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LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE PREMIER. — LA PHÉNICIE.

Chaque race humaine a son génie ; elle a sa part d'action certaine dans le jeu des événements nécessaires au développement de l'humanité. Fatalement
entraînées les unes vers les autres, les diverses populations du globe ne s'agitent que pour multiplier, suivant des lois déterminées, leurs points de contact
et leurs mélanges, et de tous les mouvements humains dus à ces instincts ethnologiques, les plus féconds, sans contredit, sont le commerce et la guerre.
Tous les peuples antiques nous apparaissent sous une physionomie originale, mais toujours en harmonie avec le mode d'activité qu'ils ont suivi et avec la
grandeur du but qu'ils se proposaient d'atteindre. Les uns sont essentiellement guerriers et conquérants ; les autres ne tendent qu'à l'industrie et au négoce.
Il est aussi des nations, à l'esprit moins exclusif, dont les forces vives peuvent s'appliquer heureusement à des objets divers. Elles ont, durant un temps, le
talent d'équilibrer leurs moyens d'action et de faire que, loin de se nuire, leurs opérations de commerce et de guerre se prêtent un mutuel et solide appui.
Telle fut Carthage au temps de sa splendeur.
L'histoire vraie de cet empire oublié saurait nous offrir sans doute des enseignements précieux, si l'on n'avait à déplorer les effets de la vengeance de
Rome, qui n'en a laissé venir à nous que quelques fragments. Et ces documents incomplets se trouvent épars dans des livres qu'ont publiés des étrangers,
des ennemis !
Toutefois, il est encore utile d'interroger des ruines, de faire appel à de saines méthodes pour tenter de rendre un peu de vie à ce monde perdu pour nous.
Une étude de Carthage doit nécessairement être précédée de celle de sa métropole, et, tout d'abord, il convient d'esquisser à grands traits le caractère et
les mœurs du peuple phénicien.
C'est ce que nous allons faire aussi rapidement que possible.

La Phénicie[1] était une réunion de tribus chamitiques[2], qui, antérieurement aux âges de l'histoire, avaient vécu de la vie nomade dans les plaines qui
s'étendent de la Méditerranée au Tigre, et de la pointe méridionale de l'Arabie jusqu'au mont Caucase ; puis, cédant à la supériorité numérique des
Egyptiens et des Juifs, elles avaient été refoulées le long des côtes de la Syrie, suivant une zone étroite de cinquante lieues de long sur huit ou dix de
large[3].
Ainsi acculés à la mer, les Phéniciens la prirent pour patrie. Le littoral qu'ils occupaient était découpé de baies donnant des abris sûrs, et hérissé de
montagnes couvertes de forêts. Le Liban leur offrait tout le bois nécessaire à d'importantes constructions navales. Favorisé par une situation
exceptionnelle, ce peuple vit s'accumuler dans ses entrepôts toutes les marchandises de l'Asie, et le commerce d'exportation devint bientôt pour chacun
de ses ports une source de richesses considérables[4].
Les côtes de Syrie se couvrirent de bonne heure[5] d'un grand nombre de centres de population[6], qui devinrent autant de ruches[7] livrées à toute
l'activité du commerce maritime.
La Phénicie n'était pas, à proprement parler, un Etat, et son organisation politique formait un singulier contraste avec celle des grandes monarchies
asiatiques. Ce n'était qu'un ensemble de villes isolées, auxquelles les besoins d'une défense commune avaient imposé le système fédératif, et qui s'étaient
constituées en ligue déjà vers le temps de Moïse. A des époques déterminées se tenait une diète générale. Les représentants des villes liguées se
réunissaient à Tripoli pour y délibérer sur les intérêts de la confédération.
Ordinairement, l'une des cités phéniciennes prenait une sorte de supériorité sur les autres, mais seulement à titre de capitale fédérale. Sidon fut d'abord à
la tête de la confédération ; plus tard, du règne de Salomon à celui de Cyrus, l'hégémonie échut à Tyr[8].
Quelle était la constitution intérieure de ces villes phéniciennes ?
Chacune avait son organisation particulière, et, bien que gouvernée par des rois[9], formait en réalité une république urbaine indépendante. Le pouvoir
royal, exempt de toutes formes despotiques, y était sagement limité par de fortes institutions religieuses et civiles. Les magistrats municipaux marchaient
de pair avec le roi[10], et, après le roi, une puissante caste sacerdotale pesait de tout son poids sur la direction des affaires[11].
Les divinités de Sidon et de Tyr n'étaient que des personnifications des forces de la nature, et par conséquent des êtres dépourvus de tout caractère moral.
Les mœurs corrompues et la licence effrénée des villes de la Phénicie[12] ne peuvent plus dès lors être pour nous un sujet d'étonnement. Les Chananéens
ne pouvaient songer et ne songeaient qu'aux jouissances matérielles que donnent les richesses ; or leurs richesses s'alimentaient incessamment aux
sources alors intarissables du commerce et de l'industrie.
Le commerce, telle était la voie pacifique et sûre persévéramment suivie par ce peuple ardent aux plaisirs, qui, sans le savoir, devait puissamment
concourir à l'œuvre de la civilisation antique.
Les Phéniciens sillonnèrent donc de bonne heure toutes les mers connues. Ils eurent des comptoirs sur tous les bords du bassin de la Méditerranée.
Partant de leurs échelles de l'Espagne, ils poussèrent jusqu'aux îles Britanniques et, de là, pénétrèrent jusque dans la Baltique et le golfe de Finlande.
Leur navigation dans le golfe Arabique commença sous le règne du roi Salomon. Ces hardis caboteurs fouillèrent aussi le golfe Persique, et connurent
tout le pays d'Ophir, nom générique des côtes de l'Arabie, de l'Afrique et de l'Inde.
Enfin, au temps de Necao, roi d'Egypte et contemporain de Nabuchodonosor, ils exécutèrent le périple de l'Afrique[13], en sens inverse de la première
circumnavigation des Portugais. Partis du golfe Arabique, ils rentrèrent dans la Méditerranée par le détroit de Gibraltar.
Ces grandes entreprises commerciales, ces longs voyages de découvertes, leur firent porter l'art nautique à une haute perfection. Ils semblent de
beaucoup supérieurs aux Vénitiens et aux Génois du moyen âge, car le pavillon phénicien flottait à la fois à Ceylan, sur les côtes de la Grande-Bretagne
et au cap de Bonne-Espérance[14].
La Phénicie trafiquait aussi par les voies de terre, et employait à cet effet un nombre considérable de caravanes[15]. Ce commerce suivait les trois
directions du nord, de l'orient et du sud, pendant que la marine marchande exploitait l'occident.
Au nord, les Phéniciens fouillaient l'Arménie et le Caucase, d'où ils tiraient des esclaves, du cuivre et des chevaux de sang[16].
En Orient, ils se répandaient dans l'Assyrie, et allaient jusqu'à Babylone par Palmyre et Baalbek ; mais on ne sait pas exactement quelle était la nature de
ces relations.
Au sud enfin, à la Palestine, à l'Egypte, à l'Arabie ils demandaient les denrées les plus précieuses, qu'ils allaient ensuite répandre sur tous les marchés du
monde[17].
Le commerce phénicien s'opérait généralement par voie d'échanges. L'or du Yémen, par exemple, se troquait contre l'argent d'Espagne. Mais les
négociants de Sidon et de Tyr donnaient aussi en payement les produits de leur industrie. Leurs teintureries, leurs tisseranderies, leurs fabriques de verre
et de bimbeloteries étaient justement célèbres[18].
Les Tyriens passent pour les inventeurs de la viticulture. On exportait au loin les vins de Tyr, Byblos, Béryte, Tripoli, Sarepta, Gaza, Ascalon.
L'art de saler les poissons remonte à une haute antiquité. Les pêcheries de Tyr et de Béryte étaient très-productives.
La métallurgie était fort en honneur dans les villes de la confédération.
Les mines les mieux exploitées se trouvaient dans l'île de Chypre, dans la Bithynie, la Thrace, la Sardaigne, l'Ibérie, la Mauritanie. On ne possède que
des documents incomplets sur les méthodes d'exploitation des Phéniciens ; mais il est certain qu'ils savaient habilement travailler les métaux, en tirer des
objets de toute forme et de toute grandeur. Une foule d'ustensiles élégants et souvent de dimensions colossales sortaient des ateliers des fondeurs. Sous le
règne de Hiram Ier, l'or et le bronze concouraient sous mille formes diverses à l'ornementation des édifices de Tyr[19].
L'architecture était aussi portée à un haut degré de perfection. Le chapitre vu du troisième livre des Rois est en partie consacré à la description de l'ordre
tyrien. Les colonnes de bronze avaient environ huit mètres de hauteur ; les chapiteaux, dont la forme rappelait celle du lis, étaient hauts de deux mètres
vingt-cinq centimètres, et le luxe des motifs adoptés pour la décoration de l'ensemble peut donner une idée de la richesse de style des édifices de
Carthage.
Les déplacements violents dus à la politique des peuples conquérants n'engendrent ordinairement que des colonies militaires, stationnées dans des places
fortes et n'exerçant qu'une influence restreinte sur la civilisation du pays occupé. Les peuples commerçants pratiquent un autre système de colonisation.
Chacun des centres de population par eux créés à l'étranger est le vrai foyer de la métropole. Chaque ville qu'ils fondent loin de la patrie est et demeure
une fraction intégrale de la nation, transportée tout entière avec ses dieux, son génie et ses mœurs.
Ces transplantations en bloc sont singulièrement fécondes. D'abord les peuples barbares, attirés par l'appât des échanges et séduits par la supériorité de
leurs conquérants pacifiques, se laissent insensiblement initier au progrès. En second lieu, les rapports qui s'établissent entre les métropoles et leurs
colonies lointaines ne font que hâter de chaque côté le développement des notions de droit civil et de droit politique.
Les Phéniciens colonisaient pour se créer des échelles, étendre leur commerce et prévenir les révolutions à l'intérieur[20]. Les instincts d'expansion de
cette race aventureuse favorisaient beaucoup l'écoulement des trop-plein de population de la côte syrienne, et les gouvernements urbains n'étaient pas
toujours dans la nécessité d'ordonner la déportation des classes dangereuses. Souvent des bandes de mécontents se formaient en parti, et le parti, de son
propre mouvement, émigrait en masse, emportant son dieu-roi, symbole des traditions de la ville natale. C'est à une émigration de ce genre qu'est due la
fondation de Carthage.
L'origine des colonies phéniciennes se perd dans la nuit des temps, et l'on ne saurait, par exemple, assigner une date certaine à la fondation de Cadix, la
plus ancienne des villes de notre Europe occidentale. Il est vraisemblable que la vieille Gadès sortit de terre de 1500 à 1100 ans avant l'ère chrétienne. La
création du plus grand nombre des autres colonies doit être rapportée à la période d'apogée de la Phénicie, c'est-à-dire de l'an 1000 à 550.
La prospérité coloniale fut portée au plus haut degré au XIe, au Xe et au IXe siècle avant Jésus-Christ.
Les colonies fondées par l'Etat lui devaient le dixième de leurs revenus de toute nature. Celles qu'avaient créées les particuliers n'étaient tenues de payer
aucune dîme, et demeuraient à peu près indépendantes de la métropole. Là les colons, organisés en république, formaient un am ou amat (peuple),
gouverné par une assemblée issue de l'élection.
Suivant la commune impulsion imprimée aux migrations humaines, la colonisation des Phéniciens marchait toujours dans le même sens, et se dirigeait
invariablement de l'est à l'ouest. En dehors du golfe Persique, où il eut quelques comptoirs (îles Bahreïn), ce peuple d'intrépides explorateurs n'assit
d'établissements que sur les côtes de la Méditerranée et sur celles de l'Océan[21].
Mais partout les effets de cette puissance colonisatrice frappèrent vivement l'imagination des peuples. L'histoire d'Hercule n'est qu'une épopée de
prodigieux exploits, faits pour attester la grandeur du génie phénicien. Ce héros symbolique part de l'île de Crète, traverse l'Afrique, y introduit
l'agriculture, fonde Hécatompyle, arrive au détroit, d'où il passe à Gadès, soumet l'Espagne et s'en retourne par la Gaule[22], l'Italie, les îles de la
Méditerranée, la Sicile et la Sardaigne.
Certes, un peuple qui fait de telles choses mérite une page à part clans l'histoire des nations.
Pour défendre leur vaste empire colonial, les Phéniciens avaient adopté une politique toute particulière. Uniquement jaloux d'assurer à leur commerce
une absolue sécurité, ils ne cherchaient qu'à éviter toute espèce de conflits avec leurs concurrents. Ils avaient été longtemps seuls maîtres de la
Méditerranée ; mais dès que les Grecs eurent pris pied en Asie Mineure, ils aimèrent mieux les éviter que de les combattre, et, sans traité conclu,
tacitement, les deux peuples agirent de manière à ne pas se gêner mutuellement. Aussi ne se rencontrèrent-ils point. La Phénicie, abandonnant à la Grèce
les côtes de l'Asie Mineure et de la mer Noire, de l'Italie méridionale et de la Gaule, ne la troubla point dans ses possessions de Sicile, et organisa son
propre trafic dans des régions tout opposées. C'est ainsi qu'elle se jeta dans l'extrême Occident.
D'un autre côté, cette puissance avait commis la faute de fonder une domination trop vaste, hors de proportion avec les forces destinées à la soutenir.
Loin du centre de ses établissements, elle ne sut pas les maintenir sous sa dépendance, et les colonies, s'affranchissant, n'eurent bientôt plus avec la
métropole que des liens religieux très-lâches et de simples relations de commerce. La Phénicie ne lutta point contre les sécessions, et sut abandonner en
temps utile des républiques urbaines qui, tôt ou tard, lui eussent échappé. Cette politique, commandée par les circonstances, était fort sage. Un système
de concessions bien entendu laissa ouverts à la métropole les ports de toutes ses colonies émancipées, et, durant des siècles, les filles aînées de Chanaan
ne connurent que la grandeur et la paix.
Les peuples commerçants sont généralement portés à négliger le métier des armes, et nourrissent ainsi le germe de leur décadence. Uniquement
préoccupés du négoce, ils brillent d'un certain éclat, puis vient cette décadence, parce qu'ils ne veulent ni ne savent maintenir leurs institutions militaires
en harmonie avec leur puissance industrielle et commerciale. Les Phéniciens, cependant, eurent parfois l'esprit de conquête. La petitesse de leur Etat ne
leur permettait pas de songer à de grands envahissements, et leur faible population n'eût pas suffi à constituer des armées imposantes. Ils adoptèrent le
système de tous les Etats commerçants amenés à soutenir des guerres continentales, celui des troupes mercenaires. Tyr levait ses stipendiés dans l'Asie
Mineure et la haute Asie[23].
En résumé, malgré les vices nombreux qui naissent d'ordinaire au sein des républiques marchandes, le peuple phénicien eut sur l'économie du monde
antique une influence considérable par ses inventions, par l'établissement de ses nombreuses colonies et par son commerce immense. Cette petite nation
rayonna sur toute la terre habitée, la féconda, lui inspira le goût des échanges et des relations politiques, provoqua plus d'une fois la fusion des races et
fut l'instrument providentiel destiné à préparer la voie des civilisations grecque et romaine[24].

[1] Φοενίκη, Phœnice, Phœnicia. (Servius, Ad Virgil. Æn., I. — Cicéron, De finibus, IV, XX.) Ce nom fait allusion au palmier, Φοΐνιξ, symbole de Tyr.
[2] Les fils de Noé qui sortirent de l'arche étaient Sem, Cham et Japhet ; or Cham est le père de Chanaan. (Genèse, IX, 18.)
Chanaan engendra Sidon. (Genèse, X, 15.) — Après cela, les Chananéens se dispersèrent. (Ibid., X, 18.)
Sidon, vers l'an 2000 avant l'ère chrétienne, fonda la ville qui porta son nom et qui, dès l'an 1800, tenait le premier rang parmi toutes les cités du monde.
Les Phéniciens sont bien des Chamites, et c'est à tort que Heeren les prend pour une branche de la grande tribu sémitique.
Le pays des Phéniciens s'appelait Canaan (de cana, être bas) ou pays bas, par opposition à celui des Hébreux et des Araméens, qui était le haut pays (aram, élevé).
[3] Les limites de la Phénicie varièrent avec les phases diverses de son histoire. A l'aurore des temps historiques, Chanaan fut borné par ceux qui s'étendaient de Sidon à Gerara et à Gaza, jusqu'à Sodome,
Gomorrhe, Adama, Seboïm et Lesa. (Genèse, X, 19.)
Plus tard, sous la domination perse, la Phénicie, formant la cinquième province (νόμος) de l'empire, s'étendait de la ville de Posidium, en Cilicie, jusqu'aux frontières de l'Egypte, et comprenait,
indépendamment du littoral, la Syrie et la Palestine. (Hérodote, III, XCI.)
Éleuthère fut, à une certaine époque, considérée comme limite septentrionale de la Phénicie. (Strabon, XVI, II, XII. — Pline, V, XVIII, XIX. — Ptolémée, V, XX.)
Sous Alexandre, la frontière sud passait par la ville de Césarée. (Guillaume de Tyr, XIII, II.)
En résumé, bornée à l'ouest par la Méditerranée, à l'est par la chaîne du Liban et de l'Anti-Liban, la Phénicie s'étendait du 31e au 35e degré de latitude nord ; sa largeur variait de trois à dix myriamètres.
[4] Les Phéniciens exerçaient aussi la piraterie. Au temps d'Homère, ils se montraient sur les côtes de la Grèce, tantôt en négociants, tantôt en corsaires. Ils vendaient chèrement aux Grecs des jouets et des
bagatelles et leur enlevaient leurs filles et leurs garçons, dont ils allaient trafiquer sur les marchés de l'Asie. (Homère, Odyssée, XV, v. 402.)
[5] Bien avant les Hébreux, les Phéniciens avaient renoncé à la vie nomade, et, dès le temps de Moïse, ils habitaient des villes. Toutes celles de leurs cités qui ont laissé un nom étaient construites bien avant le
temps du roi David, et ces cités furent les premiers centres d'industrie du monde antéhistorique. Elles donnèrent asile aux premiers pêcheurs, navigateurs et métallurgistes, transformés par l'imagination des
peuples en autant de divinités primordiales. Le dieu Belus ou Baal apparaît spécialement sous la physionomie d'un conquérant, d'un chef de pirates. L'industrie et la guerre : c'est bien là le génie de Carthage,
fondée par les descendants de Belus.
[6] Les principales villes de Phénicie étaient : Tyr, Tyrus, Τύρος, en hébreu araméen Tsounr (le rocher), aujourd'hui Sour ; Sidon, en phénicien et en hébreu Tsidon (la pêche), aujourd'hui Saïda ; Béryte,
Berytus, Βήρωτος, aujourd'hui Beyrouth ; Byhlos, en phénicien Ghibl, aujourd'hui Djebaïl ; Tripolis, aujourd'hui Tripoli ; Aradus, aujourd'hui Ruad.
Les villes phéniciennes étaient de dimensions restreintes, et la population y était extraordinairement compacte. Les maisons d'Aradus avaient plus d'étages que celles de Rome.
..............Tabulata tibi jam tertia fumant ;
Tu nescis : nam si gradibus trepidatur ab imis,
Ultimus ardebit quem tegula sola tuetur.
(Juvénal, III.)
[7] Le mot ruche est ici parfaitement exact. Chaque fois qu'une cité phénicienne se sentait saturée de population, elle laissait échapper un essaim, qui allait se poser à quelque distance de sa métropole. Les
villes du littoral syrien furent successivement colonies l'une de l'autre.
Sidon, la fille aînée de Chanaan, créa Tyr pour en faire une échelle de son commerce. Aradus est une autre colonie de Sidon ; Tripoli, une colonie commune de Sidon, de Tyr et d'Aradus.
[8] Ezéchiel, XXVII, 8, 11. — Josèphe, Antiquités judaïques, IX, XIX.
[9] Ces rois étaient héréditaires, mais des bouleversements politiques amenèrent souvent des changements de dynastie. L'historien Josèphe (Contre Apion, I) nous a donné la liste des rois de Tyr depuis Hiram,
contemporain de David, jusqu'au siège de la ville par Nabuchodonosor.
Ézéchiel (XXXVIII, 4, 5, 12, 13, 16) nous fait connaître la puissance du souverain de Tyr.
[10] Arrien (II, XXIV, XXV) les appelle οί έν τέλει. Ces magistrats étaient les législateurs de la ville ; ils avaient aussi part au pouvoir exécutif et nommaient les ambassadeurs.
[11] Les prêtres de Baal, fort nombreux (Rois, I, XVIII, 22), étaient tout-puissants dans le gouvernement. Ceux de Melkarth (Melek-Kartha, seigneur ou roi de la ville) n'avaient pas moins d'influence, car ils
servaient un dieu qui était la personnification, le symbole même de la cité. Sichée, le mari de Didon, était pontife d'un des principaux temples de Tyr. Sa mort, imputée au roi Pygmalion, amena une révolution
violente. De là la migration de tout un parti politique et la fondation de Carthage.
[12] Suivant une coutume religieuse répandue dans une grande partie de l'Asie, les jeunes Phéniciennes devaient, avant leur mariage, se prostituer en l'honneur d'Astarte. (Athénagoras, Contre les Gentils.)
La corruption des mœurs phéniciennes était proverbiale.
...Si in Tyro et Sidone factæ essent virtutes quæ factæ suut in vobis, olim in cilicio et cinere pœnitentiam egissent.
Verumtamen dico vobis : Tyro et Sidoni remissius erit, in die judicii, quam vobis. (Saint Matthieu, XI, 21, 22.)
Saint Luc (X, 13, 14) rapporte exactement les mêmes paroles.
Saint Matthieu dit encore (XV, 22, 26, 27) : Et ecce mulier Chananæa, a finibus illis egressa, clamavit, dicens ei : Miserere mei. Domine, fili David... — Qui respondens ait : Non est bonum sumere panem
filiorum, et mittere canibus. — At illa dixit : Etiam Domine ; nam et catelli edunt de micis quæ cadunt de mensa dominorum suorum.
[13] Hérodote, IV, XLII.
[14] Ô Tyr, tes navigateurs ont touché à tous les bords. (Ézéchiel, XXVII, 26.)
[15] La Syrie et l'Arabie étaient peuplées de nomades, qui ne demandaient qu'à se mettre au service des Phéniciens. Ceux-ci louaient à la fois chameaux et chameliers.
C'étaient surtout des Madianites et des Edomites (ou Iduméens) qui transportaient ainsi les marchandises. Joseph fut vendu par ses frères à des gens de Madian (Genèse, XXXVII, 28) qui allaient en Egypte,
pour le compte de marchands phéniciens, chargés de baumes, de myrrhe et d'aromates. Ces Madianites furent plus tard exterminés par les Juifs. Quant aux Edomites, ils n'étaient pas exclusivement nomades.
Un grand nombre d'entre eux s'étaient établis sur la côte ; d'autres habitaient des villes de l'intérieur, parmi lesquelles se trouvait la célèbre Petra. Diodore (II) comprend ces agents de transports sous le nom
générique d'Arabes Nabathéens.
[16] L'Ionie, Thubal et Mosoch (pays entre la mer Noire et la mer Caspienne) t'amenèrent des esclaves et des vases d'airain. — L'Arménie t'envoie des mules, des chevaux et des cavaliers. (Ezéchiel, XXVII,
13, 14.)
Le prophète Ezéchiel nous a laissé, dans son chapitre XXVII, des documents précieux sur le commerce phénicien. Heeren (De la politique et du commerce des peuples de l'antiquité) admire sans ambages
l'exactitude et la précision des détails que mentionne cette prophétie.
Voyez aussi, en ce qui concerne Tyr, le chapitre XXIII d'Isaïe.
[17] La Palestine était le grenier de la Phénicie. Juda et terra Israël ipsi institores tui in frumento primo ; balsamum, et mce, et oleum, et resinam proposuerunt in nundinis tuis. (Ezéchiel, XXVII, 17.)
Damascenus negotiator tuus in multitudine operum tuorum, in multitudine diversarum opum, in vino pingui, in lanis coloris optimi. (Ibid., 18.)
Les Phéniciens trafiquaient sur les rives du Nil. (Hérodote. — Moïse. — Ézéchiel.) Byssus varia de Ægypto texta est tibi in velum ut poneretur in malo. (Ezéchiel, XXVII, 7.) Ils y trouvaient des broderies de
coton, et aussi du blé, quand il y avait disette en Syrie. L'échelle de ce commerce fut d'abord Thèbes, puis Memphis, où les négociants de Tyr avaient tout un quartier. (Hérodote, II.) Ils y exportaient le vin et
les raisins secs.
L'Arabie fut le siège principal du commerce des Phéniciens, le centre de leurs relations avec l'Ethiopie et l'Inde. Des caravanes la parcouraient en tous sens (Isaïe, IX, 6, 9), et leur apportaient les marchandises
qu'ils répandaient en Orient. Ce commerce lucratif se faisait par voie d'échange (Ezéchiel), et les analogies du langage donnaient de grandes facilités aux trafiquants. (Voyez : Hérodote, III, CX, CXII ; — Job,
XXVIII, I, 12 ; — Ezéchiel, XXVII, 19, 24 ; — Théophraste, Hist. plant., IX, IV ; — Strabon, passim ; etc.)
[18] Ont traité des pourpres :
Aristote (Hist. anim., V) ;
Pline (Hist. nat., IX, XXXVI et suiv.) ;
Vitruve (De architecturu, VI, XIII) ;
Julius Pollux (Onomast. I, passim) ;
Observation on the purple (Philos. Transact. of Lond. tom. XXV ; Journal des Savants, 1686) ;
Réaumur (Mémoires de l'Académie des sciences, 14 nov. 1711) ;
Duhamel (ibid., 1736) ;
Deshayes (Mollusques de la Méditerranée, dans l'Expéd. Scient. de Morée, t. III) ;
Heusinger (De purpura antiquorum, Eisenach, 1826).
Voyez tous les auteurs cités par M. Hoefer, Phénicie, dans l'Univers pittoresque, t. XLII.
Les teintureries des Phéniciens étaient déjà renommées du temps d'Homère. (Iliade, VI, v. 291 ; Odyssée. XV, v. 424.)
II ne faut pas voir dans la pourpre une couleur unique, mais un procédé de teinture tirant ses matières premières de la poche de deux conchylifères : le buccinum et le purpura. (Voyez Aristote et Pline, IX,
XXXVI.) Amati (De restitutione purpurarum) distingue neuf couleurs simples et cinq mélangées. Les plus remarquables étaient le violet et le ponceau. Les Phéniciens connaissaient aussi les nuances
changeantes et avaient soigneusement étudié tous les apprêts et les mordants.
L'invention des pourpres, attribuée à l'Hercule tyrien, remontait à la plus haute antiquité. On teignait à Tyr toutes les étoffes de coton, de lin, de soie, mais plus spécialement de laine.
Les tissus de Phénicie étaient partout fort recherchés. Homère mentionne avec admiration les tuniques provenant de Sidon et de Tyr. Elles étaient fabriquées avec une laine excessivement fine, provenant de
ces brebis d'Arabie dont parle Hérodote (III, CXIII).
Le verre, inventé par les Phéniciens, ne fut longtemps connu que d'eux seuls. Les verreries de Sidon et de Sarepta demeurèrent en activité durant une longue suite de siècles. (Pline, XXXV, XXVI.) Il était
alors de mode de revêtir de verre l'intérieur des plus beaux édifices, les murs et le plafond des appartements.
Enfin les Phéniciens excellaient dans la fabrication des bimbeloteries destinées aux peuples barbares avec lesquels ils commerçaient. Dès le temps d'Homère (Odyssée, XV, v. 459), on admirait leurs chaînes
d'or et d'ambre, leurs ornements de bois et d'ivoire (Ézéchiel, XXVII, 6), les parures dont raffolaient les femmes juives. (Isaïe, III, 18, 23.)
[19] Rois, III, VII.
[20] La guerre, les inondations, les tremblements de terre, la soif du gain, étaient les causes déterminantes de l'expatriation des Phéniciens.
[21] Sur la Méditerranée, les colonies phéniciennes étaient : Chypre, la Crète, les Sporades, les Cyclades, Rhodes, Thasos, les côtes occidentale et septentrionale de l'Asie Mineure, ainsi que la plupart des îles
de l'Archipel ; ta côte septentrionale de l'Afrique (la Sicile, Soloès, Motya, Palerme, Eryx, étaient phéniciennes), la Sardaigne, les Baléares, l'Espagne. — Strabon compte en Espagne plus de deux cents villes
d'origine phénicienne.
Les Phéniciens ne purent fonder de colonies en Egypte, mais ils avaient pour leur trafic tout un quartier de Memphis. (Hérodote.) Les Etrusques leur interdirent l'Italie. Les Grecs leur disputèrent vivement
l'Asie Mineure et la Sicile. Ils ont laissé des vestiges de leur passage sur les côtes méridionales de la Gaule.
Sur l'Océan, les Phéniciens s'établirent aussi de très-bonne heure. Il y avait auprès de Lixos un temple d'Hercule plus ancien que celui de Gadès. Delubrum Herculis antiquius Gaditano, ut ferunt. (Pline, XIX,
XXII.)
Suivant Ératosthène, Strabon (XVII) mentionne de nombreuses villes phéniciennes sur la côte occidentale d'Afrique.
Il ajoute, d'après Ophelas le Cyrénéen, que ces villes étaient au nombre de plus de trois cents, se succédant sans interruption le long du littoral. (Strabon, XVII.)
Tous ces établissements étaient détruits lors du périple du Carthaginois Hannon, de 490 à 440 avant Jésus-Christ.
[22] Avant la deuxième guerre punique (Polybe, III, XXXIX), il existait une route reliant la Gaule à l'Espagne et à l'Italie. Cette route, que devait en partie suivre Annibal, avait été ouverte par les Phéniciens,
du XIIIe au XIIe siècle avant Jésus-Christ. Elle passait par les Pyrénées orientales, longeait le littoral de la Méditerranée gauloise et traversait les Alpes par le col de Tende : ouvrage prodigieux par sa
grandeur et par la solidité de sa construction, et qui, plus tard, servit de fondement aux voies massaliotes et romaines ! Les Massaliotes y posèrent des bornes milliaires à l'usage des armées romaines qui se
rendaient en Espagne. Elle n'était point l'ouvrage des Massaliotes, qui, à cette époque, n'étaient encore ni riches, ni puissants dans le pays, et qui d'ailleurs ne le furent jamais assez pour une entreprise aussi
colossale. Les Romains remirent cette route à neuf et en firent les deux voies Aurélia et Domitia. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, l. I, c. I.)
[23] Persæ, et Lydii, et Libyes erantin exercitu tuo viri bellatores tui ; clypeum et galeam suspenderunt in te pro ornatu tuo.
Filii Aradii cum exercitu tuo erant super muros tuos in circuitu, sed et Pigmæi, qui erant in turribus tuis, pharetras suas suspenderunt in muris tuis per gyrum ; ipsi compleverunt pulchritudinem tuam.
(Ézéchiel, XXVII, 10, 11.)
[24] Voyez : J. de Bertou, Essai de la topographie de Tyr, Paris, 1843 ; — Ed. Gerhard, Ueber die Kunst der Phœnicier, Berlin, 1848 ; — Movers, Das Phœnizische Altertham, Berlin, 1849 ; — Heeren, Ideen
über die Politik, den Verhehr und den Handel der vornehmsten Völker der alten Welt.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE II. — TYR.

Bien que le nom de Tyrien soit généralement pris pour synonyme de Phénicien ou Chananéen, il est indispensable de pénétrer un instant au cœur même
de la ruche florissante d'où va s'échapper l'essaim qui doit se poser à Carthage.
L'antiquité de Tyr[1] se perd dans la nuit des âges mythologiques, et cette cité fameuse entre toutes paraît avoir été fondée par Baal, vers l'an 3000 avant
l'ère chrétienne[2]. Ses premières maisons se bâtissent en terre ferme sur la falaise d'Adloun[3], pourvoient aux besoins de leur commune défense et
constituent ainsi une place forte qui, du temps de Josué (1450), était déjà très-respectable[4]. Vers l'an 2000, Paléo-Tyr fonde Sidon, et plus fard, vers
1200, Sidon vient, en regard de sa métropole, créera son tour une autre Tyr, non plus sur le continent, mais dans l'île la plus voisine[5].
En modifiant ainsi l'assiette de leurs établissements, les Tyriens cherchaient à se dérober aux bouleversements dus à de fréquents tremblements de
terre[6]. En même temps, ils cédaient le terrain aux hordes venues de l'Assyrie, et, protégés enfin par la mer qui battait les rochers de leur île, parvenaient
à braver l'insatiable ambition de toutes les Sémiramis[7].
Dès qu'elle n'eut plus à redouter les maux de la domination étrangère, Tyr prit des accroissements rapides. Vers l'an 1100, elle fonde Utique et Gadès, et
à cette fondation se rattachent de vastes entreprises maritimes, la conquête d'une partie de l'Espagne, la colonisation des côtes occidentale et
septentrionale de l'Afrique.
A la même époque, il s'opère dans l'organisation intérieure de la république urbaine une révolution qui paraît en augmenter la puissance. Primitivement
démocratique, puis oligarchique, sa constitution fut brusquement modifiée par un coup d'Etat. Tous les pouvoirs tombèrent aux mains d'A'bd-Baal
(Abibal), qui prit le titre de roi de Tyr, de Sidon et des Phéniciens[8].

Le gouvernement monarchique n'était pas de nature à tarir les sources de la fortune de Tyr, et la ville marchande parvint à l'apogée de sa splendeur sous
le règne de Hiram Ier, fils et successeur d'A'bd-Baal.
Ce prince[9], contemporain et allié des rois David et Salomon[10], commença par agrandir le périmètre de la ville, qui étouffait dans ses murs. A cet effet,
il y annexa une île voisine, au moyen d'une digue établie à grands frais[11]. Défendue par des môles et des brise-lames heureusement disposés, la rade de
Tyr put abriter une flotte importante, et la capitale de la Phénicie prit, dès lors, rang parmi les puissances militaires de l'Asie Mineure[12].
Le roi donna en même temps une impulsion nouvelle aux expéditions maritimes[13], et, par ses traités de commerce avec le roi Salomon, assura
l'alimentation des insulaires tyriens[14]. Enfin il encouragea l'industrie, les arts, principalement l'architecture, et couvrit sa capitale de somptueux
édifices[15].
Ce règne de paix et de grandeur[16] fut suivi d'une longue période de troubles, et, emportée par la tourmente, la dynastie de Hiram fut violemment
arrachée du trône de Tyr[17].
A'bd-Astart, son petit-fils, périt, en 931, victime d'une conspiration qui semble n'avoir été qu'une explosion violente des haines populaires longtemps
comprimées.
L'organisation sociale de la cité tyrienne était loin d'être parfaite, et de nombreux abus arrêtaient souvent, dans la machine gouvernementale, ces rouages
essentiels qui ne doivent jamais cesser de fonctionner. Sans doute le gouvernement royal, soutenu dans ses écarts par une avide aristocratie, pressurait
outre mesure les classes ouvrières de Tyr, dont les travaux de Hiram avaient révélé l'importance. Les masses sentirent leur force, et la révolution,
dominée, comme il arrive toujours, par des passions ardentes, posa sur la tête d'un esclave la couronne tombée du front d'A'bd-Astart.
L'esclave[18] régna douze ans (930-918), durant lesquels un grand nombre de patriciens émigrèrent, soit pour aller s'établir aux colonies, soit pour créer des
colonies nouvelles.
Ce temps écoulé, les émigrés rentrèrent à Tyr, amenant à leur suite une coalition formée pour organiser une restauration de la dynastie de Hiram. Mais
cette famille était usée. Trois frères d'A'bd-Astart remontèrent un instant sur le trône, et le dernier en fut précipité par un prêtre d'Astarté, qui prit sa
place.
Cette fois c'était une révolution de palais, qui n'amenait qu'un changement de dynastie. Le prêtre Aït-Baal[19], souillé du sang du dernier rejeton de
Hiram, fut le fondateur de cette dynastie nouvelle, et l'autorité monarchique, exercée avec une énergie remarquable, rendit à Tyr sa splendeur première.
C'est sous le règne de cet Aït-Baal que tout le littoral de l'Afrique septentrionale se couvrit de colonies tyriennes, lesquelles, dévorées d'une activité
fiévreuse, allaient fouiller au loin l'intérieur du pays, et chercher jusqu'au Soudan des débouchés au commerce de la métropole[20] Ces créations
lointaines offraient de grands avantages à la politique du gouvernement, car, d'une part, elles ouvraient des voies nouvelles aux instincts d'expansion de
l'île de Tyr, et, d'autre part, conviant à de brillantes destinées les déshérités et les mécontents de toute classe, elles apportaient une puissante diversion
aux maladies sociales qui désorganisaient la cité.
Aït-Baal semble avoir tenu d'une main légère et ferme les rênes d'un Etat si difficile à conduire, et son règne fut calme. Mais ses successeurs, Balezor et
Mytton, devaient voir se reproduire les troubles intérieurs qui avaient désolé le pays sous la descendance de Hiram.
Les luttes de l'aristocratie et du peuple, auxquelles on croyait avoir mis fin, ne tardèrent point à recommencer, et, en proie à un nouvel accès de fièvre, le
corps social parut menacé d'une décomposition prochaine. L'horizon politique était gros d'orages. Pour comble de malheurs, le roi Mytton mourut en
833, laissant le pouvoir à ses enfants mineurs, Pygmalion et Elissa.
On vit aussitôt les partis relever hardiment la tête et s'agiter passionnément, à la faveur de cette minorité.
L'aristocratie, en possession exclusive de toutes les richesses et de tous les droits politiques, fut violemment battue en brèche par les jalousies d'une
bourgeoisie marchande qui voulait diriger les affaires de l'Etat, et par les désirs inassouvis de prolétaires dont le sort était singulièrement misérable. Le
parti démocratique semble alors l'avoir emporté. Le roi Pygmalion, dominé par les agitateurs populaires, fut mis en demeure de consentir des
concessions importantes, et l'aristocratie, atterrée, dut avisera prendre des mesures de salut[21]. Ses instincts la portèrent vers la côte d'Afrique.
Avant de suivre le sillage des navires qui vont emporter les émigrés, il est indispensable d'insister sur un point, de mettre en pleine lumière l'une des
faces du caractère national qui, de Tyr, va se transplanter à Carthage. Contrairement aux dispositions manifestées par les autres républiques de la
Phénicie, la ville de Tyr était animée d'un esprit militaire extrêmement prononcé, et l'on pourrait fort bien la peindre sous une figure de femme, une main
posée sur ses balles de marchandises, mais l'autre sur la garde de son épée.
Majestueusement assise à la crête de son rocher fortifié, elle finit par tenir en respect la puissance des Perses qui désolaient l'Asie Mineure[22], et, dès le
temps de David, elle fut mise elle-même au rang des puissances avec lesquelles on doit nécessairement compter lors des crises internationales[23].
Les fortifications qui, du temps de Josué, entouraient le Paléo-Tyr avaient été reproduites dans l'île, et la place, que l'eau protégeait de toutes parts,
présentait des défenses imposantes[24]. Elle était d'ailleurs couverte par une ligne de postes détachés, établis sur le continent[25]. Pour le maintien de sa
sécurité et de son influence politique, la République entretenait une armée permanente, composée de soldats recrutés en Asie, parmi les peuples les plus
belliqueux[26].
S'abstenant de conquêtes, mais acharnée à la défense du territoire national, Tyr demeura de longs siècles à l'abri de toute atteinte[27] ; mais elle connut
enfin l'adversité. C'est alors que la métropole de Carthage fit, pour sa gloire, appel à toutes les ressources d'une vaillante industrie. Sa constance dans la
mauvaise fortune fut, comme son patriotisme, au-dessus de tout éloge.
Seule parmi toutes les villes de la Phénicie, qui se soumettaient avec une sorte d'empressement au roi Salmanasar (vers l'an 700), elle résista bravement
aux forces de l'Assyrie[28]. Echappée au glaive des Scythes (634-607), qui désolaient le littoral phénicien, elle sut tenir treize ans (586-574) contre l'armée de
Nabuchodonosor[29]. Qui ne connaît enfin les prodiges opérés par les ingénieurs chargés de la défense de Tyr, lors du siège formé par Alexandre (332)[30]
?
Ruinée de fond en comble par le roi de Macédoine, qui, à l'exemple de Nabuchodonosor, voulait changer les voies du commerce du monde[31], elle eut la
force de renaître de ses cendres. Une fois relevée, elle reprit, en très-peu de temps, assez d'importance pour allumer la convoitise des successeurs
d'Alexandre, assez de vigueur pour résister treize mois à Antigone. Encore Antigone ne put-il la prendre que par trahison (313).
Ces observations historiques, qui entraînent le lecteur bien au delà des limites du règne de Pygmalion, devaient lui être présentées, pour qu'il sentit battre
au cœur de la race tyrienne un sang ardent et généreux, capable de grandes entreprises, et dans le commerce et dans la guerre. C'est le sang des jeunes
patriciens qui s'embarquent[32] et disent résolument à Tyr un éternel adieu. La cité qu'ils vont fonder héritera des vertus guerrières[33] qui valurent à la
mère patrie sa prééminence sur les autres républiques de la ligue phénicienne.
[1] Isaïe, XXIII, 7.
[2] Hérodote, qui fit un voyage à Tyr vers l'an 450, rapporte (II, XLIV) que, de son temps, la ville comptait 2300 ans d'existence. Elle remonte donc à 2300 + 450 = 2750, soit, en nombre rond, 3000 avant
Jésus-Christ.
[3] Ce lieu était loin d'être aride. Osée, IX, 13.
[4] Josué, XIX, 29. — Tyr (Tyrus, Τύρος), en hébreu araméen Tsour (rocher), aujourd'hui Sour, est probablement la plus ancienne ville du monde. On l'appelle aussi Sor, Sar, Sarra, Paléo-Tyr.
Ces noms divers ont tous une même origine, mais se rapportent aux emplacements successivement occupés par les habitants. La ville primitive ou Paléo-Tyr fut bâtie sur le continent, au point dit aujourd'hui
Adloun, et ce sont les fortifications du Paléo-Tyr que mentionne le verset précité de Josué (XIX, 29).
Tyr, ainsi qu'il sera dit ci-après, fut successivement établie dans une ile jointe au continent par Nabuchodonosor (572), dans une autre ile également transformée en péninsule par Alexandre (332), enfin sur la
montagne dite Scala Tyriorum. (Voyez J. de Bertou, Topographie de Tyr.)
[5] Les Tyriens... tourmentés par des tremblements de terre, s'établirent d'abord près du lac assyrien, et plus tard sur les bords de la mer. Là ils bâtirent une ville, qu'ils appelèrent Sidon, à cause de l'abondance
du poisson... Plusieurs années après, la ville ayant été prise par le roi d'Ascalon, les habitants s'embarquèrent et allèrent fonder la ville de Tyr, un an avant la destruction de Troie. (Justin, XVIII, III.)
Isaïe, qui donne à Tyr le nom de fille de Sidon (XXIII, 12), entend parler de la nouvelle Tyr, bâtie dans l'île.
[6] Justin, loco cit.
[7] Les conquêtes assyro-babyloniennes, qui s'étendirent jusqu'au littoral phénicien, sont mentionnées par Ctésias (Diodore, II, 1), Josèphe (Antiquités judaïques, I, IX, 1). Eusèbe (Canon), etc.
[8] Eupolemus, dans Eusèbe, Præp. Evang., IX, XXXI.
[9] Hiram, en grec Εΐρωμος, qui n'est probablement qu'une altération d'Er-Roum, le Royal.
[10] Fragments de Ménandre et de Dius, conservés par Josèphe (Antiq. Jud., VIII, V, 3). — Fragments divers cités par Eusèbe (Præp. Evang., IX, XXXIII, XXXIV). Voyez surtout la Bible. Rois, II, V, 11.
Paralipomènes, I, XIV, 1 ; XXII, 4. Rois, III, V, 1.
L'alliance et le traité de commerce consentis entre Hiram et David demeurèrent en vigueur sous le règne de Salomon. Rois, III, V, 1, 2. Paralipomènes, II, II, 3, 4. Rois, III, V, 6, 8, 9, 12.
[11] Ménandre, cité par Josèphe (Antiq. Jud., VIII, V, 3) donne à cette digue le nom de Εΰρύχωρος. Dius (loco cit.) dit que cet ouvrage hydraulique fut exécuté vers les parties orientales de la ville.
[12] Les psaumes de David indiquent nettement qu'il faut désormais tenir compte de la puissance de Tyr dans le concert des nations asiatiques. Psaume, XLIV, 13 ; Psaume LXXXVI, 4.
[13] Rois, III, X, 21 et 22.
[14] Rois, III, V, 11. Paralipomènes, II, II, 10.
L'île de Tyr fut toujours, pour sa nourriture, à la merci de la Palestine. Esdras, I, III, 7. Actes des apôtres, XII, 20.
[15] Hiram mit à la disposition de Salomon un ingénieur tyrien, à la fois architecte et artiste habile, qui fut chargé de construire le temple de Jérusalem, Rois, III, VII, 14 et 40. Paralipomènes, II, II, 7 et 8 ; 13
et 14.
Hiram fit construire à Tyr les temples d'Hercule et d'Astarté, agrandit la ville, orna le temple de Jupiter Olympien. (Fragm. cités de Ménandre et de Dius.) Suivant les traditions grecque et hébraïque, il bâtit
aussi un temple semblable à relui de Jérusalem et dans lequel il laissait librement adorer le Dieu d'Israël.
[16] Ce sont vraisemblablement les splendeurs du règne de Hiram qui arrachent aux prophètes des cris d'admiration : Isaïe, XXIII, 3 et 8. Ézéchiel, XXVI, 4 et 12 ; 17 ; XXVII, 3, 4 et 33 ; XXVIII, 7. Cf.
XXVI, XXVII, XVIII. Amos, I, 10. Zacharie, IX, 3.
[17] Josèphe et Eusèbe nous ont laisse une liste des rois de Tyr, de Hiram jusqu'à Pygmalion. Ceux de la dynastie de Hiram Ier sont :
Baleastartus (946-940), fils de Hiram ; alias Baal-Astart ;
Abdastartus (939-931), mort victime d'une conspiration ; alias A'bd-Astart ;
Astartus (918-907) ;
Astyramus (906-898), assassiné par son frère Pheles ;
Pheles, assassiné, après huit mois de règne, par l'usurpateur Aït-Baal.
Les quatre derniers sont fils de Baleastartus et petits-fils de Hiram.
[18] Voyez Justin, XVIII, III.
[19] Alias Eth-Baal, Ithobaal, Itobal. Mieux vaut lire Aït-Baal. C'est le père de la fameuse Jézabel, immortalisée par les vers d'Athalie.
[20] C'est à cette époque que remonte la fondation d'un grand établissement tyrien, situé dans l'intérieur du Tell, et destiné à commander les importantes vallées de l'oued Sah'el et du Chelef (Cheliff). Il s'agit
d'Auzia (Aumale). (Voyez les Fragments de Ménandre conservés par Josèphe, Ant. Jud., VIII, XIII, 2.)
[21] Le récit de Justin, mis en regard des fragmenta de Ménandre et des Commentaires de Servius (Ad Virg. En.), ne peut laisser aucun doute sur ce fait, que la création de Carthage est due à l'émigration en
masse du parti aristocratique de Tyr.
[22] Justin, XVIII, III.
[23] Psaumes, I, XXXII, 5 et 8, et LXXXVI, 1.
[24] Isaïe, XXIII, 11. Ézéchiel, XXVII, 12.
[25] Aït-Baal fonda sur la frontière septentrionale de la Phénicie la place forte de Botrys.
[26] Ézéchiel, XXVII, 10. Voyez aussi le verset 11.
[27] Elle passait pour imprenable, Isaïe, XXIII, 12. — On disait Tyr la Vierge, comme nous disons, en France, Metz la Pucelle.
[28] Sidon, Aké, l'ancienne Tyr et beaucoup d'autres villes se révoltèrent contre les Tyriens et se livrèrent au roi des Assyriens. Comme les Tyriens ne voulurent pas reconnaître son pouvoir, le roi marcha de
nouveau contre eux ; les Phéniciens rebelles lui équipèrent une flotte de soixante navires montés par huit cents rameurs. Les Tyriens les attaquent avec douze navires, dispersent la flotte ennemie et font cinq
cents prisonniers. Le roi Salmanasar se retira, en établissant des postes autour du fleuve, afin d'empêcher les Tyriens de venir y puiser. Les Tyriens furent réduits à boire à des puits forés, et cela durant cinq
années d'investissement. (Fragments de Ménandre, dans Josèphe, Antiq. Jud., IX, XIV, 2.)
[29] Saint Jérôme, in Ezech., XXV et XXVII, et in Amos, I.
[30] Cette merveilleuse défense, qui nous est connue dans tous ses détails, pourrait être l'objet d'une étude fort intéressante. (Voyez : Diodore, III ; — Arrien, Exp. d'Alex., II, VII ; — Polybe ; — Quinte-
Curce ; — Guillaume de Tyr.)
[31] Nabuchodonosor voulait détruire Tyr, afin de faire passer le commerce des Indes par le golfe Persique et Babylone. Alexandre avait des desseins semblables. Dans sa pensée, Babylone devait devenir la
métropole de tout le commerce de l'Asie, comme Alexandrie eût été l'entrepôt de toutes les marchandises de l'Occident. D'ailleurs, tous les conquérants qui jetaient les yeux sur l'Asie ou l'Egypte devaient
nécessairement chercher à ruiner Tyr, qui les couvrait toutes deux. Isaïe, XXIII, 5.
[32] Virgile, Énéide, I, v. 360 et suiv. ; Justin, XVIII, IV et V, passim.
[33] Virgile, Énéide, I, v. 14 ; Festus Avienus, Descriptio orbis terræ.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE III. — FONDATION DE CARTHAGE.

Il n'entre point dans le cadre de ce récit de soumettre à une critique sévère les légendes relatives à la fondation de Carthage[1]. Nous nous bornerons à
constater ce fait historique irrécusable, que la ville doit son origine à une émigration en masse de l'aristocratie tyrienne.
Les émigrés se dirigent vers le golfe de Tunis[2], et s'établissent non loin de la colonie d'Utique, qui les accueille avec sympathie[3].
Quelle date précise assigner à cet événement, qui devait peser d'un si grand poids sur les destinées de l'Europe occidentale ? La question a reçu des
solutions si divergentes, qu'il est sage de ne placer la prise de possession du sol africain par les gens de Tyr que durant le cours du IXe siècle avant l'ère
chrétienne[4].
Le point où les émigrés abordèrent se trouve au sud de cette colline de Byrsa, dont le plateau appartient aujourd'hui à la France[5]. Ils gravirent la colline,
et un tour d'horizon rapide leur découvrit des lieux singulièrement propices à la création d'un grand centre de population.
A leurs pieds et au sud, ils voyaient une plage superbe, très-basse et formée d'alluvions dans lesquelles il devait être facile de creuser des ports ; à l'est,
entre Byrsa et la mer, se développait une plaine d'environ sept cents mètres de longueur, ayant pour soutènement de hauts quartiers de roc vif. Là pouvait
être bâtie une grande ville, dont les édifices, frappés par les premiers rayons du soleil, eussent, dès le malin, projeté leur image sur la nappe azurée d'un
beau golfe. Au nord, les émigrés tyriens dominaient une vallée magnifique, qui semblait appeler sa transformation en un vaste quartier de plaisance,
semé de jardins, de villas et de palais d'été ; à l'ouest enfin, ils voyaient s'étendre à perte de vue une région fertile, ayant pour avant-scène un isthme
bordé de lacs que couvraient des vols de grèbes et de flamants aux ailes roses.
Bâtie en cet endroit, une place maritime devait être facile à défendre, car elle se trouvait, dit Polybe, située dans un golfe, sur une pointe en forme de
presqu'île, et ceinte, d'un côté, par la mer, de l'autre, par un lac. L'isthme qui la rattachait à la Libye avait 25 stades de largeur (4 kil. 625 m.)[6].... Cette
langue de terre était de plus barrée par une suite de mamelons ardus et difficiles, ne communiquant avec la plaine que par quelques passages pratiqués de
main d'homme... Non loin de là, le fleuve Makara (l'oued Medjerda) interdisait toute communication avec la campagne, et l'abondance de ses eaux le rendait
presque partout infranchissable[7].
D'accord avec Polybe, Appien donne à l'isthme une largeur de 25 stades (4 kil. 625 m.). Il ajoute que la petite bande de terre courant au sud entre la mer et
le lac n'avait qu'un demi-stade (92m,50) de large, et que, à l'est, du côté de la mer, une ligne continue de rochers à pic défendait l'accès de la presqu'île[8].
Le plateau de Byrsa, qui servait d'observatoire aux Tyriens, était très-escarpé[9]. Il commandait de près de soixante mètres la campagne environnante, et
son périmètre mesurait trois ou quatre kilomètres[10]. De forme à peu près rectangulaire et naturellement fortifié, il présentait une superficie suffisante à
l'assiette d'une bonne acropole.
Les exilés résolurent de s'y établir, et, en arrêtant ainsi leur choix, ils firent preuve d'un grand tact, car, dit M. Beulé[11], la beauté de la situation de Byrsa
ne le cède point à sa force ; elle commande la plaine, l'isthme, la mer, et présente une vue que ni Rome, ni Athènes, ni Constantinople ne surpassent en
grandeur. Je ne connais point de ville qui occupe un site aussi favorable, et qui ait autour d'elle des horizons plus grandioses. La mer découpée par des
caps et des promontoires, qui invite de toutes parts un peuple de navigateurs ; des lacs à la surface tranquille, des montagnes aux formes variées et aux
lignes exquises, les collines semées d'orge verdoyante, la plaine où quelques palmiers dressent leur couronne élégante par-dessus les oliviers au feuillage
pâle : tout rappelle... les richesses du sol africain unies à la poésie de la nature grecque ou sicilienne. Carthage fût devenue la reine du monde, si elle n'eût
appartenu à des marchands.
Il y a, dit aussi M. Duruy[12], de ces villes que leur position seule appelle à une haute fortune. Placée à cette pointe de l'Afrique qui semble aller à la
rencontre de la Sicile pour fermer le canal de Malte, et qui commande le passage entre les deux grands bassins de la Méditerranée, Carthage devint la Tyr
de l'Occident, mais dans des proportions colossales, parce que l'Atlas, avec ses indomptables montagnards, n'était pas, comme le Liban à Tyr, au pied de
ses murs, lui barrant le passage, lui disputant l'espace ; parce qu'elle n'était pas cernée, comme Palmyre, par le désert et ses nomades ; parce qu'elle put
enfin, s'appuyant sur deux grandes et fertiles provinces (Bysacène et Zeugitane), s'étendre sur le vaste continent placé derrière elle, sans y être arrêtée par de
puissants Etats.
De telles positions appellent fatalement à elles les constructions des hommes. Carthage, deux fois détruite, se relèvera sans doute encore[13]. Un peuple
civilisé viendra, quelque jour, à l'exemple des Romains, mettre à profit les avantages d'une situation unique au monde. Ce peuple, quel sera-t-il ? Peut-
être le peuple français... Que ses destinées l'y conduisent !
Où sont-elles donc les ruines de la grande Carthage ? La vengeance de Rome avait été si terrible, que les Romains eux-mêmes purent se demander
bientôt si les cendres de leur vieille ennemie n'étaient pas toutes dispersées par le vent[14]. Plus tard, la fureur des Arabes eut des effets si funestes, que
l'Europe put douter qu'il restât encore sur la côte d'Afrique un seul vestige de l'antique rivale de Rome[15]. Mais, pendant que l'Europe demeurait
indifférente au sort des monuments du passé, pendant que la science archéologique semblait dédaigner l'examen d'un grand problème, des historiens
arabes mentionnaient en leurs écrits l'imposant aspect de ces débris d'un autre âge[16], et leurs avides coreligionnaires volaient tout ce qu'ils pouvaient de
ces ruines. Les Barbaresques n'ont jamais cessé de remuer la poussière punique, et d'enrichir leurs kasbahs[17] des dépouilles de la grande cité. Alger
possède plus d'une colonne carthaginoise. Achmet-Bey, lors de la construction du palais de Constantine, devenu la demeure officielle du général de
division commandant la province, avait fait prendre à Byrsa un nombre considérable de belles pierres de taille. Aujourd'hui encore, la vieille Carthage
n'est pour le bey de Tunis qu'une vaste carrière de marbres précieux. Il faut être juste aussi : pendant que les immortels vers du Tasse pleuraient sur
l'antique cité effacée du monde, des gens qui savaient par cœur la Jérusalem, des Pisans surtout et des Génois, venaient dans la plaine où fut Carthage
faire une ample moisson de fûts et de chapiteaux. Cycles mystérieux de l'histoire des peuples ! ces pirates italiotes rapportaient souvent dans leurs ports
des objets d'art que les Vandales avaient autrefois pris à l'Italie, pour les porter à Carthage.
Enfin l'Europe s'émut. Carthage n'était donc pas morte tout entière pour la science : on pouvait encore soulever quelques voiles, sauver quelques débris,
ressusciter peut-être un cadavre géant !
L'Anglais Shaw, le premier, visite ces ruines (1738), mais il méconnaît complètement la topographie de la ville, qu'il place dans le voisinage d'Utique. Il
lui fait regarder l'occident, s'exprime vaguement sur Byrsa, et suppose les ports comblés par les sables de l'oued Medjerda. Le géographe d'Anville et
l'ingénieur Belidor admettent sans vérification le système de Shaw.
En 1805, le père Caroni donne assez exactement le plan des ports et de la Byrsa. Toutefois il prête à celle-ci une enceinte trop considérable et de forme
circulaire.
Puis viennent les études du comte Camille Borgia sur les ports, celles du major Humbert, celles de Chateaubriand, qui ne fait que suivre les idées de
Humbert. Estrup (1821) et Ritter (1822) reproduisent l'erreur de Shaw, et, à leur suite, Heeren et Mannert font de Carthage une description erronée et
confuse. Enfin paraît l'excellent plan de Falbe (1833). Byrsa est mise à la place qu'elle doit occuper, et l'architecte Dedreux, se conformant de tous points
aux idées de Falbe, publie, en 1839, une carte satisfaisante.
Mais bientôt de nouvelles erreurs se font jour. M. Dureau de la Malle, qui, de son cabinet, étudie la topographie d'une ville éteinte, forge un système
nouveau, que ne sait point réfuter la Société fondée à Paris (1838) pour l'exploration de Carthage. Sir Thomas Read, qui visite les lieux, l'architecte
Jourdain, qui construit la chapelle Saint-Louis, laissent passer inaperçue l'exagération des dimensions prêtées à la Byrsa. M. de la Malle, en effet,
n'admet pas que la Byrsa n'ait été qu'une acropole ; il lui donne une étendue considérable, la compose d'une série de vallons, de collines et de plaines, et
y enferme une multitude d'édifices dont les données historiques n'autorisent pas la mention.
Ces erreurs systématiques, fruit d'une imagination féconde, devaient encourager les hypothèses les plus étranges. Le pasteur Nathan Davis, enchérissant
sur M. de la Malle, expose que la Byrsa comprend toutes les collines qui se succèdent depuis Saint-Louis jusqu'à Bordj Djedid. Sir Grenville Temple
avait depuis longtemps combattu cette opinion, que son compatriote Blakesley adopte sans contrôle, à la suite de M. Davis.
En somme, il est sage de s'arrêter dans cette voie déjà bien découverte et mise à nu. Le major Humbert, Chateaubriand et Falbe semblent seuls dans le
vrai. La colline de Saint-Louis est bien l'antique Byrsa et Byrsa tout entière.
Leur opinion se corrobore de celle du docteur Barth, et surtout des conclusions irréfutables de M. Beulé, qui a fait, en 1850, des fouilles importantes à
Carthage. Jamais, dit M. Beulé, jamais les anciens n'ont établi une acropole au bord de la mer, sous des hauteurs qui la commandent, et pouvant
succomber à un coup de main... Tout voyageur dont l'œil est exercé reconnaît (dans la colline de Saint-Louis) une acropole, soit qu'il navigue le long des côtes,
soit qu'il aborde au rivage, soit qu'il se promène au milieu des ruines de Carthage. Le plateau est si nettement défini, si bien assis, si facile à défendre par
des fortifications que la nature elle-même appelle et a préparées !
Quels étaient les édifices de la Byrsa ainsi délimitée ?
La Byrsa fut fortifiée dès sa fondation[18] ; mais ces murailles primitives ont dû être ultérieurement démolies, et remplacées par les défenses grandioses
dont Appien nous a laissé la description. Cette transformation eut vraisemblablement lieu dans le cours du vie siècle avant Jésus-Christ, époque de la
splendeur de Carthage. Qu'étaient les fortifications créées par Elissa ? Il est difficile d'en esquisser la forme ; mais on peut facilement se représenter une
enceinte dont le tracé décrivait le pourtour du plateau. Le plateau lui-même, dont les talus formaient glacis, n'était pas apparent lors de l'arrivée d'Elissa.
Les colons s'étaient heurtés en ce point à un mamelon boisé[19], presque impénétrable et d'une occupation difficile ; mais, s'étant aussitôt mis à l'œuvre,
ils avaient débroussaillé les lieux, dérasé, nivelé le sol, déblayé une épaisse couche de terre végétale, et mis enfin à découvert une roche argileuse, de
teinte jaunâtre. Ce grès, très-consistant et facile à tailler, servit de base à leurs établissements.
C'est ainsi qu'ils conquirent l'assiette d'une acropole heureusement située, et de dimensions telles que, à la fin du siège de l'an 146 avant Jésus-Christ,
cette citadelle put donner asile à 50.900 personnes. Elle contenait sans doute des magasins, des citernes, des logements ; mais on ne peut former, à cet
égard, que de simples conjectures.
Quant aux temples, aucun document historique n'autorise à placer dans Byrsa celui de Melkarth, l'archégète de toutes les colonies tyriennes. On sait que
le temple d'Astarté[20] était sur une autre colline. Peut-être faut-il d'ailleurs laisser dans le monde des fictions celui de Sichée[21], et cet autre monument
qu'Annibal fait vœu d'élever à Anna[22].
Le temple de Didon[23] apparaît dans Byrsa avec plus de certitude. Il devait être adjacent au palais de la reine, bâti sur le point culminant, car on sait que
des terrasses de ce palais on découvrait toute la plaine, ainsi que la rade de Carthage[24]. M. Beulé croit en avoir retrouvé les ruines au sud-ouest de
l'église Saint-Louis.
Il est certain que le temple d'Aschmoun, dont parle Appien, fut élevé dans Byrsa, sur le bord du plateau regardant le rivage, et tout porte à croire que cet
édifice, partie intégrante de la fortification, remonte au temps même d'Elissa. La fondatrice a sans doute voulu mettre sous la protection du dieu que les
Romains assimilent à Esculape une colline naturellement salubre et environnée de toutes les splendeurs de la création. Le temple d'Aschmoun occupait
l'emplacement même de l'église dédiée au saint roi. Enfin, au sud de cette église, M. Beulé indique le point où s'élevait, ainsi qu'il le suppose, le temple
de Jupiter, et l'on peut en attribuer aussi la création à la reine Elissa.
Tels sont, dans l'état actuel de la science, les seuls documents que nous possédions sur la Byrsa de Didon et sur ses édifices. Quelques détails divers sont
d'ailleurs parvenus jusqu'à nous.
Virgile dit que les rues de la Byrsa étaient richement dallées[25], excellente disposition pour recueillir les eaux pluviales et pour les conduire dans des
citernes ; que la place était mise en communication avec l'extérieur par plusieurs portes monumentales[26] ; enfin qu'Elissa fit construire un théâtre et
commencer les ports[27]. Ces ouvrages hydrauliques, qui ont joué un si grand rôle dans l'histoire de Carthage, méritent bien de fixer un instant notre
attention.
Rien, dit un de nos écrivains justement estimés[28], n'est plus difficile à reconnaître que l'emplacement des deux ports. Cette assertion n'est, il faut bien le
reconnaître, qu'un cri de découragement, en présence de la divergence des opinions jusqu'alors exprimées. Shaw, d'Anville, Estrup, cherchaient les
bassins de Carthage dans le voisinage du lac de Soukara, et non point de celui de Tunis. Mannert les mit en communication directe avec ce dernier.
Humbert, Chateaubriand, Bötticher, Falbe, Dedreux, Camille Borgia, Dureau de la Malle, Bouchet-Rivière, ont enfin restitué la véritable topographie des
ports tout près du rivage, au sud du plateau de Byrsa, et l'emplacement que la science leur assigne est aujourd'hui tout à fait incontestable. M. Beulé ne
s'est pas contenté de préciser les emplacements, il a voulu connaître exactement la forme et les dimensions des bassins. Les fouilles qu'il a faites sont du
plus haut intérêt, et nous en exposerons sommairement les résultats[29].
Le mot cothon est la dénomination générique de tout port artificiel, c'est-à-dire creusé de main d'homme[30]. Les Phéniciens avaient ainsi coutume de se
tailler des bassins en terre ferme. Tyr, Hadrumète, Hippo-Diarrhyte, Utique, s'étaient ouvert de la sorte de vastes docks intérieurs : travaux grandioses,
dont les projets n'étaient point de nature à faire reculer une race aussi entreprenante que celle des Américains de nos jours. Lorsqu'une côte offrait aux
enfants de Tyr l'assiette d'un établissement convenable, peu importait que la position fût dépourvue de mouillage naturel : on creusait un bassin. Si la
colonie prospérait, on créait un second port derrière le premier. C'est, dit M. Beulé, ce qui s'est produit à Carthage, dont les deux ports ont dû s'organiser
à des époques différentes.
Cependant Virgile, dont l'autorité n'est jamais à dédaigner, parce qu'il peint tous ses tableaux d'après nature et fait des descriptions plus exactes qu'on ne
pense, Virgile dit expressément : portus effodiunt et non point portum. Les ports de Carthage avaient d'ailleurs des destinations différentes : l'un devait
abriter les navires de commerce, l'autre était réservé à la marine militaire.
Nourris des principes politiques de leur vaillante métropole, les colons tyriens fondateurs de Carthage sentaient bien que, sans vaisseaux de guerre
capables de la protéger, une marine marchande est frappée d'impuissance, et nous estimons qu'ils ont ouvert leurs deux bassins d'un seul coup. Quoi qu'il
en soit, nous connaissons aujourd'hui, grâce aux travaux de M. Beulé, les proportions de ces constructions hydrauliques[31].
Au point de raccordement de la Tænia avec la presqu'île, se dessinait une petite rade, formée, d'une part, par la Tænia elle-même, et, de l'autre, par un
môle en maçonnerie assis sur d'énormes enrochements. C'était l'entrée du port marchand. Dès qu'ils avaient accosté le revers du môle, les navires qui
voulaient mouiller au port pénétraient par un goulet de 5m,65 de largeur, le long duquel ils se faisaient haler ; quant au port lui-même, de forme à peu
près rectangulaire, il présentait une superficie totale de 139.550 mètres carrés, et nous devons exprimer ici le regret d'être en désaccord avec M. Beulé,
qui, par suite d'une erreur de calcul toute matérielle[32], a écrit le nombre 148.200.
Le port marchand était mis en communication avec le port militaire par un goulet intérieur de 23 mètres de large sur 20 de long.
Le port militaire affectait exactement la forme d'un cercle de 325 mètres de diamètre ; au centre de ce cercle émergeait une île de 53 mètres de rayon.
Un chapitre ultérieurement consacré au tableau de Carthage parvenue à l'apogée de sa puissance exposera en détail l'organisation intérieure et le système
décoratif de ces bassins, si bien conçus dans leurs dispositions d'ensemble. Il convient seulement de constater ici l'importance des travaux exécutés par
les fondateurs. Quelques chiffres feront juger des proportions de leurs ouvrages.

Le port marchand présentait une superficie de 13h 95a 50c.


Le goulet intérieur 4a 60c.
Le port militaire 8h 29a 57c.
Ensemble 22h 29a 67c.

Le vieux port de Marseille, de 900 mètres de long sur 300 de large, soit 27 hectares de superficie, n'a par conséquent que 4 hectares 70 ares 33 centiares
de plus que les deux ports de Carthage pris ensemble. Certes, si l'on tient compte de l'imperfection des moyens d'exécution dont l'antiquité pouvait
disposer, et qu'on remarque encore une fois que ces docks étaient creusés de main d'homme, on conviendra sans peine que de telles créations peuvent
soutenir la comparaison avec nos constructions modernes les plus hardies. Les chiffres que nous venons de poser ont leur éloquence, et l'on peut admirer
sans réserve le puissant génie de cette race tyrienne, qui, à peine mouillée dans les eaux d'une côte étrangère, osait s'y tailler d'aussi vastes abris.
Si l'on demande enfin quelle pouvait être l'architecture des édifices primitifs élevés par Elissa, et s'il existait alors un ordre phénicien, il convient de
répondre affirmativement. Un chapitre de la Bible[33], quelques vers de Virgile[34], enfin les récentes recherches de M. Beulé, ne peuvent laisser aucun
doute à cet égard.
Nous savons qu'un architecte tyrien, du nom de Hiram, a construit le temple de Salomon, et que le roi de Tyr, son homonyme, a élevé, à Tyr même, des
édifices semblables. Il suffit, dès lors, d'étudier le style de ce temple pour se faire une idée du goût architectonique qui devait encore être de mode au
temps d'Elissa. Or la colonne de Salomon ou de Hiram avait 18 coudées, soit près de 8 mètres de hauteur[35] ; le chapiteau correspondant, seulement 5
coudées ou environ 2m,20[36]. Ces proportions, qui accusent encore l'enfance de l'art, sont néanmoins loin d'être disgracieuses. Le fût était de bronze, et
les teintes du métal se rehaussaient d'une riche ornementation[37]. Le chapiteau, également de bronze, affectait tantôt la forme cylindrique[38], tantôt celle
d'une fleur de lis[39].
Les ingénieurs tyriens employaient aussi dans leurs édifices des colonnes, probablement monolithes, de granit[40], de marbre, ou simplement de tuf pris
sur place et revêtu d'un enduit en stuc[41]. Quant aux architraves et aux poutres de l'intérieur des édifices, elles étaient de bois de cèdre[42] et renforcées
d'armatures de bronze[43].
Dans le dessin des plans d'ensemble et des divers éléments des édifices, l'architecture tyrienne semble affectionner tout particulièrement la forme
circulaire et la forme semi-circulaire. Comme le port de Tyr, comme celui d'Utique, le port militaire de Carthage était un cercle exact et complet[44]. Les
cales qui régnaient en son pourtour formaient chacune le fer à cheval. Ce tracé en cul-de-four se reproduit à Carthage d'une manière constante et
monotone : c'est celui de la casemate des fortifications de Byrsa, celui de la niche sépulcrale des nécropoles. M. Beulé, qui a retrouvé et dessiné chacun
de ces éléments, observe aussi que les murs des édifices offrent partout un appareil colossal, et se composent de blocs de grandes dimensions, dont
quelques-uns cubent près de 2 mètres. Quoique les assises soient généralement réglées, les pierres de taille se marient encore suivant un système
compliqué de tenons et de mortaises, rappelant le mode d'assemblage des pièces de charpente.
Les matériaux exhumés par le savant archéologue, la mise en œuvre, les proportions, les moulures, tout porte un cachet de singulière pesanteur. Les
profils, épais et mous, semblent annoncer que l'architecture punique, ne produisant que des effets d'un goût douteux, sentira de bonne heure le besoin de
modifier sa manière première et d'emprunter ses motifs de décoration au génie artistique de Corinthe et de Syracuse.
La légende a voulu tresser la couronne murale de la Kirtha[45] des Phéniciens d'Afrique, et lui frapper un bel écusson, que les médailles nous ont
conservé.
On dit qu'en creusant les fondations de Byrsa, les Tyriens trouvèrent, dès le premier coup de pioche, une tête de cheval enfouie sous terre[46], au pied
d'un palmier, et qu'ils adoptèrent aussitôt, pour symbole de leur cité nouvelle, l'image d'un coursier fièrement campé sous l'arbre. Ce choix hardi attestait
l'esprit militaire des colons tyriens, leurs hautes espérances de fortune, leur intention bien arrêtée de faire le tour du monde par les voies du commerce et
des armes.
[1] Voyez Virgile, Enéide, I, v. 143 et suiv. ; Silius Italicus, Puniques, I, v. 11 et suiv. ; Denys le Périégète, Orbis descriptio, V, v. 195-197.
On voit que les Latins et les Grecs tenaient beaucoup à l'histoire de la peau de bœuf.
Les Commentaires d'Eustathe reproduisent le texte de Denys, et le commentateur ajoute que Carthage est désignée, dans la Bible, sous le nom de Tarsis ; que Didon, fille d'Agenor ou Belus, sœur de
Pygmalion, est aussi connue sous les noms d'Elissa et d'Anna ; que, pour fuir Pygmalion, meurtrier de son mari Sichée, elle s'embarqua avec quelques Tyriens ; que le roi des Africains lui défendant de
prendre pied dans ses États, elle en obtint un territoire égal en superficie à une peau de bœuf, et que cette peau fut découpée en lanières.
Eustathe dit encore que la fondatrice de Carthage fut appelée Didon, parce qu'on supposait qu'elle avait tué son mari. C'est une troisième signification du mot Didon, car, d'autre part, on veut que Dido soit le
synonyme de πλανήτις (errante) et aussi de virago. Nous adopterons plus loin cette dernière interprétation.
Étienne de Byzance, ajoute Eustathe, prétend que Carthage fut fondée par le Phénicien Carchédon.
Voir, en dernier lieu, le récit de Justin, XVIII, IV et V.
Il convient de condamner ici en dernier ressort la détestable étymologie du mot Byrsa, tirée du fait d'une peau de bœuf découpée en lanières, et le récit de Justin nous permettra peut-être de remonter aux
sources de cette légende étrange.
Elissa, dit Justin (loco cit.), acquiert des indigènes un terrain d'une superficie égale à celle d'une peau de bœuf. Or les tentes des Phéniciens étaient précisément de cuir de bœuf ; les Tyriens, dans leurs
voyages, couchaient aussi sur des tapis de cuir ; c'est donc l’emplacement d'un camp que la fondatrice de Carthage achète aux gens d'Afrique. D'ailleurs le grec βύρσα parait n'être qu'une corruption du
syriaque bosra, et ce mot n'a d'autre signification que celle d'acropole, kasbah (alias qas'ba), bordj, kremlin, etc.
[2] Justin, XVIII, X.
[3] Justin, XVIII, X.
[4] Voyez l'excellente discussion de M. C. Müller (collection des Petits Géographes grecs, Prolégomènes du Périple d'Hannon). M. C. Müller rejette la légende de Zorus et de Carchédon, que Philistus,
Eusèbe et saint Jérôme regardent comme fondateurs. En particulier, Zôr ou Sor paraît n'être que la personnification de la ville de Tsour ou Sour (Tyr).
[5] Le plateau de Byrsa a été concédé, par le bey de Tunis, au roi Louis-Philippe, lequel y a fait construire la chapelle Saint-Louis.
[6] M. Romé de l'Ile (Métrologie) distingue huit stades de valeurs différentes. Le stade olympique, le plus usité de tous, mesurait exactement 184m,955. Nous avons pris le nombre rond 185 mètres.
[7] Polybe, I, LXXIII et LXXV.
[8] Appien, Punique, I, XLV. — Strabon (XVII, III, 14 et 15) donne aussi la description topographique de Carthage, et attribue à l'isthme une largeur de 60 stades (11 kil. 100). Ces mesures sont
vraisemblablement prises très à l'ouest dans l'intérieur.
[9] Strabon, XVII.
[10] Orose, IV, XXII. — Servius donne à Byrsa 72 stades de tour ; Eutrope, un peu plus de deux milles, comme Orose. Le mille romain vaut 1479m,26.
[11] Fouilles à Carthage, p. 31 et 32.
[12] M. Duruy, préface de l'Histoire romaine.
[13] M. Duruy, préface de l'Histoire romaine.
[14] Valère Maxime, V, VII, 34. Lucain, Bell. civ., II.
[15] Tasse, Jérusalem, XV.
[16] Ces écrivains sont : Abou-Obaïd-Bekri (XIe siècle), Édrisi (XIIIe siècte), Ibn-Kbaldoun (XIIIe siècle), Ibn-al-Ouardi (XIVe siècle), Ibn-Ayas (XVIe siècle).
[17] L'orthographe qas'bn serait plus rationnelle. Mais l'usage a consacré celle que nous adoptons ici.
[18] Virgile, Enéide, I, v. 423, 424.
[19] Virgile, Enéide, I, v. 441.
[20] L'Astarté carthaginoise est similaire de la Junon Céleste des Romains. Virgile, Énéide, I, v. 416.
[21] Ovide, Ep. VII, v. 99. — Virgile, Énéide, IV, v. 457, 458.
[22] Silius Italicus, Puniques, VIII, v. 231.
[23] Silius Italicus, Puniques, I, v. 84.
[24] Virgile, Enéide, IV, v. 586. — Silius Italicus, Puniques, VIII, v. 132, 133.
[25] Virgile, Enéide, I, v. 422.
[26] Virgile, Enéide, I.
[27] Virgile, Énéide, I, v. 427, 428.
[28] Poujoulat, Histoire de saint Augustin, t. II.
[29] Voyez Fouilles à Carthage, Imprimerie impériale, Paris, 1860, passim. — Consultez aussi l'excellent plan de Falbe, 1833.
[30] Cothones appellantur portus in mari arte et manu facti. (Festus, au mot COTHONES.) Voyez aussi Servius.
Le mot katham, proposé par Bochart, n'est pas admis par Gesenius, qui propose à son tour kethon : Ego nil dubito quin sit ipsum kethon primaria incidendi abscindendique potestate.
Il est certain que le radical kt des langues sémitiques implique l'idée de trancher, couper. L'arabe exprime celte idée par le mot qt'a'.
[31] Belidor (Architecture hydraulique) donne des ports de Carthage un plan qui ne semble pas être le fruit d'une étude sérieuse.
[32] Il s'agit d'une omission insignifiante en soi, mais dont le résultat fait tache dans le mémoire du savant archéologue. Les documents scientifiques que contient ce travail sont assez précieux pour qu'on
doive s'attacher à les purger de toute erreur de chiffre.
M. Beulé donne au rectangle une base de 325 mètres, une hauteur de 456, d'où résulte bien une superficie de 148.200 mètres carrés. Mais l'auteur omet ici de tenir compte de la courbe harmonieuse raccordant
le goulet intérieur avec les grands côtés du rectangle. Or cette courbe détache deux triangles mixtilignes dont la surface totale, mesurée graphiquement à l'échelle du plan de la planche IV, peut être évaluée à
865o mètres carrés, soit près d'un hectare. Dès lors, l'erreur se propage, et entache tous les chiffres afférents à la comparaison des ports de Carthage avec le vieux port de Marseille.
[33] Rois, III, VII.
[34] Enéide, I.
[35] Rois, III, VII, 15.
[36] Rois, III, VII, 16.
[37] Le chapitre VII du IIIe livre des Rois est à lire en entier, si l'on veut se faire une juste idée de l'art carthaginois.
[38] Rois, III, VII, 41.
[39] Rois, III, VII, 19.
[40] La cathédrale d'Alger possède deux magnifiques colonnes de granit vert, tirées des ruines de Cherchell ; nous soupçonnons fort le roi Juba de les avoir jadis volées à Carthage. Les ruines de Kollo
renferment une grande quantité de fûts de granit rouge qui semblent accuser la même provenance.
[41] Virgile, Enéide, I, v. 428, 429.
[42] Il y avait alors beaucoup de cèdres en Afrique, et il en existe encore de grandes forets.
[43] Virgile, Enéide, I, v. 448, 449.
[44] M. Dureau de la Malle dit, à tort, que le Cothon avait une partie circulaire du côté de la ville et une partie rectangulaire du côté de la mer Il ne faut point s'en rapporter aveuglément à l'opinion d'un
écrivain qui n'étudiait Carthage que sur les textes, et donnait au port marchand non la forme d'un rectangle, mais celle d'une ellipse.
[45] Kirtha ou kartha, dénomination générique des acropoles et places fortes.
[46] Virgile, Enéide, I, v. 442-445. Justin, XVIII, V. Eustathe, Comm.
Κακκάβη, surnom de Carthage, est un mot hybride, formé de l'amazir akerron, tête, et du grec καβάλλης.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE IV. — LA LIBYE.

Les émigrés tyriens venaient d'asseoir leurs premiers établissements sur les rivages d'une région qui ne leur était pas complètement inconnue, car, à
diverses époques antérieures, elle avait offert asile à d'autres colonies phéniciennes[1]. Bientôt le périple ordonné par le roi Necao (vers la fin du VIIe siècle) et
exécuté par des marins de Tyr[2], leur apporta quelques notions nouvelles sur le continent où ils avaient pris pied. Ils surent de bonne heure tout ce que
nous savons aujourd'hui de cette immense et impénétrable Afrique, fort peu de choses, en somme, et rien de bien précis[3].
L'Afrique est une grande presqu'île triangulaire[4], que baignent la mer des Indes et le golfe Arabique, l'océan Atlantique et la Méditerranée. Défendu, à
l'est et à l'ouest, par des côtes aux effluves mortelles, ce continent sans découpures ne se prête guère aux investigations de la science, et c'est uniquement
par induction qu'on peut en dresser la charpente orographique. On suppose qu'il comprend deux vastes plateaux composés de terrasses contiguës, étagées
les unes au-dessus des autres, et constituant des chaînes plus remarquables par leur épaisseur que par l'altitude de leurs cimes.
Le plateau du sud, de forme triangulaire, a pour contreforts deux cours de hauteurs parallèles aux côtes, et qui vont se nouer au cap de Bonne-Espérance.
Depuis plus de deux mille ans, on soupçonnait que cette longue terrasse en forme de coin était arrosée, vers son centre de figure, par des étendues d'eau
considérables, et ces hypothèses n'étaient pas vaines. Les explorations récentes de Burton et de Speke (1857) ont constaté l'existence des grands lacs
équatoriaux.
Le plateau du nord, qui seul doit être l'objet de la présente étude, est un énorme massif à base elliptique, ouvert au nord-est par la vallée du Nil, au sud-
ouest par celle du Niger ; bordé au nord par la chaîne de l'Atlas, au sud par les monts Kong et Kamr. La zone médiane n'est plus semée de lacs, mais
présente d'immenses espaces frappés de stérilité, des océans de sable, où surgissent çà et là, comme des îles verdoyantes, ces oasis (ou-h'achich) qui font
parfois comparer le continent africain à une peau de panthère[5].
On divise habituellement ce plateau en six régions distinctes : les bassins du Nil, du Niger, de la Sénégambie, du lac Tchad, dont nous n'aurons guère à
parler ; le S'ah'râ avec la côte tripolitaine, que le peuple carthaginois parcourut en tous sens ; enfin le versant septentrional de l'Atlas, scène principale de
ses opérations commerciales et militaires[6].
Il convient, en conséquence, de donner tout spécialement une description de cette Afrique Mineure, si souvent éclairée par les lueurs intermittentes de la
civilisation, tandis que le reste du continent africain a toujours été le domaine d'une immuable et honteuse barbarie. Dieu veuille ne point éclipser en
Algérie la lumière venue de France !
On désigne sous le nom d'Atlas le massif montagneux qui, de la Tunisie au Maroc, décrit un arc de cercle dont la convexité regarde le nord. Le versant
septentrional n'a pas plus de 240 kilomètres de largeur, et les plus grands empâtements sont aux extrémités de l'arc de cercle, au Maroc et en Tunisie.
C'est en Algérie que se rencontrent les plus faibles épaisseurs. Le massif se compose de trois chaînes parallèles, qui s'étagent par gradins à partir de la
côte, et que séparent de larges plateaux. Chacune de ces énormes gibbosités du sol présente de larges brèches, livrant passage à des cours d'eau
torrentueux, et cette disposition lui donne l'aspect, non d'une chaîne continue, mais d'un ensemble de groupes isolés les uns des autres.
Les crêtes du petit Atlas n'ont que 320 kilomètres de développement, et la distance qui les sépare de la côte ne dépasse pas 60 kilomètres. Ce premier
pâté de montagnes baigne son pied dans la mer, entre Bougie et Mostaganem, et se limite, au sud, aux vallées de l'oued Sah'el (la Summam) et du Cheliff.
De tortueuses vallées, des gorges profondes, de rapides torrents, des pitons nettement détachés, un pénible enchevêtrement de formes, lui donnent une
physionomie des plus houleuses. Les mouvements les plus prononcés du petit Atlas se dessinent à ses deux extrémités, au Djerdjera[7] et au Dahrâ[8].
Au sud du Cheliff et de l'oued Sah'el, qui s'opposent leurs vallées, se développent d'autres hauteurs, toujours parallèles à la côte, et qui, derrière le petit
Atlas, forment le bourrelet méditerranéen. Ce rideau de montagnes, assez improprement nommé moyen Atlas, a sa crête tendue du cap Bon, qui forme le
golfe de Tunis, à l'est, au cap Ger, sur l'Océan. L'altitude moyenne de cette crête est de i500 mètres ; quelques cimes dépassent 3000 mètres. Les points
les plus remarquables sont, en Tunisie : le Sar'ouan, le Barkou, le Silk, le Djefara, le Mechila ; en Algérie : Tebessa, Aïn el-Beîd'a, l'Agrioun, le Bou-
T'àleb, Aumale, Boghar, Tnîet el-Had, Tiaret, Sa’ïda, Daya, Sebdou ; au Maroc : le Tendera, Ir'illel-Abhari, le Magran, le Miltsiu.
Enfin, au troisième plan, derrière ce qu'on appelle le petit et le moyen Atlas, se dresse une chaîne intérieure qui, par sa masse imposante, a naturellement
droit au nom de grand Atlas, si tant est que cette dénomination doive encore prévaloir. Sa crête, qui se dirige du golfe de Qàbes, en Tunisie, au mont
Miltsin, en Maroc, dessine plus particulièrement, en Tunisie : l'Auktar et l'Henmara ; en Algérie : le massif de l'Aurès, celui du djebel el-A'mour,
Géryville, le djebel Ksan ; au Maroc : le Maïs, le Mallog, le Sakerou.
Le grand Atlas[9] pousse à ses deux extrémités de longues ramifications. A l'ouest, il descend jusqu'à la hauteur des Canaries, qui le prolongent en mer et
semblent les parafouilles de sa base ; à l'est, il se répand par masses confuses sur toute la côte tripolitaine, et ses derniers contreforts se soudent aux
falaises du Fezzan.
En résumé, le système orographique de l'Afrique septentrionale se compose de deux massifs : l'un, dit du littoral ou méditerranéen, a pour avant-scène le
petit Atlas et pour crête une courbe ondulée qui, sous le nom de moyen Atlas, suit en Algérie la ligne de ceinture du Tell ; l'autre, dit massif intérieur ou
grand Atlas, dessine sa crête parallèlement à celle du massif méditerranéen, à 160 ou 200 kilomètres en arrière.
Entre les deux chaînes s'étend une zone de landes, dite région des hauts plateaux et présentant sa plus grande largeur en Algérie. Là les eaux des deux
versants parallèles n'ont aucun écoulement, et ne peuvent que se réunir en grandes flaques, qui ont reçu le nom de Sebkha ou Cht'out' (pluriel de chot't'). Les
plus importants de ces lacs salés sont, en Tunisie : ceux de Kairoan, de Sidi-el-Heni et de T'râra ; en Algérie : ceux d'Es-Sa'ïda, d'Ech-Cherguî, d'EI-
R'arbî ; au Maroc : celui de Tir'j. Les plateaux principaux sont : les Sbach, le Hodna, le Zarès, le Sersou, tous en Algérie.
Le revers méridional du massif intérieur est également occupé par une suite de cht'out' et de gour[10], quelques massifs de montagnes, des cours d'eau qui
se perdent dans les sables, des dunes et des bouquets de palmiers. C'est la région des oasis ou le S'ah'râ[11], que parcourent en tous sens des populations
nomades. De misérables qs'our[12], bâtis là seulement où la vie sédentaire est possible, rompent çà et là, sur la piste du dromadaire, la monotonie de ces
immenses solitudes.
La région saharienne peut se limiter à une ligne passant par R’damés, El-Golea, Timimoun, El-Harib et Tekna. Le chot't' le plus considérable (Chot't' el-
Kebîr) se trouve en Tunisie ; c'est le lac Triton des anciens. Les oasis les plus importantes sont celles du Souf, de l'oued R'îr, de l'ouâd Temàcin,
d'Ouargla, des Baï-Mzàb, des Oulâd-Sidi-Cheik[13], en Algérie ; celle de Ktaoua, au Maroc.
Tel est, rapidement esquissé, le tableau de cette Afrique septentrionale, désignée par les anciens sous des dénominations diverses, dont la plus usitée fut
celle de Libye[14].
Varron tire de λέψ, vent du sud-est, l'origine du mot Libye ; d'autres le font venir de l'arabe lub, soif. Hérodote prétendait que c'était le nom d'une femme
indigène, de l'antiquité la plus reculée ; enfin les derniers étymologistes admettent pour racine le phénicien lebya, lionne. Mais la Libye ne saurait être
pour nous que le pays des fils de Laabim, fils de Mesraïm, fils de Cham[15].
Hérodote divisait le continent africain en trois régions distinctes : la Libye habitée, correspondant au Tell du Maroc, de l'Algérie, de la Tunisie, y
compris les parties les plus septentrionales de Tripoli et de Barca ; la Libye peuplée d'animaux, pays des dattes, ou Gétulie, représentée par le S'ah'rà des
mêmes contrées ; enfin la Libye déserte, ou l'ensemble des espaces immenses parcourus par ces peuples nomades que l'on appelle, fort improprement,
Touareg[16].
Il n'entre point dans le cadre de cet exposé de discuter la valeur des hypothèses diverses émises sur les conditions exceptionnelles faites parles
révolutions du globe à cette Libye, qu'environnent, d'une part, la Méditerranée et l'Océan, et, de l'autre, une mer de sables semée de rochers de sel.
Faisons observer seulement que, à l'époque où n'étaient ouverts ni les détroits de Gibraltar et de Messine[17], ni le canal de Malte, la Libye tenait à
l'Europe ; que, durant cet âge géologique, une mer intérieure mettait vraisemblablement en communication l'Océan et le bassin oriental de la
Méditerranée ; que cette mer s'ouvrait, d'une part, aux Syrtes, et, de l'autre, en cette partie du continent africain comprise entre les latitudes des Canaries
et des îles du Cap-Vert ; que les déserts sont apparus à la suite d'un soulèvement, sans doute contemporain de celui des Pyrénées ; que, à cette époque,
enfin, répondent les ruptures de Gibraltar, de Messine et du canal de Malte.
La Grèce, dont les traditions primitives rappelaient l'activité des volcans pyrénéens, ainsi que l'ouverture de Gibraltar, remontant, suivant les rapsodes, au
temps de l'Hercule phénicien, la Grèce avait encore d'autres légendes. La Méropide de Théopompe, le récit saïtique recueilli par Solon et que Platon
répandit sous le nom d'Atlantide, témoignent de l'existence d'une grande terre d'Occident, qui se serait engloutie sous les eaux, à l'aurore des temps
historiques. Ce fait admis, il faudrait lui donner pour contemporains et le soulèvement des Pyrénées et celui des déserts du continent africain[18].
Cependant les émigrés tyriens s'attachèrent plus spécialement à connaître la région où ils venaient de planter leurs tentes. Les lieux ont peu changé
depuis vingt-cinq siècles, et une rapide exploration du territoire tunisien nous permettra de reproduire les conclusions alors formulées par les colons.
La chaîne ci-dessus décrite sous le nom de moyen Atlas coupe diagonalement le territoire tunisien du nord-est au sud-ouest. Cette ossature très-simple
court, sans grands méandres, du cap Bon jusqu'à Tebessa. Les reliefs les plus considérables sont ceux du Sar'ouan, dont l'altitude est de 4o14 mètres, et
du Mechila, qui s'élance à 4.448 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée.
Le grand Atlas tunisien est à peu près parallèle à la côte septentrionale. Il passe par Qâbes, à 34 degrés de latitude nord, et ne s'est élevé que de 4o
minutes sur le parallèle de Qàbes lorsqu'il entre en territoire algérien.
Les côtes tunisiennes sont d'ailleurs bordées d'une suite de hauteurs, qui, sous le nom de monts d'Afrique, dessinent un feston continu de Guelma à
Bizerte. Le bourrelet se prononce de nouveau aux environs de Souse, et descend dès lors droit au sud, non sans subir toutefois la déviation due à la
conque du golfe de Qàbes. Cette chaîne littorale est assez importante pour que ses différentes sections aient reçu des noms distincts, parmi lesquels ceux
de Felch, d'Ard, de Douïra, de djebel Dahar. Ses crêtes encadrent la Régence, suivant un angle droit ayant pour sommet le cap Bon et pour bissectrice le
moyen Atlas, qui marie ses contreforts aux ramifications des montagnes de la côte.
Le système orographique de la Tunisie est empreint d'un cachet particulier. Les reliefs y sont essentiellement mamelonnés, frangés de pitons ; et à cette
disposition du terrain correspond une représentation graphique bien caractérisée : tout profil accuse la forme dite en scie[19] ; tout plan, la forme en
chapelet. D'autre part, la multitude des cols y rend les communications faciles, et, bien que le pays soit accidenté, les opérations militaires peuvent s'y
conduire presque aussi franchement qu'en pays découvert.
Le bassin de la Medjerda[20] est compris entre le bourrelet de la côte septentrionale et le moyen Atlas. Ce cours d'eau prend ses sources aux environs de
Souk-Ahras[21], et coule du sud-ouest au nord-est, suivant une direction générale à peu près parallèle à la chaîne de l'intérieur. Il débouche dans la mer à
Porto-Farino, non loin de l'ancienne Utique. Ses affluents sont : l'oued Soudjeras, l'oued el- Boull, l'oued es-Serrat, la Chiliana, dont le confluent est à
peu de distance de Testoura, et un grand nombre de petits ruisseaux torrentueux. Comme la plupart des rivières d'Afrique, la Medjerda est elle-même un
torrent dont les crues sont terribles. Les eaux, alors chargées de débris de roches et de végétaux de toute espèce, en ralentissent singulièrement le cours
inférieur. Les alluvions, emportées à la côte, déplacent fréquemment le lit et créent, à l'embouchure, des barres dont la position est également variable.
C'est la Medjerda qui a ensablé les ports d'Utique et de Carthage.
A l'ouest de la Medjerda, la rivière la plus importante est l'oued Zaïn, ou Berber (l'ancienne Tusca), qui prend sa source sur le revers nord du bourrelet
méditerranéen, près de Bagga (l'ancienne Vacca), et sert de limite entre l'Algérie et la Régence.
A l'est, on remarque l'oued Miliana, que l'on nomme encore Bahir't el-Mournouk. C'est l'ancienne Catada, qui, sortie du moyen Atlas, coule
parallèlement à la Medjerda, et débouche dans le golfe de Tunis, sous R'adès, l'ancienne Adis, célèbre par la victoire de Regulus.
La petite presqu'île qui se termine à la pointe du cap Bon est arrosée, sur chaque versant, par un grand nombre de petits cours d'eau qui descendent droit
à la mer. Le plus considérable de tous est celui qui se jette dans la baie de Kelibia (l'ancienne Clvpea). On croit reconnaître dans ce torrent la rivière où faillit
se noyer Masinissa poursuivi par Bocchar[22].
Entre les deux Atlas et le bourrelet de la côte orientale, s'étend la région des Cht'out', qui présente un aspect semblable à celui de la région des hauts
plateaux de l'Algérie. Cinq rivières principales descendent du revers méridional du moyen Allas, coulent de l'ouest à l'est, et, formant éventail, ont pour
commun récepteur le chot't' Sidi-el-Heni.
Les deux seules qui aient des noms certains sont l'oued Seroud, qui passe près de Spaylah (l'ancienne Suffetula), et l'oued Fekka, près de Kasrin.
Le S'ah'râ tunisien se fait remarquer surtout par son Chot't' el-Kebïr (le palus Tritonis des anciens) ; c'est un grand marais qui mesure, de l'est à l'ouest, plus de
80 kilomètres de long ; sa largeur, du nord au sud, est au moins de 24 kilomètres. Il est semé de petites îles et de files de palmiers, qui servent de poteaux
indicateurs. Ces alignements d'arbres sont indispensables aux caravanes qui ont à traverser le lac. Sans ces repères, elles risqueraient, à chaque pas, d'être
englouties sous des sables mouvants, de s'engouffrer dans les fondrières du vaste abîme.
Naturellement, les colons tyriens commencèrent par remonter la Medjerda, pour en reconnaître tout le bassin. C'est une suite de magnifiques vallées qui
durent, tout d'abord, les séduire, et ils donnèrent aussitôt à cette contrée le nom d'Afrique, manifestant ainsi leur intention bien arrêtée de s'y établir à
demeure[23].
Cette Afrique proprement dite, qui fut aussi appelée, on ne sait trop pourquoi, Zeugitane, et que le bey de Tunis nomme aujourd'hui son quartier
d'été[24], cette Afrique est un pays fertile ; cependant on y rencontre des cantons où le sol, montagneux et coupé de rochers, de sables ou de marécages,
se refuse à toute espèce de culture.
La région des Cht'out', dite aussi Bysacène, du nom de la ville de Bysacium (Begny), et qu'on nomme aujourd'hui le quartier d'hiver de la Régence, la
région des flaques, est loin d'être aussi belle que l'ont dit les anciens. Les parties situées le long des côtes sont en général sèches et sablonneuses, là
même où les terres sont réputées les meilleures ; l'intérieur du pays ne vaut guère mieux que le rivage. Tout le revers méridional du moyen Atlas est
couvert de chênes verts, de térébinthes et de zenboudj (oliviers sauvages) ; cette zone forestière, courant de Zoungar (l'ancienne Zacchara) à Haidra, rompt seule
la monotonie d'un sol frappé de stérilité.
Mais d'autres circonstances topographiques rachetaient, aux yeux des Carthaginois, les difficultés de mise en culture de la Bysacène. Ce qu'ils admirèrent
du premier coup d'œil, ce fut cette pléiade d'îles formant, au pourtour de leur nouvelle patrie, comme une ceinture de satellites maritimes. Ces stations
étaient, en effet, précieuses pour une marine qui, loin de pouvoir s'aventurer au large, devait toujours, et nécessairement, serrer la côte en cabotant
d'escale en escale. De plus, la disposition générale en était très-heureuse.
En première ligne, le long du littoral tunisien, se rangent le rocher de Tabarque (Ta-Baraka ou Ta-Bahr-ka), la Galite[25] et le Galiton[26], les Sorelle, les
Fratelli, le Chien, Pila, l'île Plane (Korsoura), les Djouamer[27], Monastir, les Kouriat[28] le groupe des Kerkeney[29], Surkenis ou l'île des Frissols, enfin
Gerbey, l'ancienne île des Lotophages[30] ;
En seconde ligne : Pantellerie[31], Linosa, le Lampion, Lampedouse[32] ;
En troisième ligne enfin, le groupe des îles Maltaises[33], la Sicile, la Sardaigne.
Tel était le magnifique champ maritime ouvert à l'ambition des émigrés tyriens.
Leur cœur s'ouvrait d'ailleurs aux plus belles espérances à l'aspect des populations indigènes, qui leur faisaient un chaleureux accueil[34], et qu'ils
voyaient, à leur grand étonnement, sorties des ténèbres de la barbarie. A cette époque, ils en étaient témoins, les premières lueurs de la civilisation
venaient de poindre à l'horizon de l'Afrique septentrionale. Si l'on y rencontrait encore des peuples à l'état nomade, distribués par tribus et par clans, il s'y
trouvait aussi des villes[35], qu'habitaient des nations soumises aux lois d'une organisation politique avancée, et constituées en Etats monarchiques[36].
Quelles étaient ces populations africaines avec lesquelles les Carthaginois se trouvaient en contact ? Une courte discussion ethnologique n'est point ici
hors de propos.
On sait que l'espèce humaine se partage en plusieurs grands rameaux. Le plus intéressant de tous, celui qui semble le prototype de l'espèce, est sans
contredit le rameau caucasique ou la race blanche. Celle-ci se sous-divise, à son tour, en trois branches distinctes, constituant les familles Japhétique (ou
indo-européenne), Sémitique et Chamitique. Une grande supériorité morale semble avoir acquis au sang indo-européen le droit et l'honneur de représenter
l'humanité perfectible.
On peut, sans courir grande chance d'erreur, admettre que les Libyens se rattachent aux Phéniciens par les liens d'une étroite parenté. Ce sont, en effet,
des descendants de Laabim, petit-fils de Cham[37], qui, à l'aurore des temps historiques, se répandent sur le sol africain, pendant que leurs germains, fils
de Chanaan, fils de Cham, couvrent les rivages de la Syrie.
Les races humaines paraissent assujetties à des lois de mélanges dont le principe et l'organisme échappent le plus souvent à l'analyse, mais qui n'en ont
pas moins une réalité incontestable. En particulier, la race blanche a procédé plus d'une fois, durant le cours des siècles, à la fusion de ses trois éléments
constitutifs, et l'étude de l'Afrique est surtout intéressante en ce qu'elle est toujours la scène des événements qui amènent d'intimes croisements entre les
enfants de Cham, de Sem et de Japhet.
Les Chamites de Libye, considérés comme autochtones, ont donc souvent ouvert leurs veines au sang sémitique d'Arabie, de Syrie ou d'Asie Mineure ;
mais ils y ont surtout laissé couler à flots le sang indo-européen ; enfin des courants chamiliques, marchant d'orient en occident, sont venus, par
intervalles, rafraîchir la sève des Libyens primitifs.
Les traditions les plus anciennes mentionnent les invasions chananéennes, conséquence immédiate des conquêtes de Josué (vers 1450 avant Jésus-Christ), puis
celle des Arabes sabéens, des Amalécites, des habitants de la Palestine. Les Senhadja, les Kelama, les Lamta, les Haouara, les Masmouda, les Laouta,
devraient être considérés comme la descendance des Sabéens du Yémen ; les Zenata seraient de la famille des Amalécites ; les Djaloulia, de celle des
Philistins. Il convient d'observer, enfin, qu'on trouve au Maroc des Juifs dont l'établissement en Afrique paraît être de beaucoup antérieur à l'ère
chrétienne. Ces populations diverses, mélangées aux Libyens dits autochtones, auraient, suivant les historiens arabes, formé la souche des Gétules (Eg-
Toula, les enfants du pays).

Comme les conquêtes de Josué, les exploits de l'Hercule tyrien modifièrent profondément les conditions ethnographiques de l'Afrique septentrionale.
Quand Hercule, dit Salluste[38], selon les traditions africaines, eut péri en Espagne, son armée, composée de nations diverses, sans chef, en proie à des
ambitieux qui s'en disputaient le commandement, ne tarda pas à se débander. Une partie, s'étant embarquée, passa en Afrique. C'étaient des Mèdes et des
Arméniens, qui s'établirent sur le littoral de la Méditerranée, et des Perses, qui s'enfoncèrent plus loin vers l'Océan...
Les Perses, peu à peu, se mêlèrent aux Gétules par des mariages, et comme souvent, tâtant le pays, ils étaient allés de place en place, eux-mêmes se
donnèrent le nom de Numides.
Quant aux Mèdes et aux Arméniens, ils s'unirent aux Libyens, plus rapprochés de la mer d'Afrique, tandis que les Gétules étaient plus au midi, non loin
des ardeurs du tropique... Les Libyens corrompirent peu à peu leur nom, et, au lieu de Mèdes, les appelèrent Maures, en langue barbare... La puissance
des Perses fut longue à se développer... Plus tard, à cause de leur multitude, ils se séparèrent de leur souche, et s'étendirent, sous le nom de Numides,
dans les cantons voisins de Carthage, qui s'appelèrent dès lors Numidie. Puis, s'aidant les uns les autres, ils subjuguèrent par les armes ou par la crainte
les peuples limitrophes... En définitive, la plage inférieure de l'Afrique tomba, pour la majeure partie, en la possession des Numides, et tous les vaincus
n'eurent désormais d'autre nationalité et d'autre dénomination que celles de leurs maîtres.
Les éléments introduits par l'Hercule de Salluste étaient, pour la plupart, indo-européens[39] Unis à ceux qui les avaient précédés en Afrique, ils
formèrent une nation puissante, qui ne craignit point de tenir tète à l'Egypte[40]. L'histoire de l'énergique résistance qu'ils opposèrent à Sésostris est
gravée, depuis trente siècles, sur la muraille du temple de Karnak.
En résumé, la Libye a pour premiers occupants ou aborigènes des fils de Laabim, petit-fils de Cham. Ce peuplement est d'abord modifié par les
émigrations chananéennes et sémitiques, qui commencent au temps de Josué, et l'on assiste à la formation des nations gétules ; il subit, en second lieu,
des altérations plus profondes, apportées par l'invasion des Indo-Européens, compagnons d'Hercule, et l'on voit, à la suite des Libyens primitifs, se
dessiner les groupes des Numides et des Maures. Ces trois nations occupent nettement le littoral, et les Gétules, relégués au second plan, n'ont plus
désormais pour patrie que l'immensité des solitudes sahariennes.
Quelles furent les autres révolutions ethnographiques de la Libye jusqu'à l'heure de la fondation de Carthage ? Il serait difficile d'en écrire l'histoire, mais
nous savons le nom des habitants du pays, au temps de l'arrivée des compagnons d'Elissa. Justin parle des Africains, des Maxitains de cette époque[41].
Virgile, qui ne paraît pas avoir suffisamment étudié la question, cite confusément les Libyens, les Numides, les Massyliens, les Maures, les Gétules[42]. Il
fait d'Iarbas[43] un prince gélule. Mais nous suivrons de préférence la version de Justin, corroborée de celle d'Eustathe. Le commentateur dit
expressément que cet Iarbas régnait sur les Nomades et les Maziques[44]. Ces Maxitains, Maziques ou Massyliens, doivent être considérés comme les
plus anciens habitants de la Libye[45]. C'est à propos de la fondation de Carthage qu'il en est pour la première fois fait mention dans les textes ; mais la
science égyptologique vient de leur restituer une haute antiquité. Parmi les peuples de Libye auxquels on donne improprement le nom générique de
Tamehou, et que MM. de Rougé et Alfred Maury rattachent à la famille indo-européenne, on distingue les Rebu ou Lebu (Libyens) et les Maschuasch ou
Masuas, dans lesquels M. Brugsch reconnaît les Maxyes d'Hérodote[46]. Ce peuple mazique, ou plus exactement amazir', était donc maître de l'Afrique
septentrionale au temps du roi Sésostris. Mais il est permis de supposer qu'il en occupait déjà le sol durant l'âge antéhistorique. Ce qui le prouve, ce sont
ces monuments extraordinaires qu'on rencontre en Algérie, principalement dans la province de Constantine, et qui, suivant le docteur Judas et le colonel
Carette, présentent des analogies frappantes avec les dolmens, les menhirs et les cromlechs de la Bretagne[47].
Il est vraisemblable que, à une époque perdue dans la nuit des âges, des Galls, suivant la loi qui dirige du nord au sud les courants ethnologiques, sont
descendus de la région armoricaine pour se réfugier en Libye. Ces flux indo-européens, dont l'invasion des Vandales au Ve siècle de notre ère est le plus
récent épisode, devaient fréquemment se produire, eu un temps où n'existaient ni Gibraltar, ni le détroit de Messine, ni le canal de Malte ; où, par
conséquent, les envahisseurs ne rencontraient sous leurs pas aucune solution de continuité.
Il est encore un autre témoignage de la réalité de ces migrations : c'est l'analogie qu'on observe entre la langue tamazir't et l'idiome breton ; entre le
costume national des Imazir'en et celui des Armoricains.
Enfin l'onomatologie topographique apporte aussi son contingent de preuves. Qu'on jette les yeux sur une carte de la Bretagne ou de l'Irlande, en laissant
dans l'ombre tous les noms de lieux qui n'ont pas une physionomie purement gaélique. Qu'on la mette en regard d'une carte d'Afrique, également
débarrassée de toutes dénominations étrangères, principalement d'une épaisse couche de vocables arabes, et l'on sera frappé du prodigieux nombre
d'identités que l'on rencontrera ; et l'on ne pourra compter combien de fois se présentera, en Afrique, cette préfixe Mak ou Maç, laquelle est, comme on
sait, la caractéristique des dénominations irlandaises[48]
En résumé, cet antique peuple amazir’, qui, du temps de Sésostris, était répandu sur le sol africain, du Nil à l'Océan et du Soudan à la Méditerranée ; ce
peuple, qui vit encore aujourd'hui, représenté par nos Kabyles[49] et les Touareg du S'ah'râ[50], était, il faut le reconnaître, de race indo-européenne, de
sang gallique. Pour nous Français, rien de plus facile que de ramener à bien ces enfants de Japhet, sortis de notre sphère d'activité morale. Ces Kabyles
sont réellement nos frères, et nous pouvons leur tendre les bras.

[1] Utique, la grande Leptis (Lebeda), etc. Peut-être Tunis est-il également antérieur à Carthage.
[2] Cette circumnavigation est attestée par Hérodote (IV, XLII).
[3] Les Grecs ne furent pas mieux renseignés à ce sujet. Agathemère, Geographiæ informatio. — Aujourd'hui, les Sociétés de géographie de France, d'Angleterre et d'Allemagne, ont sérieusement pris à cœur
l'œuvre de la reconnaissance exacte de l'Afrique. Abordé de toutes parts, parcouru en tous sens par les Barth et les Livingstone, ce mystérieux continent se laisse enfin entamer par la science.
[4] Eustathe, Comment.
Denys le Périégète assignait à l'Afrique la forme d'un trapèze. — Voyez les Commentaires d'Eustathe (collect. des Petits Géographes grecs, p. 247, éd. Müller).
[5] Denys le Périégète, dans la collection des Petits Géographes grecs, éd. Müller.
[6] Les Arabes divisent l'Afrique septentrionale en partie occidentale (El-Mor'-reb), de l'Océan au Fezzan, et en partie orientale, du Fezzan à l'Egypte. Le Fezzan est un double trait d'union ; c'est l'étoile des
communications qui relient l'est à l'ouest, et la rote septentrionale au Soudan.
[7] Le mons Ferratus des Latins, qu'on appelle aujourd'hui massif de la grande Kabylie.
[8] Nom probablement tiré du grec Δύρις. Strabon, XVI, IV.
[9] Nommé aussi, au Maroc, Idrar-n-Deren ; c'est bien le Δύρις de Strabon (XVI, IV).
[10] Les gour (pluriel de gàra), larges plateaux tailles à pic au milieu des plaines du S'ah'râ, et dont la hauteur varie de 20 à 50 mètres. Ce sont les îles d'une mer de sable. On les appelle aussi hammada, à
cause de la forme qu'ils affectent : ils semblent, en effet, uniformément bâtis sur le modèle d'une màïda, petite table arabe, ronde et basse.
[11] Le S'ah'râ est, à proprement parler, le pays des dattes, par opposition au Tell, région des céréales. On l'appelle aussi Blàd el-Djcrid, pays des palmiers. Le djerid est la branche de palmier sèche et
dépouillée de feuilles.
[12] Un qs'eur (au pluriel qs'our) est un village fortifié, construit en terre cuite au soleil (t'ïn), pourvu d'eau et entouré de palmiers. C'est la place de dépôt, le magasin des nomades. (Voyez Trumelet, Les
Français dans le désert, p. 232 et suiv.)
[13] Cette orthographe est celle que l'usage a consacrée ; le vrai nom de la tribu est : Oulàd-Sidi-ech-Chîkh-ech-Cherâga.
[14] Le continent africain fut successivement appelé : Olympie, terre des dieux ; Occanie, plage de l'Océan ; Eskhatie, extrémité du monde ; Koryphe, haute terre ; Hespérie, région du couchant ; Ortygie, pays
des cailles ; Ophiase, pays des serpents ; Képhénie, pays des guêpes ; Ammonide, Ethiopie, Cyrène, Aérie, Ethérie, etc., et enfin Libye.
[15] Genèse, X, 6 et 13.
[16] Les Touareg, ainsi nommés par les Arabes, sont, tout comme les Kabyles, des Imazir'en. Tel est leur vrai nom national.
[17] Virgile (Enéide, III, v. 141) mentionne la rupture de l'isthme qui unissait la Sicile à l'Italie.
[18] Les géographes arabes donnent à l'Afrique septentrionale le nom d'ile du Mor'reb. Ali-Bey (Voyages) considère la région saharienne comme le lit d'une mer desséchée.
[19] En espagnol sierra. Les Arabes donnent le nom de menchàr aux chaînes de montagnes dont le profil est ainsi dentelé.
[20] Μακάρα, la rivière des Makes ; c'est l'ancienne Bagrada (Bahr-adhar).
[21] Souk-Ahras est l'ancienne Tagaste, ville natale de saint Augustin.
[22] Tite-Live, XXIX, XXXII.
[23] Afriqâh, en langue punique, signifie établissement, colonie. C'était le nom même de Carthage, la colonie par excellence (Suidas.) Et l'interprétation de Suidas parait plus satisfaisante que l'étymologie de
Servius, lequel tire Afrique du grec Φρίκη précédé de l'α privatif, ou du latin aprica. Aujourd'hui encore, toute la portion du territoire tunisien qu'arrose la Medjerda est désignée sous le nom de Friqiah par les
indigènes, qui conservent ainsi, avec une légère altération, celui d'Africa propria donné par les Romains. Le nom d'Afrique propre ne s'appliqua point toujours au même territoire. Sous la domination romaine,
la contrée ainsi désignée comprenait la Zeugitane, la Proconsulaire, la Bysacène et la Tripolitaine.
[24] Le quartier d’été de la Régence comprend tout le pays situé au-dessus du parallèle du golfe de Hammamet. (Voyez sur ces provinces le chapitre II du Livre II.)
[25] La Galite, dite aussi Galacte, offre un bon mouillage et une aiguade. La côte en est très-poissonneuse. Silius Italicus, Punique, XIV.
On a trouvé à la Galite un grand nombre de médailles carthaginoises.
[26] C'est le rocher connu des anciens sous le nom d'insula Pulmaria.
[27] Les Djouamer, dites aussi Zimbres, sont les Ægimures de l'antiquité. On leur donnait le nom d'autels. Virgile, Enéide, I.
On prétend, ajoute Servius, qu'il y avait là une île qui s'affaissa subitement, et à la place de laquelle seraient restés ces rochers, où les prêtres de Carthage viennent faire leurs cérémonies religieuses ; d'autres
les ont appelés autels de Neptune.
Ægimure a donné son nom à la victoire navale et au désastre de M. Fabius Buteo (245). — Vers la fin de la deuxième guerre punique, Scipion fut poussé vers ces rochers, où, l'année suivante (203), se
brisèrent 200 transports de Cn. Octavius.
[28] Les Kouriat sont aussi dites Coniglieri, les îles des Lapins.
[29] Les Kerkeney, alias Kerkina, Kerkeni, Cercina, forment un groupe de quatre îles. En 217, le consul Cn. Servilius Geminus leur fit payer une contribution de guerre de 10 talents (environ 58.000 francs).
— Annibal y fit escale en 195.
[30] Gerbey, l'île des Lotophages, était alors appelée Meninx. Elle est située tout près du continent, par le travers d'un petit golfe semi-circulaire, dont elle ferme l'entrée, ne laissant, de chaque côté, qu'une
passe étroite et difficile. — En 253, les consuls Cn. Servilius Cœpio et C. Sempronius Blæsus y échappèrent à un grand désastre. — En 217, au début de la deuxième guerre punique, Gerbey fut ravagée par la
flotte de Cn. Servilius Geminus, forte de 120 voiles.
[31] Pantellerie est l'ancienne Cosura. On y a recueilli une grande quantité de fragments puniques.
[32] Lampedouse est l'ancienne Lopudasa. Au temps de Scylax, tous les habitants étaient Carthaginois.
[33] Le groupe des Maltaises comprend : Malte, le Gozzo et le Cumin. Malte, l'ancienne Hypérie, fut occupée par les Phéniciens 1500 ans avant Jésus-Christ. Les Grecs les en expulsèrent en 736, et les
Carthaginois la reprirent à ceux-ci en 528.
[34] Justin, XVIII, V.
[35] Virgile, Énéide, IV.
[36] Virgile, Énéide, I et IV.
[37] Les fils de Cham sont : Chus, Mesraïm, Phuth et Chanaan. — Mesraïm engendra... Laabim. (Genèse, IX, 6 et 13.)
[38] Guerre de Jugurtha.
[39] Strabon confirme le fait, XVII, III. Lucain, Pharsale.
Nous ne faisons que suivre ici l'opinion d'Isidore de Séville, qui admet toutes les conséquences de la version de Salluste.
[40] La science égyptologique fournit quelques données inattendues touchant les populations primitives de la Libye. A l'ouest de l'Egypte, dit M. Alfred Maury (Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1867),
se trouvaient des peuples auxquels les peintures donnent des traits qui rappellent ceux des Européens : des yeux ordinairement bleus, des cheveux bruns, blonds et quelquefois roux... Sous Seti Ier,
Meremphtah, Ramsès II, ces nations libyennes se mesurèrent avec les armées des Pharaons. La plus redoutable des attaques qu'ils dirigèrent contre l'Egypte eut lieu sous le fils et successeur du grand Sésostris
(vers 1150 avant Jésus-Christ). Les textes les comprennent sous le nom générique de Tahennou ou Tamehou. Il y aurait lieu d'admettre que les Tamehou appartenaient à notre race. Ces peuples d'ailleurs ne
sont pas représentés comme des sauvages sans civilisation et sans culture.
Il faut observer ici que le mot Tamehou ou Tahennou de M. Maury doit s'écrire Ta-n-ou. Ce n'est pas un nom national, mais un surnom injurieux donné par l'ennemi. Ta-n-ou signifie proprement femelle de
peuple, nation inférieure.
[41] Justin, XVIII, VI.
[42] Virgile, Enéide, IV, passim.
[43] Une tribu des Ierbès existe encore en Algérie. On la rencontre sur la plage, route de Philippeville à Bône.
[44] Eustathe, Comm., 195.
[45] Eustathe, Comm., 187.
[46] M. Alfred Maury, De l'Exposition égyptienne. (Revue des Deux-Mondes, livraison du 1er septembre 1867.)
[47] Voyez les modèles de ces constructions singulières au musée impérial de Saint-Germain. — La Société de climatologie algérienne vient de récompenser (concours de 1868) les Fouilles des dol-men de
Roknia, du général Faidherbe, et l'Etude comparée des monuments mégalithiques de la Bretagne et de l’Algérie, de l'intendant Galles.
[48] Mettez, par exemple, en regard les noms de Mak aït Snassen (Masinissa) et de Mac-Mahon.
[49] C'est pour nous conformer à l'usage que nous écrivons Kabyle. Le mot k'ebail rendrait mieux la vraie prononciation. Quelques auteurs, adoptant l'orthographe conventionnelle admise par la commission
scientifique de l'Algérie, écrivent Qabil.
[50] La nation tamazir't a presque oublié son nom. Les divers groupes dont elle se compose s'appellent : Kabyles, Chaouia, Chelouh, Beraber, Zenatia, Bnï-Mzàb, Touareg, etc.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE V. — SPLENDEUR DE L'EMPIRE CARTHAGINOIS.

Il est assurément impossible de suivre pas à pas le développement de la puissance carthaginoise, depuis sa fondation jusqu'au temps d'Annibal. Les
données historiques font, le plus souvent, défaut, et tout ce qu'on peut faire, c'est de jalonner une voie obscure de quelques repères lumineux.
Au milieu des ténèbres où sont noyés pour nous les premiers siècles de la fille de Tyr, on voit cependant percer un point brillant : c'est l'idée fixe de la
domination des populations libyques et la persistance des aspirations au monopole commercial de l'Occident. Une main lourdement appuyée sur le
continent africain, l'autre incessamment tendue vers les îles de la Méditerranée, l'ambitieuse Carthage s'étend en tous sens, et touche à l'apogée de sa
splendeur vers la fin du Ve siècle avant l'ère chrétienne.
Selon Diodore de Sicile, c'est vers l'an 700 que les Baléares tombèrent en son pouvoir. Elle y établit des bassins de radoub, de vastes entrepôts, et créa la
colonie d'Eresus, pour servir de parc à esclaves. Elle troquait cette marchandise humaine contre des vins, des huiles, des laines et des mulets.
L'île de Corse, primitivement soumise aux Etrusques, était inoccupée et dédaignée de toutes les puissances maritimes, à cause de sa stérilité et des mœurs
sauvages de ses habitants. Néanmoins, les Phocéens manifestèrent l'intention d'y ouvrir un comptoir et de faire d'Aléria une escale permanente. Carthage
crut devoir s'opposera une entreprise qui semblait préjudiciable à ses intérêts, et, dans ce but, s'unit résolument aux Etrusques. Les flottes alliées, fortes
de soixante voiles, se mesurèrent avec la marine de Phocée, l'une des plus solides du temps, et remportèrent une victoire éclatante. Aléria fut détruite, et
les Grecs ne purent se maintenir dans l'île, où Carthage s'établit aussitôt (536). Bien qu'elle n'attachât que peu de prix à celte conquête, elle y entretint dès
lors des forces suffisantes pour en éloigner des rivaux dangereux.
Mais c'est surtout la Sicile qui avait le privilège d'attirer les regards de convoitise des Carthaginois. La possession de l'île entière leur eût assuré, pour des
siècles, la domination absolue du bassin de la Méditerranée. Aussi en poursuivirent-ils la conquête avec cette persévérance particulière aux
gouvernements aristocratiques.
Malchus, le premier soff’ète dont l'histoire de Carthage fasse mention[1], apparaît sous les traits d'un conquérant, et doit principalement sa gloire à ses
belles expéditions de Sicile. C'est à lui que les Carthaginois durent une importante partie de l'île objet de leur ardente ambition (536).
Pour juger des difficultés que les Carthaginois rencontrèrent dans toutes les entreprises tendant à l'extension ou simplement à la conservation de leur
conquête, il convient de jeter ici un coup d'œil sur la situation ethnographique de la Sicile.
De l'an 1600 à l'an 1500 avant Jésus-Christ, de nombreuses émigrations galliques s'étaient portées vers l'Espagne, et y avaient provoqué une réaction
violente. Les peuplades ibériennes, brusquement refoulées, avaient été conduites a forcer les passages des Pyrénées orientales, et celle des Sicanes, la
première de toutes, était entrée en Gaule. Puis, suivant le littoral méditerranéen et descendant toute la péninsule italique, elle était parvenue à passer dans
l'Ile de Trinacrie, qui, dès lors, s'était appelée Sicanie, du nom même des conquérants.
Plus tard, vers l'an 1360, les Sicules, peuple de la Circumpadane, furent à leur tour heurtés par l'invasion gauloise. Arrachés du sol où ils s'étaient
implantés, ils descendirent vers le sud et, de station en station, se réfugièrent en Sicanie. Les fréquentes éruptions de l'Etna en rendaient alors les côtes
orientales absolument désertes. Ils s'y installèrent et, refoulant peu à peu la nation des Sicanes, finirent par donner leur nom à l'île entière.
Du XIe au IXe siècle, la Phénicie se vit maîtresse de tout le littoral sicilien. Soloès, Motya, Palerme, Eryx, étaient autant de comptoirs desservant son
riche commerce ; mais, impuissante à ruiner la concurrence étrangère, elle lui abandonna tout le terrain conquis, à l'exception des factoreries de la côte
occidentale.
Cette concurrence était celle des Grecs, dont les instincts d'expansion n'avaient pas besoin d'être surexcités, et qui, cédant aux séductions de l'opulente
Sicile, en avaient de bonne heure exploité quelques points. Voyant les premiers occupants leur céder assez facilement la place, ils s'y installèrent à
demeure, et couvrirent bientôt la côte de leurs nombreux établissements, parmi lesquels il suffira de citer ceux de Naxos (créé en 736), Syracuse (735),
Hybla (735), Leontium, Catane (730), Géla (690), Acræ (665), Casmenæ (645), Himera (639), Sélinonte (630), Agrigente (582). Agrigente, colonie de Géla, et
Syracuse, fille de Corinthe, devinrent en peu de temps les deux premières cités de l'île. Leur opulence et la magnificence de leurs édifices sont demeurées
célèbres dans l'histoire des guerres de Sicile.
Ainsi, pendant que les Carthaginois s'établissaient sur les côtes d'Afrique, les Grecs, s'avançant parallèlement à leurs rivaux, et dans le même sens,
occupaient le rivage opposé de la Méditerranée.
Malchus s'empara tout d'abord des anciennes colonies phéniciennes, y organisa l'exportation des huiles et du vin, dont l'Afrique était alors complètement
privée, et fortifia tous les points de l'île qui regardaient Carthage. Cette base d'opérations, d'une défense et d'un ravitaillement faciles, allait permettre aux
conquérants de s'avancer dans l'intérieur, mais ils ne purent jamais le faire que pied à pied, et par séries alternatives de succès et de revers. La Sicile est
un champ clos où doivent se résoudre, par la voie des armes, les plus hautes questions politiques du monde occidental.
C'est encore Malchus qui donne à son pays la Sardaigne (530)[2]. Mais cette conquête lui coûte la majeure partie de l'armée qu'il commande[3], et, victime
de l'ingratitude de son gouvernement, il ne rentre à Carthage que pour y mourir d'une façon misérable. Carthage cependant ne laissa pas échapper la
Sardaigne ; elle y fonda Cagliari, Sulchi et d'autres places, destinées à appuyer ses expéditions maritimes dans le bassin de la Méditerranée. L'heureuse
situation de cette île permettait aux occupants d'exercer, dans toutes les directions, une active surveillance sur le large, el, d'autre part, l'opulence d'un sol
privilégié les invitait à y créer de vastes exploitations. Outre des mines d'argent et des gisements de pierres précieuses dites sardoines, Carthage y
trouvait de magnifiques céréales, richesse inestimable à une époque où l'Europe et l'Afrique étaient encore à peu près sans cultures. Aussi attacha-t-elle
toujours un grand prix à la Sardaigne. Elle en éloignait soigneusement les étrangers, et, suivant un droit des gens que Montesquieu trouve avec raison
fort étrange, elle faisait jeter à l'eau les imprudents qui s'approchaient des côtes[4].
Mais les trois grandes îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile ne pouvaient pas encore satisfaire à tous les besoins d'activité de la ville de Malchus. Il
venait d'ailleurs de se passer en Asie des événements graves, dont le contrecoup se faisait sentir jusque dans l'extrême Occident. Les invasions de
Salmanasar (vers l'an 700), des Scythes (634-607), de Nabuchodonosor (586-574), avaient déjà troublé le monde oriental, et les conquêtes de Cyrus (540)
achevaient de le bouleverser. Les populations, vaincues ou intimidées, émigraient en foule vers l'Italie, la Gaule et l'Espagne, et les routes du commerce
depuis longtemps frayées subissaient une déviation violente. Les relations des Grecs n'échappèrent point aux conséquences de cette perturbation, et l'on
vit bientôt leurs navires se porter partout où jusque-là les Carthaginois avaient su faire prévaloir le principe du monopole. Sagonte, Ampurias, Roses,
venaient de surgir de terre. Marseille elle-même, débordant de population, venait d'écouler son trop-plein sur les points qui furent plus tard les villes
d'Agde, d'Antibes et de Nice.
Carthage ne pouvait assister en spectatrice indifférente à ces immenses progrès de la Grèce en Occident. Il lui fallait une compensation qui lui permît de
conserver, avec l'attitude léonine qu'elle avait prise, cette hégémonie du monde commercial, qui faisait sa fortune. Elle jetait les yeux sur l'Espagne,
quand de nouveaux événements survenus en Asie et en Egypte la détournèrent de ses projets.
Cyrus, le fondateur du grand empire des Perses, avait eu pour successeur Cambyse, et l'on vit ce nouveau prince se jeter dans les entreprises les plus
folles. Après avoir conquis l'Egypte, il prit pour objectif la ville de Carthage elle-même ; mais l'expédition ne put réussir, parce que Tyr, métropole et
alliée fidèle, refusa de mettre sa marine à la disposition du roi de Perse. L'insensé monarque ne se tint pas pour battu, et tenta de prendre la route de terre.
Les sables des a'reug d'Ammon (Syouah) enveloppèrent, comme on sait, son armée et en engloutirent jusqu'au dernier homme (524). Carthage respira.
Cette immense équipée, suivie d'un si complet désastre, fut pour elle d'un haut enseignement politique. Elle se tint dès lors en garde contre l'ambition
désordonnée des rois de Perse, et s'attacha à n'entretenir que de bonnes relations avec leur gouvernement. Un seul fait témoignera de sa prudence. Il vint
à Carthage, dit Justin[5], des ambassadeurs du roi de Perse, Darius, apportant un décret de ce prince, par lequel il défendait aux Carthaginois d'immoler
des victimes humaines et de se nourrir de chiens[6]. Il leur ordonnait en outre d'enterrer leurs morts, au lieu de les brûler, et leur demandait en même
temps des secours contre la Grèce, où il allait porter ses armes. Les Carthaginois refusèrent le secours, mais se soumirent immédiatement aux autres
injonctions, pour ne point paraître désobéir en tout à Darius.
Délivrée des terreurs que l'entreprise persane avait fait naître, la politique carthaginoise porta de nouveau ses vues sur l'Espagne (516). On ne pouvait
mieux choisir le moment pour mener à bien une expédition de cette importance, car un homme de génie était alors à la tête du gouvernement. Nous
avons nommé Magon, successeur de Malchus, et le vrai fondateur de la puissance de Carthage[7].
C'est pendant que l'illustre Magon est à la tête des affaires que, pour la première fois, la République romaine et la République carthaginoise règlent leurs
relations internationales en un document diplomatique qui nous a été conservé. Pour la première fois, l'historien les voit en présence l'une de l'autre,
affirmant leur coexistence politique, et stipulant des conditions destinées à assurer leur sécurité réciproque. Maîtresse de la Corse, de la Sicile et de la
Sardaigne, Carthage trouvait dans cet archipel un dispositif d'approches tout naturel, et pouvait, de là, enserrer étroitement la péninsule italique, dont les
côtes occidentales n'étaient plus couvertes. De leur côté, les Romains possédaient, dès cette époque, une marine marchande qui, fouillant le golfe de
Tunis, inquiétait parfois le commerce de Carthage. Cette situation créa un rapprochement, et les deux Républiques signèrent leur premier traité (509)[8].
Voici ce curieux monument historique, dont Polybe nous donne le texte grec[9] :
Amitié est conclue entre Rome et ses alliés, Carthage et ses alliés, à ces conditions : les Romains et leurs alliés ne navigueront point au delà du Beau
Promontoire (promontorium Hermœum, aujourd'hui cap Bon ou Ras-Adder), à moins qu'ils n'y soient poussés par la tempête ou la poursuite de quelque ennemi. En ce
cas, ils ne pourront acheter que ce qui leur sera nécessaire pour radouber leurs vaisseaux ou faire leurs sacrifices. Ils seront tenus de s'éloigner dans le
délai de cinq jours. Les marchands qui se rendront à Carthage ne pourront conclure aucune affaire commerciale sans le concours du crieur public et du
greffier. Tout ce qui sera vendu en Afrique ou en Sardaigne en présence de ces deux témoins sera garanti au vendeur par la foi publique. Les Romains
qui viendront dans la partie de la Sicile soumise à Carthage y trouveront bonne justice. Les Carthaginois s'engagent à respecter les Ardéates, les Antiates,
les Laurentins, les Circéens, les Terraciniens, enfin tous les peuples latins sujets de Rome ; à s'abstenir même de toute attaque contre les villes non
soumises aux Romains, et, s'ils en prenaient quelqu'une, à la rendre. Ils promettent de n'élever aucun fort dans le Latium, et, s'ils descendent dans le pays
à main armée, de n'y pas demeurer la nuit[10].
Polybe ajoute : Le Beau Promontoire est celui qui borne Carthage au nord. Les Carthaginois ne veulent pas que les Romains poussent au delà vers le
midi, sur de grands vaisseaux, afin de les empêcher sans doute de connaître les campagnes voisines de Bysace et de la petite Syrte, campagnes qu'ils
appellent Empories, à cause de leur fertilité[11].
Le texte même de ce traité est l'expression vivante et de la prépondérance que la République s'était acquise en Occident dès la fin du VIe siècle, et de l'art
qu'elle savait déployer pour terminer à son profit les conflits internationaux. Le principe du monopole est formellement admis en sa faveur ; le commerce
romain est banni de toute la région Emporitaine, et ces prohibitions ne provoquent de la part de Rome aucun acte de stricte réciprocité. Loin de là :
Carthage peut donner un libre essor à sa marine, exploiter à son aise tout le littoral italiote, sous la seule condition de respecter les alliés et de ne point
former d'établissements militaires dans le Latium. Elle s'arroge là des droits exorbitants, et Rome, qui compte à peine deux siècles et demi d'existence, se
voit forcée de souscrire à ces conditions. Son sénat ne songe encore qu'aux intérêts de la défense du territoire ; il s'attache avant tout à organiser, autour
du domaine national, un bon cordon de garde-côtes, et fait expressément insérer dans l'acte qu'il revêt de sa signature le nom des Ardéates, des
Terraciniens, etc., c'est-à-dire de toutes les populations qui, de Terracine à l'embouchure du Tibre, peuvent couvrir l’ager romanus. Doué d'un sens
politique extraordinaire, le sénat mesure exactement les forces de Carthage, et ne se départira de son prudent système que du jour où il entreverra le
déclin de cette puissance.
Magon que nous surnommons le Grand laissa deux fils, qui, tous deux, dignes héritiers de leur père, rendirent les plus grands services à l'Etat. L'un,
Asdrubal, mourut des suites de ses blessures en Sardaigne (489), après avoir été onze fois revêtu de la dignité de soff'ète ; l'autre, Amilcar, conclut avec
Xerxès un traité d'alliance offensive contre un ennemi commun. Il y fut stipulé que les Carthaginois attaqueraient les Grecs de Sicile, pendant que le roi
de Perse envahirait la Grèce. Amilcar procéda, en conséquence, à des armements qui ne durèrent pas moins de trois ans, et débarqua à Palerme des forces
considérables. Il entreprit aussitôt le siège d'Himère ; mais vaincu par Gélon, tyran de Syracuse, il périt le jour même de la bataille de Salamine (480). La
Grèce et la Sicile étaient sauvées.
Le pouvoir sembla pour un temps se perpétuer dans la famille de Magon le Grand, et ses descendants poursuivirent avec acharnement cette conquête de
la Sicile, dont les Carthaginois ne cessaient de caresser l'idée. L'un d'eux, Annibal Ier, prit Sélinonte, rasa Himère, fonda la colonie de Thermes (408), et
entreprit le siège d'Agrigente, où il mourut. Cette place importante résista huit mois aux coups d'Imilcon, qui avait pris le commandement des troupes, à
la mort de son cousin Annibal. Une grande victoire navale, la chute d'Agrigente et celle de Géla laissèrent un instant croire à Carthage qu'elle allait
devenir maîtresse de toute la Sicile. Mais elle était alors au faîte de la prospérité, et la Providence avait marqué la limite de ses succès. Un invisible allié
des Grecs semblait aposté dans la grande île tout exprès pour arrêter la fille de Tyr, et crier à la civilisation orientale : Tu n'iras pas plus loin ! Cet allié
terrible, sombre gardien des destinées de l'Europe, c'était le typhus. Officiers et soldats succombaient en foule ; des armées entières étaient détruites ;
Carthage était dans la stupeur.
Imilcon s'avoua vaincu. Il évacua la Sicile, non toutefois sans avoir conclu avec Denys l'Ancien un traité qui consacrait en droit l'établissement des
Carthaginois en Sicile. Outre leurs premières conquêtes, ils demeuraient maîtres du pays des Sicaniens, de Sélinonte, d'Agrigente et d'Himère. Camarine
et Géla reconnaissaient leur autorité et devenaient tributaires. Leontium, Messine et le reste de file demeuraient indépendants ; enfin Syracuse restait à
Denys.
Les Grecs et les Carthaginois, ces deux peuples si dissemblables, si antipathiques l'un à l'autre par leur génie et leurs mœurs, paraissaient destinés à se
rencontrer partout. Pendant qu'une lutte acharnée désolait la Sicile, l'ambition des enfants de Baal se heurtait à celle de Cyrène, fille de Lacédémone, et la
Libye était le théâtre des plus violentes contestations. Le traité qui intervint ultérieurement entre les deux rivales valut à Carthage tout le pays entre les
Syrtes ; et la cession de ce territoire, qu'habitaient les Lotophages et les Nasamons (Mak'-Ammon), favorisa singulièrement le commerce intérieur, en
assurant le service des caravanes[12].
Nous rapporterons à ce sujet une légende touchante, qui peint sous les plus vives couleurs le caractère du patriotisme carthaginois. Entre les deux Etats,
dit Salluste[13], se trouvait une plaine sablonneuse tout unie, où il n'y avait ni fleuve ni montagne qui pût leur servir de limite ; ce qui occasionna entre
eux une guerre longue et sanglante. Les armées des deux nations, tour à tour battues sur terre et sur mer, s'étaient réciproquement affaiblies. Dans cette
situation, les deux peuples craignirent de voir bientôt un ennemi commun attaquer à la fois et vainqueurs et vaincus, également épuisés. Ils convinrent
d'une trêve, et décidèrent que de chaque ville on ferait partir deux députés ; que le lieu où les quatre commissaires se rencontreraient serait la limite des
deux États.
Carthage délégua à cet effet deux frères, nommés Philènes, qui firent la plus grande diligence. Les députés de Cyrène allèrent plus lentement, soit par
négligence, soit qu'ils eussent été contrariés par le temps... Les Cyrénéens, se voyant un peu en arrière, et craignant d'être punis, à leur retour, du tort que
leur retard va causer à leur pays, accusent les Carthaginois d'être partis avant l'heure, et font naître mille difficultés. Ils sont décidés à tous les sacrifices
plutôt que de souscrire à une délimitation aussi désavantageuse. Les Carthaginois proposent une transaction fort équitable... Mais les Cyrénéens donnent
à leurs concurrents le choix ou d'être enterrés vifs dans le lieu dont ils veulent faire la frontière de Carthage, ou de les laisser eux-mêmes, et aux mêmes
conditions, atteindre le point qu'ils convoitent.
Les Philènes n'hésitèrent point... Heureux de faire à la République le sacrifice de leur vie, ils furent enterrés tout vivants...
Le souvenir des Philènes et de leur noble dévouement a survécu, dit Valère-Maxime[14], à la ruine de leur patrie. Ils ont conquis une glorieuse sépulture,
et leurs os ont marqué la limite de l'empire carthaginois.
En effet, les autels des Philènes (aræ Philenorum, Φιλαίνων βωμοί) servirent longtemps de borne au territoire de Carthage. On croit avoir retrouvé, un peu à
l'ouest de Muktar[15], les ruines de ces monuments funéraires, qui n'existaient déjà plus au temps de Strabon[16].
Ce n'est pas seulement vers la Cyrénaïque et l'Egypte que Carthage étendait sa puissance ; elle voulait asseoir aussi sa domination sur l'Afrique
occidentale, ou, tout au moins, y faire prévaloir son influence. Mais la nature même des hommes et des choses lui créa, dans cette région, plus d'un
obstacle imprévu. Ce fut d'abord le soff’ète Malchus, qui dirigea les opérations de guerre contre des indigènes[17], qu'un génie guerrier rendait
indomptables. A peine soumis, ils se révoltaient et reprenaient une lutte que leurs adversaires croyaient terminée. Leur contenance énergique inquiétait
singulièrement Carthage, au point de paralyser une partie de ses forces, comme il advint au temps de Darius[18]. Magon le Grand recula bien les
frontières du territoire punique[19] ; mais ses fils, moins heureux que lui, ne purent soustraire l'Etat à l'humiliante obligation de payer les redevances
stipulées pour l'occupation du sol de Carthage[20].
C'est aux petits-fils de Magon qu'échut la gloire de pacifier l'Afrique. Après une longue suite d'expéditions, qui ne dura pas moins de soixante et dix ans
(479-409), les indigènes renoncèrent à la perception de tout impôt[21]. Dès lors, la République a conquis son indépendance. Elle a battu partout les
Imazir'en et les Maures, et son hégémonie prévaut sur toute la région comprise entre le Nil et l'Océan.
C'est à cette époque de splendeur[22] (490-440) qu'il convient de rapporter un remarquable épisode des annales de Carthage, celui des périples exécutés par
Hannon et Imilcon, fils d'Amilcar et petits-fils de Magon le Grand.
Le périple d'Hannon[23], ordonné par le sénat de Carthage, lut entrepris dans un double but : il offrait d'abord un moyen simple de débarrasser la
Bysacène de son trop-plein de population ; c'était, en outre, un voyage scientifique. Les Carthaginois, dit le texte même du récit de l'expédition[24],
résolurent qu'Hannon naviguerait au delà des Colonnes, et qu'il fonderait des colonies de Liby-Phéniciens. Il partit, emmenant soixante vaisseaux, un
grand nombre d'hommes et de femmes, environ trente mille, des provisions et tout le matériel nécessaire...
Ces émigrations en masse, ces transportations de populations entières, étaient dans les habitudes des Phéniciens et des Carthaginois. Tyr avait jeté sur le
sol de Carthage les éléments sociaux qui l'agitaient, et Carthage, à son tour, rafraîchissait sa sève en replantant au loin des rejetons qui menaçaient de la
dévorer.
Les Liby-Phéniciens étaient nombreux ; ils avaient un esprit militaire prononcé, et tenaient en grande haine les Carthaginois, qui les écrasaient d'impôts.
Le gouvernement craignit qu'ils ne fissent cause commune avec les Libyens, dont la soumission définitive était encore problématique, et, sans scrupules,
il détourna la tempête vers des plages lointaines.
Hannon avait l'ordre de déposer les colons sur les côtes de l'Océan, de les y installer à demeure, en restaurant à cet effet tous les établissements créés par
les Phéniciens, du XIIe au IXe siècle avant l'ère chrétienne. Les émigrants trouvèrent encore des vestiges de cette antique occupation, qu'on leur avait
signalée. Les palmiers et la vigne qu'ils rencontrèrent attestaient bien un long séjour de navigateurs venus de l'Orient[25] Quant au temple de Lixos, qu'on
leur disait l'aîné de celui de Gadès[26], et à toutes ces villes florissantes qui jadis garnissaient la côte, ce n'étaient plus que des ruines[27]. La civilisation
orientale n'avait pas su séduire les populations de l'Afrique, ni modifier leurs instincts sauvages. Elle était complètement effacée.
Quand il eut parachevé la création des colonies carthaginoises, Hannon tint à remplir sa mission scientifique. Il explora les côtes occidentales du
continent, pour obtenir des données géographiques sur cette région, alors inconnue, du globe, et ouvrir, s'il était possible, à son pays de nouveaux
débouchés commerciaux.
A quelle latitude Hannon osa-t-il descendre ? Du temps d'Hérodote, dit Heeren, les Carthaginois avaient établi une navigation régulière jusqu'à la côte
d'Or, dont le chemin n'a pu être «frayé que par le périple. M. Charles Müller[28] ne conduit les Carthaginois que sur la côte de Sierra-Leone ; d'autres
commentateurs, plus timides, ne veulent pas qu'Hannon ait dépassé le Sénégal. A notre sens, chacun est resté jusqu'ici au-dessous de la vérité, et nous
pensons qu'Hannon est allé jusqu'à l'équateur.
Ce qui tendrait à le prouver, c'est le fait des gorilles donnés par Hannon lui-même au musée de Carthage. Nous approchâmes, dit le texte du Périple, d'un
golfe appelé la Corne du Sud. Dans l'angle de ce golfe, il y avait une île pareille à l'autre dont nous avons parlé, laquelle contenait un lac. Celui-ci
renfermait à son tour une autre île habitée par des hommes sauvages ; mais la plupart de ces êtres étaient des femmes au corps velu, que nos interprètes
appelaient gorilles[29]. Nous ne pûmes attraper les hommes ; ils s'enfuirent dans les montagnes, et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes,
nous en prîmes trois, qui mordirent ou égratignèrent leurs conducteurs, et ne voulurent pas les suivre. Nous les tuâmes pour en avoir la peau, que nous
rapportâmes à Carthage[30].
Le gorille, qui fut vraisemblablement le motif des fables les plus étranges de l'antiquité[31], est un énorme singe d'une force musculaire au moins égale à
celle du lion. Ce féroce omnivore est, comme l'éléphant et l'hippopotame, l'un des derniers représentants de ces créations paléontologiques, aux
proportions gigantesques, qui peuplaient le globe durant la période antéhistorique[32].
D'intrépides voyageurs ont, tout récemment, retrouvé le gorille[33]. Or où voit-on aujourd'hui ce quadrumane géant ? Au Gabon. On sait d'ailleurs que la
faune d'une région terrestre ne se modifie que sous la main de l'homme, ou l'influence de quelque grande révolution géologique. Le continent africain ne
semble pas avoir été le théâtre de bouleversements récents, et les nègres se gardent bien de traquer le gorille. On peut en induire que ce grand singe n'a
point changé de latitude, et qu'au temps du périple il habitait, comme aujourd'hui, le Gabon. Hannon ne se serait donc pas arrêté aux îles Sherboro,
comme le veut M. Müller, et l'on peut admettre qu'il est allé jusqu'à la zone équatoriale.
Quoi qu'il en soit, au moment même où l'illustre navigateur doublait le cap Spartel, d'autres voiles carthaginoises couvraient le détroit de Gibraltar et
rangeaient les côtes occidentales de l'Espagne. C'était une seconde expédition, confiée par le sénat à un autre fils d'Amilcar[34]. Jusqu'au détroit, Imilcon
avait navigué de conserve avec son frère. Là il se sépara de lui, et alla déposer des Liby-Phéniciens dans les Algarves, depuis l'embouchure de la
Guadiana jusqu'au cap Saint-Vincent. Cette mission politique était, comme celle d'Hannon, doublée d'instructions afférentes à un voyage de découvertes.
Les navires d'Imilcon mouillèrent les côtes d'Espagne et de France, les îles Britanniques et peut-être le Jutland méridional[35]. La relation de cette longue
navigation côtière, qui n'est point venue jusqu'à nous, semble avoir inspiré le poème géographique d'Avienus[36]. Un passage de l’Ora maritima
détermine nettement la limite extrême des reconnaissances faites par Imilcon : On met deux jours, y est-il dit, pour aller en bateau des îles Œstrymnides à
l'île Sacrée, comme on l'appelait jadis, et qui sert de demeure au peuple des Hiberniens. L'île des Albions se trouve à côté. On ne saurait s'y méprendre :
le sinus Œstrymnicus, c'est le canal Saint-Georges ; les îles Œstrymnides, ce sont les Sorlingues.
Telles étaient les grandes entreprises de Carthage, au Ve siècle avant notre ère. La République suivait, dans le cours de ces conquêtes, une politique fort
sage, et montrait une modération basée sur la convenance de ne pas occuper plus de territoire qu'elle n'en pouvait garder d'une manière facile et sûre.
Dans cet ordre d'idées, elle faisait peu de cas des continents, dont elle ne prenait, çà et là, que quelques points. En Libye, elle restreignit son domaine à
l'Afrique propre, et n'eut jamais que des comptoirs fortifiés sur le reste des côtes occidentale et septentrionale de la terre africaine. De même, en Espagne,
elle ne créa d'abord que des établissements commerciaux, et ce ne fut qu'au temps des guerres puniques qu'elle en vint à méditer la conquête du pays.
Carthage semblait avoir conscience de son peu de succès dans l'art de gouverner les peuples, et comprendre qu'une métropole ne peut, même à l'aide
d'une marine puissante, maintenir dans le devoir des continents qui, se suffisant à eux-mêmes, ferment leurs ports ou les laissent tranquillement
bloquer[37].
En revanche, la République tenait beaucoup à la possession des îles, la plus avantageuse de toutes pour un peuple navigateur.
Outre la Sicile, la Sardaigne et la Corse, elle colonisa de bonne heure Lipari, Malte, dont elle fit le siège de ses grands établissements industriels ; les
Kerkeney, dont l'une devait un jour donner asile au grand Annibal ; les Canaries, les îles du Cap-Vert, peut-être l'archipel des Açores, dernier vestige de
cette Atlantide, où, suivant Platon, les descendants de Neptune régnèrent durant neuf mille ans. De ces îles des Açores et du Cap-Vert, sommets
supérieurs d'un continent sans doute englouti lors du soulèvement des Pyrénées et de la rupture qui donna naissance au détroit de Gibraltar ; de ces îles la
distance aux Antilles n'est pas considérable, et quelques esprits sérieux ont hasardé l'hypothèse de la découverte de l'Amérique par les Carthaginois. On
prétend même avoir trouvé des débris puniques dans une forêt des environs de Boston[38].
Mais il est sans doute téméraire de porter aussi loin les limites de Carthage, et de se laisser aller à des affirmations que n'autorise pas l'état actuel de la
science. On peut encore, sans sortir du champ des certitudes historiques, proclamer hautement que, au temps de sa splendeur, l'empire carthaginois avait
des proportions et une puissance supérieures à celles de nos plus grands Etats modernes.
Les Grecs de Cyrène contenus, l'Egypte menacée et Thèbes presque détruite, l'intérieur de l'Afrique parcouru, l'Espagne et la Gaule tournées, le Sénégal
reconnu, les Canaries découvertes, l'Amérique peut-être pressentie, et annoncée à Christophe Colomb par cette statue de l'île de Madère qui, du bras
étendu, montrait l'occident : voilà ce que fit l'humble colonie déposée par Tyr au pied du Beau Promontoire[39].

[1] Malchus, alias Malcus ou Maleus, ne semble pas être un nom propre, mais plutôt une corruption du mot melek, roi.
[2] Justin, XVIII, VII.
[3] Justin, XVIII, VII.
[4] Strabon.
[5] Justin, XIX, I.
[6] Aujourd'hui encore, dans les Qs'our du sud de l'Algérie, on rencontre plus d'une famille cynophage. Les malheureux slâg (pl. de slougni) destinés à assouvir ces appétits étranges vivent en prison dans des
silos, où on les engraisse avec des dattes. Ces tristes Qs'ouriens seraient-ils les derniers représentants de la race carthaginoise ? Lucain et Ausone disent que les Carthaginois considéraient la chair de chien
comme la meilleure de toutes les substances alimentaires.
[7] Justin, XVIII, VII ; XIX, I.
Le grand homme dont il est ici question s'appelait, au dire d'Hérodote, Hannon et non point Magon. Saint Jean Chrysostome l'appelle aussi Hannon (Orat. V, 1.)
Cicéron parle de ses richesses (Tusculanes, V, XXXII.) — Pline (VIII, XXXVI) dit que, le premier, il sut apprivoiser des lions ; qu'il cherchait à s'emparer du pouvoir souverain, et avait appris à des oiseaux à
le saluer du titre de roi. Magon, ou mieux Mak'on, n'est pas un nom carthaginois, mais seulement un surnom rappelant de glorieux exploits. Hannon avait été dit Magon, c'est-à-dire vainqueur des Makes, ou
mieux, des Imazir'en.
[8] Nous supputons le temps avant l'ère chrétienne et non à partir de la fondation de Rome. Du reste, on passe très-simplement d'un système à l'autre, à l'aide de la formule : C - R = 754 (C désignant le
millésime avant l'ère chrétienne, et R le temps compté à partir de la fondation de Rome).
[9] Voyez ce texte dans l'ouvrage de M. A. E. Egger, Latini sermonis vetustiores reliquiæ selectæ, Paris, 1843, p. 370, appendix. — Le traité fut signé sous le consulat de J. Brutus et de L. Collatinus (alias
Marcus Horatius), immédiatement après l'expulsion des Tarquins de Rome, et vingt-huit ans avant l'irruption des armées de Xerxès en Grèce.
[10] Polybe, III, XXII.
[11] Polybe, III, XXIII.
[12] Les Lotophages et les Nasamons rendaient aux Carthaginois les mêmes services que les Arabes Nabathéens aux gens de Tyr. Les Nasamons surtout étaient d'intrépides s'oaouàga (conducteurs de
chameaux).
[13] Guerre de Jugurtha.
[14] Valère-Maxime, V, VI, 4.
[15] Voyez la dissertation de M. C. Müller (t. I de la collection des Petits Géographes grecs) : Stadiasmus maris Magni.
[16] Strabon prend l'Εύφραντάς ωύργος (turris Euphrantas, aujourd'hui Kasr) pour limite orientale de l'empire carthaginois.
[17] Justin, XVIII, VII.
[18] Justin, XIX, I.
[19] Justin, XVIII, VII.
[20] Justin, XIX, I.
[21] Justin, XIX, II.
[22] Pline, V, I ; II, LXVII.
[23] Voyez, sur le périple d'Hannon : Hérodote, IV, CXCV et CXCVI ; — Scylax, passim ; — Pline, II, LXVII, et V, I ; — Pomponius Mela, III, IX ; — Arrien, Ind., XLIII, II ; — Bochart, Géogr. sacrée, t.
I, p. 33 ; — Campomanes, Antiquidad maritima de Cartago ; — Dodwell, Dissertatio prima in Geogr. min., t. I ; — Bougainville, Mémoire sur les découvertes d'Hannon ; — Gosselin, Recherches sur la
géographie des anciens, t. I ; — Rennel, Geography of Herodotus ; — Heeren, Idées sur la politique et le commerce des peuples de l'antiquité, t. IV ; — C. Müller, édition des Petits Géographes grecs, t. I.
[24] Une inscription commémorative, placée dans l'un des temples de Carthage, en rappelait les faits principaux. Cette inscription était sans doute en langue punique. Nous n'en avons que la traduction, due à
quelque voyageur grec qui visita le temple.
[25] Pline, V, I, 13.
La vigne ne croit pas naturellement en Afrique ; elle a dû y être importée par l'Hercule phénicien, comme elle le fut de nouveau par les Portugais du XVe siècle.
[26] Pline, XIX, XXII.
[27] Strabon, XVII.
[28] Voyez les excellentes notes de M. C Müller dans l'édition des Petits Géographes grecs, t. I.
[29] Les nègres appellent encore le gorille tooralla. Γορίλλα n'est peut-être que le mot τοράλλα défiguré.
[30] Pline, VI, XXXVI.
[31] En général les femelles des espèces quadrumanes sont plus faciles à prendre que les mâles. Comme les compagnons d'Hannon n'avaient pu saisir que des guenons, les commentateurs du temps arrivèrent,
sans trop d'efforts d'imagination, au conte de la fécondation spontanée des gorgones. Pomponius Mela, III, IX.
[32] Voyez les fragments ostéologiques réunis au musée impérial de Saint-Germain.
[33] Lisez principalement les émouvantes descriptions de M. Du Chaillu.
[34] Pline, II, LXVII.
[35] Voyez à ce sujet Mueller, Dissertation sur les cornes d'or de Tondern, Copenhague, 1805.
[36] Scylax mentionne aussi les comptoirs carthaginois situés en Europe au delà du détroit.
[37] C'est ce que devait prouver plus tard la guerre de l'indépendance des États-Unis d'Amérique.
[38] Cantu, Histoire universelle.
[39] M. Duruy, Histoire romaine, t. I. p. 344-345.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE VI. — LUTTES DE CARTHAGE ET DE SYRACUSE.

Les antiques annales de Carthage, résumées au chapitre précédent, ont nettement accusé les instincts dominateurs de la République naissante. Cette
première période historique devait être close vers la fin du Ve siècle, à l'heure où, s’étant développée en sens divers, Carthage arrive à l'apogée de sa
puissance. Une deuxième période, qu'il convient d'ouvrir au commencement du IVe siècle, comprendra l'histoire de ses luttes avec Syracuse, depuis le
premier traité consenti entre Imilcon et Denys l'Ancien (404) jusqu'au commencement des guerres puniques (264).
Durant cet intervalle, la politique carthaginoise va poursuivre la conquête de la Sicile, avec une persistance, une énergie dont les nations modernes
semblent avoir oublié les errements. Elle approchera plusieurs fois du but, mais sans jamais l'atteindre, car elle est en face d'une rivale au génie ardent et
fier, une fille de Corinthe, qui, elle aussi, aspire à l'entière possession de l'île. Une pensée unique et constante se trahit dans tous les actes politiques de
Denys l'Ancien et de ses successeurs, celle de rejeter à jamais les Carthaginois du territoire sicilien, d'annexer celui-ci à la Grande-Grèce, de faire, enfin,
de Syracuse la capitale d'un royaume des Deux-Siciles.
Quatre grands noms historiques jalonnent cette période et, projetant une vive lumière sur la suite assez compliquée des événements, permettent d'en
suivre les méandres. Ce sont ceux de Denys l'Ancien, de Timoléon, d'Agathocle et de Pyrrhus.
Denys l'Ancien n'avait signé le traité de 404 que dans le but de gagner du temps pour se préparer à la guerre. Dès que ses armements furent terminés, et
qu'il se crut en mesure d'entrer en campagne, il dénonça l'armistice par un grand attentat contre le droit des gens, qu'on pourrait, par analogie, flétrir du
nom de Vêpres Siciliennes. La personne et les biens de tous les Carthaginois de Syracuse furent livrés à la fureur du peuple ; et cet odieux exemple fut
immédiatement suivi dans toutes les autres villes ou bourgs de quelque importance. La prise de Motya par Denys (397) démontra bientôt que le crime
n'était, à ses yeux, qu'une forme de déclaration de guerre.
Cette nouvelle jeta la consternation dans Carthage, et y éteignit la joie publique qui s'était manifestée à l'occasion des heureuses expéditions dirigées vers
la Grande-Bretagne, et de la conquête définitive de la Corse (400). Pour comble de malheur, en ce moment, des quarantaines sévères n'avaient pas garanti
la ville des effets d'une épidémie terrible, et le typhus, importé par des navires siciliens, y sévissait avec intensité.
Le gouvernement de la République, qui avait à venger ses nationaux, dirigea sur la Sicile des forces considérables, qu'Ephore évalue à 300.000 hommes
d'infanterie et 4.000 chevaux, 300 navires de guerre et 600 transports. Timée réduit à 100.000 le nombre total des combattants, et ce chiffre paraît encore
énorme. L'empereur Napoléon Ier ne croyait pas à ces prodigieux effectifs des armées carthaginoises opérant en Sicile : Tant de troupes, dit-il[1], eussent
été inutiles dans une aussi petite entreprise, et si Carthage eût pu en réunir autant, on en eût vu bien davantage dans l'expédition d'Annibal, qui était d'une
bien autre importance, et qui pourtant n'avait pas au delà de 40 à 50.000 hommes.
Ces forces de terre et de mer étaient placées sous le commandement du soff'ète Imilcon. L'habile général recouvre bientôt Motya, prend Messine, Catane,
et marche sur Syracuse, dont il forme le siège (396-395). Mais la défense de la place est solidement organisée, et l'armée assaillante doit céder aux efforts
d'une intangible armée de secours. C'est l'épouvantable typhus qui revient encore à la charge. Les forces carthaginoises, déjà fort décimées, sont cette
fois anéanties.
Mais Carthage veille au salut de son empire. Elle refait vite son armée de Sicile, et Magon, qui la commande, obtient quelques succès, aboutissant à un
nouveau traité consenti par Denys (395). La signature du tyran de Syracuse n'a malheureusement point de valeur, et ne saurait être un gage de conventions
durables. Effectivement, Denys l'Ancien reprend brusquement les hostilités, et, vainqueur à Cabala (383), il déclare qu'il ne posera les armes qu'après que
les Carthaginois auront évacué toute la Sicile.
Magon avait péri à Cabala. Son fils, qui se nommait aussi Magon, répara les désastres de cette journée, reprit toutes les places perdues, et sut contenir
Denys dans les limites prévues par les traités de 404 et de 395. Enfin la mort du tyran, survenue en 368, délivra Carthage de ses plus sérieuses
inquiétudes. La guerre qui, depuis trente ans, désolait la Sicile était restée sans résultats pour chacun des adversaires en présence. Aucun des deux ne se
croyait encore assez fort pour renverser l'autre, et cette situation les ramena au statu quo de 404. Les limites précédemment admises furent de nouveau
posées entre les territoires de Carthage et de Syracuse.
Cependant une étoile brillante montait à l'horizon du monde politique : l'astre de Rome grandissait de jour en jour, et les yeux de Carthage en étaient
désagréablement éblouis. Celle-ci crut urgent de couper court aux prétentions d'une jeune République dont l'esprit de conquête venait de se révéler. Les
deux futures rivales entrèrent en conférence, et un nouveau traité intervint entre elles (347). Voici les dispositions principales de cet acte important, dont
Polybe[2] nous a conservé le texte :
Il y aura amitié entre les Romains et les alliés des Romains, d'une part, et le peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Itykéens (gens d'Utique), et les alliés
de ceux-ci, d'autre part.
Au delà du Beau Promontoire, de Mastia, de Tarseion, les Romains ne pourront faire ni pillage, ni commerce, ni créer d'établissements.
Si les Carthaginois prennent quelque ville du Latium indépendante des Romains, ils garderont le butin et les prisonniers, mais rendront la ville. Si des
Carthaginois font prisonniers des gens qui ont des traités de paix avec les Romains, sans être néanmoins leurs sujets, ils n'auront point le droit de les
conduire dans les ports romains : s'il en est introduit quelqu'un, tout Romain peut le prendre et le rendre à la liberté. La même obligation sera imposée
aux Romains.
Si dans un pays soumis à Carthage un Romain fait de l'eau ou prend des provisions, ce ravitaillement ne pourra lui servir à rien entreprendre contre ceux
qui ont paix et amitié avec les Carthaginois. Les Carthaginois seront soumis aux mêmes lois. En cas d'infraction à ces stipulations expresses, on ne se
fera pas justice soi-même, et les nationaux seront responsables du dommage.
En Sardaigne et en Afrique, nul Romain ne pourra commercer, ni former d'établissement, sinon pour prendre des provisions ou radouber son vaisseau. Si
la tempête l'y porte, il en repartira dans les cinq jours. Dans la Sicile soumise aux Carthaginois et à Carthage, il fera et agira comme il appartient à tout
citoyen. Le Carthaginois, de son côté, fera de même à Rome.
Les clauses de ce traité montrent bien la jalouse Carthage en garde contre le génie de Rome, ambitieux et envahissant. Les principes qu'elle parvient à
faire prévaloir, lors de celte révision du code international, comportent, à l'égard de sa rivale, des mesures encore plus restrictives que celles qui avaient
été prévues en l'acte précité de l'an 509. Alors, il n'était question que du Beau Promontoire. C'était l'unique limite au delà de laquelle l'accès de l'Afrique
était interdit aux Romains. En 347, il est encore d'autres bornes. Les points de Mastia et de Tarseion[3] sont expressément mentionnés, et la prohibition
s'étend vers l'occident. Depuis cent cinquante ans et plus, il était défendu à Rome de commercer en Sardaigne et d'exploiter la Méditerranée au delà du
canal de Malte. Une nouvelle zone maritime va encore lui être interdite ; une ligne fictive est tendue, comme une estacade, de l'embouchure du Ghelef
(Gheliff) à Carthagène, et, à l'ouest de cette ligne douanière, les eaux, comme si elles étaient purement carthaginoises, ne pourront plus être pratiquées par
les Romains. Leur pavillon ne sera plus toléré que sur la côte septentrionale d'Afrique, entre Mostaganem et Tunis, et les échanges ne se feront que dans
des comptoirs carthaginois. Telles étaient les théories économiques qui servaient alors à réglementer le marché du monde occidental. Rome, simple
puissance de second ordre, doit en subir toutes les applications, mais il est facile de prévoir que de telles servitudes commerciales feront naître, tôt ou
tard, un long et terrible conflit.
Après la mort de Denys l'Ancien, Syracuse fut violemment agitée par les excès de Denys le Jeune, et, à la faveur de ces troubles, Carthage, toujours
ardente en ses convoitises, put jeter en Sicile un corps de 60.000 hommes, commandé par Magon (352). Aussitôt les partis qui déchiraient la ville
demandèrent aide et assistance, l'un au tyran de Leontium, l'autre à la République de Corinthe. La métropole entendit la voix des patriotes, et leur envoya
sans retard Timoléon pour organiser et diriger leur défense nationale.
Le Grec Timoléon, l'un des plus habiles généraux du temps, ayant pris pied en Sicile, à l'insu des Carthaginois, commença par écraser l'armée léontine, et
s'empara d'une partie de Syracuse.
La situation de cette ville était alors singulière. Icetas, tyran de Leontium, tenait la ville proprement dite ; Denys était maître de la citadelle, et les
Carthaginois gardaient le port, qu'Icetas leur avait livré. La désertion des mercenaires grecs de Magon fit bientôt tomber toute la ville aux mains de
Timoléon, et le général carthaginois dut se rembarquer précipitamment.
Mais la République n'abandonnait pas ainsi des projets conçus de longue date et mûrement élaborés. Les sénateurs s'assemblent en conseil de guerre,
condamnent au supplice de la croix le timide Magon, et dirigent sur Lilybée un nouveau corps de 70.000 hommes.
Cette armée, sous les ordres d'Amilcar et d'Annibal, est malheureusement battue par Timoléon, qui défend la ligne de la Crimise (340), et Carthage n'a
plus qu'à demander la paix. Timoléon, qui signe le traité (338), emporte à Corinthe la gloire d'avoir vaincu la fille de Tyr.
En ce moment la situation de la République était peu brillante. Un nouvel orage, qui se formait en Orient, menaçait de fondre sur elle, et déjà le
gouvernement tremblait des premiers accès de cette fièvre qui l'avait saisi lors des grands bouleversements politiques dus aux invasions de Salmanasar,
de Nabuchodonosor, des Scythes, de Cyrus, de Cambyse, de Darius. Cette fois, ce n'était plus un conquérant asiatique qui agitait ainsi le monde, c'était
un Grec. C'était Alexandre, qui, après avoir ruiné Tyr, se proposait d'écraser Carthage. Cet homme extraordinaire, qui venait de remuer si profondément
le monde de la vieille Asie, voulait aussi changer les destinées de l'Occident[4]. Syracuse pouvait-elle rêver un allié plus puissant que ce fondateur de
grands empires ? Non sans doute, et les angoisses de Carthage étaient très-légitimes. Par bonheur, la foudre, prête à tomber, s'éteignit subitement à
Babylone ; et la République oublia ses terreurs.
Cependant ses inquiétudes renaissaient aux étranges événements qui venaient d'avoir pour scène la ville même de Syracuse. Un échappé de lupanar,
Agathocle, était arrivé au pouvoir, grâce à la faveur du soff'ète Amilcar (319). Mais le gouvernement carthaginois avait énergiquement désavoué le
soff'ète et refusé de reconnaître la souveraineté de sa créature. Les relations diplomatiques furent bientôt interrompues entre Carthage et Syracuse, et les
hostilités suivirent. Battu près d'Himère par Amilcar, fils de Giscon, assiégé dans sa capitale et réduit aux plus dures extrémités, le célèbre Agathocle
conçut le projet inouï d'opérer une descente en Afrique (310) : trait de génie politique et militaire, qui glaça ses ennemis d'épouvante et lui valut les
louanges de toute l'antiquité. Le grand Annibal avait sans doute présent à l'esprit le souvenir de ce Grec, lorsque, un siècle plus tard, il allait opérer en
Italie la plus violente des diversions.
Le célèbre aventurier, bloqué dans Syracuse, coupe la ligne d'embossage et s'échappe avec une flotte de 60 voiles. L'escadre carthaginoise lui donne
inutilement la chasse ; il la gagne au vent. Ses troupes de débarquement touchent au cap Bon, sur la côte orientale du golfe de Tunis (3og). Là ce chef
intrépide brûle ses vaisseaux. C'était imposer la victoire à tous ceux qui suivaient sa fortune, et l'événement récompensa l'audace. A peine débarqué,
Agathocle obtient d'incroyables succès. Il prend Megalopolis, Neapolis, Adrumète, Thapsus, Utique, Hippo-Diarrhyte, en tout plus de deux cents villes.
Il gagne à sa cause les alliés et les sujets de Carthage, culbute les armées d'Hannon et de Bomilcar, et vient camper sous Tunis. Carthage court les plus
sérieux dangers. Durant quatre ans, Agathocle et ses deux fils, Héraclite et Archagathe, parcourent en tous sens et ravagent le territoire carthaginois, et,
pendant ce temps, Antandros, frère d'Agathocle, commande la place de Syracuse, devant laquelle il tient en respect les assiégeants.
L'empire carthaginois, sur le point de périr, ne dut alors son salut qu'au bon état de ses finances. Trois grandes armées furent levées simultanément, pour
opérer sur le littoral, à l'intérieur et dans le sud. Dès lors, les forces des Siciliens se divisèrent, Carthage fut débloquée, et les Africains, frappés du
spectacle imposant de tant de corps de troupes tenant à la fois la campagne, se prirent à regretter d'avoir embrassé le parti d'Agathocle.
L'aventurier grec se sentit perdu. Il abandonna son armée, s'enfuit à Syracuse, et son étonnante expédition eut pour dénouement le supplice de ses deux
fils (306). L'année suivante, un traité, intervenu entre Agathocle et les Carthaginois, rétablit les possessions des deux parties belligérantes en l'état où elles
se trouvaient avant la guerre, et la paix se continua jusqu'à la mort d'Agathocle, qui arriva en 289.
Quelle avait été l'attitude de Rome pendant cette guerre d'Agathocle, qui avait mis Carthage à deux doigts de sa perte ? On ne saurait la préciser. Un
traité, qui malheureusement ne nous est point parvenu, était conclu entre les deux Républiques, au moment même (306) où la guerre d'Afrique allait
finir[5]. Mais quelles pouvaient en être les clauses ? Elles étaient sans doute empreintes d'un grand esprit de conciliation de la part de Carthage.
L'affaiblissement de cette puissance, la nécessité où elle se trouvait alors de contracter des alliances durables, les articles mêmes du quatrième traité,
conclu vingt-neuf ans plus tard, tout permet de le supposer.
Alexandre le Grand n'était plus, mais l'un de ses successeurs et cousins rêvait à son tour la conquête de l'Occident : c'était Pyrrhus. Infatigable aventurier,
aimant la guerre pour la guerre, cet intrépide Epirote avait déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi et abandonné la Macédoine. Las de
guerroyer en Grèce, il venait de jeter en Italie une petite armée de 25.000 hommes, avec vingt éléphants (277).
C'est à cette date qu'il faut rapporter le quatrième traité conclu par les deux Républiques, romaine et carthaginoise. Le dernier traité qu'elles signèrent, dit
Polybe[6], remonte à l'époque où Pyrrhus descendit en Italie, quelque temps avant la guerre de Sicile. Dans cet acte, toutes les clauses antérieures sont
respectées. On y ajoute seulement quelques conditions nouvelles. Si l'une ou l'autre République (y est-il dit) fait par écrit alliance avec Pyrrhus, elle devra
stipuler que les deux puissances contractantes auront le droit de se prêter mutuellement secours, en cas d'invasion étrangère. Les Carthaginois fourniront
la flotte et les transports, mais la solde sera payée par chaque République à ses soldats. Les Carthaginois prêteront assistance aux Romains, même sur
mer, s'il est utile. Les équipages ne seront pas contraints de quitter leurs bords contre leur gré.
Ainsi donc, alarmée des progrès de Pyrrhus menaçant ses possessions siciliennes, Carthage révise ses anciens traités avec Rome, et les fait suivre d'un
article additionnel, comportant une alliance offensive et défensive ; clause imprudente, qui donnait implicitement à Rome acte de son importance
politique dans le monde occidental.
Dès que l'armée molosse eut pris pied en Italie, Carthage, fidèle à ses engagements, envoya au secours de Rome une flotte de 130 voiles, commandée par
Magon. Mais le sénat romain, craignant sans doute qu'elle ne profitât de l'occasion pour prendre pied en Italie, la remercia de ses offres de service. La
République, dit-il fièrement, n'entreprend d'autres guerres que celles qu'elle peut soutenir avec ses propres forces[7] ; réponse arrogante, dont le ton
dénote bien la position que Rome entendait déjà prendre et garder à l'égard de Carthage.
On connaît l'histoire de Pyrrhus. Après avoir fait trembler l'Italie, il envahit la Sicile et en fit rapidement la conquête. Les Carthaginois n'y eurent bientôt
plus que la seule place de Lilybée, et encore fut-elle assiégée. Heureusement pour eux, le roi soldat, aussi inconstant que brave, quitta la Sicile, comme il
avait abandonné l'Italie. Mais sa politique frivole n'enlevait rien à sa clairvoyance : il prédit que la civilisation carthaginoise viendrait, comme celle de la
Grèce, expirer aux pieds de la civilisation romaine. Oh ! disait-il, en quittant la Sicile, le beau champ de bataille que nous laissons aux Carthaginois et
aux Romains ![8] En effet, la lutte y était imminente.
Rome, dit Polybe[9], voyait les Carthaginois régner en maîtres sur une grande partie de l'Afrique, de l'Espagne ; disposer de toutes les îles répandues dans
les mers de Sardaigne et de Tyrrhénie. Elle craignait que. une fois la Sicile en leur pouvoir, ils ne devinssent de redoutables voisins, qui tiendraient Rome
cernée de toutes parts, et menaceraient l'Italie entière.
Durant cette période d'un siècle et demi, remplie par les luttes de Carthage et de Syracuse, l'Afrique ne demeura point spectatrice impassible des
événements. Loin de là : la République n'était pas toujours heureuse en Sicile, et à chaque échec subi par elle correspondait une insurrection partielle ou
totale des populations thimazir'in.
Au moment où le typhus détruit l'armée victorieuse de Magon, la Bysacène soulevée (395) se précipite en armes jusque sous les murs de Byrsa, et la ville
ne doit son salut qu'à la famine qui disperse les rebelles. Après le désastre de Cabala (383), une cruelle épidémie désole le territoire de Carthage ; les
Libyens en profitent aussitôt pour tenter une levée de boucliers, et c'est à grand'peine que le gouvernement les fait rentrer dans le devoir. Enfin, lorsque
Agathocle opère sa descente en Afrique (309), les sujets et les alliés de Carthage s'empressent à l'envi de grossir les bandes des envahisseurs siciliens. Ces
dispositions constantes des populations du continent africain permettent de juger la politique intérieure de cette République avide, qui ne sut jamais se
faire aimer de ses sujets. Des vexations de toute espèce entretenaient la haine des indigènes, et, en toute occasion, au moindre signal, le drapeau de
l'indépendance flottait sur toutes les cimes de l'Atlas.
Les guerres de Sicile, dont nous venons de résumer l'histoire, offrirent d'ailleurs à la République l'avantage d'apporter une utile diversion aux
fermentations intérieures. Comme sa turbulente métropole, Carthage était sans cesse déchirée par des partis violents ; une âpre démocratie y battait
régulièrement en brèche une aristocratie jalouse de ses privilèges, et cet ardent antagonisme ne s'éteignait parfois qu'au souffle d'un commun sentiment
de haine. Le fantôme de la monarchie absolue, toujours présent au cœur des Carthaginois, savait seul apaiser leurs fureurs. Etranges inconséquences du
raisonnement des hommes ! Cette forme de gouvernement était peut-être la seule qui pût sauver la fille de Tyr.
L'illustration de la famille de Magon le Grand avait vivement alarmé la République, et de ses folles terreurs était née l'institution de la γερουσία, espèce
d'inquisition d'Etat, qui, plus tard, eut pour similaire le fameux conseil des Dix de Venise. Malgré cela, une révolution monarchique était toujours
imminente à Carthage, et chaque échec de l'armée y suscitait de grandes agitations. Lorsque Timoléon remportait sa victoire de la Crimise (340), le riche
Hannon tentait de s'emparer du pouvoir souverain. Au lendemain de la descente d'Agathocle en Afrique (308), Bomilcar essayait encore de renverser le
gouvernement oligarchique, et il y eût réussi sans doute, s'il avait voulu faire cause commune avec les Grecs de Syracuse ou de Cyrène. Mais une
antipathie profonde séparait les Carthaginois de leurs voisins de race hellénique, et toute alliance entre eux était impossible. Le génie de la Grèce et celui
de Carthage ne devaient même point s'allier au jour de la ruine, ce jour où l'incendie de Corinthe et le feu de la Byrsa, tous deux allumés par Rome,
projetaient des reflets de sang sur les flots bleus de la Méditerranée.

[1] Mémorial de Sainte-Hélène (6 novembre 1815).— Le projet de descente en Angleterre, si mûrement étudié par l'empereur Napoléon, et qu'on peut
qualifier d'entreprise colossale, ne comportait cependant qu'un effectif de 132.000 hommes et 15.000 chevaux.
[2] Polybe, III, XXIV. (Voyez le texte grec dans l'ouvrage de M. Egger : Latini sermonis vetustiores reliquiæ selectæ, appendix, p. 370-371.) — Suivant P.
Orose, ce deuxième traité aurait été consenti l'an 402 de Rome, soit 352 avant Jésus-Christ. C'est la date qu'adoptent MM. Dureau de la Malle et d'Avezac.
M. Egger (loco cit., p. 370) propose 346, et M. Duruy, 347. Nous nous rallions nettement à cette dernière opinion, incontestablement plausible. En effet, le
traité dont il est ici question est celui que Tite-Live (VII, XXVII) et Diodore (XVI, LXXIX) rapportent à l'an de Rome 407, sous le consulat de Valerius
Corvus et de M. Popilius Lœnas. Or 754 - 407 = 347.
[3] Mastia, probablement Murustagu (Mostaganem). — Tarseion, dénomination générique de tous les ports de la côte méridionale d'Espagne, à l'ouest de
Carthagène.
[4] Arrien, Exp. Alex., VII, I. — Tite-Live, VIII, XVII et XIX.
[5] Tite-Live, IX, XLIII.
[6] Polybe, III, XXV.
[7] Valère-Maxime, III, VII, 10.
[8] Plutarque, Vie de Pyrrhus.
[9] Polybe, I, X.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE VII. — PREMIÈRES SCÈNES DU DRAME PUNIQUE.

Les événements dont le récit va suivre se développent sous les proportions les plus imposantes. Deux Républiques qu'unissent d'anciens traités de
commerce, deux grandes puissances, aigries par une rivalité sans cesse renaissante, en viennent à penser tout haut que leur coexistence est désormais
impossible, et, sous l'empire de cette idée, commencent une lutte à outrance, dont l'issue doit fixer à jamais les destinées du monde occidental. Carthage
possède d'immenses richesses, une marine admirable, une excellente cavalerie, un grand troupeau d'éléphants de guerre. Rome, gouvernée par son sénat
austère, n'a pour citoyens que des hommes d'une rare énergie, guidés par un sens politique extraordinaire, et paraît justement fière de son armée
nationale, aguerrie par deux cents ans de victoires. Les deux nations vont donc appliquer à la défense de leur cause des forces bien différentes et de
direction et d'intensité.
On a donné le nom de guerres puniques aux phases de cette lutte séculaire[1]. Ce sont les trois reprises d'un duel à mort, les trois actes d'un grand
drame[2] ayant pour dénouement l'anéantissement de Carthage. Les dernières opérations de la première guerre sont dirigées par le glorieux père
d'Annibal, et c'est Annibal lui-même qui frappe tous les grands coups de la deuxième.
Lors de la descente de Pyrrhus en Italie, il s'était manifesté, entre les gouvernements de Carthage et de Rome, des signes non équivoques de
refroidissement ; mais leurs relations n'avaient cependant pas été troublées. Les deux rivales s'observaient en silence, attendant l'occasion de se prendre
corps à corps, mais n'osant, ni l'une ni l'autre, assumer l'odieux de l'agression. Un événement imprévu amena brusquement la rupture, ainsi qu'il advient
d'ordinaire quand les dissentiments internationaux sont parvenus à maturité.
Sous le règne d'Agathocle, des aventuriers campaniens s'étaient traîtreusement emparés de la place de Messine, et y commettaient depuis lors toute sorte
d'excès et de violences. Ils avaient pris le nom de Mamertins[3]. A leur exemple, une légion romaine, également recrutée en Campanie, avait fait subir le
même sort à la ville de Rhegium (Reggio). Soutenus par ces honnêtes frères, les Mamertins en étaient venus à inquiéter sérieusement les Carthaginois et
les Syracusains, qui se partageaient alors le territoire de la Sicile.
Une fois délivrée de Pyrrhus, Rome s'était empressée de châtier la perfide légion qui tyrannisait Rhegium, et le sénat avait rendu la ville à ses légitimes
possesseurs. Isolés dès lors et sans appui sur le continent, ne se sentant plus assez forts pour résister longtemps à Syracuse, les brigands de Messine se
mirent en quête d'un puissant patronage. Mais, comme il arrive presque toujours aux multitudes livrées à elles-mêmes, la division se mit entre eux : les
uns livrèrent l'acropole aux Carthaginois, l'autre parti offrit bravement les clefs de la place aux Romains.
Le sénat de Rome eut de longues et honorables hésitations avant de décréter l'envoi d'un secours aux dignes émules des gens de Rhegium. Cependant
était-il possible d'abandonner à Carthage une place aussi voisine de l'Italie ? Les consuls ne le pensaient pas. Ils manifestèrent hautement leur sentiment à
cet égard, et convoquèrent le peuple au Forum. La soumission de la Sicile aux lois de Carthage n'était pas douteuse, dit Polybe[4], si les Mamertins ne
recevaient pas de secours. Etablis à Messine, les Carthaginois, déjà forts de leurs nombreuses possessions dans l'île, n'eussent pas manqué de s'emparer
de Syracuse. Pleins de ces tristes pressentiments, et comprenant de quelle importance il était pour eux de ne pas laisser les Carthaginois se servir de
Messine comme de la culée d'un pont destiné à leur descente en Italie, les Romains délibérèrent longtemps sur cette affaire... Après un long tumulte, la
discussion fut close, et le peuple vota. Cette fois encore, la raison politique fit taire tous les scrupules, et, à la majorité des suffrages, on déclara prendre
fait et cause pour les Mamertins. Quelque coupable que fût l'égarement de ces Campaniens, il était impossible, disait-on bien haut, de leur refuser le nom
d'Italiotes, et de répudier le principe des nationalités.
Chez les Romains, les décisions prises appelaient invariablement une mise à exécution rapide. Le consul Appius Claudius, qui venait de peser de toutes
ses convictions sur l'expression des votes populaires, se mit immédiatement en mesure de franchir le détroit. On donne ordinairement à ce consul le
surnom de Caudex, parce que ses armements consistèrent, suivant la plupart des historiens, en chalands, gabares ou radeaux[5], employés au transport des
légions. Mais Polybe, dont l'autorité n'est jamais contestable, rapporte que les Romains opérèrent leur passage à bord de navires empruntés par eux aux
ports d'Elée, de Naples, de Locres et de Tarente[6]. Ces pentecontores[7] purent sans doute prendre à la remorque quelques embarcations romaines, dont
aucune alors n'était pontée, et l'idée de cet emploi d'une flottille de remorqueurs a pu valoir à Appius le surnom dont il s'est honoré.
Le débarquement s'effectua sans accidents, et le consul, dont l'entreprise pouvait alors passer pour audacieuse, réussit à jeter toutes ses forces dans
Messine (264). Aussitôt Syracusains et Carthaginois viennent bloquer la place ; mais l'armée consulaire exécute deux sorties vigoureuses, culbute
l'ennemi et s'établit militairement dans l'île. Un renfort de 35.000 hommes lui arrive en temps opportun ; elle lance des colonnes mobiles dans toutes les
directions, et emporte au pas de course soixante-sept places, parmi lesquelles celles de Catane et de Tauromenium.
Ces succès si rapides eurent un grand retentissement en Sicile, et l'effet moral en fut considérable. Le roi Hiéron, qui, tout d'abord, avait fait cause
commune avec les Carthaginois, jugea du premier coup d'œil ces Romains, qu'il s'agissait de jeter à la mer. Il entrevit l'avenir réservé aux deux
puissances dont la lutte allait désoler ses frontières, et s'empressa de sauver Syracuse en la jetant dans l'alliance romaine[8]. Le traité, consenti sur les
bases les plus larges, fut singulièrement profitable à la suite des opérations de l'armée consulaire[9], qui, jusque-là, n'avait point cessé d'être coupée de
Rhegium, et ne se ravitaillait, par suite, qu'avec une extrême difficulté. Elle put dès lors, sans s'inquiéter des escadres puniques qui tenaient le détroit,
reprendre à l'intérieur le cours de ses expéditions, ayant toujours son service des subsistances parfaitement assuré. Battus en toutes rencontres, les
Carthaginois en lurent bientôt réduits à leur base d'opérations en Sicile. C'était la fameuse place d'Agrigente. Annibal, fils de Giscon, s'y était enfermé
avec les 50.000 hommes qui lui restaient, et se défendait vigoureusement, en attendant qu'on vînt le dégager[10]. La γερουσία fit, à cet effet, passer dans
l'île une armée de secours de 50.000 hommes d'infanterie, 6.000 hommes de cavalerie et 60 éléphants. Ces forces étaient assurément fort respectables ; le
vieil Hannon, qui en avait le commandement, ne put néanmoins réussir à faire lever le siège. Agrigente succomba sous les efforts des légions romaines
(262).

La chute de cette place devait entraîner celle de tous les postes fortifiés de l'intérieur, et la campagne suivante (261) vit tomber aux mains des consuls la
majeure partie des centres de population, villes ouvertes et villages. La rapidité de ces succès ne saurait être pour nous un sujet d'étonnement, car
diverses circonstances favorisèrent les Romains. Les Carthaginois s'étaient rendus odieux aux Grecs siciliens. Les villes encore indépendantes,
comparant la discipline des légions aux excès de tous genres qui avaient signalé le passage des mercenaires d'Agathocle, de Pyrrhus et des généraux
carthaginois, accueillirent les consuls comme des libérateurs[11].
Ces résultats étaient d'une immense importance. Les Romains pouvaient se considérer comme maîtres de la Sicile ; toutefois ils sentaient bien que la
possession ne leur en serait définitivement acquise que s'ils parvenaient à en expulser complètement les Carthaginois. Or ceux-ci, grâce à la puissance de
leur marine, avaient toujours pied sur la côte. Comment les en arracher ? A quel moyen recourir pour garder la précieuse conquête qu'on venait de faire ?
Le problème ainsi posé, le sénat de Rome devait s'attacher opiniâtrement à la recherche d'une solution. Il n'en est qu'une possible ! telle est la conclusion
bientôt formulée par le bon sens romain. C'est la marine punique qui crée tous les obstacles ; il faut détruire ou, tout au moins, tenir en respect la marine
punique. Mais pour arriver à ces fins, une flotte est nécessaire, et Rome n'a point de flotte. Eh bien, qu'elle en improvise une.
La marine romaine fut improvisée.
Jusqu'alors, le sénat s'était procuré chez les alliés (socii navales)[12] des transports, des pentecontores et quelques trirèmes ; il avait aussi fait construire
quelques petits navires de guerre, chargés de protéger le cabotage ; mais il manquait absolument de ces vaisseaux à cinq rangs de rames, que les
Carthaginois avaient en si grand nombre, et qu'ils savaient si bien manœuvrer. On dit qu'une quinquérème carthaginoise échouée sur les côtes du Latium
servit de modèle aux ingénieurs romains. L'Italie était alors riche en bois ; on put mettre sur chantier une masse énorme de constructions navales. Le
patriotisme des citoyens avait d'ingénieux instincts ; on imagina d'exercer, à terre, une multitude d'esclaves[13] au maniement des rames. Au bout de deux
mois d'efforts, la République lança 120 navires de premier rang, que montèrent aussitôt d'excellents équipages (260).
Cette flotte prit immédiatement la mer. L'esprit militaire des citoyens romains se caractérisait par une invincible audace et par une confiance illimitée en
leur courage individuel. Le consul Duilius, qui commandait les escadres de formation nouvelle, rencontra l'ennemi à la hauteur de Melazzo (Mylæ), et,
tout novice qu'il était en face de gens de mer pleins d'expérience, il n'hésita pas à leur offrir la bataille.
On sait que les navires de guerre de l'antiquité étaient uniformément armés, à la proue, d'un épais rostrum de bronze, et que la tactique navale consistait à
présenter sans cesse cet éperon à l'ennemi. Chaque bord s'attachait à garder ses flancs, à éviter le choc du bélier à fleur d'eau, et, d'autre part, à pousser
vivement en avant, dès qu'un imprudent adversaire découvrait un pan de sa muraille. Le succès dépendait donc, en général, de l'habileté des rameurs et
de la manière dont ils étaient commandés. Si l'on fait abstraction de la nature de l'agent propulseur, on peut dire qu'une bataille navale de l'antiquité ne
devait pas être sans analogie avec un engagement de navires à vapeur qui, renonçant, d'un commun accord, à l'emploi de leur artillerie, ne feraient usage
que de l'éperon, dont nous voyons aujourd'hui la renaissance.
Duilius, qui n'avait pas voulu compter uniquement sur la bonne exécution de son service de propulsion, avait eu le soin de munir ses liburnes[14] d'un
engin qui fit disparaître ou, tout au moins, atténuât les effets de leur infériorité par rapport aux navires carthaginois. Comme leurs vaisseaux (ceux des
Romains), dit Polybe[15], étaient pesants et mal construits, quelqu'un leur suggéra l'idée de se servir de ce qui, depuis ce temps-là, fut appelé corbeau.

Le corbeau n'est donc pas de l'invention de Duilius, bien qu'il porte ordinairement le nom de ce consul. Cette machine, connue de toute antiquité, n'était
autre chose qu'un pont-levis dressé contre un mât de l'avant, et qui pouvait, à volonté, s'abattre, en tournant à charnière sur la base inférieure du rectangle
dont il affectait la forme. A la base supérieure était fixé un cône de fer très-pesant, très-aigu, une sorte de dent ou gros clou, qui s'enfonçait dans le pont
du navire ennemi, lors de la brusque chute du pont-levis dit corbeau ; le tablier se trouvait alors horizontal, et la communication assez solidement établie
pour permettre l'abordage. Cet appareil, bien manœuvré, valut à Duilius une victoire éclatante[16]. La flotte carthaginoise, forte de 130 navires, était
commandée par Annibal. Le consul culbuta l'avant-garde de l'ennemi, rompit sa ligne de bataille et le dispersa. Cette journée coûta aux Carthaginois 45
navires, 3.000 hommes tués et 6.000 prisonniers (260).
L'année suivante (259), la guerre, jusqu'alors concentrée dans les eaux de la Sicile, s'étend au grand archipel Tyrrhénien. Annibal, le vaincu de Melazzo,
ayant pris position en Sardaigne avec de nouvelles forces navales, le consul Cornélius s'empressa de faire voile vers la Corse et d'y jeter des troupes de
débarquement. La chute d'Aléria (Alalia) amena la soumission de l'île entière. Là ne s'arrêtèrent point les progrès des Romains : l'heureux Cornélius mit le
cap sur la Sardaigne, prit d'assaut la place d'Olbia, bloqua partout, prit ou détruisit les escadres puniques, et la Sardaigne, comme la Corse, dut
reconnaître son autorité.
Rome se trouvait donc maîtresse de deux grandes îles de l'archipel Tyrrhénien, et l'on ne s'explique la rapidité de cette expédition féconde en résultats
que par l'insuffisance des fortifications d'Aléria et d'Olbia, par la supériorité que les flottes romaines avaient déjà prise sur la marine carthaginoise, par la
faiblesse des garnisons puniques en Corse et en Sardaigne, enfin par la déplorable politique du gouvernement carthaginois, qui ne tendait qu'à lui aliéner
l'esprit des populations.
Les consuls de l'an 208 unirent leurs efforts pour arrêter les progrès que, de nouveau, les Carthaginois faisaient en Sicile. Amilcar, qui commandait en
chef, était maître d'Enna et de Camarine ; il avait détruit Eryx et tenait Drépane (Trapani), dont les défenses étaient extrêmement respectables. Enfin son
quartier général était solidement établi à Palerme. Les Romains, ayant inutilement bloqué cette place, modifièrent sur-le-champ leur plan de campagne,
et prirent Camarine pour nouvel objectif. Mais cette résolution faillit leur être fatale. L'habile Amilcar surprit les légions en marche, les tint enfermées
dans une gorge étroite, et fut sur le point de les détruire. L'armée consulaire ne dut son salut qu'au célèbre dévouement du tribun Calpurnius Flamma
(258). Echappés au piège, les consuls poursuivirent leur route, et furent assez heureux pour prendre, avec Camarine, bon nombre de places de la province
carthaginoise, parmi lesquelles se trouvaient Enna, Sittana, Erbesse et Camicum. Puis, pour terminer la campagne, ils tentèrent un coup de main sur les
îles Lipari ; mais le brave Amilcar veillait, et cette pointe fut faite en pure perte.
L'année suivante (267) mesure un temps d'arrêt de la lutte engagée entre les deux puissances, lutte terrible qui dure déjà depuis sept années (264-257). La
chute d'Agrigente a sapé par la base la domination de Carthage en Sicile ; la défaite de Melazzo (260) lui a enlevé le prestige de la supériorité maritime ;
mais elle n'est pas encore aux pieds de sa rivale. Les Romains, étonnés, mais non enivrés de leurs succès, sentent eux-mêmes que, un jour ou l'autre, leur
adversaire peut recouvrer la Sicile, cette Sicile qui fait sa fortune, et qu'elle embrasse encore de ses ardents désirs.
Les deux Républiques ont besoin de respirer une heure avant d'en venir à une action décisive. Elles procèdent en silence à des armements formidables, et
le génie de la guerre les inspire d'un même souffle. Chacune comprend qu'elle n'aura raison de son antagoniste que sur la scène mobile des eaux
méditerranéennes. C'est qu'en effet les efforts des corps de troupes qui battent en tous sens le territoire sicilien ne peuvent produire qu'un va-et-vient de
petits revers et de succès insignifiants. Mais que, par un effort suprême, l'une des parties belligérantes demeure maîtresse de la mer, l'autre, bannie de
l'île, devra s'humilier pour longtemps. Carthage va donc faire donner toutes ses forces maritimes : elle arme 350 navires de premier rang. Rome redouble
aussitôt d'activité, et parvient à en mettre en ligne 33o. Bientôt le canal de Malte se couvrira de 700 voiles, et l'on pourra compter à bord près de 300.000
hommes[17] !
En 256, les deux flottes se rencontrent entre Héraclée Minoa et le cap d'Ecnome, et s'abordent aussitôt avec fureur. L'abordage suivant la méthode du
corbeau a encore une fois raison de l'expérience des équipages carthaginois et de la précision de leurs manœuvres. Amilcar et son lieutenant Hannon ont
94 navires pris ou coulés ; ils battent précipitamment en retraite, laissant la plus brillante victoire aux mains des consuls Manlius et Regulus. Ceux-ci
vont en poursuivre aussitôt toutes les conséquences. La mer se trouve libre désormais ; le chemin de l'Afrique est ouvert, et la flotte romaine met le cap
sur Carthage. Pas une voile ennemie ne défend les abords de la côte : on touche au promontoire Hermœum, on prend Clypea (Kelibia) pour base des
opérations que va tenter Regulus.
Ce fier consul, dont le nom devait demeurer célèbre, était resté seul en Afrique avec une petite armée de 15.000 hommes d'infanterie, 500 de cavalerie et
40 navires de guerre. L'année 2 56 touchant à sa fin, et deux consuls nouveaux ayant été élus, le sénat le maintint dans son commandement en qualité de
proconsul. Dès que cette décision lui eut été notifiée, Regulus, cherchant à s'étendre, alla former le siège d'Adis (R'adès), et, sous les murs de cette place,
défit complètement une armée de secours, principalement composée d'éléphants et de cavalerie. Ce succès inouï ouvrit bientôt aux Romains les portes de
Tunis : ils occupèrent fortement cette place, y appuyèrent un grand camp retranché qui menaçait Carthage, et Carthage, éperdue, se crut revenue au
temps d'Agathocle.
Sa situation était réellement critique. Expulsée de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, deux fois battue sur mer, à Melazzo et à Ecnome, la capitale
de l'empire carthaginois, presque assiégée, sentait l'Afrique frémissante prête à embrasser le parti des Romains. Dans cette extrémité, elle demanda la
paix ; mais Regulus ne consentit à traiter que sur des bases excessivement dures. Les Carthaginois, dit-il, devront nous céder la Sardaigne et la Sicile
entières, nous rendre sans rançon tous nos prisonniers, racheter les leurs, payer tous les frais de la guerre, se soumettre à l'obligation d'un tribut annuel.
Carthage devait s'engager, en outre, à n'avoir d'autres alliés et d'autres ennemis que ceux de Rome, à n'armer qu'un seul vaisseau de guerre, à tenir
constamment à la disposition des consuls un contingent de cinquante trirèmes.
Ces conditions humiliantes étaient inacceptables, et les Carthaginois, indignés, s'apprêtèrent à reprendre la lutte avec toute l'énergie du désespoir. Par
l'effet d'un heureux concours de circonstances, des officiers de recrutement, qui revenaient d'une mission en Grèce, mouillaient à cette heure même au
Cothon. Ils avaient racolé bon nombre de mercenaires, parmi lesquels se trouvait un Lacédémonien nommé Xanthippe, militaire d'un rare mérite. Ce
Grec, dit Saint-Evremond[18], homme de valeur et à expérience, s'informa de l'ordre qu'avaient tenu les Carthaginois et de la conduite des Romains ; s'en
étant instruit pleinement, il les trouva les uns et les autres fort ignorants dans la guerre.
Xanthippe sut démontrer à la γερουσία[19] que Carthage était loin d'être à bout de ressources, et se fit donner le commandement des troupes, dont il
réforma promptement la discipline et l'instruction. Bientôt, mettant en ligne 12.000 hommes de bonne infanterie, 4.000 chevaux et 100 éléphants, il alla,
dans la plaine de Tunis, provoquer l'armée consulaire. Cette fois Regulus fut vaincu et fait prisonnier[20] ; les débris de ses légions, environ 2.000
hommes, se hâtèrent de battre en retraite, et ne rentrèrent qu'à grand'peine à Clypea. Rome sentit bien qu'il ne lui restait plus qu'à quitter la Libye. Mais la
fortune alors ne lui souriait plus : les navires qu'elle arma pour rapatrier ses nationaux, ayant eu l'imprudence de s'attarder sur les côtes de Sicile, y furent
assaillis par une violente tempête, qui lui en enleva près de 300.
Cette suite de malheurs rétablissait, jusqu'à un certain point, l'équilibre entre les antagonistes. Les Carthaginois, revenus de leurs terreurs, surent faire
rentrer dans le devoir les indigènes qui, lors de l'apparition de Regulus, avaient tenté de se soulever. Opérant en même temps en Sicile, ils reprirent
Agrigente, qu'ils rasèrent, en menaçant de pareil sort toutes les places amies de Rome.
Jamais les Romains ne se laissaient abattre par les revers[21]. Aussi se ruèrent-ils derechef sur la malheureuse île, et la campagne de l'an 254 s'ouvrit par
la prise de Cephalœdium. Après cet heureux début, suivi d'un infructueux coup de main sur Drépane, ils assiégèrent et prirent Palerme, capitale de toutes
les possessions carthaginoises. La chute de cette place importante eut pour conséquence celle de Iétine, Petrinum, Solunte et Tyndaris.
Pendant trois ans (253-250) les flottes des deux pays ravagèrent, les unes les côtes d'Afrique, les autres le littoral italien ; dans l'intérieur de la Sicile, les
Romains avaient l'avantage ; sur le rivage de la mer, les Carthaginois. Deux fois les flottes de la République [romaine] furent détruites par la tempête ou
par l'ennemi, et ces désastres engagèrent à deux reprises le sénat à suspendre toute expédition maritime[22].
C'était, pour l'une et l'autre puissance, un mouvement alternatif de succès et de revers, dont aucun n'était de nature à clore définitivement une série
continue d'opérations ruineuses. Chacune d'elles cependant, déjà très-fatiguée, faisait des efforts surhumains pour arriver à un résultat décisif ; et toujours
la valeur de la résistance était égale à celle de l'agression.
C'est ainsi qu'en 250, après avoir battu leurs adversaires sous les murs de Palerme, les Romains armèrent une flotte de 200 voiles, et jetèrent sur la plage
de Lilybée quatre légions de débarquement. Mais cette place, qui, depuis la ruine d'Agrigente et la prise de Palerme, était la base d'opérations des
Carthaginois en Sicile, avait à leur opposer une enceinte fortifiée des plus solides, une garnison de 10.000 hommes, et un gouverneur énergique, Imilcon.
La défense de Lilybée est, à juste titre, demeurée célèbre. Les Romains ne pouvaient pas obtenir d'investissement complet, ni s'opposer aux coups de
main des divisions navales, opérant régulièrement des ravitaillements audacieux. Pendant qu'Annibal le Rhodien forçait la ligne d'embossage de
l'assiégeant, le brave Imilcon, exécutant, en terre ferme, des sorties multipliées, lui détruisait la majeure partie de son matériel.
Le sénat résolut de sortir, à tout prix, de cette situation, de rassurer des esprits manifestant cette sombre inquiétude que connut parfois l'impatience
française durant le long siège de Sébastopol. Le consul, auquel venait d'échoir le département de la Sicile, reçut, en conséquence, l'ordre de brusquer les
opérations et de frapper, s'il était possible, un coup d'éclat. Mais ce consul, du nom de Claudius Pulcher, était un homme d'un caractère violent et d'un
mérite très-contestable. Sa ruine ne se fit pas attendre.
Claudius essaye d'abord de compléter l'investissement de Lilybée, et coule à l'entrée du port un grand nombre de vaisseaux, mais sans parvenir à barrer
toutes les passes. Renonçant aussitôt, et avec une inconcevable légèreté, à ce projet sagement conçu, il jette les yeux vers un autre point de l'île.
Les Carthaginois tenaient aussi Drépane, et Adherbal, qui y commandait, était un général d'une activité sans égale. Sur terre, ses nombreuses patrouilles
de cavalerie tamazir't coupaient toutes les routes reliant Palerme à Lilybée, si bien que pas un convoi n'arrivait à l'armée de siège. Sur mer, il faisait
croiser une multitude de petits navires fins voiliers, et ces corsaires ne cessaient d'inquiéter les côtes de Sicile et d'Italie. Ils harcelaient aussi les convois,
prenaient ou coulaient quantité de transports, et affamaient ainsi l'ennemi. Le consul, se flattant de détruire Adherbal, força de rames vers les eaux de
Drépane. Il avait sous ses ordres une belle escadre de 200 voiles, mais une suite de mauvaises manœuvres, un acte d'impiété odieux à tous les
équipages[23], l'habile tactique de l'amiral carthaginois, décidèrent immédiatement du sort des Romains : 77 de leurs vaisseaux firent côte, et 93
tombèrent au pouvoir d'Adherbal, qui ramassa, d'un coup, plus de 20.000 prisonniers.
Les Romains n'étaient pas au terme de leurs désastres. Vers la fin de cette même année 249, le consul L. Junius avait été chargé d'escorter un convoi
destiné à l'armée de siège. Il réunit à Messine 800 transports, avec 120 navires de guerre, et fait voile pour Syracuse. De là, pendant qu'il rallie ses
retardataires, et afin de pourvoir aux premiers besoins des assiégeants, il dirige sur Lilybée 400 transports et quelques galères, sous la conduite des
questeurs. Pour lui, dans le but d'éviter les Carthaginois, qui gardaient la pointe occidentale de l'île, il crut devoir faire un long détour, et doubler très au
large le cap Pachynum (Passaro). Cette résolution lui fut fatale.
Adherbal venait de recevoir de Carthage un renfort de 70 voiles commandé par Carthalon. Il complète à son lieutenant une division de 100 navires, et
Carthalon culbute la flotte romaine en station devant Lilybée, pendant qu'Imilcon, l'homme des sorties vigoureuses, fait essuyer de nouvelles pertes à
l'armée de terre. Après cet exploit, Carthalon va mouiller à Héraclée, dans l'espoir de couper de Lilybée le convoi signalé de Syracuse. Les questeurs
l'aperçoivent et se dérobent rapidement, car leurs vaisseaux, armés en flûte, sont incapables de toute espèce de résistance. Ils se réfugient sous les
catapultes de Phintias, et les Carthaginois, arrêtés dans la chasse qu'ils leur donnent, prennent position à l'entrée du fleuve Halycus, pour attendre la sortie
de leur proie.
Cependant Junius doublait Pachynum avec 400 transports et les vaisseaux d'escorte. Carthalon se montre, et le consul, évitant à son tour le combat, se
jette dans le port de Camarine. L'escadre carthaginoise, qui se sait dès lors en mesure d'empêcher la jonction des deux divisions de l'ennemi, conçoit, de
plus, l'espoir de les détruire l'une après l'autre, et, à cet effet, s'établit solidement entre elles, ayant Phintias à bâbord et Camarine à tribord. L'imprudence
de Junius va recevoir sans doute un châtiment terrible.
Un coup de mer bouleversa subitement les plans si sages de Carthalon. Pendant qu'il était à son poste d'observation, il aperçut vers le sud tous les signes
précurseurs d'une horrible tempête. Le siroco soufflait avec violence. Or la lame est alors redoutable en ces parages. En marin consommé, Carthalon se
hâta de doubler Pachynum, pour chercher un abri derrière quelque massif de la côte orientale. Quant aux Romains, leurs deux divisions allèrent ensemble
à la côte. Les 800 transports et les 120 navires de guerre, tout fut perdu corps et biens, à l'exception de deux trirèmes.
On comprend la joie de Carthage et la désolation de Rome. Mais ces événements sont encore loin de terminer la guerre. On vient seulement d'assister
aux premières scènes du drame punique.

[1] Elle commence l'an 264 avant Jésus-Christ, à l'occupation de Messine par les Romains, et se termine à la ruine de Carthage, en 146. C'est un intervalle de
cent dix huit ans.
[2] Atque si quis trium temporum momenta consideret, primo commissum bellum, profligatum secundo, tertio vero confectum est. (Florus, II, XII.)
[3] De Mamers, nom du dieu Mars en langue campanienne.
[4] Polybe, I, X.
[5] Caudices, caudicariæ naves.
[6] Ces républiques urbaines n'avaient obtenu la garantie de leur indépendance qu'à la charge de fournir un certain nombre de vaisseaux à Rome. (Histoire de
Jules César, l. I, c. III, t. I, p. 72.)
[7] Vaisseaux mus par cinquante rameurs.
[8] Hiéron, maître de Syracuse, première ville de la Sicile, n'eut pas plus tôt éprouvé la puissance des armes romaines, qu'il prévit l'issue de la lutte, et se
déclara pour le plus fort. (Histoire de Jules César, I. I, c. V, t. I, p. 144.)
[9] L'issue de la première guerre punique, dit Heeren (Manuel), est décidée à l'avance, au moins en partie, par Hiéron, qui embrasse le parti des Romains.
[10] Voyez, sur le blocus d'Agrigente et les combats livrés sous les murs de cette place, Guischardt, Mémoires militaires, t. I, c. I.
[11] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 144.
[12] Histoire de Jules César, l. I, c. III et V, t. I, p. 72 et 144. — C'étaient les villes grecques du littoral qui devaient ainsi tenir un certain nombre devais
seaux à la disposition de la République. Quant aux équipages, ils étaient, du moins au temps d'Annibal, recrutés parmi les citoyens pauvres, c'est-à-dire
possédant moins de 400 drachmes (340 francs).
[13] Le personnel du service de propulsion ne se composait, le plus souvent, que d'affranchis et d'esclaves.
[14] Romani C. Duilio et Cn. Cornelio Asina coss... in mari dimicaverunt paratis navibus rostratis, quas liburnus vocant. (Eutrope, II, XX.)
[15] Polybe, I, XXII.
[16] Duilius eut pour trophée une colonne rostrale, dont la base existe encore. L'inscription qu'elle porte, et qui a été restituée par P. Ciacconius, est un des
plus anciens monuments de la langue latine.
[17] Chaque navire portait 300 rameurs et 120 combattants, soit ensemble 420 hommes. La flotte carthaginoise avait donc embarqué 147.000 hommes, et la
flotte romaine 138.600 ; ce qui donne, pour les deux armées navales, un effectif total de 285.600 hommes. (Voyez Polyhe, I, XXV et XXVI.)
[18] Réflexions sur les différents génies du peuple romain.
[19] La γερουσία était un comité du sénat, ou sanhédrin (συνέδριον). (Voyez le chapitre I du livre II : Carthage au temps d'Annibal.)
[20] Voyez Guischardt, Mémoires militaires, t. I, c. II.
[21] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 146.
[22] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 146.
[23] Au moment d'engager l'action, on consulte les poulets sacrés, qui refusent de manger. Eh bien, qu'ils boivent ! s'écrie le consul ; et il les fait jeter à la
mer. Aujourd'hui, nous rions volontiers de ce trait, mais, deux cent cinquante ans avant l'ère chrétienne, l'effet dut en être déplorable.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE VIII. — AMILCAR BOU-BARAKA.

Les événements qui remplissent ces quinze premières années (264-249) ont, à plusieurs reprises, modifié la situation politique et la conduite de la
République romaine. Au début de la guerre, on vient de le voir, Rome improvise une flotte, et devient en un jour puissance maritime de premier ordre.
L'incroyable succès de Melazzo (260), les brillantes expéditions de Sardaigne et de Corse (259), suivies de la grande victoire du cap d'Ecnome (256),
révèlent aux Carthaginois son intelligence de l'art naval, comme la prise d'Agrigente (262) et la rapide conquête du territoire sicilien (261) ont, tout d'abord,
établi sur terre son irrésistible supériorité.
Rome a compris qu'elle ne pourra terrasser sa rivale qu'après avoir conquis l'empire de la Méditerranée, et c'est vers ce premier but qu'elle tend avec sa
persévérance ordinaire. Mais, en entrant dans cette voie nouvelle, elle s'expose à de graves mécomptes, et les désastres qu'elle subit lui apportent, sinon
des hésitations, au moins de longs et coûteux temps d'arrêt. Ainsi le gouvernement romain, qui veut rapatrier les débris de l'armée de Regulus (255), se
voit enlever par la tempête 284 navires ; les consuls de l'an 253 arment en course pour ravager l'île des Lotophages[1]. L'expédition réussit, mais, au
retour, la mer désempare ces corsaires en grande bande, et les engloutit avec leur proie. Quatre ans plus tard (249), la défaite de Claudius Pulcher et
l'insuccès de Junius coûtent au département de la marine 1.000 transports et 320 trirèmes ou quinquérèmes.
La ruine du matériel et l'épuisement du trésor imposent alors au sénat romain l'obligation d'une halte. Les eaux de la Sicile ne seront plus, durant un
temps, témoins de ces rencontres furieuses qui les ont tant ensanglantées. La lutte doit reprendre sur terre, et se concentrer six ans dans un coin de l'île, à
la pointe occidentale de cette fertile Trinacrie, tant disputée. Les Romains occupent Palerme ; les Carthaginois tiennent Drépane et Lilybée, et ces deux
dernières places sembleront longtemps imprenables. Ce sont les pièces maîtresses d'un échiquier de dimensions restreintes, mais qui paraîtra s'agrandir
sous la main d'un homme de guerre justement célèbre, Amilcar Bou-Baraka[2]. C'est là que le père du grand Annibal doit rendre aux armes de Carthage
le prestige qu'elles ont perdu.
La γερουσία avait jusqu'alors opposé à Rome d'excellents généraux, qui, en ces temps de bon sens où les hommes publics n'étaient point encore parqués
par spécialités, se montraient, à l'occasion, bons marins ou ingénieurs habiles. Amilcar IV, Imilcon, Adherbal, Annibal le Rhodien et Carthalon, depuis le
commencement de la guerre, ont vigoureusement défendu la cause de leur pays ; mais Amilcar Bou-Baraka leur est bien supérieur. Génie audacieux et
fécond, Amilcar est une figure militaire singulièrement originale ; il est doué de ce coup d'œil topographique qui fait les vrais capitaines[3]. Il est le
maître de son fils ; et la gloire du disciple témoigne de la grandeur des leçons. On reconnaîtra, dit Polybe[4], que l'armée romaine fut de beaucoup plus
brave que l'armée carthaginoise. Mais, à la tête des généraux, plaçons, pour le courage, la prudence, Amilcar Barca, le père de cet Annibal qui fit plus
tard la guerre aux Romains.
A peine investi du commandement des forces carthaginoises (248), Amilcar en réforme rapidement la discipline et la tactique ; il ordonne des exercices et
des écoles, fait exécuter des marches, enseigne de nouvelles méthodes de campement, rompt les soldats à toutes les ruses de guerre. Il les emmène
ensuite en Italie, pour ravager la Locride et le Brutium[5] : les Calabres deviennent un grand camp d'instruction, où tous les Carthaginois, officiers et
soldats, sont appelés à mettre en pratique les théories du général en chef. On parcourt en tous sens ce pays de montagnes, qui, quarante ans plus tard,
deviendra le réduit d'Annibal. On l'étudié, on fait sur cet âpre terrain le simulacre de toutes les opérations militaires ; on défile enfin sous les yeux
d'Amilcar, et le brave Amilcar, excellent juge en pareille matière, fait connaître à ses troupes qu'elles sont maintenant capables d'entrer en campagne et
de se mesurer avec les vieilles légions de Rome. On appareille, on suit la côte septentrionale, et le débarquement s'opère aux environs de Palerme (248).
Les Romains, nous l'avons dit, occupaient cette place importante, et, de là, libres de leurs mouvements en terre ferme, poussaient vigoureusement le
siège de Lilybée. La place d'Eryx venait d'ailleurs de tomber en leurs mains. Eryx, dit Polybe[6], est une montagne qui s'élève sur la côte de Sicile et
regarde l'Italie. Placée entre Palerme et Drépane, elle est surtout inaccessible du côté de cette dernière ville. C'est la plus haute montagne de l'île, après
l'Etna, et le temple de Vénus en occupe le sommet. La ville est bâtie au-dessous du temple, et l'on n'y arrive que par des rampes difficiles. Cette conquête
était due au consul Junius, qui cherchait depuis longtemps le moyen d'effacer le souvenir de ses fautes. Il occupait fortement le plateau de la Vénus
Erycine, s'appuyait à la ville, et gardait avec soin tous les passages du côté de Drépane. De plus, il avait fortifié le port d'Egithalle, situé au pied de la
montagne, et y entretenait une garnison de 800 hommes. La position d'Eryx était précieuse pour les Romains, qu'elle rapprochait de Drépane et de
Lilybée ; elle jouissait, d'ailleurs, de propriétés militaires remarquables, car, du fronton de l'Érycine, les aigles romaines plongeaient les deux remparts
carthaginois. Ces conditions exceptionnelles n'intimidèrent pas Amilcar, et sa résolution fut bientôt prise de couper les Romains de Palerme, de
concentrer toutes ses forces entre Palerme et Eryx, afin de battre, l'une après l'autre, les garnisons de ces places. C'est l'art de diviser l'ennemi qui produit
à la guerre les plus brillants effets. Comme le grand Bou-Baraka, Napoléon cherchait d'abord à couper la ligne de son adversaire ; cela fait, il enveloppait
chacun des tronçons, et les détruisait successivement.
Un tour d'horizon rapide ayant révélé à Amilcar l'importance du plateau d'Eircté[7], il s'y installa hardiment pour gêner l'action de l'ennemi. Cette
position, dit Polybe[8], occupe les bords de la mer, entre Eryx et Palerme, et l'on admet généralement qu'elle est, plus que toute autre, favorable à
l'établissement d'un camp retranché destiné à un long service. La montagne, en effet, est de toutes parts à pic, et s'élève à une assez grande hauteur au-
dessus de la plaine environnante. Le périmètre de la partie culminante ne mesure pas moins de 100 stades (18 kil. 500m.). Tout le terrain qu'il enferme est
propre à la culture et à l'élevage des troupeaux. Parfaitement abrité des vents de mer, il ne sert d'asile à aucune bête fauve. Du côté de la mer, et sur le
versant par lequel il se rattache au continent sicilien, le mont Eircté est tellement bien entouré d'obstacles abrupts, que les quelques solutions de
continuité de ces escarpes naturelles ne réclament qu'une fortification de peu d'importance. Enfin, sur le plateau se dresse un mamelon que la nature
semble avoir destiné au double rôle d'acropole et de poste-vigie. Cette excellente position militaire commande un port d'une bonne hauteur d'eau, relâche
fort commode pour les navires qui, de Drépane et de Lilybée, se rendent en Italie. Il n'y a que trois chemins donnant accès à la montagne, et tous trois
sont excessivement difficiles : l'un aboutit à la mer, les deux autres donnent dans la campagne. C'est là que l'audacieux Amilcar avait établi son camp
retranché. N'ayant le soutien d'aucune place amie, ni l'espoir d'un appui quelconque, il s'était jeté au milieu même des Romains. C'est de là qu'il les
harcela maintes fois, et les mit gravement en péril.
Tout d'abord, pendant que le brave Carthalon opérait une forte diversion sur Egithalle, dont il eut le bonheur de s'emparer, Amilcar, descendu de son
rocher fortifié, s'embarqua, dans le plus grand secret, pour aller, de nouveau, dévaster les côtes d'Italie, ce qui s'exécuta vivement, depuis le détroit de
Messine jusqu'au territoire de Cumes. La Campanie était désolée. Or la Campanie touche au Latium. Rome trembla. Aussitôt les consuls reçurent l'ordre
de serrer de plus près Amilcar, d'entreprendre le siège de Drépane, sans ralentir celui de Lilybée, et d'opposer aux forces carthaginoises d'Eircté un grand
camp retranché sous Palerme.
Les Romains prirent position à moins d'un kilomètre (5 stades) d'Amilcar, et, durant trois années (247-244), les deux armées ne cessèrent de s'observer et de
se combattre, tout comme le firent, pendant l'hiver de 1854-1855, les Russes et les Anglo-Français, embusqués immobiles dans un coin de la Crimée. Ce
fut une suite non interrompue de petits engagements et de coups de main, dont il serait impossible d'écrire l'histoire.
Tous les stratagèmes que l'expérience peut enseigner, dit Polybe[9], toutes les inventions que peuvent suggérer l'occasion et la nécessité pressante, toutes
les manœuvres qui réclament le concours de l'audace et de la témérité, furent employés de part et d'autre, sans amener de résultat important. Les forces
des deux armées étaient égales ; les deux camps, bien fortifiés et inaccessibles ; l'intervalle qui les séparait, fort petit. Toutes ces causes réunies donnaient
lieu chaque jour à des combats partiels, mais empêchaient que l'action ne devint jamais décisive. Toutes les fois qu'on en venait aux mains, ceux qui
avaient l'infériorité trouvaient dans la proximité de leurs retranchements un asile assuré contre la poursuite des ennemis, et le moyen de revenir avec
avantage à la charge.
Les faits les plus saillants de cette période triennale sont : la défense de Drépane (246), le ravitaillement de Lilybée (245) et la prise d'Eryx (244), par
Amilcar.
Le consul Fabius avait formé le siège de Drépane. Au sud de cette place, et tout près du rivage, se trouvait un îlot rocheux, dit des Palombes, qui couvrait
parfaitement les fortifications de terre ferme. Une nuit, les Romains le surprirent, et s'y établirent solidement. Au jour, Amilcar accourt, et fait de vains
efforts pour reprendre le fortin des Palombes ; Fabius l'y laisse s'épuiser, descend à terre, et donne l'assaut à la place. Amilcar se jette dans Drépane, qu'il
défend avec une rare vigueur ; mais il ne peut empêcher les Romains de se loger dans les Palombes, ni de relier cet îlot au continent, par une jetée qui
complète l'investissement de la place.
Le brave Amilcar devait bientôt prendre sur les Romains une revanche éclatante, en opérant, sous leurs yeux mêmes, le ravitaillement de la place de
Lilybée, laquelle, étroitement bloquée, était alors en proie aux horreurs de la famine. Il part avec toutes ses forces navales, et, pendant que l'escadre de
guerre fait mine de chercher à pénétrer de vive force dans le port, il dissimule habilement 30 transports de gros tonnage dans une anse voisine, que
surplombent de hauts rochers. Les Romains se précipitent avec fureur sur les navires de guerre carthaginois ; mais ceux-ci, manœuvrant adroitement,
entraînent leurs adversaires au large, et, pendant qu'ils les occupent en d'inutiles évolutions, les transports sortent de leur abri, défilent tranquillement le
long de la côte, et mouillent triomphalement au port. Amilcar décharge aussitôt des vivres, des munitions, des secours de toute espèce, et relève
singulièrement le moral des défenseurs (245).
Le résultat de cette heureuse journée consterna les assiégeants. Esclaves des vieilles méthodes, dont l'emploi les faisait toujours tourner dans le même
cercle, ils n'avaient pu soupçonner le moyen de la fausse attaque, et ce procédé, bien classique aujourd'hui, prit à leurs yeux les proportions d'une
violation du droit des gens, d'un acte de cette foi punique, si souvent frappée de leurs malédictions. En réalité, ici comme en bien d'autres circonstances,
Amilcar eut la gloire de réformer des ressorts usés par la mise en œuvre antique, d'y substituer ceux d'un art nouveau, d'essayer d'ingénieux procédés,
destinés à devenir plus tard les éléments certains de la manière militaire de son fils Annibal.
Les Carthaginois ne furent pas moins heureux l'année suivante (244). Les Romains, dit Polybe[10], gardaient Eryx au moyen d'un poste établi au sommet
de la montagne et d'un autre poste à la base. Amilcar emporta de vive force la place d'Eryx, située entre le faîte et le pied du mont, si bien occupés par
ses adversaires.
Dès lors, la croupe du mont Eryx devient, pendant deux ans, le théâtre d'une lutte acharnée. Retranché à mi-côte entre deux corps ennemis, qu'il coupe
nettement l'un de l'autre, Amilcar assiège le camp romain supérieur, et repousse énergiquement les attaques de celui qu'il domine. Incapables d'opérer
leur jonction, les légions se sentent également impuissantes à couper les Carthaginois de la mer. Ceux-ci n'avaient qu'une seule route qui les reliât à la
côte, mais cette unique communication, bien défendue, suffisait à assurer le service de leurs subsistances.
Ainsi paralysés par Amilcar, les consuls virent clairement que la situation était désormais sans issue, et qu'ils pouvaient tournoyer des années entières
autour d'Eryx, sans faire avancer d'un pas les affaires de la République. Pour Amilcar, s'il ne faisait point de progrès en Sicile, il avait la gloire d'y tenir
en respect les maîtres de l'Italie, et de les clouer au sol. Si la γερουσία avait voulu faire alors de nouveaux sacrifices, et jeter sur la côte méridionale une
armée bien commandée, Carthage eût pu regagner tout le terrain perdu ; mais, suivant le sort réservé d'ordinaire aux esprits d'élite, le grand Amilcar était
loin d'être compris de ses compatriotes, et ses belles conceptions ne leur inspiraient aucun élan d'intelligence.
Après avoir tenté mille actions de vigueur, essayé toutes les manières de combattre et supporté bien des misères, les armées en présence renoncèrent,
d'un commun accord, à poursuivre une lutte inutile. Alors, dit Polybe[11], ils tressèrent une couronne sacrée, non que leurs forces fussent épuisées, ou
qu'ils succombassent à leurs maux, mais en hommes invincibles, et qui n'ont même pas le sentiment de leur pénible situation.
Aux yeux du sénat romain, il n'y avait qu'un moyen d'arracher l'intrépide Amilcar à son nid d'aigle d'Eryx ; c'était de le couper lui-même de Carthage ;
c'était de reprendre encore une fois la mer. Le peuple, consulté, décida qu'il serait procédé sans délai à la réorganisation de la marine (243). Cependant
l'exécution de ce projet n'était pas sans présenter des difficultés sérieuses, car le trésor était à peu près vide, et, dans l'antiquité aussi bien que de nos
jours, la construction et l'entretien d'un matériel naval réclamaient impérieusement l'aide des plus gros budgets. Le patriotisme de Rome para sans
sourciller aux inconvénients de ce manque de ressources. On vit ses intelligents citoyens venir au secours de la République aux abois : les riches
armaient chacun une quinquérème ; les autres s'associaient pour offrir, à plusieurs, un navire de même rang. En peu de temps, grâce à ces contributions
volontaires, les ingénieurs purent lancer 200 quinquérèmes, construites sur le modèle de celle qu'on avait récemment prise à Annibal le Rhodien. A ces
forces imposantes le sénat joignit 100 trirèmes réparées en toute hâte, et, dès le commencement de l'été 242, le consul C. Lutatius Catulus put croiser sur
les côtes de Sicile avec une escadre de 300 voiles. Lutatius, qui devait avoir la gloire de terminer la guerre, signala par un coup d'éclat son entrée en
campagne. Il surprit les ports de Lilybée et de Drépane, et, enhardi par ce succès, forma résolument le siège de cette dernière place.
Pendant ce temps, que faisaient les Carthaginois, et comment laissaient-ils le pavillon ennemi pratiquer ainsi les eaux siciliennes ? La γερουσία, toujours
imprévoyante et économe à contretemps, n'avait point pensé que Rome pût de nouveau créer une flotte. Convaincus, dit Polybe[12], que jamais les
Romains ne songeraient à réorganiser leur marine, les Carthaginois, dans leur méprisante sécurité, avaient singulièrement négligé la leur. Tous leurs
navires avaient, depuis longtemps, été dirigés sur les ports d'Afrique, et la plupart étaient alors désarmés. Quand on apprit à Carthage l'ouverture du siège
de Drépane, l'agitation y fut extrême. Surprise par l'événement, la pentarchie de la marine[13] fit accoster aux appontements du Cothon tous les navires
en état de prendre la mer, et l'on procéda précipitamment aux armements. On réunit ainsi 400 navires, qu'on bourra de vivres, de munitions, de rechanges
à destination d'Eryx, et le tout fut arrimé dans le plus grand désordre. En fait de troupes, on n'embarqua qu'un effectif insignifiant. Le général Hannon
reçut, avec le commandement de cette singulière flotte, composée de vaisseaux de guerre armés en flûte, l'ordre de toucher au camp d'Amilcar, de le
ravitailler, et, cela fait, de prendre à bord l'élite de l'armée de Sicile, pour aller, avec ces braves gens, à la rencontre de l'escadre de Lutatius.
Il était souverainement imprudent de faire ainsi servir à deux fins de grands navires de guerre, surtout à une époque où les marins, nécessairement
astreints à suivre les côtes, ne pouvaient que très-difficilement dérober leur marche à l'ennemi. Hannon ne devait pas échapper au danger de donner, en
temps inopportun, dans le flanc de la croisière romaine. Le consul Lutatius sut que les Carthaginois venaient de mouiller dans les eaux d'Hiéronèse, l'une
des Ægates[14], et, abandonnant sur-le-champ le siège de Drépane, courut prendre position sous Æguse, autre île du groupe des Ægates, laquelle forme
avec Drépane et Lilybée un triangle équilatéral. Dès le lendemain, au point du jour, il vit les Carthaginois appareiller. La mer était houleuse ; de jolies
brises, soufflant du nord-ouest, permettaient à Hannon de filer grand largue, en rangeant la côte, et le cap droit sur Eryx. Les Romains avaient leur rôle
tout tracé : il leur fallait, à tout prix, empêcher la jonction d'Hannon et d'Amilcar. Sur-le-champ, le consul appareilla aussi, et commanda le branle-bas ;
la flotte romaine arriva en ligne à bonne hauteur et, présentant l'éperon à la colonne ennemie, lui barra résolument le passage. Les transports carthaginois
durent, bon gré mal gré, accepter la bataille ; ils carguèrent leurs voiles, et s'apprêtèrent à résister au choc.
Jamais, dit Florus, il ne se livra de bataille navale plus furieuse. Les vaisseaux ennemis étaient surchargés de munitions de bouche, de tours navales,
d'armes et d'engins de toute espèce. Carthage entière semblait s'y être embarquée, et c'est ce qui causa sa perte. La flotte romaine, au contraire, leste,
agile et légère, offrait, en quelque sorte, l'image d'une armée de terre. Ce fut comme un combat de cavalerie ; nos vaisseaux obéissaient à la rame, ainsi
que des chevaux au frein, et leurs mobiles éperons (rostra) se lançaient avec tant d'art, tantôt contre un vaisseau, tantôt contre un autre, qu'ils ressemblaient
à des êtres vivants. Aussi la flotte ennemie, brisée en un moment, couvrit-elle de ses débris toute la mer qui sépare la Sicile de la Sardaigne[15]. Les
Carthaginois, enfoncés, furent mis en pleine déroute ; 50 de leurs vaisseaux furent coulés, 70 capturés avec leurs équipages. Le reste parvint à rentrer
sous Hiéronèse, pendant que l'heureux Lutatius ramenait en triomphe à Lilybée ces 70 voiles carthaginoises et 10.000 prisonniers.
Sans laisser rien percer des agitations de son âme, Amilcar mesura d'un coup d'œil toutes les conséquences de ce désastre. Il se vit coupé de Carthage, et
affamé dans Eryx. La partie était bien décidément perdue. Aussi ne songea-t-il plus qu'au sort de ses compagnons d'armes. Il s'empressa de réclamer et
obtint de Carthage plein pouvoir de traiter avec les Romains. Tant qu'il lui fut possible, dit Polybe[16], de conserver quelque espoir raisonnable, Barca ne
recula devant aucune entreprise audacieuse, ni devant aucun danger. Il tenta, plus que ne le fit jamais capitaine, toutes les chances de succès. Mais, quand
vint la mauvaise fortune, et qu'il eut épuisé tous les moyens que la raison conseille, il ne s'inquiéta plus que du salut de ses soldats, et céda sagement à la
nécessité. Il dépêcha vers les Romains des commissaires chargés de traiter de la paix. C'est ainsi qu'il est d'un grand général de savoir entendre quand
sonne l'heure de vaincre, et quand celle de se soumettre au vainqueur.
Lutatius ne ferma point l'oreille aux ouvertures qui lui furent faites. Il exigeait d'abord que les Carthaginois se rendissent à merci ; mais le brave Amilcar
fit nettement répondre que les Carthaginois périraient avec lui jusqu'au dernier, plutôt que de souscrire à de telles conditions. L'exemple de Regulus
rendit le consul circonspect ; il n'insista point, et le projet suivant fut rédigé d'un commun accord : Il y aura amitié entre les Carthaginois et les Romains,
si tel est le vœu du peuple romain, et ce aux conditions suivantes : Les Carthaginois évacueront toute la Sicile. Ils ne feront la guerre ni à Hiéron, ni aux
Syracusains, ni aux alliés de ceux-ci. Ils rendront sans rançon tous les prisonniers romains. Ils payeront aux Romains, dans l'espace de vingt ans, deux
mille deux cents talents euboïques[17] (près de treize millions de francs)[18].
Ce projet de traité, expédié à Rome, ne fut pas, tout d'abord, ratifié par le peuple. On envoya sur les lieux dix commissaires chargés de soumettre la
question à un nouvel examen. Ceux-ci ne changèrent rien à l'ensemble de l'acte, mais y introduisirent quelques clauses rigoureuses. Ils diminuèrent de
moitié le temps accordé aux Carthaginois pour se libérer, et augmentèrent la contribution de 1.000 talents, qui durent être payés sans retard. Ils exigèrent
enfin que la République vaincue abandonnât toutes les îles situées entre la Sicile et l'Italie. Voici la rédaction définitive de ce cinquième traité consenti
entre Rome et Carthage (241)[19] :
Les Carthaginois évacueront la Sicile et toutes les îles situées entre la Sicile et l'Italie. Sûreté est garantie par les deux Républiques contractantes à leurs
alliés respectifs ; chacune promet de ne prétendre à aucun empire sur les possessions de l'autre, de ne bâtir aucun monument public chez les alliés de
celle-ci, de n'y lever aucune troupe de mercenaires, de ne jamais rechercher leur alliance. Les Carthaginois payeront, en dix ans, deux mille deux cents
talents, plus mille comptant (près de six millions de francs)[20]. Enfin ils rendront aux Romains tous leurs prisonniers sans rançon.
Ainsi, dit Polybe[21], se termina la guerre de Carthage et de Rome au sujet de la Sicile, guerre qui dura sans interruption vingt quatre ans, et qui est, à
notre connaissance, la plus longue, la plus continue, la plus grande dont on ait jamais écrit l'histoire. Sans parler des combats et des armements de
médiocre importance, on vit, en comptant les deux flottes, plus de 500 quinquérèmes figurer en une bataille, et plus de 700 dans une autre. Enfin les
Romains perdirent dans cette lutte 700 navires environ, y compris ceux que détruisit la tempête ; les Carthaginois, environ 500.
On a très-sévèrement jugé le traité des îles Ægates ; on a répété maintes fois qu'il avait consacré la honte du vaincu. M. Michelet, surtout, ne ménage
point les marchands de Carthage, qui n'étaient point, dit-il, à bout de ressources, et pouvaient bien continuer la guerre ; qui ne comprenaient point que
leur influence politique, une fois compromise, devait entraîner dans sa ruine et leur commerce et leur opulence, à laquelle ils sacrifiaient si facilement
l'honneur. En réalité, le traité des Ægates n'avait rien de honteux pour la République ; il était une nécessité. Ce qu'on doit blâmer, ce sont les fautes du
gouvernement carthaginois, qui négligea maladroitement l'entretien de ses forces militaires navales, et ne sut pas venir, en temps opportun, au secours du
grand Amilcar.

[1] Alias Meninx ; aujourd'hui Gerbey.


[2] Amilcar est un nom qu'ont porté plusieurs généraux et soff'ètes carthaginois, parmi lesquels nous nommerons :
Amilcar Ier, fils de Magon, tué par Gélon, près d'Himère, 480 avant Jésus-Christ ;
Amilcar II, député près d'Alexandre le Grand, mort en 331 ;
Amilcar III, fils de Giscon, fait prisonnier au siège de Syracuse, mort en 309 ;
Amilcar IV, battu par les Romains, mis en croix en 269 ;
Amilcar V, fils d'Asdrubal Bostar, soff'ète en 256.
Le père du grand Annibal est désigné sous le nom d'Amilcar VI ou Barca.
Pour nous conformer à l'usage, nous écrirons Amilcar ce nom que l'étymologie devrait faire revêtir de la forme A'bd-Melkarth (serviteur du dieu de la cité). Quant au surnom, qu'on écrit à tort Barca, nous lui
restituerons sa physionomie phénicienne, Baraka (la puissance merveilleuse). (Voyez une note du livre III, chapitre premier.) En somme, le vrai nom du père d'Annibal serait : A'bd Melck-Kartha Bou-
Baraka, le serviteur du dieu-roi de la ville, à la puissance merveilleuse.
[3] Vous faites la guerre dans un pays extrêmement difficile, et vous avez d'excellentes cartes sous la main : profitez-en pour vous faire un œil géographique. C'est là tout le militaire. Je ne parle pas de la
valeur : celui qui n'en a pas doit filer. Mais vous ne sauriez croire combien je suis entiché de ce coup d'œil géographique, et même topographique. Ou je me trompe fort, ou c'est lui qui fait les généraux. (J. de
Maistre, Lettre au comte Rodolphe de Maistre, 29 mai 1808.)
[4] Polybe, I, LVI.
[5] Polybe, I, LXIV.
[6] Polybe, I, LV.
[7] Polybe, I, LVI, c'est-à-dire au-dessus d'un port resserré par des rochers à pie, et comme emprisonné. Les Arabes appellent de même Chabet-el-Hâbs (la rivière en prison) tout cours d'eau profondément
encaissé.
[8] Polybe, I, LVI.
[9] Polybe, I, LXII.
[10] Polybe, I, LXIII.
[11] Polybe, I, LVIII : Ils firent une couronne sacrée. Cette expression poétique fait allusion à la coutume des anciens de consacrer une couronne aux dieux lorsque, dans un combat, la victoire demeurait
indécise.
[12] Polybe, I, LXI.
[13] Voyez, en ce qui concerne les attributions des pentarchies, le chapitre I du livre II : Carthage au temps d'Annibal.
[14] Les Ægates sont aujourd'hui connues sous les noms de Linosa, Muretino et Leranza. A la fin de la première guerre punique, elles furent appelées Arec, les Autels, en souvenir des serments échangés, lors
de la signature du traité de paix intervenu entre les Carthaginois et les Romains.
[15] Florus, Hist. rom., II.
[16] Polybe, I, LXII.
[17] Le talent euboïque, de 26k,196, valant 5.821 francs de notre monnaie, la contribution de guerre est exactement de 12.806.200 francs. — Nous avons admis, pour l'appréciation des valeurs monétaires de
l'antiquité, les rapports établis par Letronne, Böckh, Mommsen, etc. et mentionnés dans l'Histoire de Jules César, l. I, c. IV, t. I, p. 77.
[18] Polybe, I, LXII.
[19] Polybe, I, LXIII ; III, XXVII.
[20] Exactement 5.821.000 francs. — Le total de la contribution de guerre fut donc de 18.627.200 francs.
[21] Polybe, I, LXIII.
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE IX. — GUERRE DE LIBYE.

Après l'échange des ratifications du traité des Ægates, Amilcar conduisit à Lilybée ses troupes du camp d'Eryx, en résigna le commandement, et chargea
Giscon, gouverneur de la place, du soin de les rapatrier[1]. Lui-même revint à Carthage, et, se dérobant, pour un temps, aux agitations de la vie publique,
alla prendre à son foyer le repos dont il avait besoin. Les nombreuses fautes du gouvernement lui causaient d'amers déplaisirs ; mais, loin de désespérer
de l'avenir de son pays, il désirait attendre en silence l'occasion de le servir encore, de le régénérer, s'il était possible, afin d'écraser la puissance qui
venait de l'humilier. Souvent il est avantageux aux hommes politiques de disparaître momentanément de la scène ; ils évitent ainsi de se compromettre
dans des luttes journalières sans portée, et leur réputation, au lieu de s'affaiblir, grandit par l'absence. Rien de plus exact que ces réflexions, empruntées à
l'Histoire de Jules César[2]. On savait à Carthage qu'Amilcar vivait dans la retraite, et le nom d'Amilcar servait de mot de ralliement à tous ceux que
mécontentait la politique de la γερουσία. Les uns ne cessaient de vanter les talents, les vertus et la gloire militaire du grand Bou-Baraka ; les autres en
venaient à prétendre que l'éminent capitaine était, alors, seul capable de remettre en bonne voie le train si compromis des affaires publiques. Il vint un
jour, enfin, où le peuple et les sénateurs allèrent frapper en foule à la porte d'Amilcar, en le conjurant de sauver la patrie (238).
Le fait de cet appel unanime au patriotisme d'un grand citoyen était le grave écho des terreurs nées de l'imminence d'un danger public. De tristes
événements avaient, en effet, servi de cortège au désastre des îles Ægates, et, depuis deux ans (240-238), Carthage était en proie aux horreurs de la guerre,
d'une guerre que lui avaient déclarée ses propres soldats, et que compliquait une révolte de Libyens, faisant cause commune avec les insurgés.
Cette lutte, qui dura près de trois années (340-237)[3], est connue dans l'histoire sous le nom de guerre de Libye ou des Mercenaires. Les Grecs l'appelèrent
aussi inexpiable, en souvenir des cruautés inouïes dont se souillèrent, tour à tour, les partis en présence. Grande leçon, dit Polybe[4], pour les nations qui
prennent à leur solde des armées stipendiées ! Elles sauront, par l'exemple des Carthaginois, tout ce qu'elles ont à redouter et à prévoir. Elles
apprécieront, en outre, la distance qui sépare les mœurs d'une multitude composée d'éléments barbares et hétérogènes, de celles d'un peuple libre, sachant
obéir aux lois et respecter les institutions civiles.
Que s'était-il donc passé depuis le retour d'Amilcar à Carthage ? Giscon, nous l'avons dit, avait, après le traité des Ægates, reçu l'ordre de rapatrier les
divers corps de l'armée de Sicile, Libyens, Gaulois, Ligures, Baléares et Demi-Grecs[5] ; mais, avant de congédier ces mercenaires, il était indispensable
de décompter exactement leur solde, et surtout de la leur payer en beaux deniers comptants. Or le trésor de l'armée était vide.
Pour sortir d'embarras, Giscon avait pris le parti de diriger toutes ces troupes sur l'Afrique, mais en ne les embarquant que l'une après l'autre et par petits
détachements de chaque langue. En opérant ainsi, il laissait à la pentarchie des finances la latitude de se libérer successivement, et par parties, envers ces
créanciers de l'Etat. Les premiers arrivants eussent d'abord touché l'arriéré de leur solde, et, le payement effectué, on les eût expédiés, chacun pour son
pays, afin de faire place à d'autres parties prenantes.
Cette idée de Giscon, fort sage en soi, n'était malheureusement point de nature à venir efficacement en aide à la γερουσία, qui se trouvait alors dans la
détresse la plus profonde. On n'a point ménagé non plus, en cette circonstance, les hommes du gouvernement carthaginois ; on a dit que, en négociants
âpres au lucre, ils avaient imprudemment marchandé aux soldats le prix de leurs travaux et de leur sang.
Les finances de la République étaient, de fait, dans une situation déplorable, et le service de la trésorerie ne pouvait plus fonctionner. Ainsi qu'on le verra
au livre II de cette histoire, il y avait dans l'Etat insuffisance de numéraire, et les valeurs fiduciaires en circulation, telles que les monnaies dites de cuir,
ne pouvaient parer aux dangers d'une disette de métalliques. Tous les fonds disponibles avaient été confiés à Hannon, et, tout ayant été perdu à la journée
des Ægates, le trésor de Carthage, qui venait de payer près de 6 millions aux Romains, qui leur devait, en outre, dix annuités de plus de 1.200.000
francs[6] ; le trésor, réduit aux expédients, était dans l'impossibilité absolue de faire face à de nouvelles dépenses[7].
Le gouvernement chercha donc à gagner du temps, et ne songea qu'à faire patienter les mercenaires jusqu'à l'époque de la rentrée des premiers impôts.
Ne pouvant suivre les conseils de Giscon, ni conformer sa conduite à la sienne, il laissa les différents détachements de l'armée de Sicile s'accumuler tout
doucement à Carthage.
Cependant les soldats arrivés les premiers dans la ville la troublaient, nuit et jour, par de violents désordres. Ces hommes de fer, habitués à la vie des
camps et rompus aux privations qu'impose le métier des armes, se voyaient transplantés tout à coup dans la capitale d'un grand empire, toute
resplendissante du luxe et des arts étranges de l'Orient. Il s'allumait en eux de terribles désirs, et, pour ces rudes natures, de la convoitise à la jouissance
per fas et nefas, il n'y avait qu'un pas bien facile à franchir.
Les censeurs des mœurs, pour rétablir la paix dans les rues de la ville ; les pentarques des finances, afin de gagner du temps, entrèrent en pourparlers
avec les officiers. On ne pouvait, leur dirent-ils, arrêter les états de solde de leurs hommes qu'après que toute l'armée de Sicile aurait rejoint ; et, en
attendant, la tranquillité publique exigeait que ces braves mais turbulents soldats s'en allassent prendre gîte hors des murs de Carthage. Il fut stipulé que
tous les mercenaires présents recevraient un premier à-compte et se rendraient à Sicca, pour y tenir garnison jusqu'à l'arrivée de tous leurs camarades. On
leur permit d'emmener avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs bagages. Ils partirent. Chaque fois qu'un détachement arrivait de Sicile, on lui donnait
le même ordre de route, et bientôt toute l'armée fut massée à Sicca.
Sicca Veneria (el-Kef), située à sept étapes de Carthage, était un très-ancien établissement punique, une ville consacrée à la déesse Astarté, où, chaque
jour, des courtisanes-prêtresses célébraient solennellement tous les mystères ithyphalliques. Séduits par les cérémonies d'un culte si merveilleusement
facile, les mercenaires s'abandonnèrent à la licence, et le peu d'argent qu'ils avaient reçu fut très-vite dépensé. Alors ils songèrent à celui que la
République leur devait encore.
Les natures grossières, ou celles qu'agitent des passions vives, donnent facilement à leurs créances à terme une valeur actuelle considérable : elles se
soumettent volontiers aux formes d'escompte les plus léonines, mais à la condition de toucher immédiatement le solde de leur crédit. Si la pentarchie des
finances avait eu quelques fonds disponibles, elle aurait pu alors réaliser de magnifiques bénéfices. Mais la détresse du trésor ne pouvait lui inspirer
qu'une suite de mesures dilatoires, et ce système constituait un danger sérieux. Ces mêmes hommes, en effet, qui consentent si complaisamment un
énorme escompte, sont essentiellement irritables à l'idée du délai qu'on leur impose, et leur imagination extravagante donne aussitôt au chiffre qu'ils
attendent des proportions exagérées. Les mercenaires, durant leurs longues heures de loisir, se mirent à supputer, en le grossissant, le total qu'avait à leur
payer la République. Ils se rappelaient les promesses magnifiques qu'on leur avait faites en Sicile, aux jours où l'on avait besoin d'eux. Ils se grisaient
d'espérances folles, et leurs prétentions n'avaient plus de bornes. Voilà ce qui doit toujours arriver en pareille circonstance. Au moyen âge, les
mercenaires d'Italie qu'on ne payait pas tout de suite réclamaient aussitôt double solde, paga duppia[8].
Le gouvernement avait gagné du temps, mais pas encore assez pour reconstituer ses finances et assurer le service du trésor. Les troupes étant toutes
rassemblées, il n'y avait plus de prétexte qui put faire différer le règlement des comptes. Il fallait s'exécuter, et, en présence d'une pénurie presque
complète, la situation était terrible. La pentarchie des finances, à bout de ressources, et ne sachant que faire de l'armée qu'elle avait sur les bras, conçut la
malheureuse idée de lui exposer toute la vérité, de faire appel à ses sentiments généreux ! Rien n'était plus maladroit, et ce fait, pris entre mille, met
franchement en lumière l'impéritie politique des hommes du gouvernement de Carthage. Un mercenaire, nous le verrons (t. III. c. V), peut faire un excellent
soldat, si la puissance qui l'enrôle demeure fidèle aux engagements contractés. Hors de là, que peut-on attendre de lui ? Rien de bon. Il s'est engagé
librement et à prix débattu ; s'il ne reçoit point son argent au jour dit, il reste inaccessible aux meilleurs raisonnements ; les plus beaux mouvements
oratoires ne sauraient le toucher.
L'insuccès des tentatives du sanhédrin n'était donc pas difficile à prévoir. Il avait envoyé à Sicca le général Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle[9], mais
aussi le vaincu des Ægates, avec mission d'attendrir le cœur des mercenaires. Dès son arrivée au camp, Hannon, s'adressant aux troupes assemblées,
parla longuement de la misère publique et des charges du trésor, des finances ruinées par les exigences de Rome, du temps qu'il fallait à l'Etat pour se
remettre de tant de secousses : toutes choses qui n'intéressaient que médiocrement des créanciers pleins d'impatience Ce discours eût produit quelque
effet, sans doute, sur des soldats citoyens, pouvant participer plus tard aux bénéfices de la prospérité publique ; mais, dans le cas présent, ces frais
d'éloquence étaient faits en pure perte. Bien plus, quand, sous forme de péroraison, le général essaya de faire admettre la proposition d'une réduction de
solde, des cris d'indignation éclatèrent de toutes parts.
Les hommes de chaque langue s'assemblent en tumulte, et déclarent qu'ils sont désormais déliés de toute obligation envers un Etat qui pratique si
audacieusement l'escroquerie. La sédition est imminente. Ils reprochent amèrement à Carthage d'avoir confié une telle mission au riche Hannon, inepte
général, qui ne sait rien de leurs exploits de Sicile. Les esprits s'échauffent, et, la mémoire aidant, l'ébullition est bientôt complète. On raconte tout haut
l'histoire de Xanthippe, que l'ingrate γερουσία a fait périr en mer ; de ces 4.000 Gaulois qu'elle n'a payés qu'en les livrant traîtreusement aux Romains.
On trace à larges traits un tableau sombre de l'ile des ossements, de ce rocher où les pentarques des finances ont débarqué et laissé mourir de faim de
pauvres soldats qui osaient réclamer leur solde[10]. Sans doute, un sort pareil attend l'armée de Sicca. L'armée est menacée de quelque guet-apens ! On a,
contre l'usage, permis aux soldats d'emmener leurs femmes et leurs enfants ; on veut évidemment les faire disparaître tous ensemble, eux et leurs
familles. Mais certainement Carthage n'aura pas ainsi raison des vétérans d'Eryx ! La fureur arrive à son comble, et aussitôt 20.000 mercenaires,
exaspérés, se portent à marches forcées vers Carthage. Ils s'arrêtent sous Tunis, où ils campent en bon ordre, menaçant fièrement la ville qui méconnaît
leurs droits.
Le gouvernement mesure alors toute l'étendue de ses fautes ; mais aux fautes qu'il déplore il ajoute immédiatement une nouvelle faute, en se jetant à
corps perdu dans la voie de la faiblesse et des concessions tardives[11]. Terrifié par la présence des mercenaires, il leur accorde tout ce qu'ils demandent,
signe le rappel d'Hannon, et s'estime heureux de leur voir accepter pour liquidateur un de leurs généraux de Sicile, le brave et honnête Giscon, qui doit
payer de sa vie son dévouement à la défense des intérêts de Carthage.
L'intelligence et l'activité de Giscon lui firent trouver les fonds indispensables aux premières opérations du service de la solde. Il venait de donner
satisfaction aux réclamations les plus criardes, et ramenait doucement les troupes au sentiment du devoir, quand deux intrigants de bas étage rallumèrent
adroitement le feu de l'insurrection près de s'éteindre.
C'étaient deux hommes redoutables, dont la peur du supplice cimentait la complicité. L'un, du nom de Spendius, ancien esclave échappé d'un ergastule
de Rome, n'avait d'autre perspective que celle de la croix. L'autre, Libyen de naissance libre, s'était fort compromis dès le commencement des troubles et
pressentait que, l'ordre une fois rétabli, le gouvernement carthaginois ne manquerait pas d'exercer contre lui des poursuites qui devaient le conduire droit
à la claie[12]. Il s'appelait Mathô. Spendius et Mathô surent s'entendre pour amener la rupture des négociations entamées par Giscon avec leurs
camarades. Ils s'unirent pour ouvrir entre Carthage et les révoltés un abîme que rien ne pût combler, se proclamèrent eux-mêmes généraux de l'armée
campée sous Tunis, et, prenant pour lieutenants le Gaulois Autarite et le Libyen Zarzas[13], entreprirent avec eux la terrible guerre dont Polybe nous a
conservé les détails[14].
Tout d'abord, Spendius empêche le calme de renaître au camp, et y ravive les fureurs éteintes. Les plus mauvaises passions sont mises en jeu ; les vins
coulent à flot, et l'ivresse amène chaque jour les rixes les plus sanglantes. Les meneurs égorgent sans miséricorde ceux de leurs camarades qui ne
partagent pas leur enthousiasme, et le commandement : Frappe ! émis en un idiome quelconque, est bien vite intelligible pour une multitude où se
pressent des forcenés de toute langue.
Au milieu de ces scènes indescriptibles, l'honnête et courageux Giscon poursuivait avec calme la suite des opérations afférentes au règlement des
comptes. Il suivait, pas à pas, les progrès de la révolte, mais aucun événement ne semblait de nature à altérer l'impassibilité de son visage. Un jour vint
cependant où, la patience lui échappant, il commit une imprudence qui devait être comme le commandement d'exécution de la levée de boucliers depuis
longtemps machinée dans l'ombre. Des mercenaires libyens, qui n'avaient pas encore touché d'argent, en réclamaient avec une insolence insupportable.
Giscon, d'un ton énergique, leur signifia qu'ils eussent à attendre, ou, s'ils étaient trop pressés, à s'adresser à leur général Mathô.
Ce mot de général fut comme une étincelle enflammant subitement un amas de broussailles sèches. Des vociférations frénétiques retentirent de toutes
parts dans le camp des rebelles. Spendius et Mathô, voyant que tout mystère était désormais inutile, jetèrent audacieusement le masque. De plus, pour
rendre inexécutable tout projet d'apaisement et de conciliation, ils ordonnèrent un odieux attentat, que la lâche multitude s'empressa de commettre. Le
trésor et les bagages des commissaires carthaginois furent livrés au pillage ; Giscon et ses agents se virent arrêtés, accablés de mauvais traitements, et
mis aux fers.
La guerre était ouverte. Sans perdre de temps, Mathô répand par la Libye une nuée d'émissaires chargés de soulever les villes et les campagnes. Il
adresse une ardente proclamation aux peuples qui frémissent sous le joug de Carthage.et bientôt 70.000 Africains viennent se joindre aux 20.000
mercenaires insurgés. La République a, dès lors, à ses portes une armée de 90.000 rebelles, vivant dans l'abondance, et certains de renouveler sans cesse
leurs approvisionnements.
Cette complication d'une révolte de Libyens ne devait pas causer à la γερουσία un saisissement bien profond, car le fait se produisait régulièrement,
chaque fois que des points noirs apparaissaient à l'horizon de l'âpre empire carthaginois. Cette fois cependant des circonstances particulières aggravaient
la situation. Durant le cours de la première guerre punique, Carthage avait traité les Africains avec une extrême dureté. Obligée de faire face à des
dépenses extraordinaires, elle avait exigé des propriétaires ruraux la moitié de leurs revenus, et des habitants des villes deux fois l'impôt qu'ils payaient
d'habitude. Les agents du fisc étaient d'ailleurs d'une rigidité féroce. Jamais ils n'accordaient ni dégrèvements, ni réductions de taxe, même dans les cas
les plus dignes d'intérêt. Les contribuables en retard étaient inexorablement jetés en prison ; ceux qui ne pouvaient se libérer, vendus comme esclaves. Le
gouvernement devait chèrement payer ces abus de pouvoir. Au premier appel de Mathô, les populations libyennes s'étaient levées en masse. Les hommes
avaient couru aux armes ; les femmes avaient vendu leurs parures pour subvenir aux besoins de la guerre, et venger leurs pères, leurs maris, leurs
enfants, victimes des collecteurs d'impôts.
Après avoir solidement renforcé les défenses de son camp retranché, Mathô répartit ses 90.000 hommes en deux corps, qui durent détacher des divisions
chargées de former les sièges d'Utique et d'Hippo-Diarrhyte, places demeurées fidèles à la République. Le camp sous Tunis et celui sous Utique
appuyaient, à ses deux extrémités, la ligne d'opérations des mercenaires. De ces deux points, fortement reliés entre eux par une suite d'ouvrages de
campagne, les partisans des rebelles poussaient jusque sous les murs de Carthage. La malheureuse capitale, coupée de ses communications avec le
continent, ne conservait la liberté de ses mouvements que sur l'étroite Tænia, et se trouvait par conséquent presque entièrement investie par terre. Quant à
ses communications maritimes, elles demeuraient intactes : ses navires de guerre et de commerce pouvaient, à volonté, gagner la haute mer, ou opérer
sur le lac de Tunis.
Le gouvernement, consterné du développement rapide et des proportions de l'insurrection, ne perdit cependant point toute présence d'esprit. Il se hâta
d'armer ses derniers bâtiments, envoya de toutes parts recruter des soldats, et enrôla d'urgence tous les citoyens en état de porter les armes. Ces mesures
étaient excellentes, mais la nomination d'un mauvais général devait en faire perdre tous les fruits. Le choix de la γερουσία s'était porté sur Hannon.
C'était un homme impopulaire, esclave de ses plaisirs, pressurant, plus que tout autre gouverneur, les provinces dont il avait l'administration. Il était
particulièrement odieux aux mercenaires, qui l'avaient cruellement raillé à Sicca. Organisateur habile, mais général d'armée fort médiocre, il tirait vanité
de la prise d'Hécatompyle (247), et semblait oublier que la triste issue de la journée des Ægates était en partie due à son manque d'initiative et de coup
d'œil militaire. La vue de l'ennemi le paralysait totalement. En fait d'armements, dit Polybe[15], il s'entendait parfaitement à tous les détails ; mais, dès
qu'il entrait en campagne, ce n'était plus le même homme. Il ne savait point profiter des circonstances, et montrait en toutes choses une impéritie, une
lenteur sans égales.
Il vint d'abord au secours d'Utique, et commença par jeter la terreur dans les rangs ennemis, au moyen de ses éléphants. Il en avait une centaine. Une
victoire décisive était possible ; mais il mena si mal les affaires, qu'il faillit compromettre son armée et les assiégés eux-mêmes. Il avait, une fois, fait
apporter de Carthage des catapultes et tout un matériel de siège, et, appuyé sur Utique, commencé l'attaque des retranchements ennemis. Les éléphants
donnèrent ; les rebelles, n'ayant pu en soutenir le choc, lâchèrent pied, non sans grandes pertes. Ceux qui échappèrent à la mort se retirèrent sur une
colline escarpée et boisée, dont la position semblait leur offrir un asile sûr. Hannon, accoutumé à combattre des Numides et des Libyens, qui, une fois
repoussés, s'enfuient à deux ou trois jours de marche[16] ; estimant que les rebelles étaient complètement battus, ne s'occupa plus, dès lors, ni du camp, ni
des soldats qui l'avaient défendu. Il rentra à Utique pour prendre soin de sa personne. Mais les mercenaires de la colline, formés à la vie militaire et
inspirés de l'audace de Barca ; habitués, durant la guerre de Sicile, à rompre devant l'ennemi, plusieurs fois dans la même journée, pour revenir de
nouveau l'assaillir ; sachant que le général s'était retiré dans la place, et que ses soldats se répandaient hors du camp avec une négligence due à leurs
succès mêmes ; les mercenaires, massés en colonne d'assaut, fondirent sur les retranchements carthaginois, y tuèrent un grand nombre de défenseurs, et
firent honteusement fuir le reste jusqu'aux portes d'Utique. Ils s'emparèrent de tous les bagages et des machines de guerre qu'Hannon avait, en les faisant
sortir de la ville, exposés à leurs coups. Ce ne fut pas la seule circonstance où ce général donna des marques de faiblesse. Quelques jours après, sous les
murs de Gorza, où les barbares avaient placé leur camp en face du sien, il eut deux occasions d'en finir avec eux en bataille rangée et par une action de
vigueur, et, deux fois, par imprudence, il laissa échapper l'occasion opportune.
Tel était l'état des choses, quand les sénateurs et le peuple, frappés de l'incapacité d'Hannon, vinrent prier Amilcar de reprendre le commandement des
troupes (238).
Le grand capitaine s'était jusque-là tenu soigneusement à l'écart, pour laisser s'user définitivement les vieux partis qui dominaient le sanhédrin. Etranger,
en apparence, à la politique intérieure de son pays, il n'attendait que l'occasion de conquérir une juste influence qui lui permît d'en assurer le salut. Cette
occasion se présentant enfin, il accepta le commandement qu'on lui offrait.
La nomination d'Amilcar terrifia les rebelles. Ils connaissaient de longue date le Bou-Baraka ; ils l'avaient vu à l'œuvre en Sicile, et le génie de cet
homme extraordinaire les avait, pour toujours, saisis d'admiration. Leurs appréhensions n'étaient pas vaines : Amilcar devait débuter par un coup d'éclat
contre ses anciens compagnons d'armes, aujourd'hui révoltés. Ses forces se composaient de 70 éléphants, des nouveaux mercenaires qu'on avait pu
réunir, de quelques transfuges de l'armée rebelle, de la milice nationale, en tout 10.000 hommes.
Mathô gardait avec le plus grand soin tous les passages de la chaîne de hauteurs qui ferme l'isthme de Carthage. Il avait également garni de défenses le
cours de la Medjerda, dont les eaux profondes ne sont coupées que par un petit nombre de gués. Un seul pont, jeté à 4 ou 5 kilomètres en amont
d'Utique, était solidement occupé par Mathô et protégé par une forte tête de pont, établie sur la rive droite. Par suite, les Carthaginois, bloqués, ne
pouvaient plus déboucher dans la campagne, ni faire aucun mouvement offensif. Le génie d'Amilcar triompha des obstacles.
Toujours prêt à saisir les circonstances favorables qu'offre la nature des lieux, l'intelligent capitaine avait observé que, par les vents d'ouest-nord-ouest,
l'oued Medjerda se barrait à son embouchure. La barre, formée d'un sable compacte et noyée sous une couche d'eau fort mince, était alors parfaitement
guéable pour des troupes de cavalerie et d'infanterie. Sans confier à personne sa précieuse découverte, il tint sa colonne sous les armes, et, une nuit, au
moment propice, il sortit de Carthage. Avant l'aube, sa petite armée de 10.000 hommes était sur la rive gauche du fleuve[17], prenant à revers et les
rebelles qui gardaient le pont, et ceux qui assiégeaient Utique.
Cette opération d'Amilcar devait, par son étrange nouveauté, décontenancer l'ennemi. Le grand Carthaginois, on vient de le voir, comprenait toute
l'importance des marches, et l'on peut dire qu'il en est l'inventeur. On n'avait fait jusqu'alors que la guerre de positions, et les mouvements,
singulièrement timides, des armées ne consistaient qu'en rotations bizarres autour d'une ou de plusieurs places, prises pour pivots. Le Bou-Baraka rompt
résolument avec ces procédés lents et monotones. Son fils Annibal, qui, vingt ans plus tard, surprendra les Romains par tant de mouvements imprévus et
rapides, doit continuer cette révolution dans l'art militaire, révolution que parachèvera Jules César. Ces trois grands hommes une fois disparus de la scène
du monde, une invincible routine fera de nouveau prévaloir l'emploi des vieilles méthodes, qui demeureront seules en faveur en Europe, jusqu'au temps
de Gustave Adolphe. Alors seulement, on se souviendra d'Amilcar et de son fils Annibal, et les peuples modernes verront se développer les phases d'une
révolution nouvelle. Turenne, Condé, Vauban, poseront, à l'heure de cette renaissance, des principes dont le grand Frédéric fera la plus heureuse
application ; dont l'empereur Napoléon déduira glorieusement toutes les conséquences.
Une fois sur la rive gauche de la Medjerda, Amilcar fit avancer ses troupes en colonne par division. Les éléphants, qui tenaient la tête, étaient suivis de la
cavalerie légère, et l'infanterie de ligne fermait la marche. Ce petit corps s'avançait résolument et dans le plus grand ordre. La confiance brillait sur tous
les visages, et l'enthousiasme était parfois près d'éclater, car l'illustre capitaine, qui avait su instruire et discipliner ses soldats, et cela dans l'espace de
quelques jours, venait encore de les exalter, en réalisant ce qui pouvait alors passer pour la plus brillante des conceptions humaines.
La soudaine apparition d'Amilcar sur la rive gauche du fleuve avait glacé d'épouvante les deux corps d'armée des rebelles. Spendius, toutefois, ne se
laissa point gagner par l'émotion générale. Il sut donner des ordres avec le plus grand sang-froid, et mettre en ligne 10.000 hommes de bonnes troupes.
L'armée de siège d'Utique lui envoyait en même temps un secours de 15.000 hommes. C'est donc avec une force de 25.000 combattants que le chef des
mercenaires se tint prêt à soutenir le choc des réguliers carthaginois.
Mais le Bon-Baraka, qui vient d'étonner l'ennemi par la hardiesse de sa manière stratégique, doit, l'instant d'après, le confondre encore. Il va, dès le
premier coup frappé, mériter le titre de tacticien illustre. La tactique était alors tout à fait dans l'enfance, et, si l'on ne tient compte des premiers essais
d'Epaminondas, on peut dire hautement que l'art n'existait pas. Le génie d'Amilcar va, sous une autre forme, se révéler d'une manière éclatante. L'armée
qu'il commande passera rapidement de l'ordre en colonne à l'ordre en bataille, aussi correctement que peut le faire aujourd'hui une division de l'armée
française.
Les Carthaginois, avons-nous dit, marchaient en colonne, et la colonne se composait de trois divisions[18] que nous supposons déployées[19]. La première
ligne comprenait les 70 éléphants ; la deuxième, la cavalerie avec l'infanterie légère ; la troisième, enfin, l'infanterie de ligne. Au moment opportun,
Amilcar fit faire demi-tour à tout le monde, et dépêcha aux deux premières divisions l'ordre de battre vivement en retraite sur la troisième. Celle-ci, sans
perdre de temps, rompit en colonne par peloton, à droite ou à gauche, de manière à ouvrir des intervalles de distance entière, par lesquels passèrent les
éléphants, les chevaux, les tirailleurs à pied.
Dès que ce passage fut effectué, l'infanterie de ligne se hâta de faire à gauche ou à droite, en bataille, et, en un clin d'œil, le général en chef en reforma le
front face à l'ennemi.
Quant aux deux premières divisions, une fois parvenues en arrière du front, elles firent par le flanc à droite et à gauche, et défilèrent de chaque côté, pour
venir encadrer l'infanterie, en faisant respectivement sur la droite et sur la gauche en bataille.
On voit, par cet exemple, que l'inventeur des marches était également passé maître en l'art des évolutions qui doivent se faire sous les traits de l'ennemi.
Annibal se formera à l'école de son père, et l'on devra moins s'étonner que, vingt ans après la journée de la Medjerda, le vainqueur de Cannes opère avec
précision des changements de front, en avant d'une ligne de bataillons déployés.
Cependant les rebelles, qui voyaient la manœuvre d'Amilcar, n'en saisissaient pas le sens, et, malgré sa finesse, le Grec Spendius s'y trompa. Il se figura
que la cavalerie et les éléphants carthaginois s'enfuyaient en désordre, et crut, par suite, avoir facilement raison d'une infanterie abandonnée et mise à nu
sur ses deux ailes. Il donna à ses 25.000 hommes l'ordre de se porter en avant, au pas de charge, afin de déborder et d'envelopper les fantassins ennemis.
Mais son illusion ne devait pas être de longue durée. Il n'avait à sa disposition qu'une infanterie sans consistance ; celle-ci, à peine en marche, s'arrêta
consternée à la vue des cavaliers et des cornacs arrivant en ligne, au galop. Les rebelles furent en un instant culbutés, et il ne pouvait en être autrement.
6.000 hommes, dit Polybe[20], tant Libyens que mercenaires, restèrent sur le champ de bataille ; 2.000 furent faits prisonniers. Le reste s'enfuit au camp
d'Utique ou vers la tête de pont. Poursuivant les conséquences de la victoire, Amilcar entra de vive force dans cet ouvrage, et en délogea les derniers
défenseurs, qui se retirèrent en désordre à Tunis (238).
Les Carthaginois étaient maîtres des deux rives de la Medjerda ; ils les balayèrent vivement, et s'emparèrent de tous les points fortifiés qui garnissaient
cette ligne. Cependant la guerre n'était point terminée. Mathô, qui poussait activement le siège d'Hippo-Diarrhyte, se trouvait coupé de Spendius, réfugié
sous Tunis ; mais les deux chefs correspondaient entre eux d'une manière suivie, et Spendius tenait bravement la campagne à la tête de 8.000 hommes,
dont 2.000 Gaulois commandés par l'énergique Autarite.
Suivant les ordres de Mathô, Spendius et son lieutenant Autarite observaient attentivement les mouvements d'Amilcar ; ils suivaient régulièrement ses
traces, en se tenant toujours au pied des hauteurs et évitant avec soin la plaine, si favorable aux charges de la cavalerie et des éléphants. Plus que jamais,
ils prêchaient l'insurrection chez les populations africaines, qui leur envoyèrent avec empressement de gros contingents en infanterie et en cavalerie.
Ainsi renforcés, ils tombèrent un jour sur la colonne carthaginoise, l'enveloppèrent, et crurent la détruire. Mais le grand Amilcar veillait : il était difficile
de le surprendre, car ses talents militaires se doublaient de l'habileté politique, indispensable à tout bon général en chef. Pendant que ses adversaires
recrutaient partout des soldats, il n'était pas resté inactif, et avait su nouer des relations avec un chef indigène, le jeune N'H'arâraoua[21], qui venait de lui
amener d'un coup 2.000 cavaliers. Amilcar fit immédiatement donner ses Imazir'en, et dégagea ses troupes un instant compromises. Puis, prenant
vigoureusement l'offensive, il battit complètement l'imprudent Spendius, qui dut s'enfuir à toute bride, abandonnant 14.000 hommes tués ou
prisonniers[22]. Suivant toujours les errements d'une sage politique, Amilcar se garda bien de sévir contre ses prisonniers de guerre Il les amnistia, fit
entrer dans le rang ceux qui voulurent prendre du service, et rendit aux autres la liberté, sous la seule condition de ne plus servir contre Carthage.
Spendius et Mathô ne pouvaient se méprendre au sens de cet acte de clémence. Ils en calculaient toute la portée, et sentaient que les mercenaires de toute
langue allaient, ainsi que les Libyens, leur échapper les uns après les autres. Pour prévenir un tel désastre, les deux complices n'imaginent rien de mieux
qu'un attentat empreint d'un caractère de férocité sans exemple. Pour éloigner des esprits toute idée de réconciliation avec Carthage, ils s'attachent à leur
en démontrer l'absurdité. Que font-ils ? Ils répandent de fausses nouvelles au camp des mercenaires, et font naître de toutes parts d'immenses besoins de
vengeance, auxquels ils satisfont d'autorité. Spendius fait traîner hors des palissades l'honnête Giscon et les 700 Carthaginois qui sont détenus avec lui.
On leur coupe les mains, on les mutile, on leur brise les jambes, et, tout ensanglantés, les malheureux sont jetés dans un cul de basse-fosse. Carthage,
frappée de stupeur, fait en vain réclamer les corps des victimes. Spendius repousse les parlementaires, et menace du sort de Giscon ceux qui oseront
encore se présenter à lui.
Les succès d'Amilcar avaient un instant rétabli les affaires de Carthage, mais la situation de la malheureuse République était encore bien triste. Elle
recevait de toutes parts des nouvelles désastreuses : un convoi impatiemment attendu venait de faire côte ; Utique et Hippo-Diarrhyte avaient ouvert leurs
portes à Mathô, et, pour comble de misères, il s'était élevé entre Amilcar et son lieutenant Hannon[23] des conflits de nature à compromettre le salut de
l'armée. Carthage se croyait perdue ; sa γερουσία la sauva. Dans ces conjonctures, ce sombre conseil, ordinairement inintelligent et impolitique, fit
preuve de sagesse et de lucidité d'esprit. Déchiré par les partis, et ne pouvant fixer le choix de la majorité ni sur Hannon ni sur Amilcar, il comprit qu'il
fallait tout sacrifier au principe de l'unité de commandement. On résolut de consulter l'armée et de ratifier le résultat de son élection. L'armée, d'une seule
voix, se prononça pour Amilcar.
Il était temps que le gouvernement prit de sages mesures, car le mauvais état des affaires publiques enhardissait singulièrement les mercenaires. Spendius
et Mathô ne se sentaient pas de joie de la prise d'Utique et d'Hippo-Diarrhyte, deux grandes places qui n'avaient jamais cessé d'être le plus ferme appui
de Carthage, et qui, partageant toujours sa bonne et sa mauvaise fortune, avaient tenu bon jadis contre les attaques d'Agathocle et celles de Regulus.
Enivrés de leurs prodigieux succès, les deux aventuriers eurent l'audace de former le siège de lu grande cité, capitale de l'empire carthaginois.
Le ferme et rude Bou-Baraka ne devait pas leur laisser nourrir de bien longues espérances, et son bras était d'autant plus à craindre qu'il envisageait
maintenant la situation sous un jour tout nouveau. Après de vains efforts pour ramener par la douceur des gens violemment égarés, il ne se dissimulait
plus qu'il fallait enfin leur faire une guerre d'extermination, en tuer le plus possible durant l'action, et jeter aux bêtes tous les prisonniers qu'on lui
amènerait. Cette résolution prise, il en fit part à ses deux lieutenants, l'Amazir' N'H'arâraoua, brillant général de cavalerie légère, et le jeune Annibal[24],
qui remplaçait Hannon. Servi par eux avec intelligence et dévouement, Amilcar amena sous Carthage une solide armée de secours. Mathô fut encore une
fois coupé de Spendius ; puis chacun d'eux, séparément, se vit couper de ses communications. Affamés, ils levèrent le siège.
Mathô se jeta dans Tunis, pour y réorganiser ses forces et observer Carthage. Mais, en même temps, il mobilisa un corps de 5o.000 hommes, chargés
d'inquiéter les réguliers d'Amilcar par leurs courses en tous sens. Ces bandes jetées à l'aventure reconnaissaient pour chefs Spendius, Autarite et le
Libyen Zarzas, personnage qui n'entre un instant en scène qu'au dénouement de ce long drame. Ne formant qu'une seule et même colonne, les 50.000
partisans s'attachèrent aux pas des Carthaginois, et les harcelèrent d'une manière incessante. Cependant, dit Polybe[25], ils évitaient les plaines, de peur
des éléphants et des cavaliers du chef N'H'arâraoua ; ils occupaient de préférence les points culminants et les lieux couverts. Ils ne le cédaient aux
Carthaginois ni en conceptions heureuses ni en audace, mais ils avaient ordinairement le dessous, parce qu'ils étaient fort ignorants en fait d'art militaire.
On vit alors très-clairement combien l'expérience unie au savoir l'emporte sur une aveugle et brutale pratique de la guerre. Tantôt le grand Amilcar
coupait un gros d'ennemis du reste de la colonne, et, l'enveloppant en joueur habile, l'attirait à l'écart pour le mettre en pièces. Tantôt, laissant croire à ses
adversaires qu'il voulait en finir par une bataille rangée livrée avec toutes ses forces, il conduisait les uns dans des embuscades habilement préparées, et
tombait sur les autres, et de jour et de nuit, à l'heure où ils s'y attendaient le moins. Tous les prisonniers qu'il pouvait faire étaient invariablement jetés
aux bêtes.
Cependant, bien que les éclaireurs d'Amilcar leur fissent le plus grand mal, les mercenaires ne quittaient point les flancs de l'armée carthaginoise ; c'était
une proie qu'ils ne pouvaient se décider à lâcher. En faisant habilement mouvoir cet appât, le général en chef entraîna ses adversaires partout où il voulut.
Il les conduisit, comme par la main, dans la presqu'île qui ferme, à l'est, le golfe de Tunis, et les fit entrer dans une gorge dont il avait préalablement fait
faire une reconnaissance minutieuse. Ce lieu, qu'on appelle ordinairement défilé de la Hache, doit recevoir une autre dénomination, celle que lui donne
Polybe lui même[26]. Le grand historien écrit πρίων, c'est-à-dire scie, désignation pittoresque tirée de l'aspect même d'une montagne à pic, dont le faîte
est couronné de pilons réguliers. La scie antique était un instrument de tous points analogue à notre outil moderne, et l'on pouvait, à cette époque aussi
bien qu'aujourd'hui, assimiler à cette lame à dents aiguës une muraille de rochers dont les cimes se profilent sur le ciel en festons gigantesques. Les
Latins nommaient la scie serra, d'où les Espagnols ont fait sierra ; c'est le nom que portent, en Espagne, nombre de montagnes à la cime dentelée.
Les gorges de la Scie, dont il ne serait pas impossible de déterminer la position[27], n'étaient sans doute qu'une faille de massif montagneux, analogue au
défilé de l'oued ech-Cheffa (la Chiffa) et aux fameuses Portes de fer de notre Algérie. Qu'on se représente un long couloir, bizarrement contourné par suite
de l'alternance des croupes abruptes et des thalwegs torrentueux ; qu'on tienne compte des rochers à pic, ou en surplomb, qui s'élancent, de part et d'autre,
à des hauteurs prodigieuses, et l'on aura une idée de la nature des lieux choisis par Amilcar. Un semblable passage n'est point difficile à obstruer là où
l'on veut : quelques hommes faisant rouler des quartiers de roc, disposant des abatis, ou construisant de petits ouvrages de campagne en des points
convenablement choisis, peuvent, en moins d'une heure, y prendre au piège toute une armée, laquelle se sent bientôt aussi confuse qu'un lion après sa
chute au fond d'un silo.
Dès que tous les mercenaires furent entrés dans la Scie, le Bou-Baraka en fit lestement boucher les ouvertures au moyen d'une palissade précédée d'un
fossé[28], et l'immense souricière se ferma sur une masse de plus de 40.000 hommes. Instruit à l'école de son glorieux père, Annibal doit faire plus tard
usage de ses méthodes ingénieuses. La journée de Trasimène n'est sans doute qu'une heureuse réminiscence de celle des gorges de la Scie.
Les rebelles, enfermés entre deux murailles dénudées, y furent bientôt réduits aux extrémités les plus affreuses. Que faire en cette situation ? Combattre
en désespérés ? Ils ne l'osaient pas, car la défaite était sûre, et le sort réservé aux prisonniers n'avait pas de quoi les séduire. Se rendre à merci ? Il ne
fallait guère y songer ; leurs crimes étaient trop odieux pour qu'ils pussent compter encore sur la clémence d'Amilcar. Spendius, Autarite et Zarzas les
soutinrent un instant, en leur faisant espérer des secours de Tunis. Mais les malheureux étaient en proie à toutes les horreurs de la faim, et la faim, chez
des gens de cette trempe, est sœur jumelle de l'anthropophagie. Ils en vinrent bientôt à s'entre-dévorer. Ils mangèrent leurs prisonniers, leurs esclaves ;
enfin, n'espérant plus voir Mathô les dégager, n'ayant plus en perspective d'autre aliment que la chair de leurs camarades, ils déclarèrent à leurs chefs
qu'ils allaient tout d'abord les sacrifier. Spendius, Autarite et Zarzas virent bien qu'il fallait, à tout prix, sortir de cette horrible prison. Ils dépêchèrent un
parlementaire à Amilcar. Admis ensuite en sa présence, ils lui demandèrent à traiter. — Oui, nous terminerons, si vous voulez, la guerre, répondit le
général, mais aux conditions suivantes : Les Carthaginois prendront à merci, parmi vous, dix hommes à leur choix. Quant aux autres, ils pourront s'en
aller, vêtus d'une simple tunique. Cette clause admise par les chefs : Très-bien ! poursuivit le Bou-Baraka. C'est vous que les Carthaginois choisissent. Et
Spendius, Autarite, Zarzas, tous les principaux révoltés, tombèrent légalement aux mains du général en chef.
Les soldats, toujours emprisonnés dans les gorges, et ne voyant point revenir Spendius, s'écrient qu'ils sont trahis ! Leur rage éclate, ils courent aux
armes. Désespoir impuissant ! Amilcar fait entrer dans la Scie son grand troupeau d'éléphants de guerre, et les lourdes bêtes, marchant en colonne serrée,
écrasent, en moins d'une heure, 40.000 affamés. Jamais l'histoire n'enregistra plus sanglante exécution[29].
Ce châtiment terrible eut un grand retentissement en Libye. Les places qui tenaient pour les rebelles firent bientôt leur soumission, et les populations
insurgées durent se courber de nouveau sous le joug de Carthage. Mais elles ne l'acceptaient encore qu'en frémissant, ce joug qu'elles avaient tenté de
secouer ; toutes leurs espérances n'étaient pas mortes, car Mathô tenait toujours Tunis et promettait de s'y défendre avec vigueur. Amilcar se hâta
d'investir ce dernier foyer de l'insurrection. Le corps d'armée sous les ordres de son lieutenant Annibal prit position au nord de l'enceinte ; lui-même assit
son camp vers le sud. Là, poursuivant son rôle de terroriste, il fit approcher des murs Spendius et ses compagnons ; et tous furent mis en croix sous les
yeux des défenseurs.
Mais il était dit que la fortune permettrait aux deux partis d'exercer tour à tour de sanglantes représailles. Le clairvoyant Mathô avait observé qu'Annibal
se gardait mal clans son camp du nord ; qu'il n'assurait point ses derrières, et négligeait ses communications avec Amilcar ; qu'il était, en un mot, isolé et
comme en l'air. Concentrant aussitôt tous ses moyens d'action vers un but unique, il poussa sur Annibal une sortie dont le succès devait singulièrement
améliorer la situation de la défense. Le camp de l'imprudent lieutenant fut brusquement envahi et culbuté ; tous les parcs tombèrent aux mains de Mathô,
et nombre de Carthaginois périrent. Les rebelles firent aussi beaucoup de prisonniers, parmi lesquels Annibal lui-même. Le malheureux jeune homme fut
conduit au pied de la croix de Spendius, dont on détacha le cadavre, et cloué sur le bois encore dégouttant du sang du mercenaire. Les mânes du bandit
réclamant de grands honneurs funèbres, Mathô fit immoler sur place trente prisonniers appartenant à la noblesse carthaginoise. Amilcar avait été informé
de la sortie de Mathô, mais trop tard pour se porter en temps utile au secours de son pauvre lieutenant. Réduit maintenant au corps d'armée du sud, et trop
faible pour poursuivre seul les opérations du siège, il leva le camp, pour aller prendre position derrière la Medjerda.
En apprenant qu'Annibal s'était laissé détruire, Carthage fut un instant dans la consternation ; mais la γερουσία, alors en veine d'énergie, résolut de tenter
un suprême effort. Au nom du salut public, tous les citoyens en état de porter les armes furent enrôlés d'urgence, et allèrent, sous les ordres d'Hannon,
grossir l'effectif d'Amilcar. Amilcar et Hannon avaient eu de longues querelles ; cédant ensemble aux instances des commissaires du sanhédrin, ils se
réconcilièrent. Le patriotisme sut étouffer en eux le ressentiment qu'engendre l'esprit de parti, et, combinant leurs efforts, ils résolurent d'en finir avec
Mathô. Celui-ci, craignant d'être bloqué dans Tunis, tenait de nouveau la campagne. Ils le harcelèrent sans relâche, le refoulèrent jusque dans le sud de la
Bysacène, et lui firent éprouver de grandes pertes aux environs de la petite Leptis. Une rencontre décisive suivit, dans laquelle les Libyens furent
complètement battus. Mathô, fait prisonnier, fut conduit à Carthage, où les tortures de sa hideuse agonie souillèrent le triomphe du vainqueur. Toute la
Libye vint dès lors à composition. Utique et Hippo-Diarrhyte, emportées d'assaut par Amilcar, durent souscrire aux conditions terribles que leur imposa
Carthage.
Telle fut la fin de la guerre inexpiable (237).
Durant les péripéties de cette horrible guerre, Rome s'était sans doute réjouie tout bas des malheurs de sa rivale, mais elle avait observé envers elle une
attitude décente. Le sénat n'avait jamais, à l'occasion, manqué de témoigner à la γερουσία toute la part qu'il prenait aux alternatives de sa bonne et de sa
mauvaise fortune. Carthage s'affaiblissait, et, par suite, il était utile d'affecter à ses yeux des dehors sympathiques, de faire acte de courtoisie même, tout
en réservant l'avenir. Les Romains n'usèrent donc, pendant trois ans, que des procédés les plus affectueux envers leurs anciens ennemis. Ils permirent à la
marine italiote d'approvisionner Carthage, en même temps qu'ils lui interdisaient toute espèce de relations avec les rebelles. La ville d'Amilcar eut
l'autorisation de lever des mercenaires en Italie. Enfin, l'on vit des agents du sénat user de toute leur influence pour faire rentrer l'Afrique dans le devoir.
Utique et d'autres places offraient de se donner à Rome ; on repoussa leurs offres avec une froide dignité. Les mercenaires de Sardaigne promettaient de
livrer l'île aux légions ; on refusa noblement de prêter l'oreille à de telles ouvertures. Convoitant depuis longtemps cette île, mais procédant toujours avec
une sage lenteur, le sénat attendait patiemment que le moment fût venu de la prendre. Ce jour ne devait pas tarder à paraître. La mort de Mathô (237)
venait de rendre la paix à Carthage, mais Carthage était épuisée. Sur-le-champ, la politique romaine fit ouvertement volte-face, et le sénat put, sans
danger, mettre la main sur la Sardaigne et la Corse. Voici comment les choses se passèrent :
Après la bataille de la Medjerda, au moment où, pour la seconde fois, Amilcar avait raison de Spendius, les mercenaires de Sardaigne, imitant ceux
d'Afrique, s'étaient subitement révoltés. Ils avaient massacré le gouverneur Bostar (Bou-Astart) et tous les Carthaginois de l'île. Hannon d'Hécatompyle,
dépêché contre eux en toute hâte, avait été trahi par ses troupes et mis en croix (238). Les mercenaires s'étaient dès lors emparés de toutes les places, et
avaient désolé le pays jusqu'au jour où les habitants, exaspérés, étaient parvenus à les chasser.
Les échos de la Corse, à cette époque, ne manquaient jamais de répondre aux clameurs venues de la Sardaigne, et les deux îles avaient toujours le même
sort. L'expulsion des mercenaires les laissa jouir d'un moment d'indépendance ; mais, à jamais perdues pour Carthage, elles allaient bientôt sentir le poids
de la domination de Rome.
Réfugiés en Italie, les mercenaires venus de Sardaigne avaient fait briller aux yeux des sénateurs l'importance de la conquête de cette île. Ceux-ci
parurent hésiter longtemps, ainsi qu'ils avaient fait autrefois, lorsque les Mamertins prêchaient l'expédition de Sicile.
Considérant toutefois que la Sardaigne et la Corse avaient recouvré leur indépendance, et n'étaient par conséquent plus soumises à Carthage ; que
Carthage, épuisée par la guerre de Libye, n'était plus en état de rentrer en possession de ces deux îles ; qu'en droit, enfin, ces deux îles, si voisines de
Rome, devaient appartenir à la puissance qui saurait y faire prévaloir son autorité, les sénateurs opinèrent pour une descente à main armée. Les navires
destinés à cette expédition avaient d'ailleurs, depuis longtemps, leur armement complet. Le consul Sempronius fondit sur cette double proie, et bientôt,
sur les deux rivages, furent plantées les enseignes aux initiales du sénat et du peuple romain.
Carthage, tout épuisée qu'elle était alors, avait cependant armé une escadre pour tenter de reconquérir les deux précieuses colonies qui échappaient à sa
domination séculaire. La perfidie de Rome était bien faite pour l'atterrer. Elle se plaignit tout haut de la rapacité de sa rivale, formula des réclamations, et
poursuivit ses armements. Rome, alors, parlant d'un ton qui ne pouvait souffrir de réplique, Rome déclara purement et simplement la guerre à Carthage.
La raison de cette guerre, disaient hardiment les citoyens de Rome, c'est que Carthage n'arme plus contre la Sardaigne révoltée, mais bien contre les
légions de Sempronius, aujourd'hui maîtresses de l'île[30]. Les Carthaginois ont donc ouvertement violé les traités consentis. Il faut qu'ils renoncent
expressément à tout droit sur la Sardaigne et la Corse, et que, pour expier leurs projets hostiles[31], ils payent à la République un supplément de
contribution de guerre.
La patrie d'Amilcar, qui avait failli être emportée par la révolte des mercenaires, ne se sentait point de force à reprendre la lutte avec Rome. Les
Carthaginois soupirèrent, et, courbant la tête, durent admettre qu'il fût introduit dans le traité de l'an 242 un article additionnel ainsi conçu : Carthage
évacuera la Sardaigne et devra payer à Rome la somme de douze cents talents (près de sept millions)[32].
Mais ni les Sardes, ni les Corses n'acceptèrent sans protestation la dure domination romaine. Il se produisit dans les deux îles des soulèvements
fréquents, et fort sérieux pour la plupart[33]. Ces mouvements des populations frémissantes furent successivement comprimés par les consuls Licinius
Varus (236), Manlius Torquatus (235), Pomponius Mathô (233) et Papirius (231). Sous ce dernier consulat, les deux îles de Sardaigne et de Corse furent
définitivement réduites en provinces romaines.
Quant aux Carthaginois intelligents, ils eurent leur opinion faite touchant la bonne foi des fils de Quirinus, et ce vol à main armée[34], qui fit saigner le
cœur d'Amilcar, devait bientôt rouvrir entre les puissances rivales une longue série d'hostilités.

[1] Polybe, I, LXVI.


[2] Histoire de Jules César, t. I, p. 267-268.
[3] Trois ans et quatre mois. (Polybe, I, LXXXVIII.)
[4] Polybe, I, LXV.
[5] Μιξέλληνες. (Voyez Polybe, I, LXVII.) — Appien ne mentionne que des Libyens et des Gaulois.
[6] Nous supposons la contribution de guerre répartie en dix échéances de même valeur, soit chacune de 1.280.620 francs.
[7] Carthage était épuisée par la première guerre punique. (Polybe, I, LXXI.)
[8] Chroniques de Villani.
[9] Cette fameuse Hécatompyle était une ville du Soudan, sur le Niger, et l'onomatologie saura peut-être nous en faire retrouver la position. Fidèle à la méthode suivant laquelle il appelle, par exemple, Άσπίς
une place forte que les Latins nomment Clupea, Polybe (I, LXXIII) écrit ici : Έκατοντάπυλος, et ne fait que traduire en grec le sens d'une dénomination tamazir't. Nous pouvons aujourd'hui faire la version
contraire, c'est-à-dire repasser du grec à l'amazir'. Or, dans ce dernier idiome, le mot porte s'exprime par thabbouth et cent par touinest. Qu'on rapproche simplement ces deux termes, en négligeant, dans la
prononciation, la désinence du composé, et l'on obtient Thubbouth-Tou', assonance assez frappante déjà de Tombouctou. Mais, plus correctement, l'expression Cent Portes a pour équivalente : Touinest en
Thiboura, ou mieux, par inversion, Thiboura en Touinest. La prononciation en usage chez les Touareg donne Thib' n' tou, terme fort rapproché, l'on en conviendra, de celui de Timbektou, qu'adoptent la
plupart des voyageurs modernes. — Les Romains, qui entendaient aussi parler les Imazir'en, et s'attachaient, eux, à reproduire les sons perçus, ont appelé Tibudium la ville prise par Hannon et, plus tard, par
les armées de Balbus le Jeune. Or Tibudium est bien l'écho latin de Thiboura-temdit, la ville aux portes. Ce mot thabbouth (au pluriel thiboura) nous semble le radical du nom de la ville de Thèbes, laquelle
était aussi, comme l'on sait, une hécatompyle.
[10] Frontin, Stratagèmes, III. — Diodore de Sicile, V.
[11] Polybe, I, LXXI.
[12] La claie était un supplice carthaginois. (Voyez le chapitre VIII du livre II.)
[13] Les Zarzas ou Zerdzas ne sont pas éteints. Nous en retrouvons une tribu aux environs de Jemmapes (province de Constantine).
[14] Voyez le livre I de l'Histoire de Polybe. La guerre des Mercenaires vient de fournir à un romancier moderne le sujet d'un livre intéressant. L'auteur de Salamm'bo a décalqué son esquisse sur l'émouvant
tableau de Polybe ; mais les couleurs qu'il a mises en œuvre sont loin d'être empruntées à la sobre palette de l'histoire.
[15] Polybe, I, LXXIV.
[16] Les Arabes de nos jours ont conservé les mœurs militaires des anciens Numides. Un sergent de tirailleurs indigènes, présent à la bataille de l'Alma, témoignait à des officiers français son étonnement de
ne pas voir les Russes lâcher pied au premier coup de canon.
[17] Voyez Guischardt, Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains, La Haye, 1758. — Le chapitre III de ces excellent commentaire est consacré tout entier à l'étude de la bataille du Macar (Medjerda).
[18] Voyez Polybe, I, LXXVI.
[19] C'est l'hypothèse de Guischardt (Mémoires militaires, t. I, c. III) ; mais le mouvement d'Amilcar s'explique également fort bien, si l'on suppose chacune des divisions ployée en colonne serrée en masse.
[20] Polybe, I, LXXVI.
[21] C'est le chef que Polybe nomme Ναραύας. Il fut, dit le grand historien, séduit par le génie politique et militaire d'Amilcar, et Amilcar lui fit épouser sa fille, celle qu'un romancier moderne a nommée
Salamm'bô.
Chez les Imazir'en, le nom n'existe pas. Dans l'espèce, Ν indique le génitif, αουα signifie nation, H'arâr est un nom de tribu. N'H'arâraoua veut donc dire de la nation des H'arâr, sous-entendu prince ou chef.
La tribu des H'arâr (gens de condition libre, hommes de cœur) n'est pas éteinte. Elle habite aujourd'hui le revers nord du djebel el-A'mour (Algérie).
[22] La défaite de Spendius eut vraisemblablement pour théâtre la vallée de la Medjerda, rive droite.
[23] L'identité des noms est une cause d'erreurs fréquentes pour qui étudie l'histoire de Carthage. Cet Hannon n'est pas le même que le vainqueur d'Hécatompyle (plus tard le vaincu des Ægates). Hannon
d'Hécatompyle fut mis en croix par les mercenaires de Sardaigne (238). Quant au lieutenant d'Amilcar, on peut l'appeler Hannon le Riche. C'est l'adversaire obstiné du parti politique que les Romains
désignent sous le nom de faction Barcine.
[24] Voyez au chapitre I du livre III la liste des généraux carthaginois qui ont porté le nom d'Annibal.
[25] Polybe, I, LXXXVII.
[26] Polybe, I, LXXV.
[27] La topographie de la Tunisie est fort simple, et la Scie doit y être facilement reconnaissable.
[28] Τάφρω καί χάρακι. (Polybe, I, LXXXIV.) — Les Romains remplaçaient parfois les palissades par un ouvrage en maçonnerie. C'est alors le murus fossaque. (Voyez l'Histoire de Jules César, t. II,
passim.)
[29] Polybe, I, LXXXV.
[30] On allégua d'autres raisons encore. ... Comme précédemment pour les Mamertins, le sénat, selon toute apparence, prétexta qu'il y avait des Italiotes parmi les mercenaires de Sardaigne. (Histoire de Jules
César, t. I, c. V, t. I, p. 149.)
[31] Carthage avait capturé quelques vaisseaux marchands naviguant dans ces parages. (Histoire de Jules César, t. I, c. V, t. I, p. 149.)
[32] Polybe, III, XXVII. — Ces 1.200 talents (6.985.200 francs) durent s'ajouter aux 3.200 autres (18.627.200 francs) stipulés par les commissaires en 242. Le total des contributions de guerre imposées à
Carthage s'éleva ainsi à 4.400 talents, soit plus de 25 millions (25.612.400 francs), somme énorme pour l'époque.
[33] Pendant longtemps... des rébellions périodiques témoignèrent de l'affection des Sardes pour leurs anciens maîtres. (Hist. de Jules César, t. I, p. 149-150.)
[34] ... Abus scandaleux de la force que Polybe a hautement flétri. (Hist. de Jules César, t. I, p. 149.) — ... παρά πάντα τά δίκαια... dit Polybe (III, XXVIII).
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.
CHAPITRE X. — FONDATION DE CARTHAGÈNE.

L'abandon que Carthage avait fait de la Sicile, après la malheureuse journée des Ægates, avait profondément affligé le grand Amilcar ; mais il s'était
résigné cependant au sacrifice que la triste issue de la guerre imposait à son pays. La perte de la Sardaigne, au contraire, laissait en son cœur des
souvenirs pleins d'amertume et un sentiment de rage difficile à concentrer. Il ne pouvait pardonner à Rome ni ses perfidies, ni sa rapacité, et ne cherchait
que l'occasion de l'en punir1. Malheureusement, Carthage n'était pas alors en état de reprendre les armes. Avant de songer à une revanche, elle avait à
refaire ses finances, et surtout à réorganiser une machine gouvernementale usée par des excès de tout genre. Durant la guerre de Libye, Amilcar avait,
plus d'une fois, critiqué la politique de la γερουσία, et l'on se rappelle ses conflits avec Hannon le Riche, l'un des membres influents de ce sombre
conseil. Depuis l'extermination des mercenaires, il ne cessait de battre en brèche le parti d'Hannon, qu'il considérait comme le vrai fléau de l'Etat. Or il
n'est point d'inimitiés plus profondes que celles qui se déclarent entre les gens de progrès et ces hommes immobilisés dans l'entêtement de leur culte pour
les choses du passé. Les haines se déchaînèrent avec furie dans la ville ; la calomnie tint le premier rôle dans les menées des ennemis d'Amilcar, et le
grand général put voir combien il est dangereux de s'en prendre à des abus invétérés, souvent même d'exprimer de simples désirs de réformes. Le parti
d'Hannon, alors tout-puissant, résolut, sans plus de scrupule, de perdre l'homme illustre qui venait de sauver son pays. Il ne fut pas difficile de peser sur
la γερουσία. Les pentarques de la justice étaient gens dévoués au parti ; on leur intima l'ordre de décréter d'accusation celui qui troublait ainsi le repos du
gouvernement.
Aussitôt les grands juges se mirent à l'œuvre, et commencèrent l'instruction d'un procès. On reprochait à Amilcar les fautes qu'il avait, dit-on, commises
alors qu'il commandait en Sicile[1] ; on le rendait responsable de la guerre de Libye et de la perte de la Sardaigne[2] ; on le disait l'auteur de tous les maux
qui venaient de fondre à la fois sur Carthage[3]. Fort de sa bonne conscience, le Bou-Baraka était calme ; mais il n'en courait pas moins des dangers
sérieux. Malgré l'absurdité des crimes dont on le chargeait, il allait être mis en jugement, et devait aviser à sauver sa tête. Une résolution énergique le tira
de cette situation cruelle.
Il y avait alors à Carthage un syssite[4] réunissant les hommes les plus éclairés de l'aristocratie carthaginoise, et qui frappait tous les échos de la ville du
bruit de ses séances tumultueuses. Présidé par le jeune Asdrubal le Beau, ce club s'ouvrait aux patriotes, aux amis du bien public, à tous ceux qui
voulaient voir le gouvernement tenir haut et ferme le drapeau national, abolir d'odieux privilèges, et consulter avec équité l'intérêt des populations. En
réalité, Asdrubal était le chef d'un parti démocratique[5] qui faisait à la γερουσία une opposition violente. C'était un économiste intelligent et un brillant
orateur ; et chacun savait à Carthage que la parole de ce jeune homme était toute au service des idées d'Amilcar.
Amilcar, jusqu'alors, était resté dans l'ombre, se bornant à diriger de loin le parti qui se formait, à encourager des aspirations qu'on nommerait
aujourd'hui libérales, mais se gardant bien de fronder ouvertement le sanhédrin. Dès qu'il se vit menacé de la croix, il prit une tout autre attitude, et se
campa fièrement pour regarder en face et le front haut les pentarques, devenus l'instrument de ses ennemis politiques. Maltraité par les satisfaits, qui
vivaient de la détresse du peuple, le grand général fit hardiment sa déclaration de principes, donna sa fille en mariage à Asdrubal, et se mit, en son lieu et
place, à la tête de l'opposition[6]. Le nom du Bou-Baraka servit, dès lors, de mot de ralliement à tous les mécontents, et le syssite d'Asdrubal fut le club
du parti célèbre que les Romains ont appelé la faction Barcine.
Soutenu par les premiers citoyens de Carthage[7], que séduisait la sagesse de ses vues politiques, adoré des masses populaires, auxquelles il promettait
d'importantes réformes, Amilcar devenait inviolable, et la γερουσία n'osa point donner suite au procès qu'elle lui avait maladroitement intenté.
L'accusation tomba d'elle-même, et le parti d'Hannon, qui avait ourdi la trame, n'eut que la honte de l'insuccès.
Un autre triomphe attendait Amilcar. Le gouvernement préparait alors une grande expédition, destinée à réprimer un mouvement chez les Imazir'en ; les
armements étaient terminés, et les colonnes prêtes à partir au premier ordre ; mais il restait à pourvoir au commandement de cette armée d'Afrique. La
γερουσία avait sans doute arrêté son choix sur quelque haute nullité du parti d'Hannon ; il lui fut néanmoins impossible de faire prévaloir ses décisions.
Le peuple en foule s'assembla au forum, et d'une voix unanime appela le Bou-Baraka à la tête des troupes[8]. Cette élection produisit dans la machine de
l'Etat une commotion violente. L'autorité des pentarques, jusqu'alors incontestée, eut à subir un choc qui fit tomber de leurs mains séniles les insignes
d'un pouvoir qu'ils devaient à l'intrigue. Le saisissement fut grand aussi dans tous les vieux syssites. Le nom seul d'Amilcar y répandit une terreur égale à
celle dont le nom de Marius devait, plus tard, frapper les rues de Rome hantées par l'aristocratie.
Conformément à l'expression des vœux populaires, laquelle n'était d'ailleurs qu'une manifestation de ses vues personnelles, le général en chef dirigea
immédiatement ses forces sur les points stratégiques qu'il était indispensable d'occuper. Il quittait Carthage sans inquiétude, et même avec joie : son
gendre Asdrubal devait y suivre assidûment les progrès du jeune parti démocratique, pendant que lui-même, aidé de son autre gendre, N'H'arâraoua,
allait se créer des alliances au cœur de la nation tamazir't. L'expédition entreprise était une visite amicale plutôt qu'une incursion hostile, et, en opérant
ainsi, Amilcar rendait de grands services à l'Etat[9]. Il explora le pays des Mak'-Selaïm et des Mak'-Seg-Selaïm[10], sut s'y faire aimer, et y recruter, grâce
à ses largesses[11], d'excellentes troupes d'infanterie et de cavalerie légère. Admirons encore ici le talent d'Amilcar : ne pratique pas qui veut la
générosité.
Ayant ainsi reconstitué l'armée carthaginoise, le général en chef se sentait en mesure d'entreprendre une guerre sérieuse. Rome était toujours son objectif
; Home attirait invinciblement ses regards ; mais, avant d'en venir aux prises avec cette puissance indomptable, il convenait, suivant lui, de l'envelopper
de toutes parts, de bien viser partout au défaut de ses défenses. De là la nécessité de prendre pied sur le continent européen, et d'y établir une base
d'opérations solide. Amilcar, à cet effet, jeta les yeux sur l'Espagne.
Ce projet de descente s'était, d'ailleurs, tout naturellement offert à son esprit, pendant qu'il envisageait avec effroi la triste situation du trésor. Refaire au
plus tôt les finances de la République ; parer à cette disette de métaux monnayés, qui avait amené la révolte des mercenaires : tel était le but à atteindre.
Or les mines de la péninsule, cette Californie de l'antiquité, présentaient d'assez puissants filons pour permettre de prévenir à jamais toutes les crises. Il
suffisait d'y organiser une bonne exploitation.
Telles sont les raisons vraies qui décidèrent Amilcar à franchir le détroit. Mais le sort des meilleures intentions est d'être travesties par la passion ou, qui
pis est, par l'ignorance. L'expédition d'Espagne fut loin d'être bien comprise à Carthage. On prétendit qu'en partant ainsi pour l'Espagne, Amilcar, réduit
aux expédients, n'avait cherché qu'un moyen de s'éloigner de la ville[12], d'échapper aux persécutions du parti qui l'inquiétait au sujet des affaires de
Sicile[13], d'obtenir par la corruption des partisans dévoués[14], de s'illustrer enfin par de nouveaux services rendus à son pays[15]. Le grand général, nous
le savons, était dévoré de l'amour du bien public, et Appien a raison d'affirmer qu'il brûlait du désir d'être encore utile à ses compatriotes ; mais il ne
partait pas en fugitif, d'une ville où son parti, dirigé par le sage Asdrubal, exerçait alors une influence incontestable.
Le Grec Appien dit encore[16] qu'Amilcar se jeta sur la péninsule sans avoir, au préalable, obtenu l'agrément de son gouvernement à cet égard, et le grave
Heeren répète ce dire[17]. Mais il est difficile de croire que le réorganisateur de l'armée se soit ainsi embarqué à l'insu de la γερουσία. Celle-ci, à peu près
perdue dans l'opinion publique, mais ne se résignant pas encore à sa chute, n'avait aucun intérêt à retenir à Carthage le chef avoué de l'opposition
Barcine. Quant au peuple, qui, de longue date, connaissait les richesses de l'Espagne, et comptait sur les libéralités du généreux Bou-Baraka, il ne
songeait guère à s'opposer à son départ.
D'autres auteurs, enfin, exposent que, épris du pouvoir pour le pouvoir lui-même, et voulant à tout prix dominer quelque part, Amilcar avait essayé de se
créer dans la péninsule une grande monarchie indépendante. Il est possible, en effet, qu'il ait rêvé la transplantation de la partie saine et intelligente de
l'aristocratie carthaginoise, dans l'hypothèse où il eût fallu renoncer à porter remède aux désordres de l'Etat. L'émigration en masse est un des traits
caractéristiques du génie phénicien, et l'on peut admettre qu'Amilcar conçut l'idée de faire une nouvelle Carthage dans l'extrême occident de l'Europe,
comme Elissa avait fait une autre Tyr sur le rivage de l'Afrique septentrionale. Quant aux reproches d'aspirations à la tyrannie, ils ne sauraient vraiment
être pris au sérieux. Rien n'eût été plus facile au grand Amilcar et à son fils Annibal que de se faire couronner rois d'Espagne. S'ils ne l'ont fait ni l'un ni
l'autre, c'est qu'ils ne l'ont pas voulu. Ces deux géants de l'histoire ne songeaient qu'au salut de leur patrie !
Mais, pour l'intelligence du récit qui va suivre, il est, dès à présent, indispensable d'esquisser la physionomie de cette Espagne, où le jeune Annibal a
voulu suivre son père.
L'Ibérie tirait son nom de celui d'un grand fleuve, l'Aber (Iberus, Èbre)[18]. Strabon, qui comparait la forme générale du Péloponnèse à celle d'une feuille de
platane, dit que l'Espagne ressemble, en plan, à une peau de bœuf étendue de l'occident vers l'orient[19]. Le système orographique de ce pays se compose
d'un large plateau central, que défendent, au nord et au sud, deux énormes murailles de montagnes presque abruptes au-dessus de l'Océan et de la
Méditerranée ; que soutiennent, à l'est et à l'ouest, deux versants descendant, par gradins successifs, jusqu'aux plaines baignées par ces deux mers. De
cette disposition de la charpente générale résultent un incroyable chaos de thalwegs et de croupes, un inextricable enchevêtrement de vallées profondes et
de sierras à dents aiguës. L'œil ne découvre là que sombres escarpements, plaines dénudées, rivières torrentueuses aux gués souvent impraticables,
gorges perfides, où quelques hommes résolus peuvent toujours facilement arrêter une armée. Peuplée de montagnards fiers et sauvages, dépourvue de
routes, couverte de bois et de broussailles, l'Espagne était, surtout alors, éminemment propre à la guerre défensive. Elle offrait aux soldats d'Amilcar un
camp d'instruction précieux, et devait servir à former les vaillants compagnons d'Annibal[20].
A l'aurore des temps historiques, la péninsule est habitée par des peuples connus sous le nom générique d'Ibères. Mais, dès l'an 1600 avant l'ère
chrétienne, la race gallique se trouve en possession de plus de la moitié de ce vaste territoire[21]. Presqu'en même temps, vers l'an 1500, l'Hercule
phénicien conduisait ses bandes d'aventuriers dans la Bétique, et la race chananéenne se mêlait aux Ibères et aux Gaulois[22].
Après la ruine de Troie (1270)[23], qui troubla si profondément la paix du monde ancien, et rompit l'équilibre politique du bassin de la Méditerranée,
l'Espagne fut envahie par une foule de colons grecs et de réfugiés de l'Asie Mineure[24]. Vaincus et vainqueurs, se rencontrant sur un terrain neutre, y
vécurent en bonne intelligence, et laissèrent, tant à l'intérieur que sur les côtes, des traces nombreuses de leur belle civilisation.
Vers l'an 600 avant Jésus-Christ, les Massaliotes, qui venaient de déverser le trop-plein de leur population dans les colonies du golfe du Lion (Agde, Roses,
etc.),
descendirent encore plus au sud sur la côte orientale de l'Espagne, pour y déposer des essaims de leur ville florissante. Enfin, vers la même époque,
les Carthaginois fondèrent aussi dans la péninsule leurs premiers établissements commerciaux.
Ces colonisations successives, et comme superposées, avaient pour raison d'être la fertilité exceptionnelle et les richesses d'un sol privilégié[25] ; mais
l'âpre caractère des indigènes créait parfois aux colons des difficultés sérieuses. Les Ibères, au temps d'Amilcar, étaient encore à demi sauvages. Ils
couchaient sur la terre nue, et montraient une prédilection particulière pour certains produits ammoniacaux. Les femmes mêmes recherchaient, pour s'y
baigner, l'ούρον qui avait longtemps séjourné dans les citernes. Elles s'en servaient aussi pour se nettoyer les dents.
L'esprit de ces peuples était empreint d'un grand sentiment de fierté[26]. Ils étaient excessivement rusés, audacieux, enclins à la maraude et à la piraterie.
Entreprenants quand il s'agissait de brigandages, ils ne se sentaient nullement portés à l'héroïsme désintéressé. Les mœurs étaient féroces. Les mères
tuaient leurs enfants pour les empêcher de tomber vivants aux mains de l'ennemi. Dans une place emportée d'assaut, le fils recevait de son père, pris et
enchaîné, l'ordre d'égorger tous ses parents[27]. Mais, à côté de ces duretés antiques, on est heureux de pouvoir admirer la belle coutume des
dévouements. Les Ibères, dit M. Amédée Thierry[28], s'attachaient à la personne d'un chef pour la vie et pour la mort ; ils lui appartenaient
irrévocablement, à lui et à sa fortune. Tant qu'il était riche, puissant, heureux, ils jouissaient comme lui et avec lui de toutes les prospérités de la vie ; le
sort lui devenait-il contraire, ils en partageaient tous les revers ; si le chef périssait de mort violente, ils s'arrachaient eux-mêmes le jour. A cet effet, les
Espagnols portaient toujours sur eux un poison subtil, dont ils se servaient sans hésiter, car ils considéraient comme une honte de survivre à ceux
auxquels ils s'étaient dévoués[29].
La plupart des peuplades ibériennes n'avaient aucune notion de la divinité. Les Celtibères adoraient un Grand Être innomé, dont le culte réclamait, les
nuits de pleine lune, de longues danses devant les huttes. Les Lusitaniens immolaient à Mars des chevaux, des boucs, des prisonniers de guerre ; comme
les Grecs, ils lui offraient souvent des hécatombes. Race aux allures essentiellement guerrières[30], les Espagnols disaient que l'homme qui se promène
est un insensé. Suivant eux, l'homme vraiment digne de son nom d'homme devait ou dormir sous la tente, ou combattre. Ils se servaient du bouclier
échancré dit πέλτη ; leurs armes offensives étaient le javelot, le glaive et la fronde. Toujours armés à la légère, ils combattaient également bien à pied et à
cheval. Leurs chevaux étaient admirablement dressés à gravir les pentes les plus roides, et à fléchir le genou au simple commandement. Deux guerriers
montaient le même cheval : pendant l'action, l'un des deux combattait à pied. L'infanterie espagnole jouissait à tous égards d'une réputation méritée : un
esprit vif permettait à ces robustes fantassins de saisir et d'imiter très-heureusement la manière de leurs ennemis ; l'habitude qu'ils avaient d'exploiter les
mines leur donnait une adresse remarquable dans tous les travaux souterrains afférents à l'attaque et à la défense des places[31].
Les hommes s'habillaient d'une saie, vêtement court fait de laine grossière, et à longs poils ; mais les femmes portaient toujours des habits élégants. Elles
se paraient de singulières coiffures : les unes fixaient au sommet de leur tête un corbeau aux ailes déployées, et sur ces ailes posaient un voile, qui leur
tenait lieu d'ombrelle ; les autres s'enveloppaient l'occiput d'un petit tambour, qui cachait les oreilles ; les plus coquettes s'épilaient pour avoir un beau
front, ou se plantaient sur le crâne une colonnette d'un pied de haut, autour de laquelle elles enroulaient une forêt de cheveux.
Mais ces futilités n'empêchaient point la femme espagnole de prendre part à toutes les fatigues de son mari. Elle était aussi brave que lui, aussi
laborieuse, aussi bien rompue aux rudes travaux de la terre. Aussitôt après un accouchement, elle faisait coucher celui dont elle était la compagne, afin
d'avoir la gloire de lui servir un repas.
Ces actes de courage, très-communs en Espagne, n'étaient pas nécessairement dictés par l'amour-propre. Une Espagnole, dit Posidonius[32], qui travaillait
aux champs, en compagnie d'une troupe de ses compatriotes, se sent un jour prise des douleurs de l'enfantement. Sans mot dire, elle se retire à l'écart,
dans un bois voisin, se délivre elle-même, dépose son enfant sur un lit de feuilles, à l'abri d'un épais taillis, et vient tranquillement reprendre son ouvrage.
Mais sa pâleur et les cris du nouveau-né la trahissent ; on veut qu'elle se retire. Elle prend alors son enfant, le baigne dans une source d'eau vive, l'essuie
avec amour et l'emporte dans un lambeau d'étoffe.
Tel était le peuple dur, sobre, patient, laborieux et farouche que les Carthaginois se proposaient de soumettre.
Les avides Carthaginois, dit Appien[33], n'étaient nullement en droit de troubler le repos de la péninsule ; aucun casus belli ne pouvait raisonnablement
surgir entre eux et les Espagnols. Suivant d'autres versions, la peuplade des Celtici, établie entre l'oued el-Ana et l'Océan, ne cessait de harceler les
colonies carthaginoises. Ses violences s'étaient surtout manifestées durant le cours de la première guerre punique, alors que tous les comptoirs et
factoreries étaient momentanément privés de l'appui de la métropole. La guerre terminée, le gouvernement aurait reconnu l'urgence d'infliger un
châtiment exemplaire à ces turbulents Celtici.
Quoi qu'il en soit, il est constant qu'Amilcar franchit le détroit de Gadès[34], et opéra d'abord dans l'Alentejo. Ce pays avait alors pour chefs deux frères,
dont l'un, du nom d'Istolat, était d'une intrépidité extraordinaire. Les deux frères furent tués dès la première rencontre, et, de leur armée presque détruite,
il ne se sauva que 3.000 hommes, lesquels mirent bas les armes et se laissèrent incorporer dans les rangs du vainqueur.
Un parent de ces deux chefs, Indortès, entreprit de les venger. Il sut opposer aux Carthaginois une armée de 50.000 hommes ; mais ces forces
considérables ne l'empêchèrent point d'être complètement battu. Faisant toujours mouvoir les mêmes ressorts, ceux de la clémence et de la terreur,
Amilcar rendit la liberté sans conditions aux 10.000 prisonniers qu'il avait faits. Moins généreux envers le malheureux Indortès, il le fit mutiler et mettre
en croix[35] : crime odieux, que peut seule expliquer la férocité des mœurs antiques ! Ces mœurs hélas ! n'étaient pas encore près de s'adoucir. Homme de
son temps, Jules César, le moins inhumain des conquérants, osera plus tard faire couper les mains à des milliers de Gaulois, coupables d'avoir défendu
leur indépendance. Ce sont là des forfaits que l'histoire doit flétrir.
Maître de l'Alentejo, le Bou-Baraka monta le long de la côte occidentale, et soumit, l'une après l'autre, toutes les peuplades qui occupaient alors le
Portugal et la Galice espagnole[36]. Ses heureuses expéditions le couvrirent de gloire[37].
Cependant ces succès ne lui faisaient point perdre de vue le but principal de l'entreprise, et il donnait une extension considérable aux travaux
d'exploitation des mines. On avait l'habitude, à Carthage, de parler avec emphase de la richesse des anciens Phéniciens, de répéter, par exemple, qu'ils
confectionnaient en argent massif les ancres de leurs navires ; mais on ne croyait guère à ces discours, qui semblaient empruntés aux récits de la fable.
Grâce à l'habile administration d'Amilcar, la légende devint de l'histoire contemporaine, et les officiers de l'année d'Espagne purent bientôt enfermer
leurs vins dans des fûts et des amphores d'argent[38].
Alléché par ces débuts de la conquête, le peuple carthaginois convoita la péninsule entière[39], et le général en chef reçut l'ordre de s'étendre en tous sens.
Mais il n'était pas facile de dominer le pays ; partout, l'ennemi opposait aux Carthaginois une résistance désespérée, que favorisait singulièrement l'âpreté
des lieux. Amilcar n'avançait que pied à pied, combattant et négociant tour à tour. Il mit ainsi neuf années[40] à soumettre les parties centrale et orientale
de la péninsule.
Enfin il parvint au littoral qui regarde l'Italie, et, par delà les îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile, dont elle s'était fait comme une contre-garde, il put
prendre sur Rome ses premières vues de revers. Parvenu à la hauteur des Baléares, il emporta d'assaut la ville grecque d'Ηλίκη (Ilicis) ; mais cette place ne
lui paraissant pas capable d'une résistance suffisante, il l'abandonna pour créer, un peu plus au nord, une base d'opérations solide. A cet effet, il arrêta son
choix sur un rocher blanc d'un grand relief, qui commandait au loin la plaine environnante. Il en dérasa la crête et y assit son camp. Cette blanche
acropole[41] n'était pas éloignée de Sagonte[42].
C'est là que doit se clore la carrière du grand Amilcar. C'est là qu'Annibal doit, plus tard, ouvrir la sienne, pour reprendre et continuer l'œuvre
interrompue de son glorieux père.
Les auteurs ne s'accordent point sur les circonstances de la mort d'Amilcar. Les uns disent que, forcé de battre en retraite devant des forces supérieures, il
se noya en passant une rivière à la nage ; Tite-Live laisse entendre qu'il périt assassiné[43] ; Appien et Silius Italicus[44] alarment expressément que le
grand Carthaginois est bravement tombé les armes à la main. Cette version est assurément très-plausible. Amilcar, dit Appien[45], avait vu se liguer
contre lui la majeure partie des chefs indigènes, et succomba dans la lutte qu'il eut à soutenir contre eux.
Un jour qu'il entamait une affaire qui paraissait devoir être assez chaude, il vit, non sans étonnement, les Espagnols pousser devant eux des bœufs attelés
à des chariots chargés de bois secs[46], et s'avancer en bon ordre, défilés par ce retranchement mobile. Les Carthaginois, qui ne saisissaient point
l'intention de l'ennemi, ne purent d'abord s'empêcher de rire de leurs précautions étranges. Mais tout à coup la scène changea ; ils virent les chariots
s'enflammer sur toute la ligne, et se précipiter sur eux au galop des bœufs saisis d'épouvante. L'infanterie d'Amilcar fut bientôt rompue. Lui-même,
entouré par les Espagnols, périt avec toute la noblesse carthaginoise qui formait sa garde d'honneur[47].
Ainsi finit, près de Sagonte[48], le père et le maître du grand Annibal. Carthage reçut la nouvelle de sa mort en même temps qu'elle apprit l'écroulement
du fameux colosse de Rhodes (227). La République sentait alors toute l'importance de la conquête de l'Espagne. Aussi s'empressa-t-elle d'y faire passer
des troupes, dont le commandement fut donné à Asdrubal le Beau[49]. Le gendre d'Amilcar reçut le titre de gouverneur général de la péninsule[50].
Asdrubal se trouvait en Espagne lors du désastre qui avait coûté la vie à son beau-père. Il était venu l'y rejoindre, en qualité de hiérarque, et rendait,
depuis quelques années, d'importants services à l'État. Dès le premier jour, il s'était révélé comme militaire intelligent et plein d'entrain ; chargé d'une
mission chez les Imazir'en, il l'avait remplie avec un tact et une sûreté de vues qui lui avaient mérité les éloges de tous les hommes politiques.
Nommé général en chef des forces de terre et de mer en Espagne, il signala son entrée en charge par une grande victoire remportée sur le chef indigène
Orisson. La défaite de cet Ibère décida immédiatement de la soumission d'un grand nombre de tribus hostiles. Dès qu'il eut ainsi rétabli le calme à
l'intérieur, Asdrubal s'attacha à la réalisation d'un grand projet, qui, peut-être, avait depuis longtemps germé dans l'esprit d'Amilcar, celui de la création
de Carthagène[51].
Cette place était destinée à devenir non-seulement le chef-lieu du pays des Contestans[52], mais-encore, et surtout, la base de toutes les opérations, le
principal entrepôt de la métropole en Espagne. D'heureuses conditions topographiques avaient conduit Asdrubal vers un point de la côte
exceptionnellement propre à l'assiette d'un grand établissement maritime, et la nouvelle ville devait tirer de sa situation même l'importance qu'on en
attendait[53].
Carthagène, dit Polybe[54], est située vers le milieu de la côte d'Espagne, dans un golfe tourné du côté du vent d'Afrique. Ce golfe a environ 20 stades (3
kilom. 700 m.) de profondeur sur 10 (1 kilom. 850 m.) de largeur à son entrée. Il forme une espèce de port, parce qu'à l'entrée s'élève une île qui, de chaque
côté, ne laisse qu'une passe étroite. Elle fait, en même temps, office de brise-lames, ce qui donne à tout le golfe une parfaite tranquillité, sauf le cas où les
vents d'Afrique soufflent des deux côtés. Ce port est abrité par le continent de tous les autres vents du large.
Au fond du golfe, s'avance en promontoire une montagne sur laquelle est assise la ville, qui, à l'est et au sud, est défendue par un étang s'étendant vers le
nord, de sorte que, depuis l'étang jusqu'à la mer, il ne reste qu'une langue de 2 stades (370 m.) reliant la ville au continent.
Cet isthme étroit se trouvait coupé par un canal maritime creusé de main d'homme. D'autre part, à l'extrémité opposée de la place, l'étang était en
communication directe avec la mer, par un de ces méats connus, dans le bas Languedoc, sous le nom de graus[55]. La ville, ainsi isolée, n'était reliée au
continent que par le pont du canal, praticable aux voitures. Malheureusement, l'étang n'était qu'un blanc d'eau, le plus souvent guéable, et toujours à sec
lors du reflux du soir. Quant à la ville, bâtie dans une sorte d'entonnoir, elle était protégée par cinq grandes collines, deux très-hautes et abruptes, les trois
autres rocailleuses et d'un accès difficile. L'enceinte fortifiée présentait un développement total d'environ 3 kilomètres et demi.
La place renfermait le trésor, les bagages, les munitions, les vivres, tout le matériel de l'armée. Les magasins en étaient immenses ; les arsenaux, au
temps d'Annibal, occupaient constamment jusqu'à 2.000 ouvriers d'art[56]. Quant au port, destiné à recevoir les approvisionnements expédiés d'Afrique, il
pouvait abriter une flotte considérable. Les convois partant de Carthage suivaient la grande route du littoral jusqu'à Arzew (Arsenaria), et, de ce port
d'embarquement à Carthagène, la traversée n'était pas plus longue que celle de Carthage à Lilybée.
Homme politique habile, sage administrateur, bon militaire, Asdrubal était un gouverneur général d'une haute valeur. Il entretenait d'excellents rapports
avec les chefs indigènes[57], se conciliait l'esprit des populations, et son influence en Espagne était considérable. Ses talents, dit Appien[58], valurent à
Carthage la soumission d'un grand nombre de peuples, et la République fut bientôt maîtresse de la péninsule jusqu'à la ligne de l'Ebre.
Ces conquêtes pacifiques étaient bien faites pour inquiéter les Romains. La fondation de Carthagène et l'extension du territoire punique en Espagne leur
démontraient clairement qu'Asdrubal était bien le continuateur d'Amilcar, qui, s'il eût vécu, n'eût pas manqué de porter la guerre en Italie[59].
Les grandes conquêtes qu'Asdrubal avait déjà faites, dit Polybe[60], et le degré de puissance auquel il était parvenu firent prendre aux Romains la
résolution de songer à tout ce qui se passait en Espagne. Ils se trouvèrent coupables de s'être endormis sur l'accroissement de la domination des
Carthaginois, et se promirent de réparer cette faute.
Ils n'osèrent pourtant, alors, ni leur dicter des lois trop dures, ni armer contre eux. Ils avaient assez à faire de se tenir en garde contre les Gaulois, dont ils
étaient menacés, et qui pouvaient les attaquer au premier jour. Il leur sembla qu'il était préférable d'user de douceur envers Asdrubal. Ils lui envoyèrent
donc des ambassadeurs et, sans faire mention du reste de l'Espagne, exigèrent, en transigeant, qu'il ne portât point la guerre au delà de l'Ebre.
Dans ce traité, précipitamment consenti entre le gouvernement de Rome et Asdrubal, considéré comme plénipotentiaire de celui de Carthage, il fut
expressément stipulé, dit aussi Appien[61], que l'Ebre serait la limite de l'empire carthaginois en Espagne ; que les Carthaginois ne pourraient porter la
guerre au delà de ce fleuve ; que les Sagontins, et les autres Grecs établis dans la péninsule, y conserveraient leur indépendance et leur autonomie.
Ces conditions, acceptées par Asdrubal, pouvaient momentanément assurer la tranquillité des Romains, mais non les délivrer de toutes craintes pour
l'avenir. La descente des Carthaginois en Italie leur apparaissait comme un danger impossible à conjurer désormais, comme un fait déjà presque
accompli ; ils sentaient leur existence politique sérieusement compromise.
La mort d'Asdrubal vint un instant calmer leurs angoisses. On dit qu'Asdrubal avait fait mettre en croix un chef indigène du nom de Tagus. Un Celte,
esclave de Tagus, voulut venger son maître[62]. Il s'attacha, durant plusieurs années, aux pas du gouverneur, épiant l'occasion favorable. Enfin sonna
l'heure impatiemment attendue. Pendant un sacrifice offert aux dieux de Carthage, et au pied des autels[63], Asdrubal le Beau fut immolé par le Gaulois.
Quelques auteurs imputent le meurtre d'Asdrubal aux terreurs du gouvernement de Rome, et cette accusation n'est pas trop absurde ; le sénat romain était
bien capable de se défaire des gens qui gênaient sa politique. Le crime, si tant est qu'il ait été commis, ne devait pas, cette fois, dissiper bien longtemps
les alarmes des fils de Quirinus.
Le sang d'Asdrubal allait susciter un vengeur.

[1] Appien, Hannibal, II.


[2] Diodore de Sicile, II.
[3] Appien, Hisp., IV.
[4] Voyez le livre II : Carthage au temps d'Annibal.
[5] Δημοκοπικώτατος. (Appien, Hisp., IV.)
[6] Appien, Hisp., IV. — Diodore de Sicile, II.
[7] Τούς πολιτευομένους. (Appien, Hisp., IV.)
[8] Appien, Hannibal, II.
[9] Appien, Hannibal, II.
[10] Massyliens et Massésyliens. Nous avons restitue à ces peuples leurs véritables noms, et exposé ailleurs les raisons étymologiques de cette restitution. (Voyez le chapitre II du livre II : Carthage au temps
d'Annibal.)
[11] Appien, Hannibal, II.
[12] Appien, Hisp., V.
[13] Appien, Hannibal, II.
[14] Appien, Hisp., V.
[15] Appien, Hisp., V.
[16] Appien, Hannibal, II.
[17] Il entreprit l'expédition à l'insu du gouvernement, et le succès peut seul le justifier. (Heeren, Manuel.)
[18] Aber (gaël), havre, au pluriel iberes. Les embouchures de fleuves étaient pour les anciens d'excellents lieux de refuge ou havres, et l'Espagne était, par excellence, le pays des grands fleuves. La racine
aber ou iberen se retrouve dans une multitude de dénominations espagnoles, telles que : Cantabre (Xent-aber), Celtibère (Kelt-iberen), etc. Les Grecs donnaient aussi à l'Ibérie le nom d'Hispanie. (Appien,
Hisp., I.)
[19] Strabon, I, II, Prolég.
[20] Hispania... quam ulla pars terrarum bello reparando aptior, locorum hominumque ingeniis. (Tite-Live, XXVIII, XII.) — Impediebant autem et asperitas viarum et angustiæ saltibus crebris, ut pleraque
Hispaniæ sunt inclusæ. (Tite-Live, XXVIII, I.) — Augustiæ et internata virgulta dirimebant... Confragosa loca et obsiti tegebant colles. (Tite-Live, XXVIII, II.)
[21] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, l. I, c. I.
[22] Appien, Hisp., II.
[23] Le siège de Troie, suivant Grote, n'a peut-être jamais eu lieu. Nous entendons ici par guerre de Troie le grand mouvement hellénique du XIIIe siècle.
[24] Appien, Hisp., II.
[25] Appien, Hisp., III. — Voyez, sur la fertilité de la péninsule à cette époque, Polybe, XXXIV, VIII et IX.
[26] Denys le Périégète, Orbis descriptio, Petits Géographes grecs, éd. Müller, t. II, p. 117.
[27] Voyez la fin des défenseurs d'Astapa, dans Tite-Live, XXVIII, XXII et XXIII.
[28] Histoire des Gaulois, l. IV, c. III.
[29] Valère Maxime, II, VI, 11.
[30] Florus, II, VI.
[31] Voyez le livre III, c. IV : l'Armée d'Italie.
[32] Dans Strabon, III, et Diodore de Sicile, IV, XX.
[33] Appien, Hisp., V.
[34] Silius Italicus, Puniques, I.
[35] Diodore de Sicile, XXV.
[36] Polybe, II. - Diodore de Sicile, XXV. - C. Nepos, Amilcar. - Appien, Hisp., V.
[37] Appien, Hannibal, II.
[38] Strabon, Chrestom. Petits Géogr. grecs, t. II, p. 541. — Voyez aussi Polybe, XXXIV, V, dans Athénée, I, XIV.
[39] Appien, Hannibal, II.
[40] Tite-Live, XXI, II.
[41] ... Castrum Album... (Tite-Live, XXIV, XLI.) — ... Άκρα λευκή... (Diodore de Sicile, églog. du livre XXV.)
[42] Voyez la carte de l'Espagne ancienne de Justus Perthus, de Gotha.
[43] Tite-Live, XXI, V.
[44] Occubuit sævo Tyrius certamine ductor. (Silius Italicus, Puniques, I.)
[45] Appien, Hisp., V.
[46] Frontin (Stratag., II, IV, 17) rapporte que les chariots étaient chargés de suif, de soufre et de résine.
[47] Appien, Hisp., V.
[48] Tite-Live, XXIV, XLI. — Diodore Sic., églog. du livre XXV. — Nous ne saurions admettre avec quelques auteurs qu'Amilcar périt en combattant les Vettones. Ce peuple, qui occupait les deux rives du
cours inférieur du Tage, était depuis longtemps soumis ; et, d'ailleurs, les Carthaginois opéraient alors sur la côte orientale de la péninsule.
[49] Asdrubal (Hadhra-Baal, altesse de Baal) n'est pas un nom patronymique, et l'histoire de Carthage présente huit généraux de ce nom, savoir :
Asdrubal, fils de Magon, mort en Sardaigne (489) ;
Asdrubal, fils d'Hannon, battu devant Palerme (255) ;
Asdrubal le Beau, gendre du Bou-Baraka ;
Asdrubal le Chauve, général en Sardaigne (215) ;
Asdrubal, fils d'Amilcar et frère à Annibal le Grand ;
Asdrubal, fils de Giscon, battu par Scipion (208 et 203) ;
Asdrubal Hædus, député à Rome après Zama (201) ;
Asdrubal, le dernier défenseur de Carthage (146).
[50] Appien, Hisp., VI.
[51] Carthago Nova, alias Carthago Sparta. — Les environs de Carthagène sont, aujourd'hui encore, renommés pour leurs sparteries, cordages, câbles de navires, etc.
[52] Cette région s'étendait du Xucar (Sucro) au cap Palus (Scombraria), situé entre les golfes Massiénien et Illicien.
[53] Polybe, II, XIII.
[54] Polybe X, X.
[55] Gradus, pas.
[56] Polybe, X, VIII et X, passim.
[57] Diodore rapporte que, à la mort de la fille d'Amilcar, il épousa la fille d'un chef espagnol.
[58] Appien, Hisp., VI.
[59] Tite-Live, XXI, II.
[60] Polybe, II, XIII.
[61] Appien, Hisp., VII.
[62] Tite-Live, XXI, II. — Sil. Italicus, Puniq., I.
[63] Appien (Hisp., VIII, et Hannibal, II) dit qu'Asdrubal fut assassiné par le Gaulois, non pas au pied des autels, mais à la chasse.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE PREMIER. — ORGANISATION POLITIQUE.

Carthage, dit Cicéron, n'eût pas été, pendant près de six cents ans, si florissante, sans une bonne organisation politique[1].
Pour bien apprécier la valeur d'un mécanisme qui, avant les louanges de l'orateur romain, avait su mériter celles du grand Aristote[2], il
convient, tout d'abord, d'en étudier séparément les rouages. Cette analyse mettra facilement en lumière le mode de fonctionnement du
système.
Trois éléments distincts composaient le gouvernement de Carthage. C'étaient : l'assemblée du peuple, les soff'ètes et le sanhédrin (συνέδριον).
L'assemblée du peuple (δήμος) comprenait probablement la totalité des Carthaginois en possession du droit de cité. C'est elle qui faisait les
élections. -Elle avait à ratifier les décisions importantes prises par les soff'ètes, de concert avec le sanhédrin, et, en cas de désaccord, son
vote faisait loi.
Les soff'ètes (soff'tim, βασιλεΐς) étaient vraisemblablement au nombre de deux, et nommés par l'assemblée du peuple, non pour un an, mais à
vie[3]. Leur pouvoir et les honneurs dont ils étaient comblés semblent devoir les faire assimiler à des rois constitutionnels. Suprême
expression de l'Etat, ils avaient la présidence du sanhédrin, et la présentation des lois était réservée à leur initiative.
Le sanhédrin ou sénat avait dans ses attributions générales la direction des affaires étrangères et le pouvoir législatif. Il donnait audience
aux ambassadeurs, et prenait, à l'intérieur, toutes les mesures réclamées par des intérêts de sécurité publique. De plus, à la faveur d'une
disposition ingénieuse, il partageait le pouvoir exécutif avec les deux soff'ètes. L'assemblée législative se sous divisait en deux fractions
inégales, le σύγκλητος et la γερουσία, formant deux chambres distinctes, ayant chacune leurs attributions spéciales, et pouvant agir
ensemble, ou séparément.
Le σύγκλητος était le sénat proprement dit, corps permanent dont les membres, nommés à vie par l'assemblée du peuple, appartenaient à la
haute aristocratie carthaginoise. Ces sénateurs, dont le nombre paraît avoir été considérable, pouvaient être distraits de leurs fonctions
législatives et envoyés en mission ; les uns étaient nommés ambassadeurs, les autres détachés, à titre de commissaires, aux armées de la
République.
La γερουσία était une commission permanente, ou, mieux, un comité du sanhédrin. Ses membres, au nombre de cent, siégeaient sur les
mêmes bancs que ceux du σύγκλητος, mais ils avaient, en outre, à connaître de la direction des services publics, et à veiller au maintien de
la constitution. Suivant cette définition, la γερουσία se subdivisait, à son tour, en vingt sous commissions de cinq membres. Ces πενταρχίαι
étaient autant de bureaux de la chambre spéciale, autant de ministères ayant chacun sons sa responsabilité l'une des branches multiples de
l'administration. On distinguait la πενταρχία des finances, des travaux publics, de la guerre, etc. Les membres de la γερουσία, pris dans le
σύγκλητος, étaient à la nomination des πενταρχίαι. Tels sont, réduits à leur expression la plus simple, les termes essentiels à l'aide desquels
il est possible de retrouver la formule du gouvernement carthaginois. On y reconnaît tout d'abord la triade harmonieuse si chère au génie
oriental, le triangle symbolique, qui prête aux plus riches métaphores. Le sanhédrin législateur, doublé de son comité de surveillance et
d'administration, est bien une base de l'Etat. Le soff'ète, ou roi constitutionnel, investi de plus d'honneurs que d'autorité, brille au sommet de
la figure ; la surface représente le peuple en possession du droit de suffrage, et qui, par cela même, est le seul vrai souverain. Cette image
toutefois ne saurait donner une idée bien nette des ressorts de la machine gouvernementale, et quelques détails sont nécessaires.
Le soff'ète en service ordinaire[4] présentait, avons-nous dit, les projets de loi. Pour ce faire, il consultait préalablement les aspirations du
peuple, dont le mode d'expression est demeuré inconnu, et s'éclairait des lumières des pentarques. Ceux-ci élaboraient les questions comme
le fait aujourd'hui notre conseil d'Etat. Tous renseignements pris auprès des hommes compétents, le soff'ète rédigeait son adresse au
sanhédrin. Le sanhédrin renvoyait à la γερουσία, qui examinait en conseil la valeur pratique des propositions faites ; la γερουσία faisait son
rapport ; l'assemblée, toutes chambres réunies, discutait, votait, et, lorsqu'il y avait lieu, la décision prise était soumise à la sanction du
peuple.
L'origine de la γερουσία indique nettement la nature des fonctions qui lui étaient plus spécialement dévolues, en dehors de la préparation
des lois et du soin d'en assurer l'exécution. Instituée pour limiter l'influence politique de la famille de Magon le Grand[5], elle était, avant
tout, tribunal d'Etat et comité de salut public. Comme le conseil des Dix de Venise, son similaire du moyen âge, elle avait charge de haute
police et d'inquisition en toutes questions touchant aux affaires du pays. Le redoutable centumvirat surveillait activement les allures de
l'aristocratie ou du peuple, et rompait, sans merci, toutes celles qui lui semblaient dégénérer en menées suspectes. C'était souvent la nuit
qu'il tenait ses séances, et le secret de ses délibérations demeurait impénétrable. Grand conseil de guerre permanent, il jugeait les généraux
de la République, au retour de leurs expéditions, et sa sévérité était extrême. Peu à peu, la γερουσία empiéta sur les droits que lui attribuait
la constitution ; elle s'arrogea celui de connaître de toutes les affaires. Son pouvoir, étayé de tous les échafaudages de la délation et de
l'espionnage officiels, ne tarda pas à devenir oppresseur. A l'époque des guerres puniques, les cent-juges étaient de vrais tyrans, et
exerçaient une pression fâcheuse sur leurs collègues du σύγκλητος[6]. De fait, ils dirigeaient le sanhédrin, et déjà, de son temps, Aristote
donnait à la γερουσία le nom de conseil suprême.
Les syssites de Carthage (συσσίτια) n'étaient point, comme on l'a souvent dit, des assemblées publiques, mais de simples réunions, dénuées de
tout caractère officiel. C'étaient des clubs, des cercles où les plaisirs servaient d'intermèdes aux discussions[7], et chaque parti politique
avait le sien. Le syssite de la faction Barcine était, à Carthage, ce que le club des Whigs est à Londres, ou le cercle du Jockey à Paris.
Ces soirées particulières, closes d'ordinaire par de somptueux festins, exerçaient cependant une certaine influence sur la direction générale
des affaires publiques. Des hommes de même classe et de même opinion y élucidaient les questions politiques, arrivaient à s'entendre, et
parvenaient, dès lors, à consolider ou à combattre la majorité parlementaire. On a pu dire que les syssites prenaient des décisions[8] et
rendaient des arrêts, en ce sens qu'il y avait élucubration réelle ; mais ces travaux privés devaient ensuite être soumis au sanhédrin, de
même que les résolutions de nos clubs révolutionnaires avaient besoin d'être solennellement sanctionnées par la Convention.
L'aristocratie prédominait à Carthage. Elle ne comportait point de noblesse héréditaire proprement dite, mais était formée d'un certain
nombre de familles notables[9]. La noblesse était attachée, à la fois, à la fortune, à la faveur populaire, à la considération personnelle[10]. La
naissance ne pouvait suffire, et telle famille, réduite à l'indigence, perdait immédiatement son prestige. Les grands de Carthage ne faisaient
point le commerce ; ils étaient propriétaires fonciers, vivaient de leurs revenus, qui étaient considérables, et manifestaient un goût prononcé
pour la carrière militaire.
Le peuple comprenait les commerçants, les industriels, toutes les classes aisées dont se compose notre bourgeoisie moderne. Quant aux
pauvres de condition libre, artisans, commis, hommes de peine, ils ne comptaient pas plus que les esclaves, et l'expression de classes
laborieuses, ou prolétariat, n'avait à Carthage aucune espèce de signification.
Telle est, en raccourci, la physionomie des gouvernants et des gouvernés de la cité carthaginoise[11]. Cette organisation politique, dont la
théorie semble, au premier aspect, rationnelle, et qu'on pourrait, en tenant compte des progrès du temps, assimiler à celle de l'Angleterre,
n'avait pas plus de chances de durée que d'autres institutions humaines.

[1] Nec tantum Carthago habuisset opum sexcentos fere annos sine consiliis et disciplina. (Cicéron, De republica, II, XLVIII.)
[2] Aristote, Politique, II, XI.
[3] Telle est l'opinion de Heeren. — Nous ne la partageons pas entièrement, attendu que le fait de la nomination des soff'ètes à vie n'est pas constant dans
l'histoire de Carthage.
[4] Le second soff'ète n'exerçait pas le pouvoir à l'intérieur. Il était en service extraordinaire et commandait, par exemple, soit les escadres, soit les armées
actives de la République.
[5] Justin, XIX, II.
[6] Tite-Live appelle seniores les membres de la γερουσία et en parle en ces termes : ... seniorum principes. Id erat sanctius apud cos consilium, maximaque
ad ipsum senatum regendum vis. (Tite-Live, XXX, XVI.)
[7] Primo in circulis conviviisque celebrata sermonibus res est. (Tite-Live, XXXIV, LXI.)
[8] Polybe, III et IV.
[9] Polybe les appelle ένδοξοι ; Diodore, έπιφανέσιατοι ; Tite-Live, nobiles.
[10] C'est ce que démontrent deux passages d'Aristote : Politique, V, VII et II, XI.
[11] Voyez l'Appendice B, à la fin du présent volume.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE II. — SITUATION INTÉRIEURE.

En résumant, comme nous l'avons fait, l'histoire des temps de Carthage antérieurs à Annibal, il ne nous était pas possible de suivre, une à une, les
variations survenues dans la distribution des races à la surface du sol de l'Afrique septentrionale. Mais il est indispensable d'exposer la situation
ethnographique du pays à l'heure où va s'ouvrir la deuxième guerre punique.
A cette époque, les limites territoriales des diverses populations africaines se dessinent d'une manière nette, et peuvent se repérer à des points fixes.
L'avant-scène du continent, qui regarde l'Europe méridionale, est occupée : à l'ouest de Carthage, par les Libyens, les Numides et les Maures ; à l'est, par
les Ausenses et les Machlyes, les Lotophages et les Gindanes, les Makes, les Nasamons et les Psylles.
Au deuxième plan, apparaissent les Gétules et les Garamantes ; au troisième enfin, tous les peuples nègres connus sous la dénomination générique
d'Ethiopiens, c'est-à-dire d'hommes au visage brûlé par le soleil.
Les Libyens habitent la région qu'on appelle aujourd'hui Tunisie, et dont la côte septentrionale s'étend du cap Bon à l'embouchure de l'oued-Zaïn, ou
Berber, vis-à-vis la petite île de Tabarque. Ils se divisent en trois peuplades : les Maxyes, les Zauèces et les Byzantes.
Les Maxyes, Maxitains ou Makaouas, occupent la pointe septentrionale de la Régence ; ils sont d'origine indo-européenne, cultivent la terre, et ont des
demeures fixes, des villes ; ils se rasent la partie gauche du crâne. Au sud des Maxyes, sont les Zauèces[1], qui enseignèrent, dit-on, aux Grecs l'art
d'atteler quatre chevaux aux chars de guerre[2]. C'étaient les femmes qui conduisaient ces chars ; d'où la fable des Amazones.
Les armées carthaginoises se servirent longtemps de quadriges ; mais, à l'époque des guerres puniques, l'usage des éléphants a définitivement prévalu.
Hérodote est le seul historien qui parle des Zauèces ; mais Polybe, Etienne de Byzance et Scylax citent, avec Hérodote, l'importante peuplade des
Byzantes[3], ou Zygantes[4], probablement partagée en deux tribus, qui, peut-être, ont donné leur nom aux provinces de Bysacène et de Zeugitane[5].
Les Zauèces et les Byzantes étaient de race chamitique.
Les peuples connus sous le nom de Numides ou Nomades, et auxquels nous avons restitué leur nom national d'Imazir'en, sont alors répandus sur le
littoral, de l'embouchure de l'oued Zaïn, ou Berber, à celle de la Moulouïa[6] ; le pays qu'ils occupent correspond au territoire de notre Algérie. On les
voit divisés en deux fractions distinctes : les Massyliens et les Massésyliens.
Les Massyliens habitaient une portion de notre province de Constantine et, plus exactement, la région correspondante au littoral compris entre l'oued
Berber (ancienne Tusca) et l'oued Kebïr (ancien Ampsaga ou Rummel).
Les Massésyliens occupaient le reste de la province de Constantine, et nos provinces d'Alger et d'Oran jusqu'à la Moulouïa. Les deux tribus avaient ainsi
l'oued Kebïr pour limite de leurs territoires. Telle était sans doute la frontière reconnue par les deux parties et, comme l'on dirait aujourd'hui, officielle.
Mais, de fait, les deux peuples ne dépassaient pas les crêtes de la montagne dont les contreforts s'épanouissent en éventail pour former le cap Bougaroni,
le Τρητόν, Μεταγώνιον ou plutôt Έπιαγώνιον (Seba-Rous, les Sept Têtes) des anciens. Strabon n'hésite pas[7] à prendre le cap Τρητόν pour point de
démarcation entre les régions massylienne et massésylienne, et ce jalon géographique donne l'étymologie de deux dénominations paronymes. Les
Massyliens étaient des Imazir'en habitant jusqu'aux rochers remarquables du promontoire Τρητόν (Mak'-Selaïm)[8] ; les Massésyliens étaient d'autres
Imazir'en occupant la contrée située par delà ces rochers (Mak'-Seg-Selaïm).
Massyliens et Massésyliens étaient de même race que les Maxyes ; c'étaient des Indo-Européens, des Galls. Mais l'arrivée des premiers en Afrique était
de beaucoup antérieure à l'invasion massésylienne. Les deux peuples, d'ailleurs, vivaient pareillement à l'état nomade, ne savaient point cultiver la terre,
et ne possédaient aucune espèce de troupeaux.
C'est à tort qu'on les a dits pasteurs : au temps d'Annibal, ils sont encore à demi sauvages. on les voit errer à cheval dans les maquis et les bois, où ils
vivent de racines et des produits de leur chasse[9].
Les Maures ou Maurusiens habitaient le Maroc, depuis la Moulouïa jusqu'à l'Océan. Ils ressemblaient beaucoup à leurs voisins les Massésyliens[10] et
étaient, comme eux, d'origine indo-européenne.
Tel est, au temps des guerres puniques, la distribution des populations du littoral africain, à l'ouest de Carthage.
Qu'on sorte encore de Carthage, mais cette fois en marchant vers l'est, et l'on rencontre au pourtour du Chot't' el Kebir (l'ancien lac Triton) les Ausenses et les
Machlyes ; ceux-ci se rasaient le devant, et ceux-là le derrière de la tête.
Viennent ensuite les Lotophages et les Gindanes, établis sur la côte tripolitaine, depuis l'île de Gerbey (Meninx) jusqu'à Lebeda (la grande Leptis), où ils ont
acquis la réputation de gens hospitaliers[11].
Puis, à l'est des Lotophages, on rencontre les Makes, portant une houppe de cheveux au sommet du crane. L'hiver, ils font paître leurs troupeaux sur le
littoral, et les emmènent l'été dans les montagnes de l'intérieur[12]. Le fleuve Cinyps (Cinifi ou oued Kaham) arrose leur territoire.
A l'est des Makes, sont les Nasamons (Mak'-Ammon)[13], excellents conducteurs de caravanes, ils vont chaque année à l'oasis d'Augila pour la récolte des
dattes.
Enfin, à la suite des Nasamons, et en marchant toujours à l'est, on trouve les Psylles, célèbres par leur art d'apprivoiser les serpents.
Telles ont les nations qui peuplent ce que nous avons nommé l'avant-scène africain. Derrière elles, et sur le premier plan, se meuvent les Gétules[14],
c'est-à-dire les habitants des S'ah'rà marocain, algérien, tunisien, et les Garamantes, qui occupent l'oasis du Fezzan. Au sud de ceux-ci, s'échelonnent les
Atarantes et les Atlantes d'Hérodote ; au troisième plan enfin, se développent les immenses domaines des Ethiopiens, c'est-à-dire des gens du Soudan.
Quelles étaient les limites de l'empire carthaginois en Afrique et quelles relations la République entretenait-elle avec les diverses populations dont il
vient d'être fait un examen sommaire ? Il est possible de faire à ces deux questions des réponses qui ne dénatureront probablement pas la vérité.
Tous les peuples de l'est, Ausenses et Machlyes, Lotophages et Gindanes, Makes, Nasamons et Psylles, étaient sujets de Carthage, et cette domination
devait être de la plus haute importance pour la République. Ces nomades lui servaient de boulevard contre Cyrène, et assuraient ses communications
avec le Soudan.
Les Garamantes (oasis du Fezzan), établis sur la route du Niger, paraissent également lui avoir été soumis.
Enfin, elle régnait en souveraine sur les Libyens habitants de la Bysacène et de la Zeugitane, régions comprises entre l'oued Berber et la petite Syrte.
Au temps d'Annibal, les Massyliens et les Massésyliens ne sont ni sujets ni tributaires de Carthage, et vivent dans une complète indépendance.
La création de ces royaumes numides semble avoir été l'un des résultats de la descente d'Agathocle en Afrique (309-305). Suivant Diodore, plusieurs chefs
indigènes qui, jusqu'alors, avaient reconnu la domination de Carthage, traitèrent avec le tyran de Syracuse, et soutinrent sa souveraineté. Après son
départ, ils surent garder la liberté qu'ils avaient recouvrée, grâce à des événements de guerre qui avaient mis Carthage à deux doigts de sa perte.
Le royaume massylien, qui, avons-nous dit, s'étend de l'oued Berber au cap Bougaroni ou Seba-Rous, avait, au temps de la guerre des mercenaires, la
ville de Zama Regia pour capitale. Il était alors gouverné par N'H'arâraoua, beau-frère d'Annibal. Un peu avant la deuxième guerre punique, Gala, fils de
N'H'arâraoua, entame le domaine de Carthage, et prend pour capitale Hippo Regius (Bône)[15].
Le royaume massésylien, dont les limites ont été fixées au cap Bougaroni, d'une part, et à la Moulouïa, de l'autre, a pour capitale Siga, ville importante à
l'embouchure de la Tafna[16] ; le roi Syphax (Soff’-Ax) occupe le trône.
Les Numides n'étaient point nécessairement symmaques de Carthage ; ils servaient seulement la République en qualité de stratiotes, et quand bon leur
semblait ; en d'autres termes, ils ne combattaient que sous bénéfice de profits stipulés par les traités. Ces alliances n'étaient point permanentes, et chacune
des parties contractantes pouvait reprendre, à son gré, sa liberté d'action.
Le royaume de Mauritanie est constitué depuis trois siècles.
Le roi Bocchar est alors sur le trône, et sa capitale est Tanger. Les Maures servent fréquemment dans les armées carthaginoises, mais seulement à titre de
mercenaires[17].
Bien que les deux Numidies et la Mauritanie eussent recouvré leur indépendance, elles n'avaient cependant pas été assez fortes pour reprendre à Carthage
les places de la côte septentrionale. Au temps d'Annibal, dit Polybe[18], la République possédait tout le littoral d'Afrique baigné par notre mer, depuis les
Autels des Philènes, voisins de la grande Syrte, jusqu'aux Colonnes d'Hercule.
Le développement de ces rivages est de plus de 16.000 stades (près de 3.000 kilomètres).
Les villes et places commerçantes de la côte, dit également Scylax[19], depuis les Hespérides (la grande Syrte) jusqu'aux Colonnes d'Hercule, appartiennent
toutes aux Carthaginois.
L'empire de Carthage comprenait donc une zone étroite longeant la Méditerranée, et cette bande littorale était garnie d'établissements commerciaux et de
postes militaires formant une ligne continue. Les comptoirs et marchés attiraient les indigènes ; les petites places fortes offraient aux voyageurs isolés
des refuges sûrs, ou caravansérails ; aux armées en marche, des magasins précieux.
Tous ces centres de population établis sur la côte portaient le nom de villes métagonitiques.
Les places les plus importantes de la Métagonie étaient Kollo, Tipasa, Iol (Cherchell), Siga.
Cette chaîne non interrompue de comptoirs fortifiés assurait les communications de Carthage avec l'Espagne. Avant de partir pour l'Italie, Annibal aura
bien soin d'y envoyer de bonnes garnisons, afin de n'être, en aucun cas, coupé de la métropole.
On a cherché longtemps le sens du mot Métagonie. Pline[20] le prend pour synonyme de Numidie ; mais la Métagonie, comme on vient de le voir, n'était
que la bordure maritime des Etats numides[21]. C'était une suite de villes carthaginoises, bien reliées entre elles, qui, commençant au cap Seba-Rous
(Eptagonium)[22], aboutissait à Tanger.

En résumé, Carthage était maîtresse de la Métagonie, de la Zeugitane, de la Bysacène, c'est-à-dire du pays compris entre la Méditerranée et le Chot't' el-
Kebïr, l'oued Berber et la petite Syrte, enfin de toute la région syrtique jusqu'à Kasr.
La turris Euphrantas, dernière ville carthaginoise, était bâtie non loin des Autels des Philènes.
Tel était le domaine d'Afrique. Quant aux possessions extérieures, le nombre en était bien réduit. Carthage n'avait plus ni la Sicile, ni la Sardaigne, ni la
Corse, ni ses comptoirs sur l'Océan. Elle ne conservait que les petites îles de la Méditerranée et la partie de l'Espagne qu'Amilcar venait de conquérir.
Les éléments divers dont se composait l'empire carthaginois ne jouissaient pas tous des mêmes droits politiques. Au premier rang était Carthage, la cité
proprement dite, analogue à la cité romaine, comprenant, outre la ville fondée par Elissa, toutes les villes et et établissements peuplés de citoyens
proprement dits.
Ces privilégiés étaient dits parfois Phéniciens de Carthage, de même que les Américains s'appelèrent quelque temps Anglais de Philadelphie, et, en
employant cette expression, Diodore de Sicile entend parler de gens qui, bien que Tyriens, s'étaient créé une nationalité spéciale, entée sur leur
nationalité d'origine.
Annibal lui-même indique le sens de cette qualité de Carthaginois, lorsque, traitant avec Philippe (215), il stipule tant en son nom qu'au nom de tous les
sénateurs de Carthage qui sont auprès de lui, et de tous les Carthaginois qui sont dans son armée. Ces Carthaginois ont des prérogatives plus étendues
que celles des sujets et alliés de Carthage, dont il est aussi question dans le traité.
Parallèlement à la cité, et marchant de pair avec elle, se présentait la confédération des villes libres phéniciennes, telles qu'L'tique et la grande Leptis. Le
texte du traité d'alliance de Carthage avec la Macédoine mentionne spécialement les Itykéens, dont les droits ne peuvent être méconnus. Tout en
reconnaissant la suprématie de Carthage, Utique conserva, de tout temps, une individualité distincte.
Après les citoyens de Carthage, après les villes libres, arrivaient les Liby-Phéniciens. Entre les Carthaginois et les Libyens l'entente n'avait paru possible
que par la formation d'une race intermédiaire, et le sanhédrin avait, de bonne heure, favorisé les mélanges. La fusion avait pu s'opérer, grâce à des
affinités de sang singulièrement propices. Unis aux filles de Laabim, fils de Cham, les fils de Chanaan, aussi fils de Cham, avaient donné naissance à des
populations de trempe solide et d'une énergie à toute épreuve.
Là où deux races sont en présence, c'est par cette classe moyenne que les transformations s'opèrent. Au milieu du vaste empire commercial des Anglais
dans l'Inde, il se forme aussi une classe intermédiaire, qui s'accroît silencieusement, exempte à la fois des préjugés de l'Hindou et de l'orgueil de
l'Anglais, et qui jouera certainement un jour un grand rôle dans la péninsule[23].
Les Liby-Phéniciens peuplaient les villes maritimes, colonies de Carthage, telles que Hippo-Diarrhyte, Clypea, la petite Leptis, et les colonies agricoles
de l'intérieur, comme Vacca, Bulla, Sicca. Tous ces centres de populations étaient symmaques de Carthage, et lui payaient l'impôt.
Cependant les vrais Carthaginois restaient toujours pour l'Afrique de simples étrangers, comme les Anglais le font pour l'Inde, et méprisaient beaucoup
les Liby-Phéniciens. Ils les considéraient comme une classe inférieure, qu'il fallait éloigner des honneurs et du commandement. La γερουσία les
surveillait, les traitait en ennemis, et souvent ainsi les poussait à la révolte. Ces sangs-mêlés paraissent avoir été fort turbulents ; ils menaient la populace
de Carthage, et, plus d'une fois, la République dut s'en débarrasser par la voie des colonisations lointaines. Cette méthode fait que les côtes du Maroc et
du Sénégal, de l'Espagne et du Languedoc[24] donnèrent asile à plus d'une émigration liby-phénicienne.
Enfin, après les Carthaginois, après les Itykéens, après les Liby-Phéniciens, apparaissaient les Libyens, sujets de Carthage. On sait que Carthage dut
acheter aux indigènes le sol sur lequel s'étaient assis ses premiers établissements. Des redevances annuelles constataient la précarité de son occupation, et
elle ne fut affranchie de tout tribut qu'après la répression de l'insurrection de l'an 305. Peu à peu, elle étendit sa domination sur les Libyens, tant par les
armes que par son habileté à rompre toutes les ligues indigènes, à briser toutes les résistances.
Elle disséminait au milieu des vaincus le trop-plein de sa population, constituant ainsi un réseau de villes puniques destinées à les maintenir dans
l'obéissance.
Cependant les Libyens, rongeant impatiemment leur frein, étaient toujours prêts à secouer le joug. La révolte de 395 n'est pas la seule que Carthage eut à
réprimer. Les rébellions de 379 et de 300-305, au temps d'Agathocle, mirent la République à deux doigts de sa perte. Dès que ses affaires semblaient
quelque peu embarrassées, un soulèvement éclatait en Afrique, et doublait les dangers de la situation.
Les Carthaginois ne pouvaient considérer comme sujets que les peuples auxquels ils avaient fait embrasser la vie agricole, et qui, par suite, vivaient à
l'état sédentaire. La soumission des Nomades ne pouvait s'exprimer que par le payement d'un tribut régulier, et l'obligation de fournir un contingent
militaire proportionné à l'importance numérique de leurs tentes. Carthage avait pour tributaires tous les peuples d'Afrique placés a l'est de son méridien :
les Lotophages, les Garamantes, les Makes, les Nasamons et les Psylles.
Le traité d'Annibal avec Philippe de Macédoine parle aussi des alliés de Carthage. Il s'agit des Imazir'en, qui formaient avec la République des alliances
temporaires ; mais leur esprit mobile rendait toujours leur fidélité fort douteuse.
C'est à tort qu'on attribue, d'ordinaire, la faiblesse intérieure de l'empire carthaginois au système défectueux de son organisation militaire ; cette faiblesse
n'était que la conséquence inévitable d'une politique peu conciliante ; l'administration de la γερουσία était dure, et empreinte de cet esprit de défiance et
de tyrannie propre aux grands corps aristocratiques.
Etrangers au milieu des Africains, qu'ils n'avaient pas su s'assimiler, ces âpres Tyriens n'étaient jamais en sûreté chez eux. Colosse aux pieds d'argile,
l'avide Carthage tremblait sans cesse sur sa base, et ces oscillations continuelles n'étaient que le prélude de la ruine. Elle tenait dans une étroite
dépendance les Libyens et les Liby-Phéniciens, leur refusait tous privilèges, les traitait en peuple conquis, et ne pouvait, dès lors, en attendre que des
haines vigoureuses.
La rapacité de Carthage rendait partout odieuse sa domination. Elle exténuait les peuples ; elle en tirait des impôts qui leur prenaient et le sang et la
moelle, et punissait sans miséricorde le moindre murmure, ou même un simple retard. Quand une ville manifestait quelque esprit de résistance, on en
faisait aussitôt vendre les habitants. Mais ces répressions violentes avaient des résultats désastreux. Traquées par les agents du fisc, des populations
émigraient en masse ; elles traversaient, à tous risques, d'immenses solitudes, et se jetaient dans le Soudan. Telle est l'origine de cette étrange civilisation
que les voyageurs s'étonnent de rencontrer aujourd'hui dans le bassin du lac Tchad et dans celui du Niger[25].
Pour le malheur des sujets de la République, ni la pentarchie des finances, ni la γερουσία, ni le σύγκλητος ne réglaient leur conduite sur les principes de
l'honnêteté.
La corruption, la vénalité, la concussion, étaient partout à l'ordre du jour. Outre l'impôt régulièrement frappé, et dont les rentrées alimentaient le trésor,
les contribuables avaient à subvenir, sans murmure, aux besoins des sénateurs, des pentarques, de tous les agents inférieurs. Ces déprédations organisées
étaient, pour ainsi dire, revêtues d'un caractère légal, et il n'était point de centre de population qui ne fût périodiquement razzé et mangé ; et personne
n'osait signaler ces effroyables abus.
D'ailleurs, l'aristocratie carthaginoise n'eût pas été d'humeur à supporter la réforme d'un état de choses indispensable à son avidité. Cette aristocratie, que
l'instabilité des fortunes commerciales soumettait à une loi de rénovation constante, n'avait aucune cohésion, aucunes traditions, aucuns principes.
Déchirée par un esprit de concurrence qui dégénérait en passion de monopole, jalouse de tout succès, de tout mérite dépassant le commun niveau,
sacrifiant tout à l'intérêt du moment, elle était, durant la prospérité, d'une imprévoyance sans limites, et se montrait, aux jours de danger, accessible à de
honteuses peurs. Ces égoïstes sénateurs, amollis par le luxe, et possédés de l'amour de l'or, ne pouvaient avoir l'intelligence des saines méthodes de
gouvernement.
La République carthaginoise, ce semblant de monarchie constitutionnelle, n'était en réalité qu'une oligarchie de riches, et l'influence du peuple s'y
trouvait, de fait, annihilée.
L'or à la main, la γερουσία taisait les élections, et fixait le sens des plébiscites. Quant à la multitude, que les présidents des syssites faisaient mouvoir à
leur gré, elle était naturellement criarde et turbulente, avide de plaisirs et cruelle. Qu'on se représente, surchauffée par le soleil d'Afrique, la population
d'une de nos villes du midi de la France[26].
Un Etat oligarchique ne compte quelques grandes familles opulentes qu'à la condition d'être, en même temps, l'asile d'un grand nombre de misères.
Rongées par un hideux paupérisme, et le plus souvent affamées, les classes inférieures étaient toujours prêtes à accueillir un signal de soulèvement, et les
cris des femmes et des enfants ne faisaient qu'ajouter au désordre.
A Carthage, dit Polybe[27], les enfants ne prennent pas moins de part aux émeutes que les hommes, et les émeutes populaires étaient fréquentes. L'an
149, lors d'une terrible crise, les gens de Carthage forcèrent l'entrée du sénat. Il s'ensuivit un horrible tumulte et le massacre de tous les sénateurs hostiles
au sentiment populaire.
En somme, le gouvernement de Carthage, usé par ses vices, se sentait incapable de réprimer les abus. L'heure de la décadence avait sonné. Je pense, dit
Polybe[28], que le gouvernement des Carthaginois, du moins pour les points principaux, fut, dans l'origine, sagement établi. Ils avaient des rois ; le sénat
y exerçait les pouvoirs d'une aristocratie, et le peuple décidait de ce qui le concernait ; en un mot, l'ensemble de ce gouvernement offrait des
ressemblances avec ceux de Rome et de Lacédémone. Mais à l'époque où Carthage s'engagea dans la guerre d'Annibal, son état politique ne valait pas
celui des Romains. Qu'on se rappelle que, comme pour le corps humain, on distingue, pour toute cité et pour toute entreprise, les premiers
développements, la maturité, la décadence, et que la deuxième période est celle de la vigueur. C'est par là précisément que différaient les deux
Républiques. Autant Carthage avait atteint sa maturité et sa splendeur avant Rome, autant elle déclinait alors, tandis que sa rivale était dans toute sa
force. A Carthage, le peuple dominait déjà dans les délibérations ; à Rome, la puissance du sénat était entière ; ici la multitude gouvernait ; là, les
meilleurs.
La situation intérieure, rendue si triste par un système politique à bout de forces, s'aggravait encore des effets d'un esprit de mercantilisme exagéré. Un
Etat s'affaiblit souvent par l'exagération du principe sur lequel il repose[29], et Carthage, qui n'avait de génie que pour les opérations commerciales, se
sentait chanceler sur sa base, sans espoir de retrouver même cet équilibre instable[30] qui longtemps avait fait sa fortune.
Etait-il un remède à tant de maux ? On ne saurait l'affirmer, mais ce qu'on sait, c'est qu'il y eut à Carthage un homme qui tenta de sauver son pays : on a
nommé le grand Amilcar, le chef de ce parti puissant que les Romains ont voulu flétrir du nom de faction. Les résistances de cette glorieuse faction
Barcine en manifestent l'esprit essentiellement national. Que voulait-elle en effet ? Introduire des réformes dans l'administration, corriger l'incorrigible
γερουσία, changer les rouages d'un système financier défectueux, parer à l'insuffisance du numéraire, faire enfin de la République non plus une
confédération de villes commerçantes, uniquement préoccupées de leurs intérêts du jour, mais une grande puissance continentale, ayant l'intuition des
vrais besoins de l'avenir.
Malheureusement les réformes étaient difficiles à Carthage.
Le grand Amilcar avait eu l'idée de fonder la puissance de son pays sur de larges bases territoriales, et, à cet effet, d'offrir à tous les Imazir'en la
nationalité carthaginoise. Il ne fallait plus songer à exercer cette domination avide, qui avait tant déconsidéré le sanhédrin ; on devait, suivant lui, faire
tout au monde pour opérer une fusion de races.
Mettant en pratique les principes qu'il ne cessait de prôner, le père d'Annibal avait inauguré, dans sa propre famille, celui de la constitution de cette
nationalité phenico-tamazir't. Il avait hardiment donné sa fille au jeune N'H'arâraoua, roi des Massyliens. Plus tard, une nièce d'Annibal devait épouser le
roi Isalcès (Ag'Hassen), et la célèbre Sophonisbe (Soff'-n-Aith-Abbès), fille d'Asdrubal-Giscon, du parti des Barca, était destinée à suivre, successivement, la
fortune de Syphax (Soff'-Ax) et de Masinissa (Mak-Ath-Snassen).
Mais l'aristocratie carthaginoise se montrait, en général, peu disposée à suivre dans cette voie le généreux Amilcar, oubliant son illustre origine et foulant
aux pieds les préjugés de race si profondément implantés dans le cœur des Orientaux.
Le Bou-Baraka et ses amis politiques étaient d'ailleurs induits en une erreur profonde, et leurs projets ne pouvaient aboutir. Une nationalité liby-
phénicienne était possible, parce que, nous l'avons dit, les Phéniciens et les Libyens, de la même famille, descendaient collatéralement de Cham.
Carthage pouvait s'incorporer des Zauèces, des Lotophages et des Garamantes, mais l'essai ne devait point s'étendre aux frontières du peuple amazir'.
Ancêtres de nos Kabyles et Touareg, ces Imazir'en étaient des Galls. Or un abîme infranchissable est et demeure béant entre les races chamitiques et
indo-européennes, comme entre les races indo-européennes et sémitiques.

[1] Plus exactement Zouaouas, c'est-à-dire : peuples au delà [des Maxyes].


[2] Eustathe, Comment, dans les Petits Géographes grecs, éd. Müller, t. II, p. 248.
[3] Voyez : Hérodote, IV ; — Étienne de Byzance, De urbibus ; — Scylax de Caryanda, éd. Müller, dans les Petits Géographes grecs, t. I, p 88.
[4] Voyez : Hérodote, IV ; — Étienne de Byzance, De urbibus ; — Scylax de Caryanda, éd. Müller, dans les Petits Géographes grecs, t. I, p 88. Dans le pays qu'ils habitent, dit Hérodote (IV), les abeilles
donnent beaucoup de miel naturel. Les Byzantes se teignent le corps de minium, et mangent des singes.
[5] Nous disons peut-être, car nous avons exprimé déjà d'autres hypothèses (voyez ci-dessus, l. I, c. IV).
[6] L'oued Berber est l'ancienne Tusca ; l'oued Moulouïa, l'ancienne Malya ou Mulucha, Μολοχάθ, la rivière de Moloch.
[7] Strabon, XVII, III, 13.
[8] Les Imazir'en, qui sont de race gallique, ont laissé le nom de Mak'-Sela à plus d'une localité de France : Marseille, Marseillan, etc. — On peut admettre aussi que Μασυλήες signifie Imazir'en des bois,
nom tiré de leur manière de vivre ; mais nous préférons l'étymologie précédente.
[9] Denys le Périégète, Orbis descriptio. Petits géographes grecs, t. II, p. 222, éd Müller.
[10] Les Maures et les Massésyliens et les Libyens pour la plupart s'habillent de la même manière et se ressemblent en tous points. (Strabon, XVII). — Saint Augustin dit aussi qu'ils parlent la même langue.
[11] Denys le Périégète, p. 113, éd. Müller. Scylax de Caryanda, Petits géographes grecs, t. I, p. 85-86, éd. Müller.
Voyez : Homère, Odyssée, IX, v. 80 ; Hérodote, IV, CLXXXVII ; Pline, V, IV ; Silius Italicus, III, v. 110 ; Pomponius Mela, I, VII, etc. Le lotus n'est autre chose que le caroube.
[12] Scylax de Caryanda, Petits Géographes grecs, t. I, p. 85, éd. müller.
[13] Voyez sur les Nasamons : Denys le Périégète et l'excellente note de M. C. Müller, t. II, p. 213, de l'édition des Petits Géographes grecs ; — les Commentaires d'Eustathe (même ouvrage, t. II, p. 253 ; —
enfin Scylax (même ouvrage, t. I, p. 84-85).
[14] Denys le Périégète, Petits Géographes grecs, t. II, p. 114, éd. Müller ; Eustathe, Comment, ibid., p. 254.
[15] N'H'arâraoua, père de Gala, est l'aïeul du célèbre Masinissa (Mak'-Ath-Snassen). Durant la deuxième guerre punique, le roi massésylien Syphax (Soff'-Ax) doit agrandir ses Etats vers l'est aux dépens du
royaume massylien.
Il s'installera dès lors à Kirtha (Constantine). Masinissa recouvrera le royaume de ses pères et conservera Kirtha pour capitale. Ainsi le siège du gouvernement massylien est successivement à Zama Regia,
Hippo Regias et Kirtha.
[16] Siga était une ancienne colonie tyrienne. La Tafna s'appelait également Siga.
[17] Voyez Justin et Diodore de Sicile, passim.
[18] Polybe, III, XXXIX.
[19] Scylax de Caryanda, Périple. (T. I des Petits Géogr. grecs, éd. Müller.)
[20] Pline, V, II.
[21] A l'appui de la synonymie proposée par Pline, quelques auteurs ont cherché l'étymologie de Métagonie dans le rapprochement des deux mots meteg ionah, signifiant ensemble qui met à part sa bride. Or
on sait que les chevaux numides n'étaient point bridés. Cette origine est, à notre sens, fort douteuse.
[22] Les cartes de l'Afrique ancienne portent deux caps Metagonium, qu'ont respectivement remplacés les dénominations de Rusaddir (à l'ouest de la Moulouïa) et de Bougaroni. On doit, comme nous l'avons
dit, lire Eptagonium (Seba-Rous) et non Metagonium, Eptagonie et non Métagonie.
[23] M. Duruy, Histoire rom., t. I, p. 346-347
[24] Scymnus, Orbis descriptio. Petits Géogr. grecs, t. I, p 203, éd. Müller.
[25] Faki Sàmbo, un savant de Masena (Soudan), était non-seulement versé dans toutes les branches de la littérature arabe, mais il avait lu Aristote et Platon. Il possédait un monceau de manuscrits ; et je me
rappelai ces paroles de Jackson : Un jour, on corrigera nos éditions des classiques d'après les textes rapportés du Soudan. (Dr Barth.)
[26] Nos populations méridionales ont certainement dans les veines quelques gouttes de sang carthaginois. L'Hercule phénicien a laissé des traces de son passage dans le Languedoc et la Provence. De plus,
des colonies liby-phéniciennes ont occupé l'Ariège, l'Aude, l'Hérault, le Gard et la vallée du Rhône jusqu'à Tarascon (Ta-Ras-Ko). Toutes les côtes du bas Languedoc étaient peuplées de Carthaginois.
L'onomatologie topographique fournit à cet égard des arguments irrécusables. Voyez, par exemple, les environs de Cette et du fort Brescou (Bahr-Bas-ho).
[27] Polybe, XV, XXX.
[28] Polybe, VI, LI.
[29] Histoire de Jules César, t. I, p. 280.
[30] Et Tyros instabilis... (Lucain, Pharsale, III.)
Les empires que le commerce seul a créés reposent sur une base fragile. Pour qu'ils s'écroulent, il n'est pas toujours nécessaire d'un choc violent. Quelques-uns s'affaissent d'eux-mêmes sous la corruption de
l'or ; d'autres tombent indirectement frappés.
Les Parthes, en fermant au commerce de l'Orient la route de terre, et les Ptolémées, en lui ouvrant l'Egypte et la mer Rouge, ruinèrent la Phénicie. La découverte du cap de Bonne-Espérance frappa Venise à
mort. La Hanse succomba, parce que l'importance du commerce du Nord tomba dès que des communications directes s'établirent par mer avec l'Orient.
La Hollande, le Portugal et l'Espagne ont été supplantés par l'Angleterre, grâce à l'extension que celle-ci prit en Amérique. Un jour le Nouveau Monde, placé entre l'Europe et l'Orient, héritera de la prospérité
commerciale de l'Angleterre. (M. Duruy.)
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE III. — FINANCES.

La direction des finances de Carthage était du ressort de la γερουσία, qui en déléguait l'inspection à une pentarchie spéciale, et celle-ci était
présidée par un magistrat que les Romains ont, par analogie, désigné sous le nom de questeur.
Le commerce carthaginois se faisait principalement par voie d'échanges. Ce mode d'opérations fit que la République ne s'attacha point, dès
le principe, à se pourvoir d'une grande quantité de valeurs métalliques. Cependant on sait que l'or et l'argent en poids furent, de tout temps,
chez elle, des signes représentatifs du prix des choses. Elle eut aussi, à partir du IVe siècle, des monnaies d'or, d'argent et de bronze, dont
nous possédons plus d'un spécimen[1].
Il est d'ailleurs avéré que les métaux précieux étaient parfois très-rares sur la place, surtout les métaux monnayés. De là des crises
inévitables. Le malheureux traité des îles Ægates et la cruelle guerre des mercenaires de Sicile ne sont que la conséquence d'une grande
insuffisance de numéraire. Le projet de conquête de l'Espagne semble avoir ensuite tiré son origine de la nécessité où fut l'Etat de parer à de
nouveaux désastres. Amilcar, Asdrubal et Annibal rendirent d'éminents services à leur pays en faisant disparaître cette disette de
métalliques.
Les Carthaginois ne connurent ni la rente sur l'Etat, ni les institutions de crédit, ni les papiers de commerce, mais ils eurent quelques
notions des valeurs fiduciaires, représentatives des valeurs monétaires.
Le premier de ces signes de monnaie fut celui qu'on a, très-improprement, nommé monnaie de cuir. Les Carthaginois, dit Eschine[2], se
servent de la monnaie suivante : dans un petit morceau de cuir ils enveloppent quelque chose de la grosseur d'une pièce de 4 drachmes ;
mais ce que c'est que la chose enveloppée, voilà ce que savent seulement ceux qui l'ont confectionnée. Une fois cachetée, on la met en
circulation. La monnaie de cuir, on le voit, était d'un alliage dont l'Etat seul connaissait la composition. La petite pièce était cousue entre
deux rondelles de cuir, et le timbre de l'Etat exprimait la valeur fictive attribuée au billon émis. On peut se représenter cette monnaie
conventionnelle sous la forme des amulettes que portent encore nos indigènes de l'Algérie, et qu'ils suspendent au poitrail de leurs chevaux
pour les préserver du mauvais œil (h'eurouz)[3].
Les revenus du trésor découlaient de plusieurs sources : les impôts, les douanes, l'exploitation des mines, la piraterie.
Les colonies de l'intérieur et les provinces de la Méditerranée, telles que la Sardaigne et les Baléares, payaient l'impôt en produits de leur
industrie ou en productions du sol. Mais les villes du littoral, toutes adonnées au commerce, opéraient leurs versements soit en lingots, soit
en numéraire. La petite Leptis payait aux Carthaginois l'énorme contribution d'un talent (5.821 francs) par jour[4], soit plus de 2 millions par
an. On peut juger, par cet exemple, des sommes dues par l'ensemble de ces centres de populations échelonnés du Nil à l'Océan.
Les pavillons étrangers n'étaient admis dans les ports de la République que sous des conditions déterminées[5] et n'en pouvaient emporter
que les marchandises dont la nomenclature avait été fixée par des traités de commerce[6]. En même temps, un dur système de lois
prohibitives imposait aux colonies carthaginoises l'obligation de ne faire dans la métropole que des importations désignées à l'avance, et de
s'approvisionner sur ses marchés. Les droits de douane de Carthage étaient excessifs, et provoquaient une active contrebande entre la
Cyrénaïque et les villes commerçantes du littoral. Appelé à diriger le gouvernement de Carthage, après le désastre de Zama, Annibal doit
réformer les tarifs et tout le service des douanes[7], qui fera dès lors des recettes importantes.
Avant la conquête de l'Espagne par Amilcar, Carthage n'exploitait que quelques mines dans le bassin du Guadalquivir ; mais cette conquête
changea la face des choses. Carthagène devint la capitale d'une véritable Californie. A Osca (Huesca), on exploitait des mines d'argent ; à
Sisapon (Almaden), l'argent et le mercure. A Cotinse, le cuivre se trouvait à côté de l'or. Chez les Orétans, à Castulo (Cazlona, sur le Guadalimar),
les mines d'argent occupaient, au temps de Polybe, 40.000 personnes, et produisaient par jour 25.000 drachmes, à peu près 25.000 francs[8].
La piraterie fournissait aussi à la République des ressources inattendues. Le droit maritime donnait, à cette époque, toute latitude au
brigandage public, et les Carthaginois armaient souvent en course pour aller raser, à l'étranger, des étendues de côtes considérables. Leur
gouvernement ne reculait pas devant les mesures les plus odieuses. Les Carthaginois, dit Aristote, ayant besoin d'argent pour payer leurs
mercenaires, recoururent à l'expédient suivant : ils firent publier que tout citoyen ou habitant ayant à porter plainte contre des villes ou
personnes étrangères eût à les dénoncer à la justice. Une foule de plaintes furent déposées ; aussitôt, sous ce prétexte, ils enlevèrent tous les
vaisseaux sortant du port et fixèrent l'époque à laquelle le jugement serait rendu. De cette façon, ils réunirent une somme considérable, qui
leur permit de solder leurs troupes.
C'était, comme on le voit, l'institution d'un vrai tribunal de prises.
Bien que les fonctions publiques ne fussent point rétribuées à Carthage, le budget des dépenses paraît avoir été considérable. L'entretien des
armées en absorbait une grande partie ; les magasins étaient toujours pourvus de denrées provenant des impôts en nature ; mais
l'habillement, l'armement, la solde et les autres services réclamaient de nombreux deniers. Le matériel de la guerre était énorme, comme
celui de la marine. Les travaux publics absorbaient aussi une grande part des recettes, car la République les conduisait avec grand luxe. La
couverture du temple du soleil avait, à elle seule, coûté près de 6 millions de francs[9]. Mais ce qui désorganisa les finances de Carthage, ce
fut la malheureuse issue des deux premières guerres puniques. En 241, le gouvernement dut payer à Rome une contribution de guerre de
18.627.200 francs ; en 238, 6.985.200 francs ; en 202, 58.210.000 francs ; en tout, 83.822.400 francs.
Cette somme de plus de 83 millions, payée en moins de quarante ans, mit Carthage aux abois[10]. Elle eut recours aux expédients, et on la
vit se jeter dans la voie de l'emprunt, non point de l'emprunt national, qui a toujours chance de réussite dans un pays homogène et fort, mais
de celui qui ne peut être négocié qu'à l'étranger, dernière ressource des Etats faibles, et que leurs désordres intérieurs ont déconsidérés. Lors
de la première guerre punique, la γερουσία avait déjà fait, auprès de Ptolémée Philadelphe, des démarches tendant à obtenir quelques
avances d'argent ; mais le gouvernement des Lagides était trop sage pour prêter l'oreille à pareille demande.
L'Egypte savait que le crédit de Carthage était à jamais ruiné par le gaspillage et la dilapidation[11] et, d'ailleurs, aspirant à devenir la
première puissance maritime du bassin de la Méditerranée, elle n'avait aucun intérêt à soutenir une rivale en décadence. En même temps
qu'il terminait, entre le Nil et le golfe Arabique, cette communication fameuse, plus heureusement conçue que notre canal de Suez[12],
Ptolémée jetait vers l'Occident un regard qui en scrutait l'avenir. Il y avait entrevu une petite République d'Italie, résistant victorieusement
au roi Pyrrhus, et lui avait adressé à ce sujet des félicitations officielles. Depuis lors (273), son cabinet n'avait plus cessé d'entretenir des
relations étroites avec le sénat romain.
En refusant ses secours à Carthage, Ptolémée, nous le répétons, faisait acte de sagesse. Il était Grec ; il sentait que la cause des fils de
Chanaan était à jamais perdue ; que la Grèce, pays de transition entre le vieil Orient et l'Europe, n'était plus d'une trempe assez dure pour
être le pivot du monde ; qu'à Rome enfin allait s'allumer un éclatant foyer de civilisation.

[1] Voyez, à l'Appendice C du présent volume, une Note numismatique qui complète ce chapitre des finances de Carthage.
[2] De divitiis, XXIV.
[3] Nos Africains enferment dans de petits sachets de cuir des objets doués de singulières vertus. Leur foi robuste manifeste une prédilection marquée pour
les poils de lion. — Suivant Macrobe, les triomphateurs romains portaient sur la poitrine un appareil analogue, destiné à les préserver de l'envie.
[4] Tite-Live, XXXIV, LXII.
[5] Voyez le traité de l'an 509 avec Rome. (Polybe, III, XXII.)
[6] Voyez le traité avec les Étrusques. (Aristote, Politique, III, IX.)
[7] Tite-Live, XXXIII, XLVII.
[8] Histoire de Jules César, t. I, p. 101.
[9] Appien, Puniq., CXXVII.
[10] L'empire carthaginois courut dès lors à sa ruine. (Pline, Hist. nat., XXXIII, I.)
[11] Tite-Live, XXXIII, XLVI.
[12] Ce canal avait été ouvert par le roi Necao, vers la fin du VIIe siècle avant l'ère chrétienne.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE IV. — GUERRE.

La γερουσία de Carthage confiait le département de la guerre à l'une de ses pentarchies, tout en se réservant la nomination des officiers généraux, le
contrôle direct de leurs opérations, le droit de les traduire à sa barre, en cas de fautes graves contre la discipline ou contre les lois de l'honneur militaire.
Le grade d'officier général était fort recherché de l'aristocratie carthaginoise, car il conférait droit de préséance après celui de soff'ète ; c'est-à-dire que le
choix de la γερουσία ne portait jamais que sur des fils de grandes familles, occupant déjà par leur fortune une haute position dans l'Etat. Les nominations
du comité des Cent étaient soumises à l'approbation du σύγηλητος et de l'assemblée du peuple. Parfois l'armée, lui enlevant cette prérogative, proclamait
elle-même un général. Mais, en ce cas encore, la ratification du sénat et du peuple était indispensable. Les soff'ètes n'étaient pas nécessairement généraux
de la République, mais ils pouvaient l'être, et recevaient alors un brevet spécial, émané des bureaux de la pentarchie. La guerre terminée, ils résignaient
le commandement. Réciproquement, durant son commandement, un général pouvait être nommé soff'ète. Il suit de là qu'il n'y avait entre ces deux titres
distincts aucune corrélation nécessaire.
Chacune des armées actives de la République était commandée par un général investi d'une autorité déterminée, mais variable avec les circonstances.
Celle d'un général en chef était rarement absolue ; on le soumettait, comme les autres généraux, à des commissaires chargés de diriger et de surveiller sa
conduite.
Les commissaires, tous membres de la γερουσία, étaient munis de pleins pouvoirs. Ils traitaient les affaires politiques, contractaient les alliances et
adressaient à Carthage des rapports réguliers. Enfin ils assistaient aux conseils de guerre présidés par les généraux. Tous les services administratifs des
armées en campagne étant sous leur direction et leur contrôle, la γερουσία leur donnait pour adjoints un certain nombre de leurs collègues du sanhédrin,
mais appartenant seulement au σύγηλητος. On verra ces commissaires au quartier général d'Annibal[1].
La sombre γερουσία s'était, avons-nous dit, réservé la juridiction militaire, et sa sévérité était extrême. Ses jugements, sans appel, étaient autant de
condamnations à mort. L'honneur du commandement était si redoutable, que des généraux recouraient au suicide pour ne point affronter le terrible
tribunal[2].
Le défilé de l'armée d'Italie, commandée par Annibal, doit mettre en évidence[3] tous les détails d'organisation des armées carthaginoises, et le tableau n'a
plus besoin, pour être ici complété, que de quelques traits touchant les arsenaux et les fortifications d'une ville qui était, à elle seule, l'Etat tout entier.
Les arsenaux de Carthage paraissent avoir été considérables. Ces établissements contenaient, suivant Appien, jusqu'à deux cent mille armures complètes,
une immense quantité de traits et de javelots, et deux mille catapultes[4]. Strabon, qui témoigne du même fait[5], porte à trois mille le nombre des
machines de guerre.
Les manufactures d'armes en pleine activité pouvaient produire par jour cent boucliers, trois cents épées, mille traits de catapulte, cinq cents lances, et un
nombre variable de machines névrobalistiques[6]. Strabon[7], qui enchérit encore sur Appien, constate une production de cent quarante boucliers par jour.
L'enceinte de Carthage présentait un développement d'environ 30 kilomètres[8], et comprenait la citadelle de Byrsa, dont le périmètre particulier, tangent
intérieurement à celui de la place, mesurait 3 kilomètres au moins[9].
Il est assurément impossible de retrouver le tracé suivi par les ingénieurs carthaginois ; mais on doit se figurer une suite d'angles saillants et rentrants, de
tours rondes[10] et de courtines, agencées de manière à procurer quelques flanquements.
Du côté de la mer, la place était défendue par des rochers à pic, formant escarpe naturelle, et la fortification se réduisait à une simple muraille dessinant
le pourtour de Megara[11], contournant la ville basse à l'est, et coupant la Tænia suivant toute sa largeur (92m,50).
Le mur, faible et négligé en ce dernier point[12], était très-solidement établi du côté des ports, qu'il avait à couvrir[13]. Mais Carthage se sentait surtout
vulnérable à l'ouest et au nord-ouest, et c'est là qu'elle avait accumulé ses meilleurs moyens de défense. L'isthme était coupé par une triple ligne de
murailles, d'environ 5 kilomètres de développement total[14].
La configuration d'un terrain assez tourmenté avait dû guider les ingénieurs militaires, lors de la détermination du tracé de cette portion d'enceinte, dont
Byrsa empruntait environ 250 mètres courants[15].
Au nord et au sud, l'enceinte propre de Byrsa se composait d'un double mur ; à l'est, elle était formée du péribole fortifié du temple d'Aschmoun. Nous
avons dit que le plateau de la citadelle, d'environ 60 mètres d'altitude, avait un commandement important sur la ville basse. Cette différence de niveau
était rachetée par une communication d'un caractère tout particulier. C'était un escalier de soixante marches, donnant accès au temple en temps ordinaire,
mais pouvant être facilement démoli en cas de siège, car il n'était qu'appliqué sur le soubassement de l'édifice.
Quelques chiffres, donnés comme complément de cette description sommaire, feront mieux connaître l'importance de la place. Carthage, aux dernières
années de son existence, et après une lutte séculaire, comptait encore une population de 700.000 âmes[16]. Byrsa, la citadelle, pouvait donner asile à
50.000 hommes[17] ; le temple d'Aschmoun, réduit de la citadelle, en contenait un millier[18].
Pour qu'on juge mieux encore de la valeur des fortifications de Carthage, il convient d'en dessiner le profil, en observant que le résultat des récentes
découvertes de M. Beulé[19] est en parfaite concordance avec les données des textes.
Le mur d'escarpe était construit en pierres de taille[20]. C'était du tuf pris sur place, et protégé, contre l'érosion d'un air saturé de vapeurs salines, par un
enduit de poix, ou de bitume[21]. L'appareil des murs était colossal. Les blocs qui formaient les assises mesuraient jusqu'à 1m,50 de longueur, 1m,25 de
largeur et 1 mètre d'épaisseur.
Quoique les assises, dit M. Beulé[22], paraissent, au premier aspect, réglées, elles ont cependant des saillies et des retraites, des tenons et des mortaises,
qu'on dirait empruntés à l'agencement des charpentes. Ces assemblages, dits à mâle et femelle, n'étaient pas encore, pour le génie carthaginois, une
suffisante garantie de solidité ; les lits et les joints étaient garnis d'une couche de mortier fin.
L'épaisseur des murs, y compris une masse d'appui composée de voûtes en décharge, était de 10m,10[23] ; la hauteur d'environ 15 mètres[24], non compris
le bahut et les tours[25].
Les trois lignes de murailles avaient même profil. Elles comprenaient chacune deux étages de voûtes[26], qui, du côté de la plaine, servaient au logement
de 300 éléphants, 4.000 chevaux, 20.000 hommes d'infanterie, 4.000 de cavalerie.
En terminant cet aperçu, qui laisse admirer des proportions grandioses, il convient d'exposer les détails de construction d'un système de casemates
parfaitement entendu.
Les anciens, dit M. le général Tripier[27], avaient des connaissances étendues sur la propagation du mouvement, et sur les vibrations produites dans les
maçonneries et les terres par des chocs violents ; ils se servaient de béliers gigantesques.
Ils avaient reconnu que les vibrations sont une très-grande cause de destruction dans les maçonneries..... qu'il fallait leur procurer des points d'appui qui
en empêchent les oscillations. Ils savaient que ces points d'appui s'obtiennent facilement avec économie, en opposant les murs perpendiculairement les
uns aux autres..... C'est ainsi qu'ils ont été amenés à adosser à leurs murs primitifs d'enceinte des pieds-droits, et à jeter entre ces pieds-droits des voûtes,
pour en contenir les vibrations ; ils ont fait de nombreuses applications de cette disposition, qui avait le double avantage de donner des logements et des
magasins, et de créer de larges terre-pleins.
La plus considérable de ces applications était à l'enceinte de Carthage, qui avait deux rangs de voûtes[28].
Il est à remarquer, d'abord, que les matériaux employés, les pierres de taille, d'un tuf spongieux, donnaient, parleur nature même, une grande élasticité
aux maçonneries ; et, en second lieu, que la disposition des différentes parties de l'œuvre lui assurait une résistance considérable.
L'épaisseur 10m,10 du mur d'enceinte comprenait celle du mur de parement, qui était de 2 mètres[29], et non point 2m,51, ainsi que le suppose M. le
général Tripier. La différence 8m, 10 était afférente à la masse d'appui creuse. Celle-ci comprenait : un corridor voûté longitudinal de 1m,90 de largeur,
les murs de tête et de fond des casemates, de 1 mètre d'épaisseur chacun, et le vide de ces casemates.
La casemate affectait, en plan, la forme du fer à cheval. C'était un rectangle de 3m,60 sur 2m,55, dont les petits côtés, perpendiculaires au corridor, se
raccordaient au fond, suivant une demi circonférence de 3m,30 de diamètre, d'où résultait, pour la salle, une profondeur maximum de 4m,20.
Les pieds-droits de la casemate avaient 1m,10 d'épaisseur, et ces dimensions mêmes donnent à penser que les deux étages étaient voûtés.
En donnant, comme nous l'avons fait, 15 mètres de hauteur totale à la fortification, et en admettant une épaisseur de voûte de 1 mètre, il reste 6m,50 pour
la hauteur sous clef de chaque étage.
C'est à peu près celle du plancher romain dont M. Beulé a retrouvé les traces. Les murs des casemates montrent, à 6 mètres au-dessus du rocher, les
refouillements des trous d'encastrement des solives. Mais l'éminent archéologue admet trois étages, et nous sommes ici en désaccord avec lui. Nous n'en
voyons que deux, et le texte d'Appien est formel à cet égard[30].
Telles étaient les imposantes fortifications de Carthage. Qu'on se représente cette muraille haute de 15 mètres, offrant, au-dessus de ses deux étages de
voûtes, une terrasse, ou terre-plein, de plus de 10 mètres de largeur. Que, de 60 en 60 mètres[31], on élève par la pensée des tours dominant le terre-plein
de toute la hauteur de leurs quatre étages[32] ; qu'entre ces tours et ces murs à bahut, l'historien fasse mouvoir tout un peuple de défenseurs, et l'on aura la
plus haute idée du génie militaire de Carthage[33].
[1] Voyez ci-après, l. III, c. V.
[2] Diodore de Sicile, II.
[3] Voyez ci-après, l. III, c. V.
[4] Appien, Puniq., LXXX.
[5] Strabon, XVII, III.
[6] Appien, loco cit.
[7] Strabon, XVII, III.
[8] Orose (IV, XXII) dit 20 milles ; Eutrope, 22 ; Tite-Live (Epit. du livre LI), 23. Strabon donne à cette enceinte un développement total de 360 stades (66 kilom. 600 mèt.) ; mais le texte est
vraisemblablement entaché d'erreur. Nous avons pris les dimensions minima données par P. Orose, soit 29 kilomètres 585 mètres.
[9] Orose (IV, XXII) dit 2 milles ; Eutrope, un peu plus de 2 milles ; Servius, 12 stades ou 4.070 mètres. Nous adopterons encore ici le minimum d'Orose, 2958m,52.
[10] Le demi-cercle est la figure favorite de l'architecture carthaginoise pour toute espèce de constructions.
[11] Scipion escalada le mur de Megara en 147.
[12] Le consul Censorinus y fit très-facilement brèche en 149.
[13] En 147, les Carthaginois renforcèrent encore cette partie de l'enceinte. Ils la doublèrent d'un rempart avec fossé, qui coupait, dans toute sa longueur, le quai des marchandises. C'est par là cependant que
Scipion pénétra en 146.
[14] L'isthme avait 25 stades (ou 4 kilomètres 625 mètres) de largeur. On peut ajouter 375 mètres pour les brisures du tracé.
[15] Orose, IV, XXII.
[16] Strabon, XVII, III.
[17] Appien, Puniq., CXXX. — Voyez aussi Tite-Live et Polybe. — Florus dit 40.000 hommes ; Orose, 30.000 hommes et 25.000 femmes.
[18] Appien dit environ 900 (Puniq., CXXX.)
[19] Fouilles à Carthage, Paris, 1861.
[20] Orose, IV, XXII.
[21] Pline, Hist. nat., XXXVI, XXII.
[22] Fouilles à Carthage, p. 61.
[23] Appien dit (Puniq., XCV) : 9 mètres. Diodore (Reliquiæ, XXXII, XIV ; Excerpta Photii) dit : 9m,90. Les fouilles de M. Beulé ont donné 10m,10.
[24] Appien dit (Puniq., XCV) : 13m,50 ; Diodore (Reliquiæ, XXXII, XIV ; Excerpta Photii) : 18 mètres. La moyenne est de 15m,75. M. Beulé est porté à croire (Fouilles à Carthage, p. 64) que la hauteur
était de 15 mètres. M. le général Tripier (La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30) n'accorde que 14 mètres, mais ne cite point d'autorité qui appuie cette conjecture. Nous avons adopté, pour le pied
grec, 30 centimètres, et pour la coudée, 45 centimètres.
[25] Appien, Puniq., XCV.
[26] Appien, Puniq., XCV. M. le général Tripier a raison d'admettre ces deux étages, mais M. Beulé (Fouilles à Carthage, p. 64) en suppose trois. Pourquoi ?
[27] La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30.
[28] La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30.
[29] M. Beulé a mesuré lui-même l'épaisseur de 2 mètres. (Voyez les Fouilles à Carthage.) La planche II, fig. 1, donne le plan des casemates.
[30] Appien, Puniq., XCV.
[31] Appien, Puniq., XCV.
[32] Appien, Puniq., XCV.
[33] Virgile, Énéide, I, v. 14.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE V. — MARINE.

Tout Etat dont la fortune repose sur le principe de l'industrie et du commerce est fatalement appelé au rôle de puissance maritime. Carthage semble avoir
compris de bonne heure que l'importance de la flotte doit toujours être en harmonie avec celle de la marine marchande ; que, de plus, le nombre des
vaisseaux de guerre d'une métropole se calcule d'après la richesse de ses colonies.
Pour la sécurité de ses opérations commerciales et le maintien des îles sous son étroite dépendance, il fallait à la fille de Tyr la libre pratique des mers, et
elle dut s'imposer des sacrifices qui firent longtemps respecter son pavillon. Ses courses dans la Méditerranée lui faisaient rencontrer de rudes
concurrents, c'est-à-dire des adversaires dont elle avait à contenir l'avidité, et à limiter, de haute lutte, les prétentions nationales. Elle combattit d'abord
les Etrusques d'Italie, puis les Grecs de Syracuse et de Marseille, enfin les Romains, qui, du premier coup d'œil, reconnurent, eux aussi, qu'il leur fallait
l'empire des mers.
La marine militaire de Carthage brille d'un grand éclat au temps de la première guerre punique, mais elle tombe rapidement de cet apogée. Au temps
d'Annibal, on la voit en pleine décadence, et l'état de misère de la flotte suffit à expliquer l'échec du grand capitaine en Italie. Il était coupé de Carthage,
et les Romains tenaient la Méditerranée. Peut-on dire ce que serait devenue notre armée de Boulogne, si Napoléon avait pu la débarquer en Angleterre, et
que les Anglais fussent restés maîtres de la Manche ? Pour obtenir ce résultat, nos rivaux n'eussent pas manqué de faire donner toutes leurs forces, car,
mieux qu'aucune autre nation du globe, ils comprenaient la mer et le prix de la vaste scène où se dénouent les grands épisodes des luttes internationales.
De même que Carthage avait hérité des instincts de Tyr, les Américains d'aujourd'hui semblent avoir hérité de l'esprit maritime des Anglais. Si la guerre
de la sécession (1861-1865) a fait proclamer la supériorité des Etats du Nord, c'est que la marine fédérale sut rigoureusement bloquer les ports du Sud, et
couper de l'Europe tous les confédérés.
La marine de Carthage était spécialement sous l'invocation des dieux. Neptune, Triton et les Cabires protégeaient le navire de guerre, et leurs images en
ornaient la poupe. Ces poupées cabiriques portaient le nom de dieux Patæques. Un passage de Silius Italicus fait aussi connaître que le nom même du
navire était ordinairement celui d'une divinité[1].
Esclave de ses idées religieuses, la population de Carthage se laissait vivement impressionner par tous les événements qui intéressaient sa gloire
maritime. Les victoires navales y étaient célébrées par des réjouissances, et, quand survenait quelque défaite, un deuil national témoignait de la douleur
publique. Alors les murs de la ville étaient drapés de noir, et des peaux de mouton, également noires, voilaient, tout autour du port, la face des petits
dieux Patæques[2].
Les amiraux carthaginois ne doivent pas être confondus avec les officiers généraux des armées de terre. Ceux-ci avaient toujours sous leurs ordres le
personnel de la flotte opérant de concert avec leurs troupes. Quand la flotte devait agir isolément, les amiraux et chefs d'escadre recevaient directement
leurs instructions de la γερουσία. La pentarchie de la marine leur adressait des plis cachetés, qu'ils n'ouvraient qu'à une certaine hauteur en mer[3].
Les vaisseaux de guerre carthaginois étaient montés par des soldats de marine qu'on pourrait assimiler à nos compagnies de débarquement, par des
gabiers et matelots, enfin par des rameurs chargés du service de propulsion. Ces derniers, dont le nombre était considérable[4], formaient un corps
permanent, entretenu par l'Etat, et constamment exercé aux difficultés de l'art. Leur habileté assurait aux escadres carthaginoises une supériorité de
marche dont la marine romaine osa seule leur disputer la gloire.
Quelques chiffres feront juger de l'importance du matériel naval de la République. Par son traité d'alliance avec Xerxès (480), Amilcar, fils de Magon le
Grand, s'engageait à mettre à la disposition du roi de Perse 2.000 navires de guerre et 3.000 transports[5]. Au temps de ses luttes avec Syracuse (404-264),
Carthage avait dans la Méditerranée de 150 à 200 voiles. A la bataille d'Ecnome (207), qui ouvrit à Regulus la route de l'Afrique, elle mit en ligne 350
vaisseaux montés par i5o.000 hommes. Au temps d'Annibal, nous l'avons dit, elle manifeste une déplorable impuissance, et cependant, à la paix (201),
elle livre à Scipion 500 navires de tout rang[6].
Pourquoi n'a-t-elle point fait usage de ces forces, qui semblent être restées quinze ans dans une immobilité complète ? C'est que sans doute le trésor
public, épuisé, était incapable de nouveaux efforts budgétaires ; que la γερουσία ne pouvait plus ordonner d'armements ; que la marine carthaginoise était
tombée dans l'état où se trouvait la marine espagnole au commencement de ce siècle[7].
Avant les guerres puniques, le navire de guerre carthaginois était la simple trirème[8] ; mais Alexandre et Demetrius Poliorcète ayant introduit en Europe
l'usage des vaisseaux de haut rang, Carthage suivit la Grèce dans cette voie nouvelle. Dès la bataille de Mylæ (264), elle possède des quinquérèmes[9] ; on
la voit même armer une heptarème, prise à Pyrrhus[10]. Cependant, elle ne renonce pas pour cela aux navires de petit tonnage, aux escadres de trirèmes,
puisque, durant l'intervalle des deux premières guerres puniques, Polybe nous montre Asdrubal le Beau revêtu du titre officiel de triérarque de son beau-
père Amilcar. Enfin, jusqu'à son dernier jour (146), la République entretint, pour faire le service de mouches, un certain nombre de caraques, de brigantins
et autres bâtiments légers[11].
Le siège de Tyr (334) et celui de Rhodes (304) avaient singulièrement modifié l'art de l'attaque et de la défense des places maritimes, art qui doit atteindre
son plus haut degré de perfection antique pendant le cours même de la guerre d'Annibal, à ce siège de Syracuse (212) immortalisé par le génie
d'Archimède.
On venait d'inventer de puissantes machines flottantes, des tortues de mer, des navires cataphractes, les aînés de ces vaisseaux cuirassés, que nous
croyons peut-être d'invention moderne. II s'en était suivi toute une révolution dans les principes de l'art militaire naval, et, comme il a été dit plus haut,
l'emploi des grands navires avait été préconisé. Mais, comme le fait très-bien observer M. Beulé[12], il ne faut pas s'exagérer les dimensions du navire
antique. Le savant archéologue démontre péremptoirement que le vaisseau de premier rang de la marine carthaginoise ne pouvait pas avoir plus de 5m,30
de largeur, hors œuvre. Quant à la longueur, qu'on ne saurait déterminer d'une manière certaine, elle devait être relativement énorme[13].
La vitesse était, en effet, la première des qualités à rechercher dans le navire de guerre, à une époque où l'art militaire naval se réduisait à cette tactique
unique : manœuvrer de manière à enfoncer à coups d'éperon la muraille de l'adversaire, en évitant soi-même le choc de son éperon[14].
Nous avons exposé plus haut l'importance du matériel de la flotte ; il convient, en terminant ce chapitre, de donner une description sommaire des bassins
où les escadres étaient maintenues au mouillage. La République avait plusieurs ports militaires, tels qu'Hippone[15], Kerkina[16], Cagliari, Carthage, etc.
Le port circulaire d'Utique, l'alliée de Carthage, pouvait recevoir bon nombre de vaisseaux ; enfin, le lac de Tunis offrait une station sûre, où s'abritaient
des forces considérables[17].
Mais le principal port militaire était le Cothon, creusé par la fondatrice Elissa. Les constructions primitives s'étaient successivement transformées en
magnifiques édifices, pour lesquels l'art grec avait marié ses plus beaux effets aux heureuses conceptions des ingénieurs carthaginois.
Les cales du Cothon furent d'abord de bois ; mais un vaste incendie les ayant détruites vers l'an 400[18], on dut les reconstruire en maçonnerie, et
probablement suivant le plan dont Appien nous a conservé les lignes principales.
Au milieu du port militaire, dit cet auteur[19], était une île bordée de grands quais, de même que le pourtour du bassin. Les quais présentaient une série de
cales qui pouvaient contenir 220 vaisseaux.
Au-dessus des cales, on avait construit des magasins d'agrès. En avant de chaque cale, s'élevaient deux colonnes d'ordre ionique, qui donnaient à la
circonférence du port et de l'île l'apparence d'un portique. Dans l'île, on avait disposé pour le directeur du port un pavillon d'où partaient les sonneries de
trompette et les ordres transmis à la voix, et d'où ce directeur exerçait sa surveillance. L'île était située vers le goulet, et s'élevait sensiblement, afin que le
navarque vît tout ce qui se passait au large, sans que les navires du large pussent plonger l'intérieur du port. Les marchands mêmes qui mouillaient dans
le premier bassin ne voyaient point les arsenaux du second ; une double muraille les en séparait, et une entrée particulière leur donnait accès dans la ville,
sans qu'ils eussent à passer par le port militaire.
M. Beulé a retrouvé des traces de cette brillante architecture hydraulique, mais, pour en découvrir quelques fragments, le courageux archéologue a dû
procéder à de longues fouilles. Les ports de Carthage ne sont plus en l'état où ils étaient au temps d'Annibal. La nature, reprenant ses droits, a effacé peu
à peu les travaux d'Elissa et de ses successeurs ; elle a comblé des ports qu'elle n'avait point creusés. Les alluvions de l'oued Medjerda, les sables de la
plage, soulevés par le vent d'est, ont enseveli les bassins sous un sol factice, qui ne cesse de s'exhausser. C'est au point que les Arabes ont planté des
vignes et des figuiers là où se balançaient jadis, bien assurés sur leurs amarres, les navires venus de tous les points du monde ancien[20].
Les beaux travaux de M. Beulé ont abouti, et nous possédons aujourd'hui quelques données précises touchant les cales du port militaire. Chacune d'elles
avait 5m,40 de large, et l'on peut admettre 50 centimètres pour l'épaisseur de chaque mur de refend. Ici encore nous n'admettons pas toutes les
conclusions de M. Beulé, qui a trouvé, pour chaque cale et son mur, une largeur de 5m,90[21], et suppose à ce mur une épaisseur de 30 centimètres. Or
les anciens ne construisaient point de murailles aussi frêles, et nous-mêmes, aujourd'hui, nous ne faisons point de murs de moins de 5o centimètres. M.
Beulé prend d'ailleurs soin de détruire lui-même son hypothèse, puisque la colonne engagée de la tète du mur est représentée (planche V, fig. 9) sous une
épaisseur de 47 centimètres. Il semble donc rationnel de prendre 5o centimètres pour l'épaisseur du refend. Dès lors, la cale n'a plus que 5m,40 de large,
et l'on ne peut plus supposer aux navires carthaginois qu'une largeur de 5m,30 hors œuvre. Quant à la longueur des cales, il n'a pas été possible de la
déterminer[22].
Ce qui préoccupait surtout l'auteur de ces savantes recherches, c'était la décoration des cales ; c'étaient ces deux colonnes engagées aux têtes des refends,
et qui, 220 fois répétées, donnaient à l'ensemble du port militaire l'aspect du portique le plus élégant et le plus riche du monde.
M. Beulé a été assez heureux pour retrouver deux tambours de colonne, et il estime que la magnifique décoration du port militaire est un monument des
arts de la Grèce. Le plan même du port est si noble, ajoute-t-il, ce double portique circulaire composé de 440 colonnes ioniques devait être d'un si
merveilleux effet, que, malgré moi, j'y reconnais encore le génie grec.
Ainsi, pour l'ornementation de ses établissements maritimes, Carthage invoquait le secours du génie de Corinthe et de Syracuse. Mais bientôt, et presque
en même temps, Syracuse, Corinthe et Carthage reconnaîtront la supériorité politique du génie de Rome.

[1] Silius Italicus, Puniq., XIV.


[2] Diodore de Sicile, I.
[3] Diodore de Sicile, I. — Polybe, V.
[4] Durant la deuxième guerre punique, Asdrubal achète en un seul jour 5.000 esclaves destinés à la rame. (Appien, I.) La proportion des rameurs était
toujours très-grande. Pour 120 soldats de marine embarqués, on comptait à bord d'une quinquérème 300 rameurs et matelots. (Polybe, I.)
[5] Diodore de Sicile, XI, XX.
[6] Tite-Live, XXX, XLIII.
[7] Elle se composait (1805) de beaux et grands vaisseaux mais ces vastes machines de guerre, qui rappelaient l'ancien éclat de la monarchie espagnole sous
Charles III, étaient, comme les vaisseaux turcs, superbes en apparence, inutiles dans le danger. Le dénuement des arsenaux espagnols n'avait pas permis de
les gréer convenablement, et ils étaient, quant aux équipages, d'une faiblesse désespérante. (M. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. IV.)
[8] La trirème, inventée par les Corinthiens vers l'an 700, avait remplacé le pentecontore, et opère une première révolution dans l'art militaire naval.
[9] Polybe, I.
[10] Polybe, I.
[11] Appien, Puniq., CXXI.
[12] Fouilles à Carthage, p. 108 et 117.
[13] Tite-Live donne constamment aux navires de guerre le nom de naves longæ, par opposition à celui des transports, naves onerariæ.
[14] Il ne faut pas croire que l'éperon soit, plus que le navire cuirassé, d'invention récente. Les navires de l'antiquité étaient tous armés de becs solides
renforcés d'épaisses lames de bronze, et Homère applique au vaisseau de Nestor l'épithète δεκέμβολος. On se battit ainsi à coups d'éperon jusqu'à la fin du
moyen âge, et l'on voit, en 1340, les flottes d'Edouard III et de Philippe de Valois combattre à la manière des Carthaginois et des Romains. (Voyez la
description du rostrum et de l'éperon dans le père Daniel, Histoire de la milice françoise.) La bataille de Lépante (1571) a fait prévaloir l'emploi de l'artillerie
sur mer ; cependant, malgré les progrès de notre artillerie, nous en revenons aujourd'hui à un engin qui rappelle l'éperon et le rostrum antiques.
La tactique du vaisseau de guerre mû par des rames devait présenter une grande analogie avec celle du navire à vapeur moderne.
[15] Appien, I.
[16] Tite-Live, XXII, XXXI.
[17] Le lac de Tunis, qui est aujourd'hui ensablé, et qui ne peut plus livrer passage qu'à des embarcations légères, avait alors une profondeur suffisante, eu
égard au tirant d'eau des vaisseaux romains et carthaginois. Ce lac, que les anciens appelaient λέμνη (stagnum), fut encore pratiqué par les navires de
Bélisaire. (Voyez Procope, De bello Vand., I, XX.)
[18] Diodore, II. — Cet incendie se rapporte au règne de Denys l'Ancien.
[19] Appien, Puniq., XCVI.
[20] M. Boulé, Fouilles à Carthage, p. 96.
[21] Fouilles à Carthage, p. 108.
[22] Malgré l'état avancé de la science, dit l'Empereur (Histoire de Jules César, t. I, p. 144), nous n'avons pu retrouver qu'imparfaitement la construction des
anciennes galères, et, encore aujourd'hui, le problème ne serait complètement résolu que si le hasard nous offrait un modèle.
Qui sait si les proportions du navire de guerre antique ne pourront pas se déduire très-simplement des découvertes de M. Daux ? Cette conséquence, que nous
appelons de nos vœux, sera peut-être toute naturelle. M. Daux, aussi savant archéologue qu'ingénieur distingué, vient de fouiller en tous sens le sol de la
Bysacène et de la Zeugitane. Il en a restitué les principaux emporia, et les bassins de Carthage, en particulier, ont été de sa part l'objet d'une exploration
minutieuse. Il a, nous devons le dire, rectifié en plus d'un point quelques hardies assertions de M. Beulé. (Voyez, à la fin de ce volume, l'appendice D.)
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE VI. — AGRICULTURE.

On se représente ordinairement les Carthaginois comme un peuple exclusivement adonné au négoce. C'est là une grave erreur. Une
agriculture perfectionnée ne contribuait pas moins que le commerce à leur opulence, car elle leur offrait le moyen d'attacher au sol les
peuplades indigènes, et d'éteindre le paupérisme qui rongeait la cité[1]. Les produits agricoles assuraient d'ailleurs la régularité du
commerce d'exportation, et encourageaient le cabotage par la perspective d'un fret de sortie qui ne faisait jamais défaut.
Scylax vante, à juste titre, la fertilité tout exceptionnelle du territoire de Carthage, les richesses des habitants, le nombre et la variété de
leurs troupeaux[2]. Agathocle et Regulus, lors de leur descente en Afrique, furent frappés des merveilles agricoles qui s'offrirent à leurs
yeux[3].
Ce n'étaient que prairies et jardins magnifiques, dus à d'habiles irrigations ; d'immenses plantations de vignes, d'oliviers, d'arbres à fruit de
toute espèce ; des plaines immenses, couvertes de céréales.
La fertilité de l'Afrique est admirable, dit Polybe[4]. Les chevaux, les bœufs, les moutons, les chèvres, abondent tellement en ces contrées,
qu'on ne saurait en trouver un aussi grand nombre en aucun lieu du monde. La plupart des peuplades africaines ne connaissent pas les fruits
que donne la culture, ne se nourrissent que d'animaux, et vivent au milieu de troupeaux immenses. Quant à la force et à la quantité des
éléphants, des lions[5] et des panthères, à la grandeur et à la beauté des buffles et des autruches, qui n'en a entendu parler ? Ces animaux
n'existent pas en Europe, mais l'Afrique en est pleine.
Les désastres des deux premières guerres puniques semblent porter, plus que jamais, les esprits vers les entreprises agricoles. Après Zama,
on voit le grand Annibal employer ses vieux soldats à l'amélioration des cultures industrielles ; il leur fait faire de grandes plantations
d'oliviers[6], destinées à rétablir la prospérité de Carthage, alors si compromise. En même temps, Masinissa introduit chez les Imazir'en les
méthodes et les instruments aratoires les plus perfectionnés. Jusqu'alors, dit Polybe[7], son royaume avait été stérile et ne produisait aucun
fruit mangeable. Masinissa démontra qu'il pouvait être aussi fécond qu'aucune autre terre. Il fit défricher d'immenses plaines, qu'il affecta,
suivant la nature du sol, à des cultures déterminées.
Ces encouragements portèrent leurs fruits, et, vers la fin de sa carrière, Annibal eut la joie d'apprendre que l'Afrique septentrionale était
redevenue le plus riche pays du monde. Au milieu du IIe siècle avant notre ère, le vertueux Caton, opinant, suivant sa coutume, pour la
ruine de Carthage, laissa tomber un jour dans le sénat de superbes figues, qu'il portait dans un pan de sa toge, et comme les sénateurs en
admiraient la beauté : La terre qui les produit, dit-il négligemment, ne se trouve qu'à trois journées de Rome. Le mot fit son chemin.
Tout le territoire de Carthage semble avoir été couvert d'établissements agricoles, analogues aux colonies romaines créées en Italie jusqu'au
temps des Gracques. Ces περιοικιδες, bien distinctes des πόλεις et des φρούρια du littoral, n'étaient point fortifiées, et devenaient la proie
du premier aventurier qui se présentait en armes. Agathocle en prit deux cents. La fécondité d'un sol privilégié peut seule expliquer la
multiplicité des villes, des camps, des postes, des horrea, des fermes, des haras, des châteaux et des maisons de plaisance qui couvraient
alors la Zeugitane et la Bysacène[8]. L'Européen qui visite aujourd'hui la Tunisie et la province de Constantine reste plongé dans le plus
profond étonnement devant cette accumulation de centres de populations, dont il foule à chaque pas les ruines[9].
L'aristocratie carthaginoise professait un grand amour pour l'agriculture. Magon, l'un de ses membres, propriétaire et écrivain distingué, a
laissé un traité complet des méthodes dont il convient de faire usage dans les travaux des champs. Ce livre, estimé des Romains et traduit
par Silanus, est fréquemment cité par Caton, Pline, Columelle, et par tous les auteurs qui ont écrit sur l'économie rurale[10].
Carthage eût dû suivre les sages conseils dont est rempli l'ouvrage de Magon. En s'attachant au sol, comme le voulait aussi le grand
Amilcar ; en cherchant à devenir puissance essentiellement territoriale et continentale ; en s'appuyant ailleurs que sur les bases fragiles du
commerce, et faisant tout au monde pour résister aux tentations du génie mercantile, la République eût peut-être prévenu sa ruine. Elle eût
au moins vendu chèrement sa vie. Du moment où elle a négligé l'agriculture, dit Cicéron[11], rien n'a plus affaibli Carthage que la cupidité
de ses citoyens, qui, pour se livrer exclusivement au commerce et à la navigation, négligeaient l'agriculture et les armes.

[1] Aristote loue le gouvernement de Cartilage de secourir ainsi les indigents.


[2] Scylax de Caryanda, dans les Petits Géographes grecs, éd. Müller.
[3] Diodore, II. — Polybe, I.
[4] Polybe, XII, III.
[5] Au temps de Polybe, les lions pullulaient tellement en Afrique, qu'ils s'en allaient, par bandes, investir de grandes villes. Pour intimider ces assiégeants de
nouvelle espèce, les Carthaginois bloqués mettaient en croix tous ceux qu'ils pouvaient prendre. (Polybe, XXXIV, fragm. — Pline, Hist. nat., VIII, XVI,
XVIII.) Ainsi fait de nos jours le cultivateur de France, qui cloue aux vantaux de la porte de sa grange les petits oiseaux de proie qu'il a tués.
Le lion d'Afrique est maintenant beaucoup plus rare que dans l'antiquité. Traquée de toutes parts, la race aura bientôt disparu, non par voie de refoulement,
mais bien de destruction. Le lion ne peut vivre dans le S’ah'râ, qui est plat, dénudé, sans ressources ; il lui faut le nord des hauts plateaux, ou mieux, les
régions boisées, tourmentées, mais opulentes du Tell. Encore une erreur à signaler : Il faut, dit le commandant Trumelet, faire son deuil du lion du désert,
dont on a tant parlé. Il n'y a jamais eu de lions dans le S'ah'râ.
[6] Aurelius Victor, Vie de Probus.
[7] XXXIV, fragments. — Valère-Maxime, sans doute écho de Polybe, dit également de Masinissa : Terram quoque quam vastam et desertam arceperat
perpetuo culturæ studio frugiferam reliquit. (VIII, XIII, 1.)
[8] De superbes maisons de campagne témoignent de l'opulence des propriétaires. Ces demeures offraient toutes les commodités de la vie. On y voyait part
tout l'aisance et le luxe. (Diodore, II.)
[9] Nous ne citerons qu'un exemple : entre Constantine et Setif on retrouve, à des intervalles très-courts, des cités considérables, dont quelques édifices sont
encore debout : Mons, Djemila (Cuiculum) et bien d'autres, qui, d'après les vestiges qu'elles ont laissés, devaient avoir l'importance de nos villes de France
de premier ordre.
[10] Voyez un résumé de l'ouvrage de Magon dans Heeren (Idées sur le commerce et la politique des peuples de l'antiquité, t. IV).
[11] Cicéron, De republica, II, IV.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE VII. — INDUSTRIE ET COMMERCE.

On trouvait à Carthage toutes les industries de Tyr, sa métropole, c'est-à-dire la fabrication des tissus, les teintures et la verrerie. Ses manufactures de
Malte étaient très-renommées, et nous savons qu'un Carthaginois, sans doute chef d'un grand établissement industriel, avait composé tout un traité sur
l'art de confectionner les riches vêtements[1]. Un seul chiffre fera juger du luxe de ces chefs-d'œuvre : le péplum destiné à la statue d'Astarté coûtait plus
de 700.000 francs[2]. Quant au verre, il était d'une finesse prodigieuse. Nos fabriques modernes, dit M. Beulé[3], n'obtiennent rien de plus mince, ni de
plus délicat, dans le genre que nous nous plaisons à comparer à une mousseline légère.
Le continent africain, cette terre mystérieuse dont les tribus centrales sont encore séparées de la grande famille humaine, tel était le vaste champ que la
destinée avait offert aux explorations du commerce carthaginois. De bonne heure, le gouvernement avait compris l'importance de cette magnifique
situation, et s'était attaché à prendre possession de la plus grande partie des côtes, pendant qu'il encourageait les voyages de découvertes à l'intérieur.
Au nord, les comptoirs de Carthage s'échelonnaient de la Cyrénaïque à Tanger ; à l'ouest, de Tanger jusqu'à l'embouchure du Gabon ; et les produits
indigènes affluaient dans ces ports. En même temps, les caravanes[4] parcouraient le pays et allaient porter aux noirs tous les objets de consommation
dont ils étaient dépourvus.
Les Carthaginois semblent avoir exploré beaucoup mieux que nous le continent africain, principalement le Soudan, qui en est, comme on sait, le grand
entrepôt central, et il n'est pas impossible de retrouver leurs itinéraires.
En effet, les routes d'Afrique, tracées d'une manière invariable, passent par des points forcés, et sont aujourd'hui ce qu'elles étaient il y a deux mille ans et
plus. Ces chemins, connus de toute antiquité, et suivant lesquels on pénètre au cœur du Soudan, peuvent se classer en cinq grands réseaux distincts : ceux
du Niger, de la Gambie, du Maroc et de l'Algérie, du Fezzan, enfin de l'Egypte ou du Nil supérieur.
Les voies du Maroc et de l'Algérie, avec celles du Fezzan, étaient vraisemblablement les seules pratiquées par les Carthaginois. II convient en
conséquence d'en indiquer ici le tracé général.
Deux intrépides voyageurs, deux Français, Paul Imbert, en 1670, et René Caillié, de 1824 à 1828, ont victorieusement prouvé qu'il est possible de se
rendre de Tafilelt à Timbektou. Cette ville mystérieuse, que Léon l'Africain avait aussi visitée, était bien connue des marchands de Carthage, et les
Romains, qui héritèrent de leur commerce, y faisaient d'importantes affaires[5].
Le docteur Barth a, de son côté, démontré, en 1855, qu'on peut se rendre directement de R'àt à Kano par Tin-Tellust, Ar'adez et Katehna. Il suffisait donc
de relier R'àt à l'Algérie pour mettre nos possessions en communication avec le Soudan. C'est ce qui vient d'être fait, et le problème a même été l'objet de
trois solutions différentes. La première est due à M. Bou-Derba, interprète de l'armée, qui, parti de Biskra en 1858, est parvenu à R'àt par Tuggurt et
Ouargla[6]. Peu de temps après, de 185a à 1861, M. Duveyrier partait également de Biskra, et arrivait à R'àt par le Souf, Berresof et R'damès[7]. Enfin, en
1860, le colonel Colonieu descendait de Géryville jusqu'au sud de Timimoun. Or on sait que de Timimoun on pénètre facilement dans le Touat et dans le
Tidikelt ; que, de plus, Insalah, centre principal du Tidikelt, est parfaitement relié à R'àt.
Les caravanes carthaginoises ont pu suivre ces lignes du Maroc et de l'Algérie ; il est possible aussi que, partant du golfe de Qàbes (petite Syrte), elles se
rendissent dans le Souf, en côtoyant les Cht'out'. Mais il est vraisemblable qu'elles prenaient de préférence Tripoli et Lebeda pour points de départ.
De Tripoli on peut aller à R'damès suivant les divers tracés décrits par MM. Dickson, Duveyrier, et le colonel Mircher. De R'damès on descend à R'àt, et
de R'àt à Kano, sur les tracés de Barth.
Toutefois, il semble que ce n'est point R'àt, mais Murzuk qui devait servir d'entrepôt au commerce de Carthage[8]. Or comment parvient-on à Murzuk ?
Suivant trois routes, dont les deux dernières ont une section commune. La route la plus à l'ouest, celle qu'ont suivie, de 1850 à 1854, Richardson,
Overweg et Barth, a pour points de passages principaux Tripoli, R'urian, Misda, Bir-el-Hassi et Murzuk. Tripoli est en même temps tète de la deuxième
ligne, dite de Denham et Clapperton, passant par Bonjem, Sokna, Sebha, enfin Murzuk, point d'arrivée. La troisième voie ne diffère de celleci qu'en ce
qu'elle a, non plus Tripoli, mais Lebeda (la grande Leptis) pour point de départ. Le major Lyon a parcouru, en 1819, ce chemin de Lebeba à Bonjem.
C'est celui que, selon toute vraisemblance, suivaient les Carthaginois. Leurs caravanes, parties de Lebeda, gîtaient successivement à Bonjem, Sokna,
Sebha, Murzuk. De Murzuk elles descendaient à Kouka, sur le lac Tchad, par Tegerri et Bilma, suivant l'itinéraire décrit par Barth et Vogel (1853-1855).
Il est essentiel de remarquer que ce ne sont point là de vaines hypothèses, mais des inductions basées sur les données historiques.
Hérodote, qui raconte le voyage des Nasamons, conducteurs de caravanes pour Carthage, dit expressément : Le chemin le plus court pour aller du pays
des Lotophages à celui des Garamantes est de trente journées de marche[9].
Or les Lotophages habitaient les environs de Tripoli, et les Garamantes, le Fezzan, cette oasis perdue dans un océan de sables. D'ailleurs, suivant le récit
des voyageurs, il y a bien trente jours de marche de Lebeda à Murzuk. Murzuk a toujours été, comme R'ât, un important entrepôt, une étoile où se
croisaient les caravanes qui, de la haute Egypte, se rendaient à Carthage ou en Mauritanie ; où passent encore aujourd'hui celles des pèlerins musulmans
qui, de Fez, se dirigent vers la Mekke.
Hérodote ajoute que, après les Garamantes (Murzuk), et à dix jours de marche, les voyageurs nasamons rencontraient les Atarantes ; puis, encore à dix
jours de marche au sud, les Atlantes. Les Atarantes semblent devoir être placés, sur le tracé de Barth, au point dit Tar'aria-Dumma ; les Atlantes, soit aux
environs de Bilma, comme le veut Heeren, soit mieux à l'oasis d'Ar'adem.
La caravane carthaginoise était le plus souvent conduite par le négociant, qui faisait ainsi lui-même ses affaires. Athénée cite un Magon qui, trois fois, fit
en personne le voyage du Soudan, n'ayant pour toutes provisions que de la farine d'orge. Quant au reste du personnel indispensable en de telles
expéditions, il était pris dans le pays intersyrtique, principalement chez les Nasamons. C'est pourquoi la possession des Syrtes était pour Carthage d'une
immense importance. Elle lui fut disputée par les Grecs de Cyrène, et la guerre que la légende a close par le dévouement des Philènes n'était qu'un débat
provoqué par une question de grande voirie commerciale.
Quels étaient les moyens de transport en usage ? Certains auteurs veulent que le dromadaire en ait été, alors comme aujourd'hui, le principal agent. Mais
cela est peu probable, car le dromadaire n'est point originaire d'Afrique. Il a dû y être importé, et cette importation paraît de beaucoup postérieure à
Annibal. L'histoire ne mentionne, pour la première fois, le vaisseau du désert que sous le règne du roi Juba, contemporain de César[10]. Les Nasamons
employaient-ils d'autres bêtes de somme ? Des éléphants, des ânes ? On ne saurait l'affirmer. Il est plus probable qu'ils formaient eux-mêmes des
brigades de porteurs, analogues à celles que décrit le capitaine Burton, dans la relation de ses voyages aux grands lacs équatoriaux du continent africain.
Ce qui, d'ailleurs, semble autoriser cette hypothèse, c'est le peu de volume et de poids des marchandises échangées entre l'intérieur et la côte.
Les Carthaginois allaient chercher dans le sud de la poudre d'or, des calcédoines, des ivoires, du coton, des esclaves ; ils y portaient du vin, de l'huile, des
tissus, des verroteries. Le sel, le blé, les dattes, étaient aussi, sur leur route, de fructueux objets d'échange.
L'or est fort rare dans l'Afrique septentrionale ; il n'en existe ni dans le Tell, ni dans le S'ah'râ ; mais on le trouve en grande abondance au sud du Niger.
La calcédoine (καρχηδόνιος λίθος, carbunculus) se tirait, suivant Pline[11], du pays des Garamantes (Phazania, le Fezzan), qui eux-mêmes la faisaient venir des
montagnes de l'Afrique centrale. C'était une espèce d'agate, fort estimée des anciens.
Les marchés du Soudan étaient, alors comme aujourd'hui, couverts de dents d'éléphants, d'étoffes de coton[12] et d'esclaves des deux sexes. La traite
remonte en Afrique à la plus haute antiquité, et elle y persistera longtemps encore. Au temps d'Annibal, les esclaves noirs étaient un objet de luxe, non-
seulement à Carthage, en Egypte, à Cyrène, mais aussi en Grèce et en Italie[13]. La γερουσία en employait un nombre considérable[14] à l'exécution des
travaux publics et au service de la flotte. Elle les tirait principalement du pays des Tibbous. Ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui, les noirs
venaient à pied, menés comme des troupeaux.
En échange de ces marchandises, Carthage, avons-nous dit, exportait au Soudan : le sel provenant des roches sahariennes[15] et celui qu'elle tirait des
Macomades de la petite Syrte ; du vin, qu'aucune religion ne prohibait alors ; de l'huile, des dattes du S'ah'râ ; du blé, de la rassade ou verroterie[16], que
ses usines fabriquaient à bon compte.
En terminant cette nomenclature, il convient de mentionner le silphium, que les Carthaginois plaçaient un peu partout, principalement dans la
Cyrénaïque[17]. Le gouvernement surveillait la culture de cette plante mystérieuse, et s'en réservait le monopole, ainsi que le font du tabac certains Etats
modernes.
La marine marchande allait répandre au loin tous les produits dont l'énumération précède, et à laquelle il faut ajouter des articles de bimbeloterie, des
épices, des animaux rares, des instruments aratoires[18], des ustensiles de cuisine, des objets de toilette.
Elle rapportait de Sicile de l'huile et du vin, dont elle n'avait jamais assez, eu égard à la grande consommation qui s'en faisait en Afrique ; de l'île d'Elbe,
du fer ; de la Corse, du miel, de la cire, des bois de construction, des esclaves ; de la Sardaigne, des blés, des métaux, des agates rouges dites sardoines,
et aussi des esclaves en grand nombre ; de Lipara, des bitumes ; des Baléares, des mulets, des fruits et des esclaves mâles. La population de ces îles ne
comportant pas sans doute un juste rapport numérique entre les sexes, le négociant carthaginois recevait trois ou quatre hommes contre une seule femme.
Les navires de Carthage allaient en Espagne chercher de l'argent et du plomb, des bois de construction, des chevaux, des moutons, des tissus de poils de
chèvre, des toiles de lin dites carbasa, des salaisons ; aux Sorlingues, de l'étain[19] ; dans la Baltique, de l'ambre ; sur la côte occidentale d'Afrique, des
dents d'éléphant, de la poudre d'or, des gommes, des pelleteries, des esclaves. Il y avait aussi, sur cette côte, de grandes pêcheries de maquereaux et de
thons. Les poissons étaient salés sur place, puis expédiés à Carthage, où ils étaient tellement estimés que l'exportation en était interdite.
Il serait difficile de faire un exposé bien exact de l'organisation intérieure d'une maison de commerce carthaginoise. Quels en étaient les agents, les
intermédiaires, les écritures ? Les méthodes en usage n'étaient certainement pas aussi simples que celles qui sont employées de nos jours. Le négociant
ne pouvait guère confier à des tiers le soin de traiter ses affaires à l'étranger, ni aux colonies, encore moins au cœur de l'Afrique. Il faisait lui-même ses
voyages, ses opérations de vente et d'achat. C'est ainsi que le Magon cité par Athénée visite trois fois le Soudan, et que l'Hannon de Plaute débarque en
Etolie. Celui-ci est à la fois propriétaire et capitaine de son navire. Il est son propre subrécargue ; ses hommes d'équipage lui servent de portefaix[20].
Le commerce carthaginois, qui ne connaissait point le commis voyageur, avait besoin de correspondants. Les voyages que les marchands faisaient en
personne nécessitaient des institutions de nature à leur assurer une bonne réception à l'étranger. Aussi, entre telle maison de Carthage et telle autre de
Grèce, par exemple, existait-il des relations impliquant droit d'hospitalité réciproque. Ce droit ne pouvait s'exercer que sur la production du signe de
reconnaissance convenu entre les parties[21]. Enfin le négociant avait besoin de courtiers et d'interprètes, pour le placement des marchandises qu'il
débarquait. Ces agences existaient à Carthage, comme en Egypte et en Grèce[22]. On a vu d'ailleurs, que le marché de Carthage était pourvu de crieurs
publics et de commissaires-priseurs[23].
Le commerce carthaginois apparaît sous un jour qui en accuse l'esprit jaloux et tyrannique.
La métropole ouvrait son port au pavillon des puissances avec lesquelles elle avait des traités ; mais les colonies ne pouvaient point faire comme la
métropole : le commerce libre leur était absolument interdit. En réalité, la colonie carthaginoise n'était qu'un magasin, un dépôt, où la vente et l'achat se
faisaient pour le compte de Carthage, suivant des formes et à des prix déterminés. Il n'y avait point de négociants dans ces comptoirs, mais seulement des
représentants, des commis.
La politique de la γερουσία fut invariable. Elle éloigna soigneusement les étrangers des régions exploitées par ses nationaux, et dissimula comme elle put
l'origine de leur opulence. Ainsi l'Afrique et la Sardaigne produisaient du blé ; les autres pays de la Méditerranée en étaient dépourvus. Pour se réserver
le monopole de l'importation des céréales, Carthage signe le traité de l'an 509, qui ôte à Rome le droit de doubler le Beau Promontoire ; elle fait noyer,
dit-on, tous les étrangers qui trafiquent en Sardaigne[24]. La côte occidentale d'Afrique donne de la poudre d'or ; l'Espagne, de l'argent ; les Sorlingues, de
l'étain ; la Baltique, de l'ambre. Le traité de l'an 347 éloigne les Romains de l'Espagne, et leur interdit le détroit de Gibraltar. Un vaisseau romain franchit
un jour ce détroit, et se met à suivre une voile carthaginoise. Mais celle-ci a des instructions précises. Les Carthaginois n'hésitent pas à se jeter à la côte
plutôt que d'apprendre à Rome le chemin de l'Angleterre[25]. Tous les gisements de minerais précieux sont systématiquement cachés aux yeux ; les
syssites forgent une mythologie terrible et une faune monstrueuse, pour détourner les étrangers des pays qui recèlent leurs trésors. De là, par exemple,
l'histoire des Gorgones et celle du serpent des Hespérides.
Carthage pensait aussi qu'il était nécessaire de maintenir dans une ignorance absolue de la valeur des choses les peuples barbares avec lesquels elle
commerçait. Pour ce motif encore, elle élevait des barrières destinées à tenir à distance des étrangers qui eussent offert aux indigènes des pays exploités
vingt fois ce qu'elle leur donnait elle-même. Rome eût peut-être payé un aureus ce que Carthage avait pour quelques grains de rassade.
Telle est la politique dont les ressorts, habilement maniés, éloignèrent longtemps des Carthaginois toute concurrence sérieuse. Mais, fort heureusement
pour les consommateurs, les monopoles ne peuvent être éternels. Il vint un jour où les Romains se lassèrent du système mis en vigueur par la γερουσία.
Ils voulurent connaître cette Sardaigne, d'où l'on tirait tant de blé ; cette Sicile, qui produisait tant de vin et d'huile qu'on leur faisait payer si cher ; et,
malgré les protestations d'Hannon, les soldats de Rome se lavèrent les mains dans la mer de Sicile[26].

[1] Athénée, XII, LVIII.


[2] Athénée, XII, LVIII.
[3] Fouilles à Carthage, p. 56.
[4] En amazir' : aker'oua (tête de nation), avant-garde de peuple.
[5] Timbektou était, dit-on, au nombre des villes dont le nom servit à orner le triomphe de Balbus le Jeune.
[6] Le vrai chemin d'Alger à Kano, l'une des premières villes du Soudan, est, à notre sens, celui-ci : d'Alger à Medea (ancien chef-lieu du beylik de Titeri, ancien castrum Medianum, ecclesia Mediensis) ; là,
organisation complète de la caravane. Départ de Medea pour El-Ar'ouât' (Laghouat) ; d'El-Ar'ouàt' à Ouargla, huit jours de marche ; d'Ouargla à R'àt, suivant l'itinéraire de M. Bou-Derba ; de R'ât à Kano, par
le tracé de Barth.
[7] De R'damès à R'àt il existe une seconde route, celle de Richardson (1815).
[8] R'àt est d'ailleurs relié à Murzuk par deux routes : l'une dite de Denham et Clapperton (1822-1824), l'autre récemment parcourue par le docteur Barth.
[9] Hérodote, IV.
[10] De bello africano. — Il n'y avait guère que les Nasamons, voisins de l'Egypte, qui connussent alors le dromadaire, et ce n'est qu'au temps de Juba, comme nous le disons, que l'usage s'en répandit à l'ouest
du méridien de Carthage. Le djemel et le mehâri n'ont été communément employés, en Afrique, qu'à la suite de l'invasion arabe.
[11] Pline, XXVII, VII.
[12] Le coton croit spontanément sur les bords du lac Tchad. Les étoffes se vendent sous forme de tobés (espèce de blouses) et d'abaï'as.
[13] Voyez l'Eunuque de Térence (acte I, scène II). Le Carthaginois Térence, esclave lui-même, naquit vers l'an 192, soit neuf ans avant la mort d'Annibal.
[14] Appien, I.
[15] Hérodote le désigne sous le nom d'άλός μέταλλον.
[16] Les nègres donnent à cette rassade les noms de samsam et kimaraphamba. Que deviennent ces ornements primitifs dont, depuis des siècles, il a été importé tant de milliers de tonnes en Afrique ?
[17] Strabon. — Le silphium était un arbrisseau dont on tirait, par incision, un suc très-recherché, employé comme condiment. C'était le laser (laserpitium).
[18] Plaute, Pœnulus, v. 1006, 1007, 1009, 1013, 1014.
[19] Il n'est pas sur que le métal dit κασσίτερος soit le stannum des Latins.
[20] .... Viden homines sarcinatos consequi ?
[21] Plaute, Pœnulus, v. 974, 1042, 1043, 1047.
[22] Plaute, Pœnulus, v. 1010.
[23] Polybe. Texte du premier traité consenti entre Rome et Carthage (509 avant l'ère chrétienne).
[24] Carthage avait un singulier droit des gens : elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne... (Montesquieu, Esprit des lois.)
[25] Festus Avienus. — Strabon, III.
[26] Consultez, sur le commerce carthaginois : Heeren, Idées sur le commerce et la politique des peuples de l'antiquité ; — Bötticher, Histoire de Carthage (Geschichte der Carthager).
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE VIII. — TRAVAUX PUBLICS.

Le mamelon de Byrsa fut d'abord toute la ville de Carthage ; mais la colonie d'Elissa étouffa bientôt dans cette étroite enceinte. La population, prenant
des accroissements rapides, en franchit les murs, pour se répandre dans la plaine, et Byrsa ne fut plus que ce que sont, en tous pays, les cités primitives,
une acropole, un réduit. Autour d'elle les habitations se groupèrent en cercle[1], se répandirent vers les ports, puis sur toute la plage ; doublant enfin le
massif de Sidi-Bou-Saïd, les maisons s'étendirent encore jusqu'à la mer. Dans cette direction la plaine était fertile, l'eau des puits abondante, l'irrigation
facile. Les riches se bâtirent des villas entourées de haies vives et de frais jardins[2].
C'était le quartier de Megara[3].
Ainsi se forma la ville qui, au temps d'Annibal, présentait un périmètre de 30 kilomètres environ[4] ; sa population devait alors être immense, puisque,
vers la fin de la troisième guerre punique, après une lutte séculaire, elle comptait encore 700.000 habitants[5], répartis en trois villes ou quartiers distincts,
c'est-à-dire Byrsa, Megara et la ville basse. L'acropole nous est déjà connue ; nous n'avons plus qu'à parcourir les deux cités qu'elle commandait au sud et
au nord.
La ville basse, ou quartier de la marine, s'étendait au sud depuis le pied de la citadelle jusqu'à l'enracinement de la Tænia. Là se trouvaient les ports, le
Cothon et le port marchand, dont nous connaissons aujourd'hui les dimensions exactes, grâce aux recherches de M. Beulé.
La partie du rivage située le long des ports était bordée de larges quais, où se déposaient les marchandises, et dont le cours était établi extérieurement à
l'enceinte fortifiée de la place. C'était d'ailleurs le seul point qui fût garni de quais ; les autres parties de la presqu'île étaient inaccessibles aux navires.
Non loin du Cothon, s'étendait le forum, grande place rectangulaire encadrée de maisons très-hautes, et dont une des faces était occupée par le temple
d'Apollon. On suppose que le σύγκλητος et la γερουσία s'assemblaient, en temps ordinaire, dans les salles de ce temple. Aux jours solennels, les réunions
avaient lieu à la Byrsa, dans le temple d'Aschmoun[6]. L'édifice consacré au culte d'Apollon était orné d'une statue colossale du dieu, revêtue de lames
d'or d'une grande épaisseur. Au point de jonction de la Tænia et de la presqu'île se trouvait une autre place publique, qui était, comme le forum, entourée
de hautes maisons[7].
Il serait assurément difficile de restituer le plan d'ensemble de la ville basse. Ce que l'on sait, c'est que du forum à la citadelle se développaient trois
grandes artères, trois rues de 4 à 500 mètres de longueur, excessivement étroites et bordées de maisons à six étages. Lors du siège de 146, Asdrubal se
retira dans Byrsa par ces rues, où il se défendit pied à pied. Scipion, maître du quartier, l'incendia et le fit déblayer par l'armée romaine. Celle-ci, forte de
120.000 hommes, y travailla sans relâche durant six jours et six nuits. Au bout de ce temps, quand Asdrubal demanda à capituler, l'armée n'avait encore
enlevé qu'une partie des décombres. On peut juger, par ce seul fait, de l'importance des édifices publics et des maisons particulières.
La ville basse était desservie par de vastes citernes situées près de la mer, à l'est de Byrsa. Elles avaient, suivant le père Caroni, plus de 140 pieds de
longueur sur 50 de largeur et 30 de hauteur. Les murs, de 5 pieds d'épaisseur, étaient flanqués de six tours ou contreforts.
Abou-Obaïd-Bekri, écrivain arabe du XIe siècle, en donne la description suivante : On voit à Carthage un palais appelé Moallahah, d'une superficie et
d'une hauteur prodigieuses. Il est composé de galeries voûtées, qui forment plusieurs étages et dominent la mer... Là commencent de vastes réservoirs,
appelés citernes des Diables, encore remplis d'une eau qui séjourne là depuis une époque inconnue. M. Dureau de la Malle[8] pense que les citernes des
Diables et le Moallakah sont un seul et même édifice, et ne diffèrent point de celui dont le père Caroni a mesuré les ruines.
Telles étaient les principales constructions de la ville basse.
La nouvelle ville ou Megara était, comme il a été dit plus haut, le quartier des maisons de plaisance. Elle s'étendait, au nord de Byrsa, jusqu'à la mer et
aux premières pentes du cap Qamart. Protégée, du côté de l'isthme, par l'enceinte générale de la place, elle n'avait sur la mer qu'une simple chemise ; un
mur particulier la séparait de Byrsa et de la ville basse. Megara était le quartier le plus vaste, mais aussi le moins peuplé de Carthage. On n'y voyait guère
que des palais d'été avec leurs parcs, des maisons de campagne avec leurs jardins, des bouquets d'arbres, des fleurs, des murs de pierres sèches servant de
clôture, et de larges rigoles ouvertes pour les besoins de l'irrigation.
Le nord et l'est du faubourg de Megara avaient été réservés à destination de nécropole, et la ville des morts, ainsi placée dans l'enceinte de Carthage, était
couverte par la triple défense qui protégeait la ville des vivants. Elle occupait le plateau du Djebel-Kaoui, qui s'incline vers Utique, et aussi les pentes qui
descendent vers le lac Soukara et vers la pleine mer. De cette façon, le quartier de Megara échappait à la vue des tombeaux ; il fallait gravir le sommet de
la montagne pour découvrir ce champ de sépulture, qui mesure plusieurs kilomètres carrés de superficie.
Les fouilles de M. Beulé viennent de nous fournir des données précieuses sur cette nécropole, que Falbe n'avait fait qu'entrevoir. Le site en est grandiose,
dit le savant archéologue[9], et la vue y est belle. Sur la gauche, Tunis dort au bord de son lac, où se reflètent les maisons blanchies à la chaux. En face, le
lac Soukara brille, couvert de sel argenté, puis le golfe d'Utique reçoit les eaux limoneuses du fleuve Bagrada. A droite s'étend la pleine mer, sur laquelle
l'île de Zimbre s'élève comme un nuage transparent ; au pied même de la nécropole, le village de Qamart se cache dans la verdure ; ses palmiers, dont les
couronnes se détachent sur les dunes de sable entassées par le vent, rappellent une oasis au milieu du Sahara. Le sol est aride, et l'orge elle-même, qui
aime à croître parmi les pierres, pousse plus rare. Cependant les oliviers et les caroubiers prospèrent. Peut-être jadis de plus grands arbres ombrageaient-
ils les tombeaux. Lorsque je visitai le Djebel-Kaoui, je ne vis rien au premier abord, et j'étais loin de me douter que sous mes pieds s'étendait tout un
monde souterrain, comprenant des milliers de chambres sépulcrales et des millions de tombes. Toute la montagne est ainsi minée, mais la terre a
recouvert les escaliers, les portes et les soupiraux. Ce n'est qu'en examinant attentivement la surface du sol que l'on découvre ça et là, sous les touffes de
fenouil et d'acanthe, une ouverture par laquelle il est possible de se laisser glisser. Alors on pénètre dans une petite salle rectangulaire, dans les parois de
laquelle sont évidés des trous assez profonds pour qu'un cadavre y fût jadis étendu... La nécropole semble offrir la trace de rues et d'alignements
véritables... La ville des morts avait aussi sa voirie[10].
Telle était Megara, le quartier du silence et de la verdure, le faubourg des bastides et des tombes. Les vivants y cherchaient le calme qui guérit du tracas
des affaires ; les morts, après une vie agitée, y trouvaient le repos éternel.
Nous avons restitué à chaque partie de la ville ses édifices propres, autant qu'il est possible de le faire avec certitude d'après les textes, et en l'état actuel
de la science. Nous avons dit ainsi que l'enceinte de Byrsa, sans aucun doute, contenait le palais de Didon, le temple de Jupiter et celui d'Aschmoun.
Mais il est des constructions publiques dont on ne saurait déterminer la position d'une manière aussi précise.
On sait que le temple d'Astarté (Junon Céleste) occupait l'emplacement du village de Malqâ, et que celui de Baal, où étaient renfermées les archives de la
République, était intermédiaire entre Astarté et Aschmoun. Où se trouvait Melkarth ? On l'ignore absolument, et l'on n'a pas plus de données en ce qui
concerne les lieux consacrés à Cérès et à Proserpine.
Valère Maxime nous apprend qu'il existait à Carthage des bains réservés aux sénateurs ; mais c'est le seul renseignement qu'on possède sur les thermes
puniques.
Carthage communiquait avec l'extérieur par un certain nombre de portes dont était percée son enceinte. On en connaît cinq dont la position est
déterminée par des textes formels. Ce sont celles de Megara, dont s'empara Scipion en 147 ; d'Utique, de Theveste, de Furnos, de Thapsus. Cette dernière
était située près de la Tænia, et livra passage à Annibal quittant la ville ingrate qu'il ne devait point revoir (195).
D'après une tradition vague, c'est à Zaghouan, petite ville située à 4o kilomètres de Tunis, que Carthage avait établi sa prise d'eau principale ; mais les
fameux aqueducs qui régnaient sans interruption de Carthage à Zaghouan sont-ils l'œuvre des Carthaginois ou des Romains ? Nul ne saurait le dire, bien
qu'il soit d'usage d'en attribuer la construction à l'empereur Adrien. Entre Tunis et Mohammedia on voit encore debout une centaine d'arcades de cette
conduite magnifique, qui avait pour château d'eau les citernes de Malqâ.
Ce qui donne surtout une haute idée du génie de Carthage et de l'importance de ses travaux, c'est le beau réseau de routes qu'elle avait jeté sur son empire
d'Afrique. Les plus remarquables de ces voies de communication étaient : la grande route du littoral ; les routes de Carthage à Cherchell, de Teny à
Bougie, de Djidjeli à Nemours ; enfin les deux routes de Carthage à Constantine.
La grande route du littoral (section ouest) passait par Porto Farina (Utique), Bizerte (Hippo-Diarrhyte), Bône (Hippo Regius) ; puis, coupant le massif du cap de Fer
(Stoborrum), elle débouchait dans la plaine des Ierbès, à Paratianœ (ruines). Elle desservait de là Philippeville (Rous-Ikaden), Kollo, et coupait ensuite le
massif du Seba-Rous. Là commençait l'Eptagonie.
La route traversait Tucca (ruines) à l'embouchure de l'oued Kebïr (Ampsaga), Djidjeli (Igilgil), Bougie (Saldse) et une suite de petites escales dont on
retrouve les ruines de Bougie au cap Matifou. C'étaient : Rous-Azou, Rous-Bezer, Iomnium, RousAkerou, Kissi, Rous-ou-Beker, Rous-Ko-no[11].
Toutes ces stations maritimes occupaient le revers d'autant de petits promontoires, derrière lesquels les caboteurs carthaginois s'abritaient du vent d'est.
La route continuait par Alger (Icosium)[12], Kolea, Tipasa, Cherchell (Iol, Césarée), Tenez (Kartha-Anna), Mostaganem (Mak'-ag-Aoua), Arsew (Portus Magnus,
Arsenaria), Mers-el-Kebïr (Portus Divini), Siga (ruines, à l'embouchure de la Tafna), Melilla, Abyla (Ceuta, Seba, les Sept Frères), Tanger (Ti-n-ji), El-Arisch (Lix, Lixos),
Sela, Mogador. Elle s'arrêtait enfin au cap Gir (promontoire d'Hercule), pointe extrême de l'Atlas.
La grande route du littoral (section est) passait par Rades (Adis) et Hammam-el-Enf (Maxula), coupait la presqu'île du cap Bon et gagnait Hammamet (Putput).
De là, elle traversait Souse (Adrumète, Justiniana) et Lamtah (la petite Leptis). Laissant à l'est Thapsus[13], elle arrivait à Insbilla (Usilla), puis passait par Teny
(Thenæ), Qàbes (Tacape), Gittis, Tripoli-Vecchio (Sabrata), Tripoli (Œa), Lebeda (la grande Leptis). Elle aboutissait enfin à Kasr, non loin des Autels des Philènes.

Qàbes était un point de bifurcation. Un embranchement intérieur suivait le revers sud des montagnes par Aquæ Tacapitanæ, Bezereos, Tabalati,
s'enfonçait dans les terres à une profondeur qu'on ne saurait préciser, et rejoignait enfin Lebeda.
La Table de Peutinger indique enfin un itinéraire intermédiaire entre celui-ci et le chemin du littoral ; il conduisait de Qàbes à Tripoli-Vecchio.
La route de Carthage à Cherchell était tracée par Musli, Lares, Ammedera, Theveste (Tebessa), Sigus, Kirlha (Constantine), Mileum (Mila), Cuiculum (Djemila),
Mons, Sitifis (Setif). La route passait ensuite par quelques stations aujourd'hui inconnues : Perdices, Cellas, Macri, Auza, Rapidum, Caput Cillani ;
touchait au Cheliffà Soff'azar (Amoura), et arrivait enfin à Cherchell (Iol) par Aquæ (Hammam-Rira, selon Shavv).
La route de Teny à Bougie passait par Autentum, Soff’tula (Sobeythala), Scillium ou Cilium (Kasryn), Theveste (Tebessa), Thamagas, Lambèse, Diana (Zana),
Sitifis (Setif), Tubusuptus (Tiklat), enfin Bougie.
Le point de départ de cette route ne saurait être exactement fixé ; il se trouvait aux environs de Nemours.
Les premières stations ne sont pas mieux connues. La quatrième était Tlemcen (Regiæ). Le tracé passait ensuite par Mascara (Castra Nova), Kala (Præsidium
Ballene), Mina (ruines, sur la rivière de ce nom), Tegdempt (Gadaum Castra), Tingitanum Castellum, Tigauda, Oppidum Novum, Tigara Castra, sur le Cheliff,
Miliana (Malliana), Taranamusa, Castellum Tamaricetum, Rapida, Rusucurru, Bida, Tubusuptus, Bougie, Chaba, Djidjeli.
Deux routes distinctes reliaient Carthage à Constantine : la première passait par Musti, Sicca Veneria (El-Kef), Naraggara, Tipasa ; de là elle allait à
Constantine par Sigus ou par Tibilis.
La seconde suivait la vallée de la Medjerda, passait par Bulla (Boll), Simittu, Bône ; de là elle arrivait à Constantine par Aquæ Tibilitanæ (Hammam-Beurda)
ou par Philippeville.
Les principales étoiles de l'Afrique propre étaient : Theveste, Sojf'tula, Aquæ Regiæ.
De Theveste on pouvait se rendre, à l'ouest, soit à Lambèse, soit à Kirtha ; à l'est, soit à Carthage, soit à Adrumète, capitale de la Bysacène, soit à Thènes,
soit à Tacape (par Thelepte, Capsa, Aquœ Tacapitanœ). Soff'tula était à l'intersection des routes de Musti à Thènes et d'Adrumète à Theveste.
La ville d'Aquœ Regiaj était située au point où la route d'Adrumète à Theveste se croise avec celle de Zama Regia à Thysdrus. A Thysdrus se trouvait
une bifurcation reliant ce point à la petite Leptis d'une part, à Usilla de l'autre.
Une seule localité à desservir suffisait pour faire décider l'ouverture d'une route. Ainsi Sitifis (Setif), important nœud de communication de la Numidie
Massésylienne, était relié directement à Igilgil. Mais, en outre, la station voisine, Cuiculum (Djemila), était également le point de départ d'un
embranchement sur Djidjeli, ce qui ne l'empêchait pas d'en avoir un autre sur Tueca, à l'embouchure de l'Ampsaga (oued Kebïr). Les routes secondaires
étaient donc en grand nombre.
Après cet exposé sommaire, il convient de faire observer qu'en présentant le tableau des voies de communication de l'Afrique ancienne, on se borne le
plus souvent à décrire des tracés romains, et à donner la nomenclature romaine des points de passage principaux ; mais il est de toute vraisemblance que
les ingénieurs de Rome n'ont fait que consolider des voies ouvertes par leurs hardis devanciers. Un peuple qui, comme celui des Carthaginois, se taillait
des cothons en terre ferme ne devait pas reculer devant les difficultés des travaux de routes.
En cela comme en toutes choses, il obéissait au génie de sa race. Douze siècles avant l'ère chrétienne, l'Hercule phénicien ouvrait déjà une
communication destinée à relier l'Espagne à l'Italie par les Pyrénées orientales, les côtes de la Méditerranée et le col de Tende : ouvrage prodigieux, qui
servit plus tard de fondement aux chaussées massaliotes, et dont les Romains firent leurs voies Aurélia et Domitia.
Ainsi, en Europe comme en Afrique, le coursier punique a partout précédé l'aigle romaine ; partout les fils de Romulus ont hérité des fruits de la
civilisation carthaginoise. Le rôle de Rome ne commence qu'à l'heure où s'achève celui de la fille de Tyr.

[1] Strabon, XVII.


[2] Appien, De Rebus Punicis, CXVII.
[3] Servius (in Æneid.), et Isidore de Séville (Origin., XV) disent que Magur signifie nouvelle ville. Les Grecs appelaient ce quartier Νεάπολις.
[4] Orose, IV, XXII. — Eutrope. — Tite-Live (Epit. du livre LI). — Anonymi Stadiasmus maris Magni, dans la collection des Petits Géogr. grecs.)
[5] Strabon, XVII.
[6] Tite-Live, XIII, XXII.
[7] Appien, Puniq., CXXVIII.
[8] Recherches sur la topographie de Carthage.
[9] Fouilles à Carthage, p. 124, 125.
[10] Voyez, dans l'ouvrage cité de M. Beulé, les détails de construction d'une chambre sépulcrale. Tous les tombeaux sont du même module. Le caractère en
est fort simple ; partout l'art carthaginois a répété ses lignes naïves avec cette monotonie qui est l'un des traits du génie oriental. Il y a des caveaux à trois, à
quatre, à dix, à quinze et jusqu'à vingt et une niches. Toutes sont creusées dans un calcaire vif, jouissant de propriétés éminemment sarcophagiques.
[11] Voyez la Carte de Peutinger (Marmarica, Cyrenaica, Africa, Numidia, Mauretania secundum tabulam Peutingerianam), de Justus Perthus, de Gotha.
On écrit d'ordinaire : Rusazus, Rusuppisir, Rusucurru, Rusubicarri, Rusgonium. Toutes ces dénominations hybrides sont formées du préfixe rous (cap) et
d'une désignation tamazir't. En procédant ainsi, les Carthaginois arrivaient parfois à des résultats absurdes. Ainsi akerou, en amazir', signifie cap. Cette
dénomination générique fut prise pour un nom propre, et l'on écrivit sans crainte Rous-Akerou (Rusucurru), soit le cap du cap. On a commis en France des
énormités semblables, et plus d'une carte d'Algérie indique encore un col du Tenia (un col de col), ce qui ne signifie absolument rien.
[12] Alger, suivant Solin, fut fondée par vingt compagnons d'Hercule.
[13] Thapsus est célèbre par la victoire de César. C'est aussi là qu'Annibal s'embarqua quand il quitta le pays qu'il ne devait plus revoir.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE IX. — JUSTICE.

Nous ne savons rien du droit punique, sinon que la justice était en honneur à Carthage, et que le public y avait l'instinct de l'obéissance aux
lois[1]. Le code pénal, qui paraît avoir été très-dur, comportait, au criminel, des supplices effrayants, tels que la croix, la claie[2], la fosse
aux lions. Pour les délits, il y avait l'amende[3]. Comment se réglaient les affaires civiles ? Nous l'ignorons absolument. Il est d'ailleurs
certain qu'il y avait un code de commerce[4]. Une des pentarchies de la γερουσία dirigeait le département de la justice. Toutes les affaires
étaient dévolues à des tribunaux réguliers, parmi lesquels Aristote compte celui des Cent-Quatre[5], cour suprême, probablement similaire
de notre cour de cassation.
Les magistrats appartenaient tous à l'aristocratie et formaient un corps puissant. L'ordre des juges, dit Tite-Live[6], dominait à Carthage, et
leur immense pouvoir venait de ce qu'ils étaient nommés à vie. Fortune, réputation, existence même des citoyens, tout était à leur merci ;
avoir pour ennemi un seul juge c'était se faire l'adversaire de l'ordre tout entier, et il ne manquait pas d'accusateurs prêts à dénoncer aux
juges ceux qui les avaient offensés. Après la deuxième guerre punique, en 196, Annibal, investi de hautes fonctions civiles, que Cornélius
Nepos et Tite-Live assimilent à la préture[7], s'empressera de réformer la magistrature de son pays ; dès lors les juges ne siégeront plus
qu'une seule année[8].
Cette magistrature vénale était, entre les mains de la γερουσία, un puissant instrument politique. Il y avait entre les deux corps fies relations
secrètes fort étroites : des sénateurs quittaient le terrible comité pour passer dans l'ordre des Cent-Quatre[9]. Les cent membres du
gouvernement oligarchique étaient ainsi, à Carthage, maîtres absolus du pouvoir judiciaire.

[1] Lors du traité de l'an 509, la chancellerie carthaginoise invoqua la foi publique. (Voyez Polybe, III, XXII.) — Dès qu'il s'élevait des contestations, les
citoyens de Carthage proposaient le recours à la justice. (Plaute, Pænulus, v. 1333.)
Ils préféraient leurs juges nationaux aux étrangers. (Plaute, Pænulus, v. 1400-1402.)
[2] Le condamné était placé sous une claie, qu'on chargeait de pierres. (Plaute, Pænulus, v. 1020, 1021.)
[3] Plaute, Pænulus, v. 1314.
[4] La vente des marchandises se faisait, en certains cas, suivant le mode adopté de nos jours pour les objets mobiliers. (Polybe, III, XXII.) Le κήρυξ, c'est le
crieur public ; le γραμματεύς remplit le rôle du notaire ou du commissaire priseur.
[5] D'ordinaire, on confond ce tribunal des Cent-Quatre avec la γερουσία ; c'est une grave erreur. Du reste, la γερουσία ne comptait que cent membres.
[6] XXXIII, XLVI.
[7] Prætor factus Annibal... (Tite-Live, XXXIII, XLVI.) — Huc ut rediit, prætor factus est. (Cornelius Nepos, Annibal, VII.) C'est la seule fois qu'il est
question de préteur à Carthage. La préture n'était pas une fonction ordinaire et permanente, et l'on n'y recourait que dans les cas extraordinaires. Annibal,
nommé préteur urbain, fut, dés lors, investi des pouvoirs d'un préfet, d'un dictateur civil.
[8] Ut in singulos annos judices legerentur ; ne quis biennium continuum judes esset. (Tite-Live, XXXIII, XLVI.)
[9] Quia ex quæstura in judices, potentissimum ordinem, referebantur, jam pro futuris mox opibus animus gerebat. (Tite-Live, loco cit.)
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE X. — RELIGION ET MŒURS DES CARTHAGINOIS.

Le mieux tranché de tous les caractères anthropologiques, celui qui place le plus nettement la race adamique au premier rang de la création,
c'est l'idée de Dieu. La croyance à un pouvoir d'ordre surhumain, ou, comme l'on dit, surnaturel, est un sentiment si naturel à l'homme, que
ce fait psychologique paraît être une conséquence nécessaire de la définition de l'humanité ; et cette foi spontanée n'est universelle que
parce que, suivant des principes divins, elle est indispensable au développement normal de la civilisation des peuples. L'idée de Dieu a pour
premier effet de répartir les hommes par groupes définis ; de les relier entre eux (religio) par des devoirs réciproques ; de leur donner une
famille, une patrie ; d'en faire des êtres moraux, adorant ensemble l'être supérieur qui exerce une influence directe sur leurs destinées.
La diversité des religions du globe n'est que l'expression de la variété des modes de conception d'un objet unique. Le pouvoir providentiel
ou surnaturel n'est pas envisagé partout sous le même aspect ; la latitude et la longitude assombrissent ou réchauffent les teintes de la
grande image, et le génie de chaque peuple en reflète, à sa manière, la face qu'il a considérée. Qu'on laisse à part le phénomène du
monothéisme juif, et l'on peut dire que toutes les religions de l'Orient se ressemblent : elles ont, en effet, pour fin commune l'adoration des
objets et des forces de la nature. C'est ainsi que les Phéniciens eurent pour divinités premières le soleil, la lune, les étoiles, la terre, les
fleuves ; ils se prosternèrent plus tard devant les causes des phénomènes physiques, c'est-à-dire les forces créatrice, conservatrice et
destructrice, dont les effets les frappaient tour à tour d'admiration, de joie ou de terreur ; enfin, combinant deux idées distinctes, ils
représentèrent ces forces par des objets matériels.
Il n'entre point dans le cadre de cet ouvrage d'exposer les systèmes cosmogonique et théogonique au sein desquels a germé l'embryon de la
religion carthaginoise. La science moderne a dévoilé le sens mystique du culte des Haalim, des Moloch, de Melkarth, des Cabires et
d'Aschmoun. Le portrait de ces divinités bien connues n'offrirait plus ici rien d'intéressant, et nous ne saurions mieux faire que de renvoyer
le lecteur aux ouvrages spéciaux[1].
A Carthage, la religion, antique et naïve auxiliaire de la politique, était, au plus haut degré, religion d'Etat. Tous les actes du gouvernement
avaient pour cortège nécessaire une longue suite de cérémonies religieuses. Ainsi les grandes entreprises nationales étaient rappelées par
des inscriptions commémoratives placées dans les temples de la ville ; l'établissement des colonies n'avait lieu que sous l'invocation du dieu
Melkarth. Carthage envoyait aussi au Melkarth de Tyr des théories ou députations officielles ; des prêtres et des augures suivaient les
généraux aux armées, et ceux-ci ne pouvaient rien faire sans leur assentiment préalable ; enfin, le nom des dieux de la République était
toujours solennellement mentionné en tête du protocole des traités internationaux.
On ne voit pas que les dignités sacerdotales aient été héréditaires à Carthage, bien que Justin les représente comme l'apanage de certaines
familles[2]. Il est constant, d'ailleurs, que les fonctions de grand prêtre, honorées des plus hautes distinctions publiques, étaient toujours
remplies par les premiers personnages de l'État[3]. Des fils de roi les ambitionnaient, et ce goût prononcé de l'aristocratie fut un obstacle à
toute formation de castes religieuses analogues à celles de l'Egypte. Un gouvernement théocratique eût d'ailleurs été profondément
antipathique au génie du peuple carthaginois.
Les Romains ont dépeint Carthage sous les couleurs les plus sombres, et, dès lors, malgré soi, chaque fois qu'il est question de cette
République, on songe, non sans horreur, aux sacrifices humains ; on croit entendre les cris des malheureuses victimes impitoyablement
grillées dans le ventre d'airain des statues de Moloch. Cependant, ces sacrifices ne doivent pas faire aveuglément flétrir la civilisation
carthaginoise. Les Romains et les autres peuples éclairés de l'antiquité se sont montrés tout aussi cruels[4] ; les modernes eux-mêmes n'ont
pas résisté à l'instinct sinistre d'offrir à Dieu des hommes, leurs semblables ! Aujourd'hui, enfin, la férocité religieuse sévit encore, au cœur
de l'Afrique, avec une extrême intensité. Pour ces raisons, il convient de juger les Carthaginois avec toute indulgence, et, s'ils sont
décidément coupables, on doit condamner avec eux leurs ennemis, les Romains.
Il faut également tenir compte du temps dont on écrit l'histoire, si l'on veut se faire une juste idée des mœurs carthaginoises. Les religions
antiques ne pouvaient donner à leurs adeptes un état de pureté remarquable, et l'on sait tout ce qui se passait à Rome. Là, les passions les
plus brutales marchaient le front levé, et la prostitution réclamait officiellement ses victimes[5]. Tous les peuples de l'antiquité ont vécu
entre deux cloaques : l'ergastule et le lupanar. Il n'y a donc point lieu de s'attendre à trouver chez les contemporains d'Annibal une grande
sévérité de mœurs. On connaît le sacrifice que la déesse[6]. Tanit imposait aux plus belles vierges ; on sait que des prêtresses-courtisanes
desservaient ses autels.
Toutefois, malgré les miasmes qui chargeaient son atmosphère morale, le Carthaginois avait des qualités éminentes, que l'histoire n'a pas
assez hautement reconnues, et ses mérites doivent enfin lui être restitués. Il professait un grand respect pour ses dieux2, et, quels que
fussent les désordres de sa vie privée, son foyer demeurait pur. Il semble ne s'être jamais souillé des turpitudes polygamiques, qui
abâtardissent si rapidement les races les plus vigoureuses. De là deux grands et nobles sentiments, profondément implantés dans son cœur :
l'amour de la famille et le patriotisme.
Les liens de la famille étaient fort étroitement serrés à Carthage[7] ; la sainteté du mariage y était en honneur ; le père aimait ses enfants
avec un abandon extrême, et cet amour était payé de la plus franche piété filiale[8]. Quelle famille plus solidement unie que celle d'Amilcar
? Quelles jeunes filles mieux élevées que celles du Pænulus[9] ? Les personnages de Plaute ont tous une physionomie touchante : qu'on
change les circonstances de la scène, et, en écoutant Hannon, Antérastile, Adelphasie, on croira entendre des personnages de nos jours. Le
Carthaginois avait toutes les vertus de l'homme qui aime la vie d'intérieur ; il était sobre[10], actif, hospitalier[11], doux envers ses serviteurs
et ses esclaves, lesquels faisaient, plus que partout ailleurs, partie intégrante de la famille[12].
L'amour du pays n'était pas moins prononcé chez lui, et l'on reconnaissait un enfant de Carthage, comme aujourd'hui l'on distingue un
Anglais, à son esprit national. Ouvrons encore le Pænulus ; ne semble-t-il pas qu'Hannon et Agorastoclès, deux compatriotes, soient deux
fils de la vieille Angleterre, se promettant mutuellement aide et assistance, et affirmant ensemble : England for ever ?[13] L'idole du dieu
Melkarth (Mekk-Kartha) symbolisait le patriotisme punique, et, sous les inspirations du dieu, cet amour du pays sut enfanter des prodiges.
Admirons donc, sans crainte et sans réserve, l'énergie et la constance des patriotes de la faction Barcine, tant décriés par les Romains.
N'oublions ni Amilcar, ni ses dignes fils, qui tous, l'un après l'autre, se firent tuer pour sauver leur pays. Accordons un souvenir pur de tout
reproche aux courageux citoyens qui soutinrent si bien les derniers coups de Rome, aux vaillants défenseurs qui s'ensevelirent sous les
ruines de Carthage.

[1] Consultez, sur la religion carthaginoise : Creuzer, Religions de l'antiquité ; — Munter, Religion der Carthager ; — Wilhem Bötticher, Geschichte der
Carthager ; — Guigniaut et Alfred Maury, Notes et Eclaircissements sur les religions orientales ; — F. C. Movers, Intersuchungen über die Religion und
die Gottheiter der Phœnizien, Bonn, 1841 ; — Munk, Inscription phénicienne de Marseille (Journal asiatique de Paris, 4e série, t. X, p. 473, 1847) ; —
Dupuis, Origine de tous les cultes, passim. — Alfred Maury, Encyclopédie moderne, article Phéniciens.
[2] Le prêtre de Jupiter de l'île de Chypre, obéissant à l'ordre des dieux, promet à Elissa de la suivre avec sa femme et ses enfants, en stipulant qu'il jouira,
ainsi que ses descendants, à perpétuité, du bénéfice des fonctions sacerdotales. (Justin, XVIII, V.)
[3] Appien, De Rebus Punicis, LXXX.
[4] Tite-Live, XXII, LVII.
[5] Après la défaite des Cimbres, les femmes des vaincus offrirent de se rendre si l'on promettait de les respecter. Marias refusa. (Plutarque, Vie de Marius.)
Il fallait repeupler les lupanars de Rome.
[6] Plaute, Pænulus, v. 945, 948, 962, 1272.
[7] Plaute, Pænulus, v. 1061, 1063-1066, 1075, 1076.
[8] Plaute, Pænulus, v. 1258-1261.
[9] Plaute, Pænulus, v. 1178, 1180, 1181, 1199-1202, 1219, 1220.
[10] Tite-Live, XXIII, VIII.
[11] Plaute, Pænulus, v. 1048-1050 ; v. 1025, 1026.
[12] La nourrice des filles du Pænulus accueille son maître par ces paroles, qui honorent à la fois le maître et la servante :
O mi hore, salve, Hanno insperatissime
Mihi tuisque filiis, salve...
Plaute, Pænulus, v. 1122, 1123.
[13] Plaute, Pænulus, v. 1032-1036.
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE XI. — LETTRES, SCIENCES ET ARTS.

Y eut-il une littérature punique ? Et d'abord quelle est la langue qui se parlait à Carthage ? La science moderne[1] est en droit d'affirmer que
le punique n'était qu'un dialecte de l'hébreu[2] ; mais on doit admettre aussi que l'idiome phénicien, transplanté dans un pays où il vécut
pour ainsi dire côte à côte avec l'égyptien, d'une part, avec l'amazir'[3], de l'autre, dut nécessairement faire des emprunts à ces deux langues,
qui elles-mêmes présentent entre elles quelques affinités. L'insuffisance des textes n'a pas jusqu'à présent permis de fixer les éléments de
l'idiome punique ou carchédonique. Pour restituer la grammaire de la langue d'Annibal, nous ne possédons d'autres éléments qu'un passage
du Pænulus de Plaute[4] et quelques monuments épigraphiques. Quant à ceux-ci, que les inscriptions soient numismatiques, funéraires ou
votives, le texte est toujours d'une concision désespérante[5]. L'inscription trouvée, en 1846, à Marseille est assurément fort intéressante[6],
mais elle ne suffit pas à résoudre une question qui demeure encore fort obscure. Il faut nécessairement, pour arriver à une solution
complète, le secours de quelque heureuse découverte, et, en attendant, il importe de fouiller sans relâche les points de la Tunisie et de
l'Algérie[7] qui paraissent promettre la plus ample moisson.
En l'absence de documents précis, est-il permis d'admettre que Carthage eut une littérature nationale ? Très-certainement, car, s'il ne nous
reste point de monuments littéraires, nous possédons le témoignage des écrivains grecs et des écrivains romains. Pline l'Ancien rapporte
que les bibliothèques publiques furent, après la ruine de la ville, données aux princes africains alliés de Rome ; Salluste cite expressément
les libri punici du roi Hiempsal ; Polybe dit que Carthage eut des historiens ; l'école grecque, enfin, mentionne le nom d'un philosophe
carthaginois, celui d'Asdrubal (Clitomaque).
L'ouvrage le plus estimé des étrangers fut un traité d'agriculture, de Magon, traduit en latin par D. Silanus. Il était divisé en vingt-huit livres
; Caton, Pline, Columelle, tous les Romains qui ont écrit sur l'économie rurale, en font le plus grand éloge. On ne saurait douter, dit Heeren,
de la littérature punique. Un ouvrage aussi considérable que celui de Magon ne pouvait être ni la première ni la dernière production
littéraire. Non certes on ne saurait douter du génie littéraire de Carthage, patrie des Térence et des Augustin. Qui saura jamais mesurer
exactement les effets de la vengeance de Rome ? Peut-être la deuxième guerre punique elle-même a-t-elle été le sujet d'une grande épopée
nationale, dont le dernier manuscrit s'est perdu dans l'incendie de Carthage. Perte à jamais déplorable, puisque, dès lors, Annibal n'a plus
inspiré que les chants de l'ennemi.
Les sciences étaient, sans doute, loin d'être négligées à Carthage ; l'étude devait même en être singulièrement encouragée, si l'on en juge par
les résultats obtenus dans l'exécution des travaux de tout genre. Une judicieuse observation permet seule de poser des lois physiques, et les
lois bien comprises conduisent seules à des applications fécondes. Or les Carthaginois obtenaient partout des succès merveilleux. Leurs
marins, leurs ingénieurs, leurs industriels, atteignaient, chacun en son art, au plus haut degré de perfection.
De ce qui précède on doit conclure que le gouvernement de Carthage attachait le plus grand prix à la bonne direction de l'instruction
publique. La sagesse économique de la γερουσία l'emportait sur ses habitudes de défiance[8], et, de bonne heure, elle eut l'intuition de ce
grand principe que le travail intelligent des citoyens est essentiellement créateur de la fortune publique.
Quant aux beaux-arts, quelques commentateurs nient qu'ils aient jamais fleuri à Carthage ; mais cette opinion est fort contestable. Si la terre
d'Afrique ne voyait pas naître de grands artistes, il est au moins certain qu'elle faisait bon accueil aux étrangers qui lui apportaient des
chefs-d'œuvre.
Ce fait vient d'être confirmé par le résultat des fouilles de M. Beulé. Carthage aimait les arts, et, tandis que, toute à ses affaires, elle
semblait ne s'occuper que de commerce et d'industrie, de guerre et de navigation, elle conviait à l'ornementation de ses édifices les
architectes, les peintres, les sculpteurs de la Grèce.

[1] Les premiers érudits qui s'occupèrent de la langue punique furent : l'abbé Barthélémy, Swinton, Dutens, Bayer, Tychsen, Akerblad, Bellermann ; puis
vinrent Kopp et Hamaker, Lindberg, Gesenius, M. de Sacy, E. Quatremère et le docteur Judas.
[2] Saint Augustin vivait en Afrique en un temps où l'idiome punique était le seul en usage parmi des populations entières, et lui-même n'hésite pas à se
reconnaître de race carthaginoise. Aussi répond-il un jour gaiement à l'un de ses adversaires qui l'a traité de raisonneur punique : Magna tibi pœna est
disputator hic pœnus. Il convient, en conséquence, de tenir grand compte du témoignage d'Augustin, nettement formulé dans les extraits suivants : Istæ
linguæ [hebræa et punica] non multum inter se differunt. (Quæstiones in Judices, l. VII, quæst. 16.) — Hunc [Christum] Hebræi dicunt Messiam, quod
verbum linguæ punicæ consonum est, sicut alia permulta et pene omnia. (Contra litteras Petiliani, l. II, 104.) — Locutio est quam propterea hebræam puto
quia et punicæ linguæ familiarissima est, in qua multa invenimus hebræis verbis consonantia. (Locutiones in Genes., l. I, 8 et 9.)
Le témoignage de saint Jérôme n'est pas moins explicite :
.... Quarum [Tyri et Sidonis] Carthago colonia, unde et Puni sermone corrupto quasi Phœni appellantur. — Quarum lingua linguæ hebrææ, magna ex
parte, confinis est. (In Jerem., V, 25.)
Enfin Priscien (l. V) s'exprime à ce sujet comme il suit : Maxime cum lingua Prænorum, quæ chaldaræ vel hebææ similis est et syræ, non habeat neutrum
genus... Les assertions de la science sont donc bien fondées.
[3] La langue tamazir't est celle qu'on appelle improprement libyque, berbère ou kabyle. De récentes études viennent de restituer la grammaire et le
vocabulaire imazir'en. (Voyez le Dictionnaire français-berber de la commission nommée par le ministre de la guerre, le 22 avril 1842 ; voyez aussi l'Essai
de grammaire kabyle, du colonel Hanoteau, Alger, 1858.)
[4] C'est une tirade de seize vers, dont les dix premiers passent pour du vrai punique.
[5] L'une des premières inscriptions puniques qu'on ait trouvées est celle de Thugga (1631). Depuis lors, on en a découvert à Malte, à Chypre, à Athènes, en
Sicile, en Sardaigne, en Tunisie, à Tripoli, en Algérie, a Marseille.
[6] Cette inscription, déterrée près de l'église de la Majore, est le monument épigraphique le plus considérable du peuple carthaginois. La science y a reconnu
un rituel des prêtres de Diane, dont la Majore était le temple.
[7] On doit surtout interroger le sol de la province de Constantine ; les environs de Guelma ne sont qu'un vaste champ d'inscriptions bilingues (punique et
amazir). On ne visitera pas sans intérêt le musée algérien du Louvre, le cabinet des antiques de la Bibliothèque impériale et les collections des principales
localités de la province de Constantine. (Voyez, à la fin de ce volume, l'appendice D, Antiquités puniques.) L'abbé Agius a essayé de démontrer que l'idiome
maltais n'est autre chose que du carthaginois ; mais la science n'a pas admis les conclusions du digne ecclésiastique. Le maltais n'est qu'un patois bizarre et
fait de mille pièces : de phénicien et de grec, de latin et d'arabe, d'amazir' et d'allemand.
[8] Justin (XXI, V) dit que le sanhédrin avait interdit aux Carthaginois l'étude de la langue grecque, et cela par raison politique. Ces mesures prohibitives ne
durent pas sortir longtemps leur plein effet, car les contemporains d'Annibal parlaient toutes les langues étrangères. (Plaute, Pænulus, prologue, v. 112.)
LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.
CHAPITRE XII. — CONCLUSION.

L'esquisse que nous arrêtons ici ne saurait être considérée comme un tableau fini de Carthage au temps d'Annibal. La notoire indigence des
textes ne permettait, en effet, qu'un tracé des lignes les plus essentielles du plan d'ensemble. Connaissant les axes principaux de l'édifice, il
était possible d'en restituer les proportions vraies, mais non la distribution et les détails décoratifs, lesquels demeurent nécessairement lettre
close, en l'état actuel de la science.
Avant de chercher à mieux vivifier le monde carthaginois, il est indispensable d'attendre avec patience que de quelque heureuse découverte
jaillissent de nouvelles lumières. Pour faire plus que nous n'avons fait, il faut que la critique s'attache aux pas des explorateurs qui, à
l'exemple de M. Beulé, fouilleront le sol de la Tunisie, de l'Algérie et du Maroc ; à ceux des savants qui étudieront les idiomes et
l'ethnographie du continent africain. Il faut surtout que le hasard favorise de hardis voyageurs ; que des manuscrits puniques, grecs ou
imazir'en, égarés peut-être, avec ceux d'Aristote et de Platon, dans quelque bibliothèque du Soudan, tombent sous la main d'un Oudney ou
d'un Barth. Pour aujourd'hui, la sobriété s'impose à qui veut reproduire la physionomie vraie de la grande République éteinte. En élargissant
le cadre, on s'exposerait à de graves mécomptes ; on ne fixerait qu'une image idéale, une vue panoramique, qui serait peut-être saisissante,
car les couleurs locales dont on dispose sont multiples et vives ; mais l'œuvre n'accuserait, en définitive, qu'un violent effort de
l'imagination. Or des travaux de cette nature ne sont point du domaine de l'histoire.
Quelque surprise que l'avenir réserve aux études sur Carthage[1], ceux qui se livreront à ces recherches auront toujours à fuir un dangereux
écueil. Ils devront se garder d'accueillir avec trop d'empressement les documents épars dans les textes latins, car les Romains n'ont pas
sérieusement étudié Carthage, et leurs jugements sont empreints d'une passion qu'ils ne cherchent même point à dissimuler. Leurs historiens
et leurs poètes ont le plus souvent caricaturé les Carthaginois en un style ironique d'assez mauvais goût, et les personnages ainsi mis en
scène sont certainement fort loin du type national. Les citoyens de Carthage n'étaient ni moins braves, ni moins habiles, ni moins vertueux,
ni moins patriotes que ceux de Rome ; ils n'étaient ni plus cruels, ni plus perfides, ni plus corrompus. Mais ce qui promettait un triomphe
sûr à la ville de Romulus, c'est que la fille de Tyr, sa rivale, n'était douée d'aucune espèce de génie politique, et ne pouvait, dès lors,
maintenir un juste équilibre entre l'importance de son économie commerciale et le développement de sa puissance militaire. De plus, ainsi
qu'on va le voir, son rôle en Occident touchait fatalement à sa fin, et le grand Annibal lui-même ne pouvait plus la préserver de la ruine.

[1] Les études sur Carthage, trop longtemps négligées, font aujourd'hui des progrès incessants et si rapides, que notre esquisse n'est déjà plus l'expression
exacte de l'état d'avancement de la science. Pendant que nous écrivions ce deuxième livre de l'Histoire d'Annibal, les études topographiques de M. Daux
reconstituaient dans tous ses détails l'empire carthaginois, et les belles découvertes archéologiques de ce savant restituaient aux emporia leur physionomie
vraie.
L'historien n'est pas toujours tenu d'être lui-même archéologue ; il peut, à la rigueur, mettre sa responsabilité à couvert sous l'autorité d'un nom savant. Mais
son devoir est de connaître tous les faits, de rejeter nettement ceux qui sont contestés ou suspects, de n'admettre, en dernier ressort, que ceux qui lui
paraissent, au jour où il écrit, définitivement acquis à la science. Nous présentons, en conséquence, à l'appendice D, sous le titre Antiquités puniques, divers
documents destinés à modifier et à rectifier certains passages de notre deuxième livre, documents précieux que nous devons à l'extrême obligeance de M.
l'ingénieur Daux.
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE PREMIER. — ANNIBAL.

A la nouvelle du meurtre d'Asdrubal le Beau (220), l'armée d'Espagne, frémissante, se précipita vers la tente d'Annibal[1]. Le jeune homme[2] fut élevé sur
les bras des soldats et proclamé général en chef[3].
Celui qui, pendant quarante ans, devait être la terreur de Rome, était né à Carthage en 247, pendant que le grand Amilcar, son père, retranché sur le
plateau d'Eircté, tenait vaillamment en échec les mortels ennemis de son pays. En l'absence de documents historiques empruntés à des écrivains
nationaux, il est difficile de connaître exactement les hommes et les choses de la ville carthaginoise, de pénétrer bien avant au foyer des Barca. Nous
savons seulement qu'Amilcar eut six enfants : deux filles et quatre fils[4]. Les filles, qui paraissent avoir été les aînées, épousèrent : l'une, le prince
massylien N'H'arâraoua[5] ; l'autre, le triérarque Asdrubal le Beau. Les quatre fils sont : Annibal, Asdrubal, Magon et Hannon.
Annibal était vraisemblablement l'aîné de ses trois frères[6], et son père l'adorait, car il plaçait en lui ses plus chères espérances. Il l'élevait avec soin[7],
lui rendant familiers tous les exercices du corps, développant sa jeune intelligence et entretenant son ardeur naissante par le récit des campagnes de Sicile
et d'Afrique[8]. L'enfant, curieux et avide, écoutait fièrement l'histoire d'Amilcar, et n'avait ensuite d'autres jeux que des simulacres de combat. Il aimait
passionnément la guerre, et chaque fois que son père partait pour quelque expédition, il demandait à grands cris à le suivre. Qui ne se rappelle l'épisode
du serment, le seul malheureusement qui sauve de l'oubli l'histoire de l'enfance d'Annibal ?
Il avait neuf ans à peine[9] ; Amilcar, qui allait prendre le commandement de l'armée d'Espagne, offrait un grand sacrifice à Jupiter, dans un temple de
Carthage. Et pendant le sacrifice : Veux-tu, dit le père, venir en Espagne avec moi ? L'enfant tressaille, et accepte avec reconnaissance. Il promet de se
conduire en digne fils d'un homme de cœur. Eh bien ! répond joyeusement le soff'ète, je t'emmènerai ; mais il est un serment que j'exige de toi. Et alors,
entraînant son fils à l'autel de Jupiter, Amilcar lui fait prendre l'engagement solennel d'être à jamais l'ennemi des Romains[10].
Annibal suivit son père en Espagne (237), où, pendant dix ans (237-227), il fit sous ses yeux l'apprentissage du métier des armes. Jamais éducation militaire
ne fut commencée à plus mâle école, ni mieux parachevée, car le jeune homme avait près de vingt ans[11] lorsque le grand Amilcar, surpris et enveloppé
par les Espagnols, tomba bravement les armes à la main (227).
La mort du grand capitaine exigea le retour d'Annibal à Carthage, au sein d'une famille dont il était désormais le chef. Il en resserra les liens et s'en fit
l'âme ; il réclama de ses frères et des fidèles de la faction Barcine une énergie et un dévouement à toute épreuve, au nom d'un père dont le patriotisme ne
s'était jamais démenti, et qui avait si bien sondé et les besoins actuels de la République et les problèmes de son avenir. A tous l'ardent jeune homme fit
partager ses sentiments, ses résolutions, ses espérances. Trois ans se passèrent ainsi à donner au parti des Barca une homogénéité dont il devait tirer sa
force. Dès que ce parti fut maître de la majorité parlementaire, Annibal ne songea plus qu'à retourner en Espagne (224).
Asdrubal, de son côté, avait depuis longtemps écrit au sanhédrin pour redemander son beau-frère. Soumise aux délibérations de l'assemblée, cette
requête ne manqua pas d'y soulever une tempête violente : chaudement appuyée par la faction Barcine, elle ne fut pas moins vivement combattue par le
parti d'Hannon. Celui-ci s'affligeait tout haut de l'immense influence qu'une seule famille tendait à prendre dans l'Etat ; il se plaignait de l'arrogante
ambition des Barca, et manifestait des craintes inspirées, disait-il, par le caractère fier et entreprenant d'Annibal. Rappelant quelques épisodes de la vie
militaire d'Amilcar et l'habitude que ce général avait de parler en maître, il demandait que le sanhédrin voulût bien soustraire Annibal à des
entraînements capables de compromettre la paix de la République. Cet héritier d'un grand nom, ajoutait-il, rendra moins de services à son pays en allant
guerroyer par l'Espagne, qu'en demeurant à Carthage, pour y apprendre l'obéissance aux lois et y contracter l'habitude de l'égalité civile.
Malgré la violente opposition d'Hannon et les insinuations honteuses qu'il ne craignit point de reproduire à l'appui de ses propositions, le parti des Barca
l'emporta. Ce succès obtenu, Annibal revint, sans tarder, auprès de son beau-frère (223) : il avait alors de vingt-trois à vingt-quatre ans[12].
Dès son retour à l'armée d'Espagne, il y avait attiré tous les regards. L'adolescent était devenu jeune homme, et les vétérans des guerres de Sicile
croyaient revoir le brave Amilcar. C'était le même visage aux traits énergiques, la même démarche fière, le même œil étincelant de tous les feux du
génie[13]. Il fut bientôt l'idole des soldats. Asdrubal lui confia d'importants commandements[14], principalement de troupes de cavalerie légère, et,
pendant trois ans (223-220), on vil le lieutenant du gouverneur général de la péninsule préluder à ses entreprises de géant par cent actions de vigueur,
dirigées contre les peuplades ibériennes. L'armée entière, applaudissant aux heureux débuts du jeune maître, lui promit aussi un dévouement inaltérable.
Cependant, à la mort d'Asdrubal le Beau, l'élection militaire d'Annibal avait dû être ratifiée par le gouvernement de Carthage, et, suivant les dispositions
des lois en vigueur, le sanhédrin s'était vu forcé de convoquer le peuple au forum. En dépit des factions rivales, ce choix fut maintenu, et peut-être
quelque hésitation de la part du conseil de Carthage eût-elle amené la révolte des troupes. Le parti des Barca l'emporta dans le gouvernement et confirma
le pouvoir du jeune général[15].
Dès qu'il eut reçu l'avis officiel de sa nomination consacrée par un plébiscite, Annibal passa la revue des troupes dont il prenait le commandement, et fut
de nouveau l'objet de chaleureuses acclamations. Et cet enthousiasme peut facilement s'expliquer : Annibal avait hérité du double prestige que donnent
une origine ancienne et une illustration récente[16]. Le grand Amilcar descendait d'une famille tyrienne qui faisait remonter son origine à Belus[17]. Ses
tables généalogiques portaient en lettres d'or le nom de la reine Elissa[18], que sa beauté, ses malheurs et sa gloire avaient fait diviniser à Carthage[19].
Enfin, par son génie et sa bravoure, il s'était acquis des titres de noblesse personnelle, que résumait un beau surnom[20]. Grand général, chef d'un puissant
parti politique, soff’ète de la République carthaginoise, il en était le premier patricien.
Or tous les hommes honorent la haute naissance. Ils croient sincèrement à la loi du sang, et, frappés de la transmission héréditaire des vertus et des vices,
ils continuent invinciblement aux arrière-neveux l'admiration ou le mépris que méritaient les ancêtres. Au prestige d'un grand nom, si puissant sur l'esprit
des populations sémitiques, Annibal joignait d'immenses richesses, dont l'influence s'exerce uniformément sur les peuples de toute race[21]. On jugera de
l'importance de sa fortune parce seul fait, qu'il possédait, aux environs de Carthagène, une mine d'argent d'un rendement quotidien de 22.500 francs de
notre monnaie, soit plus de huit millions par an[22]. Et cette exploitation n'était qu'une des sources de ses revenus personnels.
Mais c'était surtout l'esprit distingué d'Annibal qui réclamait impérieusement l'estime de ceux qui l'approchaient. Son père avait su cultiver en lui
d'heureuses dispositions naturelles et fortifier par l'instruction une vive et précoce intelligence[23]. Il étudia de bonne heure les lettres grecques[24], et
profita si bien des leçons de son maître Sosyle, que, vers la fin de sa carrière, il écrivit lui-même en grec plusieurs livres estimés, parmi lesquels l'histoire
de la campagne des Romains contre les Galates, sous le commandement de Manlius Vulso[25]. Ce grand homme, qu'on a plus d'une fois traité d'ignorant
et de barbare[26], qu'on ne craint pas d'assimiler à un condottiere vulgaire[27], possédait toutes les connaissances qu'on pouvait avoir de son temps. Enfin,
il était orateur. Sa parole entraînante savait enlever le soldat ; ses formes douces et persuasives séduisaient le plus retors des agents diplomatiques ; les
corps délibérants eux-mêmes, auxquels il imposait ses convictions, ne pouvaient résister à sa dialectique sévère[28].
Chacun rendait hommage à la puissance de cet esprit supérieur. Doué de la conception la plus vive, observe Dion-Cassius[29], Annibal savait arrivera ses
lins par de sages ménagements, et cependant les résolutions subites veulent un esprit prompt, par cela même qu'elles sont instantanées. Toujours en
mesure de tenir ce qui engageait le plus sa responsabilité, il profitait du t présent sans faire de fautes, et dominait fortement l'avenir. D'une prudence
consommée dans les conjonctures ordinaires, il devinait avec sagacité quel était le meilleur parti à prendre dans les cas imprévus. Par suite, il se tirait
avec bonheur et sur-le-champ des difficultés du moment, en même temps que sa raison lui révélait les besoins ultérieurs. Appréciant avec la même
justesse ce qui était et ce qui devait être, il adaptait presque toujours bien aux circonstances et ses discours et ses actions.
Grâce à son rare talent de synthèse, cet esprit admirablement organisé menait de front les affaires les plus diverses et les plus considérables ; tant l'esprit
d'un grand homme, dit Polybe[30], est capable d'embrasser étroitement tous les sujets et d'exécuter heureusement les résolutions prises.
Anciens et modernes admirent à l'envi sa prudence et son courage, son audace et sa finesse, sa constance dans la bonne ou la mauvaise fortune, enfin
toutes les qualités exceptionnelles qui sont l'apanage du génie[31].
La fécondité et la profondeur de ses conceptions, l'originalité de ses méthodes, son étonnant coup d'œil topographique, ses talents militaires, font
d'Annibal le premier capitaine des temps anciens[32].
Doué d'une force d’âme invincible, d'une volonté d'acier, d'un cœur inaccessible aux passions vulgaires, Annibal possédait, de plus, l'art de la
connaissance des hommes. Plein de pénétration, il devinait rapidement ses adversaires et les menait, comme par la main, s'échouer sur l'écueil qu'ils
recelaient en eux-mêmes[33]. Comment s'étonner que ce grand anatomiste du cœur humain sût aussi appliquer au gouvernement des masses les principes
déduits de ses observations multiples ? Comme politique, Annibal est l'une des plus grandes figures de l'antiquité : c'est un vrai conducteur de peuples. Il
savait les dominer, les discipliner, les mouvoir, les diriger dans ses voies. Sa propre conduite était assujettie, non à des principes de convention, mais à
des règles tirées de la nature même et des hommes et des choses. Jamais il ne se payait d'illusions, et la vérité savait seule le séduire. Convaincu, dit
Dion-Cassius[34], que la plupart des hommes ne sont attachés qu'à leur intérêt, il prit ce mobile pour règle de conduite envers les autres, et s'attendit
toujours à ce qu'on agît de même envers lui. Aussi réussit-il souvent par la ruse et échoua-t-il rarement par les artifices de l'ennemi. Il s'attachait à la
valeur réelle des choses et non à la célébrité qui peut en revenir, quand l'une et l'autre n'étaient pas réunies. Avait-il besoin de quelqu'un, il lui prodiguait
les honneurs, persuadé que la plupart des hommes en sont esclaves ; que, pour les obtenir, ils bravent spontanément le danger, même au détriment de
leurs intérêts. Quant aux gens dont il ne réclamait point les services, il se montrait toujours arrogant à leur égard. Aussi plusieurs étaient-ils pleins de
dévouement pour lui, et les autres pleins de crainte : les premiers, à cause de cette existence en commun ; les derniers, à raison de sa fierté. Ce fut par là
surtout qu'il sut abaisser les superbes, élever les humbles, inspirer ici la terreur, ailleurs la confiance, l'espérance ou le désespoir ; tout cela en un
moment, partout où il voulait et pour les choses les plus importantes. Ce ne sont pas là de vaines assertions, mais la vérité même attestée par les faits.
Ceux qui, sans analyser les mérites du jeune général, ne faisaient qu'approcher sa personne su sentaient, à première vue, séduits par ce visage noble et
fier, vivant reflet d'une âme forte et généreuse. Annibal était de taille élevée[35], et l'ampleur de ses épaules[36] attestait la vigueur de son corps. Sa tête,
haute et droite[37], accusait une vaste intelligence, et, sous un front superbe[38], son œil terrible[39] glaçait d'effroi les plus audacieux. Il avait
habituellement la tête nue[40] et portait une abondante chevelure[41], que rattachait sans doute un riche bandeau[42]. Peut-être ces cheveux étaient-ils d'un
blond cendré aux reflets d'or[43] ; son visage enfin devait être d'une grande beauté[44]. Si l'on s'en rapporte aux renseignements tirés de quelques
médailles, dont l'authenticité paraît d'ailleurs contestable[45], on peut donner encore quelques touches à cette esquisse, nécessairement imparfaite. Le nez,
droit et long, légèrement effilé, était d'un profil irréprochable ; les lèvres, assez épaisses, formaient avec le menton une moulure gracieuse. De riches
anneaux pendaient aux oreilles[46]. Enfin une barbe courte, bouclée à la manière antique, encadrait admirablement une figure longue et fine, et d'une
noblesse extrême.
Aux heures solennelles, cette tête imposante portait un casque de bronze moulant exactement le crâne, et à l'arrière duquel était fixé un appendice
métallique faisant office de couvre-nuque. Un large liséré d'or régnait en bordure au pourtour de cette coiffure guerrière. A la partie frontale se
détachaient, en saillie, cinq feuilles de laurier d'or ou d'acier ; à l'occiput, deux feuilles de lotus collatérales. Au cimier, rehaussé d'un filet brillant, et dans
un encastrement garni d'un cours de perles, s'adaptait une chenille éclatante, dont les plumes, rouges ou blanches, suivant les circonstances, s'agitaient,
en tremblant, aux moindres mouvements de tête du jeune général. Une courte crinière flottait également à l'arrière du couvre-nuque[47].
Le buste avait aussi son armure défensive, couvrant le dos, la poitrine, l'abdomen et les flancs jusqu'à la ceinture. C'était une cotte de mailles, faite d'un
triple tissu de chaînons d'or, à l’épreuve de toute espèce de projectiles[48]. Passée par-dessus une chemise de lin souple, elle était, à son tour, revêtue d'un
corselet de cuir garni d'écaillés métalliques[49].
Un riche vêtement de pourpre brodé d'or[50] était jeté sur les épaules[51]. C'était un manteau semblable à l'abid’i amazir' (bernous kabyle) ; que portaient tous
les officiers carthaginois. Des bottines ou jambières de maroquin rouge complétaient probablement le costume[52]. Annibal ne portait pas toujours cette
grande tenue éblouissante. Le plus souvent, il ne se couvrait que d'une simple abaï'a d'Afrique, et les soldats, qui le voyaient ainsi vêtu de leur saie
d'ordonnance[53], sentaient passer en eux ce frisson de plaisir qui saisissait les grenadiers de Napoléon à la vue de la célèbre redingote grise.
Le jeune général se faisait partout suivre d'un écuyer[54], chargé de porter ses armes ; ces armes étaient magnifiques[55]. Le bouclier, qui sortait des
manufactures de la Galice, était de bronze et affectait la forme circulaire. Au centre se dressait une pointe conique, qui pouvait, au besoin, servir d'arme
offensive[56]. D'un diamètre et d'un poids considérables[57], cette masse de métal était ornée, sur sa face extérieure, de différents sujets historiques
rappelant les origines de Carthage[58]. Une épée (ensis), une lance (hasta) à la hampe de frêne, un arc avec un carquois bourré de flèches[59], tel était, au
complet, l'armement d'Annibal. Quand il ceignait le ceinturon, son épée, dit le poète[60], battait élégamment sa hanche, et ses armes rendaient ce son
éclatant qui plaît tant à l'oreille des gens de guerre.
Mais ce n'est pas seulement quand elle entendait ce cliquetis cadencé que l'armée carthaginoise manifestait son enthousiasme ; elle connaissait ce corps
robuste, dont l'énergie exceptionnelle faisait de leur général le premier des soldats[61]. Connue le roi Charles XII, auquel il servit sans doute de modèle,
Annibal mangeait ou ne mangeait pas, et se trouvait toujours également prêt à entamer une action de vigueur[62]. Pour acquérir ces habitudes de sobriété,
il s'exerçait aux privations, prenait ses repas debout ou à cheval, sans même ôter son casque, et souvent ne les prenait que le soir, après avoir terminé ce
qu'il avait à faire. Il ne buvait presque pas de vin[63]. Comme notre vaillant maréchal Ney, il dormait ou ne dormait pas[64], et se sentait toujours
également frais et dispos. N'ayant besoin pour dormir ni de silence, ni de lit somptueux, il se couchait d'ordinaire au milieu d'une rue de son camp, ou
dans quelque ouvrage, parmi les gardes, ou sous une broussaille aux avant-postes[65].
Enveloppé de sa saie de simple soldat, il se jetait parfois sur une peau de lion[66], qui, seule, préservait son corps de l'humidité, et il y trouvait sans peine
un profond sommeil qui réparait ses forces. Ainsi firent plus tard, au bivouac, le roi Charles XII, qui se contentait d'une simple planche[67], et l'empereur
Napoléon, à cheval sur sa chaise légendaire.
Il supportait également bien la chaleur et le froid[68]. Survenait-il un orage, il s'en allait tête nue, bravant et la pluie et la foudre. Le vent du sud soulevait-
il des tourbillons de poussière, il courait tranquillement à cheval, la face au vent, comme par le temps le plus calme. S'il marchait sous un soleil de feu, il
disait gaiement qu'une femme seule pouvait songer à s'asseoir à l'ombre[69].
Cet homme extraordinaire, qui avait rompu son corps à toutes les fatigues, qui s'exerçait à plaisir à supporter toutes les privations, cet homme n'avait pas
un seul défaut, une seule faiblesse[70]. On vante sans cesse la continence de Scipion. Que ne parle-t-on un peu de la chasteté d'Annibal ? Ses mœurs
étaient irréprochables, et le discours d'Hannon, que Tite-Live n'a pas manqué de rapporter[71], n'est qu'un factum absurde. Annibal, dit Justin[72], était
d'une telle pureté de mœurs, qu'on se demandait si l'Afrique était vraiment son pays natal. Durant la guerre, nombre de belles captives tombèrent en ses
mains, mais aucune ne sut le séduire, et, comme le roi Charles XII, qui semble s'être étudié à l'imiter sous tous les rapports, il était absolument maître de
ses sens[73]. A vingt-six ans, il donnait l'exemple de toutes ces vertus de famille auxquelles les grands de ce monde dédaignent trop souvent de
s'assujettir. Il avait, en 220, épousé une Espagnole de sang noble[74], et, l'année suivante (219), Imilcée (c'était le nom de la jeune femme) lui avait donné un
fils[75]. Annibal aimait tendrement la mère de son enfant, et jamais cet amour ne se démentit[76]. Comme on le verra à la fin de cette histoire, il la
retrouve à Carthage après seize années de séparation (218-202) ; mais bientôt la haine des Romains le jette en exil. Il doit, une fois encore, abandonner
cette épouse et ce fils qu'il chérit, et les adieux qu'il leur adresse témoignent d'une douleur poignante[77].
Digne fils d'Amilcar, et gardien de l'honneur d'une grande famille militaire[78], le jeune homme qui prenait le commandement de l'armée d'Espagne était
bien le type du parfait officier général. Ses soldats se laissaient aller aux bruyantes démonstrations d'une admiration naïve, lorsqu'ils le voyaient fendre
l'air sur les chevaux fringants qu'il aimait à dresser lui-même[79], ou, à l'heure du combat, se jeter seul, à pied, en avant des troupes qu'il voulait engager.
Le premier à l'attaque, il était toujours le dernier à quitter le terrain[80]. Lors des travaux de siège ou de fortification de campagne, on aimait à le voir
prendre sa part de labeur et manier adroitement tous les outils du sapeur amazir'[81]. L'enthousiasme arrivait à son comble, lorsque Annibal passait
vivement à la nage un fleuve qui arrêtait la marche des colonnes carthaginoises, et que, de la rive opposée, il invitait en souriant ses compagnons à le
suivre[82].
Telle est la grande figure d'Annibal, ce colosse de l'antiquité[83].
A ce portrait, dont le temps a respecté la couleur, les capitaines de tous les âges voudraient se reconnaître, malgré quelques touches violentes dont le
ressentiment ou l'irréflexion ont tenté de noircir le tableau. Que de fois n'a-t-on pas reproché au grand homme son avarice, sa cruauté[84], sa perfidie, son
impiété ! Que n'a-t-on pas raconté des effets de sa haine ?
L'avarice ! Polybe lui-même ne craint pas de l'en charger. Il me paraît, dit-il[85], avoir été fort avare et avoir eu parmi ses confidents un certain Magon,
gouverneur du Bruttium, fort avare aussi. Je sais cela des Carthaginois mêmes, et des compatriotes ne connaissent pas seulement, comme dit le proverbe,
les vices qui règnent dans leur pays, mais aussi les habitudes de tel ou tel. Je le tiens plus pertinemment encore de Masinissa, qui me citait plusieurs
exemples de l'avarice, non-seulement des Carthaginois, mais d'Annibal et de ce Magon. Il me disait que... ces deux hommes ne s'étaient jamais trouvés
ensemble dans la même action ; que les ennemis n'auraient pas pris plus de soin de les séparer qu'ils n'en prenaient eux-mêmes, afin de ne pas être
ensemble à la prise d'une ville ; surtout pour qu'il ne s'élevât pas de dispute entre eux, au moment du partage du butin. Ils étaient de même rang et d'égale
avidité.
En vérité, le grand Polybe a laissé surprendre ici sa bonne foi. Annibal était avare en effet, mais comme tous les grands capitaines, qui, connaissant la
valeur vraie des hommes et des choses, attachent un grand prix à l'argent servant à l'accomplissement de leurs desseins. Le besoin d'imprimer une
marche régulière aux divers services fonctionnant sous leur autorité veut qu'ils aient toujours des fonds à leur disposition, et souvent en abondance. De là
la nécessité de surveiller les dépenses, de discuter les ordonnancements, de réprimer les abus, de faire régner partout l'ordre et l'économie. De là, aussi,
les menées de la rapacité déçue, puis les hauts faits de la calomnie, de la vengeance. Annibal était avare comme le fut plus tard Napoléon, c'est-à-dire
exigeant en fait de contrôle, ennemi de la prodigalité, mais sachant consacrer à propos des sommes considérables au succès de ses vastes entreprises.
Annibal, dit M. Thiers[86], amassa en effet des richesses immenses, sans jamais jouir d'aucune, et les employa toutes à payer son armée, laquelle,
composée de soldats stipendiés, est la seule armée mercenaire qui ne se soit jamais révoltée, contenue qu'elle était par son génie et la sage distribution
qu'il lui faisait des fruits de la victoire.
La cruauté ! Faut-il donc nommer cruel le général en chef qui préside à l'effusion du sang et apparaît aux populations consternées comme la cause
première d'un nombre effrayant de morts d'hommes ? Ace compte, tous les officiers de nos armées modernes, tous, sans exception, sont des gens
sanguinaires. En réalité, Annibal n'était point cruel, pas plus que Napoléon. De lui, dit M. Thiers[87], on ne cite pas un acte de cruauté en dehors du
champ de bataille. Ici Polybe s'est montré plus circonspect, en n'accueillant que sous toutes réserves la réputation de tyran farouche faite au général
carthaginois : C'est ce Monomaque, dit-on, qui est l'auteur de tout ce qui s'est fait de cruel en Italie et dont on charge Annibal[88].
Annibal a parfois infligé des châtiments sévères aux troupes indisciplinées, aux guides soupçonnés de trahison, aux populations insoumises, aux
déserteurs ; mais de la sévérité à la cruauté la distance est considérable, et, d'ailleurs, il faut faire la part des mœurs du temps. A cette époque, les
Romains n'étaient point des modèles d'humanité. Ne sait-on pas que leur ville n'était alors qu'un vaste charnier ? Les portes des plus illustres maisons de
Rome étaient ornées de dépouilles humaines ; les dents, la chevelure, le crâne des ennemis vaincus servaient de parure aux légionnaires[89], et, pendant
que le char des triomphateurs passait dans les rues encombrées d'un peuple aux cris sauvages, on immolait solennellement au Tullianum de malheureux
rois prisonniers de guerre.
Pendant la deuxième guerre punique, les Romains ne cessèrent jamais d'offrir aux dieux des sacrifices humains[90] Ils s'en prenaient de leurs désastres à
de pauvres captifs, qu'ils enterraient vivants[91]. On peut citer mille exemples de la froide cruauté romaine. Le consul Fulvius faisait couper les mains aux
déserteurs. Quand Scipion, dit Polybe[92], crut qu'il était entré assez de soldats dans Carthagène, il en détacha la plus grande partie contre les habitants,
comme les Romains ont coutume de faire lorsqu'ils prennent une ville d'assaut, avec ordre de tuer tous ceux qu'ils rencontreraient, de ne faire aucun
quartier... Je pense qu'ils ne se portent à ces excès que pour inspirer la terreur du nom romain ; c'est pour cela que, dans les villes prises, non-seulement
ils passent les hommes au fil de l'épée, mais encore ils coupent en deux les chiens et mettent en pièces les autres animaux. Pleminius, gouverneur de
Locres, commettait dans cette place des crimes inouïs, qu'on ne pouvait certes pas imputer aux Carthaginois[93]. Plus tard, en Espagne, Scipion Emilien,
l'ami de Polybe, coupait sans remords les mains de ses prisonniers de guerre. Les mœurs romaines furent longtemps à s'adoucir. A la mort de Spartacus,
Crassus fit dresser six mille croix le long de la route de Rome à Capoue, pour les six mille prisonniers qu'il avait faits. Enfin, César, l'homme le plus
clément de l'antiquité, César fit de sang-froid exterminer une nation, coupable d'avoir défendu son indépendance. Il coupa les mains à des milliers de
prisonniers gaulois, pour effrayer par cet exemple un peuple qui lui résistait[94]. Et les historiens de César sont bien forcés de flétrir cette atrocité, lin
résumé, les Romains contemporains d'Annibal étaient encore trop étrangers aux sentiments de clémence pour parler en termes amers des instincts cruels
d'un grand homme qui, lors des magnifiques funérailles qu'il faisait à leurs consuls tombés les armes à la main, les initiait à des sentiments de
convenance jusqu'alors inconnus, à des procédés délicats dont ils étaient loin d'user dans leurs relations internationales. Il est donc impossible d'admettre
qu'Annibal, digne représentant des civilisations de l'Orient et de la Grèce, fût, relativement aux sénateurs de Rome, un vrai monstre altéré de sang.
La perfidie ! Les Romains ne craignent pas de répéter à satiété qu'Annibal manquait, d'ordinaire, à la foi des traités ; que les promesses, les serments les
plus solennels, étaient de nulle valeur dans sa bouche[95]. Mais ce sont des Romains qui le disent. Ce témoignage est, à bon droit, suspect, et il est fort
regrettable que des historiens carthaginois n'aient pas instruit pour nous le procès des Romains à cet égard. D'ailleurs, en lançant leurs accusations
passionnées, Tite-Live et Valère-Maxime faisaient sciemment confusion entre le manque de foi proprement dit, d'une part, et l'habileté politique et les
ruses de guerre, de l'autre. Annibal inaugurait en Italie un art militaire nouveau, et les Romains, pleins de courage mais aussi d'ignorance, ne pouvaient
soupçonner la puissance de ses méthodes originales. L'heureux emploi qu'il faisait des réserves, toujours adroitement dissimulées jusqu'à l'heure décisive
; son habileté à choisir les terrains qu'il destinait aux mouvements de ses troupes, et aussi ceux qu'il imposait, pour ainsi dire, à ses adversaires ; ses
marches hardies, enfin, confondaient les consuls, qui, se voyant perdus et abandonnés des dieux, n'avaient rien de mieux à faire que de crier à la foi
punique ! Mais, en définitive, comme le dit Montesquieu[96], ce ne fut que la victoire qui décida s'il fallait dire la foi punique ou la foi romaine.
L'impiété ! On accuse aussi Annibal de s'être montré ouvertement impie[97]. Mais tous les faits protestent contre cette absurde accusation. Ne fût-ce que
dans l'intérêt du succès de ses desseins et du maintien de la discipline, le jeune général devait tenir et tenait grand compte du sentiment religieux, alors si
puissant sur les âmes[98]. Voulant gagner à sa cause la majeure partie des populations italiotes, il devait respecter partout les cultes établis, aussi bien que
les lois en vigueur[99]. Il savait que, toutes choses égales, une armée composée d'hommes que la piété domine est plus disciplinée, plus facilement
entraînée qu'une autre.
Les invasions dites de barbares (war war) ont, toujours et partout, chance de succès, car les peuples primitifs, que l'idée de Dieu accompagne dans tous les
actes de leur vie simple, obéissent avec précision à la voix de leurs chefs théocratiques. Ceux-ci enlèvent vivement des masses d'hommes considérables ;
le torrent se précipite, vient battre les murs des capitales civilisées et finit par noyer sous sa masse des peuples usés par les excès du luxe et la perte de
toute espèce de croyances.
Le jeune général savait tout cela. Après la prise de Sagonte, il emmène son armée à Gadès, dans ce fameux temple d'Hercule que Scipion et César
devaient visiter aussi[100], et là, en présence de ses soldats, il s'acquitte d'un vœu fait au dieu[101]. L'armée, ramenée à Carthagène[102], sort, au printemps,
de ses cantonnements et va se mettre en route. Annibal lui promet encore la protection d'Hercule, et annonce qu'un de ses lieutenants, Bostar, vient de
partir pour l'Afrique, à l'effet d'y consulter l'oracle de Jupiter Ammon[103]. Quelques jours après, il n'est bruit dans le camp des Carthaginois que d'un
heureux songe du jeune général. Jupiter lui a dépêché un messager céleste, chargé de lui montrer la route de l'Italie[104]. Et, plus tard, quand il sera
descendu dans la Cisalpine, Annibal, à la fin d'un sacrifice, prendra Jupiter à témoin des promesses solennelles faites à ses soldats[105] ; et Bostar, qui
rejoindra l'armée sur le revers des Alpes, lui apportera la réponse de l'oracle d'Ammon[106]. Enfin, quand, en 215, il conclura avec Philippe de Macédoine
une alliance offensive et défensive, ce soldat qu'on accuse d'impiété ne manquera point de placer le traité sous l'invocation des dieux de la Grèce et de
ceux de Carthage. Ces formules officielles[107] démontrent que, extérieurement au moins, la conduite d'Annibal n'était pas celle d'un impie. Il ne faut
donc attacher qu'une médiocre importance aux blasphèmes que le poète Silius met dans sa bouche, comme au fait, rapporté par Tite-Live, de la violation
du temple de Junon Lacinienne. Un juron dans la bouche d'un soldat, cela ne prouve absolument rien[108] ; l'occupation d'un temple à main armée, moins
encore. De nos jours, les nécessités de la guerre font aussi parfois forcer, ou même ruiner des églises, et l'officier qui procède aux démolitions par la
mine sait fort bien qu'il ne commet point de sacrilège.
Tels sont les excès et les vices dont le génie romain a chargé la mémoire d'Annibal. Mais on ne saurait s'en rapporter exclusivement à des appréciations
entachées de partialité[109] et, d'ailleurs, il faut observer que, en se faisant l'écho de ces amers reproches, Polybe a su formuler quelques réserves[110],
commandées par la grandeur de la cause. Enchérissant sur les historiens de Rome, les poètes satiriques ont vite chansonné, raillé le grand homme de
guerre[111]. Mais les plaisanteries et les caricatures romaines ne dessinent pas le portrait du grand Carthaginois plus exactement que la chanson française
dite de Marlborough ne rend, à l'étranger, la vraie physionomie du vainqueur de Malplaquet.
Les Romains reprochent encore à Annibal la haine du nom romain. Ah ! en cela seulement, ils ne sont coupables d'aucune erreur. Mais cette haine qui
dévorait le cœur du jeune homme, c'était l'héritage de ses pères ; c'était aussi l'amour de la patrie[112]. Un poète[113] a pu dire que le grand capitaine
devait aux inspirations de Junon ses heureuses conceptions stratégiques, car la déesse Junon avait pour similaire la grande Astarté de Carthage, symbole
de la patrie en armes. On a pu raconter sans mensonge que son sommeil était souvent troublé et haletant ; qu'il rêvait alors de l'assaut du Capitole, car
une idée fixe obsédait cette tête ardente. Parfois le jeune lionceau[114], frappant la terre du pied et soulevant la poussière, disait à ses soldats que la
querelle de Carthage et de Rome ne s'éteindrait que lorsque l'une ou l'autre serait ainsi réduite en poudre[115].
Quelques esprits éminents, trompés par cette énergique manifestation d'un pur sentiment national, ont cru voir en la personne du grand capitaine l'esclave
d'un méprisable instinct, celui de la haine[116]. Mais cette haine, qu'on a dite, à tort, inique et aveugle, n'était, dans cette grande âme, que la conséquence
nécessaire du patriotisme[117]. Et cet amour de la patrie allait enfanter des prodiges.
L'Espagne, qu'Amilcar avait subjuguée, que son gendre Asdrubal avait ensuite maintenue dans le devoir, grâce à sa politique habile, l'Espagne ne
supportait qu'en frémissant la domination carthaginoise et ne cherchait qu'à s'y soustraire. La jeunesse d'Annibal, prise en grand mépris par des peuplades
dévorées du désir de recouvrer leur indépendance, encouragea les espérances les plus téméraires, et la tribu des Olcades donna brusquement le signal
d'une insurrection (221).
La côte orientale de la péninsule ibérique présente, à la hauteur des Baléares, un vaste amphithéâtre de montagnes, contrefort du grand plateau central, et
tournant sa concavité vers la mer. Extérieurement au périmètre de cette espèce de cirque à l'ossature imposante, rayonnent, sous des pentes rapides, un
grand nombre de cours d'eaux torrentueux. Ce sont les affluents de la rive droite de l’Èbre, le Tage, la Guadiana, la Segura. A l'intérieur de cette conque,
dont Valence occupe à peu près le centre, se dessinent les bassins d'un autre système de fleuves, tributaires directs de la mer Baléarique, dont les plus
importants sont le Palencia, le Guadalaviar, le Xucar. L'ensemble des chaînes secondaires qui déterminent les bassins de ces fleuves n'est qu'un dédale de
plateaux et de pics tourmentés, de croupes déchirées, de thalwegs tortueux. C'est la plus âpre région de l'Espagne, et, plus d'une fois, de 1807 à 1814,
l'armée française put en reconnaître toutes les difficultés. Tel est le théâtre des premières opérations du jeune général en chef[118].
Les Olcades occupaient le bassin du Xucar et avaient pour réduit Cartéja[119], ville antique et opulente. Annibal en entreprit le siège, et le poussa si
vigoureusement que les défenseurs renoncèrent à le soutenir. La chute de Cartéja entraîna celle des autres places du pays, et tous les Olcades firent leur
soumission. Riche de butin, l'armée carthaginoise rentra prendre ses quartiers d'hiver sous Carthagène (221-220)[120] ; car, suivant les vues de son beau-
frère, Annibal avait fait de cette grande place sa résidence habituelle, son quartier général, sa base d'opérations[121]. Il en avait perfectionné les défenses,
agrandi les magasins, accru les ressources de toute nature.
Dès les premiers jours du printemps de l'année 220, il partit pour le pays des Vaccéens[122], peuplade aussi turbulente que celle des Olcades, mais établie
sur les rives du haut Duero. La distance à franchir était considérable, et l'armée, partie de Carthagène, eut à fournir de longues marches, ainsi que le
désirait le général en chef. Elle dut gravir les pentes orientales du grand plateau ibérique, avant de descendre dans le bassin des fleuves tributaires de
l'Océan. Après les fatigues de cette route, il lui fallut entreprendre les sièges d'Arbocala (Tordesillas) et de Salamanque. Arbocala fut enlevée par les
Carthaginois, et Salamanque, après une vigoureuse résistance, dut également ouvrir ses portes. Les habitants capitulèrent, offrant, si on leur laissait la
liberté, de livrer la place, leurs trésors et leurs armes. Annibal accueillit ces propositions, et les hommes, désarmés, évacuèrent la ville. Quant aux
femmes, abandonnant aux vainqueurs leurs parures et les objets les plus précieux, elles sortirent aussi, mais en emportant sous leurs vêtements des
poignards, que laissèrent passer les sentinelles carthaginoises. La garde des portes de la ville était confiée à un corps de cavalerie, qui avait à surveiller
les Salmantins sans défense, pendant que le reste des Carthaginois s'occupait de pillage ; mais cette troupe, aussi imprudente qu'âpre à la curée, quitta son
poste pour courir prendre sa part de butin. Aussitôt les femmes de rendre à leurs époux les armes qu'elles ont apportées, et ceux-ci de rentrer en
désespérés dans la ville. Les Carthaginois furent surpris, taillés en pièces ou mis en fuite ; et les réserves durent livrer bataille pour reprendre possession
de la place. On y parvint enfin, non sans de grandes pertes. Les Salmantins, écrasés, évacuèrent une seconde fois leurs foyers mis à feu et à sang, mais se
retirèrent en bon ordre sur une hauteur voisine, où ils tinrent jusqu'à la dernière extrémité. Pour honorer tant de courage, Annibal laissa aux braves qui
survécurent et la vie et la liberté. Il leur rendit les ruines de leur malheureuse ville[123].
Cependant une vaste coalition s'organisait pour couper toute retraite au vainqueur. Quelques Vaccéens, échappés de Salamanque, s'unirent à des exilés
olcades et parvinrent à soulever, en faveur de la cause commune, la redoutable peuplade des Carpétans, habitants de la rive gauche du haut Tage. Là, le
lit du fleuve est torrentueux, embarrassé et souvent rétréci par des blocs éboulés des montagnes. Les bords en sont arides et désolés ; les plaines
sablonneuses qu'il sillonne ont un aspect sinistre. L'ennemi occupait sur la rive droite, aux environs de Tolède, une position excellente, et là, la rage au
cœur, attendait Annibal. Il espérait pouvoir tomber sur les derrières des colonnes carthaginoises, lors qu'elles traverseraient le fleuve, opération d'autant
plus délicate pour cette armée chargée de butin, qu'elle traînait à sa suite un convoi considérable.
Annibal, sans rien perdre de son calme, mesura toute l'étendue du péril. D'un coup d'œil, il supputa qu'il avait affaire à plus de cent mille hommes, et ne
se dissimula point que la défaite était certaine, s'il était jamais contraint d'accepter la bataille. Une heureuse idée le sauva de ce mauvais pas : il eut l'art
de tirer parti de l'extrême difficulté des lieux et, par là, de suppléer à son infériorité numérique. Les Carthaginois approchaient de la rive droite du Tage
quand ils furent attaqués par les Espagnols ; mais, suivant les ordres du général en chef, on se garda bien de répondre à cette agression. Au lieu de
reconduire l'assaillant l'épée dans les reins, on se contenta de faire bonne contenance, en repoussant de pied ferme les partisans les plus audacieux. La
nuit mit fin à ces engagements, sans que l'armée d'Annibal se laissât entamer.
C'était la nuit qu'Annibal attendait.
Pour n'éveiller aucun soupçon, et avant le coucher du soleil, il avait très-ostensiblement installé son camp sur la rive droite, et bien en vue des Espagnols.
Ceux-ci, pleins de confiance, se promirent de tomber sur l'ennemi le lendemain dès l'aurore, de l'acculer au fleuve et de l'y précipiter. Mais, durant la
journée, Annibal avait fait reconnaître le Tage, et l'on y avait découvert un gué large et solide. Aussitôt que l'obscurité est complète, et que l'ennemi, sûr
de son prochain triomphe, ne fait plus aucun mouvement dans ses lignes, les Carthaginois se lèvent en silence, passent à gué et s'établissent sur la rive
gauche, à bonne distance pour voir venir leurs adversaires. Avant le jour, Annibal donne ses derniers ordres : la cavalerie devra charger les Espagnols,
mais seulement au moment où ceux-ci passeront le fleuve ; l'infanterie prendra position sur la rive, et y sera défilée par une masse de quarante éléphants.
Le gué coupait vraisemblablement le Tage en un point formant sinus convexe vers le camp d'Annibal, et ce passage devait être parfaitement vu de
l'infanterie. Celle-ci, partagée en deux divisions, pouvait le prendre doublement d'écharpe et croiser ses traits sur la rive droite, en avant[124]. Au jour, les
Espagnols, voyant les Carthaginois sur la rive gauche, s'imaginent qu'ils battent précipitamment en retraite, et que cette retraite peut facilement se
changer en déroute. Naturellement présomptueux, forts de leur nombre, sûrs d'inspirer une immense terreur à l'ennemi, les imprudents entrevoient une
victoire facile ; ils jettent leurs cris de guerre et poussent dans le fleuve tous ensemble, au hasard, sans chef, chacun devant soi. Annibal avait prévu
l'événement, et les barbares, trompés par sa marche de nuit, tombaient dans le piège qu'il leur avait si simplement tendu. L'élève du grand Amilcar avait
senti l'immense parti qu'un capitaine habile peut tirer des obstacles naturels contre des forces supérieures à celles dont il dispose.
Aussitôt que les Olcades, les Vaccéens, les Carpétans sont dans le thalweg, et que la confusion est à son comble sur le gué, la cavalerie carthaginoise
entreprend de charger cette multitude, et il s'engage en plein courant une lutte fort inégale. Le cavalier, sûr du terrain, n'avait en effet qu'à pousser son
cheval en avant pour culbuter le fantassin, qui se défiait du gué ; le corps et les bras libres, il frappait facilement un adversaire qui avait, avant tout, à
résister à la violence du courant. Aussi l'informe ordonnance des Espagnols fut-elle promptement rompue. On vit les uns se noyer, les autres, entraînés à
la dérive, accoster en désordre la rive gauche, où on les attendait pour les sabrer. Les groupes les plus solides se serrèrent pour rallier au plus tôt cette
rive droite qu'ils étaient au désespoir d'avoir quittée. Mais de nouvelles masses s'engagent pêle-mêle sur le gué, et le moment est venu de frapper le coup
décisif. Pour raffermir la confiance ébranlée de l'ennemi et l'inviter à se jeter résolument dans le fleuve, Annibal fait sonner la retraite de sa cavalerie, et,
quand des bandes en désordre couvrent de nouveau le gué dans toute son étendue, il démasque vivement son infanterie, qui a été jusque-là défilée par les
éléphants ; la division d'amont et la division d'aval viennent se masser à hauteur du gué, et, formées en colonne serrée, traversent le fleuve au pas de
charge et balayent tout ce qui se trouve sur leur passage. La déroute des ennemis fut complète, et leurs bandes disparurent dans le fleuve. Les hommes
que le courant amenait à la rive gauche y étaient écrasés par les éléphants ; ceux qui, en petit nombre, purent regagner la rive droite furent menés battant,
et l'épée dans les reins, par la cavalerie carthaginoise[125]. Qu'on remarque bien ici l'heureuse application d'un principe d'art militaire alors inconnu en
Europe, celui de l'emploi des réserves. Cette méthode, due au génie du grand Amilcar, assure le succès de son fils, qui l'emploie ici pour la première fois,
et y aura désormais recours dans toutes ses grandes batailles.
La victoire de Tolède valut à Annibal la soumission définitive de toute la péninsule cisibérique. Son autorité, un instant méconnue, y fut rétablie sans
conteste, depuis la rade qui portait son nom, à l'est du cap Saint-Vincent, jusqu'au gué d'Amposta, sur l'Ebre, qu'il allait bientôt franchir. Ces résultats
obtenus, il rentre à Carthagène passer l'hiver (220-219), et donner libre cours à des méditations qui vont profondément troubler le repos des Romains.

[1] Le nom d'Annibal est commun à plusieurs généraux carthaginois, parmi lesquels nous citerons : Annibal Ier, fils de Giscon, soff'ète en 410, mort en 406 ; — Annibal II, soff'ète en 340, vaincu par
Timoléon ; — Annibal III, dit l'Ancien, amiral pendant la première guerre punique, mort en 257 ; — Annibal le Rhodien, venu au secours de Lilybée, en 250 ; — Annibal, lieutenant d'Amilcar pendant la
guerre de Libye, mis en croix par Mathô. — Le fils d'Amilcar est connu sous le nom d'Annibal IV, ou Annibal le Grand. — C'est pour nous conformer à l'usage que nous écrivons Annibal. Mieux vaudrait
Hannibal, à raison de l'origine du nom : Khana-Baal (grain de beauté de Baal). Nous préférons cette étymologie à celles de Anâme-Baal (grâce de Baal) et de Aïne-Baal (œil de Baal).
[2] C'est à tort qu'Eutrope (III, VII) ne lui donne que vingt ans au commencement de la deuxième guerre punique. Appien ne précise pas son âge (Appien, De Rebus Hisp., VIII, et De Bello Hannibalico, II.)
[3] Silius Italicus, Puniques, I. — Tite-Live, XXI, III.
[4] Ce nombre de six enfants est, bien entendu, le minimum possible.
[5] C'est celle qu'un romancier contemporain appelle Salammbô, du nom que les Babyloniens et les Tyriens donnaient à la Vénus Génératrice.
[6] Schweighœuser ne mentionne pas Hannon. Cependant Tite-Live parle expressément de ce dernier frère (Tite-Live, XXIX, XXXIV.) — Valère-Maxime (IX, IV, 2), parlant des enfants d'Amilcar, dit :
quatuor catulos... C'est à cet Hannon qu'Annibal, en 218, confiera le gouvernement de la Catalogne.
Amilcar partit, en 248, pour la Sicile, demeura six années hors de Carthage, tant à Eircté qu'à Eryx, et l'on supposerait difficilement qu'il ait eu des enfants légitimes durant cet intervalle. Par suite, on doit
penser qu'Asdrubal avait six ou sept ans de moins que son aîné.
[7] On a dit qu'Amilcar, craignant qu'on ne lui prît son fils pour être offert en sacrifice au dieu Moloch, le faisait élever secrètement loin du foyer paternel. Nous n'avons découvert aucune preuve à l'appui de
ce dire.
[8] Silius Italicus, Puniques, I.
[9] Silius Italicus (Puniques, XIII) dit qu'il entrait dans sa dixième année.
[10] Cornelius Nepos, Annibal, II. — Tite-Live, XXI, I ; XXXV, XIX. — Appien, De Rebus Hisp., IX, et De Bello Hannibalico, III.
Silius Italicus rapporte aussi la scène du serment, qu'il place non dans le temple de Jupiter, mais dans le sanctuaire d'Elissa, fondatrice de Carthage. Le père examine, dit-il, la contenance et le visage de son
fils. Celui-ci, sans pâlir en présence des fureurs de la pvthonisse libyenne, contemple d'un œil calme les barbares cérémonies du temple, les parois souillées d'un sang noir, et les flammes qui s'élancent dociles
aux chants, des qu'ils se font entendre. Amilcar, passant alors une main caressante sur la tête de son fils, lui prodigue les baisers, enflamme son ardeur et lui dit : ...Si les destins refusent a mon bras l'honneur
d'effacer l'opprobre de la patrie, toi, mon fils, mets ta gloire à accomplir cette œuvre. Tu m'entends ? du courage ! Jure ici une guerre à mort aux Romains... Et Amilcar dicte à son fils ce terrible serment : Dès
que l'âge me le permettra, je poursuivrai les Romains, et sur terre et sur mer ; j'emploierai le fer et le feu pour arrêter les destins de Rome. Ni les dieux, ni ce traité qui nous défend la guerre, rien ne me
retiendra ; je triompherai des Alpes comme de la roche Tarpéienne. J'en jure par le dieu Mars, qui me protège ; j'en jure, grande reine, par tes mânes augustes. (Puniques, I.)
En plaçant ce serment sous l'invocation d'Elissa, Silius Italicus s'est évidemment inspiré de Virgile, qui met ces imprécations dans la bouche de Didon délaissée (Virgile, Énéide, IV.)
[11] Tite-Live, XXX, XXVIII.
[12] Par une inconséquence étrange, Tite-Live (XXI, III) applique à Annibal l'épithète : Vixdum paberem. Annibal était alors plus qu'adolescent. Il avait, comme il est facile de le démontrer, vingt-trois ou
vingt-quatre ans. (Voyez, à ce propos, une note de l'édition Nisard, 1850.)
[13] Tite-Live, XXI, IV.
[14] Appien, De Rebus Hisp., VI.
[15] Histoire de Jules César, t. I, p. 155.
[16] Expression empruntée à l'Histoire de Jules César, t. I, p. 254.
[17] Silius Italicus, Puniques, I, II et VIII. — Le nom même d'Amilcar (A'bd-Melch-Kartha, serviteur de Melkarth, ou, plus exactement, serviteur du roi de la ville) indique suffisamment son origine
phénicienne, et non point africaine, ainsi que le suppose M. Nisard.
[18] Virgile, Énéide, IV ; I.
[19] Elle était honorée sous le nom de Dido. Ce surnom, donné par les Imazir'en, a la signification du latin virago. Aujourd'hui encore, l'Européen qui pénètre dans un village kabyle y est assourdi de
l'interpellation : didou ! didon ! Ces mots, qui ne sont pas, comme on l'a cru longtemps, une corruption du français dis donc ! expriment succinctement une grosse injure. Ils signifient que, malgré ses allures
militaires, le roumi (impérial) n'est qu'une femme ; ils résument en une ellipse hardie cette menace obscène du vocabulaire arabe : .
[20] Le surnom de Barca, auquel on attribue des significations diverses, telles que foudre, éclair, désert, doit s'écrire Baraka, c'est-à-dire la bénédiction, la puissance merveilleuse, la victoire infaillible, le don
des miracles. De nos jours, la haute aristocratie indigène de l'Algérie possède encore, aux yeux des masses, le privilège de la baraka, auquel elle tient beaucoup.
Ce surnom amazir' ne saurait prouver, comme le pense M. Nisard, l'origine africaine d'Amilcar. Les maréchaux Bugeaud et Pélissier seraient Africains à ce compte, eux que les Arabes appelaient Bou-
Barretta, l'homme à la casquette, et Iblis, le diable. La Moricière et Bouscaren eurent des surnoms analogues.
[21] L'argent, ce puissant levier qui remue les montagnes, est aussi le premier ressort du mécanisme complique de la guerre. Il est dans la nature du cœur humain d'accorder à l'homme opulent une
considération sui generis. Ses qualités, s'il en a, n'apparaissent au public qu'à travers un objectif grossissant. On vante sa supériorité parfois, l'indépendance de son caractère toujours. L'armée spécialement
tient eu grande estime le riche qu'entraîne la vocation militaire. Nos soldats se prennent à aimer sincèrement les gens de cœur qui, maintenant leurs devoirs à la hauteur de leurs droits, pensent encore que
fortune, autant que noblesse, oblige. Ils écoutent volontiers leurs conseils, parce qu'ils sentent que ces natures d'élite ne font pas des armes uniquement un métier ; que certainement la gloire n'est pas, dans leur
bouche, un mot vide de sens. On aime à les entendre parler d'honneur et de patrie, parce qu'on les sait capables d'abnégation ; parce qu'ils savent évidemment la définition du vrai soldat : Vir probus, pugnandi
peritus.
Parfois l'officier riche obtient des effets moraux aussi saisissants qu'imprévus. A Magenta, un capitaine de zouaves est pris d'écharpe par une batterie qui vomit la mitraille ; il faut, sans perdre une minute,
enlever cette formidable batterie. Les hommes hésitent. Que faire ? L'officier n'était pas orateur, mais il lui vint une inspiration sublime. Comment ! s'écrie-t-il, vous qui ne gagnez qu'un sou par jour, vous
avez peur de le perdre en vous faisant casser la tête ! Tenez-moi, j'ai vingt mille livres de rentes.... Il s'élance, les zouaves suivent et les pièces autrichiennes sont enclouées.
Annibal, lui aussi, était passé maître en cet art oratoire énergique et simple. Ses mercenaires, qui connaissaient ses immenses trésors, le voyaient chaque jour combattre au premier rang.
[22] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXII.
[23] Ce mortel à qui Dieu dispensa tous les dons de l'intelligence. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[24] Il dut ces avantages, non-seulement à la nature, qui l'avait comblé de ses dons, mais encore à une vaste instruction. Initié, suivant la coutume de son pays, aux connaissances répandues parmi les
Carthaginois, il y ajouta les lumières des Grecs. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.)
[25] Ce grand homme, quoique toujours préoccupé des choses de la guerre, ne laissa pas que de donner un peu de son temps aux lettres. Il nous reste de lui plusieurs ouvrages écrits en grec, notamment une
histoire de la campagne de Manlius Vulso en Asie. Cette histoire est dédiée aux Rhodiens... Plusieurs historiens nous ont donné le récit des campagnes d'Annibal. Il en est deux, Philène et Sosyle, de
Lacédémone, qui raccompagnèrent dans ses expéditions et vécurent avec lui tant que le permit la fortune. C'est ce Sosyle qui lui apprit le grec. (Cornelius Nepos, Annibal, XIII.)
[26] A quelles erreurs l'ignorance ou la passion ne peuvent-elles point entraîner ? Un homme s'est rencontré qui a prétendu qu'Annibal se faisait gloire de ne pas savoir le grec (Lucien, Dialogues des morts,
XVII, 3.) Et cependant, de tous les peuples anciens, c'étaient les Carthaginois qui savaient le plus de langues étrangères. (Plaute, Pænulus, prologue, v. 112.)
[27] M. Michelet, Histoire romaine, t. II, p. 53.
[28] On jugera de celle mâle éloquence par les morceaux magnifiques que Polybe et Tite-Live nous en ont conservés. Eloquent, savant même et auteur de plusieurs ouvrages, Annibal eut toutes les
distinctions qui appartiennent à la supériorité de l'esprit. (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem.)
[29] Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.
[30] IX, fragm. VII.
[31] Annibal, sous bien des rapports, me parait un grand capitaine ; mais ce qui fait sa supériorité, c'est que, durant tant d'années qu'il a fait la guerre et subi tous les caprices de la fortune, il a eu l'adresse
d'abuser bien souvent le général ennemi, sans que jamais ses ennemis aient pu le tromper lui-même. (Polybe, X, Fragm. VIII.)
On ne peut considérer les grandes batailles qu'Annibal a livrées, les petits engagements qu'il a soutenus, les sièges qu'il a entrepris, les révoltes des villes qu'il a réprimées, les conjonctures fâcheuses qu'il a
rencontrées, la grandeur et l'importance de la guerre qu'il a faite aux Romains, au sein même de l'Italie, pendant seize ans, sans jamais laisser reposer ses troupes... on ne peut songer à tout cela sans être
transporté d'admiration... Quelle habileté dans l'art de conduire les armées ! Quel courage ! Quelle expérience de la guerre !... On serait moins étonné peut être si la fortune, toujours constante et favorable, ne
lui avait jamais fait éprouver de revers. Mais non. S'il eut, la plupart du temps, vent arrière, il essuya aussi de violentes tempêtes. Quelle idée ces considérations ne donnent-elles point des talents militaires
d'Annibal ! (Polybe, XI, fragm. II.) — Annibal fit tout ce qu'il était possible de faire, tout ce qu'on était en droit d'attendre d'un homme de cœur et d'un grand général... Si ce héros, jusqu'alors invincible, a fini
par être vaincu, on ne saurait lui en faire un crime, car la fortune parfois condamne les plus sages entreprises des grands hommes. (Polybe, XV, fragm. I.)
Cornelius Nepos, Annibal, passim. — Florus, II, III. — Tite-Live et Silius ne tarissent pas de louanges, et l'expression de leur enthousiasme, plus fort que la haine nationale, a trouvé chez nous plus d'un écho.
(Voyez surtout Rollin, Histoire ancienne.)
[32] Il est certain qu'il avait une merveilleuse capacité dans la guerre, et ces conquérants illustres qui ont laissé un si grand nom à la postérité n'approchaient pas de son industrie pour assembler et maintenir
des armées. (Saint-Évremond, Réflexions sur les différents génies du peuple romain.)
Certes il devait être doué d'une âme de la trempe la plus forte et avoir une bien haute idée de sa science en guerre... (Napoléon, Mémorial de Sainte-Hélène, 14 novembre 1816.)
Tout ce qu'on savait alors de stratégie, de tactique, de secret de vaincre par la force ou la perfidie, il le savait dès l'enfance : le fils d'Amilcar était né, pour ainsi dire, tout armé ; il avait grandi dans la guerre et
pour la guerre... Sa gloire est d'avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l'antiquité. (M. Michelet, Histoire romaine.)
Annibal me parait avoir été le plus grand capitaine de l'antiquité. Si ce n'est pas celui qu'on aime le mieux, c'est celui qui étonne davantage. Il n'eut ni l'héroïsme d'Alexandre, ni les talents universels de César ;
mais il les surpassa l'un et l'autre comme homme de guerre. (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem.)
La deuxième guerre punique montrera ce qu'il y a de force et d'inépuisables ressources dans le génie d'un grand homme. (M. V. Duruy.)
... Capitaine habile, qui attirait ses adversaires sur le terrain qu'il avait choisi. (Histoire de Jules César, t. I, p. 160.)
Ce mortel, doué de tous les génies, de tous les courages le plus propre aux grandes choses qu'on ait jamais vu Un seul homme dans les temps anciens se présente avec cette liberté, cette sûreté d'allures, c'est
Annibal. Et aussi comme vigueur, audace, fécondité, bonheur de combinaisons, peut-on dire qu'il n'a pas son égal dans l'antiquité... Napoléon, supérieur à César comme militaire, d'abord par plus de spécialité
dans la profession, puis par l'audace, la profondeur, la fécondité inépuisable des combinaisons, n'a, sous ce rapport, qu'un égal ou un supérieur (on ne saurait le dire), Annibal ; car il est aussi audacieux, aussi
calculé, aussi rusé, aussi fécond, aussi terrible, aussi opiniâtre que le général carthaginois, en ayant toutefois une supériorité sur lui, celle des siècles Du reste, ce sont les balances de Dieu qu'il faudrait pour
peser de tels hommes, et tout ce qu'on peut faire, c'est de saisir quelques-uns des traits les plus saillants de leurs imposantes physionomies. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, passim.)
[33] Pour les généraux des Romains, c'étaient des hommes de grand courage, qui eussent cru faire tort a la gloire de leur république, s'ils n'avaient donné la bataille aussitôt que l'ennemi se présentait. Annibal
se fit une élude particulière d'en connaître le génie, et n'observait rien tant que l'humeur et la conduite de chaque consul qui lui était opposé. Ce fut en irritant l'humeur fougueuse de Sempronius qu'il sut
l'attirer au combat et gagner sur lui la bataille de la Trébie. La défaite de Thrasimène est due a un artifice quasi tout pareil. Connaissant l'esprit superbe de Flaminius, il brûlait à ses veux les villages de ses
alliés et incitait si à propos sa témérité naturelle... (Saint-Évremond, ouvrage cité.)
Les réflexions que lui suggérait le caractère vaniteux de Flaminius étaient dignes d'un général expérimenté, plein de jugement. C'est être aveugle ou ignorant que de penser qu'un général ait quelque chose de
plus important à faire que de s'appliquer à connaître les penchants et le caractère de son adversaire. (Polybe, III, XVII.)
Comme Fabius eut une manière d'agir toute contraire, la conduite d'Annibal fut aussi toute différente. Tandis qu'il travaillait à ruiner la réputation de Fabius, qui lui faisait de la peine, il n'oubliait rien pour en
donner à Minutius, auquel il souhaitait le commandement ou, du moins, une grande autorité dans l'armée. Enfin il sut employer tant d'artifice à décrier le dictateur et à faire estimer le général de cavalerie, que
le commandement fut partagé et les troupes séparées, ce qui ne s'était jamais fait auparavant. Vous diriez que Rome agissait par l'esprit de son ennemi ; car, dans la vérité, ce décret si extraordinaire était un
pur effet de ses machines et de ses desseins. (Saint-Évremond, ouvrage cité.)
[34] Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.
[35] Silius Italicus, Puniques, I. — Cet avantage physique était essentiellement distinctif, car les Carthaginois étaient, en général, de petite taille. Ce fait ressort de divers passages du Pænulus et du titre même
de la comédie de Plaute.
[36] Silius Italicus, Puniques, II.
[37] Silius Italicus, Puniques, XVII.
[38] Silius Italicus, Puniques, IV.
[39] Silius Italicus, Puniques, III.
[40] Silius Italicus, Puniques, IV.
[41] Silius Italicus, Puniques, XI.
[42] Virgile, Enéide, IV.
[43] Virgile, Enéide, IV.
[44] Le type phénicien est très-remarquable ; la beauté des Chananéennes était célèbre et fort appréciée du roi Salomon. (Rois, III, XI, 1.) — Virgile mentionne souvent celle d'Elissa (Virgile, Enéide, I.)
On sait les puissantes séductions de Sophonisbe (Soff'n'Aït Abbes). Plaute esquisse en quelques mots deux portraits de femmes carthaginoises (Pænulus, v. 1163, 1107, 1108.)
Des yeux noirs et des cheveux blonds : tel est le cachet de la beauté carthaginoise. Si l'on veut avoir une idée du type, il convient d'étudier les monnaies puniques de la troisième époque (201-140). Ces
monnaies, toujours d'électrum, de potin ou de bronze, jamais d'or ni d'argent, sont à tête de Cérès, tête que M. L. Müller classe sous la rubrique E. (Voyez, à la fin de ce volume, l'appendice C, Numismatique
de Carthage.) On remarquera dans cette effigie E la saillie prononcée de l'arcade sourcilière, et la fente étroite de l'œil. La lèvre supérieure est très-rapprochée du nez ; la joue est épaisse et le menton
proéminent. Les cheveux sont bouclés.
[45] Voyez un médaillon d'Annibal dans l'Univers pittoresque (Afrique ancienne), de Firmin Didot, 1844. — Nous n'avons découvert aucune médaille authentique. Un heureux hasard peut seul faire
rencontrer le vrai portrait de celui dont nous écrivons l'histoire. (Voyez l'appendice E, Notice iconographique.)
[46] Plaute, Pænulus, acte V. — Les boucles d'oreilles de la Cérès carthaginoise sont à trois pendeloques. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[47] Silius Italicus, Puniques, II ; XVII ; I.
Silius Italicus, qui désigne le casque d'Annibal sous la dénomination de gales, ajoute qu'il était d'airain et d'acier (Silius Italicus, Puniques, II.) — Plus exactement, galea est le casque de cuir, et cassis (κόρυς)
le casque de bronze.
[48] Silius Italicus, Puniques, II.
[49] Silius Italicus, Puniques, I. — Le système de la chemise de lin, de la cotte de mailles et du corselet écaillé, était connu des Latins sous le nom de lorica.
[50] Silius Italicus, Puniques, I, III et XVII.
[51] Ce vêtement large, qui laissait au guerrier l'entière liberté de ses mouvements, s'appelait en grec χλαΐνα, d'où les Latins ont fait lœna. (Silius Italicus, Puniques, XV.)
Les Romains étaient fort scandalisés des formes de ce costume oriental, et riaient beaucoup des longues robes sans ceinture, en usage chez les Carthaginois du temps d'Annibal. (Plaute, Pænulus, v. 970, 971,
1003, 1116, 1296, 1301.)
[52] Virgile, Enéide, I. — Les Arabes donnent le nom de temâg à ces bottes de filâli, faites pour monter à cheval.
[53] Silius Italicus, Puniques, I. — Tite-Live, XXI, IV.
[54] Cet écuyer se nommait Abaris. (Silius Italicus, Puniques, X.) — Aujourd'hui encore, les chefs indigènes de l'Algérie sont toujours suivis d'un serviteur, qui porte leur fusil ou leurs pistolets.
[55] Silius Italicus, Puniques, XII et I.
[56] Silius Italicus, Puniques, IV ; I ; II.
[57] Silius Italicus, Puniques, XVII. — Le clipeus circulaire, entièrement de brome, couvrait l'homme depuis le menton jusqu'à la hauteur du gras du mollet.
[58] Ces ornements n'étaient sans doute pas des ciselures, mais des dessins estampés suivant la méthode dite au repoussé, que pratiquent encore les Kabyles.
[59] Silius Italicus, Puniques, I.
[60] Silius Italicus, Puniques, II et XII.
[61] Silius Italicus, Puniques, I. — Tite-Live, XXI, IV.
... Qualités physiques précieuses, dont il fut redevable à sa manière de vivre, autant qu'à la nature. Aussi exécutait-il sans peine toutes les entreprises qui lui étaient confiées. Son corps unissait l'agilité à la
force : il pouvait courir, rester ferme à sa place, lancer rapidement un coursier. Les fatigues lui donnaient plus de vigueur, les veilles plus de force. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX, édit. Gros.)
[62] Charles XII passa cinq jours entiers sans manger ni boire ; le sixième, au matin, il courut deux lieues à cheval et descendit chez le prince de Hesse, où il mangea beaucoup, sans que ni une abstinence de
cinq jours l'eût abattu, ni qu'un grand repas, à la suite d'un si long jeûne, l'incommodât. (Voltaire, Charles XII.)
Jamais Annibal ne se trouvait mal d'avoir trop ou trop peu mangé, et il s'accommodait aussi bien de l'un que de l'autre. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX.)
[63] Tite-Live, XXI, IV. — Silius Italicus, Puniques, I et XI. — Frontin, Stratagèmes, IV, III, 7. — Justin, XXXII, IV. — Le roi Charles XII résolut aussi de s'abstenir de vin tout le reste de sa vie. (Voltaire,
Charles XII.)
La sobriété punique était d'ailleurs proverbiale (Tite-Live, XXIII, VIII.)
[64] Tite-Live, XXI, IV. — Silius Italicus, Puniques, I. — Frontin, Stratagèmes, IV, III, 7.
[65] Silius Italicus, Puniques, I. — Tite-Live, XXI, IV.
[66] Frontin, Stratagèmes, IV, III, 8. — Silius Italicus, Puniques, VII.
[67] Charles XII dormait sur de la paille ou sur une planche, enveloppé seulement d'un manteau. (Voltaire, Charles XII.)
[68] Tite-Live, XXI, IV. — Le roi Charles XII dormait en plein champ, en Norvège, au cœur de l'hiver. (Voltaire, Charles XII.) — Silius Italicus, Puniques, XI et XII.
[69] Silius Italicus, Puniques, I.
[70] En contemplant cet admirable mortel, doué de tous les courages, on cherche une faiblesse, et on ne sait où la trouver. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[71] Tite-Live, XXI, III.
[72] Justin, XXXII, IV.
[73] Il est certain qu'il [Charles XII] renonça alors aux femmes pour jamais... (Voltaire, Charles XII.) — En ce qui touche Annibal, le passage précité de Justin (XXXII, IV) infirme absolument le témoignage
de Pline (Hist. nat., III, XVI).
[74] Elle était fille de Castalius, fondateur de Castulo (Casorla). (Silius Italicus, Puniques, III. — Tite-Live, XXIV, XLI.)
[75] Ce fils vint au monde pendant le siège et sous les murs mêmes de Sagonte. (Silius Italicus, Puniques, III.)
[76] Les liens de famille étaient loin d'être relâchés à Carthage.
[77] Silius Italicus, Puniques, XIII.
Annibal s'exila de Carthage en 195. Son fils, né en 219, avait donc alors vingt-quatre ans. La première séparation avait eu lieu en Espagne en 218, et c'est à cette date que se rapportent les vers du poète :
Dumque ea permixtis inter se fletibus orant,
Confisus pelago celsa de puppe magister
Cunctantem ciet : abripitur divulsa marito.
Hærent intenti vultus et litora servant,
Donec, iter liquidum volucri rapiente carina,
Consumpsit Visus pontus tellusque recessit.
At Pœnus belli curis avertere amorem
Apparat . . . . . . . . . . . . . . . . .
Silius Italicus, Puniques, III.
[78] Tite-Live, XXIV, XIII.
[79] Silius Italicus, Puniques, III ; XII.
[80] Tite-Live, XXI, IV.
[81] Silius Italicus, Puniques, III.
[82] Silius Italicus, Puniques, III.
[83] Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains.
[84] Tout ce qu'on peut dire, c'est que, chez les Carthaginois, il passait pour avare, et chez les Romains pour cruel. Les uns le regardent comme cruel au delà de toute mesure, les autres l'accusent d'avarice.
(Polybe, IX, fragm. VI, 25.)
Cf. Valère-Maxime, IX, II, 2.
Valère-Maxime dit encore ailleurs qu'Annibal avait un cœur féroce. — Cf. Horace, Odes, III, VI ; Épodes, XVI.
Il est certain qu'Annibal avait peu de vertus et beaucoup de vices : l'infidélité, l'avarice, une cruauté souvent nécessaire, toujours naturelle. (Saint-Evremond.) — Cf. Lucain, Pharsale, IV.
Entre les belles actions d'Annibal, on rapporte celle-ci :.... Ce qui ne peut être venu d'ailleurs que de sa très-grande cruauté, laquelle, jointe à ses autres vertus, le fit toujours respecter et le rendit redoutable à
ses soldats. (Machiavel, Le Prince, XVII.)
Il manqua des qualités du cœur. Froid, cruel, sans entrailles... (Chateaubriand, Itinéraire.)
Il laissa à l'Italie, qu'il avait désolée pendant quinze années, d'horribles adieux. Dans les derniers temps, il avait accablé de tributs ses fidèles Bruttiens eux-mêmes. Il faisait descendre en plaine les cités fortes
dont il craignait la défection ; souvent, il fit brûler vives les femmes de ceux qui abandonnaient son parti. Pour subvenir aux besoins de son armée, il mettait à mort, sur de faibles accusations, les gens dont il
envahissait les biens. Au moment du départ, il envoya un de ses lieutenants, sous prétexte de visiter les garnisons des villes alliées, mais en effet pour chasser les citoyens de ces villes, et livrer au pillage tout
ce que les propriétaires ne pouvaient sauver. Plusieurs villes le prévinrent et s'insurgèrent. Les citoyens l'emportèrent dans les unes, les soldats dans les autres. Ce n'était partout que meurtres, viols et pillages.
Annibal avait beaucoup de soldats italiens, qu'il essaya d'emmener à force de promesses. Il ne réussit qu'auprès de ceux qui étaient bannis pour crimes. Les autres, il les désarma et les donna pour esclaves à
ses soldats ; mais plusieurs de ceux-ci, rougissant de faire esclaves leurs camarades, il réunit ceux qui restaient avec quatre mille chevaux et une quantité de bêtes de somme qu'il ne pouvait transporter, et fit
tout égorger, hommes et animaux. (M. Michelet, Histoire romaine, t. II, p. 48-49.) — Fort heureusement pour la mémoire d'Annibal, les appréciations de M. Michelet sont, comme les faits qu'il rapporte,
entachées de plus d'une erreur.
[85] Polybe, IX, fragm. VI, 25.
[86] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.
[87] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.
[88] Polybe, IX, fragm. VI, 24.
[89] Les Romains du temps d'Annibal étaient, on le voit, de vrais Peaux-Rouges. (Voyez à ce sujet l'excellente étude de M. de Saint-Paul : De la constitution de l'esclavage en Occident, insérée dans les
Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, 1837.)
[90] Ce n'est qu'au premier siècle avant l'ère chrétienne que Rome renonça publiquement à l'usage d'immoler aux dieux des captifs étrangers. (Pline, Hist. nat., XXVIII, III ; XXX, III.)
[91] Tite-Live, XXII, LVII.
[92] Polybe, X, fragm. II, 15.
[93] Tite-Live, XXIX, XVII.
[94] Hirtius, De bello Gall., VIII, XLIV.
[95] Horace, Odes, IV, IV. — Valère-Maxime, IX, VI, 2.
Les Romains prenaient grand plaisir à injurier les Carthaginois. (Plaute, Pænulus, 1027-1029, 1102-1103.)
[96] Esprit des lois.
[97] Les uns l'accusèrent d'impiété. (Polybe, IX, fragm. VI, 26.) — Silius Italicus, Puniques, XII. — Tite-Live, XXX, XX.
M. Michelet, qui a tracé d'Annibal le portrait le plus complètement faux qu'il soit possible d'inventer, a, sur un tissu d'erreurs historiques, brodé ces lignes incroyables : On s'est inquiété de la moralité
d'Annibal, de sa religion, de sa bonne foi. Il ne se peut guère agir de tout cela pour le chef d'une armée mercenaire. Demandez aux Sforza, aux Wallenstein. Quelle pouvait être la religion d'un homme élevé
dans une armée où se trouvaient tous les cultes, ou peut-être pas un ? Le dieu du condottiere c'est la force aveugle, c'est le hasard. Il prend volontiers dans ses armes les échecs des Pepoli, ou les dés du sire de
Hagenbach.
[98] Les Carthaginois contemporains d'Annibal étaient fort attachés à leurs dieux. (Plaute, Pænulus, v. 945, 960, 1180, 1183, 1185, 1372, 1373.)
[99] Tite-Live, XXIII, VII. — Pline, XVI, LXXIX.
[100] Tite-Live, XXI, XXI. — Florus, II, XVII. — Histoire de Jules César, t. I, p. 292.
[101] Tite-Live, XXI, XXI.
[102] Tite-Live, XXI, XXII.
[103] Silius Italicus, Puniques, III.
[104] Valère-Maxime, I, VII, 1. — Silius Italicus, Puniques, III.
[105] Saisissant un agneau de la main gauche, et de l'autre une pierre, il conjura Jupiter et les autres dieux de l'immoler, s'il manquait à sa parole, comme il immolait cet agneau, et, en prononçant ces paroles,
il brisa d'un coup de pierre la tête de la victime. (Tite-Live, XXI, XIV.)
[106] Silius Italicus, Puniques, III.
[107] Voici le préambule du traité : En présence de Jupiter, de Junon et d'Apollon ; en présence de la déesse des Carthaginois, d'Hercule et d'Iolaüs (Iolaouas) ; en présence de Mars, de Triton, de Neptune ; en
présence de tous les dieux protecteurs de notre expédition, du Soleil, de la Lune et de la Terre ; en présence des fleuves, des prés et des eaux ; en présence de tous les dieux qui sont honorés dans la Macédoine
et dans tout le reste de la Grèce ; en présence de tous les dieux qui président à la guerre... le général Annibal et tous ses soldats ont dit... (Polybe, VII, fragm. VII.)
[108] Le général La Moricière, dont la vie et la mort furent celles d'un chrétien, n'avait jamais su perdre l'habitude de jurer.
[109] Les reproches de l'historien [Tite-Live] sont donc des louanges. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[110] Polybe, dit-on, est le Comines de l'antiquité... Il fait beau voir l'adresse et l'élégante flatterie de ce Grec, invariablement fidèle au succès... Polybe est certainement un historien judicieux. J'aimerais
mieux pourtant... qu'il eût tancé moins niaisement le grand Annibal. Celui que M. Michelet juge si sévèrement s'exprime ainsi : La vérité sur Annibal est difficile à connaître, comme sur tous ceux qui ont été à
la tête des affaires publiques. Les uns prétendent apprécier les hommes par le succès ou les événements Cette méthode n'est pas exacte. Il semble au contraire que les conseils des amis et les mille
circonstances qui se rencontrent dans la vie d'un homme l'obligent à dire et à faire beaucoup de choses antipathiques à son caractère. Au lieu de tirer des situations où l'homme se trouve quelque moyen de le
connaître, on voit que ces situations mêmes ne servent qu'à dissimuler sa physionomie véritable. C'est ce qui est arrivé à Annibal. Il s'est trouvé mêlé à une foule d'événements extraordinaires. Autant d'amis
qui l'entouraient, autant d'avis différents ; de sorte que ses exploits d'Italie ne sauraient nous le faire connaître. Dès que les Romains se furent rendus maîtres de Capoue, les autres villes, comme en suspens, ne
cherchaient plus que l'occasion ou le prétexta de se rendre aux Romains. On conçoit quelle dut être l'inquiétude d'Annibal.... Il était donc obligé d'abandonner entièrement certaines villes et d'en évacuer
d'autres, de peur que les habitants, changeant de maîtres, n'entraînassent ses soldats dans la défection. Or, dans ces circonstances, les traités furent nécessairement violés. Il était forcé d'ordonner le transfert
des habitants d'une ville dans une autre, et de permettre le pillage. Une telle conduite lésa beaucoup d'intérêts. Aussi les uns l'accusèrent d'impiété, les autres de cruauté, parce qu'en effet les soldats, évacuant
une ville et entrant dans une autre, exerçaient des violences et prenaient tout ce qui leur tombait sous la main. Ils avaient d'autant moins pitié des habitants, qu'ils les voyaient prêts à embrasser le parti de
Rome. En considérant donc ce qu'ont pu lui suggérer les conseils de ses amis, ce qu'ont dû nécessiter les temps et les circonstances, il est difficile de démêler, au milieu de tant de détails, quel était le vrai
caractère d'Annibal. (Polybe, IX, fragm. VI, 22, 24, 25 et 26, passim.)
[111] Juvénal, Satires, X.
[112] Le sentiment patriotique était très-développé chez les Carthaginois du temps d'Annibal. (Plaute, Pænulus, v. 1032, 1033.)
[113] Silius Italicus, Puniques, I.
[114] Considérant ses enfants avec amour, Amilcar disait : Ce sont quatre lionceaux (catulos), que j'élève pour l'extermination du nom romain. (Valère-Maxime, IX, IV, 2.)
[115] Valère-Maxime, IX, IV, 2.
[116] Ordinairement l'amour de la pairie ou de la gloire conduit les héros aux prodiges : Annibal seul est guidé par la haine. Livré à ce génie d'une nouvelle espèce... (Chateaubriand.)
[117] Ce que la postérité a dit, ce que les générations les plus reculées répèteront, c'est qu'il offrit le plus noble spectacle que puissent donner les hommes : celui du génie exempt de tout égoïsme, et n'ayant
qu'une passion, le patriotisme, dont il est le glorieux martyr. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[118] L'Espagne fut la véritable école d'Annibal. (Florus, II, III.)
[119] Alias Althœa. Tite-Live écrit Carteia : Polybe, Άλθαία. Carteia semble n'être autre chose que le mot carthaginois Kartha ou Kirtha, dénomination générique des villes fortifiées. Suivant le général de
Vaudoncourt, cette place occupait la position d'Occana.
[120] Tite-Live. XXI, V. — Polybe, III, XIII.
[121] Polybe, III, XIII, XV, XXXIII.
[122] Le pays des Vaccéens comprenait une partie de la Vieille-Castille, du royaume de Léon et des provinces basques. (Histoire de Jules César, t. II, p. 400.)
[123] Ascargota, Histoire d'Espagne, t. I.
[124] Ou sur le gué, tout au moins. Le maximum de portée de la flèche lancée par l'arc ne dépassait pas 125 ou 130 mètres. Telle était, dans l'antiquité aussi bien que de nos jours, le plus grand effet possible.
Cette limite a été péremptoirement établie par M. le commandant De Reffye, officier d'ordonnance de l'Empereur.
[125] Voyez, sur la bataille de Tolède, Polybe, III, XIV, et Tite-Live, XXI, V.
La conduite de ces brillantes expéditions n'empêchait pas Annibal de donner tous ses soins à l'exploitation régulière des richesses minérales de la péninsule. On sait les beaux résultats qu'obtenait Amilcar
(voyez ci-dessus, l. I, c. X) ; les travaux de son fils sont également fort remarquables. Annibal ouvrit un grand nombre de mines, et sut encourager les arts en leur livrant une masse énorme de métaux
précieux. Mirum adhuc per Hispanias ab Annibale inchoatos puteos durare... ad mille quingentos jam passus cavato monte, per quod spatium Aquitani stantes diebus noctibusque... (Pline, Hist. nat., XXXIII,
XXXI.) — Pœni ex auro factitavere et clipeos et imagines, secumque in castris tulere. (Pline, Hist. nat., XXXV, IV.) — Les orfèvres de Carthagène purent plaquer en or et en argent des lits de repos et de
table, qui furent longtemps en vogue sous le nom de lits puniques, specie punicana. (Pline, Hist. nat., XXXIII, II.)
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE II. — PRÉLUDE DE LA DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE.

Les expéditions d'Espagne n'étaient, pour le jeune général, que le prélude d'une grande guerre, car un immense incendie allait embraser l'Occident : on a
nommé la deuxième guerre punique. Cette lutte durera dix-huit ans (219-201), et l'importance de la cause débattue, le caractère original des opérations
militaires, l'énormité des sacrifices amenant l'épuisement des deux nations rivales[1], la grandeur enfin des résultats acquis à la civilisation, tout doit
profondément implanter dans la mémoire des hommes le souvenir d'une guerre dont le nom seul répond à l'idée d'un duel à mort[2]. Quand l'Angleterre
sera épuisée, disait un jour Napoléon[3]..... un coup de tonnerre mettra fin aux affaires et vengera l'Europe et l'Asie, en terminant cette seconde guerre
punique.
Avant d'exposer le tableau des désastres qui vont s'accumuler sous les coups du violent orage grondant déjà à l'horizon, il convient de proclamer bien
haut l'immuable loi dont l'évidence apparaît à la lueur des premiers éclairs. Que de fois n'a-t-on pas maudit le principe de la guerre, et solennellement
proposé l'établissement d'une alliance universelle ! Les congrès de la paix ne sont pas d'aujourd'hui. Cependant, malgré les déclamations des sophistes,
les chants des poètes et les efforts des philosophes, les hommes se feront toujours la guerre, parce que la guerre est dans l'ordre et en pleine harmonie
avec la définition de l'humanité. La guerre, dite le fléau des peuples, n'est pas un fait contre nature, une monstruosité, mais un grand phénomène, assujetti
à une périodicité dont la raison est à peu près constante ; un mode fatal et nécessaire de l'expansion et du développement des races, par voie de mélange
et de régénération. La politique et les armes, dit Voltaire, semblent malheureusement être les deux professions les plus naturelles à l'homme. Il faut
toujours ou négocier ou se battre. Le mot malheureusement ne peut s'appliquer ici qu'à l'une des faces de la question, qui, de sa nature, est complexe et
d'une difficile analyse. Si l'on n'envisage que le besoin de calme d'un pays, durant une période donnée de son histoire ; si l'on ne songe qu'aux intérêts
actuels et au salut des peuples en présence, il est bien évident que la guerre n'est, pour les nations considérées, qu'une source intarissable de deuils et de
misères. Mais qu'on s'élève un peu vers les régions de l'absolu ; qu'on embrasse les effets et les causes dans une étroite synthèse, et cette guerre si
redoutable apparaît aussitôt comme l'expression d'une loi métaphysique, suivant laquelle les peuples s'épurent, se retrempent et sont entraînés vers les
grandes actions qui sont la fin des hommes. Pourquoi tant d'anathèmes lancés contre cette loi ? Les perturbations qu'elle amène ne sont que d'un jour ; les
modifications qu'elle opère sont durables et fécondes. C'est par la guerre, dit M. Michelet[4], que le monde de l'antiquité a pu se connaître... Les Grecs et
les Phéniciens ont découvert les cotes de la Méditerranée, qui, depuis, enfermée par les Romains dans leur empire, comme une route militaire de plus, est
devenue la grande voie de la civilisation chrétienne. Ainsi, les routes tracées par les guerriers, suivies par les marchands, facilitent peu à peu le
commerce des idées. Avant l'éminent historien, Montaigne[5] avait dit : A peine est-il deux ou trois coings du monde qui n'aient senty l'effet d'un tel
remuement.
Tout comme le monde géologique, les populations du globe ont leurs bouleversements, leurs déchirements intérieurs, suivis de périodes d'apaisement,
dont les résultats pourraient, par analogie, s'appeler des formations ethnologiques. Aveugle qui ne pénètre en leur essence les lois du mécanisme
régissant ces grands mouvements des peuples ! Il en est de saisissantes. Ainsi les courants humains destinés à nourrir la sève des nations occidentales
ont, comme les gulf-streams de nos océans, des directions déterminées. Les invasions se produisent généralement de l'est à l'ouest et du nord au sud.
Elles suivent parfois, il est vrai, le sens inverse, mais l'anomalie n'est qu'apparente. Un peuple en marche de l'occident vers l'orient ne fait que suivre un
élément de la grande courbe que décrivent les hommes ; or cette courbe est fermée. Partis des hauts plateaux asiatiques, qui sont comme le berceau des
peuples et le réservoir du genre humain, les envahisseurs, après de longs circuits, reviennent à la source commune. Les Vandales, venus du nord-est de
l'Europe, tendaient, par les côtes d'Afrique, vers le Gange et l'Indus. Les Anglais, de race indo-européenne, ont repris possession des Indes. Aujourd'hui,
les Américains, fils des Anglo-Saxons, se rapprochent aussi des Indes par le chemin de fer du Pacifique. Cette race aura fait le tour du monde, comme,
dans les temps antiques, l'Hercule phénicien a fait le tour de la Méditerranée.
Il est encore une loi manifeste, celle de l'inégalité des races devant le Dieu des armées. Certains peuples sont visiblement privilégiés, et leur génie les
prédestine à un rôle éminent dans le grand drame ethnologique, dont les péripéties forment l'histoire du monde. Le sang de Japhet, dit la Genèse[6],
prévaudra éternellement contre celui des populations sémitiques et des descendants de Cham. C'est la race indo-européenne qui sera toujours la source de
tout progrès et de toute vraie civilisation. Les faits généraux de l'histoire donnent bien raison aux paroles de l'Ecriture. On en a la preuve frappante, si
l'on considère, par exemple, le sort des Arabes, fils de Sem. Les Arabes sont les derniers destructeurs de Carthage la Chananéenne, et, sur ce rivage
d'Afrique, les Français, de sang japhétique, habitent bien aujourd'hui la tente et le gourbi des enfants d'Ismaël.
Dans cet ordre d'idées, peut-on trouver un cadre qui convienne au tableau des grandes scènes de la deuxième guerre punique ? Cette guerre, dit M.
Duruy, est moins un débat entre Carthage et Rome qu'un duel entre Rome et Annibal. A notre sens, c'est plus que cela, plus qu'un simple débat
international, plus que le duel d'un homme et d'une république. C'est une lutte de races qui, partout où elles se rencontrent, se heurtent avec violence ; et
ces chocs retentissants n'ont jamais d'autre effet que de briser la rage et des enfants de Sem et des enfants de Cham. Carthage prétend vainement
remonter le cours du fleuve ethnographique, pour étendre sa domination sur l'Italie. Condamnés à périr[7], les fils de Chanaan ne peuvent lutter à armes
égales contre les Romains, représentants des races indo-européennes.
Ainsi que dans l'ordre physique, où l'existence des êtres est nécessairement limitée, il est, dans l'ordre ethnologique, une loi qui assigne pour terme fatal à
la vie des nations le moment où elles cessent d'être utiles au monde. La mission de Carthage est accomplie ; son heure doit sonner. Puissance asiatique
transplantée sur les bords occidentaux de la Méditerranée, elle n'y a jeté racine que pour un temps, le temps de porter à l'Occident barbare tout ce que le
vieil Orient peut lui léguer d'utile. La Phénicie, dit très-sagement M. Joubert[8], nous avait donné, depuis des siècles, ce qu'elle pouvait donner : l'écriture
alphabétique, et quelques moyens d'échange, une grande impulsion au commerce. De Carthage, sa colonie, il n'y avait rien à attendre du monde punique
il n'y avait rien à tirer pour notre civilisation... Pour la civilisation, Carthage, avec ses mille colonies semées sur tous les rivages, avec ses flottes, ses
palais et ses temples couverts de lames d'or, ne valait pas les huttes celtiques..... La fille de Tyr, en effet, a profondément remué des peuples engourdis ;
elle les a tirés de l'enfance, en les initiant aux premières opérations du commerce[9] et de l'industrie. Elle a labouré, assolé, préparé d'immenses régions
du monde antique, mais sans pouvoir jeter dans le champ du progrès moral des semences qui ne savaient point germer en son propre sein. Le dieu Baal
habite les temples de Carthage, et Carthage n'a plus qu'à expirer aux pieds de cette civilisation occidentale dont elle entrevoit l'aurore.
Elle-même semblait avoir un vague pressentiment de sa ruine. Diodore de Sicile rapporte que les Carthaginois attachèrent un instant le plus grand prix à
la possession de l'île de Madère, parce qu'ils la considéraient comme un asile en cas de détresse. Cette île, aux jours de crise suprême, devait recevoir les
fiers républicains, bannis des rivages de l'Afrique. Une nouvelle Carthage fût alors sortie du sein de l'Océan. Malheureux peuple ! il connaissait les bases
fragiles de sa constitution, mais son génie tutélaire[10] ne pouvait le préserver d'une chute mortelle. La première guerre punique est le prologue de
l'agonie d'une race qui doit bientôt succomber ; la deuxième doit apprendre au monde que les efforts d'un grand homme ne sauraient faire révoquer un
arrêt de la Providence.
A Rome est réservée la gloire d'être l'étoile de l'Occident. Encore à moitié barbare, rude et cruelle, mais douée d'un génie politique extraordinaire,
fièrement esclave de ses devoirs, pleine de respect pour les lois, elle est seule alors, en Europe, à connaître la valeur du mot vertu. C'est elle qui sera la
ville éternelle. Rome, cependant, s'usera vite après la chute de Carthage, qui lui aura ouvert des horizons nouveaux. En quelques siècles, la grande
conquérante doit aussi se corrompre, elle qui demeure pure tant que sa rivale est debout[11]. Mais, avant de s'éteindre, ce foyer de toutes les vertus
publiques resplendira des ardentes lumières du christianisme, et Rome en inondera les barbares qui l'envahiront, et sur les ruines du monde antique
s'affermiront les bases de notre civilisation moderne.
S'il est vrai, comme nous le croyons, que tous les grands hommes de guerre aient reçu d'en haut une mission dont ils n'ont point conscience, quelle est
celle d'Annibal, le plus extraordinaire peut-être de tous les conducteurs de nations ? L'histoire permet-elle bien de dégager ici l'idée providentielle ? Oui,
car, pour la transition de l'âge païen à l'ère chrétienne, il était besoin d'une vaste domination, et Dieu semble avoir suscité le grand Annibal tout exprès
pour montrer au monde que Rome, alors, ne pouvait pas périr. A la République qui devait s'imposer aux destinées de l'Europe occidentale il fallait une
énergie à toute épreuve ; à son génie dominateur, une inflexible persévérance. Annibal apparaît et inspire aux aigles romaines, encore timides, l'audace
d'un sublime essor. Il retrempe les mœurs de la grande ville, il avive son patriotisme, apprend l'art militaire à ses consuls, rend ses légions plus
redoutables que jamais. La descente d'Annibal en Italie, dit Saint-Évremond[12], réveilla l'ancienne vigueur des Romains. Ils firent la guerre quelque
temps avec beaucoup d'incapacité, et un grand courage ; quelque temps, avec plus de suffisance et moins de résolution. Enfin, la bataille de Cannes
perdue leur fit retrouver leur vertu, et en excita, pour mieux dire, une nouvelle, qui les éleva encore au-dessus d'eux-mêmes. Maîtresse de l'Italie centrale
et méridionale, Rome se fût peut-être endormie dans le succès ; mais Annibal la tient en éveil, et, l'ayant fait trembler, lui lègue des forces vives qui lui
vaudront l'empire universel.
Merses profundo ; pulchrior evenit[13].
La profondeur des desseins providentiels ne se dérobe pas toujours aux yeux des hommes, et le concours des événements en est, au contraire, le plus
souvent, l'irrécusable manifestation. Avant le commencement de ses luttes avec Rome, la situation de Carthage était des plus tendues ; ses théories
économiques, si longtemps respectées, n'étaient plus admises nulle part, et sa pentarchie du commerce avait perdu l'hégémonie du marché du monde.
En Orient, Phocée et Milet étaient, il est vrai, complètement déchues, et l'antique splendeur de Tyr, effacée ; la riche Corinthe[14] ne pouvait plus soutenir
de concurrence sérieuse. Mais deux puissances nouvelles, Rhodes[15] et Alexandrie[16], venaient d'accaparer le commerce d'importation de tous les
produits de l'Asie et de l'Afrique orientale dans le bassin de la Méditerranée. En Occident, l'avenir apparaissait aussi sous les teintes les plus sombres.
Les Massaliotes interdisaient à Carthage l'accès des côtes de la Gaule et de la Ligurie[17] ; les ports italiotes lui demeuraient fermés[18] ; ceux de la
Grande-Grèce abritaient des rivaux redoutables ; enfin, Syracuse, la fille de Corinthe, n'avait jamais cessé d'être pour elle une ennemie acharnée.
Des événements récents avaient encore rendu plus critique une situation depuis longtemps intolérable. L'issue de la première guerre punique, les
embarras de la guerre de Libye, une suite non interrompue de revers, et surtout les intrigues du gouvernement de Rome venaient de faire perdre à la fille
de Tyr la Sardaigne, la Corse et toutes ses possessions de Sicile.
La Sicile ! Si Carthage était jamais parvenue à monopoliser l'exploitation de celte grande île, sa puissance eût été fondée pour des siècles, et Rome eût
vainement tenté d'en ébranler les bases. Qu'on jette un coup d'œil sur la carte ; qu'on se rappelle la fertilité de l'antique Trinacrie, et l'on comprendra la
politique carthaginoise, qui en poursuivit si longtemps la conquête. Maîtresse de la Sicile, alors si riche en huiles, en vins, en céréales, Carthage eût été la
reine de la Méditerranée. Mais, suivant la prophétie du roi Pyrrhus, l'œil perçant de l'aigle romaine avait saisi le sens des vives allures du coursier
punique, et bientôt le coursier fougueux avait dû s'arrêter court. Carthage avait perdu la Sicile.
La Sardaigne ! Le grand intérêt que le sanhédrin attachait et devait attacher à cette île s'explique aussi par les avantages de la position géographique. Un
peuple dont l'existence dépendait de sa domination sur la Méditerranée occidentale, et qui ne posséda jamais la Sicile entière, devait nécessairement
considérer la Sardaigne comme la première de ses provinces. Et la République carthaginoise venait de perdre la Sardaigne.
La Corse ! Elle était de moindre importance que la Sardaigne, précieux entrepôt du commerce d'Occident. Les Carthaginois ne firent jamais grand cas de
cette île boisée ; ils n'y combattaient que l'établissement de rivaux ambitieux, capables de troubler leur navigation dans les eaux méditerranéennes[19] Et
Rome, déjà maîtresse de la Sicile et de la Sardaigne, était parvenue à s'emparer de la Corse.
Il ne restait à Carthage d'autres régions exploitables que celles de l'Afrique et des côtes occidentales de l'Espagne. C'était la ruine de son commerce, et,
dès lors, toutes les sources vitales devaient tarir en elle[20]. Comment échapper à ces dangers pressants ?
En Orient la lutte était difficile. La République ne pouvait songer à détrôner Alexandrie, ni à revendiquer l'héritage d'une métropole ruinée par
Alexandre. L'opulente Rhodes ne semblait pas devoir davantage se laisser éclipser ; le récent écroulement du colosse qui symbolisait sa puissance n'avait
pas ralenti son activité fiévreuse, et cet événement n'avait fait que provoquer, dans le monde commercial, un concert de bruyantes condoléances.
D'un autre côté, Rome pesait déjà d'un grand poids sur les affaires de l'Europe occidentale. Les colonies grecques et massaliotes étaient dans sa
dépendance ou sous son protectorat, et, par Marseille et Sagonte, elle étendait la main jusqu'aux rives du Rhône et du Palencia. Depuis longtemps aussi,
elle commerçait pour son propre compte ; une multitude de caboteurs italiotes sillonnaient la Méditerranée, sous la protection du pavillon romain[21].
Quant à sa marine militaire, dont la vigueur s'était révélée durant le cours de la première guerre punique, elle prenait une importance formidable. La
République romaine marchait d'un pas rapide et sûr, et menaçait de réaliser, en quelques marches, les grands projets qu'elle avait conçus : faire de la
Méditerranée un lac romain ; imposer à tous et partout son hégémonie ; devenir, en un mot, la reine de l'Occident.
Ainsi posé, le problème n'avait pas pour Carthage deux solutions possibles. La fille de Tyr devait vider au plus tôt une question de vie ou de mort, c'est-
à-dire se jeter en désespérée sur un antagoniste redoutable, le prendre au corps, et, dans une lutte suprême, tenter de l'étouffer. L'aigle romaine, à peine
éclose, menace déjà le monde ; qu'on la laisse prendre son vol, cette aigle aux serres d'acier, et Carthage aura vécu !
Rome elle-même jugeait que la coexistence des deux Républiques était désormais impossible[22], et le fameux delenda Carthago du vertueux Caton
n'était peut-être qu'un lointain écho de l'opinion jadis exprimée par les fidèles de la faction Barcine. La gloire d'Amilcar est d'avoir entrevu la nécessité
d'une guerre dont l'heureuse issue pouvait non-seulement sauver Carthage, mais encore lui donner l'empire universel[23] ; celle d'Annibal est d'avoir
voulu réaliser les hardies conceptions de son père. Du jour où Annibal fut nommé général en chef, dit Tite-Live[24], il sembla qu'on lui eût assigné pour
province l'Italie, et pour mission la guerre avec les Romains. Il recueillit pieusement l'héritage d'Amilcar, que la mort seule[25] avait empêché d'opérer
une descente en Italie.
On a porté des jugements divers sur les causes de la deuxième guerre punique. Placé trop près des événements pour mesurer les proportions du tableau,
et discerner les détails latents ou les motifs noyés sous la demi-teinte, Polybe réduit à une question de personnes ce grand débat international. La
deuxième guerre punique, suivant lui[26], ne serait que la conséquence du ressentiment d'Amilcar à la suite du vol à main armée de la Sardaigne et de la
Corse. Le parti des Barca n'aurait plus, dès lors, songé qu'à la conquête de l'Espagne et au moyen d'utiliser cette conquête pour reprendre la lutte
interrompue. Une telle appréciation est non pas inexacte, mais essentiellement incomplète. En exposant le sentiment d'Amilcar, Polybe oublie de mettre
en relief et son génie, et son intelligence des affaires publiques, et son ardent patriotisme. Il omet de repousser par les Ions éclatants de cette belle figure
antique les traits stupides du riche Hannon, le chef de parti de ces négociants ineptes n'ayant d'autre horizon politique que le comptoir derrière lequel ils
se tiennent accroupis.
Quant à l'Alexandrin Appien, il méconnaît absolument la vraie nature et des hommes et des choses. Il dit[27] que, en butte aux menaces de ses ennemis
politiques, Annibal avait tenté de fonder sur la terreur publique son indépendance, sa sécurité, son pouvoir personnel ; qu'il avait voulu, par suite, jeter
son pays dans les embarras de quelque grande guerre ; qu'il non avait pas trouvé de plus convenable que celle d'Italie, ni de plus longue durée, ni de plus
glorieuse pour lui-même ; qu'eût-il été malheureux dans cette expédition, l'audace de l'entreprise et d'un commencement d'exécution devait être
singulièrement profitable à sa gloire.
La plupart des auteurs romains ont également accusé les Barca d'une ambition démesurée, laquelle serait, à leur sens, l'origine de la deuxième guerre
punique. Écho des violentes invectives d'Hannon, qu'il appelle un vieil et sage citoyen, Machiavel[28] répète le dire de Tite-Live. Le grand Montesquieu
lui-même ne peut s'empêcher de partager les craintes d'Hannon[29], et, de nos jours, nombre d'excellents esprits, disciples de M. Michelet[30] et de M.
Duruy[31], adoptent sans réserve l'opinion de Montesquieu.
Cependant il est difficile d'admettre que la seule ambition d'Annibal et ses aspirations à la royauté aient pu entraîner la République carthaginoise dans les
hasards d'une guerre de cette importance. Dion-Cassius semble avoir mieux fait la distinction des causes réelles et des prétextes, des apparences et de la
vérité. Il paraît, dit-il[32], bien difficile, pour ne pas dire impossible, que deux peuples libres et puissants, fiers et, pour tout dire en un mot, rivalisant
d'habileté sur la mer, consentissent à respecter mutuellement leur indépendance... Chacun savait que ses destinées étaient en jeu. D'autres auteurs ont
aussi franchement accusé les véritables causes de la deuxième guerre punique, et vengé la mémoire d'Annibal. Heeren démontre d'une manière
péremptoire que les Barca ne faisaient point la guerre contrairement aux vœux de Carthage, et pour le compte de leur intérêt propre. Il prouve qu'en
Espagne, en Italie, en Afrique, Annibal ne fut jamais que le représentant de la majorité du sanhédrin ; qu'il n'opérait qu'en conformité des vœux de cette
majorité. M. Poirson partage l'avis de Heeren, et se prononce catégoriquement contre le jugement de Montesquieu[33]
Avec M. Poirson, Heeren et Dion-Cassius, nous répéterons que la coexistence de Carthage et de Rome était manifestement impossible ; que l'une des
deux Républiques devait nécessairement disparaître de la scène du monde ; que la faction Barcine, tant calomniée, était un parti essentiellement national
; qu'Annibal, enfin, n'eut que la patriotique ambition de sauver son pays. Pourquoi faire un crime aux Barca d'avoir su créer et diriger une majorité
parlementaire ? Comment surtout reprocher à Annibal ses aspirations à la tyrannie ? Les soff'ètes, à Carthage comme à Tyr, étaient, de fait, des rois
constitutionnels, et Annibal, fils de roi, pouvait être roi lui-même, dès le début de sa carrière, ainsi qu'il le fut après Zama[34]. Mais il faisait sans doute
fort peu de cas du pouvoir pour le pouvoir lui-même. Chef du parti national, il sentait une grande cause se dresser derrière lui, le pousser en avant, et les
forces qu'il avait en main suffisaient à l'accomplissement de son œuvre. Qu'eût-il donc gagné, le grand Carthaginois, à attenter contre les institutions de
son pays ? L'établissement d'un gouvernement monarchique pouvait-il alors sauver Carthage ? On est en droit d'en douter. Deux cents ans plus tôt, une
telle révolution eût peut-être consolidé pour longtemps la puissance punique ; mais, au temps d'Annibal, l'empire carthaginois se mourait d'un mal que
tout remède gouvernemental était impuissant à guérir. Pour la fille de Tyr, il n'y avait plus de salut possible ailleurs que dans les hasards de la guerre, et,
comme le dit un illustre écrivain[35], rien n'est respectable comme l'ambition d'Annibal, qui s'épuise et meurt pour épargner à sa patrie le malheur d'être
conquise.
Annibal, suivant les conseils de son père, a décidé que c'est à Rome même qu'il faut aller combattre Rome[36]. Sa descente en Italie refoulera les
Romains sous les murs de leur ville ; tout le sang de la République affluera à son cœur. Dès lors, les légionnaires rentreront dans l'exercice de leurs droits
civiques, et la discorde peut renaître au Forum ; et le parti populaire, toujours aux prises avec l'aristocratie, saura peut-être créer au sénat de sérieuses
difficultés. Le jeune général sait aussi que le refus obstiné des Romains de partager avec les Italiotes tous leurs droits politiques est depuis longtemps une
cause d'agitation[37]. Il espère que les alliés et les sujets de Rome profiteront de son arrivée, pour rompre un joug qu'ils ne subissent qu'en frémissant. Il
songe ainsi à lier ses opérations militaires aux troubles de la guerre civile, aux désordres de la guerre sociale.
Ce projet une fois arrêté dans son esprit, pourquoi ne procède-t-il pas à des armements maritimes, afin d'opérer sa descente en Italie ? Que ne part-il des
côtes d'Espagne, pour aller vers son objectif par les golfes du Lion et de Gênes ? Cette traversée n'est pas considérable. Que ne tente-t-il un
débarquement sur un point des côtes de Toscane ? Mais Rome est maîtresse de la mer. Carthage est ruinée depuis le traité des Agates ; sa marine
militaire n'est plus. Annibal n'a ni flottes ni équipages ; il ne lui reste que quelques navires pour le service de la côte espagnole. Le golfe du Lion est
d'ailleurs assez dangereux pour effrayer un marin carthaginois[38]. Enfin, si l'on cherche à longer le littoral du Languedoc, puis celui de la Ligurie, on
s'expose à rencontrer la flotte romaine, ou, tout au moins, des voiles massaliotes ; la bataille est inévitable, et un échec peut tout compromettre[39]. Rien
n'est donc assuré si l'on fait usage des communications maritimes, et le problème réclame impérieusement une autre solution. Eh bien, soit. Annibal
prendra la voie de terre, suivant en cela la méthode favorite des généraux carthaginois. La route est longue, il est vrai, mais les armées, dans l'antiquité,
parcouraient facilement des espaces considérables. Les obstacles sont formidables, mais rien ne saurait plus intimider Annibal[40]. Il franchira les
Pyrénées et les Alpes. Telle est la conception géante qui a commandé l'admiration de tous les âges[41].
Oui le projet est grand et hardi, mais la fortune protège l'audace et sourit à la jeunesse. Annibal était jeune[42], il était à cet âge heureux où les grands
hommes savent, le plus souvent, se révéler au monde[43]. Le général Bonaparte ne comptait pas plus d'années[44] lorsque, tournant les Alpes, il allait,
d'une main sûre, frapper la grande journée de Rivoli, et réaliser la plus profonde et la plus éclatante des conceptions humaines.
Mais le dessein d'Annibal, tout audacieux qu'il paraît, n'en est pas moins sagement conçu. L'armée carthaginoise, pensait le jeune capitaine, aura pour
base d'opérations la péninsule cisibérique et le territoire même de Carthage. Elle pourra toujours, comme le géant de la fable, se ranimer sous les baisers
de sa mère, car la grande route du littoral africain est une communication sûre. Les hommes, les munitions, les vivres, arriveront sans encombre à Mers-
el-Kebïr ou à Tanger, d'où ils passeront facilement à Carthagène ou à Cadix. La marine romaine, si brave qu'elle soit, n'osera certainement pas
s'aventurer jusque dans les eaux de Gibraltar, pour y offrir une bataille navale et couper ce service de va-et-vient. L'Afrique sera dès lors solidement
reliée à l'Espagne. En Espagne, les Carthaginois sont maîtres de tous leurs mouvements jusqu'à la ligne de l'Èbre, et, en avant de cette ligne, la
Catalogne, qu'il leur est indispensable de conquérir, sera comme une inexpugnable forteresse qui leur servira de dépôt. Mais la route présente une section
difficile : c'est la dernière. Là se dressent des barrières redoutables ; on saura les franchir ! Le fils d'Amilcar n'est pas inquiet. Depuis longtemps, ses
agents sont en reconnaissance dans les Gaules Transalpine et Cisalpine, et lui transmettent sur toutes choses des renseignements précis. Il peut, suivant
ces données, terminer en tous détails les préparatifs de son étonnante entreprise[45].
L'Italie, d'abord enserrée par l'archipel des trois grandes îles carthaginoises de Corse, de Sardaigne et de Sicile, est parvenue à briser cette étreinte.
Derechef elle va se voir investie par la route d'Annibal, courbe - enveloppe de la première ligne d'approches. La vaste ellipse que le grand capitaine
décrira tout entière court des brûlants rivages des Syrtes à la cime glacée des Alpes, et c'est du haut de ces Alpes superbes que va rouler sur Rome une
avalanche humaine, grossie des contingents de vingt peuples gaulois[46]. Le prudent Annibal a su attendre en silence jusqu'au jour où ses résolutions,
suffisamment élaborées, peuvent se démasquer sans inconvénient. Le traité de 228 défend aux Carthaginois de passer la ligne de l'Èbre ; le général en
chef s'est bien gardé jusqu'ici d'inquiéter les populations transibériennes, et n'a fait que soumettre en deçà du fleuve celles qui n'acceptaient pas encore la
domination de Carthage. Maintenant il est prêt.
A l'exception de la Catalogne et d'une seule place maritime de la côte orientale, toute la péninsule est soumise. Les chefs indigènes promettent de
précieux subsides et de nombreux contingents. Les alliances habilement nouées par Amilcar avec les princes imazir'en, son heureux fils les a étroitement
resserrées. La belle armée qu'il commande, il a su l'exercer, la travailler, la faire à son image. Ses soldats sont pleins d'ardeur, et il en est adoré. L'heure
de l'action peut sonner dès que le voudront les dieux de l'empire punique.
Un incident imprévu vint démontrer l'urgence d'une prompte entrée en campagne. Annibal était porté aux nues par le peuple de Carthage, mais on lui
créait, d'autre part, de sérieux embarras. Le parti des riches, quelque temps contenu par la gloire militaire d'Amilcar, puis par la popularité d'Asdrubal le
Beau, tenait en grand mépris la jeunesse d'Annibal[47] et s'agitait vivement eu tous sens. Quelques partisans des Barca, victimes de l'intrigue, venaient
d'être odieusement persécutés, et le clairvoyant capitaine se sentait frappé dans la personne de ses amis politiques. Il comprit que, étant éloigné de
Cartilage, il ne pouvait les soutenir qu'en commençant résolument la guerre, en répondant par des victoires aux basses calomnies des Hannon. Peut-être
aussi était-il conduit à précipiter le cours des événements par la nécessité de prévenir quelque attentat[48] dirigé contre sa personne.
Annibal donne ses derniers ordres. Depuis longtemps, il observe Sagonte ; l'incendie qu'il veut allumer n'attend plus que l'étincelle ; l'étincelle va jaillir
du premier coup de javelot frappé contre la muraille de Sagonte. Ce n'est point, dit Machiavel, le hasard qui donna naissance à la seconde guerre qui
éclata entre Rome et Carthage. Annibal, en attaquant les Sagontins, alliés de Rome en Espagne, n'en voulait pas précisément au premier de ces peuples ;
il espérait seulement irriter la patience des armées romaines, afin d'avoir l'occasion de les combattre et de passer en Italie. En cela, le fils d'Amilcar ne fit
que suivre les errements de la politique romaine, sans déroger au code du droit des gens. La campagne d'Italie une fois décidée, et le meilleur parti à
prendre étant d'en brusquer les débuts, Sagonte se trouvait naturellement désignée aux premiers coups des Carthaginois. A la veille de franchir l'Èbre et
les Pyrénées, Annibal ne pouvait laisser sur ses derrières une place alliée de Rome, prête à favoriser une descente des légions en Espagne, et à leur servir
de base d'opérations. D'ailleurs, Sagonte passait pour imprenable, et il importait de frapper, par un éclatant succès, l'esprit des populations ibériennes, qui
n'eussent pas manqué de tenter quelque mouvement après le départ de l'armée d'Italie ; il fallait de toute nécessité imprimer à la péninsule une terreur de
nature à prévenir toute insurrection. Enfin, l'on devait trouver dans cette place d'immenses approvisionnements, fort précieux en vue de la campagne qui
allait s'ouvrir ; de grandes richesses, dont une part, distribuée à l'armée, entretiendrait son ardeur, et l'autre maintiendrait dans de bonnes dispositions le
peuple de Carthage, toujours âpre à la curée[49].
Pour tous ces motifs, il faut d'urgence attaquer la place.

[1] Tite-Live, XXI, I. — Florus, II, III. — Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XIX.
[2] Tite-Live, XXI, I.
[3] Discours au Corps législatif, du 17 juin 1811.
[4] Histoire romaine.
[5] Essais, II, XXIII.
[6] Genèse, IX, 18, 25, 26 et 27.
[7] Deutéronome, XX, 17.
[8] Revue Contemporaine, 28 mai 1805.
[9] Pline, VII, LVII.
[10] Polybe, II.
[11] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XXI. — Pline, Hist. nat., XXXIII, LIII.
[12] Réflexions sur les différents génies du peuple romain, c. VI.
[13] Horace, Odes, IV, IV, v. 65. — Voyez aussi Valère-Maxime, passim.
[14] Corinthe était sortie de terre, du XIIe au XIe siècle avant Jésus-Christ. Homère parle des richesses qu'elle avait acquises sous ses premiers rois. Elle fut détruite par les Romains la même année que
Carthage (146). Corinthe trafiquait, dans le bassin de la Méditerranée, des marchandises d'Asie et d'Italie, et devait l'importance de son commerce maritime à son heureuse situation géographique.
[15] Rhodes, bâtie dans l'île de ce nom, avait été fondée après l'invasion de Xerxès en Grèce (480). Sa splendeur commence aux temps qui suivent la mort d'Alexandre, c'est-à-dire un siècle avant la deuxième
guerre punique.
[16] Fondée en 332 par Alexandre, Alexandrie devait ses constructions maritimes à l'architecte Chirocrate. (Strabon, XIV, I.) Voyez, sur la situation de ce port et l'immense importance de son commerce,
Strabon, II et XVII. Sous Ptolémée Philadelphe (284-246), l'Egypte devint la première puissance maritime de la Méditerranée.
[17] Les rivages de la Gaule lui demeuraient fermés. — Là, ils rencontraient leurs ennemis mortels, les Phocéens, qui avaient construit Massalia. Les Massaliotes, dominant sur une grande partie de la côte, y
toléraient aussi peu des rivaux que les Carthaginois en Afrique. Ils surent se défendre aussi bien sur terre que sur mer, et firent renoncer les Carthaginois à s'établir dans ces parages. (Heeren, Politique et
Commerce, t. IV.) Marseille sut aussi éloigner Carthage des côtes de la Ligurie.
[18] Les Carthaginois étaient naturellement attirés vers l'Italie proprement dite, mais ils ne purent y prendre pied. Les rivages de tout le pays étaient occupés par des peuples navigateurs et commerçants,
comme Etrusques, Romains et Grecs, qui connaissaient trop bien leur intérêt pour y souffrir de nouveaux établissements Quant aux Grecs de la partie inférieure (Grande-Grèce), on me dispensera d'en parler,
car comment des Grecs et des Carthaginois auraient-ils pu vivre d'accord ? (Heeren, loco cit.)
[19] Heeren, Politique et Commerce, t. IV.
[20] Elle était condamnée à périr, parce que les masses, tenant en mépris les principes économiques du grand Amilcar, avaient depuis longtemps déserté les champs. Carthage n'avait plus d'agriculture.
[21] Commercialement, Rome et Carthage étaient en concurrence. Partout et toujours, c'est la raison économique qui donne la clef des causes vraies du dissentiment ou de l'état d'hostilité des peuples.
[22] Le soin de sa grandeur future, de son existence même, lui faisait une loi de disputer l'empire de la mer à Carthage. (Histoire de Jules César, t. I, p. 184.)
Les deux nations comprenaient que la vie de l'une devait entraîner la mort de l'autre. (Cantu, Histoire universelle, IX.)
[23] C'est bien l'empire du monde qui est enjeu (Polybe, XV, IX ; X. — Tite-Live, XXIX, XVII. — Appien, De Rebus Hisp., IX.)
[24] Tite-Live, XXI, V.
[25] Tite-Live, XXI, II.
[26] La première cause de la guerre est le ressentiment d'Amilcar Barca, père d'Annibal ; car, bien qu'il eût été défait en Sicile, son courage n'en fut point abattu. Les troupes qu'il avait à Eryx étaient encore
entières et dans les mêmes sentiments que leur général. Si, cédant aux circonstances, il avait traité, après la défaite des Carthaginois sur mer, son indignation restait toujours la même et n'attendait que le
moment d'éclater. Il eût même pris les armes aussitôt après [le traité des îles Ægates, en 742], sans la guerre que les Carthaginois eurent à soutenir contre les mercenaires. Mais il fallut d'abord songer à cette
révolte, et s'en occuper exclusivement. Ces troubles apaisés, les Romains étant venus déclarer la guerre aux Carthaginois, ceux-ci n'hésitèrent point à accepter le défi, persuadés que, ayant pour eux le droit et
l'équité, ils ne manqueraient pas de triompher facilement... Mais, comme les Romains observèrent très-peu la justice, les Carthaginois durent subir la loi du plus fort. Accablés et sans ressources, ils
consentirent, pour avoir la paix, à abandonner la Sardaigne, et à ajouter douze cents talents au tribut qu'ils devaient déjà. Et l'on ne peut douter que cette nouvelle exécution n'ait été la deuxième cause de la
guerre qui l'a suivie ; car Amilcar, animé de sa propre indignation et de celle de ses concitoyens, n'eut pas plus tôt rassuré son pays par la défaite des mercenaires, qu'il tourna toutes ses pensées vers l'Espagne,
pensant bien qu'elle lui serait d'un puissant secours dans la guerre qu'il méditait contre les Romains. Les rapides progrès qu'il fit dans ce vaste pays doivent être regardés comme la troisième cause de la
deuxième guerre punique. Les Carthaginois ne s'y engagèrent que parce que, avec l'aide des troupes espagnoles, ils crurent avoir de quoi tenir tête aux Romains. Quoique Amilcar soit mort dix ans avant les
débuts de cette guerre, il est facile de démontrer qu'il en fut le principal auteur... Il suscita aux Romains deux ennemis, Asdrubal, son gendre, et Annibal, son fils ; et ces ennemis étaient tels qu'il ne pouvait
rien faire de plus pour manifester ses désirs de vengeance. Asdrubal mourut avant de pouvoir mettre ses desseins à exécution ; mais, plus tard, Annibal trouva l'occasion d'épouser avec éclat la haine que son
père avait vouée aux Romains. (Polybe, III, IX, X et XII.)
[27] De Bello Hannibalico, III.
[28] Machiavel, Discours sur Tite-Live, II, XXVII.
[29] Dans quel danger, dit-il, n'eût pas été la république de Carthage, si Annibal avait pris Rome ? Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui causa tant de révolutions après la défaite ? Hannon
n'aurait jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s'il n'avait fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été si sage (chose que la prospérité de cette République
nous prouve si bien), ne pouvait être déterminé que par des raisons sensées. Il aurait fallu être trop stupide pour ne pas voir qu'une armée à 300 lieues de là faisait des pertes nécessaires, qui devaient être
réparées. Le parti d'Hannon voulait qu'on livrât Annibal aux Romains. On ne pouvait, pour lors, craindre les Romains. On craignait donc Annibal. On ne pouvait croire, dit-on, aux succès d'Annibal ; mais
comment en douter ? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoraient-ils ce qui se passait en Italie ? C'est parce qu'on ne l'ignorait pas qu'on ne voulait pas envoyer des secours à Annibal. Hannon
devient plus ferme après la Trébie, après Trasimène, après Cannes ; ce n'est point son incrédulité qui augmente, c'est sa crainte. (Esprit des lois, X, VI.)
[30] Annibal, dit M. Michelet, une fois maître de l'Espagne et de l'Italie, que lui serait-il resté à faire, sinon d'assujettir Carthage ?
[31] Héritier des talents et de l'ambition d'Amilcar, mais plus audacieux, il voulut se faire, aux dépens de Rome, un empire qu'il n'était pas assez fort pour se faire aux dépens de Carthage. Une guerre avec
Rome était, d'ailleurs, un moyen glorieux de mettre un terme à la lutte que soutenaient sa famille et son parti, et, malgré les traités, malgré la plus saine partie du sénat, il la commença. (M. Duruy, Histoire
romaine.)
[32] Dion-Cassius, fragm. CXI des livres I XXXVI, édit. Gros, 1845.
[33] Ce que Montesquieu dit des vices de Carthage et de son sénat réfute complètement le passage de l'Esprit des lois. (M. Poirson, Histoire romaine, t. I, p. 420.)
[34] Cornelius Nepos, Annibal. — Rollin, Histoire ancienne.
[35] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.
[36] Racine, Mithridate, acte III, scène II.
Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme :
On ne vaincra jamais les Romains que dans Rome.
Dirigé par celte pensée profonde que c'est à Rome même qu'il faut combattre Rome, il vient soulever contre elle ses sujets italiens mal soumis. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[37] Histoire de Jules César, t. I, p. 228.
[38] Malheur aux navires assaillis par la tempête dans ce golfe, que les marins du moyen âge appelaient la mer du Lion ! De Marseille à Port-Vendres, il n'y a pas un abri, car les ports de Cette et d'Agde sont
des refuges bien difficilement praticables. Si nos galères, disait Vauban, sont prises de quelque mauvais temps sur les côtes d'Espagne, elles sont contraintes de traverser le golfe avec un péril extrême, pour se
sauver comme elles peuvent à Marseille.
[39] Une défaite navale aurait ruiné sans retour les projets d'Annibal, et les flottes de Carthage ne dominaient plus sur la Méditerranée. (M. Duruy.)
[40] Depuis un siècle qu'Alexandre avait suivi dans l'Inde les pas d'Hercule et de Bacchus, aucune entreprise n'avait été plus capable d'exalter et d'effrayer l'imagination des hommes. Et c'étaient aussi les
traces d'Hercule qu'Annibal allait trouver dans les Alpes. (M. Michelet, Histoire romaine.)
Depuis l'aventureuse expédition d'Alexandre, tout semblait possible avec de l'audace. (M. Duruy.)
Les Romains attendaient Annibal par mer. Il prit les Pyrénées et les Alpes. Entreprise colossale ! mais, depuis l'expédition d'Alexandre dans les Indes, rien ne semblait impossible aux militaires. Alexandre
avait suivi les traces de Bacchus. Annibal imita Hercule, qui s'était frayé un passage de l'Espagne en Italie. (Cantu, Histoire universelle.)
[41] L'oreille s'est habituée aux concerts de louanges des Grecs et des Latins. Voyez surtout un résumé rapide et saisissant de la deuxième guerre punique dans saint Augustin (Cité de Dieu, III, XIX). — Les
modernes ne tarissent pas non plus sur ce sujet. Quand on considère, dit Montesquieu, cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire les surmonta tous, on a le
plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité. (Grandeur et Décadence des Romains.) — Quand je songe, dit Saint-Evremond, qu'Annibal est parti d'Espagne, ou il n'avait rien de fort assuré ; qu'il a
traversé les Gaules, qu'on devait compter pour ennemies ; qu'il a passé les Alpes, pour faire la guerre aux Romains, qui venaient de chasser les Carthaginois de la Sicile ; quand je songe qu'il n'avait en Italie ni
places, ni magasins, ni secours assurés, ni la moindre espérance de retraite, je me trouve étonné de la hardiesse de son dessein. Mais, lorsque je considère sa valeur et sa conduite, je n'admire plus qu'Annibal,
et le tiens encore au-dessus de l'entreprise. (Réflexions sur les différents génies du peuple romain.) — Napoléon Ier admire aussi sans réticences cet Annibal... qui, à vingt-six ans, conçoit ce qui est à peine
concevable, exécute ce qu'on devait tenir pour impossible... escalade les Pyrénées, les Alpes, qu'on croyait insurmontables, et ne descend en Italie qu'en payant de la moitié de son armée la seule acquisition de
son champ de bataille... — C'était, dit enfin M. Michelet, une audace extraordinaire que d'entreprendre de pénétrer en Italie, à travers tant de nations barbares, tant de fleuves rapides, et ces Pyrénées, et ces
Alpes dont aucune armée régulière n'avait encore franchi les neiges éternelles !... — Nous nous ferons l'écho de ces admirations légitimes, mais en faisant observer que l'épithète régulière est ici tout à fait
indispensable. Il y avait longtemps, en effet, que des bandes galliques avaient franchi et les Pyrénées et les Alpes.
[42] Silius Italicus, Puniques, I.
[43] De toutes les belles actions humaines... je penserois en avoir plus grande part à nombrer... avant l'âge de trente ans ; ouy, en la vie des mêmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute seureté de
celle de Hannibal ? (Montaigne, Essais, I, LVII.)
[44] Napoléon Ier, né en 1769, avait vingt-sept ans lors de la campagne de 1796-1797, c'est-à-dire l'âge d'Annibal préludant, en Espagne, aux opérations de sa célèbre campagne d'Italie.
[45] Polybe, III, XLVIII.
[46] Il lui convenait de traverser ces peuples barbares, tous pleins de la défiance qu'inspirait la grande ville italienne et du bruit de ses richesses. Il espérait bien entraîner contre elle les Gaulois des deux côtés
des Alpes, comme il avait fait des Espagnols, et donner à cette guerre l'impétuosité et la grandeur d'une invasion universelle des barbares de l'Occident, comme plus tard Mithridate entreprit de pousser sur elle
ceux de l'Orient ; comme enfin les Alaric et les Théodoric la renversèrent avec ceux du Nord. (M. Michelet, Histoire romaine, t. I.)
[47] Ceux qui étaient du parti contraire et qui avaient eu à se plaindre d'Amilcar Barca et d'Asdrubal prirent, a la mort de ceux-ci, la jeunesse d'Annibal en grand mépris. Rappelant les crimes jadis reprochés à
Amilcar et à Asdrubal, ils provoquaient accusation sur accusation contre leurs amis et contre quiconque avait été mêlé aux intrigues de la faction Barcine. Le peuple, faisant cause commune avec ces
accusateurs, et se souvenant des maux qu'il avait soufferts sous le gouvernement d'Amilcar et d'Asdrubal, ordonna que les accusés rendissent au trésor tout l'argent qu'ils avaient reçu de leurs illustres patrons,
qui eux-mêmes l'avaient pris sur l'ennemi. Inquiétés de la sorte, les membres de la faction Barcine implorèrent l'appui d'Annibal, en lui donnant avis que, s'il négligeait de les secourir, il deviendrait lui-même
le jouet des ennemis de son père. (Appien, De Rebus Hispaniensibus, VIII.)
Annibal vit bien que la situation faite à ses amis politiques n'était qu'un indice de la trame ourdie contre lui, et ne voulut point, comme l'avaient lait son père ct son beau-frère, vivre dans des transes
continuelles ni dépendre éternellement de la légèreté des Carthaginois, si portés à répondre aux bienfaits par la plus noire ingratitude. Pour sa sécurité personnelle et celle de ses amis, il songea dès lors à jeter
son pays dans les complications d'une grande guerre. (Appien, De Rebus Hispaniensibus, IX.) — On voit qu'Appien insiste ici sur des motifs que nous avons réfutés plus haut.
[48] Persuadé qu'il ne fallait pas perdre un moment, de peur que, s'il hésitait, il ne fût, comme son père, frappé de quelque coup du sort. (Tite-Live, XXI, V.)
[49] Polybe, III, XVII.
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE III. — SAGONTE.

Sagonte était une ville opulente, renommée pour son commerce, et la première des places fortes en deçà de l'Ebre. C'était une antique cité, dont on faisait
remonter la fondation aux temps antéhistoriques, et qui tirait son nom, dit un poète[1], de Zacynthe, l'un des compagnons d'Hercule. Suivant d'autres
traditions, elle eut pour premiers habitants des exilés de l'île de Zacynthe (Zante)[2], auxquels se mêlèrent plus tard quelques Rutules d'Ardée, ville du
Latium[3]. Sagonte avait ainsi des relations d'origine avec les Grecs et les Italiotes[4] ; mais telle n'était pas, on le conçoit, l'unique raison de son étroite
alliance avec Rome. Celle-ci ne tenait au protectorat que parce que le territoire sagontin lui donnait pied dans la péninsule.
Sagonte était située au nord de Valence, dans le bassin du Turutis (Palencia), à sept stades (1295 mèt.) du rivage, suivant Polybe, et mille pas (1470 mèt.), selon
Tite-Live[5]. Cette distance est plus considérable aujourd'hui qu'au temps d'Annibal, et Belmas l'évalue à 4 kilomètres[6]. Elle s'élevait au pied d'une
chaîne de montagnes qui, suivant Polybe[7], s'étend depuis la frontière de la Celtibérie et de l'Espagne jusqu'à la mer, c'est-à-dire au pied de
l'amphithéâtre qui sert de contrefort au grand plateau central. Les environs étaient très-fertiles, mais la place elle-même était assise sur des hauteurs
isolées, qui dominent toute la plaine. Le rocher jadis teint du sang d'Annibal, isolé de toutes parts et très-élevé[8], dont ce fort couronne les sommités
longues et étroites, tombe à pic sur presque tout son pourtour et ne présente de pentes un peu accessibles que du côté de l'ouest ; mais... le sol y est
presque entièrement dépourvu de terre[9]. Un saillant, qui regardait la partie plane et ouverte de la vallée, était la partie faible de l'enceinte[10], et c'est en
ce point que le profil du mur accusait les plus fortes dimensions. De ce côté, d'ailleurs, une grande tour dominait l'assiégeant[11]. Deux mille ans plus
tard, lors du siège de 1811, on remarque des dispositions analogues dans le système de fortification adopté. De ce côté (l'ouest), le fort se termine en pointe
par une grosse tour, dite de Saint-Pierre, flanquée par deux branches, et ne présente qu'un front d'attaque très-resserré[12]. Au temps d'Annibal, les
maçonneries des escarpes n'étaient pas très-solides. Au lieu d'être reliés par un bon mortier de chaux et de sable, les pierres et moellons n'étaient
maintenus en place que par un simple mortier de terre, suivant l'usage des anciens[13].
Telle était la place dont Annibal avait résolu le siège. Suivant les instructions paternelles, il en avait scrupuleusement respecté le territoire, jusqu'au jour
de l'entière soumission de la péninsule cisibérique[14]. Mais les Carpétans venaient de se rendre, l'automne précédent (220), et, dès lors, malgré l'excessive
prudence des Carthaginois, Sagonte avait pressenti le sort qu'on lui réservait. Inquiète de l'avenir, voyant son existence compromise, elle n'avait plus
cessé d'envoyer à Rome des émissaires chargés d'exposer la situation qui lui était faite.
Un casus belli ne fut pas difficile à trouver. Les Sagontins étaient souvent en guerre avec leurs voisins, principalement avec les Torbolètes, alliés ou
sujets des Carthaginois. Annibal prit naturellement fait et cause pour la ville de Torbola, et coupa court aux prétentions de Sagonte, en dirigeant sur cette
place la totalité de ses forces[15], que Tite-Live évalue à 100.000 hommes[16], et Eutrope à 170.000[17]. Ces chiffres énormes ne doivent point nous
étonner, puisque, l'année suivante, nous voyons Annibal passer l'Eure à la tête de 102.000 hommes. En attendant, il emmène toute son armée sous les
murs de la place, espérant sans doute qu'il n'aura pas à la faire rentrer à Carthagène, c'est-à-dire que le siège ne traînera pas en longueur.
Quel était le nombre des défenseurs enfermés dans la place ? On ne le sait pas au juste ; Tite-Live dit seulement qu'il était insuffisant[18]. Nous pourrons
néanmoins avoir une idée du chiffre de la garnison alors nécessaire, en observant que, en 1811, la défense comptait environ 3.000 hommes.
Dès son arrivée, Annibal fait lui-même à cheval la reconnaissance détaillée de la place[19]. Il mesure les dimensions des diverses portions de l'enceinte, et
dénonce les hostilités par une démonstration conforme aux habitudes militaires des temps antiques. La place est d'abord sommée d'ouvrir ses portes, et,
sur son refus, le général formule une solennelle déclaration de guerre en lançant contre les murs un javelot qui s'y fiche avec un tremblement sonore.
Aussitôt, les troupes d'investissement couvrent la ville d'une nuée de traits. Suivant l'exemple d'Annibal, les soldats font pleuvoir sur les défenseurs des
flèches, des pierres, des pieux ferrés, des pots à poix, des projectiles de toute nature[20].
Le jeune général reconnaît bientôt qu'il est impossible d'avoir raison de la place autrement que par une attaque régulière, pied à pied ; qu'il faut, en
d'autres termes, entreprendre un siège[21].
Il complète à cet effet l'investissement, et construit une circonvallation continue, renforcée de nombreux castella[22]. Puis il détermine le front d'attaque
et le genre de travaux qui doivent se développer sur la croupe de l'ouest, seule praticable aux cheminements. C'est de ce côté seulement qu'Annibal
pensait pouvoir procéder à ses approches, et le maréchal Suchet, en 1811, ne formulait pas d'autres conclusions que celles d'Annibal[23]. Les
Carthaginois ouvrent donc, en avant de la croupe ouest, leur première parallèle, ou mieux, élèvent une suite de tours, que relient des courtines. Cette
ceinture tourellée, qui faisait partie de la circonvallation, était sans doute en bois, car la terre manquait absolument. L'opération terminée, l'assiégeant
déboucha de trois poternes (fornices), ménagées dans les courtines de la ceinture tourellée, et chemina, en galeries couvertes, vers le saillant de l'ouest, que
protégeait la grande tour. Au début, tant qu'on se tint loin des murailles, la nature du terrain favorisa la pose des vignes ; mais, lorsqu'il fallut terminer les
approches, le sol ne se prêta plus que très-difficilement à la mise en place des montants de galerie[24]. Le roc, que les Français durent pétarder en 1811,
ne permettait plus l'enfoncement des poteaux[25]. Il était dès lors indispensable d'employer une autre méthode d'approches, et Annibal fit construire des
tours mobiles[26], probablement destinées à l'attaque du centre. L'attaque de droite et celle de gauche ne firent vraisemblablement usage que du
plutens[27].
Cependant les défenseurs ne demeuraient point inactifs, et l'élite de la jeunesse sagontine faisait de grands efforts pour repousser les assiégeants. D'abord
une grêle de traits les écarte et ne laisse pas un moment de répit aux travailleurs (munientes, munitores). Puis les sorties commencent. Les assiégés se jettent
sur les places d'armes, bouleversent tous les travaux de l'attaque, et tentent de les incendier[28]. Jamais, remarque Tite-Live, durant les mêlées qui
suivaient ces irruptions subites (certumina tumultuaria), ils ne faisaient plus de pertes que les Carthaginois[29]. Un jour, en repoussant l'une de ces vigoureuses
sorties, Annibal reçut à la cuisse[30] un trait (tragula)[31], qui le blessa grièvement. Durant le court espace de temps nécessaire à la guérison de cette
blessure, les opérations du siège se réduisirent à un simple blocus[32] ; les engagements cessèrent, mais les travaux d'approches ne furent pas ralentis[33].
Malgré les difficultés du terrain, il fut bientôt possible de faire avancer les béliers jusqu'au pied des escarpes. Les approches se trouvaient terminées, et
Annibal ordonna de battre en brèche.
Les béliers, mis en mouvement, frappèrent aussitôt les murs à coups redoublés[34], et en ébranlèrent vingt pans. Une large brèche s'ouvrit enfin : trois
tours et les deux courtines qui les reliaient s'écroulèrent avec fracas[35]. Les assiégeants se crurent maîtres de la place. Dans les sièges de l'antiquité, les
assauts présentaient, comme aujourd'hui, des difficultés sérieuses, à cause des décombres qu'il fallait franchir, et derrière lesquels les défenseurs
attendaient l'ennemi de pied ferme. Sagontins et Carthaginois se heurtèrent violemment au sommet de la brèche, transformée en champ de bataille. Après
une lutte inouïe, les assaillants durent lâcher pied et regagner leur camp. Il est à remarquer que le maréchal Suchet eut à subir, en 1811, un échec tout
semblable. Après avoir vainement tenté d'enlever le fort par escalade (28 septembre), il en entreprit le siège régulier, et fit brèche à la tour Saint-Pierre. Le
18 octobre, les généraux Rogniat, Habert et Valée jugeant la brèche praticable, le signal de l'assaut fut donné, mais les Français furent repoussés par les
Espagnols, qui lançaient des pierres, des grenades de verre, des obus, et hérissaient la brèche de leurs longues piques[36].
Deux mille ans plus tôt, les défenseurs de Sagonte, ancêtres de nos adversaires, lançaient sur les colonnes d'assaut des meules[37], des arbres entiers
armés de fer[38], des traits enflammés, du nom de falariques[39]. Silius Italicus et Tite-Live ne sont point d'accord sur les propriétés de ce dernier
projectile. Suivant le poète, c'était une poutre à plusieurs pointes d'airain ou de fer, et enduite, sur le reste de sa surface, de poix, de soufre et autres
matières incendiaires. Elle réduisait en cendres les tours mobiles et emportait des files entières de soldats. Tite-Live réduit cet engin à des proportions
plus modestes : c'était, dit-il, une arme de jet dont la hampe de sapin était arrondie sur toute sa longueur, sauf à l'extrémité garnie de fer. Cette extrémité,
carrée comme celle du pilum romain, était enveloppée d'étoupes trempées dans la poix. Quant au fer, il avait 885 millimètres de long et pouvait
transpercer à la fois le corps d'un homme et son armure. Comme la falarique était enflammée par le milieu, et que la combustion se trouvait
singulièrement activée par les masses d'air heurtées sur la trajectoire ; lors même qu'elle ne faisait que se ficher dans un bouclier, l'homme atteint était
obligé de le jeter au loin, et s'exposait ainsi sans défense aux coups de l'ennemi. Il est probable que les Sagontins avaient des falariques de divers
calibres. En tous cas, ils se défendirent avec une grande énergie, comme le faisaient tous les peuples de l'antiquité. Dans ces temps reculés, chaque ville
un peu considérable se fortifiait uniquement en vue de sa propre sûreté, et les habitants mêmes en formaient la garnison principale. Comme ils
combattaient toujours pour leurs biens, leur liberté, leur vie, ils montraient ordinairement dans la défense une vigueur qu'on a rarement rencontrée dans
les temps modernes. Annibal prit part à la lutte et faillit être écrasé sous une énorme pierre lancée par les défenseurs, mais il n'en monta pas moins
bravement à l'assaut.
Après cette tentative infructueuse, il donna quelques jours de repos à ses troupes fatiguées, non sans avoir établi préalablement dans les places d'armes
une garde suffisante à la protection des vignes et des autres ouvrages[40]. Pendant ce temps, les défenseurs se mirent à travailler sans relâche, et la nuit et
le jour. Ils parvinrent à élever un nouveau mur, et la brèche ouverte par les Carthaginois fut complètement bouchée. Mais Annibal ne leur laissa pas un
long répit et reprit vivement le cours de ses opérations. Les Sagontins virent de nouveau s'avancer la grande tour mobile, dépassant en hauteur tous les
ouvrages (munimenta) de la place, et armée, à chacun de ses étages (tabulata), de catapultes et de balistes1. Ils virent s'élever une grande terrasse, un agger,
probablement en bois[41]. Du haut de ce cavalier, les Carthaginois plongeaient les défenses de la ville, qu'ils accablaient de projectiles de toute espèce.
Bientôt le rempart de Sagonte n'est plus tenable, et le jeune général s'empresse d'attacher au pied du mur une brigade de cinq cents mineurs[42] imazir'en.
Les maçonneries de Sagonte étaient de médiocre valeur, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Elles durent céder bien vite[43]. Dès que la brèche fut
praticable, les colonnes d'assaut s'élancèrent et furent assez heureuses pour pénétrer dans la ville. Sans perdre de temps, elles se logèrent en un point
culminant[44] voisin de la brèche, et cette espèce de nid de pie fut immédiatement couronné de batteries de balistes et de catapultes[45].
Pendant que les assiégeants élèvent le mur de genouillère de leur artillerie névrobalistique, et organisent un castellum qu'ils opposent à la citadelle de la
place, les défenseurs reculent, et construisent en toute hâte un retranchement intérieur. On voit alors deux forteresses qui se regardent, s'observent et
s'assiègent mutuellement.
Cependant les Sagontins s'affaiblissaient sensiblement. Les retranchements qu'ils bâtissaient l'un derrière l'autre rétrécissaient singulièrement leur ville ;
leurs approvisionnements s'épuisaient ; ils souffraient de la faim[46] et n'espéraient plus voir arriver de Rome aucune armée de secours.
Un incident inattendu parut un instant ranimer les courages. Une partie de l'armée de siège venait de s'éloigner précipitamment, sous les ordres mêmes
d'Annibal, pour aller châtier quelques peuplades espagnoles encore mal soumises, et qui cherchaient à s'affranchir du joug carthaginois. Les Orélans, et
les Carpétans surtout, s'indignaient de la rigueur des levées, arrêtaient les agents de recrutement et fomentaient une nouvelle insurrection. L'expédition du
jeune capitaine ne fut pas de longue durée. Il opéra avec tant de vigueur que les populations turbulentes durent immédiatement rentrer dans le devoir.
Durant cette course si rapide et féconde en résultats décisifs, les travaux de siège ne furent pas un seul instant interrompus. La conduite en avait été
confiée à Maharbal, fils d'Imilcon, et cet officier sut remplir sa mission d'une manière très-honorable. Il maintint en toute occasion sa supériorité sur
l'ennemi, et parvint à ouvrir une nouvelle brèche par le jeu simultané de trois béliers.
Annibal, à son retour, vit les assiégés à découvert, par suite de la ruine d'un long pan de murailles du retranchement intérieur, et, sans retard, il ordonna
un nouvel assaut. Le combat qui suivit coûta beaucoup de sang de part et d'autre, mais une partie du réduit fut emportée[47]. Dans cette situation
désespérée, deux hommes proposèrent de traiter, et l'on parlementa. Le Sagontin Alcon tenta vainement de fléchir Annibal, et l'Espagnol Alorcus ne put
faire accepter aux assiégés les dures conditions du vainqueur. Le général carthaginois admettait bien en principe une capitulation, mais il exigeait que
Sagonte rendit aux Torbolètes tout ce qu'elle leur détenait ; qu'elle livrât son trésor public et tous les biens des particuliers ; que chaque habitant,
désarmé, sortît de la ville en n'emportant que ses vêtements. A ce prix seulement, les Sagontins pouvaient aller fonder une cité nouvelle en un point
désigné par le général en chef.
Telles étaient les conditions qu'Alorcus posait, de la part d'Annibal, aux malheureux défenseurs de Sagonte. Pour entendre son discours, dit Tite-Live[48],
la foule s'était peu à peu amassée, de manière que l'assemblée du peuple se trouva mêlée au sénat. Tout à coup, les principaux sénateurs s'éloignent avant
qu'on ait rendu réponse, apportent au forum tout l'or, tout l'argent qui se trouve soit dans leurs maisons, soit dans le trésor public, le jettent sur un bûcher
allumé à la hâte, et la plupart se précipitent eux mêmes dans les flammes. Déjà ce spectacle avait répandu dans la ville le trouble et la consternation,
quand on entendit un nouveau tumulte du côté de la citadelle. Une tour, depuis longtemps battue, venait de s'écrouler. Aussitôt une colonne
carthaginoise, s'élançant sur ces ruines, informa, par un signal, le général en chef que la place semblait renoncer à se défendre. Annibal estima qu'une
occasion semblable ne lui permettait pas de différer une action de vigueur. Il fit donner toutes ses forces, et enleva la place en un clin d'œil.
Le siège avait duré huit mois[49].
Tous les défenseurs adultes furent passés par les armes, selon les lois de la guerre[50], et arrosèrent de leur sang les cendres du bûcher allumé par le
grand, mais sauvage désespoir du sénat[51]. Tite-Live trouve cette mesure cruelle, et cependant nécessaire. Comment, dit-il[52], épargner des hommes qui
se brûlaient dans leurs maisons avec leurs femmes et leurs enfants, ou qui, les armes à la main, combattaient jusqu'au dernier soupir ? Admirons les
progrès dus au temps. Deux mille ans plus tard, en 1811, le brigadier espagnol Andriani est sommé par le maréchal Suchet de rendre le rocher fortifié de
Sagonte. Il accepte une capitulation honorable. La garnison, qui s'est vaillamment défendue, sort, il est vrai, prisonnière de guerre, mais avec armes et
bagages, et en défilant par la brèche. La guerre sera de tous les temps ; c'est un phénomène régi par une loi fatale de l'humanité ; loi dure et terrible, mais
à laquelle la race adamique ne saura jamais se soustraire. Il est donc consolant de voir les mœurs s'adoucir et les nations se départir de leurs rigueurs[53].
Sagonte fournit un immense butin, dont tous les soldats de l'armée eurent leur part ; l'avide population de Carthage eut aussi la sienne.
La campagne s'avançait ; Annibal ne pouvait plus songer à rien entreprendre avant le printemps suivant : il rentra donc à Carthagène[54] prendre ses
quartiers d'hiver (219-218), se reposer, se recueillir avant de tomber comme la foudre au cœur de l'Italie.
L'empereur Napoléon III dit[55] qu'Annibal avait généralement l'infériorité dans l'attaque des places. Ainsi, après la Trébie, il ne put se rendre maître de
Plaisance[56] ; après Trasimène, il échoua devant Spolète ; trois fois il se dirigea sur Naples, sans oser l'attaquer ; plus tard, il fut obligé d'abandonner les
sièges de Nola, de Cumes et de Casilinum[57]. Il faut bien observer que, en Italie, Annibal n'avait à sa disposition aucun matériel de siège, tandis qu'il en
était autrement en Espagne. La conduite des travaux de Sagonte montre assez qu'il n'était point étranger à l'art de l'attaque et de la défense des places. Il
connaissait certainement toutes les machines dont on faisait usage en Grèce depuis le temps d'Aristote. D'ailleurs la défense de Tyr, sous Alexandre (332),
et le siège de Rhodes par Démétrius (304) avaient eu du retentissement, elles généraux carthaginois devaient être au courant des progrès de la
poliorcétique. Si Annibal n'a pas réussi en Italie, c'est, répétons-le, qu'il manquait de matériel, et qu'il n'avait point les moyens de s'en procurer un qui pût
suffire à ses besoins. Il ne faut pas oublier non plus que, à sa descente en Italie, il emporta Turin en trois jours, et que, avant Sagonte, il avait pris d'assaut
Cartéja, Arbocala et Salamanque. Enfin on doit faire observer que, dans l'antiquité, un siège était toujours une opération délicate et difficile. Les moyens
de la défense étaient alors équivalents à ceux de l'attaque, et prenaient parfois sur ceux-ci une supériorité prononcée. Il y avait, entre l'agression et la
résistance, un équilibre qui n'a été rompu que par l'invention de la poudre ; et, derrière leurs murailles, quelques défenseurs résolus pouvaient longtemps
tenir en échec une armée entière.
La chute de Sagonte avait fait tomber aux mains d'Annibal un énorme et précieux butin. L'argent recueilli fut mis en réserve pour les besoins de la
guerre, ainsi que les approvisionnements de toute espèce dont regorgeaient les magasins de la place ; les prisonniers furent abandonnés aux soldats ; le
reste des dépouilles prit la route de Carthage[58]. Les largesses du jeune général eurent les conséquences qu'il en attendait : les mercenaires se montrèrent
aussitôt impatients de nouveaux combats, et la République parut disposée à faire de grands sacrifices pour aider aux succès de l'armée d'Italie[59]. Enfin,
par une mesure habile et sage, Annibal s'assura le zèle des contingents espagnols. Il leur donna congé pour tout l'hiver (219-218), qu'ils allèrent passer dans
leurs foyers, sous la condition de rejoindre à Carthagène, dès les premiers jours du printemps[60].
Pour ne pas interrompre le récit des événements, nous avons omis à dessein la plupart des faits diplomatiques qui, durant le siège de Sagonte, dessinèrent
entre les gouvernements de Carthage et de Rome une situation très-tendue. Nous avons mentionné seulement deux ambassades romaines venues en
Espagne. Il convient d'en rappeler l'insuccès, avant d'exposer les discussions qui devaient fatalement amener la guerre.
A la suite de son heureuse expédition contre les Carpétans (220-219), Annibal rentrait à Carthagène, quand il vit venir à lui des agents du sénat romain.
Ceux-ci le conjurèrent, au nom des dieux, d'épargner Sagonte, alors sous le protectorat de Rome, et de respecter les traités[61]. L’habile général donna à
entendre qu'il appuyait le parti des Sagontins. Il dit qu'une sédition venait d'éclater parmi les habitants de la place ; que les Romains, pris pour arbitres de
la querelle, avaient injustement condamné à mort quelques-uns des premiers citoyens ; que, de tout temps, la coutume des Carthaginois avait été de
prendre la défense des opprimés, et qu'il ne devait pas laisser une iniquité impunie. Et, en même temps, il écrivait au sénat de Carthage, pour savoir
comment il devait traiter les Sagontins, qui, forts de l'alliance romaine, osaient attaquer quelques peuplades soumises à la République[62].
Les envoyés romains, voyant Annibal revendiquer ainsi le titre de protecteur immédiat de Sagonte, jugèrent qu'il n'était guère possible d'éviter une
rupture. Ils quittèrent aussitôt l'Espagne, pour aller à Carthage faire entendre des protestations énergiques, mais sans se douter alors que l'Italie dût être le
théâtre de la guerre qui se préparait. A leur sens, c'était le territoire espagnol qui devait prêter les champs de bataille, et la place de Sagonte devenir la
base d'opérations des légions romaines[63]. Polybe, qui relate cette première députation romaine, blâme beaucoup Annibal de son emportement, de son
irréflexion même. Il lui reproche d'avoir oublié les véritables griefs de Carthage, pour invoquer de vains prétextes ; d'avoir méconnu la justice et la vérité.
Il dit que, puisque Annibal voulait le bien de son pays, il eût été plus raisonnable de sa part d'exiger des Romains la restitution de la Sardaigne ainsi que
le dégrèvement d'une contribution injustement frappée, et, seulement en cas de refus, de leur déclarer la guerre.
Mais si, dans ces circonstances, Annibal semble s'être départi de sa prudence habituelle, s'il émet des prétentions étranges, c'est qu'il est évidemment en
quête d'un casus belli ; c'est qu'il a peur que Rome, alors affaiblie par ses luttes avec les Gaulois, ne fasse à son pays de larges mais dangereuses
concessions. C'est bien avec intention, ce nous semble, qu'il accueille ainsi la première ambassade romaine : il voulait une rupture[64].
Plus tard, pendant que les Carthaginois poussaient activement les opérations du siège, après le premier assaut, demeuré infructueux, et au moment même
où les mineurs allaient ouvrir la deuxième brèche, une autre ambassade romaine, ayant pour chefs P. Valerius Flaccus et Q. Bæbius Tamphilus[65], avait
été signalée en vue de Sagonte[66]. Des agents carthaginois allèrent au-devant de ces personnages, et leur exposèrent qu'ils ne pouvaient être en sûreté ni
dans les approches, ni dans les camps ; qu'au point où en étaient venues les choses, il n'était plus temps de négocier ; que le général en chef, tout à ses
travaux de siège, n'avait plus à les entendre (219). Sur ce refus, et suivant leurs instructions, les envoyés mirent le cap sur Carthage, afin d'aller réclamer la
personne même d'Annibal, en réparation de la violation du traité[67].
Mais, de son côté, Annibal avait déjà dépêché ses agents aux chefs de la faction Barcine. Le parti national paraissait devoir réunir une majorité compacte,
et, à cet égard encore, les prévisions du général se réalisèrent. Seul dans le sanhédrin, Hannon réclama le respect des traités. Il parla longtemps, au milieu
d'un profond silence, accordé moins à la valeur de ses opinions qu'à la haute position qu'il occupait dans l'Etat. Tite-Live, qui rapporte le texte de son
long discours[68], dit que ses paroles furent empreintes de plus d'aigreur et de violence que celles mêmes de l'envoyé romain, Valerius Flaccus. Il avait
conclu en demandant qu'on donnât satisfaction aux Romains, qu'on levât immédiatement le siège de Sagonte, qu'enfin on livrât la personne d'Annibal.
Mais le parti des riches devait échouer dans ses tentatives de désaveu ; la majorité Barcine ne se laissa pas entamer, et le gouvernement dut répondre à
l'ambassade que la guerre était venue du fait des Sagontins, et non du général commandant en Espagne ; que les Romains agissaient fort injustement, s'ils
soutenaient ces Grecs plus volontiers que les Carthaginois[69].
Pendant que ces discussions absorbaient le sanhédrin, les travaux du siège de Sagonte étaient loin de se ralentir, et bientôt ainsi que nous l'avons raconté,
la place succombait. A cette nouvelle, les Romains ne se demandèrent pas s'ils devaient déclarer la guerre à Carthage[70] : la nécessité d'une telle
résolution était par trop évidente. Ils dépêchèrent sans retard aux Carthaginois cinq nouveaux agents diplomatiques, munis d'instructions précises.
C'étaient : Q. Fabius, M. Livius, L. Æmilius, C. Licinius et Q. Bæbius[71]. Suivant Tite-Live, ces commissaires devaient demander aux Carthaginois si
Annibal avait été autorisé à faire le siège de Sagonte, et à formuler une déclaration de guerre, au cas probable où le jeune général ne serait pas désavoué
par son gouvernement[72]. Polybe dit qu'ils étaient chargés de déclarer la guerre si on ne leur livrait pas le fils d'Amilcar[73]. Introduits dans le temple
d'Aschmoun, les députés romains donnent la parole à Fabius, qui expose nettement la situation. On l'écoute, mais non sans quelques marques
d'impatience. La majorité Barcine, plus unie que jamais, ne laisse pas prendre la parole au riche Hannon[74]. Un membre du sénat se lève, mais il est du
parti d'Annibal ; c'est Gestar[75], que le sanhédrin vient de charger du soin de défendre les intérêts de Carthage, parce que, de tous les membres de
l'assemblée, il est le plus capable de le faire[76]. Gestar ne parla point du traité d'Asdrubal et le considéra comme n'ayant jamais existé. D'ailleurs, eût-il
été réellement conclu, qu'importait à la République, puisqu'il l'avait été sans son agrément ? En cela, Carthage invoquait un exemple donné par Rome
elle-même, qui, lors de la guerre de Sicile, avait déclaré non recevables les conditions acceptées par Lutatius, sous prétexte que le traité avait été conclu
sans l'autorisation du peuple. Les Carthaginois ne cessaient d'ailleurs d'interpréter ce traité des Ægates en sa teneur même, telle qu'elle résultait de
l'échange des ratifications. Le texte consenti, répétaient-ils, ne porte rien qui regarde l'Espagne. Il ne fait que garantir une entière indépendance aux alliés
des deux puissances contractantes ; or, à la date de la signature, les Sagontins n'étaient pas encore alliés de la République romaine[77].
Les députés romains refusèrent absolument d'admettre ce raisonnement. Discuter était possible, dirent-ils, tant que Sagonte était debout. Maintenant
qu'elle a succombé, il ne reste plus aux Carthaginois qu'à punir ou à livrer les coupables, seul moyen de montrer qu'ils sont eux-mêmes étrangers à la
chute de cette ville ; sinon, à se reconnaître les complices d'Annibal ou ses instigateurs.
Carthaginois et Romains ne sortaient point du thème qu'ils s'étaient imposé. Enfin Gestar s'étant écrié : Ne parlez plus de Sagonte ni de l'Ebre ; que ce
qui couve depuis longtemps dans vos cœurs se produise enfin au grand jour ! Fabius se leva, et, faisant un pli à sa toge : Nous vous apportons, dit-il, ou
la paix ou la guerre ; choisissez. — Choisissez vous-même, lui réplique-t-on fièrement. — Eh bien, la guerre ! reprend Fabius en secouant sa toge. — La
guerre, soit ! s'écrient tous les sénateurs ; nous la soutiendrons avec l'enthousiasme que nous mettons à l'accepter[78]. Ainsi la deuxième guerre punique
s'ouvrait par une solennelle déclaration et de hautains défis.
Les trois ambassades romaines dont nous venons de parler sont parfaitement distinguées dans l'Histoire de Jules César. Le sénat [romain], y est-il dit[79],
se borna à expédier des commissaires, les uns auprès d'Annibal, qui ne les écouta pas, les autres à Carthage, où ils n'arrivèrent que lorsque Sagonte avait
cessé d'exister... Les ambassadeurs romains envoyés pour exiger des indemnités, et même demander la tête d'Annibal, furent mal reçus, et revinrent en
déclarant les hostilités inévitables.
La nouvelle des résolutions du sanhédrin emplit de joie le cœur d'Annibal.

[1] Silius Italicus, Puniques, I. — Voyez Pline, Hist. nat., XVI, LXXIX.
[2] Strabon, III, IV. — Appien dit, comme Strabon, que Sagonte était une colonie de Zante. (De Rebus Hisp., VII.) Mais l'historien d'Alexandrie, qui ne se pique jamais d'une grande exactitude en fait de
descriptions géographiques, assigne à la ville de Sagonte une singulière position. Il dit que l'Èbre divise la péninsule ibérique en deux parties à peu près égales : qu'il est à cinq journées de marche des
Pyrénées ; que les Sagontins sont établis entre l'Ebre et les Pyrénées. (De Rebus Hisp., VI et VII.) Ailleurs il reproduit encore cette étrange assertion, De Bello Hannibalico, III. — De Rebus Hispaniensibus,
X.
[3] Tite-Live, XXI, VI. — Silius Italicus, Puniques, I.
[4] Cette origine n'est point improbable ; on retrouve sur les deux rivages des constructions pélasgiques. Voyez les conjectures de Petit-Radel sur l'origine pélasgique d'un grand nombre de villes d'Espagne.
Sagonte semble avoir eu contre elle la haine de tous les Espagnols amis d'Annibal. Polybe ne parle point de l'héroïque résistance de ses habitants.
[5] Le pas (passus) romain est de 1m,479.
[6] Le rocher de Sagonte, isolé dans la plaine de Murviedro, à 4000 mètres du rivage, était, quoique entouré de nos camps, en communication de signaux avec les bâtiments qui tenaient la mer. (Belmas,
Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 96.)
[7] Polybe, III, XVII.
[8] Le terre-plein de la tour Saint-Pierre est à 125m,50 au-dessus des berges du Palencia. (Voyez le plan du siège de Sagonte par l'armée française d'Aragon, en 1811, dans l'Atlas des Journaux des sièges de la
Péninsule, de Belmas.)
[9] Belmas, Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 84.
[10] Tite-Live, XXI, VII.
[11] Tite-Live, XXI, VII.
[12] Belmas, Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 84.
[13] Tite-Live, XXI, XI.
[14] Polybe, III, XIV.
[15] Polybe, III, XVII.
[16] Tite-Live, XXI, VIII.
[17] Eutrope, III, VII.
[18] Tite-Live, XXI, VIII.
[19] Silius Italicus, Puniques, I.
[20] On trouvera à la fin de ce volume (appendice F) un exposé des méthodes en usage, dans l'antiquité, pour l'attaque et pour la défense des places.
[21] Tite-Live, XXI, VII.
[22] Silius Italicus, Puniques, I.
[23] Il n'y a pas de choix sur le point d'attaque, et la partie sur laquelle nous avons du cheminer (Rapport du maréchal Suchet au major général, du 20 octobre 1811.)
[24] Tite-Live, XXI, VII. — Le texte porte à tort cœptis. Les septa ou haies n'étaient autre chose que les parois latérales de la vigne, que l'on plantait successivement comme des blindes verticales, et sur
lesquelles on ajustait la toiture, par une méthode analogue à celle de la pose de nos blindes de ciel.
[25] Tite-Live, XXI, VIII.
[26] Tite-Live, XXI, X et XI.
[27] Silius Italicus, Puniques, I. — On donnait en général le nom de plutens à toute espèce de blindage en claie ou en peau. (Histoire de Jules César, l. III, c. X, t. II, p. 261.)
[28] Tite-Live, XXI, VII.
[29] Tite-Live insiste sur ce fait, attendu que, faute d'ouvrages extérieurs, les sorties, dans les sièges de l'antiquité, étaient ordinairement fort dangereuses pour la défense.
[30] Napoléon fut aussi blessé à la cuisse à son premier siège... la troisième (blessure) à la cuisse gauche, celle-ci très-profonde, provenant d'un coup de baïonnette reçu au siège de Toulon. (M. Thiers,
Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, p. 708.)
[31] Tragula (et non tagula), projectile que lançaient les machines, mais dont les propriétés ne sont pas connues. (Voyez notre appendice F.)
[32] Tite-Live, XXI, VIII.
[33] Tite-Live, XXI, VIII.
[34] Tite-Live, XXI, VIII.
[35] Tite-Live, XXI, VIII.
[36] Silius Italicus, Puniques, I.
[37] Silius Italicus, Puniques, I.
[38] Silius Italicus, Puniques, I.
[39] Silius Italicus, Puniques, I. — Voyez aussi Tite-Live. XXI, VIII. On écrit parfois phalarique, et cette orthographe est rationnelle.
[40] Tite-Live, XXI, XI.
[41] Tite-Live, XXI, XI. On peut voir au musée de Saint-Germain des modèles de ces appareils névrobalistiques, restitués par le commandant De Reffye. (Voyez notre appendice F.)
[42] Tite-Live, XXI, XI.
[43] Silius Italicus, Puniques, I.
[44] Tite-Live, XXI, XI.
[45] Cette vigueur et cette activité justifient bien l'expression de saint Augustin : Saguntum ergo ferociter obsidebat. (Cité de Dieu, III, XX.)
[46] La famine se faisait cruellement sentir à Sagonte. (Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX.) — Voyez ce que raconte Pline, Hist. nat., VII, III.
[47] Tite-Live, XXI, XII.
[48] Tite-Live, XXI, XIV.
[49] Neuf mois, selon Florus (II) ; huit ou neuf mois, suivant saint Augustin (Cité de Dieu, III, XX).
[50] Tite-Live, XXI, XIII.
[51] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX. — Les Sagontins, plutôt que de se rendre, allumèrent eux-mêmes leur bûcher. (Valère-Maxime, VI, VI, 1.)
[52] Tite-Live, XXI, XIV. — Sagonte fut ultérieurement relevée par les Romains. (Tite-Live, XXVIII, XXXIX.) On voit, en 205, une députation de dix Sagontins venir à Rome remercier le sénat de ses
bienfaits, le féliciter des succès des légions romaines, lui demander la permission de déposer au Capitole leur offrande nationale. — Pline, Hist. nat., III, IV.
Les Romains firent frapper en l'honneur de Sagonte une médaille portant, à l'avers, une inscription en caractères celtibériens, et, au revers, cette légende latine : Saguntum invictum. (Voyez l'Univers
pittoresque [Espagne] de Firmin Didot, 1844, page 39 et planche XXXII.)
[53] Le sort des Sagontins avait glacé de terreur toutes les nations de l'Occident. (Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX et XXI.)
[54] Carthagène était alors comme la capitale et le centre d'opérations des Carthaginois en Espagne. (Polybe, III, XV.)
[55] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 150 et 160.
[56] Tite-Live, XXVII, XXXIX.
[57] Tite-Live, XXIII, XV et XVIII. — Annibal prit par la famine les places de Casilinum et de Nucerie ; quant à la citadelle de Tarente, elle résista cinq ans, et ne put être forcée. (Tite-Live, XXVII, XXV.)
[58] Polybe, III, XVII. — Tite-Live, XXI, XVI.
[59] Un butin immense envoyé par le vainqueur avait fait taire la faction hostile aux Barca, et le peuple, comme les soldats, exalté par le succès, ne respirait que la guerre. (Histoire de Jules-César, l. I, c. V, t.
I, p. 155.)
[60] Polybe, III, XXXIII.
[61] Polybe, III, XV. — Il s'agit principalement ici du traité intervenu, en 227, entre Asdrubal et la République romaine.
[62] Polybe, III, XV. — Ce sont les Torbolètes, alliés ou sujets des Carthaginois.
[63] Polybe, III, XV.
[64] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX.
[65] Ces noms, donnés par Tite-Live (XXI, VI), ne sont pas ceux qu'admet Silius Italicus. Suivant le poète, les représentants du sénat romain étaient Fabius et Publicola. (Puniques, II.)
[66] Mentionnée par Tite-Live et Silius Italicus, cette nouvelle mission est, à notre sens, distincte de celle qui se rendit à Carthagène alors que, suivant Polybe, le siège n'était pas commencé.
[67] Tite-Live, XXI, VI et IX.
[68] Au nom des dieux, arbitres et garants des traités, je vous ai suppliés de ne pas envoyer à l'armée le fils d'Amilcar ; ni les mânes ni le rejeton d'un tel homme ne peuvent se résigner au repos, et, tant qu'il
restera quelqu'un du sang et du nom de Barca, l'alliance romaine ne sera jamais possible. Un jeune homme était chez vous, brûlant de la soif de régner, et ne voyant, pour y parvenir, d'autre moyen que de
semer guerre sur guerre, et de vivre entouré de soldats en armes ; et vous, vous nourrissez ce feu menaçant, vous envoyez ce jeune homme à l'armée ! Vous avez donc allumé l'incendie qui vous dévore. Vos
soldats assiègent Sagonte, dont les traités leur défendent d'approcher. Bientôt les légions romaines assiégeront Carthage, conduites par ces mêmes dieux qui, dans la première guerre, ont vengé la violation des
traités. Est-ce l'ennemi ou vous-mêmes, ou la fortune de l'un et l'autre peuple, que vous méconnaissez ? Des députés sont envoyés par des alliés, et pour des alliés ; votre digne général ne les admet pas dans
son camp ; il abolit le droit des gens. Cependant, chassés comme ne l'ont jamais été les envoyés même d'un ennemi, ces députés se présentent devant vous ; ils demandent satisfaction, conformément aux
traités ; ils ne mettent point la nation en cause, ils ne réclament qu'un seul coupable, l'auteur du crime. Plus ils montrent de douceur et de patience dans les premières démarches, plus, je le crains, une fois
déchaînés, ils séviront avec rigueur. Rappelez-vous les îles Ægates, le mont Eryx, et tous les désastres que vous avez essuyés, et sur terre et sur mer, pendant vingt-quatre ans. Et votre général n'était pas un
enfant ; c'était Amilcar lui-même, cet autre Mars, comme disent ses amis ; mais alors nous n'avions pas respecté Tarente, c'est-à-dire l'Italie, selon la prescription des traités ; de même que, aujourd'hui, nous
ne respectons pas Sagonte. Aussi les dieux et les hommes eurent raison de nous ; et la question de savoir lequel des deux peuples avait rompu le traité, le sort de la guerre l'a décidé, en donnant, comme un
juge équitable, la victoire au parti qui avait pour lui la justice. C'est contre Carthage qu'Annibal pousse aujourd'hui ses vignes et ses tours mobiles ; c'est le mur de Carthage qu'il ébranle à coups de béliers. La
ruine de Sagonte (puisse ma prédiction être vaine !) retombera sur nos têtes ; cette guerre commencée contre les Sagontins, il faudra la soutenir contre Rome. Livrerons-nous Annibal ? me dira-t on. Je sais
que, sur ce point, je ne puis guère faire autorité, à cause de mes inimitiés avec le père. Mais je ne me suis réjoui de la mort d'Amilcar que parce que, s'il vivait encore, nous aurions déjà la guerre avec Rome ;
et partant, je hais et je déteste en ce jeune homme une furie, un vrai brandon de guerre. Non-seulement nous devons le livrer en expiation du traité violé, mais, si personne ne le réclame, il faut le déporter aux
dernières limites du monde, et le reléguer en un point d'où son nom ne puisse arriver jusqu'à nous, et troubler le repos de la patrie. Je propose donc d'envoyer sur-le-champ une ambassade à Rome, pour
donner satisfaction au sénat ; une autre vers Annibal, pour lui ordonner de lever le siège de Sagonte, et le livrer lui-même aux Romains ; une troisième enfin, pour restituer à Sagonte tout ce qu'on lui a pris.
(Tite-Live, XXI, X.)
[69] Tite-Live, XXI, XI.
[70] Polybe, III, XX.
[71] Tite-Live, XXI, XVIII.
[72] Tite-Live, XXI, XVIII.
[73] Polybe, III, XX-XXXIII. — Les Romains n'avaient nul droit de demander qu'on leur livrât Annibal ; les Carthaginois seuls étaient en droit de le punir. (Grotius, De jure bellis et pacis, I, III.) — Le docte
Gronovius prétend que ce raisonnement des Carthaginois n'était qu'une chicane, parce que Annibal, en attaquant Sagonte de son autorité privée, avait violé une clause du traité. Il est vrai qu'il y avait là en
effet une infraction aux traités ; mais c'est cela même qui était en question. Et, jusqu'à ce qu'on en eût convaincu les Carthaginois, ils avaient raison de dire que ce n'était pas aux Romains à s'informer si
Annibal avait agi, ou non, par ordre de la République. (Barbeyrac, Notes sur Grotius.)
[74] Silius Italicus (Puniques, II) lui prête en cette occasion un discours qu'on ne trouve ni dans Polybe, ni dans Tite-Live, et qui semble n'être qu'une imitation de celui que l'historien romain réfère à la
deuxième ambassade.
[75] Silius Italicus, Puniques, II. — Voici le texte entier du discours de Gestar (Ag-Astaroth) : Romains, votre première ambassade fut certainement téméraire, lorsque vous vîntes réclamer Annibal, comme
étant seul coupable du siège de Sagonte ; mais celle-ci, plus modérée dans les termes, est, en réalité, plus violente encore. Alors Annibal était seul accusé et réclamé : aujourd'hui, c'est à nous que vous
prétendez imposer l'aveu d'une faute, et, par suite, une réparation immédiate. Pour moi, j'estime que la question est de savoir, non pas si le siège de Sagonte est résulté d'une volonté publique, mais bien s'il a
été légitime ou injuste. Car c'est à nous seuls qu'il appartient de juger et de punir notre concitoyen, qu'il ait agi d'après des ordres ou sans ordres. Avec vous, nous n'avons qu'un point à discuter. Le fait
accompli excède-t-il ou non les limites du traité ? Or, puisqu'il vous plaît de distinguer, parmi les actes des généraux, ceux qui émanent de leur initiative personnelle de ceux qu'ils n'accomplissent qu'en
exécution d'ordres reçus, il existe entre Rome et nous un traité conclu par le consul Lutatius, dans lequel il est fait mention des alliés des deux parties, et nullement des Sagontins, car ils n'étaient pas encore
vos alliés. Mais, dira-t-on, dans le traité fait avec Asdrubal, les Sagontins sont exceptés. A cela je ne répondrai que ce que vous m'avez appris vous-mêmes. En effet, vous ne vous êtes point crus liés par le
traité du consul Lutatius, parce qu'il n'était autorisé ni par le sénat, ni par le peuple : en conséquence, il a été renouvelé par votre gouvernement. Si donc vous n'admettez que les traités rédigés sous votre
sanction et par votre ordre, le traité qu’Asdrubal a souscrit à notre insu ne peut non plus nous obliger. Partant, ne parlez plus de Sagonte ni de l'Ebre, et que ce qui couve depuis longtemps dans vos cœurs se
produise enfin en ce jour ! (Tite-Live, XXI, XVIII.)
[76] Polybe, III, XX.
[77] Polybe III, XXI.
[78] Polybe, III, XXI. — Tite-Live, XXI, XVIII. — Silius Italicus, Puniques, II. — Florus, II. — On voit par ces témoignages qu'Annibal n'a pas entrepris la deuxième guerre punique sans l'aveu de son
gouvernement.
[79] Histoire de Jules César, l. I, c. V, p. 155.
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE IV. — RECONNAISSANCES.

Dès les premiers jours de l'année 220, Annibal avait expédié en Gaule et en Italie des hommes sûrs, chargés de préparer les voies pour sa grande
entreprise. Le personnel de cette mission se composait d'agents diplomatiques, de fonctionnaires administratifs et d'officiers du service topographique.
Les premiers avaient à sonder l'esprit des populations que l'année allait rencontrer sur son chemin, à nouer avec elles des relations amicales, à les gagner
enfin à la cause de Carthage[1].
L'Italie, à cette époque, se trouvait partagée en trois zones ethnographiques distinctes. Les Gaulois habitaient le nord ; les Italiotes, le centre, et les Grecs,
le midi de la péninsule. Rome, qui venait de conquérir l'Italie centrale et l'Italie méridionale, commençait alors à menacer l'indépendance de la
Circumpadane. Annibal songeait bien à réveiller les rancunes de la Grande-Grèce, mais c'était surtout l'alliance des Cisalpins qu'il désirait se ménager[2].
Quant aux Italiotes, à l'exception des Samnites peut-être, il ne pensait pas pouvoir les détacher du parti des Romains. En conséquence, les agents
carthaginois avaient à proposer aux Cisalpins une alliance offensive et défensive, à s'ouvrir une route à travers les Gaules transalpine et cisalpine, à
semer, s'il était possible, au cœur de l'Italie des germes de résistance à la domination romaine. La suite de ce récit dévoilera l'habileté de ces
ambassadeurs secrets : l'un d'eux pénétra jusque dans les murs de Rome, où il ne fut arrêté qu'après plusieurs années de séjour clandestin.
Les fonctionnaires administratifs avaient reçu mission d'étudier les ressources du pays dans lequel on allait s'engager, et de prendre, au préalable, toutes
les dispositions de nature à imprimer une bonne marche aux différents services sans le secours desquels il n'est point d'armée possible. Ils devaient
procéder à la recherche des approvisionnements de toute nature, en aménager les sources par voie démarchés passés en temps utile, en former partout des
magasins sur des points convenablement choisis. Le lecteur pourra entrevoir ci-après, au chapitre Ve de ce livre, l'intendance carthaginoise remplissant à
son plus grand honneur un rôle délicat et difficile.
Les officiers du service topographique étaient chargés de fournir au général en chef toutes les données pouvant servir de base à l'établissement du projet
d'expédition et au tracé de l'itinéraire. Suivant ce programme, il leur était prescrit de réunir tous les documents relatifs à l'histoire, au caractère, aux
mœurs des populations diverses dont il fallait obtenir, sinon l'alliance, au moins la neutralité. Annibal leur avait demandé : un plan d'ensemble de la
péninsule vers laquelle on marchait ; une description détaillée de la Circumpadane, pays des futurs alliés ; une exacte appréciation des obstacles naturels
qui séparaient encore les Carthaginois de leurs adversaires, c'est-à-dire du Tessin, de la Trébie et du Pô, des Alpes et du Rhône : des Pyrénées et de
l'Ebre, précieuses lignes de défense que les Romains pouvaient mettre à profit.
Le rapport des officiers topographes peut se résumer ainsi qu'il suit pour nos lecteurs :
La nature a franchement accusé les limites de l'Italie. Les Alpes centrales détachent, au sud-ouest et au sud-est, deux grandes chaînes semi-circulaires,
qui enveloppent une vaste vallée et l'isolent du reste de l'Europe. Cette vallée continentale, une longue et étroite péninsule qui s'y rattache au midi, trois
grandes îles et quelques petites îles situées à l'ouest : tels sont les éléments de la région italique, dont la superficie totale est d'environ 3000 myriamètres
carrés, un peu plus de la moitié de celle de la France. Aucune partie de l'Europe, dit Napoléon, n'est située d'une manière aussi avantageuse que l'Italie
pour devenir une grande puissance maritime. Le développement des côtes de terre ferme est d'environ 2.300 kilomètres. Les deux îles de Sardaigne et de
Sicile ont 1.400 kilomètres de côtes. L'Italie, y compris ses grandes et petites îles, peut donc avoir 3.900 kilomètres de côtes ; la France en a 2.400.
Riche d'un tel développement de frontières maritimes, l'Italie l'est encore de sa situation privilégiée. Son admirable sol est protégé au nord par un épais
rideau de hautes montagnes, qui ne se laissent pas facilement franchir. Placée au centre de la Méditerranée, l'Italie, tant que cette mer a été le seul champ
nautique des peuples européens, a dominé l'Europe, l'Afrique et l'Asie ; mais, depuis la fin du moyen âge, les immenses progrès des marines de toutes les
puissances océaniques l'ont fait singulièrement déchoir. On doit observer aussi qu'elle a toujours éprouvé la plus grande difficulté à constituer à ses
habitants une patrie indépendante. C'est qu'il y a dans la conformation physique de cette contrée un défaut qui en neutralise l'opulence naturelle : elle est
trop longue pour sa largeur, et les habitants du continent, de la péninsule et des îles, que séparent des distances considérables et des divergences non
moins sensibles d'intérêts et de mœurs, ont quelque peine à se considérer comme compatriotes.
La partie continentale de la région italique, ou Italie septentrionale (alias Gaule cisalpine ou Circumpadane, divisée en Cispadane et Transpadane), est cette vaste plaine
semi-circulaire qu'enveloppe l'énorme massif séparant la vallée du Pô des bassins du Rhône, du Rhin et du Danube. Ce demi-cercle est décrit d'un rayon
de 240 kilomètres, et présente une superficie de 1000 myriamètres carrés. Le bassin du Pô est dessiné : d'une part, par le revers méridional des Alpes
centrales et pennines, par le revers oriental des Alpes grées et cottiennes, par le revers septentrional des Alpes maritimes et de l'Apennin septentrional ;
et, de l'autre, par le revers méridional des Alpes rhétiques, par le revers occidental des Alpes carniques et juliennes.
Les Alpes centrales, pennines, grées, cottiennes et maritimes forment la ceinture occidentale de la Circumpadane, suivant une courbe sinueuse de 56o
kilomètres de développement. Leur versant méridional pousse des rameaux très-courts et, le plus souvent, normaux à la direction générale de la crête, de
sorte que, à l'intérieur, ce cours de montagnes affecte la forme d'une muraille cylindrique, tandis qu'il se présente, à l'extérieur, sous l'aspect d'un vaste
amphithéâtre dont les gradins se relient les uns aux autres par une multitude de rampes à pente douce. De Turin on n'aperçoit que des plaines : c'est un
immense verger, un jardin magnifique, avec la chaîne alpestre pour mur de clôture. De Genève, au contraire, le regard, qui s'arrête d'abord à de petites
collines, s'élève par degrés jusqu'aux neiges éternelles. D'un côté, la fraîcheur, les ruisseaux, les pâturages ; de l'autre, l'aridité, les torrents, les roches
nues, les hauts escarpements.
Les Apennins, qui continuent au sud la ceinture du bassin du Pô, ne jettent vers le fleuve que des contreforts de dimensions restreintes. Du col de
Cadibone à la source du Ronco, cette chaîne présente une longueur de 240 kilomètres, sur une largeur de 40 à 80. Le thalweg de la plupart des vallées
coupe la direction du faîte sous une incidence de 90 degrés, et, par suite, les cours d'eau n'ont qu'un développement très-modeste.
Les Alpes rhétiques, carniques et juliennes dessinent un massif tortueux de 640 kilomètres, dont le versant méridional présente à peu près les mêmes
caractères que celui des Alpes centrales, pennines, grées, cottiennes et maritimes. Toutefois, les masses d'appui sont plus élongées ; à l'escarpe verticale
ont succédé les formes gracieuses d'un relief doucement accidenté.
La Circumpadane est un des plus riches pays du globe[3]. C'est, avons-nous dit, un immense jardin qu'arrosent des eaux limpides, que peuplent des gens
énergiques, aimant passionnément le beau ciel sous lequel ils sont nés. Le climat en est tempéré, et généralement sain, sauf dans le voisinage de
l'Adriatique.
Les rivières tombent de la cime des Alpes à la manière des torrents, et ces montagnes, que ne recouvre aucun manteau de forêts, sont depuis longtemps
veuves de tout sol végétal ; leurs roches mêmes, entraînées par les eaux, roulent à leur tour dans la plaine. Là, les fleuves collecteurs, sans cesse
encombrés de débris erratiques, sont inévitablement condamnes aux exhaussements de lit et aux débordements. Ceux qui descendent à la mer Adriatique
déposent à leur embouchure les matières qu'ils tenaient en suspension ; les atterrissements se forment, et, arrêtées par des barres qui s'entrecroisent dans
un chaos de colmatages mobiles, les eaux se répandent par infiltration dans les terres circonvoisines. De là des marais, souvent pestilentiels.
L'Italie continentale, dit M. Lavallée[4], est la contrée militaire de l'Italie, le théâtre habituel des guerres entre la France et l'Allemagne, le véritable
rempart de la presqu'île, qui suit toujours ses destinées et ne lui est d'aucun secours. Aussi le principe de la conquête de l'Italie est-il de s'assurer de la
domination de ce pays avant de s'enfoncer dans la longue et étroite presqu'île, et d'abandonner entièrement celle-ci, dès que celui-là est exposé. C'est
ainsi qu'Annibal et Napoléon ont procédé à la conquête de l'Italie. Charles VIII, oublieux de ce principe, courut à la conquête de Naples sans s'inquiéter
du bassin du Pô ; mais il lui fallut passer sur le ventre des confédérés italiens, quand il voulut revenir en France. Enfin Macdonald, en 1799, apprenant à
Naples que les Français perdaient le bassin du Pô, se hâta d'abandonner la presqu'île avant que la retraite fût coupée ; mais il lui fallut livrer une bataille
de trois jours sur la Trébie, et il ne ramena à Gênes que les débris de son armée.
Lorsqu'on tient l'Italie septentrionale, disait Napoléon, le reste de la péninsule tombe comme un fruit mûr.
La Circumpadane, ainsi que le nom l'indique, n'est autre chose que la vallée du Pô, et ce fleuve est l'un des plus grands de l'Europe. Il prend ses sources
au mont Viso, et son cours total est de 520 kilomètres ; sa largeur est de 900 mètres à Crémone.
Sa profondeur moyenne est de 2 à 3 mètres ; mais les crues lui apportent jusqu'à 20 mètres de hauteur. Sa pente est environ de 0m,0002 par mètre.
Les bords du Pô, dit encore M. Lavallée[5], sont généralement plats, et ses eaux, lentes et tranquilles, favorisent le passage d'une de ses rives à l'autre. La
largeur du lit facilite les transports. Par sa direction et le volume de ses eaux, il est d'une grande importance stratégique, c'est un fossé qui couvre la
presqu'île, en arrière des remparts des Alpes, et, de quelque côté qu'on entre, on ne saurait l'éviter. A l'ouest, peu important par lui-même, il l'est par ses
affluents ; à l'est, il est couvert par les rivières qui descendent directement dans l'Adriatique. Au nord, il se présente par le travers derrière la masse des
Alpes, qui empêche toute grande invasion. Au sud, si l'on entre par le défaut des Alpes et des Apennins, il n'en garde pas moins son importance, parce
qu'on ne saurait s'aventurer dans la presqu'île, sans avoir ses derrières couverts par le fleuve. Le pays de la rive gauche étant plus large, plus fertile,
traversé par de grandes rivières, et couvert par de hautes montagnes, est bien plus important que celui de la rive droite ; et l'invasion se porte toujours de
ce côté, même quand elle entre par le midi. Les eaux qui descendent des Alpes sont des rivières ; nées dans les glaciers, elles sont limpides et claires.
Celles qui tombent des Apennins sont des torrents ; elles sont bourbeuses et malsaines.
De sa source à son embouchure, le Pô reçoit, de part et d'autre, un grand nombre d'affluents, qui presque tous ont des noms célèbres dans les fastes
militaires des temps modernes et de l'antiquité. C'est que, en se combinant deux à deux et avec le Pô, ces affluents forment des lignes de défense
naturelles, normales au cours du grand fleuve. La Circumpadane se trouve ainsi découpée, à courts intervalles, par des lignes d'eau sur les rives
desquelles les armées en présence doivent nécessairement prendre position, et dont elles ont à se disputer les passages. La marche des opérations, dit
l'archiduc Charles, dépend de la configuration du terrain, parce que la situation des montagnes et le cours des rivières déterminent invariablement les
lignes et les points sur lesquels les armées doivent se rencontrer : c'est pourquoi les batailles décisives ont été livrées plusieurs fois sur les mêmes lieux,
quoique dans des circonstances et avec des armes différentes. On ne s'étonnera donc point de rencontrer dans le récit qui va suivre plus d'un nom de
place forte ou de fleuve que l'histoire de nos récentes guerres d'Italie a dû fatalement enregistrer.
Une armée qui, des Alpes, descend dans la Circumpadane rencontre, perpendiculairement à leur thalweg, tous les affluents de la rive gauche du Pô, et se
voit arrêtée d'abord par la Doria-Baltea, puis par la Sesia. Combinée avec l'un des affluents de la rive droite, le Tanaro, la Bormida ou la Scrivia, et un
élément du Pô, la Sesia forme successivement trois lignes de défense très-respectables ; mais, derrière ce système, s'ouvre un obstacle plus imposant
encore, c'est la ligne d'eau Tessin-Pô-Trebbia.
Le Tessin, ancienne limite du Piémont et de la Lombardie, prend naissance au Saint-Gothard, traverse légèrement le lac Majeur[6], coule d'abord entre
des collines boisées, puis à travers de larges prairies. La vallée, qui va toujours s'élargissant, présente aujourd'hui de vastes nappes de rizières, alternant
avec des massifs de vignes et de mûriers[7]. Le cours du Tessin est rapide ; sa vitesse moyenne est de 2m,33, et, néanmoins, il se divise en bras
tourmentés, qui baignent çà et là des îles assez considérables. Ces conditions hydrographiques n'empêchent pas que, presque partout, les gués y soient
difficiles et incertains. En temps ordinaire, la profondeur du fleuve varie de 1 à 4 mètres ; sa largeur, de 6o à 1 00 mètres à l'origine, s'accroît rapidement
à partir du lac Majeur : elle mesure de 150 à 200 mètres à Buffalora, et s'élève parfois à 600 mètres en aval de ce point.
La Trebbia prend sa source dans les Alpes maritimes, à l'ouest du col de Monte-Bruno, et conflue avec le Pô en amont de Plaisance. Cette rivière, partout
guéable, a 500 mètres de largeur moyenne ; elle coule sur un lit de gravier, entre deux rives couvertes de broussailles. A sec durant l'été, elle est prise,
l'hiver, de crues subites, qui en ravagent les berges et noient la vallée sous une épaisse couche d'eau. Du mont Corsico (aux sources opposées de la Scrivia et de la
Trebbia) part un épais contrefort de l'Apennin septentrional, encaissant, à l'est, le bassin de la Trebbia. Cette longue croupe jette, à l'ouest, entre la Staffora
et le Tidone, des ramifications qui aboutissent à la route de Plaisance à Tortone, et font de cette route un long défilé parallèle au Pô. C'est la célèbre
Stradella.
Le Tessin, la Trebbia et l'élément du Pô compris entre leurs deux confluents forment une excellente ligne défensive contre les agressions venant des
Alpes occidentales, et l'on peut juger de la valeur de l'obstacle par le rôle qu'il a joué dans l'histoire des guerres d'Italie. Dès l'an 587 avant l'ère
chrétienne, le Gaulois Bellovèse était arrêté au Tessin par les. Etrusques défendant leur indépendance. Sans énumérer toutes les opérations qui, depuis
lors, ensanglantèrent ces rives, rappelons-nous François Ier livrant bataille, en 1525, sous les murs de Pavie (Ti-Kino, Ticinum[8]), cette clef du Tessin, d'où
le fleuve a tiré son nom. Ce jour-là, tout fut perdu pour nous fors l'honneur ; mais, aux premiers jours de juin 1859, notre jeune armée a vengé le roi
chevaleresque, en envoyant aux échos de Pavie les noms de Buffalora, de Turbigo, de Magenta.
Sur la droite du Pô, la Trebbia, quoique moins imposante que le Tessin, n'en est pas moins une barrière dont il faut tenir compte, et plusieurs fois nous
l'avons appris à nos dépens. En 1746, les Impériaux y battirent l'armée franco-espagnole ; en 1799, Macdonald y fut culbuté par les Russes.
Cette ligne d'eau Tessin-Pô-Trebbia a, comme on le voit, une importance stratégique considérable : elle coupe la Circumpadane, et protège franchement
la péninsule italique. L'agresseur qui veut la forcer s'impose un grand déploiement de forces, et il n'a qu'un moyen de s'y dérober : c'est de défiler par la
Stradella, comme ont fait les Français en 1796. Aussi la possession de ce passage a-t-elle été plus d'une fois et très-chaudement disputée.
L'entrée en est couverte par les postes de Casteggio et de Montebello, qui commandent les routes de Pavie et de Plaisance. Annibal dut s'emparer de
Clastidium (Casteggio), après sa victoire du Tessin, et le nom du village de Montebello est demeuré célèbre par suite de nos combats du 9 juin 1800 et du
20 mai 1859.
Les Alpes, dit M. Duruy, forment, au centre de l'Europe, un épais massif, dont la largeur varie de 2 à 4 degrés, et tracent, autour du bassin du Pô, une
demi-circonférence de 560 kilomètres, si bien décrite, que le col de Cadibone, extrémité des Alpes maritimes, se trouve sur le même méridien que le
Saint-Gothard, nœud de toute la chaîne. Du côté de la France, se trouve, comme pour toutes les montagnes européennes dirigées dans le sens de
l'équateur, l'inclinaison la moins rapide. Tandis que les hautes vallées tombent brusquement dans le Piémont et la Lombardie, elles descendent en pente
douce dans la Provence, le Dauphiné et la Suisse, comme autant de routes s'ouvrant d'elles-mêmes devant les peuples du Nord. Aussi l'Italie a-t-elle subi
plus d'invasions qu'elle n'en a fait. Le point culminant de cette chaîne est le mont Blanc, qui se dresse tout droit de plus de 3000 mètres au-dessus de
Chamonix, où ses glaciers descendent et viennent mourir. Du col de Cadibone jusqu'au mont Blanc, les Alpes grandissent. Du mont Blanc au mont Rosa,
la ligne de faite conserve une hauteur à peu près égale ; à partir de ce point, elle s'abaisse. Le Saint-Gothard, limite de l'ancienne Gaule, est déjà de 1.500
mètres au-dessous du mont Blanc. Mais ce qu'il perd en élévation, il le rachète par l'épaisseur de son massif, où viennent se rencontrer sept chaînes de
montagnes. Comme des vastes lianes de ce colosse, descendent : le Rhône, qui va à la France ; le Rhin, qui va à l'Allemagne, et le Tessin, qui va à l'Italie
; il domine ces grandes voies naturelles, et est en quelque sorte la forteresse de l'Europe centrale.
Les Alpes occidentales, qui embrassent, suivant un demi-cercle, le bassin du Pô supérieur, sont divisées par les géographes en quatre massifs distincts,
savoir : les Alpes pennines, grées, cottiennes et maritimes.
Les Alpes pennines s'étendent du Saint-Gothard au mont Blanc, sur une longueur de près de 160 kilomètres. Ce sont les montagnes les plus
considérables de l'Europe, eu égard à l'importance de leur masse, à leur élévation et à l'étendue de leurs glaciers. On a dit que cette chaîne avait tiré son
nom de celui des Carthaginois (Pœni)[9]. Tite-Live, qui mentionne celte tradition, croit à une autre étymologie, et parle d'un dieu Pennin, que les
montagnards adoraient sur ces sommets perdus dans les nuages[10]. Il est probable que ces Alpes, frangées de pics (bein, benn, penn), doivent leur
dénomination aux pointes aiguës qui en festonnent la cime[11].
On distingue, dans les Alpes pennines, deux passages principaux : le col du Simplon (altitude 20o5 mètres), conduisant de Bryg, sur le Rhône, à Domo
d'Ossola, dans le bassin du Tessin ; et le grand Saint-Bernard (altitude 2.428 mètres), reliant Martigny à Aoste.
Les Alpes grées se développent du mont Blanc au mont Cenis, et séparent le bassin de l'Isère de celui de la Doria-Riparia. La crête, qui mesure plus de
100 kilomètres, dessine un rentrant prononcé dont la convexité regarde l'Italie. Du mont Iseran, point culminant de la chaîne (altitude 4.045 mètres), se
détache un énorme contrefort qui, sous le nom d'Alpes de la Vanoise, isole le bassin de l'Arc de celui de l'Isère. Selon quelques auteurs, ces montagnes,
généralement âpres et sauvages, s'appelleraient grées du nom de l'Hercule grec, qui, le premier, les aurait franchies[12]. Elles furent dites longtemps
Graiœ ; mais les habitants les nommaient Craighes (du celtique craig, rocher) ou montagnes des rocs[13].
Les cols des Alpes grées sont difficilement praticables, et l'on ne voit dans cette région que deux passages proprement dits : le petit Saint-Bernard (altitude
2.192 mètres)[14], et le col du mont Cenis (altitude 2.165 mètres), conduisant de Saint-Jean-de-Maurienne à Suse.

Les Alpes cottiennes s'étendent du mont Cenis au mont Viso[15]. Elles ont 100 kilomètres de longueur, et se brisent suivant un angle aigu dont le sommet
est pointé vers la France. Ce saillant, c'est le mont Tabor, d'où se détachent deux contreforts épais : celui des Alpes de Maurienne, qui court entre l'Arc et
la Romanche, et va s'épanouissant sur l'Isère jusqu'au confluent du Drac, sans se laisser traverser par aucune route ; celui des Alpes du Dauphiné,
séparant la haute Durance de la Romanche et du Drac, et semé de vastes glaciers.
Les points culminants de la chaîne cottienne[16] sont : le mont Tabor (3.172 mètres), le mont Genèvre (3.592 mètres) et le mont Viso (3.836 mètres). On y trouve
sept passages principaux, parmi lesquels on remarque : le col du mont Genèvre (2.000 mètres), conduisant de Briançon à Césane ; le col de la Croix, de
Mont-Dauphin à Pignerol ; enfin le col du Viso (3.040 mètres), qui présente de grandes difficultés. Un jour qu'il gravissait le mont Cervo, le général
Bonaparte trancha nettement la question du passage des Alpes par Annibal. Il n'a pu prendre, s'écria-t-il, qu'un des cols du revers septentrional du
Viso[17]. Grandes et mémorables paroles, témoignant d'un étonnant coup d'œil ; expression saisissante d'une intuition de génie !
Les Alpes maritimes décrivent, du mont Viso au col de Cadibone, un arc de cercle de 200 kilomètres de développement, dont la convexité regarde la
France, et qui, dans sa partie sud-est, longe la mer, en laissant, entre son massif et la côte, une zone plane qui va se rétrécissant vers l'Italie. On compte
dans cette chaîne dix points de franchissement, dont les plus fréquentés sont : le col d'Agnello, de Queyras à Castel-Delphin ; les cols de Longet, de
Roure et de Maurin, reliant la vallée de l'Ubaye aux vallées de la Vraita et de la Maira ; le col de l'Argentière (2.013 mètres) ; le col de Tende (1.795 mètres),
route de Nice à Turin ; le col de Cadibone (1.490 mètres), la plus forte dépression des Alpes occidentales.
Considérées au point de vue géologique, les Alpes appartiennent aux trois grandes formations : granitique, schisteuse et calcaire. Le faîte est granitique.
Sur les versants est et sud, les roches primitives descendent jusqu'aux plaines italiennes. Au nord et à l'ouest (Provence et Dauphiné), les montagnes sont
presque entièrement calcaires[18].
Les Alpes centrales, pennines, grées et cottiennes sont les montagnes les plus majestueuses de l'Europe. Flanquées de larges glaciers, elles sont
festonnées d'une multitude de cols, que dominent des pics formidables, et ces géants de neige ne semblent plantés là que pour garder l'entrée de la
Circumpadane. La plupart des passages naturels sont impraticables aux armées régulières ; mais, aujourd'hui, les routes du Simplon, du mont Cenis, du
mont Genèvre et de la Corniche sont de magnifiques défis portés à la nature. La barrière est abaissée, le rempart est détruit, et le percement du mont
Cenis va modifier plus profondément encore la nature des relations internationales de l'Italie et de la France.
En gardant les débouchés des cols, on garde toute la frontière ; mais, pour défendre tant de trouées, il faut éparpiller ses forces, ou bien, si on les
concentre, on risque de ne pas arriver à temps au-devant de l'ennemi. Enfin, dit Machiavel[19], comme on ne peut employer un grand nombre d'hommes à
la défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres que de la gène du terrain, il est impossible de résister au choc de l'ennemi qui vient
vous attaquer avec des forces considérables. — Chacun sait avec quelles difficultés Annibal franchit les Alpes qui séparent la Lombardie de la France, et
ces montagnes qui s'élèvent entre la Lombardie et la Toscane. Cependant les Romains crurent devoir l'attendre d'abord sur le Tessin, et ensuite dans les
plaines d'Arezzo, et ils préférèrent voir leur armée détruite par l'ennemi dans des lieux où, du moins, ils pouvaient le vaincre, que de la conduire sur les
montagnes où l'âpreté des lieux l'aurait détruite. La théorie de Machiavel, on le voit, est qu'il ne faut point défendre les passages des montagnes, mais
attendre en deçà l'invasion qu'on n'a pas pu arrêter au delà.
Les forts construits à l'origine des vallées des Alpes sont, en réalité, de peu d'importance, car il est très-possible, sinon facile, de les tourner ; l'attaque
saura toujours découvrir des sentiers que ne connaît pas la défense, ou dont elle ne soupçonnera pas qu'on doive faire usage. Lorsque François Ier, roi de
France, résolut de passer en Italie pour recouvrer la Lombardie, ceux qui s'opposaient à son entreprise fondaient les plus grandes espérances sur les
Suisses, qu'ils croyaient capables d'interdire le passage des Alpes. Mais l'expérience leur prouva bientôt combien leur confiance était vaine ; car le roi,
ayant laissé de côté deux ou trois défilés que défendaient les Suisses, s'en vint par un autre chemin entièrement inconnu (col d'Agnello), pénétra en Italie, et
se trouva devant ses ennemis avant qu'ils se fussent doutés de son passage[20].
Quoi qu'il en soit, et malgré ces inconvénients majeurs, les Alpes n'en offrent pas moins à la défense un point d'appui sérieux, car elles rompent le cours
des grands mouvements stratégiques.
Bien des fois avant Annibal, ces majestueuses montagnes avaient été franchies. Vers l'an 1364 avant l'ère chrétienne, ce sont les Gaulois Ombres qui
s'emparent de la Circumpadane. En 587, un nouveau ban d'invasion gauloise se précipite sur les plaines du Pô : c'est Bellovèse, qui passe les saltus
Taurini et combat sur les rives de ce Tessin, que ses arrière-neveux arroseront tant de fois de sang français[21]. De 587 à 521, se produisent les troisième
et quatrième grandes invasions, composées de Boïes et de Lingons ; celle-ci franchit les Alpes pennines[22] ; celle-là, les Alpes maritimes[23]. Les
Gaulois, dit Polybe[24], habitants des rives du Rhône, mainte et mainte fois avant Annibal, et tout récemment encore (pourquoi remonter plus haut ?), ont
franchi les Alpes avec des forces immenses, pour combattre les Romains et secourir leurs frères des plaines du Pô. Un discours que Tite-Live place dans
la bouche d'Annibal lui-même[25] nous apprend que le jeune général savait fort bien qu'il n'allait pas, le premier, aborder ces terribles obstacles, dont
s'effrayait l'imagination de l'armée. Il connaissait l'histoire des invasions gauloises, et ses guides cisalpins n'avaient certainement pas omis de lui indiquer
le chemin suivi, trois cent soixante-neuf ans plus tôt, par Bellovèse.
Pendant longtemps, il est vrai, les cols des Alpes n'avaient été connus et pratiqués que par des bandes décousues. La gloire d'Annibal est d'avoir, le
premier, su plier la marche d'une armée régulière au mode suivi par des barbares[26], et le passage ouvert par ses ingénieurs a gardé son nom durant
plusieurs siècles[27]. Après lui, la route des Alpes devint célèbre, et, en cela comme en toutes choses, les Romains ne tardèrent pas à copier les
Carthaginois. Ce n'est toutefois qu'en 122, c'est-à-dire vingt-quatre ans après la ruine de Carthage, que le consul Domitius Ahenobarbus osa franchir le
massif des Cottiennes et pénétrer chez les Allobroges.
Les topographes au service d'Annibal s'assurèrent que, malgré des altitudes assez considérables[28], le passage des Alpes n'était cependant pas
impossible[29]. Deux mille ans plus tard, le général Marescot, chargé par Bonaparte de faire la reconnaissance de cette chaîne, devait formuler les mêmes
conclusions[30].
Le Rhône, qui prend naissance dans le massif du Saint-Gothard, présente un cours de 780 kilomètres, dont 500 navigables. Au sortir de Lyon, il est large,
impétueux, resserré, sur la droite, par les Cévennes, qui ne lui envoient que des torrents, et, sur la gauche, par les rameaux des Alpes, qui viennent mourir
à sa rive. La vallée se rétrécit du confluent de l'Ardèche à celui de la Durance, et ne s'élargit de nouveau qu'en aval d'Avignon. Alors seulement, les
berges s'abaissent et les eaux coulent paisiblement dans la plaine. La pente du fleuve, du lac de Genève à la mer, est de 0m,0005 par mètre. Entre
l'Ardèche et la Durance cette pente s'élève à 0m,0007, et, pour remonter le courant, le halage devient nécessaire. Dans cet intervalle, un cheval ne peut
tirer que sept tonnes et demie, et l'on peut juger par là de la vitesse du fleuve : elle est à Lyon de 2m, 10. Quant à sa largeur entre les deux affluents
précités, elle mesure en certains points jusqu'à 1700 mètres.
Depuis Lyon, dit M. Duruy[31], il court avec la rapidité d'une flèche : en quinze heures il arrive à Beaucaire. Qu'un vent du midi passe sur les hautes
cimes, et y fonde, en quelques heures, les neiges de l'hiver, ou que les vents d'ouest arrivent chargés d'une humidité qui, à cette altitude et dans
l'atmosphère refroidie par le voisinage des glaciers, se résout en pluies abondantes sur les Alpes déboisées ; aussitôt, le long de leurs flancs dénudés, se
précipitent mille torrents, qui entraînent les sables et les rochers, comblent leurs anciens lits, en cherchent de nouveaux, et vont grossir les rivières, puis
le grand fleuve, de leurs eaux troublées et impétueuses. Le limon que le Rhône reçoit ainsi, il le porte jusqu'à la Méditerranée, où il jette, dans les
grandes crues, en vingt-quatre heures, cinq millions de mètres cubes de matières terreuses. On peut le remonter à la voile jusqu'à Beaucaire ; en amont de
cette ville, il faut le halage ou des remorques.
Par sa position et son régime, le Rhône est donc de nature à doubler la valeur de la ligne de défense des Alpes. C'est un large fossé d'eau vive baignant le
pied d'une escarpe géante.
Les Pyrénées[32] sont des montagnes de premier ordre, remarquables par leur grande épaisseur et l'enlacement confus de leurs hases. La plus grande
largeur de la chaîne se trouve au centre de son développement, et atteint en ce point 110 kilomètres ; elle n'en mesure plus que 50 ou 60 aux deux
extrémités. Le corps principal, serré, compacte, aride, ne présente que quelques plateaux verdoyants, et encore sont-ils à peine habitables. La crête,
essentiellement discontinue, n'a point, à proprement parler, de faîte, et ne fait que sauter d'un pic à l'autre, de sorte qu'une coupe horizontale, prise à une
altitude suffisante, n'aurait pour représentation graphique qu'une suite de cercles isolés. La traversée du massif est fort pénible ; les passages y sont rares,
tortueux, difficiles, et rappellent parfois les labyrinthes de la fable.
Comme dans toutes les chaînes parallèles à l'équateur, lés pentes méridionales sont plus roides que celles du versant nord ; le trajet d'Espagne en France
est donc plus ardu que l'opération inverse. Contrairement à ce qui existe dans les Alpes, les grandes vallées des Pyrénées s'ouvrent du nord au sud, ou du
sud au nord ; elles sont, en d'autres termes, campées debout sur la chaîne, et ce n'est qu'aux extrémités qu'on les voit obliquer sur le méridien. Là
seulement les communications deviennent praticables.
La longueur des Pyrénées françaises, dit M. Duruy, est de 40 myriamètres, et leur épaisseur vers le centre, de 12. Elles ont, comme les Alpes et comme
toutes les montagnes dirigées dans le sens de l'équateur, leur pente au nord et leur escarpement au midi. Aussi, sur ces deux frontières, la France a plus
souvent fait l'invasion qu'elle ne l'a subie. — Annibal, Sertorius, les Arabes et les Aragonais de don Pèdre sont passés d'Espagne en France ; mais le
premier seul avec succès ; encore avait-il d'avance les Gaulois pour alliés. — En 1814, Wellington, qui pénétrait par le côté le plus faible, n'est arrivé
jusqu'à Toulouse que parce que la France était occupée ailleurs. — Les Gaulois, les Romains, Pompée, César, les Visigoths, les Francs, Charlemagne,
Philippe III, Duguesclin, les années de Louis XIII et de Napoléon, ont, au contraire, victorieusement franchi les Pyrénées.
Les montagnes calcaires sont couronnées de larges plateaux, dans lesquels il n'y a pas de brèches nombreuses. Telles sont les Pyrénées, qui, par l'égale
hauteur où se maintient leur ligne de faîte, ressemblent à une longue muraille rarement interrompue par d'étroites ouvertures. Du cap Creus à la vallée
d'Aran, on compte bien soixante et quinze cols ; mais, sur ce nombre, sept seulement sont praticables aux voitures, et vingt-huit aux mulets. La hauteur
moyenne des Pyrénées est de 2.800 mètres, ou de 1.000 mètres au-dessous des neiges perpétuelles. C'est dire qu'elles sont inabordables aux armées,
lesquelles ne peuvent opérer qu'à l'ouest ou à l'est en deux points, où les nécessités géographiques ont fait créer deux fortes villes, Bayonne et Perpignan,
les deux portes de la France sur l'Espagne.
Les Pyrénées orientales, qui bordent la Catalogne, s'étendent du pic de Corlitte au cap Creus ; la partie comprise entre le col de Pertus et le mont Saillfore
porte le nom d'Albères. L'extrémité orientale dessine une large croupe, dont les pentes s'épanouissent en éventail vers la mer : c'est, en plan, un triangle
ayant pour sommet le mont Saillfore, et pour base la zone littorale qui s'étend de Roses à Collioure. On trouve dans cette chaîne un grand nombre de
cols, parmi lesquels on distingue ceux delà Perche, des Aires, de Coustouges, de Portell, du Pertus. En particulier, les Albères présentent vingt passages,
dont les principaux sont : le col de Carbassera, ancienne voie romaine d'Illiberri à Ampurias ; le col de la Massane, système de quatre chemins qui se
croisent au pied de la tour de ce nom[33]. Entre le mont Saillfore et la côte, on remarque : le col de Banyuls, dont la montée est âpre et tourmentée[34] ; le
col de Belistre, dont les abords sont difficiles.
Comme le rempart des Alpes, qui a pour fossé le Rhône, l'escarpe pyrénéenne est précédée d'un large obstacle d'eau courante : c'est l'Èbre. Au point de
vue militaire, l'Èbre est le fleuve le plus important de la péninsule ibérique, à laquelle il a donné son nom, car il barre nettement toutes les vallées des
Pyrénées. Son cours, de 480 kilomètres, est généralement encaissé par des rochers à pic. De Mequinenza à Tortose, le pays est tellement bouleversé, que
les eaux ne s'y sont ouvert une voie qu'à force de ravages, les hommes, qu'à force de travaux[35]. En aval de Tortose, les rives s'écartent l'une de l'autre, et
bientôt la largeur du fleuve s'élève à 750 mètres ; les atterrissements commencent, et l'embouchure se perd dans les sables. Il existe, en aval de Tortose,
un grand nombre de gués ; celui d'Amposta peut être franchi en un quart d'heure, à l'étiage, mais cette opération est toujours délicate.
Tels étaient les obstacles naturels semés sur la route que l'armée carthaginoise se proposait de suivre.
Il se présentait aussi des difficultés d'un autre ordre, et le général en chef voulait savoir s'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des Gaulois
transalpins et cisalpins. Quel était l'esprit de ces populations ? Pouvait-on faire fond sur leurs promesses ? Les données que lui rapportèrent ses officiers
peuvent se résumer comme il suit :
A l'aurore des temps historiques, la race des Galls occupe le territoire de notre France actuelle. Au temps des guerres puniques, ils sont encore à demi
nomades ; leur organisation politique a pour base la famille et la tribu. Un groupe de tribus forme une nation, et plusieurs nations réunies composent une
confédération ou ligue. Annibal rencontrera sur son passage la confédération des Volkes, celles des Voconces, des Allobroges, des Boïes, des Insubres,
etc.
La ligue gauloise des Celtes n'était séparée de la peuplade ibérienne des Aquitains que parla Garonne, et les deux peuples avaient de fréquentes querelles.
A la suite de quelque guerre, des bandes de nos ancêtres franchirent les cols occidentaux des Pyrénées, pour se ruer sur l'Espagne, et bientôt la race
gallique se trouva répandue sur plus de la moitié de la péninsule (XVIe siècle avant Jésus-Christ). Cette irruption, qui n'avait pu s'opérer sans commotions
violentes, fut l'origine d'un grand courant ethnographique, dirigé de l'Espagne vers l'Italie. La peuplade des Sicanes passa la première les Pyrénées
orientales, traversa la Gaule et, descendant la péninsule italique, alla s'établir en Sicile (1600 à 1000 avant Jésus-Christ). A sa suite, les Ligures, habitants du
bassin de la Guadiana, furent refoulés vers la Catalogne, et franchirent aussi les Pyrénées. Trouvant les côtes méditerranéennes inoccupées et libres, ils
s'y fixèrent à demeure, et bordèrent tout le golfe Ligustique, de l'embouchure du Var à celle de l'Arno.
Les invasions des Sicanes et des Ligures avaient révélé aux Galls l'existence de l'Italie, et c'est vers cette région qu'ils se portèrent à l'heure de leurs
grandes migrations. Vers l'an i364 avant Jésus-Christ, une horde compacte (Ombres) franchit les Alpes occidentales et se jeta sur la Circumpadane. Ce
pays, qui jouissait déjà d'un juste renom d'opulence, était alors au pouvoir des Sicules, qui se disaient autochtones. Ce peuple résista longtemps aux
envahisseurs, mais, affaibli enfin, et las d'une lutte prolongée, il opéra sa retraite vers la pointe méridionale de l'Italie. Les Galls étaient donc maîtres de
toute la vallée du Pô. Non contents de cette conquête, ils poussèrent jusqu'au Tibre et jetèrent hardiment les bases d'un empire gaulois embrassant plus de
la moitié de la péninsule. Quant aux plaines circumpadanes, elles formèrent l'Is-Ombrie et l'Ombrie maritime.
Cette domination ne fut pas de longue durée. Dans le cours du XIe siècle, un peuple venu du nord de la Grèce traversa l'Is-Ombrie comme un torrent,
passa l'Apennin et envahit l'Ombrie-maritime : c'étaient les Rasènes, plus connus sous le nom d'Etrusques. Transformée par leur main de fer, l'Is-Ombrie
devint la nouvelle Etrurie ; le sang gallique dut fusionner avec celui des nouveaux envahisseurs, et ne se maintint pur de mélanges qu'en une seule
contrée, qui a conservé le nom d'Ombrie. C'était alors le temps des grandes migrations asiatiques. Poussés par des hordes descendues du grand plateau
central, les Kimris, habitants des rivages de la mer Noire, se réfugièrent en Occident, franchirent le Rhin et pénétrèrent dans la Gaule, qui devint le
théâtre d'un nombre incalculable de croisements, de chocs et de mouvements en tous sens. Comprimées et refoulées, les nations galliques cherchèrent, à
leur tour, un refuge, et de grosses bandes d'aventuriers passèrent les Alpes sous la conduite du fameux Bellovèse (587). Vainqueurs des Etrusques en une
bataille livrée sur le Tessin, les compagnons de notre ancêtre Bellovèse reprirent le nom national d'Is-Ombres (Insubres), firent de Milan leur capitale (587),
et appelèrent d'autres Gaulois en Italie. Guidés par Elitovius (587-521), les nouveaux émigrants s'établirent dans la Transpadane, bâtirent Brixia, Vérone, et
s'étendirent jusqu'à la frontière des Vénètes.
Cependant, au sein de la Gaule, l'avant-garde des Kimris, poussée par d'autres flots de conquérants, franchit les Alpes pennines, et, comme une
avalanche, fondit, elle aussi, sur les rives du Pô. C'était une armée composée de Lingons, d'Anamans, de Sénons et de Boïes (Bogs, hommes terribles). Les
Boïes, les plus puissants de tous, relevèrent Felsina, l'ancienne capitale de la Circumpadane sous la domination des Etrusques, l'appelèrent de leur nom
Bognonia (Bologne), et en firent le siège de leur gouvernement. Telle fut la clôture des invasions gallo-kimriques en Italie.
Tout le territoire compris entre les Alpes et les Apennins était connu sous le nom de Gaule cisalpine[36] ; les Boïes, les Insubres, les Sénons, les
Anamans, s'appelaient Cisalpins. Les instincts guerriers de ces peuples gaulois inspirèrent bientôt une terreur générale[37] : la bataille de l'Allia (16 juillet
390), le sac de Rome et le fameux vœ victis ! d'un brenn sans clémence apprirent aux Romains qu'ils avaient affaire à de rudes adversaires. Pendant près
de deux siècles, de 390 à 223, Rome lutta contre les Gaulois cisalpins, et, plus d'une fois, la défaite de ses armées mit son existence en péril[38]. — C'est
pour ainsi dire pied à pied que les Romains firent la conquête de l'Italie du nord, l'affermissant au fur et à mesure par l'établissement de colonies. — En
223 (531 de Rome), les Romains prirent l'offensive, passèrent le Pô et subjuguèrent une grande partie de la Cisalpine. Mais, à peine le nord de l'Italie était-il
placé sous la suprématie de la République, que l'invasion d'Annibal souleva de nouveau les habitants de ces contrées, qui vinrent grossir son armée, et
même, lorsque ce grand capitaine fut forcé de quitter l'Italie, ils défendirent encore pendant trente-quatre années leur indépendance[39].
En 283, Rome avait exterminé la nation senonaise et corrigé les Boïes ; mais, violemment distraite de ces expéditions par les embarras de la première
guerre punique, elle avait négligé l'établissement d'un nombre suffisant de colonies sur le territoire enlevé aux Sénons. En 232, la République ne
possédait encore dans ce pays que deux centres coloniaux : Sena et Ariminum. Ariminum était alors un foyer d'intrigues qui permettait à sa politique
d'agir assez commodément en Transpadane ; mais, dans la Cispadane, elle ne faisait aucun progrès. Là, tous ses efforts échouaient contre la résistance de
la confédération boïenne. Lorsque, en 232, arrivèrent les triumvirs chargés d'allotir le territoire des Sénons, l'inquiétude des Boïes, alors à son comble,
leur inspira l'idée de former de toutes les nations de la Circumpadane une ligue offensive et défensive. Seuls, les Insubres répondirent à cet appel, et la
ligue Insubro-Boïenne, sentant son impuissance, appela résolument à son aide les Gaulois transalpins[40], habitants du revers occidental des Alpes
jusqu'aux rives du Rhône, Gaulois que leurs frères d'Italie connaissaient sous le nom générique de Gésates (Gaisdæ), c'est-à-dire guerriers armés du
gais[41].
Une innombrable horde de Gésates se précipita vers les Alpes (228), et les brenn qui la commandaient déclarèrent qu'ils ne déboucleraient leurs baudriers
qu'à l'heure où ils monteraient les marches du Capitole[42]. Les Romains furent d'abord battus aux environs d'Arezzo ; mais, un secours leur étant venu de
Pise, leurs ennemis eurent sur les bras deux armées combinées. La déroute des Gaulois fut complète, et les consuls poussèrent jusqu'au territoire boïen,
qu'ils ravagèrent en tous sens (228). Les Anamans, les Lingons et enfin les Boïes se soumirent, donnèrent des otages, et leurs villes principales, parmi
lesquelles Mutine (Modène) et Clastidium (Casteggio), reçurent des garnisons romaines (224). Les années suivantes (223 et 222) furent consacrées à la
conquête de l'Insubrie par les consuls Flaminius et Marcellus. Ce dernier prit Milan (222), et la chute de cette place entraîna celle de tous les autres points
fortifiés. Rome frappa sur les Insubres une énorme contribution de guerre, confisqua la majeure partie de leur territoire et y installa des colonies (222).
Les Cisalpins avaient à peine posé les armes, qu'ils virent venir à eux les agents d'Annibal. Ceux-ci, bien pénétrés de cette idée que l'entreprise de leur
maître n'était possible qu'à la condition d'être le prélude et le signal d'une levée de boucliers des ennemis de Rome, mirent tout en œuvre pour gagner la
confiance des Gaulois de la Circumpadane. Ils répandirent l'argent à pleines mains, et leur éloquence, jointe à ces profusions, sembla réveiller l'énergie
d'un peuple que ses dernières défaites avaient plongé dans une léthargie profonde[43]. Les Carthaginois, disaient-ils aux Boïes et aux Insubres,
s'engagent, si vous les secondez, à chasser les Romains de votre pays, à vous rendre le territoire conquis sur vos pères, à partager fraternellement avec
vous les dépouilles de Rome et des nations sujettes ou alliées de Rome.
Les Insubres, dit M. Amédée Thierry[44], accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais, en même temps, avec une réserve prudente ; pour les Boïes, dont
plusieurs villes étaient occupées par des garnisons romaines, impatients de les recouvrer, ils s'engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient.
Comptant sur ces promesses, Annibal envoya d'autres émissaires dans la Transalpine pour s'y assurer un passage jusqu'aux Alpes.
Le pays que les Romains connaissaient sous le nom de Gaule transalpine comprenait un grand nombre de nations issues de trois souches distinctes : la
famille Ibérienne, partagée en deux branches, les Aquitains et les Ligures ; la famille Gauloise proprement dite, embrassant les races Gallique et
Kimrique, celle-ci sous-divisée en deux rameaux : les Kimris de la première invasion, mélangés en grande partie aux Galls, et qu'on pourrait appeler
Gallo-Kimris, et les Kimris de la deuxième invasion, ou Belges ; enfin, la famille Grecque Ionienne, composée des Massaliotes et de leurs colonies.
La partie de la Ligurie située à l'ouest du Rhône, entre ce fleuve et les Pyrénées, porte chez les anciens géographes le nom d'Ibero-Ligurie. Bien avant la
deuxième guerre punique, l'Ibero-Ligurie avait appartenu à trois grands peuples : les Sordes, les Elésykes et les Bébrykes. Les Sordes (Sordi, Sardi, Sardones),
établis au pied des Pyrénées, avaient poussé leurs conquêtes assez loin sur la côte d'Espagne. Leurs villes principales de la Gaule étaient Ill-Iberica
(Illiberri, Elne) et Rous-Kino (Castel-Roussillon, à 4 kilomètres de Perpignan). Les Elésykes habitaient au-dessus des Sordes, jusqu'au Rhône ; Nîmes et Narbonne
étaient leurs premiers chefs-lieux. Les Bébrykes occupaient, on le suppose, les Pyrénées orientales, ainsi qu'une portion du revers occidental des
Cévennes.
Au temps d'Annibal, il ne restait plus de traces de l'antique puissance des Ligures ; l'Ibero-Ligurie était, depuis deux siècles, au pouvoir de deux
peuplades belges, venues en conquérantes du nord de la Gaule. De l'an 400 à 281 avant notre ère, une horde de race kimrique, celle des Belges (Belg, Bolg,
Volg, Volk), avait franchi le Rhin, envahi la Gaule septentrionale, et poussé jusqu'à la Seine. Mais les Galls et les Kimris de la première invasion lui avaient
opposé une vigoureuse résistance. Deux tribus seulement, celles des Arécomikes et des Tectosages, étaient parvenues à se faire jour dans la mêlée,
avaient traversé la Gaule dans toute sa longueur et pu s'emparer du pays situé entre le Rhône et les Pyrénées orientales. Maîtres du territoire des
Elésykes, c'est-à-dire de l'Ibero-Ligurie sise entre les Cévennes et la mer, les Volkes Arécomikes lui avaient imposé leur nom. Les Volkes-Tectosages
avaient chassé les Bébrykes et s'étaient installés à demeure depuis les Cévennes jusqu'à la Garonne et au cours inférieur du Tarn. Les Volces, dit
l'Empereur[45], occupaient tout le bas Languedoc, de la Garonne au Rhône ; ils avaient émigré du nord de la Gaule ; ils se subdivisaient en Volces
Tectosages, qui avaient Tolosa (Toulouse) pour capitale, et en Volces Arécomikes. Nîmes était le chef-lieu de ces derniers.
La région ligurique située à l'est du Rhône, et comprise entre ce fleuve et les Alpes, l'Isère et la Méditerranée, était désignée par les anciens géographes
sous le nom de Celto-Ligurie ; c'était le domaine d'une multitude de tribus groupées en plusieurs confédérations. Les Salyes (Salluves)[46] dominaient
presque tout le pays au sud de la Durance et avaient Ara-léat (Arelate, Arles) pour capitale. A l'est des Salyes, se trouvaient les Albykes (Albici), habitant le
sud du département des Basses-Alpes et le nord de celui du Var. Au-dessous des Albykes, vers la mer, venaient les Verrucins, les Sueltères, les Oxibes,
les Néruses et les Décéates ou Déciates ; ceux-ci occupaient la partie occidentale du département des Alpes-Maritimes. Au nord de la Durance et jusqu'à
l'Isère, la seule nation considérable était celle des Voconces, dont le territoire avait pour limites : au sud, la Durance ; au nord, le Drac ; à l'est, le pied des
Alpes. Elle possédait ainsi les départements de la Drôme et des Hautes-Alpes, partie méridionale de l'Isère et partie septentrionale de l’Ardèche. Entre la
frontière occidentale des Voconces, le Rhône et la Durance, étaient les Ségalaunes, les Tricastins et les Cavares. Ces derniers formaient une nation
puissante, qui, suivant Strabon[47], partageait avec les Voconces la domination de tout le pays compris entre l'Isère et la Durance ; ses villes les plus
importantes étaient Avignon et Cavaillon. M. Amédée Thierry range les Cavares et les Volkes au nombre des Ligures, et cela malgré leur origine
gauloise incontestable, parce que, dit-il[48], ces nations, par leur situation, par leurs intérêts politiques et commerciaux, et par leurs liens fédératifs,
appartenaient beaucoup plus à la race ligurienne qu'elles n'appartenaient à leur propre race.
Parmi les Gaulois que doit rencontrer l'armée carthaginoise, se trouvent les Allobroges (All-Brog), maîtres du revers occidental des Alpes, entre l'Arve,
l'Isère et le Rhône. Ils habitaient alors le nord-ouest de la Savoie et la plus grande partie du département de l'Isère[49].
On cita enfin au général en chef le nom des Caturiges, des Centrons et des Graïocèles, peuples indépendants des cours supérieurs de la Durance, de
l'Isère et des montagnes de la Tarantaise[50].
L'argent répandu par les agents d'Annibal leur gagna facilement l'amitié des principaux chefs transalpins de famille ibérienne ou de famille gauloise ;
mais il leur parut inutile d'essayer de négocier avec les gens de race grecque ionienne.
Marseille, fondée par les Phocéens quatre siècles avant la seconde guerre punique, possédait alors de riches comptoirs, échelonnés du pied des Alpes
maritimes jusqu'au cap Saint-Martin. Elle chevauchait, d'une part, les colonies carthaginoises, et touchait, de l'autre, au territoire italiote. Le petit port
d'Hercule Monæcus (Monaco) formait, à l'est, la tête de cette ligne d'établissements ; et, à l'ouest de ce port, les perles de la côte étaient : Nicæa (Nice),
Antipolis (Antibes), Athenopolis, Tauroentum (le bras de Saint-Georges et de l'Evescat), Marseille ; à l'ouest de Marseille : Heraclæa Cacabaria (Saint-Gilles),
Rhodanousia, Agatha (Agde) ; au delà des Pyrénées : Rhoda (Roses), Emporiæ (Ampurias), Halonis, Hemerecopium, etc.
Par ses relations de commerce, Marseille était toute-puissante en Gaule, et l'heureuse situation géographique dont elle usait si bien éveilla de bonne heure
la jalousie de Carthage. La prise de quelques barques de pécheurs alluma la guerre entre les deux Républiques maritimes, et Carthage, battue en plusieurs
rencontres, dut se résoudre à demander la paix[51].
A l'heure où s'accomplissent les événements que nous allons raconter (218), Annibal ne peut songer à solliciter l'alliance des Massaliotes, car les
concurrences et les rivalités commerciales jettent entre deux peuples de même avidité des abîmes qui, une fois ouverts, ne se referment plus. Dans la
lutte qui se prépare, le rôle de Marseille est tout tracé : elle est l'alliée naturelle de Rome. Annibal l'a compris ; il s'abstient de toute tentative de
rapprochement et fait preuve en cela d'un grand tact politique. L'avenir devait lui donner raison, car Marseille va servir Rome avec chaleur et fidélité[52],
lui faire connaître en temps utile les mouvements de l'ennemi, lui révéler son itinéraire, travailler les nations gauloises, recevoir les légions dans ses
murs, inquiéter enfin les voiles carthaginoises qui s'aventureront dans le golfe.
C'est pour ces raisons qu'Annibal s'écarta du littoral de la Gaule et chercha son passage ailleurs que par les Alpes maritimes[53]. Il prit un chemin plus
long et plus difficile, aimant mieux se confier aux Volkes et aux Allobroges que de courir à une perte certaine en pénétrant dans la zone soumise à
l'influence des Massaliotes.
Malheureusement, le caractère essentiellement mobile des Gaulois lui donnait de légitimes inquiétudes. Ils étaient, dit l'Empereur[54], d'un caractère franc
et ouvert, hospitaliers envers les étrangers, mais vains et querelleurs ; mobiles dans leurs sentiments, amoureux des choses nouvelles, ils prenaient des
résolutions subites, regrettant le lendemain ce qu'ils avaient rejeté avec dédain la veille ; portés à la guerre, recherchant les aventures, on les voyait
fougueux a l'attaque, mais prompts à se décourager dans les revers. L'éminent auteur de l’Histoire des Gaulois[55], nous fait de nos ancêtres un portrait
analogue : Une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens ; un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment
intelligent ; mais, à côté de cela, une mobilité extrême, point de constance, une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre, beaucoup
d'ostentation, enfin une désunion perpétuelle, fruit de l'excessive vanité. Partout où cette race s'est fixée à demeure, on voit se développer des institutions
sociales, religieuses et politiques conformes à son caractère ; institutions originales, civilisation pleine de mouvement et de vie, dont la Gaule transalpine
offre le modèle le plus pur et le plus complet. On dirait, à suivre les scènes animées de ce tableau, que la théocratie de l'Inde, la féodalité de notre moyen
âge et la démocratie athénienne se sont donné rendez-vous sur le même sol, pour s'y combattre et y régner tour à tour.
Ces institutions, loin de pouvoir donner à la nation gauloise quelque semblant d'homogénéité, détruisaient au contraire toute cohésion entre les éléments
divers dont elle se composait, en deçà et au delà des Alpes. La discorde régnait à l'état permanent, non-seulement dans chaque confédération, dans
chaque peuplade, mais encore au sein de chaque famille. Il y avait toujours partout deux partis en présence, se disputant une hégémonie essentiellement
instable. La nationalité transalpine n'existait pas ; la confédération des Cisalpins, très-faiblement constituée, était loin de former noyau et de savoir
masser autour d'elle des populations bien étroitement unies.
Dans la Gaule, les druides étaient parvenus à établir un centre religieux, mais il n'existait point de centre politique. Malgré certains liens fédératifs,
chaque Etat était bien plus préoccupé de son individualité que de la patrie en général. Cette incurie égoïste des intérêts collectifs, cette rivalité jalouse
entre les différentes peuplades, paralysèrent les efforts de quelques hommes éminents, désireux de fonder une nationalité[56]... Et, en écrivant ces lignes,
l'historien de Jules César cite Napoléon Ier : La principale cause de la faiblesse de la Gaule était dans l'esprit d'isolement et de localité qui caractérisait la
population ; à cette époque, les Gaulois n'avaient aucun esprit national, ni même de province ; ils étaient dominés par un esprit de ville.... Rien n’est plus
opposé à l'esprit national, aux idées générales de liberté que l'esprit particulier de famille ou de bourgade[57].
Ce morcellement politique, cette désunion des peuplades gauloises dut être pour Annibal un sujet de graves préoccupations ; mais il s'offrait à lui des
compensations précieuses. L'esprit belliqueux de ces Gaulois lui promettait d'excellents soldats, et il se rappelait l'estime que leur accordait son père
Amilcar. Le roi Pyrrhus les avait aussi traités avec faveur : il leur confiait, à la guerre, le rôle le plus difficile et, après la victoire, la garde de ses plus
importantes conquêtes.
La race gauloise avait éminemment l'esprit d'aventure[58]. La croyance à l'immortalité de lame, l'idée d'une autre vie, entretenues parles druides, ne
laissaient jamais se refroidir leur ardeur. Aucune des races de notre Occident n'a rempli une carrière plus agitée et plus brillante. Les courses de celle-ci
embrassent l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples. Elle brûle Rome, elle enlève la
Macédoine aux vieilles phalanges d'Alexandre, force les Thermopyles et pille Delphes ; puis elle va planter ses tentes sur les ruines de l'ancienne Troie,
dans les places publiques de Milet, aux bords du Sangarius et à ceux du Nil ; elle assiège Carthage, menace Memphis, compte parmi ses tributaires les
plus puissants monarques de l'Orient ; à deux reprises elle fonde dans la haute Italie un grand empire et elle élève au sein de la Phrygie cet autre empire
des Galates qui domina longtemps toute l'Asie Mineure[59].
Telle était cette race des Galls[60], que l'armée d'Italie allait rencontrer sur son passage, et qu'elle conviait hardiment au partage des dépouilles de Rome.

[1] Tite-Live, XXI, XXIII.


[2] Il avait demandé des renseignements positifs sur la fertilité du pied des Alpes et de la vallée du Pô, sur les populations de ces contrées, sur leur esprit militaire et, avant tout, sur la haine qu'ils semblaient
nourrir contre le gouvernement de Rome. C'est sur ce sentiment qu'il fondait ses meilleures espérances. Aussi n'était-il rien qu'il ne fît promettre à tous les chefs gaulois établis en deçà des Alpes et dans les
Alpes mêmes, jugeant bien ne pouvoir faire la guerre en Italie que si, après avoir triomphé des difficultés d'une marche longue et pénible, il parvenait chez les Cisalpins et s'assurait de leur alliance, laquelle
pouvait seule lui permettre de mener à bien une telle expédition. (Polybe, III, XXXIV.)
[3] La fertilité de la Circumpadane était jadis célèbre. Polybe, Plutarque, Tacite, n'hésitent pas à reconnaître la prééminence de cette région sur le reste de l'Italie. Dès la plus haute antiquité, on vantait ses
pâturages, ses vignes, ses champs d'orge et de millet, ses bois de peupliers et d'érables, ses forêts de chênes, où s'engraissaient de nombreux troupeaux de porcs, base du régime alimentaire de ses heureux
habitants.
[4] Géographie militaire.
[5] Géographie militaire.
[6] Pline, Hist. nat., II, CVI.
[7] Silius Italicus nous a laissé du fleuve une description charmante (Puniques, IV, v. 81-87.)
[8] Kino ou Kano c'est le port du pays. Ti-Kino est le port de fleuve, par opposition à Bahr-Kino, le port de mer. (Voyez, dans les Voyages de Barth, la description de Kano, le grand entrepôt du Soudan.)
[9] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[10] Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[11] Cette explication est de M. Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, t. I, p. 120), et, suivant cette opinion, c'est de la montagne (pein) que le dieu aurait tiré son nom, au lieu d'avoir donné le sien à la
montagne, ainsi que le prétend Tite-Live. On a trouvé à Saint-Pierre-Montjou diverses inscriptions rappelant le culte rendu à ce dieu des pics. Nous n'en citerons qu'une :
LVCIVS LVCILIVS
DEO PENINO
OPTIMO
MAXIMO
DONUM DEDIT.
[12] Cornelius Nepos, Annibal, III. — Pline, Hist. nat., III, XXI. — Ce passage d'Hercule est aussi mentionné par Silius Italicus (Puniques, III), par Virgile (Enéide, VI), par Diodore (IV, XIX), par Denys
d'Halicarnasse (I, XII), par Ammien Marcellin (XV, IX).
[13] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 120.
[14] M. Duruy (Hist. romaine, p. 117) dit que le petit Saint-Bernard est le plus facile passage qu'il y ait dans toute la chaîne des Alpes. Cette opinion est discutable, car le petit Saint-Bernard, semé d'obstacles,
n'est pratiqué que par les chasseurs de la Tarentaise.
[15] Les Alpes cottiennes, dit Napoléon Ier, s'étendent depuis le col de l'Argentière jusqu'au mont Cenis. Les cols de l'Argentière, d'Agnello et du mont Cenis seraient ainsi dans la région cottienne.
[16] Au temps d'Auguste, le roi Cottus aurait ouvert une route dans cette partie des Alpes, et la région tout entière aurait gardé son nom. (Ammien Marcellin, XV.) Telle serait l'origine du nom d'Alpes
cottiennes.
[17] J. B. Collot, Mémoires.
[18] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[19] Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.
[20] Machiavel, Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.
[21] Tite-Live, V, XXXIV.
[22] Tite-Live, V, XXXV.
[23] Tite-Live, V, XXXV.
[24] Polybe, III, XLVIII.
[25] Tite-Live, XXI, XXX.
[26] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[27] Appien, De Bello Annibalico, IV.
[28] L'élévation des Alpes est d'un tiers environ supérieure à celle des Pyrénées. Voici le tableau des altitudes des points les plus remarquables : mont Pelvo, 3.035 mètres ; col Longet, 3.155 ; col de
Fenestres, 2.228.
Alpes cottiennes : mont Viso, 3.836 mètres ; mont Genèvre, 3.592 ; col d'Agnello, 3.245 ; col de Servières, 2.921 ; passage du mont Genèvre, 1.974 ; col de Fenestre, 2.216 ; mont Pelvoux, 4.097 ; mont Olan,
4.212.
Alpes grées : mont Cenis, 3.493 mètres ; mont Iseran, 4.045 ; passage du mont Cenis, 2.065 ; passage du Saint-Bernard, 2.192.
Alpes pennines : col du Bonhomme, 2.446 mètres ; mont Blanc, 4.795 ; le Géant, 4.206 ; hospice du Grand-Saint-Bernard, 2.428 ; mont Cervin, 4.525 ; mont Rosa, 4.618.
[29] Polybe, III, XIV.
[30] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I. p. 358.
[31] Introduction à l'Histoire de France.
[32] Pour une description complète des Pyrénées, voyez les Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales, du colonel Fervel, t. II, p. 364 et suivantes.
[33] C'est la que passa l'armée de Philippe le Hardi, en 1185.
[34] Ce col fut pratiqué par les Espagnols, en 1793 et 1794.
[35] L'Èbre passe, en ces parages, au fond à une gorge très-tourmentée. C'est le fameux défilé de Las Armas, l'un des plus dangereux de la péninsule.
[36] A l'époque de Tarquin l'Ancien (616-578), deux expéditions partaient de la Gaule celtique..... l'autre [expédition], franchissant les Alpes, s'établissait en Italie, dans la contrée située entre ces montagnes
et le Pô. Bientôt les envahisseurs se transportèrent sur la rive droite de ce fleuve, et presque tout le territoire compris entre les Alpes et les Apennins prit le nom de Gaule cisalpine. (Histoire de Jules César, l.
III, c. I, t. II, p. 2.)
[37] Les Gaulois cisalpins n'étaient que des aventuriers, pillant chaque année l'Étrurie, la Campanie, la Grande-Grèce. Ils côtoyaient la mer Supérieure et évitaient le voisinage des montagnards de l'Apennin,
surtout les approches du Latium, petit canton peuplé de nations belliqueuses cl pauvres, parmi lesquelles les Romains tenaient alors le premier rang.
[38] Salluste, De Bello Jug.
[39] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2 et 3.
[40] Polybe, II, XXII.
[41] Le gais était un bâton dont la pointe, durcie au feu, faisait l'office d'un fer de lance. C'est le prototype du pilum romain.
[42] Florus, II, IV.
[43] Polybe, III, XXXIV. — Tite-Live, XXI, XXV, XXIX, LII.
[44] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 373.
[45] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 21.
[46] Alias Sallyens ou Salluviens (département des Bouches-du-Rhône, et partie occidentale du Var).
[47] Strabon, IV.
[48] Histoire des Gaulois, t. I, p. 441.
[49] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, et l'Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 20.
[50] Histoire de Jules César, I. III, c. II, t. II. p. 21.
[51] Justin, XLIII, V. — Strabon, IV.
[52] Strabon, IV. — Polybe, III, XCV. — Cicéron, Philip., VIII, VI et VII, passim.
[53] Si Annibal fit acte de prudence en s'éloignant des établissements massaliotes durant sa marche de l'Èbre au Tessin, Marseille, en agissant comme elle le fit, sut consulter sagement les intérêts de son
avenir. Les résultats de la seconde guerre punique, dit M. Amédée Thierry, furent immenses pour la colonie phocéenne. Les établissements carthaginois en Espagne étaient détruits, la Campanie et la Grande-
Grèce horriblement saccagées et esclaves, la Sicile épuisée ; Massalie hérita du commerce de tout l'Occident. Durant et après la troisième guerre punique, elle suivit, en Afrique, en Grèce, en Asie, les
Romains conquérants. Partout où l'aigle romaine dirigeait son vol, le lion massaliote accourait partager la proie. La ruine de Carthage, la ruine de Rhodes, l'assujettissement des métropoles marchandes de
l'Asie Mineure, livrèrent à cette ville le monopole de l'Orient ; elle avait déjà celui de l'Occident. (M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 541.)
[54] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 31 et 32.
[55] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.
[56] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 42 et 43.
[57] Napoléon Ier, Précis des guerres de César.
[58] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2.
[59] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.
[60] Suivant l'usage nous avons écrit Gall : mieux vaudrait Ag-All. Les All, les Oll, les Ill ; tels sont les noms de quelques peuplades gauloises du midi de In France, qu'Annibal doit rencontrer sur son passage.
(Voyez, à la fin du présent volume, l'appendice G, Notice ethnographique.)
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE V. — L'ARMÉE D'ITALIE.

Les principes qui président à l'organisation des armées sont loin d'être immuables et fixes. Soumis aux conséquences de tous les événements qui
modifient les conditions de la vie sociale et politique d'un peuple, ils doivent, à chaque heure de son histoire, s'infléchir aussi sous la main du temps. Il
suit de là qu'un gouvernement s'expose à des désastres, ou, tout au moins, court de grands hasards, s'il a l'imprudence de reconnaître une autorité
constante à des lois organiques qui, à certaines époques, lui ont valu des triomphes ; et que, réciproquement, telle mesure, dont il a une fois subi les
funestes effets, peut ultérieurement assurer son salut, ou le couvrir de gloire.
L'erreur n'est, le plus souvent, que la transformation hardie d'une vérité contingente el relative en principe essentiellement absolu ; et l'erreur, devenant
proverbe, passe facilement pour sagesse des nations. C'est ainsi que, ayant entendu l'honnête Polybe tonner contre le danger des armées mercenaires[1], la
philosophie de l'histoire s'est emparée de ce dire, et a condamné pour toujours la méthode des enrôlements à prix d'argent. Des gens qui se font payer
leurs services de guerre semblent dès lors ne pouvoir faire que de mauvais soldats. On les regarde comme des agents naturellement perfides, des
auxiliaires nécessairement dangereux, et pour la nation qui les enrôle et pour le général qui les emploie.
Ces conclusions ne sont pas précisément exactes. Sans méconnaître en rien le mérite des années nationales qu'anime le souffle du patriotisme, on doit
admettre que des mercenaires peuvent, en certaines circonstances, former une force imposante, capable de lutter avec énergie et dévouement pour la
cause qu'ils sont appelés à défendre. En particulier, l'armée d'Italie dont nous allons suivre les mouvements était composée d'excellents soldats. Parmi les
meilleures troupes du monde, Napoléon Ier comptait les Carthaginois au temps d'Annibal[2]. Et cependant, de combien d'opprobres l'histoire n'a-t-elle
pas chargé cette armée à la solde de Carthage ?
L'emploi des troupes mercenaires présente sans contredit des inconvénients, et les plus graves proviennent du peu de sens moral des enrôlés, de
l'inhabileté du commandement, delà nécessité des licenciements à la paix, des imprudences et du manque de foi des gouvernements, ou du mauvais état
de leurs finances.
Les hommes qui s'engagent à servir contre rémunération ne sont pas, en général, il faut l'avouer, l'élite de la population à laquelle ils appartiennent. Ce
sont des aventuriers, des déshérités, des désespérés de toute espèce. Audacieux et, le plus souvent, dépravés, ils sont capables de tous les excès. Si l'on
n'y prend garde, ils peuvent dépouiller entièrement la nature humaine, et bientôt on leur voit toutes les allures de la bête fauve. Voilà l'inévitable bilan
d'une mauvaise éducation première et d'une corruption prématurée. Tels étaient les éléments des armées de Carthage, tels ceux des armées de France du
XIIe au XVIIe siècle[3]. Les bandes de condottieri, au temps des luttes des Guelfes et des Gibelins, n'étaient pas composées d'hommes meilleurs que les
stipendiés des successeurs d'Alexandre. Ils valaient autant qu'eux, ni plus ni moins ; les mercenaires des temps futurs seront l'image fidèle de tous ceux
du passé.
Cependant, bien que flétri par la misère et le vice, qu'accompagnent d'ordinaire la bassesse et la cruauté, le mercenaire se sauve du mépris par de grandes
qualités militaires. Il est brave, entreprenant, résolu, comme tous les hommes qui ont moins à perdre qu'à gagner au cours des événements. Rien ne
l'effraye ; pour se faire un nom qui sonne, il risquera sa vie ; enfant du hasard, il la jouera aux dés. Ce caractère étrange, accessible aux bons comme aux
mauvais conseils, offre encore de grandes ressources à qui sait en tirer parti ; tout le succès dépend du talent des hommes auxquels échoit le
commandement. Du règne de Louis XI jusqu'à Richelieu, nous n'avons eu pour soldats que des étrangers ramassés par toute l'Europe ; mais ils étaient
conduits par la noblesse française. Les Brabançons et les Routiers, gens de néant qui ne servoient de rien fors à piller et à mangier le pauvre peuple,
firent merveille en leur temps, mais sous l'habile direction de Philippe-Auguste. Les aventuriers de tous pays que menaient Montréal, Jean de Malestroit,
Haukwood, Carmagnola, François Sforce, savaient garder leurs rangs et gagner des victoires. Les Romains, eux aussi, qui firent usage de mercenaires
durant la deuxième guerre punique[4], les virent se transformer, sous la main des consuls, en gens dignes de combattre à côté des légionnaires. En
somme, des gens soldés peuvent constituer une puissante machine de guerre, s'ils sont disciplinés par de bons officiers[5].
Or les cadres carthaginois, empruntés à l'aristocratie du pays, étaient de haute valeur ; Annibal était homme de génie[6] ; comment son armée n'eût-elle
pas été d'une solidité à toute épreuve ?
Un gouvernement qui prend à sa solde des étrangers de toute langue doit prévoir les dangers qu'amènent d'ordinaire les licenciements. Celui de Carthage
ne doit pas être pris pour modèle à cet égard, car il avait l'habitude de se défaire des gens qui l'incommodaient, soit en les déposant sur une île déserte,
soit en les livrant traîtreusement à l'ennemi ; ou encore, en les embarquant sur des navires pourris, qui devaient couler à quelques encablures du port[7].
On doit également condamner les mesures violentes prises par les rois de France, qui avaient à se débarrasser des Malandrins et des Ecorcheurs. Toute
puissance ayant le sentiment de sa dignité doit payer largement les gens dont elle a réclamé les services, et les rapatrier par des moyens avouables,
aussitôt qu'elle n'a plus besoin d'eux. L'injustice, le manque de foi, la rétractation des promesses faites, ne sont pas moins déplorables. Carthage, la ville
des marchands, voulut un jour obtenir une réduction sur des prix convenus ; elle formula des prétentions étranges et les soutint avec entêtement, malgré
les conseils du grand Amilcar ; elle en fut châtiée par les excès de la guerre de Libye. Annibal, lui, ne trompa jamais les soldats sous ses ordres ; il tenait
religieusement les promesses faites, et les récompenses promises étaient toujours magnifiques[8].
Annibal ne cessait de se préoccuper du bien-être de ses troupes, de leur santé, de leur subsistance[9]. Il avait tant de sollicitude pour ses compagnons
d'armes ; il songeait tant et si bien à l’ordinaire du soldat, que notre François Rabelais, le grand rieur, quand il nous présente le tableau des grands
hommes aux Champs Elysées, dont l'estat est changé en estrange manière, a bien soin de mettre en scène Annibal transformé en cocquassier (cuisinier). Et
ce mot plaisant ne fait que résumer l'un des titres de gloire du grand capitaine, qui s'assurait le dévouement de ses hommes en leur témoignant un intérêt
affectueux, en maintenant tous leurs droits en parfait équilibre avec leurs rudes devoirs.
Annibal inspirait une confiance absolue à ses soldats, qui, en toute occasion, pouvaient compter sur lui, comme il comptait sur eux. Il y avait, entre les
bras et la tête de l'armée, des liens mutuels d'affection et de reconnaissance. De plus, le général exerçait sur ces hommes l'ascendant de tous les grands
capitaines ; il les dominait simplement et naturellement, en partageant leur bonne et leur mauvaise fortune, en méprisant le danger, ou plutôt, en n'y
pensant pas, en supportant avec eux, et sans se plaindre, les nécessités du métier des armes, lequel, disait Napoléon, n'est pas métier de roses[10].
En résumé, par son honnêteté et sa profonde connaissance des hommes, par son administration intelligente, son impartialité, son amour du soldat,
Annibal eut ses mercenaires toujours en main[11]. Il en fit les premiers soldats du monde[12], et les résultats qu'il obtint à la tête de ces bandes étonneront
toujours ceux qui connaissent les difficultés du commandement.
Il convient de faire observer d'ailleurs que, pour entraîner les masses qu'ils avaient à faire mouvoir, les généraux de l'antiquité pouvaient mettre enjeu des
ressorts qui ne sont plus assez sous la main des modernes ; que, par exemple, en exaltant le sentiment religieux du soldat, ils en obtenaient facilement le
maximum d'effet possible. Les corps sacerdotaux attachés aux armées romaines et carthaginoises y exerçaient un empire auquel l'autorité morale de nos
dignes aumôniers de régiment n'est, sous aucun rapport, comparable ; et, si grand qu'en soit le prestige, notre messe au camp ne peut rappeler qu'en
principe les imposantes cérémonies païennes, qui impressionnaient si vivement l'homme de guerre antique, remuaient son être et le transportaient dans le
monde des prodiges. Et des prodiges d'héroïsme traduisaient les transports de son âme.
Le grand Annibal, nous l'avons dit ailleurs, savait de quelles marques de respect il importait d'entourer les croyances de ses hommes, et principalement
celles de ses superstitieux Africains[13]. Aussi les statues d'or des divinités, objets d'un culte universel, suivaient-elles en grande pompe les rangs de
l'armée d'Italie[14], de même que l'arche d'alliance avait jadis accompagné les Hébreux de Moïse en marche vers la terre de Chanaan, Donnant toujours
de pieux exemples, le jeune général enfermait sous sa tente les images des dieux carthaginois, et ces bronzes ne le quittaient jamais[15].
Les temps sont bien changés ! S'agit-il aujourd'hui de faire appel à l'énergie du soldat, de lui demander de généreux efforts, on invoque le patriotisme et
l'honneur du drapeau. Ces mobiles ont une valeur incontestable ; mais l'antiquité le sentait aussi vivement que nous cet amour de la patrie et de la gloire ;
et ce sentiment était chez elle d'une tout autre puissance, car tous les symboles nationaux et militaires étaient alors, chaque jour, solennellement
consacrés aux dieux.
L'histoire nous a conservé le nom de quelques officiers généraux de l'armée d'Italie. C'est d'abord Magon, frère d'Annibal, jeune homme plein de vigueur
et d'entrain[16] ; il commande la légion carthaginoise. C'est Hannon, fils de Bomilcar, qui rendra bientôt de signalés services au passage du Rhône ; puis
Maharbal, fils d'Imilcon, commandant en chef la cavalerie de l'armée ; il vient, en l'absence d'Annibal, de conduire avec intelligence les travaux du siège
de Sagonte[17]. C'est dans sa bouche que les Romains doivent mettre la fameuse promesse du souper au Capitole cinq jours après la bataille de Cannes.
On voit ensuite Adherbal, commandant en chef des ingénieurs, sous les ordres duquel s'exécuteront tous les ouvrages de campagne ; enfin Asdrubal qui,
à la journée de Cannes, doit se distinguer par les plus brillantes charges de cavalerie. Mentionnons aussi Carthalon, général de cavalerie légère ; Bostar,
Bomilcar, Giscon, aides de camp d'Annibal ; Annibal, dit Monomaque, que ses cruautés doivent rendre tristement célèbre[18].
Tous ces généraux sous les ordres d'Annibal appartenaient à l'aristocratie carthaginoise, et l'on est en droit d'admettre qu'ils partageaient les opinions
politiques de leur général en chef. Le récit des divers épisodes de la deuxième guerre punique ne laisse apparaître entre eux aucune divergence d'idées
manifestée par un acte d'insubordination. D'ailleurs, Annibal ne risquera jamais aucune entreprise importante sans avoir préalablement assemblé en
conseil des lieutenants qui paraissent avoir eu, en art militaire, toutes les connaissances que le sage Polybe exige d'un bon général d'armée[19].
On remarquait aussi au quartier général un assez grand nombre de jeunes Carthaginois, appelés à encadrer ultérieurement les troupes auxiliaires qu'on se
proposait de lever en Gaule et en Italie, et qui, en attendant la formation de ces corps indigènes, servaient en qualité d'officiers d'ordonnance.
Annibal attachait la plus grande importance à la bonne direction de tous ses services administratifs ; aussi des fonctionnaires spéciaux, qu'on pourrait
assimiler aux intendants des armées modernes, eurent-ils à étudier à l'avance les ressources des régions où l'on allait opérer.
Durant tout le cours de la deuxième guerre punique, on verra marcher un service des subsistances parfaitement organisé. Les agents de
l'administration[20] seront chargés de ramasser les grains, de les réunir, d'en former des magasins[21] ; ils auront la garde des troupeaux formant
l'approvisionnement de viande sur pied, et sauront admirablement conserver toutes les ressources provenant des razzias. L'économie de ces
λειτουργιοί[22] sera telle, que le général en chef pourra distraire un jour, du service des subsistances, une masse de deux mille bœufs, qu'il sacrifiera sans
inconvénient au succès d'une opération de guerre[23].
On ne négligera ni l’habillement ni l'armement. Les lignes stratégiques seront régulièrement semées de dépôts, où toute l'armée trouvera ses rechanges en
effets d'habillements et de chaussure, en armes et tous objets de campement usés ou détériorés[24].
Des ordres seront donnés pour que le service de marche soit constamment assuré, pour que les routes soient praticables, pour que la nourriture des
attelages et chevaux de bât soit, comme celle des hommes, l'objet des soins les plus minutieux[25].
Fut-il aussi créé des hôpitaux militaires, tant sur le territoire de la Circumpadane que le long de la route de Carthagène à Turin ? On ne saurait l'affirmer.
L'antiquité s'inquiétait peu des principes d'humanité qui nous régissent aujourd'hui, et ce mépris des droits du soldat ne saurait nous surprendre, puisqu'en
France les premières ambulances ne datent que de Henri IV ; les premiers hôpitaux, de Richelieu. Cependant Annibal, qui prenait grand soin de ses
hommes, et s'attachait si minutieusement à satisfaire à tous leurs besoins, ne doit pas avoir omis les établissements hospitaliers. Il est au moins certain
que, à l'armée expéditionnaire, fonctionnait un service de santé, dirigé par le célèbre Synhalus, médecin d'Afrique[26]. C'est lui qui, à la bataille de
Thrasimène, fait le premier pansement d'une blessure de Magon, le jeune frère d'Annibal. Enfin les soins spéciaux donnés aux chevaux de la cavalerie
laissent présumer qu'Annibal était pourvu d'un service vétérinaire. Suivant cette hypothèse, quelques agents de ce service ont dû être attachés à la
mission pour organiser, de concert avec les acheteurs, une remonte régulière des chevaux et des mulets.
Il est assurément fort regrettable que, faute de documents précis, on ne puisse juger de l'administration carthaginoise, par comparaison avec ses similaires
des armées modernes. Mais cette organisation, perdue pour nous, se laisse deviner grâce aux résultats obtenus, et, pour ne parler que des subsistances, on
sait que, malgré les difficultés des communications, malgré l'état des cultures, partout moins avancé qu'aujourd'hui ; malgré les efforts de l'ennemi et la
mobilité des alliés, il y eut toujours, à portée des colonnes expéditionnaires, des magasins pourvus de toute espèce de denrées. Partout et toujours, en
Italie, les vivres vont être régulièrement distribués aux parties prenantes. Grâce à l'intelligence et à l'activité des intendants carthaginois, les mercenaires
toucheront chaque jour leurs rations réglementaires de froment, de viande, de vin, de vinaigre pour mêler à l'eau, d'huile pour les onctions des membres,
et de parfums pour la chevelure. Jamais ni les chevaux ni les éléphants ne manqueront de fourrage, et, sauf les cas de force majeure, tout ce qui est à
prévoir sera prévu.
Un gouvernement qui prend des mercenaires à son service doit se préoccuper, avant tout, du soin de maintenir ses finances en bon état. Il est
indispensable que, suivant les principes d'un négociant prudent et sage, il puisse, à tout instant, faire honneur à sa signature. Or Carthage avait usé son
crédit sur le marché des enrôlements, et, déjà, se manifestaient les premiers symptômes de la décadence[27].
En cela, comme en toutes choses, Annibal porta résolument remède aux maux qui rongeaient son pays. Il obtint de la γερουσία qu'elle fît frapper à
Carthagène le numéraire indispensable au service de la solde des troupes. Usant d'ailleurs généreusement des produits de sa mine d'argent, lesquels
étaient, comme on sait, considérables[28], il fit lui-même battre monnaie à son quartier général, et créa pour l'armée d'Italie un trésor dont l'administration
fut confiée à de sages mechasbes[29]. Ces trésoriers-payeurs, similaires des questeurs de Rome, transformaient régulièrement en valeurs monétaires[30].
les riches lingots de Bebulo, et cette émission ne fut jamais interrompue durant le cours de la deuxième guerre punique. Aussi ne vit-on jamais en
souffrance aucun des services administratifs de l'armée d'Italie.
Il est certain que l'organisation de l'armée d'Annibal comportait un service topographique. Les officiers de ce corps vont faire la carte de la Catalogne et
de la Cisalpine, comme ils feront plus tard le lever de la Toscane[31] et celui du champ de bataille de Thrasimène[32]. Comment opéraient donc les
topographes de l'antiquité ? Ils ne connaissaient certainement pas nos méthodes de planimétrie et de nivellement ; mais, si l'on ne tient compte que de la
précision des résultats obtenus, on est en droit d'admettre qu'ils n'étaient pas étrangers à tout procédé graphique de représentation du terrain. Fils des
Phéniciens inventeurs de l'écriture, les Carthaginois, en particulier, ont dû savoir figurer aux yeux, suivant certains modes primitifs, chacun des lointains
pays qu'ils allaient explorer ; reproduire en projection, ou autrement, les côtes exploitées par leur immense commerce ; dresser, en un mot, des atlas de
cartes marines et géographiques. Mais de cet art précieux ils ne communiquaient rien aux étrangers. Ces marchands à l'esprit inquiet, à la politique
jalouse, ne songeaient qu'au monopole du commerce et à l'anéantissement de toute concurrence sur le marché du monde. Aussi durent-ils voter plus
d'une récompense nationale à ce pilote résolu qui, s'inspirant de l'esprit de leurs théories économiques, aima mieux se jeter à la côte que de laisser
deviner aux Romains la route des îles Britanniques. Suivant ces principes, ils ont dû cacher avec soin les connaissances spéciales de leurs topographes
militaires, et le secret a été si bien gardé que rien n'en est venu jusqu'à nous.
Il est probable, nous le répétons, que les Carthaginois connurent la carte dessinée, car les Romains, beaucoup moins avancés qu'eux, ne tardèrent pas à
faire usage des itinéraires[33]. Leurs dessins, fort imparfaits sans doute, avaient vraisemblablement besoin d'être doublés de longs mémoires descriptifs.
Mais les dessinateurs devaient racheter la défectuosité de leurs méthodes par une grande sûreté de coup d'œil et une mémoire fidèle, qui, semblable à la
plaque d'un appareil photographique, gardait l'empreinte des moindres accidents du terrain. Les peuples primitifs, ayant l'habitude de la vie en plein air et
des longs parcours, sont, en ce qui concerne les détails topographiques, d'une perspicacité surprenante. Ils discernent rapidement toutes les propriétés
militaires d'une position, se rendent compte de la profondeur d'un pli du sol, de l'altitude d'une roche, et fixent le tout dans leur esprit avec une précision
qui tient du prodige. Les topographes carthaginois pouvaient donc satisfaire de vive voix à toutes les demandes de renseignements possibles, et, par eux,
Annibal avait les moyens de dresser ses plans d'opérations d'après des données parfaitement sûres. D'ailleurs, comme tous les hommes de guerre, comme
Napoléon, comme Vauban, comme César, le jeune général faisait en personne, au dernier moment, la reconnaissance du terrain sur lequel il devait
engager ses troupes[34]. Les levers de ses officiers n'étaient jamais consultés par lui qu'à titre de renseignements préliminaires.
La République entretenait un corps spécial, chargé de la fabrication des armes de toute espèce, de la construction et de la manœuvre de tous les engins
névrobalistiques. On put apprécier toute la puissance de Carthage, quand elle livra aux consuls Manilius et Censorinus 200.000 armures et 2000
catapultes. Son immense arsenal, travaillant avec une rapidité prodigieuse, put façonner par jour jusqu'à i4o boucliers, 300 épées, 500 lances et 1000
traits de catapulte, si bien que, à la fin du siège de i46, on vit Scipion victorieux y recueillir encore 200.000 armes de toute espèce et 3000 machines de
guerre. On peut juger, par ces chiffres, de l'importance des arsenaux de Carthagène[35] et des parcs attachés à l'armée d'Italie.
Le corps faisant fonctions de l'artillerie et du génie de nos armées modernes était chargé de tous les travaux que comportent l'attaque et la défense des
places[36]. Il avait dans ses attributions tous les ouvrages de campagne, fortification passagère, castramétation, baraquement, routes et ponts militaires ;
en un mot, tous les travaux d'art qui préparent le succès des grandes opérations. Les ingénieurs d'Annibal, qui, suivant l'exemple de Pyrrhus, ont su
embarquer des éléphants, vont bientôt leur faire passer le Rhône sur des trailles. Puis, sur le revers des Alpes, la simple cuisson d'un calcaire à l'air libre
fera traiter de fable l'emploi de leurs méthodes originales. Après le passage du Pô, les ingénieurs assureront la sortie du Falerne, au moyen des fameuses
troupes de bœufs aux cornes flamboyantes. Enfin, la communication par terre, établie, pour toute une escadre, entre le golfe et le port de Tarente, doit
faire le plus grand honneur aux ingénieurs carthaginois, qu'imiteront plus tard ceux de Mahomet II.
Parmi tous les travaux d'art de ces officiers d'élite, on remarquait surtout des constructions en maçonnerie d'une extrême solidité. Il est vraisemblable
que, pour obtenir ainsi des résultats toujours et partout satisfaisants, ils suivaient l'exemple des lieutenants d'Alexandre, et emportaient dans leurs parcs,
avec le reste du matériel, les sables destinés à la confection des mortiers[37].
Pline admire aussi sans réticences leurs ouvrages en pisé[38] ; les sémaphores, les tours, la fortification passagère qu'ils moulèrent de cette façon en
Espagne surent résister plusieurs siècles à faction des intempéries de l'air[39].
Il est certain que, dans l'antiquité, un service télégraphique[40] était toujours attaché aux armées en campagne, et que la transmission des dépêches
s'opérait le plus souvent par des moyens pyrotechniques (πυρσεία)[41]. Pour se tenir en communication avec ses lieutenants ou ses alliés, Annibal avait un
corps des signaux[42], similaire de celui que nous voyons organisé chez quelques puissances modernes, notamment aux Etats-Unis d'Amérique. Ce sont
les officiers de ce corps qui apprennent au gros de l'armée punique le passage du Rhône par le détachement d'Hannon[43] ; ce sont eux qui, plus tard, lors
de la marche sur Tarente, entretiennent avec les conjurés des intelligences aboutissant à la chute de la place[44]. Le personnel carthaginois se distinguait
par ses connaissances variées en astronomie, en météorologie, en gnomonique[45], par les procédés ingénieux dont il faisait usage pour remplir sagement
et sûrement sa mission[46].
Annibal avait auprès de lui[47] deux secrétaires historiographes, chargés de tenir le journal des expéditions. C'étaient deux Grecs : Sosyle, de
Lacédémone[48], et Philène[49].
Enfin le quartier général était le rendez-vous ordinaire des commissaires de la γερουσία. Comme toutes les Républiques, Carthage avait une politique
essentiellement inquiète et défiante. Aussi entretenait-elle aux armées des agents ayant spécialement pour mission de surveiller tous les faits et gestes des
généraux en chef, de les arrêter au besoin, et de les faire mettre en jugement. Le sanhédrin ne changea rien à ces déplorables habitudes, durant le cours de
la deuxième guerre punique. Après Cannes (216), Magon, le jeune frère d'Annibal, part pour l'Espagne avec l'ordre d'y faire une levée de 20.000
hommes d'infanterie et 4000 chevaux ; il est accompagné de commissaires. Annibal conclut, en 215, un traité d'alliance avec Philippe de Macédoine ; des
commissaires interviennent lors de la signature. Plus tard, en 210, Scipion prend Carthagène et y fait prisonniers dix-sept commissaires carthaginois[50] ;
ces délégués du sanhédrin avaient surveillé les généraux chargés de diriger la défense de la place. Gens à l'esprit tracassier, ils adressaient rapport sur
rapport à Carthage, et Carthage créait à ses généraux des difficultés de toute espèce. C'est ainsi qu'Asdrubal, frère d'Annibal, eut à se plaindre de leur
persistance à faire changer sans cesse le personnel d'officiers qu'il avait sous ses ordres en Espagne[51].
De ce qui précède on peut conclure que l'armée d'Italie était soumise à la surveillance active d'un certain nombre d'inquisiteurs officiels, qui, plus d'une
fois sans doute, durent entraver l'indépendance d'Annibal et comprimer les élans de son génie.
Cet espionnage exercé par un gouvernement a réellement des effets déplorables. Le commandement qui le subit perd toute liberté d'action, et, se sentant
les mains liées, n'ose plus ni concevoir une entreprise, ni compter sur le secret qui, seul, peut assurer le succès des opérations. Rome, plus sage que sa
rivale, se donnait un dictateur au moment du danger. Carthage eût peut-être triomphé de Rome si, renonçant à une méthode absurde, à cette inquisition
d'État, qui avait fini par absorber toute la puissance publique[52], elle eût débarrassé son grand Annibal de ce gênant contrôle. Mais l'exemple de
Carthage ne guérira jamais l'esprit malade des Républiques, petites ou grandes. Venise eut aux armées ses provéditeurs ; la Convention, ses représentants
du peuple[53] ; le Directoire, ses commissaires, objet du souverain dédain du général Bonaparte[54]. Lors de la récente guerre de la sécession des Etats
d'Amérique, le président Lincoln se faisait rendre compte de tous les plans du général en chef, les critiquait, les modifiait, en perdait tous les fruits.
Mais il est temps de faire défiler[55] sous nos yeux cette armée d'Italie, dont la physionomie originale formerait aujourd'hui le plus étrange contraste avec
celle de nos armées européennes.
Le contingent carthaginois tenait la droite de l’am-machanat[56]. C'était une légion sacrée, servant de garde d'honneur au général en chef, et dans laquelle
on n'admettait que les fils des grandes familles de Carthage ; dans ces rangs privilégiés, les jeunes nobles s'exerçaient au métier des armes et se
préparaient au commandement des mercenaires. La légion carthaginoise n'était donc, en réalité, qu'une école militaire mobile, et le cadre en était assez
restreint. L'histoire nous en fait connaître la proportion : une armée de 70.000 hommes ne comptait que 2.500 Carthaginois, soit 1/25e de l'effectif
total[57].
Ce corps national se composait d'infanterie et de cavalerie. De taille moyenne mais fort bien prise, les soldats de cette infanterie portaient le grand
bouclier circulaire, d'un mètre de diamètre, et une très-courte épée. Nu-pieds, vêtus d'une tunique rouge sans ceinture[58], ils étaient réputés braves et
agiles, et rompus à toutes les ruses de guerre. La haute aristocratie carthaginoise affectionnait particulièrement la cavalerie. L'habillement et l'équipement
de ces cavaliers étaient d'une grande richesse, et l'on ne parlait que du luxe de leurs armes et de leur vaisselle. Ils portaient aux doigts autant d'anneaux
qu'ils comptaient de campagnes[59]. L'effectif ne dépassait pas mille chevaux[60], mais le petit nombre n'enlevait rien à la valeur d'une arme dont la
solidité était devenue proverbiale.
Après la légion carthaginoise marchaient les Africains. Ces hommes, d'aspect étrange, étaient aussi de taille moyenne, mais d'une constitution robuste.
Des faisceaux de muscles, en saillie sur leurs membres grêles, témoignaient assez de leur vigueur. Ils avaient le teint bronzé, les dents blanches, des yeux
noirs, vifs et intelligents, le front haut et bien fait. Un nez droit et effilé semblait témoigner de leurs instincts cruels. Ils se rasaient le crâne et le visage, et
ne conservaient sous le menton qu'un étroit collier de barbe. Le front, les tempes, les bras, étaient semés de tatouages bleus. A côté de ces petits hommes
de trempe solide[61], venaient les différents types nègres et tous les sang-mêlé du Sud. Coiffés d'une calotte de feutre rouge, de forme cylindrique, et qui
se mariait à l'arrière de la tête, tous abandonnaient leur front luisant aux rudes baisers du soleil d'Afrique. Ils portaient une derbal ou chemise de laine
blanche, descendant aux genoux et serrée à la taille par une mince lanière de cuir ou un abagous (ceinture). Un abid'i[62] (bernous) de laine, de peau de bouc
ou de lion était jeté sur leurs épaules. Leurs jambes vigoureuses étaient nues, noires de poussière, couvertes de cicatrices ; une torbaga, ou sandale de
cuir cru, protégeait leurs orteils disposés en large éventail. Une longue lance ou pique, un arc et des flèches, un bouclier de peau d'éléphant ou de cuir de
bœuf[63], telles étaient généralement les armes des Africains d'Annibal[64] ; ce sont encore aujourd'hui celles des Touareg qui vivent au sud de nos
provinces algériennes. Quelques contingents avaient aussi des engins de guerre particuliers. Ceux de Bérénice et de Barce portaient des dolones, sorte de
fléau d'où sortait une lame de poignard au moment du lancé. Les Baniures étaient armés d'un bâton dont la pointe était durcie au feu ; les Makes, d'une
catéie, espèce de croc attaché à une corde comme un harpon ; l'homme qui lançait ce fer pouvait ensuite le ramener à lui.
Annibal eut le talent de soumettre à l'ordonnance ces éléments hétérogènes, ramassés un peu sur tous les points du continent africain, de la Méditerranée
au Niger et du Nil à l'Océan[65]. Après les journées de la Trébie et de Thrasimène, il utilisa les dépouilles de l'ennemi et arma tous ses Africains à la
romaine[66] : ils formèrent dès lors une troupe précieuse. Doués des instincts les plus belliqueux[67], ces soldats rendaient en toute occasion d'excellents
services ; personne ne savait comme eux profiter des accidents du terrain pour se dérober aux yeux de l'ennemi, et ramper jusqu'à l'objectif indiqué par
un chef de colonne[68]. Leur sobriété était proverbiale : ils supportaient admirablement la faim et la soif, ne prenaient que la nourriture indispensable à
l'entretien de leurs forces, ne connaissaient point les mets recherchés[69], et se contentaient le plus souvent de quelques brins d'herbe[70]. Ils savaient
facilement pénétrer les mœurs et le caractère de leurs maîtres[71], imiter le genre de vie et copier les méthodes de leurs adversaires. A Cannes, où ils
formaient réserve, on les eût pris pour des Romains[72], tant ils exécutèrent avec précision les fameux changements de front qui décidèrent de la journée.
Comme ils étaient très-soumis[73] et très-dévoués à leurs chefs, le jeune général n'eut pas de peine à les instruire. Il en fit de parfaits serviteurs en moins
de temps qu'il n'en fallut plus tard à Statorius pour exercer à la romaine les troupes d'infanterie de Syphax. Aujourd'hui, la France tire le meilleur parti
des qualités militaires de ces fils de l'Afrique, et l'on peut dire que nos tirailleurs indigènes sont des soldats d'élite. En 1859, en Italie, ils causèrent aux
Autrichiens la même frayeur que leurs ancêtres avaient causée aux Romains, en Italie aussi, l'an 216 avant l'ère chrétienne. Nous savons mettre à profit
tous les talents d'imitation de ce peuple enfant, et nos compagnies de Turcos ont des clairons aussi habiles que cet Africain de l'armée d'Annibal qui, la
nuit de la prise de Tarente, sonnait si bien de la trompette romaine.
D'un esprit vif et rusé[74], mais cruels et enclins aux razzias[75], comme toutes les populations primitives, les Imazir'en tuaient leurs prisonniers, leur
coupaient la tête, jetaient leurs corps dans de grands feux, autour desquels ils dansaient et chantaient toute la nuit[76]. Les Africains n'ont pas changé
depuis le temps d'Annibal, car nos expéditions de Kabylie ont été plus d'une fois attristées par des massacres de prisonniers. Ce peuple n'a modifié ni ses
allures, ni son caractère, ni ses mœurs : il est toujours fier[77], inconstant et sans foi[78]. Il a toujours des passions très-vives[79], mais qui surexcitent son
ardeur guerrière au lieu de l'amollir[80]. Les délices de Capoue n'ont jamais entamé ces natures de fer, et les plaisirs de Paris n'éteindront pas l'esprit
essentiellement militaire de nos Turcos. Aussi pouvons-nous sans crainte accroître indéfiniment le nombre de ces solides bataillons d'Imergazen[81].
Après les Imazir'en venaient les Espagnols. Certaines régions de la péninsule donnaient spécialement des fantassins d'élite, et l'armée d'Italie s'était
recrutée de Cantabres, d'Asturiens, de Celtibères, de gens de la Galice et de la Lusitanie, de Cerrétans, de Carpétans, de Vascons, d'Hergètes, de
Concans et de Vettones[82]. Tous ces soldats se faisaient remarquer par leur taille gigantesque et par leur physionomie farouche.
Annibal les avait mis à l'uniforme. La saie nationale[83] à longs poils avait été remplacée par une tunique de lin d'une blancheur éblouissante, que
rehaussaient de belles bordures d'un rouge vif. Rien n'accroît la valeur naturelle d'un soldat comme le plaisir qu'il trouve à se voir revêtu d'une tenue
élégante. Le général en chef n'avait pas manqué de flatter sur ce point la coquetterie espagnole. L'armement de ces montagnards se trouvait simplifié ; on
avait supprimé le javelot[84] et la fronde, mais ils conservaient le bouclier échancré et l'épée courte, qui leur servait à frapper d'estoc plus souvent que de
taille[85]. Cette épée, qui allait faire merveille en Italie, devait être adoptée par les Romains avant la fin de la guerre[86].
L'Espagnol, naturellement disciplinable, se pliait facilement à toutes les exigences des règlements, et son intelligence lui permettait de mettre
immédiatement à profit l'instruction militaire qu'on lui donnait. Sobre, patient, obéissant, infatigable et, de plus, accessible aux émotions que lait naître la
rude poésie du métier des armes, l'Espagnol était le vrai soldat des grandes batailles. Annibal eut le talent de le former, et, depuis Annibal jusqu'à nos
jours, l'infanterie recrutée dans la péninsule n'a pas cessé de jouir d'une réputation méritée.
Les fantassins gaulois n'étaient pas d'un aspect moins imposant. Ils avaient, comme les Espagnols, une taille extraordinaire[87], et l'expression de leur
visage était aussi farouche[88]. Ces robustes hommes de guerre, tirés des tribus galliques voisines du littoral de la Méditerranée, avaient généralement le
teint blanc, les yeux bleus, les cheveux blonds ou châtains. Ils s'attachaient à donner une couleur rouge ardent à leur chevelure, qu'ils portaient tantôt
flottante sur les épaules, tantôt relevée et liée en touffe au sommet de la tête[89]. Les soldats laissaient croître toute leur barbe ; les chefs se rasaient et ne
gardaient que d'épaisses moustaches.
L'habillement du Gaulois se composait : d'une braie ou pantalon large, analogue au seroual de nos zouaves ; d'une chemise à manches d'étoffe rayée,
descendant à mi-cuisses[90] ; enfin d'une saie[91], surchargée d'ornements et retenue au cou par une agrafe de métal. Le casque était de cuivre et, le plus
souvent, orné de cornes d'animaux ; souvent aussi, ce casque avait un cimier représentant quelque figure d'oiseau ou de bête fauve, le tout surmonté de
panaches hauts et touffus, qui donnaient à l'homme un aspect gigantesque[92]. Le grand bonnet à poils des grenadiers de notre garde impériale n'est qu'un
vestige traditionnel des modes suivies par nos ancêtres[93].
Ces guerriers avaient un goût prononcé pour la parure, et se plaisaient à étaler sur leur personne une véritable profusion de colliers, de bracelets,
d'anneaux, de baudriers et de ceinturons d'or[94].
Les armes nationales étaient : le gais (gaisda), la catéie, le matras, la fronde, le saunion et le sabre droit[95]. Annibal n'avait laissé à ses Gaulois que ces
longs sabres sans pointe[96], uniquement faits pour la taille, et dont ils savaient faire un si terrible usage. Ces armes, sorties des arsenaux de Carthagène,
étaient d'une trempe solide, et ne risquaient point de se fausser au premier choc, comme les lattes de cuivre des montagnards transalpins[97]. Longtemps
le soldat gaulois avait repoussé l'emploi des armes défensives, comme indignes du vrai courage. Bien plus, un point d'honneur étrange lui faisait quitter
ses vêlements au moment du combat[98], et, malgré la discipline la plus sévère et des défenses réitérées, on voit encore, à la journée de Cannes, les
réguliers d'Annibal se mettre nus jusqu'à la ceinture[99]. Suivant l'ordonnance, ils devaient porter une cuirasse de métal battu, ou une cotte de mailles. Ils
avaient, en outre, un grand bouclier, bariolé des plus éclatantes couleurs, et sur lequel était ordinairement clouée quelque tête de sanglier ou de loup. Un
bouclier et un casque sur ce modèle, une cuirasse en métal battu, à la manière grecque et romaine, ou une cotte à mailles de fer d'invention gauloise, un
énorme sabre pendant sur la cuisse droite à des chaînes de fer ou de cuivre, quelquefois à un baudrier tout brillant d'or, d'argent et de corail ; avec cela, le
collier, les bracelets, les anneaux d'or autour des bras et au doigt medius ; le pantalon, la saie à carreaux éclatants ou magnifiquement brodée ; enfin de
longues moustaches rousses : tel on peut se figurer l'accoutrement militaire du noble gaulois, au IIe siècle avant notre ère[100]. Telle aussi, par
conséquent, était à peu près la tenue d'un chef gaulois de l'armée d'Annibal. Le jeune général savait traiter chacune de ses troupes selon son caractère et
ses aptitudes ; il aimait l'esprit de ses Gaulois et passait à ces grands enfants le goût des babioles, en récompense de leur bravoure. L'esprit national n'a
pas changé en France, et c'est surtout de nos soldats qu'on peut dire : belle armée, bonne armée. Les ornements de l'uniforme sont loin de nuire à leur
courage, et le législateur n'a pas à regretter pour eux la dépense de quelques plumets.
Les Gaulois alors au service de Carthage avaient l'habitude de se faire une voix forte et rude[101], afin d'intimider l'ennemi. Au moment du combat, ils
entonnaient des chants de guerre, en frappant leurs grands sabres sur leurs boucliers, poussaient des cris de bêtes féroces, et agitaient leurs armes en
sautant et en dansant[102]. Ne reconnaît-on pas encore là le soldat de la France, qui, seul de tous les soldats de l'Europe, mêle au bruit sec de la
mousqueterie les refrains des chansons du régiment et ces rudes bons mots, dont le feu n'éteint pas la gaieté ? N'est-ce pas là notre zouave, lancé à la
poursuite de l'Arabe, et imitant ce fameux aboiement du chacal, qui lui a valu son étrange mais glorieux surnom ?
Comme leurs ancêtres, compagnons de ce brenn qui trouvait plaisant de jeter son baudrier dans les balances de Rome ; comme leurs arrière-neveux,
soldats de notre infanterie moderne, les Gaulois d'Annibal étaient gais et railleurs. A la façon des héros d'Homère, ils provoquaient leurs ennemis à des
combats singuliers, et, une fois en leur présence, surexcitaient leur rage par un feu roulant de bons mots et d'injures, ou se mettaient à rire en leur tirant la
langue[103]. Blessés à mort, éventrés ou la poitrine ouverte, ils plaisantaient encore ; ils raillaient un ennemi qui ne pouvait leur faire lâcher prise[104].
Enfin, la tactique se réduisait pour eux à une brusque vivacité de l'attaque et à la violence du premier choc.
Bien qu'ils ne fussent pas très-disciplinables, les généraux carthaginois avaient une prédilection particulière pour les mercenaires gaulois, dont ils tiraient
le meilleur parti. Amilcar prisait beaucoup leurs qualités, et attachait toujours à sa personne un certain nombre de ces intrépides soldats. Il en faisait sa
garde, et leur confiait les missions qui, à la guerre, réclament le concours de l'intelligence, du dévouement et d'une audace à toute épreuve. Ces hommes
réussissaient les surprises réputées impossibles, et c'est grâce à leur adresse qu'Amilcar, par exemple, sut mettre fin aux désertions qui, provoquées par
les agents de Rome, désolaient l'armée carthaginoise de Sicile. Une nuit, le général commande quelques Gaulois résolus, qui vont se présenter aux avant-
postes ennemis avec armes et bagages, ainsi que doit le faire tout bon déserteur. Les officiers romains s'avancent pour recevoir ces braves et loyaux
compagnons ; mais ceux-ci se mettent à rire aux éclats, saisissent au cou les officiers recruteurs et, d'un tour de main, les étranglent[105].
Les soldats gaulois avaient de nombreux défauts : ils aimaient à boire et à piller, et n'obéissaient point toujours du premier coup ; ils ne savaient garder ni
l'immobilité ni le silence indispensables à la réussite de certaines opérations. Mais pas un corps de l'armée d'Italie n'était mieux organisé pour dresser une
embuscade, frapper un bon coup de main, exécuter quelqu'une de ces feintes audacieuses qui faisaient tant crier à la trahison, à la foi punique. La France
aussi fut accusée de violer le droit des gens quand, à Sébastopol, nos zouaves, petits-fils des Gaulois, allaient enlever, dans les contre-approches, les
sentinelles russes, qu'ils apportaient au camp, sur leur dos, sans leur avoir fait aucun mal.
Annibal, à l'exemple de son père, tenait beaucoup à ses Gaulois réguliers ; il comptait sur eux. C'étaient des hommes sûrs, dont il composait des
détachements seuls capables de mener à bien certaines affaires[106], et qui, entre autres circonstances, lui furent d'un grand secours lors de la prise de
Tarente. Fidèles à leur général, ils ne cessèrent de partager sa bonne et sa mauvaise fortune, et le suivirent jusqu'à Zama.
Les troupes sous les ordres des ingénieurs se composaient d'ouvriers d'art, similaires de nos sapeurs et de nos mineurs[107]. On y voyait quelques
Espagnols, mais la plus grande partie de ces hommes se recrutaient en Afrique. Ce sont des Imazir'en qu'on attache aux murs de Sagonte, et qui, plus
tard, aux Alpes, tailleront le roc pour élargir le sentier de l'agadir (escarpement). Ces robustes Imergazen étaient à l'uniforme de leurs camarades de
l'infanterie de ligne, et portaient de plus le thabanta (tablier de cuir). Une agelzim (hache), une thagehimth (hachette), une amger (faucille) et une thanouga (pied-
de-biche) composaient leur outillage distinctif.

Ils étaient fort habiles à construire des graba[108] destinés aux baraquements des troupes, à organiser, suivant la mode de leur pays, des silos pour les
magasins de l'armée[109] ; enfin, comme tous les anciens, ils savaient confectionner très-rapidement des remparts en terre mélangée, par couches
horizontales, à des fascines ou à des claies, le tout relié par une forte charpente[110]. Mais c'est aux jours d'assaut qu'ils rendaient les plus grands services.
Ces hommes, naturellement lestes, et qui entretenaient leur agilité par des exercices continuels, s'armaient alors de crampons de fer, et, s'aidant comme
ils pouvaient des saillies du roc, en tentaient résolument l'escalade. Dans les parties à pic ou trop glissantes, ils enfonçaient leurs crampons, qui formaient
comme des échelons, et les premiers qui grimpaient ainsi hissaient ensuite leurs camarades[111].
Les Romains, qui appréciaient à sa valeur le mérite des sapeurs d'Annibal, employèrent tous les moyens possibles pour encourager leur désertion, et, plus
d'une fois, durant le cours de la deuxième guerre punique, ils réussirent à les détourner de leur devoir.
Au temps d'Alexandre, les généraux romains n'avaient qu'une connaissance très-imparfaite de la guerre. Alors, dit Saint-Evremond[112], il n'y avait parmi
les Romains aucun bon usage de la cavalerie ; ils savaient si peu s'en aider qu'on la faisait mettre pied à terre au fort du combat, et on lui ramenait ses
chevaux pour suivre les ennemis quand ils étaient en déroute. Il est certain que les Romains faisaient consister leur force dans l'infanterie, et comptaient
pour peu de chose le combat qu'on pouvait rendre à cheval. Les légions surtout avaient un grand mépris pour la cavalerie des ennemis, jusqu'à la guerre
de Pyrrhus, où les Thessaliens leur donnèrent lieu de changer de sentiment. Mais celle d'Annibal leur donna depuis de grandes frayeurs ; et ces
invincibles légions en furent quelque temps si épouvantées qu'elles n'osaient descendre dans la moindre plaine.
Il est constant que, au début de la deuxième guerre punique. Rome n'avait pour ainsi dire point de cavalerie, mais bien ce qu'on pourrait appeler une
infanterie à cheval. A Cannes, on voit encore Paul-Emile faire mettre pied à terre à ses cavaliers, afin qu'ils puissent se battre comme il convient à des
gens de cœur, et Annibal de s'écrier, plein de joie : Que ne me les livre-t-on plutôt pieds et poings liés !
C'est que le jeune général savait par expérience que la cavalerie est réellement une arme, et le cheval autre chose qu'un véhicule de l'homme de guerre. Il
connaissait la valeur de la charge fournie en temps opportun, et c'est par des charges à fond que se terminera la fameuse journée de Cannes. Il
affectionnait particulièrement l'éparpillement des escadrons, suivi du ralliement en masse en un point donné, et ces manœuvres en cercle lui vaudront la
victoire du Tessin. Annibal comptait donc beaucoup sur l'effet de sa cavalerie de ligne[113]. Il en attendait tous les succès de la campagne qui allait
s'ouvrir[114], d'autant plus qu'il savait cette arme précieuse négligée chez les Romains[115], et même dédaignée des consuls.
La cavalerie de ligne de l'armée d'Italie se composait d'Espagnols, de Gaulois et d'Imazir'en.
Les Espagnols étaient excellents cavaliers. Leurs chevaux, dressés à gravir les pentes les plus roides, savaient aussi fléchir le genou au commandement.
Deux guerriers montaient le même cheval ; pendant l'action, l'un des deux mettait pied à terre. Ils avaient pour armes une massue ou une hache, un sabre
et une lance.
La cavalerie des Gaulois était supérieure à leur infanterie[116]. Chaque cavalier noble était suivi de deux écuyers, qui se tenaient derrière le front des
troupes, pendant que le maître combattait. Si le maître était tué, l'un des deux prenait sa place ; si celui-ci succombait à son tour, le second écuyer entrait
dans le rang. Cette ordonnance originale se nommait τριμαρκίσια[117].
La cavalerie tamazir't était très-remarquable. La docilité du cheval africain[118], son aptitude à supporter toute espèce de fatigues, sa sobriété surtout[119],
en faisaient le vrai cheval de guerre. Les Imazir'en prisaient fort les bêtes du Sud : chacune d'elles avait son nom, sa généalogie ; à sa mort, on lui
consacrait un mausolée, et une épitaphe rappelait ses mérites[120]. En campagne, on les entourait de soins, et l'on voit les cavaliers d'Annibal, arrivés en
Apulie après la rude journée de Thrasimène, faire aux jambes de leurs chevaux des lotions de vin généreux. Les Africains, véritables centaures, ne
connaissaient ni la selle ni la bride[121]. Quelques-uns d'entre eux menaient deux chevaux au combat ; quand l'une des deux montures était fatiguée, le
cavalier sautait vivement sur l'autre[122], sans quitter ses armes, et, de nouveau, se jetait au fort de la mêlée.
Le cavalier amazir' était, comme le fantassin, vêtu du derbal et de l’abid'i de peau de lion. Il portait une lance à courte hampe, une épée, un arc et des
flèches, un bouclier de peau de bœuf ou d'éléphant[123]. Libre de ses deux mains, il dirigeait sur l'ennemi des traits fort dangereux[124].
L'infanterie légère d'Annibal avait été recrutée en Ligurie, en Campanie, en Grèce, dans l'Asie Mineure, principalement en Cappadoce, en Gaule, en
Espagne, en Italie, en Afrique et aux îles Baléares[125]. Les Baliares[126] formaient une arme spéciale. Chacun d'eux était muni de trois frondes, et aucun
de ses coups ne portait à faux. La fronde, dit Florus[127], est la seule arme de ces peuples ; ils en font un exercice constant dès l'âge le plus tendre, et la
mère ne donne à son enfant d'autre nourriture que celle qu'elle lui propose en but et qu'il parvient à atteindre. Le projectile était le plumbum ou glans,
lingot de plomb fondu dans un moule, ou une balle d'argile, qui produisait l'effet de la balle d'une petite arme à feu[128]. L'effectif des Baliares dans les
armées carthaginoises était ordinairement de mille tirailleurs. Les généraux les éparpillaient en avant de leur front de bataille ou sur les flancs de leurs
colonnes, d'où ils ne cessaient de harceler l'ennemi. La proportion de frondeurs admise par Annibal étant d'environ 1/25e du chiffre total de l'infanterie,
on doit présumer qu'il emmena en Italie environ deux mille Baliares. Les Romains avaient aussi, à cette époque, des funditores, mais bien inférieurs en
adresse aux mercenaires carthaginois.
A la suite de ce corps spécial de frondeurs baliares, marchait l'infanterie légère proprement dite[129], année de lances et de javelines[130], et portant le
petit bouclier rond dit cetra[131]. L'élite de ces tirailleurs était encore tirée de l'Afrique septentrionale, et le recrutement s'en opérait sur toute la côte, de
l'Egypte au Maroc. L'amergaz amazir' avait des armes de jet, qu'il maniait avec un art incomparable. Doué d'un coup d'œil extraordinaire, il manquait
rarement le but visé[132]. Des marches forcées par les montagnes de son pays natal lui acquéraient dès l'enfance la réputation d'éminent amazzal (coureur).
Quelques tribus africaines comptaient, comme celle des Autololes, des hommes qui savaient suivre un cheval enlevé au galop.
Ces fantassins aux jarrets d'acier franchissaient des espaces considérables, soit qu'il leur fallût en silence ramper sous les broussailles pour se dérober à
l'ennemi, soit que, à l'heure du combat, ils eussent à fondre avec impétuosité sur ses lignes. On les voyait alors sauter de crête en crête[133], bondir de
rocher en rocher, en poussant des cris épouvantables[134]. Qui ne reconnaît à ce seul trait nos tirailleurs indigènes, ces lauréats des tirs à la cible, adroits
comme des singes et souples comme des panthères ? Ils poussent encore ces horribles cris de bête fauve qui naguère ont frappé les échos de Magenta.
Jules César admirait sans ambages les qualités de cette infanterie légère, capable des plus vigoureux élans[135]. Durant sa campagne d'Afrique, les
Imazir'en ne cessèrent de l'inquiéter et de le tenir en échec. La cavalerie romaine n'osait les poursuivre, car elle craignait ces armes de jet dont ils se
servaient si bien. Harcelée et à bout de patience, l'infanterie légionnaire venait-elle à s'arrêter pour les combattre, ils s'enfuyaient à toutes jambes, derrière
le premier rideau de hauteurs, pour reparaître à quelques pas de là et reprendre le jet de leurs fameux projectiles. Deux mille ans après César, Napoléon
Ier faisait encore l'éloge de ces Africains extraordinaires. Il les trouve adroits, dispos, aussi braves qu'intelligents, sachant se soustraire à la poursuite du
pesamment armé, mais retournant l'accabler de leurs traits aussitôt qu'il avait pris son rang dans la légion. Et Napoléon ajoute : Quelque imparfaites que
fussent alors les armes de jet, en comparaison de celles des modernes, lorsqu'elles étaient exercées de cette manière, elles obtenaient constamment
l'avantage. Telle était aussi l'opinion d'Annibal. Le jeune général fondait grand espoir sur l'agilité de ses tirailleurs imazir'en[136].
La cavalerie légère se recrutait exclusivement en Afrique, et cette cavalerie numide, ou plutôt tamazir't, est demeurée célèbre ; elle était aux troupes
carthaginoises ce que les Cosaques sont aux armées russes.
Les cavaliers imazir'en savaient admirablement se défiler, eux et leurs chevaux, derrière un bouquet d'arbres ou de broussailles, dans un simple pli de
terrain, d'où ils émergeaient tout à coup comme des êtres fantastiques, pour se jeter, rapides comme l'éclair, dans la plaine[137]. C'est ainsi que, en 217,
Magon, frère d'Annibal, saura dissimuler, sous les berges d'un petit affluent de la Trébie, mille hommes qui apparaîtront subitement pour aider au
dénouement de la journée.
Dès qu'une colonne ennemie se mettait en mouvement, les Imazir'en se jetaient en foule à la tête de son avant-garde, et couronnaient, à droite et à
gauche, les mamelons qui bordaient sa route. Un autre essaim de cavaliers s'attachait pareillement à l'arrière-garde ; d'autres bandes enfin harcelaient les
deux flancs[138]. A certains moments, toujours bien choisis, ces cavaliers épars fondaient sur leurs adversaires comme pour les envelopper ; mais, avec
un ensemble admirable, ils s'arrêtaient à la distance voulue. Là, poussant leur cri de guerre, ils faisaient une décharge générale de leurs traits[139]. Puis ils
regagnaient vivement les hauteurs afin d'échapper à toute poursuite. La retraite simulée était un élément de leur tactique : lorsque, fatigués d'être
inquiétés par eux, les légionnaires faisaient halte et se préparaient à les disperser, ils s'enfuyaient à toute bride, mais pour se rallier en un point, d'où,
faisant demi-tour, ils revenaient immédiatement à la charge[140]. Quelquefois cependant ils devaient, en réalité, battre en retraite devant des forces
supérieures. Alors ils s'éparpillaient le plus possible, pour rompre l'ordonnance de l'ennemi et l'attirer dans quelque guet-apens. Les Romains avaient
ordinairement l'imprudence de se laisser disséminer, et venaient, par petits détachements, donner dans des coupe-gorge, où ils étaient infailliblement
écrasés[141].
Ces hardis cavaliers étaient d'ailleurs insaisissables. Jamais ils ne dirigeaient leur course effrénée vers la plaine, mais bien vers des lieux accidentés, où,
lancés à toute vitesse, ils descendaient les thalwegs et gravissaient les croupes raboteuses, comme peut le faire un troupeau de chèvres. On les voyait filer
au galop à travers les térébinthes, les chênes verts et les touffes de lentisques, pendant que les broussailles, frappant au visage le cavalier romain,
refroidissaient singulièrement son ardeur[142]. Ils excellaient à dérouter l'ennemi, à lui faire faire quelque mouvement inopportun ou imprudent, à le
conduire, comme par la main, à de mauvaises manœuvres et, de là, à la ruine. C'est ainsi que les cavaliers d'Annibal sauront inspirer aux Romains la
malheureuse idée de passer la Trébie à gué, par une matinée d'hiver. Les cavaliers imazir'en savaient merveilleusement tromper leurs adversaires et
jouer, avec un grand air naïf, de véritables scènes dramatiques, dont le dénouement tournait toujours à la confusion de l'ennemi ébahi. Il n'est pas hors de
propos de citer un exemple de ces hautes comédies militaires, qui valent bien certainement le stratagème d'Annibal échappant à Fabius dans les gorges
du Falerne, et les feintes d'Asdrubal glissant, à la Sierra di Alcaraz, entre les mains du consul Néron.
Après la deuxième guerre punique, les Romains prirent à leur solde des Imazir'en. Un jour de l'an 192, le consul Flaminius, opérant en Ligurie, se trouva
pris dans un défilé rappelant celui des Fourches Caudines. Ne sachant comment sortir de ce mauvais pas, il se voyait perdu sans ressources, quand il eut
l'idée de faire part de ses angoisses au commandant de la cavalerie tamazir't. L'Africain promit de forcer le passage. Ses huit cents cavaliers montèrent
aussitôt à cheval et, avec un naturel parfait, vinrent se montrer aux avant-postes de l'ennemi, mais sans le provoquer en aucune façon. Rien n'offrait, à
première vue, une plus triste apparence que ce détachement. Hommes et chevaux étaient petits et grêles ; les cavaliers, à moitié nus, n'avaient pour armes
que des javelots ; les chevaux étaient sans mors et d'allure disgracieuse ; ils couraient le cou tendu et la tète hébétée. Pour ajouter au mépris qu'ils
inspiraient et ne pas manquer de prêter à rire, les Imazir'en se laissaient tomber de cheval.
Les Ligures, qui s'étaient d'abord apprêtés à repousser une attaque, posèrent bientôt leurs armes et se mirent à regarder en curieux cette étrange cavalerie.
Les Africains continuaient leurs évolutions, avançant, reculant, mais se rapprochant toujours de l'entrée du défilé, comme s'ils n'étaient pas maîtres de
leurs chevaux et qu'ils fussent emportés. Tout à coup, ils s'enlevèrent vivement, traversèrent les lignes ennemies et coururent mettre le feu aux villages de
la plaine. Et les Ligures de courir aussi à la défense de leurs biens et, par suite, d'abandonner leur position. Le consul, dégagé, put continuer sa route[143].
Telle était la cavalerie légère qu'Annibal allait conduire en Italie.
Les Romains devaient surtout souffrir de l'action combinée de l'infanterie et de la cavalerie thimazirin, car, en concertant leurs efforts, ces deux armes
produisaient des effets merveilleux[144]. Les fantassins arrivaient sur l'ennemi au pas de course, et en même temps que les cavaliers ; ils combattaient et
fuyaient avec eux[145]. Généralement, l'infanterie prenait position derrière la cavalerie et se trouvait ainsi délitée. L'ennemi inquiétait-il les cavaliers,
ceux-ci battaient vivement en retraite, et les fantassins, brusquement démasqués, tenaient vigoureusement. Puis les cavaliers, qui, suivant leur coutume,
allaient vite se reformer hors de la portée de l'ennemi, fournissaient une charge et dégageaient les fantassins. Ces derniers se remettaient en ligne pendant
la reprise des chevaux, et les engagements se succédaient de cette façon, sans laisser aux adversaires un instant de répit. C'est le succès constant de ces
troupes mixtes qui donna sans doute au centurion Q. Nævius l'idée de la création des vélites romains.
Les vélites, organisés en 211, sous les murs de Capoue, étaient des hommes choisis parmi les fantassins les plus lestes. On les arma de sept javelots, à la
façon des Imazir'en ; on leur apprit à sauter en croupe des cavaliers et à mettre vivement pied à terre[146]. Nos zouaves certainement ne connaissent pas
tous l'histoire des vélites, et nous devons rappeler à leur gloire qu'eux aussi, sans ordres ni conseils d'aucune espèce, ont eu plus d'une fois l'heureuse
inspiration de s'accrocher à la queue des chevaux de leurs amis, les chasseurs d'Afrique.
Annibal disposait d'une force particulière, celle des grands moteurs animés, dont les peuples d'Asie n'ont jamais cessé de faire usage à la guerre. Les
éléphants, ces derniers représentants des générations paléontologiques ensevelies sous le diluvium, étaient alors presque inconnus en Europe. Les
Romains n'en avaient encore vu que lors de la descente de Pyrrhus en Italie, et s'étaient fort épouvantés de ces bœufs de Lucanie, comme ils les
appelèrent d'abord[147]. La légende avait transmis aux Romains contemporains d'Annibal le souvenir de la terreur de leurs pères, soldats d'Héraclée et
d'Asculum[148], et le jeune général tenait essentiellement à frapper ses ennemis d'une terreur semblable[149]. Son armée d'Italie comptait trente-sept
éléphants[150]. C'est seulement après Pyrrhus et Annibal[151] que les Romains comprirent toute l'importance militaire de ces animaux, desquels, dit
Montaigne[152], on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à présent de nostre artillerie. Les éléphants servaient souvent de
retranchements mobiles, de masses couvrantes derrière lesquelles se défilaient des pelotons d'infanterie, jusqu'au moment où ceux-ci avaient à
démasquer ce rideau : c'est ce que firent si bien les troupes d'Annibal à la bataille de Tolède. Ou bien, vivant barrage, ils avaient à rompre le courant, lors
du passage d'un fleuve à gué. Dans ce cas, on les rangeait dans l'eau en amont des troupes en marche, comme le fit Amilcar à la Medjerda, et aussi
Magon lorsqu'il franchit le Pô, s'il faut s'en rapporter à l'autorité de Cœlius Antipater[153]. Mais on n'utilisait pas seulement la projection verticale et la
masse de ces grands pachydermes ; le choc était la première de leurs propriétés tactiques. Une charge de ces animaux lancés à toute vitesse enfonçait
nécessairement les rangs ennemis, et rien ne résistait à ce torrent. C'est ainsi qu'à la Trébie ils rompront les deux ailes et mettront à nu les flancs de
l'armée romaine. Ils enlevaient enfin des hommes isolés et les piétinaient, ou les sabraient du terrible tranchant dont leur trompe était armée. Couverts de
cuirasses d'airain adaptées aux parties vulnérables de leur énorme corps, ces monstres des armées antiques exerçaient matériellement et moralement des
effets prodigieux[154].
Les éléphants d'Annibal étaient conduits par des Nubiens. Ces nègres, vêtus d'une large abai'a rayée bleu et rouge, et coiffés d'un épais turban[155],
étaient armés de flèches empoisonnées. Ils portaient aussi un maillet et un ciseau au tranchant acéré. L'usage de ces outils était la conséquence nécessaire
d'un fait bien connu : les éléphants s'emportaient souvent et compromettaient la sûreté des divisions auxquelles ils appartenaient. C'est ainsi que, à Zama,
ces animaux, d'un dressage difficile[156], sont lancés par Annibal à l'effet de rompre les lignes romaines. Effrayés et ahuris, les uns se jettent sur la
cavalerie tamazir't ; les autres, après quelques minutes d'engagement avec les vélites, s'emballent à fond de train par les créneaux qu'a ménagés Scipion
dans sa ligne de bataille[157]. Pour couper court à des dangers de cette nature, à chaque instant imminents, les cornacs avaient un moyen sûr d'abattre la
bête folle dont ils n'étaient plus maîtres : ils ajustaient le tranchant du ciseau entre deux vertèbres cervicales, et, d'un coup de leur maillet, rompaient la
ligne de la moelle épinière. Celte méthode expéditive était de l'invention d'Asdrubal, frère cadet d'Annibal[158].
L'organisation du train de l'armée d'Italie était également parfaite, et ce service fonctionna régulièrement durant la deuxième guerre punique. Malgré
l'état des routes, malgré les marais, les escarpements et les fondrières, les convois destinés à l'armée ne se firent jamais attendre. Il est probable que, en
Gaule, le train d'Annibal eut à sa disposition des équipages, c'est-à-dire ces chariots de guerre dont les Gaulois se servaient et qui les suivaient partout,
pour porter les bagages et le butin[159]. Mais, dans les Alpes et en Italie, les transports carthaginois ne s'effectuèrent vraisemblablement qu'au moyen des
ύποζύγια (jumenta), c'est-à-dire à dos de mulets et de chevaux de bât. Les mulets étaient tirés de l'Espagne, des Baléares et de l'Afrique. En Afrique surtout
la thagmarth (jument) et l'aserd'oun (mulet) étaient réputés excellents ; on pouvait leur imposer une charge énorme et leur faire fournir de longues traites.
Aujourd'hui encore nos Africains sont fiers de leurs bêtes de somme, et l'on connaît le proverbe : Lek'baïl sààoun iserda'n d'elàali then[160].
On a dit que, parmi les animaux qu'emmenait l'armée d'Italie, figuraient des dromadaires chargés de matériel. Aucun texte n'en fait mention, et il est très-
probable qu'Annibal n'en avait pas. Le dromadaire, originaire de l'Asie, n'apparaît pour la première fois dans l'histoire de l'Afrique qu'au temps du roi
Juba[161], le contemporain de Jules César.
Telle était cette armée d'Italie, qui, sous la conduite d'Annibal, allait franchir les Pyrénées et les Alpes. A l'heure où elle fut formée à Carthagène, elle
comptait 90.000 hommes d'infanterie et 12.000 de cavalerie, en tout 102.000 hommes. Mais cet effectif devait bientôt se fondre. La conquête de la
Catalogne coûtera 21.000 hommes ; l'occupation militaire de cette province en réclamera 11.000 ; des motifs d'ordre divers feront accorder 11.000
libérations ; de sorte que, au pied des Pyrénées, Annibal n'aura plus sous son commandement que 50.000 fantassins et 9.000 cavaliers, soit ensemble
59.000 hommes.
Cette armée, diminuée de près de moitié, doit encore singulièrement se réduire. Les fatigues du chemin, le passage du Rhône, une suite non interrompue
d'engagements et de reconnaissances, et surtout l'âpre montée des Alpes, feront perdre environ 33.000 hommes ; si bien que, en arrivant aux plaines de la
Circumpadane, Annibal n'aura plus à sa disposition que 12.000 Imazir'en, 8000 Espagnols, 6000 chevaux et ses éléphants. Sa marche de Carthagène à
Turin lui aura dévoré 76.000 hommes, c'est-à-dire les trois quarts de son effectif total. Les pertes successives qu'il doit éprouver seront, comme on le
voit, considérables.
Tel est le prix dont le jeune général n'hésite pas à payer la seule acquisition de son champ de bataille[162].

[1] En se servant de stipendiés tirés de pays divers, les Carthaginois peuvent, par cette politique, réussir à prévenir entre eux un dangereux accord, et les empêcher de se faire craindre de leurs chefs ; mais,
lorsqu'une sédition éclate ou que le mécontentement se traduit par des murmures, comment rappeler les coupables au devoir, à la douceur, au repentir ? Rien de plus désastreux alors qu'un pareil système. Des
soldats qui s'abandonnent à la colère ou à la haine ne le font pas en hommes, mais en bêtes fauves, et leur fureur ne connaît plus de bornes... Il n'est pas possible à un seul homme de les réunir tous pour leur
tenir un langage uniforme... Comment s'y prendre ? Le général peut-il connaître l'idiome de chacun ? Dans ces circonstances, le général avait des interprètes, ou parlait par la bouche des officiers nationaux.
Mais souvent les officiers eux-mêmes ne comprenaient pas ce qu'on leur disait, ou bien tenaient aux soldats un langage tout autre que celui dont ils étaient convenus avec le général, les uns par perfidie, les
autres par ignorance. Ce n'était alors partout que confusion, défiance, ressentiment. (Polybe, I, LXVII.) — Essayait-on sur ces êtres dépravés l'effet d'un pardon généreux : ils taxaient la clémence de ruse et de
perfidie, et devenaient, plus que jamais, ombrageux et défiants. Usait-on de répressions, la sévérité exaltait leur colère, et il n'était pas d'excès auxquels ils ne pussent se porter. Ils font vanité de cette audace,
dépouillent la nature humaine et se changent en bêtes fauves. Des mœurs perverses, une mauvaise éducation dès l'enfance, sont l'origine de cette humeur sauvage, qu'entretiennent encore d'autres causes,
parmi lesquelles l'insolence et la cupidité des chefs. Tous les germes de dépravation se trouvaient chez les mercenaires et plus encore chez leurs officiers. (Polybe, I, LXXXI.) — Les Carthaginois se servent
de mercenaires étrangers ; les Romains, de troupes indigènes et nationales ; et, en cela encore, nous devons préférer la constitution romaine. La liberté de Carthage dépend sans cesse des bonnes dispositions
des mercenaires ; celle des Romains, de leur propre courage et du concours de leurs alliés. Aussi, quelque malheureux qu'ils soient au commencement d'une guerre, les Romains l'emportent-ils à la fin, tandis
que le contraire arrive à Carthage. Combattant pour leur patrie et leurs enfants, ils ne laissent jamais tiédir leur ardeur, et persévèrent dans leur audace jusqu'à l'heure de la victoire. (Polybe, VI, LII.)
[2] Mémorial de Sainte-Hélène, 28 août 1816.
[3] Sous Louis XIV les mercenaires suisses, allemands et irlandais formaient encore le sixième de l'effectif total de l'armée française.
[4] Zonaras, Annales, VIII, XVI.
[5] Il a généralement suffi, à toutes les époques de l'histoire, d'avoir de bons cadres pour organiser de bonnes troupes. C'est avec des troupes mercenaires, mais bien encadrées, que les Carthaginois gagnèrent
les batailles de la Trebbia, de Trasimène et de Cannes. (M. Vigo Roussillon, Puissance militaire des Etats-Unis d'Amérique, p. 382, Paris, 1860.)
[6] Il fallait la force et le génie d'un Annibal pour dompter des bordes sauvages et pour en former une armée qui battit même des légions romaines. (Heeren.)
[7] C'est ainsi que périt, dit-on, Xanthippe, le sauveur de la République.
[8] Polybe, III, LXIII. — Tite-Live, XXI, XLIII ; XLV.
Les auteurs qui reprochent à Annibal ses aspirations à la royauté citent à l'appui de leur dire le passage ci-dessus : Qui sociorum cives Carthaginienses fieri vellent, potestatem se daturum. Mais ce texte ne
conclut guère en faveur du sens qu'ils désirent faire prévaloir. A celte époque, en effet, les divers Etals qui prenaient des étrangers à leur solde leur conféraient, a l'expiration du temps de service, des privilèges
politiques considérables. Ainsi faisait le gouvernement de Rome. — Voyez, les congés militaires (diplomata) du musée de Saint Germain. Ces plaques de bronze donnaient droit de cité ct de mariage aux
étrangers qui avaient servi dans les légions.
[9] Annibal s'abstenait de tout gain et des plus douces jouissances pour les procurer sans réserve à ceux dont le concours lui était nécessaire, et parvenait ainsi à leur faire volontiers partager ses fatigues.
(Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.) — Polybe, III, XLIX.
[10] Prenant la même nourriture, affrontant les mêmes périls, il était le premier à faire ce qu'il exigeait d'eux, dans l'espoir qu'ils s'associeraient à toutes ses entreprises, sans réclamer et avec ardeur ; parce qu'il
ne les excitait pas seulement par ses paroles. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.)
[11] Campé sur une terre ennemie pendant treize ans, si loin de son pays, malgré toutes les vicissitudes que présentait la guerre, à la tète d'une armée composée, non de citoyens, mais d'un ramas confus
d'hommes de toutes nations, qui n'avaient ni les mêmes lois, ni les mêmes mœurs, ni le même langage ; dont l'extérieur, les vêtements, le culte, la religion et presque les dieux étaient différents, il sut les unir
par des liens si indissolubles, que jamais on ne les vit ni divisés entre eux, ni soulevés contre leur général. (Tite-Live, XXVIII, XII.)
Polybe, XXIV, IX. Excerptum Valesianum. — Justin, XXXII, XXXIV.
On regarde comme un prodige que, dans un pays étranger et durant seize ans entiers, il n'ait jamais vu, je ne dis pas de séditions, mais de murmures, dans une armée toute composée de peuples divers, qui,
sans s'entendre entre eux, s'accordaient si bien à entendre les ordres de leur général. (Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III, VI.)
[12] Tite Live, XXX, XXVIII.
[13] Pline, Hist. nat., XXVIII, V.
[14] Pline, Hist. nat., XXXV, IV.
[15] Cornelius Nepos, Annibal, IX.
[16] Polybe, III, LXXI.
[17] Tite-Live, XXI, XII.
[18] Au temps où les Carthaginois songeaient à passer d'Espagne en Italie, la question des subsistances et des approvisionnements embarrassa vivement le conseil de guerre d'Annibal. La distance à franchir,
non moins que les mœurs sauvages des peuples placés sur le parcours semblaient devoir rendre impossible l'expédition projetée. Le conseil agitait depuis longtemps cette question, quand Annibal
Monomaque, invité à formuler son avis, dit que, à son sens, il n'y avait qu'un moyen de tourner la difficulté, c'était d'apprendre aux troupes à se nourrir de chair humaine. Annibal ne put méconnaître les
avantages pratiques auxquels pouvait aboutir cette théorie étrange, mais ni lui ni ses lieutenants n'eurent le cœur d'en faire l'essai. (Polybe, IX, XXIV.)
Toutes les provisions se trouvaient insuffisantes pour l'armée d'Annibal, tant elle était nombreuse. On lui conseilla de la nourrir de la chair des ennemis. Annibal ne fut point choqué de cette proposition ; il se
contenta de répondre qu'il craindrait que les soldats, à cet exemple, ne se dévorassent un jour les uns les autres, quand les corps ennemis viendraient à manquer. (Dion-Cassius, fragm. CLXXVIII, édit. Gros.)
— Et Tite-Live de s'emparer de cette idée discutée par Annibal, de l'amplifier à sa façon et d'affirmer que le jeune général donnait à ses soldats des leçons d'anthropophagie. (Tite-Live, XXIII, V.)
[19] Voyez Polybe, IX, XII et suiv.
[20] Tite-Live (XXII, XXIII et XXIV) les appelle frumentatores. Mais ce nom peut s'appliquer aussi aux fourrageurs opérant sous les ordres des agents de l'administration.
[21] Nous citerons les magasins de Grenoble et de Dragonara (Gerunium), établis par les soins de l'intendance carthaginoise. Leur importance est incontestable. (Voyez Polybe, III, XLIX, C et CI.)
[22] Polybe, III, XCIII.
[23] Nous donnerons, au second volume de notre Histoire, le récit détaillé de cette belle opération, de celte fameuse sortie du Falerne, qu'ont racontée Polybe (III, XCIII), Plutarque (Fabius, X et XI), Tite-
Live (XXXII, XVI, XVIII) et Silius Italicus (Puniques, VII). Ce n'est pas d'ailleurs la seule fois qu'Annibal ait fait usage, à la guerre, des troupeaux qui suivaient ses colonnes. Annibal, dit Frontin
(Stratagèmes, II, V, 13), voyant qu'il était, comme les Romains, dans un pays dépourvu de bois, feignit de battre précipitamment en retraite et d'abandonner son troupeau. Les Romains s'emparèrent des bœufs
; mais, n'ayant point de combustible pour faire cuire cette viande, ils la dévorèrent crue. Profitant de leur prostration, conséquence inévitable d'une digestion pénible, Annibal revint brusquement les charger.
[24] Voyez Polybe, III, XLIX, C et CI.
[25] Polybe, III, CI. — La numismatique témoigne du soin qu'apportait Carthage à pourvoir à la nourriture des chevaux de l'armée. Quelques monnaies de bronze frappées en Sicile, et spécialement destinées
à la solde des troupes, portent a l'avers : Partie antérieure d'un cheval au galop, couronné par la Victoire ; devant, ou dessus, un grain d’orge. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[26] C'est au temps de la deuxième guerre punique (219) qu'on vit à Rome le premier médecin. (Pline, Hist. nat., XXIX, VI.)
[27] L'histoire militaire de Rome et de Carthage, c'est-à-dire des armées qui sont nationales et de celles qui ne le sont pas, est toujours vraie. Quand, dans les premières, les grands principes de la gratuité et de
l'obligation personnelle du service militaire disparaissent, il y a décadence. Quand, dans les secondes, les énormes efforts budgétaires que comporte leur entretien s'affaiblissent par suite de revers politiques,
industriels ou commerciaux, il y a décadence aussi. (L'armée française en 1867, p. 42.)
[28] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXXI.
[29] Mechasbim. Le nom de ces officiers, directeurs de la monnaie, est gravé sur les tétradrachmes de bronze frappés par Carthage, en Sicile, jusqu'au traité des îles Ægates. (Voyez l'appendice C,
Numismatique de Carthage.)
[30] Dans le nombre des monnaies puniques parvenues jusqu'à nous, il en est certainement qui furent frappées par Annibal. La science aura-t-elle un jour en préciser les caractères distinctifs ? Il serait difficile
de l'affirmer. Toujours convient-il de chercher n les reconnaître parmi celles dont le titre est le plus élevé. Les mines d'Espagne étaient alors d'un rendement facile, et le service de la monnaie du général en
chef devait proscrire le potin. Quant au style, il est de la deuxième période numismatique ; il s'éloigne du style sicilien sans accuser encore la décadence. Toutes les pièces sont à tête de Cérès et de Proserpine,
d'un modèle plein de noblesse et de distinction, et portent uniformément, au revers, le symbole national carthaginois, c'est-à-dire un cheval maigre et musclé, à l'encolure épaisse, mais non dépourvu
d'élégance. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[31] Tite-Live, XXI, XXIII. — Silius Italicus, Puniques, XII, v. 569, 570. — Polybe, III, LXXX.
[32] Silius Italicus, Puniques, IV, v. 826, 827.
[33] Les Romains ne paraissent pas avoir eu d'autres cartes que leurs itinéraires. Ces documents étaient de deux sortes : les uns, que Végèce appelle annotata, ou écrits, n'étaient que des espèces de livres de
poste, donnant la nomenclature des localités, avec indication des routes et des distances (Itinéraire à Antonin, par exemple). Les autres, désignés sous le nom de picta, ou dessinés, indiquaient grossièrement
les contours du pays, la direction des roules et l'orientation relative des points principaux. La Table de Peutinger est un curieux spécimen de ce genre de caries. Vers la fin des guerres puniques, les Romains
avaient fait de grands progrès dans l'art du dessin. Ils savaient faire le lever d'une place forte et dresser un plan directeur des attaques. (Pline, Hist. nat., XXXV, VII.)
[34] C'est dans la bouche d'Annibal lui-même que Silius Italicus a mis ces mots rapportés plus haut (Silius Italicus, Puniques, IV, v. 826, 827.)
Le poète mentionne à chaque instant les reconnaissances du général en chef (Silius Italicus, Puniques, XII, v. 85 ; v. 565-570.)
[35] Lors de la prise de Carthagène, en 210, Scipion trouva dans la place 120 catapultes grand modèle, 281 petit modèle, 23 balistes grand modèle, une quantité considérable de scorpions grands et petits,
d'armes et de traits de toute espèce. (Tite-Live, XXVI, XLVII.)
[36] C'est lui qui, lors du siège de Sagonte, a fait les approches et pratiqué les brèches.
[37] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVII.
[38] Le pisé est-il d'invention phénicienne ou tamazir't ? Nous ne saurions décider la question, mais tout nous porte à admettre cette dernière hypothèse- Quoi qu'il en soit, les armées carthaginoises faisaient
constamment usage du pisé et savaient le plier à tous leurs besoins. Elles le composaient d'une partie de pierrailles, de deux parties de chaux eu poudre et de quatre à six parties de terre franche ; le tout bien
malaxé, fortement damé, monté par couches entre des moules de bois, et enfin soigneusement crépi sur toutes les faces.
[39] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVIII.
[40] Le mot télégraphique, quelque surprise qu'il amène à l'esprit du lecteur, est ici parfaitement exact, car les Carthaginois savaient correspondre à distance au moyen de signaux. Quatre ou cinq siècles avant
notre ère, ils avaient établi des sémaphores sur les côtes de Sicile et d'Afrique ; ils expédiaient même des dépêches d'un littoral à l'autre (voyez Polyen, VI, XVI) et faisaient ainsi disparaître une solution de
continuité de 134 kilomètres, coupée, il est vrai, par l'île de Pantellerie. Plus tard, lors de la deuxième guerre punique, on voit Annibal réorganiser en Afrique et en Espagne un service permanent de
télégraphie. (Pline, Hist. nat., II, LXXIII ; XXXV, XLVIII.)
Le personnel du service télégraphique était tenu de suivre des méthodes fixes, déterminées par les règlements, telles que celle des Clepsydres, attribuée à Enée (voyez Polyen, VI, XVI, et Polybe, X, XLIV), et
celle des Alphabets, inventée par Cléoxène et Démoclite (voyez Polybe, X, XLV et XLVI). — Nous regrettons de ne pouvoir faire connaître ici tous les rouages de ce service, et nous nous bornons à constater
qu'il avait à sa disposition des télescopes ou longues vues. (Polybe, X, XLVI.)
[41] Voyez, sur la πυρσεία, Polybe, X, XLIII, XLVII. — Les Assyriens, les Chaldéens, les Mèdes, les Phéniciens, les Grecs, connurent, de toute antiquité, les poudres fusantes et ces compositions
inflammables qui reçurent plus tard le nom générique de feux grégeois. C'étaient des bitumes et des naphtes animés par des excitateurs à combustion vive. Les artifices du corps des signaux avaient
probablement pour éléments des feux dits grégeois et des poudres fusantes à flammes diversement colorées.
[42] Polybe, X, XLVII.
[43] Polybe, III, XLIII. — Tite-Live, XXI, XXVII.
[44] Polybe, VIII, XXX. — Tite-Live XXV, IX.
[45] Voyez Polybe, IX, XV. — On attribue aux Phéniciens l'invention du gnomon, et l'organisation du fameux cadran solaire de Catane. Ils dessinèrent un cadran semblable dans le palais d'Achaz, roi de
Juba.
[46] Ainsi, lorsqu'il s'agissait, par exemple, d'une nouvelle ou d'un ordre important, il y avait toujours contre-épreuve. La dépêche première était répétée par les correspondants en présence... (Polybe, IX, XIII
- XVII.)
[47] C. Nepos, Annibal, XIII.
[48] Sur Sosyle, voyez Polybe, III, XX.
[49] Sur Philène, voyez : Polybe, I, XIV et XV, et III, XXVI ; — Cicéron, De Divinatione, I, XLIX ; — enfin Tite-Live, XXXVI, XLIX, qui l'appelle à tort Silenus. (Voyez l'appendice A, Notice
bibliographique.)
[50] Polybe, X, XVIII.
[51] Polybe, XI, fragm. II.
[52] M. Michelet, Histoire romaine.
[53] En 1796, Bonaparte enlève l'importante redoute de Dégo, qui lui ouvre les plaines de la Lombardie. Le lendemain de ce succès décisif, les représentants du peuple font courir le bruit que notre armée est
tournée, que l'ennemi est à Savone, et ils ordonnent la retraite. L'ombre de leur puissance était encore formidable ; il fallut obéir. (J. B. Collot, Mémoires.)
[54] Les commissaires du Directoire étaient des surveillants placés auprès des généraux pour suivre leurs actions, en rendre compte, et les faire arrêter s'ils causaient de l'ombrage.... Il [Salicetti] aborde
Bonaparte, le félicite et veut s'enquérir de la position et des mouvements des différents corps de troupes. Bonaparte le regarde froidement ; sans lui répondre, il se tourne vers son état-major et s'éloigne... (J.
B. Collot, Mémoires.)
[55] Défiler est bien le mot propre, car l'armée carthaginoise marchait musique en tête. (Silius Italicus, Puniques, I, v. 371 : II, v. 351 et 445.)
Le lituus était une longue trompette droite, de bronze ; la fistula tamazir't n'est sans doute autre chose que la r'aïta (au pluriel r'ouâit), espèce de clarinette qui, avec les t'boul (tambours), forme aujourd'hui
encore la musique nationale de nos tirailleurs indigènes. Chaque corps de troupes avait ses étendards (Silius Italicus, Puniques, III, v. 231, 282, 407, 408.)
[56] Machanat et am-machanat sont des dénominations officielles de l'armée carthaginoise qu'on retrouve sur les monnaies de bronze frappées en Sicile, jusqu'en l'an 241. (Voyez l'appendice C,
Numismatique de Carthage.)
[57] Diodore de Sicile, II.
[58] Puniceis tunicis... (Valère Maxime.)
[59] Aristote, Politique, VII, II.
[60] Diodore de Sicile, II.
[61] Salluste, De Bello Jugurthino, XII.
[62] Suivant l'usage, nous avons représenté par d' la consonne kabyle équivalente au dzal arabe.
[63] Salluste, De Bello Jugurthino, XCIV.
[64] Les Maures y joignaient un long sabre (khedama). Les khedama kabyles se fabriquent en majeure partie chez les Flissas (Issaflenses) du Djerdjern, dont ils ont pris le nom.
[65] L'armée venue d'Afrique comprenait : 1° la légion carthaginoise, 2° les symmaques ou contingents des villes alliées : Utique, Hippo Regius, Vaga, Clypea, Ruspina, la petite Leptis, Thapsus, Zama,
Sabrata, Œa, la grande Leptis, Bérénice, Barce, etc. 3° les auxiliaires ou stratiotes, tirés de l'intérieur : Autololes, Baniures, Maures,Tritonides, Lotophages, Garamantes, Makes, Nasamons, Marmarides,
Adyrmachides, Nubiens, Éthiopiens, etc. — Suivant Silius Italicus (Puniques, III), les principaux chefs de corps étaient : Sichée, neveu d'Annibal, commandant les gens d'Utique et de Clypea ; Antée (ou
Stulée), ceux des villes de la Zeugitane et de la Bysacène ; Hertès, les contingents de la pentapole Cyrénaïque ; Bocchus, les Massyliens ; Isalcas et Acherras, les Gétules ; Ithémon, les Autololes ; Choaspe,
les Garamantes et les Tritonides.
[66] Tite-Live, XXII, XLVI.
[67] Virgile, Enéide, I, v. 339 ; IV, v. 40.
Il est un proverbe kabyle qui a cours aujourd'hui encore : Chez les Kabyles les hommes sont des guerriers.
[68] Polybe, IX, VII. — Tite-Live, XXVI, X.
[69] Salluste, De Bello Jugurthino, LXXXIX.
[70] Appien, De Rebus Punicis, XI.
[71] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[72] Tite-Live, XXII, XLVI.
[73] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[74] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[75] Salluste, De Bello Jugurthino, XX.
[76] Salluste, De Bello Jugurthino, XCVII-XCVIII. — Les Romains les appelèrent barbares (du sanscrit war war), et le nom de Berbères est resté aux Imazir'en. (Voyez l'appendice G.)
[77] Virgile, Énéide, I, v. 523. — Valère Maxime, II, VI, 17.
[78] Il y eut quelques désertions d'Africains, dans l'armée d'Annibal, durant la longue guerre d'Italie.
[79] Tite-Live, XXX, XII. — XXIX, XXIII.
[80] Il est toujours passionné pour le plaisir. Il aime son jeu des thiddas (espèce de jeu de dames, qui se joue avec de petits cailloux), la naïve musique des r'ouaït (clarinettes) et des t'boul (tambours) ; il aime
les chants monotones de sa poésie nationale, les longs entretiens, les lentes promenades sur les places de marché. Mais il aime avant tout le métier des armes.
[81] Ce que l'Afrique peut produire de plus utile à la France, ce sont des soldats. (Lettre sur la politique de la France en Algérie, adressée par l'Empereur au maréchal de Mac-Mahon, 20juin 1865.) — Troupe
excellente, fidèle, commode, intelligente, extrêmement maniable pour qui la comprend, respectueuse et soumise envers les officiers français, ceux surtout qui savent parler sa langue, qui s'occupent d'elle et
qui lui montrent de la sollicitude. (Trumelet, Les Français dans le désert, p. 320.)
[82] Silius Italicus (Puniques, III) nous a laissé le nom du chef de chacun de ces contingents. Viriathe commandait les bandes de la Galice et de la Lusitanie.
[83] Les Espagnols avaient alors pour coiffure nationale une espèce de mitre ou bonnet ; pour vêtement, un sayon ou blouse de peau de chèvre ou de mouton, qui laissait nus les bras, le cou et une partie de la
poitrine. Les plus riches se couvraient les épaules d'un manteau de peau de bête, d'importation carthaginoise, et qu'on nommait mastruga. Les pieds étaient chaussés de bottines de cuir, dites abarcus.
[84] Les Espagnols étaient ordinairement armés de deux petites piques, ou javelines, de trois à quatre pieds de long. Ces javelines, qu'en Espagne on appelle chuzos, étaient l'arme nationale par excellence. Les
fantassins portaient aussi le bident (media luna), dont ils se servaient pour arrêter la cavalerie. C'était un croissant emmanché à une hampe, analogue à celui qui est encore en usage, dans quelques colonies
espagnoles, pour couper le jarret des bœufs sauvages.
[85] Tite-Live, XXII, XLVI.
[86] Le ξίφος romain (ensis) fut remplacé, au temps de la guerre d'Annibal, par l'épée espagnole, qui était plus longue, plus pesante, et avait un tranchant. Elle était suspendue au flanc droit par un baudrier ;
les officiers la portaient à gauche avec le ceinturon.
[87] Tite-Live, VII, X.
[88] Tite-Live, XXII, XLVI.
[89] Diodore de Sicile, V, XXVIII.
[90] Strabon, IV.
[91] Isidore de Séville (Origines) dit : Sagum, gallicum nomen. — La saie était donc un vêtement national, tout comme la braie (Gallia braccata).
[92] Diodore de Sicile, V, XXX. — Voyez M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I, passim, et l'Histoire de Jules-César, l. III, c. II, t. II, p. 29 et suiv.
[93] La haute coiffure à plumes des Highlanders n'est également qu'une réminiscence des casques gaulois à panache.
[94] Strabon, IV. — Diodore, V. — Silius Italicus, Puniques, IV. — Virgile, Enéide, VIII. — Q. Claudius (ap. Aulu-Gelle, IX, III) parle d'un Gaulois : torque atque armillis decoratus. — A la bataille de
Fésules (228), on ne voyait pas un Gaulois qui ne fût couvert de chaînes, de colliers, de bracelets d'or.
[95] Le gais gallique était un pieu durci au feu ; c'est le type primitif du pilum. La catéie était aussi un pieu qu'on lançait enflammé sur l'ennemi. Le matras ou matar était un trait ou javelot. Le saunion était
une pique, ou lance, d'invention gauloise. Le fer, long de 0m,44 et large de 0m,15, se recourbait vers la base en forme de croissant, à peu près comme celui d'une hallebarde. Cette arme terrible faisait des
blessures réputées mortelles. (Diodore, V, XXX. — Strabon, IV.)
[96] Tite-Live, XXII, XLVI.
[97] Les armes fabriquées dans les Gaules étaient de mauvaise trempe, et causaient souvent la défaite de ceux qui s'en servaient. (Polybe, II, XXX.) Elles se faussaient ou s'ébréchaient au premier coup.
(Polybe, II, XXXIII, XXXIV.)
[98] Q. Claudius, ap. Aulu-Gelle, IX, III.
[99] Tite-Live, XXII, XLVI. — Aujourd'hui encore, en France, les hommes de nos régiments quittent leur chemise pour se battre en duel et se mettent, comme ils disent, à poil.
[100] M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I.
[101] Diodore de Sicile, V, XXXI.
[102] Tite-Live, V, XXXVII. — Q. Claudius, ap. Aulu-Gelle, IX, III.
[103] Q. Claudius, loco cit.
[104] Pausanias, X, XXI.
[105] Frontin, Stratagèmes, III, XVI.
[106] Polybe, VIII, XXXIII.
[107] Le mineur avait pour outils : le pic à roc, la doloire, la hache, le ciseau ou pistolet, la pince, le coin, la masse, la pelle.
[108] Graba, pluriel de gourbi. — Polybe, XIV, I. — Tite-Live, XXX, III.
[109] Incertus auctor, De Bello Africano.
[110] L'amergaz était remarquable par son talent d'anek'k'ack (piocheur) et d'amr'raz (creuseur) ; il excellait à couper le bois et à le mettre en œuvre.
[111] Tite-Live, XXVIII, XX.
[112] Réflexions sur les différents génies du peuple romain, c. IV.
[113] C'était dans la cavalerie qu'Annibal incitait toutes ses espérances. (Polybe, III, II.)
La perte de 500 Numides déserteurs lui fut plus sensible que tout autre échec. (Tite-Live, XXVI, XXXVIII.)
[114] La cavalerie seule d'Annibal donnait la victoire à Carthage et causait les défaites de Rome. (Polybe, IX, III.)
[115] La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine pour deux raisons l'une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie ; et l'autre, que la cavalerie romaine était mal
armée ; car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe (VI, XXV). (Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, c.
IV.
[116] Strabon, IV.
[117] Pausanias, Phoc., XIX, X, XI.
[118] Tite-Live, XXIII, XXIX.
[119] Appien, De Rebus Punicis, XI.
[120] Voici l'inscription d'un de ces curieux monuments :
Fille de la Gétule Harena,
Fille du Gétule Equinus,
Rapide à la course comme les vents,
Ayant toujours vécu vierge,
Spenduza, tu habites les bords du Léthé.
(Recueil d'inscriptions d'Orelli.)
[121] Silius Italicus, Puniques, XVII. — Incertus auctor, De Bello Africano, XIX. — Virgile, Énéide, IV, v. 41.
[122] Tite-Live, XXIII, XXIX.
[123] Strabon, XVIII, III.
[124] Salluste, De Bello Jugurthino, IV. Silius Italicus, Puniques. XVII.
[125] Les Ligures étaient entrés au service de Carthage au commencement des guerres puniques ; les Campaniens, lors des guerres avec Syracuse (Diodore, I) ; les Grecs, à l'époque de la descente de Pyrrhus
en Italie (Polybe, I). (Voyez Polybe, XI, XIX.)
[126] On tire souvent le mot Baliare du grec βάλλω, mais cette étymologie est discutable. M. Nisard a proposé celle de bal jaroh (punique) jeter. Le nom de ces tirailleurs n'est autre que celui des îles
Bahr'lrat, dont ils étaient originaires. Les plus habiles venaient d'Ivice (Ebusus, l'île des Pins) ; à l'expiration de leur congé, on leur donnait ordinairement une femme pour prix de leurs services.
[127] Florus, Hist. rom., III.
[128] Le glans brisait les boucliers et les cuirasses. — On a trouvé dans les ruines de Carthage une foule de balles ovoïdes en terre cuite. (Histoire de Jules César, l. III, c. VIII, t. II, p. 211.) — Voyez, au
musée de Saint-Germain, un grand nombre de balles de plomb de forme ovoïde. Ces projectiles antiques ne sont pas sans analogie avec les balles en stéatite dont font usage, aujourd'hui encore, les indigènes
de la Nouvelle-Calédonie. Les frondeurs de l'antiquité faisaient, le plus souvent, chauffer leurs balles d'argile a une température voisine de celle à laquelle s'opère la vitrification. C'est à une réminiscence de
cette coutume qu'il faut attribuer sans doute l'invention moderne du boulet rouge, dont l'usage s'est à son tour perdu.
[129] Polybe donne le nom de ψιλοί, εΰζωνοι, λογχοφόροι aux hommes de cette infanterie légère, que les Romains appelaient levis armatura. La levis armatura romaine se composait de ferentarii, de rorarii,
d'accensi, de velites. Ces derniers ne furent créés qu'au temps du siège de Capoue (211). Les ferentarii n'avaient point de bouclier et ne portaient que des armes de jet. Placés sur les ailes du front de bataille,
ils engageaient ordinairement l'action, en lançant une grêle de traits sur la ligne ennemie. Les rorarii, nus jusqu'à la ceinture, vêtus d'une simple jaquette, chaussés de bottines (voyez au musée de Saint-
Germain un modèle de ces bottines, dites caligœ), armés aussi d'armes de jet, mais se couvrant d'un bouclier, étaient placés en serre-files derrière les triaires. Les accensi, places derrière les rorarii, ne
portaient ni armure ni armes offensives. Ils lançaient des pierres à la main et se battaient à coups de poing. En outre, les alliés fournissaient à Rome des sagittarii, des jaculatores, des funditores.
[130] Les λογχοφόροι d'Annibal étaient armés de la λόγχη, lance longue et légère, à tête plate et très-large, pouvant servir à volonté d'arme de main ou de jet. Le λόγχος (spiculum), distinct de la λόγχη
(lancea), était un trait muni d'un fer barbelé. La javeline (jaculum) était une arme de jet. Jaculum est le nom générique de tous les traits lancés à distance. L'infanterie légère d'Annibal comptait aussi quelques
archers.
[131] Simple morceau de bois recouvert de peau.
[132] On dit encore aujourd'hui que le Kabyle est un habile ah'akhar (viseur).
[133] Appien, De Bello Annibalico, XXII.
[134] Ir'ill ! Ir'ill ! est un des cris de guerre du peuple amazir'.
[135] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX et LXXI.
[136] Ces Imazir'en, nous l'avons déjà dit, sont certainement de race gallique. Ce qui le prouve, c'est la ressemblance des noms de lieux en Irlande et en Kabylie. Ce sont, d'autre part, les résultats de la
comparaison des monuments mégalithiques de l'Algérie et de la France, et les récentes découvertes égyptologiques.
L'archéologie céramique nous apporte aussi ses arguments. On a récemment trouvé au mont Beuvray (l'ancien Bibracte), à 13 kilomètres à l'ouest d'Autun, des débris d'amphores en quantité prodigieuse, et les
plus intéressants de ces vases primitifs ont été réunis au musée de Saint-Germain. Eh bien, qu'on en examine les formes ; qu'on observe attentivement les systèmes de stries qui les décorent ; qu'on les mette
ensuite en regard des poteries, souvent bizarres, que nos Kabyles d'aujourd'hui fabriquent à Fort-Napoléon, et l'on sera frappé de l'air de parenté des deux styles.
Nous ferons enfin appel aux craniologistes. Nous les prierons de voir de près les débris humains trouvés dans le dolmen de Roknia (Algérie), et que M. Bourguignat a donnés au musée. Nous leur
demanderons si les crânes des Imazir'en de l'antiquité ne sont pas de la même famille que ceux de nos contemporains de sang gaulois. (Voyez l'appendice G, Notice ethnographique.)
[137] Incertus auctor, De Bello Africano, VII.
[138] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[139] Les cavaliers avaient sans doute le même armement que les fantassins et lançaient à distance le λόγχος ou la λόγχη. Polybe donne à ces tirailleurs à cheval le nom d'άκροβολιολαί.
[140] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[141] Salluste, De Bello Jugurthino, I.
[142] Salluste, De Bello Jugurthino, I.
[143] Tite Live, XXXV, XI.
[144] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[145] Incertus auctor, De Bello Africano, LXIX.
[146] Tite-Live, XXVI, IV. — Valère-Maxime, II, III. — Polybe, VI, XXII.
[147] Les Romains appréciaient hautement la gloire du soldat qui tuait un éléphant dans une bataille : un beau surnom lui conférait aussitôt des titres de noblesse militaire. C'est ainsi que, plus tard, le
vainqueur des Gaules fut appelé César, parce qu'un de ses ancêtres avait été vainqueur d'un des éléphants (casar, en langue punique) de Pyrrhus ou d'Annibal. (Voyez l'Histoire de Jules César, l. II, c. I, t. I, p.
252, note 1.)
[148] Les légions chargèrent à sept reprises la phalange près de céder, lorsque les éléphants, inconnus aux Romains, vinrent décider la victoire en faveur de e l'ennemi. (Histoire de Jules César, l. I, c. III, t. I,
p. 81.)
[149] Les Carthaginois ne connurent l'art de transporter les éléphants par mer qu'au temps de leur lutte avec les Romains. (Diodore, II.)
[150] Polybe, III, XIII. — Appien, De Bello Annibalico, IV.
[151] Dès qu'ils surent le parti qu'ils pouvaient en tirer, les Romains employèrent aussi les éléphants. Juvénal, XII, v. 107-109.
[152] Essais, II, XII.
[153] Tite-Live, XXI, XLVII.
[154] Voyez : Pline, VIII, VII ; — Florus, I, XVIII ; — Élien, Hist. anim., I, XXXVIII ; — P. Orose, IV, I ; — Armandi, Histoire militaire des éléphants. — C'est Pyrrhus qui révéla aux Carthaginois l'utilité
des éléphants à la guerre. Carthage ne s'était jusqu'alors servie que de chars.
[155] Silius Italicus, Puniques, III.
[156] Incertus auctor, De Bello Africano, XXVII.
[157] Polybe, XV, XII.
[158] Tite-Live, XXVII, XLIX.
[159] Hirtius, De Bello Gallico, VIII, XIV. — César, Comm. passim.
[160] Les Kabyles ont de bons mulets. — Que de fois ces bons petits iserd'an n'ont-ils pas porté, à des distances considérables, le biscuit de nos colonnes expéditionnaires !
[161] Incertus auctor, De Bello Africano, LXVIII. — Le chameau fut dès lors l'animal royal par excellence ; nos Kabyles d'aujourd'hui l'appellent encore al roum', le royal. Pour eux, nos soldats sont des
roumis, c'est-à-dire des royaux, des impériaux. Ils donnaient déjà ce nom aux Grecs de l'armée d'Alexandre le Grand.
[162] Mémorial de Sainte-Hélène, 14 novembre 1816.
LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.
CHAPITRE VI. — CONQUÊTE DE LA CATALOGNE.

A l'heure où les hostilités allaient s'ouvrir en Italie, il importait d'assurer à la péninsule ibérique la tranquillité la plus complète pour la durée probable de
la guerre, de la préserver de toute insurrection intérieure, de la mettre à l'abri de toute insulte de la part des Romains. Il était de bonne politique de garnir
le pays d'une armée composée d'éléments étrangers, et, réciproquement, d'en éloigner les contingents espagnols, dont la turbulence était à craindre.
Annibal désigna donc pour l'Afrique les Thersites, les Mastiens, les Ibères de la montagne et les Olcades, en tout 1.200 hommes de cavalerie et 13.850
d'infanterie, non compris un certain nombre de Baliares. Les uns allèrent tenir garnison à Carthage, les autres furent répartis dans les villes
métagonitiques[1], c'est-à-dire sur le littoral africain sis à l'ouest de Kollo[2]. En opérant ainsi, le général carthaginois protégeait ses communications en
arrière, de Kollo à Mers-el-Kebïr. C'était la métropole qui devait surveiller la côte, de Carthage à Kollo, et, à cet effet, elle reçut d'Annibal 4.000
fantassins tirés des villes mêmes de la Métagonie[3]. Ces mesures étaient fort sages. Tous les hommes se trouvaient dépaysés et servaient d'otages là où
ils avaient à tenir garnison. Les derrières de l'Espagne, c'est-à-dire de la base d'opérations, devenaient ainsi parfaitement sûrs.
L'armée destinée aux garnisons de la péninsule compta 12.650 hommes d'infanterie, dont 11.850 Libyens, 300 Ligures, 500 Baliares ; et 2.450 de
cavalerie, dont 350 Libyens ou Liby-Phéniciens, 300 Ilergètes[4], 1800 Imazir'en, Massyliens ou Massésyliens, Macéens et Maures. A la cavalerie fut
adjointe une troupe de 21 éléphants[5]. L'escadre chargée du service des côtes de l'Espagne fut formée de 50 quinquérèmes, 2 quadrirèmes et 5
trirèmes[6]. En résumé, l'armée permanente qui allait demeurer en deçà de l'Èbre était, en nombre rond, d'un effectif de 15.000 hommes, dont 2.500
cavaliers, et elle était appuyée par une flotte de 57 navires[7].
Soldats, équipages et cornacs, tout était étranger à l'Espagne.
Restait à pourvoir au commandement de ces forces de terre et de mer.
Annibal avait alors auprès de lui ses trois frères, Asdrubal, Hannon et Magon. Le jeune et bouillant Magon devait le suivre en Italie ; il destinait à
Hannon un poste important en deçà des Pyrénées ; le brave et intelligent Asdrubal était naturellement désigné pour l'emploi de gouverneur général de la
péninsule. Annibal l'installa dans ces fonctions[8], et il n'eut jamais qu'à se louer de ce frère, digne et glorieux fils du grand Amilcar.
Le jeune général assemble ensuite ses soldats. Il avive chez tous la haine du nom romain, et promet solennellement les plus belles récompenses à ceux
qui l'aideront à sauver sa patrie. Il remue en eux la fibre religieuse et appelle sur leur valeur la protection des dieux. En terminant ce beau mouvement
oratoire, il fait lire l'ordre du jour qui fixe la date du départ pour l'Italie, et cette communication est accueillie avec le plus vif enthousiasme. Au jour dit,
et par une belle matinée de printemps[9], l'armée tout entière s'ébranle et dit adieu à Carthagène, la ville des roses[10]. Cédant aux destins qui l'entraînent
par delà les Pyrénées et les Alpes, elle s'éloigne à grands pas et ne songe plus qu'au salut de la métropole.
Pendant que ces belles troupes font leurs premières étapes, Annibal, qu'ont jusque-là préoccupé les soins d'une organisation difficile, Annibal songe
enfin à son foyer. Sa première pensée est de soustraire sa femme et son enfant aux dangers de la guerre. Il ne peut songer à les emmener en Italie.
L'Espagne ne lui parait pas non plus très-sûre ; après son départ, il le pressent, une lutte terrible va s'engager entre son frère Asdrubal et les Romains.
Tout bien considéré, Imilcée et son fils s'embarqueront pour Carthage ; cette dure séparation est nécessaire.
Annibal a vu disparaître à l'horizon la voile qui emporte ce qu'il a de plus cher au monde. Il fait taire les voix émues de son cœur, et rejoint les colonnes
qui s'acheminent vers la vallée de l'Èbre. Partie de Carthagène, l'armée se dirigea vers Etovisse (Oropesa), le long du littoral[11], et arriva au fleuve qui,
suivant les traités, servait de limite aux Carthaginois et aux Romains. Jusque-là, les premiers sont sur leur terrain, et leur marche est facile ; mais la scène
va changer. Sur la rive gauche se profilent les crêtes d'une âpre région, peuplée d'habitants à demi sauvages : c'est la Catalogne.
La Catalogne, dit le colonel Fervel[12], comprend le quadrilatère formé par les Pyrénées orientales, la Sègre, l'Èbre inférieur et la mer. Ce trapèze, qui a
35 lieues de largeur moyenne sur 44 de hauteur, est entièrement recouvert de hautes montagnes. Qu'on se figure un entassement sans ordre et presque
sans interruption de montagnes de première grandeur, entre lesquelles serpentent une infinité de gorges repliées en tous sens, étroites, profondes et
bordées de perpétuels escarpements ; puis, çà et là, quelques petites plaines, dont les plus considérables avoisinent la mer, et l'on aura une idée de l'aspect
général de la Catalogne.
Le quadrilatère compris entre le Sègre, l'Èbre, la mer et les Pyrénées, dit aussi Malte-Brun[13], est un pays entièrement montagneux, excepté dans le
voisinage des côtes. Sa charpente est formée par les ramifications des Pyrénées, qui s'y répandent d'une manière si confuse, qu'on ne trouve aucun
enchaînement entre elles, et que la contrée n'apparaît que comme un entassement désordonné de sierras, de pics, de rochers, ouvert çà et là de gorges
repliées en tous sens, d'étroits défilés, de vallons parcourus par des rivières torrentueuses et sujettes à des débordements.
Pour achever de faire connaître les limites de cette Suisse espagnole, due à un bizarre épanouissement des Pyrénées orientales, il n'y a plus qu'à en
exposer l'hydrographie. Le Sègre[14], dont le développement total est de 240 kilomètres, coule d'abord perpendiculairement au crochet de Montlouis,
c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest. Un peu au-dessous de la Seu d'Urgel, il incline vers le sud, arrose Balaguer et Lérida, et conflue à l'Èbre, avec la
Cinca, sous les murs de Mequinenza. Sa vallée, qui n'est qu'un défilé formidable, affecte nettement la forme dite en chapelet. Le thalweg n'est qu'une
série continue de plaines en forme de cirque, alternant avec ces corridors étranglés, à parois verticales, que nos soldats de l'armée d'Afrique appellent des
portes de fer[15]. Les gorges d'Organya sont les plus belles et les plus célèbres de toutes celles qui encaissent ainsi le lit du torrent. Les flancs de leurs
murailles à pic sont moirés de cascatelles mousseuses, qui glissent silencieusement sur la roche, se dissimulent sous les touffes de lianes ou les bouquets
de vigne sauvage, réapparaissent pour se cacher encore, et faire chute enfin sur des encorbellements qui les brisent. Çà et là de grandes cascades laissent
aussi tomber sur le roc leurs belles nappes translucides. Sous les humides vitrines de ces mouvants paraboloïdes, s'agitent, comme sous le grillage des
volières, des myriades d'oiseaux, défiant les grands vautours qui planent au zénith du gouffre.
De ses sources à son confluent le Sègre sert de fossé à l'important contrefort qui divise en deux parties distinctes le revers sud des Pyrénées orientales.
L'une, région des vallées transversales, comprend tous les cours d'eau qui ont le Sègre pour commun déversoir ; l'autre, région des vallées latérales, est
arrosée par le Llobregat, le Ter, la Fluvia et la Muga.
Ce second groupe, si nettement dessiné, constitue ce qu'on nomme le grand bassin de la Catalogne. C'est, au point de vue des opérations militaires, un
échiquier fameux dont il convient d'étudier avec soin toutes les cases.
Le Llobregat (Rubricatus) prend ses sources sur le revers méridional de la portion de chaîne comprise entre le col de Port, à hauteur d'Urgel, et le massif de
Tosas, au sud de Puycerda (Puig-Cerda). Il décrit d'abord plusieurs omégas s'alignant par la base, suivant la direction nord-sud ; mais le massif du Mont-
Serrat[16] l'infléchit vigoureusement, et, dès lors, ses eaux coulent du nord-ouest au sud-est.
Son embouchure se trouve à 7 kilomètres sud de Barcelone, et ses alluvions impriment, en ce point, une forte saillie à la côte. Son bassin se limite, d'une
part, au grand contrefort qui borde la rive gauche du Sègre, et, de l'autre, à une chaîne secondaire qui, se détachant des Pyrénées, un peu à l'ouest du col
de Tosas, court aussi vers Barcelone, en laissant décrire à sa crête des méandres bizarres. Entassement presque informe de grands reliefs qui ne s'effacent
que vers le littoral, chaos de croupes et de thalwegs qui s'enchevêtrent les uns dans les autres, le bassin du Llobregat est un inextricable fourré de
montagnes abruptes et confuses ; c'est le centre de résistance, le réduit de la haute Catalogne.
Des flancs du Puig-Mal, d'une part, et du pic de Castalone, de l'autre, descendent quatre torrents : le Ripart, le Freiser, le Ter proprement dit et le Riutort.
Le Ripart et le Freiser se réunissent en fourche à Ribas ; le Ter et le Riutort confluent de même à Campredon. Ribas et Campredon sont, à leur tour,
comme les deux pointes d'une autre fourche, dont l'embase est à Ripoll. Tel est le bassin de réception du Ter. A Ripoll, commence le canal
d'écoulement. Encaissé depuis ses sources jusqu'à son embouchure, le Ter suit d'abord une direction nord-sud jusqu'à l'aplomb de Vich. Là, il s'infléchit
brusquement d'équerre et coule de l'ouest à l'est jusqu'à Girone, d'où, remontant légèrement vers le nord, il va se jeter à la mer, un peu au-dessous du
golfe de Roses.
La chaîne pyrénéenne, deux contreforts adjacents et le pâté de la rive gauche du Ter dessinent le vaste entonnoir où s'engouffrent les eaux qui alimentent
le torrent de la Fluvia. Ce bassin de réception, sillonné d'une multitude de déchirures, présente la forme d'une large conque, ouverte à l'est. Le canal
d'écoulement, qui commence à Bezalu, se dirige aussi franchement vers l'est, entre des berges escarpées qui en rendent l'abord difficile. Le lit de
déjection, qui s'ouvre à Bascara, et qu'embarrassent sans cesse des sables mobiles, va se perdre dans les marais de l'Ampurdan.
La portion de la grande chaîne correspondant au territoire de Pratz de Mollo est couronnée d'un large plateau de 10 kilomètres de longueur. C'est à ce
plateau que la Muga prend naissance. Elle l'arrose dans toute son étendue, jusqu'au relèvement des Orts. Là, devenue torrent impétueux, et roulant au
fond d'une gorge étroite, la Muga contourne d'abord les rochers d'Albanya et la croupe de la Magdelaine. Parvenue à la fonderie de Saint-Laurent, elle
court définitivement vers le sud-est, débouche en plaine à Pont-des-Moulins, coule à pleins bords sur un lit vaseux, et se perd enfin dans les marais de
Castillon.
Telle est, esquissée à grands traits, l'hydrographie de la Catalogne. Ce simple aperçu permettra d'en mieux saisir la physionomie orographique. On saura
trouver des repères dans un dédale de communications difficiles, réseau à larges mailles, dont les nœuds sont des points forcés de passage, et quels
passages ! On appréciera plus facilement la valeur défensive de cette contrée étrange, isolée pour ainsi dire du reste de la péninsule, dont elle est la place
d'armes, le réduit, en ayant elle-même pour réduit le bassin du Llobregat.
Le Sègre, ce long couloir qu'envahissent des crues aussi subites que violentes, semble, à première vue, jouir d'une propriété militaire importante. On
dirait un chemin naturel qui permet de tourner les rivières de la Catalogne tributaires directs de la Méditerranée. Mais le peu de largeur de la vallée en
rend l'accès très-dangereux et la défense excessivement facile. Les places de Mequinenza, Lérida, Balaguer, viennent en aide aux obstacles naturels, et,
de la Seu d'Urgel à Montlouis, la gorge où roule le Sègre est à peu près impraticable. Annibal ne songea pas à pénétrer bien avant dans cette voie, que
tâtèrent après lui Scipion et César, et, après ceux-ci, l'armée française en 1646, 1691, 1794, et de 1807 à 1814.
Les affluents de gauche du haut Sègre correspondent à des passages importants qui ouvrent la Catalogne sur les vallées du Llobregat et du Ter. Il suit de
là que l'occupation du Sègre, de Montlouis à la Seu d'Urgel, est nécessaire à qui veut dominer la haute Catalogne. C'est un chemin de ronde au pied d'une
crête qu'il est indispensable de couronner pour plonger jusqu'au cœur de la province.
Le grand contrefort pyrénéen jeté entre les bassins du Sègre et du Llobregat présente une force de résistance considérable, et le massif du Mont-Serrat est
particulièrement célèbre dans l'histoire militaire de la France[17]. Une position non moins importante est celle qu'occupe, sur le Cardoner, la place de
Cardona, ce réduit pour les temps de malheur, comme disent les Catalans. C'est sous l'appui de cette place qu'ils se réorganisèrent en 1811, après le
départ du maréchal Suchet pour Valence. Cardona, qui marque véritablement le centre militaire de la Catalogne, est un nœud remarquable de
communications. De là, on peut pousser, au nord, sur Berga, centre naturel de défense dont les Espagnols ont, en 1811, fait sauter les fortifications ; à
l'ouest, par Salsona, Oliana et la vallée du Sègre, on tend la main à la Seu d'Urgel, le grenier de la Catalogne ; au sud-est, on se relie à Manresa, autre
position précieuse. Manresa, ville de 25.000 âmes, incendiée en 1811 par les troupes italiennes de Macdonald[18], est, à son tour, étoile entre Barcelone,
Girone (par Vich) et Lérida (par Cervera, Tarrega et Belpuig). De Cervera, une autre route conduit a Barcelone, suivant la vallée de la Noya, sur le revers
méridional du Mont-Serrat, par Igualada, Pobla, Martorell et Molino del Rey[19]. Une communication distincte des précédentes relie Lérida aux places
voisines de la mer situées au sud de Barcelone. Elle passe par les fameux défilés de Montblanch, que Macdonald traversa en 18 to pour aller opérer sa
jonction avec Suchet.
De Montblanch elle conduit à Valls, où Gouvion-Saint-Cyr mit les Espagnols en pleine déroute (25 février 1809) ; à Reus, qui ouvrit bientôt après ses
portes à l'armée française ; enfin à Tarragone, qui fut assiégée et prise en 1811. Nous aurons terminé l'examen des voies de communication de cette
portion de la Catalogne quand nous aurons mentionné l'embranchement qui, de Montblanch, descend normalement sur l'Èbre, à Mora[20]. Une dernière
route dessert d'ailleurs le littoral par Amposta, où lord Bentinck passa l'Èbre (29 juillet 1813) ; Perello, le col et le fort de Balaguer, enlevé de vive force, en
1811, par le général Habert ; Cambrils, Tarragone et Villanova.
Quant aux places de l'Èbre, elles sont assez mal reliées entre elles. Coupé par de nombreux barrages, le fleuve n'est guère navigable que pendant la
saison des crues, et l'on ne saurait donner le nom de routes aux chemins difficiles qui mènent de Mequinenza à Tortose[21]. Une armée qui veut dominer
la vallée du Llobregat doit nécessairement occuper les points de Castellard de Nueh, Pobla, Baga, Pedra-Sorca. Doria, Nuria, les Sept Cases et Mollo
sont pareillement les clefs du haut Ter. Quant à Tosas, elle commande à la fois les vallées du Ter et du Llobregat, et cette position est extrêmement
importante ; car il est facile de barrer la gorge du haut Ter, étranglée entre d'énormes montagnes[22]. En descendant la portion transversale de la vallée de
ce fleuve, une armée partie des Pyrénées orientales pourrait tourner toutes les défenses qui précèdent Girone, cette porte de la Catalogne inférieure ; mais
il est difficile de profiter des propriétés stratégiques de ce chemin[23] et de prendre ainsi à revers les lignes de la Muga et de la Fluvia.
Nous avons dit qu'une route reliait Manresa à Girone en passant par Vich, poste fortifié des plus précieux, qui domine tout le massif entre le Ter et le
Llobregat, et sert d'appui aux places de la rive droite de ce dernier cours d'eau[24]. Parallèlement à cette route de Manresa à Vich, et au pied du grand
massif de montagnes, sont deux communications dont il faut tenir compte. L'une, dite l'ancienne route, et défendue par Hostalrich, conduit de Barcelone
à Girone. L'autre, la route de la Marine, relie aussi ces deux places par Mataro, Arenys de Mar et Calella[25].
Girone est le point de la Catalogne d'où rayonne le plus grand nombre de voies de communication. L'une d'elles, la principale, se dirige vers la France
par la région comprise entre le Ter et la Fluvia. Là, les vallées sont profondes et les torrents rapides. D'immenses forêts d'arbres séculaires abritent sous
leurs longues branches d'autres forêts de broussailles et de fougères ; et la végétation est si dense aux lianes de ces défilés sombres, qu'on a donné le nom
de Selva à la campagne sise au nord de Girone. Ainsi tous les obstacles, tous les accidents, s'accumulent dans cette zone si facile à défendre.
C'est seulement en aval de Bezalu que la Fluvia peut passer pour une ligne de défense, et cet obstacle tire sa valeur non du volume des eaux, mais de
l'escarpement presque continu des berges. Bien que la Fluvia soit une des grosses rivières de la Catalogne, les gués y sont nombreux, mais s'effacent à la
moindre pluie d'orage ; cette ligne s'appuie d'ailleurs à deux bicoques, Olot et Castelfollit, et à la petite place de Bescara.
Ce qui fait surtout la force de cet âpre pays, c'est la rareté et le mauvais état des communications. Des sentiers difficiles relient Vich et Campredon à
Olot. De deux stations de la Fluvia, situées, l'une en amont, l'autre en aval de Bescara, on peut gagner Girone par des sentiers de chèvres. Une de ces
pistes, partant de Bezalu, passe par Banolas, où elle rencontre un affluent du Ter, qu'elle suit jusqu'à Girone ; une autre, débouchant de Toruella, aborde
le Ter à Verges, et présente des difficultés qui l'ont rendue célèbre sous le nom de chemin de la Bisbal. Enfin, la grande route partant de Girone passe au
pied même de Bescara, qui se trouve ainsi le centre de défense de la Fluvia. Cette route, du point de départ au point d'arrivée, gravit des pentes
extrêmement roides : dans l'intervalle se trouve le fameux col Orriols, position magnifique où une armée entière peut aisément se développer.
La Fluvia, que nous venons d'étudier au point de vue militaire, doit en partie ses propriétés défensives à l'état de la plaine que borde sa rive gauche, aux
marais de l'Ampurdan, si larges en hiver, si meurtriers en été. Le bassin dit de l'Ampurdan n'est autre chose que la vallée de la Muga, et cette vallée se
divise en deux zones distinctes : le bas et le haut Ampurdan. Bien que la région du haut Ampurdan comprenne dans ses limites le système des hauteurs
qui s'étagent à l'ouest de Figuières, elle n'est pas toujours à l'abri des émanations paludéennes. Nulle part le sol de l'âpre Catalogne n'est aussi bouleversé.
Des solitudes arides, des crêtes de roc vif, des croupes aux lianes décharnés que moirent les lambeaux d'une végétation sombre, de fougueux torrents
roulant dans des gorges ténébreuses, quelques misérables cabanes en encorbellement sur ces abîmes, et, pour communications, des sentiers en corniche
au flanc des ravins : tel est l'étrange aspect de ces lieux désolés.
La route de France, de Bescara à Pont-des-Moulins, par Figuières, suit le pied des collines du haut Ampurdan. Le pays est, en outre, desservi par le
chemin de Figuières à Bezalu, par Nevata, et un sentier qui mène de Campredon à Saint-Laurent de Muga, par le col de Bassagoda ; ce dernier fut
fréquemment pratiqué par les bandes catalanes qui, en 1795, fourmillaient dans le triangle ayant pour sommets Olot, Campredon et la Magdelaine[26].
Mentionnons enfin un chemin voisin du littoral, passant au travers des marais, et qui porte le nom de San-Pedro Pescador.
Le pays tourmenté que nous venons d'explorer à vol d'oiseau est, on le conçoit, déchiré par de nombreux torrents. Les plus importants sont : l'Alga et le
Manol. L'Alga descend du massif de Nostra-Senora del Monte et aboutit aux marais de Ciurana, derrière lesquels l'armée française prit position en 1795.
Le Manol vient des hauteurs de Llorona, se grossit à gauche des torrents secondaires de Sistella et de la Terradas, passe au sud de Figuières, et va porter
enfin ses eaux bourbeuses aux marais de Castillon. Comme, après la moindre inondation, les marais envahissent toute la côte du bas Ampurdan, et
peuvent dès lors être considérés comme un épanouissement de l'embouchure de la Muga, celle-ci paraît, en définitive, n'être que le commun déversoir de
l'Alga et du Manol.
Dans le rentrant formé par le Manol et la Muga s'élève la ville de Figuières, qui, dominée par le fort de San-Fernando, passait, en 1794, pour la plus forte
place de l'Espagne[27], ce qui ne l'empêcha pas d'ouvrir ses portes à Pérignon (28 novembre 1794). Bien qu'elle n'intercepte aucun passage et n'appuie aucune
ligne de défense, la place de Figuières n'en a pas moins une importance incontestable[28].
De Pont-des-Moulins, sur la Muga, la route de France se dirige du sud au nord, par la Jonquère, sur le col de Pertus, que couvre le canon de Bellegarde.
Cette route partage le pays qu'elle coupe en deux régions assez disparates : à l'ouest, de hautes montagnes et des gorges ténébreuses ; à l'est, des
accidents d'une importance secondaire, des enchaînements de collines aux faibles reliefs, de vallons aux profils adoucis ; d'un côté, une charpente
d'énormes contreforts, qui, d'abord normaux à la chaîne pyrénéenne, s'infléchissent vers l'est et finissent par dessiner de vastes plateaux, dont la route de
France contourne les bases ; de l'autre, quelques nervures peu saillantes, arc-boutant la bande inférieure du versant des Albères[29].
Il était indispensable d'esquisser, ainsi que nous venons de le faire, la physionomie de la Catalogne, pour bien mettre en évidence les propriétés militaires
d'une contrée qui, durant les guerres de l'Empire, de 1808 à 1814, résista plus que toute autre aux efforts de l'armée française[30]. Cette esquisse nous
permettra de mieux suivre les opérations d'Annibal. Les mœurs des nations se transforment, l'art militaire suit les progrès du temps ; mais l'état des lieux,
qui commande, en définitive, les résolutions d'un général en chef, ne subit, avec le temps, que des modifications insignifiantes. Les dispositions
stratégiques prises par les armées modernes opérant en Catalogne s'imposaient, pour ainsi dire, à l'armée carthaginoise, il y a deux mille ans.
La Catalogne, écrivait Dugommier[31], est une superbe et riche province par ses moissons de toute espèce et ses manufactures. Elle est recommandable
par ses mines et ses ports sur la Méditerranée. Ces lignes pompeuses n'étaient malheureusement que l'expression d'une de ces illusions nationales dont on
se payait alors en France. La configuration et la nature du sol interdisent les grandes cultures à la Catalogne, et ce pays ne peut subvenir à sa propre
consommation. On y récolte peu de blé ; l'olivier, la vigne, les pâturages, l'exploitation des mines de fer et de plomb, voilà toute sa richesse. Tout y est si
bien disposé pour la guerre que la pauvreté des lieux est le plus puissant auxiliaire de la défense ; les troupes n'y trouvent que très-difficilement à vivre.
Si une armée, disait Vauban, ne veut mourir de faim en Catalogne, il faut qu'elle soit maîtresse du bas Èbre, ou que la mer s'en mêle[32]. Suchet,
Gouvion-Saint-Cyr, Wellington, tous les généraux qui ont fait la guerre dans cette province ont, après Vauban, exprimé combien il est difficile d'y
pourvoir à la subsistance et des hommes et des chevaux.
Des difficultés d'un autre ordre naissent du caractère à demi sauvage des habitants, qui, à l'approche des étrangers, s'enfuient dans la montagne, en
emportant toutes leurs provisions[33]. La race catalane, aussi vigoureuse qu'intelligente et fière, est singulièrement endurcie à toutes les fatigues du corps.
Elle n'a qu'un besoin, mais violent, celui de l'indépendance ; qu'une passion, mais féroce, celle de la guerre de montagnes. Ce sont, disait Vauban, gens
un peu pendards, aimant naturellement l'escoupetterie et se faisant un grand plaisir de chasser aux hommes[34].
A la première alarme, on voit debout tout homme en état de porter un fusil ; la jeunesse se forme en compagnies franches qui prennent le nom de
Miquelets ; le reste de la population s'organise en Soumatens. Au premier son du tocsin, les habitants des villages abandonnent leurs demeures, enterrent
leurs grains, replient leurs troupeaux et vont se réfugier sur des pitons inaccessibles. Mais les races primitives se laissent fatalement entraîner à des excès
que la civilisation condamne ; ces rudes Catalans sont d'un courage incomparable, et, il faut bien le dire, leur cruauté est à la hauteur de leur courage[35].
En résumé, la Catalogne est une province difficile à soumettre, et, une fois soumise, difficile à maintenir dans le devoir[36]. Mais aussi, la possession en
est des plus précieuses, car les obstacles de toute nature dont elle est couverte l'ont dotée d'un pouvoir de résistance incalculable. L'idée de la réunir à la
France s'est nécessairement présentée à l'esprit de plus d'un de nos hommes d'État : de Charlemagne, qui a réalisé ce projet ; de Richelieu, qui le
nourrissait à son lit de mort ; de Louis XIV, qui ne voulait plus de Pyrénées ; de Dugommier, qui conseillait de mettre la main sur ce nouveau
boulevard[37] ; de Napoléon enfin, qui, par décret impérial du 21 janvier 1812, divisait la Catalogne en quatre départements[38]. Mais, avant ces noms
illustres, il convient de citer ceux d'Amilcar et d'Annibal, qui, les premiers, découvrirent les propriétés militaires de cette Catalogne aux montagnes
tourmentées comme les vagues de la mer qui bat ses rivages. Ils comprirent qu'elle était comme une inexpugnable forteresse, isolée du reste de la
péninsule[39], et qu'il fallait, en cas de guerre sur le territoire italiote, y concentrer les arsenaux, les magasins, les dépôts de l'armée carthaginoise.
Mais il est temps de clore cette étude et de retrouver les troupes d'Annibal massées sur la rive droite de l'Èbre. 90.000 hommes d'infanterie, 12.000
hommes de cavalerie, en tout 102.000 hommes, se disposent à franchir le fleuve[40]. M. Duruy attribue un effectif trop restreint aux troupes
carthaginoises qui vont procéder à cette opération ; l'éminent historien n'accorde que 94.000 hommes ; mais les textes sont précis et en accusent 102.000.
Ces textes, d'une concision regrettable[41], semblent d'ailleurs démontrer que le passage s'effectua sans difficultés sérieuses[42]. Nous apprenons de Tite-
Live que l'armée fut, à cette occasion, répartie en trois colonnes[43].
Pour déterminer aussi exactement que possible la direction de ces trois passages, il est d'abord indispensable de relire attentivement Polybe et Tite-Live,
nos guides ordinaires. Après avoir franchi l'Èbre, dit Polybe (III, XXXV), il soumit les Ilergètes, les Bargusiens, les Ærénosiens et les Andonisiens,
jusqu'aux Pyrénées. Opérant plus rapidement qu'il n'avait l'espérer, il enleva de vice force plusieurs places importantes, et livra nombre de combats qui
lui coûtèrent beaucoup de monde. Tite-Live (XXI, XXIII) s'exprime comme il suit : Il soumis les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausétans, et le Lacétanie,
région qui occupe le versant méridional des Pyrénées. Ceci étant, il convient de mettre en regard l'un de l'autre ces deux récits succincts. Les
Ίλουργηπτοί de Polybe, les Ilergètes de Tite-Live nous présentent la peuplade des Ilerdan, ayant pour place forte Alerda (Lérida), et pour capitale
Athanagia[44], probablement Sananja, sur affluent du Sègre. Les Βαργουσίοι, ou Bargusii, avaient évidemment pour centre la place importante de Berga.
Jusque-là, Polybe et Tite-Live sont parfaitement d'accord ; mais voici venir la divergence : l'un mentionne la soumission des Αίρηνόσιοι, des Άνδόσινοι,
de tout le pays jusqu'aux Pyrénées ; l'autre, celle des Ausetani et de la Lacetania ; et, dès lors, il convient de soumettre ces dires à une analyse comparée.
Les Αίρηνόσιοι sont, à notre sens, la peuplade des Inrousien, ayant pour capitale Anresa, la moderne Manresa[45] ; les Άνδόσινοι, celle des Indonien,
avec Andona (Cardona ou Kerdona) pour place forte principale[46]. Les Ausetani étaient répandus sur toute la Catalogne ; ils ont laissé des traces de leur
passage à l'origine des hautes vallées (Tosas, col de Tosas) et sur l'Èbre (Ter-Tosa ou Der-Tosa, Tortose)[47]. La carte de Justus Perthes, de Gotha, indique aussi une
ville du nom d’Ausa, vers le point qu'occupe la moderne Vich, au sud du sommet de l'angle droit décrit par le cours du Ter[48]. Lacetania, suivant Tite-
Live (XXI, XXIII), est également une dénomination générique, celle de toute la Catalogne, et Justus Perthes a tenu compte de cette définition pour dresser
sa carte de l'Espagne ancienne[49]. Tite-Live dit ailleurs que les Lacétans occupaient le pays situé entre la Fluvia et l'Èbre[50], et qu'ils étaient voisins des
Ausétans[51].
En résumé, les concordances de Polybe et de Tite-Live démontrent qu'Annibal s'est rendu maître de Lérida et de Berga ; les divergences des deux
historiens n'aboutissent point à des contradictions. Suivant le premier, les Carthaginois ont pris Manresa et Cardona ; d'après l'autre, ils ont aussi occupé
le col de Tosas, Vich et toute la basse Catalogne, de la Fluvia jusqu'à l'Èbre, y compris Tortose. Les deux récits, loin de s'exclure, se corroborent donc
mutuellement, et nous tracent un tableau d'ensemble fort rationnel de la marche qu'Annibal a dû fournir. On peut, dès lors, sans s'égarer dans le champ
des hypothèses, retrouver les traces du jeune général pendant ses opérations en Catalogne.
Avant de passer l'Èbre, il divise son armée de 102.000 hommes en trois corps, que nous supposerons d'égale force, soit de 34.000 hommes chacun, et qui
doivent, en se donnant toujours la main, s'avancer parallèlement vers les Pyrénées.
Le premier, celui de droite, comprenant sans doute le gros du bagage, les éléphants, les impedimenta, franchit le fleuve au gué d'Amposta, point de
passage de lord Bentinck en 1813, et doit, en suivant le littoral, s'emparer de la basse Catalogne. Il est appuyé par la flotte carthaginoise.
Le deuxième corps passe à Mora, où le maréchal Suchet établit, en 1810, un pont volant et un dépôt de munitions. Il a pour mission de pousser droit sur
la vallée du Llobregat et de soumettre le cœur du pays.
Le troisième, enfin, franchit le fleuve aux environs de Mequinenza[52], et se porte sur la vallée du Sègre.
Pendant que le deuxième corps, ou corps du centre, se dirige du sud au nord, par Tivisa, Montblanch, Cervera, vers son objectif, Manresa, pour pousser
ensuite sur Cardona, Berga, Baga et le col de Tosas ; le corps de droite prend Tortose, Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko), Barcelone (Bahr-Kino),
Girone, Ampurias ; le corps de gauche s'empare de Lérida, Sananja, Solsona, la Seu d'Urgel et Puycerda[53].
Les trois corps combinent leur marche, et peuvent, à chaque instant, se porter l'un vers l'autre pour se prêter un solide appui. Sur la ligne de l'Èbre, les
communications sont difficiles, mais le passage est encore praticable, puisque Palafox sut replier directement 15.000 hommes de Mequinenza sur
Tortose ; et que le siège de cette dernière place fut entrepris par le maréchal Suchet, qui avait préalablement concentré ses moyens d'action au confluent
du Sègre et de la Cinca.
Plus haut, Lérida se relie : à Tarragone, par les défilés de Montblanch ; à Barcelone, par Cervera, Igualada, le revers sud du Montserrat, ou vallée de la
Noya. Au nord, enfin, Manresa est un nœud parfait de communications, d'où l'on tombe, à volonté, dans la vallée du Sègre, dans celle du Llobregat ou du
Ter. Maîtres de l'origine des vallées supérieures, les corps de gauche et du centre ont pu facilement opérer leur jonction avec le corps de droite, par le Ter
ou la Fluvia ; et nous aurons à discuter ultérieurement si la jonction a effectivement eu lieu en deçà des Pyrénées.
L'expédition ne dura que deux mois ; mais le succès n'en fut acheté qu'au prix d'un sang précieux. Les engagements de chaque jour et les sièges qu'il
fallut entreprendre coûtèrent aux Carthaginois environ 21.000 hommes, soit le cinquième de leur effectif total[54], sacrifice énorme, mais non fait en pure
perte, puisque la Catalogne était à eux. Cette forteresse de montagnes redoutables allait devenir, entre leurs mains, et le réduit de la péninsule ibérique et
la base de leurs opérations en Circumpadane.
Cependant il fallait organiser le pays de manière à tirer de celte conquête tout le parti possible. Le jeune général chargea son frère Hannon du soin de
faire régner l'ordre à l'intérieur de la province. Ainsi nommé gouverneur général de la Catalogne[55], Hannon, que M. Duruy appelle Magon[56], eut, à cet
effet, à sa disposition une petite armée de 10.000 hommes d'infanterie et de 1000 chevaux[57]. Ces forces étaient jugées suffisantes pour qu'il pût tenir le
pays par le moyen de garnisons solidement installées dans les places[58], demeurer maître des passages des Pyrénées[59] et pourvoir à la garde des
magasins de dépôt de l'armée d'Italie[60].
Il n'est pas absolument impossible de déterminer en quel point le frère d'Annibal avait établi le siège de son gouvernement. En s'attachant aux textes,
comme il convient de le faire en toute élude historique, on peut admettre que le quartier général de l'armée punique d'occupation était à Berga[61]. Cette
position est, en effet, exceptionnellement favorable à toutes les opérations ayant pour objet la défense du territoire catalan et la sûre possession des cols
de la frontière pyrénéenne. En pivotant autour de cette place, qui commande les bassins de tous les cours d'eau de l'intérieur, un petit noyau de bonnes
troupes peut exercer sur le pays une action considérable. A portée des plaines d'Urgel, les détachements peuvent facilement vivre, et la disposition des
communications qui rayonnent autour de Manresa leur vaut, pour ainsi dire, le don d'ubiquité dans la haute et dans la basse Catalogne. De plus, sans
descendre des hauteurs qu'ils occupent, il leur est facile de gagner tous les cols de la grande chaîne[62].
Cependant la mission d'Hannon n'était pas sans présenter certaines difficultés. Les Romains avaient depuis longtemps pris pied en Catalogne, et y
entretenaient un parti puissant. Il leur était donc facile d'agiter le pays, de s'y créer de nouvelles alliances, de ramènera eux les peuplades qui, lors des
opérations d'Annibal, avaient déserté leur cause. C'est ce qu'ils ne manquèrent pas de faire, tant sur la côte que dans l'intérieur[63], aussitôt que les
Carthaginois eurent passé les Pyrénées.
Le littoral catalan était bien semé de villes phéniciennes[64], dont l'active c00pération semblait assurée aux Carthaginois. Mais les liens d'une commune
origine s'étaient sans doute fort relâchés sous l'action de la diplomatie romaine. Les ports de commerce qui avaient accueilli Annibal, lors de son passage
par la Catalogne, ne devaient pas tarder à s'ouvrir aux Romains ; c'est à Ampurias[65] que Cneus Scipion débarquera ses légions, dès le début des
hostilités en Espagne. Cette place ainsi que celle de Tarragone doivent servir aux Romains de base d'opérations, durant tout le cours de la deuxième
guerre punique.
Les haines nationales, qui s'invétèrent avec les siècles, ne s'implantent si profondément dans l'esprit public que parce qu'elles sont une conséquence des
rivalités économiques, un résultat de la concurrence commerciale et du froissement des intérêts privés. Or les Grecs et les Carthaginois, qui s'étaient tant
de fois rencontrés et heurtés en Asie Mineure, dans l'Archipel et en Sicile, ne pouvaient sceller en Espagne une amitié bien durable. Les colonies
grecques de la Catalogne et du Languedoc allaient nécessairement rendre de grands services au sénat de Rome, au détriment du sanhédrin de Carthage.
Echelonnées du golfe de Roses à celui de Gênes, Roses, Agde, Marseille, la Ciotat, Antibes et Nice étaient comme les bureaux d'un service de
correspondances maritimes, qui devait régulièrement faire connaître aux Romains les moindres mouvements d'Hannon[66].
D'ailleurs, il convient aussi de tenir compte du caractère et de la valeur personnelle du jeune frère d'Annibal. Hannon n'était pas plus capable de
commander en Catalogne, que ne le fut plus tard le roi Joseph de gouverner l'Espagne sous l'autorité de Napoléon. Son impéritie militaire est frappante et
rappelle les fautes du brave Augereau[67]. Mais, sans songer aux graves mécomptes qui peuvent attrister les débuts de la campagne d'Italie, Annibal,
ferme en ses résolutions, poursuit à grands pas sa route vers les Pyrénées, et prend, avant de s'y engager, une mesure commandée par la raison politique.
Il licencie une partie de ses troupes[68], et ne garde qu'une élite de 50.000 hommes d'infanterie et 9.000 hommes de cavalerie[69].
Le passage de l'armée d'Annibal en Catalogne a dû laisser des traces, que le temps a, malheureusement, effacées. On peut toutefois mentionner un pont
dit d'Annibal, jeté sur le Llobregat, au confluent de la Noya[70], et aussi les Echelles d'Annibal, pointes de rochers qui se dressent à pic, en forme de
degrés, sur le revers occidental du Mongri, à l'embouchure de la Fluvia, non loin de l'emplacement de l'antique Ampurias[71].
On se rappelle que, lors du passage de l'Èbre, et pour la conduite de ses opérations en Catalogne, Annibal avait partagé son armée en trois corps. L'un de
ces corps, celui de droite, suivait le littoral, et, constamment en communication avec la flotte, comprenait la majeure partie de la cavalerie, ainsi que les
éléphants ; il devait sans doute être chargé de l'escorte du trésor et du convoi. Bien que le jeune général allât régulièrement pousser des reconnaissances
et diriger les opérations de guerre dans toutes les cases de l'échiquier catalan, il se tenait, le plus souvent, au corps de droite, qui était, en somme, le gros
de l'armée, et dont tous les mouvements devaient être surveillés de près.
En résumé, la route suivie par ce corps de droite, et qu'on peut appeler la route d'Annibal en Catalogne, n'a pas dû s'écarter sensiblement du tracé
qu'indique l'Itinéraire d'Antonin[72]. L'armée carthaginoise s'est dirigée d'Amposta sur Ampurias par Perello, Cambrils (Oleastrum), Tarragone (Ta-ras-ko),
Vendrell (Palfuriana), Villafranca (Antistiana), Martorell (Fines), Barcelone (Bahrkino), la route de la Marine et Girone (Gerunda). Pendant que le corps de droite
s'éloignait ainsi de la mer, à la hauteur des côtes de Garaf, et à partir de Calella jusqu'à Girone, de petits détachements suivaient, pour le flanquer, les
sentiers qui bordent le rivage.
Annibal établit son quartier général sous Ampurias. Du haut de la montagne de Jupiter, où flotte le pavillon carthaginois, le regard des soldats embrasse
le panorama des Pyrénées ; le coursier punique semble hennir d'impatience et dévorer l'espace qui le sépare encore des champs de l'Italie.
[1] Nous avons déjà dit qu'il vaudrait mieux écrire : eptagonitiques. L'Eptagonie est la région littorale sise à l'ouest du cap Bougaroni (Seba Rous, les Sept-Têtes, Έπταγώνιον).
[2] Ces détails sont donnés par Polybe (III, XXXIII), qui lui-même les a tirés de la Table de Lacinium.
[3] Carthage eut alors à sa disposition, pour la défense de l'Afrique, une armée de plus de 40.000 hommes.
[4] 200 Ilergètes seulement, selon Tite-Live. (Voir sur ce petit nombre une note de Schweighæuser. Polybe, III, XXXV.)
[5] 14 seulement, selon Tite-Live.
[6] Les équipages n'étaient au complet que sur 32 quinquérèmes et sur les 5 trirèmes.
[7] Infanterie : 12.650 hommes.
Cavalerie : 2.450 chevaux.
Eléphants : 21.
Flotte : 57 navires.
[8] Asdrubal eut sous ses ordres Bostar, nommé commandant de la place de Sagonte.
[9] Ύπό τήν έαρινήν ώραν, dit Polybe (III, XXXIV), ce qu'Isaac Casaubon traduit par principio veris.
[10] Pline, Hist. nat., XXI, X.
[11] Tite-Live, XXI, XXII.
[12] Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales.
[13] Géographie, édition Lavallée.
[14] Alias la Sègre (Sicoris). Les correspondances officielles ont adopte le genre masculin.
[15] Plus exactement : portes d'enfer.
[16] Le Mont-Serrat est assez élevé pour que, de son sommet, on aperçoive les Baléares, distantes de plus de 60 lieues. Sa base a 8 lieues de circonférence. Les pics de cette montagne, découpés et détachés
comme les doigts de la main, offrent de loin l'aspect d'un jeu de quilles gigantesques. Le Mont-Serrat est célèbre dans l'histoire militaire et religieuse de la Catalogne. Dix-huit siècles après Annibal, Ignace de
Loyola sortait d'un des plis de la montagne et, comme Annibal, prenait pour objectif les murs de la ville éternelle.
[17] En 1808, les généraux français Schwartz et Chabran fouillèrent en vain le Mont-Serrat. Leurs attaques infructueuses ne servirent qu'à exalter le courage des Catalans. Ce ne fut qu'en 1811, le 2 à juillet,
que le maréchal Suchet s'empara de cette position formidable, l'appui des rebelles et l'espoir des fanatiques de toute la Catalogne. (Lettre de Suchet, du 25 juillet 1811.) Dans cette montagne escarpée, fortifiée
par la nature et par l'art, se trouvait un grand couvent, bourré de 2000 défenseurs, où les insurgés avaient établi un dépôt de vivres et de munitions et le siège de leur gouvernement. A peine le maréchal Suchet
s'était-il éloigné pour aller former le siège de Sagonte, que les Catalans reprirent les postes fortifiés du Mont-Serrat. Leurs bandes y furent bientôt soutenues par une légion anglo-catalane, et le général Decaen
n'enleva ces positions qu'en 1812. L'ennemi, fortement retranché, avait pour réduit un fort presque inaccessible, sur la cime des rochers de l'ermitage de Saint-Dimas. Decaen fit raser les défenses et incendier
les bâtiments.
[18] Le nom de Macdonald se trouve mêlé à ceux de la plupart des points de cette route de Lérida à Barcelone. En 1810, les troupes qu'il commandait étaient campées sons Lérida, Tarrega, Cervera. En 1811,
après avoir échappé au feu de Manresa, sa colonne fut attaquée au col Davi par les bandes du Mont-Serrat, et ne parvint qu'à grand'peine à Barcelone.
[19] Le pont de Molino del Rey, sur le Llobregat, fut attaqué et pris parles Espagnols le 15 janvier 1814.
[20] Suchet avait établi un pont volant à Mora et fait de cette place un magasin.
[21] Une route militaire de Tortose à Caspé, ouverte en 1708 par le duc d'Orléans, fut rétablie par Suchet en 1810.
[22] Lors de son expédition sur la manufacture d'armes de Ripoll, en octobre 1793, le général Dagobert éprouva d'immenses difficultés. Il lui fallait défiler sur des rampes d'une raideur excessive, au penchant
des précipices, entre deux murailles de rochers, suivant des pistes où deux hommes à peine pouvaient marcher de front. Il prit néanmoins Campredon, poste autrefois fortifié, mais rasé sous Louis XIV, à la
suite d'un siège remarquable, et qui n'était plus alors couvert que d'une simple chemise.
[23] Voyez, à la note précédente, les dangers que courut, en 1793, la colonne du général Dagobert.
[24] En 1814, l'armée française s'échelonnait de Barcelone à Girone : une division espagnole bordait la rive droite du Llobregat, de son embouchure à Manresa, et, de là, ces troupes donnaient la main au corps
qui, de Vich, observait Girone et les deux rives du Ter.
[25] C'est cette dernière roule que prit, en 1808, le général Duhesme pour aller former le siège de la place de Girone, qui interceptait ses communications avec la France. A deux reprises il força le passage,
malgré d'énormes coupures que défendaient des chaloupes canonnières et une frégate anglaises. Mais, à son retour, les hahas d'Arenys de Mar et de Calella étaient si considérables, le feu des embarcations
était si vif, que la colonne française, abandonnant ses bagages, dut se frayer un chemin par la montagne afin de pouvoir rentrer à Barcelone.
[26] Gros massif, de 7 à 800 mètres de relief, situé sur la rive droite de la Muga, en face de Saint-Laurent.
[27] Lettre de Dugommier au Comité de salut public, du 16 octobre 1794.
[28] Figuières a joué son rôle dans les guerres de l'Empire. Sa chute, préparée par Macdonald, acheva de détruire, en 1811, l'espoir des bandes de la Catalogne.
[29] C'est sur la rive gauche de la Muga que se développèrent, en 1794, la plupart des 104 ouvrages de fortification de campagne construits par les Espagnols pour tenir tête à l'invasion française. Ces
fameuses lignes de Figuières, qui s'appuyaient à la montagne Noire et au plateau de Roure, où l'on se vantait de ne craindre que Dieu ; ces formidables redoutes, armées de plus de 200 bouches à feu de gros
calibre, furent, en moins de quatre heures, enlevées à la baïonnette par les soldats d'Augereau. Les Espagnols ne s'étaient pas donné la peine de prolonger les lignes de Figuières jusqu'à la côte, et l'on
comprend qu'ils aient arrêté leurs ouvrages aux environs d'Espolla. L'énorme massif qui encombre tout le promontoire de Creu et les marécages du bas Ampurdan constituent, à l'est de la route de France, une
barrière presque infranchissable, qu'appuie encore la place de Roses.
[30] Elle soutint six sièges remarquables : ceux de Roses (1808), de Girone (1809), de Lérida (1810), de Mequinenza (1810), de Tortose (1810-1811), et de Tarragone (1811).
[31] Lettre au Comité de salut public, du 12 mai 1794.
[32] C'est à peu près ce que le cardinal Du Bellay disait du Roussillon : On en est chassé par les armes, si l'on est en petit nombre ; par la faim, si l'on est en force.
[33] Les montagnes qui nous environnent nous empêchent de nous étendre, et le fanatisme des paysans, qui les fait fuir et emporter tout à notre approche, rend nos courses infructueuses. (Lettre de Duhesme à
Berthier, 23 août 1808.)
[34] Les Catalans d'aujourd'hui ont tout à fait le génie et les mœurs de nos Kabyles algériens. Selon nous, la race kabyle, ou mieux tamazir't, n'est, comme l'indique l'onomatologie, qu'un rameau de la grande
souche gaélique. La rude famille des Galls, dans ses fréquentes expansions du nord au sud, dut semer plus d'une fois, en descendant vers la Libye, des essaims qui se posèrent et surent se conserver en l'état
dans les montagnes du pays basque, de la Cerdagne, de la Catalogne, aussi bien que sur les pitons du Djerdjera. La branche gallo-catalane a d'ailleurs ouvert ses veines à plus d'une infusion de sang phénicien
ou carthaginois ; mais ces mélanges ont peu modifié sa nature première. Les mœurs qu'Annibal allait rencontrer en Catalogne pouvaient, sous plus d'un rapport, lui rappeler celles des Imazir'en. (Voyez
l'appendice G, Notice ethnographique.)
[35] L'audace et la férocité des paysans n'eurent plus de bornes. Ils massacrèrent impitoyablement tous les détachements qu'ils surprirent sur les routes.... A Manresa (1811), tous les blessés qui furent pris par
les paysans furent égorgés de la manière la plus barbare. L'exaspération des Catalans était à son comble, et il n'est pas de moyen qu'ils n'employèrent pour assouvir leur vengeance. A Barcelone et à
Hostalrich, ils empoisonnèrent les farines et les citernes où nous allions puiser de l'eau (1812). (Belmas, Histoire des sièges de la Péninsule, passim.) — On met à prix la tête de chaque soldat français On
promet des récompenses à ceux qui en feront déserter.... Milans, après avoir fait jeter une grande quantité d'arsenic dans les eaux qui arrivent au fort des Capucins, à Mataro, attaqua ce poste, croyant n'avoir
affaire qu'à des moribonds. (Lettre du général Decaen au maréchal Suchet, 14 septembre 1812.)
Voilà ce qui se passait en 1811, et cependant, trois ans auparavant, Augereau avait essayé de dominer le pays par la terreur. Voici le passage le plus menaçant de la proclamation de ce général :
Catalans,
Vous venez de prendre les armes contre l'armée française ; vous en serez punis. Tous les malheurs désormais vont fondre sur vous.
Tout homme pris les armes à la main, vingt-quatre heures après la publication de la présente proclamation, sera pendu sans autre forme de procès, comme voleur de grand chemin. La maison où il fera
résistance sera brûlée ; tout y subira le même sort. (Proclamation d’Augereau, du 28 décembre 1809.)
[36] De toutes les provinces révoltées en Espagne, je pense que ce sera la Catalogue la plus difficile à soumettre, à cause de l'opiniâtreté invincible des habitants, du nombre des places fortes, des montagnes et
des miquelets. (Lettre du général Duhesme à Berthier, du 3 août 1808.)
... Des hommes qu'il ne suffit pas de vaincre pour les conquérir, puisqu'il faut encore les contenir sans cesse et garder le pays sur tous les points. (Instructions de Berthier au maréchal Macdonald, duc de
Tarente, commandant le 7e corps en Catalogne, 2 mai 1810.)
... Importante province, la plus difficile à conquérir de toutes celles de la péninsule, soit à cause de son sol hérissé d'obstacles, soit à cause de ses habitants, très-hardis, très-remuant et craignant pour leur
industrie un rapprochement trop étroit avec l'empire français. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, XV.)
[37] Ce qui doit surtout décider à ménager les Catalans, c'est la certitude d'établir entre la France et l'Espagne un nouveau boulevard plus solide gue les Pyrénées. Tel est l'avantage que présentent les Catalans
réunis à notre République. (Lettre de Dugommier au Comité de salut public, du 12 mai 1794.)
[38] Voici le tableau de cette division par départements et arrondissements :
[39] La position géographique de cette province l'isole du théâtre de la guerre dans le midi de l'Espagne. (Instructions de Berthier à Macdonald, du 2 mai 1810.)
[40] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.
[41] ... διαβάς τόν Ίβηρα ποτορόν, dit simplement Polybe (III, XXXV).
[42] Il la [son armée] partagea en trois corps, et lui fit passer l'Èbre sans que personne se présentât pour s'y opposer. (Histoire générale du Languedoc, t. I, l. I.)
[43] Tite-Live (XXI, XXIII) dit expressément : Tripartito Iberum copias trajecit.
[44] Tite-Live, XXI, LXI. — Silius Italicus mentionne un antique siège de Lérida (Puniques, III.)
[45] An-Ras, la noble tête (crête de montagnes) et, par extension, la contrée où se trouve la noble tête. Le préfixe M indique l'individualité, et M-An-Bas sera, par conséquent, une tribu déterminée du pays
Anras. Le pluriel Inrousien est le nom générique des habitants de la région Anras.
[46] Andona, la noble, la sainte, la divine place forte. C'est bien là le réduit pour les temps de malheur des Catalans d'aujourd'hui. La préfixe M implique, avons-nous dit, le sens d'individualité. Le chef
espagnol que Tite-Live nomme Mandonius, et qui prit parti pour les Romains avec Indibilis (An-Do-Baal), était un homme d'Andona. (Tite-Live, XXVII, XVII.) — An-Do exprime la chose divine. Sur la voie
militaire conduisant de Berga à Baga, on a trouvé une pierre portant cette inscription hybride : Endo castrorum, le dieu des camps. Les Espagnols ont donné le nom d'Andas, Andes, aux grandes montagnes
dont leurs dieux paraissaient affectionner le séjour. — Nous connaissons en Kabylie une montagne du nom de Bou-Andas.
[47] Tite-Live, XXI, LXI.
[48] Isaac Casaubon écrit Andosinii sive Ausetani ; Ferreras (Hist. d'Espagne) estime aussi que la dénomination d'Andosiniens est synonyme de celle d'Ausétans. Tel est enfin l'avis de Daudé de la Valette :
Les Andosiniens ou Ausétans, dit-il, avaient pour capitale Ausa, la moderne Vich.
[49] Suivant nous, on doit lire Macetania (Μακίων έθνος).
[50] Tite-Live, XXI, LX.
[51] Tite-Live, XXI, LXI.
[52] Mak'an Anza.
[53] En 1812, le général Quesnel occupa aussi Puycerda pour être maître des hautes vallées où les bandes catalanes avaient jusque-là trouvé un asile sûr.
[54] Polybe, III, XXXV.
[55] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII ; LX.
[56] ... Magon, laissé entre l'Èbre et les Pyrénées avec 10.000 bommes. (Histoire romaine.) L'éminent historien omet ici de tenir compte de 1000 cavaliers mentionnés par Polybe (III, XXXV) et par Tite-Live
(XXI, XXIII), ce qui porte l'effectif total à 11.000 bommes. Il faut d'ailleurs observer que le frère d'Annibal connu sous le nom de Magon a le commandement de la légion carthaginoise, et que, loin de
demeurer en Catalogne, il part pour l'Italie. Du reste, il est difficile de ne point commettre d'erreurs quand on fait mouvoir ensemble bon nombre de personnages carthaginois, et cela, à raison de la fréquence
des homonymies. Faisons observer aussi que Magon n'est pas un nom punique, mais un simple surnom, ou mieux, un nom de guerre dans la véritable acception du mot. Il rappelait celui du peuple mako
(Mak'ou), vaincu par les ancêtres.
[57] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.
[58] Tite-Live, XXI, XXIV.
[59] Tite-Live, XXI, XXIII.
[60] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, LX.
[61] Polybe, III, XXXV.
[62] Hannon était spécialement chargé de veiller à la sûreté de ces passages. (Tite- Live, XXI, XXIII.)
[63] Berga était l'alliée de Rome (Polybe, III, XXXV), mais les Romains entretenaient des intelligences dans d'autres places de la haute et de la basse Catalogne. —Tite-Live, XXI, LX.
[64] Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko), Barcelone (Bahr-Kino), la Bisbal (B-Aït-Baal), Perpignan (Rous-Kino). Les Phéniciens s'étaient aussi répandus sur les côtes du Languedoc. Ils
occupaient le fort Brescou (Bahr-Ras-Ko) et avaient pénétré dans les vallées de l'Ariège et du Rhône, où le nom de Tarascon (Ta-Ras-Ko), par exemple, atteste l'antiquité de leurs établissements.
[65] La ville d'Ampurias (qu'il faut bien se garder de confondre, comme on le fait souvent, avec Castello de Ampurias, sur la Muga) était bâtie à l'embouchure de la Fluvia. — De vastes marais, qui empestent
une côte inabordable, des ruines noyées ça et là dans des mares d'eau croupissantes ; un misérable hameau, dont la fièvre éteint peu à peu la population étiolée ; c'est, avec le nom d'Ampurias, tout ce qu'il
reste aujourd'hui d'une ville de 100.000 habitants, ce qu'il reste des murs d'où Annibal partait pour l'Italie. (Colonel Fervel, ouvrage cité.)
[66] Roses, qui commande le golfe de ce nom, observait l'ennemi et transmettait à Agde des avis qui arrivaient à Marseille et, de là, à Rome. Suivant une tradition du bas Languedoc, ce furent des
embarcations agathoises qui portèrent à Marseille la nouvelle du passage des Pyrénées par Annibal. Or les maisons d'Agde sont toutes bâties en pierres de taille tirées d'une carrière de tuf noir ; la ville est sale
et d'un aspect sinistre. Arrivé en vue de cette cité sombre, le jeune général, étendant vers les murs une main menaçante, se serait écrié : Urbs nigra, heu ! spelunca latronum ! Malgré les efforts de sa
municipalité, la moderne ville d'Agde ressemble encore assez à un immense sarcophage (Νεκρόπολις, ville noire), et le voyageur qui, du wagon, aperçoit la lugubre tour de l'église, de répéter, non sans sourire
: Agde la ville noire, le repaire de brigands !
[67] Augereau, qui avait remplacé Gouvion-Saint-Cyr dans le commandement du 7e corps, opérant en Catalogne, ne sut pas saisir la pensée de Napoléon, et fut, a son tour, remplacé, en 1810, par Macdonald.
(Voyez les Instructions de Berthier à Macdonald, en date du 2 mai 1810.) — Chef d'une armée dont l'effectif était peut-être un peu faible, mais protégé parles obstacles accumulés dans les montagnes de la
Catalogne, maître de la place deBcrga.quc devait faire Hannon ? Tout d'abord, maintenir en état ses communications avec les divers postes surveillant la province, ainsi que celles de ces postes entre eux ; en
second lieu, appuyer sa gauche à Berga, et, face à la mer, se lier étroitement, par la droite, à l'armée de son frère Asdrubal. Au lieu d'agir ainsi, que fait-il quand les Romains opèrent leur premier
débarquement à Ampurias ? Rien. Il paraît endormi dans son camp. Il n'a rien vu, rien appris, et, par suite, ne peut rien apprendre à son frère des événements qui viennent de se passer ; il laisse Cn. Scipion
prendre le Mont-Serrat et faire librement, par le Llobregat, l'ascension de la haute Catalogne.
A cette situation, résultat de l'imprudence ou de l'apathie, quel remède pouvait-on encore apporter ? Que devait faire Hannon ? Envoyer à son frère Asdrubal dépêche sur dépêche, l'appeler à son aide, et, en
attendant son arrivée, s'enfermer dans Berga pour s'y défendre avec vigueur. Au lieu de cela, que fait-il encore ? Sans attendre Asdrubal, il sort imprudemment de ses lignes et se fait battre à Scissis par Cn.
Scipion, qui se garde bien de lui refuser la bataille. Rien de plus heureux, en effet, ne peut survenir aux Romains que d'avoir affaire séparément à chacun des deux frères. L'armée d'Hannon est détruite ; lui-
même est fait prisonnier avec ses principaux officiers ; les magasins de l'armée d'Italie tombent aux mains du vainqueur, et la base d'opérations d'Annibal reçoit une atteinte qui l'entame assez profondément.
Tite-Live appelle Scissis la place sous laquelle se livra la bataille qui décida du sort de l'armée de Catalogne. Hannon avait par conséquent quitté Berga pour établir son quartier général dans cette ville de
Scissis. On lit ailleurs (Univers, Espagne, t. I, p. 53) Cissa. Telle est l'orthographe adoptée par Justus Perthes, de Gotha. Il écrit en même temps Cinna, et ce nom, qu'il place aux environs de Guisona et
d'Agramunt, est prudemment suivi du signe dubitatif. En admettant cette position, on voit qu'Hannon quitte Berga pour se porter vers Asdrubal, ce qu'il ne devait pas faire. Mais, étant donnée la nécessité de
cette marche, on voit qu'elle n'est ni secrète ni rapide. Scipion se jette entre les deux frères pour les couper l'un de l'autre, et les battre séparément. Le brave et intelligent Asdrubal apprend l'immense désastre
d'Hannon, au moment où il passe l'Èbre avec 8.000 hommes d'infanterie et 1.000 chevaux. (Tite-Live, XXI, LXI.) Ces forces, unies en temps utile à celles d'Hannon, eussent présenté un ensemble de 20.000
hommes, qui eût certainement donné à réfléchir aux légions romaines, car Cn. Scipion n'avait que 60 navires, 10.000 hommes d'infanterie et 700 chevaux. (Appien, De Bello Annibalico, XIV.) Mais les
grands capitaines n'ont pas toujours des lieutenants de leur taille, et l'issue de la guerre dépend souvent de la manière dont ceux-ci comprennent ou exécutent les ordres du général en chef.
[68] Il renvoya 11.000 hommes dans leurs foyers, d'abord, pour se ménager l'amitié des peuplades de la péninsule ; en second lieu, pour laisser entrevoir et aux soldats qu'il emmenait en Italie, et à ceux qu'il
plaçait en Espagne sous le commandement de ses frères, qu'il ne refuserait point de les libérer ultérieurement. Ces sages dispositions semblaient aussi de nature a rendre plus sympathiques à la nation
espagnole les enrôlements qu'on pouvait avoir besoin de faire plus tard chez elle.
Tel est à peu près le récit de Polybe (III, XXXV), que Tite-Live dénature comme il suit : Quand on fut, dit-il, engagé dans les Pyrénées, et que le bruit d'une guerre avec les Romains eut pris plus de
consistance parmi les barbares, 3.000 fantassins carpétans désertèrent... Annibal, n'osant ni les rappeler ni les retenir de force, de peur d'irriter tous ces esprits farouches, licencia plus de 7.000 hommes parmi
ceux qui manifestaient de la répugnance à servir en Italie, feignant ainsi d'avoir, de son plein gré, congédié les Carpétans. (Tite-Live, XXI, XXIII.)
[69] Cette armée de 59.000 hommes, dit Polybe (III, XXXV), était, il est vrai, peu considérable, mais composée d'excellents soldats, merveilleusement aguerris. Annibal, au départ de Carthagène, avait 90.000
hommes d'infanterie et 12.000 de cavalerie, ensemble 102.000 hommes, qui se décomposaient comme il suit :

Appien, qu'il ne faut jamais consulter qu'avec une réserve extrême, prétend, à tort, qu'Annibal franchit les Pyrénées à la tête de ces 102.000 hommes. (Appien, De Bello Annibalico, IV.)
Le colonel Fervel commet une erreur analogue en disant que le jeune général engagea dans les cols de la grande chaîne 73.000 hommes d'infanterie. (Loco cit. introd. p. 7.) Il n'en avait que 50.000.
[70] Non loin de Martorell, au confluent de la Noya et du Llobregat, on voit sur ce dernier un pont très-ancien que la tradition attribue à Annibal. (Géographie de Malte-Brun, édit. Lavallée, t. I, p. 456.)
[71] Pomponius Mela (Géographie, t. VI, c. II) parle de la montagne de Jupiter, où l'on voit, sur la partie qui fait face à l'occident, des pointes de rochers s'élever brusquement en forme de degrés, et à peu de
distance les unes des autres, ce qui leur a fait donner le nom d'Echelles d'Annibal. (Pomponius Mela écrivait deux cent cinquante ans après l'expédition d'Annibal.) Où étaient ces Scalæ Annibalis ? Quatre
systèmes furent successivement proposés :
1° Joachim Vadianus (Commentaires sur P. Mela, Bâle, 1552) confond les Scalæ avec les Turres Annibalis dont parle Pline (XI, VII).
2° D'autres commentateurs de Pomponius Mela, entre autres Olivarius (Mela de Situ orbis libri tres, cum annotationibus Olivarii, Paris, 1536), placent les Echelles sur la côte de Garaf, c'est-à-dire au sud de
Barcelone, entre l'embouchure du Llobregat et Villanova.
3° Pujades réfuta l'opinion qui précède et tomba dans une autre erreur. Il indiqua le lieu nommé l'Échelle (Scala), et situé près d'Ampurias, comme satisfaisant au texte de Mela.
4° De Marca (Hispania, Paris, 1688) démontra le peu de valeur des avis qui précèdent. Ayant d'ailleurs retrouvé les traces d'un camp punique non loin d'Ampurias, sur le revers occidental du Mongri ou
Montjou (mons Jovis), il plaça les Echelles d'Annibal aux abords de ce camp.
C'est à l'opinion de De Marca qu'il convient de se rallier. On peut supposer que les habitants d'Emporium (Ampurias) s'étaient réfugiés sur le Montjou, qu'ils croyaient inaccessible, et qu'Annibal en ordonna
l'escalade, soit pour frapper de terreur les Emporitains, soit pour habituer ses soldats à des opérations difficiles.
[72] Appien, qui ne recule jamais devant des énormités géographiques, dit nettement (De Rebus Hisp., VI) que l'Èbre roule par le milieu de l'Espagne, et ne se trouve qu'à cinq journées de marche des
Pyrénées.
LIVRE QUATRIÈME. — LES PYRÉNÉES ET LE RHÔNE.
CHAPITRE PREMIER. — PASSAGE DES PYRÉNÉES.

La conquête de la Catalogne est terminée ; Annibal doit passer les frontières de cette péninsule ibérique, qu'il ne reverra jamais.
Inébranlable en ses résolutions, il s'apprête à ouvrir d'une main sûre la série des grandes opérations militaires qui vont laisser dans la
mémoire des hommes un souvenir ineffaçable. Les Carthaginois lèvent donc leur camp d'Ampurias et s'ébranlent en bon ordre vers la
chaîne des Pyrénées. La désertion et les licenciements ont réduit leur effectif à 50.000 hommes d'infanterie et 9.000 de cavalerie ; mais
cette armée de 69.000 hommes[1] est d'une solidité à toute épreuve et réellement digne du chef qui la commande[2].
Le tableau de cette marche mémorable d'Espagne en Italie, si hardiment conçue, si vigoureusement exécutée, impose une admiration
sincère à tous les amis de l'histoire, mais doit nous intéresser plus que personne, nous Français, dont le pays fut le théâtre de ces
événements extraordinaires. Nos provinces du Midi ont conservé le souvenir de ces réguliers d'Annibal, qui, il y a près de vingt et un
siècles, ont foulé le sol de nos départements des Pyrénées-Orientales, de l'Aude, de l'Hérault, du Gard, de Vaucluse, de la Drôme, de l'Isère,
et enfin des Hautes-Alpes. Une histoire du grand capitaine devait nécessairement comprendre le journal de cette merveilleuse suite d'étapes
: aussi avons-nous consacré ce quatrième livre au récit du passage des Pyrénées et du Rhône.
Est-il donc impossible de retrouver le chemin suivi par les Carthaginois dans les Pyrénées orientales, et doit-on dire avec le colonel
Fervel[3] que : Le point de passage ne saurait être précisé ? Nous estimons qu'on peut, sinon toucher du doigt la vérité, du moins obtenir une
approximation très-suffisante. Assurément, la question a été résolue en des sens très-divers, et chaque érudit tient essentiellement à son
opinion et à son col. Mais il est hors de doute aussi qu'une imagination fantaisiste a, le plus souvent, guidé les auteurs des systèmes qu'on a
vus se produire. Il est des théories étranges qui promènent très-gratuitement les Carthaginois le long de la chaîne pyrénéenne, et, tout
récemment encore, des journaux très-sérieux les conduisaient au val de Roncevaux[4]. La saine critique, en conséquence, conseille de
n'accueillir qu'avec une réserve extrême les solutions basées sur des traditions vagues, de ne tenir compte ni du gué d'Annibal découvert au
pied de la ville de Sauveterre (Basses-Pyrénées)[5], ni du saut d'Annibal[6], ni du mur d'Annibal[7], retrouvés près des bains d'Arles-sur-Tech
(Pyrénées-Orientales), ni de la brèche d'Annibal[8] que l’on montre au-dessus du village des Bains, ni de la digue d'Annibal[9] qui sert aux
approvisionnements d'eau de la station de bains d'Amélie. Il faut franchement et définitivement ruiner toutes ces hypothèses, que ni la
logique ni les textes ne sauraient étayer.
Quant aux auteurs qui ont sérieusement étudié l'itinéraire d'Annibal, la plupart le conduisent par le col du Pertus, point de passage de la
voie romaine qui fut ouverte plus tard pour mettre l'Espagne et la Gaule en communication directe. C'est là que s'élevèrent, d'une part, les
Trophées de Pompée (fort de Bellegarde) et, de l'autre, les Autels de César[10]. Il n'est pas étonnant que d'excellents esprits aient cru devoir
mener les Carthaginois par celle route, déjà bien connue au temps de Polybe, et que le grand historien mentionne expressément.
Cependant ce qu'il y a de plus probable, dit le colonel Fervel[11], c'est que le général carthaginois est passé à l'est du Pertus. Déjà, cet avis
avait été exprimé par M. Henry. Annibal, dit ce consciencieux écrivain[12], se tenait, autant que possible, rapproché de la mer, dont sa flotte
côtoyait les bords. Quoique le col du Pertus ne l'en éloignât pas beaucoup, ceux de la Massane et de Banyuls l'en rapprochaient encore
davantage. Ce dernier n'était, il est vrai, qu'un sentier étroit, où ne pouvait passer une armée que suivaient trente-sept éléphants. Mais le col
de la Massane présentait, au contraire, une route large et au moins aussi facile que celle du Pertus, qui n'était pas alors ce qu'elle est
devenue depuis. Elle était accessible aux armées, car les Romains y établirent un castellum, connu sous le nom de Vulturaria, que l'on sait
avoir été gardé par les decumani de Narbonne. C'est donc par le col de la Massane qu'Annibal a dû arriver à Illiberris.
Les trois cols dont il s'agit ici, dit à son tour de Lavalette[13], sont si rapprochés qu'Annibal a pu faire déboucher une partie de ses troupes
par ceux du Pertus et de Banyuls, en même temps que, avec le gros de son armée, il arrivait par celui de la Massane. Il savait qu'on ne lui
préparait aucune résistance à sa descente de ce côté des Pyrénées ; et la division de ses forces en trois corps tombant à la fois dans les
plaines d'Illiberris devait rendre sa marche plus rapide et plus imposante, sans présenter aucun danger.
Napoléon, enfin, était tellement convaincu qu'Annibal n'avait pas dû s'éloigner du littoral, que, par une de ces intuitions dont lui seul avait
le secret, il n'hésite pas à le faire descendre à Collioure[14].
Nous estimons également que, partant d'Ampurias et prenant Elne pour premier objectif, l'armée carthaginoise a dû ranger la côte d'aussi
près que possible ; que, par conséquent, elle s'est éclairée au moyen d'une colonne légère filant par le col de Belistre, voisin du cap Cerbère
(Aker-bahr) ; que cette colonne d'éclaireurs s'est effectivement approchée de Collioure (Kouk-illi-Iberien) avant d'arriver à Elne (Illi-Iberien).

Une deuxième colonne, celle du centre, a vraisemblablement pris par le col de Banyuls ; une troisième, enfin, a dû passer par le col de
Carbassera (Aker-b-estera) et descendre par la Tour de la Massane (Mak-ana). Cette route était naturellement indiquée et s'imposait, pour ainsi
dire, aux Carthaginois. Or, dans une étude dont l'objet ne saurait se rattacher à aucun repère historique, il convient d'arrêter les
investigations dès que des probabilités sont acquises. Quand l'exacte détermination d'un point est manifestement impossible, il faut se
contenter d'un lieu géométrique bien défini. Il est d'ailleurs un texte qui défend de faire passer les Carthaginois loin du littoral : Silius
Italicus dit expressément que le jeune général a pris le col des Bébrykes[15], et l'on sait que ce peuple occupait le pays qui s'étend de
Narbonne aux Pyrénées[16]. Peut-être même la porte Bébrycienne du poète n'est-elle autre chose que le col de Belistre.
Quoi qu'il en soit, il est rationnel de tracer ainsi qu'il suit l'itinéraire de l'armée d'Annibal : les trois colonnes dont elle se compose[17]
décampent ensemble d'Ampurias, franchissent, l'une après l'autre, la Fluvia et la Muga, et parviennent à Castillion de Ampurias. Là, elles se
séparent. La colonne de droite fait brusquement un à-droite pour côtoyer l'étang de Castillion et contourner la croupe de la grande chaîne
par Roses, le pas de Las Aguilas, Cadaques et le vallée la Serra. Bordant ensuite, à l'est, le bassin de la côte espagnole par Llança et Colera
(Kouk-el-ara[18]), elle coupe les Chambres de l'Enfer, et arrive au col de Belistre (Bahr-el-estera[19]), qu'elle franchit rapidement. De là, elle
saute les gorges de Cerbère (Aker-bahr[20]), laisse à sa gauche le pic Jouan, traverse Banyuls (B-an-Ols[21]), et parvient à Port-Vendres par le col
de Las Portas. Filant ensuite par le pied des hauteurs de Saint-Elme, elle arrive par Collioure (Kouk-illi-Iberien[22]) à l'embouchure de la
Massant (Mak-ana[23]).
Pendant que s'exécutait ce long mouvement tournant, les colonnes de gauche et du centre se dirigeaient de conserve vers le nord, par
Perelada, Espolla et Saint-Genis. Parvenues en ce point, elles cessèrent de faire route commune. La colonne du centre se mit à gravir le col
de Banyuls[24], qu'elle descendit par la Tuilerie et la villa d'Amont ; faisant alors un à-gauche, elle contourna le grand mamelon de la Tour
de Madeloch, et, suivant la vallée du Ravenel, vint rencontrer à son tour l'embouchure de la Massane. La colonne de gauche, partie
isolément de Saint-Genis, passa le col de Carbassera (Aker-b-estera[25]) aux sources de la Massane, suivit par Sorède la lisière de la forêt des
Albères et, laissant à sa droite la Tour de la Massane, arriva directement à l'embouchure de la rivière par le col de Pourné. Les trois
colonnes opérèrent leur jonction à l'intérieur de l'angle droit que forme la Massane entre son embouchure et Argelès. Franchissant ensemble
ce cours d'eau, puis le Tech, elles arrivèrent sous les murs d'Elne (Illi-Iberien[26]), où elles se déployèrent en bon ordre, et campèrent plusieurs
jours pour se remettre de leurs fatigues[27].
L'opération du passage de la chaîne pyrénéenne ne s'était point exécutée sans encombre. Le colonel Fervel prétend[28] qu'on dut employer
dix mille travailleurs et mille chevaux à ouvrir un chemin dans la montagne ; mais nous n'avons découvert aucun texte qui mentionne ce
détail. Les difficultés qu'Annibal avait à vaincre étaient vraisemblablement d'un autre ordre. Il avait à lutter contre la malveillance des
peuplades gauloises, qui, retranchées sur leurs montagnes inaccessibles[29], devaient à chaque instant l'inquiéter. Bien qu'il fût maître des
passages[30], il savait bien que des maraudeurs isolés et même des groupes hostiles ne pouvaient manquer de harceler ses colonnes. Le
jeune général eut sans doute à emporter d'assaut plus d'un village, à livrer plus d'un combat d'arrière-garde, et cette nécessité de montrer sa
force, dit M. Amédée Thierry[31], ne nuisait pas médiocrement à la confiance que ses déclarations pacifiques avaient d'abord inspirée. Les
trois colonnes carthaginoises eurent néanmoins raison des mauvaises dispositions des montagnards, et parvinrent, sans essuyer trop de
pertes, aux plaines du Roussillon.
Annibal est le premier capitaine de l'antiquité qui ait frayé à une armée régulière[32] la voie des Pyrénées orientales, et le succès de cette
opération hardie était bien de nature à frapper les esprits d'un profond étonnement. Scipion lui-même, lorsqu'il en fut instruit, ne put
dissimuler sa surprise[33]. En apprenant que tant de difficultés avaient été vaincues, que tant de peuples avaient été domptés par la politique
ou par les armes, les Espagnols laissèrent franchement éclater leur admiration. Les divers épisodes de cette marche hardie demeurèrent
gravés en leur mémoire, et lorsque, cent quarante ans plus tard, Sertorius, à son tour, tenait les Romains en échec, ils lui donnaient le nom
de second Annibal[34].
[1] C'est à tort que le colonel Fervel porte l'effectif total à 82.000 hommes, dont 73.000 fantassins. (Voyez Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales, t. I, p. 8.)
[2] Polybe, III, XXXV.
[3] Campagnes, etc. introduction, p. 8.
[4] Il paraîtrait que le gros des légions du chef punique a réellement franchi notre barrière du midi au col de Roncevaux, si célèbre depuis Roland (Moniteur de l'armée du 21 mai 1865. Article emprunté au
Constitutionnel.)
[5] Moniteur de l'armée du 21 mai 1865.
[6] Le nom de saut d'Annibal est encore donné, de nos jours, à un fort barrage en maçonnerie établi sur la petite rivière de Montalba, dont il arrêtait et déttournait les eaux, qu'un aqueduc, creusé en partie dans
la roche vive, portait ensuite aux bains d'Arles. (Daudé de Lavalette, Recherches, p. 34.)
[7] Annuaire des Pyrénées-Orientales, pour l'année 1834, p. 177. Il s'agit vraisemblablement ici du barrage précédemment désigné sous le nom de saut.
[8] Une tradition populaire a conservé le nom d'Annibal à une brèche que l'on montre dans les rochers un peu au-dessus du village des Bains. (Colonel Fervel, Campagnes, etc. introduction, p. 8.)
[9] L'eau nécessaire à l'établissement d'Amélie-les-Bains est fournie par un canal de dérivation du Moudony. Ce canal prend naissance en amont d'un barrage que l'on a établi dans une des parties les plus
abruptes et les plus étroites de la gorge du torrent, en un point que l'on désigne, dans le pays, sous le nom de digue d'Annibal. (Recueil d'établissements et d'édifices dépendant du département de la guerre.)
[10] Le point le plus élevé du col est coté Summum Pyrenaum sur l'Itinéraire d'Antonin et sur la Table de Peutinger.
[11] Campagnes, etc. introduction, p. 8.
[12] Histoire du Roussillon, Paris, Imprimerie royale, 1835.
[13] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie à travers les Gaules, Montpellier, 1838.
[14] Notes relatives aux Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.
[15] Silius Italicus, Puniques, III, v. 442, 443.
[16] On ne saurait disconvenir que les anciens n'aient donné le nom de Bébryces aux peuples qui habitaient depuis les environs de Narbonne jusqu'aux Pyrénées. (Dom Vaissète et Claude Vic, Histoire
générale du Languedoc, t. I, note 10.)
[17] Cette répartition en trois colonnes remontait à l'époque du passage de l'Èbre. (Tite-Live, XXI, XXIII.) Il est probable que, après l'avoir une fois adoptée, Annibal la conserva durant sa marche d'Espagne
en Italie.
[18] Kouk-el-ara, la conque de la rivière, le port à l'embouchure de la rivière.
[19] Bahr-el-estera, l'esplanade de la mer, le col voisin de la mer. — Le col de Belistre est à l'altitude 260 mètres.
[20] Aker-bahr, la tête sur la mer, le cap sur la mer.
[21] B-an-Ols pour B-ana-Ols, de la nourrice des Ols (sous-entendu : la ville). Il s'agit ici de Banyuls-sur-mer.
[22] Kouk-illi-Iberien, la conque de la fille des ibères, le port d'Illi-Iberien (Elne).
[23] Mak-ana, nourrice des Makes. Toutes ces dénominations topographiques ont pour souche commune un entrelac de racines phéniciennes et thimazirin, c'est-à-dire galliques. (Voyez l'appendice G, Notice
ethnographique.)
[24] Le col de Banyuls est à l'altitude 362 mètres.
[25] Aker-b-estera, l'esplanade de la tête, le col du sommet. Le passage de Carbassera est à l'altitude 997 mètres, tandis que ceux de Banyuls et de Belistre sont respectivement à 362 mètres et 260 mètres.
[26] Illi-Iberien, la fille des Ibères. Suivant M. Amédée Thierry, le mot Illiberris devrait s'écrire Illi-Berri (ville neuve). Nous ne saurions admettre cette étymologie ; Illi-Iberien avait pour marine Collioure
(Kouk-illi-Iberien, d'où les Latins ont fait Cancoliberri). C'était un centre de population fort important. Ruinée vers l'an 50 de notre ère, cette ville fut réédifiée par Constantin, qui lui donna le nom de sa mère
Hélène, d'où, par contraction, le nom moderne d'Elne. (Voyez, sur la ville d'Illiberris, l'Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 53 et note 9.)
[27] Tite-Live, XXI, XXIV.
[28] Ouvrage cité, t. I, p. 8.
[29] Polybe, III, XI.
[30] Tite-Live, XXI, XXIII.
[31] Histoire des Gaulois, t. I, p. 317.
[32] L'Hercule phénicien avait franchi les Pyrénées orientales.
[33] Polybe, III, XII.
[34] Histoire de Jules César, l. II, c. I, t. I, p. 171.
LIVRE QUATRIÈME. — LES PYRÉNÉES ET LE RHÔNE.
CHAPITRE II. — MARCHE D'ANNIBAL DES PYRÉNÉES AU RHÔNE.

Nous avons exposé plus haut (l. III, c. IV) que le Roussillon et le Languedoc avaient été jadis au pouvoir de trois grands peuples : les Bébrykes, les
Elésykes et les Sordes ; mais que, de l'an A00 à l'an 281 avant notre ère, ces deux régions avaient subi l'invasion des Volkes Tectosages (Tet-ou-seg[1]) et
des Arécomikes (Ara-d'eg-ou-Mikes[2]). Les Bébrykes et les Elésykes avaient été anéantis sous les pas du vainqueur ; les Sordes, supportant mieux les
violences de la tourmente ethnologique, étaient seuls parvenus à sauver leur indépendance. Mais, dit M. Amédée Thierry[3], réduits à un petit nombre au
milieu de cette ruine presque totale de leur race, ils déchurent rapidement. Leurs villes d'Illiberris et de Ruscino[4] n'offrirent bientôt plus qu'une ombre
de ce qu'elles avaient été jadis[5]. Au temps d'Annibal, leur territoire n'excédait vraisemblablement pas les limites de notre département des Pyrénées-
Orientales. A leur suite, et jusqu'à l'Hérault, habitaient des Tectosages ; au delà de l'Hérault, et jusqu'au Rhône, des Arécomikes.
Quelle allait être l'attitude de ces peuples en présence des Carthaginois ? Devaient-ils, ainsi que les montagnards des Albères, s'attacher à leurs pas, les
harceler, leur disputer le passage ? Annibal, dit Tite-Live[6], s'était bien à l'avance assuré des bonnes dispositions des Gaulois ; mais il ne pouvait pas trop
compter sur eux, tant cette race est indomptable et farouche. Cependant il savait aussi qu'on pouvait les séduire[7], et fondait grand espoir sur l'habileté de
ses mechasbes. Il se disait que, ayant refusé de prêter l'oreille aux ouvertures des Romains[8], les Sordes s'étaient sans doute réservé d'accueillir avec
empressement les propositions d'un général que précédait son renom d'opulence. Pendant que, livré à ces perplexités inévitables, Annibal pourvoyait à la
sûreté de l'armée, en organisant solidement les défenses de son camp d'Elne, les Gaulois, également agités, couraient bruyamment aux armes et
s'assemblaient en tumulte à Ruskino. Malgré les belles promesses des Carthaginois, ils ne pouvaient s'empêcher de trembler à leur approche, de penser
tout haut que ces soldats irrésistibles allaient peut-être les réduire en esclavage, ainsi qu'ils avaient fait des habitants de la Catalogne.
Dès qu'il eut connaissance de ces rumeurs, Annibal, dit Tite-Live[9], redoutant plus la perte de temps que la guerre, fit connaître aux chefs gaulois qu'il
désirait avoir un entretien avec eux. Il les invita à s'approcher d'Elne, afin que la proximité des camps rendît l'entrevue plus facile ; offrant, en même
temps, de s'avancer lui-même jusqu'à Ruskino, si telle était leur convenance. Il dit qu'il serait heureux de les recevoir sous sa tente, tout comme il se
rendrait auprès d'eux sans la moindre hésitation ; qu'il venait comme l'hôte et non comme l'ennemi de la Gaule ; que, si les populations gauloises ne l'y
forçaient, il ne tirerait point l'épée avant d'être arrivé en Italie. Ces pourparlers eurent d'abord lieu par correspondance ; mais bientôt, plus confiants, les
chefs des Sordes arrivèrent au camp carthaginois. Là s'ouvrirent des conférences régulières. Les guerriers gaulois y assistèrent en armes suivant leur
coutume[10] ; mais cet appareil militaire n'avait rien de menaçant. Séduits par les paroles et les présents d'Annibal, ils lui permirent de traverser le pays,
de défiler en paix sous les murs de Ruskino[11].
Suivant M. Amédée Thierry[12], les négociations d'Elne aboutirent à un traité d'alliance, célèbre par la singularité d'une de ses clauses. On y stipulait que
les plaintes des indigènes contre les Carthaginois seraient portées, soit devant Annibal, soit devant ses lieutenants en Espagne ; mais que les réclamations
des Carthaginois contre les indigènes seraient jugées sans appel par les femmes de ces derniers. Cette disposition n'avait rien qui pût surprendre
Annibal[13] ; car, ainsi que les femmes germaines, les Gauloises, moins emportées que leurs époux, étaient entourées de leur respect, et souvent
invoquées comme des puissances sacrées animées de l'esprit de sagesse. Il ne refusa donc point de reconnaître cette autorité féminine, si nouvelle pour
les Carthaginois, et quelques femmes à demi sauvages, siégeant au bord du Tet, prononcèrent en dernier ressort sur les demandes et les plaintes de celui
qui allait ébranler Rome et changer peut-être la fortune du monde. Il paraît, au reste, qu'il n'eut qu'à se féliciter des arrêts de ce singulier tribunal.
L'heureuse issue des conférences d'Elne permettait aux Carthaginois de poursuivre leur route vers l'Italie. Annibal s'empressa de quitter Ruskino et
d'entrer chez les Tectosages. Pénétrant ensuite au cœur du pays des Arécomikes, gagnant les uns, intimidant les autres, marchant toujours avec une
étonnante rapidité, il arriva sur la rive droite du Rhône.
Voilà tout ce que Polybe et Tite-Live[14] rapportent de celle belle marche des Pyrénées jusqu'au grand fleuve, avant-fossé du rempart des Alpes. Et,
malheureusement, on ne rencontre ailleurs aucun fragment de nature à dissiper l'obscurité dont s'enveloppe, depuis plus de deux mille ans, l'histoire des
étapes du Languedoc. Il semble que la plupart des travaux du fils d'Amilcar n'aient été entrepris et menés à glorieuse fin que pour frapper l'imagination
des peuples, sous forme de légendes et de récits mystérieux. Nous ne croyons pas, cependant, qu'il soit absolument impossible de restituer le tracé de
cette section de l'itinéraire ; d'obtenir, tout au moins, pour la plupart des points de passage, des lieux géométriques d'une étendue restreinte. Etant donné
le point de départ de Ruskino, il convient tout d'abord de déterminer le point d'arrivée sur la rive droite du Rhône. Les deux extrémités de la ligne une
fois fixées, il deviendra plus facile d'en jalonner toute l'étendue.
Comme tous les éléments de la route d'Annibal, le passage du Rhône a donné lieu à de longues discussions, et l'on constate un écart considérable entre
les opinions extrêmes. En effet, il n'y a pas moins de 140 kilomètres de Loriol à Arles, intervalle qui mesure la divergence maximum des opinions. On
peut d'ailleurs répartir en trois classes les écrivains qui ont soumis la question à un examen sérieux. Les uns proposent pour solution un point pris en
amont d'Orange ; les autres, entre Avignon et Arles ; les derniers, enfin, entre Orange et Avignon.
L'Anglais Withaker[15] choisit Loriol ; le général Rogniat[16], Montélimart ; le marquis de Saint-Simon[17], Saint-Paul des Trois-Châteaux ; dom Vaissète
et Claude Vic[18] placent la scène entre Orange et Saint-Esprit ; Napoléon Ier, à la hauteur d'Orange[19] (Ara-ouachchioun[20]) ; de Marca[21] et de
Mandajors[22] se prononcent pour Tarascon (Ta-ras-kouk[23]) ; Pierre Quiqueran de Beaujeu[24], Doujat[25], le père Fabre[26] et Raimond de Soliers[27]
insistent hardiment pour les environs d'Arles (Ara-léat[28]).
Mais l'autorité semble acquise à la pléiade des chercheurs qui, après mûres réflexions, ont limité à Avignon, d'une part, à Orange, de l'autre, le lieu
géométrique du point cherché. De Mandajors, qui, avec de Marca, avait d'abord opiné pour Tarascon, a fini par adopter ces dernières limites[29]. Honoré
Bouche[30] et Rollin[31] disent expressément que le passage s'effectua un peu au-dessus d'Avignon ; de Cambis-Velleron[32] fait camper les Carthaginois
à Villeneuve-lez-Avignon, et M. Imbert-Desgranges[33] veut qu'ils aient franchi le grand fleuve une demi-lieue environ au-dessus de ladite ville
d'Avignon. Folard[34] s'arrête entre Avignon et le confluent de la Sorgue ; le père Du Puy[35] et Fortia d'Urban[36] prétendent que l'opération eut lieu
immédiatement au-dessous de Roquemaure[37], en face du château de Lers. On convient, disait Letronne[38], que le passage du Rhône est un peu au-
dessus de Roquemaure, à neuf ou dix mille toises (de 17 kilom. 541 m. à 19 kilo m. 490 m.) au nord d'Avignon. M. Amédée Thierry[39] adopte franchement cette
opinion, que le point doit être cherché en amont de Roquemaure, entre cette localité et Caderousse. De Lavalette dit aussi[40] : dans le voisinage de
Montfaucon. Enfin, pour clore cette longue discussion, il convient de mentionner les conclusions de Martin de Bagnols[41], qui, précisant les faits, estime
qu'Annibal a opéré son passage une lieue au-dessus de Roquemaure, au point connu sous le nom de l'Ardoise[42] et situé presque en face de Caderousse.
C'est à cette opinion que nous avons cru devoir définitivement nous rallier. Qu'on cherche, en effet, à déterminer directement le point dont il s'agit, et l'on
peut, tout d'abord, dire avec Napoléon Ier qu'Annibal passa au-dessus de l'embouchure de la Durance, parce qu'il ne voulait pas se diriger sur le Var ; il
passa au-dessous de l'embouchure de l'Ardèche[43], parce que là commence cette chaîne de montagnes presque à pic qui domine la rive droite du
Rhône[44]. Voilà donc déjà d'excellentes limites déduites de la configuration des lieux et du but de l'expédition, bien arrêté dans l'esprit d'Annibal. Mais
ces limites rationnelles peuvent se resserrer encore, si l'on observe que le point cherché doit satisfaire à certaines conditions qu'impose le texte de
Polybe[45]. Suivant le grand historien, le camp d'Annibal sur le Rhône était à 1600 stades (296 kilom.[46]) d'Ampurias, et, de plus, à égale distance de la mer
et de l'embouchure de l'Isère, distance de 600 stades (111 kilom.) ou de quatre journées de marche. Là où s'opéra le passage, le fleuve n'avait qu'un seul lit,
et enfin, à 200 stades (37 kilom.) en amont de ce point, se trouvait une petite île, celle que rencontra le détachement d'Hannon, fils de Bomilcar.
Suivant de Lavalette[47], la première de ces conditions exige que les Carthaginois se soient arrêtés entre Avignon et Orange. Les autres circonstances
mentionnées veulent aussi impérieusement que le passage ne se soit effectué ni au-dessus du territoire de Montfaucon, ni au-dessous de celui de
Roquemaure. Ces raisons sont péremptoires, et l'on peut en conclure en toute sûreté qu'Hannon est passé à Saint-Esprit ; Annibal, à l'Ardoise (Ara-
thoudezza). C'est par l'Ardoise, dit Martin de Bagnols[48], que les Volces, habitants de la rive gauche, communiquaient avec ceux de la rive droite... Si cet
ancien passage est aujourd'hui peu fréquenté, c'est en partie à la construction du pont Saint-Esprit et à celui d'Avignon qu'il faut attribuer sa désertion.
Mais, dans ces temps reculés, l'Ardoise était le point de réunion des bateaux ou canots qui servaient aux communications des deux rives. Annibal dut
préférer ce passage, plus connu et, dès lors, moins dangereux. S'il fût descendu plus bas, il se serait engagé dans la plaine marécageuse de Roquemaure,
qui, à la moindre inondation, est couverte d'eau. Si, au contraire, il eût voulu tenter le passage en remontant vers Chusclan, il rencontrait l'embouchure de
la Cèze, qui rendait cette opération doublement périlleuse, et il fallait ensuite longer les rochers de Saint-Etienne et côtoyer les bords limoneux du fleuve
jusqu'au Saint-Esprit. Il trouvait donc à l'Ardoise tous les avantages qu'il pouvait désirer : des bords aisés et exempts d'embuscades, une plaine immense
en débarquant, et, par conséquent, l'avantage de pouvoir développer sa cavalerie en abordant à la rive opposée.
Le problème à résoudre en ce chapitre peut donc s'énoncer ainsi : étant donnés le point de départ, Ruskino, et le point d'arrivée, Roquemaure, tracer
l'itinéraire des Pyrénées au Rhône.
Ici encore Polybe nous fournit les seuls documents dont nous puissions disposer. Parlant en termes généraux du long chemin que les Carthaginois ont dû
suivre depuis Ampurias jusqu'au passage du grand fleuve, il expose que, à l'heure où il écrit, cette route est entièrement toisée ; qu'elle est garnie de
bornes milliaires ; que les Romains ont déterminé ces repères avec un soin extrême[49]. Puis, mettant en marche les colonnes carthaginoises, il ajoute
qu'elles se dirigèrent vers le Rhône[50], en laissant toujours à leur droite la Méditerranée[51].
Telle est la regrettable concision du texte de Polybe touchant cette partie de la route d'Annibal. Mais cette concision même peut s'interpréter en un sens
qui permettra de dégager l'inconnue. Le jeune général marche sur Roquemaure, ayant toujours à sa droite la Méditerranée, suivant une direction générale
qui ne s'écarte pas sensiblement de la route construite par les Romains, et livrée à la circulation dès le temps de Polybe[52]. Le grand historien sait que
cette route est bien connue, que tous les voyageurs la prennent ; il entend dire peut-être qu'il l'a suivie lui-même pour se rendre en Espagne, et ne suppose
point qu'Annibal ait eu l'idée d'en choisir une autre.
Quel est donc le tracé de cette voie romaine ainsi mentionnée par Polybe ? On peut affirmer qu'elle empruntait elle-même plus d'une section à la route
phénicienne ouverte du XIIe au IXe siècle avant notre ère, laquelle passait, suivant M. Amédée Thierry[53], par les Pyrénées orientales et longeait le
littoral de la Méditerranée Les Massaliotes y posèrent des bornes milliaires, à l'usage des armées romaines qui se rendaient en Espagne.... Les Romains
remirent cette route à neuf et en firent les deux voies Aurélia et Domitia.
En résumé, la chaussée que devait restaurer Domitius Ænobardus était déjà pratiquée au temps de Polybe, peut-être même au temps d'Annibal. En
admettant cette dernière hypothèse, on ne méconnaîtra point que le jeune général ait dû suivre la route empierrée qui s'offrait à lui. Si les grands travaux
massaliotes n'étaient encore alors qu'à l'état de projets, on pensera qu'il a très-certainement pris la vieille voie phénicienne, et retrouvé, sur tout son trajet,
des traces de ses glorieux ancêtres. Pour obtenir, par suite, l'itinéraire des Carthaginois, de Perpignan à Nîmes, il suffit de se reporter au tracé de la via
Domitia[54]. Si l'on ne parvient pas ainsi à la vérité, on en approchera du moins beaucoup.
Partie de Ruskino (Castel-Roussillon, à 4 kilomètres nord-est de Perpignan), l'armée, après avoir passé la Gly (Vernodubrum), se dirigea sur Saint-Hippolyte (Combusta)
et, de là, sur Salces (Salsulis). Prenant alors à l'ouest de l'étang de Leucate, elle s'engagea dans la passe étroite qui borde le pied des montagnes, et que
suivent la route moderne et le chemin de fer. A sa sortie de cette passe, la colonne rencontra le passage du Riou (Ad Vicesimum)[55], et, laissant l'étang de la
Palme assez à l'est, elle s'avança droit sur Sijean. On côtoya ensuite le bord occidental de l'étang de Bages et de Sijean, par Peyriac-de-mer et Bages[56],
et l'on arriva sans obstacle à Narbonne.
Là s'ouvraient pour Annibal des perspectives nouvelles. Roquemaure, son objectif, se trouvait démasqué, et l'on pouvait marcher au but par le chemin le
plus court, sans qu'il y eût à prévoir des difficultés sérieuses. Le hardi soldat qui avait franchi l'Ebre et qui s'avançait intrépidement vers le Rhône ne
pouvait se laisser arrêter par le cours de l'Aude, de l'Orb, de l'Hérault, du Gardon. Que sur une carte du midi de la France on tire une ligne droite de
Narbonne à Roquemaure, et cette ligne représentera assez exactement l'itinéraire des colonnes carthaginoises.
Narbonne (Narbo[57]) alors était déjà une ville importante. On n'y fit toutefois qu'une très-courte halte, et l'on pressa le pas vers Béziers (Beterræ[58]), en
suivant à peu près la ligne que jalonnent les poteaux télégraphiques du chemin de fer du Midi. Il fallut seulement remonter un peu vers le nord et décrire
une enveloppée de la voie ferrée, afin d'éviter les marais de l'Aude (Atax[59]), qui ne coulait pas alors dans son lit d'aujourd'hui et festonnait de ses
méandres l'étang actuel de Capestang (Caput stagni). On passa par Pont-Serme (Pons Septimus), et, dès lors, jusqu'à l'Orb, le chemin ne présentait plus aucun
pas difficile.
Bientôt l'Orb (Orobis) fut franchi sous les murs de Béziers, ville déjà célèbre par l'étendue de son commerce. Elèves des Phéniciens et des Grecs, qui
avaient occupé avant eux le midi de la France, les Volkes[60] cultivaient la vigne sur le flanc des coteaux biterrois, et le vin blanc qu'ils y récoltaient
jouissait d'une réputation méritée[61]. Le jeune général, selon toute vraisemblance, s'était facilement ménagé l'alliance de ces riches négociants ; en
prodiguant l'or, il put défiler sans encombre sous les hauts remparts de leur place.
On prétend que les mercenaires à la solde de la République ne pouvaient jamais boire de vin, et que toute infraction à ce règlement sévère était
immédiatement punie de mort. Il est à croire cependant qu'Annibal savait rationner ses soldats et leur faisait prendre, en temps opportun, le vin
indispensable à l'entretien de leurs forces. Il était convaincu qu'un général peut opérer des prodiges quand il dispose de troupes bien vêtues, bien nourries
et régulièrement restaurées par des distributions de cordial[62]. Nous estimons, en conséquence, que les services administratifs de l'armée carthaginoise
commandèrent à Béziers leurs approvisionnements de vinaigre[63] et de vin.
De Béziers, l'armée marcha droit sur Saint-Thibery (Cessero, Araura[64]), où elle passa l'Hérault (Arauris[65]). C'est là que, suivant la tradition, Annibal fut
informé des menées secrètes des Agathois. Ceux-ci venaient de faire connaître à Marseille l'arrivée d'Annibal chez les Volkes, et Marseille en avait porté
la nouvelle à Rome[66]. Se tournant vers la ville d'Agde (Agatha), dont il apercevait les noirs édifices, le jeune général l'aurait, d'une voix menaçante,
flétrie du nom de Νεκρόπολις. La légende latine s'est emparée de ce mot énergique, qu'elle a traduit par : Urbs nigra, spelunca latronum ![67]
Sur la rive gauche de l'Hérault, quelques traces de la route d'Annibal sont encore visibles aujourd'hui, principalement dans le canton de Florensac.
L'ensemble de ces fragments porte, dans le pays, le nom de chemin de la Reine Juliette[68]. De Saint-Thibery à Mèze (Mesua[69]) l'armée carthaginoise
n'avait à franchir aucun obstacle sérieux : aussi arriva-t-elle rapidement sur l'étang de Thau[70], dont elle côtoya le bord septentrional jusqu'à Balaruc[71].
De là, passant au nord de la Gardiole et de la route impériale n° 87, elle traversa les territoires de Loupian[72], Poussan, Montbazin (Forum Domitii[73]),
Cournon-le-Sec et Cournon-Terral.
Ici encore la tradition place une anecdote que le ton du style historique ne permettrait point de rapporter, si, en l'absence de documents précis, il n'était
important de tenir compte des légendes, même les plus douteuses, tous droits de critique réservés. Ces récits, d'une authenticité contestable, font voir au
moins combien le souvenir d'Annibal s'est profondément implanté dans l'esprit des populations. L'armée carthaginoise, épuisée de fatigue, était arrivée à
Cournon-Terral, et les soldats insistaient, dit-on, pour y prendre un long repos, pour y faire au moins une grande halte. — Eh ! pourquoi pas ? aurait
ironiquement répondu le jeune général, impatient d'arriver au but (cur non ? d'où la dénomination du village de Cournon), et les colonnes d'Annibal auraient aussitôt
dû se remettre en marche.
Elles passèrent le ruisseau du Coulazzou sur le pont de la Cordelot, traversèrent le territoire des communes de Fabrègues, Saussan, Juvignac, et entrèrent
sur celui de Montpellier.
Là se trouvait la sixième station de la voie romaine, et l'on croit en reconnaître des vestiges sur un mamelon voisin du Lez, un peu au-dessus de
Castelnau (Sextantio[74]). On y fit halte, et l'on poursuivit par le territoire des communes de Vendargues et de Castries. La Carte de France au 80.000e
indique le tracé de cette voie romaine, qui touche aux limites des communes de Saint-Brès et de Valergues, et continue par Verargues, Saturargues et
Villetelle, sous le nom de chemin de la Monnaie (camine de la Mounède, cami Moulares, via Moneta)[75].
Passant ensuite le Vidourle à Saint-Ambroix (Ambrussum), et s'arrêtant à Huchau (Icabo[76]), l'armée carthaginoise alla prendre gîte à Nîmes (Nemausus)[77].
A Nîmes s'arrêtait la vieille voie phénicienne qui servit plus tard d'assiette à la via Domitia, et le général carthaginois avait à se frayer une route. Il est
probable qu'il ne s'écarta guère de celle de Nîmes à Remoulins, par Besouce et Saint-Bonnet. A Remoulins il passa le Gardon, et, inclinant un peu à l'est,
il piqua droit sur Rochefort, par le pied des hauteurs d'Estezargues et de la Crompe.
Annibal contourna ensuite la base du plateau de la forêt de Malmont, laissa Tavel à sa gauche et défila lestement entre Aqueria et la forêt de Clary.
Enfin, du point où s'élève aujourd'hui la chapelle de Saint-Agricol, il put montrer le camp de Roquemaure à ses soldats.
Il était sur le Rhône !
S'il est quelque chose de certain dans l'histoire de l'expédition d'Annibal, c'est ce fait qu'il suivit, de Perpignan à Nîmes, l'itinéraire que nous venons de
retracer. Si les Carthaginois étaient passés seulement derrière le premier rideau des hauteurs qui courent au fond des plaines du Languedoc, Polybe
aurait-il dit qu'ils laissèrent toujours à droite la Méditerranée ? On ne saurait imaginer une autre route que celle qui vient d'être décrite, et, cependant,
Withaker a eu la hardiesse de proposer un tracé par les Cévennes. Emporté par un besoin de merveilleux dont le génie britannique ne sent que bien
rarement l'aiguillon, cet esprit inventeur conduit Annibal de Perpignan à Carcassonne, de Carcassonne à Lodève, de Lodève au Vigan, et du Vigan,
enfin, à Loriol. Pour s'expliquer une erreur aussi étrange, on a besoin, dit de Lavalette[78], de se souvenir que l'auteur écrivait son livre à Ruan-
Langhorne, dans le comté de Cornwall. Non-seulement Withaker n'avait pas vu les lieux, mais il s'était forgé, dans le silence du cabinet, une très-fausse
idée des moyens de l'expédition. Il crut qu'Annibal avait dû dérober sa marche et passer par les Cévennes, afin de n'éveiller ni les soupçons des Romains,
ni ceux des colonies grecques du littoral. Rien n'est plus contraire au vrai sens des opérations du grand capitaine. Il a, dit Napoléon[79], traversé le bas
Languedoc non loin de la mer... Sa marche a été celle d'un voyageur... il a pris la route la plus courte...

[1] Tet-ou-seg, nation en deçà du Tet. Le Tet servait, en effet, de limite territoriale aux Volkes Tectosages.
[2] Ara-d'eg-ou-Mikes, nation des Mikes (synonyme de Makes) dans la rivière. Les Volkes Arécomikes, comme nous le verrons, étaient à cheval sur le Rhône. Nous proposons avec confiance ces étymologies
phénico-thimazirin ; celles de Άρης κώμη (Martis regio) et Ar-κώμη (maris regio), que prône l'Histoire générale du Languedoc (t. I, p. 51), nous paraissent absolument inadmissibles.
[3] Histoire des Gaulois, t. I, p. 438.
[4] Rus-kino, le cap formant le port de la contrée, d'où l'on a tiré le nom de Roussillon. Cette ville avait été bâtie par les Phéniciens. Détruite par les Normands au IXe siècle de notre ère, elle fut remplacée par
le Castrum Roscinonense, dont il ne reste plus aujourd'hui que quelques masures et une tour-vigie. C'est à ces ruines qu'on donne le nom de Castel-Roussillon. (Voyez l'Histoire générale du Languedoc, t. I, p.
53.)
[5] Pline, Hist. nat., III, V.
[6] Tite-Live, XXI, XX.
[7] Tite-Live, XXI, XX. — Annibal savait fort bien à quoi s'en tenir à cet égard, car il y avait longtemps que ses agents tâtaient le pays. (Tite-Live, XXI, XXIII.) — Ce qu'il redoutait, c'était la mobilité d'esprit
des Gaulois.
[8] Les députés de Rome avaient demandé aux Gaulois de ne point livrer passage aux Carthaginois qui approchaient de leur territoire ; mais les Gaulois, dit Tite-Live (XXI, XX), n'avaient répondu à cette
demande que par un immense éclat de rire. S'attirer à eux-mêmes les maux d'une guerre qui menaçait l'Italie ; exposer leurs champs à la dévastation pour en préserver ceux de l'étranger ! Comment osait-on
leur faire de telles propositions ? Ils répondirent aux députés que, n'ayant reçu aucun service des Romains, aucune offense des Carthaginois, ils ne pouvaient embrasser ni la cause de Carthage ni celle de
Rome.
[9] Tite-Live, XXI, XXIV.
[10] Tite-Live, XXI, XX.
[11] Tite-Live, XXI, XXIV.
[12] Histoire des Gaulois, t. I, p. 318 et 435.
[13] Voyez, sur les coutumes gynécocratiques des Imazir'en et des Égyptiens : M. Brasseur de Bourbourg, Sources de l'histoire du Mexique, p. 74-75 ; — le baron d'Eckstein, Les Cares ou Cariens, deuxième
partie, p. 197 ; — et l'appendice G, Notice ethnographique.
[14] Polybe, III, XLI. —Tite-Live, XXI, XXVI.
[15] The course of Hannibal, Londres, 1794.
[16] Considérations sur l'art de la guerre.
[17] Histoire de la guerre des Alpes en 1744, Amsterdam, 1770.
[18] Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 600, note 5.
[19] Notes sur les Considérations du général Rogniat, publiées par Montholon.
[20] Ara-ouachchioun, d'où les Latins mit tiré Arausio, mot à mot les cornes de la rivière. — En effet, l'Eygues et la Cèze confluent au Rhône en ce point, l'un vis-à-vis de l'autre. — Orange devint, plus tard,
le quartier général de la deuxième légion romaine. (Pline, Hist. nat., III, V.)
[21] Hispania.
[22] Histoire de l'Académie des inscriptions, t. III, p. 95 et suiv.
[23] Ta-ras-kouk, mot à mot femelle de cap en forme de conque, c'est-à-dire sinus décrit par un fleuve. La préfixe ta implique ici une idée d'infériorité, pour faire opposition au promontoire mâle, celui que
battent les lames de la mer.
[24] De laudibus Provinciæ, 1550.
[25] Notes sur Tite-Live.
[26] Panégyrique de la ville d'Arles, 1743.
[27] Cité par de Cambis-Velleron, Annales manuscrites d'Avignon, t. I.
[28] Ara-léat, l'île de la rivière. Arles est, en effet, située au sommet du delta du Rhône. — Cette ville devint ultérieurement le quartier général de la sixième légion romaine. (Pline, Hist. nat., III, V.)
[29] En 1711, de Mandajors avait exprimé son opinion primesautière, qu'il modifia en 1725. Sa dernière pensée est consignée dans l'Histoire critique de la Gaule narbonnaise, 3e dissertation, Paris, 1733.
[30] Histoire de Provence, 1644.
[31] Histoire ancienne, t. I, p. 394.
[32] Annales manuscrites à Avignon, note 1 du premier volume. Suivant de Cambis, les Carthaginois auraient franchi le Rhône au-dessus de l'île de la Barthelasse.
[33] Mémoire inséré dans les Notes sur Tite-Live (t. I de l'édition Nisard), Paris, 1839.
[34] Commentaire sur l'Histoire de Polybe, t. IV.
[35] Carte du Comtat Venaissin, Avignon, 1697.
[36] Antiquités et monuments du département de Vaucluse, Paris, 1808.
[37] Roquemaure, sur la rive droite du Rhône, occupe l'extrémité du contrefort du mont Mezenc.
[38] Journal des Savants, janvier 1819.
[39] Histoire des Gaulois, t. I, p. 319.
[40] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie, p. 43.
[41] Notice des travaux de l'Académie du Gard, année 1811, t. II, p. 153 et suiv.
[42] Transcription française d'Ara-thoudezza, mot à mot castration de la rivière, domination, gué, passage de la rivière.
[43] Ardèche, Ara-d'eg-ichch, la corne dans la rivière, c'est-à-dire l'affluent du Rhône.
[44] Notes sur les Considérations du général Rogniat, publiées par Montholon.
[45] Polybe, III, XXXIX, XLII, XLIX.
[46] Nous avons adopté, pour la valeur du stade olympique, le nombre rond 185 mètres.
[47] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie, p. 40-42, Montpellier, 1838.
[48] Notice des travaux de l'Académie du Gard, 1811.
[49] Polybe, III, XXXIX.
[50] Polybe, III, XXXV.
[51] Polybe, III, XII.
[52] Polybe est né l'an 206 avant l'ère chrétienne, soit douze ans après le passage d'Annibal par les Gaules.
[53] Histoire des Gaulois, l. I, c. I.
[54] Voyez ce tracé de la via Domitia sur la Carte de la Gaule depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête romaine, Imprimerie impériale, Paris, 1869.
[55] C'est à tort que Daudé de Lavalette place la station de Ad Vicesimum aux Cabanes de la Palme.
[56] Ici la route moderne ne s'écarte pas sensiblement de la via Domitia ; mais le chemin de fer et le canal de Narbonne à la Nouvelle (la Robine) suivent, au contraire, le bord oriental de l'étang de Bages et de
Sijean. Ces deux voies de communication sont, en d'autres termes, établies sur l'isthme qui sépare l'étang précité de celui de Gruissan. — Les Latins donnaient le nom de Rubrensis lacus à l'ensemble des
étangs de Gruissan, de Sijean et de Bages.
[57] Narbonne, que dom Vaissète et Claude Vic (Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 54) représentent comme une ville déjà fort importante à cette époque, paraît avoir été fondée par les gens d'Ax (Ath-
Ax), et fut longtemps connue sous le nom de colonia Atacinorum. Elle était la marine, le port de la ville d'Ax ; la colonie romaine de Narbo Martius ne fut créée que l'an 118 avant l'ère chrétienne, cent ans
précisément après le passage d'Annibal (218). M. Amédée Thierry tire le nom de Narbonne des deux mots celtiques juxtaposés : nar (eau), bo (habitation). Mais nous préférons l'étymologie topologique de N-
ara-b-ouadda, mot à mot en bas de la rivière (sous-entendu : la ville). Narbonne se trouvait alors, en effet, à l'embouchure d'un bras de l'Aude. (Histoire du Languedoc, loco cit.)
[58] Beterræ, alias Bitterrœæ, Bæterræ. Nous ne voyons là que des transcriptions latines de l'amazir' B-ath-thara, des enfants de la vigne (sous-entendu : la ville). Ici l'onomatologie s'est inspirée, non des
circonstances topographiques proprement dites, mais du mode d'exploitation du pays. La viticulture, en effet, fut en honneur à Béziers dès l'antiquité la plus reculée. — Sous la domination romaine, Béziers
devint le quartier général de la septième légion. (Pline, Hist. nat., III, V.)
[59] Ar-ath-Ax, la rivière des enfants d'Ax. L'Aude, en effet, prend sa source aux environs de la ville d'Ax. On écrit aussi Ar-Ax, la rivière d'Ax, et At-Ax, des enfants d'Ax (sous-entendu : la rivière). Les
Latins disaient Atax.
[60] Voyez, sur le mot Volkes et ses variantes, M. Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, t. I, introduction, p. 30 et 40). — Strabon écrit Ούολκαί, et cette forme parait la meilleure de celles qu'on a
proposées. Passant du grec à l'amazir', c'est-à-dire refaisant inversement la traduction de Strabon, nous lirons Ou-ol-ki, soit : nation des Oll. La racine ol se retrouve dans une foule de noms de lieux en
Allemagne, en France, en Espagne, en Afrique : Olmutz, Ollioules, Olargues, Olonzac, Toul, Toulon, Toulouse, Olot, Iol (Cherchell), etc.
[61] Pline, Hist. nat., XIV, VI.
Les gens de Béziers avaient l'habitude d'asperger de poussière le tronc, les liges et le fruit de la vigne, pour en accélérer la maturation ; si, malgré cette précaution, la maturité restait incomplète, on corrigeait
l'acidité de la liqueur par une infusion de poix-résine. C’était d'ordinaire par la fumée que les Biterrois concentraient le vin, et ce procédé le gâtait souvent. Ils le falsifiaient au moyen de divers ingrédients, tels
que l’aloès, employé pour donner du ton, de la couleur et une légère amertume. On leur attribue l'invention des futailles, ou vases de bois cerclés, propres au transport et à la conservation du vin. (Voyez M.
Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 458.)
[62] C'était aussi la conviction de Napoléon Ier. Tâchez, écrivait-il à M. de Talleyrand, de me faire expédier par jour deux mille pintes d'eau-de-vie. Aujourd'hui le sort de l'Europe et les plus grands calculs
dépendent des subsistances. Battre les Russes, si j'ai du pain, est un enfantillage. L'importance de ce dont je vous charge là est plus considérable que toutes les négociations du monde. Du biscuit et de l'eau-
de-vie, c'est tout ce qu'il nous faut. Ces 300.000 rations de biscuit et ces 18 ou 20.000 pintes d'eau-de-vie qui peuvent nous arriver dans quelques jours, voilà ce qui déjouera toutes les combinaisons des
puissances. (Dépêche de Napoléon Ier A M. de Talleyrand, Osterode, 12 mars 1807.)
[63] Dans l'antiquité, les soldats portaient du vinaigre dans leurs bidons. (Voyez l'édit de Piscennius cité par M. Rey, Dissertation sur l'emploi du vinaigre à la guerre, Paris, 1818.)
[64] Cessero, fondée par des Grecs de Rhodes, fut successivement la capitale d'un petit État tectosage et l'un des plus importants comptoirs massaliotes. — Le nom d'Araura (Ara-ou-ara) exprime nettement
la position de la ville au confluent de deux cours d'eau. — Celui de Tiberi (Ta-iberi) signifie havres de fleuve, et sert à désigner un saint personnage martyrisé en ce lieu, l'an 305 de notre ère.
[65] Arauris, transcription latine de Ara-ou-ir'ill, rivière de la crête. L'Hérault prend effectivement sa source à la crête des Cévennes (Ki-benn).
[66] Ceux d'Agde donnèrent aussitôt avis à ceux de Marseille de la ligue d'Annibal avec les Celtes. Les Marseillais, qui étaient excellents politiques, afin d'obliger les Romains, dont ils appréhendaient la
puissance, les avertirent de ce passage... (Andoque, Histoire du Languedoc.)
Agde contribua à sauver Rome, dont la perte aurait changé la face du monde. (Jordan, Histoire de la ville d'Agde.)
[67] Voyez Jordan, Histoire de la ville d'Agde, Montpellier, 1824. Agde fut fondée par des Phocéens de Marseille. L'îlot de Brescou (Bahr-ras-kouk, le cap en mer, par opposition à Ta-ras-kouk, le cap
femelle, le point de rebroussement d'un fleuve) lui servait de poste-vigie ; elle avait pour rade l'emplacement actuel des salins de Luno (El-ou-no, le port du pays).
[68] Via Julia. —Voyez le tracé du chemin de la Reine Juliette, Carte de France au 80.000e, feuille de Montpellier, n° 233.
[69] Mesua, transcription latine de Massuoua, Mak-aoua, la ville des Makes.
[70] Stagnam Tauri, alias stagna Volcarum. Suivant d'antiques traditions, le nom de Thau ne serait autre que celui d'une cité considérable, Taoua, dont l'emplacement devrait se rapporter à la portion d'étang
sise au nord de Cette, et qu'un tremblement de terre aurait jadis submergée. — L'emploi du scaphandre permettrait facilement de voir ce qu'il y a de fondé dans ces dires de pécheurs ; peut-être retrouverait-on
là un Herculanum gallique.
[71] Bahr-el-konk, mot à mot la conque de la mer ; l'étang de Thau dessine en effet deux anses arrondies, l'une à Balaruc-le-Vieux, l'autre à Balaruc-les-Bains.
[72] Voyez Vestiges de voie romaine (Carte de France au 80.000e, feuille de Montpellier, n° 235).
[73] Montbazin (Forum Domitii). On prétend (Histoire da Languedoc, t. I, p. 41) que Forum Domitii occupait l'emplacement de Frontignan (Forum stagni). Montbazin était vraisemblablement le marché
auquel Frontignan servait de port.
[74] Sexta statio, d'où Sexstatio (Itinéraire d'Antonin) et Sostantio (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem), et, par corruption, Substantio.
[75] Ainsi nommé à cause du grand nombre de médailles, de pièces de monnaie qu'on y a trouvées.
[76] Icabo, transcription latine de Ichch-b-ouadda, la corne d'en bas. Huchau est effectivement bâtie sur la rive droite de la Vistre, et, ce cours d'eau, tributaire direct de la Méditerranée, est, pour la région du
midi de la France, ce que les anciens appelaient une corne. C'est à tort que Daudé de Lavalette (Recherches sur le passage d'Annibal, p. 37) voit à Huchau l'emplacement de l'ancien Ambrussum.
[77] Nîmes, Nemausus Arecomicorum, capitale des Volkes Arécomikes, fut fondée, dit-on, par l'Hercule phénicien, près d'une fontaine ou ruisseau du même nom. (Histoire générale du Languedoc, t. I, p.
58.) On peut voir dans Nemausus la transcription latine de N-ma-oua, c'est-à-dire du peuple en possession de l'eau (sous-entendu : la ville).
[78] Recherches sur l'histoire du passage d’Annibal, p. 37 et 38.
[79] Notes sur les Considérations du général Rogniat, passim.
LIVRE QUATRIÈME. — LES PYRÉNÉES ET LE RHÔNE.
CHAPITRE III. — PASSAGE DU RHÔNE.

Durant cette marche des Pyrénées au Rhône, les Carthaginois étaient loin d'avoir reçu partout le même accueil. Les populations dont ils
avaient traversé le territoire s'étaient tantôt montrées calmes et bienveillantes, tantôt, au contraire, elles avaient manifesté des sentiments
hostiles, nés d'une terreur exagérée.
Les Tectosages, voisins de l'Espagne, avaient facilement pu s'entendre avec des Africains, dont la langue et les mœurs ne leur étaient point
absolument étrangères, de sorte que, de Perpignan à Béziers, la route s'était faite sans incidents fâcheux. Mais, sur l'Hérault, les choses
s'étaient passées tout autrement, et la présence des soldats avait jeté le trouble dans la campagne. Les Arécomikes n'avaient pas assisté sans
un saisissement profond au défilé de cette légion sacrée, ruisselante de calcédoine et d'or ; de ces escadrons imazir'en, aux allures si
étranges ; de ces éléphants monstrueux, vivantes forteresses couronnées d'hommes au visage noir. A l'approche de cette armée d'Afrique,
les blonds enfants du Nord[1] s'étaient sentis glacés d'épouvante, et la plupart d'entre eux avaient fui jusqu'au Rhône. Ils s'étaient aussitôt
jetés en masse sur la rive gauche, pour donner la main à leurs frères[2] et tenter de défendre avec eux la ligne du fleuve[3].
Annibal avait donc vu le désert se faire devant lui ; lorsqu'il arriva à Roquemaure, les bords opposés de la ligne de défense des Volkes lui
apparurent couverts d'une multitude d'hommes en armes et de l'aspect le plus menaçant. Ces dispositions hostiles n'étaient pas de nature à
faciliter aux Carthaginois un passage de fleuve, opération toujours délicate à la guerre. Ils s'y préparèrent néanmoins sans perdre un seul
instant. Annibal s'appliqua d'abord à rassurer par tous les moyens possibles les populations qui étaient restées sur la rive droite, leur offrit
son amitié[4], maintint dans son armée une discipline sévère, et fit publier qu'il achèterait en bloc tous les navires, toutes les embarcations
qu'on voudrait bien lui céder[5]. Les riverains du Rhône, à cette époque, faisaient un grand commerce[6] avec les colonies massaliotes ; ils
cabotaient sur les côtes de Ligurie et d'Espagne, et leurs bâtiments étaient d'un assez fort tonnage. Le nombre en était considérable, et
comme Annibal payait comptant ; que, d'ailleurs, les habitants de la rive droite n'étaient point fâchés de voir s'éloigner d'eux les colonnes
carthaginoises[7], on lui livra sans difficulté tous les transports maritimes[8] dont on disposait, ainsi que les simples canots employés par la
navigation fluviale[9]
Mais Annibal ne se contenta point des ressources existantes ; il ne croyait pas qu'elles pussent lui suffire, vu l'importance de l'entreprise et
la rapidité d'exécution qu'il voulait obtenir. Il ordonna donc la construction immédiate d'une flottille d'embarcations monoxyles, c'est-à-dire
façonnées dans un seul et même arbre[10]. Les ingénieurs carthaginois se mirent immédiatement à l'œuvre, requirent les gens du pays, firent
travailler leurs hommes et réalisèrent un de ces prodiges que, deux mille ans plus tard, Napoléon commandait au brave Éblé. Chaque soldat
prit à tâche de confectionner sa pirogue, et, en deux jours, tout le matériel fut prêt[11]. L'armée était munie de tous les moyens propres au
franchissement d'un cours d'eau tel que le grand Rhône (Aroun[12]).
Mais tous les obstacles n'étaient pas vaincus. Les Arécomikes de la rive droite battaient les berges du fleuve, et ces masses tumultueuses
épouvantaient les Carthaginois. En présence de tant d'ennemis poussant des cris sauvages, Annibal comprit qu'il n'était pas possible
d'exécuter un passage de vive force, et qu'une diversion était indispensable. Sentant aussi qu'il ne devait point rester longtemps dans la
position qu'il occupait ; que, s'il était condamné à l'immobilité, il risquait d'être pris à revers par les Volkes, il ordonna à l'un de ses
lieutenants un mouvement dérobé, dont il attendait, à bon droit, le meilleur effet[13].
Ce lieutenant se nommait Hannon et appartenait, comme Annibal, à l'aristocratie carthaginoise. Son père Bomilcar (Bou-Melek-Kartha) avait
été soff'ète. Mais cette naissance illustre ne le désignait pas seule au choix du général en chef. Hannon était un excellent officier d'avant-
garde, et l'on pouvait, en toute sûreté, lui confier les missions les plus délicates parmi celles qui réclament à la fois de l'audace, du sang-
froid, de la dextérité. Annibal n'hésita pas à lui donner le commandement d'un important détachement[14], et, précédé de bons guides, muni
d'instructions précises, Hannon, dès la tombée de la nuit[15], fila silencieusement le long de la rive droite, en amont du camp de
Roquemaure. Il marcha l'espace d'environ trente-sept kilomètres[16], et s'arrêta là où le fleuve, entrecoupé d'iles, n'offrait plus qu'un lit peu
profond, un courant peu rapide, et pouvait être franchi sans difficultés sérieuses. Le point de passage ainsi déterminé se trouvait, dit Rollin,
entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit. Ces limites, un peu larges, peuvent facilement se restreindre, grâce à une excellente observation de
Martin de Bagnols. Saint-Esprit, dit cet archéologue[17], fut, dans les temps les plus reculés, le point de communication entre les
Allobroges, les Volces Arécomikes, les Helviens et plusieurs autres peuples. Ces communications, préexistantes au passage d'Annibal,
avaient amené la construction d'un chemin qui prenait naissance au Saint-Esprit même, se dirigeait sur le couchant, vers le hameau de
Carsan et continuait du côté d'Uzès et de Nîmes. La nature elle-même semble s'être plu à désigner ce lieu comme le site nécessaire des
relations les plus multipliées, car, de ce point, l'on découvre dans les Alpes une gorge qui se dirige assez distinctement sur cette ville [Saint-
Esprit] et fit naître, dans le temps, le fameux projet de tirer une ligne de poste entre l'Italie et l'Espagne. Comment donc Hannon n'aurait-il
pas profité d'un pas sage si fréquenté, et ne l'aurait il pas préféré du moment où, selon toute vraisemblance, il était indiqué par les Gaulois
qui le conduisaient ? Là aussi, il y avait, des deux côtés, des bords unis et faciles, qui n'offraient aucun obstacle au débarquement ; devant
lui, une plaine rase qui rendait toute surprise impossible ; tandis que, au-dessus du Pont-Saint-Esprit, il aurait trouvé le confluent de
l'Ardèche et, plus bas, des terrains limoneux et une infinité d'autres obstacles.
Nous estimons qu'Hannon passa le Rhône à Pont-Saint-Esprit[18]. A cet effet, il s'empressa de couper des bois dans la forêt voisine, de les
lancer à l'eau, où ils furent immédiatement assemblés et reliés ensemble[19]. La majeure partie du détachement passa sur ce pont de
radeaux[20] ; quant aux Espagnols, qui redoutaient le travail, ils jetèrent leurs habits sur des outres[21], et, se couchant sur leurs boucliers,
traversèrent le fleuve à la nage. On n'aperçut, sur la rive opposée, aucun indice de la présence de l'ennemi, et le passage, effectué sans
obstacle, aboutit à une paisible prise de possession de la rive gauche. Hannon fit occuper à ses troupes une solide position[22], et leur
accorda un repos de vingt-quatre heures[23]. Le lendemain, ou plutôt la cinquième nuit comptée à partir de l'arrivée de l'armée à
Roquemaure, il se remit en marche et descendit la rive gauche jusqu'à la hauteur d'Orange. Là, désignant aux ingénieurs du corps des
signaux un mamelon déterminé à l'avance par le général en chef, il leur ordonna d'y allumer un grand feu qui pût s'apercevoir du camp
carthaginois. Le jour commençait à paraître.
Annibal n'attendait que l'apparition du signal convenu, pour ordonner la mise en mouvement de ses troupes, lesquelles se tenaient depuis
quarante-huit heures sous les armes. Dès qu'il vit la fumée des feux d'Hannon, il commença l'embarquement. L'infanterie légère monta les
monoxyles[24], et des milliers d'avirons fendirent ensemble les eaux de l'Ardoise[25]. La grosse cavalerie, à laquelle on avait réservé les plus
grands bâtiments[26], coupa le fleuve en amont de l'infanterie, afin de rompre un peu le courant, qui pouvait emporter au loin de frêles
embarcations. Outre les chevaux qui passaient à la nage[27], d'autres chevaux occupaient le pont des navires, et ceux-ci avaient été
embarqués tout sellés et bridés, pour être immédiatement montés et jetés en avant sur la rive gauche. Quant aux éléphants, Annibal les avait
provisoirement laissés sur la rive droite.
On ne saurait certainement, sous aucun rapport, établir de comparaison entre le passage du Rhône par Annibal et le passage du Danube par
Napoléon Ier ; les travaux du camp de Roquemaure ne sont rien auprès des préparatifs de l'île de Lobau. Qu'on analyse toutefois les détails
de l'opération du général carthaginois, et l'on admirera, avec la hardiesse de la conception, la sagesse qui préside à l'exécution d'un projet
fermement conçu.
A la vue des premières embarcations tentant la traversée du fleuve, les Arécomikes entonnent leurs chants de guerre, et battent leurs
boucliers à coups redoublés de javelot ; leurs tirailleurs couvrent d'une grêle de traits la flottille carthaginoise, et y jettent ainsi le plus grand
désordre.
Les soldats embarqués et luttant contre la violence du courant, s'animant et perdant tout sang-froid aux cris de leurs adversaires ; deux
armées en présence, pleines d'anxiété sur l'issue de l'événement ; les détachements carthaginois encore sur la rive droite, inquiets du sort de
leurs compagnons d'armes et les encourageant par de longues clameurs ; les Arécomikes, sur la rive opposée, partagés entre la terreur et la
rage, et poursuivant leur affreux tumulte : telle était la scène imposante qu'Annibal avait sous les yeux.
Tout à coup de nouveaux cris se font entendre, et des flammes s'élèvent en tourbillonnant. C'est Hannon qui incendie le camp des Volkes,
et qui prend à revers les défenseurs de la rive gauche. Les malheureux Gaulois sentent que la position n'est plus tenable et opèrent
précipitamment une retraite qui se change bientôt en déroute. Le jeune général achève son débarquement, forme en bataille les premiers
hommes qui ont pris terre, et les pousse vivement sur les bandes ennemies. Enfoncés, poursuivis, talonnés de toutes parts, les Arécomikes
ne respirent que lorsqu'ils ont atteint des lieux de refuge inaccessibles. Annibal fit alors tranquillement franchir le fleuve au reste de son
armée, et campa, cette nuit même, sur la rive gauche. Il avait sous la main tout son monde, sauf les détachements qui accompagnaient les
éléphants. Ces précieuses bêtes ne purent passer que le surlendemain. Quant aux moyens employés pour en opérer le transport d'une rive à
l'autre, je pense, dit Tite-Live[28], qu'on ouvrit plus d'un avis à cet égard ; du moins, les récits varient beaucoup sur ce fait. Suivant quelques
auteurs, le plus irritable de tous les éléphants, ayant été blessé par son cornac, poursuivit dans l'eau cet homme qui se sauvait à la nage, et
entraîna ainsi tout le troupeau[29]... Pourtant, il est plus probable qu'ils furent passés sur des radeaux, car c'était là le moyen le plus sûr.
L'historien romain reproduit alors la belle narration de Polybe[30], laquelle peut se résumer ainsi : les ingénieurs carthaginois jumelèrent
deux forts radeaux présentant ensemble une largeur d'environ 15 mètres[31], et les amarrèrent solidement à la rive droite. Ce système une
fois bien ancré, ils le prolongèrent d'un nouveau couple de radeaux, et, procédant ainsi de proche en proche, poussèrent vers le thalweg une
espèce de pont dormant. Lorsque cet ouvrage flottant eut atteint une longueur d'environ 60 mètres[32], on en assura l'amont au moyen de
grosses cinquenelles, qui furent passées à des arbres de la rive gauche. Cela fait, une traille de 15 mètres environ de largeur sur 30 de
longueur[33] vint en accoster l'extrémité libre. On eut soin de jeter de la terre sur les corps d'arbres dont elle était formée, afin que
l'ensemble offrît bien l'apparence d'un chemin en terre ferme, et les cornacs nubiens amenèrent leurs animaux sur cette chaussée artificielle,
deux femelles en tête de colonne. Dès qu'un nombre suffisant d'éléphants, deux probablement[34], fut installé sur la traille[35], on coupa les
amarres qui reliaient celle-ci au pont dormant, et les bateaux remorqueurs, luttant contre le courant, conduisirent le premier train à la rive
gauche. L'opération ayant pleinement réussi, elle fut répétée jusqu'à parfait achèvement du passage de tous les animaux. Quant aux
accidents qui survinrent, ils n'eurent aucune suite fâcheuse ; quelques éléphants, affolés, tombèrent à l'eau durant le trajet, mais la longueur
de leur trompe les préserva de l'asphyxie ; ils détournèrent très-adroitement les corps flottants qui arrivaient à eux, prirent terre sans
difficulté et rejoignirent au plus vite le reste du troupeau. Le général en chef avait surveillé lui-même cette opération délicate, qui fait le
plus grand honneur aux ingénieurs militaires de Carthage[36]. Il n'avait quitté les berges du Rhône qu'après avoir vu passer le dernier de ses
éléphants. C'est ainsi que Napoléon Ier, la veille de la journée d'Iéna, dirigeait lui-même, une torche à la main, les travaux destinés à livrer
passage aux bouches à feu qui devaient prendre position au sommet du Landgrafenberg[37].
Toute l'armée carthaginoise était donc massée sur la rive gauche du Rhône, et pouvait hardiment poursuivre sa route vers l'Italie. Mais ce
n'est pas sans éprouver des pertes considérables qu'un général, si habile et si prudent qu'on le suppose, conduit ainsi des masses d'hommes
par des chemins longs et difficiles. Les étapes, surtout celles qui se font en pays ennemi, ont vite fondu les plus gros effectifs, et, étant
donné le nombre des soldats qui doivent entrer en scène sur le théâtre qu'on a choisi, le premier rudiment de l'art est de déterminer un
coefficient qui permette d'évaluer l'effectif au départ, à l'origine de la base d'opérations. Le chiffre dont Annibal avait prévu la nécessité
était bien en proportion avec la grandeur de cette guerre exceptionnelle. Il avait passé l'Ebre avec 102.000 hommes ; aux Pyrénées, l'armée
n'en comptait plus que 59.000, et l'on devait s'attendre à des réductions nouvelles, par suite de la marche des Pyrénées au Rhône et du
passage du Rhône. Une fois sur la rive gauche, en effet, bien des gens manquèrent à l'appel, et l'on constata la perte de 12.000 hommes
d'infanterie et 1.000 de cavalerie[38] ; le général en chef n'avait plus que 46.000 hommes. Bientôt le passage des Alpes lui en dévorera
20.000 autres, et c'est avec 26.000 hommes seulement, c'est-à-dire à peu près le quart de l'effectif au départ, que le digne fils de l'intrépide
Bou-Baraka osera entamer sa campagne d'Italie. Il arrive en Italie, dit Folard, aussi débiffé qu'un général qui vient de perdre une grande
bataille. Des 13.000 hommes perdus pendant la marche des Pyrénées au Rhône, les uns avaient succombé à la fatigue, aux maladies ; les
autres s'étaient noyés, la plupart avaient été tués par les Gaulois. Ces pertes, dit dom Vaissète[39], prouvent surabondamment que les
Carthaginois avaient eu divers combats à soutenir contre les Volces, qui occupaient toute cette étendue de pays.
Tous les hommes tués, cependant, ne l'avaient pas été de la main des Volkes, et les Romains avaient déjà fait couler le sang punique. Voici
à quelle occasion : Annibal venait de faire franchir le Rhône au dernier homme de son armée, et s'était, de sa personne, porté sur la rive
gauche. Ses éléphants, seuls, étaient encore sur l'autre rive, et il préparait le passage dont nous avons exposé l'opération, quand il fut avisé
qu'une flotte romaine était mouillée aux bouches du Rhône[40]. A cette nouvelle, il fit partir, dans la direction indiquée, une reconnaissance
de cinq cents cavaliers imazir'en, commandés par un bon officier. Non loin du point où les Carthaginois étaient campés[41], et,
probablement, sur les bords de la Durance[42], ce détachement tomba sur une patrouille de cavalerie romaine, qui, elle aussi, venait tâter le
terrain. Les deux partis s'abordèrent vigoureusement, et l'engagement fut des plus vifs. Il y resta de cent trente à cent quarante cavaliers
romains ; quant aux Imazir'en, ils furent encore plus maltraités : Tite-Live évalue leur perte à deux cents hommes[43], et Polybe, qui
n'exagère jamais, dit expressément que le plus grand nombre fut mis hors de combat[44]. Le reste lâcha pied pour regagner au galop le
camp d'Annibal et lui rendre compte du résultat de cette première reconnaissance.
De leur côté, les Romains, lancés à la poursuite d'un ennemi qui fuyait en désordre, s'approchèrent des lignes carthaginoises, examinèrent
les dispositions du camp, et notèrent soigneusement la présence, sur la rive droite, d'une troupe d'éléphants considérable, soutenue par des
détachements qui leur parurent importants[45]. Après cet examen rapide, ils firent demi-tour et redescendirent à fond de train vers Marseille,
pour éclairer leur chef sur la position et sur les intentions probables de l'ennemi.
C'est ici que, pour la première fois, vont se manifester parallèlement et l'habileté militaire d'Annibal et la maladresse des Romains, qui
n'entendaient rien aux reconnaissances. Celle de la rive gauche du Rhône, en particulier, fut menée d'une façon pitoyable. Nous dirons, au
livre suivant, pourquoi l'officier romain chargé de cette mission ne sut pas voir ou vit mal ce qui se passait sous ses yeux ; comment il fit à
Scipion un rapport inexact ; de quelle manière, enfin, le consul, abusé, espéra pouvoir arriver à temps pour défendre la ligne du Rhône.
Pour Annibal, il dut sourire en apprenant les conséquences de l'étrange erreur de son adversaire, pendant que, d'un pas sûr, il poursuivait sa
route, sans modifier en rien la direction d'une entreprise préparée de longue date et mûrement étudiée. Il convient d'insister sur ce fait de
l'invariabilité des desseins du grand Carthaginois, parce que Tite-Live[46] et, après lui, bon nombre d'excellents esprits[47] ont pensé que
l'arrivée de Scipion aux bouches du Rhône avait coupé court à l'itinéraire projeté, détourné le sens des moyens d'exécution, et introduit
brusquement un jarret dans la courbe du tracé qui devait mener au but. Cette appréciation n'est pas, nous le démontrerons, en harmonie
avec les circonstances diverses dont l'histoire nous a, fort heureusement, conservé le détail. Non, les Carthaginois n'avaient pas à flotter
dans l'indécision, et leur marche ne devait ni s'accélérer, ni se ralentir, ni dévier du tracé jalonné à l'avance. Guidés par Magilus (M-ag-Il)[48],
ils n'avaient qu'à remonter le Rhône jusqu'à l'Isère[49], et là, faire un à-droite qui les conduisait directement dans le pays d'un brenn dont
leur général s'était depuis longtemps ménagé l'alliance. Ce chef gaulois avait pour capitale la ville qui s'appelle aujourd'hui Grenoble
(Cularo)[50], et les services administratifs d'Annibal avaient accumulé dans cette place d'immenses approvisionnements de vivres, de
vêtements, de chaussures[51]. Ces précieux magasins allaient permettre à l'armée de se refaire avant d'entreprendre la pénible ascension des
Alpes.

FIN DU TOME PREMIER.

[1] Voyez à l'appendice G, Notice ethnographique, un extrait de l'excellent article du général Faidherbe, inséré dans l'Akhbar du 14 octobre 1869.
[2] Les Arécomikes étaient, nous l'avons dit, à cheval sur le Rhône. (Tite-Live, XXI, XXVI.) C'est de cette circonstance même qu'ils tiraient leur nom.
[3] Tite-Live, XXI, XXVI.
[4] Polybe, III, XLII.
[5] Tite-Live, XXI, XXVI.
[6] Polybe, III, XLIII.
[7] Tite-Live, XXI, XXVI.
[8] Polybe, III, XLII. Le λέμβος était une espèce de felouque ; c'était le navire marchand de l'antiquité, en latin lembus. Le πλοΐον μονόξυλον, comme son nom l'indique était façonné dans un seul corps
d'arbre ; c'était une simple pirogue, en latin linter.
[9] Tite-Live, XXI, XXVI.
[10] Les pirogues monoxyles, c'est-à-dire taillées dans un seul et même arbre, sont, après le radeau, les premières embarcations que l'homme se soit fabriquées. Les plus considérables pouvaient porter jusqu'à
trente hommes. (Pline, Hist. nat., XVI, LXXVI.) Voyez au musée impérial de Saint-Germain un moulage de pirogue antique remontant à l'âge de la pierre polie. L'original a été trouvé dans la tourbière de
Saint-Jean-des-Bois, près d'Ivrée (haute Italie). Voyez au même musée l'original d'une autre pirogue antique, trouvée dans la Seine, à Paris. Elle mesure 5m,25 de longueur, et de 0m,40 à 0m,50 de largeur
dans œuvre. L'épaisseur du bois varie de 0m,06 à 0m,08. Le profil transversal de cette embarcation affecte la forme d'un trapèze. Voyez aussi les pirogues conservées aux musées de Saint-Lô et de Lyon. —
Folard ne croit que médiocrement à l'emploi des monoxyles par l'armée carthaginoise. J'ai de la peine à me persuader, dit-il (Histoire de Polybe, l. III, c. VIII, t. IV, p. 42), que le nombre de ces bateaux fût
aussi grand qu'il le paraît dans Polybe ; cet ouvrage exigeoit trop de temps, et ces arbres qu'il fit creuser, comme les Indiens font leurs canots, me paraissent un peu chimériques... Je ne vois pas comment
Annibal, qui n'avoit pas de temps à perdre, a pu faire construire, en deux jours, un aussi grand nombre de bateaux et de nacelles, outre ceux qu'il avoit tirés des gens du paîs. Cela me fait un peu soupçonner le
narré de Polybe. J'aime mieux croire qu'il se servit de radeaux, comme en effet il en fit faire pour le passage de ses éléphants.
On est certainement en droit de se demander comment le chevalier Folard peut révoquer en doute la réalité des faits que rapporte Polybe (III, XLIII), l'historien consciencieux par excellence, qui avait visité
les lieux et interrogé les témoins oculaires des événements. Le peu de temps dont disposait Annibal ne saurait être le point de départ d'une objection sérieuse. Deux journées, en effet, devaient suffire à un
travailleur de l'antiquité pour refouiller un arbre et creuser sa pirogue. Annibal avait l'intuition du principe économique de la division du travail ; il savait que la puissance d'une armée n'est immense que parce
qu'elle est la résultante d'un nombre considérable de forces concourant au même but, et comme l'intégrale d'une masse d'efforts individuels combinant leur action en vue d'un objet unique.
[11] Polybe, III, XLII. — Voyez aussi, pour les détails de cette organisation rapide, Tite-Live, XXI, XXVI. — On ne saurait méconnaître ici l'habileté de main-d'œuvre des Carthaginois, les descendants d'un
peuple auquel on attribue l'invention des embarcations fluviales. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)
[12] Ara, la rivière, au pluriel Aroun, contraction d'Aaroun. Les coure d'eau grossis de plusieurs affluents se nomment, même isolément, Aroun. Ainsi en est-il du Rhône. Ce fleuve s'appelle parfois Aroun-id'-
ana, les rivières nourrices, d'où l'on a tiré 'Ροδανός, Rhodanus. Bon nombre de rivières de l'Algérie portent, aujourd'hui encore, des noms tels que Aroun, Ar'ioun, Ta-ki-aroun, Ta-k'roun, etc.
[13] L'idée de surprendre le passage du Rhône s'est sans doute présentée à l'esprit d'Annibal avec le souvenir du grand Alexandre, qui, un siècle auparavant, (327 av. J. C), avait si heureusement dérobé le
passage de l'Hydaspe. (Voyez Arrien, l. V.) — Cent soixante-six ans après le passage du Rhône (52 av. J. C), l'opération d'Annibal devait, à son tour, servir de modèle à Labienus ; on sait en effet que ce
lieutenant de César surprit deux fois de suite le passage de la Seine, d'abord en amont de Paris, à Melun, puis en aval, au Point-du-Jour. (Hist. de Jules César, l. III, c. X, t. II, p. 286-288.) — Cette méthode a
été fort en faveur chez les modernes, et c'est ainsi, par exemple, que le prince Eugène de Savoie surprit le passage de l'Adige en 1701 et 1706. Quant au passage du Rhin par Villars, en 1702, c'est exactement
la copie de celui du Rhône par Annibal.
[14] Polybe, III, XLII. — Tite-Live, XXI, XXVII. On peut évaluer l'effectif de ce détachement à une dizaine de mille hommes.
[15] Tite-Live, XXI, XXVII. C'était la troisième nuit depuis l'arrivée à Roquemaure. (Polybe, III, XLIII.)
[16] Polybe dit 200 stades, et Tite-Live dit 25 milles, ou un jour de chemin.
[17] Notice des travaux de l'Académie du Gard, 1811.
[18] Le christianisme a passé sur les noms primitifs de la plupart des localités de France une teinte en harmonie avec la sérénité de ses dogmes. Le vulgaire cependant s'est égaré dans cette voie, et a canonisé
des dénominations antiques qui n'ont rien de commun avec les saints. Nous voyons, dans Saint-Esprit, Estera, le passage, comme nous avons vu, dans Saint-Thibery, Ta-iberi, les havres.
[19] Polybe, III, XLII. Le pont à Hannon, composé de radeaux jointifs, n'avait probablement point de tablier. Le texte de Tite-Live ne laisse aucun doute à cet égard.
[20] Ratibus junctis. (Tite-Live, XXI, XXVII.) — Scylax rapporte que les Phéniciens et les Carthaginois se servaient habituellement de radeaux pour opérer le débarquement de leurs marchandises sur les
côtes occidentales de l'Afrique.
[21] Les anciens se servaient fréquemment de peaux de bouc gonflées d'air pour franchir les cours d'eau. (Voyez César, De Bello civ., I ; — Quinte-Curce, VII ; — Xénophon, Retraite des Dix-Mille, etc.) Les
modernes ont aussi, plus d'une fois, songé à l'emploi des outres comme supports flottants de leurs ponts militaires. Folard, auteur d'un projet qui fut présenté à Louis XIV en 1701, estime que dix mille peaux
de bouc peuvent suffire, et au delà, à assurer le passage d'un corps de quinze mille hommes. (Histoire de Polybe, de dom Thuillier, l. III. c. VIII.)
[22] Polybe, III, XLII.
[23] Tite-Live, XXI, XXVII.
[24] Polybe, III, XLIII.
[25] L'Ardoise, Ara-thoudezza, littéralement la castration de la rivière, le point où le passage est possible, où le courant semble mort. Les Arabes désignent le gué sous un nom analogue : pour eux, le meqt'a'
(de qt'a', couper) est l'endroit où l'on coupe, où l'on traverse une rivière. Nous en avons fait le mot macta.
[26] Polybe, III, XLIII.
[27] Voyez Polybe et Tite-Live, loco cit. C'est ainsi que passa la majeure partie des chevaux. On leur maintenait la tête hors de l'eau au moyen de la bride ; un homme en dirigeait quatre. Lorsque les anciens
passaient les rivières, ils avaient coutume de mettre leurs chevaux à la nage. Ils leur faisaient faire parfois des traversées considérables, témoin le détachement de Corinthiens qui, au dire de Plutarque (Vie de
Timoléon), fit ainsi passer les siens de Rhegium en Sicile (environ 8 kilomètres de mer). — Les modernes n'ont pas toujours négligé cette méthode, qui semble aujourd'hui par trop oubliée ; c'est de cette
manière, par exemple, que le duc de Longueville fit, en 1630, franchir le Rhin à sa cavalerie. (Levassor, Histoire de Louis XIII.) — Les chevaux, dit Folard (Histoire de Polybe, trad. de dom Thuillier, l. III, c.
VIII, t. IV, p. 46), nagent très-longtemps, lorsque ceux qui sont dans les bateaux les soutiennent par la bride, d'une main, et leur relèvent la tête, de l'autre, en se baissant sur le bord du bateau. C'est ce que j'ai
vu pratiquer, en 1708, à un régiment de dragons des troupes de Hollande, qui fit passer à tous ses chevaux le bras de mer qui sépare la ville de l'Ecluse de l'île de Cadsant, dont nous nous étions rendus les
maîtres. Je me rendis dans cette ville pour aller prendre les otages, et mon cheval passa de la même sorte que les autres.
[28] Tite-Live, XXI, XXVIII.
[29] C'est le récit de Frontin (Stratagèmes, l. I, c. VII, § 2) ; mais Frontin n'affirme pas qu'il s'agisse du passage du Rhône ; il dit seulement : un fleuve aux eaux profondes.
[30] Polybe, III, XLVI. Voyez Tite-Live, XXI, XXVIII.
[31] Tite-Live dit cinquante pieds, soit 14m,79. — Polybe (III, XLVI) avait écrit πεντήκοντα πόδας.
[32] Polybe (III, XLVI) dit : Πρός δύο πλέθρα. Le plèthre équivalant à la sixième partie du stade, soit 30m,83, deux plèthres font, par conséquent, 61m,66. Tite-Live écrit ducentos pedes, soit 59m, 17. La
différence est peu considérable.
[33] Tite-Live (XXI, XXVIII) dit : altera ratis æque lata, longa pedes centum... huic copulata est. Cent pieds équivalent à 29m,58
[34] C'est l'hypothèse du père Catrou (Hist. rom.) ; Folard n'admet pas qu'on ait passé plus d'un éléphant à la fois. (Voyez la planche II du tome IV de son Commentaire sur l'Histoire de Polybe.)
[35] Cette traille avait, suivant Tite-Live, 15 mètres de large sur 30 mètres environ de longueur, soit 450 mètres carrés de superficie.
[36] L'art d'embarquer les éléphants sur des radeaux était, d'ailleurs, depuis longtemps pratiqué. C'est ainsi que, durant la première guerre punique (252), on voit les Romains faire passer de Sicile en Italie 142
éléphants, pris aux Carthaginois. (Pline, Hist. nat., VIII, VI.)
[37] Il ne s'éloigna, dit M. Thiers (Histoire du Consulat et de l'Empire, l. VII), que bien avant dans la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de canon.
[38] Æmil. Prob., in Annib. — Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 26.
[39] Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 26.
[40] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[41] Polybe, III, XLV.
[42] Nous développerons, au livre suivant, les raisons qui militent en faveur de cette hypothèse. Durance (Dr-ou-Ins) signifie le torrent des Ins. Les Ins étaient une peuplade gauloise ayant pour brig ou brog
(πύργος, bordj) une forteresse située vers les sources de la Durance. C'était le Brig-Ins (la langue allemande a consacré l'inversion Ins-brig, Insprück), Brigantium, Briançon. De Dr-ou-Ins les Latins ont fait,
par transcription, Druentia. La préfixe der, djer, ou mieux drr, est, par harmonie imitative, la caractéristique d'un cours d'eau torrentueux. On trouve en Kabylie nombre de torrents portant le nom de Djer. Il y
a même parfois redoublement du monosyllabe djer : c'est ainsi que les Kabyles ont nommé Djerdjera (Jurjura, Mons Ferratus) le pays des torrents rapides.
[43] Tite-Live, XXI, XXIX.
[44] Polybe, III, XLV.
[45] Polybe, III, XLV.
[46] Tite-Live, XXI, XXIX, XXX et XXXI.
[47] Nous citerons Rollin, M. Amédée Thierry, M. Michelet, M. Chappuis. L'étude de M. Chappuis sur la marche d'Annibal est extrêmement remarquable.
[48] Polybe nomme ce chef gaulois Μάγιλος ; Tite-Live, Magalus ; M. Amédée Thierry, Magal. Nous estimons qu'il faut lire M-ag-Il, c'est-à-dire un homme de la nation des Il. Les Ag-Il habitaient la vallée
qui porte aujourd'hui le nom de Guil. M-ag-Il n'était pas un Boïe, et Tite-Live l'en distingue expressément quand il dit (XXI, XXIX) : Avertit a præsenti certamine Boiorum legatorum regulique Magali
adventus. Polybe (III, XLIV) n'est pas moins explicite à cet égard. Il avait attiré à lui les chefs de la Circumpadane, principalement ceux qui occupaient la vallée du Pô supérieur, car Ammien Marcellin (XV,
X) dit : Taurinis ducentibus accolis. M-ag-Il était le brenn de la vallée de Queyras (Aker-ras, Ker-ras, la tête de la tête, la capitale, ainsi dite par un pléonasme hybride inverse de celui qu'on trouve dans Ras-
akerou, Rusucurru). Dominant, de cette position, la vallée du Pô, il avait gagné à la cause des Carthaginois les chefs des peuplades voisines des sources du fleuve et entourant Turin (Ταυράσια, Ta-ou-ras, la
capitale inférieure du pays).
[49] L'Isère, Isara, transcription latine de icheh-ara, la rivière corne. Telle était, chez les Galls, la désignation générique des rivières, affluents d'un cours d'eau maître, sous une incidence d'environ 90 degrés.
Ainsi l'Isère était une corne du Rhône ; l'Oise, Isara, une corne de la Seine. (Voyez l'appendice G.)
[50] Cularo, transcription latine de Kouk-el-aroun, la conque des rivières. A Grenoble, en effet, le Drac (Drr-ki, le torrent du pays) conflue à l'Isère, c'est-à-dire forme avec ce cours d'eau un angle, un
arrondissement, une conque. Non loin de cette incidence, la Romanche conflue au Drac. Le chef gaulois que Tite-Live nomme Brancus était le brenn du territoire de Grenoble, le Brenn-kouk (sous-entendu :
el-aroun).
[51] Polybe, III, XLIX. — On voit que les Carthaginois devaient trouver à Grenoble des approvisionnements de toute espèce : des vivres, des armes, des vêtements, des chaussures. Il y avait longtemps que
ces magasins étaient formés, car rien ne s'improvise on fait d'administration.
APPENDICES.
APPENDICE A. — NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.

Une critique rationnelle des sources de l'Histoire d'Annibal n'exigerait pas moins d'un volume ; et l'idée d'entreprendre un tel travail ne
saurait nous venir à l'esprit. Toutefois, et sans procéder à de longues analyses, il convient de dire où nous avons puisé les documents mis en
œuvre dans l'étude que nous présentons.
Tout d'abord, chez les Grecs, il convenait d'interroger Hérodote et Aristote, et nous n'avons point omis de le faire. Nous constations
d'ailleurs, dès nos premières recherches, une perte fort regrettable, celle des ouvrages de Sosyle et de Philène, tous deux contemporains
d'Annibal, et qui, tous deux, vécurent dans son intimité[1]. Bien que Polybe fasse de leur méthode une critique assez amère[2], on n'eût pas
manqué de trouver dans leurs écrits des renseignements précieux. Contrairement, d'ailleurs, à l'opinion de Polybe, Cicéron faisait le plus
grand cas de l'Histoire de Philène[3], histoire qui n'avait pas été écrite en grec, comme on le croit généralement, mais bien en langue
punique. C'est ce que M. Firmin Didot père établit fort ingénieusement[4].
Rien ne pouvait remplacer pour nous les mémoires de deux historiographes témoins oculaires des événements ; mais, fort heureusement, il
nous restait Polybe, dont la naissance se rapporte aux derniers temps de la deuxième guerre punique[5] ; et nous avons pris pour premier
guide cet honnête soldat, dont le style vigoureux et simple respire toujours une philosophie pure et l'amour de la vérité. Avec lui, nous
avons consulté Diodore de Sicile, Strabon, Dion-Cassius, et chacun de ces auteurs nous a dévoilé quelques traits de la physionomie de
Carthage, d'Amilcar et de son Gis Annibal. Nous avons aussi interrogé Plutarque, principalement les Vies de Fabius, de Marcellus, de
Pyrrhus et de Timoléon. Quelques éditions du grand biographe contiennent aussi les Vies de Scipion et d'Annibal[6] ; mais il est démontré
que ces deux études doivent être attribuées au Florentin Donat Acciajuoli[7] qui écrivait au XVe siècle de notre ère.
L'Alexandrin Appien, qui vivait au second siècle de l'ère chrétienne[8], nous offrait une ample collection de données, et, bien que
l'exactitude de cet historien soit souvent contestable, nous n'avons pas compulsé sans profit ses Guerres puniques, ses Guerres d'Espagne et
d'Annibal. Nous avons aussi consulté Lucien, Procope et les Petits Géographes grecs. Signalons enfin un érudit du XIVe siècle, du nom de
Theodorus Metochita, qui fit une étude spéciale de l'organisation politique de Carthage, et qui eut l'idée de publier en grec[9] le résultat de
ses savantes recherches[10].
Nous avons ensuite abordé les Latins et lu, dès la première heure, l’Annibal de Cornélius Nepos. Cette biographie est malheureusement
d'une concision désespérante ; c'est moins une histoire qu'un sommaire, un canevas à gros grains, présentant de fréquentes solutions de
continuité. Mais, avec Nepos, nous possédions Tite-Live, son brillant contemporain[11], et c'est à Tite-Live que nous nous sommes adressé.
On connaît la manière de l'historien romain. Son style élégant tourne souvent à la déclamation ; les jugements qu'il porte sont empreints
d'une passion non équivoque ; on peut surtout lui reprocher de ne point contrôler d'assez près les renseignements dont il dispose, de ne
point soumettre à une critique rigoureuse les sources auxquelles il puise. Son tort principal, à nos yeux, est de n'avoir connu que très-
imparfaitement la géographie et l'art militaire, et de n'avoir pas sérieusement étudié Carthage. Cependant, malgré ses défauts et ses erreurs,
Tite-Live nous a été d'un puissant secours ; nous l'avons toujours eu sur notre table en regard de Polybe.
En même temps, nous feuilletions Valère-Maxime et Pline le Naturaliste ; l'un et l'autre nous ont révélé des faits curieux. Florus nous a
présenté des résumés saisissants, et Justin, de féconds aperçus. Les livres XVIII-XXIII de ce dernier sont, en particulier, d'une importance
considérable, car ils contiennent à peu près tout ce que nous savons de l'histoire des Carthaginois avant leurs démêlés avec les Romains.
Nous avons terminé nos éludes par la lecture de Salluste, de l'Incertus[12], d'Eutrope, d'Aurelius Victor, d'Ammien Marcellin, de Frontin, de
saint Augustin et de Paul Orose ; et parfois nous avons extrait de ces textes des documents précieux. Nous citerons enfin pour mémoire
l'Histoire des guerres des Carthaginois, d'Alfius, que mentionne Festus Pompeius (De verborum significatione, l. XI).
Après les historiens, nous avions à fouiller les poètes. Le Pænulus de Plaute[13], représenté à Rome vers la fin de la deuxième guerre
punique, nous a permis de tracer une esquisse vraie des mœurs carthaginoises. Virgile (Enéide, I et IV) a vivement éclairé pour nous quelques
points obscurs des origines de Carthage ; mais c'est surtout Silius Italicus[14] qui nous a permis de faire une ample moisson de notes
touchant les contemporains d'Annibal. Avec Polybe et Tite-Live, Silius a été l'objet de nos études suivies. Nous avons aussi relu Horace et
Juvénal, Juvénal dont le ton souvent acerbe n'exclut pas une profonde admiration pour la grandeur d'un ennemi de son pays[15]. Il était
enfin de notre devoir de consulter l'Africa de Pétrarque, mais ce poème latin ne nous a rien appris de nouveau ; ce n'est qu'un plagiat,
souvent maladroit, des Puniques de Silius Italicus[16].
Telles sont les sources premières de notre Histoire d'Annibal. Nous avons aussi, d'ailleurs, interrogé les modernes qui avaient fait avant
nous l'étude de la grande Carthage et celle de la deuxième guerre punique. Afin d'établir une nomenclature rationnelle de ces ouvrages
divers, nous éliminons ici : les auteurs qui n'ont traité que du passage des Alpes, dont nous reportons la liste au premier chapitre du livre V ;
ceux qui ont spécialement analysé l'organisation politique de Carthage, qui seront énumérés à l’appendice B ; ceux, enfin, qu'ont
uniquement séduits les recherches numismatiques et topographiques touchant la vieille rivale de Rome. Les noms de ces derniers
trouveront naturellement place aux appendices C et D.
Parmi les historiens proprement dits nous avons consulté la Vie d'Annibal de ce Donat Acciajuoli, ou Acciaïoli, dont il a été parlé plus haut,
et, parallèlement, sa Vie de Scipion l'Africain. Ce sont là deux études de bonne foi, tout imbues des récits de Polybe et de Tite-Live, mais
très-sommaires, et dans lesquelles nous n'avons trouvé de remarquable que la grande naïveté du traducteur Charles de l'Ecluse[17]. Nous
avons ensuite lu : Campomanes, Antiquetad maritima de la Republica de Cartago ; Machiavel, Discours sur Tite-Live ; Saint-Évremond,
Réflexions sur les différents génies du peuple romain ; enfin Rollin, Histoire ancienne, Carthaginois. Là, comme partout, les aperçus du
bon Rollin sont ingénieux, et ses conclusions, frappées au coin du bon sens.
L'Histoire de Dampmartin[18] ne devait pas nous entraîner à de longues méditations ; c'est un ouvrage très-superficiel, que nous avons
bientôt laissé de côté, pour nous attacher à l'excellent Manuel de Heeren[19]. Ce livre a jalonné sûrement la voie que nous nous proposions
de suivre, et, pour la pratiquer, nous avons disposé d'un trésor de matériaux préparés par Becker : Vorarbeiten zu einer Geschichte des
zweiten punischen Krieges.
Les savants étrangers professent, comme on sait, une grande prédilection pour l'élude de l'antiquité phénicienne, et ils ont, en particulier,
consciencieusement analysé Cartilage. Nous citerons : Christophe Hendreich, Carthago ; Bernewitz (Fried. Wilh. von), Leben Hannibals,
Pirna, 1801 ; Kellermann, Versuch einer Erklärung der punischen Stellen, Berlin, 1812 ; Matthiæ, Bemerkungen zu der Livianisch-
Polybianischen Beschreibung der Schlacht bei Cannæ ; Bötticher, Geschichte der Carthager, histoire extrêmement remarquable, 1837.
Nommons aussi l'Encyclopédie d'Ersch et Grüber, 1830 ; celle de Pauly (Paulv Real-Encyclopédie), 1842 ; le deuxième volume du grand
ouvrage de M. L. Müller, Copenhague, 1861[20] ; et, enfin, le livre de Jacob Abott, History of Hannibal the Carthaginian, Londres, 1849.
Carthage et le grand Annibal ont aussi, en France, passionné des écrivains d'une grande autorité, et nous ne saurions, à cet égard, citer des
noms plus imposants que ceux de Bossuet et de Montesquieu. Toutes les histoires romaines consacrent plusieurs chapitres aux faits et
gestes de notre héros ; nous avons souvent lu celles de MM. Poirson, Michelet, Duruy et E. Dumont. Citons aussi l'Histoire des Gaulois, de
M. Amédée Thierry, et, enfin, l'Histoire de Jules César, de S. M. l'empereur Napoléon III, dont nous avons longuement médité le premier
livre. Quant aux monographies, elles sont assez rares, et nous n'avons remarqué que celle de Beauchamp, de la Biographie universelle,
article : ANNIBAL. On ne lira cependant pas sans intérêt les annales de Carthage résumées dans l'Univers pittoresque (Afrique ancienne), de
Firmin Didot, par MM. Dureau de la Malle et Yanoski. Mentionnons enfin le Précis historique de la vie d'Annibal et de ses campagnes en
Italie, de Nicolas Lemoyne des Essarts, Paris, 1868.
Après les histoires proprement dites, nous avons ouvert des livres d'art et d'histoire militaires, tels que ceux de Folard, de Guischardt et du
général de Vaudoncourt. Les idées du chevalier Folard[21], qui n'accusent, le plus souvent, que le violent effort d'une imagination inquiète,
ont été vivement critiquées par Guischardt, écrivain militaire sérieux, dont les Mémoires[22] nous ont été souvent d'un grand secours. Nos
conclusions ne sont pas toujours conformes aux siennes, mais nous avons admiré sans ambages ses batailles de la Medjerda, du Tessin, de
la Trébie, de Cannes et de Zama. Il est un grand ouvrage qui nous a été fort utile dans le cours de nos études, c'est l'Histoire des campagnes
d'Annibal en Italie, du général de Vaudoncourt[23] ; nous en avons fait, un temps, notre vade-mecum. Ces campagnes d'Italie ont aussi été
étudiées par un autre général, Rogniat, qu'un esprit faux égarait souvent, et dont les Considérations sur l'art de la guerre[24] ont été très-
vertement critiquées par Napoléon Ier. L'empereur considérait comme une plaisanterie[25] la campagne d'Annibal racontée par Rogniat, et,
de fait, cette étude militaire n'est guère plus sérieuse que celle de M. de Beaujour[26]. Signalons, en terminant cette nomenclature des
auteurs militaires, les judicieuses observations communiquées par Jomini à M. de Beauchamp pour la rédaction de son article : ANNIBAL.
Il a paru, sur le même sujet, divers autres ouvrages, parmi lesquels on remarque : le Précis de des Essarts dont il a été parlé plus haut ; le
Commentarius de expeditione Hannibalis in Italiam, de Jacob Faxe, Londres, 1817 ; le Résumé des campagnes d'Annibal, de Gérard, Paris,
1844 ; enfin les Campagnes d'Annibal, du lieutenant-colonel Macdougall, étude historique et militaire, traduite de l'anglais par E.
Testarode, Paris, 1866.
Comme l'histoire, la littérature s'est plus d'une fois attachée à notre Annibal. Ouvrez un livre, le premier venu, où soit mis en scène quelque
grand personnage, et, presque certainement, vous y verrez le nom d'Annibal resplendissant au centre d'une auréole éclatante. Nous n'en
voulons d'autre preuve que la loi constante suivant laquelle le fils d'Amilcar a, jusqu'à nos jours, servi de pâture au parallèle, un genre
littéraire à peu près perdu. Acciajuoli[27] et le bon Rollin[28] ont chacun écrit leur parallèle d'Annibal et de Scipion ; Heeren[29] et
Chateaubriand[30] ; celui d'Annibal et de Marlborough ; Daudé de Lavalette[31] et M. Thiers[32] devaient enfin comparer Annibal à
Napoléon.
La poésie dramatique a aussi voulu son tour, et nous avons à parler de plusieurs tragédies. C'est d'abord Thomas Corneille, qui, en 1669,
dédie au marquis de Seignelay une Mort d'Annibal. Suivant cet exemple, et le 16 octobre 1720, Marivaux, alors âgé de trente-deux ans, fit
représenter par les comédiens ordinaires du roi un Annibal en cinq actes. Quoique estimable à bien des égards, comme dit la notice
biographique, cette œuvre eut peu de succès. Reprise au théâtre le 27 décembre 1747, elle a eu l'insigne honneur d'être traduite en allemand
par Lessing, le fabuliste[33]. Les plus vulgaires broussailles de notre Parnasse national ont vraiment pour l'étranger d'incroyables attraits ;
quant à nous, nous ne pouvons que sourire à ces marivaudages, et nous avons cru lire le livret de l'opérette bouffe d'un de nos théâtres de
genre, en voyant le vieil Annibal sottement amoureux d'une fille de Prusias, et cette fille, Laodice, entrant en scène avec un mouchoir dont
elle essuie ses pleurs.
Une autre tragédie d'Annibal fut donnée au Théâtre-Français en 184 ; cette pièce en trois actes, d'un très-jeune auteur, n'eut que quelques
représentations.
Enfin, en 1820, M. Firmin Didot père publia aussi son Annibal, tragédie en trois actes. Cette œuvre n'a jamais eu, que nous sachions, les
honneurs de la scène, mais elle n'y eût certainement pas été déplacée. L'auteur a sagement pris à cœur de répudier les moyens dramatiques
dont le XVIIIe siècle a tant abusé, de renoncer à ce vieux jeu d'amour, qui n'a d'autre effet que de transformer en personnages ridicules les
plus hauts colosses de l'antiquité. M. Didot parait avoir longuement et lentement médité les textes, et, ce faisant, il a pu nous présenter un
Annibal vrai, bien taillé sur l'antique[34].
Tels sont les travaux des modernes que nous avons lus très-attentivement ; mais il en est probablement encore d'autres qui, jusqu'ici, ne sont
pas venus à notre connaissance. Nous ne saurions ni le regretter ni nous en plaindre, attendu que, en écrivant cette Histoire d'Annibal, nous
nous proposions, avant tout, d'asseoir nos critiques sur une base faite des matériaux, malheureusement trop rares, que nous ont laissés les
anciens.

[1] Cornelius Nepos, Annibal, XIII.


[2] Polybe, III, XX et I, XIV. — Polybe reproche à Philène sa partialité, ses erreurs et ses anachronismes (Polybe, I, XV). Plus loin, Polybe (III, XXVI) parle encore de Philène et invite le public à se défier de
ses assertions.
[3] Is autem diligentissime res Annibalis persecutas est. (Cicéron, De Divinatione, I, XLIX.)
[4] Il est probable que l'Histoire d'Annibal par Philænus avait été écrite en langue punique, et qu'ensuite elle aura été traduite en grec. Je ne crois pas que l'expression employée par Cicéron (De Divinat., I,
XLIX) soit contraire à cette opinion : Hoc autem in Philæni græca Historia est. Pourquoi Cicéron emploie-t-il ce mot græca ? C'est précisément parce qu'il ne veut pas dire punica et se vanter d'entendre la
langue punique. Aurait-il dit, s'il eût cité Polybe, hoc autem in Polybii græca Historia est ? Aurait-il averti les Romains que l'Histoire de Polybe était écrite en grec ? Au reste, le nom de Philænus, écrit de
diverses manières par les auteurs, me semble bien orthographié par Cornelius Nepos. Ce nom, d'origine punique, était révéré à Carthage, et rappelait le fameux dévouement des frères Philænus, qui, pour
reculer les limites de leur patrie, se laissèrent enterrer vivants (M. Firmin Didot, tragédie d'Annibal, Notes, Paris, 1820.) (Voyez aussi sur Philène : Tite-Live, XXVI, XLIX, et Vossius, Hist. grecq., l. III.)
[5] Polybe est né à Megalopolis l'an 206 avant Jésus-Christ. (Voyez les Tablettes chronologiques de Lenglet, Paris, 1778, p. 493.)
[6] Voyez par exemple le tome IX de la traduction d'Amyot, Paris, 1786. — Les Vies à Annibal et de Scipion ont été traduites par Charles de l'Écluse, pour servir de supplément aux Vies de Plutarque.
[7] Voyez, à ce sujet, les Notes de M. Firmin Didot, tragédie d'Annibal, p. 73. — Donat Acciajuoli ou Acciaïoli, orateur, philosophe et mathématicien, et l'un des premiers hellénistes de son temps, naquit à
Florence en 1428, et mourut à Milan en 1478. C'était un auditeur assidu des conversations littéraires présidées par Laurent de Médicis dans le bois des Camaldules ; il fut gonfalonier de la République en
1473. (Voyez Guinguené, Biographie universelle, t. I, article ACCIAJUOLI [Donat.])
Quelques savants ont longtemps cru à une Vie d'Annibal de Plutarque. (Vossius, De hist. Latinis, lib. III, cap. VII, à l'article DONAT ACCIAÏOLI. — Voyez aussi de Mandajors, Ve volume des Mémoires de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres.) Mais il est reconnu que cette histoire a été écrite bien des siècles après Plutarque ; qu'elle est due à Donat Acciajuoli. — Je me suis proposé, dit cet auteur en son
épitre dédicatoire à Pierre de Médicis, de rédiger dans ce volume les vies de deux capitaines célèbres, Scipion et Annibal, que j'avais recueillies de divers auteurs grecs et latins. — Amyot, parlant de cet
ouvrage, s'exprime ainsi : Celles de Scipion et d'Annibal traduites par Charles de Lescluse ne se trouvent en grec, ni ne sentent pas aussi l'esprit de Plutarque, ains ont été écrites en latin par Donatus
Acciaïolus, comme les doctes de notre temps l'estiment. — Ce qui a fait attribuer cette vie d'Annibal à Plutarque, c'est que beaucoup de personnes ne l'ont lue que dans le recueil de Campanus, de 1470, lequel
ne distingue pas les véritables Vies de Plutarque de celles d'Acciajuoli, ou dans la traduction italienne de Battista Alessandro Jaconello, qui a supprimé l'épitre dédicatoire. — Suivant de Mandajors, on a grand
tort de traiter Acciaïoli d'imposteur, car il n'a jamais voulu faire confondre ses ouvrages avec ceux de Plutarque.
[8] Vixit sub Hadriano imperatore, Christi anno 120, ut dixit auctor in libro II De Bellis civilibus. (Note manuscrite d'une édition de Henri Etienne, de la bibliothèque de Béziers.)
[9] Voyez les Miscellanea philosophica et historica, Leipzig, 1821.
[10] N'omettons pas de mentionner encore, parmi les Grecs, Homère et Euripide, dont quelques passages nous ont fourni sur la Phénicie des documents précieux.
[11] Cornelius Nepos écrivait l'an 70 avant Jésus-Christ ; Tite-Live, vers l'an 59.
[12] Nous avons fréquemment cité, principalement au chapitre V du livre III, l'Incertus auctor, l'auteur du livre De Bello Africano, attribué souvent à Hirtius.
[13] Né vers l'an 224 avant Jésus-Christ.
[14] Né à Rome l'an 25 de l'ère chrétienne.
[15] Juvénal, Sat. X, lib. IV.
... Hic est quem non capit Africa Mauro
Percussa Oceano, Niloque admota tepenti.
[16] On a dit que Pétrarque, ayant trouvé un manuscrit de Silius Italicus, et le croyant unique au monde, l'avait détruit, après s'en être inspiré, dans le but de faire attribuer à son Africa une originalité qui lui
manquait absolument. Le temps a fait justice de cette manœuvre frauduleuse ; les œuvres latines de l'amant de Laure sont presque complètement oubliées.
[17] Voici, par exemple, le portrait d'Annibal : Or combien qu'au commencement la mémoire du pere luy servit d'un grand poinct pour acquérir la faveur des soudards ; luy-mesme toutefois, bien tost après,
pratiqua si bien par sa dilligence et industrie, que les vieilles bendes, en oubliant tous autres capitaines, n'eurent envie de choisir autre gouverneur que luy. Car il se trouvoit avoir toutes les perfections que l'on
sçauroit désirer en un souverain capitaine. Il estoit d'un conseil prompt à exécuter toutes haultes entreprises, et accompagné d'industrie et de hardiesse. Il avoit un cueur invincible à tous dangers et adversitez
du corps, par lesquelles plusieurs autres se trouvent empeschez de faire leur devoir. Il faisoit de guet non plus ne moins que les autres, et estoit prompt et adroit à faire toutes choses requises, soit en un vaillant
soudard, ou un bon capitaine. (Voyez le Plutarque d'Amyot, t. IX, p. 417, Paris, 1786.)
Ce style rappelle assez bien celui de la traduction de Malherbe. Le poète, parlant d'Annibal, que les Romains poursuivent de leur haine, s'exprime ainsi : Annibal, qui eut meilleur nez que les autres, sentit bien
que c'était à lui que le paquet s'adressoit. Telle était, dans sa simplicité, la manière littéraire du temps.
[18] Histoire de la rivalité de Carthage et de Rome, de Dampmartin, capitaine au Régiment Royal cavalerie ; deux volumes, bibliothèque de Versailles.
[19] Manuel de l'histoire ancienne, traduction de Thurot, 1836.
[20] Cet ouvrage de M. L. Müller a pour titre : Numismatique de l'ancienne Afrique (sic), et nous aurons à le citer plus d'une fois aux appendices B et C.
[21] Voyez l'Histoire de Polybe, traduction de dom Vincent Thuillier, avec un commentaire, ou un corps de science militaire, enrichi de notes critiques et historiques, etc. par M. Folard, chevalier de l'ordre
militaire de Saint-Louis, mestre de camp d'infanterie. Amsterdam, 1753.
[22] Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains, etc. par Charles Guischardt, capitaine au bataillon de S. A. sérénissime le margrave de Bade-Dourlach, au service de LL. HH. PP. les seigneurs Etats
Généraux des Provinces-Unies. La Haye, 1758.
[23] Histoire des campagnes d'Annibal en Italie pendant la deuxième guerre punique, par Frédéric-Guillaume, général de brigade, Milan, Imprimerie royale, 1812. Trois volumes et un Atlas, dédiés au prince
Eugène, vice-roi d'Italie.
[24] Rogniat, Considérations sur l'art de la guerre, Paris, 1816.
[25] Voyez, dans les Mémoires de Napoléon, de Montholon, t. II, dix-sept Notes sur l'ouvrage du général Rogniat.
[26] De l'expédition à Annibal en Italie, par Félix de Beaujour, député de Marseille, Paris, 1832.
[27] Vies de Plutarque d'Amyot, Paris, 1786, t. IX, p. 574.
[28] De la manière d'étudier, t. IV. Voyez aussi Histoire ancienne, t. I.
[29] Idées sur la politique et le commerce des peuples de l'antiquité.
[30] Révolutions anciennes.
[31] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie à travers les Gaules, p. 140, Montpellier, 1838.
[32] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, in fine.
[33] Voyez la Revue contemporaine, numéro du 30 novembre 1866.
[34] Cette tragédie d'Annibal de M. Firmin Didot renferme de beaux passages, témoin cette tirade :
Annibal (à Prusias).
Il ne m'importe point de vivre ou de mourir ;
Il m'importe de vivre et mourir avec gloire.
Moi ! chercher le repos ! moi ! pouvez-vous donc croire
Que sous le poids des ans je languisse énerve ?
Fils du grand Amilcar, dans sa tente élevé,
Le travail du soldat avait pour moi des charmes.
La terre était mon lit ; jour et nuit sous les armes,
Dompter la soif, dormir couvert d'un bouclier,
Dresser pour les combats le plus fougueux coursier.
Le front nu, délier et la foudre et l'orage,
Gravir les monts, franchir les fleuves à la nage :
Tels ont été mes jeux, mes plaisirs, mes travaux ;
Et la guerre pour moi, seigneur, est un repos.
Je devais, par votre ordre, attaquer l'Italie.
N'accomplirez-vous point le serment qui vous lie ?
....................................
(Annibal, acte III, scène IV.)
APPENDICES.
APPENDICE B. — NOTES SUR CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.

Le cadre que nous nous sommes tracé ne nous permettait d'introduire dans cette Histoire qu'une simple esquisse de Carthage au temps
d'Annibal. Si l'on veut connaître en ses détails l'organisation de la grande République, il convient de consulter, parmi les anciens : Aristote,
Polybe et Diodore de Sicile ; Strabon et la collection des Petits Géographes grecs ; Pomponius Mela et Pline le Naturaliste.
Chez les modernes, il faut interroger : Theodorus Metochita, dont nous avons déjà cité le livre[1] ; Hendreich[2], et surtout Heeren[3], dont le
grand ouvrage, publié pour la première fois en 1793, opéra dans la science une véritable révolution. Les Considérations sur la décadence
des républiques anciennes, de lord Montaigu, sont une œuvre assez insignifiante, mais on ne lira pas sans intérêt l'excellente étude de Kruse
: Aristoteles de politica Carthagimensium, Breslau, 1824. Nous recommandons aussi les grands travaux de Munter[4] et de Movers[5], déjà
mentionnés dans le cours de ce récit ; le tableau de Carthage, de M. Bureau de la Malle, inséré dans l'Univers pittoresque de Firmin Didot,
et l'Histoire de Bötticher[6].
Indiquons enfin l'Encyclopédie d'Ersch et Grüber, 1830 ; la Géographie ancienne de George (Georgii alte Geographie), 1830 ; la Pauly Real-
Encyclopädie, 1842 ; la Numismatique de M. L. Müller, Copenhague, 1861 ; et, pour clore cette longue liste, le bel ouvrage de M. Vivien
de Saint-Martin : Le nord de l'Afrique dans l'antiquité grecque et romaine, Paris, Imprimerie impériale, 1863.
Au fond, nous n'avons que peu de chose à ajouter au livre IIe de notre Histoire, et il ne nous reste qu'à noter quelques faits parmi les plus
saillants.
Le gouvernement de Carthage, dit M. L. Müller, était essentiellement aristocratique, et l'aristocratie se trouvait répartie en trois ordres
distincts. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif étaient aux mains d'un sénat, divisé en deux sections : l'une de trente membres, pris
dans la haute aristocratie ; l'autre composée de trois cents notables, représentant l'aristocratie inférieure. Il est très-regrettable que l'auteur
de la Numismatique de l'ancienne Afrique n'indique pas les sources auxquelles il a puisé des données aussi précises. Nous déclarons, quant
à nous, n'avoir trouvé dans les textes aucun passage de nature à autoriser ces assertions.
En ce qui concerne l'armée, nous avons fait remarquer l'importance de la légion carthaginoise, spécialement destinée à former les cadres
des troupes mercenaires. L'institution de cette légion sacrée valut à la République de longues années de gloire, et, dans d'autres
circonstances, elle eût assuré son salut, de même que la bonne organisation de l'école militaire de West-Point a, tout récemment, sauvé les
États de l'Amérique du Nord.
Les Carthaginois, avons-nous dit, étaient, avant tout, bons marins. Les Phéniciens, leurs ancêtres, avaient, les premiers, imaginé d'appliquer
les observations astronomiques à l'art de la navigation[7]. Pour eux, ils eurent, suivant Aristote, la gloire d'inventer la quadrirème[8] et les
cordages[9].
Digne descendant de Cadmus[10], ce peuple, essentiellement industriel, avait vraiment le génie des découvertes. Il excellait dans la
préparation de la cire[11], qu'il savait, ainsi que la chaux et la poix[12], plier à mille usages. Ardent et infatigable en toutes ses entreprises, il
allait, jusque chez les Nasamons, chercher des pierres fines, dont il trafiquait avantageusement[13]. Ne négligeant aucune source de profits,
et faisant argent de toutes choses, il vendait jusqu'aux chardons qui croissaient dans la campagne de Carthage[14], et cette culture n'était pas
moins rémunératrice que celle du silphium[15] ou du grenadier (Punicus malus)[16]. Nous avons exposé combien l'agriculture était en honneur à
Carthage au temps de sa splendeur ; Pline[17] raconte des merveilles de la fertilité du sol, et son témoignage à cet égard est, de tous points,
conforme à celui de Polybe.
Nous avons aussi essayé de peindre les mœurs des Carthaginois ; ajoutons quelques traits au tableau.
Les femmes, à Carthage, embrassaient souvent la vie religieuse du vivant même de leurs maris. Quelquefois, en leur lieu et place, elles
faisaient entrer d'autres femmes dans le lit nuptial ; et, sans perdre leur titre d'épouse, elles observaient dès lors une chasteté si sévère,
qu'elles ne se permettaient même plus d'embrasser leurs enfants mâles. C'est ainsi que, au temps de Tertullien[18], elles se consacraient à
Cérès.
Les enfants des premières familles de Carthage, dit Patrizi[19], étaient élevés dans les temples depuis l'âge de trois ans jusqu'à l'âge de
douze[20]. De douze à vingt ans, ils s'occupaient d'études professionnelles ; à vingt ans, ils entraient à l'école militaire, d'où ils ne sortaient
qu'à vingt-cinq ans ; à trente ans, ils se créaient un foyer et songeaient à se marier. C'était là une loi inviolable : l'homme ne se mariait qu'à
trente ans accomplis ; la femme, à vingt-cinq ans[21]. Cette règle souffrait cependant parfois des exceptions, et l'on sait qu'Annibal était
encore dans sa vingt-septième année lorsqu'il épousa Imilcée, fille de l'Espagnol Castalius.

[1] Voyez l'appendice A.


[2] De republica Carthagimensium, 1664.
[3] Idées sur la politique et le commerce des peuples de l'antiquité. Voyez la traduction de W. Suckau, 1830.
Dans le cours de ses études, dit M. Suckau, Heeren avait été peu satisfait de tout ce qu'il avait lu sur Carthage. De là il conçut le projet d'examiner plus à fond
l'histoire et le caractère de cette cité. Il commença par Polybe, et y joignit successivement les autres sources historiques. Ce travail, poursuivi sans relâche,
prit pour lui un intérêt toujours croissant. L'esprit et le caractère de la première grande république à la fois commerçante et conquérante se dévoilèrent à ses
yeux ; son point de vue s'étendant de plus en plus, l'antiquité se montra à lui sous le rapport nouveau du commerce et de la constitution des anciens États.
Ainsi se forma en lui l'idée de les envisager sous ce double point de vue ; ce fut la tâche de sa vie et l'origine de son grand ouvrage : De la politique et du
commerce des peuples de l'antiquité.
[4] Munter, Religion der Carthager, 1816.
[5] Movers, Das Phœnizische Alterthum.
[6] Bötticher, Geschichte der Carthager, 1827. Nous avons déjà parlé de ce remarquable ouvrage.
[7] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
Les Phéniciens eurent, les premiers, l'idée d'observer la petite Ourse. Eustathe, Iliad., A. — Arrien, VI. — Strabon, I. — Properce, II, v. 990. — Cicéron, De
Natura deorum, II, XLI. — Festus Avienus. — Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 456, 457. — Scheffer, De militia navali veterum, t. V du Thesaurus
antiquitatum de Polenus.)
Les Carthaginois préféraient la constellation de la petite Ourse à celle de la grande, et l'on savait la raison de cette préférence. (Germanicus, ap. Scheffer,
loco cit.)
[8] Pline, Hist. nat., VII, LVII. — Les ingénieurs carthaginois excellaient dans l'art des constructions navales de cet échantillon et savaient admirablement en
plier les œuvres vives à tous les besoins de la guerre. (Voyez Polybe, I, XXVII.)
[9] Ces cordages en sparterie ne furent en usage qu'après la conquête de l'Espagne par les Carthaginois. (Pline, Hist. nat., XIX, VII ; cf. VIII et IX.)
[10] On attribue au Phénicien Cadmus la découverte de l'or. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)
[11] Pline, Hist. nat., XXI, XLIX. — Cf. Vitruve, VII, IX.
[12] Pline, Hist. nat., XXXVI, XLVIII.
[13] Pline, Hist. nat., XXXVII, XXX.
[14] Pline, Hist. nat., XIX, XLIII.
[15] Voyez, sur le silphium, Pline, XIX, XV.
[16] Pline, Hist. nat., XII, XXVIII.
[17] Pline (Hist. nat., XVIII, LI) vante surtout la magnificence des environs de Tacape. Il nous apprend aussi le cas que les Romains faisaient de l'ouvrage de
Magon sur l'agriculture. — Ce traité de Magon fut traduit en latin par Silanus. (Pline, XVIII, V.)
[18] Tertullien, Ad uxorem, I, VI.
[19] Francesco Patrizi, évêque de Gaète, né à Sienne, mort en 1494, dans son ouvrage dédié au pape Sixte IV et intitulé : Francisci Patricii Senensis de
Institutione reipublicæ libri novem. — Le passage de Patrizi qui relate ce fait est cité par Antoine de Guevara, évêque de Mondonedo, dans son Libro di
Marco Aurelio, con l'Horologio de Principi, Venise, 1563. — M. Firmin Didot se demande avec raison sur quelle autorité s'est appuyé Patrizi ; nous serions,
quant à nous, fort embarrassé de le dire.
[20] Les contemporains d'Annibal professaient donc le respect de leurs dieux et ne formaient pas encore une race aussi abâtardie que celle des Chinois de nos
jours.
[21] Voici le passage de Guevara : Patricio Senese, nel libro della Republica, dice que la città di Cartagine, prima che essa guerreggiasse con Romani, era
molto generosa, et haveva la sua republica ben ordinata ; ma perche la guerra ha questo publico costume, che uccide gli huomini et consuma la robba, et
sopra tutto estingue gli antichi costumi, Cartaginesi haveano per costume, che i fanciulli, et specialmente quelli de gli huomini honorati, da tre anni in su sina
a i dodici, si creavano ne i tempij ; da dodici sin' a venti, si davano ad imparare gli ufficij ; da venti sin' a venti cinque, imparavano l'arte della guerra nella
casa militare ; forniti gli anni trenta, attendevano al suo matrimonio ; perche era tra loro legge inviolabile, che non si maritasseno fin che 'l giovane non
havesse anni trenta, et la giovane venti cinque.
APPENDICES.
APPENDICE C. — NUMISMATIQUE DE CARTHAGE.

Les monuments numismatiques fournissant à l'histoire ses données les plus sûres, nous avons cru devoir consacrer le présent Appendice à une
étude sommaire des monnaies carthaginoises.
Parmi les savants qui se sont attachés à cette étude intéressante, et dont les travaux font, à divers titres, autorité, nous citerons Pellerin, Bayer,
Bellermann, Gesenius, Ugdulcna, Creuzer, Munter, Movers, Raoul-Rochette, Aloys Müller, Eckhel, Böckh, Mommsen, Franks, le docteur Judas,
le duc de Luynes, Falbe, Lindberg et enfin M. L. Müller[1]. Quant aux monnaies puniques, il en existe un grand nombre, disséminées dans les
divers musées de l'Europe. Le Cabinet des antiques de la Bibliothèque impériale possède, à lui seul, 428 pièces, dont 208 provenant de la
collection du duc de Luynes[2]. Les documents ne font donc point défaut ; mais, malgré ces richesses, la numismatique de Cartilage donne prise à
une grande divergence d'opinions.
Suivant une opinion fort accréditée, la totalité des monnaies carthaginoises auraient été émises en Sicile ; aucune monnaie, par conséquent,
n'aurait été frappée à Carthage. Eckhel et Mommsen considéraient comme siculo-phéniciennes toutes les pièces qui nous sont parvenues ; mais
l'opinion contraire prévaut généralement aujourd'hui. C'est que, en effet, les monnaies carthaginoises de nos cabinets ne sont pas antérieures au
IVe siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle un grand nombre de villes commerçantes n'en étaient pas encore à battre monnaie. Au IIIe et au
IIe siècle, la fabrication était devenue générale en Occident ; Carthage eût donc alors été la seule République qui n'eût pas eu son coin ? Tant
qu'elle posséda la Sicile, elle eut évidemment recours au talent des artistes siciliens ; mais, la Sicile perdue, elle ne pouvait renoncer aux avantages
du monnayage, et il est impossible que, au temps d'Amilcar et d'Annibal, elle n'ait pas elle-même frappé son numéraire. Quelques textes,
d'ailleurs, démontrent bien qu'il en fut ainsi : aux débuts de la guerre de Libye, Carthage payait déjà ses mercenaires en pièces d'or[3]. A son entrée
en Italie, Annibal achetait la reddition de Casteggio (Clastidium) moyennant quatre cents écus d'or[4]. On ne saurait donc révoquer en doute le fait de
l'établissement d'une direction de la monnaie à Carthage.
Suivant M. L. Müller, il convient de répartir les pièces puniques en deux grandes divisions, dont la première comprend l'or, l'argent et le bronze
émis depuis le IVe siècle jusqu'à la ruine de Carthage (146). La deuxième est afférente aux temps de la domination romaine, et nous n'avons pas à
nous en occuper[5].
Les monnaies de la première division peuvent, à leur tour, se ranger sous deux chefs bien distincts : les tétradrachmes de bronze, frappés en Sicile,
et les pièces autonomes d'or, d'argent et de bronze, sortant des ateliers de Carthage.
La série des tétradrachmes comprend six classes, dont nous exposerons les caractères distinctifs :
1° classe. — A la légende Kart-Chadasat. Deux exemples :
1. Tête de Cérès, couronnée d'épis ; derrière, la légende. R, un cheval marchant ; au fond, un palmier.
2. Partie antérieure d'un cheval au galop, couronné par la Victoire ; devant, un grain d'orge. R, un palmier ; sur les côtés, la légende.
2° classe. — Aux légendes Kart-Chadasat et Machanat. Deux exemples :
1. Partie antérieure d'un cheval au galop, couronné par la Victoire ; devant, un grain d'orge ; au-dessous, la légende. R, un palmier ;
sur les côtés, la légende.
2. Partie du même cheval ; au-dessus, le grain d'orge. Même R.
3° classe. — A la légende Am Machanat. Trois exemples :
1. Tête d'Hercule, coiffée de la peau de lion, R, buste de cheval ; derrière, un palmier ; au-dessous, la légende.
2. Tête de déesse, couronnée de roseaux (la Sicile) ; autour, quatre dauphins, R, buste de cheval.
3. Tête de Vénus, coiffée d'un bonnet asiatique, R, lion marchant ; au fond, un palmier.
4° classe. — A la légende Mechasbim.
Tête d'Hercule, coiffée de la peau de lion, fy, un buste de cheval ; derrière, un palmier.
Les monnaies de cette classe ne diffèrent que par le revers, lequel porte tantôt une massue, tantôt une grenade ou un caducée.
5° classe. — A d'autres légendes ou à lettres isolées. Deux exemples :
1. Tête du Cérès, couronnée d'épis. IV, cheval marchant ; au fond, un palmier.
2. Tête de femme, couronnée de roseaux ; devant, un ϑυμιατήριον. IV, cheval marchant, couronné par la Victoire ; au fond, un
palmier ; devant, un caducée.
6° classe. — Sans légende. Deux exemples :
1. Tête de Cérès, couronnée d'épis. R, cheval marchant ; au fond, un palmier.

2. Même tête ; devant, deux dauphins ; derrière, le signe . R, cheval debout ; au fond, un palmier ; au-dessus, le soleil ; au-dessous,
une fleur.
La légende Kart-Chadasat des tétradrachmes de bronze exprime le nom même de la république de Carthage. Par Machanat et Am Machanat il
faut entendre le camp, l'armée. Dans l'espèce, il s'agit des monnaies frappées spécialement pour la solde des troupes[6]. Quant au mot Mechasbim,
il se rapporte aux fonctions d'officier payeur ; c'est ainsi qu'on trouve souvent le nom du questeur sur les monnaies romaines frappées dans les
provinces. Enfin, les lettres isolées servent à distinguer les camps et les officiers payeurs attachés à chaque corps d'armée.
La tête d'Hercule est prise pour image du dieu Melkarth ; celle de la Gérés aux dauphins exprime l'attachement des Carthaginois au culte de la
protectrice de la Sicile. La figure de femme au bonnet asiatique est celle de la Vénus Érycine. Le lion symbolise l'Afrique ; le cheval, la Libye
carthaginoise ; le palmier, la Phénicie. Les ornements accessoires sont afférents aux divinités spécialement révérées à Carthage.
Le poids de ces monnaies varie de 16 grammes à 17 gr. 3 : c'est bien celui du tétradrachme attique, avec les écarts ordinaires.
Les tétradrachmes puniques ont été frappés à Panorme et à Lilybée, depuis la fin du Ve siècle jusqu'à l'an 241 avant Jésus-Christ. Le style n'offre
aucune trace d'archaïsme, et prouve bien que ces pièces ne sauraient remonter à une époque antérieure.
Telles sont les premières monnaies de Carthage, peut-être les seules qu'elle ait fait frapper en Sicile, en vue des besoins du trésor de l'armée. Pour
le service des autres dépenses publiques, le gouvernement carthaginois usait vraisemblablement de monnaies émises par les républiques urbaines
de la grande ile.
La série des pièces autonomes comprend des monnaies d'or, des monnaies d'argent et des monnaies de bronze.

Monnaies d'or. — Sept classes.

1° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, cheval debout. — Exemple : Tête de Cérès. R, cheval debout ; au-dessus, un disque radié flanqué
de deux areus dont les têtes sont surmontées d'un disque.
2° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R/, cheval debout, la tête tournée.
3° classe. — Tête de Cérès. R, cheval marchant ou trottant.
4° classe. — Tête de Cérès. R, cheval galopant. — Exemple : Tête de Cérès à gauche ; grènetis. R, cheval au galop, à droite ; au-dessus, le
symbole ; grènetis.
5° classe. — Tête de Cérès. R, buste de cheval.
6° classe. — Tête de Cérès. R, palmier.
7° classe. — Buste de cheval. R, palmier.

Monnaies d'argent. — Huit classes.

1° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, cheval debout. — Exemple : Tête de Proserpine à gauche ; grènetis. R, cheval debout ; au-dessus,
un disque radié flanqué de deux areus ; filet au pourtour. Cette classe comprend des monnaies de potin.
2° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, cheval debout, la tête tournée. — Exemple : Tête de Cérès. R, cheval debout à droite ; au fond, un
palmier ; un astre devant le cheval. Il y a aussi dans cette classe des monnaies de potin.
3° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, cheval tournant la tête en marchant. On rencontre dans cette classe des monnaies de potin.
2° classe. — Tête de Cérès. R, cheval trottant. — Exemple : Tête de Cérès à gauche ; grènetis. R, cheval trottant à droite ; au-dessus du cheval, un
astre ou le symbole , alias .
5° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, cheval galopant.
6° classe. — Tête de Cérès. R, cheval ailé.
7° classe. — Tête de Cérès. R, tête de cheval.
8° classe. — Tête de cheval. R, palmier.

Monnaies de bronze. — Neuf classes.

1° classe. — Tête de Proserpine ou de Cérès. R/, cheval debout.


2° classe. — Tête de Proserpine. R, cheval debout, la tête retournée.
3° classe. — Tête de Proserpine ou de Cérès. R, cheval retournant la tête en marchant.
4° classe. — Tête de Proserpine ou de Cérès. R, cheval trottant ou marchant.
5° classe. — Tête de Proserpine. R, cheval galopant.
6° classe. — Tête de Cérès ou de Proserpine. R, buste de cheval.
7° classe. — Tête de Proserpine. R, palmier.
8° classe. — Cheval. R, palmier.
9° classe. — Buste de cheval. R, palmier. Exemples :
1. Tête de Proserpine à gauche. R, cheval debout, à droite, portant un licou ; au-dessus, un disque radié flanqué de deux areus ayant
la tête surmontée d'un disque.
2. Même avers. R, même cheval ; devant le cheval, un caducée et une couronne.
Le style qui s'est développé à Carthage, après l'évacuation de la Sicile par la Machanat, présente une variété infinie de types, différant tous du type
sicilien, et d'une beauté très-souvent contestable : le travail est peu soigné ; le relief est très-bas ; les têtes de déesses et les torses de chevaux sont
fort loin de leurs similaires de l'art grec. La classification de M. L. Müller parait donc assez rationnelle.
Les colonies carthaginoises battaient vraisemblablement monnaie, mais, n'étant pas autonomes, elles n'usaient que des coins de la métropole.
C'est, d'ailleurs, du grand nombre de lieux d'émission que vient la grande diversité de caractères de l'art monétaire carthaginois. Le cachet grossier
de beaucoup de pièces, de bronze principalement, ne permet pas d'en attribuer la fabrication à la ville de Carthage elle-même, ni aux villes de
Sicile ; il faut nécessairement les imputer aux colonies, qu'un outillage imparfait, sans doute, empêchait de reproduire nettement des modèles purs.
L'atelier de Carthage a frappé les pièces d'or, d'electrum et d'argent, et aussi quelques monnaies de potin durant la période de décadence.
Carthagène frappait beaucoup d'argent. Quant aux bronzes, ils sortaient principalement des colonies. Les monnaies carthaginoises de nos cabinets
proviennent en grande partie de la Sardaigne, de Malte, de l'Espagne, de la côte d'Afrique.
Les têtes couronnées d'épis ne doivent pas être prises pour des têtes d'Astarté, ainsi que le voulaient Munter et Movers ; elles se rapportent à Cérès
et à Proserpine. Les Carthaginois, qui avaient appris le monnayage en Sicile, frappaient leurs propres monnaies d'après les modèles en usage dans
l'île. Les deux déesses, génies tutélaires d'un territoire en partie soumis aux Carthaginois, étaient, à Carthage, l'objet d'un culte tout particulier. Ces
types avaient cours ; ils étaient connus du public, et la perte de la Sicile ne les fit pas abandonner.
Les têtes de Cérès se classent sous six rubriques : A, B, C, D, E, F. La rubrique A comprend des têtes dont les traits sont réguliers et nobles, et la
distinction du type les fait souvent confondre avec les effigies des monnaies siciliennes. De B à D, la beauté s'efface graduellement. Dans les têtes
comprises sous la rubrique E, on remarque une saillie prononcée de l'arcade sourcilière et la fente étroite de l'œil. La lèvre supérieure est très-
voisine du nez ; la joue est épaisse, et le menton, proéminent ; les cheveux sont bouclés. De larges colliers, des boucles d'oreilles à trois
pendeloques, leur composent une parure d'un goût douteux. Ces ligures, qu'on ne rencontre que sur des monnaies d'electrum, de potin ou de
bronze, accusent, suivant M. L. Müller, le type carthaginois. La rubrique F est afférente à un travail grossier, aboutissant à la caricature du type
coté E. L'œil est presque clos ; la partie inférieure du visage est d'une largeur hors de proportion avec celle du front ; le cou affecte une longueur
démesurée.
Les têtes de Proserpine, classées sous les rubriques G, H. I, sont fort différentes de celles de Cérès. Les traits sont plus lins, plus jeunes ; le nez est
plus effilé. Les cheveux ne sont pas bouclés, mais noués. Le cou ne porte point de collier ; la boucle d'oreille n'a qu'une pendeloque. Cérès est
représentée sur la plupart des monnaies d'or et des monnaies d'argent, et, exclusivement, sur celles du plus grand module ; Proserpine figure sur
les monnaies inférieures, sur les bronzes du plus grand diamètre.
Plusieurs savants ont vu dans la figure de cheval le symbole de Neptune ; M. Aloys Müller, celui de Baal ; Movers et M. L. Müller, l'emblème de
la Libye. Cette dernière interprétation parait devoir être adoptée. Le cheval carthaginois est maigre et musclé ; l'encolure est épaisse, les jambes
sont assez courtes. Il porte souvent un licou. Les variétés qu'il présente ont été classées sous diverses rubriques ; quant à la pose, elle ne saurait
permettre de déterminer ni le lieu d'émission, ni le système monétaire, ni la valeur de la pièce.
La tête de cheval est, comme le cheval entier, le symbole de la Libye.
Le cheval ailé représente Pégase, procréé en Libye par Neptune et Méduse, et dompté par Minerve. Ce mythe grec paraît d'origine punique. Du
reste, Pégase figure souvent aussi sur les monnaies siciliennes.
Si le cheval est l'emblème de la Libye, pays d'adoption des Carthaginois, le palmier, symbole de la Phénicie, servait à leur rappeler leur nationalité
d'origine. Aussi cet arbre était-il fréquemment employé comme accessoire dans les divers types de monnaies. Les autres accessoires étaient : le
symbole égyptien, disque radié, flanqué de deux serpents ; l'astre, symbole de Baal-Soleil ; le cercle radié, image du soleil ; le croissant avec un
disque dans le concave, représentation de la lune, si révérée des Carthaginois[7] ; le caducée, symbole du dieu Taaut, similaire de Mercure ; l'épi
double, attribut de Cérès et de Proserpine ; l'enseigne, symbole militaire, ou bâton thyrsique en usage dans les cérémonies religieuses ; la
couronne, emblème de la victoire ; le symbole phénicien ou , qui a donné lieu à une multitude d'interprétations. Eckhel et Raoul-Rochette y
voyaient le tau égyptien, la croix ansée, symbole de la vie immortelle. Gesenius et Creuzer le prenaient pour l'image de Baal et d'Astarté ;
Ugdulena, pour celle d'Artarté seule. Franks y reconnaissait Tanit ou Astarté ; Judas y voyait le symbole de l'âme des génies protecteurs. Ce cône,
pourvu de tête et de bras, n'est, suivant M. L. Müller, que la figure du dieu solaire, de Baal-Chamman.
Les symboles accessoires ne peuvent servir à distinguer les fonctionnaires de la monnaie, ni les ateliers divers de Carthage, ni les lieux d'émission
; ils ont une signification purement religieuse et nationale, et font partie essentielle du type monétaire carthaginois.

Une légende unique est gravée sur les monnaies d'or et sur les monnaies d'argent du plus grand module, et les interprétations de cette
légende sont des plus divergentes. Pellerin et Lindberg y voyaient le nom même de Carthage ; Boyer et Bellermann, celui de Byrsa ; et cette
dernière explication paraît la meilleure. C'est dans l'acropole en effet que l'on a dû construire le premier hôtel de la monnaie. Tout en se ralliant à
cette opinion, M. L. Müller ne la considère point comme irréfutable ; il pense qu'on peut aussi bien se prononcer en faveur d'un nom de soff’ète.
Sont-ce des noms de soff'ètes ou de directeurs de la monnaie que représentent les abréviations trouvées sur quelques pièces ? La seconde
hypothèse nous paraît admissible. Quant aux lettres isolées, ce sont ou des initiales de noms de villes, ou des chiffres afférents aux époques
d'émission, ou des marques de fabrique, ou enfin des initiales de noms de chefs d'atelier, de directeurs. On a retrouvé ainsi la presque totalité des
lettres de l'alphabet, et, le plus souvent, sur des monnaies de bronze.
Les globules et les points varient toujours de 1 à 4. Böckh et Mommsen y voient une indication de la valeur monétaire ; mais ces signes, sur
lesquels rien n'attirait l'attention du public, étaient plutôt une marque de fabrique, un poinçonnage du contrôle, un visa de l'administration.
Les monnaies d'or ont été frappées à des titres divers. Quelques-unes sont d'or pur ; mais, souvent aussi, l'or s'allie à l'argent ; les analyses du duc
de Luynes ont accusé des proportions de deux à trois cinquièmes d'or.
On donne, en numismatique, le nom d'electrum à l'alliage dans lequel on suppose plus d'un cinquième d'argent. A Carthage, les monnaies
d'electrum étaient en bien plus grand nombre que celles d'or pur. L'or, qu'on allait chercher au Soudan et sur les côtes de Guinée, avait une grande
valeur, et, dans ses jours de détresse, la γερουσία altérait sans scrupules le titre des monnaies. Les pièces d'electrum ont tout à fait l'aspect de leurs
similaires de bon aloi ; elles circulaient avec la même valeur nominale.
Le titre des pièces d'argent est également très-variable. On en trouve d'argent pur, d'autres qui ne contiennent que 0,937, 0,875, 0.750, 0,500
d'argent, et, quelquefois, moins encore. L'analyse d'une pièce a donné : 0,11 d'argent, 0,86 de cuivre, 0,02 d'or, étain, plomb et fer. Ces pièces de
titre inférieur ont été probablement émises comme monnaies d'urgent.
En numismatique, on appelle potin l'alliage dans lequel il n'entre que 50 % d'argent au maximum. Tous les potins puniques ont l'aspect des
monnaies d'argent correspondantes ; ils circulaient comme argent. La γερουσία n'altérait donc pas seulement les monnaies d'or.
Tous portent une tête de Cérès d'Afrique, de style fort médiocre, et ces pièces accusent une période de misère. Alors le gouvernement de Carthage
frappait des monnaies de bas titre, mais au coin des monnaies d'or et d'argent de titre normal.
Les auteurs qui ont écrit sur la matière ne fournissent aucune indication de nature à faire connaître le système monétaire admis à Carthage, et l'on
n'a d'autres données à cet égard que celles qu'on peut tirer des monnaies elles-mêmes. Les pesées accusent le système divisionnaire des Grecs ; les
monnaies d'or suivent l'ordre binaire.
Or pur. — On possède des types du poids de 7, de 9 et de 12 grammes. Carthage a donc suivi divers systèmes, ainsi que l'ont fait la plupart des
Etats de l'antiquité. On distingue d'abord le statère[8], le demi-statère, le quart de statère du système dit phénicien ; puis le statère, le demi-statère,
le quart et le huitième de statère d'un système dont la drachme normale paraît avoir été de 4gr,8, système dit assyro-phénicien ou olympique. Cette
seconde dénomination prévaut généralement, et M. L. Müller croit devoir l'adopter. Enfin on a des statères, des quarts et des huitièmes de statère
du système éginétique.
Electrum. — Les monnaies d'electrum présentent les mêmes divisions que les monnaies d'or de même type. On y distingue donc :
Le statère olympique.
Le demi-statère olympique.
Le demi-statère phénicien.
Le quart de statère phénicien.
Le huitième de statère éginétique.
Le poids est généralement faible, et il y a, entre les pièces de même module, une grande divergence de poids, variable d'ailleurs avec la proportion
d'argent introduite dans l'alliage.
Les pièces qui n'ont point leurs similaires en or sont généralement des statères éginétiques.
Argent. — Les monnaies d'argent ont été frappées suivant quatre systèmes : le phénicien, qui comprend huit divisions, et des pièces de 12, de 10,
de 8 et de 6 drachmes ; l’olympique, représenté par des didrachmes et des drachmes du poids normal (la drachme = 1/8 de l'once romaine = 3gr, 8) ;
l'asiatique, qui nous offre des tétradrachmes dentelés de 12gr,4 à 13gr,6 ; le babylonien ou perse.
Potin. — Les monnaies de potin se répartissent en tétradrachmes, didrachmes et drachmes du système phénicien ; en didrachmes, tétradrachmes
des systèmes perse et éginétique ; en tétradrachmes et octodrachmes du système asiatique.
Bronze. — La classification des monnaies de bronze est assez difficile à faire. On en possède une série continue pesant de a à a6 grammes ; on a,
de plus, de grandes pièces dont le poids varie de 96 à 1ai grammes. Comment pourrait-on, dans l'état actuel de la science, les cataloguer d'une
manière satisfaisante ?
On distingue, quant à l'émission, trois périodes chronologiques :
1° De l'an 350, commencement du monnayage, jusqu'à l'an 241, date de l'évacuation de la Sicile, les monnaies de Carthage ressemblent aux pièces
siciliennes, et se font remarquer par la beauté du style et le fini du travail. Les têtes de Cérès et de Proserpine sont celles qu'on a cotées A et B,
parfois aussi C et D. On ne rencontre ni electrum ni potin durant cette première période.
2° De l'an 241 à l'an 201 (fin de la deuxième guerre punique), les monnaies sont déjà loin du style sicilien, mais il n'y a pas encore décadence. On trouve à
cette époque des têtes de Cérès des modèles C et D ; l'or est souvent mêlé d'argent. L'argent est généralement assez pur, souvent aussi allié à un
quart de cuivre. Les monnaies d'or et d'argent, à tête de Cérès, cotées C, sont toujours dentelées.
3° De l'an 201 à l'an 146 (siège et ruine de Carthage), le style est négligé ; le travail, médiocre. Les têtes de Cérès sont du modèle E ; le gouvernement,
aux abois, altère le titre des monnaies. C'est pendant cette période qu'on a dû frapper un grand nombre de pièces de bronze d'une exécution semi-
barbare. Du reste, l'art monétaire tombait alors en décadence dans la plupart des autres Etats de l'Occident.
Tels sont, rapidement esquissés, les caractères principaux des monuments numismatiques de Carthage.

[1] Falbe et Lindberg avaient entrepris un grand ouvrage, qui vient d'être refondu, terminé et publié par M. L. Müller : nous voulons parler de la
Numismatique de l'ancienne Afrique, Copenhague, 1861, dont le deuxième volume est consacré à l'étude des monnaies de la Bysacène et de la Zeugitane.
C'est dans ce beau livre que nous avons puisé la majeure partie de nos documents. La Bibliothèque impériale possède un exemplaire de la Numismatique de
M. L. Müller, don de S. M. le roi de Danemark.
[2] Nous avons pu examiner à notre aise toutes ces monnaies carthaginoises, grâce a l'extrême obligeance de M. Chabouillet, qui a bien voulu nous ouvrir
tous les médailliers de la Bibliothèque impériale.
[3] Polybe, I, LXVI.
[4] Tite-Live, XXI, XLVIII. — Voyez aussi Diodore de Sicile (XXIII, IX), évaluant à six mille pièces d'or l'amende infligée à Hannon, en punition de la
perte d'Agrigente.
[5] Toutes les pièces de cette deuxième division sont de bronze. La plupart remontent aux règnes d'Auguste et de Tibère, et ne présentent que des légendes
latines.
[6] Les guerres de l'antiquité étaient si longues qu'un service de la monnaie fonctionnait ordinairement au quartier général du commandant en chef.
[7] Polybe, VII, IX. — Plutarque, De facie in orbe lunæ. C'est l'image d'Astarté (Hérodien, V, VI), adorée spécialement sous le nom de Tanit. Le disque à
l'intérieur du croissant représente la pleine lune.
[8] Faute de connaître les dénominations puniques, il faut nécessairement désigner les divisions monétaires sous le nom de leurs similaires grecques.
APPENDICES.
APPENDICE D. — ANTIQUITÉS PUNIQUES.

I. — Monuments épigraphiques.
L'étude des monuments épigraphiques des peuples dont on écrit l'histoire n'est pas moins intéressante que celle de ses monnaies. Or bon nombre
d'inscriptions puniques sont venues jusqu'à nous. Le Musée Britannique en possède une riche collection, et quelques villes de notre province de
Constantine disposent de documents précieux. A Paris, on ne visitera pas sans intérêt le musée algérien du Louvre, le Cabinet des antiques de la
Bibliothèque impériale et celui de l'Académie des inscriptions[1].
La plupart de ces documents ont été ou seront publiés, et trouveront nécessairement place dans le Corpus Inscriptionum Semiticarum, qu'élabore en ce
moment une commission de l'Institut. En attendant la publication de ce grand ouvrage, on puisera des données certaines dans divers recueils d'une valeur
incontestable. Citons les Monumenta Phœnicia de Gesenius[2], les Inscriptions de M. Nathan Davis[3], et le Catalogue raisonné du docteur Paul
Schröder[4]. Le Journal asiatique a aussi donné, en 1869, deux études fort intéressantes de MM. Rodet et de Longpérier, touchant une trentaine
d'inscriptions appartenant au fils du khasnadar de Tunis, lesquelles ont été fort remarquées à l'Exposition universelle de 1867. Mentionnons enfin l'étude
de M. A. Lévy, de Breslau, ayant pour titre Phönizische Studien[5].
En résumé, l'épigraphie punique peut facilement chiffrer ses trésors, car elle ne se compose guère que de deux cents inscriptions, toutes votives ou
funéraires. Celle de Marseille (1846), qui fait exception, donne le tarif des rétributions dues aux prêtres du temple de la Majore pour les vacations
diverses de leur ministère. Ajoutons qu'une des pierres du Musée Britannique, celle qui porte le numéro 9o de l'Atlas de M. Davis, nous offre un tarif
identique.
Les inscriptions votives ne font guère connaître que des noms de divinités et des noms propres, mais l'ensemble n'en constitue pas moins une source de
documents précieux. On peut, par une étude comparée, se faire une idée rationnelle des symboles religieux de Carthage, et reconstituer, pour ainsi dire,
le panthéon punique. Les épigraphes funéraires, d'un style toujours simple et concis, nous apprennent exactement les noms que portaient les compatriotes
du grand Annibal, et ces renseignements succincts ont permis à quelques esprits sagaces de dresser des filiations de famille. On a pu, dans cet ordre
d'idées, cantonner l'onomastique et dresser des généalogies ; on a suivi la trace de huit générations issues d'une même souche.
Ces renseignements, si intéressants qu'ils soient, ne sauraient, malheureusement, suffire à qui se propose de retracer, sons toutes ses faces, la
physionomie vraie des hommes et des choses de Carthage. Les inscriptions trouvées à Malte et en Sicile paraissaient beaucoup plus instructives, et il est
regrettable qu'elles aient été dispersées avant d'avoir été soumises à la critique du monde savant. On ne sait, par exemple, ce qu'est devenue l'inscription
d'Eryx, dont Torremuzza n'a laissé qu'une représentation peu satisfaisante.
La science a le devoir de réparer ces pertes. Qu'elle fouille méthodiquement le sol de la Régence, cet immense musée punique encore inexploré, et, sous
la poussière des ruines, elle peut rencontrer de riches filons.

II. — Architecture.
Dès les premières pages de ce volume, nous avons esquissé les traits les plus saillants des constructions carthaginoises. Grâce aux recherches de M.
Daux[6], nous pouvons maintenant compléter cet exposé sommaire et indiquer avec plus de précision le caractère original d'une architecture oubliée.
Le génie phénicien nous a laissé des témoignages non équivoques de sa grandeur. Les ruines de ses œuvres cyclopéennes sont singulièrement
imposantes, et, quand des fouilles intelligentes amènent la découverte d'un nouvel édifice, il semble que l'on voie sortir de terre les étranges débris d'un
ossuaire paléontologique. L'ampleur des proportions n'est cependant point le seul cachet de l'art carthaginois ; cet art se distingue par un emploi constant
et monotone de procédés qui lui sont absolument propres. Il manifeste, en effet, une prédilection marquée pour la ligne courbe et les formes arrondies ; il
évite les angles aigus, et n'admet, à l'intérieur de ses édifices, que des salles circulaires ou semi-circulaires[7]. Tel est le principe invariable qui préside à
ses tracés. En élévation, il répète à satiété les voûtes hémisphériques et à plein cintre, les culs-de-four, les tours rondes. Là où ne peuvent prendre place le
cylindre et la sphère, il arrondit les saillants et raccorde par des surfaces courbes, toujours gracieuses, les plans dont l'intersection choquerait son goût[8].
Ce qui caractérise encore mieux l'architecture punique, c'est le mode d'exécution de ses édifices : les gros murs, les refends, les voûtes et leurs pieds-
droits, tout est uniformément en blocage. Les constructeurs noyaient leurs pierres dans un bain de mortier à sable très-lin, et obtenaient par le pilonnage
un massif nourri, homogène et d'une densité comparable à celle des conglomérats. Les blocages puniques que l'on exhume aujourd'hui sont, à la cassure,
d'une excessive dureté ; le mortier y a pris la ténacité de la pierre, et les deux éléments présentent une même teinte grise.
Pour obtenir ces résultats si remarquables, les ingénieurs de Carthage opéraient avec un soin extrême la cuisson de leur chaux ; ils la tiraient du calcaire
même dont ils faisaient la pierraille, et n'employaient que des sables de choix, tamisés très-fin.
L'emploi du blocage n'est pas exclusif de tout autre procédé dans les vieilles constructions phéniciennes ; on y rencontre aussi des parements en pierres
de taille, disposées par assises souvent irrégulières. Carthage semble introduire la pierre dans les murs de ses édifices, du jour où ses relations avec la
Grèce lui révèlent clairement le parti qu'on en peut tirer. Elle persiste toutefois à demander à la symétrie et aux apparences de solidité les motifs
principaux de son système de décoration. Très-sobres d'ornements, ses constructeurs connaissaient à peine la moulure : à l'extérieur, ils ne profilaient
guère que des boudins épais et mous ; à l'intérieur, ils se contentaient de crépis. Cette règle ne souffrait d'exception que dans les temples : là, les murs
étaient toujours stuqués, peints en ocre[9], ou revêtus de marbre ; et le symbole du nombre trois y régissait invariablement l'ordonnance des colonnes
monolithes, extraites des plus riches carrières[10].
Nous ne saurions mieux clore cet aperçu qu'en empruntant à M. Daux la liste des localités auxquelles les Carthaginois demandaient leurs matériaux de
construction[11]. 1e On trouve près de Carthage un calcaire à grain fin, rappelant par sa contexture la pierre lithographique, mais se délitant rapidement à
l'air. 2e Les blocages se faisaient avec une pierraille provenant d'un tuf calcaire dont le banc, d'une puissance variant de 0m,40 à 1m,50, couvre les côtes
nord et est du Zeugis et du Bysacium ; le grain en est brun, fin et serré. Pour préserver des érosions atmosphériques les parements construits avec ce tuf,
on avait soin de les enduire d'un bitume faisant office de peinture à l'huile ; le tout était ensuite recouvert d'une couche de badigeon à la chaux. 3e Les
Carthaginois ont importé en Afrique une énorme quantité de pierres de Malte. Cette roche, qui n'a point sa similaire dans la Régence, a partout servi de
table aux monuments épigraphiques. 4e Sur la côte est du Bysacium, près de l'ancienne Zella, et non loin de la ville actuelle de Mehedia, se trouve un
excellent calcaire coquillier, qui ne se délite pas à l'air et qui, au contraire, durcit avec le temps ; les constructeurs de Carthage en ont fait usage en
maintes circonstances. 5e Ils ont aussi ouvert, au cap Bon, ces carrières dont parle Diodore, et qui étaient situées non loin du point où Agathocle opéra
son débarquement. 6e Non loin de Carthage elle-même, on rencontre un calcaire métamorphique, sorte de marbre à gros grain, d'apparence graniteuse.
La teinte en est rosée, et tout porte à croire qu'il a dû être employé pour la décoration de quelques édifices[12]. 7e Enfin, çà et là dans la Régence,
apparaissent des gisements de marbres, qu'on exploitait par la méthode dite des emboîtures, procédé lent et incommode, mais qui ne pouvait attiédir la
fiévreuse activité des habitants de la ville d'Elissa[13].

III. — Fortifications.
Nous avons dit (l. I, c. III) que la Byrsa fut certainement fortifiée dès le moment de sa fondation, et que ces défenses primitives furent vraisemblablement
démolies dans le cours du VI' siècle avant notre ère, pour faire place à la triple enceinte dont Appien nous a laissé une description magnifique[14]. Plus
loin (l. II, c. IV), nous avons esquissé cette fortification du VIe siècle, en nous attachant aux données des textes et nous autorisant des découvertes de M.
Beulé. Mais la science agrandit chaque jour son domaine, et nous pouvons déjà donner quelques louches nouvelles à ce tableau nécessairement imparfait.
Nous résumerons donc rapidement les résultats acquis par M. Daux lors de ses recherches dans le sous-sol de la Régence.
Suivant cet habile explorateur, la triple enceinte dont parle Appien ne constituait pas, à Carthage, un mode de défense exceptionnel. L'organisation des
trois enveloppes ne résultait, au contraire, que de l'application régulière de principes généralement admis. Il y avait, en d'autres termes, un système de
fortification punique dont on retrouve partout les vestiges uniformes, à Adrumète, à Thapsus, à Thysdrus, et dont on peut décrire comme il suit le profil
et le tracé.
Les trois lignes d'obstacles, concentriques par rapport au centre de ligure de la place, portaient des dénominations distinctes : c'étaient les ύψηλά τείχη,
l'έπιτείχισμα βραχύ et le ταφρος καί χάραξ, que nous assimilerons respectivement à l’enceinte, aux ouvrages extérieurs et aux chemins couverts de notre
fortification moderne.
Les ύψηλά τείχη, ou grands murs d'escarpe, avaient, nous l'avons vu (l. II, c. IV), environ 15 mètres de hauteur et 10 mètres d'épaisseur à la base[15]. Nous
avons aussi donné, d'après M. Beulé, la description des voûtes en décharge opposées au mur de parement. Ces voûtes, que nous avons appelées
casemates, n'étaient point, suivant M. Daux, destinées au casernement des défenseurs. Cet ingénieur estime que les salles en fer à cheval reconnues à
Byrsa par M. Beulé ne sont point des chambres, mais des citernes. Un cours de citernes semblables est ainsi disposé, dit-il, sous les fondations des ύψηλά
τείχη ; de toutes les places carthaginoises. On en constate la présence à Adrumète, à Utique, à Thapsus, à Thysdrus, et cette organisation invariable de la
base des murs est un des cachets de l'escarpe punique. Au-dessus des fondations ainsi évidées par une série continue de réservoirs d'eau[16], et jusqu'à la
hauteur commandée par les dimensions des engins démolisseurs, s'élevait une maçonnerie, complètement massive, d'une épaisseur égale à celle des
citernes et du corridor sous-jacents[17]. Ce massif servait, à son tour, de base à deux étages de voûtes appropriées au logement des troupes et formant la
masse d'appui creuse d'un mur de parement de a mètres environ d'épaisseur, percé de créneaux. Ces casemates, enfin, étaient couronnées de terrasses,
ainsi que nous l'avons exposé (l. II, c. IV).
En résumé, le profil de M. Daux ne contredit point celui de M. Beulé, mais tend à le faire passer pour incomplet ; et le complément indispensable,
suivant M. Daux, est la substruction massive du pied de l'escarpe, avec un cours de citernes dans le cube des fondations. Nous ne savons si M. Beulé a
répondu aux objections qui lui sont faites, et déclarons, quant à nous, ne pouvoir prendre parti avant d'avoir vu les lieux.
L'intervalle compris entre les ύψηλά τείχη et l'έπιτείχισμα βραχύ était rempli par un fossé de 10 à ta mètres de largeur, puis par un glacis à pente douce.
Le parement extérieur de l'έπιτείχισμα se trouvait à 30 ou 40 mètres en avant du même parement des ύψηλά ; mais cette ligne d'ouvrages que nous
nommons, par analogie, extérieurs n'avait point, bien entendu, l'importance des ouvrages de la première enceinte. C'était un simple épaulement en terre,
avec deux murs de soutènement, assez semblable à celui d'une de nos batteries de côtes de môle. La hauteur d'escarpe était de 4 à 5 mètres, et l'épaisseur
totale de 10m,40, à Carthage[18], non compris un corridor intérieur ou chemin de ronde à ciel ouvert[19]. Établi, comme la première enceinte, sur un cours
de citernes[20], l'έπιτείχισμα était plein sur toute sa hauteur, et la plongée seule en était utilisée à destination de terre-plein pour les défenseurs. Ceux-ci
étaient protégés par un petit mur à bahut, crénelé.
A 30 ou 40 mètres en avant du parement de l'escarpe de l'έπιτείχισμα, se dessinait le ταφρος καί χάραξ, simple parapet de terre, palissadé et précédé d'un
fossé. Cet intervalle de 30 à 40 mètres était occupé par le fossé et le glacis de l'έπιτείχισμα.
Tel est, dans son ensemble, le profil du système punique[21], restitué par M. Daux, de sorte que, en ce qui concerne Carthage, nous aurions, avec
quelques auteurs, eu le tort d'exposer (l. II, c. IV) que les trois enceintes de la place étaient de profil uniforme.
La description du tracé (l. II, c. IV) devrait subir aussi quelques modifications. Les fortifications de Carthage n'auraient eu que 27 kilomètres de
développement ; le périmètre de Byrsa n'aurait mesuré que 1.550 mètres ; la chemise organisée le long du rivage aurait été garnie de tours, dont les bases
se voient encore sous l'eau. Du côté de l'isthme, vers la campagne, la ligne fortifiée aurait eu 6.600 mètres d'étendue ; l'acropole de Byrsa, indépendante
de la grande enceinte, n'aurait présenté, dans cette région, qu'un développement de 370 mètres.
Nous enregistrons volontiers ces données nouvelles, dont nous ne saurions faire une critique satisfaisante. Le plan de Carthage que M. Daux a bien voulu
nous communiquer est surtout précieux en ce qu'il permet de combattre avec précision une opinion déjà fort accréditée. Suivant quelques auteurs, en
effet, la fortification antique ne se préoccupait que du soin d'assurer à l'escarpe la plus grande hauteur possible, et résolvait son problème sans tenir
compte des avantages qu'on tire aujourd'hui du flanquement. Eh bien ! qu'on jette les yeux sur le plan des fortifications de Carthage, restitué par l'auteur
des Recherches sur les emporta ; qu'on examine attentivement la partie orientale de l'enceinte ; et l'on reconnaîtra sans peine un tracé à crémaillères ; et
l'on sera frappé d'étonnement en voyant, à l'angle nord-ouest de la vieille chemise phénicienne, un front bastionné complet, semblable à ceux que nous
construisons aujourd'hui ; et l'on en devra conclure qu'il convient d'être sobre de discours quand on prône l'éclat des inventions modernes.

IV. — Topographie.
Nous avons abordé à plusieurs reprises, dans le cours du présent volume (I. I, c. III et IV, et l. II, c. II), l'examen des lieux témoins des premières scènes de
notre Histoire. Nous avons exposé sommairement la situation topographique de la Régence et celle des ruines de Carthage. Il convient, en conséquence,
de placer ici une courte notice bibliographique touchant ces questions si pleines d'intérêt.
Le lecteur qui voudra s'attacher, à son tour, aux études qui nous ont séduit trouvera des documents précieux dans le grand ouvrage de Shaw ; il devra lire
ensuite la Tunisie, de Frank (Univers pittoresque, Firmin Didot, 1850). La meilleure description de la Régence de Tunis est, sans contredit, celle de M. Pélissier
de Renaud, mais on ne consultera pas non plus sans profit les Annales tunisiennes, de M. Rousseau. On possède quelques cartes du pays, parmi
lesquelles nous citerons le Plan des environs de Tunis et du mouillage de la Goulette, levé, en 1849, par M. Bouchet-Rivière (Dépôt de la marine, n° 1241), et
la Carte de la Tunisie au 1/100.000e de MM. Pricot de Sainte-Marie et Falbe (Dépôt de la guerre, 1857). La valeur de celle-ci est vivement contestée par M.
Daux, qui, reprenant ab ovo un problème qu'il trouvait assez mal résolu, s'est mis à battre en tous sens le sol du Zeugis et du Bysacium, l'a
soigneusement reconnu et triangulé, et en a dressé, à l'échelle de 1/100.000e, une représentation exacte, sur laquelle on pourra facilement suivre tous les
épisodes de la campagne de Jules César en Afrique[22]. Pour nous, nous y avons trouvé un excellent tracé du cours de l'ancienne Medjerda, et nous ne
manquerons point de consulter de nouveau ce document quand nous conduirons à Zama les derniers compagnons d'Annibal. Dès à présent, et cette carte
à la main, nous remarquerons que, au nombre des villes libres constituées en confédération, il convient d'inscrire Adrumète (alias Hadrumète), qui, tout
comme Utique et la grande Leptis, était d'origine phénicienne directe. C'était, après Carthage, la ville d'Afrique la plus considérable. Il faut de même
ajouter à la liste des ports militaires de la République le nom à Hippo-Diarrhyte et celui de la rade de Missua. Ces deux observations seront le
complément des nomenclatures que nous avons données dans le cours de ce volume (l. II, c. II et c. V).
En ce qui concerne la topographie de la ville de Carthage elle-même, nous avons donné (l. I, c. III) les noms des auteurs qui ont tenté de la restituer ;
nous avons mentionné les études de Falbe (1833) et de l'architecte Dedreux (1839). On trouvera dans l'Atlas du premier volume des Petits Géographes
grecs, de M. Charles Müller, et sous le numéro XXIII, un plan qui résume assez heureusement les travaux de Falbe ; et dans les Άνέκδοτα de Procope
(Paris, Firmin Didot, 1856) une petite carte de M. Isambert, qui parait n'être qu'une réduction de celle des Petits Géographes[23].

Mais le document le plus précieux de tous est celui que prépare M. Daux, et dont il a bien voulu nous donner communication. Ce plan doit être annexé
au deuxième volume, actuellement sous presse, des Recherches sur les emporia.
Nous allons extraire du premier volume de cet ouvrage quelques données destinées à compléter et à rectifier nos descriptions de Carthage au temps
d'Annibal (l. II, c. V).
Le quartier de la Byrsa et le quartier des Ports présentaient ensemble une superficie de 5o/i hectares ; Megara, de 2171 : la ville entière couvrait donc
2675 hectares ou 26.752.000 mètres de terrain[24]. Quant à la population, M. Daux, révoquant en doute l'exactitude du chiffre de Strabon, ne l'évalue qu'à
300.000 âmes. Les rues de Carthage étaient étroites et sinueuses ; aucun principe d'alignement n'en gouvernait le tracé, et ces voies de communication
n'avaient guère que 2m,40 de largeur. Sous le dallage dont elles étaient revêtues, M. Gouvet a retrouvé des égouts d'une section de 60 centimètres sur 50,
en tout semblables à ceux d'Utique.
On sait que les Carthaginois, appelés à vivre sous un climat de feu, se préoccupaient, en tous lieux, du régime des eaux potables. Ils ont couvert de
réservoirs le sol de la Régence[25], et les citernes de leurs villes témoignent de la grandeur des conceptions d'un peuple au génie éminemment pratique.
Ces vastes édifices semblent avoir été modelés sur un type unique, et se composent d'une ou deux séries de longs bassins juxtaposés, dont les pieds-
droits et les voûtes à plein cintre sont formés d'un épais blocage. Cette disposition avait pour effet de diviser la masse des eaux, et surtout celle des vases
et des détritus, de sorte qu'il était possible de procéder par parties au curage des bassins, sans jamais interrompre le service. L'assiette des citernes de
Carthage était un grand parallélogramme, découpé, comme partout, en une série de bandes parallèles servant de radiers aux bassins voûtés. Au-dessus de
ces voûtes à plein cintre régnaient d'autres voûtes, ou galeries couvertes, lesquelles maintenaient les eaux dans un bon étal de fraîcheur et donnaient de
l'ombre aux gens qui y venaient puiser. Six filtres circulaires, recouverts de coupoles, fonctionnaient sur la ligne médiane et aux quatre angles de cet
immense réservoir. Des robinets distributeurs en pierre, de 12 à 20 centimètres de diamètre, permettaient de pourvoir aux besoins des différents quartiers
de la ville, conformément aux arrêtés de la pentarchie compétente.
La plupart de ces détails se retrouvent aux petites citernes de Carthage, et l'on ne saurait en méconnaître les amorces aux grandes citernes de Malqâ.
Parmi tous les monuments de la ville d'Annibal, nous avons spécialement étudié les deux ports (voyez l. I, c. III et l. II, c. V), et résumé, aussi nettement que
possible, les belles descriptions de M. Beulé. Mais toutes les données que nous avons admises, sur la foi du savant et consciencieux archéologue,
n'exprimeraient-elles point aujourd'hui le dernier mot de la science ? Cette question, si discutée, des bassins de Carthage ne serait-elle pas encore
définitivement jugée ? Toujours est-il que M. Daux, le dernier explorateur de la grande ville, est loin de souscrire aux conclusions de l'auteur des
Fouilles de 1860. Il ne nous appartient point de taxer d'erreur le dire de M. Beulé, mais noire devoir est de mentionner celui de son contradicteur.
Or M. Daux expose : 1° que le Cothon n'était point circulaire[26] ; 2° que les axes des deux ports ne se trouvaient pas en prolongement ; 3° que les cales
du Cothon étaient sèches ; qu'il existait des quais en avant de la façade de ces cales.
Cette nouvelle théorie des ports invoque aussi l'autorité des textes et s'appuie constamment sur les résultats acquis par le moyen de fouilles faites à
Carthage et dans les divers emporiæ de la République. Nous ne sachions pas que M. Beulé ait encore répondu aux objections qui lui sont faites, et, cela
étant, nous ne saurions entrer dans le vif de la discussion. Ici encore, nous serions fort embarrassé d'avoir à prendre parti, et nous devons nous borner à
dire avec le poète :
Ambigui certant, et adhuc sub judice lis est.
En résumé, la science, ne saurait encore restituer l'état des lieux où s'armaient, sous pavillon carthaginois[27], ces navires cataphractes[28], et ces géants
des mers, dont le service de propulsion n'exigeait pas moins de quatre cents rameurs[29].
[1] Parmi les collections particulières, la plus curieuse est, sans contredit, celle de M. Daux.
[2] Plus exactement, le livre de Gesenius a pour titre : Scripturæ linguæque Phœnicia monumenta, 1837.
[3] Inscriptions in the phœnician character, 1863. — Cet Atlas renferme une centaine d'inscriptions rapportées de Carthage par le pasteur Davis, et publiées par M. Vaux, conservateur du Musée Britannique.
[4] Die phönizische Sprache, Entwurf einer Grammatik nebst Sprach- und Schriftproben, Halle, 1869.
[5] Nous devons ces renseignements divers à l'extrême obligeance de M. Ernest Renan.
[6] M. Daux va très-prochainement publier ses travaux sous ce titre : Recherches sur les emporiæ phéniciens du Zeugis et du Bysacium.
[7] Quelques salles affectent aussi la forme rectangulaire, mais la figure du cercle n'est point pour cela exclue du dessin. Les grands côtés rectilignes se raccordent, des deux parts, à des demi-circonférences.
[8] M. Daux (Recherches, etc.) cite le palais amiral d'Utique comme le spécimen le plus curieux de la manière architectonique de Carthage.
[9] Cette couleur, spécialement employée dans les temples, avait une signification symbolique.
[10] Pline, Hist. nat., XXXVII, XIX.
[11] Les Phéniciens passent pour avoir eu, les premiers, l'idée d'ouvrir des carrières. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)
[12] Les artistes carthaginois faisaient aussi sans doute usage du verre, comme les Phéniciens, leurs ancêtres. Connaissaient-ils aussi la mosaïque ? On ne saurait le dire. Les ouvrages de ce genre que les
voyageurs rapportent de Carthage sont vraisemblablement d'origine romaine. Voyez, par exemple, la mosaïque donnée par Jomard à la bibliothèque de Versailles, et représentant une tête de dieu marin, un
groupe de poissons et un poulpe.
[13] Les ruines de Carthage sont riches de débris de toute espèce, et, dès qu'on en remue la poussière, on voit apparaître au jour mille vestiges d'une antique et brillante industrie. Il serait certainement
impossible de donner une nomenclature exacte des objets d'art ainsi trouvés ; ce sont principalement des fragments céramiques, des morceaux de verre, des bois carbonisés, des clous de 1er tordus, des
tronçons d'armes et d'instruments divers. Mentionnons enfin une momie de petite taille que possède aujourd'hui le musée Doûmet de Cette (Hérault). Le fait de cette découverte étrange ne saurait modifier en
rien ce que nous savons des nécropoles puniques. Le sujet que le hasard a fait rencontrer à Carthage était égyptien sans doute ; pour les vrais Carthaginois, ils ne momifiaient ni n'incinéraient leurs morts, mais
les confiaient au sarcophage. — Voyez, au Louvre, le magnifique sarcophage d'Esmunazar, roi de Sidon, trouvé à Saida, par M. Pérétié, et donné par le duc de Luynes au musée Assyrien.
[14] Ces faits sont exacts, mais il convient d'observer que Byrsa n'est probablement pas le premier noyau de Carthage. Les agrandissements de la ville se rapportent, suivant M. Daux, à quatre périodes
distinctes. Le premier âge, dont on ne saurait nettement poser les limites, voit naître l'emporium phénicien, comprenant uniquement la zone de terrain qui fut, plus tard, dite le quartier des Ports. Au deuxième
âge (IXe siècle av. J. C), apparaît la ville d'Elissa ; le quartier des Ports s'annexe alors le mamelon de Byrsa. Le troisième âge, difficile à déterminer, correspond à la création d'une enceinte enveloppante de
celle d'Elissa. Au quatrième âge enfin (VIe av. J. C), s'élève cette triple ligne fortifiée qu'Appien a si pompeusement décrite.
[15] Selon M. Daux, les dimensions du profil des escarpes de Carthage étaient extraordinaires. Ainsi, au lieu d'une épaisseur d'environ 10 mètres à la base, les murs d'Adrumète, de Thapsus, de Leptis, de
Thysdrus n'avaient que de 6m,20 à 6m,60 ; et les autres éléments de l'œuvre étaient réduits à proportion. A ce sujet, il se révèle une loi curieuse : les ingénieurs carthaginois paraissent avoir eu pour principe
de construire des murs d'enceinte d'une hauteur toujours égale à une fois et demie l'épaisseur à la base.
[16] Les garnisons logées dans l'épaisseur des murs avaient ainsi l'eau sous leurs pieds ; des entrepreneurs leur apportaient les vivres, l'habillement, l'équipement (Diodore, XX) ; l'arsenal leur délivrait les
armes, et, par suite, ces troupes mercenaires, si méprisées et redoutées, n'avaient aucun contact nécessaire avec les habitants de la place.
[17] M. Daux expose que l'épaisseur de 2 mètres attribuée par M. Beulé au mur d'escarpe ne pouvait opposer aucune résistance sérieuse aux coups du bélier ; que, lors du siège de 146, le bélier des consuls
Manlius et Censorinus était mis en branle par 6.000 hommes ; qu'une épaisseur de 10 mètres, enfin, n'avait rien d'exagéré en présence d'une telle puissance de choc.
[18] Cette épaisseur n'était, à Utique, que de 6m,20 à 6m,60. Ne peut-on pas déduire de cette observation l'une des règles suivies par les ingénieurs carthaginois, règle qui s'énoncerait ainsi : la largeur de
l'έπιτείχισμα est toujours égale à l'épaisseur à la base des ύψηλά τείχη ? Nous avons vu, d'ailleurs, que toutes les dimensions d'un profil paraissent être fonction de cette épaisseur à la base.
[19] Ce chemin de ronde était compris entre le mur intérieur de l'έπιτείχισμα et un petit mur crénelé, prenant des revers sur le glacis des tel/n.
[20] M. Daux a reconnu des citernes sous l'έπιτείχισμα d'Adrumète et de Thapsus.
[21] On voit à Thapsus les ύψηλά τείχη, l'έπιτείχισμα βραχύ et le ταφρος καί χάραξ. Ces trois lignes d'ouvrages sont parfaitement distinctes. (Voyez l'ouvrage cité de M. Daux.)
[22] Pendant qu'il levait la Régence, M. Daux a eu l'occasion de signaler une erreur, au moins étrange, touchant l'emplacement de Carthage. M. Rabussou (Moniteur universel, du 13 octobre 1864) transfère
tout simplement Carthage au point qu'occupe la ville de Bougie, et emporte toute la Tunisie dans ce mouvement de translation.
[23] Cette carte représente Carthage au temps de Justinien.
[24] Nous avons exposé (l. I, c. III et l. II, c. IV) que la Tænia présentait une largeur de 92m,50. — M. Daux n'admet point cette donnée si précise du texte d'Appien ; il dit que, à son enracinement à la terre
ferme, du côté de Carthage, cet isthme était large de 320 mètres, et que cette dimension s'accrut encore par suite des travaux de Censorinus et de Scipion. Nous ne pouvons qu'enregistrer ce dire, purement et
simplement ; seule, l'inspection des lieux pourrait nous en permettre la saine critique.
[25] L'aqueduc de Zaghouan est, suivant M. Daux, de construction romaine. Contrairement, d'ailleurs, à ce que nous avons dit (l. II, c. VIII), le temple de Zaphouan se trouverait situé, non à 40, mais à 63
kilomètres de Tunis.
[26] Sur la foi de M. Beulé, nous avons dit (l. I, c. III) que le port d'Utique était également circulaire ; or telle n'est point, à cet égard, l'opinion de M. Daux.
Cet ingénieur estime que le port d'Utique affectait la forme d'un rectangle dont les côtés se raccordaient deux à deux par des arrondissements décrits d'un petit rayon.
[27] Le mot pavillon n'est point pris ici dans le sens métaphorique, car les navires de guerre de Carthage portaient des flammes à leurs mâts. (Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 421 et 422.)
La marine romaine avait également ses couleurs. (Tacite, Hist., V, XXII. — Pline, Hist. Nat.. XIX, I.) —Voyez J. Scheffer, De militia navali veterum, l. III, c. I, De Signis.
[28] Les bâtiments sans pont étaient dits aphractes, et, par opposition, tous les navires pontés étaient connus sous le nom générique de cataphractes. Nous avons dit (l. II, c. V) que ceux-ci étaient comme les
aînés de nos navires cuirassés modernes. C'est qu'en effet ils étaient, le plus souvent, revêtus de lames de bronze ; qu'ainsi leur coque défiait les machines oxybèles et les projectiles incendiaires.
[29] Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 337 et 388.
Durant la deuxième guerre punique, les Carthaginois firent, le plus souvent, usage d'hexères ou navires à six rangs de rames. (Polybe, Fragm. histor. XXXV.)
Au temps des guerres puniques, l'usage des navires de grand échantillon avait prévalu chez la plupart des puissances maritimes. Alexandre le Grand avait eu des cataphractes de sept à dix rangs de rameurs ;
Ptolémée Soter, de douze rangs ; Démétrius, de quinze. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.) Rome en eut un de seize rangs. (Polybe, XXXVI, III.) — Ce bucentaure, comme on le voit, pratiquait le Tibre et accostait
les quais mêmes de la ville. Là ne s'arrêtèrent point les hardiesses de l'art des constructions navales : Ptolémée Philadelphe lança bientôt un navire de trente rangs de rames, et Ptolémée Philopator, un de
quarante rangs. (Pline, Hist. nat. VII, LVII.) — Voyez la description de ce dernier bâtiment dans Callixène (ap. Athénée, V), Plutarque (Vie de Démétrius), Le Roy (Mémoire sur la marine des anciens, 1770 ;
t. XXXVIII de l'Histoire de l'Académie des inscriptions).
On ne saurait admettre qu'il y eut ici quarante étages de rameurs superposés ; ce nombre de 4o est donc celui des rames de chaque étage, comptées soit à bâbord, soit à tribord. Quant aux étages, il n'y en avait
jamais plus de quatre ou cinq. Remarquons enfin que, contrairement à l'opinion de Scheffer, la rame des étages supérieurs était mue par plusieurs hommes combinant leurs efforts sous les ordres du κελεύσίης
(hortator), et suivant le rythme indiqué par l'instrument du τριηραύλης (symphoniacus). Ces observations diverses permettent de souscrire à la vraisemblance des énormes dimensions qu'accusent les textes.
— Voyez notre Mémoire sur l’Organisation des flottes romaines.
Nous avons exposé (l. II, c. V et appendice B) l'importance de la marine de Carthage. Ajoutons qu'il ne nous paraît pas impossible d'en restituer l'organisation. Ce travail, s'il est jamais entrepris, devra
comprendre une nomenclature de navires de guerre, analogue à celle qu'ont dressée, pour les flottes de Rome, Gori, le cardinal Clément, Mommsen, Henzen, etc., et Silius Italicus (Puniques, XIV, v. 438-579)
fournira à cette liste un contingent de huit noms, savoir : l'Etna, l'Io, la Libye, le Python, le Triton, la Ville-de-Sidon, navires dont le rang ne nous est pas connu l'hexère Elissa, enfin l'Hammon, le géant aux
quatre cents rameurs.
APPENDICES.
APPENDICE E. — NOTICE ICONOGRAPHIQUE.

Les antiquaires ont longtemps cru à un portrait authentique du grand Annibal[1] ; mais les critiques de Pellerin et d'Eckhel ont à jamais détruit leurs
illusions à cet égard. Un portrait d'Annibal ! les médailles collectionnées à l'appui de ce dire portent (la chose est aujourd'hui démontrée) l'effigie d'un guerrier
quelconque. En vain chercherait-on à reconnaître l'image de l'illustre capitaine sur quelques monnaies frappées en Asie Mineure ; toutes celles que l'on
possède sont d'une époque antérieure au temps de la deuxième guerre punique.
Quelques pierres fines antiques représentent aussi un guerrier coiffe du casque et couvert d'un bouclier que décorent des têtes de cheval et de dauphin[2].
La physionomie a quelque chose d'étrange et de terrible, et quelques esprits éminents se sont plu à y reconnaître les traits du fils d'Amilcar, par la raison
que l'une de ces pierres porte quelques traces de son nom[3]. Mais cette raison est loin d'être péremptoire. Bien des Carthaginois ont porté le nom de
Hanna Baal[4], et, d'ailleurs, toutes les pierres de ce modèle ne sont pas antiques ; les graveurs du XVIe siècle nous ont laissé beaucoup d'imitations que
l'archéologie ne saurait consulter.
En 1805, on a trouvé, en Calabre, une cornaline d'un type analogue. La tête qui s'y trouve gravée est d'un bon style et d'une physionomie imposante ;
quant au casque, il affecte la forme la plus étrange. Cette pierre appartenait au cabinet de l'impératrice Joséphine, et, bien qu'elle ne porte aucune
inscription, bien qu'elle ne soit ornée d'aucun symbole punique, Visconti n'a pas hésité à la publier comme un vrai portrait d'Annibal[5].
Une tête de bronze, provenant des fouilles d'Herculanum, passait également, aux yeux de Visconti, pour une image fidèle du grand Carthaginois. Cette
tête est d'un travail exquis[6] ; mais, bien qu'elle offre quelque ressemblance avec celle de la cornaline précitée ; bien qu'elle soit sommée d'une de ces
chevelures africaines qui rappellent les coiffures postiches, il est difficile d'admettre que ce soient là les traits d'Annibal, pour ce seul motif que l'un des
yeux parait un peu plus petit que l'autre.
Il convient enfin de mentionner une tête de marbre, assez semblable à la tête de bronze d'Herculanum, et que, pour des raisons qu'il n'a pas fait connaître,
Winckelmann regardait comme celle du fils d'Amilcar[7].
De ce qui précède on doit conclure que nous ne possédons d'Annibal aucun portrait réellement authentique[8]. Il est certain que le grand capitaine eut des
statues : Pline fait expressément mention de ces œuvres d'art[9] ; mais où sont-elles, et quand les retrouvera-t-on ?
En conséquence, il convient de laisser dans le monde de la fantaisie le médaillon édité par M. Firmin Didot[10], et ce buste, d'ailleurs magnifique, qu'on
admire ajuste titre dans la salle des Marronniers du palais de Versailles[11], buste qui, sans doute, fit partie de la collection jadis commandée aux
fabriques italiennes pour la décoration des résidences royales de France. L'envoi en fut fait vraisemblablement vers la fin du règne de Louis XIII ou dès
les premières années du règne de Louis XIV.
Dès lors, les antiques devaient demeurer en faveur. Fidèle au goût de ses pères, Louis XV, qui habitait alors les Tuileries, voulut aussi avoir son Annibal.
La statue fut bientôt exécutée, et placée dans le jardin du palais, où elle est encore aujourd'hui.
Si l'on entre dans le jardin par la grille de la place de la Concorde et que, après avoir dépassé le bassin, on jette les yeux vers l'angle de la grande allée à
gauche, on voit, sur son socle, un marbre signé SEB. SLODTZ, 1722 ; c'est Annibal.
Annibal est debout et tête nue ; de la main droite, il tient la hampe d'une enseigne romaine renversée ; il plonge les doigts de la main gauche dans le
boisseau d'anneaux des chevaliers romains ; il foule aux pieds les dépouilles des vaincus : des armes, des anneaux d'or, des boucliers, des aigles aux
initiales S. P. Q. R.
La pose est d'une noblesse extrême, et l'on en peut dire autant du visage. Quant au costume, c'est à peu près celui que nous avons restitué d'après les
textes (l. III, c. I), et sans connaître alors l'original de Slodtz. La seule différence essentielle consiste en l'addition d'une ceinture négligemment nouée
autour des reins.
Mais, si noble et si magistrale qu'elle soit, cette statue d'Annibal n'est qu'une œuvre d'imagination.
Un des accessoires du sujet est d'ailleurs de nature à soulever des critiques fort sensées : nous entendons parler du boisseau d'anneaux des chevaliers.
Lorsque nous esquisserons le tableau du champ de bataille de Cannes au lendemain de celte fameuse journée, nous démontrerons péremptoirement que
la tradition des trois boisseaux d'anneaux d'or doit être définitivement reléguée dans le domaine de la fable[12].
Il faut également considérer comme œuvres de pure fantaisie le grand tableau du Louvre représentant Annibal après sa victoire de Cannes[13], et le
magnifique dessin de Girodet[14]. Non plus que les sculpteurs, les peintres ne disposent d'aucune espèce de données qui puissent leur permettre de faire
une étude vraie de la tête d'Annibal[15], et, jusqu'à ce qu'une heureuse découverte leur apporte des documents sérieux, il leur sied d'imiter la prudente
réserve de David[16].
Quant aux inscriptions authentiques mentionnant le nom d'Annibal, nous n'avons rencontré que la suivante, dans les Inscriptiones Latinæ antiquissimæ
de Mommsen, Elogia, XXIX, Berlin, 1863[17] :
Q • F • MAXIMVS
DICTATOR • BIS • COS • V • CEN
SOR • INTERREX • II • AED • CVR
Q • II • TR • MIL • II • PONTIFEX • AVGVR
PRIMO • CONSVLATV • LIGVRES • SVBE
GIT • EX • IIS • TRIVMPHAVIT • TERTIO • ET
QVARTO • HANNIBALEM • COMPLVRI
BVS • VICTORIS • FEROCEM • SVBSEQVEN
DO • COERCVIT • DICTATOR • MAGISTRO
EQVITVM • MINVCIO • QVOIVS • POPV
LVS • IMPERIVM • CVM • DICTATORIS
IMPERIO • AEQVAVERAT • ET • EXERCITVI
PROFLIGATO • SVBVENIT • ET • EO • NOMI
NE • AB • EXERCITV • MINVCIANO • PA
TER • APPELLATVS • EST • CONSVL • QVIN
TVM • TARENTVM • CEPIT • TRIVMPHA
VIT • DVX • AETATIS • SVAE • CAVTISSI
MVS • ET • RE • MILITARIS • PERITISSIMVS
HABITVS • EST • PRINCEPS • IN • SENATVM
DVOBVS • LVSTRIS • LECTVS • EST

[1] Voyez Faber, Imagines ex biblioth. Fulvii Ursini, n° 63 ; — Haym, Tesoro Britannica, t. I, p. 143.
[2] Voyez quatre de ces pierres dans le Museum Florentinum, t. I, planche XXX, n° 4, 5, 6 ; et t. II, planche XII, n° 2. — On en remarquera une autre dans le
Cabinet d'Orléans, t. II, planche III.
[3] Voyez Gori, Inscrip. per Etrur., t. I, planche IV, n° 4.
[4] Nous avons (l. III, c. I) exposé les significations diverses attribuées à ce nom propre ; celle de Grâce de Baal doit décidément prévaloir.
[5] Visconti, Iconographie grecque, t. III, planche LV, n° 8.
[6] Visconti, Iconographie grecque, t. III, planche LV, n° 6 et 7.
[7] Cette tête de Winckelmann a été publiée dans le Raccolta d'antiche sculture restaurate, de Bartolommeo Cavaceppi, t. II, planche XXV.
[8] Tel est l'avis de M. Chabouillet, conservateur sous-directeur au Cabinet des antiques de la Bibliothèque impériale.
[9] Pline, Hist. nat., XXXIV, XV.
[10] Univers pittoresque, Afrique ancienne.
[11] Cette salle, dite aussi des Antiques, ou des Empereurs, est une vaste charmille voisine du Jardin du Roi. (Voyez la planche XCIV du Tableau descriptif
de Versailles, de Vaysse de Villiers, 1827.)
[12] Pour qu'on puisse admettre les faits que rapportent Pline, Florus et Tite-Live, il faudrait, dit M. Emile Belot (Histoire des chevaliers romains, Paris,
1866), que les Carthaginois eussent tué les 2.400 chevaliers romains des huit légions qui combattaient à Cannes, et que tous eussent porté l'anneau d'or. Mais
Tite-Live nous dit que cet insigne n'appartenait qu'aux plus illustres des chevaliers, et qu'un grand nombre d'entre eux échappèrent aux Carthaginois. —
L'anecdote qui nous présente les Carthaginois mesurant au décalitre les anneaux des chevaliers romains a donc toute l'apparence d'une mise en scène
imaginée à plaisir. Tite-Live a paru en tirer un argument dans le discours qu'il prête à Magon, mais on n'en peut tirer aucune conséquence pour l'histoire
réelle.
[13] Cette toile, de l'Ecole française, XVIIIe siècle, représente Annibal emportant les anneaux des chevaliers romains.
[14] .... Dessin admirable de M. Girodet, où il représente les Romains s'avançant, la pique en arrêt, sur Annibal, qui vient de succomber au poison. (M.
Firmin Didot, tragédie d'Annibal, Notes, p. 94.)
[15] Tel est l'avis de M. Daudet, conservateur adjoint au Cabinet des peintures, des dessins et de la chalcographie (musée du Louvre).
[16] J. L. David a représenté Napoléon Bonaparte, Premier Consul, franchissant, à cheval, le mont Saint-Bernard ; sur les rochers qui bordent la route sont
inscrits les noms d'Annibal et de Charlemagne. Le musée de Versailles possède l'original, ainsi qu'une copie par Verdier (1852).
[17] Nous avons fidèlement reproduit Mommsen, et M. Léon Renier, qui fait autorité en pareille matière, a bien voulu nous confirmer l'exactitude du texte de
l'inscription.
APPENDICES.
APPENDICE F. — DE L'ART DE L'ATTAQUE ET DE LA DÉFENSE DES PLACES
DANS L'ANTIQUITÉ.

Un exposé sommaire des méthodes poliorcétiques en usage dans l'antiquité devait nécessairement trouver place à la suite des premières pages d'une
Histoire d'Annibal, attendu que cette histoire militaire s'ouvre, en Espagne, par plusieurs sièges importants : ceux de Cartéja, d'Arbocala, de Salamanque,
de Sagonte ; et que, plus tard, durant leur longue occupation de la péninsule italique, les Carthaginois seront sans cesse contrariés dans leur marche par la
fermeté des places fortes et des postes.
Le lecteur qui se proposerait de faire de la question une étude approfondie aurait à consulter, parmi les Grecs : Polybe[1], Josèphe[2], Athénée, Biton,
Héron, Philon et Apollodore. M. C. Wescher, attaché au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale, vient de publier[3] une Poliorcétique
des Grecs, comprenant : la Mécanique militaire d'Athénée, la Construction des machines de guerre et des catapultes de Biton, la Bélopée et la
Chirobaliste de Héron, la Poliorcétique d'Apollodore. Ces divers traités sont suivis des écrits de l'anonyme inédit de Bologne, qui nous a laissé un grand
nombre d'extraits et d'analyses méthodiques des ouvrages d'Athénée, de Biton, de Philon, d'Apollodore. C'est ce dernier auteur que l'anonyme semble
avoir étudié de préférence.
Polybe, nous le savons, est né vers la fin de la deuxième guerre punique ; Athénée, Biton, Héron et Philon appartiennent à la grande période
alexandrine[4] ; par conséquent, les ouvrages de ces cinq savants, illustres à des titres divers, renferment tous les principes de l'art de l'attaque et de la
défense des places au temps d'Annibal. Quant à Josèphe, il est du siècle de Vespasien, et Apollodore, de celui d'Adrien.
Les auteurs latins nous ont aussi laissé des documents précieux touchant l'art poliorcétique. On ne lira pas sans intérêt Tite-Live[5], Quinte-Curce[6] et
Jules César[7] ; et l'on trouvera dans Végèce et dans Vitruve[8] d'excellents passages, confirmant de tous points les théories des Grecs.
Citons enfin, chez les modernes, Joly de Maizeroy, le père Daniel[9] et l'empereur Napoléon III[10].
L'art de l'attaque des places dans l'antiquité procédait d'après six méthodes distinctes : les surprises à l'aide d'intelligence ou de trahison ; l'escalade
environnante par surprise ; l'attaque de vive force avec escalade, ou attaque en couronne, qui ne pouvait réussir que contre les mauvaises places ;
l'attaque de vive force par escalade, au moment de l'assaut par les brèches ; le blocus ; l'attaque régulière pied à pied, ou le siège proprement dit. Les
anciens commençaient leurs opérations par un investissement complet de la place assiégée. Ensuite, pour se garantir des sorties des défenseurs et des
insultes de l'armée de secours, ils construisaient des lignes, à cinq ou six cents mètres des saillants. Ces lignes continues étaient en terre ou en
maçonnerie, le plus souvent en bois, et c'est la nature même des matériaux généralement employés qui leur a valu le nom de circonvallation et
contrevallation (vallum).
Le vallum (χάραξ) était une palissade faite de troncs d'arbres, qu'on plantait jointifs avec leurs branches accourcies et apointissées. Chaque élément formait
hérisson, et était assez semblable à un petit cheval de frise vertical. Cette palissade était d'ailleurs flanquée de castella lignea assez rapprochés : c'étaient
des tours de bois, ou blockhaus, qui, lorsqu'elles comptaient trois étages, portaient le nom de tristega. Leurs faces étaient percées de créneaux (fenestræ), et
l'étage supérieur, formant terrasse, était couronné d'un parapet (παρα-pectus) découpé d'embrasures (pinnæ). C'est surtout sur le front d'attaque que ces
castella étaient multipliés. Tous les points du pied des courtines étaient vus par des traits croisés, et cette série de tours de bois (que nous nommerons ceinture
tourellée) donnait aux assiégeants la base d'appui qu'ils trouvent aujourd'hui dans la première parallèle.

Les approches de l'antiquité, que Végèce désigne sous le nom générique de latibula, peuvent se classer sous deux chefs : les galeries et les abris mobiles.
Les galeries d'approches remplissaient l'office de nos boyaux de tranchées modernes, et fournissaient aux assaillants un abri voûté continu. Les Grecs
leur donnaient le nom de σίοά ; les Latins, celui de porticus. Elles étaient encore en usage au moyen âge, et connues alors sous la dénomination de
passavants ou galleries.
L'élément de la galerie couverte était la vigne (vinea)[11]. C'était une sorte de baraque ou cabane ayant la forme d'une treille[12], avec un toit incliné, en
planches ou en claies, supporté par des montants verticaux. Cette charpente de 4m,73 de longueur hors œuvre, 2m,07 de largeur et 2m,30 de hauteur,
était recouverte de cuir cru, ou d'un cilicium (étoffe de crin), qui la protégeait contre l'incendie. La vigne, dit le père Daniel[13], qui emprunte sa description
à Végèce, était longue de 16 pieds, haute de 8 et large de 7. Les bois qui la soutenaient n'étaient pas extrêmement gros, pour l'ordinaire, afin qu'on pût
plus aisément les transporter. On les couvrait aussi de cuirs par les côtés, contre les flèches des assiégés. On en préparait dans le camp plusieurs, que l'on
approchait ensuite les unes des autres, pour en former toute la longueur. Les vignes se disposaient, comme on le voit, bout à bout, et formaient une
communication couverte, analogue à la galerie blindée moderne, par laquelle on pouvait conduire le bélier jusqu'au pied des murs de la place. Les
galeries permettaient aussi d'attacher le mineur, et donnaient passage aux colonnes d'assaut[14].
Quel que fût le but à atteindre, l'assiégeant débouchait de la ceinture tourellée, et cheminait sous des galeries de vignes, dont le tracé décrivait sans doute
moins de lacets que nos boyaux modernes. Dès qu'il était à bonne distance, il se développait normalement à la direction générale de sa galerie et formait
un ouvrage de vignes, analogue à une parallèle et destiné à soutenir les machines et les travailleurs contre les sorties de la place. C'est dans ces ouvrages
parallèles, ou places d'armes (stationes), qu'on élevait les premières batteries de balistes et de catapultes, pour éloigner les défenseurs du rempart et
ébranler quelques pans des murailles. Nous avons assimilé la ceinture tourellée à une première parallèle ; la première des stationes était analogue à la
deuxième parallèle, où, de nos jours, se construisent les batteries destinées à éteindre le feu de la place assiégée. Sous la protection de l'artillerie
névrobalistique, qui lançait des traits, des poutres et des quartiers de roche, l'assiégeant continuait ses cheminements jusqu'au pied de l'enceinte. Mais les
effets de cette artillerie étaient parfois impuissants à déloger les défenseurs qui gênaient les travaux d'approches. En ce cas, l'assaillant s'efforçait de les
dominer du haut d'un agger, ouvrage analogue au cavalier de tranchée moderne, l'agger n'était ordinairement qu'un remblai de terre prise sur place ;
quand la terre manquait, et qu'il fallait cheminer sur le roc, on formait l'ouvrage de troncs d'arbres superposés par boutisses et panneresses, et les joints
étaient garnis de broussailles ou de gazon[15]. Les bas-reliefs de la colonne Trajane représentent un agger de bois.
Les anciens distinguaient trois espèces d'abris mobiles : les mantelets, les tortues et les criophores.
Le mantelet était une claie ou grand bouclier d'osier, ou encore un masque fait d'épais madriers, que l'assaillant maintenait devant lui pour faire obstacle
aux traits de l'assiégé. C'était une espèce de demi-cylindre vertical, présentant sa convexité à l'ennemi, formé de claies recouvertes de peaux, et muni de
trois roues, une à l'avant, deux à l'arrière. Ce chariot, qu'on poussait devant soi, fut en usage dès la plus haute antiquité[16].
La tortue était un hangar en charpente, recouvert de peaux et porté par un châssis roulant ; les roues obéissaient à un système assez compliqué de leviers
et de cordages. Cette machine, qu'on poussait partout où il était utile de protéger les travailleurs, servait soit au nivellement du terrain sur lequel devaient
cheminer les tours mobiles, soit au comblement des fossés. Elle permettait d'approcher, à couvert, du pied des murailles et d'en saper les fondements. On
remarquait dans les tortues une grande variété de disposition, et chacune de ces machines ingénieuses portait un nom de quadrupède, dû sans doute à la
manière dont elle opérait ses mouvements. C'étaient : le vulpes, l'œricius, la talpa, le caltus (gattus, catus, gate, caltuz, cataye, kas, cathouse, chat[17]), le mascalus,
qu'ont décrit César[18] et Végèce[19]. Cette tortue, dit le père Daniel, était bâtie sur quatre poutres couchées en carré, et, sur les quatre angles, on élevait
quatre autres poutres, une à chacun, qui soutenaient le toit, lequel était un dos d'âne, fait d'une forte charpente, couvert de lattes et puis de briques. On
mettait des cuirs crus par-dessus, contre le feu et contre les pierres qu'on jetait de la place. — La machine de siège appelée testudo, dit aussi
l'Empereur[20], était ordinairement une galerie montée sur des roues faites en bois de fort équarrissage, et couverte d'un solide blindage. On la poussait
contre le mur de la place assiégée. Elle protégeait les travailleurs chargés soit de combler le fossé, soit de miner la muraille, soit de faire mouvoir le
bélier.
Les criophores, ou machines bélières, étaient des édifices roulants, comprenant autant d'étages qu'il en fallait pour dominer, non-seulement les murs,
mais aussi les tours de la place assiégée. Au rez-de-chaussée étaient placés les engins démolisseurs ; aux étages supérieurs, les soldats et tous les engins
névrobalistiques[21]. Les criophores de l'antiquité s'appelaient tours mobiles, tortues bélières, hélépoles, etc. Quelques-unes de ces machines d'approches
avaient des dimensions considérables ; on en cite de 45 mètres de hauteur, qu'on faisait mouvoir à l'aide de cordages, après avoir aplani le chemin
qu'elles devaient parcourir. La plus célèbre des hélépoles est celle que Démétrius Poliorcète fit construire pour le siège de Rhodes (304 av. J. C). Au moyen
âge, on les nommait cancer[22], truie[23], mouton[24], lauditz, baffraiz, beffroi[25], bastille, bastillon, bastide, tour ambulatoire, lagurium, chat fortifié
(catus castellatus). Les chats en particulier (chas-chateilz, chas-chastiaux, chats-faux, chaffaux, eschaffaux) se construisaient généralement en bois vert, coupé sur place,
ce qui les rendait moins vulnérables aux projectiles incendiaires. On les appelait alors tours de fust[26], castels de fust[27], etc. Ces tours, dit Végèce[28],
ont quelquefois 30 pieds en carré, et quelquefois elles ont en largeur 40 ou 50 pieds. Elles sont si hautes qu'elles surpassent les murailles et même les
tours de pierre. Cette machine a plusieurs escaliers. Dans l'étage du bas, il y a un bélier pour rompre le mur ; à l'étage du milieu, elle a un pont fait de
deux poutres, et entouré de claies, qu'on abat tout d'un coup, entre la tour et la muraille, et sur lequel les assaillants passent dans la ville et se saisissent
des remparts ; sur les plus hauts étages sont des soldats qui ont de longs bâtons ferrés, et des archers pour tirer sans cesse sur les assiégés.
Les engins démolisseurs dont on faisait usage étaient : le bélier, la tarière, le corbeau, la falx muralis. Le bélier était une forte poutre, armée de fer, à
laquelle on imprimait un mouvement de va-et-vient horizontal, pour battre la muraille ennemie. A l'origine, elle était mue à bras, et poussée contre
l'obstacle par une troupe d'hommes agissant avec ensemble. Le premier perfectionnement fut la suspension du bélier à une poutre horizontale ; on couvrit
ensuite ce bâti de charpente ; la poutre fut suspendue, par des chaînes bélières, à la toiture des tortues. Quand le poids était trop fort, on la faisait rouler
sur des chapelets de galets portés par un plancher solide, ou reposant immédiatement sur le sol[29]. Quelques béliers avaient des dimensions
considérables : Vitruve attribue aux plus grands jusqu'à 60 mètres de longueur, et l'on sait qu'ils pesaient plus de 250 tonnes[30]. Ils pouvaient fournir
jusqu'à 200 chocs à l'heure, c'est-à-dire plus de 3 par minute. Cet engin redoutable fut connu, de toute antiquité, des peuples de l'Asie, et la prophétie
d'Ezéchiel[31] en fait mention. Les Grecs le nommaient κριός, κριοδόχη, νίκων, c'est-à-dire vainqueur des places assiégées, partout et toujours[32] ; les
Latins l'appelèrent equus[33], aries ou trabs aretaria ; le moyen âge, tref, carcamuse[34], fauteau, foutouer, mouton, bosson[35], etc.
La tarière (terebra, taretrus, τέρετρον) ne différait du bélier que par les armatures de la poutre mise en mouvement. Cette pièce de bois présentait, non plus une
tête pesante, mais une pointe métallique acérée, destinée à mordre les joints, à ébranler, à détacher les pierres de taille[36].
Lorsque le bélier et la tarière avaient suffisamment désagrégé la maçonnerie des murailles, on en achevait la démolition par le moyen du corbeau à
griffes, ou corbeau démolisseur (corvus demolitor). On donnait généralement le nom de corbeau à une grande perche suspendue par son centre de gravité,
armée de crocs, de pinces, etc. et qui pouvait saisir, enlever, arracher les matériaux. La falx muralis était une tête de bélier armée d'une pointe et d'un
crochet pour détacher les pierres[37]
Pour ouvrir une brèche, les mineurs de l'antiquité[38] se logeaient sous les fondations de la muraille, les déchaussaient, c'est-à-dire enlevaient la terre sur
laquelle elles étaient assises, puis les soutenaient au moyen d'étançons. Après avoir ainsi déblayé et étançonné une certaine longueur de l'enceinte, ils
remplissaient le vide de menus bois, enduits de matières inflammables et rapidement combustibles ; ils y mettaient le feu et se retiraient. Les étançons
consumés, le mur cédait à son propre poids et s'écroulait. La place était ouverte[39] !
A ces moyens d'attaque la défense opposait des sorties et les projectiles de son artillerie névrobalistique. Lorsque l'assiégeant battait enfin en brèche, les
défenseurs abaissaient devant leurs murs des matelas de jonc ou de paille, pour amortir les coups du bélier ; ils détournaient ou renversaient le terrible
engin au moyen de divers corbeaux, mains de fer et crochets analogues à celui qui portait au moyen âge le nom de loup ou louve. Cet instrument était un
fer courbe à tres fors dens aguz[40], une double mâchoire de fer, qui saisissait la tête du bélier et l'empêchait de battre. Les assiégés laissaient aussi
tomber sur le bélier des corps pesants, tels que disques d'airain, meules de grand diamètre, qui avaient pour effet de le désorganiser, souvent même de le
briser. Ils disposaient en même temps sur les remparts des machines dites catapultes, balistes[41], scorpions, lançant des pierres, des traits, toute sorte de
compositions incendiaires.
Considérées au point de vue de la nature du projectile, les machines névrobalistiques de l'antiquité se distinguent en lithoboles et oxybèles. Elles se
classent en monancônes et en ditones[42], pour ce qui touche aux différences essentielles de leurs dispositions organiques.
Les machines à deux tons étaient le plus ordinairement en usage, et l'artillerie antique en connaissait deux variétés : les euthytones et les palintones. Celte
dernière classification n'est point, ainsi que le veulent certains commentateurs, commandée par la diversité des formes de la trajectoire, mais se rapporte
à deux modes d'action de la corde archère. Les euthytones sont à tension directe ; la tension se fait à revers dans les palintones.
Le mode de fonctionnement des machines névrobalistiques est, à première vue, intelligible, et nous n'avons point à en donner ici la théorie. Qu'il nous
suffise d'indiquer au lecteur la collection de modèles de ces appareils restitués par M. le commandant De Reffye[43].
Les salles du musée de Saint-Germain montrent au visiteur, au rez-de-chaussée :
1° Une catapulte oxybèle, ditone et euthytone, dont les τόνοι sont en nerfs filés et tordus. Exécuté d'après les proportions mentionnées par les ingénieurs
antiques, Héron et Philon, cet engin donne au projectile une portée de 180 à 200 mètres. Le musée de Mayence possède une catapulte semblable, don de
l'Empereur des Français.
2° Une catapulte de même genre, mais de grand module, et n'ayant pas, sur son pied, moins de 2m,80 de hauteur. Quelques-unes de ces machines avaient
ainsi jusqu'à 6 mètres.
3° Une catapulte propre à lancer la flèche ou la pierre, à volonté, exécutée d'après un relief de la colonne Trajane. Montée sur un chariot, cette machine
de campagne peut lancer à 300 mètres une flèche d'un kilogramme, et ce projectile pourrait, dans ces conditions, traverser de part en part une vigne, deux
ou trois épaisseurs de clayonnage, un cheval, etc.
4° Un onagre lithobole et monancône, restitué d'après le texte d'Ammien Marcellin, et lançant à 250 mètres des pierres de 2 kilog. 500gr.
On peut aussi voir aux étages du musée de petits modèles de catapulte, de ballista romana et d'onagre sur chariot. Enfin, les reliefs de la colonne
Trajane, dont le moulage se trouve aussi à Saint-Germain, représentent plusieurs catapultes de campagne traînées par des chevaux, et en batterie sur des
remparts ou des aggeres.
En terminant, nous émettons le vœu que, pour compléter celte belle collection, S. M. l'Empereur daigne faire étudier et restituer quelques modèles de
machines d'approches et d'engins démolisseurs. Tous les documents poliorcétiques se trouveraient ainsi réunis, et cette vivification des textes grecs et
latins serait de nature à aider aux progrès de la science.

[1] Polybe, IX, fragm. XLI : siège d'Echine par Philippe ; XVI, fragm. XXIX-XXXIV : siège d'Abydos, aussi par Philippe ; VIII, fragm. V-IX : siége de Syracuse par Marcellus. — Le lecteur fera sagement
de n'accepter que sous bénéfice d'inventaire les conclusions du chevalier Folard (Histoire de Polybe de dom Thuillier, avec un Commentaire de M. de Folard, Amsterdam, 1753).
[2] Josèphe, Guerre des Juifs, IV, V : siège de Gamala par Vespasien.
[3] Imprimerie impériale, Paris, 1867.
[4] La période alexandrine se limite aux siècles d'Alexandre et d'Auguste.
[5] Tite-Live, XXXVIII : siège d'Ambracie (189 av. J. C).
[6] Quinte-Curce, IV : siège de Tyr (334 av. J.C.).
[7] Jules César, De Bello civili : siège de Marseille.
[8] Vitruve, X. — Cet auteur a traduit ou analysé les Grecs. Son texte n'est souvent qu'un calque de celui d'Athénée.
[9] Le père Daniel, Histoire de la milice française.
[10] Œuvres et Histoire de Jules César, passim.
[11] Les vineæ étaient de petites baraques construites en charpentes légères et revêtues de claies ou de peaux d'animaux. (Végèce, l. IV, c. XV.) — Dans un siège régulier, les vineæ étaient construites hors de
la portée des traits, puis on les poussait, les unes derrière les autres, vers le mur de la place attaquée ; c'est ce qu'on appelait agere vineas. Elles formaient ainsi de longues galeries couvertes, qui, tantôt placées
perpendiculairement au mur, et tantôt parallèlement, remplissaient le même office que les boyaux de communications et les parallèles dans les sièges modernes. (Histoire de Jules César, t. II, p. 105, notes.)
[12] Pline, Hist. nat., XIV, III. — On peut voir au musée de Saint-Germain différents exemples de l'emploi des vignes, et particulièrement les travaux d'approches de Jules César devant Uxellodunum (Puy
d'Ussolu).
[13] Histoire de la milice française, passim.
[14] Les vignes en usage au moyen âge se nommaient tauditz ou taudis. — Ensuite de quoi la dite Jeanne la Pucelle prit un coursier et un bâton à la main, puis mit en besogne chevaliers, écuyers et autres
gens de tous états, pour apporter fagots, huis, tables et autres choses nécessaires à faire taudis et approches contre la dite ville Ces taudis étaient ce qu'on appelait des galeries pour mener le canon à couvert
jusqu'au bord du fossé. (Le père Daniel, Hist. de la milice française, t. I, l. VIII.)
Cet engin [la vigne] fait on de bons ays et de merrien fort, afin que pierre d'engin ne le puisse brisier, et le cueuvre l'en de cuir cru, que feu n'i puisse prendre ; et cet engin est de huit pieds de lé, et seize de
long, et de tel hauteu que plusieurs hommes y puit entrer, et le doit l'en garder et mener jusques aux murs, et ceuls qui sont dedans foyssent les murs du chastel, et est moult proulfitable quand on le peut
approchier des murs. (Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du situe roy Charle, c. XXXV.)
[15] La terrasse (agger) était un remblai fait avec des matériaux quelconques, dans le but d'établir soit des plates-formes pour dominer les remparts d'une ville assiégée, soit des viaducs pour amener les tours
et les machines contre les murs, lorsque les abords de la place offraient des pentes trop difficiles à franchir. Ces terrasses servaient aussi parfois à combler le fossé. Le plus souvent les aggeres étaient faits de
troncs d'arbres entrecroisés et empilés comme le sont les bois d'un bûcher. (Histoire de Jules César, I. III, c. V, t. II, p. 105.)
[16] Le pluteus était encore employé par les Normands lors du siège de Paris en 886, ainsi que le témoigne ce passage du moine Abbon :
Mille struunt etiam celsis tentoria rebus,
Tergoribus collo demptis tergoque juvencum
Bis binos tressisve viros clypeare valebant,
Quæ pluteos calamus vocitat cratesque Latinus.
On se servit aussi, durant tout le cours du moyen âge, de grands boucliers clayonnés et curyés (recouverts de cuir), qu'on faisait porter et tenir debout, de la même manière qu'on dresse aujourd'hui des cibles
dans les écoles de tir. Les travailleurs et les arbalétriers s'abritaient derrière ces espèces de parapets mobiles. On distinguait l'oryx, le taillevas, la targe, le pavois. Un certain nombre de pavois juxtaposés
comme des gabions formaient une pavoisade (l'analogue de la gabionnade moderne), alias pavesade, pavessade, pavesage. Les valets d'armée chargés du transport et de la pose des pavois s'appelaient
pavoisiers ou pavesieux. Aujourd'hui encore, on se sert parfois d'un mantelet (à l'épreuve des balles), qu'on roule en tête de sape comme le gabion farci.
[17] Guillaume Guiart, Siège de Boves par Philippe-Auguste.
Li mineur pas ne sommeillent,
Un chat bon et fort appareillent.
[18] De Bello Gallico, II, X.
[19] De re militari, IV, XVI.
[20] Histoire de Jules César, l. III, c. VIII, t. II, p. 210.
[21] Les criophores sont des machines à la fois défensives et offensives, tandis que les autres abris n'ont que des propriétés défensives.
[22] Fuit cancer instrumentum ; in eo erat trabs magna ; solus cancer quingentos homines occupabat. (Chronique de Colmar, de l'an 1300.)
[23] La truie pouvait contenir cent hommes : C'estoyt, nous dit Rabelais, un engin mirificque, dedans la quadrature duquel pouoyent aisément combattre et demourer deux cens hommes et plus...
[24] A ce propoz de prendre chasteaulx, comment par aucuns engins fais de merrien, que l'on peut mener iusques aux murs, l'en peut prendre le lieu assailli : l'en fait un engin de merrien, que l'on appelle
mouton ; il est comme une maison faite de merrien, qui est couverte de cuirs crus, afin que feu ni puisse prendre, et, devant, cette maison a un grand tref (trabs), lequel a le bout couvert de fer, et le lieve l'en à
chayennes et à chordes, par quoy ceulz qui sont dedans la maison puent embatre le tref iusques aux murs, et le reirait on en airiere, quand on veult, en manière de mouton qui se recule, quand ilveut ferir, et
pour ce est il appelez mouton. (Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charle.)
[25] Froissart nous donne la description de deux beffrois construits par les Anglais au siège de la Réole : Les Angloys qui seoient devant cette place, et qui y furent neuf semaines, avoient fait charpenter deux
beffrois de gros merriens, à trois étages, et seant chacun beffroi sur quatre roëlles, et estoient ces beffrois au lez devers la ville, tout couverts de cuir bouilli... et avoient en chacun cent archers. Si menesrent les
Angloys à force d'hommes ces deux beffrois jusques aux murs de la ville ; car en tandis qu'on les avoit ouvrez et faits, ils avoient emplis les fossez si avant que pour conduire ces beffrois à leur ayse. Si
commencèrent ceux qui estoient en ces étages à traire à ceux qui se tenoient en défense, si rudement que nul ne s'osoit montrer aux défenses, s'ils n'estoient trez-bien armez et paveschez.
[26] Guillaume Guiart, Siège de Boves par Philippe-Auguste.
Li Roys faict tours de fust lever.
Là met sergeants qui toujours traient.
[27] Ogier l'Ardenois, Poème du XIIe siècle.
De l'ost a fait venir les carpentier,
Un grand castel de fust fist comenchier
Sur quatre roes lever et batiller....
[28] Traduction du père Daniel, Hist. de la milice française, t. I, l. VII.
[29] Vitruve, X, XIII et passim.
[30] Lors du siège de Carthage par les consuls Manlius et Censorinus, en 146, il fallut 6.000 hommes pour mettre en mouvement le bélier romain. (Voyez Appien, De Rebus Punicis, XCVIII.)
[31] Ezéchiel, IV, 23 ; XXVI, 9. — Septimius Florens et Vitruve attribuent néanmoins l'invention du bélier aux Carthaginois.
[32] L'usage du bélier ne se perdit point lors de l'invention de la poudre, et l'on peut encore aujourd'hui s'en servir en maintes circonstances. — Une nuit de l'hiver de 1524 à 1525, le marquis de Peschière
employa de grosses poutres bélières pour ouvrir en trois endroits le mur d'enceinte du parc du château de Mirabel, dans lequel François Ier avait enfermé son parc et ses bagages. Chacune des poutres était
manœuvrée par une compagnie entière, et les brèches, de cent brasses chacune, ne purent être achevées qu'au jour. (Napoléon III, Œuvres, t. IV, p. 185.)
[33] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
[34] Arietes carcamutas vulgo resonatos. (Abbon, Siège de Paris par les Normands.)
[35] Poème provençal : Siège de Beaucaire par Simon de Montfort.
A la santa Pasca es los bossus tendutz,
Ques be loues e ferratz, e adreitz, e agutz,
Tant fer, e trenca, e briza que lo murs es fondutz.
[36] Vitruve, X, VII et XIII.
[37] Végèce, IV, XIV. — Voyez aussi Hist. de J. César, l. III, c. VI, t. II, p. 128.
[38] Les Grecs donnaient au soldat mineur le nom de μεταλλικός ou μεταλλεύς ; les Latins, celui de cuniculutor ou cunicularius ; Tite-Live l'appelle aussi munitor. Guillaume le Breton, l'auteur de la
Philippide, a fait de ce mot minator, et Philippe Mouske, minour. En France, les mineurs furent tour à tour appelés francs-taupins, pionniers, vastardeurs, hurons, etc.
[39] Les choses se passaient encore ainsi au moyen âge. (Voyez dans la Philippide de Guillaume le Breton, l. VII, le récit de la ruine d'une tour de Château-Gaillard.) Duguesclin usait aussi, à l'occasion, des
procédés antiques, témoin ce récit de la prise du château de Meulan :
Bertran du Glaiequin fist fort la tour assaillir ;
Mais assaut ne les fit de rien nulle esbabir.
...............................
Adonc fist une mine, et les mineurs fouir ;
Et les faisoit garder c'on ne les puit honnir ;
Et les mineurs pensèrent de la mine fornir :
La terre font porter et la mine tenir,
Si que cil de la tour ne les porent veir.
Tant minerent adonc, ce sachiez sans faillir.
Que par desouhz les murs pueent bien avenir.
Desoubz le fondement font la terre ravir,
A fors eschanteillon la tirent soustenir ;
Grans, baux, fors et pesans y ont fait establir.
Dont vinrent li mineur, sans point de l’alentir,
Et dirent à Bertran : Quand vous aurez desir,
Sire, nous vous ferons cette tour-ci cheir.
— Or tost, ce dit Bertran, il me vient a plaisir ;
Car puisque cil dedans ne veulent obeir,
Il est bien de raison c'on les fasse morir.
Les mineurs ont bouté à force et à bandon
Le feu dedans la mine ; a lors division.
Li bois fut très bien oint de graisse de bacon,
En l'eurre qu'il fut ars, si con dit la chançon,
Cheit la haulte tour....
(Chronique manuscrite de Dugueslin.)
[40] Christine de Pisan, ouvrage cité.
[41] La catapulte, la baliste et la fronde sont de l'invention des Syro-Phéniciens. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.) — Strabon rapporte aussi que les Phéniciens importèrent la fronde aux îles Baléares.
[42] Ditones, c'est-à-dire à deux tons. Le ton (τόνοι) est l'écheveau de nerfs filés ou de cordes de boyau dont la torsion imprime une force de détente aux bras et, par suite, à la corde archère.
[43] C'est à l'extrême obligeance de M. le commandant De Reffye, officier d'ordonnance de l'Empereur, que nous devons la majeure partie de ces documents.
APPENDICES.
APPENDICE G. — NOTICE ETHNOGRAPHIQUE.

Dès qu'on aborde un sujet d'histoire, on se sent fatalement entraîné à considérer sous leurs faces les plus saillantes les objets si divers dont est semée la
route à suivre, et ce n'est point se rendre coupable de hors-d'œuvre que d'effleurer, en passant, l'étude des questions importantes qui se rattachent au sujet
principal. C'est ainsi que, en écrivant les premières pages de la vie d'un grand homme de guerre, nous avons dû parfois nous arrêter en présence des
grands phénomènes ethnographiques dont nos yeux étaient frappés. Rien ne tient en éveil l'intérêt de l'observateur comme les travaux qui se proposent
l'analyse de la nature de l'homme, ou la détermination de sa fin, et surtout de sou origine ; mais rien non plus ne présage à ses efforts plus de déboires et
d'insuccès.
Fixer sur la carte du monde le vrai point de départ de l'histoire ; débarrasser de ses langes l'humanité primitive, en retracer la rude enfance, en suivre, à la
surface du globe, les migrations et les modifications ethnogéniques ; enfin, connaissant les ramifications extrêmes de la souche adamique, dresser la
généalogie de toutes les races contemporaines : tel est l'énoncé du grave problème qui s'impose aux sciences historiques et qui, disons-le nettement,
attend encore le préambule d'une solution.
De quelles lumières s'éclairer pour remonter ainsi le cours des âges, au milieu de tant de ténèbres épaisses ? A quels guides se confier, si l'on tient à ne
point s'égarer dans le mystérieux enchaînement des événements antéhistoriques ? C'est encore la Genèse qui nous met aux mains le fil le plus sûr ; mais
ces pages d'un livre inimitable, et qu'on ne consulte jamais en vain, sont d'une concision que ne sauraient racheter ni la richesse ni la fermeté du style ;
l'interprétation en est excessivement ardue, et celte difficulté même a donné naissance aux systèmes les plus divers. Les premiers commentateurs des
textes bibliques sont ces Pères de l'Eglise, si grands dans leur simplicité, dont les savants de nos jours refusent souvent d'admettre les théories. Où se
trouve donc la vérité, objet de tant de recherches ardentes ?
Le XVIIIe siècle croyait avoir retrouvé en Egypte et en Phénicie les sources de toutes les civilisations du globe ; la Grèce apparut ensuite comme le
prototype des sociétés humaines ; on flotta quelque temps dans ces indécisions. L'expédition du général Bonaparte avait remis l'Égypte en faveur ; le
livre de Movers rendit aux Phéniciens la vogue qu'ils avaient perdue. Aujourd'hui, l'on prône l'Assyrie et la Babylonie ; mais ces hypothèses ne sont pas
les dernières. William Jones, Schlegel et Creuzer avaient préconisé les Indes, et, mettant à profit l'étude sérieuse que Burnouf et Bopp ont faite des
Védas, M. le baron d'Eckstein place décidément aux Indes le berceau des peuples primitifs, sans toutefois pouvoir en préciser la position. Toute
incertitude semblait devoir disparaître, quand des observations multipliées attirèrent l'attention des ethnologistes vers des régions longtemps inexplorées :
nous avons nommé les deux Amériques. Est-ce en quelque point du nouveau monde qu'il convient enfin de cantonner et d'asseoir les hypothèses ? Il
serait téméraire de l'affirmer, mais, en tout état de cause, nous ne saurions nous dispenser de tenir grand compte des découvertes de M. Brasseur de
Bourbourg. Les écrits de ce savant chercheur sont d'autant plus séduisants qu'ils ne semblent tendre au développement d'aucune idée préconçue, à la
défense d'aucun parti pris. L'auteur se borne à exposer ce qu'il a vu, de ses yeux, au Yucatan et au Mexique, et sa vaste érudition lui permet d'établir des
rapprochements saisissants entre le nouveau monde ct l'ancien. Il en induit la réalité d'un grand phénomène ethnologique, celui des antiques migrations
humaines dirigées de l'Occident vers l'Orient.
Dans cet ordre d'idées, les rivages de la mer des Caraïbes auraient été le foyer de la plus vieille civilisation du globe. Chassées de leur pays natal par une
longue suite de cataclysmes, les races américaines se seraient réfugiées en Afrique et en Europe, et cela de 6000 à 4000 ans avant notre ère.
Le fait de ces grandes commotions ethnologiques ne détruit nullement la tradition suivant laquelle le plateau de l'Asie doit être considéré comme le
berceau de l'humanité. Ce que nous avons dit plus haut (I. III, c. II) n'est point faux ; nous avons énoncé des lois dont on ne saurait méconnaître la
puissance. Très-certainement, en effet, il règne à la surface du sphéroïde terrestre un système de courants humains, intermittents et, le plus souvent,
latents, mais dont les tendances sont toujours manifestes, et qui, à la manière des courants magnétiques, dessinent sur la sphère des courbes qui se
ferment. De plus, en ce qui concerne notre Europe, ces flux adamiques se portent invariablement de l'est à l'ouest et du nord au sud.
Ces observations, si exactes qu'elles soient, ne déterminent toutefois qu'un élément de la courbe générale, et l'on se demande toujours quelle est la loi
providentielle qui régit d'une manière absolue l'ensemble des grands mouvements ethnologiques. II ne suffit point, pour fonder la science, d'étudier le
régime d'un cours secondaire ; il faut aborder le torrent maître, en tracer le thalweg, en suivre les méandres et les contre-courants, en fixer les remous et
les points morts ; il est indispensable de ne plus hésiter entre l'amont et l'aval, de reconnaître les débordements, les ravages ou les fécondations qui
s'opèrent sur de vastes espaces ou sur des points isolés.
Assurément, la science est encore loin d'atteindre le but qu'elle se propose ; mais elle est dans sa voie et doit redoubler d'efforts. Bientôt peut-être elle
établira la concordance de la Genèse et du Teo-Amoxtli[1], et les textes mexicains mettront en pleine lumière les grandes beautés du récit mosaïque. Pour
nous, profitant des données certaines dont peut disposer aujourd'hui l'enfance de cette science ethnologique, nous rechercherons l'origine des peuples
dont la guerre d'Annibal a suscité le rapprochement violent : des Phéniciens, des Libyens, des Imazir'en, des Espagnols et des Gaulois.
En ce qui concerne les Phéniciens, est-il actuellement possible de remonter, jusqu'à ses sources premières, le courant des événements ethnogéniques ?
Nous avons dit (l. I, c. I) que les Chananéens, fils de Cham, avant de se fixer sur les côtes de Syrie, avaient habité les plaines qui s'étendent de la
Méditerranée jusqu'au Tigre, et du mont Caucase à la pointe méridionale de l'Arabie. Nous avons ajouté (l. I, c. II) qu'ils paraissent avoir erré dans ces
régions de l'Asie occidentale jusque vers l'an 3000 avant l'ère chrétienne, époque de la fondation de Tyr par Baal ou Belus.
Mais quelle était l'origine de ce Belus ? D'où venaient ces Chananéens nomades quand, pour la première fois, ils plantèrent leurs tentes sur les bords du
Tigre et de la mer Rouge ? En d'autres termes, quel est le berceau de la race phénicienne, race que rien ne rattache aux autres populations de l'Asie ?
Pour essayer de répondre à ces questions ardues, il convient de se souvenir que, suivant Diodore de Sicile[2], Belus, l'archégète phénicien, était fils de
Neptune et de Libya. C'est donc vers l'ouest qu'il faut chercher les traces de ses premiers pas ; c'est l'Atlantide et l'Afrique septentrionale qui furent sans
doute le pays de ses ancêtres. Dans cet ordre d'idées, M. Brasseur de Bourbourg n'hésite pas à pousser plus à l'ouest encore. Il observe que la Phénicie
présente des analogies frappantes avec l'antique Amérique ; que les idées, les cultes, les cosmogonies de ces deux régions du globe offrent, à chaque
instant, sinon des identités, du moins des similitudes remarquables. Les monuments eux-mêmes semblent témoigner d'une civilisation commune.
Ces prémisses posées, la conclusion ne se fait pas attendre. Venus des bords de la mer des Caraïbes, foyer d'une civilisation depuis longtemps éteinte, les
Phéniciens, fds de Cham, auraient habité, durant des siècles, cette célèbre Atlantide, dont la mer des Sargasses nous révèle aujourd'hui les contours. Ils y
auraient hérité de la puissance des Cares, les premiers navigateurs connus, les maîtres du vieux monde. Dans ces âges reculés, un bras de mer étroit
séparait seul l'Afrique du continent englouti sous les eaux, et dont nous voyons encore émerger les sommets supérieurs, aux îles du Cap-Vert, aux
Canaries et aux Açores. Les fils de Neptune le franchirent, et firent de la terre libyque leur nouvelle patrie[3].
Maîtres de l'Afrique septentrionale, ils eurent la gloire d'y fonder une civilisation brillante, dont les reflets éclairèrent l'Orient et la Grèce. Mais cette
prospérité devait s'éteindre : les fils de Libya et de Neptune se heurtèrent un jour aux Egyptiens, et Belus, battant en retraite devant des forces
supérieures, dut chercher un refuge en Asie, où nous le retrouvons à l'aurore des temps historiques.
En présence des indécisions des philologues et des historiens, qui ne savent où placer le berceau des fils de Chanaan, nous adoptons volontiers les idées
séduisantes de M. Brasseur de Bourbourg.
Nous avons exposé (l. I, c. IV) que les Libyens sont des Chamites, ainsi que les Phéniciens, leurs aînés. Chanaan, en effet, est bien un fils de Chain, tandis
que Laabim, fils de Mesraïm, n'en est que le petit-fils[4]. Ce simple degré de filiation correspond sans aucun doute à des divergences considérables de
temps, de lieux, de circonstances ethnogéniques de toute nature. Il faut observer toutefois que la race libyenne est d'une haute antiquité, et paraît
inséparable, dans le souvenir des prophètes, des races issues directement de Cham. Les nations de Phuth et de Libye venaient, dit Nahum[5], au secours
de Ninive.
Ce passage de Nahum semble d'ailleurs indiquer que Laabim assit ses premiers établissements au cœur de l'Asie, Quelles évolutions eut-il à accomplir
ensuite, avant de parvenir jusqu'à l'occident de l'Afrique, et, dans ce but, quelles voies dut-il suivre ? On ne saurait le dire exactement, mais il est
constant qu'il fut, de très-bonne heure, maître de la contrée à laquelle il a laissé son nom[6], et que, navigateur intrépide dès sa première enfance, il
poussa ses voyages de découvertes jusque dans le nord de l'Europe[7].
La puissance des Libyens était vraisemblablement à son apogée lorsque le mythique Antée, leur souverain, vit sa marine ruinée par les Phéniciens
victorieux. Ce désastre n'anéantit heureusement point la race, qui demeura, sans se disperser ni dégénérer, sans rien perdre de son caractère original,
durant la domination antéhistorique des fils de Chanaan.
Ainsi que nous l'avons raconté (l. I, c. IV), les compagnons d'Elissa, qui abordaient, au IXe siècle, aux rivages d'Afrique, furent surpris d'y trouver, au lieu
de hordes sauvages, un peuple depuis longtemps sorti des ténèbres de la barbarie, et déjà en possession d'une civilisation brillante[8].
Bien des lois, dans le cours de cette étude historique, nous avons eu l'occasion de mentionner le nom du peuple amazir' ; bien des fois nous nous sommes
plu à esquisser incidemment quelques traits de son caractère original, à effleurer, en ce qui le concerne, des problèmes d'ethnographie depuis longtemps
posés[9].
Maintenant, il convient de reprendre et de grouper nos dires, de rassembler tous les arguments que nous avons disséminés le long de ce récit, de fournir,
s'il se peut, des preuves nouvelles et décisives à l'appui des faits dont nous poursuivons la démonstration.
Et d'abord, quel est le vrai nom patronymique d'une race que les auteurs anciens et les auteurs modernes affublent de tant de noms divers ? Ces Imazir'en,
que, d'après les Arabes, nous nommons aujourd'hui Kabyles et Touareg, les Égyptiens les appelaient Tamehou ou Tahennou[10] ; les Grecs, Νομάδες[11],
Μασσυλέοι, Μακκαΐοι, Μασσύλοι, Μασυλεΐς[12], Μάσικες[13] ; les Latins, Numidæ, Massyli[14], Maxitani[15].
Les Égyptiens, les Grecs, les Latins, les Arabes, les connaissaient aussi sous le nom de Berbères[16].
La science qui s'attache à la recherche des sources ethnographiques doit, à notre sens, répudier les désignations de Tamehou, de Nomades ou Numides, de
Kabyles et de Touaregs, qui ne sont point des expressions de nationalité, mais des surnoms que le vainqueur tirait ordinairement des coutumes du peuple
vaincu. Quant au nom de Berbères, il y a matière à discussion. Est-ce bien un ethnique ? N'est-ce point simplement la corruption du mot Barbare, que les
Grecs et les Romains avaient coutume d'appliquer aux nations avec lesquelles ils étaient en guerre[17] ? Nous n'hésitons pas à nous prononcer en faveur
de ce dernier sens, et, par suite, ne reconnaissons pour véritables ethniques que les noms de Μασσύλοι, Massyli, Maschuasch, et autres analogues, dans
lesquels se retrouve d'une façon patente la racine du nom national Amazir', le seul nom dont nos populations algériennes reconnaissent aujourd'hui la
légitimité.
Cela posé, la race tamazir't a-t-elle une langue à elle, des monuments distinctifs, une histoire ? Il est permis de répondre affirmativement.
Nos Imazir'en de l'Algérie parlent encore cet idiome, qu'entendaient jadis toutes les populations de l'Afrique septentrionale[18], et dont on a fait
récemment une étude sérieuse. Le dictionnaire[19] et la grammaire[20] en ont été restitués d'une manière satisfaisante, et l'on en peut pénétrer le génie
original. Nous exposerons plus loin les conclusions que la philologie est en droit de formuler à cet égard.
Quant aux monuments, les nations thimazirin en auraient laissé de considérables, s'il faut s'en rapporter à l'autorité de quelques savants. On leur attribue
la construction des pyramides d'Egypte[21], ces colosses de pierre avec lesquels le Tombeau de la Chrétienne[22] et le Medracen[23] ne sont pas sans
analogie. M. Daux a aussi rencontré, sur le sol de la Régence de Tunis, entre Sousa et Kaïrowan, un petit monument sans porte ni fenêtres, voûté en
encorbellement, qu'il incline à croire d'origine berbère, et de la plus haute antiquité. Pour les édifices de moindre importance, on se fera facilement une
idée du style amazir' si l'on étudie l'architecture des villes de la côte algérienne, des villages de la grande Kabylie et des q'sour du S'ah'râ.
Nous possédons aussi quelques monuments épigraphiques provenant de ce peuple si longtemps oublié. Depuis la découverte de l'inscription bilingue de
Thugga[24] et de celle de Djerma[25], on a trouvé, dans les ruines d'Ain Nechma, près de Guelma, un grand nombre de pierres portant, d'une part, des
caractères puniques, de l'autre, des tifinar'[26]. L'écriture tamazir't n'était donc pas perdue ; quelques habitants de notre Algérie en avaient gardé la
tradition, comme M. de Saulcy put s'en convaincre en rapprochant de l'inscription de Thugga la correspondance d'un certain Othman Khodja, d'Alger[27].
En 1845, le colonel Boissonnet se procurait, au Touat, un alphabet berbère[28], lequel a été ultérieurement rectifié, augmenté, et dont on connaît
aujourd'hui toutes les lettres, ainsi que la valeur de chacune d'elles. Grâce aux études du colonel Hanoteau[29], les philologues peuvent interpréter les
inscriptions thimazirin qu'on découvre chaque jour en Algérie[30]. Outre l'épigraphie tumulaire et votive, la science dispose aussi des devises que portent
les boucliers des Touareg, et des légendes de leurs bracelets. Il n'est pas non plus inutile d'étudier les tatouages des Touareg et des Kabyles, lesquels ne
sont pas uniquement des signes empruntés aux symboles du christianisme[31].
L'histoire de la nation tamazir't a pu, en grande partie, être restituée[32], et il y a lieu d'espérer que des études ultérieures permettront d'en combler les
lacunes. Les annales de cette race sont étroitement unies à celles de tous les peuples qui, successivement, ont dominé l'Afrique septentrionale : elles se
mêlaient naguère aux bulletins de l'armée française, comme elles s'imposaient aux chroniques arabes du moyen âge ; comme elles pénétrèrent jadis au
cœur du récit des guerres de Cartilage et de Rome. Au temps de la deuxième guerre punique, les Imazir'en prennent une part active aux événements
politiques et militaires, et nous verrons en scène de grands personnages historiques, alliés ou ennemis d'Annibal : Syphax, Tychée, Masinissa. A l'époque
de la fondation de Carthage, on se le rappelle, les monarchies berbères étaient depuis longtemps constituées, et l'histoire enregistre déjà le nom d'un
prince de cette race. Remontons encore plus haut le cours des âges, et nous assisterons à la lutte héroïque que le peuple amazir' soutint contre les forces
de Sésostris, le chef de la dix-neuvième dynastie des rois d'Egypte (1491 ans avant Jésus-Christ)[33].
Ce n'est pas tout : nous avons des documents plus anciens, et d'excellents esprits voient des Imazir'en dans ces populations africaines qui, à une époque
inconnue[34], envahirent la basse Egypte et y assirent leur domination[35]. Ces événements remontent vraisemblablement à l'antiquité la plus reculée,
puisque Pline nous montre les envahisseurs armés de simples bâtons[36], servant probablement de manches à des lames de silex[37]. Les guerriers qui
soumettent l'Egypte sont donc encore à l'âge de pierre.
On est en droit d'admettre que la race tamazir't est l'une des plus vieilles branches de l'espèce humaine. Mais quelle en est l'origine ? Quel est le sang qui
coule dans ses veines ? Nous n'hésitons pas à nous prononcer pour celui de Japhet. Et, en effet, abandonnant toute critique du passage de Strabon dont
nous avons invoqué l'autorité[38], renonçant aux données de la version de Salluste, si vivement battue en brèche par Movers[39], et qui, suivant M. Vivien
de Saint-Martin[40], accuse une absence complète de discernement historique, nous procéderons par voie d'élimination.
Les Imazir'en ne sont point des Sémites, ainsi que le veulent les généalogistes musulmans, et principalement Ibn-Khaldoun[41] ; la saine philologie
répudie absolument de semblables hypothèses. M. Ernest Renan, que nous avons consulté, a bien voulu nous répéter très-fermement ce qu'il écrivait il y
a quelques années[42], savoir : que la langue berbère n'est certainement pas sémitique[43].
Nos Kabyles et nos Touaregs seraient-ils des descendants de Cham ? Non, car les Chamites égyptiens ne parlent point leur langue et repoussent toute
idée de parenté avec eux[44]. Ils les appellent Barbares.
Ce nom seul, dont la racine tient essentiellement au sanscrit (war, la guerre), suffirait à décider en faveur d'une origine indo-européenne ; mais nous avons
d'autres preuves, apportées par la science égyptologique. Il y aurait lieu d'admettre, dit expressément M. Alfred Maury[45], que les Tamehou
appartenaient à notre race. M. de Rougé émet à ce sujet une opinion semblable. M. Henri Martin admet que les envahisseurs de l'Afrique étaient
purement Aryas ; M. Broca et le général Faidherbe leur attribuent une origine européenne pré-aryenne. Ces deux opinions ne sont pas, comme on
pourrait le supposer, exclusives l'une de l'autre. La Libye, en effet, a subi des invasions d'hommes blonds venus directement de l'extrême Nord, mais
aussi des conquêtes de populations septentrionales modifiées en leur essence par une longue influence aryenne, c'est-à-dire de hordes galliques[46].
Bien avant la venue des Teutons et des Cimbres, qui épouvantèrent tant le monde romain ; avant les grandes invasions kimriques parties des bords de la
mer Noire ; au milieu de la nuit de ces âges de pierre, dont la durée confond notre imagination, de larges et impétueux torrents humains portaient vers le
sud-ouest de l'Europe des masses innombrables, issues de cette race qu'on appelle gallique. Obéissant aux instincts de leur sang, ces hommes, qui
formaient l'avant-garde de nos ancêtres, se répandirent tumultueusement en Gaule, tendirent la main à leurs frères d'Angleterre et d'Irlande[47], et
inondèrent la péninsule ibérique. A cette époque, il n'y avait pas encore de détroit de Gibraltar[48] ; aucune solution de continuité n'arrêtant ces bandes
intrépides, elles arrivèrent en Afrique et s'y installèrent à demeure.
Ascendants directs de ces Gallas, qui dominent aujourd'hui l'intérieur du continent africain, les Galls des temps primitifs ont laissé sur la côte
septentrionale des traces non équivoques de leur passage, et nous retrouvons aujourd'hui leurs monuments mégalithiques, ces dolmens, ces cromlechs,
dont ils semèrent jadis le sol de notre Algérie[49]. Et si l'on fouille ces antiques sépulcres, qu'y découvre-t-on ? Des terres cuites, étranges dans leur
simplicité, qui semblent avoir servi de modèles à celles qu'on exhume çà et là en France. Et celles-ci semblent avoir inspiré l'art céramique de nos
Kabyles contemporains. Qu'on range sur une même étagère une poterie de Roknia, une du mont Beuvray, une autre enfin fabriquée hier à Fort-Napoléon,
et l'on sera frappé de l'identité des formes, de l'air de famille des motifs d'ornementation, de l'analogie du style dans la disposition des stries.
Rapprochons de leurs nécropoles les villes de ces anciens habitants de l'Afrique ; voyons les maisons après les tombes. Ces demeures primitives se
nomment mugalia[50], mapalia[51]. Or ces expressions ne sont pour nous que les transcriptions latines de ma-g-All et ma-b-All, la maison de l'All, la
hutte gallique[52].
Mais ce ne sont pas là nos meilleurs arguments ; c'est sur le résultat de nos observations topologiques[53] que nous voulons surtout fonder notre dire. Les
noms que l'homme primitif donne aux lieux qu'il occupe sont tirés des circonstances physiques qui les caractérisent, ou portent simplement l'empreinte
du nom de sa race. Dans cet ordre d'idées, nous mettons en regard une carte d'Europe et une carte d'Afrique ; nous procédons à une étude comparée de
l'Angleterre et de la Kabylie, de la France et du Soudan, et, de part et d'autre, nous observons que les mêmes accidents du sol s'expriment par des
dénominations, non point semblables, mais identiques. Nous avons réuni plus de cinq cents exemples de ce fait remarquable dans un Mémoire que nous
présenterons prochainement à l'Institut. Ce n'est point ici le lieu de produire cette longue nomenclature comparée ; citons cependant quelques-uns de ces
faits topologiques dont nous avons déduit une loi.
Prenons le fleuve qui arrose Londres, la Tamise, en latin Tamesis. Combien compte-t-on en Algérie de rivières Tamassin ou Temacin ? On ne saurait le
dire ; on en rencontre partout. C'est que, suivant le génie des langues européennes, le cours d'eau[54] se désigne d'une manière uniforme sous le nom de la
race riveraine, de cette race tamazir't qui, avant de s'établir en Afrique, occupait l'Angleterre.
Le cours d'un fleuve vient-il à s'infléchir, à s'arrondir, à découper la terre ferme en forme de promontoire, les Imazir'en donnent à la portion de territoire
ainsi arrosée en cercle le nom significatif de traskoun (cap femelle arrondi). Il y a ainsi un traskoun au sud de Medea, là où le Baroura conflue à l'oued el-
Arach. De même, en France, on rencontre un Tarascon au point où le Rhône décrit une conque tournant sa convexité vers l'ouest ; on trouve un autre
Tarascon là où le cours de l'Ariège, précédemment dirigé du sud-est au nord-ouest, se recourbe et coule droit vers le nord.
Une montagne affecte-t-elle la forme conique ou pyramidale, c'est pour le Kabyle un babor, ou mieux un brbr[55]. Telle est la racine première du nom
des villes de France bâties sur des hauteurs prononcées, telles que Brbr-Ax (Bibrax, vieux Laon)[56], Brbr-Ak't (Bibracte, mont Beuvray), etc. Une chaîne présente-
t-elle deux pics voisins, et de cachet semblable, la désignation du plus petit des deux est frappée de la préfixe femelle ta : il s'appelle Tababor ou Tabor.
N'avons-nous pas dans nos Alpes un mont Tabor, dont l'altitude semble modeste à côté de celles du mont Blanc et du Viso ? Nous pourrions multiplier
les exemples, mais il convient de nous arrêter ici, en renvoyant le lecteur à notre Mémoire spécial[57].
Nous ne saurions, d'ailleurs, terminer ce rapprochement entre Gaulois et Imazir'en sans signaler l'analogie de leurs armes, de leurs bracelets, de leurs
costumes nationaux. Jules César admirait chez les Imazir'en d'Afrique la manière de combattre de l'infanterie et de la cavalerie combinées[58] ; mais il
avait jadis rencontré sur le Rhin des guerriers dont la tactique était exactement la même[59]. Enfin ces peuples, que séparait la Méditerranée, éloignés l'un
de l'autre, inconnus l'un à l'autre, construisaient sur le même modèle des baraques faites de branchages et recouvertes de roseaux ou de paille[60]. Que
conclure de ces faits, sinon qu'une communauté d'origine peut seule les expliquer ? Nous mentionnerons aussi les preuves qui peuvent surgir des études
de craniologie comparée ; nous demanderons aux anthropologistes si la similitude des coutumes gynécocratiques de la Kabylie et de la Gaule antique
n'est pas un témoignage qu'il convient d'enregistrer[61]. Enfin, pour nous faire pardonner l'audace de notre théorie gallo-tamazir't, nous invoquerons
l'autorité de M. Vivien de Saint-Martin, estimant que, dans les rapprochements ethnologiques, il doit être laissé la plus large part à l'intuition.
Nous avons exposé (l. I, c. X) le tableau des invasions diverses qui, à des époques perdues dans la nuit des âges, ont concouru au peuplement de la
péninsule ibérique. Nous avons montré les Galls (vers l'an 1600 avant Jésus-Christ), les Phéniciens (1500), les Grecs (1270), les Massaliotes (600), les Carthaginois
(500), venant successivement rafraîchir la sève des aborigènes. Les Galls furent, comme on le voit, les premiers envahisseurs ; ils dominèrent longtemps
le pays, à ce point que le nom de Celtibère (Kelt-iberen) fut souvent pris, dans l'antiquité, pour synonyme d'Espagnol[62].
Or quelles populations nos ancêtres ont-ils ainsi refoulées par delà les Pyrénées ? Quels sont, pour mieux dire, les premiers habitants de l'Espagne ? On
les désigne ordinairement sous le nom générique d'Ibères ; mais cette dénomination celtique[63] n'apporte aucune donnée bien claire touchant leur origine
et leur filiation. Quelques auteurs catholiques prétendent que l'Espagne doit rattacher sa population primitive à la descendance de Thubal, l'un des fils de
Japhet[64]. C'est de là, disent-ils, que la péninsule a tiré le nom de Sétubalie, sous lequel on la connaissait dès l'antiquité la plus reculée[65]. Mais cette
assertion n'est, malheureusement, étayée d'aucune preuve rationnelle, et parait n'être qu'un fruit de l'imagination ou du zèle religieux[66]. Nous préférons
nous en référer à l'autorité de Humboldt, lequel nous représente les Basques comme les plus anciens habitants de l'Espagne. Ce point de repère fixé, la
question d'origine, sans être encore résolue, peut se poser plus nettement comme il suit : à quel rameau de la famille humaine est-il possible de rattacher
les Basques ?
Nous avons dit (l. III, c. IV) que, à l'aurore des temps historiques, la race des Galls occupait le territoire de notre France actuelle, et donné à entendre (l. III, c.
IV) que le point de départ des invasions galliques peut être fixé sur les rivages de la mer Noire. C'est ce que nous confirme un passage de l'Histoire de
Jules César. Les anciens, dit l'Empereur[67], confondaient souvent les Gaulois avec les Cimbres et les Teutons ; issus d'une même origine, ces peuples
formaient comme l'arrière-garde de la grande armée d'invasion qui, à une époque inconnue, avait amené des bords de la mer Noire les Celtes dans les
Gaules.
Le fait d'une station de la race gallique dans les contrées voisines du Pont-Euxin peut mettre sur la voie de son origine. Cette race ne serait-elle point la
descendance directe de Mosoch, le fils de Japhet[68], lequel habitait les régions comprises entre la mer Noire et la mer Caspienne ? Ce qu'on peut dire en
toute sûreté, c'est qu'elle se rattache franchement à la souche japhétique ou indo-européenne, et que sa langue mère est le sanscrit. Née sur les hauts
plateaux de l'Asie centrale, et pendant qu'elle préludait au peuplement de l'occident de l'Europe, elle est venue un jour camper au pied du mont Caucase ;
voilà qui est également certain. Mais elle n'est peut-être arrivée en ce point qu'après de longs circuits, et, ce fait admis, est-il possible de tracer sur la
sphère la courbe qu'elle a décrite en ses migrations successives ? Nul ne saurait le faire exactement sans doute, mais M. Brasseur de Bourbourg hasarde
une hypothèse qu'il faut se garder de condamner a priori. Si l'on est sûr, dit ce savant ethnologiste, que la plupart des langues qui se parlent en Europe
sont dérivées du sanscrit, il convient d'observer que les éléments n'appartenant pas à cette langue mère ont très-probablement leur source dans les langues
de l'Amérique[69]. Pour lui, les invasions galliques sont venues du nord-est de l'Europe ; 'et le nord de l'Europe doit son peuplement aux flux humains
qui, descendant les fleuves du Labrador, du Canada, des États-Unis, ou s'abandonnant au gulf-stream, à partir de la mer des Antilles, auraient d'abord
inondé l'Irlande, le Danemark et la Scandinavie d'une immense nappe d'êtres vivants. Ce grand mouvement ethnologique se serait opéré de 6000 à 4000
ans avant Jésus-Christ.
Pour nous, nous estimons que la race gallique est née de la fusion des éléments de deux grands courants, dirigés normalement l'un à l'autre : l'un issu des
plateaux de l'Asie, l'autre venant des régions polaires, de ces lieux si féconds d'où, selon M. Gustave Lambert, paraissent découler les sources premières
de la vie sur le globe ; celui-là, décrivant, de l'est à l'ouest, les parallèles de notre sphéroïde ; celui-ci, en descendant les méridiens dans ses tendances
constantes vers l'équateur.
Bien des fois, durant la nuit des âges antéhistoriques, les êtres qu'entraînaient ces instincts d'expansion se rencontrèrent, s'entre-heurtèrent, et les chocs
furent d'autant plus violents, que les directions fatalement suivies se coupaient sous un angle droit ; que les deux mouvements ethnographiques donnaient
dans le flanc l'un de l'autre. Mais aux temps de tourmente succédèrent des périodes d'apaisement ; peu à peu, les deux torrents se mêlèrent, et ces
mélanges aboutirent à la formation ethnologique des enfants d'All, de ces Galls qui, sous des noms divers, en vinrent à couvrir toute la surface de
l'Europe.
En résumé, car il est temps de clore cette longue notice, le grand homme de guerre dont nous écrivons l'histoire, Annibal le Chananéen, qui ne tendait
qu'à la ruine de Rome, Annibal entraînait à sa suite une armée composée, pour la plus grande part, de Celtibères, d'Imazir'en, de Gaulois, c'est-à-dire
d'éléments indo-européens. Il obéissait, sans en avoir conscience, à cette loi qui résume la prière de Noé : Dilatet Deus Iapheth ! mais le premier verset
de la prière avait bien cruellement formulé son arrêt : Maledictus Chanaan, servus servorum erit fratribus suis[70].

[1] Le Teo-Amoxtli est un recueil d'annales sacrées, géologiques et historiques des Etats de Colhuacan et de Mexico. C'est un registre de l'histoire de la nature et des hommes, tenu avec des dates précises par
les prêtres mexicains, depuis l'an 9973 avant Jésus-Christ. — Ce livre précieux vient d'être traduit et annoté par M. Brasseur de Bourbourg. (Sous presse.)
[2] Diodore de Sicile, Biblioth. hist., I, XXVIII.
[3] On retrouve sur le sol de l'Afrique septentrionale l'empreinte des premiers pas de la race chananéenne. Les idées, les mœurs, les instincts phéniciens y ont jeté des racines si vivaces et si profondément
implantées, que ni les révolutions, ni les conquêtes n'ont pu les en arracher encore. On ne saurait attribuer cette étrange persistance qu'au fait d'une longue domination des fils de Belus, antérieure à celle qui
commence vers l'an 1500 avant l'ère chrétienne.
[4] Genèse, X, 6 et 13.
[5] Nahum, III, 9.
[6] Peuple pasteur, agriculteur, métallurge, marin, pirate, Lahabim est tout cela, selon son séjour dans l'intérieur, ou sur les côtes de l'Océan. Répandu dans les oasis du voisinage de l'Egypte, sur toutes les
côtes de la Méditerranée et de l'océan Atlantique, depuis la Cyrénaïque jusqu'aux extrémités du Maroc, maître des vallées et des crêtes du mont Atlas.... (M. Brasseur de Bourbourg, Sources de l'histoire du
Mexique, p. 71.)
[7] En ces vieux jours du monde, où.... Lahabim et Phouthim s'enlaçaient plus ou moins à travers l'Europe occidentale, et poussaient jusqu'au sein de l'Irlande et de la Grande-Bretagne.... (M. d'Eckstein, Les
Cares ou Cariens, p. 197.)
[8] Tout en constatant (l. II, c. II) l'origine indo-européenne des Maxyes, Maxitains ou Makaouas, nous les avons compris sous le nom générique de Libyens, comme le firent jadis les Romains, et, avant eux,
les Carthaginois. Les événements avaient imposé au peuple maxye le nom du territoire qu'il occupait à demeure, et, peu à peu, il avait oublié sa dénomination ethnique. L'histoire onomatologique présente
plus d'un phénomène de ce genre.
[9] A ce sujet, le lecteur peut se reporter au livre I, chapitre IV ; au livre II, chapitre II ; au livre III, chapitre V et chapitre VI ; enfin au livre IV, passim.
[10] M. Alfred Maury, Revue des Deux-Mondes, numéro du 1er septembre 1867.
[11] Suivant M. Vivien de Saint-Martin (Le nord de l'Afrique, p. 125), le nom de Numides ne peut remonter au delà du IVe siècle avant notre ère.
[12] Polybe, III, XXXIII, et VII, XIX. — Denys le Périégète, t. II, p. 111, des Petits Géographes grecs, édit. Müller.
[13] Ptolémée, IV, I.
[14] Virgile, Enéide, IV, passim. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 183. — Tite-Live, XXIX, XXX, et passim, etc.
[15] Justin, XVIII, VI.
[16] Les Égyptiens, dit Hérodote (Hist. II), appellent Βάρβαροι tous les peuples voisins qui ne parlent pas leur langue. — Pour les Grecs et pour les Latins, le nom de Berbère n'était qu'une corruption de
Βάρβαρος, Barbarus. Quant aux Arabes, ils crurent naïvement à l'ethnique ; Ihn-Khaldoun prend les Berbères pour des descendants de Berr.
[17] Nous répétons que les Grecs et les Romains appelaient Barbares (war war) les peuples ennemis, et même les étrangers. (Ovide, Les Tristes, t. V, élégie I.)
Voyez ci-après (en note) une étymologie nouvelle du mot Berbère, déduite de nos observations topologiques.
Les Imazir'en sont des Berbères, ainsi que les Escuraz (Basques) sont des Ibères, par suite d'une fantaisie des étrangers. C'est ainsi que le sobriquet de Yankee passera peut-être plus tard pour le vrai nom de
l'Anglais d'Amérique.
[18] Saint Augustin, Cité de Dieu, XVI, VI.
[19] Une commission, nommée par décision du ministre de la guerre en date du 22 avril 1842, a publié, en 1844, un Dictionnaire français-berber.
[20] Essai de grammaire kabyle, du colonel Hanoteau, Alger, 1858.
[21] M. d'Eckstein, Les Cares ou Cariens, deuxième partie, VIII. — Voyez aussi M. Brasseur de Bourbourg, Sources de l'histoire du Mexique, p. 72.
[22] Monument sépulcral des rois de Mauritanie. Le modèle en plâtre du Tombeau de la Chrétienne, exécuté sous la direction de MM. Berbrugger et Mac-Carthy, a figuré à l'Exposition universelle de 1867.
[23] Tombeau de Syphax. Le modèle de ce monument a aussi figuré à la même Exposition. — Voyez la Notice du colonel Foy dans l'Annuaire de la Société archéologique de Constantine, 1856-1857.
[24] L'inscription de Thugga a été découverte en 1631, par un Français, Thomas Darcos.
[25] L'inscription de Djerma est due à l'Anglais Walter Oudney (1822).
[26] Les caractères en usage chez les Touareg pour la représentation des sons parlés se nomment tifinar', pluriel de tefaner't.
[27] Dans les premiers temps de l'occupation de l'Algérie par l'armée française, un habitant d'Alger, du nom d'Othman Khodja, entretenait une correspondance active avec le bey de Constantine. M. de Saulcy
parvint à déchiffrer deux pièces de cette correspondance, et déclara que les caractères employés n'étaient autres que ceux de l'inscription de Thugga.
[28] Voyez les Mémoires de M. de Saulcy dans la Revue archéologique du 15 novembre 1845, et le Journal asiatique du 27 mai 1847.
[29] Essai de grammaire kabyle, p. 358. — Notice sur quelques inscriptions en caractères dits tifinar'. — Voyez la Grammaire de la langue tamachech', du même auteur.
[30] Nous citerons, entre autres, l'inscription d'Abizar, trouvée par M. Aucapitaine, près des ruines de Rous-Bezer.
[31] L'Afrique septentrionale a été chrétienne au temps de saint Augustin ; le fait est irrécusable (voyez l'Africa christiana de Morcelli) ; mais tous les tatouages (thit'aoua, mot à mot œil de nation, signe de
reconnaissance) ne représentent point des symboles religieux ; il en est certainement qui firent office de marques distinctives de la nationalité. Il convient d'analyser patiemment ces inscriptions vivantes que
nous garde la tradition, car on en peut tirer des enseignements précieux.
[32] Voyez : l'Histoire des Berbers, du baron de Slane ; — La Grande Kabylie, du général Daumas ; — l'Univers (Numidie), de Firmin Didot ; — Le nord de l'Afrique, de M. Vivien de Saint-Martin ; — la
collection de la Revue africaine, etc.
[33] M. Alfred Maury (Revue des Deux-Mondes, numéro du 1er septembre 1867) analyse les travaux égyptologiques de M. Mariette, desquels il résulte que, vers l'an 1400 avant Jésus-Christ, des hordes de
gens aux yeux bleus et aux cheveux blondi envahirent la basse Egypte, par les déserts uni sont à l'occident du delta, c'est-à-dire par le désert de Libye. Ces blonds envahisseurs, venus en Afrique par
l'Espagne, étaient originaires du nord de l'Europe.
[34] Vraisemblablement vers 500 ans avant l'ère chrétienne.
[35] Dix-huit princes africains régnèrent, dit-on, à Thèbes. C'est à cette période, dont on ne saurait fixer la durée, que se rapporterait la construction des pyramides.
[36] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
[37] Voyez au musée de Saint-Germain de curieux spécimens de ces armes primitives.
[38] Strabon, XVII, III. (Voyez notre livre I, c. IV.)
[39] Movers, Das Phœnizische Alterthum, t. II, p. 112.
[40] Le nord de l'Afrique, p. 126. — Suivant M. de Saint-Martin, la légende recueillie par Salluste était bien plus carthaginoise que berbère. Des noms de tribus berbères rappelant ceux des grandes nations de
l'Orient avaient frappé l'oreille des Carthaginois. Il n'en fallait pas tant aux anciens, remarque l'auteur, pour servir d'échafaudage à leurs légendes.
[41] Ibn-Khaldoun dit que Berr est l'ancêtre commun des Berbères et des Arabes. Ces peuples se seraient ensuite divisés en deux branches, issues de Madr'is et de Bernès, fils de Berr.
[42] Histoire des langues sémitiques, I. I, c. II, p. 81.
[43] Le général Faidherbe (Akhbar du 14 octobre 1869) se demande si la langue berbère est la langue des autochtones bruns de la Libye, ou celle des envahisseurs blonds venus du nord de l'Europe. Preuves
topologiques en main, nous n'hésitons pas à nous prononcer pour le Nord.
[44] Hérodote, II.
[45] Revue des Deux-Mondes, numéro du 1er septembre 1867.
[46] Voyez ci-après l'ethnogénie des All.
[47] L'Irlande et l'Angleterre semblent avoir été peuplées, avant la France, par des courants humains venus de l'ouest suivant le fil du gulf-stream.
[48] L'ouverture du détroit, attribuée à Hercule, est un fait relativement récent ; c'est l'un des premiers événements des temps historiques.
[49] Rien de plus naturel, dit le général Faidherbe (Akhbar du 14 octobre 1869), que d'attribuer aux blonds venus de l'Europe la construction des tombeaux mégalithiques de la Libye, tombeaux que tout le
monde reconnaît comme absolument semblables à ceux de la Bretagne, de l'Angleterre, du Danemark, etc. Le général s'est, de plus, assuré que ces monuments funéraires, assez nombreux au Maroc, y sont
connus sous le nom générique de nécropoles des Djouhala, c'est-à-dire des païens sauvages qui habitaient la contrée bien avant sa civilisation par l'islam ; que les monuments eux-mêmes sont appelés, par les
Kabyles, siougrar, pluriel d'agrour.
Pour nous, le mot Djouhala ne nous parait être autre chose que la transcription arabe de Ou-All, les enfants d'All, alias Ag-All, Gall. Il s'agirait donc bien ici d'envahisseurs gaulois. Nous voyons également
dans Ag-Rour (les enfants de Rour) la désignation d'une tribu gallique qui a laissé son nom à une foule de localités de la France et de l'Algérie. Des cols de Rour, par exemple, se rencontrent à chaque pas dans
les Alpes et dans les Pyrénées.
[50] Virgile, Enéide. I, v. 421 ; IV, v. 259.
[51] Salluste, De Bello Jugurthino, XVIII. — Il y avait dans la Carthage romaine une rue des Mappales.
[52] On trouve dans le midi de la France nombre de paronymes. Voyez, par exemple, Magalas (Hérault), station du chemin de fer de Graissessac à Béziers.
[53] Nous appelons topologie ou onomatologie topographique la science qui, rapprochant les noms de localités de ceux des premiers peuples occupants, promet à la science ethnographique le concours le plus
efficace. Si le principe de cette méthode philologique avait besoin de justifier de son caractère rationnel, nous invoquerions l'autorité du colonel Hanoteau, qui retrouve dans les noms de localités l'empreinte
caractéristique du peuple berber ; de M. Brasseur de Bourbourg, dont la manière peut servir de modèle dans des recherches de cette nature ; de M. Vivien de Saint-Martin, qui tient grand compte des
synonymies significatives, des rapports de localités et de noms, pour fixer le véritable emplacement des tribus, ainsi que du rapport intime des concordances ethnologiques avec la géographie, lequel permet
de suppléer au silence de l'histoire, en apportant quelques indices sur l’état ancien et le déplacement des populations. Nous prendrions à témoin de la saine nature de nos recherches l'Académie des inscriptions
mettant au concours la question suivante : Déterminer, d'après les historiens, les monuments, les voyageurs modernes, elles noms actuels des localités, quels furent les peuples qui, depuis le onzième siècle de
notre ère jusqu'à la conquête ottomane, occupaient la Thrace, la Macédoine, l'Illyrie, l'Épire, la Thessalie et la Grèce proprement dite.
[54] Dans la langue des premiers occupants de la Gaule, le cours d'eau se dit ara, au pluriel araoun ou aroun. Exemples : Sam-ara, la Somme ; Is-ara, l'Isère, l'Oise ; Ag-aroun, la Garonne. — Le torrent se
nomme, par harmonie imitative, drdr ou dr. Exemples : Dr-ou-ana, Druna, la Drôme ; Dr-ou-ens, Druentia, la Durance ; Dr-ak, Dracus, le Drac. — La rivière paisible se désigne, aussi par harmonie
imitative, sous le nom de chch, ou seulement ch ; d'où ara-ch. Le Cher (Ch-ara), la Charente, Charenton (Ch-ara-toun), etc., tirent de là leur onomastique. — Souvent aussi, la rivière arrosant une contrée
était dite par les habitants la bonne mère de cette contrée, la nourrice, ana. Exemples : Seg-ou-ana, Sequana, la Seine ; Ik-ou-ana, Icauna, l'Yonne ; Ax-ou-ana, Axona, l'Aisne. On rencontre en Algérie une
foule d'expressions topographiques homonymiques et paronymiques de celles qui précèdent.
[55] Les Imazir'en de l'Algérie habitent rarement la plaine. Ils affectionnent les hauteurs prononcées, et leurs villages sont généralement assis sur la crête des monts les moins accessibles, sur le sommet des
mamelons coniques (tak'léat), sur la pointe des pitons aigus (brbr). De là peut-être le surnom de Berbères. Cette hypothèse étymologique est loin d'être inadmissible a priori.
[56] Le mamelon sur lequel est assis le vieux Laon était le réduit des Ax, puissante peuplade riveraine de l'Aisne (Axona, Ax-ou-ana, la nourrice des Ax), qui essaima vers les Pyrénées (ville d'Ax, Ath-Ax,
Atax, Aude) et jusqu'en Afrique, où elle s'établit. Syphax (Soff-Ax) en fut un instant le chef.
[57] Nous poursuivrons nos études topologiques d'autant plus volontiers que, suivant le colonel Hanoteau, la philologie seule pourra peut-être jeter quelque lumière sur cette question, en permettant de
rattacher la race berbère à l'une des grandes divisions de la famille humaine.
[58] Voyez notre livre III, c. V.
[59] Voyez l'Histoire de Jules César, l. III, c. IV, t. II, p. 89.
[60] Voyez, d'une part, l'Histoire de Jules César, l. III, c. VIII, t. II, p. 2 11 ; et, d'autre part, Polybe, XIV, I ; Tite-Live, XXX, IV, V, VI ; Silius Italicus, Puniques, XVII. — Nos Africains d'aujourd'hui
appellent graba (pluriel de gourbi) les baraques en pierres sèches ou en terre, recouvertes de dis ou de paille. Celles dont les murs sont simplement faits de branches entrelacées, ou de roseaux, sont connues
sous le nom d'a'chàïch.
[61] A l'heure où nous terminons cette page, nous observons (et M. Brasseur de Bourbourg croit devoir approuver) une affinité singulière entre les tifinar' et les caractères de l'alphabet maya. Cette
observation serait de nature à nous révéler clairement les mystères de l'ethnogénie tamazir't.
[62] Les anciens ont plus d'une fois exprimé cette idée que l'Espagne était le pays des Celtes. On lit dans le Périple d'Imilcon (voyez l. I, c. V) d'Avienus : Là où les flots de l'Océan se pressent et se heurtent
pour s'introduire dans le bassin de notre mer, commence le golfe Atlantique.... Les terres voisines, à gauche, appartiennent à la Libye ; l'autre région... est occupée par les Celtes. — L'historien Éphore, qui
écrivait trois cent quarante ans avant notre ère, comprenait presque toute l'Espagne dans le pays habité par les gens de race gallique. (Voyez l'Univers (Espagne), de Firmin Didot, 1844, p. 31 et 32.)
[63] Voyez le livre I, c. X, du présent volume.
[64] Genèse, X, 2.
[65] Les Hébreux donnaient à l'Espagne le nom de Sepharad. Les Grecs l'appelèrent Hespérie.
[66] Voyez l'Univers (Espagne), de Firmin Didot, Paris, 1844, p. 31 et 40.
[67] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 5.
[68] Genèse, X, 2.
[69] Sources de l'histoire du Mexique, avant-propos, p. 3.
[70] Genèse, IX, 25-27.
LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.
CHAPITRE PREMIER. — SCIPION AUX BOUCHES DU RHÔNE.

Les événements qui décident en dernier ressort des destinées d'un peuple passent quelquefois par des phases étranges ; souvent même, ils semblent
conspirer pour voiler aux yeux des contemporains le sens et l'étendue de leurs conséquences. Ainsi la deuxième guerre punique, cette guerre
d'Annibal[1], dont l'issue va consacrer la toute-puissance de Rome, n'apparaît d'abord à l'austère République que sous le nuage d'une longue suite de
revers. Des désastres inouïs doivent préluder à ses succès[2]. Avant d'en venir à s'affirmer ville éternelle et reine de l'Occident, la rude élève de la Louve
subira des nécessités redoutables ; elle touchera même plusieurs fois à sa perte... Durant ces crises, l'énergie de ses citoyens sera soumise à de cruelles
épreuves, mais sans jamais se démentir. Ses défenseurs seront souvent réduits à combattre avec ce suprême courage qu'inspire un désespoir farouche,
mais c'est à des actes de désespoir qu'ils devront leur salut[3].
La campagne de l'an 218 venait de s'ouvrir sous les auspices les plus sombres. Le sénat romain, cette assemblée de patriciens
si bien préparés à la lutte, et que rien, disait-on, ne pouvait ni frapper, ni surprendre, le sénat semblait déroger cette fois à ses habitudes de prudence ; il
perdait, avec le calme, sa fermeté de caractère. L'âpreté des angoisses qu'il ne savait plus dissimuler se mesurait trop bien à la violence d'une agitation
populaire difficile à contenir.
De sinistres rumeurs se répandirent qui glacèrent l'ardeur des meilleurs esprits et remuèrent profondément les cœurs. On apprit que l'imminence d'une
invasion par le nord de la Péninsule n'était plus l'unique source de dangers publics : un autre orage pointait à l'horizon. La marine carthaginoise, qu'on
croyait en pleine décadence, sortait de sa léthargie pour appuyer les opérations d'Annibal. A cette nouvelle, l'émotion fut extrême : les clameurs du
Forum s'éteignirent ; l'écho de chaque foyer répéta des lamentations.
Nous avons dit[4] quelle était, au temps de la première guerre punique, la puissance maritime de Carthage. La rivale de Rome régnait alors sur les
mers[5]. Sa flotte, dont le nom seul imposait le respect[6], ne comprenait pas moins de-trois cent cinquante navires de guerre[7], bien armés, abondamment
pourvus de matériel, montés par d'excellents équipages. Mais, au temps d'Annibal, cette situation florissante ne subsistait plus qu'à l'état de souvenir. La
guerre avait épuisé les finances de la république[8] ; aussi, lors de rentrée en scène du vainqueur de Sagonte, la belle marine carthaginoise était-elle
singulièrement déchue de sa splendeur.
Toutefois, il lui restait un de ces éléments de puissance dont la vitalité défie les grands désastres ; qui, lors de l'écroulement des États, émergent
longtemps encore de leurs ruines. Elle avait conservé d'excellents cadres et, par suite, un personnel d'une incontestable valeur. Les constructions navales,
le commandement, la timonerie, le service de propulsion, tous les services administratifs, continuaient à fonctionner correctement sous la main
intelligente du conseil d'amirauté[9] ; cet ensemble d'organes au jeu harmonique avait permis d'opérer une sorte de renaissance qui déconcertait les
Romains.
Nous avons exposé d'une façon sommaire (liv. II, chap. V) l'organisation de la marine de Carthage ; mais il n'est pas hors de propos d'insister à cet égard.
Une notice complémentaire doit, en effet, permettre de juger de la valeur de cette marine, de suivre plus sûrement ses opérations au cours de la deuxième
guerre punique.
Élevés à bonne école, fidèles observateurs des saines traditions, les ναυπηγοί carthaginois[10] s'attachent, alors plus que jamais, à marcher sur les traces
de leurs maîtres ; ils se rappellent, non sans un légitime orgueil, que le génie national a le droit de revendiquer l'invention des transports[11], de la tétrère
ou quadrirème[12], des cordages en sparterie[13], de mille engins utiles ; et ce sentiment patriotique leur inspire le désir de faire de nouvelles découvertes.
Ils excellent à construire des tétrères[14] extrêmement remarquables, des pentères[15] perfectionnées qui gagnent de vitesse tous les autres types de
navires, des hexères[16] capables de lutter avec avantage contre celles des Romains. Les vaisseaux de tout rang qui sortent des cales de Carthage sont
uniformément munis d'éperon[17].
Le personnel du commandement n'est pas moins distingué que celui des constructions navales. Les σίόλαρχοι[18], les έπισίολεΐς[19] ont grande
expérience des choses de la mer ; doués de coup d'œil, on les voit prendre rapidement des résolutions rationnelles. Pour l'exécution de leurs ordres, ils
disposent d'un corps d'officiers de mérite : les ναύαρχοι[20], les τριήραρχοι[21], les ναύκληροι[22] font le service avec l'intelligence et le dévouement
qu'on est en droit d'attendre de leur naissance. Ces fils de l'aristocratie carthaginoise sentent tous battre leur cœur à l'unisson de celui d'Annibal. Les
δρομόναχοι[23] rivalisent avec eux de zèle et de sagacité ; parfois même, ils prennent part comme eux aux actions de vigueur.
Outre les officiers de marine placés directement sous ses ordres, le commandant d'un navire de guerre dirige un κυβερνήτης[24] ; mais celui-ci ne relève
sans doute que de l'άρχικυβερνήτης τοΰ σύμπαντος σίόλου pour ce qui touche à la partie technique de sa profession. Il peut être dit l'ingénieur du bord,
car c'est lui qui est chargé du soin de faire les calculs astronomiques, de relever les côtes, d'étudier les cartes hydrographiques ; c'est aussi lui qui tient la
barre et commande la manœuvre. Ces fonctions multiples il les remplit avec une précision remarquable ; élevé à un rang honorable dans la hiérarchie
maritime, il est digne de toute la confiance de la Γερουσία. On peut compter sur son patriotisme ; il descend bien de ce vieux timonier punique qui, plutôt
que de livrer à l'ennemi le secret de sa route, s'échoua héroïquement sur un haut-fond.
Pour les besoins de son service à bord, le κυβερνήτης dispose de plusieurs agents secondaires : un ωρωράτης[25], un ναυφύλαξ[26], deux τοίχαρχοι[27]. Le
ωρωράτης établit son poste sur le gaillard d'avant et, de là, fouillant l'horizon, interrogeant les vents, jugeant de l'état de la mer, il renseigne à chaque
instant son chef. En même temps, le ναυφύλαξ, ou garde du matériel, rend compte de l'état du navire ; il en inspecte constamment les œuvres mortes ou
vives, veille à leur entretien, s'assure du fait de leur fonctionnement irréprochable. Les τοίχαρχοι sont des maîtres d'équipage surveillant les
άρμενισίαί[28], tribordais et bâbordais ; ils font exécuter correctement les manœuvres prescrites par le κυβερνήτης.
Tous ces gens de mer sont parfaitement disciplinés.
Le κυβερνήτης dispose, en outre, du ωλήρωμα[29], c'est-à-dire de la garnison έρέται[30], dont les efforts combinés[31] ont pour résultante la force motrice
que réclame la masse du navire. Le κελευσίής[32], chef immédiat des rameurs, remplit des fonctions analogues à celles du mécanicien d'un de nos
modernes vapeurs ; il a pour aide un τριηραύλης[33]. Ce service de propulsion, admirablement organisé, fait le désespoir des Romains[34].
Tandis que le κυβερνήτης mène l'équipage et la rame, conformément aux instructions générales du ναύαρχος, celui-ci commande directement aux
έπιβαται[35] ou combattants marins. Le gouvernement de Carthage, toujours à l'étroit dans les limites de son budget, n'a malheureusement pu recruter
qu'un petit nombre de ces soldats d'élite[36].
Telle est, sommairement exposée, la situation de la marine dont la coopération active doit si longtemps entrer, pour une large part, dans les combinaisons
d'Annibal.
Les observatoires romains établis sur la côte de Sicile[37] avaient signalé au large cinquante-cinq pentères carthaginoises[38]. Le rapport des speculatores
exprimait que les troupes embarquées étaient d'un effectif peu considérable ; que chacun des navires ennemis ne portait guère qu'une cinquantaine de
combattants[39] ; mais des renseignements précis ne laissaient, en revanche, subsister aucun doute touchant la bonne tenue des équipages et l'habileté
singulière des agents du service de propulsion. Mise en mouvement par l'effort musculaire de cent cinquante rameurs[40], chaque pentère évoluait avec
une aisance merveilleuse. Il était évident que les marins carthaginois conservaient, en fait de manœuvres, une incontestable supériorité[41] ; on pouvait
même prévoir que, le moment de l'action venu, ils mettraient tous leurs soins à éviter l'abordage et persisteraient à s'inspirer des plus féconds secrets de
l'art nautique, afin de dérouter et de ruiner leurs adversaires[42].
Les cinquante-cinq pentères que Carthage venait d'armer avaient été formées par elle en deux escadres, ayant mission d'opérer, suivant le cas,
séparément ou de concert. La première escadre, forte de deux δεκαναΐαι[43] ou vingt pentères, portait des troupes de débarquement, un millier d'hommes
qu'elle se préparait à jeter dans le sud de la Péninsule. La seconde escadre, de trois δεκαναΐαι et demie ou trente-cinq pentères, avait pour objectif
Marsala (Lilybée), qu'elle se proposait de surprendre.
Toutes deux furent d'abord battues par une affreuse tempête.
La première put ensuite mouiller partie sous Lipari, partie sous l'île de Vulcain, l'ancienne Thermessa ; mais elle eut trois navires emportés dans le détroit
de Messine et capturés par Hiéron, l'allié de Rome. La seconde eut également des pertes à subir : cédant à la violence d'une mer démontée, elle dut
chercher refuge sous les îles agates. Là, elle répara ses avaries et vint tenter la surprise ordonnée. Mais le port de Marsala avait été averti en temps utile
et se tenait soigneusement sur ses gardes. Un brillant clair de lune révéla, d'ailleurs, aux défenseurs l'approche des voiles carthaginoises[44]. La tentative
échoua.
Jugeant qu'ils ne pouvaient compter sur l'effet d'une surprise, les Carthaginois se tinrent jusqu'au lever du soleil en observation, et commencèrent leur
branle-bas[45]. A l'aube, ils s'empressèrent de gagner le large pour se donner du champ et permettre à la flotte romaine de venir à leur rencontre[46].
Celle-ci n'hésita point à sortir.
Les Carthaginois avaient, suivant leur coutume, réparti leur escadre en trois divisions ou δεκαναΐαι, obéissant toutes trois aux signaux du ναύαρχος ou
vaisseau amiral[47]. La demi-δεκαναΐα disponible formait vraisemblablement réserve, avec les transports, qui, ainsi qu'on le sait, entraient parfois en
ligne[48].
Ses voiles carguées et le branle-bas parachevé, le σίόλαρχος carthaginois rectifie sa ligne de bataille et manœuvre de façon à présenter partout l'éperon à
la ligne ennemie[49]. A bord de chacun des navires, le τριήραρχος fait répéter par la σάλπιγξ[50] les ordres qu'a notifiés le pavillon amiral. Aussitôt, tous
les agents du service de la timonerie sont correctement à leur poste. Le κυβερνήτης est à l'arrière, la barre en main ; son second, le ωρωράτης, se tient
debout à lavant. A bâbord, comme à tribord, un τοίχαρχος attend et surveille ; le ναυφύλαξ se multiplie ; on le voit partout, prêt à livrer les rechanges
dont on aura besoin tout à l'heure. Le κελενοίής, chef des rameurs, ne quitte plus des yeux le κυβερνήτης. Tout est paré.
Alors, très-brusquement, les vaisseaux romains courent sus aux Carthaginois, pendant que ceux-ci tentent contre leurs adversaires la manœuvre
d'enveloppement qui leur est familière, et qu'on nomme ύπερκέρασις[51]. Mais le σίολαρχος carthaginois ne peut parvenir à déborder l'ennemi, tant celui-
ci se précipite avec fureur à l'abordage. Il doit remettre en ligne la δεκαναΐα chargée d'opérer le mouvement tournant, et chacun de ses navires reçoit
l'ordre de faire face aux Romains.
Le navire carthaginois n'a plus, dès lors, d'autre but tactique que d'éviter adroitement le grappin de l'adversaire qu'il s'est choisi, mais d'évoluer, en même
temps, de manière à lui envoyer un coup d'éperon dans les œuvres vives. Le succès de la manœuvre va dépendre uniquement de la sûreté de coup d'œil
du κυβερνήτης et du fini d'exécution du κελευσίης, qui ne doit songer qu'à rythmer avec précision, à nuancer, à traduire exactement la pensée du chef de
la timonerie. Au commandement : 'ρυππαπαί ! le mouvement commence, et la cadence initiale est donnée par un χειρέμβολον ou battement de mains
d'attaque. Le τριηραύλης impose au chant de sa flûte le mouvement indiqué ; dès lors, la baguette à la main, ainsi qu'un chef d'orchestre[52], le κελενοίης
se borne à battre la mesure, accélérant ou retardant la marche du navire[53]. Au commandement ώόπ ! franchement enlevé, la rame s'arrête, et le navire ne
se meut plus qu'en vertu de la vitesse acquise. On voit que, abstraction faite de la nature du moteur employé, le vaisseau de guerre antique peut être
considéré comme le prototype du vapeur moderne.
Dans cette rencontre en vue de Marsala, le sort fut loin d'être favorable aux marins carthaginois. Malgré leur habileté consommée, ils ne parvinrent à
donner qu'un seul coup d'éperon suivi de quelque effet utile[54]. Vigoureusement abordés par les Romains[55], ils se laissèrent prendre, en quelques
instants, sept navires[56]. Comprenant le danger d'une telle situation, le σίόλαρκος ordonna la retraite.
Les vingt-huit voiles qui abandonnaient ainsi le théâtre de la lutte se réfugièrent sous les iles Lipariennes, où elles rallièrent sans doute les dix-sept
bâtiments de la première escadre, sortis sains et saufs de la tempête. Elles formèrent avec celle-ci une flotte encore imposante de quarante-cinq navires
de guerre. Ces forces navales mirent aussitôt le cap sur la Calabre, parvinrent à mouiller sans encombre au golfe de Sainte-Euphémie (Lameticus sinus), et y
opérèrent un débarquement. Ordre fut donné aux troupes ainsi jetées à terre d'entreprendre méthodiquement le dégât des magnifiques territoires de
Bivona et de Monteleone[57]. Les vastardeurs carthaginois étaient passés maîtres en cet art de destruction dont on a trop longtemps préconisé l'usage ;
leur œuvre fut promptement menée à bonne fin.
La nouvelle de cet événement jeta dans Rome une terreur profonde[58]. La Péninsule italiote se sentait, en effet, violer au sud au moment où un
audacieux ennemi menaçait de l'entamer au nord. Et au nord même, une autre plaie, mal fermée, venait de se rouvrir, apportant aux embarras de la
politique romaine des complications aussi terribles qu'inattendues. La Cisalpine était en feu ! Les Gaulois, qui, depuis longtemps, tenaient en échec le
Capitole, ces redoutables voisins[59], mal domptés, faisaient cause commune avec les Carthaginois[60] et, le cœur ulcéré, méditaient de sombres
vengeances[61].
Cette insurrection des riverains du Pô, si favorable aux intérêts de Carthage, ne se produisait point, on le comprend, du fait d'une coïncidence fortuite ;
elle était le résultat prévu des combinaisons d'Annibal, dont l'habileté politique savait nouer, entretenir, utiliser en temps opportun des relations choisies
avec le plus grand tact. Il n'est point, dit Napoléon Ier, de grandes actions suivies qui soient l'œuvre du hasard et de la fortune. Rarement on voit échouer
les grands hommes dans leurs entreprises. Regardez Alexandre, César, Annibal ils réussissent toujours. Est-ce parce qu'ils ont du bonheur qu'ils
deviennent ainsi de grands hommes ? Non, mais parce que, étant de grands hommes, ils ont su maîtriser le bonheur. Quand on veut étudier les ressorts de
leur succès, on est tout étonné de voir qu'ils avaient tout fait pour l'obtenir.
C'est à l'issue de la première guerre punique, et après leur conquête de la Sicile, que les Romains avaient entrepris la soumission de la Circumpadane[62].
Dix ans avant les événements dont nous allons exposer le tableau, Rome, nous l'avons dit[63], avait eu à soutenir le choc d'une vaste coalition gauloise
(228). Après une lutte acharnée, les Boïes s'étaient rendus ; leurs villes de Modène et de Casteggio avaient été occupées militairement par le vainqueur
(224). Frappés plus durement encore après la prise de Milan, les Insubres avaient vu réunir au domaine de la République (222) la majeure partie du
territoire jadis conquis par leurs ancêtres.
Les deux peuples courbaient la tête, mais en frémissant sous le joug : aussi firent-ils le meilleur accueil aux agents d'Annibal (220).
Deux ans après l'ouverture des premières négociations, ils surent que les Carthaginois étaient en marche vers l'Italie. Quand ils apprirent la nouvelle du
passage de l'Ebre, ils n'y tinrent plus : la révolte éclata comme si déjà leurs alliés d'Afrique eussent été sur le revers oriental des Alpes[64]. Ils coururent
aux armes avec une joie farouche (218).
Quelques détails sont ici nécessaires.
Bien que le moment fût assez mal choisi pour un essai de colonisation, le sénat romain avait, tout récemment, fait procéder à la prise de possession du
territoire de la Cisalpine et dirigé sur la vallée du Pô douze mille citoyens, destinés au peuplement des centres de Crémone et de Plaisance. L'opération
était appuyée par le préteur L. Manlius, qui disposait, à cet effet, d'une force de 18.000 hommes d'infanterie et 1.600 cavaliers[65].
Les populations gauloises expropriées n'avaient d'abord opposé aucune espèce de résistance à cet envahissement ; elles avaient laissé, sans mot dire, se
masser le noyau des colonies que l'administration romaine implantait sur leur sol. Mais, dès que l'arrivée d'un courrier d'Annibal leur eut pleinement
confirmé le fait de son approche, leur exaspération, longtemps contenue, éclata.
Au signal de l'insurrection, les Cisalpins se ruent en furieux sur les ouvriers employés aux travaux de fortification des nouveaux centres. Les triumvirs
chargés du soin d'allotir les terres ne peuvent résister au choc d'une multitude effarée et se réfugient, avec leurs colons, dans Modène, où bientôt les
insurgés les bloquent.
A cette nouvelle, accourt le préteur Manlius : il marche sur Modène, à la tête de quelques détachements en désordre.
La route que le préteur devait suivre était tracée à travers bois. Or les Romains de cette époque ne savaient pas s'éclairer ou dédaignaient de le faire,
surtout quand il s'agissait de châtier des barbares. Manlius négligea de faire fouiller les fourrés qui bordaient son chemin : il ne tarda pas à mesurer
l'étendue de son imprudence. A peine fut-il entré dans les bois, qu'il tomba dans une embuscade[66], où il perdit 1.400 hommes. Les débris de la
quatrième légion qu'il commandait durent battre précipitamment en retraite sur Tenedo, village situé au sud-est de Parme, sur la route de Plaisance à
Modène[67]. Ému du fait d'un tel échec, le sénat s'empressa d'expédier des secours à Manlius ; il dirigea à marches forcées, sur Tenedo, un corps de 9.000
hommes d'infanterie, appuyé de 300 chevaux et placé d'urgence sous les ordres du préteur C. Atilius[68].
Ainsi, Rome allait avoir, en Italie, deux ennemis sur les bras[69].
De quelles ressources disposait-elle pour rompre ces efforts combinés, pour se dégager de cette double étreinte ? Sa puissance militaire était considérable
; elle pouvait en effet, en temps normal, mettre sur pied plus de 150.000 hommes d'infanterie et 6.000 hommes de cavalerie[70]. En faisant, d'ailleurs,
appel aux alliés, en rassemblant tous les contingents en état de porter les armes, elle arrivait à mettre en ligne plus de 700.000 fantassins et 70.000
chevaux[71]. Tel était le colosse qu'affrontait, sans trembler, la petite armée d'Annibal.
Pour parer aux éventualités de la campagne de l'an 218, le sénat ordonna la levée de six légions formées chacune de 4.000 hommes d'infanterie et 300
hommes de cavalerie, soit ensemble 24.000 fantassins et 1.800 chevaux[72]. A ces troupes nationales furent annexés des alliés, c'est-à-dire 40.000
hommes d'infanterie et 4.400 chevaux. En résumé, l'armée romaine qui allait se mesurer avec celle des Carthaginois comptait 64.000 hommes
d'infanterie, 6.200 de cavalerie[73]. La flotte fut en même temps, l'objet des soins du gouvernement de Rome, qui arma deux cent vingt quinquérèmes et
vingt bâtiments légers[74].
Telles sont les forces de terre et de mer qui furent mobilisées, au début de la campagne[75] de l'an 218, en vue de la défense de l'Italie.
Depuis le hautain défi de son ambassadeur Fabius, le sénat romain se préparait à la guerre, mais il était loin de supposer que l'ennemi pût songer à opérer
hors de l'Espagne, à franchir les Pyrénées, à traverser la Gaule au pas de course, à tenter enfin l'ascension des Alpes pour tomber, comme une avalanche,
au cœur de l'Italie[76]. Ne croyant pas surtout que l'ouverture des hostilités dût être brusquée plus vivement que d'ordinaire, il procédait à ses armements
avec son calme habituel, quand des espions massaliotes lui apportèrent la nouvelle du passage de l'Èbre par les troupes carthaginoises. L'incertitude et
l'hésitation n'étaient plus possibles : l'ennemi s'avançait le gouvernement de Rome s'était laissé surprendre par l'événement[77].
Les consuls élus pour cette année 218 étaient Publius Cornélius Scipion et Tiberius Sempronius Longus. Le sort, suivant l'usage, leur attribua leurs
provinces : à Scipion échut l'Espagne ; à Sempronius, l'Afrique et la Sicile[78]. C'était à la Sicile, à l'Afrique, à l'Espagne que devait, dans l'esprit du
sénat, se limiter le théâtre de la guerre.
La guerre une fois déclarée,, le fait du passage de l'Èbre par Annibal ne pouvant plus être l'objet d'un doute[79], les deux consuls reçoivent l'ordre de
partir, et leurs instructions portent en substance : que l'un, Scipion, doit s'attacher à mener battant le jeune Annibal, un téméraire qui peut-être ose rêver la
conquête de la Catalogne ; que l'autre, Sempronius, a pour mission spéciale d'opérer, pendant ce temps, une diversion violente ; de porter la guerre en
Afrique et, s'il le faut, d'assiéger Carthage[80], à l'exemple d'Agathocle et de Regulus.
Les deux consuls romains s'empressent d'obéir ; mais, bien qu'ils fassent diligence, leur matériel n'est prêt, leur levées de troupes ne sont terminées qu'au
moment où les Carthaginois, déjà maîtres de la Catalogne, et prenant ce pays pour base d'opérations nouvelles, descendent le revers nord des Pyrénées
orientales.
Le consul Sempronius était un général d'un mérite très-contestable ; il avait ce caractère arrogant et dur sous les aspérités duquel certaines gens trouvent
commode d'abriter leur médiocrité[81]. Ambitieux vulgaire[82], uniquement préoccupé des intérêts de sa gloire personnelle[83], il était dominé par un
immense orgueil[84].
Aussi jouait-il, sous l'empire de ce vice, un triste et presque odieux personnage. Il se complaisait à dire que lui seul était capable de relever le moral
abattu de l'armée[85] ; qu'il avait le secret de commander à la victoire[86] ; que, si l'on voulait suivre sa méthode et s'en rapporter à lui du soin de terminer
la guerre, il aurait bientôt fait[87]. Par malheur, le succès le plus insignifiant faisait déborder de joie ce cœur si plein de lui-même[88]. Alors il ne se
possédait plus ; l'ivresse du triomphe faisait bouillir sa tête ; en cet état d'exaltation, il était capable de se jeter sans réflexion dans les entreprises les plus
folles[89].
Le gouvernement de Rome avait placé sous les ordres de ce Sempronius deux légions, renforcées des contingents fournis par les alliés ; soit ensemble
24.000 hommes d'infanterie et 2.400 chevaux[90]. Le consul disposait aussi d'une flotte de cent soixante quinquérèmes[91] et de douze bâtiments
légers[92].
Investi de ce commandement, Sempronius se rendit à Messine[93], pour y arrêter un plan de campagne, de concert avec le roi Hiéron, dont l'alliance était
plus que jamais précieuse. Après une longue conférence, il mit le cap sur Marsala[94], dont il voulait se faire une base d'opérations. On le vit bientôt
accumuler dans cette place des approvisionnements de toute espèce ; il y entassait des vivres, des munitions, des rechanges et mille objets divers, venus
de tous les points du monde industriel[95]. Son matériel de guerre devint, en peu de temps, considérable.
Pendant que ces armements se poursuivaient en Sicile avec une activité fiévreuse, le consul, qui ne doutait point de la fortune, fit, de sa personne, une
pointe sur Malte, alors au pouvoir des Carthaginois[96]. La fortune, en effet, ne manqua pas de lui sourire, et l'île tomba, presque sans coup férir, dans ses
mains. Il y fit 2.000 prisonniers, parmi lesquels se trouvaient le gouverneur et quelques membres de l'aristocratie. Le gouvernement de Carthage avait
probablement commis la faute de dégarnir de défenseurs cette importante station maritime.
Au retour de cette expédition, l'heureux Sempronius se dirigea sur les îles de Vulcain[97], dans les parages desquelles on lui avait signalé la présence de
quelques voiles carthaginoises ; mais il n'y rencontra personne et dut rentrer à Marsala. Là, au lieu d'avoir à adresser un nouveau bulletin de victoire à
son gouvernement, il en reçut des contre-ordres fâcheux.
On a vu que, plein de confiance en l'avenir, le sénat romain avait d'abord songé à former le siège de Carthage[98] ; mais ses illusions ne pouvaient durer
longtemps. Durement rappelé par l'événement au froid examen des besoins de la guerre, il avait dû décider le rappel de Sempronius. Le consul d'Afrique
et de Sicile eut l'ordre de renoncer à toutes ses entreprises et de se porter, au plus tôt, au secours de son collègue[99]. Il n'était plus question d'une
descente en Libye ; il fallait songer au salut de l'Italie, menacée par un ennemi qu'on s'était proposé d'aller combattre au delà des mers[100].
A l'ouverture de ces dépêches, Sempronius fut un moment atterré, puis il entra dans une grande colère ; mais ces mouvements désordonnés n'étaient
point de nature à modifier la situation. Les ordres du sénat étaient précis : il fallait obéir. Le consul, désappointé, remit le commandement de sa province
au préteur M. Æmilius, et lui laissa cinquante navires de guerre pour assurer le service des côtes de la Sicile. Il mit sous les ordres de son lieutenant Sext.
Pomponius une escadre de vingt-cinq voiles, destinée à la surveillance du littoral italiote et, spécialement, du golfe de Sainte-Euphémie (Lameticus sinus),
d'où les Carthaginois entamaient le territoire de Monteleone. Ces premières dispositions prises, il lui restait quatre-vingt-cinq navires de guerre et douze
bâtiments légers, qu'il fit partir pour Ostie, le port de Rome[101]. Quant à ses troupes d'infanterie, il les dirigea sur la Circumpadane, par Rome et
Rimini[102]. Lui même, ne gardant que dix vaisseaux d'escorte, il passa dans l'Adriatique et débarqua sans encombre au port de Rimini, qu'il avait choisi
pour nouveau quartier général[103].
En ce moment, Rome ne vivait plus. En proie à de mortelles inquiétudes, ses citoyens semblaient frappés de stupeur. Il ne leur restait qu'un espoir : tous
les yeux se tournaient avec anxiété vers le théâtre d'opérations de l'autre consul, Publius Cornélius Scipion.
Ce consul, dont le nom brille d'un si vif éclat dans les fastes de l'histoire romaine, était d'une race appelée à de hautes destinées. Aux yeux des Romains,
en effet, le sang des Scipion avait reçu des dieux la mission de ruiner Carthage[104]. Ce rôle d'extermination, la gens Cornelia sut glorieusement le
remplir[105], et ses brillants succès lui valurent une illustration sans égale[106], que les sévères appréciations de Pescennius Niger furent, plus tard,
impuissantes à ternir[107].
Il n'entre point dans le cadre de cette étude de restituer la généalogie de cette gens Cornelia, dont le nom, comme on sait, figure sur de nombreux
monuments épigraphiques[108]. Il convient toutefois de dégager nettement l'individualité des différents Scipion qui furent les contemporains d'Annibal.
Nous distinguerons donc expressément :
1° Publius Cornelius Scipion, consul en 218 et premier adversaire d'Annibal sur le Rhône, sur le Tessin, sur la Trebbia. Petit-fils de Cornelius Lucius
Scipio Barbatus, fils de Cneus Corn. Scipio Calvus, c'est le père du premier Africain. Il périt en Espagne, en 212 ;
2° Cneus Scipion, frère du précédent et par suite oncle du premier Africain. Comme son frère Cornélius, il fut tué en Espagne, en 212 ;
3° Publius Cornelius Spipion, fils de P. Cornélius, consul en 218, et neveu de Cneus. Il fit ses premières armes à la journée du Tessin. Vainqueur
d'Annibal à Zama (202), et surnommé pour ce fait premier Africain, il mourut l'an 183, c'est-à-dire la même année qu'Annibal. Né sous d'heureux
auspices[109], l'Africain eut la gloire, inappréciable aux yeux de ses compatriotes, de terminer cette deuxième guerre punique[110], qui paraissait devoir
s'éterniser.
On comprend dès lors facilement que les Romains de tous les âges se soient plu tout spécialement à célébrer ses exploits[111], ses vertus[112], sa sagesse
en l'art de la guerre[113] ; et l'on ne saurait s'étonner du nombre des monuments iconographiques qui furent consacrés à sa mémoire[114] ;
4° P. Cornélius, fils naturel du premier Africain, fait prisonnier par Antiochus, dès le début de la guerre soutenue par ce prince (195-190) ;
5° Lucius Cornelius Scipion, frère du premier Africain. Il eut la gloire de terminer la guerre que les Romains avaient portée chez Antiochus, et obtint, de
ce fait, les honneurs du triomphe (190).
Tels sont les cinq personnages historiques qui, au temps d'Annibal, portèrent le grand nom de Scipion.
Annibal professait la plus grande estime pour le mérite du premier adversaire qui lui fut opposé par les Romains[115]. P. Cornelius Scipion était, en effet,
la vivante antithèse de son collègue Sempronius. D'un esprit froid et réfléchi, pesant tout, choisissant son temps, ne livrant jamais rien au hasard, on le
disait enclin à la temporisation[116]. Il était instruit, plein de bravoure ; mais, Annibal le savait bien, il manquait de coup d'œil militaire. Son âme était
fermée à ces éclairs qu'allume l'étincelle du génie ; on le disait, en outre, frappé d'un vice irrémédiable, celui que Napoléon reprochait, avec le plus
d'amertume, à certains généraux : il n'était pas heureux !
Le gouvernement de Rome avait, au début de la campagne, placé sous les ordres de Scipion une flotte de soixante quinquérèmes, deux légions
d'infanterie de ligne (romanæ) pourvues de leur cavalerie réglementaire (cum justo equitatu) ; plus, 14.000 hommes d'infanterie et 1.600 chevaux pris chez les
alliés[117]. Mais ces forces de terre et de mer n'étaient pas restées longtemps entre les mains du consul ; le sénat s'était vu contraint de les lui reprendre en
partie pour les envoyer d'urgence au préteur Atilius. Scipion dut, en conséquence, réorganiser son corps et procéder, à cet effet, à de nouvelles
levées[118]. Il tira des alliés 10.000 hommes d'infanterie, 700 hommes de cavalerie[119]. Tel est, en définitive, l'effectif restreint qu'il embarqua pour
l'Espagne à bord de ses soixante navires[120] ; mais il est essentiel d'observer que ce petit corps d'armée était formé d'excellentes troupes[121].
Sortie du port de Pise[122], la flotte consulaire borda la côte de Ligurie[123] par la riviera di Levante et la riviera di Ponente, ces deux grandes routes
symétriques qui convergent au port de Gênes et dont la pratique était si familière aux marins de l'antiquité. Décrivant alors, à l'ouest des Alpes maritimes,
toutes les découpures de la côte française, elle doubla la pointe des îles d'Hyères, en vue de la petite chaîne des Maures[124] et fit escale à Marseille[125].
Scipion, nous l'avons dit, se rendait en Espagne[126]. Il ne s'arrêtait chez les Massaliotes, alliés de la République romaine, que pour y prendre des
informations touchant les progrès d'Annibal[127], qui, croyait-il savoir, opérait alors en Catalogne. Sa surprise fut extrême quand il apprit, de bonne
source, le fait du passage des Pyrénées par l'armée carthaginoise[128]. Frappé de cette étrange nouvelle, il ne put tout d'abord y croire[129] ; mais comment
ne point se rendre à l'évidence ? Il devenait impossible de s'y méprendre : c'était bien l'invasion, une invasion qui semblait formidable !
Cependant elle était encore loin sans doute, cette armée qui marchait sur l'Italie[130] ; elle avait à surmonter des obstacles sans nombre ; il n'était point
déraisonnable de songer aux moyens de lui couper sa ligne d'opérations. Scipion ne perdit donc point tout espoir et se flatta de pouvoir racheter par de
sages dispositions l'infériorité numérique de son corps d'armée. Il résolut de défendre la ligne du Rhône, de la défendre avec une énergie toute romaine.
Suivant ce dessein, il remit aussitôt le cap à l'ouest, fit route vers l'embouchure du Rhône et mouilla au golfe de Fos[131], qui s'ouvre à l'est de la bouche
orientale du fleuve. Celle-ci, qu'on appelait alors la Massaliote[132], est aujourd'hui connue sous le nom de grau[133] de Pégoulier.
Quel est exactement le point du golfe de Fos où mouilla la flotte consulaire ? Nous ne saurions admettre, avec certains commentateurs, que les navires de
Scipion aient remonté le cours du Rhône[134].
Cette hypothèse une fois éliminée, nous en émettrons une autre, qu'autorisent ouvertement les textes. Nous estimons que Scipion a jeté l'ancre, partie au
mouillage de Fos et au mouillage du Repos, qu'abritent les theys de Pégoulier et d'Annibal[135], partie au mouillage d'Aigues-Douces et au port de Bouc.
En procédant ainsi, le consul commandait l'embouchure du fleuve et y faisait commodément de l'eau ; d'autre part, en pratiquant Bouc, il avait l'avantage
de rester en communication facile avec les Massaliotes ; il accostait la terre ferme et pouvait y opérer dans de bonnes conditions le débarquement qu'il
méditait[136].
Bien que la traversée du port de Pise à l'embouchure du Rhône n'eût duré que cinq jours[137], et qu'on fût alors dans la belle saison, les troupes
embarquées avaient beaucoup souffert du mal de mer[138]. Pour les remettre de leurs fatigues, Scipion les fait descendre à terre[139] pour camper[140] sur
les éminences de la presqu'île située entre le port de Bouc et le mouillage d'Aigues-Douces. Après avoir assuré le repos de ses troupes, le consul, qui se
sent placé hors de la sphère d'activité de son adversaire, se met à préparer un plan d'opérations. Il l'étudié minutieusement et avec le plus grand calme,
quand, tout à coup, surviennent d'autres nouvelles, et celles-ci sont foudroyantes.
Annibal est déjà sur le Rhône[141] !
Scipion ne peut se défendre d'un profond saisissement. Il veut douter encore, il se dit qu'on ne saurait ajouter foi pleine et entière aux rapports de ces
espions massaliotes, qui se laissent si facilement aller à l'hyperbole. Est-il possible d'admettre que les colonnes carthaginoises aient fait une marche aussi
prodigieuse[142] ?
Non, sans doute. Le dire des alliés est sans fondement ; ce n'est que l'écho d'une fable inventée par la peur. Mais la nouvelle se confirme ; les preuves à
l'appui se pressent, tangibles, irrécusables ; la froide réalité ne permet plus aux Romains de fermer les yeux... il faut enfin qu'on l'envisage.
Annibal est bien sur le Rhône !
Après quelques instants de trouble, le calme se rétablit dans le camp. Scipion s'empresse de convoquer un conseil de guerre[143]. Sur quel point convient-
il de porter les forces dont on dispose ? Où peut-on avoir chance de rencontrer l'ennemi ? Où cet audacieux envahisseur va-t-il tenter d'opérer son
passage[144] ? Telles sont les questions qui se posent et appellent une prompte solution.
Cependant, avant de rien arrêter de définitif, il faut absolument se rendre un compte exact de la situation. Le conseil décide, en conséquence, qu'une
reconnaissance de 300 cavaliers d'élite partira sur-le-champ pour fouiller les bords du Rhône. Ce détachement sera soutenu par quelques auxiliaires
gaulois à la solde de Marseille et conduit par des guides massaliote[145]. Les hommes commandés pour ce service de reconnaissance montent
immédiatement à cheval ; ils partent de l'embouchure pour remonter la rive gauche du fleuve ; voilà ce que les textes nous apprennent[146].
Est-ce à dire cependant que ces expressions doivent être prises à la lettre ? Faut-il croire que Scipion porte ses cavaliers au grau de Pégoulier pour leur
faire suivre de là le tracé tourmenté de la rive gauche à travers les fondrières du grand plan du Bourg ? Peut-on admettre que ce détachement de cavalerie
décrit tous les méandres marécageux du fleuve ; qu'il passe par Arles, Tarascon, Avignon, et arrive, par cette voie, au confluent de la Sorgues ? Un tel
chemin, qui ne mesure pas moins de 100 kilomètres, devait présenter, à cette époque, des difficultés considérables. Or Scipion savait, approximativement
du moins, à quelle hauteur se trouvaient les Carthaginois ; par conséquent, il pouvait prescrire à sa reconnaissance un chemin plus court, assis sur un
terrain plus solide. Nous pensons qu'on peut restituer comme il suit le tracé de l'itinéraire de la reconnaissance romaine[147].
Partis du camp de Bouc, les cavaliers romains piquent droit vers le nord, parallèlement aux bords occidentaux de l'étang de Berre (Mastramela stagnum).
Suivant cette direction générale, ils contournent la rive orientale des étangs d'Engrenier et de Lavalduc, passent par Rassouen, entre les deux Trigance,
font halte au bourg d'Istres (Mastramela) ; de là ils reprennent par le bord occidental de l'étang de l'Olivier, bordent le pied des hauteurs suivant le tracé du
canal de Craponne ; coupent, à la station de Miramas, le chemin de fer de Paris à la Méditerranée ; à Merle, la route de Nîmes à Salon. Courant toujours
au nord, ils montent vers Lyguières, franchissent la petite chaîne des Alpines au col qui s'ouvre entre le mont Menu et la montagne du Defends,
descendent à Roquemartine, suivent le pied du grand plateau des Plaines et arrivent à Orgon sur les bords de la Durance. Ils ont fait environ 48
kilomètres.
Les Romains estimaient que, le passage du Rhône une fois opéré, les Carthaginois ne pouvaient s'avancer que par la vallée de la Durance, laquelle offrait
à l'envahisseur son plus court chemin vers l'Italie[148]. Dans cet ordre d'idées, l'officier qui commande la reconnaissance romaine constate, dès son
arrivée à Orgon, qu'Annibal n'est pas encore sur la Durance. Il se décide, en conséquence, à pousser à la découverte sur la rive droite du fleuve, qu'il
passe, à cet effet, à Cavaillon, ville des Cavares[149]. Il descend cette rive jusqu'à Caumont, gravit les collines de Châteauneuf-de-Gadagne et en suit les
crêtes jusqu'à la hauteur de Saint-Saturnin.
Il s'arrête, à l'ouest de ce point, sur un mamelon de 120 mètres d'altitude, dont il fait son observatoire.
Le pays qu'il avait ainsi sous les yeux affecte en plan la forme d'une île triangulaire, dont le Rhône, la Durance et la Sorgues forment, en serpentant, les
côtés. Si l'on prend pour base la section fluviale qui court de Bédarrides à l'embouchure de la Durance, on peut dire que le sommet du triangle se dessine
en pan coupé de Bompas à Châteauneuf ; cette barrière de hauteurs, de formation tertiaire, émerge, en îlot ovoïde, d'un large terrain d'alluvions, dont le
dépôt s'est opéré postérieurement aux dernières dislocations du sol. Au nord, un autre îlot, de même nature géologique, se dresse à l'intérieur de l'angle
qui a pour sommet Bédarrides ; les méandres de la Sorgues en arrosent la base. Entre les deux îlots tertiaires se développent la route d'Avignon à
Entraigues et l'embranchement de voie ferrée de Sorgues à Carpentras. C'est là, non loin du village de Védènes, que, l'an 121 avant notre ère, les
Allobroges furent défaits par le consul romain Domitius Ahenobarbus[150]. C'est aussi là qu'eut lieu, l'an 218, la rencontre des Romains et des
Carthaginois.
On se convaincra que Védènes est bien le point de notre sol qui but le premier sang versé par les acteurs du drame punique, si l'on se reporte par la
pensée à la marche d'Annibal des Pyrénées au Rhône. On se rappelle que, une fois à Nîmes, loin de songer à poursuivre jusqu'à Beaucaire, le jeune
général avait abandonné la via Domitia pour se diriger au nord-est sur Remoulins et, de là, sur Roquemaure. Il avait assis son camp sur les pentes que
domine le signal géodésique de ce nom, à l'altitude 176, puis ordonné le mouvement tournant d'Hannon, fils de Bomilcar. Hannon était passé par Saint-
Geniès et Orsan, avait franchi la Cèze à Bagnols, en avait remonté la rive gauche jusqu'à Saint-Laurent-des-Carnols et s'était jeté dans la montagne de
Valbonne. Gagnant ainsi le col du Lapin, il était descendu, par Carsan, jusqu'à Pont-Saint-Esprit. A 1 kilomètre environ du confluent de l'Ardèche, il
avait franchi le Rhône pour suivre la rive gauche de ce fleuve, d'amont en aval, par Montdragon, Mornas, Piolenc et Orange. Il s'était porté au haut de la
montagne d'Orange, d'où il avait fait au général en chef les signaux convenus.
La distance de Roquemaure à la montagne d'Orange n'étant guère, à vol d'oiseau, que de 10 kilomètres, Annibal avait sans peine aperçu les feux de son
lieutenant et s'était mis immédiatement en mesure d'ébaucher son passage de vive force[151].
Pendant que les premières embarcations carthaginoises fendaient les eaux du Rhône, Hannon s'éloignait silencieusement d'Orange, suivait à peu près, au
sud-est de ce point, le tracé du chemin de fer actuel de Paris à la Méditerranée, et descendait jusques à Courthezon. Là, faisant un à-droite, il gravissait
les hauteurs qui dominent le Rhône, afin de prendre à revers les positions occupées par les Volkes Arécomikes. Ainsi tourné et mis hors d'état de
défense, l'ennemi s'était promptement laissé jeter en pleine déroute. Aussitôt Annibal avait pu parachever le passage de son infanterie et des chevaux. Ce
premier résultat obtenu, il avait assis son camp sur la rive gauche[152] ; l'infanterie qui devait marcher à l'avant-garde s'était palissadée[153] dans la plaine
aux environs de Caderousse ; la cavalerie à laquelle incombait le service de sûreté des derrières de l'armée[154] s'était établie, pour le temps qu'allait
prendre l'opération du passage des éléphants, sur l'emplacement même du camp des Volkes, c'est-à-dire à l'ouest de Courthezon, sur les éminences qui se
prononcent au nord de Châteauneuf-Calcernier.
Cependant, le fait de la présence des Romains aux bouches du Rhône ayant été signalé aux patrouilles carthaginoises, Annibal devait nécessairement
s'éclairer vers l'aval du fleuve ; il lança donc sans retard, dans cette direction d'aval, une reconnaissance de cavalerie Tamazir't, forte de 500 hommes,
tous rompus aux difficultés du service d'exploration.
Ce détachement d'élite eut mission de prendre sur l'ennemi des renseignements détaillés, de se rendre exactement compte de ses dispositions, de fournir
des données précises touchant l'effectif de ses forces, d'explorer minutieusement l'emplacement occupé par ses réserves[155].
Les cavaliers Imazir'en partirent au galop. Ils franchirent rapidement les terrains tourmentés qui se poursuivent de Châteauneuf-Calcernier jusqu'à
Bédarrides, passèrent la Sorgues et gravirent le mamelon, à l'altitude 112, qui se trouve situé à peu près à égale distance de Bédarrides, de Sorgues et
d'Entraigues ; ils avaient fait environ 8 kilomètres[156]. Cette position, où la reconnaissance carthaginoise fit halte pour jeter un premier coup d'œil vers
l'aval du Rhône, n'est elle-même éloignée que de 7 kilomètres du mamelon qu'occupaient alors les cavaliers romains et d'où ils interrogeaient
attentivement l'horizon.
Les deux partis, qui se sentaient en présence l'un de l'autre, prirent tous deux des dispositions offensives. Chacun des commandants savait, en effet, qu'un
bon officier d'avant-garde ne doit pas hésiter à attaquer toutes les fois qu'il en trouve l'occasion ; que la cavalerie légère est, le plus souvent, tenue de se
montrer entreprenante et même audacieuse ; qu'un détachement d'éclaireurs munis de bons chevaux ne peut décemment éviter le combat que s'il se
trouve devant des forces supérieures. Romains et Carthaginois descendirent donc à fond de train des positions qu'ils occupaient, se jetèrent résolument
dans la plaine d'alluvions d'où émergent les deux îlots tertiaires, parvinrent aux environs de Védènes, et là s'abordèrent vigoureusement.
Ce combat de cavalerie fut des plus acharnés[157] : Scipion y perdit de 140 à 160 hommes, Romains ou Gaulois[158] ; Annibal, plus de 200 Imazir'en[159].
De chaque côté, par conséquent, une forte partie de l'effectif engagé se trouvait hors de combat. C'étaient les Romains qui, relativement, avaient le plus
souffert. Néanmoins, ils ne manquèrent point de s'attribuer une victoire que Tite-Live célèbre en termes fort pompeux[160], suivant les us des historiens
de Rome[161].
L'importance d'un succès d'avant-garde ne saurait cependant se mesurer qu'à celle des résultats obtenus. Quel avantage réel pouvait donc revendiquer le
commandant de la reconnaissance romaine ?
Sous le coup de l'échec qu'ils venaient de subir, les cavaliers Imazir'en avaient tourné bride et s'étaient dispersés, conformément à leurs principes
tactiques. Les Romains se lancent aussitôt à la poursuite des fuyards, qui ne tentent aucune espèce de retour offensif. Ils les serrent de près et arrivent sur
leurs derrières aux retranchements de Châteauneuf-Calcernier, c'est-à-dire à l'enceinte du camp de la cavalerie carthaginoise. Le commandant de la
reconnaissance romaine s'approche de ces palissades[162], en examine les abords, en sonde l'intérieur ; il jette aussi un regard vers le Rhône, il en étudie
les deux rives, dont l'aspect étrange lui laisse une impression profonde... et il formule en son esprit des conclusions rapides. Puis, faisant demi-tour, il
rejoint au galop le camp des bouches du Rhône, pour y rédiger un rapport destiné à être mis sous les yeux du consul.
Or, ainsi que l'événement le prouva, ce rapport, basé sur des données indécises ou mal interprétées, était tissu d'appréciations risquées et aboutissait, par
conséquent, à des conclusions dangereuses. Scipion se sentait agité ; on le disait impatient de combattre[163] ; il avait, en tous cas, perdu ce calme
inaltérable qui fait la force des généraux d'armée. Dans cette disposition d'esprit, il commit la faute d'accepter sans contrôle des renseignements d'une
exactitude contestable, de partager l'erreur d'un officier de cavalerie dont les principes d'exploration n'étaient pas exempts de certaine légèreté. Suivant
l'avis de cet officier, dont l'expérience n'avait pas encore mûri le coup d'œil, le consul ne fit aucune difficulté d'admettre qu'Annibal était loin de songer à
faire passer sa ligne d'opérations par la vallée de l'Isère[164] ; que la position occupée par la cavalerie carthaginoise sur la rive gauche du Rhône accusait
clairement, de la part de l'ennemi, l'intention de se porter en aval du point de passage ; que cet ennemi se dirigeait sur la Durance ; qu'il était, par
conséquent, possible de le prendre en flanc, de le détruire, une fois que ses têtes de colonnes seraient engagées dans cette vallée de la Durance, le chemin
naturel des envahisseurs de l'Italie[165]. D'ailleurs, se disait Scipion, toute l'armée carthaginoise n'a pas encore franchi le Rhône. Sa cavalerie est, il est
vrai, sur la rive gauche ; mais l'infanterie, les éléphants, les impedimenta, demeurent encore sur la rive droite. Le passage est à peine ébauché. l'armée
consulaire peut encore arriver à temps pour surprendre Annibal au moment le plus critique de son opération. En tout cas, les Romains ont en perspective
une excellente situation et, malgré leur infériorité numérique, il leur est permis d'espérer un succès décisif, soit sur le Rhône, soit sur la Durance.
Sous l'empire de ces idées mal assises, et cédant aux attraits d'un leurre irrésistible, Scipion prit la résolution de marcher en avant. Il s'empressa de
procéder au rembarquement de ses bagages, pour s'assurer, en cas de besoin, les moyens d'une prompte retraite à bord ; puis il fit donner à ses troupes
l'ordre de remonter la rive gauche du Rhône par le chemin qu'avait suivi la reconnaissance. Sur la Durance, il passa de l'ordre en colonne à l'ordre en
bataille[166], se tint prêt à recevoir l'ennemi, ne marcha plus qu'avec des précautions extrêmes Soins superflus ! Les bords de la Durance étaient déserts !
L'armée consulaire poursuivit incontinent son chemin vers le point où les Carthaginois étaient sans doute encore en train d'opérer leur passage du
Rhône[167] ; elle approcha du camp de cavalerie signalé par la reconnaissance au nord de Châteauneuf-Calcernier. A l'intérieur de l'enceinte palissadée il
n'y avait plus personne[168] !... sur les rives du Rhône, personne !...
Depuis trois jours, Annibal avait décampé[169] !
Tel fut le premier mécompte des légionnaires romains. L'erreur de Scipion provenait, on le sait, de son excès de confiance en la sagacité de l'officier
chargé du soin d'explorer les lieux, mais comment expliquer l'étrange illusion dont celui-ci fut le jouet ?
A cet égard, on ne peut faire que des conjectures. Voici les nôtres : Annibal avait formé le dessein de tromper l'ennemi ; il eut, en le trompant, le rare
talent de l'induire à une fausse manœuvre afin de lui faire ainsi perdre du temps[170].
Et, en effet, on est en droit de se demander en suite de quelles circonstances l'issue du combat de Védènes fut si favorable aux cavaliers romains. Ceux-ci
n'étaient qu'au nombre de 300, tandis que le détachement de leurs adversaires ne comptait pas moins de 500 chevaux. La cavalerie légère d'Annibal était,
d'ailleurs, en solidité comme en instruction, de beaucoup supérieure à celle des Romains. D'où vient son prompt désarroi ? N'avait-elle pas reçu l'ordre de
plier et de feindre une déroute ? Toujours est-il que, sous le coup de l'échec qu'ils accusent, les cavaliers Imazir'en se laissent facilement poursuivre et,
contrairement à leurs habitudes, ne dessinent aucune espèce de retour offensif. Il semble qu'ils entraînent à leur suite les débris de la reconnaissance
romaine, qu'ils les conduisent, leur montrent le chemin de leur camp, les invitent à s'en approcher.
Les Romains s'approchent effectivement des palissades de la cavalerie carthaginoise et prennent des notes à leur aise.
Cependant que fait Annibal ? Il sait qu'on l'observe, il voit des officiers romains étudier avec soin la position qu'il occupe il a sous la main de nombreux
escadrons frais et dispos. Rien ne lui serait plus facile que de tomber sur les explorateurs, de les envelopper, eux et leurs 150 cavaliers d'escorte, de s'en
faire des otages, d'en tirer lui-même de précieux renseignements. D'où vient qu'il demeure immobile, qu'il se garde de troubler dans leurs opérations les
agents d'une reconnaissance Imprudente ? Comment expliquer pareille inertie, si l'on n'admet pas que, suivant une mise en scène concertée avec ses
adroits Imazir’en, le subtil Annibal jouait, aux yeux des Romains encore naïfs, une haute comédie militaire ?
Pour assurer le succès d'une telle entreprise, il était nécessaire de dissimuler le mieux possible l'effectif des troupes déjà passées sur la rive gauche, et de
grossir, au contraire, à l'œil les masses d'hommes et de matériel dont le passage n'était pas encore effectué.
Or, au moment où la reconnaissance romaine examinait le camp de Châteauneuf-Calcernier, l'infanterie et la cavalerie carthaginoises étaient tout entières
déjà sur la rive gauche[171] ; il ne restait sur la rive droite que les éléphants, leurs cornacs et quelques détachements d'arrière-garde[172]. L'infanterie,
établie au sud de Caderousse, était défilée des vues de Châteauneuf ; on ne pouvait en soupçonner la présence au point qu'elle occupait. Les Romains
n'ignoraient pas, d'ailleurs, que les éléphants servaient parfois de masses couvrantes aux troupes carthaginoises ; ils se rappelaient que, à la bataille du
Tage, Annibal avait eu l'art de dissimuler, derrière une ligne de ces grands moteurs animés, des troupes d'infanterie, qu'il avait ensuite démasquées au
moment du besoin.
Il est donc permis de supposer que le commandant de la reconnaissance, apercevant un troupeau d'éléphants de guerre autour duquel s'agitaient des
détachements épars, crut volontiers à un rideau servant à défiler toute l'infanterie carthaginoise. Il n'eut, en somme, égard qu'à la cavalerie campée sur la
rive gauche, en aval du point de passage du Rhône.
De là ses conclusions erronées ; de là la fausse manœuvre de l'armée consulaire.
On peut juger du désappointement de Scipion, de sa confusion, de ses regrets. Il fit néanmoins bonne contenance, dissimula l'amertume de ses réflexions
et, s'attachant à rassurer les légionnaires, leur fit envisager l'événement sous un jour favorable. Il leur laissa croire que le seul fait de leur approche avait
fait prendre la fuite aux Carthaginois ; que, par conséquent, on ne pouvait songer à poursuivre un ennemi prudent, auquel la peur donnait des ailes[173].
Au fond, le consul était frappé d'étonnement. En voyant qu'Annibal marchait sur les Alpes par la vallée de l'Isère[174], il admirait une audace à laquelle il
n'avait pas voulu croire[175]. Se sentant, en même temps, saisi de vagues terreurs, entrevoyant, sous les couleurs les plus sombres, les longues péripéties
d'une lutte à outrance, il se disait que l'issue en serait longtemps incertaine, que la puissance victorieuse ne payerait son triomphe qu'au prix d'immenses
torrents de sang[176].
Les légionnaires romains n'étaient pas, comme on sait, insensibles à la gloire ; c'est par des louanges que leurs consuls les entraînaient. Ceux du corps de
Scipion se laissèrent aisément convaincre ; ils oublièrent leur déconvenue et les fatigues de la marche forcée qu'ils venaient de fournir. Mais le consul ne
devait point se borner à relever le moral de ses troupes ; il lui fallait, de toute nécessité, prendre un parti. A quelle résolution s'arrêter ?
Il pouvait se jeter à la poursuite des Carthaginois. Il n'eût point tardé, dit Napoléon[177], à atteindre leur arrière-garde ; mais il s'en garda bien ; Annibal
se fût retourné et l'eût battu.
Un autre plan d'opérations s'offrait à son esprit : c'était de franchir aussi les Alpes, en prenant pour chemin une enveloppée de la route d'Annibal. Dans
cet ordre d'idées, il lui fallait remonter la Durance, se porter sur le col d'Argentière, s'y faire joindre par l'armée du préteur Manlius, qui était à
Plaisance[178], attendre Annibal et l'attaquer, avec ses deux armées réunies, au moment où il descendrait dans la plaine. Ce projet eût sauvé Rome, mais il
n'était pas praticable ; les Alpes étaient habitées par une race de barbares, de toute antiquité aussi ennemis du peuple romain que les Gaulois de Milan et
de Bologne ; ceux-ci eussent coupé les communications de l'armée de Scipion, si elle se fût portée derrière les Alpes cottiennes[179].
Et Napoléon conclut en ces termes[180] : Il ne lui restait donc qu'un troisième parti à prendre, celui de rejoindre sa flotte à l'embouchure du Rhône et d'y
embarquer son armée.
C'est à ce troisième parti que Scipion s'arrêta ; il regagna les bouches du Rhône et y embarqua toutes ses troupes[181], auxquelles il promit d'autres succès
dans d'autres zones d'opérations. Quant à l'expédition qu'on venait de faire, si la conception première en était bonne, l'exécution en avait été
malheureuse[182] ; on ne devait plus y songer.
La majeure partie des légions consulaires fut aussitôt dirigée sur les ports de la Catalogne, pour y être placée sous les ordres de Cneus Scipion. Le frère
du consul eut pour mission de défendre l'Espagne, d'y assurer une protection efficace à tous les anciens alliés de Rome, de s'y créer de nouvelles
alliances, de couper les communications d'Annibal ; finalement, de jeter Asdrubal à la mer[183].
Pour lui, Cornélius, il ne garda qu'une escorte[184], prit passage à bord d'une quinquérème[185], et fit voile vers l'Italie, aussitôt qu'il eut vu disparaître à
l'ouest les navires de son frère. Après une courte escale à Gênes, pour y prendre des renseignements sur la situation de la Cisalpine[186], il mit le cap sur
Pise et arriva sans encombre à l'embouchure de l'Arno[187].
Il traversa l'Étrurie aussi vite que possible, car son dessein était de prendre le commandement des légions qui opéraient alors en Circumpadane[188], pour
aller, avec elles, attendre Annibal au débouché des Alpes[189]. Il espérait détruire ou, du moins, couper les colonnes carthaginoises épuisées de fatigues,
en tous cas, les empêcher de tomber à l'improviste sur les populations italiotes[190].
Mais, une fois sur le revers septentrional de l'Apennin, Scipion comprit qu'il était déjà trop tard pour se porter vers le pied des Alpes[191]. Dès lors, il ne
s'attacha plus qu'à couvrir Rome, à défendre, en arrière de Turin, les grandes lignes fluviales qui tiennent une place si importante sur l'échiquier
stratégique de la Circumpadane.
Nous verrons le consul encore une fois déçu. Il n'arrivera pas à temps pour prendre position sur la Sesia, se fera battre sur le Tessin, sur la Trebbia... et la
route de Rome s'ouvrira devant Annibal.

[1] Polybe, I, III.


[2] Saint Augustin, De civitate Dei, III, XIX.
[3] P. Orose, Adv. Paganos, IV, XVI.
[4] Livre II, chap. V.
[5] Polybe, I, XVI.
[6] Polybe, I, XXV.
[7] Polybe, I, XXV.
[8] A l'issue de la première guerre punique, Carthage avait dû payer au gouvernement de Rome une contribution de guerre de plus de 18 millions de francs ; après la guerre de Libye, une nouvelle contribution
de près de 7 millions ; soit, ensemble, près de 26 millions de francs. (Voyez le livre I, chap. IX.)
[9] La Pentarchie de la marine se composait, ainsi que le nom l'indique, de cinq membres, ayant chacun des attributions déterminées ; les titres officiels de deux de ces hauts fonctionnaires peuvent être l'objet
d'une restitution. Nous distinguons, en effet, dans ce conseil d'amirauté un άρχικυβερωήτης τοΰ σύμπαντος σίολου et un έπιμελητής ωαντός δίόλου.
La première de ces fonctions est mentionnée par Diodore de Sicile (XX, L), et Scheffer (De militia navali veterum) la définit ainsi qu'il suit : Imperabat cunctis gubernatoribus navium et totius classis
dirigebat cursum : naturam regionum, commoditates portuum longo usu exploratos indicabat totiusque elementi tenebat rationem. L'άρχικυβερνήτης avait ainsi mission de centraliser les documents
hydrographiques ; c'est dans ses archives que les officiers de marine allaient puiser des renseignements.
La seconde fonction est indiquée dans une inscription grecque. (Voyez Bœckh, n° 5973.) L'έπιμελητής ωαντός σίόλον était évidemment directeur de tous les services administratifs, ou commissaire général de
la marine.
[10] L'art des constructions navales était dit ναυπηγία. — Ναυπεΐσθαι σκέφη exprimait l'ensemble des fonctions des ναυπηγοί ou ingénieurs des constructions navales.
[11] Pline, Hist. nat., VII, LVII. Les transports étaient dits έππηγοί (Polybe, I, XXVI et XXVIII), φορτηγοί (Polybe, I, LII), σιτηγοί, δρόμονες (Cassiodore, V, epist. XVII). Certains transports carthaginois
étaient aménagés de façon à recevoir des éléphants. (Polybe, I, XVIII.)
[12] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
[13] Pline, Hist. nat., XIX, VII, VIII et IX.
[14] Polybe, I, XLVII.
[15] L'invention de la pentère ou quinquérème était attribuée aux marins de Salamine. (Pline, VII, LVII.) C'était, au dire des Romains, le véritable navire de guerre. Les ingénieurs carthaginois savaient en
construire de très-rapides, spécialement employées, dans les batailles navales, pour déborder l'aile de l'ennemi. (Polybe, I, XXVII.)
[16] Les marins de Syracuse passent pour les inventeurs de l'hexère ou sexarème (Pline, Hist. nat., VII, LVII). L'emploi de ce modèle prévalut durant la deuxième guerre punique (Polybe, Fragm. hist.
XXXV), et les Carthaginois semblent avoir renoncé, dès lors, aux types d'un rang supérieur.
[17] C'est aux Etrusques, dit Pline (Hist. nat., VII, LVII) qu'est attribuée l'invention de l'έμβολος, dont les Carthaginois faisaient usage dès le temps de la première guerre punique. Voyez Eutrope, II, XX.
[18] Les Grecs désignaient l'office d'amiral sous des dénominations diverses, telles que σίρατηγός, σίόλαρχος ou σίολάρχης ; ωραίφεκτος ou έπαρχος σίόλου ; έπί τής ναυτικής δυνάμεως τεταγρένος ;
ναυάρχων. (Voyez Polybe, passim ; cf. Bœckh, 5794 ; Orelli, 3596 ; Mommsen, I. H. N. 2649.) Le vaisseau amiral s'appelait ναυαρχίς ou δίρατηγοΰ ναΰς. (Polybe, I, XXV, et XVI, III.)
[19] Le vice-amiral était dit έπισίολεύς.
[20] Aux fonctions de commandant de navire correspondaient les expressions de ναύαρχος, ναυηγός. (Bœckh, Inscr. 2160.)
[21] Le titre de τριήραρχος est mentionné sur quelques monuments épigraphiques. (Voyez Bœckh, Inscr. 169 et 6182.) En honneur au temps où les flottes étaient uniquement formées de trières, il avait été
conservé par l'usage pour désigner spécialement le commandant d'un navire de guerre. (Ulpien, Ad Orat. Contra Leptinem.) L'office de triérarque ne se confiait qu'aux membres de l'aristocratie carthaginoise.
(Polybe, I, XXIV. — Tite-Live, XXI, L.)
[22] On donnait le nom de ναύκληρος au commandant d'un navire de petit échantillon. Ce titre se rencontre sur bon nombre de monuments épigraphiques. (Voyez Bœckh, Inscr. 5625, 5830, 5889.)
[23] L'officier de marine qui commandait un transport prenait le titre de δρομόναχος. (Cassiodore, V, epist. XVII.)
[24] Les Grecs donnaient au chef du service de la timonerie, à bord d'un navire de guerre, le nom de κυβερνήτης, qu'on rencontre sur quelques monuments épigraphiques. (Voyez Bœckh, Inscr. 2096 et 2157.)
L'art du κυβερνήτης, dit τέχνη κυβερνητική, réclamait de ses adeptes des connaissances étendues et variées, que Scheffer (De militia navali veterum) classe sous trois chefs : Notitia siderum et ventorum ;
portuum et loccrum cognitio ; gubernaculorum velorumque administratio justa. Le κυβερνήτης devait avoir une connaissance exacte des parages dans lesquels il naviguait. Gubernatorum solertia est loca in
quibus navigatur portusque cognoscere, ut infesta prominentibus vel latentibus scopulis vadosa ac sicca videntur. (Végèce, IV, XLIII.) Pour donner la route, il consultait les cartes hydrographiques et
astronomiques qui se trouvaient à bord à sa disposition.
Cogor et e tabula pictos addiscere mundos,
Qualis et hæc docti sit positura Dei ;
Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu ;
Ventus in Italiam qui bene vela regat.
(Properce, IV, III, De Arethusa.)
Enfin le κυβερνήτης tenait la barre et commandait les manœuvres. Tenendum est rapiente fluctu gubernaculum, luctandum cum ipso mari, eripienda sunt vela vento. (Sénèque, ep. 108.)
Ipse sedens clavumque regit velisque ministrat.
(Virgile, Eneide, X, v. 218.)
Voyez les gubernatores de la colonne Trajane, n° 155, 156 et 239 de la description de Ciaconi.
[25] Chaque κυβερνήτης avait pour second un πρωρεύς ou ωρωράτης. — Ηρωρείω άρχει ό κυβερνήτης, dit Suidas. C'est ce que semble également exprimer Plaute, qui, on s'en souvient, vivait au temps de la
deuxième guerre punique (Plaute, Rudent. act. IV, sc. III, v. 74.)
Scheffer (De militia navali veterum) définit ainsi les fonctions du ωρωράτης : qui in prora et ventos aucupatur et captat et eorum conversiones dicit in flectendis promontoriis gubernatori, quique tænias et
brevia, ne navis eis impingatur, prospicit et explorat.
[26] Scheffer (op. cit.) s'exprime ainsi qu'il suit touchant les fonctions des ναυφύλακες : ...quæ ad navem pertinebant, ut sunt armamenta, vela, instrumenta ad militiam pertinentia, in bellicis navigiis
[curabant], Nimirum sedulo spectabant ne navis aliquod acciperet, de nocte præsertim... Viam experiri, navemque dirigere. — Pollux (VII, XXXI) donne au ναυφύλαξ les qualifications de δίοψ et εύνόπίης.
[27] Le τοίχαρχος (τοίχων άρχων) était l'agent subalterne chargé d'assurer l'exécution du service sur l'un des flancs du navire. Scheffer (ibid.) dit de ces agents : sunt qui imperabant lateribus navis... Hi
laterum custodiam habuere. Deux τοίχαρχοι étaient toujours, sans doute, commandés de service ensemble, et pour le même quart : l'un à tribord, l'autre à bâbord.
[28] Scheffer (op. cit.) définit comme il suit les fonctions des άρμενισίαί ou σχοινβάται : qui malos scandunt, qui per foros cursitant... Alius velis explicandis, alius erigendo malo, alius antennæ
suspendendæ, et quæ alia sunt hujus generis.
[29] Les Grecs désignaient sous le nom générique de ωληρώματα l'ensemble du personnel chargé du service de propulsion d'un navire. (Voyez Polybe, I, XXI et XXIX ; X, XVII.)
[30] Considéré comme moteur animé employé à bord d'un navire, l'homme était dit έρέτης. On le nommait aussi ωρόκωπος, έπίκωπος, κωπηλάτης, έκήρετμος. La rame était ordinairement tenue par des
citoyens pauvres, des esclaves ou des prisonniers de guerre. (Voyez Polybe, VI, XIX ; Appien, De reb. Pun., I ; Polybe, X, XVII ; Dion-Cassius, fragm. CCIV des livres I-XXXVI, éd. Gros.)
[31] Suivant la place qu'il occupait à bord, le moteur humain était dit θρανίτης, ζυγέτης (alias μεσόνεοις) ou θαλαμίτης. Le θρανίτης avait son banc sur le pont ; le ζυγέτης à l'entrepont ; le θαλαμίτης dans les
fonds, non loin des œuvres vives.
[32] Le κελευσίής était le chef immédiat du service de propulsion. (Voyez Polybe, I, XXI.) C'est lui qui présidait aux mouvements des rameurs et en réglait la cadence. Chacun de ses commandements était dit
κέλευσμα, κέλευσις, ένδόσιμον.
[33] Le τριηραύλης, ou joueur de flûte, était l'accompagnateur du κελευσίής.
[34] Tite-Live, XXI, L.
[35] Dion-Cassius, L.
[36] Tite-Live, XXI, XLIX. Les Romains embarquaient, au contraire, nombre de combattants, pris non dans la levis armatura, mais dans l'infanterie de ligne. C'étaient des troupes d'élite. Dion-Cassius,
XLVIII ; Polybe, I, XXVI ; César, De bello civili, I, LVII.
[37] Tite-Live, XXI, XLIX. — Pline, Hist. nat., VII, XXI.
[38] Tite-Live, XXI, XLIX.
[39] Tite-Live, XXI, L.
[40] C'est un chiffre qui se dégage du texte suivant : Mille et septingenti fuere in [septem] navibus capti, milites nautæque. (Tite-Live, XXI, L.) Ce passage de Tite-Live est important en ce qu'il permet de
restituer approximativement la composition du personnel, lequel était de 242 hommes, tous services compris, pour chacun des navires. Si de ce nombre on retranche 50 hommes d'infanterie de marine, il en
reste 192 pour l'équipage et la propulsion. En admettant un chiffre de 42 matelots, on obtient net le nombre de 150 rameurs. D'autre part, nous estimons qu'une pentère était mue, sur chaque flanc, par un triple
étage de cinq rames, soit, en tout, trente rames. Il suivrait de là que chacune des rames aurait été manœuvrée par cinq hommes agissant de concert.
[41] Polybe, I, XXVII.
[42] Tite-Live, XXI, L.
[43] La δεκαναΐα était, comme le nom l'exprime, une division navale de dix navires ; c'était l'unité tactique navale. (Voyez Polybe, XXIII, VII, et XXV, VII.)
[44] Tite-Live, XXI, XLIX.
[45] Tite-Live, XXI, XLIX.
[46] Tite-Live, XXI, XLIX.
[47] Polybe, I, XXVII.
[48] Polybe, I, XXVI.
[49] Polybe, I, XXVII.
[50] Dion-Cassius, XLIX.
[51] Polybe, I, XXVII.
[52] Les Latins donnaient à ce bâton du κελενοίης le nom de pertica. Scheffer, De militia navali veterum.
[53] Tite-Live, XXI, XLIX.
[54] Tite-Live, XXI, L.
[55] Tite-Live, XXI, L.
[56] Tite-Live, XXI, L.
[57] Tite-Live, XXI, XLIX, L, LI, passim. — Bivona, l'ancienne Hipponium, colonie de Locres, fut nommée par les Romains Vibo Valentia. Elle possédait un port dont la construction était attribuée à
Agathocle. Les environs sont admirables ; c'est le paradis des fleurs. (Voyez Strabon, V, I, 5.)
[58] Tite-Live, XXI, LI.
[59] Salluste, De bello Catilinario et De bello Jugurthino. Cf. Cicéron, Oratio de provinciis consularibus, XIII.
[60] Tous les peuples qui habitaient en deçà des Alpes se déclarèrent pour les Carthaginois. Ce n'est pas qu'ils aimassent mieux leur domination que celle des Romains ; mais ils détestaient ceux-ci et
préféraient se soumettre à des étrangers qu'ils ne connaissaient pas. Chacun de ces peuples devint donc alors (218) un allié de Carthage contre Rome. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, éd.
Gros.)
[61] Les Gaulois ne pouvaient pardonner aux consuls romains leurs amères et sanglantes railleries. Ainsi Æmilius, vainqueur des Insubres, reçut les honneurs du triomphe. Là figurèrent les prisonniers les plus
distingués : il les conduisit tout armés au Capitole et les accabla de sarcasmes, sachant qu'ils avaient juré de ne point dépouiller leurs cuirasses avant d'être montés au Capitole. (Dion-Cassius, fragm. CLXV
des livres I-XXXVI, éd. Gros.)
[62] Strabon, VI, IV, 2.
[63] T. I, liv. III, chap. IV.
[64] Tite-Live, XXI, XXV.
[65] Tite-Live, XXI, XXVII.
[66] Il est probable qu'une partie du corps de Manlius périt écrasée sous des arbres dont les Gaulois, suivant leur coutume, avaient habilement préparé la chute. (Voyez, sur cet original emploi des abatis :
Frontin, Stratag., I, VI, 4 ; Tite-Live, XXIII, XXIV ; César, De bello Gallico, II.)
[67] Polybe, III, XL ; Tite-Live, XXI, XXV.
[68] Tite-Live, XXI, XXVI.
[69] Strabon, VI, IV, 2.
[70] Polybe, II, XXIV.
[71] Polybe, II, XXIV. L'an 220 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire quelques années avant le début de la deuxième guerre punique, Rome, privée de tout secours extérieur, et, notamment, de ses contingents de la
Transpadane, était déjà parvenue à mettre en ligne 700.000 hommes d'infanterie et 80.000 hommes de cavalerie. Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[72] Tite-Live, XXI, XVII, passim.
[73] Le texte de Tite-Live n'est pas ici en parfaite harmonie avec celui de Polybe (II, XXIV). Polybe ne mentionne, en effet, que quatre légions consulaires, à chacune desquelles il accorde un effectif de 5.200
fantassins et 300 chevaux. Il ajoute que, avec les contingents alliés, le corps de chaque consul comptait 30.000 hommes d'infanterie et 2.000 hommes de cavalerie ; soit, pour les deux armées consulaires,
60.000 fantassins et 4.000 chevaux. Polybe omet ici de tenir compte du corps de Manlius, lequel était fort de deux légions et qui, renforcé des alliés, présentait un effectif de 18.000 hommes d'infanterie et
1.600 cavaliers. La divergence des textes de Polybe et de Tite-Live n'est point considérable et porte, vraisemblablement, tout entière sur le mode d'évaluation des contingents alliés.
[74] Tite-Live, XXI, XVII.
[75] Polybe, III, XLI.
[76] Saint Augustin, De civitate Dei, III, XIX.
[77] Polybe, III, XL.
[78] Tite-Live, XXI, XVII et XLIV.
[79] Polybe, III, XL.
[80] Polybe, III, LXI.
[81] Tite-Live, XXI, LIII.
[82] Polybe, III, LXX.
[83] Tite-Live, XXI, LIII.
[84] Polybe, III, LXX.
[85] Tite-Live, XXI, LIII.
[86] Tite-Live, XXI, LIII.
[87] Polybe, III, LXX.
[88] Polybe, III, LXX.
[89] Tite-Live, XXI, LII et LIII.
[90] Tite-Live, XXI, XVII.
[91] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XVII.
[92] Tite-Live, XXI, XVII.
[93] Tite-Live, XXI, L.
[94] Tite-Live, XXI, L.
[95] Polybe, III, XLI.
[96] Tite-Live, XXI, LI.
[97] Tite-Live, XXI, LI.
[98] Polybe, III, XLI et LXI. Il est vraisemblable que le consul Sempronius avait fait rédiger un projet d'attaque de Carthage. Les anciens, lorsqu'ils assiégeaient une place, dressaient toujours un plan directeur
des attaques. Pline, Hist. nat., XXXV, VII.
[99] Polybe, III, LXI. — Tite-Live, XXI, LI.
[100] Polybe, III, LXI. — Tite-Live, XXI, LI.
[101] Polybe, III, LXI.
[102] Polybe, III, LXI et LXVIII. La version de Tite-Live n'est pas ici conforme à celle de Polybe, car il dit que l'infanterie romaine fut embarquée pour Rimini (XXI, LI.) Nous préférons, à tous égards, la
narration de Polybe ; car, en faisant passer par Rome l'infanterie de Sempronius, le sénat se donnait l'avantage de rassurer les esprits, de rendre quelque confiance à une population qui voyait ses foyers
menacés. La solution de cette question, très-controversée, est d'ailleurs sans intérêt majeur. Ce qu'il faut retenir, avec l'abréviateur Eutrope, c'est que le consul dirigea sur Rimini les troupes d'infanterie dont il
disposait (III, VIII).
[103] Tite-Live, XXI, LI.
[104] Justin, XXXI, VII.
[105] Claudien, Panégyrique de Probinus.
[106] Claudien, Eloge de Sévère.
[107] Bosius, éd. Corn. Nepos, Notæ ad Hannibalem.
[108] On voit à Rome, au musée du Vatican, un sarcophage sommé d'un buste à tête laurée, avec cette inscription :
CORNELIVS•CN•F•SCIPIO
Vingt-sept inscriptions funéraires de la gens Cornelia ont été réunies autour du sarcophage qui porte la désignation suivante :
Monumenta Scipionum in sepulcro gentis
effossa ad portam Capenam in fundo
Saxsiano an. clɔlɔCCLXXXI.
[109] Pline, Hist. nat., VII, VII.
[110] Claudien, Eloge de Stilicon, pref. du livre III.
[111] Voici, à ce propos, une inscription très-curieuse, mentionnant le fait de la restauration de la place de Sagonte, ruinée par Annibal au début de la deuxième guerre punique :
P•SCIPIONI•COS
IMP•OB•RESTITV
TAM•SAGVNTVM
EX•S•C•BELLO•PV
NICO•SECVNDO
(Mommsen, Corpus inscriptions latin, t. I, Elogia.)
Le nom de Scipion se trouve également inscrit sur le tombeau de Syphax, musée du Vatican, salle en croix grecque, n° 590.
[112] Diodore de Sicile, XXVI, XXI.
[113] Végèce, Inst. rei milit., III, XXI.
[114] Voici la liste de ceux qu'on estime authentiques :
1. Florence. Musée des Uffizi. Salle des inscriptions grecques et latines, n° 274, un buste en marbre avec l'inscription : SCIPIONE ;
2. Rome. Musée du Vatican. Corridor Chiaramonti, n° 232, un buste en marbre, la tête en noir antique ;
3. Rome. Musée du Vatican. Salles des bustes, n°366, une tête en marbre blanc ;
4. Rome. Musée du Capitole, un buste avec cette inscription : P•COR•SCIPIO•AFR• ;
5. Naples. Musée national. Salle des bronzes, n° 46, un buste trouvé dans les fouilles d'Herculanum.
Il faut bien se garder, quand on interroge les œuvres d'art, d'opérer une confusion entre le premier et le second Africain, qui, tous deux, furent dits Sauveurs de Rome. (Voy. Justin, XXXVIII, VI.) Le second
Africain, l'ami de Polybe, est
Cil qui iadis anichila Carthaige.
Les Romains n'ont pas été non plus avares de louanges envers le second Africain, plus connu sous le nom de Scipion Émilien. Voici l'inscription qui mentionne ses triomphes :
P CORNELIVS•PAVLLI•F•SCIPIO
AFRICANVS•COS•II•CENS
AVGVR•TRIVMPHAVIT•II
(Mommsen, Corpus inscr. lat., t. I, Tituli consulares, n° 607.)
[115] Tite-Live, XXI, XXXIX.
[116] Tite-Live, XXI, LII, passim.
[117] Tite-Live, XXI, XVII.
[118] Polybe, III, XL ; cf. Tite-Live, XXI, XXVI.
[119] Appien, De rebus Hisp., XIV.
[120] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXVI. — Appien, De rebus Hisp., XIV.
[121] Ammien Marcellin, XV, X.
[122] Polybe, III, XLI.
[123] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXVI.
[124] Tite-Live, XXI, XXVI. La petite chaîne des Maures, qui longe le littoral de Saint-Tropez à Marseille, ne mesure que de six à sept cents mètres d'altitude. Elle formait la limite méridionale du territoire
des Salyes, Sallyens ou Salluviens, qui occupaient, au temps d'Annibal, partie de nos départements des Bouches-du-Rhône et du Var. Les Massaliotes étaient alors établis entre cette chaîne des Maures et la
mer.
[125] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXVI.
[126] Ammien Marcellin, XV, X.
[127] Tite-Live, XXI, XLI.
[128] Polybe, III, XLI.
[129] Tite-Live, XXI, XXVI.
[130] Polybe, III, XLI.
[131] Ce golfe a tiré son nom de celui de la ville de Fos (Fossœ Marianœ).
[132] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXVI. — Pline, Hist. nat., III, V. La bouche que les anciens nommaient Massaliote n'est autre chose que l'embouchure du bras oriental du fleuve, bras principal,
que nous désignons aujourd'hui sous le nom de grand Rhône, par opposition au petit et au vieux Rhône. L'embouchure du grand Rhône s'épanouit en quatre bras secondaires ou graus, connus sous les
dénominations de graus de Pégoulier, du Levant, du Midi, et du Ponent.
[133] Littéralement, le mot grau peut se traduire par enfant de la rivière. Cette désignation convient parfaitement à une communication maritimo-fluviale, issue d'un cours d'eau d'une importance supérieure à
la sienne.
[134] M. Maissiat, auteur d'un Annibal en Gaule, laisse entendre que la flotte romaine, loin de mouiller au golfe de Fos, ainsi que le veulent tous les textes, remonta le Rhône assez haut.
L'armée romaine, dit-il, devait être, pour le moins, au-dessus de la Camargue, auprès d'Arles, ou, plus probablement, à Tarascon. Cette hypothèse n'est, malheureusement, appuyée d'aucune espèce
d'argument.
[135] Entre le mouillage de Fos et celui du Repos se trouve un they qui porte le nom d'Annibal. Cette coïncidence est au moins bizarre.
[136] On a vu les Anglais mouiller à l'embouchure du Rhône et s'y tenir par les plus gros temps. Ce mouillage les mettait à même de profiter du fleuve pour y faire de l'eau... Le mouillage du Bouc est bon... la
passe est très-étroite, mais les vaisseaux de guerre peuvent y entrer. Lorsque le canal d'Arles sera terminé, le Bouc sera le port du Rhône. (Commentaires de Napoléon Ier, Armement des côtes de la Provence,
II.)
[137] Polybe, III, XLI.
[138] Tite-Live, XXI, XXVI.
[139] Polybe, III, XLI.
[140] Tite-Live, XXI, XXVI.
[141] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXVI.
[142] Polybe, III, XLI.
[143] Polybe, III, XLI.
[144] Polybe, III, XLI.
[145] Tite-Live, XXI, XXVI ; cf. Polybe, III, XLI.
[146] Tite-Live, XXI, XXIX. — Polybe, III, XLV.
[147] Cette restitution ne résulte, il faut le dire, que d'un emploi rationnel des méthodes intuitives. Nos conjectures nous semblent satisfaisantes, mais ce ne sont que des conjectures.
[148] Tite-Live, XXI, XXXI.
[149] Cabellio Cavarum, Καβαλλίων Καουάρων, Kabila des Kaouara.
[150] Strabon, IV, I, 11. Οΰνδαλον, Vindalium. Vindalie occupait, suivant d'Anville et M. Delacroix (Statistique de la Drôme), l'emplacement de la moderne Védènes. Tel n'est point, il faut le dire, l'avis de
Scaliger, d'Adrien de Valois, d'Aymar du Rivail et de Ménard, qui placent cette ville à Port-de-Traille, c'est-à-dire au confluent même de la Sorgues et du Rhône. Nous nous rallions franchement à l'opinion de
d'Anville.
[151] Voyez le Passage du Rhône, t. I, liv. IV, chap. III.
[152] Polybe, III, XLIV.
[153] Polybe, III, XLV.
[154] Polybe, III, XLVIII.
[155] Polybe, III, XLIV. Il n'est pas sans intérêt de placer, en regard des expressions de Polybe, les termes consacrés par l'Instruction ministérielle sur le service de la cavalerie éclairant une armée, du 27 juin
1876.
[156] Polybe, III, XLV. La distance de 8 kilomètres satisfait bien à la condition ού μακράν.
[157] Polybe, III, XLV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[158] Polybe, III, XLV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[159] Polybe, III, XLV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[160] Voyez Tite-Live, XXI, XXIX, XL et XLI, passim.
[161] Saint Augustin, De civitate Dei, III, XIX.
[162] Polybe, III, XLV.
[163] Polybe, III, XLV. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[164] Polybe, III, XLIX.
[165] Tite-Live, XXI, XXXI.
[166] Tite-Live, XXI, XXXII.
[167] Polybe, III, XLIX.
[168] Tite-Live, XXI, XXXII.
[169] Polybe, III, XLIX. Tite-Live, XXI, XXXII. Suivant Polybe (III, XLV), Annibal met ses troupes en marche le surlendemain du jour où il a tenu conseil avec le chef gaulois Magile, c'est-à-dire le
surlendemain du combat de Védènes. Nous admettons que, le jour même de ce combat, la reconnaissance romaine s'avance jusqu'aux palissades du camp de cavalerie de Châteauneuf-Calcernier. Elle est à 90
kilomètres du port de Bouc et, en l'état où elle se trouve, il lui faut plus d'une journée pour franchir cette distance. Elle ne peut arriver à Bouc que le surlendemain, c'est-à-dire au moment même où l'armée
d'Annibal décampe. Scipion part sur-le-champ, mais il lui faut trois jours pour faire ces 90 kilomètres, à raison de 30 kilomètres par jour. Ce sont bien là les trois journées d'écart mentionnées par Polybe et par
Tite-Live.
[170] Annibal avait le ferme désir de faire perdre du temps à son adversaire et d'arriver avant lui sur les rives du Pô. Polybe, III, LXI.
[171] Polybe, III, XLIV.
[172] Polybe, III, XLV.
[173] Tite-Live, XXI, XXIX, XL et XLI. A ce propos, le général Rogniat ne craint point de prétendre que, à l'heure où il se met en marche pour remonter la rive gauche du Rhône, Scipion sait déjà
pertinemment qu'Annibal a parachevé son passage du fleuve, qu'il a décampé, qu'il poursuit sa route vers le confluent de l'Isère. Publius, dit-il, instruit du départ des Carthaginois, en homme d'esprit (sic), qui
connaissait la puissance de l'opinion sur les troupes, feint de les poursuivre et s'avance jusqu'à leur ancien camp, où il arrive trois jours après leur départ. Il retourne ensuite, au plus vite, à ses vaisseaux....
Cette appréciation incroyable a été l'objet d'une verte critique de la part de Napoléon. Quel esprit, dit l'empereur, y a-t-il à perdre dix jours en se laissant gagner de temps par son ennemi ? (Voyez les
Commentaires de Napoléon Ier, t. VI : Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre, note XVII.)
[174] Appien, De rebus Hisp., XIV.
[175] Polybe, III, XLIV.
[176] Tite-Live, XXI, XXIX.
[177] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI : Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre, note XVII.
[178] Le préteur Manlius était alors en retraite sur Tenedo et n'aurait pu, en conséquence, opérer sa jonction avec le consul.
[179] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI, Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre, note XVII.
[180] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI, Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre, note XVII.
[181] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[182] Napoléon résume ainsi qu'il suit cette triste expédition des bords du Rhône : Scipion fit une chose toute simple : il espéra défendre le passage du Rhône ; mais, comme il arriva trop tard, il retourna à sa
flotte. (Voyez les Commentaires de Napoléon Ier, t. VI : Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre, note XVII.)
[183] Tite-Live, XXI, XXXII.
[184] Tite-Live, XXI, XXXII.
[185] Appien, De rebus Hisp., XIV.
[186] Tite-Live, XXI, XXXII. — Ammien Marcellin, XV, X.
[187] Appien, De bello Annibalico, V, et De rebus Hisp., XIV. — Polybe, III, LVI.
[188] Tite-Live, XXI, XXXII.
[189] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXII et XLI. — Ammien Marcellin, XV, X.
[190] Appien, De rebus Hisp., XIV.
[191] On s'est demandé pourquoi, au lieu de remettre son corps d'armée aux mains de Cneus, Cornelius Scipion n'en avait point gardé le commandement ; pourquoi, des bouches du Rhône, il ne s'était pas
rendu à Nice, et n'avait pas, de là, gagné le col de Tende ; pourquoi, enfin, il ne s'était pas jeté dans la vallée de la Stura pour se porter au pied du revers oriental des Alpes cottiennes.
D'abord, les Alpes maritimes et le col de Tende étaient alors occupés par des ennemis de Rome ; et puis, il n'était plus temps de procéder ainsi, car l'habileté d'Annibal, ou, si l'on veut, la mauvaise fortune,
avait fait faire une fausse manœuvre à Scipion. Des bords de la Durance, témoins de son désappointement, il lui fallait, suivant le calcul de Napoléon, vingt-six jours pour se porter, par le col de Tende, au
débouché des Alpes. Or, ainsi que l'événement devait le démontrer, Annibal, partant aussi des bords de la Durance, avait à peine besoin de vingt-six jours pour se rendre à Turin. Il avait, d'ailleurs, distancé
son adversaire de trois journées de marche.
LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.
CHAPITRE II. — DISCUSSION D'UN GRAND PROBLÈME.

L'opération du passage des Alpes est un des épisodes les plus saillants de la vie d'Annibal, et le récit
de ce passage est peut-être le plus beau monument de l'histoire militaire antique. Le grand tableau de
Polybe, ou seulement le pastiche élégant de Tite-Live, laisse toujours dans l'esprit une impression
profonde : l'ampleur de la composition, la pureté des lignes, la sobre tonalité des couleurs, tout, dans
cette narration magistrale, fait courir dans les veines un frisson esthétique, avant-coureur de
l'admiration. Alors, qu'il soit archéologue ou soldat, érudit, voyageur ou simple curieux, le spectateur
se sent envahi par un immense désir, celui de restituer exactement le panorama de cette grande scène,
en l'encadrant dans ces montagnes qui en furent les témoins.
Or, en toute œuvre de restitution, avant de songer aux personnages, c'est le décor qu'il faut tenter de
peindre. C'est de la vue des lieux qu'on doit, avant tout, s'inspirer. La vérité n'est pas ailleurs.
Par quels sentiers des Alpes passait donc la ligne d'opérations de l'armée carthaginoise ? En est-il resté
quelque trace ? A-t-on trouvé sur quelque roche une empreinte des pas d'Annibal ? Un fil conducteur
est nécessaire à qui veut refaire, comme un pèlerinage, ces étapes du grand capitaine. Qu'on nous
indique la route ; qu'on nous mène, à sa suite, de France en Italie !
Tels sont les vœux de ceux qu'intéresse l'étude du passé, vœux auxquels les commentateurs ont,
malheureusement, grand'peine à satisfaire. Le sujet, en effet, est extrêmement complexe ; les données
sont souvent insuffisantes ; il est, par suite, très-facile de s'égarer dans le champ des hypothèses.
De là tant de systèmes divers.
En abordant cette question ardue, l'homme de bonne foi ne peut s'empêcher de frémir en face de la
multitude de solutions qu'elle a déjà fait éclore depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. En 1828, le
problème avait suscité, chez les modernes seulement, quarante-deux dissertations distinctes[1] ; sept
ans plus tard, en 1835, on en comptait quatre-vingt-dix[2] ; en 1869, plus de cent[3]. Nous-même, nous
venons d'en lire plus de cent cinquante, et certainement nous n'avons pas tout lu ; aussi sommes-nous
tenté d'admettre, avec quelques auteurs, que les mémoires publiés sur la matière formeraient, à eux
seuls, une bibliothèque[4].
Comment s'orienter au sein d'un tel chaos, où se heurtent les hypothèses contradictoires, où se
superposent les systèmes pré- conçus étayés de raisons puériles, où s'épanouissent souvent de
flagrantes absurdités ? Comment se frayer une voie rationnelle par un dédale embarrassé de tant
d'obstacles[5] ?
A peine les colonnes carthaginoises viennent-elles de s'ébranler pour marcher vers les Alpes, que déjà
les commentateurs ne sont plus d'accord sur la distance parcourue le long de la rive gauche du Rhône,
en amont du camp de Châteauneuf. Fortia d'Urban arrête Annibal au confluent de l'Eygues ; M.
Imbert-Desgranges, à la hauteur de Bollène ; le marquis de Saint-Simon, à Montélimar. Les généraux
Saint-Cyr et de Vaudoncourt le conduisent jusqu'à Valence ; Napoléon, Letronne, Larauza, de
Lavalette, M. Macé, M. Chappuis, jusqu'au confluent de l'Isère. Le général Melville remonte jusqu'à
Saint-Rambert ; Deluc, Wickham et Cramer, jusqu'à Vienne. D'autres, plus hardis, dépassent Lyon : le
général Rogniat ne fait halte qu'à Seyssel ; Isidore de Séville, Cluvier, le P. Menestrier, Gibbon, de
Rivaz et Withaker poussent jusqu'à Martigny ; Arneth, Fortias et Reichard poursuivent jusqu'à Bryg,
et le docteur Hoëfer ne reprend haleine qu'aux sources mêmes du Rhône[6]. On voit quel immense
écart disjoint les opinions extrêmes ; le cours entier du fleuve n'est qu'un lieu géométrique du point
qu'il s'agit de trouver.
La divergence n'est pas moins considérable en ce qui concerne le point de franchissement de la cime
des Alpes, et, pour donner une nomenclature rationnelle des opinions émises, il convient d'adopter
cette classification, conforme à l'ordre géographique (voyez la planche I) :
Système du Saint-Gothard ;
Système du Simplon ;
Système du grand Saint-Bernard ;
Système du petit Saint-Bernard ;
Système du mont Cenis ;
Système du mont Genèvre ;
Système du mont Viso.
Le docteur Hoëfer est un des rares savants qui préconisent la solution du Saint-Gothard. N'est-il pas,
dit-il[7], beaucoup plus simple d'admettre, conformément au récit de Polybe, plus croyable que Tite-
Live, qu'Annibal, continuant à longer les rives du Rhône jusqu'à sa source (ce qui était tout à fait dans les usages
de la stratégie ancienne), passa la Furca, la vallée d'Ursern, où il établit son camp, franchit le Saint-Gothard,
un des passages les plus faciles des Alpes, et descendit, par la vallée du Tessin, dans les plaines de la
Lombardie ? Ce qui vient à l'appui de mon opinion, c'est que les Romains, qui devaient attendre leur
ennemi à la sortie des Alpes, engagèrent le premier combat précisément sur les rives du Tessin.
Les deux cols principaux des Alpes pennines sont ceux du Simplon et du grand Saint-Bernard. Tous
deux ont leurs chauds partisans : Arneth, Fortias et Reichard se prononcent sans hésitation pour le
premier ; quant au second, il a recueilli les voix de Pline, Paul Diacre (Warnefried), Cluvier, du P.
Menestrier, Bourrit, Christian de Loges, Whitaker, de Rivaz, Delandine, Gibbon, Heeren, Ernst, du P.
Murith, du général Rogniat, de l'abbé Ducis. Les arts ont adopté cette solution : le tableau de David,
représentant le premier consul Bonaparte franchissant le Saint-Bernard, le 20 mai 1800, porte le nom
d'Annibal gravé sur l'une des roches de la route noyée sous les neiges[8].
Les Alpes grées ne présentent que deux passages réellement praticables : ceux du petit Saint-Bernard
et du mont Cenis. Le petit Saint-Bernard est adopté par Cælius Antipater, Cornelius Nepos, Luitprand,
Jean Blæu, les PP. Catrou et Rouillé, Paul Jove, le général Melville, Deluc, Wickham et Cramer,
Larenaudière et Malte-Brun, Villars, de Lalande, de Pesay, Lemaire, Fergusson, le général Rogniat,
Macdougall, Roche, Doujat[9], MM. Rossignol, Duruy, Replat[10] et Cantù. De son côté, le mont Cenis
a pour défenseurs Abauzit, Grosley, Mann, Napoléon, Larauza, Robert de Cazaux, Simler, de
Saussure, de Stolberg, Millin, Ellis[11], Albanis Beaumont[12], MM. Antonin Macé et Jacques Maissiat.
Les routes qui mettent en communication les deux versants des Alpes cottiennes sont tracées : les
unes, par les cols du mont Genèvre ; les autres, par ceux du mont Viso. La solution du mont Genèvre
est admise par Polybe, Tite-Live, Silius Italicus, Strabon, Ammien Marcellin, Honoré Bouche, Folard,
d'Anville, Donat Acciajuoli, Jean Chorier, Gibbon, de Vaudoncourt, Fortia d'Urban, Letronne,
Amédée Thierry, de Beaujour, le général Saint-Cyr-Nugues, Henry, Delacroix, Ladoucette, Daudé de
Lavalette, Albanis Beaumont, Brunet de l'Argentière, Barbié du Bocage, Paroletti, Carlo Promis, C.
Negri, le comte Cibrario et M. Ernest Desjardins. Quant aux cols du mont Viso, ils n'ont qu'un nombre
restreint de partisans, parmi lesquels on compte le Dante, Aymar du Rivail, Saint-Simon, Denina, le
général Bonaparte[13], Drojat, Jean Müller, MM. Imbert-Desgranges et Chappuis.
La critique qui, se proposant l'examen de ces divers systèmes, s'attache à procéder par voie
d'élimination successive, n'a point de grands efforts à tenter. Son œuvre est devenue singulièrement
facile, du fait des commentateurs eux-mêmes, qui, depuis longtemps, ont pris soin de se réfuter
mutuellement, souvent avec courtoisie, parfois d'un ton acerbe et passionné.
L'opinion du docteur Hoëfer, suivant laquelle les Carthaginois seraient passés par le Saint-Gothard,
doit-elle être longuement soumise au contrôle de la science ? Non, certes, répond sans hésiter la foule
des gens de bonne foi qui ont pris la peine de jeter un coup d'œil sur la carte. Pour qu'une telle opinion
fût admissible aux honneurs de la discussion, il faudrait qu'Annibal eût pu faire en quatre jours la
route d'Orange à la Mulatière[14], et, en dix jours, celle de la Mulatière aux sources du Rhône ! Point
n'est donc besoin d'insister.
L'hypothèse du Simplon n'est pas plus acceptable que celle du Saint-Gothard, ajoute la foule des
opposants, et ce refus de prise en considération n'est qu'un simple corollaire de celui qui précède.
Peut-on supposer, en effet, qu'Annibal ait pu, en dix journées de marche, remonter la vallée du Rhône
seulement jusqu'à Bryg, pour s'engager de là dans les passages qui mènent à Domo-d'Ossola ? On ne
saurait sérieusement le prétendre[15].
Peut-on faire aujourd'hui grâce aux deux Saint-Bernard, que, déjà de son temps, Tite-Live
condamnait[16] ? Assurément non, puisque, depuis deux mille ans, il ne s'est produit aucun fait qui
permette d'en poursuivre la réhabilitation.
La route du grand Saint-Bernard devait être, en particulier, difficilement praticable l'an 218 avant
notre ère, puisqu'elle était encore mauvaise au temps de Strabon[17]. Ce passage, disait Deluc[18], n'était
pas une des quatre routes connues du temps de Polybe pour passer de l'Italie en Gaule il était
inaccessible aux bêtes de charge avant que l'empereur Auguste y eût ouvert une voie militaire. — Un
voyageur à cheval, dit également Daudé de Lavalette[19], n'aurait pu, du temps même de Strabon, aller
de Martigny à Aoste par le grand Saint-Bernard. L'imagination se refuse à voir, deux siècles
auparavant, la cavalerie d'Annibal engagée dans un pareil défilé. Ainsi battue en brèche par deux
écrivains consciencieux, la solution du grand Saint-Bernard a été définitivement ruinée par M.
Antonin Macé, qui la représente[20] comme une congénère des solutions du Saint-Gothard et du
Simplon.
Quant au petit Saint-Bernard, il ne pouvait décemment plus tenir son rôle de prétendant depuis que
Napoléon en avait détruit l'échafaudage[21], et il a fini par succomber aux coups d'une légion d'érudits,
vigoureusement conduite à l'attaque par Daudé de Lavalette, Letronne, Larauza, Robert Ellis, Antonin
Macé, Chappuis et l'éminent Carlo Promis, enlevé si prématurément à la science[22].
Quelques douces plaisanteries venant à la rescousse[23] ont, d'ailleurs, complété la déroute des derniers
sectateurs de Luitprand de Crémone[24] et de Paul Jove[25].
Le système du mont Cenis ne manque point non plus d'adversaires. Il est vivement combattu par
Deluc[26], Daudé de Lavalette[27], Wijnne[28], M. Chappuis[29], et bon nombre d'autres commentateurs.
Tous observent judicieusement que la route du mont Cenis n'est mentionnée ni par des géographes tels
que Strabon, ni par les itinéraires romains des premiers siècles de notre ère. Ils concluent de là que
cette voie de communication n'a été ouverte qu'à une époque relativement très-moderne, et objectent,
d'ailleurs, que, au temps de l'expédition d'Annibal, les chemins des cols de ce système devaient être
semés d'obstacles infranchissables.
Le système du mont Genèvre, qui, de tout temps, a compté des partisans convaincus, est encore
aujourd'hui très en faveur. Mais, bien que satisfaisant à toutes les conditions du problème, et toute
séduisante qu'elle est, cette solution rationnelle n'a pas su se soustraire aux sévérités de la critique.
Deux éminents professeurs de l'Université se sont surtout attachés à saper par la base l'hypothèse qui,
de leur aveu même, a le mérite d'avoir entraîné le plus grand nombre de suffrages. M. Antonin Macé
repousse le mont Genèvre par la raison, à son sens péremptoire, que du haut de ce col on n'aperçoit
pas, ainsi que le veulent les textes, les plaines de l'Italie[30]. M. Chappuis partage, de tous points, cette
opinion, et par ce même motif que les plaines de l'Italie échappent aux yeux de l'observateur parvenu
au point culminant de la route. Il expose, de plus[31], que les lieux ainsi préconisés par une phalange de
commentateurs éclairés n'ont aucun rapport avec les descriptions que les textes nous ont imposées, et
auxquelles il est, dit-il, indispensable de satisfaire. En conséquence, les deux savants professeurs ne
craignent pas d'émettre l'avis que le mont Genèvre est radicalement impossible.
Cela étant, il ne subsiste plus qu'un système, celui du Viso.
Restera-t-il longtemps debout ? Non, car la coalition n'est pas dissoute. MM. Macé et Chappuis,
reprenant en sous-œuvre les travaux de Deluc[32] et de Daudé de Lavalette[33], vont encore courir une
même carrière ; ils sont d'accord pour démolir le piédestal géant sur lequel Saint-Simon aimait à
dresser l'image de son colosse de l'antiquité. M. Macé n'admet ni le col de la Croix, dont la situation
est en discordance avec les données des textes, et dont les difficultés devaient, d'ailleurs, être
insurmontables au temps de la deuxième guerre punique ; ni la Traversette, qui n'existait pas encore à
cette époque ; ni le col d'Agnello, qui aurait singulièrement distrait les Carthaginois de leur objectif[34].
M. Chappuis constate également le fait de l'importance des obstacles naturels dont la route devait
alors être semée ; il trouve que l'aspect des lieux trouble étrangement l'harmonie des narrations de
Polybe et de Tite-Live. Aussi, tout en proposant lui-même une solution par la vallée de l'Ubaye, se
prononce-t-il nettement contre l'hypothèse admise par M. Imbert-Desgranges[35].
Maintenant tous les systèmes sont bien exécutés, et la table est parfaitement rase.
Le résumé que nous venons de faire des débats laisse entrevoir à quelles perplexités cruelles se sent
livré l'homme de bonne foi qui cherche à restituer le vrai tracé de l'itinéraire d'Annibal de France en
Italie. Comment exercer un choix rationnel entre ces sept systèmes, affectés chacun de variantes
nombreuses ? Tite-Live, qui écrivait deux siècles après l'événement et qui, en conséquence, se trouvait
placé à un excellent point de vue, Tite-Live ne s'expliquait point qu'un problème, en apparence aussi
simple, pût présenter, de fait, tant de difficultés[36]. La lente succession des siècles de notre ère ne nous
a pas encore apporté de solution satisfaisante et, tout récemment, la Commission centrale de la
topographie de la Gaule déclarait sans ambages qu'elle n'osait pas se prononcer.
Faut-il donc confesser, avec les gens atteints de découragement, que la route ouverte au travers des
Alpes par le grand capitaine s'est à jamais refermée sur lui ? C'est un aveu pénible, auquel on ne
saurait se résoudre qu'en désespoir de cause et après une étude absolument infructueuse. Essayons
donc de percer ces ténèbres épaisses. Nous n'avons point la prétention de faire jaillir la lumière au
simple commandement : fiat lux ! mais notre ambition sera pleinement satisfaite si nous parvenons à
planter, le long de cette voie obscure, quelques fanaux assez puissants pour ramener à bien les égarés.
Nous estimons que, tant qu'une découverte imprévue, et même improbable, ne viendra point
débarrasser la vérité de ses voiles impénétrables, le problème demeurera en l'état ; que l'on devra
renoncer à tout espoir de solution rigoureuse. Cela posé, nous ne nous sommes attaché qu'à ruiner les
absurdités, à parquer les erreurs, à classer méthodiquement les pièces du procès ; nous nous sommes
proposé surtout de fixer des limites, de repérer cette voie perdue à des points certains, incontestés ;
d'en cantonner le tracé entre des lieux géométriques de construction irréprochable.
Suivant ce plan d'études, il importe d'abord de proscrire les méthodes dénuées de tout caractère
scientifique. Il faut renoncer, par exemple, à tirer aucune espèce de preuves du fait de la découverte de
divers monuments archéologiques, monuments d'une importance absolue très-discutable et qui ne se
rattachent, d'ailleurs, que très-indirectement au sujet de la présente étude. Que nous disent les
médailles du grand Saint-Bernard[37] et les ossements des éléphants d'Annibal (sic) exhumés de chacune
des vallées des Alpes[38] ? Que peut nous apprendre le prétendu bouclier d'Annibal, trouvé, en 1714,
dans une terre du Dauphiné[39] ? Que penser de cette fameuse inscription du glacier d'Arnasso[40], qu'on
n'a fait qu'entrevoir, et que des yeux bien exercés ne reverront peut-être jamais ? Rien, sinon que la
saine critique doit se tenir en garde contre les idées préconçues de certains antiquaires, et faire bonne
justice des conclusions qu'ils ont risquées.
Les traditions locales ont encore, à nos yeux, moins de valeur que les trouvailles archéologiques. Le
nom d'Annibal est bien connu dans toutes les vallées des Alpes, et le souvenir de son passage y
persiste avec une énergie singulière, tandis que les opérations similaires de César, de Pompée, de
Charlemagne, sont absolument perdues dans l'oubli. Quel homme était-il donc, celui dont la mémoire
s'est ainsi perpétuée ? D'ou vient qu'il a ainsi frappé l'esprit des hommes ? Comment ne point s'étonner
de cette persistance d'une légende vingt fois séculaire ? Qu'on admire, si l'on veut, bien que le fait
puisse, jusqu'à un certain point, s'expliquer, mais que, en tout cas, l'on n'admette qu'avec une extrême
réserve les prétendus témoignages que les gens de chaque pays accumulent à l'appui de leurs dires !
Tous les paysans de tous les villages veulent, en effet, qu'Annibal ait passé chez eux[41]. Nous
mentionnerons donc rapidement, et pour n'en plus parler au cours de cette étude, les étapes de
Courthezon[42], de Penol[43], de Saint-Vallier[44], des vallées de Lanzo et d'Usseglio[45]. Nous signalerons,
sans viser aucune espèce de conclusions, les fameux Camps d'Annibal découverts à Loriol, ainsi que
sur divers points des départements de la Drôme et des Basses-Alpes[46] ; le Cercle d'Annibal[47],
l'Escalier d'Annibal[48], les Portes d'Annibal[49], le Mur élevé contre Annibal[50], la Table d'Annibal[51] ;
la Percée[52], le Pertuis[53], le Tunnel d'Annibal[54], etc.
Il convient également de n'accorder le bénéfice d'aucune indulgence à certaines puérilités que
d'excellents esprits ont eu trop souvent la faiblesse d'accueillir et de discuter sérieusement. Nous n'en
citerons que quelques-unes parmi les moins téméraires.
Les Carthaginois, dit-on, ont certainement passé par le grand Saint-Bernard... et la preuve, c'est qu'ils
ont laissé leur nom (Pœni) au massif des Alpes Pennines[55]. — Non, font d'autres commentateurs,
Annibal a pris par la vallée de l'Ubaye, où l'on retrouve des traces du nom de son père. Barcelonnette,
la petite Barcelone, n'a pu être fondée que par le fils d'Amilcar Barca. — Assurément, s'écriait
Marliani[56], c'est le mont Cenis (mons Cinesius, mons Cinerum) que les colonnes carthaginoises ont pratiqué ;
ce sont les rocs de ces montagnes qu'ils ont réduits en cendres, afin de se frayer un passage !... —
N'est-ce pas plutôt par Pierre-Scize (per rupem scissam) que ce chemin s'est ouvert ? se demandent d'autres
savants très-convaincus. — Non, non !... répondent quelques fins critiques, il est absolument
impossible qu'Annibal ait franchi les Alpes pennines, grées ou cottiennes, attendu que l'olivier ne croît
pas sur ces cimes et que, si l'on en croit Polybe, en tout si digne de foi, les montagnards venus en
parlementaires au-devant de ses troupes d'avant-garde tenaient à la main des rameaux d'olivier ; que
des rameaux d'olivier leur couronnaient aussi la tête[57]. Or les oliviers ne se trouvent que dans les
Alpes maritimes ; c'est donc par cette portion méridionale des Alpes occidentales qu'Annibal a passé
de Gaule en Italie[58].
Ces argumentations ne méritent vraiment pas qu'on les réfute.
S'il importe à la saine critique de restituer son véritable sens à chacune des expressions du texte, il ne
lui est pas moins indispensable de repousser, comme une altération, toute confusion violente du sens
propre et du sens figuré des mots.
Ainsi Polybe et Tite-Live nous apprennent que, une fois parvenu au sommet des Alpes, et pour
ranimer ses troupes exténuées de fatigue, Annibal crut devoir leur faire une harangue. A cet effet, il
s'avança jusqu'à la pointe d'une croupe d'où l'on découvrait, de toutes parts, un immense horizon[59].
Là, s'étant orienté, il indiqua du doigt le site de l'Italie[60] ; puis, sa main s'abaissant montra le pied des
Alpes et les plaines fertiles de la vallée du Pô[61] ; enfin, au moment de la péroraison, pour accentuer
son mouvement oratoire et enlever ses soldats, il étendit le bras dans la direction de Rome[62] !... de
Rome, leur objectif, le but de leurs suprêmes efforts. Ici les textes ont été diversement interprétés, et
deux opinions contraires se trouvent en présence. Quelques savants, au premier rang desquels se
trouve M. Antonin Macé, pensent qu'il convient d'attribuer le sens propre aux expressions de Polybe
et de Tite-Live. C'est bien en réalité, disent-ils, que le jeune général a montré la Cisalpine à ses soldats
; et, si ceux-ci l'ont aperçue, ce n'est pas en imagination : il s'agit d'une impression physique, obtenue
par l'intermédiaire d'un organe ; il est bien question d'une image formée sur la rétine des
spectateurs[63]. D'autres commentateurs, au contraire, estiment qu'il convient de ne point s'attacher à la
lettre du récit des deux historiens[64] ; que si ce récit n'est point torturé, on ne peut y lire qu'une formule
et un geste oratoires. C'est la première de ces opinions qui semble la plus en faveur ; elle a prévalu
dans l'esprit de Saint-Simon[65], de lady Morgan[66], de Larauza[67], de M. Chappuis[68] et de bien d'autres
voyageurs. Mais nous avons le regret de ne pouvoir partager cette opinion prédominante. Avec la
minorité, nous pensons que l'adoption du sens figuré paraît seule rationnelle. Annibal a montré l'Italie
à ses soldats ! Oui, mais il ne faut attacher à ce fait qu'une importance limitée, et l'on ne saurait en
tirer aucun argument en faveur d'aucune thèse. Annibal a porté sa main dans la direction voulue quand
il a nommé les plaines circumpadanes, et l'Italie et Rome, mais il est bien certain que, d'aucun col des
Alpes, il ne pouvait faire voir la ville de Rome à ses soldats. Nous ne chercherons donc pas à remplir
une condition que les textes, sagement interprétés, n'imposent à personne[69].
La plupart des savants qu'a tentés le problème ont eu soin d'explorer les lieux dont les textes leur
donnaient la description ; ils ont consciencieusement visité les Alpes ; puis, opérant sur place des
rapprochements ingénieux, ils ont rapporté de leur voyage des conclusions d'une précision
extrêmement séduisante. Mais cette méthode est-elle bien scientifique, et doit-on l'employer avec une
entière confiance ? C'est ce qu'il est important d'examiner. Analysons donc avec soin les expressions
topographiques qu'on rencontre chez Polybe, Tite-Live, Appien ; cherchons-en la valeur exacte, et
voyons s'il est possible de restituer sur ces bases le modelé des terrains indiqués.
Il est d'abord indispensable d'éliminer les termes généraux et vagues qui ne sauraient jalonner aucune
voie. Tels sont, chez Polybe, ceux qui servent à désigner les zones semées d'obstacles[70], ou les
régions faciles[71], les escarpements[72], les étroits passages[73] ou la roche blanche[74].
Tite-Live nous laisse en l'esprit la même idée d'indétermination, quand il mentionne des pentes, des
précipices, des sentiers difficiles, des bouleversements de rochers[75]. Mais on doit reconnaître que le
style des auteurs ne présente point partout ce caractère d'indécision.
Ont-ils à peindre, par exemple, un chemin en pays de montagne, leurs locutions sont loin d'être
uniformes. Ils mentionnent l'άνοδος, le δίοδος, le πάροδος[76], et il est essentiel de remarquer que ces
trois expressions sont afférentes à des tracés distincts, à des profils qu'on ne saurait confondre.
L'άνοδος est, à notre sens, le sentier qu'on a tracé sur un terrain convexe ; c'est celui qui se développe
en lacets à la surface d'un mamelon ou d'une croupe, en refusant, par alternances, la ligne de plus
grande pente. Le δίοδος, c'est le passage qu'on pratique au travers du massif montagneux et qui,
suivant le cas, est dit thalweg, combe, faille, porte de fer ou tunnel. Le πάροδος, enfin, n'est autre
chose que la route à flanc de coteau, taillée par la main de l'homme.
Polybe accuse, en maint passage de son Histoire, des variantes de configuration du sol, et, en chacun
de ces mouvements de terrain, il distingue le mode de marche. Il se garde bien de confondre, au cours
de son récit, l'άναβολή, l'ύπερβολή, la προσβολή. L'άναβολή est, selon nous, le terrain à la surface
duquel peut se tracer l'άνοδος[77], et, d'autre part, le mot exprime le fait de la locomotion sur cette sorte
de chemin[78]. L'ύπερβολή représente le col, et l'expression vise aussi l'opération du passage d'une
vallée à une autre vallée par la double entrée qu'ouvre un abaissement de la ligne de faîte[79]. Quant au
mot προσβολή[80], il implique l'idée de soudure, de conjonction, d'un moyen de faire le saut (saltus),
d'une amorce de chemin à une autre. Il désigne spécialement un isthme étroit, raboteux, soutenu de
part et d'autre par un talus à pic ; un éperon ou contrefort double, affectant, en coupe longitudinale, la
forme d'une lame de scie (sierra), tendue, comme une chaînette, entre deux massifs parallèles.
Transversalement, le profil dessine un A majuscule, dont les pieds marquent les origines des deux
vallées symétriques et adossées, vallées dont le système sépare les massifs parallèles, à la manière
d'un grand fossé[81]. Somme toute, la προσβολή n'est qu'un col élongé. Une communication de cette
nature ne peut se pratiquer qu'à plat ; il faut nécessairement passer sur le tranchant des crêtes, en les
étêtant, si l'on peut ; il est surtout indispensable d'occuper les positions qui commandent le dangereux
défilé à chacun de ses débouchés dans les massifs montagneux qu'il met en communication[82]. Il suit
de là que les explorateurs qui se jettent dans les Alpes à la recherche du vrai tracé de l'itinéraire
d'Annibal doivent se garder de confondre l'άναβολή, l'ύπερβολή, la προσβολή[83].
Il est encore d'autres expressions qu'il convient de peser.
Le φάραγξ ou χαράδρα est la dénomination de la gorge, du thalweg profondément encaissé, de la
combe, de la faille étranglée (άγχω, angustiæ) au travers de laquelle peut s'opérer le δίοδος[84].
L'Απορρώξ[85], c'est le roc vif à pic, laissé à nu du fait de l'éboulement des terres végétales qui le
recouvraient (άπερρωγυία, lapsus terræ). Il s'agit d'un éboulement[86] et non d'un autre accident quelconque.
'Ράχις, mot emprunté au vocabulaire anatomique, exprime un mouvement de terrain qu'on a pu
comparer, pour la forme, à une épine dorsale. C'est la crête émincée et dentelée d'une stratification
discordante[87]. Quant au sommet des Alpes, il est nettement indiqué par l'expression τά μέν άκρα[88].
La restitution théorique du modelé des terrains se trouvant ainsi opérée, une question délicate s'impose
à l'homme de bonne foi : est-il possible de retrouver chacun des accidents mentionnés par les textes et
de mettre, pour ainsi dire, le doigt sur le point indiqué ? Nous n'hésitons pas à répondre négativement.
Et en effet, les descriptions topographiques de Polybe et de Tite-Live se rapportent également bien à
toutes les régions des Alpes. Chaque explorateur est, de son propre aveu, frappé de l'harmonie de ces
données avec les lignes du paysage qu'il a sous les yeux. Il n'est point de voyageur qui n'admire, en
ses commentaires, la merveilleuse concordance des textes et du tableau dont il a spécialement arrêté le
cadre en son esprit. Toute hypothèse s'adapte à un panorama complaisant ; tout système préconçu
rencontre dans la nature les éléments d'une réalisation facile. L'exploration des lieux ne semble donc
pouvoir mener à rien, même à qui veut ad- mettre que, depuis deux mille ans, les lieux n'ont point subi
de modifications notables. Or, sans tenir compte des dislocations dues aux commotions séismiques,
des ébranlements résultant du mouvement des glaciers, des perturbations de toute espèce apportées
par la main de l'homme, il est certain que l'action continue de la vie végétale, unie à celle de tous les
agents atmosphériques, a singulièrement changé l'économie et l'aspect des Alpes, depuis le temps de
l'expédition d'Annibal. Il faut donc renoncer à tirer parti d'un examen des lieux, si scrupuleux qu'il
soit.
Il est encore d'autres sources vives, mais dangereuses, auxquelles les commentateurs n'ont pas craint
de puiser.
Polybe à la main, la plupart d'entre eux ont observé qu'Annibal avait parcouru :
1° Du point de son passage du Rhône jusqu'à l'île, 600 stades ou 111 kil.[89]
2° De l'île à l'entrée des Alpes, 800 stades ou 148 kil.[90]
3° De l'entrée des Alpes jusqu'aux plaines de la vallée du Pô, 1.200 stades ou 222 kil.[91]
Soit ensemble, 2.600 stades ou 481 kil.
Ces données si précises, mais d'une précision trompeuse, ont été vite ajustées à tous les systèmes et,
de toutes parts, on s'est écrié, non sans conviction : Quelle merveilleuse exactitude ! Comme toutes
ces mesures itinéraires scandent bien la route que je propose ! Il y a bien 111 kilomètres de mon
passage du Rhône à mon île ; 148 kilomètres de mon île à mon entrée des Alpes ; 222 kilomètres de
cette entrée des Alpes aux plaines du Pô. Mes patientes investigations sont enfin couronnées de succès
! Chacun des concurrents pousse ainsi des exclamations de joie, et il ne pouvait en être autrement. Les
mesures consignées au texte de Polybe ne sauraient, en effet, être prises pour un corps de données
géométriques. Elles ne constituent qu'une appréciation d'ensemble extrêmement vague ; les chercheurs
n'y peuvent trouver qu'un canevas élastique sur lequel l'imagination a toutes facilités de se donner
libre carrière. Où sont, sur cette voie périlleuse, les jalons, les repères fixes, les vrais poteaux
indicateurs ? En quel point de l'île des Allobroges faut-il s'arrêter ? Qu'entend-on par entrée des Alpes
? Quel point des plaines du Pô faut-il considérer ? Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'une distance en pays de
montagnes ? Comment la mesurer ! Chacun trouve toujours son compte, le compas à la main ; mais de
la carte à la montagne il y a loin !... C'est pourquoi nous avons répudié la méthode dite des mesures
itinéraires.
Quelques commentateurs, modifiant le procédé, observent que les Carthaginois mettent quatre jours à
se rendre du point de leur passage du Rhône à l'île des Allobroges[92] ; qu'il leur faut dix jours pour
gagner de là l'entrée des Alpes[93], quinze jours pour opérer le franchissement de la chaîne[94] ; soit, en
tout, vingt-neuf jours de route. Cela posé, ils mettent les distances parcourues en regard des temps
employés à les parcourir et, suivant une formule connue, déduisent l'allure des colonnes
carthaginoises. La vitesse moyenne de la marche d'Annibal est ainsi évaluée à 16.586 mètres par
jour[95].
Jusque-là, tout est bien ; les conclusions sont légitimes. Mais les commentateurs sont allés plus loin.
Ils ont dressé un journal d'étapes, synoptique du tableau des accidents topographiques, et ce
rapprochement leur donne des concordances dont la justesse ne manque point de leur sembler
frappante. Chacun d'eux, par exemple, a fait le raisonnement suivant, en ce qui concerne le passage de
la chaîne proprement dite :
Le premier jour, selon le texte[96], Annibal prend position à l'entrée des Alpes : voici l'entrée des Alpes
! voilà bien l'emplacement du premier camp carthaginois ! Le deuxième jour, le jeune général, nous le
savons, force le passage de la προσβολή ; il combat les montagnards et s'empare d'un centre important
de population[97]. Voyez la προσβολή, on ne saurait la méconnaître ! C'est là, sur ces rochers, qu'eut
lieu l'engagement. Là se trouve l'oppidum enlevé par le vainqueur.
Le troisième jour est consacré au repos[98].
Les quatrième, cinquième, sixième et septième jours, la marche en avant se poursuit. Tout se passe
bien d'abord ; mais le sixième jour, Annibal prend des guides du pays, qui l'égarent et le trahissent. Le
septième jour, son armée court les plus grands dangers au fond de la φάραγξ ou χαραγεξ ; lui-même
est obligé d'aller, de sa personne, chercher asile au haut d'un rocher blanc sur lequel il passe la nuit[99].
On ne peut s'y méprendre, le voilà bien, ce fameux rocher blanc !... Voici la φάραγξ qui ne la
reconnaîtrait ? Il n'y a point d'ambiguïté possible touchant le point sur lequel a eu lieu l'attaque
inopinée évidemment, c'est ici !... Le fait est indiscutable. Le huitième jour, les Carthaginois
reprennent leur marche en avant[100] et, le neuvième, ils atteignent le sommet des Alpes[101]. Là, un
séjour est indispensable. On consacre au repos les dixième et onzième journées[102]. Voyez le sommet
des Alpes !... Voyez l'emplacement du camp d'Annibal !...
Le douzième jour voit commencer l'opération de la descente sur le versant italiote ; mais les colonnes
rencontrent bientôt d'insurmontables obstacles. Un éboulement a coupé la route. Annibal s'arrête et
campe sur une 'ράχις[103]. Cette 'ράχις nous la retrouvons ici, et les traces de l'éboulement, les voilà !...
Le treizième jour se passe en travaux. Les ingénieurs carthaginois ouvrent, à flanc de coteau, un
élément de route destiné à racheter l'arrachement des terrains éboulés ; ils font ainsi passer l'infanterie,
la cavalerie, le train des équipages[104]. Puis, ils procèdent à l'élargissement de ce raccordement de
route, afin d'assurer aussi le passage des éléphants. Les vestiges de ces travaux remarquables ont, il est
vrai, disparu ; mais où ont-ils pu s'exécuter sinon en cet endroit, de tous points si conforme à la
description de Polybe ?... Les quatorzième et quinzième jours sont encore employés en travaux
d'élargissement. Les éléphants passent[105] et, trois jours après ce pénible incident de l'éboulement, les
colonnes débouchent dans les plaines du Pô[106]. Les voilà, ces champs si fertiles où Annibal a dressé
ses tentes et planté ses palissades !...
Nous avons donc partout retrouvé les lieux décrits par Polybe[107] : partout le texte et la nature sont en
parfait accord, l'harmonie est saisissante !
Ainsi parlent tous les auteurs de systèmes. Tous reconnaissent l'entrée des Alpes, la προσβολή,
l'oppidum, la φάραγξ. Tous nous montrent avec assurance le rocher blanc, le sommet des Alpes, la
'ράχις, et même l'éboulement !... Tous déterminent avec précision les limites de chaque étape,
indiquent les séjours et fixent l'emplacement des gîtes. Il faut conclure de là que l'on peut voir et que
l'on voit effectivement tout ce qu'on veut dans les Alpes ; que partout les ressemblances sont
frappantes pour des yeux prévenus en faveur d'un système longtemps caressé ; que la méthode enfin
n'est point scientifique. En conséquence, nous nous en interdirons l'usage, et ne dresserons aucun
journal d'étapes.
Cependant, pour atteindre le but que nous nous sommes proposé, il ne suffit point d'avoir condamné
des systèmes et critiqué des commentaires. Nous nous trouvons mis en demeure de prononcer nos
efforts dans un sens déterminé et d'adopter, à notre tour, une méthode. Ainsi ferons-nous. Mais nous
ne marcherons sur ce terrain glissant qu'avec une prudence extrême, et ne cesserons d'avoir présents à
l'esprit les aphorismes déjà posés au seuil de l'édifice à construire. Nous nous dirons constamment que
le problème ne comporte point de solution géométrique ; que l'on ne saurait, en aucun cas, opérer à la
manière d'un juge d'instruction qui recherche une empreinte de pas ; qu'il faut se contenter de planter
des repères, de tracer des lieux, de fixer des limites. C'est suivant ces principes que nous soutiendrons
la discussion.
D'excellents esprits ont pensé que la solution d'un problème historique n'est point uniquement du
ressort du raisonnement ; qu'il ne s'agit point de déterminer a priori ce qu'Annibal aurait dû faire, mais
de reconnaître ce qu'il a fait. Nous ne saurions partager cet avis que jusqu'à certain point ; il nous est,
par exemple, impossible de ne point tenir grand compte de la raison géographique et militaire, qui,
dominant la question, tient étroitement sous sa dépendance tous les éléments dont celle-ci se compose.
Aussi répéterons-nous avec un éminent critique : Prevalga la ragion di guerra immutabile ed eterna[108].
Homme de guerre, Annibal savait que la meilleure combinaison stratégique ne peut que se marier au
fait géographique préalablement reconnu ; que ce fait seul dicte des lois et impose des conditions
inéluctables. Contemporain d'Eratosthène, il possédait certainement une carte des Alpes, un de ces
itinéraires dont les naïvetés nous font parfois sourire, mais qui, malgré les imperfections du dessin,
n'en renfermaient pas moins des renseignements précieux. Il avait établi son plan d'opérations sur le
rapport des officiers chargés du soin de la reconnaissance[109], et ne l'avait arrêté qu'après informations
prises auprès des gens du pays[110]. Il était donc bien édifié sur les propriétés militaires des routes entre
lesquelles il lui était permis d'exercer son choix, et l'on admettra sans difficulté que ce choix ait été
rationnel.
Cela dit, nous prétendons que la vallée de la haute Durance s'imposait au sage Annibal. A cette vallée,
profondément encaissée sur le revers occidental des Alpes, correspond, en effet, sur le revers italiote,
un éventail de sept vallées convergentes : la Dora Riparia, le Chisone, le Pelice, le Pô, la Vraita, la
Maira, la Stura. Or ces vallées, qui menacent également la Circumpadane, c'est la Durance qui les
commande. C'est ce thalweg qui tient, comme un anneau, les clefs de l'Italie, et qui, libre d'en détacher
une seule ou plusieurs à la fois, peut, à chaque instant, ouvrir sur les plaines du Piémont celui des
débouchés qu'on voudra. Pour l'envahisseur qui marche de France en Italie, la haute Durance est, par
excellence, la vallée militaire ; c'est la communication naturelle dont les rampes se présentent à toute
armée qui, de la vallée du Rhône, cherche à passer dans celle du Pô[111].
Ici, l'on est conduit à se demander pourquoi les Carthaginois, qui venaient d'Espagne, n'ont pas
remonté cette vallée de la Durance, à partir de son confluent avec le Rhône ; d'où vient qu'ils ne sont
point passés par Cavaillon, Apt. Sisteron et Gap ; comment il se fait qu'ils n'aient pas suivi ce rectum
iter qui s'ouvrait si naturellement devant eux, et dont les Romains firent plus tard un si fréquent usage.
Comprend-on que, partant de Nîmes, Annibal n'ait pas eu l'idée de passer le Rhône à Beaucaire, afin
de se jeter immédiatement dans cette voie éminemment stratégique ? Oui, cela peut facilement
s'expliquer. De cette vallée de la Durance, si bien faite pour remplir le rôle de grande ligne de
communication, c'était seulement l'origine qu'il lui importait de tenir ; les environs du confluent ne lui
offraient que peu d'intérêt. Le cours inférieur du fleuve avait, d'ailleurs, pour riverains les Salyes, dont
l'attitude hostile n'était point rassurante. Enfin, il savait que les Massaliotes, alliés de Rome, avaient
des flottilles qui remontaient le Rhône jusqu'à Beaucaire et Avignon[112].
Les Carthaginois étaient donc tenus de se porter sur le Rhône en amont du confluent de la Durance.
Mais, à défaut de la Durance inférieure, ne pouvaient-ils point pratiquer la vallée de l'Eygues ? Ils
auraient passé par Nions, Rémusat, Rozans, Serres, etc., et eussent ainsi retrouvé, sous Gap, cette
haute Durance dont la possession leur tenait tant au cœur.
Pourquoi n'ont-ils pas suivi l'Eygues ? C'est que la région arrosée par cette rivière était alors au
pouvoir des Voconces, et que les Voconces avaient refusé le passage aux agents d'Annibal[113].
Le jeune général était, en conséquence, obligé de poursuivre le long du Rhône, en amont du confluent
de l'Eygues.
Mais cette marche latérale l'amenait nécessairement à couper le cours de la Drôme. Que ne prenait-il
cette vallée ? Il eût, en suivant le thalweg de la Drôme, rencontré les gîtes de Crest, de Die, de Luc,
d'Aspres, etc., et il serait également tombé sur la haute Durance, aux environs de Chorges. Cette route
ne pouvait-elle lui sourire ? Non, car les rives de la Drôme étaient alors occupées par les Tricastins, et
le territoire des Tricastins, enclave de celui des Voconces, n'offrait aux colonnes expéditionnaires
aucune espèce de sécurité.
Force était donc de remonter le Rhône jusqu'au confluent de l'Isère. Là, les agents d'Annibal avaient
pu négocier avec les Allobroges, dont l'alliance présentait des garanties sérieuses, et ils avaient traité
avec eux des conditions du passage. Ainsi la vallée de l'Isère était ouverte.
Ici la question se divise et se laisse envisager sous trois aspects distincts, attendu que la vallée de
l'Isère se ramifie elle-même en trois vallées. Ces rameaux sont, comme l'on sait : la vallée de l'Isère
proprement dite ou Tarantaise, la vallée de l'Arc ou Maurienne, la vallée du Drac ou Matasine-et-
Vercorps. Quel chemin devait prendre Annibal ?
La Tarantaise l'eût conduit au petit Saint-Bernard ; de là, il serait descendu sur le Pô par la Dora
Baltea. Nous verrons bientôt que l'hypothèse du petit Saint-Bernard ne saurait résister aux moindres
rigueurs de l'examen ; mais, en nous maintenant dans les limites de la discussion géographique, nous
demanderons, dès à présent, s'il est permis d'admettre la solution de la haute Isère.
Étant données Grenoble pour base d'opérations secondaire et la ville de Turin pour objectif, peut-on
supposer qu'Annibal ait songé à pratiquer la Tarantaise, à prolonger ensuite sa ligne d'opérations par la
Baltea, à consentir, en somme, un détour et un retard considérables ? Nous ne croyons pas qu'il soit
nécessaire d'insister.
La Maurienne, il est vrai, coupe la chaîne des Alpes au point de son épaisseur minimum, mais elle
détournait encore Annibal de son but. Les vallées conjuguées de l'Arc et de la Dora Riparia
constituent, vu leur peu de longueur, une ligne de communication dont il est impossible de
méconnaître l'importance. Toutefois cette vallée de l'Arc, qui mène au mont Cenis, est étroite,
sauvage, torrentueuse ; les anciens l'ont peu pratiquée. De plus, elle présente le flanc aux sections
supérieures des vallées de la Durance et de la Romanche, dont tous les sentiers la menacent, depuis le
mont Tabor jusqu'à son confluent avec l'Isère. C'est, par suite, une ligne d'opérations dangereuse.
Enfin, la Tarantaise et la Maurienne avaient, l'une et l'autre, l'inconvénient de n'offrir aux Carthaginois
qu'un seul moyen de déboucher dans les plaines de l'Italie, une seule vallée, une route unique !
La vallée du Drac, au contraire, leur ouvrait un chemin relativement court ; elle les menait droit à cette
haute Durance d'où ils pouvaient commander les plaines de l'Italie au moyen du système des sept
vallées convergentes.
L'hésitation n'était pas possible, et le jeune général s'était depuis longtemps décidé pour la Malasine et
le Vercors ; il s'était formellement prononcé dans ce sens, en arrêtant le plan d'opérations qu'il avait
médité ; ce plan, il ne l'avait arrêté que sur des données topographiques extrêmement précises.
Nous insistons tout spécialement sur ce point, attendu que, suivant le dire des Romains, certains
commentateurs ont pensé que l'arrivée de Scipion aux bouches du Rhône avait subitement bouleversé
les projets d'Annibal, jeté de l'indécision en son esprit et, finalement, modifié le tracé de sa ligne
d'opérations[114]. Polybe ne parle point de ces hésitations singulières ; il se borne à dire que, le
lendemain du combat de Védènes, le jeune général ordonna la mise en route de ses troupes
d'infanterie[115]. Rollin, qui reproduit à peu près le sobre récit de Polybe, dit aussi simplement : Annibal
partit le lendemain, comme il l’avait déclaré. Rollin a bien raison. Annibal avait étudié sa route ; ses
résolutions étaient prises, et la présence de Scipion aux bouches du Rhône n'était pas un incident de
nature à introduire une variante en son itinéraire.
En résumé, la raison géographique et militaire exige absolument que la ligne d'opérations
carthaginoise ait suivi le cours du Rhône, de l'Isère, du Drac et de la haute Durance.
Mais, avant de pénétrer au vif de la question, il est encore un point qu'il faut élucider. Quelques
écrivains, consciencieux et convaincus, ont exprimé l'opinion que, une fois parvenu au pied des Alpes,
Annibal avait formé son armée sur plusieurs colonnes[116] ; d'autres érudits, refusant d'admettre cette
hypothèse, ont prétendu que, en fait de tactique de marche, les anciens ne connaissaient que la file
indienne. Cette répartition des armées en plusieurs corps était bien, quoi qu'on ait dit, dans les
habitudes militaires de l'antiquité ; elle résultait d'une méthode qui fut de tout temps en usage chez les
Hébreux[117], chez les Grecs[118] et chez les Romains[119]. Le silence des historiens en ce qui concerne le
passage des Alpes ne prouve rien à l'encontre de l'hypothèse émise, attendu que, en d'autres points de
sa ligne d'opérations, Annibal a témoigné de son attachement à ce principe. Il avait déjà, lors du
passage de l'Ebre, réparti son armée en trois corps[120] ; il devait encore opérer de même, à quelques
années de là, lors de sa fameuse pointe sur la place de Rome[121].
On peut en induire que, lors du passage des Alpes, l'armée carthaginoise était formée sur trois
colonnes, et que chacune de ces colonnes avait reçu un ordre de route particulier.
N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, que les généraux d'armée, Charlemagne, François Ier, Napoléon, ont
toujours procédé dans ces montagnes ?
En 773, Charlemagne fait deux parts de ses forces expéditionnaires. Le premier corps, qu'il
commande en personne, prend par la Savoie, la Maurienne et le mont Cenis ; le second, placé sous les
ordres de Bernhardt, fils de Karl Martel, passe par le Valais et le val d'Aoste.
En 1515, François Ier fait filer ses colonnes par les cols d'Agnello, de la Traversette et de l'Argentière,
pendant que son artillerie s'écoule par le mont Genèvre.
En 1800, tandis que Bonaparte franchit le grand Saint-Bernard, Moncey traverse le Saint-Gothard, et
Béthencourt, le Simplon. Chabran opère en même temps par le petit Saint-Bernard ; et Thurreau, par
le mont Cenis[122].
Notre armée d'Italie de 1869 ne pouvait raisonnablement déroger à ces principes immuables ; aussi
fut-elle répartie en plusieurs corps, qui suivirent des voies différentes. Pendant qu'une partie des
troupes embarquait à Marseille, à destination de Gênes, le gros de la cavalerie prenait la route de la
Corniche ; trois divisions d'infanterie avec une brigade de cavalerie passaient le mont Cenis[123]. Une
division d'infanterie franchissait, en même temps, le mont Genèvre[124] et devait être bientôt suivie, sur
ce chemin, de deux autres divisions[125].
Ce n'est point par hasard que les forces de Charlemagne, de François Ier, de Bonaparte et celles dont
était formée notre armée de 1859 se sont ainsi fractionnées pour opérer le passage des Alpes. Cette
tactique de marche était commandée par la disposition spéciale de l'échiquier stratégique, permettant
de diviser facilement l'attention de l'ennemi, de lui dérober le sens de l'ensemble du mouvement. Le
fractionnement des troupes procède d'ailleurs toujours d'une raison militaire puissante. La nécessité de
mouvoir de grandes masses en un temps limité, l'obligation de pourvoir à tous leurs besoins pendant
qu'elles s'acheminent vers l'objectif, les exigences du service de sûreté, font qu'une ligne d'opérations
ne saurait presque jamais se réduire à une route unique. Cette ligne doit, en général, comprendre
plusieurs communications parallèles ou convergentes, établies à peu de distance l'une de l'autre et
réservées aux différents corps de l'armée.
Pour ces motifs, nous estimons que, en ce qui concerne l'expédition d'Annibal, nos inductions sont
parfaitement légitimes. Elles sont, de plus, corroborées par les textes, car, lorsqu'il parle des cols qui
découpent la crête des Alpes entre les sources du Pô et celles de la Dora Riparia, Tite-Live écrit per
Taurinos SALTUSque[126] et non point per Taurinos SALTUMque. Il n'eût pas manqué sans doute d'adopter
cette dernière leçon, si la communication avait été simple. Nous pouvons d'autant mieux conclure à la
communication multiple, que Silius Italicus, écho permanent de Tite-Live, insiste sur ce détail. Le
poète dit expressément qu'Annibal indique à chacun de ses détachements un chemin spécial au travers
du massif des Alpes[127].
La probabilité d'une répartition de l'armée carthaginoise en plusieurs colonnes se trouvant ainsi
confirmée, nous nous attacherons spécialement à restituer la directrice de marche, c'est-à-dire le tracé
de la route suivie par la colonne principale. Or, pour atteindre le but que nous nous proposons, il
importe de relire attentivement les textes[128].
Donc nous lisons que, ayant tourné le dos au littoral méditerranéen, les Carthaginois s'enfoncent dans
l'intérieur des terres, en remontant la rive gauche du Rhône[129]. Ils rencontrent, sur leur chemin, les
Tricastini[130] ; puis, poursuivant par delà le territoire de cette peuplade, arrivent à l’île, c'est-à-dire au
confluent du Rhône et de l'Isère[131]. A partir de ce confluent, leur ligne d'opérations suit les méandres
de la frontière des Vocuntii[132], se prolonge à travers le pays des Tricorii[133], passe par les cols qui sont
au pouvoir de ce peuple[134] et remonte la vallée de la haute Durance[135]. A l'origine de cette vallée se
trouvent les cols des Taurini.
C'est par ces cols qu'Annibal franchit la cime des Alpes[136]. Il descend de là dans les plaines du Pô[137],
campe au pied des montagnes dont il a surmonté l'obstacle[138], et arrive enfin sous les murs de la
capitale des Taurini[139]. En somme, les textes mentionnent distinctement sept éléments de la ligne
d'opérations, savoir :
1° per Tricastinos ;
2° πρός Νήσον, ad Insulam ;
3° per extremam oram Vocuntiorum ;
4° ad saltus Tricorios ;
5° ad Druentiam ;
6° διά Ταυρινών, per Taurinos ;
7° βαρυτάτην πολιν, Taurinorum unam urbem, caput gentis.
Sur ces indications, qui semblent, au premier abord, assez vagues, est-il possible de déterminer
exactement les éléments de la directrice et de les rapporter sur la carte ? C'est ce qu'il convient
d'examiner, et il ne sera pas inutile, à ce propos, d'entrer dans quelques considérations
ethnographiques. (Voyez la planche 1.)
Au temps de l'expédition d'Annibal, toute la région comprise entre la Méditerranée, le Rhône, la
Durance et les Alpes, était occupée par les Salyes[140], qui se trouvaient ainsi maîtres du département
des Bouches-du-Rhône et d'une portion occidentale du Var. Ce peuple était, comme les Massaliotes, à
la dévotion des Romains.
Au nord des Salves, entre la Durance et l'Isère, les Cavares[141] habitaient la rive gauche du Rhône et
s'étendaient jusqu'au pied des montagnes. Ainsi attaches au sol de partie de nos départements de
Vaucluse et de la Drôme, ils avaient pour capitale un centre de population dont Strabon nous décrit le
site, et nous croyons, à cette description, reconnaître le site de Carpentras[142]. Le nom de Cavares était
d'ailleurs essentiellement générique et servait à la désignation de toutes les peuplades fixées entre le
Rhône, la Durance, l'Isère et le pied des Alpes[143].
Parallèlement aux Cavares, et à l'est de leur territoire baigné par les eaux du Rhône, se trouvaient
établis les Voconces[144]. Egalement cantonnés entre la Durance et l'Isère, ceux-ci étaient en possession
de partie des départements de l'Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes ; ils mordaient même un peu, à
l'ouest, sur le département de l'Ardèche[145]. A l'est, ils bordaient la rive gauche du Drac jusqu'à l'entrée
des Alpes[146] ; au nord, la rive gauche de l'Isère, qui les séparait des Allobroges[147]. Leur nombreuse
population était répartie en plus de vingt bourgades, dont les plus importantes étaient Luc, Vaison[148]
et Die[149].
Les territoires des Voconces et des Cavares n'étaient point d'un seul tenant ; ils avaient pour enclaves
divers petits pays, parmi lesquels apparaissent ceux des Tricastini et des Tricorii[150].
Les Tricastini occupaient la vallée de la Drôme inférieure[151] ; leur ville principale était Aoust-en-
Diois[152]. Les Tricorii[153] habitaient, à l'est des Voconces, les premiers contreforts de la chaîne des
Alpes[154], et se trouvaient ainsi maîtres de toute la vallée du Drac[155]. Ils avaient pour capitale une
obscure bourgade, qui devint plus tard la ville de Gap[156].
Au nord des Voconces, les Allobroges[157] occupaient le delta formé par le Rhône et l'Isère[158]. Maîtres
du bassin de ce dernier fleuve, ils tenaient, de plus, entre leurs mains la clef de la plupart des vallées
des Alpes[159].
Leurs villes principales étaient Genève[160], Vienne[161], Aoste[162] et Grenoble[163].
Telle était la situation des divers peuples établis sur le revers occidental des Alpes et dont font
mention les textes que nous avons spécialement à consulter[164]. Sur le revers italiote, de la cime au
pied des montagnes, se trouvait étagée la confédération des Taurini[165]. Possesseurs de la rive gauche
du Pô[166], les Taurini occupaient la région piémontaise, c'est-à-dire le pays qui s'étend de cette rive
gauche à la Dora Baltea[167]. Toutefois, le territoire Taurin proprement dit ne dépassait pas, au nord, le
cours de l'Orco[168] ; et cette limite peut encore se restreindre si l'on observe que les Taurini, divises en
six clans distincts, avaient pour clients les Salassi[169]. Or C'ETAIT LE PAYS DES SALASSI QU'ARROSAIT LA DORA
RIPARIA. Voila ce qui résulte nettement d'un passage de Strabon[170], lequel on peut s'en étonner, n'a
jamais utilement attiré l'attention des commentateurs. Nous ne connaissons, du moins, aucune
dissertation sur la matière où les conséquences du fait géographique aient été exprimées. Il suit de la
que les Taurini habitaient le revers italiote des Alpes depuis la rive gauche du Pô jusqu'au bassin de la
Dora Riparia exclusivement[171] ; que les saltus Taurini mentionnés par les textes ne peuvent se trouver
situés qu'entre le mont Genèvre et le mont Viso.
En somme, on peut restituer comme il suit la directrice de marche ; partant des environs d'Orange et
remontant la rive gauche du Rhône. Annibal passe la Drôme (per Tricaslinos), arrive sur l'Isère (πρός Νήσον, ad
Insulam), se jette dans la vallée du Drac (per extremam oram Vocuntiorum), passe de cette vallée dans celle de la
haute Durance par les cols de la Croix ou de Saint-Bonnet (per saltus Tricorios) ; puis il remonte le cours de
la Durance (ad Druentiani), franchit la crête des Alpes par les cols qu'il rencontre entre le mont Genèvre et
le mont Viso (διά Ταυρινών, per Taurinos) et descend sur Turin (βαρυτάτην πόλεν, Taurinoram unam urbem, caput gentis ejus),
par l'une des vallées du Chisone, de la Germagnasca, du Pelice ou du Pô.
Telles sont les conclusions que le simple examen des textes permet de formuler. On voit que les
limites ainsi obtenues sont, bien qu'un peu larges, singulièrement précises. Avant d'examiner s'il est
possible d'en réduire l'étendue, et pour terminer sur pièces l'instruction du procès, il ne nous reste plus
qu'à peser la valeur de deux témoignages dont la plupart des commentateurs omettent de tenir compte.
Le premier consiste en un passage du troisième livre de la grande Histoire de Salluste ; plus
exactement, en un extrait d'une lettre de Pompée, écrite l'an 75 avant notre ère. Envoyé en Espagne
pour y combattre Sertorius, Pompée écrivait alors à son gouvernement qu'il venait d'ouvrir, à travers
les Alpes, un chemin différent du chemin d'Annibal et beaucoup plus commode que celui-ci pour les
opérations de l'armée romaine[172].
Le second document, tiré des Commentaires de Servius[173], donne la nomenclature de cinq routes que
les Romains distinguaient et pratiquaient au temps de Jules César et de Pompée[174]. Les
communications extrêmes étaient celles du col de Tende et du petit Saint-Bernard ; les routes
intermédiaires portaient chacune le nom d'un homme de guerre. On disait : le chemin d'Annibal[175], le
chemin de Pompée, le chemin d'Asdrubal[176].
De ces deux témoignages il appert que les lignes d'opérations des trois généraux d'armée furent
essentiellement distinctes ; d'où il suit que, si l'on pouvait éliminer de la question celles d'Asdrubal et
de Pompée, on arriverait peut-être à resserrer les limites entre lesquelles flotte la directrice de marche
d'Annibal. Mais cette élimination est-elle bien légitime, et sommes-nous en droit d'en attendre quelque
bon résultat ? C'est un point important à débattre.
Or, premièrement, la distinction établie entre les lignes d'opérations d'Annibal et de son frère Asdrubal
ne nous semble pas reposer sur des bases inébranlables. Au témoignage de Varron on peut, en effet,
opposer celui de Tite-Live, de Silius Italicus, d'Appien et d'Eutrope, suivant lesquels les deux tracés
ont dû se confondre en un seul[177]. Il y a donc ici deux systèmes d'assertions qui se neutralisent, et il
serait difficile, en l'état, de conclure à la divergence plutôt qu'à la coïncidence des deux lignes
d'opérations.
Quel est, en second lieu, le chemin de Pompée ? L'a-t-on repéré avec quelque certitude ? Nous
exprimons le désir qu'on veuille le jalonner sous nos yeux. Mais les avis sont partagés, et cette route
est encore noyée sous les brouillards, puisqu'on nous la montre en des pays divers. Nicolas Bergier la
faisait passer par le mont Cenis[178] ; Walckenaër, par l'Argentière[179]. Aujourd'hui, M. Chappuis
préconise le mont Genèvre, qui lui semble clairement indiqué par un passage d'Appien[180], fort en
concordance avec la lettre de Pompée et la donnée Varronienne[181]. En somme, on peut dire du tracé
de la ligne d'opérations des forces dirigées contre Sertorius ce que l'on a si souvent dit de la directrice
de marche d'Annibal :
Ambigui certant et adhuc sub judice lis est.
Les textes de Salluste et de Servius ne sauraient donc nous servir à restreindre l'intervalle des limites
ci-dessus posées[182].
Tentons quelques recherches dans d'autres directions.
On sait que, lors de son opération du passage des Alpes, Annibal était accompagné d'un certain
nombre de Gaulois qui lui servaient de guides. Les uns, venus de la Circumpadane, lui avaient été
dépêchés par les Boïes de Bologne[183] ; les autres étaient des gens du pays, connaissant bien tous les
sentiers de la montagne[184] ; les plus précieux de tous appartenaient à cette tribu des Taurini[185], en
possession des cols qui dépriment la chaine entre les sources du PÔ et celles de la Dora Riparia. On
observera, d'ailleurs, que Polybe, ordinairement si sobre de détails de ce genre, mentionne, à plusieurs
reprises, le fait de la présence des guides au camp à Annibal. Il insiste sur ce fait, dont l'importance
semble, au premier abord, secondaire, et descend jusqu'à donner le nom du chef de cette brigade de
guides, lequel, ainsi promu au rang de personnage historique, s'appelait, nous le savons, Magile[186].
L'analyse du nom nous laisse entrevoir la nationalité ou, plus exactement, le domicile du chef ; nous
pouvons mesurer approximativement l'étendue du clan qu'il commande[187]. Magile était, à notre sens,
l'un des brenns[188] qui, sur le revers italiote des Alpes, tenaient sous leur dépendance les vallées du
Chisone, du Pelice, de la Germagnasca ; sur le revers occidental, l'origine des vallées de la haute
Durance et du Guil[189] ; il avait le premier rang dans cette confédération maîtresse des cols désignés
sous le nom générique de saltus Taurini, c'est-à-dire des passages que devaient pratiquer les
Carthaginois.
Ces observations onomastiques sont bien de nature à confirmer les limites que les textes ont permis
d'établir, mais non à en opérer le resserrement. Peut-être trouverons-nous moyen de les rapprocher si
nous jetons les yeux sur les premières pentes du versant italiote. Interrogeons ce sol dont les
commentateurs ont, jusqu'à ce jour, négligé d'analyser la nature.
Le passage de Strabon nous a permis d'éliminer franchement l'hypothèse de la Dora Riparia, et, cette
élimination faite, il ne nous est resté, en fait de voies possibles, que la rive gauche du Pô, les vallées
du Pelice, de la Germagnasca, du Chisone. Une simple remarque touchant la constitution géologique
du terrain va nous faire rejeter d'un coup le Pelice et la Germagnasca.
On verra bientôt (chap. IV) que, au début de sa descente, l'armée carthaginoise fut aux prises avec de
grandes difficultés. Un éboulement ayant inopinément coupé la route, les ingénieurs d'Annibal eurent
à tailler, à flanc de coteau, un passage destiné à racheter cette brusque solution de continuité. Ils ne se
servirent pas seulement, au cours de ces travaux, des outils de terrassier qu'ils tiraient de leur parc ; ils
durent encore recourir à l'emploi du feu. Annibal n'eut raison de la roche vive qu'en LA SOUMETTANT À
LA CUISSON ; or, pour qu'une telle entreprise eût chance de succès, il fallait nécessairement que la roche
fût calcaire.
Cela posé ; on observe (voyez la planche II) que le Pelice et la Germagnasca coulent, dès leur source,
sur des terrains cristallisés, vulgairement dits terrains primitifs ; que le Chisone et le Pô roulent, au
contraire, leurs premières eaux sur des terrains jurassiques modifiés. Dans la vallée du Pô, ces terrains
jurassiques s'étendent d'une manière continue depuis les sources du fleuve jusqu'à 2 kilomètres en
amont de Paësana ; le long du Chisone, ils se prolongent durant 30 kilomètres, et les terrains
cristallisés ne reparaissent qu'à 4 kilomètres en aval de Fenestrelle. Il suit de là que le Chisone et le Pô
satisfont seuls aux conditions voulues.
Mais est-il admissible qu'Annibal ait pu descendre en Italie par la rive gauche du Pô supérieur ? Non,
car il n'eût trouvé là qu'un couloir difficile, à pente roide, étranglé au pied d'un contrefort
infranchissable[190]. Enfermé dans cet étroit boyau, sans communications possibles sur ses flancs, il eût
couru les plus grands dangers. Il lui fallait, d'ailleurs, pour parvenir à cette rive gauche, prendre par la
vallée du Guil et le col du Viso, dit de la Traversette. Un tel chemin l'eût évidemment conduit à
Crissolo ; mais, sans parler des difficultés sans nombre que ses troupes eussent rencontrées dans cette
gorge du Guil[191] et aux abords d'un col[192] dont l'altitude mesure 3051 mètres, on peut objecter
simplement que, au temps d'Annibal, le tunnel de la Traversette n'existait pas ; que, par conséquent,
ses colonnes se seraient heurtées là à des obstacles insurmontables[193]. Pour ces motifs, nous croyons
devoir encore éliminer le Pô, et, finalement, la solution du Chisone reste seule sur le crible.
En résumé donc, nous estimons que : sur le revers occidental des Alpes cottiennes, la directrice de
marche d'Annibal doit se tracer par les vallées du Rhône, de l'Isère, du Drac et de la haute Durance ;
sur le revers oriental, par la vallée du Chisone[194]. Au moment même où nous traçons ces lignes, notre
avis se corrobore en partie de celui de M. E. Desjardins, qui, au cours de ses belles études
géographiques[195], vient de placer au mont Genèvre le Pas d'Annibal, le δίοδος Άννίβου d'Appien. —
Sans conclure, dit l'éminent membre de l'Institut, qu'Hannibal a dû franchir les Alpes au mont
Genèvre, nous croyons pouvoir affirmer du moins qu'aucun des textes faisant autorité n'y contredit.
Ainsi que la plupart des commentateurs, Napoléon a plusieurs fois changé d'avis touchant le tracé de
la ligne d'opérations d'Annibal. Il se prononçait, dans sa jeunesse, pour les cols du Viso[196] ; à Sainte-
Hélène, il préconisait le mont Cenis[197]. Aux premières années de l'empire, c'est-à-dire alors qu'il était
dans la force de l'âge, il faisait ouvrir, à grands frais, la route du mont Genèvre, dont il appréciait
l'importance. Il restituait ainsi MATÉRIELLEMENT la directrice de marche du grand Carthaginois, et
l'obélisque du mont Genèvre, témoin majestueux, a consacré le souvenir de ces hardis travaux[198].
Les inscriptions des faces est et ouest de l'édifice, respectivement rédigées en italien et en espagnol,
indiquent la route qui mène d'Espagne en Italie, c'est-à-dire le chemin que suivaient, il y a deux mille
ans, les Carthaginois d'Annibal.
C'est de cette marche célèbre que nous allons écrire le récit.
[1] Anno 1828, quo Zander edidit opus suum : Der Heerzug Hannibals über die Alpen, jam erant XLII de hoc argumento commentationes. (Wijnne,
Quæstiones criticæ, p. 22.)
[2] M. Delacroix (Statistique du département de la Drôme, 1835) expose que, de ces quatre-vingt-dix commentateurs, trente-trois se prononcent pour le
petit Saint-Bernard, vingt-quatre pour le mont Genèvre, dix-neuf pour le grand Saint-Bernard, onze pour le mont Cenis, trois pour le mont Viso.
[3] Per qual valle sia risalito e poi disceso e gran discordia tra gli cruditi, ticonoscendo io dodici antichi ed oltre cento moderni di opinioni disparatissime,
cosicchè passato sarebbe il Cartaginese per ogni vareo alpino dałl' Argentiera in val di Stura sin' oltre il gran S. Bernardo. Aduno ogni scrittore le prove che
pavergli definitive, trændole dagli antichi, del raziocinio, dall' csame de' luoghi. (Carlo Promis, Storia dell' antica, Torino, p. 31.)
[4] On pourrait former toute une bibliothèque des ouvrages écrits au sujet de la marche d'Annibal d'Espagne en Italie. (C. Cantu, Histoire universelle.)
Voyez l'appendice A, Notice bibliographique, ou liste des dissertations, notes, opinions, articles et mémoires publiés sur la question du passage des Alpes
par Annibal.
[5] Comment se reconnaître dans ce pêle-mêle de systèmes contradictoires, souvent ingénieux, mais, plus souvent encore, soutenus sans une étude sérieuse
des deux historiens de l'antiquité qu'ils corrigent, modifient, gourmandent et déclarent inconciliables, laissant à choisir de déclarer absurde et ignorant l'un
des deux, Polybe ou Tite-Live, quelquefois l'un et l'autre ? (A. Macé, Description du Dauphiné, p. 320.) — Fu le cento volte rinnovato e discusso il quesito
in qual punto preciso delle Alpi segui il passagio d'Annibale. Se Polibio quando ci parlo degli studii che fece egli stesso nelle Alpi avesse aggiunto una
parola indicante dov' egli a tale scopo recossi, noi non avremmo quella serie di falicosissimi libri, in cui gli autori si affannano alla ricerca di quel luogo di
transite che assolutamente si ignora. (C. Negri, Storia politica, t. I, chap. III.)
[6] Nous omettons, d'ailleurs, ici de mentionner les commentateurs qui placent le passage du Rhône en aval de Roquemaure, c'est-à-dire à Beaucaire, Arles,
etc.
[7] Nouvelle biographie générale, t. II, p. 722, Paris, Didot, 1859. Le Saint-Gothard était connu des Grecs sous le nom d'Άδούλας όρος. (Voy. Strabon, IV,
VI, 6, et Ptolemée, II, IX, 5.) Festus Avienus (Ora marit.) l'appelle emphatiquement columna solis.
[8] Voyez les Galeries du palais de Versailles.
[9] Doujat se fait le champion d'un passage situé entre le grand et le petit Saint-Bernard.
[10] M. Replat préconise le col de la Seigne.
[11] Ellis propose le petit mont Cenis.
[12] Albanis Beaumont indique un tracé par Vici et Lanzo.
[13] A l'exemple de bien des commentateurs, Napoléon n'a pas été sans varier d'opinion à ce sujet. A Sainte-Hélène, il inclinait vers la solution du mont
Cenis ; mais, en 1796, il se prononçait catégoriquement pour celle du mont Viso.
[14] La Mulatière, en aval de Lyon. C'est là que se trouve le confluent de la Saône et du Rhône. La distance d'Orange à la Mulatière mesure plus de 200
kilomètres.
[15] Le passage du Simplon, dit M. Duruy, aurait rejeté Annibal trop loin à l'est et lui aurait fait perdre un temps précieux.
[16] Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[17] Strabon, IV, VI, 11.
[18] Histoire du passage des Alpes par Annibal, Genève, 1825.
[19] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal, d'Espagne en Italie, à travers les Gaules, Montpellier, 1838.
[20] Description du Dauphiné, Grenoble, 1852. Cf. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique sur le passage d'Annibal dans les Alpes, Paris,
1860.
[21] Les Considérations sur l'art de la guerre, de Rogniat, portaient : Le général carthaginois, au lieu de chercher à forcer le passage des Alpes de front,
forma le projet admirable de franchir cette barrière de revers, sur un point imprévu. Ce fut donc un trait de génie, de la part de ce grand homme, de diriger
sa marche d'une manière si extraordinaire et si imprévue, que les Romains ne pussent connaître son passage que lorsqu'il ne serait plus temps de s'y
opposer.
Cette appréciation de l'auteur fut critiquée, ainsi qu'il suit, par Napoléon : A qui Annibal avait-il à dérober sa marche ? L'armée de Scipion était en Espagne
celle de Manlius était à Plaisance sur le Pô... Annibal ne tarda pas à être informé que les Romains avaient rétrogradé vers leur flotte. Ils ne pouvaient lui
donner aucune inquiétude. Cela détruit l'échafaudage du petit Saint-Bernard. Annibal n'a jamais formé le projet de franchir les Alpes de revers, sur un point
imprévu par son ennemi, il a marché droit devant lui, a traversé les Alpes et est descendu sur Turin. Il n'a passé ni à Lyon, ni à Seyssel, ni à Saint-Bernard,
ni dans la vallée d'Aoste ; il ne l'a pas fait parce que, le texte de Polybe et de Tite-Live est positif, parce qu'il n'a pas dit le faire. (Commentaires de
Napoléon Ier, t. VI : Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre.)
[22] Prevalga la ragion di guerra immutabile ed eterna ; ora, se nel racconto di quella passata Alpina null' altro v' ha di concorde evidente e sicuro che la
presa di Torino, ne dobbiamo indurre che Annibale seguito abbia la via che a questa città naturalmente conduce, non mai un' altra la quale (come quella di
val d'Aosta) lo avrebbe portato assai più a levante. Certo è che non grande ma inetto generale stato sarebbe Annibale, se giunto ove fu poi Ivrea, e sapendo
a Piacenza il console Scipione in atto di varcare il Po, avesse scientemente perduto e tempo, e base, e linee di marcie e di operazioni retrocedendo sino a
Torino per cinquanta cinque chilometri senza strade ne ponti, per poi riportarsi nel basso Vercellese, ignorando eziandio quanto tempo consumate avrebbe
sotto Torino ; ed inetto il console Scipione che di in tanto errore non avesse approfitato... (Antichita di Aosta, dans les Memorie della Reale Academia delle
Scienze di Torino, 2e série, t. XXI, 1864.)
[23] En fait de vin du cru, le vin d'Aoste est plus à redouter qu'aucun autre. M. Bonelli me disait, en riant, que ce devait être dans le pays d'Aoste qu'Annibal
avait fait la provision de vinaigre qui lui servit à dissoudre les rochers des Alpes. Cette opinion est partagée par les gourmets de Turin, si fiers de leur
neabiolo d’Asti. (De Mercey, Voyage en Italie.)
[24] Luitprandi, opera omnia, p. 20.
[25] P. Jovii, Hist., lib. XV.
[26] La vallée de l'Arc offrait de trop grandes difficultés pour que, dans les temps reculés, on y eût fait passer une route pour traverser les Alpes. C'est sans
doute à cause de ces difficultés naturelles que la route du mont Cenis n'a été ouverte que dans des temps modernes, comparés à l'ancienneté de la route du
petit Saint-Bernard. Aussi la première ne se trouve point dans les itinéraires romains, qui, cependant, ont été faits dans les IVe et Ve siècles de notre ère, ou
six ou sept siècles après l'expédition d'Annibal. Strabon n'en fait pas mention dans l'énumération qu'il fait des passages connus du temps de Polybe. La
route du mont Cenis n'était donc pas celle que les Gaulois suivaient pour descendre en Italie, ni celle qu'Annibal, en marchant sur leurs traces, prit pour
entrer dans le même pays. (Deluc, Histoire du passage des Alpes par Annibal, éd. de Genève, 1825, p. 348 et suiv.)
[27] Annibal aurait dû remonter la Maurienne, ou vallée de l'Arc, jusqu'à Lans-le-Bourg, et, à cette époque, une telle route était impraticable aux armées.
L'ancienne route du mont Cenis, du côté de l'Italie, ne pouvait exister du temps d'Annibal, car il a fallu, bien longtemps après, la tailler en entier dans des
rochers à pic, au pied desquels roule la Cinisella, qui va se jeter dans la Doire, au-dessous de la citadelle de Suze. Il semble difficile d'admettre que la
cavalerie et les éléphants d'Annibal soient passés par là. Ce qui défend de l'admettre, c'est le silence des géographes et des itinéraires romains sur l'existence
de cette route. Dans les Alpes grecques et cottiennes il n'en existait que deux au temps de Polybe : l'une passant par le petit Saint-Bernard ; l'autre par le
mont Genèvre. Donc le chemin taillé depuis dans les rochers de la Cinisella n'existait pas encore. (Daudé de Lavalette, Recherches, p. 99 et suiv.)
[28] De via ducente ad montem Cenis sermo esse nequit, quoniam Strabo, in enumeratione quatuor per Alpes viarum, de ea silet. (Wijnne, Quæstiones
criticæ, Groningue, 1848, p. 32.)
[29] Cette hypothèse du mont Cenis a contre elle les textes anciens qui font traverser à Annibal le pays des Tricoriens et la Durance, d'autre part, les mesures
de Polybe, qui place l'entrée des Alpes à 800 stades de l'embouchure de l'Isère. Chercher ce point au Cheylas, dans la gorge qui conduit à Allevard, c'est
faire une erreur de 110 stades. Si l'on mesure exactement, on arrive à 8 kilomètres environ au-dessus de Montmélian ; et, même en s'engageant au milieu
des éminences entre la Chavane et Malataverne, on ne comprend pas que Polybe y ait vu l'entrée des Alpes. (C. Chappuis, Rapport au ministre, Paris,
1860.)
[30] Je n'opposerai pas à tous ces savants les divergences qui existent entre eux, suivant qu'ils connaissent plus ou moins profondément les localités, en ce
qui concerne les vallées par lesquelles l'armée carthaginoise dut se rendre au mont Genèvre. Je ne leur dirai même pas que, suivant tous les auteurs, le mons
Matrona, aujourd'hui le mont Genèvre, ne fut frayé et ne devint accessible que grâce à la route qu'y ouvrit, à l'époque d'Auguste, le roi Cottius, qui régnait
sur les deux versants de cette partie des Alpes. Je ne veux diminuer en rien la gloire du roi Cottius ; je suis convaincu qu'il rendit un très-grand service en
ouvrant cette route entre la vallée de la Doire et celle de la Durance ; mais j'admets volontiers qu'il perfectionna et améliora, en la rectifiant, une route déjà
connue, comme le prouvent les nombreuses émigrations des Gaulois en Italie. Ce ne sont pas là mes motifs pour rejeter la conclusion des savants... j'ai une
autre raison, qui me paraît sans réplique. Tite-Live nous dit très-positivement que, parvenu au sommet des Alpes, Annibal fit faire halte à ses troupes et
que, de là, il montra l'Italie et les plaines baignées par le Pô au pied des Alpes. Il n'y a pas là d'ambiguïté possible : Tite-Live ne dit pas, comme quelques-
uns des savants dont je parle lui font dire, qu'Annibal montra, en quelque sorte, pour ainsi dire, par la pensée, les plaines de l'Italie à ses soldats ; ce n'est
pas par les yeux de l'esprit, c'est par les yeux du corps qu'il les leur fit voir. Eh bien, j'en appelle à tous ceux qui ont été au mont Genèvre, et je leur
demande si jamais, de ce col, œil humain a pu voir les plaines de l'Italie ? Le col du mont Genèvre présente, en effet, ce caractère remarquable qu'il
débouche dans les vallées de Cézane, d'Oulx, de Fenestrelle, de Pignerol, de Bardonenche, de Chaumont et de Suze, mais non directement en Piémont, où
l'on n'arrive, quelle que soit celle de ces vallées que l'on choisisse, qu'après une marche encore longue. Du col du mont Genèvre on n'aperçoit que des
sommets de montagnes, pas une plaine, pas même une vallée. Sans doute, en descendant pendant quelque temps, au-dessous du petit village des Clavières,
on aperçoit Cézane et la vallée arrosée par la Doire ; mais ce n'est pas là la vallée du Pô ; ce ne sont pas, il s'en faut de beaucoup, les plaines arrosées par le
Pô. Donc, puisque du mont Genèvre on ne peut apercevoir les plaines de l'Italie ; puisque, d'autre part, Polybe et Tite-Live disent qu'Annibal, arrivé au
sommet des Alpes, montra ces plaines à ses soldats, nous en conclurons, quelle que soit l'autorité des écrivains modernes qui ont soutenu cette opinion,
qu'Annibal ne passa pas par le mont Genèvre. (M. A. Macé, Description du Dauphiné, p. 323 et suiv.)
[31] On a fait passer Annibal par les cols de la haute Durance, c'est-à-dire par le col de Servières ou le col du mont Genèvre.
Quelle voie aurait-il suivie pour arriver au pied de ces cols ?
Y serait-il venu de la vallée de l'Isère, en remontant l'Isère et prenant par le col de Lautaret ? Ce col est plus haut que celui du mont Genèvre, et sans avoir
pour soi aucun texte ancien, au mépris même de ces textes, on fait franchir à l'armée carthaginoise deux passages, dont le premier présentait des difficultés
extrêmes. D'autre part, on ne tient aucun compte des mesures données par Polybe ; car 800 stades mesurés à partir de l'embouchure de l'Isère nous
conduisent vers le Fresnay, à 7 kilomètres environ au-dessus de Bourg-d'Oysans ; 1.200 stades qu'on devrait compter de ce point aux plaines de l'Italie
mèneraient, par la route de Suze, jusqu'à 70 kilomètres au delà de Turin ; et, quelque détour que l'on fit, par le col de Senières ou par le col de Sestrières, on
ne compenserait pas cette différence.
Il faut donc supposer qu'Annibal a remonté la Durance ; mais, si l'hypothèse précédente a le défaut de lui faire traverser cette rivière à Briançon, où elle n'a
pas encore les caractères signalés par Tite-Live, celle-ci n'est pas moins contraire au récit de cet historien, puisque Annibal aurait remonté la Durance sur
71 kilomètres au moins, c'est-à-dire à partir de Savines, et que, dans ce parcours, il aurait dû la traverser plusieurs fois. Du reste, on ne rencontre pas sur les
bords de la Durance les lieux où les Gaulois attaquèrent pour la première fois Annibal, et le pertuis Rostang n'a pas de rapport avec les descriptions que
nous ont laissées Polybe et Tite-Live.
Mais admettons encore qu'Annibal eût pu venir à Briançon ; par quel col aurait-il passé en Italie ?
A-t-il pris sur sa droite pour aller au col de Servières ? On se demandera peut-être si les Gaulois n'auraient pas pu occuper les hauteurs qui, à l'entrée de ce
passage, s'élèvent sur la rive droite de la Serverette, si les rochers blancs qui sont sur sa gauche ne sont pas ceux où s'établit Annibal pour protéger la
marche de son armée ; mais on ne trouvera pas le défilé où elle était engagée. Du reste, au sommet du col on ne verra pas les plaines de l'Italie ; à la
descente, on ne rencontrera ni l'obstacle qui arrêta Annibal, ni les neiges éternelles.
Sur le chemin de Briançon au mont Genèvre, rien ne ressemble à la position de la deuxième attaque ; le sommet, garni de pâturages et de sapins, est bien
différent de cette hante région dépourvue d'arbres et complètement nue dont parle Polybe ; on ne peut d'aucun point apercevoir les plaines de l'Italie ; enfin,
le pas de la Coche ne répond en rien au récit de la descente d'Annibal vers l'Italie.
Avant d'arriver au défilé où il fut arrêté, il longeait déjà des ravins profonds et dangereux : ici, nous allons au milieu de prairies en pentes douces jusqu'à la
chapelle de Saint-Gervais, au-dessus de la Coche ; au lieu d'un passage de 280 mètres le long d'un abîme, nous trouvons une descente d'un kilomètre
environ dans les rochers, puis 2 kilomètres à parcourir dans un ravin où la Doire est profondément encaissée. Enfin, comment expliquer le détour qu'aurait
tenté Annibal par une partie de la montagne où étaient encore les neiges de l'hiver précédent ?
Est-il besoin de combattre le système d'après lequel Annibal, une fois descendu à Cézane, c'est-à-dire à peu près au niveau de Briançon, au lieu de suivre le
cours de la Doire, aurait monté le col de Sestrières, plus difficile et plus élevé que celui du mont Genèvre, pour redescendre par le val de Pragelas ? Cette
supposition, invraisemblable en elle-même, que n'autorise en rien la lecture des anciens, est d'autant plus vaine que le col de Sestrières ne répond pas plus
que celui du mont Genèvre à leurs descriptions. Elle n'a d'autre fondement qu'un rapprochement contestable entre la voie suivie par Annibal et celle
qu'aurait prise César pour marcher contre les Helvètes, et la confusion d'Usseaux dans le val de Pragelas avec l'Ocelum dont parle César. (M. Chappuis,
Rapport au ministre, p. 39-40.)
[32] Histoire du passage des Alpes, p. 290 et suiv.
[33] Recherches sur l'histoire du passage à Annibal, p. 94 et suiv.
[34] Il existe, dans le massif compris sous le nom de mont Viso, trois cols ou passages pour conduire du département des Hautes-Alpes en Italie. Ce sont : le
col de la Croix, la Traversette et le col d'Agnello. Le col de la Croix est un passage étroit, praticable seulement aux bêtes de somme, offrant de nombreux
précipices. il est très-pénible, surtout à la descente. Pourquoi Annibal serait-il allé choisir précisément un des passages les plus difficiles des Alpes, passage
tellement difficile, en effet, que, d'après ce que rapporte le général Bourcet, le lieutenant général de la Para tenta inutilement, en 1704, de faire descendre du
canon du sommet du col de la Croix au fort de Mirebouc ? Le trou de la Traversette est cette percée de 72 mètres de longueur sur une largeur de 2m,47, à
2400 mètres au-dessus de la mer, que François Ier fit déblayer, et que M. de Ladoucette, en 1805, rendit de nouveau praticable. Cette percée n'existait pas à
l'époque d'Annibal, ni même sous la domination romaine ; il est très-vraisemblable qu'elle ne date que du moyen âge. Annibal se trouvait, s'il avait pris le
col d'Agnello, obligé de traverser le Pô pour aller à Turin, et de remonter longtemps et péniblement vers le nord. (M. A. Macé, Description du Dauphiné,
appendice I, p. 327 et suiv.) — La galerie souterraine dite de la Traversette n'existait effectivement pas au temps de l'expédition d'Annibal. Elle a été
exécutée, de 1475 à 1480, par les soins de Louis II, marquis de Saluces, et ceux du dauphin Louis, devenu ultérieurement le roi Louis XI. Voici la
description qu'en a donnée De Montannel (Topographie militaire des Alpes) : Il existe en cet endroit un monument qui indique d'une manière positive qu'il
y avait autrefois une route très-bonne pour les hommes et pour les chevaux ; je veux parler de la galerie souterraine dont on voit encore les vestiges. Cette
galerie passait à travers une grosse masse de rochers ; elle avait été taillée au ciseau et au marteau ; sa longueur pouvait avoir cinquante-cinq toises sur huit
pieds d'élévation ; un chariot pouvait y passer.
[35] Annibal a-t-il marché vers l'Italie par le Queyras et la vallée du Guil ?
Les Gaulois l'auront-ils attaqué à la Viste, c'est-à-dire au-dessus de Guillestre ? On n'y reconnaît ni le défilé au bord du précipice, ni les positions que les
Gaulois occupaient à flanc de montagne, ni la position d'où Annibal les dominait et commandait tout le passage. Si les Gaulois campaient à la Viste pour
fermer l'entrée du Queyras, comment Annibal n'a-t-il pas continué de marcher le long de la Durance ? Et surtout comment l'ont-ils attaqué dans des
conditions si peu favorables, au lieu de le laisser s'engager dans le défilé de Veyer ? On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de cette gorge,
qui conduit au Queyras : sur 18 kilomètres, le Guil s'est creusé un lit dans les rochers, au milieu de montagnes d'une extrême élévation ; et, avant la route
actuelle, il n'y avait qu'un sentier, qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la rivière, avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 pour cent. Est-il besoin de
dire que ce n'est point là un défilé dont Annibal eût pu s'emparer dans une nuit et qu'on chercherait vainement l'éminence, l'arx, d'où il aurait pu en
commander l'ensemble ; ce que l'on y trouverait, ce sont les abîmes, ce sont les positions avantageuses pour ceux qui défendraient ce passage ; et, si l'armée
carthaginoise s'y était engagée, les Gaulois l'auraient écrasée en occupant des hauteurs qu'on n'aurait pu leur disputer. (Rapport au ministre de L'instruction
publique, Paris, 1860, p. 38.)
[36] Tite-Live, XXI, XXXVIII. Cf. Sénèque, Quæst. natur. III, præf.
[37] On conserve, à l'hospice du grand Saint-Bernard, des médailles à l'effigie de Didon, prétendent les intéressés. Malheureusement pour eux, il a été
reconnu que ces médailles n'ont pas été frappées au temps d'Annibal ; qu'elles ne sont même pas carthaginoises. (Voyez, à ce sujet, Larauza, Histoire
critique du passage des Alpes par Annibal, p. 108, et Daudé de Lavalette, Recherches, passim.)
[38] On a longtemps cru que les débris d'éléphants découverts au pied des Alpes provenaient de ceux qu'Annibal avait perdus en route. S'il en était ainsi, ces
restes devraient pouvoir se rapporter à l'une ou à l'autre des deux espèces actuellement vivantes. Or il a été démontré que ces ossements appartiennent à
l'elephas primigenius et à l'elephas méridionales, tous deux préhistoriques. Cette découverte ne peut donc rien nous révéler touchant l'itinéraire du fils
d'Amilcar. (Voyez Marcel de Serres, cité par Daudé de Lavalette, Recherches, note C ; cf. Saint-Simon, Guerre des Alpes, préface, p. xxir.)
[39] C'était un grand bouclier d'argent, de 27 pouces de diamètre et du poids de 43 marcs. Au centre était gravée une figure de lion, sous un palmier, et
l'Académie n'hésita pas à reconnaître, en cet objet antique, le bouclier même d'Annibal. (Voyez les Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. IX, p. 155.)
Cette hypothèse a été combattue par Millin (Monuments inédits, t. I, p. 94) et Letronne (Journal des Savants, janvier 1819). Voyez le dessin de ce bouclier
votif dans la Dissertation de Wickham et Cramer, Londres, 1828.
[40] Un' altra lapide con sopra dicesi il nome d'Annibale fu veduta nel secolo scorso sulla gliiacciaia d' Arnasso, e fu riveduta da pili persone nel 1825
dopoche gli straordinari caldi ebbero sciolto la massa di ghiaccio che la ricopriva. Ma nascosta per cupidita da tale che voleva vendere troppo caro la sua
scoperta, non potè essere trasportata, e l'inverno soprovegnente di nuovo la ricopri, e chi sa per quanti anni ? Il nome d'Annibale forse si leggeva su quella
pietra, perche chi la pose si dava vanto d'aver fatta una via sconosciuta ad Annibale. (Luigi Cibrario, Memorie storiche, Turin, 1868.) — M. le comte
Cibrario, que nous avons eu l'honneur de voir à Florence, a bien voulu nous faire connaitre la disposition de cette inscription, ensevelie aujourd'hui sous les
glaces. On y lisait distinctement ces mots :
.....................................
...MARTE. . . . .ANNIBALE...
.....................................
[41] S'appuyer sur les traditions, c'est donc prendre une base bien fragile, puisque l'on trouve les souvenirs d'Annibal dans presque tous les cols des Alpes.
(M. Antonin Macé, Description du Dauphiné, p. 320.)
[42] Il est probable qu'Annibal séjourna à Courthezon, et que c'est ce qui a valu cette dénomination à cette ancienne ville. (Fortia d'Urban, Dissertation sur
le passage du Rhône et des Alpes par Annibal, Paris, 1821, p. 31.) Fortia d'Urban visait ici la racine phénicienne Kartha ; mieux vaut, suivant nous,
demander l'étymologie au mot latin curtis.
[43] Penol, petit village de la côte Saint-André, du mot grec Pœnopolis, ainsi nommé de ce qu'Annibal, se rendant d'Espagne en Italie, passa ses
Carthaginois en revue dans la plaine située près de ce village. (Aymar du Rivail, Histoire des Allobroges, liv. I, dans la Description du Dauphiné de M. A.
Macé, Grenoble, 1852.) — L'hypothèse d'Aymar du Rivail paraît absolument gratuite, mais il est juste d'ajouter que la science a cru reconnaître en Piémont
quelques traces onomastiques des Carthaginois. Nomi e cognomi... che in Piemonte riescono anche più strani, avendo aspetto Punico. Tale quel Manertal...
tale il cognome luba. Una lapide di Savoia mentova due fratelli cognominati Punici... Legittimo... il cognome Pœnus in lapide Torinese. (Carlo Promis,
Storia dell' antica Torino, p. 148.)
[44] In the Guide de l'Empire... mention is made of a strong tradition at Saint-Vallier that Hannibal passed through it on his march over the Alps. (Wickham
et Cramer, A dissertation on the passage of Hannibal over the Alps, London, 1828, p. 58.)
[45] Non serbano memorie anteriori aHa signoria de' Romani, fuorchè la tradizione del passagio d'Annibale, al quale è più che probabile che questi popoli
contrastassero insieme cogli altri popoli alpini l'entrata d'Italia. (Cte Luigi Cibrario, Memorie storiche.)
[46] M. l'abbé Féraud, par exemple, indique un camp d'Annibal situé sur le plateau Serpayer, non loin de Thorame (Basses-Alpes). (Voyez Histoire,
Géographie et Statistique du département des Busses-Alpes, Digne, 1861.)
[47] On trouve sur le petit Saint-Bernard, au nord-est d'une colonne de Jou, ou Jupiter, un vaste cercle de pierres de grandes dimensions, au centre duquel la
tradition veut qu'Annibal ait tenu un conseil de guerre.
[48] La scala d'Annibale... e antica t costante fama chè quivi il Cartaginese comandante abbia domato la viva rupe col ferro e fuoco, ed iscrizione si mostra
scolpita ne' fianchi dell' Alpe... (Velo, Dei passagi Alpini, Milan, 1804.) Ce fameux escalier se trouve au-dessous du fort de Bard.
[49] Au passage du Saint-Gothard, deux tours de granit, construites sur le bord de la route, ont reçu, on ne sait pourquoi, le nom de Portes d'Annibal. D'autre
part, sur la route de Grenoble à Briançon, par la Romanche, on voit une espèce d'arc de triomphe, dont il ne reste que la moitié, mais qui présente tous les
caractères d'un monument romain. D'aucuns l'appellent effectivement Porte romaine, mais les populations voisines en attribuent résolument la construction
aux Carthaginois d'Annibal.
[50] C'est une muraille flanquée de trois tours rondes qu'on trouve près de la Bessée, et dont la construction n'est pas antérieure au XVIe siècle. Les gens du
pays n'en soutiennent pas moins que ce mur faisait partie des défenses improvisées par les Romains contre l'armée carthaginoise.
[51] On montre, entre Four et Saint-Dalmas (Basses-Alpes), une large pierre que les paysans nomment intrépidement Table d'Annibal.
[52] Il s'agit ici du pertuis Rostang (foramen Rostagni). M. Fauché-Prunelle en attribue l'ouverture à un chef sarrasin nommé Roustan. Les Sarrasins ont sans
doute pu faire là quelques travaux, mais le pertuis est bien naturel ; c'est une combe, une porte de fer, qui joua un rôle important dans la guerre de 1587. Il
est vraisemblable qu'Annibal a effectivement pratiqué cette percée.
[53] On trouve dans la vallée du Pô un trou que les gens du pays appellent le Pertuis d'Annibal, et qui, sur plusieurs cartes, porte le nom de Pertuis du mont
Viso. Ce n'est qu'une crevasse qui ne traverse pas le roc. (Denina, Mémoires de Berlin, 1790-1791.)
[54] C'est la Traversette du marquis de Saluces et du dauphin Louis.
[55] Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Pline, Hist. nat., III, XXI. L'erreur de Pline devait se perpétuer, comme on en jugera d'après les citations suivantes : ... loca
ipsa quæ rupit [Annibal] Penninæ Alpes vocantur. (Servius, Ad Æneid. X, XIII.) — ... Alpes Peninæ : quod Hannibal veniens in Italiam easdem Alpes
aperuit. (Isidore de Séville, Origines, XIV, VIII.) — ... Alpes autem Apenninæ (sic) dictæ sunt a Punicis, hoc est Hannibale et ejus exercitu, qui per easdem,
Romam tendentes, transitum habuerunt. (Paul Diacre, De gestis Longobardorum, II, XVIII.) — Quæ Pœninæ ab Hannibale denominate sunt. (Henri Ernst,
Notes sur C. Nepos.)
[56] Marliani, alias Marlianus, écrivait vers la fin du XVe siècle. Il est l'auteur d'un Index des Commentaires de César. (Voyez l'appendice A.)
[57] Polybe, III, LII. (Trad. lat. de l'éd. Firmin-Didot, Paris, 1859.) L'olivier ne pousse pas sur les hauteurs des Alpes occidentales, cela est vrai ; très-
certainement Polybe n'y avait vu que des sapins, des mélèzes, des saules, des buis, des genévriers. Mais ϑαλλία, ϑάλος, ϑαλλός signifient branche d'arbre,
rameau vert en général et, dans quelques cas seulement, rameau d'olivier.
Il ne faut pas attribuer à Polybe la pensée d'un sens restreint, qui n'appartient qu'à ses traducteurs. Le point de départ de cette fausse interprétation remonte
au Thesaurus d'Henri Estienne. De là les versions de Casaubon, cum virentis olivæ ramis, de Du Ryer, de D. Thuillier, avec des branches d'olivier, de
Larauza, de Bouchot, etc.
Mieux vaut à cet égard s'en rapporter à la traduction de Loys Maigret, qui écrivait en 1542 : Les montagnards s'en vont au-devant d'Annibal, portant en
leurs testes des chappeaux de fleurs. D Mieux vaut l'interprétation de N. Perrotti : florentes capiti corollas gestantes, ou celle de Ludovico Domenichi : in
testa corone di fiori.
[58] Pour qu'Annibal eût rencontré des oliviers sur la route, il faudrait, au moins, qu'il eût passé par Digne. Mais, dit M. Antonin Macé (Description du
Dauphiné), quoiqu'on l'ait fait singulièrement voyager, personne, sauf Aymar du Rivail, qui encore ne le conduit qu'à Barcelonnette, n'a eu l'idée de
l'envoyer chercher les Romains dans les basses Alpes, même avec la chance d'y trouver des oliviers.
[59] Tite-Live, XXI, XXXV.
[60] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[61] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[62] Polybe, III, LIV.
[63] Voyez ci-dessus la réfutation de la solution du mont Genèvre par M. Antonin Macé. Ce n'est point par les yeux de l'esprit, dit le savant professeur, c'est
par les yeux du corps qu'il fait voir l'Italie à ses soldats. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est là un tableau poétique inventé par Tite-Live ; qu'il a voulu
embellir son récit !
[64] Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre. (Deluc, Hist. du passage des Alpes.)
[65] On assure à ceux qui se piquent d'avoir une bonne vue que, du sommet du mont Viso, l'on découvre la plaine du Piémont ; on me l'a montrée, comme
on fait à tous les voyageurs. (Saint-Simon, Hist. de la guerre des Alpes, préface.)
[66] En doublant un promontoire d'une projection hardie (au mont Cenis), les brillantes plaines de l'Italie sont révélées !... (Lady Morgan, L'Italie.)
[67] Je puis affirmer que, ni au mont Genèvre, ni au grand, ni au petit Saint-Bernard, ni au Simplon, l'on n'a nulle part la vue des plaines de l'Italie. (Larauza,
Hist. critique du passage des Alpes.)
[68] Au sommet du col de Servières, on ne verra pas les plaines de l'Italie. Qu'on y arrive de Lans-le-Bourg et qu'on y monte directement de Bramans par le
petit mont Cenis, le sommet de ces passages [du mont Cenis] ne permet d'apercevoir ni la direction de Rome, ni les plaines de l'Italie... En prenant par
l'ancien chemin de la Novalèse, on a devant soi l'immense rideau de Roche-Melon, qui empêche d'apercevoir les plaines, et, pour les voir, il faudrait gravir
ou la montagne du glacier ou, plus bas, celle de Saint-Martin... arrivés au sommet du passage [du petit Saint-Bernard], ils n'apercevront ni la direction de
Rome, ni les plaines du Pô. (M. Chappuis, Rapport au ministre, passim.)
[69] Le mont Genèvre, que nous proposerons bientôt comme solution satisfaisante, remplit d'ailleurs la condition dont nous n'admettons point la nécessité.
Le col du mont Genèvre, d'où l'on ne verrait non plus ni le Pô ni les plaines qu'il arrose, mais si, au lieu de s'enfoncer dans la vallée de la Doire au-dessous
de Cézane, le voyageur franchit à droite le col de Sestrières, il arrive bientôt sur le plateau de Balbotet, et là, les plaines du Pô se dévoilent à ses regards !...
(Daudé de Lavalette, Recherches.)
[70] Polybe, III, L.
[71] Polybe, III, L.
[72] Polybe, III, LI, LV et LVI.
[73] Polybe, III, L et LIV.
[74] Polybe, III, LIII.
[75] Tite-Live, XXI, XXXII, XXXIII et XXXV.
[76] Appien, De bello Annibalico, IV. — Polybe, III, LII et LV.
[77] Polybe, III, LI.
[78] Polybe, III, L.
[79] Polybe, III, L, LI, LIII, LV. Il est assez curieux d'observer que la représentation graphique d'un col (ύπερβολή) nécessite l'emploi de la section conique
qu'on appelle hyperbole.
[80] Polybe, III, LI. — Tite-Live, XXI, XXXIII.
[81] Les Arabes donnent le nom d'el Mers, le port, à cette espèce de pont de terre jeté entre deux systèmes de hauteurs parallèles.
[82] Tite-Live, XXI, XXXII et XXXIII.
[83] On rencontre, au cours du récit de Polybe, deux autres mots affectés de la terminaison βολή, mais qui n'ont point de signification topographique. L'un,
παρεμβολή, veut dire campement ; l'autre, έπιβολή, projet suivi d'un commencement. Polybe, III, LII et LIV.
[84] Polybe, III, LII et LIII. — Tite-Live, XXI, XXXIV.
[85] Polybe, III, LIV.
[86] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXVI.
[87] Polybe, III, LV. L'édition de Casaubon donne la leçon περί τήν άρχήν, c'est-à-dire aux environs de l'amorce du chemin coupé par l'éboulement. Ce sens
paraît encore satisfaisant. — Tite-Live, XXI, XXXVII.
[88] Polybe, III, LV.
[89] Ce chiffre de 600 stades résulte de l'établissement d'une différence. Polybe dit, en effet, que du point du passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes la
route d'Annibal mesure 1.400 stades. Si de ce nombre on retranche celui qui est afférent au chemin parcouru depuis le confluent de l'Isère jusqu'à ladite
entrée des Alpes, on obtient bien le nombre 600. Nous attribuons au stade la valeur de 185 mètres. — Polybe, III, XXXIX.
[90] Polybe, III, L.
[91] Polybe, III, XXXIX.
[92] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[93] Polybe, III, L.
[94] Polybe, III, LVI.
[95] Nous disons vitesse moyenne, car, au cours de cette marche, la vitesse d'Annibal n'est point uniforme. Du point du passage du Rhône jusqu'au confluent
de l'Isère, il marche à raison de 27.760 mètres par jour. Au delà du confluent de l'Isère, il ne fait plus que 14.800 mètres, séjours compris.
[96] Polybe, III, LI.
[97] Polybe, III, LI.
[98] Polybe, III, LII.
[99] Polybe, III, LII et LIII.
[100] Polybe, III, LIII.
[101] Polybe, III, LIII.
[102] Polybe, III, LIII.
[103] Polybe, III, LIV.
[104] Polybe, III, LV.
[105] Polybe, III, LV.
[106] Polybe, III, LVI.
[107] On observe certaine divergence entre le récit de Polybe et celui de Tite-Live. Celui-ci admet bien qu'Annibal emploie quinze jours au franchissement
des Alpes ; qu'il lui faut neuf jours pour en gravir le versant occidental ; que, une fois parvenu aux cols de la cime, il y fait reposer ses troupes pendant deux
jours. (Tite-Live, XXI, XXXV et XXXVIII.) Jusque-là raccord est complet ; mais, le douzième jour, l'éboulement survient. Tite-Live entre alors dans des
détails différents de ceux qu'on trouve en la narration de Polybe. Il dit que les travaux nécessités par cet accident de route demandent quatre journées ; que,
ces travaux exécutés, l'armée prend trois jours de repos ; qu'elle descend enfin dans la plaine. (Tite-Live, XXI, XXXVII.) Suivant cette version, on arriverait,
pour le passage des Alpes, à un total de dix-huit jours, au lieu de quinze.
[108] Carlo Promis, Antichità di Aosta, dans les Memorie della Reale Academia delle scienze di Torino, 2e série, t. XXI, 1864.
[109] Polybe, III, XXXIV.
[110] Appien, De rebus Hisp., XIII.
[111] C'est dans la vallée de la Durance que se sont concentrées la plupart des armées destinées à opérer offensivement en Italie. Nous citerons celles de
Bellovèse et d'Elitovius ; de Théodebert, Théodebald, Childebert et Clotaire III ; de Charles VIII, Louis XII, François Ier et Louis XIII. C'est aussi dans la
vallée de la Durance, entre Gap et Briançon, que fut cantonnée, en 1869, une notable partie du troisième corps de notre armée d'Italie.
[112] Tite-Live, XXI, XXXI. — Annibal ne pouvant suivre, le long de la mer, ce passage de la Ligurie dont parle Varron, ne pouvant prendre, le long de la
Durance, le chemin le plus court qui conduise aux Alpes, remonte le Rhône... (M. Chappuis, Rapport au ministre, p. 8.)
[113] Annibal ne put pénétrer sur le territoire des Voconces et fut contraint d'en contourner les limites. (Tite-Live, XXI, XXXI.)
[114] Tite-Live, XXI, XXIX. — L'issue de ce combat [de Védènes] jeta de l'hésitation dans l'esprit d'Annibal ; il resta quelque temps indécis, afin d'éviter
l'armée romaine, il prit un détour et se dirigea immédiatement vers le cours supérieur du Rhône. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I.) — Il est donc
probable qu'Annibal, arrivé au confluent de l'Isère, n'ayant plus à craindre une attaque des Romains, cessa, en ce point, de remonter le Rhône, et prit le long
de l'Isère, pour se porter vers les Alpes. (M. Chappuis, Rapport au ministre, p. 8.) Cf. Rogniat et Letronne, passim.
[115] Polybe, III, XIV.
[116] Tel est l'avis d'Abauzit, de Denina et de Heerkens. Pour mettre d'accord tant de systèmes qui se combattent, un savant hollandais, M. Heerkens, a
supposé que, avant de pénétrer dans les montagnes, Annibal avait divisé ses troupes en divers corps sous la conduite de ses lieutenants, et qu'il ne s'était
réservé que le commandement du gros de l'armée. (M. Jacques Replat, Note sur le passage d'Annibal.) M. l'abbé Féraud admet le fait d'une répartition de
l'armée carthaginoise en trois colonnes. M. le comte Luigi Cibrario estime aussi qu'une colonne a passé par le Guil, une autre par le mont Genèvre, la
troisième par Usseglio et le col d'Altarello. Un savant officier général de l'armée italienne émet, à ce sujet, une opinion analogue. (C. Negri, Storia politica,
I, chap. III.)
[117] Juges, ch. IX, v. 43.
[118] Polybe, V, XCIX.
[119] Josèphe, De bello Judaico, V, VI, 2. — Tacite, Annates, XIII, XXXIX.
[120] Tite-Live, XXI, XXIII.
[121] Nous estimons, avec M. Pietro Rosa, que le corps carthaginois de droite prit alors position sur l'Anio, par la via Nomentana ; que le corps de gauche
suivit la via Appia ; le corps du centre, la via Gabina.
[122] Voulant, dit M. Thiers, diviser l'attention des Autrichiens, Bonaparte imagina de faire descendre par d'autres passages quelques détachements qu'on
n'avait pas pu réunir au gros de l'armée.
Le Saint-Gothard fut réservé aux troupes venant d'Allemagne sous les ordres du général Moncey, d'un effectif d'environ 15.000 hommes. Le corps du
général de Béthencourt, qui suivit la route du Simplon, comptait un millier d'hommes.
Telles étaient les forces qui marchaient sur le flanc gauche de la colonne du grand Saint-Bernard.
Sur le flanc droit, le général Chabran prit par le petit Saint-Bernard avec la 70e demi-brigade et quelques bataillons d'Orient remplis de conscrits. C'était
une division de 5.000 à 6.000 hommes.
En même temps, le général Thurreau, avec 4.000 hommes de troupes de Ligurie, eut l'ordre de se présenter au passage du mont Cenis. Il emporta le
débouché de Suze, où il fit 1.500 prisonniers.
La colonne du grand Saint-Bernard était d'un effectif de 40.000 hommes, à peu près celui de l'armée d'Annibal, dont 35.000 hommes d'infanterie et
d'artillerie et 5.000 de cavalerie.
C'est Lannes qui passa le premier, dans la nuit du 14 au 15 mai 1800. Les autres divisions opérèrent leur passage les 16, 17, 18, 19 et 20 mai. (Voyez A.
Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. I, l. IV, passim.)
[123] Voici l'état des troupes qui pratiquèrent le mont Cenis :

C'est la division Bouat (2e du troisième corps) qui commença le mouvement ; elle prit le chemin de fer à Lyon le 25 avril 1859, et sa première brigade
arrivait, le même jour, à Saint-Jean-de-Maurienne. Le 28 avril, ses têtes de colonnes débouchaient à Suze.
[124] C'était la 3e division du troisième corps, commandée par le général Bourbaki. Elle comprenait la brigade Trochu (18e bataillon de chasseurs à pied,
11e et 14e régiments d'infanterie) et la brigade Ducrot (46e et 59e régiments d'infanterie). Le 25 avril 1859, la division Bourbaki, cantonnée dans la haute
Durance, recevait l'ordre d'entrer en Piémont et, dès le 28, le général Ducrot traversait le mont Genèvre à la tête de deux bataillons du 59e et d'un bataillon
du 11e.
[125] Ces deux divisions avaient été formées à Lyon par les soins du maréchal Castellane et cantonnées par lui dans la vallée de la Durance, à la suite de la
division Bourbaki, dont elles devaient suivre le mouvement. La première se composait des 45e, 65e, 70e et 71e régiments d'infanterie et d'un détachement
de tirailleurs indigènes. La seconde comprenait les 33e, 34e, 37e et 78e régiments d'infanterie.
[126] Tite-Live, V, XXXIV.
[127] Silius Italicus, Puniques, III, v. 514 et 515.
[128] Nos guides les plus sûrs seront Polybe, Strabon et Tite-Live.
Polybe, né à Mégalopolis vers la fin de la deuxième guerre punique, était un militaire distingué, fort capable d'appréciations exactes. Ses relations suivies
avec la famille des Scipion lui avaient permis de recueillir des documents précieux touchant les événements dont il a écrit l'histoire. Il avait consulté
nombre de témoins oculaires et parcouru les Alpes. (Polybe, III, XLIX.) Son livre, par conséquent, peut nous inspirer toute confiance. Malheureusement, il
y a omis, avec intention, tous les noms de lieux, de fleuves et de villes, etc. (Polybe, III, XXXVI.)
Strabon écrivait vers l'an 18 avant notre ère, soit environ deux siècles après l'expédition d'Annibal. Élève de Tyrannion, cité par Cicéron à titre de savant
célèbre (Ep. ad. Attic., II, VI), il était lui-même, en son temps, l'un des maîtres de la science. Sa Géographie est un vrai Thesaurus, où le commentateur peut
puiser sans crainte. (C. Müller, ed. Strab. præf.) — En ce qui concerne les Alpes, le témoignage de Strabon repose sur des informations prises par les
officiers romains, lors des expéditions ordonnées par Auguste, et l'on peut dire, par conséquent, qu'il n'est que l'écho des Commentaires d'Agrippa.
Né à Padoue l'an 58 avant J.-C., Tite-Live écrivait à peu près à la même époque que Strabon. Il fut l'ami d'Auguste et le précepteur de Claude. Ses
contemporains le comblèrent de louanges, mais, à sa mort, le public ne tarda pas à se partager en deux camps. Quintilien, Alphonse V d'Aragon, Antoine de
Palerme, Henri IV, professèrent successivement pour l'historien l'admiration la plus sincère. Les Padouans consacrèrent, en 1547, à sa mémoire un
monument qui porte son nom. A Venise, les galeries du Palais des Doges ont été récemment témoins de l'inauguration d'un buste en marbre blanc dont le
socle porte cette inscription :
TITO LIVIO
SE E LE ROMANE GESTA
PER GRANDE ELOQVIO LATINO
ETERNO
———
NATO A PADOVA L'ANNO DI ROMA 695
MORI D'ANNI 76
———
A CORINALDI P 1867
L'Italie, on le voit, a le culte de ses grands hommes, et Tite-Live est assurément l'un des plus considérables. Mais, comme tous les hommes illustres, il eut
ses détracteurs. Caligula méconnut ses mérites (Suétone, Caligula, XXXIV.) Le pape Grégoire VII mit tous ses écrits à l'index. Aujourd'hui, quelques
critiques manifestent, à son encontre, une défiance exagérée.
La critique moderne n'a pas absolument tort ; mais, comme l'observe très-bien M. d'Arbois de Jubainville (Bulletin de la Société des Antiquaires de France,
3e et 4e trimestres 1875, p. 169), il ne serait pas juste de refuser à Tite-Live toute espèce de discernement. Il n'est pas de ceux, écrit-il, dont on peut dire que
le sens commun leur a manqué. Ses fautes en histoire ont leur source dans sa partialité pour Rome. Il était homme à voir juste et à choisir les bonnes
sources.
On doit penser, écrit également M. Chappuis (Rapport au ministre, p. 37), on doit penser, jusqu'à preuve du contraire, qu'il puise à de bonnes sources ce
qu'il n'emprunte pas à Polybe.
Nous sommes tout à fait de cet avis et, dans l'espèce, nous pensons que Tite-Live n'a pas manqué de consulter Trogue-Pompée, qui, né à Vaison, devait
s'être procuré des documents authentiques touchant la ligne d'opérations d'Annibal.
[129] Polybe, III, XLVII. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[130] Tite-Live, XXI, XXXI. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 466. — Ammien Marcellin, XV, X.
[131] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI. Ici s'est engagée, entre les commentateurs, une grave discussion. Quel est, se sont-ils demandés, le fleuve
dont Polybe entend parler ? Tous les manuscrits portent, avec de légères variantes, τή δέ σκάρας, τή δέ σκόρας, τή δέ σκώρας, c'est-à-dire un nom de fleuve
absolument inconnu, qu'on ne rencontre nulle part chez les anciens géographes. Après de longs débats, au cours desquels fut, entre autres, condamnée la
leçon ό Άραρος, introduite, en 1609, par Isaac Casaubon, la question est enfin jugée. On admet aujourd'hui, avec Holstenius, Schweighæuser et Letronne,
que les variantes étranges dont il s'agit proviennent d'altérations dues à la main des copistes ; que le manuscrit primitif portait bien τή δε ό Ισάρας ; que le
fleuve indiqué par Polybe est bien l'Isère, et non l'Eygues ou la Saône.
Il s'est élevé des difficultés analogues en ce qui concerne le texte de Tite-Live. Gronovius et Mandajors avant cité un manuscrit portant Bisarar
Rhodanusque amnes, les commentateurs se sont aussitôt mis à la recherche de ce fleuve Bisarar, aussi parfaitement inconnu que le σκώρας de Polybe. Ils
ont heureusement fini par voir que Bisarar n'est autre chose que ibi Isara, deux mots qu'un copiste maladroit aura réunis en un seul.
[132] Tite-Live, XXI, XXXI. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 467. — Ammien Marcellin, XV, X.
[133] Tite-Live, XXI, XXXI.
[134] Ammien Marcellin, XV, X.
[135] Tite-Live, XXI, XXXI et XXXII. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 468 et 469. — Ammien Marcellin, XV, X.
[136] Strabon, IV, VI, 2. — Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 645 et 646.
Les saltus Taurini, chemin naturel des invasions gauloises en Italie, avaient été pratiqués par Bellovèse, Elitovius, etc. (Voyez Tite-Live, V, XXXIV et
XXXV.)
[137] Polybe, III, LVI.
[138] Polybe, III, LX.
[139] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX. — Appien, De Bello Annibalico, V.
[140] Strabon, IV, I, 11.
[141] Strabon, IV, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, V. Les noms de Καουάροι, Cavari, sont de simples transcriptions de l'amazir Kaouara, le peuple des bords
de la rivière.
[142] Les Romains ont soudé deux synonymes pour forger par pléonasme le nom singulièrement hybride de Carpentoracte. Ker-Pen et Thôr-Ax signifient
en effet également la ville de la montagne. (Pline, Hist. nat., III, V.) Les autres villes des Cavares étaient Cavaillon (Καβαλλιών, Cabellio, Kabila),
Avignon (Αύενίων, Avenio) et Valence (Valentia Cavarum [Pline, Hist. nat., III, V], Ou-et-Ens). Ces deux dernières villes n'existaient pas au temps
d'Annibal. L'Avenio Cavarum mentionnée par Pline (loc. cit.) paraît n'avoir été fondée qu'en 121 avant J.-C. par Domitius Ænobardus. — Voyez le Dict.
arch. de la Gaule, t. I, au mot Cavares.
[143] Strabon, IV, I, 12.
[144] Strabon IV, I, 11. — Ούοκόντιοι, Vocuntii, Vocontii, Bocontii, sont des transcriptions d'Ou-Kont, le peuple de l'angle (formé par le confluent de l'Isère
et du Drac). — Bergier (Hist. Des grands chemins de l'Empire) observe, avec raison, qu'un grand nombre de localités situées au confluent de deux cours
d'eau portent le nom de Condatum ou Condé. Ce nom n'est qu'une transcription de Kont, Kount, Kent, Kouk, etc.
[145] Voyez l'Histoire de Jules César, t. II, p. 21, de l'édition Plon.
[146] Strabon, IV, I, 3.
[147] Strabon, IV, VI, 4. — Pline, Hist. nat., III, V.
[148] Pline, Hist. nat., III, V.
Luc ne fut vraisemblablement bâtie qu'au temps d'Auguste, mais Vaison paraît plus ancienne. Son nom latin Vasio n'est sans doute qu'une transcription de
l'amazir' Oa-Asif, le peuple de la rivière. Elle est, en effet, à cheval sur l'Ouvèze.
[149] Dea Vocontiorum.
[150] On rencontre sur le sol de la Gaule nombre de peuples dont les noms sont affectés du préfixe tri. Nous citerons : les Triboci, établis sur les deux rives
du Rhin ; les Treviri, qui occupaient le bassin de la Moselle inférieure, tous deux mentionnés par César (De bello Gallico, passim) ; les Tricassini (Ammien
Marcellin, XV, X), maîtres du cours supérieur de la Seine et de l'Aube ; les Tricolli (Pline, Hist. nat., III, V), dont nous ne connaissons pas exactement la
situation, mais qui habitaient vraisemblablement les rives du Colostre, affluent du Verdon ; enfin, les Tricastini, maîtres du cours inférieur de la Drôme, et
les Tricorii, habitants de la vallée du Drac.
Cet préfixe tri persiste dans le nom d'une foule de localités situées sur de petites rivières et aussi dans celui d'un grand nombre de cours d'eau. Exemple :
Trie-Château, la Trie, etc. Nous estimons que cette préfixe est tamazir't. Suivant cette hypothèse, Tiri-Ki-Asif, d'où Tricassini, Tricastini, etc., signifierait le
long de la rivière.
[151] Ainsi que le fait très-bien observer Walckenaër (Géographie des Gaules, I, 59, 138, et II, 204), il faut bien se garder de confondre le pays des
Tricastini avec le Tricastrin moderne. Ce n'est que dans les livres ecclésiastiques des premiers siècles du moyen âge que l'on rencontre les noms de
Tricastrum et de Tricastrini. Tricastrum ou Saint-Paul-Trois-Châteaux est une ville toute récente par rapport à Augusta Tricastinorum. Mais Saint-Paul,
ayant été dotée d'un évêché, devint peu à peu le centre administratif de tout le territoire et prit toute l'importance que perdait Augusta. Saint Restitut est le
premier évêque de Tricastrum ; on rapporte son épiscopat à l'an 169 de notre ère. Saint Paul en est le sixième évêque : il siégeait au concile de Valence en
374.
[152] Entre Saillans et Crest. C'est l'ancienne Augusta Tricastinorum de Pline (Hist. nat., III, V), dite aussi Augusta Vocontiorum, que l'Itinéraire d'Antonin,
la Table de Peutinger et l'Anonyme de Ravenne placent entre Die et Valence.
[153] Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges) donne aux Tricorii le nom de Sigorii.
[154] Strabon, IV, I, 11, et IV, VI, 5. — Pline, Hist. nat., III, V.
[155] Les Tricorii, suivant d'Anville, occupaient le Champsaur, ou vallée du haut Drac, et le Vercors, ou vallée du Drac inférieur. Selon Walckenaër, ils
possédaient de plus le Devoluy et le Val Godemar. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'ils étaient maîtres de toute la vallée du Drac depuis ses sources jusqu'à
son confluent à l'Isère.
L'entrée des Alpes dont parlent la plupart des commentateurs comprend, à notre sens, l'ensemble des défilés qui mettent le bassin du Drac en
communication avec celui de la Durance, et dont les principaux sont le col de la Croix-Haute, sur la rive gauche du Drac, et le col de Saint-Bonnet, sur la
rive droite. Les Tricorii tenaient la clef de tous les passages auxquels Ammien (XV, X) donne, pour cette raison, le nom de saltus Tricorii.
[156] Gap, Vap, Ouap, transcription de Oua-Pen, le peuple de la montagne, alias Vappicum, Vappincum, Vapincum, Vapingum, etc. (Voyez Cellarius,
Notitia orbis antiqui.) Cf. l'Itinéraire d'Antonin, la Table de Peutinger et les Itinéraires de Vicarello. Suivant Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges),
Gap portait, au moyen âge, le nom d'Argentina. L'ancien chef-lieu des Tricorii était alors devenu la capitale du Gapençais, petit pays inféodé au marquisat
de Provence. Suivant M. Macé (Description du Dauphiné), Gap n'appartenait pas aux Tricorii, enclaves des Voconces, mais aux Katoriges.
[157] Strabon, IV, VI, 4. Les Grecs écrivaient, Άλλόβριγες ; les Latins, Allobroges. (Voyez Tite-Live, XXI, XXXI.) Ces deux leçons sont des transcriptions
d'All-ou-Brig, famille maîtresse des passages. La dénomination était vraisemblablement générique, puisque Polybe l'applique aux Tricorii et aux Katoriges,
c'est-à-dire aux gens de la vallée du Drac et à ceux qui sont maîtres des cols situés entre le Drac et la Durance. (Polybe, III, XLIX, L, LI.)
[158] C'est à ce delta que Polybe et Tite-Live ont donné le nom d'île.
[159] Suivant Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, I, 1), la confédération des Allobroges était répandue entre l'Arve au nord, l'Isère au midi et le Rhône au
couchant. Elle occupait, au temps de César, le nord-ouest de la Haute-Savoie et la majeure partie du département de l'Isère. Son magnifique territoire se
composait ainsi de vastes plaines et d'étroits vallons. (Strabon, IV, I, 11.) Lors de l'expédition d'Annibal, les Allobroges de l'île exerçaient sur la vallée du
Drac une sorte de suzeraineté, grâce à laquelle ils purent escorter les Carthaginois jusqu'aux cols qui permettent de passer du bassin du Drac dans celui de
la Durance.
[160] César, De bello Gallico, I, VI.
[161] Vienne n'était alors qu'une pauvre bourgade. (Strabon, IV, I, 11.)
Pline (Hist. nat., III, V) l'appelle Vienna Allobrogum ; et Ptolémée, Caput Allobrogum. Elle fut aussi nommée, plus tard, Vindobona et Vindoniana.
[162] Aoste, sur le Guiers, arrondissement de la Tour-du-Pin, est l'ancienne Augusta Allobrogum.
[163] Grenoble, en latin Cularo, transcription de Kount-el-Aroun, le confluent des rivières. Grenoble était la place forte des Allobroges de l'île.
[164] Les textes ne mentionnent sur le revers occidental que les Tricastins, les Voconces, les Allobroges, les Tricoriens. Ils omettent les Salyes, les Cavares,
dont nous venons de donner les noms ; les Katoriges, les Brigantes, habitants de la haute Durance, dont nous étudierons bientôt la situation et les mœurs.
[165] Polybe, III, LX. Strabon, VI, VI, 6. Ταυρινοί, Taurini, les gens de la montagne, de Thôr, Thur ou Taurn. — Vero è che Taurisci dicevansi ne più antichi
tempi tutti i montanari delle maggiori Alpi (Taurischen da Taurn). (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, p. 10.) La dénomination de Taurini était
d'ailleurs affectée de quelques variantes ; on trouve, en effet, aussi : Tauriani, Taurasini, Taurinenses, Taurinates, etc. Les habitants du Piémont étaient dits
spécialement Taurini sub Alpibus. (Pline, Hist. nat., XVIII, XL.)
[166] Le Pô séparait les Taurini de la peuplade de Vagienni. (Pline, Hist. Nat., III, VII.)
[167] ... tra la destra di Dora Baltea, il Po e l'Alpi la regione Piemontese... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[168] La Taurisca propriamente detta, principale egemonica e dante nome all' altre, stanzio nel pæsc avente per limiti l'Orco, il Po e la curva dell' Alpi
Taurine. (Carlo Promis, loc. cit.)
[169] .... in sei tribu conosciute partivanzi i Taurisci.... loco clienti Secusini e Salassi. (Carlo Promis, loc. cit.)
[170] Strabon, IV, VI, 5. Ce passage de Strabon est DE LA PLUS HAUTE IMPORTANCE, attendu qu'il permet d'éliminer franchement toute solution de passage par
la vallée de la Dora Riparia. Cette vallée était, d'ailleurs, semée d'obstacles naturels qu'Annibal n'eut surmontés qu'au prix des plus grands efforts. — ....
appoggiato a' migliori [scrittori] ed ad un certa conoscenza delle Alpi, tengo che Annibale passato sia pel Monginevra, poi sceso pel val di Chiusone,
anzichè per quello della Dora Riparia, più difficile... (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, p. 31.)
[171] Ou jusqu'à la vallée du Chisone inclusivement. Les Taurini étaient vraisemblablement séparés de leurs clients les Salassi par le massif du long
contrefort de la chaîne des Alpes qui se développe tortueusement entre le Chisone et la Dora. Les communications établies entre les deux peuples passaient,
suivant cette hypothèse, par les cols de l'Assiette et de la Fenêtre.
[172] Salluste, Fragm., epist. Cn. Pompeii ad senatum.
[173] Le commentateur Servius Maurus Honoratus écrivait vers l'an 425 de notre ère. Voici ce qu'il nous a laissé sur le sujet qui nous occupe : Sane omnes
altitudines montium, licet a Gallis Alpes vocentur, proprie tamen montium Gallicorum sunt quas quinque viis Varro dicit transiri posse : una quac est juxta
mare per Ligures ; altera qua Hannibal transiit ; tertia qua Pompeius ad Hispaniense bellum profectus est ; quarta qua Hasdrubal de Gallia in Italiam
venit ; quinta quæ quondam a Græcis possessa est, quæ exinde Alpes Græcæ appellantur. (Servius, Ad Æneid., X, XIII.)
[174] Varron, cité par Servius, était le contemporain, l'ami de César et de Pompée.
[175] Cette expression est de celles qui avaient encore cours au temps d'Appien, c'est-à-dire au IIe siècle de notre ère. (Appien, De bello Annibalico, IV.)
[176] L'expédition d'Asdrubal est de douze années postérieure à celle de son frère Annibal ; c'est l'an 207 qu'il opéra vraisemblablement son passage des
Alpes.
[177] Tite-Live, XXVII, XXXIX. — Silius Italicus, Puniques, XV. — Appien, De bello Annibalico, LII. — Eutrope, III, XVIII. — Nous estimons qu'Asdrubal
a passé par la Romanche, cette vallée que les Romains devaient ultérieurement pratiquer d'une façon régulière et à laquelle ils ont laissé leur nom (Roman-
ch). Avec Carlo Promis, nous pensons qu'il est ensuite descendu du mont Genèvre par la Riparia : Asdrubale per val di Dora. (Storia dell antica Torino, p.
42.)
L'itinéraire d'Asdrubal serait donc distinct de celui de son frère, tout en ayant avec celui-ci un certain nombre de points communs. Le texte de Varron se
trouverait ainsi en harmonie avec celui des autres auteurs ; tout se concilierait, si tant est que les choses soient conciliables : Si possono conciliare questi
contrarii. (Storia dell' antica Torino, loc. cit.)
[178] Je ne sçaurois passer ouitre sans montrer au doigt le chemin que Pompée le Grand ouvrit de nouveau à travers les Alpes sçavoir à travers la plus haute
pointe du mont Cinesius... en lieu si scabreux et difficile qui se trouve entre la voye d'Hercule et d'Hannibal... (N. Bergier, Histoire des chemins de
l'Empire, III, XXVI.) — J. Simler estimait que ce chemin par le mont Cenis présentait bien les caractères voulus par l'expression de Pompée : opportunius.
Illud enim iter multo opportunius... ac hodie propterea quod omnium usitatissimum sit ex Hispania et Gallia et Britannia Romam euntibus, strata Romana
ab Italis vocatur. Nous admettons, en ce qui concerne Pompée, cette solution du mont Cenis.
[179] Géographie des Gaules, I, 225. - Cf. Wickham et Cramer (Dissertation on the passage of Hannibal over the Alps, p. 23) : Some have supposed that
Pompey's road might have passed by the col d'Argentiere and the valley of the Stura, but this never appears to have been in use.
[180] Appien, De bellis civilibus, I, XIX. Appien expose, comme on le voit, que Pompée passe par le col d'où s'échappent, en sens contraires, les sources du
Rhône et du Pô. Il entend évidemment parler des deux affluents de ces fleuves : la Durance et la Dora Riparia.
[181] N'est-ce pas le mont Genèvre qui est désigné par ces mots : nobis opportanius ? Où chercher un passage qui mieux que cette ligne de la Dora Riparia
et de la Durance assure les intérêts des Romains ; qui les conduise plus directement ou plus sûrement vers la Province romaine et vers l'Espagne ; qui soit
plus avantageux au point de vue stratégique ? Et n'est-ce pas, en effet, la voie que Cottius, pour plaire aux Romains et à Auguste, va, bientôt après, rendre
plus praticable ? (M. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique, p. 6.)
[182] En admettant avec M. Chappuis que Pompée ait passé par le mont Genèvre, on ne saurait souscrire encore aux conclusions que les commentateurs
croient pouvoir tirer de ce fait contestable. Leur syllogisme est celui-ci : Annibal et Pompée n'ont pas suivi le même chemin ; or Pompée a pris par le mont
Genèvre ; donc Annibal est passé par ailleurs. Non. Le nobis opportunius de Salluste voudrait seulement dire que, au lieu de descendre, à partir de Gap, les
vallées du Drac, de l'Isère et du Rhône, c'est-à-dire de refaire, en sens inverse, la route des Carthaginois, les Romains ne sont point sortis de la vallée de la
Durance ; qu'ils ont passé par Sisteron, Apt et Cavaillon ; qu'ils ont franchi le Rhône à Beaucaire ; qu'ils ont, en un mot, pratiqué ce rectum iter dont
Annibal a cru devoir s'écarter, au grand étonnement de Tite-Live.
Les lignes d'opérations d'Annibal et de Pompée étaient placées dans des conditions essentiellement différentes. Toutefois, elles pouvaient, sans coïncider,
avoir des points communs ; et, si Pompée avait pratiqué le mont Genèvre, rien n'empêcherait qu'Annibal eût également fait usage de ce col. Ce qu'il
importe de retenir ici, c'est que la lettre de Pompée au sénat n'implique pas qu'Annibal ait passé par ailleurs que les saltus Taurini ; qu'il ait franchi la cime
des Alpes en un point pris hors des limites assignées par les autres textes, c'est-à-dire en deçà ou au delà de l'intervalle compris entre les sources du Pô et
celles de la Dora Riparia.
D'autre part, on est en droit de se demander si Servius n'a point suivi l'ordre géographique, du sud au nord, en l'énumération qu'il donne des cinq passages
des Alpes. En admettant cette hypothèse, on remarquera que, abstraction faite des routes du littoral, le commentateur mentionne en premier lieu la voie qua
Hannibal transiit. Or les premiers passages possibles à partir de la mer s'embranchent tous sur la haute Durance et ne peuvent être pratiqués que par des
troupes maîtresses de cette vallée. Parmi ces communications se trouvent celles que l'on a désignées sous le nom de saltus Taurini ; c'est ce qu'il nous suffit
de constater.
[183] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[184] Polybe, III, XLVIII, L et LII. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[185] Ammien Marcellin, XV, X.
[186] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.
[187] Il est fait mention du nom de Magile en plusieurs inscriptions latines :
Q MAGILI Q L GENNAI
PRIMAE
T RVTIDIANI
COMI
(Muratori, Novas Thesauгus, IV, Appendix, p. 2093, n° 11.)
C MAGILIVS C F P
TERTIVS EX TESTAM
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 17.)
Les Magelli sont comptés par Pline [Hist. nat., III, VII) au nombre des peuples qui occupent le revers oriental des Alpes occidentales. Ils habitaient les
vallées du Chisone et de la Germagnasca. Au sud, ils s'étendaient jusqu'au Pelice ; au nord, jusqu'au Lemina.
Durandi consacre le troisième chapitre de sa Notizia dell antico Piemonte traspadano à l'étude de la Campagna de' Magelli tra il Pelice, il Chisone ed il
Lemina. Au sud-est de Pignerol, entre le Lemina et le Chisone, se trouve un bourg qui porte le nom de Macello. En remontant le Chisone jusqu'au confluent
de la Germagnasca, on rencontre le village de Macello. En amont du confluent et sur la rive droite de la Germagnasca, se trouve encore un centre de
population du nom de Macello ou Curte Magello. Ce nom si fréquent, dit fort bien Durandi, nous rappelle celui des anciens possesseurs du sol : conserva il
nome degli antichi suoi abitatori.
[188] Polybe (III, XLIV) les qualifie de βασιλέκος.
[189] Le vrai nom de ce torrent paraît être simplement Il ou Ill. M-ag-Il signifierait, à ce compte, un des enfants de la vallée d'Ill. Vraisemblablement
originaire de cette vallée, le guide d'Annibal exerçait certaine autorité dans la région des cols et sur le revers italiote. La racine mag ou mac, qui veut
seulement dire un des enfants, eut pour transcription, en grec, μάγος, en latin, magus, et se répandit de bonne heure dans toute la péninsule Italique.
Quantunque per attestato di Cicerone, Livio, Patercolo e d'innnite lapidi, il gentilizio Magius, nell' età repubblicana forse sparso nell' Italia inferiore, andava
pero esso pure tra Gallici, derivando dalla nota radicale mag. (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, 141.) Tite-Live eut pour gendre un rhéteur du nom
de Magius. — Cf. notre tome I, liv. IV, chap. III.
[190] Les deux chaînes qui renferment la susdite vallée [du Pô] sont fort élevées, très-rapides dans le bas des penchants et fort escarpées dans le haut,
notamment dans les parties les plus rapprochées du Viso. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[191] On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de cette gorge qui conduit au Queyras : sur 18 kilomètres, le Guil s'est creusé un lit dans les
rochers, au milieu de montagnes d'une extrême élévation, et, avant la route actuelle, il n'y avait qu'un sentier, qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la
rivière, avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 %. (M. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique, p. 38.)
[192] On communique d'Abriès à la vallée du Pô en passant par le col du Viso surnommé de la Traversière. Ce col du Viso est fort mauvais, même pour les
gens de pied. On croit pourtant que François Ier a fait passer par là une partie de son armée. (De Montannel, loc. cit.)
[193] Nous avons déjà dit que le tunnel de la Traversette n'avait été ouvert qu'au temps du dauphin Louis, plus tard Louis XI.
[194] Ce tracé satisfait, autant que faire se peut, aux conditions du problème, en ce qui concerne les mesures itinéraires, conditions que, d'ailleurs, nous
n'avions pas cru devoir nous imposer. Du point de passage du Rhône à l'île des Allobroges, la distance accusée par Polybe est de 600 stades ou 111
kilomètres. Celle que nous mesurons d'Orange à Châteauneuf-d'Isère est de 110 kilomètres, et l'on peut se contenter d'une telle approximation. Polybe
évalue ensuite à 1200 stades, ou 222 kilomètres, le chemin fait par Annibal depuis l'entrée des Alpes jusqu'aux plaines du Piémont. Suivant la directrice de
marche que nous proposons, on compte 109 kilomètres de Forest-Saint-Julien au mont Genèvre, et aussi 109 kilomètres du mont Genèvre à Turin ; soit
ensemble 218 kilomètres. L'écart n'est que de 4 kilomètres et, ici encore, on peut dire qu'il y a concordance avec les données du texte. Les autres mesures
itinéraires échappent aux appréciations : nous trouvons bien 92 kilomètres le long du Drac, de Grenoble à Forest-Saint-Julien, mais comment évaluer le
parcours opéré dans la vallée de l'Isère ?
Annibal n'a pas suivi la rive du fleuve ; il a pénétré dans l'île des Allobroges, où il a séjourné un temps dont on ne saurait se faire une idée précise. Parti de
Châteauneuf-d'Isère, il est parvenu à Grenoble par une voie qu'il n'est pas possible d'indiquer exactement.
Nous avons admis la vraisemblance d'une répartition de l'armée carthaginoise en plusieurs colonnes ; peut-on, suivant cette hypothèse, restituer les
composantes de la ligne d'opérations ? Non ; les conjectures seules sont possibles, et nous n'oserions point risquer, à cet égard, un avis que rien ne
motiverait.
Est-il absurde de supposer qu'une colonne secondaire ait pris par la Maurienne et la Riparia ? Quelques troupes n'auraient-elles pas gravi le versant français
des Alpes par la vallée de la Romanche, la combe du Guil ou le val d'Abriès ? Certains détachements ne seraient-ils point passés sur le revers italiote par le
Pelice et la Germagnasca ? Le champ des hypothèses est ouvert ; les discussions peuvent s'entamer, mais nous ne saurions clore les débats.
[195] Géographie de la Gaule romaine, t. I, Paris, Hachette, 1876.
[196] Bientôt nous gravissons le mont Cervo. De son sommet, on découvre toute la chaîne italique des Alpes. Bonaparte s'arrête, l'observe et, me montrant le
mont Viso : «Il a passé par là ! me dit-il. — Qui ? — Annibal !... (J.-B. Collot, Chute de Napoléon.)
[197] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI. Notes sur les Considérations du général Rogniat.
[198] Le monument porte une inscription quadrilingue. On lit sur la face nord ces lignes commémoratives de Dacier :
NAPOLEONI IMP AVG
ITALIAEREGI
QVOD GALLVS VIRTVTE SVA RESTITVTIS
EARVMQVE FINIBVS PROPAGATIS
VT IMPERII ACCESSVM
VIATORIBVS FACILIOREM REDDERET
VIAM PER MONTES TRICORIORVM
ET ALPES COTTIAS
APERVERIT MVNIVERIT STRAVERIT
ORDO ET POPVLVS
PROVINCIAE ALPINAE SVPERIORIS
PROVIDENTISSIMO PRINCIPI
A MDCCCVII CVRANTE I • C • F • LADOVCETTE PRAEFECTO
Sur la face sud, la Commission des Inscriptions de l'Institut de France a fait graver ces mots :
NAPOLEON LE GRAND
EMPEREVR ET ROI
RESTAVRATEVR DE LA FRANCE
A FAIT OVVRIR CETTE ROVTE
AV TRAVERS DV MONT GENEVRE
PENDANT QV'IL TRIOMPHAIT DE SES ENNEMIS
SVR LA VISTVLE ET SVR L'ODER.
——————
I • C • F • LADOVCETTE PREFET
ET LE CONSEIL GENERAL DV DEPARTEMENT
ONT CONSACRE CE TEMOIGNAGE DE LEVR RECONNAISSANCE.
1807.
RESTAVRE EN 1835.
La face ouest porte cette légende, de Correa :
A NAPOLEONI
EMPERADOR AVGVSTO Y REY DE ITALIA
QVE DESPVES DE HAVER CON SV ESFVERZO Y
PRVDENCIA RESTAVRADO LA FRANCIA
Y DILATADO SVS LIMITES
PARAQVE IL REGRESSO AL IMPERIO
FVESSE MAS SEGVRO A LOS VIAIEROS
Y MAS CONVENIENTE AL COMMERCIO
HA MANDADO TRAZAR, ABRIR Y
CONSTRVIR ESTE CAMINO
POR LOS ALPES
Y LAS SIERRAS DE MONT GENEVRE
EL CONSEIO Y LOS PVEBLOS
DEL PARTIDO DE LOS ALPES ALTOS
RECONOCIDOS A SV SOBERANA PROVIDENCIA,
HAN CONSAGRADO ESTA MEMORIA
EL ANNO DE 1807
ADMINISTRANDO LE I • C • F • LADOVCETTE PREFECTO
Sur la face est, enfin, on lit ces lignes de Visconti :
IN ONORE
DI NAPOLEONE
IMPERATORE DI FRANCESI E RE D'ITALIA
PER AVERE APERTA VNA VIA
A TRAVERSO DELLE MONTANE DI QVESTA PROVINCIA
E AVER RESO IL PASSAGIO DALLA FRANCIA IN ITALIA
PIV COMMODO E PIV SICVRO
L'ASSEMBLEA ELETTORALE RADVNATA A GAP
E TVTTO IL POPOLO DELLA PREFETTVRA DELLE ALPI SVPERIORI
HANNO ERETTO QVESTO MONVMENTO DELLA LOR GRATITVDINE
INVERSO LA PROVIDENZA DEL L'OTTIMO PRINCIPE
L'ANNO MDCCCVII
I • C • F • LADOVCETTE ESSENDO PREFETTO
LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.
CHAPITRE III. — GRENOBLE.

Nous avons exposé (liv. IV, chap. III) le tableau du passage du Rhône par l'armée carthaginoise. Pendant
qu'Annibal opérait sur radeaux le transport de ses éléphants de guerre, l'infanterie, déjà campée sur la rive
gauche, se disposait à former tête de colonne[1] ; la cavalerie, qui avait également pris pied sur la rive,
appuyait, face à la Méditerranée, les derrières au camp[2] ; de part et d'autre, on se préparait à de nouvelles
fatigues en prenant tous les soins d'hygiène prescrits à l'ordre[3]. Une fois passés, les éléphants se placèrent
au centre[4] ; la cavalerie n'eut qu'à faire demi-tour, et l'organisation de la colonne de marche fut en un
instant parachevée.
Tout est prêt. Le soleil se lève[5] ; Annibal donne le signal du départ.
Le jeune général voyait la fortune lui sourire et, confiant en son étoile, croyait très-fermement au succès de
l'expédition. Rien ne lui manquait de ce que sait créer l'esprit de prévoyance : il avait de bons guides,
dévoués à ses intérêts, d'une fidélité à toute épreuve[6] ; il savait que, une fois sur l'Isère, le brenn des
Allobroges allait lui prêter main-forte jusqu'à l'entrée des Alpes[7] ; que ses hommes ne manqueraient de
rien pendant la route[8] ; que tous pourraient marcher d'un pas rapide et sûr. Il se sentait des ailes pour
fondre sur l'Italie[9] !
La colonne carthaginoise s'ébranle pour remonter la rive gauche du Rhône[10], le fleuve majestueux entre
tous[11], qui, depuis les gorges des Alpes, où il prend ses sources[12], jusqu'à la Méditerranée, où il
s'épanche, reçoit les eaux de tarit de tributaires[13]. Les anciens ne se lassaient point d'admirer la
merveilleuse fertilité de la vallée qu'il arrose[14] ; le seul aspect des richesses de ce plantureux pays jetait la
joie au cœur du soldat.
Est-il possible de restituer exactement l'itinéraire des Carthaginois le long du fleuve ? Nous ne le croyons
pas, car on ne possède à ce sujet que des documents insuffisants. Ce que nous savons, c'est qu'il leur fallut
quatre jours[15] pour se rendre sur l'Isère, en un point peu distant du confluent de l'Isère et du Rhône. Une
donnée aussi vague permet-elle de retracer le chemin parcouru ?
Evidemment non, et, ici encore, on en est réduit aux conjectures.
Toutefois, connaissant la distance parcourue et le temps employé à la parcourir, on est rationnellement en
droit de supposer que les gîtes d'étape de l'armée expéditionnaire furent successivement pris à Saint-
Restitut, Montélimar, Livron et Châteauneuf-d'Isère.
Nous estimons donc que, partant des environs d'Orange[16], où il a formé ses colonnes, Annibal commence
par suivre jusqu'à Montdragon les traces de son lieutenant Hannon, fils de Bomilcar, venu, quelques jours
auparavant en sens inverse, de Montdragon à Orange. Ce faisant, il ne s'écarte pas sensiblement de la route
de Paris à Marseille et du chemin de fer de Paris à la Méditerranée. La rivière de l'Eygues[17] se franchit
sans difficulté ; les Carthaginois défilent par Piolenc, Mornas, Montdragon[18]. (Voyez la planche IV.) Jusque-là,
leurs pieds ont foulé le diluvium alpin des bords du Rhône ; mais, à Montdragon, les colonnes, d'abord
dirigées du sud-est au nord-ouest, s'infléchissent vers le nord-est, remontent la rive gauche du Lez[19],
qu'elles vont passer à Bollène[20], et gravissent les hauteurs de Saint-Restitut, îlot calcaire (à l'altitude de 306
mètres) dont le Lauzon et la Robine baignent presque circulairement la base. (Voyez la planche IV.) C'est là qu'elles
s'arrêtent, après une étape d'environ 27 kilomètres ; elles ont franchi la limite de notre département de
Vaucluse ; c'est sur le territoire de celui de la Drôme que se plantent les palissades du camp.
Le lendemain, l'armée redescend dans la plaine, en laissant Saint-Paul-Trois-Châteaux sur sa droite,
Pierrelatte[21] sur sa gauche, retrouve la route de Paris à Marseille à la hauteur des îles Margeries ; puis,
suivant cette route, elle pique à peu près droit vers le nord, traverse la Berre[22] et poursuit par Donzères[23].
De Donzères jusqu'en deçà de la petite rivière de la Réaille, la rive gauche du Rhône est bordée de roches
tertiaires à pic, dans le massif desquelles a été taillée la voie du chemin de fer ; quant à la route, elle saute
le contre-fort rocheux au petit col du Bel-Air, et nous pensons qu'Annibal a pratiqué ce col. Suivant
toujours cette route, qui, de la Réaille au Roubion[24], coupe la plaine en ligne droite, les Carthaginois sont
vraisemblablement venus camper, le deuxième jour, entre le Roubion et son affluent le Jabron, sur le
mamelon situé à l'est de la ville actuelle de Montélimar[25]. Ils ont fait, dans cette deuxième journée,
environ 29 kilomètres. (Voyez la planche V.)
Le troisième jour, Annibal, descendu du plateau sur lequel il a campé, reprend la direction nord. Laissant
Savasse[26] sur sa gauche, il passe par le petit col de Notre. Dame-du-Mont-Gru m, rejoint la route de Paris
à Marseille à la latitude de l'île Voile, traverse la plaine, où il ne rencontre d'autres obstacles que le cours
de quelques ruisseaux insignifiants, tels que la Tessonne et le Mouillon ; touche à Loriol[27], passe la
Drôme[28], et prend position sur les hauteurs situées à l'est de Livron[29]. Cette troisième étape mesure à peu
près 26 kilomètres. (Voyez la planche V.)
Le quatrième jour, les Carthaginois, continuant à suivre le tracé de la route de Paris à Marseille,
franchissent sans peine l'Arcette et la Véoure, obliquent vers l'est à partir de Valence[30], qu'ils laissent sur
leur gauche, et, ayant fait environ 28 kilomètres, vont planter leurs palissades sur les points culminants des
mamelons qui dominent Châteauneuf-d'Isère[31]. (Voyez la planche VI.)
Ils étaient enfin sur les bords de cette île inter-fluviale[32] dont Polybe compare la forme et les dimensions à
celles du delta que le Nil dessine à son embouchure[33].
Le sol de l'île appartient, pour la majeure part, aux formations dites tertiaires ; ce sont des meulières et des
grès qui constituent les rives du Guiers et de l'Isère à leurs confluents avec le Rhône. La partie centrale est
formée de dépôts analogues aux alluvions anciennes de la Bresse. Çà et là apparaissent de larges traînées
de diluvium alpin, traînées qui se répandent jusqu'aux bords du Rhône.
Le fait de cette constitution géologique plaçait, alors comme aujourd'hui, le pays des Allobroges dans des
conditions de fertilité exceptionnelles[34]. Les vins de Vienne étaient en grand renom chez les anciens[35] ;
les autres produits du pays n'avaient pas moins de réputation[36], et c'est sans doute la statistique bien
établie de tant de richesses agricoles qui avait affermi Annibal dans le dessein si rationnel de faire passer
sa ligne d'opérations par les rives de l'Isère.
Mais ici nous perdons un instant ses traces.
On sait que le jeune général s'était donné mission de pacifier l'île des Allobroges, de restaurer l'autorité de
ce brenn auquel Tite-Live donne le nom de Brancus[37]. Il faut donc admettre qu'il pénétra dans l'île avec
toutes les forces dont son allié fidèle était en droit d'attendre l'appui ; par suite, on peut supposer que le
brenn vint à sa rencontre à Châteauneuf-d'Isère.
De là, les Carthaginois ont vraisemblablement été conduits à Romans, où ils ont passé sur la rive droite du
fleuve[38]. (Voyez la planche VI.)
Mais, se demande-t-on aussitôt, est-ce la totalité ou seulement une partie de l'armée d'Annibal qui dut ainsi
pénétrer dans l'île ?
Et ces troupes chargées du soin d'y rétablir l'ordre, jusqu'où s'avancèrent-elles ? Quelle durée est-il permis
d'assigner à leur séjour ? Quelles furent leurs opérations à l'intérieur ? Ces opérations terminées, par quel
chemin ont-elles rejoint la vallée de l'Isère ?
Ici les textes sont absolument muets Ce sont de simples conjectures que nous exprimerons.
Nous pensons que l'armée carthaginoise est entrée tout entière dans l'île ; que les dix étapes comptées par
Polybe ne se sont point faites sur la rive gauche, mais bien sur la rive droite de l'Isère et du Drac[39] ; que,
au surplus, c'est sur cette rive droite qu'était assise, au temps de la domination romaine, la route dite de la
frontière des Allobroges et des Voconces[40]. Nous estimons qu'Annibal n'eut besoin d'employer que
quelques détachements à pousser des pointes dans l'intérieur de l'île ; que le gros de ses colonnes ne
s'écarta point sensiblement du tracé de la route actuelle ni de celui du chemin de fer de Valence à Grenoble
; que, par conséquent, les colonnes carthaginoises sont passées par Saint-Paul-lez-Romans, Saint-
Marcellin, Vinay, Tullins (Tullinus), Moirans (Moirencum), Voreppe (Vorappium) et Fontanil. La distance de
Romans à Grenoble étant, suivant ce tracé, d'environ 75 kilomètres[41], on peut admettre que le trajet ne
leur a demandé que quatre journées de marche[42]. (Voyez la planche VI.)
Annibal était à Grenoble[43] ! Il tenait son premier succès, puisque cet oppidum, choisi pour base
d'opérations secondaire, allait lui livrer des ressources précieuses ; puisqu'il avait sous la main les
approvisionnements que sa prévoyance avait réunis et placés sous la garde du brenn des Allobroges !
Polybe et Tite-Live nous ont laissé la nomenclature sommaire des objets emmagasinés dans la place de
Grenoble. Les fonctionnaires administratifs de l'armée carthaginoise n'y avaient point seulement formé des
dépôts de subsistances ; mais des magasins d'habillement, d'armement, de chaussures, de rechanges
d'objets de toute espèce s'y étaient aussi organisés sous leur contrôle et par leurs soins. Ainsi, à deux mille
ans de distance, devait opérer le général Bonaparte. Sur le point de franchir le grand Saint-Bernard, il fit
rassembler à Lausanne et à Villeneuve de grands approvisionnements de même nature que ceux d'Annibal,
et les lignes que M. Thiers consacre à l'analyse du matériel ainsi amené au pied des Alpes semblent
empruntées, mot pour mot, au texte des deux grands historiens de l'antiquité[44].
De telles analogies ne sauraient nous surprendre, car, il est utile de le répéter, la raison militaire subsiste
perpétuellement, immuable, absolue. Elle veut que les deux opérations du passage des Alpes accomplies
par les deux capitaines, alors qu'ils étaient dans tout l'éclat de la jeunesse[45], soient, partout et toujours,
accompagnées de circonstances sinon identiques, au moins similaires. Il suit de là que d'un fait dûment
observé et constaté, d'une part, il est rationnel d'induire, eu ce qui concerne l'autre part, un fait de même
nature et nécessairement issu de causes analogues.
Nous ferons donc usage de la méthode d'induction.
On sait que, le 13 mai 1800, le général Bonaparte passait à Lausanne la revue d'une partie de ses troupes
réunies au pied du mont Saint-Bernard. Ce même jour, dit M. Thiers[46], il entra en conférence avec les
officiers qui avaient reçu des rendez-vous pour lui rendre compte de ce qu'ils avaient fait et pour recevoir
ses derniers ordres. Le général Marescot, chargé de la reconnaissance des Alpes, était celui qu'il était le
plus impatient d'entendre.
Il est permis de supposer que, une fois parvenu à Grenoble, où son armée allait se ravitailler, Annibal ne
manqua point d'assembler en conseil les officiers qui, suivant ses ordres, avaient aussi reconnu les
Alpes[47]. On peut croire que, pendant le temps passé par les services administratifs en distributions
régulières de vivres et d'effets, il dut, plus d'une fois, conférer avec les agents de son service topographique
; qu'il lut attentivement leurs mémoires descriptifs, ainsi que leurs tableaux statistiques ; qu'il étudia leurs
cartes jusque dans les moindres détails.
Nous disons bien leurs cartes, attendu que l'art du dessin topographique n'est point, comme on pourrait le
croire, d'origine moderne ; que les traces de ses premières productions se perdent, au contraire, dans la nuit
des temps. Sans remonter jusqu'aux travaux des Égyptiens[48] et des Hébreux[49], on observe que, dès le
VIIe siècle avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire à l'aurore de la puissance de Carthage, un savant phénicien,
du nom de Thalès[50], savait déjà déterminer une latitude ; que son disciple Anaximandre donnait une
représentation graphique de toutes les parties du monde alors connu[51]. Il est également facile de s'assurer
que, lors de son voyage en Grèce (504 avant J.-C.), le célèbre Aristagoras s'était fait suivre d'une table d'airain
sur laquelle se voyait gravée une image de la terre avec les océans et le cours de tous les fleuves[52]. On ne
sera donc point trop surpris d'être conduit à constater que, du temps d'Alcibiade, Athènes exposait, sous
l'un de ses portiques, une grande carte murale de la Grèce[53].
L'art du dessin géométrique s'étant facilement acclimaté chez les Grecs[54], Alexandre n'eut aucune peine à
se procurer les cartes destinées à préparer le succès de ses opérations militaires. Il organisa, à cet effet, un
service topographique spécial, formé d'officiers très-habiles, et l'histoire nous a gardé le nom des deux
ingénieurs qui dirigeaient ce personnel d'élite[55]. Après les expéditions d'Alexandre, deux disciples
d'Aristote, Théophraste et Dicéarque, apportèrent de notables perfectionnements aux méthodes jusqu'alors
en usage[56] ; après eux, c'est Ératosthène, de Cyrène, qui acheva de donner à la topographie une base
véritablement scientifique[57].
Or cet illustre Ératosthène était, ainsi qu'Archimède, le contemporain d'Annibal[58]. Il est, par conséquent,
naturel de penser que les officiers carthaginois chargés du soin de la reconnaissance des Alpes suivaient
des méthodes rationnelles ; qu'ils opéraient de manière à obtenir une bonne représentation graphique des
terrains qu'allait couper la ligne d'opérations. Du reste, les anciens excellaient dans tous les arts, et il serait
surprenant que leurs dessins topographiques eussent été dépourvus de précision ou d'élégance[59]. On peut
donc admettre en toute sûreté que les agents d'Annibal remplissaient à leur honneur toutes les conditions
du programme qu'a plus tard formulé Végèce[60].
Il est également permis de croire que ces officiers topographes avaient joint des mémoires descriptifs et
des tableaux statistiques aux cartes qu'ils présentaient à leur général en chef.
On se souvient qu'ils avaient été chargés d'explorer successivement les bassins de l'Ebre, du Rhône et du
Pô, les chaînes des Pyrénées et des Alpes ; que leur mission durait déjà depuis deux ans ; qu'ils avaient,
vers la fin de l'année 219, expédié au quartier général de Carthagène un rapport d'ensemble sur les résultats
acquis au cours de leurs premières reconnaissances. Ce travail, dont nous avons donné l'analyse (liv. III, chap.
IV), n'était formé que de renseignements très-généraux, de descriptions sommaires. Les Alpes occidentales
y étaient esquissées à grands traits, mais les lignes non encore arrêtées du tableau accusaient l'imperfection
des études. Toutefois, la distinction franchement établie entre les Alpes pennines, grées, cottiennes et
maritimes, distinction accompagnée d'un exposé des propriétés militaires de ces quatre sections, avait
permis à Annibal de prendre une décision en connaissance de cause. Il s'était prononcé, comme on le sait,
pour les Alpes cottiennes, et cette résolution avait été notifiée aux topographes.
Ceux-ci s'étaient aussitôt remis à l'œuvre par les vallées du Drac, de la Durance et du Chisone. Ainsi
cantonnées dans une zone de la chaîne, leurs études s'étaient complétées. Ils avaient pris sur toutes choses
des notes détaillées et précises, observé de près la constitution géologique, le régime oro-hydrographique,
la flore, la faune, les populations. Ils s'étaient surtout rendu compte de l'état des sentiers existants et des
conditions dans lesquelles il était possible d'ouvrir des voies de communication nouvelles. C'était de ces
notes précieuses, classées méthodiquement, que se composaient les mémoires apportés au quartier général
de Grenoble.
Il serait assurément puéril de songer à restituer intégralement ces documents, car, à l'exception de quelques
passages de Polybe, on ne possède point de données sur l'économie générale des Alpes cottiennes,
considérées au temps de l'expédition d'Annibal. C'est seulement sous le règne d'Auguste que les Romains
commencèrent à connaître ces montagnes, dont l'aspect leur avait jusque-là paru si redoutable ; ce n'est
qu'aux écrivains de cette époque qu'on peut demander des renseignements. Les sources indispensables à
l'exécution d'une œuvre de restitution ont donc percé deux cents ans trop tard. Aussi le commentateur qui
aborde un tel sujet se condamne-t-il à l'anachronisme. Nous puiserons néanmoins, faute de mieux, à ces
sources lointaines ; au lecteur de juger si l'écart n'est pas trop grand, si l'approximation est suffisante.
Les anciens désignaient chacun des éléments de la chaîne des Alpes sous des dénominations très-
diverses[61]. En ce qui concerne la portion étudiée par les agents d'Annibal, M. Desjardins observe avec
raison qu'elle put, à l'origine, être comprise sous la désignation d'Alpes Grées, et qu'elle prit, au temps de
César, celle d'Alpes Juliennes. C'est seulement au temps d'Auguste que, suivant quelques érudits, le nom
d'Alpes Cottiennes[62] a pu prévaloir. Ce nom, disent-ils, ne serait autre que celui du brenn Cottus[63], fils
de Donnus[64], lequel Cottus eut seul le privilège de conserver son indépendance parmi les montagnards
amenés à faire leur soumission[65]. Auguste fit attribuer à cet allié de Rome le gouvernement d'un territoire
à cheval sur la crête des Alpes, limité d'une part à Usseaux[66], de l'autre à la frontière des Voconces[67],
c'est-à-dire à la ligne du Drac. Enclave de l'empire romain, ce petit État fut dit le royaume de Cottus[68]. Il
englobait les routes[69] qui passaient par les cols du faîte et mettaient en communication les deux versants
de la chaîne. C'était réunir en une seule main toutes les clefs de l'Italie.
Selon d'autres commentateurs, le nom de Cottiennes, essentielle- ment générique, procéderait du radical
cot ou coat[70], et son application à la portion des Alpes que nous considérons proviendrait du fait d'un
épais boisement du pays. Il suit de là que, au temps même de l'expédition d'Annibal, le nom dont il s'agit
pouvait être en usage. C'est à cette opinion que nous croyons devoir nous rallier, en admettant d'ailleurs
que les topographes carthaginois ne sont entrés dans aucun ordre de considérations onomastiques.
Mais, s'ils ont omis d'analyser des faits dont la philologie doit aujourd'hui tenir compte, ils n'ont
assurément point négligé d'étudier la nature du sol à la surface duquel devait s'asseoir leur route
stratégique. Les mémoires descriptifs apportés à Grenoble renfermaient nécessairement des documents
précis sur la constitution du massif des Alpes occidentales[71].
Il ne sera donc point hors de propos de retracer ici brièvement, à l'aide des données de la science moderne,
l'histoire géogénique de cette chaîne imposante.
Les soulèvements et les affaissements successifs des diverses parties de l'écorce du globe ont été, comme
l'on sait, des phénomènes nécessaires. Produit de l'un de ces bouleversements grandioses, le massif des
Alpes apparaît dès le troisième jour de la Genèse[72], et ses contours se dessinent nettement dans les eaux
de la mer silurienne inférieure. Ces terres, nouvellement émergées, sont d'abord essentiellement arides,
mais bientôt leur nudité se couvre d'une opulente végétation[73]. C'est l'âge des arbres gigantesques, des
roseaux à diamètre colossal, des fougères arborescentes atteignant jusqu'à 20 mètres de hauteur. L'îlot
alpin, qui, jusqu'alors, s'est maintenu hors d'eau avec une invincible persistance, acquiert, au cinquième
jour de la création, un accroissement de largeur considérable ; il est englobé dans un continent qui s'étend
de l'Angleterre à l'Autriche, en traversant la France. Les premiers oiseaux voltigent dans les forêts de cette
Europe embryonnaire ; d'énormes batraciens se traînent sur ses rivages ; une multitude de lourds poissons
habitent l'océan qui les baigne[74].
Alors survient une grande catastrophe géogénique. Ce continent qui semblait être l'immuable noyau de la
région française s'affaisse tout d'un coup : le massif alpin, entraîné, s'engloutit sous les mers.
De Nice à Insprück, comme de Lyon à Gênes, il n'y a plus trace de terres, même arides ; tout ce qui
émergeait est de nouveau noyé. Des légions de plésiosaures s'agitent au-dessus des cimes du Saint-
Gothard, du mont Blanc, du Viso.
Mais les Alpes ne sont pas destinées à demeurer longtemps submergées. Dès que les dépôts jurassiques ont
atteint la puissance que leur assigne la loi sédimentaire, il se forme, au milieu de la mer crétacée, une île
qui constitue de nouveau la base de la grande chaîne. Les points où viendront ultérieurement se placer
Briançon, Trente, Insprück et Salzbourg émergent avec la vigueur qui caractérise les renaissances de cette
nature. De grands cétacés soufflent dans les eaux du continent palingène, qui donne asile à des
mégalosaures de 80 mètres de longueur. Ce sol qui a revu le jour ne doit plus disparaître, et, comme pour
annoncer la prochaine apparition des Alpes, la main du Créateur soulève le Viso. Les dépôts crétacés
inférieurs (grès verts) sont violemment fracturés, et l'aiguille géante se dresse vers le zénith, comme un
premier jalon de la chaîne.
C'est l'aurore du sixième jour de la Genèse.
Ici se place un autre grand épisode de l'histoire géogénique, celui du soulèvement des Pyrénées, dont
l'action, majestueusement intense, se répercute jusque dans les Alpes. Des terres jusqu'alors immergées
sont brusquement poussées hors des eaux ; les roches qui doivent former le socle de l'édifice alpin
prennent la place qu'elles doivent définitivement occuper, tandis que, à leur pied, la Suisse, le Piémont, une
partie de la France s'abaissent pour recevoir les dépôts de molasse.
A l'époque de la molasse, immédiatement antérieure à celle de la formation des Alpes occidentales, la
faune terrestre comprenait des types caractéristiques, comme ceux du mastodonte et du dinotherium ; mais
le fait de l'existence des hippopotames, des singes et des rhinocéros la rapprochait assez de notre faune
actuelle. La flore, alors très-riche en conifères, comprenait aussi des espèces modernes, telles que les
ormes, les bouleaux, les érables. Des futaies de toute essence, des fourrés de toute espèce abritaient,
nourrissaient[75] des rongeurs, des ruminants, des pachydermes, et, avec eux, de grands carnassiers, surtout
de grands félins, ainsi que nombre de chiens des cavernes[76].
Alors les temps sont venus !... le système des Alpes occidentales doit surgir avec fracas[77]. De Marseille à
Constance, le sol s'ébranle ; les roches inférieures, perçant la croûte du globe, s'élèvent à une hauteur
considérable... la chaîne prend à peu près le relief qu'elle présente aujourd'hui. Mais là ne se borne point
l'effet du mouvement : perpendiculairement au système du Viso, se forment les Alpes principales[78] ;
celles-ci se soudent aux Alpes occidentales en deux points, qui s'appelleront plus tard mont Blanc et mont
Rosa. Reliées par ces colosses, les deux chaînes sont définitivement constituées, et les oscillations du sol
ne prévaudront plus contre la stabilité de leurs bases.
Les périodes glaciaire et diluvienne ne modifient point essentiellement le massif des Alpes. Les eaux le
dégradent en maint endroit ; le suaire dans lequel il s'ensevelit lui laisse, çà et là, l'empreinte de ses plis
glacés ; sa surface ridée envoie aux plaines du Rhône et du Pô les débris dont elle se dépouille ; mais il n'y
a plus là trace de perturbations violentes. Le calme règne, et l'homme apparaît sur la terre.
Enfin, si longue qu'on la suppose, la période des temps préhistoriques est géologiquement sans importance.
Des éboulements, des érosions, des modifications superficielles, voilà tous les événements de ce cycle.
Il suit de là que la nature intime de la montagne n'a guère changé depuis deux mille ans ; que, par
conséquent, le spectacle qui s'offrait aux explorateurs carthaginois est bien celui que nous avons
aujourd'hui sous les yeux.
L'organisation géologique des Alpes peut être esquissée comme il suit :
La rive gauche du Rhône, depuis son embouchure jusqu'au confluent de l'Isère, est bordée de dépôts
postérieurs aux dernières dislocations du globe, c'est-à-dire de diluvium alpin. Si de cette rive, on s'élève
vers l'est, on rencontre le terrain tertiaire moyen (fahluns, meulières, grès) encastré dans le crétacé inférieur (grès
vert) ; puis on voit apparaître le terrain jurassique, dont se compose principalement le massif des Alpes. De
larges zones de cette formation principale se trouvent, d'ailleurs, noyées sous une mer crétacée (crétacé
supérieur, craie blanche et craie marneuse), qui s'est répandue de la Romanche jusqu'au Var, en découpant et laissant
presque étanches les vallées de la Durance et de l'Ubaye. (Voyez la planche II.) L'émersion des terrains
cristallisés, vulgairement appelés terrains primitifs, persiste, d'autre part, sur de vastes étendues. Le
système du Viso borde la rive droite du Drac, suit les méandres de la rive gauche de l'Isère, englobe le mont
Blanc et touche au grand Saint-Bernard. Parallèlement à cette longue traînée, il constitue à l'est le revers
italiote suivant une bande dont la Vraita baigne au sud les profonds enracinements, et qui, sur le Chisone, a
pour largeur la distance de Fenestrelle à Pignerol. (Voyez la planche II.) Sur le grand lac jurassique qu'en-
ferment ces deux rivages, et dont la constitution est modifiée sur le revers italiote, apparaissent çà et là des
îlots primitifs, parmi lesquels se détachent ceux de Suze, du mont Genèvre et du mont Viso. Quant au
massif du Pelvoux, il est presque totalement granitique. Notons enfin quelques pointes de roches
plutoniques, qui parsèment les crêtes. En descendant vers l'Italie, à l'est d'une ligne menée par Pignerol et
Saluces, on retrouve le diluvium alpin, qui, après avoir bordé les rives du Rhône, constitue également,
jusqu'à Turin, le sol de la vallée du Pô.
Les formations jurassique et crétacée des Alpes renferment de beaux marbres et des calcaires saccharoïdes
qui, bien que d'un grain moins fin et moins homogène que celui de Carrare, n'en offrent pas moins à l'art de
la statuaire des ressources de grand prix. Les anciens, qui les connaissaient[79], admiraient aussi dans ces
parages le quartz hyalin, qu'on appelle cristal de roche, quand il est translucide, et améthyste, lorsque
l'oxyde de manganèse y répand des teintes violacées. Pline en mentionne la valeur[80]. On trouve, en outre,
dans les Alpes, quelques dépôts d'anthracite, des quartzs compacts, des filons de feldspath-albite, des
idocrases, jolies pierres fines de la famille des grenats. L'épidote, l'émeraude, se montrent sur quelques
points, ainsi que la tourmaline, principalement la variété dite axinite, aux belles couleurs violettes. Un talc
de teinte laiteuse, la stéatite ou craie de Briançon, se rencontre sur les bords de la Durance. On y remarque
aussi l'euphotide, roche en laquelle domine le diallage nommé vert de Corse, et dont l'espèce dite variolite
s'exploite au mont Genèvre. Çà et là brillent l'amiante, le spath-fluor rose, la pyrolusite. Les granites
laissent scintiller le corindon harmophane ou spath adamantin ; le gypse donne aux formations
secondaires un faux aspect de moire antique.
Les métaux sont en général assez rares dans le massif des Alpes occidentales. Cependant les anciens
exploitaient des mines de cuivre dans la Tarantaise[81] ; d'argent, dans la vallée de la Durance ; d'or, dans la
Dora Riparia[82]. Les eaux du Pô supérieur leur apportaient aussi quelques paillettes d'or[83].
L'étude de la distribution des masses minérales préparait admirablement les officiers d'Annibal à celle des
formes extérieures du terrain[84]. Ils procédèrent ainsi plus facilement à l'examen du modelé des reliefs de
la montagne et du régime de ses cours d'eau. Nous les suivrons dans cette analyse des conditions oro-
hvdrographiques.
En plan, les Alpes occidentales dessinent, du Saint-Gothard au col de Cadibone, un arc de cercle de 560
kilomètres de développement, dont la concavité regarde l'Italie. (Voyez la planche I.) Le cours de la Dora Riparia
représente assez bien le rayon mené de manière à diviser cet arc en deux parties égales[85]. Là se prononce
une échancrure angulaire, ouverte sur l'Italie, comme l'ensemble de la chaîne, et le côté méridional de cet
angle mesure 100 kilomètres de longueur. C'est suivant ce côté que règne la section dite des Alpes
Cottiennes.
Il est facile de saisir les conséquences du fait de ce tracé circulaire et du sens de la concavité. Les vallées
du versant occidental sont généralement divergentes ou, au moins, parallèles ; les vallées orientales sont,
au contraire, convergentes. Militairement, il suit de là qu'une armée opérant de France en Italie dispose de
bases à tenaille, essentiellement enveloppantes ; que la vallée du Pô, bien que centrale et propre à menacer
tous les débouchés des passages, n'aboutit qu'à des lignes d'opérations disposées en éventail, à des bases
nécessairement enveloppées ; que, par conséquent, une invasion de France en Italie est plus facile que
l'opération inverse.
Cette disposition, dit avec raison M. Ernest Desjardins[86], rend et a rendu dans tous les temps les invasions
sur notre sol difficiles et presque toujours stériles, parce que les armées d'attaque s'éparpillent à de grandes
distances ; tandis que les expéditions sur le sol ennemi ont toujours été promptes, et souvent glorieuses, par
la facilité des ralliements et des concentrations dans les vallées du Pô et de ses affluents supérieurs.
L'inégalité qui résulte pour les deux pays de cette disposition de la chaîne italo-gallique n'avait pas échappé
aux Romains, qui ont mis une sage lenteur à soumettre d'abord la Cisalpine, à s'assurer ensuite les
principaux passages alpestres, et à ne s'avancer que par des progrès mesurés et certains dans la vallée du
Rhône, jusqu'au jour où cette région, bien soumise et presque assimilée à l'Italie, permit à César de frapper
les grands coups qui ont mis la Gaule entière sous la main de Rome. Aussi peut-on dire que cette attaque
prudente de notre pays par les armées romaines venues d'outre-monts est la seule qui ait réussi : toutes les
autres ont échoué, depuis celle des Lombards et des Saxons avec Amo, Zaban et Rhodane, au temps
d'Ennius Mummolus en 570, jusqu'à celle de Charles-Quint en 1536 ; tandis que toutes les invasions en
Italie par les Alpes gauloises ont réussi d'abord, depuis les expéditions des Valois jusqu'à celles de Louis
XIII, de Catinat et de Bonaparte.
Le profil du relief de la chaîne n'est pas moins que le tracé planimétrique favorable aux mouvements
dirigés de l'ouest à l'est.
Les pentes qui tombent sur l'Italie sont, en effet, bien plus roides que celles du versant occidental ; les
rampes y sont plus courtes ; les contreforts, plus abrupts[87]. Vu de Turin, le massif des Alpes semble se
dresser à pic au-dessus de la plaine et offrir l'aspect d'un long mur de jardin. Des bords du Rhône, au
contraire, l'œil se repose sur une série de gradins que rachètent des talus à pentes douces, gradins dont
l'ensemble figure un escalier facile, invitant l'envahisseur à l'accès de la crête.
Toutefois, cet envahisseur ne doit point se laisser aller aux illusions. Malgré l'heureuse disposition du
profil, le franchissement n'est point affaire commode. La montée ne peut s'opérer que par des chemins
hérissés d'obstacles, et ces obstacles ne cèdent qu'aux plus rudes efforts. C'est ce qu'annoncent au loin ces
pics recouverts de neige, que Napoléon appelait des géants de glace défendant l'entrée de l'Italie.
Là, parmi ces géants, s'élancent vers les nuages le mont Tabor[88] et le mont Viso[89], plantés comme les
deux Termes des Alpes cottiennes. Entre eux se dresse le mont Genèvre[90]. Les trois colosses jalonnent la
ligne des crêtes et semblent les piliers de la chaîne. C'est à la base de leurs massifs que s'ouvrent les
passages praticables, qu'on trouve les nœuds de communication.
La masse des Alpes cottiennes est appuyée, de part et d'autre, de puissants contreforts. On en distingue
trois principaux sur le versant occidental, quatre sur le revers italiote. Du côté de la France, le premier
sépare la haute Durance de la Romanche et du Drac ; le deuxième se développe entre la Durance jet le Guil
; le troisième, entre la Durance et l'Ubaye. Sur le versant oriental, l'un borde la rive gauche de la Dora
Riparia ; les trois autres tombent entre Dora et Chisone, entre Chisone et Pelice, entre Pelice et Pô. Parmi
ces contreforts, ceux qui bordent la ligne d'opérations d'Annibal méritent une mention particulière ; il
convient donc de jeter les yeux sur l'âpre massif qui s'étale entre la Durance et le Drac, et auquel on a
donné le nom d'Alpes du Dauphiné ; puis sur les épais soutènements que baignent les eaux tourmentées du
Chisone.
Les Alpes du Dauphiné se détachent du mont Tabor, se dirigent un instant vers l'ouest par l'Aiguille Noire
et le Galibier, puis, au col de ce nom, tournent au sud et se développent entre le Drac et la Durance. Leur
importance est telle qu'on les a souvent prises pour le vrai prolongement des Alpes occidentales, en
n'attribuant dès lors aux Alpes maritimes qu'un rôle de simple contrefort. Elles renferment les points
culminants de la France ; d'où ce surnom superbe du Pelvoux : mont Blanc du Dauphiné[91].
Leur massif est couronné de glace ; leurs flancs sont sillonnés de gorges sinistres ; leurs vallées, ravagées
par les avalanches[92]. La haute Durance baigne ainsi, sur sa droite, une contrée sauvage.
Sur la rive gauche, la nature devient un peu moins âpre ; mais cependant les deux autres contreforts du
versant, Ubaye-Durance et Durance-Guil, impressionnent encore profondément l'explorateur.
Sur le revers italiote, la vallée du Chisone, dite aussi de Pragelas, s'encaisse entre deux contreforts à parois
escarpées, contreforts qu'on désigne sous les noms de l’Assietta[93] et de mont Albergian[94]. Tous deux
sont difficilement praticables.
Ayant ainsi étudié le modelé des terrains et dépeint à leur général en chef la physionomie orographique de
la région à traverser, les officiers carthaginois durent insérer en leurs mémoires le résultat de leurs
observations hydrographiques.
Il est peu de pays aussi bien arrosés que le versant occidental des Alpes cottiennes. Des myriades de cours
d'eau le sillonnent en tous sens[95] ; mais ces cours d'eau limpides deviennent souvent torrentueux, et leurs
crues sont surtout redoutables alors qu'un soleil de printemps darde ses premiers rayons sur les nappes des
glaciers[96].
Les colonnes carthaginoises devaient, à leur sortie de Grenoble, entrer dans la vallée du Drac et en
remonter le thalweg, ainsi qu'elles avaient fait pour le Rhône et l'Isère. Il leur importait donc de bien
connaître à l'avance le régime et le tracé de ce cours d'eau.
Le Drac[97] prend sa source entre les plis des hauteurs de Champoléon, dans le Champsaur. (Voyez la planche
VII.) Il sort du flanc sud d'un glacier dont l'altitude mesure 3075 mètres, et qui se trouve à l'ouest de la crête
des Douchiers, située entre le col du Loup et le pas de la Cavale. Le ruisseau de Rognons, qui descend du
col de Prelles, parallèlement à la crête des Bouchiers, fait office de deuxième source ; on peut aussi
considérer le Drac d'Orcières comme une troisième branche initiale[98].
Le Drac coule d'abord de l'est à l'ouest, reçoit sur sa droite le ruisseau d'Issora et tourne au sud. Il arrose
Champoléon, s'enfle d'une foule de torrents secondaires qui portent comme lui le nom de Drac ; puis,
grossi du Drac d'Orcières, il reprend la direction est-ouest et descend toute la vallée du Champsaur par
Chabottes, Forest-Saint-Julien et Saint-Bonnet. Vers le bas de la vallée, il reçoit, sur la droite, les eaux de
la Mardanne, du Buissard, de la rivière des Granges, de la Durovillouse, du Pisançon et de la Severaissette
; sur la gauche, celles du torrent d'Ancelle, du Riougra, de la Jordanne, des torrents de Brutinel et de la
Fare.
De Forest-Saint-Julien, le Drac se dirige vers le nord-est par Aubessagne, Corps et Cognet. Dans cette
section (Vercorps), ses affluents de droite sont, après la Severaissette, les torrents des Couyts et de la Pisse, la
Severaisse (val Godemar), le Brudour, le torrent de Corps, celui des Andrieux et, enfin, la Bonne (val Bonnois)
; ses affluents de gauche : le Rioubel, les torrents de Catherine-Rageoux, du Lans, de Chabach, du Glaizil,
la Souloise (Devoluy), la Croix-de-la-Pigne et la Chalanne.
En aval de Cognet, c'est-à-dire du confluent de la Bonne, le Drac reprend franchement la direction est-
ouest jusqu'au confluent de l'Ébron (Trièves). De là il pique droit vers le nord.
Enfin, dit Montannel, après avoir reçu à sa droite, et sous le village de Champ, les eaux de la Romanche et,
au-dessous de Fontanieu, les eaux de la Gresse, il entre sous le pont de Claix et, de là, va se jeter dans
l'Isère.
Suivant ce tracé, dont les méandres tourmentés mesurent, au total, environ 120 kilomètres, le Drac roule
ses eaux tumultueuses dans un lit à pente rapide et profondément encaissé. Collecteur d'une foule
d'affluents torrentueux, torrent lui-même, il exerce de grands ravages à l'heure de ses débordements.
Après avoir, un temps, remonté la vallée du Drac, l'armée carthaginoise avait à passer dans celle de la
haute Durance par l'un des cols qui s'ouvrent sur la ligne de partage des eaux des Alpes du Dauphiné (saltus
Tricorii). Il était donc également indispensable d'étudier avec soin le cours de la Durance[99] dans les limites
prévues par le projet de ligne d'opérations.
Ce long cours d'eau, qui descend, en son entier, le versant occidental des Alpes, paraît sourdre au milieu
des Prés-du-Gontran, au pied du mont Gontran, dont l'altitude est de 2.464 mètres. Il se dirige d'abord du
sud au nord sur un sol de serpentines et d'eupholides ; mais, arrivé à la hauteur du village du Mont-
Genèvre[100], on le voit tourner assez brusquement vers le sud-ouest, pour entrer sur les terrains jurassiques
modifiés. Aux Alberts, il reçoit la Clarée[101] ; à Briançon, la Guisane[102] ; ces deux rivières, qui viennent
du Tabor, sont souvent prises pour des sources, non pour des affluents.
De Briançon, la Durance descend rapidement dans la direction sud-ouest et pénètre sur le terrain
jurassique, qu'elle ne doit plus quitter dans la section dont il s'agit. Elle poursuit sa course, roule du nord au
sud, passe à la direction nord-est, revient franchement au nord-sud et arrive à Montdauphin. Dans ce trajet,
son volume d'eau s'est grossi des tributs de la Gyronde[103], de la Casse[104], de la Biasse et du Guil.
A Montdauphin, elle reprend la direction sud-ouest, laquelle se prononce surtout en aval d'Embrun ; elle
reçoit une multitude de torrents, tels que ceux du Couteau, de Palps, des Vachères, de la Marasse, des
Moulettes, et sort, en amont du confluent de l'Ubaye, des limites du pays que les agents d'Annibal étaient
chargés d'explorer.
La vallée de la haute Durance est étroite, stérile, profondément encaissée. Le fleuve n'est lui-même qu'un
torrent gigantesque au régime capricieux et désordonné[105]. Son lit présente un aspect désolé, ou plutôt ses
eaux coulent à la fois dans plusieurs lits toujours variables, toujours coupés de gués nouveaux et travaillés
par des affouillements faits pour tromper le voyageur. Les sables qu'il roule, les quartiers de roc qu'il
entraîne, bondissent de gouffre en gouffre, et l'on ne sait où trouver quelque sécurité[106]. Une fois
parvenues aux sources de la Durance, les troupes d'Annibal étaient dans l'obligation de pratiquer l'un des
cols qui découpent la crête des Alpes cottiennes (saltus Taurini) et de descendre par là dans la vallée du
Chisone. Les rives de ce cours d'eau devaient donc être explorées avec autant de soin que celles de la
Durance et du Drac.
Le Chisone[107], qui prend naissance au sud du mont Genèvre, commence par décrire une sorte de demi-
circonférence dont la convexité regarde le nord. (Voyez la planche VIII.) Suivant cette courbe, et coulant sur des
terrains jurassiques modifiés, il arrose Pragelas, Usseaux, Fenestrelle. En aval de ce dernier point, il entre
sur les terrains cristallisés, passe par Perosa, laisse Pignerol sur sa gauche et, grossi du Pelice, se jette dans
le Pô, non loin de Pancalieri, après un cours de 75 kilomètres. Sa vallée est étroite et souvent tourmentée
par les becs des rochers qui rencaissent[108].
Le Chisone a trois affluents très-importants à considérer : la Germagnasca, qui arrose la valle di San
Martino[109] ; le Russigliardo, dont les eaux fertilisent les vallées de Pramollo et de San Germano[110] ; le
Pelice, qui baigne les flancs de la valle di Luserna[111].
Tout en prenant ces notes hydrographiques, les explorateurs étaient frappés de la beauté grandiose des
deux versants des Alpes.
L'éclat d'une végétation puissante[112], la variété des cultures[113], les richesses forestières[114], tout leur
paraissait merveilleux ; ils ne pouvaient se lasser d'admirer, d'une part, le magnifique pays des Allobroges
et des Voconces[115] ; de l'autre, les champs plantureux de la Transpadane[116].
L'aspect des bois étonnait leurs regards. Ils voyaient, de chaque côté, se détacher des chênes, des conifères,
des aubours[117], des arbres de toute essence[118], des massifs de genévriers, d'arbousiers, d'arbustes de toute
espèce. Au pied de ce monde végétal, exploité par une population laborieuse[119], de belles saxifragées
étendaient leur tapis de verdure. Partout la nature se montrait prodigue de richesses. Au pied des hauteurs,
dans les marais, sur le bord des fleuves, croissaient des joncs d'un diamètre extraordinaire[120], des
chanvres d'une qualité remarquable[121]. Dans les plis de la montagne, au flanc des vallées fraîches,
poussaient en abondance des plantes qui, chez les anciens, jouissaient, à titres divers, d'un grand renom :
c'étaient la valériane, la centaurée, la conferve, la rhodora, le nard, ingrédient précieux auquel les habitants
des Alpes donnaient, suivant Dioscoride, le nom d'aliungia[122]. Çà et là, sur le sol fauve de la plaine, se
détachaient en vert tendre de vastes, mais informes jardins, où poussaient pêle-mêle des plantes
fourragères, des légumes[123], tels que la fève[124] et les raves[125], des graminées rustiques, comme le
lin[126], le millet, le panic[127] ou le seigle[128]. Ailleurs, c'étaient des champs de céréales, de vastes étendues
couvertes de blés et d'orges[129] obtenus par des procédés de culture perfectionnés[130]. Trois espèces de
froment attiraient surtout l'attention des agents d'Annibal ; c'étaient le siligo[131], l'arinca[132], le blé de
mars[133]. Ils en admiraient le poids extraordinaire[134], et apprenaient, non sans plaisir, que les farines, une
fois blutées[135], donnaient aux habitants un pain délicieux[136].
Chargés d'établir une statistique exacte des ressources alimentaires, ces officiers ne contemplaient pas avec
moins d'intérêt les vignobles étagés au-dessus des moissons de la plaine. C'est au règne de Probus (276-282)
qu'on a coutume de rapporter l'introduction de la viticulture dans les Gaules. Il est certain que le digne
empereur autorisa tous nos ancêtres à planter des vignes[137] ; mais son décret et ses encouragements ne
visaient que les zones septentrionales de la région française. Quant aux Gaulois du Midi, les Massaliotes
leur avaient, de longue date, appris à faire les vins[138], et cette fabrication leur était déjà familière au temps
où Rome était encore gouvernée par des rois[139]. Les coteaux des Allobroges et des Voconces étaient
surtout célèbres[140], et les vins qu'on y récoltait se conservaient très-bien dans des fûts[141] ou des foudres
de grandes dimensions[142]. Malheureusement, ces produits ne supportaient pas le transport ou, du moins,
le transport leur faisait perdre, en partie, leur bouquet9. C'était sur place seulement qu'il était permis de
déguster le vin de paille (vinum dulce) de la Drôme, d'apprécier ces nectars de Vienne qui se vendaient, nous
l'avons dit ci-dessus, plus de mille francs l'hectolitre. Là où la vigne faisait défaut, la bière [143]et
l'hydromel[144] étaient les boissons ordinaires. Les habitants des Alpes obtenaient l'hydromel en faisant
simplement macérer dans l'eau des rayons de miel, qui y subissaient les effets de la fermentation. Quant à
la bière, ils en connaissaient plusieurs variétés : la cervoise (cervisia) ou bière d'orge, le ζύθος, bière de
froment additionnée de miel ; le corma, bière de froment sans miel[145].
Ainsi le service des subsistances, fourrages, vivres-pain et liquides, se trouvait assuré le long de la
directrice de marche. Il est vrai que, si le pied des Alpes offrait d'immenses ressources, l'abondance
diminuait progressivement à mesure qu'on s'élevait vers la cime. Les Carthaginois observèrent que, à
l'altitude de 800 mètres, les flancs de la montagne cessaient brusquement de nourrir des chênes. A 1000
mètres, le hêtre disparut et, de là jusqu'à 1.800 mètres, ils n'eurent plus sous les yeux que des conifères,
sapins, mélèzes ou pins communs, qui, successivement, cessèrent de leur apparaître. Néanmoins, ce n'était
pas encore le désert. Bien qu'elle produisît à grand'peine l'indispensable aux besoins de la vie[146], cette
zone était habitée. Les rares tribus qui l'occupaient tiraient parti des bois, des sapins[147], des larix[148] ;
elles faisaient confire des pommes de pin dans le miel de leurs ruches[149], ou échangeaient contre des
denrées substantielles leurs fromages, leurs miels, leurs cires, leurs résines[150], leurs mannes de
Briançon[151] et leurs poix, dont Dioscoride distingue plusieurs espèces[152]. Celle qu'on nommait pix
corticata s'employait chez les Allobroges dans la fabrication des vins[153].
Au-dessus de 1800 et jusqu'à 2000 mètres d'altitude, les explorateurs n'aperçurent plus que de chétifs
bouleaux ; au-dessus de 2000 mètres, ils purent compter quelques pins rachitiques, enfants perdus du règne
végétal ; un peu plus haut enfin, ils devinèrent plutôt qu'ils ne virent un pin cembro projetant sur la
moraine d'un glacier l'ombre sinistre de son feuillage en deuil. Partout régnaient la solitude, le silence, la
désolation[154]. Heureusement, la traversée de la région des crêtes ne paraissait pas devoir être de longue
durée, et un service de transports bien organisé pouvait y conjurer la disette.
Ainsi que la flore des Alpes, la faune fut l'objet de l'examen le plus sérieux ; car, après les
approvisionnements en boissons, pain et fourrages, il fallait encore songer à pourvoir de viande fraîche les
colonnes expéditionnaires. On constata facilement qu'il était possible de satisfaire à ces besoins dans les
proportions les plus larges.
Les habitants des Alpes avaient, en effet, des troupeaux[155]. Sur leurs prairies paissaient de belles races
bovines[156], parmi lesquelles on distinguait l'espèce dite Ceva[157]. Les vaches, bien que de petite taille,
leur fournissaient en abondance[158] un lait qui formait la base de leur nourriture[159]. Les terrains de pâture
et de parcours servaient à l'élève du mouton ; les brebis leur donnaient quantité[160] de fromages d'un goût
renommé[161]. Les pentes boisées, enfin, étaient abandonnées aux races porcines, qui y erraient à l'aventure
en s'engraissant de glands[162]. La chair de porc était, après le lait, l'élément essentiel de l'alimentation des
populations transalpine et cisalpine[163]. Outre celle qu'absorbaient les besoins de la consommation locale,
les deux versants des Alpes en produisaient des quantités considérables qui s'exportaient dans toutes les
régions de l'Italie[164].
Au temps de Caton, le contemporain d'Annibal, il y avait chaque année à Rome un grand arrivage de
jambons, de côtelettes, de filets, de quartiers de cochon et d'autres produits de la charcuterie gauloise[165].
Les jambons y étaient surtout très-prisés[166].
A la ressource de leurs animaux domestiques les montagnards joignaient celle que leur offrait la faune
sauvage[167], et ils eussent pu, à la rigueur, vivre uniquement des produits de leur chasse[168].
Au temps de l'expédition d'Annibal, on trouvait dans les Alpes toute espèce de gibier de poil : chevreuil
(cervus capreolus), chamois (antilope rupicapra), bouquetin (capra ibex)[169], sanglier[170], lièvre (lepus variabilis)[171],
marmotte (arctomys marmotta)[172] ; on y rencontrait même une variété de bison[173]. Quant à la plume, elle était
représentée par le coq de bruyère (tetrao tetrix, gallo di montagna) et l'outarde (tetrao urogallus, ottarda)[174], la gelinotte
commune (tetrao bonasia, francolino)[175], le chocard des Alpes (corvus pyrrhocorax)[176] et l’ibis[177]. Les habitants des
Alpes savaient se faire des réserves de gibier : ils avaient des garennes (leporaria) ; des basses-cours à clôtures
de planches (in doliis), où les loirs s'élevaient en compagnie des gallinacés[178] ; des viviers renfermant le
poisson d'eau douce dont regorgeaient tous leurs ruisseaux limpides[179]. Ils parquaient toute espèce de
bestioles, jusqu'à des escargots (cochlearia)[180].
Donc, en principe, la disette de viande fraîche n'était pas à craindre ; mais, de même que la végétation, la
vie animale cessait vers la région des crêtes et, à ce point de vue encore, les transports devenaient
nécessaires. Or la nature avait permis que les Alpes elles-mêmes eussent à offrir à l'armée carthaginoise un
choix d'excellents chevaux, de race rustique et à demi sauvage[181], mais admirablement dressés[182] ; une
quantité suffisante de bonnes mules au pied sûr, incapables de céder aux effets du vertige dans les passages
les plus difficiles[183], et qui, pour ce motif, étaient en grand renom[184]. Enfin, il était possible d'utiliser les
nombreux attelages de bœufs dont se servaient les montagnards[185].
Jusque-là, tout marchait à souhait. Mais ces montagnards eux-mêmes, était-il possible de traiter avec eux ?
Quels étaient-ils ?
Quels peuples allait-on rencontrer ? En savait-on seulement l'origine ou le nom ? Avait-on quelque idée de
leur caractère, de leur religion, de leurs mœurs ? Fallait-il s'attendre à trouver une race inoffensive, ou
animée, au contraire, d'un esprit militaire prononcé ?
C'est ce que s'étaient demandé, de prime abord, les agents d'Annibal ; aussi n'avaient-ils point négligé
l'étude ethnographique du pays considéré.
Ils purent constater, tout d'abord, que, contrairement à l'opinion généralement admise, la majeure partie des
Alpes était très-habitable[186] ; que, à l’exception de l'ingrate région des crêtes, aussi hostile à l'homme
qu'aux animaux et aux plantes[187], les deux versants étaient effectivement habités[188]. Ils furent, en même
temps, frappés du fait de la diversité de race des populations qu'ils rencontraient[189]. Comment distinguait-
on ces populations si diverses, et quelle en était la nomenclature ethnique ? Il n'est guère possible de le
savoir. Polybe donne simplement aux habitants du revers italiote des Alpes le nom générique de
Taurisques[190] ; aux gens du revers occidental, celui de Transalpins[191]. Il ajoute cependant que ceux-ci
étaient plus particulièrement connus sous le nom de Galates[192], fréquemment additionné du surnom de
Gœsates[193]. Quant aux Romains contemporains d'Annibal, ils n'avaient jamais eu de relations avec ces
montagnards[194], et se bornaient, en conséquence, à les désigner sous une foule de dénominations[195] très-
vagues, telles que celles de peuples Alpins[196], peuples aux longs cheveux, habitants de la Gaule chevelue.
Ces dernières expressions prévalurent[197]. Plus tard Strabon, suivant la leçon de Polybe, mentionne comme
lui la nation Galate, qu'on appelle aussi, dit-il expressément, Celtique ou Gallique[198]. C'est ce dernier
terme qu'adopte uniformément Tite-Live, toujours sobre de détails en ces matières délicates[199]. En
somme, rien n'est moins précis que cet ensemble de données onomastiques, et il faut renoncer à en tirer
quelque lumière qui puisse éclairer les questions d'origine.
Peut-on admettre, d'autre part, que les Carthaginois aient été en mesure de s'appuyer, pour traiter ces
questions, sur quelques données d'un autre ordre ? Avaient-ils recueilli des traditions ?
Possédaient-ils des documents historiques qui ne nous seraient point parvenus ? C'est ce qu'il est
absolument impossible de décider. Toutefois, si l'on songe au goût prononcé des anciens pour ce qui
touche à l'ethnogénie, au soin qu'ils apportaient à toute étude de ce genre, on peut, sans choquer la
vraisemblance, supposer qu'Annibal disposait de renseignements qui nous font aujourd'hui défaut. C'est de
ces renseignements perdus pour nous qu'il convient de demander à la science moderne, sinon la restitution,
au moins le sens. Cherchons donc dans cette voie un équivalent des informations prises, il y a deux mille
ans, par les officiers topographes et apportées par eux au quartier général de Grenoble.
Selon M. de Quatrefages, l'espèce humaine comprend trois types distincts, qui se peuvent comparer à trois
troncs d'arbre sortis d'une souche commune : ce sont les types blanc, jaune et noir.
Le type blanc, unique élément du peuplement du sol de l'Europe[200], se ramifie, à son tour, en trois
branches, qu'on appelle aryenne, sémitique et allophyle. Or ce sont les blancs allophyles, descendants de
l'homme quaternaire[201], qui constituent ethnographiquement la formation primitive de nos régions
occidentales[202]. Trois nations ou races allophylitiques ont distinctement laissé sur notre sol des traces de
leur établissement : ce sont celles des Euskes[203], des Imazir'en[204] et des Ligures[205]. On en retrouve çà et
là quelques îlots émergeant de la nappe des sédiments ethnographiques, sous le dépôt desquels leurs
masses ont été noyées ; car il vint un jour où les allophyles eurent à subir la loi redoutable aux termes de
laquelle toute race primitive doit, au moment voulu, disparaître sous le flot d'une race supérieure[206]. C'est
du XLe au XXe siècle avant l'ère chrétienne que les descendants de l'homme quaternaire reçurent le violent
choc d'un grand courant aryen[207], lequel, souvent coupé par des obstacles, se brancha dans des directions
diverses et eut pour diffluents principaux les Celtes, les Germains, les Slaves, les Hellènes et les Latins[208].
Les allophyles eurent à soutenir une lutte terrible et peut-être vingt fois séculaire ; leur résistance fut sans
doute opiniâtre ; mais, enfin, pressés de toutes parts, refoulés en tous sens, ils durent s'avouer vaincus.
De ceux qui échappèrent aux effets de l'extermination, les uns se mélangèrent aux envahisseurs ; les autres
cherchèrent un refuge dans des lieux d'un accès difficile, tels que les hauts pitons des Alpes ou des
Pyrénées[209]. Là se formèrent ces îlots ethnographiques, destinés à servir de témoins du passé des races
éteintes par la conquête aryenne. Quant au reste de notre Occident, il disparut ethnologiquement sous des
couches successives de Germains[210] et de Celtes[211]. Ceux-ci occupèrent, entre autres régions, toute
l'étendue de la Circumpadane, et couvrirent, jusqu'aux rivages de l'Océan, le sol arraché aux allophyles.
Ainsi parvenus à la côte, les Aryens se trouvaient arrêtés dans leur course ; ils touchaient aux limites du
vieux monde. Mais, en heurtant de front les falaises de l'Europe occidentale, le grand courant humain venu
de l'Orient subissait un effet de remous : il se forma, dans sa masse, des contre-courants, qui, se prononçant
en sens inverse, dessinèrent un mouvement de reflux vers le point de départ. Quelques ethnologistes, nous
le savons, refusent d'admettre la réalité de ce phénomène ; ils ne croient point à la réaction, au choc en
retour, comme ils disent, et font ressortir, par exemple, le caractère d'invraisemblance que revêt à leurs
yeux l'expédition de Bellovèse. Nous ne saurions partager l'avis de ces savants : nous croyons au fait du
reflux, dont nous entrevoyons toutes les conséquences dans le grand œuvre du mélange des Celtes avec les
restes des races primitives.
A notre sens, les peuplades celtiques qui s'établirent ainsi sur le versant occidental des Alpes y prirent
spécialement le nom de Gaëls ou Galates, emprunté à l'idiome amazir’[212]. Cependant les Celtes n'étaient
pas appelés à jouir partout paisiblement du fruit de leurs conquêtes. Ceux de la Circumpadane durent
supporter, au cours du XIe siècle, l'effet de l'invasion des Etrusques. Ils furent, à leur tour, refoulés et
vaincus, mais la tourmente qui désola les bords du Pô vint mourir au pied de nos Alpes. Les Galates n'en
ressentirent point la secousse, non plus qu'ils ne subirent de modification ethnographique considérable lors
des expéditions grecque[213] et phénicienne[214] qui, vers le même temps, traversèrent leur pays.
Grâce à ces circonstances favorables, leur race s'attacha au sol, se constitua fortement, et le nom de Galate
était devenu redoutable au moment où s'ouvrit la deuxième guerre punique.
En résumé, les agents d'Annibal chargés d'explorer les Alpes cottiennes y trouvèrent une descendance
directe des Celtes de la première invasion, mais devenue race Galate ou Gallique, du fait de sa
transplantation sur notre versant occidental[215]. Dans les veines de cette race vigoureuse il ne coulait que
quelques gouttes de sang hellène ou phénicien ; elle présentait par suite une surface homogène, d'où
pointaient seulement çà et là quelques témoins allophylitiques.
En nous attachant (liv. V, chap. II) à restituer le tracé de la directrice de marche, nous avons dit que les
colonnes carthaginoises ont dû couper, au sortir de Grenoble, le territoire des Tricorii, clients des
Allobroges de l'île et portant eux-mêmes, par extension, la dénomination d'Allobroges. (Voyez la planche VI.)
C'est la seule peuplade dont les textes fassent mention ; mais il est, en outre, une puissante confédération
Galate que les explorateurs ont nécessairement rencontrée sur leur passage ; c'est celle des Katoriges, à
laquelle appartenaient, en qualité de clients, les Brigiani. Le silence de Polybe et de Tite-Live ne saurait
nous empêcher d'en fixer la situation topographique sur le revers occidental des Alpes, car des données
tirées d'autres sources diverses nous autorisent suffisamment à le faire.
Les Katoriges[216] occupaient la vallée de la haute Durance[217], c'est-à-dire les territoires qui furent dits
ultérieurement Gapençois, Embrunois, Briançonnois[218]. (Voyez la planche II.)
Le tracé de ces limites territoriales ayant été fréquemment soumis à la discussion des commentateurs, il
n'est point hors de propos d'insister un instant sur la question. Cette nation [des Katoriges] était puissante, dit
d'Anville, et il y a lieu de présumer que, depuis une position de Fines qui nous est connue, et qui renferme
Vapincum ou Gap, elle s étendait jusqu'au pied de l’Alpis Cottia. Elle pouvait dominer sur plusieurs
peuples ou communautés de moindre considération, dont ce quartier des Alpes paraît rempli, et je n'hésite
point à dire qu'il est plus convenable de voir Brigantio compris dans cette extension que de le donner aux
Segusini (Suze), comme a fait Ptolémée. La Commission de la Carte des Gaules partage les idées de
d'Anville en ce qui concerne Brigantio, mais elle admet moins facilement que Vapincum (Gap) appartînt aux
Katoriges, tout en reconnaissant que l'existence d'un Fines, consigné dans l'Itinéraire de Bordeaux à
Jérusalem entre Vapincum et Davianum (Veynes), établit à cet égard de sérieuses difficultés. Elle estime, en
somme, qu'il n'y a pas de raison de croire que la population dont Gap était le centre fut cliente des
Katoriges plutôt que des Voconces. Pour nous, appuyé d'Aymar du Rivail, de d'Anville et de Millin, nous
pensons que l'oppidum de Gap appartenait à ces puissants Katoriges, qui possédaient, en outre, Chorges,
Briançon, et tenaient en leurs mains la clef de tous les cols de la crête[219]. Là ne se borna pas toujours
l'étendue de leur domination. Sur le versant oriental des Alpes, ils furent longtemps maîtres de la Riparia
supérieure ; la nation des Vagienni était issue de l'un de leurs démembrements[220] ; un autre essaim, parti
de la Durance, s'était établi dans la Transpadane[221], d'où on pourrait inférer, dit encore d'Anville, que,
lorsque Bellovèse passa en Italie, un détachement de Caturiges se sera joint aux autres nations gauloises
dont Tite-Live a rapporté les noms. Sur le versant occidental, ils possédèrent vraisemblablement la vallée
de la Romanche et celle du Drac jusqu'à Vizille (Catorissium) ; ils comptaient de nombreuses alliances, et
furent sans doute longtemps unis aux populations d'entre Seine et Meuse ayant pour chef-lieu Bar-le-Duc
(Catarices). D'humeur très-belliqueuse et sachant profiter à merveille des avantages de leur situation, les
Katoriges résistèrent à César[222] et ne furent définitivement soumis que par Auguste[223]. Il est donc permis
de penser que les officiers d'Annibal ne tardèrent pas à reconnaître qu'il serait difficile de forcer les
passages gardés par cette rude nation galate. Un des clans transalpins soumis à l'autorité des Katoriges
inspirait surtout aux topographes une inquiétude dont ils ne pouvaient se défendre : c'était celui des
Brigiani[224]. Les gens de race allophyle compris sous ce nom générique[225] passaient, en effet, pour
bandits émérites, coupeurs de routes et brigands[226] redoutés à raison de leur férocité[227]. Ce n'est,
d'ailleurs, qu'au temps d'Auguste que les vallées du Briançonnois furent purgées de leur population
malfaisante, et que les communications s'y pratiquèrent avec quelque sécurité[228].
Sortis sains et saufs des mains des Brigiani, les officiers carthaginois étaient descendus chez les habitants
du revers italiote. Nous avons dit (liv. V, chap. II) que la confédération des Taurini occupait la région
piémontaise, c'est-à-dire le pays compris entre le Pô, la Dora Baltea et la portion de crêtes déterminée par
les sources des deux cours d'eau. Elle disposait ainsi d'une magnifique plaine de plus de 120 kilomètres
carrés[229], dont la possession lui avait sans doute été garantie par un ancien traité d'alliance avec les
Romains[230]. Les populations qu'elle comprenait étaient une descendance directe des Celtes de la première
invasion. Longtemps maîtres des champs de la Circumpadane, ces Celtes primitifs avaient été, dans le
cours du XIe siècle, battus par les Étrusques et violemment coupés en deux tronçons. Battus ensuite
séparément, les deux corps s'étaient dispersés, et leurs débris avaient dû chercher un refuge : à l'est, dans
les lagunes de la Vénétie ; à l'ouest, entre les plis des montagnes du Piémont[231].
Au nombre de ces populations piémontaises se trouvait le clan des Magelli, alors soumis à l'autorité du
chef des guides de l'armée d'Annibal. Son territoire s'étendait de la vallée du Pelice à celle du Chisone[232]
et bordait jusqu'au Lemina la route qu'avaient à suivre les colonnes carthaginoises.
En somme, durant son opération du passage des Alpes, Annibal allait rencontrer des populations diverses :
les Tricorii et les Katoriges, de race galate ; les Brigiani, de sang allophyle ; les Magelli et les Taurini,
d'origine celtique.
Malgré cette diversité d'ascendances, la population des Alpes, considérée à l'époque de la deuxième guerre
punique, offrait encore certaine homogénéité. Uniformément dense[233], le type galate y prédominait, et
partout l'étrange aspect des habitants était fait pour étonner des yeux carthaginois. Ce n'est donc pas sans
un vif intérêt de curiosité que les explorateurs examinèrent ce montagnard au teint éclatant de
blancheur[234], aux longs cheveux roux[235], aux yeux bleus. Ils admirèrent sa haute stature[236], ses muscles
saillants, sa santé robuste, entretenue par des habitudes de travail et de sobriété[237]. Ils l'entendirent enfler
sa voix, jeter des cris menaçants[238] ; ils le virent, en même temps, lancer des regards farouches[239], se
donner, par tous les moyens possibles, une physionomie redoutable et ils songèrent avec quelque
inquiétude à l'impression qu'un tel spectacle allait nécessairement produire sur l'esprit du soldat.
Le type de la femme galate était frappé sur celui de l'homme. Elle avait, comme lui, de longs cheveux[240],
un teint de neige, des bras fortement musclés[241], accusant une vigueur peu commune[242].
Toutes ses allures étaient essentiellement masculines[243], et les devoirs de la maternité[244] ne
l'empêchaient point de prendre part aux rudes travaux de son mari[245]. Le climat des Alpes exerçait
malheureusement une influence fâcheuse sur cette organisation puissante : le goitre en déparait souvent la
beauté[246]. Les agents d'Annibal se dirent que la femme galate était de taille à combattre à côté de
l'homme, et ne devait pas être moins que lui redoutable[247].
L'aspect de la population était, d'ailleurs, très-différent vers la région des crêtes. Là, les hommes étaient de
petite taille, souvent grêles et rachitiques ; ces allophyles, à demi sauvages[248], ressemblaient, à s'y
méprendre, à des faunes ou à des satyres[249]. Comme les bêtes fauves[250], ils couchaient en plein air ou
dans des cavernes[251].
Celtes et Galates savaient, au contraire, élever des huttes[252], qui, malgré leurs formes primitives[253], n'en
constituaient pas moins de commodes abris. La maison gauloise, ordinairement très-spacieuse, affectait la
forme d'un grand cylindre, couvert en coupole[254]. Quant aux matériaux de construction, c'étaient : pour la
muraille, des montants de bois clayonnés d'osier, avec remplissage en torchis[255] ; pour la toiture, un
chaume très-épais[256]. Sur ce modèle, les habitations ne se bâtissaient pas isolément : elles se groupaient
de manière à former des centres de population, auxquels les Grecs ont donné le nom de κώμαι[257] ou
πολίχνια[258] ; les Latins, celui de vici[259], viculi[260] ou vilæ[261]. Toutes ces expressions ont la signification
commune de village, mais la dernière implique, en outre, le sens de groupe de huttes habitées par des gens
de même famille, groupe analogue au cercle de tentes que les Arabes nomment dououâr. Le vicus était
l'unité politique, administrative et militaire ; un certain nombre de vici constituait l'agglomération dite
pagus (canton ou pays) ; plusieurs pagi formaient un Etat, une confédération ou civitas[262] ; enfin, dans chaque
État, les intérêts de la défense commune étaient sauvegardés par le moyen d'un système de places fortes
appelées oppida[263]. Ceintes de hautes murailles, assises dans les îles des fleuves ou sur les pitons des
montagnes, ces places étaient habitées par un certain nombre de familles qui y trouvaient un asile
permanent. Mais la contenance totale des oppida étant loin d'être en rapport avec l'importance du chiffre de
la population[264], chaque État ou civitas avait dû se ménager d'autres refuges, organiser à l'avance des
lieux sûrs où pussent se retirer, au moment du danger, tous les habitants des villages, avec leurs troupeaux
et leurs richesses mobilières. Ces refuges, qu'on n'occupait qu'en temps de guerre, étaient dits castella.
Ordinairement établis sur des saillies de roc, jetés sur des têtes ou des becs de contreforts inaccessibles, ces
abris de campagne défiaient toute attaque sur la presque totalité de leur pourtour, et ne se rattachaient au
massif montagneux que par un isthme, qu'il était toujours facile de couper par le moyen d'une palissade et
d'un fossé[265].
On a souvent écrit que les populations des Alpes ne formaient pas un ensemble de nations ou civitates ;
qu'elles ne possédaient point d'oppida ; que le sol, occupé par elles, était absolument dépourvu de centres
de résistance. Une telle assertion nous paraît erronée, au moins en ce qui touche les deux versants des
Alpes occidentales. Nous avons, en effet, mesuré l'étendue de la puissance des Katoriges ; il est, d'autre
part, constant que de Grenoble à Turin, les explorateurs carthaginois rencontrèrent, sur leur passage, un
grand nombre de castella[266] ; qu'ils comptèrent trois oppida dont l'importance leur parut digne d'être
spécialement signalée.
C'étaient ceux de Chorges, d'Embrun et de Briançon. Chorges[267] occupait, sur le torrent des Moulettes, un
plateau marécageux situé à l'altitude de 865 mètres ; Embrun[268] était bâti au pied du mont Saint-
Guillaume, sur un rocher escarpé, à l'altitude de 856 mètres ; Briançon[269] s'élevait en amphithéâtre sur un
mamelon à l'altitude de 1321 mètres. Les deux premiers appartenaient aux Katoriges ; le troisième, aux
Brigiani, leurs clients. Tous trois commandaient la haute Durance et pouvaient singulièrement contrarier la
conduite des opérations dans cette vallée. Quelques mots touchant les propriétés militaires de ces places ne
seront donc pas ici hors de propos. Embrun, dont la situation n'est pas des plus heureuses, barre
néanmoins, d'une manière suffisante, la route qui festonne le thalweg ; aussi le duc de Savoie ne put-il la
négliger au cours de sa campagne de 1692. Il dut en faire le siège. Chorges, assise au flanc du grand
contrefort connu sous le nom d'Alpes du Dauphiné, surveille la route du mont Genèvre ; elle se trouve, en
outre, bien placée pour appuyer les positions défensives qui dominent les communications de la Durance
avec le Drac, notamment le chemin du col de la Pioly. Annibal, comme on le verra bientôt, ne put se
soustraire à l'obligation de se rendre maître de l'oppidum des Katoriges. Quant à Briançon, son importance
est considérable. A cheval sur la Durance, elle prend des vues sur la combe de la Cerveyrette, qui coupe si
profondément le massif du contrefort Durance-Guil ; elle ferme les débouchés de la Guizane et de la
Clarée, qui descendent du Tabor ; elle menace toutes les communications, routes, chemins ou sentiers qui
mènent de France en Italie, tous les cols et passages qui relient les deux versants et que les Latins
désignaient en bloc sous le nom de saltus Taurini. Briançon, dit le colonel Sironi[270], est l'arsenal principal
des Alpes françaises, le point de concentration nécessaire entre le mont Cenis et le col de Tende. C'est à
raison de cette situation exceptionnelle que Jules César l'avait, dit-on, munie d'un castellum[271] ; que le
maréchal de Berwick en fit, en 1709, le centre de sa ligne de défense ; que le général Bonaparte y
concentra, en 1800, un immense matériel d'artillerie, lequel prit, au moment voulu, la route du petit Saint-
Bernard ; qu'elle fut organisée, en 1859, en dépôt d'approvisionnements, destinés à notre troisième division
du troisième corps, commandée par le général Bourbaki.
Cette place a certainement tenu le plus grand rôle au cours de toutes les opérations qui ont eu pour théâtre
la région des Alpes cottiennes, et il ne serait pas sans intérêt d'en connaître l'histoire depuis le jour où elle
fut emportée par Annibal (25 octobre 218 avant J.-C.) jusqu'au temps de Lesdiguières, qui la prit aux ligueurs (1590)
[272], et à l'époque plus récente encore (1708) où elle dut à la fameuse marche de Villars la chance de ne point
tomber au pouvoir du duc de Savoie.
L'étude des textes qui nous sont parvenus permet d'affirmer que, au temps de la deuxième guerre punique,
les oppida de Briançon, d'Embrun et de Chorges étaient depuis longtemps bâtis et occupés. L'examen des
lieux semble, d'ailleurs, nous autoriser à admettre qu'il en existait encore d'autres le long de la route
qu'allaient suivre les Carthaginois par les vallées de la Durance et du Chisone. Nous estimons qu'il s'en
trouvait un sur le plateau de Malaure ou Malemont, situé à l'extrémité de la Bachasse, c'est-à- dire à la
pointe du contrefort Durance-Guil. C'est là que, de 1693 à 1697, s'éleva la place de Montdauphin, dont
l'enceinte couronne des rochers à pic sur les trois quarts au moins de son pourtour.
Ce plateau de Malaure, Catinat l'occupait en 1692, en même temps que le Pallon et l'Abessée ; le système
de ces trois positions conjuguées lui permettait de couvrir le pertuis Rostang. Or nous pensons que le
Pallon servait aussi de socle à un oppidum ; ce qui nous porte à le croire, c'est le fait de la valeur que
d'heureuses conditions topographiques assurent à ce point remarquable. Le contrefort qui sépare le vallon
de l'Argentière d'avec celui de Fressinières est, dit Montannel[273], fort élevé ; son extrémité forme sur la
Biasse et la Durance un plateau dont le pied se termine par des escarpements qui ont, au moins, une
soixantaine de toises d'élévation. On estime la position du Pallon pour la meilleure des Alpes : 10.000
hommes sur cet endroit, pourvus de vivres et de munitions de guerre, sont en état de s'y maintenir contre
l'armée la plus supérieure. Évidemment le clan des Brigiani n'avait pas manqué d'occuper d'une manière
permanente un plateau de cette importance, et ce qui semble démontrer d'une manière irréfutable le fait
d'une telle occupation, c'est qu'on retrouve au Pallon même les traces d'une station romaine, celle que les
Itinéraires désignent sous le nom de Rama[274]. Les Romains, à notre sens, n'ont fait que continuer l'œuvre
des Brigiani, clients des Katoriges et séparés de ceux-ci par une frontière solide, appuyée des oppida de
Malaure (Montdauphin) et du Pallon (Rame). Outre ces points fortifiés de main d'homme, les explorateurs
carthaginois reconnurent, sur le versant occidental des Alpes cottiennes, beaucoup de positions défensives
dont la nature avait fait tous les frais ; c'étaient celles de Chategré, du Réalon, de Réotier et tant d'autres.
Ils frémirent en supputant le nombre des passages dangereux où quelques hommes résolus pouvaient
arrêter une armée ; c'étaient : le défilé du Ponthaut, au confluent de la Bonne et du Drac ; le pas d'Aspres
ou traverses de Corps, long étranglement de la vallée du Drac, voisin du confluent de la Severaisse, et que
Catinat occupait en 1692 ; puis les abords du col de la Pioly, sur le flanc ouest des Alpes du Dauphiné ;
enfin, le pertuis Rostang, sinistre combe du cours supérieur de la Durance, où, pour peu que l'ennemi fût
animé d'intentions perfides, les colonnes risquaient fort de se faire détruire.
D'autre part, nous sommes conduit à penser que le revers italiote des Alpes était alors muni de quelques
enceintes fortifiées, analogues à celles du versant occidental ; que les agents d'Annibal n'eurent pas
seulement à faire la reconnaissance de Turin, la capitale des Taurini ; qu'ils trouvèrent, sur le Chisone,
deux oppida des Magelli, établis sur les points où s'élèvent aujourd'hui les forteresses de Fenestrelle et de
Pignerol.
Sans prétendre réunir ici les éléments d'une démonstration, nous observerons que le territoire dont Auguste
laissa le gouvernement au roi Cottus s'étendait, dans la vallée du Chisone, depuis le col de Sestrières
jusqu'aux environs d'Usseaux, et que le nom même de Fenestrelle nous est témoin du fait de cette dernière
limite. Le nom de ce point remarquable figure, en effet, dans les plus anciens documents sous la forme de
Finistellæ, Finestrellæ, altérations visibles de l'expression Fines terrœ (Cottii)[275]. Cette frontière du roi
Cottus était, on peut l'admettre, munie d'un oppidum, lequel préexistait vraisemblablement au temps de la
conquête romaine et même à celui d'Annibal. Où les Magelli, riverains du Chisone, auraient-ils pu trouver,
pour asseoir l'enceinte d'un refuge défensif, un emplacement plus favorable que cette pointe de rochers
enserrée par le Chisone et la Balme, une position plus propre à barrer absolument le val de Pragelas[276] ?
Quant à Pignerol (Pinarolium), le nom n'en est, pour la première fois, mentionné que dans un document du Xe
siècle de notre ère ; mais il est hors de doute que sa fondation remonte au temps de la domination
romaine[277]. Nous admettons, de plus, sans difficulté, le fait de sa préexistence au siècle d'Auguste, et
même à celui d'Annibal. Cette position, de tous points excellente, est en effet la clef de la région
piémontaise. Pignerol, lorsque nous le possédions, avait, dit Montannel[278], pour objet d'empêcher
l'ennemi de remonter la vallée de la Pérouse et, par conséquent, de venir au col de Sestrières et de là sur
Briançon. En second lieu, cette place avait pour objet de nous assurer l'entrée de la plaine de Piémont, de
nous servir de lieu de dépôt pour les opérations offensives et d'appuyer la tête de nos dispositions
défensives au delà du mont Genèvre. Il faut enfin se rappeler que le Lemina servait de limite aux
Magelli[279], et considérer que ce peuple ne pouvait mieux couvrir sa frontière qu'en créant un oppidum à
l'emplacement qu'occupe aujourd'hui Pignerol.
Les explorateurs carthaginois rencontrèrent aussi plus d'un passage dangereux le long de la vallée du
Chisone ; ils signalèrent surtout à leur général en chef le col de Sestrières (Porta Sistraria) et la combe
encaissée de Pourière (Portarium) ou d'Usseaux (Ocelum ad Clusonem fluvium)[280]. Toute cette vallée du Chisone
n'était, d'ailleurs, à leurs yeux, qu'un couloir perfide et sombre, où l'armée la plus vigoureuse pouvait être,
à tout instant, surprise, paralysée et ensevelie vivante.
Qu'allait-il advenir du fait de tant d'obstacles accumulés par la nature ou par la main de l'homme ? Pour
apprécier si l'exécution des projets du général en chef était, ou non, réalisable, il importait de pénétrer au
cœur même des populations des Alpes. Il fallait peser la valeur vraie de ces montagnards, estimer leur
puissance de résistance, avoir l'exacte mesure de leur esprit militaire.
Avant tout, il était nécessaire d'étudier à fond leur caractère, leurs mœurs, leur religion, car cette étude
pouvait seule permettre de conclure avec logique ou, du moins, d'entrevoir des probabilités.
Les officiers carthaginois n'omirent point de prendre à ce sujet des renseignements précis.
D'excellents esprits croient pouvoir exposer que, en l'état actuel de la science, on chercherait en vain à se
renseigner sur ce que pouvait être, avant notre ère, la religion des populations des Alpes. On n'y trouve,
disent-ils, aucune trace d'organisation religieuse, de culte national, de caste sacerdotale analogue à celle
des Druides de la Gaule. Assurément, le druidisme, issu du brahmanisme hindou, est un fait d'origine
essentiellement aryenne ; c'est, dans l'Europe occidentale, un fait exclusivement celtique. On l'observe
encore chez les Allobroges, qui ont conservé assez intégralement les caractères de la race ; mais il s'efface
graduellement au flanc de la montagne et s'évanouit dans les hautes régions. Ces variations n'ont rien qui
doive nous surprendre. Non, le fait druidique ne concerne ni les Galates, ni les allophyles des Alpes, non
plus que les Celtes de la Cisalpine, si profondément modifiés par les invasions étrusques.
Cependant, bien qu'étranger aux doctrines émanées de la vieille sagesse orientale, l'esprit des Inalpins
n'était pas, comme on l'a prétendu, rebelle à tout sentiment religieux.
Les principales divinités alors en honneur dans les Alpes étaient connues sous les noms de Segomo,
Athobodua, Abinius, Orevalus, Burgo, Moccus, Penn et les Matrones.
Segomo, similaire de Mars, symbolisait la guerre[281], Athobodua[282], sorte de Bellone farouche, avait aussi
de fervents adorateurs. On la représentait d'ordinaire sous la figure d'un corbeau noir, l'oiseau sinistre qui,
le soir des batailles, s'abat sur les blessés et laboure les cadavres[283]. Abinius, Orevalus[284], Burgo,
appartenaient aussi au Panthéon gallique[285] ; mais à quel titre étaient-ils invoqués ? C'est ce qu'on ne
saurait dire avec quelque certitude. Pour Moccus[286], il correspondait au Mercure de l'Olympe grec ou
latin.
En fait de culte original, les montagnards des Alpes avaient celui du dieu Penn et des Matrones. Penn était
essentiellement le dieu de la montagne, et se personnifiait, à chaque pas, dans les pitons aigus, les crêtes
dentelées, les sommets perdus dans les nuages[287]. Son nom, dont la transcription a fait Jupiter
Pœninas[288], se rencontre en bon nombre d'inscriptions latines[289] ; car, une fois maitres de la région des
Alpes, les Romains, suivant leur coutume, ne manquèrent point d'en adopter les dieux. Le dieu des pics
devint l’objet d'un culte officiel[290], et le temple qu'on lui érigea sur le mont Saint-Bernard était encore
debout au IXe siècle de notre ère[291].
Ce Penn aux cornes de granit, aux flancs décharnés, au front de glace ; ce géant qui semblait déchaîner à
son gré les torrents furieux, les vents et les avalanches, ne pouvait inspirer aux montagnards qu'une
profonde terreur. Pour apaiser leur effroi, les populations des Alpes avaient besoin d'invoquer
concurremment des divinités plus douces, disposées à leur prêter secours : elles adoraient les Matrones[292].
Les Matrones des Alpes peuvent être, jusqu'à un certain point, assimilées aux Junons tutélaires[293] dont
les autels étaient semés à profusion sur toutes les parties du monde connu des anciens[294], aux
Proxumes[295], aux Sylphides[296], aux déesses-mères[297] de tous pays[298]. Divinités essentiellement
bienfaisantes, elles gardaient le foyer domestique, veillaient sur la famille, préservaient de tout mal
hommes, femmes, enfants, et laissaient placer sous leur invocation spéciale les rivières[299], les
montagnes[300] et les sources thermales[301].
Chacune d'elles avait pour prêtresse une sorte de sorcière que les paysans des Alpes désignaient sous le
nom de Masca[302].
Le culte des Matrones se répandit aussi en Italie, ainsi qu'il appert d'un grand nombre de monuments
épigraphiques. L'inscription votive ne renferme le plus souvent que le mot Matronis[303] ; cependant on la
rencontre aussi sous quelques autres formes moins simples, telles que Matronis et Dis deabus[304],
Matronis Venerique[305], Matronis Junonibus[306], Senonibus Matronis[307], Matronis Gesatenis[308],
Matronis Vediantibus[309]. Ces trois dernières démontrent surabondamment que chaque peuplade avait ses
Matrones, protectrices attitrées de son territoire[310].
Tel était, à peu près, l'ensemble du Panthéon gallique[311]. Quant aux ministres du culte rendu à ces
divinités, ils ne devaient sans doute point manquer d'analogie avec les prêtres, Bardes, Eubages ou
Druides, dont César et Strabon nous ont esquissé la physionomie. Qu'on se représente donc une
corporation de rapsodes, médecins-sorciers, philosophes contemplateurs, magiciens et grands juges ; qu'on
les couronne de feuilles de chêne, de verveine ou de gui ; qu'on songe à la sauvage naïveté de leurs
hymnes, à leurs superstitions, à leurs sanglants sacrifices, et l'on se formera quelque image de ces sombres
pasteurs d'un peuple de grossiers montagnards.
Les dogmes des religions antiques n'étaient point de nature à maintenir à un niveau supérieur l'état moral
de leurs adeptes. Aussi ne voyait-on encore que populations barbares sur les deux versants des Alpes,
surtout vers la région des crêtes. Chez les derniers représentants des races allophyles près de s'éteindre, les
mœurs étaient empreintes d'un odieux caractère de dépravation, d'abrutissement et de férocité[312]. Là
régnaient en souveraines l'ivrognerie[313] et la hideuse débauche[314] ; là, l'effusion du sang répandait
l'allégresse et réveillait des instincts d'anthropophagie[315]. Ainsi soumis à l'empire de leurs sens, les gens
des Alpes aimaient la guerre[316], qui offrait tant d'appâts à leurs passions violentes. Ils étaient, d'ailleurs,
doués d'un esprit batailleur et faisaient des soldats dont l'entrain était singulièrement prononcé. La guerre
devint bientôt pour eux un métier, et un métier de prédilection. Longtemps avant les guerres puniques, ils
s'étaient mis, contre les Romains, au service des Gaulois de la Circumpadane[317] ; Annibal et son frère
Asdrubal levèrent chez eux des bandes considérables ; enfin, les Romains eux-mêmes en prirent bon
nombre à leur solde. C'est dans la vallée du Rhône que Rome recrutait l'élite de sa cavalerie[318] ; c'est
uniquement de Transalpins qu'elle avait formé sa fameuse légion l'Alouette[319] ; c'est dans les Alpes qu'elle
trouvait ces éclaireurs intrépides[320] dont le type a servi de modèle à celui de nos modernes chasseurs et
bersaglieri. Quand ils brandissaient avec rage leurs armes originales[321], qu'ils entonnaient leurs chants de
guerre ou poussaient des hurlements sinistres[322], ces montagnards paraissaient redoutables, et les officiers
carthaginois s'émurent d'abord à l'idée de les avoir pour adversaires au cours de l'opération du passage des
Alpes. Mais ils ne tardèrent pas à reconnaître que de notables défauts devaient souvent éteindre ce brillant
entrain et paralyser l'effet de toutes les qualités militaires dont il était l'expression. Ces Galates étaient, fort
heureusement pour leurs ennemis, violents, emportés, imprudents, déraisonnables[323] ; c'est à des
mouvements de colère, et non à la logique, qu'ils avaient la prétention de demander le succès[324].
Vainqueurs, ils devenaient insupportables[325], et ne tardaient pas à perdre en orgies tout le fruit de la
victoire[326] ; vaincus, leur prostration était extrême[327]. Du reste, on pouvait facilement les battre, car ils
étaient incapables d'opposer une longue résistance à qui les attaquait avec calme et résolution[328].
Quelle allait être l'attitude des peuples dont les Carthaginois devaient traverser le territoire ? Il était
probable que, maintenus en respect par la présence des contingents allobroges, les Tricorii de la vallée du
Drac ne tenteraient point de contrarier la marche des colonnes ; mais on ne pouvait, malheureusement,
fonder le même espoir sur l'esprit dont étaient animés les Katoriges ; il était à craindre que ces farouches
Galates, jaloux de leur indépendance et surexcités par les agents de Rome, ne se tinssent prêts à opposer
une vive résistance au franchissement des Alpes du Dauphiné, à défendre ensuite la vallée de la haute
Durance, qu'ils pouvaient rendre impraticable par des chicanes de tous les instants. Les Brigiani, leurs
clients, ne manifesteraient évidemment point des dispositions moins hostiles : on avait tout à redouter de la
part de ces montagnards à demi sauvages, perfides et rusés ; ils étaient bien capables de songer aux moyens
de détruire une armée dont ils convoitaient les dépouilles. Somme toute, l'ascension du mont Genèvre
paraissait devoir être une opération grosse de périls. Mais, d'autre part, une fois sur le revers italiote, on
devait retrouver le calme et la sécurité ; on avait à descendre la vallée du Chisone, occupée par les Magelli
; or les sujets du brenn Magil pouvaient être regardés comme des amis sûrs. Enfin, après le passage du
Lemina, on déboucherait dans la plaine piémontaise. Là de nouveau on serait en face de l'ennemi : on
rencontrerait les Taurini, peuple d'une vigueur peu commune et fidèle allié des Romains. Mais là, du
moins, on ne courrait plus d'autres hasards que ceux d'une campagne ordinaire : on serait sorti des Alpes, et
l'on tiendrait le champ de bataille tant désiré !
Ces appréciations couvraient la dernière page du mémoire placé sous les yeux du général en chef, à son
quartier général de Grenoble.
Telles sont, disaient les explorateurs, en manière de péroraison, telles sont ces Alpes, qu'on nomme
l'Acropole de l'Italie et le Rempart de Rome[329]. Rome rend grâces aux dieux de l'avoir dotée de ces
défenses merveilleuses[330], si propices à la sûreté de ses frontières[331] et dont elle convoite la possession
définitive[332]. Pour nous, Carthaginois, occuper les cols qui découpent la cime de ces Alpes, c'est tenir en
nos mains les clefs de l'Italie[333].
Annibal lut attentivement les mémoires descriptifs de ses ingénieurs militaires ; il étudia leurs cartes ; il
discuta le problème et s'entretint longtemps avec eux de toutes les éventualités de l'opération. Ayant
définitivement approuvé leurs projets et décidé que la directrice de marche passerait, suivant leur avis, par
les vallées du Drac, de la Durance et du Chisone, il dut clore la conférence de Grenoble. L'histoire ne dit
pas dans quelle forme eut lieu cette clôture, ni s'il fut prononcé de discours. Mais si, à cette occasion, le
jeune Annibal a dit quelques mots, on peut facilement en induire le sens, en se reportant aux paroles vives
qui s'échappaient de la bouche du jeune Bonaparte, alors que, deux mille ans plus tard, il se trouvait placé
dans une situation semblable. Il avait, on le sait, conféré avec ses ingénieurs, réunis, à cet effet, à
Lausanne, le 13 mai 1800. A la fin de la dernière séance, le général Marescot résuma nettement la question
du passage des Alpes... il regardait, dit M. Thiers[334], l'opération comme très-difficile. — Difficile, soit,
répondit le premier consul ; mais est-elle possible ? — Je le crois, répliqua le général Marescot, mais avec
des efforts extraordinaires. — Eh bien, partons ! fut la seule réponse du premier consul.
[1] Polybe, III, XLV.
[2] Polybe, III, XLV.
[3] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[4] Polybe, III, XLVII. Les éléphants de guerre étaient généralement organisés par brigades de 64 têtes. Chaque brigade comprenait des divisions et sous-
divisions tactiques déterminées.
La brigade de 64 éléphants était dite φάλαγξ ; la demi-brigade de 32 éléphants, κεραταρχία ; la division de 16 éléphants, έλεφανταρχία ; le peloton de 8
éléphants était dit ίλαρχία ; la section de 4 éléphants formait une έπιθηραχία ; la demi-section de 2 éléphants, une θηραρχία.
Une seule bête, considérée comme unité tactique, était dite ζωαρχία. (Voyez Elien, De instruendis aciebus, apud Veteres rei milit. scriptores. Ed. Stewech,
p. 325.) En colonne, les éléphants devaient sans doute marcher le plus souvent par thérarchie ; dans les chemins étroits, par zoarchie.
[5] Polybe, III, XLV.
[6] Polybe, III, XLIV.
[7] Polybe, III, XLIX.
[8] Polybe, III, XLIV. Nous avons dit (liv. IV, chap. III) que les services administratifs de l'armée carthaginoise avaient accumulé dans la place de
Grenoble d'immenses approvisionnements de vivres, de vêtements, de chaussures, etc. (Cf. Polybe, III, XLIX et Tite-Live, XXI, XXXI.) La formation de
ces magasins s'était opérée sans difficulté, par suite de circonstances qui avaient permis aux Carthaginois d'accepter, les armes à la main, un rôle de
médiateurs. Polybe et Tite-Live exposent que, lors de son arrivée sur l'Isère, Annibal avait trouvé l'île des Allobroges dans un état d'agitation extrême ; que
deux frères s'y disputaient le pouvoir et troublaient le pays du tumulte de leurs prétentions rivales ; qu'une révolution violente venait de déposséder l'aîné
des frères de l'autorité qu'il exerçait légalement ; que, prenant fait et cause pour celui-ci, l'armée carthaginoise avait favorisé sa restauration ; que le jeune
brenn, rentré dans ses droits grâce à l'intervention d'Annibal, n'avait pas cru pouvoir témoigner sa gratitude à son libérateur mieux qu'en mettant à sa
disposition des provisions de toute espèce.
Pour qui sait lire l'histoire, il est manifeste qu'Annibal avait, depuis longtemps, noué des relations avec ce brenn des Allobroges ; qu'il lui avait promis son
appui et que, pour prix des services qu'il était appelé à lui rendre, il en avait obtenu l'autorisation de former des magasins sur des points déterminés de sa
ligne d'opérations. L'alliance avait été contractée de longue date ; le brenn s'était constitué gardien des approvisionnements ; mais, en aidant à les réunir, cet
allié fidèle n'avait sans doute fait qu'opérer pour le compte du Trésor carthaginois. Dans ces hautes vallées, les unes frappées de stérilité par un hiver
éternel, les autres à peine assez larges pour nourrir leurs rares habitants, on ne pouvait trouver aucun moyen de vivre. Il fallait porter le pain pour les
hommes et jusqu'au fourrage pour les chevaux. Le général Bonaparte, sachant qu'avec de l'argent on se procurerait facilement le concours des robustes
montagnards des Alpes, avait envoyé sur les lieux des fonds considérables. (Thiers, Hist. Du Consulat et de l'Empire, t. I, livre IV.)
[9] Polybe, III, XLIV.
[10] Polybe, III, XLVII.
[11] Diodore de Sicile, V, XXXIX. — Strabon, IV, I, 11.
[12] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[13] Strabon, IV, I, 11.
[14] Strabon, IV, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, V. Cette fertilité bien connue faisait donner au Rhône le surnom d'Éridan celtique. (Voyez Apollonius, IV,
627. Cf. Schol. Denys Périégète, 289.)
[15] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[16] Orange n'était encore qu'une simple bourgade au temps du passage d'Annibal ; elle devint, sous la domination romaine, le quartier général de la
seconde légion. Pline (Hist. nat. III, V) la mentionne sous le nom d'Arausio Secundanorum ; elle est dite aussi civitas Arausio (Orelli, inscr. 3186) et
Colonia Firma Julia Secundanorum (Orelli, inscr. 5231). Suivant Aymar du Rivail (Hist. Des Allobroges, liv. I, chap. XIII), les modernes l'ont appelée
Arausica et Auraica.
L'arc de triomphe d'Orange, dont on voit les moulages au musée de Saint- Germain, n'eut, suivant les conjectures les plus plausibles, d'autre destination que
de consacrer le souvenir de la défaite des Teutons par Marius, survenue l'an 101 avant notre ère, c'est-à-dire plus d'un siècle après l'expédition d'Annibal.
On voit aujourd'hui sur l'une des places d'Orange la statue du comte Raimbaud II, célèbre croisé qui se distingua, en 1099, sous les murs d'Antioche et de
Jérusalem. Le socle porte cette inscription latine, empruntée à un passage d'Albert d'Aix : Raimbaudus cornes, de Oringis civitate, quo non alter valentior.
Mystérieux cycles de l'histoire ! Le pays que foulaient les soldats d'Annibal devait, treize siècles plus tard, voir naître un chevalier appelé à guerroyer aux
frontières du pays des aïeux d'Annibal !
[17] L'Eygues, alias Aigues, qui prend source dans le département des Hautes-Alpes, coule d'abord au nord-ouest, arrose Rémusat, où elle reçoit l'Oule,
tourne au sud-ouest et va se jeter dans le Rhône entre Piolenc et Orange. Aymar du Rivail la désigne sous les dénominations d'Ica, Equa, Icarius, Iquarius.
Suarès l'appelle Bicarus, et Fortia d'Urban attribue à ce nom une signification celtique. Nous y voyons la transcription latine d'ich-ara, la rivière-corne,
l'affluent.
[18] Podiolenum, Mornacum, Mons Draco.
[19] Le Lez, Lissius, el-ich, prend source au mont de la Lance, coule quelque temps du sud au nord, puis descend vers le sud-est jusqu'à son confluent avec
le Rhône, un peu au nord de Mornas.
[20] Abolena (A. du Rivail).
[21] Petra lata (A. du Rivail). La ville actuelle de Pierrelatte est bâtie au pied d'une large roche isolée dans la plaine, formée d'une pâte calcaire dans
laquelle sont incrustés des grains de quartz et de feldspath mêlés à des débris de coquillages. Au temps d'Annibal, une petite bourgade était sans doute
établie sur la roche elle-même.
[22] La Berre, Berra, prend source au-dessus de Grignan, coule de l'est à l'ouest et se jette dans le Rhône entre Donzères et Pierrelatte.
[23] Dosera (A. du Rivail).
[24] Le Roubion, Rubium, sort de la montagne du Miélandre, coule d'abord au nord-ouest et arrose Bourdeaux. Puis il descend vers le sud-ouest, reçoit, à
Montélimar, le Jabron, issu des environs de Dieulefit. Les deux cours d'eau réunis vont se jeter dans le Rhône à 3 kilomètres ouest de Montélimar.
[25] C'est sur ce mamelon que s'élevait l'ancienne ville d'Accusium ou Acunum, mentionnée sous le titre de mansio dans l'Itinéraire de Bordeaux à
Jérusalem. C'est vers le commencement du VIe siècle de notre ère que l'antique Acunum échangea son nom contre celui de Montilium Adhemari. La ville
moderne de Montélimar est bâtie aux pieds du mamelon d'Acunum.
[26] Savatia (A. du Rivail).
[27] Aureolum (A. du Rivail).
[28] Droma, Druna, Dr-ou-ana, la rivière nourricière. (Ausone, Mosella.)
[29] Libero (A. du Rivail). On y voit les ruines de ce château merveilleux qui, suivant Gervais de Tilbury, ne supportait, la nuit, ni garnison, ni sentinelles.
[30] Valentia, transcription d'ou-el-ens, ou mieux ou el-euske. On rencontre en Europe bien des villes de ce nom, essentiellement générique : Valence, en
France et en Espagne ; Vibo Valentia, en Calabre ; Valenza, sur le Pô, etc. La Valentia Cavarum (Pline, Hist. nat., III, V) obtint le rang de cité sous la
domination romaine. (Cf. Orelli, inscr. 2332.) Son territoire prit le nom de Valentinois au temps de Henri II, qui l'érigea en duché-pairie.
L'étude de l'histoire permet souvent de faire des rapprochements étranges. Deux mille ans après l'expédition d'Annibal, sortaient de Valence deux soldats
qui devaient, eux aussi, porter la guerre en Italie. C'est à Valence que le jeune Bonaparte fit son premier temps de service en qualité d'officier d'artillerie.
Valence est, d'autre part, la ville natale de Championnet. La statue qu'on lui a érigée porte cette inscription : Jean-Étienne Championnet, né à Valence le 24
mai 1762, mort à Antibes le 9 janvier 1800. Général en chef des armées de la République en Italie. Vainqueur sur les bords du Tibre, du Tronto, du
Garigliano, du Vollurno. Il soumit la ville de Naples le 23 janvier 1799. Un des cartouches du socle porte cette inscription :
TERNI OTRICOLI
PORTO DI FERMO GAETE
CIVITA CASTELLAN A CAPOVE
NAPLES

[31] Châteauneuf-d'Isère n'était sans doute qu'une simple bourgade au temps de l'expédition d'Annibal ; mais, sous la domination romaine, ce centre prit
une notable importance. On y a découvert un taurobole et divers autres monuments antiques.
[32] Polybe, III, XLIX ; Tite-Live, XXI, XXXI.
[33] Polybe, III, XLIX. Aux termes de cette comparaison, le sommet du triangle doit se fixer au confluent même de l'Isère et du Rhône ; les deux fleuves
représentent les côtés du delta, lequel, au lieu d'une plage maritime, a pour base l'épais rideau de montagnes qu'on voit tendu de Grenoble à Pierre-Châtel.
Si l'on considère que le Guiers, affluent du Rhône, coule parallèlement à ce massif, l'image de Polybe n'en semble que plus heureuse.
[34] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[35] Martial, Epigr. XIII, 107. — Pline, Hist. nat., XIV, III et VI. On voit que les vins de Vienne coûtaient cher. Ils se vendaient 210 francs l'amphore, soit
plus de 1050 francs l'hectolitre.
Vienna, Ούίεννα, sont des transcriptions d'Ou-Yen. La ville d'Yen a gardé le nom de la peuplade.
[36] Dans le territoire de Vienne, on trouve beaucoup d'étangs et de lacs poissonneux, une grande quantité de blé et de vin, d'excellentes châtaignes, dont se
nourrissent les Allobroges et qui s'exportent jusqu'à Marseille et à Paris. Les Viennois, comme les autres Allobroges, ont également beaucoup de fourrages
pour les chevaux et pour les troupeaux. Ils possèdent enfin toute espèce de bêtes, tant pour la nourriture que pour d'autres usages ; un grand nombre de
forêts, etc. (Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges, liv. I, chap. III.)
[37] Nous avons déjà dit que Brancus n'est que la transcription de brenn-kount, et kount, l'abréviation de kount-el-aroun, le confluent des rivières. Kount-
el-aroun eut pour transcription latine Cularo (Grenoble). Il ne nous paraît pas utile de discuter l'étrange étymologie proposée par Aymar du Rivail :
Calarona, sive Cularo, sic nomen accepit quod culus et posterior et infima Alpium pars Galliarum latere existat, aut quod in culo et extrema Galliarum
parte versas Alpes collocata sit. (A. du Rivail, Hist. des Allobroges, liv. I, 38-39 de l'édition Terrebasse.) Pour pouvoir admettre cette plaisanterie d'un goût
douteux, il est bon de se souvenir que Du Rivail était contemporain de Rabelais.
[38] C'est à Romans que, cent ans après l'expédition d'Annibal, devait définitivement se consommer la ruine des Allobroges (121 av. J.-C.). D'abord battus,
sur la Sorgues, par Domitius Ænobardus, ils furent, trois mois après ce premier désastre, absolument détruits sur l'Isère par Q. Fabius Maximus, petit-fils de
Paul-Émile. (Voyez Strabon, IV, I, 11.) Romans fut, dit-on, bâtie par les Romains sur le théâtre de leur victoire, que divers monuments publics furent
appelés à consacrer. (Voyez Strabon, loc. cit.) Les Allobroges avaient vraisemblablement un pont à Romans.
[39] Polybe, III, L. C'est bien de l'Isère qu'il est ici question et non du Rhône, ainsi que l'ont prétendu certains commentateurs. C'est de l'Isère, en effet, que
Polybe vient de parler en dernier lieu, quand il emploie l'expression παρά τόν ποταμόν ; il est, d'ailleurs, évident que cette expression vise, en même temps,
le Drac, affluent de l'Isère.
[40] Cette route de la frontière des Voconces fut prise par le corps d'armée de Valens. Or Valens, venant de Vienne, devait nécessairement, en poussant sur
Grenoble, rester sur la rive droite de l'Isère. Nous admettrons qu'il faut attribuer à l'expression de Tite-Live (XXI, XXXI) : per extremam oram
Vocontiorum le sens que Tacite (Hist., I, LXVI) donne à ces mots : per fines Allobrogum et Vocontiorum. (Tacite, Hist., I, LXI, LXIV, LXVI.)
[41] Nous négligeons ici la distance de Châteauneuf-d'Isère à Romans, environ 9 kilomètres. Nous comprenons le temps employé à parcourir cette distance
dans celui qu'Annibal a passé en opérations dans l'intérieur de l'île, et dont l'espace nous est absolument inconnu.
[42] Si des dix jours de marche dont Polybe (III, L) établit le compte, on défalque ces quatre journées employées à faire la route de Romans à Grenoble, il
reste six jours pour les étapes à fournir, le long du Drac, de Grenoble à l'entrée des Alpes. Il est bon d'observer, d'ailleurs, que ces dix journées de marche
n'ont pas été consécutives ; que l'armée carthaginoise a nécessairement fait séjour à Grenoble.
[43] Grenoble n'était, au temps d'Annibal, qu'un castellum allobroge, établi, rive droite de l'Isère, sur le revers du mont Rachais, dans les faubourgs actuels
de Saint-Laurent et de la Perrière et sur la montée de Charlemont. Cette petite place forte occupait l'emplacement de la Bastille, avec tête de pont sur la rive
gauche. Devenus maîtres du pays, un siècle après l'expédition d'Annibal, les Romains conservèrent à Grenoble son ancien nom de Cularo. Cularone, ex
finibus Allobrogum. (Cicéron, Epist. ad famil. X, XXIII.) La ville romaine prit certaine extension sur la rive gauche, mais son importance ne date
réellement que de l'époque de Dioclétien et de Maximien. L'empereur Gratien y fit divers embellissements (375-383) et lui donna son nom (Gratianopolis).
Saint Augustin, (Cité de Dieu, XXI, VII) et Ausone (In Gratiani proconsulatu) sont les premiers écrivains qui mentionnent ce nom de Gratianopolis. La
Table de Peutinger, qui n'est sans doute que de quelques années postérieure à la mort de Gratien, porte encore la vieille désignation de Cularone. — Voyez
le Dictionnaire archéologique de la Gaule, t. I, au mot Cularo.
L'importance militaire de Grenoble, tant prisée des Carthaginois et des Romains, ne pouvait échapper à l'appréciation des modernes. Montannel parle, à
mainte reprise, de la nécessité de mettre dans Grenoble le dépôt général de la guerre, et M. Thiers (Hist. du Consulat et de l'Empire, livre LVII) admire
combien cette ville est importante par son site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison et la valeur politique et morale de ses habitants. Le
castellum allobroge, réorganisé par les Romains, était destiné à devenir place forte de premier ordre. Agrandie par Lesdiguières, la ville de Grenoble a été,
dès les premières années du règne de Louis-Philippe, dotée d'une enceinte fortifiée respectable. Ses défenses n'ont pas cessé, dès lors, de se perfectionner,
et elles reçoivent aujourd'hui de nouveaux développements.
[44] Nous avons déjà donné (liv. IV, chap. III) le texte de Polybe. Il n'est point hors de propos de le reproduire ici, afin de le mettre en regard du passage
correspondant de Tite-Live et de l'extrait de l'Histoire du Consulat et de l'Empire auquel nous faisons allusion. Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI,
XXXI. — D'immenses approvisionnements en grain, biscuit, avoine, avaient été faits. On avait fait transporter, au pied du col, du pain, du biscuit, des
fourrages, du vin, de l'eau-de-vie, au moyen de magasins improvisés dans chacun de ces lieux, on fournissait aux hommes les souliers, les vêtements, les
armes qui leur manquaient. La précaution était bonne, car le premier consul voyait souvent arriver des soldats dont les vêtements étaient usés, dont les
armes étaient hors de service. (M. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, livre IV, passim.)
[45] Le général Bonaparte avait trente et un ans lors de son passage des Alpes ; Annibal, vingt-neuf ans.
[46] Histoire du Consulat et de l'Empire, livre IV.
[47] Polybe, III, XXXIV, XLVIII et passim.
[48] Durant le XVIe siècle avant notre ère, les Égyptiens faisaient usage, au cours de leurs expéditions d'Asie, de tableaux offrant assez fidèlement l'image
de tout le pays à conquérir. (Voyez Apollonius, Argonautes, IV, v. 279.) D'autre part, Hérodote attribue à Sésostris (Ramsès Meïamoun) l'honneur d'avoir
fait procéder à une vaste opération cadastrale, impliquant la nécessité d'une représentation graphique. (Hérodote, Hist. ,II, CIX.)
[49] Un plan devait nécessairement accompagner le travail de répartition de la Terre promise entre les tribus des Hébreux. (Voyez Josué, XIII-XVIII.)
[50] Ce savant, auquel on doit plus d'une découverte, est connu sous le nom de Thalès de Milet, mais il était d'origine phénicienne.
[51] Strabon, I, I, 11. Cette carte, qu'Anaximandre de Milet dessinait vers l'an 610 avant J.-C., fut bientôt perfectionnée par un autre Milésien. Nous
voulons parler d'Hécatée, dont les travaux peuvent se rapporter à l'an 525. (Voyez Agathemère, Compendiarium geographiæ, I.) C'est vers cette époque que
Scylax de Caryanda fit, pour le roi Darius, la reconnaissance détaillée d'une partie de l'Asie. (Voyez Hérodote, Hist., IV, XLIV.)
[52] Hérodote, Hist., V, XLIX. Hérodote, qui mentionne (Hist., V, LV) toutes les stations échelonnées sur la route de Sardes à Suze, avait sans doute vu, de
ses yeux, la carte d'Aristagoras.
[53] Elien, III, XXVIII. — Du temps de Socrate, les Athéniens avaient la Grèce dépeinte en une carte, en laquelle il [Socrate] dit un jour à Alcibiade qu'il
lui montrât les grandes terres et possessions dont il se vantait. Et, comme Alcibiade eut fait réponse qu'elles n'y paraissaient point, il lui répliqua : Pourquoi
te vantes-tu si fort de richesses desquelles le géographe qui a fait cette carte n'a point fait d'état ? (Bergier, Hist. des grands chemins de l’Empire romain,
III, VII.)L'usage des cartes était vulgaire au temps d'Alcibiade, ainsi qu'il appert d'un passage très-connu des Nuées d'Aristophane.
[54] L'art des levers topographiques avait pris naissance en Egypte ; il se répandit de là dans les colonies grecques de l'Asie Mineure, d'où la métropole
l'implanta sur son propre territoire. (Hérodote, Hist., II, CIX.)
[55] Pline, Hist. nat., VI, XVII et XXI. L'ingénieur-géographe Bæton, que les Grecs qualifiaient de βηματισίης, est l'auteur d'un grand ouvrage,
accompagné d'une carte, dont Athénée fait mention sous le titre de Σναθμοι τής Άλεξάνδρου πορείας.
[56] Théophraste, disciple d'Aristote, ordonna par testament qu'une carte universelle de la terre, qu'il avait, fut mise, après son décès, en une galerie du
Lycée, où il avait enseigné la philosophie. (Bergier, Hist. des grands chemins de l'Empire, III, VII. Cf. Diogène Laërce, I, V.) Dicéarque est l'inventeur du
diaphragme, c'est-à-dire des coordonnées géographiques. Il imagina de tracer sur sa carte une ligne continue, parallèle à l'équateur et suivant, à peu près, le
trente- sixième parallèle. Sur cette ligne il éleva une perpendiculaire passant par l'île de Rhodes et obtint ainsi un système d'axes qui lui permit de repérer
des points, comme on le fait aujourd'hui par le moyen des méridiens et des parallèles.
[57] Ératosthène est l'auteur d'une carte munie d'un diaphragme, à l'instar de celle de Dicéarque. Sur ce canevas de coordonnées rectangulaires, le
géographe rapportait exactement les distances données par les itinéraires des voyageurs et les journaux de périples que tenaient alors les marins. On ne
saurait se dissimuler les imperfections de ce système de projection ; mais, bien que très-inférieure aux méthodes astronomiques ultérieurement préconisées
par Hipparque (165-125), la méthode d'Ératosthène n'en a pas moins une valeur scientifique très-appréciable.
[58] Né vers l'an 274, mort vers 194, Eratosthène était, au début de la deuxième guerre punique, à l'apogée de sa réputation. Né vingt-sept ans avant
Annibal, mort onze ans avant lui, le célèbre conservateur de la bibliothèque d'Alexandrie était bien contemporain du héros de Carthage.
[59] Les Itinéraires romains rédigés vers la fin de l'Empire, et dont la Carte de Peutinger nous offre un spécimen, ne comprenaient que de grossières figures
annexées à des indicateurs de routes. Ces tableaux, quelquefois bizarres, ne sauraient nous donner une idée du degré de perfection auquel devaient parvenir
les topographes de l'antiquité. Leurs dessins valaient assurément les nôtres, si tant est qu'on puisse introduire en cette matière le rapport qu'on a coutume
d'établir entre la puissance d'un art antique et celle de son similaire moderne. Les beautés du Parthénon, de la Vénus de Milo, des fresques de Pompéi, nous
autorisent à attribuer certaine élégance aux cartes des anciens. Quant à l'exactitude des formes, leurs géographes y parvenaient certainement, puisque
Strabon assigne celle du triangle à la Sicile ; puisqu'il compare l'Espagne à une peau de bœuf, et le Péloponnèse à une feuille de platane. (Voyez Strabon, II,
I, 30 ; VIII, II, 1 ; V, I, 1.) Suivant les mêmes errements, Pline (Hist. nat., III, VI et XIII) assimile l'Italie à une feuille de chêne, l'île de Sardaigne à un pied
humain. (Cf. Silius Italicus, Puniques, XII.)
[60] Végèce, De re militari, III, VI.
[61] Pline, Hist. nat., III, VII. En particulier, les Alpes occidentales furent elites quelquefois Titans, montagnes de Jupiter, etc. Il geografo Guido cehbe a
scrivere che ad occidente l' Italia ha per confine montes excelsos quos quidam Titanos dicunt, alii Alpes lovias nominant... (Carlo Promis, Storia dell' antica
Torino, p. 460.)
[62] Ce nom se rencontre en bon nombre de textes, d'inscriptions et d'itinéraires. Pline, Hist. nat., III, XXIV. — Tacite, Hist. IV, LXVIII. — Ammien
Marcellin, XV, X. — Procope, De bello Gothico, II, XXVIII.
AVRELI
SIGERI
AVRELIVS
AVGG LIB
APHRObISIV
TABVLARVS
ALPIVMCOT
TIARVM
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 184)
Cf. Orelli, n° 2156 et 6939. — in Alpe Cottia. (Carte de Peutinger.) — Mediolano Arelate. Per Alpes Cottias. (Itinéraire d'Antonin.) — in Alpe Cottia.
(Quatrième Itinéraire Apollinaire ou de Vicarello.)
[63] Le nom de Cottus était, ainsi que ses variantes Cottius, Cotys, etc., très-répandu dans l'antiquité. Citons, à titre d'exemples, le Cotus mentionné par
Cicéron (In L. Pisonem, XXXIV) ; l'Éduen Cotus, le Carnute Cotuatus, dont parle César (De bello Gallico, VII, XXXII) ; le roi des Gètes Cotys (ap.
Jornandès, passim). Dès le temps de la République, le nom de Cottius était porté par des familles romaines. «Il nome Cottius apparisce gentilizio romano
sin dall' età repubblicana. (Carlo Promis, Storia dell antica Torino. Cf. Borghesi, Gente Arria, I, 67.)
Du radical cot procédaient aussi nombre de noms de lieux, tels que ceux de Cottiœ, Cuttiœ, station romaine des Itinéraires de Verceil à Paris ; de la Vallis
Cottiana, dans la Maurienne (Troya, Cod. diplom. Longob. I, n° 21) ; de la Sylva Cottiana, près de Tours (Duchesne, I, 315, 346, 547). La fréquence de ce
nom s'explique facilement à qui veut remarquer la signification du radical coat (celt.), lequel désigne le bois, la forêt.
[64] Donnus, père de Cottus, dont l'arc de Suze et les vers d'Ovide (Pontiques, IV, VII, 29) ont consacré la mémoire, eut aussi, dans l'antiquité, nombre de
paronymes. Nous citerons Conetodonnus, Donnotaurus, Damnacus, personnages éminents mis en scène par César (De bello Gallico, passim). Beaucoup de
noms de lieux impliquent également le radical donn, dont la transcription latine fut dunum. Ce mot signifie ville fortifiée, château fort. Cf. town (celt.).
[65] Ammien Marcellin, XV, X.
[66] Strabon, IV, I, 3.
[67] Strabon, IV, I, 3.
[68] Strabon, IV, VI, 6. Le royaume de Cottius fut, à la mort de ce prince, réduit en province romaine, dite des Alpes Cottiennes, avec Embrun pour
capitale. Il convient d'observer, d'ailleurs, que le nom d'Alpes Cottiennes visa dès lors spécialement les régions du revers occidental, qu'on appelle
aujourd'hui les Alpes du Dauphiné. La sola porzione transalpina di quel regno avesse nome di Provincia Alpium Cottiarum. (Carlo Promis, Storia dell’
antica Torino, p. 408.)
[69] Ammien Marcellin, XV, X. — Cette partie des Alpes fut ensuite appelée Alpes Cottiennes, parce que le roi Cottius, qui y régnait à l'époque d'Auguste,
y fit construire à grands frais, si nous en croyons Ammien Marcellin, des routes solides, commodes et faciles pour les voyageurs, routes intermédiaires
entre les autres routes des Alpes. (Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges, trad. Macé, I, XXI.)
[70] Nous rappelons que le mot coat (celt.) signifie bois, forêt.
[71] Nous n'osons pas dire constitution minéralogique, car le mot pourrait sembler étrange, si nous l'écrivions à propos du rapport des officiers d'Annibal.
Cependant, si le nom de minéralogie était inconnu des anciens, la science elle-même était loin de leur être étrangère. Ils avaient, au contraire, des notions
étendues sur la structure de l'édifice souterrain qui résulte de la disposition méthodique des roches de nature diverse.
[72] Genèse, I, 9 et 10.
[73] Genèse, I, 11 et 12.
[74] Genèse, I, 20 et 21.
[75] Genèse, I, 29 et 30.
[76] Genèse, I, 24 et 25.
[77] Le soulèvement des Alpes occidentales s'opère entre l'époque de la molasse et celle du terrain subapennin. Rapporté aux Alpes du Dauphiné, le
système suit la direction générale N. 26° E.
[78] Le soulèvement des Alpes principales se place entre le subapennin et le diluvium. Ce système, rapporté aux Alpes du Valais, se dirige vers l'O. 16° S.
[79] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[80] Pline, Hist. nat., XXXVII, IX et X. Cf. Claudien, Epigrammes, De crystallo.
[81] Pline, Hist. nat., XXXIV, II.
[82] Posidonius, ap. Athénée, VI, IV. —Cf. le nom de l'Argentière (Hautes-Alpes).
[83] Strabon, IV, VI, 7. — Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[84] Consultez, pour l'étude de la minéralogie des Alpes : de Saussure, Voyage dans les Alpes ; Hassenfratz, Journal des mines, XVII ; Annibal de Saluces,
Le Alpi che cingono l' Italia ; Ch. Lory, Carte géologique du Dauphiné.
[85] Strabon, II, V, 18 et V, I, 3.
[86] Géographie de la Gaule romaine, 1re partie, chap. I, § I.
[87] Tite-Live, XXI, XXXV.
[88] Le mont Tabor occupe le sommet de l'échancrure qui regarde l'Italie. Nous en avons déjà donné l'altitude (voy. liv. III, chap. IV), laquelle est de 3.172
mètres. Autour de ce nœud, s'ouvrent les passages du Galibier, de la Roue et des Echelles, qui, par la Clarée, mettent la haute Durance en communication
avec l'Arc et la Dora. Observons ici que Tabor est une dénomination générique s’appliquant à nombre de pitons que dominent d'autres pics voisins. C'est
ainsi qu'on rencontre : un petit mont Tabor dans les Alpes cottiennes elles-mêmes, au nord de Monestier ; un Tabor sur la route de Vienne à Prague, au pied
du quel campèrent les Hussites, en 1419, et qui a donné son nom à la bataille de 1648, gagnée par les Suédois sur les Impériaux ; un Tabor de Syrie, célèbre
par notre victoire de 1799 ; un Tabor de Kabylie, dont le nom figure dans les bulletins de notre expédition des Babors en 1853, etc. D'où vient la
persistance de ce nom ? C'est que Babor, ou mieux Brbr, signifie, nous l'avons déjà dit, pic ou piton. La préfixe ta impliquant, d'ailleurs, l'idée d'infériorité
physique, Tababor ou Tabor veut dire exactement piton bas, femelle de Babor. Et, en effet, le Tabor de Syrie (altitude 600 mètres) est plus petit que son
voisin le Carmel (650 mètres) ; le Tabor de Kabylie est également de moindre altitude que le Babor mâle ou grand Babor ; enfin le Tabor des Alpes a 664
mètres de moins que le Viso, 420 mètres de moins que le mont Genèvre.
[89] Le Viso est une majestueuse pyramide, qu'accompagnent trois autres aiguilles : le Visoletto, au nord ; le Viso di Vallanta, à l'est ; une pointe innomée,
au sud. Nous avons dit (liv. III, chap. IV) que l'altitude du Viso mesure 3.836 mètres. Ces proportions grandioses ont frappé d'étonnement les anciens et les
modernes. (Pline, Hist. Nat.. III, XX. — Solin, II, XXXV.) — La montagne du Viso est d'une hauteur prodigieuse ; c'est une grosse tête de rocher que l'on
voit de la plus grande partie de la plaine du Piémont. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.) Les poètes ne pouvaient manquer de
mentionner le nom du pic géant qui leur semblait commis à la garde des sources du Pô. (Virgile, Énéide, X, v. 707. — Silius Italicus, Puniques. X, v. 144
sq.)
On voit que Silius personnifie le géant des Alpes et le fait décapiter de la main d'Annibal. Cette image peint bien la grandeur de l'entreprise du héros
carthaginois.
[90] Le mont Genèvre, dont l'altitude, nous l'avons dit (liv. III, chap. IV), mesure 3.592 mètres, fut d'abord désigné sous le nom d'Alpis Cottia. in Alpe
Cottia. (Carte de Peutinger.) Cf. Quatrième Itinéraire de Vicarello. Le nom d'Alpis Julia prévalut ensuite un instant, lors de la première campagne de César
dans les Gaules. Plus tard, la montagne fut dite mons Matrona. Inde ascendis Matronam. (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.) — Hinc alia celsitudo
erectior, ægreque superabilis ad Matronæ porrigitur verticem, cujus vocabulum casus feminæ nobilis dedit. (Ammien Marcellin, XV, X.) On voit
qu'Ammien attribue l'origine de cette nouvelle dénomination au fait de l'accident dont une dame romaine aurait été victime en ces parages ; mais
l'étymologie est au moins puérile. La montagne avait alors pris le nom des divinités qu'on adorait sur ses crêtes. Il nome Matrona dato al Monginevra è
Gallico cosi essendo appellato anche il fiume Marna, e favoloso è il racconto lasciatoci da Ammiano. Devotissimi aile Matrone furono i Galli coi popoli ad
essi attinenti che le appellavan anche Malrœ col nome di Maires essendoscne propagato il culto eziandio in Italia. (Carlo Promis, Storia dell' antica
Torino.) Nous donnerons plus loin d'amples détails sur le culte des Matronæ dans les Alpes. Vers la fin du IXe siècle de notre ère, on adopta la désignation
de mons Genevus (Antiq. Italicæ, I, 348) et, ultérieurement, la leçon mons Geininus (Chron. Novalic. III, 7). Plus tard, Aymar du Rivail (Hist. des
Allobroges, ch. XXI) écrivit mons Genua, ajoutant que les habitants du pays ne manquèrent point de dire par corruption mons Janus ou Januarius. Hâtons-
nous de faire connaître que l'assertion de Du Rivail est très-risquée. Il faut, en effet, se garder de confondre le mont Genèvre et le mont Juan. Celui-ci, dont
l'altitude mesure 2.514 mètres, se trouve à 4 kilomètres au sud-ouest du mont Genèvre. Les deux lobes montagneux comprennent entre eux les sources de la
Durance. Selon quelques commentateurs, le nom de mont Juan viendrait de ce que, après la soumission des Alpes, Auguste aurait fait fermer un temple de
Janus, bâti sur la montagne. Enfin, quelques chroniqueurs ont donné la leçon Genebrœ, qu'ont suivie les Français en écrivant mont Genèvre, et les Italiens,
qui disent Monginevro. Denina (Tableau historique de la haute Italie) prétend que le nom du mont Genèvre vient de celui des genévriers qui le
complantent. Ce n'est là qu'une simple hypothèse.
[91] Voici les altitudes de quelques points du mont Pelvoux : le pic de Neige, 3.615 mètres ; la roche Faurio, 3.716 mètres ; le Temple, 3.756 mètres ; l'Aile
Froide, 3.854 mètres ; la Meige, 3.987 mètres ; les Écrins, 4.103 mètres au-dessus du niveau des eaux moyennes de la mer.
[92] Les montagnes dans lesquelles se voient le vallon de Saint-Christophle, le val Senestre, le val Jouffrey, le val Godemar, le vallon de Champoléon, la
vallée d'Orcières, le vallon de la Gravière, le vallon de Réalon, le vallon de Saint-Clément, celui de Freissinières, celui de l'Argentière et celui de la
Vallouise, n'offrent partout qu'un pays affreux et rempli de précipices. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.) L'auteur que nous
venons de citer expose que la ligne de partage des eaux des Alpes du Dauphiné part du lobe montagneux qui s'élève entre le col de la Ponsonnière et celui
du Chardonnet ; que cette ligne de partage, ou arête générale, passe ensuite par le col du Lautaret, par les cols d'Arcine, du Haut-Martin, de Freissinières, de
Terre-Blanche, de Tourette, de Jean-Saume, de Barle, de la Couppa, de Pioly, de Moussières, de Saint-Philippe, du Collet ou Fond-Garman, de Rochette,
de Roumette, de Saint-Guigues, de la Cluse, du Rabot, de la Croix-de-Tremini, de la Croix-Haute, etc.
[93] La chaîne qui forme la gauche de la vallée de Pragelas prend racine à la montagne qui est entre le col de Vorges et celui de Rodour. Cette chaîne, après
avoir décrit un grand arc à la tête du Haut-Pragelas, s'allonge ensuite vers la plaine du Piémont, sur laquelle elle se termine par un vaste empâtement, dont
les penchants tombent sur l'abbaye des Portes, sur Pignerol, etc. Les penchants de cet empâtement sont en partie en glacis, et en partie roides et remplis
d'escarpements. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[94] La chaîne qui forme la droite de la vallée de Pragelas prend sa racine à la montagne qui est entre le col de Saint-Martin et celui de la Mayt. Les
penchants de cette chaîne, du moins ceux qui tombent sur la rivière depuis l'origine de la vallée jusqu'à Mantoulles, sont si renflés qu'ils présentent sur
ladite rivière plutôt un ventre qu'un glacis ; aussi les vallons qui les entrecoupent y sont fort profonds, escarpés et difficiles à pratiquer, c'est-à-dire qu'on ne
peut passer à travers les contreforts qui séparent ces vallons que par des chemins très-roides, étroits et remplis de tourniquets. (De Montannel, loc. cit.)
[95] Pline, Hist. nat., XXXI, XXVI.
[96] ... pel motivo osservato da Seneca (Nat. Quæst. IV, II, 19) che i fiumi dell' Alpi banno lor piene in primavera, le magre in inverno. (Carlo Promis,
Storia dell' antica Torino, p. 113.)
[97] Dravus (A. du Rivail) paraît être un nom générique affecté à divers cours d'eau, entre autres à un affluent du Danube. (Pline, Hist. nat., III, XXVIII.)
Nous voyons dans le mot Dravus la transcription latine de der-aoua, le torrent du peuple. Cf. l’Oued Draoua du Sah'el de Sétif (Algérie).
[98] La source du Drac est à l'origine de la vallée d'Orcières, un peu au-dessus du village de Prapic. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière
des Alpes.)
[99] Druentia, Der-ou-ens. Ce nom est essentiellement générique, comme tous les noms de lieux que donnaient les anciens. Quelques commentateurs
croient retrouver dans le mot Durance le radical dour (celt.), eau. Cf. Adour, Duero, Dour-el-ens ou Dourlens (Doullens), etc.
[100] La rivière d'un pays donnait souvent son nom aux centres de population quelle arrosait. Trois des Itinéraires de Vicarello mentionnent, au-dessus de
Briançon, la station de Druentium, Gruentia (sic), Druantio. L'emplacement de ce gîte ne devait pas se trouver loin de notre village moderne du Mont-
Genèvre. ... Cosi il fiume Druentia del Delfinato ed i Foro Druenlani della Gallica Rimini han lor riscontro nel villagio nostro di Druent. (Carlo Promis,
Storia dell’ antica Torino, cap. VI.)
[101] Chiara, Ki-ara, la rivière du pays.
[102] Gusana, Kis-ana, la nourrice du pays. Cf. Guisonas (basque), rivière de l'homme.
[103] Eg-Aroun, la fille des rivières. Cf. la Garonne et la Gironde du sud-ouest de la France.
[104] Ki-Asif, le ruisseau du pays. Cf. tous les cours d'eau des Alpes dont les noms sont affectés de la terminaison asse : la Biasse, la Marasse, etc.
[105] Strabon, IV, VI, V. — Pline, Hist. nat., III, V.
[106] Tite-Live, XXI, XXXI. — Silius Italicus, Puniques, liv. III, v. 469 et suiv.
[107] Cf. la Guisane, Kis-ana. Cf. Guisonas (basq.). On dit aussi Clusone ; mais il y a ici matière à distinction. Suivant Montannel, la rivière s'appelle
Chisoin depuis le Cestrières, où est sa source, jusqu'au Bec-Dauphin ; là elle change de nom et prend celui de Cluzun. Selon quelques auteurs, la vallée du
Clusone inférieur doit porter le nom de valle del Clusone, à l'exclusion de la vallée du haut Clusone, à laquelle est réservée la dénomination de valle di
Pragelas. Mais il y a encore ici une distinction à établir. On nomme haut Pragelas la partie de la vallée qui est au-dessous de Fenestrelles ; et bas Pragelas,
la vallée qui est entre Fenestrelles et le Bec-Dauphin. Le reste, c'est-à-dire ce qui se trouve au-dessous de ce bec, est connu sous le nom de vallée de la
Pérouse. (De Montannel.)
[108] En général, la vallée où coule cette rivière est fort resserrée dans le bas ; il y a même des endroits, tels que celui où se trouve le fort de Fenestrelles,
qui forment des entonnoirs qui se défendent pour ainsi dire d'eux-mêmes. (De Montannel.)
[109] La vallée de Saint-Martin forme deux branches dans sa partie supérieure ; dans chacune de ces branches coule un grand ruisseau appelé le
Germanasque. On appelle branche de Praly celle de droite, et branche de Macello celle de gauche. Ces deux branches s'étant réunies en une seule sous la
montagne de Bessey et près du village de Périer, celle-ci va se dégorger sur le Cluzun vis-à-vis le bourg de la Pérouse. La rivière de Germanasque n'est
bien guéable que dans les mois d'août et septembre, temps pendant lequel les neiges sont absentes des montagnes. En général, la vallée de Saint-Martin est
fort étroite ; car, dans le bas des deux branches, ainsi que dans la partie inférieure, il n'y a d'autre terrain aplati, à la réserve de quelques prairies, que
l'espace qu'occupe le Germanasque et le chemin qui le suit. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[110] Les vallées de Premol et de Saint-Germain sont si bien liées entre elles qu'elles sont considérées comme ne formant qu'une seule et même vallée. Or,
quoiqu'elles ne soient pas d'une grande étendue, elles ne laissent pas que d'être abondantes en blé, en fruits et en pâturages. (De Montannel, loc. cit.)
[111] Le Peliez est le cours d'eau qui coule dans la vallée de Luzerne. Il prend sa source un peu au-dessous de Mirabouc et va se jeter dans le Cluzun auprès
du village de Marcheras. En général, la vallée est fort resserrée et fort stérile dans la partie qui est au-dessous de Mirabouc. Elle commence à s'ouvrir en
s'approchant du bourg de Luzerne. (De Montannel, loc. cit.) — Le Pelice a pour principaux affluents : sur la droite, la Luserna ; sur la gauche, la rivière de
la valle d'Angrogna, qui descend du mont Chalvet. — La vallée de Luzerne, la vallée de Saint-Martin et la vallée d'Angrogne sont généralement connues
sous le nom de vallées des Barbets, parce qu'elles étaient autrefois remplies de familles religionnaires. (De Montannel, loc. cit.)
[112] Pline, Hist. nat., XXXI, XXVI.
[113] Tite-Live, XXI, XXX. — Strabon, IV, VI, 9.
[114] Polybe, III, LV. — Diodore de Sicile, V, XXXIX. — Claudien, Eloge de Stilicon, liv. III.
[115] Strabon IV, VI, 4.
[116] Strabon, V, I, 12.
[117] Pline, Hist. nat., XVI, XXXI.
[118] Le campagne nostre popolavansi di cornioli, pioppi, tigli, frassini, carpini, olmi ; vi erano quercie di tal' mole... grandissima copia si aveva di alberi
resinosi. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V.) — Pline, Hist. nat. XIV, III.
[119] Diodore de Sicile, XIV, III.
[120] Pline, Hist. nat., XXI, LXIX.
[121] Athénée, V, X.
[122] Pline, Hist. nat., XXI, XIX, XX, LXXXIII. — Virgile, Eclog. V, v. 16. — Pline, Hist. nat., XXV, XXX ; XXVII, XLV ; XXIV, CXII ; XIII, II. —
Dioscoride, I, VII.
[123] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[124] Pline, Hist. nat., XVIII, XXV.
[125] Pline, Hist. nat., XVIII, XXXIV.
[126] Pline, Hist. nat., XIX, III. — Altro alimento de' Traspadani ch' erano i baccelii, comepure, che seme di lino ammannivasi dai villici un dolcissimo
companatico. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[127] Polybe, II, XV. — Strabon, V, I, 12. — Pline, Hist. nat., XVIII, XXV, XLIX, LXXII.
[128] Pline, Hist. nat., XVIII, XL. — ... essendo miglio, panico e segala di simplicissima coltivazione. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[129] Polybe, II, XV.
[130] Pline, Hist. nat., XVIII, XLVIII, LXVII, LXXII.
[131] Pline, Hist. nat., XVIII, XX.
[132] Pline, Hist. nat., XVIII, XIX.
[133] Pline, Hist. nat., XVIII, XII.
[134] Pline, Hist. nat., XVIII, XII et XX.
[135] Pline, Hist. nat., XVIII, XXVIII.
[136] Pline, Hist. nat., XVIII, XX.
[137] Vopiscus, Probus, XVIII. Cf. Eutrope, IX, XVIII.
[138] Justin, XLIII, IV. Cf. Diodore, V, XXVI.
[139] Macrobe, Commentarius ex Cic. in Somnium Scipionis, II, X.
[140] Pline, Hist. nat., XIV, IV et XI.
[141] Pline, Hist. nat., XIV, XXVII.
[142] Columelle, De re rustica, III, II.
[143] Polybe, II, XV.
[144] Diodore de Sicile, V, XXXI.
[145] Pline, Hist. nat., XXJI, LXXXII ; — Posidonius, cité par Athénée, IV, XIII, passim.
[146] Diodore de Sicile, IV, XX.
[147] Pline, Hist. nat. XVI, LXXVI.
[148] Voyez sur le larix incombustible : Vitruve, Archit., II, IX ; Pline, Hist. nat., XVI, XIX. — Cf. Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[149] Pline, Hist. nat., XV, IX.
[150] Strabon, IV, VI, 9 et V, I, 12.
[151] ... cette espèce d'arbre que voïez par les montaignes de Briançon et Ambrun... sus ses fueilles délicates nous retient le fin miel du ciel, c'est la manne.
(Rabelais, Pantagruel, III, LII.) — La manne de Briançon paraît être un suc résineux qui se forme par transsudation, durant la nuit, sur les feuilles des
mélèzes, et qu'on ne peut récolter que les jours de grande sécheresse, car il ne s'en forme ni pendant l'automne, l'hiver et le printemps, ni même pendant
l'été lors des grandes pluies. Le phénomène ne se produit que par quelques-unes des nuits des mois les plus chauds de l'année. Le suc résineux qu'on
recueille est doux, agréable au goût légèrement purgatif. — Voyez de Saussure, Voyage dans les Alpes, t. II, p. 136. Cf. Ladoucette, Histoire du
département des Hautes-Alpes, 2e édition, p. 17.
[152] Dioscoride, I, XCII.
[153] Columelle, De re rustica, XII, XXIII.
[154] Strabon, IV, VI, 9.
[155] Tite-Live, XXI, XXXII.
[156] Strabon, IV, VI, 10.
[157] Columelle, De re rustica, VI, XXIV, 5.
[158] Pline, Hist. nat., VIII, LXX.
[159] Strabon, IV, IV, 3.
[160] Strabon, IV, VI, 9.
[161] Pline, Hist. nat., XI, XCVII. — Capitolin, Antonin le Pieux, XII.
[162] Polybe, II, XV. — Strabon, V, I, 12.
[163] Strabon, IV, IV, 3.
[164] Strabon, IV, IV, 3.
[165] Varron, De re rustica, II, IV.
[166] Athénée, XIV, XXI.
[167] Tite-Live, XXI, XXX. — Les Alpes étaient si giboyeuses que les poètes de l'antiquité en firent le royaume de leur Diane chasseresse (Claudien,
Eloge de Stilicon, III.)
[168] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[169] Pline, Hist. nat. VIII, LXXIX. — Le mot bouquetin vient de l'allemand Stein-bock, avec interversion de l'ordre des racines composantes. L'italien a
conservé le similaire stambecco.
[170] Virgile, Enéide, X, v. 708.
[171] Pline, Hist. nat. VIII, LXXXI. — Hæckel pense qu'il s'agit ici du lièvre polaire. La migration, dit-il, a dû s'effectuer durant la lente invasion de la
période glaciaire. Lorsque la température s'éleva de nouveau, une portion de cette population arctique retourna vers le pôle, en suivant le mouvement
rétrograde des glaces ; le reste se contenta de gravir les hautes montagnes, et trouva à une altitude suffisante le climat qui lui convenait. (Hæckel, Histoire
de la Création.)
[172] Pline, Hist. nat. VIII, LV, et X, LXXXV.
[173] Polybe, XXXIV, Geogr. X, 8. Cf. Strabon, IV, VI, 10, et Chrest. IV, XXIX.) La description de Polybe accuse une grande analogie de l'animal avec le
renne, l'élan et l'urus contemporains de César, avec l'urus et le bison de Pline. — César, De bello Gallico, VI, XXVI, XXVII et XXVIII. — Pline, Hist.
nat., VIII, XV. — Suivant Cuvier, le bœuf à tête de cerf de César n'est vraisemblablement qu'un renne mal décrit. Quant à l'urus c'est le bœuf sauvage velu
des anciens, que les Prussiens nomment auroch. L'éminent Carlo Promis pense qu'il s'agit d'une variété de bison : Se non era l' uro od il bisonte, ne era
almeno una specie, tanto essendo dimostrato dalla concordanza delle parole di Polibio con quelle di Cesare, Plinio. (Carlo Promis, Storia dell' antica
Torino, cap. V.) Nous partageons d'autant plus volontiers cette opinion que, au temps de Paul Diacre, c'est-à-dire au VIIIe siècle de notre ère, le bison se
rencontrait encore dans les Alpes du Frioul. (Voyez Paul Diacre, Histoire des Lombards, II, VIII.)
[174] Pline, Hist. nat., X, XXIX.
[175] Pline, Hist. nat., X, LXVIII.
[176] Pline, Hist. nat., X, LXVIII.
[177] Pline, Hist. nat., X, LXVIII.
[178] Varron, De re rustica, III, XII.
[179] Élien (XV, XXV) dit qu'il y avait, en Gaule, tant de poissons de toute espèce qu'on en faisait manger aux bœufs et aux chevaux. Ce fait étrange
semblerait fabuleux, si l'on ne savait que, aujourd'hui encore, la nourriture des chevaux islandais ne se compose guère que de têtes de morue. La
prodigieuse abondance du poisson dans les lacs de la Gaule méridionale avait également frappé Aristote (De Mirab. auscultat.). Cf. dom Bouquet, I.
[180] Varron, De re rustica, III, XII.
[181] Strabon, IV, VI, 10.
[182] Pline, Hist. nat. III, XXI. — De là, sans doute, les noms propres Eporedorix, Eporedirix. On y retrouve les radicaux epe, cheval, et righ, roi. (Cf.
Histoire de Jules César, t. II, p. 271 et suiv.) Les Gaulois, on le sait, combattaient surtout à cheval. (Strabon, Chrest. IV, 12.)
Les chevaux de race gauloise étaient fort appréciés des Romains. (Horace, Odes, I, VIII.)
[183] Tite-Live, XXI, XXXII. — Strabon, IV, VI, 6.
[184] Claudien, Epigramm., De malabus Gallicis.
[185] Pline, Hist. nat., VIII, LXX.
[186] Polybe, II, LV.
[187] Polybe, II, XV.
[188] Polybe, II, XV. — Tite-Live, XXI, XXX.
[189] Polybe, II, XV et III, XLVIII. — Strabon, Chrest. IV, 1. — Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[190] Polybe, II, XV. Taurisque veut dire montagnard.
[191] Polybe, II, XV.
[192] Polybe, II, XV, XXI et XXVI. — Ammien Marcellin donne de ce nom de Galate une étymologie bizarre et absolument fantaisiste (Ammien, XV,
IX.) — Galate, variante de Gall, eg-aël (amazir'), signifie seulement enfant de la famille. Il est vrai que ce nom générique a parfois servi de nom propre.
(Polybe, II, XXI.)
[193] Polybe, II, XXII. — On se rappelle que les soldats gaulois étaient armés du gais. De là le surnom.
[194] Dion Cassius, Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI.
[195] Pline, Hist. nat., III, VII.
[196] Tite-Live, XXI, XLIII.
[197] Pline, Hist. nat., III, VII.
[198] Strabon, Chrest., IV, 12.
[199] Tite-Live appelle les gens des Alpes Galli, Barbari, Montani.
[200] Contrairement à l'opinion de M. de Quatrefages, quelques auteurs estiment que, avant l'invasion des Celtes, l'occident de l'Europe était, pour la
majeure part, peuplé d'hommes de race jaune. (Voyez M. Faliès, Étude sur les civilisations.)
[201] On appelle quaternaire l'homme blanc qui peuplait l'Europe occidentale au temps où vivaient en France le rhinocéros et l'éléphant, le renne et le
bœuf musqué.
[202] Nous en exhumons aujourd'hui les restes. Les Troglodytes du Périgord, les Chasseurs de la Somme, les Hippophages de la Belgique, dont nos musées
collectionnent les crânes, ne sont autre chose que des blancs allophyles descendants de l'homme quaternaire. C'est à l'une de ces races blanches primitives
qu'est due la construction des monuments mégalithiques semés dans le nord de l'Afrique aussi bien que dans le nord de l'Europe, et qu'on désigne sous le
nom de druidiques ou celtiques. Ces monuments sont l’œuvre d'une humanité bien antérieure aux Celtes.
[203] Les Romains les nommaient Ibères. Leur idiome persiste dans le basque ou euskara. Cf. Ούάσκων.
[204] Alias Berbères ou Kabyles.
[205] Strabon (Chrest., III, 38) distingue expressément les Ligures des Celtes.
D'où venaient-ils ces allophyles, Euskes, Imazir'en et Ligures, quand ils prirent pied sur les rivages de notre Occident ? M. Belloguet (Ethnogénie gauloise)
croit avoir découvert leur berceau commun en Libye ; mais il est encore permis de le chercher à l'ouest de nos côtes, en quelque Atlantide submergée, sur
quelque îlot perdu, dernier vestige d'un continent englouti. Ce qui milite en faveur de cette hypothèse, c'est cette légende druidique que nous a conservée
Ammien Marcellin (XV, IX). — A ce compte, on le voit, les premiers occupants de la Gaule pourraient se classer parmi les populations que M. Brasseur de
Bourbourg appelle interocéaniques.
[206] L'exactitude de cette loi vient d'être de nouveau vérifiée par M. G. Gorresio, l'éminent sanscritiste auquel on doit le Râmâyana, et qui a bien voulu
nous communiquer le résultat de ses observations. Cf. Genèse, IX, 27.
[207] Les Aryens et les Iraniens sont les deux grands rameaux du groupe blanc Japétite. Originaires des contrées qui s'étendent du Caucase à la Bactriane,
les Aryens menèrent d'abord la vie pastorale dans les hautes vallées du Belour-tag, s'avancèrent peu à peu dans l'Hindou-Koh et le Pendjab, se répandirent
sur les bords du Gange, et partirent enfin des rives du fleuve sacré pour se précipiter sur l'Europe.
[208] Voyez M. Brachet, Grammaire historique. Ces cinq familles, de souche aryenne, se sont partout superposées aux allophyles.
[209] On retrouve aujourd'hui dans les Pyrénées et dans les Alpes des noms de lieux attestant le fait d'une occupation antérieure à celle des Celtes, du
séjour prolongé qu'ont fait dans ces montagnes les Ligures, les Imazir'en ou les Euskes.
[210] Il est constant que quelques bandes germaines ont alors franchi le Rhin. (Ammien Marcellin, XV, IX.)
[211] Les anciens hésitaient à se prononcer sur la question de l'ethnogénie gauloise, question que les travaux du Grec Timagène n'ont guère élucidée.
(Ammien Marcellin, XV, IX, passim.)
[212] Eg-aël signifie enfant de la famille, d'où Gaël, Gall. Ateggal veut dire à la fois beau-frère, beau-père, gendre, parent ; d'où, par interversion des
composantes, Galate. Cf. adgal, veuf ; eggal, serment, etc.
[213] Ammien Marcellin, XV, IX, passim. — Tauriscus semble personnifier ici le revers italiote des Alpes occidentales. (Pline, Hist. nat., III, XXIV.)
[214] Les exploits de l'Hercule phénicien, antérieurs à ceux de l'Hercule grec, peuvent se rapporter au XIIIe siècle avant notre ère. (Voyez liv. I, chap. I.)
[215] Il faut bien se garder de faire confusion entre les Celtes et les Galates. Les deux peuples sont évidemment de même famille. (Plutarque, Camille.)
Mais les Celtes proprement dits sont ceux que Polybe voyait établis à demeure sur les deux rives du Pô et dont le type primitif s'était modifié sous
l'influence d'un heureux climat. (Polybe, II, XIII.) Les Galates sont des Celtes transplantés dans les Alpes. M. Bertrand (Bulletin de la Société des
antiquaires de France, 3e et 4e trimestres 1875) estime que les Celtes d'Italie sont la descendance directe des premiers envahisseurs aryens, tandis que les
Galates des Alpes auraient été jetés ultérieurement sur l'Occident. Nous ne partageons point cet avis. Sans doute il s'est produit bien des invasions celtiques,
et celles-ci ont duré des siècles, mais toutes ont exerce le même effet sur le peuplement de la Circumpadane et des Alpes. La différence signalée par Polybe
entre les Celtes et les Galates ne provient que d'une différence climatérique.
[216] Κατόριγες (Strabon, IV, VI, 6.) — César (De bello Gallico, I, X) et Pline (Hist. nat., III, XXIV) écrivent Caturiges. Ce nom de Kat-ou-Righ, roi des
combats, paraît avoir été générique, ainsi que la plupart des noms gaulois. La Carte de Peutinger indique, en effet, une station de Catorissium, située à 12
milles de Grenoble, sur la route de Vienne à l'Alpis Cottia. Cette station, quelques commentateurs croient la retrouver à Chaource ; d'Anville la place à
Bourg-d'Oisans ; Walckenaër, au col d'Ornon ; Lapie, à Saint-Pierre-le Mézaze. Nous partageons l'avis de la Commission de la Carte des Gaules, qui
propose Vizilie. Nous trouvons, d'autre part, une station de même nom sur les Itinéraires romains de Reims à Metz. Voyez Table de Peutinger, itin. 365.
Il s'agit peut-être ici de Kœur, entre Saint-Michel et Commercy, ainsi que le veulent certains commentateurs ; mais il faut dire que l'identification de ce
Caturiges avec Bar-le-Duc ne fait aucun doute pour la Commission de la Carte des Gaules.
[217] Les Catoriges avaient sous leurs lois le territoire d'Embrun et toute la vallée sur les deux rives de la Durance jusqu'au Pertuis-Rostang et jusqu'au
sommet du versant occidental des Alpes. Avant la fondation de Gap, l'autorité des Catoriges s'étendait, dans la partie inférieure, jusqu'à la frontière du pays
des Voconces. (Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges, XX. — Cf. Millin, Voyages, t. IV, ch. CVIII.)
[218] On donne le nom de Gapençois à une certaine étendue de terrain qui est autour de Gap, lequel terrain contient Chorges, Remoulon, Tallard, la Tour-
Ronde, la Roche-des-Arnauds... On donne le nom d'Embrunois à tout le terrain dans lequel se trouvent les vallons de Boscodon, des Orres, de Grévoulx, de
Saluces, de Saint-Clément, de Châteauroux, de la Clapière et de Réalon... On donne le nom de Briançonnois à tout le terrain dans lequel se trouvent les
vallées de Qucyras, de Cervières, de Neuvache, du Monetier, de la Vallouise, et la partie de la vallée de la Durance comprise entre Briançon et le pont
Saint-Clément. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes, passim.)
[219] Strabon, IV, VI, 6. — César, De bello Gallico, I, X.
[220] Pline, Hist. nat., III, VII.
[221] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[222] De bello Gallico, I, X.
[223] Les Katoriges sont mentionnés en l'inscription du Trophée des Alpes. (Pline, Hist. Nat.. III, XXIV.)
... avesser fatto causa cogli altri Inalpini contro Roma, sinchè vinti, vennero da Augusto restituiti a Cozzio per le sue benemerenze... (Carlo Promis, Storia
dell' antica Torino.)
[224] Brigiani. (Pline, Hist. nat., III, XXIV.) — Mansio Byrigantium. (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem. Manuscrit de Paris.) — Mansio Byrigane.
(Même itinéraire. Manuscrit de Vérone.) — ... Brigantii... (Aymar du Rivail, Histoire des Allobroges, XXI.) — On conserve à l'évêché de Gap une
inscription tumulaire mentionnant le nom des habitants de Briançon sous la forme de l'ethnique Brigantiensium. (Voyez le Bulletin de la Société des
antiquaires de France, 2e semestre 1872.)
Voici les premières lignes de cette inscription, qu'a publiée Millin (Voyages dans les départements du Midi de la France, t. IV, ch. CVIII) :
VøF
T PARRIDIVS PARRIOSIS
FIL QVIR GRATVS QVAEST
II VIR MVNIC BRIGANTIEN
[225] Nous démontrerons bientôt (liv. V, chap. IV) que le nom de Brigiani est, ainsi que ses dérivés, essentiellement générique. Il a pour radical brig, défilé
; la leçon Brigantii nous semble être la transcription latine de Brig-Ens ou mieux Brig-Eus-Ki, le défilé du pays des Euskes.
[226] Strabon, IV, VI, 6, et IV, VI, 9. — Dans ces monts étaient, du temps d'Auguste, plusieurs peuples non encore domptés ; lesquels, vivant de
brigandages, donnaient beaucoup de peine aux passants : et étaient si bien osez que d'attaquer les armées romaines qui passaient ou repassaient d'Italie en
Gaule : de sorte qu'ils forcèrent Decimus Brutus, fuyant de Modène, de leur payer une drachme pour teste afin de lui laisser le passage libre. Et Messala,
capitaine romain, ayant son camp près de là durant un hiver, fut contraint de leur donner de l'argent pour avoir permission et liberté d'aller couper du bois
servant à brûler ou à faire des entes à leurs javelots. Qui plus est, ils détroussèrent un jour le bagage d'Auguste avec son argent : se servant de
l'incommodité des lieux pour incommoder les gens de guerre. (N. Bergier, Histoire des grands chemins de l'Empire, I, XXVIII.) — Aymar du Rivail
(Histoire des Allobroges, XXI) prétend que le nom de Brigantii impliquait, dans le langage des habitants de la Gaule, le sens d'hommes cruels. Pasquier
(Recherches de la France, VIII, XLIII) pense avec plus de raison que le mot brigands vient de brigade, troupe armée. Il est pris dans cette acception en une
ordonnance de Charles V ; mais, comme sous Charles VI, au temps des guerres civiles entre Armagnacs et Bourguignons, les soldats ou brigands
commirent des excès, ce nom, d'abord honorable, fut détourné de la signification primitive et ne servit plus qu'à désigner des malfaiteurs.
Pour nous, brig signifie pont et, plus généralement, défilé ; briga exprime la poignée d'hommes qui suffit à défendre le passage. Les défilés des montagnes,
qui ne sont souvent que des coupe-gorge, servent spécialement de poste d'affût aux malfaiteurs. De là le mot brigands.
[227] Les Briançonnois étaient un peuple cruel, surtout envers les Italiens. Lors- qu'ils s'emparaient d'un village, non-seulement ils massacraient les
hommes faits, mais les enfants mâles ; ils allaient jusqu'à tuer les femmes enceintes que leurs devins leur disaient avoir conçu des mâles (Aymar du Rivail,
Histoire des Allobroges, I, XXI, trad. Macé.)
[228] Strabon, IV, VI, 6.
[229] ... il piano di quasi 120 chilometri, ch' è da Vercelli all' Alpi di Pinerolo, con tutte le valli che vi s' immettono. (Carlo Promis, Storia dell' antica
Torino.)
[230] ... questa non occupazione della pianura de' Taurini per parte de' Romani (malgrado il loro interesse geografico-militare) dev' essere stata motivata da'
un' antica federazione stringente i due popoli contro gl' Insubri. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[231] ... popolo che io penso essere derivato dai Taurisci Illirici, guardiano de' monti ed amico allora de' Galli in odio de' finitimi oltrepotenti Etruschi, che
dalla moderna Lombardia avevano cacciato i lor consanguinei... L'origin sua non era Gallica. Nè posso seguir coloro derivan i nostri dai Liguri ; lo
affermano Strabone e Plinio, ma io respingon la ragione e le storiche analogie... fa d' uopo conchiudere che in tempi antichi tanto da precedereogni luce d'
istoria, un popolo Celtico ed anteriore agli Etruschi, da' quali fu poscia parzialmente vinto... deve aver occupata tutta la Traspadana, sinchè soprafatto dagli
Etruschi, si ridusse a tenerne solo le estrenuta, Veneta ad oriente, Taurina ad occídente. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[232] Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. III : Campagna de' Magelli tra il Pelice, il Chisone ed il Lemina.
[233] Strabon, Chrest., IV, 4.
[234] Ammien Marcellin, XV, X.
[235] Tite-Live, XXI, XXXII. — Pline, Hist. nat., XI, XLVII. — Ammien Marcellin, XV, X. — Claudien, Inv. contr. Rufin.
[236] Ammien Marcellin, XV, X.
[237] Diodore de Sicile, IV, XX, et V, XXXIX. — Ammien Marcellin, XV, XII.
[238] Diodore de Sicile, V, XXXI.
[239] Ammien Marcellin, XV, X.
[240] Pline, Hist. nat., XI, XLVII.
[241] Ammien Marcellin, XV, X.
[242] Ammien Marcellin, XV, X.
[243] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[244] Strabon, IV, I, 2.
[245] Diodore de Sicile, IV, XX et V, XXXIX.
[246] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[247] Ammien Marcellin, XV, X.
[248] Tite-Live, XXI, XXXII.
[249] Diodore de Sicile, V, XXVIII. — Qu'est-ce, dit M. Egger (Observations sur le drame satyrique), qu'est-ce pour les Grecs que le satyre et le silène, ce
demi-dieu que des Romains ont connu sous le nom de faune ?... L'homme primitif, l'homme sauvage, avec ses besoins sensuels, ses appétits gloutons, ses
instincts méchants, est une des conceptions les plus familières à l'art hellénique. Faut-il voir, dans ces conceptions naïves de l'imagination populaire et dans
les types avariés d'après elles par l'art hellénique, quelques souvenirs d'une humanité antérieure aux invasions de la race aryenne ? Un savant
anthropologiste, M. de Quatrefages, n'est pas éloigné de le croire.
[250] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[251] Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[252] César, De bello Gallico, V, XLIII ; VI, XXX. — Diodore de Sicile, V, XXXIX.
[253] Tite-Live, XXI, XXXII.
[254] Strabon, IV, IV, 3.
[255] Strabon, IV, IV, 3.
[256] César, De bello Gallico, V, XLII. — Strabon, IV, IV, 3. — Les Gaulois habitaient des maisons ou plutôt des huttes construites en bois et avec des
claies, assez spacieuses et de forme ronde, surmontées d'un toit élevé. (Napoléon III, Histoire de Jules César, liv. III, ch. II.)
[257] Strabon, IV, I, 11.
[258] Plutarque, César, XI.
[259] César, De bello Gallico, I, XI.
[260] Tite-Live, XXI, XXXIII.
[261] I Romani lo avrebber dettó Vilæ (o Velæ) genus, coll' ultima voce chiamandosi i cantoni abitati da una sola cliontela o figliazione. (Carlo Promis,
Storia dell' antica Torino, p. 152.)
[262] Chaque État (civitas) se subdivisait en pagus, représentant peut-être ce qu'est la tribu chez les Arabes ; la preuve du caractère distinct de ces
agglomérations, c'est qu'à l'armée chacune avait sa place séparée, sous le commandement de ses chefs. La plus petite subdivision se nommait vicus. Telles
sont les dénominations employées dans les Commentaires, mais qui n'étaient certainement pas celles de la langue celtique. (Napoléon III, Histoire de Jules
César, liv. III, ch. II). Cf. César, De bello Gallico, I, XII ; III, X ; VI, XI.
Chaque État obéissait à un chef, que les Grecs ont désigné sous le titre de βασιλεύς ou βασιλίσκος ; les Latins, sous celui de rex (rix ou righ). (Voyez
Polybe, II, XXII ; III, XLIV ; III, XLIX.) — Ovide, Pontiques, IV, VII, v. 6.
[263] Il existait dans chaque État des villes principales, appelées indifféremment, par César, urbs ou oppidum. Cependant on donnait de préférence ce
dernier nom à des villes d'un accès difficile et fortifiées avec soin, placées sur des hauteurs. C'était dans les oppidums qu'en cas d'attaque les Gaulois
transportaient leurs blés, leurs provisions et leurs richesses. (Napoléon III, Histoire de Jules César, liv. III, ch. II.)
Oppidum dictum quod ibi homines opes suas conferunt. (Paul Diacre, édit. Müller, p. 184.)
Les Commentaires de César ne mentionnent nominativement que vingt et un oppida, mais il en existait bien davantage sur le sol de la Gaule ; la civitas des
Bituriges en possédait, à elle seule, plus de vingt. (César, De bello Gallico, VII, XV.) Les Nîmois en avaient vingt-quatre ; les Voconces, vingt et un.
(Pline, Hist. nat., III, V.) Le plus important des oppida d'une civitas lui servait ordinairement de capitale. Ainsi Vienne était la capitale de l'État des
Allobroges ; Chorges, des Katoriges ; Turin, des Taurini. Quelques États avaient concurremment deux capitales ; les Voconces, par exemple,
reconnaissaient à la fois l'autorité de Luc et de Vaison. Polybe (III, L, LI, LII) désigne l'oppidum galate sous le nom de πόλις. La désinence dunum (town),
alias durum, de la transcription latine est essentiellement caractéristique de l'oppidum.
[264] C'est ainsi que la confédération des Helvètes ne possédait qu'une douzaine d'oppida pour pourvoir à la sécurité des habitants de plus de quatre cents
villages. (César, De bello Gallico, I, V.)
[265] Les habitants de chaque vallée des Alpes possédaient leur castellum, où ils se jetaient en toute hâte aux premiers bruits d'invasion. On ne trouve
aucune trace d'habitations dans ces places de sûreté, mais on y déterre, en revanche, quantité de bijoux et d'objets précieux, enfouis précipitamment par les
réfugiés.
Le castellum galate est, comme on le voit, le similaire exact du takliat amazir'. (Voyez Keller, Lieux de refuge, dans les Mémoires de la Société des
antiquaires de France, t. XXXII et XXXIII.)
[266] Les refuges des Alpes étaient placés sous le commandement de chefs que Tite-Live (XXI, XXXIV) désigne sous le titre de principes castellorum.
[267] Tout en exposant qu'il s'agit de la capitale d'un Etat, Tite-Live n'accorde à cette place que le rang de castellum. (Tite-Live, XXI, XXXIII.) Mais
Polybe (III, L et LI) la qualifie, à plusieurs reprises, de πόλις, c'est-à-dire d'oppidum. Nous avons donné ci-dessus la signification du mot Kat-ou-Righ, roi
des combats.
Le nom de la capitale des Katoriges est inscrit aux Itinéraires romains sous les formes suivantes : Caturigas (Itinéraire d'Antonin et Carte de Peutinger) ;
Caturigomagum, Caturigomagi, Caturigomag, Caturigomago (Itinéraires Apollinaires ou de Vicarello). Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges, I, XX)
écrit Caturige et Caturice.
On a recueilli à Chorges nombre de monuments archéologiques datant de l'occupation romaine, tels que pans de murs, fragments de colonnes, inscriptions,
restes d'un temple de Diane, bloc de marbre rouge présumé piédestal d'une statue de Néron, etc. Cf. Millin, Voyage dans les départements du midi de la
France, t. IV, ch. CVII.
Le plus précieux de ces monuments est assurément l'inscription que Spon a publiée et qui porte ces mots :
........................
..CIVIT CATVR..
........................
La ville de Chorges a son histoire. Élevée par Néron au rang de cité, l'ancienne capitale des Katoriges fut, à la chute de l'Empire, détruite par les Barbares.
Sortie de ses cendres, elle fut plus tard saccagée par les lansquenets allemands (1617), assiégée et prise par Lesdiguières (i585), par les catholiques (1586),
par Victor-Amédée (1692).
Nous verrons, au chapitre suivant, que, selon toute vraisemblance, la première page de l'histoire militaire de Chorges doit se rapporter au temps de
l'expédition d'Annibal.
[268] Embrun, ville des Katoriges, est mentionnée par les anciens géographes (Strabon, IV, I, 3. — Ptolémée, I, III, 39.)
Son nom figure aussi sous diverses formes dans les Itinéraires : Ebrodunum (Itinéraire d'Antonin) ; Eburuno (Carte de Peutinger) ; Eburodunum,
Eburoduno (Itinéraires Apollinaires ou de Vicarello) ; mansio Hebridum (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem)
On trouve aussi, en divers documents, les leçons Eberedunum, Ebredunum, Ebrudunum, etc.
Quel est exactement le sens du mot Ebrodunum ? On admet aujourd'hui que ce nom procède directement du radical Eber ou Ebur (gaël), lequel signifie
cours d'eau, rivière ou fleuve. A ce compte, le composé Ebrodunum était une bonne désignation d'un castellum (dunum, town) situé sur la rivière (de la
Durance). Observons, à ce propos, que la racine eber est entrée dans une foule de combinaisons onomastiques, parmi lesquelles on peut citer : les Eburones
(Tongres), riverains de la Meuse ; les Eburovices (Evreux) ; Eborolacum (Ébreuil), dans l'Allier ; Eburobriga (Avrolles), dans l'Yonne ; Eburomagus,
ancienne station de la route de Toulouse à Narbonne ; Ebersheim et Ebersmunter, près de Schlestadt ; Eburodunum (Yverdun) sur le lac de Neufchâtel,
dans le canton de Vaud. Citons encore : Eboracum (York), en Angleterre ; l’Ebre, en Espagne ; Ebumbrilium (Evora), en Portugal, etc.
A l'époque de Strabon, dit Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges, I, XX), Embrun n'était qu'une bourgade soumise à Chorges. Plus tard, Embrun
commença à avoir la suprématie même sur Chorges. Quand les États du roi Cottus furent réunis, sous Néron, au territoire de l'Empire, Embrun avait déjà
éclipsé Chorges, puisqu'elle fut alors la résidence du préfet de la province des Alpes cottiennes. — Unito da Nerone il regno Secusino all' imperio, il
privato patrimonio de'Cozzi passato nel fisco imperiale, fu fatto reggere da un procuratore che, come il prefetto o présidé della provincia, avrà avuto sua
sede in Susa od in Embrun. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.) La ville d'Embrun avait rang de cité, comme l'indique cette inscription, trouvée à
Suze en 1782 :
T CASSIO T FIL
QVIR SEXTINO
DEC ET II VIRO
CIVITATIS EBRODVNENSIS
FLAMINI AVG.
PROVINCIAE COTTIANAE
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. IV, p. 88.)
Elle fut, au temps d'Adrien, la métropole des Alpes maritimes. Metropolis hujus provinciæ Eburodunum civitas Caturigum. (Livre des Provinces, ap. N.
Bergier, Chemins de l'Empire) ; puis la capitale de l'Embrunois, l'une des fractions du haut pays du Dauphiné.
Séduits par des analogies trompeuses, Adrien de Valois et Cellarius avaient cru pouvoir placer à Embrun le quartier général du prœfectus qui commandait,
au Ve siècle, la flottille des Barcarii. Il est aujourd'hui démontré que le Castrum Ebredanense de la Notice des Gaules, l'Ebredum Sapaudiœ de la Notice de
l'Empire, l'Eberoduno de la Carte de Peutinger, se rapportent, non à Embrun, mais à Yverdun, sur le lac de Neufchâtel.
[269] De même qu'Embrun, Briançon, ville des Brigiani, clients des Katoriges, est expressément mentionnée par Strabon. (Strabon, IV, I, 3.) On trouve
d'ailleurs son nom dans les Itinéraires romains : Brigantione (Itinéraire d'Antonin et Carte de Peutinger) ; Briganlium, Brigantio (Itinéraires Apollinaires ou
de Vicarello) ; mansio Brigantio (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem).
Une leçon analogue apparaît dans cette inscription :
D. M.
L EXOMNI MACRINI RVSTICI FILI HIC BRI
GANTIONE GENITI ANNORVM XVI IN STVDIS
VALLE POENINA VITA FVNCTI RELIQVIS EIVS
hic DELATIS NIGRIA MARCA MATER FILI
o p ISSIMO ET SIBI FACIENDVM
CVRAVIT
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 36.)
Il faut enfin remarquer l'étrange leçon de Virgantia ; ad usque castellum Virgantiam (Ammien Marcellin, XV, X.) Quant à Aymar du Rivail (Histoire des
Allobroges, XXI), il écrit Brigantium, suivant la leçon de l'un des Apollinaires. Ainsi que la plupart des anciens noms de lieux, le nom de Briançon est
essentiellement générique et ponctue çà et là la carte de l'Europe occidentale ancienne.
Strabon accuse le premier cette loi d'homonymie, en citant un autre Βρεγάντιον (aujourd'hui Brégentz) situé sur les bords du lac de Constance. (Voyez
Strabon, IV, VI, 8.)
Le lac lui-même est désigné par Pline (Hist. nat., IX, XXIX) sous le nom de lacus Brigantinus.
Cette ville de Brégentz porte, aux Itinéraires romains, les dénominations de Brigantia et Brigantio. A Brigantia per Lacum Mediolanum usque. M. P.
CXXXVIII. — Alio itinere a Brigantia. (Itinéraire d'Antonin). Cf. Carte de Peutinger.
En France, on peut citer : Briansonium (Briançonnet), dans la Tarantaise ; Brigantium (Briançonnet), près de Grasse (Alpes-Maritimes) ; le château et le
fort de Brégançon, situés entre la rade de Bormes et celle d'Hyères (Var) ; Briginn (Brignon), dans le Gard ; le village de Briançon, près Cravant, canton
d’Isle-Bouchard, arrondissement de Chinon (Indre-et-Loire) ; Brigiosum (Briou), dans les Deux-Sèvres, entre Saintes et Poitiers, etc. On trouve : en
Espagne, deux Brigantium (Compostelle et Betanços) ; en Portugal, un Brigantia (Bragance) ; en Angleterre, une nation de Brigantes (Juvénal, Sat. XIV, v.
196) ; en Valais, Brigg, etc. Il est curieux, dit M. Macé (Description du Dauphiné), de voir le nom de Briançon donné, dans l'antiquité, à un si grand
nombre de localités éloignées les unes des autres. » Le fait observé n'a cependant rien qui doive surprendre, car il n'est pas unique en son genre. L'antiquité
ne cherchait qu'à exprimer les conditions topographiques du lieu qu'il s'agissait de désigner. Or les formes du terrain se réduisent à un certain nombre de
types. De là de fréquentes homonymies.
[270] Géographie stratégique, trad. Selmer.
[271] Sur la partie supérieure de la ville, et dans la ville même, s'élève un rocher escarpé sur lequel subsistent encore les restes d'un vieux château,
construit, à ce qu'on prétend, du temps que César passa dans les Gaules. (Mémoires de Brunet de l'Argentière.)
[272] Lors du siège formé par Lesdiguières, la place de Briançon était à peine fortifiée ; elle n'avait, dit Brunet de l'Argentière, qu'un simple mur, dont les
maisons, contiguës les unes aux autres, en formaient même une partie. Ce n'est qu'un siècle plus tard, en 1690, que Vauban la dota d'une enceinte régulière.
Depuis lors, ses- défenses n'ont cessé d'être successivement améliorées, et elles sont aujourd'hui l'objet de travaux importants.
[273] Topographie militaire de la frontière des Alpes.
[274] Rama (Itinéraire d'Antonin et Carte de Peutinger) ; Ramam (Itinéraires Apollinairas ou de Vicarello) ; mutatio Rame (Itinéraire de Bordeaux à
Jérusalem). Aymar du Rivail et Walckenaër donnent à cette station le nom de Casse-Rom. Le mot Rama, ou mieux Arama, implique pour nous le sens de
rivière de la Matrone. Cf. le paronyme Parma. Les autels consacrés aux divinités gauloises s'élevaient généralement au confluent des rivières ; Aranta peut
donc signifier aussi l'autel érigé à la Matrone protectrice de la Durance et de la Biasse. La station fortifiée de Rama subsista longtemps après la chute de
l'empire d'Occident ; c'était encore, au Xe siècle, un centre de certaine importance, mais au XIIe, une crue de la Durance emporta la ville. Il n'en reste plus
aujourd'hui que quelques maisons et les ruines d'un château portant encore le nom de Rame. C'est au-dessus de ce château que Catinat avait établi, en 1692,
son camp dit du Pallon. Le territoire de la ville de Rame ainsi détruite par les eaux a été partagé entre les communes de la Roche et de Champcella. (Voyez
Ladoucette, Histoire des Hautes-Alpes ; Albert, Histoire du diocèse d'Embrun ; A. Macé, Description du Dauphiné.)
[275] Voyez Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. IV.
[276] Conjuguée avec Assietta et Exilles, la place de Fenestrelle coupe d'une manière absolue la ligne d'opérations du mont Genèvre. L'excellence de la
position ne manqua point d'être remarquée, en 1693, par le maréchal de Catinat, qui l'occupa fortement et arrêta de là les progrès du duc de Savoie. Catinat
s'établit sur les hauteurs où s'élève aujourd'hui le fort Saint-Elme ; c'est lui qui proposa de fortifier ce point, et la première pierre du château le plus voisin
du bourg fut posée par Louis XIV en 1696. Assiégée en 1708 par le duc de Savoie, Fenestrelle fut cédée au Piémont, ainsi que toute la vallée de Pragelas,
en vertu d'une des clauses du traité d'Utrecht (1713).
[277] ... Pinarolium cosi delto nel... diploma del 995 pel vescovo Amizone. Di questa finora non si trovo altra piu antica memoria ; pero il suo nome
dedotto da pinetum, selva di pini, onde abbondava il colle, alle cui falde giace Pinerolo, derivando non dalla volgare e barbara, ma dalla latina lingua, ci
manifesta una origine molto più rimota. (Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. III.)
[278] Topographie militaire de la frontière des Alpes.
[279] Voyez Durandi, Notizia dell' antico Picmonle traspadano, cap. III : Campagna de Magelli tra il Pelice, il Chisone ed il Lemina.
[280] Il faut se garder de confondre l'Ocelum ad Clusonem fluvium (Usseaux) avec l'Ocelum (probablement Oulx) de la vallée de la Dora Riparia (Strabon,
V, I, 11.) Suivant M. Celesia, Oc, Ocel, Ocelum, avaient, en langue celtique, la signification de passage principal, et l'on rencontre nombre de localités de
ce nom, non-seulement dans les Alpes cottiennes, mais encore dans beaucoup d'autres régions, témoin l'Uxellodunum (Puy-d'Issolu) assiégé par César. —
... poi tanti Ocelum (Acceglio, Exilles, Ossola, Oulx, Usseau, Ussel, Usseglio, Ussolo) traenti nome dalle strette alpine alle quali eran prossimi, e
rispondenti all' Uxellodunum de' Cadurci ed agli Ocelenses di Lusitania. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.) — L'Ocelum ad Clusonem conserva
toujours intégralement son nom primitif d'Occlum, Occelum, Oxelum, Uxellum. (Voyez la Charta Adelaidis de l'an 1064.)
[281] ... marmo è di Marte, detto alia Gallica Segomone. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 458.) — César, De bello Gallico, VI, XVII.
[282] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 113.
ATHVBODVAE
AVG
SERVILIA TEREN
TIA
vSLM
[283] Pictet onde provare che Boduos valendo in celtico il corvo, uccello delle stragi, da quest' animale avesse nome la dea. (Carlo Promis, Storia dell'
antica Torino, p. 458.)
[284] Du' altri marmi son di Nizza e posti da Q. Eniboudio montano al Deus Abinius ed al Deus Orevalus in due cippi stanti a Vilianuova di Castelvecchio.
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 458.) Cf. Gioffrodo, Corografiæ, p. 88 ; Muratori, 1066-5 ; Henzen.
[285] Voyez Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, p. 87. Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 458-59.
[286] Era Moccus un appellativo gallico di Mercurio. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 140.)
César, De bello Gallico, VI, XVII. — Les Gaulois avaient l'habitude de planter le long des routes des colonnes, des piliers, de simples poteaux indicateurs,
lesquels, dit Bergier (Histoire des grands Chemins de l'Empire, IV, XLIII), ils figuraient les images de plusieurs dieux, tels que Mercure... lesquels, à leur
opinion, étaient ces Θεοί ένόδιοι que Plaute appelle Lares viales, et Varron, viacos : comme qui dirait les dieux des chemins.
[287] Qui porro ancora il dio Pennino detto dal celtico Penn, denotante le vette de' monti le quali in Umbria e Romagna diconsi tuttora Penne, rispondendo
alia voce latina Pinnæ. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.) Cf. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I.
[288] ... venuti i pæsi in potestà di Roma e divulgatosi erroneamente la fama del passo dell' Alpi colà effetuato da Annibale, fu volto dai Romani il dio in
Jupiter Pæninus ed anche Phœninus. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[289] Nous avons donné (liv. III, chap. IV) une inscription votive à ce dieu des pics. L'abbé Ducis a publié, en 1869, une quinzaine d'inscriptions
analogues. En voici deux que nous extrayons de sa brochure intitulée : Passage d’Annibal du Rhône aux Alpes :
I O M POENI
POENINO NO PRO SALVTE
PRO ITV ET REDITV HELI ET SVORVM
C IVLIVS PRIMVS APRICLVS EIVS
VSLM DEDIT DONVM
VOTO S L M
Voici deux autres inscriptions votives rapportées des Alpes : l’une, par de Saussure ; l'autre, par Larauza :
IOVI POENINO NVMINIBVS AVGG
Q SILIVS PEREN IOVI POENINO
NIS TABELL COLON SABINEIVS CENSOR
SEQVANOR AMBIANVS
VSLM
On voit, en somme, que le dieu Penn tient une place importante dans l'épigraphie des Alpes occidentales.
[290] Lorsque les légions eurent franchi les Alpes, le culte officiel de Jupiter Capitolin prit possession des sommets. Les empereurs, les corps de troupes et
les particuliers, avant de passer en Gaule, promettaient un autel à Iupiter Optimus Maximus Pæninus. (M. Ch. Robert, Epigraphie de la Moselle, 1er
fascicule.)
[291] Le temple élevé au dieu Penn sur le sommet des Alpes fut l'un des derniers sanctuaires du paganisme en Occident. On en attribue la démolition à
saint Bernard de Menton, vers 962 ; mais saint Bernard n'a sans doute fait que restaurer l'hospice qui porte son nom.
Un traité intervenu en 859, entre Lothaire II et son frère Louis II, mentionne, en effet, déjà cet établissement, et la région des Alpes dont il s'agit s'appelle
déjà mont Saint-Bernard.
[292] Devotissimi alle Matrone furono i Galli coi popoli ad essi attinenti, che le appellavan anche Matræ col nome di Matres essendosene propagato il
culto eziando in Italia. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[293] Matronæ, Matres et Matræ (quæ nomina unum significasse creduntur) erant deæ quœdam provinciarum urbiumque tutelares. Sub hoc nomine ego
Junones dumtaxat appellatas fuisse reor ; nam Junonibus veteres vota offerebant. (Muratori, inscr. Mat.)
[294] Ovide, Fastes, VI, v. 55-58.
[295] Chez les Volkes Arécomikes des bords du Rhône, dont Annibal avait traversé le territoire, on appelait Proxumes les mânes des aïeules, considérées
comme génies protecteurs de la famille et de la maison. Leur culte, essentiellement privé, ne sortait point des limites des laraires ; toutefois, il venait
souvent à se confondre avec celui des Mères, des Junons et des Fées. (Voyez les monuments épigraphiques réunis par M. Aurès, t. XXXIII des Mémoires
de la Société des antiquaires de France.)
[296] Fabretti (De Aquæduct. Dissert.) records a monument at Rome Sulevis et campestribus sacrum, of the period of Antoninus Pius. The Sulevæ or Sulfa
were probably the Sylphs or wood-spirits (Silvaticæ ?). This monument would show their cult had great affinity with that of the Matronæ. (M. Wylie,
Proceedings of the Society of Antiquaries, april 1869.)
[297] M. Wylie pense qu'il ne faut point confondre, ainsi que le fait Muratori (vide supra), les Déesses-mères et les Matrones.
The very term Deee, so often, though not always, applied to the Matres, but never, as I believe, to the Matronee, would lead us to consider the former a
higher class of divinities... suspicion that the two cults were distinct. (M. Wylie, Proceedings of the Society of Antiquaries, april 1869.)
[298] Altars and monumental inscriptions to the Dew Matres and to the Matronee are known in Hungary, Britain, Spain, France, Holland and Germany,
especially in the provinces bordering on the Rhine... another inscription... is dedicated Matribus omnium gentium. (M. Wylie, Proceedings of the Society of
Antiquaries, april 1869.)
On a trouvé tout récemment dans l'un des puits funéraires de Troussepoil, commune de Bernard (Vendée), une statuette de bois, de 0m,51 de hauteur,
représentant une femme assise, voilée, sur les genoux de laquelle on voit l'arrachement d'une figurine d'enfant qu'elle soutenait des deux mains. Elle était
accompagnée de plusieurs vases de façon romaine, dont l'un porte le nom du potier Marianus. Cette découverte peut servir à expliquer l'origine d'un certain
nombre d'églises du vocable de Notre-Dame, bâties sur des emplacements où, suivant la légende, on a trouvé des statues miraculeuses de la Vierge. La
statuette de Troussepoil, rencontrée au fond d'un puits de 13 mètres de profondeur, dont l'orifice était fermé par 4 mètres de blocage maçonné, est
évidemment celle d'une déesse-mère ou matrone. (Voyez la note de M. Quicherat, insérée au tome XXXIII des Mémoires de la Société des antiquaires de
France.)
Peut-être doit-on induire de là que les matrones des Alpes eurent jadis des autels dans les lieux où sont aujourd'hui Notre-Dame-d'Embrun, Notre-Dame-
des-Neiges, etc.
[299] Comme la Marne, en latin Matrona.
[300] Comme le mont Genèvre, jadis appelé mons Matrona.
[301] Les matrones des eaux thermales étaient dites Comedorœ. (Carlo Promis, Storia dell antica Torino.)
[302] Voyez Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.
[303] Voyez Muratori, XCIII, III, VI, VIII ; XCIV, I, III. Orelli, 2074, 2075, 2096, 4902, 4903.
Voici plusieurs autres inscriptions de même style, extraites de la Storia dell' antica Torino, de l'éminent Carlo Promis :
DIVIS MATroNIS Q VALERIVS
T VINDONIVS IERANVS VIATOR
COMPTVM VETVSTATE MATRONIS
CONLABSVM EX VOTO VSLM
RESTITVIT LL M

CAESaris MATRONIS
SERVILicus TI IVLIVS PRISCI L
STATIONis finis ACESTES
MATROnis v.s.
Ces deux dernières ont également été publiées par le P. R. Garrucci dans les Proceedinqs of the Society of Antiquaries, april 15, 1869. L'une des deux est
très-remarquable en ce qu'elle se trouve accompagnée d'une sculpture représentant une chaîne de Matrones. Below this inscription is a sculpture, full-faced,
of five Matronæ, erect, and holding hands. The central figure holds a hand of each of the two last, while these and the intervening figures again hold hands
interchangeably, forming a complete chain. (M. Wylie, Proceedings of the Society of Antiquaries, april 1869.) Nous reproduisons ici ce curieux objet d'art,
d'après le dessin que le P. R. Garrucci a bien voulu nous communiquer :

[304] Muratori, XCIV, II.


MATRONIS
ET DIS DEABVS
T MATVSIVSÌÌÌN
PRO SE SVISQVE
VSLM
[305] Muratori, XCIII, VII.
MATRONIS
ATILIVS
CF
VENERIQ V S
[306] Muratori, XCIII, IV.
MATRONIS
IVNONIBVS
VALERIVS
BARONIS F
VSLM
[307] Muratori, XCIII, V.
SENOnibus
MATROnis
COHors
HELVETiorum
QVIRA
IS IVLios Vieti
CIVS
LEG VIII
IEVS II
[308] Orelli, 1086.
MATRO GESATENIS
[309] ... iscrizione posta da Enistalio Matronis Vcdiantibus ossia alle divinita epicorie del popolo de' Vediantii, tribu Ligure avente il capo luogo a
Cemenelion ora Cimella presso Nizza. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 458, et Revue archéologique, 1869, p. 306.)
[310] Observons, en terminant cette notice, qu'on rencontre aussi, au lieu de Matronis, les formes Matribus, Matrabus, Matrubus (Muratori, XCIV, IV, V,
VI, VII ; CXLVII, VI) et Matris (musée de Vienne en Dauphiné).
[311] Nous ne mentionnerons que pour mémoire les dieux Cacus, Hesus, Hercules Saxanus et Teutates. Altra divinità ebbe culto sull' altura del
Monginevro, dove, stando aile parole del cronista Novaliciense, scrivente circa l'anno 1050, olim templum ad honorem cujusdam Caci dei, scilicel Jovis, ex
quadris lapidibus, plumbo et ferro valde connexis, mirœ pulchriludinis, quondam conslructum fuerat, avvegnachè troppo probabil sia, che sulla vetta del
Monginevro ossia mons Matrona non ad altre divinità si rendesse culto che aile epicorie, cioè aile Matronœ. Chiama il monaco Cacus deus lo spirito
maligno, signor delle tempeste Alpine, cioè Giove. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 459.) Le nom d'Hesus ne nous est révélé que par ce
fragment d'un vers de Lucain (Pharsale, I, v. 445) :
..... horrensque feris altaribus Hesus.
L'Hercules Saxamis est mentionné en bon nombre d'inscriptions votives (voyez Orelli, 2006, 2007, 2008, 2009, 2010, 2011, 3479 et 5657) ; mais ces
monuments épigraphiques sont simplement destinés à consacrer le souvenir des légions romaines qui avaient ouvert des routes au travers du massif des
Alpes. Il ne faut point chercher ici de dieu gaulois. (Voyez un Mémoire de Gazzera sur une route ouverte par les Romains dans les Alpes, sous l'invocation
d'Hercules Saxanus, le patron des carriers.) Nous ne connaissons non plus que de nom le farouche Teutates. (Lucain, Pharsale, I, v. 444-45.)
L'inscription ci-dessous, parfaitement apocryphe, ne saurait, d'ailleurs, nous permettre d'essayer aucune définition de la divinité :
L • PACCIO
IN • AETHERA • SOLVTO
ADESTO • TEVTATES
(Sanguineli, n° 97)
Più impudente finzione fu quesla fornita al Durandi siccome scoperta nel 1718 sopra un' urna in val d'Arozia aile sorgenti del Tanaro. Del Gallico Teutate
molto dissero gli antichi, ma nessuna menzione ce ne pervenne ne' marmi, ed a provar supposto codesto daro la storia di altra lapide spuria, che a questa
diede origine. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.) Quelques auteurs veulent néanmoins que Teutatès ait été, comme Penn, le dieu des hautes
montagnes. Now Theet and Thail in Armoric are the names of the deity who presided over highways... (Wickham et Cramer, Dissertation, p. 69.) Ajoutons
en fin que les Gaulois honoraient aussi des similaires de Diane, d'Apollon, de Jupiter, de Minerve et de Pluton. (Lucain, Pharsale, I, v. 446. — César, De
bello Gallico, VI, XVII et XVIII.
[312] Tite-Live, XXI, XLIII. — Velleius Paterculus, Hist. rom., II, XC. — P. Orose, Adv. Paganos, IV, XIV.
[313] Ammien Marcellin, XV, XII.
[314] Diodore de Sicile, V, XXXII.
[315] Pline, Hist. nat., VII, II.
[316] Strabon, IV, I, 2 ; IV, IV, 2 ; et Chrest., IV, 12. — Ammien Marcellin, XV, XII. — Liber Junioris philosophi, Totius orbis descriptio, 58.
[317] Polybe, II, XXXIV.
[318] Strabon, IV, IV, 2.
[319] Suétone, César, XXIV.
[320] Tacite, Histoires, II, XIV.
[321] Polybe, III, LXII. — Tite-Live, XXI, XLII. L'épée gauloise avait surtout ceci de particulier qu'elle était dépourvue de pointe et ne frappait que de
taille. (Polybe, II, XXX, XXXIII ; III, CXIV.)
[322] Tite-Live, XXI, XXVIII.
[323] Strabon, Chrest. IV, XII. — Cf. Strabon, Chrest. IV, XIV.
[324] Polybe, III, XXXV.
[325] Strabon, Chrest., IV, XIV.
[326] Polybe, II, XIX.
[327] Strabon, Chrest., IV, XIV.
[328] Strabon, Chrest., IV, XII.
[329] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
... le rempart de toutes les Itales. (Clément Marot, Jugement de Minos.)
[330] Cicéron, De Prov. cons.
[331] Pline, Hist. nat., III, V.
[332] César, De bello Gallico, III, II.
[333] Eustathe, Commentaires, 297.
[334] Histoire du Consulat et de l’Empire, t. I, liv. IV.
LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.
CHAPITRE IV. — LE MONT GENÈVRE.

Les agents des services administratifs de l'armée carthaginoise venaient de faire chez les Allobroges des dépenses considérables, que les payeurs
ou mechas'bim avaient immédiatement soldées en numéraire[1]. Les caisses du Trésor semblaient inépuisables, et les soldats pensaient peut-être
que leur général en chef avait mis la main sur les richesses accumulées à Carthage par la reine Elissa[2].
Grâce à cet argent bien employé, l'armée s'était refaite. Il ne lui manquait rien en fait de vivres, d'effets d'équipement, d'habillement, de
chaussures[3] ; abondamment pourvue d'objets de campement de toute espèce, d'outils, de munitions, elle emportait un armement complet et en
parfait état[4]. Les ateliers organisés à Grenoble avaient permis de réparer le matériel de guerre ; les arsenaux, bourrés de rechanges préparés à
l'avance, avaient rendu facile l'opération des remplacements.
Quelle était la composition de ce matériel ? Il est bien difficile d'en restituer une nomenclature exacte, car on ne dispose, à cet égard, d'aucune
autre donnée que ce seul mot de Polybe[5] : τών όπλων. Cette expression, très-générale, vise évidemment les armes offensives et défensives du
soldat ; mais elle doit, en outre, à notre sens, s'appliquer à l'ensemble des appareils, engins, agrès et substances diverses dont toute armée en
campagne a, chaque jour, besoin de faire usage.
Est-il permis de penser que ce matériel comprenait des pièces d'artillerie névrobalistique ? Bien que la question semble assez délicate, le colonel
Macdougall n'hésite pas à la résoudre négativement[6] ; nous sommes d'un sentiment contraire.
Un court exposé de motifs ne sera certainement point taxé de digression inutile. Au moment de mesurer les difficultés de l'opération du
franchissement des Alpes, nous ne saurions omettre de mentionner ce fait, incontestable à nos yeux, qu'Annibal avait à traîner à sa suite un
matériel d'artillerie de campagne.
L'emploi des appareils névrobalistiques[7] n'était pas alors chose nouvelle : les Phéniciens faisaient, depuis nombre de siècles, usage de la baliste,
dont l’invention leur est attribuée[8]. Ce qu'il convient surtout d'observer, c'est que les péripéties de la deuxième guerre punique se développent au
cours de la période alexandrine, c'est-à-dire au temps où l'art de la construction des machines de jet touche à l'apogée de sa puissance. C'est l'heure
où le monde militaire préconise à grand bruit les pétroboles de Charon, les lithoboles d'Isidore[9] ; où Denys fonde à Syracuse une véritable école
d'ingénieurs[10]. L'art venu de l'Orient s'implante avec une facilité merveilleuse au sud de l'Europe occidentale : Zopyre invente ses
gastraphètes[11] ; Archimède perfectionne tous les appareils connus[12].
Les principes, jusqu'alors dispersés, sont réunis en corps ; Héron et Biton publient les traités didactiques[13] qui doivent en arrêter les bases. On est
en droit de supposer que cette célèbre période alexandrine, si féconde en inventions de machines de siège et de place, a vu naître également
l'artillerie de campagne. Ce qu'on sait, c'est qu'Archimède, habile à construire des balistes de tout calibre[14], faisait spécialement de petites pièces
très-mobiles, que Polybe désigne sous le nom de σκορπίδια[15] ; il est, d'autre part, avéré que le matériel carthaginois comportait nombre de ces
petits calibres[16].
En ce qui concerne les Romains, l'épisode du serpent de la Medjerda nous démontre surabondamment qu'ils avaient des pièces de campagne dès le
temps de la première guerre punique[17]. Nous ne serons donc pas trop surpris d'apprendre qu'ils faisaient, au cours de la deuxième, usage de
carrobalistes[18]. Or aucun procédé ne se monopolise, à la guerre ; les découvertes tendent, au contraire, à se propager entre puissances
belligérantes. Si donc les légions consulaires marchaient appuyées d'une artillerie de bataille, il est présumable que les troupes carthaginoises
disposaient de moyens analogues.
Suivant cette hypothèse plausible, peut-on restituer d'une manière satisfaisante le matériel de campagne d'Annibal ? Assurément non, car les
documents font défaut. Une telle restitution pourrait, au plus, s'induire d'une description fidèle du matériel romain, et, en ce qui concerne celui-ci,
on ne possède que des données afférentes aux temps de l'Empire[19]. Ce qu'il importe de retenir ici, c'est qu'à chaque légion romaine était attachée
une division de cinquante-cinq carrobalistes et de dix onagres, soit, ensemble, soixante-cinq pièces de campagne[20] ; que le transport de chaque
pièce nécessitait l'emploi de deux bêtes de trait[21] ; que, par conséquent, le train d'artillerie d'une légion comportait au moins cent trente bœufs,
mulets ou chevaux[22] ; que le service des batteries névrobalistiques était confié spécialement à des légionnaires, désignés communément sous le
nom d'artifices et de balistarii[23], placés sous les ordres d'un præfectus militum balistarioram ; enfin, qu'il fallait ordinairement onze hommes
pour servir une pièce de campagne[24]. En admettant pour l'armée d'Annibal le fait d'une organisation similaire, et observant que, au sortir de
Grenoble, l'effectif de son infanterie est encore de 38.000 hommes, c'est-à-dire d'une importance égale à celle d'environ huit légions romaines, on
arrive aux chiffres suivants : 500 pièces de campagne, nécessitant pareil nombre d'attelages à deux, et 5.500 artilleurs[25].
Outre ces 38.000 hommes d'infanterie, l'armée réorganisée à Grenoble comprend 8.000 hommes de cavalerie et 37 éléphants[26].
Ces effectifs, mis en regard du chiffre des 21 journées de marche qui vont être employées à faire la route de Grenoble à Turin[27], impliquent un
convoi considérable. On peut, par comparaison avec les besoins d'une armée moderne, apprécier, jusqu'à certain point, l'importance des
impedimenta d'Annibal.
Au moment de s'éloigner de sa base d'opérations secondaire, le jeune général eut à cœur de passer l'inspection de ses troupes, qui, on ne saurait le
méconnaître, formaient bien l'antithèse des bandes que Charles VIII devait plus tard conduire dans les mêmes voies[28]. Disciplinées, bien
équipées, bien vêtues, elles étaient magnifiques. Ces belles troupes défilent sous les yeux d'Annibal, qui les inspecte minutieusement : hommes et
chevaux sont tous examinés l'un après l'autre ; partout, les fautes sont corrigées ; les omissions, réparées ; aucun détail n'échappe à la prévoyance
du général en chef. Ainsi, deux mille ans plus tard, devait défiler sous les yeux du premier consul l'armée française concentrée à Lausanne[29].
Annibal ne néglige pas non plus l'œuvre de la préparation morale. Avant de faire passer ses hommes sur la rive gauche de l'Isère, il les réunit, les
harangue et fait en sorte de leur communiquer son ardeur[30]. Mais, cette fois, contre son attente, ses paroles semblent se perdre dans le vide les
soldats l'écoutent silencieusement, les yeux baissés ; l'enthousiasme des premiers jours est éteint ; il règne même dans les rangs une froideur
glaciale... Quelle en peut être la cause ? On s'enquiert, on apprend qu'il court parmi les troupes des bruits sinistres, qui bouleversent les
imaginations et paralysent les cœurs les mieux trempés. Ces soldats, ordinairement si fermes en face du danger, si solides aux jours de bataille,
cèdent sans résistance au pouvoir qu'exerce sur leur esprit un mystérieux cycle de légendes ; ils se troublent au récit des horreurs qu'on raconte[31]
; les Alpes leur apparaissent sous un aspect terrible ; ils sont saisis d'épouvante[32] !
En cela, ces braves gens, hâtons-nous de le dire, ne se faisaient que l'écho des opinions alors généralement admises. Les anciens, en effet,
s'exagéraient singulièrement les proportions du massif des Alpes. Polybe était frappé du fait de leur immense hauteur, de l'ampleur de leurs
dimensions, qu'il évalue au quintuple des dimensions homologues de toutes les montagnes de la Grèce. Leur épaisseur, dit-il[33], ne mesure pas
moins de 2200 stades ou 407 kilomètres !... Strabon s'étonnait également de cette hauteur prodigieuse, qu'il évaluait à 18 kilomètres et demi, soit à
plus du quadruple de la hauteur véritable et au double de celle de l'Himalaya[34].
Enchérissant encore sur ces gros chiffres, Pline, qui ne recule pas toujours devant les énormités, donne à quelques pitons des Alpes la hauteur
vertigineuse de cinquante mille pas, soit près de 74 kilomètres[35]. De telles mesures pouvaient, à bon droit, sembler fabuleuses[36], et il fut permis
non-seulement à la poésie[37], mais encore à l'histoire[38], d'exposer que ces pics majestueux passaient pour les piliers de la voûte du ciel. De telles
appréciations étaient bien de nature à faire sur de pauvres soldats une impression profonde, à frapper des esprits simples, toujours disposés à se
soumettre à l'empire du merveilleux. Aussi ne pouvaient-ils s'empêcher de trembler devant ces cimes perdues dans les nuages[39]. Comment, se
disaient-ils, affronter ces lieux dévastés par le vent[40], où règne un hiver éternel[41] ? Croit-on qu'il soit possible d'avoir raison de la neige et des
glaces[42] sous lesquelles ils sont ensevelis ? Non, ce sont d'horribles déserts[43], de funèbres chaos de terres bouleversées par tous les éléments,
des forêts de pics, d'aiguilles, de rochers sauvages[44], que n'a jamais tâtées le pied de l'homme. Non, jamais la cavalerie de l'armée, jamais les
éléphants, ni même l'infanterie légère, ne sauraient triompher de ces obstacles insurmontables[45]. Car il est bien certain qu'elles sont absolument
infranchissables, ces Alpes si affreusement désolées[46]. Se frayer un passage au travers de ces gorges sinistres, ce serait accomplir un prodige[47].
Et, le prodige accompli, s'il pouvait l'être, que deviendrait-on de l'autre côté de ces gigantesques escarpements ? Où trouverait-on, s'il en était
besoin, une ligne de retraite ? On n'aurait plus qu'à périr de désespoir, car on serait dans une impasse, acculé à d'inexorables murailles[48].
Tels étaient les propos des soldats.
Mais ce qu'ils n'exprimaient pas, ce qu'Annibal devinait à leur attitude, c'était le caractère particulier des impressions qu'ils subissaient. Le jeune
général ne pouvait s'y méprendre : ses hommes se laissaient envahir par un profond sentiment de terreur sacrée[49].
C'est que, en effet, l'aspect des montagnes implique une mesure saisissante de la puissance divine. A cette vue, l'homme acquiert, en frissonnant,
l'intuition des grands phénomènes géogéniques ; il reçoit une révélation de la violence des commotions séismiques, de l'alternance des
submersions et des soulèvements[50], de l'ensevelissement des terres sous leurs suaires de glace, de tous les cataclysmes, brusques ou lents, de tous
les épisodes du drame inénarrable de la Création. Tout colosse de roches vives apparaît à ses yeux comme le mystérieux témoin d'un phénomène
de bouleversement de l'écorce du globe.
Frémissant aux dernières trépidations d'un sol qui, parfois encore, se dérobait sous leurs pas[51], les premiers représentants de la race adamique
eurent sans cesse grand effroi des montagnes, et leurs théogonies naïves ne manquèrent pas de les peupler d'une foule de divinités[52]. Puis,
vivement impressionnée par les tableaux de la nature si facilement encadrés de fantômes, leur imagination en vint, sans trop d'efforts, à
l'anthropomorphisme topographique[53].
La montagne elle-même devint divinité. Tout massif proéminent fut un titan, un géant, un cyclope[54], en tous cas un monstre effroyable dont les
hommes devaient conjurer la fureur.
Annibal s'était ému de la terreur répandue dans les rangs de ses troupes ; il en pénétrait les causes et ne s'en dissimulait ni l'étendue, ni les
conséquences.
A tout prix, il fallait raffermir ces cœurs chancelants. Ayant donc fait assembler son armée[55], il sut trouver, pour l'émouvoir, des paroles
chaleureuses[56]. Eh quoi ! s'écria-t-il, c'est vous que gagne une indigne frayeur ! vous, les soldats de l'armée d'Espagne, les vainqueurs de Sagonte
! Vous avez, non sans danger et sans gloire, passé l'Ebre, les Pyrénées, le Rhône ; et c'est au pied des Alpes que vous vous arrêtez ! Pourquoi
frémissez-vous ? De quels fantômes peuplez-vous ces Alpes, dont le seul aspect vous agite ? Vous imaginez-vous qu'elles soient autre chose que
des montagnes ? Fussent-elles plus hautes que les Pyrénées, les pensez-vous infranchissables ? Tenez, voici nos guides qui viennent de les
traverser ; ils y ont suivi des chemins battus, car vous ne supposez point que les oiseaux leur aient prêté des ailes. La chaîne n'est pas seulement
praticable aux voyageurs isolés ; elle a jadis livré passage à des armées, à des populations entières, à des colonnes embarrassées de femmes, de
vieillards et d'enfants. Et vous, soldats, qui ne portez que vos armes, vous n'oseriez pas aujourd'hui prendre le même chemin ! Marchons sans
crainte, et que les dieux nous protègent ![57] Cette énergique péroraison fut aussitôt suivie d'un sacrifice aux divinités carthaginoises. En les
invoquant d'une voix ferme, le jeune orateur les conjura de protéger chacun de ses compagnons d'armes[58].
Telle était la coutume du grand Carthaginois. Jamais il n'engageait ses troupes dans quelque entreprise avant de les avoir conviées à une solennité
religieuse[59]. La raison en est simple : il savait par intuition que la religiosité constitue, en anthropologie, un fait considérable, le seul peut-être
qui soit essentiellement caractéristique[60] ; il sentait que l'expression de ce sentiment inné doit nécessairement entrer dans les formules de l'art
militaire pratique, de même qu'elle s'impose à tout programme de gouvernement rationnel. Ces maximes n'étaient pas alors universellement
admises ; Polybe insiste, en effet, sur cette intervention des dieux au cours du passage des Alpes, de manière à laisser croire que l'opportunité du
sacrifice d'Annibal fut longuement discutée par une foule d'écrivains du temps, diversement interprétée[61], critiquée et, vraisemblablement,
bafouée. Deux mille ans ont passé sur ces événements. La question de principe divise encore les hommes, et, sous prétexte de progrès, certaines
écoles philosophiques refusent au soldat cette nourriture morale, qui complète, aux yeux du commandement, la valeur de la ration de pain[62].
Honteuse d'un moment de faiblesse, mais ranimée par la parole de son général en chef, l'armée carthaginoise a fermement relevé la tête. C'est d'un
pas assuré qu'elle sort de Grenoble. Couverte sur ses derrières par un détachement de partisans allobroges que le brenn, restauré dans l'île, vient de
mettre à sa disposition[63], elle suit la rive droite du Drac et parvient allègrement à Vizille[64]. (Voyez la planche VI.)
Là s'offrent deux moyens de gagner la haute Durance[65] : prendra-t-on par la vallée de la Romanche, ou poursuivra-t-on le long du Drac ?
Annibal s'est depuis longtemps prononcé sur la question que soulève le fait de cette bifurcation : il a choisi le Drac, à raison de la sécurité relative
qu'il offre au voyageur[66]. Les Carthaginois franchissent donc la Romanche et poussent sur Laffrey pour pénétrer dans la Matasine[67], dont ils
côtoient les lacs[68]. Puis ils défilent parallèlement à la ligne de crêtes que jalonnent les monts de la Serre, de la Chamoussière, du Mouchet[69],
passent par la Mure[70] et parviennent à l'entrée du Valbonnais[71]. (Voyez la planche VII.)
Là s'ouvre encore une voie de communication naturelle, qui, conjuguée avec celle qu'ils suivent, forme, pour ainsi dire, un chemin de ronde
enlaçant, à sa base, le massif du Pelvoux[72]. Ils pourraient pénétrer dans ce Valbonnais, franchir le col d'Ornon et gagner la Romanche ; mais ce
chemin, étudié par le général en chef, n'est pas entré dans le tracé de la directrice de marche qu'il a cru devoir arrêter. La colonne continue à
remonter le Drac.
Cependant, non loin de la bifurcation des routes, le confluent du Drac et de la Bonne présente un dangereux passage[73]. C'est celui du Ponthaut,
où les autorités de Grenoble songèrent à arrêter Napoléon Ier, lors de son retour de l'île d'Elbe[74].
Il était à craindre que cette position, qui commande si bien le Drac, ne fut occupée en force par les Tricorii, qui, nous l'avons dit, possédaient,
outre la vallée du Drac, les vallées latérales de l'Hébron, de la Souloise, de la grande Severaisse[75], c'est-à-dire les pays de Trièves, du Devoluy,
du Val Godemar[76]. Les Tricorii s'étaient effectivement établis au Ponthaut, dans le dessein non équivoque d'y arrêter les Carthaginois ; mais, dès
qu'ils eurent aperçu l'avant-garde de cavalerie tamazir't, le courage leur faillit[77]... ils ne s'exposèrent point aux hasards d'une attaque. La colonne
défila donc tout entière sous leurs yeux, sans courir le moindre danger. Quand elle fut passée, ils eurent l'idée de se jeter sur ses derrières ; mais,
malgré l'envie qu'ils en avaient, ils n'osèrent tenter l'aventure ; l'arrière-garde, formée des Allobroges du brenn, sut les tenir fermement en
respect[78]. On put, en conséquence, monter paisiblement vers Corps[79]. La marche jusqu'alors accomplie à partir de Grenoble mesurait 64
kilomètres ; on se trouvait à l'altitude de 900 mètres.
Au delà de Corps, un nouvel obstacle allait se présenter ; le général en chef n'était pas sans inquiétudes. La route qu'on suivait pouvait, en effet,
être coupée au pas d'Aspre ; c'est le nom d'un étranglement qu'on rencontre aux abords du confluent de la grande Severaisse[80]. Ce dangereux
couloir, cette porte de fer (ou mieux d'enfer), c'est la clef de la montagne ; la possession en est réellement du plus haut prix pour qui veut défendre les
Alpes, et Catinat fit acte de haute sagesse en l'occupant, au cours de la campagne de 1692.
Les Tricorii avaient également pris position au pas d'Aspre et y barraient absolument la route[81]. Leur attitude était des plus menaçantes ; pour
peu qu'ils eussent de vigueur, l'armée carthaginoise risquait d'être mise en échec. Mais, de même qu'au Ponthaut et pour les mêmes raisons, les
bandes malintentionnées s'abstinrent de toute démonstration hostile. et la colonne passa.
Sorti sans accident de ce corridor sombre, Annibal s'éleva sans peine jusqu'à la vallée du haut Drac, qu'on désigne sous le nom de Champsaur[82].
C'est un pays fertile, ayant pour chef-lieu Saint-Bonnet[83], et qu'arrose, outre le Drac, la petite Severaisse.
Jusqu'alors, la ligne d'opérations des Carthaginois a festonné le chemin que, deux mille ans plus tard, Napoléon doit faire en sens inverse[84].
Jusque-là, à l'exception de deux mauvais pas, heureusement traversés, les difficultés n'ont pas été sérieuses[85]. On a cheminé par une vallée
ouverte[86] ; les riverains n'ont pas opposé de résistance[87], et ces six jours de marche[88] ont été vivement enlevés.
Mais les choses vont changer de face aux environs de Saint-Bonnet, là où Napoléon craignait tant d'être arrêté, soit par un détachement de la
garnison d'Embrun, soit par les troupes de Mouton-Duvernet, venant de Grenoble[89].
C'est là, non loin de Saint-Bonnet, que s'ouvre le débouché connu des anciens sous le nom d'entrée des Alpes[90] ; c'est là qu'est l'origine de ces
saltus Tricorii reliant le Drac à la Durance, et dont les difficultés étaient alors devenues proverbiales. Les Carthaginois vont se trouver aux prises
avec les obstacles de toute nature, que ne cessera de leur opposer l'âpreté des lieux[91]. Ils auront à pratiquer d'étroits sentiers tracés au flanc des
rochers à pic ou festonnant la scie aiguë des crêtes. Les hommes, les chevaux, les bêtes de charge, y prendront le vertige et rouleront au fond des
abîmes[92] ; chaque pas fait en avant sera peut-être le prélude d'un accident irréparable.
On va, d'autre part, se trouver en présence de gens plus dangereux que les Tricorii. Ce sont : les Voconces, dont il faut côtoyer les montagnes[93],
et avec lesquels il n'a pas été possible de traiter ; les Katoriges, qui ne sont pas seulement défiants, presque sauvages, ivres d'amour de
l'indépendance[94], mais encore amis déclarés des Romains[95]. Pour comble de disgrâce, l'escorte des Allobroges ne peut pousser au delà de
Saint-Bonnet, limite extrême du territoire des Tricorii ; elle doit redescendre le Drac pour regagner Grenoble[96] Que va-t-il advenir de tant de
conditions mauvaises ?
Trois moyens distincts s'offrent à qui, de Saint-Bonnet, veut se porter sur la Durance. Les colonnes carthaginoises pouvaient : ou remonter le Drac
jusqu'au confluent du Drac d'Orcières, suivre cet affluent, passer les cols du Haut-Martin et de Bonvoisin, à l'effet de déboucher à la hauteur du
Pallon[97] ; —ou, plus au sud, gagner, par Prapic, le col de Freissinières, pour arriver à Réotier (Montdauphin)[98] ; — ou, enfin, piquer droit sur la
Durance par l'un des cols qui coupent au plus court les Alpes du Dauphiné[99]. (Voyez la planche VII.)
C'est ce dernier chemin qu'Annibal a choisi. Il s'avance dans le Champsaur jusqu'à Forest-Saint-Julien. Là, prenant pour objectif la capitale des
Katoriges, il s'apprête à frapper au cœur l'ennemi qui lui défend l'accès de la région des crêtes.
Les commentateurs ne sont guère d'accord sur la date de l'arrivée d'Annibal au sommet des Alpes, et cependant les textes semblent fournir, à cet
égard, des renseignements précis. Polybe et Tite-Live nous font, en effet, connaître qu'on touchait alors au moment du coucher héliaque de la
constellation des Pléiades ou Vergilies[100]. Sur ces données, M. Chappuis place l'événement aux premiers jours de septembre[101] ; et l’éminent
Carlo Promis, à la fin du même mois[102]. L'astronome anglais Maskelyne propose le 26 octobre[103] ; mais il est vivement combattu par le comte
Vignet[104]. Columelle fixe cependant le coucher des Pléiades au 26 ou 27 octobre[105] ; César et Varron, à cette même date du 27[106]. Malgré ces
autorités, l'Art de vérifier les dates adopte l'échéance du 9 novembre, et, suivant la version de Pline[107], M. Imbert-Desgranges admet que c'est le
11 novembre seulement qu'Annibal a mis le pied sur les crêtes de la chaîne. L'écart qui se manifeste entre les avis extrêmes ne mesure donc pas
moins de soixante et dix jours.
En présence d'une telle divergence d'opinions, la critique s'émeut et n'ose se prononcer. Aussi avons-nous cru devoir faire part de notre embarras
au directeur de l'Observatoire de Paris, enlevé si prématurément à la science, il y a quelques années. L'illustre et regretté Delaunay nous ayant
nettement confirmé l'exactitude des calculs de Maskelyne, nous n'avons plus hésité à admettre cette date du 26 octobre, admise avant nous par le
général Melville, Deluc, Cramer et Daudé de Lavalette[108].
Etant ainsi donnée la date de l'arrivée des Carthaginois au point culminant, il est possible de scander leur marche au travers des Alpes et d'arrêter
idéalement leur journal d'étapes. Est-ce à dire que, en procédant ainsi, nous songions à suivre l'exemple des commentateurs qui, revenant sur leurs
pas, jusqu'à l'origine de la ligne d'opérations, déterminent l'époque de toutes les haltes d'Annibal ? Telle n'est point notre prétention. Nous ne
voulons point écrire de roman, mais seulement fixer les idées et dresser un cane- vas chronologique sur lequel se développeront plus clairement
les événements dont nous allons présenter le récit.
Donc, le 18 octobre, Annibal, sortant de la vallée du Champsaur, commence à gravir les premières pentes[109] de la longue croupe qui se
développe en pointe aiguë, de l'est à l'ouest, entre le cours du Drac et celui du torrent d'Ancelle. Parti de Forest-Saint-Julien, il atteint rapidement
sur cette croupe l'altitude 1.194 mètres, s'élève de là sur Saint-Hilaire (1.293 mètres), et arrive à Ancelle (1.355 mètres), gros village assis au centre
d'une vallée assez ample, mais qui paraît absolument fermée de toutes parts[110]. Là, ses colonnes ont fait 9 kilomètres ; leur ascension verticale
mesure déjà 321 mètres. Il les arrête pour leur faire prendre un instant de repos.
Jusque-là tout va bien, et le jeune général est maître de la situation ; mais il entrevoit déjà les difficultés qui vont l'assaillir.
Pour en apprécier l'importance, il faut se rappeler que les Carthaginois se proposent de passer de la vallée du Drac dans celle de la Durance, de
franchir ce contrefort épais qui se détache du mont Tabor sous le nom d'Alpes du Dauphiné. Campés sur les bords du torrent d'Ancelle, affluent du
Drac, ils ont à sauter de là dans la vallée de la Panerasse, affluent de l'Avance, qui est elle-même un affluent de la Durance, et, par conséquent, à
pratiquer l'un des cols (saltus) qui débouchent dans le vallon d'Ancelle. Ces cols sont ceux de Combeous, de Rouanette, de la Couppa, de la
Pioly[111]. Nous estimons qu'ils ont pris ce dernier, lequel s'ouvre à l'ouest de la pointe du même nom, entre cette pointe et Chategré[112]. (Voir la
planche VII.)

A peine engagés dans la montée du col, les Carthaginois furent frappés du fait des dispositions hostiles des gens du pays. Des bandes de
Katoriges[113], épaisses et tumultueuses, occupaient, sous la conduite de leurs chefs, les positions qui commandaient l'étroit passage[114]. Etabli à
la Tour-Saint-Philippe, ainsi qu'au plateau de Chategré, l'ennemi se proposait évidemment d'attaquer ; il pouvait faire le plus grand mal à la
colonne, et peut-être la détruire[115].
Quel parti prendre en ces conjonctures délicates ? Annibal fait d'abord appel au dévouement de ses guides, qu'il envoie en reconnaissance. Il leur
recommande de sonder adroitement les intentions de l'ennemi, de bien pénétrer la nature de ses moyens de défense, d'en apprécier la valeur,
d'examiner soigneusement les lieux, de découvrir, s'il est possible, un autre passage[116]. Les guides se dispersent en avant ; mais bientôt ils
reviennent, et leur rapport est exempt de toute ambiguïté : on ne saurait s'y méprendre, les Katoriges sont prêts à défendre énergiquement leurs
montagnes ; il est, d'ailleurs, inutile de tâter les autres cols qui s'ouvrent sur le vallon d'Ancelle ; tous sont gardés, et celui de la Pioly est encore le
moins impraticable. Ce col, si bien indiqué, s'impose absolument[117]. Il faut l'enlever de vive force, ce qui paraît à peu près impossible, ou le
surprendre, ou bien revenir sur ses pas, en renonçant à l'entreprise.
Renoncer au passage des Alpes !... Annibal n'y veut même pas songer, jamais il ne souffrira qu'on ose discuter devant lui l'hypothèse d'une telle
retraite. Et, une fois de plus, il convient d'observer ici combien les opérations militaires empreintes d'analogie ont semées d'épisodes frappés de
similitude. Deux mille ans après a deuxième guerre punique, le général Bonaparte était arrêté par le fort de Bard : ses officiers de reconnaissance
lui parlèrent aussi d'impossibilités absolues ; mais il refusa de les entendre et poursuivit résolument l'exécution de ses projets[118].
Repoussant donc bien loin toute idée de mouvement rétrograde, mais ne se dissimulant point, d'autre part, les dangers d'une tentative de vive
force, Annibal résolut d'essayer une surprise[119]. Il avait appris de ses explorateurs que, si les positions commandant si bien les rampes de la Pioly
étaient solidement occupées pendant le jour, il n'en était plus de même durant la nuit ; que l'ennemi les évacuait dès le soir, pour se retirer sous les
murs du castellum qui lui servait de refuge ordinaire[120], abandonnant ainsi aux ténèbres le soin de la défense de ses montagnes. Ce
renseignement allait servir de base à une ingénieuse combinaison du jeune général.
Aux dernières heures du jour, il dessine une fausse attaque, s'avance jusqu'à l'entrée des gorges, fait mine d'insulter le débouché dans l'intention
bien arrêtée de forcer le passage ; puis d'hésiter... finalement, de renoncer, au moins pour le moment ; à toute insulte. En conséquence, l'armée fait
halte au pied des rampes du col : on y plante les palissades, on allume les feux... N'est-il pas clair que, avant de pousser plus loin, les Carthaginois
se disposent à prendre au moins une nuit de repos[121] ? Trompés par ces habiles démonstrations, les Katoriges se disent que rien ne les menace
encore, qu'ils peuvent respirer jusqu'au jour suivant. N'ayant donc garde de déroger à leurs principes, ils s'éloignent afin d'aller, eux aussi, passer
une nuit calme, se refaire tranquillement au castellum, et se trouver ainsi mieux préparés à soutenir la lutte du lendemain. Chacun part[122]... Les
imprudents n'organisent même point de service de grand'gardes ; ils ne laissent derrière eux aucun poste, aucune sentinelle. Les lieux qu'ils
occupaient sont bientôt déserts.
Vers minuit, Annibal entame l'action. Prenant lui-même le commandement d'un fort détachement d'infanterie légère, composé d'hommes robustes
et résolus[123], il s'engage silencieusement dans le défilé de la Pioly. Pas une ombre de résistance ; le passage est libre !... on gravit sans peine les
hauteurs qui en commandent les points les plus dangereux ; on s'empare sans coup férir des positions abandonnées par l'ennemi[124] Cette
opération préparatoire ayant eu plein succès, le gros de l'armée reçoit incontinent l'ordre de se mettre en marche. L'infanterie de ligne, la cavalerie,
les éléphants, le convoi, s'engagent à leur tour dans le col et défilent paisiblement sous les traits du détachement qui a si bien réussi son expédition
nocturne.
A l'aube, les Katoriges furent saisis d'épouvante. Voyant leurs positions aux mains des Carthaginois, ils poussèrent des cris de détresse, auxquels
répondit bientôt un concert de lointaines clameurs. La nouvelle se répandait dans la montagne avec une rapidité foudroyante[125], et la montagne
entière éclatait en lamentations. Les malheureux, se sentant perdus du fait de leur manque de vigilance, leur première pensée fut de renoncer à une
défense dont ils s'étaient laissé ravir les moyens. Mais, subissant bientôt l'effet d'un de ces revirements d'esprit si fréquents chez les populations
primitives, le désespoir leur inspira l'audace d'une attaque.
Ils profitèrent, pour se jeter sur les flancs de la colonne, du moment où celle-ci traversait le mouvement de terrain auquel Polybe affecte la
désignation de προσβολή. Grimpant alors à l'assaut des deux côtés à la fois, les bandes katoriges atteignirent le chemin que suivait la longue file
de leurs adversaires. Ils se mirent à la harceler, à la faire traquer par leurs chiens, à l'étourdir de leurs hurlements, et lui enlevèrent ainsi nombre
d'hommes. La colonne assaillie fut, en quelques instants, jetée en grand désordre. Ayant à se maintenir en équilibre sur une arête tranchante, à
repousser un ennemi que n'arrêtait point la roideur des pentes, les Carthaginois, pris dans une sorte de remous, s'entre-heurtaient, se jetaient
confusément les uns sur les autres, et finissaient par tomber dans l'un ou l'autre des abîmes qui bordaient le chemin. En se débattant sur cette arête,
les chevaux portaient le trouble à son comble. Effrayées des cris de guerre de l'ennemi, cris sauvages que répercutait au loin l'écho des montagnes,
les malheureuses bêtes se bousculaient, pliaient sous leurs charges et ne tardaient pas à rouler dans le gouffre, entraînant avec elles leurs
conducteurs ou cavaliers.
Jusqu'alors Annibal était resté immobile ; dès qu'il vit sa colonne en passe d'être coupée, il fit donner vigoureusement son détachement d'infanterie
légère. Les frondes des Baliares, les arcs des Imazir'en et, sans doute aussi, quelques carrobalistes firent pleuvoir sur l'assaillant une grêle de
projectiles, qui presque tous atteignirent leur but. Les Katoriges perdirent ainsi beaucoup de monde[126] en tués et prisonniers[127] ; culbutées et
dégoûtées de toute idée de coup de main, leurs bandes se dispersèrent. La partie était gagnée, et le jeune général put, à bon droit, se dire :
. . . . . . . . . . . . . . . . Je mis au bas
Et dissipay (dont gloire j'en mérite)
Des Galliquans le puissant exercite[128]...
Les colonnes carthaginoises avaient fait des pertes très-sensibles en hommes, chevaux et mulets de bât ; mais ce n'était pas payer trop cher le salut
: elles étaient dégagées et maîtresses du passage !
Pratiquant aussitôt le col de la Pioly, le jeune général pénétra sans difficulté dans la vallée de la Panerasse ; mais, au lieu de descendre cet affluent
de l'Avance jusqu'à hauteur de la Bâtie-Neuve, il ne fit que le traverser pour incliner vers le sud-est, et se porter sur Chorges, la capitale des
Katoriges[129]. Les Carthaginois ne pouvaient se dispenser d'occuper cette place, clef des communications établies entre les vallées du Drac et de
la Durance, et qui venait d'appuyer si franchement les moyens de défense mis en œuvre par les montagnards. (Voyez la planche VII.)
Les Carthaginois n'eurent aucune peine à s'emparer d'une ville abandonnée[130] : saisis de panique à leur approche, tous les habitants s'étaient
enfuis. On y ramassa nombre de chevaux et de mulets avec leurs conducteurs[131] ; on y recueillit aussi, en céréales et viande sur pied, des
approvisionnements qui permirent de pourvoir plusieurs jours à la subsistance de l'armée[132]. Cet heureux coup de main était de nature à produire
un grand effet, à frapper d'une terreur salutaire toutes les populations des Alpes, à les dégoûter de tout mouvement de nature à troubler la marche
du corps expéditionnaire[133].
Annibal estima qu'il pouvait poursuivre sa route en pleine sécurité. De Chorges, où il séjourna le 20 octobre, il se dirigea vers le sud-est, descendit
la rive droite de la Marasse et atteignit Saint- Michel. Il était enfin dans cette vallée de la haute Durance, qu'il lui était indispensable de tenir.
Partant donc du confluent de la Marasse, les colonnes carthaginoises longent une vallée dont les flancs taillés à pentes douces leur livrent d'abord
un passage commode[134] ; mais, peu à peu, ces flancs se resserrent, les ruisseaux deviennent torrentueux, et le passage de ces torrents leur fait
éprouver des pertes sensibles[135].
Franchissant le dangereux pas du Réalon[136], elles parviennent à Savines, où la rivière commence à s'encaisser profondément[137] ; mais rien ne
contrarie leur marche en avant : elles arrivent à Embrun[138] où les Katoriges ne leur opposent aucune espèce de résistance. La position est
cependant favorable à la défense[139]. D'où vient que pas un défenseur ne se montre ? C'est que l'effet voulu s'est produit ; tous les montagnards
ont disparu depuis leur échec de la Pioly, sitôt suivi de la prise de Chorges. Annibal se porte facilement en amont d'Embrun. (Voyez la planche VII.)
Il était, le 22 octobre, en aval de Châteauroux, quand il vit tout à coup déboucher d'un ravin de la montagne une petite troupe d'hommes qui
paraissaient être des chefs de clans[140]. Ils étaient sans armes et portaient à la main des branches d'arbre ; leur tête était couronnée de feuillage,
symbole de paix chez les populations des Alpes[141]. C'étaient des parlementaires des Brigiani, clients des Katoriges[142]. Ils dirent aux
Carthaginois que le malheur des autres leur servait de leçon ; qu'ils aimaient mieux éprouver l'effet de leur amitié que celui de leur puissance ;
qu'ils étaient prêts à faire acte de soumission ; qu'ils les priaient de recevoir, en garantie de leur foi, des vivres, des guides, des otages. Annibal
était trop prudent pour admettre a priori la sincérité de ces dires ; il se défiait de tant d'empressement. Mais il était, en même temps, trop habile
pour repousser des gens qui lui faisaient de telles ouvertures ; un refus péremptoire en eût aussitôt fait des ennemis déclarés. Il leur répondit donc
obligeamment, accepta les vivres qu'ils avaient apportés sur la route et fit bon accueil à leurs guides, sans toutefois permettre à ses troupes de
fraterniser avec eux, comme on peut le faire en pays ami. La cavalerie et les éléphants furent placés en tête de colonne ; lui-même se mit, de sa
personne, à l'arrière-garde avec son infanterie d'élite[143]. C'est dans cet ordre qu'on arriva au plan de Phazy[144], en regard de Réotier[145], sous le
plateau où devaient s'élever plus tard les fortifications de Mont- dauphin[146].
On y passa la nuit du 23 au 24 octobre.
Le confluent de la Durance et du Guil offre aux armées qui opèrent dans les Alpes une étoile de communications de la plus haute importance. De
là on peut passer, par la Durance, dans la Dora Riparia ou le Chisone ; par le Guil, dans la Germagnasca, le Pelice, le Pô ou la Vraita. (Voyez la
planche VIII.) C'est là que convergent les chemins conduisant à tous ces cols que les anciens désignaient sous le nom de saltus Taurini. On en
compte une vingtaine[147], parmi lesquels Annibal avait exercé son choix.
Ainsi que nous l'avons vu, il avait tout d'abord éliminé les solutions de la Dora et de la Vraita, dont les débouchés tombent en dehors des limites
des Taurini ; puis celle de la vallée du Pô, dont la valeur stratégique est assez contestable[148]. Admettant, d'autre part, l'importance subsidiaire du
Pelice[149] et de la Germagnasca[150], il en avait peut-être indiqué la route à quelques détachements chargés d'appuyer le flanc droit de la directrice
de marche. Mais, ayant adopté pour le trace de celle-ci la vallée si avantageuse du Chisone[151], il devait renoncer au Guil et s'en tenir à la
Durance.
Il avait donc choisi, parmi tous les saltus Taurini, le col du mont Genèvre, à raison de sa commodité[152], et, parmi tous les chemins qui y
conduisent[153], il avait prescrit de ne point s'écarter du thalweg de la Durance supérieure, de remonter le fleuve jusqu'à ses sources.
Le 24 au matin, l'armée, prenant sur sa gauche la direction du nord, continue à se porter en avant le long de la Durance.
Mais les troupes cette fois marchent péniblement et laissent percer dans leur allure des signes non équivoques de lassitude. L'âpreté des sentiers, la
fréquence des éboulements, l'urgence sans cesse répétée du passage d'une rive à l'autre, les heurts d'une marche à chaque instant coupée, mille
accidents divers, ont fini par exténuer le soldat. La colonne compte déjà beaucoup de traînards, de blessés ; elle a, de plus, perdu du monde.
Nombre d'hommes se sont noyés dans les eaux des torrents ; d'autres ont péri écrasés sous des blocs de pierre tombés en roulant delà montagne ;
quelques-uns ont glissé sur les éboulis et sont allés se perdre au fond des gouffres. Dans les rangs éclaircis, le moral s'affaisse d'une manière
sensible ; les officiers ne réconfortent pas sans peine des gens dont la fatigue a brisé l'énergie. L'entrain qui présidait au parcours des premières
étapes est tombé pour faire place à des langueurs étranges.
Au moment d'arriver à la cime des Alpes, ces hommes de fer se sentent envahis de nouveau par les terreurs qui les frappaient au sortir de
Grenoble. Des bruits sinistres courent de nouveau d'un bout de la colonne à l'autre, semant partout l'inquiétude et l'hésitation : jusqu'alors, se dit-
on, on n'a bravé que des difficultés ordinaires ; on n'a fait qu'assister au prélude des dangers sérieux ; mais l'heure de ces dangers approche !... c'est
le sommet des monts qu'habitent les divinités malfaisantes ; c'est là que règnent ensemble tous les maux de la terre ! Cette gorge étranglée dans
laquelle on s'engage ne peut mener qu'à des lieux désolés... n'a-t-elle pas l'aspect d'un sépulcre ? tant d'horreurs disent assez qu'elle n'est qu'un
vestibule de nécropole !... Les chefs s'attachent encore une fois à rassurer leurs hommes, leur jurent qu'ils s'abusent, qu'aucun péril ne les menace
aujourd'hui plus qu'hier, que tous les guides, Magelli ou Brigiani, les mènent par des chemins sûrs. Le soldat ne se sent qu'à demi convaincu : il
obéit, il avance, mais son pas est mal assuré.
Cependant la tête de colonne arrive au confluent de la Biasse, en vue de ce fameux plateau du Pallon que Catinat devait un jour[154] occuper.
(Voyez la planche VJI.)
A la pointe de cette position formidable s'élevait un oppidum dont les défenses commandaient la gorge où l'on s'engageait ; c'était celui d’Arama,
sorte d'acropole sacro-sainte où quelques images de Matrones, grossièrement taillées, faisaient, aux yeux des Galls, office de palladiums. Là,
quelques montagnards résolus pouvaient aisément tenir tête à une armée entière, et il eût été difficile de les déloger. Mais les éclaireurs
carthaginois ne parviennent à découvrir aucun sujet de crainte : l'oppidum n'est point garni de défenseurs ; la ville est veuve de ses habitants ; tous
ont fui : le passage est libre. Les parlementaires Brigiani, sous la conduite desquels on marche, avaient bien raison d'affirmer que l'on ne
rencontrerait aucune résistance de la part des populations. Donc la colonne défile tranquillement sous les murs d'Arama. Elle pousse ensuite en
avant par la Roche-sous-Briançon, l'Argentière et l'Abessée, point à hauteur duquel s'embranchent sur la Durance : d'une part, la Gyronde, qui
descend de la Vallouise[155] ; d'autre part, la petite rivière du Loriou.
L'Abessée est aussi une position militaire de la plus haute importance, que Catinat devait également occuper en 1692, en même temps que le
Pallon et le plateau de Malaure (Montdauphin)[156].
Là encore, quelques bandes malintentionnées pourraient tenir sans peine la colonne en échec ; mais les explorateurs n'y aperçoivent non plus
aucune trace d'embuscades ; rien de suspect ne se dessine à leurs yeux ; on n'entrevoit pas un signe d'hostilité ni de malveillance. Donc on passe
l'Abessée sans malencontre. Décidément, les parlementaires ont dit vrai ; ce sont gens de bonne foi. L'armée ne court aucun danger dans ces
gorges d'un aspect si terrible. Ainsi, comme tous les soldats du monde, les compagnons d'Annibal se laissaient aller, sans raison et sans transition,
de la panique folle à l'excès de confiance. Mais cette confiance aveugle, le général en chef est loin de la partager. Il ne s'en rapporte point aux
apparences et n'oublie pas que ses troupes sont chez les Brigiani, dont on lui a signalé le caractère astucieux[157]. Jusqu'à présent, il est vrai, on n'a
vu se produire aucune démonstration hostile, mais la journée n'est pas finie, on n'est pas encore à Briançon. Qui sait ce qu'il peut advenir au cours
de cette étape[158] ?
Les montagnards n'ont pas défendu l'entrée de leurs gorges, cela est incontestable. Peut-être néanmoins ont-ils d'autres projets ; il est à craindre
qu'ils n'aient réservé leur attaque pour le moment où les colonnes seront définitivement engagées dans quelque étroit couloir propice aux guets-
apens. Le jeune général ne pouvait se défendre de certaine inquiétude, et son esprit s'ouvrait à de vagues pressentiments[159].
L'armée se trouvait alors entre l'Abessée et Queyrières, à l'entrée d'un de ces étranglements de la vallée qui en sont, pour ainsi dire, les œuvres
vives, car la défense est à son aise pour y frapper, à peu de frais, des coups décisifs. Qu'on se représente une ruelle sombre entre deux murailles de
rochers à pic dont les arêtes vives déchirent crûment le ciel, un de ces corridors sauvages dont le sol est ravagé par les eaux d'un torrent. De tels
couloirs ne sont pas rares en pays de montagnes, où on les désigne ordinairement sous le nom de portes ; chacun sait ce qu'il faut entendre par
Thermopyles, Portes Caspiennes, Bibans ou Portes de fer[160]. Les habitants des Alpes les appellent le plus souvent combes ; mais celui que les
Carthaginois abordaient a reçu depuis longtemps une dé- nomination spéciale, celle de pertuis Rostang. Le profil de cet étranglement fameux est
bien conforme à la description si concise, mais si expressive en même temps, que nous en a laissée Polybe[161] ; esquisse tracée de main de maître,
et que Tite-Live eût dû s'attacher à reproduire en termes précis, au lieu d'essayer une autre description, que la fantaisie nous semble avoir
inspirée[162]. Ce pertuis est bien une porte, ouverte non par la main de l'homme, incapable de pareille œuvre[163], mais par celle du Créateur,
frappant, aux premiers âges du globe, la loi des grands bouleversements géogéniques. C'est une gorge à parois verticales, parois dont les
stratifications discordantes dressent en saillies aiguës leurs surplombs menaçants, et qui sont partout déchirées de failles, crevassées de ravins
sombres qu'éclaire en bondissant l'écume des cascades.
Au fond de ce pertuis aux flancs sauvages roulent tumultueusement les eaux de la Durance[164].
Il est facile de comprendre l'importance militaire dont la nature a doté le dangereux méat[165] ; un seul homme, a-t-on dit, peut y arrêter une
armée[166]. C'est là de l'exagération, sans doute, et même de l'hyperbole. Toujours est-il que le fait de la création de quelques ouvrages analogues à
ceux qu'y organisèrent les Vaudois du XVIe siècle[167] peut rendre incertain le succès de toute opération tendant à forcer le passage. Un tel
obstacle n'est d'ailleurs pas absolument insurmontable, témoin Lesdiguières, qui en eut encore raison dix-huit siècles après les Carthaginois[168].
Au moment de pénétrer dans ce coupe-gorge, Annibal hésitait[169]. Entrevoyant vaguement l'étendue du danger auquel allaient être exposées ses
troupes, il cherchait un moyen de le conjurer. Plus que jamais, en conséquence, il s'éclaire sur ses flancs, jette quelques troupes légères par les
crêtes dentelées des deux murailles qui encaissent la combe, fait reconnaître les débouchés des ravins, fouiller tous les couverts suspects[170]. Ces
investigations n'aboutissent cependant à aucun résultat fâcheux ; on ne découvre dans les replis des roches aucun mouvement de nature à justifier
les perplexités du commandant en chef. Le jeune général finit par se décider ; mais, toujours agité, inquiet, c'est encore à contrecœur qu'il donne
l'ordre de pousser en avant.
On a vu (chapitre III) que, après le passage du Rhône, la tête de la colonne carthaginoise était formée d'infanterie ; la queue, de cavalerie ; le centre,
du troupeau d'éléphants. Dans la vallée de la Durance, ce mode de formation s'est essentiellement modifié : ce sont les éléphants qui forment tête
de colonne ; viennent ensuite la cavalerie, le convoi, et c'est l'infanterie qui ferme la marche[171]. Les ζωαρχίαι entrent donc, l'une après l'autre,
dans le défilé, où elles sont successivement suivies des autres troupes ; l'armée est bientôt tout entière massée dans le pertuis, qu'elle emplit de son
long serpentement. Encore quelques moments d'une reptation pénible, et les troupes sortiront de ce boyau étranglé, d'aspect très- effrayant, elles
en conviennent, mais où les parlementaires qu'on a pris pour guides avaient, on ne saurait y contredire, raison de leur garantir toute sécurité.
Tout à coup, un grave accident se produit, qui coupe court à toutes les réflexions du soldat. C'est un énorme bloc qui se détache de la montagne,
roule, bondit et vient écraser dix files de la colonne ! On s'émeut, on porte secours aux victimes, mais on presse le pas pour échapper au reste de
l'avalanche. Un deuxième quartier de roc, un troisième, un dixième, tombent au milieu des rangs[172] ! On s'étonne, on s'irrite ; instinctivement, on
cherche des yeux les guides Brigiani ; les guides ont disparu !... Une grêle de pierres couvre alors les Carthaginois[173], dont les illusions
s'évanouissent sous l'empire d'un profond saisissement. Aucun doute ne leur est plus permis, car des bandes tumultueuses de montagnards entrent
brusquement en scène ; les hauteurs en sont couronnées ; les grottes et les ravins les vomissent[174]. Assaillie en tête, sur ses derrières et sur ses
flancs[175], la colonne, harcelée[176], atterrée, prise au piège, se sent en passe d'être détruite jusqu'au dernier homme.
Au milieu du désarroi général, Annibal conservait son sang-froid. Il était, fort heureusement, de ceux que le fait d'une situation critique ne saurait
abattre ou paralyser, et qui retrempent, au contraire, dans le danger la vigueur de leur présence d'esprit.
Il réfléchissait. Les yeux tournés vers lui, attendant de lui seul un espoir de salut, ses compagnons furent frappés de la profondeur de ce regard
placide envisageant l'imminence d'un désastre ; ils admirèrent en lui ce calme inébranlable dont les grands hommes de guerre possèdent le secret,
cette attitude impassible, mais éminemment rassurante, si bien comprise du poète[177], qui fait dire à son héros de prédilection :
. . . . . . . . . . . . . . me suis réputé homme
Carthaginoys, qui, pour l'heur ou malheur,
Ne fuz attainct de liesse ou douleur...
Après quelques instants de méditation, son parti fut pris. Jugeant bien de la situation ainsi que du moyen d'y porter remède, il arrêta nettement ses
résolutions tactiques et donna sur-le-champ ses ordres. L'armée, avons-nous dit, était attaquée à la fois en tête, en queue et sur ses flancs. La
droite, formée des éléphants, faisait assez bonne contenance, car les montagnards n'osaient guère affronter ces forteresses vivantes dont les formes
étranges leur inspiraient un juste effroi[178]. La gauche, formée de troupes d'infanterie, tenait également ferme contre les agresseurs[179]. Mais le
centre, comprenant la cavalerie et le convoi, ne pouvait opposer une longue résistance ; il fut bientôt coupé du reste de la colonne[180] ; les
Brigiani se ruèrent sur les chevaux, sur les mulets de bât, et commencèrent le pillage en poussant des hurlements de joie.
C'est alors qu'Annibal prend en personne le commandement d'une moitié de ses troupes d'infanterie[181], se jette avec elles dans un ravin dont il a
su pénétrer l'importance tactique, et parvient à leur faire gagner, par ce chemin défilé des vues de l'ennemi, une position dominante, exerçant un
bon commandement sur la section de la combe où le salut de l'armée se trouve le plus compromis[182]. L'art de la guerre en pays de montagnes est
surtout l'art de faire choix de positions favorables, de les occuper en temps utile.
Annibal ne l'ignorait pas ; son coup d'œil émérite lui avait promptement révélé l'étendue des propriétés militaires d'un site remarquable, que les
assaillants, entraînés par les ardeurs du pillage, avaient négligé de garder. C'était un petit plateau de formation calcaire, que l'absence de toute
végétation rendait éblouissant de blancheur[183]. Les fantassins carthaginois qui viennent de le gravir commencent, du haut de ce refuge
inexpugnable[184], un jet de traits bien nourri sur les bandes qui tiennent en échec le centre de la colonne. Ils tirent d'une manière continue,
incessante ; chacun de leurs coups porte. Les montagnards finissent par lâcher prise ; la cavalerie et le convoi sont dégagés.
Ce premier succès obtenu, l'ordre se rétablit peu à peu sous la protection du détachement d'infanterie, resté maître du λευκόπετρον ; la colonne put
se remettre en marche, mais son mouvement fut d'abord extrêmement pénible. La nuit suffit à peine à l'entier écoulement des troupes ; ce n'est
qu'au jour que le dernier homme put sortir de l'affreux coupe-gorge[185].
Alors seulement, le jeune général, descendu du rocher blanc au haut duquel il avait passé la nuit[186], rejoignit le gros de la colonne, désormais
hors d'atteinte. Malgré leurs pertes nombreuses en hommes et surtout en bêtes de charge[187], les Carthaginois devaient s'estimer heureux d'être
sortis à bon compte d'un aussi mauvais pas. Ils se portèrent vite en amont de cet endroit néfaste, festonnèrent le cours de la Durance jusqu'au
confluent de la Guisane, et campèrent, le soir du 25 octobre, en vue des murs de Briançon[188]. (Voyez la planche VII.)
L'histoire ne dit pas qu'Annibal se soit emparé de cet oppidum, mais le fait paraît vraisemblable, car il ne pouvait laisser debout un tel repaire de
coupeurs de route. Ce qui rend l'hypothèse plausible, c'est que, après l'affaire du pertuis Rostang, il ne fut plus une seule fois inquiété par les
Brigiani, du moins d'une manière sérieuse. Le clan de ces hardis montagnards n'était plus en état de réunir des contingents capables d'arrêter une
colonne en marche[189] ; or, cette impuissance venait sans doute de ce qu'ils n'avaient plus l'appui de la forteresse sous laquelle ils opéraient
d'ordinaire leurs concentrations. De là jusqu'aux sources de la Durance, on n'eut plus à se défendre que de l'agression de quelques bandes
décousues[190], ou des partis de maraudeurs cherchant à surprendre des traînards, à enlever des mulets du convoi[191].
Hommes ou chevaux étaient souvent attaqués, tantôt par des meutes de chiens de guerre[192], tantôt par des troupeaux de porcs domestiques de
taille gigantesque et d'une vigueur qui ne les rendait pas moins redoutables que des loups[193]. Ces bêtes féroces jetaient surtout le désordre parmi
les ζωαρχίαι de la tête de colonne, car on sait que le cri du pourceau a pour effet étrange de terrifier l'éléphant[194]. En somme, bien que harcelées
sans relâche, les troupes ne couraient plus de dangers graves, et leurs alertes étaient sans conséquences fâcheuses.
Le matin du 26 octobre, elles quittent Briançon, s'avancent vers la Vachette, lieu qu'une brillante victoire du maréchal de Berwick devait plus tard
rendre célèbre, dépassent le confluent de la Clarée et, suivant toujours la Durance[195], parviennent aux Alberts, à l'altitude de 1.423 mètres. Le
soldat, épuisé, ne se plaint plus seulement de ses fatigues, il éprouve un surcroît de malaises bizarres. L'air raréfié qu'il respire, la crudité des eaux
qu'il boit, l'étonnent et le débilitent ; il est près de s'avouer vaincu. Mais le but qu'il poursuit depuis si longtemps, il est cette fois près de l'atteindre
; quelques heures de patience et de courage, un dernier et suprême effort ! voilà ce qu'on lui demande.
C'est aux Alberts que commence la montée proprement dite du col, montée qui s'opère au travers d'une forêt de pins, de sapins, de mélèzes ; nulle
part les Alpes ne sont aussi boisées. La route fait de nombreux lacets ; les tournants en sont rapides, les rampes courtes et roides ; mais les
Carthaginois triomphent de ces dernières difficultés. Ils parviennent à l'altitude de 1860 mètres ; ils touchent enfin à Druentium !
Quel est, au juste, le point que les anciens désignaient sous cette dénomination ? La question exerce encore la sagacité des érudits. La station de
Druentium, dit M. Ernest Desjardins[196], semble correspondre au village de la Draye. — Les vases des Aquæ Apollinares, écrit à son tour la
Commission de la carte des Gaules[197], placent au-dessus de Briançon, dans l’Alpis Cottia, une station de Druentium, dans laquelle il est bien
difficile de ne pas voir un point d'arrêt aux sources mêmes du fleuve, auxquelles les anciens devaient rendre, en passant, leurs hommages. il nous
paraît permis de dire que cette station ne représente autre chose que les sources mêmes de la Durance, dont Strabon nous parle. On peut être
assuré que là étaient, aux yeux des anciens, les sources de la Durance, ou s'arrêtaient les voyageurs qui se rendaient à Rome. Serait-il trop hardi de
penser qu'il y avait là un temple Druentium, dont l'existence expliquerait cette station à six milles (8 kilomètres 886 mètres) de Briançon, dans la
montagne ? Nous partageons absolument l'avis de la Commission, et nous estimons qu'il convient d'attribuer à l'antique Druentium une situation
voisine de celle qu'occupe aujourd'hui le village du Mont-Genèvre. Parvenus là, les Carthaginois n'ont plus qu'un pas à faire ; ils débouchent, au
bout de leur étape, sur un vaste plateau couvert de champs de seigle et bordé de forêts de mélèzes ; ils sont au col, leur tâche est accomplie !
En semblable occurrence, on entend des exclamations bruyantes éclater dans les rangs d'une armée, et les officiers eux-mêmes ne résistent pas
toujours à ces élans de légitime allégresse. Italiam ! Italiam ! s'écrient les compagnons d'Enée, à l'aspect de leur terre promise[198] ; Italiam !
Italiam ! répétait le jeune Bonaparte en apercevant le théâtre de ses premiers succès[199] ; Moscou ! Moscou ! s'écriaient nos soldats à l'heure d'un
triomphe éphémère, prélude de douloureux désastres[200]. Un fol enthousiasme couronne d'ordinaire le but atteint au prix de longs efforts ; mais
les troupes carthaginoises étaient tellement épuisées, qu'elles furent incapables d'aucun transport de joie. Elles se laissaient aller au
découragement[201] ; l'atonie les gagnait ; sur le visage éteint du soldat on ne lisait plus que l'expression de la désolation, de l'abattement, du
désespoir[202].
C'est alors qu'Annibal assemble ses compagnons d'armes, dont il faut, à tout prix, réduire les défaillances[203]. Il leur montre à leurs pieds cette
Italie dont la beauté n'a cessé de faire le malheur[204]. Soldats, disait le général Bonaparte[205], je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines
du monde. De riches provinces, de grandes villes, seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie,
manqueriez-vous de courage ? La harangue d'Annibal, dont l'histoire nous a conservé le sens[206], fait moins directement appel à la convoitise et
traite plus largement la question militaire. Sobre de mouvements, le jeune général ne cherche point à soulever les passions de son auditoire
exténué ; il se borne à un geste oratoire, étend les mains vers les plaines du Pô, puis vers le site de Rome et, cela fait, c'est à la raison de chacun
qu'il fait appel : Nous tenons, dit-il à ceux qui l'écoutent, nous tenons en nos mains les clefs de l'Italie ! Vous venez d'en conquérir l'acropole ; le
reste du chemin sera facile à faire. Les Gaulois de la Cisalpine n'attendent que le moment de se joindre à nous ; un ou deux combats heureux vont
faire tomber en notre pouvoir toutes les terres de la Péninsule !
Sur cette péroraison, empreinte d'un cachet de ferme logique, Annibal invita ses soldats au repos. Lorsque, en 1800, notre armée d'Italie passa le
Saint-Bernard, elle ne fit, au col, qu'une halte de courte durée[207] ; mais les troupes carthaginoises étaient en si triste état qu'il ne leur fallut pas
demeurer moins de quarante-huit heures[208] au camp du mont Genèvre (27 et 28 octobre 218).
Ce séjour leur permit de se refaire, donna le temps de rejoindre aux blessés, aux traînards, aux chevaux éclopés, aux mulets de bât perdus dans la
montagne[209], de sorte que les pertes se trouvèrent, en définitive, moins considérables qu'on ne le supposait.
C'en est fait, l'orage dont Rome est menacée se condense à la cime des Alpes ; des nuages qui couronnent leurs neiges éternelles va bientôt se
dégager la foudre[210]. Annibal reprend baleine ; il va demain se jeter sur sa proie, l'enlacer comme un serpent enlace dans ses replis la victime
qu'il a longtemps guettée[211]. Durant seize ans[212], il va l'étreindre au point de l'étouffer, la faire gémir de douleur, d'épouvante. Parti du détroit
de Gibraltar, l'audacieux capitaine doit arriver au détroit de Messine, occuper toute la péninsule italiote, ravager son territoire et, à l'exception de
Rome et de Naples[213], s'emparer de toutes ses forteresses. Vingt fois, au cours de ces luttes sanglantes, la république romaine sentira le fer
carthaginois déchirer ses entrailles[214] ; vingt fois, elle sera sur le point d'expirer sous les coups de l'adversaire qui a juré sa perte[215] ; mais, après
chaque désastre, on ne la verra courber la tête que pour la relever aussitôt.
D'où lui viennent cette force de résistance indélébile, cette extraordinaire vitalité ? C'est que la petite république, fermement dirigée par une
aristocratie intelligente, ne connaît autre chose que le métier des armes[216]. Elle n'en est pas encore au temps de la littérature frivole, railleuse et
dissolvante ; la langue qu'elle parle n'a même pas encore de grammaire[217]. Elle est à l'âge des vertus primitives, où le sentiment religieux donne
aux éléments d'une nation cette cohésion merveilleuse qui en fait un tout homogène, indissoluble. Fortement attachée à sa foi. Rome ne verra
d'abord dans le fait de l'invasion étrangère qu'un acte de souveraine impiété, un attentat à la gloire de ses dieux[218]. Durant les longues péripéties
de la lutte engagée, son-corps sacerdotal ne cessera de leur offrir des sacrifices ; ses matrones couvriront d'offrandes l'autel de la patrie
ensanglantée ; ses théories de jeunes filles chanteront par la ville les hymnes sacrés d'Andronicus[219].
Quand deux Scipions seront tombés les armes à la main, un autre Scipion ira chercher au loin, pour en doter sa ville, l'image d'une divinité
tutélaire[220] ; le sol de l'Italie se couvrira de temples[221]. Or, un peuple dont l'âme ardente respire une telle foi n'est pas près, il s'en faut,
d'entendre sonner l'heure de la ruine.
Profondément pénétré de cette vérité, dont l'antique Orient faisait un axiome, Annibal, enfin debout sur la cime des Alpes, mesurait mentalement
la force de résistance de son adversaire. Il la jugeait considérable et, analysant les ressorts qu'elle allait mettre en jeu, il se demandait au prix de
quels efforts il pourrait les briser. Ses regards, comme ceux de Cornélius, se noyaient dans les brumes d'un horizon de sang.
Mais il s'agit du salut de Carthage : le sort en est jeté ! On est maître du mont Genèvre : l'hésitation n'est pas possible, il faut descendre en Italie !
Nous avons dit que, à partir du mont Genèvre, la directrice de marche de l'armée carthaginoise passe par Clavières, Césanne, le col de Sestrières,
pour descendre, de là, la vallée du Chisone par Fenestrelle, Perosa et Pignerol. Les principaux villages que l'on rencontre sur la rivière (du Chisone),
en allant du col de Sestrières à la plaine du Piémont, sont, dit Montannel[222], ceux du Duc, des Traversés, des Souchères-Hautes, delà Rua, des
Souchères-Basses, de Graisse, de Pourrières, de Balbotet, d'Usseaux, et le bourg de Fenestrelle. On trouve ensuite les villages des Chambons, de
Mantoulles, de Villaret, des Chargeoirs, de la Jartroussière, de la Balme, et le bourg de la Pérouse. Au delà de ce bourg, on trouve encore le
Diblon, le Villard, les Portes et l'abbaye de ce nom. C'est à cette abbaye que la vallée dans laquelle coule la rivière présente sa gorge vers la plaine
de Piémont. Un tel tracé n'est point d'une étendue considérable ; c'est une rampe dont le développement total mesure une centaine de
kilomètres[223], et dont le parcours peut s'effectuer en une trentaine d'heures[224], s'il ne survient aucun accident.
Mais les accidents, qui ne sont jamais rares sur le revers italiote des Alpes, devaient être d'une fréquence extrême au temps de l'expédition
d'Annibal. A cette époque, en effet, la vue seule des lieux faisait, dit-on, frémir[225]. Les sentiers réputés praticables y étaient singulièrement
étroits, roides[226], et si glissants[227] qu'une chute y semblait à chaque instant inévitable[228]. Cette chute, à laquelle il était si difficile de se
soustraire, avait immédiatement des conséquences terribles : le voyageur qui avait le malheur de se laisser choir, ne pouvant nulle part s'accrocher,
se retenir, roulait nécessairement dans l'abîme ouvert sous ses pas[229] ; celui qui, trompé par de perfides apparences, mettait le pied hors des
chemins ensevelis sous la neige, celui-là était également perdu[230] ; tel autre avait le même sort pour avoir tâté de fragiles croûtes de glace offrant
à l'œil l'aspect d'un sol ferme et résistant[231]. Toute opération de descente de montagne est, on le sait, plus ardue que celle de la montée
conjuguée[232]. La descente (du Saint-Bernard) était, dit M. Thiers[233], plus difficile. Pour les fantassins, la peine était moins grande que pour les
cavaliers. Ceux-ci faisaient la route à pied, conduisant leur monture par la bride. C'était sans danger à la montée ; mais, à la descente, le sentier
fort étroit les obligeant à marcher devant le cheval, ils étaient exposés, si l'animal faisait un faux pas, à être entraînés avec lui dans les précipices.
Il arriva, en effet, quelques accidents de ce genre.... On ne pouvait l'opérer [la descente des bouches à feu] qu'à force de bras et en courant des dangers
infinis, parce qu'il fallait retenir la pièce et l'empêcher, en la retenant, de rouler dans les précipices. Cela se passait en l'an 1800, c’est-à-dire de nos
jours.
Qu'on juge des difficultés qu'Annibal dut rencontrer 218 ans avant notre ère, dans cette vallée du Chisone, par laquelle il avait à faire descendre,
lui aussi, de l'artillerie (névrobalistique), des mulets de bât, des chevaux et, de plus, des éléphants !
C'est le 29 octobre que, au mépris d'une foule de dangers sans cesse imminents, les compagnons d'Annibal se remettent résolument en marche et
commencent par descendre la vallée de la Dora. Quelques géographes modernes font venir cette Dora des environs du col d'Abriès[234] ; d'autres,
du col de Thures ; mais il faut bien reconnaître que les sources du fleuve italiote, opposées symétriquement à celles de la Durance, se doivent
réellement prendre au mont Genèvre. Ce fait hydrographique, qui n'avait pas échappé à Strabon[235], est admis aujourd'hui par les esprits les plus
judicieux[236]. Les torrents de la Ripa, de la Dora ne sont que des affluents[237] ; la Dora Riparia, rivière maîtresse, a son origine sous l'obélisque à
l'inscription quadrilingue. De là, ses eaux arrosent un beau pays, qui s'étend, dans la direction de l'est, jusqu'au mont Sestrières, et qu'on appelle
vallée de Césanne[238]. C'est ce pays que traversent d'abord les colonnes carthaginoises ; leur pas est allègre et rapide ; une première traite de 8
kilomètres les fait descendre de près de 500 mètres au-dessous du col du mont Genèvre[239] ; on leur signale Scingomagus : elles sont en Italie[240]
!
Le problème de la détermination du site de ce village de Scingomagus, que mentionnent, outre Strabon[241], Pline[242] et Agathemère[243], a
longtemps divisé les commentateurs. Honoré Bouche, Harduin et Vesseling le plaçaient à Suze ; Mannert, à Oulx ; Cluvier et d'Anville, à
Champlas-Séguin. Aujourd'hui, M. Ernest Desjardins n'est pas éloigné de croire qu'on doit le fixer à Pamplinet[244]. Mais, de son temps, Aymar
du Rivail opinait pour Césanne[245], et, aux premières années de notre siècle, l'illustre Durandi n'émettait pas un avis différent[246]. Avec M.
Antonin Macé[247], nous n'hésitons pas à partager l'opinion de Durandi et d'Aymar ; nous pensons que Scingomagus ne doit pas se chercher
ailleurs qu'à Césanne. Quant au nom assez bizarre de cet antique centre de population, nous n'y découvrons point, avec Durandi[248], le sens
topographique de lieu situé sur un cours d'eau, mais la signification de résidence de chef militaire[249].
L'éminent érudit, inclinant à croire que le nom moderne de Césanne procède directement de Scingomagus[250], omet de tenir compte du rôle qu'a
rempli, dans le travail de formation onomastique, la série des dénominations qui furent en usage au temps de la domination romaine. Les formules
diverses insérées dans les Itinéraires de l'Empire ou du moyen âge[251] n'ont point, dit-il, une physionomie cisalpine[252], et de ce fait il conclut
qu'elles ne comptent point dans la filiation ; qu'elles sont demeurées étrangères à tout ce qu'a produit la lente élaboration des siècles. Assurément,
la nomenclature des Itinéraires trahit une origine essentiellement latine ; elle ne provient pas d'un travestissement, d'un emprunt fait à l'idiome
territorial ; nous la croyons exclusivement romaine[253], indépendante de tout terme primitif, amazir' ou gaulois. Mais, en même temps, nous
estimons qu'on y retrouve facilement le vrai principe du nom de Césanne ; on s'en convaincra si l'on jette les yeux sur les IIe et IIIe
Apollinaires[254], qui n'étaient pas connus du temps de Durandi.
Ces considérations philologiques ne constituent point, comme on pourrait le croire, un hors-d'œuvre ; elles nous semblaient indispensables.
Historiquement, en effet, la désignation de Césanne se trouve affectée de plus d'une variante ; ce point ne s'est pas seulement appelé Scingomagus
et Gœsao, mais encore Tyrio, ou plutôt Tyrium, ainsi qu'il appert d'une inscription du IVe Apollinaire[255].
D'où vient cette formule inattendue ? Faut-il y voir la trace d'un souvenir du passage des Carthaginois ? L'interprétation serait, il faut le déclarer,
puérile. Peut-on y reconnaître une expression du voisinage de la vallée de Thures, qui débouche indirectement dans celle de Césanne ? Non, car
une autre ville que Césanne s'est approprié ce nom. Cela étant, nous croyons être en droit de supposer que la leçon nouvelle n'est que la
transcription d'une très-ancienne dénomination territoriale, à signification topographique.
Située au pied du mont Genèvre[256], Césanne est, pour ainsi dire, perdue au fond de sa vallée[257] ; dominée, d'une part, par le mont
Chaberton[258], de l'autre, par le mont Sestrières, elle est comme enfermée dans un cercle de monts. Or, l'idiome amazir' emploie le mot Tir'ilts
pour caractériser un site de cette nature.
La Dora, qui jusqu'à Césanne est descendue vers le nord-est, prend alors franchement la direction du nord[259]. Mais les Carthaginois ne doivent
pas suivre plus longtemps la rive de ce cours d'eau, qui, par la vallée d'Oulx, les mènerait chez les Salassi, tandis qu'il leur faut pénétrer chez les
Magelli, dont le Chisone baigne le territoire. Le tracé de la directrice de marche, arrêté sur les conseils du brenn Magile, se trouve donc, à Césanne
; affecté d'un jarret ; un rebroussement brusque se prononce en même temps dans la courbe des altitudes de l'itinéraire. La colonne doit, en effet,
gagner le col de Sestrières, dont l'altitude mesure 2069 mètres ; à peine est-elle descendue de 500 mètres qu'elle se voit dans l'obligation d'en
remonter plus de 700 !
Cette perspective de labeur trouble un peu le soldat, qui pensait n'avoir plus d'ascensions à faire ; mais son émoi n'est pas de longue durée. Il
reprend courageusement le fil de son étape, s'élève rapidement, passe par Champlas[260], et ne tarde pas à atteindre le point culminant du col, qui
domine de 200 mètres celui du mont Genèvre. Du haut de ce passage de Sestrières[261], il revoit, d'un côté, les cimes du Pelvoux ; de l'autre,
s'ouvre à ses pieds la vallée du Chisone. Cette fois, c'est bien le dernier thalweg qu'il ait encore à descendre ; le torrent dont il entrevoit les
méandres aboutit sûrement aux plaines du Piémont !
Dès leur entrée dans le val de Pragelas, les Carthaginois sont saisis de son aspect sauvage. C'est une gorge humide, une combe enfermée entre des
murailles de rocs abrupts, le long desquelles courent, à flanc de coteau, les lacets d'un étroit chemin. Est-il un autre moyen de descendre le val ?
Non, c'est ce sentier de chèvres qu'ils doivent pratiquer. Ils le prennent donc, malgré ses difficultés manifestes, passent au-dessus du village de
Sestrières, et ne tardent pas à voir s'ouvrir, sur leur droite, le ravin tourmenté du Chisone, dont ils n'ont jusqu'alors suivi qu'un affluent. Les eaux
du torrent qui roule à leurs pieds ont tout d'un coup tumultueusement grossi.
L'opération de la descente sera sans doute encore plus difficile qu'on ne l'a supposé. La colonne rencontre, à chaque instant, des passages dont les
aspérités rompent d'une manière fâcheuse l'uniformité de son écoulement. L'alternance irrégulière des arrêts et des brusques reprises fatigue
singulièrement le soldat, dont la marche devient bientôt décousue, haletante. Enfin, dans l'après-midi de celte première journée de marche, il se
produit un temps d'arrêt prolongé, qui prend les proportions d'une halte. On ne fait plus que piétiner sur place.
Annibal, qui, de sa personne, se tient à l'arrière-garde, s'enquiert des causes de ce nouvel embarras[262] ; on lui apprend qu'il n'y a plus de
route[263] ; que la colonne donne dans une impasse ; que, si l'infanterie peut, à la rigueur, avoir raison de ce mauvais pas, à coup sûr ni les
chevaux, ni les éléphants n'en sortiront[264].
De quelle nature était donc cet obstacle ? Ici, comme partout ailleurs, les avis sont très-partagés : les commentateurs parlent confusément de
rochers obstruant le chemin[265], de construction de ponts[266] ou de routes en bois[267], de glaciers et de gorges[268]. L'opinion commune veut
qu'il s'agisse d'un encombrement de la voie, dû à la chute d'une de ces avalanches qui désolent les pays de montagnes, et dont les anciens
géographes avaient remarqué la fréquence dans les vallées des Alpes[269]. Fidèle à la méthode que nous nous sommes imposée dès le début de
cette étude, nous renoncerons aux hypothèses pour aller droit aux textes qui traitent de la matière. Or, ces textes, il n'est pas nécessaire de les
interroger longuement pour résoudre le présent cas ; leur réponse catégorique ne se fait pas attendre et ne saurait surtout prêter à l'équivoque.
Polybe attribue, en effet, la halte forcée de la colonne carthaginoise à certain accident auquel il affecte la désignation non ambiguë d'άπορρώξ[270]
; d'ailleurs, Tite-Live, qui, cette fois, traduit fidèlement l'historien grec, accuse nettement un lapsus terra[271]. Il ne peut donc être ici question
d'autre chose que d'un éboulement ; aussi, de tous les écrivains, est-ce Michelet qui nous paraît avoir le mieux dépeint l'obstacle : Tout à coup, dit-
il[272], on se trouva arrêté par un éboulement de terre qui avait formé un précipice... C'est bien cela : l'empêchement majeur qu'on vient de signaler
au jeune général provient d'une rupture du sol. Il consiste en une coupure de la route à flanc de coteau qu'on est forcé de suivre, en un large et
profond arrachement.
Il serait assurément puéril de songer à soutenir une discussion topographique contre les commentateurs qui cherchent le point du val de Pragelas
où cet éboulement s'est produit ; nous ne nous proposons d'essayer, à cet égard, qu'une simple description théorique, empreinte, autant que
possible, de clarté.
Qu'on se représente une croupe vigoureusement modelée, dont l'âpre soubassement est baigné par les eaux du Chisone ; elle est sillonnée d'une
piste étroite, dont les nombreux lacets entaillent sa surface. L'armée suit à grand'peine cette dangereuse corniche ; elle arrive au point où toute
trace de sentier disparaît. Là, que s'est-il passé ? D'où vient la solution de continuité coupant brusquement court au mouvement des colonnes ?
L'explication semble facile : les roches friables, les terres franches dont était revêtue la croupe à pentes roides ont, sous l'influence des agents
atmosphériques, éprouvé les effets de la désagrégation ; elles se sont fracturées, détachées du corps de la montagne ; puis, glissant sur la roche
vive, leur masse est descendue au fond de la vallée. Elles ont emporté, dans ce glissement, une section de la piste que suivent les Carthaginois, de
sorte que ceux-ci n'ont plus devant leurs pas que le vide ; sous leurs yeux, que le calcaire à pic[273], aux fentes duquel pendent encore les racines
des arbres entraînés dans l'abîme avec la terre végétale qui les nourrissait ; l'arrachement produit par l'éboulement ne mesure pas moins de 300
mètres de largeur[274].
Comment franchir un pareil gouffre ?
Quelques hommes résolus, posant armes et bagages, n'hésitent pas à contourner intérieurement la paroi conchoïde du précipice, ils s'accrochent
aux anfractuosités du roc, se suspendent aux racines, accomplissent des prodiges d'audace... ils sont bientôt sur l'autre bord. C'est ainsi que, au
mois de mai 1800, le détachement du général de Béthencourt, en marche par le Simplon, eut raison d'un obstacle analogue. Une avalanche avait
emporté le pont d'un ravin qui coupait la route, et celle-ci se trouvait frappée d'une solution de continuité de plus de 25 mètres. Un homme, se
tenant aux pointes du rocher, mettant le pied dans les fentes, eut la hardiesse de passer une cinquenelle, qu'on tendit d'un bord à l'autre de l'abîme.
Le général passa le premier... puis, un à un, tous ses soldats le suivirent. Mais de tels procédés ne peuvent être pratiqués que par des détachements
d'une faible importance numérique, comme celui de Béthencourt, qui ne comptait qu'un millier d'hommes ; ils sont inadmissibles quand il s'agit de
tirer d'embarras l'infanterie de toute une armée ; absolument inapplicables au cas où six mille chevaux, un convoi considérable et trente-sept
éléphants se trouvent ainsi bloqués.
Annibal se porte, aussi rapidement qu'il peut le faire, à la tête de sa colonne inquiète, interdite ; il s'approche de l'arrachement, afin d'en
reconnaître exactement la disposition et les abords[275]. D'un coup d'œil, le jeune général se rend compte d'une situation dont il mesure les
conséquences ; moins que jamais, il songe à proférer ces mots hardis qu'un de nos poètes[276] a mis dans sa bouche :
Tousjours content quelque part où je marche.
Non ! car la marche est impossible ; ses officiers d'avant-garde ne se sont hélas ! point trompés : la voie est sans issue. Rétrograder ? on n'y songe
pas. Poursuivre ? on ne-le peut. La colonne est donc prisonnière[277]. Pour comble de détresse, des maraudeurs Salassi commencent à voltiger sur
ses flancs[278] !... L'immobilité à laquelle on est condamné devient intolérable ; à tout prix, il faut sortir de cette horrible impasse.
Annibal, que le sang-froid n'abandonne jamais, prend immédiatement une décision rationnelle ; il prescrit le tracé d'un tronçon destiné à relier
d'urgence les deux amorces de la route coupée.
Suivant ces ordres, les ingénieurs militaires s'empressent de s'élever au-dessus de l'origine de l'arrachement, pour y jalonner une nouvelle piste qui
en enveloppe les lèvres. C'est par cette ligne de raccordement que l'armée se remet en marche ; elle gravit la croupe assez péniblement, mais sans
perdre courage, car elle espère que, à moins de jouer de malheur, l'obstacle sera promptement tourné[279].
Malheureusement, le terrain supérieur à l'arrachement se trouvait dans des conditions peu favorables au succès d'une telle opération, enseveli qu'il
était sous une neige récemment tombée, laquelle recouvrait la neige de l'hiver précédent ; or, celle-ci, depuis longtemps congelée, était dure et
polie comme un miroir.
C'est sur ce sol perfide que les ingénieurs avaient été conduits à établir leur piquetage ; que la colonne s'avançait, guidée par les jalons.
Le pied portait assez bien sur la neige nouvelle, encore molle et de médiocre épaisseur ; mais cette fragile enveloppe ne tarda pas à fondre sous les
pas de l'avant-garde, de telle sorte que les corps de troupes qui suivaient n'eurent plus devant eux qu'une âpre surface, singulièrement lubrifiée. La
situation devint cruelle. Les hommes qui tombaient étaient à l'instant emportés : cherchant instinctivement quelque point d'appui, leurs mains,
leurs genoux ne rencontraient nulle part une pierre qui leur permît d'opposer un peu de résistance au pouvoir entraînant de la pente, une racine à
laquelle ils pussent s'accrocher. Les malheureux glissaient, roulaient ; leurs corps meurtris ne tardaient pas à prendre une sinistre vitesse, et ils
s'allaient perdre au fond de l'arrachement ou dans d'autres abîmes. Quant aux mulets de bât, leur sort était étrange : à peine tombés à terre, ils
cherchaient à se relever, mais leurs efforts désordonnés n'aboutissaient qu'à la rupture de la croûte de neige durcie. Alors ils s'y trouvaient
empêtrés : le sabot pris au piège, encastrées des quatre membres dans des trous de scelle- ment, retenues par le poids de leur charge, les pauvres
bêtes restaient plantées, figées sur place[280].
La nuit venait. Craignant de compromettre le salut de tous les siens, Annibal s'arrêta pour bivouaquer sur les lieux mêmes. Il fit, en conséquence,
déblayer de neige[281] l'arête de partage des eaux de la dangereuse croupe[282], et ses troupes, déjà si éprouvées, s'y installèrent tant bien que
mal[283].
Au jour, il tint conseil avec ses ingénieurs. Ceux-ci, désespérés de l'échec de la veille, ne pouvaient plus songer à passer par-dessus l'arrachement,
mais l'idée d'une autre solution leur vint à l'esprit. Ils proposèrent de tourner l'obstacle, non plus par le haut, mais par l'intérieur ; d'entailler, à cet
effet, la paroi du gouffre conchoïde ; d'ouvrir dans le roc vif le seul raccordement qui leur parût possible[284]. La tâche serait ardue, sans doute,
mais on n'avait pas le choix des moyens. Annibal le comprit : ayant donné son adhésion pleine et entière au projet qui lui était présenté, il fit
procéder immédiatement à l'exécution. Les ingénieurs commandés de service répartirent sur le chantier nombre de travailleurs[285], et ces braves
soldats[286] attaquèrent résolument la roche.
Le salut de l'armée était remis aux mains des travailleurs imazir'en[287] et ne dépendait plus que de leur énergie ; mais cette énergie suprême, on
était heureusement en droit de l'attendre de leur dévouement.
Ces courageux pionniers, que nous avons déjà vus à l'œuvre au siège de Sagonte ainsi qu'au passage du Rhône, venaient de faire merveille dans
les Alpes. Chaque jour, en effet, depuis le départ de Grenoble, on leur avait ordonné d'importants travaux de route[288] ; chaque jour, et presque
partout, ils avaient dû frayer passage à la colonne expéditionnaire à travers des lieux désolés ou réputés impraticables[289] ; aussi n'est-ce pas sans
peine qu'ils avaient enfin eu raison des obstacles accumulés dans les âpres vallées du Drac et de la Durance. Nous ne pouvons mieux les comparer,
pour la patience, l'audace et l'opiniâtreté, qu'à ces hommes résolus dont les efforts facilitèrent si bien au général Bonaparte son opération du grand
Saint-Bernard[290]. On pouvait donc compter sur ces braves Africains, que dirigeaient d'ailleurs des ingénieurs de mérite, élèves de ces maîtres
auxquels on attribuait l'invention de l'empierrement des routes[291], ainsi que la distinction théorique du statumen, du rudus et du nucleus[292]. Il
ne serait assurément pas hors de propos de restituer ici l'organisation de ce corps de pionniers carthaginois qui va sauver l'armée et, par là,
perpétuer la gloire d'Annibal. On ne peut, malheureusement, faute de documents précis, procéder, à cet égard, que par voie d'induction ; mais ce
ne sera point faire une digression inutile que de consacrer quelques lignes à l'étude du corps similaire, auxiliaire de l'armée romaine. Cette analyse
sera d'autant plus fructueuse que le roi Servius Tullius, auquel remonte l'institution militaire des fabri[293], paraît n'avoir fait, en les créant,
qu'imiter les Carthaginois et les Grecs.
Les fabri, ou pionniers romains, formèrent d'abord deux centuries distinctes[294] ; mais, au temps de César, ils furent uniformément répartis dans
l'armée[295] ; chaque légion en possédait un détachement.
Ce génie légionnaire se recrutait principalement en terrassiers ; mais on comptait, en outre, dans ses rangs, nombre de maçons, charpentiers,
menuisiers, peintres et autres ouvriers d'art, dirigés par des architecti spéciaux. Ses attributions comprenaient l'organisation des camps permanents
et des ouvrages de campagne ; le baraquement ; la construction, ainsi que la réparation des machines d'approche, du matériel roulant, du matériel
d'artillerie névrobalistique ; la fabrication de toutes les armes portatives ; les travaux de mines et les ponts militaires[296]. Son parc était
considérable : il renfermait des outils de terrassier : hoyaux, bêches, pelles et pioches, hottes et couffes pour le transport des déblais ; des outils de
charpentier : doloires, haches, cognées, scies, instruments de toute espèce pour dégauchir le bois et le mettre en œuvre ; des armes de toute nature
: boucliers, casques, cuirasses, flèches et javelots ; des rechanges d'organes de pièces d'artillerie ; des appareils divers pour tortues, vignes,
muscules, ou tours mobiles ; des équipages de pont ; des engins de toute nature : crocs connus sous le nom de loups, faux emmanchées, cordes de
chanvre et chaînes de fer ; on y trouvait, en un mot, tout ce dont on pouvait avoir besoin au cours d'une campagne[297]. Ces dispositions,
empreintes de tant de prudence, étaient sans doute inspirées aux fabri de Rome par l'exemple des τεχνίται de l'armée d'Alexandre, qui emportaient
avec eux toute espèce de matériaux de construction, jusqu'à des sacs de pouzzolane[298].
Les fabri étaient placés, dans chaque légion, sous l'autorité d'un præfectus fabrum, dont les fonctions pourraient se comparer à celles d'un
commandant de l'artillerie ET du génie d'une division de nos armées modernes[299]. Cet office ne s'accordait qu'à titre de récompense de longs
services ; on ne l'obtenait guère qu'après avoir fait ses preuves en qualité de tribunus militum[300]. Il y avait, de plus, dans chaque légion, un
præfectus castrorum[301], officier supérieur dont les attributions ne sont pas sans analogie avec celles d'un directeur de l'artillerie ET du génie,
auquel serait confiée, SUPPLÉMENTAIREMENT, la direction des services administratifs[302]. On n'abordait cette haute situation qu'après avoir justifié
d'une grande expérience[303], et servi comme centurion, primipile, tribun des soldats, præfectus fabrum[304]. Ces deux exemples nous montrent,
une fois de plus, combien l'administration antique répugnait à parquer les fonctionnaires dans des spécialités dont l'isolement eût stérilisé les
efforts.
Il est permis de penser que, lorsqu'ils avaient à parler des ingénieurs militaires de Carthage, les Romains leur appliquaient, par analogie, les
désignations d'architecti, de præfecti fabrum, de præfecti castrorum. Ces officiers carthaginois étaient placés, dans l'armée d'Annibal, sous les
ordres d'un commandant supérieur, qui, nous l'avons vu (liv. III, chap. V), se nommait Adherbal. On jugera bientôt du caractère original de leurs
méthodes, ainsi que de leur talent pratique.
L'ouverture d'une piste de raccordement destinée à racheter une solution de continuité de 300 mètres constituait, on le comprend, un travail de
longue haleine ; on n'avait pas de temps à perdre.
Aussi les travailleurs, armés de leurs outils, furent-ils immédiatement attachés au roc. Ils s'y cramponnèrent comme ils purent pour en attaquer la
paroi verticale, et tous les bras, obéissant à des muscles d'acier, entrèrent ensemble en mouvement. Les masses et les coins fendirent le calcaire, la
barre à mine et la pince en remuèrent les blocs désagrégés, l'aiguille en abattit les pointes, la doloire et le pic en tranchèrent les arêtes[305]. Les
pierres ainsi détachées, la terre, les racines d'arbres, tous les débris roulaient pêle-mêle au fond du gouffre. A ce travail ardu[306], les outils
s'émoussaient, se faussaient, se tordaient ; il fallait aussitôt des rechanges[307] ; les hommes se fatiguaient ; il était indispensable de les relever par
d'autres hommes moins harassés. Pour parer aux inconvénients du moindre temps d'arrêt dans la marche des travaux, les ingénieurs avaient réparti
leur monde en plusieurs brigades[308] qui, tour à tour, frappaient et entaillaient le roc. Le chantier ne chôma pas un seul instant, et resta même en
pleine activité durant la nuit[309] ; les Imazir'en firent d'ailleurs preuve de tant de zèle que leur besogne se trouva parachevée en vingt-quatre
heures[310].
Le raccordement, si péniblement ouvert dans la roche, ayant été reconnu praticable, Annibal s'empressa d'y faire passer non-seulement son
infanterie, mais encore la cavalerie et le convoi[311]. Le défilé, commencé le soir du 30 octobre, dura jusqu'au lendemain matin.
Cependant, tout n'est pas fini. On ne tarde pas à s'apercevoir que, à raison du volume de leur corps, les éléphants ne pourront pas passer le long de
cette étroite corniche ; que, par suite, il faudra procéder à des travaux d'élargissement. Ces travaux présentent, de plus, un caractère prononcé
d'urgence, car les malheureux animaux ont déjà tant souffert, qu'il faut, sous peine de les voir périr, les descendre au plus tôt dans la plaine.
Comment aura-t-on raison de ces difficultés nouvelles ?
Pour apprécier exactement l'importance de l'œuvre complémentaire qui s'imposait aux ingénieurs carthaginois, il est indispensable de se rappeler
les termes de la classification admise par les anciens en matière de voies de communication. Les Latins nommaient callis la piste laissée sur le sol
par le passage des troupeaux ; semita, le simple sentier praticable à l'homme ; iter, le chemin strictement nécessaire au passage d'un cavalier, et
mesurant 60 centimètres de largeur[312]. Quant à la route carrossable, elle était dite actus ou via, selon qu'elle était large de 1m,20 ou de 2m,40,
dimensions correspondant respectivement au passage d'un seul véhicule ou de deux voitures[313]. Les ingénieurs d'Annibal venaient d'ouvrir un
iter qu'il s'agissait de porter à largeur convenable. Or, la grosseur moyenne des éléphants d'Annibal pouvait mesurer 1m,30 ; cette dimension[314]
imposait, par conséquent, l'obligation d'un élargissement final intermédiaire entre l’actus et la via, élargissement que nous évaluerons à 1m,50. Il
fallait donc entamer la roche sur une épaisseur d'environ 90 centimètres, ce qui, dans l'hypothèse d'une hauteur moyenne de 6m, devait conduire à
un déblai de 5mc,400 par mètre courant de piste. En admettant pour celle-ci un développement de 400m, on voit que le déblai total ne devait pas
s'élever à moins de 2.000 mètres cubes ! Ce chiffre est, à tous égards, un minimum.
Encore une fois, le temps presse. Comment doit-on s'y prendre pour déblayer cette énorme masse calcaire, et la déblayer rapidement ?
Ici se place une légende bizarre dont il convient de rechercher le sens. On a dit et répété plaisamment que, pour avoir raison de l'obstacle, Annibal
avait, suivant l'expression des chimistes, employé tour à tour la voie sèche et la voie humide ; qu'il avait brûlé, réduit en cendres et, finalement,
traité par le vinaigre l'épaisseur de rochers qui s'opposait au passage de ses éléphants. Les commentateurs de Tite-Live, de Juvénal, d'Appien,
d'Ammien Marcellin et de Servius ont, comme on devait s'y attendre, émis à ce sujet des avis très-divers[315]. Je sens, disait Gibbon[316], que Tite-
Live a voulu plutôt plaire à l'imagination par une fable romanesque, que satisfaire l'esprit par une histoire vraie et judicieuse. — Tite-Live, écrivait
le savant Letronne[317], Tite-Live, en historien qui vise à l'effet, mêle à son récit, il est vrai, une circonstance évidemment fabuleuse, l’emploi du
feu et du vinaigre : toutefois, il est douteux que cette fable soit de son invention, comme on s'est plu à le répéter ; c'est probablement une de ces
traditions populaires qui durent leur origine à l'étonnement dont la marche merveilleuse d'Annibal avait frappé tous les esprits. Polybe, en effet,
reproche aux historiens d'Annibal d'accueillir de ces traditions mensongères pour rendre leur narration plus attachante et plus dramatique. Appien
lui-même ne dédaigne pas de rapporter cette fable ; il n'est donc pas surprenant que Tite-Live l'ait insérée dans son histoire. — Concluons,
appuyait Deluc[318], que l'histoire du bûcher et du vinaigre est une fable inventée par le peuple ou par des auteurs aussi amateurs du merveilleux
que l'était Tite-Live, et que celui-ci a accueillie trop légèrement. — Je ne sais, se demandait Lavalette[319], s'il est permis de discuter sérieusement
une pareille fable.
La fable, comme on l'appelle, a cependant été discutée. Plusieurs, disait Rollin[320], rejettent le fait comme supposé. Apparemment, ce qui arrête
ici est la difficulté où Annibal dut être de se procurer, dans ces montagnes, la quantité de vinaigre nécessaire pour cette opération. Guazzesi,
Deluc, Wickham et Cramer font également valoir l'objection tirée de la quantité de vinaigre, qu'il eût été, disent-ils[321], impossible de réunir ;
mais ils admettent, par là même, implicitement que la puissance du réactif est, jusqu'à certain point, discutable.
Cette puissance, Guazzesi la nie ensuite d'une manière absolue[322], et se met ainsi en singulière contradiction avec lui-même. Wickham et Cramer
lui refusent toute réalité pour le cas particulier d'une roche primitive[323]. Larauza ne l'admet que s'il s'agit d'un calcaire. Nous conviendrons, dit-
il[324], que l'action du feu et du vinaigre peut calciner toute roche qui n'est pas primitive ; les rochers qui dominent le passage où nous montrerons
qu'Annibal fut arrêté sont précisément dans ce cas, étant des rocs calcaires dont la pierre fait effervescence avec les arides. Mais nous n'en
croirons pas moins qu'il y a de l'exagération dans les détails donnés par Tite-Live. On voit que l'éminent critique faisait ses réserves et n'exprimait
qu'une opinion timide. M. Chappuis hésite de même à se prononcer catégoriquement. Sans doute, écrivait-il[325], en 1860, les Carthaginois ont
pu... allumer quelques feux pour désagréger et fendre les roches, comme on le fait encore aujourd'hui dans les Alpes. Tite-Live dit, en outre, qu'un
acide achevait ce qu'avait commencé le feu ; et Appien, qu'on versait sur la cendre brûlante de l'eau et de l'acide ; c'est ainsi, suivant eux, qu'on
rendait le rocher friable et qu'on le préparait à l'action du fer. La science moderne est embarrassée à rendre compte de ce procédé, et, en tout cas,
on l'aurait difficilement appliqué à des masses considérables.
Il convient de constater ici que, contrairement à l'opinion du savant professeur, la science n'éprouve aucun embarras à prendre nettement position
dans le conflit. Nous avons cru devoir consulter, à cet égard, M. Fremy, notre ancien maître, et l'éminent chimiste a bien voulu nous affirmer que
nous ne nous trompions pas. Non, l'acide acétique ne jouit pas des propriétés merveilleuses qu'on s'est plu parfois à lui attribuer ; comme nous le
verrons bientôt, c'est une autre substance que les Carthaginois employaient pour entailler le rocher des Alpes.
Cependant, en face des commentateurs qui décernent si volontiers à Tite-Live le titre de mythographe, en regard des érudits qui nous exposent
consciencieusement les raisons de leurs doutes, se lève une phalange compacte qui, loin de manifester de l'hésitation, nous paraît, au contraire,
animée d'une foi robuste. Paul Jove, Aymar du Rivail et Bergier ouvrent la marche de ces défenseurs du vinaigre[326] ; puis, Saint-Simon vient
grossir les rangs. Il n'est ici question, dit avec conviction l'aide de camp du prince de Conti[327], il n'est question que d'un simple rocher que des
soldats ont couvert de bois : quand il est pénétré des flammes, et que les fentes et crevasses sont de plus en plus ouvertes par l'action du feu, le
vinaigre jeté dans ces fentes trouve encore le rocher ardent dans l'intérieur, quoiqu'on puisse approcher de sa surface ; il bouillonne en tombant
dans des crevasses que son action fait ouvrir de plus en plus, non comme l'eau froide fait sur la chaux vive, mais comme la poudre qui ne serait
pas tout à fait renfermée, et dont l'explosion ne serait pas tout à fait gênée, qui, jetée dans ces mêmes crevasses, n'aurait pas la force de briser et de
séparer ces rochers, mais les ébranlerait légèrement, les ferait entrouvrir, et donnerait la facilité d'en détacher les éclats avec le fer, comme fit
Annibal. Plus d'un écrivain s'est rallié, de nos jours, à l'opinion de Saint-Simon[328] ; la conviction s'est même établie si profondément chez
certains adeptes, qu'elle les conduit parfois à malmener nos meilleurs chimistes. Pour diminuer la dureté du roc, dit fermement M. Imbert-
Desgranges[329], on prit parti de le calciner ; d'aider à l'action du feu par celle du vinaigre, DONT LES SAVANTS MODERNES SEULS ONT IGNORÉ
L'ACTION CORROSIVE. L'accusation est formelle, et les termes en lesquels elle est conçue nous permettent de juger de l'ardeur des deux partis en
présence : l'un attaquant, l'autre défendant, comme une place forte, la question controversée du vinaigre.
Il était naturel de voir, entre les belligérants, s'interposer des médiateurs dont les tendances pacifiques devaient donner naissance à des
interprétations diverses. C'est ainsi que sir Robert Ellis estime que le texte de Tite-Live vise non des quartiers de roc, mais simplement une masse
de neige durcie par la gelée (snow solidified by frosi), obstacle dont les Carthaginois ont raison en allumant de grands feux, puis en faisant couler les
flots d'un liquide porté à une haute température[330]. L'auteur invoque en vain, à l'appui de son opinion, le souvenir de deux épisodes de la marche
de Macdonald par les Alpes Rhétiques[331] : l'un, au Saint Zénon ; l'autre, au passage du Splügen[332]. La critique ne peut faire qu'une réponse,
savoir : que cette interprétation, absolument gratuite, est en complet désaccord avec les textes que nous allons relire.
Une autre interprétation est celle du R. P. Griffet et de Dacier, qui ne veulent attacher à ces textes qu'un sens essentiellement figuré. Tous deux
prétendent qu'Annibal, désireux d'assurer au plus vite le passage de ses éléphants, encourageait les travailleurs en doublant leur ration de vinaigre,
comme nous doublons aujourd'hui l'eau-de-vie ou le café des nôtres, quand nous avons à leur demander un grand effort de bras. L'explication est
au moins ingénieuse, car on sait que les troupes de l'antiquité touchaient régulièrement des prestations de cette nature[333]. Les légionnaires de
Rome étaient déjà munis de bidons de posca (eau acidulée) au temps de Caton l'Ancien, c'est-à-dire d'Annibal[334]. Ce n'est malheureusement là
qu'une simple hypothèse, et rien ne prouve que le sens métaphorique doive prévaloir, à l'exclusion d'un autre.
Enfin, quelques savants, au nombre desquels il faut compter M. Sainte-Claire Deville, ont proposé de remplacer par la leçon acuto l’aceto de Tite-
Live et de Juvénal. Ils exposent qu'il s'agit de rochers enlevés au pic à roc, à l'aiguille (acus ou aculum, outil de l'acuarius), et citent, à l'appui de leur dire,
une inscription de Fabretti[335]. Mais, avant de pouvoir décider si l'interprétation est ou non plausible, il serait indispensable de savoir quelles
étaient exactement, à l'armée, les fonctions de l'acuarius ; surtout, si cette expression visait un munus militare, ce qui n'est point démontré[336].
En présence de tant d'opinions divergentes, il convient, comme toujours, de revoir attentivement les textes. Or, pour Polybe, Diodore de Sicile, C.
Nepos et Isidore de Séville[337], il n'est question que d'une simple ouverture de route, dont les travaux semblent s'exécuter suivant la méthode
ordinaire, c'est-à-dire à l'aide de coins[338], de pics et de doloires[339].
Florus et Claudien parlent vaguement de rupture de roches[340] ; Silius Italicus et Orose mentionnent remploi combiné du fer et du feu[341].
Jusque-là, rien que de très-ordinaire. Mais voici Juvénal et Servius qui attribuent uniquement le succès de l'opération au pouvoir chimique de
l'acetum[342]. Ammien Marcellin fait agir non point l'acetum seul, mais encore la flamme[343] ; enfin, Tite-Live et Appien admettent l'emploi
successif et concurrent de la flamme, des outils de fer et de l'acetum, ou όξος[344].
On voit qu'il est des textes au goût de tous les commentateurs. Mais avant de prendre parti parmi les défenseurs de ces divers systèmes, il est bon
d'étudier certains procédés d'exploitation des mines et carrières, ainsi qu'un étrange moyen de faire brèche aux murailles, en usage dans l'antiquité.
Carriers et mineurs avaient alors coutume d'employer la flamme pour ameublir les terres, désagréger et friabiliser les roches[345]. A ce
renseignement de Diodore Pline en ajoute un autre : lorsque l'action du feu était reconnue insuffisante, on avait, dit-il, recours à l’emploi de
l'ACETUM, dont les effets semblaient irrésistibles[346]. Le dire de Pline est, d'ailleurs, loin d'être une assertion isolée : Dion-Cassius le confirme
nettement et venge ainsi le naturaliste de l'accusation de crédulité naïve, trop souvent portée contre lui. L'historien Dion rapporte que Metellus,
assiégeant en Crète la ville d'Éleuthère, s'était ménagé des intelligences dans la place, et que ses agents secrets surent produire l'écroulement d'une
tour, en arrosant d'όξος les maçonneries de la muraille[347].
Que si la critique de l'historien paraît entachée de légèreté ou animée, comme celle de Pline, d'instincts puérils et d'amour du merveilleux, on
veuille bien consulter les traités didactiques. Voici l'architectus Apollodore, le contemporain de Dion-Cassius[348], qui enseigne, en sa
Poliorcétique, un moyen infaillible de faire brèche aux murs d'escarpe : il suffit, enseigne-t-il, de diriger contre les pierres la flamme d'un
fourneau dont il indique la disposition, et la rupture des maçonneries s'opère aussitôt qu'on fait intervenir dans la combustion l'action de l’όξος ou
de quelque autre mordant (τινός τών δριμέων)[349]. Il est donc bien certain que, tout au moins dès les premières années de l'ère chrétienne, cet όξος
était d'un usage vulgaire et pour ainsi dire classique dans l'art de l'attaque des places.
L'emploi de cette méthode semble s'être invariablement perpétué jusqu'au temps de l'invention de la poudre, puisque le compilateur connu sous le
nom d'Anonyme de Byzance[350] reproduit presque littéralement le texte d'Apollodore[351], et indique, comme lui, des dispositifs de fourneaux de
démolition. Comme lui, il classe l’όξος parmi les substances essentiellement comburantes et mentionne, en outre, un autre mordant, l’οΰρον.
Ce qu'il importe, en somme, de retenir, c'est que, lorsqu'ils étaient dans l'obligation d'ouvrir des brèches ou d'attaquer la roche vive, les anciens
avaient coutume de recourir à l'emploi d'un agent dit όξος, ou ACETUM, lequel facilitait singulièrement l'opération et qui jouissait, en outre, de
quelques autres propriétés remarquables[352]. Or, les ingénieurs militaires de Carthage étaient, sans aucun doute, initiés à ces méthodes de
démolition rapide ; la pratique leur en était familière.
Mais quelle pouvait être la formule de cette substance énergique ? On en est, jusqu'à présent, réduit aux hypothèses ; ce qu'il est permis de croire,
c'est que l’όξος était une matière fortement oxygénée[353]. Si l'on observe d'ailleurs que l'Anonyme de Byzance en assimile les effets à ceux de
l’οΰρον ; que Marcus Græcus fait, à certains égards, de l’acetum acutum un équivalent de l'urina antiqua[354], on jugera que le produit dont il
s'agit était également riche en ammoniaque ; que, par conséquent, on est peut-être en présence d'un chlorate ou d'un azotate de potasse. Il convient
enfin d'observer que l’όξος s'employait parfois à l'état liquide[355] ; dès lors, il ne serait pas impossible que les auteurs grecs et latins eussent
entendu désigner un similaire de la nitroglycérine, base des dynamites dont nous faisons maintenant usage.
C'est aux sciences chimiques qu'il appartient de prononcer ; nous estimons qu'elles peuvent le faire sûrement, pour peu qu'elles veuillent serrer de
près les textes. Dès à présent, et quels que soient les considérants du jugement à intervenir, nous nous croyons en droit de prétendre que l’όξος ou
acetum n'était point un vinaigre, un acide acétique, ainsi que l'ont voulu nombre de traducteurs, mais une autre substance dont la formule n'est
point venue jusqu'à nous. Ce mordant énergique, employé par les anciens au cours de leurs opérations de démolition ou de pétardement, agissait à
la façon des matières détonantes, poudres ou dynamites.
Cela posé, reprenons le problème qui s'impose à l'opiniâtre Annibal. Les ingénieurs carthaginois sont mis en demeure de porter immédiatement à
1m,50 la largeur d'une piste ouverte seulement à 60 centimètres, c'est-à-dire d'opérer sans retard un déblai de plus de deux mille mètres cubes.
Que font-ils ? Ils amassent d'abord sur la piste ouverte des bois résineux qu'ils enflamment ; habiles praticiens, ils conduisent leurs feux intenses
avec cet art tout antique dont les vitrified sites nous permettent aujourd'hui d'apprécier la vigueur[356] ; favorisés par le vent, ils cuisent la roche
calcaire[357] de manière à la friabiliser. Dès que celle-ci a perdu, sous l'action de la flamme, un peu d'acide carbonique ; dès que la calcination est
jugée suffisante, ils arrosent d'eau la paroi attaquée[358], à la manière des gens qui éteignent la chaux et provoquent ainsi une pluie de fragments
parmi lesquels courent, çà et là, des ruisselets argentins[359].
Attaquée ensuite au marteau, la surface ainsi préparée se détache par lamelles ; mais le cœur de la roche oppose encore une vive résistance. C'est
alors que, pour en finir, Adherbal ordonne le pétardement : les ingénieurs entreprennent aussitôt des forages, organisent des chambres de mine
qu'ils chargent de ce précieux όξος[360] ; ils procèdent au bourrage, à la mise du feu, et leurs fourneaux produisent des explosions heureusement
compassées. Le roc se rompt[361], les masses se fendent, les blocs soulevés sautent, roulent et bondissent dans le gouffre de l'arrachement. Bientôt
on est à largeur ; pour parfaire le travail[362], les Imazir'en n'ont plus à donner que quelques coups de leurs masses de fer[363], qui aplanissent la
voie et en règlent les pentes.
Tel est cet épisode du passage des Alpes qui a eu tant de retentissement, et dont le récit, pris chez les traducteurs, a toujours le privilège d'amener
le sourire sur les lèvres. Annibal, dit Rollin[364], fit verser une grande quantité de vinaigre, qui, s'insinuant dans les veines du rocher, entrouvert
par la force du feu, le calcina et l'amollit. Non, le vinaigre, si concentré qu'on le suppose, ne pouvait, comme le veut Rollin, attendrir les rochers.
Non, Annibal n'a fait dissoudre aucun rocher dans le vinaigre, ainsi que le prétendent quelques humouristes[365]. Mais s'il n'a ni dissous, ni
attendri les calcaires des Alpes, il les a pétardés ! Il les a MINES, comme il le dit lui-même par la bouche de notre sagace Clément Marot[366] :
... Par quel art, moyens et façons caultes,
Taillay des montz et lez Alpes trez haultes,
MINAY et mis les rochers en rompture,
Qui sont haultz murs, massonnez par nature.
L'exécution de ces travaux de raccordement n'avait pas demandé moins de trois jours[367]. Durant ces trois longs jours, les hommes avaient
beaucoup souffert[368] ; quant aux éléphants, qui, privés de tout fourrage, venaient, pendant le même temps, de stationner dans la neige, ils étaient
gelés de froid, mourants de faim[369]. Dès que la voie fut praticable à ces grands moteurs animés, Annibal se hâta de les faire défiler l'un après
l'autre[370] ; puis, quand il eut ainsi sauvé la dernière de ces précieuses bêtes, il passa de sa personne sur l'autre bord de l'arrachement[371]. Là, il
retrouva son infanterie, sa cavalerie, son convoi et, rassemblant tout son monde[372] il donna l'ordre de descendre le reste de la vallée du
Chisone[373].
Cette dernière partie de la route devait se faire sans difficulté.
La colonne se mut à grands pas par Fenestrelle, Perosa et Pignerol, positions formidables, qui n'eussent pas manqué de l'arrêter, si elles n'avaient
été occupées par les Magelli, dont le clan obéissait au brenn Magile. Or, le fidèle Magile répondait des siens ; les troupes carthaginoises passaient
par des lieux sûrs ; bientôt elles débouchèrent paisiblement dans la plaine piémontaise.
C'est le 1er novembre que le passage des Alpes fut ainsi parachevé. Cornelius Scipion, qui n'avait pas su défendre la ligne du Rhône, était, encore
une fois, gagné de vitesse. Il était loin du pied des montagnes ; les éclaireurs carthaginois ne le signalaient même point sur les rives du Pô.
[1] Vide supra, liv. III, chap. V.
[2] Suétone, Néron, XXXI. — Cf. Tacite, Annales, XVI, I et III.
[3] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI.
[4] Polybe, III, XLIX.
[5] Polybe, III, XLIX.
[6] During the second Punic war we do not read of any field artillery. (Macdougall, Compaigns of Hannibal. — Introductory account.)
[7] Vide supra, t. I, Appendice F.
[8] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
[9] Biton, Construction des machines de guerre et des catapultes.
[10] Diodore de Sicile, XIV, XLII.
[11] Biton, Construction des machines de guerre et des catapultes.
[12] Polybe, VIII, V et VII.
[13] Voyez la Poliorcétique des Grecs, édition Wescher. Paris, Imprimerie impériale, 1867.
[14] Polybe, VIII, VII.
[15] Polybe, VIII, VII.
[16] Tite-Live, XXVI, XLVII.
[17] Pline, Hist. nat., VIII, XIV. — Silius Italicus, Puniques, VI.
[18] Végèce, Instit. rei militaris, III, XXIV.
[19] Voyez la description de la baliste et de l'onagre ou scorpion dans Ammien Marcellin (XXIII, IV). — Cf. les reliefs de la colonne Trajane, dont le musée de Saint-Germain possède des moulages. Nous
avons dit (t. I, Appendice F) que l'appareil névrobalistique de la colonne Trajane pouvait lancer à 300 mètres une flèche du poids d'un kilogramme ; que l'onagre restitué d'après la description d'Ammien
Marcellin projetait à 250 mètres des pierres de 2kg.,500. Certaines balistes de campagne comportaient des projectiles d'un poids plus considérable. (Tacite, Hist., III, XXIII.) — Voyez Armandi, Histoire
militaire des éléphants, appendice III et passim.
Les batteries névrobalistiques de campagne lançaient des projectiles d'un effet irrésistible. (Végèce, Instit. rei milit., II, XXV.)
[20] Végèce, II, XXV. Tout ce matériel d'artillerie de campagne était placé sous la direction du præfectus castrorum. (Végèce, Instit. rei milit., II, X.)
[21] Végèce, Instit. rei milit., II, XXV, et III, XXIV.
[22] Il est probable que, à l'exemple des Séleucides, Annibal plaçait aussi sur ses éléphants des balistes de petit calibre.
[23] Ammien Marcellin, XXIII, IV, et XXIV, IV. On donnait aussi le nom d'artifices aux ouvriers d'art chargés de la construction et de la réparation du matériel de campagne. (Végèce, Instit. rei milit., II, XI.)
— C'est d'artifex, évidemment, que vient notre mot artilleur. — Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, § 12.
[24] Végèce, Instit. ret milit., II, XXV.
[25] Les artilleurs appartenaient vraisemblablement à l'infanterie de ligne, dont ils n'étaient que détachés pour le service des pièces et derrière les rangs de laquelle ils avaient leur place de bataille. (Modestus,
loc. cit.) — Végèce, loc. cit.
[26] Polybe, III, XLII et LX. — Appien, De bello Annibalico, IV. — Eutrope, III, VIII. — Vide infra, liv. V, chap. V.
[27] Six jours pour remonter le Drac, c'est-à-dire pour aller de Grenoble à Forest-Saint-Julien, et quinze jours pour franchir le massif proprement dit des Alpes.
[28] L'armée du petit roi Charles VIII était épouvantable à voir. De tous ceux qui se rangeaient sous les enseignes et bandes des capitaines, la plupart étaient gens de sac et de corde, méchants garnements
échappés de la justice, et surtout force marqués de la fleur de lys sur l'épaule. (Brantôme, Discours 89 : Sur les colonels généraux.)
[29] Il [le général Bonaparte] avait eu soin d'organiser deux inspections : une première, à Lausanne ; une seconde, à Villeneuve. Là on passait en revue chaque fantassin, chaque cavalier, et, au moyen de
magasins improvisés dans chacun de ces lieux, on fournissait aux hommes les souliers, les vêtements, les armes qui leur manquaient. — ... le général Bonaparte, établi à Lausanne, les inspectait toutes [les
troupes]. (A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.)
[30] ... le général Bonaparte leur parlait, les animait du feu dont il était plein. (A. Thiers, loc. cit.)
[31] Tite-Live, XXI, XXIX.
[32] Tite-Live, XXI, XXIX.
[33] Strabon, IV, VI, 12.
[34] Strabon, II, I, 28 et IV, VI, 5.
[35] Pline, Hist. nat., II, LXV. — La précision n'étant pas, comme l'on sait, la qualité maîtresse du style de Pline, on se demande s'il n'a pas entendu mesurer ici le développement total des rampes qui
conduisaient au sommet des monts.
[36] Florus, Hist. rom., II, VI.
[37] Silius Italicus, Puniques, III.
[38] Tite-Live, XXI, XXXII.
[39] Silius Italicus, Puniques, III. — Lucain, Pharsale, I et III. — Claudien, Eloge de Stilicon, III.
[40] Silius Italicus, Puniques, III. — Ovide, Les Amours, II, élégie XVI. — Lucain, Pharsale, I.
[41] Silius Italicus, Puniques, III. — Tite-Live, XXVII, XXXVI. — Velleius Paterculus, Hist. rom., II, CV.
[42] Tite-Live, XXI, XXXII. — Silius Italicus, Puniques, III, passim. — Lucain, Pharsale, I. — Florus, Hist. rom. II, VI. — Claudien, Troisième consulat d'Honorius. — Festus Avienus, Ora marit., v. 631.
— Tite-Live, XXI, XXXII. — Silius Italicus, Puniques, III. — Lucain, Pharsale, I et II.
[43] Polybe, III, XLVII et XLVIII.
[44] Polybe, III, XLVII et XLVIII.
[45] Polybe, III, XLVII.
[46] Juvénal, Sat. X, v. 166. — Tite-Live, V, XXXIV ; XXI, XXIII. — Pline, Hist. nat., XII, II.
[47] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[48] Tite-Live, XXI, XLIII.
[49] Silius Italicus, Puniques, III.
[50] La mythologie n'est, on le sait, que la poétique histoire des dernières révolutions géogéniques. La Vénus Anadyomène et, plus généralement, toutes les Aphrodites auxquelles l'art antique donne pour
supports des tortues, des dauphins, des sauriens, ne sont que des représentations gracieuses de la terre émergeant des eaux siluriennes avec les dons de sa splendeur native, offrant ainsi aux premiers hommes
un refuge contre la dent des monstres paléontologiques de l'Océan. — Pline, Hist. nat., XXXV, XXXVI. — Le mont Éryx en Sicile, le fameux réduit d'Amilcar, est le produit d'une des premières émersions
dont les hommes aient gardé le souvenir. Aussi cette terre, cette turris eburnea était-elle l'objet d'un culte tout particulier chez les anciens. Le temple de Vénus Erycine était exceptionnellement célèbre. —
Polybe, I, LV ; II, VII. — Strabon, VI, II, 6.
VENERI ERYCINAE V S L M
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 221.)
Tite-Live, XXII, IX et X. — Suétone, Claude, XXV. — Nombre de ports, et en particulier celui de la Spezzia, furent aussi placés par les anciens sous l'invocation de la Vénus Erycine, offrant aux hommes
une anse de salut.
Dans cet ordre d'idées, les populations des Alpes adoraient leurs Matrones sur le sommet des monts. Le christianisme n'a pas suivi d'autres errements : c'est au haut des mêmes pitons abrupts qu'il a bâti ses
chapelles à la Vierge, — Notre-Dame-d'Embrun et Notre-Dame-des-Neiges, — qui furent toujours si révérées. — Voyez le psaume de David consacré à la glorification des œuvres du Créateur ; le psalmiste
s'y préoccupe souvent des phénomènes de bouleversement des montagnes : Ascendunt montes, et descendunt campi in locum quem fundasti eis. (Psalm. CIII, v. 8.)
[51] Qui respicit terram, et facit eam tremere : qui tangit montes, et fumigant (Psalm. CIII, v. 32.)
[52] C'est sur le mont Olympe que les Grecs avaient assis le trône et la cour de Jupiter ; sur le Parnasse, qu'Apollon conférait avec les Muses ; sur le Sinaï, que Moïse évoquait Jéhovah, etc. On pourrait
multiplier les exemples.
[53] Nos expressions topographiques témoignent encore de la profondeur de ce sentiment anthropomorphiste : toutes les parties de la montagne sont assimilées par les langues modernes à des organes
corporels. On dit toujours la tête, le pied, le front, le col, la gorge, l'épaule, le flanc, le dos, le bras, l'échine, le coude, la côte, la croupe, le mamelon, le pénis de la montagne. Les mots dent, corne, œil, bec,
ombilic, arête, crête, etc. sont aussi fréquemment usités.
[54] Tit' An, l'œil du Puissant, c'est-à-dire le cratère du volcan. Suivant la mythologie, Titan est le fils aîné de la Terre et le chef de la célèbre famille des Titans, que le Temps précipita dans le Tartare (Tara-
Tara, lac inférieur). Qui ne reconnaît ici le récit d'une suite de soulèvements suivis d'autant d'affaissements ? Les Géants succèdent aux Titans ; ce sont encore des enfants de la Terre. C'est le volcan Titye ou
le volcan Typhée ; c'est Encelade, qui fait trembler le sol, ou Briarée, le mont aux cinquante pics et aux cent contreforts : ces audacieux s'élancent vers le ciel, dont ils ont médité l'assaut. Qui ne voit encore là
l'histoire d'un soulèvement ?
Le cyclope qui lance des pierres contre le ciel n'est autre chose que l'image du volcan en éruption ; l'œil rond (κύκλωψ), c'est l'expression du cratère. En serrant étroitement les données de la mythologie, la
critique peut refaire en entier l'histoire des derniers temps géogéniques. Consultez, par exemple, à cet effet, Diodore de Sicile (III, LVII et LXX ; IV, XV et XXI ; V, LXXI). — Cff. Lucain, Pharsale, passim ;
Claudien, Enlèvement de Proserpine, etc.
Nous nous garderons bien d'entreprendre une digression qui nous conduirait à un hors-d'œuvre. Un exemple seulement. Quelle est l'interprétation rationnelle de l'histoire des amours de Mars et de Vénus, si
brutalement troublées par Vulcain ? La Terre, resplendissante de beauté, est unie au volcan, le monstre hideux. Elle est en possession de ses premiers habitants : or ces habitants sont des hommes, c'est-à-dire
des êtres qui ne respirent que la guerre. Pendant que ces guerriers reposent sur elle, le volcan les surprend ensemble, les enlace et les engloutit.
[55] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXX.
[56] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXX.
[57] Tite-Live, XXI, XXX. — Cf. Polybe, III, XLIV, XLVII et XLVIII.
[58] Polybe, III, XLIV.
[59] Tite-Live, XXI, XXI et XLV.
[60] Les admirateurs fanatiques des doctrines du transformisme, de l'évolution et de tous autres systèmes matérialistes refusent, comme on le sait, de soutenir aucun débat sur le terrain moral et théologique.
Soit. Nous garderons au fourreau nos meilleurs arguments ; mais un seul mot ! Est-il bien admis que le bimane accroupi au dernier degré de l'échelle humaine ait encore une idole, un fétiche, un caillou qui lui
inspire une foi ? Oui, sans doute et, cela étant, nous discuterons sérieusement la théorie du transformisme, quand on nous aura laissé entrevoir dans l'instinct animal, si puissant qu'on le suppose, une parcelle
de religiosité.
[61] Polybe, III, XLVII et XLVIII.
[62] Scriptum est : Non in solo pane vivit homo, sed in omni verbo quod procedit de ore Dei. (Matthieu, IV, 4.)
[63] Polybe, III, XLIX.
[64] Vizille, à 18 kilomètres de Grenoble, occupe l'emplacement de l'antique Catorissium.
[65] On communique de Briançon à Grenoble par deux différentes routes. La première, appelée grande route, passe sous le feu de Montdauphin, au pont de Saint-Clément, au milieu d'Embrun, à Chorges, à
Corps, à la Mure et à Vizille. Elle est bonne pour les voitures à roues. La seconde, appelée petite route, passe par le Monétier, par le col de Lautaret, par le mont de Lens, par le bourg d'Oisans et par Vizille.
Celle-ci n'est bonne que pour les chevaux. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[66] La grande route de Grenoble à Briançon, qui passe par le col de Saint-Guignes, est regardée comme ouverte pendant toute l'année. (De Montannel, loc. cit.)
[67] On donne le nom de Matasine à tout l'espace compris entre le Drac, la Bonne, la Romanche et le contrefort qui borde la droite de la Valdeins. (De Montannel, loc. cit.)
[68] La Matasine paraît ouverte au nord et au midi. Quant au bas de ladite Matasine, il est aplati dans la majeure partie ; il y a des marécages et quatre lacs, dont les trois plus considérables sont à la file les uns
des autres. (De Montannel, loc. cit.) — Les trois lacs dont il est ici question sont ceux de Laffrey, de Petit-Chat et de Pierre-Châtel.
[69] Le contrefort qui borde la droite de la Valdeins est fort élevé ; il s'allonge du nord au sud ; il semble isolé et paraît parallèle à celui qui borde la gauche ; les plus hautes montagnes qui le composent sont
celles de Serre, de Chamoussière et du Mouchet. Sur le versant occidental, la Serre ne fait voir qu'un glacis uni, mais des plus rapides et des plus difficiles à gravir. On voit ce glacis de la ville de Grenoble. —
La Chamoussière forme une pointe élevée et dominante. — A l'égard de la montagne du Mouchet, c'est l'arête elle-même du contrefort, qui va toujours en s'abaissant, à mesure qu'elle s'avance vers le sud,
c'est-à-dire à mesure qu'elle s'approche de la Bonne. (De Montannel, loc. cit.)
[70] La Mure (Mura), ancienne place forte, située à 39 kilomètres de Grenoble et à l'altitude 873 mètres.
[71] La rivière appelée la Bonne prend sa source à la tête du val Jouffrey. — Le vallon dans lequel coule la partie supérieure de la Bonne est appelé le val Jouffrey. — Le bas du vallon dans lequel coule la
Bonne présente une petite plaine allongée dans le sens de la rivière. On nomme cette plaine le bassin de Valbonnais. (De Montannel, loc. cit., passim.)
[72] La première route passe par le col de Saint-Guignes, et la seconde par le col d'Ornon, d'où il suit que ces deux routes circonscrivent ensemble toute la masse desdites montagnes. (De Montannel, loc. cit.)
[73] Depuis le pont du Valbonnais jusqu'au Drac, la Bonne s'encaisse à mesure qu'elle descend, en sorte que, vers le village de Ciévez et du Ponthaut, l'encaissement est fort considérable ; aussi, c'est dans
cette partie de la Bonne que se trouve une position militaire... — En gardant la position de la Bonne, nous masquons les deux routes qui vont de Briançon à Grenoble. (De Montannel, loc. cit.)
[74] Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de l'Isère, on cita un nouvel endroit où il serait possible de l'arrêter en
faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut, sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent de l'Isère, et barre la route de Gap. (A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. XIX,
liv. LVII.)
[75] Separa-asif (amazir').
[76] Les Tricorii étaient placés sous la dépendance des Allobroges de l'île ; leurs chefs, que Polybe (III, L) appelle οί κατά μέρος ήγεμόνες τών Άλλοβρίγων, obéissaient au brenn de Grenoble.
[77] Polybe, III, L.
[78] Polybe, III, L.
[79] Aymar du Rivail désigne ce centre de population sous le nom de Corvus. Nous croyons la transcription très-risquée. Ker on Kor a la signification de ville (gaël), et cette racine entre dans le nom même
des Tricorii, habitants des villes situées sur le cours de la rivière.
[80] La grande Severaisse est l'un des principaux affluents du Drac ; elle prend sa source au bas de l'Aile Froide et coule au milieu du Val Godemar. — La chaîne qui forme la droite du Val Godemar se
termine entre Corps et le village d'Aspre, c'est-à-dire que l'extrémité de cette chaîne vient former sur le Drac le pas d'Aspre. — Au-dessous de l'embouchure de la Severaisse, ledit Drac s'entonne sous le pont
Bernard et, par conséquent, dans l'étranglement appelé le pas d'Aspre ou les traverses de Corps. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes, passim.)
[81] Pour défendre ce pas d'Aspre, il faut occuper toutes les hauteurs qui vont depuis ladite corniche jusqu'au delà du col des Vachers ; dix bataillons peuvent se maintenir sur ses hauteurs contre des forces
très-supérieures. — On peut prendre une excellente position sur les derrières du village d'Aspre, que M. de Catinat voulait défendre en 1692. (De Montannel, loc. cit.)
[82] Campus Sauras, suivant Aymar du Rivail ; campus auri, selon d'autres commentateurs. — Le Champsaur, érigé en duché du temps du dauphin Humbert, était l'une des neuf régions dont l'ensemble
constituait le haut pays du Dauphiné. Suivant d'Anville, les Tricorii étaient maîtres du Champsaur.
[83] Ce pays a pour capitale Saint-Bonnet. (A. du Rivail, Hist. des Allobroges, trad. Macé.) — Saint-Bonnet, située à 85 kilomètres de Grenoble et à l'altitude 1022 mètres, occupe rentrée de la vallée du haut
Drac ou Champsaur. C'est aux environs de Saint-Bonnet qu'il faut quitter le Drac quand on veut passer dans la vallée de la Durance par le col de Saint-Guignes.
[84] Napoléon arriva à Gap, le soir du dimanche 5 mars 1815. Le lundi, 6, de très-bonne heure, il achemina son avant-garde vers le défilé de Saint-Bonnet, par lequel on passe du bassin de la Durance dans
celui du Drac, affluent de l'Isère. Le défilé n'étant point gardé, il put aller coucher le soir même à Corps. Le mardi, 7, vers une heure, il était à la Mure, et, quelques pas plus loin, après une scène pathétique
que l'effusion des soldats a rendue fameuse, il disait à Drouot : Dans dix jours, nous serons aux Tuileries. Il poursuivit aussitôt sa route par la Frey et Vizille, et, le soir de cette même journée, 7 mars, vers
neuf heures, il entrait à Grenoble. (A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. XIX, liv. LVII.)
[85] Tite-Live, XXI, XXXI.
[86] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII. — le Champsaur, pays ouvert, aplati dans le bas et assez bien cultivé. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[87] Tite-Live, XXI, XXXII.
[88] La marche des Carthaginois en pays de montagnes étant, ainsi que nous l'avons vu, réglée à raison de 14 kilomètres 800 mètres par jour, et la distance de Grenoble à Saint-Bonnet étant d'environ 85
kilomètres, Annibal a dû mettre six jours à franchir cette distance. C'est précisément le temps mentionne par les textes. Les Carthaginois marchent, en effet, dix jours le long de l'Isère et du Drac, et quatre
jours leur sont évidemment suffisants pour aller de Romans à Grenoble. Restent donc six journées pour monter aux cols (saltus Tricorii), dont la descente ne demanda plus tard que deux jours à Napoléon.
[89] Ce général (Mouton-Duvernet) espérait devancer Napoléon au passage important de Saint-Bonnet. — Les officiers de la garnison d'Embrun... songeaient à occuper le défilé, dit de Saint-Bonnet, qui
communique de la vallée de la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-
Bonnet. Napoléon craignait d'être prévenu à un passage aussi dangereux. (A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. XIX, liv. LVII.)
[90] Strabon, IV, I, 3.
[91] Polybe, III, L.
[92] Strabon, IV, VI, 6 et Chrest. IV, 26. — Il y en avait [des sentiers] si étroits, joints à des précipices si profonds, qu'ils engendraient le vertige aux hommes et aux chevaux qui n'y étaient accoutumés. (N.
Bergier, Hist. des grands chemins de l'Empire, I, XXVIII.)
[93] Strabon, IV, I, 3.
[94] Tite-Live, XXVII, XXXIX.
[95] Les Katoriges étaient les alliés des Taurini et, par conséquent, des Romains. — ... popoli, che ci furon soci di gloria e di sventure, non solo per i cinque e gii otto secoli ne' quali fu risaldata ł' unione loro
col Piemonte, ma che sin dalle resistenze all' armi Romane, sin dalla guerra Annibalica, sin dalle antichissime migrazioni, troviamo sempre ostare, vincere o soccombere per noi e con noi. (Carlo Promis,
Storia dell' antica Torino, cap. VI.)
[96] Polybe, III, L.
[97] ... de Saint-Bonnet par Ourcières, le col du Haut-Martin, le col de Bonvoisin, Ville-Vallouise. — On met de treize à quatorze heures pour descendre par ce sentier de Pallon à Saint-Bonnet. — Catinat
connaissait si bien cette route que, lorsqu'il occupait le Pallon, il tirait par elle plusieurs subsistances du Champsaur et de la vallée d'Ourcières, entre autres choses du fourrage, que les paysans lui portaient sur
leur dos. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes, passim.)
[98] Une autre route, de Réotier à Grenoble, passera par Dourmillouse, le col de Freissinières, Prapic, Saint-Bonnet, etc. Cette dernière communication ne sera bonne que pour les chevaux, et encore faudra-t-
il faire un peu travailler d'avance au col de Freissinières. (De Montannel, loc. cit.)
[99] La première communication de Réotier à Grenoble passera par Embrun, Chorges, Brutinel, Corps, la Mure et Vizille. (De Montannel, loc. cit.)
[100] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV. Les Vergilies, dit Pline, sont les sept étoiles de la queue du Taureau. Leur coucher héliaque annonce l'approche de l'hiver et permet d'en présager la
clémence ou les rigueurs. — Pline, Hist. nat., II, XLI et XLVII ; XVIII, XXX et LX.
[101] Si Annibal s'était trouvé au sommet des Alpes après le 1er septembre, il y aurait éprouvé des froids rigoureux qui auraient mis son armée en grand péril. Polybe et Tite-Live, si exacts et si minutieux en
leur narration, ne mentionnent rien de pareil. La neige tombe dans les cols des Alpes et y tient, année moyenne, dès le 25 septembre. Les Piémontais, qui quittent leurs chalets le 28 septembre, à la Saint-
Michel, m'ont dit qu'ils y laissaient presque toujours la neige. (Extraits d'un manuscrit communiqué par M. Chappuis.)
[102] Al fin di settembre dell' anno 536 scendeva Annibale nei Taurini. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[103] Maskelyne avait été consulté à ce sujet par le général écossais Melville.
[104] Une analyse de cette réfutation a été donnée par Mgr Rendu, dans le tome IX des Mémoires de la Société royale académique de Savoie.
[105] Voyez Columelle, II, VIII ; XI, II et LXXVIII.
[106] Le calendrier de César place le coucher des Vergilies au VIe des kalendes de novembre, c'est-à-dire au 27 octobre. — Varron (De re rustica, I, XXVIII, 2) compte trente-deux jours de l'équinoxe
d'automne au coucher des Pléiades, et cinquante-sept, de ce coucher au solstice d'hiver. Ces observations placeraient l'occasus Vergiliarum au 27 octobre.
[107] Pline, Hist. nat., II, XLVII ; XVIII, LX. — Le 3 des ides de novembre correspond au 11 dudit mois.
[108] Delaunay a bien voulu nous exposer alors toute la série de difficultés qu'oppose à sa réussite l'observation exacte du coucher héliaque d'une constellation. L'état de l'atmosphère, la latitude, le temps (à
raison de la précession des équinoxes) peuvent faire singulièrement varier les circonstances du phénomène. Il est fort regrettable que, depuis Biot et Vincent, les astronomes négligent des études
archéologiques qui pourraient rendre aux sciences historiques les services les plus signalés.
[109] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[110] Ce vallon d'Ancelle ou de la Gravière forme un cul-de-sac, lequel se trouve séparé de la vallée d'Ourcières par un contrefort élevé et dont l'extrémité se termine sur la plaine où l'on voit le village
d'Ancelle. Pour ce qui est du revers opposé, je veux dire les penchants qui forment la gauche du vallon d'Ancelle, ils sont en général fort élevés et fort escarpés. (De Montannel, Topographie militaire de la
frontière des Alpes, passim.)
[111] On peut garder le vallon d'Ancelle avec une poignée de monde, à une demi-lieue du village de ce nom. Ce seul poste garde les cols de la Pioly, de la Couppa, de Rouanette et de Combeous. (De
Montannel, loc. cit.)
[112] Durant la période gallo-romaine, une route mettait Chorges et Grenoble en communication directe. Cette route passait par Ancelle et, de là, par le Champsaur ; on a découvert, suivant ce tracé, nombre
de monuments antiques. C'est entre ces limites — Pioly-Chategré — qu'il convient de placer le προσβολή de Polybe.
[113] Polybe donne aux assaillants le nom d'Άλλοβρίγες, et Tite-Live les appelle montani. Ce sont là des dénominations génériques, mais nous avons vu que le pays dont il s'agit était alors soumis aux
Katoriges. — Vide supra.
[114] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[115] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[116] Tite-Live, XXI, XXXII.
[117] Polybe, III, L.
[118] Les officiers du génie attachés à l'avant-garde s'avancèrent et, après une prompte reconnaissance, déclarèrent que le fort obstruait complètement le chemin de la vallée, et qu'on ne pouvait passer sans
forcer cette barrière, qui, au premier aspect, semblait à peu près insurmontable. — Berthier reconnut avec effroi combien était difficile à vaincre l'obstacle qui venait de se révéler tout à coup. — Berthier,
effrayé, donna contre-ordre sur-le-champ aux colonnes qui arrivaient successivement, fit suspendre partout la marche des hommes et du matériel, pour ne pas laisser engager l'armée davantage, si elle devait
rétrograder. — Le premier consul était encore à Martigny. Cette annonce d'un obstacle jugé insurmontable lui causa d'abord une espèce de saisissement ; mais il se remit bientôt et se refusa obstinément à la
supposition d'un mouvement rétrograde. Rien au monde ne pouvait lui faire subir une telle extrémité. (A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.)
[119] C'est aussi par surprise et à la faveur de l'obscurité que notre armée d'Italie eut raison du fort de Bard. — ... Notre artillerie faisait une tentative des plus hardies : c'était de faire passer une pièce sous le
feu même du fort, à la faveur de la nuit. — On couvrit la rue de paille et de fumier ; on disposa des étoupes autour des pièces, de manière à empêcher le moindre retentissement de ces masses de métal sur
leurs affûts ; on les détela, et de courageux artilleurs, les traînant à bras, se hasardèrent à passer sous les batteries du fort. Bientôt toute la grosse artillerie se trouva transportée au delà du défilé. (A. Thiers,
Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.)
[120] Polybe, III, L.
[121] Tite-Live, XXI, XXXII.
[122] Tite-Live, XXI, XXXII.
[123] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[124] Polybe, III, L. — Tite-Live, XXI, XXXII.
[125] César, De bello Gallico, VII, III. — C'est ainsi que, aujourd'hui encore, les choses se passent en Kabylie.
[126] Polybe, III, LI.
[127] Polybe, III, LXII.
[128] Clément Marot, Jugement de Minos.
[129] Située à 16 kilomètres d'Ancelle, sur un plateau marécageux, à l'altitude 865 mètres, la ville moderne de Chorges est fréquemment désolée par les débordements du torrent des Moulettes.
[130] Polybe, III, L et LI.
[131] Polybe, III, LI.
[132] Polybe, III, LI. — Tite-Live, XXI, XXXIII.
[133] Polybe, III, LI. — Tite-Live, XXI, XXXIII.
[134] A l'égard des penchants qui forment la droite de la partie de la vallée où se trouve Chorges, ils sont, en général, fort accessibles dans le bas, mais fort rudes et fort difficiles à gravir dans le haut. (De
Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[135] Polybe, III, LVI.
[136] La gauche du vallon de Touches et la partie inférieure du vallon de Réalon pourraient servir d'une bonne position, dont l'objet serait d'empêcher une armée de remonter la Durance par la rive droite. (De
Montannel, loc. cit.)
[137] Les penchants qui bordent la Durance, depuis l'embouchure de la Gironde jusqu'au pont de Savines, sont fort étendus et, en général, fort difficiles à gravir. (De Montannel, loc. cit.)
[138] Embrun, ville située sur une colline, arrosée au midi par la Durance, très-forte par sa position, car les rochers ne permettent d'arriver à cette ville que par un seul passage vers le nord. (Aymar du Rivail,
Hist. des Allobroges, I, XX, trad. Macé.) — Embrun est une petite ville assise sur un plateau éloigné d'environ une petite portée de canon de la rive droite de la Durance. Ce plateau est entièrement escarpé
dans la partie qui regarde la rivière ; le reste est tout accessible. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[139] L'objet d'Embrun est de masquer la route de Grenoble à Briançon. On communique d'Embrun à Montdauphin en trois heures ; d'Embrun à Briançon, en dix heures. (De Montannel, loc. cit.) — La place
d'Embrun, située sur le flanc de la route suivie par Napoléon à son retour de l'île d'Elbe, aurait alors pu jouer un rôle important. Il lui eût suffi de faire sortir un détachement qui se fût emparé du col de Saint-
Guignes, lequel met Gap et Saint-Bonnet en communication.
[140] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[141] Polybe, III, LII.
[142] Polybe, III, LII.
[143] Polybe, III, LIII ; Tite-Live, XXI, XXXIV.
[144] C'est au plan de Phazy que, au VIe siècle de notre ère, furent battus les Lombards par les troupes combinées du patrice Mummol, de l'évêque Salonius d'Embrun et de l'évêque Sagittarius de Gap. — Le
plan de Phazy se trouve à l'altitude 910 mètres.
[145] Quant au plateau de Réotier, c'est une position où quinze bataillons peuvent ne maintenir contre des forces fort supérieures... Comme l'extrémité dudit contrefort tombe par escarpements sur la rive
droite de la Durance, et que ces escarpements règnent depuis la Biasse jusqu'auprès du pont de Saint-Clément, il se forme à ce pont une espèce d'entonnoir fort aisé à garder au moyen de la position de
Réotier... M. le duc de Savoie connut tellement l'avantage de cette position en 1692 qu'il y plaça, pendant son siège d'Embrun, un corps de troupes avec lequel il contint M. de Catinat dans son camp du
Pallon. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[146] Le plateau sur lequel cette place est assise s'appelait autrefois Malaure ou Malemont. — Ce plateau, dit Montannel (loc. cit.), s'allonge de l'est à l'ouest et se termine, dans les trois quarts de son contour,
par un escarpement à pic et fort considérable par sa hauteur, de sorte que ce plateau n'est, rigoureusement parlant, accessible que du côté qui l'attache aux flancs de la montagne de Bachasse, montagne dont le
sommet fait l'extrémité de la chaîne. L'idée de fortifier Montdauphin n'est venue qu'à l'occasion du siège d'Embrun, en 1692... Louis XIV fit tracer Montdauphin en 1693 et, quatre ans après, les fortifications
furent achevées. — C'est à Vauban qu'on doit la création de ce poste inexpugnable.
[147] Les cols... par lesquels on communique de la vallée de Queyras et du Briançonnais à la plaine du Piémont sont ceux du Viso, surnommé de la Traversette, de Chevalerct, de la Croix, d'Urine, de
Bouchier, de Saint-Martin, de la Mayle, d'Esthures, de Chabaud, du Bourgel, de Gimont, du mont Genèvre, des Désertes, de l'Ours, de la Mulatière, de la Chaux, de l'Échelle et du Vallon, surnommé de la
Muande. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[148] La vallée du Pô proprement dit, avec des passages très-élevés et difficiles (le col des Traversettes, le meilleur qui mène aux sources du Guil, a environ 3.000 mètres d'altitude), à travers la chaîne
principale et entre deux contreforts presque impraticables, a bien peu de valeur stratégique. (Colonel Sironi, Géographie stratégique, traduction Selmer.)
[149] La vallée du Pelice trace entre toutes les vallées semblables le plus court chemin du versant alpin à la plaine piémontaise ; elle est en relation avec le Guil par divers passages muletiers, parmi lesquels
on remarque celui du col de la Croix, qui est très-fréquenté ; elle est large et productive ; enfin, sa situation par rapport à celle de Fenestrelle, qui converge avec elle vers la plaine de Pignerol, en fait une ligne
subsidiaire à celle-ci, qui peut influer sur les résolutions de la défense, en l’invitant à évacuer la vallée de Fenestrelle qu'elle prend de revers. Le chemin de fer (concédé) qui remontera la vallée du Pelice pour
descendre ensuite dans celle de la Durance et relier Turin à Marseille accroîtra notablement la valeur militaire de cette vallée. (Colonel Sironi, l. c.) — La route qui longe le Peliez, depuis le col de la Croix
jusqu'au-dessous de Mirabouc, est fort bonne pour les chevaux ; dans le reste elle est praticable pour le canon. (De Montannel, loc. cit.) — La vallée du Pelice fut pratiquée par l'armée française en 1795.
[150] Les relations de la vallée du Chisone avec celle du Guil par la vallée latérale de la Germagnasca et le col muletier d'Abriès concourent à en accroître sensiblement la valeur. (Colonel Sironi, Géographie
stratégique, trad. Selmer.) — En 1704, M. de la Feuillade, voulant diriger sa marche sur Pignerol par la vallée de Pragelas et craignant avec raison que la communication de son armée avec le mont Genèvre
ne fut interrompue par le côté de la vallée de Saint-Martin, détacha d'abord trois bataillons qu'il fil passer par le col de Pis et par Basille, d'où il les envoya dans la branche de Praly. Le chemin qui longe le
Germanasque dans la branche de Macello est fort bon pour les chevaux ; c'est par ce chemin que, en 1690, M. de Feuquières fit conduire sur un traîneau une petite pièce d'artillerie... (De Montannel,
Topographie militaire de la frontière des Alpes, passim.)
[151] La vallée du Chisone est une des grandes lignes qu'une armée peut suivre pour descendre dans la plaine du Pô. — C'est une des voies suivies depuis les temps les plus reculés, bien qu'elle oblige à
franchir deux cols très-élevés, celui du mont Genèvre, sur la crête même, et celui de Sestrières, à plus de 2.000 mètres d'altitude sur le contrefort situé entre le Chisone et la Doire. — L'importance de cette
ligne d'accès au bassin du Pô fut toujours reconnue. (Colonel Sironi, loc. cit.)
[152] De tous les cols (de la chaîne des Alpes occidentales), il n'y a guère que ceux du mont Genèvre et de l'Argentière par où la grande artillerie puisse passer. On ne doit pas perdre de vue que tous les cols
sont couverts de neige huit à neuf mois de l'année ; que les seuls dont on fait quelquefois usage pendant l'hiver sont ceux de Tende, de l'Argentière, du mont Genèvre et du mont Cenis ; encore doit-on choisir
le moment que la neige soit capable de porter... De tous les cols qui sont sur la chaîne capitale des Alpes, depuis celui de Tende jusqu'à celui du grand Saint-Bernard, il n'en est point de si aisé à pratiquer que
celui du mont Genèvre. (De Montannel, loc. cit.)
[153] On peut arriver l'été sur le mont Genèvre par huit endroits différents... Nous pouvons établir de Réotier à Briançon deux différentes communications, la première passant par le pont de Saint-Clément,
par Saint-Crépin et par le pont du Roux ; la seconde, par Chantelouve, par Chancela, par le col de la Posterle, par Ville-Vallouise et par le col de l'Echauda. Nous pouvons encore établir une troisième
communication en la faisant passer par le château de Rame. (De Montannel, loc. cit.).
[154] En 1692.
[155] C'est au pied de la montagne de l'Aile Froide et du côté de la Durance que se trouve la Vallouise, petite vallée au milieu de laquelle coule la Gironde. (De Montannel, Topographie militaire de la
frontière des Alpes.)
[156] Outre le camp du Pallon, M. de Catinat avait porté, en 1692, cinq mille hommes vers l'Abessée, et il gardait en même temps le plateau de Montdauphin. (De Montannel, loc. cit.)
[157] Le fait de cette astuce est resté proverbial, et les Briançonnais sont toujours renommés pour leur finesse. Il faut, dit-on, trois Juifs pour tromper un Grenoblois, et trois Grenoblois pour tromper un
Briançonnais. (Millin, Voyages dans les départements du midi de la France.)
[158] On communique de Montdauphin à Briançon en sept heures. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[159] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[160] Les Portes de fer de notre Algérie ont été franchies en 1839 par le duc d'Orléans. Voyez le Journal de l'expédition, rédigé par Charles Nodier, Paris, Imprimerie royale, 1844.
[161] Polybe, III, LIII.
[162] ... angustiorem viam ex parte altera subjectam jugo insuper imminenti. (Tite-Live, XXI, XXXIV.) — Comme on le voit, Tite-Live entend parler ici d'un étroit chemin à flanc de coteau, non d'une gorge
encaissée par des rochers à pic ; il est ainsi en complet désaccord avec Polybe. Nous ne saurions donc, en l'état, soumettre à la critique l'opinion des commentateurs qui se plaisent à confondre les deux
tableaux, au lieu de les disjoindre. Que répondre, par exemple, à M. Chappuis ? — Le pertuis Rostang, dit-il, n'a pas de rapport avec les descriptions que nous ont laissées Polybe et Tite-Live. (Rapport au
Ministre de l'instruction publique.)
[163] Cette hypothèse de travaux de main d'homme a été, pour la première fois, formulée par Aymar du Rivail : Là, du midi au nord, s'élèvent comme une muraille d'énormes rochers qui touchent à la
Durance, et à travers lesquels on a pratiqué, pour pénétrer dans le Briançonnais, une espèce de porte qu'on appelle vulgairement le pertuis Rostang (foramen Rostagni). (Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges,
I, XX, trad. Macé.)
[164] Ces deux vers de Claudien nous paraissent peindre assez clairement l'étroit passage et parachever la sobre description de Polybe :
Angustant aditum curvis anfractibus Alpes
Claustraque congestis scopulis durissima tendunt.
(Claudien, Panégyr. de Probinus.)
[165] Cet étranglement du pertuis de Rostan est de la plus grande importance. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[166] Un seul homme pourrait facilement y arrêter le passage d'une armée qui se rendrait d'Embrun à Briançon, à cause de la montée que dominent les collines. (Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges, I, XX,
trad. Macé.)
[167] Sur la croupe qui se développe entre la Gyronde et la Durance, on remarque des ruines de tours et de retranchements qu'on nomme les Murailles des Vaudois. Ces ouvrages étaient destinés, en 1587, à la
défense du pertuis. A cette époque, les Briançonnais, sous la conduite d'un nommé La Cazette, avaient retranché ledit étranglement du pertuis de Rostan. Ils avaient compris dans ce retranchement l'église de
Queyrières et le château de la Bâtie, qui est de l'autre côté de la rivière. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[168] Ce retranchement (du pertuis) fut forcé en 1587 par le gouverneur d'Embrun, selon l'ordre du connétable de Lesdiguières. (De Montannel, loc. cit.)
[169] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[170] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[171] Tite-Live, XXI, XXXIV. — Polybe, III, LIII.
[172] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXIV.
[173] Polybe, III, LIII.
[174] Polybe, III, LIII. — Silius Italicus, Puniques, III.
[175] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[176] Polybe, III, LIII.
[177] Clément Marot, Jugement de Minos.
[178] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[179] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[180] Polybe, III, LIII.
[181] Polybe, III, LIII.
[182] Polybe, III, LIII.
[183] Polybe, III, LIII.
[184] Polybe, III, LIII.
[185] Polybe, III, LIII.
[186] Polybe, III, LIII.
[187] Tite-Live, XXI, XXXV.
[188] Les Carthaginois avaient mis deux jours, les 24 et 25 octobre, à faire la route de Montdauphin à Briançon. C'est une étape qui, du temps de Montannel, se faisait en sept heures, quand il ne survenait
point d'accidents. — Vide supra.
[189] Polybe, III, LIII.
[190] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[191] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[192] Strabon, IV, V, 2.
[193] Strabon, IV, IV, 3.
[194] Pline, Hist. nat. VIII, IX. — Cf. Sénèque, De ira, II, XII. — Elien, Animal, I, XXXVIII ; VIII, XXVIII ; XVI, XXXVI. — Polyen, Strat. IV, VI, 3 (fragment de Mynoïde-Minas dans le Josèphe de
l'édition Didot). — Procope, De bello Gothico, IV, XIV. — Berger de Xivrey, Traditions tératologiques. — Armandi, Hist. milit. des éléphants, etc.
[195] Suivant quelques commentateurs, c'est le cours de la Clarée que les anciens prenaient pour la haute Durance. — ... La vallée de la Clairée, dit M. Ernest Desjardins (Géographie de la Gaule romaine, t.
I, ch. I, § 1), que les anciens ont dû considérer comme la vraie Durance. — ... le cours de la Clairée est, en effet, plus long que celui que les modernes ont appelé du nom de Durance. — Telle n'est point
cependant l'opinion de la Commission de la carte des Gaules. Strabon, dit-elle, indique très-nettement où la Durance prend sa source. C'est sur le mont Genèvre qu'il faut chercher la véritable source de la
Durance, celle au moins que les anciens reconnaissaient et adoraient. — Voyez le Dictionnaire archéologique de la Gaule, au mot Druentia.
[196] Géographie de la Gaule romaine, t. I, ch. I, § 1.
[197] Dictionnaire archéologique de la Gaule : époque celtique, aux mots Druentia et Druentium. Cf. P. Raffæle Garrucci, Dissertazioni archeologiche di vario argomento, Itinerarii di Vicarello, § 82 :
Druantium. — L'éminent archéologue s'exprime en ces termes : ... che da Brigantio salivasi alla più alta cima delle Alpi variamente appellata, or monte Matrona, or Alpe Cottia, or summas Alpes e messa alla
distanza di sei miglia, nel quai sito per conseguenza dobbiamo fissare Druantiam.
[198] Virgile, Enéide, III, v. 522-524.
[199] Au mois de janvier 1794, le jeune Bonaparte a passa une nuit sur le col de Tende, d'où au soleil levant il découvrit ces belles plaines qui déjà étaient l'objet de ses méditations : Italiam ! Italiam !...
(Commentaires de Napoléon Ier, t. I, ch. III.)
[200] Le 14 septembre 1812, l'armée découvrit tout à coup au-dessous d'elle, et à une distance assez rapprochée, une ville immense. — A cet aspect magique, l'imagination, le sentiment de la gloire s'exaltant
à la fois, les soldats s'écrièrent tous ensemble : Moscou ! Moscou ! (A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XIV, liv. XLIV.)
[201] Polybe, III, LIV.
[202] Tite-Live, XXI, XXXV.
[203] Polybe, III, LIV.
[204] Filicaja, Sonnets.
Italia, Italia, o tu cui feo la sorte
Dono infelice di belleza !
[205] Lors d'une revue passée en mars 1796. Voyez les Commentaires de Napoléon Ier, t. I, ch. II, § 3.
[206] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[207] ... Après un moment de repos, on se remit en route... — Arrivé au faîte des monts, on prenait quelque repos. — Le premier consul s'arrêta quelques instants. (A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire,
t. I, liv. IV.)
[208] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[209] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[210] Florus, Hist. rom., II, VI.
[211] Valère-Maxime, I, VII, 1.
[212] Appien, De rebus Punicis, II. — Justin, XXXVIII, IV.
[213] Diodore de Sicile, XXVI, XIII.
[214] Silius Italicus, Puniques, III.
[215] Polybe, II, XIV. Il convient de remarquer l'énergie de l'expression καταλύειν. Annibal se propose de désagréger la nationalité romaine, dont les éléments sont plus fortement cimentés qu'il ne le pense.
[216] Suétone, De illustribus grammaticis, I.
[217] Suétone, De illustribus grammaticis, I.
[218] Horace, Odes, IV, III.
[219] Tite-Live, XXVII, XXXVII.
[220] Ammien Marcellin, XXII, IX.
[221] Suétone, Néron, XXXVIII.
[222] Topographie militaire de la frontière des Alpes.
[223] La route moderne est ainsi kilométrée :
Mont
Genèvre
Césanne 8 kilomètres
Fenestrelle 38
Perosa 54
Pignerol 69
Turin 109

[224] C'est une limite supérieure qui ressort du rapprochement de ces divers passages du livre de Montannel : On communique de Fenestrelle à Briançon en remontant la vallée de Pragelas et en passant par le
col de Sestrières. Il faut onze heures pour parcourir ce chemin ; il est bon pour les chevaux et peut s'accommoder pour le canon. — On communique de Fenestrelle à Pignerol en six heures. Ce chemin passe
par le bourg de la Pérouse ; il est bon pour le canon. — On communique de la Pérouse à Pignerol en trois heures et demie. — On communique de Pignerol à Turin en six heures. (De Montannel, Topographie
militaire de la frontière des Alpes, passim.)
[225] Ammien Marcellin, XV, X.
[226] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[227] Tite-Live, XXI, XXXV. — Ammien Marcellin, XV, X.
[228] Tite-Live, XXI, XXXV.
[229] Tite-Live, XXI, XXXV.
[230] Polybe, III, LIV.
[231] Ammien Marcellin, XV, X.
[232] Tite-Live, XXI, XXXV.
[233] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.
[234] Th. Lavallée, Géographie militaire, chap. V, § 3.
[235] Strabon, IV, VI, 5.
[236] ... Disceso da Monginevra... il fiume. (Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. IV.)
[237] ... il torrente chiamato pur Dora... disbocca nel fiume di Dora Riparia poco di sotto Sezana. (Durandi, loc. cit.)
[238] ... la quale [valle di Sezana] dai monti di Sestrières, che la chiudono a levante, vien declinando inverso le basi di Monginevra. (Durandi, loc. cit.)
[239] Comparez les altitudes du mont Genèvre (1854 mètres) et de Césanne (1358 mètres). La différence est de 496 mètres.
[240] Strabon IV, I, 3.
[241] Strabon IV, I, 3.
[242] Pline, Hist. nat., II, CXII.
[243] Agathemère, Geographiæ informatio, 17.
[244] Géographie de la Gaule romaine, t. I, chap. I, § 1.
[245] Césanne, qui, dans l'antiquité, portait le nom de Scingomagus. (Aymar du Rivail, Histoire des Allobroges, I, XXI, trad. Macé.)
[246] ...qui le circostanze locali e le misure itinerarie tanto prevalgono, che non vi rimane alcun dubbio intorno alia vera positura di Scingomago a Sezana. (Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano,
cap VI : Scingomagus, etc.)
[247] Aymar tranche une question controversée ; il est cependant très-probable qu'il a raison. (M. A. Macé, Description du Dauphiné.)
[248] Lo stesso nome di Scingomagus indica un luogo situato al varco di un fiume, oppur lungbesso, qual è Sezana. (Durandi, Notizia deli antico Piemonee trapasdano, cap. VI.)
[249] Nous observons que, dans le principe, l'orthographe latine voulait que le nom s'écrivît Cingomagus. — ... la correzione che Hardouin ha fatto nel testo di Plinio in cui sta scrilto Cingomagus. (Durandi,
loc. cit.) Or, la racine cing, qu'on retrouve dans les noms gaulois de Cingetorix et Vercingetorix (César, De bello Gallico, V, III, IV ; VIII, IV et passim), implique le sens de chef de guerriers. — Cf. king
(gaël). Il convient de remarquer, d'autre part, que la ville de Césanne a conservé, par delà l'antiquité, le caractère de résidence princière. Les dauphins y battaient monnaie. — ... in questo luogo... i principi o
delfini di Vienna usavano risedere frequentemente e tenervi lor corte ; talchè il delfino Guigone, conte di Graisivaudan, gli otlenne poi dall' impcrador Frederico 1 nel 1155 il privilegio délia zecca, potestalem
cudcndi et fabricancli novam monetam in villa quee dicitur Sezana. (Durandi, loc. cit.) — La petite ville de Césanne fut la capitale d'un marquisat ; mais, par suite d'un crime de lèse-majesté dont un des
marquis s'était rendu coupable, ce marquisat fut réuni au Dauphiné. (Aymar du Rivail, Histoire des Allobroges, I, XXI, trad. Macé.) — Aux termes de l'article 4 du traité d'Utrecht (11 avril 1713), Louis XIV
dut céder au duc de Savoie, Victor-Amédée II, Césanne et tout ce qui est à l'eau pendante des Alpes du côté du Piémont.
[250] Pare anzi piuttosso che il nome di Sezana sia un avanzo di quello di Scingomago, il qual ne' tempi mezzani in più maniere venne disformandosi... più verisimile l' opinione di chi pretese che in
documenti più antichi il nome di questo luogo fosse scritto quando Scinzone, quando Cenzone... (Durandi, loc. cit.)
[251] MUTATIO GESDAONE (Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem) ; GADAONE (Table de Peutinger) ; GESSABONE (Anonyme de Ravenne, IV, XXX).
[252] ... tutti nomi stranieri agli antichi popoli alpini. (Durandi, loc. cit.)
[253] La confrontation des leçons Cœsaone et Gesdaone permet de supposer qu'on se trouve peut-être là en présence d'un Cæsarodunum — Cf. Sézanne (Marne), dont la construction est attribuée à César.
Est-il impossible que le conquérant des Gaules ait laissé son nom au castellum qu'il rencontrait sur son passage près de la cime des Alpes ?
[254] GOESAO, GAESAEONE (IIe et IIIe Itinéraires Apollinaires ou de Vicarello). La leçon Gaesaeone est manifestement une préparation du nom définitif de Césanne.
[255] Itinerarii di Vicarello, dans les Dissertazioni archeologiche di vario argomento, du P. Raffæle Garrucci, Rome, 1864.
IV.
A GADIBVS ROMA
..................
BRIGANTIONE. . . .
DRVANTIO. . . . . . . . VI
TYRIO. . . . . . . . . . V
..................
Il est donc avéré que, du temps de Trajan, la station de Césanne portait le nom de Tyrium. L'auteur de la dissertation archéologique le constate explicitement : ...la stazione appellata Gœsao, Gæsæo negli
Itinerarii II, III, Gesdao nel Gerosolimitano, è Tyrio nel IV. f (P. Raffæle Garrucci, loc. cit.)
[256] ... villa quæ dicitur Sezana, quæ sita est ad radicem montis Iani... (Charte de l'empereur Frédéric Ier, conférant au dauphin Guigon le droit de battre monnaie à Césanne [1155], dans les Mémoires pour
servir à l'histoire du Dauphiné.)
[257] Sezana... è come in fondo della valle, che porta il suo nome... (Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. IV.)
[258] ... appiè di alta e vasta montagna. (Durandi, loc. cit.)
[259] .... piglia il fiume la direzione da mezzodi a tramontana. (Durandi, loc. cit.)
[260] ... appiè di Monsestrières villa Seguina, o Segovina, come scrivesi a vicenda, ora Champlas Seguin, e nell' antico registro delle terre del Delfinato villa Segoiina. (Durandi, loc. cit.)
[261] ... appiè di monte Sestrières il villagio che piglia lo stesso nome, cioè Porta Sistraria, ed ad Portam Sistrariam, dappoi semplicemente Sistraria, e nell' undecimo secolo Porta, ed a vicenda Petra
Sestraria, nome comune a quella villa ed all' imminente giogo del monte, che noi chiamiamo collo di Sestrières, donde sorge il Chisone, e fin dove risale la valle, e di là scendesi nell' altra detta di Sezana.
(Durandi, loc. cit.)
[262] Tite-Live, XXI, XXXVI.
[263] Tite-Live, XXI, XXXVI.
[264] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXVI.
[265] Un énorme rocher, récemment détaché des hauteurs voisines, qui, en traversant le chemin, semble défendre de pénétrer au delà. (Poirson, Hist. rom., t. I, p. 369.)
[266] Le sentier étroit, sur la pente de l'abîme, arrivait à un banc de rochers coupé à pic. Ce banc de rochers se prolongeait dans une étendue de trente pas, pour se dérober dans le précipice, et reparaitre quinze
pieds plus loin dans une étendue d'une vingtaine de pas. Le chemin creusé sur la première partie,.. Pour se soustraire à la nécessite de creuser le roc dans cet espace intermédiaire de quinze pieds... on apporta
un mélèze dépouillé de ses branches ; à l'aide de cordages, on le suspendit sur le précipice et on l'appuya sur l'autre banc de rochers. Bientôt des hommes passent à cheval sur ce tronc ; ils tirent à eux une
seconde poutre qu'on leur passe sur la première, puis une troisième, et enfin le pont est achevé. Alors on continue le sentier... (M. Imbert-Desgranges, Mémoire, passim, dans les Notes sur Tite-Live du tome I
de l'édition Didot. — Note sur le chapitre XXXVIII du livre XXI.)
[267] Des arbres placés en travers, formèrent une espèce de route solide, sur laquelle on put dès lors marcher sans crainte. (Bourgon, Histoire romaine, p. 209.)
[268] On rencontra, dans un défilé, un glacier recouvert par une neige nouvelle... La gorge était d'ailleurs si étroite. (M. Duruy, Hist. romaine, p. 117.)
[269] Strabon, IV, VI, 6 et Chrest., V, 26.
[270] Polybe, III, LIV.
[271] Tite-Live, XXI, XXXVI.
[272] Histoire romaine, t. II.
[273] Tite-Live, XXI, XXXVI.
[274] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXVI.
[275] Tite-Live, XXI, XXXVI.
[276] Clément Marot, Jugement de Minos.
[277] Silius Italicus, Puniques, III, v. 634.
[278] Polybe, III, LIV.
[279] Polybe, III, LIV.
[280] Polybe, III, LV. — Tite-Live, XXI, XXXVI.
[281] Polybe, III, LV. — Tite-Live, XXI, XXXVII.
[282] Polybe, III, LV. Au lieu de ραχίν, Casaubon a proposé la leçon άρχήν, qu'il traduit par in principio ejus viæ. Il entend ainsi parler des abords de l'amorce de route située en deçà de l'éboulement. — Tite-
Live, XXI, XXXVII.
[283] Polybe, III, LV. — Tite-Live, XXI, XXXVII.
[284] Tite-Live, XXI, XXXVII.
[285] Polybe, III, LV.
[286] Tite-Live, XXI, XXXVII.
[287] Polybe, III, LV.
[288] Appien, De bello Annibalico, IV.
[289] Tite-Live, XXVII, XXXIX.
[290] Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des défilés à forcer ou à tourner ; et ces obstacles, on pouvait les
surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon amenait avec lui onze cents hommes capables de tout. (A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XXXIX.)
[291] Isidore de Séville, De origin. XV.
[292] Chez les anciens, le profil d'une route comprenait : 1° une assise de libages, d'environ 30 centimètres d'épaisseur, posée sur sable et mortier de chaux ; c'était la fondation, ou statumen ; 2° au-dessus du
statumen, une couche de 20 centimètres d'épaisseur de pierres concassées mêlées de ciment ; c'était le rudus ; 3° au-dessus du rudus, une bonne épaisseur de terre grasse fortement battue ; c'était la chape, ou
nucleus. Parfois même, une croûte de béton (sumnia crusta) recouvrait le nucleus.
[293] Tite-Live, I, XLIII. — Cf. Denys d'Halicarnasse, IV, XVII.
[294] Tite-Live, I, XLIII.
[295] César, De bello Gallico, V, XI.
[296] Végèce, De re militari, II, X, XI et XXV, passim.
[297] Végèce, De re militari, II, X, XI et XXV, passim.
[298] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVII.
[299] Végèce, De re militari, II, XI. — Voyez tout le chapitre XI du livre II de Végèce.
[300] Voyez les inscriptions d'Orelli, n° 65, 125, 256, 313, 1740, 2254, 3057, 3426, 3817, 3841, 3856, 3876, 3887, 3899, 3goo, etc., et les inscriptions du Supplément d'Henzen, n° 5120, 5439, 6158, 6632,
6677, 6755, 6776, 7045, 7076, 7084, etc.
[301] PRÆ. KAST. LEG. XIII. G[eminæ]. (Orelli, 3427.)
PRÆF. CASTR. LEG. XX. VICTR[icis]. (Orelli, 3509.)
PRÆF. KAST. LEG. IIII. F[laviæ Felicis], (Henzen, 5713.)
PRÆF. CASTROR. LEG. m. CYR[enaicæ]. (Henzen, 6759.)
[302] Végèce, De re militari, II, X.
[303] Végèce, De re militari, II, X.
[304] Suétone, Vespasien, I. — Voyez les inscriptions d'Orelli, n° 3426, 3449, 3509, 3876 ; et l'inscription du Supplément d'Henzen, n° 6758.
[305] Tite-Live, XXI, XXXVII. - Les outils en fer employés dans les travaux de démolitions furent connus de toute antiquité. (Voyez Victor Place, Ninive et l'Assyrie, t. II, liv. II, chap. II.) — Pline (Hist. nat.,
VII, LVII) attribue à Cinyra l'invention des tenailles, du marteau, de la pince. Pour entamer la roche, les anciens se servaient de coins et de masses de fer ; celles-ci étaient d'un poids souvent considérable. —
Diodore de Sicile, III, XII. — Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[306] Polybe, III, LV.
[307] Il est vraisemblable que les ingénieurs carthaginois avaient installé sur place un atelier de réparations d'outils. Ils employaient sans doute, pour refaire les pointes et les tranches, ces pierres à aiguiser
que les Gaulois connaissaient sous le nom de passernices. — Pline, Hist. nat., XXXVI, XLVII.
[308] Polybe, III, LV.
[309] Silius Italicus, Puniques, III.
[310] Polybe, III, LV.
[311] Polybe, III, LV.
[312] Varron, De lingua latina, lib. XV.
[313] Voyez N. Bergier, Les grands chemins de l'Empire, passim.
[314] Les éléphants qu'employait Carthage étaient, on le sait, de race africaine (Elephas Capensis de Cuvier) et ne devaient pas mesurer plus de 2m,50 de hauteur. Leur grosseur peut être évaluée à 1 m,30.
Voyez d'Armandi, Histoire militaire des éléphants, liv. I, chap. I.
[315] Hujus laboris descriptio varia apud varios scriptores antiquos, recentiorum etiam sententias protulit complures, quas affert Lachmann, 31. (Wijnne, Quœstiones critical.)
[316] Mélanges, Londres, 1796.
[317] Journal des Savants, janvier 1819.
[318] Histoire du passage des Alpes.
[319] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal.
[320] Histoire ancienne, t. I.
[321] Nel qual caso bisogna che Annibale ne avesse moltissime botti per fame uso contro le vaste rupi di quelle montagne... (Guazzesi, Dissertazione ne Saggi dell' Academia etrusca, t. VI, II.) — Quant au
vinaigre, je demande à ceux qui ont visité les montagnes, s'il fallait tracer un chemin avec plusieurs tournants contre la face escarpée d'un rocher de mille pieds de hauteur, ce qui occuperait une largeur de
quelques centaines de pieds, je leur demande, dis-je, si tout le vinaigre que l'on pourrait rassembler à plusieurs lieues à la ronde, dans un pays bien peuplé, suffirait pour mouiller une surface de rochers aussi
étendue, et pour la pénétrer jusqu'à la profondeur de plusieurs pieds, de manière à pouvoir y tailler un chemin assez large pour que des éléphants pussent y descendre. Or, une armée qui avait perdu presque
tous ses bagages par deux attaques différentes des habitants, dans lesquelles elle avait couru risque d'être elle-même détruite en entier, pouvait-elle avoir conservé une quantité de vinaigre bien considérable,
en supposant que ce fût la boisson ordinaire des soldats, ce que l'on ignore ? Des soldats qui traversent des montagnes où ils trouvent de d'eau en abondance pour boire et rien à manger ne se chargeraient-ils
pas plutôt de provisions que de vinaigre ? (Deluc, loc. cit.) — It is quite improbable that the Carthaginian army should have had any great supply of that acid. (Wickham et Cramer, Dissertation.)
[322] Qual impresa tacendosi dal medesimo Plinio, si nel raccontarci il di lui passo per l' Alpi, si nel descriversi gli effetti, e la natura dell' aceto mi, dà sicura riprova, che egli non lo credesse, come parmi che
non lo credesse l'Orosio. (Guazzesi, Dissertazione ne' Saagi dell' Academia etrusca, VI, II.)
[323] It is quite improbable. that it (acid) could produce any effect on primitive rock. (Wickham et Cramer, Dissertation.)
[324] Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, Paris, 1826.
[325] Rapport au Ministre de l'instruction publique, Paris, 1860.
[326] Paul Jove, Hist., lib. XV. — ... ayant enfin, par la flamme et le vinaigre, dissous les rochers. (Hist. des Allobroges, I, XXVII, trad. Macé.) — ... l'une desquelles voies on dit avoir été faite par Hannibal,
pour passer de la Gaule en Italie : ayant ouvert une roche inaccessible, non tant par le fer, que par le feu et le vinaigre qu'il jeta dessus. (Nicolas Bergier, Hist. des grands chemins de l'Empire, II, XVI.)
[327] Histoire de la guerre des Alpes, préface. —Cf. de Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, ch. VI, §§ 1249-1252.
[328] Encore aujourd'hui, dans les fameuses mines du Hartz, on fend les blocs de rochers en y allumant de grands feux et, quand la pierre est bien échauffée, on y jette de l'eau. Cette opération devait être
commune avant l'usage de la poudre. (C. Cantu, Histoire universelle.)
[329] Mémoire inséré dans les notes de Tite-Live, édition Nisard : Paris, Didot, 1864.
[330] Hannibal found bis way obstructed by it in some place, and was obliged to cut through the hardened mass, decomposing it first by the aid of fire, and the percolation of some warm liquid, and thus
enabling himself to break it up with greater facility. (Robert Ellis, A treatise on Hannibal's passage of the Alps. — Cambridge, 1853.)
[331] Is the winter campaign of Macdonald in the Rhœtian Alps, the best illustrative parallel to Hannibal's expedition, two cases are mentioned. (Robert Ellis, A treatise on Hannibal's passage of the Alps.)
[332] Au Saint-Zénon, dit Jomini, on fut obligé de tailler un chemin dans la glace vive. Au Splügen, Macdonald fit, suivant Alison (History of Europe, t. IV), ouvrir un massif de glace et de neige : the wast
walls of ice and snow were cut throngh.
[333] Végèce, De re militari, III, III. — Spartien, Pescennius Niger, X. — Vulcatius Gallicanus, Avidius Cassius, V.
[334] Plutarque, Caton l'Ancien, I.
[335] Fabretti, ch. IV, n° 315.
D.M.
SYNTROPHO
ATTIANI SER
ACVAKIO VETTIA
.... RESTITVTA
CONIVGI B M FECIT
[336] M. Robert (Épigraphie de la Moselle, fascicule I) se serait, nous dit-on, prononcé pour l'affirmative.
[337] Polybe, III, LV. Quelques commentateurs lisent όξωκοδομεϊ et font ainsi entrer l'όξος dans la composition du mot. Nous ne savons si les hellénistes ratifieront cette hardiesse. (Diodore de Sicile, XXV,
XIX.)
[338] C. Nepos, Annibal, III. — Isidore de Séville, De originibus, XIV, VIII.
[339] Végèce, De re militari, III, VI.
[340] Florus, II, VI. — Claudien, De bello Gildonico.
[341] Silius Italicus, Puniques, liv. III. — P. Orose, Hist. IV, XIV.
[342] Juvénal, Sat. X, v. 152-153. — Servius ad Æneid., X, XIII.
[343] Ammien Marcellin, XV, X.
[344] Tite-Live, XXI, XXXVII. — Appien, De bello Annibalico, IV.
[345] Diodore de Sicile, III, XII.
[346] Pline, Hist. nat., XXIII, XXVII, et XXXIII, XXI.
[347] Dion-Cassius, liv. XXXVI.
[348] Apollodore vivait sous le règne d'Adrien, c'est-à-dire à l'époque où florissait la littérature hellénique dite gréco-romaine. M. Wescher a signalé le fait d'un rapport très-frappant, d'un lien étroit entre les
écrits des tacticiens grecs de cette époque et les ouvrages des historiens.
[349] Apollodore, Poliorcétique : Περί λιθίνων τειχών — Περί χυτρίνων.
[350] L'Anonyme de Byzance vivait probablement au Xe siècle de notre ère.
[351] Anonyme de Byzance, Poliorcétique, cap. VI : De murorum lapideorum per urnam combustione. — Cf. cap. VIII : De murorum lateritiorum combustione.
[352] On attribuait, entre autres, à l'acetum le pouvoir de dissoudre les perles et d'éteindre le feu grégeois. — Pline, Hist. nat., IX, LVIII. — Marcus Græcus, Liber ignium ad comburendos hostes, passim. —
Albert d'Aix, VI, XVIII.
[353] N'aurait-on pas écrit, à tort, όξος pour όξύς, l'épithète caractéristique de toutes les substances énergiques ? Όξύς est la racine de notre mot oxygène.
[354] Vide supra l'extrait du Liber ignium.
[355] Dion-Cassius, liv. XXXVI. — Albert d'Aix, VI, XVIII.
[356] Voyez M. Jules Marion, Monuments des environs d'Inverness, dans le tome XXXIII des Mémoires de la Société des Antiquaires de France. — Cf. le colonel Prévost, Mémoires sur les anciennes
constructions militaires connues sous le nom de forts vitrifiés, 1863. — Dissertation sur les forts vitrifiés dont on trouve les ruines en Ecosse, en France et en Allemagne, 1867. L'art des constructions par voie
de vitrification artificielle est à peu près perdu ; aucune des hypothèses qu'on a produites, aucune des expériences qu'on a faites n'a permis de le retrouver. L'éminent M. Daubrée a bien voulu nous déclarer
nettement qu'on en est encore à savoir comment opéraient les anciens.
[357] Silius Italicus, Puniques, III. — P. Orose, Hist., IV, XIV. — Ammien Marcellin, XV, X. — Appien, De bello Annibalico, IV.
[358] Appien, De bello Annibalico, IV.
[359] Posidonius (ap. Athénée, VI, IV) rapporte que des flots d'argent sourdaient de terre lorsqu'on brulait des forêts dans les Alpes.
[360] Parmi les munitions de guerre emmagasinées dans le parc du génie carthaginois, il y avait sans doute une certaine quantité d'όξος, comme il se trouve dans les parcs des armées modernes de la poudra de
mine ou de la dynamite. Les ingénieurs avaient ainsi sous la main la matière explosible qui leur était nécessaire.
[361] Juvénal, Sat. X. — Servius ad Æneid., X, XIII. — Claudien, De bello Gildonico.
On voit bien à ces expressions qu'il s'agit d'une rupture de roches obtenue par le moyen d'un pétardement.
[362] Tite-Live, XXI, XXXVII.
[363] Appien, De bello Annibalico, IV.
[364] Histoire ancienne, t. I.
[365] C'est sans doute au rapprochement d'un passage de Pline (Hist. nat., IX, LVIII) et du texte d'Ammien Marcellin (XV, X) qu'est due cette interprétation grotesque. Vide supra.
[366] Jugement de Minos. Cette pièce, imitée de Lucien (Dialogue des morts), parut en 1514, à la veille du jour où l'expédition de François Ier allait attirer vers les Alpes les regards de tous les gens de guerre,
des érudits et des lettres.
[367] Polybe, III, LV et LVI.
[368] Polybe, III, LV.
[369] Polybe, III, LV. — Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[370] Polybe, III, LV.
[371] Polybe, III, LVI.
[372] Polybe, III, LVI.
[373] Polybe, III, LVI. — Tite-Live, XXI, XXXVII.
LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.
CHAPITRE V. — ANNIBAL EN PIÉMONT.

Le passage des Alpes opéré par l'armée d'Annibal était un événement de nature à faire sur l'esprit des hommes une impression profonde ; aussi n'a-
t-il jamais cessé d'être pour eux un sujet d'admiration. Les anciens furent vivement frappés du succès d'une telle entreprise : tant d'audace[1] et de
vigueur[2], tant de sûreté de main chez un capitaine de vingt-neuf ans, cela tint pour eux du prodige[3]... la terreur qui s'empara de Rome, à cette
occasion, devint à jamais proverbiale[4]. Le temps n'a pas éteint l'écho de ce sentiment, dont la vive expression retentit encore dans l'histoire.
L'antiquité, dit M. Thiers[5], a légué à l'admiration du monde le passage des Alpes par Annibal, et il est certain que les hommes n'ont rien fait de
plus grand, ni même d'aussi grand. L'éminent historien des guerres de notre siècle s'attache, à plusieurs reprises, à cet émouvant épisode, et semble
se complaire dans son enthousiasme pour ce passage des Alpes, ... égal à tout ce que l'art de la guerre a jamais tenté de plus extraordinaire[6].
Le devoir de la critique impartiale est d'examiner si l'opération accomplie il y a deux mille ans a réellement droit au tribut d'une admiration
exceptionnelle ; si les heureux efforts de l'armée carthaginoise peuvent défier toute comparaison avec ceux qu'ont fournis d'autres armées, placées
ultérieurement dans des conditions similaires. Or la gloire d'Annibal, que n'éclipsera point celle de ses imitateurs, ne saurait cependant, malgré son
éclat, se refuser à soutenir ici des parallèles. Assurément, ce qu'il faut admirer dans l'œuvre antique, c'est la grandeur de la conception[7], la
justesse des combinaisons du plan de guerre[8], la hardiesse du plan d'opérations[9], la sagesse et la fermeté qui président à la conduite de
l'entreprise[10]. Ce qu'il faut louer sans restriction, c'est le coup d'œil et l'entrain de ce jeune capitaine procédant partout avec une précision qui
n'appartient ordinairement qu'à la maturité de l'âge. Assurément, c'est là du génie. Quant à l'exécution, les difficultés n'en étaient pas aussi
considérables qu'on le suppose ; les obstacles matériels qu'une alpe sauvage[11] opposait à la marche des colonnes carthaginoises ne pouvaient, à
aucune époque, passer pour être insurmontables ; les Romains en ont, à tort, exagéré l'importance[12]. Sans doute il a fallu frayer des passages,
ouvrir des routes[13] ; mais des travaux de cette nature, toutes les armées savent les faire et les font couramment en campagne. Il n'y a point là
matière à formuler un cas d'exception assez tranché pour susciter des concerts inusités de louanges. Ces routes qu'Annibal ouvrait dans la
montagne, il avait, on doit le reconnaître, à les porter à largeur suffisante pour le passage des éléphants. De la nécessité de ces travaux
complémentaires il résultait pour lui de graves sujétions, et l'on peut admettre avec Napoléon Ier que les éléphants ont pu lui donner de
l'embarras[14]... Mais il faut observer aussi que cet embarras ne provenait que du fait de la perte d'un temps précieux. Quant aux animaux, ils n'ont
certainement pas manifesté dans les gorges, ni sur les crêtes, ni même à flanc de coteau, cet effarement dont les ingénieurs avaient eu tant de peine
à conjurer les effets lors du passage du Rhône. Un moteur animé qui ne s'effarouche point peut sortir sans danger des mauvais pas qu'un matériel
roulant a souvent de la peine à franchir. Mécaniquement, d'ailleurs, le service des transports de l'armée carthaginoise n'avait à vaincre d'autres
difficultés que celles dont avaient autrefois eu raison les chariots des lourdes bandes gauloises[15]. Les impedimenta d'Annibal ne nous semblent
point, en tout cas, comparables à ceux que formaient les grosses bouches à feu de Charles VIII, ni même les pièces de campagne du premier
consul Bonaparte. Militairement, l'opération n'était pas exceptionnellement ardue, puisque les Romains n'avaient pas cru devoir défendre les
Alpes. Les montagnards auxquels ils avaient abandonné le soin de cette défense firent, comme on le sait, assez bonne contenance devant les
Carthaginois : ils inquiétèrent et fatiguèrent leurs colonnes ; deux fois, ils surent les mettre sérieusement en échec. Mais, en somme, il n'était pas
difficile à une armée régulière de disperser quelques rassemblements décousus ; la résistance des gens de Chorges et de Briançon n'était pas
invincible[16] ; elle ne saurait se comparer, par exemple, à celle que Charlemagne rencontra de la part des Lombards, à sa descente du mont Cenis.
Quelques commentateurs, jaloux d'exalter le héros de Carthage, prétendent que, de tous les grands conducteurs d'hommes de l'antiquité, Annibal
est le premier qui ait osé franchir les Alpes. Cette assertion, nous l'avons dit (livre III, chapitre IV), ne semble point basée sur des données certaines.
Bien plus, nous estimons que, dès les premiers âges du monde, l'épais massif de la montagne livrait passage à des courants humains. Il serait
assurément difficile d'indiquer quelles purent être, en la nuit des temps préhistoriques, les variations de sens et d'intensité de ces courants ; mais ce
qu'il est permis de croire, c'est que l'homme quaternaire errait déjà par les gorges des Alpes ; ce qu'on peut affirmer sans crainte, c'est que ses
descendants allophyles, Euskes, Imazir'en et Ligures, y ont laissé visible l'empreinte de leurs pas[17]. Ces Alpes, encore inconnues des Romains au
temps de la deuxième guerre punique, les Aryens, partis du pied de l'Himalaya, les avaient traversées du XLe au XXe siècle avant notre ère. C'est
par les combes de leurs rochers à pic que roulaient les afflux de Celtes appelés à se répandre sur notre Occident ; que serpentaient, en même
temps, quelques infiltrations d'éléments grecs, sémites et chamites. A l'aurore des temps historiques, malgré l'effet indécis d'une lueur
crépusculaire, on voit nettement apparaître le tracé des chemins que prennent les migrations adamiques. C'est l'heure où commence à poindre une
civilisation primitive ; où, sorti de ses luttes avec les derniers représentants de la faune quaternaire, l'homme rompt avec les habitudes de la vie
sauvage. Il assainit les régions qu'il occupe, y bâtit des villes et les relie entre elles par des voies de communication. C'est alors que se dessine une
grande personnification de la puissance humaine aux prises avec les forces de la nature. Le Vischnou de l'Occident prend le nom d'Hercule[18], et
ce nom symbolise à nos yeux le génie civilisateur de deux grands peuples, les Grecs et les Phéniciens[19]. Or, parmi les travaux dont on doit leur
attribuer l'exécution[20] il faut compter l'ouverture d'une route au travers des Alpes occidentales.
Les poètes ont bien des fois chanté la gloire du hardi constructeur de cette route[21], et la reconnaissance des hommes lui a érigé des autels[22].
Après la poésie, c'est la philologie antique qui s'est emparée de la mémoire de l'Hercule grec[23] ; c'est l'histoire qui s'est attachée à nous laisser
une brève, mais nette description de son œuvre des Alpes. Au dire de Cornelius Nepos, de Diodore de Sicile et d'Appien, la route dont il était
l'auteur était PRATICABLE AUX ARMÉES[24]. Tite-Live traite, il est vrai, de fable le fait de l'exécution de ces travaux fameux[25] ; mais Tite-Live
était-il doué d'un sens critique irréprochable ? Pouvait-il interpréter rationnellement les symboles dont les légendes primitives avaient doté son
pays ? Non sans doute ; on peut en conséquence admettre que les Alpes occidentales ont été, pour la première fois, coupées par une ligne
d'opérations du Melkarth de Tyr ou de l'archégète des colonies grecques de Nice et de Monaco[26]. Que, si l'on rejette, avec l'historien de Rome, le
fait des travaux alpestres de l'Hercule grec ou phénicien, on veuille songer aux expéditions gauloises, dont la réalité n'est point contestable.
L'extrême mobilité du caractère de nos ancêtres leur donnait aisément le goût des aventures ; ils abandonnaient volontiers le pays natal pour aller
s'établir en Grèce, en Asie Mineure et même en Perse[27] ; mais c'est le beau ciel de l'Italie qui jouissait par excellence du privilége de les séduire.
Attirés sur les rives du Pô par d'irrésistibles appâts[28], ils se jetaient dans les Alpes sur les traces d'Hercule[29], et ces traces les menaient à la proie
convoitée. Leurs premières invasions sont certainement antérieures à l'époque de l'arrivée des Étrusques dans les plaines circumpadanes, c'est-à-
dire au XIe siècle avant notre ère[30]. Bientôt leurs entreprises se multiplièrent ; ce n'étaient point de simples bandes, mais des ARMÉES entières qui
franchissaient les monts[31].
Nous avons mentionné (liv. III, chap. IV) quelques-unes de ces expéditions gauloises. La plus célèbre est celle de Bellovèse, qui, partie des environs
de Bourges, entraîna par le mont Genèvre les populations de vingt de nos départements de France : Ain, Allier, Aude, Cantal, Cher, Côte-d'Or,
Eure, Eure-et-Loir, Haute-Loire, Indre, Loiret, Loir-et-Cher, Marne, Mayenne, Nièvre, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, Sarthe, Seine-et-Marne et
Yonne[32]. Que sur la carte on teinte distinctement l'ensemble de ces vingt départements, on obtiendra pour résultat une large zone inclinée du
nord-ouest au sud-est et affectant la forme d'une navette de tisserand. Cette figure représentera bien, en direction comme en intensité, la valeur
ethnographique de l'expédition de Bellovèse.
A la suile du fameux aventurier, des habitants de la Sarthe formèrent, sous la conduite du brenn Elitovius, une horde nouvelle, qui prit aussi le
chemin du mont Genèvre[33]. Les gens du Var, des Bouches-du-Rhône, des Hautes-Alpes et de la Drôme ne tardèrentpas à dessiner un
mouvement analogue[34] ; ceux de la Loire, de l'Allier, de la Haute-Marne, de l'Aube, de l'Yonne et de la Côte- d'Or suivirent le même
exemple[35]. Ce fut ensuite le tour des Sénonais, dont le territoire comprenait partie des départements de l'Yonne, de la Marne, du Loiret, de
Seine-et-Marne et de l'Aube.
Il faut enfin mentionner tous les passages accomplis par les mercenaires transalpins ou gésates, notamment par les bandes que dirigeaient les
brenns Concolitan et Anéroeste[36].
Il est donc avéré que, bien longtemps avant les guerres puniques, le sol des Alpes occidentales avait été maintes fois foulé par des armées en
marche ; que, par conséquent, l'idée du franchissement n'est pas d'Annibal. Mais la mise en évidence d'un fait irréfragable ne saurait en rien ternir
une gloire éclatante. Cette idée, en effet, Annibal sut se l'approprier et la rendre féconde.
La perfection apportée à l'exécution d'un plan emprunté aux guerriers des temps héroïques prit, aux yeux des anciens, la valeur d'une invention
originale. Aussi Dion-Cassius put-il dire avec quelque raison que les colonnes carthaginoises sont les premières qui passèrent les Alpes[37].
C'étaient réellement les premières colonnes formées de troupes régulières, instruites, disciplinées, offrant sans doute un saisissant contraste avec
les hordes de Bellovèse ou les bandes décousues des compagnons d'Hercule. A ce titre, il était naturel que l'opération carthaginoise eût dans le
monde antique un grand retentissement ; elle y obtint effectivement prompte et durable célébrité ; le col du mont Genèvre prit le nom de Pas
d'Annibal, nom qu'il portait encore au temps de l'Alexandrin Appien[38].
Le succès de l'expédition entreprise l'an 218 avant l'ère chrétienne frappa singulièrement l'esprit des gens de guerre et produisit sur eux l'effet
d'une révélation. Il fut désormais acquis que les Alpes occidentales n'étaient point Infranchissables ; on n'hésita plus, en conséquence, à pratiquer
par la montagne les chemins qui reliaient l'Italie à la Gaule. C'est en 154, huit ans avant la fin des guerres puniques, que les Romains tâtent pour la
première fois les frontières de notre pays[39] ; puis, successivement, les monts livrent passage à Fulvius Flaccus, C. Sestius, Domitius Ænobardus,
Cassius Longinus, Marius, Pompée, César, Antoine et Brutus[40]. Jusqu'alors, les Romains n'ont eu d'autre préoccupation que celle de se ménager
des moyens de passage et de veiller à la sûreté de leurs communications[41]. Auguste conçoit bientôt d'autres projets : une fois débarrassé de ses
compétiteurs à l'empire, il s'empresse de procéder à la conquête des Alpes[42], les purge des bandits dont elles sont infestées[43], les dote de bonnes
routes[44], les peuple de colonies romaines et confie aux inscriptions de Suze et de la Turbie le soin de perpétuer le souvenir de ses heureux
efforts. Le passage des Alpes ainsi facilité s'opère, dès lors, plus fréquemment que jamais : Tibère, Caligula, Vitellius, Valens, Cæcina, pratiquent
tour à tour le grand et le petit Saint-Bernard, ainsi que les Alpes Cottiennes[45]. L'ouverture de la route du Simplon par Septime Sévère[46] invite à
de nouveaux franchissements ; les chemins qui traversent la barrière des Alpes sont bientôt universellement connus[47], fréquentés, battus ; ils
passent à l'état de voies stratégiques ordinaires et, pour ainsi dire, réglementaires. C'est par toutes ces percées que s'écoulent les premières bandes
des envahisseurs francs[48] ; les armées de Constantin, de Julien, de Théodose[49] ; les forces du tyran Constantin[50], du patrice Aetius et de
Majorien[51] ; les flots de barbares Hérules, Goths, Suèves, Huns, Ostrogoths, Visigoths[52], flots tumultueux sous lesquels l'empire d'Occident
doit bientôt s'engloutir.
L'histoire militaire du moyen âge et des temps modernes n'est pas moins que celle de l'antiquité féconde en épisodes de franchissements des
Alpes. A ne parler que des expéditions françaises, combien n'en compte-t-on pas qui furent conduites par les voies qu'Annibal leur avait tracées ?
Ce sont d'abord celles des Mérovingiens Théodebert, Théodebald, Childebert et Clotaire III[53] ; des Carlovingiens Pépin et Charlemagne[54] ; puis
de Louis d'Arles et de Provence, de Rodolphe de Bourgogne, de Charles d'Anjou, de Philippe le Hardi et de Philippe de Valois[55]. Cédant à la
ruineuse passion de l'Italie, nos rois se laissent, l'un après l'autre, entraîner par delà les monts et, durant près de quatre siècles, nos armées ne
dessinent qu'un seul et même mouvement. Les cols de la chaîne livrent passage aux forces de Charles VIII, de Louis XII, de François Ier, de Louis
XIII, de Louis XIV et de Louis XV[56]. Le fait de la Révolution ne rompt point un entraînement qui semble presque fatal : les armées de la
République opèrent, à leur tour, dans les Alpes[57]. Nous venons enfin d'avoir, il n'y a pas vingt ans, une nouvelle campagne d'Italie ; c'est encore
par le chemin battu des Alpes Cottiennes que défilait, en 1859, le corps du maréchal Canrobert. On voit combien, depuis vingt siècles, sont
féconds les enseignements tirés de cette célèbre scène du grand drame punique. Annibal a été l'initiateur d'une multitude de gens de guerre, qui,
d'instinct ou de propos délibéré, ont suivi son exemple et retrouvé dans la montagne les traces de ses pas.
Il est, dans cette pléiade, trois fameux capitaines qu'on se plaît souvent à mettre en parallèle avec le jeune commandant des forces carthaginoises :
ce trinôme est celui de Jules César, Charlemagne et Napoléon. La méthode, assurément, est loin d'être stérile ; on peut trouver quelque intérêt dans
l'étude comparée de ces divers passages des Alpes heureusement accomplis.
De l'an 58 à l'an 49 avant notre ère, César, nous l'avons dit, n'a pas cessé d'être à cheval sur ces Alpes occidentales, qu'il passait régulièrement
deux fois par an. C'est de sa première opération qu'il sera seulement question ici. Donc, l'an 58, César, ayant réuni cinq légions[58], prend cette
vallée du Chisone, qu'Annibal a descendue cent soixante ans auparavant, et, comme lui, passe par Fenestrelle, Usseaux, Césanne et Briançon[59].
La montée s'opère facilement, grâce à l'appui du roi Donnus[60], dont l'influence s'étend directement sur toutes les vallées dont l'origine se trouve
au mont Genèvre[61]. Aux abords de la région des crêtes, la scène change brusquement : les Romains sont attaqués par des monta- gnards
occupant les positions qui commandent les cols[62]. Ce sont des bandes de Transalpins, habitants du revers occidental des Alpes[63] (les plus ardentes
sont celles des Katoriges, ces anciens ennemis des Carthaginois) ; une coalition de peuplades frémissantes tente de barrer aux légions romaines le chemin
qu'elles se pro- posent de suivre[64]. César a bientôt raison de ses adversaires : il les culbute en plusieurs rencontres[65], leur échappe à la faveur
d'un épais brouillard[66]... ses légions passent. Par quelle voie opère-t-il sa descente ? Il abandonne, à partir de Briançon, la ligne d'opérations
d'Annibal et, parmi les trois routes qu'indique ici la Table de Peutinger[67], se décide pour celle qui festonne la vallée de la Romanche[68]. Il
marche donc par Stabatio (Chahotte ou le Monestier), Durotincum (Villards-d'Arenne), Mellosectum (Misoen ou Bourg-d'Oysans), Catorissium (Bourg-d'Oysans ou
Chaource) et Cularo (Grenoble). Ses colonnes de troupes ne mettent que sept jours à franchir le massif des Alpes[69]. De Grenoble, où il passe l'Isère,
il poursuit à marches forcées vers Lyon et Sathonay, opère sa jonction avec les forces de son lieutenant Labienus, et arrive à temps pour
surprendre les Helvètes au passage de la Saône.
Charlemagne a aussi passé les Alpes à différentes reprises ; nous n'analyserons, au point de vue de l'opération du franchissement, que sa première
campagne d'Italie, celle de l'an 773. A Genève, où il a tenu un champ de mai, l'empereur des Francs divise ses forces expéditionnaires en deux
corps : l'un, placé sous les ordres de Bernhardt, fils de Karl-Martel, passe par le Valais, le grand Saint-Bernard et le val d'Aoste ; l'autre, dont il
garde en personne le commandement, traverse la Savoie, la Maurienne, et prend la route du mont Cenis[70]. Il monte, il atteint sans difficulté le
col, mais bientôt de sérieux obstacles entravent sa descente. Les Lombards, qu'il va chercher en Italie, occupent, dans la vallée de la Dora, les
solides positions de la Chiusa di San Michele[71] ; le val de Suze est barricadé, semé d'abatis, de coupures ; l'envahisseur est arrêté. Déjà, les
leudes murmurent et demandent à rétrograder plutôt que d'avoir à coucher dans la neige en plein mois de décembre ; mais Charlemagne a trouvé
le moyen de réduire à néant l'effet de tant de défenses accumulées sur un seul point. Les arts l'ont maintes fois représenté FORÇANT intrépidement
ces gorges[72].
Historiquement, rien n'est moins exact : doué d'un excellent coup d'œil, le guerrier franc observe que l'ennemi a négligé d'occuper les deux vallées
de Giaveno et de Viù (Sangone et Stura), toutes deux latérales à la vallée de la Dora Riparia et communiquant avec celle-ci par des sentiers de
chèvres[73]. Saisissant rapidement toute la valeur stratégique de ces deux voies[74], il y dirige quelques détachements, qui s'en vont prendre à
revers les défenseurs de la Chiusa[75]. Les Lombards sont tournés, leurs défenses tombent et rien n'arrête plus les Francs, qui débouchent dans la
plaine sans plus de malencontre[76]. Le triomphe des envahisseurs est désormais assuré, car, à ce moment même, l'armée lombarde, attaquée de
front par le corps de Charlemagne, est toute entière prise à revers par le corps de Bernhardt, qui vient de descendre le val d'Aoste. Elle entre en
pleine déroute, et l'allié du pape Adrien marche librement sur Pavie, dernier refuge du roi Didier.
Bien qu'il n'ait point suivi, par le mont Genèvre, les traces d'Annibal et de Jules César[77], Napoléon n'a pas opéré moins de trois passages des
Alpes : en 1796, 1800 et 1815. La première fois, il tournait par le col de Cadibone le formidable obstacle qu'Annibal, disait-il[78], avait jadis forcé.
C'était là le prélude de ses succès inouïs. La troisième et dernière fois, en 1815, il achevait sa brillante carrière. C'est à Cannes, l'ancienne Ægitna,
dont la désignation moderne réveille, par homonymie, le souvenir d'une grande journée d'Annibal, c'est à Cannes que l'exilé de l'île d'Elbe se
décidait pour la route du Dauphiné, route tracée par ce Drac dont Annibal avait remonté la rive. Nous n'entendons parler ici que du grand passage
de l'an 1800, si bien étudié, si bien réussi par le premier consul.
Le jeune général (il avait alors trente ans[79]) tire en effet du néant une armée dite de réserve ; et cette armée, il sait, dans le plus grand secret, la
concentrer à Lausanne ainsi qu'à Genève, là où s'étaient autrefois rassemblés les leudes de Charlemagne. Il a sous la main 65.000 hommes, qu'il
s'agit de jeter vivement par delà les Alpes. Comment va s'opérer ce franchissement rapide ? Il répartit ses forces en cinq colonnes distinctes, qui
prendront des chemins différents : Moncey, à la tête de i5.000 hommes, passe par le Saint-Gothard ; Béthencourt, avec 1.000 hommes seulement,
traverse le Simplon ; 5.000 hommes, sous les ordres de Chabran, marchent par le petit Saint-Bernard ; 5.000 autres, sous Thurreau, par le mont
Cenis, l'ancien chemin de Charlemagne. Au centre enfin, la portion principale de l'armée, forte de 4o.000 hommes et commandée par le premier
consul, prend cette route du grand Saint-Bernard qu'a jadis pratiquée Bernhardt, fils de Karl-Martel.
Bien flanquée, sur sa droite, par Chabran et Thurreau ; sur sa gauche, par Béthencourt et Moncey, le corps d'armée du centre, parti de Villeneuve,
s'avance facilement par Martigny jusqu'à Saint-Pierre, où commence la montée du col. Les troupes gravissent sans trop de peine les rampes de la
montagne, atteignent le col célèbre où s'élève l'hospice et descendent sans trop d'accidents jusqu'à Saint-Rémy. Là elles retrouvent une bonne
route, traversent Aoste, Châtillon, se voient déjà au débouché dans la plaine, quand tout à coup on leur signale un obstacle infranchissable :
l'étranglement du val de la Baltea, que commande le fort d'arrêt de Bard. Après quelques moments de trouble, le premier consul tourne
heureusement la difficulté : il fait filer par le sentier d'Albaredo l'infanterie, la cavalerie, le matériel d'artillerie de campagne ; surprend, pour y
traîner à bras ses bouches à feu de gros calibre, le passage de l'unique rue de Bard, qu'enfile le canon du fort, et descend droit sur Ivrée qu'il
enlève. De Villeneuve à Ivrée il a fait 180 kilomètres, dont 40, de Saint-Pierre à Saint-Rémy, sur les roches et les glaces. Une fois dans la plaine, il
donne la main à Thurreau, à Chabran, à Béthencourt, à Moncey, qui, eux aussi, descendent du sommet des Alpes ; il court passer le Pô à Plaisance
pour se porter en avant de la Stradella et y couper la retraite à M. de Mêlas. On sait l'issue de la journée de Marengo.
Pour apprécier comparativement l'importance des opérations d'Annibal, de César, de Charlemagne et de Napoléon, il faut d'abord se rendre un
compte exact des difficultés matérielles que leur opposait respectivement la nature des lieux.
La route du grand Saint-Bernard fut frayée dès la plus haute antiquité, mais elle resta longtemps ardue et à peu près inaccessible aux bêtes de
somme. L'an 58 avant notre ère, César la rendit praticable à ses convois[80]. Strabon nous apprend[81], d'autre part, que, de son temps[82], elle
n'était pas encore carrossable. C'est seulement sous l'Empire qu'elle offrit aux armées un passage sûr et commode. Suivant les Itinéraires romains,
cette route, dite des Alpes Pennines, était tracée par : Pennelocus ou Pennolucos (Villeneuve), Tarnadas ou Tarnajas (Saint-Maurice ?), Octodurum
(Martigny), Summum Penninum (entre l'hospice et le petit lac du mont Saint-Bernard), Augustam Prætoriam (Aoste), Vitricium (Verrez) et Eporœdiam (Ivrée)[83]. Il
suit de là que Bernhardt, le lieutenant de Charlemagne, ne foulait pas un sol absolument sauvage ; qu'il pouvait encore rencontrer, çà et là,
quelques traces du passage des légions romaines. Pour ce qui est du premier consul, il est certain que, lors de son expédition, ces traces étaient
depuis longtemps effacées ; mais il faisait, en revanche, usage des routes créées par les modernes au pied des deux versants ; il n'avait à parcourir,
entre Saint-Pierre et Saint-Rémy, que 40 kilomètres de chemins muletiers. C'est là seulement, dans cette section muletière, que nos colonnes ont
rencontré de sérieux obstacles. Il convient d'observer, d'ailleurs, que l'altitude du col ne mesure pas moins de 2.428 mètres[84], et que l'opération
française s'effectuait au mois de mai, c'est-à-dire à une époque de l'année où les rayons solaires exercent déjà sur les glaces une influence
fâcheuse.
On sait que Nicolas Bergier attribuait à Pompée l'ouverture de la route du mont Cenis[85] ; sir Robert Ellis, à son tour, estime que l'idée de ce tracé
revient de droit à Jules César[86]. Mais le col du Cenis est demeuré, selon toute vraisemblance, inconnu des anciens. Le nom même du mont n'est
mentionné, pour la première fois, que dans un document du VIIIe siècle de notre ère[87] ; sa célébrité ne date que du règne de Pépin[88]. Les
abords du col, dont l'altitude mesure 2.098 mètres[89], sont partout embarrassés d'obstacles. J'aurais pu, dit Éginhard[90], décrire les immenses
difficultés que les Francs, à leur entrée en Italie, trouvèrent à passer les Alpes, et les pénibles travaux qu'il leur fallut supporter pour franchir ces
sommets de monts inaccessibles, ces rocs qui s'élancent vers le ciel et ces rudes masses de pierres. Pépin avait fait précédemment une pareille
expédition, mais non sans de grandes difficultés. L'Astronome[91] parle également, en termes non ambigus, des défilés rocailleux et contournés du
mont Cenis. Charlemagne, dont le cœur était agrandi par les desseins que Dieu lui inspirait, ne pouvait, nous dit-il, montrer moins d'ardeur
qu'Annibal[92]... Il dut, par conséquent, se résoudre à subir les lenteurs d'une série d'importants travaux, faire appel au dévouement des pionniers
qui le suivaient dans toutes ses expéditions[93]. Ces braves gens, dont il partagea les fatigues, travaillèrent à la route en plein mois de
décembre[94], et le succès du roi des Francs leur fait le plus grand honneur. Toutefois, il faut remarquer que, moins de vingt ans auparavant, Pépin
avait ouvert la voie du mont Cenis ; que Charlemagne n'eut qu'à réparer cette route, à l'améliorer ; que, maître des vallées de Lanzo, de Suze et
d'Aoste[95], il avait toutes facilités pour assurer aux travaux une exécution rationnelle ; que ces travaux ne présentaient vraisemblablement point
un grand caractère de permanence et de durée, attendu que les pèlerins du moyen âge trouvaient la route du mont Cenis extrêmement difficile[96].
Nous avons, maintes fois déjà, parlé du col du mont Genèvre, dont l'altitude (1.854m) est inférieure de 244 mètres à celle du passage du mont Cenis,
de 574 mètres à celle de l'hospice du grand Saint-Bernard. Nous avons dit aussi[97] que, de tous les cols qui découpent la crête des Alpes, depuis le
col du grand Saint- Bernard jusqu'à celui de Tende, il n'en est point de plus facile que le passage du mont Genèvre. C'est par ce point, relativement
commode, que passait le chemin des invasions gauloises, antérieures au temps des guerres puniques ; mais ce chemin ne consistait qu'en une suite
de pistes informes tracées par le pied de l'homme ou des troupeaux. Annibal et César durent procéder à de grands travaux pour transformer en
routes ces sentiers dangereux ; mais la plus rude besogne fut celle d'Annibal. Le fait de la présence des éléphants dans les rangs de sa colonne lui
imposait, en effet, un minimum de largeur de route relativement considérable, et, par conséquent, lorsque le tracé passait à flanc de coteau, un
cube de déblais inconnu des armées dont le train ne comporte que des chevaux ou mulets. La situation des pionniers carthaginois se compliquait,
d'ailleurs, de ce fait qu'ils travaillaient en pays ennemi et que, opérant au cours de la seconde quinzaine d'octobre, ils eurent, plus d'une fois, à
souffrir des approches de l'hiver.
Pour César, qui venait après Annibal, il a pu retrouver dans la vallée du Chisone et sur le mont Genèvre quelques vestiges de l'œuvre punique.
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il avait, dès longtemps, préparé son opération, embauché des ouvriers indigènes[98], obtenu de son allié Donnus
l'ouverture des sections de route qui lui faisaient défaut[99]. Ces circonstances expliquent la rapidité qui préside à l'accomplissement de la marche
de César[100] : du 27 mai au 2 juin, il ne met que sept jours à franchir les Alpes là où Annibal dut en employer quinze.
En somme, des trois cols du grand Saint-Bernard, du mont Cenis et du mont Genèvre, c'est ce dernier qui se trouve affecté de la moindre altitude ;
c'est en même temps le plus commode des trois. Néanmoins, Annibal, opérant en pays neuf, en pays ennemi, a nécessairement dû rencontrer plus
d'obstacles que Jules César, l'allié de Donnus ; que Charlemagne, le successeur de Pépin ; que Napoléon, assez heureux pour se soustraire à
l'obligation d'une ouverture de route. Passant, comme Charlemagne, les Alpes en hiver, il s'exposait à moins de dangers que César et Napoléon
franchissant la chaîne au printemps, mais il avait à supporter aussi plus de fatigues. Nous pensons, en définitive, que c'est à lui que revient le
mérite d'avoir effectué, dans des conditions difficiles, la plus grande part de travaux de campagne.
Les communications alpestres des quatre capitaines dont nous comparons l'œuvre devaient satisfaire à peu près aux mêmes conditions de profil,
de pente et de solidité ; car tous quatre traînaient un matériel de guerre. On aura quelque idée de l'importance des équipages d'Annibal et de César
si l'on se reporte à la nomenclature si connue de Végèce[101]. Ce document démontre que, outre son artillerie de campagne, son matériel de ponts,
son parc d'outils de toute espèce, chaque légion romaine se faisait suivre d'une foule d'objets encombrants et pesants. Tous les besoins étaient
prévus, et, partout où elle avait à prendre position, la légion pouvait, en quelques heures, faire de son campement une véritable place forte[102]. De
là des impedimenta considérables.
On n'envisage pas ordinairement sous son vrai jour la physionomie d'une armée du temps de Charlemagne. Tel qu'on se le représente, le roi des
Francs serait une sorte de barbare, guerroyant follement, battant l'estrade, se dispensant de suivre, au cours de ses expéditions, les principes
fondamentaux qui ont été et seront de tous les temps. Alors, dit M. Thiers[103], l'homme de guerre fut presque toujours à cheval et à peine aidé de
quelques archers... Non, Charles n'était pas accompagné seulement d'une bande de gens chargés du soin de traire. Fidèle aux errements de la
méthode antique et sentant bien l'impossibilité d'en éluder aucun précepte, il avait aussi des engeigneurs, ainsi qu'il le dit lui-même par la bouche
d'un chroniqueur du moyen âge[104] :
Et cit sont mi arbalestrier,
Et cit là outre mi arcier,
Et cit autre sont minéour,
Cil de là sont ENGIGNÉOUR.
Les fonctions de ces engeigneurs carlovingiens étaient vraisemblablement similaires de celles des præfecti fabrum de Végèce. Toujours est-il que
le matériel dont ils avaient la direction était considérable, puisque les Lombards, dit le moine de Saint-Gall[105], aperçurent des machines de
guerre, telles qu'il en aurait fallu aux armées de Darius ou de Jules...
Mais, si compliqués qu'on les suppose, les matériels d'Annibal, de César et de Charlemagne sont-ils, de tous points, comparables à celui de
Napoléon ? Nous ne le pensons pas. Si, en effet, toutes les armées doivent uniformément effectuer des transports de matières susceptibles de
fractionnement, d'engins qui se démontent, de poids qui peuvent se répartir suivant des modes divers, il est dans le matériel moderne des objets
dont le poids est absolument indivisible. Malgré la multiplicité de leurs organes, les pièces névrobalistiques des anciens n'ont, en ce qui touche les
sujétions du transport, aucune analogie avec nos bouches à feu. On sait toute la peine qu'eut le premier consul à faire passer son artillerie de
campagne par le grand Saint-Bernard. Une compagnie d'ouvriers, établie au pied du col, à Saint-Pierre, était chargée de démonter les pièces, de
démonter les affûts en fragments numérotés, afin de pouvoir les transporter à dos de mulet. Les canons eux-mêmes, séparés des affûts, devaient
être disposés sur des traîneaux à roulettes préparés à Auxonne. Une seconde compagnie d'ouvriers, pourvue de forges de campagne, devait passer
la montagne avec la première division, s'établir au village de Saint-Rémy, où la route frayée recommençait, pour y remonter les voitures de
l'artillerie et remettre les pièces sur leurs affûts. Telle était l'énorme tâche qu'on s'était imposée. Les traîneaux à roulettes construits dans les
arsenaux ne purent servir. On imagina un moyen qui réussit : ce fut de partager par le milieu des troncs de sapin, de les creuser, d'envelopper avec
deux de ces demi-troncs une pièce d'artillerie, et de la traîner ainsi enveloppée le long des ravins. Il fallait cent hommes pour traîner une pièce...
des troupes de cent hommes, sorties successivement des rangs, les traînaient chacune à son tour. La musique jouait des airs animés dans les
passages difficiles et les encourageait à surmonter ces obstacles d'une nature si nouvelle. Ce simple extrait d'une des plus émouvantes pages du
maître[106] suffit à démontrer que, en fait de transport de matériel de guerre, les efforts les plus rudes incombaient à Napoléon.
Il n'est pas maintenant sans intérêt d'établir un rapprochement entre les circonstances militaires dans lesquelles se sont opérés les passages des
Alpes que nous soumettons à un examen comparé.
Or, les quatre grands capitaines ont été, tous les quatre, arrêtés au cours de leurs opérations par un adversaire résolu : Annibal, au col de la Pioly et
au pertuis Rostang ; César, au mont Genèvre ; Charlemagne, à la Chiusa di San Michele ; Napoléon, au fort de Bard. Tous quatre sont
heureusement sortis d'une situation cri- tique : Napoléon et Charlemagne ont simplement tourné l'obstacle ; César, après quelques actions de
vigueur, a surpris son passage.
Annibal, attaqué deux fois, a dû livrer aux montagnards deux combats sérieux, et, lors de la seconde affaire, il a failli se faire détruire. Ce n'est
qu'à sa présence d'esprit, à son coup d'œil, à son énergie, que ses troupes, menacées d'un désastre, durent un salut inespéré. Incontestablement,
c'est à lui qu'appartient, à cet égard, la palme de la difficulté vaincue.
Il est encore une face sous laquelle on doit considérer le groupe de ces quatre grandes figures militaires. Quelle est l'idée stratégique qui dominait
ces hommes au point de leur imposer, comme une nécessité, l'opération d'un passage des Alpes ? Tous quatre, ce faisant, se proposaient de réussir
une surprise : Annibal, en tombant ex abrupto sur les Romains, qui le voyaient encore en Espagne ; César, sur les Helvètes, qui le croyaient en
Italie ; Charlemagne, en prenant à revers les Lombards butés au pas de Suze ; Napoléon, en coupant la retraite aux Autrichiens, qui niaient avec
force plaisanteries le fait de la formation d'une armée de réserve. La gloire d'Annibal est d'avoir su faire correctement cette longue marche si bien
conçue, de Carthagène à Turin, surtout d'avoir devancé son adversaire sur les rives du Pô, malgré l'obstacle des Alpes, alors réputées
infranchissables. Le mérite de César est d'avoir fait cette marche, encore longue, mais surtout prodigieusement rapide, d'Aquilée à Lyon[107], et
d'être arrivé à temps pour disputer à l'ennemi le passage de la Saône. Ces deux opérations sont profondément mûries, bien ordonnées, habilement
exécutées. Pour Charlemagne et Napoléon, dont les lignes d'opérations avaient moins de longueur, ils réalisaient, en outre, une combinaison
stratégique. Nous surprendrons sans doute bien des lecteurs en leur présentant Charlemagne comme l'initiateur de Napoléon ; nous heurterons de
front bien des idées admises, car on ne voit communément en la personne du roi des Francs qu'un guerrier brutal et grossier, tout bardé de fer. On
n'a devant les yeux que le tableau du moine de Saint-Gall[108], au premier plan duquel apparaît Charles, cet homme de fer, la tête couverte d'un
casque de fer, les mains garnies d'un gantelet de fer ; sa poitrine de fer et ses épaules de marbre défendues par une cuirasse de fer, la main gauche
armée d'une lance de fer... sur son bouclier on ne voyait que du fer. Son cheval avait la couleur et la force du fer. Et ce portrait, qui date du IXe
siècle, se reflète dans les écrits modernes avec une singulière et vive persistance : Pendant le moyen âge, dit en effet M. Thiers[109], ce n'est pas
seulement la grande guerre qui disparaît, c'est l'art même de la guerre. C'est l'âge de la chevalerie, dont le nom seul indique la nature, c'est-à-dire
l'homme à cheval, VÊTU DE FER, combattant l'épée à la main, dans la mesure de son adresse et de sa force physique. On trouve çà et là de vaillants
hommes, commandant la hache d'armes à la main ; on trouve même un incomparable chef d'empire, Charlemagne ; mais on ne rencontre pas un
véritable capitaine. — Charlemagne, chef d'empire admirable, ne nous donne pas l'idée vraie du grand capitaine, parce que l'art était trop grossier
de son temps — ... grand capitaine, on ne saurait dire s'il le fut.
Il nous en coûte de ne point partager de tous points l'opinion du grand historien des guerres de notre siècle, mais il nous est impossible d'admettre
que l'art fût alors si grossier et de refuser au roi des Francs le titre de grand capitaine. N'y avait-il pas, en effet, un art ingénieux et subtil à
déboucher en Cisalpine, par le grand Saint-Bernard et par le mont Cenis, de manière à prendre les Lombards à la fois de revers et de front[110] ?
Assurément, c'est là de l'intuition militaire, c'est une idée féconde, un éclair de génie !
Et c'est de cette idée que s'inspire, à dix siècles de là, le premier consul Bonaparte[111], quand il répartit en cinq corps son armée d'Italie pour aller
prendre à revers l'adversaire imprudent auquel Masséna fait tête en Ligurie. Nous sommes donc bien autorisé à dire que l'initiateur de Napoléon,
son vrai précurseur dans les Alpes, ce n'est ni César, ni Annibal, mais bien le roi des Francs. C'est ce Charlemagne au casque de fer mais à la
pensée profonde, ce chevalier qui, sous son armure, se sentait au cœur des instincts de grand homme de guerre, ce preux dont la hache d'armes ne
frappait que des coups voulus et médités.
En résumé, c'est Annibal qui, pour mener à bien son entreprise du passade des Alpes, a du s'imposer la majeure part de travaux de campagne ;
c'est Napoléon qu'embarrassaient les plus graves impedimenta ; c'est encore Annibal qui, pour culbuter un ennemi résolu, dut faire preuve de la
plus grande vigueur. Enfin, c'est à Charlemagne qu'appartient la gloire de la conception, de l'invention stratégique.
Dans ce tableau synoptique de franchissements des monts, le rôle de César nous paraît effacé ; mais comment prononcer ensuite entre Annibal,
Charlemagne et Napoléon ? Lequel des trois placer au premier rang ? Il est assurément difficile de rendre, à ce propos, un jugement qui ne soit pas
entaché d'erreur ou n'ait pas, tout au moins, un caractère prononcé d'indécision. Et la meilleure preuve du fait de ces difficultés nous apparaît
clairement à travers celui des hésitations de l'illustre écrivain qui a tenté d'établir un parallèle entre Annibal et Napoléon. L'armée de réserve, dit
M. Thiers[112], passant le Saint-Bernard sur les glaces et les neiges devait, par un prodige PLUS GRAND que celui d'Annibal, tomber en Piémont. Le
général Bonaparte préparait ses troupes à l'immortelle entreprise qui devait prendre place dans l'histoire À CÔTÉ de la grande expédition
d'Annibal. — L'opération [passage du Saint-Bernard] n'en est pas moins un prodige qui n'A DE COMPARABLE QUE le passage d'Annibal, réalisé deux
mille ans auparavant. — Napoléon imite et ÉGALE Annibal en franchissant les Alpes ! — ... Le passage du Saint-Bernard [par Napoléon], si
extraordinaire qu'il paraisse, est LOIN D'ÉGALER le passage des Alpes par Annibal.
On voit que le sage historien du Consulat et de l'Empire, si pénétrant que soit son jugement, s'est laissé, sans y prendre garde, entraîner à fixer
successivement plusieurs termes de comparaison. Ce ne sont point là, hâtons-nous de le dire, des conclusions contradictoires, mais des
fluctuations d'esprit, dont la nature même du sujet empêchait de conjurer la véhémence. L'œil de l'observateur s'impressionne diversement suivant
le point de vue auquel il se place et la face de l'objet qu'il envisage. De là des évolutions critiques, des alternances de doutes et de convictions, des
variations de sentiment, dont les meilleurs esprits ne peuvent se défendre. Pour nous, ces indécisions du maître auront pour effet d'apaiser
l'agitation de notre conscience esthétique et l'expression de nos incertitudes. Après ces hésitations si sincèrement échappées à la plume d'un grand
écrivain, il nous sera bien permis, à notre tour, d'hésiter. Nous déclarons donc sans ambages que nous n'osons prononcer, non point entre Annibal
et Napoléon, mais entre Annibal et Charlemagne ; et nous répéterons, en terminant, ces paroles restées célèbres : Ce sont les balances de Dieu
qu'il faudrait pour peser de tels hommes ![113]
En procédant à l'étude comparée de ces opérations de passage des Alpes, nous avons négligé de mettre en lumière la personne des quatre
capitaines. Est-il possible de juger de leurs dispositions d'esprit au cours de l'audacieuse entreprise, d'analyser leur sentiment, de pénétrer
l'impression qu'ils ont pu ressentir à l'aspect des montagnes ? Une telle analyse ne peut être que très-imparfaite, car les documents font défaut à
qui veut l'entreprendre ; il ne faut néanmoins pas omettre de tenir compte des lambeaux de textes qui sont venus jusqu'à nous. Les méthodes
d'induction viendront ensuite en aide à cet essai de restitution psychologique.
L'histoire a recueilli quelques mots échappés aux lèvres de Napoléon et de César, alors qu'ils franchissaient les Alpes. C'est dans les Alpes que
César, dévoilant à ses compagnons d'armes les ardeurs de son ambition naissante, leur confessait qu'il aimerait mieux être le premier citoyen d'un
hameau que le second de Rome[114]. C'est aussi dans les Alpes que Napoléon, déjà déchu de sa puissance, songeait à la vanité de la gloire et
s'écriait : A quoi sert de troubler le monde pour le remplir de notre nom ?[115]
Au moment où il exprimait avec amertume cette vérité, qu'admettent à contrecœur ceux que la fortune abandonne, l'empereur détrôné se reportait
peut-être par la pensée à quinze ans en arrière, au temps où, dans tout l'éclat de la jeunesse, il gravissait allégrement le Saint-Bernard. Durant cette
montée, il entretenait gaiement les officiers qu'il rencontrait sur sa route, interrogeait les passants et conversait familièrement avec son guide.
Parvenu au col, il comblait ce simple muletier d'amples bienfaits, comme s'il eût voulu par là mériter ceux de la Providence[116]. On peut juger de
l'état d'une âme qu'emplissait alors un immense espoir, dont l'ambition embrassait audacieusement des horizons sans limites.
Les préoccupations de Charlemagne au jour de son passage des Alpes ne nous sont révélées par aucune chronique, mais ne peuvent-elles s'induire
de la nature des dispositions ordinaires de son esprit ? Certes, Charles ne saurait être accusé d'une ambition désordonnée, mais il avait une
ambition : celle d'asseoir sur des bases inébranlables l'édifice européen nouvellement constitué ; de faire prévaloir en tous lieux l'influence de la
civilisation chrétienne ; de fonder, à cet effet, un vaste et tout-puissant empire. Il était, dit Éginhard[117], ardent à agrandir ses Etats, en soumettant
à ses lois les nations étrangères... tout entier à l'exécution de ce vaste projet. Lorsqu'il passait les monts, en 773, le roi des Francs courait au
secours de son allié, le pape Adrien, mais il n'était pas sans rêver aussi de conquêtes. Jeune encore[118], plein de vigueur et de foi dans sa mission
providentielle, il jetait sans doute les yeux sur la couronne de fer des rois lombards, songeait pour l'avenir à la couronne impériale d'Occident, et
déjà, convoitant Byzance, lançait aux empereurs grecs ces paroles menaçantes : Plût à Dieu que nous ne fussions pas séparés par ce petit bras de
mer ! Peut-être que nous prendrions notre part des richesses de l'Orient[119]... Charlemagne était donc essentiellement un conquérant, et un
conquérant redoutable[120]. Si plausible et si noble qu'elle fût, son ambition n'en était pas moins une passion entraînante, dont les ardeurs devaient
souvent se manifester d'un ton non équivoque. Il est permis de croire que le roi des Francs était loin de songer à la dissimuler au moment de ses
rudes travaux du mont Cenis, alors qu'il était besoin de rendre un peu de force et de courage à ses compagnons d'armes harassés[121].
Ainsi, César, Charlemagne et Napoléon confiaient aux échos des Alpes les violences de leur ambition déçue ou triomphante. En fut-il de même
d'Annibal ? Assurément non ; car il n'était mû par aucun intérêt personnel, et son cœur ne s'ouvrait qu'à des sentiments de patriotisme. Sans cesse
sa pensée se portait vers Carthage, cette Carthage déjà si vieille, si près de la décrépitude[122] et peut-être destinée à périr. Il la voyait usée par le
repos qu'engendre le bien-être, inassouvie de luxe et d'opulence, inerte et plongée dans cet assoupissement moral qu'amènent les longues périodes
d'une civilisation raffinée[123]. Le soin exclusif des intérêts privés y faisait délaisser celui de l'intérêt public ; le citoyen de cet État en décadence
ne songeait aux affaires du pays que lorsque le marasme de celles-ci pouvait lui faire courir des risques personnels ; l'argent tenait lieu de tout à ce
sombre égoïste : c'était son Dieu, sa loi, sa patrie[124]. Cette indifférence en matière politique, ayant pour conséquence inévitable un dangereux
individualisme, cette atonie des caractères, cette corruption des mœurs, n'étaient point de nature à faire prospérer le gouvernement de Carthage :
aussi la machine de l'Etat ne fonctionnait-elle plus d'une manière irréprochable[125]. La nation carthaginoise était déchirée par nombre de partis,
qui se subdivisaient chacun en coteries secondaires[126]. Delà des agitations passionnées. L'intrigue, la calomnie, la violence, étaient d'usage entre
gens que l'envie[127] déchaînait les uns contre les autres et qui, pour perdre plus sûrement leurs adversaires, n'eussent pas hésité à les écraser sous
les ruines mêmes de la patrie[128]. Périsse Carthage, s'écriait chacun d'eux, plutôt que le principe du parti que je sers ! Au temps de la deuxième
guerre punique, la redoutable γερουσία[129] exerce un pouvoir absolu et, comme il advient de toutes les assemblées politiques, de tous les comités
dépourvus de contrepoids, ce pouvoir ne tarde pas à dégénérer en un despotisme exécrable.
La corruption, la vénalité, les concussions, toutes les lèpres d'une administration criminelle, rongent profondément les organes de l'État, détruisent
ou paralysent les ressources du Trésor[130]. Les cent membres de cette γερουσία, omnipotente ne sont plus que d'odieux tyrans, disposant des
biens, de l'honneur, de la vie de tous les citoyens[131].
Profondément ému des maux de son pays, pris de pitié, mais d'une pitié douloureuse[132], Annibal anxieux avait la mort dans l'âme[133]. Quel
remède apporter à cette situation terrible ? Que faire, que tenter pour tirer de sa torpeur cette triste Carthage ? Le bruit des armes, se disait-il, peut
seul la réveiller[134]. Elle est, comme tout grand peuple, inquiète, remuante, agitée ; la guerre étrangère lui fera peut-être oublier ses discordes
civiles[135] ; il n'est pas, certainement, d'autre remède à tant de maux. Poursuivons donc vigoureusement cette guerre, et que les obstacles de la
route ne nous arrêtent pas ! Telles étaient vraisemblablement les pensées d'Annibal. Exempt de toute ambition malsaine, entraîné par une seule
passion, l'amour de son pays, le généreux fils d'Amilcar se dévouait tout entier au salut de cette malheureuse patrie, qu'il aimait, plaignait et
méprisait. Si le son de sa voix a frappé les rochers des Alpes, leurs échos n'ont pas dû répéter l'expression d'un autre sentiment.
L'expédition d'Annibal, dont il est, temps de résumer ici les premières phases, est empreinte d'un cachet de grande originalité, et ce caractère
original tient surtout à l'énorme profondeur de sa ligne d'opérations. Polybe, qui s'est complu à mesurer l'étendue de cette ligne, compte[136] :

De Carthagène à l'Ebre 2.600 stades ou 481 kilom.


De l'Ebre à Ampurias 1.600 296
D'Ampurias au Rhône 1.600 296
Du Rhône à l'entrée des Alpes 1.400 259
De l'entrée des Alpes aux plaines du
1.200 222
Piémont[137]
Soit ensemble 8.400 stades ou 1.554 kilom.

Et, pour mieux affirmer son dire, l'historien consciencieux arrondit franchement le nombre qui doit exprimer le total des valeurs itinéraires de ces
cinq sections : il ajoute que la distance de Carthagène à Turin, envisagée en bloc, mesure 9.000 stades ou 1.665 kilomètres.
Tel est le chiffre considérable qui frappait les Romains d'étonnement[138].
Si pareille profondeur nous semble à bon droit extraordinaire, l'étude du tracé auquel elle se rapporte n'est pas, pour la critique, moins digne
d'intérêt.
Or une récente découverte, celle des Vases Apollinaires ou de Vicarello[139], permet de restituer théoriquement la majeure part de la ligne
d'opérations d'Annibal. Un simple exposé synoptique ne sera pas ici hors de propos.
Partie de Carthagène, l'armée carthaginoise rejoint à Sœtabis la route que scandent les stations spécifiées au monument épigraphique ; elle la suit
de là jusqu'à Tortose, en passant par tous les points que mentionne le système des quatre inscriptions conjuguées.
Arrivée sur l'Èbre, l'armée se forme sur trois colonnes (voyez liv. III, chap. VI), et la colonne de droite poursuit le long du rivage, sans s'écarter
sensiblement du tracé des Apollinaires.
Les trois colonnes, ayant franchi les Pyrénées, opèrent leur jonction sous Perpignan ; puis, reprenant ensemble le chemin des Apollinaires, elles en
pratiquent toutes les stations jusqu'à Nîmes.
Au delà de Nîmes, les quatre itinéraires se prolongent par Beaucaire, Arles, Cavaillon, Apt, Sisteron, Gap et Chorges.
Annibal en abandonne le système, passe le Rhône en amont de Beaucaire, et va, par l'Isère et le Drac, le retrouver à Chorges, dans la vallée de la
haute Durance, pour le suivre dès lors jusqu'au sommet des Alpes.
Au mont Genèvre, les colonnes carthaginoises s'écartent de nouveau des tracés Apollinaires, lesquels passent par la vallée de la Dora Riparia ;
elles descendent le Chisone, et ne doivent plus les retrouver qu'à Turin.
L'accomplissement de ce trajet n'a pas demandé moins de cinq mois[140]. Étant ainsi donné le temps employé à faire la route de Carthagène à
Turin, route dont la longueur mesure 1.665 kilomètres, on observe que la vitesse moyenne des colonnes carthaginoises ne dépasse guère le chiffre
de 11 kilomètres par jour. Connaissant d'ailleurs la date du départ de Carthagène[141] et celle de l'arrivée au sommet des Alpes[142], nombre de
commentateurs ont essayé de scander chronologiquement cette longue ligne d'opérations ; de toutes les conjectures qu'on a produites, ce sont
celles de Lavalette qui nous paraissent les plus rationnelles. Suivant ce consciencieux érudit[143],
Le départ de Carthagène a lieu le 30 mai.
Le passage de l'Ebre le 15 juillet.
Le séjour à Elne le 15 septembre.
Le passage du Rhône le 27 septembre.
Le départ de Grenoble le 12 octobre.
L'arrivée au pied des Alpes le 17 octobre.
L'arrivée au sommet des Alpes le 26 octobre.
L'arrivée sous les murs de Turin le 1er novembre.

On peut aussi, suivant cette méthode, scander chronologiquement la section de la ligne d'opérations afférente à la traversée des Alpes et établir le
tableau suivant, qui n'a, bien entendu, d'autre valeur que celle d'une œuvre destinée à fixer les idées :

1er jour 18 oct. 218 Départ de Forest-Saint-Julien.


2e 19 Combat du col de la Pioly.
3e 20 Prise de Chorges.
4e 21 Gîte aux environs d'Embrun.
5e 22 Gîte aux environs de Châteauroux.
6e 23 Gîte aux environs de Montdauphin.
7e 24 Combat du pertuis Rostang.
8e 25 Prise de Briançon.
9e 26 Arrivée au col du mont Genèvre.
10e et 11e 27 et 28
Séjour au col.
12e 29 Éboulement du val de Pragelas.
13e et 14e 30 et 31 Travaux de route.
15e 1er nov.218 Arrivée sous Turin.

Tel est le tableau qui nous a servi de guide au cours de notre récit du passage des Alpes ; mais, nous le répétons, il ne faut voir dans ce cadre qu'un
simple canevas théorique, sur lequel les événements se développent d'une façon claire.
Quant aux points stratégiques disséminés le long de cette ligne d'opérations si profonde, il est possible de les fixer avec certitude, et nous estimons
qu'il convient d'en rappeler ici la nomenclature.
Mentionnons donc, en Espagne : Carthagène, première base où s'emmagasinent les approvisionnements expédiés de la métropole, quartier général
d'Annibal au jour de l'ouverture des hostilités[144] ; Sagonte, objectif de passage, où les Carthaginois en marche vers les Pyrénées trouvent un
appui et des ressources considérables[145] ; Berga, base d'opérations secondaire, grande place de dépôt de l'armée d'Italie[146], quartier général
d'Hannon, commandant l'armée d'occupation de la Catalogne[147]. En France, il faut citer : Perpignan, point nécessaire de la ligne
d'opérations[148], où les Carthaginois sont obligés d'acheter leur droit de passage[149] ; Grenoble, autre base d'opérations secondaire, au pied des
Alpes occidentales, où le général en chef avait depuis longtemps concentré des approvisionnements de toute espèce[150] ; Chorges, centre de
résistance de la région cottienne, pivot de la défense des Alpes du Dauphiné, que les troupes d'Annibal sont tenues d'emporter, et où elles trouvent
de quoi se ravitailler amplement[151] ; Briançon, le refuge d'une population compacte[152], maîtresse de tous les cols de la crête[153] ; enfin, en
Italie, Turin, dont on appréciera bientôt l'importance[154].
Ici nous rencontrons une appréciation étrange, d'autant plus embarrassante qu'elle émane d'une autorité magistrale. Napoléon Ier expose
qu'Annibal n'avait ni base ni ligne d'opérations ; que, une fois entré en Italie, il y a, pour ainsi dire, brûlé ses vaisseaux ; que, durant seize années,
il y est resté en l'air. Est-ce qu'Annibal, dit Napoléon en ses Commentaires[155], est-ce qu'Annibal en passant les Alpes regardait en arrière ? —
Annibal, écrit-il ailleurs[156], partit de Carthagène, passa l’Ebre, les Pyrénées... traversa le Rhône, les Alpes cottiennes... Il mit cinq mois a faire
cette marche de quatre cents lieues ; il ne laissa aucune garnison sur ses derrières, aucun dépôt, ne conserva aucune communication avec
l'Espagne, ni Carthage, avec laquelle il ne communiqua qu'après la bataille de Trasimène.... Cependant cette guerre offensive fut méthodique... s'il
eût laissé sur ses derrières des places et des dépôts, il eût affaibli son armée et compromis le succès de ses opérations ; il se fut rendu vulnérable
partout... Vaincu aux portes de la capitale, il ne put préserver son armée d'une entière destruction. Et s'il eût laissé la moitié de son armée ou même
le tiers sur la première et seconde base, eût il été vainqueur à la Trebbia, à Cannes, à Trasimène ? Non ; tout eût été perdu, même ses armées de
réserve : l'histoire ne l'eût pas connu... Aucun plan plus vaste, plus étendu, n'a été exécuté par les hommes ; l'expédition d'Alexandre est bien
moins hardie, bien plus facile ; elle avait bien plus de chances de succès ; elle était plus sage !
De telles appréciations sont bien de nature à nous surprendre de la part d'un grand capitaine qui lui-même attachait tant de prix au maintien
intégral de ses communications en arrière. Quand, deux mille ans après Annibal, le premier consul Bonaparte descend, à son tour, des Alpes, pour
opérer aussi sur l'échiquier du Pô, de quoi se préoccupe-t-il, sinon des moyens de se ménager la libre pratique d'une bonne ligne de retraite ? La
sûreté d'une ligne de retraite ! telle est la première condition qu'il s'impose à l'heure où, maître d'Ivrée, il doit exercer un choix entre trois plans
d'opérations distincts. ... quel parti, se demande-t-il[157], prendra le premier consul ? Marchera-t-il sur Turin pour en chasser Mêlas, se réunir avec
Turreau et se trouver ainsi assuré de ses communications avec la France et avec ses arsenaux de Grenoble et de Briançon ? Marchera-t-il sur
Gênes ou sur Milan ? De ces trois partis, il le déclare sans ambages[158], le premier était contraire aux vrais principes de la guerre. L'armée
française courait donc la chance de livrer une bataille n'ayant pas de retraite assurée, le fort de Bard n'étant pas encore pris. Le deuxième parti ne
semblait pas praticable. Comment s'aventurer entre le Pô et Gênes, sans avoir aucune ligne d'opérations, aucune retraite assurée ? Le troisième
parti offrait tous les avantages, on avait une retraite assurée par le Simplon et le Saint-Gothard.
Comment le grand homme de guerre esclave des vrais principes de l'art a-t-il pu se laisser aller à croire qu'Annibal s'en soit affranchi ; que les
Carthaginois, dédaignant de se ménager une ligne de retraite, se soient témérairement lancés en Cisalpine pour y rester en l'air ? Comment
expliquer une telle idée chez l'auteur de la conception militaire dont l'heureux dénouement éclate à Marengo ?
Nous estimons que les Carthaginois ne faisaient pas la guerre autrement que les Macédoniens ou les Français ; qu'Annibal était trop sage pour ne
pas se soumettre aux règles qui sont et seront de tous les temps ; qu'il agissait à la manière de Napoléon ou d'Alexandre ; que, loin de renoncer à
sa base et à sa ligne d'opérations, il s'est constamment préoccupé du soin de sauvegarder ses communications en arrière ; qu'il ne s'est jamais laissé
couper ni de Grenoble, ni de Berga, ni de Carthagène.
Ce qui le prouve, c'est le prix que les Romains attachaient à la possession de Carthagène, la base d'opérations première ; c'est le fait de leurs
efforts sans cesse renouvelés contre la Catalogne et Berga, le quartier général de l'armée carthaginoise d'occupation, le dépôt de l'armée
d'Italie[159] ; c'est un texte formel, des termes du- quel il appert que, de l'an 218 à l'an 207, Annibal n'a jamais cessé de se maintenir en relation
directe et sûre avec Grenoble.
Durant ces douze années, dit expressément Tite-Live[160], les Alpes NE CESSÈRENT D'ÊTRE PRATIQUÉES, et le passage continuel des Carthaginois en
avait rendu les routes singulièrement faciles.
Et le poète Silius Italicus, donnant à son tour un récit du passage des Alpes par Asdrubal, insiste sur cette facilité de communications que le frère
d'Annibal ne peut s'empêcher d'admirer[161]. Il faut donc, contrairement au sentiment de Napoléon, admettre que le fils du prudent Amilcar, si
ardent et audacieux qu'on veuille le supposer, n'avait pas manqué de laisser sur ses derrières des garnisons et des dépôts ; qu'il avait assuré, lui
aussi, sa ligne de retraite ; qu'il n'avait-jamais, en un mot, songé à déroger aux principes de l'art, qui sont, de leur nature, immuables, et seront, on
peut le dire, éternels.
L'armée carthaginoise avait été singulièrement éprouvée durant les quinze jours qu'elle venait de mettre à franchir les Alpes ; ce passage, si
audacieusement accompli, lui coûtait cher. Quel était donc le prix dont elle venait de payer le succès de sa descente en Cisalpine ? De quelles
forces Annibal disposait-il encore au moment où il mettait le pied sur le terrain de sa première zone d'opérations ? C'est un point qu'il n'est pas
sans intérêt de fixer[162].
Mais ici, comme partout, les commentateurs sont en désaccord[163]. Dès le temps où vivait Tite-Live, les diverses évaluations de l'effectif total
flottaient entre des limites dont l'écart était considérable[164]. Plus tard, Orose opinait pour le maximum de 120.000 hommes[165] ; Eutrope[166]
cherchait à faire prévaloir le chiffre de 100.000. Cependant, avant eux, Cincius Alimentus, le contemporain d'Annibal, n'avait compté que 90.000
hommes[167], et le judicieux Polybe[168] n'admettait qu'un minimum de 26.000.
Le fait de ces divergences a déjà suscité nombre de dissertations[169], dont aucune n'est, malheureusement, parvenue à élucider une question qui
demeure obscure. L'ensemble de ces travaux, aussi consciencieux qu'ingrats, n'aboutit qu'à une explication de l'écart par la circonstance,
diversement interprétée, d'une adjonction de contingents gaulois et ligures[170] au noyau primitif de l'armée. Quant aux conclusions finales, elles
sont tellement risquées qu'il semble sage de s'en référer, purement et simplement, à l'autorité de Polybe. On sait, d'ailleurs, que le grand historien
n'a lui-même arrêté ses appréciations que sur les bases du document de Lacinium, de cette inscription fameuse gravée sur une table de bronze
qu'Annibal avait fait sceller dans la muraille du temple de Junon[171]. Cet édifice s'élevait à l'entrée occidentale du golfe de Tarente[172], à la
pointe qu'on nomme aujourd'hui Capo di Nao ou Capo delle Colonne ; le monument épigraphique auquel Polybe fait allusion y avait été placé,
vers les dernières années de l'occupation de la Péninsule italique par les Carthaginois. On est donc bien en droit d'accorder quelque confiance à la
donnée Lacinienne, et nous ne nous attacherons qu'à résumer les renseignements qu'y a puisés l'histoire.
L'armée d'Annibal, nous l'avons dit, présentait, au jour de son départ de Carthagène, un effectif de 102.000 hommes, dont 90.000 d'infanterie et
12.000 de cavalerie[173]. Aux Pyrénées, ces forces sont déjà réduites à 59.000 hommes, dont 50.000 fantassins et 9.000 cavaliers[174]. La route les
épuise rapidement ; elles ne se composent plus, après le passage du Rhône, que de 38.000 hommes d'infanterie, 8.000 de cavalerie, ensemble
46.000 hommes[175]. L'armée continue à fondre : le seul passage des Alpes la réduit de nouveau de moitié[176], de sorte que, lors de son arrivée
dans les plaines du Piémont, Annibal n'a plus sous la main que 20.000 hommes d'infanterie, 6.000 de cavalerie, en tout 26.000 hommes[177]. Son
troupeau d'éléphants comporte, en outre, trente-sept ζωαρχίαι[178].
Voilà ce qui lui reste[179] !
Et Napoléon ne peut s'empêcher d'admirer l'audace et le génie de cet Annibal, qui ne descend en Italie qu'en payant de la moitié de son armée la
seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre[180].
Les causes de tant de pertes étaient essentiellement multiples.
Cette énorme réduction des effectifs provenait, en effet, de la profondeur et de l'âpreté de la ligne d'opérations[181], du nombre de passages de
rivières effectués, de l'importance des combats livrés le long de la route[182], de l'obstacle matériel des Alpes[183] ; des glaces qui avaient rendu si
dangereuse la descente de la vallée du Chisone[184], de la difficulté des transports au milieu des neiges[185], où s'étaient perdus tant de mulets de
bât avec leurs chargements[186], des privations de toute espèce endurées à la suite de ces accidents. Les troupes n'avaient pas seulement souffert du
froid, mais encore de la faim[187] ; succombant, en même temps, à l'excès de leurs fatigues, elles s'étaient senties démoralisées[188]. Or l'homme se
fait le complice du mal dès que le moral l'abandonne.
La plupart des chevaux étaient hors de service[189] ; blessés ou éclopés, brisés par l'anémie[190], n'ayant même plus la force de porter le poids de
leurs armes inutiles[191], les hommes ne formaient plus qu'une troupe impuissante[192]. Ces débris de la belle armée d'Italie[193] faisaient
véritablement peine à voir. Tel était l'état d'épuisement des malheureux qui peuplaient alors le camp carthaginois, que leur physionomie ne
conservait plus rien d'humain : on eût dit des ombres, des spectres hideux, aux traits empreints d'abrutissement, aux allures de bêtes fauves[194].
A la vue de tant de misères, Annibal ne put s'empêcher de frémir. Songeant à Imilcée, à sa jeune et vaillante femme, qui naguère avait tant insisté
pour le suivre jusque dans les Alpes[195], il dut vivement s'applaudir de n'avoir pas accueilli l'expression de ses vœux. Mais, s'arrachant aussitôt à
ces souvenirs, il n'eut d'autre préoccupation que celle de refaire son armée[196]. Il s'établit, à cet effet, dans la plaine piémontaise, au pied même de
ces Alpes qu'il venait de franchir[197], s'y retrancha solidement[198] et ordonna que ses soldats fussent l'objet des soins les plus empressés[199].
Cependant, au cours de cette œuvre de réorganisation, il était des écueils contre lesquels pouvaient échouer les meilleures intentions du monde.
Un brusque passage de la fatigue extrême au repos absolu, de la disette à l'abondance, de l'absence de tous soins corporels à la reprise des
habitudes d'hygiène et de propreté, tous ces changements, opérés sans transition, n'eussent pas manqué de présenter de graves inconvénients[200].
Tout danger fut heureusement conjuré par les soins du service de santé que dirigeait le prudent Synhalus[201] ; un système de gradations
judicieusement combinées dissipa sans retour les craintes du général en chef.
Celui-ci ne se contentait point de veiller au succès des procédés de guérison physique ; le moral du soldat était aussi l'objet de sa sollicitude[202]. Il
ranima ces cœurs frappés d'alanguissement, ces âmes abattues par l'anémie du corps : il inventa des distractions, réveilla le sentiment militaire et
remua la fibre religieuse si bien que, au bout de peu de jours, l'armée se sentit renaître à la vie. Alors, voyant cette armée se refaire, il jette un
premier coup d'œil sur le pays dont il se sent déjà le maître[203], le beau pays dont la ceinture n'est formée que de monts et de mers.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . il bel paese
Che Apennin parte e il mar circonda e l' Alpe !
Pendant que son monde achève de se rétablir, il appelle de nouveau ses ingénieurs militaires et leur réclame le résultat final de leurs explorations ;
il veut une description de cette Italie continentale que les Italiens d'aujourd'hui nomment Italia settentrionale, Italia superiore, Alta Italia, Regione
Eridanica. On peut résumer ainsi qu'il suit le compte rendu des officiers carthaginois.
S'il est un nom chanté par les poètes de tous les âges, c'est celui du fleuve Eridan, dont les eaux se sont refermées sur le dénouement d'un grand
drame mythologique. Phaéthon, dit la fable, était fils d'Apollon et de l'Océanide Clymène. Voulant donner au fils d'Io des preuves de sa haute
naissance, il obtint de son père la faveur de conduire, durant un jour, le char éclatant du Soleil. Les chevaux, guidés par une main novice et
téméraire, s'écartent, dès les premiers tours de roue, de la voie régulière qu'ils ont appris à suivre, et jettent, en un instant, dans le monde planétaire
une effroyable perturbation. Tantôt, s'élevant trop haut, ils menacent l'empyrée d'une violente incandescence ; tantôt, passant trop près de notre
globe, ils en désorganisent la croûte desséchée. Attaquée jusqu'en ses entrailles, la Terre éperdue porte ses plaintes au pied du trône de Jupiter, et
Quinault lui fait dire :
Roi des Dieux, armez-vous ! il n'est plus temps d'attendre ;
Tout l'empire qui suit vos lois
Bientôt ne sera plus qu'un vain monceau de cendre.
Les fleuves vont tarir ; les villes et les bois,
Les monts les plus glacés, tout s'embrase à la fois !...
Jupiter ne saurait hésiter : pour mettre fin au désordre et prévenir la ruine de l'univers, il se hâte de foudroyer le fils du Soleil et de le précipiter
dans l'Eridan.
Mérope, Hélie, Eglé, Lampétie, Phœbé, Ethérie, Dioxippe, étaient les sœurs de Phaéthon. Ces Héliades furent frappées de tant de douleur, à la
nouvelle de la mort de leur frère, qu'elles vinrent le pleurer jusque sur les rives du fleuve, le long desquelles on les vit, durant quatre mois, errer en
gémissant. Les dieux, ayant enfin pitié de ces affligées, les métamorphosèrent en peupliers à feuilles tremblantes ; leurs larmes fraternelles
devinrent des grains d'ambre.
Tel est le récit qu'Hésiode[204] donnait mille ans avant notre ère. Inspirés par ce sujet, très en faveur dans toute la Grèce, Eschyle[205] et
Euripide[206] mirent en scène les aventures de Phaéthon. La légende fut ensuite reprise par Quintus de Smyrne[207] et d'autres rapsodes dont Pline
nous a gardé les noms : c'étaient Philoxène, Nicandre, Satyre[208], qui rythmaient cette histoire à une époque antérieure à celle de la deuxième
guerre punique. Le mythe persiste dans les écrits d'Apollonius de Rhodes[209], le contemporain d'Annibal ; puis, tous les épisodes poétiques en
sont fidèlement rapportés par les historiens et les géographes. Mention en est faite par Polybe[210], Strabon[211], Diodore de Sicile[212], Pline[213],
Denys le Périégète[214] et Scymnus de Chio[215].
Mais Pline, Diodore, Strabon, Polybe, rejettent bien loin les données de la fable, qu'ils savent issues de l'imagination des Grecs ; n'admettant ni le
char du Soleil, ni la mort de son fils, ni les pleurs de ses filles, ils dénoncent le mythe à leurs contemporains[216].
Déjà, longtemps avant eux, Hérodote avait dit qu'il lui était difficile de croire à l'existence d'un fleuve Éridan[217]. Strabon ne manque pas
d'appuyer de ses négations formelles les doutes jadis exprimés par le Père de l'histoire : il n'est point de fleuve Eridan[218] ; telle est, dit-il, la
vérité. La science antique se range à cet avis ; aussi voit-on plus tard le commentateur Eustathe railler le Périégète de sa foi robuste en la réalité
d'un cours d'eau fabuleux[219], et lui reprocher amèrement de prendre une constellation pour un fleuve[220]. Cependant ceux qui croyaient à ce
fantastique Éridan, où le prenaient-ils sur le globe terrestre ? Eschyle le confond avec le Rhône et ose ensuite le placer en Espagne[221] ; les
contemporains d'Hérodote le font déboucher dans la mer du Nord[222] ; Chérille de Samos dit qu'il arrose la Germanie[223] ; un écrivain du IIIe
siècle avant notre ère[224], le prend nettement pour un tributaire de la Baltique. Bientôt, inclinant à l'opinion d'Euripide, qui lui-même s'était rallié
à celle d'Eschyle[225], Apollonius de Rhodes mêle les eaux du Rhône à celles de l'Éridan[226] : les trois poètes ne craignent pas d'admettre le fait de
la confluence des deux fleuves, dont l'embouchure commune s'ouvre, selon eux, sur l'Adriatique[227]. Du temps de Strabon enfin, les esprits
convaincus qui parlent encore de l'Éridan affirment qu'il poursuit son cours dans le voisinage du Pô[228]. On voit, en somme, que les anciens
n'avaient à cet égard que des notions bizarres ou confuses.
Les ténèbres ainsi répandues dans leur esprit doivent être, selon toute vraisemblance, attribuées aux précautions extraordinaires que prenait le
commerce antique à l'effet d'entourer du plus profond mystère la provenance de certaines marchandises, alors très-recherchées, notamment, de
l'ambre. L'importation de cette substance en Orient remonte à la plus haute antiquité, puisque Homère met en scène[229] des Phéniciens offrant à la
reine de Syra un collier d'ambre et d'or. De quelle nature était cette matière précieuse, si fort à la mode à cette époque ? C'est ce que les marchands
se gardaient bien de dire. Aussi l'imagination se donnait-elle à ce sujet libre carrière. Pline nous a laissé[230] une nomenclature de la multitude
d'hypothèses qui s'étaient, tour à tour, accréditées touchant la question d'origine ; celle de Nicias paraît avoir été le plus généralement admise.
Suivant ce philosophe, l'ambre était le résultat de l'action mystérieuse exercée sur les eaux de l'Océan par le soleil à son déclin. Au moment, disait-
il[231], où l'astre de feu disparaît à l'horizon, ses rayons, pénétrant immédiatement l'onde amère, ont sur celle-ci plus de puissance que pendant les
heures du jour. De là dans l'Océan une sorte de sueur que les flots écumants ne tardent pas à rejeter sur le rivage. Ce suc solaire, admirablement
translucide, est l'essence même de l'ήλεκτρον. On voit que le mythe de la chute de Phaéthon et des pleurs de ses sœurs les Héliades n'est qu'une
expression poétique de l'opinion de Nicias.
D'autre part, où la trouvait-on cette substance tant appréciée ? Comment la recueillait-on ? C'est un secret qu'il était impossible d'arracher à ceux
qui s'en réservaient le fructueux monopole. A ce propos encore, on en était réduit aux suppositions. On citait, tour à tour, comme pays d'origine, la
Scythie, la Germanie, les Pyrénées, la Ligurie, les côtes de l'Adriatique et la Liby[232]. Ce qui paraissait hors de doute aux Grecs de l'Hellade et de
l'Asie Mineure, c'est que cet ambre merveilleux provenait de l'Occident, des régions où le char du soleil, las de sa course d'un jour, allait se noyer
dans les flots. Là encore, on le voit, le mythe consacrait parfaitement le principe de l'opinion prédominante.
En réalité, l'ambre, si fort en faveur au temps d'Hésiode et d'Homère, n'est qu'une résine fossile qui se rencontre dans le Samland, au sud de la
Baltique ; on en trouve aussi, mais en moindre quantité, sur les côtes méridionales de la mer du Nord. De ces deux principaux pays de production,
comment la marchandise arrivait-elle en Orient ? Pour dérouter la concurrence, les Phéniciens allaient eux-mêmes, directement et très-
secrètement, exploiter la Baltique. Au retour, leurs navires rangeaient les côtes de l'Océan et rentraient dans la Méditerranée par le détroit de
Gibraltar. Mais cette voie maritime étant jugée trop longue, ils avisèrent au moyen d'ouvrir à leur commerce un système de communications plus
facile, et jetèrent, à cet effet, les yeux sur l'embouchure de la Loire. C'est là qu'ils créèrent leur fameux port de Korbilon[233], qui, plus tard, au
temps de sa décadence, avait encore autant de célébrité que celui de Marseille. La population de Korbilon était formée d'un mélange de
Phéniciens, de Ligures, de Celtes et de Bretons, qui, sous le nom générique de Vénètes[234], tenaient sous leur pavillon, à l'exclusion des étrangers,
tout le commerce de l'Occident et du Nord. L'ambre vénète, au sortir des entrepôts de la Loire inférieure, était remis à des caravanes qui, par la
voie de terre, en opéraient le transit au travers de la France. Il arrivait ainsi aux bouches du Rhône[235], où il reprenait la mer, pour être dirigé sur
l'Orient. Le commerce échappait ainsi à l'obligation de contourner la péninsule ibérique. Mais, toujours en quête de procédés rémunérateurs, il ne
tarda pas à découvrir une voie encore plus courte, suivant laquelle il n'était plus nécessaire de doubler la péninsule italique. L'ambre offrait à
l'exportation l'avantage de n'être marchandise ni lourde ni encombrante ; il passa donc les Alpes à dos de colporteurs, descendit la vallée du Pô et
fut repris, à l'embouchure du fleuve, par des caboteurs à destination de la Grèce et des côtes de l'Asie. Sur cette ligne de transports mi-partie
terrestres et maritimes, les Vénètes de Korbilon eurent des comptoirs, des entrepôts, centres et nœuds d'action de leur ligne commerciale. Les plus
célèbres de ces établissements sont ceux des Vénètes de l'Adriatique et des Vénètes du littoral de la mer Noire. Telle est la voie par laquelle le
Phénicien Thalès de Milet reçut, au cours du VIIe siècle avant notre ère, les échantillons d'ambre dont il découvrit les propriétés électriques.
En somme, aux yeux des Grecs, les Vénètes établis près des bouches du Pô étaient seuls maîtres du commerce de l'ambre[236].
Ceux-ci, ne divulguant ni la provenance ni le mode d'expédition de la marchandise, le public prit, en Grèce, la partie pour le tout, ne songea pas à
ce fait que la route commerciale pouvait se prolonger par delà les Alpes, et assigna à la vallée du Pô le titre de lieu de provenance. Brouillant
d'ailleurs ensemble plusieurs données diffuses, la science géographique ne put s'empêcher de confondre une section de la route avec l'autre, le
Rhône avec le Pô, les Ligures de Ligurie avec les Ligures de l'embouchure de la Loire.
Le Pô, centre de production présumé, fut connu, comme on sait, sous le nom d'Eridan, et l'on a souvent cherché l'origine de cette désignation, dont
l'usage s'est perpétué jusqu'à nos jours dans la haute Italie (regione Eridanica). Hérodote et Polybe ne lui attachaient d'autre valeur que celle d'une
simple expression poétique[237] en usage dans la Grèce[238] ; c'était, aux yeux d'Hérodote, un mot de langue grecque[239]. Cette opinion prévaut
encore aujourd'hui dans l'esprit de quelques savants distingués, qui voient dans Ήρδανός le résultat de la juxtaposition de deux mots grecs
significatifs[240]. Loin de partager un tel sentiment, nous croyons qu'Hérodote a eu tort de ne point trouver une physionomie étrangère[241] au mot
Eridan, mot qui, à notre sens, constituait chez les allophyles de l'Europe occidentale un mode de désignation générique des grands fleuves et des
bras de mer[242]. Or, au point de vue du commerce de l'ambre, ce nom s'appliquait également bien à la Baltique, au Pas de Calais et à l'Adriatique,
à la Loire, au Rhône ou au Pô. Il était donc exact de dire que la précieuse marchandise venait des bords de l'Eridan, à la condition qu'on n'entendît
point parler exclusivement du fleuve de la haute Italie, formant la dernière section de la route commerciale ouverte et pratiquée par les Vénètes.
Le nom n'avait pas manqué de frapper l'oreille des Grecs ; ils cherchèrent à quel fleuve de l'Europe occidentale on devait l'appliquer ; mais ils
cherchèrent en vain, comme il est facile de le comprendre. Le fleuve était un peu partout et, spécialement, nulle part. Dès lors, que faire du nom de
cet introuvable Eridan ?
Les géographes prirent le parti de nier l'existence du fleuve ; mais, bien que radicale et fort commode, la solution ne pouvait passer pour
satisfaisante, puisque l'Orient recevait toujours des arrivages d'ambre expédié des bords d'un Éridan inconnu. La logique voulait d'autres
éclaircissements. C'est alors qu'un certain Phérécyde osa, pour fixer les idées, détourner l'expression de sa signification générique et l'affecter
exclusivement à la désignation du principal cours d'eau de la haute Italie[243]. L'inspiration de l'écrivain était, jusqu'à certain point, plausible, car,
si la vérité n'était pas exposée là tout entière, du moins ne devait-il se propager ainsi rien de contraire à la vérité, et allait-on voir s'évanouir
l'incertitude qui fatiguait l'esprit d'un public avide de renseignements. Scylax de Caryanda ne tarda pas à consacrer explicitement le caractère
rationnel de cette adaptation géographique[244], et l'idée fit fortune. Les Grecs s'estimèrent heureux d'apprendre enfin en quelle région du globe
coulait le célèbre Eridan, qu'aucun d'eux, au temps d'Hérodote, n'avait encore été appelé à voir[245]. Dès qu'ils commencèrent à voyager dans le
Nord-Ouest ; dès qu'il leur fut donné de parcourir les plaines cisalpines, ils coururent contempler les eaux du fleuve, dont le cours était si bien
déterminé. Mais quelle ne fut point leur surprise quand ils apprirent que ce nom d'Eridan, si correctement inscrit sur leurs cartes, était absolument
inconnu des riverains ! Ceux-ci appelaient le cours d'eau Bodenk[246] ou Pad[247]. Telles étaient les dénominations en usage au temps de
l'expédition d'Annibal, et que ses explorateurs ne manquèrent point de noter[248]. Nous ne prétendons point que ces officiers soient entrés dans
toutes les considérations philologiques que nous venons de développer ; mais on peut, sans absurdité flagrante, admettre qu'ils en aient exposé le
sens à leur général en chef, dont l'habitude était de faire à fond l'étude des échiquiers sur lesquels il avait à conduire ses entreprises.
On comprend bien, d'ailleurs, que le grand fleuve dont nous venons de discuter l'histoire onomastique ait été en même temps, de la part des
explorateurs, l'objet d'une reconnaissance topographique extrêmement sérieuse. Pour Polybe, l'origine du Pô se trouve à la cime des Alpes[249].
Pline, s'exprimant en termes plus précis, place cette origine au flanc du mont Viso[250]. Les anciens ne se trompaient pas, car, effectivement, le Pô
tire sa source d'un petit lac situé en avant du col du Viso et sur le penchant de la montagne de ce nom qui fait face au Piémont[251] ; le lac est peu
distant du col de la Traversette[252].
Cette belle source[253] attirait plus d'un voyageur, empressé de visiter[254] le bois de pins sombres[255] dont les échos répétaient les grondements
d'une eau limpide[256]. Mais ces eaux tumultueuses ne tardaient pas à disparaître aux regards de l'observateur ; elles prenaient une voie
souterraine, au sortir de laquelle celui-ci les voyait de nouveau[257] sourdre bouillonnantes et déjà majestueuses. Les sources du Pô, affectées
d'intermittences, tarissaient fréquemment en été[258].
A sa sortie des flancs de la montagne, le Pô commence par couler vers le sud, puis il s'infléchit pour piquer droit sur l'orient[259]. Sa direction
générale est celle de l'est, et, si l'on fait abstraction de ses nombreux méandres, on peut dire qu'il conserve invariablement cette direction[260]
jusqu'à son embouchure dans l'Adriatique[261]. Pline attribuait à son cours un développement total de 573k,952. Cette appréciation[262] n'est pas
trop inexacte, puisque les modernes lui donnent environ 500 kilomètres en aval de Saluces[263] seulement. Les anciens disaient que sa profondeur
était considérable[264], mais que cependant cet élément du profil n'acquérait quelque importance qu'a partir de la ville de Bodincomagus[265], c'est-
à-dire du confluent de la Dora Baltea. On sait aujourd'hui que, en temps ordinaire, la hauteur d'eau du Pô varie de 2 à 4 mètres entre Saluces et le
confluent du Tessin ; qu'elle mesure 3 mètres à Valenza, 4 à Bassignana. En aval du Tessin, cette profondeur s'accroît irrégulièrement par ressauts,
et atteint environ 9 mètres auprès de Stellata[266].
La largeur du fleuve était, suivant Strabon[267], très-prononcée. On n'ignore pas qu'elle est fort imposante, mais en même temps essentiellement
variable : elle mesure 160 mètres à Turin, 250 à Valenza, 470 au confluent du Tessin, 910 à Cremone[268], etc. La rapidité du courant n'était pas
moins que la largeur du lit remarquée des anciens[269], dont les observations accusent partout autant de netteté que de justesse. On peut dire
comme eux que cette vitesse est excessive depuis le mont Viso jusqu'à Revel, car elle résulte de la brusque descente d'une hauteur de 1.600 mètres
sur une base de 34 kilomètres, donnant ainsi lieu à la pente limite des routes carrossables les plus roides. De Saluces à Turin, le courant se
maintient très-rapide[270] ; mais bientôt, en aval de Turin, il se modère ; un calme majestueux[271] succède à ses fureurs. La vitesse diminue
sensiblement en aval des confluents de la Sesia et du Tanaro : la pente n'est guère que de 58 centimètres pour 100 mètres dans la section comprise
entre Turin et le confluent du Tessin ; en aval de ce confluent, le ralentissement s'accentue encore. Quant à la pente moyenne, elle est de 70
centimètres par kilomètre[272], de Saluces à la mer.
A sa naissance, le Pô n'est d'abord qu'un humble ruisseau[273] ; mais il grossit rapidement en aval de Paësana. Bientôt il s'enfle comme une
mer[274], car il est le grand collecteur de toutes les eaux qui descendent des Alpes et des Apennins[275]. Il reçoit nombre d'affluents[276] : à Turin,
la Dora Riparia, qui prend sa source au mont Genèvre ; à Chivasso, l'Orco ; à Crescentino, la Dora Baltea, qui descend du Saint-Bernard ; entre
Casale et Valenza, la Sesia, qui descend du Simplon ; à Pavie, le Tessin, qui sort du Saint-Gothard ; entre Plaisance et Crémone, l'Adda, qui vient
du Brunner ; près de Borgoforte, l'Oglio ; un peu plus loin, le Mincio.
Sur la rive droite, il recueille le Tanaro, qui prend sa source au col de Tende et qui, avant d'arriver à Bassignana, a reçu la Stura, venue du col
d'Argentière, ainsi que la Bormida, issue des hauteurs de Saint-Jacques et de Bardinetto. Il reçoit, au-dessus de Castelnovo, la Scrivia, venue du
col de la Borghetta ; près de Plaisance, la Trebbia, qui prend sa source au col de Torriglio, à 12 kilomètres de Gênes ; près de Colorno, le Taro ;
près de Guastalla, leCrostolo ; près de Mirandola, le Panaro ; à hauteur de Mantoue, la Secchia ; près de Ferrare, le Reno.
Parmi tous ces tributaires du grand fleuve, Polybe cite expressément[277] le Tessin, l'Adda, le Mincio ; Strabon mentionne, en outre[278], la Dora et
la Trebbia. Pline compte un total de trente affluents[279], et il énumère, sur la rive droite : le Tanaro, la Trebbia, le Taro, le Lenzo, la Secchia, le
Panaro, le Reno[280] ; sur la rive gauche : la Stura, l'Orco, les deux Dora, la Sesia, le Tessin, le Lambro, l'Adda, l'Oglio, le Mincio[281]. On voit
que les anciens possédaient des connaissances étendues touchant les conditions hydrographiques de la Circumpadane.
Un tel nombre d'affluents, une pente et, par suite, une vitesse de courant pareille à celle dont nous avons chiffré la valeur, une largeur et une
profondeur constituant ensemble un profil aussi respectable que celui du Pô, assurent nécessairement à ce fleuve un débit considérable. C'est un
fait que n'avaient pas manqué d'observer Pline et, avant lui, Polybe[282]. Quant au régime, tous deux en avaient aussi noté les accidents
périodiques ; ils savaient que le volume d'eau est partout affecté d'un accroissement énorme à l'époque de la canicule, alors que les rayons d'un
soleil ardent fondent les neiges de tous les glaciers des Alpes ; que les pluies des orages transforment en torrents tous les thalwegs de
l'Apennin[283]. Aucun fleuve ne s'enfle aussi rapidement[284] ; ses crues sont extrêmement fréquentes[285] ; c'est à la violence de ses débordements
qu'était dû, dans l'antiquité, l'état permanent d'inondation de la Cispadane.
Les Romains n'attaquèrent ces célèbres marais[286] et n'entreprirent ainsi l'assainissement de l'Emilie qu'un siècle après la fin de la deuxième
guerre punique.
Polybe considérait le Pô comme la rivière-maîtresse de l'Italie[287] ; Strabon, comme le fleuve le plus important de l'Europe après le Danube[288] ;
Pline le Naturaliste, comme le plus grand cours d'eau du monde[289]. On lui donnait encore, au VIe siècle de notre ère, le nom, assez risqué, de roi
des fleuves[290]. Polybe et Strabon disaient vrai. Quant aux appréciations de Pline et de Jornandès, elles sont singulièrement entachées
d'hyperbole, bien excusable de la part de gens de bonne foi que de grands voyageurs n'avaient pas encore renseignés. Ils ne savaient pas, comme
nous, que le cours du Nil, par exemple, n'a pas moins de 4.000 kilomètres de développe- ment total ; que le Kongo mesure, à son embouchure, 3
kilomètres de largeur et 400 mètres de profondeur ; que sa vitesse est de 7 kilomètres à l'heure ; son débit, de 50.000 mètres cubes à la seconde. Le
fleuve cisalpin n'est plus, auprès de ce géant, qu'un mince filet d'eau vive.
Un fait hydrographique qui n'avait pas échappé à l'observation des anciens, c'est celui de la navigabilité du Pô, et de cette navigabilité en aval de
Turin[291]. Polybe mentionne expressément les embarcations fluviales qui étaient en usage au temps de la deuxième guerre punique[292] ; Pline
nous apprend, en outre, que ces bateaux marchaient à la voile[293]. Devenus maîtres de la haute Italie, les Romains y entretinrent des forces
militaires navales. Le vieil Éridan eut sa flottille[294], comme le Rhin[295], le Danube[296], le Rhône[297], la Saône[298] et la Seine[299]. Cette
flottille fluviale, dont la dénomination officielle ne nous est point connue, appuyait évidemment celle du lac de Côme (classis Comensis)[300] ; mais ce
qu'il importe d'observer, c'est que les voiles dont elle était formée pouvaient tenir la mer[301] et, par suite, faire partie de la flotte de Ravenne[302].
De Turin à l'Adriatique, ces embarcations trouvaient le long du fleuve une chaîne continue de havres de refuge, dont l'organisation remontait peut-
être au temps de la domination étrusque et était, en tout cas, antérieure à celui de la deuxième guerre punique. Ces escales s'appelaient έπίνεια[303]
ou emporia[304] ; le plus souvent, elles étaient fortifiées ; dans ce cas, on les désignait sous le nom significatif de castella[305]. Ainsi protégée sur
les deux rives, la navigation du Pô fut d'un grand secours aux Romains au moment où ils prirent pied en Cisalpine, c'est-à-dire quelques années
avant l'expédition d'Annibal. Depuis cette époque jusqu'à nos jours, son importance militaire n'a pas cessé d'être considérable. C'est par le Pô que,
en 1800, l'armée autrichienne, surprise à Turin par nos colonnes du Saint-Bernard, procédait hâtivement à son évacuation[306] ; c'est encore par le
Pô que les armées alliées opéraient, en 1859, le transport de leur matériel encombrant.
Les officiers carthaginois qui venaient de faire la reconnaissance du fleuve en avaient soigneusement noté les caractères distinctifs. Le Pô se
divise fréquemment en plusieurs bras, comprenant entre eux des îles sablonneuses et boisées, la plupart instables, mobiles, sujettes aux
déplacements. Les rives sont unies et plates, à l'exception de celles qui bordent la Stradella, où viennent mourir les derniers empâtements des
bases de la chaîne Apennine ; elles sont généralement de niveau, dans la section comprise entre le Tanaro et le Tessin[307]. Ces rives sont
complantées de peupliers et d'ormes magnifiques[308], que les poèmes du Ve siècle de notre ère persistent à nous dépeindre chargés de gouttes
d'ambre[309].
L'opulence du fleuve était proverbiale[310] : ses eaux roulaient de l'or[311] ; elles nourrissaient plusieurs espèces de poissons de taille gigantesque,
parmi lesquelles on appréciait surtout celle de l’attilus, dont un seul individu pesait parfois jusqu'à 337 kilogrammes[312]. A la surface voguaient
paisiblement des cygnes[313], comme pour perpétuer le poétique souvenir du drame de Phaéthon[314]. C'étaient de beaux oiseaux aux plumes
blanches[315], dont le col élégant, les ailes aux formes harmonieuses, semblaient avoir inspiré le constructeur d'une foule d'embarcations
transformées en établissements d'apiculture mobiles. Il est, dit Pline[316], sur les bords du Pô, un village du nom d'Hostilia. Quand les ressources
de la flore locale leur font défaut, les habitants embarquent des ruches et, chaque nuit, font remonter à leurs navires ainsi chargés une distance de
5.000 pas (7k,396). Chaque jour, à l'aube, les abeilles sortent pour butiner, puis, le soir, reviennent à bord. On les transporte ainsi d'un point à un
autre, jusqu'à ce que, à l'enfoncement du bateau, on juge que les ruches sont copieusement remplies. Alors on rentre au mouillage pour faire la
récolte du miel.
Tel était, dans l'antiquité, le fleuve fameux entre tous dont le cours imposant dessine toute la longueur de la haute Italie, du mont Viso jusqu'au
rivage de l'Adriatique[317], dont les eaux fertilisent la grande plaine qu'encaissent majestueusement l'Apennin et les Alpes.
Cette plaine magnifique était connue des anciens sous des noms très-divers. Polybe l'appelle Gaule Celtique, Γαλατία, Κελτική, Κέλτια ; le plus
souvent, faisant abstraction des conditions ethnographiques du pays considéré, il prend la périphrase : τά περί τόν Παδόν πεδία, la région plane
arrosée par le Pô[318]. Pour Strabon, ce territoire est encore la Gaule Celtique, mais une Gaule en deçà des Alpes, ή έντός Άλπεων Κελτική[319].
Au temps de Pline, la dénomination de Gaule persiste encore sous le passeport d'un surnom : la vaste encyclopédie qui porte le nom d'Histoire
naturelle mentionne l'Ora Gallica, Togatæ Galliæ cognomine[320]. Il est pourtant avéré que les plaines du Pô n'appartiennent plus alors aux
Gaulois, qu'elles font partie intégrante de l'Italie[321]. Aussi voit-on bientôt prévaloir le nom d'Italie Cisalpine, Italia Cisalpina[322], en même
temps que la transcription latine de l'expression topographique de Polybe : τά περί Παδόν πεδία, passe en usage sous la forme de Circumpadana,
Circumpadane[323].
Pour les Grecs contemporains d'Ératosthène, c'est-à-dire d'Annibal, cette Circumpadane était une terre inconnue[324], à laquelle la renommée
attribuait des proportions considérables. De la mer Ligurienne à l'Adriatique, Timagène donnait aux Alpes une longueur de 978.000 pas ;
l'historien Cælius, arrondissant ce chiffre, portait la dimension considérée à un million de pas, soit à plus de 1.479 kilomètres[325]. Vers la fin des
guerres puniques, les sciences géographiques avaient fait, à cet égard, certains progrès ; aussi le résultat de leurs investigations s'exprimait-il alors
d'une façon plus précise. Polybe expose nettement que la Circumpadane affecte la forme d'un triangle[326], dont le sommet serait placé au point de
soudure des Alpes et des Apennins, soudure qui se manifeste, à son sens, non loin des bords du golfe du Lion, au-dessus de Marseille[327].
La base serait menée, selon cette manière de voir, le long du rivage adriatique, de Sinigaglia au fond du golfe de Venise[328]. La figure étant ainsi
tracée, son côté nord, dessiné par les Alpes, mesure 2.200 stades ou 407 kilomètres[329] ; le côté sud, formé par l'Apennin, 3.600 stades ou 666
kilomètres6 ; la base, enfin, 2.500 stades ou 462 kilomètres 500 mètres[330] ; de telle sorte, dit Polybe[331], que le périmètre de ce grand triangle
n'a guère moins de 10.000 stades ou 1.850 kilomètres. Est-il nécessaire de faire ressortir ici l'erreur du grand historien ? Calculée par voie
d'addition, la somme des côtés de son triangle n'est que de 1.535 kilomètres 500 mètres ; il se produit ainsi, dans l'évaluation du périmètre, un
écart, en dessus, de 314 kilomètres 500 mètres. Strabon suit une autre méthode : fixant à la hauteur de Gênes le point de soudure des Alpes et de
l'Apennin[332], il assigne à la vallée du Pô, dont il n'a à ailleurs point déterminé la configuration, une longueur et une largeur de 2.100 stades[333]
ou 388 kilomètres 500 mètres. Pline procède encore différemment : prenant, probablement à vol d'oiseau, ses mesures entre le cours du Var et
celui de l'Arsa, en Istrie, il trouve que, dans ces limites, l'étendue de la Cisalpine est de 410 milles ou 606 kilomètres[334]. Il ajoute qu'un voyageur
partant de l'embouchure du Var, traversant la Ligurie et se dirigeant sur l'Istrie par Turin, Côme, Brescia, Vérone, Vicence, Oderzo, aurait fait, en
arrivant sur les bords de l'Arsa, 765 milles, soit plus de 1100 kilomètres[335].
Établies sur des bases diverses, les supputations des anciens ne sont guère comparables. La critique peut d'ailleurs juger du degré d'approximation
auquel était parvenu chacun d'eux, si elle met leurs appréciations en regard des données certaines que nous possédons aujourd'hui. Or, la
géographie moderne estime que la haute Italie peut être considérée comme affectant en plan la forme d'un demi-cercle, un peu écrasé dans ses
parties culminantes. Le diamètre se trace de Gênes à Venise ; le centre se trouve en Emilie, entre Parme et Modène. Dans cet ordre d'idées, le
rayon du demi-cercle varie de 260 à 300 kilomètres : 260 de Reggio au Brenner, 300 de Reggio au mont Cenis. La plus grande longueur, du mont
Tabor aux Alpes juliennes, est de 650 kilomètres ; la plus grande largeur, du Brenner à l'Apennin, de 340. Il convient, toutefois, d'observer que, en
adoptant cette assimilation à une figure semi-circulaire, nous supprimons de la Circumpadane toute la vallée du Pô inférieur, ainsi qu'une notable
partie de l'Emilie, dont les anciens n'entendaient point faire abstraction.
Le Pô traverse, de l'ouest à l'est, toute la haute Italie[336], que son cours découpe, de ce fait, en deux zones d'inégale étendue ; la plus large est celle
qui touche au pied des Alpes[337]. La grande plaine circumpadane se compose ainsi de deux plaines à pente douce, inclinées : l'une, du nord au sud
; l'autre, du sud au nord. Leur système forme une espèce de grand dièdre, dont le lit du fleuve représente l'arête.
La région de rive droite, assez large dans sa partie orientale, se resserre dans l'ouest, s'étrangle au défilé de la Stradella, pour s'élargir de nouveau à
la hauteur d'Alexandrie. Elle est restreinte derechef, en amont de cette place, par les ramifications de l'Apennin ligurien et des Alpes maritimes,
ainsi que par le massif des collines du Montferrat.
La plaine de rive gauche, qui commence au pied des Alpes cottiennes, s'élargit graduellement jusqu'à la Sesia. Au delà de cet affluent, sa largeur
conserve une valeur moyenne de 50 à 60 kilomètres. Le maximum, 80 kilomètres, se rencontre à hauteur du lac Majeur.
Symétriquement situées par rapport au fleuve, les deux zones ont été dites Cispadane et Transpadane[338]. Mais il convient d'observer que ces
deux dénominations n'ont pas toujours eu, dans l'antiquité, la signification étendue que nous leur attribuons. Ainsi, Pline, qui écrit fréquemment le
nom de Transpadane[339], n'entend désigner ainsi que la XIe région de l'Empire[340], laquelle se limitait à l'Adda.
Le sol de la Circumpadane est tout entier de formation diluvienne ; il n'a jamais cessé, par conséquent, de s'enrichir des dépouilles de la grande
ceinture cylindrique formée par le système des Alpes et de l'Apennin. Il a reçu des parcelles de toutes les roches qu'ont délavées les eaux du ciel,
depuis l'époque des grands soulèvements jusqu'à nos jours. Sujette à de fréquentes commotions séismiques[341], la région montagneuse de la haute
Italie renferme nombre de sources thermales, dont l'art médical savait déjà tirer parti au temps de Pline et de Strabon[342]. On y trouve, en fait de
métaux, quantité de gisements[343]. Les anciens y exploitaient les célèbres mines d'or de Verceil et d'Aquilée[344], les mines de cuivre de
Bergame[345], tant estimées du monde industriel. Pline mentionne aussi de riches carrières : celles des pierres vertes de Côme, des pierres blanches
de Vénétie[346], etc.
Aucun pays du monde n'est aussi bien arrosé que la haute Italie.
Partout des sources fraîches, des lacs profonds et calmes, de larges rivières aux eaux vives et limpides[347] ; partout des champs imprégnés d'une
précieuse humidité[348]. Ces champs, que fécondent aisément les rayons du soleil, constituent en leur ensemble un opulent territoire, dont Caton
préconisait les merveilleuses conditions d'exposition, attendu, disait-il, qu'il s'étend au pied des montagnes et regarde le midi[349]. Dans ce pays
magnifique, la température variait un peu suivant les localités[350] : en Cispadane, l'atmosphère se chargeait quelquefois de brumes ; au temps de
l'expédition d'Annibal, l'air s'y refroidissait outre mesure au contact des marais de l'Emilie[351]. En général, le climat était tempéré. La brise des
montagnes, tamisée par les bois, rendait le pays singulièrement salubre ; les clémences de l'hiver, les orages de l'été, hachés de violents coups de
foudre, y produisaient des alternances régulières d'automne et de printemps[352]. Sous ce bienheureux ciel, qui faisait de la Circumpadane un
véritable Éden, il se produisait des cas de longévité extraordinaire, principalement parmi les habitants de Plaisance, Velleia, Parme, Bologne,
Fænza et Rimini. Un recensement de population opéré sous le règne de Vespasien permit de compter, en Cispadane seulement, 54 centenaires, 25
individus âgés de 110 à 140 ans, et même deux de 150 ans[353].
Cette terre privilégiée de la haute Italie n'est pas seulement dotée de tous les biens prescrits par l'hygiène ; elle est d'une fécondité qui dut étonner
les explorateurs carthaginois. Polybe[354], Tite-Live[355], Strabon[356], Pline[357], Plutarque[358], Tacite[359], tous les écrivains de l'antiquité
grecque et romaine, semblent s'être concertés pour célébrer en termes pompeux cette fertilité merveilleuse. La plaine du Pô, disent-ils, est sans
égale en Europe, pour l'opulence, l'étendue, la splendeur ; pour la variété, la saveur, l'excellence des produits exportés ou consommés sur place.
L'homme tire sans efforts, de ce sol extraordinaire, ses aliments et ses plaisirs ; l'existence, si dure, si pénible en tous pays, est là séduisante,
douce, délicieuse.
La puissance productrice de cette région magnifique ne s'est point démentie depuis l'antiquité. Chantée par les poètes du moyen âge et de la
Renaissance[360], elle fait encore aujourd'hui l'admiration de l'étranger. C'est elle qui, après le désastre de Novare, a permis à l'illustre Cavour de
procéder sûrement à la réorganisation de son pays.
Au temps des guerres puniques, l'Italie passait déjà pour être, par excellence, le pays des céréales[361] ; aucun blé ne pouvait se comparer au sien,
tant celui-ci avait de poids et d'éclat. Heureux pays ! avait depuis longtemps dit Sophocle en sa tragédie de Triptolème, heureuse Italie, que son
froment rend éblouissante de blancheur ![362] La Circumpadane avait, à cet égard, droit à la majeure part de louanges ; les Romains appréciaient
surtout les récoltes des plaines de Casteggio[363]. Le fait de la supériorité des produits était dû, en tout territoire, à l'usage, universellement
répandu, de méthodes de culture perfectionnées. Les riverains du Pô ne ménageaient point les fumures, dont l'emploi judicieux leur avait été, dit-
on, révélé par Hercule[364] ; souvent, au fumier brut de l'étable ils préféraient les cendres du fumier, dont ils avaient préalablement opéré la
combustion lente. La légèreté de l'engrais ainsi obtenu leur semblait particulièrement favorable à la régénération d'un sol épuisé[365]. Les
moissonneurs se servaient d'une faux particulière, extrêmement courte, très-maniable, même au milieu des ronces ou des chardons ; ils
l'aiguisaient sur des pierres du pays, qu'il leur suffisait de lubrifier par le moyen de l'eau[366]. Ces procédés, bien employés, concouraient à
produire de copieuses récoltes ; l'abondance était telle que, du temps de Polybe[367], un médimne, c'est-à-dire une mesure de plus de trente-sept
litres[368] de froment, ne valait que quatre oboles ou soixante centimes de notre monnaie. Pareille mesure d'orge ne se payait que deux oboles ou
trente centimes !
La campagne était admirablement boisée ; on ne voyait, de toutes parts, que forêts magnifiques[369]. En Emilie, par exemple, on vantait, à bon
droit, les richesses merveilleuses de la belle forêt Litana[370].
Transpadane et Cispadane étaient pareillement complantées d'ormes, de peupliers, de frênes, de charmes, de saules, de tilleuls ou de larix, de
chênes, de figuiers, d'oliviers, de cornouillers ou d'érables. Ces deux régions jumelles semblaient former ensemble la terre d'origine de toutes les
essences forestières[371] ; il y poussait aussi plusieurs espèces d'arbustes, tels que le henné ou troëne[372], le câprier[373] et même une sorte de
poivrier[374]. Tout, en un mot, à l'exception du chêne-liège[375], se rencontrait alors dans la haute Italie.
Les agents d'Annibal n'en croyaient pas leurs yeux. Ce qui n'étonnait pas moins leurs regards, c'étaient les résultats qu'obtenait en tous lieux l'art
avancé de la viticulture. Les anciens Cisalpins pratiquaient déjà, en effet, les méthodes originales dont l'usage frappe, encore aujourd'hui, les yeux
du voyageur. Ils donnaient pour tuteurs à leurs ceps des arbres dont les branches, habilement disposées en éventail ou en cône, se mariaient
gracieusement aux pampres[376]. En Transpadane, c'était autour des rameaux de l'acer opalus que s'enroulaient les hélices vermeilles chargées de
grappes ; en Emilie, c'était le tronc de l'orme atinie que les verts sarments embrassaient[377]. Les gens du district de Novare faisaient courir leurs
vignes d'un arbre à l'autre en soutenant, à l'aide de longs échalas en forme de fourches, les opulentes guirlandes tissues de feuilles et de
raisins[378]. Les vignobles rhétiques des environs de Vérone étaient particulièrement célèbres ; leurs produits se consommaient à l'état de raisins
secs[379] ; mais on en faisait aussi des vins fort goûtés de Virgile. Seul, disait le poète[380], le célèbre falerne peut soutenir avec eux quelque
comparaison. Les vins de Modène[381], ceux des côtes de l'Adriatique, principalement le Prœcianum, étaient également fort estimés[382]. La
vendange de chaque automne était si plantureuse[383], que, du temps de Polybe, un métrète, c'est-à-dire une mesure de vin de plus de vingt-deux
litres, ne se vendait que trente centimes[384] ; et que, pour loger leurs récoltes, les vignerons étaient tenus de fabriquer des foudres plus grands que
des maisons[385].
Outre la vigne et les céréales, la Circumpadane était riche de mille produits divers : le panic, le mil, les poix[386], le lin[387], la garance[388],
l'absinthe amère[389], des simples de toute espèce, y faisaient déjà l'admiration des Grecs contemporains d'Eschyle[390]. Ses gras pâturages étaient
couverts de troupeaux de bœufs à large encolure, de moutons à longs poils[391]. Les laines de Modène et de la vallée du Panaro étaient de qualité
supérieure ; celles de la Ligurie et du Milanais, ordinairement plus rudes au toucher, servaient à la confection des vêtements communs ; les toisons
de Padoue se vendaient comme matière première des tapis et des couvertures[392]. La race chevaline comptait, dans les pâturages, presque autant
de têtes que les races ovine et bovine. C'étaient les habitants de la Vénétie qui s'adonnaient surtout à l'élève du cheval ; ils avaient d'immenses
haras, d'où sortaient des poulains, des mulets, des juments lycophores, c'est-à-dire portant pour marque une figure de loup ; ces magnifiques bêtes
étaient du plus haut prix[393]. Les bois n'étaient pas moins peuplés que la prairie, car les représentants de la race porcine trouvaient une nourriture
facile au pied des chênes séculaires qui jonchaient le sol de leurs glands. Les hordes de porcs y étaient si nombreuses, si denses, que, après avoir
pourvu à tous les besoins des Cisalpins, la chair de ces animaux pouvait encore suffire à l'alimentation de Rome, ainsi qu'à la subsistance de ses
armées[394]. Les agents d'Annibal n'avaient pas été peu surpris de la précision avec laquelle les porchers indigènes conduisaient leurs troupeaux à
l'aide d'une trompe ou cornet à bouquin, que Polybe désigne sous le nom de βυκάνη[395]. Les eaux des fleuves, des rivières et des lacs
renfermaient autant de richesses que des terres giboyeuses ; les quartiers les plus poissonneux étaient ceux du confluent du Pô et du Tanaro[396],
du lac Majeur, du lac de Côme[397]. En un mot, l'abondance de toutes les substances comestibles était telle que le mot parcimonie ne pouvait avoir
aucune espèce de signification pour les gens de la Circumpadane, et qu'un voyageur était hébergé dans une de leurs hôtelleries à raison d'un quart
d'obole par jour, c'est-à-dire de moins de quatre centimes de notre monnaie[398].
Les explorateurs carthaginois, en cherchant à compléter les renseignements ethnographiques qu'ils avaient pris au début de leurs opérations (voy.
liv. III, chap. IV), apprirent de bonne source que les premiers peuples italiotes dont la tradition ou l'histoire fît mention étaient des Sikels ou
Sicules[399], c'est-à-dire des Imazir'en, descendants de l'homme blanc quaternaire[400]. Ces allophyles ne s'étaient vraisemblablement fixés sur les
rives du Pô[401] qu'après y avoir exterminé les races noires brachycéphales qui les occupaient aux temps primitifs. Les Sikels de la Cisalpine,
heurtés à leur tour par d'impétueux courants humains, eurent à résister : du XLe au XXe siècle, au choc des invasions âryennes ; au XVIe, à celui
de l'invasion ligure. Ils tinrent bon contre ces poussées formidables, mais non sans pertes et sans fatigue. Au XIVe siècle, au moment de l'invasion
des Ombres, ils étaient épuisés. Incapables désormais de lutter contre de nouveaux envahisseurs, ils franchirent l'Apennin pour s'établir dans la
Péninsule[402], qu'ils descendirent peu à peu suivant toute sa longueur, du nord au sud. Au temps d'Homère, ils étaient maîtres des deux
Calabres[403], qu'ils finirent par abandonner pour passer en Sicile[404].
C'est, nous venons de le dire, au cours du XVIe siècle avant notre ère que les Ligures firent irruption dans la haute Italie, alors occupée par des
Sikels et des Celtes. Les écrivains de l'antiquité romaine savaient que l'origine de ces Ligures se perdait dans la nuit des âges[405]. En insérant leur
nom dans ses poèmes, Hésiode avait dit qu'ils menaient une vie nomade et qu'ils se nourrissaient du lait de leurs juments[406]. De quelle race
étaient-ils ? Eux-mêmes l'ignoraient[407]. Quelques ethnographes les croyaient Hellènes[408] ; d'autres les disaient Celtes ; mais, comme le fait
judicieusement observer Strabon[409], on voyait facilement qu'ils n'étaient point de sang celtique. Une telle opinion n'avait pu prendre cours qu'à
raison de ce fait incontesté : que les populations ligures avaient primitivement occupé les vallées du Rhône[410] et de la Loire[411].
Antérieurs aux Aryens, c'étaient aussi des allophyles. Venaient-ils de ces régions interocéaniques qui furent submergées à l'aurore des premiers
temps de l'histoire ? C'est ce qu'il serait téméraire d'affirmer ; mais il paraît hors de doute que, lors de leur apparition sur les rivages de l'Europe
occidentale, ils eurent à en disputer le sol aux races noires brachycéphales. C'est vraisemblablement à la main de ces Ligures qu'est due la chaîne
de monuments mégalithiques qu'on voit se dérouler le long des côtes occidentales de l'Afrique, de l'Espagne, de la France et de l'Irlande.
Transplantés de la vallée du Rhône dans la vallée du Pô, les Ligures du XVIe siècle tendirent à prendre entière possession de leur nouvelle patrie ;
mais, les Sikels leur tenant vigoureusement tête, ils ne purent dépasser, à l'est, le Tessin et la Trebbia. Le système de ces deux cours d'eau forma,
de ce côté, leur ligne de défense ; ils l'appuyèrent des places de Pavie et de Plaisance, dont on leur attribue la création[412].
Après le nom des Sikels et des Ligures, les agents d'Annibal entendirent prononcer celui des Ombres. Tout en donnant de cet ethnique une
étymologie bizarre[413], les Grecs et les Romains s'accordaient à reconnaître la haute antiquité de la race[414]. Mais cette race, quelle en était
l'origine ? Ils ne se prononçaient point à cet égard. De nos jours, la question a soulevé des discussions interminables[415] : les disciples d'Amédée
Thierry[416] font de la nation des Ombres une branche de la grande souche celtique ; Lange[417] et Contzen[418] prétendent, au contraire, non sans
aigreur, que l'élément celte n'a jamais joué le moindre rôle dans les formations ethnographiques de l'Italie. Suivant Rosa et Micali[419], qui basent
leur appréciation sur des données tirées d'une longue série d'observations philologiques, ces Ombres, qui ne sont certainement ni des Celtes, ni des
Etrusques, offriraient quelque analogie avec les Oskes (Euskes), les adversaires tenaces des successeurs de Romulus[420]. A ce compte, nous serions
là encore en présence d'une population allophyle, ayant pour ascendant l'homme blanc quaternaire. En tous cas, on voit que cette nation primitive,
à laquelle est due une part du peuplement de l'Italie, remonte à des temps très-reculés. Elle apparaît au XIVe siècle sur les rives du Pô inférieur, en
expulse les Sikels[421] et s'établit en leur lieu et place, le long des rivages de l'Adriatique[422].
Ainsi les couches ethnographiques fondamentales de la haute Italie sont formées d'éléments Sikels (Imazir'en), Celtes, Ligures et Ombres (Euskes).
Au XIe siècle avant notre ère apparaît un élément nouveau, celui de la race Tyrrhénienne. D'où viennent ces immigrants, dont le poète Hésiode
connaît déjà le nom[423] ? L'antiquité, à l'exception d'un seul écrivain[424], leur attribue une origine asiatique. Hérodote nous les donne pour des
Lydiens qui, s'étant embarqués à Smyrne, auraient pris pied en Italie par le rivage oriental. Là, s'établissant à demeure, ils auraient renoncé à leur
nom national, pour s'appeler Tyrrhènes[425], du nom du chef de la migration[426]. Malgré ce témoignage si formel du Père de l'histoire, il est chez
les modernes une école qui persiste à doter la race tyrrhénienne d'une origine boréale, à la faire descendre du nord de l'Europe et arriver en Italie
par les cols des Alpes rhétiques[427]. Nombre de savants italiens ont fait justice de cette opinion préconçue ; ils ont victorieusement démontré que
le fait de l'ascendance lydienne, si bien admis par l'antiquité, se confirme chaque jour à la comparaison des produits de l'art étrusque et de l'art
asiatique[428].
Donc les Lydiens venus de Smyrne avaient pris en Italie le nom de Tyrrhènes ; les Romains ne tardèrent pas à leur donner le sur- nom d'Étrusques
ou de Toskes[429]. Quelle peut être la signification exacte de cette désignation nouvelle ? Faut-il y voir, avec Pline, le souvenir d'une liturgie
originale[430] ? Nous croyons être plus près de la vérité en y distinguant les traces d'une épithète injurieuse, infligée aux conquérants par la
population vaincue[431].
Ayant pris pied dans les régions de la Péninsule qu'on appelle aujourd'hui l'Ombrie et la Toscane, les Étrusques y attaquèrent résolument les
Ombres, leur enlevèrent trois cents forteresses[432], établirent solidement leur puissance sur les ruines du pays conquis, finalement expulsèrent
ceux des vaincus[433] qui dédaignèrent leur alliance. Cela fait, les conquérants de l'Italie centrale jetèrent les yeux sur la Circumpadane, en
soumirent les habitants[434] et parvinrent à faire prévaloir leur domination sur les deux rives du Pô[435], qu'ils couvrirent de leurs colonies, à
l'exception toutefois du pays des Vénètes[436]. Bologne, dite alors Felsina, devint la capitale de l'Etrurie circumpadane ou Nouvelle-Étrurie ;
Parme, Modène, Atria, Mantoue, en furent les villes les plus florissantes[437]. Tite-Live nous apprend que, au temps de l'apogée de leur puissance,
les Étrusques étaient maîtres de toute l'Italie depuis le pied des Alpes jusqu'au détroit de Messine[438]. C'est là de l'exagération, au moins en ce qui
concerne les possessions de la Cisalpine ; il n'est pas probable qu'ils aient eu raison des Ligures ni, par conséquent, qu'ils se soient étendus à
l'ouest du Tessin et de la Trebbia[439].
L'alliance des Étrusques de la Toscane et des Ombres de l'Ombrie devait s'affirmer sur le revers septentrional de l'Apennin ; les Étrusques et les
Ombres de la Circumpadane s'unirent pour former une ligue dans laquelle la Ligurie fut appelée à entrer. La grande vallée du Pô devint ainsi le
domaine d'une vaste confédération Ombro-Étrusco-Ligure[440]. Mais le système politique si bien cimenté en apparence entre trois peuples de races
différentes était destiné à subir les effets d'une prompte désagrégation. Amollis par l'opulence et les plaisirs, les Étrusques de la Cisalpine
s'endormirent dans le repos d'une trop longue paix. Étrangers désormais aux vertus militaires qui avaient fait la gloire de leurs ancêtres[441], il leur
fut impossible de résister à la violence des invasions gauloises, principalement de celles du VIe siècle. Bellovèse et ses compagnons, dont nous
connaissons les exploits, s'emparèrent donc sans grands efforts de l'Étrurie circumpadane[442]. Chassés, traqués, dépossédés de leurs richesses, les
vaincus cherchèrent asile, partie dans les places fortes qui tenaient encore, partie dans le Tyrol italien et les Alpes rhétiques. Quelques-uns,
gagnant l'Apennin, trouvèrent un refuge chez les Ligures, avec lesquels ils fusionnèrent[443].
Cependant, après avoir dévasté toute l'Étrurie circumpadane, à l'exception de Mantoue[444], les Gaulois se trouvèrent en présence des Ombres, qui
les attaquèrent[445], non en vue de prêter à leurs alliés un suprême secours, mais pour essayer de sauver leur propre indépendance. Ces Ombres
cisalpins disputèrent pied à pied leur terrain aux envahisseurs, relevèrent les colonies étrusques, organisèrent un grand nombre de colonies
nouvelles et crurent pouvoir ainsi rétablir leur fortune[446]. Leurs efforts désespérés devaient être infructueux : à leur tour, ils furent emportés par
la tourmente, entraînés loin des rives du Pô[447], noyés sous des flots de Cénomans, d'Anamans, de Salyes, de Boïes, de Sénons, de Lingons, flots
qui, roulant les uns sur les autres, finirent par couvrir la Circumpadane d'une nappe ethnographique à peu près uniforme. Toutefois, les Étrusques
et les Ombres ne furent pas totalement détruits ou dispersés : il en subsista des débris ; on en vit, çà et là, émerger quelques îlots au-dessus du
niveau d'un océan barbare, comme les témoins d'une vieille civilisation engloutie[448]. Au cours de ces luttes séculaires, il n'était plus, on le
comprend, question de ligue Ombro-Etrusco-Ligure : deux des nations confédérées avaient disparu ; mais la troisième, celle des Ligures, s'était
préservée de la ruine en abandonnant ses alliés[449], en s'isolant pour occuper des positions inexpugnables au cœur de ses âpres montagnes.
On voit de combien de courants, de remous, de chocs de toute nature les populations cisalpines avaient déjà subi l'action au temps de la deuxième
guerre punique ; leur situation ethnographique n'était qu'une résultante de broiements et de mélanges, de fusions et d'éliminations, de triturations
et de combinaisons multiples. Mais quelle était exactement alors la distribution de ces populations ? C'est ce dont il importait de se rendre compte.
Bornant donc leur étude historique à la recherche des documents que nous venons de rapporter, les officiers carthaginois s'empressèrent de
procéder à l'exploration du pays, en commençant par la Transpadane. Là, au pied des Alpes cottiennes, ils rencontrèrent d'abord la confédération
des Taurini ; puis, à la suite, dans la montagne, les Rhœti, les Carni ; dans la plaine, les Libici et Lai, les Insubres, les Cénomans et les Vénètes. Il
n'est pas facile de déterminer exactement les limites du territoire de ces diverses populations au temps de l'expédition d'Annibal, et ce à raison de
leur extrême mobilité politique, de leurs rivalités incessantes, de leur humeur belliqueuse, de leur tendance aux empiétements, par conséquent, de
l'instabilité de leurs frontières. Ce travail de délimitation doit néanmoins être abordé.
La confédération Taurine comprenait, ainsi que nous l'avons dit (liv. V, chap. II et III), six peuplades distinctes : les Taurini proprement dits, les
Segusini, les Salassi, les Ictimuli, les Lepontii, les Agoni, Agauni ou Euganei.
Les Taurini proprement dits occupaient le pays situé entre le Pô, l'Orco et la cime de la partie des Alpes correspondant au secteur dessiné par ces
deux fleuves[450], ou, si l'on veut, tout le revers italiote de la région cottienne[451]. Suivant l'usage alors généralement établi, ils n'avaient qu'une
seule place forte, qui leur servait de capitale[452] ; cette ville, c'était Turin[453]. On la voyait assise au pied même des Alpes[454] ; là, elle occupait
un terrain qui, à l'ouest et au sud, s'étendait horizontalement jusqu'à perte de vue, mais qui, à l'est et au nord, avait pour soutènements deux talus
roides dont les crêtes rectilignes étaient menées parallèlement aux lits du Pô et de la Dora Riparia, à la distance d'environ un kilomètre[455]. (Voy. la
planche X.)

Les Taurini avaient fondé dans la Dora la brillante colonie de Suze[456], et Carlo Promis donne le nom de Segusini aux habitants de cette
vallée[457] ; cependant Strabon nous fait expressément connaître que les rives de la Dora appartenaient aux Salassi[458]. Et il faut observer, à ce
propos, que le géographe grec, toujours si consciencieux, si sûr de lui, ne fait nullement confusion entre les deux Dora ; qu'il entend bien parler de
la Riparia, dont les sources sont, dit-il, symétriquement opposées à celles de la Durance[459]. Comment expliquer ce dire, sinon par cette
considération que les populations cisalpines étaient essentiellement agitées, turbulentes, et que, à une époque difficile à déterminer, les Segusini
ont été dépossédés de la Riparia par leurs voisins les Salassi ? Le nom des habitants de la vallée de Suze n'apparaît, d'ailleurs, dans l'histoire qu'au
temps du roi Donnus, c'est-à-dire de César[460] ; mais il est vraisemblable que, au début de la deuxième guerre punique, la vallée était déjà gardée
par une forteresse importante[461] ; que les Carthaginois, par conséquent, n'ont pu raisonnablement songer à opérer par cette voie leur descente en
Circumpadane.
Les Salassi, de sang taurin[462], étaient établis vers le milieu de la grande courbe que dessine la chaîne des Alpes occidentale[463], et occupaient
ainsi toute la vallée de la Dora Baltea, entre le petit Saint-Bernard et le Pô ; ils possédaient dans cette région la plaine et la montagne[464]. Riches,
puissants, d'humeur assez indépendante, on les savait, de plus, singulièrement enclins aux déprédations[465].
Après les guerres puniques, Brutus, Messala et César eurent à souffrir de leurs brigandages. C'est à grand'peine qu'Auguste en eut raison ; mais
enfin Varron sut les soumettre[466], et le nom des Salassi put figurer en l'inscription du Trophée des Alpes[467].
Les principaux centres de population des Salassi étaient Aoste, Ivrée, Chivasso et Bodenkmag. Située près de la cime des monts, à l'intersection
des débouchés du grand et du petit Saint-Bernard[468], Aoste, ultérieurement occupée par les Romains sous le nom d’Augusta Prœtoria, préexistait
vraisemblablement au temps de l'expédition d'Annibal. Il en était de même d'Ivrée, que les Romains n'occupèrent que l'an 100 avant notre ère,
pour opposer une barrière aux incursions des Salassi[469]. En prenant possession de ce poste important, ils lui conservèrent son nom primitif, qui
rappelle le talent des Cisalpins dans l'art du dressage des chevaux[470].
Il n'est fait mention de Chivasso en aucun document historique venu de l'antiquité ; mais l'heureuse situation de ce point, l'originale physionomie
du nom qu'il porte, tout semble indiquer qu'il n'a pas manqué d'être occupé par les premiers habitants de la Cisalpine[471]. Établi sur la rive gauche
et non loin de l'embouchure de l'Orco, cet oppidum si bien placé devait être en la possession des Salassi.
Après Chivasso, les explorateurs carthaginois reconnurent le centre de population connu sous le nom de Bodenkmag, nom bizarre qui, dans la
langue du pays, avait la signification de ville des bords du Pô[472]. La ville occupait effectivement, sur la rive droite du fleuve, une portion de
territoire ligure et se trouvait située en face du confluent de la Dora Baltea[473]. Soigneusement fortifiée par les Taurini, sa situation même en
faisait un précieux oppidum[474], dont, plus tard, les Romains ne manquèrent point d'apprécier la valeur. La ville, lors de l'occupation romaine,
échangea son vieux nom cisalpin contre celui d'Industria, que Pline mentionne expressément[475], et dont Carlo Promis a retrouvé deux précieux
souvenirs épigraphiques[476].
La confédération Taurine avait primitivement pour frontière la ligne de la Dora Baltea, solidement appuyée de la forteresse fédérale de
Bodenkmag. Mais, à la suite d'événements depuis longtemps oubliés par l'histoire, quelques-unes des tribus dont elle était formée franchirent cette
ligne de la Baltea pour s'étendre vers les régions montagneuses de l'est, où elles s'établirent à demeure. Ces peuplades étaient celles des Ictimuli,
des Lepontii et des Agauni ou Euganei.
D'où vient ce nom bizarre d'Ictimuli ? Cluvier y trouve la désignation d'un emplacement d'étables à mules appartenant à quelque grand personnage
du nom d'Ictus[477] ; Mombrizio, le souvenir d'un combat engagé par les troupes d'Annibal contre un corps de quinze mille Gaulois[478]. Ces deux
étymologies sont éminemment puériles. L'interprétation de Durandi, bien que fort ingénieuse, n'est pas pour cela plus plausible : il est
vraisemblable, disait le grand érudit[479], que les Ictimuli furent ainsi nommés à raison de leur aptitude au travail des mines, de leur adresse à
battre de coups multiples la roche aurifère dont l'exploitation leur était confiée.
Quant aux explorateurs carthaginois, ce nom, sujet de tant de discussions philologiques, pouvait leur rappeler celui d'une ville d'Espagne dont ils
avaient formé le siège, et qu'ils avaient emportée comme Sagonte[480]. On est en droit de conclure de là que l'origine du mot Ictimuli, dont la
signification nous échappe, était essentiellement celtique.
Ce nom ne désignait pas seulement, ainsi qu'on a pu le croire, une montagne, un village, mais bien l'ensemble de tout un district[481]. C'était celui
d'une peuplade que mentionnent Tite-Live, Strabon et Pline[482], peuplade qui s'était fixée dans les cantons aurifères du Vercellois[483]. Durandi
donne du territoire de ces chercheurs d'or des limites précises, mais assez compliquées[484], auxquelles il convient de préférer celles de Carlo
Promis, qui sont plus simples.
Nous dirons donc avec l'illustre archéologue[485] que les Ictimuli occupaient la région comprise entre la Dora Baltea et la Sesia ; qu'ils s'élevaient,
à partir de la plaine, jusque dans le pays montagneux qu'arrosent le Cervo et l'Elvo. Leur capitale était Santhia[486].
La question d'origine des Lepontii a donné lieu à de longues discussions ethnographiques. Caton l'Ancien les croyait de sang taurin[487], mais
Strabon admet expressément le fait de leur consanguinité avec les Rhœti[488], lesquels n'étaient, comme on va le voir, qu'une épave de la nation
étrusque submergée sous le flot des invasions gauloises. D'autres commentateurs, probablement contemporains de Pline, attribuent aux Lepontii
certaine affinité avec les Grecs, et leur donnent pour ancêtres ceux des compagnons d'Hercule qui s'étaient fixés en Italie, à la suite de l'expédition
de leur chef. Nous admettons, avec l'éminent Carlo Promis[489], l'opinion de Caton, à savoir que, selon toute vraisemblance, les populations
lépontiennes étaient de race taurine. Toujours est-il que leur territoire commençait au pied des montagnes situées à l'ouest de la ville de Côme[490],
s'élevait jusqu'au sommet du versant sud des Alpes, et passait sur le revers nord, pour comprendre entre ses limites les sources du Rhin et celles du
Rhône. Ainsi, les Lepontii étaient maîtres de la vallée de la Sesia, du val Leventina (haut Tessin), d'une portion du haut Valais[491]. Ces fiers
montagnards perdirent un jour leur indépendance ; domptés par les généraux d'Auguste[492], ils virent leur nationalité ruinée sous la domination
d'Auguste romaine ; mais leur nom, loin de s'éteindre, s'est perpétué jusqu'à nos jours. L'indication des Alpi lepontine (Alpes lépontiennes) figure
encore sur les cartes de l'Italie moderne.
Le mot Euganei ou Agauni, dont les étymologistes ont si longtemps cherché le sens, implique vraisemblablement la signification de peuple
habitant des montagnes rocheuses[493]. Quoi qu'il en soit, on sait que, à l'aurore des temps historiques, le peuple de ce nom occupait la région qui
s'étend entre l'Adriatique et les Alpes[494], et possédait ainsi, non-seulement le revers italiote de la chaîne[495], mais encore une large part des
plaines circumpadanes[496]. Sa puissance était donc alors considérable : il n'avait pas, suivant Caton l'Ancien, moins de trente-quatre oppida ou
villes fortes, parmi lesquelles figuraient Vérone et Stenico ; celle-ci était la capitale[497]. Tite-Live nous apprend qu'un jour vint où les Euganei
furent violemment dépossédés de leur territoire par des Troyens et des Vénètes[498]. Il serait assurément difficile de prononcer en dernier ressort
sur ce point délicat, mais il faut reconnaître que le démembrement de la puissance euganéenne constitue pour la science un fait incontestable. Au
temps de la deuxième guerre punique, ce peuple, qui avait été maître de la Cisalpine, n'était plus qu'une ombre de nation confinée sur les rives du
lac d'Orta et le flanc des Alpes novaraises[499]. Toutefois, cette décadence n'a pas eu pour effet d'effacer en tous lieux un nom national demeuré
longtemps illustre ; ce nom subsiste encore, porté par les hauteurs euganéennes, colli euganei.
A la suite et à l'est des Lepontii, se trouvaient les Rhœti, peuple de sang étrusque[500], occupant la partie du revers méridional des Alpes comprise
entre les méridiens de Côme et de Vérone[501]. Au sud, ils touchaient aux Insubres ; au nord, ils s'élevaient jusqu'à la cime des monts qui leur
doivent le nom d'Alpes rhétiques, Alpi rezie[502]. L'ethnique Rhœti servait d'ailleurs à désigner d'une manière générique nombre de clans
montagnards, débris des populations primitives[503], parmi lesquels les anciens distinguaient : les Vennones[504], habitants du Vintschgau ou
vallée du haut Adige ; les Camuni[505], occupant le haut Oglio, dont la vallée s'est dès lors appelée val Camonica ; les Stoni (Stenico)[506], établis
dans la Giudicaria, vallée du haut Chiese ; les Tridentini (Trentin)[507], fixés sur l'Adige inférieur et qui, eux aussi, donnaient leur nom aux régions
montagneuses dont ils étaient les maîtres[508].
A l'est des Rhœti, les Carni occupaient la partie du Tyrol italien sous-jacente au Brenner[509] et la section de la chaîne qui, du fait de leur
occupation prolongée, a pris le nom d'Alpes carniques, Alpi carniche[510]. Au sud, le pays des Carni[511] confinait à celui des Vénètes ; au nord, à
la région Bavaroise[512]. La plus importante des peuplades comprises dans ces limites était celle des Breuni[513], dont Brunecken était le chef-lieu.
La plupart des clans rhétiques et carniques ne passèrent sous la domination romaine qu'au temps de Tibère[514]. Ils étaient formés de gens à demi
sauvages, fort misérables et ne vivant guère que de brigandages[515]. L'armée carthaginoise n'avait heureusement point à s'exposer à la férocité de
ces montagnards ; elle devait opérer dans la plaine et, en conséquence, les explorateurs d'Annibal s'attachèrent principalement à l'étude
ethnographique des populations riveraines du Pô. Au sortir du territoire de la confédération des Taurini, territoire qui s'étendait, nous l'avons dit,
jusqu'à la Baltea, ils rencontrèrent les clans des Libici et des Lai ou Lœvi[516]. Ceux-ci étaient d'origine ligure[517], tandis que les premiers
descendaient des Gaulois Salyes[518].
Les Libici avaient pour limites : à l'ouest, le territoire des Salassi, c'est-à-dire la Dora Baltea ; à l'est, le Tessin ; au nord, le pied des Alpes ; au sud,
enfin, le cours du Pô[519]. Les Lœvi habitaient les environs de Pavie ou, plus exactement, la région comprise entre le Tessin inférieur et l'Agogna.
Ce magnifique territoire, arrosé sur son pourtour par trois grands cours d'eau vive, était dit, de leur nom (Lai), Lomelline[520]. En somme, la région
occupée par ces deux peuples correspondait aux pays que l'on nomme aujourd'hui Vercellois, Novarois, Pavesan[521]. Leurs principaux centres de
population étaient Carbantia, Verceil, Novare et Pavie. Carbantia était située à 50 milles ou environ 74 kilomètres de Turin[522], sur la rive droite
de la Sesia, non loin du confluent de cette rivière avec le Pô ; c'était probablement un ancien oppidum amazir, tombé ultérieurement au pouvoir
des premiers envahisseurs gaulois[523]. Verceil avait été fondée par les Salyes sur le théâtre même de leurs luttes avec les Celtes des premières
invasions[524]. Novare devait son origine à la main d'une bande de Voconces venus des bords du Drac[525]. Pavie, enfin, avait été bâtie par des
Ligures[526]. Les gens du Vercellois, du Novarois et de la Lomelline étaient parfois compris sous la dénomination générique d'Insubres, à raison
de leur état de dépendance relativement à ceux-ci, dont ils se reconnaissaient les clients[527]. C'est dans ce sens qu'il faut entendre les textes aux
termes desquels les Taurini se trouvaient limitrophes des Gaulois Insubres[528].
Les Insubres ou Isombres étaient, comme on le sait, d'origine gauloise ; ils descendaient des compagnons de Bellovèse. Confinant à l'ouest aux
Lai et aux Libici, à l'est aux Cénomans, ils occupaient tout le pays compris entre le Tessin et le Chiese[529]. Au sud, ils avaient pour limite la rive
gauche du Pô[530] ; au nord, le territoire des Rhœti[531]. Les Insubres, qui formaient l'une des plus puissantes nations cisalpines[532], avaient pour
capitale Milan[533]. Cette ville, fondée par eux[534], était déjà considérable et singulièrement populeuse[535]. Les explorateurs carthaginois en
admirèrent l'état florissant, plein de promesses pour l'avenir.
De même que les Insubres, les Cénomans étaient de sang gaulois. Venus en Italie à la suite du brenn Elitovius[536], ils étaient établis au sud du lac
de Garde, entre Brescia et Vérone. Brescia fut leur capitale[537]. Il est, d'ailleurs, indispensable d'observer que les limites de leur territoire ne
demeurèrent pas invariables : resserrés entre les Insubres et les Vénètes[538], le tracé de leurs frontières eut plus d'une fois à subir de notables
modifications. Au temps de Polybe, leurs possessions ne commençaient qu'à la rive gauche du Chiese[539], et il est vraisemblable qu'ils ne
dominèrent pas longtemps jusqu'à l'Adige, puisque la Vénétie s'étendait jusqu'à la rive gauche du Mincio[540]. Dans ces conditions, leur chef-lieu
devait se trouver aux environs de Solferino, plutôt qu'à Brescia.
La question d'étymologie du nom de ces Vénètes, qui occupaient la région comprise entre le cours du Mincio et les côtes de l'Adriatique[541],
soulevait chez les anciens de graves discussions ; quelques philologues découvraient un sens honorifique là où l'on ne doit très-probablement voir
que l'affirmation du fait d'une heureuse situation maritime[542]. D'où venait cette population commerçante, ainsi établie à l'extrême orient de la
Transpadane ? A cet égard encore, les avis étaient partagés. On admettait que les Vénètes étaient de vieille souche ; on savait qu'ils parlaient une
autre langue que celle des Gaulois[543] ; mais, s'il s'agissait de déterminer à quelle race ils appartenaient, les ethnographes ne s'accordaient plus.
Les uns les disaient tantôt de sang troyen, tantôt originaires de la Paphlagonie, c'est-à-dire de cette partie de l'Asie Mineure qui porte aujourd'hui
le nom d'Anatolie[544] ; les autres les considéraient comme des colons essaimés de la nation vénète établie sur l'Océan, à l'embouchure de la Loire.
Telle était l'opinion de Strabon[545], opinion à laquelle nous nous sommes rallié sans hésitation.
Prévoyant avec raison que l'armée carthaginoise n'aurait point à opérer sur la rive gauche du Pô inférieur, les agents d'Annibal ne firent que
reconnaître d'une manière sommaire le territoire des Insubres, des Cénomans, des Vénètes, et se hâtèrent de passer dans la Cispadane, dont il leur
importait surtout d'étudier les populations. Là, ils explorèrent successivement, et en tous détails, le pays des Ligures, des Anamans, des Boïes, des
Lingons, des Sénons.
Nous savons que les Ligures étaient arrivés en Italie au cours du XVIe siècle avant notre ère ; qu'ils avaient occupé les deux versants de l'Apennin
et conservé longtemps pour frontières : au sud, la mer Ligurienne ; à l'est, le cours de l'Arno ; au nord, la chaîne des Alpes[546] ; ils dominaient
ainsi la plaine cisalpine, sans toutefois s'étendre, à l'est, par delà le Tessin. Mais la violence du choc des invasions gauloises ne les laissa point
paisibles possesseurs de la Transpadane ; celle-ci ne tarda pas à tomber au pouvoir des envahisseurs ; les Ligures se virent alors réduits aux
régions montagneuses de leur domaine primitif[547]. Au temps de Strabon et de Pline, la Ligurie proprement dite ne se composait plus que de la
portion de l'Apennin comprise entre le Var et la Magra[548], avec la section des Alpes adjacente à l'ouest[549], c'est-à-dire les Alpes maritimes
jusqu'au mont Viso[550]. Sur le revers septentrional de ces montagnes, elle s'étendait jusqu'aux bords du Pô[551], sans dépasser, à l'est, les environs
de Casteggio. Quelques clans ligures étaient, en outre, disséminés dans les plis de l'Apennin toscan jusqu'à la hauteur de Bologne, mordant
timidement sur la plaine émilienne, mais sans y être fixés à demeure. Ils en étaient souvent, au contraire, déplacés par des événements de guerre
ou des bouleversements politiques[552].
Les principaux centres de population ligures destinés à tenir un rôle au cours de la deuxième guerre punique étaient : d'un coté, Gênes et
Savone[553] ; de l'autre, Asti, Valenza[554], Tortone[555], Voghera[556] et Casteggio[557]. Cette dernière place, il est essentiel de le remarquer,
n'appartint pas toujours aux Ligures ; la possession leur en fut, au contraire, plus d'une fois disputée par leurs voisins, les Ananes, dits aussi
Anamans ou Anamarans[558]. Ces Gaulois, qui en étaient maîtres au temps de Polybe[559], s'étendaient de là, le long de la rive droite du Pô,
jusqu'aux environs de Plaisance[560], et dominaient ainsi le territoire compris entre le Pô, l'Apennin, la Staffora, la Trebbia. Ils tenaient en leurs
mains les clefs de cette fameuse Stradella, si précieuse à raison de ses propriétés militaires.
A l'est des Anamans, la région émilienne était occupée par les Boïes[561], les Lingons[562], les Sénons[563]. Ces trois grandes nations gauloises[564]
étaient singulièrement puissantes, principalement celle des Boïes[565], dont l'alliance avec les Sénons et les Insubres avait eu pour effet de ruiner
en Cisalpine la puissance des Etrusques[566]. Au moment où vont s'ouvrir sur les rives du Pô les opérations de la deuxième guerre punique, le
territoire des trois peuples est déjà, çà et là, entamé par la conquête romaine ; les Boïes se trouvent établis des rives du Taro jusqu'à Bologne ; les
Lingons, des bouches du Pô à Ravenne ; les Sénons, de Ravenne à l'Esino[567].
Les explorateurs carthaginois, qui parcourent alors la Cisalpine, sont frappés des progrès que leurs ennemis ont faits dans ce pays : les futurs
dominateurs y ont déjà pris pied sur plus d'un point ; ils sont solidement établis à Casteggio et à Plaisance, à Crémone et à Modène, à Rimini et à
Sinigaglia. Le gouvernement de Rome est ainsi maître d'une chaîne continue de postes, de colonies, de positions militaires de la plus haute
importance. Comment a-t-il procédé jusqu'à ce jour pour en être arrivé à d'aussi sérieux résultats ?
C'est en 289, vingt-cinq ans environ avant le début de la première guerre punique, que les Romains entreprennent cette conquête de la Cisalpine,
dont les péripéties doivent durer plus d'un siècle, car elle ne sera parachevée que quelques années après la mort d'Annibal. C'est seulement en 176
que les derniers défenseurs du sol renonceront à toute résistance[568].
Ils commencent par attaquer les Sénons, les fils de ces Gaulois qui jadis sont entrés dans Rome[569] ; une politique implacable exige que ces gens
soient exterminés[570]. Les consuls s'emparent donc de la ville de Sena (Sena gallica, Sinigaglia) pour y installer (289) la première colonie romaine in
agro gallico[571]. Heureuse intuition ! car c'est là que s'accomplira plus tard le dernier grand épisode de la deuxième guerre punique, le désastre
d'Asdrubal[572], lequel décidera du sort de Carthage, de cette Carthage destinée à devenir la première colonie romaine hors de la péninsule
italique[573].
Maîtres de Sena, les Romains poussent en avant et s'élèvent vers le nord, le long de la côte adriatique. Après vingt-cinq ans de patients efforts, ils
ont fait un nouveau pas : ils entrent dans Rimini (273), vieille cité fondée par les Ombres[574], pour y organiser leur première colonie latine in agro
gallico[575]. Les voilà dès lors à l'entrée des plaines circumpadanes[576] ; campés derrière les défenses de cette nouvelle frontière, ils mesurent
l'étendue des possessions gauloises[577] et jettent un premier coup d'œil sur l'Émilie[578] ; bientôt s'ouvre leur lutte avec ces Cisalpins, qui les ont
tant de fois fait trembler. L'heureuse issue des événements qui s'accomplissent peu de temps avant l'invasion carthaginoise leur permet d'occuper
Casteggio[579] et Modène[580]. Au moment où Annibal entre en scène[581], ils parviennent à mettre la main sur Plaisance, pour y établir une
colonie nouvelle[582]. Ils sont donc en possession, sur la rive droite du Pô, de bon nombre de points fortifiés, solides appuis de leur politique
ambitieuse, entre lesquels s'intercalent des postes de moindre importance[583], dont l'objet est d'assurer la continuité du cordon militaire. On peut
citer parmi ceux-ci le bourg de Tanctum (Tenedo)[584], situé au sud-est de Parme, et qui sert de refuge à la quatrième légion, au début de
l'insurrection gauloise. Cependant les Romains ne se sentent pas encore en sûreté derrière la ligne du Pô, car dans cette Cispadane où ils se sont si
bien fortifiés, ils confinent à des populations belliqueuses, aux clans des Boïes[585], dont l'alliance avec l'Insubrie leur semble, à bon droit,
redoutable. Pour tenir tête à ces puissants voisins, il leur faut nécessairement, sur la rive gauche, une tête de pont qui, leur donnant pied en
Transpadane, leur permette de résister à toute tentative hostile, non-seulement de la part des Insubres, mais encore de celle des Transalpins[586].
C'est dans cet ordre d'idées que, quelque temps avant l'époque de la descente d'Annibal en Italie[587], ils occupent Crémone et y conduisent des
colons[588], comme ils viennent de le faire à Plaisance. Ils espèrent que le système de ces deux places de manœuvres saura définitivement mater la
turbulence des Gaulois cisalpins[589].
Telle est, l'an 118 avant notre ère, la situation des établissements romains dans la Cisalpine. Les événements de la deuxième guerre punique vont
bientôt interrompre le cours de ces progrès, et le temps d'arrêt sera de plus d'un quart de siècle. Alors seulement les vainqueurs de Zama oseront
reprendre leur marche en avant : en 189, ils formeront a Bologne[590] une colonie latine ; en 184, à Pesaro[591], une colonie romaine. La mort
d'Annibal, survenant en 183, les délivrera de leurs terreurs ; cette année même, ils organiseront Modène et Parme en colonies romaines[592],
Aquilée en colonie latine[593] ; celle-ci leur servira de boulevard contre les ennemis du dehors[594]. Ils se diront dès lors les maîtres du pays.
Toutefois, leur politique procédera toujours avec la plus sage lenteur ; ce n'est que vingt ans après la ruine de Carthage que l'aigle romaine prendra
son dernier vol : en 124, aura lieu la colonisation de Tortone[595] ; en 100, celle d'Ivrée ; en 49, enfin, s'effectuera l'occupation de Turin. Cette fois,
la conquête sera parachevée ; les fils de Quirinus posséderont ce Piémont, où les forces carthaginoises se sont concentrées au lendemain de leur
passage des Alpes.
Envisageant l'avenir sans la moindre défiance, les agents d'Annibal terminèrent avec calme leurs investigations. Leur rapport sur les conditions
générales de l'échiquier du Pô fut clos par des considérations d'ordre divers ; ils firent ressortir, en leurs dernières pages, tous les faits intéressants
qu'ils avaient observés au cours de leur longue reconnaissance. Ce qui les avait surtout frappés, c'était le fait de la densité et de la vigueur
extraordinaire des populations[596] ; partout ils avaient admiré la haute taille ainsi que la beauté plastique des Cisalpins[597]. Malgré la diversité
des races, les mœurs paraissaient uniformes parmi les habitants de la vallée du Pô : Ligures, Vénètes ou Gaulois menaient sensiblement le même
genre de vie[598]. En général, cette vie était fort simple : le paysan ne connaissait encore l'usage d'aucun produit des arts industriels ; sa hutte était
dépourvue de toute espèce de mobilier. Une brassée d'herbes sèches lui tenait lieu de lit ; la chair de ses animaux domestiques formait la base de
sa nourriture ordinaire. Ses richesses consistaient en troupeaux et aussi en quelques lingots d'or ; il avait une prédilection marquée pour un métal
précieux qu'il pouvait facilement emporter lors de ses déplacements, si fréquemment nécessités par des événements de force majeure. L'influence
des chefs cisalpins se mesurait à l'importance de leur fortune ; chacun d'eux à la tête de son clan se plaisait à courir les aventures et passait
volontiers l'Apennin pour aller faire des razzias dans la péninsule italique. Souvent l'expédition était fructueuse ; mais les aventuriers ne savaient
tirer de leurs succès aucun parti sérieux. Pour célébrer leurs exploits, ils se gorgeaient de viandes et de vin, se plongeaient dans l'ivresse et ne
sortaient de leur prostration que pour se disputer et se battre. Le partage du butin était une opération qui donnait toujours lieu aux rixes les plus
sanglantes[599] ; aussi, le plus souvent, ces intempérants guerriers rentraient-ils chez eux dans un piteux état.
Leurs foyers se trouvaient ordinairement groupés par petits villages[600] ; mais, outre les tristes bourgades occupées par le menu peuple, on
rencontrait en Cisalpine des villes considérables[601], singulièrement animées par le mouvement des affaires et des plaisirs luxueux permis à
l'opulence. On comptait près de vingt de ces cités magnifiques qui, avant de tomber au pouvoir des Gaulois, avaient été les centres les plus
brillants de la vieille civilisation étrusque[602]. Padoue tenait le premier rang parmi les villes toujours florissantes de la Transpadane[603] ; en
Cispadane, on remarquait surtout Plaisance, Parme, Modène, Bologne et Rimini[604]. Les unes étaient simplement villes ouvertes ; les autres
avaient été organisées en oppida[605]. Sur la rive droite du Pô seulement, on ne comptait pas moins de quinze de ces places fortes, parmi lesquelles
se distinguait Bologne, l'ancienne Felsina[606]. En outre, le pays cisalpin était çà et là semé de castella, postes fortifiés destinés à servir d'appui à
toutes les opérations de la défense du sol[607]. Parfois ces châteaux forts, judicieusement répartis autour d'un oppidum, faisaient de celui-ci un vrai
camp retranché. C'est ainsi que les Boïes avaient organisé leur capitale[608].
Au temps de Polybe, l'état d'avancement des arts industriels était déjà très-remarquable, et les sciences réalisaient chaque jour de nouveaux
progrès ; loin de demeurer étrangère à ce mouvement prononcé, la Cisalpine se maintenait à un rang honorable parmi les nations civilisées de
l’Occident. Les monuments numismatiques nous fournissent de ce fait des preuves irrécusables : antérieurement à la deuxième guerre punique, les
Cisalpins frappaient des monnaies d'argent à l'empreinte du char à deux chevaux[609] ; ils donnaient également cours à certaines pièces au coin
d'une tête de Diane, pièces qui paraissaient imitées des drachmes massaliotes. Les Salasses faisaient usage d'un type indéterminé, dans lequel M.
de Longperier[610] propose de voir les instruments qui servaient au lavage de Tor ; les Boïes émettaient un statère d'un type assez primitif[611], qui
semble représenter : au droit, une tête d'oiseau ; au revers, une figure cruciforme.
L'industrie qui florissait en Cisalpine il y a deux mille ans ne se révèle pas seulement a nous par ses types de médailles ; elle n'est pas moins
célèbre a raison de la perfection des objets d'art qui sortaient de ses ateliers. Les Romains en appréciaient surtout l'orfèvrerie : enseignes militaires
en or massif[612], colliers et bracelets d'or d'un poids souvent considérable[613], vases d'argent ou de bronze habilement ciselés[614]. Les produits
de sa céramique étaient également remarquables ; il se faisait grand commerce des poteries circumpadanes, principalement des provenances de la
côte adriatique, de Modène et d'Asti[615]. Padoue tenait le premier rang parmi les villes industrielles de la haute Italie[616] ; elle inondait la
Péninsule d'une foule d'objets manufacturés de toute espèce, surtout de tissus propres à la confection des vêtements[617] ; c'est a Rome qu'elle
exportait la majeure partie de ses produits[618]. De tous les Cisalpins, les Insubres étaient ceux qu’un esprit mercantile animait le plus
ardemment[619] ; le transport de leurs marchandises s'effectuait en toutes régions par des voies de communication commodes, bien entretenues, et
le long desquelles le voyageur trouvait des hôtelleries confortables[620].
Toutefois, les soins du négoce n'absorbaient pas exclusivement l'activité des gens de la vallée du Pô, qui se laissaient inspirer aussi de certain
esprit militaire ; audacieux, pleins d'entrain, passionnés pour le métier des armes, ils recherchaient, avant tout, l'occasion de combattre[621]. Lors
des rencontres, ils attaquaient leurs adversaires avec la plus grande vigueur[622] ; les Ligures étaient surtout réputés pour leurs allures
belliqueuses[623] ; les Boïes, pour leur férocité[624]. Ceux-ci manifestaient, avant l'action, tant de fureur et d'impatience qu'on avait grand'peine à
les contenir jusqu'au moment opportun[625] ; une fois rompus, il était extrêmement difficile de les remettre en ligne. Leurs chefs n'y parvenaient
qu'après avoir arrêté la débandade à grands coups de lance ou de gais[626].
Il n'était pas toujours nécessaire d'avoir recours à des moyens violents pour conduire ces Gaulois ; on obtenait facilement d'eux l'ordre, la
discipline, voire l'enthousiasme, en dirigeant sur leur libre sensible l'action du symbole militaire. Une multitude d'enseignes, signa militaria[627],
répandaient dans les rangs de ces braves gens l'émulation, l'honneur et cette solidité qui n'appartiennent qu'aux fidèles du drapeau. Quand les
circonstances devenaient critiques, les brenns exposaient solennellement à leurs yeux des étendards sacrés, tirés à cet effet de la crypte d'un
temple et qu'on nommait des immobiles[628] ; à cette vue, leur sang bouillonnait, leur cœur s'exaltait ; ils devenaient capables des actions les plus
méritoires. Les chefs avaient aussi coutume de les entraîner au nom de leurs divinités guerrières : une Bellone, pour laquelle Polybe adopte la
désignation d'Άθηνή[629] ; une Epona, patronne des cavaliers[630], et Athobodua, la déesse du carnage.
Militairement, le Gaulois cisalpin était loin de réunir toutes les aptitudes : inhabile dans l'art de l'attaque et de la défense des places, incapable de
supporter la fatigue des longs travaux[631], il montait à cheval avec une dextérité remarquable[632]. Aussi les Romains devaient-ils lever plus tard,
sur les rives du Pô, un corps de cavalerie qui demeura longtemps célèbre sous le nom d'Ala Taurina[633]. Les Ligures, cavaliers médiocres,
formaient un excellent recrutement de l'infanterie de ligne et de l'infanterie légère[634].
Les bandes guerrières de la haute Italie étaient généralement bien équipées[635] ; les braies, les saies aux couleurs éclatantes composaient aux
Insubres, ainsi qu'aux Boïes, un élégant costume[636], que rehaussaient toujours quantité d'ornements, particulièrement des bracelets et des colliers
d'or[637]. Leurs armes nationales différaient également de celles des Romains : ceux-ci voyaient depuis longtemps à l'œuvre la lourde épée
gauloise, dont il ne pouvait être fait usage que pour des coups de taille[638] ; ils connaissaient aussi la fameuse rondache de cuir des Ligures et leur
grand bouclier de bronze[639]. Ce que le matériel d'un corps d'armée cisalpin offrait surtout d'original, c'était la longue file de chariots dont il se
faisait suivre au cours de ses expéditions. L'aspect de cet immense train des équipages, spécialement organisé en vue du transport de la proie à
recueillir[640], glaçait souvent l'ennemi de terreur.
Au temps de l'expédition d'Annibal, l'ensemble des Cisalpins en état de porter les armes présentait un effectif considérable ; la seule ville de
Padoue pouvait mettre sur pied près de 120.000 hommes[641].
Quelle part ces forces militaires allaient-elles prendre aux événements de la deuxième guerre punique ? Quel concours devaient- elles prêter à
chacun des belligérants ? C'est ce dont les explorateurs carthaginois ne manquèrent point de se rendre un compte exact.
Ils apprirent que, sur la rive gauche du Pô, d'anciens traités unissaient aux Romains les Taurini et les Vénètes ; que les Cénomans, à leur tour,
étaient entrés dans cette confédération transpadane[642]. Ils surent aussi que, sur la rive droite, leurs adversaires ne pouvaient se flatter de l'appui
d'une aussi grande masse de populations ; que, de ce côté, ils n'avaient guère pour amis que les Gaulois Anamans, habitants de la région cispadane
confinant à la Stradella[643] ; que Rome, enfin, comptait à juste titre sur une fidélité à toute épreuve de la part des colonies de Plaisance, de
Crémone et de Rimini[644].
Quelles étaient, dans la haute Italie, les alliances déclarées d'Annibal ? A l'exception des Cénomans et des Anamans, qui avaient pris parti pour les
Romains, presque tous les Gaulois avaient franchement embrassé sa cause[645]. En Transpadane, il opposait aux Taurini leurs voisins les
Insubres[646] ; en Cispadane, les Boïes, qui l'avaient appelé, n'attendaient plus que l'occasion de se joindre à lui[647]. Il trouvait d'ailleurs des
ressources presque inépuisables dans cette Ligurie, limitrophe du Piémont, si fertile en soldats mercenaires et que d'anciens contrats liaient au
gouvernement de Carthage[648].
Tel est le corps de renseignements qu'apportaient en Piémont les explorateurs de la Cisalpine.
Ils en conféraient à tête reposée avec leur général en chef quand le silence du camp fut tout à coup troublé par de longues clameurs. En proie à une
étrange agitation, les soldats sortaient de leurs tentes et criaient en courant : Namphamo ! Namphamo ![649]
Que se passe-t-il ? Rien d'inquiétant, sans doute, car les visages sont rayonnants de joie ; il s'agit, au contraire, d'une bonne nouvelle : les
Carthaginois fêtent le retour de Bostar.
On se rappelle que, après le siège de Sagonte, Annibal avait donné à son lieutenant Bostar (Bou-Astaroth) mission de consulter l'oracle d'Ammon sur
l'issue de la deuxième guerre punique.
Le fidèle lieutenant a fait le long voyage : il a foulé les sables de Libye ; puis un navire adroit l'a débarqué à Gênes ; il arrive enfin au pied des
Alpes retrouver ses compagnons d'armes. Le voilà ! c'est bien lui !... il est porteur d'une bonne réponse : l'oracle s'est prononcé, le succès est
certain[650]. Qui donc pourrait encore se plaindre de fatigue ou se sentir au cœur la moindre défaillance ?
L'espoir renaît dans les rangs ; les soldats enthousiasmés demandent qu'on les mène au combat[651] ; tous répètent joyeusement : Namphamo !
Namphamo !
[1] Polybe, III, LXI. — Appien, De bello Annibalico, IV. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[2] Florus, Hist. rom. II, VI.
[3] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[4] Lucain, Pharsale, I.
[5] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, liv. LXII.
[6] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. III.
[7] Il concetto era stato grande. (C. Negri, Storia politica, t. I, chap. II.)
[8] ... dirigé par cette pensée profonde que c'est à Rome même qu'il faut combattre Rome, il vient soulever contre elle ses sujets italiens mal soumis. (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, liv. LXII.)
[9] Tite-Live, XXI, XXXIX. — ... sublime fu in Annibale il pensamento del passo delle Alpi. (Morelli, Etude sur les passages des Alpes, Turin, Manuscrits de la Bibliotheque du Roi.)
[10] Forte, vivida, ponderata fu l' impresa, ben condotta da un accorto e valente generale. (Morelli, loc. cit.) — Annibale aveva passato le Alpi, e per la rapidita a passarle aveva vinto politicamente... pari al
concetto l'abitita della pronta execuzione. (C. Negri, Storia politica, t. I, ch. IV.)
[11] ... gli ostacoli naturali delle montagne salvatiche. (Morelli, loc. cit.)
[12] Tite Live, XXI, XLIII. — Silius Italicus, Puniques, III.
[13] Eutrope, III, VIII.
[14] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI. Notes sur l'ouvrage intitulé : Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.
[15] Polybe, II, XXIII.
[16] Annibale, che sapevasi venire in Italia con sentimcnto di prendere e distruggere Roma, incontro nelle Alpi la so !a resistenza che gli opposero pochi montanari... Debole ed anche nulla la difesa
abbandonata ai soli indigeni, in parte guadagnati dai doni di Annibale, e di lui di gran lunga più deboli. (Morelli, Étude sur les passages des Alpes, Turin, Manuscrits de la Bibliothèque du Roi.)
[17] Nous avons dit au chapitre III du présent livre que les vallées des Alpes fourmillent de localités dont les noms accusent une origine euske ou tamazir't.
[18] L'Indien Vischnou nous semble être le similaire ou plutôt le prototype d'Hercule. C'est par Hercule que juraient les Romains et les Grecs ; c'est Vischnou que les Hindous invoquent au moment du danger
: Ô Vischnou ! vous qui avez purgé la terre des monstres qui la désolaient, vous qui avez châtié le serpent Kaly et le géant Kayamangasaura, prêtez-moi votre assistance. (Prière hindoue.)
[19] Il est facile de confondre les deux Hercules, phénicien et grec ; c'est toujours de celui-ci que parlent les écrivains grecs et latins. Les exploits de l'Hercule théhain doivent se rapporter, suivant Moréri, au
xme siècle avant notre ère. Nous croyons pouvoir admettre une date antérieure. Il s'agit certainement d'une période comprise entre le XXVe et le XXe siècle.
[20] On connaît les travaux d'Hercule. Outre la destruction des monstres et des pirates, les anciens lui attribuaient la fondation de toutes les villes qui portaient le nom d'Héraclée, et l'honneur d'avoir réussi à
Gibraltar ce que M. de Lesseps vient d'opérer à Suez.
[21] Silius Italicus, Puniques, III, IV et XV.
[22] Pétrone, Salyricon, c. CXXII.
On a trouvé dans les Alpes un grand nombre d'inscriptions votives consacrées à Hercule. Voici celle que le comte Cibrario a rapportée d'Usseglio :
HER
CVLI
M VIBI
VS
MARCELLVS.
Per doppia ragione, dit à ce sujet l'inventeur, fu dedicata [l'ara] ad Ercole, perche era divinità specialmente adorata in questi monti. ed era per cosi dire genius loci, e perche in ogni impresa di gran difficoltà e
di grau pericolo si ricorreva ail' aiuto d' Ercoie per superaria, e difficile e pericoloso si riputava a buon diritto il valico dell' Alpi somme. (Comte Luigi Cibrario, Memorie storiche.)
[23] Pline, Hist. nat., III, XXI. — Ammien Marcellin, XV, X. — Itinéraire d'Antonin. — Il s'agit ici des Alpes Grées. A ce sujet, la philologie antique était tombée dans une grave erreur. Le nom n'est point
tiré du grec, mais bien du celtique craig (rocher). (Voyez t. I, liv. III, chap. IV.) — Pline, Hist. nat., III, XXIV. — Le nom des Lepontii viendrait, à ce compte, de λείτω, laisser, et impliquerait le sens de gens
laisses en arriere. On voit combien l'étymologie est puérile, et il est permis d'en conclure que, au temps de Pline, les sciences philologiques étaient encore dans l'enfance.
[24] C. Nepos, Annibal, III. — Diodore de Sicile, IV, XIX. — Appien, De rebus Syriacis, X.
[25] Tite-Live, V, XXXIV, et XXI, XLI.
[26] Strabon, IV, VI, 3. — Ammien Marcellin, XV, X.
[27] Voyez Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, passim. Un Parisien des premiers siècles de notre ère trouvait naturel de s'expatrier pour aller s'établir isolément en Perse. Ammien Marcellin, XVIII, VI.
[28] Polybe, II, XVII. — Tite-Live, V, XXXIII. — Pline, Hist. nat., XII, II.
[29] Justin, XXIV, IV.
[30] Tite-Live, V, XXXIII. — Voyez ci-après une notice ethnographique sur ces habitants de la haute Italie antérieurs aux Etrusques.
[31] Polybe, III, XLVIII. —Tite-Live, V, XXXIV, et XXI, XXX.
[32] Tite-Live, V, XXXIV. — Le territoire des Bituriges, dont la capitale était Bourges, embrassait l'ancien Berry, c'est-à-dire les départements du Cher et de l'Indre, et partie de l'Allier ; celui des Arvernes
correspondait au Puy-de-Dôme et au Cantal, en entamant, de plus, l'Allier et la Haute-Loire. Les Sénonais occupaient une portien des départements de l'Yonne, de la Marne, du Loiret, de Seine-et-Marne et de
l'Aude ; les Eduens, ceux de la Nièvre et de Saône-et-Loire, avec une partie de la Côte-d'Or et de l'Allier. Les Ambarres habitaient notre département de l'Ain ; les Carnutes, la majeure partie des départements
d'Eure-et-Loir, Loir-et-Cher et Loiret. Enfin, les Aulerques s'étendaient sur la majeure partie de la Sarthe, sur les portions centrale et septentrionale de la Mayenne et de l'Eure.
Voyez, sur l'expédition de Bellovèse : Tite-Live, V, XXXIII et XXXIV ; Denina, Rivoluzioni d'Ilalia, liv. I, chap. III ; Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, passim. — Cf. Histoire d'Annibal, t. I, liv. III,
ch. IV.
[33] Tite-Live (V, XXXV) les désigne sous le nom de Cénomans.
[34] Polybe, II, XVII ; Pline, Hist. nat., III, XXI.
[35] Tite-Live (V, XXXV) les appelle Boïes et Lingons.
[36] Polybe, II, XVIII, XIX, XXI, XXII, XXIII, XXIV et XXXIV.
[37] Dion Cassius, Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI.
[38] Appien, De bello Annibalico, IV. — Appien vivait au ne siècle de notre ère. La dénomination de Pas d'Annibal fut donc en usage au moins durant quatre siècles.
[39] Ils suivirent la Corniche et passèrent le Var. (Napoléon III, Histoire de Jules César, liv. III, ch. I.)
[40] L'an 125, M. Fulvius Flaccus prend de nouveau par la Corniche pour aller châtier les Salyes. (Florus, Hist. rom. III, III.) L'année suivante, 124, C. Sestius reparaît sur le même théâtre d'opérations et, à la
suite de succès éclatants, fonde la ville d'Aix (Aquæ Sestiæ). L'an 121, en même temps qu'elle entreprenait la réédification de Carthage, Rome envoyait Domitius Ænobardus dans la Gaule transalpine pour y
châtier les Allobroges. Ceux-ci furent successivement battus sur la Sorgues et sur l'Isère. Domitius s'établit à demeure dans la Gaule, où il fonda Narbonne et ouvrit la via Domitia suivant le tracé qu'Annibal
avait suivi un siècle auparavant. L'an 107, Longinus prit par le Saint-Bernard. L'an 101, Marius passa les Alpes, battit près d'Aix les Cimbres et les Teutons ; puis il repassa en Italie pour aller exterminer à
Verceil les derniers débris des Cimbres. (Voyez Plutarque, Marius, XV. Cf. Carlo Promis, Storia delt antica Torino, c. III.) — En 76, Sertorius, que les Espagnols appelaient le second Annibal, était sur le
point de passer les Alpes quand Pompée fut envoyé en toute hâte contre lui. Pompée prit vraisemblablement la route du mont Cenis. Pendant dix ans, de 58 à 48, César fut constamment à cheval sur les Alpes.
— Appien, De relus Illyricis, XV. — Il passa plus de vingt fois le mont Genèvre. ... la strada alpina del Monginevra, ch' ei percorse poi venti volte, andando e venendo annualmente dalle Gallie sempre
magnis itineribus, quant maximis itineribus, giunto essendo in sette giorni da Ocelum a Vaison colle sue legioni... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.) — Il pratiqua également les autres cols de la
chaîne et, en particulier, celui du petit Saint-Bernard, en 49. L'an 43, Antoine, battu par Brutus sous les murs de Modène, est obligé de battre en retraite par les Alpes. (Voyez Cicéron, Ad Attic., XIV, 20, et
XV, 2 ; Velleius Paterculus, II, 63 ; Plutarque, Antoine, passim ; Appien, De bellis civilibus, III, LXXXIII ; C. Promis, Storia dell’ antica Torino, c. III.) — Parvenu sur le revers occidental, Antoine séduit
l'armée de Lépide et repasse les Alpes à la tête de dix-huit légions pour y combattre les républicains. Brutus, battu, pi end à son tour le chemin des Alpes et se réfugie en Suisse. (Voyez Strabon, IV, VI, 7. Cf.
C. Promis, Storia dell' antica Torino, c. III.)
[41] Appien, De bellis civilibus, XV.
[42] Appien, De bellis civilibus, XV. — Sénèque, De brevitate vitæ, V.
[43] Strabon, IV, VI, 6.
[44] Strabon, IV, VI, 6 et Chrest., IV, 26.
[45] Valère-Maxime, V, V, 3 ; Pline, Hist. nat., VII, XX ; Tacite, Hist., I, LXI, LXXXIX, et II, LXVI.
[46] Nell' anno 196, allestendozi guerra tra Albino e Settimio Severo, muni questi le angustie dell' Alpi ed i varchi d' Italia. Giovarono queste parole d' Erodiano (III, 6, 20) al Labus per istabilir 1' epoca della
via del Sempione, quinta tra quelle strate nell' Alpi occidentali dopo ie Marittime, Cozzie, Graie, Pennine. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, c. IV.)
[47] Ammien Marcellin, XXI, VIII.
[48] En 262, sous le règne de l'empereur Gallien.
[49] Constantin passa les Alpes en 312, pour aller combattre Maxence, qu'il rencontra et défit sous Turin. Il suivit vraisemblablement le chemin d'Annibal, c'est-à-dire la route du mont Genèvre. Julien
marchait contre Constance, l'an 361. Il plaça l'une de ses colonnes sous les ordres de Jove et de Jovien. Ceux-ci prirent par le mont Genèvre. (Voyez Ammien Marcellin, XXI, VIII.) — C'est vers l'an 394 que
Théodose franchit les Alpes à deux reprises différentes. (Claudien, Guerre des Gètes.)
[50] Nell’ anno 410, il tiranno delle Gallie Costantino, simulando di venir in aiuto ad Onorio, scese dati' Alpi Cozzie per Suza ; ma la morte del suo'complice Allovice fe' si che non oltrepasso Liberona, ov'
erasi fermato, e sen torno oltr' Alpi. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[51] Nel 430, combatte sull' Alpi il poeta Flavio Merobaude panegirista d' Aezio, dall’ iscrizione della sua statua nel foro Traiano ricavandosi che inter arma litteris militabat. Et in Alpibus acuerat ingenium.
(Carlo Promis, Storia dell’ antica Torino.) — Maioriano, che perde nel 461 vita ed impero, chiamato in Italia dal fraudolento patrizio Ricimere, portavasi da Arles per l' Alpe Graia ad Aosta. (Carlo Promis,
loc. cit.)
[52] ... incessante bufera di barbari... Vengono gli Eruli, vengono i Goti. (Carlo Promis, loc. cit.) — Les Goths passèrent les monts en 401 et 410 ; les Suèves, en 406 ; les Huns, en 452 ; les Ostrogoths et les
Visigoths, en 489. Tous les chemins des Alpes en étaient alors encombrés.
[53] Ces expéditions mérovingiennes se rapportent à des dates précises : Théodebert, 533 ; Théodebald, 539 ; Childebert, 584 et 589 ; Clotaire III, 664.
[54] Pépin et Charlemagne passèrent deux fois les Alpes : le premier, en 754 et 755 ; le second, en 773 et 774.
[55] Louis d'Arles et de Provence opérait en l'an 900 ; Rodolphe de Bourgogne, en 920 ; Charles d'Anjou, en 1261 ; Philippe le Hardi, en 1282 ; Philippe de Valois, en 1318.
[56] L'expédition de Charles VIII s'est accomplie en 1494 et 1495 ; Louis XII fit la guerre en Italie à deux reprises différentes, en i4gg et 1513 ; il eut pour généraux d'Aubigny, Trivulce, La Trémoille et
Gaston de Foix. François Ier se lança dans la même arène en i5i5, i523, I524 et 1537. Les troupes de Louis XIII passèrent les Alpes en 1614, 1617, 1625, 1628, 1629 et 1630, sous les ordres de Lesdiguières,
du maréchal d'Uxelles, de Bassompierre, de Schomberg, de Créqui. Sous le règne de Louis XIV, on ne compte pas moins de sept campagnes d'Italie, en 1681, 1690,1691, 1694, 1696, 1700 et 1704 ; les
armées du roi étaient commandées par Boufflers, Catinat, La Hocquette, Vendôme et La Feuillade. Les troupes de Louis XV opérèrent à leur tour dans les Alpes en 1733, 1743, 1744, 1746 et 1747, sous la
conduite de Villars, du prince de Conti et du maréchal de Belle-Isle.
[57] En 1795, 1796 et 1800. Le jeune Bonaparte était général en 1796, et premier consul en 1800.
[58] César, De bello Gallico, I, X. — C'étaient : les 7e, 8e et 9e légions, venues d'Aquilée ; les 11e et 12e, levées en Italie.
[59] Nous croyons, avec le général de Gœler, d'après l'itinéraire marqué sur la Table de Peutinger, que les troupes de César passèrent par Altinum (Altino), Mantoue, Crémone, Laus Pompei (Lodi Veccliio),
Pavie, Turin ; mais, à partir de ce dernier lieu, nous leur faisons suivre la route de Fenestrelle et Ocelum. De là, elles se dirigèrent à travers les Alpes Cottiennes, par Césanne, Brigantium (Briançon)...
(Napoléon III, Histoire de Jules César, t. II, liv. III, ch. III.)
[60] Nous avons déjà dit que le nom de Donnus, transcription du mot town, doit être considéré comme une désignation générique d'un brenn ayant sa résidence dans une capitale fortifiée. Celui dont il s'agit
ici était établi à Suze ; c'est le père de Cottius.
[61] ... di qua ei passo veloce ed inoffeso, stante l' amicizia di Donno, re di Susa e delle valli circostanti at Monginevra. (Carlo Promis, Storia dell’ antica Torino.) — L'alliance de Donnus ne put cependant
toujours suffire à le défendre contre l'attaque des Salasses. — Strabon, IV, VI, 7.
[62] César, De bello Gallico, I, X.
[63] Gli si opposero gu Alpigiani occidentali. (Carlo Promis, Storia dell’ antica Torino.)
[64] César, De bello Gallico, I, X.
[65] César, De bello Gallico, I, X.
[66] Polyen, Stratagèmes, VII, XXIII, 2.
[67] Un premier tracé descend en son entier le cours de la Durance ; un deuxième quitte la vallée de la Durance pour passer dans celle de la Drôme et aboutit à Valence par Lucus Augusti (Luc) et Dea
Vocontiorum (Die) ; le troisième, enfin, suit la Romanche.
[68] ... la voie qu'indique la même Table [de Peutinger] et qui parait avoir longé la Romanche. (Napoléon III, Histoire de Jules César, t. II, liv. III, chap. III.) — Le nom même du cours d'eau (Roman-ch, le
cours d'eau des Romains) plaide en faveur de la solution proposée en ce qui concerne l'itinéraire des légions de César.
[69] César, De bello Gallico, I, X.
[70] ... il [Charlemagne] se rendit avec son armée à Genève, ville de Bourgogne, située près du Rhône, y délibéra sur la manière d'entamer la guerre, divisa ses troupes en deux portions, donna à celle que
commandait Bernard, son oncle paternel, l'ordre de faire route par le mont Joux, et lui-même, à la tête de l'autre, passa le mont Cenis... (Annales d'Eginhard.) — ... perrexit ipse [Carolus Magnus] per montem
Cinisium. (Duchesne, Script. Fr., I, ann. fr. ad ann. 773.) — ... nel 774, Carlo Magno contro del re Desiderio avendo pel giogo del gran Moncinisio travalicato coli' esercito in Italia. (Durandi, Notizia dell'
antico Piemonte traspadano.)
[71] ... la forte posizione che i Longobardi avevano prcsa alia Chiusa di San Michele, afline di impedire la discesa in Italia del re francese. (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica, parte III, cap. III.
[72] Voyez au musée de Versailles la grande toile de Paul Delaroche : Charlemagne passe les Alpes et FORCE les gorges du mont Cenis, défendues par les Lombards. — Cf. le tableau de Lecomte à la
bibliothèque du palais de Fontainebleau.
[73] Le due valle laterali di Giaveno e di Viù, correndo parallele e ravvicinate ad essa ed essendole congiunte per diversi sentieri. (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica, parte III, cap. III.)
[74] ... ponno essere utilizatte dal difensore per minacciare il fianco dell assalitore, e da questi per tentare lo spuntamento e l' attorniamento degli appostamenti difensivi dell' altro, (Colonel Sironi, loc. cit.)
[75] Per l' una o per l' altra di dette valli secondarie, Carlo Magno giro, come è notissimo. (Colonel Sironi, loc. cit.)
[76] Al disotto di Susa, fino alio sbocco nella pianura la valle della Dora Riparia non offre forse alcuna posizione difensiva cbe valga a trattenere efficacemente l'invasore. (Colonel Sironi, loc. cit.)
[77] ... il [Napoléon] n'a jamais été sur le mont Genèvre. (Commentaires de Napoléon Ier, t. V. Notes sur le manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue.)
[78] Commentaires de Napoléon Ier, t. I. Campagnes à Italie, chap. II, § 6.
[79] C'était à peu près l'âge d'Annibal au moment de son passage des Alpes.
[80] César, De bello Gallico, III, I.
[81] IV, VI, 7.
[82] Strabon écrivait vers l'an 20 de notre ère.
[83] Voyez la Table de Peutinger, I, B 1, et l'Itinéraire d'Antonin, p. 351.
[84] C'est l'altitude du seuil de l'hospice.
[85] Histoire des grands chemins de l'Empire.
[86] Antiquity of the Pass of the mont Cenis. — The mont Cenis was crossed by Julius Cæsar. (Robert Ellis, A Treatise on Hannibal's passage of the Alps.)
[87] La Moriana... cominciò a cosi dinominarsi in sui fine del sesto secolo, ed il Moncinisio in su l' entrar dell' ottavo. Il primo a rammentarlo fu Abone patrizio, donando al monistero di Novalesa Alpes in
Cinisio. (Durandi, Notizia dell' antico Piemonte traspadano, cap. VIII.)
[88] Fredegarius, ap. Duchesne, Script. Franc., t. I, p. 774. — Nell' anno 755, il re Pippino... avendo pel giogo del gran Moncinisio travalicato coll' esercito in Italia, comincio a rendersi celebre questa bocca
del l' Alpi. (Durandi, loc. cit.)
[89] Le passage du mont Cenis ne se trouve point dans les Itinéraires romains, et il ne paraît pas qu'il ait été jamais voie romaine, ni même connu des Romains. Il offrait de trop grandes difficultés, car les
rochers du côté de l'Italie sont presque à pic, et il a fallu tailler en zigzag dans le roc vif le chemin par lequel on descend de la Grande Croix au village de la Ferrière. (Deluc, Histoire du passage des Alpes par
Annibal, Introduction.)
[90] Vie de Charlemagne, dans la Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, de Guizot, t. III.
[91] Vie de Louis le Débonnaire, par l'anonyme dit l'Astronome, dans la Collection des Mémoires, t. III.
[92] Vie de Louis le Débonnaire, par l'Astronome.
[93] Les ouvriers, qui toujours l'accompagnaient, courant les uns d'un côté, les autres d'un autre, amassèrent et apportèrent : ceux-ci, de la chaux et des pierres ; ceux-là, du bois et d'autres approvisionnements.
(Le moine de Saint-Gall, Des faits et gestes de Charles le Grand, roi des Francs et empereur, dans la Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, de Guizot, t. III.)
[94] ... Il entra en Italie au milieu des rigueurs de l'hiver. (Eginhard, Annales, Charlemagne.)
[95] ... essendo Carlo signore delle valli di Lanzo, Susa ed Aosta. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. IV.)
[96] J'ai fait beaucoup de recherches sur les voies de communication au moyen âge, et j'ai pu constater que la route du mont Cenis n'avait pas de notoriété. (M. Anatole de Barthélémy, Note manuscrite
communiquée.)
[97] Cf. de Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes, passim.
[98] Strabon, IV, VI, 7.
[99] ... probabile che le grandi opere stradali da Ammiano Marcellino altribuite a Cozzio spettino nella maggior parte a Donno, padre suo, che VI avrà impiegato gli architecti viarii nonche il danaro di Cesare.
(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. III.)
[100] ... tragitto cosi celere. (Carlo Promis, loc. cit.)
[101] De re militari, II, XXV. — Enumeratio ferramentorum vel machinarum legionis.
[102] Végèce, De re militari, II, XXV.
[103] Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. LXII.
[104] Philippe Mouskes, Chronique, v. 5454-5457.
[105] Des faits et gestes de Charles le Grand, roi des Francs et empereur, liv. II, dans la Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, de Guizot, t. III.
[106] A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.
[107] César fit en quarante-six jours la route d'Aquilée à Lyon ; c'est une distance de 981 kilomètres.
[108] Des faits et gestes, etc. liv. II.
[109] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, liv. LXII, passim.
[110] ... sboccare nella sottostante pianura pel gran S. Bernardo et pel Cenisio da lui passati, giusta Eginardo, con due corpi d' esercito, minacciando a fronte ed alle spalle i Longobardi, cbc tosto si
dileguarono. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. IV.)
[111] ... l'armi di Carlomagno sceso da val di Susa. essendogli guida non il giucoliere del cronista Novaliciense, non il diacono Martino di Ravenna, ma la sagace intuizione militare che dopo mill' anni rifulse
a Napoleone... (Carlo Promis, loc. cit.)
[112] Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. III, IV, LXII, passim.
[113] A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. LXII.
[114] Plutarque, César, XI.
[115] Voici, en son entier, le récit de cet épisode du retour de l'île à Elbe : Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel il
était peu habitué. Plus d'une fois, il trébucha dans la neige, et il s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses forces
devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne, qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris. Elle parut fort
étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée et, naturellement... elle répondit qu'elle ne savait rien. — Vous ne savez donc pas ce que fait le roi ? reprit Napoléon. — Le roi ! repartit la vieille
femme avec plus d'étonnement encore, le roi ! vous voulez dire l'empereur. il est toujours là-bas. — Cette habitante des Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône et remplacé par Louis
XVIII ! Les témoins de cette scène furent comme frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance. Napoléon, qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot et lui dit : — Eh bien, Drouot, à quoi
sert de troubler le monde pour le remplir de notre nom ? — Il sortit tout pensif et songeant à la vanité de la gloire. (A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. LVII.
[116] Voyez A. Thiers, Histoire du Consulat el de l'Empire, liv. IV.
[117] Vie de Charlemagne, dans la Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, de Guizot, t. III.
[118] Charlemagne avait alors trente et un ans, à peu près l'âge d'Annibal et de Napoléon quand ceux-ci franchissaient les Alpes.
[119] Le moine de Saint-Gall, Des faits et gestes de Charles le Grand, dans la Collection des Mémoires, etc. de Guizot, t. III.
[120] La puissance des Francs était toujours un objet de crainte pour les Romains et les Grecs, et de là vient ce proverbe byzantin qui subsiste encore : Τόν Φράγκον φίλον έχης, γείτονα ούκ έχης. (Éginhard,
Vie de Charlemagne, dans la Collection des Mémoires, loc. cit.)
[121] Lors de son expédition d'Italie, en 755, Pépin avait dû, plus d'une fois, lutter contre la mauvaise volonté des leudes. ... Plusieurs des principaux d'entre les Francs, dont ce prince était dans l'usage de
prendre les conseils, poussèrent, en effet, la résistance à ses volontés au point de déclarer hautement qu'ils l'abandonneraient et retourneraient chez eux.(Eginhard, Vie de Charlemagne.) — Charlemagne ne
paraît pas avoir eu à se plaindre de pareille opposition. Ses compagnons semblent, au contraire, pleins d'entrain, témoin ce célèbre Cisher, qui valait, à lui seul, une grande et terrible partie de l'armée... Chaque
fois qu'il se trouvait près du fleuve de la Doire, enflé et débordé par les torrents des Alpes, et qu'il ne pouvait forcer son énorme cheval à entrer, je ne dirai pas dans les flots agités, mais même dans les eaux
tranquilles de cette rivière, prenant alors les rênes, il le traînait flottant derrière lui, en disant : Par mon seigneur Gall, que tu le veuilles ou non, tu me suivras. (Le moine de Saint-Gall, Des faits et gestes de
Charles le Grand.)
[122] Polybe, VI, LI.
[123] Tite-Live, XXXIII, XLV.
[124] Tite-Live, XXX, XLIV.
[125] Polybe, VI, LI.
[126] Tite-Live, XXXIII, XLVI, XLVII et XLVIII.
[127] Tite-Live, XXX, XX.
[128] Tite-Live, XXX, XX.
[129] Cette γερουσία, que Tite-Live appelle ordo judicum, était, nous l'avons dit, la commission exécutive du σύγκλητος ou sénat. (Voyez t. I, liv. II, chap. I, Organisation politique ; cf. liv. II, chap. II,
Situation intérieure.)
[130] Tite-Live, XXXIII, XLVI et XLVII.
[131] Tite-Live, XXXIII, XLVI.
[132] Tite-Live, XXXIII, XLVIII.
[133] Tite-Live, XXX, XLIV.
[134] Tite-Live, XXXIII, XLV.
[135] Tite-Live, XXX, XLIV.
[136] Voyez Polybe, III, XXXIX, passim.
[137] Suivant le tracé que nous avons assigné à la directrice de marche, l'épaisseur du massif des Alpes, prise entre Forest-Saint-Julien et Turin, mesure 218 kilomètres. Ce chiffre est bien d'accord avec la
supputation de Polybe, accusant, comme on le voit, un intervalle de 1.200 stades ou 222 kilomètres entre ces deux points. La minime valeur de l'écart peut, jusqu'à certain point, servir de vérification.
[138] Tite-Live, XXXI, XXIII. — On observe que la ligne d'opérations considérée se partage, à Ampurias, en deux parties d'égale étendue, et que les Romains plaçaient peut-être au pied des Pyrénées
l'origine de leurs mesures. Quoi qu'il en soit, une marche de 4.200 stades ou 777 kilomètres devait encore être pour eux un sujet de profonde admiration.
[139] Molto fu stimata la scoperta degli itinerarii trovati nelle acque termali di Vicarello. La forma data dagli antichi ai bicchieri, sopra i quali intendevano incidere l’ itinerario che da Cadice li menava a
Roma, è quella di un cilindro chiuso da un lato : sopra di esso deliuearono quattro colonne corinzie sostenenti un architrave ornato di dentelli e fogliame, e fra le colonne scrissero i nomi delle città colle loro
mutue distanze. I primi tre non hanno altro avviso se non che con tal itinerario si va da Cadice a Roma ; il quarto suddivide ancora in quattro parziali itinerarii tutto il viaggio, come appunto l’ Itinerario di
Antonino, e dopo aver notato in generale a Gadibas Roma, interpone di poi ab Hispali Cordybee, a Corduba Tarracone, a Tarracone Narbone, a Narbone Taurinos. (P. Raffæle Garrucci, Dissertazioni
archeologiche di vario argomento.) Cf. Henzen, 3e volume d'Orelli ; général Creuly, Revue archéologique, 1862.
[140] Polybe, III, LVI. — Tite-Live, XXI, XXXVIII ; XXVII, XXXIX ; XXXI, VII.
[141] Polybe, III, XXXIV.
[142] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.
[143] Voyez Daudé de Lavalette, Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie, note A.
[144] Polybe, III, XIII, XV et XXXIII.
[145] Polybe, III, XVII. — Tite-Live, XXI, XV. — Voyez t. I, liv. III, chap. II et III.
[146] C'est vraisemblablement à Berga qu'Hannon avait mis en sûreté les dépôts de l'armée d'Italie. Tite-Live, XXI, LX. — Ce passage de Tite-Live montre bien que Berga était pour Annibal une base
d'opérations secondaire. — Cf. Polybe, III, XXXV.
[147] Berga est un point de haute importance ; aussi Carthaginois et Romains s'en étaient-ils longuement disputé la possession. — Tite-Live, XXI, XIX. — Cf. Polybe, III, XXXV, et t. I, liv. III, chap. VI. —
Établi à Berga, le frère d'Annibal était bien placé pour commander la ligne de l'Èbre et le littoral catalan.
[148] Tite-Live, XXI, XXIV.
[149] Polybe, III, XLI. — Tite-Live, XXI, XXIV. — Voyez t. I, liv. IV, chap. II.
[150] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXX. — Cf. liv. V, chap. III, Grenoble.
[151] Polybe, III, LI. — Tite-Live, XXI, XXXIII. — Voyez liv. V, chap. IV, Le mont Genèvre.
[152] Tite-Live, XXI, XXXIV.
[153] Polybe, III, LIII. — Tite-Live, XXI, XXXIV. — Voyez l. V. ch. IV.
[154] Voyez ci-après liv. VI, chap. I, Turin.
[155] Commentaires de Napoléon Ier, t. V, Notes sur le manuscrit venu de Sainte Hélène d'une manière inconnue.
[156] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXXI, p. 417-418, passim.
[157] Commentaires de Napoléon Ier, t. IV, Marengo, IV.
[158] Commentaires de Napoléon Ier, t. IV, Marengo, IV.
[159] Annibal avait laissé en Catalogne un dépôt de 10.000 hommes d'infanterie et 1.000 de cavalerie. — Voyez Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII. — Cf. t. I, liv. III, chap. VI.
[160] Tite-Live, XXVII, XXXIX.
[161] Silius Italicus, Puniques, XV, passim.
[162] Polybe, II, XIV.
[163] Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[164] Tite-Live, loc. cit. — L'écart est donc de 94.000 hommes.
[165] P. Orose, IV, XIV.
[166] Eutrope, III, VIII.
[167] Ap. Tite-Live, loc. cit. — Cincius accuse 80.000 hommes d'infanterie et 10.000 de cavalerie.
[168] Polybe, III, passim. — Vide infra.
[169] Voyez Wijnne, Quæstiones criticæ, p. 42 et suiv. — Lemaire, Notes sur Tite-Live. — Fragments historiques grecs, t. III, p. 06-97, de l'édition Didot.
[170] Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[171] Strabon, VI, I, 11. — Tite-Live, XXVIII, XLVI. — L'inscription de Lacinium était, comme on le voit, bilingue.
[172] Strabon, VI, I, 11 et VI, III, 5.
[173] Polybe, III, XXXV.
[174] Polybe, III, XXXV.
[175] Polybe, III, LX.
[176] Polybe, III, LX et LXIV. — Tite-Live, XXI, XL.
[177] Polybe, III, LVI.
[178] Eutrope, III, VIII. — Cf. Polybe, III, XLII. — Appien, De bello Annibalico, IV.
[179] Sur ces 20.000 hommes d'infanterie, Annibal compte 8.000 Espagnols et 12.000 Africains. (Polybe, III, LVI.) — Dans l'effectif total de 26.000 hommes (infanterie et cavalerie) ne sont
vraisemblablement pas compris les contingents alliés que l'armée s'est adjoints en route. Cette circonstance peut, ainsi que nous l'avons dit plus haut, expliquer les divergences d'appréciations et, spécialement,
le propos d'Alimentus. Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Il paraît à certains commentateurs difficile de croire que le seul passage des Alpes ait pu coûter à l'armée carthaginoise 36.000 hommes, ou même
seulement 20.000. — Non possiamo infatti credere che Annibale perdesse nel passagio una metà delf esercito ; da venti a trenta mila uomini non si perdono nel transito delle Alpi, nemmeno se levassero piu
alto il loro capo nevoso. (C. Negri, Storia politica, t. I, cap. IV.) — Il convient, à ce propos, de rectifier une petite erreur de chiffre qui s'est glissée dans l'une des plus belles pages d'une grande histoire.
Annibal, dit M. Thiers (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX), ose franchir les Pyrénées, puis les Alpes avec 80.000 hommes, dont il perd les deux tiers dans ce trajet extraordinaire... Ces nombres ne
sont pas absolument exacts. Le tiers de 80.000 est bien d'environ 26.000, mais il faut observer que, aux Pyrénées, Annibal n'avait déjà plus que 59.000 hommes, dont la moitié est de 29.500. Il ne perd donc,
des Pyrénées à Turin, qu'un peu plus de la moitié de son effectif.
[180] Mémorial de Sainte-Hélène, 14 novembre 1816.
[181] Polybe, III, LXIII et LXIV.
[182] Polybe, III, LVI et LXIII.
[183] Polybe, III, LVI et LX.
[184] Polybe, III, LIV et LX.
[185] Polybe, III, LX.
[186] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[187] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XL et XXVII, XLIV. — Appien, De bello Annibalico, IV.
[188] Polybe, III, LXI.
[189] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XL.
[190] Tite-Live, XXI, XL et XXVII, XLIV.
[191] Tite-Live, XXI, XL et XXVII, XLIV.
[192] Polybe, III, LXI.
[193] Tite-Live, XXI, XL.
[194] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX et XL.
[195] Silius Italicus, Puniques, III.
[196] Doveva Annibale ricomporre l’ esercito disordinato dopo un tanto passagio... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[197] Polybe, III, LX.
[198] Silius Italicus, Puniques, IV, v. 39.
[199] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX. — Silius Italicus, Puniques, IV, v. 39.
[200] Tite-Live, XXI, XXXIX.
[201] Voyez t. I, liv. III, chap. V.
[202] Polybe, III, LX.
[203] Juvénal, Sat. X, v. 154.
[204] Hesiodi fragmenta, fragment CIV de l'édition Didot. — Comparez Hygin, fab. 154.
[205] Héliades, passim.
[206] Hippolyte, v. 735 et suiv.
[207] Quinti, Posthomerica, liv. V, v. 625-630 ; live X, v. 192-194.
[208] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[209] Argonautiques, v. 596-606.
[210] Polybe, II, XVI.
[211] Strabon, V, I, 9.
[212] Diodore de Sicile, V, XXIII.
[213] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[214] Denys Périégète, Orbis descriptio, v. 291.
[215] Anonymi, vulgo Scymni Chii, Orbis descriptio, 395.
[216] Polybe, II, XVI. — Strabon, V, I, 9. — Diodore de Sicile, V, XXIII. — Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[217] Hérodote, Hist., III, CXV.
[218] Strabon, V, I, 9.
[219] Eustathe, Comment., 288.
[220] Eustathe, Comment., 288. — ... nome del Eridano. si usa dagli astronomi come nome d'una costeliazione dell' emisfero meridionale, rappresentata a guisa di fiume. (Barberi, Gran dizionario, t. II.)
[221] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[222] Hérodote, Hist., III, CXV.
[223] Servius ad Virg. Georg., I, 482.
[224] Ap. Pausanias, I, III, 6.
[225] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[226] Apollonius de Rhodes, Argonautiques, v. 627-928.
[227] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[228] Strabon, V, I, 9.
[229] Odyssée, XV, v. 460. — Cf. Exode, XXVIII, 19.
[230] Hist. nat., IV, XXVII ; XXXVII, XI, XII et XIII.
[231] Pline, Hist. nat., XXXIII, XI. — La théorie de Nicias provient peut-être de la ressemblance du nom de l'ambre, ήλεκτρον, avec l'un des noms grecs du soleil, ήλέκτωρ.
[232] Pline, Hist. nat., XXXVII, XI, XII et XIII.
[233] Strabon, IV, II, 1.
[234] Ούένετοι est la transcription grecque d'Ou-Anait, le peuple de la mer. Anaïs ou Anaïtis était, on s'en souvient, l'Amphitrite phénicienne.
[235] Diodore de Sicile, V, XXII.
[236] Il en fut encore de même au temps de la domination romaine ; mais alors le commerce avait pris d'autres voies. Après la ruine des Vénètes de l'Océan, les Vénètes de Vénétie recevaient l'ambre de la
Baltique par l'Allemagne et la Hongrie. Pline, Hist. nat., XXXVII, XI.
[237] Hérodote, Hist., III, CXV.
[238] Hesiodi fragmenta, fragm. CIV, ap. Hygin, fab. 154. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[239] Hérodote, Hist., III, CXV.
[240] M. d'Arbois de Jubainville analyse le mot Ήρι-δανός, qui signifierait, à son sens, prêt du matin, don du matin, fils du matin, c'est-à dire le soleil. Sous le nom d'Eridan, dit-il, on se figurait poétiquement
la lumière du soleil comme une sorte de fleuve majestueux courant de l'orient à l'occident, et versant au nord-ouest de l'Europe ses flots enflammés dans le sein de l'Océan, qui formait la limite du monde.
(Voyez le tome XXXVII des Mémoires de la Société des antiquaires de France.)
[241] Hérodote, Hist., III, CXV.
[242] Une longue discussion philologique serait ici hors de propos, mais il nous faut appeler un instant l'attention du lecteur sur la valeur très-remarquable que les idiomes préhistoriques attribuaient au
monosyllabe An. Ce son nasal impliquait, selon nous, le sens de puissance, et symbolisait la divinité, les forces de la nature, les grands accidents topographiques. Employé tantôt comme préfixe, tantôt comme
affixe ou suffixe, il semble avoir eu pour féminin le dissyllabe Ana. Voici quelques exemples tirés de la transcription grecque, latine ou moderne. La constante An ou Ana nous apparaît avec une persistance
singulière dans les noms de divinités : URANUS, VULCANUS, PAN, TARANIS, CHEITHAN, DIANA, ANAÏTIS, etc. ; dans les noms de volcans : TITAN, AIT-ANA (Etna), etc. ; de monts : BALKAN,
LIBAN, CILBIANS, GRAMPIANS, CANIGOU, CANTAL, ORIZANA, etc. ; de mers et lacs : OCEANUS, VERBANUS, LEMANUS, TANGANIKA, NYANZA, etc. ; de fleuves et rivières : ERIDANUS,
RHODANUS, DANUBE, TANAÏS, STEGANUS, GANGE, PARANA, PARANAÏBA, MARANON, TANARÔ, ANIO, ANA, SEQUANA, MEDUANA, VOLANA (branche du Pô), etc. Il nous serait facile
de multiplier les exemples ; mais ceux que nous venons de citer suffisent à démontrer combien la loi est générale. Cela posé, et aux termes de cette loi, le composé Ir'ill-ed-An signifierait bras du Puissant. Tel
est, à notre sens, le mot primitif dont la transcription a fait Ήριδανός : Eridanus
[243] Hesiodi fragmenta, fragm. CIV, ap. Hygin, fab. 154. — Phérécyde est un auteur du Ve siècle avant notre ère.
[244] Scylax de Caryanda, Périple, 19.
[245] Hérodote, Hist., III, CXV. — Pline, Hist. nat., XII, VIII.
[246] Polybe, II, XVI. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[247] Polybe, II, XVI. — Diodore de Sicile, V, XXIII. — Pline, Hist. nat., XXX, XI. — Appien, De bello Annibalico, V, et De bellis civilibus, I, CIX.
[248] On a longuement disserté sur la signification de ces deux noms Padus et Bodincus, qui paraissent impliquer la commune racine Pad ou Bod. Pline exposait que la première comportait, en celtique, le
sens de pin. (Pline, Hist. nat., III, XX.) — Cf. Aymar du Rivail, Hist. des Allobroges, XXI, trad. Macé. — Tel n'est point, à ce sujet, l'avis de Dieffenbach. Ce commentateur estime (Celtica, I, p. 169) qu'on
cherche à tort à retrouver dans Pad un mot gaulois signifiant pin. — Quant au mot Bodenk, il signifierait, en ligure, profondeur sans fond. (Pline, loc. cit.) — On croit, dit à ce propos M. Littré (Pline, édit.
Didot), retrouver dans ce mot le français bout, but, extrémité, de sorte que inc, complètement inconnu d'ailleurs, signifierait sans. On en a rapproché aussi le mot allemand BODEN, fond, sol. Comparez
encore le bas-latin podium, en vieux français pui, lequel veut dire montagne et aussi chose sur laquelle on s'appuie. — Suivant Pictet, le mot Boduos voudrait dire, en celtique, corbeau. Le nom gaulois du
fleuve proviendrait-il du fait de la multitude de corneilles croassant sur ses rives ? Le texte suivant serait assez de nature à le faire supposer : immensa alioqui finitimo Insubrium tractu examina graculorum
monedularumque. (Pline, Hist. nat., X, XLI.) — Quoi qu'il en soit, il est avéré que cette racine Pad ou Bod persiste jusques au moyen âge sous les formes de Pavus, Pau et surtout Paudus. C'est ainsi qu'on lit
: Fluvius Paudi (M. H. P. Chart. II, a. 1080), et Pons Paudi (Ordinati comunali, 1385.) — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, passim. — En somme, le nom moderne de Pô n'est que la transcription
à la fois italienne et française de la dénomination usitée en Cisalpine au temps de la deuxième guerre punique.
[249] Polybe, II, XVI.
[250] Pline, Hist. nat., III, XX.
[251] De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.
[252] Il Po nasce presso ai colle delle Traversette in fianco ai Monviso. (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica, parte III, cap. VIII.)
[253] Denys le Périégète, Orbis descriptio, v. 289.
[254] Pline, Hist. nat., III, XX.
[255] Pline, Hist. nat., III, XX.
[256] Prisciani, Periegesis, v. 279-280.
[257] Pline, Hist. nat., III, XX.
[258] Pline, Hist. nat., II, CVI.
[259] Polybe, II, XVI.
[260] ... volge a levante, nella quale dirittura prosegue fino alle foci, malgrado le numerose inflessioni... (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica, parte III, cap. VIII.)
[261] Polybe, II, XVI.
[262] Pline, Hist. nat., III, XX.
[263] Il [le Pô] a cent trente à cent trente-cinq lieues de cours. (Commentaires de Napoléon Ier, t. I. Campagnes d'Italie, chap. I. Description de l’Italie, § 4.) — ... da Saluzzo al mare, ossia su circa 500
chilometri. (Colonel Sironi, Saggio di geograjia strategica, parte III, cap. VIII.)
[264] Hésiode, Théogonie, v. 338.
[265] Pline, Hist. nat., III, XX.
[266] La sua profondità varia dai 2 ai 4 metri da Saluzzo al Ticino, nelle condizioni ordinarie, misurandone 3 presso a Valenza, 4 sotto Bassignana. Dopo il Ticino, cresce saltuariamente Faltezza delle sue
acque, e presso Stellata è di 9 metri circa. (Colonel Sironi, loc. cit.)
[267] Strabon, IV, VI, 5.
[268] Sa largeur est de 130 toises vis-à-vis Turin, de 200 toises vis-à-vis Plaisance, de 300 toises à Borgoforte, de 600 toises à Ponte-di-Lagoscuro, vis-à-vis Ferrare. (Commentaires de Napoléon Ier, I.
Campagnes d'Italie, chap. I. Description de l'Italie, § 4.) — ... letto gia piuttosto largo... Varia ne è la larghezza... 160 metri a Torino... 250 a Valenza... 470 al confluente del Ticino... 910 a Cremona. (Colonel
Sironi, loc. cit.)
[269] Strabon, IV, VI, 5. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[270] Rapidissima è la corrente del Po dalle origini fino presso a Revelto, disendendo esso di 1600 metri nello spazio di 34 chilometri ; si conserva considerevole da Saluzzo a Torino. (Colonel Sironi, loc.
cit.)
[271] Strabon, IV, VI, 5.
[272] Dopo avere recivute le acque della Sesia e del Tanaro il Po si fa piu lento... decresce gradatamente da Torino al Ticino, nel qual tratto in media scende di 0m,58 per 100 ; assai piu lento dopo il Ticino.
La discesa totale del Po da Saluzzo al mare... da la media di 0m,70 per chilometro. (Colonel Sironi, loc. cit.)
[273] Strabon, IV, VI, 5.
[274] Commentaires de Napoléon Ier, t. I. Campagnes à Italie, chap. I. Description de l'Italie, § 4.
[275] Polybe, II, XVI.
[276] Strabon, IV, VI, 5.
[277] Polybe, II, XXXII et XXXIV, passim.
[278] Strabon, IV, III, 3 ; IV, VI, 5, 12 ; V, I, 6 et 11.
[279] Pline, Hist. nat., III, XX.
[280] Pline, Hist. nat., III, XX.
[281] Pline, Hist. nat., III, XX.
[282] Polybe, II, XVI. — Pline, Hist. nat., III, XX. — ... tanta copia di acque... (Colonel Sironi, Sagqio di geografia strategica, parte III, cap. VIII.)
[283] Polybe, II, XVI. — Strabon, V, I, 5. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[284] Pline, Hist. nat., III, XX.
[285] Le piene che... si rinnovarono con tanta frequenza... (Colonel Sironi, loc. cit.)
[286] Strabon, V, I, 11.
[287] Polybe, II, XVI.
[288] Strabon, IV, VI, 5.
[289] Pline, Hist. nat., III, XX.
[290] Jornandès, De Getarum origine et rebus gestis, cap. XXIX.
[291] Pline, Hist. nat., III, XXI. — È navigabile il Po per quasi tutto il suo corso ; dopo Torino, anche con barache di grossa portata. (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica, parte III, cap. VIII.)
[292] Polybe, III, LXVI.
[293] Pline, Hist. nat., XVI, LXX.
[294] Tacite, Hist., II, XVII et XXII.
[295] L'organisation de la flottille du Rhin se rapporte au temps de Drusus l'Ancien, à qui l'on attribue l'ouverture des fossa Drusiana. (Florus, IV, XII, 26.) Cette flottille prit le nom de Classis Germanica. —
Voyez, à ce sujet, Tacite, Annales, I, LX, LXIII, LXX ; II, VI, VII, VIII et XXIII ; Hist., I, LVIII. — Cf. Orelli, inscr. 3600.
[296] La flottille du Danube (Classis Mœsica ou Pannonica) ne fut formée qu'au temps du règne de Vespasien. — Voyez Tacite, Annales, XII, XXX ; Zosime, III, X. — Cf. Orelli, inscr. 3601 et 3602 ;
Mommsen, I. R. N. 5986.
[297] Classis fluminis Rhodani. Cette flottille se tenait ordinairement en station à la hauteur d'Arles ou de Vienne.
[298] Classis Ararica Caballoduno. C'est à Chalon-sur-Saône que mouillait, le plus souvent, cette flottille.
[299] Classis Anderetianorum. Cette flottille stationnait aux abords du confluent de la Seine et de l'Oise.
[300] Les Romains entretenaient une flottille sur le lac de Côme et une autre sur le lac de Neufchâtel. Celle-ci mouillait ordinairement, sous le nom de Classis Barcarioram Ebraduni Sapaudiœ, au havre
d'Yverdun, que quelques commentateurs imprudents ne craignent pas de confondre avec Embrun en Dauphiné.
[301] Polybe, II, XVI ; III, LXXV. — Tite-Live, XXI, LVII. — Pline, Hist. Nat., III, XXI.
[302] Orelli, inscr. 3598. — Cf. Mommsen, I. R. N. 1460, 1884, 2757, 2805. — La flotte de Ravenne comprenait, vers le milieu du IIe siècle, 240 navires de guerre. (Jornandès, De Get. Orig.. cap. XXIX.)
[303] Appien, De bello Annibalico, VII.
[304] Tite-Live, XXI, LVII. — Ce nom d'emporium a persisté dans les désignations cadastrales des propriétés riveraines du Pô. Voici de ce fait deux exemples dont nous devons communication à l'obligeance
de M. le comte Pallastrelli : Anno 1116, 20 novembre. Bongiovanni Agiprando e Alchinda sua moglie ed altri vendono perfiche 21 (ectari 1,60) di terra posta nella campagna di Piacenza al di la di Trebbia, la
quale terra si chiama Ampoirola. (Notaio Bonvicino.) — Anno 1131, 11 gennaio. Investitura di pertiche 20 (ectari 1,32) di terra posta in Amporiola. (Notato Bonvicino.)
[305] Tite-Live, XXI, LVII.
[306] L'avant-garde s'empara d'un grand nombre de barques chargées de vivres, de blessés, et enfin de toute l'évacuation de Turin. (Commentaires de Napoléon Ier, t. IV. Marengo, III.)
[307] Dopo Torino, si subdivide frequentemente in diversi bracci, i quali comprendono isole generalmente sabbiose e boschive, ma non tutte stabili... le sue rive divengono affatto piatte ed unite, colla sola
eccezione del tratto corrispondente alla stretta di Stradella, ove il piede delle vicine colline muore quas alla sua sponda destra... Dal Tanaro al Ticino, le sponde sono generalmente di livello. (Colonel Sironi,
Saggio di geografia strategica, parte III, cap. VIII.)
[308] Ovide, Amours, II, 17. — Claudien, Épithalame d'Honorius.
[309] Claudien, Epithalame d'Honorius ; Epître à Sérène ; VIe consulat d'Honorius.
[310] Pline, Hist. nat., III, VII.
[311] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[312] Pline, Hist. nat., IX, XVII.
[313] Claudien, Épître à Sérène.
[314] Hesiodi fragmenta, fragm. CIV, ap. Hygin, fab. 154.
[315] Silius Italicus, Puniques, XIV.
[316] Pline, Hist. nat., XXI, XLIII.
[317] Strabon, II, V, 29.
[318] Polybe, II, III, passim, et VII, IX.
[319] Strabon, V, I, 3.
[320] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[321] Strabon, II, V, 29 et V, I, 1.
[322] Pline, Hist. nat., XVII, II.
[323] Pline, Hist. nat., VIII, LXXIII ; XIV, XXV ; XVIII, XXV et XXX.
[324] Strabon, II, I, 41.
[325] Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[326] Polybe, II, XIV.
[327] Polybe, II, XIV et XVI.
[328] Polybe, II, XIV.
[329] Polybe, II, XIV.
[330] Polybe, II, XIV.
[331] Polybe, II, XIV.
[332] Strabon, V, I, 3.
[333] Strabon, V, I, 3.
[334] Pline, Hist. nat., III, VI.
[335] Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[336] Strabon, V, I, 4.
[337] Polybe, II, XVI.
[338] Strabon, V, I, 4.
[339] Pline, Hist. nat., III, XXI ; X, XLI ; XVII, V et XXXV ; XVIII, XII, XXXIV et LVI ; XIX, III ; XXXVII, XI.
[340] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[341] Pline, Hist. nat., II, LXXXII.
[342] Strabon, VI, IV, 1. — Pline, Hist. nat., II, CVI.
[343] Strabon, VI, IV, 1. — Pline, Hist. nat., III, XXIV et XXXIII, XXI.
[344] Strabon, V, I, 12. — Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI. — Polybe, XXXIV, X, 10. — Strabon, V, I, 8.
[345] Pline, Hist. nat., XXXIV, I.
[346] Pline, Hist. nat., XXXVI, XLIV et XLVIII.
[347] Strabon, V, I, 12, et VI, IV, 1. — Plutarque, Camille, XVI. — Pline, Hist. nat., III, VI.
[348] Tacite, Hist., III, L.
[349] Pline, Hist. nat., XVII, III.
[350] Strabon, VI, IV, 1.
[351] Tite-Live, XXI, LIV.
[352] Pline, Hist. nat., II, VI et LI.
[353] Pline, Hist. nat., VII, L.
[354] Polybe, II, XIV, XV et XVII.
[355] Tite-Live, V, XXXIII.
[356] Strabon, V, I, 3, 4 et 12 ; VI, IV, 1.
[357] Pline, Hist. nat., III, VI.
[358] Plutarque, Camille, XV.
[359] Tacite, Hist., II, XVII et Annales, XII, XLIII.
[360] Gunter, Ligurinus, lib. II. — P. Valeriano, Amorum, lib. IV. — J.-C. Scaliger, Poemata varia. — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V : Storia naturale dell' agro Taurino e delle sue
adiacenze.
[361] Pline, Hist. nat., XVIII, XXIX.
[362] Pline, Hist. nat., XVIII, XII.
[363] Casteggio et Casatisma produisent un blé superbe, que le commerce cote presque à l'égal du fameux Breansa, l'œil-de-perdrix d'Odessa. La pâte que ce blé donne est d'une élasticité singulière et peut
s'étirer en fils de plusieurs mètres de longueur.
[364] Pline, Hist. nat., XVII, VI.
[365] Pline, Hist. nat., XVII, V.
[366] Pline, Hist. nat., XVIII, LXVII.
[367] Polybe, II, XV.
[368] Exactement, 37 litres 24 centilitres.
[369] Strabon, VI, IV, 1. — Plutarque, Camille, XVI. — Pline, Hist. nat., III, VI.
[370] Tite-Live, XXIII, XXIV ; XXXIV, XXII et XLII. — Frontin, Strat. I, VI, 4. — Le mot Litana est vraisemblablement la transcription d'El-Ait-Ana.
[371] Pline, Hist. nat., passim. — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V : Storia naturale dell' agro Taurino e delle sue adiacenze.
[372] Pline, Hist. nat., XII, LI.
[373] Pline, Hist. nat., XX, LIX.
[374] Pline, Hist. nat., XII, XIV, et XVI, LIX.
[375] Pline, Hist. nat., XVI, XIII.
[376] Pline, Hist. nat., XVII, XV et XXXV.
[377] Pline, Hist. nat., XIV, III, et XVII, XXXV.
[378] Pline, Hist. nat., XVII, XXXV.
[379] Pline, Hist. nat., XIV, III.
[380] Virgile, Géorgiques, II, v. 95-96. — Pline, Hist. nat., XIV, VIII.
[381] Pline, Hist. nat., XIV, IV.
[382] Pline, Hist. nat., XIV, VIII.
[383] Pline, Hist. nat., III, VI.
[384] Polybe, II, XV. — Le métrète équivaut exactement à 22lit,344.
[385] Strabon, V, I, 12. — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V.
[386] Strabon, V, I, 12.
[387] Pline, Hist. nat., XIX, II. — Risponde la regione Alliana a quel tratto di Lomellina che tra Ticino ed Arbogna... (Carlo Promis, Storia dell'antica Tortno, cap. V.)
[388] Pline, Hist. nat., XIX, XVII.
[389] Pline, Hist. nat., XXVII, XXVIII.
[390] Pline, Hist. nat., XXV, V.
[391] Plutarque, Camille, XVI. — Pline, Hist. nat., III, VI.
[392] Strabon, V, I, 12.
[393] Strabon, V, I, 4 et 9 passim. — ... le razze di cavalli nutrite dai Veneti eran celebri in Grecia ed in Sicilia. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V.) — Cf. Maffei, Verona ill., lib. I.
[394] Strabon, V, I, 12. — Polybe, II, XV.
[395] Polybe (XII, IV) expose, en tous détails, les procédés d'élevage et de garde des troupeaux cisalpins. — Notre mot bouquin vient de βυκάνη.
[396] Élien, De natura animalium, XIV, XXIX. — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. V.
[397] Pline, Hist. nat., IX, XXXIII.
[398] Polybe, II, XV. — Voyez, sur l'excellence et la variété des produits de la Cisalpine : Pline, Hist. nat., XIV, IV ; XVII, II ; XVIII, XII, XX, XXV, XXX, XLIX ; XIX, III, et passim.
[399] Diodore de Sicile, V, VI. — Pline, Hist. nat., XXI, XXXV.
[400] On est frappé de l'analogie de l'ethnique Sikel avec Mikel (Michel, M-eg-aël), nom de l'Hercule amazir'.
[401] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[402] Pline, Hist. nat., III, IX et X.
[403] Strabon, I, I, 10, et VI, I, 6.
[404] Diodore de Sicile, V, VI. — La Sicile a tiré son nom de celui des Sikels ou Sicules.
[405] Tite-Live, V, XXXV. — Pline, Hist. nat., III, XXI.
[406] Hésiode, Fragm. CXXXII, éd. Didot. — Cf. Strabon, VII, III, 7.
[407] Caton, Orig., liv. II.
[408] Strabon, IV, VI, 2.
[409] Strabon, II, V, 28.
[410] Eschyle, Prométhée, ap. Strabon, IV, I, 7.
[411] Artémidore. — Cf. Étienne de Byzance.
[412] Pline, Hist. nat., III, XXI. — ... Stefano Bizantino che disse Piacenza città ligure. (B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[413] ... quos Ombrios a Græcis putent dictos quod inundatione terrarum imbribus superfuissent. (Pline, Hist. nat., III, XIX.) — Cette étymologie est absolument puérile. Celle que proposait Amédée Thierry
(Histoire des Gaulois, t. I) nous paraît très-risquée.
[414] Pline, Hist. nat., III, XIX. — Cf. Denys d'Halicarnasse, I, XV. — Florus, Hist. rom., I, XVII.
[415] ... intorno alia derivazione degli Umbri fu disputato, chi affirmando, chi negando una origine gallica di essi, e chi tunendoli, come i Toschi, indigeni e chi no. (Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[416] Histoire des Gaulois, t. I.
[417] Antiquités romaines, Berlin, 1856.
[418] Les Celtes et leurs migrations, Leipzig, 1861.
[419] La linguistica tolse le dubbiezze, dimostrando la lingua degli Umbri esse sorella all' osca... diversa d'origine e di nature dalla celtica e dalla etrusca. (Rosa, Origini della civittà in Europa, t. I.) — Gli
Umbri si ritennero di razza osca... (Micali, Storia degli antichi popoli Italiani.)
[420] Nous avons admis ci-dessus (t. I, liv. III, ch. IV) l'opinion d'Amédée Thierry, mais sous toutes réserves ; il nous est impossible de prendre parti dans le débat.
[421] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[422] Strabon, V, II, 1.
[423] Hesiodi Fraqmenta, fragm. CCII, éd. Didot.
[424] Denys d'Halicarnasse, I, XXII, et suiv.
[425] Hérodote, Hist., I, XCIV.
[426] Strabon, V, II, 2. — Pline, Hist. nat., III, VIII.
[427] Mommsen, Hist. romaine, I, 108-111.
[428] Vannucci nella sua coscienziosa Storia d'Italia (I, 85, 115) reca le opinioni degli storici italiani, francesi e germanici intorno alle origini degli Etruschi, e conclude in favore della provenienza Asiatica di
essi. — ... la provenienza Lidia, si proclamata da tutta la antichita, confermasi dai recenti studi comparativi delle arti etrusche colle asiatiche. (B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[429] Strabon, V, II, 2. — Pline, Hist. nat., III, VIII.
[430] Pline, Hist. nat., III, VIII. — Selon cette hypothèse, le nom viendrait du grec θύειν, sacrifier.
[431] Les Etrusques avaient dépossédé les Oskes. Strabon, V, IV, 8. — Ceux-ci donnèrent aux conquérants leur propre nom, affecté du préfixe Ta, lequel implique un sens d'infériorité honteuse. Les
Etrusques se donnaient aussi le nom de Rasènes, dans lequel on retrouve facilement la racine sémitique Ras, tête.
[432] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[433] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[434] Strabon, V, I, 10.
[435] Polybe, II, XVII.
[436] Tite-Live, V, XXXIII.
[437] Pline, Hist. nat., III, XX. — Tite-Live, XXXVII, LVII ; XXXIX, LV. — Pline, Hist. nat., III, XX et XXIII.
[438] Tite-Live, I, II.
[439] Vuolsi che gli Etrusci giungessero fino alla Trebbia. (Micali, Storia degli antichi popoli Italiani, I, 109.)
[440] ... l'antica alleanza dei due popoli si continuo nelle nuove sedi, alia quale anche i Liguri s' erano accostati. (Galvani, Discorso dell genti e delle farelle loro in Italia ; archiv. stor. ital. vol. XIV, p. 49-76.)
[441] Strabon, V, I, 10. — ... la grassezza del terreno, le accumulate dovizie, la pace incontrastata, ammollirono la tempera di genti già bellicose... (B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[442] Polybe, II, XVII. — Tite-Live, V, XXXIII, et XXXVII, LVII.
[443] ... i Toschi non sostennero la gagliardia dei sopravvenuti ; e allora, parle ripararono ai luoghi murati ; parte salendo alle Alpi retiche, diedero vita al Tirolo italiano ; e altri prendendo gli Apennini e
trafugandosi ai Liguri, con essi mescevansi. (Galvani, Discorso delle genti, p. 79.)
[444] Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[445] Strabon, V, I, 10.
[446] Strabon, V, I, 10.
[447] Tite-Live, V, XXXV. — Ma la piena Gallica, più e più ingrossando, travolgeva le impotenti difese, e presto anche le genti Umbrc furono respinte. (B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[448] Tuttavia e Toschi ed Umbri non andarono totalmente dispersi, ma a brani nel vasto spazio tra le Alpi e l'Apennino stettero commisti ai vincitori, quasi isole di civiltà in un mare di barbarie. (B.
Pallastrelli, loc. cit.)
[449] Benchè... ancora si mantenesse qui la lega dei Liguri, degli Umbri e dei Toschi, pare che i Liguri non sovvenissero ai soci... (Micali, Storia degli antichi popoli Italiani, III, 52.)
[450] ... nel paese avente per iimiti l'Orco, il Po e la curva dell' Alpi Taurine. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[451] Polybe, III, LX.
[452] Tite-Live, XXI, XXXIX. — ... la nazione o tribù de' Taurini aveva, secondo l'uso barbarico, una città sola... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. II.)
[453] Ni Polybe ni Tite-Live ne donnent le nom de la capitale des Taurini, mais Appien la désigne nettement sous celui de Ταυρασία. Ici Carlo Promis craint qu'Appien n'ait fait confusion : ... confuzione
colla Taurasia sannitica ricordata nell' iscrizione di Scipione Barbato. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. II.) On voit, en effet, au musée du Vatican le sarcophage de Scipion le Barbu, l'un des
aïeux de l'Africain, et la pierre porte cette inscription :
TAVRASIA CISAVNA
SAMNIO CEPIT—SVBIGIT
OMNE LOVCANA
Il s’agit bien, en ce cas, d'une ville samnite ; mais rien ne prouve qu'Appien ait confondu celle-ci avec la capitale des Taurini. A notre sens, il y a simplement homonymie : Taurasia (Thôr-Ras) signifie tête de
la montagne, et peut désigner toute ville placée dans les conditions topographiques alors remplies par Turin et la ville du Samnium. Les inscriptions nous font connaître quelques variantes onomastiques. On
rencontre, en effet, les dénominations : [civitas] Augustanorum, Taurinensium ou Taurinatium ; civitas Taurina ou Tauriana. Sous l'Empire, la place fut ordinairement désignée sous les noms d'Augusta
Taurinorum et de Taurinum. Nell' età imperiale la nostra patria dicevasi volgarrcente Taurinum. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[454] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[455] ... occupasse uno spazio quasi orizzontale proseguito indefinitamente a aponente e mezzogiorno, limitato a levante e notte da due erti ciglioni rettilinei e paralleli agli alvei del Po et della Dora, dai quali
distavano circa un chilometro. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VII.)
[456] Giona de Suze, Vie de saint Attala, ap. Mabillon, Acta SS. ordinis S. Benedicti, vol. II, p. 117.
[457] ... quella [tribu] de' Secusini, la cui valle a cavalier di Torino, avendo nel Monginevra il più facile accesso alle Gallie, fu forza dai Taurisci venisse occupata. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino,
cap. I.)
[458] Strabon, IV, VI, 5.
[459] Strabon, IV, VI, 5.
[460] ... notato che degli abitatori di val di Susa, prima di Donno, non si ha anotizia. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[461] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[462] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[463] Strabon, V, I, 3.
[464] Strabon, IV, VI, 7. — Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Dal Cremonis jugum e dall' Alpe Graia [Piccolo San Bernardo] giù per la Dora Baltea al Po stavano i Salassi. (Carlo Promis, Storia dell' antica
Torino, cap. I.)
[465] Pline, Hist. nat., XVIII, XLIX.
[466] Strabon, IV, VI, 7.
[467] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[468] Pline, Hist. nat., III, VI et XXI.
[469] Strabon, IV, VI, 7. — Pline, Hist. nat., III, XXI.
[470] Pline, Hist. nat., III, XXI. — ... il nome gallico, statogli conservato dai Romani, di Eporedia... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VI.)
[471] L'origine de Chivasso n'est pas connue ; l'étymologie de son nom ne l'est pas davantage, parce que les historiens romains et les anciens géographes n’en font pas mention, et les différentes manières dont
les écrivains du moyen âge l'ont écrit nous embarrassent. Les uns l'ont appelé, en latin barbare, Clavasium, qui, par corruption, serait devenu Chivasso ; d'autres l'appelèrent Civas, venu peut-être par
contraction de Civitas ou de l'augmentatif Civitasso... Sa situation et la qualité de son sol ne nous permettent pas de douter que ce lieu fût habité avant même que les Romains fussent maîtres de la Gaule
cisalpine. (Denina, Tableau historique de la haute Italie, section 8, § 1.) — Le nom de Chivasso n'est, à notre sens, qu'une transcription de Ki-ou-Ass, signifiant littéralement : du pays des Ass. Et il faut
observer ici que le nom de Salassi n'est peut-être aussi lui-même qu'une transcription d'aël-Ass, famille des Ass.
[472] L'origine de ce nom n'est point difficile à découvrir. On sait, en effet, que les Cisalpins appelaient le Pô Bodenk ; dès lors, on voit que Bodenk-m-ag signifie littéralement : un des enfants du Pô, c'est-à-
dire un centre de population établi sur la rive du fleuve.
[473] Pline, Hist.nat., III, XX. — Si i Taurini quando sulla sua destra fondarono Bodincomago nella Liguria Padana. — Stava Bodincomago quasi dirimpelto alia foce di Dora Balica. (Carlo Promis, Storia
dell' antica Torino, cap. I et VI.) — Cf. Ricolvi, Sito d'Industria ; Gazzera, Bodincomago ; Denina, Tableau historique de la haute Italie.
[474] Pline, Hist. nat., III, XX.
[475] Pline, Hist. nat., III, XX.
[476] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 70 et 103.
[477] Icti Muli ; quia Icti cujusdam viri nobilis muli hic stabulati fuerint. (Cluverii, Italia antiqua.)
[478] Bonino Mombrizio... pretende, che quivi quindeci mila uomini abbiano combattuto contro di Annibale : vinsero, e poi furono vinti, onde a quel territorio resto il nome di Victumulii. (Durandi, Dell'
antica condizione del Vercellese, art. II.)
[479] E molto verisimile clie gl' Ictumuli fossero cosi detti perchè nel loro bosco sacro, in occasione de' consueti loro sacrifizj, riuscissero buoni ballerini, ed in oltre con agilita si accompagnassero col
suono... — ... si potrebbe conghietturare che gl' Ictumuli fossero cosi detti dalla prontezza con cui lavoravano nolle miniere. (Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. II.)
[480] Diodore de Sicile, XXV, XVII. — ... celtiberica città di Victomela, perita come Sagunto or sono XXI secoli, con codesto nome concordando l'anonimo Ravennate che l'appella civitas Victimula. (Carlo
Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VI.)
[481] Il nome degl' Ictumuli non fu adunque solamente proprio del monte, che ne bassi tempi si disse Vittumulo, ne di un qualche loro borgo cosi appellato, ma furono essi un popolo, ch' ebbe il proprio
territorio, o distretto nell agro Vercellese. (Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. II : Degl' Ictumuli.)
[482] Tite-Live, XXI, XLV. — Strabon, V, I, 12. — Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[483] I Victimuli od Ictimuli, abitanti la regione aurifera del Vercellese. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VI.)
[484] ... dalle prime colline superiori ai territori de Piverone, Masino e Moncrivello a ponente, e mezzodi tirando una linea, che poscia pieghi a levante e comprenda il territorio di Santià, e di qui tirando un'
altra linea a settentriono sin quasi al fiume Cervo, che termini pero alquanto di quà da Biella : tutto il tratto compreso nelle predette linee apparteneva agl' Ictumuli. (Durandi, loc. cit.)
[485] Stanziavano codesti Ictimuli o Victumuli nel tratto estendentesi tra Dora Baltea et Sesia sino all' Elvo ed al Cervo in pianura collinosa... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[486] Santià... luogo principale degl' Ictumuli... compreso nel territorio Vercellese. (Durandi, Dell antica condizione del Vercellese, art III.)
[487] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[488] Strabon, IV, VI, 8.
[489] Erano... propaggini de Taurisci. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[490] Strabon, IV, VI, 6.
[491] César, De bello Gallico, IV, X. — Pline, Hist. nat., III, XXIV. — ... Scendendo dal monte Rosa tenevano i Leponzi val di Sesia ed i monti che comandano il Verbano, giuntovi un tratto dell' Alpi
Elvetiche e le fonti del Reno. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[492] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[493] Pline, Hist. nat., III, XXIV. A ce compte, le nom d'Euganei procéderait des mots grecs εΰ, bien, et γένος, race ; il impliquerait ainsi le sens de race illustre. Cette étymologie est absolument puérile, et il
convient d'en chercher une autre. Or les Euganei portaient aussi le nom d'Agauni ou Agoni, et l'on sait, d'autre part, que le mot Agaun avait la signification de rocher. — Agaunum accolas interpretatione
Gallici sermonis saxum dicunt. (Bollandistes, 22 septembre, Actes des martyrs de la légion Thébéenne.) — ... la voce Agoni valendo in Celtico rupe o sasso... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
Cela étant, nous donnerons volontiers au mot Euganei le sens d'habitants des rochers des Alpes.
[494] Tite-Live, I, I.
[495] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[496] Polybe, II, XV.
[497] Pline, Hist. nat., III, XXIII et XXIV.
[498] Tite-Live, I, I.
[499] ... le rive del lago d'Orta e le falde occidentali de' monti Novaresi. — Agoni sotto l' Alpi Novaresi. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I, passim.)
[500] Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[501] Strabon, IV, VI, 6 et 8. — Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[502] Strabon, VII, I, 5. On trouve dans le mot Rezie une assonance de Rasènes, le nom national des Etrusques.
[503] Strabon, IV, VI, 6.
[504] Strabon, IV, VI, 6. — Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[505] Strabon, IV, VI, 8. — Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[506] Strabon, IV, VI, 6.
[507] Strabon, IV, VI, 6. — Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[508] Pline, Hist. nat., III, XX.
[509] Strabon, IV, VI, 9.
[510] Pline, Hist. nat., III, XXVIII.
[511] Pline, Hist. nat., III, XXII.
[512] Strabon, VII, I, 5. — Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[513] Strabon, IV, VI, 8. — Pline, Hist. nat., III, XXIV.
[514] Strabon, IV, VI, 9.
[515] Strabon, IV, VI, 6 et 8.
[516] Polybe, II, XVII.
[517] Tite-Live, XXI, XXXV. — Pline, Hist. nat., III, XXI.
[518] Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Pline, Hist. nat., III, XXI.
[519] Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Osservo intanto che i Libici se distesero anticamente dal fiume Ticino sino ai Salassi e Taurini da levante a ponente, tra ie Alpi e il Po da settentrione a mezzodi. (Durandi,
Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.)
[520] Tite-Live, V, XXXV. — Si denomina tuttavia Lomellina il tratto di paese situato tra il flume Tesino ed il torrente Gogna. (Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. III.) — Le nom de
Lomelline, qui vient du latin Laumellum, implique évidemment la racine Λαίοι, Lai. Quant à la composante mel, ce serait, dit-on, un vieux mot ligure signifiant collare di cane. — Fu probabilmente cosi
chiamata questa bellissima regione, per dinotare come tre fiumi da ogni suo lato la cingono. (P. Portalupi, Storia della Lomellina et del principato di Pavia, Lugano, 1756.) — Cf. Giovanni Tagliacarne, La
Lumellina antica e moderna, Turin, Imprimerie royale, 1846.
[521] ... Questi popoli erano i Libici ed i Levi, cioè i Vercellesi, Novaresi e Pavesi. (Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.)
[522] A MEDIOLANO ARELATE PER ALPES COTTIAS.
M.
Carbantia "
P
M.
Rigomago XII
P
M.
Quadratis XV
P
M.
Taurinis XXIII
P
(Itinéraire d'Antonin.)
[523] Quelques commentateurs voient dans le mot Bantia une variante des leçons Bautia, Bautica, Baltea, tous noms procédant du radical Bod, le Pô. L'expression Carbantia (Ker-Bautia) impliquerait, à ce
compte, la signification de ville du Pô. Mais il faut observer qu'il existait dans le monde antique plus d'une ville désignée sous le nom de Bautia. — Polybe, V, CVIII. — Tite-Live, XXVII, XXV. Aujourd'hui
encore, on rencontre en Afrique nombre de centres de population appelés Banzas, forteresses. Le composé Kerbantia impliquait peut-être la signification de ville forte.
[524] Pline, Hist. nat., III, XXI. — ... il nome della nostra città era in uso anche presso altri popoli di nazione Celtica. — ... il nome di questa città voglia esprimere qualche impresa militare, e più
precisamente qualche atto di difesa. (Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.)
[525] Pline, Hist. nat., III, XXI. La ville avait pris le nom du cours d'eau voisin, lequel s'appelait Agogna, c'est-à-dire nourrice issue des rochers, et aussi Novara (No-ou-ara, rivière-refuge).
[526] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[527] I Libici o Vercellesi si chiamarono Insubri, perchè crano nella clientela di questi. — Libici e Levi erano clienti degl' Insubri, percio questi popoli furono sovente compresi sotto il nome de' loro capi.
(Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.)
[528] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXVIII et XXXIX.
[529] Polybe, II, XVII et XXXII.
[530] Polybe, III, LVI.
[531] Strabon, VII, I, 5. Vide supra.
[532] Polybe, II, XVII. — Plutarque, Marcellus, III.
[533] Strabon, V, I, 6. — Plutarque, Marcellus, VII.
[534] Tite-Live, V, XXXIV. — Pline, Hist. nat., III, XXI.
[535] Strabon, V, I, 6. — Plutarque, Marcellus, VII.
[536] Tite-Live, V, XXXV.
[537] Tite-Live, V, XXXV, et XXXII, XXX. — Pline, Hist. nat., III, XXIII.
[538] Strabon, V, I, 9.
[539] Polybe, II, XVII.
[540] ... dalla sinistra del Mincio... il pacse de' Veneti è semprc indipendente... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I.)
[541] Polybe, II, XVII.
[542] Jornandès, De Gothorum origine et rebus gestis, XXIX. A notre sens, Ούένετοι est la transcription d'Ou-Anaït, le peuple d'Anaït ou Anaïtis, l'Amphitrite phénicienne.
[543] Polybe, II, XVII.
[544] Tite-Live, I, I ; Strabon, IV, IV, 1, et V, I, 4 ; Pline, Hist. nat., III, XXIII, et VI, II.
[545] Strabon, IV, IV, 1 et V, I, 4.
[546] Polybe, II, XVI. — I Liguri, innanzi che dalle Alpi scendessero le orde galliche, tenevano spaziosamente i due versanti dell' Appennino : da mezzodi giungevano al mare, da levante all' Arno, da
settentrione alle Alpi. (Micali, Storia degli antichi popoli Italiani, I, 81.)
[547] Strabon, V, I, 4.
[548] Strabon, V, I, 1 et V, II, 5. — Pline, Hist. nat., III, VII.
[549] Strabon, II, V, 28.
[550] Pline, Hist. nat., III, XX.
[551] Pline, Hist. nat., III, VII.
[552] ...i loro confini furono : a ponente le Alpi ed il Varo ; a settentrione, il Po ; a levante, la Magra ; a mezzodi, il mare ; e verso Casteggio conterminavanti coi Galli. — Da occidente ad oriente, dal Varo al
Bolognese tennero le vette Appennine e qualche poco il piano, ma non dovunque con stabile dimora. (B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.)
[553] Tite-Live, XXVIII, XLVI ; XXX, I.
[554] Pline, Hist. nat., III, VII. — Nous avons eu déjà l'occasion de remarquer le fréquent usage que la géographie ancienne faisait du mot Valentia, employé comme nom de lieu. C'était même, dit-on, le nom
secret de Rome. Voy. Pline, Hist. nat., III, IX, et les notes de Littré, de l'édition Didot.
[555] Dertona, Der-town, la ville du torrent [de la Scrivia]. — Marcien d'Héraclée, I, 2.
[556] Iria, vicus Iria, Bog-iria. Cf. Bokhara, Boghar, etc. — ... Liguri Iriates. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[557] Clastidium, Ki-Asti-town. — Tite-Live, XXXII, XXIX.
[558] Polybe, II, XVII, XXXII et XXXVIII. Ana-am-ara, mot à mot : peuple de la rivière nourrice, c'est-à-dire riverain d'un cours d'eau arrosant une vallée fertile.
[559] Polybe, II, XXXIV.
[560] Polybe, II, XVII et XXXII. — ... Stanza gli Anani dove sorse poi Piacenza, confinati a levante dai Boi, a ponente più o meno da Casteggio, a settentrione dal Po, a mezzodi dagli Appennini. (B.
Pallastrelli, La citta d'Umbria, cap. III.)
[561] Polybe, II, XVII et XVIII. — Strabon, V, I, 10.
[562] Polybe, II, XVII.
[563] Polybe, III, XVII. — Strabon, V, I, 10.
[564] Strabon, V, I, 10.
[565] Pline, Hist. nat., III, XX.
[566] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[567] I Boi, lambendo le radici di questi monti [Appennini] tenevano dal Taro fin oltre Bologna... — I Lingoni procedettero verso la Padusa ed il mare, limitandosi coll'Utente... — I Senoni... ebbero le terre
tra questo flume [Utens] e l' Esi, cogli Appennini a destra ed il mare a mancina. (B. Pallastrelli, La citta d'Umbria, cap. III.)
[568] Tite-Live, XLI, XVI.
[569] Pline, Hist. nat., III, XX.
[570] Strabon, V, I, 6 et 10. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[571] Polybe, III, XIX. — Strabon, V, II, 10. — Pline, Hist. nat., III, XIX.
[572] Tite-Live, XXVII, XLVI.
[573] Velleius Paterculus, Hist. rom., I, XV, et II, XV.
[574] Strabon, V, I, 11.
[575] Pline, Hist. nat., III, XX.
[576] Polybe, III, LVI.
[577] Polybe, III, LXXXVI.
[578] Pline, Hist. nat., III, XX.
[579] Plutarque, Marcellus, VI.
[580] Polybe, II, XI.
[581] Velleius Paterculus, Hist. rom., I, XIV.
[582] Polybe, III, XL. — Comme on le voit, Polybe attribue aux Romains la création de Plaisance, mais il est vraisemblable que ce centre de population préexistait à la conquête romaine. Quant au nom de la
ville, peut-on croire qu'il soit de l'invention d'un agent du gouvernement de Rome ? Nous ne le pensons pas. Suivant Denina (Tableau de la haute Italie) et Nisard (Notes sur Tite-Live, édition Didot),
Plaisance aurait été ainsi appelée a raison de sa situation agréable, a placendo. Une telle étymologie nous semble plus que risquée ; nous voyons, dans le nom de Πλακεντία, la racine celtique Kent,
accompagnée du préfixe pia, lequel se retrouve, sous forme de suffixe, dans le nom de Pavie, Pad-pia.
[583] Strabon, V, I, 11.
[584] Tite-Live, XXX, XIX. —Pline, Hist. nat., III, XX.
[585] Polybe, II, XII.
[586] Tacite, Hist., III, XXXIV.
[587] Velleius Paterculus, Hist. rom., I, XIV. — Tacite, Hist., III, XXXIV.
[588] [Colonis] Cremona. (Pline, Hist. nat., III, XXIII.) — Polybe estime que la colonie dut son nom de Crémone aux Romains (Polybe, III, XL.) L'origine de cette désignation nous semble de beaucoup plus
ancienne ; le nom préexistait certainement, comme la ville elle-même, au temps de l'occupation romaine. — Cf. Cremonis jugum. (Tite-Live, XXI, XXXVIII.)
[589] Tite-Live, XXXI, XLVIII.
[590] Tite-Live, XXXVII, LVII.
[591] Pline, Hist. nat., III, XIX.
[592] Tite-Live, XXXIX, LV. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[593] Tite-Live, XXXIX, LV. — Pline, Hist. nat., III, XXII.
[594] Strabon, V, I, 8.
[595] Pline, Hist. nat., III, VII. Elle fut dite plus tard Italica Iulia Dertona. (Voy. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VI et inscr. n° 139.)
[596] Polybe, II, XV. — Strabon, V, I, 12.
[597] Polybe, II, XV.
[598] Polybe, II, XVII. — Strabon, II, V, 28.
[599] Polybe, II, XVII et XIX.
[600] Polybe, III, XVII. — Strabon, V, II, 1. — Tite-Live, XXXIII, XXXVI.
[601] Strabon, V, I, 12. Plutarque, Camille, XVI.
[602] Plutarque, Camille, XVI.
[603] Tacite, Hist., II, XVII. — Strabon, V, I, 7.
[604] Tite-Live, XXXII, XXX.
[605] Strabon, V, I, 11.
[606] Tite-Live, XXXII, XXIX ; XXXIII, XXXVII.
[607] Tite-Live, XXXIII, XXXVI.
[608] Tite-Live, XXXIII, XXXVII.
[609] Tite-Live, XXXIII, XVXXVII ; XXXVI, XL.
[610] Revue numismatique, 1861, p. 325.
[611] Statère dit Regenbogen Schüsselchen. M. de Longperier pense que ce type n’est que le résultat de la transformation du statère macédonien de Philippe. N. (F. S. S' G.) — M. Ch. Robert semble avoir
démontré que le groupe si intéressant des monnaies connues des Allemands sous le nom de Regenbogen Schüssclchen provient directement des Boïes ; que les plus anciennes de ces monnaies ont été frappées
dans l'Italie subalpine avec l’or que roulaient les torrents des Alpes. L'éminent Promis en a fait connaître quelques types nouveaux trouves en Lombardie, et très-remarquables en ce qu'ils sont accompagnés de
légendes.
[612] Polybe, II, XXXII.
[613] Tite-Live, XXXIII, XXXVI ; XXXVI, XL.
[614] Tite-Live, XXXVI, XL.
[615] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVI.
[616] Strabon, V, I, 7.
[617] Strabon, V, I, 7.
[618] Strabon, V, I, 7.
[619] Cicéron, In Pisonem.
[620] Polybe, II, XV. — Tite-Live, XXI, LXII.
[621] Polybe, II, XV. — Tite-Live, XXI, XVI.
[622] Polybe, III, XXXII.
[623] Strabon, V, II, 5.
[624] Appien, De bello Gallicis, I, I.
[625] Tite-Live, XXXIII, XXXVI.
[626] Tite-Live, XXXV, V.
[627] Tite-Live, XXX, XVIII ; XXXI, XXI ; XXXII, XXX ; XXXIII, XXXVI ; XXXV, V ; XXXVI, XXXVIII.
[628] Polybe, II, XXXII.
[629] Polybe, II, XXXII.
[630] Essendo la gallica dea de' cavalli Epona rammentata in moite lapidi. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. VI.) — Cf. Orelli, inscr. 402, 1792, 1793.
[631] Tite-Live, XXI, XXV.
[632] Tite-Live, XXI, XLVI.
[633] Tacite, Hist., I, LIX et LXIV.
[634] Strabon, IV, VI, 2.
[635] Polybe, II, XXXII.
[636] Polybe, II, XXVIII.
[637] Tite-Live, XXXIII, XXXVI ; XXXVI, XL.
[638] Polybe, III, LXII, CXIV.
[639] Polybe, XXIX, VI. — Strabon, IV, VI, 2.
[640] Polybe, II, XXIII. — Tite-Live, XXXI, XXI ; XXXII, XXX ; XXXIII, XXXVI ; XXXV, V ; XXXVI, XXXVIII.
[641] Strabon, V, I, 7.
[642] Polybe, II, XXIII, XXIV, XXXII. — Strabon, V, I, 9. — Cf. Carlos Promis, Storia dell' antico Torino, c. II.
[643] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, LII.
[644] Tite-Live, XXVII, X.
[645] Polybe, III, LX.
[646] Tite-Live, XXI, XXXIX.
[647] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XXX.
[648] Carthage enrôlait déjà des Ligures au temps de la première guerre punique et de la guerre de Libye. (Polybe, I, XVII et LXVII.) Annibal avait lui-même en Espagne des mercenaires ligures. (Polybe, III,
XXXIII.)
[649] Saint-Augustin, éd. Gaume, t. II, Epist. cl. I, n° 17.
[650] Silius Italicus, Puniques, liv. III.
[651] Silius Italicus, Puniques, liv. III.
LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.
CHAPITRE PREMIER. — TURIN.

Après avoir dûment fêté l'heureuse arrivée de Bostar, dont il avait si bien préparé la mise en scène, Annibal reprit l'étude, un instant interrompue, des
cartes et des mémoires que lui avaient remis ses agents. S'attachant à tirer de ces données descriptives toutes les conséquences militaires pratiques, il
esquissa sans retard son plan d'opérations.
Quelles conclusions formula-t-il alors en son esprit ? Quelles furent sur ce canevas les lignes d'axe de ses projets ? C'est ce qu'aucun document ne nous
laisse entrevoir ; aussi n'est-il possible d'essayer à cet égard qu'une simple restitution idéale. C'est dans cette voie seulement que nous avons dirigé nos
efforts ; étant donnés les faits dont on trouvera ci-après le récit, nous supposons que le jeune général a pu résumer ainsi qu'il suit ses appréciations :
L'échiquier stratégique de la haute Italie a pour limites naturelles la majestueuse ceinture des Alpes, la mer Ligurienne, l'Apennin toscan et l'Adriatique.
Au point de vue des opérations carthaginoises, dont la place de Rome est l'objectif suprême, on peut comparer ce théâtre à un immense ouvrage de
fortifications, dont les Alpes représenteraient le parapet, et les plaines cisalpines le terre-plein. La gorge correspondrait à la région d'accès de la
Péninsule, à la zone qui forme soudure entre celle-ci et le continent, et qui, étranglée entre deux mers, se trouve ainsi, de part et d'autre, solidement
appuyée. De cette disposition des lieux il résulte qu'un envahisseur parti, comme Annibal, de la vallée du Rhône et courant sus au cœur de l'Italie, doit se
heurter nécessairement et successivement à trois obstacles d'importance majeure : les Alpes, le Pô, l'Apennin. Le parapet des Alpes vient d'être, non sans
peine, enlevé ; il reste à franchir un grand fleuve, puis une chaîne de hauteurs, un large fossé d'eau courant au pied d'un autre mur d'escarpe. (Voyez la
planche IX.)

Dès qu'on aborde l'étude des propriétés de ce fossé géant, l'œil est frappé d'un accident topographique extrêmement remarquable, dont l'importance
appelle et domine l'attention. On observe que le massif de l'Apennin ligure, épanouissant jusqu'aux bords du Pô les ramifications des bases de ses
contreforts, engendre, du fait de cette tangence, un défilé fameux, connu des généraux de notre âge sous le nom de Stretta di Stradella. Cet étroit boyau
partage le cours du fleuve en deux grandes sections : l'une, dite du Pô supérieur, comprise entre les sources et cette Stradella ; l'autre, du Pô inférieur,
entre ladite Stradella et l'embouchure. Si l'on suit, d'autre part, le cours du Tessin et qu'on veuille remarquer que ce grand affluent conflue au Pô à
hauteur même de la Stretta, on verra que l'échiquier stratégique de la haute Italie se décompose naturellement en deux échiquiers secondaires d'inégale
étendue : l'un, du Pô supérieur, ou échiquier occidental ; l'autre, du Pô inférieur, ou oriental.
Ces circonstances topographiques déterminent implicitement la situation d'une armée d'invasion vis-à-vis des forces de la défense. L'envahisseur qui
descend des Alpes se sent fatalement attiré vers le Pô ; c'est ce fleuve, en effet, qui constitue le premier obstacle ; c'est cette ligne qu'il faut couper et
couper en un point du segment qui correspond à la région d'accès de la Péninsule.
Or, la section du Pô couvrant la gorge formée par la chaîne Apennine court de Plaisance à Ponte-di-Lagoscuro, dernier point de passage en aval. L'armée
qui pénètre en Circumpadane ne peut avoir pour premier objectif que cette portion de fossé, mesurant environ 160 kilomètres de longueur ; qu'elle
emporte l'obstacle ainsi délimité et, retrempée dans des eaux vivifiantes, elle est aussitôt assez vigoureuse pour insulter victorieusement[1] le boulevard
montagneux qui protège, en dernier ressort, l'entrée de l'Italie péninsulaire.
La ligne du Pô est, en même temps, la grande base d'opérations de la défense. Se maintenir le plus longtemps possible à cheval sur le fossé d'eau vive qui
barre tous les chemins d'invasion, conserver son entière liberté d'action sur l'un ou l'autre des deux échiquiers, y prolonger alternativement ou
simultanément sa résistance, telle est la préoccupation du défenseur du sol de l'Italie.
Or, pour en arriver à ses fins, ce défenseur dispose, entre la mer Ligurienne et l'Adriatique, d'une position centrale, excellemment propice à toute espèce
de manœuvres. Cette position est celle de la Stradella ou, comme l'appellent les Italiens, de Pavie-Stradella-Plaisance ; elle est la base indiquée de toutes
les opérations militaires qui peuvent s'exécuter sur l'échiquier de la haute Italie.
D'où vient que le défilé, marié à la rive gauche du Pô depuis la Scrivia jusqu'à la Trebbia, jouit d'une telle propriété ? Située à égale distance de Gênes et
du lac Majeur, de l'Adriatique et du mont Viso, la position Pavie-Stradella-Plaisance, qui soude le Pô à l'Apennin, occupe, si l'on peut s'exprimer ainsi, le
centre de gravité de l'échiquier. Ainsi dotée du pouvoir d'un libre rayonnement en tous sens, elle est bien à cheval sur le fleuve, puisque les hauteurs dont
elle est encaissée, de la Trebbia au Tidone, se conjuguent avec la place de Pavie et la tête de pont de Plaisance, pour assurer la défense des deux rives.
Elle correspond enfin à la distance minimum du pied des Alpes à celui des Apennins, à cet étranglement de la grande vallée circumpadane où doivent
nécessairement venir se concentrer les forces ennemies qui descendent du mont Genèvre. Géographiquement, on le voit, la position est établie dans les
meilleures conditions possibles ; elle est, de plus, à peu près inexpugnable. Adossée, en effet, à la montagne, elle ne peut être tournée ni par la Staffora,
ni par la Trebbia. Toute tentative dirigée par le sud dans l'une de ces voies tomberait dans le rayon d'action de Plaisance, qui exerce sur le défilé un
commandement stratégique indiscutable. Pour tourner la position par le nord, l'envahisseur doit prendre le parti de manœuvrer en cercle au large, de
passer la Sesia ou le Pô, puis le Tessin, pour aller encore passer le Pô en aval de Plaisance. Et, durant cette manœuvre délicate, compromettant
singulièrement ses communications, il présente sans cesse le flanc à un adversaire dûment concentré, bien embusqué à la Stradella ; il court les dangers
les plus sérieux. Si l'envahisseur se résout à dessiner une attaque de front, s'il tâte l'entrée du défilé par Tortone et Voghera, sa situation n'est pas
meilleure, car l'adversaire peut encore le prendre de flanc ou de revers par les vallées de la Scrivia ou de la Staffora, qui, toutes deux, communiquent
avec la Trebbia. Enfin, point important à noter, le défenseur ne peut être bloqué dans la position qu'il occupe ; il ne saurait y être réduit à des extrémités
fâcheuses, attendu qu'il communique avec Chiavari et la Spezzia par les vallées de la Trebbia et de l'Aveto, et que, par conséquent, ses ressources
peuvent être considérées comme étant presque inépuisables.
Pour l'assaillant, il lui est impossible de se soustraire à l'action directe de la Stradella. Sur la rive droite, en effet, c'est un nœud de communications ; c'est
une section commune à toutes les routes qui mettent en relations la Ligurie et l'Émilie. Sur la rive gauche, les forces envahissantes peuvent, il est vrai, se
tenir à distance, suivre le pied des Alpes, chercher, par delà le Tessin et en aval de Plaisance, un point où il leur soit loisible de passer tranquillement le
Pô ; mais, à mesure qu'elles s'enfoncent ainsi dans l'échiquier oriental, elles s'éloignent de l'Emilie, de l'Apennin, de l'Italie péninsulaire, et cet
éloignement ne peut être que momentané. Il faut bientôt qu'elles reviennent sur leurs pas et se rapprochent ainsi de Plaisance. Il suit de là que toutes les
lignes d'opérations qu'on peut concevoir tracées sur l'échiquier occidental viennent concourir dans l'étroit intervalle Pavie-Stradella ; que la position
militaire de Pavie-Stradella-Plaisance doit nécessaire- ment être emportée ou paralysée par tout assaillant sérieux ; que cette position, unique point
d'appui de l'échiquier du Pô supérieur, peut, à la rigueur, être considérée comme le seul point stratégique de la haute Italie.
En somme, ce corridor de la Stradella occupe le premier plan d'une scène où se frappent tous les dénouements. Ce couloir étranglé semble remplir
l'office d'un long tube d'appel qui aspire l'envahisseur ; au défenseur il offre un abri sûr, et, pour employer une des figures chères à l'antiquité, il
représente bien l'antre d'un monstre polycéphale, d'un dragon commis à la garde de l'Italie péninsulaire.
Tel est le fait important que défend de méconnaître l'histoire des luttes qui, de tout temps, se sont engagées sur le terrain des plaines cisalpines. Il serait
assurément difficile d'interroger à ce sujet les périodes nébuleuses durant lesquelles les premiers courants ethnographiques cherchaient à se frayer un lit ;
mais la physionomie caractéristique des noms de Plaisance, de Pavie et de Casteggio[2] atteste irréfutablement l'antiquité de l'occupation des points vifs
de la Stradella. Après les Sikels et les Celtes, les Ligures ont possédé ces positions si favorables de Casteggio[3], de Pavie[4], de Plaisance[5] ; puis vint le
tour des Gaulois transalpins ; ce sont les Anamans qui furent les maîtres de Casteggio[6], c'est-à-dire de l'un des débouchés de la Stretta. Ainsi, dès la nuit
des âges, le défilé tenait un rôle, et des peuples rivaux s'en disputaient la possession.
Le premier épisode qui appartienne réellement à l'histoire s'accomplit en 222, quatre années seulement avant la deuxième guerre punique. Les Romains,
alors en guerre avec les Cisalpins, sont maîtres de la Stradella ; les Insubres, dont ils ont à soutenir le choc, viennent former le siège de Casteggio[7].
C'est sous les murs de cet oppidum que Marcellus remporte sur les bandes gauloises une victoire signalée[8], occit leur chef Viridomare, et fait vœu de
bâtir, en mémoire de cette grande journée, un temple dédié au Courage et à l'Honneur[9].
Survient la deuxième guerre punique ; la Stradella va, comme on le verra bientôt, servir de brûlant théâtre à plus d'une opération des belligérants. Et ce
n'est pas seulement Annibal qui doit se sentir entraîné vers les obstacles du défilé classique ; ses deux frères en subiront aussi, tour à tour, l'action
inéluctable. En 207, Asdrubal, arrêté par Plaisance, en formera vainement le siège ; il croira, dans son impatience, pouvoir se borner à masquer la place
et se portera sur Rimini pour forcer rentrée de la Péninsule par le chemin que doit plus tard (1528) suivre Lautrec. Mais on ne peut ainsi négliger le grand
point stratégique de l'échiquier du Pô ; le consul Licinus, tombant sur ses derrières, lui fera payer cher sa funeste imprudence[10]. En 203, Magon voudra
aussi échapper à la Stradella ; il tentera, en manœuvrant au large, de refuser sa marche de flanc au pouvoir rayonnant de la fameuse position défensive ;
mais le préteur Quinctilius, le proconsul M. Cornélius, l'atteindront en Lomelline et lui feront cruellement expier sa faute[11].
Si la Stretta est l'axe de tous les mouvements qui se dessinent en Cisalpine, Plaisance en est assurément le pivot[12]. La guerre d'Annibal, étouffée à
Zama, se rallumera un instant sur l'échiquier du Pô ; quelques débris des forces d'Asdrubal et de Magon reprendront consistance sous les ordres d'un
certain Amilcar. Ce capitaine, en désespoir de cause, attaquera résolument Plaisance ; il l'enlèvera, mais pour tomber bientôt sous les coups de Furius
Purpureo, accouru à marches forcées du camp de Rimini[13]. Plus que jamais, les Romains apprécieront la valeur de Plaisance : c'est là que Q. Opimius
se concentrera avant d'attaquer les Ligures[14] ; que, plus tard, au cours des guerres civiles, César placera à demeure un corps d'observation[15]. C'est sous
Plaisance que les partisans de Carbon seront arrêtés par Lucullus[16] ; c'est dans Plaisance que Spurinna s'enfermera précipitamment[17] ; c'est Plaisance
que Cécina tentera d'emporter[18].
Le calme ne doit pas régner davantage aux abords du débouché occidental de la Stradella ni sur la rive gauche du Pô. Minucius Rufus n'aura raison d'une
insurrection des Ligures qu'en livrant Casteggio aux flammes[19] ; Majorien, appelé en Italie par Ricimer, se fera battre à Tortone et tuer à Voghera[20].
Pavie n'aura pas de moins tragiques destinées : elle verra sous ses murs le quartier général de Valens[21] ; et, quand le farouche Attila marchera sur la
Péninsule, ses ruines fumantes jalonneront le passage des Huns[22].
Le moyen âge n'est pas moins que l'antiquité fertile en événements propres à mettre en relief l'importance militaire de la Stradella. Il serait, par exemple,
facile d'insister sur l'occupation de Tortone par Bélisaire[23], sur les attaques réitérées de Pavie par Pépin et par Charlemagne[24] ; mais nous ne saurions
suivre ainsi l'histoire pas à pas, et nous avons hâte d'arriver aux temps modernes, au cours desquels la Stradella n'a rien perdu de sa valeur. Il suffira,
pour s'en convaincre, d'embrasser d'un coup d'œil les débuts des campagnes d'Italie de 1796, de 1800 et de 1859. (Voyez la planche IX.)
Lors de l'armistice de Cherasco, il avait été stipulé entre les belligérants que la place de Tortone serait sur-le-champ remise à l'armée française. C'était
une belle forteresse, abondamment pourvue d'artillerie et de munitions de guerre de toute espèce. Bonaparte y installa son quartier général dans les
premiers jours de mai. Dans quel but prenait-il ainsi position au débouché occidental de la Stradella ? C'est que, réduit à ses seules forces, Beaulieu se
proposait de défendre, l'une après l'autre, les lignes du Pô-Sesia et du Tessin, et venait d'occuper, à cet effet, Valleggio, sur la rive gauche de l'Agogna.
Que fait le général Bonaparte ?
Il feint de vouloir passer le Pô à Valenza ; mais, pendant cette démonstration, il concentre à Tortone la majeure partie de ses forces ; Augereau se porte
en avant, à l'embouchure de la Scrivia, pour couvrir l'opération qui se prépare. Tous les grenadiers de l'armée sont immédiatement rassemblés pour
former dix bataillons solides : avec ces troupes d'élite, la cavalerie et vingt-quatre pièces de campagne, Bonaparte se jette dans la Stradella et court à
marches forcées sur Plaisance, où il établit son nouveau quartier général. Le passage du défilé étant ainsi ouvert et librement praticable, toutes les
divisions françaises s'y précipitent ; abandonnant leurs positions de Valenza et de Tortone, elles se portent en toute hâte sur Plaisance pour y
entreprendre incontinent le passage du Pô. Beaulieu, saisi d'épouvante, fait sur-le-champ demi-tour, dans l'espoir d'arriver à temps pour s'opposer à ce
passage ; mais il est déjà trop tard. Les Autrichiens, qui n'ont su ni garder ni défendre le passage de la Stradella, sont à la veille de la journée de Lodi.
En 1800, le premier consul, à peine descendu dans les plaines cisalpines, prend résolument pour objectif le camp retranché de Pavie-Stradella-Plaisance
; dès le 31 mai, les Français sont sur le Tessin. Lannes entre le 1er juin dans Pavie, passe le Pô à Belgiojoso et court prendre position devant l'armée
ennemie, qui occupe en forces Casteggio (8 juin). Murat s'empare en même temps de Plaisance (6 juin), puis se porte au galop sur la Stradella, où toute
l'armée a reçu l'ordre de se réunir. Le premier consul, qui il fait une pointe sur Milan, arrive à Pavie le 9 juin, au moment où Lannes livre aux Autrichiens
le brillant combat de Montebello.
Il a peine à contenir sa joie : le précieux camp retranché est tout entier tombé dans ses mains ! Les 10, 11 et 12 juin, il reste immobile dans cette position
si heureusement conquise ; il se concentre, assure sa retraite par l'établissement de deux ponts sur le Pô avec tètes de pont, se retranche et se fortifie par
tous les moyens en usage à la guerre. Il est bientôt solidement établi et à l'abri de toute insulte ; son service des subsistances est assuré, car on vient de
trouver à Plaisance des magasins considérables ; il donne, d'ailleurs, la main à la garnison d'Ivrée et au corps d'observation qu'il a laissé sur la gauche de
la Dora Baltea[25]. L'armée française est ainsi parvenue à couper à Mélas la route de Mantoue, à l'obliger à recevoir une bataille, ayant sa ligne de
communication coupée... Si l'ennemi, ajoute Napoléon en ses Commentaires[26], voulait rouvrir ses communications... c'était par la Stradella qu'il fallait
qu'il passât, et qu'il marchât sur le ventre de l'armée française. Cette position de la Stradella semblait avoir été faite exprès pour l'armée française. A
quelques jours de là se frappait le coup de foudre de Marengo.
En 1859, avant l'ouverture des hostilités, Pavie faisait partie intégrante de la Lombardie et se trouvait, en conséquence, aux mains des Autrichiens, qui
possédaient ainsi un pont permanent sur le Tessin ; le défilé de la Stradella appartenait tout entier au roi de Sardaigne, dont les États de terre ferme se
limitaient, à l'est, à la Bardonnezza ; enfin, Plaisance était, bien entendu, en la possession du grand-duc de Parme et Plaisance. Les trois éléments
constitutifs de la précieuse position se trouvaient ainsi désagrégés et politiquement désunis.
Le soir du 26 avril, l'armée autrichienne, violant brusquement la frontière sarde, passe le Tessin à Bereguardo, à Cassolo-Nuovo, à Vigevano, à Pavie, et
prend position dans la Lomelline ; mais le fait de la concentration de l'armée française autour d'Alexandrie ne laisse pas de l'inquiéter. Le comte Gyulai,
pour assurer son flanc gauche, ordonne l'occupation de la Stradella. Aussitôt une brigade de Benedek pousse sur Voghera et Tortone (5 mai) ; le général
Urban s'établit solidement à Broni (12 mai), pendant que le régiment-frontière de Szluin, n° 4, s'avance vers Bobbio. Qu'apprend alors le comte Gyulai ?
Que les 1er et 2e corps français (Baraguey-d'Hilliers et Mac-Mahon) sont à Sale et à Voghera ; que le 3e corps (Canrobert) est en réserve à Tortone. On lui signale,
en même temps, d'autres troupes ennemies dans la montagne : c'est la division d'Autemarre, du 5e corps (prince Napoléon), qui, débarquée à Gênes, s'est
jetée directement, par Torriglia et Ottone, dans la vallée de la haute Trebbia. Le 3e zouaves occupe déjà Bobbio, où il va être renforcé du 75e de ligne ; le
93e se porte sur Varzi. Les Français commandent donc parfaitement la Trebbia et la Staffora ; ils peuvent, quand ils le voudront, descendre dans la plaine
du Pô et tomber sur Plaisance. Telles sont les conclusions du comte Gyulai. Il se sent menacé sur son aile gauche, songe, non sans frémir, qu'un
mouvement de l'ennemi sur Plaisance aurait infailliblement pour conséquence de lui faire abandonner le carré de Mortara pour se replier en toute hâte
derrière le Tessin. Que doit-il faire pour résister à cette attaque, sinon s'établir solidement dans la position Pavie-Stradella-Plaisance ? Pavie est depuis
longtemps occupée ; mais les deux autres éléments du système défensif ont singulièrement besoin d'être soutenus. Le IXe corps (Schaffgotsche), fort de 25
bataillons d'infanterie, 4 escadrons de cavalerie et 64 bouches à feu, s'échelonne de Plaisance à Stradella par Rottofreno et San-Giovanni. Pour relier ces
positions à Pavie, il est procédé, à la Stella, à la construction d'un pont large et solide, défendu par plusieurs lignes d'ouvrages bien armés. Étant ainsi
bien établi dans le camp retranché classique, le comte Gyulai ordonne sur Voghera une forte reconnaissance offensive, à l'effet de pénétrer d'une manière
plus certaine les projets et la force de l'ennemi. De là le combat de Montebello, livré le 20 mai aux troupes de la division Forey (1er du 2e corps), et dont
l'issue donna lieu, dans les rangs autrichiens, à de fausses interprétations. Le comte Stadion crut qu'on venait d'avoir affaire à plus de 40.000 hommes, et
ne douta point que, si ces 40.000 hommes étaient à Voghera, le reste des armées alliées ne s'échelonnât jusqu'à Alexandrie par Castelnuovo, Sale et
Tortone. Ainsi confirmé dans son erreur par les rapports de la reconnaissance, le général en chef ordonne un changement de front de l'armée
autrichienne. Les Ve, VIIIe et IXe corps se placent en première ligne, de Valenza à Pavie Stradella ; les deux premiers, face au sud ; le troisième, face à
l'ouest. En seconde ligne viennent les IIe et IIIe corps, avec quartier général à San-Giorgio, Trumello, Garlasco ; en réserve, le VIIe corps avec la
cavalerie à Mortara et Vespolate. Toutes ces troupes se tiennent prêtes à repousser l'attaque qui pourrait être tentée par la rive droite du Pô. Mais le camp
retranché Pavie-Stradella-Plaisance ne doit plus, cette fois, être arrosé de sang. Pendant que les Autrichiens, massés sur leur aile gauche, se tiennent
prudemment sur la défensive, les armées alliées, jusqu'alors immobiles et concentrées sur leur aile droite, exécutent rapidement une marche de flanc par
les routes et le chemin de fer qui bordent la rive droite du Pô-Sesia. Elles passent la Sesia à Verceil pour se diriger sur Novare, dans le but de déborder
ainsi la droite de l'armée autrichienne et de la devancer, s'il se peut, au passage du Tessin. On connaît l'issue de la campagne, au début de laquelle la
Stradella a joué, comme on le voit, un rôle de notable importance.
Nous n'avons pas craint de rappeler en tous détails l'ensemble de ces faits militaires, attendu qu'il nous paraissait essentiel d'accuser vigoureusement les
propriétés d'un terrain qu'on peut considérer comme la case ouvrière de l'échiquier du Pô. Annibal, que l'histoire ne pouvait pas instruire comme nous,
mesurait néanmoins d'intuition la valeur de cette position magistrale ; sentant bien qu'il devait l'aborder à bref délai, son premier soin fut d'en étudier sur
la carte le dispositif si bien préparé par la nature.
Ensuite il consulta les mémoires descriptifs de ses ingénieurs, afin de se rendre compte du résultat des travaux exécutés par la main de l'homme, des
perfectionnements apportés par le gouvernement romain à l'organisation défensive du défilé.
Quelle était donc cette organisation ?
L'occupation de Pavie par les Romains est un fait dont les textes[27] et les monuments épigraphiques[28] mettent la réalité hors de doute ; mais cette
occupation était-elle déjà chose accomplie au début de la deuxième guerre punique ? Nous le pensons. Cela paraît d'ailleurs surabondamment démontré,
ainsi qu'on le verra bientôt, par l'ensemble des événements qui se déroulent alors en Lomelline.
On sait en quel échec la Stradella mettrait toutes les opérations offensives, si elle était munie de bonnes défenses à son débouché oriental. Un bon fort au
défilé de la Stradella, ne cessait de répéter Napoléon[29], couvrirait l'Italie du côté de la France. — Une place à la Stradella serait le complément de cette
ligne (du Tessin) pour arrêter l'ennemi sur la rive droite du Pô. A défaut de cette place, il faut une armée sur la rive droite du Pô. La Stradella est le point le
plus étroit de la vallée du Pô ; un fort la boucherait en entier ; là viennent aboutir les derniers mamelons des Apennins liguriens ; la vallée n'a pas la
largeur d'une portée de canon ; le Pô coule jusqu'à leur pied. Le canon de la Stradella battrait partout. Plus haut, plus bas que ce point, la vallée a deux ou
trois lieues de large, et un fort tel que celui de la Stradella ne la fermerait pas. Les Romains avaient satisfait par avance au désir de Napoléon en
occupant, à l'entrée orientale du défilé, le poste de Camillomagus. Le nom de ce centre de population est mentionné par l'Itinéraire d'Antonin et la Table
de Peutinger ; mais ce nom, quelle en est l'origine ? Est-il tiré de celui des Camille, dont le glaive prédestiné fut si souvent rougi de sang gaulois[30], ou
faut-il y voir une trace des limites de la circonscription Camilia ?
Une solution quelconque de cette question nous offrirait, dans le cas présent, peu d'intérêt ; ce qu'il est plus utile de déterminer, c'est la situation du lieu
dit Camillomagus. Or, la condition d'un intervalle de 16 milles (23 km. 664 m.) de Voghera veut qu'on place ce point à mi-distance entre Broni et Stradella ;
la seconde coordonnée, 25 milles ou 36 km. 975 m. de Plaisance, fait aboutir au site même de Broni. D'où il est permis de conclure que le poste dont il
s'agit était assis aux environs de Stradella.
Quant à Plaisance, on sait que les Romains s'en emparèrent quelque temps avant l'époque de la descente d'Annibal en Italie, qu'ils la fortifièrent
solidement[31], et ne cessèrent jamais d'en améliorer les défenses[32]. Ils possédaient ainsi, à l'est, les trois principaux éléments de la position ; le défilé
lui-même appartenait à leurs alliés, les Anamans ; enfin, le débouché occidental était commandé par trois bonnes forteresses. Ils avaient fait de Tortone
et de Voghera des places de premier ordre[33] ; Casteggio, qui n'était primitivement qu'un simple village, s'était vite transformé sous leur main en un
oppidum extrêmement respectable[34]. Ce poste, dont les péripéties de la guerre d'Annibal vont bientôt rendre le nom célèbre, mesurait environ 2
kilomètres de développement total[35] ; on peut encore aujourd'hui restituer exactement les contours de sa muraille de briques, muraille dont le massif
sert de base à nombre de maisons de la ville moderne, ainsi qu'à quelques édifices, notamment à l'église Saint-Pierre.
La situation des Romains en Cisalpine était théoriquement excellente : ils possédaient, à l'ouest, Pise et la Stradella ; à l'est, ils étaient concentrés sous
Rimini. Leurs légions barraient donc absolument rentrée de la Péninsule : elles pouvaient, à volonté, manœuvrer dans la plaine émilienne ou derrière le
rideau du massif Apennin ; elles coupaient ainsi le faisceau de toutes les lignes d'opérations que l'envahisseur pouvait être tenté de mener.
Étant donnée cette situation de la défense, à quelles résolutions Annibal devait-il s'arrêter ? Son objectif, c'est cette entrée si bien fermée de l'Italie
péninsulaire ; comment en forcer la barrière épaisse et résistante ? S’il tâte son adversaire par la rive droite du Pô, il est tenu d'emporter de front le
débouché occidental de cette Stradella, qui seule peut lui donner Plaisance et, avec Plaisance, les moyens de passer l'Apennin. S'il opère par la rive
gauche, il ne lui est guère possible de s'avancer bien loin par delà le Tessin ; une ligne d'opérations poussée par le pays des Insubres (Milanais) est trop
facilement prise en flanc par Plaisance et Crémone ; le fait de l'obliquité du cours du Pô sur la voie Émilienne l'éloigné trop de son objectif ; il lui faudra
nécessairement se rapprocher, tôt ou tard, de Plaisance. Plaisance est donc la vraie clef de la Péninsule ; qu'il opère par la rive droite ou la rive gauche du
Pô, l'assaillant qui descend du mont Genèvre doit indispensablement s'emparer de Plaisance ou la paralyser. Telles furent les conclusions du jeune
général. (Voyez la planche IX.)
Ses décisions furent immédiatement arrêtées ; il résolut de piquer droit sur Plaisance et d'opérer à la fois par la rive gauche et par la rive droite. A cet
effet, il prit pour front d'opérations : sur sa gauche, la ligne de la Sesia ; sur sa droite, le Tanaro ; au centre, l'élément du Pô compris entre ces deux
affluents. La Sesia, qui prend naissance dans les glaciers du mont Rosa, s'enfle, en amont de Verceil, des eaux du Cervo, lequel n'est lui-même qu'un
collecteur d'une multitude de ruisseaux sortis des flancs des montagnes Bielloises. Son volume est assez considérable ; aussi, sans constituer
stratégiquement un obstacle de premier ordre, son cours doit-il être pris en considération. Ce qui fait avant tout la valeur de la Sesia, c'est qu'elle semble
avoir pour prolongement la section coudée du Pô qui coule de Frassineto à Valenza, et qu'elle forme, par suite, avec ce coude, une ligne continue
normale à la direction générale du grand fleuve cisalpin. Cet élément du Pô, si remarquable à tous égards, et dont les propriétés militaires sont
éminemment précieuses, mesure, du nord au sud, une quinzaine de kilomètres de longueur. Quant au Tanaro, dont le développement total est de 280
kilomètres, et qui est navigable en aval d'Alba, il n'est, malgré tout, qu'un cours d'eau d'importance secondaire. Toutefois, la possession en est
indispensable, attendu qu'il flanque bien le front Sesia-Pô ; que sa vallée n'est point sans communications avec celle de la Trebbia ; que, de plus, elle
commande les bassins de la Polcevera et du Bisagno, au centre desquels s'élève la place de Gênes.
Annibal s'imposait nécessairement l'obligation de se rendre, au plus tôt, maître de tout le pays situé en deçà de ce front Sesia-Pô-Tanaro. Comment
devait-il opérer en vue d'obtenir ce premier résultat ? Un texte de Polybe nous fait connaître qu'il commença par faire quelques sièges[36]. Quelles sont
les places dont il pouvait avoir à s'emparer à titre de points stratégiques nécessaires ? La sobriété du document ne saurait autoriser, à cet égard, que de
simples hypothèses ; mais ces suppositions, loin d'être absolument gratuites, peuvent, au contraire, s'étayer de la raison militaire. Nous pensons que, sur
leur front d'opérations, les Carthaginois ne pouvaient se soustraire à la nécessité de posséder Verceil, Valenza et Asti.
Et, en effet, Verceil commande le cours de la Sesia ; les Romains la considéraient, non sans raison, comme le plus ferme appui de leur domination en
Transpadane[37]. Ils n'appréciaient pas moins la haute valeur stratégique de Valenza (Forum Fulvii, Valentinum), qui, du fait de sa situation au sommet d'un
angle rentrant du Pô, menace de flanc, et de très-près, la ligne d'opérations de la Lomelline, c'est-à-dire celle que l'envahisseur peut suivre sur la rive
gauche du fleuve, en passant par Chivasso, Lomello et Pavie. Quant à Asti, qui devait sans doute son antique nom d'Asta[38] à quelque circonstance
extraordinaire observée dans le régime du Tanaro[39], son importance était également indiscutable. Assise sur la rive gauche du fleuve, entre le haut et le
bas Montferrat, elle occupe une excellente position centrale, formant nœud de communications. De cette étoile on peut opérer sur Turin, par la vallée du
Borbore et le plateau de Villanova ; sur Pontestura, par Moncalvo ; sur Valenza, par la vallée du Tanaro ; on peut manœuvrer à volonté dans toutes les
directions et commander ainsi tout l'amont du Pô supérieur. C'est en mettant heureusement à profit l'en- semble de ces heureuses conditions que Stilicon
devait un jour (602 de notre ère) battre les Goths d'Alaric et délivrer Honorius, qui s'était jeté dans Asti.
En arrière de son front d'opérations, et perpendiculairement à la ligne Verceil-Frassineto-Valenza, Annibal était tenu de s'assurer la libre pratique de la
vallée du Pô supérieur. Il lui fallait, par conséquent, enlever, en deçà de cette ligne, Carbantia, Bodenkmag, Chivasso[40], Turin, dont la possession
pouvait seule lui permettre de manœuvrer à volonté sur les deux rives ; enfin, Ivrée, qui, à raison de sa situation sur la Baltea et du caractère de ses
relations politiques[41], pouvait être considérée comme une annexe de Turin.
Comment parvint-il à réduire Ivrée, Chivasso, Bodenkmag, Carbantia et Valenza ? On ne sait rien des moyens qu'il eut à mettre en œuvre. Il est d'ailleurs
permis de croire que les troupes entrèrent enseignes déployées dans Verceil, qui appartenait aux Libici, clients des Insubres et, par suite, alliés de
Carthage. On sait aussi qu'un traité d'alliance lui ouvrit les portes d'Asti ; enfin, qu'il eut à faire le siège de Turin.
Il y avait longtemps déjà qu'Annibal avait invité ses émissaires à nouer des relations avec les principales villes de la Ligurie. C'est du fond de l'Espagne
qu'était parti, deux ans auparavant, un agent politique, nommé Hannon, spécialement chargé du soin de faire embrasser à Asti la cause du gouvernement
carthaginois. Cet homme avait heureusement atteint le but de sa mission : admis au rang de citoyen astiote, il avait fait établir, sous des murs de la ville,
une sorte de camp fortifié tout prêt à recevoir les troupes, et obtenu des habitants un contingent d'un ou deux milliers d'hommes[42] ; ces forces
auxiliaires étaient placées sous les ordres d'un certain Haxtexan de Turre[43]. Annibal n'eut donc pas grand'peine à se rendre maître d'Asti.
Turin allait opposer plus de résistance à l'accomplissement de ses projets.
Cette place demeurant portes closes et paraissant peu disposée à les ouvrir, Annibal, avant d'en venir aux sommations d'usage en pareille occurrence,
essaya d'abord de négocier, afin de rester fidèle au principe qui veut qu'un homme de guerre n'ait recours à l'emploi de la force qu'à la dernière extrémité.
Il dépêcha donc vers les défenseurs quelques parlementaires, qui reçurent pouvoir de traiter non-seulement au nom du général en chef, mais encore au
nom de tous les sénateurs, de tous les citoyens de Carthage présents à l'armée. Ces représentants officiels du gouvernement carthaginois appartenaient à
l'aristocratie ; ils avaient noms Magon, Myrcan et Barmocar[44].
Les trois hauts personnages partirent aussitôt porter aux autorités turinoises des propositions d'alliance, basées sur une équitable appréciation de la
connexité d'intérêts des futures parties contractantes[45]. Mais il leur fut d'abord impossible d'entrer en pourparlers avec aucun des habitants. La ville était
en proie aux plus violents désordres : la hideuse discorde y brandissait ses torches ; la guerre civile y sévissait. Ils revinrent.
La constatation de ces faits était, en somme, chose satisfaisante, car une telle situation devait singulièrement affaiblir la défense ; cependant, cette
heureuse nouvelle, Annibal la reçut d'un air sombre. C'est qu'il ne pouvait s'empêcher d'établir de tristes rapprochements entre l'état de ce malheureux
Piémont, que sa présence mettait en feu, et celui de son propre pays, de la turbulente Carthage, si fréquemment ensanglantée par l'émeute. Il s'affligeait
au souvenir de sa ville natale, ébranlée tant de fois déjà par ces violentes commotions populaires auxquelles les enfants de la rue ne prenaient pas moins
de part que les hommes[46] ; il comparait avec douleur les fureurs insensées de ses compatriotes à la sagesse de leurs ennemis, de ces Romains, qui
tenaient conseil dans le temple de Bellone[47], édifice sacré dont l'insurrection ne franchissait jamais le seuil. Là les pères conscrits amenaient leurs fils
dès qu'ils avaient douze ans[48], et ces enfants assistaient aux séances.
Quels exemples ! Que de vigueur les mœurs politiques de Rome devaient donner à ses légions ! Telles étaient les amères pensées d'Annibal ; mais il faut
ajouter que ces réflexions n'assaillirent son esprit que le temps d'un éclair. Son front ne tarda pas à se rasséréner ; bientôt même un sourire effleura ses
lèvres, car cette insurrection qui éclatait si à propos dans la ville de Turin, c'était lui qui l'avait fomentée ! Cette guerre civile, c'était son œuvre !
Lors de l'ouverture des hostilités entre Rome et Carthage, l'aristocratie turinoise, jalouse de respecter la lettre des traités, avait déclaré sa ferme intention
de demeurer fidèle aux Romains. Les divers partis démocratiques, qui la tenaient alors en échec, s'étaient, au contraire, prononcés en faveur des
envahisseurs de la Cisalpine. Annibal, on le comprend, n'avait pas manqué d'encourager ces tendances : loin d'apaiser de tels dissentiments, il avait
soulevé les campagnes contre les villes[49]. Les paysans du revers italiote des Alpes le prirent pour un libérateur, invoquèrent son assistance et se jetèrent
dans ses bras. Ainsi, deux mille ans plus tard, en 1812, les paysans russes, las du servage, imploraient le secours de Napoléon, qu'ils regardaient comme
un nouveau Messie.
L'apport d'un encouragement aux instincts révolutionnaires du pays ennemi constitue sans contredit un très-puissant moyen d'action ; les résultats en sont
incalculables. Si cette révolution des paysans, disait Napoléon[50], avait lieu dans l'ancienne Russie, cela pouvait être considéré comme une chose très-
avantageuse dont nous tirerions bon parti. Mais l'honnêteté du procédé n'est-elle pas essentiellement contestable et ne faut-il pas en répudier l'emploi ?
— J'aurais pu, disait encore le vainqueur de Friedland[51], armer la plus grande partie de la population de la Russie contre elle-même ; un grand nombre
de villages l'ont demandé... mais je me suis refusé à cette mesure, qui aurait voué bien des familles à la mort, à la dévastation et aux plus horribles
supplices. Ainsi pensait le grand capitaine au cœur d'acier, mais non inaccessible aux sentiments de la probité militaire. Avec lui les armées modernes
estiment que l'appel à l'émeute est toujours condamnable, et le jour n'est pas loin où cette juste réprobation sortira ses effets ; mais, au temps de la
deuxième guerre punique, le droit des gens n'avait guère de principes codifiés ; ses formules ténébreuses semblaient même autoriser les attentats
internationaux. Aussi est-ce très-naïvement et sans le moindre scrupule qu'Annibal appuyait la démagogie piémontaise.
Le lendemain de leur déconvenue, les parlementaires, invités par le général en chef à faire dans le même sens de nouvelles tentatives, se présentèrent une
seconde fois devant Turin, porteurs de paroles de paix. Cette fois, il y eut conférence ; Magon, Myrcan et Barmocar furent admis à produire leurs
ouvertures. Mais ceux auxquels ils adressaient des propositions amicales appartenaient au parti aristocratique, alors soutenu par les Romains, et ce parti
venait sans doute, au sortir des derniers désordres, d'affirmer hautement sa supériorité. Il fut répondu aux Carthaginois par des fins de non-recevoir[52].
Sommées alors de céder à la force et d'ouvrir leurs portes, les autorités turinoises opposèrent à cette injonction le défi comminatoire d'une résistance à
outrance. Dès lors un siège devenait nécessaire. L'opération fut décidée en conseil, et les ingénieurs reçurent l'ordre de procéder incontinent à la
reconnaissance de la place.
L'antiquité n'ignorait pas que la ville de Turin est un point stratégique d'une importance considérable[53] ; c'est à raison de ce fait universellement admis
que les Romains l'avaient placée sous l'invocation de Jupiter[54], le maître des dieux de l'Olympe. Cette importance résulte de l'ensemble des propriétés
dont jouit un site exceptionnel : étoile de toutes les voies de communication tracées au travers des Alpes grées et cottiennes, Turin est en relation
naturelle avec nombre de centres de la région française[55] ; c'est une position indiquée à toute armée opérant de France en Italie ou réciproquement[56] ;
c'est le réduit du rempart des Alpes[57].
Au temps où les Carthaginois vinrent en former le siège, Turin avait déjà sans doute une histoire militaire, histoire à jamais perdue pour nous, mais qui
peut, à la rigueur, s'induire théoriquement de celle des événements connus. C'est sous Turin que se vide, au commencement de notre ère (312), la fameuse
querelle de Constantin et de Maxence ; c'est de Turin que les Goths, les Lombards et les Francs se disputent, tour à tour, la possession ; et, dans les temps
modernes, Turin conserve constamment son rôle d'objectif inévitable ; c'est un pôle stratégique attirant fatalement à lui François Ier (1504 et 1536),
d'Harcourt (1640), la Feuillade (1706), Bonaparte (1796), Souwarow (1799) et, encore une fois, Bonaparte (1800).
Les ingénieurs carthaginois étaient peut-être en possession de données historiques qui nous font aujourd'hui défaut ; mais de tels documents, quel qu'en
fût l'intérêt, ne pouvaient servir de base à leur projet d'attaque ; ils s'empressèrent, en conséquence, d'étudier les défenses de la place, d'en lever avec soin
les abords.
Point n'est besoin de faire observer que nous ne nous flattons pas d'avoir en main les dessins qu'ils placèrent sous les yeux de leur général en chef[58] ;
mais nous avons cru pouvoir admettre que le plan de la place considérée au temps de l'expédition d'Annibal ne différait point sensiblement du plan qu'a
restitué Carlo Promis, lequel représente Turin au temps de la domination romaine. (Voyez la planche X.)
Alors la capitale des Taurini affectait planimétriquement la forme d'un carré[59], dont l'orientation, rapportée aux éléments de la ville moderne, peut se
repérer comme il suit : le côté nord de l'enceinte, dans lequel s'ouvraient les portes Pusterla et Romana, coupait la Piazza Milano parallèlement au Corso
San Massimo ; le côté sud (porta Marmorea) longeait les rues della Cernaia, Teresa et San Filippo ; le côté ouest (porta Secusina) passait par la Piazza Savoia,
qu'il partageait en deux parties égales parallèlement aux grandes bases ; le côté est traversait la Piazza di Castello, à peu près suivant le prolongement de
la façade ouest de l'ancien château fort ; enfin, le pan coupé nord-est passait par le Giardino reale. Le périmètre de l'enceinte romaine présentait ainsi un
développement d'environ 2750 mètres ; sa superficie mesurait à peu près 50 hectares.
Le terrain qui s'étendait en avant du côté sud de l'enceinte était assez uni, bien que sillonné, parallèlement aux murailles, de ruisseaux ou fossés d'eau
vive qui tous allaient se jeter dans le Pô[60].
A l'est, parallèlement au Pô, et à plus d'un kilomètre du lit actuel, courait une ligne de hauteurs qui avaient primitivement constitué la rive gauche d'un
ancien lit du fleuve[61]. Ces crêtes, sur lesquelles la ville était assise, exerçaient, de l'est à l'ouest, un excellent commandement sur la dépression de
terrain comprise entre le Pô et la Dora, dépression le plus souvent inondée. Au nord-est, elles affectaient, sur environ 200 mètres de longueur, la forme
d'un escarpement dont l'enceinte romaine devait plus tard suivre les contours[62]. A l'ouest, le terrain, descendant en pente douce, était découpé d'un
grand nombre de petits cours d'eau dirigés perpendiculairement à ce côté de l'enceinte[63]. En somme, la position était, de sa nature, forte à l'est et au
nord, médiocrement protégée au sud, et assez faible à l'ouest. C'est précisément sur l'ouest que débouchaient les colonnes d'Annibal, venant du mont
Genèvre[64].
La place devait être munie de défenses artificielles, au moins sur les faces de son enceinte que la nature n'avait point pourvues d’obstacles suffisants[65].
Nous estimons, avec l'éminent Carlo Promis, que ses murailles étaient formées de pierres et de bois mis en œuvre à la manière gauloise. Voici, dit Jules
César[66], comment on construit, en Gaule, les remparts des cités : à intervalles égaux de deux pieds (0m,59), on dispose parallèlement des poutres d'une
seule pièce ; on les assujettit solidairement, et les vides du système sont remplis de terre pilonnée ; sur le parement, la terre est remplacée par des blocs
de pierre de gros échantillon. Cette première assise étant ainsi disposée et bien liée, on en organise une deuxième, en tout semblable à la première, mais
séparée de celle-ci par un bon lit de pierres. Le travail se poursuit ainsi jus- qu'à la hauteur voulue. Une telle ordonnance, formée d'alternances de pierres
et d'abouts de bois, n'est point seulement agréable à l'œil ; elle est encore extrêmement utile aux intérêts de la défense. La pierre protège le mur contre
l'incendie ; le bois défie les coups du bélier. Il est impossible de renverser ni même d'entamer un massif de poutres debout de quarante pieds (11m,83) de
longueur, si bien liées ensemble et si profondément encastrées dans un massif compacte de terre battue, de pierrailles et de blocs.
Le temps a laissé venir jusqu'à nous un curieux spécimen de ces constructions originales ; nous voulons parler de l’oppidum de Mursens ou Mursceint,
situé à l'intersection des deux vallées de la Rause et de Vers, commune de Gras, canton de Lauzès, arrondissement de Cahors (Lot). Ce monument de
l'architecture militaire de nos ancêtres occupe un plateau de 140 à 150 hectares de superficie, bordé de toutes parts de rochers à pic, excepté du côté nord
; c'est dans cette partie que les Gaulois avaient élevé une forte muraille, dont on voit encore les restes bien apparents sur un développement de plus de 2
kilomètres. Cette enceinte est organisée conformément à la description de César. L'épaisseur du profil à la base varie du simple au double, de 5 à 10
mètres, suivant la disposition des lieux à défendre et les formes du terrain. La hauteur moyenne de l'escarpe mesure de 4 à 5 mètres, mais elle atteint
jusqu'à 10 mètres sur les points faibles. Formée d'assises de pierres et d'un système de poutres méthodiquement réparties, la muraille repose directement
sur le roc, sans aucune espèce de fondations. Le parement extérieur, tenu rigoureusement vertical, est en grosses pierres brutes juxtaposées sans mortier.
Quant au remplissage intérieur, il est tantôt en terre, tantôt en pierres et pierrailles. Les poutres ne sont pas équarries ; ce sont des corps d'arbres de 32 à
35 centimètres de diamètre, disposés perpendiculairement au tracé de l'enceinte, régulièrement distants les uns des autres, reposant horizontalement sur la
maçonnerie et traversant toute l'épaisseur de la muraille ; leurs têtes apparaissent en quinconce à la surface du revêtement. Ces bois sont solidement reliés
entre eux par deux rangées de poutres placées perpendiculairement à leur direction, normales par conséquent au tracé de l'enceinte et noyées dans la
maçonnerie. Tous les assemblages de cette charpente intérieure sont à mi-bois et renforcés par le moyen de fortes chevilles en fer carré, de 32
centimètres de longueur.
Telle était, vraisemblablement, au temps de la deuxième guerre punique, l'économie de l'enceinte de Turin, et nous ne devons point dès lors nous étonner
de ce que Polybe trouve les fortifications de cette place extrêmement respectables[67]. Nous savons, d'autre part, qu'elle venait d'être mise en état de
défense[68] ; que, de plus, ses remparts étaient au moins pourvus de leur armement[69] de sûreté. Il suit de là que le siège paraissait devoir être une
entreprise ardue.
Quelques textes, affectés malheureusement d'une extrême concision, mettent hors de doute le fait de l'attaque et de la prise de Turin par l'armée
carthaginoise[70] ; un mot de Polybe[71] nous fait d'ailleurs connaître que cette opération débuta par un investissement. Nous n'en savons pas davantage,
et il est regrettable que l'histoire ne nous ait pas laissé sur cet épisode de la deuxième guerre punique des détails analogues à ceux qui nous sont parvenus
touchant le siège de Sagonte. Les méthodes d'induction sont dès lors les seules qui soient permises à qui veut faire œuvre de restitution.
Nous admettrons que, une fois l'investissement parachevé, les ingénieurs de l'armée rédigèrent, suivant l'usage, un projet d'attaque[72], et que ce projet fut
discuté en conseil de guerre. Ainsi, deux mille ans plus tard, lors de la formation du siège de 1706, une discussion devait s'engager, sous la présidence de
Chamillart, ministre de Louis XIV, entre Vauban, la Feuillade, Vendôme, Villeroy, Lapara, Palavicini.
Nous avons dit (t. I, Appendice F) que l'art de l'attaque des places procédait, dans l'antiquité, suivant six méthodes distinctes : les surprises à l'aide
d'intelligences ou de trahisons ; — l'escalade environnante par surprise ; — l'attaque de vive force avec escalade ou attaque en couronne, qui ne pouvait
réussir que contre les mauvaises places ; — l'attaque de vive force par escalade, combinée avec l'assaut par les brèches ; — le blocus ; — l'attaque
régulière, ou siège proprement dit. Dans l'espèce, la situation politique et les dispositions d'esprit des défenseurs permettent d'éliminer l'hypothèse d'une
surprise ; le profil des murs de la place mise en état de défense empêche de supposer une escalade ; le court espace de temps qu'a réclamé l'opération fait
écarter toute idée de blocus ; nous admettrons sans difficulté le fait de la formation d'un siège.
Cela posé, comment les Carthaginois ont-ils pu procéder pour exécuter leurs approches et faire brèche ? Ont-ils construit des galeries, des abris mobiles,
quelques batteries de pièces de gros calibre[73], fait jouer une de ces puissantes machines bélières dont ils revendiquaient l'invention à titre de gloire
nationale[74] ? Nous ne le pensons pas. Évidemment, Annibal n'avait pu traîner à sa suite le matériel dont il avait fait usage à Sagonte et, en eût-il
encombré ses parcs, qu'il se fût vu dans la nécessité de l'abandonner à Grenoble. Une fois en Piémont, pouvait-il aisément reconstituer ce matériel,
fabriquer des tortues, organiser des engins démolisseurs, armer de puissantes batteries névrobalistiques ? Il n'en avait assurément ni le moyen ni le temps
; on n'est donc pas porté à croire qu'il ait dessiné des attaques à ciel ouvert, et nous éliminerons l'hypothèse de ce procédé.
Nous ne saurions davantage admettre, avec le sagace Carlo Promis, que les défenses de Turin soient devenues la proie des flammes[75]. Assurément,
l'incendie était un des moyens d'attaque en usage dans l'antiquité ; les Romains l'employaient même fréquemment : c'est par la méthode incendiaire que
Sylla réduit Æculanum[76] et essaye ultérieurement d'avoir raison du Pirée[77] ; c'est aussi par le feu que Jules César tente de faire disparaître un
castellum des Alpes qui lui barre le passage[78] ; que l'empereur Galba finit par emporter certain oppidum espagnol[79]. Le procédé était classique et, pour
ainsi dire, réglementaire, puisque les parcs de l'armée romaine renfermaient, à cet effet, des matières à combustion vive, telles que le galbanum ou
stagonitis[80], sorte de résine dont on enduisait l'obstacle à détruire et qui se comportait à la façon du pétrole. De leur côté, les défenseurs avaient divers
moyens de combattre l'incendie : outre l'acetum, que préconisaient encore les auteurs du moyen âge[81], ils possédaient l'alun, dont ils faisaient souvent
intervenir l'action, témoin la tour de boys en Pirée, laquelle L. Sylla ne peut oncques faire brusler, pour ce que Archelaus, gouverneur de la ville pour le
roy Mithridates, l'avoit toute enduite d'alum[82]. De là tant de légendes touchant les essences de bois incombustibles, comme... celle arbre qu'Alexandre
Cornelius nommoyt Eonem.... et ne pouoyt estre ne par eaue ne par feu consommée ou endommaigée[83]... ou encore le larix, lequel de soy ne faict feu,
flambe, ne charbon[84]....
Donc, nous le répétons, la méthode incendiaire était bien connue des poliorcètes de l'antiquité ; mais il ne pouvait évidemment être fait usage d'un tel
moyen d'action que contre des remparts tout en charpente, analogues à ceux d'Æculanum[85] ou de Polibothra[86]. Tout au plus, peut-on supposer qu'on
eût recours à ce procédé violent pour l'attaque des murailles qui, comme celles d'Uspé, étaient formées d'un entrelacs de pièces de bois avec remplissage
en terre[87], mais non de pierres de fort échantillon. A part ces cas, que l'on peut considérer comme exceptionnels, l'impuissance du procédé nous semble
démontrée. Or, nous venons de le voir, l'enceinte de Turin était organisée à la manière gauloise, ainsi que le reconnaît lui-même Carlo Promis ; elle était
donc bien de nature à défier l'incendie. Il convient enfin d'observer que l'effet d'une mise de feu n'eût pas demandé trois jours pour se produire ; que les
défenses de la place auraient été consumées en quelques heures.
Tout considéré, nous estimons qu'Annibal a eu recours à la mine, et l'on se convaincra facilement que ce n'est point là une opinion hasardée, pour peu
qu'on veuille avoir égard aux considérations dans lesquelles nous avons cru devoir entrer.
Loin de passer pour un moyen poliorcétique anomal ou seulement exceptionnel, l'attaque à la mine était, au temps de l'expédition d'Annibal, d'un usage
ordinaire et, pour ainsi dire, classique.
On se perd dans la nuit des âges à la recherche des origines d'un art qu'ont pratiqué tous les peuples de l'antiquité : Assyriens, Égyptiens, Hébreux,
Perses, Grecs et Romains. Les Ninivites contemporains de Sardanapale savaient, au dire d'Hérodote, ouvrir de longues galeries[88] ; ils appliquaient à la
guerre les procédés de leur architecture souterraine. Certaines sculptures exhumées des ruines de Ninive représentent, en effet, une ville attaquée ;
l'assaut se prépare, les machines de guerre battent les murailles, des mineurs sont attachés à la maçonnerie[89]. Les Égyptiens marchaient dans les mêmes
voies, témoin la haute importance des fameuses substructions de Thèbes[90]. Il en fut de même des Hébreux : c'est par la mine que les fils de Jacob
s'emparent des forteresses de l'ennemi[91], que Josué fait tomber les défenses de Jéricho[92], que le roi Saül réduit les places amalécites[93].
L'histoire des sièges de Chalcédoine par Darius (520) et de Barcé par Amasis (509) nous révèle la puissance des moyens mis en œuvre par les mineurs du
VIe siècle avant notre ère[94] ; mais c'est au génie des Grecs que l'art doit ses progrès les plus éclatants, ainsi qu'il appert de quelques épisodes des
attaques de Samos et de Platée[95]. Au siècle de Périclès, Artémon perfectionne habilement la tortue de mineur assyrienne[96] ; sous Philippe de
Macédoine, Æneas insère en son Traité de la défense des places des principes de guerre souterraine[97] dont Alexandre le Grand doit faire, en 332,
l'application au siège de Gaza[98] ; Démétrius, en 304, au siège de Rhodes, les mettra également à profit[99]. A peine la période alexandrine est-elle
ouverte que le célèbre Athénée apporte de nouveaux perfectionnements à la tortue de mineur[100] ; Philippe III de Macédoine, le contemporain
d'Annibal, dispose ainsi d'un excellent matériel et d'un personnel d'élite ; aussi enlève-t-il sans peine à la mine les places de Palée, de Thèbes,
d'Échine[101], de Prinasse[102], d'Abydum[103], d'Apollonie[104], de Lamia[105].
Les Romains étaient eux-mêmes experts en l'art des substructions, témoin les grands travaux des égouts de Tarquin[106] et ceux de l'émissaire du lac
d'Albe ou Fucino[107] ; ils étaient loin d'être étrangers aux procédés d'attaque à la mine, puisque, antérieurement à l'expédition d'Annibal, leurs généraux
avaient enlevé par ce moyen Fidènes (430), Veïes (393), Nequinum (299)[108], Lilybée (250)[109] ; qu'ils se trouvaient ainsi parfaitement préparés aux
opérations du célèbre siège d'Ambracie, entrepris en 189, c'est-à-dire six années avant la mort d'Annibal[110]. L'ensemble de ces faits démontre
clairement que, au temps de la deuxième guerre punique, la méthode, connue depuis de longs siècles, était communément et habituellement suivie par les
poliorcètes.
Cela dit, il convient d'observer que l'armée d'Italie placée sous la main d'Annibal comprenait un corps de mineurs ; on sait que ces ouvriers d'art à la
solde de Carthage étaient de race africaine[111] ; il est, de plus, acquis à l'histoire qu'ils ne manquaient ni de savoir ni d'expérience, puisque trente ans
auparavant, au siège de Lilybée (Marsala), leurs aînés avaient fait merveille[112]. Eux-mêmes, à Sagonte, venaient de rendre de signalés services[113] ;
ultérieurement, enfin, les célèbres substructions de Libyssa devaient attester le fait de leur remarquable habileté[114]. Quant à leur organisation, on ne
peut que l'induire de celle de leurs similaires de Rome. Or, les Romains désignaient leurs mineurs militaires sous les noms de munitores[115],
fossores[116] ou fodientes[117] et cunicularii[118]. Ces travailleurs faisaient essentiellement partie de la légion[119] ; leurs officiers, dits architecti[120],
étaient placés directement sous les ordres du præfectus fabrum[121] ; Végèce nous a laissé[122] la nomenclature des outils dont ils faisaient usage. Ce qu'il
importe, en somme, de retenir ici, c'est que le général en chef de l'armée carthaginoise disposait d'un corps de mineurs.
Il convient maintenant d'exposer le mode d'exécution des travaux souterrains en usage à cette époque. Quand la nature du milieu le permettait, les
anciens taillaient leur galerie dans la roche ; dans ce cas, le ciel affectait une forme semi-cylindrique[123], et cette voûte était soutenue au besoin par des
piliers ménagés de distance en distance[124]. Mais, le plus souvent, il était indispensable d'étançonner les terres, et cette opération était accompagnée d'un
coffrage des parois. Puis, quand ils arrivaient sous le mur à détruire, les mineurs étaient dans l'obligation d'en diastyler la base[125], c'est-à-dire d'en faire
provisoirement reposer les fondations sur des charpentes condamnées aux flammes, et formées principalement de colonnes ou montants en bois dont le
système supportait un tablier (tabulatum). Les Grecs donnaient à ces étais les noms d'έρείσματα[126], de ξύλων κορμοί[127], de σίαυροί[128] ; les Latins les
appelaient furculæ[129], fulturæ, ligneæ columnæ[130], sublicæ ou sublices[131]. Quel que dût être l'équarrissage ou le diamètre de ces pièces, il était
toujours possible de se les procurer sur place. L'ouverture d'une galerie de mine n'était donc pas un travail qui nécessitât l'emploi d'un matériel spécial, et
s'imposait pour ainsi dire aux Carthaginois, qui n'avaient plus alors ni machines d'approches, ni machines de brèche.
Un argument qui nous semble absolument péremptoire peut se tirer du fait bien constaté de la vitesse de marche en galerie.
Végèce nous a laissé[132] la théorie d'une attaque à la mine, laquelle pouvait, dit-il, viser deux buts distincts : ou l'assaillant cherchait à passer par-
dessous le mur d'enceinte, afin de déboucher dans la place, ou bien il s'arrêtait sous cette muraille pour la diastyler et en ruiner un pan. Dans les deux cas,
il commençait par organiser sa parallèle[133] à soixante mètres[134] des saillants[135] de la place ; puis il ouvrait sous cet abri un puits de mine au fond
duquel il entrait en galerie, et cette galerie était poussée jusqu'au rempart ; là enfin, s'il se décidait pour la seconde méthode, laquelle était, il faut le dire,
communément employée, il fouillait et étançonnait le sous-œuvre du mur sur soixante mètres de longueur. Telle était, dans l'antiquité, la largeur que
devait offrir une brèche pour être réputée praticable[136] ; et, en général, de bons mineurs n'avaient besoin que de trois jours pour préparer, dans ces
conditions, l'ouverture de la brèche. Telle était, au sens des gens de guerre, la durée théorique du travail souterrain[137]. Or, le siège de Turin par les
Carthaginois dure précisément trois jours[138].
En résumé : la mine offrait alors aux poliorcètes un mode d'attaque ordinaire et de commun usage ; l'armée carthaginoise qui venait de descendre en
Piémont comprenait un corps de mineurs ; dépourvue de matériel de siège, cette armée trouvait dans l'emploi de la méthode souterraine le meilleur
moyen de s'en passer ; enfin, le temps qu'elle met à s'emparer de la place est précisément égal à celui que nécessitait d'ordinaire l'ouverture d'une brèche
préparée par un sous-œuvre diastyle. Pour ces motifs, nous estimons que, avant de prendre une décision et de donner des ordres pour l'attaque de Turin,
Annibal s'était dit ce que Chamarande devait écrire à Chamillart à deux mille ans de là[139] : ... On ne peut prendre cette place que par la mine...
Cela admis, il n'est pas impossible de se représenter théoriquement l'ensemble des opérations du siège, ni d'en suivre les péripéties jusqu'à complet
dénouement ; mais, eu égard au silence absolu des textes, il demeure entendu que, en procédant ainsi par intuition, on ne saurait obtenir pour résultat
qu'une simple restitution idéale.
Donc, à soixante mètres environ du saillant ouest de l'enceinte, les Carthaginois organisent leur parallèle, dont le tracé coupe les abords de la citadelle
moderne, aujourd'hui déclassée (voyez la planche X). Sous ce couvert, ils creusent le puits au fond duquel doit s'ouvrir l'υπόνομος[140] ou cuniculum[141]. Ils
entrent résolument en galerie, étrangers à tout sentiment de crainte, souriant même à l'idée de la faible distance qu'ils ont à parcourir. C'est que, en effet,
les mineurs de l'antiquité savaient donner à leurs travaux souterrains un développement parfois considérable : on cite, à ce propos, la galerie d'Aphase,
ordonnée par Darius, roi de Perse, et qui ne mesurait pas moins de quinze stades ou 2.775 mètres de longueur[142]. Quant au profil du cuniculum, nous en
connaissons les dimensions moyennes, grâce aux heureuses découvertes de Puy-d'Issolu[143] ; nous savons qu'il présentait 1m,80 de hauteur sur 1m,50 de
largeur et que, par conséquent, il était comparable à notre grande galerie ordinaire[144]. C'est ce profil qu'adoptent vraisemblablement les mineurs
carthaginois.
Le caractère distinctif de la conduite de leurs fouilles résulte du soin que met leur chef à assurer la continuité, l'ininterruption absolue du travail :
l'opération ne se ralentit à aucun instant ; jour et nuit, les mineurs accomplissent leur tâche[145]. Ils sont, à cet effet, répartis en brigades, lesquelles sont,
tour à tour, de service pendant six heures[146]. L'extraction des déblais s'effectue directement par la galerie[147], le long de laquelle les servants forment la
chaîne[148] pour se passer les coffins (cophini) emplis de terre[149]. Une telle besogne pouvait, à la rigueur, s'accomplir dans l'obscurité[150] ; mais les
anciens n'ignoraient point l'art de produire de la lumière artificielle en quantité voulue, suivant leurs besoins ; les rues de leurs villes, par exemple, étaient
aussi bien éclairées que les nôtres[151]. Les travailleurs carthaginois sont donc vraisemblablement munis de lampes[152] ; mais la fumée qui s'en échappe
ne tarde pas à se mêler aux gaz qu'expirent leurs poumons ; l'air ambiant devient irrespirable[153]. Comment obtenir dans la galerie une ventilation
suffisante ? Il devient indispensable d'ouvrir, de distance en distance, des puits verticaux, qui sont mis en communication par le moyen de rameaux
obliques en forme de siphons[154]. Grâce à cet aérage énergique, la marche en galerie se poursuit sans danger.
Cependant les outils de mine, bien que maniés par l'assaillant avec des précautions extrêmes, produisent un ψόφος ou ferri linnitus[155] dont la
répercussion se propage sous terre. Le défenseur, qui perçoit ce bruit sourd, se met aussitôt aux écoutes[156] pour se rendre un compte exact des
intentions de son adversaire ; il opère cette reconnaissance, soit à l'aide d'un bouclier, suivant la méthode du forgeron de Barcé[157], soit par le moyen
d'un système de vases de bronze disposés comme ceux de l'ingénieur Tryphon, au siège d'Apollonie[158]. Il sait bientôt d'une manière précise quelle est la
direction de la galerie qui le menace. A quoi lui servira cette donnée ?
Doit-il attendre l'ennemi à son débouché dans le fossé de la place et là lui opposer une résistance vigoureuse[159], ou bien contre-miner afin de contrarier,
sinon d'arrêter les progrès du mineur[160] ? C'est ce dernier parti qu'il prend d'ordinaire : il se jette en avant, et cette marche souterraine aboutit vite au
contact des assiégés et des assiégeants ; une rencontre a lieu. On peut s'en représenter l'effet : le défenseur tombe dans la galerie de l'assaillant, la
barricade, l'obstrue de quartiers de roches, ou la coupe avec un hérisson formé de piques, de lances, d'épieux appointis et durcis au feu ; il y lance des
projectiles de toute nature : traits de fer, pierres, pots de poix bouillante[161] ; il l'enfume[162] ; il donne le camouflet (calami flatus), dont l'invention remonte
au temps d'Annibal[163] ; enfin, s'il peut le faire, il rend cette galerie intenable en y jetant des combattants auxiliaires pris dans le règne animal : guêpes,
serpents Du bêtes fauves[164].
L'assaillant, d'autre part, repousse énergiquement les suprêmes efforts de la défense souterraine ; de là des combats corps à corps, luttes terribles où les
héros des deux partis trouvent souvent une fin commune. Le journal du siège de Turin, en 1706, est semé d'épisodes de ce genre ; nous n'en citerons
qu'un seul, celui de la nuit du 13 au 14 août.
Cette nuit, dit le comte de la Marguerite[165], il y a eu sous terre un combat remarquable. Notre mineur attache le pétard là où il entend cogner, et leur
mineur en est écrasé. Ce pétard vient d'ouvrir un assez grand trou, par où les ennemis font descendre un de leurs grenadiers avec une corde... celui-ci est
tué d'un coup de pistolet aussitôt qu'il paraît. Le dépit et la rage font acharner les ennemis sur nous. ils nous chargent d'injures et nous font des menaces.
Çà, des bombes, des carcasses !... crient-ils ; étouffons, brûlons ces gueux, ces misérables !...
Nous ne perdons pas de temps à entasser devant nous des sacs à laine ; on fait d'abord avancer des grenadiers pour soutenir ce retranchement. Mais voilà
une autre victime qu'on dévale pour chercher la mort... et il ne manque pas de la trouver. Quatre grenadiers des ennemis étaient chargés de cette
expédition. Ils sont dans un étrange embarras : l'honneur les anime et la crainte les rebute, ils flottent entre la frayeur et la hardiesse. Auras-tu bien le
cœur, dit l'un à son camarade, de t'engouffrer dans cet abîme ? — Et qui pourra me reprocher, lui répond-il, de n'avoir pas eu le courage de braver ce
péril ?... Çà, du vin ! dit-il. On lui en apporte, il l'avale... j'allais dire : et il descendit... mais il n'était pas descendu qu'on l'assomme. On dirait que la mort
a des appas pour eux ; le troisième va se jeter entre ses bras ; puis le quatrième.
Les ennemis enfin mettent en bas un homme armé de pied en cap... celui-ci fraye le chemin à plusieurs soldats qui plongent avec lui dans le trou, sur des
sacs à terre qu'on y jette tout d'un temps. Les voilà entrés ! le feu s'allume de part et d'autre ; ce sont des coups de pistolet, de fusil, de grenade qui
retentissent dans cet antre effroyable !...
Ce combat eût duré plus longtemps si la fumée, la puanteur, les ténèbres, n'en eussent arrêté la fureur. Mais, pour comble de maux pour les ennemis,
notre mineur met le feu à la saucisse et fait jouer les deux fourneaux, qui renversent la batterie des ennemis, à une pièce près, si bien qu'outils et mineurs,
canons et canonniers, tout cela ne fait plus qu'une masse mêlée et couverte avec de la terre...
Voilà ce qui se passait sous le sol des glacis de Turin deux mille ans après la deuxième guerre punique ! Cet exemple sinistre permet à la pensée de
restituer par analogie les scènes de mort auxquelles durent s'exposer les mineurs d'Annibal. Quelques difficultés qu'ait d'ailleurs présentées leur besogne,
ces braves gens l'accomplirent avec un entrain remarquable et, comme nous l'avons dit, la place fut enlevée en trois jours.
D'où vient que, à vingt siècles de là, la Feuillade, assiégeant cette même place de Turin, l'ait vainement menacée durant cent dix-sept jours[166] ? A
quelles causes attribuer des différences aussi considérables ? Malgré la disparité des moyens d'action employés à deux époques séparées par un aussi
long intervalle de temps, il ne sera pas sans intérêt de procéder brièvement à l'examen comparé des conditions dans lesquelles se trouvaient
respectivement placées les deux opérations.
Au temps de la deuxième guerre punique, Turin était, nous l'avons vu, déchiré en divers sens par des partis violents. L'action de l'autorité y était par
conséquent difficile, et l'on ne saurait affirmer que la place, si forte qu'elle fût, ait pu être convenablement mise en état de défense ; du reste, abandonnés
des Romains[167], les assiégés n'avaient à compter sur l'arrivée d'aucune armée de secours. En 1706, au contraire, la population turinoise était admirable
d'union sous l'autorité du duc de Savoie. Ce prince ayant su communiquer à ses sujets l'ardeur de ses résolutions, nobles et bourgeois juraient de se
défendre jusqu'à la dernière extrémité, de s'ensevelir, s'il le fallait, sous les ruines de leur ville[168]. Dans cette harmonie des sentiments du peuple et de
son souverain, on put facilement améliorer l'état des fortifications, procéder aux armements nécessaires, exécuter des travaux immenses[169]. Enfin, le
duc de Savoie et le prince Eugène tenaient la campagne ; ils parvinrent à opérer leur jonction et à faire lever le siège.
L'an 218 avant notre ère, l'investissement de Turin assiégé était complet[170] ; il n'en fut pas de même au temps de Louis XIV. Je ne vois pas, disait
Vendôme[171], de quelle importance il est qu'une place soit bien ou mal investie... Et, de fait, l'investissement ne fut parachevé qu'après la 65e nuit de
siège. Notre investiture, écrivait alors la Feuillade[172], est présentement faite dans les formes. Il était malheureusement bien tard, et les effets de la
négligence première pouvaient, depuis longtemps, passer pour être irréparables. D'où provenait une telle faute ? De la mésintelligence qui n'avait cessé
de régner parmi les assiégeants. Si l'unité de commandement de l'armée carthaginoise avait porté des fruits immédiats, les dissentiments, les stériles
agitations du camp français devaient avoir de funestes conséquences. Là, le projet d'attaque de Vauban était l'objet des critiques les plus passionnées. ...
Ayez confiance en moi, écrivait le duc de la Feuillade à M. de Chamillart, alors ministre de la guerre[173], ayez confiance en moi, et vous vous en
trouverez mieux, et le roi aussi, que de tous les ingénieurs du monde. — Il n'y a rien de tel, disait Vauban[174], que de se renfermer dans les règles, qui,
une fois bien observées, ne trompent jamais. — Que Votre Majesté, répondait alors le duc de Vendôme au roi[175], que Votre Majesté me fasse couper le
cou si je ne prends Turin contre les règles ! — A quoi Vauban répliquait[176] : Je veux qu'on me coupe le cou si vous la prenez par l'endroit où vous
l'avez attaquée ! Ni Vauban ni Vendôme n'eurent le cou tranché, mais Turin ne fut pas pris.
Pour Annibal, ayant bourré de sarments et de broussailles les interstices de son diastyle, il y fit mettre le feu sur plusieurs points à la fois. La combustion
s'opéra vivement, et soixante mètres de murailles suspendues sur le vide s'écroulèrent avec grand fracas[177]. Les troupes commandées pour l'assaut[178],
se précipitant par la brèche ouverte, eurent bientôt envahi la ville, dont tous les habitants furent passés par les armes[179]. Telles étaient alors les dures
lois de guerre.
En ce moment, Scipion arrivait à Plaisance[180].

[1] Claudien, Guerre contre les Gètes.


[2] Plaisance, Πλακεντία, Pia-Kent (celt.) ; — Pavie, Τίκινον, Ti-Kino (amazir') ; Papia, Pad-pia (celt.) ; — Casteggio, Κλασίδιον, Ki-Asti-town (celt.-amaz.).
[3] Tite-Live, XXXII, XXIX.
[4] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[5] Etienne de Byzance, ap. B. Pallastrelli, La città d'Umbria, cap. III.
[6] Tite-Live, XXIX, XI. — Plutarque, Marcellus, VI.
[7] Polybe, II, XXXIV.
[8] Plutarque, Marcellus, VI. —Cf. Valère-Maxime, III, II, 5.
[9] Tite-Live, XXVII, XXV.
[10] Tite-Live, XXVII, XXXIX, XLIII et XLVI. — Cf. Appien, De bello Annibalico, LII.
[11] Tite-Live, XXVIII, XXXVI, XXXVII et XLVI ; XXIX, XXXVI ; XXX, XVIII et XIX. — Cf. Appien, De bello Annibalico, LIV, et De rebus Punicis, VII.
[12] Silius Italicus, Puniques, VIII.
[13] Tite-Live, XXXI, X, XI et XXI.
[14] Polybe, XXXIII, VIII.
[15] Appien, De bellis civilibus, II, XLVII.
[16] Appien, De bellis civilibus, I, XCII.
[17] Tacite, Hist., II, XVII, XVIII.
[18] Tacite, Hist., II, XX, XXII, XXIV.
[19] Tite-Live, XXXII, XXXI.
[20] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. IV.
[21] Tacite, Hist., II, XVII, XXVII et XXX.
[22] Jornandès, De Getarum origine et rebus gestis, cap. XLII.
[23] Nella guerra Gotica fu Tortona occupata da Belisario... (Carlo Promis, loco cit.) — Cf. Procope, B. G., II, XXIII, XXVIII.
[24] Pépin, en 755 et 756 ; Charlemagne, en 773 et 774.
[25] Ce corps d'observation était tranquille, ainsi que la garnison d'Ivrée. Depuis le 1er juin, le fort de Bard était pris, et Ivrée se remplissait de toute espèce de munitions de guerre, de vivres et des embarras
de l'armée. Mélas avait abandonné Turin. La division Lapoype, du corps de Moncey, bordait le Pô depuis Pavie jusqu'à la Dora Baltea. (Commentaires de Napoléon 1er, t. IV, Marengo, V.)
[26] Commentaires de Napoléon 1er, t. IV, Marengo, VI.
[27] Strabon, V, I, 11.
[28] Henzen, inscr. n° 5126. — Cf. Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 44.
[29] Commentaires de Napoléon Ier, t. I. Campagnes d'Italie, chap. I : Description de l'Italie.
[30] Claudien, Panégyrique de Probinus et d'Olybre.
[31] Polybe, III, XL. — Appien, De bello Annibalico, V.
[32] Tacite, Hist., II, XIX, XXII.
[33] Pline, Hist. nat., III, VII. — Strabon, V, I, 11.
[34] Tite-Live, XXI, XLVIII ; XXXII, XXIX. — Polybe, III, LXIX.
[35] Telle est l'appréciation du savant Ferrari, dont une inscription, placée dans l'église de Casteggio, consacre la mémoire et la haute érudition.
[36] Polybe, III, LXI.
[37] Tacite, Hist., I, LXX.
[38] Pline, Hist. nat., III, VII.
[39] La géographie antique nous offre nombre de noms de lieux, de peuples et de fleuves, affectés du préfixe dissyllabique Asta. Outre l'Asta de Ligurie, il y avait en Espagne une Asta regia, dont on voit
encore aujourd'hui les ruines entre Xérès et Tribugena. (Voy. Strabon, III, I, 9 ; III, II, 2 et 5 ; cf. Pline, Hist. nat., III, III.) — On y trouvait aussi une ville du nom d'Astapa. (Voy. Polybe, XI, XXIV ; Appien,
De rebus Hispaniensibus, XXXIII.) — En Bithynie, sur l'emplacement du moderne Ouaschik ou de Bachkele, s'élevait une ville d'Astacus. (Voy. Strabon, XII, IV, 2 ; Pline, Hist. nat., V, XLIII ; Appien, De
rebus Syriacis, LVII.) En Acarnanie, près du golfe qu'on nomme aujourd'hui Dragamesti, était un autre centre de population qu'on nommait aussi Astacus. — Les voyageurs distinguaient les Astes de la
Thrace (Strabon, VII, VI, 2) des Astaceni du pays des Parthes (Pline, Hist. nat., II, CIX) et des Άσίακηνοί de l'Inde (Strabon, XV, I, 27 ; Pline, Hist. nat., VI, XXIII). — Enfin, sans parler du fleuve Astaces,
qui arrosait le Pont (Pline, Hist. nat., II, CVI), il est acquis que les bras du Nil appelés aujourd'hui Bahr-el-Asrek, Aibara et Bahr-el-Abiad, étaient jadis connus respectivement sous les noms d'Astapus,
Astaboras et Astasobas. (Voy. Strabon, XVII, I, passim ; Pline, Hist. nat., V, X.) — Diodore de Sicile et Pline le Naturaliste nous font connaître la signification du préfixe Asta. (Diodore de Sicile, I, XXXVII
; Pline, Hist. nat., V, X.) — Littéralement, comme on le voit, le mot implique le sens d'eau provenant d'une source ténébreuse. Si, d'ailleurs, on observe que les parages de l'Asta d'Espagne étaient fameux à
raison de l'intensité de la marée (Strabon, III, I, 9 ; III, II, 2 ; III, II, 5), il sera permis de conclure que la constante Asta comporte intégralement le sens d'eau mystérieuse et extraordinaire ; que l'Asta de
Ligurie devait probablement son nom à quelque circonstance remarquable observée dans le régime du Tanaro.
[40] Nous avons dit que le nom de Chivasso accuse une origine fort ancienne. Il est probable que ce centre était déjà organisé en oppidum au temps de l'expédition d'Annibal. — Colonel Sironi, Saggio di
geografia strategica.
[41] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. XII, et inscriptions n° 61, 62 et 71.
[42] De confederatione Astensium cum Carthaginiensibus. — Ex Odenato Farina. — Manuscrits de la bibliothèque de Turin, codex DCXLVII, chartaceus, constans foliis LIX, sæculi XV : Memoriale
Raymondi Turchi, civis Aslensis.
[43] Manuscrits de la bibliothèque de Turin, codex MXLIV, chartaceus, sæculi XVI, foliis constans XXXIV. — Ex plurium Memorialibus, Jacobus Caze et Thomas Auricula ; — ex plurium Memorialibus,
Jacobus de Borcanino ; — ex plurium Memorialibus, Paganus Incisia.
[44] Polybe, VII, IX.
[45] Polybe, III, LX.
[46] Polybe, XV, XXX.
[47] Tite-Live, XXVIII, IX ; XXX, XXI.
[48] Polybe, III, XX.
[49] Carlo Promis, Storia dell antica Torino, cap. II.
[50] Dépêche de Napoléon au prince Eugène, 5 août 1812.
[51] Allocution au Sénat, 20 décembre 1812.
[52] Polybe III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[53] Torino capitalissima. (Colonel Sironi, Saggio di geografia strategica.)
[54] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 215.
[55] Turin est un centre d'où l'ennemi peut venir sur nous, c'est-à-dire sur Aix, sur Avignon, sur le Pont-du-Saint-Esprit, sur Valence, sur Lyon, sur Bourg-en-Bresse et sur Besançon... (De Montannel,
Topographie militaire de la frontière des Alpes.)
[56] Turin était le gîte d'étape ordinaire des légions romaines qui avaient à franchir les Alpes dans un sens ou dans l'autre. Voyez Tacite, Hist., II, LXVI.
[57] On sait que la maison de Savoie fait remonter son origine au comte Humbert Ier, dont le fils Othon épousa l'illustre Adélaïde. Les comtés de Savoie et de Turin furent dès lors réunis pour former un
duché à cheval sur les Alpes. Devenu ainsi le gardien des frontières franco-italiennes, le souverain du Piémont eut voix dans les conseils de l'Europe occidentale ; la diplomatie lui conféra le titre assez
vulgaire, mais très-significatif, de Portier des Alpes. Voyez les Commentaires de Napoléon Ier, t. I, chap. II.
[58] Pline, Hist. nat., XXXV, VII.
[59] ... la città di figura quadrata. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[60] Carlo Promis, loc. cit.
[61] Carlo Promis, loc. cit.
[62] Carlo Promis, loc. cit.
[63] Carlo Promis, loc. cit.
[64] Carlo Promis, loc. cit.
[65] Carlo Promis, loc. cit.
[66] De bello Gallico, VII, XXIII. — Cf. Histoire de Jules César de l'empereur Napoléon III, t. II, liv. III, chap. X.
[67] Polybe, III, LX.
[68] Silius Italicus, Puniques, IV, v. 20-25. — Voyez, sur la mise en état de défense des places de l'antiquité : Végèce, Inst. rei milit., III, III, et IV, VIII.
[69] Silius Italicus, Puniques. IV, v. 23. — Dès le temps des guerres puniques, les Romains connaissaient l'emploi des lithoboles et des oxybèles. — Pline, Hist. nat., VIII, XIV. — Ces engins névrobalistiques
étaient, d'ailleurs, depuis longtemps en usage. Voyez t. I, Appendice F.
[70] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX. — Appien, De bello Annibalico, V.
[71] Polybe, III, LX.
[72] Pline, Hist. nat., XXXV, VII.
[73] Les pièces de gros calibre étaient alors très en faveur. Au siège d'Echiné, formé par Philippe III de Macédoine, le contemporain d'Annibal, les assaillants construisirent trois batteries de lithoboles ; un de
ces engins névrobalistiques lançait des projectiles du poids d'un talent, ou de 120 livres romaines, c'est-à-dire de plus de 40 kilogrammes. — Polybe, IX, XLI.
[74] Athénée, Περί Μηχανημάτων, dans la Poliorcétique des Grecs, p. 9 de l'édition Wescher, Paris, Imprimerie impériale, 1867.) — Cf. Vitruve (X, XIX) et Tertullien (De Pallio).
[75] ... vieppiù se Annibale ne mando a fuoco le difese... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. II.
[76] Appien, De bellis civilibus, I, LI.
[77] Aulu-Gelle, XV, I. — Cf. Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[78] Vitruve, Archit., II, II. — Cf. Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[79] Suétone, Galba, III.
[80] Suétone, Galba, III. — Pline, Hist. nat., XII, LVI.
[81] Marcus Græcus, Liber ignium ad comburendos hostes. — Albert d'Aix, VI, XVIII. — Cf. Liv. V, chap. IV.
[82] Aulu-Gelle, XV, I. — Cf. Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[83] Pline, Hist. nat., XIII, XXXIX. — Cf. Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[84] Pline, Hist. nat., XVI, XIX. — Cf. Vitruve, Archit., II, IX ; Rabelais, Pantagruel, III, LII.
[85] Appien, De bellis civilibus, I, LI.
[86] Strabon, XIV, I, 36.
[87] Tacite, Annales, XII, XVI.
[88] Hérodote, Hist., II, CL.
[89] Voyez Victor Place, Ninive et l'Assyrie, t. II, liv. II, ch. II, pl. XL ; Botta, Monuments de Ninive, pl. LXXVII ; Layard, Monuments of Niniveh, Ire série, pl. XIX.
[90] Pline, Hist. nat., XXXVI, XIX et XX.
[91] Genèse, XLIX, 6.
[92] Josué, ch. II et VI, passim. — Les célèbres sonneries de trompettes n'avaient d'autre effet que de distraire l'attention des défenseurs et d'éteindre le bruit du travail des mineurs, entrés en galerie par un
puits ouvert dans la maison de la courtisane Rahab.
[93] Josèphe, Antiquités judaïques, VI, VII, 2.
[94] Polyen, Stratagème, VII, XI, 5 ; Hérodote, Hist., IV — Cf. Æneas, Traité de la défense des places, chap. XXXVII, § 5. Trad. de Rochas.
[95] Méandre, assiégé dans Samos (490), échappe à Darius par une voie souterraine extrêmement compliquée. (Hérodote, Hist., III, CXLVI.) — Le siège de Platée est de l'an 419. Voyez Thucydide, II,
LXXV et LXXVI. — Cf. Poliorcétique des Grecs, éd. Wescher.
[96] Diodore de Sicile, XII, XXVIII ; Plutarque, Périclès, XXVII ; Pline, Hist. nat., VII, LVII.
[97] Æneas, Traité de la défense des places, chap. XXXVIII, § 6. Trad. de Rochas.
[98] Compilation anonyme sur la défense des places, § 73. Traduction de Rochas. — Alexandre attaqua également à la mine la capitale du roi Sabus. — Voyez Quinte-Curce, IX, VIII.
[99] Végèce, Inst. rei militaris, IV, XX.
[100] Voyez le fragment inédit d'Athénée, inséré dans la Poliorcétique des Grecs (éd. Wescher), ayant pour titre : Περί όρυκτρίδος χελώνης. — Cf. Vitruve, Arch., X, XV.
[101] Les sièges de Palée, de Thèbes et d'Échine furent opérés par Philippe, de 221 à 217, c'est-à-dire au début même de la deuxième guerre punique. Voyez Polybe, V, IV et C ; IX, XLI.
[102] Polybe, XVI, XI ; Frontin, Stratag., III, VIII, 1 ; Polyen, Stratag., IV, XVIII, I.
[103] Polybe, XVI, XXX.
[104] Vitruve, Archit. X, XVI. — Le siège d'Apollonie est de l'an 214 et tombe, par conséquent, à l'époque où le vainqueur de Cannes opère dans le sud de la Péninsule.
[105] Le siège de Lamia fut formé en 191, huit ans avant la mort d'Annibal.
[106] Pline, Hist. nat., XXXVI, XXIV.
[107] Pline, Hist. nat., XXXVI, XXIV ; Suétone, Claude, XX ; Tacite, Annales, XII, LVI et LVII. — Cf. Orelli, inscr. 796 ; Niebuhr, passim ; M. Geffroy, Dessèchement du lac Fucin, dans la Revue des
Deux-Mondes, numéro du 15 octobre 1877.
[108] Tite-Live, IV, XXII ; V, XIX et XXI ; X, X. — Cf. Plutarque, Camille, V.
[109] Polybe, I, XLII.
[110] Polybe, XXII, XI ; Tite-Live, XXXVIII, VII.
[111] Tite-Live, XXI, XI.
[112] Polybe, I, XLII.
[113] Voyez tome I, liv. III, chap. III, Sagonte.
[114] Tite-Live, XXXIX, LI.
[115] Tite-Live, V, XIX.
[116] Stace, Thébaïde, II, v. 418-419. Cf. Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[117] Ammien Marcellin, XXIV, IV.
[118] Végèce, Inst. rei militaris, II, XI. — Les Grecs donnaient aux mineurs militaires les dénominations de μεταλλικοί, μεταλλεΐς, όρυτίόντες. — Voyez Polybe, XXII, XI.
[119] Ammien Marcellin, XXIV, IV.
[120] C'est le titre d'architectus que Vitruve (Arch. X, XVI) donne à l'Alexandrin Tryphon, le défenseur d'Apollonie. — Cf. Ammien Marcellin, XXIV, IV et passim.
[121] Végèce, Inst. rei mililaris, II, XXI.
[122] Inst. rei militaris, II, XXV.
[123] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[124] Ces piliers naturels taillés dans la roche étaient dits cervices fornicum. (Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.)
[125] Polybe, V, IV et C.
[126] Polybe, V, IV et C.
[127] Appien, De bellis civilibus, I, CXII.
[128] Josèphe, De bello Judaico, passim.
[129] Tite-Live, XXXVIII, XVII. — Vitruve, Archit., X, XVI.
[130] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI. — Cf. Végèce, Inst. rei militaris, IV, XXIV.
[131] Ammien Marcellin, XXIV, IV.
[132] Inst. rei militaris, IV, XXIV.
[133] Polybe, XXII, XI. — On voit que l'usage de la parallèle ne date point d'hier ; seulement, il s'agit ici d'une galerie couverte, formée de vignes.
[134] Polybe, XXII, XI. — Suidas attribue au πλέθρον une valeur de 100 pieds, soit 29 mètres 585 millimètres ; d'autres commentateurs assignent à cette mesure celle de la sixième partie du stade, ou 30
mètres 83 centimètres. Il nous est donc permis de dire qu'une longueur de 2 πλέθρα équivaut à peu près à celle de 60 mètres.
[135] Nous disons bien des saillants, car les divers tracés de l'antiquité comportaient des brisures méthodiques. — Ammien Marcellin, XX, VII. — Cf. t. I, Appendice D, § 3, et pl. II : Fortifications de
Carthage.
[136] Polybe, V, IV, et XVI, XI.
[137] Polybe, V, C.
[138] Polybe, III, LX.
[139] Lettre de M. de Chamarande à M. de Chamillart, du 30 juin 1706. — On sait que les travaux de mines exécutés au cours du siège de 1706 sont demeurés célèbres dans les annales de l'art de l'attaque et
de la défense des places.
[140] Plutarque, Camille, V. — Les Grecs employaient, en outre, les désignations techniques de : διώρυξ, όρυγμα, μέταλλον et σύριξ. — Hérodote, Hist., III, CXLVI. — Polybe, V, IV, et XXII, XI.
[141] Végèce, Inst. rei militaris, IV, XXIV. — Les Latins appelaient aussi la galerie de mine specus, fodina, trames subterraneus. — Tite-Live, X, X ; Vitruve, X, XVI. — Ammien Marcellin, XXIV, IV.
[142] Polyen, Stratag., VII, XI, 5.
[143] La galerie de mine à laquelle il est ici fait allusion a été ouverte par Jules César, à l'effet de couper l'eau potable aux défenseurs d'Uxellodunum (Puy-d'Issolu), oppidum gaulois situé sur la rive droite de
la Dordogne. La découverte de ce monument d'architecture souterraine est due aux habiles recherches de M. J. B. Cessac. La galerie de Puy-d'Issolu ne nous fait pas seulement connaître les dimensions du
profil en usage chez les Romains ; elle nous apprend, en outre, que les anciens savaient pratiquer des retours droits et obliques, ainsi que des changements de pente. Le sol de leurs rameaux était même parfois
affecté de ressauts brusques ; dans ce cas, la différence de niveau était rachetée par des escaliers. — Ammien Marcellin, XIX, V.
[144] Cette grande galerie ordinaire doit avoir de 1 mètre 85 centimètres à 2 mètres de hauteur sur 1 mètre de largeur dans œuvre.
[145] Polybe, V, C, et XXII, XI. — Tite-Live, V, XIX.
[146] Tite-Live, V, XIX.
[147] Polybe, XXII, XI.
[148] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[149] Végèce, Inst. rei militaris, II, XXV.
[150] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[151] Ammien Marcellin, XIV, I.
[152] Diodore de Sicile, III, XII. — Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI.
[153] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXI, et XXXIV, L.
[154] M. Alexandre Brisse, ingénieur en chef du dessèchement du lac Fucino, exécuté pour le prince Alexandre Torlonia, a retrouvé trace des travaux d'aérage ordonnés par les ingénieurs de l'empereur
Claude. L'appel d'air respirable dans le tunnel romain résultait du jeu d'un heureux dispositif de puits verticaux coupés de rameaux obliques en forme de siphons, rameaux que les gens du pays nomment
cunicoli. Sur une longueur de tunnel de 55g5 mètres, les mineurs romains n'ont pas ouvert moins de six cunicoli et de quarante puits verticaux. Voyez l'article de M. Geffroy, Le desséchement du lac Fucin,
dans la Revue des Deux-Mondes, numéro du 15 octobre 1877.
[155] Polybe, XVI, XI, et XXII, XI. — Ammien Marcellin, XXIV, IV.
[156] Polybe, XXII, XI.
[157] Æneas, Défense des places, chap. XXXVII, § 5. Trad. de Rochas. — Cf. Hérodote, Hist., IV, CC.
[158] Vitruve, Archit. X, XVI.
[159] Æneas, Traité de la défense des places, chap. XXXVIII. Trad. de Rochas. — Cf. Philon de Byzance, ch. III, § 5. Même trad.
[160] Æneas, loc. cit. — Cf. Philon de Byzance, ch. IV, § 25. Trad. de Rochas.
[161] Philon de Byzance, loc. cit. — Cf. César, De bello Gallico, VII, XXII.
[162] Æneas et Philon de Byzance, loc. cit.
[163] Ce moyen d'enfumer les galeries de mine fut pratiqué surtout au siège d'Ambracie, lequel fut formé l'an 189 avant notre ère, soit six années avant la mort d'Annibal. — Voyez Polybe, XXII, XI ; Tite-
Live, XXXIII, VII.
[164] Æneas, loc. cit. C'est suivant ce principe d'Æneas que, lors du siège de Thémiscyre par Lucullus (68 av. J. C.), les galeries de mine furent livrées non-seulement à des essaims d'abeilles, mais encore à
des ours et à d'autres fauves. — Appien, De bello Mithridatico, LXXVIII. — L'emploi des crocodiles et des grands ophidiens était encore de mode, au moyen âge, dans les opérations de guerre souterraine.
Richard Cœur-de-Lion prit, en 1188, sur les côtes de Syrie, un navire musulman portant toute une cargaison de ces animaux destinés à la défense des contre-mines de Saint-Jean-d'Acre.
[165] Journal historique du siège de la ville et de la citadelle de Turin, en 1706, par le comte Solar de la Marguerite, lieutenant général d'artillerie, commandant celle de la place pendant le siège. Turin,
Imprimerie royale, 1838.
[166] L'armée de siège placée sous les ordres du duc de la Feuillade était forte de 40.000 hommes, 110 bouches à feu de gros calibre et 49 mortiers. Elle arriva sous les murs de la place le 12 mai 1706 ; dès le
14, elle commença ses lignes de contrevallation, qui furent à peu près terminées le 25 ; l'ouverture de la tranchée s'opéra dans la nuit du 2 au 3 juin. Lorsque, le 7 septembre suivant, l'armée de secours du
prince Eugène vint attaquer leurs lignes, les assiégeants étaient là depuis cent dix-sept jours, dont quatre-vingt-dix-sept de tranchée ouverte. A cette date, leur effectif se réduisait à 26.000 hommes : 20.000
d'infanterie, 6.000 de cavalerie. Coïncidence bizarre ! ces chiffres mesurent exactement l'état des forces carthaginoises, au jour de leur arrivée sous Turin.
[167] I Romani non si studiarono... d'unirsi ai Taurini, che lasciarono distruggere da Annibale. (Morelli, Passages des Alpes, Turin, ms. de la Bibliothèque du Roi.) — Che se i Taurini respinto avessero
Annibale non v' era modo pei Romani di occuparne il paese ; ma quegli li assale e stermina, e Roma lo lascia fare ; poi alfine vince, invade la contrastata regione e la riduce a provincia. (Carlo Promis, Storia
dell’ antica Torino, cap. II.)
[168] Histoire du prince Eugène, ap. G. Mengin, Relation du siège de Turin, Paris, 1832.
[169] Lettre du duc de Vendôme à Louis XIV, du 1er octobre 1705.
[170] Polybe, III, LX.
[171] Lettre du duc de Vendôme au roi, du 1er octobre 1705.
[172] Lettre du duc de la Feuillade à M. de Chamillart, du 6 août 1706.
[173] Lettre du duc de la Feuillade à M. de Chamillart, 1er septembre 1705.
[174] Lettre de Vauban à la Feuillade, du 13 septembre 1705.
[175] Lettre du duc de Vendôme au roi, du 1er octobre 1705.
[176] Lettre de M. de Chamillart au duc de la Feuillade, du 6 juillet 1706.
[177] Végèce, Inst. rei militaris, IV, XXIV.
[178] Végèce, Inst. rei militaris, IV, XXIV.
[179] Polybe, III, IX. — Appien, De bello Annibalico, V.
[180] Tite-Live, XXI, XXXIX.
LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.
CHAPITRE II. — LE TESSIN.

C'est en exécution des ordres de son gouvernement que Scipion occupait, sur le Pô, l'importante position de Plaisance, récemment constituée en colonie
romaine[1].
Les sénateurs, chargés du soin d'arrêter un plan rationnel de défense, n'avaient point manqué d'observer qu'un triple rang d'obstacles ferme à
l'envahisseur l'accès de la péninsule italique ; que les Alpes, le Pô, l'Apennin, semblent créés exprès pour appuyer successivement les opérations d'une
résistance efficace ; que chacune de ces lignes, dotée par la nature de précieuses propriétés militaires, est, de plus, apte à recevoir de la main de l'homme
une puissante organisation défensive. Ces considérations n'avaient certainement pas échappé aux Romains. On est, dès lors, en droit de se demander
comment il peut se faire qu'ils n'aient pas songé à défendre les Alpes ; d'où vient qu'ils n'ont tiré directement aucun parti des difficultés de l'âpre massif[2]
; pourquoi, négligeant d'en occuper les œuvres vives, ils n'ont pas pris eux-mêmes position à la Pioly, au Pertuis-Rostang, au lieu d'abandonner la garde
de ces passages à des bandes de montagnards Katoriges ou Brigiani.
Cette abstention dont on s'étonne ne provient que de la rigoureuse observation d'un principe admis par le sénat. En essayant, dit à ce propos Machiavel[3],
de procéder à la défense d'une chaîne de montagnes, vous prenez un parti qui vous sera le plus souvent funeste, à moins que, dans l'un de ces lieux
difficiles, vous ne puissiez placer toutes vos forces. Dans ce cas, il faut le suivre. Mais si le lieu est trop rude et trop resserré pour les y loger toutes, alors
le parti est mauvais. Ce qui me fait penser ainsi, c'est l'exemple de ceux qui, attaqués par un ennemi puissant, et cela dans leur pays, entouré de
montagnes et, de lieux sauvages, n'ont pas essayé de le combattre dans les lieux difficiles et montueux, mais sont allés au-devant de lui ; ou qui, ne
voulant pas attaquer les premiers, ont attendu cet ennemi, mais dans des lieux faciles... On ne peut, en effet, employer beaucoup de forces pour garder
des lieux sauvages et peu ouverts, soit qu'on ne puisse y amener des vivres pour bien longtemps, soit par cela même qu'ils sont étroits et ne peuvent
contenir que peu de monde ; alors, il n'est pas possible de soutenir le choc d'un ennemi qui vient sur vous avec de grandes masses.
Or l'ennemi peut aisément s'y porter en forces. Son intention, en effet, est de passer et non de s'arrêter : celui qui l'y attend, au contraire, ne peut lui en
opposer d'aussi considérables, parce qu'il a à s'y loger pour plus de temps ; parce qu'il ignore le côté par où l'ennemi se présentera... Quiconque lira
attentivement l'histoire, trouvera peu de grands capitaines qui aient essayé de garder de pareils passages ; car, outre les raisons que nous venons d'en
donner, les passages ne se peuvent fermer entièrement. Les montagnes ont, comme les plaines, des chemins connus et fréquentés, mais encore beaucoup
d'autres qui, pour ne pas l'être des étrangers, ne le sont pas moins des gens du pays, à l'aide desquels vous serez toujours conduits, malgré votre ennemi.
On sait avec quelles difficultés Annibal parvint à passer les Alpes qui séparent la Lombardie de la France. Cependant les Romains l'attendirent... sur le
Tessin... Ils aimèrent mieux exposer leur armée à être battue dans les lieux où elle pouvait vaincre que de la conduire sur les Alpes pour y être détruite
par la seule difficulté des lieux.
Toutefois, en renonçant à tirer directement parti des Alpes, les Romains n'étaient pas moins tenus d'agir avec quelque vigueur au pied de chacun des
versants. Ils venaient, on le sait, de faire une démonstration en avant, dans la vallée du Rhône, et il entrait bien dans leur dessein d'opérer également en
arrière, dans la vallée du Pô[4]. A l'issue du combat de Védènes et de sa mésaventure de Châteauneuf, Scipion s'était, conformément à des instructions
précises, dirigé sur la Circumpadane ; il avait même fait diligence[5] tant et si bien qu'Annibal, instruit de son approche, se refusait à croire aux rapports
qu'on lui faisait à cet égard[6]. Cependant, la critique a traité sévèrement ce Cornélius, qui n'était point, il faut le dire, un favori de la fortune ; elle lui
reproche ses lenteurs non pareilles[7]. Sans doute, il était indispensable de donner la main aux Taurini, d'occuper le débouché des Alpes, d'opposer des
troupes fraîches aux colonnes épuisées d'Annibal. Evidemment, il convenait de tomber sur les Carthaginois au lendemain même de leurs épreuves, de
profiter de leur désarroi ; surtout, de les empêcher de se refaire, comme ils en eurent tout le loisir[8]. Il fallait, en prévision d'un tel événement, aviser à
prendre, en temps utile, des mesures rationnelles ; porter en Cisalpine des forces suffisantes, autres que celles de Scipion ; y réchauffer par la présence
des légions le zèle attiédi des alliés, couvrir sérieusement Turin et tenir, à cet effet, la campagne avec une bonne armée de secours. Il n'était pas
déraisonnable d'attendre quelque résultat de ces moyens d'action, si naturellement indiqués, tandis qu'on ne pouvait, en conscience, espérer que Scipion
arrivât au pied des Alpes au moment opportun. En laissant Annibal reprendre haleine et faire tranquillement le siège de Turin, le sénat romain a commis
une faute dont le consul porte injustement la peine : tant il est vrai que les erreurs de la politique, comme les imprudences de la diplomatie, sont toujours,
de par l'injustice humaine, imputées au soldat qu'on a chargé du soin de l'exécution.
Ayant négligé la préparation d'une bonne résistance au pied du versant italiote et abandonné les Taurini à un sort facile à prévoir, le gouvernement de
Rome avait à se ménager, en deçà des Alpes, d'autres ressources défensives. Il considéra que toutes les lignes d'invasion de la Péninsule dessinent un
faisceau qui, après s'être épanoui en Cisalpine, s'étrangle au passage compris entre Rimini et la Spezzia, ou, si l'on fait abstraction de l'épaisseur des
Apennins, entre Rimini et Plaisance. Il décida que ces deux points extrêmes, comparables à deux piliers de porte d'entrée, reposeraient sur des bases
solides et serviraient de pivots à tous les mouvements ultérieurs des armées consulaires. C'est l'expérience des guerres passées qui désignait ces positions
au choix des Romains : les invasions gauloises, dont ils avaient eu tant à souffrir, s'étaient toujours, en effet, dirigées vers l'échiquier du Pô inférieur ;
elles avaient passé le fleuve non loin de son embouchure[9], puis essayé, trop souvent avec succès, de forcer, au défaut de l'Apennin, l'entrée de l'Italie
péninsulaire. C'est donc à Rimini que les Romains avaient l'habitude de concentrer leurs moyens de défense[10]. Ils ne crurent pas alors devoir se départir
d'une règle depuis longtemps consacrée ; aussi, les verra-t-on, au cours de la deuxième guerre punique, ordonner l'occupation permanente de cette
place[11]. Rimini sert, dès le début de la guerre, de quartier général au consul Sempronius, brusquement rappelé de Sicile (voyez livre V, chap. I). L'autre
consul, de retour des bords du Rhône, est, en même temps, invité à se porter sur Plaisance, dont la valeur vient de se révéler nettement lors des dernières
expéditions de Cisalpine. Ainsi, au sens du sénat romain, l'accès de la Péninsule va se trouver fermé rigoureusement.
Comment Scipion avait-il opéré, en exécution des ordres émanés de son gouvernement ? Des bouches du Rhône, où s'était effectué son rembarquement
rapide, il avait mis le cap sur Marseille et, de là[12], sur Gênes[13]. Déjà, à cette époque, les Génois (Genuates, Genuenses[14]) passaient pour être membres de
la grande famille italiote[15] ; il est, d'ailleurs, vraisemblable qu'ils étaient les alliés de Rome, puisque, vers la fin de la guerre, un consul doit réédifier
leur ville, détruite par Magon, le frère d'Annibal[16].
Pourquoi Cornélius, bien que pressé de se rendre à son poste, s'arrêtait-il ainsi pour faire escale à Gênes ? C'est que ce port était un emporium[17] de
premier ordre ; qu'il exportait des bois de grandes dimensions, propres aux constructions navales, des bois de placage très-recherchés par les fabricants
de meubles ; des peaux, des miels, des bestiaux, des chevaux, des mulets fort estimés ; des vêtements confectionnés, tuniques ou saies ; de l'ambre, des
fromages, des raisins secs soigneusement embarillés ; des cordages, des livèches ou sésélis de montagne, et beaucoup d'autres produits[18] ; que ses
principales importations consistaient en huiles et en vins[19]. Une place de commerce aussi considérable avait nécessairement besoin d'être à l'abri d'un
coup de main ; aussi était-elle fortifiée. L'emporium de Gênes était un oppidum très-respectable[20].
L'Itinéraire d'Antonin nous fait connaître que, sous l'Empire, cette grande place maritime était reliée à Plaisance par une route qui passait par la Stradella,
et mesurait environ 180 kilomètres de développement total. La voie de communication dont il s'agit était dite Æmilia Scauri, du nom de ce Scaurus qui la
fit empierrer, de l'an 118 à l'an 111 avant notre ère, c'est-à-dire un siècle environ après la deuxième guerre punique[21] ; on sait d'ailleurs que, en l'an 200,
au lendemain de la bataille de Zama, elle était pratiquée par le consul Minucius[22]. Il est permis de croire qu'elle existait déjà lors de l'expédition
d'Annibal, au moins à l'état de chemin muletier ; que Plaisance et les centres de population de la Stradella pouvaient, par ce moyen, être mis en relation
directe avec la mer Ligurienne, comme ils l'étaient, par le Pô, avec l'Adriatique ; que Scipion a pu, en conséquence, faire de Gênes sa base
d'approvisionnements. Ce sont vraisemblablement des marchés passés avec des commerçants de Gênes qui lui ont permis de former des magasins sur des
points convenablement choisis et, en particulier, à Casteggio[23].
Ayant pleinement assuré le service de ses ravitaillements, Scipion revint à bord de sa quinquérème, mouillée dans les eaux de Gênes, fit voile vers la
Toscane[24] et débarqua, comme nous l'avons dit (livre V, chap. I), au port de Pise[25].
De Pise, par quelle voie a-t-il gagné Plaisance ? Les textes s'accordent à tracer par la Toscane le chemin qu'il a pris[26]. Cependant, que faut-il entendre
par ces mots ? Une telle expression signifie-t-elle qu'il ait pratiqué la Via Cassia ou Clodia de Pise à Florence, puis la Via Faventina de Florence à
Fænza, enfin la Via Æmilia (Lepidi) de Fænza à Plaisance ? Nous ne le pensons pas, car ce parcours compliqué mesurant 260 milles (millia passuum), soit
plus de 380 kilomètres, lui faisait faire un détour inutile, à lui qui se rendait aux environs de Parme. En outre, la route Émilienne n'était pas encore
praticable ; elle ne fut empierrée qu'en 187, quelques années avant la mort d'Annibal, par cet Æmilius Lepidus à qui l'on dut l'ouverture de la section de
Rimini à Bologne[27] ; au temps de la deuxième guerre punique, le tracé qu'elle était appelée à suivre ultérieurement coupait des marécages, dont le
dessèchement ne fut opéré qu'un siècle plus tard, par les soins de Scaurus[28]. Nous estimons que Cornelius Scipion a passé par le chemin de Lucques à
Parme :

ITER A PARMA LVCAM. M.P.C


(Itinéraire d'Antonin.)

lequel chemin suivait le littoral du golfe de Gênes jusqu'à Luna (ruines situées aux environs de Sarzana) :

ITER LITTOREUM CONTINET :


...........................
PISAM
LVNAM
ET IPSVM TRANSITVM IN GALLIAS
...........................
(Fragment de l'Itinéraire d'Antonin[29].)

Nous pensons en outre que, de Parme à Plaisance, le consul ne s'est point écarté du tracé de la voie Emilienne :

VIA ÆMILIA LEPIDI. VIA ÆMILIA.


TANNETVM
PARMAM CIV PARMA XI
FIDENTIOLAM VICVM M. P. XX FIDENTIA XV
PLACENTIAM CIV M.P. XXIV FLORENTIA X
PLACENTIA XV
(Itinéraire d'Antonin.) (Table de Peutinger.)

D'abord, ce chemin de Lucques à Parme existait certainement en 218, puisque, six ans auparavant, en 224, il avait été pratiqué par le consul L.
Æmilius[30]. Scipion, partant de Pise, se dirigeait sur Tenedo, alias Taneto (Tannetum), situé à 16 kilomètres à l'est de Parme, pour y donner la main aux
préteurs Atilius et Manlius[31] ; il ne pouvait souhaiter un trajet plus direct. La distance de Lucques à Pise était de 100 milles (millia passuum) ou environ
148 kilomètres ; celle de Parme à Plaisance, d'une quarantaine de milles ou 59 kilomètres. L'itinéraire total mesurait donc à peu près 140 milles ou 207
kilomètres, et l'armée consulaire pouvait accomplir ce trajet en dix journées de marche. Il faut observer enfin que ce tracé satisfait bien à la condition
d'être mené par la Toscane, puisque la Ligurie ne commençait qu'à la Magra.
Pour ces motifs, nous pensons que Scipion a passé par Lucques, Pietra-Santa, Massa, Carrare, Sarzana, Aulla, Pontremoli, Berceto, Cassio, Fornovo et
Parme. C'est le chemin que devaient suivre plus tard : Charles VIII, en 1495 ; la division Victor, du corps de Macdonald, en 1799 ; enfin, tout le
cinquième corps, lors de notre dernière campagne d'Italie[32].
Tout en faisant cette route de Lucques à Parme, Scipion opérait des levées et voyait, à chaque étape, grossir l'effectif de ses forces[33]. Il lui fut surtout
facile de se recruter en hommes et en chevaux dans le pays de Lucques, pays fertile, dont la population, singulièrement dense, fournissait d'ordinaire aux
légions romaines nombre de soldats aguerris, surtout d'excellents cavaliers[34]. C'est donc avec un premier noyau de troupes qu'il arriva sous Taneto,
alors occupé par les préteurs chargés du soin de contenir les Boïes[35]. Le corps de Manlius comptait 19.600 hommes au début de la campagne ; celui
d'Atilius, 9.300, soit ensemble 28.900. En tenant compte des pertes éprouvées, on peut admettre que les deux corps réunis présentaient alors un effectif
de 20.000 hommes. Scipion prit sans retard le commandement de l'armée des préteurs[36], y versa ses recrues, qu'on peut supposer au nombre de 10.000,
et put ainsi disposer d'un effectif total d'environ 30.000 hommes.
Ces troupes étaient toutes assez jeunes et sans grande expérience[37], mais elles purent être convenablement encadrées. Le consul avait sous la main des
officiers d'élite, au premier rang desquels figuraient le poète Ennius[38], Caton l'Ancien[39] et cet héroïque Sergius, tant admiré de ses compatriotes[40].
C'est dans ces conditions que Scipion arriva sous Plaisance[41], le jour même de la chute de Turin[42].
Annibal était encore sous les murs de cette place quand il apprit la nouvelle du passage du Pô par les légions romaines[43]. Le fait était certain : Scipion
venait d'arriver premier[44] à la fameuse position Pavie-Stradella-Plaisance. Comment l'en déloger ou, tout au moins, l'empêcher de s'y établir solidement
? Il n'y avait pas un instant à perdre, il fallait l'attaquer et, pour ce faire, se porter au plus vite en avant[45].
La veille du jour fixé pour le départ, le jeune général crut nécessaire d'offrir à ses compagnons d'armes un spectacle fait pour les émouvoir et réveiller en
eux les instincts militaires. Il les fit former en cercle[46] ; puis on amena sous leurs yeux quelques prisonniers faits dans les Alpes et qui avaient été
durement traités : chargés de chaînes, mourant de faim, brisés de coups, ces misérables n'étaient plus que des spectres humains. Ils n'attendaient plus que
la mort ; mais leur saisissement fut profond quand ils surent qu'on ne les condamnait point à périr dans de honteux supplices.
On leur présenta des saies magnifiques, des chevaux de sang, des armes de luxe enrichies d'ornements de corail[47], et il leur fut demandé s'ils voulaient
combattre, par couples, en combat singulier.
Les vainqueurs, leur dit-on, recevront de riches présents et la liberté ; les vaincus trouveront dans la mort la délivrance de leurs maux. Il n'y eut qu'un cri
: tous les prisonniers demandèrent des armes[48]. Le spectacle terminé :
Vous pouvez, dit Annibal aux soldats qui l'entourent[49], envisager dans toute leur étendue les nécessités de votre situation ; vous avez sous les yeux une
vivante image du sort qui vous attend. Nous sommes enfermés entre deux mers, sans un vaisseau qui puisse nous rapatrier ; devant nous est le Pô, plus
large que le Rhône ; derrière, sont les Alpes, que nous avons eu tant de peine à franchir. Fuir ?... il n'y faut pas songer ; nous n'avons d'issue nulle part,
nous sommes prisonniers dans la haute Italie. Qu'allons-nous devenir ?... Si nous battons les Romains, à nous leurs terres et leurs richesses ; mais si nous
sommes vaincus par eux, tomberons-nous vivants entre leurs mains ? Plutôt mille fois la mort ! Imitons ces Gaulois, et disons avec eux : il faut vaincre
ou mourir[50]. La formule vigoureuse de cette péroraison est tombée, depuis longtemps, du fait des plagiaires, dans le domaine de la banalité ; mais il
convient de restituer à Annibal l'invention d'un moyen oratoire qui tant de fois a produit des effets d'entraînement.
Ce discours fit sur les troupes assemblées une impression si profonde que l'orateur crut devoir aussitôt en mitiger la forme ; s'adressant pour la seconde
fois à ses hommes, il s'attacha à leur parler en termes empreints de bienveillance, à leur faire caresser l'idée d'une heureuse fortune ; il leur dit que lui-
même avait bon espoir, qu'il comptait réussir et briser de ses mains les portes d'entrée de Rome[51]. Ces derniers mots du général en chef furent couverts
d'applaudissements.
Le lendemain, l'armée pliait ses tentes et se mettait résolument en marche.
Tandis qu'Annibal se porte en aval de Turin[52], Scipion fait un mouvement en amont de Plaisance et vient prendre position sur la ligne du Tessin[53]. La
section de ce fleuve comprise entre le lac Majeur[54] et le Pô mesure, suivant une courbe doucement sinueuse, un développement de 95 kilomètres et
présente partout un profil imposant. Dans ces limites, en effet, la largeur varie de 60 à 130 mètres ; la profondeur, de 60 centimètres à 4 mètres à l'étiage,
de 3 à 15 mètres au moment des crues. Les eaux ont un volume considérable ; le débit du Tessin est de 400 mètres cubes à la seconde à sa sortie du lac
Majeur, tandis que le Rhône, au sortir du lac de Genève, ne débite que 270 mètres. Quant à la vitesse du courant, elle est proverbiale[55].
En somme, à raison des difficultés matérielles qu'elle oppose au franchissement, de sa longueur de 9 5 kilomètres, qui n'est pas excessive, de l'heureuse
situation du lac Majeur et du Pô, qui lui servent d'appuis sur ses deux ailes, la ligne du Tessin inférieur a une valeur stratégique dont il est indispensable
de tenir compte.
Mais, pour être maître de cette ligne, il faut en occuper plus d'un point entre Pavie et Sesto-Calende ; il est nécessaire d'en commander les deux rives à
hauteur de tous les passages possibles ; d'opérer, par exemple, comme l'ont fait en 1859 les Autrichiens, qui avaient établi des ponts à San-Martino,
Cassolo-Nuovo, Vigevano, Bereguardo, Pavie. Est-il permis de croire que Scipion ait également étendu son front de Pavie à San-Martino ; qu'il ait jeté
plusieurs ponts pour se ménager toute liberté d'action sur les deux rives ? On doit le supposer ; mais, à cet égard, les textes sont muets. Ce qu'ils
expriment seulement, c'est que le consul jette un pont[56] de radeaux[57] muni d'un bon tablier[58] ; qu'il organise sur la rive droite une tête de pont[59] ;
qu'il se place ainsi à cheval sur le fleuve à défendre, conformément aux règles suivies par les gens de guerre de l'antiquité[60], qui n'opéraient pas
autrement que nous.
Où ce pont militaire a-t-il été jeté ? Cette simple question a suscité des avis très-divers : quelques commentateurs, adoptant avec Giani la latitude de
Sesto-Calende[61], assignent aux légions le passage qu'a pratiqué Garibaldi le 23 mai 1859 ; d'autres, comme le général de Vaudoncourt, Félix de
Beaujour[62] et Wijnne[63], placent la communication à la hauteur de Pavie.
Nous avons cru devoir partager l'opinion de ceux-ci, attendu que, sans torturer les textes[64], il est permis d'admettre que Tite-Live a entendu parler de
Pavie (Ticinum), tout autant que du Tessin (Ticinus).
D'ailleurs, la raison militaire est là : Scipion occupait nécessairement Pavie, tête de la fameuse position défensive Pavie-Stradella-Plaisance. On peut, par
conséquent, en conclure qu'il a fait une marche de 36 milles (environ 53 kilomètres), scandée ainsi qu'il suit par les Apollinaires :

I II III IV
TICINVM TICINVM TICINO TICINVM
LAMBRVM XX LAMBRVM XX LAMBRVM XX LAMBROFL XX
PLACENTIAM XVI PLACENTIA XVI PLACENTIA XVI PLACENTIA XVII

Pendant que les Romains se concentrent à Pavie, les Carthaginois marchent, de leur côté, à grands pas. Nous supposons qu'ils sont formés sur trois
colonnes ; que la colonne de droite passe le Pô à Turin pour se diriger sur Asti et, de là, sur Valenza ; que les deux autres colonnes, en route pour le pays
des Insubres[65], descendent la rive gauche du fleuve par la Mutatio ad Decimum (entre Settimo et Brandizzo), la Mansio Quadratis (en face de Verrua), la Mutatio
Ceste (San-Genuario) et la Mansio Rigomago (Trino Vecchio) ; qu'elles font ainsi, de conserve, 41 milles (millia passuum) ou environ 60 kilomètres :

CIVITAS TAVRINIS
MVTATIO AD DECIMVM X
MANSIO QVADRATIS XII
MVTATIO CESTE XI
MANSIO RIGOMAGO VIII
(Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.)

Nous pensons que, à Rigomago (Trino), les deux colonnes, jusque-là jumelées, se séparent et bifurquent ; que l'une, celle du centre, poursuit le long du Pô
par la Mutatio ad Médias (vis-à-vis de Casale), Carbantia (près de Villanova), et s'arrête sur la Sesia, en face de la Mutatio ad Cottias (Cozzo) :

A MEDIOLANO PER ALPES COTTIAS.


MANSIO RIGOMAGO COTTIÆ
MVTATIO AD MEDIAS IX CARBANTIA XII
MVTATIO AD COTTIAS XIII RIGOMAGO XII
(Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.) (Itinéraire d'Antonin.)

Quant à la colonne de gauche, elle suit la route de Trino à Verceil, route qui nous semble avoir été directrice de marche ; c'est par là qu'Annibal va
prendre position chez les Ictimuli[66], c'est-à-dire à Verceil, non loin des lieux qui seront un jour témoins d'une grande victoire de Marius, de ce Romain
qu'une étrange ironie du sort doit conduire en proscrit aux ruines de Carthage[67].
Pourquoi les Carthaginois attachent-ils tant de prix à la possession de Verceil ? C'est que ce point, éminemment stratégique, doit être considéré comme
tête de ligne par rapport à toutes les lignes de manœuvres qui peuvent être menées vers le Tessin inférieur, de Sesto-Calende à Pavie ; c'est qu'il est le
nœud de toutes les communications qui s'ouvrent par delà la Sesia, le foyer d'où rayonnent fatalement toutes les opérations possibles. L'envahisseur, s'il
s'est proposé d'agir sur l'échiquier du Pô inférieur, se porte nécessairement sur Novare ; si, comme Annibal, il a pour objectif l'entrée de la Péninsule, il
pique droit sur Pavie par Mortara. En tout cas, il part de Verceil.
En résumé, le front d'Annibal, qui passe par Verceil, Carbantia, Valenza, est couvert par la ligne Sesia-Pô-Tanaro ; celui de Scipion, que protège le
Tessin, s'étend vraisemblablement de Pavie à San-Martino. Il suit de là que les deux adversaires bordent la région remarquable que les gens de guerre ont
désignée sous le nom de carré défensif de Mortara. On sait que Mortara occupe à peu près le centre de figure de ce fameux carré, dont on a fixé les
angles à San-Martino, Pavie, Valenza et Verceil. Les quatre côtés sont : au nord, la ligne Verceil-Novare ; au sud, le Pô ; à l'ouest, la Sesia, de Verceil à
Candia, puis le Pô, de Candia à Valenza ; à l'est, enfin, le Tessin.
Les deux diagonales Verceil-Pavie et Valenza-Novare décomposent la figure stratégique en quatre grands triangles presque équilatéraux, ayant de 20 à
24 kilomètres de côté et jouissant, tous les quatre, de propriétés militaires bien connues.
Si l'on voulait mettre ces débuts de la deuxième guerre punique en regard des opérations de notre campagne d'Italie de 1859, on pourrait dire que les
troupes d'Annibal sont placées dans la situation de l'armée franco-sarde ; les légions de Scipion, dans celle des forces autrichiennes.
En quel lieu s'est opérée la rencontre des armées romaine et carthaginoise ? C'est un point sur lequel on n'est pas d'accord ; mais ici, du moins, les avis
très-divers ne se classent que sous deux chefs principaux : hypothèse de la rive gauche du Tessin ; hypothèse de la rive droite. Cluvier, Guido Ferrari,
Campana, Deluc, Daudé de Lavalette, M. Jacques Maissiat, sont au nombre des commentateurs qui font passer le fleuve à l'armée d'Annibal et opinent
ainsi pour une action du type de notre bataille de Magenta. Parmi les partisans de la rive droite on peut citer : Merula, Doujat, Folard, d'Anville, Durandi,
Philippe Ferrari, Schweighæuser, Poggiali, le P. Portalupi, le P. Capsoni, le général de Vaudoncourt, le général Rogniat, Giani, Félix de Beaujour,
Wijnne, le colonel Macdougall, etc.
Les champions du premier système sont loin de se prononcer identiquement sur la question de latitude du point cherché. Cluvier[68] et Lavalette[69], ne
proposant aucune solution précise, admettent que Scipion a jeté un pont sur le Tessin, mais qu'il n'en a point fait usage. Guido Ferrari[70] et Campana[71]
placent le théâtre de l'affaire aux environs de Somma, non loin des lieux où, le 23 juin 1636, les Espagnols eurent à soutenir le choc des troupes
françaises commandées par Créqui. Deluc[72] pense qu'Annibal a franchi l'obstacle à Buffalora, et que le combat s'est donné à Casal Calderara, c'est-à-
dire à quelques milles au-dessus de Pavie. M. Jacques Maissiat partage absolument l'opinion de Deluc : il faut admettre, dit-il[73], que cette bataille eut
lieu sur le terrain qui devint célèbre, dix-sept siècles plus tard, par une autre bataille désastreuse où un roi de France, en annonçant que tout était perdu,
put du moins ajouter : fors l'honneur.
Les avis favorables au succès de l'hypothèse de la rive droite sont affectés de nombreuses variantes : Folard[74], Schweighæuser[75], Wijnne[76] et le
colonel Macdougall[77] laissent le point indéterminé sur l'échiquier de la Lomelline. Giani indique la plaine de Galliate[78], où, en avril 1821, les troupes
autrichiennes placées sous les ordres du maréchal Bubna eurent tant de peine à tenir tête aux Piémontais. Gaudenzio Merula[79] et le P. Portalupi[80]
préconisent la solution de Cassuolo Vecchio, au nord de Vigevano, solution qui s'impose, disent-ils, attendu qu'une tradition populaire a valu à Cassuolo
le nom de Casilinum, et qu'on a retrouvé aux abords de ce point les traces du camp d'Annibal (formæ castrorum quadratæ). Le général de Vaudoncourt[81]
place la scène du combat entre Cassolo et Borgo-S.-Siro ; le P. Capsoni[82], à l'intérieur du quadrilatère ayant pour sommets Gambolo, Borgo, Trumello,
Garlasco.
Poggiali se prononce pour un site pris entre Pavie et Mortara[83] ; Doujat propose le territoire de Dimoli, entre l'Agogna et le Tessin[84] ; le général
Rogniat, qui s'est rallié à l'opinion de d'Anville, adopte un point situé non loin du confluent du Tessin et du Pô[85]. Suivant Félix de Beaujour[86], le
combat n'a pu se donner qu'entre Travedo et Limido, deux villages situés aux environs de Pavie ; selon Durandi, enfin, l'action s'est passée près du
confluent du Pô et de la Sesia[87].
En présence de cette divergence d'opinions, nous avons cru devoir demander aux textes le moyen d'élucider une question qui paraît obscure. Or
qu'appert-il de l'examen de ces documents ?
Quelqu'un d'entre les auteurs romains ou grecs peut-il nous mettre sur la trace du fait topographique ? Quel nom l'engagement porte-t-il dans l'histoire ?
Tite-Live[88], Florus[89], Silius Italicus[90], Pline[91], Valère-Maxime[92], disent hautement, mais sans autre indication, qu'il s'agit d'un COMBAT DU
TESSIN. Le cours entier du fleuve, tel est le lieu géométrique que nous a légué cette pléiade d'auteurs, et Carlo Promis, à leur suite, ne repère pas mieux le
théâtre de l'événement[93].
Pour Polybe[94] et Cornelius Nepos[95], les aînés de tous ces écrivains, l'affaire n'a pas eu lieu ailleurs que SUR LES BORDS DU PÔ ; lui-même, Silius, qui,
tout à l'heure, chantait les rives du Tessin, se plaît ensuite à transporter la scène sur le vieil Eridan, le fleuve de Phaéthon, dont les eaux, nous dit-il, sont
teintes de sang romaine[96]. Rigoureusement, il serait déjà possible de tirer de ces deux ordres de témoignages cette conclusion géométrique que
l'événement s'est accompli sur un terrain baigné par L'UN ET L'AUTRE fleuve, c'est-à-dire dans l'un des deux angles que dessine leur confluent.
Aucune espèce d'ambiguïté ne peut d'ailleurs subsister à cet égard, car Florus nous fait expressément connaître que le théâtre de l'action se trouve ENTRE
LE PÔ ET LE TESSIN[97]. Et Silius, que sa qualité de poète autorise à revêtir de formes diverses le corps de sa pensée, nous montre aussi maintenant une
scène que baignent À LA FOIS les deux fleuves[98].
Il est donc surabondamment démontré que la rencontre des deux armées s'est opérée à l'intérieur de l'un des deux angles formés par l'incidence du Tessin
sur le Pô. Mais lequel des deux ? l'angle obtus regardant la mer Adriatique, ou l'angle aigu qui s'ouvre sur la Lomelline ? Une longue incertitude n'est pas
possible ; c'est de celui-ci qu'il s'agit. Scipion avait, en effet, un pont sur le Tessin[99] ; il est certain qu'il a passé ce fleuve[100], afin de pousser une pointe
jusqu'aux abords du territoire des Ictimuli[101], et que, une fois battu par Annibal, il l'a précipitamment repassé[102]. Le point où a eu lieu l'engagement ne
saurait donc se chercher ailleurs que sur la surface du carré de Mortara. Cette région étant pour nous le lieu géométrique des solutions possibles,
essayons d'y découvrir des limites rationnelles entre lesquelles l'inconnue puisse aisément se cantonner.
Nous observons d'abord qu'Annibal et Scipion ont pour commune ligne de manœuvres la diagonale Verceil-Pavie du grand carré de Mortara. C'est un
fait qui se déduit facilement des diverses considérations dans lesquelles nous venons d'entrer et qui se trouve d'ailleurs en parfaite harmonie avec le récit
de Polybe[103], aux termes duquel Romains et Carthaginois s'avancent dans la Transpadane, en laissant : les premiers, le cours du Pô sur leur gauche ; les
seconds, sur leur droite. Les adversaires, ajoute l'historien[104], partent de leurs bases de manœuvres le même jour et à la même heure ; ils font ainsi deux
jours de marche[105] en sens inverse ; le troisième jour[106], ils se rencontrent. Comment trouver sur le lieu géométrique Verceil-Pavie le point où s'opère
ce choc entre les deux armées ? Si l'on suppose aux colonnes de Scipion une vitesse égale à celles d'Annibal, on est conduit à s'arrêter au milieu même de
cette ligne de manœuvres, c'est-à-dire en un point situé entre Pavie et Mortara (voyez la planche XII). A fortiori, trouvera-t-on cette solution légitime si l'on
observe que la cavalerie carthaginoise, très-supérieure à celle des Romains, avait vraisemblablement des allures plus rapides et pouvait, par conséquent,
fournir une plus longue traite en un temps donné. Il est donc déjà permis de conclure que le théâtre du combat peut être théoriquement placé dans la
portion de territoire comprise entre Mortara et Pavie.
Cela posé, il est essentiel de remarquer que la diagonale Verceil-Pavie, prise pour ligne de manœuvres, ne doit être considérée que comme une directrice
théorique. De fait, les routes que pratiquait l'antiquité ne passaient point par Mortara, centre du carré défensif ; les deux sommets, Verceil et Pavie,
étaient mis en communication par Cozzo, Lomello et Dorno, ainsi qu'il appert des itinéraires romains, lesquels n'ont vraisemblablement fait que calquer
les voies pratiquées par les anciennes populations de la Cisalpine. Le tracé des chemins qu'ouvre la main de l'homme ne dépend point de son caprice ; il
est, au contraire, soumis aux conditions que lui imposent les besoins de la vie, lesquels sont, de par la nature, à peu près immuables.
L'Itinéraire d'Antonin de Milan à Strasbourg et la Carte de Peutinger nous font connaître la distance totale de Pavie à Verceil ; les Romains de l'Empire
attribuaient à cette section de route une valeur de 46 à 48 milles, soit environ 70 kilomètres.
D'accord avec l'Itinéraire d'Antonin de Milan à Arles par les Alpes cottiennes, les quatre Apollinaires, ou Itinéraires de Cadix à Rome, dits de Vicarello,
nous donnent la mesure des distances de Cozzo à Lomello et de Lomello à Pavie, lesquelles étaient respectivement de 18 et 30 kilomètres. Enfin,
l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, scandant toute la section de Cozzo à Pavie, compte : de Cozzo à Lomello, environ 18 kilomètres ; de Lomello à
Dorno, 13 kilomètres ; de Dorno à Pavie, encore 18 kilomètres. La différence des distances connues Verceil-Pavie et Cozzo-Pavie exprime la valeur
itinéraire de la section Verceil-Cozzo, laquelle était de 15 milles ou 22 kilomètres.
En résumé, au temps de l'Empire, et vraisemblablement lors de la deuxième guerre punique, la route de Verceil à Pavie se kilométrait à peu près comme
il suit :

Verceil
Cozzo 22 kilomètres.
Lomello 18
Dorno 13
Pavie 18

Telle est, à notre sens, la directrice pratique de manœuvres des deux adversaires ; c'est un point de ce tracé qui doit satisfaire aux conditions du problème.
On peut faire, à cet égard, nombre d'hypothèses rationnelles ; voici les nôtres (voyez les planches XI et XII). Nous estimons que, parti de Verceil, Annibal est
parvenu le premier jour à Cozzo ; le deuxième jour, à Lomello ; qu'il a pris position sur l'Agogna et lancé ses éclaireurs à la découverte en avant ; que,
durant ces deux jours, Scipion, sorti de Pavie, s'est également dirigé sur Lomello ; que, marchant d'un pas moins bien assuré que celui de son adversaire,
il s'est seulement approché de ce point ; qu'il n'a peut-être guère dépassé Dorno ; finalement, que le combat s'est livré à l'intérieur du triangle Lomello-
Dorno-Mortara, non loin, probablement, des célèbres colonnes de Dorno[107].
Ce point étant établi autant qu'il peut l'être, reprenons l'action à son début, pour en compléter le récit.
Donc, Annibal est sur la Sesia ; Scipion, sur le Tessin. Les deux généraux s'observent et poussent l'un vers l'autre[108] des reconnaissances offensives. Un
régiment de cavalerie carthaginoise, placé directement sous le commandement de l'intelligent Maharbal[109], bat en tous sens le carré de Mortara ; la
cavalerie légère attachée aux légions romaines fouille aussi très-minutieusement cet échiquier tactique. Scipion, tâtant en personne les rives de la Sesia,
n'arrête sa pointe qu'à sept ou huit kilomètres de Verceil[110] ; de là, il envisage la situation de l'ennemi, croit pénétrer ses intentions, et donne à l'armée
consulaire l'ordre de franchir le Tessin pour se jeter en Lomelline[111]. Au moment où cet ordre reçoit un commencement d'exécution, Annibal en est
informé ; aussitôt les Carthaginois passent la Sesia.
En piquant sur Pavie, son objectif de manœuvres, Annibal est placé dans des conditions meilleures que celles où se trouve le consul. Il est chez les
Insubres, c'est-à-dire en pays ami ; grâce a cette alliance, il a pu commodément préparer la marche de ses troupes, et ses alliés s'empressent de lui
apporter sur sa route tout ce dont il a besoin pour vivre[112]. Les officiers de son état-major sont, d'ailleurs, mieux rompus que les questeurs romains aux
difficultés de cet art de faire mouvoir les armées, qu'on appelle aujourd'hui logistique ; suivant des principes bien connus des anciens, ils ont organisé, le
long delà ligne de manœuvres, les services d'information, de sûreté, des subsistances, des munitions, du train des équipages[113], etc. Contrairement aux
désirs des Romains, qui ne cessent de parler des soucis et de l'incurie d'Annibal[114], ils ont tout prévu ; tous les rouages de leur machine administrative
vont fonctionner correctement. Les troupes carthaginoises ne manqueront jamais de rien[115].
Le soir du deuxième jour de marche, les deux armées, sentant qu'elles avaient pris le contact[116], ne purent se dissimuler l'imminence d'un choc[117], et
s'arrêtèrent sur place pour se préparer à combattre. Scipion ne se sentait pas d'aise d'en être ainsi venu à l'heure décisive ; impatient de laver dans les eaux
de l'Éridan les hontes de sa déconvenue des bords du Rhône, il appelait de tous ses vœux le moment de la crise[118].
Le lendemain[119], 1er décembre[120], dès le point du jour, chacun des deux généraux s'empressa d'opérer une reconnaissance du terrain sur lequel devait
s'engager l'action ; d'examiner à quelles forces il allait avoir affaire[121]. Annibal, une fois édifié sur la question, fit sonner la retraite aux cavaliers de
Maharbal qui, çà et là, battaient l'estrade[122], et leur assigna vite une place dans le rang. Il avait reconnu qu'il ne s'agissait point de livrer bataille, mais
seulement de repousser une pointe de l'ennemi ; qu'il n'y avait d'autre éventualité possible que celle d'un engagement de tirailleurs, d'un combat de
cavalerie[123]. C'est sur ces données que chacun des deux adversaires arrêta ses dispositions et donna ses derniers ordres[124].
La perspective qui s'ouvrait devant Annibal devait singulièrement lui sourire, car sa cavalerie, il le savait, était, numériquement comme en instruction
pratique, très-supérieure à celle des Romains[125]. Pour bien établir, dès le premier jour, le fait de cette supériorité, il prit le parti de la faire donner tout
entière[126], d'engager à la fois ses six mille chevaux : partie grosse cavalerie, partie cavalerie légère. Celle-ci était formée d'Imazir'en, uniquement munis
d'armes de jet et maniant leurs chevaux sans l'aide de la bride et du mors[127]. Loin d'être irréguliers, ces cavaliers intrépides, dont les allures de nos
spahis nous permettent de restituer, jusqu'à certain point, la physionomie, étaient correctement enrégimentés ; chaque régiment[128], d'un effectif de 512
chevaux, était placé sous le commandement d'un officier carthaginois[129]. Annibal disposait de quatre régiments, soit d'environ 2.000 chevaux[130] de
cette brillante cavalerie tamazir't, si habile à combattre en ordre dispersé. La grosse cavalerie, qui combattait, au contraire, en ligne, était dite
κεχαλινωμένη[131], c'est-à-dire formée d'hommes montant des chevaux sellés et bridés réglementairement[132]. L'armée carthaginoise en comprenait un
σύvταγμα[133] ; c'était un corps de 4.000 cavaliers[134], portant pour armes défensives : un casque, une cotte de mailles, un bouclier ; pour armes
offensives : une longue lance, une autre lance de moyenne longueur et une large épée pendue en bandoulière. Annibal plaça son σύνταγμα de grosse
cavalerie au centre de sa ligne de bataille[135] ; ses ίλαι de cavalerie légère, aux deux ailes[136].
La cavalerie de l'armée consulaire avait été recrutée non-seulement parmi les citoyens romains et les alliés[137], mais encore chez les Gaulois cisalpins,
Cénomans ou Vénètes[138] ; elle était appuyée d'un petit corps d'infanterie légère[139]. Scipion couvrit son front d'un essaim de ces tirailleurs à pied,
mêlés à des irréguliers gaulois[140] ; les cavaliers romains formèrent en arrière, avec les alliés, sa ligne de bataille proprement dite[141].
Quand tout est prêt de part et d'autre, et que les deux lignes sont sur le point de s'ébranler, chacun des généraux, suivant l'usage antique, parcourt le front
des troupes et leur adresse une proclamation vigoureuse. Vous allez, dit Scipion à ses légionnaires[142], combattre pour vos foyers, vos femmes, vos
enfants, pour le salut de Rome et l'indépendance de l'Italie ! Annibal énumère à ses soldats les récompenses entre lesquelles la victoire leur donnera le
droit de choisir[143]. Aux uns, suivant la coutume égyptienne[144], il promet de bonnes terres ; aux autres, de l'argent ; à ceux-ci, la faculté de devenir
citoyens de Carthage ; à ceux-là, le rapatriement ; à tous, suivant leur goût, des richesses, des honneurs. Il s'engage même à mettre en liberté les esclaves
qui ont suivi leurs maîtres. Puis, afin de consacrer solennellement toutes ces promesses, il se fait, selon le rite étrusque[145], apporter un mouton et une
hache de silex : Que si jamais, s'écrie-t-il, je manquais à ma parole, les dieux m'écrasent sur-le-champ ! Ce disant, d'un coup sec il brise le crâne de la
victime.
Alors, remplies d'ardeur, les deux armées poussent en avant en bataille. Scipion marche d'abord au pas[146] ; mais la vue d'un ennemi trottant enseignes
déployées[147] surexcite bientôt en lui une ardeur mal contenue ; son calme l'abandonne ; il prend une allure rapide. Le sabot des chevaux battant le sable
blanc répandu à la surface du sol de la Lomelline[148], les deux partis ne tardent pas à disparaître dans des nuages de poussière[149]. Toutefois, doué de
coup d'œil et excellent juge du moment opportun, Annibal a fait un signe ; son σύνταγμα reçoit l'ordre de se tenir prêt à charger. Ce commandement
préparatoire est rapidement transmis à chaque division ; de la division il passe à la brigade ; de la brigade au régiment ; il se répercute dans chaque
escadron double, puis dans chaque escadron simple et se propage ainsi jusqu'au dernier peloton. En un instant, tous les hommes sont lance au poing ;
tous les chevaux sont rassemblés. Sur un nouveau signe du général en chef, les commandements d'exécution retentissent sur la ligne de bataille, où ils
sont accueillis par ces cris d'enthousiasme guerrier qu'on appelle aujourd'hui des hurrahs[150]. Sur-le-champ, les cavaliers donnent de l'éperon et rendent
les rênes[151] ; ils sont lancés ils chargent[152].
La charge des Carthaginois est menée avec un entrain remarquable. Il en résulte un terrible choc entre les deux armées[153] : sur toute la ligne, on
s'aborde avec vigueur, on se porte des coups furieux ; partout les rangs s'enfoncent ou se désorganisent. Les tirailleurs de Scipion ne peuvent pas tenir ;
ses cavaliers sont profondément entamés. Annibal, mesurant l'étendue de cet ébranlement de l'adversaire, va recueillir les fruits d'une action hardiment
engagée ; il ordonne à sa cavalerie légère de déborder par les deux ailes la ligne des Romains. Sur-le-champ, ce mouvement s'exécute, et le consul voit
avec terreur apparaître sur ses derrières[154] des gens dont les intentions sont trop faciles à pénétrer. Évidemment, ces chevaux effrénés, ces Africains
enlevés en l'air à la façon d'un vol d'oiseaux sinistres, ces Imazir'en aux allures sauvages, ont pour mission de l'envelopper lui et les siens !... Il ne s'est
pas trompé ; la manœuvre circulaire se parachève[155] ; les Romains, atterrés, ont à faire tête de toutes parts : sur leurs flancs, de revers et de front. Ils se
sentent enfermés dans un cercle de fer[156].
Alors, il se fait un de ces carnages qui servaient de dénouements ordinaires aux drames de la mêlée antique, et dont nous ne saurions plus nous faire
aucune idée. Comment dépeindre un seul épisode de ces scènes sanglantes ? On vit, dit le moine de Saint-Gall[157], les moissons s'agiter d'horreur dans
les champs ; le sombre Pô et le Tessin rouler des flots noircis par le fer... Mais une telle image n'offre rien de saisissant ; elle est même, il faut le dire,
absolument impuissante à nous émouvoir. Disons simplement que les Romains sont promptement égorgés et noyés dans leur sang ; qu'un petit nombre
d'entre eux n'échappent au massacre qu'en se jetant en pleine déroute[158] ; que le consul lui-même fuit misérablement, au milieu d'un groupe de fidèles
qu'il a péniblement ralliés et qui lui font un rempart de leur corps[159].
Scipion, grièvement blessé[160], ne devait son salut qu'à l'héroïsme d'un enfant. Cet enfant, c'était son fils[161], celui qui, au cours de cette guerre d'abord
si funeste aux aigles romaines, doit s'emparer de Carthagène, ébranler Carthage[162] et mériter le nom de Premier Africain[163].

[1] Tite-Live, XXVII, XXXIX.


[2] Morelli, Passages des Alpes, Turin, manuscrits de la Bibliothèque du Roi.
[3] Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. XXIII. Traduction Buchon, passim.
[4] Tite-Live, XXI, XXXII et XLI ; XXVII, XXXVIII ; XXVIII, XLII.
[5] Tite-Live, XXI, XXXIX et XLI.
[6] Polybe, III, LVI.
[7] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. II.
[8] Morelli, Passages des Alpes, Turin, ms. de la Bibliothèque du Roi.
[9] Tite-Live, V, XXXV.
[10] Polybe, II, XXI et XXIII.
[11] Polybe, III, LXXVII et LXXXVI. — Tite-Live, XXVIII, XLVI ; XXIX, V ; XXX, I.
[12] Polybe, III, LXI.
[13] Tite-Live, XXI, XXXII. — Ammien Marcellin, XV, X.
[14] Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. I. — Cf. inscription n° 139.
[15] Strabon, IV, VI, 4.
[16] Tite-Live, XXVIII, XLVI ; XXX, I.
[17] Strabon, IV, VI, 1 et 2 ; V, I, 3.
[18] Strabon, IV, VI, 2. — Pline, Hist. nat., XI, XCVII ; XV, XVIII ; XVI, LXIX ; XIX, L.
[19] Strabon, IV, VI, 2.
[20] Tite-Live, XXX, I. — Pline, Hist. nat., III, VII.
[21] Strabon, V, I, 11. — Cf. Pasquale Amati, Dissertazione, parte prima.
[22] Tite-Live, XXXII, XXIX. — Cf. Pasquale Amati, Dissertazione, parte prima.
[23] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[24] Polybe, III, LXI.
[25] Polybe, III, LVI. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[26] Polybe, III, LVI. — Appien, De bello Annnibalico, V.
[27] Strabon, V, I, 11.
[28] Strabon, V, I, 11.
[29] Il est juste de dire qu'on n'est point sûr de l'authenticité de ce fragment dont parle Jozias Simler... Et je ne sçay s'il n'auroit point esté supposé par Annius de Viterbe, qui en a fait le commentaire... (N.
Bergier, Hist. des grands chemins de l'Empire, liv. III, ch. XXIX.)
[30] Pasquale Amati, Dissertazione, parte prima.
[31] Polybe, III, XL ; Tite-Live, XXI, XXV et XXXIX ; Appien, De bello Annibalico, V.
[32] Voici l'état des troupes qui, du 15 au 26 juin 1859, se rendirent de Lucques à Parme par les vallées de la Magra et du Taro :

[33] Appien, De bello Annibalico, V.


[34] Strabon, V, I, 11.
[35] Polybe, III, LVI. — Appien, De bello Annibalico, V.
[36] Polybe, III, LVI. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[37] Tite-Live, XXI, XXXIX et XLIII.
[38] Claudien, Eloge de Stilicon, préface du livre III.
[39] Pline, Hist. nat., I, præf.
[40] Pline, Hist. nat., VII, XXIX.
[41] Polybe, III, LXXI. — Appien, De bello Annibalico, V.
[42] Voyez livre VI, chapitre I, in fine.
[43] Polybe, III, LXI et LXIV. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[44] Appien, De bello Annibalico, V.
[45] Polybe, III, LX. — Juvénal, Sat. X, v. 154.
[46] Tite-Live, XXI, XLII.
[47] Pline, Hist. nat., XXXII, XI.
[48] Polybe, III, LXII ; Tite-Live, XXI, XLII. — Cf. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I.
[49] Polybe, III, LXIII ; Tite-Live, XXI, XLIII et XLIV ; Dion-Cassius (Fragm. CLXXIX des livres I-XXXVI, éd. Gros).
[50] Polybe, III, LXIII. — Tite-Live, XXI, XLIII et XLIV.
[51] Juvénal, Sat. X, v. 155-156.
[52] Tite-Live, XXI, XXXIX.
[53] Polybe, III, LXIV. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[54] Strabon, IV, VI, 12. — Pline, Hist. nat., II, CVI.
[55] Commentaires de Napoléon Ier, t. IV, Marengo, IV.
[56] Polybe, III, LXIV. — Tite-Live, XXI, XLV.
[57] Tite-Live, XXI, XLVII.
[58] Polybe, III, LXVI.
[59] Tite-Live, XXI, XLV.
[60] Plutarque, Marius, XXIII.
[61] Gio. Battista Giani, Battaglia del Ticino.
[62] F. de Beaujour, De l'expédition d'Annibal, p. 18.
[63] Wijnne, Quæstiones criticæ.
[64] Tite-Live, XXI, XLVII.
[65] Polybe, III, LVI.
[66] Tite-Live, XXI, XLV.
[67] Plutarque, Marius, XXV et XL.
[68] Cluverii Italia antiqua, lib. I, cap. XXIV.
[69] Recherches sur le passage des Alpes par Annibal.
[70] Guidonis Ferrari opasculorum collectio, t. IV. Dissertatio XIII, De Insubriæ fluminibus. — Cf. Brusoni, Storia d'Italia.
[71] Monumenta Somæ.
[72] Histoire du passage des Alpes par Annibal.
[73] Annibal en Gaule, t. I, 2e partie, § 19, p. 295-296.
[74] Histoire de Polybe, traduite par D. Vincent Thuillier, avec un Commentaire de science militaire, par M. de Folard.
[75] Édition de Polybe, t. V, chap. LXV.
[76] Wijnne, Quæstiones criticæ, cap. VIII, Groningue, 1848.
[77] Macdougall, Campaigns of Hannibal, chap. I, Londres, 1858.
[78] Giani, Battaglia del Ticino, cap. VI, Milan, 1824.
[79] De Gallia Cisalpinæ antiquitatibus et origine, lib. I, cap. II.
[80] P. Portalupi, Storia della Lomellina, p. 121-122.
[81] Histoire des campagnes d'Annibal, t. I, chap. II.
[82] P. Severino Capsoni, Memorie storiche della regia città di Pavia, t. I, chap. VII, Pavie, 1782. — Cf. Philippus Ferrarius, a Basilica Petri de eccl. Novar. in Lex. geog.
[83] ...fra Pavia e Mortara... (Poggiali, Storia di Piacenza, t. I.)
[84] Comment. in Livium, XXI, XLV.
[85] Considérations sur l'art de la guerre, Paris, 1816.
[86] De l'expédition d'Annibal, p. 18.
[87] Adunque questa prima azione fra i Romani e Cartaginesi in Italia segui verso il confluente della Sesia nel Po. (Jacopo Durandi, Dell' antica condizione del Vercellese, articulo I, Turin, 1766.)
[88] Tite-Live, XXI, XLVIII et LVII.
[89] Florus, Hist. rom., II, VI.
[90] Silius Italicus, Puniques, IV, V, VI, VII, IX et XII.
[91] Pline, Hist. nat., VII, XIX.
[92] Valère-Maxime, V, IV, 2. — Cf. Orose, Hist., IV, XIV ; Aurelius Victor, De Viris illustribus, LXII ; Zonaras, Annales, VIII, XXIII.
[93] ...al Ticino tra Romani e Cartaginesi. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, cap. IV.)
[94] Polybe, X, III.
[95] C. Nepos, Annibal, IV.
[96] Silius Italicus, Puniques, XI et XVI.
Clément Marot (Jugement de Minos) semble s'être inspiré de ce passage de Silius, quand il fait dire à Annibal :
...........................
Si est le Pau. . . . . . . . . . . . . . . . . .
[Duquel].... la trespure et claire unde
l'ay faict muer en couleur rubicunde.
[97] Florus, Hist. rom., II, VI.
[98] Silius Italicus, Puniques, VI.
[99] Polybe, III, LXIV.
[100] Tite-Live, XXI, XLV.
[101] Tite-Live, XXI, XLV.
[102] Tite-Live, XXI, XLVII.
[103] Polybe, III, LXV.
[104] Polybe, III, LXV.
[105] Polybe, III, LXV.
[106] Polybe, III, LXV.
[107] Ammien Marcellin, XV, VIII. — La Mutatio Duriis de l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem était dite aussi ad duas Columnas.
[108] Polybe, III, LXV.
[109] Tite-Live, XXI, XLV.
[110] Tite-Live, XXI, XLV. — La distance de 5.000 pas équivaut exactement à 7 kilomètres 396 mètres.
[111] Tite-Live, XXI, XLV. — Il faut se rappeler ici que les Lai ou Lævi, habitants de la Lomelline, étaient clients des Insubres, dont ils portaient, par extension, le nom.
[112] Polybe, III, LXVIII.
[113] Tite-Live, XXVII, XLIII.
[114] Tite-Live, XXI, XLVIII.
[115] Diodore de Sicile, XXIX, XIX.
[116] Polybe, III, LXII et LXV. — Tite-Live, XXI, XXXIX.
[117] Tite-Live, XXI, XLV.
[118] Polybe, III, LVI.
[119] Polybe, III, LXV.
[120] Voici comment nous avons cru pouvoir préciser cette date : Diodore de Sicile (XXV, XIX) nous fait connaître que le combat du Tessin s'est livré six mois après le départ de Carthagène. — Or, selon nos
calculs, c'est le 30 mai qu'Annibal a quitté sa base d'opérations première. L'intervalle de temps observé conduit bien au 1er décembre de l'an 218.
[121] Tite-Live, XXI, XLVI. — Silius Italicus, Puniques, IV, v. 90-92.
[122] Tite-Live, XXI, XLV.
[123] Polybe, III, LXVIII, et X, III. — Tite-Live, XXI, XLVI. — Appien, De hello Annibalico, V. — ... a cavalry action, which has been magnified by the name of the batlle of the Ticinus... (Colonel
Macdougall, Campaigns of Hannibal, ch. I.)
[124] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI. — Appien, De hello Annibalico, V.
[125] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[126] Polybe, III, LXV.
[127] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLIV et XLVI. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[128] Tite-Live, XXI, XLV.
[129] Tite-Live, XXI, XLV.
[130] Ce chiffre résulte d'une différence qu'il est facile d'établir. L'effectif total est de 6.000 chevaux, et il va être démontré que la grosse cavalerie en compte dans le rang environ 4.000.
[131] Polybe, III, LXV.
[132] Tite-Live, XXI, XLIV et XLVI.
[133] Polybe, III, CI.
[134] Exactement, 4.096. L'unité tactique correspondait à un rectangle de 8 chevaux de front sur 8 de profondeur ; ce peloton de 64 cavaliers était dit ίλη, et se trouvait placé sous les ordres d'un ίλάρχης. De
la juxtaposition de deux ίλαι résultait l'escadron simple de 128 hommes ou έπιλαρχία. En doublant le nombre des ίλαι, on obtenait successivement : l'escadron double, de 256 hommes ; le régiment, de 512 ; la
brigade, de 1.024 ; la division, de 2.048 ; enfin le corps, de 4.096 cavaliers.
[135] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[136] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[137] Tite-Live, XXI, XLVI.
[138] Polybe, III, LXV. — Strabon, V, I, 9.
[139] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[140] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[141] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[142] Tite-Live, XXI, XLI.
[143] Tite-Live, XXI, XLV.
[144] Hérodote, II, CXLI.
[145] Tite-Live, I, XXIV.
[146] Polybe, III, LXV.
[147] Tite-Live, XXI, XLIII et XLIV. — Juvénal, Sat. X, v. 155-156.
[148] Pline, Hist. nat., XVII, III.
[149] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[150] Tite-Live, XXI, XLVI.
[151] Silius Italicus, Puniques, IV.
[152] Polybe, III, LXV.
[153] Polybe, III, LXV.
[154] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[155] Polybe, III, LXV.
[156] Appien, De bello Annibalico, V.
[157] Des faits et gestes de Charles le Grand, livre III.
[158] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI. — Appien, De bello Annibalico, V. — Eutrope, Breviar., III, IX.
[159] Polybe, III, LXV. — Tite-Live, XXI, XLVI.
[160] Polybe, III, LXVI, et X, III. — Tite-Live, XXI, XLVI et LIII. — Eutrope, Breviar., III, IX.
[161] Polybe, X, III ; Tite-Live, XXI, XLVI ; Silius Italicus, Puniques, IV.
[162] Claudien, Eloge de Stilicon, préf. du livre III.
[163] Tite-Live, XXX, XLV.
LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.
CHAPITRE III. — CASTEGGIO.

Sans s'être fait totalement détruire, ainsi que le veut Paul Orose[1], l'armée consulaire avait éprouvé les pertes les plus sérieuses au combat du Tessin[2] ;
mais, comme le dit proverbialement Napoléon, après une affaire un peu chaude, vainqueur ou vaincu, chacun a son compte, et nonobstant leur éclatant
succès, les Carthaginois venaient d'être encore plus maltraités que les Romains[3]. Annibal lit tout de suite enlever ses blessés, ensevelir ses morts[4], et
se retira derrière ses palissades pour s'y tenir prêt à tout événement. Il lui semblait que cet engagement de cavalerie, si vif qu'il eût été, ne pouvait être
qu'un simple prélude de bataille ; il s'attendait à voir son adversaire dessiner le lendemain un retour offensif, mettre en ligne toute son infanterie
légionnaire[5] et tenter de nouveau la fortune. L'événement ne devait pas tarder à démentir de tels pressentiments : les troupes de Scipion recevaient le
soir même[6] l'ordre de plier bagages, de lever sans bruit leur camp de la Lomelline[7] et de repasser le Tessin[8].
Ce mouvement exécuté, la retraite était couverte ; l'obstacle d'un grand fleuve appuyé des imposantes défenses d'une place telle que Pavie semblait bien
de nature à arrêter l'ennemi le plus entreprenant ; les légions respirèrent. Toutefois leur repos fut de courte durée ; le consul, ayant à peine pris le temps
de rétablir l'ordre dans ses colonnes, se porta rapidement par delà le Tessin[9] dans la direction des ponts qu'il avait sur le Pô[10]. L'armée passa sur la rive
droite du fleuve[11], replia sur ses derrières les ponts qui venaient de lui servir[12] et rentra sans plus d'accidents dans Plaisance[13]. Elle était sur sa base
de manœuvres, base solide que des troupes carthaginoises, si bien commandées qu'elles fussent, ne pouvaient ni surprendre comme une Hécatompyle
d'Afrique[14], ni emporter en trois jours comme un oppidum des Taurini.
En apprenant que Scipion battait précipitamment en retraite, Annibal s'était jeté à sa poursuite, mais les Romains avaient au moins douze heures d'avance
sur les Carthaginois. Ceux-ci eurent beau faire diligence, fouiller au grand galop toute la Lomelline, ils ne ramassèrent pas un traînard de Dorno à
Pavie.... Hors d'haleine, ils firent halte sur les bords du Tessin[15], non loin du pont militaire que les pontonniers romains n'avaient pas encore
entièrement replié, et eurent la satisfaction de faire prisonniers les six cents hommes qui défendaient la tête de pont[16].
Nombre de commentateurs se sont demandé pourquoi les Carthaginois n'ont pas alors cru devoir passer, eux aussi, le Tessin ? Ils ne pouvaient le faire,
disait Tite-Live, attendu que la communication dont ils eussent pu profiter était rompue[17]. Sans doute, la majeure part des poutrelles et des madriers
venait d'être enlevée[18] ; mais ce matériel pouvait se reconstituer et le passage se rétablir ; un fleuve tel que le Tessin n'avait point l'inéluctable propriété
de faire rebrousser chemin à qui n'avait pas craint de traverser le Rhône. Annibal, écrivait il y a vingt ans le colonel Macdougall[19], ne croyait pas qu'il
fût prudent (not judging it prudent) d'essayer un passage de vive force en présence de l'ennemi maître de l'autre rive. Il est certain que le jeune général en chef
ne s'inspirait jamais que des leçons de la prudence ; que, loin de l'enivrer, le succès ne faisait que mûrir la sagesse de ses résolutions[20] ; mais ici
qu'avait-il à craindre ? il savait que les Romains battaient en retraite ; qu'ils étaient déjà loin[21]. Ses colonnes se trouvaient, il est vrai, prises d'écharpe
par Pavie, mais il lui était facile de sortir du rayon d'activité de cette place, de remonter la rive droite du fleuve jusqu'à Bereguardo, par exemple, ou, s'il
le fallait, jusqu'à Vigevano ; là, il eût opéré tranquillement. En somme, il pouvait passer le Tessin ; s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il en a été détourné par des
raisons sérieuses, dictées par une expérience consommée des conditions de la guerre[22].
Dans quel but eût-il passé le Tessin ? Pour pousser à fond la poursuite des légions romaines ? Elles étaient, disons-nous, sur leur base de manœuvres.
Pour attaquer de front Plaisance ? C'est alors qu'il eût fallu tenter un passage de vive force, celui du Pô, défendu par Scipion, avec Pavie à dos et
Crémone en flanc : on n'y pouvait songer. Pour s'enfoncer dans le Milanais et tâter l'échiquier du Pô inférieur ? C'eût été compromettre une directrice de
marche qui, menacée sur sa droite par Pavie, Plaisance et Crémone, allait heurter de front Rimini ; refuser, de gaieté de cœur, l'accès de la Péninsule ;
s'écarter du vrai chemin de Rome, le suprême objectif ; enfin, perdre un temps précieux, car il eût fallu, tôt ou tard, se rapprocher de cette inévitable
position de Pavie-Stradella-Plaisance, en laquelle se résument toutes les œuvres vives du système défensif de la haute Italie. Annibal n'avait donc pas à
passer le Tessin plus que Scipion n'avait à le défendre.
En se jetant un instant dans la Lomelline, celui-ci n'avait songé qu'à disputer à l'ennemi l'échiquier du Pô supérieur ; et cela est si vrai que Cornelius
Nepos, relatant le combat du Tessin, dit expressément que la possession de Casteggio était alors seule en jeu entre les deux adversaires[23]. Le consul
ayant dû renoncer, après son échec, à défendre cet échiquier et, par conséquent, à couvrir Casteggio, clef du débouché occidental de la Stradella, Annibal
n'avait qu'à se porter dans la direction de l'entrée du défilé, laquelle n'était plus inabordable. La manœuvre était indiquée. C'est donc bien avec intention
que, une fois sur le Tessin, le général carthaginois a fait demi-tour[24], qu'il a remonté la rive gauche du Pô, pour franchir ce fleuve[25] en un point où
l'opération ne pouvait plus être contrariée par les Romains.
Maintenant, où s'est opéré ce passage ? Ici, comme partout ailleurs, les appréciations sont diverses ; la divergence maximum se limite : d'une part, à
l'opinion du colonel Armandi, qui préconise la solution de Stradella ; de l'autre, à celle de Jacopo Durandi, qui ne craint point de proposer Casale. Si l'on
jette les yeux sur la carte, dit Armandi[26], et que l'on tienne compte des circonstances qui précédèrent et suivirent ce passage, je crois qu'on peut en
assigner le lieu entre Castel-San-Giovanni et Stradella, probablement au confluent de l'Olona et du Pô. En effet, en cet endroit, le lit du fleuve est
parsemé d'îles qui pouvaient offrir des facilités pour l'établissement d'un pont. Je pense ne pas m'être éloigné de la vérité en marquant à la hauteur de
Stradella le lieu où Annibal jeta son pont. Il se trouvait ainsi à égale distance de Plaisance, qu'il devait surveiller, et de Clastidium (Casteggio), dont il
voulait s'emparer. — Non loin de Casale, écrivait Durandi[27], se trouve un lieu propice à l'exécution d'un passage de rivière : c'est celui où s'élevait jadis
le ponte di Nottingo ou ponte di Cerviolo, l'un des plus beaux ouvrages d'art semés sur la voie romaine d'Asti à Verceil. C'est sans doute ce point
qu'Annibal a choisi. Denina[28] flotte entre ces opinions extrêmes, et ne croit pas pouvoir se prononcer d'une façon catégorique ; il prend, pour lieu
géométrique du point cherché, d'abord la section du fleuve qui court de Valenza à Pavie, puis celle qui, baignant le sud de la Lomelline, est comprise
entre l'Agogna et le Tessin. Renonçant enfin à poser des limites, larges ou restreintes, il propose, non sans hésitations, la solution de Bassignana, près du
confluent du Tanaro, et manifeste son étonnement de ce qu'on n'ait sur cela aucune donnée positive.
Capsoni admet volontiers que l'opération s'est effectuée en amont de Pavie, à la hauteur de Verrua ; le chevalier Folard, en amont de Casteggio. Enfin,
répudiant tout esprit d'indécision, le général de Vaudoncourt expose nettement[29] qu'Annibal, ayant marché le long du Pô pendant deux jours, vint
camper près de Cambio et fit de suite jeter un pont.
C'est ce dernier commentateur qui nous semble devoir obtenir gain de cause. Que veulent en effet les textes ? Premièrement, que le point cherché sur le
cours du Pô supérieur se trouve à deux journées de marche en amont du confluent du Tessin[30] ; secondement, que les circonstances locales se prêtent
facilement à l'exécution d'un pont militaire[31]. Le site de Cambio remplit ces deux conditions : c'est un lieu de passage bien connu des armées en
campagne et que, tout récemment encore (1859), ont pratiqué les Autrichiens. Il se trouve, d'ailleurs, à la distance voulue, attendu que les itinéraires
comptent de Pavie à Lomello environ trente et un kilomètres, et qu'il en faut faire ensuite une quinzaine pour se rendre de Lomello à Cambio ; la somme
de ces deux nombres, égale à quarante-six kilomètres, représente bien un ensemble de deux étapes consécutives. Pour ces motifs, il est permis de se
rallier à l'opinion du général de Vaudoncourt. Nous observerons en outre que, en opérant ainsi à la hauteur de Cambio, Annibal se trouvait bien hors du
rayon d'action de la place de Pavie, et qu'il allait accoster la rive droite du fleuve, non chez des Anamans, alliés de Rome, mais dans un clan de Ligures
qui, à l'exemple ou à l'instigation des gens d'Asti, tenaient pour les Carthaginois[32].
Ce point fixé, on peut se demander comment s'est exécutée l'opération matérielle du franchissement. Les anciens étaient passés maîtres en l'art de jeter
des ponts à supports mobiles, témoin les œuvres colossales de Darius, de Xerxès, de Caligula[33]. Leurs armées en campagne étaient toujours
accompagnées d'équipages de ponts, et les contemporains de Végèce, en se soumettant à cette règle, ne faisaient qu'imiter Alexandre et Sémiramis[34].
Mais l'armée carthaginoise, qui descendait du mont Genèvre, pouvait-elle être munie d'un matériel semblable ? Annibal disposait-il, lui aussi, d'un
équipage de ponts ? Nous ne le pensons pas ; il n'en avait point sur le Rhône, et, en eût-il alors possédé un, qu'il se fût empressé de l'abandonner au pied
des Alpes. Il n'est pas davantage permis de supposer que les Carthaginois aient songé à établir à Cambio un de ces ponts à supports fixes que jetait si
volontiers César, qui étaient, pour ainsi dire, réglementaires dans l'armée romaine[35]. Ils n'avaient pas le temps de battre des pilots dans le lit du fleuve ;
d'ailleurs, les textes sont absolument muets à cet égard.
Mais ces textes, que disent-ils ? Une partie de l'armée carthaginoise aurait, suivant Cælius, opéré à la nage le franchissement du Pô[36]. Telle était la
manière des soldats d'Alexandre et de ceux de Philippe III de Macédoine, le contemporain d'Annibal ; ce procédé primitif était encore de mode au temps
de l'empire ; il devint même alors classique dans les armées romaines[37]. D'où il est permis d'inférer que Magon a fort bien pu mettre tout simplement à
l'eau sa cavalerie légère et ses fantassins espagnols. Selon d'autres auteurs, ces Espagnols auraient été munis d'appareils natatoires analogues à ceux dont
ils avaient fait usage lors du passage du Rhône[38]. Ces appareils étaient fort en faveur auprès des troupes macédoniennes et des légions de Jules César ;
ils furent aussi, au dire de Végèce, l'objet de diverses prescriptions réglementaires[39]. L'hypothèse de l'emploi de quelques peaux de bouc gonflées d'air
n'a donc rien qui choque le bon sens.
Cælius ajoute qu'Annibal fit passer à gué la majeure partie de ses troupes[40]. Cette méthode, la plus commode de toutes celles qu'on peut imaginer, était
bien connue des anciens : Alexandre avait ainsi franchi le Tigre et le Granique ; César devait ainsi passer la Loire[41]. Les ingénieurs militaires de
l'antiquité (artifices periti aquairiæ rei) savaient d'ailleurs rendre guéables les fleuves qui ne l'étaient pas, témoin les immenses travaux de Thalès sur l'Halys et
ceux de César sur la Sègre. Végèce mentionne explicitement les règles qui présidaient, chez les Romains, à la construction de ces gués artificiels[42]. Il
ne serait donc pas impossible qu'Annibal s'y fût conformé, pour assurer le passage du gros de ses colonnes.
Polybe dit qu'Annibal effectue le passage du Pô comme celui du Rhône, au moyen d'embarcations trouvées sur place[43]. C'est ainsi qu'Alexandre avait
franchi l'Oxus ; que Labienus, lieutenant de César, devait passer la Seine[44]. Le fait de l'emploi de ce procédé par l'armée carthaginoise n'a rien
d'invraisemblable ; on peut en dire autant de la méthode dont Silius Italicus rapporte la mise en pratique ; le poète expose en vers pompeux qu'Annibal a
bien fait usage d'une flottille fluviale[45], mais qu'il a dû la construire lui-même au moment du besoin, comme cela s'était déjà passé sur les bords du
Rhône[46], suivant un mode dont l'exemple ne devait pas être perdu pour les légions de César[47].
Enfin, Tite-Live parle vaguement de radeaux[48]. S'agit-il, à son sens, de trailles analogues à celles qu'avait employées Alexandre pour franchir le Don et
l'Hydaspe[49], de catamarans semblables à ceux dont Annibal lui-même s'était servi lors de son passage du Rhône[50] ? Ou bien entend-il parler de
radeaux fonctionnant comme supports mobiles d'un pont militaire ? C'est ce qu'il serait assez difficile de dire.
En résumé, la nage, les appareils natatoires, les gués, les embarcations trouvées sur place, la construction d'une flottille fluviale, les trailles ou le pont de
radeaux, tous les moyens de passage sont plus ou moins franchement accusés par les textes. Comment prononcer entre ces méthodes ? Tite-Live refusait
de croire aux nageurs avec ou sans outres gonflées, ainsi qu'à la pratique des gués artificiels ou naturels ; pour nous, n'admettant non plus ni le pont de
radeaux, ni la construction d'une flottille, et nous appuyant de l'autorité de Polybe, nous pensons qu'Annibal a fait tout simplement usage des nombreuses
embarcations qu'il a trouvées sur le Pô ; qu'il a jeté un pont à supports mobiles, en tirant bon parti des ressources locales. Ce procédé commode s'offrait
tout naturellement à lui, et l'amitié des riverains lui en facilitait l'emploi. C'est également au moyen de bateaux du commerce que, dans la nuit du 29 au
30 juin 1869, s'est parachevé le pont de Casal-Maggiore, destiné au passage du 5e corps de notre armée d'Italie : à deux mille années d'intervalle, ce
procédé d'exécution est encore le plus pratique et le plus simple sur le vieil Eridan ; les Français n'opèrent pas autrement que les Carthaginois.
Grâce à l'activité de ses pontonniers[51], Annibal est bientôt prêt ; ses éléphants, pour faire office de batardeaux, sont rangés en ligne en amont du pont
qui s'achève ; la violence du courant étant ainsi rompue[52], il ordonne le passage, et le défilé commence par le corps de Magon[53].
Asdrubal, un des officiers généraux les plus expérimentés, est spécialement chargé du soin de diriger le mouvement[54], le général en chef se réservant,
d'ailleurs, de présider de sa personne à celui de l'infanterie de ligne et des équipages[55]. Ces sages dispositions produisent le meilleur effet : l'ordre ne
cesse de régner dans la colonne ; les troupes atteignent facilement l'autre bord ; on ne signale aucun accident. Alors, voyant hors de danger le dernier
homme de l'armée carthaginoise, mais alors seulement, Annibal, satisfait, passe à son tour le pont, d'un pas rapide et calme[56].
Toutes les forces carthaginoises sont alors réunies sur la rive droite, car la colonne du centre, concentrée à Cozzo pendant le combat du Tessin, a rejoint à
Cambio au moment du passage, et celle de droite, descendue d'Asti, vient de rallier après l'opération. Ces belles troupes s'assemblent entre le Tanaro et la
Scrivia, pour y reprendre haleine, se reformer en ordre compacte, s'apprêter à marcher derechef en avant. Bientôt, effectivement, intervient l'ordre du
général en chef : l'armée, descendant cette rive droite du fleuve[57] qu'elle vient de conquérir, doit se diriger sur le débouché occidental de la Stradella,
lequel n'est couvert par aucun détachement de forces ennemies. On part sur-le-champ et, après avoir traversé un magnifique territoire occupé par des
populations bienveillantes, on passe la Staffora sous Voghera, cité ligure amie des Astiotes. Jusque-là, tout est bien ; point de difficultés ; mais on voit
brusquement apparaître un obstacle sérieux.
La route va-t-elle être, ou non, coupée ? En tout cas, il faut faire halte.
Parmi les derniers contreforts du versant nord de l'Apennin ligure se profilait une croupe dont la pointe, noyée à sa base dans les alluvions de la plaine,
était baignée : à l'est, par les eaux du Rile ; à l'ouest, par le Riazzolo ; au nord, par le torrent de la Coppa.
Cette sorte de péninsule inter-fluviale se terminait par un talus roide formant le soutènement d'un plateau élevé d'une quarantaine de mètres au-dessus du
terrain adjacent. Sur ce plateau était assis un oppidum romain, bien armé, bien approvisionné, défendu par une bonne garnison. C'était Casteggio !
Comment forcer un passage aussi bien gardé ? Faut-il masquer l'oppidum ou tenter de l'emporter de vive force ? On s'exposerait ainsi à des périls dont le
moindre serait une perte de temps précieux. Que faire ? Les hommes sont inquiets, mais Annibal a mesuré la valeur de l'obstacle et pris des dispositions
propres à en paralyser l'action ; il clôt des négociations dont les Astiotes lui ont facilité l'ouverture[58]. La place de Casteggio n'ouvre pas, bien entendu,
ses portes, mais elle demeure inerte, et les Carthaginois vont tranquillement défiler sous ses balistes.
En tête de colonne s'avance Magon, qui, tout jeune encore, n'en est pas moins un excellent officier d'avant-garde ; son détachement de cavalerie légère,
principalement composé d'Espagnols[59], prend vivement le galop dans la direction de Plaisance[60], afin de balayer dans toute son étendue le défilé de la
Stradella. Les troupes vont suivre ses traces, mais avant de se remettre en route, elles boivent à cette célèbre fontaine d'Annibal[61], qui, deux mille ans
plus tard, doit, à deux reprises différentes (1800 et 1859), étancher la soif de nos soldats de Montebello.
Les Carthaginois n'ont à faire que deux jours de marche, à partir de leur pont de Cambio ; le troisième jour, ils sont en face de l'ennemi, qu'ils retrouvent
concentré sous Plaisance[62]. Il est facile de rythmer la vitesse de leurs colonnes durant l'exécution de ce mouvement. La distance de Cambio à Voghera
est d'une vingtaine de kilomètres ; celle de Voghera à Plaisance suivant le tracé de la via Æmilia Scauri[63] mesure 41 milles ou 60 kilomètres environ ;
soit ensemble 80 kilomètres. En prenant le tiers de cette distance totale, puisque c'est le troisième jour seulement que s'opère à nouveau le contact, on
obtient 27 kilomètres pour valeur de l'étape carthaginoise. Une telle rapidité d'allures implique nécessairement ce fait qu'Annibal n'a pas eu de luttes à
soutenir contre les Anamans de la Stradella, et que l'oppidum de Camillomagus ne l'a pas arrêté plus que Casteggio ; elle défend surtout d'admettre
l'hypo- thèse suivant laquelle il aurait pris la vallée de la Staffora pour suivre, par Varzi et Bobbio, ce chemin qu'ont tâté, en 1859, quelques
détachements de notre Ier corps.
Au débouché de la Stradella, il crut devoir se former en bataille[64], afin d'être en mesure de repousser une attaque possible de la part des Romains. Mais
Scipion, sous le coup de son échec, ne songeait guère alors à pareille entreprise. Se rendant compte enfin de l'irrésistible supériorité des Carthaginois, il
avait pris la résolution de ne plus rien tenter isolément, de ne plus engager les forces dont il disposait. Dans cet ordre d'idées, il avait écrit au sénat
qu'Annibal ne prenait aucune espèce de dispositions à l'effet d'opérer sur l'échiquier du Pô inférieur et de suivre la vieille route des invasions gauloises ;
que, au contraire, il passait le Pô à Cambio pour arriver de là sur Plaisance, le grand point stratégique de la haute Italie, le vrai pivot des forces de la
défense. Les Carthaginois, exposait-il encore, ne peuvent se proposer de prendre, par delà Plaisance, le chemin delà région Émilienne, que les
débordements du Pô rendent actuellement impraticable ; non, leur intention est de se porter sur Parme pour forcer le passage de la Lunigiane. Dans ces
conditions, que fait Sempronius à Rimini, et que peut-il y faire ? Rien, tandis qu'ici, sur les bords de la Trebbia, au débouché oriental de la Stradella, sa
présence serait éminemment précieuse. Les forces combinées des deux consuls sauraient utilement couvrir le pied des Apennins et défendre l'accès de la
Lunigiane, qu'Annibal, ayant deux armées à dos, n'oserait certainement pas aborder. Pour ces motifs, Scipion réclamait d'urgence le concours de
Sempronius ; et, en attendant l'arrivée de son collègue, il avait pris le parti de rester immobile dans ses lignes, en réorganisant ses troupes, encore émues
des conséquences de la malheureuse journée du Tessin.
Ne découvrant du côté de Plaisance aucun indice de mouvement hostile[65], Annibal put bientôt se reformer en colonne. Défilant donc paisiblement en
vue de l'ennemi, il alla prendre position à 9 kilomètres est de la place[66]. Le consul le laissa faire.
On sait qu'Annibal n'occupait jamais que des lieux munis d'excellentes défenses naturelles ; il s'établissait, par exemple, sur des pitons d'un accès
difficile, ou se couvrait de marais impraticables, en se ménageant des communications dont son adversaire ne pût faire usage[67]. Nous estimons que les
Carthaginois se sont placés dans ces conditions vers le point d'intersection de la voie Émilienne et de la Nura[68], à cheval sur cette rivière et protégés par
l'inondation due à ses gros débordements.
Cette position de la Nura offrait, en outre, aux troupes puniques l'inappréciable avantage de les rapprocher de leurs alliés les Boïes[69] ; enfin, elle était
parfaitement choisie au point de vue de l'intérêt des opérations ultérieures. Le problème que l'envahisseur avait alors à résoudre était plus ardu, plus
compliqué que celui qui s'imposait à nos armes en 1796, comme l'a si bien reconnu Bonaparte lui-même, après la bataille de Mondovi. J'étais, disait-il un
soir, à son quartier général de Cherasco[70], j'étais dans une situation plus favorable qu'Annibal. Les deux consuls avaient un intérêt commun : couvrir
Rome ; les deux généraux que j'attaquais avaient chacun un intérêt particulier qui les dominait : Beaulieu, celui de couvrir le Milanais ; Colli, celui de
couvrir le Piémont. Il me suffisait de me jeter entre les deux armées et de menacer à la fois les deux pays pour les séparer à jamais. Annibal était donc,
comme on le voit, tenu de séparer les deux armées consulaires, qui, se tendant la main de Plaisance à Rimini, ne cherchaient que l'occasion de frapper
vigoureusement des coups bien combinés. L'envahisseur avait franchi le Pô, mais un dernier obstacle, l'Apennin, se dressait devant lui. Scipion et
Sempronius se proposaient de l'étouffer entre eux au pied de cette escarpe.
Comment déjouer ces desseins d'un ennemi vigilant ? Doué de coup d'œil et de présence d'esprit, habitué à calculer juste, plein de confiance en sa
fortune[71], Annibal n'hésite pas : il se jette franchement entre les forces qui le menacent, et cela dans le but de battre, l'un après l'autre, chacun de ses
deux adversaires ; de détruire, si faire se peut, Sempronius venant de Rimini, avant qu'il ait pu joindre Scipion, étroitement bloqué dans Plaisance. Ce fut
là, dit le colonel Macdougall[72], un véritable coup de maître (a masterty manœuvre) ; mais il est essentiel d'observer que c'eût été une faute énorme (a violation
of military rules), si l'audacieux fils d'Amilcar n'avait pas alors eu ses cantonnements dans le pays des Boïes, les plus ardents et les plus sûrs de tous les
Cisalpins ; s'il ne s'était trouvé en mesure de compter sur le succès prochain de certaines négociations entamées par ses agents secrets. Effectivement, en
coupant ainsi l'armée de Scipion de la Lunigiane et de Pise, il compromettait lui-même ses communications en arrière avec Asti, Cozzo, Verceil et le
Piémont. La Stradella, heureuse- ment surprise et franchie au galop, pouvait se refermer sur lui.
Alors lui-même eût vu sa ligne d'opérations coupée ; il fût resté en l'air sur la Nura, exposé aux effets du pouvoir rayonnant de Plaisance, la base de
manœuvres des Romains, de Plaisance, dont les défenses étaient, on le sait, respectables, et le service de ravitaillement assuré pour un temps indéfini.
Alors Scipion se sent dans une situation critique : séparé de l'armée consulaire de Rimini, coupé de Parme et de la Lunigiane, c'est-à-dire de ses
communications avec Gênes, avec Rome, il est enfermé dans un camp dont les palissades tremblent au souffle de l'esprit d'indiscipline et de révolte. Une
trahison des auxiliaires gaulois ayant porté le désordre intérieur à son comble[73], le consul juge qu'il est urgent de prendre un parti propre à sauvegarder
ses forces paralysées[74] ; ses résolutions sont ainsi arrêtées : il laissera dans Plaisance une bonne garnison[75], dont le ravitaillement sera largement
assuré par la voie fluviale[76] ; pour lui, il sortira, à l'effet de manœuvrer au dehors avec le reste de ses troupes ; il se rapprochera de Camillomagus, poste
important, qui, sur la rive droite du Pô, constitue le second élément de la position magistrale Pavie-Stradella-Plaisance. Il prendra sur la Trebbia une
position inexpugnable[77], où il lui soit possible d'attendre en toute sécurité l'arrivée de Sempronius, qui marche à son secours[78] ; là, sur le territoire des
Anamans, fidèles alliés de Rome[79], il sera à portée de son magasin de Casteggio ; il gardera avec Gênes et Rome une dernière communication, celle de
la Trebbia ; enfin, placé entre les points vifs de Camillomagus et de Plaisance, il pourra, en attendant son collègue[80], fournir en Cispadane une bonne
défense active.
Suivant ce dessein, le consul exécuta sa sortie, à la faveur d'une nuit obscure ; dérobant le mieux possible ses mouvements à l'ennemi, il se dirigea vers la
Trebbia[81], qu'il réussit à franchir[82] non loin du point où s'élève aujourd'hui le viaduc du chemin de fer, bien que son arrière-garde eût été menée
battant par une nuée de cavaliers imazir'en, lancés à sa poursuite. Une fois hors de danger, les légions se hâtèrent de remonter la rive gauche du fleuve,
par Tuna et Casaliggio, pour se porter sur les hauteurs voisines[83], dernières extumescences de l'empâtement des Apennins. Nous pensons qu'il s'agit ici
de la position de Rivalta, qui mesure une vingtaine de mètres d'altitude au-dessus du lit de la rivière ; c'est celle que Desaix occupait la veille de la
journée de Marengo. (Voyez les planches XIII et XIV.)
Là, Scipion s'installa solidement[84], fit enceindre son camp du retranchement réglementaire[85] et organisa soigneusement son service de sûreté. Dès
qu'il eut connaissance du mouvement de son adversaire, Annibal, abandonnant les marécages de la Nura, se porta vivement vers l'ouest afin de prendre
position[86] sur la Trebbiola ou Rifiuto, non loin de ce village de Settima où quelques détachements de Macdonald, serrés de près par Rosenberg,
devaient s'établir ultérieurement, le soir du 18 juin 1799. Les Carthaginois se trouvaient ainsi placés à 7 ou 8 kilomètres[87] des forces actives de l'ennemi
; ils surveillaient Plaisance et séparaient toujours, ils le croyaient du moins, les deux consuls.
Cependant Sempronius marchait sur la Trebbia. Du pied de la colonne de Reggio[88], où elles avaient opéré leur débarquement à leur rentrée de Sicile,
les troupes placées sous ses ordres avaient été dirigées sur Rome par la via Appia[89] ; puis, de Rome sur Rimini par la via Flaminia. Cette voie célèbre
venait d'être terminée deux ans auparavant (220) par les soins du censeur Flaminius, de ce Flaminius qui devait bientôt aller se faire tuer à Trasimène[90].
Les Itinéraires romains nous font connaître le tracé de la communication ainsi destinée à relier la vallée du Tibre à celle du Métaure ; elle desservait la
villa des Césars[91], traversait les riches territoires de Narni, de Spolète, de Gubbio[92], puis, franchissant l'Apennin, en descendait le revers oriental par
Fossombrone ; elle côtoyait enfin l'Adriatique par Fano et Pesaro, pour arriver à l'embouchure du fleuve qui donnait son nom[93] à la ville des résédas[94].
Le corps d'armée consulaire avait mis quarante jours à faire la route de la Colonne à Rimini[95], et cette donnée va nous permettre de mesurer
théoriquement la vitesse de marche des troupes romaines au temps de la deuxième guerre punique. De la Colonne à Rome, on comptait 455 milles (millia
passuum) de distance par la via Appia ; de Rome à Rimini, 222 milles par la Flaminia, soit ensemble 677 milles, équivalant à un millier de kilomètres. Les
légionnaires de Sempronius avaient donc fait, en moyenne, 25 kilomètres par jour, séjours compris. C'est une allure moins vive que celle des troupes
carthaginoises dans la vallée du Rhône (voyez liv. V, chap. III), mais très-convenable encore au point de vue des nécessités stratégiques.
Par quel chemin Sempronius allait-il joindre son collègue ? Peut-on admettre que, partant de Rimini, il ait suivi le pied du versant nord de la chaîne
Apennine ? Non, certainement. La via Æmilia n'existait pas encore, à cette époque, à l'état de voie de communication, puisqu'elle n'a été ouverte par
Æmilius Lepidus qu'en 187, soit quatre ans seulement avant la mort d'Annibal ; et que les plaines de l'Emilie n'ont été préservées des effets d'une
inondation quasi-permanente que par les grands travaux de dessèchement exécutés par Scaurus vers l'an 118, c'est-à-dire un siècle après le
commencement de la deuxième guerre punique. Le pays, alors considéré comme impraticable, était, d'ailleurs, occupé par des Boïes ; or ces rebelles
venaient de bloquer dans Modène les triumvirs directeurs de la colonisation, d'infliger un sanglant désastre à Manlius, de tenir en échec Atilius dans
Tenedo (alias Taneto), de fomenter l'insurrection de Plaisance. Enfin, les Carthaginois occupaient Settima, sur le Rifiuto, et, par conséquent, masquaient les
approches de la Trebbia inférieure. Pour ces raisons, nous estimons que Sempronius, ne pouvant songer à traverser la région Emilienne, s'est porté vers
son collègue Scipion par derrière le rideau de l'Apennin. Mais quelle route a-t-il pu suivre sur le versant méridional de la chaîne, et, d'abord, par quel
chemin, venant de Rimini, a-t-il repassé sur ce versant ? Est-il permis de croire qu'il ait derechef pratiqué la via Flaminia ? C'eût été consentir un assez
long détour, et nous savons qu'il avait hâte d'arriver au but : une immense ambition, l'illustration du nom de ses aïeux, les sollicitations de ses amis
politiques, tout l'y poussait irrésistiblement.
A-t-il pris la via Sapinia ou Gallica, passant par Meldola (castrum Mutilum) et mettant en communication Forli avec Arezzo ? Ce chemin, alors bien connu
des légions romaines[96], l'eût conduit à Chiusi (Clusium), en l'éloignant encore inutilement de son objectif. Nous estimons qu'il s'est avancé dans la plaine
Emilienne, au-delà de Forli ; qu'il a poussé jusqu'à Fænza (Faventia) ; que là, il s'est jeté dans l'Apennin, par la via Faventina, laquelle descendait assez
directement sur Florence ; que la traversée de l'Apennin, mesurant par cette voie 70 milles (103k,530), s'est opérée en quatre ou cinq jours.
Défilé par le massif de la chaîne, Sempronius va pouvoir désormais se rapprocher de Scipion en pleine sécurité. Il prend à lorence la via Clodia, qui le
conduit à Lucques en trois jours.
Depuis leur départ de Rimini, les troupes ont déjà fait 163 milles ou environ 241 kilomètres, c'est-à-dire dix étapes. Le consul ordonne un séjour dans
cette place de Lucques, où il établit vraisemblablement son nouveau quartier général[97]. C'est là que doivent, à son sens, se concentrer les forces de la
défense pour y attendre Annibal à sa descente des Apennins, si celui-ci prend, comme on le pense, la route de la Lunigiane. Cela fait, il poursuit par la
via Aurélia, où il trouve, le long du rivage, les traces encore fraîches de Scipion : mais, une fois à l'embouchure de la Magra, il ne peut, comme Scipion,
songer à gagner le col de Pontremoli. Un tel chemin le conduirait à Parme (iter a Parma Lucam) ; de là, théoriquement, il pourrait assurément menacer les
derrières d'Annibal, établi à Settima, le tourner, même l'envelopper, pour peu qu'il combinât ses mouvements avec ceux de la garnison de Plaisance et de
l'armée consulaire qui occupe Rivalta. Mais, malheureusement, s'il pratiquait cette voie, il tomberait sur les Boïes, alors en pleine insurrection ; les
bandes de ces Gaulois farouches entraveraient sa marche ; il serait inévitablement arrêté et risquerait peut-être de se faire détruire avant même d'être en
vue des Carthaginois. Pour ces raisons, Sempronius continue à ranger la côte de la rivière du Levant, afin de se porter directement sur la haute Trebbia.
Nous admettons sans difficulté qu'il a poussé jusqu'aux environs de Gênes, en faisant par la via Aurélia à peu près 106 milles (millia passuum), ce qui
représente six journées de marche. Là, les légions n'ont plus de route ; que vont-elles faire ?
Elles prennent sans hésiter les sentiers qui s'ouvrent devant elles[98] ; ce sont, à notre sens, ceux qui, passant par Torriglia et Ottone, ont été pratiqués, en
1859, par quelques-uns de nos régiments, entre autres le 3e zouaves. Habitués à courir par les iberdan ou chemins de chèvre de la Kabylie, nos braves
gens n'ont mis que trois jours (14-16 mai) pour aller de Gênes à Bobbio, et nous estimons que les Romains ont pu faire la même route dans le même espace
de temps.
En résumé, la marche de Sempronius peut se scander ainsi :

De Rimini à Fænza M.P.XLIII ou 63k,597 3 jours de marche.


De Fænza à Florence M.P.LXX 103,53 5 —
De Florence à Lucques M.P.L 73,95 3 —
De Lucques à Gênes M.P.CVI 156,774 6 —
De Gênes à Bobbio 3 —
20 jours de marche.

On voit que le consul a mis une vingtaine de jours pour aller de Rimini à Bobbio, d'où il lui était facile de descendre rapidement sur Rivalta.
Le colonel Macdougall ne s'explique point que les Carthaginois aient laissé s'opérer paisiblement la jonction des deux armées consulaires. Annibal avait,
dit-il, d'excellents éclaireurs qui le renseignaient à chaque instant sur les moindres mouvements de l'ennemi ; il savait que Sempronius arrivait à marches
forcées sur la Trebbia ; il était bien en mesure de lui couper la route, puisqu'il fut, à peu de temps de là, assez fort pour battre, d'un seul et même coup les
légions combinées des deux consuls. S'il n'a pas fait une grosse faute, ce qui n'est guère probable, d'où vient, se demande le commentateur[99], qu'il ait
permis une réunion de forces jusqu'alors séparées ? Nous ne saurions dire si c'est, ou non, de son plein gré qu'Annibal a laissé cette opération s'accomplir
; ce qui nous paraît hors de doute, c'est qu'il n'avait guère le moyen de s'y opposer ; qu'il ne pouvait arrêter Sempronius s'avançant sur la haute Trebbia
par derrière le rideau du massif Apennin. Quoi qu'il en soit, le fait de la jonction est absolument incontestable[100] ; Sempronius a pris position à 40
stades (7k,400) de Rivalta[101], et nous avons cru pouvoir fixer à Statto l'emplacement de son camp[102]. (Voyez la planche XIV.)
Quelles étaient en ce moment les ressources d'Annibal et quelle situation les derniers événements venaient-ils de lui créer ? Depuis le jour de sa descente
en Italie, chaque pas fait en avant l'avait conduit vers de nouveaux alliés : chacun de ses succès avait grossi ses forces. Le passage des Alpes apparaît
d'abord aux yeux des populations émerveillées comme l'œuvre d'un homme exceptionnellement heureux[103] ; puis, la chute de Turin, si rapide, frappe
d'étonnement les riverains du Pô[104]. Les Gaulois frémissants sont encore indécis, la victoire du Tessin les entraîne[105]. A peine les Carthaginois sont-
ils sous Plaisance, que le seul fait de leur venue y provoque un soulèvement de la part des auxiliaires de Rome[106] ; ils prennent position à Settima ;
alors l'élan devient universel, l'enthousiasme cisalpin ne connaît plus de bornes ; un flot de protestations de dévouement à toute épreuve arrive à battre le
seuil de la tente du général en chef[107] : tant il est vrai que les hommes embrassent toujours avec ferveur la cause d'un favori de la fortune. Quant aux
Romains, que la malchance semblait poursuivre, ils avaient eu jusque-là grand'peine à maintenir dans le devoir leurs alliés de la haute Italie[108] ; les
rangs de leurs partisans ne tardent pas à s'éclaircir ; à peine leur reste-t-il, avec les Anamans, quelques pelotons de Cénomans fidèles[109] ; ils voient d'un
œil atterré les forces de l'envahisseur s'enfler comme les eaux d'un torrent des Alpes dont le volume croît avec la distance à la source.
Et, malheureusement pour sa cause, déjà bien compromise, Rome n'appréhende pas seulement l'effet des conceptions d'un hardi capitaine, mais encore
celui de l'habileté consommée d'un grand homme d'Etat. Cet homme à l'esprit fin autant qu'à la main ferme, employant tour à tour la force et la
persuasion, lui enlève des alliés, qui se détachent d'elle les uns après les autres[110]. Ici, pour semer la terreur, il ordonne une exécution militaire[111] ; là,
il fait impitoyablement raser le territoire[112]. Le plus souvent, débonnaire et facile, il dépêche des émissaires, chargés du soin d'acheter l'alliance des
chefs gaulois, d'enlever l'adhésion des populations encore hésitantes[113].
Suivant des instructions empreintes de sagesse et témoignant d'une profonde connaissance du cœur humain, ces agents n'avaient qu'une manière de
traiter les affaires qui leur étaient confiées ; dans leurs relations avec les gens de la Cisalpine, ils ne mettaient en jeu qu'un seul mobile : l'intérêt. A ceux
qui voulaient bien servir leur maître ils promettaient des sommes d'argent souvent considérables[114], et ces magnifiques promesses étaient toujours
religieusement tenues[115]. Ils usaient envers les populations inoffensives de tous les ménagements compatibles avec les nécessités de la guerre, prenaient
l'engagement de faire respecter les personnes et les biens[116], frappaient au besoin des exemples. Hannon, l'un des lieutenants du général en chef, s'était
rendu coupable de maint abus envers quelques notables Astiotes réfugiés dans leurs propriétés rurales ; il les avait fait séquestrer, torturer et même mettre
en croix, pour mieux leur arracher leurs trésors ! Réparation immédiate fut accordée aux gens d'Asti : les crimes d'Hannon furent payés de sa tête[117]. A
tous les Cisalpins les émissaires carthaginois parlaient d'indépendance ; ils faisaient luire à leurs yeux l'espoir d'une prochaine misé à néant de la
domination romaine, et leur annonçaient Annibal comme le libérateur de l'Italie[118].
La personne du jeune général en chef était, d'ailleurs, pleine de séductions : son exquise affabilité[119] charmait tous ceux qui pouvaient l'approcher. On
le disait, au fond, bon et humain ; on savait que, renonçant souvent à l'exercice de ses droits, il se plaisait à mettre en liberté des prisonniers de
guerre[120], même à gracier des partisans de Rome pris en flagrant délit d'hostilité contre lui[121]. Partout il s'était acquis grand renom d'aménité, de
clémence[122] et de générosité.
Annibal appréciait à sa valeur ce genre de succès, car il en sentait le besoin. Loin de s'abuser, il se savait tenu d'être sans cesse soldat heureux ou profond
politique, d'entretenir en Cisalpine l'ardeur des intérêts, d'y surexciter à toute heure les passions : l'espoir, la crainte ou l'enthousiasme. Il n'ignorait point
que, lorsqu'on opère en pays étranger et qu'il s'agit d'y maintenir des alliés chancelants, d'y rassurer des esprits timides ou perplexes, il est indispensable
de produire à chaque instant des effets bien trouvés, de frapper du nouveau sans relâche[123].
Suivant ce principe, Annibal avait préparé un grand coup de théâtre. Au moment où s'opérait la jonction des deux armées consulaires[124], la Cispadane,
déjà profondément émue, fut saisie de cette foudroyante nouvelle : les Carthaginois sont maîtres de Casteggio[125] !
[1] P. Orose, Adv. Paganos, IV, XIV.
[2] Polybe, III, LXV.
[3] Polybe, III, LXV.
[4] Tite-Live, XXII, LII.
[5] Polybe, III, LXVI.
[6] Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.
[7] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[8] Polybe, III, LXVI.
[9] Tite-Live, XXI, XLVII.
[10] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[11] Polybe, III, LXVI. — Appien, De bello Annibalico, V.
[12] Appien, De bello Annibalico, V.
[13] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.
[14] Ammien Marcellin, XVII, IV.
[15] Polybe, III, LXVI.
[16] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[17] Tite-Live, XXI, XLVII.
[18] Polybe, III, LXVI.
[19] Campaigns of Hannibal, chap. I. London, 1858.
[20] Justin, XXI, II.
[21] Polybe, III, LXVI.
[22] Diodore de Sicile, XXVI, II.
[23] C. Nepos, Annibal, IV.
[24] Polybe, III, LXVI.
[25] Polybe, III, LXVI. — Silius Italicus, Puniques, XII.
[26] Histoire militaire des éléphants, liv. I, chap. X et note E.
[27] Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.
[28] Tableau historique de la haute Italie.
[29] Histoire des campagnes d'Annibal, chap. II.
[30] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[31] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[32] Polybe, III, LXVI.
[33] Hérodote, Hist., IV, LXXXIII, LXXXIX et CXLI ; VII, XXXVI ; IX, CXV et CXXI ; Suétone, Caligula, XIX.
[34] Ctésias, Fragm. II, 15 ; Diodore de Sicile, II, XVI ; Strabon, XVI, I, 114 ; Quinte-Curce, De reb. gest. Alex. magni, VIII, X ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.
[35] César, De bello Gallico, IV, XVII ; VI, IV ; VII, XXXV ; Incertus auctor, De bello Hispaniensi ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.
[36] Tite-Live, XXI, XLVII.
[37] Quinte-Curce, op. cit., VIII, XIII ; Polybe, IV, LXIV ; Végèce, Inst. rei milit., I, X.
[38] Tite-Live, XXI, XLVII. Cf. Tite-Live, XXI, XXVII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[39] Quinte-Curce, op. cit., VII, V ; César, De bello civili, I, XLVIII ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII. Cf. Ammien Marcellin, XVI, XII.
[40] Tite-Live, XXI, XLVII.
[41] Quinte-Curce, op. cit., IV, IV ; César, De hello Gallico, IV, LVI.
[42] Hérodote, Hist., I, LXXV ; Frontin, Strat., I, V, 4 ; César, De hello civili, I, LXI ; Ammien Marcellin, XXVIII, II ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII.
[43] Polybe, III, LXVI. Cf. Polybe, III, XLII et XLIII ; Tite-Live, XXI, XXVI et XXVII ; cf. t. I, liv. IV, ch. III.
[44] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV ; César, De bello Gallico, VII, LVIII.
[45] Silius Italicus, Puniques, IV.
[46] Polybe, III, XLII ; Tite-Live, XXI, XXVI. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[47] César, De bello civili, I, LIV ; P. Ramus, De militia J. Cæsaris.
[48] Tite-Live, XXI, XLVII.
[49] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV, et VIII, XIII.
[50] Polybe, III, XLVI ; Tite-Live, XXI, XXVIII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[51] Hérodote, Hist., VII, XXXVI ; Polybe, III, LXIV ; Ammien Marcellin, XXV, passim.
[52] Tite-Live, XXI, XLVII.
[53] Eutrope, III, XIII. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[54] Polybe, III, LXVI.
[55] Tite-Live, XXI, XLVII.
[56] Polybe, III, LXVI.
[57] Polybe, III, LXVI.
[58] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[59] Tite-Live, XXI, XLVII.
[60] Tite-Live, XXI, XLVII.
[61] Située sur la route de Plaisance, à cinq ou six cents mètres de Casteggio, la Fontana d'Annibale donne une eau très-légère, fameuse dans le pays et qu'on vient chercher de très-loin. La source, dont le
débit est d'environ deux litres à la minute, a été captée dès la plus haute antiquité ; elle coule aujourd'hui dans un bassin en maçonnerie de forme cubique et de deux mètres de côté. Ce réservoir en pierre de
taille est recouvert d'une voûte en briques, à plein cintre. Le trop-plein s'échappe par une rigole pratiquée dans le seuil, du fait de la vétusté de l'œuvre.
[62] Polybe, III, LXVI. Tite-Live expose (XXI, XLVII), en termes vagues, que l'exécution de ca mouvement n'a demandé aux Carthaginois qu'un intervalle de quelques jours (paucis diebus). Ce qu'il faut
retenir, c'est que l'auteur latin n'est pas en désaccord avec Polybe.
[63] Itinéraire d'Antonin. — La via Æmilia Scauri de Gènes à Plaisance par Tortone et Voghera ne fut empierrée, par Scaurus, que vers l'an 118. Elle n'existait donc pas à l'état de voie au temps de
l'expédition d'Annibal ; mais, nous croyons devoir le répéter, les grands chemins de l'Empire n'ont fait que suivre, à peu près partout, le tracé des sentiers consacrés par l'usage ; on peut les considérer comme
de simples perfectionnements des communications pratiquées par les populations primitives. C'est ce qui nous autorise à classer les Itinéraires romains parmi les documents qu'il nous est permis d'utiliser.
[64] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[65] Polybe, III, LXVI.
[66] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[67] Frontin, Stratag., II, III, 9.
[68] Ni-ou-ara, rivière-lac. Sur toute l'étendue de la mappemonde terrestre, le préfixe primitif Ni affecte la dénomination des lacs et des cours d'eau larges ou sujets aux débordements. Citons, en Europe : le
Niemen, le Dnieper, le Dniester, la Nidda (Hesse-Darmstadt), la Nied, la Nièvre ; en Amérique : le Niagara ; en Afrique : le Nil, le Niger, les lacs Hyassa, Nyanza, Tanganyka, etc. Nous pourrions facilement
multiplier les exemples.
[69] Appien, De bello Annibalico, V.
[70] J. B. Collot, Chute de Napoléon. Notes sur la campagne de 1796.
[71] Diodore de Sicile, XXVI, II.
[72] Campaigns of Hannibal, ch. I, obs. 5.
[73] Polybe, III, LXVII ; Tite-Live, XXI, XLVIII.
[74] Polybe, III, LXVII.
[75] Tite-Live, XXI, LVII.
[76] Tite-Live, XXI, LVII.
[77] Polybe, III, LXVII.
[78] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI.
[79] Polybe, III, LXIX et LVVII.
[80] Polybe, III, LXVIII.
[81] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[82] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[83] Polybe, III, LXVII et LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[84] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[85] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[86] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[87] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[88] Strabon, III, V, 5.
[89] Iter quod ab Urbe, Appia via, recto itinere ad Columnam, id est Trajectum Siciliæ ducit, M. P. CCCCLV. (Itinéraire d'Antonin.)
[90] Strabon, V, I, 11. — Il Hvarco d'Arimino esisteva senza dubbio nell' anno di Roma 533, in cui fu imbrec iata o selciato da Flaminio censore. (Pasqnale Amati, Dissertazione, parte prima.) — Via
Flaminia a Strabone memorata ad Flaminium pertinet, qui censor fuit anno CCXX et in prælio ad Trasymenum cecidit. (C. Müller, édit. de Strabon, Index.)
[91] Pline, Hist. nat., XV, XL.
[92] Pline, Hist. nat., XXIII, XLIX.
[93] Strabon, V, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[94] Pline, Hist. nat., XXVII, CVI.
[95] Polybe, III, LXVIII.
[96] Voyez, sur la tribu Sapinia (clan d'Ombres, habitants de la vallée du Savio) et le castram Matilum (Meldola), Tite-Live, XXXI, II, et XXXIII, XXXVII. — Cf. Pasquale Amati, Dissertazione, parte
prima.
[97] Tite-Live, XXI, LIX.
[98] Tite-Live, XXI, LVIII.
[99] Campaigns of Hannibal, chap. I, obs. 5.
[100] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI et LII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[101] Appien, De bello Annibalico, VI.
[102] Suivant Poggiali (Memorie storiche della città di Piacenza), le nom de Statto serait tiré du mot stativa.
[103] Appien, De bello Annibalico, VI.
[104] Polybe, III, LX.
[105] Polybe, III, LXVI.
[106] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[107] Polybe, III, LXVIII.
[108] Polybe, III, LX ; Tite-Live, XXI, XXXIX.
[109] Tite-Live, XXI, LV.
[110] Dion-Cassius. Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, éd. Gros.
[111] Polybe, III, LX. — Appien, De hello Annibalico, VI. — Silius Italicus, Puniques, IV, v. 7.
[112] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLV.
[113] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLV et XLVIII.
[114] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[115] Polybe, III, LXIX.
[116] Tite-Live, XXI, XLV.
[117] Manuscrits de la Bibliothèque de Turin, codex DCXLVII, chartaceus, sæculi XV. Ex Odenato Farina.
[118] Frontin, Strat., IV, VII, 25. — Cf. Polybe, III, LXXVII.
[119] Polybe, III, LXVI et LXVII. —Tite-Live, XXI, XLVIII. — Frontin, Stratag., IV, VII, 25.
[120] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[121] Manuscrits de la Bibliothèque de Turin, codex MXLIV, chartaceus, sæculi XVI. Ex plurium Memorialibus.
[122] Tite-Live, XXI, XLVIII.
[123] Polybe, III, LXX.
[124] Polybe, III, LXIX.
[125] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.
CHAPITRE IV. — LA TREBBIA.

Les Romains avaient beau crier à la trahison[1], charger d'imprécations le nom de l'infâme Dasius de Brindisi[2], qui venait de livrer la place pour la
misérable somme de quatre cents écus d'or[3], Casteggio n'en était pas moins perdue pour eux. L'avenir leur apparaissait sous les couleurs les plus
sombres : coupées de leurs magasins de Casteggio et de Plaisance, les armées consulaires combinées mesuraient douloureusement l'étendue des
difficultés de leur situation.
L'orgueilleux Sempronius ne se possédait plus : il voulait s'en remettre aux hasards des combats du soin de sauver l'honneur militaire ; il ne parlait de
rien moins que d'attaquer sur-le-champ les Carthaginois, de les détruire ou de se faire écraser par eux[4].
Ce n'était pas, quoi qu'on ait dit, parler en vrai Romain. De tels emportements ne méritaient, au contraire, que l'expression d'un froid dédain de la part des
vieux soldats de Rome, qui prisaient moins chez leurs gens de guerre la bravoure et la folle audace que la fermeté, l'énergie calme en face du danger, la
constance et l'inébranlable force d'âme à l'heure des revers foudroyants[5]. La passion, si noble qu'elle soit, ne doit jamais hanter l'esprit de qui professe
sérieusement le métier des armes ; le moindre souffle de raison renverse plus d'obstacles qu'un ouragan d'ardeurs irréfléchies. De plus, ces phrases
sonores pouvaient alors passer pour des forfanteries, car on était encore loin de se trouver réduit à la nécessité de prendre des résolutions désespérées.
Après quelques moments de vive effervescence, le consul eut certaine intuition de l'inopportunité de ses motions belliqueuses et, entrevoyant les
conséquences de la responsabilité qu'il assumait, crut devoir tempérer ses bouillantes allures[6]. Alors, on le vit se rapprocher de Scipion, lui demander
toute espèce de renseignements sur les événements qui venaient de s'accomplir, s'enquérir de son sentiment sur les dangers de la situation présente, entrer
enfin en conférences paisibles avec le prudent collègue dont il venait de railler les tendances.
Les premières séances du conseil de guerre ouvert d'un commun accord entre les consuls furent consacrées à l'examen des propriétés militaires de la
position qu'on occupait derrière une ligne de défense telle que celle de la Trebbia.
La Trebbia, qui prend source aux environs du col de la Scoffera, vient confluer au Pô à 3 kilomètres en amont de Plaisance[7], d'où lui est sans doute
venu, dans l'antiquité, le nom de rivière Plaisantine[8]. Sa vallée, qui débouche en Cispadane au-dessous de Rivergaro, n'est, en réalité, qu'une gorge
étranglée et sauvage, tellement étroite qu'elle n'a d'autre fond que le lit même du torrent qu'elle encaisse. Son régime est heurté, inégal et violent. Souvent
à sec, elle s'enfle quelquefois d'une manière démesurée[9] et peut atteindre hauteur d'homme en une nuit d'orage[10]. Que les rayons solaires amènent
brusquement une fonte des neiges de l'Apennin, et ses crues deviennent à l'instant considérables[11] ; son niveau saute à huit ou dix mètres au-dessus de
l'étiage. Alors, son volume est énorme ; ses eaux qui mugissent emportent tout ce qu'elles rencontrent sur leur passage ; le fleuve hier guéable n'offre
plus aujourd'hui qu'un aspect saisissant : c'est un torrent dévastateur[12].
Bien qu'elle ne soit, en temps ordinaire, qu'un cours d'eau de proportions médiocres, la Trebbia n'en a pas moins une importance militaire considérable.
C'est, en effet, l'obstacle qui couvre le débouché oriental de la Stradella ; sa vallée est la voie naturelle qui relie directement Plaisance à Gênes, à
Chiavari, à l'embouchure de la Magra. Ses éminentes propriétés viennent de ce qu'elle baigne sans interruption le pied des contreforts dont le massif
engendre la Stretia, de sa liaison intime avec la place de Plaisance, de ses communications avec les vallées de la Staffora et de la Scrivia, du
commandement qu'elle exerce ainsi sur les plaines de Voghera et de Tortone. (Voyez la planche IX.)
La valeur exceptionnelle de cette ligne de défense ne fut assurément méconnue ni des anciens Ligures ni des Gaulois que Rome eut à combattre en
Cispadane, antérieurement à la deuxième guerre punique ; ou verra tout à l'heure quel parti surent en tirer les défenseurs de l'Italie péninsulaire au temps
de l'expédition d'Annibal. Depuis lors, le temps n'a nullement modifié les conditions du rôle qu'elle est, de sa nature, appelée à tenir, et l'histoire a
compté nombre de journées de la Trebbia. Il est facile d'en citer des exemples. C'est sur la Trebbia[13] que se donne, en 922, la bataille où doit se vider la
querelle de Bérenger, duc de Frioul, et de Rodolphe II, roi du Jura (Bourgogne transjurane). Mais, à ne parler que d'événements de guerre auxquels aient pris
part des troupes françaises, rappelons que, en 1746, Maillebois occupait le duché de Parme et Plaisance, de concert avec les Espagnols de l'infant don
Philippe. Un jour vint où les alliés, enveloppés par les forces combinées du roi de Piémont et du prince de Lichtenstein, durent sérieusement songer à
battre en retraite sur la Ligurie. Une opération de cette nature présentait malheureusement plus d'un danger. Le 16 juin, en effet, l'armée franco-espagnole
avait à résister, sous Plaisance, aux furieuses attaques d'un ennemi décidé à lui couper sa route. Accablé par le nombre, enfermé entre la Trebbia et le
Tidone, Maillebois perdit une douzaine de mille hommes, tués ou blessés ; il eut grand'peine à se frayer passage à travers les lignes piémontaises, et on le
vit rentrer à Gênes dans un piteux état. Cinquante-trois ans plus tard (1799), Macdonald, rentrant de Naples, cherchait aussi le moyen de battre en retraite
sur la Ligurie, quand il fut arrêté par les Austro-Russes sur les rives de la Trebbia. Après une bataille de trois jours (17-19 juin), dans laquelle il perdit
également de 12.000 à 15.000 hommes, force lui fut de lâcher pied devant l'opiniâtreté de Souwaroff. Il dut se réfugier derrière la Nura, pour, de là,
regagner Gênes par le pied du versant méridional de l'Apennin.
L'année suivante (juin 1800), les Français rencontraient encore les Autrichiens sur les bords de la Trebbia, et prenaient une petite revanche. L'infanterie du
général Gottesheim, descendue de Bobbio, se présentait devant Plaisance. C'était, dit M. Thiers[14], le régiment de Klebeck, qui venait ainsi donner sur la
division Boudet tout entière et se faire écraser. Ce malheureux régiment, assailli par des forces supérieures, perdit un grand nombre de prisonniers et se
replia en désordre sur le corps principal de Gottesheim, qu'il précédait. Le général Gottesheim, effrayé de cette échauffourée, remonta en toute hâte les
pentes de l'Apennin.
En 1859, enfin, le 12 mai, les Autrichiens jetaient dans la vallée de la Trebbia quelques éclaireurs chargés du soin de couvrir la Stradella, en faisant une
démonstration sur les derrières et le flanc droit de l'armée franco-sarde ; ce petit détachement entrait, le 13, à Bobbio, pour se porter de là sur Voghera
par la route de Varzi. Mais, presque au même moment, à l'effet de couvrir la droite et les derrières de notre 1er corps, la division d'Autemarre (5e corps)
était aussi dirigée sur la Trebbia, au fur et à mesure de son débarquement à Gênes. Le 3e zouaves arrivait le 14 à Bobbio, où il était rejoint, dès le 22, par
le 75e régiment d'infanterie. Dès lors, Gyulai, se sentant menacé sur sa gauche, put croire qu'il allait être tourné par ce dangereux couloir, qu'on lui
représentait comme prêt à vomir sur Plaisance des masses de troupes aussi compactes que vigoureuses.
Il est un monument épigraphique qui consacre le souvenir des principales journées de la Trebbia. Cent ans après la deuxième guerre punique (118-111),
Scaurus, dont les travaux sont demeurés célèbres, prolongeait de Plaisance à Gênes la via Æmilia (Lepidi) ; il dut alors construire sur le fleuve un pont[15],
dont l'emplacement est occupé aujourd'hui par le viaduc qui appartient à la fois à la route et au chemin de fer. C'est en exécution d'un décret de Marie-
Louise (1821) que s'est effectuée la construction de ce magnifique ouvrage d'art[16], dont la première pierre a été posée[17] en 1825. Un fût de granit rouge,
élevé, sur la rive gauche, dans le prolongement de la face amont, porte une inscription commémorative des victoires d'Annibal, de Lichtenstein et de
Souwaroff.
Scipion, que les documents de notre histoire moderne ne pouvaient éclairer, n'en insistait pas moins auprès de son collègue sur le fait des propriétés
militaires de la Trebbia. Sur cette ligne, lui exposait-il, le long des rives de cette rivière Plaisantine, qui sert de fossé naturel à leurs retranchements, les
troupes romaines occupent des positions inexpugnables. Elles y sont, il est vrai, coupées de Plaisance et de Casteggio, leurs principaux magasins ; mais il
leur reste encore des communications suffisantes par le val même de cette Trebbia, si précieuse. Par les sentiers qui courent aux flancs de cette gorge
aride, par tous les chemins de la montagne dont on est maître, on demeure en relations avec Gênes et par conséquent avec Rome. Dans ces conditions, il
est permis d'attendre. Pourquoi dès aujourd'hui courir les chances d'un combat, quand rien ne presse, et que la temporisation peut, au contraire, amener
des résultats heureux ? Que les troupes songent à se fortifier solidement dans leurs positions, qu'elles se préparent à y stationner tout l'hiver. Durant une
saison ainsi passée sous la tente, on les verra s'aguerrir et, de novices qu'elles sont, manifester une précoce mais imposante solidité. Et pendant que les
Romains gagneront avec le temps, les Carthaginois ne feront que perdre : ils s'affaibliront ; les populations sur lesquelles ils vivent se fatigueront d'avoir
à les nourrir ; ces Gaulois si mobiles, dont l'engouement pour Annibal fait aujourd'hui si bruyante explosion, finiront par se lasser de sa présence au
milieu d'eux, et, peu à peu, se détacheront de lui. Enfin, disait Scipion, en manière de péroraison touchante, je suis encore souffrant ; mes blessures ne
sont point cicatrisées ; laissez-moi me guérir. Dès que je pourrai joindre mes efforts aux vôtres, nous saurons rendre ensemble de bons services à notre
pays.
Au fond, Sempronius approuvait ces discours ; il se disait que son collègue avait raison ; mais un intérêt tout personnel l'incitait à précipiter le
dénouement. Voyant s'approcher l'heure des élections, ce vulgaire ambitieux ne voulait pas laisser à de nouveaux consuls la gloire d'anéantir
l'envahisseur de l'Italie. Son dessein était d'exciper de l'état de santé de Scipion pour s'arroger exclusivement le commandement des armées consulaires ;
de faire, au moment opportun, prendre les armes aux troupes réunies ; enfin, de risquer une action décisive. Le pauvre Cornélius, à peine convalescent,
combattait de son mieux ces funestes tendances ; mais il avait beau faire, sa résistance n'aboutissait point. C'est que les armées en campagne, si
sévèrement disciplinées qu'elles soient, n'échappent pas toujours aux effets de l'intrigue, cette plaie des agglomérations humaines. La coterie dont
Sempronius était l'âme portait le trouble au camp de Rivalta, agitait l'opinion, mettait l'esprit des légionnaires à la torture. Elle colportait les bruits qui
circulaient à Rome, se faisait l'écho des appréciations malveillantes dont le Forum retentissait, car nulle part il n'est bon d'être vaincu ; les généraux
malheureux sont, toujours et partout, cruellement raillés. On reprochait à Scipion de s'être fait battre successivement sur chacun des deux versants des
Alpes, sur le Rhône et sur le Tessin ; d'avoir fait en Lomelline acte de témérité, et maintenant, sur la Trebbia, de se montrer coupable d'inertie, de
faiblesse. Aujourd'hui, disaient les amis de Sempronius, ce Cornélius, ramené deux fois l'épée aux reins, a peur d'une nouvelle rencontre avec l'ennemi ;
il souffre, il est vrai, de ses blessures ; mais il est encore plus malade d'esprit que de corps. Une telle situation ne peut se prolonger ; on ne saurait, de
gaieté de cœur, s'exposer aux désastres que prépare aux légions cette impuissance sénile. Tels étaient les propos qui couraient à Rivalta, et qui se
propageaient jusque sous la tente du consul, en butte aux calomnies de ses compagnons d'armes.
Toujours bien informé de ce qui se passait au camp romain, Annibal se réjouissait du fait de ces agitations. Les amis de Sempronius faisaient, en effet,
ses affaires ; ils travaillaient, sans le savoir, pour lui, car son avis sur la question pendante était, de tous points, conforme à celui de Scipion. Comme
Scipion, il connaissait l'inexpérience des troupes romaines, récemment recrutées, et la mobilité de ces Gaulois qui, embrassant aujourd'hui le parti de
Carthage avec une étrange frénésie, pouvaient subitement l'abandonner demain. Il savait enfin que son malheureux adversaire avait été grièvement
touché ; que le blessé ne pouvait encore ni monter à cheval ni prendre une part active à la conduite des opérations ; que, par conséquent, on ne courait,
pour le moment, aucun risque d'avoir affaire à un brave soldat, d'un incontestable mérite. Pour ces raisons, le général en chef des troupes carthaginoises
appelait de ses vœux l'heure de la crise, autant que pouvait le faire l'ardent Sempronius[18].
Pour agacer un adversaire dont il sait l'humeur irritable, Annibal envoie 2.000 hommes d'infanterie et un millier de cavaliers Imazir'en[19] raser le
territoire de quelques clans gaulois qui tiennent encore pour les Romains. Sempronius, piqué au vif, fait aussitôt passer la Trebbia à la majeure partie de
sa cavalerie, appuyée d'un millier de tirailleurs[20]. Les deux troupes ne tardent pas à se joindre ; une affaire s'engage, les Romains sont repoussés.
Le consul, que la colère emporte, lance vivement à la rescousse tout ce qui lui reste d'infanterie et de cavalerie légère[21]... mais le sage Annibal, sentant
le but atteint, renonce brusquement à ce rôle de provocateur : il donne à ses officiers d'ordonnance mission d'opérer le ralliement des détachements[22]
qu'il a déployés dans la plaine ; une fanfare de σαλπιγκταί[23] sonne la retraite aux fourrageurs. Alors Sempronius voit échapper sa proie !... un véritable
accès de rage s'empare de lui : ivre de fureur, ainsi qu'un de ces taureaux des arènes espagnoles que les banderillos ont longtemps harcelés, il s'agite et se
démène, jurant qu'il ne veut plus subir de tels affronts.
Les éclats de cette fougue insensée arrivèrent jusqu'aux oreilles de l'astucieux Carthaginois, qui sentit s'approcher le moment qu'on a si bien nommé
psychologique. Tout étant à ses yeux bien mûr et bien à point, il se tint prêt à soutenir une lutte qu'il jugeait imminente[24] ; ses espions et ses
reconnaissances lui firent, d'ailleurs, connaître que les Romains se disposaient à l'attaquer[25]. On était à la veille de la crise tant désirée de part et d'autre.
Où s'est-elle donnée cette bataille si fameuse de la Trebbia ? Nous rencontrons, à l'énoncé de ce problème historique, la divergence d'appréciations que
nous avons déjà trouvée chez les commentateurs, chaque fois qu'il s'est agi d'élucider le moindre épisode de l'expédition d'Annibal. Une tradition
populaire veut que la bataille se soit donnée à Campremoldo (campo de' morti[26]) ; séduit peut-être par cette légende, le général de Vaudoncourt place le
camp d'Annibal à Centora, sur la rive droite du Tidone ; celui de Scipion, sur la rive droite de la Trebbia, à Niviano. Denina, mettant aussi la scène entre
la Trebbia et le Tidone, lui attribue une altitude notable au-dessus de la plaine. Un des antiquaires du pays, dit-il[27], est d'avis que la bataille eut lieu près
de Bobbio ; ce qui porterait à croire que c'est en remontant le torrent Tidone qu'il (Annibal) s'avança à la Trébie. Félix de Beaujour ne s'élève pas ainsi dans
la montagne. Il paraît, écrivait ce critique[28], que la bataille de la Trebbia se donna près du village de Casaliggio, sur la rive gauche du fleuve, au sud-
ouest de Plaisance. Tels sont les érudits qui cantonnent le théâtre de l'action sur la rive gauche de la Trebbia ; parmi ceux qui se prononcent pour la rive
droite on peut citer Schweighæuser, Niebuhr, Bötticher, Arnold, Von Vincke, Guischardt[29], le colonel Armandi[30], Wijnne[31] et le colonel
Macdougall[32] ; mais il faut observer que de tous ces partisans d'une solution à découvrir à l'est de la Trebbia aucun ne fixe un point déterminé. Poggiali,
apportant plus de précision à son dire, expose que l'action s'est engagée dans les environs de Settima, Basilica, Ottavello et Larzano, entre la stradazza
romaine et la grande route moderne qui conduit de Plaisance à Rivergaro[33] ; c'est à l'opinion de Poggiali que s'est rallié M. le comte Pallastrelli. M.
Bonora, le savant archiviste de la ville de Plaisance, partage aussi, jusqu'à certain point, cet avis, quand il encadre le plan de la bataille dans un rectangle
ayant pour base la ligne Basilica-Niviano, et pour hauteur la ligne Niviano-Colonese. (Voyez la planche XIV.)
Si l'on veut prendre utilement part au débat, il est indispensable d'interroger les textes. Or, premièrement, Polybe, Tite-Live et Silius Italicus nous font
connaître[34] que les positions occupées par les deux armées en présence ont pour ligne de démarcation le cours même de la Trebbia ; Frontin et Appien
nous ont aussi laissé de ce fait une affirmation expresse[35], dont Zonaras n'a pas craint de se faire l'écho[36]. Il est, en second lieu, manifeste que les
Romains sont établis sur la rive gauche, puisque, partant de Plaisance, ils vont prendre position par delà la Trebbia ; qu'ils sont ensuite obligés de
franchir le fleuve pour aller combattre[37] ; et que, une fois la bataille donnée, ils devront le passer derechef pour rentrer à leur camp[38]. Il suit
nécessairement de là que les Carthaginois sont sur la rive droite. Ces conclusions irréfragables nous ont permis de supposer, non sans quelque raison,
qu'Annibal occupait, avant l'affaire, les environs de Settima ; Scipion, ceux de Rivalta ; que Sempronius, enfin, se trouvait à Statto. (Vide supra, livre VI, chap.
III.)

Cela posé, on sait que, au moment même de l'engagement, Annibal fait huit stades en avant des positions qu'il occupe[39]. Si donc, de Settima pris pour
centre, on décrit une circonférence de 1.500 mètres de rayon, la courbe ainsi tracée sera, sans contredit, un lieu géométrique du point cherché. Pour
achever de déterminer ce point, il convient de tenir compte des conditions d'aspect du champ de bataille, telles qu'elles ressortent du tableau que nous en
a laissé l'histoire. Or, d'après les textes qui sont venus jusqu'à nous, le lieu de la rencontre ne peut se placer que sur un terrain plat, dénudé,
essentiellement découvert[40] ; cette plaine déserte et rase est, de plus, empreinte d'un accident caractéristique : un ruisseau profondément encaissé, aux
bords très-abrupts, la sillonne en sa partie médiane ; les berges escarpées de ce petit cours d'eau présentent ceci de remarquable qu'elles échappent
facilement à l'œil de l'observateur ; qu'elles se cachent, pour ainsi dire, sous des bouquets de ronces, des buissons d'épines, des forêts de roseaux[41]. Sous
le berceau touffu qui sert de voûte à ce ravin ténébreux il est facile de préparer une embuscade ; on peut y défiler des vues de l'horizon une petite troupe
de mille hommes d'infanterie et d'un millier de chevaux. Telles sont les conditions à remplir. Or, comme on peut s'en convaincre à l'inspection des lieux,
il y est rigoureusement satisfait par l'ensemble des circonstances qui distinguent la plaine située au sud de Settima. Cette plaine est nue et découverte ;
elle est coupée par un ruisseau, celui de la Trebbiola[42] ; le profil de ce cours d'eau vive est bien conforme à la description de Polybe ; son aspect ne s'est
pas modifié depuis deux mille ans : ses rives disparaissent le plus souvent sous la sève d'une végétation luxuriante ; il serait encore facile d'y soustraire
aux vues de l'observateur un détachement de l'effectif voulu.
En résumé, nous estimons que les Romains ont occupé Statto-Rivalta ; les Carthaginois, Settima[43] ; que le corps de Magon s'est embusqué dans la
Trebbiola à la hauteur de Niviano ; que, le jour de la bataille, les Romains ont franchi la Trebbia au gué de Mirafiore ; qu'ils se sont avancés sur la rive
droite par Roveleto, Niviano, Ottavello ; qu'ils ont ainsi dépassé la position occupée par Magon[44] ; qu'Annibal, allant à leur rencontre, s'est dirigé vers
le sud-ouest, à 1.500 mètres de Settima ; finalement, que les alentours de Basilica peuvent être pris pour théâtre de la bataille. (Voyez la planche XIV.)
Les deux armées, romaine et carthaginoise, établies sur les bords opposés de la Trebbia, s'observaient mutuellement, épiant l'occasion d'en venir aux
mains. Le dénouement, que les adversaires attendaient d'un moment à l'autre, éclata brusquement vers la fin de décembre et, vraisemblablement, le 26 de
ce mois.
Ici, le lecteur peut se demander s'il est réellement possible de déterminer cette date avec une précision aussi rigoureuse. Nous n'ignorons pas que, après
de longues discussions chronologiques, la plupart des commentateurs ont fini par laisser flotter l'événement au cours de décembre[45]. Assurément, ce
n'est point là se compromettre, mais des limites aussi larges nous paraissant inadmissibles, nous avons cru devoir en restreindre l'intervalle. Que disent,
en effet, les textes auxquels il convient de s'en référer ? Frontin et Florus placent l'épisode en plein cœur de l'hiver[46] ; Polybe et Appien, vers le temps
du solstice[47], c'est-à-dire à une époque peu éloignée du 22 décembre. Cette approximation serait déjà suffisante ; mais on peut en obtenir une plus
grande encore, si l'on veut bien observer que le combat du Tessin s'est donné le premier jour dudit mois de décembre ; que Scipion, battant
précipitamment en retraite, a repassé le Tessin dans la journée du 2 ; qu'il a pu, en vingt-quatre heures de marche forcée, faire les 36 milles (53 kilomètres)
que mesurait la route de Pavie à Plaisance ; que, en tout cas, il est certainement rentré à Plaisance dans la nuit du 3 au 4.
Nous supposons que, cette nuit-là même, il a expédié ses dépêches à Rome, ainsi qu'à Rimini, moyennant l'emploi des méthodes de télégraphie optique
si familières aux anciens[48], et dont nous voyons aujourd'hui s'opérer la renaissance. Sempronius, ayant reçu l'avis de son collègue et les ordres du sénat,
a pu se mettre en route dès le 5 au matin ; et, comme il a dû faire vingt jours de marche, on peut admettre que, parvenu le 24 à Bobbio, il a occupé Statto
dans la journée du 25. Cela posé, un passage très-précis de Polybe nous fait connaître que la journée de la Trebbia doit se fixer au lendemain de la
jonction des deux armées consulaires[49]. C'est ainsi que l'on arrive à la date du 26 décembre, laquelle est effectivement voisine du moment du solstice.
Nous ne croyons, d'ailleurs, devoir attacher à ce quantième ainsi déterminé d'autre valeur que celle d'un résultat de calcul d'approximations rationnelles.
Donc, le 26 décembre, aux premières lueurs d'une matinée sombre[50] les hommes de garde aux camps de Rivalta et de Statto (vigiles castrorum) perçoivent
une suite de bruits étranges... en y prêtant une oreille attentive, ils croient reconnaître un galop de chevaux. Le temps était mauvais ; une pluie fine
tombait, mêlée à des flocons de neige ; l'œil le mieux exercé ne pouvait, même à faible distance, distinguer la forme des objets noyés dans la brume[51].
Les vigiles écoutent encore... ils ne sauraient s'y méprendre, ce sont bien des chevaux dont le rude sabot frappe la terre humide et qui déjà se sont
rapprochés. Les piétinements deviennent tumultueux ; il semble qu'on ait affaire à tout un parti de cavalerie lancé à fond de train ; bientôt, le doute n'est
plus possible, une troupe suspecte émerge de l'ombre... elle apparaît ! La voici sous les palissades[52], autour desquelles on la voit tournoyer. La figure
des cavaliers, d'abord d'un dessin assez vague, ne tarde pas à s'accuser plus nettement. On dirait des Africains, des Imazir'en[53], pareils à ceux qui
viennent de tant malmener l'armée romaine sur les bords du Tessin. Quelles sont leurs intentions ? Ces sauvages cavaliers les prononcent clairement en
poussant de grands cris et couvrant de leurs projectiles le chemin de ronde des vigiles[54]... les camps romains sont insultés.
C'étaient, en effet, des Imazir'en. Ces irréguliers extraordinaires, rompus à toute espèce de fatigues et bravant sans sourciller les plus rudes intempéries
des saisons[55], venaient de traverser la Trebbia glacée[56], partie à gué[57], partie à la nage. C'est ainsi que, à deux mille ans de là, le vieux Souwaroff
devait franchir le fleuve à la tête d'un régiment de Cosaques. Voilà, disait-il gaiement, comment on passe les rivières en Russie ! Cette vigueur, ce
courage, cet élan chez un vieillard de soixante et dix ans sont assurément admirables[58] ; mais c'étaient des Russes que Souwaroff entraînait à l'eau vers
le milieu de juin[59], sous le beau ciel de l'Italie, tandis qu'Annibal opérait avec des gens d'Afrique, à la fin d'un mois de décembre et par une matinée
glaciale. L'histoire impartiale doit tenir compte de ces différences.
Chargés du soin d'aiguillonner le consul, de provoquer chez ce téméraire un état d'irritation aiguë, de l'amener enfin à l'idée d'une sortie sérieuse[60], les
braves Imazir'en, habiles à toutes les ruses de guerre, accomplirent leur mission avec un art merveilleux, si bien que Sempronius, saisi de la nouvelle et
absolument exaspéré, assembla sur-le-champ ses officiers, tribuns, centurions, signiferi, leur montra leurs pénates odieusement violés, leur parla de la
patrie profanée[61], et proclama péremptoirement qu'un tel outrage criait vengeance.
Le soldat romain, tout brave qu'il était, n'aimait point à faire la guerre en hiver[62], et cette matinée du 26 décembre lui paraissait particulièrement
insupportable, car le froid était intense[63]. Mais, malgré les rigueurs de la bise, l'outrecuidant consul ne pouvait hésiter ; il lui fallait du sang pour laver
l'injure faite à ses armes ; l'honneur militaire était en jeu ; il le fit durement sentir à ses légionnaires, en leur donnant d'urgence l'ordre de se préparer à
combattre. Aussitôt toutes les troupes furent en mouvement : la cavalerie, placée en tête de colonne, sortit la première de ses palissades[64] ; elle fut
suivie de l'infanterie légère[65], et la marche fut fermée par l'infanterie de ligne. L'armée romaine s'ébranlait tout entière[66].
Ces forces réunies, quittant leurs positions de Statto-Rivalta, descendirent à la Trebbia par des sentiers déjà couverts de neige. Le gué de Mirafiore leur
offrit un passage ; mais, la rivière étant enflée par les pluies de la nuit, les hommes eurent de l'eau jusqu'à la ceinture. Ils se sentirent de longs frissons.
Annibal, lui, souriait de la simplicité d'un adversaire si prompt à répondre à de dangereuses invites, si aveugle qu'il n'apercevait aucun des pièges tendus
sous ses pas. En voyant huit légions romaines prendre ensemble pied sur la rive droite, le jeune général ne put réprimer les élans de sa joie ; ses vœux
étaient remplis : il allait donc pouvoir, comme disent les gens de guerre, prendre le taureau par les cornes (taking the bull by the horns[67]).
Pour former en bataille les troupes qu'il commandait, Sempronius, dit Polybe, adopta l'ordonnance en usage dans l'armée romaine[68]. Il n'entre point
dans le cadre de cette étude d'exposer l'organisation et le mécanisme tactique de la légion ; c'est un sujet qui a déjà suscité nombre de commentaires[69],
et qu'il serait oiseux de traiter à nouveau. Toutefois, il nous faut retracer, en une rapide esquisse, les linéaments essentiels du tableau ; nous négligerons,
ce faisant, tous les détails inutiles à l'intelligence de notre récit.
Les troupes à pied se divisaient en infanterie légère (levis armatura) et infanterie de ligne (gravis armatura). La levis armatura ne comprenait que des chasseurs
ou tirailleurs[70], uniquement munis d'armes de jet ; la gravis armatura se composait de trois corps destinés à combattre en ligne et pourvus, à cet effet,
d'armures défensives et de bonnes armes de main : c'étaient les hastati, les principes, les triarii. Ces quatre éléments de l'infanterie légionnaire étaient,
sous tous les rapports, essentiellement distincts[71].
Théoriquement, la légion comprenait 600 triarii, 1.200 principes, 1.200 hastati[72] et un nombre indéterminé de tirailleurs ; mais l'effectif des triarii
demeurant fixé à 600, les chiffres afférents aux autres armes pouvaient varier selon le temps et les circonstances. A la Trebbia, les consuls disposaient de
16.000 hommes d'infanterie de ligne[73] et de 6.000 hommes d'infanterie légère[74], distribués en deux armées, c'est-à-dire en quatre légions nationales.
On peut, en conséquence, attribuer à chacune de ces légions romaines 1.700 hastati, 1.700 principes, 600 triarii et 1.500 hommes de levis armatura, soit
un effectif total de 4.500 hommes. Les Latins, unis à Rome par d'anciens traités, lui avaient, d'ailleurs, fourni, pour le temps de cette guerre, un
contingent de 20.000 hommes d'infanterie[75], répartis en quatre légions de 5.000 hommes chacune ; ces légions alliées, dotées d'une organisation
analogue à celle des troupes romaines, étaient attachées aux armées consulaires, de telle sorte que celles-ci se composaient, en définitive, de huit légions,
comptant ensemble 42.000 hommes d'infanterie.
Les hastati, principes et triarii de chaque légion se partageaient respectivement en dix groupes[76] ; ces fractions constituées, numériquement égales,
étaient dites manipuli, en mémoire de la poignée de foin qui, fixée au bout d'un long bâton noueux, servait d'enseigne, aux Romains primitifs[77]. Les
tirailleurs étaient aussi répartis en dix pelotons[78]. Le manipulus, unité tactique, se formait en bataille sur dix rangs. Il suit de là que, le jour de la
Trebbia, chaque manipulus de hastati ou de principes, d'un effectif de 170 hommes, présentait en bataille un front de dix-sept files ; chaque manipulus de
triarii, n'ayant que 60 hommes, un front de six files seulement. Les pelotons de levis armatura affectaient eux-mêmes, en plan, la forme manipulaire d'un
rectangle de 15 hommes de front sur 10 de profondeur.
Pour former la légion en bataille, on alignait les hastati suivant une direction donnée, en faisant prendre à leurs dix manipuli des intervalles égaux à
l'étendue de leurs fronts. En arrière de ce premier alignement, et parallèlement, à distance de manipulus, on disposait de même le corps des principes ; en
troisième ligne enfin, toujours parallèlement et à même distance, on plaçait les triarii. Les trois armes de la gravis armatura ainsi établies constituaient
un système de lignes à intervalles parallèles[79] ; mais il est essentiel d'observer que ces trois alignements se conformaient réciproquement à l'ordre en
échiquier ; que les pleins correspondaient aux vides. L'épaisseur des dix rangs d'une ligne quelconque mesurait 11m,10 ; la profondeur totale des trois
lignes, 55m,50, distances comprises. Les pelotons de levis armatura se plaçaient, lors des formations en bataille, derrière la ligne des triarii, mais le
chiffre de leur épaisseur n'entrait point dans ce compte.
Il est, d'ailleurs, facile de calculer l'étendue du front de l'infanterie d'une légion en bataille. Chaque homme occupait, en effet, 0m,90 dans le rang[80], et il
lui était, en outre, attribué pareil intervalle en tous sens pour la liberté de ses mouvements au moment du combat[81] ; la largeur d'une file était, par
conséquent, de 1m,80. Il suit de là que, à la Trebbia, le front d'un manipulus de hastari était de 30m,60 ; que les dix manipuli de cette arme occupaient
ensemble 3o6 mètres ; leurs neuf intervalles, 275m,40 ; le front de cette première ligne de gravis armatura, 581m,40 ; que ce chiffre exprime bien
l'étendue du front de l'infanterie d'une légion, puisque les principes et les triarii se formaient parallèlement en arrière des hastati, qui les masquaient. Si
l'on suppose que les consuls aient laissé la valeur d'une légion à la garde de leurs camps de Statto-Rivalta, et que, par suite, ils n'aient eu à former en
bataille que sept légions, alliées ou romaines, on voit que leurs troupes d'infanterie, en bataille sur la rive droite de la Trebbia, y présentaient un front de
plus de 4 kilomètres de développement. Ordinairement, l'infanterie d'une légion s'encadrait de certaines forces de cavalerie qui lui étaient spécialement
affectées, et qu'on pourrait appeler divisionnaires ou plutôt légionnaires ; par dérogation à ce principe, Sempronius rendit sa cavalerie indépendante pour
la jeter par moitié sur les deux ailes de l'infanterie[82], en la répartissant comme d'habitude en turmæ ou pelotons de 32 cavaliers, qui se formaient sur
quatre rangs et huit files. Un cavalier occupant 1m,50 dans le rang, le front d'une turma en bataille était nécessairement de 12 mètres. L'intervalle de
deux turmæ consécutives, égal au front de chacune d'elles, mesurait aussi 12 mètres de largeur. Ces données permettront de calculer assez exactement
l'étendue du front consulaire. Les Romains disposaient de 4.000 chevaux[83], non compris ceux des auxiliaires cénomans, dont le nombre peut s'évaluer à
2.000[84] ; c'était une masse de 6.000 chevaux, distribués en 180 turmæ, sur un alignement de 4.300 mètres. L'armée romaine comprenait donc, en
résumé, de 42.000 à 44.000 hommes d'infanterie, établis sur trois lignes parallèles[85] ; de 4.000 à 6.000 hommes de cavalerie, encadrant cette infanterie ;
ensemble, de 46.000 à 50.000 hommes, d'un front de plus de 8 kilomètres.
L'infanterie carthaginoise, organisée à la grecque[86], se formait uniformément sur seize rangs compacts. Elle avait pour unité tactique le σύνταγμα ou
carré de 16 όπλίται de côté ; seize συντάγματα accolés constituaient une φάλαγξ de 256 files ; quatre φάλαγγες, une τετραφαλαγγία de 1.024. Un όπλίτης
occupant 0m,90 dans le rang[87], le σύνταγμα présentait en bataille un front de 14m,40 ; la φάλαγξ un front de 230m,40 ; la τετραφαλαγγία, de 978m,80,
tous intervalles compris. Or, à la Trebbia, Annibal dispose de 20.000 hommes d'infanterie de ligne[88]. Si l'on suppose qu'il en laisse environ 3.600 à la
garde de son camp de Settima, on peut conclure qu'il lui reste sous la main une τετραφαλαγγία, d'un effectif de 16.384 hommes. Telle est la force qu'il
aligne en bataille suivant une même direction[89], et qui ne prend sur le terrain que l'étendue d'un kilomètre. La cavalerie, également à la grecque, se
formait en bataille sur huit rangs. Elle avait pour unité tactique l' ίλη ou peloton rectangulaire de huit chevaux de côté ; seize ίλαι, accolées constituaient
une έφιππαρχία ou brigade de 1.024 chevaux et 128 files. Un cheval tenant 1m,50 de largeur dans le rang, έφιππαρχία présentait un front de 192 mètres.
Or, Annibal disposant de plus de 10.000 chevaux[90], soit dix έφιππαρχίαι, cette cavalerie occupait sur les ailes[91] un espace de 2 kilomètres. Par
conséquent, l'armée carthaginoise, infanterie et cavalerie, présentait, au total, un front de 3 kilomètres, en ligne droite. Devant sa τετραφαλαγγία
d'infanterie de ligne, Annibal déploya en rideau tout un έπίταγμα de chasseurs armés de lances à longue hampe[92]. Cette infanterie légère, d'un effectif
de 8.000 hommes[93], fut répartie en quatre έπιξεναγίαι, comprenant chacune 256 files de huit rangs ; chaque έπιξεναγία couvrait exactement le front
d'une φάλαγξ d'όπλίται. La cavalerie des ailes fut, en même temps, pourvue d'une contre-garde vivante, destinée à rompre, au besoin, les charges de la
cavalerie ennemie. De part et d'autre, le général en chef mit en ligne, pour la couvrir, neuf θηραρχίαι ou demi-sections d'éléphants[94]. L'armée
carthaginoise se composait, en somme, de 28.000 hommes d'infanterie, 10.000 hommes de cavalerie, ensemble 38.000 hommes, et 18 demi-sections
d'éléphants, le tout formé sur deux lignes[95] et n'occupant sur le terrain qu'une étendue d'environ 3 kilomètres.
En définitive, les Carthaginois n'avaient que 38.000 hommes à opposer aux 46.000 ou 50.000 combattants des armées consulaires combinées. Le fait de
la supériorité numérique des Romains est donc incontestable, et cette supériorité s'exprime, ainsi qu'on le voit, par un chiffre de 8.000 à 12.000 hommes ;
il est, de plus, avéré que leur effectif en infanterie l'emportait d'un tiers sur celui des forces similaires de l'envahisseur. On peut, en conséquence, faire
justice du dire qui leur attribue assez gratuitement plus du double de l'infanterie carthaginoise. Napoléon Ier, qui nous a laissé cette affirmation si
étrangement entachée d'inexactitude, a, d'ailleurs, parfaitement raison de prétendre que la cavalerie d'Annibal était supérieure en nombre et en
qualité[96]. La cavalerie carthaginoise, avait dit avant lui Montesquieu[97], valait mieux que la romaine, pour deux raisons : l'une, que les chevaux
numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie ; et l'autre, que la cavalerie romaine était mal armée ; car ce ne fut que dans les guerres que les
Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière...
Une étude comparée des modes de formation en bataille respectivement adoptés par les adversaires en présence nous imposerait préalablement l'examen
des propriétés tactiques de la légion et de la phalange ; or, ce sujet, qu'on a déjà tant de fois et si diversement traité[98], sans parvenir à l'élucider
franchement, ne nous paraît pas réclamer des dissertations nouvelles. Observons seulement que Napoléon Ier, ayant, à son tour, effleuré la question, s'est
égaré dans les considérants du jugement qu'il a cru pouvoir formuler. Sempronius, dit-il[99], fut battu à la Trebbia... parce que, conformément à l'usage
établi parmi les Romains, il rangea son armée en bataille sur trois lignes, tandis qu'Annibal rangea la sienne sur une seule ligne... Si le consul eût pris
l'ordre de bataille le plus convenable aux circonstances, il n'eût point été débordé... Il convient de redresser l'erreur de ces appréciations : l'armée
d'Annibal, établie sur deux lignes parallèles à une direction déterminée, occupait sur le terrain une étendue de trois kilomètres, c'est-à-dire inférieure à la
moitié du développement total du front de l'armée romaine. Celui des deux adversaires qui s'exposait le plus au danger d'être débordé, ce n'était point, par
conséquent, le consul, mais bien le commandant des forces carthaginoises.
Un reproche plus sérieux a été fait à Sempronius. Ce consul, dit Folard[100], suivit la coutume romaine dans une conjoncture où il était besoin de fortifier
beaucoup plus ses ailes, et où il était le plus faible ; mais rarement les Romains changeaient dans leur façon de se ranger, car l'on peut dire qu'à l'égard de
leur tactique, la routine avait un aussi grand pouvoir qu'elle en a dans la nôtre. Le consul ne devait pas ignorer qu'Annibal était supérieur en cavalerie... et
que la supériorité de cette arme fait beaucoup dans un terrain où les ailes, de part et d'autre, se trouvent en l'air, sans être appuyées nulle part. Un
capitaine expérimenté peut suppléer à la faiblesse d'une arme par la force de l'autre... Les Romains étaient plus forts en infanterie ; rien n'empêchait leur
malhabile général de soutenir sa cavalerie, d'y faire passer non-seulement les triaires, alternativement mêlés parmi les escadrons, mais encore une partie
de ses armés à la légère... je ne sais ce qu'il en serait arrivé, si le consul eût pris le parti de faire soutenir sa cavalerie par son infanterie... Les mauvais
généraux sont semblables aux médecins ignorants, qui tueraient plutôt leurs malades que de sortir des règles ordinaires.
Il ne serait pas difficile d'accabler encore à d'autres points de vue la mémoire de ce Sempronius, qui allait si délibérément se faire battre sur la Trebbia.
Rien ne l'obligeait, en effet, à donner la bataille ; mais, la donnant, il devait choisir son terrain et surtout ne point s'engager à fond, avec une rivière à
dos[101] ; la donnant, il ne devait le faire qu'avec des troupes dont l'état de préparation eût été, de tous points, satisfaisant. Or, celles qu'il allait mener à
l'ennemi ne se trouvaient guère dans de bonnes conditions. On se rappelle, en effet, que, sur l'ordre du gouvernement de Rome, ces légions avaient été
d'urgence embarquées à Marsala, pour être débarquées à Reggio ; que, de là, elles avaient été dirigées sur Rimini, puis de Rimini sur Bobbio, enfin de
Bobbio sur le camp de Statto. Elles étaient harassées de fatigue[102].
Les hommes, surmenés, souffraient, de plus, du froid. Au moment où il leur fallait marcher au combat, un aigre vent du nord cinglait cruellement ces
visages bronzés au sirocco de la Sicile ; ils avaient peine à tenir une arme entre leurs mains : l'eau de la Trebbia venait de les glacer ; ils se sentaient plus
morts que vifs[103].
Ce n'était pas assez : exténués et transis, les malheureux soldats mis en demeure de combattre tombaient d'inanition au moment où ils allaient être tenus
de faire acte de vigueur ; sortis de leurs tentes à l'improviste et sans avoir pris de nourriture, ils mouraient littéralement de faim[104]. Leur général avait
simplement omis de tenir compte du principe aux termes duquel les vieux capitaines de l'antiquité n'eussent jamais entrepris une affaire avant d'avoir
amplement fait boire et manger leurs soldats[105].
Mais l'étonnant Sempronius, absolument étranger à l'art de l'organisation des armées, hostile à tout souci des affaires de détail, n'était pas homme à
s'émouvoir de ces contretemps. Ce vaniteux, plein de simplicité, se figurait audacieusement que les faveurs des comices lui avaient conféré, avec le
consulat, l'expérience et les qualités requises de tout bon général ; qu'il lui suffisait d'avoir revêtu la pourpre pour exercer excellemment le
commandement ; d'avoir coiffé le casque aux longs panaches pour se dire passé maître en l'art de la guerre[106]. Ce médiocre personnage s'imagina, dit
Folard[107], qu'il n'avait qu'à se présenter pour vaincre, sans prendre aucune des mesures nécessaires à l'exécution d'un grand dessein.
Quel saisissant contraste offrait l'aspect des armées consulaires avec celui de l'armée carthaginoise ! Tandis que les légionnaires marchaient à l'abandon,
leurs heureux adversaires étaient l'objet des soins les plus minutieux de la part d'un général vigilant, qui, lui, n'ouvrait jamais au hasard qu'un droit de
puissance subalterne, celui qu'on ne saurait, en somme, lui refuser. En dehors des limites de ce rôle restreint, tout avait été correctement soumis au
calcul. Après les longues étapes qu'ils avaient dû fournir, les soldats d'Annibal, établis à Settima, venaient d'y prendre un repos réparateur[108] ; au
moment où allait s'engager une action nouvelle, ils se sentaient frais et dispos. Dès l'aube, de grands feux flamboyaient sur le seuil de leurs tentes[109] ;
sous les rayons de ces foyers ardents, ils oubliaient les rigueurs de la nuit, et, pendant qu'ils fourbissaient les armes ou faisaient le pansage des
chevaux[110], de lourds chariots[111] défilaient en silence le long de leur front de bandière illuminé. C'étaient les voitures du parc de réserve du service
des subsistances, escortées des fonctionnaires administratifs et de leurs commis aux écritures[112]. Le chargement consistait en denrées de toute espèce,
enfermées dans de grands sacs de cuir, des peaux de boucs, des paniers d'osier ou des jarres en terre cuite[113]. Laissant sur roues leurs
approvisionnements en matières premières, telles que grains et farines[114], les agents déchargeaient au seuil de chaque tente des rations de vivres
transformées par une cuisson préalable[115] en objets de consommation immédiate : des pains, des polentas, des galettes préparées à la manière
gauloise[116] (gallettes), du sel, dont les anciens étaient si friands qu'ils le mangeaient, sans autre mets, avec le pain. Cette denrée faisait indispensablement
partie de l'ordinaire du soldat et même de sa solde (salarium) ; il ne pouvait s'en passer[117]. Les commissaires distribuaient, en outre, des salaisons :
viandes de haut goût, charcuteries apéritives, chairs de porc cisalpin vigoureusement assaisonnées[118] ; des conserves de poissons, analogues à nos
poudres de viande[119] ; des fromages[120], des olives[121], des oignons[122], des gousses d'ail[123] ; pour dessert, des fruits secs ou confits : figues et baies
de myrte[124] ; pour stimulants, des têtes de pavots macérées dans le miel[125] ; enfin, des liquides : de l'huile[126] et du vin[127].
La distribution opérée, les troupes reçurent l'ordre de prendre leur repas du matin[128]. Ainsi, pendant que les légionnaires romains étaient, comme on le
sait, à jeun et grelottants, les Carthaginois, bien traités, magnaient, buvaient gaiement ou se chauffaient. Quand ils eurent fini de se réconforter[129], on
leur donna des flacons d'huile aux parfums pénétrants, pour s'oindre tout le corps et s'assouplir les membres[130]. Telle était l'antique coutume militaire,
tirée des us de l'athlète olympique, et qu'Annibal, à l'exemple d'Alexandre et d'Eumène, n'avait pas manqué d'introduire dans les règlements de son
armée. Cette toilette gymnastique se fit devant les feux de bivouac ; puis les hommes se rhabillèrent, coiffèrent le casque et bouclèrent la cuirasse ; leurs
armes bien fourbies, réfléchissant la flamme, brillaient d'un éclat de bon augure ; les chevaux, sellés et bridés, hennissaient en dressant l'oreille[131] ;
matériellement, on était prêt.
Mais il ne suffisait pas au général en chef d'avoir prescrit à ses compagnons d'armes une série méthodique de précautions et de soins corporels ; imbu,
dès son enfance, des saines théories de l'art du commandement et sachant l'exercer en maître[132], Annibal ne négligeait jamais l'œuvre de la préparation
morale. Assemblant donc les officiers qui servaient sous ses ordres, il leur rappela qu'il avait besoin de compter sur leur dévouement, même sur un
louable entrain à remplir leurs devoirs professionnels[133]. Il leur parla des dieux, de la patrie, de l'honneur, aborda savamment les sujets propres à
soulever les passions, et fit, pour sa péroraison, appel au plus puissant des moyens oratoires, à celui qui, procédant des éternels principes de la sagesse
économique, met en jeu les ressorts de l'intérêt individuel. Façonnés au respect d'une règle qui ne rencontrait ni opposants ni détracteurs, les anciens
attribuaient aux services militaires une valeur qui, comme les autres sources de la richesse, était cotée sur le marché et soumise aux fluctuations du cours.
Au Ve siècle avant notre ère, ils considéraient comme suffisamment rémunérateur le prix d'une cyzicène ou darique (27 fr. 58 c.) par soldat d'infanterie et
par mois[134], ou d'une drachme (0f,9166) par homme et par jour[135] ; les officiers recevaient, selon leur grade, le double ou le quadruple de cette
allocation[136]. Tels sont les chiffres qu'on aurait à prendre pour base si l'on se proposait de restituer les tarifs de solde de l'armée carthaginoise, mais qui
devraient être considérés comme des minima, attendu que, au temps de la deuxième guerre punique, l'argent avait déjà subi des dépréciations notables, à
raison d'une large exploitation des gisements minéraux de l'Espagne. Nous savons, d'autre part, que le sage Annibal aimait à rétribuer généreusement les
services rendus. Élève du grec Sosile, il avait lu Platon et pensait, avec le grand philosophe, qu'une bonne administration militaire doit soigneusement se
tenir au large de deux écueils, ceux d'où sourdrait pour le soldat ou la richesse ou l'indigence. La richesse, en effet, engendre la mollesse, l'oisiveté,
l'amour du changement ; l'indigence ouvre libre carrière aux instincts bas et serviles, au goût des aventures, à l'esprit de perversité[137]. Pour ces motifs,
nous ne croyons pas trop nous éloigner du vrai en évaluant à un franc par jour la solde du fantassin ; à deux ou quatre francs, selon son grade, celle de
l'officier carthaginois.
Cela posé, il convient d'observer que le service de la solde comporte, dans l'antiquité, divers accessoires, tels que primes d'engagement, gratifications,
suppléments, récompenses. Un gouvernement a-t-il besoin de soldats ? Il offre deux mines (183 francs) à tout homme qui voudra s'enrôler, un talent (5.500
francs) à tout chef qui sera prêt à servir sa cause[138]. Un prince croit-il nécessaire de s'assurer la fidélité d'un petit corps de troupes ? Il lui fait, en un jour,
don gracieux de 10.000 dariques (275.800 fr.) payées comptant[139]. Est-il sur le point d'entrer en campagne, et les opérations impliquent-elles des
difficultés ? Il traite à prix librement débattu et consent un supplément de solde de moitié en sus[140]. Partout, avant les actions décisives, on voit les
chefs d'Etats ou les commandants d'armées promettre à ceux qui se conduiront bien des distinctions honorifiques ou des récompenses pécuniaires[141].
Parmi celles-ci figure l'octroi éventuel, soit d'une part de butin, soit d'une solde double, triple ou quadruple[142], soit enfin d'une somme d'argent une fois
donnée, à titre de gratification[143].
Pour Annibal, quelles promesses a-t-il faites à ses mercenaires, le matin de la Trebbia ? Celles d'une part de butin, d'un multiple de solde ou de quelque
cadeau d'une importance égale à celle des services qu'il attendait de leur bonne volonté ? S'est-il engagé à leur abandonner, s'ils parvenaient à la
reprendre au Capitole, dans le sanctuaire du maître des dieux, la fameuse couronne d'or que la République de Carthage avait jadis donnée à Rome[144] ?
A-t-il fait envisager aux soldats enrôlés à raison d'un franc par jour que, la fortune aidant, ils pourraient gagner deux, trois et même quatre francs ? à
l'officier subalterne, payé soixante francs, qu'il était en passe d'acquérir des droits à des appointements de 120, 180 ou 240 francs par mois ? aux officiers
de rang supérieur, jouissant d'un traitement annuel de 1.440 francs, que ce chiffre courait chance de s'élever à 2.880, 4.320 ou 5.760 francs ? Nous
n'avons aucune donnée à cet égard. Ce que nous savons, c'est que, sur la fin de sa harangue, le jeune général se porta garant de magnifiques gratifications
envers tous ceux, officiers ou soldats, qui s'en montreraient dignes et se révéleraient comme gens de valeur[145]. Étant donné, d'ailleurs, le caractère
systématiquement généreux de cet habile conducteur d'hommes, il est permis d'admettre que le soldat put compter sur un cadeau minimum de deux
mines (183 francs) ; l'officier, sur celui d'un talent (5.500 francs).
L'effet de ces promesses se manifesta sur-le-champ par l'explosion d'une vive ardeur belliqueuse. Reposés, bien armés, bien montés, refaits par un
excellent repas, le cœur joyeux, l'esprit libre, pleins de foi en leur général en chef, les combattants carthaginois se proclamèrent capables d'accomplir des
prodiges[146].
Quand, après avoir parachevé leurs manœuvres, les deux armées se trouvèrent face à face[147], il était déjà tard ; encore quelques heures, et la nuit devait
succéder à cette sombre journée de décembre[148], qu'allaient remplir tant de scènes de mort. Annibal et Sempronius sentaient qu'il était temps d'agir.
Une fois à bonne distance, ils arrêtèrent, pour ainsi dire d'un commun accord, leurs troupes d'infanterie de ligne, et celles-ci prirent une attitude
expectante, en observant une immobilité absolue. Ces épaisses masses d'hommes semblèrent pétrifiées : on eût dit des murailles de fer[149]. Alors, des
deux côtés, s'ouvrirent des fanfares : les champs que la bataille allait ensanglanter retentirent des sons perçants de la σάλπιγξ et de la βυκάνη d'argent des
Carthaginois, des notes aiguës de la tuba, de la buccina et de la corna de cuivre des Romains[150]. C'étaient, de part et d'autre, des sonneries pressantes,
équivalant à celles qui traduisent aujourd'hui à nos troupes le commandement réglementaire : En tirailleurs !
Effectivement, tous les créneaux[151] des légions romaines, tous ceux de la τετραφαλαγγία carthaginoise, livrent passage à des essaims de tirailleurs qui
portent une tunique serrée à la taille[152], faite pour se prêter à l'agilité de leurs mouvements. Ils s'écoulent en un clin d'œil... puis, ces fourmilières
d'hommes aux jarrets d'acier se déploient méthodiquement pour former une chaîne en avant du front qu'elles ont à couvrir[153]. Là, voltigeant avec
prestesse, chaque parti se met à provoquer son adversaire[154] ; il engage l'action, à la manière de la brume qui annonce une pluie d'orage et lui sert de
prélude[155].
On distinguait, du côté des Romains, une nuée de combattants armés du γρόσφος ou hasta velitaris, dont l'invention était attribuée aux Etrusques[156] ;
des frondeurs mercenaires[157], des archers[158] d'origine crétoise, recrutés en Sicile ou sur la côte Adriatique de l'Italie méridionale, principalement à
Brindisi[159] ; du côté des Carthaginois, des Baliares, dont le nom, fameux dans l'antiquité, impliquait militairement la signification de frondeurs
émérites[160]. C'est à tort cependant que Végèce leur attribue[161] l'invention de la fronde ; les habitants encore sauvages des îles Gymnasiennes (Majorque,
Minorque et Ivice) n'avaient fait, à cet égard, que profiter d'une instruction donnée par les Phéniciens. Les Baliares d'Annibal portaient, en temps ordinaire,
une tunique à large bordure de pourpre ; mais, pour combattre, ils s'étaient mis à nu jusqu'à la ceinture[162], afin de laisser à leurs bras une entière liberté
d'action. Ils avaient en bandoulière une gibecière ou sacoche[163] contenant leurs munitions ; chacun d'eux était armé de trois frondes : l'une enroulée à la
tête, à la manière d'une brîma arabe ; une autre autour du corps ; la troisième à la main[164]. Les trois engins consistaient en de simples lanières de cuir,
tendons de bœuf ou sangles de crin[165].
C'est à ces habiles praticiens qu'il était ordonné d'engager le combat[166]. Ils commencèrent par dérouler la courroie de leur μακρόκωλον, ou fronde
appropriée au tir à grande distance[167], puisèrent une à une, dans leurs sacoches, ces balles de plomb[168] dont l'expérience avait depuis longtemps
permis d'apprécier les propriétés balistiques[169], et en projetèrent successivement, mais rapidement, un nombre formidable sur les manipuli romains.
Leur adresse était extraordinaire ; ils ne manquaient jamais d'atteindre le but visé[170]. Bien mieux, ne se contentant pas de prendre pour cible la tête d'un
rorarius ou d'un hastatus donné, ils touchaient leur adversaire en telle partie du visage qu'il leur avait plu de choisir[171].
Poussant ensuite en avant, ils prirent leur fronde de moyenne grandeur et, gardant en réserve le reste de leurs balles de plomb, firent pleuvoir sur
l'ennemi les galets ovoïdes qu'ils avaient ramassés la veille sur les bords de la Trebbia[172]. Se rapprochant encore et recourant cette fois à l'emploi du
βραχύκωλον, ou fronde en usage dans les engagements à petite distance[173], ils lancèrent sur les masses romaines des pierres de gros volume, d'un poids
supérieur à celui de tous les projectiles alors en usage[174]. Bien qu'il n'eût coutume de faire faire qu'un seul tour de moulinet à sa fronde[175], le tirailleur
baliare savait imprimer à ces fragments de roche une vitesse initiale assez grande pour qu'on pût les croire envoyés par des organes de catapulte[176].
Écrasés sous une grêle de pierres de tout calibre[177], étourdis des craquements de leurs casques, de leurs cuirasses, de leurs boucliers fracassés par les
projectiles[178], les légionnaires de Sempronius furent, après peu d'instants, atterrés[179]. Comment faire pour résister à un ouragan dont nous ne saurions
mieux comparer les effets qu'à ceux de l'explosion d'une fougasse-pierrier, accompagnée d'un feu de mousqueterie bien nourri ? Les frondeurs baliares se
tenaient hors de portée du γρόσφος des rorarii[180] ; les archers crétois avaient, pour la plupart, épuisé leurs munitions[181] ; d'ailleurs, une humidité
persistante paralysait l'action des cordes de leurs arcs[182]. Le consul crut alors devoir appuyer sa levis armatura de moyens plus puissants que ceux de
l'arc, du javelot ou même de la fronde[183] : il fit mettre en batterie quelques pièces d'artillerie névrobalistique. Ces engins n'étaient point le produit d'une
découverte récente ; historiquement, l'usage en remonte à plus de huit siècles avant notre ère[184], et nous avons dit (liv. V, chap. IV) que les Romains eux-
mêmes s'en étaient servis au cours de la première guerre punique. Mais les tons d'un appareil encore imparfait se détraquaient facilement sous l'influence
de la pluie ou d'un simple brouillard[185]. Or, le jour de la Trebbia, les eaux du ciel et celles de la rivière que Sempronius venait de passer à gué avaient
tellement mouillé l'armée consulaire que son matériel d'artillerie se trouvait absolument hors de service[186].
Bien que les textes n'en disent rien, il nous paraît vraisemblable qu'Annibal dut aussi faire donner quelques-unes de ses pièces, car, à l'exemple
d'Alexandre le Grand[187], il traînait, lui aussi, une artillerie de campagne. C'est un fait que nous avons essayé d'établir (liv. V, chap. IV.), en exprimant, de
plus, que cette artillerie était névrobalistique, ou, comme le disent certains commentateurs, névrotone. Dès lors, on est conduit à se demander pourquoi
les textes, qui mentionnent l'état de détérioration des machines romaines, restent muets en ce qui concerne les engins carthaginois. Comment expliquer
que le matériel d'Annibal échappe ainsi à l'influence pernicieuse des circonstances hygrométriques de la journée du 26 décembre ? Nous ne pouvons
répondre à cette question qu'en émettant une hypothèse dont les bases ne seront sans doute pas jugées irrationnelles.
Antérieurement à la grande période alexandrine qui correspond à l'intervalle de temps compris entre le siècle d'Alexandre et le siècle d'Auguste, le jeu
des appareils balistiques ne provenait que de la force de torsion d'un ou plusieurs faisceaux de fibres élastiques, lesquels exerçaient leur action sur des
leviers propulseurs, à la manière d'une corde de scie qui commande son taquet de serrage[188].
Mais, au cours de cette période, un événement considérable se produisit, qui modifia profondément les conditions du problème : le fils d'un simple
barbier d'Alexandrie, le fameux ingénieur Ctesibius, auquel on attribue l'invention du piston[189] et d'une espèce de machine à air comprimé, eut l'idée de
remplacer les fibres élastiques, tendons, chanvre, cheveux ou crins, par des ressorts métalliques ; de substituer ainsi à l'engin névrotone, reconnu
défectueux, un mécanisme perfectionné, qui prit le nom de χαλκότονον όργανον[190]. Suivant la même voie que son maître, un élève de Ctesibius, le non
moins célèbre Héron d'Alexandrie, auquel on doit la description technique de la chirobaliste[191], introduisit dans cet engin un système de ressorts à
canons ou rubans d'acier.
Cela posé, est-il permis de croire que le sage Annibal, qui, certainement, se tenait au courant des progrès de l'art, ait connu les améliorations apportées au
matériel de l'artillerie par Ctesibius et Héron ? Nous n'hésitons pas à répondre affirmativement. On sait, en effet, que la deuxième guerre punique (218-201)
tombe en pleine période alexandrine ; si l'on requiert des limites plus précises, on peut observer avec MM. Kochly et Rüstow[192] que Ctesibius vivait
sous Ptolémée Soter (323-284), c'est-à-dire antérieurement à la naissance du fils d'Amilcar[193]. Que, si l'on refuse d'adopter ces limites du règne de
Ptolémée Ier pour celles de la vie de Ctesibius, on veuille considérer que la tradition attribue au génie d'Archimède les procédés balistiques exposés en la
Bélopée d'Héron d'Alexandrie[194]. Héron ne serait, à ce compte, qu'un commentateur, un disciple du grand ingénieur de Syracuse, et l'on pourrait en
inférer que les documents qu'on trouve en son ouvrage de la Chirobaliste ont été puisés aux mêmes sources que ceux dont fait mention la Bélopée. Il suit
de là qu'Archimède aurait connu, sinon inventé, les canons ou ressorts d'acier. Or, Annibal était le contemporain d'Archimède. Enfin, Philon de Byzance
nous fait expressément connaître que ridée des ressorts métalliques n'est venue à l'esprit de son maître Ctesibius qu'à la vue d'une épée espagnole dont la
lame était douée d'une élasticité remarquable[195]. Quand les Romains, dit Montesquieu[196], eurent connu l'épée espagnole, ils quittèrent la leur. Mais ce
qui est digne de remarque, c'est que, l'arme une fois adoptée, les Romains n'en connurent jamais le mode de fabrication[197]. L'industrie espagnole
n'initiait personne à ses procédés métallurgiques, et l'observation de ce principe lui permettait de se ménager le monopole du commerce des aciers. Or
Annibal était maître de l'Espagne ; il en connaissait les ressources et n'avait pas manqué d'y visiter les manufactures d'armes, qui, pour lui, ne pouvaient
avoir de secrets. Peut-on affirmer que ce ne soit pas lui, le grand Carthaginois, qui, frappé le premier du fait de l'élasticité des lames d'arme blanche, ait
suggéré l'idée des ressorts métalliques aux ingénieurs d'Egypte ou de Sicile ? Pour ces motifs, nous estimons que le matériel dont les artilleurs de l'armée
carthaginoise faisaient usage à la journée de la Trebbia n'était peut-être plus névrobalistique ou névrotone, mais bien à ressorts de cuivre rouge, c'est-à-
dire du système dit chalcotone, ou à ressorts d'acier, c'est-à-dire du système sidérotone.
Dans cette hypothèse, les engins d'Annibal ne pouvaient craindre l'humidité, comme ceux de Sempronius.
Nous reconnaissons que les textes ne parlent nullement du combat d'artillerie dont nous constatons la vraisemblance. Ce qui est, en tout cas, hors de
doute, c'est que la levis armatara romaine fut impuissante à soutenir la lutte engagée avec celle des Carthaginois ; que le consul dut, en conséquence,
prendre des dispositions nouvelles et faire rentrer à leur place de bataille les hommes qu'il avait envoyés combattre en ordre dispersé[198]. Annibal
rappela aussitôt les Baliares, ainsi que ses λογχόφοροι, qui, n'ayant pas eu besoin de donner, reçurent l'ordre d'aller se former en seconde ligne. De part et
d'autre, les tirailleurs s'empressèrent d'opérer le passage de leurs créneaux en retraite[199], et les deux infanteries de ligne se virent démasquées. Toujours
immobiles, mais frémissants, les premiers rangs de la τετραφαλαγγία punique dévisageaient d'un œil farouche les hastati qui les affrontaient ; les
légionnaires étonnés leur rendaient ces regards de défi. Tous ces hommes de fer, aux pesantes armures, se sentaient arrivés à l'heure décisive... ils allaient
donc enfin pouvoir se mesurer corps à corps[200] !
La σάλπιγξ, qui venait de sonner la retraite aux tirailleurs carthaginois[201], avait cessé de se faire entendre. Il y eut quelques moments d'un silence plein
d'anxiété... puis, ce silence fut brusquement rompu par les premiers accords d'une symphonie : la flûte[202], accompagnée de harpes et de lyres[203],
attaquait une marche dont le rythme facile était franchement scandé par le tambour[204]. Cette musique militaire avait eu soin de choisir le morceau de
son répertoire le plus propre à marquer la cadence du pas ; c'était une mélodie naïve, mais élégamment orchestrée, à laquelle tous ces hommes qui
marchaient au combat mariaient à mi-voix les paroles de l'hymne à Castor et Pollux[205]. Entraînés par les chants de ce poème antique, ils s'ébranlèrent
avec ensemble et prirent un pas grave, au son des instruments.
L'infanterie de ligne d'Annibal comprenait des contingents espagnols, gaulois et africains[206]. Ceux-ci, l'élite de l'armée[207], étaient placés aux ailes, à
l'effet d'encadrer les bandes gauloises, qui alternaient régulièrement, au centre, avec des compagnies espagnoles[208]. Vêtu d'une tunique rouge, le
fantassin d'Afrique était solidement bardé de pied en cap : il portait un casque de bronze, une cuirasse d'acier, merveille de ciselure, un large bouclier
circulaire tout resplendissant d'or et d'ambre, de corail et d'ivoire[209] ; pour arme offensive, il avait, outre son glaive, une pique ou sarisse qui ne
mesurait pas moins de 6 à 7 mètres de longueur[210]. L'Espagnol était fier de sa tunique blanche bordée de pourpre[211] ; le Gaulois, content de sa braie,
avait le haut du corps nu jusqu'à la ceinture[212]. Ces hommes, recrutés si loin les uns des autres et que les hasards de la guerre réunissaient par groupes
juxtaposés, portaient le même bouclier semi-cylindrique, de 1m,20 de hauteur sur 80 centimètres de largeur[213] ; mais leurs armes de main étaient très-
différentes. L'épée espagnole pouvait, à volonté, servir pour la taille ou l'estoc, tandis que le grand sabre cisalpin ne frappait que des coups de taille[214].
Ainsi formée de trois éléments distincts, la τετραφαλαγγία carthaginoise n'en présentait pas moins une physionomie singulièrement imposante. Les ailes
accusaient un poids, une force d'inertie, une solidité à toute épreuve[215] ; le centre, bien appuyé, était d'un aspect à la fois étrange et redoutable[216].
Gens d'Afrique, d'Espagne ou de Cisalpine, tous marchaient bien unis, d'un pas souple et ferme, en cadence. En approchant de l'ennemi, ils serrèrent
vivement leurs intervalles pour prendre la formation compacte connue sous le nom de συνασπισμός. Pied contre pied, boucliers jointifs, crinières
auvent[217], n'occupant plus chacun dans le rang qu'une simple coudée (44 centimètres), ils tombèrent en position : les Espagnols, prêts à pointer en tierce ;
les Gaulois attendant le moment de sabrer en avant ; les Africains, croisant la sarisse. Tous ensemble, ils reprirent l'immobilité[218]. Hérissée sur ses ailes
de cinq rangs de piques menaçantes, l'infanterie de ligne d'Annibal offrait l'apparence d'un monstre, d'une scolopendre géante étendue sur le flanc et
roidissant convulsivement ses mille pieds hideux[219].
Ces masses d'infanterie, si bien en scène sur le terrain horizontal et nu des plaines de la Trebbia inférieure, y manœuvraient avec une aisance extrême,
une précision quasi-géométrique[220]. En présence de ce fait dont ils étaient frappés, quelles dispositions les Romains devaient-ils prendre ? Est-il permis
de supposer qu'ils aient cru pouvoir s'en tenir à la pratique de leur formation ordinaire, consistant en un système de trois lignes à intervalles parallèles,
établies de façon à assurer aux manipuli l'ordonnance dite en échiquier[221] ? Pouvaient-ils raisonnablement conserver leur manière, c'est-à-dire
combattre dans des conditions conformes au principe de cette formation, fonder quelque espoir de succès sur les effets du jeu combiné de leurs trois
lignes ajourées, sur le résultat final d'une série d'engagements continus, mais alternants, des hastati, des principes et des triarii, opérant, à tour de rôle,
des passages de ligne sous les yeux et sous les coups de l'ennemi[222] ? Evidemment, non. Pour être en mesure de lutter à armes égales contre la masse
épaisse des Carthaginois, il leur fallait présenter, comme eux, un front plein et compact.
Plusieurs moyens s'offraient d'arriver à ce but. Étant donnée la formation en ligne en échiquier, une légion pouvait passer à celle de la ligne déployée,
pleine et sans solution de continuité : soit en serrant les intervalles dans chaque ordre de combattants, soit en faisant faire halte aux hastati et ordonnant,
en même temps, une marche en avant en bataille aux principes, jusqu'à ce que les manipuli de ces derniers vinssent exactement s'encastrer entre ceux des
hastati, les triarii demeurant en réserve. Mais les Romains savaient prendre une autre formation en ligne, formation dont il est nécessaire d'esquisser le
caractère original.
L'organisation de la légion romaine en cohortes semble s'être inaugurée au temps de la deuxième guerre punique, puisqu'il est fait mention de ces
subdivisions constituées, non pas seulement à Zama[223], mais déjà même à Trasimène[224] ; on peut donc sans absurdité en admettre le fonctionnement à
la journée de la Trebbia. Unité tactique de deuxième ordre, la cohors se composait de trois manipuli : un de hastati, un de principes, un de triarii, et, de
plus, d'un groupe de combattants de la levis armatura. Elle était ainsi divisée en quatre sections, comme une de nos compagnies d'infanterie, à cela près
que ces quatre éléments ou sections étaient essentiellement dissemblables. Ployée en colonne par section et serrée en masse[225], elle formait ce que nous
nommerons la colonne de cohors, par analogie à notre colonne de compagnie d'aujourd'hui. Dix colonnes de cohors, ayant leur tête à même hauteur et
séparées l'une de l'autre par un intervalle de manipulus, constituaient pour la légion la formation en ligne de colonnes de cohors, similaire de la formation
d'un de nos bataillons actuels en ligne de colonnes de compagnie.
La légion étant en ligne de colonnes de cohors pouvait prendre l'ordre compacte, soit en faisant serrer les intervalles sur une colonne de cohors donnée et
appuyer ainsi toutes les colonnes l'une contre l'autre[226], soit en conservant les intervalles égaux au front d'un manipulus et faisant avancer en ligne les
groupes de levis armatura pris pour obturateurs desdits intervalles[227].
Les textes ne disent point quelle fut, en cette occurrence, la manœuvre de Sempronius : il nous paraît probable que ses légions, formées d'abord en ligne
en échiquier, sont passées à la formation en ligne pleine, par le moyen d'une marche en bataille des principes jusqu'à hauteur de l'alignement du front des
hastati. Ce que nous savons, c'est que le consul allait à la rencontre de son adversaire en bon ordre et d'un pas aussi ferme que majestueux[228].
Les deux lignes d'infanterie s'abordèrent... Mais que pouvaient contre une maçonnerie de seize rangs serrés les ύσσοί (pila) ou les δόρατα (hastæ) des
antesignani ? La phalange punique était inexpugnable[229]. Les Romains furent bientôt pénétrés du fait de leur impuissance : bien qu'ils eussent la
satisfaction de mettre hors de combat quelques Africains, quelques Espagnols et nombre de Gaulois[230], ils ne se sentaient pas avancer d'une semelle. La
fortune toutefois demeura longtemps indécise, car, s'ils n'étaient point de même force, les deux partis montraient une égale vigueur[231].
Pour trancher la question, les escadrons carthaginois reçoivent l'ordre de charger les deux ailes de l'armée romaine[232]. Ces cavaliers sont armés de pied
en cap : leur bouclier, de forme rationnelle, ne défie pas seulement l'effet des projectiles, mais encore celui des coups d'épée, d'estoc ou de taille ; ils ont
la lance au poing, une lance dont la hampe rigide est encastrée, par les deux bouts, dans de solides armatures de fer qui se terminent en pointes
effilées[233].
Leurs adversaires sont, au contraire, sans cuirasse, et vont combattre en simple tunique ! Ces imprudents Romains n'ont qu'un fer à leur lance grêle et
flexible ; ils ne portent qu'un petit bouclier de cuir, impuissant à les protéger d'une manière efficace ; d'ailleurs, cet appareil défensif est singulièrement
détérioré : gonflé par une humidité persistante, il gode et parait inutile[234]. Les modes de formation des deux partis ennemis n'offrent pas moins de
disparate : les έλαι d'Annibal sont sur huit rangs ; les turmæ de Sempronius, sur quatre. Enfin, la cavalerie carthaginoise possède une grande supériorité
numérique[235]. Dans ces conditions, le résultat d'un choc est facile à prévoir : les Carthaginois, lancés au galop de charge, tombent lourdement sur les
Romains, qu'ils enfoncent. Les légionnaires rompus se reforment en vain ; ils ont peine à tenir et n'opposent bientôt plus qu'une faible résistance[236].
C'est alors que, jugeant le moment opportun, Annibal prescrit à son έλεφαντάρχης, ou commandant supérieur du troupeau d'éléphants, de faire donner
vivement les forces dont il dispose[237], d'en diriger l'effort sur les deux ailes[238], déjà passablement ébranlées, de l'armée romaine. L'ordre est
hiérarchiquement transmis à chaque θηράχης, ou commandant de demi-section, qui le notifie aussitôt à ses deux έλεφανταγωγοί ou cornacs. En un clin
d'œil, les vigoureux nègres[239] sont prêts à se porter en avant ; les éléphants qu'ils vont mener à l'ennemi portent fièrement leur tenue de combat :
caparaçonnées de housses rouges, la tête empanachée de plumes ou de banderoles aux couleurs éclatantes, le cou ceint de colliers à gros grelots
d'argent[240], les magnifiques bêtes semblent n'avoir revêtu tant de parures que pour glacer d'effroi[241] les audacieux qui voudraient affronter leur
approche. Les conducteurs ont su rassembler ces énormes montures qu'un long dressage[242] a rompues à l'obéissance ; ils les flattent de la voix, leur
répètent doucement le nom qu'elles portent et quelles connaissent[243], les invitent, par des claquements de langue, à se mettre bravement en marche à
une allure mesurée. Les dociles kœsas[244] commencent par piétiner sur place ; puis, lentement, ils s'avancent en se dandinant et faisant mine d'esquisser
un pas appris à quelque école de chorégraphie primitive[245]. Ils s'animent, lèvent vers le zénith leur ivoire menaçant, agitent fiévreusement leurs oreilles
qui bruissent, et poussent ces barrits formidables[246], que les légions romaines prendront un jour pour cri de guerre. Ils s'échauffent... leur large bouche
exhale une haleine embrasée, dont les âcres odeurs[247], emportées par le vent, arrivent jusqu'aux derniers rangs de la cavalerie romaine. Celle-ci ne saura
pas supporter de sang-froid l'effet de tant de vives surprises : à l'apparition de ces colosses affublés de pourpre et montés par des hommes au visage noir,
les chevaux ont tous tressailli. ils entendent mugir les monstres qui viennent sur eux la trompe haute ; ils en aspirent les effluves sauvages. Alors, saisis
de terreur, ils se dérobent, forcent la main à leurs cavaliers, se précipitent, et s'entraînent mutuellement en des courses folles. On les voit tourbillonner,
s'entre-heurter, s'enfuir[248] ; c'est une dispersion générale, une irrésistible déroute.
La cavalerie consulaire une fois dispersée[249], l'infanterie n'avait plus d'ailes[250]. Elle tenait bon cependant, cette brave infanterie, mais l'énergie de ses
efforts ne devait point la préserver d'un désastre ; elle résistait de front au choc de la phalange, quand ses deux flancs mis à nu furent, en même temps,
assaillis par toute l'infanterie légère et les tirailleurs carthaginois : λογχοφόροι, Imazir'en, Baliares[251]. Les Baliares surtout se mirent à lui faire grand
mal en inaugurant contre elle un tir qui peut passer pour le prototype de celui que les modernes ont connu sous le nom de tir à boulets rouges. Des
fourneaux pleins de charbons allumés avaient été apportés sur les lieux[252], et dans ces fours chauffaient des balles ovoïdes en terre cuite, projectiles
alors merveilleux que la fronde envoyait brûlants[253]. Les légionnaires de Sempronius étaient atterrés des ravages que faisait dans leurs rangs un tir ou,
si l'on veut, un feu auquel ils ne pouvaient répondre.
L'infanterie romaine, si vivement pressée sur ses flancs, est alors menacée d'une attaque de front par les ζωαρχίαι qui viennent de culbuter la
cavalerie[254]. Les légionnaires frémissent... ils n'ont pas encore abordé les grands pachydermes dont, à l'exemple du roi Pyrrhus, le sagace Annibal a su
tirer parti[255], mais la tradition leur a fait connaître le degré de puissance de ces combattants auxiliaires. Ces masses vivantes qu'on leur oppose prennent
à leurs yeux des aspects fantastiques ; ce sont, s'imaginent-ils, des pans de roche détachés de l'Apennin, des montagnes ambulantes[256], des navires en
détresse dans la plaine qu'inondent les débordements de la Trebbia[257]. Quelques-uns de ces animaux portent des plates-formes étranges, bordées de
bastingages et garnies de combattants[258] ; les hastati les prennent pour des tours mobiles analogues à celles dont on se sert dans l'attaque des places[259]
; les triarii ne peuvent s'empêcher de comparer la τετραφαλαγγία carthaginoise à la muraille d'une enceinte fortifiée ; les éléphants qui viennent sur eux,
aux tours flanquantes de cette enceinte[260].
Mais les illusions ne tardent pas à s'évanouir ; il ne peut être longtemps question d'ouvrages de fortification jetés isolément en avant d'une escarpe, ni de
vaisseaux, ni de pitons ou mamelons animés. Les ζωαρχίαι, qui marchaient à une trentaine de mètres d'intervalle, se réunissent, deux par deux, en
θηραρχίαι ; puis, quatre de ces demi-sections se soudent, à leur tour, en une έλαρχία ou subdivision de huit bêtes alignées sur un rang et serrées côte à
côte[261]. Les Romains voient ainsi se former en bataille quatre έλαρχίαι formidables, qui doivent pousser ensemble en avant, comme une lame qui va
déferler sur la plage. Les animaux en ligne manifestent une ardeur singulière : la trompe serpente, les oreilles battent, l'œil est farouche : c'est que leurs
avisés έλεφανίαγωγοί viennent de leur donner des boissons enivrantes[262].
Les nègres, surexcités eux-mêmes, ne leur parlent plus amicalement ; ils les hèlent d'un ton bref, les assourdissent de cris rauques, les stimulent, leur
piquent la tête et les oreilles à coups répétés de harpon[263]. Quand ils tombent comme une avalanche sur les légions romaines, les géants entraînés sont
en plein accès de fureur.
Le choc violent de ces έλαρχίαι était bien de nature à jeter la panique dans les manipuli ; le désordre fut donc, en un instant, à son comble, et le moral des
combattants, sérieusement atteint[264]. Mécaniquement, on jugera de l'effet produit, si l'on veut bien songer aux dimensions du corps d'un éléphant[265] ;
si l'on considère que le poids peut s'en évaluer, en moyenne, à 5.000 kilogrammes[266] ; que la vitesse de la bête vivement poussée équivaut, pour le
moins, à celle d'un cheval au galop. Cette supputation des deux facteurs théoriques est d'une éloquence sur le fait de laquelle il n'est pas nécessaire
d'insister.
L'infanterie de Sempronius est donc facilement enfoncée par ces masses : il s'y fait des trouées d'une largeur énorme[267], plaies béantes d'où jaillit le
sang, où palpite la chair des hommes écrasés[268]. Et ce n'est encore là qu'un des modes du carnage qui va s'accomplir. La plupart des colosses attachés à
cette œuvre de mort ont leurs défenses munies d'armatures d'acier ou renforcées de piques de gros calibre[269] ; ils se servent de ces armes puissantes
pour labourer profondément les rangs que leur poitrail ne parvient pas à rompre[270], pour éventrer les malheureux rorarii accourus au secours de la
gravis armatura, les percer d'outre en outre ou les faire sauter en l'air, eux, leurs javelots et leurs boucliers[271]. Quelques-uns d'entre ces kæsas qui,
comme le vieux Surus, ont perdu leur ivoire, procèdent d'une manière différente, mais non moins vigoureuse[272]. Ils battent de la trompe, saisissent de
cette main l'homme qui se trouve sur leur passage, l'étouffent dans des replis de fer ou le broient sous leurs pieds, le projettent au loin[273] ou le livrent à
leurs cornacs, qui lui plongent aussitôt un poignard dans la gorge[274]. Enfin, tandis que les éléphants massacrent[275] ainsi les tirailleurs romains, qui
essayent de leur couper les jarrets, de les percer de coups à leurs parties vulnérables[276], les combattants carthaginois postés sur les tours font tomber sur
les manipuli effarés une grêle de javelots et de projectiles incendiaires[277].
Et néanmoins, contre toute espérance, l'infanterie légionnaire trouve moyen de résister à ce terrible assaut[278].
Cette malheureuse infanterie, battue en brèche sur son front, harcelée sur ses flancs, entend tout à coup la σάλπιγξ carthaginoise qui retentit sur ses
derrières[279]. C'est une sonnerie de mauvais augure, dont le poète Ennius, qui sert dans les rangs consulaires, grave dans sa mémoire la sinistre
onomatopée : Taratantara ![280] Que signifient ces furieux coups de langue ? Quels sont les commandements exprimés par ces notes stridentes,
qu'accompagne un concert de violentes clameurs ?
Les légionnaires des derniers rangs, jetant obliquement un regard en arrière, aperçoivent au travers d'un rideau de pluie battante une multitude de petits
chevaux lancés à fond de train[281].
Ces bêtes étranges, qui ne sont ni sellées ni bridées, obéissent à la simple baguette[282] ; les cavaliers qui les dirigent portent une large tunique à bordure
de pourpre, sur laquelle est négligemment jetée une mastruga en peau de bête : ours, panthère ou lion. Quelques-uns sont couverts de vêtements bizarres,
à scintillements d'écaillés de poisson ou de squammes de serpent[283].
Ils ont pour bouclier une rondelle de bois recouverte de cuir, pour cuirasse un corselet de peau[284], pour armes offensives : une épée droite, une courte
lance à large fer et de petits javelots[285]. Çà et là, sur quelques épaules, brille un carquois bourré de flèches[286].
Avec eux sont des gens de pied dont l'aspect n'est pas moins farouche ; armés d'un grand bouclier circulaire en peau d'éléphant[287], ces sauvages
fantassins bondissent au milieu des chevaux qui galopent, et tiraillent avec frénésie, pendant que la σάλπιγξ d'argent sonne implacablement le
Taratantara.
Un long cri de terreur s'échappe de la poitrine des antesignani... Les Africains !... font-ils douloureusement, ce sont les Africains ![288] La férocité des
Imazir'en d'Annibal est déjà légendaire chez les soldats de Rome : on dit que ces irréguliers extraordinaires savent faire, comme des fauves, arme de
leurs mâchoires, qu'ils étranglent à belles dents ou déchirent leurs ennemis, qu'ils leur sautent à la gorge pour leur sucer le sang, à la façon des lynx[289]
!... Le consul Sempronius, personnage sérieux, ne saurait prêter l'oreille à de telles fables, mais il ne peut hélas ! s'abuser plus longtemps.
La situation est d'une gravité terrible, et cette panique de la gravis armatura n'a, malheureusement, que trop de raisons d'être : on est pris à revers, on est
tombé dans un guet-apens !... Qui jamais eût songé à éventer pareille embuscade ?... Qui se doutait des dangers occultes enfouis dans le ravin de la
Trebbiola ?
C'est sans doute à l'exemple d'Annibal que le prince Eugène de Savoie, opérant, comme son modèle, sur la rive droite du Pô, dressa la célèbre embuscade
de Luzzara, tant admirée du maréchal de Saxe. Le 15 août de l'année 1702, Eugène défilait derrière la digue du Zerô, non plus un simple détachement,
mais la totalité de ses forces : l'infanterie, sur le ventre, contre le revers de la digue ; la cavalerie, en bataille derrière l'infanterie. Ainsi placés à l'affût, les
Impériaux devaient tomber à l'improviste sur l'armée franco-espagnole et, probablement, la détruire jusqu'au dernier homme.
Le coup faillit réussir : Vendôme, qui marchait tranquillement sur Luzzara, ne dut son salut qu'à l'effet d'un heureux hasard. C'est que Vendôme ne
s'éclairait pas mieux que Sempronius, et que celui-ci ne paraît pas s'être éclairé le moins du monde à la journée de la Trebbia.
Folard l'accable à ce sujet de reproches : Il est bien peu de généraux, dit-il[290], qui négligent une chose si importante et d'où dépend le succès entier
d'une bataille. Sempronius porta la négligence jusqu'à ce point-là. Il s'imagina peut-être que ces précautions étaient inutiles dans un plaine rase et
découverte, qu'il lui suffisait de voir de loin, et rien ne nous trompe davantage. Qu'il se soit attaché simplement à ce qu'il voyait devant lui, au terrain
qu'il occupait, et à celui de l'ennemi, c'est une faute ; mais négliger de reconnaître celui qu'il a au delà de ses ailes et sur ses derrières, voilà un sujet
d'étonnement. Le bon sens exigeait qu'il fît reconnaître et fouiller ces endroits qu'il avait à côté de lui sur les bords du ruisseau. S'il l'eût fait, il n'eût pas
manqué de trouver la bête au gîte et d'éventer l'embuscade.
Ce jugement sévère et assurément mérité ne doit pas seulement frapper Sempronius, car, si ce consul est tombé dans le piège, tout autre que lui s'y fût
vraisemblablement laissé prendre. A cette époque, en effet, les gens de guerre de Rome étaient encore naïfs : l'esprit de circonspection, la clairvoyance,
leur faisaient communément défaut. Ils savaient bien faire explorer les bois et les fourrés épais, où les Gaulois leur avaient déjà ménagé tant de surprises
désagréables ; mais les plaines dénudées ne leur inspiraient point de défiance[291]. Ils ne se doutaient pas qu'un sol ras et chauve n'est souvent pas moins
dangereux qu'une forêt sombre ; qu'il offre toujours des couverts où, moyennant quelques précautions fort simples, des partisans peuvent aisément
dissimuler leur présence aux regards investigateurs de l'ennemi le plus soupçonneux.
En jetant les yeux sur la rive droite de la Trebbia, les speculatores de Sempronius n'y avaient découvert que des terrains nus et plats, sans accidents
d'aucune espèce, absolument sûrs par conséquent. Telle fut leur conclusion. A deux mille ans de là, l'officier que Vendôme avait chargé du soin de la
reconnaissance de Luzzara ne vit non plus qu'une plaine qui allait, dit-il[292], en montant par une pente insensible ; elle était couverte d'herbes, ainsi que
la digue elle-même et l'autre côté du Zerô : tout n'était ou, du moins, ne paraissait être qu'un tapis de verdure, étendu sur un terrain uni, sans aucune
interruption ; et, plus on approchait, plus on se confirmait dans cette erreur ; il était impossible d'avoir mieux jugé les apparences qui devaient tromper
l'armée française.
Pour Annibal, il avait, comme on sait, l'habitude de reconnaître lui-même son terrain ; ses reconnaissances étaient toujours bien faites, et il ne manquait
jamais de les pousser à fond[293]. C'est ainsi qu'il avait, d'un coup d'œil, pénétré la valeur des propriétés militaires de la Trebbiola ; qu'il avait su trouver
entre les berges de cet obscur ruisseau un merveilleux moyen de parachever la ruine des légions romaines. Est-ce à l'imitation ou plutôt sous l'inspiration
de ce trait de perspicacité que, la veille de la seconde journée de Dresde (27 août 1813), Napoléon découvrit dans la vallée de Plauen, où coule la
Weissenitz, la manière d'isoler et de détruire une aile de l'armée ennemie[294] ? Une telle hypothèse n'est pas inadmissible.
A la hauteur de Niviano, près du sommet de la courbe qui prononce sa convexité vers le gué de Mirafiore (voyez la planche XIV), Annibal avait jugé qu'il
était possible de loger dans le thalweg de la Trebbiola un détachement de deux mille hommes, mi-partie infanterie, mi-partie cavalerie légère, et que cette
petite troupe y serait admirablement défilée des vues de l'ennemi, si vigilant qu'on voulût le supposer. De retour à son camp de Settima, il s'était
empressé de réunir un conseil de guerre, de décrire à ses lieutenants l'heureuse disposition des lieux qui venaient de dominer son attention, de leur
exposer l'importance des services que peut rendre, à l'heure du dénouement d'une affaire sérieuse, un petit corps placé dans de bonnes conditions en
réserve ; de leur rappeler en termes entraînants les succès d'Amilcar, son glorieux père, auquel on attribuait, sinon l'invention de la méthode, au moins
l'origine de la faveur en laquelle les généraux carthaginois tenaient cette manière d'accabler, en dernier ressort, un adversaire préalablement ébranlé[295].
Sur un avis favorable émis à l'unanimité des voix, le général en chef avait, sans désemparer, donné ses ordres. Ayant directement désigné, pour prendre
part à l'expédition, cent hommes d'infanterie et cent de cavalerie pris dans l'élite de ses troupes, il leur avait, à chacun, prescrit de se choisir neuf
camarades de combat aussi solides et résolus qu'eux-mêmes. Ces braves gens avaient été placés sous les ordres de l'intelligent Magon, le jeune frère
d'Annibal : bien commandés, bien armés, munis de vivres, ils s'étaient, dès la veille, acheminés vers les positions qu'ils devaient occuper ; ils y avaient
silencieusement passé la nuit, attendant le moment d'en sortir au signal convenu.
C'étaient ces hommes de fer qui venaient de tomber sur les derrières des légions.
Vivement enlevés par leur chef, ils jetèrent, du premier coup, grand désarroi parmi les Romains[296], qui se mirent à crier à l'infamie, à la trahison, à la
mauvaise foi punique[297] ! Tous les manipuli souffraient cruellement[298] : enveloppés, étreints dans un cercle de fer[299], pris à la fois de front, en flanc
et à dos[300], ils se débandèrent[301]. Mais où fuir ? La pluie, qui tombait à torrents, les empêchait de discerner une voie praticable ; le fleuve, vers lequel
ils se sentaient poussés, leur barrait le passage[302] ; ils étaient acculés à l'obstacle, qu'une crue subite rendait absolument invincible[303]. Les malheureux
légionnaires y furent précipités en masse[304] ; ceux qui tentèrent d'échapper aux eaux furieuses de la Trebbia furent sabrés sur la rive par la cavalerie
carthaginoise ou périrent écrasés sous le pied des lourds éléphants[305].
Couverts de monceaux de blessés, de mourants et de morts, les bords du fleuve étaient affreux à voir. Est-ce alors qu'Annibal aurait proféré les mots
cruels que Sénèque amis dans sa bouche ? Ô le beau champ de bataille ! se serait-il écrié[306]. Certes, l'aspect des horreurs de la guerre peut laisser froids
des généraux d'armée, préoccupés qu'ils sont du soin de leurs opérations difficiles ou saisis des grandeurs du succès obtenu ; il n'appartient qu'à Dieu de
connaître esthétiquement d'un art dont il est seul à posséder la formule et la raison première. Nous estimons que Sénèque a ouvert une voie trop large à
l'expansion de ses haines nationales.
Ce qu'on peut sans réserve admettre, c'est qu'Annibal ne pouvait demeurer insensible aux bruyantes manifestations de ses soldats ivres de joie[307]. Tous,
Africains, Espagnols ou Gaulois, avaient conscience d'avoir fait leur devoir[308], d'avoir prêté le meilleur concours au succès des merveilleuses
combinaisons de leur général en chef[309]. Tous admiraient cet homme qui leur faisait accomplir des prodiges : et, songeant au passé, ils se
remémoraient, non sans orgueil, leurs expéditions de la Nouvelle-Castille, le siège de Salamanque, la bataille de Tolède ; ils s'entretenaient avec
animation de la prise de Sagonte, de leurs exploits de Catalogne, de leur passage des Pyrénées et du Rhône, des Alpes et du Pô ; ils fêtaient leurs succès
du Tessin et de la Trebbia, couronnement de tant de triomphes. Le génie de leur jeune général leur semblait avoir pris des proportions surhumaines : hier,
on l'avait vu, dans les Alpes, conduire sa route par les terrains calcaires, à l'exclusion des terrains granitiques (voyez la planche II), et des travaux considérés
comme impossibles avaient pu s'exécuter ; aujourd'hui, il venait de faire entrer dans ses calculs la probabilité d'une crue de la Trebbia, et, avec une
précision extraordinaire, l'armée romaine avait été noyée dans les eaux tuméfiées du fleuve. En vérité, cet homme avait le sens divinatoire ! Sa science
surpassait celle des autres mortels ! c'était un favori des dieux !
Pour lui, digne élève d'Amilcar, une saine intuition lui révélait clairement le jugement des siècles à venir. Il sentait que nul capitaine n'atteindrait jamais à
la hauteur de ses conceptions stratégiques ; que ses méthodes tactiques seraient à jamais admirables ; que, spécialement, sa tactique de combat servirait
toujours de modèle aux adeptes de l'art. Il se plut un jour à proclamer que la victoire de la Trebbia formait le plus brillant de ses titres de gloire[310] ;
excellent juge en pareille matière, il pouvait, à bon droit, dire de cette journée ce que Napoléon a dit de Marengo[311] : C'est un chef-d'œuvre ! la dent de
l'envie n'y peut mordre, c'est du granit !
FIN DU TOME DEUXIÈME

[1] Polybe, III, LXIX — Tite-Live, XXI, XLVIII.


[2] Polybe, III, LXIX — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[3] Tite-Live, XXI, XLVIII. — Ces quatre cents écus d'or équivalaient à 8.152 francs de notre monnaie.
[4] Polybe, III, LXIX et LXX. — Tite-Live, XXI, LII. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[5] Polybe, VI, XXIV.
[6] Polybe, III, LXVIII et LXX.
[7] Strabon, V, I, 11.
[8] Pline, Hist. nat., III, XX.
[9] Strabon, V, I, 11.
[10] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LIV.
[11] Appien, De bello Annibalico, VII.
[12] Silius Italicus, Puniques, IV.
[13] Selon certains commentateurs, cette rencontre aurait eu lieu, non sur la Trebbia, mais sur l'Arda, non loin de Fiorenzuola, le Fidentiola vicus de l'Itinéraire d'Antonin.
[14] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I, liv. IV.
[15] Rafaele Garilli, I Fasti di Piacenza, Plaisance, 1861.
[16] Voici le revers de la médaille de bronze qui fut frappée à l'occasion de la promulgation de ce décret, et que M. le comte Pallastrelli a bien voulu nous communiquer :
TREBIA
HANNIBALIS
A DXXXV V C
LICHTENSTEINII
A MDCCXXXXVI
SOVWAROFII ET MELAS
A MDCCLXXXXVIIII
VICTORIIS MAGNA
EX DECRETO AVGVSTAE
A MDCCCXXI
PONTE IMPOSITO
VTILITATE POPVLOR
FELIX
(Collection du comte Pallastrelli.)
[17] Voici le revers d'une autre médaille, aussi de bronze, frappée à l'occasion de la pose de la première pierre :
M LVDOVICA
AR AVST DVX PARM
FILIA
PONTI TREBIAE ADDITO
AVSPICII LAPIDEM
IMMISIT
CORAM
PARENTIB AMANTISS
A MDCCCXXV
(Atlas des monuments érigés par Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla.)
[18] Polybe, III, LXVIII et LXX ; Tite-Live, XXI, LII et LIII, passim.
[19] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, LII.
[20] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, LII.
[21] Polybe, III, LXIX.
[22] Polybe, III, LXIX.
[23] Polybe, III, LXIX. — Isaac Casaubon, qui traduit ces mots par per buccinatores, confond ici deux instruments distincts. La σάλπιγξ (tuba) était loin de ressembler à la βυκάνη (buccina), et si Polybe
avait voulu parler de celle-ci, il eût écrit non σαλπιγτής, mais bien βυκανητής ou βυκανισίής, comme il l'a fait ailleurs (II, XXIX ; XXX, XIII).
[24] Polybe, II, LXX. — Tite-Live, XXI, LIII.
[25] Tite-Live, XXI, LIII.
[26] ... locum Campomortuum accolæ nominant... (Chronique du XVIIe siècle. Manuscrits de la bibliothèque du comte Pallastrelli.)
[27] Tableau historique de la haute Italie.
[28] De l'expédition d'Annibal, p. 32-20.
[29] Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains, t. I.
[30] Histoire militaire des éléphants, liv. I, ch. X et note E.
[31] Quæstiones criticæ, cap. IX et X, passim.
[32] Campaigns of Hannibal, cap. I.
[33] ... nei contorni di Settima, Basilica, Altavello [Oltavello vel potius Ottavello], Larzano... tra la stradazza romana e l' odierna strada maestra che conduce al Rivergaro. (Cristoforo Poggiali, Memorie
storiche della citta di Piacenza.)
[34] Polybe, III, LXXI et LXXII ; Tite-Live, XXI, LIV ; Silius Italicus, Puniques, IV.
[35] Frontin, Stratag. II, V, 23. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[36] Zonaras, VIII, XXIV.
[37] Polybe, III, LXVI, LXVII et LXVIII ; Tite-Live, XXI, XLVII et XLVIII.
[38] Polybe, III, LXXIV ; Tite-Live, XXI, LVI.
[39] Polybe, III, LXXII.
[40] Polybe, III, LXXI.
[41] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, LIV.
[42] La Trebbiola inférieure prend le nom de Rifiuto.
[43] La tradition veut que les villages de Quarto, Settima, Ottavello, Niviano correspondent aux 4e, 7e, 8e et 9e bornes itinéraires de la chaussée romaine, dite aujourd'hui Stradazza, qui reliait Plaisance à
Rivergaro.
[44] Vide infra. — Cf. Tite-Live, XXI, LV.
[45] ... Quæ pugna pugnata est... mense decembri... (H. Ernst, Notæ ad Hannibalem.)
[46] Frontin, Stratag. II, V, 23. — Florus, Hist. rom. II, VI.
[47] Polybe, III, LXXII et LXXIV. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[48] Voyez tome I, liv. III, ch. V.
[49] Polybe, III, CVIII.
[50] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV.
[51] Polybe, III, LXXII et LXXIV, passim. — Tite-Live, XXI, LIV et LVI, passim. — Florus, Hist. rom. II, VI. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[52] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV. — Frontin, Stratag. II, V, 23.
[53] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV. — Frontin, Stratag. II, V, 23.
[54] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV.
[55] Polybe, III, LXXI.
[56] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV.
[57] Frontin, Stratag. II, V, 23.
[58] Général Ambert, Portrait du feld-maréchal Souvorow, dans l'ouvrage intitulé : Gens de guerre, Paris, Dumaine, 1863.
[59] C'est au mois de juin que se sont accomplies la plupart des opérations de guerre qui ont eu pour théâtre les rives de la Trebbia : Maillebois en 1746, Boudet en 1800, engageaient, comme Souwaroff, leurs
troupes en plein mois de juin. C'est également en juin qu'eussent opéré les détachements de notre armée de 1859, si les circonstances l'avaient exigé, car ils occupaient, fin mai, la position de Bobbio.
[60] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV. — Frontin, Stratag. II, V, 23.
[61] Tite-Live, XLIV, XXXIX.
[62] Cicéron, Pro Postumio, XV.
[63] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LI. — Florus, Hist. rom. II, VI. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[64] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LI.
[65] Polybe, III, LXXII.
[66] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LI.
[67] Colonel Macdougall, Campaigns of Hannibal, ch. I, obs. 6.
[68] Polybe, III, LXXII.
[69] Consultez à ce sujet : Polybe, VI, XIX, XLII ; Tite-Live, VIII, VIII ; Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, passim ; Végèce, Instit. rei milit., II, II, XVII. — Cf. Denys d'Halicarnasse, Plutarque et
une foule d'autres auteurs grecs ou latins, passim. — Voyez, parmi les très-nombreux commentateurs modernes : Machiavel, Art de la guerre, ch. III ; Savile (savant anglais du XVIe siècle), Milice des
Romains (angl.) ; Juste Lipse, De militia Romana ; Saumaise, De re militari ; Le Beau, Mémoire sur la Légion romaine dans l'Histoire de l'Académie des inscriptions ; Joly de Maizeroy, Traité de tactique ;
Guischardt, Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains ; Folard, Histoire de Polybe ; Turpin de Crissé, Commentaires sur les Institutions militaires de Végèce ; De Vaudoncourt, Campagnes d'Annibal ;
Rogniat, Considérations sur l'art de la guerre ; Carrion-Nisas, Essai sur l'histoire générale de l'art militaire ; Rocquancourt, Cours d'art et d'histoire militaires, t. I ; De Fonscolombe, Résumé des progrès de
l'art militaire ; Macdougall, Campaigns of Hannibal, intr. etc.
[70] Ces tirailleurs sont désignés sous des dénominations diverses : Polybe (III, LXXII, et VI, XXI) les appelle πεζακοντίαι et γροσφομάχοι ou γροσφοφόροι ; les Latins les nommaient, selon le temps et
l'armement, ferentarii, rorarii, scultatores, sagittarii, jaculatores, funditores. On rencontre souvent aussi le nom de velites, mais il convient de faire observer ici que les velites proprement dits n'ont été créés
qu'au siège de Capoue, en 211, c'est-à-dire sept ans après la bataille de la Trebbia.
[71] Polybe, VI, XXI.
[72] Polybe, VI, XXI.
[73] Polybe, III, LXXII. Tite-Live, qui n'est pas absolument d'accord avec Polybe, accuse (XXI, LV) un effectif de 18.000 hommes d'infanterie de ligne (duodeviginti millia).
[74] Polybe, III, LXXII.
[75] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[76] Polybe, VI, XXIV.
[77] Ovide, Fastes, v. 115-118.
[78] Polybe, VI, XXIV.
[79] Polybe, VI, XL.
[80] Polybe, XVIII, XIII.
[81] Polybe, XVIII, XIII.
[82] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[83] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[84] Tite-Live, XXI, IV.
[85] The Romans, as was their custom, were formed in three lines, with the cavalry, only 4.000 strong, in the flanks. (Macdougall, Campaigns of Hannibal, ch. I.)
[86] C'est au temps de Xanthippe, et après la bataille de Tunis, que les Carthaginois adoptèrent, selon Vaudoncourt, la tactique des Grecs, telle que l'avaient faite Philippe et Alexandre. — The organisation of
the Greek armies, on which that of the Carthaginians was based. (Macdougall, op. cit., Introductory account.)
[87] Polybe, XVIII, XII.
[88] Polybe, III, LXXII.
[89] Polybe, III, LXXII.
[90] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[91] Polybe et Tite-Live, loc. cit.
[92] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[93] Polybe et Tite-Live, loc. cit.
[94] Polybe et Tite-Live, loc. cit. — Appien, De bello Annibalico, VII. — La demi-section d'éléphants se composait de deux bêtes. Le front d'une aile de cavalerie carthaginoise ayant, comme on le sait,
l'étendue d'un kilomètre, les neuf θηραρχίαι formaient ligne à intervalles en avant, et chaque intervalle était d'une centaine de mètres.
[95] Hannibal drew up his army in two lines. In the first were his light troops... The second line was composed of his heavy-armed African, Spanish, and Gaulish infantry. (Macdougall, Campaigns of
Hannibal, ch. I.)
[96] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI. Notes sur l'ouvrage intitulé : Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.
[97] Grandeur et décadence des Romains, chap. IV.
[98] Polybe, XVIII, XII-XV ; Tite-Live, IX, XIX ; Machiavel, Art de la guerre, ch. III ; maréchal de Puységur, l'Art de la guerre, 1749, passim ; Turpin de Crissé, Commentaires sur les mémoires de
Montecuculi, 1769 ; Carrion-Nisas, Essai sur l'histoire générale de l'art militaire, t. I, ch. in, 1824 ; Armandi, Histoire militaire des éléphants, appendice II, 1843, etc.
[99] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI. Notes sur l'ouvrage intitulé : Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.
[100] Histoire de Polybe, t. IV, liv. III, ch. XV, Observations, § 3.
[101] The conduct of Sempronius at the battle of the Trebbia is a remarkable instance of military incapacity. — It is a maxim that you should never fight with a river in your rear. (Macdougall, Campaigns of
Hannibal, ch. I, obs. 6.)
[102] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV et LV. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[103] Polybe, III, LXXII et LXXIII. — Tite-Live, XXI, LIV et LV. — Frontin, Strat., II, V, 23. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[104] Polybe, III, LXXI et LXXII. — Tite-Live, XXI, LIV et LV. — Frontin, Stratag. II, V, 23.
[105] Végèce, Instit. rei militaris, III, XI.
[106] Silius Italicus, Puniques, IV, passim.
[107] Histoire de Polybe, t. IV, liv. III, ch. XV, Observations, § 2.
[108] Tite-Live, XXI, LIV. — Appien, De bello Annibalico, VI.
[109] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[110] Polybe, III, LXXI.
[111] Xénophon, Expeditio Cyri, I, X.
[112] Polybe, V, LXIV.
[113] Homère, Iliade, III, v. 247. — Thucydide, IV, XXVI. — Tite-Live, IX, XIII. — Aristophane, Pax, v. 528. — Pline, Hist. nat., XXXI, XLI.
[114] Homère, Iliade, III, v. 246. — Thucydide, IV, XXVI. — Xénophon, Expeditio Cyri, I, X, et VII, I.
[115] Xénophon, Cyri institutio, VI, II. — Tite-Live, III, XXIII et XXVII.
[116] Xénophon, loc. cit. — Pline, Hist. nat., XVIII, XIV.
[117] Horace, Sat. II, II, v. 17-18. — Pline, Hist. nat., XXXI, XLI.
[118] Xénophon, Cyri institutio, VI, II.
[119] Hérodote, Hist., I, CC.
[120] Thucydide, IV, XXVI. — Aristophane, Pax, v. 368 et suiv.
[121] Xénophon, Expeditio Cyri, VII, I.
[122] Xénophon, loc. cit. — Aristophane, Pax, v. 529 et 1129.
[123] Xénophon, loc. cit. — Aristophane, Acharnenses, v. 164-166 ; Pax, v. 502.
[124] Platon, Civitas, II.
[125] Thucydide, IV, XXVI. — Ces têtes de pavots étaient des stimulants, dont les effets pourraient se comparer à ceux de l'eau-de-vie et du café qu'on distribue aujourd'hui aux troupes.
[126] Tite-Live, XXI, LV.
[127] Homère, Iliade, III, v. 246. — Thucydide, IV, XXVI. — Xénophon, loc. cit.
[128] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LIV.
[129] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[130] Xénophon, Hist. græca, IV, V. — Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV.
[131] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LIV.
[132] Diodore de Sicile, XXIX, XIX.
[133] Polybe, III, LXXI.
[134] Xénophon, Expeditio Cyri, I, III, et VII, II.
[135] Thucydide, VII, XXVII.
[136] Xénophon, Expeditio Cyri, VII, II.
[137] Platon, Civitas, IV.
[138] Diodore de Sicile, XX, LXXV.
[139] Xénophon, Expeditio Cyri, I, III.
[140] Xénophon, Expeditio Cyri, I, III.
[141] Diodore de Sicile, XI, XXV, et XIII, XXXIV.
[142] Xénophon, Historia græca, VI, I.
[143] Xénophon, Historia græca, VI, I.
[144] Tite-Live, VII, XXXVIII.
[145] Polybe, III, LXXI.
[146] Polybe, III, LXXIII. — Tite-Live, XXI, LV et LVII.
[147] La planche XII annexée au tome IV de l'Histoire de Polybe (liv. III, ch. XV), avec un commentaire de Folard, nous offre une représentation en figure de la formation en bataille des Carthaginois et des
Romains. Cet essai de restitution respire un peu la fantaisie.
[148] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LIV.
[149] Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, § 12. — Végèce, Instit. rei milit. II, XVII.
[150] Polybe, XV, XII. La σάλπιγξ ou tuba, l'un des plus anciens instruments connus, était une longue trompe ou tube droit, s'épanouissant en pavillon. (Voyez Layard, Monuments of Niniveh, planche XV, et
Victor Place, Ninive et l'Assyrie, planche XLIV bis. — Cf. colonne Trajane.) L'invention en a été, tour à tour, attribuée aux Egyptiens et aux Etrusques. — Pline, Hist. nat., VII, LVII. — Il est d'ailleurs avéré
qu'elle était en usage, dès une haute antiquité, chez les Hébreux, les Grecs, les Carthaginois et les Romains. (Voyez la Bible, Nombres, X, 2-7, et XXXI, 6 ; Josué, VI, 5 et 20 ; Juges, VII, 16, 18 et 20 ;
Xénophon, Expeditio Cyri, III, IV, et VII, III ; Polybe et Tite-Live, passim ; Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, § 16 ; Végèce, Instit. rei militaris, II, XXII, et III, V.) La σάλπιγξ primitive ne fut
d'abord, au dire de Properce et d'Artémidore, autre chose qu'un os, probablement un tibia, vide de toute substance médullaire. Elle se confectionna ultérieurement en bronze, et nous savons que, dans ce cas, le
prix de revient en était de 60 drachmes ou 55 francs de notre monnaie. (Voyez Aristophane, Pax, v. 1240-1241.) Elle se faisait aussi en argent et en cuir cru. (Nombres, X, 2.) — Xénophon, Expeditio Cyri,
VII, III, 15. — En quelque matière qu'il fût, l'instrument se prêtait à des sonneries variées, correspondant aux commandements en usage dans le service des armées en campagne. — Nombres, X, 3-9. — La
βυκάνη (buccina, buccinum), modelée sur le coquillage qui en est le prototype, affectait la forme d'une spirale ; l'usage de cet instrument remontait également à une haute antiquité. (Voyez la Bible, Josué, IV,
4, 6, 8, 9, 13, 16 ; Juges, VII, 19, 22. — Cf. Modestus et Végèce, loc. cit.) — Dans les manœuvres, surtout lorsqu'il s'agissait d'ordonner un mouvement d'ensemble, on combinait d'après des règles
déterminées les sonneries des deux instruments. (Polybe, II, XXIX, et XXX, XIII. — Cf. Polybe, XV, XII.) La βυκάνη donnait vraisemblablement des sons graves, tandis que la σάλπιγξ jetait au loin des
notes éclatantes. Les Romains mariaient aussi la tuba à un instrument dit cornu. (Tite-Live, XXX, XXXIII. — Cf. Modestus et Végèce, loc. cit.) — C'était une espèce de cor de chasse, dont on peut voir un
spécimen au Musée de Saint-Germain. — Cf. le dessin qui accompagne cette inscription :
M ANTONIVS
M E IANVARIVS
DOMO LAVDICIA
EX SVRIA CORNICE
EK COH VII P APPI
VIX ANN XXXII MIL.
(Kellermann, Vigiles, n° 133.)
Kellermann a donné du dessin l'explication suivante :
Hic exsculptus est Januarius, cornu tenens, quod ab ore incipiens sub brach. sinist. transit, rursusque supra caput ejus apparet.
[151] Polybe, III, LXXIII.
[152] Polybe, III, LXXIII.
[153] Polybe, III, LXXIII. — Végèce, Inst. rei milit., II, XVII.
[154] Tite-Live, XXX, XXXIV. — Végèce, Inst. rei milit., II, XVII.
[155] Varron, De lingua latina.
[156] Pline, Hist. nat., VII, LVII. Cette hasta d'infanterie légère n'était autre chose que le résultat d'un perfectionnement de l'épieu, ou bâton à pointe durcie au feu (Strabon, III, V, 1), que les Galls appelaient
gais, et les Africains, phalang. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)
[157] Tite-Live, XXII, XXXVII.
[158] Tite-Live, XXII, XXXVII.
[159] Polybe, III, LXXV. — Suivant Strabon (VI, III, 2 et 6), des émigrants crétois auraient, à plusieurs reprises, occupé la Sicile et les côtes de l'Italie méridionale ; la colonie de Brindisi aurait été fondée par
Thésée.
[160] Polybe, III, LXXII. — Tite-Live, XXI, LV. — Strabon, III, V, 1.
[161] Instit. rei milit., I, XVI. Pline est plus près de la vérité quand il attribue (Hist. nat., VII, LVII) l'invention de la fronde aux Phéniciens, car il est avéré que cette arme de jet fut employée en Asie dès la
plus haute antiquité. Voyez Victor Place, Ninive et l'Assyrie, Koyoundjick, planche LXI. Consultez, outre les sculptures de Ninive, la Bible (Rois, I, XVII, 40, 49, 50 ; Paralipomènes, II, XXVI, 14). Ce sont
les Phéniciens et les Rhodiens qui ont appris aux Baliares à se servir de la fronde. (Voyez Strabon, III, V, 1, et XIV, II, 9.) Cette arme, connue en Orient de longs siècles avant notre ère, était d'ordonnance
dans l'infanterie française au temps de Philippe-Auguste. Les huguenots s'en servaient encore au siège de Sancerre, en 1572, et il n'y a pas dix ans qu'elle a cessé d'être en usage dans les écoles régimentaires,
où l'on apprenait aux hommes à lancer la grenade.
[162] Strabon, III, V, 1.
[163] Rois, I, XVII, 40 et 49.
[164] Diodore de Sicile, V, XVIII. — Strabon, III, V, 1. — Florus, Hist. rom., III, IX.
[165] Tite-Live, XXXVIII, XXIX. — Strabon, III, V, 1.
[166] Tite-Live, XXI, LV.
[167] Strabon, III, V, 1. — La plus grande distance, considérée sous la condition d'un tir efficace, ne paraît pas avoir dépassé 600 pieds romains. (Végèce, Instit. rei milit., II, XXIII.) Soit environ 180 mètres.
[168] Virgile, Eneide, VII, v. 686-687. — Xénophon, Expeditio Cyri, III, III. — Silius Italicus, Puniques, IX, v. 622.
[169] Xénophon, Expeditio Cyri, III, III.
[170] Diodore de Sicile, V, XVIII. — Florus, Hist. rom., III, IX.
[171] Tite-Live, XXXVIII, XXIX.
[172] Rois, I, XVII, 40. — Tite-Live, XXXVIII, XXIX. — Végèce, Instit. rei milit., I, XVI.
[173] Strabon, III, V, 1.
[174] Florus, Hist. rom., III, IX. — Végèce, Instit. rei milit., I, XVI. — Diodore de Sicile, V, XVIII.
[175] Végèce, Instit. rei milit., I, XVI.
[176] Diodore de Sicile, V, XVIII.
[177] Tite-Live, XXI, LV. — Florus, Hist. rom., III, IX.
[178] Diodore de Sicile, V, XVIII. — Végèce, Inst. rei milit., I, XVI.
[179] Florus, Hist. rom., III, IX.
[180] Xénophon, Expeditio Cyri, III, III.
[181] Polybe, III, LXXIII.
[182] Frontin, Stratag., IV, VII, 30.
[183] Philon de Byzance, Βελοποεϊκών λόγος Δ'.
[184] Paralipomènes, II, XXVI, 15.
[185] Philon de Byzance, Βελοποεϊκών λόγος Δ'.
[186] Polybe, III, LXXIII.
[187] Arrien, De expeditione Alexandri, IV, IV, 4.
[188] Ammien Marcellin, XXIII, IV.
[189] Vitruve, Arch., IX, IX.
[190] Philon de Byzance, Βελοποεϊκών λόγος Δ'.
[191] Voyez Poliorcétique des Grecs, édition Wescher. Cf. Chirobaliste d'Héron d'Alexandrie, trad. Nouvelle de M. V. Prou, Paris, Imprimerie nationale, 1878.
[192] Griechische Kriegschriftsteller, Leipzig, 1853.
[193] Pour être juste, il faut dire que les commentateurs ne sont point d'accord en ce qui touche les limites du temps où vivait Ctesibius. Suivant Athénée (Dipnosoph. IV), le savant ingénieur était
contemporain du septième roi d'Egypte, Ptolémée Physcon, également connu sous le nom d'Evergète II (145-117) ; selon Fabricius (Bibl. græca, éd. Harles, Vienne, 1795), il opérait ses brillantes découvertes
sous le règne de Ptolémée II, Philadelphe (284-246). Schweighæuser (ap. Athénée, Dipnosoph.) et M. Henri Martin, de Rennes (Mémoires présentés à l'Académie des inscriptions, 1854, t. IV), ont combattu
l'opinion de Fabricius. Nous nous rallions à celle de MM. Kochly et Rüstow, attendu que Philon de Byzance, l'un des continuateurs de Ctesibius, dit expressément que les découvertes dont il s'agit se firent au
temps des rois qui aimaient la gloire et les arts ; et qu'aucun roi ne favorisa mieux les arts et les sciences que Ptolémée Soter, le fondateur du Musée.
[194] Poliorcétique des Grecs, édition Wescher, p. 119.
[195] Philon de Byzance, Βελοποεϊκών λόγος Δ'.
[196] Grandeur et décadence des Romains, livre II.
[197] Suidas, au mot Μάχαιρα.
[198] Végèce, Instit. rei milit., II, XVII.
[199] Polybe, III, LXXIII.
[200] Polybe, III, LXXIII.
[201] Tite-Live, XXII, XXIX.
[202] A l'origine, les musiques militaires ne se composaient que de trompes (σάλπιγξ, tuba) ; c'était le seul instrument dont fissent usage les anciens pour bien marquer aux troupes la cadence du pas. —
Plutarque, De musica, XXVI. — Xénophon, Expeditio Cyri, VII, III, 15. Ce sont les Crétois et les Lacédémoniens qui, les premiers, substituèrent l'emploi de la flûte à celui de la σάλπιγξ. — (Polybe, IV,
XX.) — Les États voisins ne tardèrent pas à suivre cet exemple, attendu qu'ils avaient observé que les modulations de la flûte étaient, de leur nature, en harmonie avec le caractère du pas du fantassin, lequel
doit être à la fois ferme et souple ; qu'elles en rythmaient bien la cadence et l'empêchaient parfaitement de se rompre. Dès lors, la flûte fit partie intégrante de toutes les musiques militaires. — Thucydide,
Hist., V, LXX. — Plutarque, De musica, XXVI.
[203] L'invention des instruments à cordes remonte, ainsi que celle des instruments à vent, à la plus haute antiquité. (Voyez Victor Place, Ninive et l'Assyrie, Koyoundjick, planche LIX. Cf. la Bible, Rois, II,
VI, 5.) Les Crétois avaient de bonne heure introduit la lyre dans leur musique militaire. — Plutarque, De musica, XXVI. — Dès le Ve siècle avant notre ère, une espèce de harpe ou de luth paraît avoir été
réglementaire dans l'armée grecque. — Xénophon, Expeditio Cyri, VII, III, 15.
[204] Voyez, touchant l'antique usage du tambour, Victor Place (Ninive et l'Assyrie, Koyoundjick, planche LIX) et la Bible (Rois, II, VI, 5). — L'instrument primitif, que nous appelons tambour de basque, est
peut-être, effectivement, de l'invention des Euskes. Il ne serait d'ailleurs pas absurde de supposer que les Imazir'en l'ont perfectionné en appliquant la peau tendue non plus sur un simple cerceau, mais sur la
bouche d'une amphore conique dont la forme leur rappelait celle des pitons de leurs montagnes. De là le nom de tabor.
[205] Thucydide, Hist., VI, LXIX. — Aristophane, Pax, v. 1271. — Plutarque, De musica, XXVI.
[206] Polybe, III, LXXII et LXXIV.
[207] Tite-Live, XXII, II.
[208] Polybe, III, CXIV. — Tite-Live, XXII, XLVI.
[209] Plutarque, Timoléon, XXVII, XXVIII, XXIX et XXXI, passim.
[210] Polybe, XVIII, XII. — Ces piques mesuraient, comme on le voit, de 6m,21 à 7m, 10 de longueur.
[211] Polybe, III, CXIV. — Tite-Live, XXII, XLVI.
[212] Polybe, III, CXIV. — Tite-Live, XXII, XLVI.
[213] Polybe, III, CXIV.
[214] Polybe, III, CXIV. — Tite-Live, XXII, XLVI.
[215] Polybe, XVIII, XIII. — Plutarque, Timoléon, XXVII. — Tite-Live, XXI, LV ; XXX, XXXIV.
[216] Polybe, III, CXIV.
[217] Plutarque, Flamininus, VIII. — Homère, ap. Polybe, XVIII, XII.
[218] Tite-Live, IX, XIX.
[219] Polybe, XVIII, XII. — Tite-Live, XLIV, XLI. — Plutarque, Flamininus, VIII.
[220] Pour tirer bon parti de la phalange, il était indispensable de lui choisir pour théâtre tactique un terrain plat, découvert, sans accidents. — Polybe, XVIII, XIV. — Il est important d'observer que les termes
employés par Polybe pour exprimer ces conditions sont identiquement les mêmes que ceux dont il s'est servi précédemment pour dépeindre le caractère des plaines de la Trebbia inférieure. — Polybe, III,
LXXI.
[221] Polybe, XV, IX ; Tite-Live, XXII, V, et XXX, XXXII ; Frontin, Stratag., II, II, 16.
[222] Tite-Live, VIII, VIII ; Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, § 12 ; Végèce, Instit. rei milit., II, XVI.
[223] Tite-Live, XXX, XXXIII. — Frontin, Stratag., II, III, 16.
[224] Tite-Live, XXII, V.
[225] Polybe, XV, IX.
[226] Tite-Live, XXX, XXXIII. — Frontin, Stratag., II, III, 16.
[227] Polybe, XV, IX. — Tite-Live, XXX, XXXIII. — Frontin, Stratag., II, III, 16.
[228] Polybe, III, LXXII.
[229] Polybe, XVIII, XIII. — Tite-Live, XLIV, XLI.
[230] Polybe, III, LXXIV.
[231] Polybe, III, LXXIII. — Tite-Live, XXI, LV.
[232] Polybe, III, LXXIII.
[233] Polybe, VI, XXV.
[234] Polybe, VI, XXV.
[235] Polybe, III, LXXIII.
[236] Tite-Live, XXI, LV.
[237] Polybe, XV, XII.
[238] Tite-Live, XXI, LV.
[239] L'έλεφανταγωγός ou έλεφαντίής était ordinairement de sang nègre. (Martial, Epigr. 105.) — Il était le plus souvent désigné sous le nom de son pays d'origine et dit Indus, Æthiopus ou Maurus. —
Polybe, I, XL. — Cicéron, De republica, II, XL. — Macchabées, I, VI, 37.) — Sénèque, Epist. 85. — Silius Italicus, Puniques, IX. — Annibal avait pour cornacs des nègres de Nubie.
[240] Plutarque, Eumène, XIV. — Incertus auctor, De bello Africano, LXXII et LXXXVI. — Florus, Hist. rom., II, VIII. — Ammien Marcellin, XXV, III.
[241] Appien, De rebus Punicis, XLIII. — Ammien Marcellin, XIX, XXVII.
[242] Polybe, I, XXXVIII. — Tite-Live, XXX, XXXVII. — Macchabées, I, VI, 30.
[243] Appien, De rebus Punicis, XCII. — Pline, Hist. nat., VIII, V. — Pline a sans doute entendu dire urus.
[244] Tel était, en punique, le nom de l'éléphant. ...ab elephanto qui lingua Maurorum cœsa dicitur. (Spartien, Ælius Verus, II.) Le mot Cœsa, qui dérive évidemment du sanscrit Gaja, fut importé de Tyr en
Afrique par les compagnons d'Elissa. Il était destiné à former le surnom d'un des ascendants de Jules Cœsar. C'est encore aujourd'hui le nom de l'éléphant dans l'Inde. L'animal était désigné par les anciens
Perses sous la dénomination de Pil ou Fil, dont les Arabes ont fait el-fil. De là, sans doute, le grec έλέφας et le latin elephantus. Nos Imazir'en ou Kabyles appellent toujours Fil le gros pachyderme qui fut si
commun dans l'Afrique septentrionale (Tunisie, Algérie, Maroc) au temps des guerres puniques et jusqu'aux premiers siècles de notre ère.
[245] Pline, Hist. nat., VIII, II.
[246] Silius Italicus, Puniques, IV. — Florus, Hist. rom., I, XVIII. — Ammien Marcellin, XIX, XXVII.
[247] Tite-Live, XXI, XLV. — Florus, Hist. rom., I, XVIII. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[248] Tite-Live, XXI, XLV. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[249] Polybe, III, LXXIII. — Tite-Live, XXI, XLV. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[250] Polybe, III, LXXIII.
[251] Polybe, III, LXXIII. — Tite-Live, XXI, LV.
[252] Xénophon, Hist. qræca, IV, V.
[253] César, De bello Gallico, V, XLIII. On a retrouvé dans les ruines de Carthage une quantité considérable de ces balles ovoïdes en terre cuite.
[254] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LV.
[255] Pline, Hist. nat., VIII, VI. — Tite-Live, VII, XXIX.
[256] Ammien Marcellin, XXIV, VI.
[257] Tite-Live, XXVII, XLVIII. — Arrien, Exp. Alex., V, XVII.
[258] Silius Italicus, Puniques, IV et IX. — L'appareil destiné à recevoir les combattants montés à dos d'éléphants était connu sous le nom de θωράκιον ou lorica. — Macchabées, I, VI, 43. — Incertus auctor,
De bello Africano. LXXII.) — Elien, Animal. XIII, IX. — Ces tours ou plates-formes de combat étaient ordinairement en bois, ligneæ turres ; la charpente en était fort légère. Elles reposaient sur un bât fixé
au dos de l'animal par le moyen de deux sous-ventrières. Les bastingages devaient être formés d'un treillis de lanières ou de cordes et revêtus de peaux fraîches au moment du besoin, afin de se trouver à
l'épreuve des traits et de l'incendie. Chaque tour ou θωράκιον pouvait contenir trois ou quatre combattants. Voyez, à cet égard : Strabon, XV, I ; Tite-Live, XXXVII, XL ; Élien, Animal., XIII, IX.
[259] Tite-Live, XXVIII, XIV. — Silius Italicus, Puniques, IX. — Quinte-Curce, VIII, XII ; IX, II.
[260] Appien, De rebus Syriacis, XXXII.
[261] Tite-Live, XXVII, XIV.
[262] Macchabées, I, VI, 34. — Les cornacs carthaginois avaient jeté dans le vin de leurs éléphants une infusion de têtes de pavots, stimulant singulièrement énergique.
[263] Élien, Animal., XIII, IX. — Silius Italicus, Puniques, IX. — Appien, De rebus Punicis, XLIII. — L'instrument désigné sous le nom d'άρπη ou cuspis était une simple barre de fer rond, d'environ 30
centimètres de longueur, bifurquée en pointe et croc. Les Indiens, qui s'en servent encore aujourd'hui, l'appellent kenar ou ankoche.
[264] Tite-Live, XXVII, XIV. — Plutarque, Marcellus, XXVI.
[265] Florus, Hist. rom., I, XVIII, et II, VIII. — Ammien Marcellin, XIX, XXVII.
[266] Les plus gros éléphants pèsent 6.000 kilogrammes ; les plus petits de ceux qu'on peut mettre en service, 3.000 kilogrammes ; la moyenne est ainsi de 4.500 kilogrammes, nombre auquel il faut ajouter
celui de 500 ou 600 kilogrammes représentant le poids de l'armement de l'éléphant de guerre. C'est ainsi que nous obtenons le chiffre de 5.000 kilogrammes.
[267] Si l'on attribue une largeur de 2 mètres à un éléphant dans le rang, on observe que chaque έλαρχία devait présenter un front de 16 mètres.
[268] Tite-Live, XXVII, XIV. — Silius Italicus, Puniques, IX. — Pline, Hist. nat., VIII, IX.
[269] Incertus auctor, De bello Africano, LXXXVI. — Silius Italicus, Puniques, IX.
[270] Arrien, Exped. Alex., V, XVII.
[271] Silius Italicus, Puniques, IX.
[272] Pline, Hist. nat., VIII, V.
[273] Silius Italicus, Puniques, IX.
[274] Quinte-Curce, VIII, XIV.
[275] Tite-Live, XXX, XXXIII.
[276] Tite-Live, XXI, LV ; Appien, De bello Annibalico, VII.
[277] Silius Italicus, Puniques, IX.
[278] Tite-Live, XXX, XXXIII.
[279] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LV. — Frontin, Stratag. II, V, 23.
[280] Eunius, ap. Servium.
[281] Strabon, XVII, III, 7.
[282] Strabon, XVII, III, 7. — Claudien, Éloge de Stilicon.
[283] Strabon, XVII, III, 7. — Claudien, Éloge de Stilicon.
[284] Strabon, XVII, III, 7. — Tite-Live, XXII, XLVIII.
[285] Strabon, XVII, III, 7. — Tite-Live, XXII, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV. — Claudien, Éloge de Stilicon.
[286] Claudien, Éloge de Stilicon.
[287] Strabon, XVII, III, 7.
[288] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LV.
[289] Tite-Live, XXII, LI. — Ammien Marcellin, XXXI, XVI.
[290] Histoire de Polybe, t. IV, liv. III, ch. XIII. Observations, § 2.
[291] Polybe, III, LXXI et CIV. — Tite-Live, XXI, LIV, et XXII, XXVIII.
[292] Rapport manuscrit de l'officier de cavalerie chargé de la reconnaissance, ap. Carrion-Nisas, Essai sur l'histoire générale de l'art militaire, t. I.
[293] Polybe, III, LXXI. — Tite-Live, XXI, LVI.
[294] A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XVI, liv. XLIX.
[295] Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, § 20.
[296] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LV.
[297] Cicéron, De haruspicum responsis, IX. — Claudien, De bello Gildonico.
[298] Polybe, III, LXXIV.
[299] Tite-Live, XXI, LVI. — Silius Italicus, Puniques, IV. — Appien, De bello Annibalico, VII.
[300] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI.
[301] Silius Italicus, Puniques, IV.
[302] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LVI.
[303] Silius Italicus, Puniques, IV.
[304] Tite-Live, XXI, LVI. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[305] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, XXI, LVI.
[306] Sénèque, De ira, II, V.
[307] Polybe, III, LXXIV. — Tite-Live, X, XXVI, et XXI, LVI.
[308] Polybe, III, LXXIV.
[309] Polybe, XVIII, XI. — Voyez, sur la bataille de la Trebbia : Polybe, III, LXVIII-LXXV ; Tite-Live, XXI, XLVIII et LII-LVI ; Silius Italicus, Puniques, IV, passim ; Frontin, Stratag. II, V, 23 ; Appien,
De bello Annibalico, VI et VII ; de Lo-L00z, Recherches d'antiquités militaires, Paris, 1770 ; Folard, Histoire de Polybe, liv. III, ch. XV et Observations sur ce chapitre ; Guischardt, Mémoires militaires sur
les Grecs et les Romains, t. I ; Commentaires de Napoléon Ier, t. VI ; de Vaudoncourt, Campagnes d'Annibal en Italie ; Armandi, Histoire militaire des éléphants, liv. I, chap. X et note E ; Macdougall,
Campaigns of Hannibal, etc.
[310] Polybe, XV, XI. — Silius Italicus, Puniques, XII.
[311] A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, liv. LXII.
LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.
APPENDICES.

APPENDICE A. — NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.

Depuis l'an 218 avant notre ère jusqu'à ce jour, on n'a jamais cessé de parler d'Annibal. Pendant que l'antiquité se complaisait à disserter[1] sur les
circonstances diverses de son expédition, les Basques des Pyrénées célébraient ses exploits en des chants nationaux qui sont venus jusqu'à nous[2]. Aux
derniers jours de l'Empire romain, Aurelius Victor et Ammien Marcellin, Claudien, Paul Orose et Servius, qui vont clore la liste des anciens, ne
terminent point leurs livres sans consacrer maint passage au grand Carthaginois.
Le vieux monde s'écroule, les ténèbres se répandent sur l'Occident ; mais, dès le VIIe siècle, Isidore de Séville reprend l'étude interrompue.
Puis, apparaissent successivement sur la même voie : au VIIIe siècle, Paul Diacre ; au temps de Charlemagne, l'Arabe Albuzer[3] ; au Xe siècle,
Luitprand[4] ; au XIIe, Zonaras et Tzetzès ; au XIVe, Pétrarque ; au XVe Annius de Viterbe, Blondus Flavius, Donat Acciaiuoli et Marliani.
Le fait de l'expédition de François Ier donne ensuite le plus grand essor au développement de ces études historiques ; la Renaissance voit éclore les
travaux de Symphorien Champier, Maccaneo[5], l'Anonyme de Paris[6], Aymar du Rivail, Gillée, Quiqueran de Beaujeu, Paul Jove, Pigafetta[7] et Biaise
de Vigenère.
Le XVIIe siècle produit : Raymond de Soliers, Cluvier, Clément Durand[8], Honoré Bouche, P. Labbe, Jean Chorier, Jean Blaeu, Leyel, le P. Ménestrier,
etc. ; le XVIIIe : Bergier, de Mandajors, Lorenzo Guazzezi, Brunet de l'Argentière, Pisauski, Guischardt, Gibbon, Grosley, le général Melville, Capsoni,
Christian de Loges, Denina, Withaker, etc.
Au XIXe siècle, sous le premier Empire, s'éditent les Mémoires de : Herzog, Fuchs, Bernewitz, Albanis Beaumont, Des Essarts, Régis, de Rivaz, etc. ;
sous la Restauration, ceux de Faxe, Fortia d'Urban, Deluc, Letronne, l'Art de vérifier les dates, Wickham et Cramer, Reichard, Giani, Aynès, Arneth, de
Cazaux, Favre, Larauza, Zander, etc. La période qui s'ouvre en 1830 voit surgir les publications de Long, F. de Beaujour,
Gérard, Daudé de Lavalette, etc. Dès lors, les travaux se multiplient dans d'énormes proportions, le nombre des dissertations devient considérable ; la
production est continue. Hier encore, M. Maissiat publiait son Annibal en Gaule ; M. Ernest Desjardins discutait le problème du passage des Alpes en sa
Géographie de la Gaule romaine.
Dans cette phalange de savants, d'érudits, de curieux, presque toutes les nationalités se trouvent représentées ; on rencontre sur ce terrain des auteurs de
tous pays : Allemands[9], Anglais[10], Ecossais[11], Espagnols[12], Français[13], Hollandais[14], Italiens[15], Suédois[16] et Suisses[17].
La situation sociale des auteurs est également très-diverse : on trouve dans la pléiade de ces chercheurs infatigables : des ecclésiastiques[18], des
jurisconsultes[19], des professeurs[20], des militaires[21] ; on converse tour à tour avec les philologues[22], les poètes[23], les géographes[24], les
historiens[25], les touristes[26].
Dès lors, comment présenter sous une forme rationnelle la multitude d'ouvrages qui traitent du passage des Alpes par Annibal ? Naturellement, on songe
tout d'abord à opérer une classification basée sur la répartition des opinions en sept systèmes distincts. C'est le procédé qu'ont suivi Rey[27],
Delacroix[28], Lemaire[29], Carlo Promis[30], M. Antonin Macé[31] et, tout récemment encore, M. Bouché-Leclercq[32]. Nous l'avons nous-même adopté
(livre V, chap. II) lors de la discussion du problème.

Cependant la méthode, logique en soi, devient insuffisante dès qu'il s'agit d'offrir au lecteur une notice bibliographique aussi complète que possible. Elle
serait préférable à toute autre si l'on n'avait à classer que des Vies d'Annibal[33] et des dissertations spéciales sur la matière ; mais il convient d'analyser
beaucoup d'autres écrits. Nombre de publications comprennent, en effet, des pages consacrées incidemment à l'étude de la question. On rencontre épars
dans une foule de livres, en apparence étrangers à cette étude, des documents qu'il importe de ne pas négliger. Il est parlé de l'expédition d'Annibal dans
toutes les Encyclopédies, Biographies, Revues historiques ; dans toutes les Histoires universelles, anciennes ou romaines ; dans une foule de poèmes,
récits de voyages, commentaires militaires ou philologiques ; surtout, dans une myriade d'études locales, topographiques, archéologiques ou
ethnographiques, concernant la haute Italie, le duché d'Aoste, le Piémont, la Savoie, la Tarantaise, le Dauphiné, la Provence, le Languedoc ; dans une
multitude de mémoires afférents aux départements de la Drôme, de l'Isère, des Hautes-Alpes, des Basses-Alpes et des Alpes-Maritimes ; dans des
histoires d'anciens peuples : Cavares, Allobroges, Centrons, etc. ; dans des monographies de villes, telles que : Arles, Avignon, Orange, Lyon, Grenoble,
Gap, Embrun, Turin, etc.
En présence d'une telle diversité de données, le classificateur ne peut prendre qu'un parti, celui d'observer l'ordre alphabétique.
Ainsi avons-nous fait.
Voici cette longue nomenclature bibliographique.

ABAUZIT. Œuvres diverses. Genève, 1770, in-8° ; Amsterdam, 1773, 2 vol. in-12°.
ABOTT (Jacob). History of Hannibal the Carthaginian. London, 1849, in-8°.
ACCIAUJOLI (Donat). Vie d'Annibal, publiée à la suite d'une traduction des Vies de Plutarque. Florence, 1478, in-folio. Voyez la traduction d'Amyot,
Paris, 1786. Cette édition renferme les Vies d'Annibal et de Scipion, de Donat Acciaiuoli, traduites par Charles de l'Écluse. Voyez l'appendice A du tome
I de notre Histoire d'Annibal.
AGOSTINO DELLA CHIESA. Voyez DELLA CHIESA.
ALBANIS BEAUMONT. Voyez BEAUMONT.
ALBERT, curé de Seynes. Histoire des Hautes-Alpes ; — Histoire du diocèse d'Embrun.
ALBUZER, cité par Bosius, éd. de C. Nepos, Leipzig, 1675. Notœ ad Hannibalem.
ALCIAT. Commentaires sur Tacite, cités par Aymar du Rivail (Hist. des Allobroges, l. XXI).
ALSCHEFSKI. Ad Livium, passim.
AMATI (Pasquale). Dissertazione sopra il passagio deU : Apennino fatto da Annibale. Bologne, 1776, in-4°.
AMBROISE TARDIEU. Lettre à Fortia d'Urban, du 30 juillet 1818.
AMMIEN MARCELLIN. Histoire, XV, X.
ANNALES DES FAITS MILITAIRES, faisant suite aux Victoires et Conquêtes des Français de 1792 à 1815, t. I, cahiers des 6, 7 et 8 juillet 1818. Paris,
Panckoucke, 1818.
ANNIUS DE VITERBE. Vie d'Annibal, attribuée à tort à Plutarque.
ANNUAIRE DU DÉPARTEMENT DES HAUTES-ALPES. Gap, 1807, in-12°.
ANONYME. Totale et vraye description des passaiges des Alpes, etc. Paris, 1515 et 1518.
ANONYME. Histoire véritable de la ville de Lyon. Lyon, 1604.
ANONYME. Remarques sur les Vies d'Annibal et de Scipion que divers auteurs ont citées comme étant de Plutarque, insérées dans les Mémoires de
l'Académie des inscriptions, t. V, 1721.
ANONYME. Histoire universelle depuis le commencement du monde, in-4°. Amsterdam, 1747.
ANONYME. Critical Examination of Whitaker's Course of Hannibal over the Alps ascertained, new edit. London, 1825, in-8°. Cf. Edimb. Review, vol.
XLIII, p. 163-197.
ANVILLE (D'). Notice de l'ancienne Gaule, article Alpis Pennina, 1760. Cf. t. IV de l'Histoire ancienne de Rollin, 1739.
APPIEN. De bello Annibalico, IV et LII.
ARMANDI (Colonel). Histoire militaire des éléphants, liv. I, ch. X. Paris, Amyot, 1843.
ARNETH. Mémoire inséré dans les Jahrbücher der Litteratur. Vienne, 1828.
ARNOLD. History of Rome.
ART DE VÉRIFIER LES DATES. Voyez, p. 496 du tome IV de l'édition in-8°, Paris, 1819, un Journal de la marche d'Annibal de Gaule en Italie.
AUBERT (Ed.). La vallée d'Aoste. Paris, 1860.
AYMAR DU RIVAIL. Histoire des Allobroges, 1535. Manuscrits de la Bibliothèque nationale, n° 6014. Voyez la Description du Dauphiné, extraite du
premier livre de cette histoire, de M. Antonin Macé. Grenoble, 1852.
AYNÈS. Dissertation sur le passage du Rhône par Annibal, dans les Narrationes ex Tito Livio excerptæ. Paris, 1825.

BARBIÉ DU BOCAGE. Recherches statistiques et géographiques sur la carte de France. Paris, 1834.
BEAUCHAMP (DE). Biographie universelle, article Annibal.
BEAUJEU (DE). Voyez QUIQUERAN.
BEAUJOUR (Félix DE). De l'expédition d'Annibal en Italie. Paris, Didot, 1832.
BEAUMONT (Albanis). Description des Alpes Grecques et Cottiennes ou Tableau historique et statistique de la Savoie. Paris, Didot, 1806, 4 vol. gr. in-
fol. avec atlas.
BECK. Anmerkung zu Ferguson's Geschichte des Fortgangs und Untergangs der römischen Republik. Leipzig, 1784.
BECKER. Vorarbeiten zu einer Geschichte des zweiten punischen Krieges.
BERGHAUS. Allgem. Länder.
BERGIER (Nicolas). Histoire des grands chemins de l'empire romain. Bruxelles, 1736.
BERNEWITZ (Fried. Wilh. VON). Leben Hannibals. Pirna, 1801, et Dresde, 1806, 2 vol. in-8°. Voyez liv. III, ch. XXXI.
BIANCHINI (Giuseppe). Préface du Trattato della coltivazione degli ulivi, de Pier Vettori. 1720.
BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE DE STRUVE, édition Hensel, t. III, pars A, p. 107 ; t. IV, pars A, p. 255 et suiv. ; t. VI, pars B, p. 39-41 et 159-160.
BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE. Genève, juin 1818, in-8°.
BIONDI (L.). Article inséré dans les Dissert. dell' Acad. di Archeolog. t. I.
BIONDO (Flavio). Italia illustrata. Turin, 1515.
BLAEU (Jean). Theatrum statuum Regiæ Celsitudinis Sabaudiœ Ducis. Amsterdam, 1682, traduit par J. Bernard, 2 vol. gr. in-fol. La Haye, 1700.
BLANC (Henri), cité par M. Replat (Note sur le passage d'Annibal, p. 5).
BÖTTICHER. Geschichte der Carthager. Berlin, 1827.
BOUCHE (Honoré). Chorographie et histoire chronologique de Provence. 2 vol. in-fol. Aix, 1664.
BOUCHÉ-LECLERCQ. Article publié dans la Revue critique, n° du 19 septembre 1874.
BOURCET (Général). Mémoires militaires. 1802.
BOURGON. Abrégé d'histoire romaine. Besançon, 1836, p. 206-209.
BOURRIT (Marc-Théod.). Description des aspects du mont Blanc du côté de la vallée d'Aoste, in-8°. Société typographique, Lausanne, 1776. —
Description des Alpes Pennines, 2 vol. in-8°. Genève, 1781 et 1783. — Description des cols ou passages des Alpes, 2 vol. in-8°. Genève, 1803.
BRETON. Voyage en Piémont. Paris, 1803.
BROCKEDON. Illustrations of the passes of the Alpes by which Italy communicates with France, Swilzerland and Germany. Londres, 1828.
BRUNET DE L'ARGENTIÈRE. Dissertation historique et critique sur le passage d'Annibal dans les Alpes, par Briançon et le mont Genèvre.
Manuscrit, 175/1. — Ce manuscrit appartient à M. Albert, avocat. M. Charronnet, ancien élève de l'Ecole des Chartes et archiviste du département des
Hautes-Alpes, en possède une copie.
BUIRE (Pierre DE). Le chemin de fer des Alpes et les routes qu'il doit remplacer, dans le Correspondant, numéro du 25 janvier 1865.

CÆLIUS ANTIPATER. Histoire des guerres puniques. (Desideratur[34].) — Cité par Tite-Live (XXI, XXXVIII).
CAMBIS-VELLERON (DE). Annales manuscrites d'Avignon, t. I, note 1.
CANTÙ (César). Histoire universelle, t. III, ch. IX.
CAPPONI (Marquis). Mémoire manuscrit communiqué par l'auteur au général La Marmora. Feu Capponi opinait pour la ligne d'opérations dirigée par les
vallées de la Durance et du Chisone.
CAPSONI. Memorie storiche. Pavie, 1782.
CATON L'ANCIEN. Histoire et annales du peuple romain. Cet ouvrage, divisé en sept livres, contenait un récit détaillé des guerres puniques.
(Desideratur.)

CATROU et ROUILLÉ (PP.). Histoire romaine depuis la fondation de Rome. Paris, 1780.
CAZAUX (L. F. G. DE). Mémoire sur la marche des Carthaginois du Rhône en Italie, dans l'expédition d'Annibal, lu à l'Académie des inscriptions, le 17
janvier 1828, publié à Toulouse en 1828 et reproduit au Journal des Savants, même année, p. 114 et suiv.
CHAIX (de Genève). Note sur les débats relatifs au passage des Alpes par Annibal, insérée au Bulletin de la Société de géographie. Paris, juillet 1854.
CHAIX (P.). Notes on the passage of Hannibal across the Alps, with a map. London, 1855, in-8°.
CHALIEU. Mémoires sur certaines antiquités du département de la Drôme, in-4°. Valence, 1810, p. 109 et suiv.
CHAMPIER (Symphorien). De origine civitatis Lugdunensis. Lyon, 1508. — Voyez une traduction de cet ouvrage à la Bibliothèque de Besançon, Hist.
n° 4390.
CHAPPUIS (Charles). Rapport au Ministre de l'instruction publique sur le passage d'Annibal dans les Alpes. Paris, 1860. — Étude archéologique et
géographique sur la vallée de Barcelonnette à l'époque celtique. Paris, 1862. — Examen critique de l'opinion de Cœlius Antipater sur le passage
d'Annibal dans les Alpes. Paris, Imprimerie impériale, 1864.
CHORIER (Jean). Histoire générale du Dauphiné. Grenoble, 1661, et Lyon, 1672, 2 vol. in-fol.
CHRISTIAN DE LOGES. Essais historiques sur le mont Saint-Bernard. Montpellier, 1789, in- 12°.
CIBRARIO (Comte Luigi). Memorie storiche. Turin, 1868.
CINCIUS ALIMENTOS, cité par Tite-Live (XXI, XXXVIII).
CLAUDE (L'empereur). Histoire de Carthage. (Desideratur[35].)
CLAUDIEN. De bello Gildonico, passim.
CLUVIER. Italia antiqua. Leyde, 1624, in-fol. t. I, lib. I, ch. XXXII et XXXIII.
COLLET (Paul). Guide en Tarantaise, in-12°. Moutiers, 1853.
COLLET (Philibert). Commentaire sur les statuts de Bresse. Dijon, 1698, in-fol.
COLLOT (J. B.). Chute de Napoléon. Notes.
COMMISSION DE GRENOBLE, correspondante de la Commission centrale de la Carte de la Gaule. 1858-1859.
CORNÉLIUS NEPOS. Voyez NEPOS.
CRAMER. Première édition de son travail publiée en 1820, sans nom d'auteur. — Voyez WICKHAM et CRAMER.

DACIER. Mémoire à l'appui du texte de son inscription latine de l'obélisque du mont Genèvre.
DAMPMARTIN. Histoire de la rivalité de Carthage et de Rome, 2 vol. in-8°. Francfort, 1781, et Strasbourg, 1788.
DANIELE (Giuseppe). Rayionamento intorno ad un' antica statuu di Annibale Cartaginese. Naples, 1781.
DANTE. Paradiso, VI, v. 49.
DANVILLE. Voyez ANVILLE (D').
DAUDÉ DE LAVALETTE. Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie. Voyez aussi les Mémoires de la Société archéologique
de Montpellier, années 1835-1840.
DÉBATS (Journal des). Numéro du 13 février 1820. — Voyez HOFFMANN.
DELACROIX. Statistique du département de la Drôme. 1835.
DELANDINE (Antoine). De quel côté Annibal parvint-il des Alpes en Italie ? dans les Mémoires bibliographiques et littéraires. Paris, Renouard.
DELLA CHIESA. Corona reale di Savoia. Cuneo, 1655.
DELUC (Jean-André). Histoire du passage des Alpes par Annibal, 1re édition, 1818 ; 2e édition, Genève et Paris, 1825. — Remarques sur l'ouvrage de
Larauza (voyez ce nom) dans les Nouvelles Annales des voyages, t. II, 2e série. — Critique de l'opinion de Larenaudière, dans les Nouvelles Annales des
voyages, t. II, 2e série. — Remarques sur la route que le général Saint-Cyr-Nugues fait tenir à Annibal, dans la Bibliothèque universelle. Genève, 1837,
DENINA (Abbé Charles). Essai sur l'histoire des Alpes et les chemins qu'y ont faits Annibal, Pompée et César, dans les Mémoires de l'Académie de Berlin,
an. 1790 et 1791. Berlin, 1796. — Tableau historique, statistique et moral de la haute Italie et des Alpes qui l'entourent. Paris, 1805.
DES ESSARTS (Nicolas Lemoyne). Précis historique de la vie d'Annibal et de ses campagnes en Italie. Paris, 1808, in-8°.
DESJARDINS (Ernest). Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, t. I, p. 86 et suiv. Paris, Hachette, 1876.
DIODORE DE SICILE, XXV, XIX.
DION-CASSIUS, XXXVII, VIII.
DONGOIS (d'Embrun). Topographie des Hautes-Alpes. 1807. — Mémoire sur l'expédition d'Annibal, inséré dans un Précis de l'histoire de la ville de Gap.
DOUJAT. Notes sur Tite-Live. Paris, 1679.
DROJAT. Voyage sur les traces d'Annibal. — L'ouvrage, annoncé dans les Nouvelles Annales des voyages, n'a pas été publié. Le manuscrit appartient à
M. Lacroix, juge de paix à la Côte-Saint-André. Cf. Bulletin de la Société de géographie, IX, 20.
DUCIS (Abbé C. A.). Article publié dans l'Investigateur, journal de l'Institut historique de France, 1853. — Le passage d'Annibal du Rhône aux Alpes.
Paris, Didier, 1869.
DUFOUR. Nouvel Atlas, carte de la Gaule ancienne. 1859.
DU PAYS (A. J.). Itinéraire de l'Italie et de la Sicile, t. I, dans la collection des Guides Joanne. Hachette, 1868.
DU PUY (Le P.). Carte géographique du Comtat Venaissin. Avignon, 1697.
DURAND (Clément), cité par Honoré Bouche (vide supra).
DURANDI (J.). Notizia dell antico Piemonte traspadano, in-4°. Turin, i8o3. — Alpi Graie et Pennine. Turin, 1804. — Saggio sulla storia dei popoli
antici d'Italia.
DURUY. Histoire romaine.
DUTEMS. Itinéraire des routes les plus fréquentées, in-12°. Paris, 1788.

EBEL. Anleitung die Schweiz zu bereitsen. Zurich, 1809.


ÉCHARD (Laurent). Histoire romaine, ch. X.
ELLIS (Robert B. D.). A treatise on Hannibal's passage of the Alps, in which his route is traced over the little Mont-Cenis. Cambridge, 1853.
ÉPHÉMÉRIDES LITTÉRAIRES. Supplément au numéro 73, an. 1830.
ERNST (Henri). Notes sur Cornelius Nepos.
ESSARTS (DES). Voyez DES ESSARTS.
EUMAQUE DE NAPLES. Histoire d'Annibal. (Desideratur[36].)
EUTROPE, III, VIII, p. 831 de l'édition Didot.

FABRE (Le R. P.), de Tarascon. Panégyrique de la ville d'Arles, in-8°. Arles, 1743. — On trouve un extrait de cet ouvrage dans le Journal des Savants,
année 1744.
FABRI. Ad Liviam, passim.
FAUCHÉ PRUNELLE. Essai sur les anciennes institutions autonomes ou populaires des Alpes cottiennes, briançonnaises, etc. t. I, in-8°. Grenoble,
1856.
FAVRE (Bertrand). Mémoire sur la route d'Annibal, dans la Bibliothèque universelle littéraire, 1829, t. XLII.
FAVE (Jacob). Commentarius de expeditione Annibalis in Italiam, in-8°. London, 1817.
FÉRAUD (J. J. M.). Histoire, géographie et statistique du département des Basses-Alpes.
Digne, 1861.
FERGUSSON. History of the progress and fall of the roman Republic. London, 1783.
FLEURANGES. Vie du connétable de Bourbon.
FLORUS. Histoire romaine, II, VI.
FODÉRÉ. Voyage aux Alpes maritimes. 1821.
FOLARD. Histoire de Polybe, trad. dom Vincent Thuillier, avec un commentaire de Folard, mestre de camp d'infanterie. Paris, 1724. — Le tome IV de
cet ouvrage renferme des observations sur la marche d'Annibal, entre le Rhône et les montagnes du Dauphiné et sa route à travers les Alpes, jusqu'à sa
descente en Italie, avec une carte, par le chevalier Folard.
FONSCOLOMBE (Ph. DE), ancien officier de cavalerie. Résumé historique des progrès de l'art militaire, 1re partie, 1re époque, Campagnes d'Annibal en
Italie. Paris, Dumaine, 1856.
FORTIA D'URBAN (Comte DE). Antiquités et monuments du département de Vaucluse, in-12°, 1808. — Article Passage des rivières et des montagnes,
dans le Nouveau Dictionnaire français. Paris, 1818. — Dissertation sur le passage des rivières et des montagnes, et particulièrement sur le passage du
Rhône et des Alpes par Annibal, 2e édition, 1819. — Dissertation sur le passage du Rhône et des Alpes par Annibal, 3e édition. Paris, 1821. — Article
Asdrubal, dans l'Encyclopédie des gens du monde, reproduit dans la Nouvelle biographie générale.
FORTIS (Comte). Voyage à Aix-les-Bains.
FOURNIER (Le R. P.). Histoire des Alpes maritimes ou cottiennes et, particulièrement, d'Embrun, leur capitale.
FRANCKE (Karl). De via qua Hannibal in Gallia ad Alpes progressus est, dans les annotations sur le livre XXI de Tite-Live, in-4°. Sagan, 1842.
FUCHS (Ad. Fried.). Hannibals Zug iiber die Alpen, in-8°. Rostock, 1800.

GAIL. Articles publiés dans le Philologue, t. II et III.


GAILLARD. Histoire de François Ier.
GALLENGA (Ant.). Histoire du Piémont, t. I, ch. II.
GAULDRÉE-BOILEAU. L'administration militaire dans l'antiquité, livre I, section III, chap. II, art. I. Paris, Dumaine, 1871.
GAUTHIER (Théodore). Précis de l'histoire de la ville de Gap. Gap, 1844.
GÉNÉRAT (Th.). Étude géographique et ethnographique sur les peuples qui avoisinent le cours inférieur du Rhône et de la Durance, brochure in-12°,
1860.
GÉRARD. Résumé des campagnes d'Annibal, in-8°. Paris, i844.
GIANI (Giovanni-Battista). Battaglia del Ticino tra Annibale e Scipione. Milan, 1824.
GIBBON (Edward). A dissertation on the passage of Hannibal over the Alps, dans les Miscellaneous Works and Memoirs. 2 vol. in-4°. Londres, 1763-
1796. — Nouvelle édition de lord Sheffield, 5 vol. in-8°, Londres, 1814.
GILLÉE (Jean). In laud. Hannib. ex Livio express. et reb. ejus gest. et comparat. Paris, 1550, et Bâle, 1555. — Traduit en italien par Giacomo Mauro.
Naples, 1593.
GIOFFREDO (Pietro). Novum theatrum Pedemontii et Sabaudiœ. 1682 et 1726.
GOSSELIN. Notes sur Strabon, passim.
GRAY. Lettre à M. West, datée de Turin, 16 novembre 1739, dans les Mémoires de Gray, par Mason. Londres, in-8°.
GRILLET. Dictionnaire de Savoie.
GROSLEY. Nouveaux mémoires sur l'Italie, par deux gentilshommes suédois. Londres, 1764. Cf. Journal des Savants, octobre 1765. — Observations
sur l'Italie. Amsterdam, 1774.
GUALTIERI (Francesco), cité par Daniele.
GUAZZEZI (Loronzo). Osservazioni storische... intorno ad alcuni fatti di Annibale. Arezzo, 1752.
GUICCIARDINI. Livre I.
GUISCHARDT (Charles). Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains. La Haye, 1758, et Lyon, 1760.

HAMAKER. Diatribe sur quelques monuments puniques. Leyde, 1822.


HEEREN. Idées.
HEERKENS. Voyez REPLAT, Note sur le passage d'Annibal.
HENRY (D. J. M.). Recherches sur la géographie ancienne et les antiquités du département des Basses-Alpes. Forcalquier, 1818.
HERZOG. Hannibals Zug über die Alpen. 1800.
HOEFER (Docteur). Nouvelle biographie générale. Paris, Didot, 1852.
HOFFMANN. Article publié dans le Journal des Débats, numéro du 13 février 1820. — Voyez DÉBATS.
HOLDSWORTH. Voyez CRAMER, ch. V.
HOLSTENIO (Luca). Adnotationes in Italiam antiquam Cluverii. Rome, 1666.

IMBERT-DESGRANGES. Mémoire inséré dans le tome I des Mémoires de l'Académie Delphinale. — Voyez un extrait de cette étude dans les notes sur
Tite-Live, t. I, p. 884 et suiv. de l'édition Didot.
ISIDORE DE SÉVILLE. Origines, XIV, VIII.

JAHRBUCHER DER LITTERATUR. Hannibais Zug über die Alpen. Vienne, 1823.
JOURNAL DES SAVANTS (Ancien). Tome XXV, septembre 1697, Lettre sur le passage d'Annibal. Cf. P. MÉNESTRIER.
JOVE (Paul). P. Jovii Hist. lib. XV, p. 297 de l'édition de 1578.
JOVIUS. Elogia viror. bell. virt. il. lib. I, p. 11. Florence, 1551, in-fol.
JULIEN (J.). Annales historiques des Basses-Alpes, t. II. Digne, 1842.
JUVÉNAL. Satire X, v. 152-153.
JUVÉNIS (Raymond). Histoire inédite du Dauphiné, manuscrit de la fin du XVIIe siècle. Bibliothèque de Grenoble.

KELLERMANN. Versuch einer Erklärunq der punischen Stellen. Berlin, 1812.


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Cette notice bibliographique est supplémentaire de celle que nous avons donnée au tome I, Appendice A ; nous sommes, d'ailleurs, loin de prétendre
qu'une telle liste d'ouvrages n'ait pas besoin de compléments.
En terminant ce travail, nous devons exprimer le regret de ne pouvoir faire qu'une simple mention de la pensée de deux grands maîtres dont les œuvres,
bien conçues, eussent été, sans nul doute, admirables à des titres divers. Malheureusement, la puissance des événements, supérieure à celle des désirs
humains, en a prématurément étouffé le germe. Nous sommes à jamais privés de ce riche héritage.
C'est d'abord Napoléon, qui, avant de mourir, voulait écrire une Vie d'Annibal, comme il avait écrit celle de César, de Turenne et de Fréderic. Au
commencement de l'année 1819, dit M. Thiers[39], des livres historiques relatifs aux grands capitaines de tous les temps tombèrent sous sa main, et il s'en
saisit avec avidité. Bien qu'il eût reçu une excellente éducation, il ne savait que d'une manière très-générale l'histoire... d'Annibal. — ... Il résolut d'écrire
la vie des capitaines illustres... surtout celle d'Annibal, dans l'antiquité. — ... il demandait des livres et surtout Polybe, qu'il n'avait pas, car il voulait
puiser aux sources mêmes des notions exactes sur Annibal, pour lequel il éprouvait la plus profonde admiration. Vers la fin de celle année 1819,
arrivèrent à Sainte-Hélène plusieurs caisses remplies de livres... il n'y trouva pas l'exemplaire de Polybe, qu'il désirait, comme principal historien
d'Annibal el s'en plaignit vivement. Enfin, durant les premiers mois de l'année 1821, et jusqu'à la veille de sa mort, il se faisait lire... les guerres
d'Annibal dans Tite-Live, ne pouvant se les faire lire dans Polybe, qu'il n'avait pu se procurer.
Ce qu'eût été cette Vie d'Annibal, issue de la plume de Napoléon, on le devine sans peine ; étant donné le sens des réflexions d'un auteur, il n'est pas
impossible de restituer le caractère de ses conceptions. Or le soldat vaincu, qui tant de fois avait été le favori de la victoire, se plaisait à répéter à ses amis
de Sainte-Hélène qu'Achille était le fils d'une déesse et d'un mortel ; que, selon cette heureuse image, l'art de la guerre embrassait deux parties bien
distinctes : l'une terrestre, matérielle, accessible aux esprits ordinaires et même médiocres ; l'autre transcendante, divine et formant l'apanage du génie. La
tactique, écrivait-il[40], les évolutions, la science de l'ingénieur et de l'artilleur peuvent s'apprendre dans des traités à peu près comme la géométrie ;
mais... apprend-on dans la grammaire à composer un chant de l'Iliade ?... La connaissance des hautes parties de la guerre ne s'acquiert que par l'étude de
l'histoire des guerres et des batailles... Les principes de l'art de la guerre sont ceux qui ont dirigé les grands capitaines dont l'histoire nous a transmis les
hauts faits. Annibal a fait dix-sept campagnes ; une en Espagne ; quinze en Italie ; une en Afrique... l'histoire de ces campagnes serait un traité complet
de l'art de la guerre ; les principes que l'on doit suivre dans la guerre défensive et offensive en découleraient comme de source. — Faites la guerre
comme Annibal ; lisez, relisez l'histoire... c'est le seul moyen de devenir grand capitaine et de surprendre les secrets de l'art.
Nous pouvons inférer de là qu'une Vie d'Annibal écrite par l'empereur déchu nous eût été léguée comme le meilleur de tous les traités d'art militaire.
L'enseignement n'eût, en effet, procédé que de la méthode historique, la seule qui soit rationnelle et puisse être féconde.
L'autre maître dont nous entendons parler, c'est M. Thiers.
Nous savons pertinemment que M. Thiers s'était lui-même proposé, vers l'année 1865, d'écrire une histoire d'Annibal. Empêché de mettre ce dessein à
exécution, il voulait bien encourager nos efforts, prendre intérêt à la lecture du tome I de notre étude et nous témoigner sa vive impatience d'en lire le
tome II. Quant à ce qu'eût produit le talent de l'auteur du Consulat et de l'Empire, il est certain que l'œuvre eût été magistrale et semée de beautés. La
simple inspection d'une esquisse peut permettre de juger de la hauteur de style à laquelle eût atteint le tableau qui nous manque : Voici, disait M.
Thiers[41], la vie la plus vaste, la plus sérieuse, la plus énergique qui fut jamais ; c'est celle d'Annibal, ce mortel à qui Dieu dispensa tous les dons de
l'intelligence et du caractère... cet homme qui offrit le plus beau spectacle que puissent donner les hommes : celui du génie exempt de tout égoïsme et
n'ayant qu'une passion, le patriotisme, dont il est le glorieux martyr.
Qu'on relise avec soin les trois magnifiques pages consacrées à la gloire d'Annibal par l'illustre historien de nos guerres modernes, si apte à bien juger de
la supériorité de l'art antique[42], et l'on appréciera combien est à jamais regrettable la perte que nous signalons.

APPENDICE B. — NOTICE ICONOGRAPHIQUE.

La présente notice est un premier supplément de celle dont nous avons formé l'appendice E de notre tome I.
Nous avons fait, au cours dudit appendice, mention des statues d'Annibal que l'on voyait à Rome au premier siècle de notre ère[43] ; l'indignation
patriotique de Pline trouvait encore, au XVIe siècle, un écho dans ces paroles de Gabriel Faërne :
...........................................
Quem [Annibalem] et ipsa quondam [o testimonium grave !]
Statuarum honore Romula urbs impertiit.
Quantum ille meritus est apud Pœnos suos !
Qui in hostium urbe, ipso, inquam, in hostili foro,
Virtutis ergo marmore effictus stetit.
Antérieurement à l'époque inconnue de l'érection de ces monuments si désagréables à l'œil des vrais Romains, l'art antique avait déjà traité le sujet, car,
parmi les figures allégoriques plaquées au char de triomphe de Scipion l'Africain, se trouvait une effigie du vaincu de Zama[44]. Ultérieurement, sous
l'Empire, il se produisit plus d'une œuvre du même genre, puisque Caracalla se complaisait en commandes de portraits du grand Carthaginois[45].
Que sont devenues toutes ces figures : toiles, marbres ou bronzes ? Le goût passionné des objets antiques n'est pas né d'hier, ainsi qu'on pourrait le croire
; les contemporains de Pline l'Ancien collectionnaient déjà les vieux tableaux[46]. Les œuvres d'art dont nous devons nous borner à constater la
production réelle ont vraisemblablement été conservées quelque temps dans les musées publics ou particuliers ; puis, l'invasion des Barbares les a
dispersées ou détruites. En retrouvera-t-on jamais des vestiges palpables ?
Ardente à la recherche de ces trésors perdus, la Renaissance crut, plus d'une fois, avoir eu la main heureuse. Elle affirmait hautement le succès de ses
découvertes, et Faërne, que nous citions tout à l'heure, ne craignait pas d'inscrire au bas de certaine trouvaille d'une authenticité encore contestable :
Ferus ille, dominæ terror urbis et pavor,
Clarissimorum pestis et strages ducum,
Procella Italici vastitasque nominis,
Delineatus hac tabella est Annibal.
Il convient d'analyser rapidement la somme de résultats que pensait avoir acquis un siècle où les esprits, assurément pleins d'enthousiasme, étaient encore
dépourvus du sens critique dont la science de notre temps revendique le mérite austère.
Le célèbre Paul Jove disait[47] qu'il existait, à sa connaissance, trois figures antiques dûment cataloguées : une tête en marbre, de la collection Pellegrino,
de Parme[48] ; une statuette de bronze, d'environ 49 centimètres de hauteur, représentant Annibal assis à dos d'éléphant, du cabinet des antiques
d'Isabelle Gonzague de Mantoue[49] ; une statuette en marbre, appartenant au président du tribunal de la ville de Messine[50].
Thomas Fazello, le Tite-Live sicilien, attestait, d'autre part, la découverte, faite à Messine, de plusieurs statues dont l'une fut prise pour la représentation
fidèle du buste et du visage d'Annibal. Ceux qui cherchaient à faire prévaloir cette idée eurent quelque peine à en démontrer la justesse à des adversaires
qui prétendaient reconnaître une figure de l'empereur Adrien[51]. Quelle qu'ait été l'issue du débat, on sait que, vers 1675, le roi fit cadeau de la statue à
Moncada de Calvaruso ; d'Orville la vit dans la collection de ce prince[52].
Suivant Attendolo[53], le célèbre antiquaire Adrien Spadafora, de Naples, possédait une autre statue d'Annibal, absolument authentique.
Au commencement du XVIIe siècle, il fut trouvé dans le jardin d'un presbytère des environs de Capoue une tête d'Annibal en marbre ; cet objet d'art fut
acquis par le cardinal P. Aldobrandini[54].
Une autre découverte, faite à Capoue, eut, vers la même époque, un grand retentissement[55] ; c'était celle d'une statue ou plutôt d'un buste dont le dessin
accusait, comme on s'empressa de le proclamer, certaine ressemblance avec les traits du grand Carthaginois. La physionomie, empreinte de naturel,
frappée d'un caractère éminemment original, respirait tant la cruauté qu'elle ne rappelait, en aucune façon, ni le type grec, ni le type italien, et qu'on ne
pouvait s'empêcher de la rapporter à quelque modèle étranger, ou, comme le disaient les anciens, barbare. La barbe était courte et crépue, comme celle
des gens originaires des pays chauds ; le casque posé sur la tête avait pour ornements des griffons, lions ailés ou chimères ; on ne manquait point
d'observer que le sculpteur s'était attaché à éteindre la pupille de l'un des yeux[56].
Une telle découverte était bien de nature à soulever des tempêtes parmi les amateurs et connaisseurs du temps ; la discussion fut d'autant plus vive que le
buste ne portait aucune espèce d'inscription. Dès lors, il se forma deux partis passionnés, qui tinrent : celui-ci, pour un Annibal ; celui-là, pour tel autre
personnage de l'antiquité[57]. Le peintre Mondo, qui se piquait d'avoir un œil essentiellement archéologique, affirmait résolument qu'on était en présence
du type africain[58] ; Giuseppe Daniele, commandant du régiment d'infanterie d'Agrigente, professeur de géo- graphie et d'histoire à l'Académie militaire,
n'hésitait pas à déclarer qu'il ne pouvait y voir autre chose qu'un buste du Carthaginois Annibal[59]. Il faut ajouter que les conclusions de l'éminent
professeur ont été plus tard combattues par Angelo Scotti[60].
Ce marbre de Capoue, sujet de tant de polémiques acerbes entre antiquaires italiens, faisait, en 1781, partie de la collection Renzi, de Santa-Maria. Il fut
alors copié par le sculpteur Solari, et le comte de Wilzeck possédait un exemplaire de cette reproduction[61]. Nous avons cru devoir donner un aperçu de
cette œuvre importante, d'après le dessin d'Alexandre de Anna, gravé en taille douce par Joseph Guerra. Aujourd'hui, le buste est au Musée de Naples,
salle des Empereurs, n° 209, et porte cette inscription :
ANNIBALE
CAPVA
Est-ce là l'original, ou seulement une copie ? C'est ce que n'a pu nous dire M. Fiorelli, le savant directeur du Musée.
Dès l'aurore des temps modernes, les arts prennent pour motif la grande figure du soldat de Carthage. Maître Jehan de Rave fabrique, en 1466, une
tapisserie flamande représentant les épisodes principaux de l'histoire d'Annibal.
Nous avons dit (tome I, Appendice E) que les marbres d'Annibal furent surtout de mode au temps de Louis XIV et de Louis XV, témoin le buste de la salle
des Marronniers de Versailles et la statue en pied, de Slodtz, laquelle, après avoir longtemps séjourné dans le jardin des Tuileries, est aujourd'hui rentrée
au musée du Louvre. Ce goût s'est perpétué jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, ainsi que nous l'apprend M. Thiers. La galerie de Diane, aux Tuileries, était,
dit-il[62], comme à présent, le vestibule qu'il fallait traverser pour arriver à la demeure du chef de l'État. Le Premier Consul la fit décorer (janvier 1800) avec
des bustes représentant une suite de grands hommes, et s'attacha à marquer par le choix de ces bustes les prédilections de son esprit : c'étaient...
Annibal...
Qu'est devenu ce buste ?
On conserve au département des Estampes de la Bibliothèque nationale plusieurs gravures qui, bien qu'œuvres de fantaisie, ne sont point cependant
dépourvues d'intérêt. Nous mentionnons donc pour mémoire :
Un buste sous cuirasse. La tête est couronnée de lauriers ; la barbe touffue, l'œil flamboyant. Légende : HANNIBAL. C'est vraisemblablement le travail
d'un vieux maître sur bois ;
Une tête de face, coiffée d'un bonnet de fourrures. Barbe épaisse, visage privé de l'usage d'un œil, buste effacé sous les plis d'un manteau. Légende :
HANNIBAL Carthaginensis (sic) ;
Une tête de profil à droite, coiffée d'un casque à chenille et crinière avec couvre-nuque ; barbe épaisse. Pour légende, un résumé très-bref de la vie
d'Annibal ;
Une autre tête de profil à droite, également coiffée du casque à chenille et crinière avec couvre-nuque. Figure de vieillard, amaigrie et singulièrement
empreinte de tristesse. Légende : HANNIBAL ;
Un buste de profil à droite, publié par Furne, sous la signature Lerichon. Tête à la Socrate, barbe et cheveux crépus, physionomie insignifiante. La
Bibliothèque possède, en outre, une lithographie signée Grégoire et Deneux, donnant le même buste de profil à gauche ;
Une tête de trois-quarts, coiffée du casque dit pot en-tête ; barbe crépue, type africain, buste couvert d'un bouclier sur lequel se dessine un cheval au
galop. Légende : Hannibal the Carthaginian general. — Published, London, etc.
Enfin, au moment où nous écrivons ces lignes, on nous signale le fait de l'achèvement d'une toile de M. Motte, élève de Gérôme ; le tableau représente,
nous dit-on, le passage du Rhône par l'armée carthaginoise, et comporte probablement un portrait du général en chef.
A-t-on jamais frappé des médailles ou gravé des pierres fines qui puissent nous révéler authentiquement les traits d'une figure dont les arts ont tant de
fois tenté d'opérer la restitution idéale ? Aucun texte ne nous éclaire à cet égard, et, en conséquence, il nous faut, pour élucider cette question délicate,
recourir à l'emploi des méthodes d'induction.
Établissons d'abord un fait, celui de la célébrité d'Annibal, célébrité qu'on peut qualifier de considérable, non-seulement chez les modernes, mais encore
dans le monde antique. Nous avons exposé, en notre Appendice A, l'admiration que professaient pour Annibal M. Thiers et Napoléon ; longtemps avant
eux, le grand Condé avait manifesté le même sentiment, car on l'entendit un jour dire à ses officiers : Messieurs, si Annibal pouvait revenir, il battrait
tous les généraux de Louis XIV ! Ce qu'il faut observer, c'est que les louanges si souvent et si bien exprimées par les modernes ne font que répercuter,
comme un écho, celles que se plaisait à prodiguer l'antiquité. Il était naturel que le brillant concert fût ouvert par des gens de Carthage[63] ; mais on ne
s'attendait pas à voir l'admiration gagner successivement tous les Italiotes et les Romains eux-mêmes[64]. Dès que les passions se furent apaisées, on
n'entendit plus au Forum que des discours destinés à prôner la gloire d'Annibal, à ce point que Juvénal reproche à ses compatriotes d'avoir sans cesse à la
bouche ce nom si malsonnant :
Quaque die miserum dirus caput Annibal implet !
Cependant l'habitude est prise et doit se perpétuer. L'Empire rend les plus grands honneurs à la mémoire du fils d'Amilcar ; Domitien, Pescennius Niger,
Caracalla, le glorifient avec amour[65].
Il n'est donc pas étonnant que, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, les hommes aient donné le surnom d'Annibal à nombre de personnages fameux :
Scipion et Sertorius, Mithridate et Juba, l'empereur Probus et l'Africain Gildon. C'est encore au Carthaginois Annibal que Riouffe comparait, en 1800, le
jeune général Bonaparte[66]. On ne sera pas non plus surpris de voir, à l'heure de la Renaissance, ce glorieux nom d'Annibal devenir prénom à la mode.
Parmi ceux qui portèrent cet élégant prénom, on peut citer : Annibale da Genaro, conte di Nicoterra, colonello ; Annibale di Giulio Cesare Varrano ;
Annibale Mazzocchi, vescovo ; Annibale Rucellai, segretario del cardinal Caraffa (Bonaventura Angeli, Storia della città di Parma, Parme, 1591) ; Annibale Guasco,
capitano ; Annibale Caro, nella lingua volgare specialissimamente essercitato (Antonio Spelta, Storia della città di Pavia, Pavie, 1603) ; le célèbre Annibal Carrache
(1560-1609) ; le cardinal auquel est dédiée la belle toile qu'on voit au Vatican dans l'antichambre du camerlingue, et qui porte cette inscription : D.
Hannibali Card. Albano ; l'éminent Annibale di Saluzzo, auteur du livre intitulé : Le Alpi che cingono l'Italia, etc.
En France, ce prénom d'origine punique s'est beaucoup moins répandu qu'en Italie et en Espagne, mais il n'y a pas été cependant absolument hors
d'usage. Vers la fin du XVIIIe siècle, au cours de la guerre des Antilles (1780-1781), un de nos plus beaux vaisseaux de 74 portait fièrement le nom de
l'Annibal, et ce nom cueillit alors un regain de gloire, grâce aux factions d'éclat de l'intrépide Lamotte-Piquet.
Il est donc établi que la juste célébrité d'Annibal, encore vivante parmi nous, remonte à une haute antiquité. D'autre part, nous savons que les artistes
grecs ou romains empruntaient souvent leurs motifs aux traits de la physionomie des grands hommes de guerre. C'est ainsi que l'empereur Auguste se
servait officiellement d'un sceau donnant l'empreinte de la tête d'Alexandre le Grand[67] ; que, chez certaines familles, les bagues, les bracelets, tous les
objets de parure portés par les hommes ou les femmes étaient également à tête d'Alexandre[68]. La figure du héros macédonien passait pour talisman et
faisait office d'amulette[69]. Du rapprochement de ces deux faits il est, jusqu'à certain point, permis de conclure à la probabilité d'une fréquente
représentation du visage d'Annibal, représentation opérée par les arts dans des conditions similaires.
La collection de Bosius comprenait, au XVIIe siècle, une médaille présentant, au revers, une image d'Annibal, accompagnée de l'inscription : ΑΝΝΙΒΑΛ
ΠΟΙΝΟΣ ; à l'avers, un Jupiter demi-nu, tenant de la main droite ses foudres, et de la gauche le sceptre du monde, avec cette légende : ΔΟΞΑ ΔΙΟΣ.
Bosius ne se faisait point d'illusions à l'égard de la valeur de ce prétendu monument iconographique, qu'il disait être faux et de fabrication moderne[70]. Il
professait à peu près le même sentiment touchant certaine médaille d'argent que possédait alors un ecclésiastique de Leipzig, du nom d'Henri Meier.
Cette pièce à tête d'Annibal laissait lire les deux mots : ILLE HANNIBAL[71].
Une médaille analogue fut offerte à l'amiral de Naples, Gonzalve de Cordoue, descendant du grand capitaine de ce nom. Elle portait, à l'avers, la légende
latine : HANNIBAL POENORVM DVX, et, au revers, le dessin d'un guerrier donnant un coup de lance, avec le mot : ACCIPITE. L'archevêque de
Tarragone, Antoine-Augustin, célèbre antiquaire, n'eut pas de peine à reconnaître qu'il ne s'agissait là que d'une œuvre de supercherie[72].
On n'ignore point qu'il y aurait imprudence à considérer comme authentique la tétradrachme d'argent de la collection des Ursins[73], dont nous avons
donné le dessin (tome I, Appendice E) d'après l'Univers pittoresque (Afrique ancienne), publié par Firmin Didot. Le département des Estampes de la Bibliothèque
nationale en possède trois reproductions gravées ; la première sous la signature Landon ; la deuxième avec cette légende explicite :
APVD FVLVIVM VRSINVM
IN NOMISMATE ARGENTEO
La troisième, de moindres dimensions, occupe un médaillon perlé, lequel est à son tour placé dans un cadre rectangulaire formé de baguettes de laurier.
On conserve au même département deux autres gravures intéressantes en ce qu'elles sont des fac-similés de médailles. L'une porte pour légende :
ANNIBAL CAR. D ; l'autre, HANNIBAL Ex monetâ aned D. C. à Lohenstein. La première représente un homme âgé, à chevelure et à barbe incultes ; la
seconde, un jeune homme imberbe, au nez très-aquilin.
En fait de pierres fines, on cite la célèbre cornaline des Ursins, trouvée sur le territoire de Pérouse, non loin du lac de Trasimène. Elle nous montre
Annibal offrant un sacrifice ; son gendre Asdrubal se tient debout à sa gauche ; son fils Annibal est à l'autel. On pense que cette pierre a pu former
l'ornement d'une bague appartenant à quelque admirateur passionne du grand Carthaginois. Les contemporains de Bosius vantaient aussi la valeur de
certaine pierre du cabinet Farnèse, représentant Annibal enfant, pierre qu'ils supposaient provenir de l'anneau d'Annibal lui-même[74].
Nous avons mentionné (tome I, Appendice E) la cornaline découverte en Calabre en i8o5 et qui faisait partie du cabinet de l'impératrice Joséphine. Ajoutons
que le département des Estampes de la Bibliothèque nationale en conserve le dessin, gravé par Ambroise Tardieu.
Le même Appendice E comprenait une inscription latine où le nom d'Annibal met hautement en relief la liste des succès de Fabius Maximus Cunctator ;
en voici une autre, non moins authentique que la première, où le nom de Marcellus fait également opposition à celui du héros de Carthage :
M CL MARCELLO
ROMANORVM ENSI
FVGATO HANNIBALE
DIREPTIS — SYRACVSIS
V CONS
S P Q NOLANVS
(Mommsen, I. R. N. n° 1894.)

Bosius signalait, en outre[75], une pierre antique où se lisaient distinctement ces mois :
HANNIBAL HAMILCARIS F
Nous ne possédons à cet égard aucun moyen de contrôle, et, cela étant, il serait téméraire de décider si la pierre est, ou non, le fruit d'une découverte
sérieuse.
Les conclusions de la présente notice sont nécessairement celles-ci : le seul bien réellement acquis à la science consiste, jusqu'à présent, en deux
monuments épigraphiques (Mommsen, Elogia, XXIX, et I. R. N., 1984). Nous ne possédons encore de la figure d'Annibal aucune représentation irréfutablement
authentique ; une œuvre d'art, la Capuana statua, est seule empreinte de certain cachet d'authenticité.

[1] Dans l'antiquité grecque et latine proprement dite, les auteurs qui traitent de l'expédition d'Annibal sont : Appien, Caton l'Ancien, Cælius Antipater, Cincius Alimentus, l'empereur Claude, Dion-Cassius,
Diodore de Sicile, Eumaque, Eutrope, Florus, Justin, Juvénal, C. Nepos, Nævius, Pline, Polybe, Salluste, Silius Italicus, Sosile, Strabon, Tite-Live, Varron, etc.
[2] M. Augustin Chaho (Histoire des Basques) cite le chant conservé par les Euskariens sur les conquêtes d'Annibal en Italie. Il convient d'ajouter que divers critiques attribuent ce poème à un auteur du
XVIIe siècle.
[3] Ceterum Hannibalis res gestas etiam recentioribus Afris innotuisse, illud indicio est quod Vincent Leblanc, Massiliensis, in suo Itinerario, parte II, cap. XVII, scribit, Temesnæ in regno Maroccæ, sibi
Maurum quemdam anno Christi CIƆ IƆLXXVIII, inter alios libros, quibus utebatur, nominasse quemdam Albuzer dictum, plenum rerum curiosarum de gestis celeberrimorum Africæ virorum, Hannibalis,
Massinissæ, Septimii Severi, et mullorum aliorum regum, principum et episcoporum, ut Augustini, etc. (J. A. Bosius, édition de C. Nepos, Notæ ad Hannibalem, Leipzig, 1675.)
[4] Secrétaire et ambassadeur des empereurs d'Allemagne, Luitprand de Crémone écrivait vers l'an 970 de notre ère.
[5] Meglio di mezzo secolo prima, una Historia transitas Annibalis era stata scritta dal Maccaneo, ma non fu stampata mai... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[6] L'ouvrage de l'Anonyme porte ce titre compliqué : Totale et vraye description de tous les passaiges, lieux et destroictz par lesquels on peut passer et entrer des Gaules ès Italies, et, signamment, par où
passèrent Hannibal, Iulius Cæsar, et les très-chrestiens, magnanimes et très-puissants roys de France Charlemaigne, Charles VIII, Loys XII, et le très-illustre roy Françoys, à présent resgnant, premier de ce
nom, etc. — On vend les dicts livres à Paris, à la rue Saint-Jacques, près Saint-Yves, à l'enseigne de la Croix de bois, en la maison de Toussaint Denys, libraire cam privilegio ; 28 feuillets de 2 pages
chascun, in-4°, avec cartes aux feuillets 4 et 13. 1515. Réimprimé en 1618.
[7] Uno de' primi ricercatori del passo d' Annibale fu, 300 anni fa, il Pigafetta in littera ch' e nell Ambrosiana. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)
[8] Un curieux et savant homme, nommé Clément Durand, voulant entreprendre dans Paris une diatribe ou exercitation au sujet du passage d'Annibal, ne s'est pas contenté, pour se résoudre dans son opinion,
du sentiment de tous les auteurs. Mais il prie et interprète tous les curieux du siècle par un petit imprimé, qu'il leur adresse de Paris, l'an 1654, de lui faire savoir leur sentiment sur cinq demandes qu'il leur
propose. (Honoré Bouche, Chorographie et histoire de Provence, Aix, 1664.)
[9] Arneth, Bernewitz, Francke, Fuchs, Herzog, Mommsen, das Morgenblatt, Müller, Pisauski, Reichard, Schütt, Ukert, Von Vincke, Wiedemann, Wijnne, Zander, etc.
[10] Abott, Chaix, Ellis, Faxe, Gibbon, Holdswortk, Long (H. L.), Macdougall, lady Morgan, Withaker, Wickham et Cramer, etc.
[11] Melville, etc.
[12] Paul Orose, Isidore de Séville, etc.
[13] De Beaujour, Brunet de l'Argentière, de Cazaux, Chappuis, Daudé de Lavalette, Delandine, Deluc, Desjardins, Drojat, Des Essarts, Favre, Fortia d'Urban, Gillée, Girard, Imbert-Desgranges, Labbe,
Larauza, Larenaudière, Letronne, Macé, de Mandajors, Martin de Bagnols, Maissiat, P. Menestrier, Napoléon, le Polybiblion, Quiqueran de Beaujeu, Rendu, Replat, de Rivaz, Rossignol, Saint-Cyr-Nugues,
de Vaudoncourt, de Verneuil, etc.
[14] Heerkens.
[15] Amati, Armandi, Bianchini, Capponi, Cibrario, Daniele, Dante, Denina, Durandi, Guazzezi, Maccaneo, Mauri, Negri, Palmieri, Pecis, P. Pietro, Pigafetta, Carlo Promis, Vettori, etc.
[16] Grosley, Leyel, Ranstroem, etc.
[17] Bourrit, Paul Chaix, Rauchenstein, de Saussure, Schaub, etc.
[18] Abbé Albert, PP. Catrou et Rouillé, rév. Cramer, abbé Denina, abbé Ducis, P. du Puy, P. Fabre, P. Fournier, Paul Jove, P. Murith, P. Ménestrier, Paul Orose, Pigafetta, Quiqueran de Beaujeu, évêque de
Senez, Mgr Rendu, évêque d'Annecy, dom Vaissète, etc.
[19] Daudé de Lavalette, Imbert-Desgranges, etc.
[20] Chappuis, Desjardins, Duruy, Larauza, Letronne, Poirson, Macé, Rollin, Rossignol, etc.
[21] Armandi, Bourcet, Folard, Guischardt, Macdougall, Matthieu Dumas, Melville, Napoléon, Negri, Rogniat, Roussillon, Saint-Simon, Saint-Cyr-Nugues, Servan, de Vaudoncourt, de Verneuil, Blaise de
Vigenère, etc.
[22] Alciat, Alschefaki, Doujat, Ernst, Fabri, Gosselin, Lachmann, Lipse, Marliani, Matthiæ, Schweighæuser.
[23] Dante, Juvénal, Pétrarque, Quiqueran de Beaujeu, Silius Italicus, etc.
[24] D'Anville, Barbié du Bocage, Bergier, Bourrit, Malte-Brun, Mannert, Walckenaër.
[25] Arnold, Cantù, Duruy, Gibbon, Mommsen, Niebuhr, C. Promis, Rollin, Amédée Thierry, etc.
[26] Breton, Fodéré, King, de Lalande, Millin, lady Morgan, de Saussure, de Stolberg.
[27] Emploi du vinaigre à la guerre, Paris, 1818.
[28] Statistique du département de la Drôme, 1835.
[29] Edition de Tite-Live, t. IV, p. 501. Variæ dissertationes de Hannibalis itinerario recensentur.
[30] Tavola delle opinioni degli scrittori antiche e moderni circa il passo di Annibale nelle Alpi.
[31] Description du Dauphiné, Grenoble, 1852.
[32] Revue critique, numéro du 19 septembre 1874.
[33] Les Vies d'Annibal sont celles de Sosile, Nepos, Annius de Viterbe, Donat Acciaiuoli, Quiqueran de Beaujeu, Mauri, Bernewitz, Abott, Des Essarts, etc.
[34] Cicéron, Orat. LXIX.
[35] Suétone, Claude, XLII.
[36] Athénée, Dipnosoph. XIII, V.
[37] Suétone, De illustribus grammaticis, II.
[38] Diodore de Sicile, XXVI, IV.
[39] Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. LXII, passim.
[40] Commentaires de Napoléon Ier, notes sur l'ouvrage intitule : Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat, passim.
[41] Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. LXII, passim.
[42] Gli antichi facevano ogni cosa meglio e con maggior prudenza di noi. (Machiavel, Art de la guerre, liv. VI.)
[43] Pline, Hist. nat. XXXIV, XV.
[44] Silius Italicus, Puniques, XVII.
[45] Hérodien, Hist., IV, VIII.
[46] Pline, Hist. nat., XXXV, II.
[47] P. Jovii, Hist. liv. VI. Bâle, 1578.
[48] Giuseppe Daniele, Ragionamento intorno ad an' antica statua di Annibale Cartaqinese, Naples, 1781.
[49] Giuseppe Daniele, op. cit.
[50] Giuseppe Daniele, op. cit.
[51] Giuseppe Daniele, op. cit.
[52] Sicul. cap. I, part. I, p. 5. Leyde, 1764, in-fol.
[53] Oratione in morte di Carlo di Austria. Naples, 1671, in-4°. — G. Daniele, op. cit.
[54] Capaccio, Forestiere, Giorn. IX. Naples, 1634.
[55] Giov. Pasquale, Memoria d'un fatto illustre di Capua antica, Naples, 1667. (Avec un portrait d'Annibal.)
[56] Giuseppe Daniele, op. cit.
[57] Giuseppe Daniele, op. cit. passim.
[58] Giuseppe Daniele, op. cit.
[59] Giuseppe Daniele, op. cit.
[60] Angelo Antonio Scotti, Dissertazione sopra un antica mezzo busto falsamente attribuito ad Annibale Cartaginese, Naples, 1816. (Bibliothèque nationale de Naples, 154, D, 17.)
[61] Giuseppe Daniele, op. cit., passim.
[62] Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. II.
[63] Josèphe, De bello Judaico, II, XVI, 4.
[64] Salluste, De bello Jugurthino, V. — Diodore de Sicile, XXVIII, X.
[65] Suétone, Domitien, X. — Spartien, Pescennius Niger, II. — Hérodien, Hist., IV, VIII.
[66] Stilius Italicus, Puniques, passim ; Plutarque, Sertorius, XXIII ; Velleius Paterculus, Hist. rom., II, XVIII ; Lucain, Pharsale, VIII ; Aurelius Victor, De Viris illustribus, Probus ; Claudien, Éloge de
Stilicon, préface du livre III ; A. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, livre II.
[67] Pline, Hist. nat., XXXVII, IV. — Suétone, Octave, L.
[68] Trebellius Pollion, Les trente tyrans, XIII.
[69] Trebellius Pollion, Les trente tyrans, XIII.
[70] ... vix dubito recentiorem ac supposititium esse. (J. A. Bosius, Ad Nepotem, Leipzig, 1675. — Cf. Giuseppe Daniele, Ragionamento, Naples, 1781.)
[71] Bosius, op. cit. — Daniele, op. cit.
[72] Dialoghi di D. Antonio Agostini ec. dial. XI. Rome, 1736, in-folio. — Cf. Daniele. op. cit.
[73] Ejusdem [Hannibalis] caput e nummo argenteo tetradrachmo exhibent Imagines Ursini num. 63, una cum litteris punicis nomen ejus (ut aiebat, cujus is nummus fuit, Petrus Contarenus) exprimentibus.
(Bosius, op. cit.)
[74] Corniolam Ursini repertam in agro Perusino prope lacum Trasimenum... memoral Jo. Faber commentario in imagines Illustrium Ursinianus ; conjicitque Afro alicui studioso Hannibalis pro petra
annulari fuisse... Addit et de alia gemma... Hannibalis pueri, ut existimat, exhibente [caput], conjicitque annularem ipsius Hannibalis fuisse. (Bosius, op. cit.)
[75] Ad Nepotem, Leipzig, 1675.

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