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J’ai honte de ce que je suis.

La honte réalise donc une relation intime de moi avec


moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes
complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas
originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l’on
puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure
première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce
geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement. Mais voici tout à coup que
je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et
j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma
conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive :
dans le champ de ma réflexion, je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne.
Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que
j’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un
jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui.
Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre.
Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je
pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais
portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je
ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je
reconnais que je suis comme autrui me voit.
Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Tel, pp. 265-266.

A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce


dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je
projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel
rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau
d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait
tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction –
comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose
faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu
absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs
en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elles tentent de restituer non seulement est sans
précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève
en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de
phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du
moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur
lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres
m’environnent.
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au
fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité
du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds
appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion
d’optique, le miracle, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de
l’audition... le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi,
mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un !
Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), Gallimard, « Folio », p.
53-55.

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