Vous êtes sur la page 1sur 3

1

Philippe Garnier
LE DÉSIR ET LA DIÈTE

Dans une interview récente, le dessinateur Robert Crumb avoue


gentiment son obsession du complot : « Il m’arrive même de penser
que le dernier tsunami qui a ravagé le Japon a été déclenché par des
moyens artificiels. » Identifier une volonté malveillante au cœur des
catastrophes naturelles aide sans doute à les supporter. L’angoisse
écologique est double : à la perspective du désastre s’ajoute l’absence
d’ennemi caché. Personne ne cherche à directement nuire, ni dans le
risque nucléaire, ni dans le réchauffement climatique, ni dans la
menace sur la biodiversité, ni dans la pollution de l’air ou de l’eau.
Bien sûr il y a des coupables, ou plutôt de dangereux irresponsables,
mais leurs méfaits se sont accumulés à leur insu et pendant des
décennies. L’inertie est peut-être criminelle, mais elle est partagée par
des milliards d’individus incapables d’envisager autre chose que leur
bien-être immédiat. Aucune force occulte, pas la moindre organisation
SPECTRE, pas même une divinité vengeresse, ne manœuvre en
souhaitant la mort des humains. Ce sont les mêmes qui veulent
protéger la planète et ne peuvent s’empêcher de la détruire. Nous
avons joué contre nous-mêmes, à l’aveugle, et nous trouvons paralysés
commes sept milliards d’Œdipes en fin de tragédie. Et nous acceptons
mieux les complots ou les agressions armées que ces dégradations
2

naturelles qui ressemblent à l’usure accélérée de l’âge ou aux effets


d’une maladie de longue durée.
D’autant que le péril écologique inverse une tendance séculaire à la
conquête, à la transgression et à la fuite en avant. L’esclave, c’est une
vieille histoire, perd sa liberté mais s’émancipe par son travail, il
retourne ses forces sur le monde qu’il façonne… jusqu’à ce que son
travail détruise l’environnement et les ressources naturelles. La
séculaire dynamique du combat s’en trouve périmée. Il ne s’agit plus
de se méfier de l’autre, ni de déjouer la résistance de la nature, mais de
se méfier de soi, exercice proche de la pénitence. Il faut bien
reconnaître qu’il y a quelque chose de très déprimant à trier ses
déchets, qu’une fadeur atroce se dégage du recyclage du compost en
méthane, que les écologistes radicaux ont souvent l’air de sinistres
curés. Désormais, la guerre consiste à regarder ses détritus en face, ce
que les arts plastiques avaient commencé à faire dès le début du XXe
siècle mais dans l’ivresse du jeu et de l’inversion des valeurs. Peut-
être la muséification globale à partir des années 80 fut-elle un tournant
culturel, un apprentissage inconscient des gestes du recyclage
perpétuel qui nous attendent désormais.
Même les gadgets idiots de la croissance, jingle de portables,
dégageaient un parfum d’excitation.
Se faire les dents sur du non-humain, s’attaquer aux immensités
hostiles, domestiquer sans fin de nouvelles particules de temps et
d’espace : on a du mal à concevoir autrement le sel de l’existence.
3

À moins de se tourner vers l’aventure infinie et les substances


inépuisables : lecture, arts, amour. Mais c’est un peu retomber dans
l’ennui du paradis terrestre. Ou demander à la science la
transformation du génôme humain en graminée sauvage ou en plant
d’asperge.

Vous aimerez peut-être aussi