Dans une interview récente, le dessinateur Robert Crumb avoue
gentiment son obsession du complot : « Il m’arrive même de penser que le dernier tsunami qui a ravagé le Japon a été déclenché par des moyens artificiels. » Identifier une volonté malveillante au cœur des catastrophes naturelles aide sans doute à les supporter. L’angoisse écologique est double : à la perspective du désastre s’ajoute l’absence d’ennemi caché. Personne ne cherche à directement nuire, ni dans le risque nucléaire, ni dans le réchauffement climatique, ni dans la menace sur la biodiversité, ni dans la pollution de l’air ou de l’eau. Bien sûr il y a des coupables, ou plutôt de dangereux irresponsables, mais leurs méfaits se sont accumulés à leur insu et pendant des décennies. L’inertie est peut-être criminelle, mais elle est partagée par des milliards d’individus incapables d’envisager autre chose que leur bien-être immédiat. Aucune force occulte, pas la moindre organisation SPECTRE, pas même une divinité vengeresse, ne manœuvre en souhaitant la mort des humains. Ce sont les mêmes qui veulent protéger la planète et ne peuvent s’empêcher de la détruire. Nous avons joué contre nous-mêmes, à l’aveugle, et nous trouvons paralysés commes sept milliards d’Œdipes en fin de tragédie. Et nous acceptons mieux les complots ou les agressions armées que ces dégradations 2
naturelles qui ressemblent à l’usure accélérée de l’âge ou aux effets
d’une maladie de longue durée. D’autant que le péril écologique inverse une tendance séculaire à la conquête, à la transgression et à la fuite en avant. L’esclave, c’est une vieille histoire, perd sa liberté mais s’émancipe par son travail, il retourne ses forces sur le monde qu’il façonne… jusqu’à ce que son travail détruise l’environnement et les ressources naturelles. La séculaire dynamique du combat s’en trouve périmée. Il ne s’agit plus de se méfier de l’autre, ni de déjouer la résistance de la nature, mais de se méfier de soi, exercice proche de la pénitence. Il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de très déprimant à trier ses déchets, qu’une fadeur atroce se dégage du recyclage du compost en méthane, que les écologistes radicaux ont souvent l’air de sinistres curés. Désormais, la guerre consiste à regarder ses détritus en face, ce que les arts plastiques avaient commencé à faire dès le début du XXe siècle mais dans l’ivresse du jeu et de l’inversion des valeurs. Peut- être la muséification globale à partir des années 80 fut-elle un tournant culturel, un apprentissage inconscient des gestes du recyclage perpétuel qui nous attendent désormais. Même les gadgets idiots de la croissance, jingle de portables, dégageaient un parfum d’excitation. Se faire les dents sur du non-humain, s’attaquer aux immensités hostiles, domestiquer sans fin de nouvelles particules de temps et d’espace : on a du mal à concevoir autrement le sel de l’existence. 3
À moins de se tourner vers l’aventure infinie et les substances
inépuisables : lecture, arts, amour. Mais c’est un peu retomber dans l’ennui du paradis terrestre. Ou demander à la science la transformation du génôme humain en graminée sauvage ou en plant d’asperge.