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L'Univers

Lhynn à l'horizon
Souhaitant bénéficier des puissants vents hivernaux, Higès, commerçant relativement aisé, prit la
mer durant la mauvaise saison. De sa capitale, il partit pour une autre capitale, Lhynn.
Poussé par la cupidité qui avait conditionné sa vie entière, il partait une fois de plus sur les océans.
Une activité à priori très lucrative car si les tharques avaient jadis dominé le monde, l’Empire tharque
avait subi une décadence millénaire et rares étaient les marchands entreprenant encore de longs
voyages.

Avec lui étaient ses plus fidèles associés, comme lui, avides et de mauvaise vie. Dans son galion
comme à terre ses esclaves tentaient, sans toujours y parvenir, de les combler de plaisirs. Avant que
la moindre contrariété ne fasse apparaître en lui une rage qui s’exprimerait contre eux. Les mauvais
serviteurs avaient la vie courte auprès de Higès, les bons aussi, d’ailleurs.

Au-devant de la vague d’étrave, l’Empire de Lhynn était situé dans un continent n’ayant pas la
meilleure réputation. En effet, bon nombre de voyageurs, usés par une nature et des habitants
hostiles, s’y effondraient avant de disparaître, engloutis et digérés par un territoire qui se nourrirait
de leurs dépouilles.
Le patron de l’expédition s’était donc entouré d’un escadron d’une centaine de mercenaires, un
assemblage hétéroclite de soldats de grande valeur.

Argam, premier maître dans la marine tharque, dirigerait ces hommes. Il avait quitté
l’Incommensurable Armada tharque uniquement par esprit d’aventure, et au grand dam de ses
supérieurs.
Il était équipé d’une armure en plaques en acier très solide de conception assez simple. Pour la
rendre plus légère et ne pas risquer la noyade, il ne portait pas certains éléments. Il avait à sa droite
une dague, splendide avec un pommeau d’ivoire, et à sa gauche – il était droitier - une épée longue.
Cette dernière n’arborait aucune décoration, mais son propriétaire l’adorait pour son efficacité
tranchante.
De nature paresseuse, sa vivacité d’esprit et ses compétences militaires le tiraient souvent de
combats mal engagés. Une bonté certaine, bien que distante, le préservait d’autres situations
périlleuses. Il fut donc contrarié lorsqu’il comprit qu’il n’aurait pas uniquement des tâches défensives
à accomplir. Il éprouva pour Higès, dès leur première rencontre, une forte répulsion destinée à
croître…

Après une navigation qui n’aurait terrifié aucun marin, le grand galion longea les côtes du continent
inconnu avant d’atteindre Lhynn. Dans ses quartiers, Higès ne s’inquiéta donc que d’une chose: les
profits seraient-ils suffisants ?

Lhynn
Lorsqu’ils abordèrent le quai, ils furent immédiatement surpris de l’ordre qui y régnait, maintenu par
une troupe nombreuse. Leur unique tâche fut de trouver un gîte avant la tombée de la nuit, ce qui
fut difficile étant donné leur grand nombre.

Dès le lendemain, Higès fit réveiller ses hommes aux aurores. Il ordonna à une partie des
mercenaires de s’équiper au mieux, laissant l’autre protéger plus discrètement sa suite, dont ceux de
ses amis qui souhaitaient profiter des joies locales.
A sept heures, ils sortirent de l’auberge et humèrent avec plaisir l’air frais et salé du port. En direction
du palais impérial, de tours caressaient le ciel de leurs rondes coupoles et le soleil les remerciait en
faisant éclater leurs couleurs.
Rapidement, la troupe s’ébranla et s’avança dans les larges rues marchandes, réduites à l’état de
ruelles tant les édifices qui les bordaient les dominaient de leur hauteur. L’agitation augmenta avec
le réveil de la cité et les milliers de mouvements des passants finirent par contraster avec le calme
immobile des massifs édifices.

Argam observa à nouveau une forte présence d’hommes en armes sur les remparts ou aux
carrefours. Trop de guerres avaient frappé l’Empire pour qu’il soit insouciant…
De son côté, le grand patron, comme on l’appelait, s’affairait. Tout comme les autres commerçants,
Higès séduisait pour vendre. Cependant dès que possible, il adoptait l’arnaque, l’intimidation,
l’agression ou d’autres stratégies plus directes, laissant parfois ses bien-aimés clients à l’état de
cadavre.

Ils s’approchèrent d’un premier commerçant. Il tenait boutique au bas d’une bâtisse qui s’élevait
puissamment sur de nombreux étages.
Jouant, à merveille selon lui, d’un langage mielleux, Higès parvint à échanger de nombreuses étoffes
contre des joyaux contrefaits. Ils s’éloignèrent dès que possible rapidement et discrètement.
Malheureusement, ce client-ci appela à la garde, et le patron de l’expédition dut payer une lourde
réparation. Le commerçant, un homme d’une trentaine d’années, rit bruyamment alors qu’ils
s’éloignaient.

Il fallut plusieurs échecs semblables à Higès pour qu’il se résigne. Après avoir subi d’assez
conséquentes pertes financières, ils cheminèrent vers le port et l’auberge.

Ce soir-là, la curiosité d’Argam et de quelques autres mercenaires les poussa jusqu’au palais impérial.
L’œil exercé du jeune homme remarqua d’abord les murs d’enceinte, conçus pour résister à toute
attaque, mais également pour que chaque homme se sente écrasé par leur présence. Dans les zones
externes du palais tout avait été conçu avoir une utilité lors d’un affrontement. Des caches discrètes,
d’où un nain ou un homme auraient pu décocher sur les assaillants, étaient efficacement placées.
Labyrinthes de murailles grises, salles d’armes contenant du matériel de première qualité, lourdes
portes d’acier, tout était prêt. Le corps de garde semblait vivre selon des normes extrêmement
strictes, et s’entraînait même le soir. Ils entendirent en effet des passes d’armes, derrière des portes
qu’ils ne pouvaient franchir.
Pourtant aucune menace n’était attendue. Quels fléaux pouvait-on donc rencontrer dans l’intérieur
des terres, s’interrogea l’âme de marin d’Argam ?

Le lendemain, Higès décida que tenter de réaliser des profits rapidement en ville demandait
décidément trop de temps et d’efforts.
On s’fait chier pour gagner peu ici. L’intérieur des terres s’ra plus facile.
Telles furent les phrases qui sifflèrent dans l’oreille d’Argam.

Promenade dans l’Empire


Les commerçants et leur escorte abandonnèrent donc l’immense capitale pour lever la poussière de
sentiers rocailleux. Les routes aux abords de Lhynn étaient très fréquentées, principalement par des
hommes à pied. Au fils des lieux, le nombre de voyageurs décrut, tandis que la proportion de non-
humains augmentait. Ces derniers n’avaient pas le droit de se rendre dans la capitale, pourtant cela
ne gênait que peu d’entre eux, la majorité préférant rester dans les campagnes. Les tharques
croisèrent des êtres d’une incroyable diversité. La majorité des races leur étaient inconnues, bien
qu’ils identifièrent quelques orks.

La campagne était ondulée de collines, et si l’on y voyait des champs auprès des chemins, une forêt
dense couvrait la majorité de la superficie, et les monts en étaient couverts. Ils marchaient aussi,
rarement, dans des zones rocailleuses, au sol pauvre et désertique.
Ils étaient cependant déçus, car en dehors des places fortes et des baronnies, ne vivaient dans la
campagne que des travailleurs de la terre, asservis et assommés de taxes. Ces masses de paysans
étaient maintenues en permanence à la limite de leur résistance, pour qu’on pût obtenir d’elles un
maximal rendement.
Higès n’en fut que plus déterminé à poursuivre, certain que s’étant donné la peine de se déplacer,
l’argent facile ne pourrait lui échapper.

Pendant plusieurs jours le voyage fut monotone, avec bois et cultures à perte de vue en guise
d’unique et répétitif panorama.
Même si les cultivateurs de cette région étaient pauvres, on pouvait profiter de leur passivité,
conséquence d’un éreintement qu’aucun sommeil ne comblerait jamais. Pour les Tharques ce
cheminement avait donc tout d’une promenade, et même leurs nuits furent paisibles, chose rare
dans ce genre d’expéditions. Cela semblait facile, et le groupe marchait avec enthousiasmes et
insouciance. Argam, ne voyait pas non plus de raison de s’alarmer.
Pourtant chacun de leurs pas si légers les approchait, un peu plus, de menaces d’autant plus terribles
qu’ils ne les percevaient pas.

Le quatorzième jour depuis leur arrivée à Lhynn, après avoir fait halte en rase campagne pour
s’alimenter, ils arrivèrent au sommet d’une colline qui déploya sous leurs yeux quelques lieux de
campagne. Sachant qu’ils arrivaient aux limites des fiefs impériaux, ils scrutèrent le lointain, pour
observer le nouveau territoire qui s’étendait devant eux. Ce qu’ils virent…

Argam comprit instantanément comment l’on investissait l’argent dérobé aux paysans. Ce qu’ils
avaient d’abord prit comme une particularité du terrain, était un nuage d’hommes et de poussière.
La poussière levée par d’immenses armées en marche. Le flot d’hommes à pied, de cavaliers, de
chariots et d’engins de siège, coula dans le vallon en contrebas de la colline, puis passa à côté d’eux à
la manière de la marée ascendante.
Plusieurs armées de l’un des ordres de l’empire rentraient d’une expédition, en transitant par la
grande région de la capitale. Argam évalua la qualité des armes, de l’organisation, et des hommes
comme très proche des standards tharques, voire même supérieure.

Les voyageurs, immobiles et silencieux, attendirent que l’odeur de poussière quitte l’air pour
reprendre leur marche. Après quelques pas déjà, ils furent hors de la province de Lhynn et entrèrent
dans les Marches orientales.

Les cent soixante dans les Marches


La région des Marches avait pour capitale la ville de Moork, dont la baronnie couvrait la plus grande
partie de la superficie régionale. Les Marches tenaient leur nom du fait qu’elles se trouvaient aux
confins de la province impériale, ainsi plusieurs régions portaient ce nom.

Ce fut uniquement à partir du lendemain de leur entrée que l’environnement changea, et il le fit
assez brutalement.

Les collines se creusèrent pour former des escarpements rocheux : un climat sec et caractérisé par de
forts vents avait au fil des millénaires cisaillé le paysage. De plus depuis le onzième jour de marche
l’altitude s’était sensiblement élevée.
L’environnement se durcit progressivement, jusqu’à devenir un désert battu par des vents violents
en permanence. Des nuages de sables arrachés aux roches filtraient la lumière solaire pour ne laisser
qu’une teinte beige. Un peu de végétation survivait malgré tout çà et là.

Malgré l’hostilité du climat, la zone leur semblait densément peuplée, par autant de non-humains
que d’hommes. Il était permis de se demander par quel miracle toutes ces âmes pouvaient se
sustenter.
Ils apprirent d’un marchand qu’un flux continu d’approvisionnement alimentaire était acheté à
Lhynn. D’autre part, de nombreux accords garantissaient une fourniture gratuite à certaines régions
en échange de mercenaires. Enfin, de nombreuses mines et une attitude conquérante permettaient
aux Marches orientales de n’être que peu dans le besoin.

Sur le chemin, Argam était sensiblement plus sollicité, on craignait surtout de véritables meutes de
brigands sévissant dans la région.
Cela ne l’empêchait pourtant pas de discuter avec ses hommes.
Il s’était notamment lié d’amitié avec Milad, un archer marin d’environ trente-cinq ans qui, lui aussi,
avait servi l’Armada tharque. Les deux mercenaires s’entendaient très bien, mais doutaient l’un de
l’autre.
L’archer n’aurait jamais confié le commandement d’une escouade à un homme si jeune. Argam, de
son côté, doutait du courage ainsi que de l’honnêteté de Milad. Il était clair que ce dernier s’enfuirait
à la moindre escarmouche.

- Ce pays correspond à l’image que tu en avais ? demanda Argam


- En plus pauvre et plus ennuyeux, oui. Mais j’estime qu’Higès nous a quand même plus ou
moins bernés. Mais le plus gênant dans tout cela est le fait que chaque jour il monte les
enchères, loin, plus loin, toujours plus loin, c’est une fuite en avant.
- Bah...j’espère qu’il sait ce qu’il fait. Pour le moment, je ne m’inquiète que peu, y’a pas
grandes menaces. Tu apprécies peu le Patron dirait-on.

Milad put contenir une volée d’insultes, mais n’échappa pas à un rictus très apparent.

- Si l’on court toujours bêtement tout droit on finit par se cogner aux arbres…proverbe nains.

Dans le dos d’Higès, ce type de conversation se multipliait.

Au fil de leur cheminement, le paysage continuait de se détériorer, sous l’influence de puissances


obscures qu’ils ne pouvaient identifier, mais qu’ils commençaient à sentir. Le matin notamment, des
lueurs verdâtres et brumeuses les éveillaient. De la brume, dans une région où l’humidité ne
dépassait pourtant pas celle des plus arides déserts, filtrait la lumière solaire.
Higès, de son côté, commençait à douter sérieusement. L’angoisse des manques de profit
commençait à l’envahir ; ainsi apprit-il avec satisfaction leur arrivée prochaine à Moork.

Moork
La cité s’éleva d’abord comme une île géante. Des embruns de sable, arrachés au désert sur lequel
Moork semblait flotter, brouillaient la vision du voyageur.
Ce n’est donc que lorsqu’ils furent très proches de l’une des grandes portes qu’ils virent les
ornements sinistres des lieux. L’architecture, d’un type semblable au gothique, affichait plus
cependant de sobriété, les murs d’enceinte n’ayant pas la décoration pour première fonction. De
nombreux crânes et pièces métalliques ornaient tout de même les portes et la muraille.
Ils eurent le temps de contempler longtemps ces détails d’un œil distrait, tandis que les gardes les
fouillaient, avec des gestes froids. La plupart des soldats ne partageaient absolument plus
l’optimisme d’Higès, à présent.
A l’intérieur, les habitations étaient basses et simples, et les goûts très particuliers du baron ne
semblaient pas influencer ceux des petites gens. Artisans, marchands, soldats, on vivait mieux en ville
qu’à la campagne certes, mais vers un être unique étaient canalisées les richesses : le baron.
Habituellement, les étrangers ne jouissaient pas d’un excellent accueil à Moork, mais leur
provenance leur permit de ne pas soulever d’hostilité : l’Empire tharque était ici totalement inconnu,
il n’y avait donc pas de raison particulière de se méfier d’eux. Mais une autre raison rassurait les
habitants : la garde était agressive et son emprise s’infiltrait jusqu’à la ruelle la plus sombre, la plus
reculée et la plus déserte.

L’après-midi durant, Higès s’évertua à nier cette évidence, cherchant des zones mal gardées ou des
marchands particulièrement naïfs. Quelle ne fut pas sa joie lorsqu’il découvrit enfin un commerçant
abordable par ses méthodes ! L’idiot fut promptement escroqué. Higès en riait encore lorsqu’il
s’aperçut que sa bourse pleine d’or brillait par son absence. Il avait perdu plus qu’il n’avait gagné !

Au soir, Higès dû constater que depuis leur arrivée à Lhynn, aucun stratagème n’avait fonctionné.
Lorsqu’Argam le vit de loin rentrer directement à l’auberge, il n’essaya même pas de retenir un léger
rire moqueur.

Le lendemain, la Compagnie des Gentilshommes Commerçants (un nom trouvé par Higès, bien
entendu) et son escorte quittèrent la place forte, les mercenaires avec la conviction qu’ils entraient
dans une routine un peu grotesque, mais amusante (ils étaient payés de toute façon). Leur prochaine
destination: Feyin Lockhtat.
Ils reprirent la marche dans le plateau des marches, sentant les regards des ornements macabres de
Moork dans leur dos. Finalement, les heures s’écoulant et Moork disparaissant dans la brume de
sable, le malaise que leur insufflait cette ville disparut.
L’avancée redevint donc monotone, et l’environnement désertique se prolongea jusqu’à une courte
distance de la frontière avec la région de Magistrya, qui épousait le cours d’un fleuve de débit
moyen. Les voyageurs retrouvèrent alors le climat de la province de Lhynn, mais en plus humide, ce
qui rendait les forêts plus vivaces.
Du haut d’une colline, où se trouvait une minuscule clairière, un créneau dans la cime des arbres leur
permit d’apercevoir Feyin Lockhtat, la ville des brigands, des escrocs et des gladiateurs.
Ils s’approchèrent. Là, l’architecture choquait tant les immeubles étaient dissemblables. Les
différences de tailles, de formes, de façades, surprenaient quiconque. Cette cité, carrefour où se
croisaient les voies principales de l’Empire, abritait évidemment une population de voyageurs. Peu
s’y établissaient pour longtemps. C’était un havre de paix pour de nombreux hors-la-loi, car le
magister de la ville et sa milice préféraient s’enrichir des crimes et des violences plutôt que de s’y
opposer. Ils s’installèrent dans une des rares fermes de Feyin ; un établissement agricole qui venait
d’être pillé.

Higès, dans un moment de lucidité, décréta qu’aucun coup ne serait tenté dans cette ville. Sur ce, il
se mit en quête de renseignements. Higès se rendit chez un orfèvre avec deux hommes pour escorte.
A sa grande surprise, la boutique ne contenait pas une seule once d’or. Il comprit un instant plus tard
: la boutique venait d’être cambriolée. A l’expression surprise du propriétaire, Higès comprit que le
coup avait été très silencieux…

Les nouveaux venus s’approchèrent du commerçant désespéré.

- Bonjour dit Higès


- Bonjour, répondit le marchand d’une voix vide.
- J’aimerais acheter des bijoux ainsi que des pierres précieuses.
- C’est pas à Feyin que vous allez trouver. En tout cas moi c’est sûr je pars de cet endroit
maudit !
- Pour aller où ?

Une demi-heure plus tard, Higès connaissait tous les endroits de l’Empire où l’on trouvait de l’or.

Higès revint à l’auberge où tous stationnaient.

- Argam, nous partons pour les marches du Nord, dit Higès lorsqu’il vit son commandant.
- Pourquoi cela ?
- J’ai trouvé des villages nains emplis d’or…je vous laisse imaginer la suite, mon cher.
- Je ne sais pas s’il est très prudent de voleur un marchand nain. Les villageois pourraient
réagir, les nains sont solidaires généralement.
- Nous irons dans les villages que l’orfèvre m’a déconseillés, héhé…

Le lendemain, ils quittèrent Feyin Lockthat, certes avec une certaine déception, car ils s’y étaient
beaucoup amusés. Et la marche reprit.

Après cinq jours, ils entrèrent dans les Marches du Nord, l’un des territoires les plus hostiles de la
planète entière. Leur situation était maintenant plus que délicate, car ils avaient eu la chance de
trouver l’Empire dans une période exceptionnellement calme. A présent, ils étaient dans une des
pires régions pour affronter la recrudescence des agitations.

Cheminant à travers la plaine, ils furent bientôt au pied des grandes montagnes qui constituaient à la
fois leur but et un obstacle. Ces massifs énormes déchiraient les nuages partis vingt jours plus tôt de
l’océan, qui libéraient alors leur lourd contenu liquide.
Ils empruntèrent donc des sentiers montagneux ou le péril augmentait à chaque pas ; l’obscurité et la
déclivité devenaient de plus en plus fortes. La pierraille et la terre sous leurs pieds devinrent
impraticables à cause de la pluie qui claquait bruyamment sur le sol. Pourtant, le Patron exigea de
poursuivre.
Soudain, la pente et le vent aspirèrent deux malheureux tharques, les arrachant à l’expédition. Leurs
os se rompirent bruyamment sur des rochers noirs en contrebas. Personne n’eut le courage de les
secourir et leurs hurlements se perdirent dans la vallée.

La nuit était très avancée, lorsque, transits de froid, ils éclairèrent de leurs flambeaux le premier
village du haut plateau des Marches du Nord. Alors qu’ils s’approchaient, cherchant un abri, un
autochtone invisible logea une flèche dans le front d’un soldat. L’intervention fut si brutale qu’ils
évitèrent finalement le village, et campèrent dans une prairie boueuse.

Au lever, le lendemain, les conditions climatiques s’étaient améliorées, mais le froid s’était intensifié.
Ils se mirent bien entendu à la recherche d’un bourg du haut plateau tourné vers le commerce.
Interrogeant la population locale, ils découvrirent bientôt l’existence d’un village d’orfèvres nains, à
onze lieues, un peu plus d’une journée de marche.
Le voyage reprit donc, à travers des prairies humides, desquelles s’élevaient çà et là des arbres au
tronc massif et à l’écorce rude, une constitution nécessaire pour résister aux orages et aux tempêtes
fréquentes. Le ciel était empli de nuages gris clair se déplaçant rapidement, lui donnant une
luminosité très particulière.
De loin, ce soir-là, ils aperçurent pour la première fois des géants des Marches. Une vision étrange
que ces têtes énormes dépassant la cime des arbres. On appréciait beaucoup ces êtres généralement
laids pour leurs qualités de guerriers. Leur manque d’adresse étant bien entendu largement
compensée par leur force, et par la terreur qu’ils inspiraient chez l’ennemi.

Dans leurs tentes chaudes et bien conçues, les tharques s’endormirent relativement paisiblement, ce
soir-là.

Autour d’eux, vers une heure du matin, l’air se changea brutalement en brouillard opaque et la
visibilité tomba à vingt-cinq mètres. Les guetteurs redoublèrent de vigilance aussitôt. Cela ne suffit
pas. Une soixantaine de pillards émergèrent de la brume et fondirent sur eux en hurlant.
Les sentinelles coururent en direction du foyer central, tandis que les autres mercenaires
s’extirpaient des tentes. Les brigands, arrivés au contact, furent d’abord en surnombre. Cependant
très rapidement, ils furent débordés par de meilleurs combattants qu’eux, et durent battre en
retraite, après un affrontement dur et frénétique.
Huit tharques perdirent la vie, de leur côté les pillards laissèrent trente et un des leurs dans le camp
d’Higès. Après avoir enterré les siens lentement, en cherchant à comprendre, l’expédition repartit,
inébranlable.
Dans l’après-midi, une autre attaque, de vingt hommes entièrement possédés par la faim et le
désespoir. Au prix de trois pertes tharques, les barbares, refusant de se replier, furent cette fois
massacrés.

La troupe se sentit profondément soulagée d’apercevoir enfin le village nain tant attendu, dans la
pénombre du couchant. Avant l’installation du campement, Higès, craignant ces nains, manda Argam
en reconnaissance, pour évaluer les dangers. L’officier naval n’eut pas de doute : ces nains-là ne
présentaient en aucun cas une menace. Frêles, chétifs, leurs seuls biens assimilables à des armes
étaient leurs ustensiles de cuisine… La nuit d’Higès fut emplie de songes très particuliers, alors que
beaucoup de ceux qui l’accompagnaient firent des cauchemars.

Le lendemain, tous les hommes se levèrent avec une vigueur nouvelle, alors que le choc des combats
et des pertes récentes se muait lentement en rage dans leurs cœurs.
Les tharques, armes à peine dissimulées, envahirent lentement le village et commencèrent à flâner.

Les nains se méfièrent quelque peu, mais ne se distrairent pas de leur travail. Avec précision,
opiniâtreté, ils chauffaient, tordaient, grattaient, soudaient l’or brut pour en faire des œuvres d’art,
principalement des bijoux.
Dans ce village, l’or était partout exposé. Cela modifiait l’atmosphère du lieu qui pourtant
ressemblait toujours à un village austère des Marches. Or, dans les pensées des tharques cette région
était détestable, car peuplée « de barbares hystériques » comme l’avait exclamé un des subordonnés
d’Argam. Les tharques éprouvèrent donc de la haine envers ces nains. Elle se mêla à une terrible
fièvre de l’or, produisant chez eux une immense soif de violence.

Higès n’y réfléchit pas longuement. Il plaça ses troupes, sans consulter Argam, en deux groupes. Un
cordon formé par les archers et les cavaliers entoura le village, tandis que le gros des hommes, des
fantassins, s’y dispersa.
Puis, d’une voix teintée de psychopathie, il chuchota l’ordre :

- Pillez tout … Tuez-les tous !

Les soldats n’eurent pas besoin d’entendre. La fureur se déchaîna. Tous les crimes furent commis,
sauf le viol, considéré comme une abomination dans la culture tharque.

Conscients qu’ils ne pouvaient pas fuir, les nains immobiles restèrent.


Conscients qu’ils allaient périr, les nains malgré tout se défendirent.
Avec tous les objets à leur portée, les nains tentèrent de se protéger, ou de frapper. Mais ces efforts
distrayaient à peine leurs bourreaux, qui découpaient les villageois avec un acharnement inhumain.
Quand tout fut terminé, Higès, les vêtements de lin blanc devenus rouge et noir, s’aperçut qu’Argam
et Milad avaient disparu.

- Nous n’aurions pas dû fuir, jeune insensé !


- Tu ne comprends donc pas ? Ne vois-tu pas l’hostilité de ces Marches du Nord? Un village
bourré d’or laissé sans protection dans une telle région ne peut exister : quelqu’un l’aurait
pillé bien avant nous !
- Ils ont étés oubliés par leurs protecteurs.
- Non. Pour leur réputation, et pour l’or, les protecteurs se souviendront parfaitement.
- Et tu penses que nous sommes en sécurité, seuls?
- Higès nous a conduits au désastre. Plus je me sentirais loin de ce monstre gras, mieux je me
porterai. D’autre part, nous nous déplacerons beaucoup plus discrètement à deux. Ils vont
nous chercher, nous aussi. Mais ils trouveront d’abord les cent - soixante, pardon les cent -
quarante autres. Cela nous donnera peut-être le temps de nous échapper.
- Je crois qu’Higès va vaincre ceux qui l’attaqueront.
- Cela n’a plus d’importance maintenant.

Après un silence :

- Où allons-nous ?
- En direction de Lhynn, en passant à travers les bois

Ils s’enfoncèrent dans la forêt, en veillant à ne pas laisser de trace.

Le roi Nekmar savourait un fond de liqueur sucrée. Pas d’incidents pour aucun de ses clients depuis
plus d’un mois ! Un record. Cette fois-ci, les pillards avaient compris. Dans la région, ses troupes
possédaient maintenant une telle réputation qu’elles n’avaient même plus besoin d’occuper les
villages sous leur protection.
Un nain, manifestement agité, fit son entrée.

- Majesté !
- Oui ?
- Le village d’Erzinol est en flammes !

Après un long silence méditatif, le roitelet reprit la parole, en contenant sa colère.

- Envoyer un escadron dans chacun des autres villages nains. Que le reste des troupes vienne
dans la grand-place. Envoyer des éclaireurs - espions.

Higès et les autres marchaient eux aussi en direction de Lhynn, à cinq lieues au nord-est d’Argam et
Milad, à travers champs. Les « commerçants » avaient parfaitement dissimulé l’or et avançaient
rapidement. Lorsqu’ils remarquèrent le bord du haut plateau, ils se tranquillisèrent très nettement.
Peu après, le remplaçant d’Argam demanda de stopper. Des nains, accompagnés de géants,
portaient sur eux des regards noirs de haines. En regardant autour d’eux, ils blêmirent, car
imperceptiblement on les avait encerclés.

Les nains s’avancèrent en premier, levant leurs haches et leurs fléaux d’armes. Les géants agitaient
de longues épées ou des armes hétéroclites, dont des troncs, au-dessus des nains.
Dès les premiers contacts, les coups furent appuyés au maximum. Les nains ne faisaient que peu de
dégâts aux tharques mais leur résistaient très bien, en empêchant ainsi aux hommes d’Higès de
s’échapper. Les géants commencèrent à frapper avec une cadence incroyable pour leur taille. Ils
étaient entraînés à combattre avec les nains, si bien que les coups des géants ne descendaient jamais
au niveau de leurs minuscules équipiers.
Initialement, la masse des tharques résistait fortement aux passes des armes géantes, mais cette
résistance diminuait rapidement, tandis que l’amas de soldats tharques se dissolvait et s’écoulait sur
le sol herbeux.
Higès était mort rapidement. Un géant resté en arrière lui avait jeté un rocher de quatre tonnes. La
masse pierreuse avait calmement rebondi sur le sol comme si, ce faisant, elle n’avait pas écrasé le
Patron.
Après vingt minutes de combats, les géants commencèrent à achever les derniers agonisants. Vingt-
sept nains et un géant, qui avait reçu quinze flèches empoisonnées, avaient perdu la vie. Un prix
élevé, mais acceptable.
Sa Majesté Nekmar observa le champ de bataille. Son orgueil de roitelet en fut satisfait. L’aide camp
royal s’approcha.

- Maintenant, suivons les autres traces. Ils sont deux, c’est certain, et ont au moins une
journée d’avance sur nous. Il faut faire vite.

Argam s’arrêta. Plus de doute, s’ils continuaient à fuir de cette manière, les géants les rattraperaient.
Il expliqua la situation à Argam. Après trois heures de labeur sur place, ils s’éclipsèrent en courant
silencieusement, alors que le Soleil se couchait.

Le lendemain, le roi, deux autres géants ainsi que dix nains à cheval, s’arrêtèrent là où les deux
fugitifs s’étaient attardés : là le sol était piétiné dans toutes les directions.
Le conseiller de Nekmar examina les arbres attentivement. Soudain, il éprouva une peur
indéfinissable qu’il dût essaya d’oublier, sans grands résultats. Malgré cela, il s’accroupit lentement à
la recherche d’indices, mais ne vit que des traces de pas. Aucun bivouac n’avait été établi ici.
Soudain, le claquement d’une corde se rompant se répandit dans la forêt, juste avant qu’une liane ne
le fasse basculer vers l’avant le géant. Son corps désarticulé s’abattit lourdement sur le sol juste
avant que sa face n’éclate contre une souche. D’atroces sons de fractures se firent entendre. La
crainte du géant avait causé sa perte, en ralentissant ses réflexes.

Nekmar, dégoûté, rebroussa chemin. Seuls trois nains continuèrent, ayant perdu des proches à
Erzinol. Mais au soir, alors qu’ils allaient rattraper les deux tharques, ils abandonnèrent la poursuite.
En effet, il n’était point question de s’avancer à cheval dans les défilés rocheux menant du haut
plateau à la grande plaine.

Milad et Argam continuèrent à foncer, ne sachant pas qu’ils étaient tirés d’affaire. Ce ne fut qu’au
deuxième jour de marche dans la plaine qu’ils osèrent enfin ralentir, tant par épuisement que par
confiance. Ce soir-là, ils vidèrent leurs robustes bourses en cuir et firent quelques comptes. Sauf
imprévu, ils auraient assez d’argent pour rejoindre Lhynn. Ils n’en furent pas étonnés ; en partant, ils
avaient quelque peu vidé la tente de leur commanditaire… En évoquant cela, Argam sourit, mais ne
rit pas par respect pour le défunt Higès. Il était mort, le mercenaire en était certain.

Sans se presser, les deux amis traversèrent à nouveau l’Empire. De jour comme de nuit, les portraits
déjà décolorés de ceux qu’ils n’auraient pas voulu perdre dans cette aventure défilèrent dans
l’imagination des deux survivants.

Epilogue
Trente-deux jours après leur première arrivée à Lhynn, ils étaient de retour.
- Et maintenant ? demanda Milad.
- J’ai envie de devenir capitaine.

En plus des gardes impériaux sur le quai, le navire étant gardé par quatre tharques, dont l’un était
Gsom, une connaissance d’Argam. Celui-ci fouilla rapidement dans son sac et exhiba une autorisation
; les impériaux s’écartèrent.
Une fois à bord, les deux rescapés saluèrent les hommes et les informèrent de la véritable situation.
Les gardiens inconnus d’Argam devinrent furieux face à ce qu’ils tenaient pour une trahison. Ils
proposèrent un combat au plus profond des cales, pour ne pas attirer les soldats rouges de
l’Empereur.

Une heure après le coucher du soleil, le ciel était d’un bleu marine très foncé, presque noir, malgré
un mince croissant de lune proche sur l’horizon. Aucun des impériaux sur le quai n’entendit les trois
ploufs émis par la chute dans la rade de trois corps lestés.

Argam, Milad et Gsom commencèrent à fouiller méthodiquement le navire de font en comble.


Pourtant ils ne virent absolument rien d’intéressant. Après cela, ils se rejoignirent tous trois devant
les quartiers d’Higès, dans le château arrière. Fébriles, ils défoncèrent la porte.

- Bah, il n’aurait pas laissé une grosse somme dans un galion, il n’est pas idiot, dit Argam.

Ils défoncèrent une autre porte, et s’avancèrent dans une petite pièce.

- Tiens, si, c’était un idiot, murmura Milad.

Dans une sacoche beige, tachée et tout effilochée, une quinzaine de lingots d’or.

Deux des précieuses barres servirent à trouver un équipage pour le voyage de retour. Les autres
furent partagées entre les trois aventuriers. Un lingot était de reste ; on décida de le laisser aux
familles de certains des disparus.

Un matin vers neuf heures, le galion Corail quitta le port Lhynn. Les trois marins furent ravis de
reprendre la mer, et de sentir à nouveau l’air marin salé, qui ouvrait si bien les poumons. L’eau de
l’océan, d’un bleu étonnant, remplaça peu à peu le sang dans leurs esprits.
A la poupe, à la barre, Argam se tourna une dernière fois vers les tours de Lhynn qui disparaissaient
dans les mirages de l’horizon. Et il sut qu’un jour il lui faudrait revenir.

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