s’accompagne
de la mise en place d’un fonds commun de placement permettant de mobiliser l’épargne
salariale ainsi que de la négociation d’un plan d’épargne d’entreprise et d’un accord
d’intéressement visant à favoriser cette épargne. Le 27 juin 1997, l’accord
d'intéressement et le plan d’épargne d’entreprise sont approuvés par l’ensemble des
syndicats, y compris le Syndicat du livre CGT, qui s’était jusqu’à présent déclaré hostile à
toute participation de ses syndiqués au capital de l’entreprise. D’une durée de trois ans,
l’accord d’intéressement prévoit que l’entreprise consacrera entre 8 et 20 % de son
résultat d’exploitation à l’intéressement des personnels. En complément, l’ensemble des
versements volontaires qui seront effectués par les salariés, constitués par le reversement
de l’intéressement et/ou par des versements d’épargne personnelle, sera abondé par
l’entreprise. Cet abondement, qui est une incitation à l’épargne salariale, est fixé à 135 %
pour le reversement de la prime annuelle d’intéressement et entre 100% et 50% pour les
versements de l’épargne personnelle, en fonction du niveau individuel de salaire.
Le Fonds commun de placement de Monde, destiné à accueillir l’épargne salariale et à
acquérir des actions de la SA Le Monde, dont les statuts sont approuvés par la
Commission des opérations de Bourse le 7 novembre 1997, est créé le 1er décembre 1997.
Le conseil de surveillance du Fonds est composé de douze membres : trois représentants
de la direction de la SA Le Monde, huit salariés élus (quatre rédacteurs, deux cadres, un
employé

226 La réforme des statuts du conseil de surveillance a été adoptée par l’assemblée générale
extraordinaire de la SA Le Monde, le 19 décembre 1996.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 617

et un ouvrier) et, siégeant ès qualité, le président de la Société civile des personnels du


Monde.
Les modalités de l’augmentation de capital réservée aux salariés sont examinées
par le conseil de surveillance du 19 décembre 1997 et approuvées par l’assemblée
générale de la SA Le Monde, le 27 janvier 1998, La souscription des actions réservées
au personnel bénéficie d’un double abattement : d’une part, l’abattement de 20 %
prévu par la législation, et, d'autre part, un abattement supplémentaire compensant le
renoncement volontaire au versement de dividendes prioritaires auxquels ont droit les
actionnaires extérieurs. Les actions créées sont dites actions de catégorie C, qui
représentent un intermédiaire entre les actions A détenues par les sociétés de personnel
et l’association Hubert Beuve-Méry, et les actions B. détenues par les sociétés de
capitaux externes. L’assemblée générale de la SA Le Monde prévoit la création de 85
actions C de 500 francs (83 euros déflatés) de nominal, assorties d’une prime
d’émission de 233 500 francs (38 750 euros déflatés)1 ce qui représente un apport total
de 19 890000 francs (3,3 millions d’euros déflatés). Le Fonds commun de placement
acquiert ces actions au cours des années suivantes, en fonction de ses disponibilités
financières.
Pour une communauté de salariés forte d’environ 800 personnes, auxquelles
s’ajoutent 89 pigistes éligibles, cela représente un apport de plus de 22 000 francs (3
600 euros) par personne sur deux ans, dont environ la moitié est versée par l’entreprise
au titre de l’abondement. Au 1er octobre 1998, le fonds commun de placement peut
acquérir 48 actions, pour un peu plus de 11 millions de francs (3,3 millions d’euros
déflatés), alors qu'il a déjà recueilli plus de 22 millions de francs (6,6 millions d’euros
déflatés) depuis l’ouverture du fonds commun de placement, le 1 er décembre 1997 227
228
.
Au versement exceptionnel des salariés au mois de décembre 1997, plus de 5
millions de francs (0,8 million d’euros déflatés), abondé par l’entreprise à hauteur de
80 %, soit 4 millions de francs (0,7 million d’euros déflatés), se sont ajoutés
l’intéressement aux résultats 1997 versé en juin 1998, soit 3,6 millions de francs (0,6
million d’euros déflatés) abondé à hauteur de 135 % soit 4,9 millions de francs (0,8
million d’euros déflatés) ainsi que l’épargne volontaire des salariés, qui est abondée à
hauteur de 76 % par l’entreprise. Cette épargne volontaire, qui, au début de l’année
1998, représente un versement total de 200000 francs (33 000 euros) par mois pour les
salariés adhérents au fonds commun de placement, ne cesse d’augmenter ensuite, pour
atteindre 300 000 francs (50 000 euros) par mois au début de l’année 2000. Plus de 70
% des salariés du journal ont adhéré au FCPM et versent en moyenne 5 000 francs (825

227 Par comparaison, les actions B souscrites par la société Claude Bernard participations en
1997 ont une valeur de 500 francs (83 euros déliâtes) de nominal, assorties d’une prime d’émission
de 322 000 francs (53 000 euros déflatés). La valeur de la SA Le Monde est alors estimée à 620
millions de francs (102 millions d’euros déflatés).
1. Protocole d’accord, 1er octobre 1998,
618 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

euros) par an en épargne personnelle et 9000 francs (1 500 euros) par an au titre de
l’intéressement.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 619

En juin 1999, l'intéressement sur les résultats de l’entreprise en 1998, permet de placer
5 millions de francs (0,8 million d’euros déflatés) sur le FCPM, auxquels s’ajoutent 6
millions de francs (1 million d’euros déflatés) au titre de l'abondement. Le fonds commun
de placement peut acquérir les 37 actions restantes. Le FCPM, représenté par la Société
civile des personnels du Monde, détient alors 4,24 % du capital de la SA Le Monde.
Toutefois, la montée en puissance de la société des personnels dans le capital du Monde
met en question la minorité de blocage détenue par la Société des rédacteurs. Cette
dernière en effet, ne disposant d’aucun capital ni de versements volontaires de ses
adhérents, ne peut suivre les augmentations successives du capital social. Or, les
rédacteurs, afin de maintenir l’indépendance de la rédaction, souhaitent conserver au
minimum un tiers des droits de vote en assemblée générale, ce qui leur permettrait
éventuellement de s’opposer à toute mesure qu’ils jugeraient contraire à l’intérêt du
journal.
Dans un premier temps, afin de maintenir son pourcentage de capital, la Société des
rédacteurs souhaite négocier avec l’association Hubert Beuve- Méry, pour que cette
dernière lui consente un nouveau prêt d’actions, comme celui qu’elle a accepté en 1994.
Mais, le différend entre l'association Hubert Beuve-Méry et la Société des rédacteurs du
Monde s’envenime au cours des négociations, qui durent cinq mois et retardent d’autant
l’augmentation de capital. Finalement, la Société des rédacteurs refuse de passer sous les
fourches caudines de l’association Hubert Beuve-Méry, qui exigeait d’elle une
convention de vote, obligatoire et automatique, entre les deux partenaires sur toutes les
questions qui engageraient l’avenir du Monde. La Société des rédacteurs se tourne alors
vers les autres sociétés de personnels, la Société des cadres, la Société des employés, la
Société des personnels et le Fonds commun de placement, afin qu’ils consentent un prêt
de consommation de 16 actions L Le 1er octobre 1998, un protocole
620 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’accord est signé entre les quatre sociétés de personnels et le FCPM qui énonce les
modalités de ce prêt. Le texte stipule, dans un paragraphe concernant les « charges et
conditions » du prêt aux rédacteurs :

« En contrepartie des contrats de prêts de consommation consentis, il est expressément


convenu qu’avant toute prise de décision au sein de l’assemblée générale et du conseil de
surveillance du Monde SA portant sur des opérations de financement telles que définies
précédemment, les parties au présent protocole d’accord s’engagent à organiser une
réunion d’information et de concertation. La convocation à ces réunions est de la
responsabilité du président de la Société des rédacteurs du Monde. Le non-respect de cet
engagement rendrait caduc le présent accord.
En outre, si la Société des cadres du Monde, la Société des employés du Monde, la
Société des personnels du Monde et le Fonds commun de placement des personnels du
Monde constataient conjointement que l’exercice de sa minorité de blocage par la Société
des rédacteurs du Monde menaçait les intérêts fondamentaux de l’entreprise Le Monde SA
et/ou du Fonds commun de placement des personnels du Monde, ils seraient en droit de
dénoncer le présent accord L»

Le protocole d’accord instaure enfin un droit de préemption entre les sociétés de


personnels en cas de vente d’actions. Dans une certaine mesure, les stipulations de ce
protocole limitent la liberté de manœuvre de la Société des rédacteurs. Certes, elle
détient à nouveau la minorité de blocage, en termes de droits de vote, mais elle ne peut
en faire un mauvais usage, au regard des intérêts de l’entreprise et des autres salariés.
Cadres, employés et ouvriers, tous représentés dans la Société des personnels,
rappellent ainsi aux journalistes qu’ils ne pourront pas réitérer les errances des années
quatre-vingt.
La question de la minorité de blocage de la Société des rédacteurs du Monde se pose
à nouveau lors de la souscription de 37 actions en 1999. En juin 1999, les sociétés de
personnel décident alors de créer une nouvelle structure, la Société des rédacteurs et
personnels du Monde, à laquelle chaque société de personnel apporterait la jouissance
des droits de vote attachés à la détention d’actions du Monde SA. Cette société instaure
un fonds commun d’actions, alimenté par la Société des personnels du Monde, le
FCPM et la Société des rédacteurs du Monde (30 pour la SRM, 29 pour le FCP). La
jouissance des droits de vote des actions, dont chaque société conserve la pleine
propriété, est confiée à la Société des rédacteurs
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 621

du Monde. Les prêts de septembre 1998 demeurent actifs, mais ils seront intégrés
progressivement à l’intérieur de la nouvelle société.
Cette initiative, qui permet de conforter l’influence de la Société des rédacteurs au sein
de l’actionnariat, évite la multiplication des prêts d’actions, tout en préservant la minorité
de blocage de la Société des rédacteurs. Le fonds commun de placement peut alors
envisager de souscrire à une nouvelle augmentation de capital, rendue nécessaire par
l’abondance de son actif, ainsi que par la transformation en actions des comptes courants
des actionnaires externes. Le conseil de surveillance du 14 décembre 1999 autorise une
souscription de 44 actions C, réalisée en 2000, pour un montant de 10 296000 francs (1,7
million d’euros). En effet, sur les résultats de 1999, la société Le Monde SA répartit au
personnel en intéressement et abondement une somme supérieure à 17 millions de francs
(2,7 millions d’euros), dont plus de 70 % sont investis dans le FCPM.
L'acquisition d’un nombre conséquent d’actions par le fonds commun de placement
pose la question de l’équilibre des différentes catégories d’actionnaires au sein du Monde
SA. En avril 1997, la répartition avait été figée à 52,6% pour les actionnaires internes et
47,4 % pour les externes, qui avaient apporté des capitaux F Cependant, la création
d’actions réservées au personnel dilue la participation des externes, qui descendent à
46,24 % en juin 1998229 230 et 45,39% en juin 1999231. Si l’augmentation de capital de
l’année 2000 était restée réservée au personnel, les externes seraient alors tombés à 44,41
% du capital232. U apparaît donc nécessaire de faire souscrire également les actionnaires
externes, ce qui permet d’accroître les fonds propres et les capacités de développement de
l’entreprise.

Les évolutions de l’actionnariat


Ce remodelage de l’actionnariat du Monde SA est également rendu obligatoire par des
mouvements à l’intérieur des sociétés d’actionnaires. Ainsi, à la fin de l’année 1998, à la
faveur de la recomposition des participations de Havas et de la CLT, Vivendi est entré par
surprise dans la société Le Monde Investisseurs. Jean-Marie Colombani et Alain Mine,
qui estimaient avoir verrouillé le capital en incluant dans les statuts un double

229 Avec respectivement 1 011 actions et 911 actions sur un total de 1922 actions.
230 Les actionnaires internes ont alors 1 059 actions sur un total de 1970 actions.
231 Les actionnaires internes ont alors 1 096 actions sur un total de 2 007 actions.
232 Les actionnaires internes auraient détenu 1 140 actions sur un total de 2 051. Afin de rétablir les
parités d’origine, il faut donc créer 116 actions à souscrire par les actionnaires externes, ce qui porte le
total des actions à 2167.
622 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

droit de préemption, ressentent cette intrusion comme un camouflet. En menaçant


Jean-Marie Messier d’un procès, ils réussissent à composer avec lui, en acceptant la
cession de la moitié des actions détenues par Vivendi au groupe Suez-Lyonnaise de
Gérard Mestrallet, grand rival de Jean-Marie Messier.
À la fin de l’année 1999, la vente par léna Presse de Radio Classique et du Mon Je
Je la musique au groupe Desfossés, filiale de LVMH, incite Jean- Marie Colombani à
négocier la sortie de la Sagem du capital du Monde SA. Le Monde en effet aurait pu
se porter acquéreur de Radio Classique, mais Pierre Faurre n’avait pas estimé utile de
proposer l’affaire à Jean- Marie Colombani. La Sagem, par l’intermédiaire de léna
Presse, détenait 90 actions du Monde SA, soit 4,68 % du capital, ainsi qu’un compte
courant d'actionnaire créditeur de 6,1 millions de francs (1 million d’euros déflatés).
Après conversion du compte courant en 7 actions, le retrait de la Sagem libère ainsi
97 actions.
Afin de restaurer la parité d’origine avec les actionnaires internes, les autres
sociétés d’investisseurs convertissent le solde de leurs comptes courants en actions
du Monde SA. L’ensemble des comptes courants atteignait 76986000 francs (13
millions d’euros déflatés) en avril 1997. Un quart de cette somme, soit 19264500
francs avait été remboursé le 31 mars 1998, et un autre quart le 31 mars 1999; le
reliquat atteint donc 38493 000 francs, desquels il faut défalquer 6111000 du compte
courant de léna Presse. Les sommes placées en comptes courants, soit 32 382 000
francs, permettent de souscrire 98 actions nouvelles à 500 francs de nominal,
augmenté d’une prime d’émission de 322 500 francs. L’apport en fonds propres pour
Le Monde SA atteint donc 31654 000 francs (5,2 millions d’euros) et il ne reste plus
à rembourser que 728000 francs de comptes courants. Le pari de Jean-Marie
Colombani, qui avait promis de rembourser les comptes courants des actionnaires au
plus tard en 2000 est ainsi tenu à un moindre coût pour l’entreprise dans la mesure où
le remboursement est réalisé en actions, qui renforcent les fonds propres de la
société.
À la suite de ces mouvements d’actionnaires, la société léna Presse disparaît ; une
nouvelle société, Le Monde Europe, qui détient 62 actions, soit 2,86% du capital, est
créée. Les actionnaires de cette société sont les partenaires du Mon Je dans la presse
européenne et régionale : La Statnpa (20 actions), El Pais (17 actions), le groupe de
presse luxembourgeois Editpress (7 actions), ainsi que le groupe de mode italien
Tod’s (17 actions). Le Monde SA détient également une action, comme dans
chacune des autres sociétés d’investisseurs, afin de faire jouer son droit de
préemption
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 623

en cas de cession. La conversion des comptes courants en actions par les sociétés
d’actionnaires oblige la Société des lecteurs du Monde, qui avait un compte courant
très faible, ne permettant d’acheter qu’une action, d’acquérir 19 actions afin de
conserver sa parité avec Le Monde Entreprises, à 226 actions L

Actionnaires internes 1 140 52,61 % Actionnaires externes | 1027 47,39 %


Société des rédacteurs 641 29,58 % Société des lecteurs 226 10,43%
Société des cadres ___ 63 2,91 % LM Entreprises 226 10,43 %
Société des employés 51 2,35 % Le Monde SA 34 1,57%
Société des personnels 129 5,95 % LM Presse 148 6,83 %
Jean-Marie Colombani 1 0,05 % LM Investisseurs 186 8,58 %
Association HBM 255 11,77% LM Prévoyance 83 3,83%
CB Participations 62 2,86 %
LM Europe 62 2,86%

TABLEAU 44 : Répartition des 2 167 actions du capital du Monde SA en juin 2000233 234.

Enfin, Le Monde SA conserve 34 actions, destinées à alimenter un plan de souscription


d’actions en faveur des membres du directoire. En effet, ces derniers, en tant que
mandataires sociaux, ne peuvent bénéficier ni du plan d’épargne d’entreprise ni de
l’intéressement aux résultats. Ils sont donc les seuls employés de la société à ne pas avoir la
faculté de souscrire des actions du Monde SA par l’intermédiaire du fonds commun de
placement. Or, les placements des salariés en actions du Monde s’apparentent à une forme
de stock-options, dans la mesure où les actions sont payées pour moitié par l’entreprise et
qu’elles sont achetées avec une double décote qui laisse espérer un fort bénéfice à la
revente. L’ensemble de ces montages financiers, tant entre les sociétés de personnels
qu’entre les sociétés d’actionnaires externes, conforte l’indépendance de l’entreprise, qui
se trouve dotée de fonds propres importants, à l’heure où elle entame une phase de
développement accéléré.

233 Le 20 mai 2000, l’assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde a donné l’autorisation
au conseil d’administration de souscrire un emprunt afin d’acheter des actions du Monde SA.
234 À compter de l’assemblée générale extraordinaire du 27 juin 2000, le capital social du Monde
SA est exprimé en euros. Pour trouver un chiffre rond après la conversion, il faut au préalable augmenter
le capital par élévation de la valeur nominale des actions en incorporant une partie des réserves, soit 11
023,29 francs, ce qui a pour effet de porter la valeur du nominal de 500 francs à 505,086 francs. Le capital,
alors porté à 1094 523,29 francs ressort à 166 859 euros, divisé en 2 167 actions de 77 euros chacune. Le
nominal des actions est ensuite divisé par 77 afin qu elles atteignent la valeur nominale de 1 euro. Le
capital social est ainsi composé de 166 859 actions d’un nominal de 1 euro chacune.
624 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Du quotidien au groupe
Toutefois, au cours des six années du mandat de Jean-Marie Colombani, l’entreprise
s’est métamorphosée à un rythme trop rapide pour que ne soient pas apparus quelques
dysfonctionnements. Alors qu’en 1994, le groupe Le Monde se réduisait à un quotidien
et à quelques sociétés annexes, il est devenu un ensemble protéiforme, composé d’un
quotidien et d'un nombre important de sociétés filiales ou associées. Certes, le «navire
amiral», grâce à son aura retrouvée, demeure la principale source de profits, mais la
gestion d’un tel groupe demande une plus grande décentralisation que celle d’un
journal, ainsi que des rouages et des procédures plus élaborés. Les membres du
directoire n’assument plus les mêmes tâches que lorsqu’ils furent nommés en décembre
1994 et janvier 1995. Jean- Marie Colombani a dépassé sa fonction première, celle
d’être le «patron du Monde», et s’est affirmé en tant que chef d’entreprise, puis en tant
que président d’un groupe diversifié. Dominique Alduy doit choisir entre l’exercice de
ses fonctions de directrice générale du quotidien et celles de directrice générale du
groupe. Noël-Jean Bergeroux, passé de la direction de la rédaction à la direction de
l’imprimerie, puis à celle du groupe Midi libre, ne peut plus prétendre diriger le groupe,
alors qu’il dirige une de ses filiales. Conscient qu’il faut faire évoluer les structures de
direction du groupe Le Monde, Jean-Marie Colombani a recruté, en décembre 1999, un
secrétaire général pour le directoire, Bruno Patino, chargé de coordonner l’action des
membres du directoire et de mettre un peu d’ordre dans les dossiers. Toutefois, le
nouveau secrétaire général fait office, dans un premier temps, de restructurateur des
filiales Le Monde interactif et les Editions de l’Etoile, en difficulté, ce qui ne lui permet
pas de coordonner les activités du groupe. C’est pourquoi, à l’automne 2000, deux
structures informelles sont mises en place, un directoire élargi et un comité exécutif, qui
permettent, au cours de réunions hebdomadaires, de traiter les dossiers stratégiques.
La constitution d’un groupe diversifié et protéiforme conduit également à
s’interroger sur la marque Le Monde. Certes, celle-ci est déposée depuis longtemps à
l’institut national de la protection industrielle, ainsi qu’un certain nombre de
déclinaisons (Le Monde de...), mais il faut savoir comment la protéger et jusqu’à quel
point une marque «parapluie» peut couvrir des activités diverses. Dans les accords de
partenariat, la licence d’utilisation du titre est généralement bien délimitée : Le Monde
de la musique ou Le Monde des débats ne peuvent utiliser le titre pour d’autres activités
que l’édition d’un mensuel, sans 1 accord du Monde SA. De même,
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 625

les filiales doivent obtenir l’accord de la maison mère avant de lancer un nouveau titre
déclinant la marque Le Monde. Mais, les filiales de filiales peuvent-elles se réclamer
également du Monde, et sous quelle forme ? Dans le passé, Le Monde a vendu sous sa
marque aussi bien des livres et des Cd-rom que des accessoires de bureau et d’écriture,
des T-shirts et des casquettes, du mobilier et des objets ménagers. Là encore, il faudra
faire le ménage, afin de préserver le « capital marque », dont on ne peut jouer
indéfiniment ni impunément.
Une question reste posée, qui sera sans doute tranchée au cours du deuxième mandat de
Jean-Marie Colombani, le quotidien Le Monde est- il une filiale du groupe Le Monde
comme les autres? Ou bien doit-il être conjointement le holding du groupe et la filiale
principale? Déjà, certains rédacteurs du Monde, pourtant comblés de bienfaits matériels et
moraux, par les salaires et l’intéressement et par la restauration du primat de leur quotidien
dans la presse française, ont quelque difficulté à voir leur « patron » s’occuper d’affaires
multiples. Cette situation se traduit par l'expression d’états d’âme résumés dans un tract
intitulé «Le Monde : des bénéfices historiques, mais une ambiance détestable », diffusé par
la section CFDT en mars 2000. Renouant avec les traditions catastrophistes de la rédaction,
ce tract évoque « un climat de méfiance et d’angoisse [qui] s’est installé dans la rédaction»,
ainsi que «la gestion à la tête du client» à propos des primes ou des mutations au sein de la
rédaction.
Dans l’émergence du groupe Le Monde, une autre question reste en suspens, celle qui
concerne les journalistes des sociétés filiales. Faut-il les affilier à la Société des rédacteurs
du Monde ou créer des sociétés de rédacteurs autonomes, éventuellement fédérées entre
elles ? Les rédacteurs du Monde Interactif ou du Monde diplomatique ont ainsi un statut
différent selon leur origine : les anciens rédacteurs du quotidien restent membres de la
Société des rédacteurs du Monde, alors que les journalistes recrutés après la constitution
des filiales ne peuvent pas y adhérer. Le 24 juin 1999, des échanges assez vifs entre
partisans et adversaires de l’une ou l’autre des solutions émaillèrent l’assemblée générale
de la Société des rédacteurs du Monde. Le conseil d’administration de la Société des
rédacteurs du Monde estime que seuls les journalistes du quotidien peuvent être membres
de la Société des rédacteurs. En effet, on conçoit difficilement que les journalistes d’un
groupe de presse extérieur acheté par Le Monde SA puissent, par exemple, désigner le
président du directoire. Cependant, la tradition voulait que les journalistes des publications
annexes fussent membres de la Société des rédacteurs, ce qui inciterait à penser que ceux
des filiales pourraient l’être également. Finalement, la proposition
626 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

du conseil d’administration est repoussée jusqu’à plus ample examen. Le président de la


Société des rédacteurs, Michel Noblecourt, décide alors de constituer un groupe de travail
sur cette question, qui est tranchée lors de l’assemblée générale du 29 juin 2000.
La motion présentée par le bureau à l’assemblée générale de la Société des
rédacteurs du Monde est adoptée par 76,79 % des voix, ce qui montre la
quasi-unanimité sur cette question. Il est décidé de ne pas affilier les journalistes des
filiales à la Société des rédacteurs du Monde, à l’exception toutefois des rédacteurs
du quotidien qui ont conservé leur statut en allant travailler dans une filiale.
Parallèlement, la Société des rédacteurs du Monde s’engage à favoriser la création
de sociétés des rédacteurs et des personnels dans chacune des filiales du groupe et
d’inciter les directions de filiales à ouvrir le capital de chaque société au personnel.
Enfin, la Société des rédacteurs du Monde décide de créer, en accord avec la Société
des cadres, la Société des employés et la Société des personnels, une Fédération des
sociétés des rédacteurs et des sociétés des personnels des diverses sociétés du groupe
Le Monde. Cette fédération aura un rôle purement consultatif, afin de coordonner les
actions des différentes sociétés de personnel.
La question des centres de décision et de leur articulation est ainsi au cœur des
débats au sein des différentes instances du groupe Le Monde. En effet, lorsque
Jean-Marie Colombani est devenu gérant en mars 1994, il a été élu par ses pairs, les
rédacteurs, avant d’être nommé par les actionnaires. Directeur de la publication, il
était vécu comme le patron de la rédaction avant d’être celui du groupe.
L’installation rue Claude Bernard a confirmé symboliquement, dans la topographie
des bureaux, que le président du directoire restait avant tout le directeur du
quotidien. Sis au deuxième étage, celui de la rédaction en chef et du plateau éditorial,
le bureau de Jean-Marie Colombani est flanqué de ceux des responsables du journal,
le directeur de la rédaction, Edwy Plenel, la directrice déléguée, Anne
Chaussebourg, le secrétaire général de la rédaction, Alain Fourment, alors que les
bureaux de la direction générale et de la gestion sont situés au cinquième étage du
bâtiment. La porte du bureau de Jean-Marie Colombani, souvent ouverte comme elle
le fut par tradition d’Hubert Beuve-Méry à André Fontaine, permet aux rédacteurs
de venir le trouver pour régler un problème individuel ou collectif. Toutefois, la
multiplication des activités du groupe, et donc celles de Jean-Marie Colombani, a
conduit ce dernier à fermer plus souvent sa porte pour recevoir des visiteurs, ce qui le
rend moins disponible pour les rédacteurs, bien qu’il fasse l’effort quasi quotidien
d’être présent au bouclage du journal. Nombre de rédacteurs, notamment parmi les
plus anciens de la maison qui connurent les débats
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 625

enfiévrés des années soixante-dix et quatre-vingt, font difficilement leur


deuil de l’ancien temps où Le Monde était une petite entreprise.
Au-delà de ces sentiments nostalgiques, la question reste entière de
savoir si le quotidien doit être ravalé au rang de filiale comme les autres.
Faut-il nommer un président pour chaque filiale, jouissant d’une
autonomie totale par rapport aux autres filiales et ne répondant de ses
actes que devant un directoire restructuré? Cela supposerait que la
transmission des objectifs, élaborés après concertation entre le holding et
la filiale, et la réception des résultats fassent l’objet de procédures
formalisées. Cela supposerait également que la hiérarchie administrative
du quotidien accepte d’abandonner certaines de ses prérogatives, voire
certains de ses champs de pouvoir, afin de laisser les directions
décentralisées décider par elles-mêmes. Les conflits de territoires et de
préséances sont d’autant plus difficiles à résoudre symboliquement que les
locaux de la rue Claude Bernard ne peuvent quasiment plus être modifiés,
depuis que l’on y a décelé des traces d’amiante.

Jean-Marie Colombani réélu


Cependant, le premier semestre 2000 se termine avec la consolidation
du groupe et avec la réélection de Jean-Marie Colombani à sa présidence.
Au cours d’une campagne d’information auprès des personnels, Jean-Marie
Colombani s’efforce d’expliquer aux salariés du Monde les axes de
développement du groupe et d’analyser avec eux les difficultés qu’ils
rencontrent. Réunie le 24 juin 2000, la Société des rédacteurs du Monde se
prononce en faveur du renouvellement du mandat de Jean-Marie
Colombani par 76,17 % de «oui», 8,78 % de «non» et 15,05 % de bulletins
blancs. La Société des cadres du Monde s’était prononcée le 22 juin à 88 %
pour le renouvellement, tandis que la Société des employés et la Société
des personnels, de même que l’association Hubert Beuve-Méry, avaient
voté à l’unanimité pour le renouvellement du mandat de Jean-Marie
Colombani.
Le 27 juin 2000, l’assemblée générale ordinaire et extraordinaire du
Monde désigne les membres du conseil de surveillance, qui se réunit le
même jour dans sa composition nouvelle. Alain Mine est nommé président
et Michel Noblecourt vice-président du conseil de surveillance.
L’association Hubert Beuve-Méry, par la voix de son président François
Soulage, décide de s’abstenir lors du vote sur la présidence, afin de
marquer son hostilité à Alain Mine. Les membres de l’association estiment
en effet que le président du conseil de surveillance les tient mal informés
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 625

des décisions et des discussions. Le conseil de surveillance renouvelle alors


les
626 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

membres du directoire, qui sont tous trois renommés, à l’unanimité et sans


surprise.
Alors que les critiques habituels du journal parlent d’une élection à la Saddam
Hussein, il faut revenir sur les modalités de la nomination du gérant avant 1994 et
du président du directoire depuis 1995. Les statuts du Monde ne sauraient en aucun
cas contrevenir aux lois françaises régissant les sociétés commerciales, qu’elles
soient sous la forme juridique de la SARL de presse ou sous celle de la SA avec
conseil de surveillance et directoire : ce sont les actionnaires qui désignent le «
patron », quel que soit son titre. Dans le premier cas, le gérant est élu par
l’assemblée générale des porteurs de parts à la majorité de 75 % des parts sociales.
C’est ainsi que, en 1951, en acquérant 28,57 % des parts sociales, la Société des
rédacteurs a obtenu de fait un droit de veto sur la nomination des gérants ; mais
pour qu'elle ait la capacité juridique de désigner elle seule les gérants, il aurait fallu
qu’elle acquît 75 % du capital social du journal. Dans la deuxième configuration,
c’est le conseil de surveillance, représentant directement proportionnel des
actionnaires, qui élit le directoire. Comme dans toutes les sociétés anonymes, le
droit de veto émane de la minorité de blocage, qui atteint 33,34 % des droits de
vote. La Société des rédacteurs, qui ne détient plus que 29,58 % du capital de la
société de tête Le Monde partenaires et associés, bénéficie cependant de la
minorité de blocage en termes de droits de vote, grâce à l’accord passé avec les
autres sociétés de personnels. En outre, les statuts de la société précisent que le
président du directoire doit obligatoirement recueillir les deux voix des
représentants de la SRM. Cette dernière peut donc récuser tout candidat qui ne
serait pas agréé par son assemblée générale, puisque les représentants de la SRM
au conseil de surveillance ont dans ce cas un mandat impératif.
Parce que c’est la collectivité des actionnaires, à la majorité des deux tiers ou
des trois quarts, qui désignent le patron de l’entreprise, la Société des rédacteurs
du Monde n’a jamais eu le droit d’élire le gérant ou le président du directoire.
D’ailleurs, ni 1 lubert Beuve-Méry ni Jacques Fauvet n’ont été élus par la Société
des rédacteurs, pas plus d’ailleurs que les gérants administratifs, André Catrice de
1951 à 1969 et Jacques Sauvageot, de 1968 à 1981. Pour Hubert Beuve-Méry, il
n’en était évidemment pas question, de même qu’il a imposé le choix de Jacques
Fauvet à la rédaction, sans vote de celle-ci. C’est lorsque Jacques Fauvet a
demandé une prolongation de son mandat de gérant pour trois ans au-delà de 65
ans que s’est installée une pratique électorale : la Société des rédacteurs a
organisé un « référendum informel » interne qui s’est prononcé à 52 % pour la
prolongation. Mais en échange, face à un gérant affaibli par son
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 627

piètre score, elle a obtenu d’organiser une véritable campagne électorale pour
choisir le candidat de la SRM à la gérance.
Néanmoins, aucun des directeurs du Monde n’a été élu par la Société des
rédacteurs à la suite d'une campagne électorale pluraliste : André Laurens a été
choisi par une « commission des sages » au sein de laquelle la SRM, avec trois
membres sur sept, était minoritaire; André Fontaine a été pressenti par les
actionnaires A, hors de la présence des sociétés de personnels ; Jacques Lesourne a
été imposé par les autres actionnaires à la Société des rédacteurs, qui n’a pas osé
utiliser son droit de veto. Certes, André Laurens, André Fontaine et Jacques
Lesourne se sont pliés à la coutume de se présenter devant le suffrage des
rédacteurs, mais seulement après avoir été désignés comme futurs directeurs par
d’autres instances et sans qu’ils aient à affronter un autre candidat. Seul
Jean-Marie Colombani, en 1994, a été choisi et élu par la Société des rédacteurs et
a été imposé par cette dernière aux autres actionnaires.
En revanche, les deux candidats de la rédaction qui ont été élus par elle pour
être candidats à la gérance, Claude Julien en 1980 et Daniel Vemet en 1990, l’ont
été après une longue campagne électorale qui a déchiré la rédaction et après de
multiples réunions et de nombreux tours de scrutin L Dans les deux cas, ces
candidats de la Société des rédacteurs ont finalement été récusés, Claude Julien par
la Société des rédacteurs elle- même, qui l’a « desélu », et Daniel Vernet par les
actionnaires extérieurs qui ont fait jouer leur propre droit de veto. En 1994, comme
en 2000, Jean-Marie Colombani était l’unique candidat à l’assemblée générale de
la SRM, mais tous les rédacteurs membres de la société étaient libres de se
présenter contre lui. S’il s’est exposé aux suffrages de ses collègues, c’est pour
afficher son respect envers la SRM, mais, juridiquement, il aurait très bien pu se
passer de cet adoubement et se présenter seulement devant les actionnaires,
comme le fit Hubert Beuve-Méry pour lui-même en 1944 et 1951, puis pour
imposer Jacques Fauvet comme son successeur en 1968. Il n’en sera pas de même
en 2007, puisque la SRM dispose maintenant d’une arme de dissuasion,
l’obligation pour le président du directoire de recueillir une majorité doublement
qualifiée, plus des deux tiers des voix au conseil de surveillance, dont celles des
deux représentants de la SRM.
Au cours de son deuxième mandat, Jean-Marie Colombani devra affronter une
réorganisation du groupe, tout en poursuivant son développe-

1. Six mois de campagne électorale et sept tours de scrutin pour élire Claude Julien à la
candidature, dix mois de campagne électorale et cinq tours de scrutin pour présenter Daniel
Vernet aux actionnaires.
628 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

ment. Mais, à partir de 2001, l’environnement économique devient plus


défavorable. En outre, dans un paysage médiatique d’abord revigoré par
l’abondance des recettes publicitaires, puis traumatisé par la chute de ces
dernières, la concurrence menace d’être rude. La presse et plus largement
les médias apparaissent en effet à de nombreux investisseurs comme des
proies faciles dans un secteur en crise conjoncturelle, mais dans lequel la
rentabilité peut devenir fort honorable, et où les retombées médiatiques
peuvent être appréciables. Le groupe Le Monde, qui est devenu un des
acteurs majeurs de la recomposition de la presse française, ne laisse pas
indifférent le microcosme des affaires et de la politique. Il apparaît à
certains comme une menace et à d’autres comme un des derniers espaces de
liberté.
17.

Faire face

Entre l’été 2000 et l’été 2004, Le Monde traverse une période tourmentée : les
chocs politiques, culturels, économiques et sociaux se succèdent, tandis qu'un
mouvement de fond anti-médiatique parcourt la société française. À la fin de
l’année 2000, le retournement de la conjoncture économique est marqué par la
rupture de la croissance et la baisse des indices boursiers : alors que le rythme
annuel de croissance du PIB français dépassait 3 % durant les années 1998 à
2000, il s’affaisse à un rythme proche de 1 % durant les années 2001 à 2003 ;
l’indice CAC 40, qui avait bénéficié de la « bulle Internet » pour passer de 3 649
points au plus bas de 1999 à 6922 points le 4 septembre 2000, soit un
quasi-doublement, ne cesse de glisser, pour tomber à 2403 le 12 mars 2003, en
baisse de 65%, puis de remonter pour atteindre en fin d’année les 3 557 points,
légèrement en dessous du plus bas de l’année 1999. Cette conjoncture
économique est évidemment affectée par des mouvements géopolitiques
majeurs, notamment les attentats contre New York et Washington le 11
septembre 2001, qui entraînent la guerre en Afghanistan et la guerre en Irak, mais
elle est également la conséquence d’une déflagration interne à l’économie de
marché, qui est mise en cause par la faillite d’Enron en novembre 2001 puis par
l’implosion de Vivendi-Universal au printemps 2002. En France, le choc
politique de l’élection présidentielle de 2002, qui voit le président du Front
national accéder au second tour, vient semer encore un peu plus la confusion.
Enfin, l’affirmation du courant antimédiatique, dont l’émergence remonte au
début des années quatre-vingt- dix, débouche sur la mise en cause du journal Le
Monde à travers une salve de livres publiés en 2003 b C’est dans ce contexte
chahuté que le

1. Daniel CARTON, op. cit., Pierre PÉAN et Philippe COHEN, op. cit., Alain ROLLAT,
op. cit., Bernard POULET, op. cit., ainsi que Gilbert COMTE, Lettres enfin ouvertes au direc-
630 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

groupe Le Monde doit affronter, non seulement la crise de la presse et de la


publicité qui concerne l’ensemble des titres, mais encore la poursuite de son
développement, marqué par la fusion avec le groupe des Publications de La Vie
catholique (PVC), en décembre 2003.

La poursuite du développement
Pour Jean-Marie Colombani, la continuation d’une politique de
développement du groupe est devenue un impératif qui doit permettre de sauver
définitivement le quotidien Le Monde. En effet, depuis la fin des années
soixante-dix, le journal se trouve confronté à une évolution du marché publicitaire
qui revêt deux aspects : d’une part, le marché continue de croître globalement,
mais avec une tendance à l’accentuation des cycles économiques qui voient
alterner des phases d’euphorie et des périodes de dépression ; par ailleurs, la part
des quotidiens nationaux dans l’ensemble du marché publicitaire ne cesse de
s’éroder, ce qui risque de menacer à long terme leur existence même. En outre,
depuis une vingtaine d’années, Le Monde a subi plusieurs crises financières et
plusieurs crises de lectorat, qui ont menacé à plusieurs reprises de conduire
l’entreprise à la faillite. Certes, les résultats lissés sur un cycle de six à huit années
montrent que Le Monde est encore viable, mais il est contraint de se développer
pour que la rentabilité du groupe demeure le garant de sa pérennité. Aussi, pour se
mettre à l’abri d’une nouvelle dépression publicitaire et d’une crise de lectorat, il
faut placer le quotidien au sein d’un groupe de presse à périodicités et publics
multiples, qui permettra d’amortir les chocs de la conjoncture. Mais, la
préservation de l’indépendance du quotidien et son corollaire, la minorité de
blocage conférée à la Société des rédacteurs, exige que ce soit Le Monde
lui-même qui soit l’initiateur et le pilote de ce regroupement. Il est donc
nécessaire, tout en poursuivant une active politique de développement interne et
externe, de reconfigurer le groupe Le Monde pour l’adapter au nouveau périmètre
en gestation.
C’est dans le but de développer l’offre éditoriale que Le Monde accueille
favorablement le projet de François Siegel et de son frère Jean-Dominique,
anciens patrons de VS’D, de réaliser un magazine mensuel à partir de textes parus
dans le quotidien associés à des photographies de qualité. Présentée en janvier
2000, la maquette de cette nouvelle version d’un «Monde Illustré» réalisée par les
frères Siegel évolue au cours du printemps, lors de

teur du Monde, Dualpha, 2003, et Régis DEBRAY, Le Siècle et la règle, Une correspondance avec le
frère Gilles-Dominique o.p., Fayard, 2004.
FAIRE FACE 631

la fabrication de numéros « zéro ». La direction du Monde ayant souhaité que le groupe


Hachette apporte son savoir-faire en matière de photos de presse, notamment au travers
des nombreuses agences qu’il contrôle, une société en partenariat, PHM, est constituée,
détenue à 50,8 % par Le Monde et à 49,2 % par Hachette Filipacchi Médias ; PHM
détient 65 % du capital de la société éditrice magazine, Issy Presse, 35 % étant détenus
par les frères Siegel. Lancé en novembre 2000, Le Monde 2 est un mensuel de 120 à
164 pages imprimées en quadrichromie dans le format des news magazines, vendu au
prix de 20 francs (3 euros), avec un objectif de ventes situé au départ autour de 100 000
exemplaires. Après les premiers numéros qui bénéficient de la nouveauté, la diffusion
payée se stabilise légèrement au-dessus de 120000 exemplaires1. Toutefois, le mensuel
est arrêté après le numéro 35, paru en décembre 2003, pour céder la place à la nouvelle
formule hebdomadaire du Monde 2, vendue avec le quotidien en fin de semaine.
Conforté par les bons résultats de l’année 2000, le groupe demeure à la recherche de
projets de développement internes ou externes. Au printemps 2001, Le Monde entame
des négociations avec Vivendi-Universal, en vue d’acheter l’hebdomadaire Courrier
international, qui faisait partie du périmètre du groupe L’Express-L’Expansion ; la
vente est conclue en juin 2001, l’hebdomadaire intégrant le groupe Le Monde dès le 1 er
juillet235 236. Courrier international a été fondé en 1990 par Jean-Michel Boissier, Hervé
Lavergne, Maurice Ronai et Jacques Rosselin ; le titre a été racheté cinq ans plus tard
par la Générale occidentale avant de passer dans le giron de la CEP Communication,
devenue Vivendi Universal Publishing à la suite de la fusion de Havas et de la
Compagnie générale des eaux et de la transformation de cette dernière en Vivendi.
L’intégration de Courrier international au sein du groupe Le Monde se traduit par un
coup de fouet au développement de l’hebdomadaire, qui voit sa diffusion augmenter
rapidement237.
Dans La Face cachée du Monde238, Pierre Péan et Philippe Cohen

235 Diffusion payée : 134 037 en novembre et décembre 2001,122 945 en 2002 et 120 078 en
2003. Source Diffusion contrôle.
236 L’hebdomadaire est détenu par une filiale du groupe Le Monde, Publications internationales,
dont le président du conseil de surveillance est Jean-Marie Colombani et le président du directoire
Philippe Thureau-Dangin, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire.
237 Diffusion totale de Courrier international : 118 681 exemplaires en 1999, 125 803 en 2000,
149 344 en 2001, 166 720 en 2002, 190 151 en 2003. Source Diffusion contrôle.
238 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée..., op. cit., p. 413-416*
632 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

racontent les tractations entre Le Monde et Vivendi, avec leur parti pris habituel, qui les
conduit à adopter sans recul les thèses que Jean-Marie Messier développe dans
l’ouvrage qu’il a publié après son éviction de Vivendi1. Surtout, leur obsession à
dépeindre Jean-Marie Colombani comme un chef d’entreprise aux abois les conduit à
inverser les rôles. Au printemps 2001, lorsque se déroulent les négociations, ce n’est
pas Le Monde qui «a besoin de cash et de comptes assainis», mais bien Jean-Marie
Messier. En effet, la fusion entre Vivendi, Seagram et Canal+, qui a été approuvée par
l’assemblée générale du 5 décembre 2000, et la marche forcée vers l’Amérique et la
communication contraignaient Jean- Marie Messier à vendre plusieurs des actifs
français de l’ancienne Générale des eaux et de Havas : la participation dans Havas
advertising, une partie de la participation dans Vivendi Environnement, le cœur
historique du groupe fondé en 1853, la vente de la participation dans France Loisirs, et
bien d’autres encore. Au printemps 2001, pour financer l’acquisition, payée beaucoup
trop cher, de l’éditeur américain Houghton Mifflin, Jean- Marie Messier décide de
vendre la presse professionnelle, le pôle santé et l’organisation de salons
professionnels. Il ne conserve plus que la presse gratuite (Comareg) et
L’Express-L’Expansion, qui seront bientôt cédés à la Socpresse et à Serge Dassault, la
Comareg rejoignant France-Antilles. La situation financière des deux protagonistes de
la cession de Courrier international explique ainsi que le prix final, 14 millions d’euros,
se situe à égale distance de la proposition du Monde (12 millions d’euros) et des
souhaits de Vivendi (16 millions). Pour accélérer la vente, et la rentrée d’argent qui en
découle, Jean-Marie Messier accepte même de garantir un minimum d’achat d’espace
publicitaire auprès de la régie du Monde, alors que la conjoncture publicitaire s’est
retournée depuis le début de l’annéeJ.
Plus généralement, il est intéressant pour l’historien d'étudier avec quelle hargne des
représentants d’une gauche antilibérale et « politiquement correcte» prennent le parti
de Jean-Marie Messier, par haine du Monde. En effet, Jean-Marie Messier a tenté de
faire croire que les déboires de son 239 240 241

239 Jean-Marie MESSIER et Yves MESSAROVITCH, Mon vrai journal, Balland, 2002.
240 Jean-René Fourtou a revendu l’éditeur américain pour 1,2 milliard d’euros alors que
Jean-Marie Messier l’avait acheté 2,5 milliards d’euros,
241 «Bien entendu, cette opération doit s’analyser comme une diminution de prix déguisée.
Le Monde a préféré payer l’hebdomadaire un peu plus cher, en échange d’une amélioration
artificielle de ses résultats d’exploitation en 2001 et 2002», affirment Pierre PÉAN et Philippe
COHEN, op. cit., p. 415. Certes, mais Jean-Marie Messier préfère échanger un accroissement
futur de son déficit d’exploitation contre un très léger comblement de son endettement. «Les
affaires sont les affaires», disait Octave Mirbeau.
FAIRE FACE 633

groupe ne venaient pas de ses erreurs de gestion et de sa fuite en avant dans des fusions
qu’il était incapable de maîtriser, mais résultaient d’un acharnement du Monde contre
lui. Or, si le groupe Vivendi Universal a implosé au printemps 2002, conduisant les
membres du conseil d’administration à contraindre Jean-Marie Messier à la démission,
ce n’est pas à cause de quelques articles du Monde1, mais parce que les marchés
financiers, les agences de notation, les banques et finalement les actionnaires
importants sanctionnaient le groupe et son cours de Bourse. Des 1998, Martine Orange
n’avait cessé d'expliquer que la transformation de la Compagnie générale des eaux en
un conglomérat centré sur l’entertainment était un pari risqué et conduit à marche
forcée, qui se faisait au coût d’un endettement excessif et d une rentabilité douteuse.
Les multiples procédures engagées de part et d’autre de l’Atlantique montrent que la
gestion du groupe Vivendi était loin d'être transparente242 243. Entre 2001 et 2003, le
chiffre d’affaires du groupe est passé de 58 à 25 milliards d’euros, le nombre des
salariés de 381000 à 71000, tandis que la filiale Vivendi Environnement était cédée,
ainsi que 1 édition et la presse244, le réseau de télévision américain USA Network et les
studios Universal. Ne reste plus que le téléphone (Cegetel, SFR et une participation
dans Maroc Telecom), Canal + réduit à la chaîne française et Universal Music
déstabilisé par la crise de l’industrie musicale. Et les cessions vont continuer, tandis
que les procédures judiciaires s’accumulent. Ce n’est pas Le Monde qui est la cause de
cette catastrophe culturelle, sociale, économique et financière. En outre, le séisme n’a
pas fini de faire trembler les bases de l’édition et de la presse françaises. Il aurait
peut-être mieux valu que les Cassandre fussent plus nombreuses.
Cependant, l’arrangement entre Vivendi et Le Monde montre que le groupe peut
se développer encore, mais à condition de trouver des moyens de financement. En
effet, les investissements dans le groupe Midi libre et dans Courrier international,
auxquels s’ajoutent les investissements dans l’imprimerie, le financement de la
filiale web et, en septembre 2001, le

242 Notamment l’article de Martine ORANGE, «Les mystères de Vivendi», Le Monde, 15


mai 2002, qui mentionnait que le groupe avait «frôlé la cessation de paiement à la fin 2001».
243 Voir notamment l’accord entre Jean-Marie Messier et Vivendi, conclu le 23 décembre
2003 sous l’égide de la Securities and Exchange Commission (SEC), qui conduit l’ancien
président à abandonner les 21 millions d’euros d'indemnités qu'il réclamait. En juin 2004, la mise
en examen de Jean-Marie Messier, si elle ne préjuge pas de sa culpabilité, montre que la gestion
de Vivendi Universal pouvait donner lieu à quelques interrogations.
244 Le groupe CEP Communication, que Christian Brégou avait mis trente ans à construire,
était le premier éditeur et le deuxième groupe de presse français.
634 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

lancement du mensuel Le Monde Initiatives1, ont largement entamé la capacité


d’endettement du groupe Le Monde245 246. Il apparaît donc nécessaire de trouver des
capitaux et des fonds propres, sans toutefois remettre en cause les équilibres de
l’actionnariat. En effet, la SA Le Monde créée en décembre 1994 est détenue par les
actionnaires internes à hauteur de 52,74 % et par les actionnaires externes à hauteur
de 47,26%. Or, seuls ces derniers sont susceptibles d’apporter de nouveaux
capitaux, même si le Fonds commun de placement des personnels du Monde peut
encore souscrire à quelques actions. Mais, s’il s’agit de réaliser une opération
d'envergure qui devrait mobiliser entre 50 et 100 millions d’euros, les actionnaires
internes ne pourraient pas apporter les 26 à 52 millions d’euros nécessaires pour
maintenir l’équilibre entre les deux composantes de l’actionnariat. Néanmoins,
c’est sur cet équilibre que reposent l’indépendance du Monde et la crédibilité tant de
Jean-Marie Colombani que de la Société des rédacteurs.

Vers la Bourse ?
La solution réside dans la division de la SA Le Monde en une société holding,
dans laquelle l’équilibre entre les actionnaires sera «sanctuarisé» et une société
éditrice qui sera l’opérateur industriel et commercial, détenant directement ou par
l’intermédiaire de filiales les différents titres et activités du groupe. Toutefois,
comme les apporteurs de capitaux souhaitent une plus grande liquidité de leur
patrimoine, l’idéal serait d’imaginer la cotation en Bourse de la société éditrice.
Cependant, la loi de 1986 sur la presse impose un droit d’agrément par les
actionnaires de tout nouvel arrivant dans le capital d’une société éditrice d’un
quotidien, ce qui est incompatible avec la fluidité des marchés financiers. Comme il
n’est pas possible de coter en Bourse la société éditrice du Monde, il suffit de placer

245 Le Monde Initiatives, dirigé par Alain Lebaube, prend la suite du supplément du
quotidien qui paraissait le mardi de 1990 à 1998 ; il centre sa réflexion sur les enjeux sociaux du
travail et sur l’économie sociale. La société éditrice, filiale du groupe Le Monde à hauteur de 51
%» accueille des partenaires de l’économie sociale (Crédit coopératif, Crédit mutuel, Caisses
d’épargne, Mail, Macif, Chèque déjeuner) et Le Monde diplomatique. Le mensuel peine à
trouver son lectorat : la diffusion est de 13 500 exemplaires en 2002 et de 22000 en 2003.
246 Au 31 décembre 2001, les emprunts atteignent 80 millions d’euros pour 90 millions de
fonds propres, soit un ratio d’endettement sur fonds propres de 89 %. Poursuivre la politique
d’acquisition suppose une augmentation des fonds propres et de la capacité d’endettement.
FAIRE FACE 635

entre la société holding et la société éditrice une troisième société, contrôlée par la
société de tête et contrôlant elle-même la société éditrice.
Les conseils du groupe Le Monde élaborent ainsi un schéma comportant trois
niveaux. L’ancienne SA Le Monde devient la société par actions simplifiée (SAS)
Le Monde et Partenaires Associés et demeure la société mère du groupe. Cette
société détient 100% du capital de la nouvelle société anonyme Le Monde, véhicule
destiné à recevoir de nouveaux actionnaires apporteurs de capitaux et destiné à une
future cotation. La SA Le Monde détient à son tour 100 % du capital de la société
par actions simplifiée Société éditrice du Monde (SEM). Cette société reçoit en
apport les actifs et passifs de l’ancienne SA Le Monde et en poursuit les activités.
L'ensemble du dispositif est approuvé par les assemblées générales qui se tiennent le
5 novembre 2001.
Toutefois, il fallait auparavant faire accepter cette transformation juridique et la
cotation future de la société intermédiaire par l’ensemble des actionnaires, la
transformation d’une société anonyme en SAS requérant 1 unanimité des
actionnaires. L’opération était donc tributaire du vote des rédacteurs sur le projet. Le
22 octobre 2001, la Société des rédacteurs du Monde approuve le principe d’une
introduction en Bourse du quotidien par 52,94 % des voix et le montage juridique
nécessaire pour y parvenir par 54,84 % 1. L’approbation de l’introduction en Bourse
est donnée pour une période de deux ans, renouvelable mais soumise à un nouveau
vote de la SRM. En échange de cet accord, la SRM obtient une « sanctuarisation »
de sa minorité de blocage en droits de vote, cette garantie étant inscrite dans les
statuts des différentes sociétés247 248. En outre, la Société des personnels du Monde,
elle-même détenue à 60 % par la SRM, obtient la reconnaissance d’un droit de veto
sur l’ouverture majoritaire au marché de la société ayant vocation à être cotée. La
société holding Le Monde partenaires et associés devra donc conserver la majorité
du capital de la société cotée, ce qui garantit la majorité dans le capital de la société
éditrice du Monde.
Mais la bataille fut rude : les syndicats de journalistes du Monde - CFDT, CGT et
SNJ - se demandent dans un communiqué commun

247 Sur 1 054 parts présentes ou représentées, la réorganisation juridique a obtenu 578 oui,
soit 54,84 %, 356 non, soit 33,78 % et 120 blancs, soit 11,38 % ; l’acceptation de l’introduction en
Bourse a été adoptée par 558 oui (52,94 %), 372 non (35,29 %) et 124 blancs (11,77 %).
248 Avec cette clause, la Société des rédacteurs se libère de son entente avec l’association
Hubert Beuve-Méry qui lui permettait d’atteindre la minorité de blocage alors qu’elle ne détenait
que 29,58 % du capital de la SA Le Monde. Dorénavant, même avec moins de 30 % du capital, la
SRM conserve la minorité de blocage.
636 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

ce qu’il adviendrait, en cas de coup dur, de la «sanctuarisation» de la minorité de


blocage des journalistes : « Le pacte social en vigueur au Monde résisterait-il à la
pression financière et à l’obligation de résultats financiers qu’impliquerait cet appel
aux marchés boursiers ? L’exemple du Financial Times, qui vient de décider le
licenciement de 150 salariés pour la simple raison que ses profits seront inférieurs
cette année à ceux - exceptionnels- de l'année dernière, ne fait que renforcer ces
craintes. [...] La présence de verrous - réels - pour préserver l’indépendance du
journal de toute offensive prédatrice serait-elle suffisante au moment de faire face à
des difficultés conjoncturelles cycliques, comme elles surviennent périodiquement
dans la presse, et plus spécifiquement dans les quotidiens ? » Cependant, aucun des
trois syndicats n’avait appelé à voter contre les résolutions présentées à l'assemblée
générale de la SRM. En revanche, le comité d’entreprise émet un avis défavorable à
la réorganisation juridique du groupe1, tandis que le directeur du Monde
diplomatique intervient dans la bagarre, avec ses manières toujours irrespectueuses
de l’histoire : «Notre fondateur, Hubert Beuve-Méry, également fondateur du
Monde 249 250 , avait coutume de dire, commentant les rapports dangereux
qu’entretiennent la presse et l’argent : “Il ne faut pas que nos moyens de vivre
compromettent nos raisons de vivre”251.» Or, cette phrase d’Hubert Beuve-Méry,
prononcée lors d’un comité de rédaction extraordinaire tenu le 27 mai 1968, au cœur
des « événements », concernait les risques de censure de la part du Syndicat du livre
; à une question sur les pressions que la CGT exerce sur le contenu éditorial du
journal, Hubert Beuve-Méry répond : « Si ce genre d’intervention devait s’aggraver,
mieux vaudrait que le Syndicat du livre le reconnaisse lui-même. De toute façon,
aujourd’hui comme en 1958, il faut que le public sache que nous ne prenons pas la
responsabilité morale de ce qui paraît sous censure. Il ne faut pas nous laisser
grignoter et risquer pour vivre de perdre notre raison de vivre252. »

249 CE extraordinaire du 5 novembre 2001,


250 En bonne logique, Le Monde ayant été fondé dix ans avant Le Monde diplomatique, la proposition
devrait être inversée.
251 Ignacio RAMONET, «Le Monde, la Bourse et nous». Le Monde diplomatique, décembre 2001. Voir
également la réponse de Jean-Marie Colombani : «Ce que sont nos objectifs, le développement de nos journaux dans
des conditions d'absolue liberté, et ce qui est la réalité, quelles que soient nos structures, aussi complexes et aussi
fortes soient-elles, nous avons tous une obligation de résultat si nous voulons rester indépendants », Jean-Marie
COLOMBANI, «Le Monde, Le Monde diplomatique et la Bourse», Le Monde diplomatique, janvier
2002,
252 CDR du 27 mai 1968. La formule lui paraissant brillante, Hubert Beuve-Méry l’utilisa par la suite en
diverses occasions.
FAIRE FACE 637

En dépit des oppositions, la réorganisation juridique et la perspective de


l’introduction en Bourse est finalement adoptée, notamment parce que la nouvelle
structure juridique obéit à plusieurs principes; d’une part, l’exigence de continuité avec
la refondation juridique de 1995 qui a installé l'équilibre 52 %-48 % entre les
actionnaires internes et les actionnaires partenaires ; d’autre part, l’affirmation de la
place particulière de la Société des rédacteurs du Monde au sein de l’actionnariat, ainsi
que celle, beaucoup plus récente de la Société des personnels du Monde. Les rédacteurs
et les personnels se trouvent ainsi confortés dans l’actionnariat des sociétés du groupe
Le Monde. La réorganisation juridique ne se traduit pas par un émiettement des
pouvoirs, dans la mesure où, aux trois niveaux d’organisation (Le Monde et Partenaires
associés, Le Monde SA et la Société éditrice du Monde), les organes sociaux
demeurent identiques : le directoire est composé de Jean-Marie Colombani (président),
Dominique Alduy (directeur général) et Noël-Jean Bergeroux1 ; le conseil de
surveillance comporte quatorze membres, sept représentants des actionnaires internes
et sept représentants des actionnaires partenaires253 254.
Enfin, dans l’attente d’une introduction sur les marchés financiers, il est proposé au
mois de février 2002 aux actionnaires de la société Le Monde et Partenaires associés de
souscrire à une émission d’obligations remboursables en actions (ORA) auprès de la
société anonyme Le Monde pour un montant de 22 millions d’euros ; une nouvelle
tranche de 35 millions est souscrite à la fin de l’année 2002. Ces titres doivent être
convertis en actions de la société anonyme Le Monde le jour de sa cotation sur les
marchés financiers. Jean-Marie Colombani entend lever jusqu’à 100 millions d’euros
pour consolider l’entreprise et poursuivre son développement.

Du 11 septembre à la formule rénovée


De l’été 2001 à l’été 2002, le groupe Le Monde poursuit donc son développement,
en attendant que les négociations entreprises par Jean- Marie Colombani débloquent
les dossiers qui doivent aboutir à la constitution d’un groupe de presse indépendant

253 Le directoire des trois sociétés est nommé en novembre 2001 ; le mandat des membres du
directoire court jusqu’en novembre 2007.
1. En septembre 2001, le groupe Le Monde prend une participation de 20,24 % dans le quotidien
suisse Le Temps, édité par les groupes Ringier et Édipresse. Cette participation est réduite à 5 % en
2003, en échange du rachat des parts de Ringier dans le groupe Midi libre.
2. En janvier 2002, le groupe Riccobono achète 51 % du capital d'Offset Languedoc, imprimerie
de labeur, filiale du groupe Midi libre.
3. Le Monde diplomatique, Dossiers et documents, La Sélection hebdomadaire, Le Monde
Initiatives, Politis, Le Journal du dimanche, Le Journal des Finances et 20 Minutes, une fois par
semaine le dimanche soir.
4. Le Monde, 4-5 mars 2001.
5. Le Monde, 13 septembre 2001.
6. Lorsque le 12 mars 2004 au lendemain des attentats de Madrid, Serge July intitule son éditorial
« Nous sommes tous Madrilènes », personne n’y voit à redire.
638 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

fédérant autour du Monde un ensemble cohérent de publications C Dans le domaine


industriel, la décision d’équiper l’imprimerie d’Ivry d’une troisième rotative est
confortée par la signature, en décembre 2001, d’un accord avec Les Échos pour
l’impression du quotidien économique à Ivry sur les rotatives du Monde et à
Montpellier sur celles de Midi libre2. La troisième rotative, qui entre en sendee en
septembre 2003, est achetée grâce à un crédit fournisseur de 12,4 millions d'euros sur
cinq ans. La modernisation de l’imprimerie se poursuit par un ensemble de
modifications dans la chaîne de production. Elle permet une plus grande constance
dans la production du Monde, des Echos, et des autres journaux imprimés à Ivry3.
FAIRE FACE 639

Cependant, le quotidien demeure au centre des préoccupations rédactionnelles ; dès


le printemps 2001, des études sont lancées sur une formule rénovée de la maquette et
du déroulé du journal, qui doit devenir opérationnelle en janvier 2002. Ainsi, un
supplément «Argent» est lancé le 3 mars 20014, tandis que le supplément du mardi «Le
Monde interactif» est arrêté après trois années d’existence, le 31 octobre 2001. Ces
opérations visent à étoffer l’offre du samedi et à recentrer la rédaction du « monde.fr »
sur le site web et ses développements. Mais la conception de la formule rénovée est
infléchie par les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington. Si les
attentats bouleversent les consciences, l’éditorial de Jean-Marie Colombani, «Nous
sommes tous Américains»5, suscite une vague de critiques qui répond au vieil
antiaméricanisme des intellectuels français. Le titre, plus que le contenu de l’article
choque ceux qui veulent y lire que le patron du Monde s’est rallié au libéralisme et à
l'impérialisme b. Il permet de fédérer dans une réprobation commune des hostilités
émanant de divers horizons.
Néanmoins, les attentats du 11 septembre permettent de valider les réflexions alors
en cours sur la rénovation de la formule éditoriale de 1995.
640 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le 14 janvier 2002J, paraît le premier numéro de la formule rénovée : les pages


culturelles sont plus nombreuses, une page «Union européenne» est installée entre les
pages «International» et «France», la rubrique «Sport» est étoffée le lundi, tandis que la
rubrique «Communication» est renforcée 255 256 . En outre, le 11 septembre 2001
confirme la place de la photographie, qui était déjà plus présente depuis 1995. Dès le 12
septembre, il apparaît nécessaire d'illustrer les articles sur les attentats par des
photographies. De manière emblématique, Plantu cède sa place en première page à une
photographie dans les deux livraisons qui suivent les attentats 257. L’événement atteint
une telle ampleur internationale et en même temps il est tellement spectaculaire qu’il
apparaît nécessaire de le montrer aux lecteurs, même si pour la plupart ils l’ont déjà vu
à la télévision. Cette présence de la photographie permet de débloquer la situation au
sein de la rédaction entre ceux qui sont favorables et ceux qui sont hostiles à une
extension de l’usage de la photographie. À partir de ce moment, l’illustration apparaît
comme naturelle et nécessaire, ce qui permet de rompre avec le vieux mythe d’un
Monde sans images. Dès la mi-septembre, la photographie et l’infographie s’imposent
dans les pages internationales du quotidien258. Le Monde, qui hésitait encore à illustrer
l’actualité, fait en quelques jours son aggiornamento. Le débat qui agitait la rédaction
depuis la fin des années soixante-dix est rendu obsolète par un événement dont la
dimension visuelle est majeure. L’infographie suit la même évolution que la
photographie en s’imposant peu à peu au sein du journal.
Avec les attentats du 11 septembre, ce ne sont pas seulement les Etats- Unis qui sont
attaqués mais l’ensemble des démocraties occidentales. Dans ce contexte de crise
internationale, Le Monde estime qu’il faut donner à ses lecteurs un regard sur
l’événement différent de celui qui est diffusé par les médias français. Sur une initiative
de Laurent Greilsamer et grâce aux accords de partenariat avec le New York Times,
pendant la semaine du 17 au 21 septembre, Le Monde publie chaque jour une page du
quotidien new-

255 Le Monde, 15 janvier 2002.


256 Le lancement de la formule rénovée est également l’occasion pour le quotidien de formaliser,
dans une brochure de 220 pages intitulée «Le Style du Monde», «les règles internes - règles morales,
professionnelles, rédactionnelles - et de les rendre publiques». Fait exceptionnel dans la presse, le
quotidien offre ainsi à ses lecteurs la possibilité de confronter chaque jour le journal aux normes qui
régissent sa fabrication.
257 Le Monde datés du 13 et du 14 septembre 2001.
258 Par exemple, le journal daté du 15 septembre 2001 contient cinq photos et une infographie
dans les pages internationales ; dans celui daté du 16-17 septembre on recense douze photographies et
une infographie.
FAIRE FACE 641

yorkais. Réalisée sous la responsabilité de journalistes américains, la page est titrée The
New York Times. La publication de ces pages permet de tisser des liens entre les deux
rédactions, qui sont mis à profit pour accroître les échanges d’articles. En effet,
l’expérience est reprise à partir du 6 avril 2002 : Le Monde public dans son numéro du
week-end un supplément de douze pages du New York Times.
À propos du 11 septembre, Edwy Plenel souligne «la force de l’écrit dans les
moments de passion et de trouble; la presse permet une autre temporalité, du recul, de
prendre et de reprendre le journal ; nous nous sommes efforcés de contextualiser, de
multiplier les rappels ; nous en sommes venus aux dossiers spéciaux du samedi ; ils
instaurent une nouvelle temporalité dans le journal ; entre le quotidien et
l’hebdomadaire, avec de l’histoire, de la géographie, de l’éducation civique, des débats
d’idées ; il faut élargir les points de vue1 ». Les dossiers de fin de semaine, sont mis en
place à partir de la fin septembre avec «L’Afghanistan, pays carrefour 259 260». Ces
suppléments de huit pages répondent à une demande des lecteurs qui souhaitent
disposer d’un supplément d’analyse et d’information dans un dossier synthétique,
qu’ils peuvent détacher du journal afin de le lire au cours du week-end et
éventuellement de le conserver. Ces suppléments sont ensuite systématisés dans la
formule rénovée de janvier 2002, ce qui permet de combler un vide rédactionnel créé
par le déplacement du supplément radio-télévision. En effet, ce dernier était livré à
beaucoup d’abonnés le lundi matin, ce qui occasionnait de nombreuses réclamations.
Dans la formule rénovée, le supplément radio-télévision est donc distribué avec le
journal paraissant le vendredi, daté samedi. Mais, comme cela pénalise les ventes du
journal paraissant le samedi, il faut accroître l’offre rédactionnelle du week-end en
incluant dans le quotidien un supplément thématique hebdomadaire. Toutefois, cette
offre rédactionnelle ne suffit pas à redresser les ventes du samedi et contraint la
direction à mettre en chantier l’idée, cent fois évoquée et sans cesse repoussée, d’un
véritable supplément hebdomadaire. Mais, pour lancer un magazine, il faut à la fois des
ressources rédactionnelles, un savoir-faire particulier et la perspective de recettes
publicitaires suffisantes. Il apparaît donc nécessaire de mobiliser l’entreprise sur ce
projet, alors même que le groupe Le Monde connaît une évolution majeure et que le
quotidien et sa direction sont mis en cause à travers plusieurs livres.

259 Edwy PLENEL, assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde, 25 mai 2002.
260 Le Monde, 30 septembre et 1" octobre 2001.
642 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le nouveau groupe
L’année 2002 est une année charnière dans l’histoire de la presse française : en
quelques mois, s’opère une recomposition majeure des groupes de presse, tandis que
les quotidiens gratuits s’imposent en France. Le 30 janvier 2002, Serge Dassault
acquiert 30% du capital de la Socpresse1, pour une somme comprise, selon les sources,
entre 365 et 450 millions d’euros. Cet apport en capital permet de réaliser une seconde
opération : le 29 août 2002, Vivendi Universal vend à la Socpresse, pour 230 millions
d'euros, le groupe L'Étudiant et le groupe L’Express-L’Expansion, qui édite une
dizaine de magazines, L’Express, Lire, Maison française, Maison magazine, Classica,
^Expansion, La Lettre de ^Expansion, La Vie financière, L’Entreprise, ainsi que la
Comareg, premier éditeur français de journaux gratuits de petites annonces, pour 70
millions d’euros; la Comareg est ensuite cédée à France-Antilles, l’autre branche du
groupe Hersant, dirigée par Philippe Hersant. Surtout, il devient rapidement évident
que Serge Dassault ne se contentera pas d’une position de partenaire dormant et qu’il
souhaite à brève échéance devenir maître de la Socpresse. Ni les héritiers de Robert
Hersant ni Yves de Chaisemartin ne peuvent s’opposer à ce souhait, dans la mesure où
l’investissement dans les titres de presse de Vivendi a été rendu possible grâce à un prêt
de Serge Dassault. Finalement, l’accord est conclu le 11 mars 2004, le groupe Dassault
montant à 82 % du capital de la Socpresse, pour une somme d’environ 500 millions
d’euros261 262.
Deuxième séisme dans la presse quotidienne, le 18 février 2002, le quotidien gratuit
d’informations Me'tro est diffusé en région parisienne. Le 15 mars 2002, le groupe
norvégien Schibsted lance à son tour 20 Minutes dans l’agglomération parisienne.
L’offensive s’étend au cours des mois suivants à diverses agglomérations de province,
tandis que Hachette et la Socpresse s’entendent pour constituer Ville Plus, un réseau de
quotidiens gratuits adossés à des quotidiens régionaux. Au printemps 2004, Métro est
distribué à Paris, Lille, Lyon, Marseille, Toulon, Toulouse et Bordeaux, 20 Minutes à
Paris, Lille, Lyon et Marseille, tandis que le réseau Ville Plus s’étend à Lille, Lyon,
Marseille, Toulon et Bordeaux. L’intrusion de quotidiens gratuits qui financent leur
exploitation uniquement grâce aux recettes publicitaires ne peut que déplaire aux
groupes de presse éditant des quotidiens payants, particulièrement dans une
conjoncture publicitaire déprimée et dans une phase de recul de la diffusion. Les
réactions se situent autour de deux questions : la distorsion de la concurrence, les
quotidiens gratuits diffusés à Paris n’étant pas imprimés par des imprimeries de la

261 Outre Le Figaro, la Socpresse détient de multiples quotidiens régionaux (Le Progrès, Le
Dauphiné libéré, La Voix du Nord, etc.) qui réalisent 30 % de la diffusion de la presse quotidienne
régionale ; la société édite également deux suppléments distribués avec une quarantaine de quotidiens
: 1 V Magazine (4,8 millions d’exemplaires) et, en partenariat avec Hachette, Version Femina (3,5
millions d’exemplaires).
1. Serge JULY, «Vrais-faux journaux », Libération, 19 février 2002.
FAIRE FACE 643

presse parisienne, ce qui diminue notablement leur coût de fabrication; et le coût de


l’information recherchée et élaborée par des journalistes. Cette dernière position est
notamment exprimée par Serge July : «C’est le rêve de gouvernants et de financiers
obtus : ce qui coûte cher dans la presse, ce sont en effet les journalistes. Supprimer les
journalistes, coller des dépêches d’agence, ajouter de la couleur : c’est ce qu’on appelle
un quotidien gratuit. La différence entre Libération (ou un autre grand quotidien
national payant) et un gratuit, c’est un rapport de 250 journalistes à 10. Vos quotidiens,
et spécialement les quotidiens nationaux, sont des machines à produire de
l’information, à la traiter, à la vérifier, à l’analyser. Ces équipes, avec bureaux et
envoyés spéciaux dans le monde entier, reporters et enquêteurs, ont un prix. C’est celui
que vous payez lorsque vous achetez vos quotidiens. Vous achetez de l’expertise, de
l’intelligence, du repérage, du décryptage et des choix en fonction de valeurs propres à
chaque journal. Les gratuits ont l’apparence de quotidiens d’information, l’odeur et
l’allure du papier journal mais la ressemblance avec les quotidiens d’information
s’arrête là. Le recours au papier journal ne suffit pas à faire un quotidien d’information

644 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

L’éditorial du Monde, quant à lui, s’attache à la première question :

«La presse parisienne subit des contraintes sociales fortes tant pour son impression
que pour sa distribution. Tous les journaux actuels, payants, sont soumis à ces règles
strictes. Le seul qui a tenté d’en sortir, par un coup de force, Le Parisien, a subi un long
arrêt de travail au milieu des années 1970 et a mis vingt ans pour retrouver la moitié de
son lectorat île départ. Il a voulu, l’été dernier, quitter le système coopératif de distribution
NMPP mais a dû renoncer à nouveau. On estime que ces conditions syndicales
particulières renchérissent d’environ 30% la production et la distribution des journaux
nationaux. Or, le groupe suédois Metro s’imprime hors des règles de la presse parisienne,
au Luxembourg, et se distribue de façon particulière. La concurrence est donc
FAIRE FACE 645

inégale, au sens propre : Metro s’installe dans des conditions de dumping


économique et social. Autrement dit, la règle du jeu est faussée : il ne peut y avoir
deux lois sociales aussi différentes sur le même marché L »

Mais ce sont les ouvriers du Livre qui expriment le plus vertement leur
mécontentement : les manifestations, avec dispersion des exemplaires sur la chaussée,
les heurts entre porteurs de gratuits et syndicalistes, les blocages d'imprimerie se
succèdent, jusqu’à ce que le Syndicat du livre obtienne que l’impression des quotidiens
gratuits soit, au moins en partie, effectuée dans des imprimeries de presse qui
emploient ses syndiqués. C’est ainsi que Métro est imprimé sur les rotatives de
France-Soir, tandis qu’une partie du tirage de 20 Minutes est réalisée par l’imprimerie
du Monde à Ivry263 264. C’est l’occasion pour les ennemis du Monde de souligner la
duplicité de Jean-Marie Colombani, qui aurait favorisé les gratuits tout en les
dénonçant. Or, à relire les articles du quotidien, le lecteur peut facilement percevoir
que, s’il y a dénonciation des distorsions économiques et sociales ainsi que des
interrogations sur l’information diffusée par les gratuits, il n’y a pas de critique de fond
sur le phénomène, en dehors des pages débats, qui ne reflètent pas les positions du
Monde. Les quotidiens gratuits apparaissent en effet comme une menace pour la presse
payante, qui se concrétise sans doute dans la baisse de la diffusion de certains titres en
2003. Toutefois, si les gratuits rencontrent une certaine audience, c’est parce que les
quotidiens n’ont pas su saisir qu’il y avait un marché laissé en déshérence par la presse
française, notamment le lectorat des classes moyennes urbaines, d’une partie des
jeunes et des femmes. Enfin, si les gratuits permettent à certains de renouer avec la
lecture du journal, il est possible qu’à terme l’opération soit bénéfique pour l’ensemble
de la presse.
Face à cette situation de plus en plus délicate pour la presse quotidienne française,
le groupe Le Monde se doit de réagir. Le quotidien arrive à maintenir l’équilibre de son
compte d’exploitation sur une période de sept à huit ans, mais il reste tributaire des
cycles publicitaires, d’une imprimerie et d’un système de distribution excessivement
coûteux. Même entouré de quelques titres et appuyé par le groupe Midi libre,
l’ensemble fédéré dans le groupe Le Monde n’a pas encore acquis une taille suffisante
pour résister durablement à la concurrence. C’est pourquoi Jean-Marie Colombani
cherche à nouer des alliances et à élargir le périmètre du groupe. Au cours

263 «Le prix de la gratuité», Le Monde, 19 février 2002.


264 L’accord, signé en août 2002, prévoit un tirage de 225 000 exemplaires de 20 Minutes, le
dimanche soir.
646 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

de l’année 2002, deux opérations aboutissent : l’échange de participations avec le


groupe Nouvel Observateur et l'entrée dans le capital du groupe des Publications de La
Vie catholique (PVC).
Claude Perdriel, fondateur avec Jean Daniel de l’hebdomadaire Le Nouvel
Observateur en 1964, est devenu au fil des ans le propriétaire d’un groupe de presse 1
dont le chiffre d’affaires atteint 150 millions d’euros en 2002. Soucieux d’assurer la
pérennité du groupe qu’il a créé, Claude Perdriel cherche une combinaison qui lui
permettrait de transmettre le capital à sa seconde épouse, tout en maintenant
l’autonomie des titres et des rédactions265 266. Estimant que les rédactions ne sont pas
aptes à gérer les journaux, il refuse de transmettre une partie du capital aux sociétés de
rédacteurs. Toutefois, il est bien conscient que l’entrée de L’Express dans une
Socpresse détenue par Serge Dassault et l’adossement du Point au groupe de François
Pinault menacent de modifier à moyen terme l’économie des news magazines français
et que Le Nouvel Observateur, trop isolé, risque de ne pas résister à la concurrence.
Partant d’une analyse commune sur le nécessaire maintien de l’indépendance éditoriale
des titres et sur les concentrations des entreprises de presse, Claude Perdriel et
Jean-Marie Colombani finissent inévitablement par se rencontrer. Signe avant-coureur,
en mars 2002, Jean-Marie Colombani devient éditorialiste à Challenges. Il est ensuite
nommé au conseil d’administration du Nouvel Observateur. Mais il faut attendre la
transformation juridique du groupe Nouvel Observateur en société à directoire, présidé
par Claude Perdriel, et conseil de surveillance, présidé par Jean Daniel, pour que des
participations croisées soient échangées267.

265 La société Le Nouvel Observateur du monde, détenue à 97 % par Claude Perdriel. regroupe
l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur (diffusion 512 000 exemplaires), le bimensuel Challenges
(diffusion 230000 exemplaires) et le mensuel Sciences et Avenir (diffusion 250 000 exemplaires).
Le groupe constitue une force publicitaire : 3 800 pages en 2002 pour Le Nouvel Observateur, 900
pages pour Challenges et 250 pages pour Sciences et Avenir. Source TNS.
266 Claude Pedriel, né en 1926, est polytechnicien île formation ; président de la Société
française d’assainissement (SFA), il est classé parmi les 500 Français les plus riches avec une
fortune estimée à 120 millions d’euros. Homme de gauche passionné par la presse, outre Le Nouvel
Observateur, il a financé le quotidien socialiste Le Matin de Paris. Il a quatre enfants d’un premier
mariage et deux jeunes enfants de son mariage, en 1994, avec Bénédicte Sourieau.
267 Parallèlement, Claude Perdriel organise un pacte d’actionnaires entre ses enfants et son
épouse : cette dernière héritera de 52 % du capital, les six enfants se partageant 40 % du capital, le
groupe Le Monde (6 %) et les minoritaires conservant leurs parts. Les enfants ne pourront vendre
leurs actions qu’à Bénédicte Perdriel.
FAIRE FACE 647

Le 3 octobre 2002, la Société éditrice du Monde souscrit à une augmentation de


capital à hauteur de 6 % de la société le Nouvel Observateur du monde; en contrepartie,
le 9 octobre 2002, la société le Nouvel Observateur souscrit une augmentation de
capital à hauteur de 3,65 % de la société Le Monde SA et acquiert des actions de la
société Le Monde Presse1. Cette alliance doit rapidement déboucher sur la recherche de
synergies industrielles dans les offres d'emploi, la gestion des abonnés, l'inspection des
ventes, l’achat de papier et la publicité commerciale. Cependant, devant les réticences
des journalistes du Nouvel Observateur, Claude Perdriel négocie avec la société des
rédacteurs un accord sur la nomination des directeurs de la rédaction et la rédaction
d’une charte qui fixe les droits et les devoirs des actionnaires, des rédacteurs et des
dirigeants268 269.
Parallèlement au rapprochement avec le groupe de Claude Perdriel, Jean-Marie
Colombani poursuit des négociations avec les actionnaires du groupe PVC, Michel
Houssin et Geneviève Laplagne et les héritiers de Georges Hourdin emmenés par
Jean-Pierre Hourdin, qui détiennent les trois quarts du capital du groupe catholique.
Les Publications de La Vie catholique regroupent plus d’une centaine de sociétés
employant 1800 salariés et réalisent un chiffre d’affaires de 282 millions d’euros en
2002. Depuis le décès de Georges Hourdin, les actionnaires historiques ou leurs
héritiers étaient déterminés à céder l’ensemble du groupe, afin d’assurer la pérennité de
PVC. Après l’échec des négociations en 1997 avec Bayard Presse et Le Monde, qui
offraient 90 millions d’euros, des pourparlers sont entamés avec les Éditions Francis
Lefebvre. Mais, outre que le prix proposé, 100 millions d’euros, paraissait faible, les
dirigeants du groupe

268 Le capital de la Société Le Monde SA est composé de 15 467 517 actions d’une valeur
nominale de 10 euros, dont 14 903 662 actions (96,35 %) sont détenues par Le Monde et Partenaires
associés et 563 855 actions (3,65 %) par la société Le Nouvel Observateur. La société Le Nouvel
Observateur acquiert également 24,07 % de la société Le Monde Presse, qui détient 6,83 % de la
société Le Monde et Partenaires associés, holding de tète du groupe Le Monde.
269 Adopté le 12 mai 2004 par la société des rédacteurs du Nouvel Observateur, l’accord prévoit
que le directeur de la rédaction est nommé par le président du conseil d’administration du journal.
Celte nomination est soumise au vote de la rédaction, qui peut s’y opposer à la majorité des rleux
tiers. Le président doit alors proposer un autre nom ; si le deuxième candidat fait lui aussi l’objet
d’un veto, le président peut nommer une troisième personne de son choix sans en passer par un vote.
En outre, la rédaction du Nouvel Observateur obtient des garanties sur sa présence au conseil
d’administration et sur la composition du comité éditorial. La charte est publiée dans le Nouvel
Observateur du 24 juin 2004.
648 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’éditions juridiques ne cachaient pas leur intention de restructurer PVC de vendre des
filiales et de mener une politique sociale beaucoup plus draconienne à l'égard du
personnel L Faute d’offre crédible, les négociations reprennent avec Jean-Marie
Colombani, qui n’avait pas abandonné l’idée d’acheter PVC. Elles aboutissent au cours
de l’été 2002 : le conseil de surveillance du Monde donne son accord Je 23 juillet pour
l’achat de 30% du capital de PVC pour un montant de 27 millions d’euros; le 3
septembre, les sociétés de personnels du groupe PVC donnent leur accord, par 72 %
des voix, tandis que le conseil de surveillance de PVC accepte la proposition, seul
Jacques Duquesne, par ailleurs président du conseil de surveillance de L’Express qui
vient d’être racheté par Serge Dassault, votant contre.
L’accord est finalisé le 17 octobre 2002, le groupe Le Monde acquérant alors 30 %
du capital de PVC, puis il monte en puissance dans le capital du groupe catholique en
achetant 26 % du capital le 27 juillet 2003 et 16 % du capital le 2 décembre 2003,
auxquels s’ajoutent des actions achetées auprès d’actionnaires individuels pour 1,9 %
du capital. Au total, Le Monde acquiert 73,9% du capital pour 102,4 millions d’euros270
271
. A l’issue de ces opérations, il est alors possible de fusionner les deux groupes. Le
24 novembre 2003, l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde
approuve la fusion par 61,9 % des voix (610 parts), contre 23,1 % des voix (228 parts)
et 15 % d’abstentions (148 parts). Le 26 décembre 2003, l’assemblée générale des
actionnaires du Monde approuve à l’unanimité la fusion, fusion qui est également
approuvée le 29 décembre par l’assemblée générale de PVC, à 99,99 % des votants272.
Le 29 décembre 2003, une assemblée générale des actionnaires du Monde approuve la
fusion absorption de la société PVC par la Société éditrice du Monde273;

270 Les Éditions Francis Lefebvre, avec un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros,
cherchaient à absorber un groupe quatre fois plus important, ce qui obligeait à revendre une large
partie des actifs de PVC.
271 Lors de l’achat des premiers 30% en 2002, le groupe était valorisé à 90 millions d’euros,
mais l’accord incluait une prime de majorité qui valorise finalement PVC à 140 millions d’euros. La
somme, qui correspond à la moitié du chiffre d’affaires annuel, est loin d’être «dérisoire», comme
l’affirment alors certains observateurs. Elle est conforme aux pratiques du marché pour un groupe
qui dégage très peu de bénéfices. En outre, les deux hebdomadaires du groupe ne se portent pas si
bien : si Télérama arrive à se maintenir avec une diffusion France payée de 654 000 exemplaires en
2003 contre 661000 en 1999, La Vie décline fortement, d’une diffusion France payée de 235 000
exemplaires en 1999 à 159000 en 2003.
272 5 128 voix pour et 8 voix contre, dont celle de Jacques Duquesne.
273 En décembre 2003, pour permettre la fusion avec PVC, le statut juridique de la
FAIRE FACE 649

Le Monde déjà détenteur de 73,9 % du capital de PVC a offert une parité de fusion de
1,2 action de PVC pour une action de la SEM; la SEM est ainsi valorisée à 168 millions
d’euros et PVC à 140 millions d’euros. Les évaluations ont été réalisées par la banque
Rothschild. À l’issue de la fusion, les minoritaires de PVC détiennent 12,5 % du capital
de la SEM pour les trois sociétés de personnel et 5,4 % pour les autres minoritaires. Le
nouveau périmètre du groupe conduit à un élargissement des conseils de surveillance.
Olivier Nouaillas, président de la nouvelle société des personnels du groupe PVC qui
regroupe les trois anciennes sociétés de personnels, et Olivier Clerc, président de la
société des journalistes du Midi libre \ font leur entrée au conseil de surveillance. Du
côté des actionnaires externes, Claude Perdriel et Marcel Desvergne, devenu président
de la Société des lecteurs du Monde, entrent au conseil de surveillance, dont Alain
Mine conserve la présidence, au titre des personnalités.
L’ensemble du groupe résultant de la fusion de PVC et du Monde représente 5 % de
la diffusion de la presse française et 15,6 % du marché de la publicité commerciale
dans la presse ; certes, il ne peut encore rivaliser avec la nouvelle Socpresse constituée
par Serge Dassault qui diffuse 15,5 % de la presse française et réalise 20 % de la
publicité commerciale. Cependant, avec un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros
en année pleine, il commence à peser dans le panorama éditorial français : il devient le
troisième groupe de presse français, devant les groupes Philippe Amaury, Prisma
Presse, Ouest-France et Emap, mais distancé par la Socpresse et plus encore par
Hachette Filipacchi Médias. Mais, si l’année 2003 s’est finalement terminée
brillamment pour le groupe, il a fallu d’abord affronter une offensive destinée à
contrecarrer les projets du Monde et de sa direction.

Le choc Péan Cohen


Annoncé par des bonnes feuilles publiées par L’Express une semaine avant2, le livre
de Pierre Péan et Philippe Cohen, La Face cachée du Monde paraît en librairie le
mercredi 26 février 2003. En janvier, il avait été précédé de l’ouvrage de Daniel
Carton, Bien entendu c’est off, et de celui d’Éric Naulleau, Petit déjeuner chez
Tyrannie-, en mai, il est suivi de l’essai

Société éditrice du Monde est transformé de société par actions simplifiée (SAS) en société anonyme.
1. La Sojomil, Société des journalistes du Midi libre, a été créée en décembre 2001.
2. L'Express numéro 2694, daté du 20 au 26 février 2003, mis en kiosque exceptionnellement le
mercredi 19 février.
650 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’Alain Rollat, Ma part du Monde, puis à l’automne des livres de Bernard Poulet, Le
Pouvoir du Monde et de Gilbert Comte, Lettres enfin ouvertes au directeur du Monde.
On peut y ajouter, mais il est d’un autre ordre, le livre de Daniel Schneidermann, Le
Cauchemar médiatique, dont les trente- cinq dernières pages sont consacrées au
Monde. Enfin, en mars 2004, paraît le livre de Régis Debray, Le Siècle et la règle, une
correspondance avec Gilles-Dominique o.p., bientôt suivi d’un pamphlet émanant de la
droite extrême274. Bien que les auteurs se citent les uns les autres et que l’on puisse
relever des similitudes et des connivences, il ne s’agit pas d’un complot coordonné par
une main invisible, mais plutôt d’un regroupement autour de quelques individus,
fédérés par une même nostalgie qui débouche sur une même haine. Venus d’horizons
divers, mais ils se sont tous frottés d'une manière ou d’une autre au journalisme, d’âges
et de sensibilités politiques variés, ces hommes se retrouvent sur un même thème, celui
du changement du Monde. Thème récurrent s’il en est, nous l’avons vu à l'œuvre à
maintes reprises dans cette histoire du journal, mais thème porteur parce qu’il ébranle
les consciences des lecteurs et des rédacteurs. Et c’est là le but recherché : d’une part,
faire en sorte qu’une partie des lecteurs cesse d’acheter le journal, d’autre part, susciter
au sein de la rédaction des troubles qui retentiront à la fois sur la direction et sur le
contenu du journal, ce qui confortera le mouvement de retrait des lecteurs. L’ensemble
du processus étant couronné, si tout se passe bien, par l’éviction du trio infernal,
Jean-Marie Colombani, Alain Mine et Edwy Plenel, par l’échec de l’absorption de
PVC et par le retour à un journalisme à l’ancienne, un journalisme de révérence, tel
qu’on l’apprécie dans certains cercles.
Face au changement du monde, et non du Monde, même si ce dernier ne reste pas
immobile, il s’agit de retrouver des repères, qui ne peuvent être cherchés que dans les
vieux réflexes du journalisme à la française : privilégier le commentaire sur
l’information, afin d’enfermer les journaux dans des cases bien identifiées. Ainsi,
personne ne souligne les lacunes du

274 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, du contre-pouvoir aux abus de
pouvoir, Mille et unes nuits, 2003 ; Daniel CARTON, Bien entendu c'est q// ce que les journalistes politiques
ne racontent jamais, Albin Michel, 2003 ; Éric NAULLEAU, Petit déjeuner chez Tyrannie, suivi de Pierre
JOURDE, Le Crétinisme alpin, La fosse aux ours, 2003 ; Alain ROLLAT, Ma part du Monde, Vingt-cinq ans de
liberté d'expression, Les Éditions de Paris, 2003 ; Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde, quand un journal
veut changer la France, La Découverte, 2003 ; Gilbert COMTE, Lettres enfin ouvertes au directeur du
Monde, Dualpha Éditions, 2003; Daniel SCHNEIDERMANN, Le Cauchemar médiatique, Denoël, 2003 ; Régis
DEBRAY, Le Siècle et la règle, une correspondance avec Gilles-Dominique o.p., Fayard, 2004 ; François
JOURDIER, La Désinformation et le journal Monde, Rocher, 2004.
FAIRE FACE 651

Figaro ou de Libération, parce qu’ils occupent leur place sur l’échiquier politique. On
sait l’un à droite et l’autre à gauche, on sait à l’avance ce qu’on va y trouver, aussi bien
dans les pages politiques que dans les pages culturelles. Les partis pris ne sont plus
considérés comme tels lorsque l’on a identifié le lieu d’où ils viennent. Il est
symptomatique qu’il n’y ait jamais eu de livres sur Le Figaro, en dehors de quelques
célébrations hagiographiques1, et que les ouvrages sur Libération soient des récits de «
l’aventure Libc » sans autre ambition que de faire partager le roman d’une génération275
276
. Alors, est-ce là l’ultime tentative de ressusciter le journalisme du tout-politique, tel
qu’il fut rêvé à la Libération, dont Hubert Beuve- Méry’, déjà, se méfiait277, et qui
aboutit à la déliquescence de la presse quotidienne française ? Ce journalisme qui fait
dépendre les journaux d’une pensée exclusive, qui ne laisse aucune place au débat
d’idées et, pire encore, aux informations qui ne sont pas dans la ligne politique du
journal. Car c est bien de cela qu’il s’agit : imposer un discours univoque, qui dit le bien
et le mal, qui contraint les journalistes à traiter des informations sous un angle unique,
afin de faire triompher une opinion. Un journalisme de militants, Régis Debray le
dévoile sans s’en apercevoir, lui qui, pour mieux stigmatiser Le Monde, fait l’éloge de
La Croix et de LHumanité, du quotidien du Parti communiste et de celui de la
Congrégation des Assomptionnistes, le bras armé du Vatican : « Votre quotidien
préféré et le mien ont en commun d’avoir été vendus par des militants, les uns à la
sortie de la messe, les autres sur les marchés et au bas des HLM. Ce ne sont pas encore
des produits industriels. Ils ne courbent pas l’échine devant X'homo economicus, ne
sont pas gouvernés par l’argent, ni en vue du profit. Pas ou peu de recettes publicitaires,
une même fragilité économique

275 Jacques DE LACRETELLE, Face à V événement, Le Figaro, 1S26-1966, Hachette, 1966.


Le livre de Richard BRUNCHS, Le Figaro face aux problèmes de la presse, PUF, 1973, est plus
sérieux, mais cantonné à quelques années. Pourtant des travaux sont possibles, en témoigne la thèse
de Claire BLANDIN, Le Figaro littéraire, 1946-1971, vie d'un hebdomadaire politique et littéraire,
IEP Paris, 2002.
276 Jean-Claude PERRIER, Le Roman vrai de Libération, Julliard, 1994. Jean GUISNEL,
Libération, la biographie, La Découverte, 1999.
277 Voir notamment : «On a dressé de tels réquisitoires contre la presse pourrie d’avant- guerre
et il est arrivé à la nouvelle presse de se montrer si décevante qu’on s’est pris parfois à douter du
bien-fondé de certaines accusations. [...] Les contradictions et les abus de la liberté ont provoqué une
réaction nécessaire. Mais à la faveur de la Libération cette réaction dépassait le but que l’on pouvait
et devait se proposer. Au libéralisme on substituait l’étatisme, à des trusts privés des trusts de partis,
aux méfaits de l’argent les méfaits de la politique. » Hubert BEUVE-MÉRY, « Presse d’argent ou
presse partisane », Esprit, mai 1947.
652 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

et, curieusement, une même revendication d’autonomie éditoriale1.» Le seul problème,


c’est que les lecteurs ne veulent pas de ce journalisme : ils l’ont prouvé à maintes
reprises, en désertant la presse d’opinion, en ne laissant survivre que quelques rares
journaux qui se vendent mal278 279 280. On peut le déplorer, on peut considérer que le
peuple est, au choix, mauvais, ignare ou manipulé, mais, en démocratie, c’est lui qui
décideMais ce décryptage ne suffit pas à expliquer le choc provoqué par le livre de
Pierre Péan et Philippe Cohen.
En effet, pour comprendre «l’effet Péan-Cohen», il faut remonter la double
généalogie dont ils procèdent : d’une part, à Pierre Bourdieu et à ses héritiers de la
critique des médias, et, pour la filiation politique à l’idéologie nationale républicaine.
Pierre Bourdieu, et après lui ses épigones, Patrick Champagne, Serge Halimi et les
animateurs des sites PLPL et Acrimed, reprennent la vieille rengaine de «la presse
pourrie aux ordres du capital», comme le disait si joliment René Modiano en 1935 281.
Ce qu’ils déplorent, ce n’est pas tant que la presse soit, selon eux, aux ordres de la
finance, du marché ou du marketing, mais qu’elle ne soit pas aux ordres de leur propre
opinion. Ce qu’ils détestent, à travers le marché, ce n’est pas tant le capital qui
envahirait tout, mais le pluralisme des opinions, la liberté des débats et finalement le
libre choix des lecteurs. Mais, ce qu’ils ignorent, ou qu’ils feignent d’ignorer parce que
cela risque de contredire leur thèse, c’est que la presse est née dans le marché, que
depuis deux ou trois siècles elle a prospéré grâce à lui et qu’elle ne peut, sauf à
disparaître, se séparer de l’économie de marché. D’abord parce que seule l’économie

278 Régis DEBRAY, Le Siècle et la règle, op. cit., p. 124-125.


279 Patrick EVENO, «Le lent déclin de la presse engagée», Médias, n° 2, juin 2002; Patrick EVENO,
«L’entreprise de presse L'Humanité», in Actes du colloque du centenaire de L'Humanité, à paraître.
280 « Apres tout, les peuples n’ont peut-être - comme on le dit des gouvernements - que les journaux qu’ils
méritent», Hubert BEUVE-MÉRY» art. cité.
281 Notamment : Pierre BOURDIEU, «L’emprise du journalisme», de la recherche en sciences sociales, n°
101-102, avril 1994; Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996, Patrick CHAMPAGNE, «La vision
médiatique», in Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, Le Seuil, 1993, pp. 61-79; Patrick CHAMPAGNE, «Le
médiateur entre deux Monde», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 131-132, mars 2000; Serge
HALIMI, Les Nouveaux Chiens de garde, Liber-Raisons d’agir, 1997 ; Serge HALIMI et Dominique VlDAL,
Llopinton, ça se travaille, les médias, l'OTAN et la guerre du Kosovo, Agone, 2000; Serge HALIMI,
«Liberté de la presse, censures de l’argent», Le Monde diplomatique, août 2001. Voir les extraits des critiques des
médias, de Sainte-Beuve au Monde diplomatique, dans Patrick EVENO, L'Argent de la presse française des
années 1820 d nos jours, Éditions du CTHS, 2003, p. 11-15.
FAIRE FACE 653

de marché garantit la satisfaction du lecteur, sans laquelle la presse ne peut vivre;


ensuite, parce que la démocratie et la liberté de la presse n’existent pas en dehors de
l'économie de marché. Presse libre, démocratie et marché sont liés, inséparables et pour
tout dire, consubstantiels. C’est d’ailleurs pourquoi Pierre Bourdieu et scs héritiers
attaquent la presse, pour pouvoir abattre la démocratie et finalement pour imposer une
pensée et une économie dirigées b
Mais ce n’est pas cette généalogie qui est la plus importante : en effet, Pierre Péan et
Philippe Cohen ne sont pas des théoriciens des médias, mais plutôt des journalistes de
combat, au service de courants politiques. À ce niveau, il faut établir les différences
entre Pierre Péan et Philippe Cohen, différences qui se ressentent à la lecture de leur
livre, en dépit du travail d'harmonisation et de réécriture réalisé par leur éditeur, Claude
Durand. Pierre Péan, c’est celui qui se présente comme un baroudeur du journalisme,
un franc-tireur, qui a tout vu et tout fait, ou presque. Cest la veine du journaliste qui a
traîné ses guêtres dans des milieux divers et variés, qui est revenu de beaucoup de
choses, notamment des théories, mais qui reste fidèle aux amitiés tissées au long de sa
carrière. Volontiers bonhomme et apparemment détaché, Pierre Péan rassure ; ses
affinités politiques, entre droite traditionnelle et gaullisme de gauche, en font un
compagnon du mitterrandisme. Parce qu’il n’est pas idéologue, il se coule sans
encombre dans le cénacle de la vieille mitterrandie, celle de Roland Dumas et de
Michel Charasse, de Gilles Ménage et de quelques autres, dont quelques anciens du
Monde, qui ont conseillé Pierre Péan282 283. Ce cercle concentre son inimitié sur Edwy
Plenel, coupable, depuis l’affaire des Irlandais de Vincennes puis celle du Rainbow
Warrior, de regarder là où il ne faut pas. Leur colère s’est manifestée contre André
Laurens, jusqu’à obtenir la démission de ce dernier, mais elle est restée sourde sous
André Fontaine et Jacques Lesourne, parce qu’il fallait assurer la réélection de François
Mitterrand en 1988 et mettre en place, en 1995, une cohabitation qui convienne au
président. Une fois ces deux échéances passées, une fois Roland Dumas nommé, par
son ami François Mitterrand, en 1995, président du Conseil constitutionnel, ils ont pu
donner libre cours à leur courroux. Mais pour abattre Edwy Plenel, devenu entre

282 Voir Géraldine MlJJlI.MANN, Du journalisme en démocratie, Payot, 2004.


283 Pour confirmer il suf fit de voir avec quelle delectation le n° 3 de La Lettre de l’institut
François Mitterrand, paru en mars 2003, accueille le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen.
Notamment, Jean KAHN, «Un monde qui change... »; Jean KAHN, conseiller d’État, fut chargé de
mission à la présidence de la République de 1988 à 1995.
654 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

temps directeur de la rédaction du Monde, il faut s’attaquer à Jean-Marie Colombani,


qui n’est pas plus en odeur de sainteté depuis que, responsable du service politique du
Monde, il est tenu pour responsable des déboires électoraux de la mitterrandie. En
outre, en 1994, Le Monde de Jean- Marie Colombani s’est rendu coupable, aux yeux
des amis de François Mitterrand, de ne pas adhérer au plan médiatique de blanchiment
du passé du président, orchestré autour du livre de Pierre Péan, Une jeunesse française1.
Car il s’agissait de révéler certains secrets, en les minimisant, tout en continuant à
dissimuler certains autres dans «la part d’ombre» du président. Quant aux demandes du
Monde d’une clarification de l’état de santé de François Mitterrand et d’une
explication, de la part de celui qui avait promis la transparence, sur quatorze années de
mensonges, elles furent considérées comme « des attaques violentes » et non comme la
juste demande d’information des Français.
En revanche, Philippe Cohen est un idéologue. Passé par le trotskisme, ce
stalinisme qui n’a pas réussi, il en a conservé les recettes et les présupposés, la
puissance des minorités agissantes, les multiples théories du complot et les alliances
stratégiques avec des alliés objectifs, même si on les déteste, ainsi que les méthodes
d’action, frapper fort sur le point faible et marteler sans cesse le même discours, à
satiété. Ayant bourlingué dans le journalisme, il finit par s’ancrer chez Jean-François
Kahn à l’hebdomadaire Marianne, fondé en avril 1997, sans se poser de questions
inutiles sur les finances du journal et ses liens avec le Maroc284 285. C’est dans ce journal
qu’il se révèle comme l’animateur de la mouvance souverainiste ou nationale
républicaine286, à travers la création de la Fondation Marc Bloch, devenue Fondation
du 2 mars après que le fils de l’historien eut obtenu de la justice

284 Pierre PÉAN, Une jeunesse française, François Mitterrand, 1937-1947, Fayard, 1994.
285 L’hebdomadaire Marianne a érigé la critique du journalisme en fond de commerce; voir :
«Journalistes, le clan des clones», 23-29 avril 2001, «La dictature des médias», 10- 16 avril 2000,
«Les journalistes sont-ils tenus en laisse?», 11-17 octobre 1999, «Faut-il se méfier des
journalistes?», 12-18 juillet 1999, «Faut-il brûler les journalistes?», 10-16 août 1998, «Les
journalistes sont-ils vendus à l’establishment ?», 6-12 juillet 1998, «Les nouveaux chiens de garde,
30 journalistes qui pensent pour les Français», 24-30 novembre 1997, «Une dictature médiatique»
17 23 novembre 1997. 11 reprend ainsi une veine déjà exploitée à L'Événement du jeudi, par
exemple : « Le procès des journalistes», 2-8 mai 1991.
286 Le terme «national-républicain» employé par Le Monde est considéré comme une tentative
de déconsidération par Philippe Cohen puis par Régis Debray. Voir : Raphaëlle BACQUÉ et
Ariane CHEMIN, « Le refus de l’Europe mobilise les nationaux-républicains», Le Monde, 17-18
mai 1998, la mise au point de Philippe COHEN, «Les idées républicaines de la Fondation Marc
Bloch», Le Monde, 29 mai 1998 et Régis DEBRAY, «National- républicain ? Chiche... », Le
Monde, 7 novembre 1998. Alors que Le Monde donne une
FAIRE FACE 655

l’interdiction d’user du nom de ce dernier1. Logiquement, il soutient la candidature de


Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la République. Pour lui, comme pour
Élisabeth Lévy, autre animatrice de la Fondation, Le Monde et, subsidiairement,
Liberation et plusieurs autres journaux sont à l’origine de «l'étrange défaite 287 288 289 290
» de la France des années quatre-vingt-dix. Cette défaite est celle de la pensée
souverainiste, nationale et républicaine, face à la « pensée unique » libérale et
européenne.
En 2002, Élisabeth Lévy publie un livre qui retrace la généalogie des souverainistes
et donne bien des clés pour comprendre les attaques de Philippe Cohen contre Le
MondeL Elle revient sur les événements qui l’ont marquée durant les dix années
écoulées : la guerre civile en Algérie, l’intervention de l'OTAN au Kosovo, la montée
en puissance de Jean- Marie Le Pen et les impuissances de ses contradicteurs, la crise
de l’art contemporain, «La France moisie» de Philippe Sollers 291 ; elle y étale ses
détestations : Daniel Cohn-Bendit, l’Europe de Maastricht, Bernard- Henri Lévy, les
«soixante-huitards» et les « droits-de-l’hommistes », et y révèle ses sympathies pour
Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, et accessoirement pour Renaud Camus. Le
national y est placé au-dessus de tout ; certes, il se réclame de la République, mais il ne
prend pas soin d identifier la République à la démocratie, comme le fit Marc Bloch
dans «Pourquoi je suis républicain»292. En effet, Élisabeth Lévy, qui proclame pourtant
la volonté d’une pensée libre et critique dérivée des Lumières, ce qu’on ne saurait lui
reprocher, affiche une aversion pour la modernité issue du libéralisme. Contre cette
modernité acceptée par les libéraux et les libertaires, elle revendique l’affirmation de
l’État national et républicain, profondément anti-libéral et, pour tout dire, autoritaire.
En fait, Élisabeth Lévy exige d’exprimer sa pensée critique, mais elle dénie à ceux qui
ne pensent pas comme elle le droit au débat ou à la contre-expertise. Et, dans cette
croisade contre la pensée libérale qualifiée d’« unique », Le Monde, qui cherche à faire
vivre le débat dans ses colonnes, est une cible de choix :

place importante à leurs idées et publie leurs textes, les «nationaux-républicains» restent tétanisés par
ce qu’ils ressentent comme une insulte.
288 L’Association pour la Fondation Marc Bloch avait été créée le 2 mars 1998.
289 La Fondation Marc Bloch s’intitulait ainsi par référence à l’ouvrage de l’historien, L'Étrange
Défaite.
290 Elisabeth LÉVY, Les Maîtres censeurs. Jean-Claude Lattès, 2002.
291 Philippe SOLLERS, «La France moisie», Le Monde. 28 janvier 1999.
292 Marc BLOCH, «Pourquoi je suis républicain», Les Cahiers politiques, organe clandestin du
Comité général d’études, n° 2, juillet 1943, repris à la suite de L'Étrange Défaite, Gallimard, 1990.
656 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

faire vivre le débat, c’est donner la parole à l’autre, accepter que l’autre vive, alors que
seule l’idéologie nationale républicaine devrait avoir droit de cité.
Bernard-Henri Lévy voit dans cette affaire le retour de l’idéologie française qu’il
avait stigmatisée il y a plus de vingt ans1. Je nuancerais le propos, d’une part parce qu’il
n’est pas médiatiquement correct de taxer Élisabeth Lévy ou Philippe Cohen de
pétainisme, sans qu’ils se gaussent en faisant de leur patronyme un rempart ; d’autre
part, parce que j’y verrais également la verve barrésienne, celle des déracinés et de la
dénonciation de l'intellectualisme, ainsi que la thématique maurrassienne qui dénonce
sans relâche «l’anti-France». En effet, c’est dans l’alliance de la nation et de la
République françaises, au sens où elles sont toutes deux pétries de l'histoire de la terre
française, que s’expriment le mieux les fantasmes des souverainistes. Certes, il y a là un
petit côté pétainiste, qui renvoie à la phrase fameuse, « la terre, elle, ne ment pas »,
prononcée par Philippe Pétain dans son discours du 25 juin 1940 ; mais justement, cette
phrase n’est pas du maréchal mais de son «nègre», Emmanuel Berl. Ce dernier, à partir
de la Grande Guerre, n’a qu’une haine, la «pensée bourgeoise», devenue depuis la
«pensée unique», et qu’il déclare morte à plusieurs reprises 293 294 295. Cependant, il
semble que Bernard-Henri Lévy voie juste lorsqu’il affirme : « Programme commun de
ces gens : achever le beau programme néodémocratique de la fin du XXe siècle ; pas le
finir, non ; pas l’accomplir; l’achever ; vraiment l’achever ; au sens où l’on achève bien
les journaux ; au sens de ces vieilles bêtes que l’on pique pour s’en débarrasser ; et c’est
pourquoi il flotte, sur cette “affaire Le Monde" un si insistant parfum d’or dre moral et
de régression \ »
Il ne s’agit pas ici de procès d’intention : Élisabeth Lévy comme Philippe Cohen
croient sincèrement que le salut de la France passe par la restauration d’un ordre
républicain qui ferait appel aux grands ancêtres de la III e République, à la laïcité, à la
nation armée, isolée mais revancharde. Malheureusement, il s’agit là de purs fantasmes
anachroniques. En effet, les grands hommes de la IIIe République, loin d’être des pères

293 Bernard-Henri LÉVY, «Le retour de l’idéologie française», La Règle du jeu, n° 25, mai
2004 ; Bernard-Henri LÉVY, L'Idéologie française. Grasset, 1981.
294 Emmanuel BERL, Mort de la pensée bourgeoise, 1929, Mort de la morale bourgeoise,
1930, Mort de la pensée bourgeoise, 1970.
1. Claude Durand n’est pas crédible lorsqu’il affirme que Jean-Luc Lagardère fut informé de la
sortie du livre « le 24 février, deux jours avant la parution » : d une part, les bonnes feuilles sont parues
dans L'Express le 19 février, d’autre part, Jean-Luc Lagardère était sans doute informé par d’autres
canaux, même s’il a feint d'ignorer qu’une de ses filiales éditait le livre. Claude Durand n’est pas plus
crédible lorsqu’il affirme : «Dans le courant de l’automne [2002], j’ai pu lire le livre, chapitre après
chapitre. Ma décision a été prise alors... », Livres Hebdo nu 505, 14 mars 2003. Dès mai 2002, des
personnes bien informées savaient que le livre de Péan serait édité chez Fayard. Je l’ai moi-même
appris à cette époque, par des sources concordantes. Certes, jusque-là Pierre Péan avait tenté de faire
monter les enchères entre ses deux éditeurs traditionnels, Fayard et Plon, mais la déconfiture de Jean-
Marie Messier et de Vivendi Universal empêcha Plon d’enchérir. Indirectement et sans le savoir, Le
Monde atteignait ainsi Pierre Péan au portefeuille. C’est alors que le partenariat avec Philippe Cohen
fut imposé à Pierre Péan.
FAIRE FACE 657

fouettards à la Jean-Pierre Chevènement, étaient des libéraux, en politique comme en


économie. Il faut en effet recentrer le débat sur la querelle des autoritaires contre les
libéraux. Les nationaux-républicains estiment que la France est menacée d’un déclin
irrémédiable si elle ne restaure pas les valeurs fondatrices de la nation et de la
République, l’ordre, la laïcité, le respect de la morale, en bref tout ce qui s’oppose à
l’esprit hédoniste des libéraux- libertaires ou à «l'esprit de jouissance» comme disait le
maréchal.
658 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Face au changement du monde, et non du Monde, il s’agit de trouver des repères :


les généalogies croisées qui mènent au livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen
commencent au début des années quatre-vingt-dix, sur les ruines du mur de Berlin et de
l’empire soviétique, avec la première guerre en Irak, avec le référendum sur la
ratification du traité de Maastricht et avec la déliquescence du mitterrandisme.
L’ancêtre intellectuel de la Fondation Marc Bloch, le club «Phares et Balises », a été
créé à la fin de l’année 1992 par Jean-Claude Guillebaud et Régis Debray. Déjà, bien
avant que Jean- Marie Colombani ne dirige Le Monde, il s’agissait de trouver des
repères dans un monde changeant. Et comme bien souvent, faute de pouvoir interpréter
le monde en évolution, on accuse le porteur du message, en l'occurrence Le Monde.

Lopération médiatique
L’opération médiatique lancée contre Le Monde révèle la conjonction de plusieurs
coteries : le désir de vengeance des amis du président défunt, la volonté des
nationaux-républicains d’en finir avec «la pensée unique» et le soutien au moins tacite
de la chiraquie, par l’intermédiaire de ses marchands de canons, le groupe Dassault, qui
venait de financer le rachat de L’Express et le groupe Lagardère, propriétaire de Fayard
L S’y ajoutent quelques petites vengeances individuelles, comme celle de Denis
Jeambar, qui avait senti passer le vent du boulet en 1997. Prenons un avis extérieur,
FAIRE FACE 659

celui d’Alberto Toscano, correspondant à Paris de l’hebdomadaire italien Panorama et


président du Club de la presse européenne : «Deux éléments dominent la face cachée de
“l’opération Le Monde" : la stratégie de la vengeance et la stratégie anti-expansion du
quotidien. Qui est, en réalité, une stratégie punitive par rapport à l’indépendance du
Monde1.» Claude Durand le confirme, il s'agissait de donner «un coup d’arrêt [...] à la
constitution d’un groupe de presse d’opinion expansionniste296 297 298 ».
Cependant, le plus fascinant pour l’historien de la presse réside dans les réactions de
la corporation journalistique. Un peu de chronologie est nécessaire. Le livre La Face
cachée du Monde, annoncé par les bonnes feuilles publiées dans L’Express le mercredi
19 février 2003, a été distribué aux journalistes le lundi 24 février dans l’après-midi et a
été mis en place en librairie le mercredi 26 février au matin. Ayant quelque notoriété et
quelques connaissances sur Le Monde, dès le mardi 25 février j’ai été contacté par des
journalistes de l’audiovisuel qui cherchaient à «monter» un plateau et ne trouvaient pas
de contradicteurs à opposer aux auteurs du livre qui courraient d’émission en émission.
Au total une douzaine de journalistes m’ont téléphoné pour solliciter ma participation à
telle ou telle émission. En revanche, aucun rédacteur de la presse écrite n’a cru
intéressant de m’entendre.
J’ai refusé une dizaine d’interviews et d’émissions qui cherchaient seulement «
quelqu’un » qui puisse ressembler à un contradicteur et tenir le rôle de faire-valoir.
Après avoir accepté de parler dans trois émissions, j’ai décidé de ne plus participer à la
mascarade médiatique qui se déroulait sous mes yeux ; j’ai donc refusé toute
participation, parce que je m’étais rendu compte que, au moins jusqu’au dimanche 2 ou
au lundi 3 mars, aucun journaliste n’avait lu le livre de Péan et Cohen en entier, aucun
journaliste n’avait eu le temps de le comprendre, et encore moins d’exercer son métier
de journaliste en menant une contre-enquête ou simplement en exerçant son esprit
critique.
Quant aux journalistes de la presse écrite, ils ont pour la plupart suivi, ou tenté de
précéder, la télévision. Outre bien sûr L’Express*, certains, tels Marianne 299 ,
Libération ou Le Canard Enchaîné, y ont mis un acharnement

296 Alberto TOSCANO, «La face cachée de l’opération Le Monde», La Règle du jeu, n° 25 mai
2004, p. 139-152.
297 Propos cités par François DlIFAY, «Claude Durand, le Raminagrobis de l’édition», Le
Point, n° 1590,7 mars 2003.
298 Notamment, Jacques DUQUESNE, «Une affaire de crédibilité», et Renaud REVEL, «Le
Monde, l’onde de choc», L’Express du 6 mars 2003.
299 Notamment Jean-François Kahn qui, dans «Le 9 thermidor du Monde», Marianne,
660 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

qui révèle aussi quelques petites vengeances. Seuls Le Point, en la personne de son
directeur, Franz-Olivier Giesbert1, et à un autre niveau, Bernard Langlois dans
Politis 300 301 302 , et Jacques Bertoin dans Jeune Afrique-L Intelligent 303 ont pris des
distances avec la curée médiatique anti-Monde. Il faudrait ajouter le silence prudent, ou
timoré, du Figaro, qui s’explique sans doute par le conflit feutré entre une partie de la
rédaction qui aurait souhaité traiter l’affaire et Yves de Chaisemartin, englué dans des
négociations destinées à limiter les ambitions du groupe Dassault sur la Socpresse, qui
ne souhaitait pas en parler.

Une réaction médiatiquement inadéquate


Cependant, je ne crois pas que l’attitude de la direction du Monde ait été judicieuse
dans cette affaire. Il me semble en effet qu’elle aurait pu répondre plus rapidement et
déléguer quelques-unes des plumes du quotidien sur les plateaux. En même temps, je
comprends sa position. La direction se trouvait dans la situation de celui qui est accusé
à tort d’un délit, et qui renforce l’accusation, soit par ses dénégations, soit par son
silence. Il était bien difficile, dans les conditions de «l’emballement médiatique », de
faire entendre une voix discordante ou simplement raisonnable. Parce que les
affirmations de Pierre Péan et Philippe Cohen étaient des accusations à charge, pour la
plupart manipulatrices, perverses ou pour le moins retorses, qui demandaient des
réponses longues et argumentées, ce qui est impossible dans le cadre d’un débat
télévisé, surtout quand le journaliste qui devrait arbitrer endosse les habits de
procureur304. En outre, Pierre Péan et Philippe Cohen avaient lancé, à dessein, des
attaques ad

3-9 mars 2003, ose comparer Le Monde à la Terreur, à Robespierre, Saint-Just et Fouquier- Tinville.
301 «L’auteur de ces lignes a été suffisamment vilipendé par Le Monde, au fil des ans, pour
l’écrire sans complexe : cette institution est un rempart contre la marchandisation de l’information qui
menace notre pays. Puisqu’il faut choisir son camp, nous choisirons» sans hésiter, le sien, qui reste, en
dépit de tout, celui du journalisme », Franz-Olivier G1ESBERT, «Le Monde, L'Express et nous », Le
Point, n° 1589,28 février 2003.
302 «S’il y a du nettoyage à faire dans notre profession (il y a), Le Monde ne me semble pas
l’écurie d’Augias prioritaire», Bernard LANGLOIS, «Le bloc-notes», Politis, 27 février 2003.
303 Jacques BERTOIN, «Mon Monde à moi... », Jeune Afrique-L'lntelligent, n° 2214, 15- 21 juin
2003.
304 «Il est très difficile de débattre avec un peloton d’exécution, [...] Malgré notre envie d’en
découdre, nous n’avions pas le choix. Sauf à la cautionner, à la créditer et à l’installer, on ne discute
pas avec la calomnie ou la rumeur. On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. L’adage de Pierre
Desproges a aussi sa version journalistique : on ne discute pas cuisine
FAIRE FACE 661

hominem et ad pater qui visaient, et réussirent sans doute, à brouiller le jugement des
personnes ciblées.
Dans cette affaire, le titre du livre fut particulièrement bien choisi : La Face cachée
du Monde, renvoie au Janus hifrons qui est en chacun de nous, à l’inconscient que l’on
ne maîtrise jamais totalement. Alors que la psychanalyse reste un des impensés du
quotidien, attaquer un être collectif en faisant appel à l’inconscient de chacun de scs
membres permet de diviser et de renvoyer rédacteurs et dirigeants à leurs propres
questions individuelles. Introduire un coin entre la direction et le personnel reste une
opération assez facile à réussir. Parce que, dans toutes les rédactions, des journalistes
sont frustrés ou mécontents de tel papier refusé, coupé, réécrit ou mal titré, de tel
reportage mal mis en valeur, de telle mesure de la rédaction en chef qui reste
incomprise. Dans toutes les entreprises, des salariés sont insatisfaits de leur salaire, de
leur progression dans la hiérarchie ou de la promotion d’un collègue. Mais Le Monde
est un édifice plus vulnérable que les autres journaux, parce que, de surcroît, les
journalistes, salariés comme les rédacteurs des autres journaux, sont également
actionnaires à travers un collectif mal défini et en quête perpétuelle d’identité ; parce
que, enfin, les journalistes-salariés-actionnaires sont aussi des citoyens ayant une haute
idée de la démocratie et de la déontologie. Alors, il ne semble pas trop difficile de faire
disjoncter une construction si fragile. Toutefois, c’est de cette apparente fragilité que,
depuis 1951, Le Monde tire sa force : le journal n’appartient à personne, ni à son
fondateur ni à ses directeurs successifs ni à son patron actuel 305 306 , et surtout, il
n’appartient à aucune coterie politique ou autre. La volonté d’Hubert Beuve-Méry, «
l’indépendance à l’égard des partis politiques, des églises et des puissances financières
», demeure. C’est la force du journal, mais par moments, c’est aussi sa faiblesse :
n'appartenant à aucune coterie, il est attaqué par toutes et défendu par aucune.

Les mises en cause


Une fois ces préalables posés, il est possible d’examiner le livre de Pierre Péan et
Philippe Cohen. Ce qui importe, au lecteur comme au citoyen, c’est le contenu du
journal, pas les divagations sur les pères, sur le passé d’Edwy

avec des anthropophages», Edwy PLENEL, «Le procès du journalisme, Brèves remarques sur
l’affaire», La Règle du jeu, op. cit., p. 158.
306 Il faut rappeler que Jean-Marie Colombani, qui n’est pas propriétaire du Monde, a été élu
en 1994, réélu en 2000, et qu’il est révocable à tout moment par le conseil de surveillance, à
condition que la Société des rédacteurs du Monde, qui dispose d’un droit de veto, le veuille et que
les actionnaires l’acceptent.
662 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Plenel, ou sur les assertions de Jean-Marie Messier ou de Roland Dumas. Ces derniers
ont suffisamment fait leurs preuves de duplicité pour qu’ils ne puissent être invoqués
comme témoins de moralité. Au fond, que reste-t-il de ces 633 pages à charge ?
Le choix d'étaler les affaires politiques et financières à la une est un choix éditorial,
qui peut être contesté, mais qui fait partie du journalisme. La société française est-elle
assez mûre pour admettre la désacralisation du politique, alors qu'elle est entamée
depuis trois siècles dans toutes les démocraties, en vertu du principe même de la
démocratie ; il faudra bien qu'un jour ou l'autre nos politiques l’acceptent. Dans quelle
démocratie souffrirait-on que le président de la République nomme un intime à la plus
haute fonction de la juridiction constitutionnelle ? Dans quelle démocratie
accepterait-on que le président de la République soit au dessus ou en dehors des lois qui
régissent le commun des citoyens ? Il semble que Richard Nixon ait été contraint de
démissionner pour moins que cela ; il semble que le roi Édouard VIII ait été acculé à
l’abandon du trône d Angleterre pour moins que cela. Quant au journalisme
d’investigation, qui est lié à la révélation des « affaires », il semble étonnant qu’il soit
récusé par des journalistes qui prétendent révéler des « faces cachées ».
Le procès de l’anti-France est d’une autre nature, parce qu’il s’agit là d un conflit
issu de la Révolution française. Depuis 1789, les Français se livrent à des «guerres
franco-françaises1», où, pour reprendre la belle expression de Michel Winock : « la
cause est entendue, le consensus n’est pas un mot français 307 308 ». Aux trois droites
identifiées de longue date par René Rémond309, la droite du refus, légitimiste puis
l’extrême droite, la droite autoritaire, bonapartiste puis gaulliste, et la droite libérale,
orléaniste puis centriste, s’opposent trois gauches en miroir : la gauche libérale,
sociale-démocrate, la gauche autoritaire, nationale républicaine, et la gauche du refus,
l’extrême gauche. La difficulté vient de ce que les trois gauches s’interpénétrent les
unes les autres, plus que ne le font les trois droites, et font appel à des thématiques
croisées : le Parti communiste est alternativement une gauche du refus et une gauche
autoritaire, le parti socialiste est tantôt libéral et tantôt autoritaire, tandis que l’extrême
gauche en appelle à l’autorité pour élargir son champ électoral trop réduit.

307 Pour reprendre le titre du numéro spécial de XX*” siècle, Revue d’histoire, n° 5, janvier- mars 1985.
308 Michel WINOCK, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques, 1871-1968,
Calmann-Lévy, 1986.
309 René RÉMOND, La Droite en France, Aubier, 1968.
FAIRE FACE 663

Depuis plus de deux siècles, ce panorama politique conflictuel rythme la vie


politique française. Si la France, sur la longue durée, est gouvernée par la droite, c’est
parce que cette dernière a compris depuis longtemps qu’il suffisait de réunir deux des
trois droites pour écraser les trois gauches désunies. A contrario, les quelques épisodes
de gouvernements de gauche correspondent à la réunion de deux gauches, la libérale et
l’autoritaire, face à trois droites divisées. Toutefois, cet habitus politique conduit de
manière récurrente à des explosions plus ou moins révolutionnaires et surtout à des
frustrations : puisque deux sixièmes seulement suffisent à gouverner, c’est toujours la
France des autres qui gouverne. De là à considérer que toute tentative de remettre la
France dans le sens commun des démocraties occidentales est une volonté de «changer
la France1», il n’y a qu’un pas, qui est vite franchi. Dans cette guerre franco-française,
des épisodes sont restés sous le boisseau. C’est aujourd’hui le cas du régime de Vichy
et de la guerre d’Algérie, comme ce fut le cas de la Commune sous la III e République
ou des barricades de 1848 sous le Second Empire. Pour parodier la période de la France
revancharde et de la «ligne bleue des Vosges», on pourrait citer la phrase emblématique
de l’époque : «N’en parler, jamais ; y penser, toujours. » Oui, Vichy et la guerre
d’Algérie font mal, oui, il faut être obsédé par Vichy et la guerre d’Algérie, et c’est
pour cela qu’il faut en parler; les tortures américaines en Irak viennent à point nommé
pour nous rappeler qu’un peuple ne sort jamais indemne d’une telle épreuve. Mais
au-delà de l’analyse politique, il faut rappeler que ce n’est pas Le Monde qui est à
l’origine de ces affaires, même s’il est parfois précurseur : il ne fait que répercuter, avec
d’autres, les travaux des chercheurs, qui répondent eux-mêmes à une demande
sociale 310 311 . Le Monde assume ainsi son rôle de médiateur au sein de la société
française, comme il le fit dans les années soixante-dix pour la question du régime de
Vichy, de la Collaboration et de la Shoah : en 1978, Jean Planchais, rédacteur en chef
adjoint entré au journal en 1945, ancien résistant et un des fils spirituels

310 Le sous-titre du livre de Bernard Poulet est : «Quand un journal veut changer la France ».
311 Par exemple, en 2000 lorsque la guerre d’Algérie et la torture font la une de la presse, les
travaux de Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault et Claire Mauss-Copeaux, à la suite de ceux de
Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora et de bien d’autres, viennent soutenir et éclairer la
démarche de Florence Beaugé, rédactrice du Monde qui fait parler victimes et tortionnaires; Lf
Humanité, Témoignage chrétien, JJ Express et Le Nouvel Observateur apportent également leur lot
de révélations ou de témoignages. Voir : Patrick EVENO, «Les médias et la mémoire de la guerre
d’Algérie», colloque de l’institut Georg Eckert, Braunschweig, février 2004, à paraître.
664 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

d’Hubert Beuve-Méry, donna la parole à Robert Faurisson, le négateur du génocide,


parce qu’il fallait rendre compte de ce courant idéologique, ce qui permit aux historiens
de préciser les réalités historiques

Le Monde des livres


Les accusations portées contre le supplément Le Monde des livres relèvent de la
logique des microcosmes : Josyane Savigneau est soupçonnée d'exercer une tyrannie
sur le petit monde des lettres françaises. La défense du Monde soulignait, statistiques à
l’appui, que le supplément littéraire rendait compte de la diversité du paysage
éditorial312 313. Cependant, les frustrations de certains éditeurs et de certains auteurs, qui
ne sont pas les meilleurs juges en matière de critique, doivent être prises en compte. Le
Monde ne détient pas le monopole de la critique, dans la mesure où Le Figaro et
Libération publient également un supplément sur les livres, tandis qu’un grand nombre
d’autres médias consacrent une partie de leur couverture éditoriale à la production
littéraire. Il faut envisager la généalogie du Monde des livres pour comprendre la
situation actuelle 314 . L étude quantitative du nombre de livres, toutes catégories
confondues, chroniqués dans Le Monde permet de mesurer les évolutions : 540 en
1946, pour un journal de 8 pages en moyenne, 580, pour un journal de 12 pages en
1951, 728 en 1958, pour un journal de 15 pages, 864 en 1965, pour un journal de 21
pages, 1352 en 1967, pour un journal de 25 pages, 1368 en 1968, pour un journal de 26
pages, 1397 en 1981, pour un journal de 37 pages, 2470 en 1991, pour un journal de 40
pages, 2747 en 2001, pour un journal de 45 pages; en 2003, le chiffre symbolique des 3
000 livres chroniqués, dont 2 500 dans Le Monde des livres, a été atteint. Bien plus
qu’on ne peut en lire en une année, mais bien peu par rapport aux 42 000

312 Le Monde a publié de novembre 1978 à mars 1979 un ensemble d’articles sur les camps nazis
et les chambres à gaz, dont deux textes de Robert Faurisson (Le Monde, 29 décembre 1978 et 16
janvier 1979), deux textes de Georges Wellers, maître de recherches honoraire au CNRS (Le Monde,
29 décembre 1978 et 21 février 1979), un article d’Olga Wormser-Migot, historienne (Le Monde, 30
décembre 1978), une déclaration d’historiens (Le Monde, 21 février 1979), et une synthèse de
François Delpech, historien (Le Monde, 8 mars 1979). Voir également, Laurent GREILSAMER,
«Robert Faurisson, l’obstiné négateur du génocide », Le Monde, 20 janvier 1992.
313 « Le Monde des livres », Le Monde, 7 mars 2003.
314 Pour une étude plus approfondie, voir : Patrick EVENO, «Des feuilletons du Temps au
supplément du Monde ou la difficile professionnalisation des passeurs culturels», Communication à la
journée d’études «Hommes de médias, hommes de culture (1945- 2003) », INA, 19 décembre 2003, à
paraître.
FAIRE FACE 665

titres publiés chaque année par l’édition française. Ce comptage permet de repérer deux
césures majeures : la brusque augmentation de 1967, année marquée par la création du
supplément Le Monde des livres et la forte croissance des années quatre-vingt dix,
depuis que Josyane Savigneau a pris la responsabilité du supplément, en 1991.
Depuis la Première Guerre mondiale, le feuilleton1 littéraire du Temps était tenu par
Paul Souday, puis, à partir de 1929, par Émile Henriot, qui, de 1944 à 1961, reprend la
même fonction au Monde. De 1961 à 1973, Pierre-Henri Simon, universitaire
catholique, prend sa succession315 316. Dès 1945, Hubert Beuve-Méry estime qu’il faut
étoffer les comptes rendus de livres et recrute dans ce but trois intellectuels catholiques
lyonnais qui publient des feuilletons généralement mensuels : la philosophie par Jean
Lacroix, d’octobre 1945 jusqu’en 1980 ; l’histoire par André Latreille, de septembre
1945 jusqu’en 1972 ; la géographie par Yves-Marie Goblet à partir de janvier 1945, qui
reprend sa chronique du Temps jusqu’en 1955, puis par Maurice Le Lannou. On peut
également ajouter les chroniques de Marcel Brion (lectures étrangères) et d’Yves
Florenne (revue des revues). Ainsi, deux catégories de feuilletonistes coexistent dans
les pages du Monde : les professionnels, spécialistes d’un sujet (la philosophie,
l’histoire, la musique) et les journalistes, tels Émile Henriot, ou Robert Kemp pour le
théâtre. À examiner les itinéraires, le feuilletoniste littéraire apparaît comme un
journaliste qui souhaite entrer en littérature : non seulement il fait œuvre de critique
littéraire dans son feuilleton, mais encore il écrit des recueils de poésie, d’histoire
littéraire, des romans ; finalement, son destin est d’entrer à l’Académie française,
comme Émile Henriot, Robert Kemp, Pierre-Henri Simon et Bertrand Poirot-Delpech.
Il faut souligner que le feuilleton est un espace affermé, dans lequel le feuilletoniste est
libre de traiter les livres qu’il souhaite.

315 Le «feuilleton» est une très ancienne tradition journalistique française, introduite dans le
Journal des débats en 1801. Au bas de la première page, séparé par un filet, le feuilleton traite de la
critique théâtrale, puis des beaux-arts ou de littérature. En 1836, Émile de Girardin le remplace par un
«feuilleton-roman», mais la tradition perdure dans les journaux sérieux pour la critique littéraire ou
théâtrale.
316 La rupture avec l’autodidacte anticlérical et bon vivant Émile Henriot est totale. Cependant,
demeure la commune fidélité à une tradition conservatrice de la critique littéraire française. Ainsi
qu’une commune fidélité au patron du Monde : Émile Henriot, en 1944 et en 1951, s’était par deux
fois placé à la tête de la rédaction, pour réclamer la nomination d’Hubert Beuve-Méry d’abord, puis
pour le soutenir contre ses détracteurs ; en 1957, l’officier catholique Pierre-Henri Simon, avec
Contre la torture, avait pris le parti du Monde et de Sirius dans le combat contre la « sale guerre »
d’Algérie.
666 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Parallèlement au feuilleton, Robert Coiplet, ancien du Temps et secrétaire de


rédaction au Monde, rédige le courrier littéraire à partir de septembre 1945, jusqu’à sa
retraite en 1960. Cette chronique traitait également de littérature, mais sous forme de
papiers plus courts, ainsi que des publications nouvelles sous forme de brèves. En
1960, Jacqueline Piatier, succède à Robert Coiplet comme responsable de la page
littéraire; le courrier littéraire prend alors plus de place, il passe d’un tiers ou une
demi-page à une page, puis à deux. Des rédacteurs et des pigistes viennent compléter le
travail de Jacqueline Piatier : Marcel Brion, Yves Florenne, Nicole Zand, Claude
Sarraute, Alain Bosquet, Gabrielle Rolin, etc.
Émile Henriot et Robert Coiplet se détestent et s’ignorent, mais tous deux sont
traditionalistes ; Robert Coiplet privilégie les écrivains du XIXe siècle et n'apprécie
guère les romanciers modernes, qu’il néglige bien souvent dans ses chroniques. Émile
Henriot, en dépit des appréciations négatives qui lui sont ensuite appliquées, est plus
attentif à une certaine modernité littéraire. Certes, son jugement sur le «nouveau
roman» le stigmatise à tout jamais : sous le titre « Nouveau roman » (c’est lui qui lance
1 expression), il consacre sa chronique du 22 mai 1957 à La Jalousie d’Alain
Robbe-Grillet et à Tropismes de Nathalie Sarraute; il a cette phrase très dure : «Je crois
même que ce sont des livres comme celui-là, La Jalousie, qui finiront par tuer le roman
en dégoûtant le lecteur h » En 1958, Robert Coiplet et Émile Henriot, reste de
machisme ou vieillesse arrivant, passent à côté de Moderato cantabile de Marguerite
Duras et des Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Émile Henriot
n’aime pas Claude Simon et le fait savoir317 318, cependant, il est fort élogieux à l’égard
de Julien Gracq319 et encense le premier roman de Philippe Sollers320, déjà apprécié par
Le Monde.
Le courrier littéraire s’est considérablement étoffé au cours des années

317 Le Monde, 22 mai 1957.


318 Émile HENRIOT, « L’Herbe», Le Monde, 22 octobre 1958.
319 «Après un silence de six ans depuis le prix Goncourt que lui avait valu Le Rivage des Syrtes,
la rentrée littéraire de M. Julien Gracq ne semble pas avoir été accueillie avec beaucoup d’attention
par la critique et ce Balcon en forêt paraît avoir déçu. Je le trouve, pour moi, remarquable, et j’estime
que les admirateurs de Julien Gracq auraient tort de se plaindre. Ce dernier ouvrage est un livre de
haute qualité littéraire...», Émile HENRIOT, «Balcon en forêt », Le Monde, 8 octobre 1958.
320 «Un très bon, un grand talent et un écrivain : voila l’heureuse révélation que nous apporte
cette semaine avec Une curieuse solitude, un jeune romancier de vingt-deux ans, M. Philippe
Sollers, déjà l’auteur d’une nouvelle remarquable, Le Défi, où François Mauriac, un des premiers,
dans un article retentissant, a flairé et pu annoncer un bel avenir littéraire », Émile HENRIOT, «Le
Défi et Une curieuse solitude», Le Monde, 5 novembre 1958.
FAIRE FACE 667

soixante, pour finir par occuper quatre pages du quotidien. À la suite d’une enquête de
lectorat réalisée en 1966, qui montrait que les pages culturelles étaient très appréciées
des lecteurs du Monde, Jacqueline Piatier crée Le Monde des livres le 1 er février 1967
et le dirige jusqu’en 1983; sa succession est assurée par son adjoint, François Bott, de
1983 à 1991, puis par l’adjointe de ce dernier, Josyane Savigneau depuis 1991, tandis
que le feuilleton est repris par Bertrand Poirot-Delpech de 1973 à 1989, par Michel
Braudeau de 1989 à 1993, enfin par Pierre Lepape, du 19 mars 1993 à juin 2001, date à
laquelle le feuilleton disparaît des colonnes du quotidien. La logique éditoriale aurait
voulu que les feuilletonistes rejoignent tous Le Monde des livres ; mais seul
Pierre-Henri Simon l’accepte, André Latreille, Jean Lacroix et Maurice Le Lannou
conservant leur espace propre. Pendant une dizaine d’années, l’ancienne et la nouvelle
approche des livres coexistent. Cependant, Le Monde des livres phagocyte
graduellement les feuilletonistes. Parallèlement, il apparaît nécessaire de conserver des
pigistes prestigieux ou connaisseurs de certains sujets. Tout alors est dans le subtil
équilibre entre les collaborations extérieures et les contributions des rédacteurs de la
maison, ceux du Monde des livres avant tout, mais également ceux des autres services
et bientôt des retraités.
La professionnalisation journalistique de la critique s’affirme avec Jacqueline
Piatier, journaliste avant tout, qui n’a pas l’ambition de mener une carrière de
romancière, mais celle d’exercer son métier321. En définitive, l’approche des livres au
Monde est passée de l’individuel au collectif : chacun des rédacteurs et des pigistes
peut y défendre les auteurs ou les livres qu’il apprécie, avec une grande liberté, mais
sous la contrainte nécessaire de l’équipe, actuellement composée de sept journalistes
permanents (Josyane Savigneau, chef de séquence, Patrick Kéchichian, chef adjoint,
Alain Salles, Christian Massol, Philippe-Jean Catinchi, Raphaëlle Rérolle, Florence
Noiville), et de deux pigistes réguliers (Jean Birnbaum et Émilie Grangeray), auxquels
s’ajoutent les pigistes issus des professions littéraires et universitaires. Le Monde des
livres est une réussite éditoriale, les ventes du jeudi étant généralement supérieures à
celles du mardi et du mercredi \ mais également un succès commercial : alors que la
publicité des éditeurs représentait moins de 8 % du total de la publicité commerciale
dans les années soixante, elle atteint 10 à 12 % du total à partir de 1975. En termes de
chiffre d’affaires, la publicité des éditeurs demeure stable de 1975 à 1999 autour de 20
millions de francs déflatés (environ 3 millions d’euros). Le Seuil et Gallimard figurent
parmi les premiers annonceurs du Monde. À raison de 12000 signes par page et de 8 ou
10 pages par livraison, Le Monde des livres compte 96 000 à 120 000 signes ; il rend
compte de 35 à 40 livres par semaine pour le 8 pages et de 55 à 60 livres par semaine
pour le 10 pages. Au total, plus de 2 500 livres par an font l’objet d’une chronique, sur
les 7 000 à 8 000 reçus.

1. Mais inférieures à celles du lundi, portées par Le Monde de l'économie et du vendredi,


poussées par Le Monde Radio-Télévision.
668 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Finalement, cette évolution conduit à privilégier le journalisme plutôt que la critique


littéraire au sens du XIXe siècle ; le but du supplément est de faire connaître et
apprécier un grand nombre de livres, afin de permettre aux lecteurs de faire leur choix
dans la production éditoriale ; ainsi, plutôt que d’éreinter un auteur, Le Monde des
livres préfère ignorer les livres que les rédacteurs récusent, à l’exception des livres qui
font événement et que les journalistes se doivent de traiter. Ce rappel historique permet
de mesurer combien les censeurs du Monde se trompent de cible en stigmatisant le
supplément. Certes, ce dernier n’est pas parfait : chaque lecteur, et encore plus chaque
auteur, a éprouvé un jour ou l’autre une irritation devant un article louangeur ou une
frustration quant un livre apprécié n’est pas évoqué. Cependant, considérer que Le
Monde des livres nuit à la vie culturelle française, c’est faire fi des nombreux autres
problèmes du monde de l’édition, qui sont plutôt liés à la faiblesse de l’écrit, des
éditeurs et du système de diffusion en France.
Le catalogue des critiques adressées au contenu éditorial du journal est finalement
assez limité : il concerne prioritairement le petit monde politique et intellectuel
parisien, qui a pour habitude de se déchirer. Enfin, il faut se rappeler que Le Monde est
un journal fédérant un lectorat aux sensibilités politiques, culturelles ou économiques
très diverses, ce qui conduit inévitablement chaque lecteur à relever les analyses qui
contredisent les siennes. Hubert Beuve-Méry le voulut ainsi, avec les risques inhérents
à cette ligne éditoriale, comme il le rappelait lui-même, quelques mois avant sa
disparition : «Il est certain qu’un assez grand nombre de lecteurs du Monde - et c’est
toujours vrai - à droite ou à gauche, n’aiment pas le
FAIRE FACE 669

journal. Ils le lisent parce qu’ils ne trouvent pas mieux ; ils y trouvent des choses qu’ils
ne trouvent pas ailleurs1. »

Malaise dans la rédaction


Si les lecteurs sont pris à témoins dans cette affaire, les rédacteurs du Monde sont
les premiers concernés par la salve tirée sur le journal. Un comité de rédaction est réuni
dès le 26 février 2003 pour débattre du livre de Péan et Cohen avec Jean-Marie
Colombani et Edwy Plenel. Après cinq heures de débats, un communiqué du conseil
d’administration de la SRM est publié, tandis que les sections de deux syndicats de
journalistes rédigent également des communiqués322 323. Toutefois, derrière l’unanimité
apparente de la rédaction, certains rédacteurs demandent des éclaircissements sur la
situation du groupe et de la rédaction. Trois rédacteurs chevronnés révèlent
publiquement une partie de leurs sentiments, de manière plus ou moins détournée.
Robert Solé fait part de ses réactions aux lecteurs, dans des articles assez balancés, dans
lesquels il dénonce «la machine infernale de Péan et Cohen324 ». Cependant, depuis le
printemps 2003, le médiateur manque rarement une occasion de souligner dans ses
chroniques les différences entre l’ancienne et la nouvelle formule du Monde ainsi que
les manquements aux règles325. Une manière d’affirmer son opposition et sa différence,
qui vise à promouvoir une autre forme de journalisme.
Le dessinateur Plantu, quant à lui, se campe en opposant à la direction sur son site
Internet, avec une souris bâillonnée, et publie dans le quotidien un dessin intitulé «
démocratie » qui met en scène une souris affirmant « Ça y est ! Les journalistes du
Monde se parlent », une autre souris répondant :

322 Hubert BEUVE-MÉRY, Paroles écrites, texte établi par Pierre-Henry Beuve-Méry,
Grasset, 1991, p. 188. L’essentiel de ce livre est composé de la retranscription des entretiens
qu’Hubert Beuve-Méry donna à Pierre-André Boutang de novembre 1988 à mai 1989.
323 Conseil d’administration de la SRM, «Les journalistes du Monde entendent défendre
solidairement leur honneur», Le Monde, 28 février 2003. Communiqués de la CFDT et du
SNJ-CGT, Le Monde, 2-3 mars 2003.
324 Robert SOLÉ, «Face à face», «Après la tourmente» et «Paroles de lecteurs», Le Monde des
2-3 mars, 9-10 mars et 16-17 mars 2003.
325 Voir notamment : «Enquêter et pariois rectifier», Le Monde, 30-31 mars 2003 ; «Le plus
court chemin », Le Monde, 18-19 mai 2003 ; « Mauvaise graine», Le Monde, 6-7 juillet 2003 ;
«Fantaisies en vitrine», Le Monde, 14-15 septembre 2003 ; «Relu et amendé», Le Monde, 7-8
décembre 2003; «Appellations d’origine», Le Monde, 14-15 février 2004; «Bonnes feuilles», Le
Monde, 29 février et 1" mars 2004 ; «À l’autre bout du Monde», Le Monde, 4-5 avril 2004 ; « Et
autres clichés », Le Monde, 11-12 avril 2004 ; « En devançant l’horloge », Le Monde, 9-10 mai 2004
; « Le temps de la réflexion », Le Monde, 6-7 juin 2004 ; « Les tables de la loi », Le Monde, 13-14
juin 2004.
670 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

«Enfin un scoop1 ! ». Pour qui connaît la rédaction du Monde, où les réunions


officielles et officieuses se succèdent, ainsi que les rencontres de couloir ou de bistrot,
cette affirmation paraît exagérée, mais Plantu n’a jamais dissimulé ses antipathies pour
le directeur de la rédaction, pas plus que ses sympathies pour la gauche
mitterrandienne.
En octobre 2003, le licenciement de Daniel Schneidcrmann, consécutif à la sortie de
son livre Le Cauchemar médiatique, dans lequel il revenait en conclusion sur les
réactions de la direction du Monde à l’égard du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen,
constitue un coup d’arrêt à l’étalage sur la place publique des sentiments des
rédacteurs. Daniel Schneidermann avait en effet entrepris d’inciter les dirigeants du
Monde à répondre à leurs accusateurs. Dans une chronique du supplément
radio-télévision, il affirme : « L’essentiel, c’est que cette enquête sur la part d’ombre du
journal multiplie les faits. Les faits abondants, pour certains apparemment précis, et
accablants parfois, comme ces terribles accusations de trafic d’influence qui assimilent
Le Monde aux feuilles de chantage balzaciennes. Orientés ? Partiels ? Peu importe. Ils
seront lus. Et crus. Une réponse sur les faits, aussi précise que possible, à la première
accalmie, est donc la seule voie 326 327 . » L’intention était louable, mais Daniel
Schneidermann ne se rendait peut-être pas compte qu’en employant l’expression
«trafic d’influence» à propos d’une facture aux NMPP, il mettait en cause gravement la
direction du journal328. Surtout, dans son livre, il tentait d’accréditer à plusieurs reprises
le sérieux de l’enquête de Pierre Péan et Philippe Cohen, en affirmant que le livre était
« documenté », « avec des éléments convaincants », en parlant de «faits» et non
d’affirmations : «L’impact de La Face cachée auprès de nos lecteurs, en dépit de ses
délires manifestes, repose aussi sur un incontestable “noyau dur” de faits vrais ou
vraisemblables, d’authentiques dysfonctionnements, et l’incapacité de la direction du
journal à opposer au livre une contre-enquête crédible fut une sorte d’aveu329. »
Entre-temps, le 27 juin 2003, la Société des rédacteurs réunie en assemblée générale
renouvelle ses instances. À l’issue d’une campagne électorale dont la rédaction du
Monde a le secret, trois membres du conseil de gérance sortant sont réélus, tandis que
deux nouveaux gérants font leur entrée au conseil330. Le conseil de gérance se réunit
ensuite pour procéder à

326 Le Monde, 14 mars 2003.


327 Daniel SCHNEIDERMANN, «Contre soi-même», Le Monde, 1" mars 2003.
328 Ou peut-être s’en rendait-il compte, puisqu’il reprend la même expression dans sa chronique de Libération, «
La face voilée du Monde », le 11 juin 2004.
329 Daniel SCHNEIDERMANN, Le Cauchemar, op. cit., p. 276.
330 Jean-Michel Dumay, Sylvia Zappi et Marie-Béatrice Baudet sont réélus, Hervé Kempf
FAIRE FACE 671

l’élection de son président et de son vice-président, qui siègent au conseil de


surveillance de l’entreprise : Marie-Béatrice Baudet est élue présidente et Christophe
Jakubyszyn vice-président. Durant la campagne électorale, environ 120 des 423
membres de la SRM 1 sont invités à se réunir au café La Gucuze, rue Soufflot, pour
débattre du rôle de la société, principale actionnaire du groupe Le Monde. À côté des
craintes sur l’éventualité d'une cotation en Bourse, les « gueusards » souhaitent
renforcer l’action de la SRM dans son rôle d’actionnaire principal et de référent
déontologique et accroître la transparence de fonctionnement de la rédaction. Si
certains «gueusards» apparaissent comme des opposants résolus à la direction, dans
leur ensemble, ils sont plutôt des réformateurs : ils ne remettent pas en cause «la
politique de constitution du groupe Le Monde», qui leur apparaît comme «une
ambition nécessaire». En revanche, ils reprennent F ancien débat sur la séparation «
entre logique industrielle et logique rédactionnelle », qui s’apparente aux discussions
des années quatre-vingt sur la bi-gérance331 332 333. Ainsi, ils proposent : «Il nous semble
plus sain de séparer strictement logique industrielle et logique rédactionnelle en
instaurant le principe selon lequel le directeur de la publication ne peut être en même
temps le président du directoire. » Mais ils ajoutent que « ce dernier devrait rester, dans
la mesure du possible, un journaliste». Cette volonté, qui apparaît fort estimable au
prime abord, ne manquera pas, si elle était appliquée, de conduire à une dyarchie à la
tête du journal et du groupe, qui serait, comme par le passé, un facteur de dissensions.
Toute l’histoire de la presse, et celle du Monde en particulier, montre qu’un journal ou
un groupe de presse a besoin d’un patron unique. Toutefois, la constitution du groupe
peut entraîner la séparation des fonctions de président du directoire et de directeur de la
publication, au quotidien comme dans les autres titres du groupe ; on peut en effet
imaginer que chaque rédaction dispose d’un droit de veto sur la nomination du
directeur de la publication et du directeur de la rédaction, mais alors, Le Monde ne
serait plus qu’un journal ordinaire

et Jean-Pierre Tuquoi sont élus. Sylvia Zappi, déléguée CFDT, Hervé Kempf et Jean- Pierre Tuquoi
sont considérés comme «critiques» à l’égard de la direction. À l’issue de cette élection, le conseil de
gérance est composé de Grégoire Allix, Marie-Béatrice Baudet, Laurence Caramel, Ariane
Chemin, Jean-Michel Dumay, Frédéric Edelmann, Christophe Jakubyszyn, Hervé Kempf,
Jean-Louis Saux, Jean-Pierre Tuquoi, Gilles Van Kote et Sylvia Zappi. À l’assemblée du 28 juin
2004, Jean-Louis Saux est réélu, tandis que Laurence Caramel, qui ne se représentait pas, est
remplacée par Nicolas Bourcier.
332 En 2003, la SRM compte 333 rédacteurs en activité et 90 retraités.
333 Les citations sont extraites du texte «Propositions pour les élections à la SRM», diffusé à
une partie de la rédaction le 16 mai 2003.
672 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

parmi les dizaines de journaux du groupe et la Société des rédacteurs du Monde


risquerait d’y perdre son droit de veto sur la nomination du président du directoire du
groupe.
Le licenciement de Daniel Schncidermann relance les débats au sein de la rédaction.
La dernière chronique de Daniel Schncidermann est publiée le 4 octobre 2003,
accompagnée d'extraits de la lettre de licenciement signée par le directeur général,
Fabrice Nora. Le 18 octobre, Daniel Schneider- mann obtient un droit de réponse, et, le
lendemain le médiateur publie des lettres de lecteurs assorties d’un commentaire de
Jean-Marie Colombani L Si ce licenciement est l'occasion d’un petit « emballement
médiatique334 335 », il apparaît également à certains comme une manière de tracer les
limites de la liberté du journaliste qu’Hubert Beuve-Méry énonçait ainsi : « Quant à la
liberté de chacun dans l’entreprise, on sait très bien, quand on entre dans un journal,
quelle est la ligne générale de celui-ci. Donc, en principe, on s agrège à une équipe dans
laquelle on pense pouvoir jouer un rôle, sans trop avoir à en souffrir. Personnellement,
ce que je redouterais, après les abus anciens où les journalistes n’étaient en somme que
des commis aux écritures, qui n’avaient le droit de dire que ce que voulaient les
patrons, c est qu’on arrive au contraire à ce que chaque journaliste estime qu’il a le droit
d étaler ses tripes sur la table, de penser et d’écrire ce qu’il veut en fonction de ses
sentiments. Ce n’est tout de même pas aussi simple336. »
Cependant, le malaise au sein de la rédaction du quotidien se traduit par une grogne
contre Edwy Plenel et la direction de la rédaction ainsi que par des interrogations sur la
gestion du groupe par Jean-Marie Colombani. L’organisation de la rédaction est
modifiée le 1er juillet 2003, à la suite du départ en retraite de Pierre Georges et de
Jean-Yves Lhomeau ainsi que de la nomination de Thomas Ferenczi au bureau
européen du Monde à Bruxelles. Jean-Paul Besset, Frank Nouchi, Laurent Mauduit et
Alain Frachon sont nommés directeurs adjoints de la rédaction, tandis que Laurent
Greilsamer et Michel Kajman deviennent rédacteurs en chef délégués et qu’Anne
Chemin remplace Franck Nouchi à la séquence Culture, Frédéric Lemaître devient chef
de la séquence Entreprises, Jérôme Fenoglio chef de la séquence Société, Serge
Bolloch chef de la séquence Aujourd’hui et Hervé Gattégno chef de la séquence
France. Mais quelques mois

334 Robert SOLÉ, « Paroles de lecteurs » et Jean Marie COLOMBANI, « En conscience », Le


Monde, 19-20 octobre 2003.
335 Notamment dans Libération, qui accueille aussitôt une chronique de Daniel Schnei-
dermann.
336 Hubert BEUVE-MÉRY, Paroles écrites, op. cit., p. 262.
FAIRE FACE 673

plus tard, la direction de la rédaction est à nouveau modifiée, parce qu’en décembre
2003 Jean-Paul Besset décide, pour des motifs familiaux, de prendre une retraite
anticipée et de retourner à Toulouse1, tandis que le 1er juin 2004, Alain Frachon prend la
direction de l’hebdomadaire Le Monde 2.
Le malaise de la rédaction, exacerbé par les livres critiques sur le journal, qui reste
l’œuvre collective des journalistes, tient également au fait que, individuellement et
collectivement, les rédacteurs sont conjointement salariés de l’entreprise, actionnaires
du groupe et responsables de leurs écrits. Le malaise se traduit donc par une grogne
polymorphe qui s’exprime tour à tour contre la hiérarchie de la rédaction, contre la
gestion de l’entreprise et contre le contenu ou la forme du journal. En tant que salariés,
les rédacteurs s'expriment en souhaitant que l’action de la commission des salaires,
émanation de la Société des rédacteurs du Monde créée en 1968, soit plus tangible,
mais ils revendiquent également que la progression de carrière dans la hiérarchie soit
plus rapide. Le risque est alors de confondre la SRM avec un syndicat de journalistes.
En tant qu’actionnaires, les rédacteurs ont accepté la fusion avec PVC, mais la crainte
d’une dissolution de leur spécificité dans le vaste ensemble du nouveau groupe se
traduit par des interrogations sur l’avenir du journal. L’inquiétude à l’égard de la
cotation du groupe en Bourse ou face à d’hypothétiques licenciements 337 338, traduit
surtout l’appréhension de perdre la véritable particularité du Monde, la position
hégémonique de la rédaction. Enfin, en tant que journalistes, les rédacteurs font part de
leurs préoccupations rédactionnelles et déontologiques : ainsi, certains demandent le
renforcement du rôle du médiateur, qui pourrait être chargé de réaliser des
contre-enquêtes sur les points controversés de la couverture rédactionnelle, tandis que
d’autres - ou les mêmes - s’interrogent sur les manchettes de une ou sur les procédures
des enquêtes de certains collègues.

337 Cependant, l’affaire Alègre n’arrange pas les choses : dans un article signé Jean-Paul Besset
et Nicolas Fichot, paru dans l’édition datée du 17 juin 2003, Le Monde avait affirmé que les
gendarmes chargés de l’enquête sur des soirées sado-masochistes qui auraient été organisées dans
les années quatre-vingt-dix par Patrice Alègre, avaient trouvé des « éléments et témoignages » dans
« la maison du lac de Noé », située au sud de Toulouse. Le quotidien assurait notamment que les
gendarmes avaient « découvert dans les murs plusieurs fixations d’anneaux qui avaient été meules».
Le Monde rapportait également des témoignages (qu’il avait lui-même recueillis) parlant de « cris »
et de « draps ensanglantés ». Jean-Marie Colombani, Jean-Paul Besset et Nicolas Fichot sont mis en
examen pour diffamation en février 2004.
338 Faut-il rappeler que Le Monde n’a jamais licencié de rédacteurs, en dehors de quelques cas
particuliers de licenciements pour faute professionnelle. Les départs ont toujours eu lieu dans le
cadre de plans sociaux, sur la base du volontariat.
674 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Le sondage réalisé par Ipsos pour le compte de la Société des rédacteurs du Monde
traduit ces trois facettes des interrogations des rédacteurs 339 . 37 % des rédacteurs
évoquent l’impact du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen pour expliquer les raisons
de la baisse de la diffusion, mais ils l’expliquent aussi par «la dégradation du contenu»
ou par «le choix dans le traitement de l’information », ou encore par «la conjoncture
générale, la crise de la presse et la concurrence des journaux gratuits et de l’Internet ».
Les journalistes du Monde sont inquiets pour l’avenir économique du quotidien (66 %),
mais ils restent majoritairement satisfaits d’y travailler (à plus de 70%), notamment en
raison des avantages sociaux (89%) et de l'image valorisante du journal. Enfin, 75 %
des rédacteurs jugent que les règles de rémunération manquent de clarté. Le
questionnaire portait en outre sur plusieurs points qui pouvaient prêter à confusion : la
question de la parité de traitement entre les hommes et les femmes, la lecture (ou non)
des éditoriaux, la hiérarchie de l’information en une du journal et les manchettes, le
degré de satisfaction concernant l’hebdomadaire Le Monde 2, la réalisation de «
suppléments pays » par Intermédia, 1 indépendance du journal, l’explication de la
stratégie par la direction, etc. Intéressant à plus d’un titre, ce questionnaire, destiné à
rester en interne mais inévitablement rendu partiellement public par des rédacteurs du
quotidien, traduit le manque de repères de nombreux rédacteurs, ainsi que de ses
concepteurs au sein de la Société des rédacteurs du Monde.
En effet, à la différence des autres sociétés de rédacteurs, la Société des rédacteurs
du Monde est le premier actionnaire de l’entreprise et détient la minorité de blocage sur
tous les actes importants. Aussi, faire cohabiter dans une même interrogation les
préoccupations des salariés, des journalistes et des actionnaires pose-t-il des
problèmes. La société des rédacteurs du Nouvel Observateur a certes élaboré une
charte, mais elle se limite aux aspects rédactionnels et à la nomination du directeur de
la rédaction, Claude Perdriel demeurant sans partage le patron du groupe. À la suite du
rachat de la Socpresse par Serge Dassault, les rédacteurs du Figaro ont rédigé un texte
proclamant leur indépendance, mais ils savent que la voie est étroite entre la
soumission et la révolte. Dans son

339 320 questionnaires ont été envoyés aux membres en activité de la Société des rédacteurs du
Monde en avril 2004. 180 questionnaires (56 %) ont été remplis et retournés à Ipsos. Voir Olivier
COSTEMALLE, « L’impact de la Face cachée ? », Libération, 5-6 juin 2004 et Stéphane BOU, «Le
Monde, le jour juin d’après», Charlie Hebdo, 2 juin 2004. Après dépouillement du questionnaire,
Ipsos est venu rendre compte des résultats lors d’une réunion du comité de rédaction.
672 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
histoire heurtée, Le Figaro a connu plusieurs changements de mains : en
quatre-vingts ans, Le Figaro a été repris par François Coty, par son exfemme,
Yvonne Cotnareanu, par Jean Prouvost et Ferdinand Beghin, par Robert Hersant
et maintenant par Serge Dassault. Les journalistes se sont généralement
accommodés de ces modifications, mais, en 1969, ils ont fait grève pendant dix
jours pour faire respecter leur indépendance. Enfin, la société des rédacteurs de
Libération, qui dispose également d’une charte, demeure dans l’expectative en
attendant une recomposition du capital d’un journal qui n'est plus viable dans sa
configuration actuelle : tout dépendra de la solution trouvée avec les apporteurs
de capitaux pour ménager les susceptibilités des journalistes.

La médiation
Finalement, après avoir proclamé partout que l’affaire Péan-Cohen contre Le
Monde, ou vice-versa, serait tranchée devant le tribunal de grande instance de
Paris, le 3 juin 2004, le premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet,
aboutit à une médiation entre les parties1. Une quinzaine d’avocats étaient
pourtant mobilisés, près de cent témoins devaient être entendus durant deux mois
de débats. La crainte de l’encombrement du Palais, et, pour Le Monde, le désir
d’en terminer avec les rumeurs médiatiques ainsi que, pour les auteurs, le souhait
de percevoir des droits d’auteurs bloqués par leur éditeur ont sans doute joué pour
éviter un procès où chacun risquait de perdre plus qu’il ne pouvait gagner. Le
communiqué du médiateur de justice, publié dans Le Monde du 8 juin 2004, clôt
donc une affaire, qui laisse des traces dans l’opinion et à l’intérieur du journal.
Dans une formulation assez alambiquée, il donne, pour l’essentiel, satisfaction
aux divers plaignants du Monde, tout en préservant des espaces pour les thèses de
Pierre Péan et Philippe Cohen. La presse, dans son ensemble fort circonspecte, se
fait l’écho de la médiation d’une manière assez mesurée, à l’exception notable de
Pierre Marcelle et de Daniel Schneidermann, qui, dans Libération, continuent à
poursuivre Le Monde de leur vindicte340 341.
Le recul manque ici à l’historien pour tenter d’analyser les conséquences

340 Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Mine, Le Monde SA, la Société des rédacteurs du
Monde, Ariane Chemin, Jacques Follorou, Hervé Gattégno, Xavier Culioli, Ghislain Delplace, contre Pierre
Péan, Philippe Cohen et Fayard.
341 Voir Pierre MARCELLE, «Prolongation 1 » et «Prolongation 2», Libération, 14 et 15 juin 2004 ;
Daniel SCHNEIDERMANN, «La face voilée du Monde», Libération, 11 juin 2004.
FAIRE FACE 673

de cette affaire. Les attaques précédentes s’étaient traduites par une chute des ventes
durant quelques mois ; la plus violente, celle du milieu des années soixante-dix, avait
entraîné une perte de 12 000 lecteurs, compensée en un peu plus de dix-huit mois.
Cependant, la situation de la presse quotidienne et du Monde en particulier n’a plus rien
de comparable avec celle d'il y a trente ans. La concurrence de la télévision et d’Internet,
ainsi que l'état dramatique de la distribution en France font peser sur les quotidiens des
menaces autrement plus lourdes qu’au milieu des années soixante-dix. Néanmoins,
l’interrogation demeure la même : Le Monde a-t- il du pouvoir, trop de pouvoir, ce qui
lui permettrait d’influencer l’opinion, les politiques, les entreprises, les juges, voire les
artistes et d’user de son pouvoir d'influence pour satisfaire ses appétits de puissance ou sa
réussite financière ?

Le pouvoir du Monde
Ce serait accorder un trop large pouvoir au quotidien que de croire qu à lui seul il peut
influencer l’opinion ou changer le cours politique de la France. Les médias, et Le Monde
comme les autres, accompagnent les évolutions de l’opinion et de la société ; tantôt ils les
précèdent, tels L Express et Le Monde durant la guerre d’Algérie, tantôt ils les suivent,
comme une grande partie des médias au moment du référendum pour la ratification du
traité de Maastricht, mais ils ne peuvent sans risque chercher à entraîner l’opinion dans
des analyses que les citoyens récuseraient. Le prétendu soutien que Le Monde aurait
accordé à Michel Noir ou à Edouard Balladur révèle que le journal n’a pas l’influence
que certains lui accordent, puisque ses « poulains » n’ont pas eu le destin que Le Monde
leur aurait prédit. Jean-Claude Casanova souligne la prétendue naïveté, «celle de croire
que les lecteurs du Monde vont y chercher des consignes de vote et sont facilement
influençables342 ». En effet, Le Monde, pas plus que les autres médias, n’a de pouvoir
d’influence directe ; ce sont les lecteurs, les électeurs qui ont le pouvoir de sanctionner.
Le quotidien ne peut que les éclairer, et il doit le faire honnêtement, sauf à risquer de
perdre ses lecteurs ; il ne peut leur mentir sans encourir une sanction immédiate, de ses
confrères qui ne manqueraient pas de révéler les abus, et de ses lecteurs qui retireraient
leur confiance.
Les études sociologiques et historiques sur les publics des médias et sur

342 Jean-Claude CASANOVA, «Sur une conception de la presse, Le Monde et ses critiques», Commentaire, n°
104, hiver 2003-2004.
674 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

leur influence dans l’opinion montrent que les médias n’ont qu’une faible influence sur
la décision des citoyens *. Laisser croire que Le Monde peut à lui seul, parce qu’il serait
un «hyper-média» lu par tous les journalistes et par toute la classe politique, influencer le
cours de l’histoire française, c’est faire preuve, au mieux d’une grande naïveté, au pire
d’une forte dose de rouerie. Les journalistes, les hommes politiques, les chefs
d’entreprise, les intellectuels et les artistes, mais également les simples citoyens, y
compris « les plus démunis 343 344 » disposent de filtres affectifs, psychologiques,
culturels et politiques qui leur interdisent de prendre pour argent comptant ce que dit un
journal, fût-il de référence. Jean-Noël Jeanneney l’affirme en conclusion de son histoire
des médias : «En somme, il s’agira de redonner toute sa place à cette évidence parfois
occultée et que pourtant les démocrates responsables ne doivent pas se lasser de remettre
à jour : à chaque époque, dans chaque société libre, les médias ne constituent jamais je ne
sais quelle puissance surplombante qui imposerait ses valeurs, ses oukases et ses tics à
une nation passive. Les citoyens peuvent bien grommeler, s’indigner, protester - à la fin
des fins ils font des médias ce qu’ils sont. Il leur revient de le savoir et de l’assumer, pour
la vigilance et pour l’action345.» La question est de savoir si les citoyens français, et avec
eux les hommes politiques, désirent encore le maintien d’une presse quotidienne forte ;
leur comportement, en tant que consommateurs, permet d’en douter.

Affronter la crise de la presse


La presse quotidienne française est en crise depuis quinze ans. Depuis 1988, le tirage
total est passé de 13 à 11 millions d’exemplaires par jour. En cinq ans, de 1998 à 2003, la
diffusion en France a diminué de 6,8% pour la presse quotidienne nationale et de 5,1 %
pour la presse quotidienne régionale346. Certes, les quotidiens de qualité sont moins
touchés que

343 Voir notamment : Jay BLUMLER, Roland CAYROL et Gabriel THOVERON, La télévision
fait-elle l'élection?, Presses de la FNSP, 1978; Claude NEUSCHWANDER et René RÉMOND,
«Télévision et comportement politique», Revue française de sciences politiques, juin 1963 ; «Les
médias font-ils l’élection ? Retour sur un débat», entretien avec René Rémond, Le Temps des médias, n°
3, octobre 2004.
344 Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, «Sociologues des mythologies et
mythologies des sociologues», Les Temps modernes, décembre 1963.
345 Jean-Noël JEANNENEY, Une histoire des médias des origines à nos jours, Le Seuil, 1996, p.
348.
346 Respectivement, de 1 946 000 à 1 822 000 exemplaires pour la PQN et de 5 850 000 à 5 566
000 exemplaires pour la PQR.
FAIRE FACE 675

les autres, mais la diffusion totale payée des trois quotidiens nationaux, Le Figaro, Le
Monde et Libération, qui atteignait 958000 exemplaires en 1990 est tombée à 900000 en
2003. Cette chute de 6% de la diffusion des quotidiens de qualité est inégalement répartie
: Le Monde a gagné 14000 exemplaires depuis 1990 (+4 %), mais Le Figaro a perdu 50
500 exemplaires (-12,5 %) et Libération 21 500 exemplaires (-12%) depuis cette date.
Dans le même temps, la part de la presse quotidienne nationale dans le total des
investissements publicitaires, qui représentait encore 8 % du total en 1990, a chuté à 4 %
en 2003. Les deux sources de revenus des quotidiens nationaux, le lectorat et les recettes
publicitaires sont donc en récession.
Face à cette situation, les quotidiens sont contraints de maîtriser les coûts de
production et de distribution, d’autant plus que ces deux postes ne fonctionnent pas de
manière optimale. Le quotidien, produit industriel de grande consommation dont le prix
de vente unitaire est faible, ne peut trouver un équilibre économique que dans une
production et une distribution de masse. En outre, un quotidien étant un produit qui
devient rapidement obsolète, l’impression et la diffusion doivent être réalisées en un
temps réduit. Pendant plus de cent ans, de l’invention de la presse à grand tirage dans la
deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’aux années quatre- vingt, cette économie
industrielle a été fondée sur l’emploi d’un grand nombre d’ouvriers de multiples
catégories, qui, en travaillant en parallèle, pouvaient produire et distribuer de nombreux
exemplaires en peu de temps. Toutefois, depuis un quart de siècle, l’informatisation des
processus de fabrication et de diffusion a considérablement réduit le nombre des
ouvriers, au profit des techniciens, des machines et des logiciels. Mais pendant le siècle
de la presse industrielle, les ouvriers du Livre ont acquis un monopole, assorti de fortes
rémunérations et de conditions de travail particulièrement favorables. Leurs méthodes
d’organisation, faites du mariage de la cohésion corporative et communiste avec des
pratiques anarcho-syndicalistes, leur ont permis de négocier la modernisation de la
presse en obtenant des avantages matériels, assortis d’une lenteur extrême dans
l’application des mesures de compression de personnel, toujours en retard sur les gains
de productivité des autres branches.
Le problème de la diffusion des quotidiens par les NMPP est lié à la question
industrielle proprement dite, dans la mesure où le système est un héritage de la
restructuration de la presse française en 1944-1947 et parce que les ouvriers du Livre
conservent un poids considérable dans l’organisation des NMPP. Le plan de
modernisation adopté en 1994 et le «plan de modernisation stratégique», adopté en 2000,
ont permis de
676 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

faire baisser le coût d’intervention des messageries, mais il doit encore diminuer, afin de
permettre aux éditeurs et aux marchands de journaux d’accroître leurs recettes
respectives. La grande inquiétude de la presse concerne en effet la disparition des points
de vente : en cinq ans, 3 000 des 32 000 diffuseurs ont fermé boutique, pour la plupart
parce que leur rémunération est insuffisante par rapport à un temps de travail élevé. Le
Conseil supérieur des messageries de presse met en place en juillet 2004 un plan d'aide
aux diffuseurs de presse, mais il ne résoudra pas les problèmes de fond, qui sont liés à
l’inadaptation aux conditions modernes de diffusion, de la loi Bichet, des NMPP et des
porteurs de journaux. Le système installé en 1947, sous couvert de sauvegarder le
pluralisme politique par le système des coopératives et le droit de tout journal à être
distribué, a constitué une organisation anti-économique : les NMPP, au lieu de se soucier
des lecteurs et du vendeur final qui est à leur contact, ont privilégié les
manutentionnaires de papier, affilié au Syndicat du livre. Trop d’emplois faiblement
qualifiés et la mauvaise répartition géographique des points de vente qui tardent à suivre
les évolutions de la population française traduisent cette absence de souci du client.
Cependant, pour Le Monde, la question la plus urgente reste celle de sa filiale Le
Monde Imprimerie, qui demeure en déficit structurel et constitue le tiers des pertes du
groupe : en 2003, les charges d’exploitation ont atteint 44,9 millions d’euros pour un
chiffre d’affaires de 40,2 millions d’euros. À la fin de l’année 2003, Jean-Marie
Colombani espérait pouvoir vendre l’imprimerie à un opérateur industriel professionnel,
mais, devant le coût de fonctionnement de l’imprimerie, aucun imprimeur ne s’engagea.
En dépit d’investissements très lourds347 et malgré l’arrivée de nouveaux clients, qui
représentent 27 % du chiffre d’affaires, le retour à la rentabilité du Monde Imprimerie
passe par une réduction des frais de personnel et du nombre des emplois. La presse
parisienne est en effet un des rares secteurs industriels où la modernisation et
l’automatisation des tâches se traduisent par une faible augmentation voire par une chute
de la productivité. Le Syndicat du livre privilégie le maintien d’emplois fortement
rémunérés assortis d’un temps de travail réduit. Ainsi, le salaire moyen brut d’un ouvrier
de l’imprimerie du Monde est de 4 000 euros par mois ; en conséquence, 32 pages du
supplément Aden sur papier journal coûtent aussi cher à fabriquer que 52 pages d’un
magazine tiré ailleurs.

347 En cinq ans, plus de 50 millions d’euros ont été consacrés à la modernisation et au
développement de l’imprimerie d’Ivry, notamment avec l’achat d’une troisième rotative, mise en
service en juillet 2003.
FAIRE FACE 677

En 2003, sur les 315 personnes employées par Le Monde Imprimerie, 257 ont le statut
d’ouvriers1 et 38 sont des cadres techniques. La moyenne d age des ouvriers, 43 ans, est
relativement élevée, alors que 67 % des ouvriers ont moins de 6 ans de présence dans
l’entreprise. La pratique du Syndicat du livre, qui fait tourner les effectifs entre les
imprimeries et les équipes, sans tenir compte des impératifs techniques et de production,
conduit ainsi à employer un personnel aux qualifications incertaines et qui connaît mal
les machines. À la suite d’un audit contradictoire réalisé à l’imprimerie d’Ivry en mars
2004 et dans le cadre d’un plan social régional négocié entre le Syndicat de la presse
parisienne et le Syndicat du livre, Le Monde Imprimerie s’apprête à faire partir en
préretraite une centaine d'ouvriers de plus de cinquante ans, ce qui permettra de réduire
la masse salariale d'environ 9 millions d’euros et de ramener la filiale à l’équilibre348 349.
Le retour à l’équilibre de l’imprimerie favorisera la remise en ordre du groupe, même si
les acquis essentiels viendront de la structuration du nouveau groupe.

La structuration du groupe
La fusion des groupes Le Monde, PVC et Midi libre en une seule entité juridique, la
Société éditrice du Monde (SEM), doit favoriser les synergies industrielles,
commerciales et de service sans attenter à l’indépendance rédactionnelle de chacun des
titres. Au début de l’année 2004, le directoire décide d’une organisation en 5 pôles :
PQN, PQR, Magazines et livres, Numérique et Régies. Le Monde SA, société holding du
groupe, conduit la stratégie d’ensemble et coordonne les actions dans les domaines
juridique et financier, ainsi que pour les ressources humaines, la communication, la
gestion des participations, les études, le marketing et l’informatique. Un comité exécutif,
qui réunit le directoire, les directeurs de chaque pôle et les directeurs des services
communs, est chargé de la gestion de l'ensemble. Cette organisation avait été anticipée
dès le 15 septembre 2003, lorsque Marie-Laure Sauty de Chalon prit la présidence de
«La Grande Régie», qui regroupe les régies publicitaires du Monde (Le Monde
Publicité), de PVC (Publicat) et du Nouvel Observateur (Régie Obs).

348 102 rotativistes, 53 électro mécaniciens, 23 auxiliaires, 15 photograveurs et 64 ouvriers du


départ-poste.
1. Déclaration de la direction lors du comité d’entreprise du 18 novembre 2003.
678 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Une des premières mesures résultant de la fusion est la cession de Presse


Informatique et de ses filiales de gestion de bases de données d’abonnés. Le processus de
cession avait été engagé à la fin de l’année 2002 par le groupe PVC et avait été approuvé
par le comité d’entreprise et le conseil d’administration de Presse Informatique, ainsi que
par le conseil de surveillance de PVC. Presse Informatique gère les abonnés du groupe
PVC, de Canal+, de Bayard Presse, du Point, de L’Express, de Ouest-France et du
Monde, soit un portefeuille d’environ 30 millions d’abonnés; il était donc peu
souhaitable que Le Monde soit l’opérateur des abonnements d’une partie de ses rivaux,
avec le risque de voir partir certains d’entre eux vers des entreprises concurrentes. En
outre, Presse Informatique doit faire l’objet de lourds investissements, pour un montant
d’environ 5 millions d’euros. Le 15 janvier 2004, la SEM cède 34 % du capital de la SA
Presse Informatique à la Financière Fabrice Larue ; le 31 mars 2004, l’intégralité du
capital de la société Presse Informatique et de ses filiales est cédé à la Financière Fabrice
Larue, dont la société d’investissement 31 détient 65 %. En 2003, le chiffre d’affaires de
Presse Informatique a été de 383 millions d’euros et son résultat net de 1,4 million
d’euros. Ses filiales, Edi Informatique et Diffusion n° 1 ont réalisé ensemble un chiffre
d’affaires de 24 millions d’euros et un résultat net de 0,9 million d’euros. La société
Presse Informatique est valorisée à 30 millions d’euros, ce qui valorise la part du capital
détenue par le groupe Le Monde à 25,5 millions d’euros. Cet apport en trésorerie permet
au groupe Le Monde de restructurer sa dette, qui était devenue importante au fil des
acquisitions des dernières années.

L’endettement et les OR/1


Lors de la fusion entre Le Monde et PVC, la direction du groupe informe les
partenaires sociaux sur la situation financière : «Les investissements de croissance
externe (Midi libre, Courrier international, Nouvel Observateur et PVC) réalisés entre
2001 et 2003 s’élèvent à 138,5 millions d’euros; les financements se sont élevés à 173,5
millions d’euros, pour couvrir la croissance externe et les investissements internes,
principalement industriels. Ce financement est assuré par les actionnaires partenaires du
Monde pour 40 % et par ses banquiers traditionnels pour 60 % L »
FAIRE FACE 679

En 2002, Le Monde SA a procédé à l’émission de deux tranches d’obligations


remboursables en actions (ORA), d’un montant total de 57 millions d’euros. Ces
obligations seront converties en actions de la société Le Monde SA lors de son entrée en
Bourse, ou si cette introduction n’était pas réalisée, elles seraient remboursées à leur
échéance : 22 millions d'euros en 2007 et 35 millions en 2009. Une émission
complémentaire de 5 millions d’euros aux mêmes caractéristiques et à échéance 2009 a
été réalisée en juin 2003. Le placement de ces obligations s’est effectué auprès d’un
cercle restreint d'investisseurs, principalement déjà actionnaires du groupe. Le 29 janvier
2004, un avenant au contrat d’émission des deux premières tranches d ORA a été signé
avec les porteurs de titres. L’intérêt annuel passe de 5 % à 5,5 % ; l’échéance est reportée
au 1er janvier 2012 pour les ORA 2007 et au 1er janvier 2014 pour les ORA 2009. Le
remboursement peut être effectué, pour tout ou partie de la créance, à tout moment à
l’initiative du Monde, contre des titres cotés du Monde SA. Le remboursement peut
également être effectué en numéraire, ou, à l’échéance, en actions non cotées de Monde
SA, après évaluation par un expert indépendant. Un avenant est en cours de négociation
pour la troisième tranche. Compte tenu des caractéristiques nouvelles du contrat, les
ORA peuvent être portées en fonds propres.
Au total, la situation financière du groupe est la suivante : avec les 62,4 millions
d’euros en ORA, les fonds propres du groupe atteignent 262,6 millions d’euros au 31
décembre 2003. Les dettes financières, d’un montant total de 180 millions d’euros,
diminuées de 60 millions d'euros de disponibilités, donnent un endettement net de 120
millions d’euros, à la même date. Le ratio endettement brut sur fonds propres est de 69%
et le ratio endettement net sur fonds propres est de 46%. Les dettes financières ont été
utilisées pour accroître les actifs : à la fin de l’année 1999, à l’issue de la période de
redressement entamée en 1994, Le Monde n’avait quasiment pas de dettes (9 millions
d’euros), mais le total de l’actif n’était que de 132 millions d’euros. En quatre ans, l’actif
total, qui atteint 750 millions d’euros, a été augmenté de 518 millions d’euros, pour un
endettement en augmentation de 171 millions d'euros. Avec la constitution du nouveau
groupe, la situation financière du Monde est plus saine qu’en 1993 : l’endettement brut
représente 24 % de l’actif total et l’endettement net 16% de l’actif, alors que, dix ans
auparavant, l’endettement brut constituait 31 % de l’actif total et l’endettement net 30 %
de l’actif. L’endettement net représente 46 % des fonds propres, alors qu’en 1993, il
atteignait 650 % des fonds propres.
Néanmoins, la situation est tendue : en effet, le résultat net consolidé du
680 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

groupe Le Monde est déficitaire depuis trois ans : 13 millions d’euros en 2001, 19
millions en 2002 et 25 millions en 2003, soit un total cumulé de 57 millions,
correspondant à la valeur des ORA souscrites. Il apparaît donc nécessaire de consolider
l’ensemble des finances du groupe et de retrouver des marges bénéficiaires. Ce retour à
la rentabilité ne peut être mené que sur deux fronts : la réduction des charges
d’exploitation, notamment du Monde Imprimerie et du quotidien, et la relance des
journaux du groupe, tant au niveau de la diffusion qu’au niveau des recettes publicitaires.
En outre, une troisième source de rentabilité résultera des synergies commerciales et des
économies générées par la puissance du nouvel ensemble en termes d'achats et dans les
négociations avec les fournisseurs et les sous- traitants. La relance rédactionnelle et
commerciale passe par l’invention de nouvelles formules ; ainsi, la maquette de
l’hebdomadaire La Vie est rénovée en mars 2004, tandis que les inspecteurs des ventes
du Monde le prennent en charge pour la diffusion en kiosque, qui restait jusque-là
marginale. Mais c’est la diffusion du quotidien Le Monde qui fait l’objet de toutes les
attentions. La diffusion totale passe de 416 774 exemplaires par jour en 2002 à 398 939,
soit une chute de 4,28 % L La diffusion totale payée perd 4,38 %, de 407 085 en 2002 à
389 249 en 2003 ; la diffusion payée à l’étranger perd 3,95 %, de 45 831 en 2002 à 44
018 en 2003 ; la diffusion France payée chute de 4,43 %, de 361 254 en 2002 à 345 231
en 2003. Certes, elle demeure supérieure à celle de l’année 1999, mais 40% des 40 000
exemplaires gagnés en cinq ans grâce à la nouvelle formule sont perdus. Reflet de la crise
de la distribution de la presse quotidienne, les ventes au numéro baissent de 6,7 % en un
an, alors que les abonnements ne diminuent que de 1,29 %.

Le Monde 2
Les moyens de la reconquête du lectorat de la presse quotidienne nationale sont
connus depuis longtemps, dans la mesure où ils ont été expérimentés dans la plupart des
pays démocratiques développés : face au déclin de la presse d’opinion purement
politique, il faut accroître l'offre de

1. La diffusion gratuite, 9 690 exemplaires en 2002 et 9 689 exemplaires en 2003, fait l’objet d’une
analyse. Un millier d’exemplaires sont distribués chaque jour dans l’entreprise, les annonceurs
reçoivent des services gratuits de justification, les confrères bénéficient d’un échange d’abonnements.
En outre, 750 exemplaires sont adressés chaque jour aux retraités du Monde, dont seulement 90 à des
anciens rédacteurs, qui seuls bénéficiaient de la gratuité lorsqu’elle fut introduite dans les années
soixante. Cette distribution est supprimée, ce qui suscite quelque émoi chez les anciens.
FAIRE FACE 681

fin de semaine par la publication de suppléments magazine et augmenter la pagination de


la semaine en élargissant les thèmes de l’actualité en dehors des socles traditionnels que
sont la politique, les relations internationales, le culturel, l’économique et le social.
Robert Hersant avait appliqué ces réformes au Figaro en créant les suppléments de fin de
semaine, mais Le Monde, depuis les propositions d'André Laurens en 1982, avait
toujours reculé, parce que les rédacteurs ne voulaient pas d’un supplément magazine et
parce que les gestionnaires redoutaient de ne pouvoir équilibrer les comptes d'un tel
supplément. Jean-Marie Colombani, qui a relancé le quotidien en augmentant l’offre
rédactionnelle, décide de publier enfin le supplément du Monde. Pour réaliser
l’hebdomadaire, il utilise les acquis du Monde 2 mensuel et de l’équipe qui le produisait.
Toutefois, le supplément devenant partie intégrante du quotidien, le groupe Le Monde
reprend la société éditrice Issy Presse en rachetant les 49 % d’Hachette Filipacchi
Médias dans la société des Publications Hachette-Le Monde, elles-mêmes détentrices de
65 % du Monde 2, et il rachète aux frères Siegel les 35 % que détenait leur holding GS
Presse dans Le Monde 2. Seule la régie Le Monde 2 Publicité demeure détenue à 49 %
par GS Régie et à 51 % par Le Monde.
La prévision du coût du nouvel hebdomadaire atteint 25 millions d euros par an,
somme qui doit être compensée par les ventes et les abonnements, par le transfert de 25
personnes du quotidien au supplément et par des recettes publicitaires estimées entre 9 et
10 millions d’euros en année pleine, avec 800 pages de publicité, soit en moyenne 16
pages par semaine. La rédaction du Monde 2 hebdomadaire est intégrée comme une
séquence du quotidien, sous la direction de François Siegel et sous la tutelle d’Edwy
Plenel, mais la fusion des deux équipes, celle venant du quotidien et celle venant d’Issy
n’est réalisée qu’après plusieurs semaines de travail en commun.
Le premier numéro du Monde 2 est lancé le 17 janvier 2004, mais le lancement ne
correspond pas aux attentes des lecteurs. Certes, les premières livraisons rencontrent un
large succès, qui révèle à quel point ce nouvel hebdomadaire était attendu, mais le
masochisme du Monde atteint son paroxysme à cette occasion. Les premiers numéros
sont difficilement lisibles, la maquette est confuse et les couvertures adoptent un parti
pris de tristesse et de grisaille qui ne correspond pas à une offre de fin de semaine. Les
ventes s’en ressentent rapidement : après une augmentation de 126 000 exemplaires, soit
88 % des ventes France, pour le premier numéro, le gain des ventes n’est plus que de
70000 exemplaires pour les deux numéros suivants (+ 50 %) et le surcroît de ventes
tombe aux alentours de 30000
682 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

exemplaires (+25 %) dès le numéro 5, paru à la fin février. Les objectifs des ventes sont
difficilement tenus, tandis que ceux de la publicité ne sont pas atteints : les vingt-cinq
premières livraisons totalisent 322 pages de publicité, alors qu’il en aurait fallu 400 pour
assurer la rentabilité du supplément.
Après quelques semaines de réflexion, la direction décide d’interrompre la parution
durant le mois d’août 2004 et de revoir la formule. En effet, l'hebdomadaire devait
respecter des impératifs difficilement conciliables : il fallait réaliser un hebdo qui ne soit
pas un news magazine de plus, il ne fallait pas phagocyter le quotidien en traitant de
l’actualité chaude, mais Le Monde 2 ne devait pas ressembler au mensuel qui l’avait
précédé. Le 1er juin 2004, Alain Frachon prend la direction du Monde 2, tandis que
Jacques Buob demeure rédacteur en chef ; François Siegel, qui avait lancé le magazine,
est contraint de prendre du recul et devient conseiller de la direction. En septembre 2004,
Le Monde 2 paraît sous une formule plus ludique et plus proche des attentes des lecteurs.
Reste que la vente le samedi continue à poser des problèmes. Aussi, est-il décidé qu’à
partir de septembre 2004 le supplément radio-télé, dont les ventes sont dynamisées par
l’offre d’achat de DVD1, est mis en vente le samedi, tandis que Le Monde 2 est publié le
vendredi.
Avec Le Monde 2, la direction et la rédaction du quotidien sont en passe de
s’affranchir des derniers tabous qui pèsent depuis plus de vingt ans sur le journal : Le
Monde doit chercher à attirer les lecteurs, il ne doit pas se contenter de proposer une offre
de qualité, qui trouverait son chemin sans aucune préoccupation commerciale. Il ne
manque plus, pour réaliser l’essentiel du plan de relance proposé par André Laurens en
1982-1984, mais refusé à l’époque par la rédaction, que de faire paraître le journal le
matin au lieu de l’après-midi350 351. En effet, si Le Monde est un quotidien vespéral, c’est
parce qu’il a hérité cette parution du Temps et d’une époque révolue. Le Temps, pour se
distinguer de la grande presse populaire paraissant le matin et pour fournir les cours de
Bourse à ses abonnés était diffusé dans l’après-midi. Toutefois, depuis la Seconde
Guerre mondiale, les conditions économiques et culturelles de la presse

350 La vente de DVD couplée à la vente du quotidien permet d’accroître la diffusion, d’attirer de
nouveaux lecteurs, dont une partie sera fidélisée, et de fournir aux marchands de journaux un
supplément de recette qui les satisfait.
351 André Laurens proposait la publication d’un supplément de fin de semaine, Le Monde
illustré, le passage à la diffusion matinale et la réduction de l’imprimerie à un statut de prestataire de
service.
FAIRE FACE 683

ont considérablement évolué ; la télévision délivre ses informations le soir, tandis


qu’internet donne les cours de Bourse en temps réel. En outre, la distribution des
exemplaires est beaucoup plus facile et moins coûteuse la nuit. Enfin, Le Monde n'osait
pas paraître le matin, pour ne pas nuire à ses concurrents. Mais le rachat du Figaro par
Serge Dassault et le déclin de Libération peuvent conduire à ne plus prendre en compte
ces paramètres.
L’avenir du Monde se joue actuellement : la constitution d’un groupe diversifié
permet de sauver le quotidien, en l’insérant dans un vaste ensemble qui peut amortir les
chocs de la conjoncture. Cependant, les autres publications du groupe ne peuvent être
cantonnées dans une position subalterne ; surtout, elles ne peuvent servir indéfiniment à
combler les pertes du quotidien. Ce dernier doit donc revenir à l’équilibre pour prétendre
conserver son rôle de leader du groupe. C’est pourquoi le conseil de surveillance du 9
septembre 2004 a décidé de la mise en œuvre dun plan social visant à faire partir une
centaine des 734 salariés du Monde. La décision a été adoptée à l’unanimité des
membres du conseil de surveillance, la Société des rédacteurs et toutes les sociétés de
personnels votant comme les actionnaires extérieurs. Mais l’annonce de ce plan social
suscite inévitablement des interrogations au sein des salariés du journal, dont beaucoup
viennent à confondre leur position d’actionnaire et leur appartenance syndicale.
En décembre 2004, les célébrations du soixantième anniversaire du journal seront
également celles de l’an I du groupe Le Monde-La Vie. Prévu à la même date,
l’emménagement dans un nouvel immeuble spécialement aménagé pour Le Monde, situé
74-84 boulevard Blanqui dims le XIIIe arrondissement, permettra de donner de l’éclat
aux festivités352. Symboliquement, la direction du groupe sera située au sixième étage,
au- dessus des trois étages occupés par la rédaction du quotidien. Cependant, de manière
tout aussi emblématique, l’immeuble du boulevard Blanqui n’abritera que la rédaction
du Monde et de ses suppléments, tandis que toutes les autres publications du groupe
resteront dispersées dans Paris : le quotidien demeure le vaisseau amiral. Reste la
question des états d âme de la rédaction : les rédacteurs peuvent-ils à nouveau remettre
en cause le sauvetage du Monde, comme ils l’ont fait au début des années quatre-vingt et
au début des années quatre-vingt-dix ? En 1994, Jean-Marie Colombani

352 L’immeuble du boulevard Blanqui représente 9 600 m2 de bureaux, répartis sur dix niveaux.
Le loyer de 7 millions d’euros par an est à peine plus coûteux que celui de l’immeuble la rue Claude
Bernard, qui devait de toutes façons être quitté parce qu’il doit être désamianté.
684 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

avait réussi à refermer la «boîte de Pandore» ouverte par Jacques Fauvet en


1976, lorsque le directeur décida de prolonger son mandat. Pendant plus de
vingt ans, Le Monde a survécu en dépit des querelles intestines; le livre de
Pierre Péan et Philippe Cohen a conduit certains rédacteurs à ouvrir à nouveau
la « boîte de Pandore ». Toute la question est de savoir si, collectivement, la
rédaction est capable de surmonter ses divisions, en faisant passer la survie du
quotidien avant les souhaits individuels de chacun des journalistes qui la
composent. Il faut enfin que la rédaction envisage de partager avec les autres
entités du groupe une partie de son pouvoir au sein de l’entreprise. Mais cette
perspective ne sera mise en œuvre qu’au cours de la prochaine décennie.
Conclusion

Depuis soixante ans, Le Monde s’est autoproclamé «journal de référence» et


«journal indépendant». On a vu que, en dépit d’hésitations ou d'approximations
temporaires, il a su rester fidèle à cette image, qui constitue l'essentiel de son
capital. C’est parce qu’il est resté indépendant que Le Monde est encore un
journal de référence. Mais, bien évidemment, au cours de son existence, le
quotidien a connu des évolutions majeures, que José Vidal-Beneyto explique
dans un article récent :

«Un quotidien de référence acquiert cette qualité du fait qu’il s’est auto- investi
porte-parole d’un processus fondateur, au sein de la communauté nationale. Ainsi,
El Pais, pour la transition démocratique en Espagne ; Le Monde, pour la volonté de
modernisation de la France après 1945 ; la Frankfurter Allgemeine Zeitung, pour la
réhabilitation de la culture allemande dans un pays devenu synonyme de barbarie ;
ainsi encore la Gazeta Wyborcza, expression de la nouvelle démocratie polonaise,
etc. À cette raison fondatrice du journal correspondait une vocation d’excellence
dans l’information, aussi bien dans la forme que dans le contenu. Les quotidiens de
référence se voulurent tous, à leur début, d’une grande sobriété dans leur
administration et leur gestion, et dans leurs modalités formelles. [...]
L’audiovisualisation de la sphère et des usages médiatiques, la concentration
des entreprises de communication et l’oligopolisation du pouvoir d'informer ont
bouleversé le monde des médias. Conserver l’autonomie et l’indépendance d’un
organe d’expression écrite est devenu un exploit ; le tassement du nombre des
lecteurs et la désertion de la publicité au prolit de l’audiovisuel ont rendu difficile
leur survie économique. Les quotidiens de référence ont dû modifier leurs stratégies
et leurs comportements principaux. Us ont d’abord essayé de renforcer leur support
économique, en ayant davantage recours à la publicité, puis ont cherché à gagner
des lecteurs en devenant plus “impactants”, quitte à friser parfois le
sensationnalisme, et à utiliser des arguments de vente non
686 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

journalistiques - offre de livres et/ou de DVD avec l’achat du journal, etc. Ils ont, par
ailleurs, été contraints soit de s’intégrer dans un macrogroupe de communication soit
de s’autoconstituer eux-mêmes en groupe à travers l’achat, l’association ou la
promotion d’autres organes médiatiques h »

Cette évolution des quotidiens de référence semble inévitable, sauf à choisir un


équilibre vers le bas, en revenant à des journaux plus minces, réalisés par une
équipe réduite de journalistes. Il y aurait sans doute une place sur le marché pour
un Monde de seize ou vingt pages avec peu de publicité, fabriqué au sein d’une
entreprise de 300 personnes, dont 120 à 150 rédacteurs. En quelque sorte un
journal intermédiaire entre Libération et La Croix. Certes, la diffusion de ce journal
ne dépasserait pas 100000 à 150000 exemplaires, mais il pourrait satisfaire certains
esprits de la rédaction - tout en mécontentant les 500 salariés qui devraient être
licenciés. Cependant, il n’est par certain que ce journal serait viable à long terme,
parce qu’il ne correspondrait pas à l’évolution de la demande du lectorat.
Mais c’est justement cette demande qui pose problème à la rédaction du
quotidien ; Raymond Aron voyait juste lorsqu’il écrivait, dans Le Figaro du 5 avril
1976 : «Remplaçant ou successeur du Temps, Le Monde cumule les avantages ou
les servitudes d’un organe quasi officiel et d’un organe d’opposition. Il est
l’expression de notre société et aussi de l’opposition qui en veut une autre.
Comment s’étonner que ce double rôle crée maintes fois un malaise chez le
lecteur», on pourrait ajouter, également chez le rédacteur. Et pourtant, la référence
n’existe qu’au prix de cet inconfort : accepter de traiter le monde tel qu’il existe,
dans sa complexité et sa diversité, dans la pluralité des opinions, et non pas tel
qu’on voudrait qu’il soit. En somme, continuer à réaliser un travail de journaliste,
sans être gagné par la suffisance ou perturbé par un air du temps violemment
critique.
Dans le passé, la rédaction du Monde s’est mobilisée pour faire triompher
cette vision du journalisme, même si, en diverses occasions, ses divisions ont
failli conduire le journal à sa perte. Cependant, la minorité de blocage que détient
la Société des rédacteurs du Monde reste un bien faible rempart, qui peut être
emporté à tout moment, s’il n’est pas étayé par la réussite commerciale, donc
rédactionnelle. En effet, c’est seulement lorsque l’entreprise se trouve dans une
situation économique

1. José ViDAL-BENEYTO, « Un journal de référence », La Règle du jeu, n°25, mai 2004, pp.177-181.
CONCLUSION 687

critique que la nature et les ambitions des apporteurs de capitaux venus de


l’extérieur posent problème. C’est à cette occasion qu’apparaît une
contradiction entre l’indépendance rédactionnelle et la maîtrise du capital.
L’indépendance rédactionnelle à l’égard «des partis politiques, des
puissances financières et des églises», selon la formule d’Hubert Beuve-
Méry, reste la question fondamentale du Monde. Elle suppose une gestion
rigoureuse et des profits, qui puissent être accumulés et investis, afin de
moderniser et de développer le groupe. Certes, Le Monde est un journal de
journalistes, parce qu'il est une aventure intellectuelle et morale avant d
etre une aventure commerciale, mais s’il cesse d’être rentable, s’il n’arrive
pas à fédérer autour de lui des journaux autonomes, il tombera fatalement
dans l’escarcelle des financiers.
La chance de la rédaction reste que l’indépendance éditoriale est
inséparable de l’image de marque du Monde-, indépendance qui devra
s’appliquer sans restriction aux titres de presse intégrant le groupe. Cette
consubstantialité rend illusoire, ou risquée, toute tentative de mainmise
politique ou financière sur le quotidien. Cependant, le mécénat a ses
limites et les apporteurs de capitaux ne pourront subventionner
indéfiniment un journal qui resterait un gouffre financier. La contradiction
apparente entre l’indépendance rédactionnelle et le capital ne peut se
résoudre que par la rentabilité de l’entreprise, qui elle-même repose sur
l’indépendance rédactionnelle.
Parce qu’il est détenu à 52 % par des actionnaires internes, et même à
63 % si on ajoute la part de la Société des lecteurs du Monde, le groupe de
presse constitué en quelques années permet d’envisager l’avenir avec plus
de sérénité. À la condition que, collectivement, la rédaction ne demeure
pas prisonnière d’un passé largement mythique, mais quelle assume la
modernité que ses aînés ont su accepter.
Index

20 Minutes, 638,641,643 Arnault, Bernard, 437


Aron, Raymond, 74,191,343
Abad, Georges, 434 Asahi Shimbun, 315,386,577
AFP, Agence France-Presse, 134 Aspects de la France, 115
Ageron, Charles-Robert, 660 Assouline, Pierre, 117
Agnès, Yves, 326,400 Audin, Maurice, 192
Agri-Sept, 418 Audinot, André, 134
Ajchenbaum, Yves-Marc, 62,577 Augereau, Jean-François, 10
Alançon, Éric d’Audemard d’, 41 Auriol, Vincent, 94
Albert, Pierre, 25,27,260 Aussillous, Étienne, 51,102,264
Albertini, Georges, 115 Avril, RP, 42
Alduy, Dominique, 499, 500, 506, Azan, Éric, 614
530, 541, 552, 572, 592, 593, 595,
Baby, Yvonne, 203,277,293
622, 637
Bach, Jean-François, 527
Alègre, Patrice, 670
Bacqué, Raphaëlle, 652
Allard, Michel, 199 Balladur, Édouard, 479, 505, 511,
Allix, Grégoire, 668 514,
Amalric, Jacques, 370, 371, 373, 375, 515,517,518,673
376,459,480,497 Ballard, Thomas, 80
Amaury, Émilien, 365, 409 Ballet, André, 51,102
Amaury, Francine, 66 Balzac, Honoré de, 143
Amaury, groupe, 446,465,466 Barbara, 514
Amaury, Philippe, 647 Barbu, Marcel, 212
Amrouche, Jean, 191 Barre, Raymond, 349,515
Andréani, Jean-Louis, 614 Barrère, Igor, 385
Andrieu, Claire, 509 Barrés, Maurice, 83
Angles d’Auriac, Bruno, 534
An-Nahar, 546
Apostrophes, 344
Argenlieu, Thierry d’, 88
Ariel, Samuel, 315
690 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Barrillon, Raymond, 52, 66, 94, 102, 191, Berthet, André, 140
276, 301, 328, 347, 358, 372, 556 Bcrtoin, Jacques, 657
Barrin, Jacques de, 375 Besrest, Gaston, 149,409,451
Barthélemy, Joseph, 40 Besset, Jean-Paul, 524, 555 , 559, 669, 670
Bastid, Paul, 131 Béteille, Pierre, 190
Baudet, Marie-Béatrice, 232, 637, 667, Beuve-Méry, Geneviève, 502, 527,530
668 Beuve-Méry, Hubert, 8, 10, 13, 15-17, 21,
Baudois, 152 22, 24, 32-45, 47, 48, 50-55,57- 61, 64, 65,
Baudrieller, Marc, 576,604 67-73, 75, 77, 79-84, 87, 91, 92, 95-108,
Bayard-Presse, 418 111-113, 115-119, 121, 123-125, 128,
Bayet, Albert, 123,131,132,134,139 130-134, 148, 149, 151, 152, 157, 162,
Baylaucq, Nathalie, 523 163, 167- 174, 176, 183, 186-198, 202,
Baylet, Evelyne, 600 203, 206, 209, 211-213, 215, 216, 220-
Baylet, Jean, 151, 600 222, 226-230, 234, 235, 237-239, 242,
Baylet, Jean-Michel, 600 252, 260, 261, 263, 264, 268- 271, 278,
Beaugé, Florence, 10, 660 283 , 298, 301, 302, 304. 307, 309, 312,
Beaumont, Germaine, 78 323, 330, 340, 344 346-348, 350-352, 355,
Beauvoir, Simone de, 663 359, 364 370, 372, 379, 385, 390, 393, 398
Beer, Patrice de, 341 403, 415, 438, 440, 450, 456, 464 467,
Beffa, Jean-Louis, 534 468, 491, 512, 526, 527, 536, 539, 541,
Beghin, Ferdinand, 170, 672 544, 555, 556, 563, 564, 566-568, 573 ,
Bellanger, Claude, 134 578, 581, 584, 585, 624-626, 635, 636,
Bellecize, Diane de, 96 649, 650, 658, 661, 662, 665, 666, 669,687
Belloir, Arsène, 48,152,298 Beuve-Méry, Jean-Jacques, 220, 502,
Bellon, Jacques, 601 527,530
Beltran, Alain, 440 Beuve-Méry, Pierre-Henry, 39, 666 Beyer,
Ben, Philippe, 315 451
Bénéfices, 312 Bichet, loi, 136-138
Benoît, Alain, 219, 425 Bidault, Georges, 64
Béranger, Jacques, 217 Billaud, Olivier, 232,498,506,528,531,
Bérégovoy, Pierre, 479,508 614
Bergaentzlé, Gérard, 378 Binet, Jean, 285
Berge, Pierre, 532 Bingler, Roland, 146, 147
Berger, Françoise, 370, 377 Birnbaum, Jean, 664
Bergeroux, Noël-Jean, 349, 499, 500, 506, Bitoun, Pierre, 41
519, 530, 552, 555, 572 , 604, 622,637 Blanc, Christian, 561
Berl, Emmanuel, 654 Blanchet, maître, 174, 175
Berlusconi, Silvio, 9
Bernadot, RP, 42
Bernanos, Georges, 42
Bernard, Philippe, 440, 614
Bernheim, Nicole, 375
Berque, Jacques, 186, 191
INDEX 691

Blandin, Claire, 594, 649 Bourgi, Cecile, 187


Bleustein-Blanchet, Marcel, 139, 266, 425 Bousoglou, Amber, 203, 375
Bloch, Marc, 131, 652, 653, 655 Bousquet, René, 509
Bloch, Pierre, 168, 169 Boutang, Pierre-André, 39, 666
Bloch-Lainé, François, 123,217 Bozonnet, Jean-Jacques, 594
Bloch-Morhange, Jacques, 111 Branche, Raphaëlle, 660
Blondeau, Yves, 142 Braud, Philippe, 81
Blum, Léon, 42
Braudeau, Michel, 664
Blum-Byrnes. Accords, 78
Brégou, Christian, 586,587, 633
Blunder, Jay, 674
Bœgner, Philippe, 117 Bréhier, Thierry, 518
Boggio, Philippe, 375,407 Brillaud de Laujardière, 175,176
Boimondau, 212 Brion, Marcel, 662,663
Boissel, Jacques, 352 Brissac, Elvire de, 293
Boisselot, RP, 42 Brisson, Pierre, 31,103, 113,218,246
Boissier, Jean-Michel, 631 Broissia, Gérard de, 34, 35, 103, 104,
Boissière, Jean-Galtier, 31 215,220
Boissieu, Michel de, 35 Brun, Émilienne, 288
Boissonnat, Jean, 227,469 Brunery, 264
Boitard, Yolande, 288 Brunn, Julien, 548
Bokassa, Jean-Bedel, 349 Brunois, Richard, 649
Bollardière, Jacques Paris de, 190 Bujon, Claude, 602
Bolloch, Serge, 669 Bujon, Maurice, 602
Bonis-Charancle, Martial, 29, 38, 70, 119, Buob, Jacques, 682
157,323
Bush, George, 577
Bonnaffé, 392
Busser, Mlle, 276
Bonnet, Edgard, 27
Buton, Philippe, 10
Bonnet, François, 574
BVP, Bureau de vérification de la
Borgeaud, Henri, 185
publicité, 140
Borne, Étienne, 42,93
Bosquet, Alain, 663 Cadot, 102
Bossière, Claude, 102 Cahier bleu, 30, 36
Bossu, Christian, 288, 329, 378 Camino, Michel, 285, 288, 359, 374,
Bott, François, 664 378,397,401
Bou, Stephane, 671 Camus, Albert, 30,61,62, 170
Bouc, Alain, 341 Camus, Renaud, 653
Boucher, Philippe, 350, 355,356 Canivet, Guy, 672
Boudot, Didier, 230,378 Cans, Roger, 10
Boulin, Robert, 350 Capitant, René, 82,216
Boulle, Laurent, 39 Caramel, Laurence, 668
Bourcier, Nicolas, 668 Carignon, Alain, 511
Bourdet, Claude, 74,93 Carlier, Alain, 219,467
Bourdieu, Pierre, 650, 651, 674
Bourges Maunoury, Maurice, 190,394
692 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Carpentier, Laurent, 559 Chaussebourg, Anne, 14,232,459,497


Carrefour, 193,269 499,506,624
Cartel, Joseph, 102 Chauvet, Paul, 141,152
Cartier, Raymond, 185 Chavanon, Christian, 174
Carton, Daniel, 518. 629, 647, 648 Chemin, Anne, 669
Casanova, Jean-Claude, 673 Chemin, Ariane, 652,668,672
Castro Delgado, Enrique, 80 Chénebenoit, André, 39, 48, 51, 54,
Catinchi. Philippe-Jean, 664 77,101-103,105,110-112,187,228,
Catrice. André, 34, 35, 38, 45, 96, 100, 276,298
102, 103, 106-108, 150, 152, 153, 157, Chenez, 392
172, 174, 213-215, 217, 220, 221, Chenu, RP, 42
227-231, 243 , 263, 264, 267, 283, 284, Chevalier, Jean, 72,168
299, 309, 312, 323, 324, Chevallier, Jacques, 186,187
359,435,450,626 Chevènement, Jean-Pierre, 653,654
Cau, Jean, 340 Cheysson, Claude, 216,220
Caujolle, Liliane, 600 Chipaux, Françoise, 375
Cayrol, Roland, 58,674 Chirac, Jacques, 479,505,507,514,515,
CB News, 604 517,587
Ce Soir, 66,124
Chombart de Lauwe, Pierre-Henry, 41
Centre presse, 599,602
CESP, Centre d’étude des supports de Chosun Ilbo, 386
Christitch, Kosta, 203
publicité, 200, 255-257, 389, 391,
CILP, Comité intersyndical du livre
485,486
parisien, 134, 141, 143, 146, 147, 167,
CFDT, Confédération française
296, 297, 365, 367, 405, 410, 449,450
démocratique du travail, 300, 304, 314,
Cité nouvelle, 124
325,373,408,409
Cité-Soir, 124
CFTC, Confédération française des
Clair Foyer, 418
travailleurs chrétiens, 151,152 Clavaud, Daniel, 102
CGT, Confédération générale du travail, Clemenceau, Georges, 89
134,141, 145,147,149,150, 287, Clément, Alain, 52, 102, 315
303-305, 314, 323-327, 329, 339, 361, Clerc, Jean-Pierre, 232,398,405
366, 367, 400, 405, 407- 410,417 Clerc, Olivier, 647
Chaban-Delmas, Jacques, 71, 339,348
Clinton, Bill, 569
Chaisemartin, Yves de, 16, 602, 641, 657
Cocu, Charles, 303, 325,329
Challenges, 644
Cogniot, Georges, 16,62
Chamberlain, Arthur Neville, 29
Cohen, Philippe, 7-9, 15, 17, 518, 555,
Champagne, Patrick, 571,650
556, 605, 629, 631, 632, 647, 648,
Champenois, Michèle, 287 650-655, 657, 658, 667, 671, 672 684
Charasse, Michel, 651 Cohn-Bendit, Daniel, 653
Charoy, Brigitte, 434
Chastain, André, 276
Chastenet, Jacques, 23,27,28
Chatelain, Abel, 62, 97
INDEX 693

Coiplet, Robert, 51,102, 663,664 Dalsace, André, 217


Colaiacovo, Mario, 535 Daniel, Jean, 644
Colombani, Christian, 559 Danser, 418
Colombani, Jean-Marie, 9, 11-15, 38, 407, Darthcnay, 367
427, 456, 458, 459, 465-467, 469, 478, Dassault, Serge, 589,632,641,644,646,
495, 497, 499-502, 504, 505, 507-509, 647,671,672,683
511, 515-519, 521, 523, 524, 528, Dauzier, Pierre, 505,586,587
530-532, 537, 539- 544, 550, 552-556, David, Anne, 527
561, 563, 571, 577, 583, 587, 589, 590, Daviet, Jean-Pierre, 440
592, 594, 599-601, 603, 604, 607, 619, Dawn, 386
620, 622-625, 627, 630-632, 634, 636- De Standaard, 601
638, 643-646, 648, 652, 655, 658, 666, Déat, Marcel, 115
669, 670, 672, 676, 677, 681, 683 Debray, Régis, 123, 630, 648-650, 652,
Colonna d'Istria, Michel, 10,551,593 655
Comareg, 632,641 Debré, Michel, 192,394,514
Combat, 61, 62, 74, 124, 170, 218, 244, Decamps, Marie-Claude, 575
486 Decombre, Robert, 114
Comte, Bernard, 41 Decornoy, Jacques, 272, 356, 359, 370,
Comte, Gilbert, 629, 648 371,377
Copin, Noël, 499 Decraene, Philippe, 203
Cornu, Francis, 375 Défense de la France, 124,133
Corre, Stéphane, 594 Defferre, Gaston, 195
Costemalle, Olivier, 671 Degez, Danièle, 378
Cotnareanu, Yvonne, 103, 170,672 Dejean, Bernard, 498
Cotteret, Jean-Marie, 78 Dejouany, Guy, 505
Coty, François, 28, 672 Delage, Edmond, 51,53,73, 102
Courrier international, 631-633,678 Delarue, Frédéric, 187
Courrière, Yves, 133 Delarue, Maurice, 375
Courtin, René, 34-36,39, 45, 75,81,82, 92, Delcour, Roland, 102,191
95-105, 107, 108, 112, 119, 131, Delebarre, Michel, 518
215,298
Delestre, Antoine, 41
Courtois, Gérard, 10,14,232,498, 614
Delohen, Jean, 285, 359
Courtoy, 329,409
Delouvrier, Paul, 191
Cousteau, Jacques-Yves, 514
Deloye, Geneviève, 40
Coutrot, Aline, 41,42
Delpeyrou, Jean-Luc, 81
Couve de Murville, Maurice, 394
Delplace, Ghislain, 672
Créach.Jean,102
Delporte, Christian, 187
Croissance des jeunes nations, 228
Delprat, Dominique, 434,437
Croissandeau, Jean-Michel, 10,482
Croizat, Ambroise, 148 Depret, François, 102
Culioli, Xavier, 672 Desbarats, Bruno, 425
Cussac, Nicole, 288

Dallicr, Roger, 219,264, 344


694 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Descamps, Eugène, 526 Dussert, Éric, 438


Desclos, Pierre, 378 Desprez, Martin, Dutheil, 367
466,467 Duthiel, 102
Desproges, Pierre, 657 Desvergne, Marcel, Duval, Cyrille, 641
429,647 Duverger, Maurice, 73,97,101,273
Dhombres, Dominique, 375
D'vani,François, 407 Écrits de Paris, 170
Die Tugeszcitîoig^AG Edelmann, Frédéric, 668
Die Welt, 385 Édimbourg, Philip, duc d’, 64
Dieterlen, Paulette, 387 Eelsen, Pierre, 467,469
Djian, Jean-Michel, 548 Ehni, Édouard, 150
Doléans, Jacques, 325 EZDM,386
Dollfus, Charles, 25 El Pais, 385, 386, 477, 575, 577, 588,
Dollfus, Jean, 25 604,606,620,685
Domenach, Jean-Luc, 41 Eleftherotypia, 546
Dominique, Pierre, 170 Élisabeth II, reine d’Angleterre, 64
Dossiers et documents, Ml Ellie, Xavier, 134
Doyère, Josée, 287 Eltsine, Boris, 574
Driand, Jacques, 185 Emap, 647
Drouin, Pierre, 52, 102, 110, 113, 191,
Emmanuel, Pierre, 73,97 212^
215, 264, 276, 277, 308, 328,
356,359,439,455,545,556 Escarpit, Robert, 78
Dubosq, André, 51 Escoffier-Lambiotte, Claudine, 203
Duchateau, Paul, 149,157,283,323 Esprit, 41,124,131,132,184
Duchemin, René, 27 Estier, Claude, 191
États-Unis, 112
Dufay, François, 656
Etchegoyen, Alain, 440
Duhamel, Alain, 518
Études, 405
Dumas, Alexandre, 575
Europa, 385
Dumas, Roland, 651,659
Europe 1,218
Dumay, Jean-Michel, 667,668
Dumesnil, René, 102
Dunoyer, Jean-Marie, 203, 276 Fabra, Paul, 110,371
Fabre, Pierre, 174,601,602,604
Dupont, Didier, 219 Fares, Abderrahmane, 188
Dupont, Jean-Marie, 10, 232, 236, 300,Faujas, Alain, 329,410,411,570
319 327, 328, 340, 353-356, 359,Faure, Jean-Jacques, 378
361’, 362, 374, 379, 387, 408, 428,Faurisson, Robert, 661
434 Fauroux, Roger, 216, 398, 400, 430,
Dupœ, Joannès. 23,24.34,35,92,96. 468-470,479, 527
Faurre, Pierre, 534,620
98,100-102,107
Fauvet, Jacques, 11, 13, 15, 17, 38, 46,
50, 52-54, 86, 89-91, 93 , 99, 101»
102, 110, 113, 101, 102, 110, 113»
192, 194-196, 203 , 217, 221, 223,
INDEX 695

225-227, 230, 234, 235, 238, 242, 263, 370-372, 375, 393, 397, 408, 415-422,
264, 272, 276, 278, 281, 297, 298, 300, 425-428, 432, 433, 447, 450, 453, 455,
305, 308, 309, 319, 326- 328, 340, 343, 456, 458, 459, 464-468, 470, 522, 536,
344, 348-364, 369, 370, 372, 374-379, 545, 556, 584,606,624,627,651
381, 388, 390, 392, 394, 396, 415, 425, Fontaine, Jacques, 102
438, 456, 527, 556,571,573,626,664, Fontanet, Joseph, 345, 346
684 Forest, 152
Favrel, Charles, 102,117 Forfer, Suzanne, 34,35,220
Favrel, Georges, 63 Forum du développement, 386
Fechteler, amiral William, 111 Fourment, Alain, 506, 615, 624
Fechteler, rapport, 110, 111, 113,119 Fournier, Jean-Pierre, 367
Feis, comte de, 27 Fourtou, Jean-René, 632
Fenoglio, Jérôme, 669 Foye, René, 325
Ferenczi, Thomas, 10,14,234,397,506, 507, Frachon, Alain, 669, 670, 682
556, 564, 566, 568, 577, 579, 669 France-Antilles, 632, 641
Féron, Bernard, 10,191, 203,408 France-Dimanche, 327-329, 353, 411, 447
Ferrière, Marc de, 12 France-Inter, 418
Ferro, Maurice, 75, 80, 82, 101-103, France-Libre, 124
109,112,117,276 France-Observateur, 74,184
Ferry, Gilles, 41 Franceschini, Paul-Jean, 375,397
Fesquet, Henri, 102,227,341 France-Soir, 51, 53, 66, 117, 124, 133, 134,
Fesquet, Jean, 275 170, 224, 246, 246, 291, 337,
Feyel, Gilles, 135,484,578 353,451,643
FFTL, Fédération française des travailleurs Franco, Francisco, 197
du livre, 141, 142, 149, 150 Franc-Tireur, 62,124,131
Fichot, Nicolas, 670 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 685
Fiessinger, docteur, 153 Frappat, Bruno, 234,459,466,468-470, 499
Figueras, André, 115 Frèches, José, 603
Financial Times, 636 Frodon, Jean-Michel, 593
FLN, Front de libération nationale, 184, Fromont, Pierre, 34, 35, 103, 104, 112,
189,190,193 211,215
Florenne, Yves, 662, 663 Front national, 124
FNPC, Fédération nationale de la presse Fumet, Stanislas, 41,43,584,585
clandestine, 123, 131 Funck-Brentano, Christian, 34, 36, 45, 82,
FNPF, Fédération nationale de la presse 92, 96,98-100,103,220,298
française, 61,71,123,125,131,155, 165
FO, Force ouvrière, 150,408
Fogel, Jean-François, 520,524,555,594
Folliet, Joseph, 42,584,585
Follorou, Jacques, 672
Fondation Marc Bloch, 652, 653
Fontaine, André, 11, 12, 14, 15, 38, 46, 52,
54, 78, 99, 101, 102, 204, 227, 262, 264,
276, 277, 290, 344, 354- 356, 359,
696 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Gabriel, René, 552,595 Gorse, Georges, 217


Gadoffre, Gilbert, 41 Goude, Jean-Paul, 397,398
Gaillard, Félix, 125,190 Gracq, Julien, 663
Gaillard, Jean-Michel, 78 Grall, Jacques, 10, 12,438,444
Gallois, Dominique, 614 Grall, Paule, 526
Ganz, Axel, 436 Grangeray, Émilie, 664
Garaudy, Roger, 114 Greilsamer, Laurent, 10,39,59,70,105, 497,
Garin, Christine, 614 506, 520, 524, 572, 639, 661, 669
Gary, Anne Catherine, 440,457 Griset, Antoine, 459,464,467
Gattégno, Hervé, 669,672 Grossouvre, François de, 508
Gaulle, Charles de, 17, 23, 24, 31, 32, 34, Gudé, Maurice, 285
37, 44, 50, 64, 67, 72, 75, 82- Guedj, Aimé, 339
84,86-94,95,99,101,103,104,181, 183, Guenet, Jacques, 144,434
191, 194-199, 202, 223, 245, Guérif, Jacques, 70,101,102,185,186
247,346,347,394,512 Guerivière, Jean de la, 375
Gaussen, Frédéric, 359 Guéry, Louis, 527
Gauthier, Robert, 51-54, 102, 227, 276, 298 Guetta, Bernard, 375,465,466
Gay, Francisque, 43,131,147,585 Guichard, Alain, 191,203
Gazeta Wyborcza, 685 Guichard, Jacqueline, 532
Gazette, 578 Guichard, Pierre, 430
Georges, Pierre, 375, 377, 480, 506, Guillain, Robert, 52,102,113,276
510,669
Guillebaud, Jean-Claude, 655
Gherardi, Sophie, 548
Guinaudeau, Henri, 359,378,425
Ghiotto, Jean-Pierre, 366,400,410,411
Guisnel, Jean, 301, 649
Giesbert, Franz-Olivier, 657
Guiu, Jacques, 288, 468, 470, 471, 477, 499
Gilson, Étienne, 42, 73-75, 80, 81, 97,
113,584 Gunter, Holzmann, 546
Giolitto, Pierre, 41 Gunzburg, Alain de, 430, 532
Giovenco, Jean-Pierre, 10,407 Guzelian, Hanh, 593
Giovetti, Primo, 378
Haaretz, 315
Girard, Laurence, 386
Haby, René, 476
Giraudo, Alain, 232,498,506,594-596,
Hachette Filipacchi Médias, 631, 647,
598, 599, 614 681
Girault, Jacques, 339 Hachette, 135-137, 170, 437, 444, 445,
Girod de l’Ain, Bertrand, 203,226 483 , 484, 595 , 596, 600-602, 604,
Giroud, Françoise, 195,258 611
Giscard d’Estaing, Valéry, 244, 258, Hakoun, Maria-Flora, 434
348,349,372,381 Halimi, Serge, 650
Goblet, Yves-Marie, 662 Halliday, Johnny, 569
Goddyn, Désiré, 134
Godfrin, Jacqueline et Philippe, 31
Goedorp, Victor, 27
Goethe, Johann Wolfgang von, 67
Goldsmith, Jimmy, 258
INDEX 697
Hallier, Jean-Edern, 514 Jacques-Ruettard, Aude, 641
Hara-Kiri, 269 Jaffré, Jérôme, 515,518
Harrison, Martin, 190 Jakubyszyn, Christophe, 668
Hassan II, 514 Janin, François, 375
Hassan, Jean-Claude, 484 Janvier, Albert-Marie, 40
Havas, 35,266.424 Jardin, Jean, 117
Hearst, Randolph, 9 Jarreau, Patrick, 518
Hebdo-Monde, 71 Javay, Olivier, 28
Hébrard, Adrien, 25-27,59,581
Jeambar, Denis, 10,16,589,655
Hébrard, Adrien (his), Z1
Jeanneney, Jean-Noël, 27-29, 36, 39-41,
Hébrard, Emile, 27
Hébrard, Jacques, 26 54,58, 62,69,117,223,578, 674
Helsingin Sanomat, 315 JEC, Jeunesse étudiante chrétienne,
Hémain, Charles, 532 372,373,408
Hemain, Christian, 430 Jeune Afrique-Idlntelligent, 651
Henriot, Émile, 39, 51, 52, 101, 102, J’informe, 346
662,663 JingjiRibao,5%6
Herreman, Philippe, 192,203,271, 356 JOC, Jeunesse ouvrière chrétienne, 408
Hersant, Philippe, 641 Join-Lambert, Marie-Thérèse, 527
Hersant, Robert, 9, 134, 218, 246, 353, 436, Joly, André, 101,102,105
452, 485, 529, 602, 641, 672, 681 Jospin, Lionel, 476,517
Herzlich, Guy, 548 Jourdier, François, 648
Heurgon, Marc, 194 Journal du Dimanche, 330
Heymann, Daniel, 506 Journal Officiel, 62
Hitler, Adolf, 80 Journoud, Emmanuel, 172
Honti, François, 544 Jousse, Thierry, 593
Hospital, Jean d’, 51, 102,276 Juin, Marcel, 287
Hostert, Guy, 340 Julien, Claude, 38, 52, 102, 191, 276, 277,
Houdart, Jean, 52, 63, 102, 191, 264, 300, 305, 306, 316, 370-379, 387, 388,
276,277,356 393, 397, 400, 408, 410,
Hourdin, Bernard, 285 476,544,545,556,627
Hourdin, Georges, 43, 372, 585, 586, 645 Julliard, Jacques, 39-41, 54, 58, 62, 69,
Hourdin, Jean-Pierre, 645 117,223,578
Houssin, Michel, 425, 438, 464, 467, Jullien, Pierre, 550
468,526,527,585,586,645 July, Serge, 16,445,479, 638, 642
Huguet, Françoise, 434 Junqua, Daniel, 10,271,408,409,439
Hutin, Paul, 218 Junqua, Pierre, 102
Juppé, Alain, 514
Ici-Paris, 328
Il Manifesto, 546
Imbert, Claude, 589
InfoMatin, 477, 478,504,505,544
INIAG, Institut national des industries et
arts graphiques, 149
Isnard, Jacques, 275

Jacob, Alain, 191,203, 371,373


698 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Kahn, Annie, 594 La Vie intellectuelle, 42


Kahn, Jean, 651 La Voix de Paris, 124
Kahn, Jean-François, 16, 652, 656 La Voix du Nord, 218, 315
Kajman, Michel, 522, 669 Labarde, Philippe, 234, 273, 301, 360,
Kampf, Serge, 430. 532 499,500,506,520,524,556
Karmitz, Marin. 438, 549 Labbé, Yves-Marie, 498
Kaufmann, Sylvie, 594
Lacordaire, Henri, 83
Kéchichian, Patrick, 664
Kcmp. Robert, 51, 52,102,662 Lacoste, Robert, 131, 188,190
Kempf, Hervé, 667, 668 Lacouture, Jean, 83,191,203,273,556
Kerviel, Jean-Claude, 374,378,388 Lacretelle, Jacques de, 649
Khrouchtchev, Nikita, 80 Lacroix, Jean, 662, 664
Knecht, Jean, 102 DActualité religieuse dans le monde, 228
Konk, 392 Lagardère, Arnaud, 596
Kostov, 80 Lagardère, groupe, 655
Kravchenko, 80 Lagardère, Jean-Luc, 445, 655
Kurosawa, Akira, 514
Lahitte, Jean, 102, 264,276
La Cote Desfossées, 124 Lalou, Étienne, 385
La Croix, 31,124,499,576, 649,686 DAlsace, 218,386, 600
La Dépêche de Paris, 124 Lambert-Ribot, Alexandre, 27
La Dépêche du Midi, 151, 600, 601 Lamennais, Félicité de, 83
La Dépêche marocaine, 372 Lamotte, Claude, 276,355,356
La Dépêche quotidienne, 185 Lancry, Roger, 146
La Gazette, 601 Lang, André, 31
La Lettre des Échos, 377 Langellier, Jean-Pierre, 10, 375, 458, 591
La Libre Belgique, 601
Langlois, Bernard, 657
La Montagne, 437,600
La Nation française, 115 Laplagne, Geneviève, 43, 645
La Nation, 124 EArdennais, 529
La Nouvelle République du Centre- Ouest, Larminat, René-Marie de, 88
600 Larue, Fabrice, 678
La Nouvelle République, 437 DAssociât ion sténographique unitaire, 312
La Presse, 315, 386 Latreille, André, 662, 664
La Provence, 600 L'Aube, 35,106, 124
La Règle du jeu, 656,658 Laurens, André, 10, 11, 234, 285, 290, 306,
La Repubblica, 477,577 341, 347, 351, 393-405, 407, 408,413
La Révolution prolétarienne, 114
La Reynière, 78
La Stampa,M5,385, 604, 606,620
La Tribune, 499, 610
La Vanguardia, 577
La Vie, 228,584,585,630,641,646,680
La Vie catholique, 42, 43,228
La Vie catholique illustrée, 228,372
La Vie des Métiers, 228
La Vie du Rail, 438
La Vie financière, 124
INDEX 699

Laurens, André, 415-422,425,427,456, Le Matin de Paris, 330


497, 507, 509, 515, 522, 556, 577, Le Matin, 40
579,627,651,681,682 Le Méridional, 600
Laurent, Theodore, 27 Le Messager de Midi, 124
Le Midi libre, 315
Lauret, René, 51, 102
Le Monde 2, 631, 670,671,681, 682
L’Aurore, 113,124,245,353
Le Monde de la musique, 384,385
Lauzanne, Bernard. 52, 54, 63, 99, 102,
Le Monde de l’éducation, 317
225, 264, 276, 277, 297, 354-356, Le Monde des philatélistes, 315,316
358.359,374,391,393,425,556 Le Monde diplomatique, 315, 316, 370,
Laval. Pierre. 42,70 372,634,636,638,650
Lavergne, Hervé, 631 Le Monde Initiatives, 634, 638
Lazar, Marc, 10 Le National, 124
Lazare, Françoise, 10 Le Nouvel Observateur, 258, 343, 488,
Lazareff. Pierre, 53,133,168 489, 548, 577, 644, 645, 660, 671, 678
Lazurick, Robert, 113 Le Parisien, 124, 134, 246, 446, 447, 451,
Le Bidois, 203 465-467, 484, 562, 600, 611, 642
Le Bien Public, 529 Le Parisien libéré, 218, 224, 246, 337,
Le Bon, Gustave, 353 353,365,373,409
Le Boucher, Éric, 467 Le Pays, 124
Le Bris, Michel, 345 Le Pen, Jean-Marie, 653
Le Canard enchaîné, 219,349,656 Le Petit Parisien, 66,140
Le Continent, 33 Le Point, 459, 489, 586, 587, 644, 656,
Le Courrier de l’Ouest, 218,529 657,678
Le Courrier de Paris, 124 Le Populaire, 113, 124
Le Courrier Picard, 105 Le Progrès, 436
Le Crapouillot, 31 Le Progrès de Lyon, 560,562
Le Dantec, Jean, 75 Le Provençal, 600
Le Dantec, Jean-Pierre, 345 Le Républicain lorrain, 600
Le Dauphiné libéré, 560 Le Soir, 315, 386
Le Débat, 376 Le Soleil, 386
Le Devoir, 315, 386 Le Tableau fiscal et juridique, 312
Le Figaro, 31, 51, 52, 74, 103, 108, 113, Le Télégramme, 600
124, 134, 170, 191, 193, 200, 218, 223, Le Télégramme de Brest, 218
224, 226, 245, 246, 257, 258, 266, 268, Le Temps, 23-29, 31-33, 35, 36, 37, 38, 40,
269, 291, 337, 343, 353, 44, 46, 51-54, 57, 59-69, 70, 77, 82, ,
373, 381-384, 390, 397, 481, 485, 486, 95, 101, 102, 114, 121, 125,
488, 489, 491, 513, 514, 519, 560, 562,
576, 577, 589, 612, 613, 641, 649, 657
, 661, 671, 672, 675, 681,683,686
Le Gendre, Bertrand, 432,506
Le Journal, 40
Le Journal d’Extrême-Orient, 315
Le Journal du dimanche, 638
Le Lannou, Maurice, 662, 664
Le Maine libre, 529
700 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

130, 132, 139-141, 157, 162, 167- Levcuf, André, 186


169, 173-176, 201, 204, 208, 250, Lévy, Bernard-Henri, 41, 653, 654
253, 260, 263, 264, 271, 287, 288, Lévy, Élisabeth, 653, 654
307, 312, 438, 522, 524, 544, 581, Lévy, Maurice, 479
638,661,662,663,674,682, 686 Lewinsky, Monica, 569
Le Temps de Paris, 53, 117, 162, 203, L’Expansion, 631,632,641
346,544 L’Expéditive, 136
Le Temps des Médias, 57 8 L’Express, 184, 258, 269, 340, 344, 389,
Lebaube, Alain, 10,498,634 488, 489, 499, 500, 584 , 586-590, 631,
L'Écho de la Mode, 218 632, 641, 644, 646, 647, 655-
L'Éclair, 602 657,660,673,678
L'Édition économique, 312
Leys, Simon, 341
Lefebvre, Michel, 520
L’Histoire, 78
Lefèvre, Christiane, 220,357,360
Lhomeau, Jean-Yves, 407, 480, 502,
Legatte, Paul, 186
506,510,511,669
Legrand, 367
L’Homme libre, 124
Legris, Michel, 203, 340-344,353,354 EHumanité,C2,114,124,184,224,373,
Lemaître, Frédéric, 669 576,577, 649, 650,660
Lepape, Pierre, 664
Liaisons, 466
L’Époque, 124 Liber, 438
Lequiller, Jean, 276 Libération, 124, 134,219,300,381,382, 390,
L’Équipe, 218,446,599,610,611 391, 396, 402, 445, 458, 459, 478, 480,
Les Anciens Combattants de la Préfecture 485, 486, 488, 489, 491, 513 , 514, 520,
de police, 312 560, 576, 577, 593, 597, 599, 612, 642,
Les Cahiers du cinéma, 559,592 649, 653, 656, 661, 667, 669, 671, 672,
Les Cahiers du communisme, 114
675, 683, 686
Les Cheminots retraités, 312
Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 529, Libération-Soir, 66, 124
562,606 Libres, 66,124
Les Échos, 124,218,265,529,562,584, Licoys, Éric, 586, 588
605,597,610,612,638 ^Indépendant, 602
Les Inrockuptibles, 559 Loiseau, 303,326
Les Lettres françaises, 80 Lombard, Bruno, 219
Les Nouvelles religieuses, 40 Lompech, Alain, 614
Les Temps modernes, 184 Longuet, Gérard, 511
Lescure, Pierre, 534 L’Ordre, 124
Lesourne, Jacques, 11, 38, 427, 467, Lormel, 102
469-471, 477-480, 498, 499, 502, Loubet, Jean-Louis, 12
504,531,536,627,651 Lucbert, Manuel, 10, 232 , 417, 432,
L’Est républicain, 218,227, 600 434,445,458, 463,469,470
L’Étoile du soir, 124 Luchaire, Jean, 147
Letourneau, Jean, 33,35
Letulle, Maurice, 216
L'Européen, 591
^Événement du Jeudi, 489
INDEX 701
L’Union de Reims, 218 663
L’Union des Couteliers, 312 Mauroy, Pierre, 394
L’Univers, 33 Maurras, Charles, 83
Luquet, François, 434 Mauss-Copeaux, Claire, 660
Lyon, 32,41 Maydieu, RP, 42
Lyon-Caen, Gérard, 217 Mayer, René, 94
Lyon-Matin, 560 Meeschaert, Émile, 172
Méglin, Albert, 263,264
Mac-Mahon, Marie-Edme, 197
Mémin, Henri, 152,153,451
Madiran, Jean, 116
Ménage, Gilles, 651
Magnan, Henry, 65,102
Mendès France, Pierre, 186, 188, 191,
Mdgjwr Nemzet, 386
Maire, Edmond, 527,531,588 194,195,394
Malet, Danièle, 600 Menthon, François de, 131
Mallet, Étienne, 234 Mercier, Jean-Maurice, 277,355,356
Mamy, Georges, 191 Merlin, Obvier, 46, 51, 52, 54, 63, 65,
Mandela, Nelson, 271 102,113
Mandouze, André, 188,585 Messarovitch, Yves, 632
Marais, Jean, 514 Messier, Jean-Marie, 586,587,589, 603,
Marceau, Marc, 276 620,632,633,655,659
Marcelle, Pierre, 672 Messmer, Pierre, 198
Marchois, Aliette, 65 Messud, Georges, 185,186
Maréchal, Jeanne, 219 Mestrallet, Gérard, 620
Marianne, 652,656 Métro, 641,643
Maritain, Jacques, 42,584 MFP, Messageries françaises de presse,
Marrou, Henri-Irénee, 187,188 136,149
Marseille, Jacques, 28, 43 Michel, François, 220, 230, 231, 322, 585
Marti, Serge, 614 Michel, Jacques, 191
Martin, Marc, 36,58,62,219,263,269 Michelet, Edmond, 83, 88, 192
Martin, René, 24 Michelin, Alfred, 31
Martinet, Gilles, 74 Midi libre, 600-605,633,638,647,678
Marvaud, Angel, 51,102 Mikolajczyk, 80
Marx, Jean-Louis, 434 Mill, Louis, 27
Masaryk, Jan, 80 Millet, Raymond, 51, 52, 75, 81, 132, 119
Massiani, Marie-Geneviève, 31 Millienne, René, 27
Massol, Christian, 664 Milza, Pierre, 78
Massot, Henri, 134 Minay, Philippe, 187
Massu, Jacques, 195 Mine, Alain, 429, 462-464, 468-471, 479,
Mastroianni, Marcello, 514 517, 524, 528, 530, 534, 536^
Mathieu, Gilbert, 110, 191, 217, 236, 272,
276, 300, 302, 307, 308, 347,
356,372,408,409,439,523,556
Mathieu, Marie-Thérèse, 464,527,528
Mauduit, Laurent, 536,574,669
Maugars, Jacques, 134
Mauriac, François, 31, 42, 193, 195, 269,
702 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

586, 588, 619, 625, 637, 647, 648, 672 Nefftzer, Auguste, 24-26, 68
Minute, 373 Neuschwander, Claude, 674
Miot,Jean, 134 Nice-Matin, 600
Mireaux, Émile, 23, 28, 29 Nielsen, Sven, 343
Missika, Jean-Louis, 520 Nieutve Rotterdam, 315
Mitterrand, François, 17,195, 197,199, 344, Nixon, Richard, 659
345, 347-352, 370, 374, 394, 404, 479, NMPP, Nouvelles messageries de la presse
483, 505, 507-511, 514, 651.652 parisienne, 135-138,143,243, 252 , 254
Modiano, René, 15, 650 , 255 , 452 , 478, 482, 483,
Moie, Roland, 220,229 505,611,642,667,675,676
Moisan, loi, 150,151 Nobécourt, Jacques, 10, 203, 236, 375, 393
Mollet, Guy, 125,159,187-190,346 Noblecourt, Michel, 232,593,595,624,
Molotov, Viatcheslav, 64 625,637
Monatte, Pierre, 114 Noël, Bernard, 144
Moniteur des travaux publics, 311-313 Noir, Michel, 518,673
Monnerville, Gaston, 195 Noiville, Florence, 664
Monnet, Jean, 101,103 Nora, Fabrice, 669
Monod, Jérôme, 587 Nora, Pierre, 343
Montalembert, Charles de, 83 Nord-Éclair, 218
Mont-Servan, Nathalie, 65,268 Nord-Sud Export, 591
Morax, Gérard, 594 Nouaillas, Olivier, 647
Moreau, Dominique, 434 Nouchi, Frank, 593, 669
Morin, Edgar, 225,343 Nouvelles du Matin, 124
Morin, Jean, 425
Ockrent, Christine, 591
Mortaigne, Véronique, 614
OJD, Office de justification de la diffusion,
Moulin, Jean, 131
486
Mounier, Emmanuel, 41
Olech, Patrice, 27
Moustier, loi de, 174 Orange, Martine, 10, 633
Muhlmann, Géraldine, 651 Ordioni, Pierre, 65, 69
Muller, Guy, 203 Ormesson, Wladimir d’, 69
Mun, Albert de, 83 Oudin, Jérôme, 520
Muray, Philippe, 653 Ouest-France, 218, 337 , 432 , 437 , 585,
Murdoch, Rupert, 9,485, 581 600, 647,678
Musitelli, Jean, 509 Ouillon, Jean, 561

Napoléon III, 68,197 Padioleau, Jean-Gustave, 440


Narbonne, Jacques, 578 Pagès, Frédéric, 514
Nasser, Gamal Abdel, 160,172 Palewski, Gaston, 32, 34
Nau, Jean-Yves, 509 Pancho, 392
Naudin, Isabelle, 220,467,528, 614
Naulleau, Éric, 647, 648
Naurois, 41
Naurois, abbé de, 41
INDEX 703
Panorama Aujourd’hui, 418 Pierre, Henri, 52, 102
Paradot, 263 Pierret, Nelly, 288, 434, 440, 459, 464, 467
Parés, René, 220,468, 527 Pilpoul, Jacques, 313
Pariset, Camille, 25,26 Pinault, François, 535,587
Paris-Jour, 246 Pinay, Antoine, 92, 94,117
Paris-Match, 185,397,510 Pingaud, Denis, 518
Paris-Matin, 124 Pingeot, Mazarine, 510
Paris-Normandie, 218 Pivot, Bernard, 344
Paris-Presse, 66,134,246
Planchais, Jean, 10, 39, 41, 50, 52-54, 102,
Paris-Soir, 133
111, 183, 190, 192, 227, 275- 277, 293,
Parodi, Alexandre, 131
328, 341, 355-357, 359,
Passeron, André, 198,203
384,408,415,545,556,572,660
Passeron, Jean-Claude, 674
Patino, Bruno, 593,599,622 Plantu, 392,439,517,556,639, 666
Patrie, 124 Plas, Bernard de, 140
Péan, Pierre, 7-9,17,509,518,554-556, 605, Plenel, Edwy, 9,14, 407, 432, 479, 498,
629, 631, 632, 647, 648, 650- 652, 655, 506, 508, 509, 552-556, 561, 569, 574,
657, 658, 667, 671, 672, 684 624, 640, 648, 651, 658, 659, 666, 669,
Péguy, Charles, 44,49, 83 672,681
Pelât, Roger-Patrice, 479,508 Pleven, René, 125
Pellier, Maurice, 302 Poher, Alain, 394
Penchenier, Georges, 52, 53, 80, 102, Poirot-Delpech, Bertrand, 52, 53, 102,
117,186,276 153,439,662,664
Perdriel, Bénédicte, 644 Politika, 386
Perdriel, Claude, 330, 644, 645, 647, 671 Politique aujourd’hui, 58
Perrier, Jean-Claude, 391, 649 Politis, 547,638,657
Pomery, Michel, 217
Perucca, Brigitte, 549
Pomonti, Jacques, 375
Pessin, 392
Pompidou, Georges, 142,182,195,244,
Pestel, Jacques, 434 339,346,510
Pétain, Philippe, 197,654 Pons, Philippe, 276
Petiteaux, 263 Pontaut, Jean-Marie, 554
Petkov, 80 Porchez, Jean-François, 524
Peyerhimoff, Henry de, 26,27 Pouchin, Dominique, 342,375
Peyrefitte, Alain, 350,438 Poulet, Bernard, 7-10,15,518,555,629,
Pfister, Thierry, 234,556 648,660
Pflimlin, Étienne, 430,528,532,534 Pralon, Léopold, 27
Pflimlin, Pierre, 430
Philip, André, 217
Pia, Pascal, 62
Pialloux, Éric, 434, 445,464,506
Piatier, Jacqueline, 276, 287, 293, 663, 664
Pie XI, 42
Pierre, André, 39, 41, 51, 52, 79, 80,
102,113
Pierre, Catherine, 203
704 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Presse-Actualité, 367 Rosenberg, Julius et Ethel, 112


Presse-Océan, 218 Rosenzweig, Luc, 506,522
Presse-Publicité, 425 Rosselin, Jacques, 631
Prisma Presse, 436, 647
Rouleau, Éric, 203,556
Prouvost, Jean, 170,425, 672
Publicis, 139, 266, 424,425 Roure, Rémy, 32, 51, 52, 70, 75, 81-87,
Puissesseau, René, 102 89-92, 101-103, 108, 112, 119, 194,
PVC, Publications de La Vie catho 438
lique, 630,644, 645 Rousseau, Jean-Michel, 96
Rousselet, André, 477, 478, 483 , 504, 505
Raillon, Jean, 365, 366, 374,378
Ramadier, Paul, 148,188 Rousset, David, 81
Rambaud, Jean, 203 Roussin, Michel, 511
Ramonet, Ignacio, 16,544-546,567,636 Roux, Emmanuel de, 614
Ranson, Frédéric, 438 Roux, Jacques, 378
Rassemblement, 115 Rovan, Joseph, 192
Raux, Monique, 535
Roy, Joanine, 203
Réaux, Catherine, 65
Rebérioux, Madeleine, 141 Rudelle, Odile, 84
Rebeyrol, Yvonne, 375 Ruffat, Michèle, 440
Régie-Presse, 266,267,423-426
Reinhard, Claude, 285 Saadi, Georges, 219,285,357,360,361,
Rémond, Bruno, 39 378,384,387
Rémond, René, 659, 674 Sablier, Édouard, 35,46,52-54,82,101-
Renard, François, 10,232 103,198
Renaudot, Théophraste, 578
Sailly, Jean-François, 219
Republica, 342
Rérolle, Raphaëlle, 498, 664 Saindérichin, Pierre, 44
Résistance, 124 Salan, Raoul, 192,193,269
Reuter, Paul, 24, 35,220 Sales, Claude, 418,459
Revel, Jean-François, 340 Sales, Hubert, 141, 155
Revue germanique, 24 Salles, Alain, 664
Richard, Pierre, 534, 536, 591 Santiano, Bernadette, 219, 220, 405, 528,
Ricœur, Paul, 220, 526, 527 614
Rivarol, 115
Sarraut, Maurice, 600
Rivet, Daniel, 187
Sarraute, Claude, 191, 663
Rivoyre, Christine de, 102
Robbe-Grillet, Alain, 663 Sartre, Jean-Paul, 345
Robert, René, 102 Sauty de Chalon, Marie-Laure, 677
Rocard, Michel, 192,194,471,488 Sauvageot, Ella, 42, 72, 116, 228, 584, 585
Roccati, Anne-Line, 549
Roger, Philippe, 78
Roland-Marcel, Marianne, 65
Rolin, Gabrielle, 663
Rollat, Alain, 14, 351, 407, 468, 497,
559,629, 648
Romain, Pierre-Yves, 593
Ronai, Maurice, 631
INDEX 705
Sauvageot, Jacques, 38, 134, 142, 152, 154, Sinclair, Anne, 502
205, 217, 221, 225, 227-230, 234, 238, Si rinelli, Jean-François, 78
261, 263, 264, 270, 271, 273, 278, 282, Slama, Alain-Gérard, 29
284-286, 288, 299, 303, 304, 307-310, Slansky, Rudolf, 80
313-315, 319, 322-327, 330, 342-344, SNEP, Société nationale des entreprises de
346, 352, 353, 355, 357-364, 367, 374, presse, 33, 138, 139, 168, 174, 175
378, 379, 383, 385, 387, 388, 397, 409, SNJ, Syndicat national des journalistes,
420,425,438, 443,483,626 300,304,314,325,401,408,410
Saux, Jean-Louis, 668
SNJ-CGT, 408
Savard, Laurence, 43
Socpresse, 632, 641, 644, 647,657, 671
Savigneau, Josyane, 498, 556, 661, 662,
Soir-Express, 124
664
Solé, Robert, 506, 507, 556, 566, 569,
Schalit, Jean, 397
Schlœsing, Jean, 34, 35, 103-105, 211, 575,577-580, 666, 669
220, 375,426, 428,502, 527,530 Sollers, Philippe, 653, 663
Schneidermann, Daniel, 15, 575, 648, Soubie, Raymond, 466,469
667,669,672 Souday, Paul, 662
Schuman, Robert, 69 Soulage, François, 527, 625
Schumann, Maurice, 42,88 Soustelle, Jacques, 94, 187
Souvarine, Boris, 115,340
Schwarz, Francis, 219
SPP, Syndicat de la presse parisienne,
Schwœbel, Jean, 52, 80, 102, 103, 105,
61,121,132,133,135,143,156,167, 296,
113, 191, 209-213, 215-218, 228-
297, 299, 365, 367, 446, 481,
236,304,319,379,386
482,484,677
Segonzac, Pierre Dunoyer de, 41 Sélébam,
SPPP Société professionnelle des papiers
Josiane, 220,229,310 Sélection
de presse, 165, 166
hebdomadaire, 315,316 Semont, E. de, 65
Springer, Axel, 315
Sénamaud, Michel, 641
SRM, Société des rédacteurs du Monde,
Sept, 42,228
209, 211, 213, 215-217, 219, 221, 222,
Sergent, Fabrice, 596
230-238, 275, 299, 311, 327, 328, 330,
Serguei, 392
340, 351, 353, 355, 356, 358-360, 369,
Sérigny, Alain de, 185
370, 374, 377, 386, 398, 400, 405, 410,
Serres, Michel, 95
412, 416-418, 420, 428, 432, 437, 458,
Servan-Schreiber, Jean-Jacques, 73,
459, 466, 495, 497, 498, 526-528, 530,
186,195,258, 344,376
531, 563, 585, 614, 617, 618, 623-626,
Servan-Schreiber, Jean-Louis, 376
635,637, 646,658, 669-672, 686
Servoise, René, 186
Starr, Kenneth, 569
Sévry, André, 102
Stefanov, 80
Siegel, François, 630,681, 682
Silber, Martine, 574,614
Simon, Claude, 663
Simon, François, 232,359,360, 379
Simon, Jacques-François, 277
Simon, Pierre-Henri, 42, 68, 189, 191,
203,584,662,664
Siinonnot, Philippe, 345,353
706 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE

Stibio, André, 93 The Independent, 477


Stofati, Toussaint, 157 The Los Angeles Times, 577
Stora, Benjamin, 660 The Manchester Guardian, 385
The New York Times, 315, 577,639
Stratégies, 576
The Times, 581
Suard, Pierre, 512
The Washington Post, 46,346,577
Subtil, Marie-Pierre, 498 The Weekly Selection, 315,319
Sud-Ouest, 437,600 Thénault, Sylvie, 660
Suifert, Georges, 340 Théolleyre, Jean-Marc, 10,52,102
Suharto, 514 Thibau, Jacques, 58, 81, 110,111,225
Sulivan, Jean, 39, 40 Thibaudet, Albert, 140
Thomas, Jean-Paul, 88
Syndicat du livre, 102, 121, 132, 135, 138,
Thomas, Raymond, 388
140-143, 147-149, 152, 153, 156, 213,
Thomas, René, 479,506,509,528
250, 252, 284, 288, 291, 306, 311, 312,
Thorez, Maurice, 17,72, 512
315, 316, 322, 327, 367, 368, 385, 405,
Thoveron, Gabriel, 674
409, 417, 421, 445-447, 451, 459, 478,
Thureau-Dangin, Philippe, 631
481, 495, 615,636,643,676,677 Tincq, Henri, 275
To Vima,M5
Tabarly, Éric, 514 Torres, Félix, 600
Tachot, 154 Toscani, Olivero, 568
Taguieff, Pierre-André, 653 Toscano, Alberto, 656
Tajan, Silvère, 596 Toubiana, Serge, 592
Talrico, Antony, 111 Tout Toulouse, 601
Touzeau, Edmond, 219,229,283
Tapie, Bernard, 512
Transversales, 547
Tardy, Marcel, 51,52,54,102,113 Trey, Pierre, 277
Tarif Média, 265 Tromeur, Suzanne, 378
Tatu, Michel, 79, 203, 272, 277, 356, T’Serstevens, Albert, 78
370,371,418,506 Tuquoi, Jean-Pierre, 668
Teitgen, Paul, 190
Teitgen, Pierre-Henri, 23,24,30-32,34, Un seul monde, 386
Une Semaine dans le monde, 64, 71-73>
35,43,61,62,97,98,123,131
97,167,315
Télérama, 228, 384, 385, 584-586, 592,
646 Vailland, Roger, 13
Témoignage Chrétien, 184, 547, 660 Vallon, Louis, 94
Temps présent, 68, 72, 41-43, 228, 408, Van Eeckhout, Laetitia, 81
418,584 Var-Matin, 600
Terrenoire, Louis, 93 Vatier, Raymond, 387
Vedel, Georges, 216,220,526,527
Terrou, Fernand, 105
Teste, Alain, 426
Tétart, Philippe, 74
Texier, Jean-Clément, 604
The Chicago Tribune, 577
The European, 591
The Guardian Weekly, 546
The Guardian, 315, 319,577
INDEX 707
Vernet, Daniel, 375,418,434,456,458, Vulser, Nicole, 10
459,465-468, 506,627
Veuillot, Louis, 33 Wallcnburger, Raymond, 33
Viannay, Philippe, 133 Wantz, Marcel, 34, 149,287
Viansson-Ponté, Pierre, 110, 196, 203, 225, Wendel, François de, 23, 26-29
276-278, 328, 347, 356, 358, 359 Wctz, Jean, 102
Viansson-Ponté, Pierre, 383, 556 Wieviorka, Michel, 548
Vichncy, Nicolas, 53,117, 198,203 Wieviorka, Olivier, 133
Vichy, 23,31,41 Winock, Michel, 41,78, 659
Vidal-Bcneyto, José, 685,686 Wochen Zeitung, 546
Vidal-Naquet, Pierre, 192 Wouts, Bernard, 288,291,416,418-422,
425, 432-447, 450, 454-456, 458,
Vignal, Jean, 34, 35, 103, 104, 112, 215,
220,231 459,464-466,606
Villefosse, Louis de, 340
Zaharoff, Basil, 28
Villiers, Gerard de, 343
Zand, Nicole, 375, 663
Virieu, François-Henri de, 203
Zappi, Sylvia, 667, 668
Vitalyos, Adalbert, 315
Zeldin, Theodore, 36
Vitoria, Francisco de, 40
Zimmerlin, Louis, 102
Voiles et Voiliers, 418
Zinetti, Marie-Josée, 425
Voisin, Pierre, 70
Zycie Warszawy, 386
Volpé, César, 287
Zysman, 325
Volumard, 175
Table

Introduction. Un historien dans les affaires du Monde................. 7


La méthode historique ....................................................................... 8
U« itinéraire personnel .................................................................... 10
Un comportement de vieux lecteurs .............................. 13
Le regard froid de l’historien ............................................................ 13

I. LA FONDATION, 1944-1958

1. Un homme et un journal .................................................................. 23


Pourquoi Le Temps avait-il démérité ?............................................. 24
La presse en 1944 et la fondation du Monde ................................. 29
Hubert Beuve-Méry et les associés fondateurs ................................. 34
La création d’un esprit d’entreprise............................... 45
Les rites : la conférence de rédaction et le bulletin ...................... 45
Les cultes : le marbre et les anniversaires .................................... 47
Le directeur impose sa marque sur le journal .................................. 51

2. Un projet rédactionnel.................................................................... 57
Un journal de référence......................................... 58
Laustérité .................................................................................. 59
Le succès du Monde se dessine dès 1945-1946 ......................... 62
La maquette ................................................ 63
L’exhaustivité............................................... 64
D’une doctrine implicite à des combats communs.................. Ç] Une
indépendance affirmée pendant la guerre froide
et la guerre d’Indochine ............................................................... (fi
Une Semaine dans le monde ......................................................... ?
Entre les deux blocs, Le Monde était-il neutre ? .........................
«Notre millième numéro» ........................................................... ....
Antiaméricanisme et anticommunisme ....................................... ....
Le Monde, le général de Gaulle et le RPF, juin 1946-mai 1953 ..... .....
Gaullisme, péguysme et beuve-mérysme................................... 83
En 1946, la lassitude constitutionnelle des Français, 84
Le Monde relais d’opinion ................................... 87
La question de l’entourage ......................................................... 87
La place du général de Gaulle et du RPF dans Le Monde ......... 88
Le Monde participe à la banalisation du RPF ............................ 89
Le RPF s’insère dans la vie parlementaire ................................. 91
Le général de Gaulle apporte son soutien à Hubert Beuve-Méry92
H expérience Pinay dévoile les contradictions du RPF............ 92

3. La crise de 1951 unifie la rédaction et l’entreprise


autour de leur patron ............................................................................ 95
René Courtin s’oppose à Hubert Beuve-Méry ................................. 96
Hubert Beuve-Méry, de la démission à la victoire................. 100
L’indépendance en question .................................... 108
Le faux « rapport Fechteler» ................................ 109
Des pamphlets .......................................................................... 113
LJn anti-MonBe............................................ 117

4. Un environnement économique contraignant ............................... 121


L‘encadrement étatique........................................ 122
Le contrôle de l’État sur les prix et sur les tirages.................... 123
Les aides de l’État.......................................... 126
Le syndicat patronal gère les relations sociales
et la distribution ..................................................................... 131
La corporation patronale ........................................................ 131
Les messageries de presse.................................... 135
Le corporatisme ouvrier pèse sur les coûts salariaux ............. 140
La diversité des catégories ouvrières ...................................... 143
Les ouvriers de l’atelier et de l’imprimerie du Monde ........... 144
Le monopole d’embauche................................... 147
La loi Moisan contre le monopole ......................................... 150
5. Une réussite commerciale .............................................................................157
Des recettes limitées........... ....... .............................................158
La diffusion ........................................................................ 158
Les recettes des ventes et de la publicité .............................161
Des coûts difficilement compressibles .................................... 162
Le poids des matières premières, le papier et le plomb ...... 164
Emplois, salaires et frais généraux sous surveillance ..........167
Une gestion rigoureuse permet la constitution
d’un patrimoine............................................ 168
La marge commerciale ....................................................... 169
Autofinancement et placements ...........................................171
U achat des immeubles et de l’imprimerie du Temps ..............173

II. L’EXPANSION, 1958-1976

6. Les années décisives ........................................................................................183


Les choix rédactionnels assurent la croissance de l’entreprise . 183
Au cours de la guerre d’Algérie, Le Monde défend des valeurs morales
et la modernité .............................................................. 184
Le soutien critique au général de Gaulle confirme l’indépendance du
Monde ........................................................................................................194
La croissance du lectorat accroît les recettes de la publicité et des
ventes ............................................................................ 199
Les choix industriels engagent l’avenir........................... 201
Pour répondre aux choix rédactionnels, il faut augmenter la pagination
et embaucher ..................................................................202
Pour faire face à l’augmentation du tirage, il faut renouveler les
linotypes et les rotatives .................................................203
Pour financer l’expansion industrielle, il faut recourir massivement à
la publicité .....................................................................206

7. La question de la direction de l’entreprise .............................................209


La question de la répartition du capital, 1963-1968 ................ 210
La Société des rédacteurs s'efforce de contrôler le journal....... 211
De nouveaux associés et de nouvelles instances ..................219
La grande croissance des années 1963-1969 ................... 223
Les années de transition et la succession des gérants, 1968-1969.... 226
Deux successeurs........................................... 227
Les gérants sous tutelle ..................................... 228
La Société des rédacteurs conquérante, 1970-1973 ................ 232
La crise et la réforme de la Société des rédacteurs, 1972-1973.... 233
Les lieux d’expression des rédacteurs : le comité de rédaction et les
colloques ......................................................■ .............. 237

8. Réaliser un grand journal ............................................................................... 241


La conquête du marché ..................................................... .... .... 243
La croissance des ventes..................................... 243
Les contraintes de la diffusion ............................................. 250
LJ ne audience croissante ..................................................... 255
Laccroissement des recettes favorise l’enrichissement rédactionnel.. 259
Uexpansion des recettes publicitaires......................... 260
Les contraintes de la publicité .............................................. 265
L’inflation rédactionnelle ..................................................... 273

9. Bâtir une grande entreprise .......................................................................... 281


Une entreprise en croissance .................................................... 282
Organiser le secteur administratif et commercial............... 282
La croissance des emplois ................................... 288
Une masse salariale en expansion ............................ 294
Des structures participatives coûteuses ................................ 299
Projet industriel contre projet rédactionnel....................... 306
L’essor du secteur industriel................................. 307
La réduction de la marge commerciale ................................ 317
Les conflits entre le Livre et la rédaction ............................. 322
Un conflit entre l’industrie et l’éthique ....................... 327

III. LES CRISES, 1976-1994

10. De la croissance à la crise ............................................................................. 337


La croissance bloquée, 1976-1980............................... 337
L’apogée de la diffusion..................................... 337
Une crise éditoriale......................................... 339
La crise de l’entreprise, 1976-1980.............................. 352
Une crise de l’autorité...................................... 352
Une crise financière et industrielle ........................... 339

11. Redressement économique ou renouveau rédactionnel ................. 369


Quel directeur pour redresser l’entreprise ? 1980-1982 ......... 369
Une succession difficile ......................................................... 370
Faire face à la crise commerciale .......................................... y? 9
Le Monde brouille son image ............................... 389
U échec d’un plan de redressement fondé sur un projet rédactionnel et sur
1’abandon du projet industriel, 1982-1984 .......................... 391
Un directeur désigné .............................................................. 392
Le plan de redressement contrarie les usages et les traditions.... 399
Les antagonismes syndicaux .................................................. 408

12. Lechec d’un projet industriel et commercial ............................ 415


Redresser et recapitaliser l’entreprise ....................................... 416
Une direction bicéphale..................................... 417
Restaurer les comptes....................................... 421
La SARL accueille de nouveaux porteurs de parts................. 427
Constituer un groupe et diversifier les ressources ...................... 433
Organiser l’entreprise pour lutter contre la récession ............. 433
Sortir de la crise par la diversification et la constitution d’un groupe de
presse................................................................................ 436
Les contradictions sociales d’un groupe de presse............... 439
Les pesanteurs du projet industriel.............................. 441
U imprimerie d’Ivry......................................... 442
La modernisation de l’imprimerie et l’extinction des métiers du Livre
......................................................................................... 449
Un Monde nouveau .............................................................. 453

13. L’échec d’un projet gestionnaire ............................................. 461


La crise du Monde, 1990-1994 ................................................. 462
Les associés imposent un directeur, 1990...................... 462
Une crise financière .............................................................. 471
Le Monde est-il victime de la crise de la presse ? ...................... 480
Une crise générale de la rentabilité........................... 481
La crise accroît la concurrence entre les quotidiens............. 485
Le déclin de la presse quotidienne est-il inexorable ?........... 489

IV. LE RENOUVEAU, 1994-2004

14. Face à la crise du Monde ........................................................ 497


Le Monde change d’équipe .................................................. 497
Refonder Le Monde ............................................................. 500
Rompre avec le passé .......................................................... 594
Affaires à la une, 507
Le Monde « balladurisé » ? ................................................... 514
9 janvier 1995, une nouvelle formule rédactionnelle ........... 51g
Recapitaliser Le Monde.............................................................................. 525

15. La consolidation ................................................................................................ 539


Le plan de redressement ...................................................... 539
Le Monde déménage ............................................................. 542
Les résultats de la relance .................................................... 543
La filialisation du Monde diplomatique ............................................. 544
Les publications annexes ..................................................... 547
Le web .................................................... 550
L’équipe de direction en mutation ....................................... 552
Edwy Plenel : du journalisme d’investigation à la direction de la
rédaction .......................................................................... 553
Le nouveau Monde, acte 2 .................................................... 556
Aden......................................................558
Le social à la rédaction...................................... 561
Lancien et le nouveau Monde .................................................................. 563
Le Monde et la publicité .......................................................... 565
Le rapport Starr ............................................ 569
Patrick Champagne ................................................................ 571
La culture du scoop ......................................... 513
Les médiateurs .... ......................................................................................... 577

16. La formation du groupe Le Monde .............................................................. 583


Télérama ........................................................................................................... 584
L’Express ............................................................................................................. 586
Les difficultés d’une politique de développement ................. 590
Le web et ses exigences : Le Monde interactif.................. 593
Conflits sur le web du Monde .................................................................. 597
La presse quotidienne régionale ............................................ 599
Midi libre ............................................................................................................. 602
Le groupe Le Monde........................................ 606
Le Monde, premier quotidien national français................ 610
Le personnel investit dans le capital du journal................ 613
Les évolutions de l’actionnariat ............................................. 619
Du quotidien au groupe..................................... 622
Jean-Marie Colombani réélu................................. 625
17. Faire face .......................................................................................629
La poursuite du développement.............................. 630
Vers la Bourse ? ..........................................................................634
Du 11 septembre à la formule rénovée........................ 631
Le nouveau groupe......................................... 641
Le choc Péan Cohen ........................................ 647
^opération médiatique..................................... 655
Une réaction médiatiquement inadéquate..................... 657
Les mises en cause ..................................................................... 658
Le Monde des livres ................................................................... 661
Malaise dans la rédaction ........................................................... 666
La médiation .............................................. 672
Le pouvoir du Monde ................................................................. 673
Affronter la crise de la presse ..................................................... 674
La structuration du groupe .................................. 677
Id endettement et les O1L4 ........................................................ 678
Le Monde 2 ................................................................................ 680

Conclusion ............................................................................................ 685

Index ..................................................................................................... 689


Patrick Eveno
Histoire du journal
XeMonde
1944-2004
Depuis décembre 1944, Le Monde occupe une place à part dans le système
médiatique français. Dès sa fondation, Hubert Beuve-Méry, directeur du
quotidien pendant un quart de siècle, proclamait sa volonté de faire un journal «
indépendant des partis politiques, des puissances financières et des églises ».
Très vite considéré comme le « quotidien de référence », Le Monde a s- ?er
indépendant, même si, au cours de ses soixante années d’existeinv il a connu
des évolutions majeures. Alternant les périodes fastes et les périodes de crises
internes, le journal et l'entreprise de presse Le Monde ont connu une histoire
heurtée.
À côté des ouvrages polémiques qui, récemment, ont suscité de vifs débats,
ce livre porte sur Le Monde un regard distancié : celui de l’historien. Il cherche
à donner à lire une véritable histoire du quotidien, de sa généalogie, de sa
périodisation, parce que, comme toute collectivité humaine, Le Monde a
changé, tout en s’efforçant de rester fidèle à ses valeurs fondatrices.
Retracer son histoire fait appel à toutes les facettes de la discipline historique
: politique, sociale, économique et culturelle. Résultat de plusieurs années de
recherches dans les archives rédactionnelles et administratives, croisées avec
de nombreux entretiens, cette ~
journal Le Monde nous fait revivre avec brio l'aventure ~~fi journal qui se
transforme actuellement en groupe de presse. ?
°S
Agrégé et docteur en histoire, Patrick Eveno est maître de u Z—— I à
l'université de Paris 1, Secrétaire général de la Société po y» — ? des
médias et co-rédacteur en chef de la revue Le Temps des g - ■ “
1. Lettre à Hubert Beuve-Méry» le 18 janvier
1947. Fonds HBM. Michel de Boissieu» dans une
contribution «La Libération et la politique de
l'information», publiée dans Vingtième siècle,
Revue d'histoire, n° 59, juillet-septembre 1998,
affirme» sous la seule foi de ses souvenirs («sans
notes et sans documents») ce qui explique plusieurs
erreurs factuelles, que les porteurs de parts «avaient
été choisis [...] en dehors de tout lien d’allégeance
politique ou financière», mais il a bien du mal à nous
convaincre. En effet, c’est le MRP, à travers le
ministre de l’information, Pierre-Henri Teitgen, et
son chef de cabinet, Joannès Dupraz, qui choisissent
les associés de la SARL Le Monde, avec la volonté
de récupérer le quotidien pour le compte du MRP ou
d’une des coteries de ce parti. Les développements
de la crise de 1951 le prouvent abondamment
4. La nouvelle direction réserva à André Fontaine
l’honneur de rédiger le dernier
3. Dans de nombreux numéros, une caricature
politique figure en pied de page, à la une de
l’hebdomadaire.
3. «La carte du RPF offre peu de surprises. Elle
reproduit dans ses grandes lignes celle du tempérament
modéré.» Jacques FAUVET, «Les voix de 1951 dans la
métropole», Le Monde, 21 juin 1951.
3. Les lettres de René Courtin et les doubles des
réponses du directeur du Monde sont conservés dans le
fonds Hubert Beuve-Méry des Archives historiques de la
FNSP.
2. Le traité d’alliance et d’assistance mutuelle
entre la France et l’URSS, signé à Moscou par le
général de Gaulle.
4. Par exemple, dans un article de Bertrand
Poirot-Delpech qui traitait de la comédie, un typographe
avait ajouté, après le mot farces, « et attrapes », Gaminerie
plutôt que sabo
tage, ou bien provocation envers les correcteurs qui
n’avaient pas fait leur travail. Jacques Sauvageot note
cependant : «Les traditions professionnelles des typos-linos
devraient nous mettre à l’abri de ce genre de surprise. Si des
incidents de ce genre se renouvelaient, Le Monde
demanderait l’inscription en clair du nom de chaque
linotypiste en tête de la composition. » Note de Jacques
Sauvageot à Tachot, chef de service de la composition, en
date du 15 décembre 1967.
1. Ce qui signifie que chaque ouvrier accomplira deux
services successifs et qu’il sera comptabilisé pour deux
hommes. Cette pratique suppose que les services qui
doivent théoriquement occuper un ouvrier pendant cinq à
six heures, puissent être en fait accomplis en trois ou quatre
heures au maximum.
2. Ainsi, l’accord entre la direction du journal Le
Monde, le chef de la composition et les délégués d’atelier,
signé le 15 juin 1964, prévoit «un effectif de 65 typos-linos
qui doit assurer, sans aucune heure supplémentaire, toute la
composition du journal à 20 pages, y compris les demandes
d’épreuves ainsi que la page entière de Bourse à corriger ou
à modifier selon les besoins du service financier». La
première équipe travaille de 8 h jusqu’à la tombée de la
dernière forme (environ 13 h 30), la deuxième de 13 h à 19
h. En outre, on compte 4 typos-linos en plus ou en moins
par double page en plus ou en moins. En fait
3. Bilan au 31 décembre 1945, le portefeuille de titres
est de 5 144 672 francs, pour un total de l’actif de 37 750
415 francs, soit 13,62 % du total du bilan.
2. Il est nécessaire de feuilleter la collection du mois
de mai 1945 pour comprendre la politique
rédactionnelle du journal, sans oublier que la
pagination est réduite à quatre pages (huit pages
certains jours) au printemps 1945, et que la Seconde
Guerre mondiale se termine à peine en Europe,
mobilisant les hommes et les moyens de transport.
Le quotidien aborde Faffaire de Sétif, pour la
première fois, dans son numéro daté du 15 mai 1945
(publié le 14), en page 8 sur une demi-colonne, puis
le 16 mai en page 2 sur une demi-colonne, le 17 mai
en page 4 (1/8° de colonne). Le 18 mai et le 24 mai,
Le Monde publie, en pages 1 et 2, une
1. Voir Onze ans de règne, op. cit., p. 271-285, où sont
reproduits la lettre de Raoul Salan, la publicité pour
Carrefour, l’article de François MAURIAC «Le point de
vue d’Arcturus» dans Le Figaro littéraire du 30 septembre
1961, et l’échange de lettres qui suivit entre Hubert
Beuve-Méry et François Mauriac
1. « Nous consacrons toujours des sommes
importantes pour assurer à notre journal un service
d’informations le plus complet possible. C’est ainsi que,
malgré leur augmentation sensible, nous avons conservé
nos abonnements aux agences suivantes : Associated Press,
United Press, International News Service et Reuter [en plus
de l’AFP].» Il s’y ajoutait les services de la Cote bleue et
les features, fournis par Opera Mundi. AG du 17 mars
1948. La somme consacrée aux abonnements d’agence
était de 2,7 millions de francs, soit 1J % des charges
d’exploitation pour l’année 1947.
1. Le chiffre du tirage correspond au nombre
d’exemplaires livrés par l’imprimerie aux services du
départ (abonnements et ventes), il exclut la gâche,
c’est-à-dire les exemplaires maculés d’encre, déchirés,
plissés ou illisibles, qui sont extraits de la chaîne
d’impression. Les invendus représentent le reliquat
d’exemplaires tirés qui n’ont pas été vendus ou
distribués gratuitement. Ils donnent lieu à une
comptabilité particulière, car les NMPP les retournent
aux éditeurs, afin de justifier qu’ils n’ont
effectivement pas été vendus par le réseau des
messageries. Il arrive que certains invendus soient
vendus a posteriori, par la vente au numéro, au siège
du journal, mais cela concerne un nombre
d’exemplaires négligeable. La diffusion totale
correspond au nombre d’exemplaires distribués, qu’ils
aient été payés ou non, tandis que la diffusion payée
indique les exemplaires effectivement payés
2. Ainsi, à l’occasion du supplément «Maroc, terre
d’avenir», paru dans Le Monde du 30 novembre 1962,
Hubert Beuve Méry explique la philosophie de ces pages :
«Deux amis du Maroc, Maurice Duverger et Jean
Lacouture y traitent l’un de la constitution, l’autre du
passage de l’organisation coloniale à l’indépendance
retrouvée. Des Marocains responsables des divers secteurs
de la politique et de l’économie dressent eux-mêmes le
bilan de leurs efforts et de leurs espoirs. Examen
naturellement optimiste qui, sans ignorer les difficultés de
toutes sortes, s attache de préférence aux raisons
d’entreprendre et d’espérer. » Qu’en termes galants ces
choses-là sont dites...
1. Edmond Touzeau, discours prononcé à
l’occasion du départ en retraite de Paul Duchateau, le
30 décembre 1969. Ami de longue date d’Hubert
Beuve-Méry, Paul Duchateau avait souhaité partir en
même temps que son patron.
3. Compte rendu des réunions de travail entre
les ingénieurs IBM et l’administrateur du Monde
concernant la mécanisation de la chaîne de
facturation de la publicité, février 1968.
4. Révélé dans le livre de Pierre Péan et
Philippe Cohen, le salaire de Jean-Marie
2. 42 typographes, 3 photograveurs et 2 rotativistes
(CE du 29 septembre 1980).
2. Quinze journalistes adhérents au SNJ déposent un
recours aux prud’hommes contre cette mesure. Ils estiment
que le respect des accords et de la législation que les
journalistes prônent tous les jours dans le journal doit
également être observé dans l’entreprise. Ils obtiennent
gain de cause. Le Monde, 7 et 10 février 1984.
1. Numéro du 11 novembre 1984.
1. Particulièrement dans les années soixante. En 1969, par
exemple, la marge commerciale atteint 15 millions de
francs, les bénéfices distribues se montent a 12 000 francs,
soit
1. Nous avons divisé le nombre de pages ou de
colonnes produites chaque jour par le nombre d’ouvriers
employés chaque année (non compris les cadres
techniques). Les chiffres ainsi obtenus sont des moyennes
statistiques et non des productions réelles. En particulier,
rallongement des congés et l’abaissement de la durée du
travail hebdomadaire en France
1. Le 30 mai 1990, l’assemblée générale des
porteurs de parts de la SARL Le Monde agrée
l’association Hubert Beuve-Méry, dont les statuts ont
été approuvés par les associés porteurs de parts A, le
23 mars 1990. Cette association reçoit l’ensemble des
400 parts sociales détenues par les personnes
physiques, chacun des membres votant pour le
nombre de parts divisé par le nombre de membres. L
association Hubert Beuve-Méry élit pour président
Michel Houssin. En juin 1994, Marie-Thérèse
Mathieu est élue présidente de l’association Hubert
Beuve-Méry.
4. Alain ROLLAT dans son livre Ma part du
Monde, vingt-cinq ans de liberté d’expression, Les
Éditions de Paris, 2003, p. 63, relève cette phrase pour
affirmer «Patrick Eveno se trompe lorsqu’il écrit :
[citation de la phrase]. C’est bien parce que nous étions
nombreux à redouter les conséquences de ces
contraintes que nous sommes parvenus à installer à
1. En 1992, la diffusion de la presse quotidienne était
de 600 exemplaires pour mille
1. Par exemple, lorsque, en 1973, un des membres
fondateurs et ancien gérant du journal, André Catrice,
décéda, ses parts furent partagées entre Paule Grall, Eugène
Descamps et Michel Houssin. Ces personnes avaient été
choisies parce quelles représentaient individuellement la
mouvance idéologique du fondateur du Monde, un certain
catholicisme social et humaniste. Mais lorsque Eugène
Descamps décéda à son tour, on ne
1. Monique RAÜX, «Nancy dépossédée d’une partie
de sa collection verrière Daum», Le Monde, 18 janvier
1997.
1. Edwy Plenel est nommé rédacteur en chef en mars
1994, puis rédacteur en chef, adjoint au directeur de la
rédaction en septembre 1994, directeur-adjoint de la
rédaction, en avril 1995. Le 1" septembre 1995, il est
chargé de la réorganisation de la rédaction et coordonne les
trois pôles de la rédaction, «édition», «éditorial» et
«prévision». H est nommé directeur de la rédaction en
janvier 1996.
4. Temps présent a été fondé après l’interdiction,
sur ordre du Vatican, de Sept, hebdomadaire du
temps présent, qui était dirigé par des dominicains;
Temps présent a été arrêté en 1940, il a continué
pendant quelques livraisons sous le nom de Temps
nouveaux sous la direction de Stanislas Fumet, puis
il a été recréé à la Libération. Plusieurs rédacteurs ou
collaborateurs du Monde, tels Hubert Beuve-Méry,
qui en était le rédacteur en chef en 1944,
Pierre-Henri Simon, André Fontaine ou Étienne
Gilson, ont participé à la rédaction de Tune ou l’autre
des versions de Temps présent.
1. Sur La Dépêche du Midi, voir Félix
TORRES, La Dépêche du Midi, histoire d'un journal
en République, 1870-2000, Hachette, 2002.
2. Les statuts du fonds commun de placement
autorisent de placer au maximum les deux tiers de
l’encours en actions de l’entreprise.
1. La Société des employés prête 2 actions, la Société
des cadres prête 3 actions et la Société des personnels en
prête 11.
2. Alain Mine demeure président du conseil de
surveillance, dont le vice-président est, es qualités, le
président de la Société des rédacteurs du Monde : Michel
Noblecourt jusqu’en juin 2003, puis Marie-Béatrice
Baudet.
2. En 2002, lors de la prise de participation du groupe
Dassault, la Socpresse est valorisée à 1,2 ou 1,3 milliard
d’euros; en 2004, elle est valorisée à 1 milliard d’euros. Au
total, le groupe de Serge Dassault a déboursé près d’un
milliard d’euros pour acheter 82 % de la Socpresse.
Audejacques-Ruettard, petite-fille de Robert Hersant, est la
seule héritière du «papivore» à conserver sa participation
de 13 %. Les 5 % restants sont détenus par des dirigeants du
groupe, Yves de Chaisemartin, Michel Sénamaud et Cyrille
Duval.
3. Bernard-Henri LÉVY, art. cité, p. 131.
1, Jacqueline Piatier (1921-2001), titulaire d’un
diplôme d’études supérieures de lettres, est engagée en
mars 1945 comme bibliothécaire et archiviste, et pendant
dix ans elle organise la documentation du Monde \ elle
devient rédactrice en 1955, et, en 1960, prend la
succession de Robert Coiplet; elle fonde Le Monde des
livres le 1er février 1967, et en conserve la direction
jusqu’en 1983. Devenue membre du jury du prix Médicis
en 1978, elle n’estime pas cette fonction incompatible
avec la direction du Monde des livres. Le Monde de
Jacques Fauvet, tant prisé de certains, n’était pas
regardant sur les connivences.
2. Le 10 février 2004, le Syndicat de la presse
parisienne et le Comité intersyndical du livre parisien ont
signé un accord cadre visant à « redéfinir les conditions de
fabrication des quotidiens nationaux». Le 28 mai,
Jean-Marie Colombani annonce, sans fournir de chiffres
précis, la négociation du plan d’entreprise. La masse
salariale représente 72 % du chiffre d’affaires du Monde
Imprimerie, alors que, dans l’imprimerie de labeur, elle se
situe généralement entre 45 % et 50 % des charges
d’exploitation.

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