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HISTOIRE
DU JOURNAL
LE MONDE
1944 - 2004
Introduction
L'histoire du journal Le Monde est une histoire complexe, qui fait appel à toutes
les facettes de la discipline historique : les approches politique, sociale, économique
et culturelle doivent être croisées pour rendre compte de cette complexité. Depuis
1944, le quotidien a fait l’objet de multiples publications, pour certaines fortement
polémiques et pour d’autres plus distanciées. En 2003, Le Monde a essuyé une
salve de critiques, dont le livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen fut le
fédérateur. Le temps de l’historien n'est pas celui du polémiste, nos méthodes de
travail et nos moyens de communication diffèrent, et c’est bien ainsi. Pourtant,
l’historien est également homme et citoyen, et à ce titre il est concerné par les
affaires de la cité.
Comme toute méthode scientifique, la méthode historique a ses exigences,
reconnues par la profession : l’historien, en effet, ne saurait mener une enquête à
charge, ce que le polémiste peut s’autoriser, à condition toutefois de la présenter
comme telle. Or, Pierre Péan et Philippe Cohen ou Bernard Poulet cherchent à
s’afficher comme des enquêteurs et des analystes « sérieux », ce qu’ils ne sont pas
L En voici quelques exemples.
1. Je suis interpellé à plusieurs reprises par Pierre Péan et Philippe Cohen, qui citent sept fois
un de mes livres sur Le Monde, et dans cinq cas sur sept en assortissant les citations de
réflexions tendant à me discréditer : «historien du Monde apprécié de son actuelle direction» (p.
27), «l’histoire officielle du journal» (p. 137), «dans son ouvrage hagiographique» (p. 158), «que
nous chante donc “l’historien” Eveno?» (p. 159); «morceau d’anthologie de la rhétorique néo-
stalinienne» (p. 159), puisque la direction du Monde est totalitaire. Le continuateur de Pierre
Péan et Philippe Cohen, Bernard Poulet, me cite à onze reprises. À trois reprises, il ajoute des
commentaires péjoratifs : « Patrick Eveno, auteur
INTRODUCTION 8
LA MÉTHODE HISTORIQUE
en 2001 d’une histoire du journal qui a des allures de biographie autorisée par l’actuelle
direction» (p. 72), «l’historien officieux du Monde» (p. 159 et 211). En revanche lorsque je
souligne un point qui peut servir sa thèse, Bernard Poulet me donne de « l’historien » tout court
(p. 188 et 214), ou me cite sans commentaire (p. 66, 74,124,126,179 et 181)
INTRODUCTION 9
la nouvelle direction en 1994 », sans mentionner que de nombreux pigistes ont été
titularisés, ce qui reflète la volonté d’Edwy Plenel, le directeur de la rédaction, de
lutter contre la précarité, et que la pagination ayant augmenté de 30 % il faut aussi
plus de journalistes pour faire le journal ; et surtout que Jean-Marie Colombani
considérait qu'il n’était pas possible de relancer le journal sans étoffer la
rédaction. Cette vision peut être contestée, mais au moins faut-il la présenter et ne
pas y fantasmer « une volonté de puissance ».
La méthode historique suppose de ne pas affirmer sans preuve. Ainsi, il ne
suffit pas d'employer un argument incantatoire comme « un endettement colossal»
ou «abyssal», sans analyser, même succinctement, les comptes que Le Monde
publie chaque année avec constance depuis sa fondation. Quand, de surcroît, on est
rédacteur en chef d’un magazine économique, comme Bernard Poulet à
^Expansion, ou responsable du service économique d’un autre magazine, comme
Philippe Cohen à Marianne, il faudrait faire un effort pédagogique envers le
lecteur, à moins de démontrer ainsi son incompétence à lire un compte
d’exploitation et un bilan d'entreprise.
La méthode historique suppose de ne pas affirmer sans donner d’exemples.
Ainsi, quand Bernard Poulet affirme (p. 10) : «rien ne doit interdire de discuter du
rôle et des responsabilités d’un journal qui peut faire tomber un ministre ou un P.-
D.G. », on peut lui donner raison, mais à condition qu’il précise quel P.-D.G., quel
ministre Le Monde a-t-il fait tomber, quand et comment ?
La méthode historique suppose de ne pas comparer sans raison. Ainsi,
comparer Jean-Marie Colombani à Randolph Hearst, à Rupert Murdoch, à Silvio
Berlusconi ou à Robert Hersant, comme le fait Bernard Poulet (p. 250), sans
mentionner que le président du directoire du Monde n’est propriétaire ni du journal
ni du groupe, contrairement aux autres personnes citées, c’est manipuler le lecteur.
La méthode historique suppose de présenter le pour et le contre lorsque deux
opinions ou deux analyses s’affrontent. Or, ces livres sont des charges qui ne
tiennent jamais aucun compte des éléments positifs que l’on peut porter au crédit
du Monde ou de son actuelle direction. À l’exception d’une clause de style, «Le
Monde est un journal exceptionnel» chez Bernard Poulet (p. 226), nous avons
affaire à près de 900 pages de dénonciations.
Au total, ces livres ne sont pas le résultat d’un travail sérieux, ni pour un
historien ni même pour un journaliste. Pierre Péan et Philippe Cohen affirment que
leur « enquête [a été] menée pendant plus de deux ans ». Mais c’est
essentiellement une enquête orale. Bernard Poulet peut proclamer que son livre est
le fruit de «trois ans de travail dans les
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archives du journal », le résultat est bien pauvre. Certes, Bernard Poulet ne doit
pas faire grand-chose dans son placard doré de rédacteur en chef à L’Expansion,
mais on suppose que son patron, Denis Jeambar exige quelques heures de présence
par semaine. Quant aux «archives du journal», il s’agit seulement d'une petite
partie des archives rédactionnelles disponible en ligne sur le site www.lemonde.fr.
UN ITINÉRAIRE PERSONNEL
Mais l'historien est aussi un être humain, qui doit être situé dans son histoire;
voici la mienne. Professeur agrégé d’histoire au lycée de Bondy, j'ai été engagé
comme collaborateur occasionnel des publications annexes du Monde en 1983. J’ai
réalisé alors de nombreux Dossiers et documents et, dans les années 1984-1986,
j’ai participé, aux côtés de Daniel Junqua, Marc Lazar, Philippe Buton et de
quelques autres, notamment de journalistes et de documentalistes du journal, à la
conception et à la réalisation d’une vaste série historique (plus de 1000 pages)
conçue à partir des archives rédactionnelles du Monde, intitulée L'Histoire au jour
le jour, 1944-1985. J’ai repris ensuite la direction de cette collection, qui comprend
au total cinq volumes chronologiques et cinq volumes thématiques, et qui est
maintenant disponible en cd-rom, sous le titre L’Histoire au quotidien. Sur un
modèle similaire, j’ai publié avec Jean Planchais, alors rédacteur en chef du
journal, un livre sur la guerre d’Algérie ; c est à cette occasion que j’ai pu
m’entretenir avec Hubert Beuve-Méry. Ces différentes publications ont exigé un
travail fort intéressant pour qui veut connaître le journal, parce qu’elles m’ont
conduit à une plongée dans les archives rédactionnelles, ce qui m’a permis
d’analyser en protondeur et sur la longue durée le traitement de l’information par la
rédaction du «quotidien de référence». En outre, les suppléments sont conçus en
collaboration avec les journalistes spécialistes du sujet, les fameux « rubricards »
du Monde. Cela m’a permis de rencontrer et de travailler avec de nombreux
journalistes, dont certains anciens, tels Jacques Nobécourt, Jean-Marc Théolleyre,
Jean Planchais, Jean-Marie Dupont, Bernard Féron, François Renard ou André
Laurens; des moins anciens comme Thomas Ferenczi, Manuel Lucbert, Roger
Cans, Jean-Michel Croissandeau, Alain Lebaube, Jean-François Augereau, Laurent
Greilsamer, Gérard Courtois Jean-Pierre Langellier, Jacques G rail, Florence
Beaugé ou Jean-Pierre Giovenco; et bien sûr des plus jeunes, telles Françoise
Lazare, Nicole Vulser ou Martine Orange, ou encore le regretté Michel Colonna
d’Istria
INTRODUCTION 11
La liste serait trop longue pour les énumérer tous, mais j’ai toujours rencontré chez
ces journalistes, en dépit de caractères forts et parfois contrastés, en dépit de
situations professionnelles et hiérarchiques diverses et de positions politiques
variées, une écoute de l’autre, une attention aux mouvements du monde, une
volonté professionnelle et une exigence éthique de grande qualité.
Or, pendant que je réalisais ces publications, suppléments ou ouvrages, Le
Monde était en crise. Entré rue des Italiens lorsque André Laurens était directeur,
j'ai vu la rédaction, les employés et cadres, les ouvriers, bref l’ensemble des acteurs
de lentreprise et du journal se déchirer. Pendant plus de dix années, j’ai assisté de
l’extérieur, mais en ayant un pied à l’intérieur, à ces luttes fratricides et à ces
combats souvent d’un haut niveau intellectuel et parfois d’une grande mesquinerie.
C’est pourquoi, en 1988, j’ai décidé de commencer une thèse de doctorat en
histoire sur l’entreprise de presse Le Monde, afin de comprendre les rapports entre
les contenus rédactionnels et la gestion de la société. Par courtoisie, je suis allé voir
André Fontaine, qui était alors le directeur du journal, pour lui présenter mon
projet. H m’a écouté poliment, puis me fit cette réponse : «faites», exprimée avec
une moue dubitative, qui laissait penser que c’était une idée baroque, que je ne
mènerais pas à bout. Mais André Fontaine me laissa une entière liberté. Pendant
huit années, j’ai ainsi traîné mes guêtres dans les divers locaux du Monde, rue des
Italiens, rue Falguière, à Ivry et pour finir rue Claude Bernard. À chaque
changement de direction, en 1991 à l’arrivée de Jacques Lesoume et en 1994 à
celle deJean-Marie Colombani, j’envoyais une courte lettre au nouveau directeur
pour l’informer de mon existence. La réponse des directeurs successifs peut se
résumer ainsi : «nous serons intéressés de vous lire à l’issue de vos travaux» et ils
me laissaient une entière Eberté. Finalement, cette thèse, Le Monde, histoire d'une
entreprise de presse, 1944-1995, a été soutenue le 6 février 1996, à l’université de
Paris I Panthéon-Sorbonne. Toujours par courtoisie, j’ai remis un exemplaire de
mon travail, deux semaines avant la soutenance, au directeur en exercice et aux
anciens directeurs du journal, Jacques Fauvet, André Laurens, André Fontaine,
Jacques Lesourne et Jean-Marie Colombani. C’est ainsi que, pour la première fois,
j’ai eu l’occasion de rencontrer Jean-Marie Colombani. S’il a apprécié mon travail,
je ne le sus que bien plus tard, lorsque je vis qu’un exemplaire du livre tiré de ma
thèse était en bonne place sur son bureau.
Ma thèse a été éditée en novembre 1996 par la filiale du quotidien, Le Monde
Éditions, disparue depuis. Quelques malveillants y voient une compromission
supplémentaire avec la direction actuelle du Monde. C’est, une fois encore, bien
mal connaître cette entreprise. Le Monde Éditions
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a été créé en mai 1990, lorsque André Fontaine était directeur; cette filiale était
dirigée par Jacques Grall, rédacteur au service économique, puis responsable des
Dossiers et documents. C’est à ce titre que je le connaissais bien, ayant travaillé sur
plusieurs projets avec lui. Pour étoffer le catalogue et faire entrer un peu d'argent
dans une société de faible ampleur, j’avais obtenu que les thèses d’histoire
économique primées par le Prix Crédit lyonnais pour l'histoire d'entreprise fussent
éditées chez lui, la banque accordant une subvention de 50 000 francs à l’éditeur.
C’est ainsi que, ayant eu ce prix, je fus publié par Le Monde Editions, après Marc
de Ferrière et Jean-Louis LoubetI. Hélas, ce livre fut le dernier de cette collection,
Jean-Marie Colombani ayant décidé de fermer la filiale éditoriale, parce qu'il
considérait qu’elle n’avait pas d’avenir et que le quotidien ne devait pas être le
concurrent des éditeurs, pour la plupart annonceurs dans les pages du journal.
Jacques Grall en conçut sans doute quelque amertume et devant dès lors fort
critique à l’égard de Jean-Marie Colombani, ce qui n’empêcha pas ce dernier de lui
confier la direction générale du mensuel Le Monde initiatives. Pour ma part, je
considère que la fermeture de la maison d’édition du Monde était une sage décision
pour le journal, bien que je fusse touché directement par cette mesure qui m’a privé
de la perception de droits d’auteurs qui m’étaient dus.
Après 1996, j’ai continué à suivre Le Monde comme je suivais l’ensemble de
la presse française dans le cadre de mes activités d’enseignant-chercheur à
l’université de Paris-X Nanterre puis à la Sorbonne. C’est ainsi que j’ai publié une
douzaine d’articles sur ce journal et beaucoup d autres sur divers aspects de la
presse et des médias. En 2000, j’ai décidé de prolonger ma thèse par une analyse du
redressement du Monde sous la direction de Jean-Marie Colombani. Sous le titre
Le Monde, Line histoire d’indépendance, cet ouvrage est paru chez Odile Jacob en
mars 2001. Peut- être était-ce trop tôt, puisque je ne pouvais disposer que de
sources sur la période la plus faste. Cependant, je reste persuadé que la stratégie
mise en œuvre par Jean-Marie Colombani a sauvé Le Monde de la faillite et
préservé l’indépendance rédactionnelle du journal et de ses journalistes.
I Marc DE FERRIÈRE LE VAYER, Christofle, deux siècles d’aventures industrielle 179? 1993, Le
Monde Éditions, 1995 ; Jean-Louis LOUBET, Citroën, Peugeot ,i
autres, Soixante ans de stratégies, Le Monde Éditions, 1995. ’ lt et les
Sauf mention contraire, le lieu d édition est Paris.
INTRODUCTION 13
journalistes ont été licenciés, Philippe Simonnot en 1976 par Jacques Fauvet,
Philippe Cohen en 1987 par André Fontaine et Daniel Schnei- dermann en 2003
par Jean-Marie Colombani; pour mémoire encore, j’ai recensé moins de dix
licenciements « secs » depuis la fondation du Monde en 1944), les salariés de
l’entreprise Le Monde, comme tous les salariés, s'inventent des frayeurs qui
feraient hurler de rire tous les licenciés de Metaleurop et d'ailleurs. Que ceux qui
ont bénéficié des mesures particulièrement généreuses de «plans sociaux » fondés
uniquement sur les départs volontaires aient au moins la décence de se taire.
Oui, Le Monde est un journal exceptionnel et une entreprise atypique dans le
panorama de la presse française; et Jean-Marie Colombani n’a fait que conforter
cet aspect des choses, y compris en se heurtant aux actionnaires et à la directrice
générale, qui voulaient un plus grand nombre de licenciements. Si Le Monde est
un journal extraordinaire, ce qui ne saurait satisfaire ceux qui, tels Bernard Poulet
ou Philippe Cohen, travaillent dans une «presse pourrie aux ordres du capital»,
comme le disait si joliment René Modiano en 1935II, c’est parce que le fondateur
Hubert Beuve-Méry l'a voulu ainsi, mais aussi parce que ses successeurs, de gré ou
de force, l’ont également voulu ainsi. Depuis 1951, la Société des rédacteurs du
Monde détient la minorité de blocage dans le capital du journal ; depuis le 15 mars
1968, le personnel, à travers la Société des cadres et la Société des employés,
participe à la gestion de l’entreprise et à l’élection du directeur du journal ; depuis
le 15 mars 1968, la rédaction s’exprime au comité de rédaction, elle est présente
au conseil de surveillance ; depuis 1945, le comité d’entreprise, dont le premier
secrétaire fut Jacques Fauvet, est tenu au courant de la gestion de l’entreprise, se
prononce sur toutes les décisions importantes, tandis que ses représentants siègent
à l’assemblée générale des actionnaires et au conseil de surveillance. On pourrait
ajouter encore que la rédaction a obtenu en 1968 la création d’une commission des
salaires, que depuis 1997 la Société des personnels, qui représente l’ensemble des
salariés, détient une part significative du capital du Monde et siège dans toutes les
instances de contrôle et de décision, enfin, que les syndicats examinent toutes les
mesures avant qu’elles ne soient opérationnelles.
Mais cette entreprise atypique est une entreprise qui ne se voit pas comme
telle; il y aurait un diagnostic psychiatrique à réaliser sur ce comportement que
d’aucuns qualifieraient de schizophrénique, mais c’est une réalité. Le Monde est
d’une transparence unique, tant dans le monde
II René MODIANO, La Presse pourrie aux ordres du capital, Librairie populaire, 1935,
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des entreprises que dans celui des médias; on pourrait même parler d’un
dévoilement permanent, qui ne trouve aucun équivalent ailleurs; tous les actes de
la direction et tous les débats internes sont connus à l’extérieur ; tout se sait à
l’extérieur dans l’heure qui suit la délibération ou la décision. Le Canard enchaîné,
Libération, les sites Acrimed et PLPL, ainsi que quelques autres, ont des
correspondants à l’intérieur de la rédaction et de l'entreprise, qui livrent
immédiatement les informations, et leurs commentaires sur l’information.
Cette transparence est bien rare dans la presse, dans les médias et plus
généralement dans le monde des entreprises ou de la politique. A titre d’exemple,
on aimerait bien connaître les comptes de EExpress, de ^Expansion, du Figaro ou
de Marianne, les revenus d’Yves de Chaisemartin, de Denis Jeambar, de Serge
July, d’ignacio Ramonet ou de Jean- François Kahn.
Pourtant cette transparence exceptionnelle a été voulue dès le début par
Hubert Beuve-Méry, lorsque Le Monde fut attaqué par inhumanité et par les
députés communistes et que le fondateur répondit : «Si M. Cogniot exige des
preuves plus convaincantes, qu’il vienne au Monde, où nous serons heureux de
l’accueillir, de lui soumettre les statuts et même, pourquoi pas, la comptabilitéIII.»
Cette transparence a été assumée par tous les successeurs d’Hubert Beuve-Méry.
Faut-il rappeler que Le Monde est le seul quotidien français qui se plie depuis
1944 aux dispositions de l’ordonnance du 26 août 1944, qui stipule que chaque
jour les journaux doivent faire état de leur tirage et de leur actionnariat et que
chaque année ils doivent publier dans leurs colonnes les comptes de l’entreprise
qui les édite ?
Toutefois, ce qu’il me paraît plus important de souligner, c’est que Le Monde,
depuis sa fondation, est un journal sans parti; ce qui ne veut pas dire sans parti
pris, ni sans opinion, mais que c’est un journal qui soutient les causes qu’il estime
devoir soutenir, qui combat les hommes ou les idées qu’il estime néfastes pour la
France ou plus généralement pour l’humanité, mais qu’il soutient ou combat sans
être inféodé a priori à un parti ou à une coterie. Certes, tous les directeurs
successifs, tous les rédacteurs du journal ont eu, à un moment ou à un autre, leur
homme politique préféré ou leur parti d’élection, mais ils se sont toujours efforcés
de laisser les autres s’exprimer. Toute l’histoire de ce journal, pour celui qui
accepte de le lire sans parti pris et sans acrimonie, est faite de ce subtil
IV Je tiens à la disposition des critiques qui feignent d’ignorer l’histoire du journal un mot manuscrit
d’Hubert Beuve-Méry affirmant, en 1979 : «Ne me parlez plus du Monde, il est devenu l’organe du Parti
socialiste. »
V Je fais allusion ici au livre de Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse, Une sociologie compréhensive du
travail journalistique et de ses critiques, Métailié, 2000.
18 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Un homme et un journal
question que l’un d’entre eux devînt directeur d’un quotidien national Quant aux
résistants patentés, qu’ils aient fait le coup de feu ou qu’ils aient simplement pensé
très fort à la Libération, ils avaient créé un journal pendant l’Occupation ou ils
avaient conquis leur titre de presse les armes à la main, pendant l’été 1944. Ceux
que la presse fascinait étaient donc déjà soit lotis, soit indisponibles. Et pourtant le
pouvoir politique pressentait qu’il fallait confier l'aventure du renouveau du Temps
à un vrai journaliste, à un homme de presse, faute de quoi cette entreprise risquait
fort de tourner court. Les sources ne disent pas exactement si le choix d’Hubert
Beuve- Méry fut celui de Joannès Dupraz, de Pierre-Henri Teitgen ou du général de
Gaulle. Il semble que ce choix résulta d’une conjonction de connaissances (en
particulier Paul Reuter, directeur-adjoint du cabinet de Pierre-Henri Teitgen et ami
d’Hubert Beuve-Méry), de compétences reconnues (celles d Hubert Beuve-Méry),
et de méconnaissances, car aussi bien ni Joannès Dupraz ni le général de Gaulle ne
connaissaient Hubert Beuve-Méry avant de le choisir comme directeur-gérant du
nouveau journal.
Hubert Beuve-Méry a raconté1, douze ans plus tard, les modalités de
l’opération, sans en expliquer les motivations : « Pendant des semaines et des mois,
on avait, à Paris, répété à l’envi à la fois que Le Temps ne pouvait pas reparaître et
qu’il était indispensable de lui substituer un grand journal qui eût, autant que
possible, ses qualités en dépouillant ses défauts. Les combinaisons se succédaient,
aussi vite abandonnées qu’ébauchées et ce n’est que fort tard, vers la fin octobre
[1944], que je fus saisi, tant de la part du ministre compétent que des rédacteurs
légitimement impatients, d’invitations de plus en plus pressantes. Pendant des
semaines encore, jusqu’à la fin novembre, l’hésitation se prolongea. »
les années 1850, avait fait ses premières armes de journaliste à La Presse d’Émile
de Girardin, d'abord comme rédacteur, puis comme secrétaire général de la
rédaction. En 1858, il fonde avec Charles Dollfus 1 la Revue germanique et
française, dans le but de faire connaître l’Allemagne aux Français et la France aux
Allemands. Le programme de cette revue, qui prône un libéralisme extreme,
réclame la liberté communale, la décentralisation administrative, l’enseignement
obligatoire et la séparation des Églises et de l’État.
Le premier numéro du journal Le Temps paraît le 25 avril 1861, Auguste
Nefftzer ayant obtenu, la veille, l’autorisation nécessaire du ministère de l'intérieur.
La société du journal Le Temps, constituée le 11 juin 1861, est à l’origine une
société en commandite par actions dont le capital de 400 000 francs est composé de
800 actions de 500 francs. Auguste Nefftzer, en rémunération de son apport8 9 10 et
en sa qualité de directeur, reçoit 20 % des actions, pour une valeur de 80 000 francs.
En 1865, le capital du journal est porté à un million de francs. À partir de 1867,
Adrien Hébrard11, devenu copropriétaire du Temps, exerce la gérance que lui
abandonne Auguste Nefftzer. Le 11 juin 1872, Auguste Nefftzer, traumatisé par la
perte de l’Alsace, cède à Adrien Hébrard, au prix de 100 000 francs, « toute la
propriété des actions, titres et droits qu’il avait dans la propriété du journal ».
«Le Temps devint rapidement, sous l’action de Nefftzer d’abord et d’Adrien
Hébrard ensuite, le journal de la bourgeoisie libérale12.» C’est à Auguste Nefftzer
que l’on doit une des définitions du libéralisme :
« Ce qui importe avant tout, c’est que les citoyens soient libres et garantis
dans leur liberté, c’est de produire un maximum de vérité sous un minimum
PARISET, Plus d’un demi-siècle d'administration au Temps (1863-1919), Auguste Nefftzer et Adrien
Hébrard, Souvenirs de Camille Pariset, recueillis par Gabriel Maurel, 1932. n’est pas d’une grande utilité.
En revanche, les Tables du Temps, qui couvrent les années 1861-1900 et ont été éditées en dix volumes par
le CNRS et l’IFP, constituent une source remarquable pour qui souhaite se plonger dans l’histoire
rédactionnelle du journal. Voir également Pierre ALBERT, Histoire de la presse politique nationale au
début de la 111' République, Champion, 1980.
9 Fils de Jean Dollfus, directeur des établissements DollfÏis-Mieg à Mulhouse, constructeur de cités
ouvrières, ardent défenseur du libéralisme économique sous le second Empire et, bien que député au
Reichstag, farouche opposant à l’annexion de l’Allemagne.
10 Il a déposé un cautionnement de 50000 francs.
11 Avocat et homme d’affaires, Adrien Hébrard est entré au Temps en 1861, en tant que rédacteur pour
les questions boursières.
12 Souvenirs de Camille Pariset, op. cit., p. 18.
UN HOMME ET UN JOURNAL 26
conclue secrètement en 1929 mais elle n’est connue qu’en 1931, renforçant ainsi
les soupçons1. Pour l’historien de la presse, elle est parfaitement révélatrice des
fantasmes et des illusions des hommes d’affaires lorsqu’ils se mêlent de politique
et de presse. Résumons les épisodes : en 1914, à la mort d’Adrien Hébrard, qui
détient 1269 des 2 500 actions du Temps, son fils Emile lui succède. Il meurt à son
tour en 1925 et son frère Adrien le remplace. Toutefois, en novembre 1929, ce
dernier cède les 1269 actions qu'il détient à un vieil ami du journal, Louis Mill,
membre du conseil de surveillance depuis 1906. Lorsque ce dernier décède en
1931, les gens bien informés apprennent que Louis Mill n’était que le prête-nom
d'un «consortium» regroupant des patrons éminents. Très vite, la gauche et
l'extrême droite s’emparent de l’affaire en dénonçant la mainmise du Comité des
houillères et du Comité des forges sur le « grand officieux » de la IIIe République.
Jean-Noël Jeanneney a fait justice depuis longtemps de ces affirmations : ni le
Comité des forges, ni le Comité des houillères, ni même l’Union des industries
métallurgiques et minières ou la Confédération générale du patronat français
(CGPF), ne sont représentés dans cette affaire en tant que tels mais seulement «par
des particuliers ou par quelques sociétés agissant à titre individuel 17 18». Mais, pour
les polémistes, la simplification fait mouche et perdure19. Les membres du
«consortium» ne sont pas tous connus, mais Jean-Noël Jeanneney en a dressé une
liste : le comte de Fels, Edgard Bonnet pour la Compagnie de Suez, le Comité des
assurances, René Duchemin pour la CGPF, François de Wendel et ses frères, Henry
de Peye- rhimoff, Alexandre Lambert-Ribot, Théodore Laurent pour La Marine-
Homécourt, Léopold Pralon pour Denain-Anzin20, En bref, le gratin du patronat
français.
Ces personnalités ont investi en commun 25 millions de francs pour s’assurer 51
% du capital de la société en commandite éditrice du Temps. La
21 Le coefficient de déflation monétaire est celui que l’INSEE publie chaque année. La conversion n’est
fournie qu’à titre indicatif, car il est impossible de convertir une somme du passé en une somme du présent
sans dénaturer les réalités économiques et sociales de l’époque. Les consommations, les productions, les
échanges, les investissements, les crédits et l’épargne se modifient au cours des ans, ainsi que leur répartition
dans l’économie nationale. Les comportements économiques et sociaux ont considérablement changé en dix,
vingt ou cinquante ans. Ceci étant mentionné, la série de l’INSEE est suffisamment pratique et diffusée pour
pouvoir être utilisée, avec cependant quelques précautions.
22 Annuaires de la Cote Desfossés, voir également, Olivier JAVAY, Les Quotidiens français cotés en
Bourse, 1900-1939, mémoire de maîtrise, Jacques Marseille et Patrick Eveno (dit.), université de Paris I,
1999.
23 Voir Patrick EVENO et al., L'UIMM, cent ans de vie sociale, Jacques Marseille (dir.), UIMM, 2001.
24 Jean-Noël Jeanneney note que François de Wendel intervient très peu dans la ligne éditoriale du
Temps, op. cit., p. 463.
25 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cit., p. 458.
UN HOMME ET UN JOURNAL 29
Le passage du Temps au Monde est régi par les ordonnances et les décrets de
la Libération : l’ordonnance du 6 mai 1944 rétablit la liberté de la presse,
26 Alain Gérard SLAMA, dans «Un quotidien républicain sous Vichy, Le Temps, juin 1940-
novembre 1942 », Revue française de sciences politiques, août 1972, note, p. 737 : «comme on pouvait
s’y attendre, c’est peut-être dans le domaine [du libéralisme économique et social] où la “Résistance” du
Temps [au gouvernement] a été la plus forte».
27 Jean-Noël JEANNENEY, François de Wendel, op. cil., p. 597.
28 Voir le jugement rendu par la Cour de justice de Lyon, dans le dossier d’Émile Mireaux aux
Archives nationales, Haute cour de justice, 3W 253.
UN HOMME ET UN JOURNAL 30
29 Voir les analyses d’Albert Camus dans Combat les 31 août, 1er et 8 septembre 1944.
30 La publication trimestrielle de tous les propriétaires et de tous les rédacteurs est quasiment
impossible et couvrirait des colonnes entières du journal. Cependant, depuis 1944, Le Monde publie, chaque
jour, la liste des principaux actionnaires et des principaux dirigeants du journal ainsi que le tirage de la
veille. Chaque année, il publie son bilan et son compte d’exploitation.
31 L’abrogation de l’ordonnance du 26 août 1944 est réalisée par les trois lois, d’août à novembre 1986,
qui «réforment le régime juridique de la presse et la liberté de communication». Elles abrogent également la
loi du 23 octobre 1984 qui visait à «limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le
pluralisme des entreprises de presse. »
32 Imprimé à deux cents exemplaires, le Cahier bleu, appelé ainsi à cause de la couleur de sa
couverture, récapitule les mesures à prendre en faveur de la presse clandestine et contre la presse qui avait
continué de paraître sous 1 Occupation. Rédigé par la Délégation permanente du gouvernement provisoire
en concertation avec la Fédération nationale de la presse clandestine, il vise à « mettre la presse nouvelle à
l’abri de l’influence des puissances
UN HOMME ET UN JOURNAL 31
ordonnance stipule que les journaux «compromis» sont interdits. Cette mesure
entraîne l’interdiction de l’usage du titre, rendue définitive par l’ordonnance du 17
février 1945, et l’interdiction de l’utilisation des biens de presse par les anciens
dirigeants. Des administrateurs provisoires sont nommés à la tête des sociétés éditrices
mises sous séquestre, dont la valeur marchande se trouve considérablement amoindrie.
Les organes de presse visés par l'ordonnance sont ceux dont les dirigeants sont
poursuivis par la justice, ou ceux qui ont continué de paraître, en zone Nord quinze
jours après le 25 juin 1940, ou, en zone Sud quinze jours après le 11 novembre 1942.
Des dérogations peuvent être accordées au cas par cas.
Dans la presse parisienne d’information générale, en dehors des périodiques
ouvertement collaborationnistes, cette ordonnance concernait trois quotidiens : Le
Figaro, La Croix et Le Temps. Le Figaro, suspendu le 10 novembre 1942, par le
secrétaire d’État à l’information de Vichy, s’était sabordé le 24 novembre 1942. Il
obtint l’autorisation de reparaître dès le 19 août 1944, ce qu’il fit le 25 août. Son
directeur, Pierre Brisson, appuyé par François Mauriac, avait activement travaillé
auprès des organismes clandestins de la presse française et du MRP pour faire
oublier son passé maréchaliste1. La Croix, repliée à Limoges en 1940, continua de
paraître jusqu’au 21 juin 1944, et ne s’arrêta que «par suite des difficultés de
transport». Alfred Michelin, directeur de La Croix et administrateur de La Maison
de la Bonne Presse, est inculpé d’intelligence avec l’ennemi, le 18 décembre 1944.
Cependant, l’affaire est classée sans suite, le 16 janvier 1945, ce qui permet au
quotidien catholique de reparaître dès le 1er février 1945 33 34 35. Le général de
Gaulle, Pierre-Henri Teitgen et le MRP, souhaitaient que Le Figaro et La Croix
reparaissent rapidement, car ils représentaient des sensibilités qu’ils considéraient
comme essentielles à l’expression démocratique. La droite conservatrice et les
catholiques
d’argent». Pour un résumé et une explication du contexte, voir : Pierre-Henri TEITGEN, Faites entrer le
témoin suivant, 1940-1958, de la Résistance à la Ve République, Rennes, Éditions Ouest-France, 1988.
34 André LANG, Pierre Frisson, le journaliste, l’écrivain, l'homme, Calmann-Lévy, 1967. Pierre
BRISSON, Vingt ans au Figaro, 1958-1958, Gallimard, 1959. Jean-Galtier BOISSIÈRE, Le Crapouillot,
n° 36, Dictionnaire des girouettes, février 1957, p. 34-40.
35 La perspective des élections municipales du 29 avril et 13 mai 1945, au cours desquelles les
femmes exercent pour la première fois leur droit de vote, ne serait pas étrangère à l’autorisation accordée
au quotidien catholique. Sur La Croix, voir : Marie- Geneviève MASSIANl, La Croix sous Vichy, in Cent
ans d’histoire de La Croix, 1883-1983, Le Centurion, 1983. Jacqueline et Philippe GODFRIN, Une
centrale de presse catholique, La Maison de la Bonne Presse et ses publications, PUF, 1965.
UN HOMME ET UN JOURNAL 32
36 «Le Monde a ses admirateurs et ses détracteurs, Rémy Roure aussi. Mais ni les uns ni les autres ne
doivent douter du droit qu’avait Rémy Roure à la Libération de réoccuper une tribune qui lui avait été
confiée au Temps bien des années avant la guerre, et qu'il n’avait abandonnée que pour le combat clandestin.
À son retour de Buchenwald en 1945, alors que sa femme avait succombé en déportation et que son fils,
magnifique volontaire des Forces françaises libres, allait périr tragiquement en Allemagne, ses titres étaient
assez incontestables pour que nul ne lui disputât la direction du Monde s’il s’était senti la force et le goût de
l’exercer ». Hubert Beuve-Méry, avant -propos à Rémy ROURE, La IV République, Naissance ou
avortement d’un régime, 1945-1946, Le Monde, 1948.
37 Hubert Beuve-Méry a toujours rendu hommage au général de Gaulle, en ce qui concerne
l’indépendance du Monde à l’égard du pouvoir politique. Par exemple : « À l’actif, il convient d’inscrire
d’abord l’autorisation gouvernementale sans laquelle, à l’époque, rien n’eût été possible, et la volonté du
général de Gaulle, sinon de tous ses représentants, de respecter scrupuleusement l’indépendance de la
nouvelle publication. » Hubert BEUVE- MÉRY, discours pour le vingt-cinquième anniversaire du journal,
prononcé le 20 décembre 1969, Le Monde, 23 décembre 1969.
38 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde ou la presse et l’argent »op. cit.,p. 13,
UN HOMME ET UN JOURNAL 33
Le décret du 25 novembre 1944 qui confie la gestion des biens de presse sous
séquestre à un administrateur provisoire, puis à l’administration des Domaines,
laisse à ceux-ci la faculté de louer ou de sous-louer ces biens aux journaux
autorisés à paraître. Hubert Beuve-Méry signa, le 20 novembre 1944, avec
l’administrateur provisoire Raymond Wallenburger un bail de neuf ans pour les
locaux du Temps, situés 5 et 7 rue des Italiens et 14 rue du Helder1. Instituée par la
loi du 11 mai 1946, la SNEP (Société nationale des entreprises de presse) à qui
seront dévolus les biens de presse sous séquestre et qui se chargera de les attribuer
aux entreprises nouvelles ou de les restituer aux anciens propriétaires, n’intervient
que postérieurement à la création du Monde.
L'autorisation de paraître, signée Jean Letourneau, directeur de la presse au
ministère de l’information, est accordée à Hubert Beuve-Méry, le 30 novembre
1944. La SARL Le Monde est constituée le 11 décembre 194439 40 41. Le titre fut
choisi par Hubert Beuve-Méry, qui hésita entre Le Continent, L’Univers et Le
Monde?1. Le premier paraissait trop banal, le second, fondé par Louis Veuillot,
avait une connotation historique et religieuse trop forte. Le troisième fut donc élu.
La marque Le Monde et
39 Le bail signé le 20 novembre 1944 prévoit un loyer annuel de 900 000 francs (environ 900 000
francs 2001,140 000 euros), dont 275 000 francs pour les locaux et 625 000 pour le matériel. Le montant
des trois mois de garantie, soit 225 000 francs, fut versé par Hubert Beuve-Méry sur le crédit du ministère
de l’information au titre de l’aide au démarrage des journaux. Fonds Hubert Beuve-Méry, Archives
historiques de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris (par la suite fonds HBM).
40 «Il existe une société à responsabilité limitée, régie par les lois du 26 juillet 1S67 et du 7 mars
1925 [puis par celle du 24 juillet 1966] et par les présents statuts » (article 1 des statuts). «La société a
pour objet l’exploitation d’un journal dénommé Le Monde, publié à Paris, rue des Italiens, n° 5» (article 2
des statuts). AG du 11 décembre 1944. Les Petites Affiches 16-19 décembre 1944. La SARL Le Monde
est constituée pour une durée de 99 ans. L’assemblée générale du 27 avril 1960 réduit, pour des raisons
légales, sa durée à 50 ans, avec expiration le 10 décembre 1994 (Les Petites Affiches du 22 juin 1960),
durée qui est prolongée de 50 ans, par anticipation, par l’assemblée générale extraordinaire du 21
novembre 1985.
Les citations des procès-verbaux des différentes instances du Monde proviennent des archives
internes de l’entreprise et du journal. Par la suite, on utilisera les abréviations suivantes : AG pour
assemblée générale des porteurs de parts sociales de la SARL Le Monde; CE pour Comité d’entreprise;
CDS pour Conseil de surveillance; CDR pour Comité de rédaction ; SRM pour Société des rédacteurs du
Monde ; AGSRM pour assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde.
41 Laurent GREILSAMER, op. cit., p. 247, d’après un entretien avec Hubert Beuve- Méry.
UN HOMME ET UN JOURNAL 34
certains de ses composés (Le Monde de...), qui appartiennent à la SARL \ sont
déposés et enregistrés à l'institut de la propriété littéraire et artistique.
La sélection des porteurs de parts sociales42 43 se fit dans le même temps
qu’étaient rédigés les statuts et que la rédaction préparait le journal. Le premier
numéro (précédé d'un seul numéro 0) sortit des rotatives le lundi 18 décembre 1944,
antidaté du mardi 19, selon la coutume des quotidiens parisiens du soir. Il avait fallu
moins d’un mois pour mettre sur pied l'entreprise et le journal Le Monde.
42 À une question de Marcel Wantz, délégué CGT, «M. Hubert Beuve-Méry répond que l’autorisation
de paraître lui a été donnée personnellement, mais que la Société est propriétaire du titre. » (CE du 11
septembre 1951).
43 Dans les SARL, les porteurs de parts jouent sensiblement le même rôle que des actionnaires dans
une société anonyme (SA), mais ils sont peu nombreux et nommément identifiés, tandis que la cession des
parts répond à des règles beaucoup plus strictes que celles des actions.
UN HOMME ET UN JOURNAL 35
Henri Teitgen sur les conseils de Paul Reuter, devait incarner le catholicisme « social
» ; tandis que René Courtin, accepté par Joannès Dupraz, était l’homme de la
bourgeoisie libérale et protestante. Le Temps, qui avait été fondé par des protestants,
représentait les idées de la bourgeoisie libérale. Il apparaissait donc nécessaire qu'un
défenseur de l’économie libérale et de la religion réformée participe à la direction du
quotidien qui remplaçait Le Temps. René Courtin, qui avait pris une part active à la
Résistance, pouvait prétendre à la direction d’un grand journal.
Cependant, Joannès Dupraz entendait bien verrouiller le capital, pour son
propre compte ou pour celui du MRP, en plaçant à côté des trois membres du
comité de direction des porteurs de parts à sa dévotion. Jean Schlœsing, éphémère
président d’Havas, et Gérard de Broissia, industriel, sont choisis par lui; André
Catrice, administrateur du quotidien MRP L'Aube, est proposé par son beau-frère,
Jean Letourneau, directeur de la Presse au ministère de l’information, et Suzanne
Forfer, directrice du lycée de jeunes filles de Sceaux, est recrutée par Michel de
Boissieu, membre du cabinet de Pierre-Henri Teitgen. D’après Edouard Sablier,
Joannès Dupraz avait exigé des contre-lettres garantissant la docilité de ces
porteurs de parts à son égard. Dans une lettre du 18 janvier 1947 adressée à Hubert
Beuve-Méry, Suzanne Forfer reconnaît être le prête-nom de « Monsieur et
Madame de Boissieu44 ». Seuls Jean Vignal, polytechnicien, ingénieur des Mines
et directeur de l’institut géographique national, et Pierre Fromont, professeur à la
Faculté de droit, sont désignés par René Courtin qui, s’étant élevé contre les
pratiques de Joannès Dupraz, réussit à imposer deux de ses amis. Ainsi, la
politique et l’idéologie président-elles dès l’origine du Monde au choix des
porteurs de parts sociales, tandis que les considérations financières interviennent
peu. En effet, l’apport en capital restait modique, de 5 000 à 40000 francs 1944,
suivant le nombre de parts souscrites, soit environ la même somme en francs 2001
(800 à 6000 euros).
Cinquante ans après, il peut sembler étrange que le choix du directeur
1. Sur la vénalité de la presse de la IIIe République» voir : Patrick EVENO, L'Argent de la presse
française des années 1820 à nos Jours, Éditions du CTHS, 2003 ; Hubert BEUVE- MÉRY, «DU Temps au
Monde, ou la presse et l’argent », op. cit. ; Jean-Noël JEANNENEY, L'Argent caché, milieux d'affaires et
pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle, Le Seuil, 1984, et De Wendel, op. cit. ; Jean-Noël
JEANNENEY, «Sur la vénalité du journalisme financier entre les deux guerres », Revue française de
science politique, août 1975 ; Marc MARTIN, «Combat et la presse parisienne de la Libération ou l’insuccès
de la vertu», Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine, université Paris-X Nanterre, n° 10,
1989; Theodore ZELDIN, Histoire des passions françaises, 1848-1945, t. Ill, Gout et corruption, chap. 4,
«La presse et la corruption», Le Seuil, 1981 (éd. originale Oxford University Press, 1973 et 1977 ; lre éd. fr.,
Recherches, 1979).
UN HOMME ET UN JOURNAL 36
45 Par exemple, le général de Gaulle, dans son discours au Palais de Chaillot, le 12 septembre
1944, affirme : « [...] Que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder a l’intérêt général, que
les grandes sources de la richesse commune soient exploitées et dirigées non point pour le profit de
quelques-uns, mais pour l’avantage de tous» que les coalitions d’intérêts qui ont tant pesé sur la
condition des hommes et sur la politique même de l’Etat, soient abolies, une fois pour toutes ;
qu’enfin chacun des fils et des filles de France puisse vivre, travailler et élever ses enfants dans la
sécurité et dans la dignité.» Charles DE GAULLE, Discours et Messages, 1.1, Plon, 1970, p. 450.
46 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, ou la presse et l’argent», op. cit.
47 INSEE, Annuaire rétrospectif de la France.
48 Le capital social de la SARL Le Monde, d’un montant de 200 000 francs en décembre 1944,
assorti d’un intérêt annuel de 6 %, capitalisé chaque année, constituerait en 2004 un capital de 5 900
000 francs (anciens), soit 59 000 francs déflatés ou 9 000 euros.
UN HOMME ET UN JOURNAL 38
49 Par exemple, en 1989, lors du dernier exercice ayant donné lieu à distribution de dividende avant
la recapitalisation de 1995, les associés ont reçu 80 francs pour chacune de leurs parts. Exceptées les parts
DI (Société des lecteurs du Monde) et D2 (Le Monde Entreprises) qui reçoivent un dividende privilégié.
50 De 1944 à 1994, l’assemblée générale a élu neuf gérants : Hubert Beuve-Méry, André Catrice,
Jacques Fauvet, Jacques Sauvageot, Claudejulien, André Laurens, André Fontaine, Jacques Lesourne et
Jean-Marie Colombani.
51 Depuis la fondation, six directeurs se sont succédé à la tête du Monde : Hubert Beuve-Méry, de
1944 à 1969, Jacques Fauvet, de 1969 à 1982, André Laurens, de 1982 à 1985, André Fontaine, de 1985 à
1991, Jacques Lesourne, de 1991 à 1994, et Jean-Marie Colombani, depuis mars 1994.
52 L’article 6 de la loi du 29 juillet 1881 stipule que «tout journal ou écrit périodique doit avoir un
gérant ».
UN HOMME ET UN JOURNAL 39
des troupes allemandes à Prague, il publie Vers la plus grande Allemagne1, opuscule
dans lequel il dénonce l'expansionnisme nazi61 62.
Mobilisé en septembre 1939, démobilisé après l’armistice de juin 1940, il
retrouve à Lyon des amis de la revue Esprit autour d’Emmanuel Mounier 63 et
ceux de l’hebdomadaire catholique Temps présent, rebaptisé Temps nouveau par
Stanislas Fumet64. Hubert Beuve-Méry y tient, avec d’autres, une rubrique de
politique étrangère qu’il signe, déjà, « Sirius65». Chez Emmanuel Mounier, il
rencontre l’abbé de Naurois66, qui est, à la fin 1940. aumônier de l’Ecole des
cadres d’Uriage67, dirigée par les capitaines Pierre Dunoyer de Segonzac68 et Éric
d’Audemard d’Alançon. Emmanuel
61 Hubert BEUVE-MÉRY, Vers la plus grande Allemagne, Centre de politique étrangère, 1939.
62 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, op. cit., affirment, p. 25, note 1 : «Contrairement à une
légende bien établie, si Hubert Beuve-Méry a bien rompu avec Le Temps lorsque celui-ci s’est enlisé
dans la Collaboration, il a pu montrer quelque faiblesse intellectuelle pour le régime nazi, exprimée par
le biais d’un livre, Vers la grande Allemagne, publié avant- guerre». Ce commentaire appelle trois
remarques de forme : Le Temps ne s’est pas «enlisé dans la Collaboration », Hubert Beuve-Méry a
démissionné en 1938 et non en 1941 ou 1942, le titre du livre cité est incorrect. Au-delà, la lecture des
écrits d’Hubert Beuve-Méry pubEés en 1938-1939 ne laisse aucun doute sur les sentiments d’Hubert
Beuve-Méry quant au refus du nazisme et à la dénonciation du renoncement des munichois français et
britannique.
63 Michel WlNOCK, Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, Le Seuil, 1975. Michel
WlNOCK, «Vichy et le cas Emmanuel Mounier», L'Histoire, numéro 186, mars 1995, p. 52-59.
64 Aline COUTROT, Un courant de pensée catholique, l'hebdomadaire Sept, Le Cerf, 1961.
65 Hubert BEUVE-MÉRY «Naissance de Sirius », Temps nouveau, décembre 1940, repris dans
Réflexions politiques, op. cit., p. 124-127.
66 L’abbé de Naurois est l’aumônier du commando Kieffer lors du débarquement en Normandie le
6 juin 1944.
67 Sur l’École des cadres d’Uriage, ses ambiguïtés et son fonctionnement, outre Jean- Noël
JEANNENEY et Jacques JULLIARD, op. cit., voir : Bernard COMTE, L'École nationale des cadres
d'Uriage, une communauté éducative non conformiste à l'époque de la Révolution nationale, 1940-
1942, thèse, université Louis Lumière, Lyon-II, 1987, et Une utopie combattante, L'École des cadres
d'Uriage, 1940-1942, Fayard, 1991; Pierre B1TOUN, LCJ Hommes d'Uriage, La Découverte, 1988 ;
Antoine DELESTRE, Uriage. une communauté et une école dans la tourmente, 1940-1945, Nancy,
PUN, 1989 ; Gilles FERRY, Une expérience de formation des chefs, Le Seuil, 1945 ; Pierre
GlOLITTO, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, 1991 ; Gilbert GADOFFRE (dir.), Ven le style
du XXe siècle, Le Seuil, 1945 ; Bernard- Henri LÉVY, L'Idéologie française, Grasset, 1981, et la
réponse de Hubert BEUVE-MÉRY dans L'Express du 24 janvier 1981 ; Pierre-Henry CHOMBART
DE LAUWE, «Ce que fut Uriage», Le Monde, 24 janvier 1981.
68 Le Vieux chef, mémoires et pages choisies, sur Pierre Dunoyer de Segonzac, Le Seuil, 1971,
256 p. Jean-Marie DOMENACH, «Le vieux chef», Le Monde, 14 mars 1968. Jean PLANCHAIS, «Le
vieux chef d’Uriage», Le Monde, 13 juin 1971.
UN HOMME ET UN JOURNAL 42
Fumet, Joseph Folliet et Jacques Maritain, prend alors le relais et publie un nouvel
hebdomadaire, Temps présent. En 1938, Georges Hourdin, qui vient de prendre la
direction de La Vie catholique, hebdomadaire fondé par Francisque Gay en 1924,
les rejoint. Les deux hebdomadaires fusionnent en mai 1938. C’est la même
équipe, que fréquente Hubert Beuve-Méry à son retour de Prague, qui relance
Temps présent à la fin du mois d’août 1944, puis fonde La Vie catholique illustrée,
dont le premier numéro paraît le 8 juillet 1945 l.
En octobre 1944, Pierre-Henri Teitgen vient chercher Hubert Beuve- Méry
pour fonder Le Monde, quotidien qui se confond avec la vie de celui- ci pendant
les vingt-cinq années suivantes. Homme de réflexion, Hubert Beuve-Méry parle
peu, guidant ses interlocuteurs d’un hochement de tête ou d'un grognement, parfois
d’une phrase cinglante, maniant toujours la litote ou l’euphémisme, d’une voix
faible, de plus en plus mourante lorsque le visiteur se laissait prendre à tendre
l’oreille. Persuadé de la vanité de l'aventure qui l’avait placé à la tête d’un journal
qu’il voulait indépendant de tout pouvoir, et pour cela même tenté de la mener à
bien envers et contre tout, il était parfois sujet à des phases d’abattement (pendant
l’été 1951, par exemple), dont il sortait grâce à une cure de montagne, de marche,
de rusticité et d’isolement, en particulier dans le village d’Arêches, dans le
Beaufortin, qui était son lieu de villégiature préférée.
Les récits ne manquent pas, qui le décrivent à son bureau du premier étage de
la rue des Italiens, lisant et relisant inlassablement la copie du journal, la presse
française et étrangère, les lettres des lecteurs et les comptes de la SARL, annotant
de sa petite écriture fine, de plus en plus penchée et troublée, ou sabrant un
passage à l’aide d’un trait de son gros crayon rouge et bleu, toujours attentif et
jamais indifférent, prêt à ouvrir des pistes nouvelles qui puissent favoriser une
sortie honorable à celui qui le sollicitait. Cependant, il reste d’une fermeté à toute
épreuve dès qu'il s’agit de morale ou de compromission, et il se montre toujours
capable de dynamiter la rédaction de l’intérieur quand ce qu’il considérait comme
l’essentiel paraissait menacé ou susceptible de l’être72 73. Enfin, il cultivait un
pessimisme impénitent, auquel se joignait un certain pragmatisme qui lui
72 Sur La Vie catholique, voir : Geneviève LAPLAGNE, L'Histoire de La Vie, Un journal et ses
lecteurs, Cerf, 1999 ; Georges HoURDIN.Ld Presse catholique, Fayard, 1957 ;Laurence SAVARD, La
Vie, 1945-1995, L'aventure des hommes, l’aventure de la liberté, maîtrise d’histoire de l’université de
Paris I-Panthéon-Sorbonne, Jacques Marseille et Patrick Eveno (dir.), 1996.
73 Les sources concernant ce passage sur Hubert Beuve-Méry sont les diverses lectures
UN HOMME ET UN JOURNAL 44
et portraits recensés (op. cit.), un entretien personnel avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988, et des
entretiens informels avec différentes personnes du journal.
75 Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p. 9.
76 Pierre SAINDERICHIN, De Gaulle et Le Monde, Le Monde Éditions, 1990.
UN HOMME ET UN JOURNAL 45
partagea cependant avec André Catrice, quand celui-ci fut nommé gérant au cours de
la crise de 1951.
77 Lors de la création des services à la rédaction, Jacques Fauvet» chef du service politique demande,
conjointement avec Olivier Merlin, chef du secrétariat de rédaction, l’institution d’une conférence de
rédaction le malin. Entretien avec Jacques Fauvet le 17 mars 1995.
78 Par exemple au Washington Post, autour de Ben Bradlee, voir Jean-G. PADIOLEAU Le Monde et le
Washington Post, Précepteurs et mousquetaires, PUF, 1985.
79 Édouard Sablier donne une recette de rédaction du Bulletin de l'étranger en six paragraphes : «L
Aujourd’hui, 2. À première vue, 3. En réalité, 4. Dans ces conditions, ou bien, 5. ou bien, 6. De toute façon
», op. cit., p. 19-20.
«Bulletin» paru en première page du Monde, le samedi 7 janvier 1995 (daté du dimanche 8 et du lundi 9).
En effet, dans la nouvelle formule, le «Bulletin», devenu « Éditorial » est relégué dans les pages
intérieures.
UN HOMME ET UN JOURNAL 47
agrémentée d’un « HBM » au crayon bleu qui valait bon à tirer pour la composition.
UN HOMME ET UN JOURNAL 48
81 Le mot vient du grec et signifie premier. Le prote est le premier des ouvriers. II parle, au nom de
ses camarades, à la direction qui le considère comme un chef d atelier.
UN HOMME ET UN JOURNAL 50
82 La fête anniversaire du 18 décembre, qui est supprimée en 1953, est remplacée par les vœux du
nouvel an.
83 Charles PÉGUY, L'Argent, sixième cahier de la quatorzième série, 16 février 1913.
UN HOMME ET UN JOURNAL 51
payés jusqu’au dernier sou. Avec l’argent mis de côté, Hubert Beuve-Méry affirmait
: « Nous pourrons faire sauter la Sainte-Barbe b »
Le discours du 20 décembre 1948 est assez révélateur de l’esprit d’Hubert
Beuve-Méry :
«On nous lit au Vel d'hiv en attendant de Gaulle. On nous lit à Charléty en attendant
Thorez. On nous lit en Pologne et on nous lit aux États-Unis. [...] Peu à peu une loi
supérieure s’impose aux exigences, préjugés ou préférences que les uns ou les autres
nous pouvons tous avoir : la loi de l’œuvre à faire au meilleur profit de tous les
membres de l’entreprise.
Et c’est cela qui importe plus que tout. Les circonstances sont difficiles, elles le
seront probablement de plus en plus. Nous ne conservons quelque chance de nous en
tirer que dans la mesure où nous aurons tous le sentiment profond d’une communauté
de travail qui tend assez naturellement vers une communauté d’esprit et qui est aussi,
qu’on le veuille ou non, une communauté de destin84 85. »
84 Jean PLANCHAIS, op. cit., p. 135. La Sainte-Barbe, patronne des artilleurs, est, sur un navire de
guerre, la réserve de poudre qui, lorsqu’elle saute, fait couler le bateau. « Faire sauter la Sainte-Barbe»,
c’est se saborder volontairement pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi [les puissances d’argent].
85 Hubert Beuve-Méry, discours prononcé le 20 décembre 1948. Fonds HBM.
86 Le 13 avril 1948, à l’occasion du numéro 1 000, la rédaction offre un spectacle, écrit par elle, à la
salle Cadet. En 1949, 1964, 1969 et 1994, les anniversaires donnent lieu à des festivités particulières. En
1984, les quarante ans du Monde ne purent être célébrés du fait de la démission du directeur, André
Laurens. Le 17 décembre 1994, l’ensemble du personnel a fêté le cinquantenaire à la Cité Universitaire.
87 Le Monde, 14 avril 1948.
88 Le Monde, 15 février 1961.
89 Le Monde, 25 mars 1977.
90 Le 25 juin 1982, une soirée au foyer de l’Opéra de Paris réunit la rédaction et les invités du Monde
à l’occasion de la succession de Jacques Fauvet.
UN HOMME ET UN JOURNAL 52
91 Robert Coiplet n’était pas un rédacteur de l’ancien journal, mais le censeur affecté au Temps, en
1940, par le ministère de l’information de Vichy. Inscrit sur la liste des journalistes, il fut repris par
Hubert Beuve-Méry, sans que le patron connaisse son passé.
92 Rémy Roure rentre de Buchenwald au cours de l’été 1945.
UN HOMME ET UN JOURNAL 53
anciens du Temps avaient accepté sereinement, dans les années trente, les
changements d’actionnaires et les inflexions de la ligne éditoriale. Certes, ils
étaient venus en 1944 solliciter Hubert Beuve-Méry afin qu’il prenne la direction
du journal, mais ils ne souhaitaient pas changer leurs méthodes d’investigation et
de rédaction, fondées généralement sur le dépouillement des communiqués
officiels et des dépêches d’agence. Quelques-uns d’entre eux, ancrés à droite par
anticommunisme ou par tradition, supportaient difficilement les analyses d'Hubert
Beuve-Méry et des jeunes rédacteurs qu'il recrutait. Dans les années cinquante,
Raymond Millet et Rémy Roure quittent le journal pour rejoindre Le Figaro, tandis
que d’autres attendent le départ en retraite. Toutefois, Robert Gauthier, Olivier
Merlin, André Pierre, Marcel Tardy, Robert Kemp ou Émile Henriot, également
anciens du Temps, acceptèrent avec joie le nouveau cours du journal.
Hubert Beuve-Méry recruta, au cours de l’année 1945, une dizaine de jeunes
rédacteurs1 qu’il forma à sa conception du journalisme, afin d insuffler un nouvel
esprit dans l’équipe rédactionnelle. Bernard Lauzanne, Jean Planchais, Édouard
Sablier, Jean-Marc Théolleyre, et d’autres, un peu plus âgés, comme Jacques Fauvet,
racontent tous avec émotion l’étrange façon dont on les a recrutés. Parfois grâce à
une recommandation, parfois au culot, un jour ils étaient reçus par le directeur qui,
assis à son bureau relisait de la copie, et soulevant à peine une paupière désabusée,
demandait, avare de mots, «Vous voulez donc être journaliste? Quelle drôle d’idée !
De toute façon ça ne durera pas trois mois93 94 », et le jeune impétrant était embauché
à l’essai, sans même savoir pour combien de temps ni pour quel salaire.
Agés de moins de trente ans (Bernard Lauzanne est né en 1916, Jean Planchais en
1922, Édouard Sablier en 1920, Jean Houdart en 1923, Henri Pierre en 1918, Jean-
Marc Théolleyre en 1924, Pierre Drouin en 1921), ils rejoignent des rédacteurs
chevronnés (Jacques Fauvet, Jean Schwœbel, Robert Guillain). Entre 1947 et 1951,
entrent au journal des recrues ayant fait un détour par d’autres organes de presse
(Georges Penchenier, André Fontaine, Claude Julien, Raymond Barrillon) ou de plus
jeunes rédacteurs (Alain Clément, Bertrand Poirot-Delpech). Cette équipe de la fin
des années quarante est surnommée celle des « Mamelouks » par les anciens du
Temps, qui sont parfois étonnés de la fidélité des jeunes confrères à leur
93 Voir l’article de Jean-Marc THÉOLLEYRE, «Aux Italiens, la première équipe prend position», Le
Monde, 18-19 décembre 1994.
94 On observe quelques variantes dans l’expression, mais l’esprit de l’entrevue reste le même.
UN HOMME ET UN JOURNAL 54
patron. Durant ces années, cruciales pour le quotidien, se met en place l’équipe
rédactionnelle qui, avec le départ des anciens du Temps ou par l’acceptation de
nouvelles méthodes rédactionnelles, donne son empreinte au Monde.
Progressivement, l’équilibre se fît, puis la balance pencha en faveur des jeunes
journalistes recrutés par Hubert Beuve-Méry et formés par Robert Gauthier, le
chef des informations générales. Celui-ci, en effet, inculque aux rédacteurs le goût
de l’exactitude, de la précision et de la vérification, qui feront la réputation du
Monde. De 1944 à 1959, la rédaction s’étoffe très lentement, de quarante-sept à
soixante-dix-huit journalistes. Ce sont les temps héroïques où les rédacteurs du
Monde reçoivent des salaires modiques, en général 20 à 30 % en dessous de ceux
de leurs confrères de la presse parisienne1, alors qu’ils s’occupent de plusieurs
domaines95 96 et qu'ils bénéficient de frais de déplacement réduits97. À l’origine, Le
Monde n'est certes pas volumineux, limité à deux pages grand format, puis quatre,
huit, parfois à douze pages du demi-format qu’il adopte en janvier 1945. Mais dès
1949, il atteint la moyenne quotidienne de dix pages, dont plus de huit pages
rédactionnelles98, et ne cesse d’accroître sa pagination : en
95 Ce pourcentage est un ordre de grandeur, pour les années cinquante. La situation matérielle des
rédacteurs du Monde s’améliore progressivement à la fin de la décennie. En 1956, pour arracher quelques
rédacteurs au quotidien de la rue des Italiens, les fondateurs de l’éphémère Temps de Paris, allèrent
jusqu’à proposer un doublement ou un triplement de salaire à certains d’entre eux (Georges Penchenier,
Nicolas Vichney). Les chiffres restent approximatifs, car la rémunération des journalistes est fortement
individualisée, en fonction de la notoriété du rédacteur et de la richesse de l’organe de presse. Ainsi le
France-Sotr de Pierre Lazareff était-il particulièrement généreux. Enfin, les rémunérations des
journalistes sont difficiles à connaître précisément, une part non négligeable étant versée sous forme de
piges, de primes et de remboursement de frais. Dans certains journaux, ces frais sont payés en espèces.
96 Hubert Beuve-Méry à Jacques Fauvet : «Vous êtes un ancien prisonnier, vous vous occuperez des
anciens combattants, vous êtes catholique pratiquant, vous traiterez de la religion et comme vous êtes
jeune, vous aurez également les étudiants. » Entretien avec Jacques Fauvet, le 17 mars 1995. De 1944 à
1951, par exemple, Jean Planchais traite conjointement de l’armée et de l’éducation, parce que :
«Sergent-chef FFI, vous sortez de l’armée, et comme vous êtes jeune, vous couvrirez aussi l’instruction
publique. » Propos d’Hubert Beuve-Méry, rapportés par Jean Planchais. En 1951, Jean Planchais peut
enfin recruter un adjoint, Bertrand Poirot-Delpech, afin de se décharger de la rubrique éducation.
97 Edmond Delage, chroniqueur naval du Temps, déclare en 1951, à la suite de la démission
d’Hubert Beuve-Méry : « Alors, l’affameur s’en va ! » Édouard SABLIER, op. cit.t p. 97.
98 La pagination totale comprend à la fois la surface rédactionnelle et la surface publicitaire. Seule la
première résulte du travail des rédacteurs.
UN HOMME ET UN JOURNAL 55
1960-1961, le quotidien affiche une moyenne de quinze pages par jour, ce qui
représente un volume annuel de 4 800 pages imprimées.
Dans les débuts du Monde, la formation universitaire des rédacteurs,
généralement une licence de lettres ou de droit, parfois d’histoire, importait moins
que les expériences vécues au cours de la guerre. Aussi la rédaction comptait-elle
également nombre d'autodidactes formés dans la Résistance ou dans les camps de
concentration. «Beuve-Méry paraît avoir toujours pensé que pour un journaliste les
qualités intellectuelles et humaines l’emportaient sur l'expérience professionnelle,
ou plus exactement que cette dernière ne pouvait s’épanouir que sur un terreau
humain fertile. Le manque de pratique du novice n’est pas pour l’effaroucher 1.»
C’est Le Monde et lui seul qui forme ses rédacteurs. Longtemps, la formation
professionnelle a été assurée sur le tas, sous la direction des chefs de service ou d'un
rédacteur en chef, comme Robert Gauthier ou Bernard Lauzanne.
«L'amalgame des générations de rédacteurs99 100», se réalisa progressivement à
la fin des années quarante et au début des années cinquante. H fut r œuvre de la
première génération hiérarchique du journal, fort peu nombreuse, composée
d’anciens du Temps et de nouvelles recrues. André Chênebenoit, le rédacteur en
chef, Robert Gauthier, chef des informations générales et Marcel Tardy, chef du
service économique en 1948, avaient débuté leur carrière rue des Italiens avant la
guerre. Jacques Fauvet, chef du service politique à partir de 1948, et André
Fontaine, chef du service étranger en 1951, étaient entrés au Monde après 1944. De
1944 à 1948, les rédacteurs ne sont par encore répartis par services. L’étranger,
dirigé de fait par Hubert Beuve-Méry, demeure un peu à part, mais toutes les autres
rubriques restent groupées dans les informations générales. La création de services
autonomes, le service économique et le service politique, date de 1948. Le
secrétariat de rédaction symbolise cet amalgame : confié au début à un ancien du
Temps, Olivier Merlin, qui rénove la maquette pour créer Le Monde, le secrétariat
de rédaction est dirigé, à partir de 1950, par Bernard Lauzanne, qui est entré au
Monde en 1945.
Durant ces années de fondation, l’autorité d’Hubert Beuve-Méry sur la rédaction
et sur l’entreprise s’affirme également par la création d’une nouvelle image de
marque pour le quotidien île la rue des Italiens, à partir de modifications de la
maquette et du contenu rédactionnel du journal.
Il faut cependant plusieurs années au directeur pour réussir à imposer les conceptions
politiques et morales du journalisme qui sont les siennes. Des batailles
rédactionnelles, à l’intérieur du quotidien, mais également vis-à-vis de l’extérieur,
permettent à Hubert Bcuvc-Mcry de démarquer Le Monde de la concurrence.
2.
Un projet rédactionnel
UN JOURNAL DE RÉFÉRENCE
103 Les aspects politiques de la question sont traités dans : Jean-Noël JEANNENEY et Jacques
JüLLIARD, op. cit. ; Jacques THIBAU, op. cit. ; Marc MARTIN, «Le Monde et le pouvoir», Politique
aujourd'hui, printemps 1981, avec des notes marginales de Roland Cayrol.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 59
toutefois ces réflexions sur l’austérité apparente du Monde. Jamais Hubert Beuve-
Méry n’a demandé à ses rédacteurs de «faire emmerdant1». Au contraire, il mit
souvent l’accent sur le côté nécessairement divertissant du journalisme 104 105 106.
Laustérité
Le premier numéro du Monde, qui paraît le 18 décembre 1944, daté du 19, doit
encore beaucoup au Temps, parce que l’imprimerie est la même, parce que les
caractères et les formats n’ont pas changé et parce que le temps a manqué pour
concevoir une maquette plus novatrice. Le format du Temps, 67 centimètres en
hauteur et 50 centimètres en largeur, est conservé car les rotatives ne peuvent pas
accepter de clichés d’une autre taille’. Ce premier numéro est constitué d’une simple
feuille recto verso à cause des restrictions de papier, alors que Le Temps comptait
généralement quatre, six ou huit pages. Les caractères employés sont ceux du
Temps, puisque Le Monde conserve les linotypes et les magasins de caractères dont
le changement eut été trop onéreux. L’atelier, assez bien fourni, comprend des
typographies d’allure très modem style et d’autres dans le style plus carré des années
trente. Le logo Le Monde, en lettres gothiques, est inspiré directement de celui du
quotidien suspendu, sans que l’on puisse invoquer de contrainte technique, car il
avait fallu refaire entièrement les clichés qui servaient à imprimer le bandeau de titre
et ses deux « oreilles » (les parties informatives de chaque côté du titre).
La volonté de reprendre une partie de la clientèle de l’ancien journal semble
manifeste, bien que la direction du Monde ait cherché également à se démarquer de
l’ancien quotidien. Ainsi, le fichier des abonnés du Temps n’est pas utilisé : « Il n’y
eut même pas usage du fichier des abonnés qui. en tout état de cause, après quatre
ans d’interruption en zone Nord et deux ans en zone Sud, avait perdu une grande
partie de sa valeur107. » Cependant, le nombre des abonnés du Monde, à la fin de
1945, est sensiblement
104 Consigne donnée à ses rédacteurs par Adrien Hébrard, directeur du Temps de 1872 à 1914,
abusivement prêtée par certains auteurs à 1 lubert Beuve-Méry.
105 À la question «Qu’est-ce qu’un bon journaliste?», posée par des étudiants de l’université de
Manchester en mai 1969, Hubert Beuve-Méry répond : «Ne pas ennuyer, intéresser, émouvoir, apprendre,
distraire, être... féminin. » Cité par Laurent GREILSAMER, op. cit., p. 562.
106 Chaque cylindre d’impression des rotatives du Temps, d’une largeur de 134 centimètres, a une
circonférence de 100 centimètres. Un cylindre peut donc imprimer quatre pages recto ou verso, un autre
cylindre imprimant l’autre face de la feuille.
107 Hubert BEUVE-MÉRY, Conférence des Ambassadeurs, op. cit., p. 15.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 60
égal à celui du Temps, en 1939. La maquette de la page imprimée est divisée en huit
colonnes au lieu de six précédemment, ce qui permet d’augmenter le nombre de
signes par page et de multiplier les titres et les brèves informations. De ce fait, en
dépit du manque de place, la page est plus aérée ; des textes courts, informatifs,
alternent avec des commentaires étoffés, mais qui sont plus concis que ceux du
Lemps.
Du 18 décembre 1944 au 15 janvier 1945, Le Monde paraît dans le grand
format du Temps et des journaux d’avant-guerre. La première présentation du
Monde, trop proche de celle du Temps, est modifiée, après vingt-quatre numéros,
du fait de circonstances indépendantes de la volonté d’Hubert Beuve-Méry, que
celui-ci exploite afin de composer une nouvelle image pour le journal. Le
gouvernement décide en effet, le 14 janvier 1945, que les journaux doivent réduire
de moitié leur consommation de papier, soit en diminuant leur format, soit en
réduisant leur tirage. Le Monde inaugure, dans son numéro du 15 janvier 1945,
daté du 16, le format qui demeura le sien pendant quarante-cinq ans, celui du
Temps plié en deux1. Avec cinq colonnes108 109 de texte, alors que la plupart de ses
confrères conservent huit colonnes, le quotidien de la rue des Italiens adopte alors
une maquette originale dans la presse française qui ressemble très peu à celle de
l’ancien Temps. La présentation est satisfaisante, mais elle limite considérablement
la quantité d’informations et d’articles, avec deux pages en demi-format. Hubert
Beuve-Méry explique ses motivations aux lecteurs :
qu’on ait eu recours à la formule la plus simple. Avec un peu plus de temps devant
soi, il doit être possible d'étudier une meilleure adaptation à la nouvelle situation. En
faisant porter les compressions exigées en partie sur le format et en partie sur le
tirage, chaque journal devrait pouvoir, même dans ces temps de misère, donner, au
moins deux fois par semaine, à ses lecteurs une feuille qui soit autre chose qu'un
bulletin d’informations . »
«Pendant une semaine nous avons fait l’expérience d’un journal à demi- format.
Nous avons voulu ainsi manifester notre solidarité avec la Fédération de la presse.
Dans notre pensée, cette expérience ne pouvait être que de courte durée. Il nous est
impossible, pour des raisons particulières à notre journal, de la prolonger plus
longtemps. Aussi usons-nous de la liberté qui est laissée par le gouvernement à chaque
journal de choisir lui-même le meilleur moyen de réduire de 50 % la consommation de
papier. Il nous paraît préférable de revenir à la formule que nous avions préconisée
tout d’abord : réduction du tirage et retour à un journal plus étoffé. Le Monde paraîtra
dorénavant sur quatre pages qui correspondent à deux pages de son format habituel110
111 112 113
.»
issue de la Résistance, alors qu’un nouveau journal [Le Monde] bénéficie des largesses gouvernementales.
Pascal Pia revient à la charge, contre Pierre-Henri Teitgen et contre Le Monde, les 28 janvier et 2 février
1945.
116 Voir le Journal Officiel, débats de l’Assemblée consultative, 7 et 9 mars 1945, et pour un
résumé, Abel CHATELAIN op. cil., et Jean Noel JEANNENEY et Jacques JüLLIARD, op. cit. La
réponse d’Hubert Bcuve Méry est publiée dans Le Monde du 9 mars 1945, sous le titre « La calomnie ».
117 Sur Combat, voir : Marc MARTIN, « Combat et la presse parisienne de la Libération ou
l’insuccès de la vertu », Bulletin du Centre d histoire de la France contemporaine, université Paris-X
Nanterre, n° 10, 1989, p. 25-40; Yves-Marc AjCHENBAUM, X la vie à la mort. Histoire du journal
Combat, 1941-1974, Le Monde Editions, 1994.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 63
La maquette
L'assouplissement des restrictions de papier, à partir de l’été 1945, autorise une
évolution de la pagination et de la maquette du journal. Le secrétariat de rédaction
est confié à Olivier Merlin, jeune reporter au Temps avant la guerre, spécialiste du
sport et de la danse. Celui-ci introduit progressivement des innovations, en jouant
sur les niveaux de titres, les filets et les intertitres dans le corps des textes, en
multipliant les chapeaux introductifs et les typographies. Intégrant les placards
publicitaires plus nombreux, le chef du secrétariat de rédaction, assisté de Bernard
Lauzanne et de Jean Houdart, propose des pages plus variées et plus vivantes. Les
illustrations, les cartes et les dessins, en nombre croissant, éclaircissent les pages, et
Le Monde en arrive même à publier des photographies, lorsque la rédaction estime
qu’elles sont nécessaires à l’information 118.
Ce n’est que bien plus tard, notamment dans les années soixante-dix, qu’une
partie de la rédaction a transformé en règle intangible ce qui n'était
118 Voir, par exemple, dans Le Monde du 13 octobre 1950, une photographie du poste de Dong Khé
qui illustre un article de Georges Favrel sur «Ceux de Cao Bang». Mais le journal publie aussi des
photographies sur des sujets moins graves : par exemple, dans Le Monde du 2 mars 1951, on trouve deux
photographies illustrant un article sur le rallye Méditerranée-Le Cap. Certaines photographies, comme
celles du « cyclotron de l’université Notre-Dame» (Le Monde, 12 avril 1950) ou d’un hélicoptère (Le
Monde, 5 janvier 1951), sont informatives, tandis que d’autres, telle celle de la baie de Menton (Le Monde,
12 juin 1956) sont purement illustratives.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 64
Oexhaustivité
La volonté de l’exhaustivité de l’information, qui était affirmée dès le premier
numéro du journal, et qui le fut de nouveau à maintes reprises, devint très vite un
des points forts du quotidien face à ses concurrents. Le souhait de la rédaction de
travailler dans trois directions se dessine dès l’origine : Le Monde offre à ses
lecteurs, en premier lieu, des informations nombreuses et variées, sur tous les sujets,
y compris la Bourse, la vie littéraire, les spectacles ou des informations pratiques.
Le journal propose ensuite des commentaires centrés sur une ou deux de ces
informations. Enfin, il présente des documents, publiés in extenso. Le premier
numéro publie le texte du traité d’alliance et d’assistance mutuelle signé à Moscou
par Georges Bidault et Viatcheslav Molotov, ainsi que les lettres échangées entre le
général de Gaulle et l’ambassadeur soviétique à Londres, en septembre 1941, qui
constituent un prélude à ce pacte. À défaut d’être le journal officiel ou officieux de
la République française, Le Monde sera le journal de référence de l’élite
républicaine. 11 publiera toutes les informations, sur tous les sujets, des plus sérieux
aux plus futiles. Ainsi, le dimanche 29 juillet 1945, le journal publie une édition
spéciale consacrée au retour des déportés, mais, le 21 novembre 1947, à une époque
où le journal ne compte que huit pages, il consacre une page entière au mariage de
la princesse Élisabeth d’Angleterre et du duc d’Édimbourg, avec un reportage très «
people » et un encadré sur « la robe de la mariée ».
UN PROJET RÉDACTIONNEL 65
Hubert Beuve-Méry considère en effet que le journal doit se saisir de tous les
sujets, qu’ils soient graves ou ludiques. Si Le Monde estime que ses lecteurs sont
d’abord des citoyens, il ne néglige pas de s’adresser également au consommateur.
Le quotidien public donc des pleines pages ou des doubles pages consacrées à la
mode, à la chasse ou aux loisirs, assorties d’encarts publicitaires; l’aspect «publi-
reportage» de ces pages consuméristes est évident. Des la fin de l’année 1945, des
femmes journalistes pigistes sont chargées de la rubrique « La mode et la vie » :
Marianne Roland-Marcel. Aliette Marchois, Catherine Réaux, auxquelles se
joignent parfois des rédacteurs tels que Olivier Merlin ou Henry Magnan. À partir
du printemps 1947, la chronique qui occupe près d’une page toutes les deux
semaines est assurée par E. de Semont. Cette rubrique est égayée de nombreux
dessins de mode, y compris de dessins fort suggestifs pour l’époque b À partir de
1962, la rubrique mode est confiée à Nathalie Mont- Servan119 120, qui la tient
pendant vingt-cinq ans.
Cependant, c’est le sérieux du journal qui reste dans les mémoires, à tel point
que Le Monde est bientôt synonyme d’austérité éditoriale et de grisaille. Des
générations de professeurs, d’étudiants, de syndicalistes, de secrétaires et de
documentalistes pourront découper des articles du journal pour constituer des
dossiers. En publiant des actes officiels, des rapports et des documents, dont
certains auraient dû demeurer secrets, Le Monde acquiert une réputation de sérieux
et tisse un réseau de correspondants qui lui apportent des informations précieuses.
Les hauts fonctionnaires apprennent également que le journal sait protéger ses
sources et ses informateurs. Hubert Beuve-Méry et les rédacteurs reçoivent ainsi
des renseignements et des dossiers émanant d’inspecteurs des finances, de
magistrats, d’officiers supérieurs ou d’ecclésiastiques qui permettent d’étayer les
affirmations et de protéger le journal contre d’éventuelles poursuites judiciaires.
Cette volonté de donner une information exhaustive influe directement sur
l’heure de la diffusion du journal. Comme Le Temps, son prédécesseur, le
quotidien de la rue des Italiens est un journal du soir, parce qu'il souhaite publier
les décisions gouvernementales du matin, prises en conseil des ministres ou en
conseil de cabinet, et les débats parlementaires de la nuit, puis, dans la deuxième
édition, les cours de la Bourse de Paris
119 Voir notamment : «Dessous d’hier, raffinement d’aujourd’hui», Le Monde, 17 janvier 1948;
«Les honneurs du pied», Le Monde, 22 mars 1951 ; «Variations sur le thème du maillot», Le Monde, 25
mai 1950.
120 Pseudonyme de Nathalie Ossipovna Pernikoff, épouse du diplomate Pierre Ordioni.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 66
relevés à midi. Jusque dans les années trente, les quotidiens du soir étaient peu
nombreux, cantonnés dans une position de journaux quasi officiels, comme l’était
Le Temps. Entre les deux guerres, l’augmentation du nombre des récepteurs de
radio et des stations émcttrices contribua largement à déséquilibrer l'exploitation
de la presse du matin, tandis qu'elle favorisa la naissance d’une presse du soir à
grand tirage1. Les années trente et quarante connaissent une croissance de la
diffusion de la presse du soir, principalement à Paris, mais également en province.
A tel point que, en 1945, la capitale compte six quotidiens du soir121 122, tirant
ensemble à un million deux cent mille exemplaires. Cette profusion de titres
nécessita la création d’un service de messageries destiné à la presse parisienne
vespérale. À la Libération, il était assez fréquent d’acheter plusieurs quotidiens
chaque jour, et les éditions multiples permettaient de renseigner le lecteur sur les
événements les plus récents de la journée. Enfin, la diffusion de la presse du soir
était favorisée par les horaires de travail qui, en laissant une longue coupure au
déjeuner, entraînait une sortie tardive des bureaux parisiens, lorsque la dernière
édition était en place. En outre, l’agglomération parisienne, beaucoup plus réduite
que de nos jours, tant en dimension qu’en nombre d’habitants, était moins sujette
aux embouteillages, ce qui ne pénalisait pas la distribution de l’après-midi. Cet
horaire de sortie, hérité de l’ancien Temps, devint cependant un obstacle, à partir
des années soixante-dix, lorsque l’extension de l’agglomération parisienne se
conjugua avec l’essor de la télévision pour limiter le nombre des acheteurs de
quotidiens du soir. Mais, dans les premiers temps du Monde, la vente du soir
permettait, en livrant au lecteur les dernières décisions politiques de la matinée et
les cours de la Bourse, de confirmer le journal dans son rôle de quotidien de
référence. De plus, les abonnés parisiens pouvaient être desservis, même le samedi,
par la poste qui assurait plusieurs services l’après-midi. Cependant, ce qui
constituait une force dans la région parisienne, devenait un handicap en province,
car les lecteurs ne recevaient le journal que le lendemain matin, ou le lundi matin
pour le numéro qui paraissait le samedi. Les progrès technologiques qui
raccourcissent les delais de transport et de transmission, contribuèrent, dès la fin
des années soixante, à pénaliser les journaux du soir, concurrencés par ceux du
matin. Cependant, Le Monde accrut sa clientèle et résista au
121 À ce sujet, voir : Francine AMAURY, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, Le
Petit Parisien, 1876-1944, PUF, 1972,2 tomes, et Raymond BARRILLON Le cas Paris-Soir, Armand
Colin, 1969.
122 Ce Soir, France-Soir, Libération-Soir, Paris-Presse, Le Monde et Libres,
UN PROJET RÉDACTIONNEL 67
déclin de la presse du soir, car il avait constitué très tôt un lectorat fidèle, attiré par
la qualité et l'indépendance rédactionnelles.
Définir la doctrine implicite contenue dans le journal ou dans les œuvres et les
sentences du fondateur n’est pas chose facile car l’équipe du Monde n'a jamais été
monolithique et chaque rédacteur a toujours préservé son indépendance
intellectuelle. Contrairement à la vulgate souvent présente chez divers analystes de
la presse qui utilisent des formules telles que «Le Monde dit que..., Le Monde
pense que...», il n’y a jamais eu de ligne ou de pensée officielle estampillée «Le
Monde», mais plusieurs points de vue qui s’expriment conjointement ou
successivement dans les colonnes du journal. Le Monde est issu de la Résistance
et d’Uriage, mais également de la volonté du général de Gaulle et de celle de la
démocratie chrétienne qui souhaitaient créer un organe de référence à destination
des milieux dirigeants, politiques, diplomatiques et économiques. Il avait en outre
pour mission d’assurer le rayonnement de la France dans les colonies et à
l’étranger. Ces filiations diverses, et par moments contradictoires, entraînent que
Le Monde ne reflète pas un courant de pensée monolithique. Cependant, le
fondateur imprima au journal sa marque, faite de réalisme à l’égard des faiblesses
des hommes, que certains qualifient de pessimisme fondamental. Alceste,
Cassandre ou Mephisto123, le premier directeur du Monde semble en effet penser
que toutes les aventures humaines doivent échouer, ou du moins le fait-il croire.
En dépit de cette conscience tragique de l'histoire. Le Monde et son fondateur
adoptent quelques valeurs communes qui ne sont pas toujours affichées mais qui
apparaissent en filigrane dans les colonnes.
Hubert Beuve-Méry revendiqua pour son journal la faculté de sortir de son rôle
officieux en cultivant une image d’opposant aux idées toutes faites, plutôt qu’au
régime ou à un parti. À l’occasion, il n'hésitait pas à se réclamer du Temps :
123 «ïch bin der Geist der stets verneint» [«Je suis l’esprit qui toujours nie»], lui lance le général de
Gaulle en citant le Mephisto de Goethe. Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, Flammarion, 1974,
p. 13.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 68
124 Hubert BEUVE-MÉRY, «DU Temps au Monde, ou la presse et l’argent», art. cité.
125 Pierre-Henri SIMON, « Lettre à mes lecteurs », Le Monde, 22 septembre 1972 ; il était décédé
le 20.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 69
des malentendus pendant la guerre froide : pour Hubert Beuve-Méry et pour son
équipe, la liberté devait s’allier à la solidarité et à la recherche d’une plus grande
justice sociale. Dans les années 1947-1953, quand les Américains et la droite
française criaient «liberté», Hubert Beuve-Méry répondait «et la justice ? » et quand
les Soviétiques et le Parti communiste vantaient les « mérites du socialisme »,
Hubert Beuve-Méry demandait «et la liberté?» Aucune des deux parties ne voyait la
réponse que Le Monde faisait à son adversaire, car, dans cette guerre, qui n’était
pas avec l’un, était avec l'autre. La voie était étroite qui, dans le service du bien
public, voulait préserver la liberté individuelle. La rédaction du Monde s’est ainsi
affirmée dans les combats en faveur du « neutralisme armé » de l’Europe et de la
décolonisation. Pour mener à bien cette mission, il lui fallait être sans faille, armée
de la volonté d’apporter une information riche, diverse, solidement étayée, afin que
les plus sectaires des deux bords fussent obligés de lire Le Monde pour connaître
les arguments de l’adversaire et les faits que lui cachait la presse partisane ou que
déformait la presse d’opinion.
126 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JÜLLIARD, op. cil., p. 80-81, publient une note de Pierre
Ordioni chef du service de presse du quai d’Orsay et par ailleurs ami d’Hubert Beuve- Méry, datée du 22
avril 1948, dans laquelle il met en garde les diplomates français; voir également dans le même ouvrage, les
correspondances de Robert Schuman et de Wladimir d’Ormesson citées en annexes, p. 313-316.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 70
de Jacques Guérif, rédacteur entré au Monde le 1er octobre 1945, qui s’est spécialisé
dans les questions coloniales, prônent l’autonomie de l’Indochine et montrent
l’impossibilité de la reconquête ébauchée par le corps expéditionnaire français.
Mais, dans le même temps, Rémy Roure affirme dans ses éditoriaux son hostilité à
toute négociation avec le Viêt-minh *. La rupture du tripartisme et l’entrée de la
France dans la guerre froide, au cours de l'année 1947, amènent les partisans du
bloc occidental et les tenants du maintien de l’empire colonial français à s’allier
pour lutter contre «le communisme international ». Cependant, pour Hubert Beuve-
Méry comme pour Jacques Guérif, la situation française en Indochine ne peut pas
être rétablie, et ils le font savoir dans les colonnes du journal. À la fin de l'année
1947, les prises de position en faveur de l’autonomie indochinoise semblent
l’emporter, tandis qu’en décembre Jacques Guérif critique durement les excès de la
répression à Madagascar127 128. Cet ensemble incite le secrétaire général
administratif du Monde, Martial Bonis-Charancle, à remettre sa démission129.
L’article d’Hubert Beuve-Méry, «Une sale guerre»130, paru le 17 janvier 1948,
renforça encore les convictions de ceux qui accusaient Le Monde de vouloir «
brader l’empire ». Les articles sur les rapports entre l'Est et l’Ouest, que le quotidien
de la rue des Italiens publie à partir de 1947, confirmèrent les préventions des
partisans de l’atlantisme.
127 Voir, par exemple, à deux jours d’écart : Jacques Guérif, «Il ne doit y avoir qu’une politique
française en Indochine », Le Monde, 13 août 1946, et Rémy ROURE, « Indochine », Le Monde, 15 août
1946.
128 Le soulèvement de mars 1947, écrasé dans le sang, montre à quel point Le Monde, au moins à ses
débuts, peine à informer ses lecteurs : le correspondant du journal, Pierre Voisin, reflète la pensée
colonialiste, militaire et administrative la plus étroite. Il faut attendre le voyage de Jacques Guérif pour
envisager une autre vision des choses.
129 «Je ne me suis pas battu à Verdun pour que la France perde son empire ! », clame-t- il dans les
couloirs du journal (Édouard SABLIER, op. cit., p. 133). «Le clairon de Beuve ne sonne que pour la
retraite» (Laurent GREILSAMER op. cit., p. 341). Martial Bonis- Charancle exerçait une fonction purement
administrative, mais il conservait l’estime des rédacteurs car il avait démissionné du Temps, au cours de
l’été 1942, pour protester contre la soumission du quotidien aux ordres du gouvernement Laval. Il avait
également conduit, à l’automne 1944, la délégation qui venait demander à Hubert Beuve-Méry de prendre
la direction du journal.
130 SlRIUS, «Une sale guerre», Une Semaine dans le monde, 17 janvier 1948. Article repris dans
Hubert BEUVE-MÉRY, Réflexions politiques, 1932-1952, Éditions Le Monde, 1951.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 71
que de graphiques dans les pages économiques et de photographies dans les pages
culturelles. Hubert Beuve-Mcry fait appel à de nombreuses collaborations
extérieures et à des rédacteurs du Monde, tandis que lui- même écrit des éditoriaux
signés « Sirius » dans soixante et onze numéros. L’hebdomadaire, qui vend 30000
exemplaires des le premier numéro, atteint une vente globale, abonnements
compris, de 40000 exemplaires en 1947-1948, mais il reste déficitaire, en dépit de
scs faibles charges. En effet, les rédacteurs étaient payés à la pige, excepté Jean
Chevalier, rédacteur en chef, puis directeur-adjoint de l’hebdomadaire. Cependant,
nombre de lecteurs résidaient dans les colonies ou à l’étranger, ce qui rendait le
port très onéreux, tandis que le prix du papier connaissait une flambée
dommageable à l'équilibre financier d’Une Semaine dans le monde. La tentative de
reprendre les abonnés de Temps présent qui cessa de paraître en mai 1947, ne fut
pas couronnée de succès, dans la mesure où seulement 2 300 des 17 300 abonnés
de l’hebdomadaire catholique rejoignirent l'hebdomadaire d’Hubert Beuve-Méry b
Devant le déficit persistant, il fut décidé de mettre fin à l’expérience de
l’hebdomadaire qui avait pourtant lancé le débat sur la neutralité de l’Europe.
les rangs d’un nouvel anti-Komintern dont l’Amérique cette fois prendrait la tête1 ? »
140 «Un nouvel isolationnisme», Le Monde, 11 décembre 1948, «Un peuple juste», le 25 décembre
1948, «L’Allemagne et l’Europe», le 27 janvier 1949, « Cendrillon », les 20- 21 février 1949,
«L’alternative», le 2 mars 1949, «L’équivoque», les 6-7 mars 1949, «Le Pacte et le Sénat américain », le
26 mars 1949, « Le communisme et la paix », le 8 avril 1949, «Les États-Unis et l’Allemagne», le 22 avril
1949, «Que devient le Pacte atlantique?», le 6 juillet 1949, «Un avertissement perdu», le 20 août 1949,
«L’homme de Strasbourg», le 27 août 1949, « Un avertissement solennel», le 2 septembre 1949, «Un
verdict américain», le 20 octobre 1949, « Le réarmement allemand », le 30 novembre 1949, « L’Amérique
et nos colonies», les 18-19 décembre 1949, «Un hétérodoxe», le 7 janvier 1950, «L’ombre de la
servitude», le 12 janvier 1950, « 1940-1950», le 14 janvier 1950, «La plaie», le 21 janvier 1950, la série «
En marge des négociations atlantiques », « I, Défaitisme et neutralité », le 28 avril 1950, « II, La neutralité
vers l’Est », le 29 avril 1950, et « 111, La neutralité vers l’Ouest », les 30 avril et 2 mai 1950,
«Correspondance : les différentes notions de neutralisme», le 20 mai 1950, «Le temps de la décision», le
13 juillet 1950, «Le labyrinthe», le 24 août 1950, « Querelles de mots », le 31 août 1950, « Un échec », le
7 septembre 1950 et « Épilogue », le 29 septembre 1950.
141 Étienne GILSON, «L’alternative», Le Monde, 2 mars 1949.
142 Philippe TÉTART, Histoire politique et culturelle de France-Observateur, 1950-1964,
L’Harmattan, 2000.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 75
parce qu’il estime qu’elle est perdue d’avance, à cause de l’absence d’un véritable
débat d’idées, celles-ci étant remplacées par des invectives et des insultes. Il en tire
les conclusions, le 7 septembre 1950, dans un article titré « Un échec1 ».
Entre-temps, la querelle du «neutralisme» s’est déplacée du domaine rédactionnel
au domaine politique : chacun est sommé de choisir son camp dans la guerre de
Corée qui vient de débuter. 11 n’y a plus d’espace pour la neutralité européenne entre
les deux blocs définitivement constitués. Par bien des aspects pourtant, les positions
du Monde face au Pacte atlantique anticipent celles que le général de Gaulle adopte
après son élection à la présidence de la République. Mais alors, Hubert Beuve-Méry,
qui considérait que la France n’avait plus les moyens militaires et financiers de cette
politique, se sépara du général.
Au quotidien de la rue des Italiens, la querelle du neutralisme évolue, en 1951,
vers un affrontement entre le gérant et René Courtin, qui n’arrive pas à chasser
Hubert Beuve-Méry de la direction du journal, mais qui réussit à semer le trouble
dans les esprits en affirmant que le directeur du Monde fait le jeu du communisme et
de l’Union soviétique. L’image d’un Monde qui, dans un passé mythifié, aurait été «
objectif » et la diffusion du journal en souffrent pendant quelques années. Les
affirmations de René Courtin servent de base à nombre de polémistes qui n’acceptent
pas la liberté de ton d’un quotidien non-aligné 143 144. Car Le Monde perd, pendant
cette querelle et dans les années suivantes, une partie de ses lecteurs et quelques-uns
de ses rédacteurs (Raymond Millet en 1950, Rémy Roure en 1952, et Maurice Ferro
en 1953). Mais, dans ces débats, il gagne également une réputation d’indépendance
d’esprit et de liberté de pensée, qui lui attire une clientèle nouvelle, entre autres
d’universitaires (étudiants et enseignants) précieuse pour le développement des
ventes.
Beuve-Méry, est placé sur deux colonnes en «manchette» de la une du journal, ce qui
lui confère une solennité inhabituelle. Cet article, « Notre millième numéro », mérite
d’etre cité in extenso, tant il exprime la pensée profonde du fondateur du Monde,
pensée qu’il se donna rarement la peine d’expliciter :
«Lancé seulement quatre mois après la Liberation, Le Monde atteint à son tour son
millième numéro. Brève étape dans la vie d’un grand journal. Longue étape en réalité si
l’on pense aux difficultés exceptionnelles qui ont déjà coûté la vie à quatorze quotidiens
parisiens et en mettent beaucoup d’autres en danger.
A nos lecteurs de saisir, s’ils le veulent bien, cette nouvelle occasion de nous juger et
de dire si nous avons su tenir les promesses que nous leur faisions au départ, dans une
hostilité à peu près générale, le 19 décembre 1944. Peut- être nous reprocheront-ils alors,
une assez volumineuse correspondance en témoigne déjà, d’être trop attachés au régime
capitaliste ou au contraire de ménager hypocritement les communistes, d’être assoiffés
de vengeance et de sang ou d’avoir au contraire l’oubli trop facile, de soutenir les
colonialistes ou de pactiser sottement avec les nationalistes de toutes couleurs, d’épouser
trop strictement les vues gouvernementales ou d’en prendre bien à notre aise quand sont
en jeu des intérêts nationaux qui peuvent dominer d’assez haut des opinions
personnelles...
Ces contradictions de nos correspondants ou nos propres erreurs de jugement
paraissent inévitables dans un pays profondément divisé. Ce que nous pouvons affirmer
en tout cas, à ceux qui nous aiment comme à ceux qui ne nous aiment pas, mais qui nous
lisent, c’est que nous avons toujours voulu, dans la mesure du possible, orienter nos
informations vers la vérité et nos commentaires vers l’équité. Et quand nous n’y avons
pas réussi la cause doit en être cherchée dans nos propres insuffisances, mais jamais dans
une pression officielle dont nous refusons absolument le principe, ni dans des concours
intéressés dont nous n’avions heureusement nul besoin. Peut-être en définitive est-ce là
le titre de fierté le plus légitime de l’équipe du Monde. Quoi qu’il arrive, rien ne
pourrait désormais empêcher que pendant plus de trois ans un journal de la formule du
Monde ait vécu aisément dans la plus parfaite indépendance. Bien des efforts, bien des
peines trouvent ainsi leur justification et leur récompense.
Ce passé répond de l’avenir et nous pouvons assurer nos amis et nos lecteurs qu’à cet
égard du moins ils ne seront pas déçus. Qu’ils nous aident comme ils l’ont fait jusqu’ici,
et mieux encore s’il se peut, de leur fidélité active et rayonnante, de leurs
renseignements, de leurs remontrances aussi, comme de leurs encouragements. Le
Monde s’efforcera de leur assurer en retour sans préjudice des jugements politiques qui
appellent discussion, l’information la plus complète, la plus sérieuse et la plus vraie1. »
«Si des lecteurs de plus en plus nombreux sont venus à nous pendant ces
cinq années, c'est pour avoir reconnu notre effort d’honnêteté. Beaucoup nous
l'ont écrit, qui aiment nous lire ; quelques-uns aussi, qui ne nous aiment pas, et
cependant continuent à nous lire. Tous savent maintenant, malgré une légende
qui fut tenace, que ce journal, même quand il est “bien renseigné” n’est pas
“officieux”, qu’il n’est pas l’organe d’un parti, pas plus que l’instrument d’une
force économique, et que cette indépendance, condition de l’objectivité, c’est
d'eux seuls, de leur confiance, de leur fidélité, que nous la tenons. C’est entre
eux et nous une sorte de pacte et d’engagement.
Mais il y a parfois des malentendus : l’objectivité n’est pas une notion
évidente ni une vertu naturelle. Nul, et nous pas plus que d’autres, ne peut avoir
la prétention de la posséder à l’état pur. Aussi ne la comprend-on pas toujours du
côté des lecteurs quand elle heurte des convictions, renverse des conventions ou
fait tort à des passions. Et il est arrivé qu’on prît pour du pessimisme l’exposé
sincère d’une situation, ou qu’on nous accusât de défaitisme quand nous
relevions une erreur ou quand nous dénoncions une faute. Ne serait-ce pas
manquer à la mission moderne du journalisme que de se contenter de refléter
l’aspect des choses en taisant les réalités déplaisantes et les conséquences
fâcheuses145 ? »
Antiaméricanisme et anticommunisme
Les défenseurs du «monde libre» considèrent que le neutralisme professé par Le
Monde n’est qu’une des composantes de l’idéologie prosoviétique. Dans les années
d’après-guerre, l’antiaméricanisme est très répandu, particulièrement en France où
l’importance du Parti communiste, dans les milieux ouvriers et paysans mais
également universitaires,
146 Voir à ce sujet : Michel WlNOCK, «US go home, l’antiaméricanisme français», L'Histoire, n°
50, novembre 1982, p. 6-20 ; Jean-Michel GAILLARD, «L’ennemi américain, 1944-1994», L'Histoire,
n° 176, avril 1994, p. 8-15 ; Pierre MlLZA, «Anti-américanisme», dans Jean-François SlRINELLI (dir.),
Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, PUF, 1995, p. 29-33; Philippe
ROGER, L’Ennemi américain, généalogie de l’antiaméricanisme français, Le Seuil, 2002,
147 André FONTAINE, «Et Coca-Cola», Le Monde, 7 janvier 1949, Robert ESCARPIT, «Coca-
colonisation», Le Monde, 23 novembre 1949, et «Mourir pour le Coca-Cola», Le Monde, 29 mars 1950.
Le billet «Au jour le jour» est un petit texte d'humeur et d’humour, inauguré par Albert T’Serstevens le
11 janvier 1946, puis par Germaine Beaumont, le 19 janvier 1946. Rédigé par des rédacteurs ou par des
pigistes occasionnels, le billet a une parution irrégulière dans les premières années ; il devient quasi
quotidien lorsque Robert Escarpit le prend en charge en 1949, et rédige près de 9000 billets jusqu’en
1981. Le billet est supprimé en 1985.
148 Le Monde, 10 décembre 1952.
149 «L’image des multinationales dans la presse française : un Janus à deux visages»,
Multinational Info, Bulletin de l’institut de recherche et d’information sur les multinationales, n° 9,
février 1984, Genève ; Jean-Marie COTTERET (dir.), Limage des multinationales en France, dans la
presse et l'opinion, PUF, 1984.
150 LA REYNIÈRE, Autour d'un plat, Le Monde Éditions, 1990.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 79
151 «Bulletin», Le Monde, 7 juin 1994 et le mea culpa du médiateur, André LAURENS, «Erreur de
tir», Le Monde, 18 juin 1994.
152 Hubert BEUVE-MÉRY, «Témoignage d’un Français occupé», daté avril-mai 1944.
153 Au cœur de la bataille du neutralisme, Hubert Beuve-Méry affirme : «L’Europe occidentale [...]
ne peut pas se passer du concours de l’Amérique, mais elle ne peut lui abandonner son destin. Elle ne peut
ignorer la menace du communisme stalinien, mais elle ne peut empêcher qu’une large part de sa
population voie dans cette menace la promesse du salut. » « Le Pacte atlantique et la paix », Le Monde, 17
mars 1949.
154 Par exemple, sur la Pologne, «La classe ouvrière exprime son mécontentement par l’absentéisme
et les sabotages », par André Pierre, Le Monde, 23 novembre 1949. André Pierre est le spécialiste de
l’Union soviétique, dont il rend compte souvent avec ironie. Voir, par exemple, « Élections soviétiques, le
renouvellement partiel des Soviets locaux », Le Monde, 23 décembre 1947 ou pour «Le soixante-dixième
anniversaire de Staline», Le Monde des 18-19 décembre 1949, tout en rédigeant des articles de fond très
documentés, par exemple, «L’épuration de la biologie en URSS », Le Monde, 1er octobre 1948.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 80
155 Georges Penchenier esr correspondant à Prague lors de la mainmise des communistes sur le
gouvernement et lors de la mort de Jan Masaryk. Voir Le Monde, 25 février 1948, le Bulletin du 27 février
1948, ou des 14-15 mars 1948.
156 Par exemple, Jean SCHWŒBEL, «La machine à broyer les hommes, Petkov, Kostov, Stefanov,
souvenirs d’un envoyé spécial du Monde à Sofia», Le Monde des 18-19 décembre 1949. «Prague : Quand
Slansky passe aux aveux», Le Monde, 22 novembre 1952.
157 Si RI U S [Hubert Beuve-Méry], «La condition du salut», Une Semaine dans le monde, 28 février
1948.
158 Par exemple, Le Monde publie, en février 1948, les mémoires de Mikolajczyk, intitulées «Le
martyre de la Pologne» et, en décembre 1949, une série sur «La vie secrète du Komintern, ou comment
j’ai perdu la foi à Moscou», par Enrique Castro Delgado, ainsi qu’une autre série, en décembre 1950,
intitulée «Deux ans derrière le rideau de fer», par Thomas Ballard. Du 6 au 19 juin 1956, Le Monde
publie, en onze épisodes, le rapport secret de Nikita Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS.
159 Voir le compte rendu du procès Kravchenko en mars et avril 1949.
160 Voir, par exemple le titre de une «Cinq cent mille chemises bleues et trente mille uniformes
noirs promettent, au pas cadencé, de suivre les mots d'ordre de Staline», qui annonce un reportage de
Georges Penchenier à Berlin, Le Monde, 30 mai 1950.
161 Par exemple, Le Monde du 2 mars 1948, dans lequel est publié, à la page une, «L’alternative»
d’Étienne Gilson. La page 2 traite des communistes de façon très critique, en page 8, le compte rendu de
l’audience du procès Kravchenko est également très dur à leur égard. À la page 2, l’article d’André
Pierre est ironique, tandis que la correspondance de Maurice Ferro depuis Washington donne encore un
autre ton. Il n’est pas possible de taxer Le Monde de sympathies envers la cause communiste quand on
examine un tel ensemble.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 81
vécue autant comme un des conflits de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest que
comme un conflit de la décolonisation1. Les interventions du Monde en faveur des
prêtres-ouvriers, ou celles hostiles à la Communauté européenne de défense (CED)
ou au maccarthysme doivent également être situées dans le cadre de la défense de
l'identité française et européenne et de la guerre froide. Face à la menace
communiste, la crainte de perdre son âme dans la fusion atlantique et les dangers du
triomphe de Y American way of life sont également menaçants. Car Hubert Beuve-
Méry se bat contre l’invasion, militaire et culturelle, de la vieille Europe par les
hordes venues de l’Est ou de l’Ouest. Cependant, l’adversaire principal reste
toujours, et sans ambiguïté, le communisme, qui joint l’horreur totalitaire 162 163 à la
volonté de domination. Mais cette position conduit parfois Hubert Beuve-Méry ou
des rédacteurs à être plus durs avec les amis américains que ne sauraient le tolérer
les partisans de l’atlantisme et de l’économie libérale.
Les lecteurs protestent peu au cours des premières années du Monde, parce qu’ils
sont encore relativement peu nombreux, et parce qu’ils semblent plutôt favorables
aux positions prises par le journal. Hubert Beuve-Méry reçoit quarante-quatre lettres
concernant des articles sur la guerre d’Indochine, entre 1946 et 1951, mais le chiffre
atteint cent trente entre 1952 et 1955 sur le même sujet. Les articles d’Etienne Gilson
suscitent cinquante et une lettres de lecteurs, qui ne sont pas toutes défavorables 164.
Mais, au sein du journal, quelques-uns protestent : René Courtin, en particulier,
relève systématiquement les expressions qui lui semblent des perfidies
antiaméricaines ou des complaisances prosoviétiques. Dès 1945, il envoie des
protestations écrites à Hubert Beuve-Méry165, sans compter les contestations orales
dont nous n’avons pas gardé la trace.
162 La décolonisation vue par Le Monde a fait l’objet de plusieurs études, outre celle de Jacques
THIBAU, op. cit., p. 147-172 et 299-328. Philippe BRAUD, L'Afrique du Nord a travers Le Monde,
thématique et rhétorique d'un discours libéral en période coloniale : Algérie (1953-1962), Tunisie et Maroc
(1953-1956), doctorat d’État en sciences politiques, université de Rennes-I, 1987. Jean-Luc DELPEYROU,
Le Monde et le conflit indochinois, septembre 1945-juillet 1954, maîtrise Institut français de presse, 1989,
Laetitia VAN EECKHOUT, Le Monde et la décolonisation, une image tiers-mondiste, DEA, université
Paris-X, 1989.
163 Plusieurs articles font état des récits concernant les camps de concentration en URSS. Voir, par
exemple, Rémy ROURE, « Les morts vivants », Le Monde du 11 novembre 1949, à la suite de l’appel de
David Rousset ; ou Raymond M1LLET, «Déportation en Russie avec «Mon ami Vassia», Le Monde, 16
décembre 1949.
164 Courrier reçu par Hubert Beuve-Méry, fonds HBM.
165 Voir les lettres de protestation de René Courtin à Hubert Beuve-Méry, datées des 14 juin 1945,22
avril 1946, 30 avril 1946,29 juin 1947,23 août 1947, pâques 1948,24 août 1948,27 septembre 1949. Fonds
HBM.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 82
166 Christian Funck-Bretano, qualifié de «directeur» (sic) du journal Le Monde est élu le 6 août
1946, membre du Conseil national de l’Union gaulliste pour la IVe République’, fondée par René
Capitant après le discours de Bayeux.
167 En 1924, lorsque Charles de Gaulle publie La Discorde,chez l’ennemi, il est le premier
journaliste à rendre compte du livre dans Le Temps, en termes fort élogieux.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 83
« En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit,
d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. Il ne se rend pas. C’est tout ce qu’on
lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il
vienne, et quel que soit son parti. Je le hais d’autant plus que par les jeux des
partis politiques il prétendait s’apparenter à moi. [...] Celui qui ne rend pas une
place peut être tant républicain qu’il voudra et tant laïque qu’il voudra. J’accorde
même qu’il soit libre-penseur. Il n’en sera pas moins petit-cousin de Jeanne
d’Arc. Et celui qui rend une place ne sera jamais qu’un salaud, quand même il
serait marguillier de sa paroisse. Et quand même il aurait toutes les vertus. Et puis
on s’en fout de ses vertus. Ce qu’on demande à l’homme de guerre, ce n’est pas
des vertus168 169. »
168 Voir Jean LACOUTURE, «Les conceptions politiques de Charles de Gaulle», in Cahiers de la
Fondation Charles de Gaulle, n° 4, 1997, « La genèse du RPF », p. 17.
169 Charles PÉGUY, L'Argent suivi de L'Argent, suite, Gallimard, 1932
UN PROJET RÉDACTIONNEL 84
170 Qui n’empêche pas Le Monde d’accueillir des pleines pages de publicité de l’OTAN ; par
exemple le 4 mai 1955.
171 Voir les discours du Ie’ avril 1942 et du 20 avril 1943.
172 Voir Odile RUDELLE, «L’année 1946, les stratégies d’intervention du général de Gaulle», in
Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle, n° 4, 1997, «La genèse du RPF» p. 189.
173 Voir Odile RUDELLE, op. cit., p. 195.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 85
ou qu’il fût nommé président du Conseil par Vincent Auriol, à la tête d’une vaste
coalition républicaine anticommuniste1. Toutefois, l’éditorialiste ne manque pas de
relever que le général de Gaulle lui-même se refuse à une telle éventualité.
C’est alors que la création du RPF bouleverse le jeu démocratique et
parlementaire de la IVe République. Le Monde, des le discours de Bruneval (30
mars 1947) et encore plus apres celui de Strasbourg (7 avril 1947), se demande, par
la plume de son éditorialiste Rémy Roure et par celle de Jacques Fauvet,
chroniqueur politique, quelle est la véritable nature du RPF. Est-on en présence
d’un parti ordinaire ou d’un rassemblement d’une autre nature ?
En dépit des convictions de Rémy Roure, qui maintient une confiance sans
bornes dans la personnalité du général de Gaulle, on sent percer chez
l’éditorialiste une méfiance à l’égard du Rassemblement.
Les ambiguïtés du Rassemblement conduisent Le Monde à poser l’alternative :
le RPF est-il un parti ou un groupe au-dessus des partis ? Dans le premier cas, il
doit se situer dans une dynamique parlementaire, sauf à être
177 «Le général de Gaulle pourrait être appelé dès maintenant par le président de la République
pour former un gouvernement...» : Rémy ROÜRE, «La loi inviolable» Le Monde, 29 octobre 1947.
178 Rémy ROURE, «Les partis et l’État », Le Monde, 9 avril 1947.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 87
La question de l’entourage
Les préventions du quotidien de la rue des Italiens sont renforcées, dès les
discours fondateurs de Bruneval et de Strasbourg, par certains des hommes qui
entourent le général de Gaulle. La présence de personnalités issues de l’armée et qui
se situent en dehors du champ parlementaire, en
UN PROJET RÉDACTIONNEL 88
179 Voir Jean-Paul THOMAS, «Le Parti social français» in Cahiers de la Fondation Charles de
Gaulle, n°4, 1997, «La genèse du RPF», p. 39.
180 Par exemple, l’article de Rémy ROURE, «Une solution raisonnable», dans Le Monde du 16-17
novembre 1947 : « Que le RPF lui-même n’ait pas su se garder de l’envahissement d’anciens
collaborateurs dont la haine pour le premier Résistant de France est à peine voilée, qu’il contienne en
son sein des aventuriers, d’éternels mécontents ou des hommes à la recherche de profits immédiats,
cela n’est guère contestable. Mais il est impossible de nier qu’il porte en lui l’espoir d’un renouveau. »
181 «Devant moi, j’avais le peuple qui, par mille signes émouvants, me témoignait sa sympathie.
Mais tout ce qui, dans la nation, se trouvait organisé ni était, en réalité, hostile, dès lors qu’il s’agissait
de bâtir les institutions. Les séparatistes d’abord, me tenaient évidemment pour l’adversaire numéro un.
Il en était de même de ceux-là qui, ayant jusqu’au bout persévéré dans l’erreur de Vichy, ne me
pardonnaient pas la Victoire. Mais, en outre, les partis, la presse, les affaires, les syndicats, etc., étaient,
dans leur ensemble, ouvertement ou secrètement opposés à ce que je projetais de faire », Charles de
Gaulle, discours prononcé au vélodrome d’hiver, 11 février 1950.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 89
185 Rémy ROURE, «Une expérience», Le Monde, 6 janvier 1948, à propos de l’associa tion
capital-travail prônée dans le discours de Saint-Étienne.
186 Rémy ROURE, «La sagesse politique», Le Monde, 20 avril 1948.
187 Ibid.
188 Rémy ROURE, « Après le premier tour», Le Monde, 22 mars 1949.
189 Jacques FAUVET, «Les grandes tendances», Le Monde, 29 mars 1949.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 91
«Le seul pronostic que l’on peut risquer c’est que, comme les autres,
l’Assemblée évoluera de la gauche à la droite. La précédente avait commencé par
un gouvernement socialiste avec les communistes et sans les modérés.
190 Rémy ROURE, « Vox populi», Le Monde, 19 juin 1951. C’est à partir de ce moment que Rémy
Roure arrête de rédiger des éditoriaux sur le RPE
191 Jacques FAUVET, «Les groupes du centre ont offert une résistance certaine à la pression des deux
oppositions », Le Monde, 19 juin 1951.
1. Jacques FAUVET, « La prochaine Assemblée disposera de majorités de rechange », Le Monde,
22 juin 1951.
UN PROJET RÉDACTIONNEL 92
Elle s’est achevée par un ministère radical, sans les communistes mais avec les
modérés. La nouvelle législature peut suivre une évolution comparable. Les
socialistes y jouent le rôle de l’extrême gauche et les gaullistes celui des modérés.
Tout dépend de la manière dont les groupes réussiront à s’entendre durablement sur
la solution à donner aux grands problèmes économiques *.»
Tout est dit, il n’y a plus qu’à attendre que la combinaison se mette en place,
après un temps de latence qui peut être utilisé par les leaders modérés pour
convaincre les députés RPF de les rejoindre, en dépit des pressions que le général
de Gaulle ne manquera pas d’exercer sur eux. Toutefois, tant que le général de
Gaulle s’obstine à marquer sa différence, le RPF reste dans l’opposition, ce qui
autorise les socialistes à soutenir le gouvernement.
scrutin sur la question de confiance clarifie les alliances et éclaire sur la nature du
RPF. Jacques Fauvet résume ainsi la question :
«Le mouvement vers la droite [aux élections de juin 1951] était camouflé par le
succès du RPF, qui, bien que ne voulant pas sc situer à droite, avait pratiquement
recueilli, surtout en province, un grand nombre de voix de droite. Faire réapparaître sous
les traits du gaullisme le fonds de conservatisme de ses électeurs, et donc de scs élus, tel
a été le premier résultat de l’expérience Pinay. Ce que le Rassemblement a pu empêcher
dans les premiers mois parce qu'il était près de l’élection et qu’il s’agissait de présidents
du conseil siégeant à gauche et soutenus par les socialistes, il n’a pu l’éviter lorsque le
premier président du conseil modéré s’est offert à l’investiture puis à la confiance de
[’Assemblée. En lui se sont reconnus bientôt trente, puis quarante députés gaullistes.
Combien demain si l’expérience continue et surtout si elle réussit ?
Le RPF, qui a pu apprécier jadis les avantages d’un “rassemblement”, en éprouve
aujourd’hui les faiblesses. La plupart des autres partis ont, eux aussi, une gauche, une
droite et un centre. Mais le RPF était peut-être, en raison de sa nouveauté, d’une nature
plus fragile que les autres. En lui cohabitent des hommes venus à la politique par le
gaullisme, et qui ne sont que RPF, et des hommes dont on pourrait dire qu’ils sont venus
au gaullisme par la politique et qui, ceux-là, étaient auparavant PRL ou RGR, le sont
demeurés ou le redeviennent. Si le RPF avait accédé au pouvoir, ses contradictions
auraient pu se résoudre. Dans l’opposition, elles ne pouvaient qu’éclater, et d’autant plus
que le général de Gaulle n’était pas présent à la tête de ses élus L »
À partir d’avril 1952, la crise du RPF est manifeste, et les jours du parti gaulliste
sont comptés. Le Monde traite cette affaire sous l’angle classique de la vie politique
parlementaire. Il fait état des manifestes, lettres ou déclarations, des dissidents, des
fidèles et du général de Gaulle lui- même. En juillet 1952, le journal invente même
pour l’occasion une formule rédactionnelle nouvelle qui est appelée à un grand
succès, les «Libres opinions», afin de donner la parole aux différentes sensibilités
gaullistes et à leurs contradicteurs193 194.
193 Jacques FAUVET, «L’expérience Pinay met à l’épreuve l’unité du groupe RPF», Le Monde, 10
avril 1952.
194 Les premières « Libres opinions » paraissent dans Le Monde du 4 juillet 1952. André Stibio, sous le
titre «Quand l’espérance devient l’expérience», y traite de la crise du RPF. Le Monde donne ensuite la parole
sur les problèmes du RPF à Claude BOURDET, «Le gaullisme au carrefour», Le Monde, 10 juillet 1952, à
André STIBIO, «Lignes de force du gaullisme», Le Monde, 15 octobre 1952, à Étienne BORNE, «Sur le
troisième gaullisme », Le Monde, 20 novembre 1952, à Louis TERRENOIRE, « Il n’y a qu’un gaullisme
toujours actuel », Le Monde, 27 novembre 1952, à Étienne BORNE, « Chances et malchances d’un
regroupement», Le Monde, 31 décembre 1952, à André STIBIO, «Payer le prix du
UN PROJET RÉDACTIONNEL 94
Le temps, Antoine Pinay et les sirènes parlementaires ayant fait leur œuvre, il
ne reste plus qu’à achever politiquement le RPF et à renvoyer le général de
Gaulle dans ses foyers. Le Monde participe à l’opération, en étalant les divisions
du parti gaulliste et en pointant les contradictions de ses doctrinaires ou de ses
thuriféraires1. La crise ministérielle qui suit la démission d’Antoine Pinay, le 23
décembre 1952, est l’occasion de placer le RPF face à scs contradictions. Jacques
Soustclle, pressenti par Vincent Auriol, fait la une du journal quatre jours de
suite195 196 197, mais il doit rapidement abandonner l’idée de diriger le
gouvernement. Finalement, c’est René Mayer qui emporte l’adhésion du groupe
RPF198, associé pour l’occasion aux radicaux, à l’Union démocratique et sociale
de la Résistance (UDSR), au MRP et aux indépendants et paysans.
Dès le 23 janvier 1953, Raymond Barrillon dresse la nécrologie du RPF199,
quelques mois avant que le général de Gaulle rende leur liberté aux
parlementaires gaullistes, le 6 mai 1953, après l’échec électoral subi par le
Rassemblement aux élections municipales des 26 avril et 3 mai 1953. Le général
de Gaulle, retiré à Colombey, quitte provisoirement la vie politique, pour revenir
cinq ans plus tard. Mais, entre-temps, Le Monde a connu une transformation
majeure, tant au niveau de l’entreprise qu’au niveau de la rédaction.
regroupement», Le Monde, 6 janvier 1953, enfin à Louis VALLON, «La montre est-elle arrêtée ? »,
Le Monde, 21 novembre 1953.
196 Parfois de manière très ironique, voir par exemple l’article de Jacques FAÜVET titré «M.
Capitant réconcilie Marx et de Gaulle», Le Monde, 12 novembre 1952.
197 Le Monde des 26,27,28-29 et 30 décembre 1952.
198 Sur les 32 ARS et les 85 RPF, seul Louis Vallon a voté contre l’investiture de René Mayer.
199 «De l’opposition intransigeante de 1947 au “soutien vigilant” de 1953 », Le Monde, 23
janvier 1953.
La crise de 1951 unifie la rédaction
et l’entreprise autour de leur patron
René Courtin1
«La vérité c’est que la crise a eu pour origine les désaccords politiques entre M.
BM [Hubert Beuve-Méry] et MM. C [René Courtin] et FB [Christian Funck-
Brentano] ; que M. BM y a résisté jusqu’au jour où Courtin a porté la discussion sur
la place publique ; que M. BM en tant que gérant, s’inquiétait de l’anéantissement
progressif de la marge d’exploitation ; qu’il était hanté par la déconfiture récente de
certains journaux de Paris ; qu’il ne voulait pas être le fossoyeur du Monde abattu
sous les coups de Courtin et consorts ; qu’il a subi à cette époque une crise
personnelle de lassitude physique et de découragement.
Que J. Dupraz a profité de cette crise pour s’introduire dans la direction vacante
d’un journal et l’annexer à sa “famille spirituelle”, mais qu’il a vite compris qu’il n’y
arriverait pas et que par ailleurs, sa qualité de membre important d’un parti politique
[le MRP] donnerait au journal un caractère politique qui lui enlèverait l’audience de
la majorité de ses lecteurs.
Que la pression des amis de M. BM, l’émotion des lecteurs et l’action de
203 Sur René Courtin, consulter son recueil d’articles, Pour les autres et pour soi, Montpellier,
1965. René COURTIN [comité général d’études], Rapport sur la politique économique d’après-guerre,
Alger, Éditions Combat, 1944; Revue d’économie politique, numéro spécial René Courtin, novembre-
décembre 1964 ; Jean-Michel ROUSSEAU, René Courtin, l'homme, la pensée, l’action, thèse pour le
doctorat en sciences économiques, 1967. Diane DE BELLECIZE, Le Comité général d’études de la
Résistance, thèse, université de Paris U, 1974.
LA CRISE DE 1951 97
la Rédaction l’ont décidé à demeurer à son poste, que du jour où il eut pris cette décision, il n’y
eut plus qu’une suite de petites manœuvres juridiques pour amener l’assemblée à proroger ses
pouvoirs1. »
204 Note manuscrite d’André Catrice, datée novembre 1960, destinée à Abel Chatelain, à l’occasion de la
relecture du manuscrit du livre de celui-ci, Le Monde et ses lecteurs. Archives administratives du Monde.
205 René Courtin a écrit 45 articles en 1945,55 en 1946,48 en 1947,53 en 1948 et 26 en 1949.
1. Lettre d’Hubert Beuve-Méry adressée à René Courtin, le 14 novembre 1949 dont copie a été
communiquée aux associés en annexe d’une lettre que leur adresse H h rt Beuve-Méry, le 9 janvier 1950.
Ue
LA CRISE DE 1951 98
Sur le fond et notamment sur le modus vivendi dont vous parlez ie croyais metre
expliqué clairement. Il y a toujours eu entre nous certaines divergences d’opinions.
Depuis près de cinq ans nous nous sommes fait de mutuelles concessions qui,
naturellement, nous coûtaient beaucoup à l’un et à l’autre, mais nous estimions que
notre bonne entente et l’intérêt du journal méritaient bien ces sacrifices. Si nous
n’arrivons plus à maintenir ce régime je vois assez mal l'utilité d’un nouveau comité de
direction dont vous ne précisez ni la composition, ni les attributions et qui ne pourrait,
en tout cas, assumer légalement la responsabilité du journal. La difficulté serait déplacée
mais non résolue. Il s’agirait toujours, en définitive, que nous tombions d’accord vous et
moi.
J’ai toujours attaché, vous le savez, un grand prix à cet accord et cest pourquoi
j’accepte très volontiers toute rencontre amicale que vous pourriez souhaiter, soit avec
nos associés, soit, à défaut de Teitgen, avec d autres amis
communs. Peut-être trouverions-nous là une solution.
En revanche, si vous décidiez de placer notre différend sur le plan institutionnel et
légal, il faudrait se référer à nos statuts pour procéder régulièrement. Au terme de
l’article 21, c’est à vous et aux porteurs de parts formant le quorum qu’il appartiendrait
de convoquer l’assemblée générale extraordinaire, 1 ordre
du jour de celle-ci étant arrêté suivant les dispositions légales.
Je comprends que tout cela vous ennuie. Cela m’est à moi infiniment pénible.
D’autant plus qu’il est trop aisé de prévoir comment évolue presque fatalement ce genre
de querelle. Amicale au début, puis simplement courtoise, la controverse prend bientôt
un ton plus ou moins vif. Des échos parviennent au dehors. Quand une galerie s’est
formée avec des supporters de part et d’autre l’amour-propre s’en mêle inévitablement.
La discussion tourne alors au combat pour la joie ou l’écœurement des spectateurs. Si,
par malheur, nous commettions la faute d’en arriver là, ce serait au profit de tout ce que,
ensemble,
nous détestons le plus.
Bien amicalement à vous L »
disparaissent donc de la manchette du journal, à partir du 1er janvier 1950, selon leur
propre volonté. Le comité de direction, mis en place à la Libération, est considéré
comme dissous1. Cependant, René Courtin entreprend d’exposer la situation aux
associés, dans une note du 3 janvier 1950, puis au public, dans un résumé de cette
note publié le 7 janvier :
207 Ce qui donne lieu à un savoureux échange de lettres entre Hubert Beuve-Méry et Christian
Funck-Brentano. Celui-ci se trouve privé des honoraires qu’il percevait en tant que membre du comité de
direction, alors qu’il ne s’occupait pas du journal. Cependant, il souhaite continuer à percevoir des
honoraires.
1. AG du 7 avril 1951.
LA CRISE DE 1951 100
fermeté les termes de sa lettre du 6 août 1951 adressée à tous les actionnaires de la
SARL Le Monde.
Le meilleur moyen de garantir cette indépendance et cette continuité lui paraît de
donner une forme juridique à sa volonté de voir consacrer son droit à la copropriété du
journal ; en conséquence, la rédaction demande qu’une commission d’étude, au sein île
laquelle elle serait représentée, soit constituée pour préparer un projet de transformation
de la SARL Le Monde qui concrétiserait matériellement la participation de la rédaction
à la propriété et à la direction du journal, dans l’esprit qui a présidé à la fondation de
celui-ci [...] »
214 La pétition de la rédaction, datée du 12 septembre 1951, est signée par 51 rédacteurs : André
Ballet, Henri Pierre, Jacques Fauvct, René Puissesseau, Christine de Rivoyre, Pierre Drouin, Henri Fesquet,
Edmond Delage, Bernard Lauzanne, René Robert, Jacques Guérit, François Depret, Angel Marvaud,
Claude Julien, Jean Wetz, Joseph Cartel, André Pierre, Robert Gauthier, Édouard Sablier, Louis Zimmerlin,
Émile l Jenriot, Jean Houdart, Lormel, Robert Kemp, René Dumesnil, Marcel Tardy, André Chénebenoit,
Rémy Roure, Jean Créach, Jean Schwœbel, Bertrand Poirot-Delpech, Jean Lahitte, Jean Planchais, André
Fontaine, Jacques Fontaine, Daniel Clavaud, Roland Delcour, Henry Magnan, Cadot, Jean- Marc
Théolleyre, et, par procuration, Olivier Merlin, Robert Guillain, Georges Penchenier, Maurice Ferro, Alain
Clément, Raymond Barrillon, Duthiel, Pierre Junqua, André Sévry, Claude Bossière et Jean Knecht. Parmi
les rédacteurs qui n’ont pas signé, on remarque deux anciens du Tewpj, Étienne Aussillous et René Lauret
et deux correspondants ou reporters qui n’ont, sans doute, pas été joints à temps, Jean d’Hospital et Charles
Favrel. Le courriériste littéraire, Robert Coiplet, qui avait été à Lyon le censeur du Temps, refuse de signer
la pétition.
215 CE du 11 septembre 1951.
216 Consultation juridique d’André Joly, datée du 8 septembre 1951.
217 Lettre d’Hubert Beuve-Méry aux associés, le 10 septembre 1951.
LA CRISE DE 1951 104
218 L’article 2 de la loi du 28 février 1947, est surnommé « lex brissonis », car il avait été adopté pour
empêcher que la propriétaire du Figaro, Yvonne Cotnareanu, puisse imposer sa tutelle au directeur du
journal, Pierre Brisson.
219 AG des 13 et 14 septembre 1951.
220 AG des 12 et 13 décembre 1951.
LA CRISE DE 1951 105
par une coterie. Des lecteurs également interviennent, en constituant une éphémère
Fédération des comités de lecteurs du journal Le Monde, dont Hubert Beuve-Méry
refuse la pérennisation, car il considère que jamais une assemblée de lecteurs ne
saurait influer sur la ligne du journal, sauf à faire sombrer celui-ci dans la pire des
démagogies.
Le résultat de cette crise de 1951, voulue par René Courtin et finalement
favorable à Hubert Beuve-Méry, fut de renforcer l’autorité du fondateur, qui, à partir
de ce jour, régna sans partage sur le quotidien. Mais cette crise révéla également le
contre-pouvoir des associés, qui pourra servir à l'occasion. Enfin, la crise de 1951
créa un nouveau centre de décision, la Société des rédacteurs du Monde, faible
encore, mais qui se renforcera lentement par une guerre d’usure incessante contre les
gérants, quels qu’ils soient. Finalement, la crise déclenchée par René Courtin, libéral
proaméricain, aboutit à l’affaiblissement de son propre camp1 et prépare la montée
en puissance du « soviet » de la rue des Italiens.
La Société des rédacteurs du Monde, dont le principe est accepté lors de
l’assemblée générale des porteurs de parts des 13 et 14 septembre, est constituée, le
27 octobre 1951221 222 223, par acte reçu par maître Blanchet, notaire à Paris, le 13
novembre 1951La société anonyme à capital variable, la Société des rédacteurs du
Monde (SRM), au capital de 570 000 francs, souscrit par cinquante-sept
rédacteurs224, divisé en quatre-vingt-quinze actions
221 Avant l’augmentation de capital de décembre 1951, René Courtin et ses anus Pierre Fromont et
Jean Vignal détenaient 25 % des parts sociales (50 sur un total de 200). Avec l’appoint d’un seul allié (par
exemple Gérard de Broissia ou Jean Schlœsing) ils pouvaient bloquer toutes les décisions importantes. À
partir de décembre 1951, ils ne détiennent plus que 17,85 % des voix, ce qui les réduit à l’impuissance.
Ainsi, René Courtin, jusqu en 1957, vote contre la plupart des décisions de l’assemblée générale, sans
conséquence pour la direction de la SARL. A partir de 1958, René Courtin s’abstient de voter à chaque
assemblée générale. Il justifie son changement d’attitude dans une lettre, datée du 22 avril 1958, adressée à
Hubert Beuve-Méry, dans laquelle se développe son délire anticommuniste : «Le Monde n’a plus la
position délibérément corrosive qu’il avait il y a quelques années et qui me contraignait à un vote
d’opposition. J’enregistre le fait avec satisfaction. [...] Cependant, dans les perspectives d’un
gouvernement de Front populaire, [...] ou, si le général de Gaulle, revenant au pouvoir, tentait de
s’appuyer sur la Russie. [...] J’ai l’impression que, sur le problème majeur de notre temps, la solidarité des
Nations libres de l’Occident Le Monde n’est pas sûr. Mon abstention exprime cette inquiétude. » Fonds
HBM.
222 Roger MENNEVÉE, «La bataille autour du journal Le Monde», Les Documents politiques,
diplomatiques et financiers, septembre, octobre, novembre, décembre 1951 et janvier 1952.
223 Les Petites Affiches, bulletin d’annonces légales, du 8 janvier 1952.
224 Au 31 décembre 1951, Le Monde compte 59 rédacteurs parisiens, 7 correspondants à l’étranger et 4 sténos
de presse, soit, au total, 70 rédacteurs. Les rédacteurs ayant moins d’un
LA CRISE DE 1951 106
an d'ancienneté ne peuvent pas être actionnaires de la Société des rédacteurs du Monde*, les rédacteurs
ayant plus de cinq ans d’ancienneté, entrés au journal avant novembre 1946, peuvent souscrire deux parts
(Les Petites Affiches du 8 janvier 1952 et AG du 29 mars 1952).
226 En francs déflatés (INSEE), Faction vaut environ 770 francs de 2001 ou 120 euros. Toutefois, en
pouvoir d’achat, la part de la SRM vaut beaucoup plus : l’exemplaire du quotidien est au prix de 18 francs
depuis le 3 octobre 1951. L’action représente donc le prix de 330 exemplaires du Monde. L’abonnement en
France, pour une durée de six mois est à 2 000 francs. Elle correspond à 70 heures de travail payé au SMIG.
Le traitement mensuel brut moyen des rédacteurs parisiens (hors correspondants et hors pigistes extérieurs)
était en 1951 de 56 800 francs, ce qui valorise Faction de la Société des rédacteurs à sa fondation à environ
10 % du salaire mensuel moyen des rédacteurs. En 1951, le prix de Faction de la Société des rédacteurs du
Monde est donc élevé.
227 L’assemblée générale du 25 mars 1950 avait adopté une augmentation du capital, sans modification
de la répartition des associés. Le nominal de la part était passé de 1 000 francs à 5 000 francs, et le capital
total de 200 000 francs à 1000000 de francs, par incorporation de réserves (AG du 25 mars 1950, Les
Petites Affiches du 10 avril 1950).
228 AG des 12 et 13 décembre 1951. L’augmentation de capital est acceptée par huit associés, dont
René Courtin, qui possèdent ensemble 175 parts; seul Jean Schlœsing, possédant 25 parts, refuse cette
modification du capital de la SARL.
229 Dès 1950, à la suite du conflit avec René Courtin, mais avant l’éclatement de la crise de 1951,
Hubert Beuve-Méry engage une réflexion juridique sur les modalités d’une participation des rédacteurs au
capital de la SARL. Dans le fonds Hubert Beuve-Méry des Archives historiques de la FNSP, se trouvent
plusieurs témoignages de cette réflexion : une lettre de Fernand Terrou, du Service de la presse à la
Présidence du Conseil, daté 1950, sur les coopératives et les sociétés anonymes à participation ouvrière; un
rapport, daté du 10 mai 1950, sur les statuts du Courrier Picard ; un rapport d’André Joly, daté du 1er
février 1952 sur les sociétés anonymes à participation ouvrière, et un autre rapport d’André Joly, daté 1951,
sur les sociétés anonymes à capital variable.
LA CRISE DE 1951 107
14 septembre 1951. Le nouveau gérant réalise que l’action de René Courtin met le
journal en péril, que Joannès Dupraz ne sera jamais directeur et que Hubert Beuve-Méry
est seul apte à diriger et à développer Le Monde. Il se place aux côtés de celui-ci durant
la crise de 1951. Dix-huit ans plus tard, en quittant Le Monde, André Catrice raconte
comment il a vécu cette période :
«[...] Associé au Monde depuis sa constitution, c’est en 1951 que je suis entré
dans l'entreprise avec la charge et les responsabilités de gérant, les partageant avec
Monsieur Beuve-Méry.
Je ne l’avais pas cherché, je ne l’avais pas désiré, je ne l’avais même pas rêvé, et
il a fallu un singulier concours de circonstances pour qu’on me décide à accepter
l’incroyable mission d’assurer la survie du Monde.
Permettez-moi de vous rappeler, cher cogérant et ami, avec quel navrement
j’étais allé vous voir en août 1951, dès le reçu de votre lettre de démission, pour vous
supplier de la reprendre et vous assurer de mon appui. Et ce n’est que devant votre
refus obstiné de continuer votre tâche dans des conditions que vous estimiez
insupportables que j’ai accepté d’assurer la continuité de la société, avec l’espoir de
mettre à profit le préavis statutaire pour faire la preuve que Le Monde devait survivre
et qu’il ne pouvait se concevoir sans vous.
Mon optimisme naturel m’avait bien conseillé. Les difficiles cheminements
diplomatiques de cet été 1951 aboutirent, avec l’appui efficace et définitif de la
rédaction, à ce résultat dont nous nous sommes vivement réjouis : vous êtes resté le
directeur du Monde.
Dans cette aventure, j’ai perdu des amitiés. Certains qui croyaient s’être
débarrassés de vous m’ont gardé rancune d’avoir contribué à vous remettre en place.
D’autres, bien mal informés, m’ont reproché d’avoir tenté de vous remplacer. Je
garde néanmoins un souvenir serein de ces jours de tumulte, fort de l’approbation de
quelques vrais amis, qui étaient aussi les vôtres.
[...] J’ai perdu des amitiés, mais j’en ai gagné d’autres, et parmi celles-ci, je
m’honore de pouvoir compter la vôtre. Cela n’a pas été le coup de foudre, car vous
êtes aussi réticent à accorder votre confiance que fidèle à la garder. Mais vous avez
été vite convaincu que je ne traînais dans mon sillage ni politiciens avides ni
capitalistes gloutons. Je crois aussi que vous avez été sensible au soin que je prenais
de remplir avec scrupule le contrat sur lequel nous avions basé notre collaboration et
selon lequel je devais vous décharger du souci de l’administration de l’entreprise
sans intervenir dans la rédaction du journal. Je dois dire que cela me fut facile car
aucun conflit ne nous a jamais vraiment opposés233.»
233 Discours d’André Catrice lors du repas donné à l’occasion de son départ en retraite, le 28 mars 1969.
Archives administratives du Monde.
LA CRISE DE 1951 109
« qu’il collabore depuis trois mois avec M. Beuve-Méry sans qu’il se soit élevé entre
eux la moindre difficulté. Il n’approuve pas pour autant toutes ses positions politiques,
mais il estime que la présence de M. Beuve- Méry à la direction du journal présente
beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients». À la fin de la crise, Hubert Beuve-
Méry demande à André Catrice de rester à scs côtés pour assurer la gestion du journal.
Fidèle au directeur de publication, le nouveau gérant assure les fonctions de directeur
administratif jusqu'à sa retraite, le 31 mars 1969. Gestionnaire froid et rigoureux, d’une
grande prudence dans les investissements et les placements, André Catrice s’accorde
facilement avec le directeur du quotidien. Alignant inlassablement les chiffres de sa fine
écriture, affichant peu sa sensibilité, il était apprécié de ses collaborateurs. André
Catrice, cependant, reste un gérant en second, en dépit de l’égalité légale qui règne
théoriquement entre les gérants.
L’INDÉPENDANCE EN QUESTION
234 La lettre de démission de Rémy Roure est publiée dans Le Monde du 13 mai 1952
LA CRISE DE 1951 110
235 Le Monde, 8 août 1945. Le chroniqueur scientifique du Monde ne sait pas exactement ce qui s’est passé
à Hiroshima. Son article est titré : « Que peut être la bombe atomique ? ». Dans les jours suivants, il peut
rectifier et expliquer car l’armée américaine a donné des renseignements plus précis.
236 Le Monde, 28 juin 1950.
LA CRISE DE 1951 111
242 Le Monde, 10 mai 1952. Le faux rapport, présenté par le rédacteur en chef, André Chénebenoit, en
première page, sur trois colonnes, occupait intégralement la page 3 du quotidien.
243 Le Monde, 1er mars 1951.
244 Le faux «rapport Fechteler » était fabriqué à partir d’un article du commander Antony Talrico, publié
en septembre 1950 dans une revue de stratégie, United States Naval Institute Proceedings.
245 Le Monde, 7 juillet 1967.
LA CRISE DE 1951 113
obligé au départ, au moins atteint dans sa réputation professionnelle 1.» C’était faire
beaucoup d’honneur au quotidien de la rue des Italiens et, surtout, lui prêter une
influence qu’il ne pouvait exercer; mais nous reviendrons sur cette question de
l'influence du Monde.
La publication de ce faux rapport par le quotidien entraîna, outre la publication, le 13
mai 1952, d’un communiqué accusateur par René Courtin, Jean Vignal et Pierre
Fromont, la démission immédiate de Rémy Roure puis, indirectement et tardivement,
celle de Maurice Ferro, en 1953 246 247. Enfin, cette publication déclencha une crise au
sein de la rédaction du Monde. Hubert Beuve-Méry y fait allusion dans l’article qu’il
consacre au «rapport» : «Quels sont à ce jour les résultats connus? D’abord une
explosion dont la force et l’ampleur seraient inexplicables sans l’acharnement que l’on a
mis çà et là à vouloir la retourner contre Le Monde. Il n’est pas étonnant que dans ces
conditions le contrecoup en ait été durement ressenti au sein de la rédaction du Monde
elle-même. C’est là probablement pour l’instant le résultat le plus fâcheux 248 ». Rémy
Roure, qui était membre du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du
Monde, se demande si celle-ci ne pourrait pas être consultée sur l’orientation du journal
: « Il y a quelques mois avait été fondée une Société des rédacteurs du Monde dont les
attributions n’ont rien de matériel, mais dont les responsabilités morales sont
importantes. Cette association symbolise en quelque sorte l’esprit d’équipe que vous
souhaitiez donner à la rédaction. Une commission la représentait, dont j’ai l’honneur de
faire partie. Il m’a paru que cette fois une occasion sérieuse s’offrait, avec ce “document
Fechteler”, pour utiliser dans une consultation commune cette collaboration et cette
cohésion morales. Il n’en a rien été... » Hubert Beuve- Méry lui répond, sèchement, «
que le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde n’est pas et ne
peut pas être en tant que tel habilité à diriger le journal249 ».
Lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, réunie en
urgence le 20 mai 1952, André Chênebenoit démissionne de la
246 Jacques THIBAU, Le Monde, op. dt.t p. 254 de l’édition de 1978 et p. 215-216 de l’édition de 1996.
247 Lettre publiée dans Le Monde des 25-26 janvier 1953. Maurice Ferro, correspondant aux États-Unis,
était déchiré entre ses sympathies pro-américaines et les réticences du Monde. Il démissionne alors que le
maccarthysme est à son plus haut niveau et que se prépare l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg.
248 Hubert BEUVE-MÉRY, «Précisions», Le Monde, 20 mai 1952.
249 Le Monde du 13 mai 1953 publie la lettre de Rémy Roure et le commentaire d’Hubert Beuve-Méry.
LA CRISE DE 1951 114
présidence de la Société, parce qu’il considère qu’il a failli dans sa mission de gardien
de l’information vérifiée et authentique. Jean Schwœbel lui succède. L’assemblée
générale charge une commission 250 d’études de faire des propositions en vue de la
création d’un comité des rédacteurs. Celui- ci est élu, par l’assemblée générale de la
rédaction, le 13 juin 1952. Le comité des rédacteurs, composé d'André Pierre, Jacques
Fauvet, Olivier Merlin, Robert Guillain et Jean Schwœbel, se réunit, en 1952 et 1953,
presque chaque mois avec la direction, afin d’émettre des propositions concernant la
rédaction du Monde et l’orientation du journal. Cependant, Hubert Beuve-Méry laisse
peu de latitude à ce comité qui disparaît faute de débats et de réunions.
Cette affaire Fechteler fut, un temps, désastreuse pour l’image de marque du journal
auprès d’une partie de son public. D’une part les confrères, L’Aurore de Robert
Lazurick et Le Figaro de Pierre Brisson en particulier, suivis par toute la presse de droite
ou d’extrême droite, mais également par Le Populaire, organe de la SFIO, s’emparent de
l’affaire pour régler quelques comptes avec le journal du «neutralisme ». D’autre part, le
recul de la diffusion durant les années 1952-1955, spécialement la chute en 1952 de 6 %
par rapport à l’année précédente, peut en partie être attribué aux conséquences, en terme
d’image, de la publication du faux rapport Fechteler. Le courrier adressé par les lecteurs
à Hubert Beuve-Méry est symptomatique à cet égard : le directeur du Monde a reçu, en
deux ans, cinquante et une lettres qui concernaient Etienne Gilson et le neutralisme,
mais il reçoit, en deux mois, cent soixante-deux lettres après la publication du faux
rapport Fechteler, ce qui signifie que l’émotion fut grande chez les lecteurs. Enfin, la
publication du faux rapport Fechteler favorisa le lancement de pamphlets qui
cherchaient à ternir l’image du Monde.
Des pamphlets
250 Composée de Jacques Fauvet, Marcel Tardy, Robert Guillain, Pierre Drouin et Jean Schwœbel.
LA CRISE DE 1951 115
format plus réduit. Les seuls articles de presse recensés par la documentation du journal,
qui, hélas, ne prétend pas à l’exhaustivité, sont contenus dans plusieurs boîtes
d’archives. La consultation en est finalement monotone, tant reviennent en permanence
les mêmes accusations et les mêmes griefs.
Pour l'extrême gauche, le Parti communiste en premier mais également les
différentes mouvances anticapitalistes, Le Monde demeure le successeur du Temps 1. Il
reste l’organe du Comité des forges, du grand patronat, de la haute banque et du
gouvernement : «Le Monde, copie fidèle du Temps, l’ancien journal du Comité des
forges », affirme LHumanité dès le 27 décembre 1944. Quand le journal se fait critique,
c’est uniquement afin de cacher sa collusion objective avec la bourgeoisie pour mieux
tromper la classe ouvrière. Ainsi, Roger Garaudy revient à la charge dans L’Humanité
du 16 mai 1951 : «Jaurès disait autrefois du Temps “c’est la bourgeoisie faite journal”.
À la Libération, Le Monde a succédé au Temps sans en changer le caractère. Le Monde
n’est pas le journal d’un parti, c’est le journal d’une classe, le journal de la classe de la
grande bourgeoisie capitaliste. » Au cours des années, la même thématique perdure, à
peine édulcorée lorsque Le Monde critique les États-Unis, ou, plus tard, lorsqu’il
soutient l’union de la gauche. Il apparaît alors comme l’organe de la « bourgeoisie
éclairée » que l’on peut consulter tout en restant méfiant à son égard. Par exemple : « Ce
que nous mettons en cause c’est la tromperie sur la qualité de la marchandise. Le Monde
n’est pas l’organe d’informations impartiales qu’on nous présente. Il se trouve au
Monde des journalistes qui font leur métier correctement et souvent avec talent. Mais il
s’y trouve aussi une direction exprimant des intérêts différents de ceux de la classe
ouvrière et du peuple de France et qui impose son orientation générale au journal, tout
en s’efforçant de ménager toutes les clientèles, celle de gauche y compris. Le Monde est
bien en cela dans la ligne de son prédécesseur Le Temps : un journal de bon ton
bourgeois, habilement fait et non moins habile défenseur de sa classe251 252. »
À l’extrême droite, le quotidien de la rue des Italiens est considéré comme un organe
communiste, antinational, bradeur d’empire colonial et hostile à l’armée française,
d’autant plus déstabilisant pour la nation française qu’il se pare des dépouilles de
l’ancien et honorable Temps. Aspects
251 En 1952, Pierre Monatte, dans La Révolution prolétarienne, reprend à son compte les accusations selon
lesquelles «Le Monde c est Le Temps».
252 Robert DECOMBE, «Le Monde, un miroir déformant», Les Cahiers du communisme, avril 1968.
LA CRISE DE 1951 116
de la France et Rivarol sont les principaux organes de cette mouvance, mais la droite
gaulliste ne répugne pas à emprunter les mêmes chemins. «La prétendue objectivité de
ce quotidien du soir, réputé sérieux, et d’ailleurs assez largement renseigné, n’est que
faux-semblant. Non seulement par nécessité ou par faiblesse, il est toujours du côté de la
majorité au pouvoir, dont il propage les vues et excuse les erreurs ; non seulement scs
correspondances de l'étranger reflètent, la plupart du temps, le point de vue du Foreign
Office ou du Département d’Etat, mais sa direction est entièrement entre les mains
d’hommes appartenant à un parti de la Troisième force et à un seul : le MRP», affirme,
le 27 juillet 1951, Rassemblement, l’organe du RPF. Quelques années plus tard, André
Figueras revient à la charge dans La Nation française du 18 février 1959 : «De même
qu’il existe des journaux qui sont de véritables boîtes à ordures, Le Monde est, lui, une
boîte à rancœurs. C’est le réceptacle où des bilieux, des mal portants, des sans aucune
chance de participer aux Jeux olympiques, des pas beaux, des pas vernis, viennent faire
leurs petites amertumes. Les articles du Monde sont autant de coups de pieds de l’âne à
ce lion devenu vieux, hélas, qu’est la France. »
A côté des polémiques dans la presse, Le Monde a été l’objet de virulentes critiques
dans des pamphlets qui, en reprenant les mêmes thèmes, accusent le journal de
sympathies envers le communisme ou au contraire d’être le thuriféraire du capitalisme
libéral. Par ordre chronologique, Le Monde auxiliaire du communisme, publication du
Bulletin d’études et d’information de politique internationale (BEIPI) 253 de Boris
Souvarine, financé par Georges Albertini qui fut de 1942 à 1944 le secrétaire général du
Rassemblement national populaire de Marcel Déat, inaugure, en 1952, une lignée de
libelles qui développent l’idée, parfois en se recopiant mot pour mot, que Le Monde est
le fourrier du communisme.
Cette brochure donne la trame argumentaire à une longue lignée de libelles dirigés
contre Le Monde. Elle mêle les affirmations sur la vénalité du directeur et les
accusations sur ses liens avec les puissances étrangères : Hubert Beuve-Méry est tour à
tour stipendié du gouvernement tchécoslovaque, soupçonné pour un «voyage
mystérieux en Russie soviétique avant la guerre» et convaincu d’une «mission discrète
au Portugal pour le compte du gouvernement du maréchal Pétain ». Autocrate, le
directeur du Monde manipule ses journalistes :
253 Supplément du BEIPI, octobre 1952. Au sujet du BEIPI, de Boris Souvarine et de Georges Albertini,
voir Jean-Louis PANNÉ, Boris Souvarine, le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont, 1993.
117 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
journal, accuse Le Monde d’« hostilité envers la gauche », ce qui « devrait lui attirer
les sympathies de la droite».
Un tzzz/z-Monde
Pourtant, l’indépendance du Monde ne lui vaut pas le soutien des forces de droite.
Des hommes politiques et des hommes d’affaires tentent à plusieurs reprises
d’acheter Hubert Beuve-Méry pour qu’il développe une orientation plus «nationale».
Devant le refus du patron, certains d’entre eux tentent de créer un journal concurrent
du Monde afin d’atteindre le quotidien de la rue des Italiens dans ses ressources
financières. La tentative du Temps de Paris, en 1956, a été retracée par Jean-Noël
Jeanneney’, qui montre comment Antoine Pinay, instigateur du nouveau quotidien
destiné à «tuer Le Monde», regroupe des hommes d’affaires autour d’un projet de
quotidien du soir anti-Monde, tandis que Philippe Bœgner, chargé, par Antoine
Pinay, d’organiser la rédaction du journal, prépare un journal concurrent de Prance-
Soir. L’alliance impossible ne pouvait aboutir qu’à un gaspillage humain et financier,
au prix d’un investissement de 800 millions de francs en 1956 254 255 256. Destiné à
défendre l’Occident chrétien et ses valeurs contre le péril communiste, le contenu
politique du Temps de Paris est un mélange d’atlantisme et de colonialisme version
Algérie française qui ne pouvait attirer durablement une clientèle fidèle. Ce quotidien
fut lancé sans le support d’un concept rédactionnel, sans autre projet que celui de
nuire, sans équipe et sans patron capables d’animer cette feuille. Les rédacteurs
venaient d’horizons divers, seuls quatre d’entre eux, Maurice Ferro, Charles Favrel,
Nicolas Vichney et Georges Penchenier, étaient d’anciens rédacteurs du Monde\ Le
premier numéro du Temps de Paris parut le 17 avril 1956, daté du 18. Les ventes
s’écroulèrent rapidement, rendant l’aventure caduque en moins de trois mois. Le
dernier exemplaire sortit des presses le 3 juillet 1956257.
un mois plus tard et diminuent inexorablement au début de l’été, ce qui amène les commanditaires à mettre
fin à l’aventure.
259 DORSET et Cie, «Étude auprès des lecteurs du journal Le Monde», 1954.
LA CRISE DE 1951 120
des lecteurs (les archives du Monde sont excellentes et l’esprit critique de ses
collaborateurs, aiguisé). L’éliminer devient ainsi une tentation séduisante : ce serait
supprimer la mauvaise conscience du crâne de bien des bourgeois et des fonctionnaires,
ses lecteurs. Ce serait aussi liquider un empêcheur de tourner en rond, qui prêche la
lucidité politique et refuse souvent - mais pas toujours - les équivoques de la fameuse
“politique nationale”. C’est cet état d'esprit qui constitue l’unité de la rédaction, et celle
du journal. Journalistes de droite et de gauche s’y côtoient et prennent parfois le lecteur
à témoin de leurs divergences. Mais presque tous paraissent épris de rigueur
intellectuelle : ils n’hésitent pas à publier des rectificatifs qui leur donnent tort, des
mises au point qui corrigent leurs informations, voire des lettres de lecteurs corrigeant
leurs erreurs. C’est peut-être cette honnêteté - poussée jusqu’au masochisme - qui
260
séduit les lecteurs du Monde . »
260 Mouvement de libération des peuples, Les Maîtres de la presse, op. cit., p. 51-54.
4.
Un environnement économique contraignant
L’ENCADREMENT ÉTATIQUE
francs en espèces et 225 000 francs en dépôt de garantie du loyer auprès des
Domaines. En juin 1945, le gérant du Monde restitua l’ensemble des avances au
Trésor Public1, car Hubert Beuve-Méry souhaitait marquer son indépendance à
l’égard du pouvoir politique. Ainsi, Le Monde fut traité comme les autres
quotidiens, mais à la différence de ces derniers, il remboursa la subvention
reçue262 263.
262 Lettre, datée du 12 juin 1945, d’Hubert Beuve-Méry à François Bloch-Lainé, directeur du
Trésor, accompagnant un «chèque de 1 225 000 francs sur le CNEP, en remboursement des avances
consenties au journal en décembre 1944, soit, crédit en espèces, 1 million de francs ; crédit en loyer
correspondant au dépôt de garantie, 225 000 francs, et crédit papier, néant ». Fonds HBM.
263 Ce qui n'empéche pas les auteurs hostiles au journal, en se répétant les uns les autres,
d’affirmer comme le dernier en date, Régis DEBRAY, Le Siècle et la règle, Fayard, 2004, p. 57, que Le
Monde est « lancé sur fonds publics », que « les imprimeries du Temps changèrent de propriétaire par
décret », alors quelles furent achetées par le journal grâce aux bénéfices dégagés.
264 Pierre-Henri TEITGEN, op. cit., p. 106-115, expose les débats au sein de la Fédération
nationale de la presse clandestine (FNPC), dirigée par Albert Bayet. La FNPC devient, en 1944, la
Fédération nationale de la presse française (FNPF).
265 Voir Patrick EVENO, L’Argent de la presse française, op. cit., p. 121-127.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 124
L’idée principale est de chasser les marchands du temple, puis, une fois les
nouveaux journaux créés, de s’assurer que tous les partis et toutes les sensibilités
politiques, excepté celles issues de la collaboration, soient représentés par un
organe de presse. Il fallait, enfin, faire en sorte que cette presse pluraliste puisse
vivre, avec l’aide de l’État, chargé de gérer et de répartir la pénurie. Alors que la
France sort de quatre années de censure, d'intolérance et de propagande, la
volonté d’organiser le pluralisme par l’intermédiaire de l’État réalise quasiment
l’unanimité dans l’opinion. Le ministre de l’information accorde les autorisations
de paraître, en fonction de critères politiques, de façon parcimonieuse au début,
puis plus généreusement266 267. Cependant, dès 1946, comme il y a pléthore de
journaux, certains d’entre eux ne tardent pas à déposer leur bilan. L’État est alors
sommé d’aider la presse, par des mesures fiscales, des aménagements de tarifs
publics et des accompagnements directs, tout en contrôlant étroitement, jusqu’en
1957-1958, le prix de vente des quotidiens et les quantités de papier qu’ils
consomment.
En contrepartie des subventions qu’il verse, l’État encadre la presse pendant
de nombreuses années, à l’aide des mesures énoncées dans l’or
266 Hubert BEUVE-MÉRY «Presse d’argent ou presse partisane», Esprit, n° 133, mai 1947, p.
721-731.
267 En 1945-1946, 34 quotidiens, dits nationaux, en fait parisiens, tirent ensemble à six millions
d’exemplaires (en 1939, la presse quotidienne tirait à plus de dix millions d’exemplaires), et 175
régionaux et locaux à plus de neuf millions d’exemplaires. À Paris reparaissent, dès l’été 1944,
L'Humanité, L’Aube, Le Populaire, Ce Soir et Le Figaro, auxquels s’ajoutent les journaux nés dans la
clandestinité, Combat, Défense de la France (qui prend le nom de France-Soir le 8 novembre 1944),
Franc-Tireur, France-Libre, Front national, Libération et Le Parisien libéré, puis, à partir de
septembre 1944, Résistance, L'Aurore, Libération-Soir, L’Homme libre (devenu Libres, puis Soir-
Express), Patrie, Le Monde, Nouvelles du Matin et La Croix, en février 1945 ; L’Ordre, La Dépêche
de Paris, Le Pays, La Nation, L’Époque, au printemps 1945; Cité nouvelle (Cité-Soir), La Voix de
Paris, Le Courrier de Paris, Paris-Matin, durant l'été 1945 ; Le Messager de Midi, Le National et
L'Étoile du soir à l’automne 1945, auxquels il faut encore ajouter les trois quotidiens économiques,
Les Échos, La Cote Desfossées et La Vie financière. En 1946, trois quotidiens sportifs et quatre
quotidiens hippiques viennent compléter cette liste. Voir Y Histoire générale de la presse française, t.
IV.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 125
268 Le prix des quotidiens parisiens est fixé à la fin de l’année 1944 à 2 francs. Par tradition, Le Temps était
vendu plus cher que les autres quotidiens ; aussi, par dérogation, Le Monde est-il vendu 3 francs. En juillet
1946, le prix de vente des quotidiens parisiens est fixé à 4 francs ; Le Monde doit s’aligner sur ses confrères.
Jusqu’en 1950, le quotidien de
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 126
Les prix de vente des quotidiens restèrent donc peu élevés, à moins de 3
francs déflatés (environ 0,50 euro), jusqu’en 1957. Le maintien d’une presse à
bon marché apparaît donc comme la contrepartie des aides importantes que l’Etat
apporte aux journaux. Lorsque la liberté des prix de vente fut rendue à la presse,
comme la plupart des quotidiens fragiles avaient déjà cessé leur exploitation 1, la
concurrence ne se situa pas au niveau du prix de vente mais au niveau de la
quantité et de la qualité des informations offertes aux lecteurs.
la rue des Italiens conserve un prix de vente identique aux autres quotidiens parisiens. Le 3 mars 1951,
Le Monde retrouve un prix plus élevé que ses confrères, en passant à 15 francs, alors que ses ceux-ci
vendent leur quotidien à 12 francs.
270 En 1957, il ne reste que 13 quotidiens parisiens, contre 34 en 1945 et 26 à la fin de 1946.
271 Sur ce sujet, consulter : Service juridique et technique de l’information (SJTI), Tableaux
statistiques de la presse, publication annuelle, depuis 1990, La Documentation française, Paris.
Précédemment, le SJTI publiait, chaque année depuis 1974, Presse et Statistiques. Arthur
ANDERSEN, Analyse du système des aides publiques à la presse écrite, décembre 1989. Arthur
ANDERSEN, Conditions de gestion des entreprises de presse, juin 1988. André SANTINI, L'Aide de
ÏÉtat à la presse, PUF, 1966. André SANTINI, L'État et la presse, Litec, 1990.
272 En application de la Convention du 31 août 1937 passée entre l’État et la SNCF, une somme
ad hoc figure au budget général, affectée aux services de la présidence du Conseil, puis du Premier
ministre, au titre de l’information, qui permet de compenser le manque à gagner de l’entreprise
nationale.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 127
d’affranchissement des 10 millions d’exemplaires1 envoyés aux abonnés ont coûté 2
millions de francs, soit une moyenne de 20 centimes anciens par envoi 273 274. Cet
affranchissement représente 5 % du prix de l’exemplaire vendu au numéro (4 francs
en 1946), alors que les frais de distribution par les messageries se montent à 40 %
du prix de vente. Certes, Le Monde effectue le tri des abonnements au départ de la
rue des Italiens, ce qui entraîne des frais de personnel et des fournitures pour la
somme de 4 millions de francs, mais, au total, le coût du service de l’abonné
n’atteint que 15 % du prix de vente au numéro, bien inférieur à celui des
messageries. Pour l’essentiel, l’économie réalisée par le journal est supportée par
l’administration des postes et par l'Etat qui comble une partie du manque à gagner
de celle- ci. Au cours de la même année, la marge d’exploitation du Monde atteint
14 millions de francs, dont une bonne partie aurait disparu si les PTT avaient
appliqué une taxation quatre à cinq fois plus élevée, à l’instar de celle qui est
pratiquée en Grande-Bretagne. De 1946 à 1951, les frais d’affranchissement des
journaux destinés aux abonnés restent bloqués à 20 centimes, alors que le prix de
vente du journal passe de 4 francs en 1946, à 18 francs en octobre 1951 275. La poste
double alors son tarif à 0,40 francs, mais il ne varie plus jusqu’en janvier 1959,
tandis que l’exemplaire du Monde atteint 30 francs en février 1959 276. Les frais
postaux supportés par Le Monde pour ses abonnés représentent à peu près 1 % du
prix de vente du journal ou 1 % du prix de la taxe postale pour une lettre ordinaire.
Même en ajoutant à ce prix le coût du routage277, c’est-à-dire les salaires et les
charges sociales des ouvriers du départ du Monde, qui se montent à 2 francs par
exemplaire en 1951278, et à 3 francs par exemplaire en 1959 279, le
273 Le nombre moyen des abonnés est de 34 000 au cours de Tannée 1946, pour 307 numéros parus,
soit 10 438 000 exemplaires envoyés.
274 Environ 9 centimes déflatés (2001), 1,4 centimes d’euro.
275 Le timbre-poste pour une lettre ordinaire vaut 15 francs en octobre 1951 (INSEE, Annuaire
rétrospectif de la France).
4- Le timbre-poste pour une lettre ordinaire vaut 25 francs en février 1959 (INSEE, Annuaire
rétrospectif de la France).
277 Un exemplaire routé est un exemplaire qui a fait l’objet d’un tri et d’une mise en liasse en fonction
du bureau distributeur. Ce travail est effectué par les ouvriers du départ-poste, employés par Le Monde.
278 En 1951, Le Monde compte 29 469 abonnés en moyenne, pour 311 parutions dans l’année, soit
plus de 9 millions d’exemplaires envoyés. Les salaires et charges sociales du départ-poste représentent une
somme de 18 millions de francs, soit environ 2 francs par envoi.
279 En 1959, Le Monde compte 31 190 abonnés en moyenne, pour 312 parutions dans l’année, soit
plus de 9 700000 exemplaires envoyés. Les salaires et charges sociales du
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 128
départ-poste représentent une somme de 30 millions de francs, soit environ 3 francs par envoi.
281 Hubert Beuve-Méry décide, en septembre 1946, de ne plus recourir au portage, «en raison des
traitements et des charges sociales qu’il faut verser aux porteurs, adhérents au syndicat du Livre» (AG
du 24 mars 1947).
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 129
282 L’exonération de la taxe sur le chiffre d’affaires, qui préfigurait la TVA, est devenue presque
totale, entre 1945 et 1947. En 1946, la SARL Le Monde paie 1,6 millions de francs d’impôts, pour un
chiffre d’affaires de 146 millions de francs. En 1947, elle verse 3,3 millions au titre de la TCA pour un
chiffre d’affaires de 185 millions de francs, ce qui représente un taux de 1,09 % en 1946 et 1,78 % en
1947.
283 Ainsi, des arrêtés sont pris concernant les clichés de presse, les ventes de bouillons, la colle, la
ficelle, les bandes adresse ou les sangles et courroies, qui permettent d’exonérer l’ensemble des
fournitures de presse.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 130
284 Le Fonds culturel s’appelle ensuite Fonds d’aide à l’expansion de la presse française à
l’étranger.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 131
La corporation patronale
La Fédération se transforme, en octobre 1944, en Fédération nationale de la
presse française (FNPF). Albert Bayet conserve la présidence de la fédération,
jusqu’à son décès en 1961. La Fédération nationale de la presse
285 Hubert BEUVE-MÉRY «Presse d’argent et presse partisane», Esprit, n° 133, mai 1947, p. 731.
286 Le Comité général d’études publie une revue, Cahiers politiques, dirigée, jusqu’à son
arrestation, par Marc Bloch.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 132
287 Raymond MILLET, « Devant la presse de la IVe République», Le Monde, 27,28,30- 31 mars,
2,3,4, 6-7, 8,10 et 11 avril 1947.
288 «Après la grève», Le Monde, 18 mars 1947.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 133
289 Allusion, transparente à l’époque, à la prise de pouvoir de Pierre Lazareff à Défense de la France,
au détriment de Philippe Viannay, animateur du mouvement et du journal dans la clandestinité. Pierre
Lazareff transforme ce journal en un journal populaire, successeur du Paris-Soir d’avant-guerre. Pour ce
faire, il change le titre, qui devient France-Soir, le 8 novembre 1944, et il adopte un ton et une maquette
plus accrocheurs, qui feront le succès du journal pendant plus de vingt ans. Voir à ce sujet : Olivier
WiEVIORKA, Défense de la France, destin d'un mouvement de résistance, thèse, université Paris I ; et
Yves COURRIÈRE, Pierre Lazareff Gallimard, 1995.
Hubert Beuve-Méry critique en outre les pratiques commerciales de France-Soir : «Notre journal ne
tire pas grand bénéfice de la vente par crieurs. L’effort que nous avons fait cet été, en associant notre vente
à celle de France-Soir, dans de nombreuses stations climatiques et balnéaires n’a pas donné les résultats
escomptés. Aussi, nous refusons-nous à nous lancer dans la politique de surenchère de nos confrères du
soir, qui dépensent des sommes considérables pour leur service de vente par crieurs» (AG du 17 mars
1948).
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 134
Le SPP est présidé successivement par Albert Bayet (1944-1945), Claude Bellanger
du Parisien libéré (1945-1949), Henri Massot de Paris-Presse (1949-1976), Désiré
Goddyn de France-Soir (1976-1979), André Audinot du Figaro (1980-1986) et Jean
Miot, du Figaro, de 1986 à 1995, qui préside également, depuis juin 1993, la FNPF,
enfin par Xavier Ellie, directeur général adjoint de la Socpresse, qui préside le SPP
et la FNPF. Les quotidiens parisiens n’ont pas l’obligation d’adhérer au SPP. Ainsi,
Le Parisien a définitivement quitté le SPP, en 1969, tandis que Robert Hersant
l'avait déserté provisoirement, dans les années soixante-dix et que, depuis une
dizaine d’années, Libération occupe simplement un poste de correspondant au
Syndicat. Le Monde, quant à lui, adhéra au SPP en 1969, parce que Jacques
Sauvageot, le directeur administratif, souhaitait participer plus intensément aux
activités du syndicat patronal et parce que Hubert Beuve-Méry, après avoir quitté la
direction du quotidien, envisageait de devenir administrateur de l’AFP, au titre de
représentant de la presse quotidienne parisienne. Ceux-ci étant nommés par le SPP,
Le Monde devait adhérer au Syndicat. De 1944 à 1969, bien qu’il ne fût pas affilié,
le journal de la rue des Italiens suivit les consignes du SPP, aux activités duquel il
participait en tant qu’observateur.
Le SPP «défend les intérêts matériels et moraux de la profession» auprès des
pouvoirs publics. Il exerce à ce titre un lobbying constant auprès des
administrations, du gouvernement et des parlementaires. En outre, le SPP gère les
relations paritaires des entreprises de presse avec les ouvriers, les employés, les
cadres et les journalistes. La commission technique290, divisée en trois sous-
commissions (journalistes, techniques et administratifs), établit, après négociations,
les barèmes de salaires, les augmentations, les avantages sociaux, ainsi que les
annexes techniques qui déterminent la productivité du travail ouvrier en quantifiant
la production horaire et journalière de chaque ouvrier et de chaque équipe et, par
voie de conséquence, les effectifs employés dans chaque imprimerie. Les
négociations entre la commission technique et le Comité intersyndical du livre
parisien (CGT) sont souvent laborieuses, parce qu’ils ne détiennent pas de pouvoir
de décision, chacun devant en référer à ses adhérents. Les accords, négociés pour
l’ensemble des imprimeries de la presse de la région parisienne, doivent encore faire
l’objet d’avenants particuliers à chaque entreprise et à chaque catégorie
professionnelle avant d’être appliqués.
290 Nous remercions ici Jacques Maugars, décédé en 1995, directeur des affaires techniques et
sociales du SPP, de 1974 à 1987, conseiller permanent de la direction du SPP, pour son accueil et sa
bienveillante compétence.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 135
291 Pour une histoire de la Distribution de la presse en France, voir Gilles FEYEL (dir.), La
Distribution et la diffusion de la presse du XVIIIe siècle au IIIe millénaire, LGDJ, 2002.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 136
292 Dès lors, le capital des NMPP est divisé en 5 000 parts, 2 450 sont détenues par Hachette, via la SGM,
et 2 550 sont détenues par les cinq coopératives de presse : la
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 137
297 Les invendus sont taxés par les NMPP au kilo retourné, avec un abattement pour les publications
à faible taux d invendus et des pénalités pour celles qui ont des taux trop élevés.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 139
dirige également des imprimeries partagées entre plusieurs journaux et gère une
quantité d’immeubles et d’ateliers disparates et souvent vétustesL Devant les
réclamations de la presse issue de la Résistance, appuyées par des campagnes
politiques contre la presse «vendue» ou «indigne», la SNEP tente de trouver de
l'argent auprès des quelques entreprises prospères, dont la SARL Le Monde fait
partie, afin de combler les déficits causés par les journaux en cessation de
paiement par manque de lecteurs et de recettes. Les gérants du Monde mènent
alors une guérilla comptable contre les dirigeants de la SNEP afin d’éviter les
augmentations abusives des loyers de l’imprimerie et des bureaux de l’ancien
Temps, occupés par Le Monde. Les litiges se concluent par un arbitrage,
largement favorable au Monde, rendu par le Conseil supérieur des entreprises de
presse, le 23 novembre 1956298 299. Après l’achat de l’immeuble du Temps, la
SARL Le Monde n’a plus de rapports avec la SNEP, dont la mission régresse
lentement au cours des âges, à mesure que les biens réquisitionnés des anciennes
entreprises de presse sont cédés.
Dans les années qui suivirent la Libération, l’ensemble des organismes
corporatifs de la presse française organisèrent, conjointement avec l’Etat, un
marché de la presse tout à fait original dans l’économie française et européenne,
où les réglementations entravent les pratiques concurrentielles. H apparaît que la
profession, à diverses reprises, tenta de limiter l’émergence de nouvelles formes
de presse et des nouveaux médias afin de ne pas partager les recettes
publicitaires. La radio, en particulier, est confiée, à la Libération, à la tutelle de
l’État, dans le but de restreindre son rôle dans l’information des citoyens, afin
qu’elle n’entre pas en concurrence avec la presse écrite et dans le but de lui
interdire l’accès au marché publicitaire. Dans les années suivantes, il en est de
même avec la télévision, ce qui retarda l’accès de la publicité à l’audiovisuel 300.
Une fois réduite la
298 En 1946, la SNEP gère 165 immeubles, 286 imprimeries et procède à la liquidation de 482
quotidiens et périodiques, non autorisés à reparaître.
299 Le bail de neuf ans, conclu avec les Domaines, en 1944, venait à expiration le 30 novembre
1953. La SNEP demandait, pour l’immeuble, les machines et le matériel de bureaux du Temps, un loyer
annuel de 12475 000 francs, tandis que Le Monde proposait 3 610 000 francs. Finalement, le Conseil
supérieur des entreprises de presse (CSEP) trancha, le 23 novembre 1956, et fixa le loyer annuel à 5 332
000 francs (environ 600 000 francs 2001 ou 91000 euros). L’ensemble des pièces de la procédure,
longue et compliquée, se trouve dans le fonds HBM.
300 En avril et mai 1954, Le Monde se fait l’écho de cette polémique au travers de plusieurs «
libres opinions » écrites par des publicitaires et des responsables des syndicats de la presse. Marcel
Bleustein-Blanchet, président de Publicis, lance le débat avec «La presse peut-elle prétendre au
monopole de la publicité ? », Le Monde, 23 avril 1954 ; Albert Bayet,
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 140
tutelle de l’État dans les années cinquante, les organismes professionnels de la
presse se transformèrent en lieux de concertation entre entreprises concurrentes,
ce qui rendit la recherche de l’unité d’action parfois difficile. L’État ne conserva
plus qu’une faible capacité d’intervention dans le domaine politique, tout en
demeurant un bailleur de fonds important pour l’équilibre financier des
quotidiens français. Parallèlement, la corporation patronale eut à négocier, face à
la corporation ouvrière, la répartition du travail et des salaires dans les entreprises
de la presse parisienne. Si les salaires et le recrutement des rédacteurs restent
contrôlés par la direction du journal, les ouvriers, qui constituent une importante
fraction des salariés des entreprises de presse, dépendent d’une seule organisation
syndicale, avec qui il faut négocier les conditions de travail.
président de la FNPF, lui répond dans «Presse, radio, télévision devraient s’accorder sous le signe de
la liberté», Le Monde, 29 avril 1954 ; Bernard de Plas, publicitaire et président du Bureau de
vérification de la publicité (BVP), lui répond dans « La publicité, l’information et l’État », Le Monde,
1 mai 1954, ainsi que Marcel Bleustein-Blanchet avec « Une proposition pour réconcilier la presse et
la télévision », Le Monde, 19 mai 1954. Le débat reprend l'année suivante avec un texte de Marcel
Bleustein-Blanchet, « Non, la publicité à la télévision n’est pas une menace pour la presse», Le Monde
du 2 mars 1955, auquel répond André Berthet, président de Syndicat national de la presse de province,
avec « La publicité à la radio et à la télévision, pourquoi pas ? », Le Monde, 12 mars 1955. Pour une
approche de ces questions, avec des citations de ces articles, voir le dossier «La publicité, quelle
histoire», Le Temps des Médias, Revue d’histoire, n° 2, avril 2004.
302 Albert THIBAUDET, « Réflexions », La Nouvelle Revue française, 1er septembre 1934.
2. Patrick EVENO, «Une industrie méconnue, la presse parisienne au XXe siècle» Mémoires
publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l Île-de-France,
tome 51,2000, p. 329-342.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 141
salariés du Monde, et, en 1946, 162 ouvriers et 57 rédacteurs parmi les 334
personnes employées par le quotidien. Jusqu’en 1988, les ouvriers et les cadres
techniques, qui adhèrent également au Syndicat du livre, constituent entre 40 % et
50 % de l’effectif total de l’entreprise. Jusqu’en 1984, les ouvriers sont trois fois
plus nombreux que les rédacteurs. Les caractéristiques des métiers des ouvriers
de la presse, les modalités de leur organisation et de leur représentation syndicale,
leur capacité de mobilisation et la force qu’elle confère à leurs actions
revendicatives impliquent de replacer l'histoire des ouvriers du Monde dans le
contexte de celle de la Fédération française des travailleurs du livre (FFTL), afin
d’analyser les méthodes et les finalités syndicales, ainsi que les divisions
corporatives internes à la communauté ouvrière. Les ouvriers du Livre, à l’égal
des dockers, ont longtemps fait figure de modèle pour la classe ouvrière. La
solidarité qu’ils ont manifestée leur a permis d’accéder à un statut particulier et à
une rémunération plus élevée qu’ailleurs, en échange d’une quantité de travail
relativement faible.
Aussi, l’histoire des travailleurs du Livre suscite-t-elle une charge affective
qui entraîne les meilleurs auteurs vers l’apologie ou vers le dénigrement. Les uns
accusent le Syndicat du livre de tuer la presse française, par les charges
excessives qu’il fait peser sur les entreprises, tandis que d’autres louent le
Syndicat pour sa défense de la dignité des classes laborieuses et du pouvoir
d’achat des travailleurs. Pour ceux-ci, le Livre demeure le syndicat héroïque, à la
pointe des combats de la classe ouvrière en faveur de meilleures conditions de
vie, de la maîtrise de l’outil de travail et pour l’organisation syndicale. La
Fédération française des travailleurs du livre, qui est partiellement à l’origine de
la création de la CGT, en 1895, joue en effet un rôle majeur dans l’histoire du
mouvement ouvrier français. En regroupant dès 1934, au sein du Comité
intersyndical du livre parisien (CILP), des ouvriers et des cadres de plusieurs
sensibilités, communiste, réformiste et anarcho-syndicaliste, puis en refusant la
scission syndicale, en 1947, elle a confirmé son statut privilégié dans le
mouvement syndical français. À cette occasion, elle apparut comme le garant de
l’unité syndicale l. Quelques travaux tentent une approche plus scientifique303 304,
mais nombre
303 Madeleine REBÉRIOUX, Les Ouvriers du Livre et leur fédération, un centenaire, 1881- 1981,
Messidor/Temps actuels, 1981 ; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre en France, des origines à la
Révolution de 1789, PUF, 1959; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre en France, de 1789 à la
constitution de la Fédération du Livre, Marcel Rivière, 1964 ; Paul CHAUVET, Les Ouvriers du Livre
et du journal : la Fédération française des travailleurs du Livre, Éditions Ouvrières, 1971.
304 Hubert SALES, Les Relations industrielles dans F imprimerie française, Cujas, 1967 ;
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 142
d’auteurs, attachés à la défense de la liberté d’entreprise, restent hostiles au
Syndicat du livre. Ces analystes voient en effet dans les pratiques du Livre,
basées sur le tarif syndical et la gestion du personnel organisée par le syndicat
unique, depuis l’apprentissage jusqu’à la retraite, des mesures malthusiennes 1 et
dispendieuses, qui seraient à l’origine de la cherté de la presse française et de son
incapacité d’accéder à la modernisation.
Trois cent douze fois par an305 306 307, Le Monde sort des rotatives, estampillé
par le Syndicat du livre au moyen de sa marque syndicale, appelée également le
label. Apposée sur les produits fabriqués par des ouvriers syndiqués, cette marque
s’imposa dans la presse française au début du siècle et fut officialisée par un
accord entre patrons et ouvriers, en 1921. Les ouvriers imprimeurs ont fondé
leurs premières sociétés mutuelles et associations au début du XX e siècle. La
Société typographique parisienne, fondée en 1839, fut à l’origine de la Fédération
des ouvriers typographes français et des industries similaires, créée en 1881308. La
Gutenberg, association des conducteurs de presse à imprimer, fondée en 1843,
concurrençait la Société typographique pour le contrôle du mouvement syndical
dans les métiers de l’imprimerie. Dès cette époque se manifestent les clivages
entre les deux univers des ouvriers du Livre : d’une part l’atelier, qui comprend la
typographie, la composition, la correction et la mise en page et, d’autre
309 Déjà, Honoré de Balzac, dans les premières pages des Illusions perdues, note les antagonismes
entre «les Singes», typographes habiles et cultivés et «les Ours», ouvriers des presses robustes et
illettrés.
310 Dans les années soixante et soixante-dix, il existait en outre un syndicat des mécaniciens-linos,
qui a cessé d’exister lorsque les linotypes furent abandonnées. Actuellement, il est question que des
rotativistes, quittent le Syndicat général du livre, pour créer leur propre syndicat, alors que les
typographes, menacés de disparition complète, souhaitent maintenant rejoindre le Syndicat général.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 144
presse. Les auxiliaires et les ouvriers du départ perçoivent cependant des salaires
largement supérieurs à ceux qui rémunèrent les ouvriers dans d’autres secteurs
industriels Enfin, les électro-mécaniciens, jadis appelés mécaniciens, sont chargés
de la maintenance des appareils de composition et d’impression. Dans les
anciennes imprimeries mécaniques, ils étaient fort utiles, grâce à leur ingéniosité,
pour les réparations rapides, mais l’adoption d'appareils électroniques, dont la
maintenance est assurée par les ingénieurs et techniciens des fournisseurs de
matériel, conduit à leur disparition progressive. Ces cinq sections sont
considérées comme les moins nobles des corporations de la presse, dans la
mesure où elles se rattachent à une faible tradition professionnelle et syndicale.
Ces métiers sont également les plus vulnérables, car ils sont exposés aux
compressions de personnel consécutives aux gains de productivité. Leurs
adhérents, plus proches des ouvriers au sens générique du terme, sont
fréquemment en accord avec les thèses de la Confédération générale du travail et
du Parti communiste français. Mais, comme ils sont moins insérés dans les
métiers et les processus de l’atelier et de l’imprimerie, ils ont une plus faible
capacité de négociation que les métiers traditionnels; faiblesse qui est en partie
compensée par la force de leur nombre, car ces cinq sections représentent environ
60 % des effectifs du Comité Inter.
Les quatre métiers traditionnels de la presse, qui forment l’élite ouvrière et
l'élite syndicale, sont regroupés dans les deux sections du Syndicat général du
livre, les clicheurs et les rotativistes, et les deux syndicats indépendants, les
typographes et les correcteurs. Bien que divisés par les corporatismes et les
rivalités, ils demeurent des ouvriers parmi les plus combatifs du syndicalisme
français311 312.
311 Le premier directeur de l’imprimerie du Mon Je à Ivry considérait que le travail des
auxiliaires de presse, réalisé par des entreprises sous-traitantes, aurait coûté dix fois moins cher à
l’entreprise que les auxiliaires du Syndicat du livre. Entretien avec Jacques Guenet, 31 janvier 1991.
312 Sur la vie des ouvriers du Monde et la nostalgie de l’imprimerie à l’ancienne, consulter
Bernard NOËL, Portrait du Monde, roman, POL, 1988, ouvrage d’une grande sensibilité qui fait écho
aux craintes des ouvriers face à la modernisation des techniques, à la disparition des métiers
traditionnels et au déménagement de l’imprimerie à Ivry.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 145
avant le marbre, sur les textes et le plomb, puis, quand la rédaction a donné « le
bon à tirer », quand la page est serrée dans sa forme, elle entre dans le domaine
des clicheurs et des rotativistes, à l’imprimerie, où aucun journaliste n’intervient
plus.
À l’époque du plomb, le travail avait une matérialité et un poids (le plomb, la
fonte, l’acier, le bois), une chaleur et une odeur (la fonte des lignes de plomb à
320e). L'ouvrier typographe était le roi des ouvriers, non seulement parce qu’il
savait lire et écrire1, mais encore parce qu’il possédait un coup de main, avec la
pince puis avec le clavier et les manettes de la linotype313 314, parce que sa haute
technicité provenait non pas d’un exercice purement intellectuel, mais de
l’alliance du coup d’œil et du tour de main qui fait l’ouvrier qualifié. Le
compositeur, typographe ou linotypiste, manie le caractère et la ligne avec une
dextérité et une rapidité qui ont fait parler de «magiciens de la linotype». Le
typographe travaille en équipe, mais il reste seul face à son texte, à sa casse ou à
sa machine. Par suite, les typographes conservent longtemps une mentalité
anarcho-syndicaliste qui, au demeurant, ne les gêne pas pour adhérer à la CGT.
Les correcteurs regroupent les ouvriers les plus cultivés, les seuls qui ne
travaillent pas de leurs mains, mais qui corrigent la copie après la composition et
la révisent, après correction par les typographes. Un bon correcteur, et ceux du
Monde sont parmi les meilleurs, corrige conjointement la forme et le fond, tout
en se gardant bien d’intervenir dans le contenu rédactionnel de l’article. Il
marque les erreurs typographiques, les coquilles, et les fautes d’orthographe, il
propose également des modifications de style au rédacteur, ou des vérifications
sur ce qui lui semble faux, incohérent ou approximatif. Le Syndicat des
correcteurs est réputé de tendance anarcho- syndicaliste car les correcteurs
restèrent longtemps des individualistes et des autodidactes, l’absence de
formation spécifique et d’apprentissage technique favorisant l’autonomie des
comportements.
À l’imprimerie, la clicherie (ou stéréotypie) consistait à transformer la page
plate issue de la composition en une page cintrée (demi-cylindrique) susceptible
d’être fixée sur les cylindres de la rotative. Le seul procédé de cintrage, rapide
(environ deux minutes par page à la clicherie du
313 Si cette capacité à maîtriser la lecture et l’écriture a pu jouer au XVIIIe siècle, dès les années
1850, elle perd de son importance car de nombreux ouvriers lisent et écrivent et, à la fin du XIXe,
quasiment tous les apprentis ont fréquenté l’école primaire.
314 Le typographe qui prend ses caractères à la pince dans une casse est remplacé, dans la presse
quotidienne parisienne à la fin du XIXe siècle, par le linotypiste qui saisit la copie sur le clavier d’une
machine qui fond à chaud des lignes entières.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 146
315 Roger Lancry puis Roland Bingler, secrétaires du Comité Inter étaient des rotativistes.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 147
souvent que les rotativistes sont plus proches du Parti communiste et de la tendance
Confédérale que les autres sections du Syndicat du livre.
Le monopole d'embauche
Les différents syndicats et sections 1 du livre correspondent donc à des formations,
des sensibilités, des métiers divers, qui n’empêchent cependant pas les ouvriers de
mener des luttes communes. Le monopole d’embauche dans les imprimeries de
presse appartient au Syndicat du livre, qui seul peut donner du travail aux ouvriers et
fournir des travailleurs aux patrons. Ce monopole assoit l'autorité du Syndicat et lui
confère l’unanimité dans la représentation ouvrière. Ainsi, dans les délibérations et
dans les accords, les délégués ouvriers prennent soin de parler de « l’Organisation
syndicale », au singulier, afin d’ignorer les syndicats rattachés à d’autres centrales. Le
monopole, institué entre les deux guerres, a été renforcé à la Libération par une note
de Francisque Gay, chargé de la presse au commissariat à l'information, en date du 21
août 1944, qui précisait que les organisations CGT du livre «sont habilitées à refuser
la constitution des équipes qui auraient été formées sans que leur assentiment
préalable ait pu être demandé». La compétence des ouvriers de la presse rendait
nécessaire le recours à cette main-d’œuvre, d’autant plus qu’ils avaient, pour
beaucoup d’entre eux, résisté316 317 318. Nombre d’entre eux travaillèrent dans des
imprimeries clandestines, même s’ils imprimèrent également sans sourciller les
organes de la collaboration319. Le monopole imposé à la Libération découle
principalement du besoin de main-d’œuvre qualifiée, exprimé par les patrons, qui
n’avaient pas d’autres ouvriers à leur disposition.
Dans un quotidien, la pagination et le tirage peuvent varier considérablement d’un
jour à l’autre, en fonction de l’actualité, tandis que les conven
Roland Bingler a été évincé» au cours de Pété 1993, de son poste de secrétaire du CILP, ce qui explique en
partie la grogne des rotativistes envers les autres syndicats.
317 Le Syndicat général du livre compte en outre une vingtaine de sections, comme celle des relieurs,
celle des brocheurs ou celle des lithographes, qui ne concernent pas les métiers de la presse et n’adhèrent pas
au Comité Inter.
318 Cependant, dans le cadre de la Corporation nationale de la presse française, dirigée par Jean
Luchaire, bien des «accommodements» furent trouvés, qui satisfaisaient conjointement les patrons de la
presse collaborationniste et les délégués syndicaux, défenseurs de la condition matérielle des ouvriers.
319 Par tradition, les ouvriers du Livre refusent de se préoccuper du contenu rédactionnel des journaux
qu’ils impriment. Toutefois, lorsque leurs intérêts matériels sont menacés, ils savent se préoccuper des
contenus, en entonnant le grand air de la presse garante de la démocratie.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 148
320 Ces appellations, qui paraissent obscures à l’observateur extérieur, font partie des pratiques de
protection de la corporation.
321 Voir à ce sujet l’article d’Hubert BEUVE-MÉRY, non signé, «Après la grève», Le Monde, 18 mars
1947. Les typographes et linotypistes avaient obtenu une prime dé 100 francs par jour pour compenser la vie
chère. Les rotativistes demandèrent alors de percevoir la même prime, car leur salaire avait été multiplié par
six depuis 1938, tandis que celui des typos-linos avait été multiplié par 7.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 149
1. CE du 21 février 1949.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 150
En effet, le système syndical fonctionne grâce à l’assentiment des patrons qui sont
déchargés de la gestion d’une main-d’œuvre nombreuse et combative, et qui
comptent sur le savoir-faire des ouvriers pour que la production quotidienne ne soit
pas pénalisée. La grande grève de février-mars 1947 établit, pour plusieurs décennies,
un rapport de force entre patrons et ouvriers du Livre, qui demeure favorable à ces
derniers. Ainsi, le 4 juin 1952, les clicheurs parisiens cessent le travail durant une
heure. Cette heure de grève «ne devait pas être payée, elle l’a été cependant, les
confrères l'ayant payée en dessous de table1 ». Les patrons préfèrent payer plutôt que
de manquer la vente.
«L’utilisation des marques syndicales ou des labels ne pourra avoir pour effet de
porter atteinte aux dispositions de l’article premier du présent livre.
Est nulle et de nul effet notamment toute disposition ou accord tendant à obliger
l’employeur à n’embaucher ou à ne conserver à son service que des adhérents du
syndicat propriétaire de la marque ou du label325. »
Cependant, les patrons n’appliquèrent pas la loi, car ils craignaient plus les grèves
du Livre que les inspecteurs du travail. Jean Baylet, directeur de La Dépêche du Midi
et député du Tarn-et-Garonne, avait averti les députés lors de la discussion du projet
de loi : «Les contrats de label sont des sortes de conventions collectives. [...] Les
patrons n’ont qu’à dénoncer ces contrats ou au moins la clause de label. Pourquoi ne
le font-ils pas ? Parce qu’ils ont peur. Ce n’est pas au Parlement de se substituer à eux
en votant une loi qui, au demeurant, ne serait pas appliquée. »
En 1962, un litige est porté devant la justice. Roger, clicheur de l’imprimerie du
Monde, est radié du Livre car il n’a pas suivi les consignes du syndicat. Les délégués
syndicaux font savoir à la direction que, désormais, la présence de cet ouvrier dans
les ateliers déclencherait un arrêt de travail illimité des équipes. Pour calmer les
esprits, la direction accorde à Roger un congé de quinze jours, mais au retour de
celui-ci, la position du syndicat reste identique. Le Monde licencie alors Roger, avec
les indemnités statutaires. Roger et la CFTC attaquent le journal, au pénal, en
infraction à la loi Moisan, et au civil pour licenciement abusif. À la suite de six
jugements successifs, Hubert Beuve-Méry est condamné pénalement. Roger obtient
325 Code du travail, livre 3, articles la et 20. Certaines dispositions ont depuis été abolies.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 152
326 Note de Jacques Sauvageot à Hubert Beuve-Méry, concernant l’affaire Roger, en date du 20
décembre 1968.
327 «Depuis le congrès fédéral de 1885, chaque sociétaire est muni d’un livret à son nom, qui doit le
suivre dans tous ses déplacements et être remis à chaque changement de lieu de travail au secrétaire de sa
nouvelle section [son véritable employeur]. Sur ce livret doivent être inscrits le matricule, les nom et
prénoms du fédéré, sa profession, la date de son admission au syndicat, les dates d’arrivée et de départ dans
chaque section et le détail des indemnités statutaires perçues par le titulaire. Le livret est la propriété de la
Fédération et il peut être repris à son détenteur, [qui perd ainsi son droit au travail], » Paul CHAUVET, op.
cit., p. 211.
328 Note manuscrite d’André Catrice, en marge du procès-verbal du comité d’entreprise du 30
septembre 1952. Souligné par André Catrice.
329 Lettre d’Henri Mémin à André Catrice, 23 novembre 1955. Archives administratives du Monde.
UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE CONTRAIGNANT 153
Le 28 novembre 1955, André Catrice intervient sur cette affaire au cours d’une
réunion du comité d’entreprise : «Un incident regrettable s’est produit récemment, et
le gérant rappelle au personnel le nécessaire respect de l’autorité de la Direction et de
ses représentants.» Mais le gérant demeure impuissant, car il ne peut affronter le
Livre, par crainte de la grève. Le chef d'atelier, les chefs de service, les délégués sont
seuls compétents dans l'organisation du travail. Henri Mémin, dès lors, est interdit
d’atelier, et quand il ose se présenter devant les ouvriers, ceux-ci arrêtent
immédiatement le travail en chantant « Tiens voilà du boudin ! ».
Le monopole d'embauche et de débauche peut étendre l’illégalité jusqu'à
l'immoralité. En 1967, le médecin du Monde, le docteur Fiessinger, à la suite de la
visite légale, refuse d’accepter l’embauche d’un rotativiste présenté par le Syndicat
du livre. Le comité d’entreprise vote la motion suivante : «A la suite d’un incident qui
s’est produit au cours d’une visite d'embauche et des répercussions que cet incident a
eues parmi les employés de la maison, le Comité d’entreprise, considérant que le
médecin d’entreprise ne bénéficie plus de la confiance d’une partie du personnel,
estime que celui-ci [sic] n’est plus en mesure de remplir ses fonctions. Le Comité
d’entreprise souhaite vivement que le personnel du journal puisse renouer au plus tôt
de bonnes relations avec le service médical, dans un esprit de confiance réciproque1.»
Le docteur Fiessinger fut contraint de donner sa démission, en janvier 1968 330 331.
Cependant, les ouvriers du Livre ont rarement recours à la grève, hors celle de
1947, fondatrice des relations avec les patrons. Les actions revendicatives
ressortissent plutôt de la guérilla et constituent une panoplie variée : un arrêt de
travail d’un quart d’heure par une catégorie d’ouvriers, subventionnés par les autres,
contraints de se croiser les bras, ou bien une « information syndicale » urgente, juste
avant le tirage, ou encore une « brisure332 », qui permet de boire ou de se restaurer.
Enfin, il est toujours possible de saboter astucieusement un élément de la rotative, en
mettant l’incident sur le compte de la machine ou de la malchance. Personne n’est
jamais dénoncé, car la loi du silence règne dans l'imprimerie, même lorsqu’il s’agit de
plaisanteries sans conséquences graves333. Les affaires se règlent «entre hommes»,
éventuellement à coups de poings. Les jours où le quotidien ne paraît pas sont donc
rares, mais ceux où le tirage est amputé ou retardé sont nombreux, surtout dans les
phases de modernisation et de négociations.
La diffusion
Les chiffres du tirage et des ventes du quotidien révèlent ainsi, pendant la
première phase, une langueur persistante. En 1944, l’autorisation de paraître
accordée par le gouvernement précise que le tirage est fixé à 150 000
exemplaires, alors que les quotidiens autorisés au cours de 1 été 1944 avaient
bénéficié d’un minimum de 180000 exemplaires et jusqu à 500000 exemplaires
pour certains d’entre eux. En 1945, le tirage moyen est limité à 108 000
exemplaires à cause des restrictions de papier imposées aux quotidiens par le
gouvernement en janvier 1945. Le Monde dut, comme ses confrères, réduire sa
consommation de papier de moitié, opta pour le maintien de sa pagination et la
réduction de son tirage, de 150 000 à 75 000 exemplaires. De ce fait, la moyenne
annuelle reflète un début d’année très faible, suivi d’une croissance continue qui
permet au journal de retrouver, à la fin de l’année 1945, le tirage autorisé en
1944. Le chiffre des ventes de 1945 approche le chiffre du tirage, car la faiblesse
du tirage explique un taux d’invendus de 5%, qui demeure exceptionnel aussi
bien pour Le Monde que pour la presse quotidienne dans son ensemble.
La première décennie de l’histoire du journal apparaît bien difficile. De 1946
à 1955, le tirage reste étale à 150000 exemplaires, mais la diffusion totale
décline de 140000 exemplaires par jour en 1946 à 112 000 en 1952, avant de
remonter à 140 000 en 1956. L’étiage est atteint en 1952 pour la vente au
numéro, et, en 1955, en ce qui concerne les abonnements : à la baisse comme à
la hausse, les abonnements conservent toujours un
334 La diffusion comprend l’ensemble des ventes du journal. Elle regroupe les ventes au numéro
(en kiosque) et les abonnements.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 159
temps de retard sur les ventes. En dépit d’une légère reprise, les ventes au
numéro stagnent encore jusqu’en 1955 ; les deux principaux secteurs de recettes
ont ainsi perdu 20 % de leur public en dix ans. Le tirage du Monde accompagne
la chute du tirage de la presse parisienne qui tombe de 5 959 000 exemplaires à
3 779 000 entre 1946 et 1955 (-36%). La presse quotidienne régionale, qui perd
25 % de son tirage dans le même temps, connaît des difficultés comparables.
Cependant, le quotidien de la rue des Italiens double ses ventes à l’étranger, de 4
163 à 8215 exemplaires par jour, au cours de cette période. Les chiffres sont
certes modestes, mais ils reflètent la demande d’un public éclairé qui ne tardera
pas à se manifester également en France. Près des trois quarts de la diffusion à
l'étranger sont concentrés, à l’époque, dans les communautés francophones et
dans les États proches de la France. Ainsi, en 1955, la Belgique, la Suisse et le
Luxembourg totalisent 3 361 exemplaires, la Sarre et l’Allemagne fédérale, pour
l’essentiel la zone d’occupation française, comptent 1803 exemplaires. L’Italie,
avec 1037 exemplaires vendus par jour apparaît atypique, mais ces ventes sont
réalisées principalement à Rome et au Vatican, auprès des religieux français ou
d’expression française.
En fait, le journal semblait durablement immobilisé à une diffusion comprise
entre 110000 et 120000 exemplaires, de 1949 à 1955 inclus. Il faut attendre
l’année 1956 pour que la diffusion connaisse une croissance rapide : 117 000
exemplaires vendus en 1955, 140 000 en 1956 (+11,1 %), 156000 en 1957 (+11,4
%) et 164000 en 1958 (+5,1 %). Après un léger repli en 1959, la croissance
reprend, sans rupture jusqu’aux années soixante-dix.
L’année 1956 marque ainsi le début du grand essor de la diffusion du Monde,
sans cependant atteindre le maximum historique pour le journal, qui ne fut atteint
qu’en 1968 avec une croissance de 20 %. Mais la progression est plus sensible en
ce qui concerne la vente au numéro en France qui croît de 25 % en un an. Cette
croissance des ventes est vive à Paris (+18 %) et plus forte encore en province
(+32 %). Les ventes à l’étranger sont légèrement en retard avec une augmentation
de 13 %, tandis que les abonnements trouvent lentement le chemin de la
croissance (+4 %). L’analyse de l’évolution des ventes, mois par mois, permet de
tirer de précieux enseignements sur le public du journal. Les élections législatives
du 2 janvier 1956 et la formation du gouvernement Guy Mollet, événements forts
de la politique intérieure française, ne suscitent pas d’engouement particulier qui
se marquerait par un essor des ventes. Ainsi, les statistiques des ventes montrent
qu’en décembre 1955 (avant les élections du 2 janvier 1956) le nombre
d’exemplaires vendus est identique, à quelques unités
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 160
près, à celui de décembre 1954 et même à celui de décembre 1953 Par contre, le
mois de janvier 1956, avec 102 000 exemplaires par jour contre 91000
exemplaires un an plus tôt, permet de gagner 12 % d’acheteurs supplémentaires.
Ceux-ci se situent pour l’essentiel à Paris (+20 %) qui, avec 8 000 des 11000
exemplaires supplémentaires bénéficie de la plus forte augmentation. Jusqu’en
juillet, les ventes de l’année 1956 restent supérieures, de 10 à 12 %, à celles de
1955, mais la véritable flambée des ventes se produit en août et en septembre
1956 (+35 % chaque mois). Cette croissance est consolidée en octobre (+24 %),
puis amplifiée en novembre (+63 %) et de nouveau consolidée en décembre 1956
(+30 %).
La crise de Suez et celle de Budapest ont suscité l’intérêt de nouveaux lecteurs
pour Le Monde. L’annonce de la nationalisation du canal de Suez par le colonel
Nasser le 26 juillet 1956, la tension internationale qui perdure en août et
septembre, la guerre israélo-égyptienne et l’expédition franco- britannique, en
novembre, tandis que les troupes du pacte de Varsovie écrasent la révolte des
Hongrois, suscitent un essor des ventes, beaucoup plus que les élections
françaises et bien plus que les massacres dans le Constantinois et au Maroc, en
août 1955, qui entraînèrent peu d’achats supplémentaires du journal. L’actualité
internationale attire de nouveaux lecteurs : Le Monde justifie son titre. La
fidélisation de cette clientèle au cours des années suivantes lance Le Monde dans
une période d’expansion continue qui dure plus de vingt ans. En effet, les ventes
au numéro335 passent de 90000 exemplaires par jour en 1955, à 112 000
exemplaires en 1956 et elles croissent encore en 1957, à 125 000 exemplaires par
jour. Le gain est rapidement consolidé parce que l’actualité liée aux
développements de la guerre d’Algérie, la bataille d’Alger et les prises de
position du journal contre la manière de mener la guerre, puis la fin de la IV e
République, contribuent largement à fidéliser les lecteurs. Entre 1955 et 1958, Le
Monde gagne ainsi 47 000 acheteurs, qui représentent une augmentation du
nombre des lecteurs de 40%. Toutefois, les recettes tirées de la vente ne suivent
pas le même rythme de croissance que les tirages, car les gestionnaires du Monde
ne maîtrisent pas le prix de vente du journal, mais elles connaissent cependant
une accélération à la fin des années cinquante.
335 Les ventes au numéro correspondent aux achats auprès des détaillants. Ces chiffres ne
comptabilisent pas les ventes par abonnement. Les ventes au numéro, plus sensibles à l’actualité,
permettent de mesurer plus facilement la réaction des lecteurs à l’événement
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 161
Le Monde dessine ainsi dans le cadre d’une croissance globale forte, en valeur
relative et en valeur absolue, une alternance entre la croissance des recettes de la
diffusion et la croissance des recettes de la publicité. L’intervention d'Hubert
Beuve-Méry dans la gestion de cette croissance est marquée par l'augmentation
systématique des tarifs publicitaires, à un rythme supérieur à celui de l’inflation,
dès qu’il décèle une demande des annonceurs supérieure à celle de l’année
précédente1. Cette pratique favorise une croissance des recettes alors même que la
diffusion stagne, dans les années 1949 et 1950, voire baisse, en 1955. Dès l’année
1947, Hubert Beuve-Méry accepte également que les recettes de la publicité
dépassent celles de la vente au numéro336 337. Il reste que cette stratégie n’est
réalisable que dans une conjoncture de croissance généralisée de la publicité et
dans une phase d’expansion économique du pays qui permet au journal
d’accroître ses recettes dans un marché porteur. Cette croissance généralisée, à
l’exception de la diffusion qui stagne en nombre d’exemplaires mais qui
augmente en valeur, autorise les gérants à rassembler des provisions pour
constitution d’actifs, lorsqu’ils sont en mesure de limiter les coûts de production
du quotidien.
l’élimination des plus faibles. C’est ainsi que l’on constate une tendance à peu près
générale en Occident à la concentration des entreprises de presse.
[...] S’il n’y a pas lieu de s’insurger contre des tendances aussi générales et aussi
profondes, il paraît sage de les étudier pour les mieux comprendre et en limiter, si
possible, les inconvénients. Un de nos confrères a eu raison, semble-t-il, d'affirmer
que l'indépendance d’un journal n’était nullement liée à son caractère plus ou moins
artisanal et qu’il était beaucoup plus facile au contraire d’acheter ou d’influencer les
petites feuilles qui paraissaient avant la guerre qu’un journal tirant à des centaines de
milliers d’exemplaires.
[...] Les deux composantes plus ou moins antinomiques de tout journal . les
valeurs matérielles d’une part, et les valeurs intellectuelles, morales ou spirituelles de
l’autre, se trouvent à la fois liées et séparées. Encore faut-il évidemment que l'affaire
reste rentable.
[...] Une étude sommaire de la presse parisienne permet une deuxième
constatation, corollaire de la première, qui est la non-rentabilité d’un grand nombre
d’entreprises. [...] Si la situation générale est aussi mauvaise, c’est, en grande partie, à
cause du poids excessif de certaines charges. Certes, la presse est avantagée à plus
d’un titre, notamment sur le plan fiscal. Mais les frais de papier, d’impression et de
distribution, entre autres, sont extrêmement lourds.
[...] Par bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité... »
signé le 21 novembre 1952, entre la SPPP et les industriels du papier. Cette période
exceptionnelle de très forte tension sur les prix ne se reproduisit pas, car le papier
occupa dès lors une part de plus en plus faible dans les comptes d’exploitation des
entreprises de presse. En 1974, la hausse de 80 % du prix du papier, consécutive à
l'augmentation des prix de l’énergie, se traduisit par une augmentation inférieure à
30 % du prix de vente du journal. Le Monde, comme ses confrères, avait entamé la
dématérialisation du journal, qui caractérise la presse depuis trois décennies. Les
matières premières ne constituent plus que le dixième des charges d’exploitation.
Elles sont largement distancées, dans les charges, par les coûts salariaux et le
financement des investissements industriels et rédactionnels.
Le plomb constitue le deuxième poste des matières premières industrielles
lourdes depuis la Libération jusqu’à l’adoption de la photocomposition, dans les
années quatre-vingt. Le Monde possédait, en 1944,30000 kg de plomb et en acheta,
au cours des années 1945-1949, 33 000 kg, ce qui permit à la composition et à la
clicherie de disposer de plus de soixante tonnes de métal, périodiquement régénéré,
afin de garder les qualités de chauffe et de malléabilité nécessaires à la fonte des
lignes par les linotypes. En 1961-1962, il fallut acheter à nouveau du plomb pour
approvisionner la clicherie mise en place en même temps que la nouvelle rotative.
Le plomb est inscrit à l’actif du bilan comme immobilisation en matériel, mais il
perd de son importance économique, et, à partir de 1965, il est compris dans les
autres immobilisations de matériel. Représentant 10 % de l’actif immobilisé en
1949, et 1,8 % de l’actif total, la valeur du plomb tombe à 0,6 % de l’actif
immobilisé en 1962, et à 0,06 % de l’actif total. La valeur du métal diminue à
mesure que les imprimeries françaises adoptent le procédé de la photocomposition
dans les années soixante-dix. La valeur marchande du plomb détenu par Le Monde
est quasiment nulle lorsque le journal abandonne la composition chaude, en 1981-
1982, car le plomb n’est plus utilisé dans l’imprimerie. La perte de la valeur
financière avait accompagné la perte de la valeur économique et précédé le déclin
de la valeur symbolique du plomb qui, cependant, hante encore les mémoires de
nombre de rédacteurs et d’ouvriers. Le caractère en plomb reste en effet le symbole
d’une époque révolue. Les matières premières ont perdu leur primauté dans les
comptes d’exploitation, depuis le début des années cinquante, au profit des charges
salariales et des coûts de distribution. Ces deux postes de charges sont contrôlés par
les organisations syndicales, patronale et ouvrière, qui règlent les rapports entre
confrères et entre patrons et employés. Le Monde, comme les autres quotidiens,
doit respecter les traditions des imprimeries parisiennes et les règles édictées par la
corporation.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 167
La marge commerciale
Cette rigueur dans le contrôle des coûts rendit Le Monde structurellement créateur
d’une marge commerciale conséquente, de 1944 à 1976. La marge, très élevée en
pourcentage du compte d’exploitation les deux premières années (26 % en 1945 et 10
% en 1946), se situe, jusqu’en 1958, entre 1 % et 4 % du total compte d’exploitation,
alors même que la diffusion du journal stagne. Elle s’accroît considérablement dans la
décennie suivante, ce qui favorise l’extension du patrimoine de la société. Hubert
Beuve-Méry s’étonna sans doute du succès rencontré par le journal, qui permettait des
capacités de financement imprévues. Il avait en effet établi un budget mensuel
prévisionnel, en novembre 1944, qui prévoyait, pour un tirage quotidien de 150 000
exemplaires, « une vente moyenne de 55 000 exemplaires sur 26 jours par mois 1 ». La
prévision était prudente, dans la mesure où Le Temps vendait 68000 exemplaires en
1939. Hubert Beuve- Méry envisageait une dépense de 100000 francs par jour, qui fut
tenue, mais il prévoyait une recette sensiblement équivalente aux charges. Or, les
résultats pour la première quinzaine de parution (douze numéros du 18 au 31 décembre
1944), procurèrent un bénéfice de 853 000 francs, pour des dépenses atteignant 1 124
289 francs, et des recettes de 1977 289 francs, dépassant le budget initial de 65 % 341 342
343
. Ainsi, dès la première quinzaine, la marge commerciale de 50 000 francs par
jour344, permet de payer les salaires
Pierre Bloch répond à Hubert Beuve-Méry en opposant un refus catégorique à cette demande, fonds HBM.
342 Projet de budget mensuel, novembre 1944, fonds HBM.
343 Résultats pour l’année 1944, AG du 4 avril 1946.
344 Environ 5 000 francs 2000 ou 760 euros par jour.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 170
et le papier1, mais également d’effectuer des placements financiers, qui serviront pour
l’achat de machines.
En dépit des plaintes répétées de son directeur, Le Monde se porte bien dès les
premiers jours et dégage une marge qui permet d’accumuler les provisions. La presse
parisienne, en 1945, se vend convenablement et tous les journaux gagnent de l'argent.
Mais cette époque dure peu de temps. Ainsi, Combat, pour sa première année, connaît
également une exploitation largement bénéficiaire : 13 millions de francs de marge
pour un chiffre d'affaires de 65 millions de francs. Mais les affaires se gâtent
rapidement pour le quotidien d’Albert Camus : le journal est en déficit de 19 millions
de francs en 1947, et de 22 millions en 1948. Le Monde constitue une exception dans le
panorama de la presse française d’après- guerre, car il est régulièrement bénéficiaire,
tout en restant indépendant. Nombre de quotidiens sont contraints se déposer leur bilan
ou de faire appel à des partenaires extérieurs. F rance-Soir ne doit son salut financier
qu’à l’intervention de la Librairie Hachette, tandis que Jean Prouvost et Ferdinand
Beghin achètent Le Figaro à Yvonne Cotnareanu. Hubert Beuve-Méry avoue parfois à
ses associés la bonne marche de la société, en ajoutant cependant suffisamment de
restrictions pour ne pas susciter d’espoirs démesurés. Ainsi, lors de l’assemblée
générale qui examine les comptes de l’année 1947, qui fut pourtant dure à bien des
égards :
«Tel qu’il existe actuellement, avec sa parution sur 8 pages petit format, l’abondance
de sa publicité, notre journal pourrait vivre avec le prix [de vente] de 5 E L’augmentation
des tarifs de publicité au 15 janvier dernier a fait monter nos recettes d’une façon
appréciable.
[...] Il faut tenir compte, cependant, des hausses de prix qui sont annoncées et des
nouvelles revendications de salaires. Nous avons proposé [au gouvernement] le prix de 6
F ; mais on ne semble pas s’orienter vers cette solution de compromis. Il est probable
qu’un nouveau prix de vente minimum sera imposé.
[...] Si tous les journaux sont tenus de se vendre 7 ou 8 F, il est évident qu’une
mévente s’ensuivra, ce qui, sans le compromettre, peut gêner l’équilibre financier de notre
entreprise345 346. »
345 « Un million alloué et remboursé, les ouvriers payés sous huitaine, les employés et les rédacteurs à la
fin du mois, le papier à 45 jours et le loyer à la fin du trimestre...» Lettre, datée du 30 avril 1952, d’Hubert
Beuve-Méry au directeur des Écrits de Paris, à la suite d’un article de Pierre Dominique mettant en cause
l'origine des fonds au démarrage du Monde. Fonds HBM.
346 AG du 17 mars 1948.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 171
leur accord pour obtenir des banques une autorisation de découvert, dont l’entreprise
n’a nul besoin, mais qui pourrait servir à l’occasion :
Ce crédit n'est cependant jamais utilisé, car Hubert Beuve-Méry préfère recourir à
l'autofinancement, comme le font la plupart des patrons d’entreprises moyennes dans la
France des années quarante et cinquante.
Autofinancement et placements
Pendant vingt-cinq ans, l’autofinancement intégral ou quasi intégral a été la loi de la
SARL Le Monde. Hubert Beuve-Méry, en répétant partout « ça ne durera pas trois
mois », avait érigé le pessimisme en un postulat d'économie d’entreprise qui lui
permettait d’épargner et de provisionner, tout en laissant croire que la maison était en
permanence au bord de la faillite. Il avait ainsi établi pour règle de provisionner
l’intégralité des indemnités de licenciements dues au personnel en cas de dépôt de
bilan, ainsi que diverses dettes, sans tenir compte de la valeur marchande des actifs, qui
suffisent généralement à rembourser une partie des créanciers. Il constituait ainsi des
réserves qui grossissaient à mesure que le nombre des emplois et la valeur des salaires
augmentaient. Ces réserves, destinées à financer l’achat de machines, de matériel, ou
des immeubles, étaient investies en Bourse, et apparaissaient au bilan sous le terme de
«valeurs de placement ».
Dès 1945, Hubert Beuve-Méry avait ouvert un compte auprès de la charge d’agent
de change Lattès et Cie, 20 rue Le Peletier, non loin du journal et du restaurant Le Petit
Riche où il aimait à déjeuner avec ses amis. Ce compte représente déjà 13,6% de l’actif
total de la société inscrit au bilan au 31 décembre 1945 \ La légende de la rue des
Italiens, qui parlait de lingots dans le coffre ou sous le lit du patron, est confirmée. Des
lingots d’or font bien partie du portefeuille, mais leur valeur ne dépasse jamais 40 % du
total investi en Bourse *, et ils dorment, non dans un coffre, mais sur un compte.
Emmanuel Journoud, ami d’Hubert Beuve-Méry depuis la faculté de droit et directeur
Le montant des placements n’a jamais atteint une très forte valeur absolue. Le
maximum, 11 millions de francs courants (73 millions de francs déflatés ou 11,5
millions d’euros) est atteint en 1967, mais c’est parce que ces placements sont
régulièrement ponctionnés pour acheter des immeubles et des machines. En revanche,
en pourcentage du total de l’actif, ces placements constituent, de 1947 à 1950, entre le
quart et le cinquième de l’actif, et demeurent supérieurs à 10 % du total de l’actif,
jusqu’en 1957. C’est l’époque où Hubert Beuve-Méry accumule les placements
financiers dans l’attente des investissements immobiliers que la société doit réaliser. La
gestion de ce portefeuille, longtemps méconnu des rédacteurs et même des associés, est
révélatrice de l’état d’esprit des gérants et des mentalités de l’époque sur les
placements. Hubert Beuve-Méry constitue le portefeuille à partir de lingots d’or,
auxquels il adjoint de la rente 3,5 % et des actions. Le portefeuille est diversifié dès la
première année : il compte des titres français et des titres étrangers, des actions et des
obligations, des valeurs de « père de famille » et d’autres plus spéculatives. La volonté
d’équilibrer les placements, afin de concilier la sécurité et la rentabilité, est manifeste.
Les mines d’Afrique du Sud, De Beers, Driefontein et Stillfontein, y tiennent une place
importante ainsi que Suez, avant et après la nationalisation du canal par le colonel
Nasser, ou encore certaines actions coloniales, telles
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 173
350 «Un cambriolage», disait François de Wendel, in Jean-Noël JEANNENEY, op. dt.,
p. 603.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 173
352 Les gérants du Monde doivent vérifier attentivement les demandes de la SNEP, qui
comptabilise mal les frais et les versements, et se trompe régulièrement dans les additions.
353 Un réquisitoire de non-lieu a été délivré par le procureur de la Cour de justice de Lyon, le 26
mars 1946.
354 Publication au Journal Officiel du 26 avril 1955.
355 AG du 23 novembre 1955. Le décret 12 janvier 1956 «abrogeant les dispositions
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 175
d’application de la loi du 11 mai 1946, à une entreprise de presse, Le Temps», paraît au Journal Officiel
du 17 janvier 1956.
1. Environ l’équivalent de 3 850000 francs déflatés ou 600000 euros.
2. Environ 11 millions de francs déflatés ou 1,7 millions d'euros. Cela peut sembler très bon marché
pour 4 500 m2, soit l’équivalent de 2 800 francs déflatés ou 430 euros le m2, mais les conditions du
marché immobilier parisien étaient fort différentes à l’époque, et la loi imposait aux propriétaires le
maintien dans les lieux des entreprises de presse utilisatrices, ce qui dévalorisait considérablement
l’immeuble.
3. Soit environ l’équivalent de 850 000 francs déflatés ou 130000 euros par an pendant quatre ans.
4. Au total, et hors matériel, Le Monde achète 7 293 m2 pour l’équivalent de 14 millions de francs
déflatés et 2,1 millions d’euros, ou 2 000 francs déflatés ou 300 euros le m2.
5. Pour reconstituer le climat de la rue des Italiens, se référer aux dessins de Nicolas GUILBERT,
Rue des Italiens, alburn souvenir, préface de Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, Paris, La Découverte,
1990. L’ensemble Italiens-Helder est vendu en 1985 pour 147,5 millions de francs (210 millions de francs
déflatés ou 32 million d’euros), dégageant une plus-value, après déduction des travaux d’agrandissement,
de 120,1 millions de francs (CDS du 20 novembre 1985).
6. Expertises Volumard, le 14 décembre 1945 et le 23 novembre 1954. L’inventaire
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 176
mais le matériel est ancien, spécialement les rotatives, de 33 ans d’âge en 1944, qui
restent cependant en service pendant encore 17 ans. En outre, les rotatives du
Temps ne peuvent tirer que des journaux de huit pages, au format du Temps, ou
seize pages au format du Monde, et leur vitesse maximale théorique est de 30000
exemplaires à l’heure. Pratiquement chaque sortie tourne à 12 000 exemplaires à
l’heure, soit, pour les six rotatives, 72 000 exemplaires à l’heure. Ce rythme
convenait au Temps, dont le tirage était de 30 000 exemplaires en 1910, puis de 45
000 exemplaires en 1912. Certes, la diffusion du Temps augmenta lentement de
1918 jusqu’aux années trente, pour atteindre le chiffre maximum de 68000
exemplaires diffusés en 1939 \ Mais la capacité de l’imprimerie était insuffisante
pour Le Monde qui tire à 150000 exemplaires dès 1945, et dépasse les 200000
exemplaires en 1957. Les vieilles rotatives qui limitent le tirage à 200000 ou 220
000 exemplaires sont alors totalement insuffisantes pour faire face à la production
du quotidien. Elles handicapent la rédaction dans ses projets d’extension, ainsi que
le service de la publicité, dont les placards doivent être limités à quatre pages par
jour jusqu’en 1961. Le renouvellement de ce matériel obsolète devient alors un
enjeu financier et industriel qui influe sur les données économiques de l’entreprise,
mais également sur les conceptions rédactionnelles du journal.
Ainsi, Le Monde, né de façon contingente au sortir de la guerre, devient, grâce
à un projet rédactionnel fort, une réussite commerciale. Au cours des quinze
premières années du journal, Hubert Beuve-Méry a constitué une équipe, forgé une
image, créé un esprit collectif, au service d’une haute idée, à la fois morale et
politique, de l’information et du journalisme. Ces années de fondation ont donné
au journal et à l’entreprise leurs principaux caractères. Les évolutions ultérieures
devront toujours prendre en compte la faiblesse du capital et la répartition des parts
sociales, le culte de l’indépendance rédactionnelle et financière ou encore la
volonté de réaliser un quotidien de référence. Lorsque l’entreprise prend son essor
en 1956-1957, sur des bases économiques particulièrement saines, il devient
nécessaire de faire des choix rédactionnels et industriels qui modifieront
progressivement les données des premières années. Le temps des «vaches maigres
» se termine alors, tandis que la IVe République vit ses derniers
de Brillaud de Laujardière, daté du 24 octobre 1944 évalue le matériel d’imprimerie à 14,6 millions de
francs, soit l’équivalent de 14,5 millions de francs déflatés ou 220 000 euros, les meubles et objets
meublants à 1 million de francs et les 15 machines à écrire à 166 000 francs.
1. 32 000 abonnés, 21000 ventes hors Paris et 15 000 ventes à Paris.
UNE RÉUSSITE COMMERCIALE 177
mois. Les années à venir sont celles des choix politiques et financiers. Le succès du
journal, fragile et limite jusqu’en 1955, se confirme et s’amplifie, drainant les
recettes publicitaires qui forment ainsi la principale source de revenus du Monde.
L’audience se développe, dont témoignent les lettres de lecteurs toujours plus
nombreuses, les sondages d’opinion, les reprises d’articles dans la presse
internationale et les polémiques concernant certaines enquêtes ou les attaques
contre les options du journal. C’est alors que l'attitude du quotidien de la rue des
Italiens durant la guerre d’Algérie lui confère un rôle d'informateur majeur auprès
des élites françaises, qui lui assure vingt années de prospérité.
II
L’EXPANSION, 1958-1976
La conjoncture économique change, pour Le Monde, avec la guerre
d’Algérie. Alors que la diffusion du journal stagnait, de 1949 à 1955, à une
moyenne annuelle de 120 000 exemplaires par jour et que les recettes de
l’entreprise demeuraient modestes, l’année 1956 inaugure la forte
croissance des ventes au numéro en France qui se confirme les années
suivantes, et qui s’étend bientôt à la vente à l’étranger et aux abonnements.
D’année en année, l’augmentation de la diffusion et la croissance des
recettes des ventes et de la publicité, qui se poursuivent jusqu’au début des
années soixante- dix, favorisent l’extension de l’entreprise. Les ressources
humaines et le potentiel industriel s’accroissent continuellement jusqu’en
1974. Certes, cette expansion du Monde se trouve confortée par celles, plus
générales, de la population et de la production françaises. Au cours des
années 1956 à 1974, le taux de croissance du PIB français ne descend
qu’une seule fois en dessous de 3 % par an et il dépasse à plusieurs reprises
6 %, tandis que la croissance démographique, qui se ralentit après 1964,
reste cependant à un niveau élevé jusqu’en 1974. Le nombre des ménages
augmente et, surtout, leur consommation se diversifie. Le nombre des
bacheliers (48 000 en 1958, 153 000 en 1974) et des étudiants, également
en forte croissance au cours de ces années d’expansion, l’ouverture sur le
monde et l’augmentation du nombre des cadres favorisent évidemment la
croissance d’un journal qui s’adresse aux élites intellectuelles de la France.
Mais cette évolution de la population française était amorcée dès les années
cinquante, alors que la diffusion du Monde stagnait.
Pendant la guerre d’Algérie, au contraire, la diffusion du quotidien de la
rue des Italiens progresse vivement et la croissance se poursuit, au-delà de
l’indépendance algérienne, durant la présidence du général de Gaulle
182 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
356 «Hubert Beuve-Méry caressait l’idée d’un monastère de l’information»» affirment certains
rédacteurs qui ont bien connu le fondateur du Monde, notamment Jean Planchais, dans l’émission de Patrick
Gélinet, «L’histoire en direct», sur France-Culture, le 12 décembre 1994.
LES ANNÉES DÉCISIVES 184
357 Des revues de diffusion plus restreinte, comme Les Temps modernes ou Esprit, doivent
également être mentionnées. Signalons aussi la presse communiste, notamment le quotidien
LHumanité. Voir « Les médias et la guerre d’Algérie », dans les Actes du colloque Mémoire et
enseignement de la guerre dJ Algérie (13 et 14 mars 1992), Paris, 1993.
enquête de Jacques Driand, en deux épisodes, sur la situation en Algérie, qui occupe deux colonnes du
journal à chaque fois.
1. D’après Alain DE SÉRIGNY, Échos d’Alger, Presses de la Cité, 1974, t. II, p. 58, Georges Messud
était un ancien officier de marine reconverti en journalisme, qui épousait les idées du sénateur Henri
Borgeaud, grand propriétaire foncier, industriel et principal actionnaire de La Dépêche quotidienne. En 1951,
Georges Messud fut candidat à l’assemblée algérienne contre Alain de Sérigny.
2. Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’apport des médias à la décolonisation, les historiens ont coutume de faire
référence à Raymond Cartier, dont les articles publiés dans Paris-Match les 11 août, 18 août et 1er septembre
1956, auraient sonné le glas de la colonisation française. Sa formule choc, « plutôt la Corrèze que le Zambèze
», résume l’idée que les colonies coûtent trop cher à la métropole, demandent des investissements croissants
qui freinent l’économie française et sont inutiles, puisque l’indépendance est inéluctable.
LES ANNÉES DÉCISIVES 185
Lors des débats sur le statut de l’Algérie ou lors des élections, le correspon dant local
du Monde, Georges Messud consacre, en 1946 puis en juillet 1947, de longues séries
d’articles à l’Algérie, dans lesquels il manifeste le souhait que le gouvernement mette
en pratique des reformes économiques et sociales dans les departements algériens.
Cependant, Hubert Beuve- Méry estime que Georges Messud est trop favorable aux
positions des colons. C'est pourquoi, au moment des élections à l’assemblée
algérienne de 1948 et 1951, Jacques Guérif, le spécialiste des questions coloniales, est
envoyé sur place; Jacques Guérif dénonce notamment les manipulations électorales,
mais il ne peut prévoir l’explosion future, comme d’ailleurs la plupart des
observateurs de l’époque.
Les articles du Monde ne prônent pas l’indépendance, parce qu’ils reflètent la
préoccupation de l’époque, qui est de conserver l’Algérie à la France et de fidéliser la
population musulmane. Cependant, pour réaliser cette opération, il faudrait que la
métropole et les Européens d’Algérie consentent un gigantesque effort financier
d’investissement et de transfert économique, afin d’élever le niveau de vie, la
production et la consommation des populations colonisées qui demeurent largement
en retard sur celles de la métropole. Pour Le Monde, dès 1946, l’Algérie ne pourrait
rester française que par une politique hardie de développement. Certes, la question
ainsi posée ne prend pas en compte le mouvement indépendantiste algérien, mais elle
a le mérite de proposer une problématique qui, finalement, sera féconde. Le quotidien
laisse en effet entendre que cet effort est disproportionné par rapport aux capacités de
l’économie française et qu’il ne pourra être soutenu qu’au détriment du
développement métropolitain et de l’intégration européenne. Dès 1946, les germes
d’un « carriérisme2 » à destination des élites françaises sont présents dans les
LES ANNÉES DÉCISIVES 187
359 Voir notamment : Jacques GuÉRIF, «Le malaise algérien», Le Monde, 2 et 12 mars 1946,
Georges MESSUD, «Incertitudes et réalités algériennes», Le Monde, 13 et 27 août 1946.
360 Voir notamment les contributions de René SERVOISE, responsable du Centre de politique
étrangère, «La métropole ne pourrait supporter les charges d’une politique d’assimilation », Le Monde,
14 octobre 1954, de Paul LEGATTE, ancien chef de cabinet de Pierre Mendès France, « L’empire,
source de prospérité ? », Le Monde, 26-30 juillet 1956, ou l’article de Jean-Jacques SERVAN-
SCHREIBER, «Les difficultés de l’intégration européenne dues à l’Union française », Le Monde, 13
octobre 1953, ainsi que de nombreux autres articles et « Libres opinions ».
361 Le Monde, 23 janvier 1955.
362 Le Monde, 23 et 24 août 1955.
LES ANNÉES DÉCISIVES 188
«Toute guerre, et à plus forte raison toute guerre civile, comporte une large
part d’injustices et d’excès individuels qu’une autorité ferme et vigilante doit
cependant s’attacher à réduire au minimum.
Mais il s’agit moins de cela que de savoir si la torture va devenir peu à peu la
procédure normale du renseignement. De fâcheuses habitudes avaient été prises en
Indochine; il semble qu’elles aient tendance à se généraliser, à devenir une sorte
d’institution fondée sur une exigence d’efficacité d’autant plus facilement acceptée
que les crimes de l’adversaire sont plus horribles.
Que doivent faire dans ces conditions ces “directeurs de conscience” que
367 Denis LEFEBVRE, Guy Mollet le mal aimé, Plon, 1992, p. 236.
368 Entretien avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988.
LES ANNÉES DÉCISIVES 190
Le président du Conseil reçut très mal ce sermon. Hubert Beuve- Méry finit
par s’incliner devant la menace de saisies et d’amendes répétées et reporta le prix
de vente du quotidien à son point de départ369 370 371. Mais Le Monde continue ses
enquêtes. En décembre 1956, Eugène Mannoni publie une série sur «L’Algérie
en état d’urgence», qui décrit les solidarités entre la population musulmane et le
FLN. Il conclut ses articles en affirmant qu’il «faudra bien composer 5» avec les
forces que celui-ci représente.
La bataille d’Alger qui s’engage alors révolte le directeur du Monde. Son
humanisme, ses racines catholiques, lui interdisent de tolérer des pratiques
dégradantes, pour les victimes comme pour les tortionnaires. Pour Hubert Beuve-
Méry, aucune fin ne saurait justifier certains moyens. Le 13 mars 1957, sous le
pseudonyme de Sirius, Le Monde publie un éditorial au titre retentissant, «
Sommes-nous les vaincus de Hitler ? », consacré au livre de Pierre-Henri Simon,
Contre la torture. Dès lors, Le Monde ne cesse de dénoncer les crimes de l’armée
française, tout en dénonçant également ceux du FLN, et de se faire l’écho des
résistances à la «sale guerre»,
369 Hubert BEUVE-MÉRY, lettre à Guy Mollet, datée du 17 octobre 1956, fonds HBM.
370 Sur cet épisode, voir également les deux articles d’Hubert BEUVE-MÉRY, «Quand la France
est gouvernée...», Le Monde, 8 novembre 1956, et «Le prix de la liberté», Le Monde, 14 novembre
1956.
371 Le Monde, 15 décembre 1956.
LES ANNÉES DÉCISIVES 191
372 « Une sale guerre», Une Semaine dans le monde, 17 janvier 1948.
373 Entretien avec Hubert Beuve-Méry, le 10 juin 1988.
374 Le Monde, 14 décembre 1957. Le rapport de la Commission de sauvegarde des droits et des
libertés individuelles, a été remis par son président, Pierre Béteille, le 14 septembre 1957, à Maurice
Bourgès Maunoury, président du Conseil de l'époque. Le Monde ayant obtenu une copie de ce rapport,
décide de le publier. Le nouveau président du Conseil, Félix Gaillard rendit public le rapport quelques
heures avant sa publication par Le Monde.
375 Aspects véritables de la révolution algérienne, brochure diffusée par les services de Robert
Lacoste, ministre résident en Algérie.
376 Le Monde a été saisi à vingt reprises en Algérie. Il faut également ajouter des saisies partielles
et des retards imposés par un ministre ou un préfet, ou encore l’emploi de moyens détournés tels que la
réduction du tonnage transporté par les avions. Sur le contexte voir Martin HARRISON, «Government
and Press in France during the Algerian War» The American Political Science Review, n° 2, vol LVIII,
juin 1964, p. 273-295.
377 Voir l’article d’Hubert BEUVE-MÉRY, «Contrôle préventif», Le Monde, 27 mai 1958.
378 Au moins un article fut interdit de parution, celui que Jean Planchais avait écrit sur
LES ANNÉES DÉCISIVES 192
la flotte française de Méditerranée qui croisait au large de Toulon en attendant de savoir de quel côté viendrait
la victoire.
380 SlRIUS, Le Suicide de la IV République, Éditions de Cerf, 1958.
381 Ses articles dans Le Monde étaient signés de son nom, Claude Ezratty. Voir : Claude ESTIER, La
Plumeau poing, Stock, 1977.
382 Le Monde, 26 septembre 1958.
383 Raymond Barrillon, Alain Guichard, Georges Mamy, Bernard Féron, Jean Lacouture, Claude
Julien, Roland Delcour, Claude Durieux, Jean Schwœbel, Claude Sarraute, Alain Jacob, Gilbert Mathieu,
Pierre Drouin, Jean Houdart et Jacques Michel.
LES ANNÉES DÉCISIVES 193
384 Le Monde, 18 avril 1959. Ce rapport a été publié en 200? : Michel ROCARD, Rapport sur les
camps de regroupement et autres textes sur la guerre d'Algérie, Les mille et unes nuits 2003.
385 Le Monde, 5 janvier 1960.
386 Le président Patin adresse le rapport de la Commission de sauvegarde des droits et libertés
individuelles, le 8 janvier I960, au Premier ministre, Michel Debré, puis une copie de ce rapport est
envoyée au garde des Sceaux, Edmond Michelet, le 29 janvier I960, dont le directeur de cabinet, Joseph
Rovan, transmet un exemplaire à Hubert Beuve-Méry, qui décide de le publier.
387 Le Monde, 6 mai 1961.
LES ANNÉES DÉCISIVES 194
Dans le même numéro paraît une publicité pour l’hebdomadaire Carrefour, journal
favorable à l’Algérie française, qui avait été saisi la semaine précédente. Cette double
publication provoque une polémique entre François Mauriac et Hubert Beuve-
Méry388. Dans sa réponse à François Mauriac, Hubert Beuve-Méry livre quelques
réflexions sur sa conception du journalisme qui reflètent l’esprit d'ouverture qui
préside aux destinées du Monde :
«Que ne m’avez-vous interrogé? Vous auriez su que, comme vous, j’étais gêné et
choqué par le voisinage de la lettre de Salan avec la publicité de Carrefour, mais que
c’était là un simple incident technique. On ne déplace pas comme on veut une publicité
retenue à l’avance, non plus qu’on ne s’affranchit, dans un quotidien, de la tyrannie
immédiate de l’événement.
La vraie question n’est pas là. Fallait-il accepter ou rejeter la page de Carrefour?
Jusqu’ici je me suis toujours efforcé de limiter au strict indispensable notre censure sur la
publicité politique, y compris pour des organes dont nous sommes les adversaires et qui,
personnellement, ne me ménagent pas. Pourquoi ? Parce que nos lecteurs, adultes de
corps et d’esprit pour la plupart, ne doivent pas être endoctrinés mais invités au contraire
à élaborer eux-mêmes leur jugement avec les informations et les éléments d’appréciation
que nous leur soumettons. »
1. «La grande chance du PSU a été, au fond, la guerre d’Algérie» : Marc HEÜRGON, Histoire du PSU,
1.1, La Fondation et la guerre d’Algérie, La Découverte, 1995. Le parallèle intellectuel et politique entre la
rédaction du Monde et le PSU semble fécond. Nombre de rédacteurs sont adhérents ou sympathisants du
PSU, Le Monde a soutenu Pierre Mendès France puis Michel Rocard, et la mouvance chrétienne de gauche
est bien représentée, tant au journal qu’au PSU.
LES ANNÉES DÉCISIVES 195
un impératif moral. Ce fut, au- delà de l’aventure politique et intellectuelle, une belle
réussite en termes d’image de marque. La croissance du journal dans les années
soixante s’amorce à l'époque de la guerre d’Algérie. Le quotidien de la rue des
Italiens, en affichant son indépendance à l’égard des pouvoirs politiques, affermit son
audience durant la guerre d’Algérie
LES ANNÉES DÉCISIVES 196
des Français pour régler la question algérienne et celle des institutions, il toléra
difficilement la manière que celui-ci employa pour parvenir à ses fins. Hubert Beuve-
Méry considéra en effet que le fondateur de la Ve République avait été rappelé par un
putsch ou un par pronunciamiento qui aurait dû être désavoué publiquement afin de
laver le régime de son péché originel. Il était conforté dans cette analyse par nombre
d’hommes politiques issus du régime déchu qui, tels Gaston Monnerville, Pierre
Mendès France ou François Mitterrand, demeurèrent des opposants catégoriques au
régime tant que dura la présidence de Charles de Gaulle. Bien longtemps après,
Françoise Giroud fait la même analyse :
« [Pierre Mendès France] n’a jamais accepté, en 1958, que de Gaulle revienne dans
les bagages des généraux. [...] Il a cru sincèrement que l’on revenait à un régime style
Napoléon III et que l’armée allait s’emparer du pouvoir. Nombreux se sont trompés, moi
y comprise. Il faut reconnaître que l’armée était terrifiante, avec des types comme Massu.
Cette erreur de discernement, je ne me la suis jamais pardonnée. Elle me brûle encore. À
ma décharge, j’étais entourée de poids lourds comme Mitterrand, Mendès, Jean- Jacques
[Servan-Schreiber], et même Mauriac, qui à l’époque n’était pas encore l’inconditionnel
de de Gaulle, et je me suis laissée influencer. Seul Defferre a vu juste. On a sous-estimé
la ruse de de Gaulle et sa capacité, une fois au pouvoir, à casser l’armée h»
François Mitterrand a tenté de théoriser cette opposition dans son ouvrage Le Coup
d’État permanent389 390, paru en 1964, mais bien des accents et des remarques qui se
trouvent sous sa plume figurent déjà dans les colonnes du Monde, sous la signature de
Sirius ou de Jacques Fauvet. La rupture entre le général de Gaulle et Hubert Beuve-
Méry date en effet de 1962, lorsque, une fois la guerre terminée en Algérie, le
président de la République décide de soumettre à la ratification des Français par
référendum la réforme de la Constitution qui prévoit d’élire le président de la
République au suffrage universel direct. Cette décision, annoncée au Conseil des
ministres du 29 août 1962, entraîne l’adoption d’une motion de censure par
l’Assemblée nationale, le 5 octobre. Le général de Gaulle dissout alors l’Assemblée et
reconduit Georges Pompidou dans ses fonctions de Premier ministre. Le référendum
du 28 octobre 1962 constitue une victoire pour le général de Gaulle, alors que Le
Monde, par la plume de son directeur avait appelé ses lecteurs à se prononcer en
faveur du «non» : «Quant à nous, “en toute conscience”, pour reprendre les termes du
général de Gaulle, il nous est devenu impossible, sauf fait nouveau, de maintenir plus
longtemps le “oui conditionnel et provisoire” dont nous déplorions déjà, il y a quatre
ans, qu’il ne puisse être enthousiaste et definitif1. » En rendant compte des résultats du
référendum du 28 octobre 1962, Le Monde se livre à des contorsions qui,
rétrospectivement, apparaissent quelque peu spécieuses. Ces résultats sont présentés
sur deux lignes de dimensions strictement équivalentes et de mêmes caractères :
«Le général-président, plus que jamais convaincu d’être le Guide inspiré et la vivante
incarnation de la France, s’abandonnant à ses démons, tolérant de moins en moins la
contradiction, rejetant dans les ténèbres extérieures tous ceux qui, sincèrement ou
hypocritement, ne se proclament pas des siens, et se satisfaisant finalement de cet
agglomérat de partisans et d’opportunistes nantis destinés à disparaître avec lui.
Inévitablement, des ferments plus ou moins fascisants travailleraient cette pâte
inconsistante, au sein de laquelle libéraux et progressistes ne pourraient guère être que
des complices, des otages ou des trompe-l’œil. Inévitablement, le fossé s’élargirait entre
le pouvoir et l’opposition, au détriment des formations du centre et au profit du parti
communiste, dénoncé une fois de plus comme “séparatiste”, alors que beaucoup verraient
en lui, en dépit du stalinisme auquel il s’attarde, le véritable pôle de résistance aux excès
du pouvoir personnel1. »
397 Cité par Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p. 10.
398 «Je suis l’esprit qui toujours nie. » Cité par Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, op. cit., p.
13.
399 Michel DROIT, Les Feux du crépuscule, Plon, 1977.
400 Pierre LAFFONT, IdÉcho d’Oran, 27 novembre 1960.
401 Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, Fayard, 1994.
402 Sur ce sujet, voir : Hubert BEUVE-MÉRY, Onze ans de règne, 1958-1969, Flammarion, 1974 ;
Bruno RÉMOND, Sirius face à l’histoire, morale et politique chez Hubert Beuve Mén Presses de la FNSP,
1990; Pierre SAINDÉRICHIN, De Gaulle et Le Monde, Le Mondé Éditions, 1990 ; André PASSERON, De
Gaulle parle, 2 tomes, Plon, 1962.
LES ANNÉES DÉCISIVES 201
405 Le Centre d’étude des supports de publicité (CESP), organisme paritaire, évalue depuis 1957, par
la méthode des sondages d’opinion, l’audience des supports publicitaires (presse, radio, télévision,
affichage, cinéma, etc.). Ces estimations répondent aux besoins des publicitaires et des annonceurs qui
cherchent à prévoir l’impact de leurs campagnes sur le nombre et la qualité de leur «cible». Elles permettent
également aux médias de mieux connaître leur public et sa répartition par âge, sexe, profession et lieu de
résidence.
406 Étude auprès des lecteurs du Monde, Dorset et Cie, 1954.
407 En 1961, Le Figaro diffuse 400000 exemplaires et bénéficie d’une audience de 1100 000 lecteurs
CESP, soit 2,75 lecteurs par exemplaires. Source CESP 1961.
LES ANNÉES DÉCISIVES 203
Le choix rédactionnel d’Hubert Beuve-Méry qui vise à donner aux lecteurs des
informations complètes et variées, incite Le Monde à augmenter la pagination
rédactionnelle, à embaucher des rédacteurs en plus grand nombre, et, pour financer
cette mutation rédactionnelle, à augmenter la pagination publicitaire. Cette volonté
conduit le quotidien de la rue des Italiens à se doter d’un outil industriel performant,
d’autant plus nécessaire que les rotatives et les linotypes du Temps sont largement
obsolètes à la fin des années cinquante.
LES ANNÉES DÉCISIVES 204
1. «Depuis le 1" décembre, les pages du journal comportent 6 colonnes au lieu de 5. Cette mesure qui
ramène la largeur de la colonne du Monde au format standard a pour effet de réduire de 16,66 % la place
occupée par la publicité, à recette équivalente. Appliquée pendant l’année entière, elle aurait fourni à la
rédaction 189 pages de plus pour l’information, soit plus de trois anciennes colonnes par jour» (AG du 27
avril 1960).
LES ANNÉES DÉCISIVES 203
408 Pierre Viansson-Ponté, rédacteur en chef à L’Express, recruté pour remplacer Jacques
Fauvet à la tête du service politique, intègre directement la hiérarchie.
LES ANNÉES DÉCISIVES 203
409 Chaque groupe d'impression imprime 8 pages au recto ou 8 pages au verso. Il faut donc deux fois
deux groupes pour imprimer 16 pages, deux fois trois groupes pour 24 pages, deux fois quatre groupes pour
32 pages et deux fois six groupes pour 48 pages. Un cylindre porte 8 clichés en plomb (chaque cliché,
cintré, représentant une page du journal, de format 335 sur 500 mm), 4 dans le sens de la largeur de la
bobine de papier (1 340 mm) et deux dans le sens de la circonférence du cylindre (1000 mm).
410 Accord du 9 février 1963 sur les «Machines rotatives à grande vitesse, production, composition et
rémunération des équipes ».
LES ANNÉES DÉCISIVES 206
413 «L’obtention d’un prêt de cet organisme nous permettrait d’éviter dans tous les cas le recours aux
banques ou à des capitalistes quelconques» ce qui aurait pour contrepartie inévitable ^aliénation d’une
partie de notre indépendance» (AG du 27 avril 1960).
414 «De ces 2,5 millions de nouveaux francs» 1 million avait été provisionné en 1959» le solde de 1,5
million a pu être prélevé sur la trésorerie courante de l’entreprise, sans aucun secours des banques, sans
utiliser nos réserves en valeurs de placement» sans même mobiliser nos créances par l’escompte. Malgré
cela, la trésorerie se trouve au 31 décembre I960 plus aisée qu’au 1er janvier» (AG du 20 avril 1961).
415 «Nous avons donc dû recourir à la fin de l’année aux facilités de trésorerie que nous avait
consenties notre principal banquier, le CNEP, sous forme d’avances sur nos créances publicitaires. Nous
aurons sans aucun doute besoin de ce concours bancaire au long de l’année en cours, car nous ne pouvons
espérer en 1963 couvrir toutes nos échéances d’investissements avec les bénéfices incertains de cet
exercice» (AG du 9 mai 1963).
416 Marc MARTIN, «Le marché publicitaire français et les grands médias, 1918-1970», XXe siècle,
revue d'histoire, n° 20, octobre-décembre 1988.
417 AG du 27 avril 1960. Au cours de la même année, l’indice des prix a augmenté de 6,1 %, ou le
produit intérieur brut français a augmenté, en volume, de 3 %.
LES ANNÉES DÉCISIVES 208
gérants, permet, dès 1953 et 1954, d’accumuler des réserves pour un développement
ultérieur. Au cours de ces deux années, l’essentiel de la croissance des actifs
provient de l’actif circulant, qui passe de 118 millions de francs en 1952 à 171
millions de francs en 1954, soit une augmentation de 45 % en deux ans, alors que la
hausse des prix est nulle en 1953 et 1954 Les postes «valeurs de placement» et
«liquidités» connaissent une augmentation particulièrement forte, de 57 % en deux
ans. La forte rentabilité du journal, qui est pourtant dans une période de baisse de
son lectorat, permet d’accumuler des réserves financières pour l’avenir.
En 1955, la croissance de 70% des actifs résulte de l’achat des immeubles du
Temps, qui sont inscrits pour la première fois au bilan le 31 décembre 1955. Les
actifs immobilisés passent ainsi, entre 1954 et 1955, de 36 à 175 millions de
francs et représentent 50 % du total de l’actif. Inévitablement, l’année 1956
accuse une légère baisse, avec la chute du poste « liquidités », qui ont été
employées à financer l’achat des immeubles, sans recours à l’emprunt. Les
acquisitions reprennent, en 1959-1963, avec les investissements industriels dans
la nouvelle imprimerie de la rue des Italiens, qui quintuplent les actifs en francs
courants, et les triplent en francs constants. Le taux de croissance de l’actif
déflaté est de 42 % en 1959,47 % en 1960 et 50 % en 1961, et la part de l’actif
immobilisé dépasse 70 % de l’actif total, dès le 31 décembre 1963.
Le patrimoine ainsi constitué assure les fondations de l’entreprise pour une
longue durée. Les orientations rédactionnelles et financières définies au cours
des années 1958-1962, période charnière dans l’histoire du journal, dominent la
période suivante. La rédaction souhaite réaliser un «grand journal », ayant un
fort tirage et de nombreuses pages, afin d’attirer une clientèle croissante et les
recettes publicitaires attachées au lectorat. L’administration, soutenue par le
Syndicat du livre, désire fonder une «grande entreprise», par la création d’un
secteur industriel en expansion. Mais l’inclination politique de la rédaction vers
la gauche, conjuguée à un choix autogestionnaire de plus en plus marqué, entrera
bientôt en conflit avec les réalités économiques de l’exploitation d’une entreprise
de presse.
sommes consacrées à l’aide au logement des rédacteurs L Bien que dilué dans
un vocabulaire à forte connotation moralisatrice, le thème sous-jacent dans le
discours de Jean Schwœbel est celui du partage de la valeur ajoutée, qu’il
considère trop largement consacrée au financement de l’entreprise et trop
parcimonieusement à la rémunération des salariés du journal. Il insiste
également sur le poids prépondérant des rédacteurs dans la formation de cette
valeur ajoutée et sur l’injustice constituée par la faiblesse des salaires des
journalistes.
Ainsi, dès les années cinquante, la logique salariale de la défense de l'emploi
et de l’accroissement du pouvoir d’achat se heurte à la logique patronale de
l’extension et de la modernisation de l’entreprise. Cette opposition, que l’on
retrouve dans toutes les entreprises françaises et européennes, prend, au Monde,
des aspects spécifiques, car le principal actionnaire est une société de salariés.
Pour la collectivité des rédacteurs ou pour certains de ses membres, il peut ainsi
être avantageux d’élaborer des stratégies détournées de conquête du pouvoir,
soit en cherchant à maîtriser le capital afin de répartir les bénéfices, soit en
utilisant les revendications salariales pour accroître l’autorité de l’actionnaire
principal. Les deux stratégies ne sont d’ailleurs pas contradictoires et peuvent
être employées successivement ou conjointement. Au cours des années soixante,
lorsque l’entreprise est en phase d’expansion à un rythme accéléré, ces choix
peuvent être conciliés, mais des habitudes s’installent alors, qu’il est parfois
impossible de modifier dans les temps plus difficiles. Dans cet antagonisme
entre le développement de l’entreprise et la satisfaction des revendications
salariales, les premiers gérants, qui sont issus des associés fondateurs, résistent
d’autant mieux qu’ils détiennent une légitimité antérieure à celle de la Société
des rédacteurs, mais leurs successeurs s’imposent avec plus de difficultés, parce
qu’ils sont eux-mêmes d’anciens salariés du quotidien.
421 Une affaire judiciaire oppose un associé fondateur, Jean Schlœsing, à la SARL et à Hubert
Beuve-Méry. Jean Schlœsing assigne, le 10 décembre 1956, la SARL devant le tribunal de commerce
de la Seine, en demandant l’annulation des décisions de l’assemblée générale des 12 et 13 décembre
1951, l’augmentation du capital en faveur de la Société des rédacteurs du Monde, ainsi que la
modification de l’article 11 des statuts sur la transmission des parts sociales. Jean Schlœsing réclamait
également l’annulation de toutes les délibérations et décisions des assemblées générales, depuis le 12
décembre 1951. Un jugement du tribunal de commerce déboute Jean Schlœsing, le 23 février 1959,
mais celui-ci interjette appel. Finalement, Jean Schlœsing annonce à Hubert Beuve-Méry qu'il se
désiste dans une lettre datée du 21 juillet 1962. Dans sa réponse, datée du 24 juillet 1962, Hubert
Beuve-Méry lui écrit : «Reprenez votre place à la table commune des délibérations.» D’après les
annotations manuscrites d’André Catrice dans le dossier «Procès et litiges» des archives
administratives du Monde, il semble que Jean Schlœsing, administrateur provisoire en 1945, puis
président de l’Agence Havas, ait surtout cherché à utiliser ce procès afin de faire pression sur les
gérants dans le but d’obtenir la régie publicitaire du Monde.
422 AG du 30 mars 1957.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 212
423 Proposition de la Société des rédacteurs du Monde, 24 mars I960, fonds HBM.
424 AG du 20 avril 1961.
425 Hubert Beuve-Méry avait envoyé Pierre Drouin enquêter sur les entreprises à participation
des salariés, notamment l’entreprise Boimondau (Boîtiers de montres du Dauphiné), dirigée par
Marcel Barbu, qui pratiquait la participation ouvrière au capital et à la gestion. Voir Pierre Drouin,
«Cellules d’un monde nouveau», Le Monde des 19 au 25 mars 1952.
426 Proposition de la Société des rédacteurs du Monde, 30 janvier 1962.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 213
(excepté Hubert Beuve-Méry et André Catrice, qui sont rémunérés par ailleurs en
tant que gérants, directeur de la publication et administrateur) ; d’un autre côté, le
désir de faire entrer dans le capital toutes les catégories de personnel, ce que
refuse le Syndicat du livre, et ce qui paraissait inconcevable, dans la mesure où
les ouvriers demeuraient les employés de la permanence syndicale et non ceux de
l’entreprise; enfin, le souhait de limiter la capacité d’action des cadres, qui
semblaient susceptibles de peser sur la marche de l'entreprise grâce à leurs
connaissances en gestion, en les incluant dans une société commune avec les
employés, beaucoup plus nombreux qu’eux.
Jean Schwœbel cherche à étendre les pouvoirs de la SRM, et de son président,
dans trois directions; l’augmentation de la part du capital détenue par la Société des
rédacteurs du Monde, en revendiquant entre 40 % et 50 % du total ; la gestion, en
demandant l’instauration d’un conseil de surveillance dont le président de droit
serait celui de la Société des rédacteurs du Monde, principal porteur de parts ; enfin,
la création d’un comité de rédaction qui contrôlerait les orientations éthiques et
politiques de la rédaction et ainsi, indirectement, la direction du journal.
Lors de son assemblée générale de 1963, la Société des rédacteurs du Monde
donne mandat à une commission mixte d’étude des statuts 1 qui doit remettre son
rapport l’année suivante, le 21 juin 1964, lors de la «journée d’étude de la rédaction
», à Grigny. Chacun de leur côté, gérants, rédacteurs, et cadres427 428 élaborent des
projets et des contre-propositions. André Catrice, de son côté, cherche à freiner les
ardeurs réformatrices des rédacteurs. Dans un texte destiné à préparer le débat,
intitulé «l’avenir du Monde», daté du 29 avril 1964, il résume ainsi la position des
rédacteurs :
«Tant que Le Monde était un journal besogneux, à l’avenir incertain, il était naturel
que les fondateurs en demeurassent les tuteurs attentifs et qu’ils fussent responsables
d’un échec possible. Mais maintenant que, dépassant le stade critique, l’entreprise est
passée de la gêne à l’aisance, voire à la richesse, les mêmes fondateurs ne peuvent plus
être considérés que comme d’injustes accapareurs car cette richesse, c’est le personnel
qui l’a créée. C’est donc au personnel de prendre, en période de prospérité, la majorité
et partant la direction et la responsabilité de l’entreprise. Les fondateurs ne doivent pas
être entièrement dépossédés des droits qu’ils détiennent désormais inéqui-
tablement, mais il suffit de leur laisser celui de faire obstacle aux décisions
extraordinaires qui requièrent les trois quarts des voix L»
«Les rédacteurs de la première heure avaient certes tous les soucis et toutes les
ambitions qui animaient les fondateurs. Ils ont en plus supporté pendant longtemps une
situation modeste pour permettre au journal de se développer durant les premières
années et de survivre pendant les années difficiles. Mais, venues les années prospères,
combien sont-ils actuellement qui ont ainsi prouvé leur foi et mangé les fameuses
vaches maigres ? Sur les 88 rédacteurs aujourd’hui recensés, neuf sont encore là de la
première équipe (1944-1945), neuf autres peuvent prétendre au titre d’anciens (1946-
1949), quinze datent de la période maigre (1950-1955). Au total 33 rédacteurs, soit 37,5
% sont entrés au journal avant 1956. Les 55 autres n’y sont que depuis sept ans au plus
et le nombre et la proportion de ces nouveaux croîtront naturellement à mesure que les
anciens prendront leur retraite.
Ces rédacteurs de la nouvelle génération participent activement à la vie de la
Société des rédacteurs du Monde, plus que certains anciens qui sont près de la retraite
et se sentent submergés par la montée des jeunes. Or, ces derniers, dont le choix n’a pas
été soumis à l’agrément des autres associés 429 430, ont été recrutés en fonction de leur
qualification professionnelle, de leur spécialisation dans un secteur déterminé et de leur
disponibilité. Que sait-on souvent de leurs opinions politiques personnelles, de leurs
idées sur l’indépendance, voire de leur désintéressement ?
Ce remplacement des anciens par les plus jeunes n’a donc pas eu forcément pour
effet de perpétuer l’esprit qui présida à la fondation de la société. N’a- t-on pas eu
d’ailleurs l’exemple de certains qui, n’ayant pas résisté à l’attrait de l’argent, sont partis
dans d’autres journaux à structure capitaliste et à objectif commercial ? Qui peut
garantir que tous ceux d’aujourd’hui et surtout de demain, seront toujours fidèles aux
principes du début et qu’ils mettront
429 André CATRICE, «L’avenir du Mondes p. 7, texte daté du 29 avril 1964, AG du 14 mai 1964.
430 André Catrice, tout en jouant sur les mots, pose ici une question fondamentale : la Société des
rédacteurs du Monde a été agréée, en tant que telle, en 1951, mais on peut comprendre cet agrément comme
une acceptation en tant qu associés, par les fondateurs, des rédacteurs qui composent la Société des
rédacteurs du Monde, Dans ce cas, les rédacteurs recrutés après 1951, ne sont pas agréés par les autres
associés, mais simplement membres de droit d’une société agréée représentant une collectivité. La garantie
morale n’est plus assurée comme peut l’être celle des associés recrutés individuellement.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 215
431 Hubert Beuve-Méry et André Catrice, Jean Schwœbel et Pierre Drouin, Gérard de Broissia et Jean
Vignal. AG du 14 mai 1964.
432 Rapport de la Commission des statuts à l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du
Monde, 21 juin 1964. Par la suite, cette journée d’étude fut souvent appelée « Grigny I ».
433 AG du 14 mai 1964.
434 Environ 6000 francs déflatés ou 900 euros. En francs constants, la valeur de la part sociale de la
SARL a été multipliée par six. Les héritiers de René Courtin, qui avait apporté environ 40000 francs (6000
euros) de capital, obtiennent ainsi 240000 francs (36000 euros).
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 216
les porteurs A risquent de disparaître, l’un après l’autre, ce qui laisserait le dernier
d’entre eux détenteur de 200 parts, et rendrait inévitable la dissolution de la société,
après son décès.
En l’absence, dans le droit français, d’institutions comparables aux fondations
anglo-saxonnes, il était bien difficile de choisir entre le renforcement de l’autorité
des gérants, ou de celle des associés A, ou encore de l’influence des sociétés de
personnel. Les débats furent longs, car Hubert Beuve-Méry cherchait à assurer sa
succession et à transmettre la direction de l’entreprise dans de bonnes conditions, en
cédant peu de prérogatives au président de la Société des rédacteurs du Monde.
Celui-ci, au contraire, souhaitait obtenir en faveur de la SRM le contrôle de la
gestion du journal et la plus grande part du capital de l’entreprise.
Après avoir modifié ses statuts de façon à pouvoir accepter de nouveaux
actionnaires à mesure que la rédaction se développait1, la Société des rédacteurs du
Monde affiche sa bonne volonté en accordant son agrément à Georges Vedel, le 2
juin 1966. Toutefois, elle refuse l’agrément de René Capitant435 436. Enfin, la loi du
24 juillet 1966 qui modifie les conditions de cession des parts sociales des SARL 437,
qui est applicable à partir du 1er octobre 1968, oblige les partenaires sociaux du
Monde à s’accorder rapidement.
Au début de l’année 1967, les principaux points sont réglés, mais la répartition
du capital entre les différents associés n’est pas encore
Faut-il augmenter la part des gérants afin de leur attribuer une autorité plus
grande, et dans le cas d’une réponse affirmative, faut-il prélever ces parts sur le
contingent des rédacteurs, selon la version d’Hubert Beuve-Méry, ou sur celui des
cadres et des employés, comme le souhaitait Gilbert Mathieu ? La proposition
d’Hubert Beuve-Méry cherchait à préserver une parité entre les Associés A d’une
part, et les employés et les rédacteurs d’autre part, tandis que les gérants et les
cadres auraient constitué, avec 20 % des parts sociales, un bloc d’équilibre
représentant l’esprit gestionnaire. Les modalités juridiques de l’augmentation de
capital et de la participation des personnels donnèrent lieu à plusieurs rapports
d’experts h Le fondateur du Monde fit également intervenir, mais en vain, des amis
et des relations afin d’amener le Parlement à voter une loi en faveur des entreprises
sans but lucratif438 439, qui aurait pu constituer une solution alternative au maintien
de la SARL.
Jean Schwœbel et les rédacteurs obtinrent satisfaction sur la montée en
puissance des salariés dans le capital et sur le contrôle de la gestion des gérants par
un conseil de surveillance, en échange de leur acceptation de Jacques Fauvet et de
Jacques Sauvageot en tant que gérants et successeurs d’Hubert Beuve-Méry et
d’André Catrice. Ainsi, dix-sept ans après sa fondation, la Société des rédacteurs du
Monde, reconnue comme l’action-
438 En 1966, consultations de Jacques Béranger, André Dalsace, Gérard Lyon-Caen, André Philip,
Michel Pomery. Fonds HBM.
439 En 1966, proposition de loi sur les fondations, inspirée par François Bloch-Lainé. Le 16 janvier
1968, Georges Gorse dépose sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à
instituer, d’une part, «des sociétés civiles ou commerciales sans but lucratif» et, d’autre part, «des instituts
d’information», également sans but lucratif. Aucun projet de ce type ne fut adopté.
218 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
naire principal, fait sentir le poids croissant de son autorité et apparaît comme une
référence dans la presse française.
Les sociétés de rédacteurs se développent en effet dans la presse française au
cours des années 1965-1967. En octobre 1965, à la suite du décès de Pierre
Brisson, en décembre 1964, les rédacteurs du Figaro, inquiets sur le devenir du
journal, créent une société de rédacteurs. Ils sont suivis en décembre 1965 par
ceux de Ouest-France, car le départ en retraite de Paul Hutin, directeur général de
Ouest-France, suscite des interrogations chez les rédacteurs du quotidien breton.
En 1966 et 1967, après Le Monde, Le Figaro et Ouest-France, seize sociétés de
rédacteurs sont créées : F Alsace, Combat, Le Courrier de l’Ouest, Les Échos,
L'Écho de la Mode, FÉquipe, L’Est républicain, Nord-Éclair, Le Parisien libéré,
Paris- Normandie, Presse-Océan, Le Télégramme de Brest, L'Union de Reims et
La Voix du Nord, auxquels il faut ajouter la Société des journalistes d Europe 1 et
l’Association des journalistes de la télévision. Le mouvement atteint son apogée,
le 1er décembre 1967, avec la création de la Fédération française des sociétés de
journalistes, qui élit à sa tête Jean Schwœbel. Animée par Jean Schwœbel,
président de la Société des rédacteurs du Monde, et Denis Périer-Daville,
président de la Société des rédacteurs du Figaro, elle vise à implanter dans toutes
les rédactions des sociétés similaires et demande l’accès des journalistes au capital
des entreprises de presse. Toutefois, ces souhaits heurtent nombre de patrons de
presse qui y voient une remise en cause de leur autorité, et, dans certains cas, ils
entrent en contradiction avec les syndicats de journalistes, qui se sentent
dépossédés de leur terreau revendicatif, et des autres catégories de personnel : les
cadres s’estiment mieux placés pour gérer les entreprises, les ouvriers et les
employés, où la CGT est généralement majoritaire, refusent toute compromission
avec le capital. La plupart de ces sociétés de journalistes restent des sociétés de
défense des rédacteurs contre les risques d’une mainmise d’un pouvoir politique
ou financier sur le contenu rédactionnel de leur journal, et non des sociétés qui, à
l’instar de celle du Monde, auraient vocation à détenir une part importante du
capital des journaux en question. En mai et juin 1968, une quinzaine de sociétés
sont créées dans divers journaux, et encore quelques-unes dans les années
suivantes. L’apogée du mouvement est marqué par l’élection de Denis Périer-
Daville à la présidence du Syndicat national des journalistes (SNJ) au printemps
1972. Toutefois, Paris-Normandie en 1972, puis Le Figaro en 1975, sont bientôt
pris d’assaut par Robert Hersant, en dépit de «1 opposition formelle» des sociétés
des rédacteurs de ces journaux. Le mouvement des journalistes en
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 219
440 Au sujet des Sociétés de rédacteurs, consulter : Marc MARTIN, «L’espoir perdu des sociétés de
rédacteurs (1965-1981) », in Marc Martin (dir.), Histoire et médias, journalisme et journalistes français,
7950-1990, Albin Michel, 1991 ; Francis SCHWARZ, Les Sociétés de rédacteurs en France, actions et
pensées d'un mouvement démocratique pour la presse quotidienne, des origines à nos jours, thèse pour
le doctorat en sciences de l’information et de la communication, université de Bordeaux-III, 1991.
441 Le président de la Société des cadres est successivement : Edmond Touzeau (1968- 1976),
Georges Saadi (1976-1981), Roger Dallier (1981), Didier Dupont (1981-1985), Alain Benoît (1985-
1986), Alain Carlier (1986-1991), Bruno Lombard (1991-1995), Jean-François Sailly (1995), Bernadette
Santiano (1996-2000) et Pascal Laurent depuis 2000.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 220
442 Le président de la Société des employés est, successivement, Roland Moie (1968- 1970),
Josiane Sélébam 1970-1975), Christiane Lefèvre (1975-1979), Bernadette Santiano (1979-1987),
Isabelle Naudin (1987-1999), Francis Béguin (1999-2002) et Marie-Josée Allard depuis 2002.
443 Il est publié le 14 mars 1968, dans le numéro daté du 15 mars 1968.
444 AG du 15 mars 1968. Voir Le Monde des 17-18 mars 1968, p. 1, « Une étape», article
d’Hubert Beuve-Méry, et p. 10, la nouvelle répartition du capital.
445 Jean-Jacques Beuve-Méry et Claude Cheysson sont des héritiers. Claude Cheysson est
coopté parce qu’il était le neveu de Christian Funck-Brentano, décédé en août 1966.
446 Les nouveaux porteurs de parts sont plus jeunes de dix à quinze ans que les fondateurs :
Claude Cheysson est né en 1920, François Michel en 1912, Paul Reuter en 1911, Paul Ricœur en
1913, René Pares, agréé en 1968, est né en 1914.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 221
447 L’actif net de liquidation est égal à la valeur des immeubles, du matériel, des stocks et de l’actif
réalisable diminuée de la valeur du passif dû aux tiers, des indemnités de licenciement, des impôts et des
charges fiscales. L’actif net de liquidation, diminué du capital social, donne le boni net de liquidation,
dont les quatre cinquièmes, en vertu de
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 222
l’article 27 des statuts, iront à la fondation d’une œuvre. Sur le cinquième restant, les quatre cinquièmes
(soit 16 % du boni net de liquidation) servent à calculer la valeur des parts B2, et le cinquième restant
(soit 4 % du boni net de liquidation) la valeur des parts A et Bl. une fois enlevée la valeur des parts C,
fixée statutairement à la valeur du nominal, soit 200 francs en 1968.
Ainsi, la valeur de cession des parts A et Bl s’établit à 390 francs en 1968, et celle des parts B2 à 1
768 francs. Le total de la valeur de cession (théorique) est donc de 934 080 francs au 31 décembre 1968,
soit environ 6 millions de francs déflatés ou 920 000 euros.
449 Protocole signé du directeur de la publication et du président de la Société des rédacteurs, en
date du 28 décembre 1967.
450 La Société des rédacteurs du Monde vote dans ses propres instances, puis confère mandat à
son président qui détient ainsi 40 % des voix aux assemblées générales de la SARL. En revanche, les
associés A votent chacun en leur nom lors de ces mêmes assemblées générales. Leurs suffrages
peuvent donc se disperser ou se contredire.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 223
Les réformes mises en place en 1968 demandent en effet des mois et des
années pour prendre toutes leurs dimensions et révéler leur nature.
453 En 1963, 75 000 lycéens sont reçus au baccalauréat et 403 000 étudiants sont inscrits dans les
établissements d’enseignement supérieur. En 1969, la France compte 137000 bacheliers et 736000
étudiants.
454 France-Soir et Le Parisien libéré.
455 Le Figaro et L'Humanité.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 225
456 « Situation de la presse parisienne : le Comité Inter et les différents syndicats d’employés et de
cadres ont décidé de laisser paraître la presse parisienne quotidienne pour ne pas laisser à la radio et à la
télévision d’État le monopole de l'information. À court terme, les journaux vont tenter de continuer à être
publiés malgré les conditions catastrophiques de la distribution (grève des transports et des postes)
aggravées par la paralysie totale des NMPP, sans qu'on puisse les soupçonner de rechercher un bénéfice
commercial», Jacques SAUVAGEOT, CE du 22 mai 1968.
457 Edgar MORIN, «La Commune étudiante, I, Les origines, II, Le peuple et la jeunesse, III, Les
jours qui ébranlèrent la France, IV, La métamorphose», Le Monde. 17, 18, 19-20 et 21 mai 1968.
458 Jacques THIBAU, Le Monde, op. cit.. p. 421-422.
459 En mai 1967, le tirage moyen du Monde se situe à 380 000 exemplaires. Le numéro daté du
mardi 15 mai 1968 est tiré à 637 621 exemplaires, celui du mercredi 16 à 464 604, celui du jeudi 17 à
449 677, celui du vendredi 18 à 327 000, celui du samedi 19 à 402 928, celui du lundi 21 à 434 000 et
celui du mardi 22 à 466 450 (CE du 22 mai 1968).
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 226
Madagascar par la grève des transports aériens, ne rentre en France que dans la
nuit du 23 au 24 mai 1968.
Hubert Beuve-Méry décrit, dans un entretien accordé au Ftgaro, le 21
décembre 1969, la situation qu’il trouve lors de son retour au journal : «J’ai réussi
à téléphoner tous les jours, par un circuit ou par un autre, mais Le Monde ne
m’arrivait pas. Sans partager l’inclination de mes collaborateurs, je les comprends.
Il faut réimaginer cette atmosphère de fièvre : les parents qui soutenaient leurs
enfants, les radio-reporters lancés dans la foule, tout emportés par leur sujet. Nos
reporters n’ont pas échappé au climat. Mais, à peine suis-je rentré que j’ai donné
le coup de frein.» Ce coup de frein attend cependant le 11 juin, car Hubert Beuve-
Méry, même s’il n’est pas en phase avec le mouvement étudiant, reste un
journaliste professionnel qui « sent » l’évolution de la société à travers celle de ses
lecteurs. Le 11 juin, donc, paraissent dans Le Monde un éditorial de Sirius et un
article de Bertrand Girod de l’Ain, spécialiste de l’éducation, qui stigmatisent les
dérives du mouvement étudiant et gauchiste1. Ces deux articles contribuent, avec
les accords de Grenelle, avec le retour de l’essence et à l’approche des vacances, à
calmer le mouvement qui, par ailleurs, commençait à s’essouffler.
Les événements de mai 1968 hâtent la retraite, déjà programmée, d’Hubert
Beuve-Méry qui réagit aux évolutions de la société avec des réflexes d’un autre
âge. Ainsi, lorsque les émeutiers de mai 1968 proclament la nécessité de la
«révolution», Hubert Beuve-Méry répond en faisant référence à l’URSS et au
Parti communiste, sans voir ce que le mouvement avait de profondément
anticommuniste dans ses paroles et dans ses actes460 461. Les événements de mai
1968, qui représentent pour la communauté du Monde comme une seconde
naissance et un affranchissement de la tutelle du fondateur, laissent ainsi le champ
libre aux nouveaux gérants, plus proches des rédacteurs, des salariés du journal et
des jeunes lecteurs.
460 SlRIUS, «Oui OU non», et Bertrand G1ROD DE L’AlN, «Le bateau ivre», Le Monde, 12 juin
1968. ..
461 Voir SlRIUS, «L’affrontement», Le Monde, 1 ' juin 1968.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 227
avait, depuis plusieurs années, accru son autorité sur la rédaction et il avait donné
les impulsions nécessaires à l’expansion de la pagination. La réforme des statuts
de 1968 et les institutions issues de cette réforme se mettent en place
progressivement, pendant une période de quadruple gérance. Jacques Fauvet et
Jacques Sauvagcot, après avoir été nommés gérants par l'assemblée générale du
15 mars 1968, exercent leurs pouvoirs conjointement avec André Catrice, jusqu’à
l’assemblée générale du 21 mai 1969, et avec Hubert Beuve-Méry, jusqu’à la
démission de celui-ci, envoyée par lettre aux associés le 29 décembre 1969, qui
prend effet le 31 mars 1970, après les trois mois de délai légal. Hubert Beuve-
Méry confie la direction de la publication à Jacques Fauvet le 22 décembre 1969,
à la suite de la soirée du vingt-cinquième anniversaire, qui se déroule au Palais des
congrès à Versailles, le 20 décembre b
Deux successeurs
Prendre la succession d’Hubert Beuve-Méry, après vingt-cinq ans de règne
sans partage sur Le Monde, ne fut pas chose facile, d’autant plus que Jacques
Fauvet avait été sélectionné par défaut462 463 464 465. Le nouveau directeur de la
publication, qui est né en 1914, fait ses premières armes de journaliste, après une
licence en droit, à L’Est républicain, avant la Seconde Guerre mondiale.
Prisonnier de guerre, il connut Henri Fesquet et Robert Gauthier, chef des
informations générales, dans un Oflag. Il entre au Monde, le 1er juillet 1945, et se
spécialise dans la couverture de la vie politique française. De sensibilité
démocrate-chrétienne, Jacques Fauvet, qui avait l’étoffe d’un député MRP - on lui
proposa d’ailleurs de se présenter aux élections législatives -, connaît parfaitement
la vie parlementaire et les partis de la IVe République, auxquels il a consacré
plusieurs ouvrages466. Chef du service politique du Monde dès la création de
celui-ci en 1948, il gravit les échelons de la hiérarchie rédactionnelle. Rédacteur
en chef adjoint, conjointement avec Robert Gauthier, de juin 1958 à janvier 1963,
462 Voir le récit de cette fête et le texte des discours prononcés par I lubert Beuve-Méry et Jacques
Fauvet dans Le Monde du 23 décembre 1969, qui porte pour la première fois la mention «Fondateur :
Hubert Beuve-Méry; Directeur : Jacques Fauvet».
463 En dehors de Jacques Fauvet qui, en tant que rédacteur en chef, s’imposait comme candidat,
Hubert Beuve-Méry avait pensé, entre autres, à André Fontaine, chef du service étranger, et à Jean
Boissonnat qu’il avait tenté de recruter en 1967.
464 Les Partis dans la France actuelle, 1947, Les Forces politiques de la France, 1951,
La IVe République, 1959, Histoire du parti communiste français, 2 tomes, 1964 et 1965, et,
en collaboration avec Jean Planchais, La Fronde des généraux, 1961.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 228
il devient co-rédacteur en chef aux côtés d’André Chênebenoit, en 1963, puis seul
rédacteur en chef à partir de 1966. En 1968, il est un des plus anciens rédacteurs et
le plus élevé dans la hiérarchie, ce qui lui permet de s’affirmer comme le
successeur «naturel» d’Hubert Beuve-Méry.
Il est assisté d’un directeur administratif et cogérant, Jacques Sauvageot, né en
1923, licencié ès lettres, qui entame une carrière journalistique, en 1945, comme
critique cinématographique à l’hebdomadaire catholique Temps présent, que sa
mère, Ella Sauvageot1, avait fondé. Après la disparition de Temps présent, en mai
1947, il travaille pour une maison d’édition, puis il est secrétaire général de La
Vie des Métiers, de 1952 à 1957. En 1958, il entre au Monde pour seconder André
Catrice467 468 et lui succède onze ans plus tard. Il est chargé, en particulier, du suivi
des investissements liés à la modernisation, du renouvellement des rotatives, puis
de l’extension de l'imprimerie.
467 Ella Sauvageot, convertie au catholicisme à trente-trois ans, fonde, avant la Deuxième Guerre
mondiale, les hebdomadaires catholiques Sept et Temps présent, puis, après une participation active à la
Résistance, La Vie catholique illustrée, devenue La Vie, ensuite, LActualité religieuse dans le monde, et
Croissance des jeunes nations, et enfin, Télérama. Directrice du groupe de presse La Vie catholique,
présidente du Syndicat de la presse hebdomadaire, elle joua un rôle important dans la Fédération
nationale de la presse française. Elle était également une amie de longue date d’Hubert Beuve-Méry avec
qui elle déjeunait, une fois par semaine, généralement le mardi» au Petit Riche. Ella Sauvageot est
morte, en 1962, brûlée vive dans un incendie de forêt près de sa maison de Calvi, en Corse.
468 Une question, anecdotique, reste en suspens : qui a fait entrer Jacques Sauvageot au Monde?
D’après Jacques Sauvageot lui-même, entretien du 18 décembre 1992, André Catrice aurait imposé
Jacques Sauvageot à Hubert Beuve-Méry, qui ne voulait pas entendre parler de ce rebelle, ancien de
l’Union des étudiants communistes, qui avait refusé un poste au Monde, que lui proposait Hubert
Beuve-Méry, en 1947. D’après d’autres sources, Hubert Beuve-Méry aurait imposé Jacques Sauvageot
à André Catrice.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 229
1. André Catrice avait été chargé d’une mission d’étude sur l’implantation des rotatives dans
l’usine de Saint-Denis. Par mesure d’économie, il n’avait pas demandé le sondage du sous-sol profond,
nécessaire pour supporter une machine de plusieurs dizaines de tonnes. La découverte d’une poche en
sous-sol, au cours des travaux, conduisit à un surcoût dans les fondations. Une altercation entre Jacques
Sauvageot et André Catrice conduisit ce dernier à limiter ses interventions au conseil de surveillance, à
partir de mai 1969. André Catrice demeura associé de la SARL jusqu’à son décès, en août 1972.
2. Il est difficile d’interpréter les silences du fondateur du Monde. Pudeur ou hostilité à l’égard de
son successeur, aveu d’incompétence, amère résignation ou désintérêt face à l’évolution de son journal,
les avis sont multiples et souvent partisans.
3. Article 20 des statuts de la SARL Le Monde.
4. Jean Schwœbel pour la Société des rédacteurs du Monde, Edmond Touzeau pour la Société des cadres
du Monde, Roland Moie puis Josiane Sélébam pour la Société des
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 230
employés du Monde, François Michel pour les Associés A, Hubert Beuve-Méry, André Catrice,
auxquels il faut ajouter Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot, les gérants en exercice, qui ne sont pas
membres du conseil mais participent aux réunions.
472 CDS du 26 septembre 1968.
473 Échange de lettres 28 avril et 2 mai 1969.
474 «Il sera alloué au conseil de surveillance, à charge pour lui d’en fixer la répartition entre les
sociétés de personnel et ses autres membres, des honoraires dont la somme globale annuelle sera fixée
par décision ordinaire des associés. Les gérants auront la charge d’effectuer aux membres du conseil
les versements correspondants à cette répartition.» Article 20 des statuts de la SARL Le Monde. En
1968, l’allocation globale est fixée à 15 000 francs, divisée en cinq parts, deux pour la Société des
rédacteurs du Monde, une pour la Société des cadres du Monde, une pour la Société des employés du
Monde et une pour le représentant des Associés A, François Michel, qui la reverse à la Société des
employés du Monde. Jean Schwœbel perçoit ainsi 6000 francs (environ 38000 francs deflates ou 6000
euros). Le SMIG mensuel est porté, le 1er octobre 1968 à 600 francs.
475 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Schwœbel, le 29 septembre 1971 : «
Permettez-nous de vous rappeler que c’est à votre demande expresse que les gérants ont porté à 40 000
francs par an les jetons de présence du conseil de surveillance et qu’il
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 231
fait à Jean Schwœbel, « à son compte personnel », alors que les présidents des
autres sociétés de personnel font virer les honoraires au compte de leur société.
Plus graves sont les affrontements sur les compétences réciproques du
président de la Société des rédacteurs du Monde, du conseil de surveillance et des
gérants. Ainsi, dès la deuxième réunion du conseil de surveillance, le 26
septembre 1968, Jean Schwœbel fait «approuver l’achat des terrains de Saint-
Denis», destinés à accueillir la nouvelle imprimerie, alors que cet acte de gestion
est du ressort des gérants, qui doivent rectifier le procès-verbal lors de la réunion
suivante1. Jean Schwœbel accepte la rectification, « en ajoutant toutefois qu’il
n’attache pas d’importance à celle- ci. dans sa conviction que les gérants et le
conseil de surveillance seront toujours soucieux de se trouver d’accord sur le
programme nécessaire d’investissements et les engagements qui en découlent».
En 1969, à la suite du décès d’un des associés fondateurs, Jean Vignal, Jean
Schwœbel qui souhaite présenter un candidat à la succession, est repris par
François Michel, représentant des porteurs de parts A, qui souligne que c’est aux
associés personnes physiques de proposer un successeur476 477 478. En 1970, les
gérants ayant augmenté le prix de vente du quotidien, sans en référer au conseil de
surveillance, Jean Schwœbel estime que le conseil de surveillance aurait dû être
consulté avant cette augmentation. André Catrice lui ayant fait remarquer que le
conseil de surveillance n’est pas habilité à donner un avis sur un acte de gestion,
le président de la Société des rédacteurs du Monde rétorque que « le Conseil de
surveillance est habilité à donner son avis sur la politique financière de
l’entreprise, et donc sur le prix de vente du journal qui en est une des principales
composantes479 », signifiant ainsi que la Société des rédacteurs et son président
souhaitent contrôler tous les actes de gestion des gérants. À partir de 1970, les
gérants doivent justifier devant les actionnaires de la société, qui sont également
les salariés de l’entreprise, tous leurs actes de gestion, y compris les plus banals.
C'est ainsi que s’instaure une transparence quasi-totale des actes de gestion de la
SARL, transparence qui tourne très rapidement à l’étalage des comptes et des
querelles internes du Monde sur la place publique. Les
nous a été notifié que sur cette somme 11 500 francs revenaient au Président de ce Conseil [le président
de la Société des rédacteurs du MON de j.» En 1971, le montant du SMIC est de 3,76 francs de 1’heure.
11 500 francs correspondent à plus de 3 000 heures de travail rémunérées au SMIC.
477 CDS du 26 septembre 1968 et du 27 novembre 1968.
478 CDS du 25 septembre 1969.
479 CDS du 25 septembre 1970.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 232
Avec la réforme de 1968, la Société des rédacteurs du Monde acquiert dans les
instances de décision, de contrôle et de participation du Monde une autorité
nouvelle qui fait d’elle l’acteur majeur de la SARL. Cependant, la Société des
rédacteurs du Monde n’est pas monolithique. Elle compte au minimum trois
niveaux de décision : le président qui bénéficie de la plus grande notoriété, le
conseil d’administration et l’assemblée générale des rédacteurs. À l’occasion,
d’autres instances de consultation ou de décision peuvent venir s’intercaler entre
les trois niveaux statutaires. Depuis 1951, treize présidents se sont succédé à la
tête de la Société des rédacteurs du Monde : André Chênebenoit 480 (1951-1952),
Jean Schwœbel (1952-1973), Jean-Marie Dupont (1973-1977), François Simon
(1977-1981), Jean-Pierre Clerc (1981-1984), François Renard (1984-1985),
Manuel Lucbert (1985- 1990), Anne Chaussebourg (1990-1994), Alain Giraudo
(1994), Olivier Biffaud (1994-1996), Gérard Courtois (1996-1998), Michel
Noblecourt (1998-2003), et Marie-Béatrice Baudet (depuis juin 2003). Le
président de la Société des rédacteurs du Monde est élu par le conseil
d’administration et non par l’assemblée générale. Il est président du conseil de
surveillance, siège au comité de rédaction et représente les rédacteurs à
l’assemblée générale de la SARL et peut apparaître tantôt comme un rival, tantôt
480 André Chênebenoit est parfois oublié, éclipsé par Jean Schwœbel qui est resté président de la
Société des rédacteurs du Monde pendant vingt et un ans. Par exemple» un article du Monde du 1er
juin 1994 qui présente le nouveau président, Olivier Biffaud, fait commencer la liste des présidents à
Jean Schwœbel. Pourtant» «le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, réuni à
la suite de l’assemblée générale constitutive du 16 novembre 1951» a nommé président M. André
Chênebenoit et défini ses pouvoirs». Extrait de Facte authentique reçu par Maître Blanchet» notaire à
Paris, publié dans Les Petites Affiches, le 8 janvier 1952, et repris dans Le Monde du 23 janvier 1952.
André Chênebenoit démissionne lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs, le 20 mai
1952, à la suite de la publication du faux rapport Fechteler. Nommé président d’honneur il est alors
remplacé par Jean Schwœbel.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 233
481 Le bureau n’est pas un organe statutaire ; il est composé du président, de deux vice-
présidents, d’un trésorier et d’un secrétaire.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 233
Jacques Sauvageot : «Les réactions de certains rédacteurs sont beaucoup plus celles
de syndicalistes que de membres d’une société possédant 40 % du capital. »
Jean Schwœbel : « Il y a une certaine désaffection des rédacteurs vis-à-vis de la
participation. Celle-ci ne leur paraît pas aller suffisamment loin ni être assez collective.
Ce n’est pas particulier au Monde et contribue au renforcement de l’activité syndicale. »
Hubert Beuve-Méry : «C’est tout le risque du pari qui a été engagé en 1968.»
482 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Schwœbel, le 28 avril 1969.
483 Note sur la situation de la Société des rédacteurs du Monde, datée de janvier 1972
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 235
Jean Schwœbel : «La copropriété ne fait que recouvrir une structure classique, sans
changer sa nature ni entraîner une véritable participation. »
Jacques Fauvet : «Je vois un autre facteur, les conditions dans lesquelles fonctionne
une société de personnel. Le sentiment communautaire doit exister et s’exprimer au sein
de la Société des rédacteurs du Monde puis au sein de la SARL. Dans la période récente,
ce sentiment a été mis en cause au sein même de la Société des rédacteurs du Monde, et
c’est là qu’il faut d’abord le reconstituer1. »
486 Une lettre de Jacques Nobécourt à Jean Schwœbel, datée du 24 mars 1973, reflète l’esprit du débat.
Jacques Nobécourt critique «le ton chimérique du vocabulaire utilisé dans les documents [de la SRM],
l’idéalisme des termes de démocratie, de participation, de concertation, [qui] paraît devenir une fin en soi, qui
permet de fuir la description des situations». Jacques Nobécourt parle encore de «moralisme, de catholicisme
social, d’adolescence prolongée et de scoutisme inavoué». Dénonçant les «dithyrambes constants sur
l’exemple unique que constituerait la SRM», il conclut en affirmant : «Le sens du relatif et du caractère
historique de la circonstance qui lui [la SRM] a donné naissance nous manque vraiment par trop. »
487 La rédaction du Monde compte 108 membres au 31 décembre 1967,114 à la fin 1968 135 à la fin
1969 et 163 au 31 décembre 1970.
488 Rapport de la Commission de consultation de la Société des rédacteurs du Monde 8 janvier 1973.
L’expression est osée pour des journalistes qui se targuent de connaître l’histoire parlementaire. Elle est
cependant révélatrice du climat de l’époque.
489 Note de Gilbert Mathieu, datée de mars 1973.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 237
générale ordinaire des associés pour appeler cette assemblée à délibérer sur les
questions à l’ordre du jour de l’assemblée générale de la société Le Monde 1.»
Dorénavant, le président de la Société des rédacteurs du Monde est étroitement
surveillé par son conseil d’administration. Cette réforme des statuts de la Société des
rédacteurs contribue à la dilution de l’autorité à l'intérieur de l’entreprise, en
multipliant les instances de délibération et les centres de décision. Hubert Beuve-
Méry, dans son message d’adieu au personnel, le 20 décembre 1969, dénonçait déjà la
multiplication des instances : «Encore faut-il qu’assemblées et réunions de tous ordres
ne se multiplient pas à l’infini, que l’indispensable autorité ne se dilue pas jusqu’à se
perdre dans quelque excès de collégialité, que la décentralisation et l’émulation
nécessaires ne laissent insensiblement place ni à l'établissement de champs clos plus
ou moins privilégiés ni aux paresses du fonctionnarisme 490 491 492. »
D'autant que les instances statutaires de la Société des rédacteurs du Monde sont
complétées, à intervalles plus ou moins réguliers par des colloques ou des séminaires
de la rédaction qui donnent lieu à des débats, souvent vifs et parfois houleux, portant
sur l’avenir du quotidien, sur sa forme et sur son contenu. Il existe enfin des réunions
informelles, internes à la rédaction, et des commissions institutionnelles réunissant des
membres, ès qualités, de la Société des rédacteurs du Monde, avec d’autres
représentants de la hiérarchie ou de la direction du journal, comme la commission des
salaires ou le comité de rédaction.
490 Statuts de la Société des rédacteurs du Monde, société civile à capital variable, réformés en mars
1973, Archives de la Société des rédacteurs du Monde.
491 Le Monde, 23 décembre 1969.
492 Le comité de rédaction est composé du directeur, du rédacteur en chef, de ses adjoints et des chefs
de service, ainsi que de neuf rédacteurs représentant la base.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 238
493 Les réunions des chefs de service de la rédaction, autour du directeur et du rédacteur en
chef, deviennent régulières et mensuelles à partir d’octobre 1965.
LA QUESTION DE LA DIRECTION DE L’ENTREPRISE 239
Une croissance rapide, comme celle que Le Monde a connue entre 1964 et
1976, contraint les entreprises à des adaptations structurelles qui modifient les
rouages de l’administration, les mécanismes de la production ainsi que la
répartition des centres de décision. Cependant, la prospérité rend ces
adaptations relativement aisées, car elle permet de recruter, de promouvoir,
d'accroître les rémunérations, tout en investissant et en rétribuant le capital.
Dans le cas du Monde, les chiffres donnent la mesure de l’expansion du journal
et de l’entreprise, au cours de ces douze années fastes.
494 Hubert Beuve-Méry : «Nous faisons des bourrelets de mauvaise graisse» et «Le succès lui
aussi a ses dangers» (réunion des chefs de service du 20 septembre 1967).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 243
LA CONQUÊTE DU MARCHÉ
par les consommateurs, soit par abonnements, soit lors de l'achat au numéro, soit encore par des achats
groupés d'entreprises ou d administrations. La vente au numéro peut se décomposer en vente à l’étranger
et en vente en France, qui comprend elle-même la vente en province et la vente à Paris et dans la région
parisienne. Les abonnements au quotidien sont achetés par les lecteurs à l’année, au semestre ou au
trimestre, et leur sont livrés par la poste, directement sur le lieu choisi par eux.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 244
Le Monde Le Figaro
1962 182 408 391238
1963 188 723 393 337
1964 200 457 398 626
1965 230 012 412 295
1966 251 399 419 709
1967 294 722 433 544
1968 354 982 424 218
1969 354 643 434 077
Des 120 000 lecteurs parisiens du Figaro, désorientés par l’absence de leur
quotidien dans les kiosques, environ 36 000 ont acheté L'Aurore, 7 000
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 246
seulement se sont portés vers Le Monde, aucun vers France-Soir ou Paris- Jour, et
environ une dizaine de milliers sont allés à Paris-Presse et au Parisien libéré,
qu’ils ont abandonnés trois jours plus tard. Au total, le tiers du lectorat parisien du
Figaro a trouvé refuge auprès d’un autre quotidien, essentiellement L'Aurore,
proche idéologiquement et dont la structure du lectorat était semblable. Les autres
lecteurs n’achetèrent pas de quotidien et furent perdus pour la presse, certains
pour toujours, mais la plupart sont revenus, fidèles, à leur quotidien préféré, quand
la grève fut terminée. Dès le mois de juin 1969, Le Figaro retrouvait son lectorat
habituel. Les lecteurs achètent le quotidien qu’ils ont choisi et en changent
rarement. Ce sont de nouveaux lecteurs, qui choisissent de se porter vers l’un ou
l’autre des journaux, qui modifient l’orientation des courbes de diffusion L
Cependant, l’évolution comparée de la diffusion du Monde et du Figaro entre
1969 et 1976 permet de nuancer et de compléter cette affirmation. En 1969, Le
Monde diffuse 354 000 exemplaires et Le Figaro, 434 000. En 1976, la situation
semble exactement inversée, avec une diffusion de 440 000 exemplaires pour Le
Monde (+ 86 000 exemplaires) et de 347 000 pour Le Figaro (- 87 000
exemplaires). Toutefois, en observant la répartition des chiffres par secteurs, on
s’aperçoit que les gains les plus importants du Monde se trouvent dans les
abonnements (+ 33 000 exemplaires) et dans les ventes à l’étranger (+ 22 000
exemplaires), alors que les pertes du Figaro sont concentrées dans la vente au
numéro en région parisienne (-39 000 exemplaires) et en province (- 15 000
exemplaires). Là encore, les lecteurs n’ont pas quitté un journal pour un autre,
mais des lecteurs ont abandonné Le Figaro, quotidien en crise 2, tandis que
d’autres lecteurs ont acheté Le Monde qu’ils ne lisaient pas précédemment. Dans
les deux cas, la situation demeure réversible, car il est toujours possible de
reconquérir d’anciens lecteurs, et de perdre des lecteurs fidélisés depuis peu. La
diffusion du Monde, comme celle des autres quotidiens, est donc sujette à des
fluctuations de forte amplitude qui méritent d’être analysées.
1. L’affirmation est également vérifiée dans la presse dite «populaire» : les lecteurs perdus par Le
Parisien libéré pendant la grève de 1974-1975 ne se sont tournés qu’en nombre infime vers les autres
quotidiens. La diffusion de France-Soir continua à décliner, alors même que plusieurs centaines de
milliers de lecteurs du Parisien demeuraient privés de journal. Le Parisien tombe de 785 000 exemplaires
en 1973 à 359000 exemplaires en 1976, tandis que France-Soir passe de 727 000 exemplaires en 1973 à
530000 en 1976 (source O^2. Entre le décès de Pierre Brisson, le 31 décembre 1964, et le rachat du
journal par Robert Hersant en 1975, Le Figaro connaît une crise d’identne et des querelles entre
propriétaires et directeurs qui nuisent à sa diffusion.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 247
L’étude de cet exemple montre tout d’abord que les ventes du samedi restent
largement inférieures à celles des autres jours de la semaine. Le samedi 26 avril
1969, les ventes demeurent inférieures à la moyenne annuelle des ventes, alors
que cette journée constitue, pour un samedi, l’une des meilleures ventes de
l’année. Le Monde est mal adapté à la semaine de cinq jours de travail parce qu’il
paraît l’après-midi. Pour l’ensemble de la presse quotidienne, la fin de la semaine
est un problème qui apparaît encore plus crucial pour les quotidiens du soir, qui
sont doublement pénalisés, à Paris, par la fermeture de nombreux points de vente
dans les quartiers d’affaires, par le faible maillage des réseaux de vente dans les
quartiers
496 Les ventes à Paris sont sujettes à des variations plus fortes, car les Parisiens sont plus mobiles,
plus sensibles à l’actualité et plus rapides dans leurs réactions d’achat que les provinciaux. L’étranger et
les abonnements réagissent a fortiori encore plus lentement.
497 Il s’agit ici du jour de parution, et non de la date du journal qui serait du mardi 22 avril au
dimanche 11 mai 1969.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 248
498 Jusqu’en 1963, les départs en week-end étaient freinés par le travail le samedi après- midi
dans les lycées et les collèges et par le faible nombre des residences secondaires jusqu’au milieu des
années soixante.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 249
consiste à réduire ou à repousser à une autre date les rubriques habituelles, ce qui
permet de sortir un journal avec une pagination presque normale, mais ce qui nuit
considérablement à l’image du quotidien, qui n’est plus qu’un vaste tableau
électoral.
1. «Au lendemain du référendum, nous avons été amenés à tirer 309000 exemplaires.
500 a fallu poursuivre le tirage de la deuxième édition jusqu’à 19 h 30 » (AG du 16 avril 1959).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 251
exemplaire fourni tiennent compte des frais de retour des invendus qui sont
onéreux, particulièrement en province et à l’étranger. Globalement, la répartition
des recettes entre les différents modes de vente a peu évolué depuis la Libération.
Les abonnements procurent la meilleure recette nette, devant la province et Paris.
Quant à la vente à l’étranger, un des sujets de glorification pour les rédacteurs et
les dirigeants du Monde, elle reste excessivement coûteuse pour le journal, bien
que le déficit qu’elle engendre soit partiellement couvert par des subventions
gouvernementales.
Dans les premières années du Monde, la vente à l’étranger restait limitée tandis
que les ventes à Paris et les ventes hors de Paris (banlieue comprise)
s’équilibraient. Le Monde, qui a quadruplé sa diffusion totale au cours des années
1952-1976, a conquis des lecteurs dans tous les secteurs, mais dans une proportion
plus importante en province et à l’étranger.
En 1948, les ventes du Monde dépassent 1000 exemplaires dans six
départements seulement, en dehors de la Seine : les départements des Alpes-
Maritimes, des Bouches-du-Rhône, de la Haute-Garonne, de la Gironde, du Nord
et du Rhône, qui correspondent aux grandes villes françaises, Nice, Marseille,
Toulouse, Bordeaux, Lille et Lyon, excepté Strasbourg qui n’est pas représentée
dans l’échantillon.
Dix ans plus tard, en 1958, l’Hérault (Montpellier) et l'Isère (Grenoble),
viennent s’ajouter à la liste. Jusqu’en 1962, la vente au numéro est
approximativement équilibrée entre Paris et la province, puis, de 1962 à 1980-
1981, le poids de la province augmente, au détriment de Paris. Ainsi, les ventes à
Paris doublent de 1957 à 1980, tandis que les ventes en province triplent, passant
de 50 à 62 % du total de la vente au numéro. Les ventes du journal se développent
rapidement dans les villes en forte croissance dans les années soixante : Caen,
Nantes, Grenoble ou Reims. Ce faisant, Le Monde sort de son bassin de vente «
naturelle », la région parisienne, pour s’aventurer sur des terres où il est en
concurrence avec la presse quotidienne régionale.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 252
durée inférieure à six mois, afin de pouvoir répercuter les hausses de prix sur le
prix de l’abonnement. Dans les années soixante-dix, alors que la hausse des prix
s’accélère, les réajustements de tarifs d’abonnements sont souvent effectués avec
retard, afin de fidéliser les abonnés, mais cela contribue à limiter la rentabilité de ce
service.
La répartition géographique des abonnés épouse la répartition géographique des
ventes, avec une sur-représentation de la province par rapport à la région
parisienne, car les abonnés de province reçoivent le journal le matin, comme ceux
qui l'achètent chez les diffuseurs de presse. À Paris, la présence de ministères,
d’ambassades, de sièges sociaux et d’administrations explique le nombre élevé des
abonnements, dans les VIIe, VIIIe et XVIe arrondissements. Le Monde reste un
quotidien de cadres supérieurs et de professions libérales, d’enseignants de lycée
ou du supérieur et d’étudiants. Ses abonnés, au même titre que son lectorat, vivent
ou travaillent dans les grandes agglomérations françaises. En province, les abonnés
sont plus nombreux à mesure que croît la taille de la ville ou de l’agglomération.
Inversement, les départements les moins urbanisés (Lozère, Mayenne, Creuse,
Gers, Haute-Saône, Tam-et-Garonne, Orne, etc.) comptent le moins d’abonnés au
Monde.
Le nombre total des abonnés, de 34 000 à l’origine, est tombé à 27 000 en 1955,
parallèlement au déclin de la vente du journal durant les dix premières années de
son existence. Des administrations et des particuliers qui croyaient s’abonner à une
nouvelle mouture du Temps, furent déçus par Le Monde. De 1956 à 1976, la
croissance du nombre des abonnés reprit en même temps que l’augmentation de la
diffusion globale. Le chiffre total des abonnés dépasse les 50000 en 1966 et atteint
97 000, dès 1976.
Néanmoins, la vente au numéro reste essentielle à l’équilibre économique du
journal, en dépit des aspects ingrats de la course au réglage, à l’horaire et de la lutte
pour la diminution du nombre des invendus. La distribution de centaines de
milliers d’exemplaires d’un quotidien pose chaque jour le problème de la mévente.
Les 36 000 points de vente répartis sur le territoire français écoulent 100 000
exemplaires chaque jour, dans les années cinquante, puis 235 000 en 1969, et 279
000 exemplaires quotidiens, en 1974, maximum historique de la vente au numéro
du Monde. Ces chiffres représentent une vente moyenne de 3 à 8 exemplaires par
diffuseur. Quelques-uns d’entre eux dépassent la centaine d’exemplaires
quotidiens, tandis que beaucoup vendent seulement un ou deux exemplaires par
jour. L’étude de la diffusion et de la pénétration du journal dans les foyers français,
à l’époque de la diffusion maximale en 1974, montre une domination de la région
parisienne, avec Paris (110 000 exemplaires vendus
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 254
1. En bonne logique, il n’y a pas d’invendus sur les abonnements puisque ceux-ci sont payés à
l’avance. Il faudrait donc calculer le taux d invendus non sur la diffusion totale par rapport au tirage, ce
que font tous les journaux, mais en ayant préalablement décompté les abonnements. Ainsi, en 1993, les
125 000 invendus représentent un taux d’invendus de 26 % par rapport au tirage (487 000
exemplaires), mais de 33 % par rapport au tirage une fois les abonnements déduits (100000
exemplaires).
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 255
La vente en province est d’un meilleur rapport que la vente à Paris, à cause de la
distribution des NMPP, plus coûteuse en raison des embouteillages qui obligent à
multiplier les voitures, les motos et les hommes, lors de la répartition des exemplaires.
Les ventes à l’étranger sont un gouffre financier, qui permet seulement de bénéficier
du marché des compagnies aériennes (10000 à 20000 exemplaires), des recettes liées à
leurs placards publicitaires et de la réputation de journal international.
Globalement, les recettes de la vente au numéro et des abonnements ne permettent
pas au Monde de couvrir ses frais de rédaction, de fabrication et de distribution. Les
recettes publicitaires doivent donc apporter le complément financier indispensable à la
vie du journal et à son développement. Pour attirer la publicité, il faut cependant
justifier de ventes importantes et d'un lectorat attractif pour les annonceurs, afin de
vendre l’espace publicitaire au prix le plus élevé possible. Les mesures de l’audience
du journal réalisées par le CESP permettent de tracer un portrait statistique du lecteur
du Monde, de la composition du lectorat et de son évolution.
1. Les chiffres extraits des sondages organisés par le CESP sont des estimations, sujettes à des variations
d’une année sur l’autre, en fonction de la qualité des questions, des sondeurs et des personnes interrogées. Le
CESP questionne 15 000 à 20000 personnes, par vagues successives de 3 000 personnes environ, en moyenne
tous les trois mois. Les estimations du CESP doivent être acceptées comme des ordres de grandeurs, qui
varient parfois de façon erratique. Ainsi, en 1969, Le Monde gagne 223 000 lecteurs CESP par rapport à 1968,
alors qu’il n’a pas vendu un exemplaire supplémentaire. Inversement, en 1973, le journal perd 25 000 lecteurs
CESP, alors qu’il a diffusé 41000 exemplaires de plus que l’année précédente. En 1975, il perd 210000
lecteurs par rapport à 1974, alors qu’il n’a perdu que 6000 acheteurs. Sans s’attarder sur ces aberrations, on
peut considérer que les mesures de lecture de la dernière période (Idp) du CESP reflètent un rapport entre la
diffusion et l’audience de trois lecteurs pour un acheteur, ce qui semble correspondre aux caractéristiques du
lectorat du Monde.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 256
Monde. Plus le quotidien est connu, plus il est honorable de le lire et plus il est
valorisé dans les sondages. De nombreuses personnes interrogées n’osent avouer
leur ignorance, et certaines d’entre elles, qui idéalisent leur rapport avec Le
Monde, affirment l’avoir lu la veille sans que cela soit exact. La comparaison de
la diffusion et de l’audience permet de relativiser les analyses établies à partir des
sondages du CESP.
Les caractéristiques du lectorat du Monde, fortement marquées dès les
années cinquante, sont confirmées durant la grande croissance des ventes, avec
cependant quelques infléchissements. Le Monde demeure le journal des diplômés
de l’enseignement supérieur, dont la proportion croît parallèlement à
l’accroissement du nombre des bacheliers, à l’allongement de la durée de la
scolarité secondaire et des études universitaires. D un chiffre de 40 % des lecteurs
au cours des années 1957-1965, les diplômés de l’enseignement supérieur
dépassent les 50 % des lecteurs entre 1968 et 1975, et atteignent 55 % des
lecteurs en 1976. En 1971, 684 000 des 1 365 000 lecteurs du Monde sont
diplômés de l’enseignement supérieur. Au début des années soixante-dix, plus du
quart (27,5 %) des 2 500000 diplômés de l’enseignement supérieur en France
lisent Le Monde chaque jour.
Le Monde est donc un quotidien lu principalement par des diplômés et des
actifs de haut niveau. Quelle que soit la méthode employée, le lectorat du
Monde se recrute presque exclusivement dans les catégories
socioprofessionnelles « affaires et cadres supérieurs », « cadres moyens et
employés », et « inactifs ». Cette dernière catégorie, qui inclut les étudiants, les
retraités et les chômeurs, comprend surtout, dans le cas du Monde, les
étudiants501. Le total de ces catégories représente, en 1957, 80 % des lecteurs,
85 % en 1966, 72 % en 1971, et 76 % en 1976. La catégorie la plus intéressante
pour le journal et pour les publicitaires, celle des « affaires et cadres supérieurs
», représente 35 à 40 % du lectorat du Monde entre les années 1962 et 1976 (un
minimum de 34 % en 1975 et un maximum de 43 % en 1970). Comme le
nombre des lecteurs croît plus rapidement que l’effectif de cette catégorie
socioprofessionnelle, entre 1962 et 1971, la part des cadres supérieurs lisant Le
Monde au sein de cette catégorie ne cesse de se renforcer. En 1966, 11 % des
cadres supérieurs français lisent Le Monde, ils sont 13 % en 1969. En 1971
enfin, 529000 des 2 755 000
501 Les étudiants ne sont individualisés dans les sondages du CESP qu’à partir de 1974, ce qui ne
nous permet pas une approche quantitative sur le long terme de cette catégorie de lecteurs.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 257
502 L’indice de pénétration calculé par le CESP est le rapport entre les lecteurs d’une catégorie et le
nombre total des Français, âgés de quinze ans et plus, de la même catégorie.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 258
respectifs (environ 350000 lecteurs pour chacun des deux titres). À partir de cette
date, la double lecture des deux titres ne cesse de diminuer, à cause de
l’élargissement de la césure entre les deux lectorats consécutive à l’orientation
politique de plus en plus divergente entre Le Monde et Le Figaro.
Le Monde qui compte une forte proportion de lecteurs de gauche est
également lu par des lecteurs de droite. Il est en outre lu par des Parisiens et des
provinciaux, ce qui fait de lui le seul quotidien français d’audience nationale. La
duplication des lecteurs avec les quotidiens régionaux est fortement marquée en
1970, avec 40 % des lecteurs du Monde qui lisent également un quotidien
régional. Ce pourcentage décline au cours des années suivantes, mais il reste
supérieur au quart des lecteurs du Monde.
La duplication entre Le Monde et les deux hebdomadaires d’informations
générales marqués à droite et à gauche, L’Express et Le Nouvel Observateur,
permet de mesurer le partage du quotidien de la rue des Italiens entre les deux
composantes majeures de la vie politique française. En 1971-1972, près de la
moitié (entre 44 % et 51 % suivant les années) des lecteurs du Monde lisaient
L’Express et près du tiers (entre 26 % et 32 % suivant les années) des lecteurs du
Monde lisaient Le Nouvel Observateur. Certes, L'Express était à l’époque un
magazine proche du centre-gauche, du moins jusqu’au ralliement de Jean-Jacques
Servan-Schreiber et de Françoise Giroud à Valéry Giscard d’Estaing et peut-être
jusqu’au rachat du titre par la Générale Occidentale de Jimmy Goldsmith, en
1977. La duplication de lecture entre les lecteurs du Monde et ceux de L’Express,
tomba brutalement à 30 % en 1975, tandis que la proportion des lecteurs du
Monde qui étaient également lecteurs du Nouvel Observateur s’éleva à 37 % au
cours de la même année. Ce chassé-croisé lors des élections présidentielles de
1974 marque le ralliement du Monde à la gauche et celui de L’Express à la droite,
ainsi que l’élargissement du fossé entre les deux lectorats, reflets des deux
électorats.
L’apogée du Monde se situe en 1971, en ce qui concerne la conquête de parts
de marché, même si la diffusion croît encore durant quelques années. Le quotidien
de la rue des Italiens a atteint, pour les catégories de la population française les
plus intéressantes commercialement, des taux de pénétration qu’il ne dépassera
jamais plus : 27,7 % des diplômés de l’enseignement supérieur, 19,2 % des cadres
supérieurs ou encore 4,6 % des 15-24 ans et 6 % des 25-34 ans lisent Le Monde.
Certes, les chiffres d’audience et de diffusion continuent à croître jusqu’en 1976,
et demeurent à un niveau élevé jusqu’en 1981, mais la progression est arrêtée et la
décélération commence. Le Monde a atteint une part de marché maximale
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 259
en 1971. Aucun organe de presse ne peut alors rivaliser avec le quotidien de la rue
des Italiens qui semble exercer un magistère en matière d’information. Cette
situation, exceptionnelle dans le système médiatique français, attire des critiques
et des polémiques contre le journal, mais également de fortes retombées
financières, grâce au développement de la pagination publicitaire et des recettes
qu’elle procure.
503 Voir Pierre ALBERT, «Remarques sur la stagnation des tirages de la presse française dans
l’entre-deux-guerres», Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XVIII, octobre- décembre 1971,
p. 539-550, et Patrick EVENO, EArgent de la presse française des années 1820 à nos jours, Éditions
du CTHS, 2003.
504 «Du Temps au Monde ou la presse et l’argent», Conférence des Ambassadeurs, le 24 mai
1956.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 261
des recettes procurées par la diffusion, apparaît comme le seuil minimal du demi-
siècle. A partir de 1971, l’équilibre entre les deux principales sources de recettes
commence à s’inverser, le pourcentage de la publicité décline, tandis que celui des
ventes et des abonnements remonte progressivement. En 1993, les recettes
publicitaires ne représentent plus que 23 % des recettes totales du journal.
Dès 1948. la publicité est la première source de revenus du Monde. Les recettes
de la publicité et des petites annonces dépassent celles des ventes pendant quarante
et une des cinquante premières années de l’histoire du journal. De 1961 à 1976,
pendant les quinze années de forte expansion, la publicité génère un chiffre
d’affaires supérieur à celui du total des ventes et des abonnements. Une fois lissée,
la courbe des recettes des ventes affiche une pente descendante jusqu’en 1970, puis
une pente ascendante, à partir de 1971. Les années 1945-1947 et 1991-1993
représentent une brusque accélération de ces deux tendances. Cette croissance des
recettes publicitaires influe directement sur le prix de vente du journal qui
commence à augmenter à partir de 1970. Le Monde a pu tenir un prix de vente
assez faible tant que les recettes publicitaires ne cessaient de croître. Mais quand
celles-ci ont commencé, dès 1970, à diminuer en pourcentage, il a fallu augmenter
le prix de vente du quotidien pour compenser le manque à gagner, faute de pouvoir
comprimer les coûts de production, mais avec le risque de rendre le journal trop
cher pour un nombre croissant de lecteurs.
En déduisant des recettes de chaque secteur les frais spécifiques qui lui sont
attribués, l’écart entre la rentabilité de la diffusion et celle de la publicité est encore
plus criant.
Si la publicité demeure depuis cinquante ans le ressort financier du Monde, elle
n’a pris une place importante dans l’entreprise que progressivement. Jusqu’à la fin
des années cinquante, la publicité reste discrète dans les pages du quotidien. La
surface totale occupée par l'addition de la publicité commerciale et des petites
annonces atteint le quart du journal à partir de 1958, puis le tiers de la pagination
totale en 1969.
Au Monde, une règle a été élaborée graduellement, non pas tellement par
Hubert Beuve-Méry qui était assez souple en la matière, mais par Jacques
Sauvageot, à l’époque où la publicité devint très abondante. Cette règle voulait que
la surface publicitaire ne dépasse pas le tiers de la pagination du journal, tandis que
la rédaction disposait des deux tiers restants. Lorsque la marée publicitaire
menaçait d’envahir les colonnes du journal, il suffisait de relever le prix du
millimètre/colonne, pour que les annonceurs réduisent un temps leurs commandes.
La proportion d’un tiers consacré à la publicité, qui était calculée à l’année, reflétait
des
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 262
distorsions considérables suivant les jours de la semaine, les mois ou les périodes
de l’année. La publicité, en règle générale, est plus abondante à l’automne, de la
rentrée scolaire jusqu’à Noël, puis elle se maintient encore jusqu’au printemps,
mais elle chute rapidement en été, et disparaît presque complètement en août.
La moyenne annuelle d’un tiers de la surface totale suppose donc que l’on
atteigne parfois la moitié de la surface du journal en publicité et petites annonces,
alors qu’à d’autres périodes la surface rédactionnelle se rapprochera de la surface
totale. Mais la règle n’était encore qu’une estimation assez vague, tant que le
manque d’annonceurs et les faibles capacités d’impression limitaient l’espace
consacré aussi bien à la publicité qu’à la rédaction. Cette phase dure jusqu’en
1963. C’est alors que commence la grande croissance de la publicité dans Le
Monde, qui suit la croissance de la diffusion et de l’audience. La pagination
publicitaire dépasse 30 % de la surface totale dès 1965, et, de 1969 à 1984 inclus,
elle demeure toujours supérieure au tiers de la surface totale. Elle atteint un
maximum de 37,86% de la surface totale, en 1975 et 1976. La règle du tiers ne fut
vraiment appliquée avec rigueur qu’à partir de 1985, sous la direction d’André
Fontaine.
La croissance de la surface publicitaire s est accompagnée d une expansion
des recettes. Le Monde, comme l’ensemble de la société française,
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 263
accusait un retard considérable sur les pays anglo-saxons, ainsi que l’a montré
Marc Martin L Dans les années cinquante, la publicité était encore timorée, et
le service publicitaire du Monde était fort peu développé. Les responsables du
service, «Messieurs Petiteaux et Paradot», pompeusement appelés «chefs de
publicité», étaient entrés au Temps, l’un en 1916, l’autre en 1928. Ils se
contentaient généralement d’attendre les ordres des annonceurs et des
agences, de les transmettre à l’atelier et d’envoyer les factures.
Devant l'état du service publicitaire, André Catrice cantonne Petiteaux et Paradot
dans les tâches d’exécution et recrute, le 16 mars 1953, Albert Méglin comme chef de
service chargé de la prospection de la clientèle. Albert Méglin obtient des
appointements mensuels de 100000 francs (environ 12 000 francs déflatés, 1800
euros), le remboursement des voyages en première classe, 4 000 francs par jour de
voyage, et une commission de 10 % sur toutes les affaires apportées par lui à laquelle
s’ajoute 15 % de la commission perçue par les agences, pour les affaires apportées en
direct. En cinq ans, les recettes publicitaires du Monde augmentent des deux tiers en
francs courants et d’un tiers en francs constants, ce qui incite André Catrice à
renégocier à plusieurs reprises la rémunération d’Albert Méglin.
De 1959 à 1970 les recettes publicitaires du Monde croissent suivant un rythme
plus rapide que les autres recettes du journal505 506. Albert Méglin reçoit alors des
commissions considérables qui font de lui une des personnes les mieux payées du
Monde : il perçoit la troisième rémunération après les deux gérants, en 1967 ; la
quatrième après Hubert Beuve-Méry, André Catrice et Jacques Fauvet, en 1968,
devant le quatrième gérant, Jacques Sauvageot ; la deuxième rémunération après
Hubert Beuve-Méry en 1969 ; et même la première rémunération de l’entreprise,
devant le directeur, Jacques Fauvet, en 1970. Cette année-là, ses honoraires dépassent
300000 francs dans l’année, soit environ 1700 000 francs déflatés ou 265 000 euros.
Albert Méglin avait su profiter de l’expansion de la publicité dans la presse et de la
croissance du Monde, sans fournir de grands efforts pour attirer les publicitaires qui
venaient d’eux-mêmes faire le siège du journal. Jacques
505 Marc MARTIN, Trois siècles de publicité en France, Odile Jacob, 1992, et «Cycles publicitaires et
modification du paysage médiatique», XXeSiècle, n° 20.
506 En 1959, le total des produits du compte d’exploitation croît de 24 % en francs courants, les recettes
de la publicité croissent de 37 %. En 1969, le compte d’exploitation augmente de 32 % et les recettes
publicitaires de 58 %.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 264
Sauvageot décida finalement de se priver des services d’Albert Méglin, qui fut
licencié le 31 décembre 1972 b
En 1969, Roger Dallier, un second chef de publicité, apparaît également parmi
les dix rémunérations les plus élevées qui comprennent les gérants (Hubert Beuve-
Méry, André Catrice, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot) et la hiérarchie de la
rédaction (Bernard Lauzanne, André Fontaine, Jean Lahitte, Jean Houdart et
Pierre Drouin). Roger Dallier est le spécialiste de la publicité financière, secteur
sensible de la publicité qui consiste en l’insertion de pavés informatifs sur les
sociétés cotées en Bourse, les emprunts ou les souscriptions d’actions et
d’obligations. Depuis 1945, Brunery était chargé de la prospection de la publicité
financière et s’occupait également de la gestion et du recouvrement des factures,
en échange d’une commission de 25 % sur les affaires qu’il apportait. Selon une
tradition établie au XIXe siècle et longtemps maintenue dans la presse française,
notamment au Temps, Étienne Aussillous, le rédacteur titulaire de la rubrique
financière au Temps puis au Monde de 1944 à 1961, percevait également une
commission sur les publicités qu’il apportait. Afin de rapatrier cette importante
source de revenus, André Catrice racheta, entre 1961 et 1963, la clientèle de
Brunery, qui initia Roger Dallier, ancien remisier à la Bourse de Paris et ancien
directeur technique de la DAFSA, aux arcanes du métier. Roger Dallier reçut alors
une commission de 2 % sur chaque affaire et de 4 % la première année sur les
affaires nouvelles 507 508.
De 1961 à 1975, la publicité financière suit le même rythme d’expansion
rapide que la publicité commerciale, et représente, bon an mal an, entre 5 et 7 %
du total des recettes publicitaires du journal509. Cependant, la publicité financière
garde une mauvaise image auprès de rédacteurs qui estiment qu’elle est un moyen
détourné de corrompre leur plume. Inversement, les annonceurs demeurent très
sensibles aux positions politiques prises par les journaux dans lesquels leurs
annonces sont insérées. Les prises de position du Monde en faveur du programme
commun et de l’union de la gauche amèneront une partie de la publicité financière
à quitter le journal pour aller vers les quotidiens et les magazines économiques,
plus sensibles à la
507 Il reçut alors une indemnité de 1 224 000 francs, soit environ 6 200000 francs déflatés ou 963
000 euros.
508 Contrat Brunery et Contrat Dallier, 14 janvier 1961. La clientèle de Brunery est rachetée pour
192300 francs, soit l’équivalent de 1,6 million de francs déflatés ou 244 000 euros.
509 La rentabilité est d’autant plus grande, pour le journal, que le mm/colonne de publicité
financière est facturé deux fois plus cher que le mm/colonne de publicité commerciale.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 265
510 La diffusion du quotidien économique passe alors de 42 000 à 61000 exemplaires par jour ; voir
Patrick EVENO, « Quatre-vingt-dix bougies pour Les Échos», Performances, n°2, mars 1998.
511 Les chiffres donnés sont issus de Tarif Média. Le choix de la page 4 en noir permet d’établir
une série comparative avec lus autres quotidiens parisiens, car le prix de cette page, une des moins
coûteuses pour l'annonceur, a de faibles amplitudes quotidiennes. Les chiffres de Tarif Média ne
correspondent pas à ceux des «investissements publicitaires», communiqués par les organismes de
mesure (Secodip, Irep, Proscop) qui sont constitués à partir des tarifs officiels, au prix fort, multipliés
par la surface des emplacements. Ce sont des chiffres fictifs, qui sont pris en compte lorsque l’on veut
étudier la répartition publicitaire entre les médias et entre les organes de presse.
512 En valeur décroissante la première page, puis la dernière, la trois, les pages centrales, les pages
impaires, puis les pages paires.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 266
journal. Le premier contrat, signé le 22 février 1963 par André Catrice, prenait
effet le 1er mars 1963, et ne concernait que les petites annonces. La clientèle
particulière était toujours reçue au guichet de la rue des Italiens, l’agence
Contesse conservait scs rapports privilégiés et directs avec le journal, mais tous
les autres courtiers et agences de publicité devaient passer par l'intermédiaire de
Régie-Presse pour toute insertion dans Le Monde. Le journal établissait le tarif
et la rédaction contrôlait le contenu des insertions. Régie-Presse, en échange
d’une commission fixe de 20% et d'une commission progressive de 3 à 10%,
mettait sa logistique à la disposition du quotidien. En 1974, un avenant au
contrat impose une commission fixe de 28 % en faveur de Régie-Presse. Ce
système, qui fut reconduit à plusieurs reprises, satisfaisait les gestionnaires,
dans la mesure où il évitait une gestion coûteuse pour le journal.
Les particuliers et entreprises recourant aux «petites annonces» constituent le
premier annonceur du journal, par l’importance de la surface et par le chiffre
d’affaires. Les annonces classées, qui fournissaient en 1965 moins du cinquième de
la surface publicitaire et le quart du chiffre d’affaires du Monde, ont connu une
croissance plus forte que celle de la publicité commerciale, et atteignent, en 1982-
1983, 40 % de la surface publicitaire totale et près de 50 % du chiffre d’affaires
publicitaire total. Depuis lors, les annonces classées ne cessent de décliner, tant en
volume qu’en chiffre d’affaires : 23 % du chiffre d’affaires et 20 % de la surface en
1992, 15 % du chiffre d’affaires total de la publicité et 18 % de la surface publicitaire
totale en 2001.
De 1969 à 1984, l’ensemble des différentes catégories publicitaires occupe plus
du tiers de la surface totale du journal, avec une pagination moyenne annuelle de 12
à 14 pages. À partir de 1985, la pagination publicitaire suit les mouvements du
marché publicitaire français : une reprise en 1988-1990, suivie d’une chute brutale de
1991 à 1996 et d'une nouvelle reprise entre 1997 et 2001.
En surface comme en chiffre d’affaires, le premier annonceur commercial dans
Le Monde est le secteur de l’édition. Les lecteurs du journal sont de forts
consommateurs de livres, et parfois des prescripteurs, car nombre d’enseignants
lisent Le Monde. Le secteur culturel, cinéma, théâtres, expositions et spectacles,
occupe également une place importante. Après les secteurs culturels, viennent la
publicité financière, puis le secteur du tourisme et des compagnies aériennes,
ensuite celui de la vie des affaires, la publicité du secteur bancaire et des assurances,
le matériel informatique et de bureau, enfin les automobiles. En dépit d’un pouvoir
d’achat très élevé, les lecteurs du Monde sont parfois considérés par
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 268
lecteurs. Jusqu’au milieu des années soixante, les placards publicitaires sont
contrôlés chaque jour par Hubert Beuve-Méry, qui refuse les graphismes trop
«suggestifs», les annonces politiques et celles des quotidiens1. La publicité pour
l’hebdomadaire Carrefour, favorable à l’OAS, parue dans Le Monde du 20
septembre 1961515 516 517 518 conduisit la direction du journal à exercer un contrôle
accru sur les publicités politiques qu’Hubert Beuve-Méry décida de proscrire des
colonnes du quotidien ; toutefois, elles reviennent en force dans le courant des
années 1970. À partir du milieu des années soixante, la rédaction exerce une
vigilance accrue envers les annonces publicitaires. Dans sa thèse, Marc Martin
explique dans quel contexte se situe le rapport conflictuel entre la Société des
rédacteurs du Monde et la publicité :
515 Le Club Méditerranée, des parfumeurs et des affiches de cinéma furent ainsi censurés totalement ou
partiellement. En mars 1963, Hubert Beuve-Méry refuse une publicité, qu’il juge choquante, pour le mensuel
Hara-Kiri.
516 Dans ce numéro du 20 septembre 1961, Le Monde publiait également une lettre du général Salan,
alors chef de l’OAS dans la clandestinité, et la réponse qu’Hubert Beuve- Méry faisait au général. La publicité
pour Carrefour, qui avait été saisi la semaine précédente, paraissait d’autant plus choquante dans ce contexte.
Cet ensemble attira au directeur du Monde une volée de bois vert de François Mauriac dans son Bloc-notes : «
Le point de vue d’Arcturus», Le Figaro littéraire du 30 septembre 1961. Mais pour Hubert Beuve-Méry, la
liberté de la presse était en jeu, et elle devait s’appliquer aussi bien à un hebdomadaire d’extrême droite qu’à
une autre publication.
517 Marc MARTIN, Contribution à l histoire des journalistes et du journalisme en France
(XIXf-XXf siècles) et à l’histoire de la publicité, thèse de doctorat d’État, université de Paris
X-Nanterre, 1992,1.1, p. 154-155.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 270
son indépendance, que le directeur était chargé de préserver. Il acceptait donc assez
facilement des annonces qui paraîtraient contestables au niveau déontologique ou
«immorales» aux lecteurs des années 2000. Ainsi, dans les années soixante, des
placards publicitaires vantaient l’Afrique du Sud, sa compagnie aérienne et son accueil
touristique522 dans les colonnes du Monde, tandis que Soweto se révoltait et qu’on
emprisonnait Nelson Mandela, mais Hubert Beuve-Méry ne s’en choquait pas.
Car, s'il ne supportait aucune pression politique ou financière, il ne se sentait
nullement engagé par les messages véhiculés par les publicités. Par contre, les
rédacteurs ne savaient pas toujours faire la part des choses entre le rédactionnel et le
publicitaire. En témoigne cet échange lors d’une réunion du comité d’entreprise, le 29
janvier 1969 :
Le problème est posé par un gérant qui refuse de s’engager dans la moralisation des
annonces publicitaires, mais les rédacteurs reviendront à la charge à l’occasion, car le
contenu des annonces leur paraît contredire trop fréquemment les articles qu’ils
écrivent.
Ainsi, les «pages spéciales», constituées de placards publicitaires et d’articles de
propagande sur un pays, une région, une ville ou une industrie, qui ne heurtaient pas la
conscience morale d’Hubert Beuve-Méry, semblent, pour les journalistes, transgresser
l’éthique. 1 lérités du Temps, qui avait introduit cette pratique avant la Grande Guerre,
les suppléments sont repris par Le Monde à partir de 1951. Ces suppléments de
plusieurs pages étaient généralement le résultat d’une commande d’un gouvernement
au service de publicité du journal, qui la répercutait ensuite à la rédaction.
Malheureusement, il s’agissait parfois d’États qui avaient pris quelques distances avec
la démocratie.
Dès les années soixante les « pages spéciales » atteignent 5 % de la surface et 5 %
des recettes publicitaires totales du journal. Ce pourcentage ne varie guère par la suite.
Ces suppléments étaient généralement programmés à l’occasion d’une visite officielle
en France d’un dirigeant et s’accompagnaient de la publication du «message du
président», par ailleurs dictateur avéré1. Des rédacteurs accusèrent ces opérations
d’apporter un soutien à des régimes corrompus, tandis que d’autres rédacteurs
mettaient en cause la pression financière exercée par la publicité sur la rédaction523 524.
Les débats du comité de rédaction reviennent périodiquement sur l’éventualité d’un
arrêt total ou partiel de ces opérations contestables mais lucratives. À titre d’exemple,
le comité de rédaction du 13 janvier 1976 délibère à propos du supplément sur la
Corée du Sud paru le 21 décembre 1975 :
Jacques Decornoy : «Ce supplément, qui avait été proposé à la rédaction par le
service publicité, ne devait pas aborder les problèmes politiques, mais être consacré aux
aspects positifs de l’économie. L’ambassade de Corée du Sud a demandé à avoir
connaissance à l’avance des articles, mais la rédaction a refusé. La rédaction en chef a
décidé de supprimer un article sur les églises coréennes qui nous avait paru avoir sa
place dans le supplément. [...] Néanmoins l’ambassade de Corée du Sud a protesté à la
suite de la publication de ce supplément. [...] Le problème est de savoir si, dans les
suppléments, nous devons cacher un certain nombre de réalités. Ne serait-il pas
préférable de refuser de faire des suppléments sur certains États dictatoriaux, car si les
articles ne peuvent pas être aussi complets que dans Le Monde, nous perdons toute
crédibilité. »
Michel Tatu : «Il est exact que la publicité a demandé un supplément “positif” et
souhaité la suppression du papier sur les églises. [...] Les suppléments sont d’autant
plus faciles pour la publicité qu’ils sont difficiles pour la rédaction. »
Jacques Fauvet « estime que le papier sur les églises n’avait pas sa place dans le
supplément sur la Corée du Sud. Sur un plan général, il rappelle qu'aucun
523 Voir, par exemple, le message du président Mobutu, Le Monde des 21-22 mars 1971 et celui du
président Ceausescu, Le Monde des 19-20 septembre 1971.
524 Des débats identiques concernent les suppléments consacrés aux régions françaises. Dans le cas
d’un supplément sur la région Nord-Pas-de-Calais dirigé par Gilbert Mathieu (Le Monde, 3 au 8 mai
1976), la rédaction avait obtenu une entière liberté, mais les annonceurs jugèrent trop pessimiste le ton
général du supplément et tentèrent de refuser de payer.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 273
rédacteur n’est obligé de faire un supplément1 ; on ne peut pas dire toute la vérité dans
un supplément, faute de place et en raison de la “règle du jeu” de ces suppléments,
qu’on peut accepter ou refuser. Dans les pays difficiles, la règle du jeu consiste à
circonscrire le sujet et à s’y tenir».
Philippe Labarde, «constatant que 1 % de notre chiffre d’affaires provient des
suppléments consacrés à des pays difficiles, demande si ce 1 % est nécessaire » ?
Jacques Sauvageot «répond que l’on est libre d’accepter ou de refuser ce 1 %, mais
dans la situation actuelle, on se privera difficilement d’une partie de notre budget, d'autant
que notre marge brute totale n’est que de 5 % de notre chiffre d'affaires. Ce petit 1 %
représente donc 20 % de notre marge bénéficiaire ».
L'argument final est spécieux, mais il clôt le débat. Le nerf de la guerre est
nécessaire à l’équilibre de l’entreprise. Ce qui ressemble fort à du publi- rédactionnel
a, pendant quelque temps, alimenté à la fois les caisses du journal et la polémique sur
la pureté et la compromission au sein de la rédaction. Il est toutefois remarquable que
le lecteur soit absent de ce débat. La question, en effet, est de savoir si les lecteurs du
Monde sont dupes de ce genre de supplément publi-rédactionnel ; Hubert Beuve-Méry
estimait que les lecteurs faisaient facilement la différence, à l’occasion il les avertissait
d’une phrase525 526, mais la rédaction des années soixante-dix est plus timorée que
l’ancien directeur du Monde. Néanmoins, la publicité permet de financer
l’augmentation de la pagination rédactionnelle et de la masse salariale de la rédaction.
Elle contribue largement à l’inflation rédactionnelle que Le Monde connaît à la fin des
années soixante.
Linflation rédactionnelle
Jusqu’en 1961, la faible capacité d’impression des vieilles rotatives limite la
pagination quotidienne du Monde à moins de 16 pages en moyenne annuelle. Sur ce
total, la moyenne des pages rédactionnelles demeure stable à 11 pages quotidiennes,
jusqu’au changement des rotatives. Le nombre des rédacteurs demeure également
réduit, dans la mesure où la copie reste limitée par les impératifs techniques. À partir
de 1962, au contraire, les emplois à la rédaction augmentent parallèlement à la
croissance de la pagination moyenne, qui passe, de 1962 à 1976, de 18 à 33 pages.
Dans ce total, la pagination rédactionnelle s’accroît de 50 %, de 13 à 20 pages en
moyenne par jour.
525 Les rédacteurs perçoivent une pige lorsqu’ils rédigent un article pour un supplément.
1. Ler Journalistes français en /990, radiographie d'une profession, Commission de la carte d’identité des
journalistes proltssionncls, Institut français de presse, Service juridique et technique de l’information, La
Documentation française, 1992. Valérie DEVILLARD Marie-Françoise LAFOSSE, Christine LETEINÏUKIEK et
Rémy R1EFFEL, Les Journalistes français à l'aube de l'an 2000, profils et parcours, LGDJ, 2001.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 274
527 Il faut ajouter les sténographes de presse, les cartographes et les dessinateurs.
528 En 1948, les correspondants du Monde à l’étranger représentent 10 % des rédacteurs, mais 18% des
frais de la rédaction. AG du 2 avril 1949. En 1949, les huit correspondants, soit 11,5 % des rédacteurs,
engagent 18,5 % des frais rédactionnels. AG du 25 mars 1950.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 276
puis sept, puis neuf1), les rédacteurs correspondants sont au nombre de douze en 1970,
dix-sept en 1977, vingt en 1994, vingt et un en 2002.
L’augmentation régulière de la pagination rédactionnelle et le recrutement de
rédacteurs plus nombreux rendent nécessaire d’étoffer la hiérarchie du journal. La
rédaction en chef, chargée d’organiser les services, de susciter des enquêtes ou des
reportages, de relire la copie et de coordonner les sendees fut longtemps limitée à deux
ou trois personnes529 530. Avec le développement du journal, la «technostructure»
rédactionnelle s’est élargie et complétée531. À partir de 1965, des réunions de chefs de
service regroupent chaque mois la hiérarchie autour du directeur, et chaque service
tient une réunion hebdomadaire. En 1969, l’accession de Jacques Fauvet à la direction
entraîne un mouvement ascendant dans la hiérarchie du journal, qui répond à la fois à
la nécessité d’organiser la rédaction et à la volonté de Jacques Fauvet de nommer lui-
même les cadres de cette hiérarchie532.
Les anciens chefs de service sont nommés à la rédaction en chef : André
Fontaine, chef du service étranger est nommé rédacteur en chef, accompagné de trois
adjoints, Bernard Lauzanne, précédemment chef des informations générales, Pierre
Drouin, ancien chef du service économique, Pierre Viansson-Ponté, ancien chef du
service politique, et un secrétaire général, Jean Houdart, ancien chef du secrétariat de
rédaction. Les anciens adjoints, Claude Julien à l’étranger, Raymond Barrillon au
politique, Gilbert Mathieu à l’économique, Jean Planchais aux informations
générales, Jean-Marie Dunoyer aux informations culturelles et Claude Lamotte au
secrétariat de rédaction, sont promus chefs de service. Un département Bourse dirigé
par Jean Lahitte et un département littéraire dirigé par Jacqueline Piatier
529 Les premiers postes furent confiés à : Maurice Ferro, au Caire en 1946. puis à New York ; à Jean
Lequiller à Londres; à Jean d’Hospital à Rome; à Georges Penchenier à Prague, en 1947, puis en
Allemagne après le coup de Prague; à André Chastain à Genève. Des correspondants locaux résidaient
alors à Bruxelles (Mlle Busser), Athènes (Marc Marceau) et en Allemagne occupée (Berlin, puis Bonn).
Les correspondants restent parfois fort longtemps en poste : Jean d’1 lospital demeura près de vingt ans à
Rome ; Robert Guillain, plus de vingt ans à Tokyo, qui n’a connu que trois correspondants du Monde en
soixante ans, Philippe Pons ayant pris la relève depuis plus de trente ans.
530 André Chênebenoit assisté de Robert Gauthier et de Jacques Fauvet jusqu’en 1963, André
Chênebenoit et Jacques Fauvet de 1963 à 1966, puis Jacques Fauvet seul.
531 On peut se reporter au Monde du 23 décembre 1969, du 29 janvier 1974, du 1er et 2 décembre
1985, au supplément des Dossiers et documents de décembre 1977, au Monde du 8 et 9 janvier 1995, au
supplément d’avril 1996 et au Monde du 13-14 janvier 2002, qui publient la liste des rédacteurs par
services.
532 CE du 26 février 1969.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 277
complètent les services de la rédaction L Les chefs de service sont assistés par des
chefs adjoints et des sous-chefs, et certains rédacteurs sont distingués par la mention
« chef de département » ou « chef de rubrique ». Au total, trente rédacteurs sur cent
trente-six constituent la hiérarchie du journal, et plus encore si l’on y inclut les chefs
de rubrique.
Trois années plus tard, au conseil de surveillance du 24 février 1972, la même
nécessité fonctionnelle qui consiste à élever la hiérarchie d’un cran pour promouvoir
de nouveaux rédacteurs, étoffe encore la rédaction en chef. Bernard Lauzanne est
nommé «co-rédacteur en chef», aux côtés d'André Fontaine, Pierre Drouin et Pierre
Viansson-Ponté deviennent « conseillers de la direction », l’un chargé du supplément
économique et l'autre du Monde des livres. Jean Houdart et Jean Planchais sont
nommés rédacteurs en chef adjoints, le premier supervise les rubriques étranger,
politique et culture, le second s’occupe des informations générales et de l'économie.
Des services sont réorganisés : Michel Tatu remplace Claude Julien 533 534 à la tête du
service étranger, Yvonne Baby accède à la direction du sendee culturel. Enfin, le
service des informations générales éclate en trois services : sciences-éducation dirigé
par Pierre Trey, équipement- régions dirigé par Jacques-François Simon, et
reportages-justice et faits divers dirigé par Jean-Maurice Mercier.
A mesure que les centres d’intérêt des Français et ceux des rédacteurs se
diversifient, tandis que le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur
augmente, la quantité d’informations susceptible d’être accueillie dans les colonnes du
journal s’accroît. Afin de satisfaire les spécialistes de toutes les disciplines, les
rubriques se font plus nombreuses, pour couvrir tous les champs de la connaissance et
de l’information. Le journal qui affiche toujours sa volonté d’être exhaustif, publie
alors des suppléments hebdomadaires, Le Monde de l'économie le lundi, et Le Monde
des livres535 le jeudi, le supplément Arts et spectacles du mercredi, et un Monde des
loisirs le vendredi qui regroupait les rubriques de jeux, de la gastronomie et du
tourisme, ainsi que les programmes de télévision, avant que ceux-ci ne fussent intégrés
dans le supplément du samedi.
Le supplément du samedi, daté «dimanche et lundi», requiert bientôt une attention
particulière de la part de la rédaction en chef, car les ventes
533 Un département est rattaché à un service, tout en conservant une relative autonomie.
534 À la suite d’un vif accrochage à la conférence du matin entre André Fontaine et Claude Julien, celui-
ci est prié de prendre quelques mois de recul, puis il est nommé rédacteur en chef du Monde diplomatique.
Le Monde des livres paraît la première fois le 1er février 1967.
RÉALISER UN GRAND JOURNAL 278
de fin de semaine baissent, tandis que la fidélité des lecteurs de province recule devant
une distribution qui les contraint à acheter Le Monde le lundi alors qu’il paraît le
samedi à Paris. Il faut donc proposer aux lecteurs une offre rédactionnelle plus
importante, afin de les inciter à rester fidèles au journal. Le premier supplément qui
regroupe une partie magazine et une partie comprenant les programmes de radio et
télévision du samedi, Le Monde aujourd’hui, fut créé, le 11 juin 1972, sous la
responsabilité de Pierre Viansson-Ponté, qui le dirigea jusqu’à sa mort, le 7 mai 1979.
Il y publiait une chronique «Au fil de la semaine». Les suppléments hebdomadaires
contribuent à l’augmentation générale de la pagination, qui est rendue possible par
l’installation d’une nouvelle imprimerie à Saint-Denis. Celle-ci entre en service en
octobre 1970. Elle était devenue nécessaire à cause de l’expansion de la surface
publicitaire qui obligeait parfois les gérants à refuser des annonces, faute de place.
Au cours des années soixante-dix la pagination rédactionnelle moyenne passe de
20 à plus de 23 pages par jour, en dépit de voix qui s’élèvent contre l’inflation
rédactionnelle. Dès 1974, Hubert Beuve-Méry explique que le journal est trop copieux
et qu’il risque d’en périr. Jacques Sauvageot lui-même se demande s’il «faut
s’inquiéter de la progression un peu déraisonnable de la pagination et du tirage, sous la
pression de l’actualité1. » Le fondateur du Monde revient plusieurs fois à la charge : «
Il faut beaucoup de temps pour faire court. Mais on outrepasse trop souvent jusqu’à
quatre ou même cinq colonnes, le principe des trois colonnes, prévu notamment pour
les séries536 537.» «Les articles sont trop longs538. » Jacques Fauvet répond que,
«chaque matin, sans exception, les gérants résistent à la pression de la rédaction, mais
nous ne faisons pas le même journal qu’il y a dix ans... Les lecteurs s’intéressent et
veulent voir traiter un grand nombre de sujets. C’est un phénomène profond dont nous
ne sommes pas maîtres».
La croissance de la pagination rédactionnelle est rendue possible par la
croissance encore plus vive de la pagination publicitaire. La publicité permet de
recruter des rédacteurs, d’accroître la diffusion en limitant le prix de vente à un
niveau peu élevé. Elle rend nécessaire l’augmentation de la surface rédactionnelle si
les gérants souhaitent conserver un rapport entre publicité et articles compatible
avec l’image du Monde. L’augmentation de la quantité rédactionnelle correspond
également à une demande des lecteurs, à laquelle tous les quotidiens des pays
développés répondent
plus diversifiées, plus complexes et moins répétitives que jadis, mais elles paraissent
trop ternes pour susciter les louanges des autres catégories de personnel. Peuple de
secrétaires, de comptables, de publicitaires, ainsi que de documentalistes,
d'inspecteurs des ventes, de garçons de bureau et d'hommes à tout faire, qui compte
dans ses rangs tous les grades depuis les balayeurs jusqu'aux polytechniciens, le
troisième secteur du Monde arrive cependant à manifester son identité en s’unifiant
sur un projet commercial valorisant ses activités.
Edmond Touzeau, chef du service des ventes puis directeur de la diffusion,
exprime cette ambition dans un discours prononcé à l’occasion du départ en retraite
de Paul Duchateau, qui fut le premier administrateur du Monde :
1. André Catrice, discours prononcé le 28 mars 1969, au cours du repas offert à l’occasion de son
départ en retraite.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 284
C’est le rôle des administrateurs d’assurer le soutien logistique sans lequel les
meilleures armées se font battre, sans lequel les meilleurs journaux s’écroulent, se
vendent ou demeurent confidentiels. C’est un rôle obscur qui n’assure à ceux qui le
remplissent ni la célébrité ni la gratitude des foules, mais qui pourtant demande beaucoup
de foi et de dévouement, un grand attachement au journal et le souci constant de sa
liberté.
Comme je le disais à l’assemblée générale de 1964, dans un rapport sur l’avenir du
Monde : il n’est pas inutile de rappeler que l’indépendance d’un journal s'inscrit dans un
contexte économique dont chacun des éléments assure la sauvegarde ; qu’il est illusoire
de professer la liberté si l’expression de cette liberté dépend d’un imprimeur ou d’une
régie publicitaire, et qu’en définitive, l'indépendance est assurée par ceux qui fournissent
les moyens de la conserver autant que par ceux qui la proclament L »
André Catrice rappelle également que, jusqu’au milieu des années soixante,
l’administration du Monde était demeurée excessivement réduite par rapport aux
nécessités d’une entreprise en expansion :
une croissance plus rapide que celle des autres catégories de personnel : le nombre
des cadres administratifs passe de 38 à 128, et celui des cadres techniques de 16 à
36 h Les cadres administratifs, qui représentaient 7 % des emplois totaux du
journal, atteignent ainsi 10% du total des salariés. Les deux grandes vagues de
recrutement des cadres se situent en 1967-1968 (+63 %) et en 1970-1971 (+43 %).
À partir de 1968, les employés et les cadres sont également associés de la
SARL. Mais, avec respectivement 4,1 % et 5,1 % des parts sociales, contre 40 %
aux rédacteurs, la Société des employés et la Société des cadres font plutôt figure
de forces d’appoint, aux côtés de la Société des rédacteurs ou contre elle, dans les
débats qui mobilisent les porteurs de parts. Les rédacteurs, avec 15 % des emplois,
détiennent 40 % des parts sociales alors que l'administration, avec 40 % des
emplois, ne possède que 9,2 % des parts. Le nombre des cadres, associé à celui des
employés qui passent de 165 à 330, entre 1966 et 1976, semble faire de «
l’Administration » une force qui représente près de la moitié des salariés de
l’entreprise et qui pourrait se mettre au service des projets du gérant administratif.
Mais cet effectif important n’a jamais vraiment fait la force de l’administration qui
n’est ni organisée comme le Livre, ni prestigieuse comme la rédaction. Même en
additionnant les parts sociales détenues par le gérant administratif (4 %) et celles
détenues par les sociétés de cadres et d’employés, le secteur administratif ne
représente que 13,2 % des parts sociales de la SARL, ce qui le tient fort éloigné de
la minorité de blocage que de nombreux cadres de l’administration souhaiteraient
pouvoir exercer au nom de leur compétence de gestionnaires.
En dépit de ses effectifs, l’administration manque de force face à la rédaction et
face au Livre, parce que des divisions parcourent les différentes catégories de
cadres et d’employés. La coupure habituelle dans les entreprises de service, entre
l’encadrement et l’exécution, bien qu’elle se manifeste dans le secteur commercial
ou à la comptabilité, n’est pas totalement opérante au Monde. Dans les années
soixante-dix, le nombre des cadres s’est accru par incorporation d’employés qui ne
changèrent pas de fonction en changeant de statut. Ainsi les documentalistes 6 7, des
secrétaires et des employés des services généraux furent promus cadres. De
ce fait, le taux d’encadrement qui était, avant 1968, d’un cadre pour quatre
employés est passé progressivement à un pour deux.
Plus que les qualifications, ce sont les secteurs de travail qui différencient les
individus dans l’administration : on est de la publicité, de la comptabilité, de la
diffusion, de la documentation ou de la rédaction. Ainsi, les personnels rattachés à
la rédaction, documentalistes, secrétaires ou garçons de bureau l, jouissent d’un
prestige relatif et surtout de possibilités de promotion plus aisées que dans
d’autres secteurs. D’ailleurs, quelques- uns d'entre eux passent à la rédaction. Tel
garçon de bureau devient documentaliste, puis rédacteur et même chef de service
adjoint. D’anciennes secrétaires ou d’anciennes documentalistes, comme Michèle
Champenois, Jacqueline Piatier ou Josée Doyère devinrent des rédacteurs
chevronnés. Le Monde est une entreprise où la promotion sociale, longtemps
favorisée par la direction, reste importante. Des employés gravissent les échelons
et parviennent, après vingt-cinq ans de carrière, à exercer des responsabilités. Un
ancien du Temps, Marcel Juin, employé aux écritures à la comptabilité en 1945,
est promu cadre administratif en 1951, puis chef des services intérieurs en 1970.
Cette promotion interne n’est pas propre au Monde, mais elle est renforcée par
la tradition paternaliste de la maison, fortement influencée par le christianisme
social, qui assure longtemps la garantie de l’emploi et l’avancement à
l’ancienneté. Par ailleurs, la presse est un système économique assez spécifique où
l’ancienneté dans l’entreprise donne une garantie de savoir et de savoir-faire,
tandis que les syndicats exercent une forte pression pour que les postes vacants
soient pourvus par promotion interne8 9 10.
Les conséquences de cette promotion sont à la fois néfastes et bénéfiques pour
l’entreprise. D’une part, il existe un « problème de l’insuffisance de la formation
et de l’adaptabilité du personnel du Monde* ». En 1968, aucun des employés
volontaires pour suivre une formation n’a été reçu au test mis au point par les
8 Dans la tradition du Temps et de la grande presse d’avant guerre» les garçons de bureau (ou
garçons d’étage) portaient, dans les premières années du journal, un uniforme bleu, puis gris agrémenté
d’un M doré au revers du col. Certains d’entre eux s’occupaient particulièrement de «Messieurs les
rédacteurs», tel César Volpé, cher au cœur des plus anciens, qui termina sa carrière comme chef des
garçons.
9 Par exemple, dès 1955, Marcel Wantz, délégué CGT, demande que les postes soient affichés dans
l’entreprise et pourvus prioritairement par promotion interne (CE du 27 janvier 1955).
1. Les chiffres avancés ici nécessitent une explication liminaire. Les emplois dans une entreprise
varient en permanence, par arrivées (embauche) et départs (volontaires, licenciements ou retraites), mais
également par les remplacements, les stages et les contrats temporaires. Les emplois ne restent donc pas
figés au cours de Tannée, et Teffectif moyen annuel correspond rarement à un effectif donné à un temps /.
Dans une entreprise à activité irrégulière comme la presse, les fluctuations de personnel connaissent une
amplitude plus grande encore. Le nombre des emplois fixes ou complémentaires reflète ces fluctuations.
Enfin, le Syndicat du livre, employeur des ouvriers, impose une comptabilisation des emplois au jour le
jour, qui entraîne une distorsion entre les effectifs recensés et les effectifs payés. Le Monde, comme toutes
les imprimeries parisiennes, emploie fictivement des permanents syndicaux, qu’il rémunère
effectivement.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 288
à croître de quelques unités par an pour atteindre les 400 salariés au 31 décembre
1960. C’est durant les années soixante que la croissance s’accélère, puis s’emballe
au début des années soixante-dix : doublement de 1960 à 1969, de 400 à 813
salariés, dont une augmentation de 15 % en 1968, ce qui représente l’embauche de
plus de cent personnes, triplement de 1960 à 1973, de 400 à 1 169 salariés. La
période affiche un modèle de croissance quantitative suivant lequel il faut investir,
moderniser, recruter, produire toujours plus, et Le Monde suit le modèle, voire le
précède.
L'ouverture de l’imprimerie de Saint-Denis, en 1970, conduit à une
augmentation de 22 % du personnel (de 813 à 1049 salariés), dont 27 % d'ouvriers
supplémentaires, mais également à une augmentation de 17 % des rédacteurs, pour
répondre à la croissance de la pagination. Le retournement conjoncturel et la crise
économique freinent ensuite les embauches mais ne déclenchent pas de vagues de
licenciements au quotidien de la rue des Italiens, contrairement à ce qui se passe
dans la majorité des entreprises françaises. De 1974 à 1982, les emplois
augmentent encore de 10 %, le nombre total passant de 1 195 à 1333 salariés,
maximum historique pour le journal atteint à deux reprises, en 1980 et 1982. La
crise du journal, au bord du dépôt de bilan en 1982, conjuguée avec la révolution
de l’ordinateur qui s’amorce, produit ses effets dans les années quatre-vingt. La
modernisation et la concurrence accrue poussent à la recherche des gains de
productivité. Les plans sociaux, les départs volontaires, les départs en préretraite
dans le cadre du Fonds national pour l’emploi et la retraite à 60 ans diminuent
l’emploi total de 24 % entre 1982 et 1993, de 1333 à 1014 salariés. Cependant, par
tradition, Le Monde ne licencie pas ; aussi, la diminution des effectifs reste-t-elle
moins rapide que la chute du tirage, que l’écroulement des recettes publicitaires et
que la modernisation de la production pourraient le laisser envisager.
Le mouvement général de l’emploi au Monde s’inscrit dans l’évolution
générale de la population active française : la répartition des emplois entre les
différentes catégories de personnel, ouvriers, employés, cadres et rédacteurs
accompagne les modifications de la société et de l’économie française. Dans une
première période, celle de la reconstruction et des premières années de la
croissance, la proportion d’ouvriers reste forte et représente 45 à 50% du total des
emplois du journal, excepté le creux sensible marqué par les grèves de 1947. Les
années soixante qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre industrielle,
principalement parmi les hommes et les ouvriers qualifiés, incitent les industries
aux gains de productivité. Cette évolution du marché du travail se reflète au
Monde, en 1961-1963. La proportion des ouvriers tombe à 41 % de l’emploi total,
en dépit
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 291
les années où Bernard Wouts dirige l’administration du Monde. Depuis 1999, les
cadres administratifs sont plus nombreux que les employés. En revanche,
l’encadrement technique demeure peu nombreux, car le Syndicat du livre, qui
désire conserver une forte base ouvrière, cherche à limiter la proportion des cadres
techniques. Jusqu’en 1989, les cadres techniques représentent moins de 10% de
l’effectif ouvrier, alors que les cadres administratifs forment le quart ou le tiers des
emplois administratifs et alors que la hiérarchie rédactionnelle constitue plus de 20
% des effectifs de la rédaction.
Enfin, les rédacteurs, qui pourraient être apparentés à la catégorie des
professions libérales et des cadres supérieurs, constituent une catégorie spécifique
des entreprises de presse. La progression du nombre des rédacteurs est importante,
de 57 à 237 personnes entre 1944 et 1994, soit un quadruplement en cinquante ans;
l’effectif continue de croître ensuite puisque le nombre des rédacteurs atteint 331 en
2000. De 1951 à 1964, les rédacteurs représentent 20 ou 21 % du personnel, mais
leur part dans l’emploi total diminue entre 1971 et 1984, années pendant lesquelles
ils tombent à 14 % de l’emploi total du journal. De 1985 à 1990, le nombre des
rédacteurs augmente de 39%, de 173 à 241 et leur part remonte rapidement de 14 à
23 % de l’emploi total. La catégorie des rédacteurs évolue donc différemment des
autres catégories de personnel de l’entreprise. Il semble que le poids relatif de la
rédaction, qui élabore la matière première du journal, soit le reflet des projets de la
direction du moment. Lorsque le projet industriel et commercial prend le pas sur le
projet rédactionnel, la part des rédacteurs diminue dans l’emploi total, et
inversement.
La structure de l’emploi au Monde n’est pas fondamentalement différente de
celle des autres quotidiens parisiens que nous pouvons connaître. Le tableau suivant
montre que Le Figaro et France-Soir, en 1976, ont sensiblement la même répartition
de personnel, pour une diffusion équivalente 12.
Pour l’ensemble de la France, l’accroissement des emplois, depuis le milieu des
années soixante, provient de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail,
qui amène la part de celles-ci à 45 % de la population active totale au début des
années quatre-vingt-dix. Le Monde, au contraire,
12 Au Figaro et à France-Soir, la baisse de la diffusion n’a pas été suivie d’une adaptation des
effectifs, ce qui explique en partie l’intervention de Robert Hersant. Le plus grand nombre de rédacteurs au
Figaro provient du comptage de pigistes et de chroniqueurs extérieurs parmi les journalistes réguliers.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 293
13 Comme de nombreux ouvriers» les militants syndicaux du Livre ont longtemps considéré les
femmes à l’usine comme des femmes déchues, voire des prostituées. Ainsi, la Fédération des ouvriers
typographes français et des industries similaires, créée en avril 1881, considère que «la femme est, d’une
part réfractaire au syndicat, d’autre part que son esprit de soumission en fait trop souvent l’instrument des
patrons». Elle inclut dans ses statuts (article 1er, 6e paragraphe) que l’un de ses buts est «d’écarter par tous
les moyens légaux, même à salaire égal, la femme de l’atelier de composition, où elle n’entre point comme
auxiliaire, mais comme concurrente, sa présence constituant un danger permanent d’avilissement du prix
de la main d’œuvre». En 1898, au congrès de la Fédération, la question du travail des femmes fait l’objet
d’un débat. Reconnaissant que certaines femmes sont dans l’obligation de travailler, une motion déclare :
« Dans des circonstances spéciales, où la femme est obligée d’assurer elle-même sa subsistance, tous les
militants de toutes les professions, en proclamant le travail de la femme dans l’industrie comme antisocial
et en poursuivant sa suppression, affirment la nécessité de réclamer pour elle un salaire égal pour un
travail égal. » Par la voix de Maynier, la Chambre syndicale typographique répond : « Le travail de la
femme est une calamité, un mal social ; une femme entrée honnête et sage dans un atelier ne tarde pas à se
dépraver étant sans cesse en butte aux séductions des ouvriers qui l’entourent. [...] On a demandé que la
femme entre dans le mouvement syndical, il lui sera impossible, dans la plupart des cas, de formuler des
revendications et. n’étant pas libre, elle ne pourra pas se mettre en grève, il lui faudra obéir à son mari. »
D’autres professions, à l’époque, tenaient le même langage, mais les typographes étaient particulièrement
réticents envers l’entrée des femmes dans les ateliers. La Première Guerre mondiale modifie la nature des
débats, parce que des ouvrières sont embauchées pour pallier le manque d’ouvriers. La Conférence
nationale typographique note encore, en juillet 1918, que «l’homme devrait gagner suffisamment pour que
la femme reste à la maison, là où est sa véritable place». Le Congrès typographique de 1919 accepte
finalement «1 admission de la femme au syndicat et à l’atelier, à salaire égal». Il précise cependant que le
nombre des apprenties ne doit
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 294
abonnés. Parmi les ouvriers, la résistance ne cède que très lentement. Il faut
attendre le milieu des années soixante pour que des femmes accèdent à l’atelier du
Monde1.
La rédaction également demeure longtemps le domaine réservé des hommes.
Lors du départ d'Hubert Beuve-Méry, en décembre 1969, les rédactrices étaient au
nombre de 16 (11,3 % de l’effectif) dans une rédaction forte de 141 personnes. La
proportion était faible, mais il faut rappeler qu'en 1944, il n’y avait aucune
rédactrice au journal. Les premières femmes employées au Monde sont cantonnées
dans les rubriques culturelles ou la couverture de la vie quotidienne, à l’exception
d’Elvire de Brissac, rédactrice au service étranger14 15 16. Jacqueline Piatier,
responsable du courrier littéraire, puis du Monde des livres, exerça la première des
responsabilités à la rédaction ; toutefois, il fallut attendre 1972 pour qu’une femme,
Yvonne Baby, entrée au Monde en 1957, fût nommée chef de service. Le secteur
administratif, plus féminisé, rejoint la règle générale de l’emploi en France, mais il
reste cependant en retrait par rapport à la moyenne des entreprises de services. Le
tableau ci-dessous montre que Le Monde reste, jusqu’à la fin des années soixante-
dix, une entreprise largement masculine, y compris au sein de la rédaction, alors
que le recrutement des journalistes est en grande partie autogéré par les services17.
pas dépasser le quart de celui des apprentis et que la proportion de femmes ne pourra pas dépasser le
cinquième de l’effectif masculin.
15 Les syndicats demandent alors des vestiaires séparés pour les ouvrières (CE du 29 avril 1965).
16 Sur les femmes du Monde, sujet peu abordé par la littérature, voir Jean PLANCHAIS, op. cit., p.
145-146, et les mémoires d’Yvonne BABY, La Vie retrouvée, Éditions de l’Olivier, 1992.
17 En 1978, avec 22,1 % de rédactrices, Le Monde est proche de la moyenne de la presse française
qui est à 24 %. En 2000, avec 39 % de rédactrices, la rédaction du Monde reflète exactement la moyenne
des médias français.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 295
Le Monde a été, sur la longue période, fortement créateur d’emplois : au cours des
cinquante premières années, le nombre total des emplois triple et, sur la période 1945-
1980, les emplois quadruplent. Cette performance sociale est largement supérieure à
celle que réalise l’économie française ainsi que nombre d'entreprises au cours de ce
demi-siècle. En effet, la population active employée en France augmente de 25 %
seulement en cinquante ans. La question reste de savoir si cette performance sociale n’a
pas été réalisée au détriment de la performance économique et financière de l'entreprise,
ce qui aurait favorisé la crise permanente du journal.
18 Nous avons regroupé toutes les formes de salaires (traitements, honoraires, piges, etc.) ainsi que
les charges sociales patronales qui s y rattachent, afin d’obtenir un pourcentage global du compte
d’exploitation correspondant au coût salarial pour l’entreprise.
19 En 1977, la chute brutale de la part des salaires provient de l’incorporation dans le compte
d’exploitation de frais de ventes et de recettes des ventes (pour 56000000 de francs en charges et en
produits) qui, les années précédentes incombaient au NMPP.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 296
L’opération comptable est blanche pour Le Monde, mais elle a pour résultat d’accroître le total du compte
d’exploitation de 30% entre 1976 et 1977 (il passe de 274000000 francs à 355000000 francs courants), et
de multiplier par cinq les frais de ventes, ce qui dilue d’autant le pourcentage des autres postes.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 297
1. À partir des comptes d’exploitation détaillés par service, l’addition de tous les salaires,
traitements, indemnités et piges internes (hors les piges versées aux collaborateurs extérieurs), y compris
les primes et les heures supplémentaires, hors charges sociales patronales, donne le total des salaires bruts
annuels, pour la rédaction et pour l'imprimerie. Ces chiffres, divisés par le nombre d’emplois occupés
dans l’année dans chaque catégorie, nous fournissent le salaire moyen annuel brut, que l’on peut exprimer
en francs courants et en francs constants. La vérification, faite à l’aide de listes nominatives et
exhaustives pour quelques années de la série, nous permet de penser que la série est globalement fiable,
tout en rappelant qu’il ne s’agit que de moyennes annuelles, exprimées en salaires bruts, ce qui, sur la
longue période, fausse quelque peu la perspective, dans la mesure où les charges sociales versées par les
salariés ont eu tendance à augmenter en pourcentage du salaire total. Les salaires nets seraient donc
moins élevés, et leur croissance serait légèrement plus modérée. Tous les rédacteurs, y compris la
hiérarchie, excepté les gérants, sont compris dans ces statistiques, et, en ce qui concerne l’imprimerie,
tous les ouvriers et cadres techniques.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 298
1. L’accord prévoit également l’institution de retraites ouvrières à compter du 1er janvier 1952. En
1955, une prime de productivité est créée. En 1956, une prime de 8,33 % est accordée, qui est bientôt
transformée en 13e mois, puis s’ajoutent une prime de jours fériés, une prime de transport, et des primes
spécifiques pour certaines catégories lorsqu’il y a modernisation de leur travail.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 299
20 Le salaire de référence constitué ici est un salaire fictif, calculé à partir des données de
l’INSEE sur le SMIG (puis SMIC) horaire multiplié par la durée annuelle effective du travail.
21 Hubert Beuve-Méry, comme René Courtin et Christian Funck Brentano, perçoit en outre une
indemnité en tant que membre du comité de direction de 30000 francs par an.
22 D’après la série des salaires calculée par Jean Fourastié, le salaire du manœuvre est de 4 500
francs par mois en 1946. Le salaire du rédacteur en chef, André Chênebenoit est de 51 225 francs, celui
du chef des informations, Robert Gauthier, est de 42 750 francs, celui du chef d’atelier, Arsène Belloir,
est de 36 150 francs (fonds HBM).
Colombani, 340000 euros brut par an en 2002, représente 25 fois le SMIC brut annuel.
L’éventail s’est resserré parce que le SMIC a beaucoup augmenté depuis les années 1970.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 300
Catrice puis Jacques Sauvageot perçoivent en général entre les deux tiers et les trois-
quarts du traitement du gérant directeur de la publication. En revanche, durant les
années de crise, les indemnités des gérants sont réduites.
Cette affirmation est confirmée par la comparaison des salaires moyens mensuels
nets du Monde et de ceux de catégories comparables de la population active
Le Monde France
Salaire moyen 86 697 47 383 Salaire moyen
Ouvriers 78 000 33 749 Ouvriers qualifiés
Employés 59 800 36 833 Employés de bureau
Cadres administratifs 113 100 63 769 Cadres administratifs
Cadres techniques 135 200 52 336 Cadres techniques
Rédacteurs 130 000 111 188 Cadres supérieurs
française.
TABLEAU 19 : Salaires moyens annuels nets en 1977, en francs courants.
Le journal Le Monde est une industrie de masse qui produit des objets de grande
consommation, mais les producteurs, rédacteurs et techniques qui travaillent pour la
SARL sont loin d’être des salariés faiblement rémunérés comme le sont les employés
des usines et des services taylorisés. Cette forte rémunération est le résultat du système
de la presse parisienne, dont les effets sont renforcés par les structures participatives
spécifiques au Monde.
représentants élus de la rédaction. Elle est chargée d’étudier le niveau des salaires de la
rédaction en rapport avec la prospérité de l’entreprise et le traitement de chaque
rédacteur par rapport au travail fourni. Elle devient graduellement «un organe
consultatif, reconnu par la direction, en matière de politique des salaires h » Le
colloque de la Société des rédacteurs du Monde, qui se tient à Royaumont en 1970,
détermine les objectifs de cette commission. Gilbert Mathieu rédige un rapport qui
énonce les principales orientations de la Société des rédacteurs du Monde en matière
salariale : la politique salariale doit viser «le resserrement de l’éventail des salaires au
sein de la rédaction» entre les dix plus fortes rémunérations et les dix plus faibles, d’un
multiple de 5,5 à un multiple de 4,5 par l’élévation progressive des plus bas salaires.
«Le salaire des journalistes du Monde sera supérieur au marché, dans la mesure où les
finances du journal le permettent24 25.» Les responsabilités hiérarchiques sont
considérées comme des délégations provisoires qui «n’impliquent pas nécessairement
une hiérarchie des salaires26 ».
La commission des salaires examine chaque année la répartition et la hiérarchie des
salaires et propose aux chefs de service et à la direction des augmentations ou des
modifications dans la grille. Elle fonctionne tant bien que mal, car la commission n’a
aucune prise sur les conditions d’embauche ou sur les promotions dans la hiérarchie qui
conditionnent en partie la progression des carrières. Néanmoins, la commission des
salaires contribue à réduire l’écart des rémunérations entre les rédacteurs, sans que l’on
puisse déterminer exactement ce qui résulte de son œuvre propre et ce qui est la
conséquence du climat de l’époque. Les négociations se déroulent durant plus de dix
ans et finissent par aboutir à un accord. Le 8 mars 1982, les gérants, Jacques Fauvet et
Claude Julien, assistés de Jean-Marie Dupont et les sections syndicales SNJ et CFDT,
signent un accord-cadre sur la politique des salaires de la rédaction27. L’éventail des
salaires entre le rédacteur ayant deux ans d’ancienneté et le directeur de la rédaction
doit être limité à un écart de 1 à 3. Cependant, avant même d’être appliquée, cette
vision égalitaire est déjà dépassée par l’évolution de la société française : ainsi, en
octobre 1981, le personnel de Libération
24 Société des rédacteurs du Monde, Bilan et perspectives de la Commission des salaires (1968).
25 Société des rédacteurs du Monde, Réflexion sur la politique des salaires (1971).
26 Objectifs et fonctionnement de la commission des salaires, note de Jean-Marie Dupont, président de
la Société des rédacteurs du Monde, mars 1973.
27 Accord-cadre sur les salaires, 8 mars 1982.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 302
L CE du 30 mai 1951, 30 mai 1952, 20 mai 1954, du 15 avril 1954 et du 14 mai 1959. Maurice Pellier,
secrétaire du CE, demande l’intéressement du personnel basé sur un pourcentage du chiffre d’affaires de la
SARL.
33 CE du 5 janvier 1961. Gilbert Mathieu demande une augmentation de la prime et un paiement au 1er
avril plutôt qu’au 31 décembre, CE du 12 avril 1962
34 Vœu du comité d’entreprise pour une répartition uniforme de la prime sur bénéfices, CE du 16 mars
1961 et du 24 mai 1961. Décision prise en mai 1963, 15 % hiérarchisée et 85 % uniforme, CE du 16 mai
1963.
35 Gilbert Mathieu «demande pour la énième fois une répartition égalitaire» (AG du 17 juin 1965).
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 304
36 Déclaration de Jacques Sauvageot : «En 1965, la répartition représentait 1452% des bénéfices, en 1969
elle représentait 18,21 % et en 1970, 19,20% des bénéfices. Cela représente une augmentation d’environ 1 %
par an malgré l’importance des investissements, car nous ne voulons pas que le personnel pâtisse de notre
politique d’investissements » (CE du 31 mars 1971). En 1971, la prime de répartition représente 22 % des
bénéfices (CE du 26 avril 1972).
37 Les retraités ayant eu plus de quinze années de présence dans la maison ont droit à la prime (CE du 27
novembre 1968). Des heurts opposent les délégués CGT des ouvriers et les délégués CGT des employés sur
l’extension de la prime aux ouvriers retraités (CE du 26 février 1969). Le débat reprend au comité d’entreprise
du 26 mars 1969.
38 Charles Cocu intervient plusieurs fois pour réclamer «la prime» (il refuse de parler de répartition des
bénéfices), voir CE des 23 lévrier et 3 mars 1971. Il cite comme modèle la Régie Renault qui distribue «un tiers
de ses bénéfices à l’actionnaire, un tiers aux investissements et un tiers aux salariés». Tandis qu’il estime que
Le Monde consacre 80 % aux investissements et seulement 20 % aux salariés (CE du 24 mars 1971).
39 «Les réactions de certains rédacteurs sont beaucoup plus celles de syndicalistes que de membres d’une
société possédant 40% du capital», Jacques Sauvageot CDS du 28 septembre 1972.
40 CE du 30 mai 1972.
41 1 500000 francs sont versés au titre de la répartition des bénéfices de l’année 1971 et 879000 francs,
soit 756 francs par salarié (3 825 francs déflatés, 595 euros), sont versés à titre d’acompte sur la répartition des
bénéfices de l’année 1972 (CE du 30 mai 1972).
42 CE des 20 septembre 1972,25 octobre 1972,26 avril 1974 et 23 avril 1975.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 305
une partie de la rémunération qui ne peut être diminuée sans attaquer le principe
intangible du maintien du pouvoir d’achat des salariés
En 1972, la diminution du montant à répartir envenime les querelles entre les trois
catégories qui reçoivent une part des bénéfices, les associés, les membres du conseil de
surveillance et les salariés. Hubert Beuve-Méry, à la retraite, souhaite la revalorisation
des dividendes versés aux associés, tandis que Jean Schwœbel, président du conseil de
surveillance, réclame la revalorisation et l’indexation des indemnités versées aux
membres du conseil43 44 45. Le 3 mai 1973, les syndicats CGT, CFDT et FO, demandent
par lettre au conseil de surveillance «de fixer un plancher minimum indexé [pour la
répartition], dont le montant serait provisionné l’année précédente». Le SNJ, syndicat
majoritaire chez les rédacteurs, se joint aux syndicats des autres catégories de personnel
pour réclamer que les salariés ayant six mois de présence au 1er juin de l’année de
répartition, soient admis au bénéfice de la répartition46. Cela signifie que les salariés
embauchés le 1er janvier auraient droit à la répartition des bénéfices de l’année
précédant leur embauche. Les associés refusent d’accorder le bénéfice de la répartition
aux retraités ayant moins de dix ans d’ancienneté, ils refusent également l’indexation,
mais ils acceptent la répartition pour les salariés ayant seulement six mois de
présence47.
Dans les mois suivants, les syndicats persistent à demander « une répartition
garantie5 », que Jacques Sauvageot refuse d’accorder tout en calculant une indexation :
«Tout en retirant la notion de garantie, j’ai calculé les différentes indexations, ce qui
donne le montant des parts suivantes : 1972, 2 250 francs, 1973, 2 400 francs et 1974, 2
750 francs 48. » Le gérant du Monde remarque en outre que les frais financiers que
l’entreprise doit supporter du fait de ses emprunts atteignent le montant de la répartition
des bénéfices et que le prix du journal a augmenté pour faire face à l’augmentation du
prix du papier49.
Le débat se poursuit les années suivantes : en 1976, la prime de répartition versée
pour l’année 1975 est encore réduite, ce qui donne lieu à une nouvelle demande
d’indexation de la part des syndicats et, de la part
«Depuis 1972, nous [la CGT] avons voulu que soient garanties intégralement les
ressources annuelles des salariés de l’entreprise, une partie de ces ressources étant
liée à des éléments sur lesquels ils n’avaient aucun moyen de choix ou d’action. Le
souci de justice nous a amenés à vouloir transformer la répartition des bénéfices, qui
gardait un caractère aléatoire et paternaliste, en une prime annuelle garantie et
indexée54. »
50 CE des 22 avril 1976, 28 avril 1976, 23 juin 1976, 31 janvier 1977, 25 avril 1977 et 27 juin 1977.
51 CE du 24 avril 1978.
52 Les cadres techniques et dix rédacteurs déposent une réclamation en vue de percevoir également la
prime bien que leurs salaires soient supérieurs à 7 000 francs. Seule une rédactrice, dont le salaire est inférieur à
7 000 francs, refuse de percevoir la prime car il n'y a pas de bénéfices (CDS du 21 septembre 1978).
53 AGSRM du 17 mai 1977.
54 Déclaration de la CGT (CE du 31 décembre 1979).
55 Consultation écrite des porteurs de parts sur la réforme des articles 23, 24 et 24 bis des statuts de la
SARL Le Monde (AG du 11 mars 1980).
56 CDS du 8 janvier 1981.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 307
sur la prime1. Le problème de la prime reste d’actualité alors que Le Monde entre dans
une crise financière grave. Claude Julien propose alors de verser la moitié d’un
quatorzième mois à titre de prime pour l’année 198157 58. Lorsque André Laurens est
nommé gérant, le 30 juin 1982, une avance de 2 000 francs a été versée, mais il reste 3
500 francs à payer avant la fin de l'année. Le nouveau gérant s’étonne que, vu l’état des
finances du journal, la SARL doive souscrire un emprunt pour verser la prime de
répartition de bénéfices inexistants59 ! Finalement la prime est supprimée, dans le cadre
du plan de redressement, mais après des conflits incessants qui visaient à l’intégrer dans
le salaire de base et un procès intenté contre la direction, devant les prud’hommes, par
des élus syndicaux de la rédaction qui exigeaient le versement de la prime. Cette
«bataille de la prime», qui dura plus de dix ans, révèle les limites du système de
participation au Monde, qui, finalement, n’a bien fonctionné qu’entre 1962 et 1969,
lorsque la croissance était forte et la direction non contestée, mais s’est rapidement
dégradé, lorsque les difficultés d’adaptation survinrent. À partir de 1970, la
participation aux bénéfices entre en contradiction avec le financement et
l’amortissement de l’outil industriel.
57 CE du 19 février 1981.
58 CE du 23 novembre 1981.
59 CDS du 23 septembre 1982. Entre 1972 et 1979, les emprunts à moyen et à long terme souscrits par la
SARL atteignent 26000000 de francs. Le cumul des primes payées de 1972 à 1979 représente 24 170000
francs. Entre 1949 et 1976, la distribution des bénéfices aux salariés atteint environ 195 millions de francs
déflatés ou plus de 30 millions d’euros, ce qui représente approximativement le prix que Le Monde a obtenu
lors de la vente de l’immeuble de la rue des Italiens.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 308
d’expansion des emplois et des salaires qui entraîne une valorisation de leurs activités,
tandis que la rédaction trouve dans la possession d’une imprimerie la garantie de son
indépendance.
60 Le Monde ne doit pas dépasser quatre à cinq heures de tirage afin de bénéficier des voitures, des trains
et des avions nécessaires à sa distribution et afin d’arriver assez tôt dans les points de vente.
61 CE du 27 octobre 1967.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 309
62 L’annonce de l’achat de la nouvelle rotative, déjà commandée, est faite à l’assemblée générale de la
SARL, le 14 mai 1968. À la première réunion du conseil de surveillance, Jacques Sauvageot justifie sa
précipitation à commander la rotative chez WIFAG par la longueur des délais de livraisons supérieurs à deux
ans, CDS du 27 juin 1968.
63 L’achat de l’usine Marinoni de Saint-Denis, d’une superficie de 5 300 m2, pour la somme de 3,3
millions de francs (soit l’équivalent de 21 millions de francs déflatés ou 3,3 millions d’euros), est annoncé au
conseil de surveillance du 26 septembre 1968 et au comité d’entreprise du 27 septembre 1968.
64 À une vitesse de 120000 à 140000 exemplaires à l’heure.
65 Ces deux ordinateurs, de modèle IBM 360/25, d’un poids de 850 kilogrammes étaient dotés d’une
mémoire de 32 kilooctets et de disques de stockage des informations de 700 kilooctets. Livrés, l’un en mai
1969, l’autre en octobre, ils furent totalement opérationnels en juin 1970. Le tarif mensuel de location était de
94000 francs déflatés ou 14 600 euros.
66 CDR du 29 septembre 1969.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 310
avant même qu’il y ait eu une discussion préalable sur la meilleure solution à retenir. Il
demande si la publicité n’exerce pas des pressions en ce sens, et si elle ne va pas être
liée par des engagements contractuels, qui rendront obligatoire le dépassement des 32
pages1 ».
En face des rédacteurs, qui acquiescent tout en se posant des questions, il y a les
ouvriers, favorables à tout agrandissement, et des gérants qui ont fait, en 1968, un pari
industriel fondé sur une croissance forte. La décision d’acheter les rotatives a été prise
entre le 15 mars et le 14 mai 196867 68, à une époque où Le Monde est dirigé par quatre
gérants, Hubert Beuve-Méry, André Catrice, Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot. Ce
n’est donc pas Jacques Sauvageot, seul, qui a commandé la nouvelle rotative destinée à
équiper le futur site industriel : l’implantation d’une nouvelle imprimerie à Saint-Denis
est le fruit d’une décision collective, de l’ancienne et de la nouvelle direction. Elle
reçoit l’approbation des sociétés de personnel, des associés et des syndicats. Entre
l’enthousiasme de la participation au capital et aux décisions de l’entreprise et l’utopie
du mois de mai 1968, entre l'ivresse des grands tirages et la succession des gérants, la
construction d’un pôle industriel apparut comme un titre de gloire, mais qu’il fût doté
d’une capacité de production très largement excédentaire, passa inaperçu, tant que
l’euphorie dura.
Jacques Sauvageot avait mesuré cet excédent de capacité et prévoyait, dès l’origine,
d’accueillir des clients extérieurs : «Aucun contrat n’a été pris, mais il est logique de
penser qu’une usine de ce type ne doit pas rester improductive dans le laps de temps qui
ne sert pas au tirage [du journal]69. » Le Monde entre alors dans la logique de
l’investissement productif, ou de l’offre créatrice de demande, qui, à la fin des années
soixante, présida à bien des décisions économiques, qui se révélèrent catastrophiques
au cours de la décennie suivante. La construction de la sidérurgie sur l’eau à Fos-sur-
Mer, la multiplication des raffineries de pétrole en France ou l’extension des filatures
dans les Vosges ressortissent au même esprit, qui escomptait une croissance infinie,
alors même que celle-ci s’essoufflait.
L’imprimerie de Saint-Denis coûte au Monde 63 000000 de francs répartis sur cinq
années, de 1968 à 197270. Le financement est assuré par
la vente des valeurs de placement1 accumulées depuis une décennie, par la marge
commerciale71 72 et par «des découverts auprès des banquiers73» qui conduisent à
souscrire un emprunt auprès du Crédit national. En outre, l’amortissement et la
rémunération des salariés embauchés pour faire tourner l'imprimerie reposent sur
d’hypothétiques recettes publicitaires ou d'éventuels clients supplémentaires. Hélas, dès
l’entrée en service de l'imprimerie de Saint-Denis, en octobre 1970, l’horizon
s’obscurcit. Les recettes publicitaires s’essoufflent, le journal cherche des lecteurs, y
compris quand ils coûtent plus cher qu’ils ne rapportent, et l’imprimerie, faute de
clients extérieurs qui permettraient de la rentabiliser, demeure trop grande pour Le
Monde seul.
Jacques Sauvageot reconnaît le problème, sans entrevoir de solution : «Saint-Denis
coûte l’intégralité des bénéfices [nous dirions plutôt de la marge d’exploitation] de
1968 à 1971 inclus, mais permet d’obtenir des recettes supplémentaires en publicité.
Les numéros de plus de 32 pages permettent de combler le déficit 74. » Le raisonnement
pourrait être retourné (s’il n’y avait pas le déficit causé par l’imprimerie, il n’y aurait
pas besoin de faire des numéros de plus de 32 pages pour accueillir la publicité), mais
surtout, il ne prend pas en compte le recrutement du personnel nécessaire au
fonctionnement de Saint-Denis, qu’il faudra ensuite rémunérer, quelle que soit
l’évolution de la conjoncture.
Lorsque Josiane Sélébam, présidente de la Société des employés, interroge Jacques
Sauvageot sur la rentabilité de l’imprimerie de Saint-Denis, celui-ci répond : « Celle-ci
se démontre par l’absurde. On pourrait ne sortir que sur 32 pages, ce qui priverait Le
Monde de rentrées publicitaires. La réduction du budget (au moins 15 %) qui
s’ensuivrait entraînerait la nécessité de porter à 1 franc le prix de vente. L’imprimerie
de Saint-Denis
lonné de la façon suivante : 11 000 000 de francs en 1968, 8 000 000 en 1969, 15 000 000 en 1970, 14 000
000 en 1971 et 15 000000 en 1972. L’ensemble de l’investissement représente un total de 347 000000 de francs
déflatés ou 54 millions d’euros. L’imprimerie de la rue des Italiens avait représenté, entre 1958 et 1966 un
investissement total de 194 000000 de francs déflatés ou 30 millions d’euros, hors achat de l’immeuble.
L La vente des valeurs de placement apporte 7 000000 de francs en 1968, 3 400000 en 1969 et 2 200000
en 1970 et 1971.
72 La marge brute s’élève à 12 000 000 de francs en 1968, 15 000 000 en 1969, 8 000 000 en 1970, 3
000000 en 1971 et 12 000000 de francs en 1972. L’essentiel de cette marge finance les travaux, mais une
partie est prélevée pour la prime de répartition des bénéfices distribuée au personnel.
73 Pour environ 7 000000 de francs en 1970, 1971 et 1972 (lettre des gérants aux associés en date du 21
février 1972),
74 CDS du 11 mars 1971.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 312
n’est pas une affaire rentable en soi. En dehors des publications du Monde elle n’a
toujours que le Moniteur des travaux publics comme client. Quatre ou cinq études sont
actuellement en cours sur des hebdomadaires ou des mensuels. En fait la logique
voudrait qu’on tire à Saint-Denis un quotidien du matin. Il se peut que cette hypothèse
se réalise un jour1. »
Hypothèse bien optimiste, voire utopique de la part du gérant, car, pour créer la
filiale d'impression nécessaire pour accueillir un quotidien à Saint- Denis75 76, il faudrait
obtenir l'accord de la Société des rédacteurs du Monde, et pour trouver des clients
extérieurs, il faudrait l’accord du Syndicat du livre qui exigera des embauches
supplémentaires, et celui de la Société des rédacteurs, qui souhaite n’accueillir qu’une
presse «propre». Ces deux exigences, partiellement contradictoires, posent des
contraintes qui sont renforcées par le format particulier du Monde, unique en France,
qui fut conservé lors du changement des rotatives en 195977.
L'impératif industriel devient progressivement prépondérant par rapport à
l’impératif éditorial. Il faut trouver de la publicité pour rentabiliser la rédaction ou des
clients pour rentabiliser l’imprimerie, mais, en attendant, le journal est d’autant plus
vulnérable que le moindre arrêt de travail fait basculer les comptes dans le rouge,
comme d’ailleurs la moindre baisse des recettes publicitaires. La situation persiste ainsi
quelques années sans poser trop de problèmes, parce que les machines étaient neuves et
parce que le tirage montait encore, presque aussi vite que les revendications sociales,
mais lorsque la diffusion stagne à partir de 1976, puis chute en 1982, le choc est rude
pour l’ensemble du personnel.
La recherche de la rentabilité, ou de l’emploi optimum des capacités de production
sans adjonction de personnels supplémentaires, oblige les administrateurs de la SARL à
s’illustrer dans la recherche de clients pour l’imprimerie. La question se posait
différemment du temps d’Hubert Beuve-Méry, dans la mesure où, d’une part les
rotatives étaient vite saturées, même si la plage de nuit restait disponible, et où, d’autre
part, Le Monde
avait repris au Temps une petite imprimerie de labeur \ qui permettait de fournir
l’entreprise en papier à en-tête, en enveloppes et autres imprimés administratifs, et qui
autorisait l'impression de revues et de journaux à un coût relativement faible 78 79 80.
Dans les années cinquante et soixante, l’imprimerie de labeur imprime également les
publications annexes du Monde81. Elle réalise 2 à 3 % des recettes de la SARL, avec un
taux de marge d’environ 25 % 82, largement supérieur à celui de la SARL.
La part de l’imprimerie de labeur diminue ensuite dans le total du compte
d'exploitation de la SARL, car Hubert Beuve-Méry veillait à ce que les clients
extérieurs n’envahissent pas les ateliers. Il considérait en effet que le but premier de
l’imprimerie du journal était d’imprimer le Monde. Il avait posé clairement les limites
de l’imprimerie commerciale, dans son rapport à l'assemblée générale des porteurs de
parts de la SARL, le 4 mai 1962 :
78 Une imprimerie de labeur est une imprimerie commerciale qui emploie des ouvriers du Livre en dehors
de leur statut particulier, donc à un coût beaucoup plus réduit.
79 En 1952, par exemple, le secteur labeur imprime : Le Tableau fiscal et juridique, L’Édition économique,
L'Union des couteliers, L’Association sténographique unitaire, et Les Anciens Combattants de la Préfecture de
police. En 1953 vient s’y ajouter Les Cheminots retraités, et en 1954, la revue Bénéfices (AG des 26 mars
1953,3 avril 1954, et 31 mars 1955).
80 La justification principale des salaires élevés des ouvriers de la presse réside dans l’urgence (autre sens
de la presse) quotidienne et dans les variations rapides et inopinées de la charge de travail. Pour un
hebdomadaire ou pour un mensuel, l’urgence est moindre et le travail peut facilement être planifié. Il est donc
logique que les publications annexes soient confiées au labeur et non à la presse. Hubert Beuve-Méry et André
Catrice y veillaient. Le Syndicat du livre, dans sa logique propre, souhaitait intégrer le labeur à la presse, ce qui
fut fait après que le Moniteur des travaux publics eut quitté l’imprimerie du Monde à Saint- Denis.
dépenses, 152 millions de francs ; marge 4,8 millions de francs.
82 Pour 1952 : recettes 21 millions de francs; dépenses 15,5 millions de francs; marge 5,5 millions de francs.
Pour 1953 : recettes, 19,5 millions de francs ; dépenses, 14,8 millions de francs; marge 4,7 millions de francs.
Pour f^4 : recettes, 20 millions de francs;
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 314
pour multiplier ses heures de service et faire ainsi supporter par d’autres travaux son lourd
amortissement.
Ces travaux extérieurs ne sont pas difficiles à trouver. Sans avoir fait aucune démarche,
nous avons déjà été l’objet de sollicitations de la part de plusieurs hebdomadaires, et de
deux quotidiens, attirés par la rapidité et la perfection du travail de notre imprimerie.
Mais une telle extension de notre activité impliquerait une sorte de reconversion de
notre entreprise. À côté de l’édition du Monde, principal objet de la Société, grandirait une
imprimerie commerciale, dont Le Monde ne serait plus l’unique souci, ni même le
principal client. Certes, l’équilibre de l’exploitation du Monde en serait facilité et partant
son avenir plus assuré et son développement peut-être plus rapide. Mais ne faut-il pas
craindre que les préoccupations commerciales prennent alors le pas sur le rôle d’éditeur et
que l'imprimerie, aujourd’hui au service exclusif du Monde, ne devienne un jour une
affaire où Le Monde ne serait plus que l’accessoire ? »
L Le chiffre d’affaires du Moniteur pour l’imprimerie en 1974 était de 4 500000 francs (2,14 % du chiffre
d’affaires total), les frais de 3 800 000 francs, le bénéfice brut de 700000 francs (15,5 % de marge brute et 5 %
du bénéfice total de la SARL). Le chiffre d’affaires cumulé du 12 juin 1967 au 31 décembre 1975 fut de 28
000000 francs, les dépensés cumulées de 24 000 000 francs, le bénéfice brut cumulé de 4 000 000 de francs,
soit 16,6 % de marge moyenne (CE du 12 janvier 1976).
84 Le contrat stipule le tirage chaque jeudi d’un numéro de 192 pages, chaque lundi d’un numéro de 64
pages, d’un supplément de 32 pages douze à quinze fois par an, de quatre tables trimestrielles de 32 à 48 pages
et d’un numéro spécial de 160 pages chaque année. Contrat du 24 mars 1967 signé par Jacques Pilpoul,
directeur général du Moniteur, et Jacques Sauvageot. L’impression du Moniteur par l’imprimerie du Monde
dura huit années, rue des Italiens de 1967 à 1972, puis à Saint-Denis, d’octobre 1972 à décembre 1975. Le
Moniteur tirait à 80000 exemplaires. Les 13 000 à 15 000 pages par an, représentaient l’impression, chaque
année, de neuf cent millions à un milliard deux cents millions de pages dans le demi-format du Monde.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 315
85 Les prix de fabrication sont ainsi calculés : le prix de fabrication est égal à la somme des salaires
augmentée des salaires multipliés par le «taux d’étoffe».
86 Le conseil de surveillance refusa, le 11 mars 1971, la création d’une filiale d’imprimerie de labeur,
financée par le Moniteur, qui aurait pris en charge, à Saint-Denis, la composition et l’impression du Moniteur
: «Les gérants considèrent néanmoins qu’il ne serait ni réaliste ni opportun de se lancer à nouveau dans des
travaux importants au moment ou nous avons le plus besoin de souffler, sans compter les problèmes
complexes que ne manqueraient pas de poser la mise sur pied de nouvelles équipes. »
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 316
87 Les meilleurs clients sont Midi libre et La Voix du Nord en France, Le Soir de Bruxelles et La Stampa
de Turin, à l’étranger. D’autres journaux versent une redevance mensuelle forfaitaire pour pouvoir reproduire
librement les articles du Monde. Il s’agit de Asahi à Tokyo, To Vima à Athènes et Le Journal d'Extrême-Orient
à Saïgon (AG du 26 mars 1953).
88 H s’agit de : Asahi Shimbum (Tokyo), Axel Springer Verlag (Hambourg), Le Devoir (Montréal),
Haaretz (Tel Aviv), Helsingin Sanomat (Helsinki), Nieuwe Rotterdam (Rotterdam), La Presse (Montréal), La
Stampa (Turin) et To Vima (Athènes). AG du 21 juin 1966.
89 Un accord de revente d’articles par le réseau du New York Times, qui remplace l’accord avec Opera
Mundi est signé en 1975 (CE du 19 mars 1975).
90 Dès sa conception, le projet de sélection hebdomadaire en langue anglaise est « mal évalué», c’est-à-
dire plus cher que prévu (CDS du 27 février 1969). Lancée en avril 1969, sans analyse du concept rédactionnel
ou du public anglo-saxon, The Weekly Selection est une adaptation et une traduction de la Sélection
hebdomadaire. La direction escomptait 25 000 abonnements, 7 000 seulement ont été souscrits en avril 1970 et
9 977 au maximum, en mai 1971. Le lancement aux États-Unis est un fiasco total. Jacques Sauvageot en avait
chargé un démarcheur, Samuel Ariel, en dépit des mises en garde d’Hubert Beuve-Méry (lettre à Jacques
Sauvageot du 29 juillet 1969) et de celles des correspondants aux États- Unis, Philippe Ben et Alain Clément.
Samuel Ariel promet à Jacques Sauvageot 15 000 abonnements la première année, 15 000 encore la seconde
année et, au total, 50000 abonnements en trois ans, soit, à 20 dollars l’abonnement, une recette d’un million de
dollars. Pour réaliser ce contrat, Samuel Ariel passe quatre mois à New York, logé au Plaza à 80 dollars par
jour, et dépense sans compter en frais de voyage, de secrétariat, de publicité, de restaurant et de téléphone. Au
total, Le Monde paie plus de 80000 dollars de factures pour ce séjour qui permet la souscription de 3 000
abonnements, soit une recette brute de 60000 dollars. The Weekly Selection, déficitaire, a été reprise en 1971
par The Guardian.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 317
91 L’imprimerie de labeur de la rue des Italiens acceptait des tirages plus réduits, mais la rotative de
Saint-Denis demande un calage qui consomme quelques milliers d’exemplaires, puis elle roule de 60000 à
100000 exemplaires à l’heure. Lancer cette rotative pour tirer 20 000 ou 30000 exemplaires d’une publication
aboutit généralement à un surcoût important.
92 Le Monde diplomatique était à l’origine un mensuel destiné aux ambassades, aux fonctionnaires des
institutions internationales et aux cercles diplomatiques, comme l’indique le sous-titre : «Journal des cercles
diplomatiques et des grandes organisations internationales». À côté d’articles sur les relations internationales,
dont beaucoup sont rédigés par des ambassadeurs ou des hauts fonctionnaires, on y trouve le «carnet des
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 318
ambassades», le «mouvement diplomatique» et une rubrique «mode» destinée aux épouses des diplomates. Les
encarts publicitaires émanent des secteurs de la joaillerie, de la mode, etc. En 1972, Claude Julien devient
rédacteur en chef du mensuel et infléchit sa ligne éditoriale pour en faire un organe d’analyse géostratégique et
géopolitique.
94 À l’occasion des élections législatives de 1973, pour la première fois, puis régulièrement lors des
élections présidentielles, législatives et européennes.
95 Le premier Bilan économique et social est sorti en janvier 1976.
96 Les DOM-TOM (1975), Dessins (1975), Les Nationalisations (1977), LÉcologie (1978), etc.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 319
(0,02 euros) la page rédactionnelle. C’est le point le plus bas de la courbe du prix de la
page, mais dès l’année 1971, la courbe du prix de vente s’envole, pour dépasser les 22
centimes (0,03 euros) la page rédactionnelle à partir de 1975.
L’augmentation du prix de vente n’est qu’un palliatif à la dégradation des comptes.
Mais, comme les investissements industriels sont réalisés et les embauches effectuées,
il faut tenter d’économiser sur les charges, à défaut de trouver des lecteurs
supplémentaires et des annonceurs.
C'est le 30 septembre 1971 que Jacques Sauvageot présente au conseil de
surveillance le premier plan d’austérité du Monde, alors même que l’usine de Saint-
Denis n’est pas encore entrée en service. Ce plan, fort limité, est assorti de mesures sur
l’emploi : des départs en retraite ne seront pas compensés, mais aucun licenciement
n’est prévu, les gérants ayant sur ce point le soutien des syndicats mais également celui
de la Société des rédacteurs du Monde, qui, par la voix de son président, Jean
Schwœbel, refuse tout licenciement, en affirmant : «LeMonde n’est pas seulement une
affaire économique, mais une communauté d’hommes unis par des liens étroits de
solidarité L »
Ce plan prévoit le transfert de The Weekly Selection, cédée au Guardian,
l’utilisation de papier avion, moins lourd donc moins onéreux, à Saint- Denis, et la mise
en place d’un plan d’économie par services. Jacques Sauvageot demande l’autorisation
du conseil de surveillance afin de souscrire un emprunt auprès du Crédit national, car
les mesures adoptées restent trop parcellaires pour réduire sensiblement les coûts. Les
réponses dilatoires de Jacques Sauvageot, pressé de questions sur la situation exacte de
l’entreprise, repoussent toute évaluation sérieuse.
Les économies par services ne peuvent qu’être faibles, ainsi qu’en témoigne cet
échange lors d’une réunion du conseil de surveillance :
bouts de chandelles sont donc vitales pour l’entreprise et les seules qui soient
normalement à notre portée L »
Le papier employé pour imprimer Le Monde durant les trente premières années est
un papier 52 grammes97 98, qui donne un poids de 4,6 grammes par page du journal en
moyenne. À partir de septembre 1972, le papier de 40 grammes utilisé à Saint-Denis, et
rue des Italiens après novembre 1973, est moins lourd, donc moins cher. Mais il est
également plus fragile que le 52 grammes, ce qui oblige à réaliser des adaptations sur
les machines, à contrôler l’hygrométrie et le séchage plus finement. Le poids de la
page, réduit à 3,5 grammes en moyenne, permet en outre quelques économies sur les
frais de transport. Cette mesure représente environ 300000 francs d'économie en année
pleine, ce qui reste bien faible par rapport aux achats de papier (plus de 22 millions de
francs) ou au surcoût du double site qui est de 3,5 millions de francs en 1972 99.
Néanmoins, le coût du papier reste sous surveillance, parce qu’il est un des postes
du compte d’exploitation le plus facilement mesurable. Les gestionnaires du Monde
cherchent à limiter le gaspillage de papier, aussi tiennent-ils une comptabilité précise de
la gâche et des invendus. C’est en outre le seul moyen d’éviter des détournements de
papier ou d’exemplaires du journal, par les imprimeurs ou par le réseau de vente. Les
différentes sortes de gâche sont les beefsteaks100, débuts et fins des bobines où le papier
est abîmé et qu’il faut enlever, les avaries, papier cassé, froissé, plissé, les mandrins, fin
des bobines enroulées sur un mandrin, les macules, feuilles tachées d’encre et de
traînées, les mauvaises, premiers exemplaires sortis de la rotative trop clairs, mal
réglés, etc., enfin les balles, déchets de papier, auxquels s’ajoutent les invendus pour la
revente aux vieux papiers. Le prix de rachat par les papeteries dépend de la nature de la
gâche, les beefsteacks et avaries valant plus cher que les invendus et mauvaises, qui se
vendent mieux que les balles et les macules, car le coût du retraitement est différent. En
1973, les imprimeries du Monde utilisent 22 038 tonnes de papier, dont 1 728 tonnes de
gâche (7,84 %) et 2 160 tonnes d’invendus (9,80 %), soit
un total de 17,6% du papier livré neuf puis revendu en vieux papiers 101. L’imprimerie
tient donc une comptabilité extrêmement précise des flux de papier, afin de réduire les
frais. En 1976, toujours par souci d’économie sur les frais de papier, le format est réduit
de 2,5 centimètres sur la largeur d’une double page.
Les différentes modalités du plan d’austérité ne permettent cependant pas de
restaurer la marge commerciale du Monde qui décline dangereusement à partir de 1971.
Dans les premières années du Monde, la marge commerciale reste inférieure à 5 %
pendant toute la période allant de 1947 à 1958, exceptées les années 1945 et 1946,
durant lesquelles la marge d'exploitation est très élevée. De 1959 à 1970, grâce à
l’expansion continue de la diffusion du journal, le taux de marge moyen est de 10 %
par an. De 1971 à 1976, la marge commerciale moyenne retombe au-dessous de 5 % du
chiffre d’affaires, avant de disparaître complètement dans les années suivantes.
La période 1959-1969, qui connaît les plus forts taux de marge de l’histoire du
journal, favorise l’accumulation des actifs sous forme d’immeubles, de matériels, de
valeurs de placement et de liquidités qui permettent de financer l’installation de
l’imprimerie de Saint-Denis, inscrite à l’actif du bilan à partir de 1970. Mais, dès la
mise en service de Saint-Denis en 1970, la croissance s’achève et la crise commence,
même si, de 1972 à 1976, l’actif total reste stable.
Le total de l’actif inscrit au bilan de la SARL Le Monde a connu une forte
croissance en francs constants depuis la fondation de la société. Mais la croissance des
actifs du Monde se termine dès 1972, lorsque le total déflaté atteint 661 millions de
francs (102 millions d’euros), soit approximativement la même valeur qu’en 1982 (675
millions de francs déflatés, 105 millions d’euros), et en 1993 (669 millions de francs
déflatés, 104 millions d’euros). L’exceptionnelle conjoncture qui a fait du Monde
d’Hubert Beuve-Méry une entreprise florissante accumulant les actifs, sur lesquels les
successeurs ont vécu, se termine dès le début des années soixante-dix.
Les partenaires de l’entreprise, sans avoir la même vision rétrospective que la nôtre,
arrivent bientôt à des constatations identiques. De 1972 à 1976, le conseil de
surveillance est le lieu de débats sur les comptes
101 Le papier acheté neuf 3,2 millions de francs, fut revendu 769000 francs en vieux papiers, et moins si
l’on déduit les coûts de transport et de traitement des invendus par les NMPP- Ces pertes, inévitables
cependant, car il faut bien régler les machines, incitent les directeurs de l’imprimerie et de la distribution à
limiter le gaspillage au maximum.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 323
ou son délégué, le comité d’entreprise est composé d’élus des différents collèges,
ouvriers, employés, cadres et rédacteurs, assistés de délégués syndicaux. Le comité
d’entreprise du Monde compte, de 1946 à 1970, deux élus ouvriers et un suppléant,
deux élus rédacteurs et un suppléant, un élu employé et un suppléant, enfin un élu
cadre et un suppléant. En 1968, la représentation ouvrière est portée à trois élus et
trois suppléants. En 1970, la mise en service de l'imprimerie de Saint-Denis modifie
la répartition des élus au comité d'entreprise, qui compte alors quatre élus ouvriers et
quatre suppléants, deux élus employés et deux suppléants, deux élus rédacteurs et
deux suppléants, un élu cadre et un suppléant. La CGT est alors majoritaire, avec les
quatre élus des ouvriers et un (ou deux) élu(s) des employés auxquels s’opposent
deux élus des rédacteurs et un élu des cadres. Les délégués syndicaux sont au
nombre de trois, puis de cinq. L'assistante sociale assiste également aux séances.
Le comité d’entreprise est un organisme d’information, de consultation et de conseil
à qui la loi a confié un double rôle, social et économique 105. En outre, le comité
d’entreprise examine les comptes de l’entreprise et informe les salariés de la marche de
celle-ci. Le comité d’entreprise est réuni une fois par mois, excepté au mois d’août. À
partir d’octobre 1969, les séances, dédoublées, se tiennent les deux derniers mercredis
de chaque mois, la première pour examiner la marche de l’entreprise et la deuxième
pour débattre de la marche du comité d’entreprise et de ses diverses commissions. Le
comité d’entreprise est, au Monde, le seul lieu institutionnel où toutes les catégories de
personnel se rencontrent. C’est donc dans ce lieu que les prises de position antagonistes
des différentes catégories de personnel peuvent s’exprimer, ainsi que les revendications
des ouvriers, qui ne siègent pas dans les instances de la SARL.
105 «Dans son rôle social, il coopère avec la direction à l’amélioration des conditions collectives de travail
et de vie du personnel et assure ou contrôle la gestion des œuvres sociales de l’entreprise. A ce titre, il participe
ou administre le comité d’hygiène et de sécurité, le service médical et social, la popote [la cantine en termes du
Monde] et les colonies de vacances. Dans son rôle économique, il étudie les suggestions pour accroître la
production et améliorer le rendement, il propose îles récompenses, il est consulté sur les questions intéressant
l’organisation de la gestion et la marche générale de l’entreprise, il est informé des bénéfices réalisés et peut
émettre des suggestions sur l'affectation à leur donner. À ce titre, il est informé de la marche mensuelle du
journal, de la marche des différents services et il étudie le bilan de l’entreprise. » Note juridique d’André
Catrice, novembre 1951.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 325
106 Les commissions correspondent aux activités sociales du comité d’entreprise. Elles reflètent
également des problèmes spécifiques au journal ou à une époque. La commission cantine s’occupe du problème
récurrent de la popote, petitement logée dans les chambres de service de la rue des Italiens, qui est confiée à un
gestionnaire extérieur et dont les problèmes s’aggravent à partir du changement de gérant, en octobre 1952. Le
popotier (M. Lahourcade) accueille en effet des convives extérieurs à l’entreprise, qui payent plus cher que le
personnel du Monde, sans ticket et laissent des pourboires, ce qui le conduit à négliger les salariés du Monde. À
la suite de pétitions des rédacteurs puis d’ouvriers, le gestionnaire est remplacé, en décembre 1956, et la cantine
est prise en charge par le comité d’entreprise. Enfin, l’entreprise la reprend à son compte en 1972.
La commission sociale se consacre aux aides ponctuelles et à la solidarité, ainsi qu’à la distribution à Noël
de jouets aux enfants du personnel. Les colonies de vacances, prises en charge par la commission sociale, sont
ensuite confiées à la commission enfance. La commission loisirs et culture, divisée en deux commissions en
1972, s’occupe des voyages et des week-ends pour les loisirs, de la bibliothèque, discothèque et vidéothèque
pour la culture, ainsi que des spectacles et visites d’expositions. Il existe également une commission logement,
une commission du planning familial créée en 1975, à l'époque du MLAC (Mouvement de libération de
l’avortement et de la contraception) et de la légalisation de l’IVG, une Association sportive du journal Le
Monde (ASJM), ainsi qu’une commission de formation syndicale. Enfin deux commissions professionnelles
sont actives, la CHSCT, Commission d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail, qui propose des
améliorations sur les postes de travail, et la CIETMM, Commission d information et d’étude des techniques et
matériels modernes, qui étudie les évolutions techniques de la presse.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 326
107 En 1975, il y a quatre cellules du PCF au journal Le Monde, les cellules Duclos, Hénaff, Février et
Lozeray, regroupées en un «Comité de Parti du journal Le Monde», dirigé par Charles Cocu, délégué syndical
CGT, et René Foye. Ce comité appartient à la section du 9e Opéra, dirigée par Mlle Zysman, elle même
secrétaire de la section Lozeray
108 Le livre de Jacques DOLÉANS, La Fin d’un Monde, Éditions EST, 1988, qui est une sorte de collage
des comptes rendus du comité d’entreprise, présente des extraits intéressants, pour les années 1974 à 1984»
3» En 2003, certains procès-verbaux des réunions du comité d’entreprise ont été diffusés sur Internet
quelques heures après leur publication sur l’intranet du Monde.
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 327
En mai 1971, à la suite d’une grève1, la CGT expose sa philosophie, dans un tract en
forme de lettre ouverte :
« MM. Fauvet et Sauvageot tentent de démontrer que Le Monde n’est pas une
entreprise comme les autres ; des remarques s’imposent. Ce journal, quelle que soit la
façade dont il veut se parer, vit et prospère dans le contexte de notre pays qui est celui du
capitalisme monopoliste d’Etat qui fait que les moyens de production ne sont pas la
propriété des travailleurs, que ceux-ci vendent leur force de travail et créent de la plus-
value, ce qui entraîne un antagonisme et provoque la lutte des classes. Pour la CGT, il
s’agit là de notions fondamentales.
Le Monde est une entreprise capitaliste où les travailleurs sont exploités ; les
investissements qui sont faits par autofinancement le sont par l’emploi d’une grande partie
de la plus-value. [...]
Nous ne sommes pas indifférents à l’extension de l’entreprise puisqu’il en découle des
emplois nouveaux ; mais nous savons que plus elle se développe, plus le profit est grand.
C’est pour toutes ces raisons que la CGT, partout et pour tous, continuera la lutte de
classes et continuera, par ses élus du personnel, au comité d’entreprise et au CHS, à
présenter et débattre avec la direction des revendications collectives ou individuelles avec
l’esprit de responsabilité et de sérieux qui la caractérise, au Monde comme ailleurs110 111. »
Les élections au bureau du comité d’entreprise, la répartition des élus au sein des
commissions et la maîtrise du budget constituent également des motifs de conflit entre
les organisations syndicales et les différentes catégories de salariés. À partir de 1970, la
CGT impose ses vues. Lors de la réunion du 31 mai 1972, la rupture entre la majorité et
la minorité est consommée. Le délégué syndical CGT explique que son syndicat refuse
de partager les présidences de commissions car « 66 % des voix vont à la CGT qui est
un syndicat responsable et prend donc toutes les responsabilités ».
Le budget du comité d’entreprise géré par les délégués de la CGT donne également
lieu à des conflits qui s’achèvent faute de combattants lorsque, en 1973, Yves Agnès, le
dernier représentant des rédacteurs au bureau du comité d’entreprise, démissionne
parce qu’il refuse « de cautionner la direction monopolistique du comité d’entreprise
par la CGT ». Loiseau, délégué CGT, lui répond : « Vous êtes absents, vous ne vous
occupez pas
110 La grève du 27 mai 1971 avait touché l’ensemble de la presse parisienne. Jacques Fauvet et Jacques
Sauvageot avaient adressé une «note aux élus du personnel et aux délégués syndicaux» qui récapitulait les
caractéristiques sociales spécifiques de l’entreprise Le Monde.
111 Tract de la CGT, GIA Le Monde, sans date [mai 1971].
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 328
des travailleurs, vous vous croyez supérieurs, mais vous ne faites rien. Nous on agit
pour le bien des travailleurs1. »
L’antagonisme entre le Livre et la rédaction s’exacerbe lorsque l’entreprise est en
péril et que la direction doit élaborer des mesures de redressement qui obligent à choisir
entre les valeurs fondatrices et les emplois du Monde.
«Le Monde qui s’est donné comme règles essentielles la recherche de la vérité et le
respect du lecteur ne peut accepter d’assurer, ne serait-ce que pour une part, son
indépendance financière sur le succès d’une presse abêtissante, symbole même de ce que
Le Monde a toujours combattu.
L’image de marque et la crédibilité du Monde risqueraient d’être gravement
compromises auprès d’une partie du public qui ne manquerait pas d’apprendre que Le
Monde vit en partie des profits réalisés par France-Dimanche ’. »
se déchaîne contre elle \ la rédaction refuse à nouveau, par la voix de son président,
Jean-Marie Dupont : « La Société des rédacteurs du Monde n’est pas favorable à cette
proposition, la décision étant cependant du ressort des gérants. Erance-Dimanche
représente exactement l’image d’une presse qui méprise son lecteur. »
Jacques Fauvet tente d’obtenir un accord de principe : « On ne doit pas mêler la
rentabilité de Saint-Denis à des critères d’ordre déontologique. Sur le plan moral, il
faudrait que la rédaction soutienne les gérants qui doivent prendre des décisions et
s’efforce de les comprendre115 116. »
Le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde résume ses
arguments dans une lettre adressée aux rédacteurs :
115 Le Point, mensuel interne du Groupement inter-ateliers (GIA) Le Monde titre «Bonne conscience ou
plein emploi».
116 CDS du 27 février 1975.
117 Lettre du conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, «à propos des travaux
extérieurs à l’imprimerie de Saint-Denis », 6 mars 1975.
118 Jean Planchais : «Cette publication est l’exploitation de la bêtise», Raymond Barrillon : «France-
Dimanche est l’organe de la dégueulasserie», Pierre Viansson-Ponté et Pierre Drouin considèrent cependant
«qu’il n’y a pas de différence de nature» entre l’impression de France-Dimanche et certaines publicités
acceptées dans les colonnes du journal (CDR du 18 mars 1975).
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 330
M. Cocu (CGT) : «Pour nous, travailler dans une oasis de bonheur au milieu
d'un désert peuplé de chômeurs, ne serait pas la solution. Là aussi est notre morale.
Nous n’avons pas les mêmes attributions professionnelles : vous vendez vos
ressources intellectuelles, quant à nous, imprimeurs, nous vendons notre force de
travail à n’importe quel imprimeur. »
M. Courtoy (CGT) : «Il y a un mythe à détruire concernant la particularité du
Monde qui n’est pas à la merci des groupes financiers. Nous disons que c’est faux.
Tout le monde connaît le sort réservé à une presse qui n’obtient pas ou ne veut pas
de publicité : Le Monde, comme les autres journaux est prisonnier des groupes
financiers indirectement. »
M. Cocu (CGT) : «En fait vous vous comportez en employeurs vis-à- vis de son
personnel, nous, et les rapports sont parfois difficiles. [...] Nous considérons que
nous ne pouvons être employeur et employé en même temps. »
M. Faujas (SNJ) : «C’est un problème qui reste posé, celui de la participation
des différentes catégories de personnel au capital et décisions de l’entreprise.
Actuellement, la répartition des parts est tout à fait défavorable aux cadres et aux
employés. »
M. Bossu (CGT) : «Je crois que vous aurez tout intérêt à bien expliciter votre
position par rapport au personnel [au sujet du refus d’imprimer France- Dimanche}.
Vous avez des conceptions tout à fait utopiques. Vous risquez de ne pas être
compris. »
M. Faujas (SNJ) : «Cela ne serait pas important si toutes les catégories de
personnel étaient intéressées au capital de l’entreprise. »
M. Cocu (CGT) : «L’exemple des sociétés de personnel qui donnent 40 % aux
journalistes et 5 % aux cadres pour un effectif semblable, dénote une drôle de
conception. En imaginant que les techniques soient associées, ils seraient
majoritaires ; à tout moment ils pourraient donc, à part entière, s’opposer à
l’orientation du journal. Sur ce problème, pas question, puisque nous sommes pour
le pluralisme des idées. D’autre part, nous sommes concernés par la réalité de la
société en général, l’utopie ne restera qu’utopie. À chacun son métier. »
BÂTIR UNE GRANDE ENTREPRISE 331
119 Une difficulté supplémentaire provenait de l’absence de société des ouvriers qui excluait ceux-ci
d’une éventuelle répartition sur la base de la détention des parts sociales.
120 Le dividende de la Société des rédacteurs du Monde, 6 % de 200 francs multiplié par 400 parts, soit 4
800 francs, répartis entre 163 rédacteurs. Le dividende de la Société des cadres du Monde, 6% de 200 francs
multiplié par 50 parts, soit 600 francs, répartis entre 77 cadres. Le dividende de la Société des employés du
Monde, 6 % de 200 francs multiplié par 40 parts, soit 480 francs, répartis entre 305 employés.
Ill
Lapogée de la diffusion
La diffusion totale payée du Monde dépasse celle du Figaro en 1974,
celle du Parisien libéré en 1975 et celle de France-Soir en 1979. Le
quotidien de la rue des Italiens est devenu en quelques années le premier
quotidien national, titre qu’il doit autant à la baisse des ventes de ses
concurrents qu’à l’augmentation de sa propre diffusion. Ouest-France
demeure le seul quotidien français à conserver, avec 670 000 exemplaires
par jour, une
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 338
121 Les ventes au numéro en France atteignent un maximum historique en 1974 avec 279 724
exemplaires vendus en moyenne par jour.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 339
colonnes du journal d’une violente critique rédigée par Jean Planchais et d’un
communiqué des sections syndicales des rédacteurs :
C était la pire des réponses à faire, car elle révélait que Le Monde était touché
au cœur. En effet, Michel Legris s’appuyait, non sur de vagues impressions, mais
sur une lecture critique de quelques articles contestables qui avaient été publiés
dans les colonnes du journal. Il y ajoutait des constatations habituelles reprises des
polémistes précédents, mais certaines de ses analyses sonnaient juste. Les
principaux griefs, dirigés contre le service étranger, avaient trait à une «dérive
gauchiste» de la rédaction depuis 1968. Ils concernaient le traitement rédactionnel
de la Chine, par Alain Bouc131 132 dans les années 1967-1975, celui des Khmers
rouges, dont les meurtres n’auraient été dénoncés qu’avec retard par le journal133,
enfin,
« Mais les grands principes et les déclarations solennelles ne doivent pas faire
oublier pour autant que la liberté d’informer - et de s’informer - ne signifie rien sans
que des moyens matériels soient mis à son service. Or, ceux qu'exige la presse sont
considérables. Si chaque citoyen est libre de publier comme bon lui semble un
quotidien dans une société démocratique, il suffit d'observer la situation de la presse
occidentale pour mesurer ce que cette liberté peut avoir de formel. Il serait équitable
que les socialistes portugais aient la possibilité juridique d’avoir un quotidien, mais
il est juste d’observer que les socialistes français n’ont pas la possibilité économique
d’en avoir un. La vraie question n’est-elle pas alors de savoir si, en permettant à tous
d’user de la liberté d’expression, on ne permet en fait à quelques-uns d’en abuser ? »
conquise», dans Le Monde des 9 et 10 mai 1975. Dès le 9 mai. Le Monde s’interroge sur la situation
réelle régnant au Cambodge dans quatre articles, «L’énigme khmère» et «La révolution cambodgienne
se radicalise», le 9 mai, «Qui gouverne au Cambodge?» et « Sur les routes des dizaines de réfugiés »,
le 10 mai 1975. Le Monde considérait depuis tort longtemps que la victoire des communistes était
inéluctable au Vietnam et, par extension, au Cambodge et au Laos. Ce qui ne signifiait pas une
adhésion du quotidien aux pratiques des communistes indochinois et encore moins à celles des Khmers
rouges.
1. Cette opposition entre liberté formelle de la presse, garantie par l’absence de censure, et liberté
réelle, limitée par les ressources financières nécessaires à une entreprise de presse, était un thème
récurrent des articles que Jacques Sauvageot consacrait à la presse quotidienne. Voir, par exemple, «La
presse quotidienne et ses paradoxes, I. Une liberté théorique», Le Monde, 22 septembre 1970 :
«L’imprimerie et la presse sont libres. Mais depuis longtemps, et sur d’autres plans, bien des illusions
généreuses se sont envolées, et l’on sait maintenant qu’un droit n’est rien sans la possibilité matérielle
de l’exercer. [...] La presse qui existe, on serait tenté de dire qui subsiste, est libre, mais la liberté de la
presse n’est pas assurée lorsqu’il est impossible à qui ne dispose pas de capitaux considérables
d’exprimer [...] un courant de pensée ou d opinions intellectuelles ou politiques par le canal d’un
quotidien. »
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 343
134 Raymond A RON, « II n’y a pas de quoi rire», Le Figaro du 23 juin 1975. Sur le point de vue de
Raymond Aron, outre ses textes du Figaro, voir ses Mémoires, cinquante ans de réflexion
politique,]u\\\'ÀS A, 1983.
135 Edgar MORIN, « La liberté révolutionnaire», Le Nouvel Observateur du 30 juin 1975.
136 Échange de lettres entre Jacques Fauvet, Jacques Sauvageot et Sven Nielsen, février et juillet
1976. Note de Jacques Sauvageot à Jacques Fauvet concernant une conversation téléphonique, en juillet
1976, avec les dirigeants de la Librairie Plon et des Presses de la Cité.
137 Chiffre aimablement communiqué par les éditions Plon.
138 Dont ceux de Raymond ARON, «Le Monde tel qu’il est», dans Le Figaro du 5 avril 1976 et de
Pierre NORA, « Si le sel perd sa saveur », dans Le Nouvel Observateur du 12 avril 1976, qui mettent en
cause Fimage d’objectivité attachée au Monde.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 344
à la télévision qui finirent par retentir indirectement sur les ressources financières
du journal. Roger Dallier, responsable de la publicité financière, écrit à Jacques
Sauvageot que, en 1976-1977, «de nombreux contrats ont été résiliés avec, pour
motivation, la tendance politique du journal. »
La presse, saisissant l’occasion de répondre à une rédaction «donneuse de
leçons », est unanime à fustiger Le Monde, à l’exception notable de Jean- Jacques
Scrvan-Schrciber, ancien pigiste139 140 du Monde, qui affirme, contre Michel
Legris, que Le Monde n’a pas changé :
139 Au cours de son émission hebdomadaire Apostrophes, Bernard Pivot oppose Michel Legris à
André Fontaine, le 7 mai 1976.
140 Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER souhaita à plusieurs reprises intégrer le service étranger
du Monde, mais la rédaction refusa de l’agréer.
141 Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER, «Leprocès du Monde», L'Express, 19 avril 1976.
142 Au sens idéologique du terme, qui signifie que, par désir de justice envers les pauvres du tiers-
monde, on en vienne à approuver systématiquement les initiatives de progrès économique et social sans
toujours mesurer les conséquences de ces décisions sur les populations concernées et sur les libertés. Ce
tiers-mondisme domine dans la gauche
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 345
les années soixante-dix, la rédaction du Monde, tandis que les gérants et une
grande partie des rédacteurs du service politique souhaitent la victoire de l’union
de la gauche aux élections. Alors que l’affaire Legris commence à produire des
effets négatifs sur l’image du Monde, la mise en cause de l’objectivité et de
l'impartialité du Monde connaît encore deux épisodes au cours de la même année.
Un rédacteur du Monde, Philippe Simonnot est licencié, en mai 1976, parce
qu’il était accusé d'avoir dérobé au ministère de l’Économie et des finances un
rapport sur les difficultés du contrôle de la société Elf par l’État 1. Ce licenciement
suscite une réaction de défense au sein de la rédaction, qui se divise sur la conduite
à tenir : la Société des rédacteurs et la hiérarchie de la rédaction acceptent la
décision de Jacques Fauvet, tandis que les syndicats soutiennent le rédacteur
licencié. Toutefois, même les syndicalistes estiment que si Philippe Simonnot veut
être réintégré, il doit renoncer à publier un livre critique sur Le Monde, car «c’est
incompatible avec la demande de réintégration ; il faut choisir ». Philippe
Simonnot publie donc un livre qui raconte l’histoire de son licenciement, tout en
élargissant son projet initial en une réflexion sur les rapports entre le journalisme et
les pouvoirs143 144 145. Mais Philippe Simonnot demeure fidèle à l’idéal
journalistique de la rédaction du Monde, et il souhaite, jusqu’au dernier moment,
être réintégré au quotidien delà rue des Italiens146.
Ce livre est le dernier écrit d’importance hostile au Monde, mais déjà, il
modifie la nature des critiques, car il privilégie une méditation sur le journalisme à
une polémique sur le contenu du quotidien. La société française change également,
à la fin des années soixante-dix, abandonnant, lentement et progressivement, ses
réflexes de guerre froide, pour d'autres questionnements. Le livre de Simonnot
marque le début de cette évolution.
La dernière tentative de déstabilisation du quotidien de la rue des Italiens est
l’œuvre, en 1977, de Joseph Fontanet, ancien député MRP
française, au moins jusqu’au discours de Cancun de François Mitterrand, le 22 octobre 1981. Alors que la
rédaction du Monde se détache graduellement de ces idées, Le Monde diplomatique les reprend largement
dans ses colonnes.
144 Dans un article intitulé « L’Étal voudra-t-il et pourra-t-il contrôler le nouveau groupe pétrolier
Elf-Aquitaine ? », publié dans Le Monde, 9 mars 1976, Philippe Simonnot traitait des problèmes que
posaient à l’État la création du groupe E1E Cet article citait de larges extraits d’une note d’un haut
fonctionnaire du ministère de l’Économie.
145 Philippe SIMONNOT, Le Monde et le pouvoir, Les presses d’aujourd’hui, préface de Jean-Paul
Sartre, Michel Le Bris et Jean-Pierre Le Dantec, 1977.
146 Philippe Simonnot écrit à nouveau dans Le Monde, notamment dans le supplément économique,
depuis les années quatre-vingt.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 346
150 Dans l’expression des choix du Monde, il faut se garder de confondre différents types d’articles.
Les contributions extérieures ne doivent pas être retenues, dans la mesure où elles ne reflètent pas les
opinions de la rédaction et dans la mesure où les directeurs, quels qu’ils soient, veillent à garder un
équilibre entre les contributions de droite et celles de gauche. En outre, les analyses postérieures aux
consultations électorales ne sauraient être confondues avec les éditoriaux précédant ces mêmes
consultations.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 348
bilité centriste, qui hésite encore à abandonner le camp des réformateurs pour
celui des socialistes. Certains ajoutent en outre qu’il escomptait un ministère de
Valéry Giscard d’Estaing et qu’il lui fallut attendre jusqu’en août 1976, lors de la
nomination du gouvernement dirigé par Raymond Barre, pour mesurer que ses
espoirs étaient vains ; ce n’est qu’alors qu’il aurait rejoint le camp de François
Mitterrand.
Dès 1976, Valéry Giscard d’Estaing et des ministres des gouvernements de
Raymond Barre furent pris à partie par Le Monde, parfois avec quelque
acharnement. Noël-Jean Bergeroux, le rédacteur qui « suit » Valéry Giscard
d’Estaing. est rarement favorable à celui-ci L
En effet, c’est à la faveur des élections législatives de 1978 que Le Monde, par la
plume de son directeur, prend ouvertement parti pour l’union de la gauche.
«Risques», paru dans Le Monde du vendredi 10 mars 1978, est 1 article le plus long
écrit par un directeur du Monde avant une élection. Apparemment balancé entre la
gauche et la droite, il prend nettement parti en faveur de l’union de la gauche dans la
conclusion : « Cinq ans ça suffit, serait plus juste et plus mérité. Le changement,
c’est le risque ? La continuité aussi. » Au lendemain du premier tour des élections
législatives, Jacques Fauvet mesure que la gauche ne l’emportera pas. Le titre du
journal est éloquent : « La poussée de la gauche, 49,5 % au total, ne paraît pas
suffisante pour garantir un changement de majorité le 19 mars.» Jacques Fauvet titre
son éditorial «Ni gagné ni perdu »154 155. Jacques Fauvet n’écrit pas d’article à la
veille du second tour, car il sait que les chances de la gauche de l’emporter sont
infimes. Il réserve son commentaire pour le lendemain du deuxième tour : «Un
vainqueur»156 [Valéry Giscard d’Estaing],
Toutefois, le conflit entre le président de la République et le directeur du Monde,
soutenu par une large partie de la rédaction157, s’envenime dans les dernières années
du septennat, rendant les appréciations du Monde encore plus partisanes.
Le 10 octobre 1979, Le Canard enchaîné et Le Monde révèlent que des diamants
ont été offerts à Valéry Giscard d’Estaing par le président, puis empereur, de
Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa. Les rédacteurs des deux journaux se concertent et
s’aident mutuellement dans leur recherche de
154 Voir ses articles du 21 mai 1974,20 et 21 mai 1980, 12 mai 1981,
155 Le Monde, 14 mars 1978,
156 Le Monde, 21 mars 1978,
157 Il faut rappeler que le directeur du Monde ne rédige son éditorial préélectoral qu’après un débat en
comité de rédaction. Le comité de rédaction fixe les grandes orientations du texte, que le directeur rédige
librement.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 350
161 Jacques FAUVET, «Le succès et l’avenir», Le Monde, 12 mai 1981. Sur Le Monde et François
Mitterrand, outre François Mitterrand an regard du Monde, op. cit., voir l’article d’André LAURENS,
«François Mitterrand au regard du Monde'», Le Monde, 11- 12 septembre 1994 et celui d’Alain ROLLAT,
«Une image revisitée», Le Monde, 25-26 septembre 1994.
162 Les ventes au numéro en France, les plus sensibles à la conjoncture, chutent de 15 %, de 268 000
exemplaires par jour en 1981 à 228 000 en 1982.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 352
exiger de lui qu’il ne soit pas de parti pris, qu’il prenne ses distances vis- à-vis de
l’événement. » La participation du quotidien au débat politique et « l’affaire
Legris » conduisent ainsi à une vaste réorganisation de l’autorité rédactionnelle et
directoriale. Toutefois, celle-ci passe par la prolongation du mandat de Jacques
Fauvet, qui ne trouvait pas de successeur.
L Jacques Fauvet considère que l’idée de cette prolongation lui a été suggérée par Jacques Boissel,
directeur juridique du Monde, Entretien avec Jacques Fauvet, le 17 mars 1995. D’autres témoins
estiment que, faute de trouver un successeur potentiel, et/ou dans l’espoir d’en promouvoir un, Jacques
Fauvet souhaitait prolonger son mandat. Enfin, des observateurs extérieurs présument que Jacques
Fauvet souhaitait contribuer à la victoire de François Mitterrand, et, pour ce faire, qu’il devait rester
directeur du Monde jusqu’à l’élection présidentielle de 1981. Ces hypothèses ne sont pas
contradictoires.
164 Hubert Beuve-Méry avait soixante-huit ans et trois mois lorsque son mandat de gérant se
termina officiellement, le 31 mars 1970, mais il démissionna de son mandat de gérant et de directeur
de la publication quelques jours avant son soixante-huitième anniversaire.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 353
prolonger une seule fois son mandat, sans qu’il puisse dépasser l’âge de soixante-
huit ans1 ».
La prolongation semble acquise sans contestation, mais, au printemps 1976,
éclatent les affaires Lcgris et Simonnot qui mettent en cause la rédaction du Monde
et l'autorité de la direction. Le climat passionnel qui s’installe rue des Italiens revêt
des symptômes proches de ceux de la « fièvre obsidionale» décrite par le docteur Le
Bon165 166 à la fin du XIXe siècle. La presse quotidienne parisienne qui subit, de mars
1975 à juin 1977, la grève du Parisien libéré et la mainmise de Robert Hersant sur
Le Figaro en juillet 1975. sur France-Soir en août 1976, puis sur L’Aurore en 1978,
est également en effervescence. Le Monde a quelque raison de se sentir assiégé,
d’autant que ses finances sont fragilisées par l’abandon du projet d’impression de
France-Dimanche à Saint-Denis.
Cette situation débouche sur «la crise de l’été 1976». En août 1976, Jacques
Fauvet prépare conjointement une réorganisation du journal et la prolongation de
son mandat, tandis que Jacques Sauvageot propose à Jean- Marie Dupont de devenir
administrateur adjoint, ce que celui-ci ne peut accepter dans la mesure où il s’estime
lié par sa fonction de président de la Société des rédacteurs du Monde.
Dans la perspective de la réunion du comité de rédaction du 25 août 1976,
Jacques Fauvet rédige une note préparatoire, qui revêt plusieurs formes successives,
dont la plus élaborée est celle, datée du 20 août 1976, destinée à Jacques Sauvageot.
Observations
1. La première place du journal est due plus au recul des autres qu’à sa propre
progression et sa force peut-être en partie à la faiblesse des autres.
2. Le journalisme c’est la vie, c’est-à-dire l’adaptation. Et la formule [du journal]
risque de vieillir sans un rajeunissement partiel des responsables. [...]
3. La campagne contre Le Monde continuera et elle coïncidera avec l’approche des
échéances électorales ; il faut resserrer et consolider les structures avant ces échéances.
4. Des structures trop complexes ou en «tandem» créent des confusions, des
chevauchements, des pertes d’énergie et tendent à compliquer les rapports
165 Consultation écrite des associés, lancée le 23 décembre 1975, adoptée par 985 parts sur 1000, le 16
janvier 1976; AG du 21 mai 1976.
166 Gustave Le Bon, un des fondateurs de la psychologie sociale, étudie dans Psychologie des foules
(1895) les caractéristiques des populations assiégées. Le but de l’ouvrage est d’expliquer par une «fièvre
obsidionale» qui se serait emparée de Paris en 1870-1871, les excès des Communards que les Versaillais
avaient tant redoutés.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 354
entre d’une part la rédaction en chef et d’autre part les services ou le directeur- il
faut les simplifier, les clarifier, les modifier. [...]
Remarques personnelles
3. Il m’a été reproché d’avoir pris trop à cœur le livre de Legris. Il est vrai que
j’y suis maltraité. C’est le journal qui, plus que moi, était visé. En le défendant et à
l’occasion en me défendant, c’est vous-mêmes que vous défendez.
Les attaques de l’extérieur doivent nous amener à mieux vérifier l’information ;
à mieux la présenter et à éviter les erreurs et donc les rectificatifs. Elles ne doivent
pas nous conduire à un excès de prudence, à la fadeur et au refus de prendre position.
4. Le choix des structures ne peut être arrêté qu’en fonction des personnes mais
sans qu’aucun choix ne soit définitif [...].
169 Philippe Boucher était chef adjoint du service des informations générales. Il n’était pas
d’usage au Monde que le chef adjoint fût directement promu à un échelon supérieur à celui du chef de
service. Il fallait en outre examiner la situation de Jean-Maurice Mercier» chef du service des
informations générales, qui n’avait pas démérité et à qui il paraissait difficile de ne pas accorder une
promotion.
170 Jean-Marie Dupont comprit le risque de l’opération et déclina l’offre, mais certains rédacteurs
et de nombreux cadres ne furent pas rassérénés (entretien avec Jean-Marie Dupont, le 16 avril 1991).
171 Entrevue entre Jacques Fauvet et André Fontaine, le 16 août 1974, note d'André Fontaine à
Jacques Fauvet du 20 août 1974.
172 Cette réforme de 1974 se résuma finalement à des changements de postes : Bernard Lauzanne,
précédemment co-rédacteur en chef, est nommé rédacteur en chef à part entière, Jean Planchais,
rédacteur en chef adjoint est nommé conseiller de direction et Claude Lamotte, chef du service du
secrétariat de la rédaction devient secrétaire général de la rédaction (CDR du 7 octobre 1974).
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 356
1976 et, le 12 octobre 1976, d’une réunion «informelle 1 » des gérants, des
membres du conseil de surveillance, des membres du comité de rédaction et du
conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde. La réforme de la
rédaction en chef est finalement présentée au comité de rédaction du 26 octobre
1976. La rédaction en chef éditoriale est dirigée par André Fontaine, assisté de
Pierre Drouin, Jean Planchais et Pierre Viansson-Ponté, conseillers de direction
éditorialistes, et la rédaction en chef opérationnelle est dirigée par Bernard
Lauzanne, assisté de quatre rédacteurs en chef adjoints, Jean Houdart, Jacques
Decornoy173 174, Claude Lamotte et Jean-Maurice Mercier. Philippe Boucher, qui
n’a pu accéder à la rédaction en chef, succède à Jean-Maurice Mercier à la tête des
informations générales.
Le dénouement de cette réorganisation avait toutefois demandé deux mois de
tractations et se terminait sans qu’aucune des parties n’obtienne entièrement
satisfaction. L’autorité des gérants sur l’ensemble des salariés de l’entreprise et
celle du directeur sur la rédaction semblaient récusées. Les débats de la réunion
informelle du 12 octobre 1976 en sont l’écho :
Jean-Marie Dupont déclare que dans les conflits qui ont surgi au cours de ces
dernières semaines entre la direction et la Société des rédacteurs, il n’a jamais été
question de remettre en cause le mandat des gérants. [...] Pour l’avenir, il importe de
préciser clairement ensemble le terrain, les modalités et les limites éventuelles de la
concertation : quelles sont les décisions qui relèvent de la seule autorité des gérants ?
quelles sont celles qui exigent une consultation préalable, voire un avis conforme
des rédacteurs et des autres associés? La Société des rédacteurs du Monde va
s’efforcer dans les mois qui viennent de préciser cela afin que nous puissions en
discuter et clarifier les règles de la concertation.
Michel Tatu trouve parfaitement normal que la Société des rédacteurs du
Monde intervienne sur des grandes questions de fond et de structure, mais estime
que le directeur doit pouvoir nommer qui il veut avec l’avis des chefs de service ou
des seules personnes directement concernées.
Jacques Fauvet répond que, selon lui, les changements de structure ou les
nominations doivent rencontrer un certain consentement. Le directeur doit sentir
que ses décisions sont au moins comprises pour qu’elles puissent être appliquées.
Gilbert Mathieu considère que les consultations doivent être préalables aux
décisions et que celles-ci doivent tenir largement compte de l’avis de chacun.
Si les chefs de service peuvent avoir une compétence plus grande dans tel ou tel
domaine, la seule véritable représentation de la rédaction, ce sont ses élus.
Jean Planchais estime que si nos structures sont solides, les événements récents ont
montré notre fragilité psychologique en face des problèmes de personnes.
Jacques Fauvet déclare que dans ce genre d'affaires, même si on ne parle pas des
hommes, on y pense toujours.
Georges Saadi : «Le conseil d’administration de la société des cadres a insisté pour
qu’à l'avenir les gérants soient beaucoup plus libres de décider sans qu'à tout moment
des instances quelles qu’elles soient interviennent. »
La question reste en effet de savoir qui décide dans l’entreprise, et qui nomme
aux postes clés. Dans une lettre au directeur du Monde datée du 13 octobre 1976,
Georges Saadi, président de la Société des cadres, et Christiane Lefèvre, présidente
de la Société des employés, évoquent «la crise d'autorité» de la direction et mettent
en cause directement Jacques Fauvet.
A la suite de la réorganisation de la rédaction en chef, la Société des rédacteurs
du Monde mène une réflexion sur la durée du mandat des gérants (six ou huit ans,
renouvelables ou non), sur le nombre de gérants souhaitable (un, deux ou trois),
ainsi que sur le contrôle exercé par le conseil de surveillance sur leur gestion. En
octobre-novembre 1976, le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du
Monde enquête auprès des rédacteurs sur les éventuelles réformes de structures de la
SARL. Les rédacteurs se prononcent, « à une petite majorité », en faveur de la
mono-gérance175. Cette préférence est présentée comme un retour aux sources du
journal, mais elle reflète également les conséquences du conflit larvé entre Jacques
Fauvet et Jacques Sauvageot, dont les échos parviennent à la rédaction. Les deux
gérants apparaissent comme des rivaux, car l’un cherche à être prolongé et l’autre
souhaite demeurer gérant, seul ou aux côtés du futur directeur. Jacques Fauvet et
Jacques Sauvageot sont ainsi en position de faiblesse pour affirmer leur autorité,
tandis que les conflits de pouvoir entre les deux gérants contribuent à miner la
direction.
C’est le 6 juin 1978 que Jacques Fauvet demande publiquement la prolongation
de son mandat de gérant, au cours d’une réunion de la rédaction. Le souhait de
Jacques Fauvet de demeurer gérant pendant trois
175 Réunions de la Société des rédacteurs des 25 octobre, 3 et 9 novembre 1976. Cette décision pèsera
sur les successions suivantes, certains partenaires souhaitant que le directeur gérant unique soit assisté d’un
gestionnaire de poids qui serait nommé gérant. Le débat sur la mono, bi ou tri gérance revient en 1985, en
1990-1991 et en 1994.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 358
179 François Simon, président de la Société des rédacteurs du Monde, CDS du 1er mars
1979.
180 André Catrice étant décédé, seul Hubert Beuve-Méry était concerné par cette mesure. H
allait de soi qu’il serait l’un des représentants des porteurs A.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 359
8 mai 1978 : «Le démarrage est de bon augure, malgré un tir de barrage contre
cette mission. Les réticences des cadres sont en passe d’être levées. »
Jean-Marie Dupont remet son rapport en décembre 1978. Des versions
parcellaires ou tronquées circulent dans les services. Des rumeurs parcourent
l’entreprise dont le personnel s’agite en prévision de licenciements éventuels.
Jacques Fauvet s'en émeut : «11 faut essayer de dépassionner le climat, restaurer
l’autorité et la crédibilité des dirigeants du Monde pour recréer une véritable
communauté *. » Mais la solution, qui demanda trois mois avant d'être adoptée,
était de diffuser largement le rapport, qui n’avait rien d'explosif, ce qui fut fait le
19 mars 1979. Le rapport de Jean-Marie Dupont cernait les rigidités de
l’entreprise, qui interdisaient toute maîtrise des coûts de production, parce que la
croissance de l’entreprise s’était réalisée trop rapidement et sans plan. Le rapport
préconisait de mettre en place des structures d’organisation, de gestion et des
outils de mesure, de prévision et de prospective. Plus que les mesures envisagées,
qui étaient finalement assez limitées, l’importance du travail de Jean-Marie
Dupont provenait de la remise en cause des traditions de la maison. Le Monde ne
pouvait plus se contenter de vivre au jour le jour, il fallait au contraire organiser et
planifier le développement de l’entreprise.
Mais, en dehors de la constitution de l’équipe de direction, aucune mesure de
grande ampleur ne fut adoptée, car la situation financière du journal s’était
stabilisée, grâce à une reprise de la diffusion qui augmenta de 17 000 exemplaires
entre 1977 et 1979. Les choix les plus douloureux furent donc repoussés et laissés
à l’appréciation du successeur de Jacques Fauvet, dont le mandat avait été
prolongé jusqu’au 31 décembre 1982. Cependant, la bataille pour la succession
était commencée, et elle avait pour toile de fond la situation, réelle ou supposée,
du journal et de l’entreprise. L’analyse des comptes permet de comprendre la
situation financière du journal alors que s’ouvre la bataille pour la succession du
directeur.
De 1972 à 1983, les actifs de la SARL Le Monde restent stables en francs
constants, excepté l’année 1978, où les gérants procèdent à une réévaluation,
légale mais purement comptable, des actifs immobilisés, qui s’élèvent d’une
année à l’autre, de 159 à 226 millions de francs déflatés (de 25 à 35 millions
d’euros), soit une augmentation de 42 % sans aucune acquisition par la société181
182
. En francs courants, le total de l’actif passe de 86 millions de francs en 1977 à
169 millions de francs, en 1978, en grande partie compensés au passif par un
écart de réévaluation de 28 millions de
plus les quotidiens ont augmenté leur prix au-delà de la moyenne générale du prix
des autres produits. [...] Le journal est devenu, au cours de cette dernière
décennie, tout en restant un produit de grande consommation, un produit plus
cher. C’est là une évolution inévitable, mais dont les retombées sont redoutables,
car, une fois acquis les équipements de base, les ondes et l’électronique sont
gratuites *. »
L’analyse du directeur administratif est rigoureuse et reflète la situation de la
presse française et particulièrement celle du Monde. Le prix de vente du
quotidien, en francs déflatés, augmente plus rapidement que l'inflation dans les
années soixante-dix. Cependant, après la forte hausse des années 1970-1975, le
prix de la page rédactionnelle décroît, car la surface rédactionnelle augmente à un
rythme plus rapide que le prix de vente183 184. Le lecteur en bénéficie, de 1978 à
1980, essentiellement parce que le volume rédactionnel en période électorale a
tendance à augmenter. Mais, comme les charges s’accroissent encore plus
rapidement, les déficits ne sont pas comblés pour autant, ce qui contraint à faire
appel aux emprunts pour combler les pertes.
A partir de 1972, les gérants recourent à l’emprunt afin de compenser
l’amenuisement de la marge commerciale. Les crédits à moyen terme,
généralement accordés par la BNP, et les crédits à long terme du Crédit national
sont utilisés conjointement, tandis que l’escompte commercial et les facilités de
caisse auprès des banques accroissent l’endettement et les annuités de
remboursement. Ces emprunts restent d’un montant relativement peu élevé, parce
qu’ils ne sont pas destinés à financer de gros travaux ou des investissements
lourds, mais seulement à payer les échéances, à financer la prime ou à réaliser des
investissements peu coûteux. Le 20 septembre 1979, lors d’un débat au conseil de
surveillance sur la prime de répartition des bénéfices, au cours duquel furent
également abordées la question de la succession de Jacques Fauvet et celle de
l’installation de la photocomposition dans les ateliers, le fondateur adressa cette
remarque aux gérants : « La question majeure dans cette entreprise, c’est de savoir
si c’est le comité d’entreprise ou si c’est vous qui avez le pouvoir.» La réflexion
était dure et correspondait sans doute à dix années de refoulement de la part
d’Hubert Beuve-Méry, mais elle avait le mérite de stigmatiser en un rapide
raccourci quelques-uns des problèmes de la maison.
L La fin du conflit du Parisien libéré, après la mort d’Émilien Amaury, le 4 janvier 1977, entraîne une
négociation entre le SPP et le Comité Inter sur le reclassement des ouvriers et sur la révision des annexes
techniques. Le Monde doit reprendre 43 ouvriers du Parisien libéré qui viennent remplacer des permanents
dans les ateliers de la rue des Italiens et de Saint-Denis. L’accord entre Le Parisien libérée le C1LP est
signé le 12 juillet 1977.
186 Au journal Le Monde, la photocomposition est installée à la fin de l’année 1982. La saisie directe
de la copie par les rédacteurs commence en 1990, puis s’étend à l’ensemble des articles en 1992. En
l’espace de dix années, le plomb, puis la photocomposition, ont disparu, ainsi que Tunivers des ouvriers de
la composition qui fit la fierté de générations entières de typographes.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 366
univers de techniciens et d’opérateurs n’ayant plus qu’un rôle minime dans la saisie
de la copie, tandis que l’ordinateur, de plus en plus expert, imposait sa loi h
L’investissement financier, chiffré par Jean Raillon dans son rapport sur la
modernisation en novembre 1978 à six millions de francs, semblait peu important,
mais le changement culturel était considérable. Il donna lieu à de nombreux
débats, en particulier au comité d’entreprise187 188 où les interrogations des
techniques concernent principalement le maintien de l’emploi et des qualifications,
la formation aux matériels modernes et les délais de transition entre les anciens et
les nouveaux postes :
187 Sur la nostalgie du plomb, voir Bernard NOËL, Portrait du Monde, POL, 1988. Par exemple, p.
13 : «Je ne fais plus un métier, je fais du gagne-pain.» P. 43-44 : «J’ai eu la chance de choisir un métier.
C’est un privilège qui a mis dans la balance une double force d’attachement, car la typographie est un
travail et une passion à cause du besoin créatif qu’elle développe. Imaginez que votre maman vous a fait
un ragoût en 1942, en pleine époque de privations, et qu’à des moments son fumet vous revienne. C’est
quelque chose de très vif et de très fort, ça ne concerne que moi mais en me donnant l’assurance que la
vie ne s’éteint pas et que je la porte en moi. Du temps où l’on disait les noms des départements, on avait
dans la bouche une valeur chantante : Vaucluse, Hérault, Savoie. À présent, on dit : 84, 34, et on ne sent
plus rien. Les techniques nouvelles portent le travail vers la même abstraction. Elles ne dégagent plus
cette chose qui donnait l’amour du métier. C’est un problème qui dépasse le cadre de la profession.
Quand on pense qu’il fallait plusieurs générations pour mettre au point le dessin d’une lettre, et tout ça
simplement pour satisfaire l’œil et qu’il trouve l’harmonie î On savait faire des espaces lisibles, des
pages équilibrées. L’attachement à cette qualité faisait notre force, dans le travail et dans le syndicat.
C’est une formidable chose ce Syndicat du livre, bon professionnel et bon gestionnaire. Les nouvelles
techniques, nous ne sommes plus les seuls à pouvoir les faire fonctionner, et c’est la raison de leur
implantation : nous priver de notre force, et pas uniquement pour améliorer le travail et la production.
Bien sûr, elles éliminent des nuisances, comme le bruit, mais le bruit, pour moi, c’était la musique du
travail. »
188 Séances des 20 février 1978 et 30 octobre 1978, comité d’entreprise extraordinaire sur la
modernisation, le 12 décembre 1978.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 367
faits à l’extérieur, et pourquoi pas des travaux français faits à l’étranger. Avec une
restructuration dans l’entreprise, on pourrait fabriquer aussi autre chose que Le
Monde. [...]»
M. Legrand : «Concernant les délais, nous considérons que la première étape doit
être la plus longue possible. Notre responsabilité ne pourra être engagée que dans la
mesure où nous aurons la maîtrise complète du matériel.»
M. Dutheil : « Des négociations auront lieu avec les organisations syndicales et il y
aura une différence entre les effectifs souhaités et les résultats. Les travailleurs en
excédent sont concernés [...]. »
M. Legrand : « Qui utilisera les claviers-écrans pour la correction ? »
M. Sauvageot : «Cela dépendra de la négociation avec la composition et la
correction. Des systèmes très différents existent : correction directe faite par les
correcteurs ou d’autres uniquement sur bande dont l’entrée est faite par la composition.
»
MM. Legrand et Darthenay : « Nous souhaitons que la correction soit faite par les
ouvriers de la composition et qu’il n’y ait pas d’accès direct de la correction. »
M. Darthenay : « Les correcteurs corrigeront sur les imprimantes et les typos
corrigeront sur les claviers. La lecture reste aux correcteurs et la correction aux
opérateurs. »
189 Protocole d’accord entre Le Monde et le Comité Inter, qui met en application un accord général de
modernisation, signé le 7 juillet 1976 entre le SPP et le Syndicat du livre. CE du 28 juillet 1980 et du 29
septembre 1980. Voir également les articles de Jean-Pierre FOURNIER «Les ouvriers de la presse
parisienne face à la modernisation », Presse-Actualité, n°* 149,150 et 151, novembre et décembre 1980 et
janvier 1981.
1. La photocomposition livre les textes et les pages sous forme de films photographiques, dont le
négatif est utilisé pour l’insolation de la plaque photopolymère qui, montée sur la rotative, servira à
l’impression. La photocomposition incita les imprimeurs à remplacer les anciennes rotatives
typographiques par des rotatives offset. Le Monde temporisa grâce à l’adaptation d’un procédé de
plaques en relief qui lui permit de conserver ses rotatives typographiques quelques années encore.
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 368
alors en service le 20 octobre 1980, pour la saisie des petites annonces, puis elle est
graduellement étendue à l’ensemble des pages du journal, qui abandonne
définitivement le plomb, le 10 décembre 1982 L
DE LA CROISSANCE À LA CRISE 369
Redressement économique
ou renouveau rédactionnel
191 Pour un récit journalistique, voir : Françoise BERGER, Journaux intimes, les aventures
tragi-comiques de la presse sous François Mitterrand, Robert Laffont, 1992, qui traite du Monde et
d’autres journaux. Quatre chapitres sont consacrés aux quatre crises de succession du Monde,
192 La Société des rédacteurs du Monde tient cinq réunions « informelles » (AG du 6 juin
1980).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 371
La différence est minime, d’autant plus qu elle résulte du vote d’un seul rédacteur193.
Au deuxième tour de scrutin, Jacques Dccornoy et André Fontaine se retirent;
Claude Julien obtient 358 parts et Jacques Amalric 342. La rédaction est divisée en
deux parties quasiment égales : les partisans d’André Fontaine ont voté pour Jacques
Amalric et ceux de Jacques Dccornoy se sont prononcés en faveur de Claude Julien.
D’après les règles quelle s’est elle-même fixées, le candidat à la succession choisi par
la Société des rédacteurs du Monde doit recueillir au minimum 60% des suffrages
pour pouvoir être présenté aux autres associés de la SARL. Un troisième tour est donc
nécessaire, qui voit quelques rédacteurs (quatre seulement), apporter leurs suffrages à
Claude Julien, dans le but de refaire l'unité de la rédaction. Toutefois, Claude Julien
n’obtient que 376 parts, contre 326 à Jacques Amalric, et 30 bulletins blancs ou nuis.
La barre des 60 % n’étant pas atteinte, l’élection est reportée à une date ultérieure.
Jacques Amalric se retire de la compétition, tout en continuant à manifester son
opposition à Claude Julien qu’il estime trop autoritaire et trop orienté à gauche.
Alain Jacob remplace Jacques Amalric pour affronter Claude Julien, lors de deux
tours « exploratoires » précédant l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du
Monde des 31 mai et 1er juin 1980. Au premier tour, Claude Julien obtient 49,2 % des
voix, Alain Jacob 29,2 %, tandis que Michel Tatu, avec 14,9 %, et Paul Fabra, avec
3,6 %, se partagent les voix restantes. Au deuxième tour, le 20 mai 1980, Claude
Julien obtient 53,15 % des voix, Alain Jacob, 44,11 %. Le 31 mai, au premier tour du
vote de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs, le total des suffrages
recueillis par Claude Julien (56%) progresse, tandis que celui d'Alain Jacob (41,6 %)
faiblit.
Enfin, le 1er juin 1980, au deuxième tour officiel, Claude Julien dépasse la barre
des 60% des voix, en obtenant les suffrages de 125 votants, porteurs de 472 parts, soit
62,8 % des 752 parts présentes ou représentées. Alain Jacob recueille 260 parts
détenues par 70 rédacteurs, soit 34,6%, tandis que 5 votes blancs ou nuis, représentant
20 parts (2,6 %) sont émis.
193 Les rédacteurs en exercice possèdent quatre parts de la Société des rédacteurs du Monde, les
rédacteurs ayant moins de deux ans d’ancienneté détiennent deux parts, ainsi que les retraités. Au total, le
capital de la Société des rédacteurs du Monde, en février 1980, est composé de 772 parts, détenues par 185
rédacteurs. Les votants représentent, selon les tours de scrutin, de 726 à 732 parts. Au premier tour, Claude
Julien obtient les suffrages de 59 rédacteurs et Jacques Amalric ceux de 58 rédacteurs : moins du tiers des
rédacteurs ont voté pour chacun des deux candidats.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 372
194 Né en 1925, Claude Julien participe à la Résistance dans les maquis du Tant, appartient au
secrétariat général de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), puis devient journaliste à La Vie catholique
illustrée, puis à La Dépêche marocaine. Recommandé à Hubert Beuve-Méry par Georges Hourdin, il
rejoint le service étranger du Monde en 1951. Adjoint d’André Fontaine en 1959, il prend la direction du
service lorsque celui-ci rejoint la rédaction en chef, en 1969. En 1972, il prend une année sabbatique, puis
il est nommé, le 1“ janvier 1973, rédacteur en chef du Monde diplomatique. Sous la direction de Claude
Julien, qui a pris sa retraite en 1990, le mensuel accroît considérablement sa diffusion et son audience.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 373
195 Au quatrième trimestre 1980, les recettes augmentent de 13,23 % et les dépenses de 17,67 % (CDS
du 26 février 1981).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 374
196 Déclaration des gérants aux quatre syndicats, le 17 février 1981, à la conférence du matin, le 18
février 1981, au conseil de surveillance, le 20 février 1981, et au comité d’entreprise le 23 février 1981.
197 CDS du 26 février 1981 (CE du 23 mars 1981 et AG du 7 avril 1981). Le préavis légal est de trois
mois pour la gérance et de six mois pour la direction administrative.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 375
par la Société des rédacteurs du Monde. Les « amalriciens » qui refusent de s’incliner,
peuvent en outre entamer un travail de sape au cœur de la rédaction, à la Société des
rédacteurs et auprès de la direction, en dévoilant les dangers que le futur directeur
ferait peser, selon eux, sur la démocratie et sur la rédaction. Le thème est simple :
Claude Julien serait une sorte d’ayatollah, marxiste de surcroît, qui ne penserait qu’à
placer ses hommes à la rédaction en chef ou dans les services, et qui, tel Robespierre,
réclamerait des têtes. Face à cette menace, les opposants exigent qu’avant son départ
Jacques Fauvet garantisse l’indépendance de la rédaction et la liberté de la minorité
amalricienne.
L'offensive est menée sur deux fronts : d’une part pour obtenir la réforme de
l’article 20 des statuts de la SARL, afin que le conseil de surveillance approuve la
nomination du directeur de la rédaction et donne son avis sur les délégations de
pouvoir accordées par le gérant ; et, d’autre part, contre le conseil d’administration de
la Société des rédacteurs du Monde, accusé, le 6 avril 1981 dans une pétition signée
par vingt rédacteurs \ de «ne pas prendre d’initiatives de nature à amorcer la
réconciliation d’une rédaction déchirée 198 199 ». En dépit de cette manœuvre de
dernière minute, Claude Julien est nommé gérant par l’assemblée générale de la
SARL, le 7 avril 1981, par 84 % des parts, les 16% restants provenant des abstentions
de Jean Schlœsing et des gérants. Toutefois, l’assemblée générale ne s’engage pas
définitivement, car elle prévoit un second vote, lors du départ de Jacques Fauvet, en
principe le 31 décembre 1982, pour la désignation de Claude Julien comme directeur
de la publication.
Cependant, la réforme de l’article 20 des statuts, qui permettrait de limiter
l’autorité du gérant en créant des délégations de pouvoir approuvées par le conseil de
surveillance, n’avance guère. Les réunions du conseil de surveillance et les
assemblées générales se succèdent200, au cours desquelles sont posés le problème des
délégations de pouvoirs et celui de la nomination des cadres dirigeants, qui devraient
recevoir l’accord du conseil de
198 Jacques de Barrin, Nicole Bernheim, Philippe Boggio, Amber Bousoglou, Françoise Chipaux,
Francis Cornu, Maurice Delarue, Dominique Dhombres» Paul Jean Franceschini, Pierre Georges, Jean de la
Guerivière, Bernard Guetta, François Janin, Jean-Pierre Langel- lier, Jacques Nobécourt, Jean-Claude
Pomonti, Dominique Pouchin, Yvonne Rebeyrol, Daniel Vernet et Nicole Zand. Quelques jours plus tôt,
André Fontaine et Jacques Amalric avaient écrit une lettre identique. Le service étranger fournit l’essentiel
des signataires.
199 Lettre au président de la Société des rédacteurs du Monde, en date du 6 avril 1981, la veille de
l’assemblée générale de la SARL qui doit élire Claude Julien.
200 CDS des 7 mai 1981, 17 septembre 1981; AG des 7 avril 1981, 27 mai 1981 et 12 juin 1981.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 376
«Le directeur délègue ses pouvoirs, pour une durée et un objet définis par écrit, en
accord avec le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde.
L’ensemble des réformes énumérées dans cette lettre doit déboucher sur une sorte de
règlement intérieur. [...] La commission des statuts de la Société des rédacteurs du
Monde propose que les délégations de pouvoirs passent par le conseil de surveillance.
[...] Le sens des réformes consiste en quatre adaptations :
- d’ordre technique, par la modernisation de l’imprimerie,
- d’ordre économique, par la recherche d’un nouvel équilibre dans la rigueur de
gestion et la diversification,
- d’ordre social, par une nouvelle avancée dans la voie de la participation,
- sur le plan du fonctionnement, la gérance unique doit être équilibrée par un rôle
plus important dévolu aux organes de responsabilité collégiale. »
201 Le conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde souhaite donner son aval à la
nomination du directeur de la rédaction, du directeur de l’administration, du directeur financier, du
directeur de l’imprimerie et du directeur de la publicité.
202 Sur l’analyse de la situation du Monde par Claude Julien, consulter Claude JULIEN, «Les
problèmes du Monde, comment je les voyais», Le Débat, n° 24, mars 1983, et la réponse de Jean-Louis
Servan-Schreiber, dans Le Débat, n° 26, juin 1983.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 377
et doit attendre le colloque de la rédaction, dit Gouvieux II, les 24 et 25 octobre 1981,
pour entamer une réorganisation de la rédaction qui mettrait un terme aux divisions.
Ce colloque, qui devait traiter du contenu rédactionnel du journal et des structures de
la rédaction, est interrompu par l’affaire Claude Julien contre Pierre Georges. La
tension entre la Société des rédacteurs du Monde et les gérants, et au sein de la
rédaction, est portée à son point de rupture lorsque Claude Julien1 accuse Pierre
Georges d'une fuite concernant la préparation du colloque de Gouvieux 203 204. Sommé
de démissionner, Pierre Georges refuse, clame son innocence, ameute la rédaction
réunie à Gouvieux, qui abandonne le débat sur l’avenir du Monde et du journalisme et
se transforme en assemblée syndicale, pour mettre en accusation Claude Julien, dans
la soirée du 24 octobre 1981. Les syndicalistes qui soutenaient Claude Julien avaient
cru allumer un contre- feu en faisant voter une motion syndicale contre Claude Julien.
Cependant, les adversaires de Claude Julien, avec l’aide du président de la Société des
rédacteurs du Monde, saisissent l’occasion pour se débarrasser d’un candidat qui leur
déplaisait. L’affaire Pierre Georges, ou l’affaire Claude Julien, selon le parti que l’on
adopte, scelle le destin de Claude Julien. Le 11 décembre 1981, une assemblée
générale extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde décide que les
rédacteurs devront confirmer le choix de Claude Julien, par un vote à la majorité
qualifiée de 60 %, lors d’une assemblée générale extraordinaire convoquée à cet effet.
Le 7 janvier 1982, lors de la réunion du conseil de surveillance, des divergences
apparaissent entre Jacques Fauvet et Claude Julien. Le budget pour l’année 1982 n’est
pas approuvé, ce qui entraîne la démission de la commission du budget 205. Le
lendemain, 8 janvier 1982, Claude Julien explique une dernière fois, mais en vain, ses
projets devant une assemblée informelle de la rédaction.
Le 11 janvier 1982, l’assemblée générale extraordinaire de la Société des
rédacteurs du Monde se déroule dans un climat grave et dramatique, dans la mesure
où, quelle que soit l’issue du scrutin concernant Claude Julien, la Société des
rédacteurs est conduite à confirmer ou à infirmer le vote qu’elle a émis dix-huit mois
plus tôt. La querelle de personnes et la querelle d’idées tournent à une crise de
confiance dans les institutions mêmes du Monde,
alors que celles-ci, dans des circonstances difficiles, ont, jusqu’à présent relativement
bien fonctionné. L’assemblée réunit 748 parts, présentes ou représentées, soit 95,4 %
des 784 parts de la Société des rédacteurs du Monde 1. 408 parts (54,54 %) se
prononcent contre le maintien de Claude Julien, 302 parts (40,37 %) pour, tandis que
28 parts votent blanc et que 10 parts refusent de prendre part au vote. Claude Julien
n’est plus le candidat de la Société des rédacteurs du Monde à la succession de
Jacques Fauvet, mais il reste gérant, car il tient ce mandat de l’assemblée générale de
la SARL, qui seule peut le lui ôter. Le 12 janvier 1982, les cadres chefs de service
tentent d’affirmer leur position dans le débat sur la direction du Monde :
« Les chefs de service de l’administration soussignés ont suivi avec inquiétude les
récents développements de ce qu’il faut avoir le courage d’appeler la crise interne du
Monde. Le vote de la Société des rédacteurs intervenu le 11 janvier, conduit à
déterminer une des priorités : mettre en place pour 1 avenir des structures de direction
solides et adaptées à une entreprise de presse où la rédaction ne se verra pas contester sa
nécessaire primauté, sans se considérer comme la seule dépositaire du bien commun.
[...] Les chefs de service de l’administration [...] affirment à nouveau, mais de façon
plus pressante et solennelle, leur attachement raisonné à une coordination centralisée,
assurée par l’un d’entre eux, des activités de commercialisation, de fabrication et de
gestion. Il y faut à la fois la compétence, l’expérience et un large consensus des
cadres206 207.»
206 À cette date, 180 rédacteurs possèdent 4 parts chacun, 17 rédacteurs ayant moins de deux ans
d’ancienneté détiennent deux parts chacun, ainsi que 15 retraités.
207 Lettre des chefs de service, 12 janvier 1982, signée Gérard Bergaentzlé, Christian Bossu, Didier
Boudot, Michel Camino, Danièle Degez, Pierre Desclos, Jean-Jacques Faure, Primo Giovetti, Henri
Guinaudeau, Jean-Claude Kerviel, Jean Raillon, Jacques Roux, Georges Saadi, Jacques Sauvageot et
Suzanne Tromeur.
208 La lettre de démission de Claude Julien est datée du 14 janvier 1982. Jacques Fauvet, assisté de
Michel Camino, exerce l’intérim de la direction administrative (CDS du 28 janvier 1982).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 379
209 1058226 exemplaires tirés le 11 mai 1981 et 1024075 exemplaires tirés le 15 juin 1981. Le seul
tirage supérieur dans l’histoire du journal est celui du premier tour de l’élection présidentielle de 1988, avec
1087 709 exemplaires tirés le 9 mai 1988.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 380
Les abonnements, qui ont un temps de réaction différent des autres modes de
distribution210, atteignent leur maximum en 1977, avec 97 836 abonnés, et
commencent à décliner, des 1978, alors que la vente au numéro continue de
progresser. Cette chute aurait pu être analysée par les gestionnaires de l'entreprise
comme un signe avant-coureur d’une tendance au déclin, mais elle fut mise sur le
compte des grèves de la poste qui mécontentaient les abonnés. Néanmoins, entre 1977
et 1981,8000 abonnés sont perdus.
La diffusion à l’étranger, qui englobe abonnements et ventes au numéro, continue
de croître jusqu’en 1982, et même jusqu’en 1983 pour la seule vente au numéro à
l’étranger. La diffusion à l’étranger représentait 17 % de la diffusion du Monde en
1974 et elle atteint 22,5 % de la diffusion totale en 1982. Les ventes au numéro à
l’étranger passent ainsi de 58591 exemplaires par jour en 1974 à 79768 en 1982. Plus
de vingt mille exemplaires sont gagnés, qui semblent compenser le déclin des
abonnements. Cependant, la vente à l’étranger reste extrêmement coûteuse pour le
journal et parfois elle est même déficitaire, alors que les abonnements ou les ventes en
France sont beaucoup plus rentables financièrement.
L’analyse de l’évolution des ventes au numéro en France, plus sensibles à la
conjoncture, montre que le journal est en crise également dans ses secteurs les plus
profitables. De février 1977 à février 1982, la moyenne des ventes en France dans le
réseau NMPP est de 260000 exemplaires, soit 67 % de la moyenne des ventes
journalières totales, qui atteint 435 000 exemplaires par jour en moyenne sur cinq ans.
Durant ces cinq années, les ventes au numéro du Monde se situent à leur plus fort
niveau historique. Les ventes du mois d’août sont à 210000-220000 exemplaires, soit
20% en dessous de la moyenne, celles du mois de juillet s’en approchent, à
l’exception de juillet 1981 (260000), qui bénéficie encore de l’actualité politique liée
à l’accession de la gauche au pouvoir. Les ventes des mois électoraux, mars 1978
(325 000), mai 1981 (327 000) et juin 1981 (308 000), correspondent à des pointes de
50% au-dessus du niveau moyen. Par contre, les deux tiers des ventes mensuelles se
situent dans la fourchette comprise entre 250000 et 260000 exemplaires par jour. On
remarque encore le niveau exceptionnel des mois de janvier, février et mars 1979 (285
000), marqués par les grèves de la sidérurgie, et d’octobre et novembre 1979 (285
000) au cours desquelles les ventes sont stimulées par l’affaire des
210 Dans les phases de croissance les abonnements croissent avec retard et plus lentement que les
ventes, tandis que dans les phases de déclin du journal, les non-renouvellements sont plus précoces et
plus rapides que la chute des ventes.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 381
diamants offerts au président Giscard d’Estaing. Mais le déclin s’amorce dès avril
1979 : les ventes mensuelles ordinaires, hors mois d’août et mois électoraux, affichent
une courbe descendante qui conserve le même profil jusqu’en 1985. La crise
commerciale du Monde est antérieure aux élections de 1981, quoique les positions
politiques du journal aient contribué à renforcer cette crise. Il est donc nécessaire de
chercher des compléments d'information sur cette crise des ventes en analysant les
positions respectives du Monde et de ses concurrents sur le marché des quotidiens dits
de « qualité ».
Au cours des années 1972-1984, les courbes de diffusion du Figaro et du Monde
s’inversent. Elles se croisent, en 1972 et en 1984, à 360000 exemplaires par jour, qui
semble le point d’équilibre entre les deux publications, avant l’arrivée de Libération
sur le marché {Libération est créé en 1973. mais il ne dépasse les 100000 exemplaires
qu’en 1984). Tandis que Le Figaro atteint son maximum historique en 1969 avec 434
077 exemplaires et son minimum en 1980 à 311259 exemplaires, Le Monde parcourt
le chemin inverse, de 347 000 à 435 000 exemplaires entre 1972 et 1980. Puis, Le
Monde décline à 335000 exemplaires en 1985, tandis que Le Figaro remonte à 432
000 exemplaires en 1986. Les lecteurs semblent faire brutalement volte-face à deux
reprises, une partie d’entre eux abandonnant un quotidien pour acheter l’autre.
L’étude des chiffres des ventes du mois de mars des années 1979 à 1982, pour Le
Monde et Le Figaro, montre que, en mars 1979, la vente en France, hors abonnements
et hors vente à l’étranger, était de 286000 exemplaires pour le premier quotidien et de
202000 exemplaires pour le second. Trois ans plus tard, en mars 1982, Le Monde
avait perdu 45 000 acheteurs, à 241000 exemplaires, tandis que Le Figaro avait gagné
36000 acheteurs à 238000 exemplaires. Pour les observateurs, il semblait évident que
35 000 lecteurs du Monde, déçus du soutien que Jacques Fauvet et la rédaction du
journal apportaient au socialisme mitterrandien avaient déserté la rue des Italiens pour
le Rond-Point des Champs-Elysées. Pourtant, en décomposant les chiffres, l’évolution
du lectorat paraît plus complexe.
Le Monde, en effet, a perdu 45 000 exemplaires en trois ans, tandis que Le Figaro
en gagnait 36 000, mais, en réalité, les lecteurs qui avaient quitté le quotidien de la rue
des Italiens n’étaient allés nulle part. 37 000 lecteurs du Monde de la région
parisienne, pour l’essentiel des lecteurs de banlieue211,
212 Entre janvier 1978 et janvier 1982, le prix de vente du Monde. en francs courants, passe, à la
faveur de huit augmentations, de 1,60 francs à 3J5O francs. Le taux de croissance des prix de détail est
de 9,6 % en 1978,10,8 % en 1979, 13,6 % en 1980,13,4 % en 1981 et 11,8 % en 1982, Au total, les
prix de détail passent de l’indice 100 à la tin de 1977 à l’indice 150 à la fin 1982, mais l’indice du prix
du Monde passe de 100 à 220.
213 Dans les périodes les plus noires, les gérants payent des factures en encarts publicitaires
gratuits, négocient avec les fournisseurs des délais de paiements et retardent le règlement des
cotisations sociales.
214 Jacques Sauvageot : « Actuellement il y a dix pages de publicité en moins le samedi. La vente
[du samedi par rapport aux autres jours de la semaine] baisse de trente mille exemplaires en moyenne
» (CDR du 29 mai 1978). « Le déficit du supplément du samedi est de200000 francs par numéro»
Jacques Sauvageot (CDR du 20 juin 1978).
215 Pierre Viansson-Ponté est décédé, des suites d’un cancer, le 7 mai 1979.
216 CDR des 25 avril 1978, 29 mai 1978 et 20 juin 1978.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 384
rénové, est publié dans le quotidien sous la forme d’un cahier séparé d’une vingtaine
de pages. Dirigé par Jean Planchais, il inclut des enquêtes des reportages, des
contributions extérieures très nombreuses, des dessins et des photos. Chargé de
garder fidèle au Monde le lectorat face à la concurrence des suppléments du Figaro,
il réussit à maintenir le journal du samedi au niveau des ventes des autres jours de la
semaine. Il arriva même que les ventes du samedi fussent supérieures à celles des
autres jours de la semaine, et une partie de la rédaction accusa le supplément de
phagocyter le quotidien. Il manquait cependant à ce supplément le format, le papier
glacé et l’impression en couleur qui firent une large partie du succès des
suppléments du Figaro, auprès des lecteurs et plus encore auprès des publicitaires.
Depuis le début des années quatre-vingt, le magazine du samedi du Monde s’est
transformé en une sorte de « serpent de mer », dont l'idée reparaît dans les périodes
de crise, mais qui ne peut jamais être lancé, faute de trouver les financements
nécessaires b D’autres quotidiens, tentés par l’application des recettes commerciales
qui ont si bien réussi au Figaro, connaissent des interrogations identiques.
Afin de remédier aux déficits financiers du quotidien, des rédacteurs et des
gestionnaires cherchent également à lancer de nouveaux titres ou des suppléments
exceptionnels qui permettraient d’exploiter le savoir-faire de la maison. Comme les
forces financières du Monde sont sur le déclin, les promoteurs de ces initiatives
s’efforcent de trouver des partenaires industriels et rédactionnels, qui d’ailleurs font
le siège du journal car l’image de marque du Monde est valorisante. Ainsi naquit Le
Monde de la musique, titre qui est lancé en juin 1978 par une société filiale
commune au Monde et à Télérama217 218. La rédaction est partagée entre les deux
maisons mères, tandis que la composition et les abonnements sont traités par
Télérama et que le tirage et la diffusion sont assurés par Le Monde. Immédiatement
l’accord connu, les techniques du Monde réclament d’assurer également la
composition et le traitement des abonnements. Georges Saadi, directeur adjoint de
l’imprimerie et président de la Société des cadres, prend la défense des ouvriers au
conseil de surveillance du 28 février 1978 : «La réaction de notre atelier de
composition s’explique par la situation au moment où l’on envisage les
modifications des annexes techniques, alors que la direction du journal a toujours
promis que tout travail qui pourrait
être fait au Monde ne serait pas donné à l’extérieur. » Cette attitude reste d’ailleurs
une constante du Syndicat du livre du Monde, quitte à grever le budget des projets
de développement. Tout ce que peut faire l’atelier du Monde ne doit pas être
fabriqué ailleurs, meme si les conditions de prix et de qualité sont meilleures dans
d’autres imprimeries.
Les comptes du Monde de la musique restent déficitaires pendant trois ans, en
dépit d'une diffusion de 40000 à 50000 exemplaires1. Le 11 décembre 1980, le
conseil de surveillance décide d’en finir avec cette expérience. Le mensuel est alors
cédé à Jean-Claude Lattes, en mars 1981, puis la licence est confiée à Loft Musique,
en mars 1982. Le Monde reste propriétaire du titre et du logo en gothique, il reçoit
une redevance de 3 % du chiffre d’affaires hors taxes et conserve un représentant au
comité de rédaction et au conseil d’administration de la publication, mais il n’a plus
aucune influence éditoriale et commerciale sur le titre. Au conseil de surveillance du
11 décembre 1980, Hubert Beuve-Méry avait tiré la leçon de 1 affaire : « Il y avait
un marché qu’on n’a pas su trouver. »
En dépit de cet échec, d’autres initiatives similaires voient le jour. À la fin de
l’année 1978, l’équipe d’Igor Barrère et Étienne Lalou, qui travaille sur des
émissions médicales à l’ORTF, propose d’associer Le Monde et Télérama dans la
coédition d’un Monde de la santé. L’affaire peut sembler intéressante, mais le
conseil de surveillance du 20 décembre 1978 refuse de donner son accord en
considérant que ce projet peut être piloté par Le Monde seul. Le supplément
«Santé» obtint de «mauvais résultats» et fut abandonné219 220 221.
Des publications indépendantes encartées dans le quotidien sont également
publiées. Europa, supplément mensuel conçu et édité en collaboration avec Die
Welt, El Pais, The Manchester Guardian et La Stampa, vise à promouvoir l’idéal
communautaire européen. Mais, d’une part, il entraîne un déficit de 300000 francs
par an et, d’autre part, la rédaction du Monde subit des critiques politiques de la part
de certains de ses partenaires ’. Die Welt ayant mollement désavoué, Le Monde
décide d’arrêter la publication d’Europa. Un autre supplément, de nature identique
mais d’orientation
219 32 000 ventes en France, 4 000 ventes à l’étranger et 12 000 abonnements (CDS du 13 mai 1980).
D’après Jacques Sauvageot, Le Monde de la musique devait être rentable avec une diffusion de 60 000
exemplaires (CDR du 7 février 1978).
220 CDS du 29 novembre 1979.
221 Dans le Bulletin de la CEE en langue allemande, un rédacteur du journal Die Welt accuse la
rédaction du Monde d’être composée d’« agitateurs politiques, pro-arabes, antieuropéens, anti-américains,
extrémistes de gauche et communistes» (CDR des 17 octobre 1977 et 15 novembre 1977).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 386
différente, Un seul monde, fut inséré vingt-cinq fois dans le quotidien entre
septembre 1979 et juillet 1987. Jean Schwœbel en était l’initiateur et le
coordonnateur. Ce supplément de quatre pages, composé d’extraits d’articles
provenant de quinze journaux1, six du Sud, quatre de l’Est et cinq de l'Ouest, était
destiné à favoriser le dialogue mondial Nord- Sud. Financé au départ par
l’Organisation des Nations unies qui versait au Monde 12 000 dollars par numéro, il
fut accusé de véhiculer une propagande anticapitaliste et antiaméricaine, qui aboutit
à la suppression de la subvention de l'ONU. Celle-ci fut remplacée par une
contribution des ONG qui participaient à la rédaction du supplément. En dépit de
tentatives de relance, le supplément fut abandonné en 1987, faute de trouver un
financement, parce que l’époque ne se prêtait plus guère à ce genre d’initiatives et
parce que Jean Schwœbel, en cherchant à se maintenir à la direction du supplément
nuisait à son renouvellement222 223.
Ces initiatives, généralement réalisées au coup par coup, sans plan ni prévisions,
sans études de marché ni mesures de rentabilité, ne contribuent que très rarement à
l’équilibre des comptes de la SARL Le Monde, et bien souvent elles creusent un
déficit supplémentaire. Pendant cinquante ans, Le Monde n’est pas devenu un
groupe de presse, parce que la majeure partie de ses dirigeants ne souhaitait pas
qu’il le devînt224, et parce que le journal n’avait pas les capacités gestionnaires et
financières suffisantes pour lancer des titres de presse novateurs. Cette incapacité de
l’entreprise à se développer et à faire face à ses déficits conduisit le directeur du
Monde et les dirigeants de la Société des rédacteurs du Monde à demander
l'intervention d’analystes extérieurs afin de voir plus clair dans le fonctionnement de
l’entreprise et dans ses modes de gestion et de décision.
Devant l’aggravation de la situation comptable, financière et sociale du
journal, en dépit de mesures de redressement adoptées par le conseil de surveillance,
la direction, en accord avec la Société des rédacteurs du
222 Asahi Shimbun (Tokyo), LcSû/r (Bruxelles), La Presse (Tunis), Le Monde, Le Devoir
(Montréal), El Dia (Mexico), Daum (Karachi), Le Soleil (Dakar), Chosun llbo (Séoul), El Pais
(Madrid), Magyar Nemzet (Budapest), Polit ika (Belgrade), Zycie Warszawy (Varsovie), Jing/Ï Ribao
(Pékin), Forum du développement (New-York).
223 Laurence GIRARD, Le Supplément de presse Un seul inonde, un dialogue international.
Mémoire de maîtrise, IFP, université Paris 11, 1986. Ce supplément recevait également des
contributions d’un financier japonais lié à la secte Sokko Gakaï, ce qui posa un problème
déontologique à la rédaction du Monde.
224 Le conseil de surveillance a refusé» le 12 mars 1970, de prendre une participation dans le
quotidien L'Alsace. alors en difficulté, qui aurait pu être l’amorce» lorsque les finances du Monde
étaient prospères, d’un groupe de presse régional complémentaire du quotidien national.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 387
225 Lettres de Jean-Marie Dupont, datées du 9 février 1981, commandant un «audit social» à
Raymond Vatier, délégué général d’Expertise et audit social et un audit de la « gestion budgétaire et
comptable de l’entreprise » à Paulette Dieterlen, du cabinet Vincent Gayet et associés.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 388
« Les chèques non endossés circulent entre les services, les chéquiers ne sont pas
tenus dans une armoire fermant à clé, la caisse du journal qui détient entre 200 000 et
250 000 francs en espèces chaque jour est mal contrôlée et est utilisée par le personnel
comme guichet de banque : elle verse des espèces contre des chèques, alors que la
SARL est à découvert.
La direction n’a pas établi la liste des personnes habilitées à décider le paiement
des factures.
Le gestionnaire de la cantine choisit et paie lui-même les fournisseurs et ne tient
pas d’inventaire des marchandises en stock.
Les comptes clients ne sont pas apurés. Certaines créances remontent à 1962. 150
créances sont antérieures à 1972. 300 créances datent de 1972 à 1976 inclus. Les
abonnements payés avec un chèque sans provision ne sont pas interrompus.
Au total, les provisions manquantes, pour créances douteuses, pour congés payés
du personnel et autres, se montent à plus de 26 millions de francs au 31 décembre
1980.
Enfin, au cours des exercices 1979 et 1980, la société a prélevé 8 975 626 francs
sur le poste provisions pour acquisition d’actifs, afin de ne pas dégager de résultat
comptable négatif226. »
Les deux rapports sont sévères, mais ils ne doivent pas être considérés comme
irrécusables, dans la mesure où les auditeurs avaient passé peu de temps dans une
entreprise dont ils connaissaient mal le fonctionnement. Cependant, ils révèlent la
faiblesse de la gestion comptable et humaine de la SARL Le Monde, alors que celle-
ci traverse une crise particulièrement grave qui concerne à la fois la direction, la
diffusion et l’image du journal.
une interruption de plus de deux mois1, séduit rapidement les lecteurs parisiens de
20 à 35 ans233 234. Cette double attaque sur une part de marché dont Le Monde avait
le quasi-monopole dans les années soixante-dix, se traduit par une chute brutale du
lectorat des 15-24 ans. Entre 1981 et 1982, ceux-ci passent de 27 % à 18 % du total
des lecteurs. La chute est plus importante encore en valeur absolue : le nombre des
lecteurs de 15-24 ans passe de 400000 à 215000. La désaffection de 185 000
jeunes lecteurs représente une perte d’environ 30000 exemplaires vendus, soit les
trois quarts de la chute des ventes en 1982.
Le malaise du Monde, dans les années quatre-vingt, provient de son recentrage
sur le noyau dur de son lectorat, celui qui lit le quotidien depuis plus de dix ans et
qui a été fidélisé entre 1968 et 1972, voire précédemment235. Ce phénomène
engendre certes une baisse des ventes, mais celle-ci aurait posé de moindres
problèmes financiers si les structures de 1 entreprise avaient pu s’adapter à cette
nouvelle donne commerciale. En particulier, si les structures sociales et juridiques
n’avaient pas dressé d’obstacles à la modernisation et si la rédaction avait pu saisir
plus rapidement les changements sociologiques du lectorat de la presse.
233 Le dernier numéro de Libération première formule paraît le 23 février 1981. Cette interruption, au
plus fort de la campagne électorale de 1981, permet en outre à Libération de paraître politiquement moins
engagé que ses confrères. Voir Jean-Claude PERRIER, Le Roman vrai de Libération, Julliaid, 1994, et Jean
G U IS N EL, op. cit.
234 L’audience de Libération n’est mesurée par le CESP qu’à partir de 1986. La diffusion de
Libération augmente de 53 000 à 116000 exemplaires entre 1981 et 1984.
235 Entre 1981 et 1982, la part des lecteurs de 25-34 ans reste stable à 25 %, tandis que celle des
lecteurs de 35-49 ans augmente de 24 à 30 % et celle des lecteurs de 50-64 ans passe de 16 à 18 %. En
valeur absolue, cela signifie que ces deux dernières catégories de lecteurs restent fidèles au journal.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 392
qui avait acquis une connaissance approfondie des «wilayas» qui divisent la
rédaction l.
Un directeur désigné
Le 25 février 1982, Jacques Fauvet annonce sa démission à compter du 31 juillet
1982. Avant de quitter son poste, le directeur du Monde fait un dernier cadeau au
président en licenciant le dessinateur Konk, coupable de lèse-majesté à répétition, ce
qui permet à Plantu, plus favorable à François Mitterrand, d’occuper la place de
premier caricaturiste du journal236 237. En 1982, Konk représente le président de la
République sous les traits peu sympathiques d’un homme émacié, âgé, voûté et
désabusé, alors que Plantu le dessine en homme d’action et de réflexion.
L’affrontement entre les deux conceptions du personnage est illustré par le dernier
dessin de Konk paru dans Le Monde du 16 avril 1982 et par un dessin de Plantu
paru le lendemain. Dans les deux cas, il s’agit du même sujet, le voyage de François
Mitterrand au Japon, au cours duquel le président français tente de négocier des
accords commerciaux et une ouverture plus grande du Japon. Konk représente un
François Mitterrand présentant quelques camemberts à trois Japonais goguenards
qui disent «je crois qu’on va prendre celui-là». Le lendemain, Plantu se charge de
redorer l’image du président en le campant en fier karatéka qui brise d’une
manchette énergique la barrière douanière japonaise. Le point de non-retour est
atteint : Konk doit quitter Le Monde238.
236 À cette époque, nombre de rédacteurs du Monde ont été marqués par la guerre d’Algérie, pour y
avoir participé ou pour l’avoir couverte; si les observateurs extérieurs emploient volontiers le terme de «
clans », en langage interne les différentes factions sont des « wilayas ». Entretien avec Bernard Lauzanne,
le 24 octobre 1991.
237 C’est après son éviction du Monde que Konk dériva vers le négationnisme et qu’il fut ensuite
récupéré par la presse d’extrême droite.
238 LeMonde, 16et 17 avril 1982.Pour plus de détails, voir: Patrick EVENO,« Comment la
caricature vint au Monde», communication à la cinquième journée scientifique de la Société pour
l’histoire des médias, 16 novembre 2002, à paraître. La caricature, expérimentée dans l’hebdomadaire
Une Semaine dans le monde durant les années 1946-1949, est introduite dans le quotidien, d’abord sous
la forme de reprises de la presse étrangère, puis sous celle de «libre opinion ». En juin 1969, Jacques
Fauvet devenu directeur recrute Konk, puis Chenez et Plantu en 1972, et Bonnaffé en 1973. À
l’exception de Plantu, cette première équipe quitte le journal en 1981-1982. Pessin, qui publiait parfois
ses dessins dans les colonnes, Pancho et Sergueï, viennent alors épauler Plantu. À partir de 1985, la
caricature, qui figurait parfois en « une » du journal, devient un produit d’appel pour attirer les jeunes
lecteurs. Dans le même temps, le nombre des dessins est multiphé par deux pour atteindre un millier par
an depuis 1990.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 393
239 Né à Montpellier en 1934, André Laurens est un républicain du Midi, dont la laïcité a séduit
Bernard Lauzanne, tout autant que ses manières courtoises mais fermes de diriger le service politique en
l’absence de Raymond Barrillon diminué par une longue maladie. Entré au Monde en 1963, André Laurens
représente la génération des journalistes qui, trop jeunes pour avoir participé à la Résistance, ont, en
revanche, effectué leur service militaire en Algérie. Pour eux, Le Monde reste le grand quotidien qui a su
prendre position contre la «sale guerre» qu’ils menaient outre mer.
2- «La nouvelle équipe de direction du Monde», in Vniversaba 1983, p. 313-316.
241 Une assemblée générale informelle de la rédaction entend une déclaration liminaire d’André
Laurens. Le 2 mai 1982, l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, par 534 des 752 parts
présentes ou représentées (75 %), puis l’assemblée générale de la Société des cadres du Monde, le 6 mai
1982, enfin l’assemblée générale de la Société des employés du Monde, le 18 mai 1982, approuvent la
candidature d’André Laurens.
242 Exceptée, comme il est d’usage, l’abstention des quarante parts de Claude Julien, les parts de
gérance ne pouvant entrer en ligne de compte pour l’élection d’un gérant.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 394
mais elle refuse de réformer l’article 20 des statuts dans le sens souhaité par la
Société des rédacteurs du Monde1.
André Laurens reçoit donc tous les pouvoirs d’un gérant de SARL et bénéficie
de toute l'autorité du directeur de la publication. Ni le conseil de surveillance ni le
conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde n’ont obtenu de
contrôler les actes de gestion a priori, comme le souhaitait la rédaction qui se défiait
de la gérance unique qu’elle avait pourtant imposée aux autres associés. Cependant,
l’assemblée générale de la SARL a seulement «différé» le vote de cette résolution,
qui pourrait, à l'occasion, être représentée. La passation des pouvoirs entre Jacques
Fauvet et André Laurens a lieu, le 25 juin 1982, lors d’une réception organisée au
grand foyer de l’Opéra de Paris. Jacques Fauvet, la rédaction et tout le personnel du
Monde renouent avec les fastes des grands jours :
243 La Société des rédacteurs du Monde souhaitait que le conseil de surveillance se prononce sur les
nominations du directeur de la rédaction et des autres responsables à qui le gérant peut confier des
délégations de pouvoir.
244 Le Monde, 27-28 juin 1982.
245 Après quelques mois d’une traversée du désert, Jacques Fauvet est nommé, en 1984,
président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, poste qu’il occupe
pendant quinze ans.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 395
l’égard d’André Laurens, qui passe déjà pour moins docile. Au demeurant, les deux
interprétations ne sont pas incompatibles.
Une fois l’euphorie passée, le nouveau directeur prend en charge une entreprise
dont la situation est profondément dégradée. La diffusion payée a diminué de 10 %
en un an, tandis que la rédaction étale ses divisions, que la photocomposition
bouleverse la vie des ouvriers et que les employés redoutent des licenciements.
Le 15 avril 1982, dans une «déclaration liminaire» prononcée devant l'assemblée
de la rédaction, André Laurens livre son analyse de la situation du Monde et trace
les grandes lignes de son programme de redressement :
«Le mal est [...] dans le fait que les rédacteurs du Monde, et au-delà d’eux tous
ceux qui le font, tous ceux qui le lisent, ne situent plus exactement le journal. [...] Il y a
plusieurs raisons à cela :
La première est que Le Monde est victime de son succès. Il a apporté beaucoup
dans le domaine de la presse et il a fait école avec plus ou moins de bonheur. On nous
imite, on nous égale parfois et il arrive que l’on fasse mieux. Nous ne sommes plus les
seuls à revendiquer le sérieux de l’information, à intéresser régulièrement nos lecteurs à
la politique étrangère, à l’économie, au social, aux régions, aux problèmes de société, à
l’environnement culturel. [...] Notre originalité est moins perceptible. [...]
Alors qu’il a été rejoint, Le Monde, dans un environnement de surinformation
superficielle est tenté de suivre une évolution qu’il ne maîtrise pas. La tentation du
suivisme, parce qu’il faudrait tout couvrir, ne rien rater, contribue à réduire notre
originalité. Elle nous affadit.
Le Monde n’a plus de grands combats à mener. Ou, du moins, ne sait-il plus les
discerner clairement et s’y engager nettement. Il continue de défendre les valeurs qui
sont les siennes et qui sont essentielles, en particulier la défense de la justice et des
droits individuels, mais il a du mal à se situer dans une société qu’il ne s’agit plus de
reconstruire, comme après la guerre, dans un monde où la France n’a plus à régler la
question coloniale, où l’idée européenne ne soulève plus les mêmes enthousiasmes.
Enfin Le Monde, qui a si longtemps vécu dans l’austérité, a quelques difficultés à
y revenir après une période de prospérité. Il redécouvre sa fragilité et c’est une
déconvenue.
Deux dangers nous menacent : la perte d’identité et la perte d’indépendance.
Perte d’identité si nous ne recherchons pas les moyens d’une spécificité renouvelée,
si nous nous laissons gagner par la routine ou en nous laissant fasciner par le
journalisme des autres.
Perte d’indépendance si Le Monde croit trouver son salut en faisant le jeu d’un
pouvoir politique, d’une idéologie, d’un camp. S’il s’enferme dans le débat politique
national. S’il aliène sa fonction critique, s’il ne supporte plus son
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 396
- La référence [...] qui s’applique à la sélection que nous opérons pour nos
lecteurs ;
La diversité [...] qui ne doit pas être un critère de notre organisation interne
mais l’un de nos principaux apports aux lecteurs ;
L’engagement du journal, lorsqu’il est l’aboutissement, la conclusion d’une
démarche cohérente ;
Enfin, la clarté parce que nous écrivons pour être compris et la distance parce
qu’elle protège la qualité de nos informations et de nos commentaires. »
Et, après avoir dressé un panorama des redéploiements possibles, André Laurens
de conclure :
Pour André Laurens la crise du Monde est avant tout une crise du lectorat :
«Une partie de nos lecteurs remettent en cause le contenu du Monde, dont l’image
paraît trop proche du pouvoir. Nous perdons chez les jeunes et dans les catégories
socioprofessionnelles élevées, où se recrutent nos lecteurs1.» Il estime également
que la baisse des ventes provient, au moins en partie, de la concurrence de
Libération248 249 : «Le lecteur de Libération, c’est l’ancien lecteur du Monde;
même niveau socioculturel,
248 CDS du 23 septembre 1982. C’est le premier conseil auquel assiste André Laurens.
249 Jacques Fauvet avait tardé à réagir, comme il le reconnaît quelques semaines avant son départ : «Pour
Libération, nous venons d’avoir les résultats d’un sondage des lecteurs et nous nous sommes aperçus que
nous vivions sur une idée fausse. Nous pensions que Libération était lu surtout par des marginaux. En
réalité, il atteint exactement la même cible
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 397
mêmes diplômes. C’est peut-être inquiétant, mais il vaut mieux le savoir250 251. »
Pour relancer Le Monde, il faut donc repartir à la conquête du public, en tenant
compte de ce qui a fait la force du journal dans le passé. C’est, en 1982-1983, un
constat fréquent chez les chefs d’entreprise, qui estiment nécessaire de recentrer
l’activité sur le métier de base et sur le savoir- faire. Après les analyses chères à
certains économistes des années soixante- dix sur «l’offre créatrice», qui
montrèrent rapidement leurs limites, les entreprises cherchent à ressusciter la
demande. Pour Le Monde, après dix années pendant lesquelles l'offre
rédactionnelle primait sur la demande des lecteurs, il faut revenir au client, sous
peine de le voir partir. Car les ventes continuent de baisser et les coûts
d’augmenter.
Mais le directeur perçoit également la difficulté de comprimer les coûts, alors
que les recettes baissent. André Laurens lance donc un double plan, d allégement
des charges et de renouveau rédactionnel. Pour ce faire, il nomme Thomas Ferenczi
directeur de la rédaction, chargé de réformer celle-ci en relançant les reportages et
l’investigation et, pour la gestion de l’entreprise, le directeur garde sa confiance en
Michel Camino qui avait été f adjoint de Jacques Sauvageot et de Claude Julien.
Le versant social du plan de redressement prévoit des départs volontaires et en
préretraite, la suppression de la prime et des compressions de salaires. La maquette
et les rubriques seront repensées et la création d’un supplément de fin de semaine,
qui vise à relancer les ventes, est étudiée. Un magazine de 84 pages en
quadrichromie, dont 60 pages rédactionnelles, Le Monde illustré, est rapidement
mis en chantier sous la direction d’André Fontaine et de Paul-Jean Franceschini, qui
font appel à des collaborateurs extérieurs et au concours de Jean Schalit et de Jean-
Paul Goude, dont le parti-pris visuel, parfois provocateur, fut rejeté par une partie de
la rédaction.
André Laurens expose au comité d’entreprise du 21 février 1983 la ligne
éditoriale du Monde illustré :
«Nous avons l’intention d’occuper un créneau, un vide, qui se situe entre Le Figaro
Magazine qui est un bel album, mais assez plat et politiquement très orienté, et les
magazines très populaires comme Match notamment. Notre limite, ce sont les news-
magazines, ce n’est pas du tout ce qu’on veut faire. Nous avons notre place au milieu
de tout cela, nous ne voulons pas spécialement un
sociologique que celle du Monde : les étudiants, les jeunes de 15 à 24 ans, les enfants de cadres moyens
ou supérieurs. Nous avons manqué de réflexe» (CE du 24 mai 1982).
251 CDS du 9 décembre 1982.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 398
Avant même que le projet du Monde illustré soit connu dans le détail, les
jugements sont négatifs. Des septembre 1982, Hubert Beuve-Méry \ qui s’était
gardé de critiquer publiquement son successeur, déclare au conseil de surveillance
du 23 septembre 1982 : «Ce projet me terrifie. » Le tirage de deux numéros «0»
accroît les réticences de rédacteurs et d’associés choqués par les «fautes de goût» de
Jean-Paul Goude252 253. L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde
du 30 mai 1983 considère que « Le Monde illustré est contraire à l’esprit du Monde.
»
À l’assemblée générale du 2 juin 1983, André Laurens réplique : «Je croyais que
l’esprit du Monde était d’être en accord avec son temps, même un peu en avance et
c’était dans cet esprit qu’on avait envisagé la création de ce magazine. On enregistre
aujourd’hui un décalage entre ce qui fut la partie la plus importante de notre
lectorat, les jeunes et une certaine élite, et notre journal. C’est une des raisons qui
nous avaient conduits à rechercher des lecteurs perdus. » Cependant, l’assemblée
refuse d’accorder la constitution d’une filiale publicitaire avec Régie-Presse, qui
était nécessaire au lancement du projet, car Régie-Presse apportait une avance sur
recettes publicitaires de 1,4 millions de francs par numéro. Le projet du Monde
illustré est donc enterré, faute de moyens pour le financer. Pourtant, d’après une
étude de lectorat254, les suppléments étaient très appréciés des lecteurs occasionnels
du journal, ceux qui devaient être fidélisés, notamment les lecteurs les plus récents
(moins de cinq ans) et les plus jeunes, ainsi que par les femmes et par les
provinciaux. En revanche, les lecteurs de longue date du quotidien étaient plus
déroutés par les suppléments.
On expérimenta encore deux maquettes de magazine, plus respectueuses des
traditions ou des mythes du journal, en novembre 1983 et
252 Hubert Beuve-Méry démissionne du conseil de surveillance le 9 décembre 1982, à cause de son
grand âge (il a bientôt quatre-vingt-un ans) tout en restant porteur de parts A. Roger Fauroux, ancien
président-directeur général de Saint-Gobain, le remplace comme représentant des porteurs A au conseil
de surveillance. Il est hautement symbolique qu’un dirigeant d’entreprise, certes formé par le
christianisme social, prenne au Monde la place du fondateur, dans une période si difficile pour le journal.
253 «Il semble que cette équipe extérieure ait du mal à s’intégrer dans cette maison austère», dit
Jean-Pierre Clerc, président de la Société des rédacteurs du Monde (CDS du 1er avril 1983).
254 Étude de lectorat IPSOS, 1984.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 399
au printemps 1984, mais elles connurent également un échec devant les rédacteurs
ou les porteurs de parts sociales, avant même d’affronter les lecteurs. Néanmoins,
afin de rénover le supplément de fin de semaine, Le Monde dimanche1 cédait la
place, le 22 janvier 1984, à une nouvelle mouture du Monde aujourd'hui, dans un
contexte totalement différent, car il s’agissait dorénavant de réduire les coûts de
production plutôt que de relancer les ventes.
255 En dépit de ventes en progrès de 2 % le samedi, alors que les ventes du quotidien baissent de 2 %
sur le reste de la semaine (CDS du 14 avril 1983).
256 CE du 20 septembre 1982 et CDS du 9 décembre 1982.
257 CE des 10 et 22 novembre 1982.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 400
«Je suis tout à fait d’accord avec la notion d’indépendance ; c’est le confort des
journalistes dans cette maison. Mais c’est aussi l’image de marque du Monde et un
atout commercial qui bénéficie à toute la maison. C’est pourquoi nous avons intérêt à
maintenir cette notion d’indépendance. »
258 Lorsque Roger Fauroux suggère de faire appel à des capitaux extérieurs, des rédacteurs
rejettent cette éventualité en qualifiant les financiers de « monstres froids » (CDS du 8 décembre
1983).
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 401
tout redressement, André Laurens estime, lors de cette réunion, qu’il «existe une
inquiétude réelle, individuelle, mais qu’il n’y a pas de volonté collective de
prendre conscience que l’entreprise est vraiment menacée».
L’état critique de la trésorerie de l’entreprise et les sombres prévisions
budgétaires obligent le gérant à solliciter un emprunt de 15 millions de francs auprès
du Crédit national, garanti par une hypotheque sur l’immeuble de la rue des Italiens.
Mais il reste 32 millions de francs à rembourser sur les emprunts précédents,
auxquels il faut ajouter 40 millions de francs d’escompte commercial, 14,75
millions de francs de facilités de caisse et 23,1 millions de francs d’engagements par
signature. Le total des dettes à court, moyen et long termes de la SARL Le Monde
atteint ainsi 125 millions de francs à la fin de l’année 1983, soit 200 millions de
francs déflatés ou 31 millions d’euros1.
La nécessité de la compression des coûts devient urgente, en dépit de mesures
partielles qui sont prises au cours de l’année. Ainsi, en mai 1983, afin de limiter les
notes de frais, de nombreuses cartes American Express ne sont pas renouvelées, ce
qui déclenche une grogne parmi les rédacteurs qui en sont les principaux
bénéficiaires. Notifiée aux intéressés quelques jours avant l’assemblée générale de
la Société des rédacteurs du 16 juin 1983 qui doit décider du sort réservé au projet
de Monde illustré, la mesure est malhabile, d’autant plus que cette décision
s’applique à tous alors que quelques rédacteurs seulement abusent des facilités
accordées par la carte American Express.
Le déficit, lié aux provisions pour licenciements et pour investissements, atteint à
la fin de l’année 1983 , 29 millions de francs (46 millions de francs déflatés ou 7,2
millions d’euros), bien que la marge brute, avant amortissement et provisions soit de
2,4 millions de francs. La direction poursuit les mesures de réduction des charges;
au conseil de surveillance du 15 septembre 1983, elle annonce un blocage des
salaires pour l’ensemble de l’entreprise et une ponction différée sur le treizième
mois de salaire259 260. Le directeur, pour répondre à la situation de l’entreprise et aux
demandes réitérées des associés, élabore un plan de redressement, qu’il présente au
comité d’entreprise, le 5 décembre 1983 et le 23 janvier 1984, et au conseil de
surveillance, le 8 décembre 1983.
259 CDS du 14 avril 1983. AG des 3 février 1983 et 23 juin 1983. Note de Michel Camino à la BNP,
novembre 1983.
1. L’économie ainsi envisagée est de 29 millions de francs pour l’année 1985 mais le coût des
indemnités de licenciements versées en 1984 est de 15 millions de francs. Le total des salariés du
Monde passe de 1 333 personnes au 31 décembre 1981, à 1 093 personnes, au 31 décembre 1984, soit
une réduction de 18 %.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 402
possible, d’en venir à bout. Mais ces mesures étaient trop radicales pour qu’elles
ne choquent pas les sociétés de personnel et les porteurs de parts A, d’autant plus
qu'André Laurens souhaitait faire entrer les lecteurs dans le capital de la société
afin de pallier le manque de fonds propres.
Néanmoins, la situation continue à se dégrader : en trois ans Le Monde a perdu
80000 ventes par jour en moyenne, soit 20 % de sa diffusion. Le redressement de
l’entreprise supposait la cession des immeubles parisiens du Monde, pour restaurer
les fonds propres. Il imposait l’arrêt des rotatives typographiques qui équipaient les
deux imprimeries. Deux possibilités existaient, soit l’abandon de tout projet
industriel pour Le Monde, qui serait imprimé en fac-similé en province et dans une
imprimerie indépendante de la SARL à Paris, soit l’installation d’une nouvelle
imprimerie en banlieue parisienne, aux frais du journal, ou, éventuellement, en
participation avec d’autres éditeurs, ce qui semblait exclu du fait de l’état financier
de la société. André Laurens n’a pu faire aboutir le premier projet qui nécessitait le
changement du format spécifique du journal. Des projets de maquette au format «
tabloïd » furent établis pour un journal de 42 centimètres de haut et 28 centimètres
de large261. Cette hypothèse, qui semblait rompre avec l’image traditionnelle du
journal, servit de prétexte aux associés pour refuser leur confiance au plan de
restructuration du gérant et permit aux sociétés de personnel de se réclamer
d’Hubert Beuve-Méry, contre le bradeur du patrimoine.
Lors des réunions du conseil de surveillance, André Laurens manifeste parfois
une certaine lassitude. Ainsi le 8 décembre 1983 :
«Je voudrais vous dire que pour tout cela j’ai besoin d’être aidé. Ni moi-même, ni
mes collaborateurs ne pouvons le faire seuls. [...] Quand il est nécessaire d’affronter les
syndicats, parfois les sociétés de personnel, ce n’est pas très facile, c’est même parfois
éprouvant de voir venir chaque jour diverses rumeurs propagées par des gens de la
maison, sur les compétences des gestionnaires, sur la direction, sur les décisions
présumées des porteurs de parts A, sur ce qui se passera au conseil de surveillance.
Vous comprendrez que cela risque de déstabiliser et j’éprouve le besoin, sinon d’être
réconforté, au moins de savoir qu’on me fait confiance. »
Mais à partir du printemps 1984, le gérant n’a plus la confiance d’une partie des
associés qui cherchent à lui imposer un infléchissement radical du plan de relance et
qui préparent son remplacement. André Laurens poursuit cependant la logique de
son plan, en exposant devant le conseil de surveillance du 26 avril 1984 le projet de
« passer le matin ». Le directeur de la publication estime en effet que la sortie du
journal le matin permettrait de résoudre la plus grande partie des problèmes
auxquels Le Monde se trouve confronté. Le journal pourrait ainsi être imprimé chez
un sous- traitant à Paris et en fac-similé en province, ce qui favoriserait la vente des
immeubles : « Nous sommes lies par les rotatives. Si nous pouvons effectuer le
tirage ailleurs, nous pourrions effectivement quitter cet immeuble dont le prix de
vente serait élevé b » Le prix de vente de l’immeuble de la rue des Italiens est alors
estimé à 70 millions de francs, mais il ne cesse de s’apprécier, car le marché
immobilier parisien, fortement déprimé après la victoire de François Mitterrand en
1981, connaît une reprise qui dure jusqu’en 1990. Ainsi, en septembre 1984, la
valeur de l’immeuble est estimée entre 80 et 85 millions de francs (120 millions de
francs déflatés ou 19 millions d’euros)2. La parution le matin résoudrait en outre une
partie des difficultés de distribution dans la région parisienne et éviterait au
quotidien de voir ses informations et ses commentaires pillés par les quotidiens du
matin et par les journaux télévisés du soir. La diffusion matinale relancerait
également les ventes du vendredi et du samedi, par une plus longue exposition du
journal dans les kiosques.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 405
« Un bilan très mauvais, la disparition des fonds propres, une trésorerie de plus en
plus assistée, un environnement qui ne s’améliore pas, au contraire, la question se
pose, au moins formellement, de savoir s’il faut prolonger l’exploitation de la SARL
Le Monde, apparemment si atteinte dans ses principes vitaux? Puisque la question se
pose au regard de la législation, posons-la nettement et donnons-lui une réponse aussi
nette.
Spontanément, votre gérant répond : oui, Le Monde doit vivre. Encore faut- il
qu’il s’en donne les moyens et qu’il n’aliène pas son indépendance. Deux questions
qui ne s’accommodent pas facilement l’une de l’autre et qu’il est pourtant nécessaire
de réunir. Cela demande beaucoup d’efforts, sans aller
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 406
jusqu’au point de rupture qui les ruinerait. Cela demande du temps, alors que le temps
est compté. »
Les associés sont horrifiés par les propos d’André Laurens ; ils refusent
d’envisager un dépôt de bilan, mais ils mettent en cause le directeur et ses deux
adjoints, le directeur de l’administration et le directeur de la rédaction. Cependant,
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, réunie le 6 juin 1984,
donne quitus de sa gestion au gérant h Ce n’est pas de la Société des rédacteurs,
encore sous le choc de ses précédents déboires, que viendront les coups les plus
durs. Ni même des ouvriers du Livre, pourtant touchés par la suppression de
l’imprimerie. Ce sont les employés, les plus menacés dans leur emploi et dans leurs
salaires, qui donnent l’assaut, par une contestation incessante du directeur au conseil
de surveillance et à l’assemblée générale de la SARL262 263.
Lorsque le plan d’économies est connu dans le détail, les porteurs de parts A,
réunis le 12 novembre 1984, demandent à André Laurens d’envisager une double
gérance, afin d’appliquer le plan de restructuration. La Société des rédacteurs du
Monde, fidèle à la monogérance, et André Laurens n’acceptent pas cette éventualité.
Le Syndicat du livre maugrée, mais le Comité Inter signe une déclaration commune
avec la direction, le 22 novembre 1984, qui accepte la fermeture de l’imprimerie de
Saint- Denis et l’impression en fac-similé en province264. Toutefois, les employés se
mettent en grève, les 26 et 27 novembre 1984, afin de s’opposer à la réduction de 14
% des salaires proposée par la direction265. Les délégués CGT des employés
acceptaient une réduction de salaire de 7 % et étaient prêts à négocier 8 ou 9 %.
Leur grève est désavouée par le Syndicat du livre266.
Le 3 décembre 1984, la Société des rédacteurs, retrouvant un peu d’audace, vote
contre le plan de redressement267, par 396 parts contre 274,
262 André LAURENS, «L’avenir du Monde », Le Monde, 9 juin 1984. Sur la situation du journal en
1984, le président de la Société des rédacteurs, Jean-Pierre Clerc, donne son analyse dans un article de la
revue Études, « Le Monde, vers quel avenir ? », décembre 1984.
263 Bernadette Santiano, présidente de la Société des employés refuse de voter le budget 1984 (CDS
du 2 février 1984). La Société des employés vote contre le quitus accordé au gérant. AG du 7 juin 1984.
264 « Les projets du Monde », Le Monde, 24 novembre 1984.
265 «La grève au Monde», Le Monde, 29 novembre 1984.
266 «Les ouvriers du Livre CGT ne sont nullement engagés par le mouvement de grève actuel et
souhaitent qu’une solution rapide soit apportée au conflit qui, s’il devait se prolonger, risquerait de mettre
en cause l’avenir du titre », tract du Comité intersyndical du livre parisien, daté du 27 novembre 1984.
267 André LAURENS, «La Société des rédacteurs refuse le plan de redressement du gérant», Le
Monde, 5 décembre 1984.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 407
268 En novembre 1983, Claude Sarraute inaugure une rubrique d’humeur, fort lue, généralement
placée en dernière page du Monde, dont certains passages provoquent la colère de François Mitterrand.
269 Le 28 août 1982 à Vincennes, le capitaine Paul Barril, chef de la «cellule antiterroriste» de
l’Élysée, procédait à l’arrestation de trois ressortissants Irlandais, immédiatement présentés comme des
terroristes internationaux et incarcérés à la Santé. Dans un article paru dans Le Monde, 1er février 1983,
Edwy Plenel démontre que les «Irlandais de Vincennes » n’étaient pas des terroristes et que la cellule de
l’Élysée avait fabriqué de fausses preuves pour mieux les accuser.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 408
Il semble donc que, à la fin de l’année 1984, René Thomas organise la reprise du
journal par des intérêts « amis270 ». Au minimum, il souhaite faire pression sur les
associés de la SARL pour qu’ils retirent leur confiance au gérant. Dans cette affaire,
il est suivi par certains des porteurs de parts sociales, qui tel Roger Fauroux, ne
rechigneraient pas devant la rude tâche de devenir directeur du Monde, afin de le
sauver. Le Monde, en effet, éveille autant de convoitises qu’il suscite de craintes.
Occupant une place particulière dans le paysage médiatique français, le quotidien
est considéré comme un observatoire privilégié des pouvoirs en même temps qu’un
lieu de pouvoir, dont la réalité de l’influence est souvent fantasmée. Cette
ambivalence se traduit pour nombre d’hommes politiques et d’entrepreneurs,
auxquels il faudrait ajouter quelques journalistes et universitaires de renom, par une
fascination certaine, accompagnée d’une irritation flagrante. Mettre la main sur Le
Monde, ou placer à sa tête un homme à soi, paraît à beaucoup comme une solution à
leurs déboires médiatiques ou à leur défaut d’influence. En outre, persuadés qu’ils
sauraient redresser, par des mesures de saine gestion capitaliste, une entreprise au
bord de la faillite facile à prendre, les capitaines d’industrie comme les chefs de
parti se pressent au chevet du journal.
Les instances se réunissent à nouveau : le 19 décembre 1984, l’assemblée
générale extraordinaire de la Société des rédacteurs du Monde confirme son hostilité
au plan de redressement d’André Laurens, ainsi qu’à la vente de l’immeuble. Le
conseil d’administration de la Société des rédacteurs démissionne collectivement, le
21 décembre 1984, après avoir fait adopter, en fin d’assemblée générale, par les
quelques journalistes encore présents, un texte affirmant «la volonté de s’en sortir
par une réunification de ce corps social et par la mise en place d’une équipe ».
Tirant les conclusions de cette motion, André Laurens demande à être révoqué,
lors de la réunion de l’assemblée générale des porteurs de parts de la SARL, le 20
décembre 1984. Les associés refusent de révoquer le gérant, mais ils n’acceptent pas
de le soutenir. Devant le blocage de la situation, André Laurens décide finalement
de remettre son mandat aux associés.
Le 20 décembre 1984, sept rédacteurs, Philippe Boggio, Jean-Marie Colombani,
François Diani, Jean-Pierre Giovenco, Jean-Yves Lhomeau, Edwy Plenel et Alain
Rollat, annoncent leur décision « de créer une section syndicale de journalistes qui
demandera son affiliation à la CGT ». Ils « affirment leur solidarité avec l’ensemble
des salariés de l’entreprise pour
270 À cette époque, René Thomas est déjà très lié à Laurence Soudet, conseillère technique à l’Élysée
de 1981 à 1995, qu’il a épousée en 1994.
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 409
la défense de leur outil de travail.» Ces journalistes ajoutent que «les rédacteurs
quittent la logique d’actionnariat et deviennent de simples salariés L» Ils se
démarquent ainsi des sections syndicales SNJ et CFDT, qui ne parviennent pas à
résoudre la contradiction entre la propriété de 40 % du capital de la SARL et le
statut de salariés de cette même SARL. L’échec du plan de redressement d’André
Laurens exacerbe les conflits entre les partenaires de l’entreprise et accentue les
clivages syndicaux entre les catégories de salariés.
273 Le 20 août 1983, Le Comité intersyndical du livre parisien publie un communiqué dans lequel il
affirme : «Le redressement du journal, son rayonnement, [...] ne pourront se faire que par la mise en place
d’une direction capable d élaborer une stratégie d’expansion. »
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 412
vous, qu’il fallait le faire ce magazine. Vous êtes pour lorsque les journalistes sont contre,
et contre lorsque les journalistes sont pour. Vous n’avez plus un raisonnement très sain. »
Jean-Pierre Ghiotto : «[...] Nous ne pouvons pas prendre de décision, nous
constatons, nous essayons de combattre quand les choses nous paraissent injustes, mais
vous, vous intervenez, vous avez le pouvoir, nous en avons assez. »
Alain Faujas : « Dont acte. »
Jean-Pierre Ghiotto : «En fonction des décisions que vous prenez ou pas, cela peut
mettre en péril l’entreprise. Mais à qui demandez-vous de payer? Nous ne nous sentons
pas concernés, trouvez d’autres payeurs. »
Alain Faujas : « Qu’est-ce qui met en péril l’entreprise ? Faire ou ne pas faire le
magazine ? Un certain nombre de personnes ont tranché, tu peux avoir un axis différent.
»
Jean-Pierre Ghiotto : « Récupérer 7 % du marché publicitaire, cela ne met pas en
péril l’entreprise... »
Alain Faujas : « C’est du café du commerce. »
Jean-Pierre Ghiotto : «L’entreprise n’imprime pas France-Dimanche pour ne pas
faire du café du commerce, mais cela pourrait la faire vivre. C’est aussi une décision qui
vous a fait du bien au niveau de l’éthique, mais pour nous, c’est du travail d’imprimerie,
et quand on travaille, l’entreprise se porte bien et nous aussi, c’est ce qui nous intéresse.
Avec vos décisions, on s’aperçoit qu’on ne pourra plus travailler. S’il y a des situations
à redresser, s’il faut payer, que ce soit ceux qui ont été capables de prendre les décisions
et non pas ceux qui les subissent. La guerre est ouverte, ce n’est plus possible, c’est
inacceptable. »
«Je dois dire que l’attitude des uns et des autres a quelquefois provoqué en moi un
sentiment de déception et de tristesse. J’ai trop rarement rencontré l’expression d’une
solidarité de tout le personnel pour surmonter les difficultés présentes. Dans une
entreprise où chacun s’accorde à reconnaître que les avantages sociaux sont
importants, même si la facilité avec laquelle ils ont été octroyés est souvent contestée.
Dans cette communauté de 1 350 personnes où aucun salarié ne perçoit moins de
8000 francs1 par mois, où les hiérarchies de salaire ne paraissent pas excessives, où la
rémunération moyenne est de l’ordre de 14 000 francs274 275 par mois, l’esprit de
solidarité qui se traduirait par un sacrifice matériel limité et provisoire pour résoudre
les problèmes de l’entreprise n’apparaît pas. Les catégories de personnel sont
étroitement séparées et sont prêtes à parler des
Les techniques, soutenus par les employés et par les cadres, conservent un
comportement de salariés face à un patron, tandis que la position des rédacteurs
demeure ambiguë. La Société des rédacteurs du Monde est le premier porteur de
parts de la SARL, mais les rédacteurs sont également des salariés, sensibles à la
logique économique et aux revendications sociales. Les ouvriers, quant à eux, ne
poussent pas les luttes jusqu’à mettre l'entreprise en péril, du moins à court terme.
Sur le long terme, en effet, la question reste posée de savoir si les pratiques
malthusiennes du Livre et le coût excessif de la main-d’œuvre n’ont pas contribué
au déclin du lectorat, l'information télévisée et radiodiffusée apparaissant gratuite,
tandis que le prix du journal augmentait plus rapidement que les autres prix
industriels. Le Livre fait retraite en bon ordre devant la modernisation, la ralentit en
freinant les départs, mais l’accepte cependant. Il lui arrive, dans ses projets
industriels pour Le Monde, de rencontrer des administrateurs ainsi que des cadres et
des employés. Mais souvent, il trouve en face de lui des rédacteurs qui refusent la
logique industrielle, qui refusent de sacrifier le contenu du journal à la vente du
produit ou à la production d’autres imprimés. Reste à savoir si, parfois, les
rédacteurs ne se trompent pas sur la nature même du journal que certains d’entre eux
voient beaucoup plus engagé, compassé, pudibond et moralisateur qu’il ne fut
jamais. À la fin de l’année 1984, les deux conceptions antagonistes du journal et de
l’entreprise s’affrontent plus durement que jamais.
En décembre 1984, la rédaction doit choisir un gérant pour la SARL et, en
même temps, élire un conseil d’administration et un président pour la Société des
rédacteurs du Monde. Il devient évident pour les observateurs que la Société des
rédacteurs du Monde n’a plus les capacités de décider de l’avenir du Monde, alors
que l’entreprise est dans une situation économique et financière extrêmement
grave. La diffusion en 1984 s’établit à 357 000 exemplaires contre 385 000 en
1983 (-7,6%), la publicité a chuté de 11,86% en surface, et les annonces classées
de 15,34% en surface. Le déficit au 31 décembre 1984 atteint 66,7 millions de
francs, soit 99 millions de francs déflatés ou 15,4 millions d’euros276 277. Enfin, les
capitaux propres
276 Conclusion du rapport de stage d'un élève de deuxième année de l’Ena, stage effectué du 5
septembre au 13 novembre 1983.
277 Les comptes 1984 sont arrêtés après le changement de direction. Le déficit du compte d’exploitation se
décompose en un déficit de 37,7 millions de francs de résultat
REDRESSEMENT ÉCONOMIQUE 414
négatifs passent au bilan de -8,2 millions de francs (12 millions de francs déflatés,
1,9 million d’euros) à -90,2 millions de francs, soit 134 millions de francs déflatés
ou 20,8 millions d’euros.
Parallèlement, les conditions du redressement de l’entreprise sont mises en
place : les salariés ont accepte des réductions de salaires, en grande partie parce
que les syndicats sont parvenus à les convaincre qu’il n’y avait pas d’autre
solution, les licenciements paraissent inévitables, tandis que la vente des
immeubles, l’arrêt de l’imprimerie de Saint-Denis, la filialisation de la publicité
et l'entrée des lecteurs et de financiers extérieurs dans le capital de la SARL ne
semblent plus inconcevables. La démarche d’André Laurens, en heurtant les
usages de la maison et en braquant contre lui les partenaires sociaux, a contribué
largement à la chute du directeur du Monde, mais elle a également préparé les
esprits aux mesures de redressement et de relance adoptées par son successeur.
La gérance la plus courte de l’histoire du journal a permis ainsi de vaincre
certaines des pesanteurs du système Monde et de mettre fin à quelques vaines
espérances des salariés.
courant (résultat d’exploitation : -22,9 millions de francs ; résultat financier : -14,8 millions de
francs) et un déficit de 29,8 millions de francs de résultat exceptionnel (provisions et
amortissements).
12.
278 Sur 702 parts présentes ou représentées, 96 parts (13,7%) acceptent la vente de l’immeuble,
330 parts (47 %) la refusent, 13 rédacteurs refusent de prendre part au vote et l’on décompte 42
bulletins blancs, 6 abstentions et 68 bulletins nuis. L’éventail des six positions différentes adoptées par
les rédacteurs à propos d André Laurens et de la vente de l’immeuble de la rue des Italiens reflète 1
étendue du malaise de la rédaction, Le Monde, 22 décembre 1984.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 417
«Les ouvriers et les cadres du Livre pensent que la meilleure façon de surmonter
les difficultés de cette entreprise passe par une politique de relance industrielle,
novatrice, créatrice, pour le quotidien et les publications annexes existantes ou à
créer. Cette stratégie industrielle ne pouvant s’inscrire que dans
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 418
284 André Fontaine prend ses fonctions le 21 janvier 1985, le prix de vente du journal qui était
de 4 francs depuis le 3 janvier 1984 passe à 4,20 francs le 23 janvier 1985, puis à 4 >50 francs le 1 er
avril 1985.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 423
du Monde passe ainsi de 4 francs à 4,50 francs, soit une augmentation de 12,5
%, largement supérieure à la hausse des prix de l’année 1984 qui était de 7,4 %.
Le tarif des abonnements est augmenté dans les mêmes proportions que le prix
de vente du quotidien. Ces mesures permettent un accroissement de 5 % des
recettes de la diffusion, de 422 millions de francs à 444 millions de francs, en
dépit d’une diminution de la diffusion totale payée au cours de l'année 1985 *.
Le prix du journal, qui avait été augmenté à plusieurs reprises depuis le début
de l’année 1981, est ainsi durablement fixé à un niveau élevé285 286.
L'accroissement des recettes de la diffusion ne suffit cependant pas à restaurer
les comptes de l’entreprise. André Fontaine et Bernard Wouts cherchent donc à
réduire les dépenses du journal. Un des premiers soucis de la nouvelle direction
était de mener à bien le plan social dont la négociation avait été entreprise par
André Laurens. Dans le rapport du gérant à l’assemblée générale de la SARL Le
Monde du 29 mai 1986, qui porte sur la gestion de l’année 1985, André Fontaine
résume ainsi la mise en œuvre du plan de redressement :
«Diminution des effectifs d’un minimum de 220 personnes [140 personnes parmi
les techniques et 80 personnes dans les autres catégories] à la suite de départs
volontaires et de licenciements économiques dans le cadre de la procédure FNE.
Ainsi les effectifs sur contrats à durée indéterminée qui étaient de 1201 au 1er janvier
1985 sont au 1er janvier 1986 de 1055 et continuent à évoluer avec la poursuite du
plan de préretraite287.
Révision à la baisse des salaires pour les journalistes, les employés et les cadres
administratifs. »
La diminution cumulative de 15 % des effectifs et de 10 % des salaires (hors
salaires des techniques), aurait dû se traduire par une diminution
285 La diffusion totale payée passe de 357 117 exemplaires en 1984 à 342 945 exemplaires en 1985
(-4 %). Les ventes en France passent de 209 754 exemplaires à 200 802 exemplaires (-4,3 %) et le
nombre des abonnés de 77 150 à 70 088 (-9 %). Seules les ventes à l'étranger se maintiennent à 64 000
exemplaires.
286 En déflaté, le prix du quotidien dépasse 6,10 francs ou 0,93 euro à partir de juin 1981. Il atteint
6,57 francs ou 1 euro le 2 avril 1985. Cependant, ce prix n'évolue plus jusqu’en mai 1990, ce qui, compte
tenu de la hausse des prix, le lait redescendre à 5,65 francs déflatés ou 0,88 euro à la veille de
l’augmentation du lu mai 1990.
287 Dans le bilan social établi chaque année, qui enregistre également les contrats à durée
déterminée et les personnes recrutées en cours d année, la baisse des effectifs est moins sensible. De 1213
salariés au 31 décembre 1984, le total des emplois du Monde descend à 1093 salariés au 31 décembre
1985. Entre le 31 décembre 1982 (1333 salariés) et le 31 décembre 1985 (1093 salariés), la diminution
des emplois a été de 240 personnes, soit 18 % de l’effectif total.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 424
globale de l’ordre de 20% de la masse salariale totale de la SARL Le Monde. Dans
le compte d’exploitation, le total des salaires, des traitements et des charges
sociales était de 347 667 000 francs en 1984. En 1985, ces mêmes postes forment
un total de 329549000 francs. La diminution (-18118000 francs) a donc été de 5,2
% seulement. Cependant, en tenant compte d'une hausse de l’indice des prix de 5,8
% en glissement au cours de l'année 1985, la diminution est plus sensible car elle
atteint 38 282 000 francs1, soit 10,4 %. Ce calcul montre que la diminution de la
masse salariale demeure toujours en deçà des espérances des gestionnaires, parce
que certains départs doivent être compensés par des embauches ou des
titularisations, tandis que la compression des salaires est fréquemment suivie d'une
période de relâchement de la rigueur salariale288 289. Cependant, la diminution est
réelle pour nombre de salariés, qui la constatent sur leur feuille de paye.
Dans son rapport de gestion pour l’année 1985, devant l’assemblée générale
des porteurs de parts de la SARL Le Monde du 29 mai 1986, le gérant mentionne
également « la filialisation de la publicité, effective au 1 er octobre 1985, dans le
cadre d’une filiale, créée en association avec Régie- Presse, dans laquelle Le
Monde conserve une majorité de 51 %. Sur le plan financier, elle s’est traduite par
la valorisation du fonds de commerce relatif à cette activité, à hauteur de 30
millions de francs. Elle s’est traduite par un renforcement de l’équipe de vente ».
La filialisation de la publicité peut être conçue dans deux optiques différentes que
le gérant expose ici. La filiale procure de la trésorerie à la SARL qui vend 49 % de
ses actifs publicitaires à une société de régie. La valeur de la régie publicitaire du
Monde est estimée à 30 millions de francs. Régie-Presse verse donc 15 millions de
francs à la SARL Le Monde pour entrer dans le capital de la filiale ainsi créée.
L’objectif semble alors de limiter les pertes en vendant des actifs, mais, en 1985,
la constitution de la filiale vise également à améliorer la rentabilité publicitaire du
quotidien.
Les rapports entre les annonceurs, les agences et le journal conservent, comme
tout ce qui a trait à la publicité, une part de mystère liée aux diverses commissions
versées par les uns ou par les autres. Le système de rémuné
288 En considérant que la masse salariale, pour suivre la hausse des prix devait augmenter
mécaniquement de 5,8 % en 1985 (20 164 000 francs), le total des salaires et charges sociales, sans le
plan social, aurait atteint 367 831000 francs pour l’année 1985.
289 Le coût salarial moyen par employé (salaires, traitements, piges, charges sociales comprises),
qui était de 286 661 francs en 1984, atteint 301 508 francs en 1985. En tenant compte de la hausse des
prix de l’année (+5,8%), ce coût moyen aurait atteint 302 287 francs. La diminution moyenne par
employé est seulement de 0,25 %.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 425
ration des intermédiaires demeure opaque, tant pour les annonceurs que pour les
supports de publicité, comme le montre l’exemple de l’année 1983.
290 Jean Prouvost avait résumé la situation d’un trait : « La publicité est, avec ses lecteurs, le sang
d’un journal, elle ne peut appartenir à un corps étranger», Presse-Publicité, 28 mars 1937.
291 Lettre de Jacques Fauvet et Jacques Sauvageot à Jean Morin, en date du 26 avril 1978.
292 Note de Jacques Sauvageot à Jacques Fauvet en date du 6 août 1979, relatant son entretien avec
Jean Morin, président de Régie-Presse.
293 Lettre de Jean Morin à Jacques Fauvet et André Laurens, en date du 23 juin 1982.
294 Michel Houssin : «Nous avons déjà refusé, à ce même conseil de surveillance, une filiale
commune avec Publicis» (CDS du 26 avril 1985).
295 Marie-Josée Zinetti, présidente de la Société des employés, exprime ainsi son hostilité au projet :
« Les gens qui travaillent dans le service publicité se sentent vendus en même temps» (CDS du 26 avril
1985). Alain Benoît, préskient de la Société des cadres, conteste le bien-fondé et la rentabilité de
l’opération pour Le Monde : « Je voudrais me faire le porte- parole des cadres qui se sont réunis hier [le
17 septembre 1985] en assemblée générale et qui ont voté contre la filialisation. Dans le préambule qui le
résume, vous fondez cet accord sur la dynamisation du service publicité ; les chiffres plaideraient plutôt
en faveur de la publicité intégrée au journal. Les variations sont moins défavorables en effet pour la
publicité commerciale intégrée que pour les petites annonces de Régie-Presse. De même, on peut
constater, en 1985, que le prix moyen du millimètre est supérieur pour les petites annonces directement
perçues par nous à celui des annonces venant de Régie-Presse» (AG du 18 septembre 1985).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 427
filiale. Régie-Presse désigne l’administrateur-directeur général et apporte un
capital de 15 millions de francs correspondant à la moitié de la valeur de la
société. Les petites annonces de Régie-Presse sont transférées à la nouvelle
société, Le Monde Publicité SA, créée le 15 octobre 1985 L
En dehors des 15 millions de francs versés immédiatement par Régie- Presse, le
résultat financier reste cependant limité pour le quotidien de la rue des Italiens.
Les recettes publicitaires, une fois les frais déduits, qui étaient de 270 millions de
francs en 1984 et de 267 millions de francs en 1985, augmentent de 11 % à 297
millions de francs en 1986. Compte tenu d’une croissance de la diffusion de 6 % et
d’une hausse des prix de 2,7 % au cours de l’année 1986, les résultats du Monde
Publicité SA demeurent faibles. Pendant les années 1987 à 1989, les recettes
publicitaires du journal augmentent certes de 77 %, mais cela correspond plus à la
croissance du lectorat et à l essor éphémère de l’ensemble du secteur publicitaire296
297
qu’aux performances de la filiale du Monde. L’écroulement du marché
publicitaire à partir de 1990 n’est d’ailleurs en rien freiné, pour Le Monde, par
l’existence du Monde Publicité SA.
Le deuxième apport financier qui permet de rétablir les comptes est, en 1985, la
vente de l’ensemble immobilier de la rue des Italiens et de la rue du Helder. Le
compromis de vente est signé le 5 août 1985, entre André Fontaine et Alain Teste,
gérant de la société ARC, filiale du groupe Worms. L’assemblée générale des
porteurs de parts de la SARL Le Monde, réunie le 18 septembre 1985, autorise les
modalités de la vente qui est officialisée le 20 novembre 1985. L’ensemble
immobilier est vendu pour la somme de 147,5 millions de francs 298, dont 27,5
millions sont payables à la libération des lieux, prévue pour le 31 août 1989. Le
contrat prévoit en outre une
296 AG du 18 septembre 1985. Vote acquis par 859 parts sociales sur 1 000, contre 90 (la Société
des cadres et la Société des employés), un associé physique, Jean Schlœsing, détenteur de 51 parts A,
s’abstient.
297 Durant les cinq années 1985-1989, le taux de croissance annuelle des recettes publicitaires des
grands médias français fut de 12 %, 15 %, 16 %, 16 % et 13 %, dans une période de faible inflation.
Rapport de la commission d'enquête de ïAssemblée nationale sur la situation depuis dix ans et les
perspectives de la presse et de l’audiovisuel > Bernard Schreiner rapporteur, Paris, 1992. La flambée du
secteur publicitaire peut également être mesurée par la croissance des emplois salariés dans les agences,
qui passent de 7 950 salariés en 1985 à 10500 en 1990 (+32%).
298 Soit 17 500 francs le m2 en 1985, CDS du 20 novembre 1985. En déflaté, la transaction
correspond à 215 millions de francs ou 33 millions d euros, soit 25 500 francs ou 3 915 euros le m2.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 428
indemnité d’occupation indexée, pour un montant total de 41,4 millions de francs 1.
Le produit de la vente des immeubles et de la filialisation de la publicité permet
de rembourser les emprunts299 300 301 et de restaurer les fonds propres de
l’entreprise. Les fonds propres de la SARL Le Monde qui étaient négatifs pour 90
194 000 francs au 31 décembre 1984 redeviennent positifs pour une somme de 8
439 000 francs inscrite au bilan au 31 décembre 1985 J. En 1984-1986, la crise du
journal et la vente des immeubles se traduisent par une rétraction brutale des
actifs, particulièrement des actifs immobilisés qui tombent à 25 % du total de
l’actif. Toutefois, la vente des principaux actifs du Monde n’est pas suffisante pour
permettre de relancer les investissements de l’entreprise. Il est donc nécessaire de
faire appel à des capitaux extérieurs qui viendront élargir les fonds propres.
299 9,3 millions de francs en 1986,10 millions de francs en 1987, 10,7 millions de francs en 1988, et
11,4 millions de francs en 1989. En cas de retard dans la libération des lieux, une indemnité de 2,15
millions de francs par mois de retard est également prévue dans le contrat. Les immeubles sont libérés le
l£f mai 1990, avec huit mois de retard sur l’échéancier initial ; « Résumé des clauses de la promesse de
vente », AG du 18 septembre 1985.
300 Sur les produits de la vente des immeubles de la rue des Italiens, 21,89 millions de francs sont
consacrés au remboursement des emprunts et à la levée des hypothèques.
301 Les pertes importantes inscrites au bilan au 31 décembre 1984 résultent du changement de
gérant. En effet, les comptes de 1984 sont établis par André Fontaine après la démission d’André
Laurens. Il est de coutume, dans des cas semblables, de provisionner de lourdes pertes, afin de montrer
l’ampleur du redressement entrepris l’année suivante par la nouvelle direction. Les comptes de 1990,
établis par Jacques Lesoume après la démission d’André Fontaine, et ceux de 1993, établis par Jean-
Marie Colombani après le départ de Jacques Lesoume, connaissent également des variations de grande
ampleur. Cette pratique, qui se retrouve dans la plupart des entreprises, correspond également à
l’insuffisance des provisions inscrites au bilan par les gérants précédents.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 429
à constituer et les autres par des fonds communs de placement, des investisseurs
institutionnels, des entreprises ou des particuliers amis du journal 1. Il est précisé
que les capitaux apportés doivent être «identifiés, diversifiés et minoritaires», afin
de préserver l’indépendance du quotidien de la rue des Italiens. Le total de l’apport
extérieur sera inférieur à 25 % du capital social, la Société des rédacteurs
conservant, en tout état de cause, la minorité de blocage 302 303.
L’assemblée générale extraordinaire, réunie le 21 novembre 1985, autorise une
première augmentation du capital de la SARL Le Monde, de 500000 à 570000
francs, par la création de 140 parts nouvelles de 500 francs chacune, dont la
souscription est réservée à la Société des lecteurs du Monde, constituée le 22
octobre 1985. Chaque part donnera lieu au versement d’un capital de 106 060
francs, comprenant 500 francs de nominal et 105 560 francs à titre de prime
d’émission304. Ces parts sociales, dites parts Dl, bénéficieront du droit à un
dividende prioritaire égal à 6 % du montant versé lors de la souscription, capital et
prime d’émission comprise, soit 6 363,60 francs par part, dans l’hypothèse d’une
répartition de bénéfices.
L’idée de créer une Société des lecteurs avait été suggérée à André Fontaine et
à la Banexi, banque conseil du journal, par quelques rédacteurs, dont Jean-Marie
Dupont. La Société des lecteurs du Monde est une société anonyme, constituée
avec un capital de 250000 francs; ce dernier est porté à 1 500000 francs, puis à 16
500000 francs par appel au public, en décembre 1985. Les 30000 actions de 500
francs sont souscrites en dix jours, par 11 600 lecteurs désireux de soutenir le
journal. La réponse des lecteurs, qui semble massive, reste cependant relativement
faible. En effet, en 1985, Le Monde vend 343 000 exemplaires par jour et le CESP
lui attribue 973 000 lecteurs. Les actionnaires de la Société des lecteurs
302 AG du 31 mai 1985. Vote acquis par 949 parts sociales sur 1000, un associé personne physique,
Jean Schlœsing, détenteur de 51 parts A, s’abstient afin de marquer sa désapprobation envers « une
mesure aboutissant à introduire des capitaux extérieurs dont nous ne pouvons rien dire ».
303 L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde du 29 mai 1985 accepte que la part
des rédacteurs dans le capital social de la SARL descende à 30 %, à égalité avec la part détenue par les
porteurs A. Les rédacteurs estiment nécessaire de conserver la minorité de blocage qui, dans une SARL,
est de 25 % des parts sociales. Le concept de minorité de blocage, qui apparaît alors, devient bientôt un
principe intangible pour la Société des rédacteurs.
304 AG du 21 novembre 1985. Le procès-verbal comporte une erreur, annonçant un nominal de 500
francs et une prime de 106 060 francs (au lieu de 105 560). Cette erreur laisse supposer que les gens du
Monde ne sont pas encore familiers des jongleries financières.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 430
du Monde ne représentent donc que 3,38 % des acheteurs et 1,19 % des lecteurs
réguliers du journal. Comme le prix de l’action ne constitue pas un obstacle
majeur pour un lectorat aisé, le nombre des réponses s’apparente à celui que
recueille habituellement un mailing bien organisé. Toutefois, la structure de
société anonyme adoptée par la Société des lecteurs a peut-être rebuté des fidèles
du Monde qui auraient sans doute préféré constituer une association à but non
lucratif.
Cependant, cet enthousiasme relatif permet de procéder bientôt à une
augmentation de capital de la Société des lecteurs par l’émission, du 9 juin au 8
juillet 1987, au prix de 750 francs, soit avec une prime de 250 francs, de 33 000
actions nouvelles. Au total, la Société des lecteurs compte 66000 actions, pour
11000 lecteurs (en moyenne 5 actions par lecteur actionnaire). Elle a drainé un
capital de 33 millions de francs augmenté d’une prime d’émission de 6,5 millions
de francs, soit un total de 39500000 francs, dont 14848400 francs sont placés en
participation au capital de la SARL (140 parts Dl) et 23 millions de francs sont
prêtés à la SARL à un taux d’intérêt variable, en fonction du marché financier.
Alain Mine est élu président du conseil d’administration et siège au conseil de
surveillance de la SARL. La Société est inscrite au marché hors-cote de la Bourse
de Paris, dans un double but : «d’une part, de permettre au marché d’établir la
valeur qu’il attribue aux actions de la Société des lecteurs et qui sont en partie le
reflet de celle du Monde, d’autre part, de permettre à certains de vendre leurs titres
et à d’autres de les acquérir. [...] Il est probable, compte tenu du redressement du
journal, [...] que l’action de la Société des lecteurs vaudra davantage que les 500
francs souscrits à l’origine305 ». Afin de prévenir une éventuelle prise de pouvoir
au sein de la Société des lecteurs, le nombre de voix dont un actionnaire peut
disposer à titre personnel est limité à dix, et les mandats qu’il peut recevoir à
quarante, à l’exception des pouvoirs en blanc qui approuvent les décisions du
conseil d’administration. Cette formule, statutaire, permet au conseil
d’administration de se renouveler lentement par cooptation et au président de
conserver une emprise sur la Société des lecteurs, ce qui garantit au journal la
stabilité de ses actionnaires. Toutefois, au fil des années, le maintien d’Alain Mine
à la présidence de la Société des lecteurs suscite quelque mécontentement dans les
rangs des associés. En janvier 2004, à la suite de la constitution du groupe Le
Monde-La Vie, Alain Mine cède la présidence de la société des lecteurs à Marcel
Desvergne.
306 Les personnes morales souscrivent à 807 parts, pour 8 877 000 francs : Saint-Gobain (la
SOFIAG, 67 parts pour 737000 francs), la BNP (70 parts pour 770000 francs), la Compagnie financière
de Suez (la SUBAREG 70 parts pour 770000 francs), PU AP (UAP- Vie 70 parts pour 770000 francs),
L’Oréal (la SCIP 70 parts pour 770000 francs), ELF (la SES 70 parts pour 770000 francs), la Compagnie
française des pétroles (70 parts pour 770000 francs), Thomson (TTC 70 parts pour 770000 francs), le
Crédit agricole (SEGESPAR 70 parts pour 770000 francs), BSN Gervais-Danone (50 parts pour 550000
francs), la Banque fédérative du Crédit mutuel (50 parts pour 550000 francs), Antarès (30 parts pour
330000 francs), Victoire (La Caisse familiale 10 parts pour 110 000 francs), Le Seuil (20 parts pour
220000 francs), Fayard (10 parts pour 110000 francs) et Belfond (10 parts pour 110000 francs). Les
personnes physiques souscrivent à 193 parts pour 2 123 000 francs : Alain de Gunzburg (70 parts pour
770000 francs), Christian Hemain (60 parts pour 660 000 francs), Serge Kampf (50 parts pour 550 000
francs), Pierre Guichard (10 parts pour 110000 francs), Roger Fauroux (3 parts pour 33 000 francs). Soit
un total de 1000 parts pour 11 millions de francs de capital.
307 Étienne Pflimlin est le fils de Pierre Pflimlin, ancien président du Conseil, ancien ministre MRP,
ancien député-maire de Strasbourg et ancien président du Parlement européen.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 432
alors que 86 parts, contre 110 précédemment (de 11 % à 6,9 % du total). La
Société des cadres (63 parts au lieu de 50) et la Société des employés (de 40 à 51
parts) maintiennent leur pourcentage (de 5 % à 5,08 % et de 4 % à 4,11 %). Les 24
parts C ainsi cédées sont transformées en parts B2, prioritaires dans la répartition
en cas de liquidation.
Bien qu elle soit limitée à un maximum de 25 % des parts sociales, l’entrée de
sociétés financières dans le capital de la SARL Le Monde donne lieu à un débat
sur les risques encourus quant à l’indépendance du journal. Pour l'essentiel, le
personnel et les anciens associés redoutent une mainmise politique sur le
quotidien. Afin de préserver l’indépendance de celui-ci, la Société des rédacteurs
du Monde obtient de l’assemblée générale extraordinaire du 27 février 1986 qu’un
préambule soit inséré dans les statuts de la SARL :
308 L’augmentation du capital social de la SARL, compte tenu de la prime d’émission liée aux parts
DI (140 parts de 500 francs chacune pour un montant de 70000 francs, majoré d’une prime d’émission de
14778400 francs, soit 14 848400 francs) et D2 (100 parts de 500 francs chacune pour un montant de
50000 francs, majoré d’une prime d’émission de 10556000 francs, soit 10606000 francs), valorise la part
sociale à 106060 francs, soit, par hypothèse, une valeur totale de la SARL (1240 parts) de 131514 400
francs, ce qui n’est pas excessif, mais majore la valeur des autres parts sociales. En déflaté, la valeur de la
SARL atteint 181 millions de francs ou 27,6 millions d’euros.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 433
les quatre cinquièmes de ces 20 % étant affectés aux parts B2 (Sociétés de
personnel), le solde revenant aux associés propriétaires des parts A, Bl, C et D2,
proportionnellement au nombre de parts sociales possédées par chacun d’eux.
Quarante ans après sa fondation, il est hautement symbolique que les lecteurs du
Monde deviennent prioritaires sur le personnel, alors que, dans les années
soixante-dix, les salariés du journal avaient acquis la priorité sur les fondateurs.
L’ouverture du capital aux lecteurs et à des investisseurs ne signifie cependant
pas que la SARL Le Monde soit transformée en une banale entreprise capitaliste à
la recherche du profit maximal. En effet, la Société des rédacteurs du Monde
limite les prises de participations extérieures dans la SARL. André Fontaine et
Bernard Wouts envisageaient la création de 20 parts D3 réservées au quotidien
Ouest-France, ce qui aurait conféré au quotidien breton 1,6% du capital social de
la SARL Le Monde. Manuel Lucbert et le conseil d’administration de la Société
des rédacteurs du Monde avaient donné un accord de principe, mais l’assemblée
générale de la Société des rédacteurs, réunie le 19 février 1986, jugea
«prématurée» cette entrée d’un confrère dans le capital du journal, en dépit d’une
sensibilité politique assez proche (la démocratie chrétienne et le catholicisme
social) et alors que la concurrence entre les deux quotidiens reste très faible, la
plupart des lecteurs du Monde en Bretagne étant également lecteurs de Ouest-
France. La souscription de parts D3 fut ainsi renvoyée aux calendes grecques.
Les besoins en capitaux paraissent moins urgents au début de l’année 1986,
parce que le journal semble renouer avec la prospérité. À partir de septembre
1985, les ventes se redressent vivement avec l’affaire du Rainbow Warrior1. Les
recettes des ventes, en octobre 1985, augmentent de 17,1 %, par rapport à octobre
1984309 310. La diffusion payée passe de 342 945 exemplaires en 1985 à 363 663
311
exemplaires en 1986 . Comme la publicité
309 Le 10 juillet 1985, le navire du mouvement Greenpeace est coulé dans le port d’Auckland
(Nouvelle-Zélande) alors qu’il se préparait à partir en campagne contre les essais nucléaires français dans
le Pacifique, La presse française mène une enquête serrée qui aboutit à dévoiler, dans un article du
Monde signé Bertrand Le Gendre et Edwy Plenel, le 17 septembre 1985, qu une troisième équipe de la
DGSE (les services secrets français) était responsable, «sur ordre», du sabotage. Le Monde, 18 septembre
1985.
310 CDS du 20 novembre 1985. Le prix de vente du journal a été augmenté entre-temps de 12,5 %,
ce qui réduit la performance des ventes.
3 L’année 1986 est également une année électorale. Le changement de majorité et la cohabitation,
phénomène politique inédit sous la V' République, suscitent un intérêt certain pour la presse.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 434
est en plein essor, l’argent rentre dans les caisses, on peut de nouveau embaucher
et lancer des projets. De l’automne 1985 au printemps 1989, Le Monde panse ses
plaies et se prend de nouveau à rêver à une grande entreprise réalisant un grand
journal.
312 Direction de la rédaction, Daniel Vernet ; direction des imprimeries, Jacques Guenet ; direction
de la diffusion, Jacques Pestel, avec quatre services, ventes France, ventes export, abonnements et
distribution ; direction de la publicité, Françoise Huguet ; direction du marketing, Jean-Louis Marx ;
direction juridique et du personnel, avec quatre services, gestion du personnel, Maria-Flora I lakoun,
services sociaux, service juridique, Brigitte Charoy, services généraux, Georges Abad; publications
annexes, François Luquet; direction de la diversification et du développement, Dominique Delprat, en
relation avec Manuel Lucbert, qui exerce un contrôle au titre de la rédaction ; direction administrative et
financière, Éric Pialloux et Nelly Pierret (adjointe) avec trois services, comptabilité et trésorerie, contrôle
de gestion, informatique. Cette direction est réorganisée au gré des recrutements. Nelly Pierret devient
secrétaire générale, une direction des systèmes d’information et d’organisation est créée sous la direction
de Dominique Moreau. Il faut ajouter à cet organigramme le service de la documentation et la direction
de la communication, dirigée par Jean-Marie Dupont.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 435
rythme quotidien ; si vous n’êtes pas dedans, vous n’avez pas de crédibilité, si
vous y êtes, vous êtes étouffé par la marche du quotidien313 ».
Dans les rapports d'audit, le cabinet Mazars envisageait les différents moyens
de briser ces résistances. À l’occasion du plan social, il fallait réduire les
sureffectifs des services et favoriser la polyvalence des employés. Des branches
entières d'activités comme la publicité ou les abonnements devaient être filialisées,
tandis que d’autres secteurs comme la documentation, l'archivage ou les coursiers
devaient être confiés à des sous-traitants. Enfin, les audits insistaient sur la
nécessité de favoriser les synergies entre la publicité, la diffusion et la rédaction.
C’était là un conseil risqué, qui heurtait la sensibilité des rédacteurs et l’histoire du
journal.
Bernard Wouts ne peut en effet se contenter, comme le faisait André Catrice,
de fournir à la rédaction les moyens de développer le journal. Il faut que
l’entreprise, et non plus seulement le journal, croisse grâce à ses initiatives et à ses
compétences. Il faut diversifier, créer un groupe, bâtir un projet commercial et
industriel. Pour ce faire, l’administrateur peut compter sur l’adhésion des syndicats
et d’une grande partie du personnel, qui acceptent aisément la croissance des
emplois. Mais c’est également considérer que Le Monde est d’abord un produit,
comme tout autre produit de consommation courante, qui peut être imprimé,
distribué et vendu grâce aux techniques commerciales et industrielles les plus
banales ou les plus sophistiquées.
L’administrateur recrute des cadres supérieurs chargés d’organiser la
production afin qu’elle soit moins coûteuse et susceptible de croître rapidement
quand la nouvelle stratégie aura porté ses fruits. Il engage d’autres responsables
qui doivent organiser au mieux la commercialisation, le marketing et la publicité.
Des études de marché analysent le comportement des lecteurs et une campagne de
publicité vante les qualités du Monde nouveau. Enfin, il faut convaincre la
rédaction du bien-fondé de l’analyse «marketing» qui influe sur la manière de
traiter l’actualité. Cependant, la stratégie du développement trouve difficilement à
s’appliquer directement dans le quotidien, parce que les réactions des lecteurs
demeurent lentes à se manifester et parce que la nouvelle imprimerie qui doit
favoriser la relance des ventes et de la publicité demande de longs délais avant
d’être opérationnelle. L’administrateur général souhaite alors constituer autour du
quotidien un groupe multiforme qui facilitera la diversification et des prises de
participation dans des sociétés complémentaires.
313 Entretien avec Bernard Wouts le 29 décembre 1992. Voir également Bernard WOUTS, La
Presse entre les lignes, Flammarion, 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 436
Sortir de la crise par la diversification et la constitution d’un groupe de presse
Bernard Wouts affirme que «Le Monde est le seul quotidien qui puisse devenir
un groupe de presse. » L'entrée de capitaux dans la SARL Le Monde n’était pas
seulement destinée à combler les déficits et à favoriser le redressement du
quotidien de la rue des Italiens, mais elle avait également pour objectif la
constitution d’un «groupe de presse», diversifié et multimédia. Celui-ci devait être
constitué du quotidien, de ses publications annexes, d’un pôle industriel
d’impression, et de participations diverses, dans la presse écrite, dans la presse
électronique, dans l’édition et dans l'audiovisuel, avec la fabrication de
programmes et la participation à une chaîne de télévision et à une station de radio.
L’aventure de la diversification lancée par Bernard Wouts ressemble peu à
celle qui avait commencé dans les années cinquante lorsque Le Monde avait créé
ses premières publications annexes. Dans les années 1985- 1989, les données
économiques des médias, de l’information et de la culture se transforment
rapidement à cause de l’accroissement massif des recettes publicitaires et de la
concurrence exacerbée résultant d’une déréglementation rapide du secteur
audiovisuel1. Les concentrations et les restructurations concernent également
l’édition314 315 et la presse avec le développement du groupe Hersant316 ou du
groupe Prisma Presse317.
Les projets pharaoniques et les investissements somptuaires se multiplient, au
risque d’obérer l’avenir en cas de retournement conjoncturel, ce qui ne manqua
pas d’arriver. L’époque était aux optimistes et aux visionnaires, et dans ce
contexte, le pessimisme beuve-mérien n’avait plus sa place. Bernard Wouts
entraîna Le Monde dans cette aventure, avec l’assentiment du gérant, du conseil de
surveillance, de la Société des rédacteurs, des associés A, de la Société des
lecteurs, des syndicats et des salariés. L’argent rentrait, on embauchait, on
préparait l’avenir en multipliant les projets, qui, tous, nécessitaient la création de
nouvelles sociétés.
314 La loi du 29 juillet 1982 met fin au monopole de la radio et de la télévision en France. Les
radios privées sont autorisées dès cette date, puis des chaînes de télévision privées émettent, en 1984
(Canal+) et en 1986 (La Cinq et TV6).
315 Le Groupe de la Cité, qui regroupe les filiales d'édition de la CEP Communication et de la
Générale occidentale, est créé en février 1988.
316 En dépit de la loi du 12 septembre 1984 qui visait à limiter la concentration dans la presse,
Robert Hersant achète Le Progrès, en janvier 1986, et la chaîne de télévision La Cinq lui est attribuée en
février 1987.
317 Quinze ans après sa fondation, en 1979, le groupe d Axel Ganz édite onze magazines et réalise
un chiffre d’affaires de 2,7 milliards de francs.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 437
Afin de préparer son entrée dans le monde audiovisuel, l’assemblée générale
de la SARL du 27 février 1986 autorise «la création d’une société d’études,
provisoirement dénommée Phirimédia [finalement appelée Pluricommunication],
associant Le Monde à Ouest-France, Sud-Ouest, La Nouvelle République et à La
Montagne destinée notamment à permettre une action concertée dans le domaine
de l’audiovisuel». Quelques jours plus tard, en mars 1986, le gouvernement issu de
la nouvelle majorité décide de réattribuer deux chaînes de télévision, La Cinq et
TV6, et de privatiser TF1. La société Pluricommunication, dont Le Monde a
souscrit 29,80% du capital pour 149000 francs, figure dans le tour de table de
Matra-Hachette en vue de la reprise de TF1, qui est attribuée au groupe Bouygues,
en avril 1987. La société Pluricommunication est ainsi rendue caduque sans avoir
pu faire ses preuves. L’entrée du Monde dans l’univers de la télévision est reportée
à des jours meilleurs.
Finalement, l’entreprise de diversification et de constitution d’un groupe de
communication tourne court, en dépit de tentatives répétées de créer des filiales et
des holdings. Bernard Wouts et Dominique Delprat, le directeur du
développement, avaient imaginé de créer une cascade de sociétés, détenues à
chaque étape à 51 %, afin d’amener des actionnaires extérieurs et de participer à
de nouvelles affaires à mesure quelles se présenteraient. Mais, l’assemblée
générale extraordinaire du 12 mars 1987, qui autorise la constitution d’une filiale
d’imprimerie, repousse le projet de création d’un holding financier, qui avait été
provisoirement dénommé Le Monde Développement318. La cascade de holdings,
sur le modèle initié par Bernard Arnault pour contrôler LVMH, supposait en effet
une perte de contrôle progressif de la Société des rédacteurs sur le contenu des
publications, sur le contrôle des associés, des participations et des activités des
filiales. La Société des rédacteurs du Monde aurait conservé le statut d’actionnaire
principal dans le seul holding de tête, la SARL Le Monde, mais sa participation
aurait été diluée à mesure que l’on descendait la cascade des filiales et sous-
filiales. Les rédacteurs perçurent les dangers d’un tel montage et refusèrent, lors de
l’assemblée générale de la rédaction, le 10 mars 1987, l’assentiment de la Société
des rédacteurs du Monde au projet de création du Monde Développement.
Cependant, les associés acceptent, au coup par coup lorsque l’affaire leur est
présentée, la participation de la SARL Le Monde à des opérations
318 Le Monde Développement aurait été constitué sous la forme d’une société anonyme au capital
de 250000 francs, dont la SARL Le Monde aurait possédé 51 % des actions, au minimum ; AG du 12
mars 1987.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 438
ponctuelles ayant un but précis, qui paraît en accord avec l’objet de la société.
Ainsi, le 17 décembre 1987, l’assemblée générale autorise la création d'une filiale,
LMK Images ’, destinée à produire des programmes audiovisuels. Le 28 juillet
1988, l'assemblée générale autorise la prise de participation de la SARL Le Monde
dans le capital de La Vie du Rail319 320 321. L’intérêt de l’opération paraît mince à
plusieurs associés, même si Bernard Wouts, qui a négocié seul cette transaction,
fait miroiter l’éventuelle impression de La Vie du Rail par la future imprimerie en
cours d'installation à Ivry. L'un des associés, Michel Houssin, conteste vivement,
mais en vain, cette possibilité. En dépit du retournement de la conjoncture
économique, l'assemblée générale de la SARL Le Monde autorise encore une prise
de participation dans Liber \ supplément culturel européen à la vie éphémère.
Enfin, le 30 mai 1990, l’assemblée générale de la SARL Le Monde autorise la
création d’une filiale dénommée Le Monde Éditions322, dont la direction est
confiée à Jacques Grall. Le désir de créer une maison d’édition datait des
premières années du Monde. Reprenant la tradition du Temps, deux recueils
d’articles furent publiés par le journal, en 1947 et 1948323. Hubert Beuve-Méry
s’accorda ensuite avec Le Seuil afin que cette maison publie des recueils sous le
label des Éditions Le Monde324. De temps à autre, l’imprimerie de labeur du
Monde publie également des tirés à part d’articles parus dans le journal 325. À
différentes reprises, Jacques Sauvageot, Gilbert
319 LMK Images est constituée en janvier 1988, sous la forme d’une société anonyme au capital de
300 000 francs, détenu à 51 % par la SARL Le Monde et à 49 % par la société de Marin Karmitz, MK2
Productions (AG du 17 décembre 1987).
320 Pour un montant de 1 500 000 francs, correspondant à 15 % du capital de l’hebdomadaire. AG
du 28 juillet 1988. La participation du Monde est réduite à 5 % du capital, en 1990 (AG du 3 décembre
1990).
321 AG du 19 décembre 1989, Le Monde détient 25 % du capital social de la société éditrice de
Liber qui se monte à 50 000 francs.
322 Société anonyme au capital de 250000 francs» détenu à 51 % par la SARL Le Monde et à 49%
par les Éditions La Découverte. AG du 30 mai 1990. Voir également, Éric DüSSERT et Frédéric
RANSON, Le Monde à l'heure du livre, mémoire pour le DESS d’édition, université Paris XIII, 1990. La
SARL Le Monde prend ensuite une participation de 5 % dans le capital des Éditions La Découverte (AG
du 3 décembre 1990).
323 Jacques FAUVET, Les Partis dans la France actuelle, 1947. Rémy ROURE, La IV République,
naissance ou avortement d'un régime, 1948.
324 Hubert BEUVE-MÉRY, Réflexions politiques, 1932’1932, 1951. Jacques FAUVET, Les Forces
politiques en France, 1951.
325 Par exemple : Alain PEYREFITTE, Pour sortir de l’impasse algérienne, 1961.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 439
Mathieu1, Pierre Drouin, Bertrand Poirot-Delpech, Daniel Junqua 326 327 ou
d’autres328, relancèrent des projets de coéditions.
Au total, la diversification du Monde reste limitée. Les deux filiales qui
subsistent et conservent une réelle activité, Le Monde Imprimerie et Le Monde
Publicité, sont des sociétés étroitement liées au quotidien, dont les activités
auraient pu, tout aussi bien, se développer à l’intérieur de la SARL, si celle-ci avait
eu les capacités financières suffisantes pour le faire. Jusqu’en 1998. l’expression
«groupe Le Monde» demeure donc largement illusoire, dans la mesure où les
filiales principales réalisent la quasi-totalité de leur chiffre d’affaires grâce aux
publications du Monde.
326 La série Les Enquêtes économiques du Monde, publiée par Economica en 1979 et 1980, compte
trois titres sur l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie.
327 La coédition La Découverte-Le Monde a publié trente-quatre ouvrages, dont neuf albums de
Plantu entre 1983 et 1990.
328 Des ouvrages en coédition ont été publiés avec treize éditeurs en France : Actes Sud, Le Castor
astral, La Découverte, Economica, Édisud, Gallimard, Hachette, Larousse, Lobies, Nathan, Sélection du
Reader’s Digest, Le Seuil et Sirey. D’autres ouvrages ont été publiés par des éditeurs étrangers.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 440
les conflits entre les catégories pouvaient faire penser qu’il n’existait pas de
culture d’entreprise1 au journal Le Monde. Des sociologues, après s’être penchés
sur le problème, ont conclu leurs études avec une grande perplexité329 330. Cette
entreprise de presse était-elle formée d’une, de deux, de trois, ou de quatre
entreprises ? Il semble que les cadres et les employés, écrasés par les deux forces
sociales du Monde, les ouvriers et les rédacteurs, ne puissent prétendre, sauf
temporairement, à constituer une dynamique d'entreprise, ni à influer durablement
sur les autres catégories afin de créer une culture spécifique. Il n’y a guère qu’à
l’époque de Bernard Wouts que fut esquissée une culture d’entreprise fondée sur
le management, mais la greffe, qui heurtait des cultures trop fortes, ne prit pas331.
Quant au Livre et à la rédaction, ils n’existent pas l’un sans l’autre. Les conflits
sont âpres et fréquents, les jalousies également, ainsi que la méconnaissance
réciproque. Mais dans toutes les entreprises qui regroupent plusieurs métiers la
culture d'entreprise est conflictuelle.
Le Monde est une entreprise de communication, où tout est objet de parole, de
mise en scène et de débats, où les instances de délibération sont vivantes et
nombreuses, et dans laquelle la majeure partie du personnel est actionnaire de la
société. En dehors de cette constatation, la culture dominante demeure celle de la
presse, de l’urgence et du stress, accompagnée d’une convivialité sans égal, de
l’amour du travail bien fait, que ce soit celui des rédacteurs qui privilégient la
vérification et la référence, ou celui des ouvriers qui cherchent toujours à faire
tomber le journal à l’heure. En un sens, l’esprit du «bâton de chaise» cher à Hubert
Beuve-Méry demeure vivant dans l’ensemble du personnel. Au sein du Monde, les
discussions
329 Terme ambigu, un temps à la mode, qui reste cependant d’un usage pratique dans la mesure où
il tente de prendre en compte tout ce qui n’est pas immédiatement productif, mesurable ou tangible, mais
contribue à la performance d’ensemble de l’entreprise. Sur ce sujet, Alain BELTRAN et Michèle
RUFFAT, Culture d’entreprise et histoire. Les Éditions d’organisation, 1991. Alain ETCHEGOYEN,
Les entreprises ont-elles une âme?, Éditions François Bourin, 1990. Philippe BERNARD et Jean-Pierre
DAVIET (éd.), Culture d’entreprise et innovation, Presses du CNRS, 1992.
330 Jean-Gustave PADIOLEAU, Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et mousquetaires,
PUF, 1985. Anne Catherine GARY, Le Monde, la culture à l’épreuve des mutations. Analyse, au sein
d’une entreprise de presse en phase de modernisation, du choc culturel apporté par le mode
d’implantation des diverses mutations, mémoire de maîtrise, CELSA, 1989. Anne Catherine GARY, La
Critique dans l’entreprise. Une sociologie des modes de coordination et des configurations critiques
dans une entreprise de presse parisienne, mémoire de DEA, EHESS, 1991.
331 Nelly Pierret, administratrice déléguée après le départ de Bernard Wouts, disait, par dépit ou
avec sagacité, que la culture était ce qui empêchait 1 entreprise d évoluer.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 441
sont permanentes et tous les salariés du journal émettent des opinions souvent
tranchées sur le devenir du quotidien, de ses publications ou de l’entreprise. On
peut d’ailleurs en juger aux difficultés qu’éprouvent les anciens du Monde, qu'ils
soient ouvriers, rédacteurs, cadres ou employés, à quitter la maison, une «bonne
maison », lorsqu’ils prennent leur retraite, qu’ils partent faire carrière ailleurs,
voire quand ils sont licenciés. Qu’ils soient anciens ou encore salariés du journal,
dès qu’ils se rencontrent, les acteurs du Monde parlent du Monde. Ainsi, nombre
de potins rapportés à l’extérieur et nombre de livres ou d’articles qui parlent du
journal ont pour source principale des propos tenus par des salariés du Monde et
pour motif profond cette difficulté à se séparer du journal. Entre les catégories, les
métiers sont différents et seraient pratiqués de manière sensiblement identique
dans une autre entreprise, mais Le Monde reste une entreprise fortement typée, et
le fait d’y travailler une source de fierté.
Il reste cependant que les changements techniques de l’imprimerie de presse
aboutissent, dans les années quatre-vingt, à une mutation générale des métiers du
livre qui entraîne une remise en cause du statut des ouvriers et des cadres
techniques. Trois ans après la modernisation de la composition, les rotativistes
sont menacés à leur tour par l’adoption de l’offset dans la nouvelle imprimerie du
Monde, tandis que se profile une nouvelle diminution des effectifs de la
composition. Plus que la scission de l’entreprise, c’est la disparition de leurs
métiers, programmée dès la conception de l’imprimerie d’Ivry, que redoutent les
ouvriers du Livre.
332 Dès la première séance du conseil de surveillance à laquelle il participe, Bernard Wouts
annonce son intention d’investir «à une échéance de trois ans, dans une imprimerie moderne et partagée»
(CDS du 28 février 1985). Dès que la vente de l’immeuble de la rue des Italiens est acquise, Bernard
Wouts relance le projet (CDS du 12 septembre 1985).
333 «L’ensemble matériel lourd et nouvelle usine représente un investissement de l’ordre de 240 à
250 millions de francs. Il est évident que ce projet n’a pas de sens si on entend l’amortir avec Le Monde
seul. » CDS du 17 avril 1986.
334 Les rotatives installées rue des Italiens entre 1959 et 1966, et celles qui équipaient
l'usine de Saint-Denis depuis 1972, étaient des rotatives typographiques. L'offset permet
une plus grande rapidité d’impression et autorise l’impression en quadrichromie.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 443
et des suppléments magazines de format différent, sur papier couché, tirés et
distribués à part [comme les suppléments de fin de semaine du type Figaro-
Magazine]. Nous allons vers les produits allemands, américains et suisses, c’est-à-
dire un journal permettant de grossir en pagination, d’avoir des suppléments dans
le format ou le demi-format du journal, en couleurs et fabriqué industriellement,
en temps réel et non en fabrication séparée. Il faut revenir à la notion de journal
prioritaire en bénéficiant d’un produit industriel qui casse les prix du marché
publicitaire et qui ne soit pas inflationniste sur le plan des prix, c’est-à-dire qui
permette d’atteindre un public en lui offrant quotidiennement un produit
relativement bon marché par rapport à l'univers des médias. »
La démarche de Bernard Wouts demeure industrielle et commerciale, et tient
peu compte des particularités rédactionnelles et culturelles du Monde. Au
contraire, il affirme que le journal est avant tout un «produit». Il affiche une
urgence à commander les machines, sous prétexte de délais de livraison337, alors
que le motif essentiel est de presser les instances délibératives de la SARL, afin
que la décision soit rapidement irrévocable. Remarquons que Jacques Sauvageot
avait employé les mêmes arguments, au conseil de surveillance du 27 juin 1968,
lors de la commande de la rotative de Saint-Denis, avec un résultat identique.
Dans un deuxième temps, Bernard Wouts présente au conseil de surveillance
du 2 mai 1986 le plan de financement de l’imprimerie et des locaux :
337 «La question qui nous préoccupe le plus est celle du rapport qualité-prix et celle du délai.
Les trois grands fabricants suisses et allemands demandent actuellement 28 ou 30 mois auxquels
s’ajoutent 4 mois d’installation et de mise en route. Toute semaine qui passe provoque un
allongement considérable de ces délais. [...] Nous sommes devant un choix crucial en ce qui
concerne les délais» (CDS du 17 avril 1986).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 444
croissance des ventes de 28% en huit ans1, ainsi qu’un doublement des recettes
publicitaires sur la même période, pouvait sembler optimiste. La performance
devait être réalisée grâce à l’impression en couleurs, qui était supposée
concurrencer la télévision et séduire les publicitaires et les consommateurs 338 339.
Le projet industriel entre dans la phase de réalisation, en octobre 1986. Le
Monde achète pour 10,8 millions de francs l’ancienne usine SKF d’Ivry-sur-Seine
qui comprend un bâtiment administratif à restaurer de 4 niveaux de 975 m2 chacun
sur un terrain de 23353 m2. Sur ce site réhabilité sera construite une usine
entièrement nouvelle. L’assemblée générale extraordinaire du 12 mars 1987
autorise la création d’une société filiale d’imprimerie, Le Monde Imprimerie SA,
au capital de 50 millions de francs, détenu à 66 % par la SARL Le Monde et à 34
% par Hachette340. L’assemblée autorise en outre le gérant «à effectuer des
emprunts d’un montant total de 177 millions de francs341», en vue de commander
les rotatives.
Les rédacteurs et les ouvriers du Livre s’accordent, pour la première fois
depuis bien longtemps, pour approuver le projet; les uns espèrent
338 Bernard Wouts : «Cela représente en 1995 une diffusion supérieure de 28 % à celle de 1986 [ce
qui supposait d’atteindre 465 000 exemplaires par jour grâce à un gain de 102 000 exemplaires en huit
ans], [...] Nous sommes frappés par la bonne santé de la presse écrite à l’étranger. Nous pensons qu’elle
connaîtra une ouverture favorable : nous connaissons un regain d’activité, le niveau culturel général est
plus élevé, le taux des gens qui arrivent au bac est de plus en plus important. » Question de Jacques Grall,
rédacteur délégué au comité d’entreprise : « Même avec la concurrence de l’audiovisuel ? » Réponse de
Bernard Wouts : « La presse quotidienne va prendre des participations dans les télévisions privées» (CDS
du 2 mai 1986).
339 «Nous constatons que nos jeunes lecteurs ont appris à lire et à étudier dans des manuels en
couleurs. Plus qu’illustrations, la couleur doit servir à aider la lecture. Elle offre un champ visuel plus
large pour les parties magazine. Mais, à plus court terme, le marché publicitaire va bouger à cause de la
libéralisation de la télévision. Rapidité d’exécution et rapport qualité-prix vont donner de nouvelles
armes à la presse quotidienne», Bernard WOUTS, Techniques de presse (mensuel de l’IFRA), décembre
1986.
340 La SA Le Monde Imprimerie est constituée le 2 avril 1987. Le Monde apporte 33 millions de
francs et Hachette 17 millions de francs, auxquels s’ajoute un apport en compte courant de 70 millions de
francs par chacun des deux partenaires.
341 À la fin de 1986, Bernard Wouts envisage un investissement total de 326 millions de francs,
dont 15 millions de francs à la charge île la SARL, pour le terrain et les bâtiments administratifs, et de
311 millions de francs à la charge du Monde Imprimerie. Le financement est assuré par un crédit
fournisseur (WIFAG) de 66 millions de francs, un prêt du Crédit national de 55 millions de francs, un
crédit bancaire à moyen terme de 55 millions de francs, la part de Hachette, 87 millions de francs, et un
financement direct du Monde pour 53 millions de francs (33 millions de francs d’apport de capital à la
filiale et
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 445
ancrer l’indépendance rédactionnelle du Monde grâce au développement de sa
filiale et de ses publications, les autres supposent qu’une imprimerie nouvelle
créera des emplois. Manuel Lucbert, président de la Société des rédacteurs du
Monde, exprime ainsi, à l’assemblée générale du 12 mars 1987, le climat qui
prévaut dans les rapports entre la rédaction et les techniques : «Le Syndicat du
livre a demandé à nous rencontrer. Nous avons eu un échange de vues tout à fait
cordial et, au-delà des déclarations de principe, nous avons bien senti que
l’évolution en cours recevait leur assentiment. Leur seule crainte était de savoir
quelle serait notre position à nous1. Avant-hier, l’assemblée générale de la Société
des rédacteurs a massivement ratifié la création d’une filiale avec Hachette.
Environ 95 % des votants se sont exprimés favorablement. Dès le lendemain, nous
avons eu un deuxième contact avec le Syndicat du livre qui s’est déroulé dans un
climat encore plus détendu que le premier. »
Cependant, la question que Bernard Wouts cherche à résoudre depuis un an,
celle des clients et des partenaires éventuels de l’imprimerie, reste sans réponse.
Hachette abandonne rapidement son projet «Oméga» de quotidien populaire, tout
en conservant sa participation dans la filiale du Monde, parce que Jean-Luc
Lagardère, de longue date lecteur attentif du journal, souhaite rester partenaire du
développement et surtout parce que personne n’est susceptible de racheter les parts
de l’imprimerie d’Ivry. Bernard Wouts espère un temps que Libération sera
imprimé à Ivry342 343 344, mais la question du format du journal gouverne, encore
une fois, les destinées de l’entreprise.
En 1986, comme en 1959 lors du précédent renouvellement des rotatives, la
direction du Monde réfléchit à la possibilité de changer le format du journal. À
deux reprises, la volonté de conserver l’originalité du Monde,
20 millions de francs en compte courant). Note d’Éric Pialloux à Bernard Wouts, sans date [fin 1986].
Bernard Wouts, à l’assemblée générale du 12 mars 1987, reprend des chiffres équivalents : «
autofinancement sur plusieurs années, 120 millions de francs, prêt fournisseur WIFAG, 66 millions de
francs, prêt Crédit national (9,45 % 1990-1999) 56 millions de francs, prêts moyen terme bancaires
(BNP, Banque Vernes, Banque Dreyfus, CIC, Union Bank of Finland, taux de base bancaire augmenté de
1,15 %) 55 millions de francs. » AG du 12 mars 1987. En septembre 1987, la Société des lecteurs du
Monde consent une avance de trésorerie de 23 millions de francs, rémunérée sur le taux de base bancaire
augmenté de 0,25 %. Note d’Éric Pialloux à Bernard Wouts, sans date [octobre 1987].
343 Le Syndicat du livre redoutait en effet que les rédacteurs rééditent le refus des années soixante-
dix concernant l’impression de journaux extérieurs.
344 Serge July, qui ne souhaitait pas abandonner le format tabloïd pour adopter le berlinois, laissa
planer le doute sur ses intentions, afin de bénéficier d’une arme dans ses négociations avec son propre
imprimeur, Riccobono.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 446
le seul quotidien de la presse française d’une taille intermédiaire entre le tabloïd et
le grand format, conduisit à l’achat de rotatives d’un format sans équivalent dans
la presse parisienne. En 1986, le choix du format « berlinois », répond à la volonté
de préserver l'image du Monde en conservant, à quelques centimètres près,
l’ancien format du quotidien L Cette option, comme en 1959, pèse sur le compte
d’exploitation du journal, parce que l'imprimerie ne peut pas accueillir, dans la
plage de nuit des rotatives, des confrères qui ont un format différent, et parce que
Le Monde doit renoncer à l’impression décentralisée en province, son format
n’étant pas homothétique avec celui des réseaux de transmission par fac-similé.
À la suite de longues négociations, Bernard Wouts estime avoir trouvé un
partenaire industriel avec Le Parisien345 346, quotidien en renouveau qui souhaite
bénéficier d’une impression moderne en couleurs et qui replie sa diffusion sur la
région parisienne, ce qui l’autorise à ne pas adopter un format compatible avec le
fac-similé.
L’assemblée générale extraordinaire du 19 décembre 1988 approuve un projet
d’échange de participations, à hauteur de 10 %, entre la filiale Le Monde
Imprimerie SA et une filiale d’imprimerie à créer des Editions Philippe Amaury
SA. Les satisfecit adressés à la direction par les associés, unanimes347 et émus348,
témoignent de l’enthousiasme qui les saisit devant la concrétisation de cette
alliance industrielle.
Sans chercher à stigmatiser des prévisions illusoires, il demeure que les choix
industriels restent complexes à opérer et qu’il faut les assumer financièrement et
socialement pendant de nombreuses années. On peut ajouter que les responsables
du Monde sont susceptibles de répéter les
345 Les rotatives d’Ivry qui acceptent des bobines de 128 centimètres de largeur, soit quatre pages
du journal, conservent une dimension très proche des bobines précédentes de 134 centimètres. La
diminution de format est à peine sensible. Le format du Monde était de 50x33,5 centimètres, il est de
47x32 centimètres avec le berlinois.
346 Le Parisien appartient au groupe Amaury qui publie également L’Équipe. À la suite de la grève
de 1975-1976, La diffusion du Parisien libéré est tombée de 680000 exemplaires à 320000 exemplaires
par jour. À partir de 1985, cette diffusion croît régulièrement pour atteindre 400000 exemplaires en 1989.
Le Parisien, qui a quitté le Syndicat de la presse parisienne, ne respecte pas les conventions passées entre
celui-ci et le Syndicat du livre. Cependant, l’impression sur les rotatives du Monde suppose un accord
entre la direction du Monde et le Syndicat du livre qui prendra en compte le nouveau partenaire.
347 La Société des rédacteurs du Monde approuve l’accord à l’unanimité moins une abstention et un
vote contre. La Société des cadres et la Société des employés s’associent aux félicitations décernées à
Bernard Wouts (AG du 19 décembre 1988.)
348 Au conseil de surveillance du 16 novembre 1988, il est question d «un merveilleux accord ».
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 447
mêmes bévues, à dix-huit années d’écart. Il faut enfin noter qu’une partie des
acteurs du Monde reste persuadée du bien-fondé des options de Bernard Wouts.
En 1986 pour Ivry, comme en 1968 pour Saint-Denis1, la logique industrielle
prévaut donc parce que les administrateurs pensent attirer des clients extérieurs
vers la nouvelle imprimerie. Ils se heurtent aux réalités de la SARL, lorsque les
rédacteurs refusent l’impression de France-Dimanche en 1976, ou à celles du
Syndicat du livre dont les difficultés d’adaptation et les exigences rendirent
impossible le maintien du Parisien à Ivry, au-delà d'une période de six mois, entre
octobre 1989 et avril 1990 349 350.
Les rotatives WIFAG étaient pourtant présentées par Bernard Wouts comme
les « Rolls Royce de l’imprimerie, à l’avant-garde du progrès technologique,
modulaires et adaptables, à l’automatisation extrêmement poussée, rendant une
impression en couleurs de qualité, permettant l’impression de cahiers séparés et
d’un journal à éditions multiples. » Les deux rotatives de quatre groupes
d’impression chacune, installées à Ivry à la fin 1988 et au début 1989, entrent en
service en septembre 1989. Les rotatives peuvent imprimer jusqu’à 56 pages,
maximum qui pourrait être porté à 64 pages351, en un ou plusieurs cahiers, quatre
au maximum, comprenant chacun 16 pages dont 4 à 8 pages en couleurs. Le tirage
atteint une vitesse théorique de 75 000 exemplaires à l’heure pour chacune des
deux sorties, mais une vitesse pratique de 120 000 exemplaires à l’heure pour les
deux rotatives réunies. L’installation d’une troisième rotative était également
349 L’usine de Saint-Denis est vendue en décembre 1989, pour la somme de 11,5 millions de
francs. L’usine Marinoni de Saint-Denis a été achetée 3,3 millions de francs en 1968, soit
l’équivalent de 22 millions de francs déflatés ou 3,3 millions d’euros, et de 16,5 millions de francs
1989. La vente en 1989 dégage une moins-value de 5 millions de francs, non compris les travaux
d’aménagement ; soit en déflaté l’équivalent de 65 millions de francs ou 1 million d’euros.
350 L’accord entre Le Monde et Le Parisien, signé le 18 novembre 1988, prévoyait le tirage de
400 000 exemplaires de celui-ci sur les rotatives du Monde à Ivry. Voir l’article d’André
FONTAINE, «Un pari gagné», Le Monde, 20-21 novembre 1988. Les techniciens du livre mirent un
temps considérable à maîtriser les nouvelles rotatives, fort complexes, et le coût des salaires et des
retards rendaient l’impression du Parisien plus coûteuse pour Le Monde qu’elle ne lui rapportait.
Le groupe Amaury décidait dans un premier temps de limiter le tirage à 150000 exemplaires, puis
réclamait des dédommagements pour les retards répétés. Les ouvriers accusaient la fiabilité des
rotatives, WIFAG rendait le manque de formation des ouvriers responsable de leur incapacité à
conduire la machine. Finalement, l’accord d’impression fut rompu le 10 avril 1990. L’affaire
donna lieu à plusieurs contentieux qui furent réglés à l’amiable entre Le Monde, le groupe Amaury
et WIFAG, en novembre 1992.
351 Bernard Wouts : « Il nous semble raisonnable de pouvoir monter sans drame jusqu’à 64
pages » (CDS du 17 avril 1986).
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 448
prévue lorsque la charge de travail aurait atteint les limites de la capacité des deux
premières rotatives. Alimentée depuis les rotatives par deux transporteurs en
continu, une salle d’expédition qui fait largement appel aux automatismes pour la
mise en paquets, en lots, en sacs postaux, l’adressage automatique des abonnés par
jet d’encre, l’emballage et la mise sous plastique, assure à terme une productivité
du travail considérablement accrue dans tous les emplois situés entre les rotatives
et les transports.
Deux années après sa mise en service, l’usine très moderne d’Ivry fonctionne
finalement de manière satisfaisante. Mais elle a perdu sa clientèle de nuit et Le
Monde doit amortir ce matériel avec ses seules ressources financières, qui se
révèlent insuffisantes. Depuis 1987, en effet, Le Monde, comme toutes les
entreprises endettées, est entré dans une période peu favorable, dans la mesure où
la politique de désinflation conduit à maintenir des taux d’intérêts réels très élevés,
alors que les recettes et les marges commerciales tendent à stagner. À partir de
1990, Le Monde se trouve pris dans «l’étau des taux» qui rend l’amortissement
des investissements très coûteux, alors que la modernisation des équipements
demeure un objectif prioritaire pour la direction qui souhaite réduire les coûts de
production du journal. La situation se révèle d’autant plus délicate que les recettes
publicitaires s’effondrent. Alors que l’endettement reste à un niveau très élevé, le
total des ressources diminue rapidement, entraînant Le Monde dans une crise
financière majeure.
L’imprimerie d’Ivry demeure un bel outil industriel, qui aurait pu constituer
une garantie de l’indépendance rédactionnelle du Monde, à la condition qu’elle fût
financée sur fonds propres ou par des recettes assurées. Mais, financée à crédit,
l’imprimerie d’Ivry contraint finalement le journal à aliéner cette indépendance
par l’appel à des capitaux extérieurs, faute d’un financement assuré de l’outil
industriel.
La marge commerciale semble en effet définitivement évanouie depuis vingt
ans. Les porteurs de parts sociales tolèrent cette situation parce qu’ils ne sont que
partiellement propriétaires de l’entreprise et qu’ils n’y ont pas investi de capitaux
personnels. Cet état de fait a permis de maintenir de très faibles distributions de
dividendes, quel que fût le taux de marge, afin de préserver l’importance des
amortissements, ou d’éviter de trop graves déficits, tout en préservant les emplois
de l’entreprise. Les bénéfices distribués restent toujours très faibles, souvent moins
de 1 % de la marge commerciale, parfois beaucoup moins352. Cette pratique a jadis
favorisé l’autofinancement, mais elle n’autorise pas l’appel à des capitaux
extérieurs et à l’épargne publique qui chercheraient un rendement plus convenable
de leur investissement financier. Le Mon Je ne peut donc lever que des capitaux
«désintéressés» et «amis», ce qui réduit considérablement l’éventail du choix,
0,08 % de la marge. Les distributions privilégiées destinées aux actionnaires extérieurs de la Société des
lecteurs et du Monde Entreprises, ont, pendant quelques années, relevé le montant de la distribution.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 449
tandis que la faiblesse des dividendes distribués ne favorise pas une prise de
conscience des salariés associés, qui détiennent collectivement une part importante
du capital de l’entreprise, sans recevoir individuellement les bénéfices de cette
participation.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 450
au 31/12 fonds propres dettes total du bilan
1986 47 282 350
1987 68 437 558
1988 102 530 703
1989 122 779 961
1990 95 790 963
1991 78 622 765
1992 81 552 676
1993 28 540 620
1994 -21 549 600
TABLEAU 26 : Bilan du groupe Le Monde en millions de francs courants.
conduit fatalement a une diminution de la productivité moyenne. Du point de vue du salarié, cette
diminution est considérée comme un bénéfice personnel, tandis que du point de vue de l’entreprise elle
conduit à renchérir le coût du travail.
1. Hors cadres techniques et métiers annexes. En 1988, il s’agit de la production des anciennes
imprimeries et, en 1990, de la production à Ivry, au 1er semestre, hors impression du Parisien.
2. Dans le même temps, la production des rédacteurs est tombée de 1 colonne par jour et par
rédacteur, en moyenne, à 0,7 colonne par jour et par rédacteur.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 451
Correcteurs Typographes et Clicheurs et Kotativistes
photocom posi teu rs photograveurs
colonnes/jour colonnes/jour pages/jour pages/jour
1949 6.37 1,00 0,82 31 075
1959 8.25 1,18 1.24 65 280
1969 6,00 0,96 1,06 127 196
1979 3.58 0.77 0,93 153 630
1988 4,05 1,68 0,89 148 993
1990 4,69 1,71 0,96 195 792
TABLEAU 27 : Productivité par ouvrier employé1.
À la Libération, les ouvriers sont sous-employés parce qu’il n’est pas question
de licencier à cette époque. La productivité s’améliore ensuite dans les années
cinquante, au fur et à mesure que croît la production, alors que les effectifs restent
stables. Cette période correspond à celle du fondateur qui « serre les boulons », à
l’imprimerie comme à la rédaction. Dans les années soixante, la productivité des
rotativistes continue d’augmenter grâce à l’introduction des machines rapides.
Mais dans les autres catégories, la productivité stagne, laissant apparaître dans la
direction d’Hubert Beuve-Méry et d’André Catrice un laxisme relatif, que l’on
attribue plus fréquemment à leurs successeurs. La troisième décennie est
effectivement celle du déclin de la productivité ouvrière au Monde, qui explique
en partie les problèmes des années quatre-vingt. Même en tenant compte de
l’allongement des congés et de la diminution des horaires de travail, il semble que,
à l’heure travaillée, la production de chaque ouvrier ait diminué au cours des
années soixante-dix2. Enfin, dans les années quatre-vingt, la productivité ouvrière
renoue avec la croissance. L’accord conclu le 14 avril 1989, entre André Fontaine
et Bernard Wouts et le CILP, sous l’égide du syndicat patronal, prévoit en effet de
nombreux départs et donc une forte augmentation de la productivité entre 1989 (à
Saint-Denis et rue des Italiens) et 1990 (à Ivry).
Mais il est trop tard pour les deux métiers de la préparation qui sont en voie
d’extinction : les photocompositeurs (anciens typographes),
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 452
d’une part, et les photograveurs (anciens clicheurs), d’autre part. Ces deux
catégories n’ont connu quasiment aucun gain de productivité entre 1949 et 1990 \
alors que les machines et les techniques qu’ils mettaient en œuvre avaient
rapidement évolué. Le maintien d’une quantité de travail identique pour une tâche
donnée, alors que l’on est passé de la linotype à l’ordinateur et du stéréotype en
plomb à la plaque photogravée, conduit les entreprises de presse à programmer
l’extinction de ces métiers et leur remplacement par d'autres catégories de
personnel ou par des automates.
Il reste cependant un problème récurrent, celui de l’organisation du travail, qui
dépend encore du Syndicat du livre, alors que la direction de l'imprimerie souhaite,
depuis bien longtemps, pouvoir affecter elle-même les hommes à une tâche
définie. Or, le système des équipes nombreuses où chaque ouvrier était
interchangeable a vécu. Au temps du plomb, un linotypiste pouvait céder sa place
à un camarade, au cours de la composition d’un texte, sans inconvénient majeur,
alors que les procédures informatiques supposent des organisations complexes et
personnalisées, tandis que les rédacteurs souhaitent contrôler leur copie jusqu’en
fin de chaîne. Les hommes ne sont donc plus anonymes, ni séparés en catégories
ou en métiers, car les systèmes modernes supposent la coopération des différentes
catégories de personnel. La difficile adaptation des ouvriers et des cadres
techniques aux changements technologiques pose à chaque fois un problème
d’adaptation identique, que le Syndicat croit résoudre en affirmant que, n’ayant
pas été consulté sur le choix des machines et des systèmes, il n’est pas responsable
de leur bon fonctionnement354 355.
Le système des services et des annexes techniques, négocié en 1921, révisé en
1936, puis en 1956, est renégocié entre 1976 et 1980, au moment de la grève du
Parisien libéré, quand le travail des ouvriers doit s’adapter aux machines
modernes, à la photocomposition et bientôt aux rotatives offset. Les négociations
sont longues, parce que la profession commence un grand repli dû à la
modernisation, mais également à cause de l’effondrement du lectorat de la presse
populaire qui réduit les productions et donc les emplois : France-Soir a entamé en
1965 un déclin qui semble inexorable et le tirage du Parisien tombe de moitié
après la grève. Finalement, les négociations aboutissent à l’accord du 7 juillet
1976 qui annule les annexes
356 Longtemps, les ouvriers du Livre refusèrent de donner leur nom au patron, car ils étaient les
employés du Syndicat. Cette mesure fut considérée par certains d’entre eux comme attentatoire aux
libertés. Le vieux fonds anarcho-syndicaliste demeure présent au sein des professions du Livre.
357 «À la... À la... À la.../À la santé du confrère/Qui nous régale aujourd’hui./Ce n’est pas de l’eau
de rivière,/Encore moins celle du puits/À la... À la... À la.../À la santé du confrère/Qui nous régale
aujourd’hui/Pas d’eau, pas d eau, pas d’eau. » La chanson des ouvriers du Livre se chante en chœur, un
verre à la main, de nos jours lors des pots de départ, jadis, dans beaucoup d’autres occasions.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 454
symbolisait une profession qui n’a jamais cultivé la sobriété, prennent des
tournures nostalgiques, à mesure qu’ils ne célèbrent plus que des départs en
préretraite. On peut regretter la fin des hommes du Livre, la fin de l’atelier, de
l’usine, en définitive la fin de la société issue de la révolution industrielle, on peut
également considérer que la disparition de ce monde, longtemps dur et parfois
cruel \ constitue un progrès dans les conditions de vie des hommes. Les journaux
modernes perdent ainsi les uns après les autres les caractéristiques sociales qui
firent la presse. Cependant, la disparition des métiers du Livre risque de se faire
également au détriment de la qualité des produits fabriqués. Aussi, les directeurs
de quotidiens doivent-ils rester particulièrement attentifs aux contenus
rédactionnels de leurs journaux.
Un Monde nouveau
Lorsqu’il fut nommé directeur, André Fontaine estimait nécessaire une
rénovation en profondeur du quotidien afin de faire face à la baisse du lectorat et
de relancer les ventes du journal, car «l’adoption du plan de redressement ne
résout pas comme par enchantement les problèmes qui ont amené l’entreprise dans
la situation dramatique où elle se trouvait au début de l’année 358 359». André
Fontaine attachait une grande importance à la remobilisation et à la réunification
de la rédaction. Dans cette action, il semble que la réussite du directeur ait été
favorable au journal qui retrouva un esprit de combat, et des lecteurs. Dans un
premier temps, en attendant que l’imprimerie d’Ivry devienne opérationnelle, il
modifia peu la maquette et l’ordonnancement du journal, mais il insista sur le
changement d’esprit qui seul pouvait redonner vie au quotidien :
« Résistons à la tentation d’épuiser le sujet, d’écrire pour des spécialistes qui en
connaissent déjà tous les aspects. N’oublions pas que le journalisme est un
L'entreprise fut largement couronnée de succès, car les ventes reprirent leur
essor à partir de l’automne 1985. Les ventes au numéro en France qui avaient
atteint l’étiage de 200 000 exemplaires par jour en moyenne au cours de Tannée
1985, remontent à 244000 exemplaires en 1988. Dans le même temps, la diffusion
totale passe de 342 000 exemplaires à 387 000. Cependant, ce redressement de la
diffusion restait fragile, car il bénéficiait d'une conjoncture politique favorable1. Il
semblait donc nécessaire de profiter de l’entrée en service de l’imprimerie d’Ivry
pour attirer au Monde de nouveaux lecteurs, en modifiant substantiellement la
présentation du quotidien.
Les dirigeants du Monde avaient déjà remarqué que les suppléments plaisaient
aux lecteurs, qui jugeaient positivement ceux que Le Monde publiait en fin de
semaine. De cette constatation, qui s’était manifestée à plusieurs reprises sur
d’autres critères de présentation comme la photo ou la couleur, les dirigeants du
Monde conclurent que le meilleur moyen de conquérir une clientèle potentielle
était de réaliser un journal différent du Monde. Ce fut la maquette adoptée en
septembre 1989, lors de la mise en service de l’imprimerie, avec le découpage du
journal en cahiers et l’impression en couleurs360 361.
L’emploi de la couleur, qui avait déjà fait une timide apparition dans les années
précédentes, est développé à la «une» avec un trait et un surtitre en bleu, et avec la
quadrichromie pour les publicités, les graphiques et les dessins, tandis que les
photographies deviennent plus nombreuses dans les pages consacrées aux arts, aux
spectacles et aux loisirs. Cependant, par
362 Le premier supplément autonome, Le Monde de l’économie, créé en 1967, était dirigé par Pierre
Drouin, mais sa pagination n’était pas fixe. Les suppléments du week-end, fondés sur le modèle du
Monde des livres (1967), paraissent avec le quotidien du samedi. Le Monde aujourd’hui (1972-1978),
puis Le Monde dimanche (1978-1984), et de nouveau Le Monde aujourd'hui. Sous la direction d’André
Fontaine sont créés ou rénovés : Le Monde Affaires (vendredi), Le Monde de l'économie (lundi), Le
Monde Initiatives (mardi), Le Monde des arts et spectacles (mercredi), Le Monde des livres (jeudi), Le
Monde sans visa, qui remplace Le Monde Affaires, et qui est lui-même remplacé par Le Monde Temps
libre (vendredi), enfin, Le Monde radio-télévision (samedi), auquel s’ajoute le supplément Heures
locales.
363 En 1989 et 1990, lorsque Le Monde publie chaque jour un supplément thématique, la pagination
moyenne quotidienne atteint un maximum de 41,9 pages par jour en 1989 et 39,9 pages par jour en 1990,
qui ne sera dépassé qu’après 1997. Une part importante est affectée à la publicité, 13,5 pages par jour en
1989 et 13,3 pages par jour en 1990, mais la pagination
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 457
ne procurèrent pas les recettes publicitaires escomptées et attirèrent peu de lecteurs
nouveaux.
La diffusion qui avait connu une croissance de 13 % en trois ans, diminuait de
2 % en 1989, et, après un léger rebond en 1990, déclinait encore dans les années
suivantes. La chute provenait principalement de la diffusion à l'étranger, en dépit
des espoirs de Bernard Wouts d’y conquérir une clientèle supplémentaire1. La
diffusion à l’étranger est ainsi tombée de 72 000 exemplaires par jour en 1984 à 52
000 exemplaires en 1990, alors que le recul des ventes au numéro en France était
compensé par la croissance des abonnements 364 365 366. Globalement, la diffusion
totale se maintient au-dessus de 380000 exemplaires entre 1988 et 1990, mais le
profil de la courbe atteint un plateau et amorce une courbe descendante.
André Fontaine, dont le mandat de gérant, d’une durée de huit ans, devait
expirer en janvier 1993, atteint, le 30 mars 1989, la limite d’âge de soixante-huit
ans qui avait été imposée aux gérants à l’époque de Jacques Fauvet. La
contradiction entre l’usage institué par Hubert Beuve-Méry et Jacques Fauvet et
les statuts de la SARL Le Monde conduit l’assemblée générale de la Société des
rédacteurs, le 30 mars 1989, à demander que le directeur cherche un successeur
pour la fin de l’année367.
La rédaction du quotidien renoue alors avec les divisions qu’elle avait
manifestées lors de la succession de Jacques Fauvet. Un candidat du service
étranger, le rédacteur en chef Daniel Vernet, apparaît comme celui du clan «
amalricien », tandis que Jean-Marie Colombani, chef du service politique, semble
représenter la revanche des anciens de l’équipe d’André Laurens. Après une
entrevue avec les postulants, André Fontaine décide que le candidat de la direction
sera Daniel Vernet.
rédactionnelle est également très élevée. L’inflation de papier se traduit par une élévation des coûts de
production (rédaction, papier, imprimerie) et des coûts de commercialisation.
365 «Nous avons un espoir d’améliorer notre vente en Algérie. Le contingentement exercé par les
autorités algériennes a pu être revu et nous sommes remontés de 11 900 à 21 000 exemplaires par jour.
Nous espérons pouvoir atteindre bientôt 27 000 exemplaires» (CDS du 20 novembre 1985).
366 Les ventes en France passent de 244 000 exemplaires à 232 000 exemplaires entre 1988 et 1990,
tandis que les abonnements passent de 74 000 à 96000 exemplaires par jour.
367 « Le ou les gérants sont nommés [...J pour une durée de huit années, renouvelable», article 16
des statuts de la SARL Le Monde. Hubert Beuve-Méry, né le 5 janvier 1902, quitta la direction du
Monde en décembre 1969, avant son soixante-huitième anniversaire. Jacques Fauvet, né le 9 juin 1914,
vit son mandat prolongé jusqu au 31 décembre suivant son soixante-huitième anniversaire, mais il
démissionna le 30 juin 1982. La coutume voulait ainsi que le directeur du Monde quittât son poste au
plus tard le 31 décembre suivant son soixante-huitième anniversaire.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 458
Mais le climat au Monde se détériore à nouveau. En effet, si la fin de l’année
1989 est favorable à la diffusion grâce aux événements liés à la chute du mur de
Berlin et à la désagrégation du bloc communiste, le double déménagement du
journal, de la rue des Italiens vers Ivry, en septembre 1989, et vers la rue
Falguière, en mai 1990, contribue à renforcer les antagonismes. La scission de
l'entreprise en deux parties ravive la nostalgie de l'unité de l'entreprise1, qui fut
attisée par la perspective de l’éclatement. Le mythe de la cantine de la rue des
Italiens où se seraient retrouvées les différentes catégories de personnel, prend
ainsi son essor à cette époque : «Vous êtes en train de voir la dernière entreprise de
presse intégrée où les trois catégories de personnel étaient réunies dans le même
immeuble, mangeaient à la même cantine, au centre même de Paris. La séparation
à venir sera terrible pour les gens368 369. »
La crainte de la coupure entre les différentes parties du Monde ressort de la
plupart des entretiens : « À Ivry, il y aura un restaurant d’entreprise commun aux
techniques et à l’administration. Mais si la direction avait pu en faire deux, elle
n’aurait pas hésité. [...] Les trois bâtiments qui recréent des conditions de
séparation entre ceux qui impriment et ceux qui pensent le journal. » «Ivry, c’est
une déportation, [...] une punition», « L informatique coupera tous les contacts
entre les journalistes et les photocompositeurs. »
L’impression du journal à Ivry, qui a débuté en septembre 1989, se révèle
rapidement défectueuse, parce que le personnel ne parvient pas immédiatement à
maîtriser l’outil industriel. La grogne monte rue des Italiens, que la rédaction doit
bientôt quitter pour un immeuble inconnu. Avec l’aménagement au profit de la
rédaction d’un ancien garage, situé au 15 de la rue Falguière370, Le Monde se
trouve divisé, à partir de mai 1990, en plusieurs sites371.
368 Cette unité mythique avait déjà été mise à mal par la création de l’usine de Saint-Denis en 1972,
369 «Un rédacteur», in Anne Catherine GARY, Le Monde, la culture à ï épreuve des mutations, op.
cit., p. 89. En réalité, les différentes catégories de personnel déjeunaient certes à la même cantine (pas
tous les jours), mais ils ne mangeaient pas ensemble. D’une part les horaires de travail sont successifs
dans un journal et, d’autre part, les clivages culturels et sociaux demeurent trop importants pour qu’il
puisse y avoir régulièrement partage du repas.
370 D’une superficie de 1223 m2 au sol, 6871 m2 développés et 3 669 m2 de caves et parkings-
371 Ivry comporte deux parties distinctes : le bâtiment de l’imprimerie et le bâtiment de
l’administration sont séparés par la cour des départs et reliés seulement par une passerelle
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 459
Dans ce contexte, la campagne électorale de Daniel Vemet auprès de ses pairs
ne rassure pas et n’emporte pas l’adhésion. D’autant plus qu’André Fontaine et
Bernard Wouts n’ont pas encore abandonné le projet de constituer un directoire à
trois, dans lequel Daniel Vernet, bien que gérant et directeur de la publication,
serait finalement coiffé par ses mentors.
Un week-end d’information à Dourdan, les 2 et 3 décembre 1989, ne suffit pas
à lever les incertitudes pesant sur la candidature de Daniel Vernet. Lors de
l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde, le 18 décembre 1989,
Daniel Vernet présente ses projets de gestion qui comprennent une réorganisation
de la rédaction en chef, laquelle suscite une inquiétude diffuse dans la hiérarchie
de la rédaction et dans plusieurs services. Cette absence de diplomatie de la part du
candidat au poste de directeur le conduit à l’échec.
Sur les 838 parts présentes ou représentées, la majorité nécessaire de 60 %
s’établissait à 503 parts. Seul candidat en liste, Daniel Vernet obtient, au premier
tour, 358 voix, soit 42,7 %, alors que 350 voix, soit 41,7 % se prononcent contre
lui, 120 parts votent blanc ou nul et 10 s’abstiennent. En dépit de quelques
manœuvres de couloir destinées à éviter un deuxième tour ou pour tenter de
muscler l’équipe du candidat officiel1, le deuxième tour de scrutin n’apporte que
434 voix, soit 51,78% à Daniel Vemet, 314 voix contre, 62 blancs et nuis et 30
abstentions. L’échec est patent pour celui qui apparaît de manière trop manifeste
comme l’homme lige d’André Fontaine et de Bernard Wouts. La situation est
encore une fois gelée, par la désunion de la rédaction. André Fontaine conserve
son poste de directeur, en attendant de trouver l’oiseau rare372 373 374 qui fera
l’unanimité et saura affronter la crise économique qui frappe à nouveau le journal.
Le président de la Société des rédacteurs, Manuel Lucbert375, démissionne, le 19
décembre 1989, car il considère qu’il n’a pas pu mener à bien la mission de
réconciliation de la rédaction.
au premier étage. Le Monde Publicité est installé à Issy-les-Moulineaux et les publications annexes sont
logées un temps rue Bourdelle.
373 Jean-Marie Colombani demande, entre les deux tours, un «gouvernement de salut public»
réunissant Daniel Vernet et lui-même, alors que Daniel Vernet s’en tient à son choix initial de Jean-Pierre
Langellier, chef adjoint de l’étranger, comme directeur de la rédaction.
374 « Un directeur jeune mais pas trop, médiatique mais pas trop, politique mais pas trop, aux dents
longues mais pas trop, beau mais pas trop, de gauche mais pas trop, etc. », suivant la formule de
Françoise Berger dans Libération du 20 décembre 1989.
375 Manuel Lucbert avait été élu président du conseil d administration de la Société des rédacteurs
du Monde en janvier 1985, et réélu en juin 1988.
L’ÉCHEC D’UN PROJET INDUSTRIEL 460
Le 5 janvier 1990, lors de l’assemblée générale de la Société des rédacteurs
du Monde, André Fontaine annonce que, si la rédaction n’arrive pas à s’accorder
sur le nom d’un candidat, il mènera son mandat jusqu’à son terme, le 18 janvier
1993. Dans la foulée, il nomme Daniel Vernet directeur de la rédaction, entouré de
deux adjoints rédacteurs en chef, Bruno Frappat et Claude Sales. Jacques Amalric
et Jean-Marie Colombani, les deux leaders antagonistes, sont également nommés
rédacteurs en chef. Dans le courant du mois de janvier 1990, Bernard Wouts
estime qu’il ne pourra jamais transformer Le Monde en un groupe de presse
multimédia. Il décide alors de quitter le journal pour rejoindre Le Point, le 15 mai
1990. D'aucuns ajoutent que Bernard Wouts avait vu venir les problèmes et qu’il
préférait prendre du recul avant que la situation du journal ne tourne à la
catastrophe financière. En effet, dès les premiers mois de 1990, la conjoncture
économique se retourne et les difficultés s’annoncent importantes pour le
quotidien. La récession qui s’installe touche particulièrement le secteur
publicitaire qui avait connu une vive croissance entre 1987 et 1989 L
L’administration du journal est alors confiée à Antoine Griset, qui fut
administrateur gérant de Libération de 1981 à 1987, et qui avait organisé les
déménagements de l’imprimerie et de la rédaction, et à Nelly Pierret,
préalablement chargée des négociations avec le Syndicat du livre. Sous la
direction d’André Fontaine, les administrateurs délégués affrontent les problèmes
de démarrage de l’imprimerie d’Ivry, la stagnation de la diffusion 376 377 et le déclin
des recettes publicitaires378. Ils préparent un plan d’adaptation de l’entreprise aux
nouvelles réalités du marché, alors que celui-ci subit des mutations de grande
ampleur. Leur tâche n’est pas facilitée par le climat de la rue Falguière, où se
déclenche une guerre de succession. Anne Chaussebourg, élue en janvier 1990
présidente de la Société des rédacteurs du Monde, organise la campagne pour la
succession
376 Le taux de croissance des recettes publicitaires du Monde. en francs courants, est de 25 % en
1987, 18 % en 1988 et 20 % en 1989. Dès 1990, les recettes publicitaires chutent de 2 % en francs
courants.
377 La stagnation et le lent déclin de la diffusion sont amorcés avant la guerre du Golfe (invasion du
Koweït par l’Irak le 2 août 1990, guerre en janvier et février 1991). La guerre du Golfe relance quelque
peu l’intérêt du public pour la presse écrite, ce qui améliore provisoirement la diffusion, mais ne fait que
retarder les échéances. Les ventes au numéro du Monde en France, qui s’établissaient à 244 000
exemplaires en 1988, descendent à 240000 exemplaires en 1989, puis à 235 000 exemplaires en 1990, et
enfin 232 000 exemplaires en 1991. Les recettes des ventes commencent à chuter de 1 %, dès 1989.
378 La chute des recettes publicitaires et des petites annonces s’amorce au premier trimestre 1990.
Les recettes publicitaires diminuent de 2 % en francs courants en 1990, puis elles s’effondrent les années
suivantes.
460 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
379 Le fondateur du Monde est mort le 6 août 1989, voir Le Monde des 8, 9 et 11 août 1989.
380 Le déménagement est réalisé le 30 avril et le 1er mai 1990, voir Le Monde, 5 mai 1990.
381 « Les représentants les plus prestigieux de la société civile se sont retrouvés pour cette fête tandis
que le Tout-Paris de la politique continuait dans les coursives de notre journal les discussions qui font
ordinairement les beaux jours de l’Assemblée nationale », Le Monde, 21 juin 1990.
13.
382 Le taux de croissance du PIB, qui avait été de 4,3 % en 1988 et de 3,9 % en 1989, tombe à 2,4 % en
1990, 0,6 % en 1991, 1,1 % en 1992 et à -1 % en 1993. La croissance du premier semestre 1990 est de 1,8 %
et celle du deuxième semestre est de 0,6 %.
383 L’indice des prix en glissement est en hausse de 3,4 % en 1990,3,2 % en 1991, 2,4 % en 1992 et 2,1
% en 1993. Le taux de chômage (au sens du BIT), qui avait diminué de 10,5 % de la population active en
1987 à 8,9 % en 1990, remonte à 9,4 % en 1991, 10,2 % en 1992,11,7 % en 1993 et 12,4 % en 1994.
384 Le marché immobilier en particulier, qui avait connu une forte activité et de fortes hausses des prix
en 1988 et 1989, se replie à partir de 1990. Les mises en chantier de logements qui étaient passées de 286000
en 1986 à 335 000 en 1989, diminuent à 305 000 en 1990,294 000 en 1991,272 000 en 1992 et 252 000 en
1993.
385 Le total des recettes publicitaires des grands médias était passé de 30 milliards à 50 milliards de
francs entre 1986 et 1990. Il diminue de 3,1 % en 1991 et de 0,8 % en 1992.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 462
un contexte de récession qui limite ses ressources, alors que les importants
investissements réalisés les années précédentes nécessitent la mobilisation de
capacités financières croissantes386 387. En outre, la persistance de taux d’intérêts
élevés consécutifs à la volonté des gouvernements de maintenir la parité du franc
avec le deutschc Mark, rend improbable la renégociation des emprunts auprès des
banques.
«On ne se trouve pas, en 1990, en face d’un exercice budgétaire classique. Entre les
tendances lourdes et le dérapage des dépenses, on est dans un exercice où on ne peut se
contenter de la compression de plusieurs postes. Cela veut dire que : premièrement,
quelles que soient les évolutions internes liées au pouvoir dans ce journal, on ne peut
pas faire l’économie de choix drastiques et de les faire vite ; deuxièmement, concernant
le prix de vente, j’ai toujours été de ceux qui pensaient qu’il ne fallait pas trop déraper
par rapport à l’inflation. Mais il est clair que cette question ne peut être abordée qu’une
fois le budget bien remis
La part de la presse dans l'ensemble des recettes publicitaires des grands médias tombe de 59 % en 1985 à
52 % en 1992.
387 «Le budget 1990 prévoit un résultat d’exploitation consolidé supérieur à celui de l’année 1989. Ce
résultat sera cependant grevé de frais financiers sensiblement plus élevés que ceux de ces dernières années,
marquées par un important effort d’investissements. En cinq ans, Le Monde aura investi 600 millions de
francs réalisés pour moitié par autofinancement», Le Monde, 22 février 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 463
sur pied. Une augmentation du prix de vente peut être décidée pour générer un cash-
flow supplémentaire, mais en aucun cas pour compenser une dérive des coûts. De toute
façon une telle mesure ne serait pas suffisante et elle aurait, dans les conditions
actuelles, l’effet désastreux d’une mesure de désespoir; troisièmement, cette situation
est classique dans les entreprises qui ont connu une période de forte restructuration,
c’est-à-dire qu’une fois celle-ci accomplie, on observe une progression pendant deux ou
trois ans et on retombe ensuite sur un palier qui est à nouveau en équilibre instable.
Cela signifie très clairement qu’on a un problème de définition du produit, de
productivité, voire d'effectifs. À partir du moment où on ne se trouve plus tiré par une
conjoncture exceptionnelle (comme l’augmentation incroyable des tarifs publicitaires dans
le cas du Monde), il faut se poser le problème non comme un budget ordinaire, mais
comme une nouvelle restructuration. »
«Je crois que, comme dans toute entreprise qui a un problème de déséquilibre de ses
comptes, il faut bâtir le plan de productivité en supposant que le chiffre d’affaires
n’augmente pas. Mais, il faut de l’autre main tout faire quand même (et cela soulève un
problème qui n’est pas du ressort du conseil de surveillance), pour que le produit gagne en
qualité afin que le chiffre d’affaires augmente. Ce sont les étapes d’un plan de
redressement. Je crois donc qu’il faut se demander quel est le plan de productivité qui
répond à cette dérive des comptes (qui est une dérive mécanique et qui est dans les gènes de
l’entreprise si ce plan n’est pas fait), comme si le chiffre d’affaires n’augmentait pas, ce qui
ne dispense en rien des points qui ont pu être abordés sur l’amélioration du chiffre
d’affaires. »
Manuel Lucbert : « H y a un plan de relance de la publicité. »
Alain Mine : «Oui. Mais en cas de dérapage, le salut n’est pas dans l’amélioration du
chiffre d’affaires mais dans la productivité. Et si la relance du chiffre d’affaires vient en
plus, à ce moment-là on retrouve des capacités d’autofinancement. Un deuxième facteur
montre à quel point ce plan de productivité est nécessaire : si l’on regarde en termes de
bilan, c’est pire qu’en termes de compte d’exploitation; la comparaison entre nos fonds
propres et nos dettes révèle un autofinancement négatif. Donc on emprunte pour financer
388 Des échos déformés des débats du conseil de surveillance étaient parvenus aux salariés du Monde
et avaient été divulgués en dehors de l’entreprise. Dans son intervention, Alain Mine y fait une allusion :
«Je rappellerai à ceux qui auront ce message indirect que les propos que j’avais tenus en la matière sur la
productivité partaient d’un diagnostic dont nous avons maintenant l’illustration chiffrée. »
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 464
nos pertes, au lieu d’avoir l’autofinancement qui nous permet de rembourser nos dettes. »
1. Le budget 1990, présenté par Bernard Wouts au conseil de surveillance du 15 décembre 1989 anticipait
«un ralentissement de la croissance du chiffre d’affaires de la publicité» et prévoyait une croissance des
recettes publicitaires de 9,5 à 10 %. Note de Bernard Wouts, «Budget 1990», le 15 décembre 1989, Dans la
«Projection de résultats 1990-1992», le plan prévoit une augmentation de 5 % des recettes publicitaires en
1991 et 1992. Mais en parallèle, dans une « Note sur les projections de résultats 1990-1992 », le plan
d’adaptation envisage l’hypothèse, dont les risques financiers sont provisionnés, d’une baisse de 10 % en
volume de la publicité pour chacune des années 1991 et 1992.
2. L’assemblée générale du 13 juillet 1990 autorise une prise d’hypothèque sur l’immeuble d’Ivry, en
garantie d’un emprunt de 25 millions de francs.
3. Les administrateurs délégués envisagent la commande d’une troisième rotative, dont l’achat avait été
initialement prévu par Bernard Wouts, car ils estiment que la diffusion du journal atteindra 415 000
exemplaires (+10 %) dans les prochains dix-huit mois et 500000 exemplaires à plus long terme ; document «
La troisième rotative ? », Plan d’adaptation globale, 13 juillet 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 465
6,5 % pour la publicité commerciale et de 3,5 % pour les annonces, alors que le
marché commence à s’effondrer *. Personne, au début de l’été 1990, ne prévoyait
l’ampleur de la récession publicitaire, et les administrateurs étaient liés par les
investissements que Bernard Wouts avait réalisés et par les emprunts qu’il avait
souscrits.
Les administrateurs sont entravés par les choix industriels de leurs prédécesseurs
dont ils doivent financer le remboursement2, alors que le contrat conclu avec le groupe
Amaury pour l’impression à Ivry d’une partie du Parisien a été résilié le 19 mai 1990.
Mais ils envisagent encore une stratégie de développement du journal, de ses ventes et
de ses recettes publicitairesJ. Cependant, la crise financière du journal prend de
l’ampleur au deuxième semestre de l’année 1990 (en septembre 1990, le déficit prévu
pour l’année atteint 40 millions de francs), ce qui rend le plan d’adaptation
inapplicable, d’autant que les instances de décision sont paralysées par la succession
d’André Fontaine.
Le 29 septembre 1990, trois candidats à la direction du Monde se présentent au
suffrage de la rédaction. Au cours de la campagne électorale, Daniel Vernet, Bernard
Guetta, correspondant à Moscou, et Jean-Marie Colombani ont mis l’accent sur le
passif de l’équipe dirigeante, sur les
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 466
moyens d’y remédier et sur les hommes susceptibles de porter secours au futur
directeur du Monde. Daniel Vernet souhaite faire équipe avec Martin Desprez, ancien
directeur général du groupe Amaury1, tandis que Jean-Marie Colombani envisage de
recruter Raymond Soubie, président du groupe de presse Liaisons. Au-delà des
hommes, le problème est de savoir si la rédaction a encore la capacité de gérer
l’entreprise et de la redresser ou s’il est devenu nécessaire de placer à côté du directeur
un gestionnaire confirmé. Dans cette éventualité, il restait également à décider du
statut juridique conféré au gestionnaire, ce qui posait la question de la gérance unique
ou de la gérance multiple.
Le 29 septembre 1990, 252 des 275 membres de la Société des rédacteurs,
présents ou représentés, totalisant 912 parts, sont réunis dans une salle du Sénat. Au
premier tour, Daniel Vernet obtient 97 voix, soit 382 parts (41,88 %), Jean-
MarieColombani 92 voix, soit306 parts (33,55 %)390 391, Bernard Guetta 56 voix, soit
196 parts (21,49 %), tandis que 7 votes, soit 28 parts (3,07 %), sont blancs ou nuis.
Au deuxième tour, Daniel Vemet obtient 458 parts (50,32 %), Jean-Marie
Colombani 426 parts (46,81 %), tandis que l’on compte 26 blancs et nuis (2,85 %).
La rédaction est à nouveau divisée en deux blocs de force sensiblement équivalente.
Jean- Marie Colombani, qui préfère une candidature interne de la rédaction à toute
autre solution, appelle à voter au troisième tour pour Daniel Vemet. Celui-ci annonce
qu’il s’entourera de deux gérants, Bruno Frappat comme directeur de la rédaction et
Martin Desprez comme directeur de la gestion. Seul en lice, Daniel Vernet recueille
552 parts (61,19 %) contre 276 parts (30,59%) et 74 parts (8,2 %) blancs et nuis.
Selon la règle de la Société des rédacteurs, Daniel Vernet ayant recueilli plus de 60
% des voix de ses pairs est officiellement investi candidat de la Société des
rédacteurs à la direction du Monde ; toutefois, cette investiture a demandé une année
de tergiversations et cinq tours de scrutin, si l’on ajoute les deux tours du 18
décembre 1989 et les trois tours du 29 septembre 1990.
André Fontaine peut alors affirmer en commentant cette élection, dans Le
Monde du 2 octobre 1990 :
«Le Monde a connu dans le passé des batailles électorales autrement plus longues
et rudes. Celle-ci n’aura duré que trois semaines. Elle se termine par
390 Il avait, à ce titre, négocié avec Bernard Wouts l’impression du Parisien à Ivry, qui amena
quelques déboires financiers pour les deux partenaires.
391 L’écart entre Daniel Vernet et Jean-Marie Colombani est plus sensible en nombre de parts qu’en
nombre de voix, parce que nombre de retraités, qui ne détiennent que deux parts de la SRM, votent pour
Jean-Marie Colombani.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 467
un vote, facilité par le ralliement de Jean-Marie Colombani après le deuxième tour, à la
candidature de Daniel Vernet, dont le sens ne saurait faire de doute : il n’y a ni
vainqueurs ni vaincus ; il y a une rédaction nombreuse, diverse, attirée certes -
comment pourrait-il en être autrement ? - par des tempéraments, des choix divers, mais
déterminée à faire passer avant tout l’unité et l’indépendance de l’entreprise. La
démocratie interne est toujours d’une pratique difficile. La Société des rédacteurs vient
de montrer qu’elle est maîtrisable. »
Il serait facile d'ironiser sur ce petit texte, s’il ne reflétait un désir sincère du
directeur, et plus largement de nombreux rédacteurs, de restaurer l'unité de la
rédaction, face aux autres associés qui ne souhaitent plus qu’un journaliste soit
directeur du Monde.
Car les associés de la SARL considèrent qu’il faut confier les destinées de
l'entreprise à un gestionnaire qui serait capable de maîtriser les coûts du quotidien. Le
10 octobre 1990, la défection de Martin Desprez qui estime, un peu tard, qu’il y a
incompatibilité entre son mandat passé d administrateur du Parisien et un mandat de
gérant du Monde, alors que les deux journaux entrent en conflit, vient conforter les
associés dans leur analyse. Deux assemblées informelles, le 12 octobre 1990 et le 5
novembre 1990, permettent aux associés non salariés de l’entreprise de préciser leur
demande concernant la nomination d’un administrateur-gérant «de haut vol» issu du
monde de l’entreprise. L’assemblée du 5 novembre décide de créer un « comité
d’évaluation de la situation financière392 » qui, sous la direction de Jacques Lesourne,
doit réaliser un audit succinct de l’entreprise.
Les deux administrateurs délégués, Antoine Griset et Nelly Pierret, tentent
d’intervenir, en envoyant un fax à André Fontaine, auprès des porteurs de parts, au
cours de l’assemblée du 5 novembre 1990, afin de demander « une concertation pour
nommer rapidement, via un comité de sages représentatif de l’ensemble des porteurs
de parts, deux cogérants, l’un à connotation rédactionnelle, l’autre à connotation
stratégie d'entreprise. Nous sommes conscients que si l’on veut faire vite et éviter les
querelles intestines à la rédaction, meurtrières pour le titre, le comité doit se prononcer
sur un rédacteur notoirement reconnu, ce au bénéfice de l’intérêt général. Pour ce qui
concerne le cogérant, appelé traditionnelle
392 Ce comité regroupe un représentant de chaque catégorie d’associés : Éric Le Boucher (Société des
rédacteurs du Monde), Jacques Lesourne (Société des lecteurs du Monde), Michel Houssin (Association
Hubert Beuve-Méry), Pierre Eelsen (Le Monde Entreprises), Alain Carlier (Société des cadres) et Isabelle
Naudin (Société des employés). Il remet son rapport le 27 novembre 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 468
ment gestionnaire, nous considérons qu’au vu des évolutions inexorables qui nous
attendent, celui-ci doit avoir une grande compétence en termes de stratégies
d’entreprise et de groupe. »
Afin d’assurer son élection par les porteurs de parts de la SARL, Daniel Vernet
propose une trigérance, comprenant, outre lui-même, Bruno Frappât, alors rédacteur
en chef, comme directeur de la rédaction et Jacques Guiu, directeur des affaires
sociales de Saint-Gobain, en tant que directeur de la gestion. La Société des
rédacteurs1 et André Fontaine s’engagent derrière le candidat de la rédaction, mais les
actionnaires extérieurs, ainsi que les cadres et les employés, ont tiré les leçons de dix
années de crise financière et de revirements de la rédaction : ils ne veulent plus d’un
journaliste à la tête du Monde.
L’assemblée générale du 3 décembre 1990 émet un refus cinglant et catégorique.
Daniel Vernet recueille 546 (44 %) des 1 240 parts sociales393 394. Les associés
considèrent en effet qu’une trigérance entraînerait une dilution de l’autorité du
directeur, alors que Le Monde nécessite une thérapie de choc qui ne peut être menée à
bien que par un chef d’entreprise qualifié.
La rédaction ne peut imposer son candidat, tandis que les autres associés hésitent à
poursuivre leur avantage à son terme, en imposant le leur. La Société des rédacteurs
du Monde n’avait pas mesuré, lors de l’augmentation de capital en 1985 et 1986,
qu’en introduisant des chefs d’entreprise395 dans le cénacle des associés elle s’exposait
à des contraintes concernant la gestion du journal396. Le débat reste centré sur la
nécessité d’une monogérance ou d’une bigérance, mais les choses avancent lentement,
car la question des personnes demeure primordiale. Le 7 décembre 1990, l’assemblée
informelle des représentants des associés laisse entrevoir les candidatures éventuelles
de Bruno Frappat, de Jean-Marie Colombani, de Manuel Lucbert et de Jacques
393 Lors d’un vote au conseil d’administration de la Société des rédacteurs du Monde, neuf des douze
membres du conseil se prononcent pour le maintien de la candidature de Daniel Vernet. Ce vote reflète l’état
d’esprit de la Société des rédacteurs du Monde qui manifeste ainsi son opposition aux analyses d’Alain Mine.
En outre, de nombreux rédacteurs redoutent que le président de la Société des lecteurs cherche à prendre la
direction du Monde.
394 La Société des rédacteurs, André Fontaine et deux seulement des treize membres de l’association
Hubert Beuve-Méry ont voté pour lui. La Société des lecteurs. Le Monde Entreprises, la Société des cadres,
la Société des employés et onze membres de l’association Hubert Beuve-Méry ont refusé d’accorder la
confiance à une trigérance dirigée par Daniel Vernet.
395 René Parés, Michel Houssin ou Roger Fauroux, qui siégeaient parmi les associés A étaient des
hommes d’entreprise. Cependant, ils avaient été recrutés plutôt pour leurs qualités morales que pour leur
passé professionnel. Ils étaient en outre minoritaires au sein de l’assemblée générale.
l’intérieur de la rédaction, en tant que salariés, une section syndicale CGT sur laquelle nous nous sommes
appuyés, en tant qu’actionnaires, en parfaite entente avec nos camarades de la CFDT, pour préserver autant
que possible le rôle et les pouvoirs de la Société des rédacteurs. » Je ne contesterai pas cette analyse, mais je
soulignerai simplement que la création de la section syndicale CGT des rédacteurs est antérieure à l’entrée de
nouveaux actionnaires dans la SARL Le Monde; elle ne peut donc être une réponse à l’arrivée de patrons au
sein de l’actionnariat. D’ailleurs, huit pages plus loin, p. 71, Alain Rollat affirme à son tour : «La
recapitalisation de 1985 avait profondément changé la donne du problème. [...] Ces gentils mécènes
accepteraient-ils de subventionner indéfiniment un gouffre financier ? »
1. Jean-Marie Colombani, lettre aux rédacteurs, 24 décembre 1990.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 469
Lesourne.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 470
Quinze jours de délibérations sont encore nécessaires pour trouver le candidat des
associés : Roger Fauroux, devenu ministre, est indisponible, Alain Mine est l'objet d'une
campagne violemment hostile d’une partie de la rédaction, Jean Boissonnat, Claude
Durand, Pierre Eelsen sont approchés, à titre personnel, par des associés ou par des
rédacteurs et d autres ; plus ou moins « pressentis », ils se récusent ou plutôt sont récusés
par telle ou telle faction de la rédaction.
Refusant d’examiner la candidature de Jean-Marie Colombani, qui avait pourtant pris
soin de recruter Raymond Soubie comme futur gestionnaire, le bureau de la Société des
rédacteurs du Monde remet le sort du quotidien entre les mains des actionnaires. Jean-
Marie Colombani, dans une lettre à ses confrères de la rédaction, prend date :
«Cette crise est celle d’un journal dont l’identité, aux yeux de ses lecteurs, réside
toujours dans ce qui fut son projet originel : n’être au service d’aucun parti, si respectable
soit-il ; d’aucune mode, si séduisante soit-elle ; d’aucun homme et d’aucun clan, si nobles
que puissent être leurs ambitions ; d’aucune volonté de pouvoir, à quelque tentation
qu’un journal comme Le Monde expose, à cet égard, ses propres collaborateurs. Ce
journal n’entend servir d’autre cause que celle de la démocratie, convaincu que celle-ci
ne peut vivre que de l’information des citoyens et de leur engagement. La mise en œuvre
de ce projet, dans la difficulté, le doute et les contradictions, a fait du Monde, au travers
des décennies, la référence de toute entreprise d’information dans ce pays. La rédaction
seule en répond. Elle ne le peut que si elle est unie1. »
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 471
Finalement, le 21 décembre 1990, les représentants des associés somment les
rédacteurs de se prononcer sur la candidature de Jacques Lesoume. Le candidat,
accompagné de membres du conseil d’administration de la Société des rédacteurs, fait
campagne dans les services de la rédaction et prend l’engagement de s’entourer d’une
équipe de direction composée de Bruno Frappat comme directeur de la rédaction, de
Manuel Lucbert comme secrétaire général et de Jacques Guiu comme directeur de la
gestion. Le 8 janvier 1991, à l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde,
sur les 890 parts présentes ou représentées, Jacques Lesoume obtient, au premier tour,
448 parts (50,3 %), contre 250 (28,1 %) et 192 (21,6%) blancs et nuis. L’assemblée
générale de la rédaction est houleuse, mais finalement les journalistes acceptent avec
réticence le candidat des autres associés. Au deuxième tour, il recueille 594 parts (67,6
%), contre 224 (25,5 %) et 60 blancs et nuis (6,8 %). Après avoir reçu l’approbation de la
Société des cadres, le 25 janvier 1991 par 71,34 % des voix et de la Société des
employés, le 30 janvier 1991, par 78,02 % des suffrages, Jacques Lesoume est élu gérant
à l’unanimité des porteurs de parts sociales, le 1er février 1991. Le consensus des associés
se réalise à nouveau autour d’un homme neuf1, qui semble incarner la volonté de
redressement de l’ensemble des partenaires sociaux de l’entreprise, alors que celle-ci est
confrontée à une crise majeure de rentabilité et de financement.
Les associés espéraient trouver en Jacques Lesourne « Un patron pour Le Monde397
398
», ce que leur demandaient depuis de nombreuses années les banquiers, les cadres,
certains porteurs A, et les actionnaires extérieurs, en particulier Alain Mine, président de
la Société des lecteurs. Tous avaient pensé, à un moment ou un autre, à Roger Fauroux,
porteur A de la SARL, ancien président-directeur général de Saint-Gobain et catholique
397 Jacques Lesourne, né en 1928, polytechnicien et ingénieur des Mines a mené une carrière de chercheur
et de professeur en économie et statistique à l’institut national de la statistique et des études économiques et au
Conservatoire national des arts et métiers. Disciple de l’économiste Maurice Allais, il tente d’adapter les analyses
macroéconomiques aux réalités de l’entreprise. Président de la société de conseil SEMA de 1971 à 1976, il a
quitté depuis cette date le monde de l’entreprise pour reprendre ses cours et ses recherches. Il a écrit de nombreux
livres sur l’économie et la prospective, parmi lesquels, Technique économique et gestion industrielle (1958), Du
bon usage de l’étude économique dans l’entreprise (1966), L Entreprise et ses futurs (1985), L'Économie de
Tordre et du désordre (1990). En 2000, il publie chez Odile Jacob un livre de mémoires, Un homme dans le
siècle, dans lequel il justifie son action au Monde.
398 Titre de l’article d’André Fontaine dans Le Monde, 10 janvier 1991, après l’élection de Jacques
Lesoume par la Société des rédacteurs.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 472
de gauche. Malheureusement, celui-ci était indisponible en 1990, car il était ministre du
gouvernement de Michel Rocard. Comme les rédacteurs n’auraient pas accepté la
candidature d’Alain Mine qui semblait pourtant se profiler, les associés se retournèrent
vers Jacques Lesourne.
Or, Jacques Lesourne ne pouvait avoir qu’une faible autorité sur une rédaction
divisée, repliée sur elle-même et sujette à une crise de conscience. Il a fait porter son
action sur l’endettement, l’authenticité des comptes et du bilan sans pouvoir agir sur les
causes profondes du déséquilibre entre les recettes et les dépenses399 400. Jacques Guiu
tente de diminuer les coûts de l’imprimerie, mais, dans l’ensemble, la lourdeur de la
machine demeure handicapante. La succession des plans sociaux procure de faibles
399 Le 1er février 1991, le prix de vente du Monde est porté de 5 à 6 francs, soit une augmentation de 20%.
Le 1er juillet 1992, le prix de vente du Monde est porté de 6 à 7 francs, soit une augmentation de 17 %.
L’augmentation totale est de 40 %, ce qui est très largement supérieur à la hausse des prix de 3,2 % en 1991 et de
2,4 % en 1992.
400 Les dépenses ont diminué de 17 % en trois ans, mais cette baisse reste insuffisante pour compenser la
baisse des recettes publicitaires.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 473
économies, car la diminution des emplois, de 7,1 % au total, ne suit pas la chute des
recettesb Le Monde est étranglé par l’importance de ses frais fixes et par la diminution de
ses recettes, qui ne peuvent s’améliorer à cause de la baisse de la diffusion. Handicapée
par le haut prix du journal, la diffusion totale payée passe de 375 285 exemplaires en
1990 à 368 970 en 1991, puis à 357 280 en 1992, et à 351 706 en 1993, ce qui représente
une chute de 6,28 % en trois ans. En 1994, la diffusion payée diminue encore à 343 913
exemplaires. Toutefois, grâce à l’augmentation du prix de vente du quotidien, les recettes
de la diffusion croissent de 200 millions de francs entre 1990 et 1993 ; mais sans
compenser la chute des recettes publicitaires, qui atteint 290 millions de francs.
1990 1991 1992 1993
Emprunts 181 140 117 115
Dettes financières 106 90 76 68
Dettes d’exploitation 162 93 62 71
Dettes fiscales et sociales 206 161 156 145
Impôts différés 47 44 37 35
Total des dettes 702 528 448 434
TABLEAU 3 0 : Dettes inscrites au bilan du groupe Le Monde, en millions de francs2.
(valeurs nettes) 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993
Actif immobilisé 90 170 260 302 478 429 384 362
Actif circulant 260 388 443 353 484 336 292 258
Total de l’actif 350 558 703 655 962 765 676 620
TABLEAU 31 : Actif du groupe Le Monde, en millions de francs.
1. Le nombre des salariés du Monde> si l’on totalise les personnels employés par la SARL Le Monde et
ceux employés par la SA Le Monde Imprimerie, qui était de 1098 au 31 décembre 1989, diminue lentement, pour
atteindre 1014 au 31 décembre 1993. Entre ces deux dates, le nombre des rédacteurs augmente légèrement, de 233
à 237 (>1,7 %), comme celui des cadres administratifs, de 152 à 155 (+2 %) et des cadres techniques, de 44 à 49
(+11 %). En revanche, le nombre des employés diminue de 282 à 226 (-20 %) et celui des ouvriers de 381 à 347 (-
9 %).
2. Le total des dettes indiqué ici ne comprend pas les dettes d’exploitation courante, notamment les
abonnements à servir et le compte de régularisation, qui viendraient alourdir l’endettement d’une centaine de
millions de francs.
3. Ce système comptable, universel et légal, réserve de bonnes ou de mauvaises surprises, en fonction des
amortissements, et des plus-values ou des moins-values, en cas de vente.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 474
entraînent la diminution de l’actif immobilisé. La diminution de l’actif circulant provient
de celle du poste « créances d’exploitation1 » et celle du poste «valeurs mobilières de
placement et disponibilités402 403 ». Cependant, la situation financière du groupe s’est
relativement améliorée, car le rapport entre l'endettement et les actifs immobilisés se
rapproche du point d’équilibre autour duquel les dettes à moyen et long terme ne sont pas
supérieures aux actifs constitues grâce à l’argent ainsi emprunté404. En revanche, la
diminution des fonds propres du Monde devient préoccupante.
402 Ce poste, qui reflète en particulier la baisse du chiffre d’affaires du Monde Publicité SA, passe de 381
millions de francs en 1990 à 216 millions de francs en 1993.
403 Ce poste, qui reflète la trésorerie du groupe, passe de 64 millions de francs en 1990 à 22 millions de
francs en 1993.
404 Au cours des années 1984-1989, la vente des actifs constitués depuis longtemps (les immeubles de la rue
des Italiens et l’usine de Saint-Denis) conjuguée à l’endettement important souscrit afin d’équiper la nouvelle
imprimerie d’Ivry avaient considérablement écarté les dettes des capacités de remboursement et de mobilisation
financière de l’entreprise.
405 Accusée parfois d’avoir déstabilisé le marché de la publicité, la loi Sapin, qui vise à moraliser les
rapports entre annonceurs, intermédiaires et supports, est postérieure à l’effondrement des recettes publicitaires.
Adoptée le 29 janvier 1993, elle est entrée en vigueur le 1er avril 1993.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 475
suivies d’une période de vaches maigres, mais ils savent que le temps de la prospérité
publicitaire est passé pour la presse écrite b La survie du Monde dépend du produit lui-
même et de l’adéquation de l’offre rédactionnelle à la demande des lecteurs. Un retour à
la rigueur et au pessimisme paraît nécessaire, ce qui n’aurait pas déplu au fondateur du
Monde.
Dans les comptes du journal, la chute de la diffusion est moins marquée que celle de
la publicité car elle a été partiellement compensée par l’augmentation du prix de vente
qui a gonflé les recettes406 407. Par ailleurs une fraction importante de la baisse concerne
les ventes au numéro à l’étranger qui procurent de faibles recettes au journal, quand elles
ne lui coûtent pas plus qu’elles ne rapportent408.
En 1993, les ventes en Belgique, en Suisse et au Luxembourg représentent près de
10000 exemplaires, soit le tiers des ventes en Europe et le quart des ventes mondiales. En
ajoutant les ventes en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-
Bas, soit 15 000 exemplaires, on obtient les trois quarts des ventes mondiales dans les
huit états proches de la France, dans lesquels résident le plus grand nombre d’expatriés
français.
En Asie et au Moyen-Orient, Le Monde vend moins de mille exemplaires par jour, et
moins de deux mille exemplaires dans toute l’Amérique. L’obstacle de la langue n’est
pas le seul responsable. En effet, les Canadiens achètent moins de 400 exemplaires,
tandis qu’en Afrique subsaharienne francophone moins de trois mille exemplaires sont
vendus chaque jour. Le prix de vente élevé et la lenteur des trajets se conjuguent pour
freiner la vente au numéro409. Le Maghreb est longtemps resté le principal client étranger
du Monde, mais la situation a évolué. En Algérie, la diffusion qui
406 La publicité commerciale dans Le Monde a atteint une surface maximum de 7 millions de
millimètres/colonne, en 1973. Depuis, cette date, le déclin de la publicité commerciale a été partiellement
compensé par la croissance des annonces classées, jusqu’en 1990. Depuis, celles-ci ont également subi le
contrecoup de la récession, puis de la concurrence d’Internet.
407 Les recettes des abonnements passent de 143 millions en 1990 à 201 millions de francs en 1993. Les
recettes de la vente passent de 462 millions en 1990 à 595 millions de francs en 1993. L’ensemble du poste
diffusion augmente ainsi de 33 %, de 605 millions à 805 millions de francs, entre 1990 et 1993.
408 La diffusion totale du Monde à l'étranger, qui avait atteint 90 033 exemplaires en 1982, ne cesse de
réduire jusqu’en 1994, année au cours de laquelle elle tombe à 41 710 exemplaires. Les frais de la vente au
numéro à l’étranger représentent généralement 85 % du prix de vente.
409 Les départements d’outre-mer n’achètent qu’un millier d’exemplaires par jour, parce que Le Monde est en
retard par rapport à la presse locale et parce qu il est vendu plus cher.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 476
avait atteint 20000 exemplaires par jour au début des années 1980, est retombée à dix
mille exemplaires à la fin de la décennie. Durant les années 1990, la vente du Monde en
Algérie est interdite, au grand soulagement des responsables de la diffusion, qui voyaient
les expéditions payées en dinar difficilement convertible, dont la valeur fléchissait. Le
Maroc et la Tunisie, lorsque les gouvernements concernés par un article ne décident pas
de saisir ou d'interdire le journal, restent, avec 8 000 exemplaires, des acheteurs
importants du Monde.
Le repli de la diffusion du Monde à l’étranger a très peu touché les abonnements qui
se maintiennent autour de 10 000 exemplaires par jour depuis 1979. Destinés aux
ambassades, aux hauts fonctionnaires et aux cadres internationaux, ils représentent le
quart de la diffusion à l’étranger et 10 % du total des abonnements.
Le nombre total des abonnements, qui avait atteint 97 836 exemplaires en 1977, a
diminué à 67720 en 1987. Le nombre des abonnés a augmenté depuis lors pour dépasser
les 100000 exemplaires depuis 1993 et atteindre 140 000 depuis 2000. Le taux des
abonnements par rapport à la diffusion, qui se situait à 19 % en 1987 s’est élevé en
quelques années à 28 % puis à 33 % du total, ce qui procure aux gestionnaires du Monde
un flux de trésorerie particulièrement bienvenu dans la conjoncture difficile que traverse
le quotidien.
En revanche, la chute des ventes au numéro en France, qui atteint 16,1 %, entre 1990
et 1994, marque une désaffection des acheteurs ou le défaut de renouvellement des
lecteurs h Entre 1990 et 1993, la chute de la diffusion, qui contribue à la diminution des
surfaces publicitaires, entraîne la direction dans une impasse financière, parce que
l’entreprise ne peut réduire ses coûts aussi rapidement que se réduisent ses recettes. Pour
la rédaction, la chute des recettes publicitaires peut être imputée à l’évolution d’un
marché que le journal maîtrise peu, tandis que la diminution de la diffusion résulte
manifestement de la dégradation de l’image du quotidien. Dans ces conditions, la
rédaction ne manque pas de mettre en cause la politique éditoriale de la direction.
En outre, les essais de diversification ont montré depuis longtemps leurs limites. En
1993, les publications annexes du Monde représentent un tirage total de 640 000
exemplaires par mois et de 25 000 exemplaires hebdomadaires. La charge pour
l’imprimerie reste faible, car l’ensemble des publi-
1. La vente au numéro en France est tombée de 235 734 exemplaires par jour, en 1990, à 232 778 en
1991,226 216 en 1992,218 129 en 1993 et 197 737 en 1994. La nouvelle formtde adoptée en 1995 permet de
redresser les ventes.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 477
cations annexes, avec 8,6 millions d’exemplaires tirés par an, ne constitue que 5,6 % du
tirage du quotidien qui est imprimé à 151,5 millions d’exemplaires en 1993. La diffusion
totale annuelle des publications annexes (5,5 millions d’exemplaires en 1993 ’),
représente 5 % de celle du quotidien qui diffuse 110 millions d’exemplaires par an. Le
Monde des philatélistes 410 411 et la Sélection hebdomadaire412 413 sont en déclin depuis de
nombreuses années. Les Dossiers et documents* furent longtemps ancrés à 90000
exemplaires, tandis que Le Monde de l’éducation414, plus cyclique, a varié de 68 000 à 90
000 exemplaires payés, avec des pointes à 97 000 exemplaires, en 1975 et en 1989. La
diffusion de ce mensuel est fortement liée aux débats sur les enjeux de société liés à
l'éducation. Les deux périodes de forte diffusion correspondent à la réforme de
l’enseignement initiée par René Haby, ministre de l’Éducation nationale de mai 1974 à
mars 1978, et à celle entamée par Lionel Jospin, lorsqu’il était ministre de l’Education
nationale, de juin 1988 à mai 1991. Le Monde des débats, créé en octobre 1992 dans une
conjoncture difficile pour la presse, a été arrêté en mai 1995, faute d’avoir trouvé une
diffusion satisfaisante415.
La seule réussite de la diversification reste Le Monde diplomatique, qui a connu,
après un démarrage très lent de moins de 2 000 exemplaires en 1954 à 10000 exemplaires
en 1960, une ascension rapide dans les années soixante de 10000 à 45000 exemplaires et
pendant les années soixante-dix de 45000 à 77000 exemplaires. Dans les années quatre-
vingt, sous la direction de Claude Julien, le mensuel, qui stagnait à 74 000 exemplaires en
1981-1982, entame une croissance très vive, pour atteindre une diffusion de 162 375
exemplaires en 1992. En dépit d’un retrait en 1993-1994, Le Monde diplomatique
demeure un succès éditorial : la croissance de la diffusion reprend à partir de 1995, pour
dépasser les 200000 exemplaires en 1999 et 230000 exemplaires en 2002. Le Monde
diplomatique a certainement profité de la désaffection d’une partie de la
416 En 1993, la SARL Le Monde reçoit 70 515 francs de dividendes de La Vie du Rail. Les autres filiales
ou participations ne rapportent aucun dividende ou empruntent à la SARL.
417 En 1993, le capital du Monde Éditions est porté de 250000 à 2 458 000 francs, puis il est réduit pour
compenser les pertes d’exploitation. Le capital est détenu à 84,83 % par Le Monde et à 15,12 % par La
Découverte et à 0,5 % par des actionnaires individuels. Le Monde Éditions réalise un chiffre d’affaires hors
taxes de 4 154 417 francs (exercice 1992- 1993), marginal par rapport à celui du quotidien, mais
relativement élevé si l’on considère que la maison d’édition n’emploie qu’un salarié et demi. En 1993-1994,
le chiffre d’affaires éditeur hors taxes a augmenté de 17,4 %, pour s’établir à 4 877 000 francs, ce qui
correspond à un chiffre d’affaires en librairie de 9 872 000 francs.
418 En 1992-1993, Le Monde a participé, avec La Repubblica, The Independent et El Pais au projet ENA
(European Newspapers Association) qui envisageait le lancement d’un quotidien européen haut de gamine.
Les dirigeants du Monde espéraient avant tout qu’il serait imprimé à Ivry. Le projet s’est enlisé dans des
querelles de personnes et dans l’absence de projet rédactionnel cohérent.
419 Le quotidien InfoMatin est édité par la Sodepresse, société au capital de 250000 francs. Le premier
numéro est sorti le 10 janvier 1994. Le Monde Imprimerie SA, afin de favoriser l’impression du nouveau
journal à Ivry, avança un crédit fournisseur de 6149300 francs, qui fut converti en capital, le 1 er avril 1994,
lorsque André Rousselet est devenu actionnaire majoritaire de la Sodepresse.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 479
1
de l’impression de ce journal. InfoMatin a un trop faible tirage pour dégager une
rentabilité intéressante pour Le Monde, dont l’imprimerie reste cependant trop coûteuse
au goût d’André Rousselet420 421, qui arrêta InfoMatin le 8 janvier 1996.
Face à une direction en mal de propositions de développement, la Société des
rédacteurs du Monde retrouve une certaine unité au cours de l’année 1993. Le départ de
Jacques Amalric à Libération favorise l’effacement du service étranger et la montée en
puissance des partisans de Jean-Marie Colombani au conseil d’administration de la
Société des rédacteurs, renouvelé par l’assemblée générale du 4 juin 1993. À l’automne
1993, le conseil d’administration s’interroge sur la légitimité d’un directeur qui n'est pas
issu de la rédaction et qui n’a pas réussi à élaborer un plan de développement du
journal422.
La direction du Monde met en place un comité stratégique chargé de définir un plan
de diversification du journal. Une nouvelle publication, Le Monde des débats, naît de
cette initiative, mais elle ne réussit pas à fidéliser un nombre suffisant de lecteurs pour
être rentable. Devant la faillite programmée de l’entreprise, Jacques Lesourne tente de
gonfler artificiellement les recettes. H lance une politique d’édition de suppléments du
quotidien, destinée à créer du chiffre d’affaires, sans envisager les conséquences sur la
politique éditoriale et sur les ventes du Monde. Il intègre dans le budget pour l’année
1994 des recettes hypothétiques, telles que les bénéfices sur les produits du
cinquantenaire ou sur l’impression du quotidien InfoMatin. Faisant flèche de tout bois, il
renégocie le contrat de la filiale publicitaire, obtenant un supplément de recette de 21
millions de
420 Après un succès d’estime le premier mois, la diffusion du journal stagne, en 1994 et 1995 à 70-75 000
exemplaires en moyenne par jour. En 1994, Le tirage à'InfoMatin était en moyenne de 145 000 exemplaires par
jour. Pour 255 tirages de 24 pages en moyenne, soit 12 pages au format du Monde, les rotatives ont tiré 444
millions de pages pour InfoMatin. Pour Le Monde, hors publications annexes, la production a été de 5 150
millions de pages.
421 En 1994, le chiffre d’affaires réalisé par Le Monde Imprimerie SA avec InfoMatin a été de 27 millions
de francs (hors préparation et hors papier), ce qui représente 13,6 % du chiffre d’affaires total de la société. Le
prix par page à'InfoMatin est plus cher que celui du Monde, car il est imprimé en couleurs, sur du papier plus fort
et plus blanc et parce que le demi-format nécessite plus de coupes et de pliages que le grand format. Enfin, la
faiblesse du tirage rend les frais fixes plus élevés en pourcentage. André Rousselet accusa les coûts de fabrication
et de distribution, c’est-à-dire ceux du Monde Imprimerie, du Syndicat du livre et des NMPP, d’être trop élevés
pour permettre la survie de son journal.
422 L’ensemble des partenaires sociaux s’interroge sur cette question. «La poursuite de la tendance
régressive ne peut faire espérer de nouvelles marges de manoeuvre», concluait le conseil de surveillance du 30
avril 1993.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 480
francs, en échange d’une sujétion accrue du Monde à l’égard de Publicis. De même, il
obtient un allégement provisoire du loyer de l’immeuble de la rue Falguière, en échange
d'un allongement du bail et d’un alourdissement futur du loyer. Ces mesures, qui ne
réduisent pas le déficit et ne ralentissent pas le processus de dissolution des fonds propres
de la société, finissent par alarmer les actionnaires.
Toutefois, les associés divergent sur l’ampleur et la nature des réformes qu'il faudrait
adopter, tandis que les politiques s’agitent autour du Monde, que certains considèrent
comme une proie aux abois. Car le devenir du Monde devient un enjeu politique et fait
l’objet de tractations en coulisses, dont les acteurs se préoccupent moins du journal que
de leurs propres combinaisons politiques. La période est fructueuse pour les remises en
cause : en septembre 1992, le référendum sur la ratification du traité de Maastricht a
révélé la fracture entre les élites politiques, économiques et médiatiques et les Français,
qui se sont également partagés entre le « oui » et le «non». Le résultat des élections
législatives de mars 1993, qui ont amené à l'Assemblée nationale une large majorité de
députés hostiles au président de la République, préfigure, pense-t-on à l’époque,
l’élection présidentielle de 1995. Dans ce contexte, Le Monde est un enjeu. En dépit, ou à
cause, des révélations sur les affaires politiques et financières qui font la une des
journaux depuis plusieurs années423, François Mitterrand ne désespère pas d'amener le
journal à résipiscence. De son côté, Jacques Chirac compte sur quelques relations au sein
de la rédaction, tandis qu’Edouard Balladur espère rallier à sa candidature les partisans de
l’Europe, nombreux au journal, et ceux du libéralisme qu’il souhaite incarner.
Les stratégies des associés de la SARL Le Monde sont en partie arrêtées en fonction
de ces réseaux politiques. Alain Mine souhaite laisser encore du temps, peut-être un an
ou plus, à Jacques Lesourne, tandis que Roger Fauroux et René Thomas préparent la
reprise du journal par des capitaux agréés par le président de la République. Maurice
Lévy, grand bailleur de fonds à travers Régie-Presse, la filiale de Publicis qui détient 49
% du Monde Publicité, prépare, ou rêve, avec son ami Serge July, directeur de
423 En février 1993, la presse révèle que Roger-Patrice Pelât, homme d’affaires et vieil ami de François
Mitterrand, a prêté un million de francs à Pierre Bérégovoy dans des conditions douteuses, Pelât ayant ensuite
bénéficié d’un délit d’initiés, en novembre 1988, au moment de l’achat de la firme américaine American National
Can par Pechiney. En mars 1993, la presse révèle que la cellule antiterroriste de l’Élysée, dirigée par Christian
Prouteau, a pratiqué des écoutes téléphoniques en 1985 et 1986, hors de tout motif et de toute autorisation légale,
sur un certain nombre de personnalités, dont le journaliste du Monde, Edwy PleneL
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 481
1
Libération, une fusion avec Le Monde . Pour ce faire, Libération débauche quelques
plumes du Monde, comme Jean-Yves Lhomeau et Pierre Georges, par ailleurs
démoralisés par le climat de la rue Falguière. Serge July, cependant, rend sans le vouloir
un grand service aux adversaires de Jacques Lesourne au sein de la rédaction, en
recrutant Jacques Amalric, dont la capacité à diviser la rédaction du Monde était encore
largement intacte.
En novembre 1993, la direction diffuse un document intitulé «La stratégie à moyen
terme du groupe Le Monde », concernant le développement du Monde, auquel répond, en
décembre, un document contradictoire, « L’avenir du groupe Le Monde», du conseil
d’administration de la Société des rédacteurs. Entre les deux documents, les constats et
les options gravitent autour de la même question : Le Monde est-il victime d’une crise
d'identité ou d’une crise plus générale de la presse française ? La réponse à cette question
est déjà en partie donnée, lorsque, le 8 février 1994, le conseil d’administration de la
Société des rédacteurs refuse d’adopter le budget 1994 de la SARL 424 425. Le conseil de
surveillance accepte cependant de voter le budget426, le 10 février 1994, mais en
l’assortissant de telles réserves que Jacques Lesourne décide de démissionner, car il
estime ne plus être en mesure d’exercer son mandat.
424 Jean GülSNEL, Libération, la biographie, La Découverte, 1999. Jacques Lesourne confirme avoir
examiné le projet, op. cit.
425 Aucun des membres du conseil n’approuve le budget. Cinq votent contre le budget et six s’abstiennent.
426 La version du budget 1994 présentée au conseil de surveillance du 10 février atteignait lequilibre, mais
en escomptant des recettes hypothétiques : 15 millions de francs résultant du tirage dtlnfoMatin, 15 millions de
francs de recettes liées au cinquantenaire du journal, ou encore 21 millions de francs d une renégociation de la
redevance payée par Le Monde Publicité.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 482
à intervenir pour aider la presse afin de limiter les coûts de fabrication et de distribution.
427 En 1993, l’aide de l’État provient, pour 3 628 millions de francs, des « moins-values des recettes du
budget annexe des PTT en raison des déductions tarifaires applicables sur les tarifs postaux préférentiels ». La
réduction de 50 % des communications téléphoniques des correspondants, pour la location des téléscripteurs et
pour le transport des journaux et des invendus par la SNCF, représente 216 millions de francs. L'allégement de la
TVA (2 % au lieu de 5,5 %) représente pour l’État un «manque à gagner» de 1 milliard de francs par an, dont 500
millions de francs pour les quotidiens et, pour Le Momie seul, environ 25 millions. L’exonération de la taxe
professionnelle pour environ 750 millions de francs, et l’application de l’article 39 bis, qui coûte à l’État environ
280 à 300 millions de francs par an, viennent compléter les aides fiscales.
428 En 1993, la subvention du Fonds culturel destinée à venir en aide à la diffusion à l’étranger s’est élevée à
1 million de francs. Le Monde diffuse 45 000 exemplaires à l’étranger, soit un total de 14 millions d’exemplaires
chaque année. La subvention moyenne atteint donc 0,07 franc par exemplaire vendu, ce qui représente 1 % du
prix de vente en France, et moins encore à l’étranger.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 483
de la profession de cadres et d’ouvriers. Le 26 juin 1992, le SPP et le CILP s’accordent
sur le départ de 840 des 2 600 personnes employées dans les imprimeries de la presse
parisienne1. Le 19 juillet 1993 est signé un protocole d’accord auquel s’adjoint un
avenant, le 6 décembre 1993, qui permettent de placer les ouvriers en conge de
conversion à partir de l’âge de cinquante ans, jusqu'à ce qu'ils bénéficient de la
convention FNE, à cinquante-cinq ans. En 1994, les ouvriers représentent moins du tiers
des effectifs du Monde, alors qu’ils formaient auparavant la moitié des salariés du
journal. Ce plan social est encore renforcé en novembre 1995. Au total, les entreprises de
presse bénéficient d’un plan social jusqu’en 2001, afin de réduire le nombre des ouvriers
du Livre. Parallèlement aux départs de la profession, les entreprises de presse consacrent
un budget important à la formation aux technologies modernes. En 1993, la SARL Le
Monde a consacré plus de dix millions de francs à la formation de son personnel, ce qui
représentait 4,32 % de la masse salariale de la société. L’effort de formation en faveur
des techniques, qui représente 7,27 % de la masse salariale des ouvriers et 5,79 % de
celle des cadres techniques, est plus important que l’effort de formation destiné aux
autres catégories du journal.
En ce qui concerne la distribution, une réflexion identique est menée par l’ensemble
de la presse et du secteur de la distribution, en particulier par les NMPP. Les outils
informatiques qui ont grandement amélioré les méthodes de gestion et les réglages,
conduisent les gestionnaires du Monde à tenter d’optimiser les ventes en intervenant sur
le réseau des NMPP. Des études ont été menées par les NMPP, par le SPP ou par des
cabinets d’audit sur la logistique de la distribution429 430.
Les éditeurs de presse considèrent que la rémunération des NMPP est trop élevée. En
1992, la valeur faciale, c’est-à-dire le prix de vente aux particuliers des 2 500 titres mis
en vente dans le réseau par 750 éditeurs, était de 30 milliards de francs au total. Le chiffre
d’affaires généré par les 1,8 milliards d’exemplaires vendus a été de 16 milliards de
francs.
431 La redevance annuelle versée par les NMPP à la Librairie Hachette est évaluée à 70 millions de francs.
432 Président de la Coopérative des quotidiens parisiens, Jacques Sauvageot, avait tenté, en vain, de limiter
les coûts des NMPP. En décembre 1981, il avait saisi le président de la République, afin de faire accélérer la
réforme de la distribution des journaux. «Note confidentielle», datée du 5 décembre 1981, de Jacques Sauvageot à
François Mitterrand, sous couvert d’André Rousselet, sur les NMPP et les relations entre la presse et la Librairie
Hachette. La nationalisation de Matra, qui avait pris le contrôle de la Librairie Hachette en 1980, laissait espérer
que l’État pourrait dicter sa loi aux NMPP ; il n’en a rien été.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 485
les crieurs de journaux qui, depuis, ont déserté le paysage urbain français. Le réseau
Hachette s’est rapidement modernisé, tout en élargissant la gamme des produits qu'il
vend, mais l’évolution des autres points de vente n’a pas suivi les mutations sociales et
culturelles des Français. Ainsi, la banlieue parisienne est très pauvre en diffuseurs, et les
kiosquiers vivent difficilement des seules ressources procurées par les ventes de
journaux. Cette pénurie de l'offre a certainement contribué à la baisse de la demande des
consommateurs. Les plans des NMPP prévoient donc de revaloriser la commission des
diffuseurs de presse, c’est-à-dire des marchands de journaux, en la faisant passer de 13 %
à 15 % du prix de vente *. En effet, le nombre des points de vente diminue (actuellement
il est de 31 500), parce que la rémunération des kiosquiers est trop faible, alors que leurs
horaires de travail dépassent souvent les douze heures par jour.
Depuis les accords de 1992, la question de l’adaptation des NMPP et du réseau de
diffusion ne cesse de revenir à l’ordre du jour. Tandis que les rapports et les colloques se
succèdent433 434, les dirigeants des entreprises de presse tentent de réformer la distribution
de la presse en France. Ainsi, la direction du Parisien a décidé de créer son propre service
de distribution, mais le résultat reste pour le moment mitigé. En novembre 2003, Yves de
Chaisemartin, président de la Socpresse, menace de démissionner de la présidence du
SPP, si des négociations visant à réduire les coûts de distribution ne sont pas rapidement
entamées. A la suite de ce coup d’éclat, le 10 février 2004 un accord-cadre a été signé
entre les partenaires sociaux, qui prévoit une refonte des classifications et de la grille
salariale, mais il demandera encore de longues négociations avant d’entrer en application.
L’ensemble des coûts de fabrication et de distribution a contribué largement à
l’augmentation des prix de vente de la presse, particulièrement entre 1970 et le début des
années quatre-vingt. Ainsi, de 1957 à 1992, la pagination rédactionnelle moyenne du
Monde a augmenté de 145 %, alors que le prix de vente du quotidien s’est accru de 250
%. Comme, dans le même temps, les produits industriels et nombre de services voyaient
leur prix baisser en francs constants, et comme la concurrence d’autres catégories de
presse, les magazines en particulier, ou d’autres médias, notamment la radio
433 La rémunération des diffuseurs de presse varie entre 19 et 25 % du prix de vente dans les autres pays
européens.
434 Voir notamment .Jean-Claude 11ASS AN, La Distribution de la presse écrite en France, la voie
étroite de la réforme nécessaire, pour la pérennisation d'une solidarité profitable à tous, Rapport remis à
madame la ministre de la Communication le 25 janvier 2000, et Gilles FEYEL (dir.), La Distribution de la
presse du XVII f siècle au III millénaire, LGDJ, 2002.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 486
et la télévision, s’est accentuée, la presse quotidienne a, progressivement, perdu sa
compétitivité. Le prix de la page rédactionnelle payée par le lecteur du Monde, qui avait
diminué jusqu’à 0,16 francs déflatés en 1970, a connu une forte remontée depuis lors,
pour atteindre 0,28 francs déflatés en 1982, 1985 et 1993, ce qui représente une
augmentation, hors inflation, de 75 % en vingt-trois ans, tout à fait exceptionnelle pour
un produit industriel de consommation courante. Depuis 1995, l’accroissement de la
pagination rédactionnelle a été plus important que la hausse du prix de vente, ramenant le
prix de la page à 23 centimes déflatés en 2000-2002, mais l’augmentation hors inflation
est encore de 43 % par rapport à 1970.
La presse quotidienne française, par rapport à ses consœurs européennes, a tardé à
augmenter la pagination de ses journaux ; comme elle n'a pas bénéficié d’un marché
publicitaire porteur, elle a été contrainte d'augmenter le prix de vente pour couvrir des
frais de fabrication et de distribution trop élevés. Cet ensemble de données économiques
a conduit la presse quotidienne française à vendre ses journaux plus chers que dans les
autres pays européens, surtout si l’on compare en termes de pagination. Les dirigeants de
la presse mènent depuis des années une réflexion sur les prix de vente, mais une guerre
des prix, comme celle qui a été entamée par Rupert Murdoch en Grande-Bretagne,
risquerait de faire des ravages dans les comptes d’exploitation des quotidiens parisiens,
sans pour autant ressusciter l’engouement du public pour la presse écrite.
435 Les chiffres de lectorat calculés par le CESP pour Le Figaro ne sont pas disponibles pour les années
1982 à 1987. Robert Hersant, qui était à l’époque en désaccord sur les modes de calcul du CESP, avait retiré ses
titres des mesures d’audience.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 487
diffusion totale du Monde et du Figaro réunis demeure stable à 740 000 exemplaires 1, et
leurs lectorats cumulés oscillent autour de 2 200 000 lecteurs 436 437. Libération accroît
donc le marché d’environ 170000 acheteurs et de 700000 lecteurs 438. Cependant, depuis
1990, le marché ne s’élargit plus, le lectorat et la diffusion de l’ensemble des trois
quotidiens stagnent à moins de trois millions de lecteurs439 et à environ 900000 acheteurs,
les gains de l’un ne semblent plus se faire qu’au détriment des deux autres. Si l'on tient
compte de la duplication d’achat, l’ensemble du marché des trois quotidiens est encore
plus étroit440.
En 1992, le lectorat des trois quotidiens est masculin (54 à 56%), parisien (48 ou
49 %, mais 57 % pour Libération), il a accompli un parcours universitaire (61 et 62%
pour Libération et Le Monde, mais seulement 44 % pour Le Figaro). Les cadres
supérieurs représentent un tiers des lecteurs du Monde et de Libération, mais
seulement 19% de ceux du Figaro. Le Figaro compte 39 % de lecteurs de plus de
cinquante ans, contre 22 % pour Le Monde et 13 % pour Libération, tandis que les
moins de 35 ans sont 34 % au Figaro, 42 % au Monde et 45 % à Libération. Enfin, Le
Monde compte un plus grand nombre de jeunes et d’étudiants dans son lectorat, ainsi
qu’un plus fort pourcentage de professeurs 441.
Ainsi, le lectorat du Monde se compose principalement d’actifs442, de salariés
aisés, et de leurs enfants étudiants. En 1992, les revenus des lecteurs du Monde sont
supérieurs à 10 000 francs par mois dans 79 % des cas, les 21 % restant correspondant
aux étudiants. Ceci explique que dans toutes les études de lectorat, Le Monde soit
considéré comme le quotidien ayant
436 OJD 1979 : Le Monde, 435 000 exemplaires, Le Figaro, 302 000 exemplaires. OJD 1994 : Le
Monde, 344 000, Le Figaro, 374 000.
437 CESP (Idp) 1979 : Le Monde, 1 518000, Le Figaro, 862 000. CESP (Idp) 1992 : Le Monde, 1 161
000 lecteurs, Le Figaro, 951 000.
438 OJD 1993 : 170000 exemplaires, CESP (Idp) 1992 : 705 000 lecteurs.
439 Soit un doublement du lectorat depuis 1957. CESP 1957, Le Figaro, 1 018000 lecteurs, Le Monde,
312 000, Libération, 148 000, Combat, 80000.
440 En 1991-1992, la duplication entre Le Monde et Le Figaro ne touche plus que 12 à 15 % des
lecteurs, soit environ 140 à 150 000 d’entre eux pour chacun des deux titres. Par contre, avec Libération, la
duplication du lectorat du Monde demeure importante, 20 % des lecteurs du Monde (environ 235 000) lisent
Libération et constituent 33 % du lectorat de celui-ci.
441 Le sondage IPSOS cadres actifs en 1992 montre que 36% des enseignants lisent Le Monde, contre
12 % pour Libération et 4 % pour Le Figaro, cette proportion s’élève quand le niveau de l’enseignement
s’élève.
442 En 1992, le lectorat du Monde compte seulement 5 % de ménagères, 12 % de retraités et 6% de
chômeurs, ce qui représente des proportions plus faibles que celles de ses concurrents (CESP 1992).
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 488
total 15-24 ans 25-34 ans 35-49 ans 50-64 ans 65 ans et +
Le Monde 1 630 000 21% 21 % 37% 14% 8%
" Le Figaro 1 214 000 18% 16% 28% 19% 20%
Libération 962 000 15% 30% 41 % 9% 4%
443 En 1992, 88 à 98 % des ménages français possèdent réfrigérateur, téléphone, téléviseur et lave-linge.
444 91 % des lecteurs du Monde sont partis en vacances en 1992, contre 60 % des Français, dont 49 % en
hiver, contre 29 % seulement pour l’ensemble des Français.
489 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
satisfaction.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 491
habitants en Norvège, 376 pour mille habitants au Royaume-Uni, 341 pour mille habitants en Allemagne,
155 pour mille habitants en France et de 119 pour mille habitants en Italie.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 492
CDXLVI Étude INSEE sur l’évolution du budget loisir des Français, de 1960 à 1992. Paris, 1994.
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 494
quelle n’arrive à faire preuve d’une vitalité suffisante pour conquérir de nouveaux
lecteurs. L’érosion du lectorat reste préoccupante. La diffusion payée en France du
Figaro a atteint un sommet à 432 000 exemplaires en 1986, celle du Monde avec
377 000 exemplaires en 1988 et celle de Liberation avec 193 000 exemplaires, en
1988 également. Entre 1988 et 1994, Le Figaro a perdu 41 000 exemplaires (-9,5
%), Le Monde, 26000 exemplaires (-7 %), et Libération 22 000 exemplaires (-11,5
%).
Dans ces conditions, la presse quotidienne qui lutte pour sa survie doit
améliorer l'adéquation entre la demande des lecteurs et l’offre faite sous sa marque.
Le Figaro cultive un lectorat conservateur et traditionaliste, ce qui lui a permis de
regagner les quelques dizaines de milliers de lecteurs qui lui avaient fait défaut au
cours des années soixante-dix. Libération, qui a tenté avec sa nouvelle formule, «
Libé III », lancée le 26 septembre 1994 un « zapping » rédactionnel au service du
lecteur pressé, espérait attirer de nouveaux lecteurs que la presse n’avait pas réussi
à séduire. L’expérience a été abandonnée, en avril 1995, car elle avait dérouté les
anciens lecteurs sans séduire la cible potentielle. Depuis le 9 janvier 1995, Le
Monde recentre sa nouvelle formule sur des concepts fondateurs, l’indépendance
journalistique, la référence et l’approfondissement de l’information, et tente de
renouer avec les ambitions rédactionnelles d’Hubert Beuve-Méry. Toutefois, pour
se relancer, Le Monde devait d’abord en terminer avec l’expérience d’un patron
gestionnaire et renouer avec son histoire en portant à sa direction un journaliste
L’ÉCHEC D’UN PROJET GESTIONNAIRE 495
IV
LE RENOUVEAU, 1994-2004
Fin 1993, Le Monde, qui songe à préparer son cinquantième anniversaire
mais qui n’a plus rien à céder, est de nouveau à vendre et, cette fois, pour une
bouchée de pain, dans la mesure où les seuls actifs matériels que l’entreprise
possède sont constitués par une imprimerie qui n’est pas encore payée et dont
personne ne souhaite se porter acquéreur. Victime d’investissements
démesurés et de la crise de la publicité, Le Monde ne doit sa survie qu’à la
complaisance intéressée de ses créanciers. En effet, si l’entreprise semble ne
pas valoir cher, la marque Le Monde demeure pleine de potentialités, pour
qui saurait l’exploiter. Les suggestions et les idées ne manquent pas. Dans les
dîners parisiens, nombre de chefs d’entreprise, de directeurs de journaux ou
d’hommes politiques rêvent de ramasser le quotidien et de le redresser, à leur
manière, qui en licenciant la moitié de la rédaction, qui en affrontant le
Syndicat du livre, qui en le transformant en quotidien du matin, et parfois le
tout à la fois. Les prétendants repreneurs, déclarés ou non, fourbissent leurs
armes et peaufinent les recettes du management d’entreprise.
Il semble que l’exception d’un quotidien indépendant où les journalistes
ont un réel pouvoir de décision soit en passe de disparaître. Toutefois, depuis
l’été 1993, la Société des rédacteurs a décidé de lancer une offensive de la
dernière chance; pour la mener à bien, elle s’est dotée d’un conseil
d’administration où les partisans de Jean-Marie Colombani sont majoritaires.
Ce dernier, en effet, qui depuis dix ans a fédéré autour de lui de nombreux
rédacteurs et des porteurs de parts de la SARL, apparaît comme le dernier
recours avant la vente du journal à un groupe financier ou industriel. Dès son
élection, Jean-Marie Colombani entame une refonte complète du quotidien et
de l’entreprise : recapitalisation et restructuration
496 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
1 Alain Rollat, dans Ma part du Monde, op. cit., raconte quelques épisodes de cette
bataille de vingt ans, depuis la chute d'André Laurens et la création de la section CGT des
journalistes. Malheureusement, le récit est trop décousu et Alain Rollat accorde une
importance considérable à son action personnelle, alors que toute une partie de la rédaction
s’investit dans cette conquête du pouvoir au sein de la SARL.
498 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
2 Sept ans plus tard, Jacques Lesourne reste campé sur ses positions : «sans m’avoir
prévenu, le conseil de la Société des rédacteurs du Monde envoie une lettre circulaire à tous les
rédacteurs. Selon lui, les analyses auxquelles il a procédé montrent que la situation du journal
est grave et qu’il va réfléchir pour faire à la rédaction des propositions stratégiques. Il se
trompe de diagnostic, car il attribue les difficultés au produit et pas à la conjoncture». Jacques
LESOURNE, op. cit. ..
3 Jacques LESOURNE, «Les raisons d’une démission», Le Monde, 12 février 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 499
Refonder Le Monde
En février 1994, dans une lettre adressée aux rédacteurs, Jean-Marie Colombani
expose son analyse de la crise que traverse Le Monde :
4 272 des 289 membres de la Société des rédacteurs du Monde étaient présents ou
représentés. Il y eut 269 votants représentant 940 parts au total. Jean-Marie Colombani
obtient 180 voix et 612 parts, 47 membres de la Société des rédacteurs du Monde soit 174
parts ont voté contre lui (18,51 %), 42 membres, soit 154 parts (16,38 %) ont voté blanc ou
nul.
502 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
« “Être inerte, c’est être battu”, cette phrase du général de Gaulle était citée à la
“une” du premier numéro du Monde, le 19 décembre 1944. Le précepte vaut pour la
guerre médiatique où s’affrontent aujourd’hui appétits marchands et enjeux de
pouvoirs. Un demi-siècle après sa naissance, Le Monde est sommé de refuser l’inertie.
De bouger, de se mobiliser, d’avancer : bref, de changer. Sinon, il sera battu. Battu par
tous ceux pour qui, depuis sa création, il constitue une exception intolérable.
Une double exception : celle, intellectuelle, d’un journal de journalistes, peu
complaisant envers les pouvoirs, quels qu’ils soient, et celle, sociale, d’une entreprise
dont l’actionnariat est ouvert aux personnels et où les salariés jouent un rôle décisif.
Deux exceptions qui, évidemment, n’en font qu’une, se garantissant et se confortant
l’une et l’autre autour d’un même objectif : l’indépendance, la liberté.
Cinquante ans, c’est plus que l’âge de la maturité. C’est encore, pour ce journal et
cette entreprise, l’âge de la fragilité. Nos trois taiblesses structurelles
5 Jean Schlœsing (28 parts) était absent, Jacques Lesourne (86 parts) s’abstient comme il est
d’usage, ainsi que Jacques Fauvet, membre de l’Association Hubert Beuve-Méry (28 parts).
Geneviève Beuve-Méry, veuve du fondateur, et son (ils Jean-Jacques Beuve-Méry (28 parts
chacun) ont voté contre Jean-Marie Colombani.
6 Portrait du président (1985), Le Mariage blanc (en collaboration avec Jean-Yves
Lhomeau, 1986), Les Héritiers (en collaboration avec Jean-Yves Lhomeau, 1989), La gauche
survivra-t-elle au socialisme? (1994), De la France en général et de ses dirigeants en particulier
(1996).
FACE À LA CRISE DU MONDE 503
sont connues : une diffusion qui n’a pas retrouvé ses hauts scores d’il y a quinze ans,
des fonds propres insuffisants pour offrir une véritable marge de manœuvre
financière, une imprimerie qui ne tourne pas à plein rendement. [...]
C’est cette instabilité à répétition que nous devons vaincre. Le temps lutte contre
nous. L’époque aussi, qui préfère souvent les fausses recettes aux réponses
inventives. Fausse recette que de penser qu’il suffit, pour nous redresser, de faire
entrer des capitaux sans avoir nous-mêmes de projet. Les capitaux - c’est la loi du
marché - ont leur prix : en termes de pouvoir et de contrôle. En ce domaine, plus Le
Monde sera faible, plus le prix qu’il devra payer sera élevé.
Aussi notre pari est-il inverse : remettre d’abord Le Monde sur ses rails en
rassemblant toute l’entreprise, tous les personnels, autour d’une même ambition, celle
de la bataille du quotidien, de ce journal qui, depuis cinquante ans, veut représenter
l’excellence de la presse française. [...]
Redresser le quotidien Le Monde pour mieux redresser l’entreprise Le Monde,
telle est donc notre démarche, la seule qui soit à la hauteur de l’ambition que nous
devons à ceux qui nous ont légué cette aventure en héritage. C’est ce dont ont pris
conscience nos associés qui, Sociétés de personnel (rédacteurs, cadres, employés),
Société des lecteurs, Le Monde Entreprises et Association Hubert Beuve-Méry,
partagent un même attachement au journal, à l’entreprise et à son indépendance. C’est
ce pacte d’associés qui m’amène, journaliste, à prendre la lourde responsabilité de
gérant et directeur de nos publications.
L’indépendance farouche du Monde, sa culture d’entreprise dérangent. Au point
que certains se gaussent de ce qu’ils nomment nos crises à répétition. Il est vrai que
nos heureuses particularités entraînent parfois des complications que les gestions
autoritaires, sans participation ni contre-pouvoirs, ne connaissent pas. Nous
continuerons cependant à préférer les difficultés des premières, qui obligent aux
ambitions collectives, aux facilités des secondes, qui laissent libre cours aux
ambitions individuelles.
Pour y parvenir, il nous faudra relever trois défis. Un défi économique, qui se
décline en un défi financier (avec le renforcement de nos fonds propres), ainsi qu’en
un défi social, de dialogue et de concertation. Un défi professionnel, qui recouvre
l’ambition retrouvée d’une excellence du Monde, imposant sa rigueur et sa différence
dans le paysage médiatique, plutôt que d’accepter passivement un déclin qui n’est en
rien inéluctable. Enfin, un défi démocratique, car il s’agit aussi de la place de l'écrit
dans nos sociétés, de l’écrit qui, contre la dictature du temps réel, de l’immédiateté et
de l’instantané, permet la distance et le recul, donne le temps de l’analyse et celui de la
réflexion. Plus que jamais, dans cette fin de siècle complexe et obscure, bousculée par
des événements inattendus dont tout homme responsable est autant l’acteur que le
spectateur, cette bataille-là est celle des esprits libres.
Ces défis ne sont pas ceux d’un homme, ni même de l’équipe qui l’entourera. Us
sont ceux de tous les personnels qui font ce journal. Nous ne doutons
504 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
pas qu’ils seront aussi ceux de nos lecteurs, car nous voulons être au rendez-
vous de leur attente *. »
Affaires à la une
La première phase de la relance rédactionnelle, qui se situe au printemps et à
l’automne 1994, est marquée par un contexte politique assez mouvementé. En effet, la
fin du deuxième mandat présidentiel de François Mitterrand est émaillée de
polémiques sur son entourage, son état de santé et son passé. Le président est certes
affaibli, physiquement par la maladie et politiquement par la cohabitation avec une
majorité parlementaire de droite, mais il cherche à tenir jusqu’à la fin de son mandat et
à ciseler dans le marbre les dernières images que la postérité retiendra de lui.
Le Monde est indirectement impliqué dans cette démarche, dans la mesure où
François Mitterrand considère que le journal ne le traite pas comme il le souhaite,
tandis que la nouvelle direction du quotidien estime que le président a failli à sa
mission et qu’il a trop souvent lié la gestion et le destin de la République à ses amitiés
personnelles, ou à ses inimitiés.
Jean-Marie Colombani, taxé tour à tour de barrisme, de rocardisme et de
balladurisme, n’a jamais été en odeur de sainteté à l’Elysée, que ce palais fût occupé
par François Mitterrand ou par Jacques Chirac, mais l’année 1994 est celle de la
cristallisation de l’hostilité de François Mitterrand à 1 egard du Monde. En octobre
1992, Jean-Marie Colombani publie chez
1. André Laurens exerce ses fonctions de médiateur jusqu’en juin 1996. Thomas Ferenczi
lui succède de novembre 1996 à juillet 1998; Robert Sole, nommé médiateur en septembre
1998, exerce ces fonctions depuis lors.
508 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Flammarion La France sans Mitterrand, tandis que Edwy Plenel fait paraître chez
Stock La Part d’ombre. Les deux auteurs ont une démarche différente, dans la mesure
où Jean-Marie Colombani établit un bilan politique des années Mitterrand au seuil
d’une nouvelle cohabitation annoncée, alors que Edwy Plenel démonte le système
secret mitterrandien qui double la vie politique française depuis 1981. Si Edwy Plenel
fait le procès de la basse police et des affaires de corruption, Jean-Marie Colombani
dresse un bilan sévère de l'action de François Mitterrand : «Le mitterrandisme est une
technique magistrale de conquête du pouvoir, faite d’habilité tactique et aussi
d'intelligence stratégique. Le mitterrandisme est comme le coucou : il fait son nid
politique dans le Parti socialiste sans être socialiste, son nid idéologique dans le
marxisme puis dans le libéralisme. Il n’a d’identité que politique1. »
Les relations entre Le Monde et la présidence se tendent encore en 1993, lorsque
Edwy Plenel révèle le prêt sans intérêt consenti à Pierre Bérégovoy par Roger-Patrice
Pelât, un affairiste fortuné proche du président de la République, puis lors de la
révélation par Libération, en mars 1993, que le journaliste du Monde, ainsi que sa
compagne, faisaient partie des personnes soumises aux écoutes téléphoniques de la
cellule anti-terroriste de l’Elysée. François Mitterrand reprend l’offensive en rendant
responsable les journalistes d’investigation du suicide du Premier ministre Pierre
Bérégovoy, lors des obsèques de ce dernier : «Toutes les explications du monde ne
justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme, et finalement sa
vie15 16. »
Dans ces conditions, l’arrivée de Jean-Marie Colombani à la direction du Monde
et celle d’Edwy Plenel à la rédaction en chef semble difficilement tolérable pour
François Mitterrand. D’autant que les journalistes aggravent leur cas, Jean-Marie
Colombani en publiant chez Flammarion La gauche survivra-t-elle aux socialistes ?
en mars 1994, Edwy Plenel en dressant la nécrologie de François de Grossouvre17,
après le suicide de ce dernier à l’Elysée, puis, en juin 1994, en publiant chez Stock
Un temps de chien, qui constitue une réponse du rédacteur à François Mitterrand, sur
le métier de journaliste et sur l’information.
Toutefois, c’est au cours de l’été que les révélations sur François Mitter-
rand atteignent leur paroxysme. L’état de santé du président, qui subit une
deuxième intervention chirurgicale pour son cancer de la prostate1, les
révélations de Pierre Pcan sur la jeunesse de François Mitterrand18 19 20 et la
relation d’amitié qu’il a conservée avec René Bousquet, qui fut secrétaire
général de la police sous Vichy’, troublent l’opinion publique, tandis que
les journalistes s’interrogent sur les secrets de François Mitterrand. À la
veille de la conference de presse du 12 septembre 1994, le médiateur fait
le point sur les rapports du journal avec le président de la République21.
Ce dernier affirme à la télévision un désir de réconciliation nationale, qui
ne dupe personne; Jean-Marie Colombani lui répond qu’il ne souhaite
se réconcilier qu'avec son propre passé22. L’intervention critique d’une
historienne spécialiste de la période et fille d’un couple de résistants
émérites23, met un point d’orgue à l’irritation de François Mitterrand et
de son entourage. Ainsi, les relations entre René Thomas et Jean-Marie
Colombani se durcissent au mois de septembre, le président de la BNP
rappelant au directeur du Monde que «plus de la moitié des lecteurs
du journal sont de gauche24». Le 30 septembre 1994, la présidence de
la République annonce qu’elle a décidé, depuis une dizaine de jours, de
réduire de cent dix à vingt le nombre d’exemplaires du Monde qu’elle
achète quotidiennement à destination des collaborateurs de l’Elysée. Le
porte-parole du président, Jean Musitelli, indique au journal que cette
décision a été prise à la suite des articles du Monde relatifs aux activités de
François Mitterrand à Vichy et à la santé du président de la République25.
Mauvaise querelle et bonne publicité pour le quotidien, l’attitude mes
quine du président de la République lui attire une répartie cinglante de la part de Pierre
Georges, dans sa rubrique « Traverses » :
«Une decision de rétorsion, qui consiste non à ne plus lire Le Monde, journal jugé
indigne, mais à moins l'acheter. À le frapper au portefeuille et à la réputation. Cette
nuance est importante par ce qu’elle signifie : qu’un abonné se désabonne, sur un
désaccord fondamental, avec “son” journal est un acte regrettable mais respectable. C’est
le constat d’une rupture, d’une colère, d’une déception. Et Le Monde, comme les autres,
n’est pas au-dessus du divorce. Aimer un journal, c’est aussi vivre avec la possibilité de
ne plus l’aimer un jour. Pour telle ou telle raison, tel ou tel article, telle ou telle position,
tel ou tel manquement. C’est, d’une certaine manière, le risque inhérent à toute relation
intellectuelle. Que l’Élysée se désabonne, mais en partie seulement, et le fasse savoir est
autre chose : un acte politique, un acte de représailles, un acte dans le fond un peu
ridicule. D’abord, parce que c’est ramener la colère élyséenne à une rupture boutiquière.
C’est conduire François Mitterrand - qui s’est fait fierté de n’avoir jamais poursuivi un
journal - sur le chemin des poursuites molles. Si Le Monde est détestable à l’Élysée, s’il
ne doit plus y être lu, si une bulle présidentielle voue l’infâme torchon aux enfers, alors il
faut être logique. Ni cent dix, ni vingt, ni un exemplaire. Zéro ! Sous peine d’incohérence,
de trop visible menace. Ou de médiocre calcul26. »
«Les secrets de la vie privée des hommes politiques méritent l’intérêt à condition que
l’on réponde d’abord positivement à deux questions : sont-ils révélateurs d’une pratique
mensongère contradictoire avec le discours public de l’intéressé ? Influencent-ils
l’exercice de sa fonction ? C’est à partir de ces critères d’appréciation que Le Monde s’est
intéressé aux affaires financières qui touchent certains proches d’un président dont la
dénonciation de “l’argent-roi” corrupteur a été un thème constant de campagne
électorale. C’est pourquoi les polémiques sur son passé - a-t-il ou non menti ? - nous
concernent. C’est la raison d’une observation attentive de son état de santé, aussi
minutieuse que celle dont le général de Gaulle, puis Georges Pompidou furent l’objet.
Pour le reste, M. Mitterrand est père d’un enfant naturel. Il partage ce bonheur avec
beaucoup d’autres Français. Cela ne l'empêche pas de travailler. Il n’a jamais défini, à
usage électoral, les normes socialistes des bonnes mœurs bourgeoises dont on ne trouve
nulle trace dans le Programme commun de gouvernement, les 110 propositions du
candidat de 1981 ou la Lettre à tous les Français de 1988. Il a une fille. Mazarine. Elle l'a
accompagne en juillet, lors de son dernier voyage officiel en Afrique du Sud. Elle est jolie
et a l’air plutôt bien dans sa peau. Et alors1 ? »
Suard \ président d’Alactel, ont également droit à la une du journal pour des affaires
judiciaires ; quant à Bernard Tapie, qui cumule les fonctions d’homme politique et
d’homme d’affaires, il est cité 11 fois en une du Monde pour ses démêlés avec la
justice, entre mars et décembre 1994, et le feuilleton continue les années suivantes30 31.
En cet automne 1994, si Le Monde frappe à gauche, à droite et au centre, c’est afin
de marquer qu'il a retrouvé son indépendance à l’égard des partis politiques et des
puissances financières. Il cherche à renouer ainsi avec l'idéal que le fondateur, Hubert
Beuve-Méry, résumait, dès 1948, en une formule : « On nous lit au Vel d’Hiv en
attendant de Gaulle , on nous lit à Charléty en attendant Thorez32.» Pour Hubert
Beuve-Méry, Le Monde devait être lu aussi bien par la droite que par la gauche ; c’est
ainsi qu’il avait construit la force du Monde sur son indépendance rédactionnelle et
c’est cette indépendance que, cinquante ans plus tard, il s’agit de retrouver.
L’étude de lectorat que la nouvelle direction du journal a confié à la SOFRES au
printemps 1994 confirme l’analyse : depuis des années, le lectorat du Monde s’est
polarisé à gauche. Alors que, durant les années de croissance de la diffusion, le
quotidien avait réussi à fédérer des lecteurs se réclamant d’un très large éventail
politique, depuis l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, au début des années 1990,
Le Monde est devenu un journal de sensibilité de gauche : 52 % des lecteurs se disent
proches du Parti socialiste, 5 % proches des radicaux de gauche, 5 % proches des
écologistes, 4 % proches du Parti communiste et 4 % proches de l’extrême
30 «La mise en examen de Pierre Suard pour escroquerie et corruption», Le Monde, 6 juillet
1994. Le budget publicitaire d’Alcatel dans le journal, soit 1,5 million de francs, est supprimé à la
suite de ce titre.
31 «M. Tapie est frappé d’inéligibilité», Le Monde, 16 décembre 1994. «M. Tapie entre
candidature présidentielle et menace de faillite personnelle », Le Monde, 14 décembre 1994.
«Bernard Tapie à l’heure des comptes», Le Monde, 26 octobre 1994. «Accusé d’abus de biens
sociaux dans l’affaire du Phocéa, Bernard Tapie a été interpellé et mis en examen», Le Monde, 30
juin 1994. « La martingale de Bernard Tapie. L’histoire des relations entre l’homme d’affaires et le
Crédit lyonnais révèle un système inédit d’enrichissement», Le Monde, 4 juin 1994. «Après la saisie
conservatoire de son mobilier, M. Tapie s’estime victime d’une action de destruction », Le Monde,
23 mai 1994. « À la demande du Crédit lyonnais, saisie conservatoire des meubles de Bernard
Tapie», Le Mon de, 21 mai 1994. «Les suites de l’affaire du Phocéa, Bernard Tapie poursuivi pour
fraude fiscale», Le Monde, 14 mai 1994. «Après le verdict sportif pour tentative de corruption,
Bernard Tapie fera appel des sanctions contre l’OM», Le Monde, 25 avril 1994. «OM : Bernard
Tapie mis en examen », Le Monde, 29 mars 1994. « Bernard Tapie est convoqué par le juge
d’instruction », Le Monde, 9 mars 1994.
32 Discours pour le quatrième anniversaire de la fondation du journal, 20 décembre 1948.
FACE À LA CRISE DU MONDE 513
gauche. Au total, 70 % des lecteurs se réclament de la gauche, alors que les lecteurs de
droite, qui ne sont plus que 15 % à se déclarer proches du RPR et de l’UDF, ont fui le
quotidien qui leur paraissait trop partisan ; en outre, une forte proportion des
personnes qui se sont récemment désabonnées sont des sympathisants des partis de
droite1. Il apparaît donc nécessaire de récupérer cette fraction du lectorat. En effet, Le
Monde doit être lu par des lecteurs représentant l'ensemble des sensibilités politiques
s’il veut maintenir son image de marque de journal indépendant et de quotidien de
référence.
Dans cette optique, placer les affaires politico-financières à la une du journal ne
constitue pas un moyen de gagner des acheteurs par l’attrait du sensationnel mais
plutôt une manière d’afficher l’indépendance d’un journal qui revendique le droit de
révéler les actes des puissants de ce monde. Il ne s’agit pas, comme certains
observateurs critiques l’affirment, de faire pression sur ces puissants pour en obtenir
quelque avantage, de les discréditer auprès de l’opinion publique ou de privilégier une
coterie contre une autre ; il s’agit plus simplement de montrer au lectorat potentiel du
Monde que le journal a retrouvé son indépendance et qu’il n’hésitera pas à braquer ses
projecteurs sur les chefs d’entreprise ou sur les hommes politiques, quel que soit leur
parti ou leur budget publicitaire.
Considérer que le passage des affaires politico-financières à la une du journal est
une opération de marketing rédactionnel qui vise à vendre plus de papier, c’est ignorer
les ressorts fondamentaux de la vente de la presse quotidienne. Pour les besoins d’un
colloque, j’ai ainsi étudié les performances des ventes des trois quotidiens nationaux
en concurrence directe, Le Monde, Le Figaro et Libération, durant les années
1994-199933 34. La réactivité des acheteurs à l’événement et à la une se mesure par le
surcroît de ventes en kiosque pour chaque titre et par la variation des parts de marché
entre les trois titres. Sur les 1 550 parutions étudiées, 421 numéros, soit 25 %, du
Monde ont donné lieu à une croissance significative de part de marché, supérieure à 2
%. Or seulement 50 de ces numéros, soit 12% des 421 unes retenues ou 3 % du total,
étaient consacrées aux «affaires». Ainsi, 88% des ventes supérieures de plus de 2 %
aux moyennes de part de marché provenaient des événements pour lesquels Le Monde
est attendu par ses lecteurs occasionnels : les élections, les attentats, les crises
internationales, notamment le Kosovo, les grands enjeux
politiques, les décès de François Mitterrand, Michel Debré, Hassan II, la démission de
Suharto, mais également les phénomènes de société (enquête sur le suicide) et les
événements sociaux (les 35 heures) ou économiques (les OPA).
Pour Libération, qui reste le journal d’une génération, ce sont les événements
ludiques et culturels (la fête de la musique, les journées du patrimoine, la BD à
Angoulème, la Saint-Valentin, la gay pride), les décès des personnes mythiques pour
cette génération qui leur rappellent leur belle jeunesse (Marguerite Duras, Jean-Edern
Hallier, Jacques-Yves Cousteau, Éric Tabarly, Marcello Mastroianni, Barbara, Akira
Kurosawa, Jean Marais), enfin le lectorat homosexuel (le SIDA, la gay pride). Pour Le
Figaro, ce qui fait gagner des ventes, ce sont les événements qui réveillent le
conservatisme de son lectorat issu de la bonne société française : les JMJ, le pape, les
grèves quand elles tournent à la confusion, et parfois les héros de cette société, Alain
Juppé «droit dans ses bottes» ou Jacques Chirac, voire les affaires, à condition que ce
soit l’occasion d’annoncer un « coup de frein ».
Ainsi, ce qui fait monter les ventes d’un quotidien, c’est l’événement qui est en
rapport avec l’identité du journal et de son lectorat. Pour Le Monde, considéré comme
le journal de référence, c’est lorsqu’il apporte une profondeur de champ
supplémentaire. D’ailleurs, les différents courants critiques ne s’y trompent pas, qui
cherchent à démontrer que Le Monde n’est plus le quotidien de référence qu’il était.
Le Monde « balladurisé» ?
En effet, lorsque Le Monde affirme son indépendance et regagne des lecteurs, le
microcosme médiatique et politique bruisse de colères qui ne tardent pas à s’exprimer.
Pour les hérauts de la gauche, si en 1994 Le Monde n’encense plus le président de la
République, c’est parce que, dans la compétition présidentielle qui se prépare, il a
choisi son camp, non pas celui de la droite, ce message outrancier aurait été par trop
difficile à faire passer, mais celui d’un des candidats, en l’occurrence Édouard
Balladur. La perfidie se niche notamment dans les colonnes du Canard enchaîné, où
Frédéric Pagès conclut ainsi un article ayant pour titre «Le Monde balladurisé ?»35 : «
Un petit baron balladurien à la tête de leur conseil de surveillance, ça vous transforme
vite un grand quotidien de référence en
35 «Le Monde balladurisé? C’est pas une Mine affaire», Le Canard enchaîné, 18 janvier 1995. Le
Canard enchaîné avait déjà commis plusieurs articles sur le même thème,
FACE À LA CRISE DU MONDE 515
notamment «Le géant de la finance [Alain Mine] au secours du Monde», le 14 décembre 1994
37 André LAURENS, «Pour savoir où en est Le Monde», Le Monde, 12-13 février 1995.
38 Jacques CHIRAC, « La France pour tous », Le Monde, 10 janvier 1995.
39 Les ventes au numéro en France du Monde daté du mardi 10 janvier 1995 ont atteint 410000
exemplaires, contre environ 200 000 pour un numéro ordinaire dans les semaines précédentes. A ce
chili re il faut ajouter les abonnements, le service des grands comptes et les ventes à l’étranger, dont
le total représente 160 000 exemplaires par jour.
40 Jérôme J AFFRÉ, « Pour l’opinion, l’élection présidentielle est déjà jouée », Le Monde, 12
janvier 1995.
41 Par exemple : « Il reste que ce double alliage politique et sociologique, dont bénéficie M.
Balladur, avait été l’apanage de Raymond Barre tout au long de l’année 1987 et jusqu’au début de
1988, avant qu’il ne fût distancé au lendemain de la déclaration de candidature de M. Chirac, alors
premier ministre en exercice. »
516 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
ne choisira pas entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, ce qui, évidemment, ne plaît
ni à l’un ni à l’autre des candidats, mais permet au journal de conserver sa liberté de
juger sur pièces la politique menée.
Quelques mois plus tard, Jean-Marie Colombani, en répondant à un lecteur, fait
le point sur la question du prétendu « balladurisme » du Monde et sur l'influence
d'Alain Mine :
«Le Monde a longtemps etc considéré comme un journal de gauche, mais j’ai
estimé que la période militante était terminée. Il ne faut plus ranger le journal dans des
catégories obsolètes ; la gauche n’a pas un chèque en blanc sur Le Monde. Alain Mine
a été mis en cause; pour comprendre de quoi il s'agit, il faut faire référence à la
pression constante de Jacques Chirac sur le quotidien. Jacques Chirac, je le connais
bien pour avoir été chargé du suivi de la mairie de Paris, agit de trois manières :
d’abord par la séduction, alimentaire ou intellectuelle, ensuite par la pression sur les
rédacteurs et sur le directeur, enfin par la décrédibilisation, en cherchant à faire croire
que Le Monde serait devenu balladurien et aurait donc perdu tout crédit. Nous n’avons
cédé à aucune de ces pressions. Le procès fait à Alain Mine est un mauvais procès, au
moins pour trois raisons : d’une part, les membres du conseil de surveillance, bien
qu’ils restent des citoyens, sont liés par une charte leur interdisant de se prévaloir du
Monde ; d’autre part, Alain Mine ne s’est jamais mêlé de la ligne éditoriale du journal
; enfin, Alain Mine s’est battu pour l’indépendance du Monde et a défendu les
privilèges de la Société des rédacteurs, notamment la préservation de la minorité de
blocage42. »
Que Le Monde puisse chercher à préserver dans ses colonnes l’équilibre entre
les différents courants démocratiques de l’opinion publique française paraît en effet
inconcevable aux tenants d’une ligne politique qu’ils veulent imposer aux
électeurs. Ils scrutent à la loupe les titres qui peuvent paraître défavorables à leur
thèse, sans voir que dans d’autres articles ou dans d’autres numéros le traitement de
leurs adversaires est aussi critique. Bien peu ont l’honnêteté d’examiner en détail
l’ensemble de la production éditoriale du journal. Il faut dire à leur décharge que la
tâche n’est pas aisée : entre le 1er janvier 1995 et le 23 avril, premier tour de
l'élection présidentielle, Édouard Balladur et Jacques Chirac sont mentionnés plus
de 1000 fois chacun dans Le Monde, ce qui représente, pour 96 numéros, plus de
dix citations par livraison.
Enfin, entre la direction, la rédaction en chef, les séquences France, société,
culture ou entreprises, les pages débats, les éditorialistes et les caricaturistes, il n’y
a pas d’unanimité dans le traitement rédactionnel : comment mettre sur le même
pied un dessin de Plantu, très hostile à
43 Daniel CARTON, B/ew entendu, c'est off, Ce que les journalistes ne racontent jamais,
Albin Michel, 2003.
44 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Du contre-pouvoir aux
abus de pouvoir, Mille et une nuits, 2003.
45 Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde, quand un journal veut changer la France, La
Découverte, 2003.
46 Le Monde, 18-19 décembre 1994.
47 Le Monde édite un album souvenir, Le Monde, 1944-1994, réalise une exposition
itinérante à travers la France «L’ancien et le nouveau Monde», qui est aussi le titre d’un
ouvrage, L'Ancien et le Nouveau Monde, Histoire du Monde, Histoire d'un Monde, catalogue
de l’exposition réalisé sous la direction de Denis Pingaud, 1994, et réunit le personnel et les
anciens au cours d une manifestation à la Cité universitaire, le 17 décembre 1994.
FACE À LA CRISE DU MONDE 519
formule, d’autre part, aider le personnel à faire son deuil de l’ancien Monde,
notamment de l’ancienne organisation de la rédaction, afin de favoriser la mise en
place d’une rédaction complètement restructurée.
À la veille de la parution du premier numéro nouvelle manière, Jean- Marie
Colombani explique ses intentions et leur réalisation :
«Si Le Monde refait Le Monde, c’est pour faire un Monde meilleur, c’est- à-dire
un journal que ses lecteurs reconnaîtront. Il sera mieux classé, mieux hiérarchisé,
mieux scandé et egalement plus complet. Pour cela nous avons mené une véritable
réflexion sur son contenu. La rédaction a été réorganisée en fonction du contenu du
journal. Elle fonctionnera désormais en séquences. Mais le principal changement reste
un redéploiement, accessoirement un renforcement, puisqu’une vingtaine
d’embauches ont été prévues. La plupart concernent le secrétariat de rédaction, qui
aura la tâche la plus rude, et la séquence consacrée à l’entreprise, matière où Le
Monde a toujours tenté quelque chose mais insuffisamment, compte tenu des
exigences de ses lecteurs1.»
Changer la maquette reste un pari pour les journaux. En effet, les lecteurs de
quotidien se partagent en deux catégories, qui relèvent de deux fonctionnements
psychologiques distincts et parfois antagonistes : d’une part, les « routiniers », ceux
qui veulent lire ce qu’ils connaissent déjà, et, d'autre part, les curieux, ceux qui
veulent lire de l’inédit. La première catégorie de lecteurs souhaite retrouver chaque
jour le même journal, dans le fond comme dans la forme, alors que la seconde
catégorie réclame de la nouveauté. La difficulté pour la presse est de concilier ces
deux publics, qui apparaissent contradictoires mais sont également
complémentaires. En effet, la première catégorie réclame un traitement de fond de
l’actualité, afin de revenir périodiquement sur les grands mouvements de la vie de
la cité, tandis que la seconde souhaite des reportages qui lui fassent découvrir des
réalités ignorées. Dans leur écriture, les journalistes doivent jouer en permanence
de ces deux registres, afin de satisfaire les deux clientèles, mais aussi afin de ne pas
enfermer les lecteurs dans un mode de rapport au journal qui resterait trop rigide.
Quand il s’agit de changer la maquette, la rénovation nécessite doigté et mesure,
afin de trouver un équilibre entre le bouleversement total qui fait fuir la clientèle,
l’échec de « Libé III » en septembre 1994 est là pour en témoigner, et le
changement de faible portée, qui ne permet pas de recruter de nouveaux lecteurs, Le
Figaro en a fait l’expérience en 1999.
En avril 1994, Jean-Marie Colombani et Noël-Jean Bergeroux décident
s’organiser par séquences de deux à quatre pages et non plus par colonnes. Cette
modification impose de changer l’organisation de la rédaction.
La nouvelle organisation de la rédaction est élaborée à partir de la volonté de
satisfaire le lecteur et non plus en fonction de l’influence des rubricards et des services,
ce qui suppose une nouvelle répartition du travail dans le temps, qui se matérialise sur
l’espace en papier du journal. Jean- Marie Colombani décide de maintenir la conférence
à 7 heures 30 le matin, pour y procéder aux derniers ajustements, afin de conserver un
côté solennel à la fabrication du journal, et pour signifier l’implication du patron dans le
choix des sujets et la vie de la rédaction. Mais c’est durant la conférence de 12 heures,
tenue autour du directeur de la rédaction, que le journal du lendemain est préparé. À 17
heures, une deuxième conférence procède aux ajustements nécessaires, en fonction de
l’actualité de l’après-midi.
Ce rythme entraîne un changement de mentalité, car il faut anticiper sur l’événement,
et une modification des horaires de production du journal : le bouclage a lieu à 11 heures,
soit une heure plus tôt que précédemment, ce qui permet la mise en vente à partir de 13
heures à Paris et engendre une hausse mécanique de la diffusion, grâce à un temps
d’exposition en kiosque plus long. Cependant, seules les pages « chaudes » peuvent être
rédigées dans la matinée, alors que le nombre des pages « froides », rédigées la veille,
s’accroît lui aussi mécaniquement, du fait de la remontée des horaires de production.
Cette décision entre en contradiction avec la volonté de Jean- Marie Colombani de faire
tenir le journal en un seul cahier, sans partie magazine, qui vise à limiter au maximum
les pages froides et aboutit à la suppression de certains suppléments hebdomadaires.
Certes, il n'est pas question de supprimer Le Monde des livres du jeudi ou le supplément
«Radio-télévision » du samedi, dans la mesure où ils correspondent à une demande des
lecteurs et qu’ils attirent des acheteurs spécifiques supplémentaires; de la même
manière, le supplément «Initiatives» du mardi, qui fidélise un public particulier et
concentre les offres d’emploi, doit être conservé. C’est donc le seul supplément
économique du lundi qui est supprimé. Mais il devra être rétabli en octobre 1996, parce
que les ventes du lundi fléchissent faute du supplément attendu par de nombreux
lecteurs.
Désormais, la rédaction est organisée en séquences, qui remplacent les services, dont
l’existence remonte aux années cinquante. Les chefs de séquence sont également
rédacteurs en chef, afin de signifier que l’œuvre rédactionnelle est celle de la collectivité
entière du quotidien et non plus la juxtaposition de la production des divers services.
Chaque jour, une séquence doit produire un ensemble de deux à quatre pages, qui
s’ouvre
FACE À LA CRISE DU MONDE 523
par une page présentant sur six colonnes le sujet le plus important du jour. Cette
contrainte repose sur l’idée que la rédaction, chaque jour, définit une hiérarchie des
sujets, en fonction de ses propres critères, et non plus en suivant les autres médias ou les
journaux concurrents, comme c’était trop souvent le cas précédemment. Le quotidien
adopte ainsi une architecture générale, qui, en conservant le même déroulé, permet au
lecteur de se repérer avec certitude dans le journal.
Ce contrat de lecture, passé entre les rédacteurs considérés comme des producteurs et
des metteurs en scène et les lecteurs, doit permettre à ces derniers de savoir à tout
moment où ils se trouvent et où ils peuvent dénicher l’information qu’ils cherchent.
Ainsi, les séquences s’articulent comme les chapitres d’un livre, de l’universel au plus
intime, de l’espace citoyen, avec les séquences «International», «France» et «Société», à
l’espace personnel, avec «Entreprises», «Aujourd’hui» et «Culture». Au milieu du
journal, la séquence « Horizons » regroupe un grand papier (un reportage, un portrait ou
un témoignage) et une page ou deux d’éditoriaux et de débats. La volonté de séparer
commentaires et débats de l’information aboutit à la disparition du « Bulletin » 1 de la
une du journal et à mettre fin à la pratique des «tribunes libres» précédemment
dispersées dans le journal en fonction des sujets qu’elles abordaient 49 50 . L’espace
réservé aux débats n’est plus réparti dans les rubriques, mais il est dévolu à un rédacteur
(Luc Rosenzweig puis Michel Kajman) qui détient le monopole de l’édition de la page «
débats ». Le courrier des lecteurs, longtemps dispersé dans le journal et placé en bas de
page, puis regroupé en page 2 le vendredi, est intégré dans la séquence « Horizons ». Il
est publié dans le journal daté du dimanche et lundi, avec la contribution du médiateur,
qui rend compte du courrier reçu et des différends entre les lecteurs et la rédaction au
sujet du traitement de l’information par le quotidien.
L’organisation de la rédaction en séquences, en supprimant les anciens services,
procède à une nouvelle répartition des rédacteurs : les rubricards
49 Héritier du «Bulletin du jour» publié dans le journal Le Temps, le «Bulletin de l’étranger», puis
«Bulletin» tout court est un éditorial non signé qui engage collectivement la rédaction.
50 La première contribution placée sous le titre «Libres opinions» paraît dans Le Monde, 4 juillet
1952. Cette rubrique, inaugurée pour rendre compte de la crise du RPF en donnant la parole aux
diverses sensibilités gaullistes, est maintenue pendant trente ans, sous des appellations changeantes : «
Libres opinions », « Tribune libre » ou « Débats ». Elle est supprimée par André Laurens, qui souhaitait
limiter la place consacrée aux affrontements politiques par Monde interposé. Une page consacrée aux
débats, généralement la page 2, revient sous André Fontaine.
524 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Toutefois, même si les ventes au numéro reculent les jours suivants, elles se
maintiennent à un niveau élevé, entre 230000 et 280000 exemplaires par jour et se
stabilisent au bout de trois semaines. La nouvelle formule profite certainement de la
campagne en vue de l’élection présidentielle, très porteuse pour les ventes, mais scs
effets se prolongent durant l’été et à la rentrée. Les abonnements connaissent également
une croissance au cours de l'annce. Pour l’ensemble de l’année 1995, sur le total de la
diffusion payée, le gain est de 7,25 %, soit 25 000 exemplaires supplémentaires vendus
chaque jour, par rapport à 1994. Non seulement le «nouveau Monde» est un succès au
démarrage, mais il réussit à fidéliser une partie des lecteurs gagnés par la nouveauté et
par l’actualité politique. Cependant, après quelques mois de fonctionnement, il
apparaîtra nécessaire de faire évoluer le «nouveau Monde», au cours d’une période de
réglages et d’évolutions ponctuelles.
La mise au point et le lancement de la nouvelle formule rédactionnelle du quotidien
ont nécessité la mobilisation de capitaux importants, plus de 50 millions de francs (près
de 8 millions d’euros) ; cette relance est rendue possible grâce à la recapitalisation de la
société éditrice du Monde.
Recapitaliser Le Monde
En effet, Le Monde a été fondé à la Libération avec peu de moyens financiers : le
capital social de la SARL, divisé en 200 parts de 1000 francs, est de 200 000 francs de
l’époque, ce qui correspond approximativement à 30000 euros déflatés. Pendant
quarante ans, la SARL Le Monde, comme la plupart des SARL de presse fondées à la
Libération, a vécu avec des fonds propres qui représentaient moins de 0,5 % du total du
bilan. Durant toute cette période, la SARL Le Monde demeure sous-capitalisée, parce
que les actionnaires, rédacteurs, salariés ou successeurs des fondateurs, n’ont apporté
aucun capital, et ne peuvent pas le faire dans un proche avenir. L’inconvénient est que,
sans fonds propres, une société ne peut pas emprunter et ne peut pas résister à plusieurs
années de déficit. Il faut alors vendre des actifs, puis lorsqu’il n’en reste plus, il faut
liquider la société. Dans la mesure où tous les ratios financiers prennent en compte les
fonds propres53, une entreprise sans fonds propres, ou avec des fonds propres
53 Les ratios financiers les plus couramment utilisés en économie d’entreprise sont
l’endettement rapporté aux fonds propres et le bénéfice rapporté aux fonds propres, le ROE
(Return on equity), principale mesure des fonds de pension anglo-saxons.
FACE À LA CRISE DU MONDE 527
vit plus en lui que l’ancien secrétaire général de la CFDT, et Le Monde choisit d’agréer Edmond
Maire, également ancien secrétaire général de la CFDT, sans se préoccuper des relations que
celui-ci pourrait entretenir avec les dirigeants du journal. De même, Hubert Beuve-Méry imposa
la présence de son fils Jean-Jacques au sein des instances du journal, sans que ce dernier eût
d’autres titres de gloire que d’être le fils de son père.
1. Les membres fondateurs de l’association sont membres à vie. Les nouveaux membres,
nommés à la suite d’une démission ou d’un décès, sont cooptés, en consultation avec la conseil de
surveillance, pour un mandat de dix ans.
2. En 1994, les membres de l’association Hubert Beuve-Méry sont : Jean Schlœsing, depuis
1944, Georges Vedel, depuis 1966, Paul Ricœur, René Parés et Jean-Jacques Beuve- Méry,
depuis 1968, Michel Houssin, depuis 1973, Roger Fauroux, Louis Guéry et Jacques Fauvet,
depuis 1982, Marie-Thérèse Mathieu, depuis 1983, Jean-François Bach, depuis 1986, Geneviève
Beuve-Méry, depuis 1989, Anne David et Edmond Maire, depuis 1992. En mars 1994, Roger
Fauroux et René Parés démissionnent, le premier parce qu’il réduit ses activités, le second pour
528 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
du décès d’Hubert Beuve-Méry, réunit quinze membres, mais elle n’est pas toujours au
complet, du fait des démissions ou des disparitionsL Lors de la transformation en
association, les porteurs physiques de parts sociales ont été dédommagés et c’est
l’association qui est devenue propriétaire des parts de la SARL.
Les neuf porteurs de parts sociales détenaient 100 % du capital en 1944, mais ils ont
cédé graduellement une part croissante de leur pouvoir. En 1951, lorsque la Société des
rédacteurs du Monde fut créée, pour venir en aide à Hubert Beuve-Méry en guerre contre
une partie des porteurs de parts, les fondateurs tombent à 71,43 % du capital en 1968,
lorsque la succession d'Hubert Beuve-Méry est réglée, les successeurs des fondateurs
n’ont plus que 40 % des parts, enfin, en 1986, après la création de la Société des lecteurs
du Monde et du Monde Entreprises, les personnes physiques ne détiennent plus
que32,25 % du capital, toujours à égalité avec la Société des rédacteurs du Monde.
A l’exception de Michel Houssin, qui a longtemps dirigé le groupe de presse La
Vie-Télérama, de Louis Guéry, secrétaire de rédaction et professeur au Centre de
formation des journalistes, et de Jacques Fauvet, ancien directeur du journal, les
membres de l’association Hubert Beuve- Méry2 ne connaissent la presse que sous
l’angle de la lecture quotidienne qu’ils en font. Lecteurs de longue date du journal,
recrutés sur des critères moraux au sein de réseaux amicaux ou professionnels, ils
représentent une frange du lectorat qui n’évolue pas au même rythme que la rédaction du
journal. Isolée face à la direction, aux investisseurs et aux rédacteurs,
raison de santé; ils sont remplacés par François Soulage et Marie- Thérèse Join-Lambert. En
octobre 1994, Jacques Fauvet démissionne, afin de marquer son hostilité à la nouvelle direction.
FACE À LA CRISE DU MONDE 529
d’achats sur le marché1 fait chuter l’action de la Société des lecteurs à un cours situé
entre 160 et 190 francs. À 190 francs, la capitalisation boursière de la Société des
lecteurs tombe à 12 540 000 francs, ce qui représente une valeur théorique de la SARL
de 111 071740 francs, qui paraît encore bien faible.
Le Monde n’a donc pas de prix, ou les méthodes utilisées habituellement pour
évaluer les sociétés semblent mal adaptées à une entreprise de presse dont les statuts
interdisent la libre cession des parts. On peut toutefois se référer aux quelques
transactions qui ont lieu à la même époque sur le marché de la presse quotidienne. Ainsi,
entre 1991 et 1993, Robert Hersant achète cinq quotidiens régionaux qui permettent
d’évaluer le prix d'un journal à une moyenne de 3 000 francs (530 euros déflatés) le
lecteur 60 61 . À ce prix, la valeur du Monde, avec une diffusion OJD de 350000
exemplaires, serait supérieure à 1 milliard de francs. Une autre méthode peut prendre
pour base la comparaison avec la vente du groupe Les Échos en 1989, lorsque Pearson
accepta de payer deux fois le chiffre d’affaires annuel pour la totalité du capital. À ce
prix-là, Le Monde vaudrait 2,3 milliards de francs, mais il faudrait minorer ce chiffre
dans la mesure où le groupe Les Échos avait une marge commerciale bénéficiaire et
n’était pas endetté. La valeur de cession de la SARL Le Monde doit encore être minorée,
parce que la Société des rédacteurs du Monde conserve la minorité de blocage, et parce
que l’ensemble des actionnaires « internes » n’ayant pas apporté de capitaux, les sociétés
de personnel et l’association Hubert Beuve-Méry détiendront 52 % du capital. Ce n’est
donc pas la marque Le Monde avec son marché et ses lecteurs qui sont vendus, mais
seulement une participation minoritaire, fractionnée en plusieurs sociétés, qui ne
débouchera pas nécessairement sur la maîtrise du journal par les actionnaires «
extérieurs ».
C’est dans ce contexte financier que la Banexi, filiale de la BNP chargée
60 Il y a très peu d’acheteurs, parce que l’action ne procure pas de pouvoir dans l’entreprise, dans la
mesure où les droits de votes attachés aux actions sont limités à 10, quelque soit le nombre d’actions
possédées. En outre, la Société des lecteurs du Monde ne verse plus de dividendes depuis 1992.
61 En mars 1991, Robert Hersant achète Le Bien public de Dijon (55 574 acheteurs OJD) pour 145
millions de francs, soit 2609 francs le lecteur. En mars 1992, Robert Hersant achète au groupe Amaury
Le Courrier de l'Ouest et Le Maine libre (156000 exemplaires OJD), pour 130 millions de francs, soit
833 francs le lecteur, il paie L’Ardennais (26407 exemplaires OJD) la somme de 91 millions de francs,
soit 3 446 francs le lecteur. Enfin, en juillet 1993, Robert Hersant achète 51 % des Dernières Nouvelles
d’Alsace (214498 exemplaires OJD) 335 millions de francs, prix porté à 600 millions de francs pour
100 % du capital après recours des minoritaires, soit 2 797 francs le lecteur.
FACE À LA CRISE DU MONDE 531
69 La Société des lecteurs du Monde reçoit 71 actions d’un nominal de 500 francs, émises au prix
de 322 500 francs, soit au total 22 897 500 francs. Avec les 140 actions quelle possédait déjà, elle
détient 211 actions de la SA Le Monde, mais elle en prête 11 à la Société des rédacteurs du Monde.
70 Le Monde Entreprises reçoit 53 actions d’un nominal de 500 francs, émises au prix
FACE À LA CRISE DU MONDE 533
de 322 500 francs, soit un total de 17 092 500 francs. À cela s’ajoute un compte courant de 53 fois
126000 francs, soit 6678000 francs. Le total de 23 770500 francs correspond à la conversion de
l’ancien compte courant d’associé.
72 Le Monde Investisseurs regroupe les participations du Crédit local de France. d’Artémis, de la
CLT, de Finances et Communication et d’Agroplus. Le Monde Presse regroupe les participations de La
Stampa, Édipresse, Fimalac et Canal+ et celles de la Caisse centrale de crédit coopératif, de la
Fédération nationale de la mutualité française, de la Mutuelle générale des PTT et de l’UNMRIFEN. Le
Monde Prévoyance regroupe quatre organismes de prévoyance (AG2R Prévoyance, OC1RP, IN PR et
CIPC-Médéric). léna Presse est composée pour l’essentiel des participations de la SAGEM. Dans
chacune des sociétés, la SA Le Monde détient une action qui lui permet de bénéficier d’un droit de
préemption en cas de vente de parts.
73 Les actionnaires du Monde Entreprises sont : Sorefo (Saint-Gobain), Suez Ventures,
Thomson, Sparlys (L’Oréal), léna Communication, Delfinances, Danone, Banque fédérale de Crédit
mutuel, Air Inter, Éditions Fayard, Éditions du Seuil, Fimalac, UAP-Vie, BNP, Total CFP, Société
des hôtels Méridien, Air Charter, Sodetif, Jet Tours, Jacqueline Guichard, Charles Hemain, Serge
Kampf, Alain de Gunzburg, Archimédia, Pierre Bergé, Lancereaux Développement, Étienne
Pflimlin, Scepar, Financière Vivienne, Finances et communication, Finances et communication
développement.
74 Assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde du 17 décembre 1994.
534 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
«Cinquante ans après sa fondation, Le Monde prend un nouveau départ. Il s’y emploie
avec le souci de garantir l’esprit dans lequel il a été fondé, d’assurer
France détient 55 actions, soit 2,86 %, Artémis détient 45 actions, soit 2,34 %, la Compagnie
luxembourgeoise de télévision détient 30 actions, soit 1,56 %, Finances et communication détient 15
actions, soit 0,78%, Agroplus délient 10 actions» soit 0,52 %» SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05
%.
82 Le Monde Prévoyance détient 70 actions, soit 3,64 % du capital ; Médéric détient 34 actions,
soit 1,77 %, AGRR délient 15 actions, soit 0,78 %, OCIKP détient 15 actions, soit 0,78 %, INRP détient
5 actions, soit 0,26 %, SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05 %.
83 Claude Bernard Participations détient 52 actions, soit 2,71 /o du capital ; European Press
détient 29 actions, soit 1,51 %, Sorefo (Saint-Gobain) détient: 12 actions, soit 0,62 %, Finances et
communication détient 10 actions, soit 0,52 %, SA Le Monde détient 1 action, soit 0,05 %.
84 L’Esprit libre, juillet 1995.
85 Le Monde, 13 avril 1995.
536 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
la pérennité des valeurs qu’il incarne et de préserver la pluralité ainsi que la diversité de son
actionnariat. Affirmant son attachement à la spécificité du Monde et face aux enjeux de
cette nouvelle période, le conseil de surveillance a décidé d’adopter et de publier une charte
détaillant les principes qui fondent son action, faisant sien rengagement pris par la Société
des lecteurs du Monde et par Le Monde Entreprises, depuis leur création en 1985, selon
lequel ces sociétés n’entendent pas “interférer avec la vie rédactionnelle du journal Le
Monde”.
1. Le conseil de surveillance de la SA Le Monde proclame son attachement à
l’indépendance du Monde vis-à-vis de tous les pouvoirs.
2. À cette fin, il entend exercer ses responsabilités sur la bonne marche économique de
l'entreprise, qui dépend de l’engagement de tous, sans intervenir sur le contenu de ses
publications.
3. Ses membres s’engagent, dans l’exercice de leur mandat, à prendre en compte le seul
intérêt du Monde, à préserver son indépendance et à respecter son pluralisme. Afin d’éviter
tout conflit d’intérêts, cet exercice se fera dans une stricte indépendance à l’égard des autres
engagements, liens ou relations qu’ils peuvent avoir dans la vie économique et les médias.
4. Quand ils participent à la vie de la cité et s’expriment en tant que citoyens, ils
s’engagent à ne le faire qu’à titre personnel, sans se réclamer du Monde et sans invoquer, de
leur propre chef, leur qualité de membre du conseil de surveillance. »
Cette charte signifie que les actionnaires « externes » ont investi dans Le Monde, soit
par volonté de participer à la préservation d’un espace de liberté démocratique, soit dans
l’espoir de réaliser une bonne opération financière, mais qu’en aucune manière ils ne
peuvent tenter d’infléchir la ligne éditoriale, ni obtenir en échange de leur
investissement une quelconque complaisance à l’égard de leurs activités économiques
ou patrimoniales. Ceux des actionnaires qui auraient espéré profiter de leur position pour
trouver une tribune pour leurs affaires doivent faire le deuil de leurs espérances. À
l’occasion, la rédaction, avec l’assentiment et l’encouragement de la direction, se charge
de leur rappeler les conditions de ce pacte moral. La mise à distance des actionnaires est
une règle non- écrite, mais qui fonctionne fort bien. Ainsi, lorsque la Sagem acquiert la
cristallerie Daum et déménage les collections d’œuvres d’art, Le Monde épingle la
société et son président-directeur général, Mario Colaiacovo, par ailleurs directeur du
Monde de la musique86. Dans le même ordre d’idée, le montage financier qui permet à
François Pinault, un des hommes les plus riches de France, de ne pas payer d’impôt de
solidarité sur la fortune est relevé avec empressement par le quotidien b
1. Laurent MAUDUIT, «François Pinault n’a pas acquitté d’impôt sur la fortune en 1997 », Le Monde, 4
décembre 1997.
FACE À LA CRISE DU MONDE 537
de ce couple qu’est née la crise à rebondissements des années quatre- vingt, à laquelle
Jean-Marie Colombani cherche à mettre un point final, en restaurant la rentabilité et
l'indépendance. La recapitalisation est la condition du redressement et de la rentabilité
future, mais le maintien de l’indépendance exige un renouveau rédactionnel, qui trouve
sa pleine dimension avec la nouvelle formule.
15.
La consolidation
Le plan de redressement
Néanmoins, l’entreprise n’est pas sauvée par la nouvelle formule et par la
recapitalisation, parce que le quotidien reste une lourde machine qui peine à
trouver un équilibre financier ainsi que le souligne Jean-Marie Colombani :
«La pente des coûts augmente plus vite que la pente des
540 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
1995 *. Toutefois, le plan social est lancé avec retard, à cause d’un conflit au sein du
directoire sur le nombre des emplois à supprimer. Dominique Alduy, la directrice
générale soutenue par une partie des actionnaires externes, estime que le plan social
doit être durci, tandis que Jean-Marie Colombani affirme son choix en faveur d’une
méthode plus douce. Il considère en effet que les traditions de dialogue social dans
l’entreprise doivent être maintenues, voire étendues, et que l’entreprise doit rester en
accord avec les positions exprimées dans les colonnes du quotidien, qui demeure
globalement hostile aux politiques sociales trop drastiques.
Cependant, le redressement de l’entreprise passe avant tout par l'accroissement
des recettes. L’augmentation des ventes consécutive à la nouvelle formule et une
action commerciale vigoureuse en direction des diffuseurs permettent de réduire le
déficit : par rapport à 1994, le supplément de recette en 1995 est de 26 millions de
francs pour les ventes au numéro et de 4 millions de francs pour les abonnements 89
90
. Néanmoins, ces recettes supplémentaires ne suffisent pas à rééquilibrer le compte
d’exploitation. Comme la plupart des journaux, l’équilibre du Monde ne peut être
atteint que grâce à la croissance des recettes publicitaires.
« Par bonheur il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité91...»
Encore faut-il gérer la publicité, la mettre en valeur, attirer les annonceurs et les
publicitaires. Dans les années soixante-dix, la rédaction du Monde en était venue à
considérer la publicité comme un mal nécessaire plutôt que comme un acteur
bénéfique de l’économie du quotidien. Les annonces étaient souvent regardées
comme des éléments étrangers à la culture du journal, qu’il fallait tolérer, mais qui
devaient rester en lisière du journal, afin de ne pas polluer les articles écrits par la
rédaction. L’opulence qui régnait entre 1966 et 1976, quand les recettes publicitaires
représentaient plus de 50 % du chiffre d’affaires, permettait d’afficher un certain
mépris pour cette activité. Toutefois, à partir de 1977, les recettes publicitaires
baissent et ne représentent plus que 40 % des ressources de l’entreprise. La crise
publicitaire des années quatre-vingt-dix fait descendre la part de la publicité à 22 %
du total du chiffre d’affaires, sans que Régie Presse, la filiale créée en 1985 en
partenariat avec Publicis, ne réagisse. À l’époque, en effet, nombre de publicitaires,
qui ne jurent plus que par
Le Monde déménage
La négociation avec Publicis prévoyait le regroupement géographique de la
régie, hébergée avenue des Champs-Elysées, avec l’ensemble des personnels du
Monde SA, dispersés entre la rue Falguière et Ivry. Le 1er mai 1990, la rédaction du
Monde avait quitté l’immeuble de la rue des Italiens qui l’avait vu naître en
décembre 1944. Cette migration entraînait un éclatement de l’entreprise en
plusieurs sites : la rédaction traversait la Seine pour rejoindre le quartier de la gare
Montparnasse, au 15 de la rue Falguière, tandis que l’administration et
l’imprimerie s’installaient en proche banlieue, à Ivry-sur-Seine. Six ans plus tard,
Le Monde déménage à
95 La surface utile de l’immeuble de la rue Claude Bernard est de 12 000 m 2, soit près du
double de celui de la rue Falguière.
96 Jean-Marie COLOMBANI, CB Netps, 13 mai 1996.
97 Le coût des aménagements et du déménagement atteint 27 millions de francs (Conseil de
surveillance du 20 septembre 1995).
98 Jean-Marie COLOMBANI, CB News, 13 mai 1996.
99 Le prix de la tonne de papier a augmenté de 50 %.
544 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
de la pagination» est triplement fausse : la diffusion stagne jusqu’en 1955, le nombre des
rédacteurs reste stable jusqu’en 1956 et la pagination rédactionnelle stagne jusqu’en 1961.
106 L’affirmation «le 2 mai 1954, il se trouvait dans tous les kiosques» est partiellement
véridique, pour ce qui est de la date, mais complètement fausse en ce qui concerne la diffusion : en
1954, Le Monde diplomatique est tiré à 11000 exemplaires, alors que la France compte 32 000
diffuseurs de journaux, et la diffusion totale est inférieure à 2000 exemplaires.
107 Mais, parmi les rédacteurs cités par Ignacio Ramonet, Pierre Drouin était au service
économique et Jean Planchais aux informations générales. Us ont, en outre, très peu collaboré au
Monde diplomatique et ont rapidement cessé cette collaboration ; 8 articles pour Jean Planchais
entre 1954 et 1964, 7 articles pour Pierre Drouin entre 1954 et 1958. Quant à André Fontaine, il
n’a publié que 16 articles entre 1954 et 1962, mais il a inauguré le 1er janvier 1956 une rubrique
annuelle sur l’année diplomatique, qu’il a assurée pendant dix-huit années de suite, jusqu’à la
nomination de Claude Julien à la rédaction en chef du Monde diplomatique. Tout cela fait bien
peu pour appeler ces grands ancêtres à la rescousse d’ignacio Ramonet.
108 En 1996, les éditions en langues étrangères du Monde diplomatique sont les suivantes :
546 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
nels. Ce statut original, dans la mesure où aucun autre titre du groupe Le Monde
n’en possède de semblable, a permis, que, fin 1990, la succession de Claude Julien,
partant à la retraite et remplacé à la tête du journal par Ignacio Ramonet, s’effectue
sans heurts et garantisse la continuité de la ligne éditoriale du Monde diplomatique,
dont la singularité fait la force.
Les ventes mensuelles du Monde diplomatique, qui n’atteignaient pas 110000
exemplaires en 1989, dépassent les 180000 en 1996 l. Dans le même temps, la
marge bénéficiaire a été quadruplée pour atteindre 5 millions de francs, résultat
d’autant plus notable que les recettes publicitaires, volontairement limitées109 110 111,
représentent moins de 5 % d’un chiffre d’affaires qui atteint 44 millions de francs en
1995.
Un élément fortuit favorise de manière décisive l’impulsion du projet de
filialisation : Gunter Holzmann, un citoyen allemand résidant en Bolivie âgé de
quatre-vingt-trois ans, propose à la direction du Monde diplomatique de l'aider à
réussir la filialisation en apportant, sans contrepartie, 1 million de dollars. L’apport
effectué par Gunter Holzmann est géré par une
en Italie, le journal est traduit, publié et diffusé en supplément mensuel par le quotidien romain II
Manifesto, dont la diffusion moyenne est de 100000 exemplaires. En Allemagne, le journal est
traduit, publié et diffusé en supplément mensuel par le quotidien berlinois Die Tageszeitung, dont
la diffusion moyenne est de 70000 exemplaires. En Suisse, l’hebdomadaire Wochen Zeitung
diffuse en supplément mensuel le journal en langue allemande à quelque 20 000 exemplaires. En
Espagne, le journal est traduit et édité par L. Press. Sa diffusion est d’environ 25 000 exemplaires.
Dans le monde arabe, une édition trimestrielle en arabe est publiée en Tunisie, Elle tire à environ
30 000 exemplaires. Il existe, en outre, une édition en langue grecque du trimestriel Manière de
voir, diffusée à 10 000 exemplaires. Au total, la diffusion des différentes éditions étrangères du
Monde diplomatique est d’environ 500000 exemplaires. En 1998, l’édition à destination du
monde arabe est transférée à Beyrouth, où le mensuel est traduit et publié par le quotidien
An-Nahar, qui le diffuse à 40 000 exemplaires. Une édition mexicaine, diffusée à 25 000
exemplaires par Éditorial sans frontières, et une édition grecque, diffusée à 165 000 exemplaires
par Eleftherotypia, ont également vu le jour. En 1999, le mensuel est traduit en anglais et publié
par The Guardian Weekly.
110 La croissance de la diffusion du Monde diplomatique continue depuis : 180 000
exemplaires en 1997, 190000 en 1998, 205 000 en 1999, 194 000 en 2000, 214 000 en 2001,
230000 en 2002 et 242 000 en 2003. Le chiffre d’affaires suit la même croissance. Il atteint 71
millions de francs (11,6 millions d’euros) en 1999, dégageant un résultat net de 3,5 millions de
francs (0,6 millions d’euros). En 2003, le chiffre d’affaires est de 14,4 millions d’euros et le
résultat net de 1,2 millions d’euros.
111 La direction du Monde diplomatique s’efforce de limiter la publicité en privilégiant les
annonces pour des produits culturels (livres, revues, spectacles, enseignement), parce que les
lecteurs du mensuel sont profondément publiphobes et réagissent vivement à chaque parution
d’une annonce commerciale.
LA CONSOLIDATION 547
suffisant pour équilibrer ses comptes \ cesse de paraître en avril 1995. Au début de
l’année 1999, le titre Le Monde des débats est concédé pour dix ans à une équipe
regroupée par le sociologue Michel Wieviorka et le journaliste Julien Brunn, avec la
collaboration de deux rédacteurs du Monde, Sophie Gherardi et Guy Herzlich115 116.
Le premier numéro de la revue paraît en mars 1999. Après dix-huit mois de parution
Le Monde des débats n’arrive pas à trouver son lectorat ; il est repris à l’automne
2000 par Le Nouvel Observateur, qui rachète 49 % de la société, tandis que Le
Monde SA reprend 16 % du capital. Mais le titre ne réussit pas mieux sous la tutelle
du Nouvel Observateur ; il est bientôt arrêté.
Le directoire met également fin à la publication des suppléments à parution
irrégulière du quotidien, qui ont le double inconvénient de rapporter souvent moins
qu’ils ne coûtent et de faire concurrence au quotidien et à la publication mensuelle
Dossiers et documents. En revanche, le maintien et la relance de ce mensuel sont
rapidement acquis. En effet, Dossiers et documents a un coût de fabrication minime et
conserve une diffusion fort honorable, en dépit d’une baisse à 75 000 exemplaires en
1996117. Le Monde considère que les Dossiers et documents, dont les lecteurs sont
recrutés principalement dans le public des lycéens et du premier cycle des universités,
sont également une porte d’entrée pour inciter à la lecture du quotidien. C’est pourquoi
un effort de promotion et une politique de relance rédactionnelle sont mis en place, qui
portent rapidement leurs fruits, le mensuel Dossiers et documents retrouvant à partir de
1997 la diffusion qui était la sienne dans la décennie précédente118.
Des pourparlers sont engagés pour céder une partie du capital du Monde de
l’éducation à un éditeur, Bayard-Presse, puis Hachette, qui participerait à la relance du
mensuel. Toutefois, la transaction n’aboutit pas. Le directoire décide alors de procéder
à une relance rédactionnelle en nommant un nouveau responsable, Jean-Michel Djian,
qui prend la direction du Monde de l’éducation en octobre 1996. Jean-Michel Djian
115 La diffusion du Monde des débats, qui atteint 41000 exemplaires par mois en 1993, tombe
à 27 000 exemplaires en 1994.
116 Les membres fondateurs de la SARL M2D détiennent 40 % du capital» Jean-Jacques
Augier, président des éditions Balland en détient 30 % par l’intermédiaire d’Électro- services, les
30% restants sont acquis par des intellectuels ou par des institutions amies telles que la Fondation
Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme ou la Ligue de renseignement et de l’éducation
permanente.
117 Au cours des années quatre-vingts, Les Dossiers et documents du Monde sont vendus en
moyenne entre 80 000 et 90 000 exemplaires chaque mois.
118 En 2003» la diffusion totale de Dossiers et documents dépasse 83 000 exemplaires.
LA CONSOLIDATION 549
élabore une formule thématique en cherchant à positionner le mensuel sur le thème des
débats intellectuels. Ayant négocié la prévente de plusieurs milliers d’exemplaires à
diverses entreprises et institutions, il réussit à redresser la diffusion en 1997 *.
Cependant, cette formule s’essouffle au bout de 18 mois119 120, dans la mesure où les
thèmes les plus généraux, qui sont les plus fédérateurs, sont épuisés et parce que les
exemplaires prévendus, qui sont offerts par les partenaires, concurrencent la diffusion
payante. À l'été 1999, le directoire décide donc une ultime relance éditoriale du
mensuel, en confiant la direction du Monde de l’éducation à Anne-Line Roccati, qui
procède à un recentrage de la publication sur les centres d'intérêt des enseignants.
Cette politique éditoriale porte ses fruits sous la direction de Brigitte Perucca : la
diffusion remonte à 45 000 exemplaires en 2002 et 49 000 exemplaires en 2003.
Au cours des années suivantes, l’assainissement continue dans les diverses
activités et participations du Monde : la participation dans LMK Images, qui ne
procurait aucune synergie rédactionnelle et ne rapportait pas de bénéfices est vendue à
Marin Karmitz 121 . Dans le même temps, le directoire décide l’arrêt du Monde
Editions122. Cette filiale peu rentable aurait supposé, pour s’imposer dans le paysage
éditorial français, des moyens financiers que Le Monde SA estime mieux employés
ailleurs. En outre, Le Monde Editions apparaissait à nombre d’éditeurs comme un
concurrent, alors même que ces derniers figurent parmi les principaux annonceurs du
journal. Les éditions intégrées sont remplacées par une politique de cession de droits
ou de coédition. La collection Le Monde Poches, qui était édité en collaboration avec
Marabout, fait l’objet d une renégociation de contrat. Faute d’entente entre les deux
partenaires, la collection est arrêtée en novembre 1999, tandis qu’un nouveau
partenariat pour les livres de poche est conclu au printemps 2000 avec la collection
Folio de Gallimard.
Enfin, au printemps 2000, Le Monde se sépare du mensuel Le Monde des
philatélistes, dont la diffusion ne cesse de décliner123. En 1999, le mensuel perdait 1
million de francs, pour un chiffre d’affaires de 6 millions de
119 La diffusion du Monde de l'éducation, qui était tombée de 80000 exemplaires en 1992 à
66000 en 1994 et 52 000 en 1996, se redresse à 66 000 en 1997.
120 La diffusion du Monde de l'éducation, retombe à 56 000 exemplaires en 1998,51000 en
1999, 42 000 en 2000 et 41 000 en 2001,
121 Conseil de surveillance du 19 décembre 1997.
122 Idem.
123 La diffusion du Monde des philatélistes est tombée de 37 000 exemplaires en 1989 à 25 000
en 1994, puis 19 000 exemplaires en 1998 et 1999,
550 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
francs. Le Monde des philatélistes est repris par Timbropresse, une filiale du groupe
de presse Le Particulier, qui éditait déjà trois magazines spécialisés dans la philatélie,
Timbroscopie, Timbroloisirs et Timbrojournal. En avril 2000 paraît le premier
numéro d’un nouveau magazine, Timbres Magazine, qui fusionne les quatre titres,
avec pour objectif de regrouper les lecteurs de l’ensemble de ces publications. Pierre
Jullicn, précédemment rédacteur en chef du Monde des philatélistes, devient rédacteur
en chef de la nouvelle publication. En échange de la cession du titre, Le Monde SA
reçoit 34 % du capital de Timbropresse.
L’ensemble de ces opérations menées sur plusieurs années visent à faire le ménage
dans le maquis des participations et des activités annexes constituées sans projet ou
entreprises par hasard au cours d’un demi-siècle d existence du Monde. Jean-Marie
Colombani souhaite en effet donner une cohérence à l’ensemble des activités du
groupe en les recentrant sur deux objectifs, la validité du projet rédactionnel et sa
complémentarité avec le quotidien, et la rentabilité économique des investissements
financiers de 1 entreprise. L’objectif est, dans la mesure du possible, de concilier les
deux impératifs, mais le directoire estime que Le Monde SA ne doit pas reculer devant
une prise de participation purement financière qui assurerait les arrières de l’entreprise
en cas de récession publicitaire. De même, il considère qu’il ne faut pas refuser
d’investir lourdement, éventuellement pendant plusieurs années, si le projet
rédactionnel est stratégique pour le quotidien et pour l’entreprise.
Le web
Néanmoins, cette philosophie doit être adaptée en fonction des circonstances et
des forces humaines et financières de l’entreprise. Ainsi, les débuts du Monde sur le
web peuvent-ils paraître timides, au regard de la fulgurante progression de cette
activité à partir des années 1998-1999. La culture du Monde ne prêtait guère à la
migration des contenus rédactionnels sur la toile. D’une part, la rédaction empreinte
d’une culture de l’écrit et du papier, ne paraissait pas vouloir s’intéresser aux systèmes
de diffusion de la presse par les moyens électroniques. D’autre part, la documentation,
campée sur ses propres critères de la référence qu’elle entendait comme l’exhaustivité,
ne voyait pas l’intérêt de faire migrer ses bases de données sur le net, faute de pouvoir
y installer l’ensemble de la collection, brèves comprises. Certes, l’une comme l’autre
avaient déjà entrepris un transfert vers le monde informatique. La rédaction, équipée
du système « Coyote » depuis 1989, jonglait avec les ordinateurs et la messagerie
interne, tandis
LA CONSOLIDATION 551
«www.lemonde.fr», qui offre des dossiers thématiques en plus de la une et qui permet la
consultation payante des archives du journal, par l’intermédiaire d’un abonnement à
CompuServe ou à Infonie, ou encore par un porte-monnaie électronique d’une grande
complexité d’usage. Enfin, en janvier 1997, tous les articles du jour sont consultables,
grâce à un système de paiement électronique, tandis que la rédaction web commence à
s’étoffer. Toutefois, la ligne rédactionnelle du site «lemonde. fr» reste mal definie, dans
la mesure où personne ne sait encore si le site doit être un simple transfert du journal sur
l’écran ou s’il doit au contraire inventer une nouvelle forme de journalisme dédié à la
toile. Comme la rédaction dans son ensemble demeure largement étrangère au
développement du média électronique, le service multimédia du quotidien reste très
isolé au sein du journal. Cette situation, qui s’apparente à une crispation identitaire,
reflète les désarrois d’un univers en passe de basculer vers un monde mal connu.
« Nous avons fixé une règle de trois à la rédaction : en premier, l’anticipation, nécessaire
à cause de notre parution l’après-midi ; en second, la réflexion, qui est la plus-value
apportée par Le Monde ; enfin, la révélation, parce que nous sommes un journal
d’information et que nous ne devons pas céder aux pratiques de la communication. Tous les
lieux de pouvoir et d’influence ont mis au point des stratégies de communication. Il faut
aller chercher ce qu’il y a derrière la communication et le révéler aux lecteurs. Pour les
“affaires”, les juges se servent du rempart de l’opinion, par l’intermédiaire de la presse, pour
faire pression sur ceux qui tentent de les empêcher d’avancer L »
négliger la part de commentaires que les lecteurs souhaitent trouver dans leur journal :
Dès 1994, Edwy Plenel, qui est, aux côtés de Noël-Jean Bergeroux, en compagnie de
Jean-Paul Besset et Jean-François Fogel, au cœur de la stratégie éditoriale de Jean-Marie
Colombani, s’impose au sein de la direction de la rédaction. Il s’affirme bientôt comme
le délégué de Jean- Marie Colombani auprès de la rédaction du Monde, chargé du suivi
quotidien du journal. Tout au long de l’année 1995, la nouvelle formule du journal est
mise en œuvre avec une fiabilité sans cesse croissante, en dépit de retards récurrents au
moment du bouclage. L’évolution des équipes de la rédaction est favorisée par le départ
de 55 journalistes dans le cadre du plan social et par le recrutement de 75 rédacteurs, qui
viennent renforcer certaines séquences. Les effectifs de la rédaction se trouvent ainsi
renouvelés d’un tiers, et le mouvement se poursuit les années suivantes, à un rythme plus
modéré.
Les détracteurs du Monde analysent ce renouvellement de la rédaction comme une
mainmise d’Edwy Plenel sur le journal : le directeur de la rédaction recruterait des
journalistes jeunes et dociles qu’il formerait, ou déformerait, afin de les faire adhérer à
ses conceptions rédactionnelles127 128. Outre la vision injurieuse qu’ils ont des rédacteurs
du Monde, qui ne seraient que pâte malléable dans les mains du directeur de la rédaction,
127 Ibid.
128 Voir notamment : Pierre PÉAN et Philippe COHEN, «La machinerie d’Edwy Plenel »,
op. cit., pp. 203-235, et Bernard POULET, «Edwy Plenel, ou l’amour du pouvoir», op. cit.,pp.
80-104.
556 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Aden
Dans le même esprit, elle envisage de réaliser un supplément consacré aux
spectacles dans l’édition du mercredi, mais les options ne sont pas encore arrêtées.
Ce n’est qu’un an plus tard, à l’automne 1997, que se réalise l’évolution du
traitement des informations culturelles. À partir du 23 septembre 1997, trois pages
chaque jour sont attribuées à la séquence
LA CONSOLIDATION 559
«Culture», tandis qu’apparaît une nouvelle page «Kiosque», qui réunit la rubrique «en
vue» de Christian Colombani, la revue de presse, la chronique télévisuelle d'Alain Rollat et
la découverte quotidienne d’un site Internet. La page « Communication », qui occupait
auparavant l’avant- dernicre page, est déplacée à la suite des pages de la séquence
«Entreprises ». Pour compléter cette offre culturelle, Le Monde lance, en coédition avec
l'hebdomadaire Les Inrockuptibles, un nouveau supplément, Aden. Ce guide culturel, qui
recense sur 32 pages les programmes des spectacles, concerts et expositions, est diffusé
gratuitement dans l’ensemble de l île-de-France avec le quotidien paraissant le mercredi.
«Aden est produit en commun par Le Monde et Les Inrockuptibles qui le distribue aussi
chaque semaine à ses lecteurs. Cette alliance avec un hebdomadaire qui, depuis dix ans a su
rénover et bousculer le paysage culturel est pour nous une façon de signifier que, dans un
monde en mouvement, Le Monde bouge en se tournant vers des partenaires jeunes et
novateurs131. » L'accord avec Les Inrockuptibles est né d’un constat commun des directions
des deux journaux sur le manque d’espace réservé aux informations de sendee en matière
culturelle. Il est concrétisé en décembre 1996, par la constitution d’une équipe
indépendante des rédactions des deux journaux, composée de huit personnes, dont six
rédacteurs. Toutefois, en juillet 1999, l'hebdomadaire Les Inrockuptibles, qui reçoit peu de
retombées de son accord avec Le Monde, décide de se retirer de la fabrication du
supplément Aden, qui n’est plus diffusé, à partir de janvier 2000 que par l’intermédiaire du
quotidien. L’équipe rédactionnelle demeure inchangée sous la direction de Laurent
Carpentier, mais elle rejoint en septembre 1999 une autre filiale du groupe, Les Cahiers du
cinéma, au sein des Editions de l’Etoile.
Enfin, le traitement de l’information décentralisée des régions nécessite un
investissement rédactionnel important, marqué par la création de postes de correspondants
régionaux, ayant un statut comparable à celui des correspondants à l’étranger. La nouvelle
page «Régions», inaugurée en octobre 1996, devient ainsi un espace quotidien dans la
première partie du journal. Les rédacteurs de la page « Régions », qui travaillent au sein de
la séquence «France» mais également pour la séquence «Société» sont regroupés en une
section autonome sous la tutelle directe d’un rédacteur en chef, Jean-Paul Besset. Cette
nouvelle approche de l’information régionale est le résultat d’un constat : les éditions
locales des quotidiens nationaux n’ont pas réussi à trouver leur équilibre rédactionnel et
financier.
Le Monde, après Libération et Le Figaro, a cessé depuis juillet 1996 de réaliser à Lyon une
édition spéciale destinée aux lecteurs de la région Rhône-Alpes. L’aventure de l'édition
décentralisée avait été lancée en 1986, à la suite de la mainmise du groupe Hersant sur
l’information dans cette région, après l’acquisition du Dauphiné libéré et de Lyon-Matin en
1983, puis du Progrès de Lyon en 1986. Également esquissé quelques années pour la région
de Strasbourg, le décrochement régional ne parvient pas à vaincre les pesanteurs de la
presse française, qui demeure coupée en deux segments, d’un côté, la presse quotidienne
régionale chargée de l’information de proximité et, de l’autre, la presse quotidienne
nationale, qui s'occupe d'informer les élites nationales et régionales. Dans ces conditions,
l'édition Rhône-Alpes, qui correspondait à une page et demie de locale dans un quotidien
national ne trouva jamais son équilibre.
L’ensemble des mesures adoptées pour codifier l’évolution de la formule
rédactionnelle ne vise donc pas à bouleverser le processus de fabrication du Monde, mais
seulement à adapter le quotidien aux demandes des lecteurs et aux exigences du marché.
Toutefois, le document «Le nouveau Monde, acte 2 » se termine sur une interrogation
majeure qui concerne les rythmes et les horaires de sortie de l’édition. Les services
commerciaux du journal ne cessent de répéter que le «bon à tirer» rédactionnel doit être
prêt à 11 heures du matin, afin que les premiers exemplaires du quotidien puissent être
livrés dans le centre de Paris à partir de 12 heures 30. En effet, une plus longue exposition
en kiosque favorise mécaniquement une meilleure vente, tandis qu’une livraison plus
précoce permet d’entrer en concurrence avec les confrères du matin, notamment Le Figaro
et Libération, dont 20 à 25 % des exemplaires sont vendus par les marchands de journaux à
l’heure du déjeuner. La présence d’un Monde plus frais que les quotidiens conçus la veille
favorise alors la conquête de parts de marché, qui, accumulés au cours des mois, permettent
une croissance régulière du lectorat.
Cependant, pénalisée par l’étroitesse de la plage matinale, la rédaction peine à respecter
les horaires : le bon à tirer est souvent en retard d’un quart d’heure et parfois d’une
demi-heure, ce qui est préjudiciable aux ventes. En outre, la remise tardive de la copie par
les rédacteurs nuit à la bonne tenue grammaticale, parce que les correcteurs n’ont pas le
temps de relire tous les papiers. Afin de remédier à ces problèmes, la rédaction en chef
tente d’organiser plus efficacement le secrétariat de rédaction, en collaboration avec les
différentes séquences. Néanmoins, la question de l’heure du bon à tirer demeure pendante
et oblige l’ensemble de l’entreprise à travailler en flux extrêmement tendus, d’autant qu’il
arrive souvent que les retards de l’imprimerie aggravent encore le retard de la rédaction.
LA CONSOLIDATION 561
Le social à la rédaction
En parallèle à la réflexion menée sur «Le nouveau Monde, acte 2», la direction de la
rédaction et la direction des ressources humaines fait évoluer la politique sociale de
l'entreprise à l’égard des journalistes. Dès 1994, Jean-Marie Colombani avait annoncé que
la rédaction devait être étoffée afin de faire face à l’accroissement de la charge de travail et
afin de mieux répondre aux sollicitations de la rédaction en chef h La question des
pigistes132 133, récurrente dans toutes les entreprises de presse, est posée lors de la réunion
du Comité d’entreprise du 12 juin 1996. Aux représentants de la CFDT et du SNJ qui
réclament la titularisation de tous les pigistes, Jean Ouillon, directeur des ressources
humaines, dresse le tableau de la situation : au 31 décembre 1993, Le Monde employait
400 pigistes réguliers pour un effectif de 237 rédacteurs permanents134. Toutefois, nombre
de pigistes sont de véritables intermittents, qui ne sauraient être titularisés, dans la mesure
où ils exercent leurs talents uniquement dans un cadre très spécialisé, généralement à
raison d’un article par mois ou tous les deux mois. En revanche, Edwy Plenel décide de
titulariser les pigistes employés régulièrement par la rédaction et qui exercent leurs
fonctions comme journalistes permanents sans en avoir le statut. En outre, la direction du
Monde signe avec les syndicats de journalistes une « charte des pigistes », qui étend
considérablement la protection sociale de cette catégorie de journalistes précaires. Le
résultat de cette politique sociale fait rapidement sentir ses effets : alors que 55 rédacteurs
sont partis dans le cadre du plan social, dont un bon nombre est remplacé par des anciens
pigistes, les effectifs de la rédaction augmentent pour atteindre un effectif permanent de
274 personnes au 31 décembre 1996,288 au 31 décembre 1997, 318 au
132 A Christian Blanc» président d’Air France, qui l’interpelle sur les embauches à la rédaction, le
directeur du Monde rappelle que «la structure de l’entreprise est aberrante, dans la mesure où il n’y a
qu’un rédacteur sur quatre personnes salariées. L’entreprise manque de journalistes par rapport aux
autres entreprises de presse. Ce recrutement est nécessaire pour produire un journal de qualité et était
obligatoire pour sortir la nouvelle formule, qui se fait a flux tendus. L’effort demandé à la rédaction est
considérable» (CDS du 21 février 1995).
133 Environ 15 % des 30000 journalistes professionnels titulaires de la carte de presse sont des
pigistes. Pour la plupart d’entre eux, ils sont jeunes (35 % de moins de 30 ans, 55 % de moins de 35 ans)
et 58 % ont une ancienneté professionnelle inférieure à 6 ans. Le statut de pigiste est un mode d’entrée
dans la profession de journaliste. À ces chiffres, il faut ajouter les pigistes occasionnels, qui pratiquent
un autre métier et ne peuvent bénéficier de la carte de presse.
134 Procès-verbal du CE du 12 juin 1996.
562 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
31 décembre 1998, les effectifs étant stabilisés entre 320 et 325 rédacteurs depuis 2000.
Parallèlement, la direction négocie avec les représentants syndicaux des journalistes un
accord sur la cession et la rémunération des droits d’auteurs des rédacteurs pour la
diffusion par voie électronique ou informatique du journal et des produits dérivés. Cet
accord, signé le 14 octobre 1996, apparaît comme exemplaire à plus d’un titre. D’une part,
il est le premier de la profession, ce qui confirme la tradition sociale de l’entreprise, mais ce
qui attire également les foudres d’une partie du patronat de la presse à l’égard de la
direction du Monde. Le Syndicat de la presse parisienne et le directeur des Échos
proclamaient que Le Monde, en signant un tel accord, ruinerait les entreprises de presse. En
réalité, au cours des années suivantes, après plusieurs procès engagés par les journalistes de
différentes entreprises de presse à l’encontre de leur direction, notamment ceux des
Dernières Nouvelles d’Alsace, du Figaro, du Progrès ou du Parisien, des accords calqués
sur celui du Monde sont signés par la plupart des entreprises. D’autre part, l’accord
garantit, aux journalistes professionnels mais également aux contributeurs payés sur
honoraires, une rémunération collective et non hiérarchisée, en échange de l’abandon du
droit d’auteur individuel. L’assiette des sommes à répartir entre les journalistes est basée
sur la recette nette éditeur des ventes hors publicité. Pour les textes diffusés par le canal du
«Monde électronique» sur Internet, la rémunération sera de 5 %, tandis que pour les
produits dérivés elle atteindra 10 % pour les Cd-rom et 12 % pour les autres produits.
Cet accord comble le vide juridique concernant la nature de l’œuvre intellectuelle des
journalistes. En effet, si le journal est une œuvre collective, dont aucun élément ne peut être
attribué en particulier à un auteur, qui aurait le même statut qu’un romancier ou un
essayiste, il reste une œuvre intellectuelle, sur laquelle les auteurs, même en nom collectif,
conservent un droit de regard. Cependant, le travail d’un journaliste, aussi célèbre soit-il,
est encadré par celui des confrères qui participent à l’élaboration du quotidien : comment
mesurer la part qui reviendrait à tel éditorialiste et au secrétaire de rédaction, au rédacteur
en chef qui a suivi et orienté le papier, au chef de séquence qui l’a relu, etc. Il apparaît donc
particulièrement approprié de rémunérer l’ensemble de la rédaction, plutôt que certains
rédacteurs en particulier.
LA CONSOLIDATION 563
1. 237 rédacteurs permanents au 31 décembre 1993 , 318 au 31 décembre 1998, soit 34,2 % de plus
en cinq ans.
564 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
avec inquiétude que les projets et les chiffres de l’entreprise sont diffusés à l’extérieur,
parfois quelques heures seulement après avoir été communiqués en interne.
Après quelques années de rodage d’une approche rédactionnelle qui a été couronnée
de succès1, une question commence à émerger : le «nouveau» Monde est-il fidèle à
«l’ancien», a-t-il trahi l’esprit des générations précédentes et du fondateur ou bien lui
est-il resté fidèle ? Les interrogations multiples, qui proviennent de rédacteurs aussi bien
que de lecteurs, portent sur une question essentielle : pour gagner des acheteurs, Le
Monde a changé de forme, mais a-t-il su conserver son âme ? Plus que la réalité
commerciale, qui a toujours été présente au Monde, généralement sous un mode
dissimulé ou perverti par le non-dit, c’est l’affirmation maintes fois répétée qu’un
journal doit se vendre s’il veut rester libre, qui choque nombre de traditionalistes,
habitués à plus de pudeur quant aux questions d’argent.
Les mécontents, qu’ils soient rédacteurs ou lecteurs, en appellent aux mannes
d’Hubert Beuve-Méry, à la rigueur morale et à l’exigence d’un temps plus ou moins
ancien où Le Monde aurait été pur de tout laxisme et de tout esprit mercantile. Bref, on
oppose au « nouveau » Monde, pour mieux le dévaluer, un « ancien » Monde, largement
fantasmé. Les récriminations s’expriment sur des modalités et par des canaux différents,
selon qu’il s’agit de rédacteurs du journal, qui ne portent pas leurs différends sur la place
publique, ou de lecteurs, qui peuvent s’exprimer par le courrier au médiateur, ainsi qu’au
travers de cercles intellectuels qui sermonnent Le Monde dans des revues ou des
journaux.
Face à ces expressions, qui prennent parfois un tour d’une violence extrême135 136,
l’historien de la presse s’amuse à relever ce qui ressort de la sempiternelle plainte du
lecteur. Ainsi, dans le fonds Hubert Beuve-Méry des archives de la Fédération nationale
des sciences politiques, se trouvent quelque 180 cartons de lettres de lecteurs adressées
au directeur du journal entre 1945 et 1969, qui pour la plupart sont des critiques sur « les
dérives du Monde», qui ne traiterait plus l’information comme avant, qui ne serait plus
ce qu’il était. La plus savoureuse est sans doute celle d’un correspondant qui affirme, en
avril 1945, soit quatre mois après la fondation du Monde,
135 Entre 1994 et 2000, la diffusion totale du Monde est passée de 354000 à 402000 exemplaires
par jour.
136 Les expressions employées dans le courrier au médiateur sont souvent outrancières, voire
insultantes ; pour un florilège, voir 1 article de Thomas FERENCZI, «De 1 agressivité et du respect
mutuel », Le Monde, 2-3 février 1997.
LA CONSOLIDATION 565
qu’il se désabonne, parce que Le Monde a changé, sans s’apercevoir qu’en réalité, il fait
référence à l’ancien Temps, qu’il lisait avant 1940. L’historien de la presse sait que les
lecteurs qui écrivent à un journal envoient deux sortes de lettres : soit ils proposent un
texte, un sujet ou leurs services, soit ils expriment leur mécontentement. Les lecteurs qui
sont globalement satisfaits n’écrivent quasiment jamais. Les détracteurs du journal
assurent que les mécontents sont nombreux et ils en donnent pour preuve la masse des
lettres et des courriers électroniques reçus par le médiateur : 750 lettres en avril 1994, 1
100 à 1200 lettres par mois en 1999 et jusqu’à 1500 textes par mois en 2003. Toutefois,
derrière ces chiffres se cache une relative faiblesse du mécontentement : sachant que le
médiateur reçoit en moyenne 40 à 80 lettres par jour ouvrable et que Le Monde diffuse
400 000 exemplaires par jour, le ratio de déplaisir atteint seulement 1 pour 5 000 ou pour
10000. Mais, cela ne doit pas conduire à négliger la critique, qui, à son tour doit être
analysée en profondeur. La contestation porte sur des aspects différents du contenu
rédactionnel et de la présentation du journal : les rapports avec la publicité, les sujets qui
doivent être abordés ou non, les titres de la une et le « sensationnel ».
Le Monde et la publicité
Les rapports du Monde avec la publicité, considérée par nombre de journalistes
comme un mal nécessaire, ont fait l’objet de débats, tant au sein de la rédaction que chez
les lecteurs depuis fort longtemps137. Les directeurs successifs du journal ont toujours
veillé à ce que Le Monde ne passe pas
137 Le débat est bien plus ancien que Le Monde, il date de 1836, lorsque Émile de Girardin fonde
La Presse. En témoigne Louis Blanc dans son Histoire de dix ans, publiée en 1841 : «Une grande
révolution allait s’introduire dans le journalisme. Diminuer le prix des grands journaux quotidiens,
accroître leur clientèle par l’appât du bon marché et couvrir les pertes résultant du bas prix de
l’abonnement par l’augmentation du tribut qu’allaient payer à une publicité, devenue plus considérable,
toutes les industries qui se font annoncer à prix d’argent, tel était le plan d’Emile de Girardin. Ainsi,
l’on venait transposer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature, et presque un sacerdoce; on
venait proposer de rendre plus large la part jusqu’alors laite dans les journaux à une foule d’avis
menteurs, de recommandations banales ou cyniques, et cela aux dépens de la place que réclament la
philosophie, l’histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève, en le charmant, l’esprit des hommes ; le
journalisme, en un mot, allait devenir le porte-voix de la spéculation. Nul doute que, sous cet aspect, la
combinaison nouvelle fût condamnable. D’un autre côté, elle appelait à la vie publique un grand
nombre de citoyens qu’en avait éloigné trop longtemps le haut prix des journaux ; et cet avantage, il y
avait évidement injustice à le méconnaître. »
566 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
138 Par exemple, Hubert Beuve-Méry censure une publicité pour le Club Méditerranée, qui dévoilait
un peu trop les charmes d’une jeune femme. Dans le même ordre d'idées, mais les sensibilités ont évolué,
Jean-Marie Colombani refuse de diffuser une publicité pour l’église de scientologie et une autre pour
Philip Morris, qui prétendait démontrer que le tabac n’est pas responsable de cancers.
139 Le 20 septembre 1961, Le Monde publie une annonce publicitaire de l’hebdomadaire Carrefour,
interdit par le gouvernement de Michel Debré, parce qu’il était favorable à l’Algérie française et à l’OAS
(Organisation armée secrète). Pourtant, Hubert Beuve-Méry était sur la liste des fusillés potentiels dressée
par l’OAS, mais le directeur du Monde considérait que la liberté de la presse et la liberté d’opinion étaient
choses trop sacrées pour que Le Monde refusât cette publicité.
140 «À nos lecteurs», non signé, ce qui signifie qu’il engage la direction, même s’il n’a pas été écrit
par Jean-Marie Colombani, et « Une campagne de publicité du gouvernement pour le plan Juppé» signé
par Olivier Billaud, alors président de la Société des rédacteurs du Monde, afin de rassurer les rédacteurs
qui redoutaient une contagion idéologique, Le Monde, 10-11 décembre 1995.
141 Thomas FERENCZI, «Contraintes publicitaires», Le Monde, 8-9 février 1998; Thomas
FERENCZI, «Arrogante publicité?», Le Monde, 28-29 juin 1998; Robert SûLÉ, « Le poids de la réclame
», Le Monde, 9-10 mai 1999.
LA CONSOLIDATION 567
rédactionnelle supplémentaire, qui ravit les lecteurs, ne peut être financée que par un
surcroît d’annonces publicitaires, qui, cependant, ne dépassent pas le quota de pagination
fixé par Hubert Beuve-Méry.
Régulièrement, une «affaire» publicitaire remue les foules. H en est ainsi de la
diffusion par Le Monde de Colors, le magazine de Benetton dirigé par Olivero Toscani,
inséré dans les éditions datées 15 au 15 décembre 1996. « Pervers, fantasmes sexuels,
obscène, ignoble», sont les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de lecteurs
qui se disent «choqués» ou «outrés». Le médiateur dut répondre avec célérité au courrier,
renvoyant les lecteurs « au for intérieur de chacun142 ». En effet, en cette affaire, nulle
obscénité n’était étalée, mais simplement un catalogue d’objets hétéroclites et inhabituels,
depuis une large panoplie de prothèses jusqu’à une série de gadgets à usage intime, médical
ou sexuel, en passant par le dentifrice noir, l’encre électorale homologuée par l’ONU pour
les pays du tiers-monde, jusqu’à la cagoule de protection ignifugée et aux vêtements de
travail qui protègent des radiations électromagnétiques. Pour les esprits curieux, il y avait
là de l’information et matière à réflexion. Seulement, des lecteurs irascibles ou pudibonds
n’y virent qu’allusions sexuelles et autres obscénités, ce que tout bon psychanalyste
estimerait révélateur de leurs propres fantasmes. Des réactions du même ordre émanèrent
également de la rédaction du journal. Ce chahut conduisit Jean-Marie Colombani à annuler
la diffusion programmée des numéros suivants de Colors.
Autre source de récriminations régulières, les suppléments sur un pays réalisés par
InterFrance Média et encartés dans le quotidien. Pratique ancienne qui remonte aux années
cinquante et qui fut à plusieurs reprises mise en cause par la rédaction. Il faut dire que
jusque dans les années quatre-vingt, ce n’était pas une agence de communication étrangère
au journal qui réalisait ces suppléments, mais une petite unité des services de publicité du
quotidien, qui faisait appel aux rédacteurs pour écrire des articles enrobant la prose du chef
de l’État encensé. Des suppléments promotionnels étaient également réalisés sur des
régions françaises ou sur des entreprises. Dans le monde anglo-saxon, de nombreux
journaux publient ainsi des suppléments financés par un pays en mal de promotion.
Certains suppléments d’InterFrance Média publiés dans Le Monde sont d’ailleurs revendus
par cette agence pour être encartés dans des quotidiens étrangers. Enfin, plusieurs
magazines français pratiquent le
142 Thomas FERENCZI», «L’indispensable, la bienfaisante publicité... », Le Monde, 22- 23 décembre 1996.
LA CONSOLIDATION 569
« publireportage » sans que cela choque les lecteurs. Mais certains lecteurs du Monde,
parfois relayés au sein de la rédaction, y voient une regrettable confusion des genres. Le
médiateur s’en est fait l’écho à plusieurs reprises L De quoi s’agit-il en définitive, si ce
n’est de considérer que le lecteur est trop faible d’esprit pour faire la différence entre la
publicité et le rédactionnel? Et d'estimer que la publicité est «mauvaise» par nature, sans
voir que les annonceurs ne s'adressent pas à la rédaction mais aux lecteurs, que ces derniers
soient des particuliers dans le cas de la publicité commerciale, ou des décideurs dans le cas
des suppléments pays.
Le rapport Starr
La critique ne porte pas seulement sur le contenu publicitaire du journal, mais
également sur le traitement rédactionnel des informations. Ce qui est en cause, c’est, d’une
part la mise en scène, notamment par les titres, et, d’autre part, le choix de certains sujets
développés dans le quotidien. Ce sont encore les questions de société liées à la sexualité,
qui sont la cause de l’irritation des lecteurs et des rédacteurs. L’affaire la plus sensible reste
celle de la publication du rapport du procureur Starr dans le numéro du Monde daté du 13
au 13 septembre 1998. Par un hasard de l’histoire, les tribulations judiciaires du président
Clinton, qui dévoilaient des relations intimes avec Monica Lewinsky, se trouvent
chronologiquement liées avec le débat parlementaire sur le PACS. Cette concordance
déclencha à nouveau les foudres des puritains. En témoignent les articles du médiateur des
mois de septembre et octobre 1998.
« Nombre de lecteurs reprochent au Monde une logique commerciale, qui l’aurait
conduit à faire “un coup médiatique”. Et ils ne manquent pas de rapprocher la publication
du rapport Starr d’autres initiatives rédactionnelles sur des sujets “racoleurs”, comme
l’anniversaire de la mort de Diana ou les confidences de Johnny Halliday 143 144 .»
Exceptionnellement, tant l’affaire est grave, le quart du papier de Robert Solé est consacré
à une réponse d’Edwy Plenel, qui justifie la publication du rapport Starr : «Aussi
scandaleux soit-il, le rapport Starr n’en est pas moins un document historique. [...] C’est
pourquoi nous l’avons publié comme un document, dissocié des pages d’information
proprement dites, accompagné
143 Notamment Robert SOLÉ, «Le poids de la réclame», Le Monde, 9-10 mai 1999 et « Le
deuxième journal », Le Monde, 29-30 octobre 2000.
144 Robert SOLÉ, «Le monstre de M. Starr », Le Monde, 19-20 septembre 1998.
570 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
d’un éditorial très critique et suivi de sa première réfutation par les avocats de Bill Clinton.
»
L’affaire en effet est très grave, parce que les rédacteurs sont eux aussi entrés dans le
débat. Chose inhabituelle, Alain Faujas, le délégué du SNJ (Syndicat national des
journalistes) au comité d’entreprise lit une déclaration pour exprimer le trouble d’une
partie de la rédaction :
«Je voudrais me faire l’interprète des personnels du Monde qui se sont étonnés de la
publication, quasi intégrale, du rapport du procureur Starr dans les colonnes du Monde. Car
c’est à juste titre que ce document obsessionnel a été qualifié de “monstre” dans l’éditorial du
numéro daté 13 au 13 septembre. Il nous aurait semblé sain de rendre compte d’un tel
“monstre” avec plus de distance et de précautions. Nous redoutons que la presse française soit
ainsi poussée à copier les errements de son homologue américaine, dont Le Monde
diplomatique du mois d’août [1998] stigmatisait les bavures ainsi que le journalisme de
“racolage” qui s’y est développé1. »
Les mots sont lâchés : Le Monde racole, Le Monde s’américanise. Le verbe racoler et
ses dérivés reviennent sous la plume des lecteurs cités par le médiateur, sous celle des
rédacteurs et celle des observateurs 145 146. Disons les choses clairement : racoler est un
terme du vocabulaire policier concernant la prostitution, qui signifie aguicher en dévoilant
ses charmes, afin d’obtenir une rémunération forcément indue en échange d’un plaisir par
nature frelaté ; plus anciennement, il qualifiait la pratique des sergents recruteurs de
l’Ancien Régime, qui, comme le montre Fanfan la tulipe, réussissaient à enrôler des soldats
par ruse, fréquemment en usant des charmes d’une belle appointée. Policier ou venant de la
soldatesque, ce terme est profondément péjoratif. Ici encore, les qualificatifs tournent
autour de l’obscénité de la vie sexuelle dévoilée, comme si Le Monde, en cherchant à
attirer le lecteur par des titres et des sujets douteux, « croustillants » et « graveleux »,
comme l’écrivent des lecteurs au médiateur, usait de charmes pour vendre quelques
exemplaires supplémentaires. Certes, dans le cas du rapport Starr, les ventes au numéro du
Monde ont augmenté de 58 700 exemplaires, par rapport à une vente «normale» de 221000
exemplaires. Ce surcroît de 27 % est certainement attribuable à la publication dudit
rapport. Ce qui signifie que les lecteurs occasionnels du Monde souhaitaient pouvoir lire ce
145 CE du 15 septembre 1998. Le conseil de rédaction du 2 octobre 1998, se penche également sur le
traitement du PACS et sur la publication du rapport Starr.
146 Par exemple, sous la plume de Patrick CHAMPAGNE, «Le médiateur entre deux Monde», Actes
de la recherche en sciences sociales, nos 131-132, mars 2000.
LA CONSOLIDATION 571
Patrick Champagne
La problématique des censeurs du Monde est facile à décrypter dans l'article de Patrick
Champagne : aux côtés d’une longue étude qui retrace partiellement l’histoire du
quotidien, en sélectionnant certains aspects plutôt que d’autres et en sollicitant à maintes
reprises les sources, le passage sur «les titres racoleurs » est accompagné d’illustrations, au
demeurant fort rares dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, ce qui
démontre la volonté de la rédaction de donner un sens particulier aux photos et aux
fac-similés reproduits L Sous le titre «l’éclipse du Monde», la double page met en scène, à
gauche un fac-similé de la une du 18 janvier 1980 et une photographie de la conférence
matinale « rue des Italiens avec Jacques Fauvet à la fin des années 1970 ». Sur la page de
droite, trois vues partielles de unes du journal, celles des 10, 11 et 12 août 1999,
accompagnées d’une conférence du matin, «rue Claude Bernard en 1999 avec Jean-Marie
Colombani », dit la légende.
Pour les connaisseurs, une première erreur saute aux yeux : la photographie n’est pas de
1999, mais bien antérieure, à l’été 1996, peu après le déménagement rue Claude Bernard,
dans ce qui est encore le bureau provisoire de Jean-Marie Colombani. Erreur factuelle qui
aurait peu d’importance, si l’on n’y décelait la volonté délibérée de solliciter le document,
afin de faire passer le propos de l’auteur.
La comparaison des unes sélectionnées par la revue est éclairante : dans l’ancien
Monde, journal sérieux, six titres concernent les relations internationales, un autre une
prise de position d’un théologien catholique et un dernier le « statut des chercheurs », ce
qui ne peut que faire plaisir aux auteurs de la revue147 148. Dans le nouveau Monde, en
revanche, les trois unes
choisies mettent en scène leclipse du mois d’août 1999, à chaque fois par un grand titre sur
5 colonnes barrant la page. L’affaire est close, Le Monde est futile, ne se préoccupe plus
que de spectaculaire, il racole. Pourtant, il est vrai que les Français se sont passionnés pour
cette éclipse et qu’un journal digne de ce nom doit rendre compte des passions collectives.
Les autres titres lisibles sur les unes concernent les relations internationales, mais, horresco
referons, deux sur trois sont consacrés aux questions du capitalisme financier (Wall Street
et la fusion des entreprises d’aluminium), ce qui démontre, s’il en était besoin, que Le
Monde est vendu au grand capital.
Toutefois, ce sont les photographies qui illustrent le mieux le propos de l’auteur. À
gauche, le bureau1 du directeur du Monde, salle de représentation 1900, d’un sérieux
bourgeois, avec moulures, sculptures, lambris, rideaux tamisant la lumière, fauteuils en
cuir et bureau de style. À droite, salle moderne indéfinissable, qui pourrait être à New York
ou à Hong Kong, avec bureau en verre, ordinateur, stores, fils électriques et téléphoniques,
en bref tout l’arsenal du bureau contemporain de cadre supérieur superficiel parce que
déraciné149 150.
Les deux photographies montrent onze présents à chaque réunion, la symétrie est
parfaite ; mais à gauche, les onze hommes sont debout, droits, guindés, vêtus d’un costume
sombre, d’une chemise blanche, d’une cravate (et même d’un noeud papillon pour Jean
Planchais), de manchettes à bouton, en bref ils incarnent la rigueur de l’ancien Monde. À
droite, en revanche, les dix hommes et la femme, sont plutôt débraillés : on n’y voit que
trois cravates, quatre vestes (cinq avec la veste de tailleur de Dominique Alduy), on note le
pantalon trop clair de Laurent Greilsamer, les mains dans les poches du jean chez
Noël-Jean Bergeroux, des manches de chemise retroussées, des cols ouverts, quatre
personnes sont accoudées ou appuyées sur un meuble, dont une presque avachie ; tous
symbolisent ainsi le relâchement du nouveau Monde.
Quelle que soit la critique, on retrouve la même antienne : «Avant, c’était mieux.» Il
faudrait s’interroger sur les ressorts psychologiques du regret de « l’avant » : dans quelle
mesure la difficulté de certains à s’adapter
149 Avant que le fondateur du Monde n’en fît sont bureau, cette pièce était un des temples du
capitalisme au début du siècle : c était la salle de réunion du conseil d administration de la société Le
Temps, où siégeaient les capitalistes français les plus importants. Comme référence anticapitaliste, on
pourrait trouver mieux. ,
150 Le thème abordé par Maurice Barrés dans Les Déracines, fait encore florès chez les adeptes de la
pensée rigide.
LA CONSOLIDATION 573
à un monde en mutation rapide les conduit-elle à la recherche d’un temps béni de l’enfance
ou de l’adolescence, à une régression vers une vie infantile où la protection maternelle
assurait le réconfort ? Depuis quelques années, le regret d'un monde bipolaire où tout était
simple, où triomphait le manichéisme des bons et des méchants est venu polluer le débat
intellectuel en focalisant les oppositions sur deux pensées schématiques, celle des «ultra
libéraux» de la «pensée unique», pourfendus par les autoritaires nationalistes et
républicains de la pensée rigide1. Le Monde, qui est lu par les deux parties, ne peut qu’être
coupable de trahison à l’égard des uns comme des autres.
Aussi, la séquence « Entreprises », dont le contenu a considérablement modifié la
seconde partie du quotidien, est-elle au cœur de la polémique. Insuffisante selon les uns,
symbole de la victoire du capital au sein du journal selon les autres, elle attire les critiques.
En revanche, on peut relever qu’il y a peu de récriminations sur la couverture de la vie
quotidienne, qui concentre pourtant des sujets aussi futiles que la mode, le tourisme, la
gastronomie ou l’aménagement intérieur des habitations.
La culture du scoop
La dernière question sur laquelle portent des critiques, moins visibles parce qu’elles
sont généralement issues du sérail, est le problème de la culture du scoop, qui semble
imposée par la nouvelle direction de la rédaction. En effet, la volonté de précéder la
concurrence, d’anticiper sur l’information, conduit parfois à des erreurs, qui peuvent
paraître graves à certains. Ainsi, Le Monde s’est rendu coupable de diffusion de fausses
informations, dans la majorité des cas faute de pouvoir recouper suffisamment
l’information avant de la publier. Le péril en la matière demeure que les acteurs concernés
par l’enquête d’un rédacteur tentent de retenir sciemment le complément d’information,
afin de pousser Le Monde à l’erreur. Les bévues font partie du lot de la presse, ce qui
n’interdit pas de chercher à les limiter au maximum. Sans remonter jusqu’aux quotidiens
qui annoncèrent l’arrivée de Nungesser et Coli à New York151 152, alors que
151 Il est symptomatique que les contempteurs du Monde fassent plus souvent référence au journal de
Jacques Fauvet, plutôt qu’à celui d’Hubert Beuve-Méry. Dans les années soixante-dix, le quotidien de la
rue des Italiens connaît en effet une dérive politique qui le rapproche de la gauche, des marxistes et de
certains groupes gauchistes. C’est alors qu’il devient partisan.
152 Le 9 mai 1927, l’annonce par le journal La Presse de l’arrivée triomphale de Nungesser et Coli à
New York discrédita définitivement ce quotidien de sensibilité radicale.
574 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
leur avion s’était abîmé au large des côtes américaines, Le Monde de Beuve-Méry diffusa
également de fausses informations, comme le prétendu rapport de l’amiral Fechteler, ou
l’annonce de la dévaluation en 1968, alors que le général de Gaulle décida finalement d’y
renoncer. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les erreurs notables du Monde.
Cependant, il est important de ne pas confondre la diffusion de fausses informations
avec la mise en scène de l’information à la une ou avec des analyses pour lesquelles il y a
débat d’opinions. Comprenons bien : affirmer que le franc est dévalué alors qu’il ne l’est
pas correspond à la diffusion d’une information fausse; en revanche, étaler à la une du
journal les diamants reçus par Valéry Giscard d’Estaing ou la mise en examen de Pierre
Suard, ce n’est pas diffuser une fausse information mais mettre en scène, d’une manière qui
peut ne pas plaire à tout le monde, une information vérifiée et incontestable; enfin, le
commentaire d’une information établie peut choquer la sensibilité de certains lecteurs sans
qu il y ait matière à critique si la prise de position est affirmée comme telle et si la parole est
donnée aux contradicteurs. Faire un tour d’horizon de ces trois catégories permet d’éviter
les procès d’intentions.
Dans la catégorie des fausses nouvelles, l’estimation erronée du montant de la «
cagnotte » fiscale par Laurent Mauduit1 et la diffusion d’extraits de prétendus mémoires de
Boris Eltsine par François Bonnet153 154 donnèrent lieu à la publication d’un rectificatif et
d’un mea culpa de la rédaction et de son directeur, Edwy Plenel. La fusion de Vivendi avec
Seagram a donné lieu à la diffusion d’une fausse information, démentie deux jours plus
tard 155 . Il s’agit là encore d’une funeste anticipation à partir de confidences d’un
fonctionnaire européen qui tenait pour acquis ce qui était encore en négociation.
Le cas des attentats du 11 mars 2004 à Madrid est emblématique des
dysfonctionnements de l’information en temps d’urgence. Les quatre séries de bombes ont
explosé à 7 h 39 et 7 h 42. La nouvelle, connue autour de 8 h dans les rédactions entraîne
immédiatement une mobilisation des journalistes. Mais, pour Le Monde, qui boucle
habituellement à 10 h 30, cela signifie une course contre la montre, même si le bouclage est
finalement retardé d’une demi-heure pour permettre à Martine Silber, la correspon
156 Marie-Claude DECAMPS, «Un retour sanglant d’ETA sur la scène politique espagnole à trois
jours des élections législatives », Le Monde, 12 mars 201)4.
157 Marie-Claude DECAMPS, « En Espagne, la lutte antiterroriste et un sursaut contre la violence ont
fait reculer l’ETA », Le Monde, 10 mars 2004.
158 Robert SOLÉ, « Du sang et des larmes », Le Monde, 21-22 mars 2004.
159 Daniel SCHNEIDERMANN, «Espagne : d’un coup d’État l’autre», Libération du 19 mars 2004.
160 «L’anthropophage est sorti de son repaire. L’ogre de Corse vient de débarquer au golfe Juan. Le
tigre est arrivé à Gap. Le monstre a couché à Grenoble. Le tyran a traversé Lyon. L’usurpateur a été vu à
soixante lieues de la capitale. Bonaparte s’avance à grands pas, mais il n’entrera jamais à Paris. Napoléon
sera demain sous nos remparts. L’Empereur est
576 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
près de deux siècles d’écart, la comparaison est tentante, sauf quelle oublie le contexte,
celui de la censure en 1815 et celui de la liberté en 2004, et surtout qu’elle néglige la
différence entre information factuelle et opinion sur l’événement.
C’est sans doute dans cette confusion entre information et appréciation de l’événement
que se situent la plupart des malentendus entre les journaux et leurs lecteurs. Le lecteur, en
effet s’approprie l’information pour accroître ses connaissances mais aussi pour parfaire
ses opinions, les modifier ou les faire évoluer. Le journaliste quant à lui, quelle que soit son
attention professionnelle, laisse, d’une manière ou d’une autre, passer dans son récit une
part de sa propre opinion sur l’événement. Dans la presse d’opinion, il y a adéquation entre
la démarche du rédacteur et celle du lecteur, mais elle aboutit inévitablement à une
segmentation de plus en plus fine, qui réduit cette presse à néant. Le lecteur achète le
journal parce qu’il sait qu’il va y trouver des informations traitées selon ses orientations,
mais bientôt il n’achète plus le journal, parce qu’il sait à l’avance ce qu’il va y trouver,
c’est-à-dire ses propres pensées. C’est ainsi que les quotidiens d’opinion ont quasiment
disparu du paysage médiatique français, à l’exception de La Croix et de L’Humanité. La
presse quotidienne régionale s’est dépolitisée dès les années soixante, tandis que Le Figaro
et Libération ont été contraints de proposer moins d’opinion et plus d’information pour
survivre.
Cependant, le retour de l’opinion dans l’information passe par le « décryptage » de
l’événement, opération de plus en plus en vogue, comme en témoignent les nombreuses
rubriques consacrées à la fabrication et aux « secrets » de l’information dans la presse et les
médias audiovisuels161 162, ainsi que les prises de position de citoyens ou de spécialistes
d’une question qui s’affirment mécontents du traitement de leur sujet de prédilection. Les
médias en général, et Le Monde en particulier parce qu’il est censé donner le ton aux autres
rédactions, se trouvent ainsi accusés de travestir, de manipuler ou de dissimuler
l’information. Dans la plupart des cas, il s’agit du traitement d’informations complexes,
qui nécessiteraient sens de
arrivé à Fontainebleau. Sa Majesté Impériale a lait son entrée hier au château des Tuileries, au milieu de
ses fidèles sujets. » Dans toutes ces phrases, l’information n’est pas fausse, qui décrit le retour de
Napoléon à Paris, c’est le commentaire, le vocabulaire, qui affiche une opinion changeante.
162 Pour un catalogue malheureusement pas exhaustif, voir : Marc BAUDRILLER, « Décryptage à
tous les étages », Stratégies, 18 mars 2004.
LA CONSOLIDATION 577
Les médiateurs
Le Monde est ainsi devenu la cible favorite des critiques des médias, sans doute parce
qu'il est le plus lu dans les milieux intellectuels, mais surtout parce qu’il réunit un lectorat
de divers horizons idéologiques, politiques, sociaux et culturels, ce qui le conduit
inévitablement à mécontenter en permanence une partie de son lectorat. S’il est le plus
attaqué, c’est parce qu’il est inclassable : il ne viendrait à personne l’idée de critiquer Le
Figaro pour ses positions conservatrices, L’Express pour son soutien sans faille à
l'Amérique de George Bush, L’Humanité pour ses sympathies communistes, Le Nouvel
Observateur pour ses amitiés socialistes ou Libération pour ses présupposés « branchés ».
Ce serait perdre son temps et chercher à convaincre des convaincus. En revanche, pour Le
Monde, chaque lecteur, un jour ou l’autre, s’est trouvé en désaccord avec telle ou telle
manière de traiter l’information, avec telle ou telle analyse, avec telle ou telle absence de
couverture ou la trop grande insistance sur telle autre information. Nous avons trouvé
plusieurs illustrations de ce phénomène depuis 1944 et nous en trouverons d’autres plus
loin.
Jean-Marie Colombani, qui avait été sensibilisé dès les années quatre- vingt à ce
phénomène particulier de la presse française, qui ne se retrouve pas dans les autres pays,
décida de créer le poste de médiateur, dès sa prise de fonction en tant que directeur du
quotidien. Cette nouveauté en France, que les autres journaux se sont bien gardés d’imiter,
était l’importation d’une pratique née aux États-Unis. Une centaine de journaux à travers le
monde disposent d’un médiateur1. Si les journaux offrant un poste de médiateur ne sont pas
plus nombreux, c’est parce que le poste coûte cher : le médiateur est généralement un
journaliste chevronné en fin de carrière qui perçoit donc un salaire élevé; en outre il
bénéficie d’un secrétariat et parfois d’un assistant163 164. Ainsi, au Monde, André Laurens
est devenu médiateur à 60 ans, après 31 ans passés au journal et après avoir été directeur du
quotidien ; Thomas Ferenczi a pris ses fonctions
163 Parmi lesquels : El Pais, La Vanguardia, La Repubblica, The Guardian, The Washington Post,
The Los Angeles Times, The Chicago Tribune, The New York Times, Asahi Shimbun. Une Organization of
News Ombudsmen (ONO) regroupe une soixantaine d’entre eux et tient une conférence annuelle.
164 Robert Solé est assisté d’Yves-Marc Ajchenbaum, rédacteur chargé du courrier des lecteurs et de
deux assistantes.
578 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
à 52 ans, après avoir passé 25 ans au journal et avoir été directeur de la rédaction ; Robert
Solé avait également 52 ans quand il a pris ses fonctions et 29 ans d’ancienneté au journal,
après avoir été directeur adjoint de la rédaction. Mais le plus important reste que
l’instauration de la chronique du médiateur modifie les rapports entre le journal et ses
lecteurs.
C’est là une question fondamentale du journalisme contemporain. Si les patrons de
journaux et les rédactions se sont toujours préoccupés des lecteurs, puisqu'il faut écrire
pour être lu et être lu pour être acheté, si les journaux ont toujours tenu compte du courrier
qu’ils recevaient de leurs lecteurs1, s’ils ont souvent publié des lettres ou des extraits de
lettres, ils ont également pris soin de ne pas confier, directement ou indirectement, la
définition de leur ligne éditoriale à leurs lecteurs. Pour bien faire comprendre cette
affirmation, il faut rappeler, lors de la crise de 1951, la création d’une éphémère Fédération
des comités de lecteurs du journal Le Monde et la réaction d’Hubert Beuve-Méry face à
cette dernière. Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard expliquent : «Heureux qu’elle
s’exerçât en sa faveur, il [Hubert Beuve-Méry] aurait vu (et toute la rédaction assurément
avec lui) d’un fort mauvais œil qu’elle pût durer et s’institutionnaliser, même pour un
recueil de fonds désintéressés risquant de brider par la suite sa liberté. Son refus de publier
dans les colonnes du journal la lettre de Jacques Narbonne165 166 est, à cet égard, assez clair.
La Fédération des comités de lecteurs du journal Le Monde, une fois son rôle conjoncturel
rempli, disparut sans tambour ni trompette167. » Pourtant, Jacques Narbonne prenait soin de
préciser la spécificité du rapport entre le quotidien et ses lecteurs : «Aucun des lecteurs du
Monde n’a jamais été pleinement d’accord avec tous les articles publiés dans son journal :
mais chacun d’eux y trouvait précisément des thèmes de discussion qui l’obligeaient à
réfléchir et à mettre à l’épreuve ses propres opinions. »
Cependant, pour Hubert Beuve-Méry, un journal c’est une œuvre de journalistes, qui
doit certes rencontrer la demande de lecteurs, mais en aucun cas se laisser dicter sa
conduite par eux. Dans cette optique,
165 Dès l’époque de la Gazette, Théophraste Renaudot entame un dialogue avec ses lecteurs ; voir
Gilles FE Y EL, « Renaudot et les lecteurs de la Gazette, les 44 mystères de l’État” et la “voix publique”,
au cours des années 1630 », Le Temps des médias, n° 2, avril 2004.
166 Jacques Narbonne, dans une lettre au directeur du Monde datée du 2 décembre 1951, affirmait :
« Les lecteurs ne seront à aucun moment consultés. On disposera d eux comme d’un objet, comme
d’une chose, comme d une marchandise. Ils continueront toujours à ignorer jusqu’aux raisons mêmes de
la crise ouverte au mois d août. »
167 Jean-Noël JEANNENEY et Jacques JULLIARD, Le Monde de Beuve-Méry, op.
p. 151.
LA CONSOLIDATION 579
l’institution d’un médiateur ne saurait avoir d’autres fonctions que d’expliquer aux
lecteurs les choix et les traitements rédactionnels, tout en répercutant les plaintes des
lecteurs. C’est ainsi que les deux premiers médiateurs du Monde envisagent leur mission.
Dans sa première chronique, André Laurens affirme : « Dans la pratique, le médiateur du
Monde sera donc l’interlocuteur privilégié des lecteurs, leur intercesseur au sein du
journal pour toute interrogation, incompréhension, plainte ou critique et, réciproquement,
le porte-parole des journalistes pour affirmer leur bon droit, exposer leurs difficultés, les
contraintes et les limites de leur travail, reconnaître leurs erreurs et en débattre
franchement1.» Quatre ans plus tard, en quittant son poste, Thomas Ferenczi lui répond
en écho : «Le médiateur a reçu pour mission de favoriser une meilleure compréhension
entre les lecteurs et les rédacteurs du Monde. Aux premiers qui lui font part de leurs
critiques, il tente de faire comprendre comment travaillent les journalistes, quelles règles
ils appliquent, pourquoi il leur arrive de se tromper. Aux seconds qui sont mis en cause
dans les lettres des lecteurs, il essaie d’expliquer ce que ceux-ci, à tort ou à raison, leur
reprochent168 169. »
Le troisième médiateur, Robert Solé, tout en poursuivant sur la voie tracée par ses
devanciers, infléchit la fonction, dans une lente évolution depuis septembre 1998. Dès sa
première chronique, Robert Solé s’installe dans une position d’arbitre entre les deux
parties, les lecteurs et les rédacteurs : «Le médiateur est une sorte d’inspecteur des travaux
finis, exerçant ce qu’on appellerait ailleurs un “contrôle de qualité”. Il le fait soit de sa
propre initiative, soit en s’appuyant sur les réactions des lecteurs, dont il est l’interlocuteur
privilégié. [...] Le médiateur n’est pas le porte- parole des journalistes, même s’il lui arrive
d’expliquer, voire de justifier, leur travail. Il n’est pas non plus le porte-voix des lecteurs,
même s’il relaie souvent leurs protestations170. » Deux ans et demi plus tard, il affermit
cette position au-dessus de la mêlée : « Le médiateur du Monde exerce, de fait, plusieurs
rôles. Il est à la fois le réceptionniste (des plaintes, critiques et suggestions des lecteurs), un
intermédiaire (entre ceux-ci et le journal) et une sorte de juge de paix. Sa chronique
mélange nécessairement les trois casquettes. Elle vise, tout à la fois, à faire écho, rectifier,
informer, donner la parole aux mécontents et aux accusés, réfléchir à haute voix sur la
manière dont le journal est fait et, enfin, exprimer un avis171. » Robert Solé en appelle
à la règle et, tout en défendant un Monde idéal, collectif et abstrait, il trace ainsi les
contours du « bon journalisme », à coups de « il faut », « on doit », « on devrait ».
Robert Solé dessine ainsi graduellement un contre-Mowde qui serait plus distancié et,
selon lui, sans faille et sans tache. Mais, ce faisant, il aspire vers lui des textes de plus en
plus critiques. Car, ce qui frappe dans le courrier publié, c’est l'intolérance de beaucoup de
correspondants du médiateur, rarement tempérée par des lettres félicitant Le Monde de
contribuer au débat d'idées1. Sur le long terme, naît ainsi un phénomène pervers : à partir
des lecteurs concrets dont les textes sont publiés, se dessine un lecteur abstrait qui serait en
permanence insatisfait du journal. Le courrier des lecteurs est avant tout celui des
mécontents, mais comme le médiateur, du fait de sa sensibilité globalement hostile au
Monde tel qu’il est fait depuis dix ans172 173, prend moins la défense des journalistes, la
chronique du médiateur tourne au réquisitoire d’un courant de la rédaction et d’une partie
des lecteurs contre le journal. En bref : « Lire Le Monde chaque jour, y être fortement
attaché, ne signifie pas l’approuver à cent pour cent ni lui accorder un chèque en blanc. Ce
n’est pas non plus l’idéaliser, le prendre pour un journal parfait, désincarné, séraphique174.
»
La tendance s’est bien sûr accentuée depuis la mise en cause de la direction en 2003.
Robert Solé en proposant son modèle de « bon journal» se place ainsi en recours, si
d’aventure la direction actuelle était renversée. La question est alors de lire en filigrane
quel journal il propose; un journalisme mieux écrit et plus élégant, sans scoop et sans
anticipation, un journal plus institutionnel, plus froid et plus maigre, avec peu de publicité ;
et par conséquent un quotidien réalisé par une centaine de rédacteurs
172 Telle cette lectrice qui n’a pas accepté la publicité pour Carrefour, au motif quelle fréquente un
Géant qui lui convient parfaitement, ou tel ce lecteur qui réclame le remboursement du supplément
(gratuit) sur la coupe du monde de football. En revanche, dans le même article, un lecteur se réjouit «du
débat d’idées qui est sain et réconfortant». Robert SOLÉ, « Paroles de lecteurs », Le Monde, 20-21
octobre 2002.
173 D’ordinaire assez balancée, même si les proportions ne sont pas toujours respectées, la
chronique du médiateur laisse parfois poindre l’hostilité à l’égard du Monde de Colombani-Plenel.
Ainsi, dans une chronique sur les «bonnes feuilles», Robert Solé affirme : «Depuis le milieu des années
1990, Le Monde publie lui aussi des extraits de livres à paraître, Chacun y trouve son compte : le journal
révèle des textes en exclusivité, tandis que la maison d’édition bénéficie d’une promotion.» Or, Le
Monde a publié des «bonnes feuilles» depuis les années 1940, tandis que le but de ces publications n’est
pas une affaire de promotion, mais permet de livrer aux lecteurs des informations, lorsqu’un livre fait
événement. Robert SOLÉ, « Bonnes feuilles », Le Monde, 29 février 1er mars 2004.
174 Robert SOLÉ, «Paroles de lecteurs», Le Monde, 16-17 mars 2003.
LA CONSOLIDATION 581
contre 320 actuellement et vendant 150 000 exemplaires par jour. Mais c’est justement ce
journalisme d’écrivain, tel qu’il était pratiqué par les journaux des élites jusqu'à la Seconde
Guerre mondiale ou jusque dans les années soixante175, que Le Monde a répudié sous
Hubert Beuve-Méry pour partir à la conquête d’un lectorat plus large et plus diversifié, en
pratiquant un journalisme plus mobile et plus mordant. Avec la contrainte de trouver un
nouvel équilibre économique, en sortant de l’entreprise artisanale pour passer à la grande
entreprise et au groupe de presse.
175 Notamment Le Temps d’Adrien Hébrard ou The Times d’avant Rupert Murdoch.
16.
Télérama
Ainsi, l’épisode de la reprise avortée du groupe Les Publications de la Vie
catholique est symptomatique des rivalités de personnes et de pouvoirs qui font partie
des mœurs de la presse française. En février 1997, le microcosme médiatique bruissc
de rumeurs1 sur la vente du groupe Les Publications de la Vie catholique, qui édite La
Vie (diffusion 230000 exemplaires en 1995) et Télérama (diffusion 620 000
exemplaires en 1995), ainsi que plusieurs publications d’inspiration catholique
(Croissance, Prier, Actualité religieuse, Notre Histoire, etc.) destinées à la jeunesse
ou aux profanes (Voiles et voiliers, Danser, Le Pêcheur de France), et qui détient des
maisons d’éditions (Desclée de Brouwer, des participations dans Cana et dans les
Éditions du Cerf) et des librairies (La Procure), qui dispose d’un important
patrimoine immobilier au travers de multiples sociétés civiles immobilières et qui a
développé un secteur de services à la presse et aux médias, avec la société de gestion
des abonnements Presse Informatique177 178 et la société de routage France Routage.
Composé de plus de cinquante sociétés, le groupe emploie 2 000 personnes, réalise
un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de francs (250 millions d’euros déflatés) en 1995
et a dégagé un résultat net de 42 millions de francs (7 millions d’euros). Certes les
publications religieuses sont en déclin 179 et chroniquement déficitaires, mais les
autres activités permettent à la société de demeurer un des plus beaux fleurons de la
presse indépendante.
Le Monde n’a pas attendu les rumeurs pour s’intéresser à l’affaire. En effet, une
grande proximité intellectuelle et historique lie les deux entreprises. C’est autour de
l’équipe de Temps présent, publication laïque d’inspiration dominicaine fondée en
1937 180 par Ella Sauvageot, Stanislas Fumet, Jacques Maritain et Joseph Folliet, qui
absorbe l’année suivante l’hebdomadaire La Vie catholique, lui-même fondé en 1924
par Francisque Gay et dirigé par Georges Hourdin, qu’est née la volonté de réaliser
un hebdomadaire catholique illustré. Ce dernier voit le jour en 1945. Hubert
Beuve-Méry était très proche d'Ella Sauvageot et de Georges Hourdin, qu’il
réunissait le mardi au restaurant Le Petit Riche, en compagnie du Père Boisselot. de
Stanislas Fumet, d’André Mandouze, de Joseph Folliet, de François Michel et de
quelques autres pour un déjeuner qui tournait fréquemment au débat.
177 Voir par exemple, «Rumeurs de vente des Publications de la Vie catholique»» Le Monde.
10 février 1997, ou «Le Monde prêt à reprendre 51 % du groupe Télérama», Les Échos du 17 février
1997.
178 Presse Informatique gère les abonnements de nombreux titres de presse, dont Le Monde et
L'Express, et de Canal-H
179 La diffusion de La Vie dépassait 600 000 exemplaires au début des années cinquante.
1. Le capital du groupe Les Publications de la Vie catholique est détenu à hauteur de 27 % par
Georges Hourdin, puis après son décès en 1999 par ses enfants, à hauteur de 15 % par Michel
Houssin, à hauteur de 18 % par les trois sociétés de personnels (6 % chacune), le reste étant dispersé
entre plusieurs familles, dont 10 % appartiennent aux familles Laplagne et de La Villeguérin.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 585
Les salariés sont présents au sein du capital des Publications de la Vie catholique,
comme au Monde, mais avec la différence notable que cette participation est limitée à
18 % et qu’elle a été imposée à Georges Hourdin : en effet, après le décès d’Ella
Sauvageot, Georges Hourdin entreprit d’acquérir auprès des petits porteurs des actions
de la société éditrice, accroissant ainsi sa part dans le capital jusqu’à près de 40 %. Il
fallut que Hubert Beuve-Méry fît part avec insistance à Georges Hourdin de
l’incongruité de ses projets pour qu’il acceptât de céder une partie de ses actions à trois
sociétés de personnels créées à cet effet. Michel Houssin, qui a racheté à Ella
Sauvageot, du vivant de cette dernière, la moitié de sa participation, soit 15 %, dans le
holding de tête du groupe La Vie \ est resté très proche du Monde : appelé par Hubert
Beuve-Méry à siéger au conseil de surveillance après le décès d’André Catrice en
1973, il est membre de l'association Hubert Beuve-Méry, dont il a été président.
Disposé à céder ses actions au Monde, Michel Houssin souhaite toutefois obtenir
l’assentiment de Georges Hourdin et des sociétés de personnel, alors que l’autre
groupe de presse catholique, Bayard Presse, et le quotidien Ouest-France expriment
également leur intérêt pour tout ou partie des Publications de la Vie catholique. Le
groupe Bayard Presse, qui appartient à la congrégation des Assomptionnistes, offre
même une somme importante, plus de 500 millions de francs, pour obtenir l’accord
des actionnaires et imposer sa tutelle aux publications dominicaines. La Société des
rédacteurs de Télérama, favorable au rapprochement avec Le Monde, prend contact
avec la Société des rédacteurs du Monde pour lui faire part de son intérêt et des
possibilités de collaboration entre les deux titres.
586 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Toutefois, Georges Hourdin, dans une lettre au Monde, met fin aux spéculations
en « déconseillant la vente, qui provoquera le chômage chez une partie des
collaborateurs et supprimera toute variété dans le monde de la presse chrétienne 1 ».
Michel Houssin, quant à lui, n’ose pas contrevenir aux consignes données par le
dernier fondateur encore vivant, d’autant plus qu'il se dit choqué par la proposition
d’Alain Mine de « sanctuariser » les publications catholiques du groupe, afin d’éviter
qu’elles disparaissent. Le conseil de surveillance du groupe La Vie décide alors de
créer une commission de travail sur la transmission du patrimoine et de reporter la
cession à des jours meilleurs.
L’Express
Si les complications familiales et religieuses empêchent la reprise de Télérama,
ce sont les revirements politiques et patronaux qui interdisent la vente de L’Express
au Monde. Les données financières de la question paraissaient limpides, mais les
aléas politiques en décidèrent autrement. En décembre 1995, le groupe Alcatel cède à
la CEP Communication, filiale du groupe Havas, le groupe L’Express, qui comprend
l’hebdomadaire L’Express et son supplément diffusé en Belgique, Le Vif-L’Express,
Le Point, Courrier international, Gault et Millau magazine et Lire. L’ensemble, qui
réalise un chiffre d’affaires de 1,2 milliard de francs (200 millions d’euros déflatés),
est estimé à 600 millions de francs (100 millions d’euros déflatés)181 182. Au sein de
cet ensemble, L’Express est évalué à 375 millions de francs (64 millions d’euros
déflatés), tandis que Le Point est évalué à 166 millions de francs (23 millions d’euros
déflatés). Devenu président de la Compagnie générale des eaux en juin 1996,
Jean-Marie Messier décide, après avoir pris le contrôle du groupe Havas en février
1997, de se séparer des publications du groupe L’Express, parce qu’il considère que
le mariage, au sein du même groupe, d’hebdomadaires politiques et de sociétés
pratiquant la concession de services publics et les appels d’offre auprès des
collectivités locales risque de conduire à des conflits d’intérêts. Le 11 juin 1997,
Jean-Marie Messier nomme Éric Licoys à la direction générale du groupe Havas et
annonce qu’il met en vente les magazines, sans en avertir les rédactions concernées,
ni le président de la CEP, Christian Brégou. 11 semble en outre que Pierre Dauzier, le
président de Havas, lui-même en conflit avec Christian Brégou, ait été averti au
dernier moment.
Dans cette affaire, la charge politique est omniprésente : Pierre Dauzier est un
ami de Jacques Chirac, tandis que la Compagnie générale des eaux est en rivalité
permanente avec la Lyonnaise des eaux, dirigée par Jérôme Monod, ancien
secrétaire général adjoint du RPR et proche du président de la République. Ce
dernier a donc une créance sur Jean-Marie Messier, que celui-ci ne peut négliger de
payer, sauf à renoncer à quelques futurs contrats dans les villes et régions tenues par
la majorité présidentielle. La menace est certes hypothétique, dans la mesure où
l’on conçoit mal que le président de la République française puisse songer à
intervenir dans la concession de l'incinération des ordures de Bordeaux ou dans les
adductions d’eau de la ville de Troyes, mais elle est néanmoins prise au sérieux.
C’est sans doute pour cette raison que Jean-Marie Messier entame la procédure
de cession des magazines en cédant, en octobre 1997, Le Point à la société Artémis
de François Pinault, par ailleurs grand ami du président de la République. La vente
se fait pour une somme comprise, selon les sources, entre 120 et 150 millions de
francs, soit inférieure de 10 à 25 % au prix d’achat deux ans plus tôt.
Ayant satisfait un proche de l’Elysée, les observateurs considèrent alors que
Jean-Marie Messier a les mains libres pour négocier la vente de L’Express au
Monde. Pourtant, un mois plus tard, le 1er novembre 1997, Jean-Marie Messier
refuse de vendre L’Express au Monde, alors que ce dernier proposait 470 millions
de francs pour l’hebdomadaire et ses filiales Le Vif et Lire. Entre-temps, la cession
prit tour à tour les dimensions d’une affaire d’Etat, d’un psychodrame ou d’une
palinodie.
La perspective d’un partenariat entre L’Express et Le Monde avait été ébauchée
en février 1997 entre Pierre Dauzier, encore maître d’Havas, et Jean-Marie
Colombani. Elle faisait suite aux bons rapports établis entre les deux hommes lors
de la négociation sur la régie publicitaire du Monde et de son éventuelle reprise par
IP, filiale d’Havas. À cette époque, il était question que Le Monde prenne une
participation de 30% dans l’hebdomadaire, aux côtés d’autres partenaires qui
prendraient également 30%, Havas conservant 40%. L’intrusion de la Compagnie
générale des eaux dans Havas, suivie de la décision de Jean-Marie Messier de
vendre le pôle informations générales de la CEP, bouleversa les données du
problème, tout en marginalisant Pierre Dauzier, qui joue alors sa survie à Havas en
montant un conflit entre son nouveau patron, Jean-Marie Messier, et son
subordonné, Christian Brégou, et en incitant son ami de l’Élysée à signifier son
mécontentement à Jean-Marie Messier.
588 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Toutefois, ce dernier n’est pas devenu président d’un des groupes les plus
puissants de France sans quelque capacité de réaction. Il confie donc la transaction à
Eric Licoys épaulé par Christian Brégou, qui souhaite démontrer à son actionnaire sa
supériorité sur Pierre Dauzier, et il se met en quête d’un autre repreneur qui aurait
l’aval de l’Élysée. Après qu’Éric Licoys eut fait monter les enchères de 375 millions
à 470 millions de francs, il fait traîner les négociations.
Pour Le Monde, la transaction continue. Le conseil de surveillance du 24 octobre
1997 autorise le directoire à poursuivre les négociations, l'ensemble des actionnaires,
à l’exception de l’association Hubert Beuve- Méry, donnant leur accord. Le Monde
propose 470 millions de francs sur la base de l’estimation de la Banque Rothschild,
banque conseil du Monde, qui est sensiblement la même que celle de la Banexi,
banque conseil de Havas. À terme, Le Monde pense conserver 51 % au minimum et
reclasser le restant des actions, notamment auprès du groupe espagnol Prisa, qui édite
le quotidien El Pais, et qui a donné son accord pour prendre une participation
significative, entre 20 et 30 %. La sortie d’Havas serait progressive, par
l’intermédiaire d’un crédit vendeur, Havas conservant 20 à 30 % dans un premier
temps. Le Monde prévoit enfin de faire entrer le personnel de U Express dans le
capital, sur le modèle de la société des personnels du quotidien.
Toutefois, pour Le Monde, la candidature du journal au rachat de L’Express se
complique d’une affaire interne. Le 6 octobre 1997, Edmond Maire, membre de
l’association Hubert Beuve-Méry, démissionne de cette dernière. Dans un
communiqué titré «Le Monde ou la déliquescence d'une éthique», l’ancien secrétaire
général de la CFDT affirme que «l’identité du Monde serait gravement atteinte par le
couplage avec L’Express dans un groupe dont l’objet social se résumerait en fait à
une volonté de puissance ». En outre il dénonce « la stratégie du duo [Jean-Marie
Colombani et Alain Mine] qui entend disposer à son gré de l’avenir du Monde».
Signe avant- coureur d’une fronde des membres de l’association, le geste d’Edmond
Maire déclenche peu de remous. Mais l’association Hubert Beuve-Méry prend
position collectivement contre l’opération, en justifiant son refus par une déclaration
adressée aux autres actionnaires : «Le Monde n’est pas un journal comme les autres ;
il s’est doté, pour assurer son indépendance, d’une majorité d’actionnaires non
capitalistes. La confiance de ses lecteurs vient en partie de cette originalité. Peut-il se
contenter de saisir une opportunité comme celle qui se présente aujourd’hui,
engageant lourdement l’avenir, sur des critères purement financiers ? Ne doit-il pas y
ajouter d’autres synergies que celles des recettes publicitaires ou des
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 589
183 Lettre de l’association Hubert Beuve-Méry au Conseil île surveillance, 24 octobre 1997.
184 L’avionneur ne dépose pas son offre formelle dans les délais requis, avant le 28 octobre
1997 à minuit.
185 Jacques Duquesne, après avoir été grand reporter à La Croix, est journaliste à L'Express de
1967 à 1971 ; co-fondateur du Point en 1972, il est rédacteur en chef, puis président-directeur
général de l’hebdomadaire. Administrateur des éditions du Seuil, de TF1, de Ouest-France et de
Presse informatique, il est également membre du conseil de surveillance des Publications de la Vie
catholique.
186 « Nous avons fait - nos anciens diraient refait - une découverte : Le Monde fait peur »,
Jean-Marie COLOMBANI, «La peur du Monde», Le Monde, 1er novembre 1997.
590 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
c’était l’Élysée. Notre identité dérange. [...] D’autre part, pour un pouvoir de gauche,
l’idée qu’un groupe de presse indépendant naisse et se constitue autour du Monde ne
convenait pas. Or la Générale des eaux voulait être sûre de ne déplaire ni à l’Elysée
ni au gouvernement1. »
tion d’envergure, mais en attendant que l’occasion s’en présente, il saisit les
opportunités qui passent à sa portée. C’est ainsi que, le 3 mars 1998, le groupe Le
Monde reprend, par l'intermédiaire de sa filiale Pluricommuni- cation, Nord-Sud
Export, lettre bimensuelle diffusée par abonnement qui s’adresse aux acteurs du
commerce international. Créé en 1981, Nord-Sud Export avait etc mis en
liquidation judiciaire et avait interrompu sa parution en novembre 1997. La
reprise agrcce par le tribunal de commerce de Paris, est réalisée pour 75 000
francs auxquels s’ajoute une dette abonnés estimée à 700000 francs. Redressé et
relancé, Nord-Sud Export étend son activité en organisant des salons et des
séminaires sur le thème du « risque pays ». Le chiffre d’affaires, limité à 1,2
million de francs (200 000 euros) en 1998, atteint 2,6 millions de francs en 1999,
puis dépasse les 3 millions de francs (500 000 euros) en 2000, ce qui permet
d’effacer les dettes liées à la reprise et à la relance et laisse espérer un retour à la
rentabilité. Mais il ne s’agit là que d’une petite opération qui ne saurait constituer
une politique de développement.
L’expérience de ^Européen s’avère plus douloureuse, dans la mesure où cet
hebdomadaire, lancé le 25 mars 1998, est arrêté quatre mois plus tard, le 31 juillet
1998, sans avoir trouvé son public. La précipitation des opérateurs a contribué à
ruiner l’entreprise. Les frères Barclay, deux financiers écossais qui avaient racheté
The European en 1992 aux héritiers de Robert Maxwell, comptaient décliner sur le
continent des hebdomadaires adaptés du magazine anglais. Conservateurs
europhobes, ils laissent The European décliner, alors même qu’ils tentent d’installer
un réseau européen de journaux affiliés. Actionnaires de la SA Le Monde, à hauteur
de 1,5 %, ils entament un partenariat avec le quotidien, tout en restant les maîtres
d’œuvre, avec 65 % du capital de la société éditrice de L’Européen 191. La rédaction
de l’hebdomadaire est confiée à une équipe française dirigée par Christine Ockrent,
assistée de Jean-Pierre Langellier. Les correspondants et les pigistes du Monde sont
mis à contribution afin d’étoffer une rédaction réduite. Réalisé en quelques semaines
sans études de marché, le premier numéro rencontre un succès d’estime avec une
diffusion de 110000 exemplaires, mais les ventes en kiosque fléchissent rapidement
dans les semaines suivantes. Riche en potentialités, quoique mal positionné,
l’hebdomadaire conquiert des abonnés, 26000 en quatre mois, et des recettes
publicitaires. Néanmoins, l’équilibre est loin d’être atteint avant
191 Lors de la réunion du 19 décembre 1997, qui avalise le projet, Pierre Richard, le président
de Dexia, est le seul membre du conseil de surveillance à s'étonner que Le Monde n’ait pas la
maîtrise d’œuvre du projet.
592 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
l’été. Les ventes n’atteignant pas les objectifs, la direction et la rédaction examinent,
en juin 1998, l’éventualité d’un passage au rythme mensuel assorti d’une refonte du
concept, mais les frères Barclay décident d’arrêter une publication qui perd de
l’argent et ne reflète en aucune manière leurs sentiments politiques. Jean-Marie
Colombani tente en vain de trouver un partenaire financier pour relancer L'Européen,
dont le titre est racheté en février 1999 par le groupe Expansion. Cette aventure laisse
une facture de 11 millions de francs (1,8 million d’euros) dans les comptes du groupe
Le Monde, et surtout, pour le personnel, une certaine amertume engendrée par la
difficulté à lancer un projet éditorial viable, sans qu’on ait laissé au journal le temps
de s’installer.
Alors que L’Européen est placé en liquidation judiciaire, le groupe Le Monde, en
concurrence avec Télérama, négocie la reprise des Editions de l'Étoile, société
éditrice du mensuel Les Cahiers du cinéma, qui édite également des ouvrages sur le
cinéma. Signé le 31 juillet 1998, le protocole d’accord entre en vigueur en octobre. Le
Monde SA souscrit à une augmentation de capital à hauteur de 3 millions de francs
(0,5 million d euros), qui lui permet de détenir 51 % du capital en reprenant la moitié
des participations du Gan et de CDC Participations, l’autre moitié étant achetée à la
fin de l’année 1999. Le Monde SA détient alors 82 % du capital de la société, aux
côtés de l’association des Amis des Cahiers du cinéma. Le mensuel, fondé en 1951 et
rendu célèbre par les cinéastes de la « nouvelle vague », est en déclin depuis plusieurs
années après avoir connu un maximum de diffusion de 35 000 exemplaires en 1986.
En reprenant ce mensuel, Le Monde cherche à conforter son image de quotidien au
centre de la vie culturelle française, plutôt qu’à réaliser une affaire financière qui
demeure de faible envergure.
Serge Toubiana, gérant et directeur de la publication est maintenu à son poste,
assisté de Dominique Alduy comme co-gérante. En dépit d’une restructuration et
d’une nouvelle formule, plus proche de l’actualité, Les Cahiers du cinéma ne
réussissent pas à redresser les ventes, qui demeurent stables autour de 23 000
exemplaires. Les Éditions de l’Étoile, déficitaires de 1 million de francs en 1998,
accroissent leur déficit en 1999, qui atteint 5 millions de francs, en partie à cause des
frais de restructuration, mais également parce que les sources de pertes ont été mal
identifiées par les gérants. La réunion au sein des Éditions de l’Étoile de la rédaction
db4t/e« pèse en outre sur la restructuration de l’entreprise, même si elle vise à dégager
des synergies au sein d’un pôle cinématographique et culturel dépendant du Monde.
Devant cette situation, Jean-Marie Colombani décide une réorganisation des Éditions
de l’Étoile : le 1er mars 2000, Serge
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 593
Toubiana annonce son retrait de la gérance, tandis que Frank Nouchi, rédacteur en
chef responsable de la séquence société du Monde, est nommé directeur de la rédaction
des Cahiers du cinéma, avec pour tâche de résorber les pertes et de retrouver un
équilibre éditorial et commercial, en lançant une nouvelle formule en octobre 2000. Au
préalable, la société Les Editions de l’Étoile fait l'objet d’une recapitalisation qui
permet de résorber les pertes1 et d’une transformation juridique, de SARL en société
anonyme à conseil de surveillance et directoire192 193. En juillet 2003, la situation des
Cahiers du cinéma ne s’améliorant pas194, la direction du groupe décide, après une
perte de 700000 euros en 2002, de confier la direction du mensuel à Jean-Michel
Frodon, responsable de la rubrique cinéma au Monde, afin de relancer la publication
en la recentrant sur le cinéma et les textes de référence.
192 En juillet 2000, Le Monde SA apporte 15 millions de francs (2,4 millions d'euros), détenant
alors 95 % du capital.
193 Le conseil de surveillance, présidé par Dominique Alduy, est composé de Michel
Noblecourt, président de la Société des rédacteurs du Monde, Pierre-Yves Romain, directeur
juridique, Hanh Guzelian, directrice financière, et de Thierry Jousse, co-gérant de la société civile
des Amis des Cahiers du cinéma, Frank Nouchi est nommé président du directoire, dont Bruno
Patino est membre.
194 Après une progression de la diffusion payée de 28000 à 32 000 exemplaires entre 2000 et
2001, la diffusion des Cahiers du cinéma stagne à 30000 exemplaires en 2002 et 2003.
594 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
195 Le prix de consultation du quotidien du jour en ligne, fixé au départ à 7 francs, est abaissé
à 5 francs en décembre 1997. Libération, en revanche, choisit de ne pas facturer la lecture du
quotidien en ligne.
196 «Le multimédia», rapport aux actionnaires, CDS du 23 avril 1998.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 595
197 En réalité, c’est la société Club Internet, filiale de Grolier, qui détient la participation dans
Le Monde Interactif. Lorsque le groupe Matra Ilachette cède Grolier en février 2000, la participation
de Club Internet est réintégrée au sein d’Hachette.
198 Silvère TAJAN, « Audit du site web Le Monde », 8 septembre 1998.
199 Le Monde, 4 mars 1999. En septembre 2000, Le Monde Interactif signe un accord de
partenariat avec Business Week, afin de bénéficier des contenus éditoriaux du supplément e-biz,
dédié à la « nouvelle économie ».
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 597
citaire atteint 4,7 millions de francs (0,8 million d’euros) et la location de liens vers les
partenaires procure 1 million de francs (0,16 million d’euros). Toutefois, la société
reste déficitaire de 10 millions de francs (1,6 million d’euros) avec des charges
d’exploitation qui atteignent 24 millions de francs (4 millions d'euros), pour des
recettes totales de 14 millions de francs (2,3 millions d’euros)1. Au mois de janvier
2000, en nombre de visites mensuelles200 201, le site du Monde avec 2 millions de
visiteurs, demeure le premier site pour les informations générales, devant TF1, Yahoo
et Libération (1,3 millions de visiteurs), mais pour les informations économiques, il
est distancé par celui des Échos (5 millions de visiteurs), qui attire les boursicoteurs,
parce que le suivi de l’actualité boursière y est beaucoup plus rapide et plus
performant que celui du Monde.
200 L’incidence sur les comptes du groupe Le Monde se traduit par l’intégration de 66 % de
ces 10 millions de francs de résultat négatif.
201 Source Médiamétrie Cybermonitor.
598 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
202 Alain Giraudo devient correspondant à Toulouse, puis il est nommé directeur général de
Centre Presse à Rodez.
203 Source Cybermétrie.
204 Source Cyberestat, avril 2004.
205 Au 31 décembre 1998, les fonds propres du groupe atteignent 160 millions de francs (26
millions d’euros), l’endettement à long et moyen termes est inférieur à 10 millions de francs (1,7
millions d’euros). En économie d’entreprise, on considère généralement que la capacité
d’endettement à long terme pour acquisition d’actif peut atteindre 150 à 180 % des fonds propres
diminués de l’endettement existant, soit pour Le Monde en 1998 entre 225 et 270 millions de francs
(37 à 44,5 millions d’euros).
600 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
1. La diffusion OJD de La Dépêche du Midi est de 202 000 exemplaires quotidiens en 1998;
le groupe édite également l’hebdomadaire Midi Olympique (65 000 exemplaires) et les
quotidiens La Nouvelle République des Pyrénées (13 000 exemplaires) et Le Petit Bleu du Lot et
Garonne (12 000 exemplaires). En 1999, le chiffre d’affaires du groupe est de 865 millions de
francs, dégageant un résultat net de 5 millions.
2. En août 1999, les actions représentant 39,9 % du capital sont reclassées : Hachette
acquiert 12 % du capital de La Dépêche du Midi, Pierre Fabre 6 %, la famille de Jean-Michel
Baylet 10 %» tandis que le restant est réparti entre divers investisseurs institutionnels.
3. Jean-Marie COLOMBANI, Le Monde, 16 juin 1999.
4. Le Monde, 3 juillet 1999.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 601
groupe La Dépêche à environ 600 millions de francs (90 millions d’euros)L Comme il
était prévisible, Jean-Michel Baylet, fortement hostile à l’intrusion d’un groupe de
presse dans ses affaires, fait refuser l’agrément du Monde par son conseil
d’administration2. En revanche, la concurrence entre La Dépêche et le groupe Le
Monde s’exacerbe à l’automne 2000, lorsque Midi libre, en collaboration avec Le
Monde, lance un hebdomadaire, sur l’agglomération toulousaine, Tout Toulouse,
répliquant ainsi au groupe toulousain, qui publiait La Gazette sur les terres du Midi
libre. Mais l'aventure de l’hebdomadaire toulousain, qui n’a jamais réussi à trouver un
lectorat suffisant, est arrêtée en juin 2002.
602 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
La deuxième affaire dont Le Monde se saisit entraîne le groupe hors des frontières
françaises : en avril 1999, Jean-Marie Colombani, alerté par des acteurs belges, est
pressenti pour monter un tour de table afin de reprendre le groupe Médiabel, éditeur
des quotidiens Vers l’avenir, La Libre Belgique et La Dernière Heure. L’actionnaire
majoritaire, à 72,5 %, est l’évêché de Namur, représenté par son titulaire,
monseigneur Léonard et par son homme d’affaires, l’abbé Huet. Toutefois, les
conditions de l’appel d’offres demeurent obscures et sont modifiées au cours de la
négociation. En dépit de la création d’une société en partenariat avec des sociétés
belges francophones et avec le groupe suisse Edipresse, les négociateurs du Monde
constatent rapidement «que le dossier prend un tour politico-religieux,
vaticano-flamand, pour être plus précis3 ». Quinze jours après la fin des négociations,
l’analyse du directeur du Monde s’avère fondée, puisque la reprise du groupe
Médiabel est accordée au groupe flamand VUM, représentant d’un catholicisme
flamand agréé par la papauté, qui publie notamment le quotidien De Standaard^.
Midi libre
Durant ces négociations qui n’aboutissent pas, Le Monde poursuit ses pourparlers
pour entrer dans le capital du groupe Midi libre. Midi libre, quotidien fondé en août
1944 par Jacques Bellon et d’autres personnalités
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 603
207 Sur Midi libre, voir Félix TORRES, Midi libre, 1944-1994, un journal dans sa région,
Albin Michel, 1995.
604 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Le 24 octobre 1998, José Frèches, directeur général des laboratoires Pierre Fabre,
et à ce titre administrateur du groupe, retourne la situation en sa faveur et se fait
nommer président par un conseil d’administration acquis à sa cause. Cependant, le
president de Vivendi, Jean-Marie Messier, qui a besoin de trésorerie, décide de céder
les actifs non stratégiques du groupe Havas, qu'il vient d’absorber. Ayant des épisodes
fâcheux à se faire pardonner, il propose au Monde de lui céder la participation de 10%
qu'Havas détient dans Midi libre, pour 62 millions de francs (10 millions d’euros
déflatés)1. Le 23 avril 1999, le conseil d’administration du groupe Midi libre agrée la
cession des parts au Monde SA. Dans les colonnes du journal, Jean-Marie Colombani
tire les leçons de cet investissement : « [Après le lancement du Monde Interactif],
notre entrée dans le capital du Midi libre constitue une deuxième étape. Ne manquer
aucune opportunité de développement cohérente avec notre métier constitue pour
nous, en effet, désormais une obligation. Il s’agit, chaque fois, à travers telle ou telle
participation, de faire naître des partenariats, de construire entre presses européenne,
nationale et régionale les complémentarités, industrielles notamment, indispensables
pour construire l’avenir208 209. »
Au départ, l’investissement dans le capital du groupe Midi libre semblait ouvrir la
voie à une décentralisation de la production du Monde, dans la mesure où les deux
journaux sont équipés des mêmes rotatives. Toutefois, après quelques semaines de
tests, la direction du Monde réalise que l’impression à Montpellier serait plus coûteuse
que prévu. Jean-Marie Colombani décide alors de ne pas rester actionnaire minoritaire
dans le groupe Midi libre, mais de faire en sorte d’obtenir la majorité du capital pour
Le Monde, seul ou avec des alliés. Lors d’une conférence de presse commune, le 6
juillet 1999, Jean-Marie Colombani et José Frèches annoncent que Le Monde et Midi
libre s’engagent dans une alliance stratégique qui « constitue un premier pas vers une
confédération ouverte de journaux qui pourra être prolongée à l’échelle européenne.
Elle se traduira par des projets communs, en matière de distribution, de suppléments
éditoriaux et de manifestations culturelles. Nous abordons ensemble un champ
inexploré, celui de la complémentarité entre un quotidien national et un
208 Avec un chiffre d’affaires d’un milliard de francs (160 millions d’euros déflatés) et une
diffusion cumulée de 254000 exemplaires en 1999, le groupe Midi libre est valorisé à 630
millions de francs (100 millions d’euros déflatés). En 1999, la diffusion du Midi libre est de 160
000 exemplaires, celle de L’Indépendant de 69 000 exemplaires et celle de Centre- Presse de 24
000 exemplaires par jour.
209 Le Monde, 25-26 avril 1999.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 605
210 L’acquisition des 15 % du groupe Midi libre, pour près de 100 millions de francs, est
réalisé sans emprunt, grâce aux résultats du groupe Le Monde.
211 Jean-Marie COLOMBANI, entretien avec Marc Baudriller, CB News, 17 mars 2000.
606 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
212 Presse Europe Régions est une société holding regroupant Le Monde (6.3,8%)»
Investissements Presse Régionale (El Pais» 10,81 %), La Stampa Europe (25,3 %) et Presse
Publications Méditerranée (Édipresse, 0,09%), ce dernier groupe détenant directement 4,95 % du
capital du groupe Midi libre.
213 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée..., op. cit., p. 565.
214 PQN, PQR, presse magazine, web, édition.
215 Par exemple, l’impression du quotidien Les Échos est réalisée pour partie à Fimpri- merie
d’Ivry et pour partie dans celle de Midi libre ; ou par la mise en commun des achats de papier,
d’achat de matériels et de savoirs faire, notamment sur le web ; ou encore par la mise en commun du
réseau des inspecteurs des ventes ou par la possibilité d’une mobilité interne, géographique et
hiérarchique au sein du groupe.
216 Les cycles publicitaires revêtent des profils et des rythmes différents dans la PQN, la PQR
et la presse magazine.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 607
tion sur le « pillage » auquel se livrerait Le Monde en affirmant que « le prix exigé par
la famille Bujon (3 200 francs l’action) était beaucoup trop élevé » (p. 567), que «la
transaction a surévalué de 200 millions de francs le prix du groupe» (p. 568) et que
«les actionnaires du Monde ont eux-mêmes été appauvris d'un montant égal à la
survaleur consentie aux actionnaires du Midi libre» (page 569) '. Comment en effet,
serait-il possible de se rembourser sur la bête, si la facture de départ est surévaluée de
30 % ? Il faut simplement remarquer que leur analyse est controuvée : les groupes La
Stampa (groupe Fiat), El Pais (groupe Prisa) et Édipresse, cotés en Bourse et dirigés
par des conseils d’administration d’un grand professionnalisme, ont payé les actions
du groupe Midi libre au même prix que celui payé par Le Monde. Les administrateurs
de ces trois groupes, parmi les plus rentables et les mieux gérés de la presse
européenne, n’auraient pas manqué de s'élever contre une telle transaction si elle avait
été si mauvaise pour eux. Au total, le groupe Midi libre, qui vend 254 000 exemplaires
chaque jour, a été valorisé à 624 millions de francs (102 millions d’euros déflatés). On
peut comparer avec Robert Hersant qui, en 1993, débourse 600 millions de francs (106
millions d’euros déflatés) pour acheter Les Dernières Nouvelles d’Alsace, qui
diffusent 214000 exemplaires par jour217 218. Finalement, le prix des deux opérations
est comparable.
Le groupe Le Monde
À l’été 2000, avec la prise de contrôle du groupe Midi libre, Le Monde devient
un groupe de presse. Cependant, l’extension du périmètre du groupe, la montée en
puissance du Fonds commun de placement de la Société des personnels dans le
capital et les développements des années 1999 et 2000 imposent une réorganisation
des sociétés du groupe, notamment une hiérarchisation des participations, ainsi
qu’une recomposition de l’actionnariat, qui doit nécessairement évoluer puisque le
retrait de la Sagem et l’arrivée de nouveaux actionnaires issus de la presse
européenne conduisent à une redistribution du capital.
Dans le vocabulaire interne du Monde, le terme « groupe » fait son apparition à
partir de 1985, lorsque André Fontaine et Bernard Wouts tentent de persuader les
rédacteurs et les actionnaires qu’ils sont en passe de réussir
217 Les deux auteurs appellent même à la sanction : «Dans une société gérée conformément
aux conceptions des rédacteurs de la rubrique économique du Monde, une telle erreur serait
passible de sanctions » (p. 569).
218 Soit 2500 francs le lecteur pour Midi libre et 2800 francs pour Les Dernières Nouvelles
d’Alsace.
608 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Chiffre d’affaires en
1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
MF 2000^1
Quotidien et
1 075 1094 1 103 1087 1 171 1 152 1259
publications 1442
1 137 1 186 1 185 1221 1303 1425 1580
Groupe Le Monde 2192^
Part du Groupe dans
62 92 82 134 132 273 321
le total '750""'
Part du Groupe dans
5,45 % 7,76 % 6,92 % 10,97 % 10,13 % 19,16% 20,32 %
le total ^4,21%
Chiffre d'affaires en
M€ 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
Quotidien et
164 167 168 166 179 176 192 220
publications
Groupe Le Monde
173 181 181 186 199 217 241 334
Part du Groupe dans le
9 14 13 20 20 42 49 114
total
Part du Groupe dans le
total 5,45 % 7,76% 6,92 % 10,97 % 10,13 % 19,16% 2032 % 3421%
secteurs. La première constatation est que le total du bilan, après une forte contraction entre
1990 et 1994, a commencé à croître, ce qui signifie que le groupe détient des actifs plus
nombreux et de plus grande valeur ; c'est le symptôme d’une entreprise dont le périmètre de
consolidation est en forte croissance. Entre 1994 et 2000, le total du bilan a crû de 239 % ;
par comparaison, entre 1990 et 1997, le total du bilan du groupe LVMH, une des plus
florissantes des entreprises françaises, a augmenté de 120 %.
Dans le même temps, la recapitalisation du Monde conduit à la restauration des fonds
propres du groupe, qui étaient négatifs en 1994. En outre, cette recapitalisation, qui a
permis le redressement durable de l’entreprise et de ses principaux agrégats, favorise le
désendettement du groupe. Alors que les dettes à long terme représentaient près de cinq
fois le montant des fonds propres en 1993, elles sont résorbées en quelques années, pour
atteindre à peine le tiers des fonds propres en 1999; elles remontent à 50% des fonds
propres en 2000, à la suite de l’achat du groupe Midi libre. On peut comparer ces
performances avec celles du groupe LVMH,
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 611
qui ne cesse d’acquérir de nouvelles participations, et dont les dettes à long terme évoluent
depuis dix ans, entre 33 et 76 % des fonds propres. Le groupe Pernod-Ricard, qui
fonctionne par cycle d’endettement et de désendettement, a, depuis vingt ans, un ratio de
dettes sur fonds propres qui évolue entre 38 et 115 %. Le groupe Le Monde a donc devant
lui une large marge de manœuvre, qui se traduit par une capacité d’endettement importante
et la possibilité de poursuivre l’extension de son périmètre. Le ratio financier du résultat
consolidé (part du groupe) sur fonds propres, qui évalue la rémunération des capitaux
investis dans l’entreprise, montre qu’après une phase de redressement, le groupe Le Monde
peut rémunérer ses actionnaires.
Cette progression de la diffusion a été acquise par les ventes au numéro, qui sont
passées de 239 386 à 254 114 exemplaires en moyenne par jour, mais surtout par les
abonnements qui croissent proportionnellement plus vite, de 104 465 à 138 657
exemplaires diffusés chaque jour. L’effort de prospection qui a été consenti par le service
commercial du Monde est venu seconder le renouveau rédactionnel, qui continue à porter
ses fruits au-delà de la période de lancement de la nouvelle formule. Toutefois,
l’accroissement de la prospection débouche sur une question industrielle : comment
organiser une distribution plus rapide et plus régulière, sachant que les acheteurs du
Monde sont fortement sensibles à l’heure de livraison, qui ne doit pas être trop tardive. En
2000, Le Monde a lancé une étude sur la diffusion en banlieue, avec pour objectif de
chercher les moyens industriels et commerciaux d’approvisionner plus rapidement la
région parisienne et d’accroître le nombre des points de vente.
Cependant, toute décision est suspendue à l’évolution des NMPP, alors que les
syndicats freinent l’application du plan de réforme et tandis que le groupe Amaury,
partenaire important avec Le Parisien et Id Équipe, menace de mettre en place son propre
réseau de distribution en Ile-de-France. Au sein du groupe Le Monde, plusieurs logiques
s’affrontent : une partie des équipes commerciales et de l’imprimerie prêche en faveur de
l’acquisition d'une troisième rotative, qui permettrait de tirer un plus grand nombre
d'exemplaires en début d’après-midi, afin de mieux distribuer Le Monde en banlieue
parisienne et dans les grandes villes de province. Mais un investissement de cet ordre
coûterait au moins 300 millions de francs (45 millions d’euros) à l’entreprise, ce qui
conduit le conseil de surveillance à réfléchir avant de lancer un tel achat. En attendant,
afin de faire face aux besoins financiers de l’imprimerie, Le Monde SA a augmenté le
capital de sa filiale en juillet 2000. 60 millions de francs (9 millions d’euros) ont été
apportés, qui ont fait descendre la participation de Hachette à 5 % du capital de la société
Le Monde Imprimerie SA.
Certes, les abondantes recettes publicitaires des années récentes laissent espérer une
capacité de financement croissante, mais Le Monde, à deux reprises par le passé219, s’est
laissé entraîner sur la pente séduisante de l’investissement industriel lourd, qui a conduit,
à la fin des années soixante- dix et à la fin des années quatre-vingt, à l’abandon du primat
rédactionnel
219 Au début des années soixante-dix, le doublement de la capacité de production, par l’installation
d’une seconde imprimerie à Saint-Denis ; au cours des années quatre-vingt, la construction de
l’imprimerie d’Ivry, largement surdimensionnée par rapport à l’économie du journal.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 613
Top 8 % Top 2 %
Le Monde 16,6% 23,0 %
Le Figaro 13,3% 19,5 %
Libération 8,0 % 11,4%
L'Équipe 7,6% 12,0 %
Les Échos 7,1 % 12,0%
TABLEAU 43 : Titres les plus lus par les hauts revenus en 19991.
Ce travail a été rendu plus facile par les résultats des mesures d’audience réalisées
par les instituts de sondage. Depuis plusieurs années, Le Monde arrive toujours en tête
dans les sondages réalisés par IPSOS pour Europqn. Ainsi, en 1999, Le Monde compte
1954 000 lecteurs et devance Le Figaro, 1378 000, et Libération, 903 000, tandis que
Les Échos recensent 773 000 lecteurs 220 221 . Les publicitaires du Monde peuvent
également valoriser les lecteurs du Monde auprès des annonceurs de produits financiers
ou de luxe, dans la mesure où Le Monde est le premier quotidien français lu par
220 Ipsos Médias, La France des hauts revenus 1999, octobre 1999, L’univers de référence est
composé des individus âgés de plus de 18 ans, correspondant aux 8 % de la population française (3
604 000 individus) ayant les plus hauts revenus. Au sein de cette catégorie, qui forme le «top 8 % »,
902 000 individus composent le «top 2 % » des plus hauts revenus français.
221 «Lecteurs numéro moyen», IPSOS/EUROPQN, Audience de la presse quotidienne en 1999
(12 mois), mars 2000. La méthodologie du sondage ayant été modifiée par rapport aux années
précédentes, les comparaisons sont impossibles.
614 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
les « hauts revenus », devant tous ses concurrents, aussi bien les quotidiens
d’information générale que les quotidiens sportifs et économiques.
C’est pourquoi des secteurs d'annonceurs tels que la mode ou les produits de luxe,
mais également l’automobile et l’informatique, jusque- là plus ou moins négligés par la
régie du Monde, ont été prospectés activement, afin de redonner au quotidien une place
digne de son audience dans les plannings des annonceurs. En termes de recettes
publicitaires, la démarche a largement porté ses fruits. D’autant plus que, en termes de
diffusion, Le Monde a reconquis la place de premier quotidien national français, qu’il
avait perdue au profit du Figaro222 au milieu des années 1980.
Si la prospérité retrouvée du quotidien et les développements du groupe contribuent à
l'amélioration des comptes du Monde, elle influe aussi sur l accroissement des revenus
des personnels. Ces derniers peuvent dès lors profiter de la faculté qui leur est offerte par
le directoire et le conseil de surveillance de participer à l’actionnariat du groupe.
La Société civile des personnels du Monde ainsi fondée est une société au capital
social de 10000 francs divisé en 100 parts de 100 francs. 60%
223 «Les salariés du Monde créent une nouvelle société d’actionnaires», Le Monde, 24
décembre 1996.
224 L’assemblée générale de la Société des rédacteurs du 30 niai 1996 a modifié la composition
du conseil d’administration. Le président sortant, Olivier Biffaud n’est pas réélu. Le conseil
d’administration est composé de Jean-Louis Andréani, Philippe Bernard, Christine Garin, Alain
Lompech et Emmanuel de Roux, nouveaux élus qui rejoignent Éric Azan, Gérard Courtois,
Dominique Gallois, Alain Giraudo, Serge Marti, Véronique Mortaigne et Martine Silber. Gérard
Courtois est élu président de la Société des rédacteurs du Monde.
225 Préambule des statuts de la Société civile des personnels du Monde.
616 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
du capital est détenu par la Société des rédacteurs, 22 % par la Société des cadres et 18
% par la Société des employés. La société a pour objet l’acquisition et la gestion
d’actions de la société Le Monde SA. Elle est dirigée par un conseil de gérance,
composé de six représentants des sociétés actionnaires, 3 pour les rédacteurs, 1 pour
les cadres, 1 pour les employés, le sixième étant choisi par les trois sociétés réunies.
Un des six gérants est élu président à la majorité simple par le conseil de gérance.
C’est Alain Fourment, secrétaire général de la rédaction, qui est élu président le 6
mars 1997 ; il occupe le nouveau siège créé pour les actionnaires internes au conseil
de surveillance de la SA Le Monde et réservé à la Société des personnels226.
La Société des personnels du Monde fait partie d’un dispositif qui vise à donner aux
salariés les moyens de participer aux augmentations de capital à venir. Il s’accompagne
de la mise en place d’un fonds commun de placement permettant de mobiliser l’épargne
salariale ainsi que de la négociation d’un plan d’épargne d’entreprise et d’un accord
d’intéressement visant à favoriser cette épargne. Le 27 juin 1997, l’accord
d'intéressement et le plan d’épargne d’entreprise sont approuvés par l’ensemble des
syndicats, y compris le Syndicat du livre CGT, qui s’était jusqu’à présent déclaré hostile à
toute participation de ses syndiqués au capital de l’entreprise. D’une durée de trois ans,
l’accord d’intéressement prévoit que l’entreprise consacrera entre 8 et 20 % de son
résultat d’exploitation à l’intéressement des personnels. En complément, l’ensemble des
versements volontaires qui seront effectués par les salariés, constitués par le reversement
de l’intéressement et/ou par des versements d’épargne personnelle, sera abondé par
l’entreprise. Cet abondement, qui est une incitation à l’épargne salariale, est fixé à 135 %
pour le reversement de la prime annuelle d’intéressement et entre 100% et 50% pour les
versements de l’épargne personnelle, en fonction du niveau individuel de salaire.
Le Fonds commun de placement de Monde, destiné à accueillir l’épargne salariale et à
acquérir des actions de la SA Le Monde, dont les statuts sont approuvés par la
Commission des opérations de Bourse le 7 novembre 1997, est créé le 1er décembre 1997.
Le conseil de surveillance du Fonds est composé de douze membres : trois représentants
de la direction de la SA Le Monde, huit salariés élus (quatre rédacteurs, deux cadres, un
employé
226 La réforme des statuts du conseil de surveillance a été adoptée par l’assemblée générale
extraordinaire de la SA Le Monde, le 19 décembre 1996.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 617
227 Par comparaison, les actions B souscrites par la société Claude Bernard participations en
1997 ont une valeur de 500 francs (83 euros déliâtes) de nominal, assorties d’une prime d’émission
de 322 000 francs (53 000 euros déflatés). La valeur de la SA Le Monde est alors estimée à 620
millions de francs (102 millions d’euros déflatés).
1. Protocole d’accord, 1er octobre 1998,
618 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
euros) par an en épargne personnelle et 9000 francs (1 500 euros) par an au titre de
l’intéressement.
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 619
En juin 1999, l'intéressement sur les résultats de l’entreprise en 1998, permet de placer
5 millions de francs (0,8 million d’euros déflatés) sur le FCPM, auxquels s’ajoutent 6
millions de francs (1 million d’euros déflatés) au titre de l'abondement. Le fonds commun
de placement peut acquérir les 37 actions restantes. Le FCPM, représenté par la Société
civile des personnels du Monde, détient alors 4,24 % du capital de la SA Le Monde.
Toutefois, la montée en puissance de la société des personnels dans le capital du Monde
met en question la minorité de blocage détenue par la Société des rédacteurs. Cette
dernière en effet, ne disposant d’aucun capital ni de versements volontaires de ses
adhérents, ne peut suivre les augmentations successives du capital social. Or, les
rédacteurs, afin de maintenir l’indépendance de la rédaction, souhaitent conserver au
minimum un tiers des droits de vote en assemblée générale, ce qui leur permettrait
éventuellement de s’opposer à toute mesure qu’ils jugeraient contraire à l’intérêt du
journal.
Dans un premier temps, afin de maintenir son pourcentage de capital, la Société des
rédacteurs souhaite négocier avec l’association Hubert Beuve- Méry, pour que cette
dernière lui consente un nouveau prêt d’actions, comme celui qu’elle a accepté en 1994.
Mais, le différend entre l'association Hubert Beuve-Méry et la Société des rédacteurs du
Monde s’envenime au cours des négociations, qui durent cinq mois et retardent d’autant
l’augmentation de capital. Finalement, la Société des rédacteurs refuse de passer sous les
fourches caudines de l’association Hubert Beuve-Méry, qui exigeait d’elle une
convention de vote, obligatoire et automatique, entre les deux partenaires sur toutes les
questions qui engageraient l’avenir du Monde. La Société des rédacteurs se tourne alors
vers les autres sociétés de personnels, la Société des cadres, la Société des employés, la
Société des personnels et le Fonds commun de placement, afin qu’ils consentent un prêt
de consommation de 16 actions L Le 1er octobre 1998, un protocole
620 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
d’accord est signé entre les quatre sociétés de personnels et le FCPM qui énonce les
modalités de ce prêt. Le texte stipule, dans un paragraphe concernant les « charges et
conditions » du prêt aux rédacteurs :
du Monde. Les prêts de septembre 1998 demeurent actifs, mais ils seront intégrés
progressivement à l’intérieur de la nouvelle société.
Cette initiative, qui permet de conforter l’influence de la Société des rédacteurs au sein
de l’actionnariat, évite la multiplication des prêts d’actions, tout en préservant la minorité
de blocage de la Société des rédacteurs. Le fonds commun de placement peut alors
envisager de souscrire à une nouvelle augmentation de capital, rendue nécessaire par
l’abondance de son actif, ainsi que par la transformation en actions des comptes courants
des actionnaires externes. Le conseil de surveillance du 14 décembre 1999 autorise une
souscription de 44 actions C, réalisée en 2000, pour un montant de 10 296000 francs (1,7
million d’euros). En effet, sur les résultats de 1999, la société Le Monde SA répartit au
personnel en intéressement et abondement une somme supérieure à 17 millions de francs
(2,7 millions d’euros), dont plus de 70 % sont investis dans le FCPM.
L'acquisition d’un nombre conséquent d’actions par le fonds commun de placement
pose la question de l’équilibre des différentes catégories d’actionnaires au sein du Monde
SA. En avril 1997, la répartition avait été figée à 52,6% pour les actionnaires internes et
47,4 % pour les externes, qui avaient apporté des capitaux F Cependant, la création
d’actions réservées au personnel dilue la participation des externes, qui descendent à
46,24 % en juin 1998229 230 et 45,39% en juin 1999231. Si l’augmentation de capital de
l’année 2000 était restée réservée au personnel, les externes seraient alors tombés à 44,41
% du capital232. U apparaît donc nécessaire de faire souscrire également les actionnaires
externes, ce qui permet d’accroître les fonds propres et les capacités de développement de
l’entreprise.
229 Avec respectivement 1 011 actions et 911 actions sur un total de 1922 actions.
230 Les actionnaires internes ont alors 1 059 actions sur un total de 1970 actions.
231 Les actionnaires internes ont alors 1 096 actions sur un total de 2 007 actions.
232 Les actionnaires internes auraient détenu 1 140 actions sur un total de 2 051. Afin de rétablir les
parités d’origine, il faut donc créer 116 actions à souscrire par les actionnaires externes, ce qui porte le
total des actions à 2167.
622 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
en cas de cession. La conversion des comptes courants en actions par les sociétés
d’actionnaires oblige la Société des lecteurs du Monde, qui avait un compte courant
très faible, ne permettant d’acheter qu’une action, d’acquérir 19 actions afin de
conserver sa parité avec Le Monde Entreprises, à 226 actions L
TABLEAU 44 : Répartition des 2 167 actions du capital du Monde SA en juin 2000233 234.
233 Le 20 mai 2000, l’assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde a donné l’autorisation
au conseil d’administration de souscrire un emprunt afin d’acheter des actions du Monde SA.
234 À compter de l’assemblée générale extraordinaire du 27 juin 2000, le capital social du Monde
SA est exprimé en euros. Pour trouver un chiffre rond après la conversion, il faut au préalable augmenter
le capital par élévation de la valeur nominale des actions en incorporant une partie des réserves, soit 11
023,29 francs, ce qui a pour effet de porter la valeur du nominal de 500 francs à 505,086 francs. Le capital,
alors porté à 1094 523,29 francs ressort à 166 859 euros, divisé en 2 167 actions de 77 euros chacune. Le
nominal des actions est ensuite divisé par 77 afin qu elles atteignent la valeur nominale de 1 euro. Le
capital social est ainsi composé de 166 859 actions d’un nominal de 1 euro chacune.
624 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Du quotidien au groupe
Toutefois, au cours des six années du mandat de Jean-Marie Colombani, l’entreprise
s’est métamorphosée à un rythme trop rapide pour que ne soient pas apparus quelques
dysfonctionnements. Alors qu’en 1994, le groupe Le Monde se réduisait à un quotidien
et à quelques sociétés annexes, il est devenu un ensemble protéiforme, composé d’un
quotidien et d'un nombre important de sociétés filiales ou associées. Certes, le «navire
amiral», grâce à son aura retrouvée, demeure la principale source de profits, mais la
gestion d’un tel groupe demande une plus grande décentralisation que celle d’un
journal, ainsi que des rouages et des procédures plus élaborés. Les membres du
directoire n’assument plus les mêmes tâches que lorsqu’ils furent nommés en décembre
1994 et janvier 1995. Jean- Marie Colombani a dépassé sa fonction première, celle
d’être le «patron du Monde», et s’est affirmé en tant que chef d’entreprise, puis en tant
que président d’un groupe diversifié. Dominique Alduy doit choisir entre l’exercice de
ses fonctions de directrice générale du quotidien et celles de directrice générale du
groupe. Noël-Jean Bergeroux, passé de la direction de la rédaction à la direction de
l’imprimerie, puis à celle du groupe Midi libre, ne peut plus prétendre diriger le groupe,
alors qu’il dirige une de ses filiales. Conscient qu’il faut faire évoluer les structures de
direction du groupe Le Monde, Jean-Marie Colombani a recruté, en décembre 1999, un
secrétaire général pour le directoire, Bruno Patino, chargé de coordonner l’action des
membres du directoire et de mettre un peu d’ordre dans les dossiers. Toutefois, le
nouveau secrétaire général fait office, dans un premier temps, de restructurateur des
filiales Le Monde interactif et les Editions de l’Etoile, en difficulté, ce qui ne lui permet
pas de coordonner les activités du groupe. C’est pourquoi, à l’automne 2000, deux
structures informelles sont mises en place, un directoire élargi et un comité exécutif, qui
permettent, au cours de réunions hebdomadaires, de traiter les dossiers stratégiques.
La constitution d’un groupe diversifié et protéiforme conduit également à
s’interroger sur la marque Le Monde. Certes, celle-ci est déposée depuis longtemps à
l’institut national de la protection industrielle, ainsi qu’un certain nombre de
déclinaisons (Le Monde de...), mais il faut savoir comment la protéger et jusqu’à quel
point une marque «parapluie» peut couvrir des activités diverses. Dans les accords de
partenariat, la licence d’utilisation du titre est généralement bien délimitée : Le Monde
de la musique ou Le Monde des débats ne peuvent utiliser le titre pour d’autres activités
que l’édition d’un mensuel, sans 1 accord du Monde SA. De même,
LA FORMATION DU GROUPE LE MONDE 625
les filiales doivent obtenir l’accord de la maison mère avant de lancer un nouveau titre
déclinant la marque Le Monde. Mais, les filiales de filiales peuvent-elles se réclamer
également du Monde, et sous quelle forme ? Dans le passé, Le Monde a vendu sous sa
marque aussi bien des livres et des Cd-rom que des accessoires de bureau et d’écriture,
des T-shirts et des casquettes, du mobilier et des objets ménagers. Là encore, il faudra
faire le ménage, afin de préserver le « capital marque », dont on ne peut jouer
indéfiniment ni impunément.
Une question reste posée, qui sera sans doute tranchée au cours du deuxième mandat de
Jean-Marie Colombani, le quotidien Le Monde est- il une filiale du groupe Le Monde
comme les autres? Ou bien doit-il être conjointement le holding du groupe et la filiale
principale? Déjà, certains rédacteurs du Monde, pourtant comblés de bienfaits matériels et
moraux, par les salaires et l’intéressement et par la restauration du primat de leur quotidien
dans la presse française, ont quelque difficulté à voir leur « patron » s’occuper d’affaires
multiples. Cette situation se traduit par l'expression d’états d’âme résumés dans un tract
intitulé «Le Monde : des bénéfices historiques, mais une ambiance détestable », diffusé par
la section CFDT en mars 2000. Renouant avec les traditions catastrophistes de la rédaction,
ce tract évoque « un climat de méfiance et d’angoisse [qui] s’est installé dans la rédaction»,
ainsi que «la gestion à la tête du client» à propos des primes ou des mutations au sein de la
rédaction.
Dans l’émergence du groupe Le Monde, une autre question reste en suspens, celle qui
concerne les journalistes des sociétés filiales. Faut-il les affilier à la Société des rédacteurs
du Monde ou créer des sociétés de rédacteurs autonomes, éventuellement fédérées entre
elles ? Les rédacteurs du Monde Interactif ou du Monde diplomatique ont ainsi un statut
différent selon leur origine : les anciens rédacteurs du quotidien restent membres de la
Société des rédacteurs du Monde, alors que les journalistes recrutés après la constitution
des filiales ne peuvent pas y adhérer. Le 24 juin 1999, des échanges assez vifs entre
partisans et adversaires de l’une ou l’autre des solutions émaillèrent l’assemblée générale
de la Société des rédacteurs du Monde. Le conseil d’administration de la Société des
rédacteurs du Monde estime que seuls les journalistes du quotidien peuvent être membres
de la Société des rédacteurs. En effet, on conçoit difficilement que les journalistes d’un
groupe de presse extérieur acheté par Le Monde SA puissent, par exemple, désigner le
président du directoire. Cependant, la tradition voulait que les journalistes des publications
annexes fussent membres de la Société des rédacteurs, ce qui inciterait à penser que ceux
des filiales pourraient l’être également. Finalement, la proposition
626 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
piètre score, elle a obtenu d’organiser une véritable campagne électorale pour
choisir le candidat de la SRM à la gérance.
Néanmoins, aucun des directeurs du Monde n’a été élu par la Société des
rédacteurs à la suite d'une campagne électorale pluraliste : André Laurens a été
choisi par une « commission des sages » au sein de laquelle la SRM, avec trois
membres sur sept, était minoritaire; André Fontaine a été pressenti par les
actionnaires A, hors de la présence des sociétés de personnels ; Jacques Lesourne a
été imposé par les autres actionnaires à la Société des rédacteurs, qui n’a pas osé
utiliser son droit de veto. Certes, André Laurens, André Fontaine et Jacques
Lesourne se sont pliés à la coutume de se présenter devant le suffrage des
rédacteurs, mais seulement après avoir été désignés comme futurs directeurs par
d’autres instances et sans qu’ils aient à affronter un autre candidat. Seul
Jean-Marie Colombani, en 1994, a été choisi et élu par la Société des rédacteurs et
a été imposé par cette dernière aux autres actionnaires.
En revanche, les deux candidats de la rédaction qui ont été élus par elle pour
être candidats à la gérance, Claude Julien en 1980 et Daniel Vemet en 1990, l’ont
été après une longue campagne électorale qui a déchiré la rédaction et après de
multiples réunions et de nombreux tours de scrutin L Dans les deux cas, ces
candidats de la Société des rédacteurs ont finalement été récusés, Claude Julien par
la Société des rédacteurs elle- même, qui l’a « desélu », et Daniel Vernet par les
actionnaires extérieurs qui ont fait jouer leur propre droit de veto. En 1994, comme
en 2000, Jean-Marie Colombani était l’unique candidat à l’assemblée générale de
la SRM, mais tous les rédacteurs membres de la société étaient libres de se
présenter contre lui. S’il s’est exposé aux suffrages de ses collègues, c’est pour
afficher son respect envers la SRM, mais, juridiquement, il aurait très bien pu se
passer de cet adoubement et se présenter seulement devant les actionnaires,
comme le fit Hubert Beuve-Méry pour lui-même en 1944 et 1951, puis pour
imposer Jacques Fauvet comme son successeur en 1968. Il n’en sera pas de même
en 2007, puisque la SRM dispose maintenant d’une arme de dissuasion,
l’obligation pour le président du directoire de recueillir une majorité doublement
qualifiée, plus des deux tiers des voix au conseil de surveillance, dont celles des
deux représentants de la SRM.
Au cours de son deuxième mandat, Jean-Marie Colombani devra affronter une
réorganisation du groupe, tout en poursuivant son développe-
1. Six mois de campagne électorale et sept tours de scrutin pour élire Claude Julien à la
candidature, dix mois de campagne électorale et cinq tours de scrutin pour présenter Daniel
Vernet aux actionnaires.
628 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Faire face
Entre l’été 2000 et l’été 2004, Le Monde traverse une période tourmentée : les
chocs politiques, culturels, économiques et sociaux se succèdent, tandis qu'un
mouvement de fond anti-médiatique parcourt la société française. À la fin de
l’année 2000, le retournement de la conjoncture économique est marqué par la
rupture de la croissance et la baisse des indices boursiers : alors que le rythme
annuel de croissance du PIB français dépassait 3 % durant les années 1998 à
2000, il s’affaisse à un rythme proche de 1 % durant les années 2001 à 2003 ;
l’indice CAC 40, qui avait bénéficié de la « bulle Internet » pour passer de 3 649
points au plus bas de 1999 à 6922 points le 4 septembre 2000, soit un
quasi-doublement, ne cesse de glisser, pour tomber à 2403 le 12 mars 2003, en
baisse de 65%, puis de remonter pour atteindre en fin d’année les 3 557 points,
légèrement en dessous du plus bas de l’année 1999. Cette conjoncture
économique est évidemment affectée par des mouvements géopolitiques
majeurs, notamment les attentats contre New York et Washington le 11
septembre 2001, qui entraînent la guerre en Afghanistan et la guerre en Irak, mais
elle est également la conséquence d’une déflagration interne à l’économie de
marché, qui est mise en cause par la faillite d’Enron en novembre 2001 puis par
l’implosion de Vivendi-Universal au printemps 2002. En France, le choc
politique de l’élection présidentielle de 2002, qui voit le président du Front
national accéder au second tour, vient semer encore un peu plus la confusion.
Enfin, l’affirmation du courant antimédiatique, dont l’émergence remonte au
début des années quatre-vingt- dix, débouche sur la mise en cause du journal Le
Monde à travers une salve de livres publiés en 2003 b C’est dans ce contexte
chahuté que le
1. Daniel CARTON, op. cit., Pierre PÉAN et Philippe COHEN, op. cit., Alain ROLLAT,
op. cit., Bernard POULET, op. cit., ainsi que Gilbert COMTE, Lettres enfin ouvertes au direc-
630 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
La poursuite du développement
Pour Jean-Marie Colombani, la continuation d’une politique de
développement du groupe est devenue un impératif qui doit permettre de sauver
définitivement le quotidien Le Monde. En effet, depuis la fin des années
soixante-dix, le journal se trouve confronté à une évolution du marché publicitaire
qui revêt deux aspects : d’une part, le marché continue de croître globalement,
mais avec une tendance à l’accentuation des cycles économiques qui voient
alterner des phases d’euphorie et des périodes de dépression ; par ailleurs, la part
des quotidiens nationaux dans l’ensemble du marché publicitaire ne cesse de
s’éroder, ce qui risque de menacer à long terme leur existence même. En outre,
depuis une vingtaine d’années, Le Monde a subi plusieurs crises financières et
plusieurs crises de lectorat, qui ont menacé à plusieurs reprises de conduire
l’entreprise à la faillite. Certes, les résultats lissés sur un cycle de six à huit années
montrent que Le Monde est encore viable, mais il est contraint de se développer
pour que la rentabilité du groupe demeure le garant de sa pérennité. Aussi, pour se
mettre à l’abri d’une nouvelle dépression publicitaire et d’une crise de lectorat, il
faut placer le quotidien au sein d’un groupe de presse à périodicités et publics
multiples, qui permettra d’amortir les chocs de la conjoncture. Mais, la
préservation de l’indépendance du quotidien et son corollaire, la minorité de
blocage conférée à la Société des rédacteurs, exige que ce soit Le Monde
lui-même qui soit l’initiateur et le pilote de ce regroupement. Il est donc
nécessaire, tout en poursuivant une active politique de développement interne et
externe, de reconfigurer le groupe Le Monde pour l’adapter au nouveau périmètre
en gestation.
C’est dans le but de développer l’offre éditoriale que Le Monde accueille
favorablement le projet de François Siegel et de son frère Jean-Dominique,
anciens patrons de VS’D, de réaliser un magazine mensuel à partir de textes parus
dans le quotidien associés à des photographies de qualité. Présentée en janvier
2000, la maquette de cette nouvelle version d’un «Monde Illustré» réalisée par les
frères Siegel évolue au cours du printemps, lors de
teur du Monde, Dualpha, 2003, et Régis DEBRAY, Le Siècle et la règle, Une correspondance avec le
frère Gilles-Dominique o.p., Fayard, 2004.
FAIRE FACE 631
235 Diffusion payée : 134 037 en novembre et décembre 2001,122 945 en 2002 et 120 078 en
2003. Source Diffusion contrôle.
236 L’hebdomadaire est détenu par une filiale du groupe Le Monde, Publications internationales,
dont le président du conseil de surveillance est Jean-Marie Colombani et le président du directoire
Philippe Thureau-Dangin, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire.
237 Diffusion totale de Courrier international : 118 681 exemplaires en 1999, 125 803 en 2000,
149 344 en 2001, 166 720 en 2002, 190 151 en 2003. Source Diffusion contrôle.
238 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée..., op. cit., p. 413-416*
632 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
racontent les tractations entre Le Monde et Vivendi, avec leur parti pris habituel, qui les
conduit à adopter sans recul les thèses que Jean-Marie Messier développe dans
l’ouvrage qu’il a publié après son éviction de Vivendi1. Surtout, leur obsession à
dépeindre Jean-Marie Colombani comme un chef d’entreprise aux abois les conduit à
inverser les rôles. Au printemps 2001, lorsque se déroulent les négociations, ce n’est
pas Le Monde qui «a besoin de cash et de comptes assainis», mais bien Jean-Marie
Messier. En effet, la fusion entre Vivendi, Seagram et Canal+, qui a été approuvée par
l’assemblée générale du 5 décembre 2000, et la marche forcée vers l’Amérique et la
communication contraignaient Jean- Marie Messier à vendre plusieurs des actifs
français de l’ancienne Générale des eaux et de Havas : la participation dans Havas
advertising, une partie de la participation dans Vivendi Environnement, le cœur
historique du groupe fondé en 1853, la vente de la participation dans France Loisirs, et
bien d’autres encore. Au printemps 2001, pour financer l’acquisition, payée beaucoup
trop cher, de l’éditeur américain Houghton Mifflin, Jean- Marie Messier décide de
vendre la presse professionnelle, le pôle santé et l’organisation de salons
professionnels. Il ne conserve plus que la presse gratuite (Comareg) et
L’Express-L’Expansion, qui seront bientôt cédés à la Socpresse et à Serge Dassault, la
Comareg rejoignant France-Antilles. La situation financière des deux protagonistes de
la cession de Courrier international explique ainsi que le prix final, 14 millions d’euros,
se situe à égale distance de la proposition du Monde (12 millions d’euros) et des
souhaits de Vivendi (16 millions). Pour accélérer la vente, et la rentrée d’argent qui en
découle, Jean-Marie Messier accepte même de garantir un minimum d’achat d’espace
publicitaire auprès de la régie du Monde, alors que la conjoncture publicitaire s’est
retournée depuis le début de l’annéeJ.
Plus généralement, il est intéressant pour l’historien d'étudier avec quelle hargne des
représentants d’une gauche antilibérale et « politiquement correcte» prennent le parti
de Jean-Marie Messier, par haine du Monde. En effet, Jean-Marie Messier a tenté de
faire croire que les déboires de son 239 240 241
239 Jean-Marie MESSIER et Yves MESSAROVITCH, Mon vrai journal, Balland, 2002.
240 Jean-René Fourtou a revendu l’éditeur américain pour 1,2 milliard d’euros alors que
Jean-Marie Messier l’avait acheté 2,5 milliards d’euros,
241 «Bien entendu, cette opération doit s’analyser comme une diminution de prix déguisée.
Le Monde a préféré payer l’hebdomadaire un peu plus cher, en échange d’une amélioration
artificielle de ses résultats d’exploitation en 2001 et 2002», affirment Pierre PÉAN et Philippe
COHEN, op. cit., p. 415. Certes, mais Jean-Marie Messier préfère échanger un accroissement
futur de son déficit d’exploitation contre un très léger comblement de son endettement. «Les
affaires sont les affaires», disait Octave Mirbeau.
FAIRE FACE 633
groupe ne venaient pas de ses erreurs de gestion et de sa fuite en avant dans des fusions
qu’il était incapable de maîtriser, mais résultaient d’un acharnement du Monde contre
lui. Or, si le groupe Vivendi Universal a implosé au printemps 2002, conduisant les
membres du conseil d’administration à contraindre Jean-Marie Messier à la démission,
ce n’est pas à cause de quelques articles du Monde1, mais parce que les marchés
financiers, les agences de notation, les banques et finalement les actionnaires
importants sanctionnaient le groupe et son cours de Bourse. Des 1998, Martine Orange
n’avait cessé d'expliquer que la transformation de la Compagnie générale des eaux en
un conglomérat centré sur l’entertainment était un pari risqué et conduit à marche
forcée, qui se faisait au coût d’un endettement excessif et d une rentabilité douteuse.
Les multiples procédures engagées de part et d’autre de l’Atlantique montrent que la
gestion du groupe Vivendi était loin d'être transparente242 243. Entre 2001 et 2003, le
chiffre d’affaires du groupe est passé de 58 à 25 milliards d’euros, le nombre des
salariés de 381000 à 71000, tandis que la filiale Vivendi Environnement était cédée,
ainsi que 1 édition et la presse244, le réseau de télévision américain USA Network et les
studios Universal. Ne reste plus que le téléphone (Cegetel, SFR et une participation
dans Maroc Telecom), Canal + réduit à la chaîne française et Universal Music
déstabilisé par la crise de l’industrie musicale. Et les cessions vont continuer, tandis
que les procédures judiciaires s’accumulent. Ce n’est pas Le Monde qui est la cause de
cette catastrophe culturelle, sociale, économique et financière. En outre, le séisme n’a
pas fini de faire trembler les bases de l’édition et de la presse françaises. Il aurait
peut-être mieux valu que les Cassandre fussent plus nombreuses.
Cependant, l’arrangement entre Vivendi et Le Monde montre que le groupe peut
se développer encore, mais à condition de trouver des moyens de financement. En
effet, les investissements dans le groupe Midi libre et dans Courrier international,
auxquels s’ajoutent les investissements dans l’imprimerie, le financement de la
filiale web et, en septembre 2001, le
Vers la Bourse ?
La solution réside dans la division de la SA Le Monde en une société holding,
dans laquelle l’équilibre entre les actionnaires sera «sanctuarisé» et une société
éditrice qui sera l’opérateur industriel et commercial, détenant directement ou par
l’intermédiaire de filiales les différents titres et activités du groupe. Toutefois,
comme les apporteurs de capitaux souhaitent une plus grande liquidité de leur
patrimoine, l’idéal serait d’imaginer la cotation en Bourse de la société éditrice.
Cependant, la loi de 1986 sur la presse impose un droit d’agrément par les
actionnaires de tout nouvel arrivant dans le capital d’une société éditrice d’un
quotidien, ce qui est incompatible avec la fluidité des marchés financiers. Comme il
n’est pas possible de coter en Bourse la société éditrice du Monde, il suffit de placer
245 Le Monde Initiatives, dirigé par Alain Lebaube, prend la suite du supplément du
quotidien qui paraissait le mardi de 1990 à 1998 ; il centre sa réflexion sur les enjeux sociaux du
travail et sur l’économie sociale. La société éditrice, filiale du groupe Le Monde à hauteur de 51
%» accueille des partenaires de l’économie sociale (Crédit coopératif, Crédit mutuel, Caisses
d’épargne, Mail, Macif, Chèque déjeuner) et Le Monde diplomatique. Le mensuel peine à
trouver son lectorat : la diffusion est de 13 500 exemplaires en 2002 et de 22000 en 2003.
246 Au 31 décembre 2001, les emprunts atteignent 80 millions d’euros pour 90 millions de
fonds propres, soit un ratio d’endettement sur fonds propres de 89 %. Poursuivre la politique
d’acquisition suppose une augmentation des fonds propres et de la capacité d’endettement.
FAIRE FACE 635
entre la société holding et la société éditrice une troisième société, contrôlée par la
société de tête et contrôlant elle-même la société éditrice.
Les conseils du groupe Le Monde élaborent ainsi un schéma comportant trois
niveaux. L’ancienne SA Le Monde devient la société par actions simplifiée (SAS)
Le Monde et Partenaires Associés et demeure la société mère du groupe. Cette
société détient 100% du capital de la nouvelle société anonyme Le Monde, véhicule
destiné à recevoir de nouveaux actionnaires apporteurs de capitaux et destiné à une
future cotation. La SA Le Monde détient à son tour 100 % du capital de la société
par actions simplifiée Société éditrice du Monde (SEM). Cette société reçoit en
apport les actifs et passifs de l’ancienne SA Le Monde et en poursuit les activités.
L'ensemble du dispositif est approuvé par les assemblées générales qui se tiennent le
5 novembre 2001.
Toutefois, il fallait auparavant faire accepter cette transformation juridique et la
cotation future de la société intermédiaire par l’ensemble des actionnaires, la
transformation d’une société anonyme en SAS requérant 1 unanimité des
actionnaires. L’opération était donc tributaire du vote des rédacteurs sur le projet. Le
22 octobre 2001, la Société des rédacteurs du Monde approuve le principe d’une
introduction en Bourse du quotidien par 52,94 % des voix et le montage juridique
nécessaire pour y parvenir par 54,84 % 1. L’approbation de l’introduction en Bourse
est donnée pour une période de deux ans, renouvelable mais soumise à un nouveau
vote de la SRM. En échange de cet accord, la SRM obtient une « sanctuarisation »
de sa minorité de blocage en droits de vote, cette garantie étant inscrite dans les
statuts des différentes sociétés247 248. En outre, la Société des personnels du Monde,
elle-même détenue à 60 % par la SRM, obtient la reconnaissance d’un droit de veto
sur l’ouverture majoritaire au marché de la société ayant vocation à être cotée. La
société holding Le Monde partenaires et associés devra donc conserver la majorité
du capital de la société cotée, ce qui garantit la majorité dans le capital de la société
éditrice du Monde.
Mais la bataille fut rude : les syndicats de journalistes du Monde - CFDT, CGT et
SNJ - se demandent dans un communiqué commun
247 Sur 1 054 parts présentes ou représentées, la réorganisation juridique a obtenu 578 oui,
soit 54,84 %, 356 non, soit 33,78 % et 120 blancs, soit 11,38 % ; l’acceptation de l’introduction en
Bourse a été adoptée par 558 oui (52,94 %), 372 non (35,29 %) et 124 blancs (11,77 %).
248 Avec cette clause, la Société des rédacteurs se libère de son entente avec l’association
Hubert Beuve-Méry qui lui permettait d’atteindre la minorité de blocage alors qu’elle ne détenait
que 29,58 % du capital de la SA Le Monde. Dorénavant, même avec moins de 30 % du capital, la
SRM conserve la minorité de blocage.
636 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
253 Le directoire des trois sociétés est nommé en novembre 2001 ; le mandat des membres du
directoire court jusqu’en novembre 2007.
1. En septembre 2001, le groupe Le Monde prend une participation de 20,24 % dans le quotidien
suisse Le Temps, édité par les groupes Ringier et Édipresse. Cette participation est réduite à 5 % en
2003, en échange du rachat des parts de Ringier dans le groupe Midi libre.
2. En janvier 2002, le groupe Riccobono achète 51 % du capital d'Offset Languedoc, imprimerie
de labeur, filiale du groupe Midi libre.
3. Le Monde diplomatique, Dossiers et documents, La Sélection hebdomadaire, Le Monde
Initiatives, Politis, Le Journal du dimanche, Le Journal des Finances et 20 Minutes, une fois par
semaine le dimanche soir.
4. Le Monde, 4-5 mars 2001.
5. Le Monde, 13 septembre 2001.
6. Lorsque le 12 mars 2004 au lendemain des attentats de Madrid, Serge July intitule son éditorial
« Nous sommes tous Madrilènes », personne n’y voit à redire.
638 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
yorkais. Réalisée sous la responsabilité de journalistes américains, la page est titrée The
New York Times. La publication de ces pages permet de tisser des liens entre les deux
rédactions, qui sont mis à profit pour accroître les échanges d’articles. En effet,
l’expérience est reprise à partir du 6 avril 2002 : Le Monde public dans son numéro du
week-end un supplément de douze pages du New York Times.
À propos du 11 septembre, Edwy Plenel souligne «la force de l’écrit dans les
moments de passion et de trouble; la presse permet une autre temporalité, du recul, de
prendre et de reprendre le journal ; nous nous sommes efforcés de contextualiser, de
multiplier les rappels ; nous en sommes venus aux dossiers spéciaux du samedi ; ils
instaurent une nouvelle temporalité dans le journal ; entre le quotidien et
l’hebdomadaire, avec de l’histoire, de la géographie, de l’éducation civique, des débats
d’idées ; il faut élargir les points de vue1 ». Les dossiers de fin de semaine, sont mis en
place à partir de la fin septembre avec «L’Afghanistan, pays carrefour 259 260». Ces
suppléments de huit pages répondent à une demande des lecteurs qui souhaitent
disposer d’un supplément d’analyse et d’information dans un dossier synthétique,
qu’ils peuvent détacher du journal afin de le lire au cours du week-end et
éventuellement de le conserver. Ces suppléments sont ensuite systématisés dans la
formule rénovée de janvier 2002, ce qui permet de combler un vide rédactionnel créé
par le déplacement du supplément radio-télévision. En effet, ce dernier était livré à
beaucoup d’abonnés le lundi matin, ce qui occasionnait de nombreuses réclamations.
Dans la formule rénovée, le supplément radio-télévision est donc distribué avec le
journal paraissant le vendredi, daté samedi. Mais, comme cela pénalise les ventes du
journal paraissant le samedi, il faut accroître l’offre rédactionnelle du week-end en
incluant dans le quotidien un supplément thématique hebdomadaire. Toutefois, cette
offre rédactionnelle ne suffit pas à redresser les ventes du samedi et contraint la
direction à mettre en chantier l’idée, cent fois évoquée et sans cesse repoussée, d’un
véritable supplément hebdomadaire. Mais, pour lancer un magazine, il faut à la fois des
ressources rédactionnelles, un savoir-faire particulier et la perspective de recettes
publicitaires suffisantes. Il apparaît donc nécessaire de mobiliser l’entreprise sur ce
projet, alors même que le groupe Le Monde connaît une évolution majeure et que le
quotidien et sa direction sont mis en cause à travers plusieurs livres.
259 Edwy PLENEL, assemblée générale de la Société des lecteurs du Monde, 25 mai 2002.
260 Le Monde, 30 septembre et 1" octobre 2001.
642 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Le nouveau groupe
L’année 2002 est une année charnière dans l’histoire de la presse française : en
quelques mois, s’opère une recomposition majeure des groupes de presse, tandis que
les quotidiens gratuits s’imposent en France. Le 30 janvier 2002, Serge Dassault
acquiert 30% du capital de la Socpresse1, pour une somme comprise, selon les sources,
entre 365 et 450 millions d’euros. Cet apport en capital permet de réaliser une seconde
opération : le 29 août 2002, Vivendi Universal vend à la Socpresse, pour 230 millions
d'euros, le groupe L'Étudiant et le groupe L’Express-L’Expansion, qui édite une
dizaine de magazines, L’Express, Lire, Maison française, Maison magazine, Classica,
^Expansion, La Lettre de ^Expansion, La Vie financière, L’Entreprise, ainsi que la
Comareg, premier éditeur français de journaux gratuits de petites annonces, pour 70
millions d’euros; la Comareg est ensuite cédée à France-Antilles, l’autre branche du
groupe Hersant, dirigée par Philippe Hersant. Surtout, il devient rapidement évident
que Serge Dassault ne se contentera pas d’une position de partenaire dormant et qu’il
souhaite à brève échéance devenir maître de la Socpresse. Ni les héritiers de Robert
Hersant ni Yves de Chaisemartin ne peuvent s’opposer à ce souhait, dans la mesure où
l’investissement dans les titres de presse de Vivendi a été rendu possible grâce à un prêt
de Serge Dassault. Finalement, l’accord est conclu le 11 mars 2004, le groupe Dassault
montant à 82 % du capital de la Socpresse, pour une somme d’environ 500 millions
d’euros261 262.
Deuxième séisme dans la presse quotidienne, le 18 février 2002, le quotidien gratuit
d’informations Me'tro est diffusé en région parisienne. Le 15 mars 2002, le groupe
norvégien Schibsted lance à son tour 20 Minutes dans l’agglomération parisienne.
L’offensive s’étend au cours des mois suivants à diverses agglomérations de province,
tandis que Hachette et la Socpresse s’entendent pour constituer Ville Plus, un réseau de
quotidiens gratuits adossés à des quotidiens régionaux. Au printemps 2004, Métro est
distribué à Paris, Lille, Lyon, Marseille, Toulon, Toulouse et Bordeaux, 20 Minutes à
Paris, Lille, Lyon et Marseille, tandis que le réseau Ville Plus s’étend à Lille, Lyon,
Marseille, Toulon et Bordeaux. L’intrusion de quotidiens gratuits qui financent leur
exploitation uniquement grâce aux recettes publicitaires ne peut que déplaire aux
groupes de presse éditant des quotidiens payants, particulièrement dans une
conjoncture publicitaire déprimée et dans une phase de recul de la diffusion. Les
réactions se situent autour de deux questions : la distorsion de la concurrence, les
quotidiens gratuits diffusés à Paris n’étant pas imprimés par des imprimeries de la
261 Outre Le Figaro, la Socpresse détient de multiples quotidiens régionaux (Le Progrès, Le
Dauphiné libéré, La Voix du Nord, etc.) qui réalisent 30 % de la diffusion de la presse quotidienne
régionale ; la société édite également deux suppléments distribués avec une quarantaine de quotidiens
: 1 V Magazine (4,8 millions d’exemplaires) et, en partenariat avec Hachette, Version Femina (3,5
millions d’exemplaires).
1. Serge JULY, «Vrais-faux journaux », Libération, 19 février 2002.
FAIRE FACE 643
«La presse parisienne subit des contraintes sociales fortes tant pour son impression
que pour sa distribution. Tous les journaux actuels, payants, sont soumis à ces règles
strictes. Le seul qui a tenté d’en sortir, par un coup de force, Le Parisien, a subi un long
arrêt de travail au milieu des années 1970 et a mis vingt ans pour retrouver la moitié de
son lectorat île départ. Il a voulu, l’été dernier, quitter le système coopératif de distribution
NMPP mais a dû renoncer à nouveau. On estime que ces conditions syndicales
particulières renchérissent d’environ 30% la production et la distribution des journaux
nationaux. Or, le groupe suédois Metro s’imprime hors des règles de la presse parisienne,
au Luxembourg, et se distribue de façon particulière. La concurrence est donc
FAIRE FACE 645
Mais ce sont les ouvriers du Livre qui expriment le plus vertement leur
mécontentement : les manifestations, avec dispersion des exemplaires sur la chaussée,
les heurts entre porteurs de gratuits et syndicalistes, les blocages d'imprimerie se
succèdent, jusqu’à ce que le Syndicat du livre obtienne que l’impression des quotidiens
gratuits soit, au moins en partie, effectuée dans des imprimeries de presse qui
emploient ses syndiqués. C’est ainsi que Métro est imprimé sur les rotatives de
France-Soir, tandis qu’une partie du tirage de 20 Minutes est réalisée par l’imprimerie
du Monde à Ivry263 264. C’est l’occasion pour les ennemis du Monde de souligner la
duplicité de Jean-Marie Colombani, qui aurait favorisé les gratuits tout en les
dénonçant. Or, à relire les articles du quotidien, le lecteur peut facilement percevoir
que, s’il y a dénonciation des distorsions économiques et sociales ainsi que des
interrogations sur l’information diffusée par les gratuits, il n’y a pas de critique de fond
sur le phénomène, en dehors des pages débats, qui ne reflètent pas les positions du
Monde. Les quotidiens gratuits apparaissent en effet comme une menace pour la presse
payante, qui se concrétise sans doute dans la baisse de la diffusion de certains titres en
2003. Toutefois, si les gratuits rencontrent une certaine audience, c’est parce que les
quotidiens n’ont pas su saisir qu’il y avait un marché laissé en déshérence par la presse
française, notamment le lectorat des classes moyennes urbaines, d’une partie des
jeunes et des femmes. Enfin, si les gratuits permettent à certains de renouer avec la
lecture du journal, il est possible qu’à terme l’opération soit bénéfique pour l’ensemble
de la presse.
Face à cette situation de plus en plus délicate pour la presse quotidienne française,
le groupe Le Monde se doit de réagir. Le quotidien arrive à maintenir l’équilibre de son
compte d’exploitation sur une période de sept à huit ans, mais il reste tributaire des
cycles publicitaires, d’une imprimerie et d’un système de distribution excessivement
coûteux. Même entouré de quelques titres et appuyé par le groupe Midi libre,
l’ensemble fédéré dans le groupe Le Monde n’a pas encore acquis une taille suffisante
pour résister durablement à la concurrence. C’est pourquoi Jean-Marie Colombani
cherche à nouer des alliances et à élargir le périmètre du groupe. Au cours
265 La société Le Nouvel Observateur du monde, détenue à 97 % par Claude Perdriel. regroupe
l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur (diffusion 512 000 exemplaires), le bimensuel Challenges
(diffusion 230000 exemplaires) et le mensuel Sciences et Avenir (diffusion 250 000 exemplaires).
Le groupe constitue une force publicitaire : 3 800 pages en 2002 pour Le Nouvel Observateur, 900
pages pour Challenges et 250 pages pour Sciences et Avenir. Source TNS.
266 Claude Pedriel, né en 1926, est polytechnicien île formation ; président de la Société
française d’assainissement (SFA), il est classé parmi les 500 Français les plus riches avec une
fortune estimée à 120 millions d’euros. Homme de gauche passionné par la presse, outre Le Nouvel
Observateur, il a financé le quotidien socialiste Le Matin de Paris. Il a quatre enfants d’un premier
mariage et deux jeunes enfants de son mariage, en 1994, avec Bénédicte Sourieau.
267 Parallèlement, Claude Perdriel organise un pacte d’actionnaires entre ses enfants et son
épouse : cette dernière héritera de 52 % du capital, les six enfants se partageant 40 % du capital, le
groupe Le Monde (6 %) et les minoritaires conservant leurs parts. Les enfants ne pourront vendre
leurs actions qu’à Bénédicte Perdriel.
FAIRE FACE 647
268 Le capital de la Société Le Monde SA est composé de 15 467 517 actions d’une valeur
nominale de 10 euros, dont 14 903 662 actions (96,35 %) sont détenues par Le Monde et Partenaires
associés et 563 855 actions (3,65 %) par la société Le Nouvel Observateur. La société Le Nouvel
Observateur acquiert également 24,07 % de la société Le Monde Presse, qui détient 6,83 % de la
société Le Monde et Partenaires associés, holding de tète du groupe Le Monde.
269 Adopté le 12 mai 2004 par la société des rédacteurs du Nouvel Observateur, l’accord prévoit
que le directeur de la rédaction est nommé par le président du conseil d’administration du journal.
Celte nomination est soumise au vote de la rédaction, qui peut s’y opposer à la majorité des rleux
tiers. Le président doit alors proposer un autre nom ; si le deuxième candidat fait lui aussi l’objet
d’un veto, le président peut nommer une troisième personne de son choix sans en passer par un vote.
En outre, la rédaction du Nouvel Observateur obtient des garanties sur sa présence au conseil
d’administration et sur la composition du comité éditorial. La charte est publiée dans le Nouvel
Observateur du 24 juin 2004.
648 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
d’éditions juridiques ne cachaient pas leur intention de restructurer PVC de vendre des
filiales et de mener une politique sociale beaucoup plus draconienne à l'égard du
personnel L Faute d’offre crédible, les négociations reprennent avec Jean-Marie
Colombani, qui n’avait pas abandonné l’idée d’acheter PVC. Elles aboutissent au cours
de l’été 2002 : le conseil de surveillance du Monde donne son accord Je 23 juillet pour
l’achat de 30% du capital de PVC pour un montant de 27 millions d’euros; le 3
septembre, les sociétés de personnels du groupe PVC donnent leur accord, par 72 %
des voix, tandis que le conseil de surveillance de PVC accepte la proposition, seul
Jacques Duquesne, par ailleurs président du conseil de surveillance de L’Express qui
vient d’être racheté par Serge Dassault, votant contre.
L’accord est finalisé le 17 octobre 2002, le groupe Le Monde acquérant alors 30 %
du capital de PVC, puis il monte en puissance dans le capital du groupe catholique en
achetant 26 % du capital le 27 juillet 2003 et 16 % du capital le 2 décembre 2003,
auxquels s’ajoutent des actions achetées auprès d’actionnaires individuels pour 1,9 %
du capital. Au total, Le Monde acquiert 73,9% du capital pour 102,4 millions d’euros270
271
. A l’issue de ces opérations, il est alors possible de fusionner les deux groupes. Le
24 novembre 2003, l’assemblée générale de la Société des rédacteurs du Monde
approuve la fusion par 61,9 % des voix (610 parts), contre 23,1 % des voix (228 parts)
et 15 % d’abstentions (148 parts). Le 26 décembre 2003, l’assemblée générale des
actionnaires du Monde approuve à l’unanimité la fusion, fusion qui est également
approuvée le 29 décembre par l’assemblée générale de PVC, à 99,99 % des votants272.
Le 29 décembre 2003, une assemblée générale des actionnaires du Monde approuve la
fusion absorption de la société PVC par la Société éditrice du Monde273;
270 Les Éditions Francis Lefebvre, avec un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros,
cherchaient à absorber un groupe quatre fois plus important, ce qui obligeait à revendre une large
partie des actifs de PVC.
271 Lors de l’achat des premiers 30% en 2002, le groupe était valorisé à 90 millions d’euros,
mais l’accord incluait une prime de majorité qui valorise finalement PVC à 140 millions d’euros. La
somme, qui correspond à la moitié du chiffre d’affaires annuel, est loin d’être «dérisoire», comme
l’affirment alors certains observateurs. Elle est conforme aux pratiques du marché pour un groupe
qui dégage très peu de bénéfices. En outre, les deux hebdomadaires du groupe ne se portent pas si
bien : si Télérama arrive à se maintenir avec une diffusion France payée de 654 000 exemplaires en
2003 contre 661000 en 1999, La Vie décline fortement, d’une diffusion France payée de 235 000
exemplaires en 1999 à 159000 en 2003.
272 5 128 voix pour et 8 voix contre, dont celle de Jacques Duquesne.
273 En décembre 2003, pour permettre la fusion avec PVC, le statut juridique de la
FAIRE FACE 649
Le Monde déjà détenteur de 73,9 % du capital de PVC a offert une parité de fusion de
1,2 action de PVC pour une action de la SEM; la SEM est ainsi valorisée à 168 millions
d’euros et PVC à 140 millions d’euros. Les évaluations ont été réalisées par la banque
Rothschild. À l’issue de la fusion, les minoritaires de PVC détiennent 12,5 % du capital
de la SEM pour les trois sociétés de personnel et 5,4 % pour les autres minoritaires. Le
nouveau périmètre du groupe conduit à un élargissement des conseils de surveillance.
Olivier Nouaillas, président de la nouvelle société des personnels du groupe PVC qui
regroupe les trois anciennes sociétés de personnels, et Olivier Clerc, président de la
société des journalistes du Midi libre \ font leur entrée au conseil de surveillance. Du
côté des actionnaires externes, Claude Perdriel et Marcel Desvergne, devenu président
de la Société des lecteurs du Monde, entrent au conseil de surveillance, dont Alain
Mine conserve la présidence, au titre des personnalités.
L’ensemble du groupe résultant de la fusion de PVC et du Monde représente 5 % de
la diffusion de la presse française et 15,6 % du marché de la publicité commerciale
dans la presse ; certes, il ne peut encore rivaliser avec la nouvelle Socpresse constituée
par Serge Dassault qui diffuse 15,5 % de la presse française et réalise 20 % de la
publicité commerciale. Cependant, avec un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros
en année pleine, il commence à peser dans le panorama éditorial français : il devient le
troisième groupe de presse français, devant les groupes Philippe Amaury, Prisma
Presse, Ouest-France et Emap, mais distancé par la Socpresse et plus encore par
Hachette Filipacchi Médias. Mais, si l’année 2003 s’est finalement terminée
brillamment pour le groupe, il a fallu d’abord affronter une offensive destinée à
contrecarrer les projets du Monde et de sa direction.
Société éditrice du Monde est transformé de société par actions simplifiée (SAS) en société anonyme.
1. La Sojomil, Société des journalistes du Midi libre, a été créée en décembre 2001.
2. L'Express numéro 2694, daté du 20 au 26 février 2003, mis en kiosque exceptionnellement le
mercredi 19 février.
650 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
d’Alain Rollat, Ma part du Monde, puis à l’automne des livres de Bernard Poulet, Le
Pouvoir du Monde et de Gilbert Comte, Lettres enfin ouvertes au directeur du Monde.
On peut y ajouter, mais il est d’un autre ordre, le livre de Daniel Schneidermann, Le
Cauchemar médiatique, dont les trente- cinq dernières pages sont consacrées au
Monde. Enfin, en mars 2004, paraît le livre de Régis Debray, Le Siècle et la règle, une
correspondance avec Gilles-Dominique o.p., bientôt suivi d’un pamphlet émanant de la
droite extrême274. Bien que les auteurs se citent les uns les autres et que l’on puisse
relever des similitudes et des connivences, il ne s’agit pas d’un complot coordonné par
une main invisible, mais plutôt d’un regroupement autour de quelques individus,
fédérés par une même nostalgie qui débouche sur une même haine. Venus d’horizons
divers, mais ils se sont tous frottés d'une manière ou d’une autre au journalisme, d’âges
et de sensibilités politiques variés, ces hommes se retrouvent sur un même thème, celui
du changement du Monde. Thème récurrent s’il en est, nous l’avons vu à l'œuvre à
maintes reprises dans cette histoire du journal, mais thème porteur parce qu’il ébranle
les consciences des lecteurs et des rédacteurs. Et c’est là le but recherché : d’une part,
faire en sorte qu’une partie des lecteurs cesse d’acheter le journal, d’autre part, susciter
au sein de la rédaction des troubles qui retentiront à la fois sur la direction et sur le
contenu du journal, ce qui confortera le mouvement de retrait des lecteurs. L’ensemble
du processus étant couronné, si tout se passe bien, par l’éviction du trio infernal,
Jean-Marie Colombani, Alain Mine et Edwy Plenel, par l’échec de l’absorption de
PVC et par le retour à un journalisme à l’ancienne, un journalisme de révérence, tel
qu’on l’apprécie dans certains cercles.
Face au changement du monde, et non du Monde, même si ce dernier ne reste pas
immobile, il s’agit de retrouver des repères, qui ne peuvent être cherchés que dans les
vieux réflexes du journalisme à la française : privilégier le commentaire sur
l’information, afin d’enfermer les journaux dans des cases bien identifiées. Ainsi,
personne ne souligne les lacunes du
274 Pierre PÉAN et Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, du contre-pouvoir aux abus de
pouvoir, Mille et unes nuits, 2003 ; Daniel CARTON, Bien entendu c'est q// ce que les journalistes politiques
ne racontent jamais, Albin Michel, 2003 ; Éric NAULLEAU, Petit déjeuner chez Tyrannie, suivi de Pierre
JOURDE, Le Crétinisme alpin, La fosse aux ours, 2003 ; Alain ROLLAT, Ma part du Monde, Vingt-cinq ans de
liberté d'expression, Les Éditions de Paris, 2003 ; Bernard POULET, Le Pouvoir du Monde, quand un journal
veut changer la France, La Découverte, 2003 ; Gilbert COMTE, Lettres enfin ouvertes au directeur du
Monde, Dualpha Éditions, 2003; Daniel SCHNEIDERMANN, Le Cauchemar médiatique, Denoël, 2003 ; Régis
DEBRAY, Le Siècle et la règle, une correspondance avec Gilles-Dominique o.p., Fayard, 2004 ; François
JOURDIER, La Désinformation et le journal Monde, Rocher, 2004.
FAIRE FACE 651
Figaro ou de Libération, parce qu’ils occupent leur place sur l’échiquier politique. On
sait l’un à droite et l’autre à gauche, on sait à l’avance ce qu’on va y trouver, aussi bien
dans les pages politiques que dans les pages culturelles. Les partis pris ne sont plus
considérés comme tels lorsque l’on a identifié le lieu d’où ils viennent. Il est
symptomatique qu’il n’y ait jamais eu de livres sur Le Figaro, en dehors de quelques
célébrations hagiographiques1, et que les ouvrages sur Libération soient des récits de «
l’aventure Libc » sans autre ambition que de faire partager le roman d’une génération275
276
. Alors, est-ce là l’ultime tentative de ressusciter le journalisme du tout-politique, tel
qu’il fut rêvé à la Libération, dont Hubert Beuve- Méry’, déjà, se méfiait277, et qui
aboutit à la déliquescence de la presse quotidienne française ? Ce journalisme qui fait
dépendre les journaux d’une pensée exclusive, qui ne laisse aucune place au débat
d’idées et, pire encore, aux informations qui ne sont pas dans la ligne politique du
journal. Car c est bien de cela qu’il s’agit : imposer un discours univoque, qui dit le bien
et le mal, qui contraint les journalistes à traiter des informations sous un angle unique,
afin de faire triompher une opinion. Un journalisme de militants, Régis Debray le
dévoile sans s’en apercevoir, lui qui, pour mieux stigmatiser Le Monde, fait l’éloge de
La Croix et de LHumanité, du quotidien du Parti communiste et de celui de la
Congrégation des Assomptionnistes, le bras armé du Vatican : « Votre quotidien
préféré et le mien ont en commun d’avoir été vendus par des militants, les uns à la
sortie de la messe, les autres sur les marchés et au bas des HLM. Ce ne sont pas encore
des produits industriels. Ils ne courbent pas l’échine devant X'homo economicus, ne
sont pas gouvernés par l’argent, ni en vue du profit. Pas ou peu de recettes publicitaires,
une même fragilité économique
284 Pierre PÉAN, Une jeunesse française, François Mitterrand, 1937-1947, Fayard, 1994.
285 L’hebdomadaire Marianne a érigé la critique du journalisme en fond de commerce; voir :
«Journalistes, le clan des clones», 23-29 avril 2001, «La dictature des médias», 10- 16 avril 2000,
«Les journalistes sont-ils tenus en laisse?», 11-17 octobre 1999, «Faut-il se méfier des
journalistes?», 12-18 juillet 1999, «Faut-il brûler les journalistes?», 10-16 août 1998, «Les
journalistes sont-ils vendus à l’establishment ?», 6-12 juillet 1998, «Les nouveaux chiens de garde,
30 journalistes qui pensent pour les Français», 24-30 novembre 1997, «Une dictature médiatique»
17 23 novembre 1997. 11 reprend ainsi une veine déjà exploitée à L'Événement du jeudi, par
exemple : « Le procès des journalistes», 2-8 mai 1991.
286 Le terme «national-républicain» employé par Le Monde est considéré comme une tentative
de déconsidération par Philippe Cohen puis par Régis Debray. Voir : Raphaëlle BACQUÉ et
Ariane CHEMIN, « Le refus de l’Europe mobilise les nationaux-républicains», Le Monde, 17-18
mai 1998, la mise au point de Philippe COHEN, «Les idées républicaines de la Fondation Marc
Bloch», Le Monde, 29 mai 1998 et Régis DEBRAY, «National- républicain ? Chiche... », Le
Monde, 7 novembre 1998. Alors que Le Monde donne une
FAIRE FACE 655
place importante à leurs idées et publie leurs textes, les «nationaux-républicains» restent tétanisés par
ce qu’ils ressentent comme une insulte.
288 L’Association pour la Fondation Marc Bloch avait été créée le 2 mars 1998.
289 La Fondation Marc Bloch s’intitulait ainsi par référence à l’ouvrage de l’historien, L'Étrange
Défaite.
290 Elisabeth LÉVY, Les Maîtres censeurs. Jean-Claude Lattès, 2002.
291 Philippe SOLLERS, «La France moisie», Le Monde. 28 janvier 1999.
292 Marc BLOCH, «Pourquoi je suis républicain», Les Cahiers politiques, organe clandestin du
Comité général d’études, n° 2, juillet 1943, repris à la suite de L'Étrange Défaite, Gallimard, 1990.
656 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
faire vivre le débat, c’est donner la parole à l’autre, accepter que l’autre vive, alors que
seule l’idéologie nationale républicaine devrait avoir droit de cité.
Bernard-Henri Lévy voit dans cette affaire le retour de l’idéologie française qu’il
avait stigmatisée il y a plus de vingt ans1. Je nuancerais le propos, d’une part parce qu’il
n’est pas médiatiquement correct de taxer Élisabeth Lévy ou Philippe Cohen de
pétainisme, sans qu’ils se gaussent en faisant de leur patronyme un rempart ; d’autre
part, parce que j’y verrais également la verve barrésienne, celle des déracinés et de la
dénonciation de l'intellectualisme, ainsi que la thématique maurrassienne qui dénonce
sans relâche «l’anti-France». En effet, c’est dans l’alliance de la nation et de la
République françaises, au sens où elles sont toutes deux pétries de l'histoire de la terre
française, que s’expriment le mieux les fantasmes des souverainistes. Certes, il y a là un
petit côté pétainiste, qui renvoie à la phrase fameuse, « la terre, elle, ne ment pas »,
prononcée par Philippe Pétain dans son discours du 25 juin 1940 ; mais justement, cette
phrase n’est pas du maréchal mais de son «nègre», Emmanuel Berl. Ce dernier, à partir
de la Grande Guerre, n’a qu’une haine, la «pensée bourgeoise», devenue depuis la
«pensée unique», et qu’il déclare morte à plusieurs reprises 293 294 295. Cependant, il
semble que Bernard-Henri Lévy voie juste lorsqu’il affirme : « Programme commun de
ces gens : achever le beau programme néodémocratique de la fin du XXe siècle ; pas le
finir, non ; pas l’accomplir; l’achever ; vraiment l’achever ; au sens où l’on achève bien
les journaux ; au sens de ces vieilles bêtes que l’on pique pour s’en débarrasser ; et c’est
pourquoi il flotte, sur cette “affaire Le Monde" un si insistant parfum d’or dre moral et
de régression \ »
Il ne s’agit pas ici de procès d’intention : Élisabeth Lévy comme Philippe Cohen
croient sincèrement que le salut de la France passe par la restauration d’un ordre
républicain qui ferait appel aux grands ancêtres de la III e République, à la laïcité, à la
nation armée, isolée mais revancharde. Malheureusement, il s’agit là de purs fantasmes
anachroniques. En effet, les grands hommes de la IIIe République, loin d’être des pères
293 Bernard-Henri LÉVY, «Le retour de l’idéologie française», La Règle du jeu, n° 25, mai
2004 ; Bernard-Henri LÉVY, L'Idéologie française. Grasset, 1981.
294 Emmanuel BERL, Mort de la pensée bourgeoise, 1929, Mort de la morale bourgeoise,
1930, Mort de la pensée bourgeoise, 1970.
1. Claude Durand n’est pas crédible lorsqu’il affirme que Jean-Luc Lagardère fut informé de la
sortie du livre « le 24 février, deux jours avant la parution » : d une part, les bonnes feuilles sont parues
dans L'Express le 19 février, d’autre part, Jean-Luc Lagardère était sans doute informé par d’autres
canaux, même s’il a feint d'ignorer qu’une de ses filiales éditait le livre. Claude Durand n’est pas plus
crédible lorsqu’il affirme : «Dans le courant de l’automne [2002], j’ai pu lire le livre, chapitre après
chapitre. Ma décision a été prise alors... », Livres Hebdo nu 505, 14 mars 2003. Dès mai 2002, des
personnes bien informées savaient que le livre de Péan serait édité chez Fayard. Je l’ai moi-même
appris à cette époque, par des sources concordantes. Certes, jusque-là Pierre Péan avait tenté de faire
monter les enchères entre ses deux éditeurs traditionnels, Fayard et Plon, mais la déconfiture de Jean-
Marie Messier et de Vivendi Universal empêcha Plon d’enchérir. Indirectement et sans le savoir, Le
Monde atteignait ainsi Pierre Péan au portefeuille. C’est alors que le partenariat avec Philippe Cohen
fut imposé à Pierre Péan.
FAIRE FACE 657
Lopération médiatique
L’opération médiatique lancée contre Le Monde révèle la conjonction de plusieurs
coteries : le désir de vengeance des amis du président défunt, la volonté des
nationaux-républicains d’en finir avec «la pensée unique» et le soutien au moins tacite
de la chiraquie, par l’intermédiaire de ses marchands de canons, le groupe Dassault, qui
venait de financer le rachat de L’Express et le groupe Lagardère, propriétaire de Fayard
L S’y ajoutent quelques petites vengeances individuelles, comme celle de Denis
Jeambar, qui avait senti passer le vent du boulet en 1997. Prenons un avis extérieur,
FAIRE FACE 659
296 Alberto TOSCANO, «La face cachée de l’opération Le Monde», La Règle du jeu, n° 25 mai
2004, p. 139-152.
297 Propos cités par François DlIFAY, «Claude Durand, le Raminagrobis de l’édition», Le
Point, n° 1590,7 mars 2003.
298 Notamment, Jacques DUQUESNE, «Une affaire de crédibilité», et Renaud REVEL, «Le
Monde, l’onde de choc», L’Express du 6 mars 2003.
299 Notamment Jean-François Kahn qui, dans «Le 9 thermidor du Monde», Marianne,
660 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
qui révèle aussi quelques petites vengeances. Seuls Le Point, en la personne de son
directeur, Franz-Olivier Giesbert1, et à un autre niveau, Bernard Langlois dans
Politis 300 301 302 , et Jacques Bertoin dans Jeune Afrique-L Intelligent 303 ont pris des
distances avec la curée médiatique anti-Monde. Il faudrait ajouter le silence prudent, ou
timoré, du Figaro, qui s’explique sans doute par le conflit feutré entre une partie de la
rédaction qui aurait souhaité traiter l’affaire et Yves de Chaisemartin, englué dans des
négociations destinées à limiter les ambitions du groupe Dassault sur la Socpresse, qui
ne souhaitait pas en parler.
3-9 mars 2003, ose comparer Le Monde à la Terreur, à Robespierre, Saint-Just et Fouquier- Tinville.
301 «L’auteur de ces lignes a été suffisamment vilipendé par Le Monde, au fil des ans, pour
l’écrire sans complexe : cette institution est un rempart contre la marchandisation de l’information qui
menace notre pays. Puisqu’il faut choisir son camp, nous choisirons» sans hésiter, le sien, qui reste, en
dépit de tout, celui du journalisme », Franz-Olivier G1ESBERT, «Le Monde, L'Express et nous », Le
Point, n° 1589,28 février 2003.
302 «S’il y a du nettoyage à faire dans notre profession (il y a), Le Monde ne me semble pas
l’écurie d’Augias prioritaire», Bernard LANGLOIS, «Le bloc-notes», Politis, 27 février 2003.
303 Jacques BERTOIN, «Mon Monde à moi... », Jeune Afrique-L'lntelligent, n° 2214, 15- 21 juin
2003.
304 «Il est très difficile de débattre avec un peloton d’exécution, [...] Malgré notre envie d’en
découdre, nous n’avions pas le choix. Sauf à la cautionner, à la créditer et à l’installer, on ne discute
pas avec la calomnie ou la rumeur. On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. L’adage de Pierre
Desproges a aussi sa version journalistique : on ne discute pas cuisine
FAIRE FACE 661
hominem et ad pater qui visaient, et réussirent sans doute, à brouiller le jugement des
personnes ciblées.
Dans cette affaire, le titre du livre fut particulièrement bien choisi : La Face cachée
du Monde, renvoie au Janus hifrons qui est en chacun de nous, à l’inconscient que l’on
ne maîtrise jamais totalement. Alors que la psychanalyse reste un des impensés du
quotidien, attaquer un être collectif en faisant appel à l’inconscient de chacun de scs
membres permet de diviser et de renvoyer rédacteurs et dirigeants à leurs propres
questions individuelles. Introduire un coin entre la direction et le personnel reste une
opération assez facile à réussir. Parce que, dans toutes les rédactions, des journalistes
sont frustrés ou mécontents de tel papier refusé, coupé, réécrit ou mal titré, de tel
reportage mal mis en valeur, de telle mesure de la rédaction en chef qui reste
incomprise. Dans toutes les entreprises, des salariés sont insatisfaits de leur salaire, de
leur progression dans la hiérarchie ou de la promotion d’un collègue. Mais Le Monde
est un édifice plus vulnérable que les autres journaux, parce que, de surcroît, les
journalistes, salariés comme les rédacteurs des autres journaux, sont également
actionnaires à travers un collectif mal défini et en quête perpétuelle d’identité ; parce
que, enfin, les journalistes-salariés-actionnaires sont aussi des citoyens ayant une haute
idée de la démocratie et de la déontologie. Alors, il ne semble pas trop difficile de faire
disjoncter une construction si fragile. Toutefois, c’est de cette apparente fragilité que,
depuis 1951, Le Monde tire sa force : le journal n’appartient à personne, ni à son
fondateur ni à ses directeurs successifs ni à son patron actuel 305 306 , et surtout, il
n’appartient à aucune coterie politique ou autre. La volonté d’Hubert Beuve-Méry, «
l’indépendance à l’égard des partis politiques, des églises et des puissances financières
», demeure. C’est la force du journal, mais par moments, c’est aussi sa faiblesse :
n'appartenant à aucune coterie, il est attaqué par toutes et défendu par aucune.
avec des anthropophages», Edwy PLENEL, «Le procès du journalisme, Brèves remarques sur
l’affaire», La Règle du jeu, op. cit., p. 158.
306 Il faut rappeler que Jean-Marie Colombani, qui n’est pas propriétaire du Monde, a été élu
en 1994, réélu en 2000, et qu’il est révocable à tout moment par le conseil de surveillance, à
condition que la Société des rédacteurs du Monde, qui dispose d’un droit de veto, le veuille et que
les actionnaires l’acceptent.
662 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Plenel, ou sur les assertions de Jean-Marie Messier ou de Roland Dumas. Ces derniers
ont suffisamment fait leurs preuves de duplicité pour qu’ils ne puissent être invoqués
comme témoins de moralité. Au fond, que reste-t-il de ces 633 pages à charge ?
Le choix d'étaler les affaires politiques et financières à la une est un choix éditorial,
qui peut être contesté, mais qui fait partie du journalisme. La société française est-elle
assez mûre pour admettre la désacralisation du politique, alors qu'elle est entamée
depuis trois siècles dans toutes les démocraties, en vertu du principe même de la
démocratie ; il faudra bien qu'un jour ou l'autre nos politiques l’acceptent. Dans quelle
démocratie souffrirait-on que le président de la République nomme un intime à la plus
haute fonction de la juridiction constitutionnelle ? Dans quelle démocratie
accepterait-on que le président de la République soit au dessus ou en dehors des lois qui
régissent le commun des citoyens ? Il semble que Richard Nixon ait été contraint de
démissionner pour moins que cela ; il semble que le roi Édouard VIII ait été acculé à
l’abandon du trône d Angleterre pour moins que cela. Quant au journalisme
d’investigation, qui est lié à la révélation des « affaires », il semble étonnant qu’il soit
récusé par des journalistes qui prétendent révéler des « faces cachées ».
Le procès de l’anti-France est d’une autre nature, parce qu’il s’agit là d un conflit
issu de la Révolution française. Depuis 1789, les Français se livrent à des «guerres
franco-françaises1», où, pour reprendre la belle expression de Michel Winock : « la
cause est entendue, le consensus n’est pas un mot français 307 308 ». Aux trois droites
identifiées de longue date par René Rémond309, la droite du refus, légitimiste puis
l’extrême droite, la droite autoritaire, bonapartiste puis gaulliste, et la droite libérale,
orléaniste puis centriste, s’opposent trois gauches en miroir : la gauche libérale,
sociale-démocrate, la gauche autoritaire, nationale républicaine, et la gauche du refus,
l’extrême gauche. La difficulté vient de ce que les trois gauches s’interpénétrent les
unes les autres, plus que ne le font les trois droites, et font appel à des thématiques
croisées : le Parti communiste est alternativement une gauche du refus et une gauche
autoritaire, le parti socialiste est tantôt libéral et tantôt autoritaire, tandis que l’extrême
gauche en appelle à l’autorité pour élargir son champ électoral trop réduit.
307 Pour reprendre le titre du numéro spécial de XX*” siècle, Revue d’histoire, n° 5, janvier- mars 1985.
308 Michel WINOCK, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques, 1871-1968,
Calmann-Lévy, 1986.
309 René RÉMOND, La Droite en France, Aubier, 1968.
FAIRE FACE 663
310 Le sous-titre du livre de Bernard Poulet est : «Quand un journal veut changer la France ».
311 Par exemple, en 2000 lorsque la guerre d’Algérie et la torture font la une de la presse, les
travaux de Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault et Claire Mauss-Copeaux, à la suite de ceux de
Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora et de bien d’autres, viennent soutenir et éclairer la
démarche de Florence Beaugé, rédactrice du Monde qui fait parler victimes et tortionnaires; Lf
Humanité, Témoignage chrétien, JJ Express et Le Nouvel Observateur apportent également leur lot
de révélations ou de témoignages. Voir : Patrick EVENO, «Les médias et la mémoire de la guerre
d’Algérie», colloque de l’institut Georg Eckert, Braunschweig, février 2004, à paraître.
664 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
312 Le Monde a publié de novembre 1978 à mars 1979 un ensemble d’articles sur les camps nazis
et les chambres à gaz, dont deux textes de Robert Faurisson (Le Monde, 29 décembre 1978 et 16
janvier 1979), deux textes de Georges Wellers, maître de recherches honoraire au CNRS (Le Monde,
29 décembre 1978 et 21 février 1979), un article d’Olga Wormser-Migot, historienne (Le Monde, 30
décembre 1978), une déclaration d’historiens (Le Monde, 21 février 1979), et une synthèse de
François Delpech, historien (Le Monde, 8 mars 1979). Voir également, Laurent GREILSAMER,
«Robert Faurisson, l’obstiné négateur du génocide », Le Monde, 20 janvier 1992.
313 « Le Monde des livres », Le Monde, 7 mars 2003.
314 Pour une étude plus approfondie, voir : Patrick EVENO, «Des feuilletons du Temps au
supplément du Monde ou la difficile professionnalisation des passeurs culturels», Communication à la
journée d’études «Hommes de médias, hommes de culture (1945- 2003) », INA, 19 décembre 2003, à
paraître.
FAIRE FACE 665
titres publiés chaque année par l’édition française. Ce comptage permet de repérer deux
césures majeures : la brusque augmentation de 1967, année marquée par la création du
supplément Le Monde des livres et la forte croissance des années quatre-vingt dix,
depuis que Josyane Savigneau a pris la responsabilité du supplément, en 1991.
Depuis la Première Guerre mondiale, le feuilleton1 littéraire du Temps était tenu par
Paul Souday, puis, à partir de 1929, par Émile Henriot, qui, de 1944 à 1961, reprend la
même fonction au Monde. De 1961 à 1973, Pierre-Henri Simon, universitaire
catholique, prend sa succession315 316. Dès 1945, Hubert Beuve-Méry estime qu’il faut
étoffer les comptes rendus de livres et recrute dans ce but trois intellectuels catholiques
lyonnais qui publient des feuilletons généralement mensuels : la philosophie par Jean
Lacroix, d’octobre 1945 jusqu’en 1980 ; l’histoire par André Latreille, de septembre
1945 jusqu’en 1972 ; la géographie par Yves-Marie Goblet à partir de janvier 1945, qui
reprend sa chronique du Temps jusqu’en 1955, puis par Maurice Le Lannou. On peut
également ajouter les chroniques de Marcel Brion (lectures étrangères) et d’Yves
Florenne (revue des revues). Ainsi, deux catégories de feuilletonistes coexistent dans
les pages du Monde : les professionnels, spécialistes d’un sujet (la philosophie,
l’histoire, la musique) et les journalistes, tels Émile Henriot, ou Robert Kemp pour le
théâtre. À examiner les itinéraires, le feuilletoniste littéraire apparaît comme un
journaliste qui souhaite entrer en littérature : non seulement il fait œuvre de critique
littéraire dans son feuilleton, mais encore il écrit des recueils de poésie, d’histoire
littéraire, des romans ; finalement, son destin est d’entrer à l’Académie française,
comme Émile Henriot, Robert Kemp, Pierre-Henri Simon et Bertrand Poirot-Delpech.
Il faut souligner que le feuilleton est un espace affermé, dans lequel le feuilletoniste est
libre de traiter les livres qu’il souhaite.
315 Le «feuilleton» est une très ancienne tradition journalistique française, introduite dans le
Journal des débats en 1801. Au bas de la première page, séparé par un filet, le feuilleton traite de la
critique théâtrale, puis des beaux-arts ou de littérature. En 1836, Émile de Girardin le remplace par un
«feuilleton-roman», mais la tradition perdure dans les journaux sérieux pour la critique littéraire ou
théâtrale.
316 La rupture avec l’autodidacte anticlérical et bon vivant Émile Henriot est totale. Cependant,
demeure la commune fidélité à une tradition conservatrice de la critique littéraire française. Ainsi
qu’une commune fidélité au patron du Monde : Émile Henriot, en 1944 et en 1951, s’était par deux
fois placé à la tête de la rédaction, pour réclamer la nomination d’Hubert Beuve-Méry d’abord, puis
pour le soutenir contre ses détracteurs ; en 1957, l’officier catholique Pierre-Henri Simon, avec
Contre la torture, avait pris le parti du Monde et de Sirius dans le combat contre la « sale guerre »
d’Algérie.
666 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
soixante, pour finir par occuper quatre pages du quotidien. À la suite d’une enquête de
lectorat réalisée en 1966, qui montrait que les pages culturelles étaient très appréciées
des lecteurs du Monde, Jacqueline Piatier crée Le Monde des livres le 1 er février 1967
et le dirige jusqu’en 1983; sa succession est assurée par son adjoint, François Bott, de
1983 à 1991, puis par l’adjointe de ce dernier, Josyane Savigneau depuis 1991, tandis
que le feuilleton est repris par Bertrand Poirot-Delpech de 1973 à 1989, par Michel
Braudeau de 1989 à 1993, enfin par Pierre Lepape, du 19 mars 1993 à juin 2001, date à
laquelle le feuilleton disparaît des colonnes du quotidien. La logique éditoriale aurait
voulu que les feuilletonistes rejoignent tous Le Monde des livres ; mais seul
Pierre-Henri Simon l’accepte, André Latreille, Jean Lacroix et Maurice Le Lannou
conservant leur espace propre. Pendant une dizaine d’années, l’ancienne et la nouvelle
approche des livres coexistent. Cependant, Le Monde des livres phagocyte
graduellement les feuilletonistes. Parallèlement, il apparaît nécessaire de conserver des
pigistes prestigieux ou connaisseurs de certains sujets. Tout alors est dans le subtil
équilibre entre les collaborations extérieures et les contributions des rédacteurs de la
maison, ceux du Monde des livres avant tout, mais également ceux des autres services
et bientôt des retraités.
La professionnalisation journalistique de la critique s’affirme avec Jacqueline
Piatier, journaliste avant tout, qui n’a pas l’ambition de mener une carrière de
romancière, mais celle d’exercer son métier321. En définitive, l’approche des livres au
Monde est passée de l’individuel au collectif : chacun des rédacteurs et des pigistes
peut y défendre les auteurs ou les livres qu’il apprécie, avec une grande liberté, mais
sous la contrainte nécessaire de l’équipe, actuellement composée de sept journalistes
permanents (Josyane Savigneau, chef de séquence, Patrick Kéchichian, chef adjoint,
Alain Salles, Christian Massol, Philippe-Jean Catinchi, Raphaëlle Rérolle, Florence
Noiville), et de deux pigistes réguliers (Jean Birnbaum et Émilie Grangeray), auxquels
s’ajoutent les pigistes issus des professions littéraires et universitaires. Le Monde des
livres est une réussite éditoriale, les ventes du jeudi étant généralement supérieures à
celles du mardi et du mercredi \ mais également un succès commercial : alors que la
publicité des éditeurs représentait moins de 8 % du total de la publicité commerciale
dans les années soixante, elle atteint 10 à 12 % du total à partir de 1975. En termes de
chiffre d’affaires, la publicité des éditeurs demeure stable de 1975 à 1999 autour de 20
millions de francs déflatés (environ 3 millions d’euros). Le Seuil et Gallimard figurent
parmi les premiers annonceurs du Monde. À raison de 12000 signes par page et de 8 ou
10 pages par livraison, Le Monde des livres compte 96 000 à 120 000 signes ; il rend
compte de 35 à 40 livres par semaine pour le 8 pages et de 55 à 60 livres par semaine
pour le 10 pages. Au total, plus de 2 500 livres par an font l’objet d’une chronique, sur
les 7 000 à 8 000 reçus.
journal. Ils le lisent parce qu’ils ne trouvent pas mieux ; ils y trouvent des choses qu’ils
ne trouvent pas ailleurs1. »
322 Hubert BEUVE-MÉRY, Paroles écrites, texte établi par Pierre-Henry Beuve-Méry,
Grasset, 1991, p. 188. L’essentiel de ce livre est composé de la retranscription des entretiens
qu’Hubert Beuve-Méry donna à Pierre-André Boutang de novembre 1988 à mai 1989.
323 Conseil d’administration de la SRM, «Les journalistes du Monde entendent défendre
solidairement leur honneur», Le Monde, 28 février 2003. Communiqués de la CFDT et du
SNJ-CGT, Le Monde, 2-3 mars 2003.
324 Robert SOLÉ, «Face à face», «Après la tourmente» et «Paroles de lecteurs», Le Monde des
2-3 mars, 9-10 mars et 16-17 mars 2003.
325 Voir notamment : «Enquêter et pariois rectifier», Le Monde, 30-31 mars 2003 ; «Le plus
court chemin », Le Monde, 18-19 mai 2003 ; « Mauvaise graine», Le Monde, 6-7 juillet 2003 ;
«Fantaisies en vitrine», Le Monde, 14-15 septembre 2003 ; «Relu et amendé», Le Monde, 7-8
décembre 2003; «Appellations d’origine», Le Monde, 14-15 février 2004; «Bonnes feuilles», Le
Monde, 29 février et 1" mars 2004 ; «À l’autre bout du Monde», Le Monde, 4-5 avril 2004 ; « Et
autres clichés », Le Monde, 11-12 avril 2004 ; « En devançant l’horloge », Le Monde, 9-10 mai 2004
; « Le temps de la réflexion », Le Monde, 6-7 juin 2004 ; « Les tables de la loi », Le Monde, 13-14
juin 2004.
670 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
et Jean-Pierre Tuquoi sont élus. Sylvia Zappi, déléguée CFDT, Hervé Kempf et Jean- Pierre Tuquoi
sont considérés comme «critiques» à l’égard de la direction. À l’issue de cette élection, le conseil de
gérance est composé de Grégoire Allix, Marie-Béatrice Baudet, Laurence Caramel, Ariane
Chemin, Jean-Michel Dumay, Frédéric Edelmann, Christophe Jakubyszyn, Hervé Kempf,
Jean-Louis Saux, Jean-Pierre Tuquoi, Gilles Van Kote et Sylvia Zappi. À l’assemblée du 28 juin
2004, Jean-Louis Saux est réélu, tandis que Laurence Caramel, qui ne se représentait pas, est
remplacée par Nicolas Bourcier.
332 En 2003, la SRM compte 333 rédacteurs en activité et 90 retraités.
333 Les citations sont extraites du texte «Propositions pour les élections à la SRM», diffusé à
une partie de la rédaction le 16 mai 2003.
672 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
plus tard, la direction de la rédaction est à nouveau modifiée, parce qu’en décembre
2003 Jean-Paul Besset décide, pour des motifs familiaux, de prendre une retraite
anticipée et de retourner à Toulouse1, tandis que le 1er juin 2004, Alain Frachon prend la
direction de l’hebdomadaire Le Monde 2.
Le malaise de la rédaction, exacerbé par les livres critiques sur le journal, qui reste
l’œuvre collective des journalistes, tient également au fait que, individuellement et
collectivement, les rédacteurs sont conjointement salariés de l’entreprise, actionnaires
du groupe et responsables de leurs écrits. Le malaise se traduit donc par une grogne
polymorphe qui s’exprime tour à tour contre la hiérarchie de la rédaction, contre la
gestion de l’entreprise et contre le contenu ou la forme du journal. En tant que salariés,
les rédacteurs s'expriment en souhaitant que l’action de la commission des salaires,
émanation de la Société des rédacteurs du Monde créée en 1968, soit plus tangible,
mais ils revendiquent également que la progression de carrière dans la hiérarchie soit
plus rapide. Le risque est alors de confondre la SRM avec un syndicat de journalistes.
En tant qu’actionnaires, les rédacteurs ont accepté la fusion avec PVC, mais la crainte
d’une dissolution de leur spécificité dans le vaste ensemble du nouveau groupe se
traduit par des interrogations sur l’avenir du journal. L’inquiétude à l’égard de la
cotation du groupe en Bourse ou face à d’hypothétiques licenciements 337 338, traduit
surtout l’appréhension de perdre la véritable particularité du Monde, la position
hégémonique de la rédaction. Enfin, en tant que journalistes, les rédacteurs font part de
leurs préoccupations rédactionnelles et déontologiques : ainsi, certains demandent le
renforcement du rôle du médiateur, qui pourrait être chargé de réaliser des
contre-enquêtes sur les points controversés de la couverture rédactionnelle, tandis que
d’autres - ou les mêmes - s’interrogent sur les manchettes de une ou sur les procédures
des enquêtes de certains collègues.
337 Cependant, l’affaire Alègre n’arrange pas les choses : dans un article signé Jean-Paul Besset
et Nicolas Fichot, paru dans l’édition datée du 17 juin 2003, Le Monde avait affirmé que les
gendarmes chargés de l’enquête sur des soirées sado-masochistes qui auraient été organisées dans
les années quatre-vingt-dix par Patrice Alègre, avaient trouvé des « éléments et témoignages » dans
« la maison du lac de Noé », située au sud de Toulouse. Le quotidien assurait notamment que les
gendarmes avaient « découvert dans les murs plusieurs fixations d’anneaux qui avaient été meules».
Le Monde rapportait également des témoignages (qu’il avait lui-même recueillis) parlant de « cris »
et de « draps ensanglantés ». Jean-Marie Colombani, Jean-Paul Besset et Nicolas Fichot sont mis en
examen pour diffamation en février 2004.
338 Faut-il rappeler que Le Monde n’a jamais licencié de rédacteurs, en dehors de quelques cas
particuliers de licenciements pour faute professionnelle. Les départs ont toujours eu lieu dans le
cadre de plans sociaux, sur la base du volontariat.
674 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
Le sondage réalisé par Ipsos pour le compte de la Société des rédacteurs du Monde
traduit ces trois facettes des interrogations des rédacteurs 339 . 37 % des rédacteurs
évoquent l’impact du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen pour expliquer les raisons
de la baisse de la diffusion, mais ils l’expliquent aussi par «la dégradation du contenu»
ou par «le choix dans le traitement de l’information », ou encore par «la conjoncture
générale, la crise de la presse et la concurrence des journaux gratuits et de l’Internet ».
Les journalistes du Monde sont inquiets pour l’avenir économique du quotidien (66 %),
mais ils restent majoritairement satisfaits d’y travailler (à plus de 70%), notamment en
raison des avantages sociaux (89%) et de l'image valorisante du journal. Enfin, 75 %
des rédacteurs jugent que les règles de rémunération manquent de clarté. Le
questionnaire portait en outre sur plusieurs points qui pouvaient prêter à confusion : la
question de la parité de traitement entre les hommes et les femmes, la lecture (ou non)
des éditoriaux, la hiérarchie de l’information en une du journal et les manchettes, le
degré de satisfaction concernant l’hebdomadaire Le Monde 2, la réalisation de «
suppléments pays » par Intermédia, 1 indépendance du journal, l’explication de la
stratégie par la direction, etc. Intéressant à plus d’un titre, ce questionnaire, destiné à
rester en interne mais inévitablement rendu partiellement public par des rédacteurs du
quotidien, traduit le manque de repères de nombreux rédacteurs, ainsi que de ses
concepteurs au sein de la Société des rédacteurs du Monde.
En effet, à la différence des autres sociétés de rédacteurs, la Société des rédacteurs
du Monde est le premier actionnaire de l’entreprise et détient la minorité de blocage sur
tous les actes importants. Aussi, faire cohabiter dans une même interrogation les
préoccupations des salariés, des journalistes et des actionnaires pose-t-il des
problèmes. La société des rédacteurs du Nouvel Observateur a certes élaboré une
charte, mais elle se limite aux aspects rédactionnels et à la nomination du directeur de
la rédaction, Claude Perdriel demeurant sans partage le patron du groupe. À la suite du
rachat de la Socpresse par Serge Dassault, les rédacteurs du Figaro ont rédigé un texte
proclamant leur indépendance, mais ils savent que la voie est étroite entre la
soumission et la révolte. Dans son
339 320 questionnaires ont été envoyés aux membres en activité de la Société des rédacteurs du
Monde en avril 2004. 180 questionnaires (56 %) ont été remplis et retournés à Ipsos. Voir Olivier
COSTEMALLE, « L’impact de la Face cachée ? », Libération, 5-6 juin 2004 et Stéphane BOU, «Le
Monde, le jour juin d’après», Charlie Hebdo, 2 juin 2004. Après dépouillement du questionnaire,
Ipsos est venu rendre compte des résultats lors d’une réunion du comité de rédaction.
672 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
histoire heurtée, Le Figaro a connu plusieurs changements de mains : en
quatre-vingts ans, Le Figaro a été repris par François Coty, par son exfemme,
Yvonne Cotnareanu, par Jean Prouvost et Ferdinand Beghin, par Robert Hersant
et maintenant par Serge Dassault. Les journalistes se sont généralement
accommodés de ces modifications, mais, en 1969, ils ont fait grève pendant dix
jours pour faire respecter leur indépendance. Enfin, la société des rédacteurs de
Libération, qui dispose également d’une charte, demeure dans l’expectative en
attendant une recomposition du capital d’un journal qui n'est plus viable dans sa
configuration actuelle : tout dépendra de la solution trouvée avec les apporteurs
de capitaux pour ménager les susceptibilités des journalistes.
La médiation
Finalement, après avoir proclamé partout que l’affaire Péan-Cohen contre Le
Monde, ou vice-versa, serait tranchée devant le tribunal de grande instance de
Paris, le 3 juin 2004, le premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet,
aboutit à une médiation entre les parties1. Une quinzaine d’avocats étaient
pourtant mobilisés, près de cent témoins devaient être entendus durant deux mois
de débats. La crainte de l’encombrement du Palais, et, pour Le Monde, le désir
d’en terminer avec les rumeurs médiatiques ainsi que, pour les auteurs, le souhait
de percevoir des droits d’auteurs bloqués par leur éditeur ont sans doute joué pour
éviter un procès où chacun risquait de perdre plus qu’il ne pouvait gagner. Le
communiqué du médiateur de justice, publié dans Le Monde du 8 juin 2004, clôt
donc une affaire, qui laisse des traces dans l’opinion et à l’intérieur du journal.
Dans une formulation assez alambiquée, il donne, pour l’essentiel, satisfaction
aux divers plaignants du Monde, tout en préservant des espaces pour les thèses de
Pierre Péan et Philippe Cohen. La presse, dans son ensemble fort circonspecte, se
fait l’écho de la médiation d’une manière assez mesurée, à l’exception notable de
Pierre Marcelle et de Daniel Schneidermann, qui, dans Libération, continuent à
poursuivre Le Monde de leur vindicte340 341.
Le recul manque ici à l’historien pour tenter d’analyser les conséquences
340 Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Mine, Le Monde SA, la Société des rédacteurs du
Monde, Ariane Chemin, Jacques Follorou, Hervé Gattégno, Xavier Culioli, Ghislain Delplace, contre Pierre
Péan, Philippe Cohen et Fayard.
341 Voir Pierre MARCELLE, «Prolongation 1 » et «Prolongation 2», Libération, 14 et 15 juin 2004 ;
Daniel SCHNEIDERMANN, «La face voilée du Monde», Libération, 11 juin 2004.
FAIRE FACE 673
de cette affaire. Les attaques précédentes s’étaient traduites par une chute des ventes
durant quelques mois ; la plus violente, celle du milieu des années soixante-dix, avait
entraîné une perte de 12 000 lecteurs, compensée en un peu plus de dix-huit mois.
Cependant, la situation de la presse quotidienne et du Monde en particulier n’a plus rien
de comparable avec celle d'il y a trente ans. La concurrence de la télévision et d’Internet,
ainsi que l'état dramatique de la distribution en France font peser sur les quotidiens des
menaces autrement plus lourdes qu’au milieu des années soixante-dix. Néanmoins,
l’interrogation demeure la même : Le Monde a-t- il du pouvoir, trop de pouvoir, ce qui
lui permettrait d’influencer l’opinion, les politiques, les entreprises, les juges, voire les
artistes et d’user de son pouvoir d'influence pour satisfaire ses appétits de puissance ou sa
réussite financière ?
Le pouvoir du Monde
Ce serait accorder un trop large pouvoir au quotidien que de croire qu à lui seul il peut
influencer l’opinion ou changer le cours politique de la France. Les médias, et Le Monde
comme les autres, accompagnent les évolutions de l’opinion et de la société ; tantôt ils les
précèdent, tels L Express et Le Monde durant la guerre d’Algérie, tantôt ils les suivent,
comme une grande partie des médias au moment du référendum pour la ratification du
traité de Maastricht, mais ils ne peuvent sans risque chercher à entraîner l’opinion dans
des analyses que les citoyens récuseraient. Le prétendu soutien que Le Monde aurait
accordé à Michel Noir ou à Edouard Balladur révèle que le journal n’a pas l’influence
que certains lui accordent, puisque ses « poulains » n’ont pas eu le destin que Le Monde
leur aurait prédit. Jean-Claude Casanova souligne la prétendue naïveté, «celle de croire
que les lecteurs du Monde vont y chercher des consignes de vote et sont facilement
influençables342 ». En effet, Le Monde, pas plus que les autres médias, n’a de pouvoir
d’influence directe ; ce sont les lecteurs, les électeurs qui ont le pouvoir de sanctionner.
Le quotidien ne peut que les éclairer, et il doit le faire honnêtement, sauf à risquer de
perdre ses lecteurs ; il ne peut leur mentir sans encourir une sanction immédiate, de ses
confrères qui ne manqueraient pas de révéler les abus, et de ses lecteurs qui retireraient
leur confiance.
Les études sociologiques et historiques sur les publics des médias et sur
342 Jean-Claude CASANOVA, «Sur une conception de la presse, Le Monde et ses critiques», Commentaire, n°
104, hiver 2003-2004.
674 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
leur influence dans l’opinion montrent que les médias n’ont qu’une faible influence sur
la décision des citoyens *. Laisser croire que Le Monde peut à lui seul, parce qu’il serait
un «hyper-média» lu par tous les journalistes et par toute la classe politique, influencer le
cours de l’histoire française, c’est faire preuve, au mieux d’une grande naïveté, au pire
d’une forte dose de rouerie. Les journalistes, les hommes politiques, les chefs
d’entreprise, les intellectuels et les artistes, mais également les simples citoyens, y
compris « les plus démunis 343 344 » disposent de filtres affectifs, psychologiques,
culturels et politiques qui leur interdisent de prendre pour argent comptant ce que dit un
journal, fût-il de référence. Jean-Noël Jeanneney l’affirme en conclusion de son histoire
des médias : «En somme, il s’agira de redonner toute sa place à cette évidence parfois
occultée et que pourtant les démocrates responsables ne doivent pas se lasser de remettre
à jour : à chaque époque, dans chaque société libre, les médias ne constituent jamais je ne
sais quelle puissance surplombante qui imposerait ses valeurs, ses oukases et ses tics à
une nation passive. Les citoyens peuvent bien grommeler, s’indigner, protester - à la fin
des fins ils font des médias ce qu’ils sont. Il leur revient de le savoir et de l’assumer, pour
la vigilance et pour l’action345.» La question est de savoir si les citoyens français, et avec
eux les hommes politiques, désirent encore le maintien d’une presse quotidienne forte ;
leur comportement, en tant que consommateurs, permet d’en douter.
343 Voir notamment : Jay BLUMLER, Roland CAYROL et Gabriel THOVERON, La télévision
fait-elle l'élection?, Presses de la FNSP, 1978; Claude NEUSCHWANDER et René RÉMOND,
«Télévision et comportement politique», Revue française de sciences politiques, juin 1963 ; «Les
médias font-ils l’élection ? Retour sur un débat», entretien avec René Rémond, Le Temps des médias, n°
3, octobre 2004.
344 Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, «Sociologues des mythologies et
mythologies des sociologues», Les Temps modernes, décembre 1963.
345 Jean-Noël JEANNENEY, Une histoire des médias des origines à nos jours, Le Seuil, 1996, p.
348.
346 Respectivement, de 1 946 000 à 1 822 000 exemplaires pour la PQN et de 5 850 000 à 5 566
000 exemplaires pour la PQR.
FAIRE FACE 675
les autres, mais la diffusion totale payée des trois quotidiens nationaux, Le Figaro, Le
Monde et Libération, qui atteignait 958000 exemplaires en 1990 est tombée à 900000 en
2003. Cette chute de 6% de la diffusion des quotidiens de qualité est inégalement répartie
: Le Monde a gagné 14000 exemplaires depuis 1990 (+4 %), mais Le Figaro a perdu 50
500 exemplaires (-12,5 %) et Libération 21 500 exemplaires (-12%) depuis cette date.
Dans le même temps, la part de la presse quotidienne nationale dans le total des
investissements publicitaires, qui représentait encore 8 % du total en 1990, a chuté à 4 %
en 2003. Les deux sources de revenus des quotidiens nationaux, le lectorat et les recettes
publicitaires sont donc en récession.
Face à cette situation, les quotidiens sont contraints de maîtriser les coûts de
production et de distribution, d’autant plus que ces deux postes ne fonctionnent pas de
manière optimale. Le quotidien, produit industriel de grande consommation dont le prix
de vente unitaire est faible, ne peut trouver un équilibre économique que dans une
production et une distribution de masse. En outre, un quotidien étant un produit qui
devient rapidement obsolète, l’impression et la diffusion doivent être réalisées en un
temps réduit. Pendant plus de cent ans, de l’invention de la presse à grand tirage dans la
deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’aux années quatre- vingt, cette économie
industrielle a été fondée sur l’emploi d’un grand nombre d’ouvriers de multiples
catégories, qui, en travaillant en parallèle, pouvaient produire et distribuer de nombreux
exemplaires en peu de temps. Toutefois, depuis un quart de siècle, l’informatisation des
processus de fabrication et de diffusion a considérablement réduit le nombre des
ouvriers, au profit des techniciens, des machines et des logiciels. Mais pendant le siècle
de la presse industrielle, les ouvriers du Livre ont acquis un monopole, assorti de fortes
rémunérations et de conditions de travail particulièrement favorables. Leurs méthodes
d’organisation, faites du mariage de la cohésion corporative et communiste avec des
pratiques anarcho-syndicalistes, leur ont permis de négocier la modernisation de la
presse en obtenant des avantages matériels, assortis d’une lenteur extrême dans
l’application des mesures de compression de personnel, toujours en retard sur les gains
de productivité des autres branches.
Le problème de la diffusion des quotidiens par les NMPP est lié à la question
industrielle proprement dite, dans la mesure où le système est un héritage de la
restructuration de la presse française en 1944-1947 et parce que les ouvriers du Livre
conservent un poids considérable dans l’organisation des NMPP. Le plan de
modernisation adopté en 1994 et le «plan de modernisation stratégique», adopté en 2000,
ont permis de
676 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
faire baisser le coût d’intervention des messageries, mais il doit encore diminuer, afin de
permettre aux éditeurs et aux marchands de journaux d’accroître leurs recettes
respectives. La grande inquiétude de la presse concerne en effet la disparition des points
de vente : en cinq ans, 3 000 des 32 000 diffuseurs ont fermé boutique, pour la plupart
parce que leur rémunération est insuffisante par rapport à un temps de travail élevé. Le
Conseil supérieur des messageries de presse met en place en juillet 2004 un plan d'aide
aux diffuseurs de presse, mais il ne résoudra pas les problèmes de fond, qui sont liés à
l’inadaptation aux conditions modernes de diffusion, de la loi Bichet, des NMPP et des
porteurs de journaux. Le système installé en 1947, sous couvert de sauvegarder le
pluralisme politique par le système des coopératives et le droit de tout journal à être
distribué, a constitué une organisation anti-économique : les NMPP, au lieu de se soucier
des lecteurs et du vendeur final qui est à leur contact, ont privilégié les
manutentionnaires de papier, affilié au Syndicat du livre. Trop d’emplois faiblement
qualifiés et la mauvaise répartition géographique des points de vente qui tardent à suivre
les évolutions de la population française traduisent cette absence de souci du client.
Cependant, pour Le Monde, la question la plus urgente reste celle de sa filiale Le
Monde Imprimerie, qui demeure en déficit structurel et constitue le tiers des pertes du
groupe : en 2003, les charges d’exploitation ont atteint 44,9 millions d’euros pour un
chiffre d’affaires de 40,2 millions d’euros. À la fin de l’année 2003, Jean-Marie
Colombani espérait pouvoir vendre l’imprimerie à un opérateur industriel professionnel,
mais, devant le coût de fonctionnement de l’imprimerie, aucun imprimeur ne s’engagea.
En dépit d’investissements très lourds347 et malgré l’arrivée de nouveaux clients, qui
représentent 27 % du chiffre d’affaires, le retour à la rentabilité du Monde Imprimerie
passe par une réduction des frais de personnel et du nombre des emplois. La presse
parisienne est en effet un des rares secteurs industriels où la modernisation et
l’automatisation des tâches se traduisent par une faible augmentation voire par une chute
de la productivité. Le Syndicat du livre privilégie le maintien d’emplois fortement
rémunérés assortis d’un temps de travail réduit. Ainsi, le salaire moyen brut d’un ouvrier
de l’imprimerie du Monde est de 4 000 euros par mois ; en conséquence, 32 pages du
supplément Aden sur papier journal coûtent aussi cher à fabriquer que 52 pages d’un
magazine tiré ailleurs.
347 En cinq ans, plus de 50 millions d’euros ont été consacrés à la modernisation et au
développement de l’imprimerie d’Ivry, notamment avec l’achat d’une troisième rotative, mise en
service en juillet 2003.
FAIRE FACE 677
En 2003, sur les 315 personnes employées par Le Monde Imprimerie, 257 ont le statut
d’ouvriers1 et 38 sont des cadres techniques. La moyenne d age des ouvriers, 43 ans, est
relativement élevée, alors que 67 % des ouvriers ont moins de 6 ans de présence dans
l’entreprise. La pratique du Syndicat du livre, qui fait tourner les effectifs entre les
imprimeries et les équipes, sans tenir compte des impératifs techniques et de production,
conduit ainsi à employer un personnel aux qualifications incertaines et qui connaît mal
les machines. À la suite d’un audit contradictoire réalisé à l’imprimerie d’Ivry en mars
2004 et dans le cadre d’un plan social régional négocié entre le Syndicat de la presse
parisienne et le Syndicat du livre, Le Monde Imprimerie s’apprête à faire partir en
préretraite une centaine d'ouvriers de plus de cinquante ans, ce qui permettra de réduire
la masse salariale d'environ 9 millions d’euros et de ramener la filiale à l’équilibre348 349.
Le retour à l’équilibre de l’imprimerie favorisera la remise en ordre du groupe, même si
les acquis essentiels viendront de la structuration du nouveau groupe.
La structuration du groupe
La fusion des groupes Le Monde, PVC et Midi libre en une seule entité juridique, la
Société éditrice du Monde (SEM), doit favoriser les synergies industrielles,
commerciales et de service sans attenter à l’indépendance rédactionnelle de chacun des
titres. Au début de l’année 2004, le directoire décide d’une organisation en 5 pôles :
PQN, PQR, Magazines et livres, Numérique et Régies. Le Monde SA, société holding du
groupe, conduit la stratégie d’ensemble et coordonne les actions dans les domaines
juridique et financier, ainsi que pour les ressources humaines, la communication, la
gestion des participations, les études, le marketing et l’informatique. Un comité exécutif,
qui réunit le directoire, les directeurs de chaque pôle et les directeurs des services
communs, est chargé de la gestion de l'ensemble. Cette organisation avait été anticipée
dès le 15 septembre 2003, lorsque Marie-Laure Sauty de Chalon prit la présidence de
«La Grande Régie», qui regroupe les régies publicitaires du Monde (Le Monde
Publicité), de PVC (Publicat) et du Nouvel Observateur (Régie Obs).
groupe Le Monde est déficitaire depuis trois ans : 13 millions d’euros en 2001, 19
millions en 2002 et 25 millions en 2003, soit un total cumulé de 57 millions,
correspondant à la valeur des ORA souscrites. Il apparaît donc nécessaire de consolider
l’ensemble des finances du groupe et de retrouver des marges bénéficiaires. Ce retour à
la rentabilité ne peut être mené que sur deux fronts : la réduction des charges
d’exploitation, notamment du Monde Imprimerie et du quotidien, et la relance des
journaux du groupe, tant au niveau de la diffusion qu’au niveau des recettes publicitaires.
En outre, une troisième source de rentabilité résultera des synergies commerciales et des
économies générées par la puissance du nouvel ensemble en termes d'achats et dans les
négociations avec les fournisseurs et les sous- traitants. La relance rédactionnelle et
commerciale passe par l’invention de nouvelles formules ; ainsi, la maquette de
l’hebdomadaire La Vie est rénovée en mars 2004, tandis que les inspecteurs des ventes
du Monde le prennent en charge pour la diffusion en kiosque, qui restait jusque-là
marginale. Mais c’est la diffusion du quotidien Le Monde qui fait l’objet de toutes les
attentions. La diffusion totale passe de 416 774 exemplaires par jour en 2002 à 398 939,
soit une chute de 4,28 % L La diffusion totale payée perd 4,38 %, de 407 085 en 2002 à
389 249 en 2003 ; la diffusion payée à l’étranger perd 3,95 %, de 45 831 en 2002 à 44
018 en 2003 ; la diffusion France payée chute de 4,43 %, de 361 254 en 2002 à 345 231
en 2003. Certes, elle demeure supérieure à celle de l’année 1999, mais 40% des 40 000
exemplaires gagnés en cinq ans grâce à la nouvelle formule sont perdus. Reflet de la crise
de la distribution de la presse quotidienne, les ventes au numéro baissent de 6,7 % en un
an, alors que les abonnements ne diminuent que de 1,29 %.
Le Monde 2
Les moyens de la reconquête du lectorat de la presse quotidienne nationale sont
connus depuis longtemps, dans la mesure où ils ont été expérimentés dans la plupart des
pays démocratiques développés : face au déclin de la presse d’opinion purement
politique, il faut accroître l'offre de
1. La diffusion gratuite, 9 690 exemplaires en 2002 et 9 689 exemplaires en 2003, fait l’objet d’une
analyse. Un millier d’exemplaires sont distribués chaque jour dans l’entreprise, les annonceurs
reçoivent des services gratuits de justification, les confrères bénéficient d’un échange d’abonnements.
En outre, 750 exemplaires sont adressés chaque jour aux retraités du Monde, dont seulement 90 à des
anciens rédacteurs, qui seuls bénéficiaient de la gratuité lorsqu’elle fut introduite dans les années
soixante. Cette distribution est supprimée, ce qui suscite quelque émoi chez les anciens.
FAIRE FACE 681
exemplaires (+25 %) dès le numéro 5, paru à la fin février. Les objectifs des ventes sont
difficilement tenus, tandis que ceux de la publicité ne sont pas atteints : les vingt-cinq
premières livraisons totalisent 322 pages de publicité, alors qu’il en aurait fallu 400 pour
assurer la rentabilité du supplément.
Après quelques semaines de réflexion, la direction décide d’interrompre la parution
durant le mois d’août 2004 et de revoir la formule. En effet, l'hebdomadaire devait
respecter des impératifs difficilement conciliables : il fallait réaliser un hebdo qui ne soit
pas un news magazine de plus, il ne fallait pas phagocyter le quotidien en traitant de
l’actualité chaude, mais Le Monde 2 ne devait pas ressembler au mensuel qui l’avait
précédé. Le 1er juin 2004, Alain Frachon prend la direction du Monde 2, tandis que
Jacques Buob demeure rédacteur en chef ; François Siegel, qui avait lancé le magazine,
est contraint de prendre du recul et devient conseiller de la direction. En septembre 2004,
Le Monde 2 paraît sous une formule plus ludique et plus proche des attentes des lecteurs.
Reste que la vente le samedi continue à poser des problèmes. Aussi, est-il décidé qu’à
partir de septembre 2004 le supplément radio-télé, dont les ventes sont dynamisées par
l’offre d’achat de DVD1, est mis en vente le samedi, tandis que Le Monde 2 est publié le
vendredi.
Avec Le Monde 2, la direction et la rédaction du quotidien sont en passe de
s’affranchir des derniers tabous qui pèsent depuis plus de vingt ans sur le journal : Le
Monde doit chercher à attirer les lecteurs, il ne doit pas se contenter de proposer une offre
de qualité, qui trouverait son chemin sans aucune préoccupation commerciale. Il ne
manque plus, pour réaliser l’essentiel du plan de relance proposé par André Laurens en
1982-1984, mais refusé à l’époque par la rédaction, que de faire paraître le journal le
matin au lieu de l’après-midi350 351. En effet, si Le Monde est un quotidien vespéral, c’est
parce qu’il a hérité cette parution du Temps et d’une époque révolue. Le Temps, pour se
distinguer de la grande presse populaire paraissant le matin et pour fournir les cours de
Bourse à ses abonnés était diffusé dans l’après-midi. Toutefois, depuis la Seconde
Guerre mondiale, les conditions économiques et culturelles de la presse
350 La vente de DVD couplée à la vente du quotidien permet d’accroître la diffusion, d’attirer de
nouveaux lecteurs, dont une partie sera fidélisée, et de fournir aux marchands de journaux un
supplément de recette qui les satisfait.
351 André Laurens proposait la publication d’un supplément de fin de semaine, Le Monde
illustré, le passage à la diffusion matinale et la réduction de l’imprimerie à un statut de prestataire de
service.
FAIRE FACE 683
352 L’immeuble du boulevard Blanqui représente 9 600 m2 de bureaux, répartis sur dix niveaux.
Le loyer de 7 millions d’euros par an est à peine plus coûteux que celui de l’immeuble la rue Claude
Bernard, qui devait de toutes façons être quitté parce qu’il doit être désamianté.
684 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
«Un quotidien de référence acquiert cette qualité du fait qu’il s’est auto- investi
porte-parole d’un processus fondateur, au sein de la communauté nationale. Ainsi,
El Pais, pour la transition démocratique en Espagne ; Le Monde, pour la volonté de
modernisation de la France après 1945 ; la Frankfurter Allgemeine Zeitung, pour la
réhabilitation de la culture allemande dans un pays devenu synonyme de barbarie ;
ainsi encore la Gazeta Wyborcza, expression de la nouvelle démocratie polonaise,
etc. À cette raison fondatrice du journal correspondait une vocation d’excellence
dans l’information, aussi bien dans la forme que dans le contenu. Les quotidiens de
référence se voulurent tous, à leur début, d’une grande sobriété dans leur
administration et leur gestion, et dans leurs modalités formelles. [...]
L’audiovisualisation de la sphère et des usages médiatiques, la concentration
des entreprises de communication et l’oligopolisation du pouvoir d'informer ont
bouleversé le monde des médias. Conserver l’autonomie et l’indépendance d’un
organe d’expression écrite est devenu un exploit ; le tassement du nombre des
lecteurs et la désertion de la publicité au prolit de l’audiovisuel ont rendu difficile
leur survie économique. Les quotidiens de référence ont dû modifier leurs stratégies
et leurs comportements principaux. Us ont d’abord essayé de renforcer leur support
économique, en ayant davantage recours à la publicité, puis ont cherché à gagner
des lecteurs en devenant plus “impactants”, quitte à friser parfois le
sensationnalisme, et à utiliser des arguments de vente non
686 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
journalistiques - offre de livres et/ou de DVD avec l’achat du journal, etc. Ils ont, par
ailleurs, été contraints soit de s’intégrer dans un macrogroupe de communication soit
de s’autoconstituer eux-mêmes en groupe à travers l’achat, l’association ou la
promotion d’autres organes médiatiques h »
1. José ViDAL-BENEYTO, « Un journal de référence », La Règle du jeu, n°25, mai 2004, pp.177-181.
CONCLUSION 687
Barrillon, Raymond, 52, 66, 94, 102, 191, Berthet, André, 140
276, 301, 328, 347, 358, 372, 556 Bcrtoin, Jacques, 657
Barrin, Jacques de, 375 Besrest, Gaston, 149,409,451
Barthélemy, Joseph, 40 Besset, Jean-Paul, 524, 555 , 559, 669, 670
Bastid, Paul, 131 Béteille, Pierre, 190
Baudet, Marie-Béatrice, 232, 637, 667, Beuve-Méry, Geneviève, 502, 527,530
668 Beuve-Méry, Hubert, 8, 10, 13, 15-17, 21,
Baudois, 152 22, 24, 32-45, 47, 48, 50-55,57- 61, 64, 65,
Baudrieller, Marc, 576,604 67-73, 75, 77, 79-84, 87, 91, 92, 95-108,
Bayard-Presse, 418 111-113, 115-119, 121, 123-125, 128,
Bayet, Albert, 123,131,132,134,139 130-134, 148, 149, 151, 152, 157, 162,
Baylaucq, Nathalie, 523 163, 167- 174, 176, 183, 186-198, 202,
Baylet, Evelyne, 600 203, 206, 209, 211-213, 215, 216, 220-
Baylet, Jean, 151, 600 222, 226-230, 234, 235, 237-239, 242,
Baylet, Jean-Michel, 600 252, 260, 261, 263, 264, 268- 271, 278,
Beaugé, Florence, 10, 660 283 , 298, 301, 302, 304. 307, 309, 312,
Beaumont, Germaine, 78 323, 330, 340, 344 346-348, 350-352, 355,
Beauvoir, Simone de, 663 359, 364 370, 372, 379, 385, 390, 393, 398
Beer, Patrice de, 341 403, 415, 438, 440, 450, 456, 464 467,
Beffa, Jean-Louis, 534 468, 491, 512, 526, 527, 536, 539, 541,
Beghin, Ferdinand, 170, 672 544, 555, 556, 563, 564, 566-568, 573 ,
Bellanger, Claude, 134 578, 581, 584, 585, 624-626, 635, 636,
Bellecize, Diane de, 96 649, 650, 658, 661, 662, 665, 666, 669,687
Belloir, Arsène, 48,152,298 Beuve-Méry, Jean-Jacques, 220, 502,
Bellon, Jacques, 601 527,530
Beltran, Alain, 440 Beuve-Méry, Pierre-Henry, 39, 666 Beyer,
Ben, Philippe, 315 451
Bénéfices, 312 Bichet, loi, 136-138
Benoît, Alain, 219, 425 Bidault, Georges, 64
Béranger, Jacques, 217 Billaud, Olivier, 232,498,506,528,531,
Bérégovoy, Pierre, 479,508 614
Bergaentzlé, Gérard, 378 Binet, Jean, 285
Berge, Pierre, 532 Bingler, Roland, 146, 147
Berger, Françoise, 370, 377 Birnbaum, Jean, 664
Bergeroux, Noël-Jean, 349, 499, 500, 506, Bitoun, Pierre, 41
519, 530, 552, 555, 572 , 604, 622,637 Blanc, Christian, 561
Berl, Emmanuel, 654 Blanchet, maître, 174, 175
Berlusconi, Silvio, 9
Bernadot, RP, 42
Bernanos, Georges, 42
Bernard, Philippe, 440, 614
Bernheim, Nicole, 375
Berque, Jacques, 186, 191
INDEX 691
225-227, 230, 234, 235, 238, 242, 263, 370-372, 375, 393, 397, 408, 415-422,
264, 272, 276, 278, 281, 297, 298, 300, 425-428, 432, 433, 447, 450, 453, 455,
305, 308, 309, 319, 326- 328, 340, 343, 456, 458, 459, 464-468, 470, 522, 536,
344, 348-364, 369, 370, 372, 374-379, 545, 556, 584,606,624,627,651
381, 388, 390, 392, 394, 396, 415, 425, Fontaine, Jacques, 102
438, 456, 527, 556,571,573,626,664, Fontanet, Joseph, 345, 346
684 Forest, 152
Favrel, Charles, 102,117 Forfer, Suzanne, 34,35,220
Favrel, Georges, 63 Forum du développement, 386
Fechteler, amiral William, 111 Fourment, Alain, 506, 615, 624
Fechteler, rapport, 110, 111, 113,119 Fournier, Jean-Pierre, 367
Feis, comte de, 27 Fourtou, Jean-René, 632
Fenoglio, Jérôme, 669 Foye, René, 325
Ferenczi, Thomas, 10,14,234,397,506, 507, Frachon, Alain, 669, 670, 682
556, 564, 566, 568, 577, 579, 669 France-Antilles, 632, 641
Féron, Bernard, 10,191, 203,408 France-Dimanche, 327-329, 353, 411, 447
Ferrière, Marc de, 12 France-Inter, 418
Ferro, Maurice, 75, 80, 82, 101-103, France-Libre, 124
109,112,117,276 France-Observateur, 74,184
Ferry, Gilles, 41 Franceschini, Paul-Jean, 375,397
Fesquet, Henri, 102,227,341 France-Soir, 51, 53, 66, 117, 124, 133, 134,
Fesquet, Jean, 275 170, 224, 246, 246, 291, 337,
Feyel, Gilles, 135,484,578 353,451,643
FFTL, Fédération française des travailleurs Franco, Francisco, 197
du livre, 141, 142, 149, 150 Franc-Tireur, 62,124,131
Fichot, Nicolas, 670 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 685
Fiessinger, docteur, 153 Frappat, Bruno, 234,459,466,468-470, 499
Figueras, André, 115 Frèches, José, 603
Financial Times, 636 Frodon, Jean-Michel, 593
FLN, Front de libération nationale, 184, Fromont, Pierre, 34, 35, 103, 104, 112,
189,190,193 211,215
Florenne, Yves, 662, 663 Front national, 124
FNPC, Fédération nationale de la presse Fumet, Stanislas, 41,43,584,585
clandestine, 123, 131 Funck-Brentano, Christian, 34, 36, 45, 82,
FNPF, Fédération nationale de la presse 92, 96,98-100,103,220,298
française, 61,71,123,125,131,155, 165
FO, Force ouvrière, 150,408
Fogel, Jean-François, 520,524,555,594
Folliet, Joseph, 42,584,585
Follorou, Jacques, 672
Fondation Marc Bloch, 652, 653
Fontaine, André, 11, 12, 14, 15, 38, 46, 52,
54, 78, 99, 101, 102, 204, 227, 262, 264,
276, 277, 290, 344, 354- 356, 359,
696 HISTOIRE DU JOURNAL LE MONDE
586, 588, 619, 625, 637, 647, 648, 672 Nefftzer, Auguste, 24-26, 68
Minute, 373 Neuschwander, Claude, 674
Miot,Jean, 134 Nice-Matin, 600
Mireaux, Émile, 23, 28, 29 Nielsen, Sven, 343
Missika, Jean-Louis, 520 Nieutve Rotterdam, 315
Mitterrand, François, 17,195, 197,199, 344, Nixon, Richard, 659
345, 347-352, 370, 374, 394, 404, 479, NMPP, Nouvelles messageries de la presse
483, 505, 507-511, 514, 651.652 parisienne, 135-138,143,243, 252 , 254
Modiano, René, 15, 650 , 255 , 452 , 478, 482, 483,
Moie, Roland, 220,229 505,611,642,667,675,676
Moisan, loi, 150,151 Nobécourt, Jacques, 10, 203, 236, 375, 393
Mollet, Guy, 125,159,187-190,346 Noblecourt, Michel, 232,593,595,624,
Molotov, Viatcheslav, 64 625,637
Monatte, Pierre, 114 Noël, Bernard, 144
Moniteur des travaux publics, 311-313 Noir, Michel, 518,673
Monnerville, Gaston, 195 Noiville, Florence, 664
Monnet, Jean, 101,103 Nora, Fabrice, 669
Monod, Jérôme, 587 Nora, Pierre, 343
Montalembert, Charles de, 83 Nord-Éclair, 218
Mont-Servan, Nathalie, 65,268 Nord-Sud Export, 591
Morax, Gérard, 594 Nouaillas, Olivier, 647
Moreau, Dominique, 434 Nouchi, Frank, 593, 669
Morin, Edgar, 225,343 Nouvelles du Matin, 124
Morin, Jean, 425
Ockrent, Christine, 591
Mortaigne, Véronique, 614
OJD, Office de justification de la diffusion,
Moulin, Jean, 131
486
Mounier, Emmanuel, 41
Olech, Patrice, 27
Moustier, loi de, 174 Orange, Martine, 10, 633
Muhlmann, Géraldine, 651 Ordioni, Pierre, 65, 69
Muller, Guy, 203 Ormesson, Wladimir d’, 69
Mun, Albert de, 83 Oudin, Jérôme, 520
Muray, Philippe, 653 Ouest-France, 218, 337 , 432 , 437 , 585,
Murdoch, Rupert, 9,485, 581 600, 647,678
Musitelli, Jean, 509 Ouillon, Jean, 561
I. LA FONDATION, 1944-1958
2. Un projet rédactionnel.................................................................... 57
Un journal de référence......................................... 58
Laustérité .................................................................................. 59
Le succès du Monde se dessine dès 1945-1946 ......................... 62
La maquette ................................................ 63
L’exhaustivité............................................... 64
D’une doctrine implicite à des combats communs.................. Ç] Une
indépendance affirmée pendant la guerre froide
et la guerre d’Indochine ............................................................... (fi
Une Semaine dans le monde ......................................................... ?
Entre les deux blocs, Le Monde était-il neutre ? .........................
«Notre millième numéro» ........................................................... ....
Antiaméricanisme et anticommunisme ....................................... ....
Le Monde, le général de Gaulle et le RPF, juin 1946-mai 1953 ..... .....
Gaullisme, péguysme et beuve-mérysme................................... 83
En 1946, la lassitude constitutionnelle des Français, 84
Le Monde relais d’opinion ................................... 87
La question de l’entourage ......................................................... 87
La place du général de Gaulle et du RPF dans Le Monde ......... 88
Le Monde participe à la banalisation du RPF ............................ 89
Le RPF s’insère dans la vie parlementaire ................................. 91
Le général de Gaulle apporte son soutien à Hubert Beuve-Méry92
H expérience Pinay dévoile les contradictions du RPF............ 92