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Michel Faubert

Contes
• Livre avec CD •
Michel Faubert

Contes

Collection Paroles
Table des matières

C’est pour vous dire qu’une fois•• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 7


La fille aux mains coupées• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 15
La vendeuse de rêves• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 31
Quand le roi rentrit dans Paris• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 39
La dernière chasse de John Dubé• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 41
La boule de fer• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 47
Premier ouvrage de la journée•• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 63
Le vieux qui va vêler• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 67
L’enterrement d’un chien• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 73
Get ’Em Young•• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 77
Le Diable chez Ovide Soucy• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 85
Adèle• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 95
Le vieux, la vieille et le portrait•• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 112
La Noël du vieux Félix• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 115
Zacharie• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 121
Remerciements• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 125
Il n’y a plus de contes
il n’y a que des conteurs.
C’est pour vous dire qu’une fois
----------------------------------------------------------------

Je me demande encore par quelle espèce de tour de passe-


passe j’ai bien pu me retrouver là, à l’âge de 19 ans, dans cette
Université Laval que je ne fréquentais pas, au beau milieu
d’une fête célébrant la retraite du grand Luc ­Lacourcière.
Je n’y connaissais bien sûr personne. Un tout jeune Erik
Marchand de passage au Québec venait d’entonner une
gwerz a capella en langue bretonne. Une longue et drama-
tique complainte dans la langue de Stivell !

J’étais aux anges.


•6•

Un violoneux-concierge du pavillon avait aussi joué des


gigues, le grand Luc s’étant lui-même livré par la suite,
non sans fous rires, devant ce parterre cultivé de profes-
seurs et d’intellectuels, à une interprétation bien sentie
d’un des bijoux de sa collection patrimoniale : un cantique-­
hommage à l’excrément le plus cru, devenu pour une fois,
par l­ ’assentiment de ce monument de l’ethnologie, florilège
de notre poésie nationale.

Puis, le voilà qui annonce : « J’ai une surprise pour vous. »


Il tire une chaise et invite alors une petite dame assez âgée,
me sembla-t-il. « Maria va nous conter un conte ! » La vieille
ne se fait pas prier ; elle se lève d’un bond, monte sur la
scène de fortune et déclame, derrière ses lunettes : « J’m’en
vas vous conter “L’argent de mon cochon”. Ça, c’est un conte
que papa contait ! »

Puis, ça part !

Mon Dieu…

Je ne connaissais du conte traditionnel que les récits joli-


ment illustrés du répertoire des frères Grimm que l’on
pouvait lire en parcourant les tomes de l’Encyclopédie de
•7•

la jeunesse Grolier, placés dans le salon pour la visite, chez


nous, à Choisy. Ce n’était pas rien, remarquez bien : les fées,
les nains, les sorcières, les géants, les ogres… Il y avait aussi
les recueils publiés aux éditions Quinze, rendant hommage
aux traditions québécoises et acadiennes : Menteries drôles
et merveilleuses, Le Corbeau du Mont-de-la-Jeunesse,
­L’Oiseau de vérité… Ayant moi-même travaillé pendant tout
un été à un projet de cueillette de chansons et de légendes
dans Vaudreuil-Soulanges, je me rappelais avoir visité une
femme qui m’avait servi tant bien que mal quelques bribes
d’un vieux conte qu’elle avait entendu dans sa famille.

Mais Maria !…

L’énergie, la grâce, la langue, la beauté de cette minuscule


bonne femme qui, à grands coups de Ti-Jean brandi à bout
de bras sur sa chaise, était en train de saprer la plus maudite
ramasse de leur vie à une bande de voleurs qu’avait peut-
être connus Molière… J’ai tout de suite réalisé que quelque
chose de pas ordinaire était en train de se passer, là, juste
devant moi pour moi, à cet instant précis, quelque chose
qui me ­marquerait pour le restant de mes jours.

Je n’ai jamais revu Maria.


•8•

Un peu plus de dix années plus tard, gavé de lectures de


Poe, de Maupassant, de Seignolle, de Lovecraft, alors que
je cherchais à donner une forme à mon désir d’inventer un
genre d’underground bâti sur les complaintes que j’avais
ramassées, Lucille Guilbert, conseillère, amie et ensei-
gnante en Arts et traditions populaires, me dit : « J’aime-
rais te présenter quelqu’un. »

Ce quelqu’un qui nous attendait ce jour-là à Saint-­Raphaël-­


de-Bellechasse, c’était Ernest… ; cet Ernest que j’ai tant
aimé, Ernest Fradette, frère cadet de Maria, conteur de
contes lui aussi, qui devint pour moi très vite un mentor,
un père, un guide sur le long sentier de l’héritage des vieux.
Nous nous sommes fréquentés pendant plus de quinze ans,
jusqu’à sa mort en 2005. Ernest m’a accueilli, logé, nourri,
abreuvé, conté ; nous avons fait des spectacles ensemble à
Québec, à Montréal, à Gatineau et, bien sûr, à Beaumont
et à Saint-­Raphaël. J’étais fasciné par la mémoire de cet
homme pour qui l’interprétation de chaque conte en faisait
surgir deux autres. J’étais fasciné encore plus de revoir les
personnages de sa Grand’ Margaude dans Les aventures du
baron de Münchhausen, un film de l’ex-Monty Python Terry
Gilliam. J’étais abasourdi de lire certains petits contes à
rire qu’Ernest avait appris de son père Cléophas dans des
recueils de fabliaux médiévaux datant du XIIe siècle !
•9•

Je n’ai jamais, à une exception près, raconté devant Ernest,


respectant, sans le savoir, une loi non écrite : on ne conte
pas devant le maître. Je chantais, il contait. Et malgré
ce qu’on pourrait croire, j’allais le voir non pas tant pour
recueillir ou apprendre des histoires que pour me rappro-
cher de ce trésor vivant et généreux : l’observer, l’écouter,
et, en fin voleur que j’étais, dérober si possible un peu de
cette flamme qui ­l’allumait autant, entretenue sur la forge
du temps depuis si longtemps.

Étrangement, j’ai raconté peu de contes d’Ernest. À vrai


dire, son riche répertoire, amusant et coloré, n’était pas tout
à fait destiné au conteur que je voulais devenir. J’étais bien
trop attiré par des légendes autrement sorcières qui m’amè-
neraient quelque part plus loin au bout de la nuit. Racon-
ter les contes de monsieur Fradette tels qu’entendus aurait
fait de moi une espèce de version narrative de la Bottine
Souriante. Dans ce temps-là, je préférais Malicorne…

Je me suis donc mis à travailler, parallèlement à mes séjours


dans Bellechasse, à un très vieux récit magique transmis en
Gaspésie à Carmen Roy par le pêcheur et bûcheron Léon
Collin, dans les années 1950, qui allait devenir mon conte
fondateur et fétiche : « La fille aux mains coupées ». Cette
histoire contenait tout ce que je rêvais de voir figurer
• 10 •

dans un conte merveilleux : amours, misères, trahisons,


­sortilèges, visions, poésie, guérison. J’ai fait mes premières
classes de conteur dans les écoles et, peu à peu, je me suis
mis à m’adresser à des publics adultes.

En 1996, accompagné au Cabaret Music-Hall par mon ami


musicien Daniel Roy, je p­­résentais pour la première fois
Le Passeur, une performance solo de contes traditionnels
québécois et acadiens où figuraient, notamment, « L’argent
de mon cochon » et « La fille aux mains coupées »… En
2001, je poursuivais avec L’Âme qui sortait par la bouche
du dormeur, un spectacle où je tentais d’inscrire certains
thèmes légendaires, tels le prêtre revenant ou la chasse-­
galerie, dans la mouvance d’un certain réalisme magique en
me servant d’anecdotes vraies et de souvenirs ­personnels ;
une sorte de suite de récits de vie fantastiques assortis
de morceaux traditionnels. Je poursuis dans cette veine
depuis.

Ce livre propose une sélection de contes à partir de mon


répertoire des vingt dernières années et aussi quelques
chansons. Certains récits sont traditionnels, d’autres
de ma c­ omposition, souvent rêvés à partir de faits réels.
On y trouve également un immense cadeau signé Gilles
• 11 •

Vigneault, « Le vieux, la vieille et le portrait », poème en


alexandrins fait à partir d’un conte de mon père, que le
poète m’avait entendu interpréter lors d’une fête chez lui.

Vous pourrez, selon votre bon vouloir, les lire, les interpré-
ter, les visionner, les reprendre et même… les oublier.

Michel Faubert
Joliette, janvier 2016
La fille aux mains coupées
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[ d’après « La Rougette », conte tiré du répertoire de Léon Collin,
Saint-Joachim-de-Tourelle, Gaspésie ]

C’est pour vous dire qu’une fois, c’était un garçon puis une
fille qui étaient beaux, comme la lune et le soleil ensemble
par la main. Ils étaient frère et sœur puis ils vivaient avec
leur vieille mère bien pauvrement. Joseph, lui, il s’occupait
des rares animaux qu’ils avaient ; il était destiné à devenir
un habitant comme son défunt père. Puis Marie, elle, elle
priait le bon Dieu jour après jour. Sa mère, c’est pas ­qu’elle
aimait pas ça, mais ça l’inquiétait.
— Marie, ma petite Marie, écoute ta vieille mère,
je ­rajeunis pas, j’suis malade, Marie ! Je serai pas tout le
temps là pour m’occuper de toi. Regarde ton frère, quand
j’vas être morte, lui, il va avoir une culture, il va pouvoir
vivre de ce que la terre va lui donner. Mais toi, ma petite
fille, qu’est-ce tu veux avoir pour plus tard ?
• 13 •

— Moi, maman ? J’aimerais ça avoir une petite cabane,


un ermitage dans le bois pour méditer à l’écart du monde.
— Tu veux rien d’autre que ça ?
— Non maman, une petite cabane, ça me ferait plaisir.
— … Ben tu l’auras.

Ça manque pas, pas plus tard que le lendemain matin, on a


vu Joseph s’en aller dans la forêt bâtir pour sa sœur Marie ce
qu’on appelle par chez nous un « p’tit campe ». Pas le grand
luxe : une cabane en bois rond avec une table, une chaise, un
lit de sapinage puis de la vaisselle pour son ordinaire.

Pas grand-chose que vous me direz, n’empêche que Marie


s’est installée là-dedans comme une princesse dans un
château. Les oiseaux, ça tourbillonnait autour de sa cabane,
il y avait rien de plus beau à voir.

Puis le temps passe avec la rapidité de l’éclair ; voilà que la


vieille mère est étendue sur le grand lit où est-ce qu’elle va
finir ses jours, la maladie de la mort qui est en train de la
ronger par en dedans ; elle appelle son garçon :
— Joseph, viens voir ta vieille mère avant qu’elle s’en
aille. Veux-tu, tu vas me faire une promesse avant que je
meure ?
• 14 •

— Ma mère, demandez-moi n’importe quoi, vous savez


ben que ça va être oui.
— Jure-moi que tu vas toujours prendre soin de ta
sœur Marie qui est dans le bois, que tu vas y apporter de
la nourriture tous les jours pour qu’elle manque de rien ;
puis si ça peut t’aider à en prendre bien soin, évite don’ de
te marier, ou si tu venais un jour qu’à te marier, occupe-toi
toujours de ta sœur avant n’importe qui d’autre.
— … Oui, oui ma mère. Soyez pas inquiète, je vous le
jure.

Puis là… elle est morte. Puis ce qui est dit est dit, puis quand
c’est dit, c’est de même, puis quand c’est de même, c’est
comme ça, puis quand c’est comme ça, ça finit là.

Les deux enfants sont rendus orphelins. Ç’a pas été long, on
a vu Joseph prendre le bord du bois, porter de quoi manger
à sa sœur Marie. Il a raconté la mort de leur mère, puis ils
ont bien pleuré tous les deux.

Le lendemain, puis le jour d’après, même affaire, Joseph


remplit un sac pour Marie, il part par le sentier le long du
ruisseau jusqu’au cœur de la forêt. Mais vous savez, Joseph
était pas taillé dans le même bois que sa sœur. Lui, il aimait
la compagnie du monde. Une fois sa commission faite, il
• 15 •

revenait toujours par le village. On l’apercevait souvent


à ­l’hôtel avec les gars en train de jouer aux cartes, puis de
plus en plus souvent en meilleure compagnie encore, assis
en face de l’église avec une femme : La Rougette. Le conte
lui connaît pas d’autre nom. La Rougette, c’était une vieille
fille. Elle était pas vieille ! Elle était pas mariée. Puis c’est
pas parce qu’elle aimait pas les hommes ! Elle aimait les
hommes… à s’en confesser. Mais elle avait pas encore trouvé
le sien, celui qui serait là tous les jours pour lui dire à l’oreille
toutes les belles affaires qu’une femme aime entendre d’un
homme qui pourrait devenir son cavalier. C’est que La
Rougette, voyez-vous, elle avait pas une bonne réputation.
On la disait maline puis… mais vous savez, l’amour, des fois,
ça bouche les yeux, Joseph, lui, il la trouvait bien de son
goût.

Toujours qu’un jour, il lui a fait la grande demande, elle a


dit oui, ils se sont mariés tous les deux, puis ils sont allés
vivre dans la maison où Joseph puis Marie avaient grandi
ensemble. Ça allait bien au début. Mais vous compren-
drez, vous qui m’écoutez, que Joseph, lui, il a pas couru
dire à sa sœur qu’il s’était marié ; il était pas tranquille avec
le serment qu’il avait fait à sa mère sur son lit de mort. Et
curieusement, il a pas dit non plus à sa femme qu’il avait
une sœur dans le bois. Mais tous les jours, il partait avec
• 16 •

son sac de toile sans dire où est-ce qu’il allait. La Rougette,


elle aimait pas bien bien ça.
— Où c’est que tu t’en vas de même ? Y’en a bien que
trop pour toi là-dedans !
— Laisse-moi faire avec ça, ma femme, c’est ma
besogne, tu sais bien que je vais revenir.
Pour ça, elle avait rien à redire, il revenait tous les
jours à la même heure. Mais un jour, il arrive à maison :
— C’est qui cette femme-là ?
— Quelle femme ? il dit.
— Ben, la femme que tu vas voir dans le bois, c’est qui
ça ?
— J’vais pas voir de femme dans le bois.
— Non, conte-moi pas d’histoires mon mari, c’est qui
cette femme-là que tu vas voir dans le bois ?
— Bien, c’est ma sœur !...
— Ta sœur ! Tu m’as jamais dit que t’avais une sœur !
— Écoute, elle prie le bon Dieu, c’est sa vie à elle, c’est
son secret. À c’t’heure, laisse-moi tranquille avec ça !
— Tu penses-tu que tu vas me faire accroire une
affaire de même ? C’est pas ta sœur que tu vas voir dans le
bois, c’est ta blonde que tu vas voir dans le bois ! Écoute-
moi bien Joseph, cette femme-là, tu vas m’en débarrasser ;
tu la tueras, puis tu me ramèneras la preuve de ce que tu
• 17 •

auras fait sinon gare à toi, je m’en occuperai bien moi-même


puis tu me reverras jamais, t’as compris ?

Joseph s’est enfermé dans le silence puis, au bout de sept


jours, il est parti pour le bois avec son épée, pas de sac de
provisions. Marie, elle l’attendait, comme de raison.
— Joseph, qu’est-ce que tu faisais, j’ai faim, ça fait des
jours que j’ai pas mangé… Joseph, t’es don’ ben jongleur, t’es
pas de même d’habitude, qu’est-ce que t’as ?
— Écoute-moi, Marie, faut que je te dise que j’ai marié
une femme. Elle veut pas me croire que t’es ma sœur que
je viens trouver dans la forêt. Elle m’a demandé… fais une
prière, veux-tu ?

Marie s’est agenouillée, elle a joint les mains pour faire sa


prière puis là, Joseph, les larmes aux yeux mais le cœur
dur, a frappé avec son épée. Pas pour la tuer, mais si fort
que les deux mains de Marie ont décollé pour tomber sur
le plancher. Joseph les a ramassées, puis il les a mises dans
un sac qu’il avait à son côté pour les rapporter à la maison.
En sortant de la cabane, il a marché sur une épine qui lui a
rentré dans le talon. Ça lui a fait mal, ça lui a élancé jusqu’au
cœur. Puis Marie qui voyait tout ça, elle a dit :
— Joseph ! Il y a jamais eu de ronces, puis il y a jamais
eu d’épines autour de ma cabane. Regarde ce que tu as fait
• 18 •

aujourd’hui. Avec ton épée, tu m’as rendue manchote. Bien


je te prédis une chose, mon frère. Je te prédis que l’épine
dans ton pied, je l’enlèverai un jour avec mes mains !

Joseph s’en est retourné chez eux en boitant, en se tenant la


jambe, en se lamentant à tous les saints du ciel et, surtout,
en laissant sa sœur Marie baigner dans ses larmes puis
dans son sang. Une fois à la maison, La Rougette a beau
essayer de lui ôter l’épine, elle est pas capable de l’enlever.
Ils ont fait venir les docteurs, les meilleurs du pays. Ils lui
ont fendu le talon, ils comprenaient rien là-dedans. Puis le
soir venu, au moment même où achevaient de se consumer
les deux mains de Marie dans le feu de la cheminée de la
maison, il y a une petite tige, une petite tige de rien, à peine
visible, qui est apparue sur le bout de cette épine-là.

L’autre bord du bois, une vingtaine de milles plus loin, il y


avait un grand château habité par un prince qui s’appelait
Albert. Albert, il était garçon, puis tout ce qu’il aimait, lui,
dans la vie, c’était la chasse. Quand la chasse l’appelait, il y
avait rien pour le retenir. Justement, il venait de s­ ’acheter
des bons chiens ; dans ce temps-là, les princes, ça chassait
avec des chiens puis des chevaux. Puis comme il les avait
payés passablement cher, bien il voulait les essayer. Ça fait
qu’il s’enfonce dans le bois avec sa meute de chiens. Là,
• 19 •

il arrive dans un désert quand, tout d’un coup, ça part à


l’épouvante, ces chiens-là. Il les perd de vue mais il les suit
comme il peut par les jappes. Ça, ça le mène jusqu’au pied
d’une grande montagne noire. Il y avait là un arbre vieux
épouvantable, un arbre tout creux. Les chiens tournaient
autour sans pouvoir entrer dedans. Albert est descendu de
son cheval avec son fusil, puis il s’est penché pour voir ce qui
pouvait bien y avoir dans cet arbre-là qui énervait tant ses
chiens de même. Il voit une ombre. Il recule, dans le bois tu
sais jamais…
— C’est-tu un animal ou c’est-tu du monde ?
Il vient pour tirer avec son fusil.
— Non… non… monsieur…
Il a frotté une allumette, il a regardé : elle était belle
comme une aurore, cette fille-là. Mais vous auriez dû la
voir. Son linge était tout déchiré en haillons, puis ses deux
poignets étaient enveloppés dans du feuillage.
— Ma pauvre enfant, qu’est-ce qui vous est donc
arrivé ?
— Je vivais dans une cabane que mon frère m’avait
faite, puis un jour… J’suis sortie, j’aurais pas dû… Je me
suis perdue dans le bois. Les loups m’ont encerclée, ils
m’ont attaquée, m’ont dévoré les mains. Je me suis traînée
jusqu’ici, le bon Dieu a été bon.
Il lui a dit :
• 20 •

— Viens-t’en !

Albert a lancé son manteau, il a pris Marie dans ses bras


pour la ramener au château. Il l’a installée dans la plus belle
chambre qui se pouvait pas. il l’a soignée, il l’a lavée, ça lui a
fait du bien parce qu’au bout d’une couple de jours, Marie,
ses couleurs revenaient. Elle était plus resplendissante
que jamais. Et ç’a pas été long qu’entre eux deux, l’amour a
fait son chemin dans le château. Un château pas o ­ rdinaire
parce que ce château-là, il avait été bâti par-dessus une
rivière, de la belle eau claire comme du cristal. Dans la
cave du château, t’ouvrais une porte, tu pouvais voir la
rivière qui passait par là, avec une passerelle, une manière
de pont pour l’enjamber. Dans les grosses chaleurs de juil-
let, il faisait bon se promener sur ce pont-là, ça faisait de la
fraîche, Albert puis Marie en profitaient, ils étaient telle-
ment bien tous les deux.

Mais retournons donc à notre Joseph, le frère de Marie, il


allait pas aussi bien, lui. Malade qu’il était. Souffrant qu’il
était. Puis vous vous souvenez de la petite tige apparue au
bout de l’épine ? Bien, ça poussait, ça, en mal puis en regrets,
ça ­profitait en peine puis en remords, jusqu’à devenir un vrai
petit arbre de la douleur avec des branches, des bourgeons
puis des feuilles. Ça lui faisait souffrir le martyre, puis il
• 21 •

appelait toujours Marie dans son délire à grands cris. Mais


bien loin qu’elle était, elle, pour l’entendre, puis bien occu-
pée qu’elle était à visiter un beau grand château. C’est grand,
ces châteaux-là, savez-vous ! À force de visiter une chambre
puis une autre avec un beau prince de même, qu’est-ce que
vous pensez qu’elle a fini par trouver ? Un beau petit bébé.
Un petit garçon avec une étoile d’or sur le front comme pour
les enfants des princes puis des princesses dans les contes.
Pas besoin de vous dire qu’Albert puis Marie aimaient cet
enfant-là quelque chose d’effrayant. Et vous savez, dans
les contes, les enfants, ça marche de bonne heure. Le v’là
rendu ça de haut puis ça court tout partout, faut surveiller
ça ; surtout quand Albert part pour un voyage de chasse.

Ce jour-là, Marie le regarde s’en aller dans un nuage de


poussière. Elle se dévire, l’enfant est déjà plus là. Elle fait le
tour, monte l’escalier… quand tout d’un coup…
— Mon Dieu !… La passerelle, la rivière, le pont !
Vite ! Elle descend en courant, juste à temps pour voir
son garçon perdre son petit équilibre puis tomber dans le
torrent qui l’emporte. Alors elle lève ses deux bras vers le
ciel puis elle dit :
— Doux Jésus, mon petit enfant ! Bonne Sainte Vierge,
aidez-moi !
• 22 •

Elle se jette à l’eau, elle se bat contre le courant qui veut lui
prendre ce qu’elle a de plus cher et là, qu’est-ce qu’elle voit
apparaître au bout de ses poignets ? Deux belles mains pour
sauver son enfant !

Quand elle a rouvert ses yeux, elle était dans son grand lit
avec le petit couché contre elle, puis Albert qui pleurait de
joie pour le miracle arrivé parce que Marie, son amour, la
manchote, elle était guérie. Et c’est là qu’elle s’est souvenue
de son frère Joseph.
— Albert, mon prince, je t’ai pas parlé bien, bien de
ma petite enfance, sauf pour te dire que j’avais un frère
qui m’avait bâti une cabane dans le bois. On s’aimait bien
tous les deux. Ça fait longtemps que je l’ai vu. Les dernières
nouvelles que j’ai eues de lui étaient pas bien bonnes,
comme quoi il était malade sans bon sens. Je pense qu’il
serait content de me voir et puis moi, ça me plairait bien de
le visiter.
— On peut y aller demain si tu veux, ma belle.
— Mon prince, tu me ferais plaisir.

Ça manque pas. Pas plus tard que le lendemain matin, ils


ont attelé le cheval sur la carriole puis ils sont partis tous
les trois : Albert, Marie puis l’enfant. Pas besoin de vous
dire que Marie, son petit cœur, il battait fort. Encore plus
• 23 •

fort quand ils ont pris un chemin qu’elle connaissait bien,


et encore plus vite il battait ce cœur-là quand ils sont arri-
vés devant une maison qu’elle connaissait bien, parce que
c’était la maison où est-ce qu’elle était née. Je suis pas
ici pour vous conter des histoires, il y avait un arbre de
cinquante pieds qui sortait par la toiture de la maison !

La porte s’est ouverte pas plus grand que ça.


— Quoi c’est que vous voulez ?
— On est venus visiter. Paraîtrait qu’y a quelqu’un de
malade qui vivrait icitte.
— Y’a personne de malade icitte, allez-vous-en !
Puis là, La Rougette, elle voit que la personne qui se
tient devant elle, c’est pas n’importe qui, c’est un prince, ça
paraît de la manière qu’il est habillé.
— Pourquoi vous voulez savoir ça, vous ?
— Parce que j’y emmène sa sœur.
— Sa sœur ? Y en a pas de sœur. Y en a jamais eu de
sœur ! Écoutez-moi bien vous là. Je vous trouve bien riche-
ment vêtu pour traîner par icitte ! Vous connaissez pas ça,
vous, la misère. Vous savez pas ce que c’est que de s’occu-
per d’un moribond qui est même pas capable de sortir de
son lit jamais ! Carcasse qu’il est, votre malade ! Les vers le
dévorent ! Ça vous amuse de voir du monde de même ? Ça
• 24 •

vous change de votre vie de tous les jours ? Entrez ! J’pense


que vous resterez pas ben, ben longtemps !

Ils sont entrés tous les trois jusqu’à la chambre de Joseph


qu’ils ont trouvé à l’agonie, à l’article de la mort. Il était
rendu maigre, la peau puis les os. La mousse couvrait son
visage. Son pied était enveloppé dans du mauvais linge avec
une branche qui courait partout jusqu’à sortir par un trou
du plafond. C’était pas beau à voir, puis ça sentait pas bon.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur ?
— Ça… c’est une épine qui s’est plantée dans mon pied
anciennement, puis qui me rappelle le mal que j’ai fait.
— On peut-y vous soulager, faire quelque chose ?
— Priez don’ le bon Dieu qu’il vienne me chercher au
plus sacrant. Ça, ça me ferait du bien.

Marie, qui était dans un coin de la chambre, elle est sortie


doucement de son ombre puis elle s’est approchée du lit de
son frère. Elle a commencé à lui développer le pied, tout
doucement. Lui, il la regardait, comme de raison. Quand
tout d’un coup :
— Madame…Vous ! Eh que vous ressemblez don’… à ma
mère ! Quand j’étais petit, j’avais une mère qui nous contait
des contes, à moi puis à ma sœur Marie. C’était le bon temps
dans ce temps-là. Mais c’est fini ça… tout fini... N’empêche
• 25 •

que je sais pas tout ce que je donnerais pour réentendre un


beau conte, comme dans ce temps-là, où tout allait bien.
Marie de lui répondre :
— Bien c’est drôle ça, monsieur, parce que moi aussi,
quand j’étais petite, j’avais une mère qui nous contait des
contes, à moi puis à mon frère. Mais j’ai pas la mémoire des
contes, je me souviens pas vraiment de ce qu’elle racontait,
mais si ça peut vous faire plaisir, je peux bien essayer de
vous conter quelque chose, n’importe quoi.
— Oh ! oui, madame, racontez-moi une histoire !

Puis là, elle s’est mise à lui raconter la seule histoire qu’elle
pouvait lui raconter. Elle s’est mise à lui raconter son
histoire à elle. Celle-là même que je suis en train de vous
conter. Et tout au long du récit des souffrances puis des joies
aussi de Marie, la manchote, la fille aux mains coupées,
l’arbre, qui sortait si haut par-dessus la maison, il s’est mis
à rétrécir, rétrécir, rapetisser, tournailler, danser dans la
chambre jusqu’à devenir une simple épine dans le pied de
Joseph, que Marie a enlevée, avec ses mains, comme elle
avait prédit. Joseph l’a reconnue, il est mort l’âme en paix,
puis il y a un oiseau qui est sorti de la maison.

Albert, Marie puis l’enfant ont quitté la place à leur tour,


puis La Rougette s’est embarrée, a barricadé les portes
• 26 •

puis les fenêtres avec de la nourriture pour un an et un


jour. Mais vous savez, ça fait mauditement longtemps qu’on
conte ce conte-là dans nos campagnes, il doit plus rester
grand-chose à manger aujourd’hui.

Eux autres, ils sont retournés à leur vie de château, mais


ç’a pas duré bien bien longtemps cette vie-là. Albert, lui,
c’était la chasse. Alors ils l’ont vendu, ce château-là, à l’en-
can, madame chose, puis avec l’argent ramassé, ils se sont
acheté un beau petit campe dans le bout de Saint-Adelme.
Je suis passé par là il y a à peu près trois semaines avec ma
ronne de lait, puis j’ai compté pas moins de 82 garçons puis
66 filles sur la galerie, qui m’envoyaient la main comme ça.
J’ai voulu prendre la plus jeune sur mes genoux pour lui
raconter une histoire, mais sa mère, elle a tout un caractère,
savez-vous ! Elle m’a pas laissé faire, elle m’a sapré un grand
coup de pied au derrière, puis elle m’a dit :
— Va voir le monde leur conter ces menteries-là.

Puis mon histoire finit… d’en par là.


La vendeuse de rêves
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Je souffre mais c’est de toute beauté


Le dandy, Jean-Paul Daoust

Une des choses que j’aimais le plus quand j’étais petit, c’était
de m’asseoir au bord de l’eau. J’ai eu la chance de naître et de
grandir sur le bord d’un lac, le lac des Deux-Montagnes, pour
ne pas le nommer. Je me souviens, je débarquais de l’auto-
bus scolaire, je courais jusqu’au bout du quai, je ­m’assoyais,
puis je regardais tout au loin le village de Saint-Placide. On
est juste en face, chez nous, de ce village-là ; et puis même si
le lac a une bonne largeur, on pouvait imaginer le brouhaha
des gens, les camions. Et même le dimanche, parfois, le vent
carillonnait les cloches de l’église jusque sur notre côté.
• 28 •

C’est drôle, ça m’a pris du temps, moi, à aller de l’autre bord ;


ça veut dire que lorsque je regardais S ­ aint-Placide, c’était
comme si je regardais la Lune. Je me d ­ emandais comment
pouvait donc être la vie de l’autre côté du monde. Pensée
d’enfant… Puis le temps a passé, j’ai fait mon primaire ;
­j’arrive au secondaire et, une nuit, j’ai fait un rêve déli-
cieux… Le lendemain matin, j’arrive à l’école : le monde
avait changé. Les filles surtout ! Même que je me deman-
dais comment ça se faisait que les filles avaient tant changé,
puis pas moi. Bien non, à vrai dire, c’est pas vrai, chez moi
aussi, il y a quelque chose qui avait changé, mais ça se voyait
moins. C’était plutôt une sensation nouvelle en dessous de
mon pupitre, toujours pendant le cours de français sur la
chasse-­galerie. C’était pas tant l’idée du voyage en canot sur
les ailes du diable qui me faisait cet effet-là, mais bien plus
les belles grosses fesses de mademoiselle Boyer ! Surtout,
là, quand elle montait sur le bout des orteils pour écrire
au tableau noir : Honoré Beaugrand. Après, elle se revirait,
puis elle nous disait : « La chasse-galerie : un vol magique
sur les ailes du désir ! » Déjà, je l’écoutais plus. Bien loin
j’étais rendu, moi, avec mademoiselle Boyer, dans le fond du
canot avec mademoiselle Boyer ! Et elle s’occupait de moi,
­laissez-moi vous dire… elle enlevait même pas ses lunettes.
• 29 •

C’est là que j’ai eu l’idée. Mais pour ça, ça me prenait le


char de mon père. Bon, je sais pas comment s’est rendu
aujourd’hui, mais dans mon temps, les cultivateurs, ça
leur prenait des gros chars : Cutlass, Impala, Fury, LTD…
Moi, mon père, il avait une Pontiac Parisienne. Ça fait que
le jour où il m’a mis les clés dans les mains en me disant :
« À c’t’heure, t’es un homme, mon garçon. » – bien à vrai
dire, il a pas dit ça, mais je suis sûr qu’il l’a pensé –, j’étais
fier ! Je pars avec c’te machine-là, moi j’appelle ça un « char
de plaisance » ; ça se conduit comme un bateau. J ­ ’arrive à
Como, je prends la traverse, je longe Oka, les Indiens, tout
d’un coup, j’arrive à Saint-Eustache, l’église avec encore
des traces de boulets de canons – les Patriotes –, j’étais
bien ­impressionné ! Puis après, Blainville ! Je le savais ; je
sais pas pourquoi, mais je le savais ! Blainville : cinq bars de
danseuses, un à la suite de l’autre ! Je stationne le char du
père en arrière du premier, La Tentation, puis là je prends
bien, bien, bien mon temps. J’entendais la musique disco
qui cognait à l’intérieur. Bon, je sors, barre les portes, j’entre
dans ce club-là ; il faisait noir, noir, puis il y a toujours une
maudite marche dans ces entrées-là ; naturellement, moi,
je m’enfarge dedans, je tombe dans les bras d’un gorille de
six pieds qui me relève d’une seule main, l’autre main, il
me la tend, là j’ai fouillé dans mes poches, j’ai pris un cinq
À « Manon » qui dansa pour moi
dans ce bar de Blainville,
et qui ne saura jamais
qu’elle fut ma fée des eaux et
la muse de ma chasse-galerie.
Contes
© Planète rebelle, 2016

En couvertures : Alain Massicotte, Sous-bois d’hiver, huile sur bois (fragments)


Révision et correction d’épreuves : Janou Gagnon
Design graphique : Marie-Eve Nadeau

Dépôt légal : 1er trimestre 2016


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Catalogage avant publication de


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada

Faubert, Michel, 1959-


Contes
(Collection Paroles)
Doit être accompagné d’un disque compact.
ISBN 978-2-924174-65-4
I. Titre. II. Collection : Collection Paroles (Planète rebelle (Firme)).
PS8561.A874C66 2016 C843’.6 C2016-940238-X
PS9561.A874C66 2016

Les Éditions Planète rebelle remercient le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée
à leur programme de publication, ainsi que la Société de développement des entreprises
culturelles du Québec (SODEC) et le « Gouvernement du Québec – Programme de crédit
d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC ».

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds


du livre du C
­ anada pour nos activités d’édition. We acknowledge the ­f inancial support of
the Government of Canada through the Canada Book Fund for our publishing activities.

ISBN : 978-2-924174-65-4
PDF : 978-2-924174-66-1
ePub : 978-2-924174-67-8

Imprimé au Canada sur les presses de Marquis imprimeur inc. en mars 2016.

www.planeterebelle.qc.ca

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