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3°6 GUY BOUCHARD
I. « De la dialectique2 »
2. De cet ouvrage il existe une traduction française par H. Barreau (in Œuvres
complètes (IV, Paris : Douis Vivès, 1873) et une traduction anglaise beaucoup plus
récente par B. Darrell Jackson (Dordrecht-Boston : D-Reidel, 1975). Des citations
tirées de la première seront précédées de la lettre B, et celles empruntées à la seconde,
des lettres DJ. A propos de l’authenticité de l’œuvre: « The Principia dialecticae
was thought to be spurious by the Benedictine editors, and is so presented in Migne,
P.L., 32, 1385-1410. Yet modern authors have become increasingly less skeptical
about its authenticity. Today it is nearly universally regarded as authentic ».
(D.W. J o h n s o n , « Verbum in the early Augustine (386-397) », in Recherches augus-
tiniennes, VIII (1972), p. 30, n, 23.
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E D U SIGNE 3°7
Remarques
Que cette définition diffère de la précédente, on l’admettra volontiers.
Mais qu’il s’agisse d’une « seconde définition » du signe, cela est inexact.
Un coup d’œil au plan du chapitre v, suffit à le montrer. En ce chapitre,
Augustin définit le mot, puis examine les rapports entre le mot et la
dialectique. Sa définition du mot, qui ouvre le chapitre, c’est celle que
Todorov appelle une « seconde définition » et que nous venons de citer.
Après avoir formulé cette définition, Augustin l’explique en définissant
les termes qui la composent. D’abord la chose (res) :
« On entend par chose tout ce qui est perçu par l'esprit ou par les sens, ou
bien ce qui leur échappe » (B, p. 54).
Puis le signe et l’acte même de parler : ce passage correspond à la « pre
mière définition » présentée par Todorov. Le mot, c’est-à-dire le signe
linguistique, est donc présenté comme une espèce du signe en général.
On peut dès lors facilement comprendre la différence entre les deux
définitions : en tant que signe, le mot est « ce qui se montre soi-même au
sens et qui, en dehors de soi, montre encore quelque chose à l’esprit » ;
mais en tant que signe linguistique, le mot fait appel à la situation de
communication et à l’élément sonore. La dimension communicative est
donc essentielle au signe linguistique, mais non au signe en général. En
3°8 GUY BOUCHARD
Commentaire de Todorov
Des quatre termes qu’utilise Augustin proviennent d’un amalgame.
«Comme l’a montré J. Pépin, dictio traduit lexis ; dicibile est l’équivalent
exact de lekton, et res peut être là pour tughanon ; ce qui donnerait un calque
latin pour la tripartition stoïcienne entre signifiant, signifié et chose. D’un
autre côté, l’opposition entre res et verba est familière... à la rhétorique de
Cicéron et Quintillien. De télescopage des deux terminologies crée un problème,
car on dispose alors de deux termes pour désigner le signifiant, dictio et verbum. »
(TS, p. 36).
Pour résoudre cet imbroglio terminologique, Augustin le rapproche de
l’ambiguïté du sens qui appartient et au processus de communication et à
celui de désignation. D’un côté, un terme de trop ; de l’autre, un concept
double : dicibile sera, en désaccord avec la terminologie stoïcienne, réservé
au sens vécu, tandis que dictio sera attiré vers le sens référant.
«Dicibile sera vécu soit par celui qui parle (« compris et saisi par l’esprit
avant l’énonciation ») soit par celui qui entend (« ce qui est perçu par l’esprit »).
Dictio, en revanche, est un sens qui se joue, non entre les interlocuteurs, mais
entre le son et la chose (comme le lekton) ; c’est ce que le mot signifie indépendam
ment de tout usager. Du coup dicibile participe de la succession : d’abord le
locuteur conçoit le sens, ensuite il énonce des sons, enfin, l’allocutaire perçoit,
d’abord les sons, ensuite le sens. Dictio, joue dans la simultanéité : le sens référant
se réalise en même temps que l’énonciation des sons : le mot ne devient dictio
que si (et quand), «il est manifesté au dehors par la voix ». Enfin, dicibile est
propre aux propositions envisagées dans l’abstrait ; alors que dictio appartient
à chaque énonciation particulière d’une proposition (la référence se réalise
dans les propositions token, et non type, en termes de logique moderne). » (TS,
P- 36).
Pourtant, poursuit Todorov, dictio n’est pas que du sens : c’est le mot
énoncé (le signifiant) pourvu de sa capacité dénotative ; et verbum- n’est
pas la simple sonorité, mais la désignation du mot comme mot, l’usage
métalinguistique du langage ; dans les termes d’Augustin : c’est le mot
qui « sert à son sujet, c’est-à-dire pour une demande ou une discussion sur
le mot lui-même... Ce que j’appelle verbum est un mot et signifie un mot8 »
riens. Pourtant ces discussions, en tant que telles, n’échappent pas à la dialec
tique1213.»
Cela précisé, Augustin poursuit :
«Mais les mots sont les signes des choses quand c’est d’elles qu’il tirent leur
force, tandis que ceux dont on discute ici sont les signes des mots. En effet,
puisque nous ne pouvons parler des mots sans le secours des mots, ni parler
sans parler de quelque chose, l’esprit voit que les mots sont les signes des choses,
sans cesser d’être des choses eux-mêmes.
Ainsi quand un mot sort de la bouche, s’il sert à son sujet, c’est-à-dire pour
une demande ou une discussion sur le mot lui-même, il est bien lui-même la
question, la chose dont il s’agit, celle qui est en discussion ; mais cette chose,
s’appelle mot18. [Or, dans un mot, tout ce qui est perçu, non par l’oreille, mais
par l’esprit, et que l’esprit garde en lui-même, se nomme le dicible, dicibile.
Mais quand le mot sort de la bouche, non pas à son sujet, mais pour signifier
quelque autre chose, il se nomme expression, dictio.l Quant à la chose elle-même
qui n’est plus le mot ni la conception du mot dans l’esprit, qu’elle ait un mot
qui puisse la signifier, ou qu’elle n’en ait point, elle ne s’appelle que de son nom
propre : objet. [Il y a donc ces quatre choses à distinguer : le mot, le dicible,
l’expression et l’objet],Ce que j’appelle mot est un mot et signifie un mot; ce
que j’appelle dicible est aussi un mot, il ne signifie pourtant pas le mot, mais
ce qui est compris dans le mot et contenu dans l’esprit ; ce que j'appelle expres
sion est aussi un mot, mais un mot tel qu’il signifie deux choses à la fois, savoir
le mot lui-même, et ce qui se passe dans l’esprit au sujet du mot14 ; ce que
j’appelle objet est un mot qui, outre les trois dernières significations que nous
venons d’exprimer, signifie encore tout ce qui reste à exprimer15.» (B,p. 15;
les passages entre crochets sont ceux que cite Todorov ; c’est moi qui souligne
les expressions latines).
Suit l’exemple du mot arma. Or l’explication d’Augustin est d’autant plus
difficile à saisir qu’il utilise le mot verbum pour définir les trois autre
termes de la série. Essayons pourtant de rassembler les caractéristiques de
chacun des éléments :
— Verbum : mot proféré (ore procedit) s’autodésignant {propter se procedit),
signifiant un mot (verbum signifient).
— Dicibile : ce qui est perçu non par l’oreille mais par l’esprit et que l’esprit
garde en soi; il signifie ce qui est compris dans le mot (quod in verbo intelligitur ...
significat) et contenu dans l’esprit ; c’est le mot compris et saisi par l’esprit
avant l’énonciation (sed cum animo sensa sunt, ante vocem dicibilia erunt).
12. Résumé proposé par Jean P é p i n dans Saint Augustin et la dialectique Villanova
University Press, The Saint Augustine Lecture Series, 1976, p. 9-10.
13. « but the thing in this case is called a verbum » (DJ, p. 89). Darrell Jackson
conserve, dans sa traduction, les quatre termes latins : verbum, dicibile, dictio et res.
14. « ' Dictio ’ is also a word, but it signifies both the first two, that is, the word
itself and what is brought about in the mind by means of the word ». (DJ, p. 91)
15. « ‘ Res ’ is a word which signifies whatever remains beyond the three that
have been mentionned. » (DJ, p. 91)
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIG N E 313
— Dictio : mot proféré désignant autre chose que soi (cum vero verbum procé
da non propter se sed propter aliud aliquid significandum) ; il signifie et le mot
et ce qu’il emmène dans l’esprit (et ipsum verbum et quod fit in animo per verbum
signifient) ; c’est le mot manifesté au dehors par la voix (cum autem ... prorupe-
runt in vocetn, dictiones factae sunt).
— Res : elle n’est ni le mot (quae iam verbum non est) ni la conception du
mot dans l’esprit (neque verbi in mente conceptio) ; elle signifie tout ce qui n’est
ni verbum, ni dicibile, ni dictio (quod praeter ilia tria quae dicta sunt quidquid
restât signifient).
16. Cette interprétation s’accorde avec deux des formules décrivant la dictio :
« mot proféré désignant autre chose que soi » et « un mot manifesté au dehors par
la voix » ; elle s’accommode toutefois moins bien de la troisième formule : dictio
« signifie et le mot et ce qu’il emmène dans l'esprit ».
17. Le mot res n’est pas non plus univoque dans la terminologie augustinienne.
Au sens technique, res équivaut au désigné non linguistique. Mais, en un sens plus
large du mot, le signe est lui-même une res. Augustin refuse cependant d’étendre
le sens du terme technique de façon à ce qu’il englobe le désigné du verbum, au sens
restreint : res signifie tout ce qui n’est ni verbum, ni dicibile, ni dictio.
314 GUY BOUCHARD
18. Le mot «signifié » n'est peut-être pas approprié : c'est pourquoi nous l’emplo
yons entre guillemets. Dans la terminologie saussurienne, le signifié fait partie dn
signe ; mais nous n’avons pas encore la preuve que ce que le signe signifie, et qui est
autre que lui, fasse partie du signe.
19. R. A. M a r k u s , « St. Augustine on Signs», in Augustine (Markus ed.), Garden
City (N. Y.) : Doubleday, Anchor Books, 1972, p. 62-63 ! cf. aussi p. 74 : « The Stoic
theory, admittedly, insisted on the presence of a third element in the sign-relation, the
cnitxaivopevov or concept signified : the wyxctvov or ' object ’ is signified only
indirectly, in so far as this concept applies to it ».
20. É . B r é h ie r , La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, 4e éd., Paris :
Vrin, 1970, p. 14 à 36, Voir aussi, du même auteur, Chrysippe et l'ancien stoïcisme,
p. 68-70 ; Histoire de la philosophie t. I : L’antiquité et le moyen âge, Paris ; P,U.F.,
1961, 2, p. 304-308.
CONCEPTION A U G U ST IN IE N N E DU S IG N E 315
en quoi le prédicat logique de la proposition pourrait différer des attributs
des choses, considérés comme résultats de leur action. Tous deux sont désignés
par le même mot Katriyôpripa, et trouvent leur expression dans des verbes,
tous deux sont incorporels et irréels21. »
Si donc, pour Markus, l’intermédiaire entre le signe et le désigné est
d’ordre conceptuel, selon Bréhier ce n’est pas un concept mais un « incor
porel » qui n’existe que dans la pensée. Ayant enregistré cette divergence
d’interprétation à propos du Asktôv, examinons maintenant comment
Jean Pépin compare la conception d’Augustin à celles d’Aristote et des
Stoïciens.
Rappelant le passage du traité De l’interprétation que nous avons déjà
cité, Pépin signale qu’Aristote y fait apparaître la dualité du mot et
du phénomène psychique dont le mot est le symbole ; puis il ajoute :
«Sans doute Augustin n’est-il pas entièrement étranger à cette dichotomie
quand il distingue, sous les noms de dictio et dicibile, le mot qui s’élance au
dehors pour signifier autre chose que lui, et ce que l’esprit perçoit dans le mot
et tient enfermé en soi ... De ces deux termes Augustin distingue encore la
chose même, res, différente aussi bien du mot que de sa conception mentale
mais Aristote ne faisait pas autrement quand il opposait les choses, jtpàygata,
aux noms tout autant qu’aux notions2223. »
Ainsi donc, dictio, dicibile et res correspondraient respectivement, chez
Aristote, aux mots parlés, aux états de l’âme et aux choses. Un peu plus,
loin, dans le cadre, cette fois, d’une comparaison avec la logique stoïcienne,
Pépin, après avoir énuméré les quatre termes utilisés par Augustin,
déclare :
« On doit en rapprocher une importante doctrine stoïcienne selon laquelle
trois notions sont solidaires, à savoir le signifiant, o-ripaîvov (qui est le son),
le signifié, origaivôgEvov (c’est-à-dire la réalité, npàypa, indiquée par le son,
et que nous saisissons comme subsistant en dépendance de notre pensée), enfin
l’objet qui existe extérieurement, myxàvov13. Ces trois éléments recoupent
sensiblement les trois dernières notions distinguées par Augustin : le tuyxùvov
correspond à la res ; le 0r|M.aivôp.Evov jrpâypa est identique au dicibile, qui,
comme lui, est perçu dans le mot sonore par l’esprit et existe dans l’esprit ;
l’équivalence est d’autant plus frappante que le terme technique stoïcien pour
désigner ce TtpâYpa est teccôv, adjectif verbal que dicibile rend de la façon
la plus exacte ... ; quant au oppaîvov sonore, il rejoint la dictio dont il est dit
(...) qu’elle sort de la bouche propter ... aliquid significandum ; aussi bien les
stoïciens, pour désigner la voix articulée par opposition au simple son, usaient-ils
du mot XsÇiç, dont dictio constitue une traduction adéquate et attestée84. »
Trois des quatre termes d’Augustin équivalent donc à la conception
triadique du signe linguistique chez Aristote et chez les Stoïciens. Sché
matiquement2425267 :
Augustin Aristote Stoïcisme
dictio ovopa crqpaïvov
dicibile Xôyoç aripaivópsvov- Ttpàypa - Xektôv
res Ttpâypa ruy%àvov
Mais qu’en est-il du verbum, c’est-à-dire du mot qui se prend lui-même
pour objet signifié, par opposition à dictio, c’est-à-dire au mot signifiant
autre chose que soi ? Pépin trouve une distinction analogue chez Por
phyre, dans son commentaire sur les Catégories, et chez Boèce28.
T’analyse de Pépin confirme donc pleinement le rapprochement que
nous avons fait entre dictio, dicibile et res d’une part, sinsigne21, « signi
fié » et désigné d’autre part ; et le fait qu’il faille recourir à d’autres
sources pour expliquer l’opposition entre verbum et dictio montre bien
qu’il ne s’agit pas d’un quatrième terme dans la conception du signe
linguistique, mais d’une différence entre deux sortes de signes linguis
tiques. Quant au désaccord entre Markus et Bréhier à propos de la nature
du A-SKTÔv, on se contentera ici de le minimiser : d’un point de vue sémio
logique, en effet, le statut ontologique du signifié n’est pas pertinent et le
fait que le X.eKTÔv, tout incorporel et irréel qu’il soit selon Bréhier, n’existe
qu’au niveau de la pensée, suffit à le situer, fonctionnellement, au même
niveau que les « états d’âme » dont parle Aristote.
D. Que penser, maintenant, du commentaire de Todorov ? I/équiva-
lence qu’il pose, d’après Pépin, entre trois des termes d’Augustin et la
triade stoïcienne, ne pose pas de problème. Mais le recours à la rhétorique
de Cicéron et de Quintilien pour expliquer le verbum est tout à fait gratuit :
les mots opposés aux choses par ces auteurs ne sont pas des mots se dési
gnant eux-mêmes (des verba au sens restreint), mais des mots au sens
courant, désignant des choses autres qu’eux-mêmes. Le télescopage de
ces deux terminologies, ajoute Todorov, fait que l’on dispose de deux
Remarques
Pour comprendre la portée du chapitre qu’Augustin consacre à la
« force » des mots, il faut le situer dans l ’ensemble du plan du traité.
De la dialectique devait comprendre quatre grandes parties28 : la première
aurait porté sur les mots simples (de loquendo) ; la seconde, sur les phrases
ne prêtant pas à discussion (de eloquendo) ; la troisième, sur les jugements
concernant les phrases simples (de proloquendo) ; et la quatrième, sur les
jugements concernant la liaison des phrases (de proloquiorum summa).
La partie consacrée aux mots simples se serait, à son tour, subdivisée en
quatre sections : de verbis, de dicibilibus, de dictionibus, de rebus. Et la
section consacrée aux verbis devait se préoccuper de quatre problèmes :
l’origine des mots, leur force, leur déclinaison et leur arrangement29.
Le chapitre traitant de la force des mots se subdivise, toujours selon
28. Je reprends la division que fait ressortir Jean Pépin (opus cit., p. 26-27).
29. Cette dernière subdivision pose un problème. Verbum, opposé à dictio, dicibile
et res, désigne les mots qui se désignent eux-mêmes, c’est-à-dire les « mots » au sens
restreint. Mais les chapitres qu'Augustin consacre à l’origine et à la force des mots
portent, on le voit par les exemples, sur les mots air sens large. Par ailleurs, au chapi
tre traitant de la force des mots on rattache habituellement les trois derniers chapitres
de l’ouvrage inachevé, chapitres ayant trait à l’obscurité et à l’ambiguïté.
3i8 GUY BOUCHARD
Cela nous permet de conclure qu’il n’est pas question, dans le texte
d’Augustin, d’une double signification des mots, mais plutôt de deux
façons d’envisager leur force, selon qu’elle tient, comme l’a expliqué
la première partie du chapitre, au mot lui-même ou à sa signification.
Que si l’on devait concéder qu’il s’agit de deux significations, rien n’auto
riserait à assimiler, comme le fait Todorov, l’une au « sens » et l’autre à la
force. Enfin, la définition même de la force du mot comme étant sa
capacité d’émouvoir l’auditeur montre bien qu’il ne s’agit pas ici du
rapport entre le signe et la pensée ou la chose, mais du rapport pragmatique
du signe au récepteur.
II. « Dë 1/ordre31 »
Remarque s
On notera en premier lieu que le texte d’Augustin porte sur l’origine
des signes linguistiques, et non sur celle des signes en général. Au point
de vue de la constitution du signe linguistique, trois éléments sont reliés :
les noms, les pensées et les choses ; cette conception ne diffère pas de
celle du traité De la dialectique, où d’une part le mot était défini comme
le signe d’une chose, mais où, d’autre part, le signe impliquait à tout le
moins une dualité entre lui-même et ce qui était montré à l’esprit. De
plus, s’agissant du signe linguistique, la co-présence de la relation de
désignation et de la relation de communication ne saurait surprendre.
Mais y a-t-il, cette fois, subordination de la première à la seconde ?
Il importe de souligner que le passage que cite Todorov s'insère dans
un développement portant sur la raison et sur ses œuvres, parmi lesquelles,
III. « D u maître33 »
Remarques
A. L’ensemble du De Magistro portant sur les signes, et particulièrement
sur les signes linguistiques, l’utilisation restreinte qu’en fait Todorov
est d’autant plus surprenante que le texte se présente comme un dialogue,
parfois piégé, dont on ne peut se contenter d’extraire quelques phrases
sans tenir compte du contexte. Nous allons donc résumer la première32
partie du dialogue. Nous reviendrons ensuite sur les bribes que cite
Todorov, mais en les situant dans leur contexte. Puis nous soulignerons
certains éléments théoriques qui peuvent contribuer à préciser la concep
tion augustinienne du signe.
B. La première partie du dialogue comprend deux sections. De la
première section, l’étape initiale établit d’abord que l’on parle soit
pour enseigner, soit pour rappeler. Étant ensuite entendu que les mots
sont des signes et qu’un signe ne peut être tel s’il ne signifie quelque
chose (nisi aliquid significet), la discussion se tourne vers ce qui est signifié
par les mots et distingue trois cas : si la demande porte sur des signes,
on peut les montrer par d’autres signes, tandis que si elle porte sur
des choses (rebus), qui ne sont pas des signes, on les montre en les accom
plissant après la demande ou en donnant des signes attirant sur elles
l’attention.
La seconde étape développe longuement le cas des signes que l’on
montre par des signes. En premier lieu, certaines notions sont précisées :
— Les mots signifient soit les mots mêmes, soit d’autres signes (v.g. les
mots ‘ gestes ’ et ‘ lettres ’), soit une chose (aliquid aliud) qui n'est pas un signe
(v.g. le mot ‘ pierre ’). Ce dernier cas ne sera pas discuté dans la présente section,
qui s’en tiendra aux signes montrant les mêmes signes ou d’autres signes.
— Les mots s’adressent à l’ouïe, les gestes, à la vue ; les mots écrits ne sont
pas des mots, mais des signes de mots. Le mot est donc ‘ ce qui est proféré comme
un son de voix articulé avec une signification ’ (quod cum aliquo significaiu
articulata voce profertur). En écrivant un mot, on présente aux yeux un signe
par lequel le mot qui s’adresse à l’oreille, nous vient à l'esprit.
— Le nom signifie ce par quoi chaque chose s’appelle (id scilicet quod quidque
appellatur), comme Rome, Romulus, vertu, fleuve, etc. Ces quatre noms signi
fient ; entre eux et les objets (res) qu’ils signifient (quae significantur), la diffé
rence est que les noms sont des signes, mais pas les objets ; on appellera «signi-
fiables » (significabilia) ces objets susceptibles d’être désignés (significari)
par un signe sans être un signe.
—■ Ces quatre noms peuvent être signifiés par d’autres signes (visibles) :
les mots écrits. Ils peuvent aussi l’être par d’autres signes audibles, comme le
mot nom. Celui-ci est signe audible d’autres signes audibles, tandis que les
premiers sont signes audibles d’objets (rerum) visibles (v.g. Rome) ou intelli
gibles (v.g. vertu).
Ces notions précisées, la discussion examine quatre cas : d’une parties
signes qui ne se désignent pas mutuellement, d’autre part ceux qui se
désignent mutuellement et qui ont soit une valeur équivalente, soit
une valeur non équivalente, soit une valeur identique. Le mot33 étant
tout ce qui est proféré comme un son articulé avec une signification, et le
21
322 GU Y BOUCHARD
nom étant ainsi proféré, le nom est un mot. De terme mot pouvant
désigner un nom, le nom fleuve désignant une chose visible, et le terme
« nom » étant signe du terme « fleuve », quelle est la différence entre
le signe du nom, qui est un mot, et le nom dont il est le signe ? Celle-ci,
que tous les noms sont des mots, mais que tous les mots ne sont pas des
noms ; c’est la différence entre le signe d’un signe portant sur une chose qui
ne désigne pas un autre signe, et le signe d’un signe portant sur une chose
qui en désigne une autre. D’une façon plus générale encore, tout mot est
un signe, mais tout signe n’est pas un mot. Or tous les signes ne désignent
pas, comme le mot animal, autre chose qu’eux-mêmes. De mot « signe »,
par exemple, désigne tous les autres signes, et lui-même, car c’est un
mot, et tous les mots sont des signes. Il en est de même pour les termes
« mot » et « nom ». Certains signes se désignent donc eux-mêmes parmi
les objets qu’ils désignent. Mais tel n’est pas le cas du mot « conjonction »,
qui est un nom mais ne désigne pas un nom. Certains signes, donc, ne se
signifient pas mutuellement (« conjonction » signifie « si », « car », « ou »,
etc., mais n’est pas signifié par ces mots), tandis que d’autres se signifient
mutuellement : par exemple, « nom » et « mot » sont deux noms, et deux
mots, qui se désignent l’un par l’autre. Or, parmi les signes qui se désignent
mutuellement, les uns n’ont pas une valeur équivalente ; par exemple,
le terme « signe » désigne tout ce qui signifie quelque chose, alors que
le terme « mot » ne désigne que les signes émis comme son de voix articulé,
bien que le signe soit désigné par un mot et le mot par un signe ; « signe »
a une plus grande valeur que « mot ». Par contre, le mot et le nom
pris en général, ont une valeur équivalente ; en effet :
« toutes les parties du discours sont aussi des noms, car on peut leur adjoindre
des pronoms, et on peut dire de toutes ces parties qu’elles servent à nommer
quelque chose ; et il n’y en a aucune qui ne puisse, en s’unissant au verbe,
constituer un énoncé parfait » (vn, 20, p. 65).
Équivalente, la valeur de « mot » et de « nom » n’est cependant pas
identique, car ce n’est pas pour les mêmes raisons que l’on utilise ces deux
termes :
«le premier a été inventé pour marquer l’action de frapper l’air, et l’autre,
pour marquer la mémoire de l’âme » (Ibid.).
Enfin, la valeur identique de deux signes qui ne se distinguent que par le
son des lettres se retrouve dans les termes « nom » et ôvopa.
C. Da seconde section de la première partie développe le cas laissé
en suspens dans la section précédente, celui des signes qui désignent non
d’autres signes, mais des « signifiables ».
Une première étape établit qu’il est faux qu’on ne puisse enseigner sans
recourir à des signes. Aprime abord, on pourrait penser le contraire. Si l’on
veut discuter, en effet, telle est la loi : « quand les signes sont entendus
l’attention se porte vers les choses signifiées » (ad res significatas). Par
CONCEPTION A U GUS T I N I E N NE DU SIG N E 323
Par les mots, on n’apprend donc rien, car on apprend la valeur du mot,
c’est-à-dire la signification cachée dans le son de voix (ici est significationem
quaelatetin sono), quand la chose signifiée est déjà connue, plutôt que celle-
ci par la signification.
Remarques
A. D’articulation du traité proposée par Todorov est « générative » :
elle en produit le contenu à partir de trois oppositions : signes-choses,
328 GUY BOUCHARD
37. 1/ étude des signes ignorés ne commence qu’avec la seconde section du livre II ;
la première contient des considérations générales, dont la théorie des signes.
38. Cette dernière proposition s'oppose radicalement à la thèse contraire présentée
dans Du maître.
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIGNE 329
signes, savoir les objets (res eas) qu’on emploie pour signifier quelque chose
(quae ad significandum aliquid adhibentur). C’est pourquoi tout signe est aussi
une chose, sans quoi il ne serait rien du tout. Mais, par contre, toute chose
n’est pas en même temps un signe. Et voilà pourquoi, quand, dans cette division
des choses et des signes, nous parlerons des choses, nous le ferons de telle manière
que même si quelques-unes d’entre elles peuvent être employées comme signes,
elles ne gênent pas notre plan qui est de parler d’abord des choses, ensuite
des signes. Souvenons-nous fermement que, pour l’instant, nous avons à consi
dérer dans les choses ce qu’elles sont en elles-mêmes, et non ce qu’elles signifient
d’autre, en plus de leur sens propre. » (I, n, 2, p. 183).
D'opposition entre les signes et les choses n’est donc pas, ce texte le
montre à l’évidence, tranchée au couteau. C’est une division beaucoup
plus fonctionnelle qu’ontologique, et qui articule trois éléments plutôt
que d’eux : d’une part les choses purement choses, d’autres part les signes
purement signes, et entre les deux les choses qui peuvent aussi servir
de signes. Or les signes purement signes sont tout de même des choses
sans quoi ils ne seraient « rien du tout » : on peut donc lire dans le texte
une classification des choses en trois catégories. Par ailleurs, les signes
sont définis comme des choses qu’on emploie pour signifier quelque chose :
définition identique à celle que nous avons rencontrée dans Du maître,
et où le désigné (le référent, la « chose ») est expressément mentionné ;
or pour que ce désigné ne corresponde pas aux choses (res), il faudrait
soutenir que tous les signes ou bien se désignent eux-mêmes, ou bien
désignent d’autres signes : thèse qu’on ne peut imputer à Augustin.
Il est donc inexact de prétendre que, dans La doctrine chrétienne, la
«chose »s’évanouiten tant que référent, ha «chose », au contraire, demeure
un référent et c’est pourquoi « c’est par les signes que l’on apprend les
choses ».
C. De l’opposition entre user et jouir, qui est tout à fait secondaire
du point de vue de la théorie des signes puisqu'elle articule les choses,
nous dirons seulement que Todorov a tout à fait raison d’en déduire
que Dieu est la seule chose à n’être absolument pas signe39.
D. Au texte qui présente l’opposition entre mots et choses fait écho
l’ouverture du second livre :
« Écrivant sur les choses, j’ai averti au préalable, qu’on ne portât son atten
tion que sur ce qu'elles sont et non pas sur ce qu’elles signifient d'autre en
dehors d’elles-mêmes40. Traitant en retour des signes, je préviens qu’on ne
porte plus son attention sur ce que les choses sont, mais au contraire, sur les
signes qu’elles représentent, c’est-à-dire sur ce qu’elles signifient41. Un signe est,
en effet, une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur les sens, fait
venir, d’elle-même, une autre idée à la pensée. Par exemple : à la vue d’une
trace nous jugeons qu’un animal, dont elle est l’empreinte, est passé ; à la vue
d’une fumée, nous apprenons qu’il y a du feu dessous ; à l’audition de la voix
d’un être animé, nous discernons le sentiment de son âme ; à une sonnerie
de trompette, que les soldats savent s’il faut avancer ou reculer ou faire toute
autre manœuvre exigée par le combat. » (II, I, i, p. 239).
A propos de cette définition, Todorov, on l’a vu, note seulement qu’elle
est fort voisine de celle présentée dans De la dialectique, et il cite un autre
texte, « plus explicite », qui met l'accent sur la communication. Peut-on
s’autoriser de ces deux textes pour conclure, encore une fois, que la
désignation s’est évanouie au profit de la communication ?
Si l’on s’en tient à la définition elle-même, telle qu’elle apparaît en
traduction française, on pourrait croire que le désigné en est absent.
Mais le contexte immédiat de la définition modifie cette impression.
Premier indice : Augustin y emploie le verbe significare qui, comme
nous avons pu le constater en maints autres textes, exprime la relation
de désignation. Second indice : les exemples de ce que « signifient » les
signes, tel le feu, correspondent à des désignés. Troisième indice : antérieu
rement à celle-ci, Augustin a proposé une autre définition du signe, où
la présence du désigné est explicite ; « j’appelle signes ... les objets qu’on
emploie pour signifier quelque chose ». Dès lors, ou bien les deux passages
du livre II se contredisent, ou bien Todorov n’a pas raison d’y lire la
disparition du désigné. Or Augustin ne se contredit pas. Markus, para
phrasant la définition d’Augustin, écrit :
«A sign ... is an element in a situation in which three terms are related.
These we may call the object or significatum for which the sign stands, the
sign itself, and the subject to whom the sign stands for the object signified42. »
D’objet signifié, n’est-ce pas le désigné ? Commentant la même définition,
Darrell Jackson déclare :
«A sign is a res or thing which bears a certain relation to other things.
Augustine says that things are learned by signs (res per signa discuntur, I, IX,
2, if.). It would appear that his term for the relation of signs to things is
“ signify ”. So we have :
(x) things learned by signs, and
(2) signs signifying things.
chose, sous peine de ne pas exister, toute chose (fors Dieu ?) serait aussi un signe,
au moins d’elle-même.
41. « ... sed potius quod signa sunt, id est, quod significant ».' Traduction plus
littérale : « mais plutôt sur le fait qu’elles sont des signes, c'est-à-dire qu’elles signi
fient ».
42. « St Augustine on Signs », p. 74.
CONCEPTION A U GUST I N I E N N E D U SIGNE 331
The second relation must, however, be inferred, for in the two defining chapters
Augustine never says that signs signify res. Rather he uses the vague terms
“ aliquid ” and “ aliud aliquid ”. In this he is similar to Cicero, who uses
“ quidam ” in his definition. Quintilian, on the other hand, does speak of
alia res which are understood by signs. The reason the second relation can
be inferred with res as the second term is that what is signified, the “ something
else ”, must be a res in at least the improper sense434if it is to be anything at all.
In De doctrina Augustines does not investigate further the logical qualities
of this relation ... No more can be said about the something signified from these
two chapters (I, 11 and II, x, 1), except that all the examples given are of the
signification of rather concrete things ...14. »
Plus prudente que celle de Markus, l’interprétation de Darrell Jackson
n’en souligne pas moins, elle aussi, la pertinence du désigné. Mais Raffaele
Simone va beaucoup plus loin en adoptant une position contraire à celle
de Todorov ; signalant l’importance du cadre social, c’est-à-dire de la
relation de communication, dans la conception augustinienne du signe,
il ajoute : « A mesure que baisse l’intérêt sémiologique d’Augustin, ... ce
sont également les termes de sa définition du signe qui s’affadissent et
se banalisent : la définition qui nous est offerte dans le De doctr. christ, perd
complètement l’idée du cadre social présente dans les premières œuvres
... )>45. On peut donc conclure que les interprétations courantes de la
définition augustinienne ne confirment pas la disparition du désigné.
Conclusion que le texte même d’Augustin permet d’amplifier. De second
livre du traité s’ouvre, nous l’avons déjà signalé, par des considérations
générales qui incluent la théorie du signe. Or cette théorie comporte
deux volets. De premier, que nous connaissons déjà, est consacré à la
définition du signe. De second procède à une double classification des
signes : d’une part les signes sont naturels ou « conventionnels » (data
signa), d’autre part ils s’adressent à la vue, à l’ouïe ou aux autres sens.
« Des signes naturels sont ceux qui sans intention ni désir de signifier
font connaître, d’eux-mêmes, quelque chose d’autre en plus de ce qu’ils
43. « A sign is a res. In Book One Augustine gives two meanings to the term
' res’. First, it refers properly to that which is not used to signify something else
{quae non ad significandum aliquid adhibentur, I, II, 2, 2f.), such as wood, stone,
cattle, and so on. Second, it refers improperly to anything whatsoever that is
(I infer this from « quod enim nulla res est, omnino nihil est », 13t.). Anything not
a res in the improper sense is nothing at all. In this latter sense ’ res ' may be
applied to such things as words and the stone which J acob slept on, which in addition
to being something also signify something (4-10). Clearly a sign, like everything-
else that exists, is a res in this second and improper sense, for it must be if it is to
signify. But a sign is a res only in the improper sense, for in addition to existing
it signifies». (B. D a r r e ia J a c k so n , «The Theory of Signs in De doctrina Christiana»
in Augustine (Markus ed.), p. 94).
44. Ibid., p. 94-95-
45. Raffaele S im o n e , « Sémiologie augustinienne », in Semiotica VI (1972) p. 16,
n. 21. Cette interprétation est tout aussi exagérée que celle de Todorov. Tes deux
ont en commun de ne pas distinguer clairement ce qui vaut pour le signe linguistique
et ce qui vaut pour le signe en général.
332 GUY BOUCHARD
sont eux-mêmes. C’est ainsi que la fumée signale le feu » (II, i, 2, p. 239).
Quant aux signes « conventionnels », ce sont « ceux que tous les êtres
vivants se font les uns aux autres pour montrer, autant qu’ils le peuvent,
les mouvements de leur âme (motus animi sui), c’est-à-dire tout ce qu’ils
sentent et tout ce qu’ils pensent [vel sensa, aut intetteda quaelibet) ».
(II, n, 3) Le passage cité par Todorov et qualifié de « plus explicite »
suit immédiatement cette définition. Il en résulte que la relation de
communication mise en évidence dans ce passage concerne non les signes
en général, mais une classe particulière de signes : les data signa. Tout
signe, en tant que tel, est par définition en relation avec un désigné.
Mais certains signes se caractérisent en outre par le fait qu’ils sont produits
intentionnellement par les vivants pour montrer les mouvements de leur
âme. Que cela n’implique pas que ces mouvements de l’âme4647soient
sans rapport avec quelque désigné, le texte ne tarde pas à l’établir :
« Les bêtes” aussi ont entre elles des signes par lesquels elles dévoilent le
désir de leur âme. Car et le coq, quand il a trouvé de la nourriture, le signale
de la voix à la poule, pour la faire accourir ; et le pigeon appelle d’un roucoule
ment la femelle ou est appelé par elle en retour ; et on remarque d’habitude
de nombreux faits analogues. » (II, xi, 3, p. 241).
Plus loin, en parlant des signes linguistiques (donc d’une catégorie de
data signa) ignorés ou ambigus, Augustin déclare :
«Au fait, les signes sont ou propres ou figurés. On les appelle propres quand
ils sont employés pour désigner les objets {rebus), en vue desquels ils ont été
créés. Par exemple nous disons « un bœuf » quand nous pensons à l'animal
que tous les hommes de langue latine appellent avec nous de ce nom. Les signes
sont figurés quand les objets {res) mêmes que nous désignons par leurs termes
propres sont employés pour désigner un autre objet {aliud aliquid). » (II, x, 15,
P- 259)-
Cette fois, le mot res est employé pour exprimer le désigné, et le fait
qu’il soit remplacé, à la fin du texte, par aliud aliquid indique clairement
quel sens nous devons donner à cette expression dans les autres passages
du traité.
Le De dodrina christiana n’évince donc pas, au profit de la relation
de communication, celle de désignation.
46. Aristote, on s’en souvient, parlait ici d’« état d’âme » et sa définition met
expressément en cause le désigné.
47. Raffaele Simone (art. cit., p. 14) n’a donc pas raison de soutenir que les data
signa sont «propres aux hommes ».
CONCEPTION A U G U S T IN IE N N E DU SIGNE 333
Remarques
La catéchèse des débutants se compose d ’un court prologue et de deux
parties, ha première partie, qui est une méthode théorique d’enseignement
religieux, se subdivise en trois sections : comment conduire le récit (de
l’Écriture sainte), comment donner des préceptes et faire les exhortations,
comment acquérir la bonne humeur. Quant à la seconde partie, elle
donne des modèles de sermons. Par rapport aux deux démarches indiquées
dans La doctrine chretienne, à savoir découvrir, quant aux choses et quant
aux signes, ce qu’il y a à comprendre dans l’Écriture, puis l'exprimer,
le contenu du présent traité s’inscrit entièrement dans la seconde et
par conséquent présuppose la première. S’étonnera-t-on, dès lors, que
l’accent soit mis ici sur la communication ? Mais que le passage cité
par Todorov ne mentionne pas la relation de désignation, cela n’implique
pas qu’il la nie. A plusieurs reprises nous avons pu constater qu’Augustin
donnait, du signe, une définition binaire n’articulant que le signe et
la chose désignée : il ne s’ensuivait pas pour autant qu’il niait la pertinence,
pour une définition intégrale du signe, du niveau de la pensée, ni que
certains signes puissent servir à communiquer.
22
334 GUY BOUCHARD
1 / unique passage cité par Todorov se situe dans le prologue, I„e frère
Deogratias lui ayant demandé de lui écrire sur la manière de catéchiser
les débutants, et s'étant plaint par ailleurs de l’impression de dégoût
que suscitent en lui ses propres sermons, Augustin, avant d’accéder à sa
demande, déclare qu’il éprouve lui aussi la même impression, et entreprend
d’expliquer celle-ci. Ea problématique ainsi amorcée est celle du discours
oral ; et ce qui vaut pour celui-ci ne vaut pas nécessairement pour tout
signe en général. Qu’Augustin ne parle pas de la relation de désignation
en expliquant pourquoi il est parfois insatisfait de ses discours, cela
n’implique donc pas, même si on concédait sa non-pertinence au niveau
des signes linguistiques, quelle soit également non pertinente pour le
signe en général, ou pour d'autres sortes de signes.
En terminant, signalons que le texte que cite Todorov, en opposant
les empreintes aux signes, mentionne d’une part les signes « exprimés
par la voix», d’autre part les signes « pensés par l’esprit » : ce qui pourrait
correspondre, encore une fois, à la distinction entre sinsigne et «signifiant ».
Remarques
A. Il est difficile de trouver dans le livre XI des Confessions, dont
la majeure partie est consacrée au problème du. temps, une « Théorie
du signe ». Todorov pense peut-être au passage où Augustin dit que si
Moïse lui parlait en hébreu, rien n’en toucherait son intelligence.
«En revanche, s’il me parlait en latin, je saurais ce qu’il dirait. Mais d’où
saurais-je s’il dit vrai ? Et quand bien même je le saurais, est-ce de lui que je
le saurais ? C'est au dedans de moi, oui, au dedans, dans la demeure de la pensée,
que la vérité, qui n’est ni hébraïque, ni latine, ni grecque, ni barbare, sans se
servir d'une bouche ni d’une langue, sans bruit de syllabes, me dirait : ‘ Il
dit vrai'. » (XI, m, 5, p. 279-281).
Un tel texte, où n’interviennent que la parole et la pensée, pourrait sans
doute être invoqué comme indice d’une disparition du désigné. Si tel
était le cas, nous répéterions les arguments développés dans la section
49. Trad. Tréliorel et Bouissou, Paris : Desclée De Brouwer, 1962, deux volumes.
CONCEPTION A U GUST I N I E N NE D U SIG N E 335
D’où viennent donc ces choses non sensibles ? Elles étaient déjà dans
ma mémoire, mais si profondément enfouies que, « sans quelqu’un pour
m’avertir de les en arracher, je n’aurais peut-être pas su les penser »
(X, x, 17, p. 173). Apprendre ces notions, c’est rassembler par la réflexion
les éléments contenus dans la mémoire à l’état dispersé et désordonné,
et les placer « à portée de la main » dans cette mémoire (X, xi, 18, p. 173).
Il en est de même dans le cas des nombres et des mesures.
« J ’ai dans l’oreille les sons des mots qui les signifient, quand on discute sur
elles ; mais autre les sons, autre les choses elles-mêmes. De fait, les mots ont
d’autres sons en grec, d’autres sons en latin, mais les choses ne sont ni grecques
ni latines, ni d’un langage d’autre sorte. » (X, xii, 19, p. 175).
VII. « Da T rinité 50 »
50. Trad. Mellet et Camelot (vol. I, livres I-VII) et P. Agaësse (vol, II, livres VIII-
XV), Paris : Desclée De Brouwer, 1955.
33§ GUY BOUCHARD
!
immanent J -> verbe -> verbe -r verbe
f intérieur extérieur extérieur
[ pensé proféré
objets de ]
connaissance/
Remarques
A. Essayons de replacer les passages que cite Todorov dans leur con
texte. Dans son introduction au premier volume, F,. Hendrikx rappelle
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E D U SIG N E 339
S’il s’agit d’une ville que je n’ai jamais vue, disons Alexandrie, j’en trouve
aussi en moi une représentation, mais imaginaire, une image que je me
suis formée tant bien que mal à partir de ce qu’on m’a dit : « cette image,
c’est son ‘ verbe ’ en moi quand j ’en veux parler, avant que j’aie prononcé
ces cinq syllabes, ce nom connu de presque tous ». Mais si je veux parler
du juste, je ne pense pas à une réalité absente, comme Carthage, ni ne
m’en fait une image approximative comme d’Alexandrie : c’est une
réalité présente que je vois en moi. Il s’agit ici, encore une fois, du désigné
considéré soit comme chose sensible, absente ou imaginée, soit comme
chose intelligible ; et l’on aura noté que la désignation et la communica
tion sont ici étroitement imbriquées.
C. Faut-il supposer qu’un peu plus loin, lorsqu’à la deuxième section
du livre IX il aborde le problème du verbe mental, Augustin va cette
fois s’en tenir à « un schéma purement communicatif» ? Cette section
établit que l’âme, sa connaissance « qui est son produit et son verbe
engendré d’elle-même », ainsi que l’amour, constituent une image de
la Trinité. Cette démonstration, très subtile, peut être décomposée
en quatre étapes :
a) il n’est nulle action du corps, geste ou parole, par quoi on approuve
34° GUY BOUCHARD
Quelques conclusions
L’ouvrage Théories du symbole relève de l’histoire de la sémiologie
en tant que théorie générale des signes, dont les symboles constituent
une espèce (TS, p. 9). Dans cette histoire, Augustin apparaît comme
l’auteur « du premier ouvrage proprement sémiotique ». Mais pour que
son rôle, dans l’histoire de la sémiologie, occupe la place qui lui revient,
il importe de présenter, de sa conception du signe, une véritable image,
non un simple fantasme. Or la description que donne Todorov de cette
conception s’apparente plutôt, ainsi que nous l’avons montré, au fantasme,
et ce, pour trois raisons principales : parce qu’elle ne tient pas suffisam
ment compte du contexte des passages qu’elle cite ; parce qu’elle omet
d'autres passages, tout aussi pertinents que les premiers, mais aiguillant
l’interprétation sur d’autres pistes ; et parce qu’elle a tendance à attribuer
sans précaution, au signe en général, des considérations qui ne valent
que pour certaines espèces de signes, en particulier les signes linguistiques.
Une fois dégagée de ces distorsions, la conception augustinienne du
signe, malgré les accents divers que lui impriment les différents contextes
dans lesquels elle est présentée, apparaît comme relativement homogène.
Sans doute certains passages donnent-ils l’impression que cette con
ception est dyadique. Tel est le cas de la définition du De dialectica :
« un signe est ce qui se montre soi-même au sens, et qui, en dehors de soi,
montre encore quelque chose à l'esprit ». En commentant cette définition,
nous avons suggéré la possibilité d’v trouver non seulement deux, mais
trois termes, ce qui est montré à l’esprit étant et le signe, et quelque chose
d’autre ; le signe en tant qu’il se montre à l’esprit, ce serait la préfigura
tion de ce que certains textes postérieurs nommeront le verbe extérieur
pensé, c’est-à-dire le « signifiant » . Ua définition articulerait donc trois
termes : le signe en tant qu’il se montre au sens, c’est-à-dire le sinsigne,
le « signifiant », et « quelque chose » (aliquid). Ce « quelque chose », est-ce
le « signifié » ou le désigné ? Ou les deux ? Étant donné la nette distinction
que fait le traité, au niveau du signe linguistique, entre signifié et désigné ;
étant donné aussi le fait que la définition du signe jouxte une définition
de la res, c’est-à-dire du désigné ; étant donné enfin que le « quelque chose »
est montré à l’esprit ; — il nous semble que la meilleure hypothèse est
la dernière. En ce sens, la conception du signe proposée par le De dialectica
serait tétradique.
Dans Du maître, sont signes « toutes les choses en général qui en dési
gnent une autre » : la relation semble djmdique, entre la chose qui désigne
et la chose désignée ; mais nous avons montré que, du moins dans le cas
des signes linguistiques, qui en constituent le centre d’intérêt, le texte
tient également compte du «signifiant » et du «signifié »; ici encore, donc,
la conception serait tétradique.
Dans La doctrine chrétienne, la première définition proposée est dya
dique et articule le sinsigne et le désigné : « j ’appelle signes ... les objets
qu’on emploie pour signifier quelque chose ». Ua seconde définition
est aussi dyadique, mais articule cette fois le sinsigne et le signifié : « un
signe est ... une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur
les sens, fait venir, d’elle-même, une autre idée à la pensée ». Ua différence
344 GUY BOUCHARD
54. La doctrine chrétienne, in Œuvres complètes t. VI, Paris, Louis Vivès, 1873,
p. 470.
55. '<The Theory of Signs in St. Augustine’s De doctrina Christiana », p. 93.
56. t. St. Augustine on Signs », p. 73-74.
57. Collected Papers, Cambridge : The Belknap Press of Harvard University,
1965, I, n. 346 : le signe est « une chose (a) qui dénote un fait ou un objet (b) pour
une pensée interprétante (c) ».
58. The Meaning of Meaning, New York : Harcourt, Brace and World, s.d., p. 9 :
les auteurs distinguent le signe (symbol), la pensée (reference) et la chose (referent).
59. Introduction à la sémantique, Paris : Ed. Anthropos, 1969, p. 161 : le signe
est décrit comme un phénomène qui sert à transmettre des pensées concernant la
réalité.
CONCEPTION A U G U STIN IEN N E DU S IG N E 345
triaâique ne s’oppose pas à la conception tétradique. Au contraire, si
l’on tient compte d’une part des cas, relativement fréquents, où Augustin
omet un élément important d’une définition parce qu’il ne sert pas à la
discussion en cours (tel le désigné dans La catéchèse des débutants), d’autre
part de ce que la distinction entre le signe et son image interne correspond,
pour Augustin, à deux modalités d’existence du signe qu’il n’est pas
toujours nécessaire d’opposer, — on peut conclure que sa conception
du signe, même si certaines formulations n ’en témoignent pas expressé
ment, est foncièrement tétradique. En cela, elle s’apparente à la concep
tion saussurienne :
Dans la conception augustinienne, le signe est une entité simple qui peut
exister sous deux états : comme chose sensible, ou comme image ; et
la pensée reste extérieure et antérieure au signe, par rapport auquel elle
est autonome. Par contre, dans la conception saussurienne, le signe est
une entité psychique à deux faces ; et la pensée est intérieure au signe
ainsi conçu, elle n’est pas, par rapport à lui, autonome. A notre avis,
les notions de signifiant et de signifié devraient être réservées à cette
dernière conception, pour bien marquer la dualité interne du signe qui
la caractérise. Que le signe soit en relation avec un second élément, par
exemple avec des choses désignées, cela ne suffit pas à en faire une entité
à deux faces ; autrement, il faudrait soutenir que, dans cette formulation
dyadique, la chose fait partie du signe, ce qui n’est manifestement pas
le cas ; et dans une formulation triadique, où la pensée s’ajoute au signe
et à la chose, il faudrait considérer le signe comme une entité à trois faces,
ce qui n’est pas non plus le cas ; en fait dans la conception tétradique
d’Augustin, le signe reste monofacial, et ce n’est que dans la conception
saussurienne qu’il est bifacial60.
La conception augustinienne du signe est précisée, comme nous avons
pu le constater, par une théorie de l’engendrement de la pensée et par
une théorie du désigné (matériel ou intellectuel ; présent ou représenté
par son image). Elle s’accompagne aussi d ’une classification des signes
en naturels et « conventionnels », ceux-ci étant ensuite subdivisés en
fonction des cinq sens de façon à faire ressortir la particularité des signes
linguistiques. Ceux-ci sont à leur tour subdivisés en deux catégories,
selon qu’ils désignent des choses ou d’autres signes (linguistiques ou non
linguistiques) ; et s'ils désignent d’autres signes linguistiques, plusieurs
cas sont distingués, selon que ces signes se désignent mutuellement ou non,
selon que leur valeur est équivalente ou non, identique ou non.
C’est sur le fond de cette théorie générale des signes que se dessine
la préoccupation personnelle d’Augustin pour le discours religieux, préoc
cupation dont les deux volets principaux sont la manière de comprendre
l’Écriture et la manière d’exprimer ce qu’on en a compris. Iva théorie
augustinienne du signe débouche donc sur l’analyse détaillée d’un type
de discours et rejoint, par là aussi, la préoccupation contemporaine
qui s’exprime dans la sémiologie des discours. Mais son intérêt pour
cette forme particulière d’expression n’a pas empêché Augustin de con
cevoir la problématique du signe dans toute son ampleur (dans le De
doctrina, il fait, même allusion à la communication animale) ; aussi peut-on
se plaire à supposer qu’il n’aurait pas été de ceux qui restreignent le
champ sémiologique à des « codes d’intérêt dérisoire»61 et qu’il aurait pu
répéter, à propos de la science des signes, ce qu’il affirmait de leur connais
sance d’usage, en soulignant
«la beauté d’un savoir qui enferme la connaissance de tous les signes et Futilité
d’un art qui permet aux hommes de se communiquer leurs pensées, ce qui
empêche que la vie en société ne soit plus pesante que n’importe quelle solitude,
comme ce serait le cas si le langage ne leur permettait d'échanger leurs pen
sées62. »
Guy Bouchard
Université Bavai, Québec