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La conception augustinienne du signe

selon Tzvetan Todorov

I/intérêt de Tzvetan Todorov pour les questions littéraires est bien


connu. En témoignent des ouvrages comme : Théorie de la littérature
(Seuil, 1966), Littérature et signification (Earousse, 1967), Grammaire du
Décaméron (Mouton, 1969), Introduction à la littérature fantastique (Seuil,
1970), Poétique de la prose (Seuil, 1971) et Poétique (Seuil, 1973). Mais sa
préoccupation pour les questions sémantiques et sémiologiques, amorcée
dans quelques articles et dans sa contribution au Dictionnaire encyclopé­
dique des sciences du langage (Seuil, 1972), s’est récemment manifestée
avec éclat par la publication aux éditions du Seuil, à quelques mois
d’intervalle, de trois ouvrages : Théories du symbole (1977), Symbolisme
et interprétation (1978) et Les genres du discours (1978). Ces trois volumes
constituent une sorte de triptyque sémiologique consacré, dans l’ordre,
à l’histoire, à la théorie et à la pratique de cette discipline. Or, en décri­
vant quelques moments privilégiés de l’histoire de la sémiologie, Todorov
s’arrête à la conception augustinienne du signe, qu’il présente en quelques
pages pour ensuite conclure « qtxe la doctrine matérialiste des Stoïciens,
qui reposait sur l’analyse de la désignation, se trouve, chez Augustin,
progressivement mais fermement évincée par une doctrine de la commu­
nication1. »
Cette conclusion est-elle fidèle à la pensée d’Augustin ? Il nous semble
que non. Nous nous proposons de montrer qu’entre « désignation » et
« communication » il n’y a pas d’incompatibilité, et que la seconde n’a
jamais, chez Augustin, évincé la première. Notre démonstration prendra

1. T. T o d o r o v , Théories du symbole, Paris : Editions du Seuil, 1977, p. 42. A la


« synthèse augustinienne », Todorov consacre une section qui s’étend de la page 34
à la page 58 et qui se subdivise en trois parties : « définition et description du signe »
(p. 34-42) ; « classification des signes » (p. 43-55) ; « quelques conclusions »(p. 55-58).
C’est à la première de ces trois parties que nous nous intéressons ici. Nous utiliserons
l’abréviation TS.

20
3°6 GUY BOUCHARD

la forme d'un commentaire, et nous nous référerons aux mêmes œuvres


d’Augustin et dans le même ordre que Todorov.

I. « De la dialectique2 »

De cet ouvrage inachevé, Todorov commente quatre passages sans


tenir compte de leur contexte. Contentons-nous, pour le moment, de
rappeler que la portion de l'œuvre qui a été réalisée comprend dix cha­
pitres consacrés respectivement aux mots simples, aux mots combinés,
aux phrases simples ou complexes, aux parties de la dialectique, à la
signification, à l’origine des mots, à la force des mots, à l’obscurité,
à l’ambiguïté et enfin à l’éqtrivoque. Ces titres de chapitres sont ceux
de la traduction de Darrell Jackson. Des trois premiers passages com­
mentés par Todorov proviennent du chapitre cinq (consacré à la signifi­
cation), tandis que le quatrième est emprunté au chapitre sept (la force
des mots).

Premier passage : Texte A’Augustin et commentaire de Todorov


« Un signe est ce qui se montre soi-même au sens, et qui, en dehors de soi,
montre encore quelque chose à l’esprit. Parler, c’est donner un signe à l’aide
d’un son articulé » (v ; TS, p. 34).
En cette définition, dit Todorov, apparaît une propriété importante, la
non-identité du signe à lui-même, « qui repose sur le fait que le signe
est originellement double, sensible et intelligible » (p. 34). De plus, Todorov
souligne que l’affirmation implicite que les mots ne constituent qu’une
espèce du signe est l’affirmation fondatrice de la perspective sémiologique.
Remarques
A propos de la dualité du signe, on notera que le texte d’Augustin n’est
pas aussi clair qu’il le paraît à prime abord. On peut, comme Todorov,
y lire une opposition entre « ce qui se montre soi-même au sens » (le
sensible) et le « quelque chose » d’autre qui est montré à l’esprit (l’intelli­

2. De cet ouvrage il existe une traduction française par H. Barreau (in Œuvres
complètes (IV, Paris : Douis Vivès, 1873) et une traduction anglaise beaucoup plus
récente par B. Darrell Jackson (Dordrecht-Boston : D-Reidel, 1975). Des citations
tirées de la première seront précédées de la lettre B, et celles empruntées à la seconde,
des lettres DJ. A propos de l’authenticité de l’œuvre: « The Principia dialecticae
was thought to be spurious by the Benedictine editors, and is so presented in Migne,
P.L., 32, 1385-1410. Yet modern authors have become increasingly less skeptical
about its authenticity. Today it is nearly universally regarded as authentic ».
(D.W. J o h n s o n , « Verbum in the early Augustine (386-397) », in Recherches augus-
tiniennes, VIII (1972), p. 30, n, 23.
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E D U SIGNE 3°7

gible). Mais on peut aussi y déceler une double opposition mettant en


cause trois éléments plutôt que deux : opposition d’une part entre ce
qui se montre soi-même au sens et ce qui est montré à l’esprit ; d’autre
part, au sein de ce qui se montre à l ’esprit, entre « soi » (le signe) et
« quelque chose » d’autre ; si cette seconde lecture devait se confirmer,
il en résulterait que l’opposition classique entre le sensible et l’intelligible
se révélerait d’emblée trop étroite pour rendre compte de la conception
augustinienne. Laissons pour le moment ce fil en suspens.

Second passage : Texte d’Augustin et commentaire de, Todorov


« Le mot est le signe d'une chose, pouvant être compris par l’auditeur quand
il est proféré par le locuteur » (v ; TS p. 34).
Cette seconde définition, souligne Todorov, est double ; elle met en
évidence deux relations : « la première entre le signe et la chose (c’est le
cadre de la désignation et de la signification) ; la seconde entre le locuteur
et l’auditeur (et c’est le cadre de la communication) » (p. 34-35). Todorov
ajoute que l’insistance sur la dimension communicative est originale :
elle était absente chez les Stoïciens, qui se contentaient d’une pure théorie
de la signification, et beaucoup moins affirmée chez Aristote qui, parlant
d’« états d’âme », donc des locuteurs, laissait pourtant entièrement
dans l’ombre ce contexte de communication.

Remarques
Que cette définition diffère de la précédente, on l’admettra volontiers.
Mais qu’il s’agisse d’une « seconde définition » du signe, cela est inexact.
Un coup d’œil au plan du chapitre v, suffit à le montrer. En ce chapitre,
Augustin définit le mot, puis examine les rapports entre le mot et la
dialectique. Sa définition du mot, qui ouvre le chapitre, c’est celle que
Todorov appelle une « seconde définition » et que nous venons de citer.
Après avoir formulé cette définition, Augustin l’explique en définissant
les termes qui la composent. D’abord la chose (res) :
« On entend par chose tout ce qui est perçu par l'esprit ou par les sens, ou
bien ce qui leur échappe » (B, p. 54).
Puis le signe et l’acte même de parler : ce passage correspond à la « pre­
mière définition » présentée par Todorov. Le mot, c’est-à-dire le signe
linguistique, est donc présenté comme une espèce du signe en général.
On peut dès lors facilement comprendre la différence entre les deux
définitions : en tant que signe, le mot est « ce qui se montre soi-même au
sens et qui, en dehors de soi, montre encore quelque chose à l’esprit » ;
mais en tant que signe linguistique, le mot fait appel à la situation de
communication et à l’élément sonore. La dimension communicative est
donc essentielle au signe linguistique, mais non au signe en général. En
3°8 GUY BOUCHARD

définissant le signe en général comme une chose sensible, Augustin le


réfère implicitement à un être sentant, donc à un interprète. Mais cette
définition générale, valable pour tout signe, doit être complétée dans le
cas de certains signes, en l’occurrence les signes linguistiques, qui, en
plus de faire appel, comme tout signe, à un interprète (ici, l'auditeur),
mettent aussi en cause un émetteur (ici, le locuteur).
Que la dimension communicative soit essentielle au signe linguistique,
est-ce là une précision originale d’Augustin ? D’après Todorov, les Stoï­
ciens se contentaient d’une pure théorie de la signification. Affirmation
contestable. Selon Diogène Daërce, en effet, les Stoïciens divisent la
dialectique en deux parties, l’une concernant le signifié, l’autre le signi­
fiant3. Or, à propos du « signifiant », Diogène déclare :
« Pour la dialectique, tous les Stoïciens sont d’accord pour dire qu’en cette
science, il faut commencer par l’étude de la voix. Ils la définissent ainsi : ‘ de
l’air frappé ’ou encore une chose sensible qui frappe l’ouïe, comme le dit Diogène
de Babylonie, dans son Art de la voix, ha voix de l’animal est de l’air ‘ frappé
par la passion ’ ; celle de l’homme est un son articulé et qui est émis par la
pensée, comme dit encore Diogène, et qui vient à la perfection quand on atteint
la quatorzième année, ha voix est corporelle, selon les Stoïciens (cf. Archédème,
Traité de la voix), Diogène, Antipatros, Chrysippe, deuxième livre De la physique.
Car tout ce qui agit est un corps, or la voix agit, puisqu’elle va de celui qui
parle à celui qui écoute4. >■
« De celui qui parle à celui qui écoute », c’est-à-dire du locuteur à l’audi­
teur : les Stoïciens n’ont pas ignoré la dimension communicative5.
Et Aristote ? Todorov se réfère à un passage bien connu du traité
De l’interprétation :
« Des sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots
écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est
pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les
mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes

3. DIOGÈNE hÆ R C E , Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres t. 2, trad.


R. Genaille, Paris ; Garnier-Flammarion, 1965, p. 64-65. A propos du couple signifié/
signifiant, le traducteur note : « Autrement dit, le contenu de la pensée (rmv
oripaivopévoov) et l’expression de la pensée par le langage (rnç (pcûvfjç) »(p. 281, n. 96).
4. Ibid., p. 69.
5. Ainsi qu’en témoigne, par ailleurs, Émile B r é h ie r : «De dialecticien, le rhéteur
s’adressent à des auditeurs, et la forme verbale ne doit pas être négligée aux dépens
du fond ». (Chrysippe et l’ancien Stoïcisme, Paris : P.U.F., 1950, p. 68) ; de même
que Pierre-Maxime Schuhe : « Les Stoïciens veulent aussi atteindre la réalité, ils
prêtent valeur universelle aux raisonnements spontanés que sont les notions com­
munes, et pourtant ils en reviennent à l’art social de la discussion, heur dialectique
a pour objet ce qui est exprimable par le langage, les événements qu’énoncent des
propositions singulières. » («Préface » à Les Stoïciens, Paris : Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1962, p. XXV ; dans les deux cas, c’est moi qui souligne).
CONCEPTION AU G U STI N IE N N E D U SIG N E 3°9
immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses
dont ces états sont les images67,»
Parlant des « états d’âme », Aristote, dit Todorov, parle donc des locu­
teurs. On en conclurait tout aussi bien qu’il parle des auditeurs. De lan­
gage, en effet, est ici référé à ses utilisateurs, les hommes, sans distinc­
tion explicite entre locuteur et auditeur, mais en impliquant mani­
festement l’un et l’autre. Dans sa Rhétorique, et même si le contexte
a une portée restreinte, Aristote est beaucoup plus explicite : « trois élé­
ments constitutifs sont à distinguer pour tout discours : celui qui parle,
le sujet sur lequel il parle, celui à qui il parle7 ». Aristote, pas plus que les
Stoïciens, n’ignorait la situation de communication dans laquelle s’inscrit
le langage. D'originalité d’Augustin, dès lors, est d’inscrire expressément
et clairement cette situation dans la définition même du signe linguistique
en général, au lieu de la laisser en veilleuse dans le contexte ou de ne
la formuler que dans le cadre d’une utilisation particulière (le discours
de l’orateur) du langage.

Troisième passage : Textes d’Augustin


Dans l’analyse du signe en ses éléments constitutifs, « il y a ces quatre
choses à distinguer : le mot, l’exprimable (dicibile), l’expression (dictio)
et la chose » (TS, p. 35). Pour éclairer la différence entre dicibile et dictio,
Todorov cite deux autres textes. Voici le premier :
« Dans un mot, tout ce qui est perçu, non par l’oreille mais par l’esprit,
et que l’esprit garde en lui-même, se nomme dicibile, exprimable. Quand le
mot sort de la bouche, non pas à son sujet, mais pour signifier quelque autre
chose, il se nomme dictio, expression. » (TS, p. 35),
Et le second :
« Supposez donc qu’un grammairien interroge de la sorte un enfant : à quelle
partie du discours appartient le mot arma, armes ? Le mot arma est énoncé ici
en vue de lui-même, c’est-à-dire que c’est un mot énoncé en vue du mot lui-mê­
me ; ce qui suit : à quelle partie du discours ce mot appartient-il ? est ajouté
non pour soi, mais en vue du mot arma ; le mot est compris par l’esprit ou énoncé
par la voix : s’il est compris et saisi par l’esprit avant l’énonciation, c’est alors
le dicibile, exprimable, et, pour les raisons que j’ai données, s’il est manifesté
au-dehors par la voix, il devient dictio, expression. Arma, qui, ici, n’est qu’un
mot, était, quand il était prononcé par Virgile, une expression. Il fut en effet
prononcé non point en vue de lui-même, mais bien pour signifier ou les guerres
que fit Enée, ou le bouclier et autres armes que Vulcain fabriqua pour Enée. »
(TS, p. 35-36).

6. A r is t o t e , De l'interprétation, trad. Tricot, Paris : Vria, 1959, 16 a 3-8.


7. A r is t o t e , Rhétorique, trad. Dufour, Paris : Les Belles Lettres, i960, I, 1358B
37-39 : je souligne.
3 ïo GUY BOUCHARD

Commentaire de Todorov
Des quatre termes qu’utilise Augustin proviennent d’un amalgame.
«Comme l’a montré J. Pépin, dictio traduit lexis ; dicibile est l’équivalent
exact de lekton, et res peut être là pour tughanon ; ce qui donnerait un calque
latin pour la tripartition stoïcienne entre signifiant, signifié et chose. D’un
autre côté, l’opposition entre res et verba est familière... à la rhétorique de
Cicéron et Quintillien. De télescopage des deux terminologies crée un problème,
car on dispose alors de deux termes pour désigner le signifiant, dictio et verbum. »
(TS, p. 36).
Pour résoudre cet imbroglio terminologique, Augustin le rapproche de
l’ambiguïté du sens qui appartient et au processus de communication et à
celui de désignation. D’un côté, un terme de trop ; de l’autre, un concept
double : dicibile sera, en désaccord avec la terminologie stoïcienne, réservé
au sens vécu, tandis que dictio sera attiré vers le sens référant.
«Dicibile sera vécu soit par celui qui parle (« compris et saisi par l’esprit
avant l’énonciation ») soit par celui qui entend (« ce qui est perçu par l’esprit »).
Dictio, en revanche, est un sens qui se joue, non entre les interlocuteurs, mais
entre le son et la chose (comme le lekton) ; c’est ce que le mot signifie indépendam­
ment de tout usager. Du coup dicibile participe de la succession : d’abord le
locuteur conçoit le sens, ensuite il énonce des sons, enfin, l’allocutaire perçoit,
d’abord les sons, ensuite le sens. Dictio, joue dans la simultanéité : le sens référant
se réalise en même temps que l’énonciation des sons : le mot ne devient dictio
que si (et quand), «il est manifesté au dehors par la voix ». Enfin, dicibile est
propre aux propositions envisagées dans l’abstrait ; alors que dictio appartient
à chaque énonciation particulière d’une proposition (la référence se réalise
dans les propositions token, et non type, en termes de logique moderne). » (TS,
P- 36).
Pourtant, poursuit Todorov, dictio n’est pas que du sens : c’est le mot
énoncé (le signifiant) pourvu de sa capacité dénotative ; et verbum- n’est
pas la simple sonorité, mais la désignation du mot comme mot, l’usage
métalinguistique du langage ; dans les termes d’Augustin : c’est le mot
qui « sert à son sujet, c’est-à-dire pour une demande ou une discussion sur
le mot lui-même... Ce que j’appelle verbum est un mot et signifie un mot8 »

A. Sur le plan terminologique, posons d’abord quelques conventions de


niveau sémiologique. Dans son Cours de linguistique générale, Ferdinand
de Saussure écrivait :
«De signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et
une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement

8. De la dialectique, p. 55 ; cité sans référence précise dans TS, p. 36.


CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIG N E 3 ii
physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en
donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appe­
ler 1matérielle ’, c'est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme
de l’association, le concept, généralement plus abstrait9. »
Ce texte oppose quatre éléments principaux : la chose, le concept, l’image
acoustique et le son matériel. Au concept et à l’image acoustique, Saussure
lui-même a substitué les termes signifié et signifiant10.1 La chose est ce
qu’on appelle habituellement le référent, mais que nous proposons, pour
unifier la terminologie, d’appeler le désigné. Quant au son, qui relève du
niveau linguistique, nous le remplacerons au niveau sémiologique par le
vocable sinsigneu . Entre signifiant et signifié, on parlera d’une relation
de signification ; entre signe et désigné, d’une relation de désignation ;
et entre sinsigne et signifiant, d’une relation de sinsignation.
B. Y a-t-il équivalence entre les quatre éléments que nous venons de
mettre en place et les quatre termes utilisés par Augustin ? Il n’est pas
facile de répondre à cette question, car la terminologie stoïcienne qu’il
utilise en l’adaptant est elle-même hermétique. Une première constatation
toutefois, s’impose avec évidence : les quatre termes utilisés par Augustin
expliquent non le signe en général, mais le signe linguistique. Notre
question, dès lors, se précise : y a-t-il équivalence entre ces quatre termes
et le sinsigne sonore, l’image acoustique (signifiant), le concept (signifié)
et la chose (désigné) ? Pour répondre à cette question, nous rappellerons
d’abord les données du texte De la dialectique que Todorov néglige,
puis nous recourrons à quelques commentateurs.
Après avoir défini le signe linguistique, Augustin examine les rapports
entre le mot et la dialectique. En premier lieu, il évalue la pertinence de
la sonorité du mot :
«Tout mot est sonore ; ce qu’on lit n’est pas le mot, mais le signe du mot,
et n’est appelé mot que par glissement ; la lettre elle-même n’est que la plus
petite partie du son articulé ; c’est par le même glissement que l’on appelle
lettre le caractère écrit, qui n’est pas une partie du son, mais son signe. Or ce
qui est sonore n’intéresse en rien la dialectique ; traiter de la sonorité du mot,
par exemple de la disposition des voyelles et des consonnes, du nombre et
de la qualité des syllabes, du rythme et de l’accent, c’est l’affaire des grammai-

9. P. d e S a u s s u r e , Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1967, p. 98.


10. Ibid., p. 99.
11. C’est le terme qu’utilisait Peirce pour désigner le signe qui est un objet ou
un événement individuel : « As it is in itself, a sign is either of the nature of an
appearance, when I call it a qualisign ; or secondly, it is an individual object or
event, when I call it a sinsign (the syllabe sin being the first syllable of semel, simul
singular, etc.) ; or thirdly, it is of the nature of a general type, when I call it a
legisign. » (C.S. P e ir c e , Collected Papers, Cambridge : The Belknap Press of Harvard
University, 1966, V. VIII, a. 334). Pour plus de détails sur cette terminologie, cf.
G. B o u c h a r d , « Ta typologie des signes selon Adam Schaff », in Laval théologique et
philosophique, XXXIV (1978), 1, p. 79-80 ; 93-94.
312 GUY BOUCHARD

riens. Pourtant ces discussions, en tant que telles, n’échappent pas à la dialec­
tique1213.»
Cela précisé, Augustin poursuit :
«Mais les mots sont les signes des choses quand c’est d’elles qu’il tirent leur
force, tandis que ceux dont on discute ici sont les signes des mots. En effet,
puisque nous ne pouvons parler des mots sans le secours des mots, ni parler
sans parler de quelque chose, l’esprit voit que les mots sont les signes des choses,
sans cesser d’être des choses eux-mêmes.
Ainsi quand un mot sort de la bouche, s’il sert à son sujet, c’est-à-dire pour
une demande ou une discussion sur le mot lui-même, il est bien lui-même la
question, la chose dont il s’agit, celle qui est en discussion ; mais cette chose,
s’appelle mot18. [Or, dans un mot, tout ce qui est perçu, non par l’oreille, mais
par l’esprit, et que l’esprit garde en lui-même, se nomme le dicible, dicibile.
Mais quand le mot sort de la bouche, non pas à son sujet, mais pour signifier
quelque autre chose, il se nomme expression, dictio.l Quant à la chose elle-même
qui n’est plus le mot ni la conception du mot dans l’esprit, qu’elle ait un mot
qui puisse la signifier, ou qu’elle n’en ait point, elle ne s’appelle que de son nom
propre : objet. [Il y a donc ces quatre choses à distinguer : le mot, le dicible,
l’expression et l’objet],Ce que j’appelle mot est un mot et signifie un mot; ce
que j’appelle dicible est aussi un mot, il ne signifie pourtant pas le mot, mais
ce qui est compris dans le mot et contenu dans l’esprit ; ce que j'appelle expres­
sion est aussi un mot, mais un mot tel qu’il signifie deux choses à la fois, savoir
le mot lui-même, et ce qui se passe dans l’esprit au sujet du mot14 ; ce que
j’appelle objet est un mot qui, outre les trois dernières significations que nous
venons d’exprimer, signifie encore tout ce qui reste à exprimer15.» (B,p. 15;
les passages entre crochets sont ceux que cite Todorov ; c’est moi qui souligne
les expressions latines).
Suit l’exemple du mot arma. Or l’explication d’Augustin est d’autant plus
difficile à saisir qu’il utilise le mot verbum pour définir les trois autre
termes de la série. Essayons pourtant de rassembler les caractéristiques de
chacun des éléments :
— Verbum : mot proféré (ore procedit) s’autodésignant {propter se procedit),
signifiant un mot (verbum signifient).
— Dicibile : ce qui est perçu non par l’oreille mais par l’esprit et que l’esprit
garde en soi; il signifie ce qui est compris dans le mot (quod in verbo intelligitur ...
significat) et contenu dans l’esprit ; c’est le mot compris et saisi par l’esprit
avant l’énonciation (sed cum animo sensa sunt, ante vocem dicibilia erunt).

12. Résumé proposé par Jean P é p i n dans Saint Augustin et la dialectique Villanova
University Press, The Saint Augustine Lecture Series, 1976, p. 9-10.
13. « but the thing in this case is called a verbum » (DJ, p. 89). Darrell Jackson
conserve, dans sa traduction, les quatre termes latins : verbum, dicibile, dictio et res.
14. « ' Dictio ’ is also a word, but it signifies both the first two, that is, the word
itself and what is brought about in the mind by means of the word ». (DJ, p. 91)
15. « ‘ Res ’ is a word which signifies whatever remains beyond the three that
have been mentionned. » (DJ, p. 91)
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIG N E 313
— Dictio : mot proféré désignant autre chose que soi (cum vero verbum procé­
da non propter se sed propter aliud aliquid significandum) ; il signifie et le mot
et ce qu’il emmène dans l’esprit (et ipsum verbum et quod fit in animo per verbum
signifient) ; c’est le mot manifesté au dehors par la voix (cum autem ... prorupe-
runt in vocetn, dictiones factae sunt).
— Res : elle n’est ni le mot (quae iam verbum non est) ni la conception du
mot dans l’esprit (neque verbi in mente conceptio) ; elle signifie tout ce qui n’est
ni verbum, ni dicibile, ni dictio (quod praeter ilia tria quae dicta sunt quidquid
restât signifient).

^ ’utilisation ambiguë du terme verbum rend l’interprétation de ces


définitions particulièrement délicate. Au commencement du chapitre,
le verbum était défini, ainsi que nous l’avons vu, comme « le signe d’une
chose». Mais, par opposition aux trois autres termes de la série, il devient
un mot proféré s’autodésignant, c’est-à-dire signifiant un mot. Pour que
cette dernière définition ne soit pas circulaire (quod dixi verbum ... verbum
est), il faut postuler, de verbum, deux acceptions : l’une générale, par la­
quelle s’ouvre le chapitre, et l’autre particulière ; ainsi le verbum, au
sens restreint, serait un verbum au sens large. Cette distinction permet de
comprendre pourquoi, en définissant les termes dicibile, dictio et res par
opposition à verbum, Augustin continue à utiliser le mot verbum comme
élément générique. Mais tous les problèmes ne sont pas résolus par cette
distinction. L,e verbum au sens restreint est manifestement un sinsigne
sonore, puisqu’il est un mot proféré ; mais il signifie également un mot
(quod dixi verbum, et verbum est et verbum signifient) : verbum est donc aussi
un désigné. Par ailleurs, l’une des définitions du dicibile fait état du
mot compris et saisi par l’esprit avant l’énonciation : il y aurait donc
aussi un verbum intérieur, signifiant ou signifié. Bref, tout mot, au sens
général, est signe d’une chose et, en tant que signe, il est sensible, c’est un
sinsigne. Parmi les mots, les uns se désignent eux-mêmes, tandis que les
autres désignent des choses ; ces deux sortes de signes linguistiques
correspondent à des sinsignes ; les premiers sont les verba au sens res­
treint, tandis que les seconds sont les dictiones18. A ces deux catégories
de signes linguistiques correspondent deux classes de désignés : les res
d’une part, les verba désignés d’autre part1617. Reste le dicibile. Celui-ci
ne pouvant, d’après ce qui précède, équivaloir au sinsigne ni au désigné,
il ne peut correspondre qu’au signifiant ou au signifié. Or les formules qui
le décrivent (« ce qui est perçu par l’esprit », « ce qui est compris dans le

16. Cette interprétation s’accorde avec deux des formules décrivant la dictio :
« mot proféré désignant autre chose que soi » et « un mot manifesté au dehors par
la voix » ; elle s’accommode toutefois moins bien de la troisième formule : dictio
« signifie et le mot et ce qu’il emmène dans l'esprit ».
17. Le mot res n’est pas non plus univoque dans la terminologie augustinienne.
Au sens technique, res équivaut au désigné non linguistique. Mais, en un sens plus
large du mot, le signe est lui-même une res. Augustin refuse cependant d’étendre
le sens du terme technique de façon à ce qu’il englobe le désigné du verbum, au sens
restreint : res signifie tout ce qui n’est ni verbum, ni dicibile, ni dictio.
314 GUY BOUCHARD

mot », « le mot compris et saisi par l’esprit avant l’énonciation ») semblent


correspondre davantage au signifié qu’au signifiant. La conception
augustinienne du signe linguistique serait donc triadique : sinsigne,
« signifié18 » et désigné. Voyons maintenant comment les commentateurs
l’interprètent.
C. Todorov rapprochait la terminologie augustinienne de celle des Stoï­
ciens. Mais il faut également tenir compte, comme nous allons le cons­
tater, de la conception aristotélicienne du signe linguistique. Chez les
Stoïciens, la dialectique, on s’en souvient, se subdivisait en deux parties,
l’une concernant le « signifiant », l’autre portant sur le « signifié ». Mais
ce « signifié » était distinct de la chose réelle existant extérieurement,
autrement dit du désigné, de sorte que c’est de trois éléments qu’il faut
tenir compte ; comme le rappelle R. A. Markus, entre le signe et la chose
signifiée les Stoïciens plaçaient un intermédiaire conceptuel, et le signe
signifiait son objet en vertu d’un concept s’appliquant à l’objet signifié19.
La nature conceptuelle de cet intermédiaire a cependant été contestée.
Émile Bréhier, par exemple, soutient que si l’élément primordial de
la logique aristotélicienne était le concept, il n’en était pas de même pour
les Stoïciens ; cet élément, pour eux, était quelque chose de tout à fait
nouveau, un « exprimable » (Xskxôv)215. Supposons un Grec et un Barbare
entendant un même mot et ayant, de la chose désignée par le mot, la
même représentation ; si le Grec comprend le mot alors que le Barbare
ne le comprend pas, c’est que pour le premier l’objet a un attribut parti­
culier, celui d’être signifié par un mot; c’est cet attribut que les Stoïciens
appellent un exprimable, et c’est par lui que l’objet, signifié (tô or|(xai-
vôpsvov) diffère de l’objet (tô ttfyxavov). Mais quelle est la nature de
cet attribut ? Bréhier rappelle que dans la logique stoïcienne, qui néglige
la copule « est », c’est le verbe tout entier qui est l’attribut de la pro­
position, attribut apparaissant comme exprimant non plus un concept,
mais un fait ou un événement conçu comme aspect de l’objet :
«Le problème de l’attribution est donc résolu en. enlevant aux prédicats
toute réalité véritable. Le prédicat n’est ni un individu, ni un concept ; il est
incorporel et n’existe que dans la simple pensée. On chercherait vainement18920

18. Le mot «signifié » n'est peut-être pas approprié : c'est pourquoi nous l’emplo­
yons entre guillemets. Dans la terminologie saussurienne, le signifié fait partie dn
signe ; mais nous n’avons pas encore la preuve que ce que le signe signifie, et qui est
autre que lui, fasse partie du signe.
19. R. A. M a r k u s , « St. Augustine on Signs», in Augustine (Markus ed.), Garden
City (N. Y.) : Doubleday, Anchor Books, 1972, p. 62-63 ! cf. aussi p. 74 : « The Stoic
theory, admittedly, insisted on the presence of a third element in the sign-relation, the
cnitxaivopevov or concept signified : the wyxctvov or ' object ’ is signified only
indirectly, in so far as this concept applies to it ».
20. É . B r é h ie r , La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, 4e éd., Paris :
Vrin, 1970, p. 14 à 36, Voir aussi, du même auteur, Chrysippe et l'ancien stoïcisme,
p. 68-70 ; Histoire de la philosophie t. I : L’antiquité et le moyen âge, Paris ; P,U.F.,
1961, 2, p. 304-308.
CONCEPTION A U G U ST IN IE N N E DU S IG N E 315
en quoi le prédicat logique de la proposition pourrait différer des attributs
des choses, considérés comme résultats de leur action. Tous deux sont désignés
par le même mot Katriyôpripa, et trouvent leur expression dans des verbes,
tous deux sont incorporels et irréels21. »
Si donc, pour Markus, l’intermédiaire entre le signe et le désigné est
d’ordre conceptuel, selon Bréhier ce n’est pas un concept mais un « incor­
porel » qui n’existe que dans la pensée. Ayant enregistré cette divergence
d’interprétation à propos du Asktôv, examinons maintenant comment
Jean Pépin compare la conception d’Augustin à celles d’Aristote et des
Stoïciens.
Rappelant le passage du traité De l’interprétation que nous avons déjà
cité, Pépin signale qu’Aristote y fait apparaître la dualité du mot et
du phénomène psychique dont le mot est le symbole ; puis il ajoute :
«Sans doute Augustin n’est-il pas entièrement étranger à cette dichotomie
quand il distingue, sous les noms de dictio et dicibile, le mot qui s’élance au
dehors pour signifier autre chose que lui, et ce que l’esprit perçoit dans le mot
et tient enfermé en soi ... De ces deux termes Augustin distingue encore la
chose même, res, différente aussi bien du mot que de sa conception mentale
mais Aristote ne faisait pas autrement quand il opposait les choses, jtpàygata,
aux noms tout autant qu’aux notions2223. »
Ainsi donc, dictio, dicibile et res correspondraient respectivement, chez
Aristote, aux mots parlés, aux états de l’âme et aux choses. Un peu plus,
loin, dans le cadre, cette fois, d’une comparaison avec la logique stoïcienne,
Pépin, après avoir énuméré les quatre termes utilisés par Augustin,
déclare :
« On doit en rapprocher une importante doctrine stoïcienne selon laquelle
trois notions sont solidaires, à savoir le signifiant, o-ripaîvov (qui est le son),
le signifié, origaivôgEvov (c’est-à-dire la réalité, npàypa, indiquée par le son,
et que nous saisissons comme subsistant en dépendance de notre pensée), enfin
l’objet qui existe extérieurement, myxàvov13. Ces trois éléments recoupent
sensiblement les trois dernières notions distinguées par Augustin : le tuyxùvov
correspond à la res ; le 0r|M.aivôp.Evov jrpâypa est identique au dicibile, qui,
comme lui, est perçu dans le mot sonore par l’esprit et existe dans l’esprit ;
l’équivalence est d’autant plus frappante que le terme technique stoïcien pour

21. La théorie des incorporels dans l'ancien stoïcisme, p. 21.


22. Saint Augustin et la dialectique, p, 67-68.
23. A propos de la différence entre le 0T|gaivôp£vov, ce que les Grecs saisissent
comme subsistant en dépendance de leur pensée, et le oripaïvov, c’est-à-dire le son
vocal, Pépin note : « Il y a probablement là un héritage d’Aristote, De interpr. 1, 16
a 5-6 (les états de l’âme sont les mêmes chez tous les hommes, mais non les sons
vocaux qui en sont les signes ...). Augustin lui-même dépendra de cette notation
aristotélico-stoïcienne quand il observera que le uerbum in corde (qui est sa façon
de nommer l’état de l’âme ou oripaivôpsvov) n'est ni latin ni grec, mais antérieur
à toute langue ». (Ibid., p. 79, n. 2) Pépin renvoie alors à trois textes d’Augustin :
Sermo, 225, 3 (3), PL 38, 1097 ; Conf. XI, 3 (5) ; De catech. rud 2 (3).
3 i6 GUY BOUCHARD

désigner ce TtpâYpa est teccôv, adjectif verbal que dicibile rend de la façon
la plus exacte ... ; quant au oppaîvov sonore, il rejoint la dictio dont il est dit
(...) qu’elle sort de la bouche propter ... aliquid significandum ; aussi bien les
stoïciens, pour désigner la voix articulée par opposition au simple son, usaient-ils
du mot XsÇiç, dont dictio constitue une traduction adéquate et attestée84. »
Trois des quatre termes d’Augustin équivalent donc à la conception
triadique du signe linguistique chez Aristote et chez les Stoïciens. Sché­
matiquement2425267 :
Augustin Aristote Stoïcisme
dictio ovopa crqpaïvov
dicibile Xôyoç aripaivópsvov- Ttpàypa - Xektôv
res Ttpâypa ruy%àvov
Mais qu’en est-il du verbum, c’est-à-dire du mot qui se prend lui-même
pour objet signifié, par opposition à dictio, c’est-à-dire au mot signifiant
autre chose que soi ? Pépin trouve une distinction analogue chez Por­
phyre, dans son commentaire sur les Catégories, et chez Boèce28.
T’analyse de Pépin confirme donc pleinement le rapprochement que
nous avons fait entre dictio, dicibile et res d’une part, sinsigne21, « signi­
fié » et désigné d’autre part ; et le fait qu’il faille recourir à d’autres
sources pour expliquer l’opposition entre verbum et dictio montre bien
qu’il ne s’agit pas d’un quatrième terme dans la conception du signe
linguistique, mais d’une différence entre deux sortes de signes linguis­
tiques. Quant au désaccord entre Markus et Bréhier à propos de la nature
du A-SKTÔv, on se contentera ici de le minimiser : d’un point de vue sémio­
logique, en effet, le statut ontologique du signifié n’est pas pertinent et le
fait que le X.eKTÔv, tout incorporel et irréel qu’il soit selon Bréhier, n’existe
qu’au niveau de la pensée, suffit à le situer, fonctionnellement, au même
niveau que les « états d’âme » dont parle Aristote.
D. Que penser, maintenant, du commentaire de Todorov ? I/équiva-
lence qu’il pose, d’après Pépin, entre trois des termes d’Augustin et la
triade stoïcienne, ne pose pas de problème. Mais le recours à la rhétorique
de Cicéron et de Quintilien pour expliquer le verbum est tout à fait gratuit :
les mots opposés aux choses par ces auteurs ne sont pas des mots se dési­
gnant eux-mêmes (des verba au sens restreint), mais des mots au sens
courant, désignant des choses autres qu’eux-mêmes. Le télescopage de
ces deux terminologies, ajoute Todorov, fait que l’on dispose de deux

24. Ibid., p. 79-80.


25. Ibid., p. 81, n. i.
26. Ibid., p. 84-86.
27. A propos du son, Pépin parle du «signifiant » ; mais, en toute rigueur, le signi­
fiant n’est jamais sonore : c’est donc bien au sinsigne que correspondent le mot
parlé (Aristote), le mjjiaîvov stoïcien et la dictio (Augustin),
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E DU SIG N E 317
termes pour désigner le signifiant, dictio et verbum ; or d’une part ces
deux termes désignent non le signifiant, mais le sinsigne, et d’autre part
ils ne font pas double emploi, puisqu’il s’agit de deux sortes de signes
linguistiques, et non d’un seul et même signe. Par ailleurs, Todorov
prétend ensuite que iicibile serait réservé au sens vécu, tandis que
dictio se rapporterait au « sens référant » : mais, comme nous avons pu le
constater, rien dans le texte d’Augustin ni dans l’analyse de Pépin n’auto­
rise cette distinction : dictio n’est pas un autre sens, mais un sinsigne dont
le 1iicibile est la contrepartie intérieure.

Quatrième passage : Textes d'Augustin et commentaire de Todorov


«Au chapitre vu de De la dialectique, Augustin... introduit... une discussion
sur ce qu’il appelle la force (vis) d’un mot. La force est ce qui est responsable
de la qualité d’une expression en tant que telle, et qui détermine sa perception
par l’allocutaire : ‘ Elle est en raison de l’impression que les mots produisent
sur celui qui entend ’. Parfois la force et le sens sont envisagés comme deux
espèces de significations : ‘ Il résulte de notre examen qu’un mot a deux signi­
fications, l’une pour exposer la vérité, l’autre pour veiller à sa convenance ’.
On soupçonne qu’il s’agit là d’une intégration de l’opposition rhétorique entre
clarté et beauté à une théorie de la signification (intégration d'ailleurs problé­
matique, car la signifiance d’un mot 11e se confond pas avec sa figuralité, ou
perceptibilité). Les espèces de cette ‘ force ’ rappellent également le contexte
rhétorique : elle se manifeste par le son, par le sens ou par l’accord des deux. »
(TS, p. 37).

Remarques
Pour comprendre la portée du chapitre qu’Augustin consacre à la
« force » des mots, il faut le situer dans l ’ensemble du plan du traité.
De la dialectique devait comprendre quatre grandes parties28 : la première
aurait porté sur les mots simples (de loquendo) ; la seconde, sur les phrases
ne prêtant pas à discussion (de eloquendo) ; la troisième, sur les jugements
concernant les phrases simples (de proloquendo) ; et la quatrième, sur les
jugements concernant la liaison des phrases (de proloquiorum summa).
La partie consacrée aux mots simples se serait, à son tour, subdivisée en
quatre sections : de verbis, de dicibilibus, de dictionibus, de rebus. Et la
section consacrée aux verbis devait se préoccuper de quatre problèmes :
l’origine des mots, leur force, leur déclinaison et leur arrangement29.
Le chapitre traitant de la force des mots se subdivise, toujours selon

28. Je reprends la division que fait ressortir Jean Pépin (opus cit., p. 26-27).
29. Cette dernière subdivision pose un problème. Verbum, opposé à dictio, dicibile
et res, désigne les mots qui se désignent eux-mêmes, c’est-à-dire les « mots » au sens
restreint. Mais les chapitres qu'Augustin consacre à l’origine et à la force des mots
portent, on le voit par les exemples, sur les mots air sens large. Par ailleurs, au chapi­
tre traitant de la force des mots on rattache habituellement les trois derniers chapitres
de l’ouvrage inachevé, chapitres ayant trait à l’obscurité et à l’ambiguïté.
3i8 GUY BOUCHARD

Pépin30, en deux parties ; la seconde compare le dialecticien et l’orateur ;


voici le détail de la première, qui développe les différents aspects de la
force du mot :
La vis du mot est sa capacité d’émouvoir l’auditeur. Il le fait de trois façons :
i° par lui-même, en s’adressant :
a) au sens seul, qui s’émeut :
A. par nature : sans aucune information, le nom d’Artaxerxès heurte
et celui d’Euryale plaît ;
B. par habitude, selon que les sonorités entendues lui sont ou non familières ;
b) à l’art, quand l’auditeur réagit en fonction de ses connaissances gramma­
ticales ;
c) à la fois au sens et à l’art, quand l’auditeur identifie le mètre ;
2° par sa signification, quand recevant le signe verbal, l’esprit voit la chose
même dont il est le signe : entendant le nom d’Augustin, il pense à moi ou
à un autre Augustin ;
3° à la fois par lui-même et par sa signification, quand on remarque en même
temps et l’expression et la chose exprimée ; c’est pourquoi une chose obscène,
suivant qu’elle est ou non désignée par un vocable décent, ne choque pas ou
choque...

Or la phrase que commente Todorov fait la jonction entre cette première


partie du chapitre et la seconde. La voici en version latine : « duplex hic
ex consideratione sensus nascitur ; partim propter explicandum veritatem,
partira propter servandum decorem ». Traduction de Barreau : « Il
résulte de notre examen qu’un mot a deux significations, l’une pour
exposer la vérité, l'autre pour veiller à son élégance » (B., p. 6i). Traduc­
tion de Darrell Jackson : « our reflections give rise to two ways of looking
at the subject : partly through presenting truth, partly through obser­
ving propriety » (DJ, p. 103). Paraphrase de Pépin : « Cet examen rapide
découvre une double perspective : celle du dialecticien, soucieux de
mettre au jour la vérité, et celle de l’orateur, attentif à trouver ce qui est
approprié » (Opus cit., p. 15}. On notera :
a) Que la phrase citée par Todorov reprend la traduction de Barreau,
à un mot près (« convenance » au lieu d’élégance).
b) Que la traduction de Barreau et celle de Darrell Jackson sont incom­
patibles.
c) Que la traduction de Darrell Jackson est plus récente et mieux
documentée.
d) Que la paraphrase de Pépin confirme non la traduction de Barreau,
mais celle de Darrell Jackson.

30. Opus cit., p. 14-15.


CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIGNE 319

Cela nous permet de conclure qu’il n’est pas question, dans le texte
d’Augustin, d’une double signification des mots, mais plutôt de deux
façons d’envisager leur force, selon qu’elle tient, comme l’a expliqué
la première partie du chapitre, au mot lui-même ou à sa signification.
Que si l’on devait concéder qu’il s’agit de deux significations, rien n’auto­
riserait à assimiler, comme le fait Todorov, l’une au « sens » et l’autre à la
force. Enfin, la définition même de la force du mot comme étant sa
capacité d’émouvoir l’auditeur montre bien qu’il ne s’agit pas ici du
rapport entre le signe et la pensée ou la chose, mais du rapport pragmatique
du signe au récepteur.

II. « Dë 1/ordre31 »

Texte d’Augustin et commentaire de Todorov


« L’homme ne pouvant avoir de société solide avec l’homme sans le secours
de la parole, par laquelle il fait passer en quelque sorte son âme et ses pensées
en autrui, la raison comprit qu’il fallait donner des noms aux choses, c’est-à-dire
certains sons pourvus de signification, afin que, faute de pouvoir percevoir
sensiblement l’esprit, les hommes se servissent, pour unir leurs âmes, des sens
comme autant d’interprètes » (II, xn, 35 : TS, p. 37).

En tentant d’expliquer la terminologie stoïcienne utilisée par Augustin


dans De la dialectique, Todorov suggérait un double lieu du sens, qui
appartiendrait à la fois au processus de communication et à celui de
désignation. Dans De l’ordre, ajoute maintenant Todorov, le compromis
est formulé de façon différente : « la désignation devient un instrument
de la communication» (TS, p. 36).

Remarque s
On notera en premier lieu que le texte d’Augustin porte sur l’origine
des signes linguistiques, et non sur celle des signes en général. Au point
de vue de la constitution du signe linguistique, trois éléments sont reliés :
les noms, les pensées et les choses ; cette conception ne diffère pas de
celle du traité De la dialectique, où d’une part le mot était défini comme
le signe d’une chose, mais où, d’autre part, le signe impliquait à tout le
moins une dualité entre lui-même et ce qui était montré à l’esprit. De
plus, s’agissant du signe linguistique, la co-présence de la relation de
désignation et de la relation de communication ne saurait surprendre.
Mais y a-t-il, cette fois, subordination de la première à la seconde ?
Il importe de souligner que le passage que cite Todorov s'insère dans
un développement portant sur la raison et sur ses œuvres, parmi lesquelles,

31. Trad. R. Jolivet, Paris : Desclée De Brouwer, 1948.


320 G U Y BOUCHARD

outre la parole, Augustin mentionne l’écriture, la grammaire, la dialec­


tique, l’éloquence, la musique, la poésie, etc. Tout ce contexte est forte­
ment téléologique. De plus, la communication elle-même est ici subor­
donnée à la sociabilité ; le membre de phrase qui précède immédiatement
celui que cite Todorov est en effet clair à ce sujet : « ce qu’il y a en nous
de raisonnable, c’est-à-dire ce qui use de la raison et produit ou suit ce qui
est conforme à la raison, a été contraint de s’associer, par une sorte
de lien naturel, aux êtres avec lesquels il possède la raison en commun ».
Enfin, la parole n’étant ici qu’un cas parmi d’autres, dans le cadre d’une
démonstration allogène à la problématique linguistique, l’importance de
ce passage ne peut être que secondaire.

III. « D u maître33 »

Textes d’Augustin et commentaire de Todorov


De ce dialogue, Todorov ne retient que ce qui reprend le problème de la
force des mots déjà abordé dans De la dialectique :
« Ici, les deux ‘ significations ’ semblent devenir des propriétés soit du signi­
fiant, soit du signifié : la fonction du premier est d'agir sur les sens, celle du
second, d’assurer l’interprétation : ‘ Tout ce qui est émis comme un son de
voix articulé avec une signification... vient frapper l’oreille pour pouvoir être
perçu, et est confié à la mémoire pour pouvoir être connu ’ (v, 12). Cette relation
sera expliquée à l’aide d’un raisonnement pseudo-étymologique. ‘ Si, de ces
deux choses, le mot tire son appellation de la première, et le nom de la seconde ?
Car ‘ mot ’ peut être dérivé de frapper (verberare-verbum) et ‘ nom ’ de connaître
(noscere-nomen), de sorte que le premier terme s’appellerait ainsi en fonction de
l’oreille, et le second en fonction de l’âme ’ (ibid.). Dans ce double processus,
la perception est soumise à l’intellection car, dès l’instant où nous comprenons,
le signifiant devient pour nous transparent. «Telle est la loi, douée naturellement
d’une très grande force : quand les signes sont entendus, l’attention se porte
vers les choses signifiées » (Vin, 24). Cette seconde formulation, propre au
traité Du maître, semble en retrait par rapport à celle qu’on trouvait dans De
la dialectique, puisque Augustin ne conçoit plus ici que le signifié puisse avoir
aussi une forme perceptible (une ‘ force ’), qui frappe l’attention. » (TS, p. 37-
38 ).

Remarques
A. L’ensemble du De Magistro portant sur les signes, et particulièrement
sur les signes linguistiques, l’utilisation restreinte qu’en fait Todorov
est d’autant plus surprenante que le texte se présente comme un dialogue,
parfois piégé, dont on ne peut se contenter d’extraire quelques phrases
sans tenir compte du contexte. Nous allons donc résumer la première32

32. Trad. F.-J. Thonnard, Paris : Desclée De Brouwer, 1941.


CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E D U SIGNE 321

partie du dialogue. Nous reviendrons ensuite sur les bribes que cite
Todorov, mais en les situant dans leur contexte. Puis nous soulignerons
certains éléments théoriques qui peuvent contribuer à préciser la concep­
tion augustinienne du signe.
B. La première partie du dialogue comprend deux sections. De la
première section, l’étape initiale établit d’abord que l’on parle soit
pour enseigner, soit pour rappeler. Étant ensuite entendu que les mots
sont des signes et qu’un signe ne peut être tel s’il ne signifie quelque
chose (nisi aliquid significet), la discussion se tourne vers ce qui est signifié
par les mots et distingue trois cas : si la demande porte sur des signes,
on peut les montrer par d’autres signes, tandis que si elle porte sur
des choses (rebus), qui ne sont pas des signes, on les montre en les accom­
plissant après la demande ou en donnant des signes attirant sur elles
l’attention.
La seconde étape développe longuement le cas des signes que l’on
montre par des signes. En premier lieu, certaines notions sont précisées :
— Les mots signifient soit les mots mêmes, soit d’autres signes (v.g. les
mots ‘ gestes ’ et ‘ lettres ’), soit une chose (aliquid aliud) qui n'est pas un signe
(v.g. le mot ‘ pierre ’). Ce dernier cas ne sera pas discuté dans la présente section,
qui s’en tiendra aux signes montrant les mêmes signes ou d’autres signes.
— Les mots s’adressent à l’ouïe, les gestes, à la vue ; les mots écrits ne sont
pas des mots, mais des signes de mots. Le mot est donc ‘ ce qui est proféré comme
un son de voix articulé avec une signification ’ (quod cum aliquo significaiu
articulata voce profertur). En écrivant un mot, on présente aux yeux un signe
par lequel le mot qui s’adresse à l’oreille, nous vient à l'esprit.
— Le nom signifie ce par quoi chaque chose s’appelle (id scilicet quod quidque
appellatur), comme Rome, Romulus, vertu, fleuve, etc. Ces quatre noms signi­
fient ; entre eux et les objets (res) qu’ils signifient (quae significantur), la diffé­
rence est que les noms sont des signes, mais pas les objets ; on appellera «signi-
fiables » (significabilia) ces objets susceptibles d’être désignés (significari)
par un signe sans être un signe.
—■ Ces quatre noms peuvent être signifiés par d’autres signes (visibles) :
les mots écrits. Ils peuvent aussi l’être par d’autres signes audibles, comme le
mot nom. Celui-ci est signe audible d’autres signes audibles, tandis que les
premiers sont signes audibles d’objets (rerum) visibles (v.g. Rome) ou intelli­
gibles (v.g. vertu).
Ces notions précisées, la discussion examine quatre cas : d’une parties
signes qui ne se désignent pas mutuellement, d’autre part ceux qui se
désignent mutuellement et qui ont soit une valeur équivalente, soit
une valeur non équivalente, soit une valeur identique. Le mot33 étant
tout ce qui est proféré comme un son articulé avec une signification, et le

33. Verbum. Le traducteur utilise, eu français, le mot «parole », ce qui embrouille


la discussion, puisque Augustin se contente de reprendre ici la définition mise en
place dans les notions préliminaires.

21
322 GU Y BOUCHARD

nom étant ainsi proféré, le nom est un mot. De terme mot pouvant
désigner un nom, le nom fleuve désignant une chose visible, et le terme
« nom » étant signe du terme « fleuve », quelle est la différence entre
le signe du nom, qui est un mot, et le nom dont il est le signe ? Celle-ci,
que tous les noms sont des mots, mais que tous les mots ne sont pas des
noms ; c’est la différence entre le signe d’un signe portant sur une chose qui
ne désigne pas un autre signe, et le signe d’un signe portant sur une chose
qui en désigne une autre. D’une façon plus générale encore, tout mot est
un signe, mais tout signe n’est pas un mot. Or tous les signes ne désignent
pas, comme le mot animal, autre chose qu’eux-mêmes. De mot « signe »,
par exemple, désigne tous les autres signes, et lui-même, car c’est un
mot, et tous les mots sont des signes. Il en est de même pour les termes
« mot » et « nom ». Certains signes se désignent donc eux-mêmes parmi
les objets qu’ils désignent. Mais tel n’est pas le cas du mot « conjonction »,
qui est un nom mais ne désigne pas un nom. Certains signes, donc, ne se
signifient pas mutuellement (« conjonction » signifie « si », « car », « ou »,
etc., mais n’est pas signifié par ces mots), tandis que d’autres se signifient
mutuellement : par exemple, « nom » et « mot » sont deux noms, et deux
mots, qui se désignent l’un par l’autre. Or, parmi les signes qui se désignent
mutuellement, les uns n’ont pas une valeur équivalente ; par exemple,
le terme « signe » désigne tout ce qui signifie quelque chose, alors que
le terme « mot » ne désigne que les signes émis comme son de voix articulé,
bien que le signe soit désigné par un mot et le mot par un signe ; « signe »
a une plus grande valeur que « mot ». Par contre, le mot et le nom
pris en général, ont une valeur équivalente ; en effet :
« toutes les parties du discours sont aussi des noms, car on peut leur adjoindre
des pronoms, et on peut dire de toutes ces parties qu’elles servent à nommer
quelque chose ; et il n’y en a aucune qui ne puisse, en s’unissant au verbe,
constituer un énoncé parfait » (vn, 20, p. 65).
Équivalente, la valeur de « mot » et de « nom » n’est cependant pas
identique, car ce n’est pas pour les mêmes raisons que l’on utilise ces deux
termes :
«le premier a été inventé pour marquer l’action de frapper l’air, et l’autre,
pour marquer la mémoire de l’âme » (Ibid.).
Enfin, la valeur identique de deux signes qui ne se distinguent que par le
son des lettres se retrouve dans les termes « nom » et ôvopa.
C. Da seconde section de la première partie développe le cas laissé
en suspens dans la section précédente, celui des signes qui désignent non
d’autres signes, mais des « signifiables ».
Une première étape établit qu’il est faux qu’on ne puisse enseigner sans
recourir à des signes. Aprime abord, on pourrait penser le contraire. Si l’on
veut discuter, en effet, telle est la loi : « quand les signes sont entendus
l’attention se porte vers les choses signifiées » (ad res significatas). Par
CONCEPTION A U GUS T I N I E N NE DU SIG N E 323

ailleurs, des signes, des choses, de la connaissance des signes et de la


connaissance des choses, la connaissance des choses l’emporte non peut-être
sur celle des signes, mais du moins sur les signes. Or aucune chose ne
peut être montrée sans signe. Par exemple, si je montre la marche en
marchant, le spectateur identifiera la marche en général à la durée de
celle que j'accomplis, et sera incapable d’identifier une marche plus
longue ou plus courte. Si je veux enseigner l’art d’enseigner, je dois
recourir à des signes. Seul le langage, qui se désigne lui-même avec les
autres choses, se montre sans signe ; mais comme il est lui-même un
signe, rien ne peut être enseigné sans signe. Pourtant un spectateur
intelligent pourrait s’instruire de l’art de l’oiseleur en voyant celui-ci
agir. De même dans le cas de la marche. Il est donc faux qu'on ne puisse
enseigner sans recourir à des signes, et des milliers de choses se montrent
d’elles-mêmes.
Bien plus, et c’est ce que va établir la seconde étape, rien n’est enseigné
par son signe. Si, en effet, j’ignore de quel objet tel signe est le signe,
il ne peut rien m’apprendre ; mais s’il m’en trouve instruit, que m’en­
seigne-t-il ? Un mot que j’entends sans connaître l’objet qu’il signifie
n’est qu’un son ; pour apprendre son rôle de signe, je dois découvrir
quel objet il signifie ; or cet objet est connu en se montrant ; c’est donc
le signe qui s’apprend par l’objet connu, et non inversement. Soit le
mot « tête » entendu pour la première fois :
«si donc, tandis que nous cherchons, on nous montre du doigt l’objet en question,
nous apprenons en le voyant le sens du signe (discimus signum) jusque-là entendu
seulement et pas encore compris. Or, comme en ce signe il y a deux choses,
le son et la signification, certes le son n’est pas perçu au moyen du signe mais
par le fait même que la voix frappe l’air ; et quant à la signification, elle l’est
en voyant la chose signifiée. Car le doigt étendu ne peut désigner que l’objet
vers lequel il est dirigé ; or il se dirige, non vers le signe, mais vers ce membre
appelé : Tête. Ainsi ce geste ne me fait connaître ni la chose que je connaissais
déjà, ni le signe vers lequel on n'étend iras le doigt » (x, 34, p. 97).

Par les mots, on n’apprend donc rien, car on apprend la valeur du mot,
c’est-à-dire la signification cachée dans le son de voix (ici est significationem
quaelatetin sono), quand la chose signifiée est déjà connue, plutôt que celle-
ci par la signification.

D. Des deux premiers passages que cite Todorov se situent dans la


seconde étape de la première section ; ils s’inscrivent plus précisément
dans l’argumentation qui tend à prouver que le mot et le nom, pris en
général, ont une valeur équivalente. Or cette argumentation est suspecte.
Selon R. A. Markus, la conclusion de la première section est que rien
ne peut être enseigné sans signes ; or
«to establish this conclusion is the main burden of the first part of the work,
and the rest of this part is taken up with a bewildering and often sophistical
324 GUY BOUCHARD
discussion of the ways in which ‘ speech also signifies itself along with other
things34 ’ ».
Voici quelquesjindices du caractère douteux de cette argumentation visant
à établir que tout mot est un nom et tout nom, un mot, donc que ces deux
termes ont une valeur équivalente, mais non identique. Pour prouver leur
non-identité, Augustin recourt à un argument étymologique (cité par
Todorov) : verbuni dériverait de verberare, et nomen, de noscere. Or, an
tout début du chapitre vi du De dialectica, Augustin, déclare :
« On cherche l’étymologie d’un mot, quand on s’enquiert de l’origine de
sa formation ; recherche trop curieuse à mon avis et peu nécessaire... S’il y
avait plaisir et agrément à développer l'origine d’un mot, ce serait une folie
d’entreprendre ce dont la poursuite serait pour ainsi dire infinie. Car qui pourrait
trouver, dans tout ce qui a été dit, la raison pourquoi cela a été dit ainsi ? »
(B, p. 56).
L’un des exemples de cette quête infinie et des désaccords qu’elle suscite
est précisément celui de verbuni. Quant à nomen, qui dériverait de connaître
(noscere), ne doit-on pas tenir compte, en lisant cette étymologie, de la
thèse centrale de la seconde section, à savoir que les mots n'enseignent
rien ? Le caractère douteux de toute cette argumentation devrait donc
nous inciter à ne pas en isoler des fragments. Bien plus : on peut contester
que les passages auxquels se réfère Todorov aient trait à la « force »
des mots. Te contexte général de cette discussion est, rappelons-le, celui du
rapport entre les signes et les choses qu’ils signifient. Celles-ci sont soit des
signes, soit des « signifiables ». S’il s’agit de signes, ou bien il y a désigna­
tion mutuelle, ou bien il n’y a pas désignation mutuelle et, dans le premier
cas, leur valeur est équivalente, non équivalente ou identique. Les
ternies principaux de cette problématique sont : signe (signum), choses
(res), signifiables (significabilia) désigner (significare) et valeur (valere).
Le mot « force » n’intervient que dans le troisième passage que cite
Todorov : « Telle est la loi, douée naturellement d'une très grande force :
quand les signes sont entendus, l’attention se porte vers les choses signi­
fiées ». Or le mot « force » est ici le fait de la traduction, puisqu’en latin,
c’est le verbe valere qui est utilisé : ea scilicet régula, quae naturaliter
plurimum valet, ut auditis signis ad res significatas feratur intentio
(vin, 24, p. 76). De plus, la force (ou valeur) en question est celle de la loi
énoncée, et non un attribut ou une partie de la signification. Enfin, ce
troisième passage ne provient plus de la première section, mais de la
seconde, qui examine le cas des signes qui désignent des « signifiables », et
non plus des signes. Dès lors, on ne voit guère ce que peut vouloir dire
Todorov lorsqu’il affirme que dans Du maître « les deux significations
semblent devenir des propriétés soit du signifiant, soit du signifié ».
Il n'est pas du tout question, ici, de deux significations, mais du rapport
entre le signe et son désigné.
34. M a r k u s , Opus cil., p. 68. J e souligne.
CONCEPTION A U G U STIN IE N N E DU SIG N E 325
E. Si l’on renonce à la fausse piste suggérée par le thème de la «force », le
dialogue Du maître devient, du point de vue sémiologique, beaucoup plus
intéressant. Voici quelques-uns des éléments qu’il développe.
Des signes, dans leur acception la plus large, sont définis comme «toutes
les choses en général qui en désignent une autre » {universaliter omnia
quae significant aliquid : iv, 9, p. 38 ; omnia quibus quidque significatur :
vu, 20, p. 64). Cette définition articule deux éléments : la chose qui
désigne, c’est-à-dire le signe lui-même, et la chose désignée ; la chose
désignée, c’est la res au sens du De dialedica, qui reçoit ici le nom de
« signifiable » lorsqu’elle n’est pas un signe en position de désigné. Par
ailleurs, Augustin distingue deux sortes de désignés : les uns sont sensibles
ou charnels, tandis que les autres sont intelligibles ou spirituels (iv, 8,
p. 37 ; x ii , 39, p. 105). Si on compare cette définition à celle du De dialedica
(« Un signe est ce qui se montre soi-même au sens, et qui, en dehors de soi,
montre encore quelque chose à l’esprit. »), on notera d’abord que l’aspect
sensible du signe est passé sous silence. De plus, aucune référence n’est
faite à la chose extérieure en tant qu’elle est montrée à l’esprit. Mais il ne
faut pas oublier que, dans Du maître, la définition du signe n’est que
marginale, l’intérêt portant sur les mots. Avant de revenir sur la diffé­
rence entre les définitions des deux textes, dégageons donc les autres
éléments pertinents du dialogue.
Comme nous l’avons noté dans notre résumé, le mot, c’est-à-dire le signe
linguistique, est défini à plusieurs reprises comme « ce qui est proféré
comme un son de voix articulé avec une signification » (iv, 8, p. 33 ;
ïv , 9, p. 37 ; v, 12, p. 45), U y a deux sortes de mots : les uns désignent des
choses qui ne sont pas des signes, c’est-à-dire les « signifiables », tandis que
les autres désignent des signes ; en ce dernier cas, les signes désignés sont
ou bien audibles (comme dans le cas du mot « nom »), ou bien non audibles
(comme dans le cas du mot « gestes ») ; et dans le cas des signes audibles
désignant d’autres signes audibles, ou bien ces signes ne se désignent pas
mutuellement, ou bien ils le font ; s’ils le font, ou bien, leur valeur est
identique, ou bien elle 11’est pas identique ; et si elle n’est pas identique,
ou bien elle est équivalente, ou bien elle n'est pas équivalente. Dans nos
remarques sur le traité De la dialectique, nous avons suggéré que la diffé­
rence entre verbum (au sens restreint) et dictio correspondait à deux
sortes de signes linguistiques : suggestion qui est pleinement confirmée,
ici, par la distinction entre les mots qui désignent des significabilia
et ceux qui désignent d’autres signes ; on notera que ce dernier type de mot
n’est plus exprimé par le terme verbum au sens restreint, ce qui se com­
prend fort bien à la lumière du raffinement de la théorie de cette sorte
de mot : au lieu de se contenter d'une catégorie globale, Augustin détaille
une pluralité d’espèces en s’épargnant la tâche de donner à chacun une
appellation propre.
En plus des éléments qui ont trait au signe en général et de ceux qui
concernent le signe linguistique, nous voudrions attirer l’attention sur
326 GUY BOUCHARD

un dernier passage, où l’on répond à une objection possible à la thèse que


le langage sert soit à enseigner, soit à faire se ressouvenir :
«si quelqu’un prétendait que, sans même proférer aucun son, en pensant seule­
ment les mots, nous nous parlons à nous-mêmes intérieurement, même alors
le langage ne fait encore rien d’autre que d’avertir ; car la mémoire, en réveillant
les mots (verba) qu’elle conserve, remet en pensée les choses mêmes dont les
mots sont les signes (facit venire in mentent res ipsas quarum signa sunt verba) »
(I, 2 , p . 1 9 ).

La définition du signe que nous avons citée plus haut se contentait


d’articuler deux éléments : le signe et le désigné. Mais les signes auxquels
s’intéresse principalement Augustin sont les mots. Or l’état normal du
mot, comme le laisse entendre ce passage et comme l’énonçait expressé­
ment la définition du mot, est d’être proféré : on retrouve donc, ici,
l’aspect sensible du signe, c’est-à-dire le sinsigne. Mais le texte nous
dit aussi que la mémoire remet en pensée les choses dont les mots sont les
signes : il y a donc, de ces choses, c’est-à-dire du désigné, une existence
en esprit, un « signifié ». Sinsigne, « signifié », désigné : la conception
du signe (linguistique) est la même dans Du maître que dans De la dialec­
tique. Mais le texte va encore plus loin lorsqu’il mentionne le langage
intérieur et les mots non proférés que conserve la mémoire : car il fait
alors allusion au « signifiant »35. La conception augustinienne du signe
serait-elle donc tétradique ?

IV. « La doctrine chrétienne 36 »

Texte d’Augustin et commentaire de Todorov


Après avoir rappelé le sujet des quatre parties du traité sous la forme
du schéma suivant (les chiffres correspondent aux parties) :
choses (1) ( obscurités (2)
l interprétation . . . . . j
signes .................... < ( ambiguïtés (3)
( expression (4)
Todorov ajoute :
« Le projet d’Augustin est au départ herméneutique ; mais il lui adjoint
une partie productive (la quatrième partie), qui devient la première rhétorique
chrétienne ; de plus, il enchâsse le tout dans une théorie générale du signe (à la)
démarche proprement sémiotique ... Ce livre plus que tout autre, doit être
considéré comme le premier ouvrage proprement sémiotique » (TS, p. 38).
35. Comme le mot « signifié », le terme « signifiant » est provisoirement employé
en un sens non rigoureux.
36. Trad. Combès et Farges, Paris : Desclée De Brouwer, 1949.
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E DU SIG N E 327

Quel est, de ce livre, la théorie du signe ? Par rapport à celle du traité


De la dialectique, il n’y a plus de sens que vécu, note Todorov, de sorte
que diminue l’incohérence de la théorie. De plus, la « chose » (le référent),
disparaît ; Augustin parle bien des choses et des signes, mais sans faire
de celles-là le référent de ceux-ci : le monde se divise en signes et choses,
selon que l’objet de perception a une valeur transitive ou non, et la
chose participe du signe en tant que signifiant, non en tant que référent ;
cette affirmation globale est cependant modérée par une autre qui,
toujours selon Todorov, reste plus un principe abstrait qu’une carac­
téristique propre au signe : « C’est par les signes que l’on apprend les
choses » (I, n, 2). P’articulation des signes et des choses se poursuit,
ajoute Todorov, dans celle des processus d’user et de jouir ; cette distinc­
tion subdivise les choses, mais les choses dont on use sont transitives
comme les signes, tandis que sont intransitives les choses dont on jouit :
«Jouir, en effet, c’est s’attacher à une chose par amour pour elle-même.
User, au contraire, c’est ramener l’objet dont on fait usage à l’objet qu’on aime,
si toutefois il est digne d’être aimé » (I, iv, 4 ; TS, p. 39).
Cette distinction, poursuit Todorov, a un prolongement théologique impor­
tant : hormis Dieu, aucune chose ne mérite qu’on en jouisse ; il s’ensuit
que la seule chose à n’être absolument pas signe (parce que objet de
jouissance par excellence) est Dieu ; ce qui, dans notre culture, colore
réciproquement de divinité tout signifié dernier (ce qui est signifié sans
signifier à son tour). (TS, p. 39).
Après avoir ainsi présenté la relation entre signes et choses, Todorov
cite la fameuse définition du livre II :
«Te signe est mie chose qui nous fait penser à quelque chose au-delà de
l’impression que la chose même fait sur nos sens »(II, 1, 1 ; TS, p. 39).
On est tout près, commente Todorov, de la définition énoncée dans De la
dialectique ; simplement, la « pensée » a remplacé 1’« esprit ». Mais une
autre formule est plus explicite :
«Notre seule raison de signifier, c’est-à-dire de faire des signes, est de produire
au jour et de transfuser dans l’esprit d’un autre ce que porte dans l’esprit celui
qui fait le signe » (II, 11, 3). Il ne s’agit plus d’une définition du signe, mais
de la description des raisons de l’activité signifiante. Il n’est pas moins révélateur
de voir qu’il n’est ici nullement question de la relation de désignation, mais
seulement de celle de communication. Ce que les signes font venir à la pensée
c'est le sens vécu : c’est ce que porte dans son esprit l’énonciateur. Signifier,
c’est extérioriser » (TS, p. 40).

Remarques
A. D’articulation du traité proposée par Todorov est « générative » :
elle en produit le contenu à partir de trois oppositions : signes-choses,
328 GUY BOUCHARD

interprétation-expression, difficultés provenant de l’ambiguïté ou de


l’obscurité.
Le plan proposé par Augustin est cependant quelque peu différent.
Le but du traité est de proposer des règles pour l’étude ou l’interprétation
(.tractatio) de l’Écriture (Prologue, i, p. 169; Livre I, 1, 1, p. 181). Or, de
cette étude, il y a deux fondements : la manière de découvrir ce qui y est
à comprendre, la manière d’exprimer ce qui en a été compris ; à la décou­
verte sont consacrés les trois premiers livres, et à l’expression le quatrième
(I, 1, 1, p. 181 ; IV, 1, 1, p. 425). Toute science portant sur les choses
ou sur les signes, il sera d’abord question des choses, puis des signes (I, n,
2, p. 183). De plus, l’incompréhension du texte vient soit des signes
ignorés, soit des signes ambigus (II, x, 15, p. 259). Bref :
( — choses (I)
découverte l l ignorés (II)87
( — signes <
Étude /interprétation ! ambigus (III)
de l’Écriture
expression (IV)
L’opposition entre les choses et les signes est beaucoup moins centrale,
ici, que dans le schéma de Todorov. Cela, comme nous allons le constater,
aura certaines conséquences.
B. La thèse centrale de Todorov est que, dans La doctrine chrétienne,
il n’y a plus de sens que vécu, le référent s’évanouissant : si le monde
se divise en signes et en choses selon que l’objet de perception a une
valeur transitive ou non, la chose participe du signe en tant que signifiant,
non en tant que référent.
Voyons d’abord comment Augustin lui-même présente l’opposition
entre signes et choses :
«Toute science a pour objet soit les choses, soit les signes, mais c’est par les
signes qu'on apprend les choses3738. Or je viens d’appeler choses, les objets qui
ne sont pas employés pour être les signes de quelque chose : par exemple, le
bois, la pierre, le bétail et autres objets analogues. Il ne s’agit pas, toutefois,
de ce bois que Moïse, lisons-nous, jeta dans les eaux amères pour dissiper leur
amertume (Exode xv, 25) : ni de cette pierre sur laquelle Jacob reposa sa tête
(Gen. xxvm, n), ni de ce bélier qu’Abraham immola à la place de son fils
(Gen. x x i i , 13). Ces objets-là, de fait, sont des choses, mais en la circonstance,
ils sont, par surcroît, les signes d'autres choses. Or, il y a d'autres signes qui ne
servent qu’à signifier, comme c’est le cas pour les mots. Car personne n’use
des mots que pour signifier une chose. On comprend par là ce que j’appelle

37. 1/ étude des signes ignorés ne commence qu’avec la seconde section du livre II ;
la première contient des considérations générales, dont la théorie des signes.
38. Cette dernière proposition s'oppose radicalement à la thèse contraire présentée
dans Du maître.
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIGNE 329
signes, savoir les objets (res eas) qu’on emploie pour signifier quelque chose
(quae ad significandum aliquid adhibentur). C’est pourquoi tout signe est aussi
une chose, sans quoi il ne serait rien du tout. Mais, par contre, toute chose
n’est pas en même temps un signe. Et voilà pourquoi, quand, dans cette division
des choses et des signes, nous parlerons des choses, nous le ferons de telle manière
que même si quelques-unes d’entre elles peuvent être employées comme signes,
elles ne gênent pas notre plan qui est de parler d’abord des choses, ensuite
des signes. Souvenons-nous fermement que, pour l’instant, nous avons à consi­
dérer dans les choses ce qu’elles sont en elles-mêmes, et non ce qu’elles signifient
d’autre, en plus de leur sens propre. » (I, n, 2, p. 183).
D'opposition entre les signes et les choses n’est donc pas, ce texte le
montre à l’évidence, tranchée au couteau. C’est une division beaucoup
plus fonctionnelle qu’ontologique, et qui articule trois éléments plutôt
que d’eux : d’une part les choses purement choses, d’autres part les signes
purement signes, et entre les deux les choses qui peuvent aussi servir
de signes. Or les signes purement signes sont tout de même des choses
sans quoi ils ne seraient « rien du tout » : on peut donc lire dans le texte
une classification des choses en trois catégories. Par ailleurs, les signes
sont définis comme des choses qu’on emploie pour signifier quelque chose :
définition identique à celle que nous avons rencontrée dans Du maître,
et où le désigné (le référent, la « chose ») est expressément mentionné ;
or pour que ce désigné ne corresponde pas aux choses (res), il faudrait
soutenir que tous les signes ou bien se désignent eux-mêmes, ou bien
désignent d’autres signes : thèse qu’on ne peut imputer à Augustin.
Il est donc inexact de prétendre que, dans La doctrine chrétienne, la
«chose »s’évanouiten tant que référent, ha «chose », au contraire, demeure
un référent et c’est pourquoi « c’est par les signes que l’on apprend les
choses ».
C. De l’opposition entre user et jouir, qui est tout à fait secondaire
du point de vue de la théorie des signes puisqu'elle articule les choses,
nous dirons seulement que Todorov a tout à fait raison d’en déduire
que Dieu est la seule chose à n’être absolument pas signe39.
D. Au texte qui présente l’opposition entre mots et choses fait écho
l’ouverture du second livre :
« Écrivant sur les choses, j’ai averti au préalable, qu’on ne portât son atten­
tion que sur ce qu'elles sont et non pas sur ce qu’elles signifient d'autre en
dehors d’elles-mêmes40. Traitant en retour des signes, je préviens qu’on ne

39. « Unique et souveraine Réalité », dit Augustin (I, v, p. 185).


40. «... non etiam si quid aliud praeter se significant ». Te texte du livre I disait :
« non quod aliud praeter seipsas significant ». Tes deux formules sont également
ambiguës, ^ ’interprétation «normale »serait que, dans le cas des choses qui peuvent
aussi être des signes, on les considère, lorsqu'on fait abstraction de leur dimension
sémiologique, pour ce qu’elles sont en elles-mêmes. Mais dire qu’on ne s’occupe
pas de ce qu’elles signifient d’autre en dehors d’elles-mêmes, cela peut impliquer
qu’elles se signifient elles-mêmes. Dès lors, de même que tout signe est aussi une
330 GUY BOUCHARD

porte plus son attention sur ce que les choses sont, mais au contraire, sur les
signes qu’elles représentent, c’est-à-dire sur ce qu’elles signifient41. Un signe est,
en effet, une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur les sens, fait
venir, d’elle-même, une autre idée à la pensée. Par exemple : à la vue d’une
trace nous jugeons qu’un animal, dont elle est l’empreinte, est passé ; à la vue
d’une fumée, nous apprenons qu’il y a du feu dessous ; à l’audition de la voix
d’un être animé, nous discernons le sentiment de son âme ; à une sonnerie
de trompette, que les soldats savent s’il faut avancer ou reculer ou faire toute
autre manœuvre exigée par le combat. » (II, I, i, p. 239).
A propos de cette définition, Todorov, on l’a vu, note seulement qu’elle
est fort voisine de celle présentée dans De la dialectique, et il cite un autre
texte, « plus explicite », qui met l'accent sur la communication. Peut-on
s’autoriser de ces deux textes pour conclure, encore une fois, que la
désignation s’est évanouie au profit de la communication ?
Si l’on s’en tient à la définition elle-même, telle qu’elle apparaît en
traduction française, on pourrait croire que le désigné en est absent.
Mais le contexte immédiat de la définition modifie cette impression.
Premier indice : Augustin y emploie le verbe significare qui, comme
nous avons pu le constater en maints autres textes, exprime la relation
de désignation. Second indice : les exemples de ce que « signifient » les
signes, tel le feu, correspondent à des désignés. Troisième indice : antérieu­
rement à celle-ci, Augustin a proposé une autre définition du signe, où
la présence du désigné est explicite ; « j’appelle signes ... les objets qu’on
emploie pour signifier quelque chose ». Dès lors, ou bien les deux passages
du livre II se contredisent, ou bien Todorov n’a pas raison d’y lire la
disparition du désigné. Or Augustin ne se contredit pas. Markus, para­
phrasant la définition d’Augustin, écrit :
«A sign ... is an element in a situation in which three terms are related.
These we may call the object or significatum for which the sign stands, the
sign itself, and the subject to whom the sign stands for the object signified42. »
D’objet signifié, n’est-ce pas le désigné ? Commentant la même définition,
Darrell Jackson déclare :
«A sign is a res or thing which bears a certain relation to other things.
Augustine says that things are learned by signs (res per signa discuntur, I, IX,
2, if.). It would appear that his term for the relation of signs to things is
“ signify ”. So we have :
(x) things learned by signs, and
(2) signs signifying things.

chose, sous peine de ne pas exister, toute chose (fors Dieu ?) serait aussi un signe,
au moins d’elle-même.
41. « ... sed potius quod signa sunt, id est, quod significant ».' Traduction plus
littérale : « mais plutôt sur le fait qu’elles sont des signes, c'est-à-dire qu’elles signi­
fient ».
42. « St Augustine on Signs », p. 74.
CONCEPTION A U GUST I N I E N N E D U SIGNE 331
The second relation must, however, be inferred, for in the two defining chapters
Augustine never says that signs signify res. Rather he uses the vague terms
“ aliquid ” and “ aliud aliquid ”. In this he is similar to Cicero, who uses
“ quidam ” in his definition. Quintilian, on the other hand, does speak of
alia res which are understood by signs. The reason the second relation can
be inferred with res as the second term is that what is signified, the “ something
else ”, must be a res in at least the improper sense434if it is to be anything at all.
In De doctrina Augustines does not investigate further the logical qualities
of this relation ... No more can be said about the something signified from these
two chapters (I, 11 and II, x, 1), except that all the examples given are of the
signification of rather concrete things ...14. »
Plus prudente que celle de Markus, l’interprétation de Darrell Jackson
n’en souligne pas moins, elle aussi, la pertinence du désigné. Mais Raffaele
Simone va beaucoup plus loin en adoptant une position contraire à celle
de Todorov ; signalant l’importance du cadre social, c’est-à-dire de la
relation de communication, dans la conception augustinienne du signe,
il ajoute : « A mesure que baisse l’intérêt sémiologique d’Augustin, ... ce
sont également les termes de sa définition du signe qui s’affadissent et
se banalisent : la définition qui nous est offerte dans le De doctr. christ, perd
complètement l’idée du cadre social présente dans les premières œuvres
... )>45. On peut donc conclure que les interprétations courantes de la
définition augustinienne ne confirment pas la disparition du désigné.
Conclusion que le texte même d’Augustin permet d’amplifier. De second
livre du traité s’ouvre, nous l’avons déjà signalé, par des considérations
générales qui incluent la théorie du signe. Or cette théorie comporte
deux volets. De premier, que nous connaissons déjà, est consacré à la
définition du signe. De second procède à une double classification des
signes : d’une part les signes sont naturels ou « conventionnels » (data
signa), d’autre part ils s’adressent à la vue, à l’ouïe ou aux autres sens.
« Des signes naturels sont ceux qui sans intention ni désir de signifier
font connaître, d’eux-mêmes, quelque chose d’autre en plus de ce qu’ils

43. « A sign is a res. In Book One Augustine gives two meanings to the term
' res’. First, it refers properly to that which is not used to signify something else
{quae non ad significandum aliquid adhibentur, I, II, 2, 2f.), such as wood, stone,
cattle, and so on. Second, it refers improperly to anything whatsoever that is
(I infer this from « quod enim nulla res est, omnino nihil est », 13t.). Anything not
a res in the improper sense is nothing at all. In this latter sense ’ res ' may be
applied to such things as words and the stone which J acob slept on, which in addition
to being something also signify something (4-10). Clearly a sign, like everything-
else that exists, is a res in this second and improper sense, for it must be if it is to
signify. But a sign is a res only in the improper sense, for in addition to existing
it signifies». (B. D a r r e ia J a c k so n , «The Theory of Signs in De doctrina Christiana»
in Augustine (Markus ed.), p. 94).
44. Ibid., p. 94-95-
45. Raffaele S im o n e , « Sémiologie augustinienne », in Semiotica VI (1972) p. 16,
n. 21. Cette interprétation est tout aussi exagérée que celle de Todorov. Tes deux
ont en commun de ne pas distinguer clairement ce qui vaut pour le signe linguistique
et ce qui vaut pour le signe en général.
332 GUY BOUCHARD

sont eux-mêmes. C’est ainsi que la fumée signale le feu » (II, i, 2, p. 239).
Quant aux signes « conventionnels », ce sont « ceux que tous les êtres
vivants se font les uns aux autres pour montrer, autant qu’ils le peuvent,
les mouvements de leur âme (motus animi sui), c’est-à-dire tout ce qu’ils
sentent et tout ce qu’ils pensent [vel sensa, aut intetteda quaelibet) ».
(II, n, 3) Le passage cité par Todorov et qualifié de « plus explicite »
suit immédiatement cette définition. Il en résulte que la relation de
communication mise en évidence dans ce passage concerne non les signes
en général, mais une classe particulière de signes : les data signa. Tout
signe, en tant que tel, est par définition en relation avec un désigné.
Mais certains signes se caractérisent en outre par le fait qu’ils sont produits
intentionnellement par les vivants pour montrer les mouvements de leur
âme. Que cela n’implique pas que ces mouvements de l’âme4647soient
sans rapport avec quelque désigné, le texte ne tarde pas à l’établir :
« Les bêtes” aussi ont entre elles des signes par lesquels elles dévoilent le
désir de leur âme. Car et le coq, quand il a trouvé de la nourriture, le signale
de la voix à la poule, pour la faire accourir ; et le pigeon appelle d’un roucoule­
ment la femelle ou est appelé par elle en retour ; et on remarque d’habitude
de nombreux faits analogues. » (II, xi, 3, p. 241).
Plus loin, en parlant des signes linguistiques (donc d’une catégorie de
data signa) ignorés ou ambigus, Augustin déclare :
«Au fait, les signes sont ou propres ou figurés. On les appelle propres quand
ils sont employés pour désigner les objets {rebus), en vue desquels ils ont été
créés. Par exemple nous disons « un bœuf » quand nous pensons à l'animal
que tous les hommes de langue latine appellent avec nous de ce nom. Les signes
sont figurés quand les objets {res) mêmes que nous désignons par leurs termes
propres sont employés pour désigner un autre objet {aliud aliquid). » (II, x, 15,
P- 259)-

Cette fois, le mot res est employé pour exprimer le désigné, et le fait
qu’il soit remplacé, à la fin du texte, par aliud aliquid indique clairement
quel sens nous devons donner à cette expression dans les autres passages
du traité.
Le De dodrina christiana n’évince donc pas, au profit de la relation
de communication, celle de désignation.

46. Aristote, on s’en souvient, parlait ici d’« état d’âme » et sa définition met
expressément en cause le désigné.
47. Raffaele Simone (art. cit., p. 14) n’a donc pas raison de soutenir que les data
signa sont «propres aux hommes ».
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIGNE 333

V. « I/A CATÉCHÈSE DBS DÉBUTANTS48 »

Texte d'Augustin et commentaire de Todorov


Considérant le retard du langage sur la pensée, Augustin explique ainsi
son insatisfaction :
«ha. raison en est surtout que cette conception intuitive inonde mon âme
à la façon d’un éclair rapide, tandis que mon discours est lent, long et fort
différent d’elle. De plus, pendant qu’il se déroule, cette conception s’est déjà
cachée dans sa retraite. Elle laisse pourtant dans la mémoire, d’une manière
merveilleuse, un certain nombre d’empreintes, qui subsistent au cours de la
brève expression des syllabes et qui nous servent à façonner les signes phoné­
tiques appelés langage. Ce langage est latin, ou grec, ou hébraïque, etc., soit
que les signes soient pensés par l'esprit, soit aussi qu’ils soient exprimés par
la voix. Mais les empreintes ne sont ni latines ni grecques ni hébraïques ni
n’appartiennent en propre à aucune nation. » (il, 3 ; TS, p. 40).
Selon Todorov, ce texte précise et développe le schéma de la communi­
cation. Augustin y envisage un état du sens antérieur à toute langue.
Comme chez Aristote, les états d’âme sont universels et les langues,
particulières. «Mais Aristote expliquait cette identité des états psychiques
par l’identité à lui-même de l’objet-référent ; or il n’est pas question
d’objet dans le texte d'Augustin » (TS, p. 40).

Remarques
La catéchèse des débutants se compose d ’un court prologue et de deux
parties, ha première partie, qui est une méthode théorique d’enseignement
religieux, se subdivise en trois sections : comment conduire le récit (de
l’Écriture sainte), comment donner des préceptes et faire les exhortations,
comment acquérir la bonne humeur. Quant à la seconde partie, elle
donne des modèles de sermons. Par rapport aux deux démarches indiquées
dans La doctrine chretienne, à savoir découvrir, quant aux choses et quant
aux signes, ce qu’il y a à comprendre dans l’Écriture, puis l'exprimer,
le contenu du présent traité s’inscrit entièrement dans la seconde et
par conséquent présuppose la première. S’étonnera-t-on, dès lors, que
l’accent soit mis ici sur la communication ? Mais que le passage cité
par Todorov ne mentionne pas la relation de désignation, cela n’implique
pas qu’il la nie. A plusieurs reprises nous avons pu constater qu’Augustin
donnait, du signe, une définition binaire n’articulant que le signe et
la chose désignée : il ne s’ensuivait pas pour autant qu’il niait la pertinence,
pour une définition intégrale du signe, du niveau de la pensée, ni que
certains signes puissent servir à communiquer.

48. Trad. Cornbès et Farges, Paris : Desclée De Brouwer, 1949.

22
334 GUY BOUCHARD

1 / unique passage cité par Todorov se situe dans le prologue, I„e frère
Deogratias lui ayant demandé de lui écrire sur la manière de catéchiser
les débutants, et s'étant plaint par ailleurs de l’impression de dégoût
que suscitent en lui ses propres sermons, Augustin, avant d’accéder à sa
demande, déclare qu’il éprouve lui aussi la même impression, et entreprend
d’expliquer celle-ci. Ea problématique ainsi amorcée est celle du discours
oral ; et ce qui vaut pour celui-ci ne vaut pas nécessairement pour tout
signe en général. Qu’Augustin ne parle pas de la relation de désignation
en expliquant pourquoi il est parfois insatisfait de ses discours, cela
n’implique donc pas, même si on concédait sa non-pertinence au niveau
des signes linguistiques, quelle soit également non pertinente pour le
signe en général, ou pour d'autres sortes de signes.
En terminant, signalons que le texte que cite Todorov, en opposant
les empreintes aux signes, mentionne d’une part les signes « exprimés
par la voix», d’autre part les signes « pensés par l’esprit » : ce qui pourrait
correspondre, encore une fois, à la distinction entre sinsigne et «signifiant ».

VI. « Tes confessions49 »

Texte d’Augustin et commentaire de Todorov.


Todorov se contente de noter au passage que la théorie du signe présen­
tée dans De la Trinité est un développement de celle de la Catéchèse
et de celle du livre XI des Confessions. (TS, p. 41).

Remarques
A. Il est difficile de trouver dans le livre XI des Confessions, dont
la majeure partie est consacrée au problème du. temps, une « Théorie
du signe ». Todorov pense peut-être au passage où Augustin dit que si
Moïse lui parlait en hébreu, rien n’en toucherait son intelligence.
«En revanche, s’il me parlait en latin, je saurais ce qu’il dirait. Mais d’où
saurais-je s’il dit vrai ? Et quand bien même je le saurais, est-ce de lui que je
le saurais ? C'est au dedans de moi, oui, au dedans, dans la demeure de la pensée,
que la vérité, qui n’est ni hébraïque, ni latine, ni grecque, ni barbare, sans se
servir d'une bouche ni d’une langue, sans bruit de syllabes, me dirait : ‘ Il
dit vrai'. » (XI, m, 5, p. 279-281).
Un tel texte, où n’interviennent que la parole et la pensée, pourrait sans
doute être invoqué comme indice d’une disparition du désigné. Si tel
était le cas, nous répéterions les arguments développés dans la section

49. Trad. Tréliorel et Bouissou, Paris : Desclée De Brouwer, 1962, deux volumes.
CONCEPTION A U GUST I N I E N NE D U SIG N E 335

précédente. Et nous invoquerions quelques autres passages tout à fait


pertinents dans le cadre de la présente étude.
B. Au premier livre, en racontant son enfance, Augustin traite de
l’acquisition du langage :
« Par des gémissements et des cris divers et divers gestes, je voulais divulguer
les pensées de mon cœur, pour qu'on obéît à ma volonté, mais je ne pouvais ni
exprimer tout ce que je voulais, ni le faire à tous ceux que je voulais ; alors
j’utilisais les prises de la mémoire : quand les gens nommaient un objet (rem
aliquam) et qu’à la suite de ce son de voix, ils faisaient un geste vers quelque
chose, je voyais et je retenais que cet objet s’appelait pour eux du nom qu'ils
faisaient résonner, lorsqu’ils avaient l’intention de le montrer. D’ailleurs cette
intention de leur part apparaissait dans les gestes : ils sont comme le langage
naturel de tous les peuples, fait de jeux de physionomie, de clins d’yeux, et
de mouvements des autres membres, et aussi du ton de la voix qui trahit le
sentiment de l’âme dans la poursuite, la possession, le rejet ou la fuite des cho­
ses. » (I, vin, 13, p. 297).
Un peu plus loin (I, xiv, 23, p. 315), Augustin note qu’il a appris les
mots latins « sous la seule pression de (son) cœur avide de produire ses
concepts (concepta sua) ». Ces textes articulent clairement trois éléments :
les signes, la pensée et les choses. De plus, la relation de communication
et celle de désignation y sont conjointes : pour s’exprimer, pour pouvoir
communiquer, il faut connaître les mots ainsi que les objets qu’ils désignent
car ce que l’âme éprouve est lié à « la poursuite, la possession, le rejet
ou la fuite des choses ». Enfin, la prise en considération des gestes montre
que les propos que nous venons de citer ne s’appliquent pas aux seuls
signes linguistiques et ont une portée vraiment sémiologique.
C. Au problème de la mémoire, le livre X consacre un long dévelop­
pement. Ea mémoire est définie comme le lieu « où se trouvent les trésors
des innombrables images apportées par la perception de toutes sortes
d’objets. Eà est emmagasiné tout ce que construit aussi notre esprit,
soit en agrandissant, soit en diminuant, soit en modifiant de quelque
façon les objets atteints par les sens et toute autre image déposée là
et mise en réserve, qui n’est pas encore engloutie et ensevelie dans l’oubli »
(X, viii, 12, p. 163). Ea mémoire conserve donc non seulement les images
issues de la perception, mais aussi celles qui sont construites à partir
de celles-là, ainsi que toute autre image qui s’y trouve déposée et non
oubliée.
Or le signe, pour Augustin, est une chose sensible : la mémoire en
conserve-t-elle aussi l’image ? Quant au désigné, c’est soit une chose
sensible, soit une chose intellectuelle : dans le premier cas, au moins,
ne devrait-il pas lui aussi exister dans la mémoire ? Dans le cas des choses
sensibles, c’est grâce à la mémoire que je puis parler d’elles en leur absence :
« Us n’admirent point ce fait que, en parlant de toutes ces choses, je ne les
voyais pas des yeux : et pourtant je n’en parlerais pas, si les montagnes, les
336 G U Y BOUCHARD
vagues, les fleuves et les astres que j ’ai vus, l’océan auquel j ’ai ajouté foi, je
ne les voyais à l’intérieur, dans ma mémoire, avec d’aussi vastes dimensions
que si je les voyais à l'extérieur. En les voyant, cependant, je ne les ai pas
absorbés, quand je les ai vus des yeux ; ce ne sont pas eux qui sont en moi, mais
leurs images, et je sais ce qui s’est imprimé en moi, et par quel sens de mon
corps. » (X, viii, 15, p. 169).

Mais si le désigné est une chose intellectuelle, la situation est différente.


1 /3. mémoireconserve bien toutes les connaissances des sciences libérales,
mais « ce ne sont plus leurs images, mais les choses elles-mêmes, que je
porte en moi » (X, ix, 16, p. 169) :
« quand j ’entends qu'il y a trois espèces de questions : Une chose est-elle ?
qu’est-elle ? quelle est-elle ? sans doute des sons qui constituent ces mots je
retiens les images ; ils ont traversé l’air en vibrant et ne sont déjà plus, je le
sais. Mais les choses elles-mêmes, signifiées par ces sons, je ne les ai atteintes
par aucun sens corporel, je ne les ai vues nulle part au-delà de mon esprit ;
et j ’ai semé dans ma mémoire non pas leurs images mais elles-mêmes. » (X, x,
17, p. 171).

D’où viennent donc ces choses non sensibles ? Elles étaient déjà dans
ma mémoire, mais si profondément enfouies que, « sans quelqu’un pour
m’avertir de les en arracher, je n’aurais peut-être pas su les penser »
(X, x, 17, p. 173). Apprendre ces notions, c’est rassembler par la réflexion
les éléments contenus dans la mémoire à l’état dispersé et désordonné,
et les placer « à portée de la main » dans cette mémoire (X, xi, 18, p. 173).
Il en est de même dans le cas des nombres et des mesures.
« J ’ai dans l’oreille les sons des mots qui les signifient, quand on discute sur
elles ; mais autre les sons, autre les choses elles-mêmes. De fait, les mots ont
d’autres sons en grec, d’autres sons en latin, mais les choses ne sont ni grecques
ni latines, ni d’un langage d’autre sorte. » (X, xii, 19, p. 175).

Quant aux passions de l’âme :


« Qui consentirait ... à parler de ces choses, si chaque fois que nous pronon­
çons le mot de tristesse ou de crainte, chaque fois nous étions contraints de
nous attrister ou de craindre ? Pourtant, nous n’en parlerions pas, si nous ne
trouvions en notre mémoire, non seulement les sons des mots d’après les images
imprimées par les sens corporels, mais encore les notions des choses elles-mêmes ;
ces notions, aucune porte de la chair ne les a fait pénétrer en nous, mais c’est
l’esprit qui les a ressenties par l’expérience de ses propres passions et confiées
à la mémoire, ou encore la mémoire qui les a retenues d’elles-mêmes sans qu’on
les lui eût confiées. » (X, xiv, 22, p. 181).

Cela se fait-il par des images ou non, se demande ensuite Augustin ?


Si je parle de la pierre ou du soleil en leur absence, j ’ai leurs images à
ma disposition; si je peux parler de la douleur physique en son absence,
ou de la santé en son absence, il faut aussi que j’en aie les images; mais,
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E DU SIG N E 337
dans le cas des nombres, c’est eux-mêmes, et non leurs images, qui sont
dans ma mémoire (X, xv, 23, p. 181-182),
1/’ensemble de ces textes distingue clairement le signe (dans notre
terminologie, le sinsigne) de son image (le « signifiant »). Du côté du
désigné, il y a d’une part les choses extérieures sensibles, dont on peut
parler en leur absence grâce à leurs images conservées par la mémoire,
et d’autre part les choses intérieures ; parmi celles-ci, les unes, comme
la santé, peuvent être absentes, et alors c’est aussi grâce à leurs images
que nous pouvons en parler, tandis que les autres, tels les nombres, sont
présentes en elles-mêmes dans la mémoire. Ces considérations, jointes
à celles de la section précédente, nous permettent de conclure que, dans
les Confessions, ce n’est pas le processus de communication qui est appro­
fondi, mais la théorie générale du signe.

VII. « Da T rinité 50 »

Textes d’Augustin et commentaire de Todorov


La théorie du signe, dit Todorov, s’inscrit ici dans un schéma purement
communicatif :
« Parlons-nous à autrui ? Le verbe restant immanent, nous usons de la parole
ou d'un signe sensible pour provoquer dans l’âme de notre interlocuteur, par
cette évocation sensible, un verbe semblable à celui qui demeure dans notre
âme pendant que nous parlons. » (IX, vu, 12 ; TS, p. 41).

Description très proche, ajoute Todorov, de celle de l’acte de signifier


dans La doctrine chrétienne. Mais le verbe antérieur à la division des
langues est plus nettement distingué des signes linguistiques :
«Autre est le sens du verbe, ce mot dont les syllabes — qu’on les prononce
ou qu’on les pense — occupent un certain espace de temps ; autre le sens du
verbe qui s’imprime dans l’âme avec tout objet de connaissance (IX, x, 15).
Ce dernier verbe en effet n'appartient à aucune langue, à aucune de celles
que nous appelons linguae gentium, au nombre desquelles se trouve notre
langue latine ... La pensée qui s’est formée à partir de ce que nous savons déjà
est le verbe prononcé au fond du cœur : verbe qui n’est ni grec ni latin, qui
n’appartient à aucune langue ; mais lorsqu’il est besoin de le porter à la connais­
sance de ceux auxquels nous parlons, nous avons recours à quelque signe pour
e faire entendre. » (XV, x, 19 ; TS, p. 41).

50. Trad. Mellet et Camelot (vol. I, livres I-VII) et P. Agaësse (vol, II, livres VIII-
XV), Paris : Desclée De Brouwer, 1955.
33§ GUY BOUCHARD

«Ives mots, commente Todorov, ne désignent pas directement les choses,


ils ne font qu’exprimer. Ce qu’ils expriment n’est toutefois pas l’indivi­
dualité du locuteur mais un verbe intérieur pré-linguistique» (TS, p. 41).
Ce verbe, ajoute Todorov, est déterminé par deux facteurs, les empreintes
laissées dans l’âme par les objets de connaissance, ainsi que la connais­
sance immanente dont Dieu est la source :
«Il nous faut donc parvenir jusqu’à ce verbe de l’homme ... qui n’est ni
proféré dans un son, ni pensé à la manière d’un son, qui est nécessairement
impliqué dans tout langage, mais qui, antérieur à tous les signes dans lesquels
il se traduit, naît d’un savoir immanent à l’âme, quand ce savoir s’exprime
dans me parole intérieure, tel quel. » (XV, xi, 20 ; TS, p. 42).
D’ensemble de ce processus humain d’expression et de signification est
analogue au Verbe de Dieu, dont le signe extérieur n’est pas le mot mais
le monde ; et les deux sources de connaissance n’en forment qu’une,
puisque le monde est le langage divin (apparition de la doctrine du symbo­
lisme universel) :
« De verbe qui sonne en dehors est donc le signe du verbe qui luit au dedans
et qui, avant tout autre, mérite ce nom de verbe. Ce que nous proférons de la
bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous
l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour la traduire au dehors. Notre
verbe devient donc en quelque façon voix matérielle, assumant cette voix
pour se manifester aux hommes de façon sensible : comme le Verbe de Dieu,
assumant cette chair pour se manifester lui aussi aux hommes de façon sen­
sible. » (XV, xi, 20 ; TS, p. 42).
En terminant, Todorov propose en résumé un schéma qui se répète,
symétriquement inversé, chez le locuteur et l’allocutaire :
savoir \

!
immanent J -> verbe -> verbe -r verbe
f intérieur extérieur extérieur

[ pensé proféré
objets de ]
connaissance/

Il souligne à quel point le rapport mot-chose se trouve chargé de média­


tions successives, et conclut qu’en ce qui concerne la théorie sémiotique,
.la doctrine matérialiste des Stoïciens, centrée sur la désignation, se
trouve, chez Augustin, progressivement évincée par une doctrine de
la communication.

Remarques
A. Essayons de replacer les passages que cite Todorov dans leur con­
texte. Dans son introduction au premier volume, F,. Hendrikx rappelle
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E D U SIG N E 339

que le traité se divise en deux parties, dont l’une démontre la vérité


du dogme de l’Église par les Écritures, et dont l’autre se propose d’expli­
quer et d’approfondir le dogme par la spéculation ; la partie spéculative
(livres V-XV) se subdivise en deux parties dont la première (livres V-VII)
traite de la terminologie trinitaire tandis que la seconde (livres VIII-XV)
veut découvrir dans la vie de l’âme humaine des analogies permettant
de représenter et d’éclairer le mystère de la vie intime de Dieu. Or cette
esquisse suffit déjà à orienter l’interprétation des passages cités par
Todorov. Tous, en effet, proviennent du livre IX et du livre XV, donc
de la section consacrée aux analogies. Or, dans le mystère de la Sainte
Trinité, d’une part le Fils est appelé le Verbe de Dieu, d’autre part il est
engendré par le Père. Si donc l’on a recours au verbe humain en guise
d’analogie, faudra-t-il privilégier la communication au détriment de la
désignation ?
B. Déjà, au livre VIII (vi, 9, p. 53-55), Augustin soulève un problème
que nous avons rencontré dans les Confessions. Si je veux parler de
Carthage, c'est en moi que je cherche ce que j’en dirai, en moi que j’en
trouve l’image, que j ’ai reçue par mes sens corporels lorsque j’ai vu la
ville, en moi que j ’en trouve le verbe lorsque j'en veux parler.
«Ce ‘ verbe ', c’est l’image (phantasia) que j’en garde dans ma mémoire : non
pas ce son, ces trois syllabes que je prononce quand je nomme Carthage, ni
même ce nom que je pense en silence durant un court espace de temps ; non,
c’est ce que je vois en mon âme pendant que je prononce ces trois syllabes ou
même avant de les prononcer. »

S’il s’agit d’une ville que je n’ai jamais vue, disons Alexandrie, j’en trouve
aussi en moi une représentation, mais imaginaire, une image que je me
suis formée tant bien que mal à partir de ce qu’on m’a dit : « cette image,
c’est son ‘ verbe ’ en moi quand j ’en veux parler, avant que j’aie prononcé
ces cinq syllabes, ce nom connu de presque tous ». Mais si je veux parler
du juste, je ne pense pas à une réalité absente, comme Carthage, ni ne
m’en fait une image approximative comme d’Alexandrie : c’est une
réalité présente que je vois en moi. Il s’agit ici, encore une fois, du désigné
considéré soit comme chose sensible, absente ou imaginée, soit comme
chose intelligible ; et l’on aura noté que la désignation et la communica­
tion sont ici étroitement imbriquées.
C. Faut-il supposer qu’un peu plus loin, lorsqu’à la deuxième section
du livre IX il aborde le problème du verbe mental, Augustin va cette
fois s’en tenir à « un schéma purement communicatif» ? Cette section
établit que l’âme, sa connaissance « qui est son produit et son verbe
engendré d’elle-même », ainsi que l’amour, constituent une image de
la Trinité. Cette démonstration, très subtile, peut être décomposée
en quatre étapes :
a) il n’est nulle action du corps, geste ou parole, par quoi on approuve
34° GUY BOUCHARD

ou désapprouve la conduite des autres, qui ne soit anticipée par un verbe


intérieur ;
b) ce verbe est la connaissance unie à l’amour ;
c) si l’âme se connaît et approuve la connaissance qu’elle a d’elle-même,
cette connaissance, qui est son verbe et son image, lui est parfaitement
égale et adéquate ;
d) l’amour lui-même n’est pas engendré.

ba première étape examine deux cas. be premier est celui de la connais­


sance spécifique ou générique de l’âme humaine, vérité immuable qui
est objet d’intuition d’après des raisons éternelles, be second est celui
du jugement sur les représentations imaginaires issues d’images corporelles
et correspondant ou non à la réalité; ce jugement se fait lui aussi d’après
des règles immuables ; par exemple :
« Je me rappelle un arc de courbe exacte, que j’ai vu ... à Carthage ; l’objet
matériel, rapporté par le message des yeux, passé dans la mémoire, suscite
une représentation imaginaire. Mais, ce que je vois par l’esprit et d’après quoi
j’approuve sa beauté, d’après quoi je le corrigerais s’il me déplaisait, c’est tout
autre chose. Ainsi donc, même des choses corporelles nous jugeons d’après la
vérité éternelle que perçoit l’intuition de l’âme raisonnable, Des choses elles-
mêmes, présentes, nous les touchons par les sens ; absentes, nous rappelons
leurs images conservées dans la mémoire ou, d’après leur ressemblance, nous
en imaginons de nouvelles, si nous en avons la volonté ou les moyens. Mais
autre est l'imagination corporelle, la vision corporelle des choses corporelles,
autre l’appréhension par la pure intelligence, au-dessus de l’œil de l’esprit,
des lois et de la raison ineffable de leur beauté. » (IX, VI, n , p. 97).

Suit la conclusion de cette première étape :


«Dans cette étemelle vérité d’après laquelle ont été créées toutes les choses
du temps, nous voyons, avec le regard de l’âme, la forme qui sert de modèle
à notre être, qui sert de modèle à tout ce que nous faisons, en nous ou dans
les corps quand nous agissons selon la vraie et droite raison : grâce à elle, nous
avons en nous la vraie connaissance des choses qui en est comme le verbe,
par nous engendré dans une diction intérieure ; et ce verbe ne s’éloigne pas
de nous par sa naissance. Parlons-nous à autrui ? De verbe restant immanent,
nous usons de la parole ou d’un signe sensible pour provoquer dans l’âme de
notre interlocuteur, par cette évocation sensible, un verbe semblable à celui qui
demeure en notre âme pendant que nous parlons. » (IX, vu, 12, p. 97).

On aura reconnu, en cette dernière phrase, le passage que cite Todorov


à l’appui du « schéma communicatif ». Mais, ainsi replacé dans son con­
texte, ce passage acquiert une tout autre portée, ba véritable connais­
sance des choses, que le désigné soit corporel ou spirituel, est un verbe
immanent que nous engendrons. A cet égard, la communication apparaît
comme un épi-phénomène qui ne fait que dédoubler le verbe immanent.
CONCEPTION A U G U STIN 1EN N E DU S IG N E 341

Et l’autre passage du livre IX cité par Todorov, où sont distingués le


verbe proféré et le verbe immanent51, vient renforcer cette interprétation.
D. Du livre XV, la seconde section revient sur la notion de verbe men­
tal, pour montrer en quoi il ressemble au verbe divin, puis en quoi il en
diffère.
Des choses connues auxquelles on pense demeurent connues même
quand on n’y pense plus ; mais pour les exprimer, il faut y penser, et
penser, c’est parler dans son cœur. Or qui peut comprendre ce qu’est
le verbe, non seulement avant qu’il ne résonne au dehors, mais avant
que la pensée ne roule en elle l’image des sons, — celui-là peut voir, dit
Augustin, quelque ressemblance entre ce verbe et celui de Dieu. En disant
une chose vraie, c’est-à-dire une chose que nous savons, notre verbe naît
du savoir conservé dans la mémoire et est de même sorte que le savoir
dont il naît. Da pensée formée à partir de ce que l’on sait, c’est le verbe
prononcé au fond du cœur et qui n’est d’aucune langue, mais pour le
faire connaître à autrui il faut recourir à des signes ; la plupart du temps
ce sont des sons s’adressant aux oreilles, mais il peut aussi s’agir de gestes
s’adressant au regard, ou de l’écriture, qui nous permet de faire l’économie
de la présence du récepteur, car les lettres sont les signes des sons comme
les sons sont les signes de la pensée. De verbe extérieur est donc signe
du verbe intérieur, et c’est celui-ci qui mérite avant tout le nom de verbe,
celui-là n’étant appelé ainsi que parce que celui-ci l’assume. Notre verbe
devient donc voix matérielle, assumant cette voix pour se manifester
de façon sensible : tout comme le Verbe de Dieu s’est fait chair pour se
manifester aux hommes. Et de même que notre verbe ne se change
pas en voix, de même le Verbe de Dieu ne s’est pas changé en chair.
« Voilà pourquoi quiconque désire trouver quelque ressemblance du Verbe
de Dieu ... ne doit pas considérer ce verbe humain qui sonne aux oreilles, ni
quand nous le proférons de vive voix, ni quand nous le pensons en silence.
Car, même silencieusement, on peut penser le son des mots, se réciter intérieure­
ment des poèmes, les lèvres restant muettes : non seulement le rythme des
syllabes, mais encore la mélodie des chants, bien qu’ils soient choses matérielles
et relèvent des sens de l’ouïe, sont, par l'intermédiaire d’images immatérielles
qui leur correspondent52, présents à la pensée de ceux qui silencieusement
remuent tous ces souvenirs » (XV, xx, 20, p. 473).
Mais il faut dépasser ces expériences pour atteindre le verbe humain
qui est similitude du Verbe de Dieu ; verbe qui n’est ni proféré dans un son

51. A ce sujet, voir, de G. B av.vüd, « Un thème augustinien : De mystère de


l'Incarnation, à la lumière de la distinction entre le verbe intérieur et le verbe proféré »
in Revue des études augustiniennes, IX (1963), 1-2, p. 95-101 ; et de D.W. J ohnson,
« Verbum in the early Augustine (386-397) », in Recherches augustiniennes, VIII
(1972), p. 25-53.
■ 52. Distinction analogue à celle de Saussure entre le son matériel et l’image
acoustique, c'est-à-dire le signifiant : cf. Cours de linguistique générale, p. 98.
342 GUY BOUCHARD

ni pensé à la manière d’un son, mais qui est nécessairement impliqué en


tout langage, qui est antérieur à tous les signes qui le traduisent et qui
naît du savoir immanent à l’âme quand ce savoir s’exprime dans une
parole intérieure. La vision de la pensée est alors la réplique exacte de la
vision du savoir, lequel, s’il est traduit par un signe corporel, ne l’est
pas tel qu’il est mais tel qu’il peut être vu ou entendu par le corps. Mais
quand ce qui est dans le verbe reproduit exactement ce qui est dans la
connaissance, alors le verbe est vrai et se rapproche, autant que faire
se peut, du Verbe de Dieu.
Des autres ressemblances, traitées fort brièvement par Augustin,
et des dissemblances, nous ne retiendrons qu’un passage qui complète
l’exposé précédent eu égard à la connaissance dont procède la pensée :
«Toutes ces connaissances que l’âme humaine acquiert aussi bien par elle-
même que par ses propres sens corporels ou par le témoignage d’autrui, elle
les tient enfouies dans le trésor de sa mémoire ; ce sont elles qui engendrent
un verbe vrai, quand nous disons ce que nous savons : verbe qui précède tout
mot, toute pensée de mot. Alors le verbe est parfaitement semblable à la réalité
connue (rei notae), dont il naît et dont il est l’image : car c’est de la vision de
ce que je sais que procède la vision de ce que je pense, verbe qui dépasse tout
langage, verbe vrai d’une réalité vraie, qui ne tient rien de lui-même, mais
tout de la science dont il naît. Peu importe le moment où celui qui dit ce qu’il
sait l’a appris ; parfois, sitôt qu’il l’apprend, il le dit : l’important est que le
verbe soit vrai, c’est-à-dire qu’il ait tiré son origine de choses connues. »(XV, xii,
22, p. 485).
D’un point de vue sémiologique, ce qui se dégage de ces textes, c’est
que le verbe intérieur se situe au niveau de la pensée, qu’il se distingue
du verbe extérieur proféré ou à l’état de simple image, et qu’il naît de
la connaissance des choses. Ce qui, à des fins théologiques, est mis en
évidence, ce n’est pas un quelconque « schéma communicatif », mais
l’engendrement du verbe intérieur, c’est-à-dire de la pensée. Le traité
sur La Trinité corrobore donc la conception du signe présente dans les
ouvrages antérieurs, et où la relation de désignation n’est pas moins
importante que celle de communication53.

Quelques conclusions
L’ouvrage Théories du symbole relève de l’histoire de la sémiologie
en tant que théorie générale des signes, dont les symboles constituent

53. D’autres textes du De Trinitate pourraient confirmer cette conclusion. La


relation triadique entre le signe, la pensée et le désigné peut être décomposée en
deux relations dyadiques : entre signe et pensée d’une part, entre pensée et chose
d’autre part ; dès lors, tout le livre XI, consacré au rôle de la vision, de la mémoire
et de l’imagination par rapport aux choses connues, est pertinent à la problématique
de la désignation. Par ailleurs, le livre X contient un merveilleux passage (1, 2,
p. 117-123) sur le désir de connaître engendré par les signes, et où l’on pourrait
mettre en évidence la triade signe-pensée-chose,
CONCEPTION A U G U ST IN IE N N E DU SIG N E 343

une espèce (TS, p. 9). Dans cette histoire, Augustin apparaît comme
l’auteur « du premier ouvrage proprement sémiotique ». Mais pour que
son rôle, dans l’histoire de la sémiologie, occupe la place qui lui revient,
il importe de présenter, de sa conception du signe, une véritable image,
non un simple fantasme. Or la description que donne Todorov de cette
conception s’apparente plutôt, ainsi que nous l’avons montré, au fantasme,
et ce, pour trois raisons principales : parce qu’elle ne tient pas suffisam­
ment compte du contexte des passages qu’elle cite ; parce qu’elle omet
d'autres passages, tout aussi pertinents que les premiers, mais aiguillant
l’interprétation sur d’autres pistes ; et parce qu’elle a tendance à attribuer
sans précaution, au signe en général, des considérations qui ne valent
que pour certaines espèces de signes, en particulier les signes linguistiques.
Une fois dégagée de ces distorsions, la conception augustinienne du
signe, malgré les accents divers que lui impriment les différents contextes
dans lesquels elle est présentée, apparaît comme relativement homogène.
Sans doute certains passages donnent-ils l’impression que cette con­
ception est dyadique. Tel est le cas de la définition du De dialectica :
« un signe est ce qui se montre soi-même au sens, et qui, en dehors de soi,
montre encore quelque chose à l'esprit ». En commentant cette définition,
nous avons suggéré la possibilité d’v trouver non seulement deux, mais
trois termes, ce qui est montré à l’esprit étant et le signe, et quelque chose
d’autre ; le signe en tant qu’il se montre à l’esprit, ce serait la préfigura­
tion de ce que certains textes postérieurs nommeront le verbe extérieur
pensé, c’est-à-dire le « signifiant » . Ua définition articulerait donc trois
termes : le signe en tant qu’il se montre au sens, c’est-à-dire le sinsigne,
le « signifiant », et « quelque chose » (aliquid). Ce « quelque chose », est-ce
le « signifié » ou le désigné ? Ou les deux ? Étant donné la nette distinction
que fait le traité, au niveau du signe linguistique, entre signifié et désigné ;
étant donné aussi le fait que la définition du signe jouxte une définition
de la res, c’est-à-dire du désigné ; étant donné enfin que le « quelque chose »
est montré à l’esprit ; — il nous semble que la meilleure hypothèse est
la dernière. En ce sens, la conception du signe proposée par le De dialectica
serait tétradique.
Dans Du maître, sont signes « toutes les choses en général qui en dési­
gnent une autre » : la relation semble djmdique, entre la chose qui désigne
et la chose désignée ; mais nous avons montré que, du moins dans le cas
des signes linguistiques, qui en constituent le centre d’intérêt, le texte
tient également compte du «signifiant » et du «signifié »; ici encore, donc,
la conception serait tétradique.
Dans La doctrine chrétienne, la première définition proposée est dya­
dique et articule le sinsigne et le désigné : « j ’appelle signes ... les objets
qu’on emploie pour signifier quelque chose ». Ua seconde définition
est aussi dyadique, mais articule cette fois le sinsigne et le signifié : « un
signe est ... une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur
les sens, fait venir, d’elle-même, une autre idée à la pensée ». Ua différence
344 GUY BOUCHARD

entre les deux formules montre qu’Augustin, selon les contextes, ne


reprend pas toujours l’ensemble des éléments pertinents ; et leur addition
nous donne une définition triadique : sinsigne, « signifié », désigné. On
notera d’ailleurs que l’absence du désigné, dans la seconde formule, est
problématique. Comme nous l’avons montré, le désigné est en effet impli­
qué dans le contexte de cette définition. De plus, son absence dans la
formule même peut dépendre de la traduction. Dans la traduction des
Œuvres complètes par Péronne et alii, le syntagme « aliud aliquid ex se
faciens in cogitationem venire » est rendu par : « mais qui fait naître en
nous la pensée d’une autre chose »54 ; Darrell Jackson rend la même
expression par « causes us to think of something »55, tandis que Markus
dit « also brings something else to mind »56, — et que sa paraphrase
de cette expression recourt, comme nous l’avons déjà mentionné, au
désigné. ha conception du signe proposée par La doctrine chrétienne est
donc triadique. Il en va de même de la définition du signe linguistique
que mentionne le traité De l’ordre.
Dans La catéchèse des débutants, le désigné n’est pas mentionné, ce
qui ne signifie pas, comme nous l’avons expliqué, qu’il soit devenu non
pertinent : de plus, le « signifiant » est distingué du sinsigne.
Dans Les confessions, la conception du signe est à nouveau nettement
tétradique, qui articule le signe, l’image du signe, la pensée et le désigné.
Il en va de même dans La Trinité, mais le vocabulaire est différent: verbe
extérieur proféré, verbe extérieur à l’état d’image interne, verbe imma­
nent et chose.
Il n’y a donc que trois textes où la conception du signe ne soit pas
tétradique : La catéchèse des débutants d’une part, La doctrine chrétienne
et De l’ordre d'autre part. Dans le premier cas, l’absence du désigné peut
s’expliquer par le sujet de l’œuvre, qui porte essentiellement sur la façon
d’exprimer ce qui a été compris de l’Écriture. Dans le second cas, c’est
le « signifiant » qui est omis. Dès lors, la conception du signe. articule
trois éléments : le signe lui-même, la pensée et la chose. Mais cette con­
ception triadique, que l’on peut considérer comme la conception classique
du signe, et que l’on retrouverait de nos jours, par exemple, chez Peiree57,
chez Ogden et Richards58 ou chez Adam Schaff59, — cette conception

54. La doctrine chrétienne, in Œuvres complètes t. VI, Paris, Louis Vivès, 1873,
p. 470.
55. '<The Theory of Signs in St. Augustine’s De doctrina Christiana », p. 93.
56. t. St. Augustine on Signs », p. 73-74.
57. Collected Papers, Cambridge : The Belknap Press of Harvard University,
1965, I, n. 346 : le signe est « une chose (a) qui dénote un fait ou un objet (b) pour
une pensée interprétante (c) ».
58. The Meaning of Meaning, New York : Harcourt, Brace and World, s.d., p. 9 :
les auteurs distinguent le signe (symbol), la pensée (reference) et la chose (referent).
59. Introduction à la sémantique, Paris : Ed. Anthropos, 1969, p. 161 : le signe
est décrit comme un phénomène qui sert à transmettre des pensées concernant la
réalité.
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E DU S IG N E 345
triaâique ne s’oppose pas à la conception tétradique. Au contraire, si
l’on tient compte d’une part des cas, relativement fréquents, où Augustin
omet un élément important d’une définition parce qu’il ne sert pas à la
discussion en cours (tel le désigné dans La catéchèse des débutants), d’autre
part de ce que la distinction entre le signe et son image interne correspond,
pour Augustin, à deux modalités d’existence du signe qu’il n’est pas
toujours nécessaire d’opposer, — on peut conclure que sa conception
du signe, même si certaines formulations n ’en témoignent pas expressé­
ment, est foncièrement tétradique. En cela, elle s’apparente à la concep­
tion saussurienne :

Conception signe image du signe pensée chose


augustinienne
Conception
saussurienne sinsigne signifiant signifié désigné

Dans la conception augustinienne, le signe est une entité simple qui peut
exister sous deux états : comme chose sensible, ou comme image ; et
la pensée reste extérieure et antérieure au signe, par rapport auquel elle
est autonome. Par contre, dans la conception saussurienne, le signe est
une entité psychique à deux faces ; et la pensée est intérieure au signe
ainsi conçu, elle n’est pas, par rapport à lui, autonome. A notre avis,
les notions de signifiant et de signifié devraient être réservées à cette
dernière conception, pour bien marquer la dualité interne du signe qui
la caractérise. Que le signe soit en relation avec un second élément, par
exemple avec des choses désignées, cela ne suffit pas à en faire une entité
à deux faces ; autrement, il faudrait soutenir que, dans cette formulation
dyadique, la chose fait partie du signe, ce qui n’est manifestement pas
le cas ; et dans une formulation triadique, où la pensée s’ajoute au signe
et à la chose, il faudrait considérer le signe comme une entité à trois faces,
ce qui n’est pas non plus le cas ; en fait dans la conception tétradique
d’Augustin, le signe reste monofacial, et ce n’est que dans la conception
saussurienne qu’il est bifacial60.
La conception augustinienne du signe est précisée, comme nous avons
pu le constater, par une théorie de l’engendrement de la pensée et par
une théorie du désigné (matériel ou intellectuel ; présent ou représenté
par son image). Elle s’accompagne aussi d ’une classification des signes
en naturels et « conventionnels », ceux-ci étant ensuite subdivisés en

60. Un meilleur exemple d’une conception bifaciale antérieure serait celui de


la logique de Port-Royal : « quand on ne regarde un certain objet que comme en
représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet
s’appelle signe ... Ainsi le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui représente,
l’autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la
première » (Arnaued et N icoee, La logique ou l'art de penser, Paris : P.U.F., 1965,
p. 53 ; je souligne).
34& GUY BOUCHARD

fonction des cinq sens de façon à faire ressortir la particularité des signes
linguistiques. Ceux-ci sont à leur tour subdivisés en deux catégories,
selon qu’ils désignent des choses ou d’autres signes (linguistiques ou non
linguistiques) ; et s'ils désignent d’autres signes linguistiques, plusieurs
cas sont distingués, selon que ces signes se désignent mutuellement ou non,
selon que leur valeur est équivalente ou non, identique ou non.
C’est sur le fond de cette théorie générale des signes que se dessine
la préoccupation personnelle d’Augustin pour le discours religieux, préoc­
cupation dont les deux volets principaux sont la manière de comprendre
l’Écriture et la manière d’exprimer ce qu’on en a compris. Iva théorie
augustinienne du signe débouche donc sur l’analyse détaillée d’un type
de discours et rejoint, par là aussi, la préoccupation contemporaine
qui s’exprime dans la sémiologie des discours. Mais son intérêt pour
cette forme particulière d’expression n’a pas empêché Augustin de con­
cevoir la problématique du signe dans toute son ampleur (dans le De
doctrina, il fait, même allusion à la communication animale) ; aussi peut-on
se plaire à supposer qu’il n’aurait pas été de ceux qui restreignent le
champ sémiologique à des « codes d’intérêt dérisoire»61 et qu’il aurait pu
répéter, à propos de la science des signes, ce qu’il affirmait de leur connais­
sance d’usage, en soulignant

«la beauté d’un savoir qui enferme la connaissance de tous les signes et Futilité
d’un art qui permet aux hommes de se communiquer leurs pensées, ce qui
empêche que la vie en société ne soit plus pesante que n’importe quelle solitude,
comme ce serait le cas si le langage ne leur permettait d'échanger leurs pen­
sées62. »

Guy Bouchard
Université Bavai, Québec

6 1 . 1 ,’expressiou est de Roland B a r Th ES, dans Éléments de sémiologie (précédé de


Le degré zéro de l'écriture, Paris : Gonthier, Médiations, 1965, p. 80). La sémiologie
est restreinte à ce rôle lorsqu’on la cantonne dans l’étude des signaux non linguis­
tiques.
62. De Trinitate, X, I, 2, p. 119.

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