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Comprendre la mondialisation III

Anne Bauer, Brice Couturier, Benoît Frydman, François Gaudu, Olivier


Godard et Yannick Jadot

DOI : 10.4000/books.bibpompidou.1295
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Année d'édition : 2008
Date de mise en ligne : 17 janvier 2014
Collection : Paroles en réseau
ISBN électronique : 9782842462123

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842461140
Nombre de pages : 53

Référence électronique
BAUER, Anne ; et al. Comprendre la mondialisation III. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Bibliothèque publique d’information, 2008 (généré le 24 septembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/bibpompidou/1295>. ISBN : 9782842462123. DOI : 10.4000/
books.bibpompidou.1295.

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2008


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
COMPRENDRE LA MONDIALISATION

Paroles en
(CYCLE 5 )

réseau
Actes des rencontres de septembre à décembre 2006
Comprendre la mondialisation (cycle 3)

Manifestation organisée par le service Animation


de la Bibliothèque publique d’information
(pôle Action culturelle et Communication).
Cycle de conférences et de débats :
septembre/décembre 2006,
dans la Petite Salle du Centre Pompidou.
Président Conférences
du Centre Pompidou et débats
Alain Seban Conception et
organisation
Directrice générale Francine Figuière
du Centre Pompidou Catherine Geoffroy
Agnès Saal
Publication
Directeur de la Bpi Chargés d’édition
Thierry Grognet Virginie Gazil
Loïc Nataf
Responsable du pôle Coralie Salmeron
Action culturelle Chrystel Vannier
et communication
Philippe Charrier Mise en page
Fabienne Charraire
Chef du service Coralie Salmeron
Animation Chrystel Vannier
Emmanuèle Payen

Responsable
Édition/Diffusion
Arielle Rousselle

Note à l’usage des internautes :


Cette édition a été enrichie de liens vers d’autres sites,
or Internet étant un outil vivant et en constante évolution,
il est possible que certains liens créés ne soient plus valides
au moment où vous consulterez ce dossier.

Catalogue disponible sur


http://www.bpi.fr, rubrique Publications ou
http : //www.editionsdelabiliothèque. fr

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2008.


ISBN 978-2- 84246-114-0
ISSN 1765-2782
Sommaire

Lundi 25 septembre 2006


L’environnement entre péril et préservation

Ouverture
Anne Bauer

Vers une gouvernance mondiale de l’environnement (non disponible)


Laurence Tubiana

S’organiser pour lutter


contre la dégradation de l’environnement global
Yannick Jadot

Globalisation des enjeux environnementaux


et mondialisation économique : les contradictions
du principe de souveraineté des États-nations
Olivier Godard

Débat (non disponible)


Modérateur : Anne Bauer

Lundi 16 octobre 2006


Planétarisation de la violence politique
et du crime organisé

Ouverture (non disponible)


Josépha Laroche

Guerre globale, guerre sans fin, guerre symbolique (non disponible)


François-Bernard Huyghe

Les mythes de la « mondialisation du crime » (non disponible)


Gilles Favarel-Garrigues

La globalisation du jihad (à venir)


Bernard Rougier

Débat (non disponible actuellement) (non disponible)


Modérateur : Josépha Laroche

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information / Centre Pompidou, 2008


isbn 978-2-84246-114-0
Lundi 13 novembre 2006
Va-t-on vers un droit mondial ?

Ouverture
Brice Couturier

Les limites de la mondialisation du droit (non disponible)


Chantal Delsol

Le défi de la mondialisation à l’ordre des États


Benoît Frydman

Le droit social à l’épreuve de la mondialisation


François Gaudu

Débat
Modérateur : Brice Couturier

Lundi 11 décembre 2006


Conclusion du cycle : Le mondial contre l’universel ?
(non disponible actuellement)

Dialogue entre Marcel Gauchet et Zaki Laïdi,


animé par Raphaël Enthoven

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information / Centre Pompidou, 2008


ISBN 978-2-84246-114-0
Lundi 25 septembre 2006

L’environnement entre péril et préservation

Ouverture
Anne Bauer

Vers une gouvernance mondiale de l’environnement (non disponible)


Laurence Tubiana

S’organiser pour lutter


contre la dégradation de l’environnement global
Yannick Jadot

Globalisation des enjeux environnementaux


et mondialisation économique : les contradictions
du principe de souveraineté des États-nations
Olivier Godard

Débat (non disponible)


Modérateur : Anne Bauer

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information / Centre Pompidou, 2008


ISBN 978-2-84246-114-0
Ouverture

Anne Bauer *

Bonsoir à tous, cette table ronde s’intitule « L’environnement entre péril


et préservation ». Je vais commencer par vous présenter les différents inter-
venants de cette soirée. Tout d’abord, Laurence Tubiana, directrice de l’Ins-
titut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), et
professeur à Sciences politiques. L’IDDRI est une association qui réunit des
chercheurs et des décideurs politiques pour réfléchir à de meilleurs moyens
de gestion politique des ressources de la planète, de lutte contre les pollu-
tions transfrontalières et pour trouver les voies d’une gouvernance mondiale
sur ces questions qui concernent aussi l’immigration, la pauvreté, etc.
Laurence Tubiana a également participé à des négociations internationales,
comme la définition du protocole de Carthagène qui oblige les États expor-
tateurs d’OGM à obtenir l’accord des États importateurs avant l’expédition de
la marchandise. Peut-être nous expliquera-t-elle comment on passe de textes
internationaux à la pratique ? À mes côtés aussi, Yannick Jadot, directeur de
campagne chez Greenpeace France. Il était auparavant délégué général de
SOLAGRAL en tant que spécialiste des questions de commerce agricole mondial
et économiste. Je pourrais aussi ajouter que Yannick apprécie les balades en
mer, en zodiaque, à côté des bases de sous-marins nucléaires et des thoniers
français. Enfin, Olivier Godard nous accompagnera aussi ce soir. Il est cher-
cheur au CNRS, professeur à Polytechnique, travaille depuis les années 1970
sur les enjeux environnementaux, et surtout les principes qui ont assis le droit
international de l’environnement, notamment le principe pollueur-payeur,
les marchés de droit, l’évaluation des risques et le principe de précaution. Il
est aussi coauteur du Traité des nouveaux risques 1 et participe en ce moment
à un groupe de travail sur les instruments économiques qui pourraient être 6
mis en place pour favoriser le développement durable. Quant à moi, je m’ap- Ouverture
pelle Anne Bauer, je suis journaliste aux Échos, et je préside l’Association des
journalistes de l’environnement.
On prend de plus en plus conscience que la santé de notre planète
n’est pas au beau fixe ; notre mode de consommation est dévoreur de res-
sources naturelles. Si tous les habitants du monde vivaient comme nous,
il faudrait sans doute deux, trois ou quatre planètes pour subvenir à nos
besoins. Les économistes ont beau avoir peu étudié ces domaines, il existe
pourtant des calculs pour mesurer notre empreinte écologique – c’est-
à-dire la somme des ressources naturelles qu’on utilise – cela représente
environ 120 %. Chaque année, l’homme emprunte à la nature 20 % de
ressources renouvelables de plus que les flux de récupérations naturels de
ces ressources. Les gens ont encore tendance à penser que la nature appar-
tient à tout le monde et qu’il n’est pas nécessaire de s’en occuper. À l’heure
où les prix du pétrole flambent, on sait que si tous les Chinois roulaient en
voiture comme nous, ils consommeraient chaque jour 80 millions de barils
soit l’équivalent ou même plus que la production journalière actuelle.
Cette prise de conscience de la dégradation de l’environnement et
des ressources que nous utilisons est sans cesse répétée de rapports en
rapports, de conférences en conférences. Les agences de l’ONU sonnent
généralement l’alerte, que ce soit pour la pêche, la forêt, le climat, etc.
Tout nous montre que pour satisfaire les besoins d’une population qui
reste en progression, il faut multiplier la consommation d’eau, de bois,
etc., ce qui pose à chaque fois d’autres soucis. Je crois que ce n’est pas la

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peine de vous faire la liste des catastrophes. Vous avez entendu parler du
réchauffement climatique : s’il était extrêmement rapide, il ne laisserait
pas à l’homme le temps de s’adapter. Ajoutons à cela le trou de la couche
d’ozone ; aujourd’hui l’Organisation météorologique mondiale vient de
publier un rapport pour rappeler que le trou n’a jamais été aussi large.
Vous avez aussi entendu parler des espèces en voie d’extinction : 30 %
des mammifères sont menacés de disparition. Il y a aussi le problème de
l’eau : un homme sur cinq n’a pas accès à l’eau potable sur la planète et,
chaque année, cinq millions de personnes meurent des conséquences de la
pollution de l’eau. Enfin, vous devez connaître les problèmes du pétrole,
qui est une ressource non renouvelable, et de la pêche, où les trois quarts
des poissons sont pêchés à la limite de la surexploitation.
Il faut donc essayer de trouver des accords internationaux pour gérer
cette ressource. Ceci est d’autant plus difficile que ce sont les États du
Nord qui consomment la quasi-totalité des ressources, ce qui n’aide pas au
dialogue avec les États du Sud. Chaque fois, les États du Nord prennent
conscience du fait qu’ils ont été trop loin, mais dès qu’ils essaient de revoir
les règles du jeu, les États du Sud leur répondent que la pollution vient
du Nord, et, qu’à leur tour, ils ont, eux aussi, le droit de se développer
et de rouler en voiture, et donc, qu’avant de leur demander de faire des
efforts, les pays développés feraient mieux de les aider. Il y a eu toute
une série de conventions internationales depuis les années 1970 pour
essayer de régler les questions que sont l’eau, la biodiversité, le climat, etc.
Elles sont cependant difficiles à mettre en œuvre, d’autant plus que la
préservation de l’environnement et le développement économique ne font 7
pas très bon ménage. Notre souci aujourd’hui est que nous avons beau Ouverture
avoir conscience de ces questions, la protection de l’environnement est
une tâche à long terme, alors que l’économie, elle, est souvent un calcul à
court terme. Pour exemple, on ne connaît pas vraiment le coût de l’érosion
des sols et de la désertification par rapport à des mesures de prévention.
Il faut donc aujourd’hui un débat sur la planète pour essayer de trouver
de nouvelles règles internationales de gouvernance. L’ONU a fixé beaucoup
d’objectifs ambitieux, qui sont généralement acceptés par les 192 États
membres. Il y a un calendrier, avec par exemple les objectifs du millénaire
pour le développement, pour réduire entre autres la part de la population
mondiale qui n’a pas accès à l’eau. Il y a eu plusieurs sommets, le sommet
de la Terre à Rio en 1992 et à Johannesburg en 2002, qui ont fixé des
objectifs précis, par exemple arrêter la perte de la biodiversité avant 2015.
Enfin, il y a beaucoup de conventions internationales sur le trafic
des déchets toxiques ou sur la lutte contre les marées noires par
exemple – même s’il y a parfois des fuites, comme en Côte-d’Ivoire. Il y a
des textes extrêmement ambitieux, mais comme il s’agit de défendre des
biens qui appartiennent à tous, et à personne en particulier, personne n’a
suffisamment de volonté politique pour les mettre en œuvre.

Notes
* Grand reporter aux Échos, présidente de l’Association des journalistes de l’environnement
(AJE).⁄
1. GODARD Olivier, HENRY Claude, LAGADEC Patrick et KERJAN Erwann Michel,
Traité des nouveaux risques, Paris, Gallimard, 2002.⁄

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S’organiser pour lutter contre la dégradation
de l’environnement global

Yannick Jadot *

Cela fait trente-cinq ans que Greenpeace lutte pour l’environnement.


Pour répondre à votre question sur la gouvernance mondiale, on constate
des progrès mais aussi des reculs. Mais avant toute chose, excusez-moi
d’être arrivé en retard ce soir : j’étais en contact avec mes collègues
en Estonie où nous avons bloqué le Probo Koala dans le port de Paldiski,
juste à côté de Tallinn. Il s’agit du navire qui avait déversé de grandes
quantités de déchets toxiques à Abidjan. On a décidé de bloquer ce bateau
qui, après avoir déchargé quelques centaines de tonnes de déchets toxiques,
a continué son business. Ce bateau est une pièce à conviction. On appelle
maintenant la Commission européenne à faire son travail, car certains
pays européens – les Pays-Bas et peut-être l’Espagne – sont impliqués dans
cette affaire. Nous voulons connaître la chaîne de responsabilité qui a tout
de même coûté la vie de sept personnes et en a intoxiqué quelques dizaines
de milliers d’autres.
Je vais commencer en prenant quelques exemples qui démontrent
la complexité des enjeux de la mondialisation en termes d’environnement
et illustrent la manière dont Greenpeace travaille. On ne gagne pas à tous
les coups, mais il nous arrive de gagner et de ralentir la dégradation de
l’environnement global.

Protéger les forêts


Premier exemple : celui de la biodiversité, notamment les forêts anciennes
ou primaires, est frappant. Ces grandes forêts n’ont jamais été exploitées
industriellement. On les trouve en Amazonie, dans le Bassin du Congo,
en Asie du Sud-Est, mais aussi au Canada, en Sibérie et il existe aussi un 8
minuscule bout de forêt primaire que les Finlandais s’échinent à vouloir S’organiser pour lutter
faire disparaître de leur territoire. Ces forêts réunissent à peu près 80 % de contre la dégradation
la biodiversité terrestre, ce qui est considérable. Les 70 à 80 % des produits de l’environnement
qui servent à soigner le cancer se servent, dans leur conception, de gènes global
qui proviennent des forêts primaires. Malheureusement, depuis le début
de l’ère industrielle, 80 % de ces forêts primaires ont disparu. Il est donc
essentiel de conserver ces forêts. Il faut clairement considérer que ce sont
des biens publics ; l’ensemble de l’humanité a évidemment un avantage
extraordinaire à conserver ces forêts.
Qui décide de l’avenir des forêts ? On l’a dit, il y a la Convention sur
la diversité biologique, qui est un accord international né à Rio en 1992,
et qui s’est fixé comme objectif d’arrêter, d’ici 2010, la dégradation de
la biodiversité sur terre et, d’ici 2012, dans les mers. Pour atteindre ces
objectifs, cet accord international, sans aucun pouvoir, préconise de mettre en
place ce qu’on appelle des aires protégées ; des lieux où la biodiversité va être
à l’abri de l’exploitation. Donc voici le premier cadre. Le souci c’est qu’il
n’est pas juridiquement contraignant : on ne peut pas imposer aux États de
mettre en place toutes les politiques qui permettront d’arrêter la dégradation
de cette biodiversité. Pourtant, cet objectif existe, les États ont pris des
engagements et il importe avec persévérance de les leur rappeler.
En dehors de la Convention sur la diversité biologique, une autre
organisation multilatérale a un impact très important sur les forêts,
l’Organisation mondiale du commerce. C’est en son sein que sont
négociés les accords de libéralisation des marchandises et des services.

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Et, dans un de ses accords de libéralisation qui concerne les produits non
agricoles – c’est-à-dire les produits industriels, mais aussi les produits du
bois et les poissons –, l’Union européenne avait accepté, sous la pression
des associations, d’évaluer l’impact de la libéralisation des échanges sur
un certain nombre de secteurs, et notamment sur le secteur forestier.
La conclusion est que la libéralisation des produits forestiers remettrait
largement en cause l’avenir de ces forêts primaires, et plus particulièrement
les forêts tropicales.
Le troisième lieu de régulation pour l’environnement est le domaine
des politiques nationales. La France, par exemple, avec l’Agence française
de Développement, possède un outil important d’intervention sur
le Bassin du Congo. L’AFD est le bras financier, et largement concep-
tuel, de la coopération française. L’Agence française de développement
finance quantité de projets d’exploitation forestière, parfois de sociétés
qui sont attaquées dans des pays voisins pour exploitation illégale des
forêts. Bien sûr, l’AFD prétend qu’il s’agit d’exploitation forestière durable,
mais contrairement aux objectifs qu’il faudrait se fixer, elle accorde
toujours 80 à 90 % de ses fonds en appui à l’exploitation forestière.
La priorité devrait être inversée et la majorité des financements orientée
vers la protection des forêts. Par exemple, aujourd’hui, en République
démocratique du Congo – qui est un pays en difficulté forte – se discute la
relance du secteur forestier. La forêt de RDC est la plus belle, la plus grande
et la moins dégradée du Bassin du Congo. Nous défendons l’établissement
d’un moratoire sur l’exploitation forestière, le temps de mettre en place tous
les outils qui permettront, à un moment donné, d’avoir une exploitation 9
forestière durable au service des communautés locales des pays forestiers et S’organiser pour lutter
non pas au service des sociétés internationales qui y travaillent. La France a contre la dégradation
un comportement ambigu de ce point de vue et reste trop « soucieuse » de l’environnement
des intérêts des acteurs privés, extrêmement puissants dans la région, global
qui souhaitent, non seulement, développer d’autres lieux d’exploitation
forestière mais, en plus, bénéficier pour cela de l’argent public.
D’autres acteurs entrent en jeu. Tout d’abord, les entreprises. On a mené
des campagnes d’envergure contre des entreprises, comme LAPEYRE ou
CASTORAMA, qui aujourd’hui intègrent très clairement des objectifs de labelli-
sation, en reprenant le label FSC, qui seul garantit que le bois que vous achetez
est issu d’une exploitation forestière véritablement durable, au service des
communautés locales. Les acteurs économiques évoluent, tout comme les
États puisque le code des marchés publics – qui représentent 30 % des impor-
tations de bois – est en train d’évoluer pour intégrer dans les appels d’offre des
critères d’éco-certification qui assureraient la non-illégalité et la durabilité de
l’exploitation forestière. Évidemment, les consommateurs, qui interviennent
en choisissant ce qu’ils achètent, ont un rôle très important à jouer. Quand
on choisit du tek, on a 90 % de probabilité de contribuer à la destruction de
la forêt indonésienne. Petit à petit des dynamiques se créent et permettent
d’empêcher la surexploitation forestière.

Mieux gérer l’énergie dans un souci de régulation du climat


Prenons un deuxième exemple, celui du climat et de l’énergie. Pas la peine de
le répéter, tout le monde sait que les enjeux climatiques sont considérables,

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en particulier pour les pays en développement. Sur l’agriculture africaine,
un réchauffement moyen de deux à trois degrés provoquerait des baisses
de rendement de 20 %. Près de 60 % de la population mondiale vivrait,
d’ici 2050, dans des régions à fort stress hydrique. En lien direct,
l’enjeu énergétique, qui concerne aussi la « fin » du pétrole et les enjeux
de sécurité d’approvisionnement. Deux grandes options se présentent :
la poursuite de la dépendance au pétrole et les guerres potentiellement
générées, qui s’accompagnent le plus souvent d’une autre dépendance,
celle au nucléaire, tout aussi dangereuse pour la stabilité internationale,
compte tenu des risques permanents de prolifération. L’autre option consiste
à révolutionner l’offre énergétique, car d’autres solutions existent.
Certains pays s’orientent déjà vers des énergies douces, des énergies
renouvelables, et créent ainsi de l’emploi dans des secteurs économiques
extrêmement performants. Pour les renouvelables, les marchés se déve-
loppent à un rythme de 30 % de croissance par an. La priorité doit
aussi être la réduction des consommations d’énergie. Les ingénieurs,
les techniciens, les experts considèrent que l’on pourrait réduire de 50 %
notre consommation énergétique sans toucher à notre confort. En dépit de
ces solutions de bon sens, les progrès sont faibles, notamment en France,
où les gouvernements sont convaincus qu’AREVA sur le nucléaire, TOTAL
sur le pétrole et EDF en fournisseur d’électricité sont LA solution. Il y a
là une rupture conceptuelle et culturelle à engager sur ce que peut être
une politique énergétique moderne et répondant aux enjeux du climat
et de la sécurité d’approvisionnement. Sur les grands enjeux environne-
mentaux, on a donc un besoin urgent de parvenir à décrypter les enjeux 10
de mondialisation : Où sont les lieux de décisions ? Quels sont les acteurs S’organiser pour lutter
qui y interviennent ? Où sont les marges de manœuvre ? Quels sont contre la dégradation
les rapports de force possibles à construire ? Si on n’arrive pas à faire cela, de l’environnement
global
on est assurément perdants. Si on y arrive, on arrive à gagner parfois.

Lutter contre les mauvaises pratiques des gouvernements


concernant les exportations de déchets toxiques
Troisième exemple de lutte en lien avec la gouvernance internationale : la
campagne menée sur l’ancien porte-avions Clemenceau. Ça commence
avec près de vingt ans de négociation pour aboutir à une réglementation
internationale sur l’exportation de déchets vers les pays du Sud, la convention
de Bâle. Depuis les années 1980, cette convention s’est progressivement
améliorée pour arriver enfin à ce que les exportations de déchets toxiques
vers les pays du Sud soient à peu près encadrées, en théorie évidemment.
Dans ce cadre-là, un certain nombre d’associations avaient décelé que les
navires en fin de vie échappaient à la convention de Bâle. Il aura fallu dix
années de campagnes internationales pour gagner aussi sur l’intégration
des navires en fin de vie dans la convention de Bâle. Au final, on avait un
texte parfois contesté mais globalement bon. Le principal enjeu devenait
la mise en pratique du droit international. Je crois qu’à cet égard le combat
mené sur le Clemenceau a largement fait évoluer la réalité des exportations
de déchets toxiques. Comment a-t-on mené ce combat ? On l’a mené globa-
lement avec trois types d’organisation :
- les organisations écologistes sur le principe de la justice environnementale :

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comment peut-on exporter vers le Sud un problème qu’on ne veut pas gérer
chez nous parce qu’on considère qu’il y a un danger majeur ? Pour rappel,
il y a dix jours, la Cour suprême indienne sortait un rapport qui montre
qu’un ouvrier sur six à Alang est atteint d’asbestose. Quand vous connaissez
le turn-over des ouvriers à Alang, vous vous rendez compte que l’intoxication
est considérable ;
- les organisations de victimes de l’amiante attaquaient le principe du double
standard alors qu’on a des règles extrêmement contraignantes aujourd’hui
en France pour gérer la question de l’amiante. Comment peut-on se débar-
rasser de ce problème vers des pays qui ne les ont pas ? Peut-on considérer
qu’une vie indienne est moins importante qu’une vie française ?
- les organisations de défense des droits de l’Homme, et notamment les
droits de l’Homme au travail. En France, mais aussi au niveau international,
la campagne s’est organisée autour de cette coalition : Greenpeace, les asso-
ciations écolos, la FIDH (Fédération internationale des droits de l’Homme) et
les associations anti-amiante. S’est ajouté rapidement un partenaire essentiel :
les syndicats de travailleurs, et surtout les syndicats de travailleurs indiens
qui ont considéré que le besoin de travailler n’était pas un prétexte pour
travailler dans n’importe quelles conditions. Ce qui a fait la force de cette
campagne (et finalement que le droit soit respecté), c’est le combat à long
terme sur le droit et une mobilisation très large et internationale d’acteurs
différents sur les questions sanitaires, sociales et environnementales. Ce
n’est pas seulement l’histoire du Clemenceau, d’autres bateaux suivront.
On apprenait d’ailleurs hier qu’un des navires sur lesquels on se battait,
l’Otapan – qui a été exporté des Pays-Bas vers la Turquie –, a été refusé par la 11
Turquie sous prétexte qu’il était plein d’amiante. Les Pays-Bas sont de nouveau S’organiser pour lutter
obligés, comme la France, de rapatrier ce navire. Voilà comment on arrive contre la dégradation
sur une campagne à articuler du droit international, du droit européen, une de l’environnement
pression nationale et une articulation entre différents acteurs, qui permettent global
de recouvrir un large spectre de revendications et de mobilisations.

Évaluer les risques sanitaires


Quatrième exemple : la directive européenne REACH 1, qui est censée changer
notre façon de mettre des molécules toxiques sur le marché. Jusqu’à maintenant
vous pouviez mettre des molécules toxiques sur les marchés sans avoir besoin
d’en évaluer le risque sanitaire. L’idée de cette réforme européenne est d’imposer
l’évaluation du risque sanitaire et, s’il y a un risque, d’imposer la substitution
avec des substances non toxiques. De plus en plus de cancérologues déclarent
que certains cancers sont en train d’augmenter et sont liés à l’ensemble de
notre environnement toxique – téléphone portable, moquette, revêtement,
etc. Greenpeace a travaillé sur REACH avec la CGT, en France, pour essayer de
faire bouger la position française qui était, vu son industrie chimique, plutôt
réticente à la réforme. L’enjeu principal est l’environnement, mais aussi la santé
publique et la santé au travail. On sait que les syndicats sont aujourd’hui très
sensibles à cela, vu l’importance que cela prend dans pas mal de secteurs indus-
triels. Nous avons également travaillé sur les enjeux économiques et sociaux.
Globalement, une industrie qui innove, qui fait de la recherche, qui est en lien
avec les enjeux de société, est plutôt une industrie qui est implantée dans un
bassin d’activité économique et aura moins de chance de se délocaliser.

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Sensibiliser tout le monde : du producteur au consommateur
Un cinquième exemple, celui de l’Amazonie qui est en passe d’être
détruite à cause des cultures de soja – devenu le principal élément
de l’alimentation animale. Comment peut-on bloquer le développement
extrêmement rapide des cultures de soja ? Greenpeace a beaucoup
travaillé avec les populations locales pour essayer de donner aux peuples
qui vivent dans les forêts des droits sur leur forêt. Mais cela n’a pas suffi.
On a donc fait pression sur les grands acheteurs de soja, comme
Mac Donald’s qui nourrit ses poulets au soja. Cette chaîne achète quantité
de soja, notamment à Cargill, qui développe ses cultures pionnières en
Amazonie. Grâce à cette pression, nous avons réussi à créer un petit club de
grands acheteurs de viande nourrie avec du soja provenant d’Amazonie – qui
a imposé à Cargill un moratoire de deux à trois ans sur de nouvelles cultures
pionnières sur l’Amazonie. Actuellement, ces grands acteurs sont engagés
à ne plus empiéter sur l’Amazonie. À ce niveau, on a fait marcher la pres-
sion du consommateur, la pression des ONG et la pression des scientifiques
sur de grands acteurs économiques.
Enfin, une dernière note sur la question du thon rouge. Sur les niveaux
de pêche, la situation française est extrêmement opaque. Autant on arrive
aujourd’hui à parler d’agriculture, autant la pêche reste un sujet très difficile.
Pour la première fois, quand on est arrivé à Marseille, l’ensemble des asso-
ciations a fait bloc pour prévenir d’un éventuel effondrement du stock
de thon rouge en Méditerranée. Les scientifiques de l’IFREMER 2 ont tout
de suite validé l’analyse des associations, ce qui est exceptionnel. Pour la
première fois, ils ont clairement affiché un discours qui n’était pas celui du 12
ministère de la Pêche – ce qui est malheureusement leur tradition – pour S’organiser pour lutter
confirmer les propos des associations, c’est-à-dire qu’il fallait faire contre la dégradation
un moratoire sur la pêche au thon rouge. Pour nous, ce type d’alliance de l’environnement
global
est extrêmement important.

Conclusion pour un passage à l’acte


Ces différents exemples démontrent la complexité à faire évoluer la gou-
vernance mondiale. Notre priorité est désormais le climat. Va-t-on réussir
à s’imposer ? Il faut là encore construire les alliances les plus larges possibles.
Il y a l’enjeu écologique bien sûr, mais pour de plus en plus d’organisations
il y a l’enjeu du développement. Il suffit par exemple de voir les objectifs
des Nations unies pour le développement – ce qu’on appelle les Objectifs
du millénaire – : réduire par deux la pauvreté, réduire par deux le non-accès
à l’eau, ou à l’énergie… Tous ces objectifs sont clairement remis en cause
par le réchauffement climatique. Il y a les enjeux sanitaires globaux,
les enjeux économiques – de plus en plus les sociétés d’assurance s’inquiètent
des phénomènes météorologiques extrêmes –, ajoutons à cela les adaptations qu’il
va falloir mettre en œuvre. À tous points de vue, les enjeux sont considérables.
Ce qui est clair aujourd’hui c’est qu’on n’a pas construit suffisamment
les bases de cette coalition citoyenne autour des scientifiques pour
contraindre les politiques à agir. Pas un seul politique aujourd’hui
n’ose prétendre que le climat n’est pas un enjeu majeur. Le problème,
c’est le passage à l’acte. Il faut arriver à ce que la pression citoyenne relaie
le diagnostic scientifique pour imposer le passage à l’action, sachant que

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les solutions, les compétences et les savoir-faire existent. Il faudra sûre-
ment, au niveau politique, un saut générationnel et que les décideurs ne
soient plus ceux qui ont réfléchi aux solutions au premier choc énergétique
en 1970, où, de fait, le spectre des solutions n’était pas du tout le même.

Notes
* Directeur des campagnes de Greenpeace France.⁄
1. Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals.⁄
2. Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.⁄

13
S’organiser pour lutter
contre la dégradation
de l’environnement
global

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Globalisation des enjeux environnementaux et
mondialisation économique : les contradictions
du principe de souveraineté des États-nations
Olivier Godard *

La question des risques nous amène tout droit au problème de la souveraineté


des États-nations. Certains y tiennent de manière absolue, comme le manifeste
le cas américain. Je voudrais montrer en quoi cette question de la souveraineté,
intimement reliée à celle de la démocratie et aux enjeux de sécurité
des personnes et des citoyens, est en même temps ce qui fait obstacle
à une avancée de la gestion des problèmes de la planète.

La mondialisation n’est pas le principal coupable


Avant cela, par rapport au thème de cette soirée tendant à présenter
la mondialisation comme un péril pour la préservation de l’environnement,
je voudrais dire qu’à mes yeux, en reprenant le titre d’un livre de Paul Krugman 1,
la mondialisation n’est pas coupable. C’est le mode de développement
que nous avons choisi, nous Français, nous Occidentaux, et tous ceux
qui nous imitent qui pose problème. Ce mode de développement est maté-
riellement intensif : les choix techniques, les choix dans l’aménagement de
l’espace et du territoire, les modes de vie, les structures de consommation,
tous ces éléments se sont appuyés sur l’usage intensif de l’énergie fossile,
d’abord avec le charbon puis avec le pétrole, et sur une politique de soutien
actif et excessif aux activités de transport, sources de nombreuses nuisances.
Associé au thème de la liberté, le transport a toujours bénéficié de condi-
tions extrêmement avantageuses, tout particulièrement en France, si bien
qu’il ne paie pas ses coûts externes environnementaux et ses coûts sociaux,
la fiscalité des véhicules automobiles et des carburants ne couvrant que
les coûts d’infrastructures.
Avec une structure de départ aussi tronquée, aussi biaisée, qui touche 14
aux éléments essentiels du modèle de développement économique, l’accélé- Globalisation des enjeux
rateur que représente l’extension du commerce mondial ne peut qu’amplifier environnementaux
les problèmes. Cette amplification est, certes, importante physiquement, et mondialisation économique :
mais du point de vue des déterminants principaux, elle demeure du second les contradictions
du principe de souveraineté
ordre pour expliquer les problèmes. Les vraies sources des maux sont des États-nations
à rechercher dans le déséquilibre structurel du mode de régulation écono-
mique du développement de chaque pays. Imaginez que la Chine se passe
du commerce international aujourd’hui, mais qu’elle continue à croître à
ce même taux en se recentrant sur son marché intérieur ; les quantités de
CO2 résultant de la combustion de charbon, pour ses centrales thermiques,
et de carburant, pour ses voitures et camions, qui seraient envoyées dans
l’atmosphère, resteraient les mêmes. Dans le cas des États-Unis, la part du
commerce extérieur dans leur PIB n’est pas très élevée, mais ce pays est res-
ponsable du quart des émissions de gaz à effet de serre de la planète. Ce n’est
pas la mondialisation qui est à l’origine de cela, mais bien les directions prises
par le développement depuis l’ère industrielle. Ce sont ces directions qu’il
nous faut modifier en profondeur. L’extension du commerce international et
des transports a sa place dans le débat, mais elle n’intervient qu’en deuxième
lieu. Arrivent ensuite les règles inadaptées et trop faibles de la gouvernance
internationale, notamment celle du commerce.
Ces règles ont été mises en place, avec le GATT dans un premier temps,
l’OMC par la suite, dans le but exclusif de favoriser l’essor du commerce.
J’allais dire, mais ce serait excessif, quelles qu’en soient les implications,
les conditions et les coûts. Car il existe un accord sur les aspects sanitaires

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et phytosanitaires qui manifeste une prise en charge des aspects de sécurité
alimentaire et de santé publique liés aux échanges internationaux.
Il se trouve néanmoins que le commerce est le seul domaine dans lequel
des progrès importants de la gouvernance ont été faits, en tout cas à un rythme
beaucoup plus important que celui de la gouvernance environnementale.
Ce qui fait que notre gouvernance mondiale est aussi très déséquilibrée :
elle privilégie encore les enjeux commerciaux aux dépens du reste.
C’est à cela qu’il faudrait essayer de remédier.

Trois grands modèles pour penser


la coordination internationale
Lorsque j’ai commencé à travailler sur ces enjeux de coordination et de
régulation internationales, j’ai exploré ce qui s’était écrit sur le sujet. J’ai
trouvé trois grands modèles de base pour aborder ces enjeux.
Tout d’abord, il y a ceux qui pensent qu’il faut avant toute chose
se mettre d’accord sur les faits et sur la science, et donc constituer de
grandes expertises scientifiques. L’intuition derrière ce modèle est que si la
connaissance et le diagnostic sont communs, il devrait être aisé de définir
l’action commune qui s’impose. L’exemple le plus représentatif d’un essai
concret de ce type d’approche est le Groupe d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat : le GIEC – IPCC en anglais. Ce groupe a été créé fin
1988 à l’instigation du Programme des Nations unies pour l’environnement
et de l’Organisation météorologique mondiale. Cette structure a remis
quatre rapports principaux : le premier en 1990, un deuxième en 1995, un
troisième en 2001 et un quatrième en 2007. Ce groupe a beaucoup con- 15
tribué à faire que cette question du changement climatique soit informée Globalisation des enjeux
par les travaux de recherche menés dans le monde entier, instruite par les environnementaux
meilleurs scientifiques, et ceci de façon partagée à l’échelle internationale. et mondialisation économique :
Des scientifiques de toutes les régions du monde participent à ces travaux, les contradictions
du principe de souveraineté
y compris ceux venus de pays qui ne manifestent aujourd’hui guère d’intérêt des États-nations
pratique pour une action de prévention du risque climatique planétaire,
comme les États-Unis ou l’Arabie Saoudite. Cette procédure a été très utile,
mais on en voit aussi les limites : il ne suffit pas de se mettre d’accord sur
la science, sur les phénomènes en jeu pour que spontanément tout se mette
en place du point de vue de l’action. On pourrait même penser que l’émer-
gence médiatique des diagnostics scientifiques contribue à bloquer produc-
teurs, consommateurs et citoyens dans une situation de spectateurs, parfois
effarés devant l’évolution du monde et du climat. On regarde cela à la télé-
vision et puis rien ne se passe vraiment pour changer le cours des choses. On
passe très rapidement de l’idée que ce risque serait très lointain et très incer-
tain à l’idée qu’il est déjà trop tard pour agir efficacement sur le phénomène
et qu’il nous reste essentiellement à nous adapter. La science, oui, il en faut,
mais la science seule ne suffit pas. Ce n’est pas une découverte, mais cela se
trouve confirmé par ce problème brûlant du changement climatique.
La deuxième approche que l’on trouve pour penser la gouvernance
internationale emprunte les chemins de l’utopie : comment seraient gérées
les choses si l’humanité dans son ensemble formait une société unique
organisée selon des principes de justice ? Quels principes, quelles normes
seraient mis en avant ? C’est ainsi que des auteurs ont proposé un certain

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nombre de principes ou de normes, par exemple le « droit égal de chaque
citoyen du monde à émettre la même quantité de gaz à effet de serre »,
le principe de « responsabilité historique » et la reconnaissance d’une
« dette฀ écologique฀». Ces notions doivent évidemment être soumises
à la critique comme tous les autres concepts normatifs. Elles sont dans
l’ensemble en très fort décalage avec l’état d’organisation de la gouvernance
mondiale actuelle. Elles peuvent alimenter des démarches de dénonciation
et de critique de l’existant, mais cela ne suffit pas pour faire avancer
la coordination internationale.
Le troisième modèle que l’on trouve, et qui a beaucoup d’influence,
est celui des économistes et de la théorie฀ des฀ jeux. Le point de départ
pris comme une donnée est que nous avons affaire à des États qui sont
des entités indépendantes et qu’il n’existe pas de gouvernement mondial.
Si des éléments de coordination sont mis en place, cela doit reposer sur
l’intérêt mutuel des États concernés. De fait, le droit international est
principalement un droit conventionnel qui se construit progressivement
à partir de démarches volontaires d’États qui considèrent avoir un intérêt
mutuel dans l’accord qui est passé. Chacun achète en quelque sorte
le comportement de l’autre en donnant le sien en échange. Mais ce
modèle laisse se mettre en place un problème qui s’appelle « le dilemme
du prisonnier » ou « le passager clandestin ». Plus apparaît une coalition
d’États voulant agir ensemble pour assurer la gestion de biens collectifs
planétaires, comme le climat ou la biodiversité, plus ceux qui sont encore
en dehors de cette coalition ont intérêt à y rester. Ils bénéficieront ainsi
de la prestation des autres, c’est-à-dire du service rendu – la bonne ges- 16
tion du bien planétaire qui profite à tous –, sans avoir à en payer le coût. Globalisation des enjeux
Cependant, si tout le monde raisonne de cette manière, la logique environnementaux
interne de ces raisonnements est de conduire les coalitions vers et mondialisation économique :
l’effondrement. La prise en charge des problèmes globaux demeure velléi- les contradictions
du principe de souveraineté
taire et partielle. des États-nations
Voici donc les modèles dont nous disposons actuellement pour
penser la coordination internationale, et vous voyez qu’aucun ne donne de
perspectives crédibles pour aboutir, par lui-même, à nous mettre sérieu-
sement sur la bonne voie. C’est pourquoi j’ai indiqué, dans mes propos
introductifs, qu’il fallait d’abord repenser le principe de souveraineté.

Les risques environnementaux,


la souveraineté des États et le droit international
Je voudrais d’abord faire ressortir la complexité de la question. Nous parlons
de risques environnementaux globaux, importants, majeurs, qui peuvent réel-
lement être catastrophiques pour l’humanité, physiquement et moralement.
Jusqu’à présent les idées de risque et de sécurité renvoient aux fondements
même des États-nations. Depuis les grands penseurs de la chose politique
comme Hobbes, on sait que les hommes s’associent dans des communautés
politiques et acceptent de remettre une partie de leur liberté entre les mains
d’un État par souci de sécurité. L’État leur assure la sécurité en échange
d’un renoncement partiel à leur liberté. Ce lien est fort, au point de considérer
fréquemment la souveraineté des États comme une valeur naturelle
et une réalité indiscutable. De plus, la souveraineté des États-nations

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démocratiques trouve son fondement dans la souveraineté des peuples. La
légitimité de l’État trouve sa source dans la souveraineté du peuple et cette
dernière, plaçant haut la dignité du citoyen, va de pair avec la reconnais-
sance et le respect du droit des personnes et des citoyens. C’est un jeu à
trois catégories de participants qui se joue : l’État, le peuple et les citoyens.
L’État n’est légitime qu’en assurant la souveraineté du peuple, et le peuple
n’est souverain que s’il assure le droit des citoyens, et notamment le droit
fondamental à la sécurité. L’État doit donc assurer la sécurité des citoyens,
mais doit en même temps s’organiser pour protéger les citoyens contre son
propre arbitraire et contre les menaces qu’il peut présenter pour les libertés.
On peut tirer différentes conclusions de ces prémisses : l’État est non légitime
dans sa prétention à la souveraineté lorsqu’il s’en prend à son peuple comme
son ennemi. Pareillement, le peuple souverain qui s’en prendrait aux droits
des citoyens ne serait plus légitime dans un ordre démocratique.
Cette construction de la souveraineté de l’État, assise sur le triptyque
« État-peuple-citoyens » définit la nature des relations internationales sous
la forme d’un droit conventionnel liant des États libres, indépendants et
souverains qui négocient entre eux des accords à la portée délimitée
touchant à des questions d’intérêt commun. L’ordre international n’est
que l’addition des intérêts mutuels bien compris des États. Les questions
touchant à l’environnement planétaire, le climat et la biodiversité entre
autres, ne peuvent évidemment pas se satisfaire de cela. Elles ont besoin
d’une coordination plus forte afin de permettre à l’humanité de faire
converger les directions de son développement. C’est à ce point qu’il faut
introduire le principe de précaution. 17
Globalisation des enjeux
L’ambivalence de l’usage international environnementaux
du principe de précaution et mondialisation économique :
les contradictions
Intimement liés à la constellation « sécurité », les États ont fait jouer un rôle du principe de souveraineté
extrêmement ambivalent au principe de précaution dans la construction d’une des États-nations
gouvernance internationale. Pensons d’abord au sommet de Rio en 1992 et
à la Convention-cadre sur les changements climatiques qui y fut adoptée ;
le sommet a été le vecteur de l’affirmation d’une nouvelle action commune :
la Convention pose explicitement l’idée que les États signataires ont l’obliga-
tion de ne pas attendre d’avoir des certitudes scientifiques pour commencer
à engager une action de réduction de la pression sur le climat. L’objectif est
fixé : éviter une interférence dangereuse avec le climat planétaire.
Pour d’autres décisions, d’autres actions, dans d’autres situations,
l’inverse s’est imposé : le principe de précaution y a été utilisé comme
moyen de réaffirmer une logique souveraine unilatérale contre les règles
ou décisions précédemment admises, désormais jugées gênantes. En droit
communautaire européen, on pourrait citer l’exemple de la seconde crise
de la « vache folle » où un État, la France, a maintenu à l’automne 1999
des mesures spécifiques d’embargo contre les produits bovins britanniques,
en contradiction avec des décisions européennes qu’elle avait approuvées
près d’un an auparavant. Et cette volte-face unilatérale a été justifiée par le
principe de précaution. L’Europe elle-même, au nom du même principe,
a pris des mesures suspensives de règles précédemment acceptées du
commerce, comme dans le cas du bœuf aux hormones de croissance

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importé des États-Unis, mais aussi pour les importations d’OGM à partir
de 1998. Dans ces cas-là, le principe de précaution sert de justification
à une suspension unilatérale de dispositions communément acceptées
jusqu’à présent à l’échelle internationale. Il est le moyen d’un rétablissement
d’une appréciation souveraine contre les délégations de cette souveraineté
qui avaient pu être acceptées.
Puisque, dans certains cas, le principe de précaution agit dans le sens
de la coopération et, dans d’autres, il agit contre, on pourrait penser que,
finalement, il est orthogonal à la question de l’équilibre entre souveraineté
et coordination internationale. Personnellement, je ne partage pas cet
avis, et je prendrai, pour défendre mon propos, l’exemple du protocole
de Carthagène qui est la meilleure illustration de l’ambivalence des usages
de ce principe. Signé en janvier 2000 et entré en vigueur en septem-
bre 2003, mais sans les États-Unis, ce protocole est le seul qui résulte de
la Convention sur la biodiversité. Il organise un dispositif d’autorisation
préalable pour le commerce des OGM. Un pays qui veut exporter des OGM
doit en avertir le pays importateur pour obtenir son accord. Une expertise
scientifique doit être faite et transmise par le pays exportateur ; le pays d’ac-
cueil dispose d’un certain nombre de mois pour donner sa réponse. La dis-
position-clé est qu’il peut alléguer des risques avérés mais aussi des risques
potentiels non démontrés, y compris dans leurs conséquences économiques
et sociales possibles, pour refuser une importation. Réfléchissons un peu à
cette disposition. Ce protocole s’inscrit dans le cadre de la Convention sur
la biodiversité. On est donc fondé à estimer qu’il s’agit d’un moyen destiné
à promouvoir la préservation de la biodiversité sur la planète. La question 18
est donc la suivante : rehausser la souveraineté des États dans l’appréciation Globalisation des enjeux
générale des conditions dans lesquelles les OGM peuvent circuler est-il le environnementaux
meilleur moyen de préserver la biodiversité menacée ? N’y avait-il pas et mondialisation économique :
prioritairement à engager des actions communes sur une liste de territoires les contradictions
du principe de souveraineté
identifiés comme des « points chauds » pour la biodiversité, plutôt que des États-nations
d’accorder une grande latitude aux États pour accepter ou non des OGM, ce
qui leur permet en fait d’avoir une gestion politique des problèmes créés par
l’état de leur opinion publique ? La porte est désormais ouverte à la mise en
place d’une gestion de l’opinion en lieu et place d’une gestion des risques.
Le protocole de Carthagène mêle intimement les deux aspects.
Formellement, par son existence même, il constitue un progrès de
la coordination internationale : un texte a été signé par un certain nombre
d’États – mais pas par celui qui est le plus important d’entre eux pour
les biotechnologies. Toutefois, une des mesures phares de cet accord
consiste à donner la possibilité à chacun de suspendre de manière uni-
latérale l’importation d’un OGM, en fonction de sa propre appréciation
des conditions de circulation de cet OGM. Le lien avec la biodiversité
n’est tout de même pas établi de manière très directe.

Heurs et malheurs d’un autre fondement du droit international :


l’échec du concept de patrimoine commun de l’humanité
Pour comprendre cet état de fait, il faut aller plus loin et essayer de tirer
quelque enseignement de ce qui s’est passé depuis une quinzaine d’années.
J’ai rappelé tout à l’heure ce qu’était le fondement traditionnel du droit

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international, celui de l’intérêt mutuel d’États souverains. Cependant,
dans les années 1980, un autre fondement du droit international avait
commencé à apparaître et se construisait intellectuellement d’une façon
très différente. Il s’articulait autour de la catégorie de « patrimoine commun
de l’humanité ». Cette innovation était venue en premier lieu du côté de
l’UNESCO et de la notion de patrimoine mondial de l’humanité, culturel et
naturel. Depuis la convention adoptée en 1972, de nombreux sites sont
inscrits dans la liste du patrimoine mondial, ce qui permet de renforcer les
chances de leur préservation, du fait de l’engagement des États sur le territoire
desquels les sites considérés se situent. Cette notion de patrimoine mondial
avait aussi été utilisée pour l’avancée du droit de la Mer, et notamment le
régime juridique des ressources minérales et des nodules métalliques que l’on
peut trouver au fond des mers. Dans cette perspective, l’humanité devient
une personne collective de référence et reçoit surtout le statut le plus élevé
dans l’ordre juridique.
Ceci change totalement le positionnement des États puisque l’idée de
droit et d’obligation ne résulte plus seulement d’une logique ascendante
de convention fondée sur l’intérêt mutuel de deux ou plusieurs États,
mais tout autant de la nécessité pour chaque État d’être le mandataire et
le garant des intérêts fondamentaux de l’humanité. Ce qui fait aussi que
des États pourraient avoir à rendre des comptes devant la communauté
des citoyens du monde de leurs pratiques sur leur territoire, ou de manière
indirecte des effets de leurs propres actions sur le territoire des autres,
chaque fois qu’un intérêt majeur de l’humanité se trouve en jeu.
Le principe du droit conventionnel classique était un principe de 19
compensation : un État se lançait dans une action d’intérêt commun à la Globalisation des enjeux
condition qu’un autre État le fasse aussi ou qu’il reçoive une compensation environnementaux
pour cela. Le fondement alternatif descendant, basé sur l’idée d’humanité et mondialisation économique :
comme personne première, conduit à envisager des actions asymétriques les contradictions
du principe de souveraineté
non compensées. Chaque fois qu’un intérêt majeur de l’humanité est en des États-nations
cause, un État a l’obligation d’agir, même si ce n’est pas son intérêt person-
nel, et cela sans attendre quelque compensation que ce soit. Là résidait une
source importante d’un rééquilibrage du droit international.
Un point d’arrêt a été spectaculairement mis à la coordination
internationale pour la prévention du risque climatique quand, en 2001,
l’administration Bush a mis fin à la perspective de la signature du protocole
de Kyoto et d’un certain nombre d’accords par les États-Unis. En fait,
ce point d’arrêt avait déjà été joué à Rio dès 1992, au moment même
où était adoptée la Convention sur la biodiversité. Les travaux préparatoires
de cette convention s’étaient arrimés à la notion de patrimoine commun
de l’humanité, s’agissant d’attribuer un statut juridique aux ressources
génétiques afin d’en assurer la préservation et l’exploitation rationnelle
et équitable par tous les pays du monde.
Faisons une digression pour indiquer ce que sont les ressources géné-
tiques. Tout le monde a entendu parler d’OGM. Ces organismes généti-
quement modifiés résultent d’une technique de transgénèse qui consiste
à prendre sur une plante, voire sur un animal, un gène faisant partie de
la constitution génétique d’une espèce donnée et à transférer ce gène à
un autre organisme, en franchissant la barrière des espèces. De longue

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date, tout l’effort de sélection des variétés des plantes cultivées visait à
provoquer de la recombinaison génétique pour faire acquérir aux plantes
des propriétés nouvelles. Simplement, cela se faisait par des moyens dits
naturels, notamment par hybridation ou mutagenèse provoquée. Avec
les OGM, l’intervention sur le génome se fait de manière plus directe, ce
qui a suscité la contestation sociale que chacun connaît. Les gènes sont
l’étage de base du vivant ; au-dessus il y a les organismes individuels, puis
les espèces reposant sur l’interfécondation ; encore au-dessus on trouve
les écosystèmes, qui sont des formes organisées de communautés d’espè-
ces en interaction avec un milieu physique ; à l’intérieur de ces systèmes
s’échangent de l’énergie et des nutriments, se décomposent les organismes
morts, etc.
Revenons à la Convention sur la biodiversité. Elle visait à donner
un statut juridique aux ressources génétiques parce que les laboratoires
pharmaceutiques d’entreprises chimiques allaient faire leur cueillette
dans divers pays, en particulier tropicaux – Amazonie, Madagascar
et d’autres –, très riches en variétés d’espèces qu’on ne trouvait pas ailleurs.
Ils sélectionnaient les variétés sur place, repartaient avec, faisaient des ana-
lyses, extrayaient des principes actifs et mettaient au point de nouvelles
molécules, sur lesquelles ils prenaient des brevets leur donnant un mono-
pole d’exploitation pour plusieurs décennies. Cela n’avait aucune retombée
positive pour les communautés locales d’où étaient extraites ces ressources.
C’est la raison pour laquelle les pays du Sud n’ont pas voulu du concept
de patrimoine commun de l’humanité pour les ressources génétiques.
À juste titre, ils trouvaient qu’il y avait là un jeu de dupe : d’un côté, 20
ils auraient dû acheter aux conditions du marché des licences pour avoir Globalisation des enjeux
accès aux avancées biotechnologiques inventées par les pays industriels environnementaux
à partir de leurs propres ressources ; et de l’autre, ce qu’ils possédaient, eux, et mondialisation économique :
devait être mis gratuitement à la disposition de tout le monde, y compris les contradictions
du principe de souveraineté
des firmes du Nord qui venaient se servir, puisque le patrimoine commun des États-nations
est a priori à la disposition de tous. Les pays du Sud ont souhaité un mini-
mum de parité dans la balance et, puisque la biotechnologie des pays du
Nord devait être payante pour eux, qu’au moins les ressources génétiques
en leur possession le soient aussi. C’est ainsi que cette Convention sur
la biodiversité a réaffirmé solennellement le principe de souveraineté des
États sur les ressources génétiques présentes sur leur territoire. Ce qui fait
qu’aujourd’hui on ne peut plus aller chercher légalement ces ressources
sans l’accord des gouvernements des pays en question, dans des condi-
tions de rémunération à négocier. De là est venu le premier coup porté
à l’émergence de ce fondement alternatif du droit international qui nous
manque aujourd’hui cruellement.
Malgré tout, le processus de développement d’une approche descen-
dante du rôle des États à partir d’une définition des valeurs et intérêts de
l’humanité en tant que telle est reparti lentement : les droits économiques
et sociaux sont davantage reconnus par les Nations unies ; le Tribunal pénal
international a été créé, même s’il n’est pas reconnu par tous les États ;
de nombreuses ONG se réfèrent à des notions d’équité et de justice environ-
nementales et promeuvent des normes qui ne sont pas seulement liées à la
souveraineté des États-nations.

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On en arrive tendanciellement à déboucher sur une conception
hybride du statut des États-nations. Ils ont à assurer la sécurité de leurs
populations, le respect des droits des personnes et le fonctionnement
démocratique de leur relation au peuple, mais doivent en même temps
se considérer comme les garants des intérêts supérieurs de l’humanité et
rendre des comptes de leur action de ce point de vue. Cette conception
hybride nécessiterait d’être fixée de façon constitutionnelle. En attendant,
reste la voie d’une consolidation du statut des organisations internationales
prenant en charge la gestion de l’environnement planétaire.

Les mécanismes économiques et sociaux de renforcement


de la prise en compte des considérations environnementales
Nous avons évoqué ce soir le projet de créer une organisation mondiale
de l’environnement. Ce serait une étape importante. Mais quels processus
et quelles forces pourraient en assurer l’avènement ? Je crois utile de repérer les
mouvements économiques qui pourraient venir en appui. La mondialisation
n’est pas seulement un état de fait, elle est mondialisaction. Celle intéressant
les questions environnementales résulte d’un double jeu d’acteurs : celui des
ONG d’un côté, celui des multinationales de l’autre. Chaque fois qu’il y a un
accident industriel qui fait un peu de bruit – Tchernobyl, Bhopal – ou une
situation de pollution industrielle critique ou un changement destructeur
de l’occupation de l’espace, les ONG tentent de délocaliser l’événement et
de donner une portée planétaire à ce qui se joue. Par exemple, s’agissant
de la déforestation de la forêt amazonienne, elles essaient de montrer que
c’est un enjeu pour le monde entier et pas seulement pour le gouvernement 21
local ou pour le gouvernement brésilien. Les ONG mondialisent systémati- Globalisation des enjeux
quement les enjeux. Par exemple, sous leur influence, les quelques ours fré- environnementaux
quentant les Pyrénées sont devenus un enjeu pour la biodiversité planétaire. et mondialisation économique :
En cherchant à sortir du local et à obtenir une généralisation des soutiens les contradictions
du principe de souveraineté
à leur cause, les ONG ne sont pas tout à fait désintéressées : elles cherchent à des États-nations
étendre leurs troupes, leurs financements ou leur influence, et à obtenir des
rendements d’échelle de leur action grâce aux relais des médias.
Leur faisant écho, les multinationales sont engagées dans un pro-
cessus parallèle de globalisation de leurs normes de gestion. Soumises à
des processus de contestation, elles voient bien qu’elles n’arrivent plus
à limiter à la scène locale le retentissement de telle ou telle affaire ou
de tel mauvais traitement qu’elles imposent à l’écosystème local. Elles
sont pour la plupart engagées dans un processus d’homogénéisation des
normes de gestion qu’elles appliquent, au lieu de jouer des avantages
comparatifs de manière systématique, en matière de normes de sécurité
ou de normes environnementales. Elles savent que, de toute façon, en cas
de problème grave, les mises en cause ne manqueront pas de remonter
jusqu’à la maison mère, et de s’en prendre à un de leurs actifs majeurs,
leur image, leur réputation, leur nom. Quand on s’appelle ADIDAS, COCA-
COLA ou TOYOTA, la marque vaut cher. Et cet actif majeur est régional
ou planétaire, comme le sont les médias modernes. Bien que les raison-
nements économiques purs recommandent, au nom de l’efficience, que
soient apportées des réponses locales aux problèmes locaux en fonction
des contextes locaux, l’importance des enjeux d’entretien de la légiti-

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mité sociale à produire conduit les entreprises à mondialiser leurs modes
de gestion et de négociation sur les grands enjeux environnementaux
et de sécurité au travail. Elles sont d’ailleurs incitées en ce sens par les pra-
tiques des agences de notation ou des fonds d’investissement socialement
responsables.
Le deuxième élément potentiellement décisif est le changement de
comportement des consommateurs. De façon spontanée ou à travers leurs
organisations, ils exercent une influence qui peut être forte, comme cela
s’est révélé à l’occasion de crises comme la vache folle ou d’autres affaires de
ce genre. Une frange de consommateurs est devenue très active et demande
maintenant des garanties sur les conditions de production des produits
qu’ils achètent et consomment. En réponse, ont été mis en place traçabilité
et certifications, et les analyses de cycle de vie se sont multipliées.
Il y a là comme une petite révolution car jusqu’alors les économistes
mettaient en avant une analyse des marchés qui supposait que seuls les
prix et les quantités étaient les éléments importants aux yeux des con-
sommateurs-acheteurs. Toute l’information requise pour la coordination
économique se synthétisait dans le prix des biens. La régulation par le
marché reposait ainsi sur l’organisation d’une amnésie des conditions con-
crètes de production des biens tout au long des filières allant des matières
premières au consommateur final. C’est cela qui ne marche plus pour un
certain nombre de biens aujourd’hui ; les entreprises de distribution doivent
certifier que les bois qui servent aux meubles qu’elles vendent proviennent
de forêts exploitées de manière durable ; elles doivent pouvoir retrouver
l’origine précise du bifteck en rayon et même savoir ce qu’a mangé la vache 22
ou le poulet destiné à nos assiettes. Les acteurs économiques qui n’entrent Globalisation des enjeux
pas dans cette nouvelle logique informationnelle perdront l’accès au mar- environnementaux
ché. Pour les produits auxquels sont associés des enjeux de sécurité ou des et mondialisation économique :
enjeux environnementaux, il devient nécessaire de doubler toute la chaîne les contradictions
du principe de souveraineté
des échanges de marché par une production d’information certifiée sur les des États-nations
conditions de production.
Au total, des progrès vers une coordination et une régulation mondiales
à la hauteur de la mondialisation des échanges commerciaux sont suscep-
tibles de venir d’une part de la dialectique de la contestation entre ONG et
multinationales, et d’autre part des inquiétudes des consommateurs pour
ce qu’ils consomment et des initiatives prises par la grande distribution par
anticipation de ces inquiétudes. C’est par ces biais-là d’abord que pourra
avancer un concept différent, hybride, de souveraineté, qui permettra à
l’avenir d’asseoir plus aisément une gouvernance mondiale plus efficace
et équitable. C’est en étant mis sous pression par ces phénomènes de
contestation et par ces initiatives économiques et commerciales que les
États peuvent être amenés à vouloir surmonter les points de blocage, que
la défense de l’approche classique de la souveraineté politique met sur le
chemin de la coordination internationale. Les consommateurs-citoyens
ont ici une responsabilité critique, de même que tous ceux qui agissent en
leur nom, comme les grandes centrales de distribution – les CARREFOUR
et autres LECLERC. Ce ne sont pas les normes publiques qui tendent à être
les plus contraignantes pour le commerce, bien qu’elles aient toujours leur
place, par exemple pour la lutte contre les fraudes, mais bien désormais les

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cahiers des charges que la distribution impose à ses fournisseurs. Au point
même que le directeur actuel de l’OMC et ancien commissaire européen au
commerce, Pascal Lamy 2, se posait la question, lorsqu’il était commissaire,
de savoir quelle place il faudrait ménager aux préférences collectives parti-
culières des consommateurs de différents pays dans le cadre des règles du
commerce et de l’échange international afin d’encadrer et de limiter les
initiatives de ces agents – grande distribution, consommateurs – qui pertur-
bent le statut et la portée des règles de commerce négociées entre États. On
voit cependant les limites de ce rôle des agents économiques et de la société
civile : encadré par la concurrence commerciale, le mode de prise en charge
des enjeux environnementaux par les entreprises sera partiel, déséquilibré
car davantage centré sur les enjeux de sécurité alimentaire que sur les enjeux
environnementaux proprement dits, et sensible aux modes et aux fluctua-
tions de l’opinion. Inéluctablement la balle devra être reprise par les États
pour faire avancer la gouvernance mondiale. Mais par quelles voies ?

Un pessimisme raisonné
Je ne suis pas très optimiste quant à la capacité qu’a l’humanité de s’organiser
sérieusement pour faire face à temps aux défis planétaires du changement
climatique ou de l’érosion de la biodiversité. Les obstacles à une telle organi-
sation sont importants. Sur la scène internationale nous avons affaire à une
société d’États, sans disposer d’un gouvernement mondial, que chacun
semble redouter plus que tout. Puisque les trois modèles de base évoqués
de façon introductive ne sont pas opérants, tournons le regard dans d’autres
directions. N’y a-t-il pas des voies de passage moins fermées ? Mon sentiment 23
personnel est qu’aucune des alternatives auxquelles on peut songer n’offre Globalisation des enjeux
de solution évidente. environnementaux
À l’échelle de l’histoire, une solution de gouvernance supranationale et mondialisation économique :
a été efficace, celle de l’Empire. Elle se caractérise par le fait qu’un les contradictions
du principe de souveraineté
État puissant voit converger ses intérêts propres de puissance impériale des États-nations
et des intérêts plus larges communs à l’ensemble des États qu’il domine.
Le problème, c’est que l’Empire du moment et celui qui lui succédera
vraisemblablement ne s’intéressent pas vraiment aux problèmes qui nous
occupent, ou du moins ne leur accordent pas la priorité que commanderait
l’urgence de la situation. Une autre solution issue de la théorie des jeux
est de chercher à surmonter le « dilemme du prisonnier » et le problème
« du passager clandestin », en associant la gestion des biens collectifs planétaires
à la production ou distribution de biens privés fortement désirés. Si certains
pays ne voient pas l’intérêt de préserver le climat de la planète ou la bio-
diversité, peut-être seraient-ils intéressés par les retombées de la recherche
scientifique et technique à laquelle l’accès leur serait donné dans des
conditions avantageuses s’ils voulaient bien se joindre à une coalition
proclimat ou probiodiversité ? En ce sens, l’Europe pourrait prendre
une initiative sur le terrain de la recherche partenariale et du transfert
de technologie puisqu’elle a pris le leadership international des fortes
déclarations et des objectifs ambitieux sur les questions environnementales.
Malheureusement, elle n’est pas en très bon état sur le front de la recherche
scientifique et technique, c’est son problème, malgré la stratégie
de Lisbonne. La mise sur pied d’un grand partenariat entre l’Europe, l’Inde,

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la Chine ou le Brésil en matière de transfert de techniques n’est actuelle-
ment pas crédible compte tenu du mode de gouvernance de l’Europe et
de sa difficulté à se coordonner elle-même dans un jeu à vingt-sept.
On entend aussi de différents côtés des propositions suggérant
le développement de partenariats public-privé, de coalitions des bonnes
volontés, afin de contourner les blocages des négociations interétatiques.
Qu’attendre de la bonne volonté et des démarches volontaires ? Je remar-
querai juste que nous avons commencé par cela en 1992 dans le cadre de
la Convention-cadre sur les changements climatiques. Les États industriels
s’y étaient engagés à faire preuve de bonne volonté pour qu’aux environs
de l’an 2000 ils aient à peu près stabilisé leurs émissions de gaz à effet de
serre au niveau de 1990. Très vite, on s’est aperçu que personne ne faisait
rien de sérieux. C’est pourquoi, en 1995, a été lancé le mandat de Berlin
pour la négociation d’un protocole juridiquement contraignant destiné
à obliger les États à s’occuper vraiment du problème. Cela a donné le
protocole de Kyoto de 1997. Ce dernier fixe des objectifs quantifiés
de maîtrise des émissions et jette les bases d’un échange international de
quotas de CO2 qui devrait intéresser États et entreprises. Ce protocole
est entré en vigueur en 2005 mais sans que des acteurs majeurs ne soient
liés par des engagements quantifiés, qu’ils soient restés en dehors comme
les États-Unis, ou que, étant signataires, leur statut de pays en développe-
ment leur ait épargné toute obligation de ce type. Si bien que ce protocole
ne couvre qu’une part limitée des émissions mondiales actuelles. Pendant
ce temps, l’initiative diplomatique prise par les États-Unis avec les princi-
paux pays producteurs de charbon soulignait le besoin de développer les 24
échanges et la coopération technique en refusant tout cadre d’engagement Globalisation des enjeux
contraignant. On revenait ensuite quasiment au point de départ. Ainsi, la environnementaux
dernière grande conférence des parties de la Convention sur le climat a été et mondialisation économique :
présentée comme un succès du fait que ceux qui se sont engagés dans le les contradictions
du principe de souveraineté des
processus de Kyoto ont accepté de discuter de ce qu’il faudrait organiser États-nations
pour l’après-Kyoto, à partir de 2013, et que ceux qui ont refusé le pro-
cessus de Kyoto ont accepté de discuter avec les premiers, à la condition
d’avoir l’assurance préalable que jamais aucun accord contraignant
n’en résulterait !
Une variante proposée est de construire la gouvernance mondiale sur
les démarches de partenariats volontaires entre les ONG et les entreprises.
Quelques partenariats de ce type se sont mis en place, mais on en parle
d’autant plus qu’ils sont peu nombreux. Je vois mal comment cette
formule pourrait se généraliser et prendre l’ampleur suffisante pour
remplacer les États dans la coordination internationale. En effet, si les
ONG avaient acquis un tel pouvoir d’influence sur les entreprises et sur
l’économie, on ne comprend pas pourquoi elles ne l’auraient pas égale-
ment acquis sur les États, afin d’amener ces derniers à aller de l’avant sans
tergiverser davantage. Or, elles ne l’ont manifestement pas.
On nous dit parfois que la voie des marchés de permis d’émission
n’est pas viable à l’échelle internationale car elle supposerait une avancée
juridique internationale importante pour assurer l’effectivité du contrôle
et des sanctions et qu’elle demanderait d’énormes transferts financiers
internationaux du Nord vers le Sud politiquement impensables.

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Ceux-là s’attachent aujourd’hui à la taxation des émissions de carbone.
S’ils songent à une taxation internationale, leur proposition tombe encore
davantage que les marchés de permis sous le coup de leurs objections.
S’ils songent à un processus harmonisé d’introduction de taxes natio-
nales sans transferts internationaux majeurs, on remarquera que c’était
précisément la solution qu’avaient initialement proposée la France et
l’Europe dans la période 1990-1992. Cette solution avait été franche-
ment écartée dès avant même le sommet de Rio car personne n’en voulait
finalement, ni en Europe – plus même le gouvernement français – ni
en dehors de l’Europe : ni les États-Unis, ni le Japon, nos partenaires au
sein de l’OCDE ne voulaient de cette approche souvent soutenue par les
économistes. Atteinte à la croissance économique et à la compétitivité,
refus de l’impôt par les contribuables, atteinte à la souveraineté fiscale
étaient les trois grands arguments justifiant le refus. Je ne vois pas que
la force de ces arguments se soit atténuée.
D’autres enfin font miroiter la voie du grand pari technologique,
dans l’attente duquel il ne faudrait prendre aucune mesure significative
visant à réduire à court terme les émissions de gaz à effet de serre car cela
porterait inutilement atteinte à l’économie. Même en admettant qu’un
miracle technologique se produise dans quelques décennies, il interviendra
de toute façon trop tard par rapport aux termes du défi climatique qui
demandent une inflexion forte des trajectoires mondiales d’émission d’ici
2020 pour avoir une chance raisonnable, mais pas garantie, de maintenir
l’augmentation de la température terrestre autour de 2 °C. L’essentiel de
l’effort de décarbonisation de l’économie devra se faire avec les techniques 25
déjà disponibles ou quasiment opérationnelles. C’est sur le terrain Globalisation des enjeux
économique et pas sur le terrain technologique que la bataille doit être environnementaux
menée dans les vingt ans qui viennent. et mondialisation économique :
Je veux croire, pour conclure, que les limites de mon imagination les contradictions
du principe de souveraineté
m’ont laissé échapper la bonne manière d’aborder le problème, celle qui des États-nations
permettra à l’humanité, in extremis, d’éviter de s’engager dans la catastrophe
écologique. J’en appelle à l’imagination et au discernement de chacun.

Notes
* Directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École polytechnique, département des
Humanités et sciences sociales.⁄
1. KRUGMAN, Paul, La Mondialisation n’est pas coupable : Vertus et limites du libre-échange,
trad. de l’anglais par Anne Saint Girons et Francisco Vergara, Paris, La Découverte, 1998 ;
2000.⁄
2. LAMY, Pascal, “The emergence of collective preferences in international trade : implications
for regulating globalisation”, Conference on Collective Preferences and Global Governance :
What future for the Multilateral Trading System ?, Bruxelles, 15 Septembre 2004.⁄

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Lundi 13 novembre 2006

Va-t-on vers un droit mondial ?

Ouverture
Brice Couturier

Les limites de la mondialisation du droit (non disponible)


Chantal Delsol

Le défi de la mondialisation à l’ordre des États


Benoît Frydman

Le droit social à l’épreuve de la mondialisation


François Gaudu

Débat
Modérateur : Brice Couturier

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Ouverture

Brice Couturier *

Le débat de ce soir s’intitule « Va-t-on vers un droit mondial ? » Avant de


commencer, je voudrais juste préciser deux ou trois choses. La définition
d’un ordre juridique a été, jusqu’à tout récemment, l’apanage des États.
Or, l’une des conclusions que l’on peut tirer des différentes rencontres
qui ont eu lieu sur la mondialisation est que ces États sont justement de
plus en plus débordés par la mondialisation – y compris dans le domaine
juridique. Ainsi, à l’époque où ils érigeaient des barrières douanières et
pratiquaient le contrôle des changes, ils exerçaient sur les marchés une
sourcilleuse surveillance. À présent, ce sont eux, les États, qui vivent sous
le contrôle et la surveillance des marchés, financiers en particulier. La dette
des États est notée comme celle d’une vulgaire société de construction
immobilière et conditionne le montant des intérêts exigés.
La mondialisation provoque-t-elle l’implosion de tout système de
règles et le retour à la loi de la jungle, comme le redoutent certains ?
N’assistons-nous pas plutôt à un redéploiement légal de nos activités,
autant privées que publiques, à la constitution d’un système de normes
et de juridictions internationales, négocié et consenti par les États
eux-mêmes ? Nous parlerons, je l’imagine, de l’Union européenne qui,
comme d’autres organisations régionales de contrôle et de régulation,
a été définie par certains auteurs, tel Robert Cooper ou Zaki Laïdi,
comme une « puissance฀ normative฀». L’Europe cherche à propager,
à travers le monde, ce type de gouvernance par délégation qui lui a
assez bien réussi. Nous allons voir, ce soir, si pour autant nous pouvons
essayer d’imaginer un droit mondial dans des domaines aussi sensibles
que l’encadrement du travail, par exemple. Peut-il y avoir, à l’échelon 27
mondial, un droit minimal susceptible d’empêcher la mise en concurrence Ouverture
des travailleurs à travers le monde ? Peut-il y avoir, par ailleurs, une répression
pénale, ou une esquisse de droit international, comme on l’a vu se mettre
en place à l’occasion de grands crimes de la Bosnie au Rwanda ?
Pour nous aider ce soir à approfondir ces questions, j’ai l’honneur
d’accueillir trois grands intervenants de qualité. Commençons par
présenter Chantal Delsol 1, professeur de philosophie à l’université
de Marne-la-Vallée, auteur, entre autres, de La Grande Méprise : justice
internationale, gouvernement mondial, guerre juste 2. Nous sommes avec
cet ouvrage en plein cœur du sujet, et d’ailleurs le sous-titre nous précise
bien le sens de ce livre. Benoît Frydman est professeur et directeur du
Centre de philosophie du droit à l’université de Bruxelles. Je cite son
dernier ouvrage, Le Sens des lois : histoire de l’interprétation et de la raison
juridique 3. François Gaudu est professeur de droit privé et directeur de
l’UFR Études juridiques à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, il est
l’auteur du Droit du travail 4.

Notes
* Producteur à France Culture.⁄
1. L’auteure n’a pas souhaité que son intervention soit publiée.⁄
2. DELSOL, Chantal, La Grande Méprise : justice internationale, gouvernement mondial,
guerre juste, Paris, La Table ronde, 2004.⁄
3. FRYDMAN, Benoît, Le Sens des lois : histoire de l’interprétation et de la raison juridique,
Bruxelles, Bruylant, 2005.⁄
4. GAUDU, François, Droit du travail, Paris, Dalloz, 2004.⁄

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Le défi de la mondialisation
à l’ordre des États

Benoît Frydman *

Je vais vous montrer le défi que lance la mondialisation à l’ordre des États
qui étaient, depuis quelques siècles, les principaux régulateurs en matière
de droit et de justice.

L’État face au défi des multinationales


Je voudrais commencer en repartant du mot « mondialisation », mais d’une
manière un peu différente de ce que l’on entend aujourd’hui. Je vais repartir
sur l’origine de ce mot qui nous vient du langage de l’économie, et en
particulier de la microéconomie. Que signifie la mondialisation du point
de vue de la microéconomie ? Vous allez voir que ceci est intéressant pour
comprendre le défi lancé à l’ordre des États. La mondialisation désigne
un nouveau contexte pour les entreprises, de nouvelles perspectives pour
les sociétés multinationales ou transnationales. Les entreprises les plus
mondialisées définissent leur stratégie, en matière de production, de distri-
bution ou de vente, directement à l’échelle mondiale. Cette définition va
avoir certaines conséquences sur le droit. Si vous prenez un cas très simple,
la stratégie de production – que nous appelons aussi, d’un point de vue très
ethnocentré, les « délocalisations » –, il s’agit en fait de relocaliser certains
sites de production. Lorsque l’entreprise mondiale décide de l’endroit où elle
va placer ses sites de production, la mondialisation va la pousser à se placer
directement à l’échelle du monde et, au fond, elle se préoccupe peu d’avoir
été historiquement une société française ou d’avoir des liens particuliers
avec telle ou telle région ou État du monde. Elle va prendre en compte
tout un tas d’éléments, dont les coûts directs des facteurs de production,
mais aussi considérer l’environnement de l’État dans lequel elle envisage 28
de s’établir. Elle examinera l’ordre régnant, le système de communication, Le défi
les systèmes des transports, l’accès aux matières premières, l’environnement de la mondialisation
légal et réglementaire, etc. à l’ordre des États
L’État peut constituer une externalité positive – comme disent
les économistes – : il peut ajouter au gain que l’entreprise peut réaliser
en s’installant ici plutôt qu’ailleurs. Mais l’État dans lequel l’entreprise
envisage de s’installer représente également des coûts, qui varient sou-
vent considérablement d’un État à l’autre. On pense bien sûr d’abord
aux montants des prélèvements fiscaux et sociaux. Mais ce n’est pas tout.
L’entreprise mondialisée considère aussi le niveau réglementaire qui
lui est imposé comme un coût. Elle envisage les différentes règles que
l’État d’accueil impose, notamment en matière d’organisation du travail,
de durée légale du travail et bien sûr de salaire minimum, mais aussi les
prescriptions en matière de sécurité des installations pour la protection
des travailleurs, des riverains, les seuils tolérés en matière d’émission
ou de pollution, de gestion des déchets et plus généralement de pro-
tection de l’environnement. Tout ceci a un coût pris en compte par
l’entreprise lorsqu’elle décide de la localisation de ses activités. En tant
qu’acteur économique « pur », dont la rentabilité est soumise à la pres-
sion des actionnaires et à la surveillance des marchés, l’entreprise aura
naturellement tendance, si elle est véritablement mondialisée, à choisir
l’État dont l’ordre juridique et politique lui fournira le meilleur rapport
coût/bénéfice. Les entreprises transnationales se trouvent ainsi dans une
situation de forum shopping – comme disent les juristes –, c’est-à-dire

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en situation de déterminer elles-mêmes les règles de droit qui leur seront
applicables.
La conséquence de ce forum shopping est la mise en concurrence des
différents droits des États. Ceux-ci sont mis en concurrence au niveau de
leur réglementation. Chacun offre une sorte de « paquet réglementaire »
aux entreprises de sorte qu’elles puissent choisir le plus attrayant.
Comme vous le savez, les États préfèrent que les entreprises viennent
s’installer chez eux plutôt qu’ailleurs pour créer de la richesse, des emplois, etc.
Voilà pourquoi il y a une tendance générale, au niveau des États, à une
baisse de la pression juridique ; ce qui provoque également des situations de
dérégulation compétitive. Il s’agit d’abaisser son niveau de réglementation,
parfois considérablement pour (re) devenir attrayant. Les anglophones
qualifient cette situation de « course vers le bas » (race to the bottom).
Cette dérégulation peut aller jusqu’au dumping réglementaire. Le฀dumping฀
social n’en est qu’un aspect, car le phénomène touche toutes les branches
du droit. Autrement dit, la mondialisation, envisagée sous l’aspect de
la microéconomie, nous donne à voir l’image d’un droit mondial singuliè-
rement différent de ce que vous pourriez attendre ici. La mondialisation ne
crée certes pas un droit mondial, mais bien un marché mondial des droits
nationaux. Cet état des choses nous surprend, car il contredit les intui-
tions de notre culture qui nous poussait à envisager le droit comme ce qui
régule et encadre le marché. Or, ici, le droit ne régule plus le marché, mais
devient l’un des nombreux produits qui circulent sur celui-ci en situation
de concurrence et même de guerre des prix. Voilà donc une situation bien
troublante, celle du défi de la mondialisation à l’ordre des États. 29
Le défi
Les limites du droit international de la mondialisation
Voilà pour le versant destructeur de la mondialisation sur le plan de à l’ordre des États
la régulation. Mais on ne peut se contenter d’en rester là. Cela fait trop
longtemps que nous en restons aux constats. Depuis tant d’années que nous
étudions la mondialisation, il est temps à présent de passer aux solutions.
Comment peut-on penser le droit du monde dans le contexte politique
et international qui prévaut ? Telle qu’on voit la situation, la solution ne
peut pas être nationale, à moins d’avoir un État qui vit en autarcie ou
un État d’une puissance telle qu’il impose ses lois de manière extraterri-
toriale. Certains s’y essaient, en particulier les États-Unis, mais avec des
résultats mitigés.
La solution classique, c’est le droit international : non pas un droit
mondial, mais un droit que les États fabriquent entre eux et qui les
concerne au premier chef. Ce n’est pas toujours simple car le droit
international est un droit de coordination, qui repose sur le principe
de souveraineté des États et requiert en conséquence l’accord de ceux-ci
pour établir des règles. Prenons, à titre d’exemple, trois problèmes glo-
baux qui sont à l’agenda de la société internationale : le réchauffement
climatique ; la question sociale et les conditions du travail ; la régulation
des communications et spécialement le droit d’Internet, et voyons rapi-
dement comment ils sont abordés au niveau des instances internationales,
c’est-à-dire interétatiques. Pour Internet, la France avait déjà proposé
au G7 – avant que celui-ci ne devienne le G8 – la création d’une agence

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de l’ONU pour la régulation du réseau mondial. Les États-Unis n’en ont
pas voulu car ils souhaitaient éviter toute entrave juridique au développe-
ment du réseau, en droit interne et donc a fortiori en droit international.
Au final, nous n’avons pas de droit international pour Internet, si ce n’est
une convention de coopération dans la lutte contre la cyber-criminalité,
établie à l’initiative du Conseil de l’Europe, mais de portée et d’efficacité
assez faibles. Pour le climat, les États ont conclu le protocole de Kyoto,
mais Al Gore n’a pas été élu président des États-Unis et Kyoto n’a pas
été ratifié par les États-Unis. Le protocole, du reste, ne prévoit que des
engagements limités dans le temps (2008-2012) et qui ne concernent
effectivement que les pays développés et excluent les pays émergents et ce,
y compris les nouveaux géants comme la Chine et l’Inde. Quant à la suite,
la conférence de Bali a montré à quel point les négociations seront difficiles
et l’écart qui s’élargit entre les objectifs qu’il faut atteindre et les compromis
que les États sont prêts à consentir. Quant au travail, la France, alliée pour
une fois aux États-Unis lors des négociations finales pour l’OMC, était venue
avec le projet – qui n’était pas exempt de pensées protectionnistes –, de
lutter contre le dumping social. On a alors proposé l’introduction d’une
« clause sociale », c’est-à-dire la possibilité de refuser le bénéfice des accords
de libre-échange conclus au sein de l’OMC aux États qui ne respecteraient
pas un niveau minimum de protection sociale pour les travailleurs. L’Union
européenne – sauf la Grande-Bretagne – était favorable à cette proposition.
Les pays en développement n’étaient pas du tout d’accord avec cette clause
sociale, dans laquelle ils voyaient un moyen pour les sociétés occidentales
de se protéger et de protéger leur niveau de protection sociale. On décida 30
de renvoyer l’affaire à la réunion des ministres de l’Organisation mondiale Le défi
du commerce (OMC) à Singapour, qui renvoya à son tour l’affaire de la mondialisation
à l’Organisation internationale du travail (OIT) en prétextant que cette à l’ordre des États
question sociale relevait de la compétence de cette organisation et non
de l’OMC. L’OIT a en conséquence proclamé, en 1998, une belle déclaration
sur les droits fondamentaux au travail, qui sont au nombre de quatre :
interdiction du travail des enfants, du travail forcé, des discriminations
au travail et enfin droit à la liberté syndicale et à la négociation collective.
Cette déclaration est présentée comme le noyau dur du droit social interna-
tional, mais elle n’a ni la forme, ni le statut, ni la force obligatoire d’un traité.
Elle n’a été ni signée, ni ratifiée par les États. C’est une déclaration solen-
nelle, mais sans portée juridique au plan du droit international ; l’un des
innombrables instruments que l’on range dans la catégorie de la « soft law »,
ce droit « doux » que l’on traduit volontiers en français par droit « mou » ou
droit « flou ». Le texte de cette déclaration a été repris par la suite dans le
Pacte global (ou Global Compact) de l’ONU à l’initiative du secrétaire général
Kofi Annan. Ici encore, il s’agit d’un instrument atypique, une espèce de
contrat mondial proposé par l’ONU aux entreprises, qui reprend des engage-
ments comme faire progresser les droits sociaux, les Droits de l’homme, les
technologies propres, mais sans engagement obligatoire et même en dehors
de toute contrainte juridique possible.
Vous voyez que ce que l’on peut attendre du droit international sur
ces enjeux importants est assez limité et le restera durablement dans un
contexte politique multipolaire marqué par les conflits d’intérêts entre

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les États, qui font obstacle à la réalisation d’un accord ou d’un compromis
pourtant indispensable. Or, pendant ce temps, les problèmes persistent
ou s’aggravent. Si je prends la question du travail, vous avez le problème
des fameux sweatshops (« les ateliers de la sueur »), ces lieux qui se multi-
plient dans le monde, ailleurs mais aussi chez nous, et dans lesquels les
conditions de travail sont abominables. De nombreux pays, soit par calcul,
soit par faiblesse, laissent ces ateliers de la honte proliférer et livrer à des
entreprises, souvent basées dans les pays développés et dont nous sommes
nous-mêmes les clients, des produits ou des services à des prix défiants
toute concurrence. On voit ainsi des centaines de milliers de travailleurs,
souvent des travailleuses, pour la plupart jeunes, voire très jeunes,
s’épuiser dans des semaines de plus de 80 heures de travail, à fabriquer
des chaussures et autres accessoires de sport, pour quelques centimes
d’euros de l’heure. Ajoutez à cela les heures supplémentaires non payées
et obligatoires, les coups, les abus sexuels, les brimades systématiques qui
vont parfois jusqu’à la mort et les problèmes de santé liés aux processus de
fabrication et aux conditions de travail. Tel est le bilan déplorable dénoncé
par de multiples observateurs et face auquel les structures internationales,
malgré plus d’une centaine de conventions conclues au sein de l’OIT,
semblent assez impuissantes.
Alors que faire ? La solution classique serait de dire qu’il faut respecter
le droit local, mais ce n’est pas toujours satisfaisant, et même, ce n’est pas
satisfaisant du tout. Si l’État local est faible, il proposera un niveau
réglementaire extrêmement bas, ou alors un niveau réglementaire rela-
tivement élevé qu’il ne fera pas du tout respecter. N’oubliez pas que ces 31
États recherchent désespérément les investissements internationaux. Ils ne Le défi
veulent pas fâcher une société multinationale ou sa filiale sur place ou son de la mondialisation
réseau de sous-traitants locaux. Ou bien, nous avons affaire à des États à l’ordre des États
autoritaires qui sont souvent complices des pratiques développées par
les entreprises, quand ils ne les mettent pas en place eux-mêmes, comme
on peut l’observer notamment dans le secteur des industries extractives
par exemple. Pour résoudre le problème, certains ne voient pas d’autre
issue que l’État mondial, ou du moins une forme d’accord international
qui permette la mise en place d’un droit social international réel, effectif
et appliqué. Mais cet espoir est-il raisonnable ? Nous savons à quel point
il est difficile, malgré les efforts de la France, de réaliser l’Europe sociale.
Alors imaginez seulement un monde social… Je laisserai aux spécialistes
le soin de se prononcer là-dessus, mais la possibilité aujourd’hui d’imposer
un droit social à l’échelle mondiale du type que nous connaissons est,
à mon avis, proche de zéro.

La société civile à la relève de l’État


Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? Laisserons-nous faire ces
sociétés bien connues chez nous en attendant passivement, presque comme
on attend Godot, l’émergence d’un contexte politique plus favorable ?
Certains en tout cas ne s’y résignent pas. Que pouvons-nous faire qui aurait
un véritable impact ? On peut commencer par attendre l’État mondial,
on peut attendre longtemps et peut-être s’agira-t-il de notre pire cauchemar.
Mais on peut aussi ne pas l’attendre et commencer à se bouger. C’est en

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tout cas ce qu’ont décidé des responsables de la société civile qui sont sen-
sibles aux problèmes des délocalisations, pour une raison altruiste qui est
de ne plus vouloir voir ces travailleurs dans des conditions abominables qui
nous renvoient au XIXe siècle, et pour des raisons moins altruistes qui sont
que si l’on veut maintenir le niveau de protection sociale chez nous, alors
il ne faut pas laisser se développer de telles pratiques dans des États où le
niveau de protection est nul. Il y a des ONG qui sont présentes et actives
dans ces pays et qui voient le sort que l’on réserve à ces populations locales,
aux travailleurs en particulier, et qui commencent par alerter les médias de
ces scandales. Cette technique de la dénonciation et du scandale (naming and
shaming) peut réussir, jusqu’à un certain point. Tout le monde se rappelle
de ce ballon de football, marqué d’une virgule, dans les mains d’un tout
jeune enfant, en train d’en coudre les coutures : elle a fait le tour du monde
et provoqué une prise de conscience dans les milieux du sport et chez les
consommateurs. Des campagnes de boycott ont également été lancées sur
certains produits ou sur des produits en provenance de certains pays, mais
souvent avec un succès et des effets très mitigés. D’autres démarches plus
constructives, plus ambitieuses aussi, sont développées ‒ comme par exemple
des filières de commerce équitable ‒ qui prétendent garantir qu’une partie
raisonnable du prix que paie le consommateur va au petit producteur.
On a aussi, du côté des marchés financiers, lancé le mouvement de l’in-
vestissement socialement responsable. Outre-Atlantique, l’investissement
socialement responsable représente tout de même 15 % de la capitalisation
d’une place comme Wall Street, ce qui est loin d’être négligeable, même s’il
faut voir ce qu’on entend par « investissement éthique ». Ne pas investir dans 32
le tabac, l’alcool et les armes est déjà considéré comme un investissement Le défi
socialement responsable. Il s’agit seulement d’édicter des critères qui soit de la mondialisation
excluent, soit permettent d’inclure des valeurs dans un fonds d’investissement à l’ordre des États
dit éthique. Ces critères éthiques commencent à être incorporés par les
investisseurs institutionnels, notamment de grands fonds de pension qui
gèrent l’épargne-retraite des salariés, particulièrement américains, ou cer-
taines institutions financières.
La réponse des entreprises a été très dynamique de ce point de vue.
Celles-ci sont libérées de toute contrainte, autant de nos droits natio-
naux – dont le champ d’application en droit du travail est limité au
territoire national – que des droits de pays où elles opèrent off-shore, mais
sous la pression de l’opinion et des médias et, par suite, de leurs clients et
des investisseurs, elles ont développé un discours de responsabilité฀sociale฀
des฀ entreprises, qui s’inscrit dans la vaste mouvance du développement
durable. Je ne vais pas expliquer ici ce qu’est la responsabilité sociale des
entreprises, mais je vais me contenter d’en évoquer certaines réalisations,
qui consistaient principalement pour des entreprises à énoncer leurs
propres codes de conduite. Peu de contraintes se posent à elles, elles n’en
souhaitent pas pour l’avenir, et prennent les devants en assurant qu’elles
ne veulent pas produire dans n’importe quelles conditions, elles ne veulent
pas faire du profit de n’importe quelle manière et présentent donc une
série d’engagements qu’elles imposent également à leurs sous-traitants.
Les jeans LEVI STRAUSS étaient précurseurs lorsqu’ils ont édicté leur code
de conduite en 1984. Dans les années 1990, la pratique des codes d’en-

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treprise a pris de l’ampleur, et, aujourd’hui, elle tend à se généraliser :
chaque société importante – ou moins importante – a dorénavant son
code de conduite qu’elle publie sur Internet et dans laquelle elle prend
des engagements parfois faramineux, tels que respecter tous les Droits de
l’homme et combattre les abus au nom de la démocratie aux quatre coins
du globe. On peut, quand on jouit d’un esprit critique ou simplement
éveillé, porter un jugement réservé sur ce type d’initiative. On peut aussi
aller plus loin et faire des enquêtes. L’OCDE, qu’on ne peut pas soupçonner
de dérive contestataire radicale, a ainsi effectué, en 2000, une enquête sur
247 codes de conduite dans laquelle elle constatait que seulement 10 %
des codes se référaient aux droits fondamentaux du travail, ce qui signifie
que 90 % de ces codes ne reconnaissaient pas ou passaient sous silence
la liberté syndicale, le refus du travail forcé, du travail des enfants, etc.
Les multinationales, et surtout les sociétés états-uniennes, ne veulent
absolument pas entendre parler des libertés syndicales. Près de 90 % des
codes n’assurent aucune procédure de suivi, c’est-à-dire qu’ils proclament
des choses sur Internet sans véritablement se préoccuper de la mise en
œuvre de leurs engagements ou de la mise en place des procédures de suivi.
70 % de ces codes ne prévoient aucune conséquence en cas de violation.

La RSE, un concept marketing qui tend à devenir efficace


sous la pression de la société civile
À la lecture des résultats de cette enquête, une conclusion semble s’im-
poser d’elle-même : la responsabilité sociale des entreprises, c’est du vent,
du marketing. Pour ces sociétés, il ne s’agit que de vendre, un point c’est tout. 33
On réalise qu’il est naïf de parier sur la bonne volonté des entreprises. Le défi
Puis on réfléchit et on se rend compte que l’entreprise n’a pas à avoir de de la mondialisation
bonne volonté, que ce n’est pas sa manière de fonctionner, que ce n’est à l’ordre des États
pas la manière dont le système lui demande de fonctionner et donc que
c’est idiot et nul. Ce n’est pas la bonne analyse, parce que si on quitte
la moralité kantienne basée sur la « bonne volonté » et qu’on se rallie
à une conception plus sociale du contrôle des comportements, on se rend
compte qu’on est rarement moral tout seul, on l’est quand on est regardé
ou obligé. Dans le cas de la responsabilité sociale des entreprises, il ne
faut pas prendre l’entreprise pour une monade isolée qui veut vendre et
est prête à faire n’importe quoi pour vendre ses produits. L’entreprise
veut vendre ses produits et ses services sur son marché habituel. Elle veut
aussi se procurer des capitaux sur le marché financier et donc elle fait
signe à un certain nombre d’acteurs, d’une part ses clients et d’autre part
ses investisseurs. Or, les organisations, que ce soient les associations de
défense des Droits de l’homme ou des droits sociaux, les associations de
consommateurs et d’investisseurs, sont actives sur ces marchés, elles ne sont
pas totalement idiotes. Pour ces organisations de la société civile qui obser-
vent les entreprises et tentent de modifier leurs comportements, le code
de conduite ne constitue pas une fin en soi ni un aboutissement, mais
seulement le premier pas vers la responsabilisation sociale des entreprises.
C’est une sorte de droit d’entrée acquitté par les entreprises qui, pour les
motifs qui les regardent, souvent opportunistes, décident qu’il est sou-
haitable pour leur réputation ou pour leur chiffre d’affaires de montrer

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patte blanche. Une fois le code de conduite publié, les acteurs de la
société civile qui contrôlent les entreprises (corporate watchdogs) en ana-
lysent le contenu, les dispositions et les modalités d’élaboration, en le
comparant notamment aux codes-types et grandes déclarations établies
par les organisations internationales. Si ce code de conduite ne vaut rien,
on communique pour dire qu’il est vide, mais si le code standard est adopté,
alors les discussions peuvent commencer. Le code est élaboré par le service
marketing ; il est alors légitime de demander s’il a été négocié avec le syndicat,
avec les ONG, avec les partenaires sociaux et locaux. On demande ensuite
à l’entreprise de publier un rapport périodique pour prouver les progrès
qui sont faits. Il faut savoir qu’aujourd’hui, dans un marché comme
Londres, 80 % des entreprises cotées à l’indice FTSE 1 publient de manière
trimestrielle ou semestrielle un rapport non financier, notamment sur
les aspects sociaux et environnementaux de leurs activités. Évidemment,
les entreprises ont tendance à rendre un dossier extrêmement complet
qui vante les réalisations de l’entreprise. Ce n’est malheureusement
pas suffisant. On leur explique donc comment présenter le rapport financier,
on leur fournit un modèle, des indicateurs chiffrés, etc. On classe ensuite
les entreprises selon leurs progrès, et les chiffres servent ensuite d’indices
qui sont communiqués aux investisseurs de type éthique. Le marché sait
faire cela parce qu’il le fait en permanence pour des critères comptables,
pour des critères d’évaluation de risque, il peut donc le faire pour des
aspects de responsabilité sociale. Des intermédiaires se spécialisent
même dans cette activité, ce sont les certificateurs de compte ou encore
des ONG spécialisées. Sur la base des rapports certifiés, on se rend ensuite 34
sur le terrain pour vérifier si les pratiques correspondent aux informations Le défi
publiées par l’entreprise. Si les engagements ne sont pas respectés, alors de la mondialisation
on les attaque en justice. Quand c’est le cas, les entreprises sont surprises à l’ordre des États
et inquiètes : elles croyaient avoir pris des engagements non juridiques,
assumer des responsabilités purement morales et voilà qu’elles se retrouvent
en position d’accusées devant les cours et tribunaux.
C’est ce qui est arrivé notamment dans les affaires NIKE et TOTAL.
NIKE ne fabrique pas de chaussures ; son actif, c’est sa marque. La marque
nous démontre à quel point elle est « cool », elle nous présente les supers
champions qui lui font confiance, etc. NIKE fait fabriquer ses chaussures
dans des usines du Sud-Est asiatique – Chine, Viêtnam, Indonésie, etc.
NIKE a publié, à grand renfort de publicité, sous la pression des consom-
mateurs et des médias, un code de conduite garantissant des conditions
de salaire, de travail et d’assurance sociale aux travailleurs qui fabriquent
ses articles à travers le monde. NIKE a imposé les dispositions de ce code
de conduite dans les contrats conclus avec ses sous-traitants et mis en
place un service interne d’inspection des sous-traitants. NIKE a été conduit
à faire de plus en plus de choses, tout d’abord à cause des mouvements
étudiants dans les collèges. L’université de Duke, en Caroline-du-Nord,
a montré l’exemple en obligeant les différentes marques d’accessoires
de sport à souscrire des engagements dans lesquels elles vont, une fois
de plus, répéter qu’elles seront irréprochables du point de vue social.
Toutefois, une succession d’enquêtes et de fuites ont montré que les condi-
tions de travail et de salaire dans certains ateliers demeuraient inacceptables

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et les abus fréquents. C’est alors que Marc Kasky, quelqu’un comme vous
et moi, un simple citoyen de San Francisco, a l’idée d’assigner NIKE pour
publicité mensongère. Après de longues batailles de procédures, Kasky va
gagner devant la Cour suprême de Californie le droit de prouver devant
un jury que NIKE a menti. La Cour suprême des États-Unis se saisira
un moment de l’affaire, mais se ravisera finalement dans une décision
étrange et décidera de ne pas intervenir. En attendant, NIKE va être
obligé de transiger et payer 1,5 millions de dollars, c’est-à-dire peu de
chose, pour financer des campagnes de surveillance des usines, mais
son image de marque sera durablement écornée par l’ensemble de cette
campagne et l’action en justice de M. Kasky.
Quant à l’affaire TOTAL en Birmanie, je n’ai pas le temps de vous
raconter en détail l’affaire, qui est d’ailleurs complètement sous-médiatisée
en France. TOTAL a fait, avec un partenaire états-unien, un investissement
en Birmanie pour exploiter un immense gisement gazier sous-marin et le
faire passer par un gazoduc à travers une petite partie du territoire birman
habitée par des minorités persécutées, puis par la Thaïlande où le gaz est
vendu, ce qui procure des ressources considérables à la junte militaire
de Yangon. Je vous laisse imaginer le bon usage qu’elle en fait. Même la
Banque mondiale avait refusé de financer ce projet pour des raisons politiques.
Mais on ne reproche pas à TOTAL de financer la junte birmane, on lui repro-
che les conditions dans lesquelles le chantier a été exécuté. Le contrat entre
les partenaires spécifiait en effet que la sécurité du chantier serait assurée
par le partenaire birman, ce qui signifiait mettre deux bataillons de l’armée
birmane sur le terrain. L’armée a ainsi procédé au déplacement des popu- 35
lations présentes dans la zone, mais a aussi enrôlé de force, comme c’est Le défi
son habitude, celles-ci pour construire des routes, des héliports et autres de la mondialisation
infrastructures de cet immense chantier, se livrant au passage à ses exactions à l’ordre des États
coutumières : viols, exécutions sommaires, meurtres d’enfants, etc. La société
française TOTAL et son homologue américaine UNOCAL ont été poursuivies
d’abord aux États-Unis, puis en France et en Belgique comme complices
de crimes internationaux, en particulier des pratiques de travail forcé.
Si les procédures française et belge ont avorté sur des questions techniques
de droit pénal et de procédure, la procédure américaine engagée contre
Unocal, le partenaire américain de TOTAL, a donné lieu à une longue
instruction civile (discovery), qui a permis de recueillir de nombreux
témoignages et des dizaines de milliers de pages de documents montrant la
réalité des crimes, mais aussi la connaissance qu’en avaient les partenaires
industriels. Le juge américain se déclara incompétent pour juger TOTAL,
mais son partenaire des États-Unis fut contraint de transiger et de verser des
indemnités considérables aux victimes de cette opération.
Dans l’attente de l’État mondial ou de solutions internationales
dont les conditions ne sont pas réunies, certains ont donc décidé d’agir.
Les effets de leurs actions sont limités et incertains. Mais ils essaient
néanmoins de faire ainsi cesser l’inacceptable et de faire comprendre
aux entreprises que prendre des engagements sur les sites internet n’est
pas suffisant et qu’il faut les faire tenir. Leur action n’est pas vaine car
chacun peut comprendre que, sous la surveillance de la société civile et
la pression de l’opinion et des médias, les mêmes motifs qui conduisent

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les entreprises à assumer dans leurs déclarations des responsabilités
sociétales, à savoir le souci de leur réputation et de leur crédit ou la
volonté de protéger ou d’étendre leur part de marché, peuvent aussi
amener celles-ci à respecter leurs engagements.

Brice Couturier : Merci Benoît Frydman. Selon vous, on peut donc attendre
le droit social international aussi longtemps que l’État mondial. Finalement,
vous nous montrez que les mécanismes de surveillance civile sur les entreprises
peuvent fonctionner. Les débats qui ont eu lieu précédemment ici même
nous ont expliqué que la mondialisation avait abouti à transférer le pouvoir
depuis le travail et les salariés du côté du consommateur et de l’actionnaire.
Vous nous donnez deux exemples qui démontrent que l’actionnaire peut
contrôler le côté socialement responsable des financements qu’il concède.
Je pense notamment aux agences de notation ou encore à la reconversion très
spectaculaire de Nicole฀Notat, qui est passée de la direction d’un syndicat de
travailleurs à la direction d’une agence qui a pour but d’évaluer le caractère
responsable ou non de ces investissements dits socialement responsables.
Il y a bien un contrôle de quota de l’actionnaire, et une autre forme de
contrôle – vous l’avez illustré avec les campagnes de boycott lancées par les
étudiants de Duke sur la qualité du travail et sur les objets qu’ils façonnent.
Quelque part, la logique de la mondialisation est prise à son propre piège
puisque le consommateur et l’actionnaire sont pris à témoin et peuvent
être mobilisés au profit de conditions de travail décentes.

Benoît Frydman : Je suis tout à fait d’accord avec le fait que la mondialisation 36
est prise à son propre jeu, en particulier grâce aux initiatives intelligentes Le défi
ou audacieuses de certains acteurs de terrain comme ces organisations de de la mondialisation
la société civile, ces syndicalistes en activité, ou de simples citoyens comme à l’ordre des États
Marc Kasky. Tout actif peut faire quelque chose s’il joue le jeu. Ce qui
caractérise ces acteurs, c’est leur pragmatisme : ils cherchent à obtenir un
résultat direct et concret sur le terrain, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a
pas une idéologie qui sous-tend leurs entreprises. Il s’agit de comprendre
les règles de la mondialisation afin d’en user pour faire avancer ses propres
objectifs. On pourrait dire par exemple que les logiciels libres agissent
de la même manière avec la propriété intellectuelle : ce sont des gens qui
ont compris la propriété intellectuelle et qui l’utilisent contre elle-même.
Effectivement ce sont des gens qui ont compris les règles du jeu et qui
développent alors des activités partielles, mais qui présentent la particularité
de pouvoir se coordonner. C’est ce que nous appelons la « corégulation ».
Vous avez des initiatives qui sont isolées dans le monde – un campus
à Duke, un ex-employé de NIKE, une ONG présente au Viêtnam, etc. –,
tous ces gens jouent leur partie ; d’une certaine manière ce sont des alliés
objectifs, parfois leurs actions se contrecarrent, parfois leurs actions se
coordonnent, et parfois cela produit des effets de régulation. On pourrait
très bien se demander si l’efficacité de tout cela ne représente pas qu’une
goutte d’eau par rapport à l’océan des problèmes qui se posent, ce ne serait
pas faux, mais si l’on fait un test d’efficacité, il importe de comparer des
choses comparables. Il ne suffit pas de dire qu’on va supprimer le droit social
français pour le remplacer par un système de surveillance de la société civile.

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Ce n’est pas cela l’idée. On ne dit même pas qu’on va remplacer le droit
international par un système de corégulation. Il s’agit de le compléter. Pour
les acteurs de la corégulation que j’ai mentionnés, la déclaration de l’OIT,
même si elle n’a pas de valeur juridique, reste un point de référence formi-
dable pour mener leurs actions. Les États-Unis ont par exemple déclaré,
dans l’affaire UNOCAL-TOTAL précisément, que le travail forcé était assimilable
à l’esclavage et constituait un crime international pour toute personne, même
privée, qui s’en rend coupable ou complice, dans n’importe quel endroit
de la planète. Cela est révolutionnaire, mais pour qu’un juge le proclame,
encore faut-il qu’il soit saisi, ce qui suppose le plus souvent qu’une partie
civile, une victime ou l’organisation qui la représente ou la défend, en
prenne l’initiative. Les juges constituent un chaînon important dans ce
système de corégulation. Il ne faut pas prendre les choses d’une manière
trop théorique. Il ne s’agit pas de choisir entre un système international,
ou même un système mondial, et des initiatives de la société civile. Il faut
faire flèche de tout bois. Faisons avec ce que l’on a, nous sommes pour le
moment dans une situation de bricolage, seulement il y a des gens qui ne
se laissent pas prendre par l’idée ou le fantasme d’un ordre juridique qui
aurait sa cohérence et ses structures. Ils se disent qu’il y a des éléments de
solutions par-ci par-là et tentent de les mettre bout à bout pour construire
quelque chose. Ce n’est pas péjoratif, surtout si ça fonctionne. Les États
ont compris qu’ils ne pourraient pas faire appliquer un droit social comme
celui de la France au Viêtnam. Par contre, la loi française sur les nouvelles
régulations économiques peut demander aux entreprises transnationales
basées en France de rendre un rapport périodique non financier sur leurs 37
activités dans le monde. Cela peut avoir des conséquences : s’ils font de fausses Le défi
déclarations dans ces rapports, les problèmes peuvent arriver. On ne se rend de la mondialisation
pas compte qu’en faisant cela le droit français contribue à la corégulation. à l’ordre des États
L’État français, par cette petite disposition, a créé un mécanisme qui
va permettre à certains acteurs, des procureurs privés en quelque sorte,
d’essayer de faire avancer le droit.

Notes
* Professeur et directeur du Centre Perelman de philosophie du droit à l’Université libre
de Bruxelles. Voir le site internet : http://www.philodroit.be /.⁄
1. La société FTSE Group est le principal fournisseur mondial d’indices.⁄

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Le droit social à l’épreuve de la mondialisation

François Gaudu *

Je vais vous parler du droit social à l’épreuve de la mondialisation en partant


de la question suivante : est-ce que la mondialisation implique la fin du droit
du travail tel qu’il s’est formé au XXe siècle 1 ?
Cette crainte est partagée dans l’ensemble des pays développés. Ainsi,
d’après une confidence d’un ministre français, son homologue allemand
social-démocrate lui aurait demandé si cette époque était révolue. Cette
crainte détermine nos choix collectifs et explique, pour une large part,
le « non » français au référendum de l’année 2005. À vrai dire, elle ne
concerne plus uniquement l’Europe, le monde occidental ou les pays
développés. En 2005, j’ai pris part au congrès asiatique de droit du travail
de la Société internationale du droit du travail. Il n’était question que de
délocalisations vers la Chine. Au mois de septembre 2006 s’est déroulé à
Paris le congrès mondial de la même institution. Nos collègues turcs et
algériens ont souligné à quel point le travail de leur pays était mis à mal par
la libéralisation des marchés, notamment les accords sur le textile. Ainsi,
il ne s’agit pas d’un fantasme de riches et, à mon avis, encore moins d’un
fantasme français. La mondialisation est un phénomène complexe qui pré-
sente deux facettes. Je n’en aborderai qu’une seule. Sous un certain angle,
elle représente un progrès technologique avec le développement rapide des
moyens de communication, des idées et des données. Cette mondialisa-
tion peut être nommée la mondialisation Internet. Sous un autre angle,
la mondialisation peut être perçue comme un phénomène idéologique,
politique et en définitive juridique, avec l’ouverture mondiale des marchés,
des biens et des services. Cette mondialisation est la mondialisation de
l’OMC dont je vais parler. 38
Le droit social
La transition démographique des pays émergents à l’épreuve
L’ouverture mondiale des marchés, des biens et des services met en concurrence de la mondialisation
les législations. Sur ce point, je partage tout à fait le point de vue de Benoît
Frydman. Ce phénomène inquiète, car s’il n’existe pas de protectionnisme
et si le marché est libre, il est possible de produire la même chose à des
conditions très différentes, alors que le niveau d’efficacité de la main-d’œuvre
se rapproche. Par conséquent, les pays qui offrent aux salariés les meilleures
conditions vont perdre à la longue leur industrie et une partie de leurs services.
Mais nous pouvons également envisager la situation de manière positive.
Ainsi, le non-développement des pays du tiers-monde constituait l’une des
grandes questions non résolues du XXe siècle et cette question se résout.
Mise à part l’Afrique noire, le monde entier, y compris le monde
musulman, est en train de faire la transition démographique. Au congrès
mondial de Paris, l’orateur le plus écouté a été une jeune collègue chinoise,
Mme Zhenf Aiqing 2, qui représentait la Chine populaire sans dissimuler
une situation qui est terrible. Elle a donné l’image d’un système dans
lequel le droit du travail est en train de naître. Cela rappelait à tous les
autres congressistes l’heureux temps du progrès. Avec le succès, le Japon,
la Corée et Taïwan ont augmenté les salaires et ont mis en place un système
de relations professionnelles moderne. Les conditions de la concurrence
se sont équilibrées, comme le montre le fait que ce soit RENAULT qui ait
acheté NISSAN et non l’inverse. Les mêmes causes produisant les mêmes
effets, il est possible d’imaginer que la Chine prenne le même chemin.

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Seulement, ce rattrapage pourrait bien prendre 20 ou 30 ans. Les Chinois
n’ont pas d’autre façon de raisonner que la nôtre, avec un État central qui
crée des codes. Beaucoup de temps sera nécessaire à la mise en place d’un
droit du travail. C’est pourquoi l’inquiétude subsiste. Dans la convergence
entre le droit du travail des pays émergents, que nous comparons
à un ascenseur qui monte, et le droit du travail des pays développés
à un ascenseur qui descend, le point de rencontre pourrait se situer
assez bas. Nous perdrions une civilisation si la tradition sociale de l’Europe
de l’Ouest, de l’Allemagne, de la France, de la Suède ou de la Belgique
disparaissait. Comme c’est déjà le cas en Grande-Bretagne ou aux États-Unis,
les salariés auraient définitivement perdu la place qu’ils avaient obtenue
dans la société après la Seconde Guerre mondiale. Le risque est d’autant
plus important que les peuples paraissent sans défense par rapport à
cette évolution. Je souhaiterais expliquer cela de deux façons.

La place des travailleurs dans la mondialisation


D’abord, l’Europe a été conçue comme un grand marché ouvert à l’intérieur
mais protégé vis-à-vis de l’extérieur. D’après l’article 117 du traité de Rome,
son objectif était l’égalisation des conditions de travail dans le progrès.
Or, l’harmonisation du droit social européen est devenue improbable. De
surcroît, l’Europe a pris pour objectif l’ouverture mondiale des marchés et
l’Union est ainsi devenue un vecteur de mondialisation, suivant une formule
que j’emprunte à Suzanne Berger, historienne américaine.
Ensuite, la mondialisation crée des gagnants et des perdants. Les élites
nationales figurent très souvent dans le camp des gagnants. Par exemple, 39
l’aristocratie d’État française fournit une bonne part du personnel de la Le droit social
mondialisation via les équipes dirigeantes des multinationales, les grands à l’épreuve
cabinets de conseil du droit et de la finance et les organisations internationales. de la mondialisation
Notre aristocratie d’État avait jusqu’à présent un sens janséniste de l’intérêt
général et de l’État qui la conduisait à défendre le peuple. Elle n’était pas
toujours très sympathique, mais peut-être finirons-nous par la regretter.
De même, une partie de la classe dirigeante allemande commence à
soutenir que la cogestion est plus un inconvénient qu’un avantage parce
qu’elle est très difficile à expliquer à un actionnaire étranger. C’est la
raison pour laquelle Jean-Jacques Dupeyroux a pu écrire, dans le numéro
de décembre 2005 de Droit social, que l’avenir du droit social français
était noir, en évoquant la désagrégation morale des élites françaises.
J’ai emprunté la métaphore d’un ascenseur qui descend et je souhaiterais
m’expliquer sur ce sujet. Je vais me livrer à un constat forcément très cari-
catural pour la raison suivante. Juridiquement, il était sans doute plus facile
de licencier en 1965, à l’apogée de l’emploi à vie, qu’aujourd’hui, tant il est
vrai que les pratiques comptent souvent plus que les normes. L’emploi était
plus stable en 1965 alors que le droit était moins protecteur qu’il ne l’est
devenu. Cependant, à cette époque, le développement du droit du travail
obéissait à deux tendances de longue durée, ce qui donnait un certain sen-
timent de sécurité à ceux qui en avaient connaissance.
La première tendance était celle de la standardisation des conditions
de travail. Il était possible de le constater même aux États-Unis. Les parties
au contrat de travail étant en situation d’inégalité, pour se rapprocher

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de l’égalité réelle, la définition des conditions de travail doit avoir lieu
sur un plan collectif, par le biais de la loi ou de la négociation collective.
À l’époque, cette homogénéisation des conditions de travail était sup-
portable parce que la grande entreprise industrielle représentait l’avenir.
La seconde tendance complète la première : dans la grande entreprise
industrielle, un statut du travail subordonné fait bénéficier le travailleur
d’un emploi stable et d’une protection sociale contre les aléas de l’existence.
Confrontées à une concurrence accrue à partir du premier choc pétrolier,
les entreprises n’ont cessé, depuis près de 30 ans, de chercher à limiter ou à
inverser ces tendances. À la standardisation se substitue l’individualisation
de la relation de travail et au lieu de la stabilité, le développement de la
précarité de l’emploi.

L’individualisation de la relation au travail


Je dirai quelques mots à propos de l’individualisation croissante de la
relation au travail, qui peut être rapportée à trois propositions : la négocia-
tion collective vaut mieux que la loi, la négociation dans l’entreprise vaut
mieux que la négociation globale – par exemple en France la négociation
de branche –, le contrat de travail vaut mieux que toute autre source
de droit. Je m’appuie un peu pour dire cela sur le rapport réalisé par M. Lance
Compa, un collègue américain également rapporteur général au congrès de
Paris sur le thème « Droit du travail et libéralisation des marchés ». Suivant
les pays, l’accent va être plus ou moins porté sur l’une ou l’autre des trois
propositions.
La négociation collective aux dépens de la loi n’a de sens que dans les 40
pays où le droit écrit est très développé. La France constitue un bon exem- Le droit social
ple, mais n’est pas le seul, loin de là. Nous pourrions également citer une à l’épreuve
application pratique que certains d’entre vous connaissent, à savoir que de la mondialisation
l’ensemble du droit de la durée des horaires de travail est devenu très large-
ment dérogeable. Nous pouvons remplacer les dispositions du code du tra-
vail par des accords négociés dans des conventions collectives. Ainsi, les lois
Aubry sur la réduction de la durée du travail ont très largement développé
l’annualisation du temps de travail et la modulation des horaires et depuis,
en matière de licenciement économique, la loi Fillon a fait la même chose.
Il est dorénavant possible de négocier une bonne partie de la procédure de
licenciement économique avec ce que l’on appelle les accords de méthode.
La négociation d’entreprise au détriment de la négociation globale
est un phénomène à peu près général dans tous les pays qui ont une
négociation de branche, comme l’Australie, l’Allemagne ou la France.
En Allemagne, il s’agit des clauses d’ouverture, ce qui signifie que l’on
peut introduire, dans les conventions nationales, des clauses permettant
aux élus du personnel de négocier dans l’entreprise des questions qui,
traditionnellement, étaient réservées à la négociation de branche avec
les syndicats. En France, la loi Fillon du 4 mai 2004 permet aux accords
d’entreprise d’écarter des parties très importantes de ce qui a été négocié
par les partenaires sociaux au niveau des branches professionnelles.
Le contrat individuel au détriment de la négociation collective est
une attitude très courante dans les pays où l’attitude du patronat est de
souhaiter l’éradication des syndicats. Il s’agit des positions américaines et

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anglaises. Aux États-Unis, les délocalisations ont d’abord été des déloca-
lisations internes qui consistent à se déplacer des États où se trouvent les
syndicats vers des États où il n’y a pas de syndicats. En se déplaçant d’un
État à l’autre, l’entreprise passe finalement du contrat collectif au contrat
individuel. Une fois que l’entreprise a migré au Nouveau Mexique ou en
Arizona, étant donné qu’il n’existe pas de syndicats dans ces États, il n’y
aura pas de convention collective. Le débat européen actuel sur la durée
du travail, en particulier la lutte qui se déroule autour de l’opting out,
conservera vraisemblablement le système actuel qui fait qu’en Grande-
Bretagne, par exemple, le salarié peut renoncer individuellement à la limi-
tation de la durée du travail. Nous pourrions citer d’autres mécanismes
qui relèvent de la même idée, comme les clauses particulières du contrat
très développées en France – clauses de non-concurrence, de mobilité, de
polyvalence.

La précarité de l’emploi
Au sujet du développement de la précarité de l’emploi, je souhaiterais évo-
quer trois phénomènes. Je citerai d’abord un phénomène auquel les Français
ne penseraient pas en premier, mais qui est très important dans les pays
intermédiaires entre les plus pauvres et les plus riches, à savoir le dévelop-
pement du secteur informel au détriment du secteur officiel. Le deuxième
phénomène est celui de l’essor de la prestation de service international.
Enfin, j’évoquerai très succinctement la déréglementation.
En ce qui concerne le développement du secteur informel au détri-
ment du secteur officiel, dans certains pays – par exemple dans les pays 41
méditerranéens ou les pays d’Amérique du Sud –, le droit du travail Le droit social
ne s’est jamais appliqué à tout le monde. Une partie seulement de la à l’épreuve
main-d’œuvre était protégée, soit peut-être 60 % en Argentine, 40 % de la mondialisation
au Venezuela ou 10 % dans un pays du Maghreb. Des travailleurs béné-
ficiaient néanmoins d’un vrai droit du travail et il existait également de
vrais syndicats. Or, sous l’effet de la libéralisation des marchés, ce secteur
officiel régresse, parce que les dirigeants d’entreprises n’appliquent pas
toujours le droit en vigueur dans des pays où il n’est pas très difficile de s’y
soustraire. Le même phénomène amène en ce moment l’industrie textile
du Bangladesh au bord de la crise sous l’effet de la concurrence chinoise.
Contrairement au Bangladesh, la Chine ne contient pas de syndicats
indépendants légaux. Le Bangladesh est moins informel que la Chine et,
par conséquent, les produits de Chine sont moins chers. En ce moment,
on est en train de licencier dans les industries textiles du Bengale, l’un des
pays les plus pauvres du monde. Nous ne sommes pas non plus épargnés
par l’illégalité car, comme chacun le sait, une bonne partie de nos contrats
à durée déterminée est irrégulière, le statut du travail à temps partiel est
très largement bafoué dans de très nombreuses entreprises françaises, et
les trois quarts des stagiaires que nous employons bénéficient en réalité de
contrats de travail déguisés en stages.
La prestation de service internationale constitue un autre facteur
d’érosion des statuts. Je vais prendre l’exemple du conflit opposant les
syndicats suédois et la nation suédoise à une entreprise lettone qui voulait
exécuter un chantier sans verser les salaires prévus par la convention

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collective suédoise. Je citerai également l’exemple de l’entreprise de bâtiment
polonaise qui accomplit un chantier en France. Cette entreprise doit,
en théorie, déclarer son activité à l’inspection du travail et payer aux salariés
le SMIC ou le salaire plus élevé prévu par la convention collective. Or, il est
impossible de contrôler le paiement lorsqu’il est effectué par une banque
polonaise en Pologne. On ne peut pas non plus éviter que le salarié reverse
en liquide à son employeur une partie de la somme qu’il a perçue. D’après
le patronat français, cette pratique est extrêmement courante. Autrement
dit, sur le papier, les prestataires de services ont été astreints à respecter la
loi française, mais il est impossible de vérifier s’ils la respectent réellement.
Par conséquent, l’entreprise qui respecte le droit en vigueur se trouve
exposée à une concurrence déloyale contre laquelle elle ne peut pas lutter.
Les patrons du bâtiment appellent cela les « délocalisations sur place ».
Enfin, il y a la déréglementation. En exceptant des pays comme la Chine
qui doit rebâtir la Sécurité sociale dans le cadre d’une restructuration
postcommuniste, la problématique est presque universelle. La déréglemen-
tation a eu lieu un peu partout, que ce soit en Corée, au Japon, en Australie,
en Amérique du Sud, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Europe.
Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le statut du travail reposait essentiel-
lement sur le pouvoir des syndicats parce qu’il n’y avait traditionnellement
pas de droit légiféré. Pour déréglementer, il n’a donc pas été nécessaire de
réformer le contrat de travail, mais il a suffi de briser la puissance des syn-
dicats, ce qui a été fait de manière très hardie au début des années 1980.
Dès lors, le droit américain et le droit anglais du travail sont des droits
en lambeaux. La situation est différente en Europe continentale parce 42
que les déréglementations ont été très modérées, à l’image, par exemple, Le droit social
des lois Hartz qui ont récemment assoupli le droit du licenciement en à l’épreuve
Allemagne, ou du CNE en France. La situation deviendrait un peu diffé- de la mondialisation
rente si la France adoptait le projet de contrat de travail unique proposé
par le rapport Cahuc-Kramarz. Ce rapport, rédigé il y a deux ans par deux
économistes, propose une double déréglementation. Le contrat à durée
déterminée disparaîtrait et se résorberait dans un contrat à durée indéter-
minée dans lequel le licenciement ne serait plus réglementé du tout, du
moins dans le cas d’un licenciement économique. Cette opération serait
par conséquent d’une grande ampleur. Or, il faut relativiser ce scénario
dans le sens où l’on constate aussi une forte résistance des systèmes de
droits nationaux à la déréglementation.
Malgré tout, le système existe et nous assistons au phénomène de
l’ascenseur qui descend et qui suscite des réactions dont je voudrais
mesurer la portée. Il s’agit d’abord de réactions spontanées comme celle
du boycott de NIKE, puis de réactions institutionnelles. Par exemple, en
France, la jurisprudence des tribunaux s’est parfois servie des droits fon-
damentaux pour limiter l’abus de certaines clauses comme les clauses de
non-concurrence, à présent soumises à un régime beaucoup plus sévère
qu’auparavant. Ces réactions peuvent-elles fournir un contrepoids à la
mondialisation ? Il est possible d’espérer une solution globale à portée
universelle, mais je n’y crois pas beaucoup. Il est sans doute plus réaliste
d’envisager les perspectives européennes qui ne sont pas sensationnelles.
Je conclurai, par conséquent, de la même façon que Jean-Jacques

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Dupeyroux. D’abord, il me semble que la construction d’une société
universelle peut s’effectuer en choisissant trois directions : le dévelop-
pement de normes sociales internationales, la refondation du droit du
travail par les Droits de l’homme, qui sont des valeurs universelles, et
l’affirmation de la responsabilité sociale de l’entreprise. Que pouvons-
nous attendre du développement des normes sociales internationales ?
En 1919, une organisation internationale a été fondée avec le traité
de Versailles. À l’époque, nous pensions que l’harmonisation du droit
social représentait un facteur d’élimination des guerres. La création de
l’OIT devait rapprocher la France et l’Allemagne car nous pensions que
la rivalité industrielle était un élément du conflit. Cependant, l’OIT a
connu une évolution importante au cours des dernières décennies ainsi
qu’une réelle réorientation. Traditionnellement, l’OIT élaborait des projets
de conventions internationales ensuite offertes à la ratification des États,
telle la convention sur le licenciement dont il a été beaucoup question
en France au moment du CPE. Il s’agissait de conventions sur des sujets
classiques de droit du travail, comme la convention sur la durée du tra-
vail, la convention sur le travail de nuit, l’emploi ou la Sécurité sociale.
Cette activité demeure mais quatre piliers apparaissent maintenant au
premier plan des préoccupations de l’OIT : la lutte contre le travail forcé,
la lutte contre le travail des enfants, la non-discrimination et les libertés
syndicales. Je pense que le passage de la recherche d’une harmonisation
mondiale du droit substantiel, même si elle est progressive et lente, à
ces quatre piliers traduit une sorte de régression des ambitions de l’OIT.
En effet, au lieu de l’idéal d’une harmonisation mondiale, nous nous 43
limitons à la promotion d’un marché libre, sans arbitraire et sans violence. Le droit social
Au fond, l’OIT nous propose à présent un marché libre et la liberté des à l’épreuve
contrats qui comporte évidemment la liberté syndicale. de la mondialisation
Est-il possible de refonder le droit du travail par les Droits de
l’homme ? Au risque de vous choquer, je ne le pense pas. D’ailleurs
les exemples ne vont pas dans le sens de ce qui est dit fréquemment.
Bien évidemment, l’application des droits fondamentaux individuels est
l’un des domaines où le droit du travail a réalisé des progrès depuis 20 ans.
Par exemple, en France, l’article 122-45 du Code du travail est très impor-
tant en matière de discrimination et de preuve de la discrimination. Je
pourrais aussi citer le principe « À travail égal, salaire égal », dégagé par la
jurisprudence de la Cour de cassation ou encore une meilleure protection de
la vie privée du salarié. Ce recours aux droits fondamentaux a certainement
été nécessaire, mais n’est pas sans effet pervers.

La question du harcèlement moral


Je citerai ainsi la prolifération du contentieux du harcèlement moral.
Depuis la loi du 17 janvier 2002, le harcèlement moral constitue un avatar
des droits fondamentaux. Contrairement aux Américains, les salariés
français victimes d’un licenciement disposent de recours. Ils peuvent
dénoncer le fait que le licenciement n’a pas de cause réelle et sérieuse et,
pourtant, ils préfèrent assez souvent invoquer le harcèlement moral parce
que l’idéologie du marché équitable, qui alloue une réparation aux victimes
des fautes, leur paraît plus crédible que les principes traditionnels du droit

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du travail. Ce droit fait supporter des responsabilités aux employeurs, non
pas parce qu’ils sont coupables, mais à cause du rapport de subordination.
De plus, cette victimisation efface souvent les enjeux collectifs, car ce qui
est appelé le harcèlement moral relève souvent, dans la pratique, d’une
insuffisance des normes collectives de travail. On rapporte à un problème
individuel une insuffisance de la régulation collective.
De même, l’obsession de la discrimination est peut-être devenue un fac-
teur de déconstruction du droit du travail. Je voudrais avancer quatre argu-
ments dans ce sens. D’abord, cette obsession légitime la suspicion vis-à-vis
de la classe ouvrière traditionnelle. Ce sont les odieux « breadwinners 3 » de
la société anglo-saxonne. Cette référence à la non-discrimination comme
sujet presque exclusif des discussions sociales finit par idéaliser le marché.
Sur un marché équitable, la discrimination comme l’intimidation et la
violence sont interdits. Il est logique que le patronat le plus mondialisé y
adhère sans réserve parce qu’il se trouve confronté à une situation difficile
à résoudre. Il doit en effet faire diriger des Chinois par des Japonais, des
Allemands par des Italiens et des Français par des Indiens depuis que
MITTAL a racheté ARCELOR. L’idéologie de la non-discrimination devient
donc un besoin absolu pour les grandes entreprises mondialisées qui doi-
vent imposer l’autorité d’étrangers sur des peuples qui n’ont pas leur mot
à dire. Cette situation est exactement l’inverse de ce que la décolonisation
a voulu réaliser.
Enfin, nous constatons la place importante du thème de la discrimi-
nation dans les argumentaires récents de la déréglementation, par exemple
dans le rapport Cahuc-Kramarz. La véritable raison de supprimer le droit 44
du licenciement est qu’il est en soit discriminatoire, puisqu’il ne protège Le droit social
qu’une partie des travailleurs. En définitive, les Droits de l’homme n’im- à l’épreuve
pliquent pas un droit du travail tel que celui qui existe en Europe de de la mondialisation
l’Ouest. Si nous ne tenons pas compte de ce qui se passe à Guantanamo
– et je pense que nous pouvons nous permettre de le faire dans cette
discussion – les Droits de l’homme sont à peu près respectés aux États-
Unis, mais le droit du travail y est en lambeaux. Par conséquent, l’idée
que la référence aux Droits de l’homme va remplacer le droit du travail
qui s’affaisse me semble être une idée fausse. Pouvons-nous compter sur
le développement de la responsabilité sociale de l’entreprise ?
Je suis d’accord avec l’idée qu’il puisse s’agir d’un complément.
Les données empiriques donnent un résultat très mitigé et nos collèges
chinois considèrent les visites d’inspection dans des usines de sous-
traitance chinoises comme étant souvent une mascarade. Je voudrais
déplacer la question en racontant une anecdote. Aux mois d’avril et
de mai 2006, le gouvernement chinois a rendu public un projet de loi sur
le contrat de travail, avec une loi plus protectrice des salariés que la loi
actuellement en vigueur, qui date de 1994. Il a lancé une vaste consulta-
tion à laquelle ont notamment répondu la Chambre de commerce amé-
ricaine de Shanghai et la Chambre de commerce européenne. Aussitôt,
les Chambres de commerce américaine et européenne ont exercé la plus
forte pression pour faire renoncer le gouvernement chinois à son projet.
Elles ont soutenu que ce projet de loi sur le contrat de travail pouvait
entrer en conflit avec des pratiques internationales de gestion des ressour-

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ces humaines et pouvait par conséquent priver les acteurs de flexibilité.
Nous pouvons trouver un article très polémique sur le site internet de la
Chambre de commerce de Shanghai, qui évoque un retour du « bol de
riz de fer », c’est-à-dire à l’époque où il était impossible de licencier. Si la
Chine adoptait ce projet, les entreprises quitteraient la Chine pour s’ins-
taller dans des pays où les contraintes sont moins grandes.
Que pouvons-nous attendre de la responsabilité sociale de l’entreprise
si les grandes entreprises qui mettent ces responsabilités sociales en avant
se sont constituées en lobbies pour empêcher le développement du droit
social dans les pays émergents ? Finalement, la concurrence des pays à bas
salaires et à bas niveau de protection nous est souvent présentée comme
incontournable. Je crois que maintenant nous pouvons affirmer qu’elle
est au moins entretenue par ceux qui s’en prévalent. Il existe une action
sur place pour que les normes de travail ne se constituent pas. Par consé-
quent, la relation avec les multinationales est sans doute beaucoup plus
conflictuelle qu’elle ne l’était au début du phénomène.

Existe-t-il des perspectives européennes ?


Les réalisations européennes en matière de droit social ne sont pas négligea-
bles. Cependant, elles laissent de côté le cœur du travail, à savoir le salaire,
le droit du travail, la stabilité de l’emploi, la représentation du personnel et
le droit de grève. Finalement, les lois touchent les domaines que suppose un
marché libre et équitable, comme l’hygiène et la sécurité ou la non-discri-
mination. Il y a 40 ans, a émergé un grand projet de convergence franco-
allemande autour de la participation mais il est resté marginal. Ce qui aurait 45
pu constituer un grand projet de droit social européen n’a pas abouti. Il me Le droit social
semble qu’un thème important, qui laisse entrevoir une certaine perspective à l’épreuve
d’évolution, est débattu en France et en Europe : c’est celui de la Sécurité de la mondialisation
sociale professionnelle, que l’Europe appelle la flexicurité. À l’origine, les
rapports Boissonnat et Supiot dressaient le constat d’un emploi à vie qui
brise les carrières professionnelles ; il faudrait donc superposer aux règles
existantes un nouveau niveau de protection qu’Alain Supiot nomme l’état
professionnel des personnes. Cet état donnerait aux individus des moyens
pour organiser leur carrière. En somme, il s’agit d’un droit des transitions
professionnelles. Cette problématique a été longtemps ignorée et à présent
pâtit de son succès puisque chacun s’en réclame pour soutenir des positions
diamétralement opposées. Ainsi, la flexicurité anglaise n’est pas tout à fait
la même que la flexicurité danoise avec ses quatre ans d’assurance-chômage
à très haut niveau d’indemnisation alors que l’assurance-chômage anglaise
est à peu près au niveau du RMI français.
Il existe certainement une évolution qui pourrait aboutir à ce que
chaque individu dispose de moyens nouveaux pour gérer sa carrière profes-
sionnelle, alors que l’emploi à vie n’existera certainement plus.

Conclusion
Je voudrais conclure en proposant trois scénarios d’évolution. Le premier
scénario est le statu quo qui signifie un affaissement plus ou moins rapide.
Pour la France, il peut très bien engendrer l’effondrement du droit du travail
parce que les syndicats sont extrêmement faibles et que le droit du travail ne

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tient que par l’opinion. De plus, l’issue de la crise du CPE a été très largement
commandée par les divisions internes de la majorité. En France, il suffirait
de peu pour que l’opinion bascule du côté de la déréglementation.
Le second scénario est la formation d’une petite entente d’une Europe
du Nord-Ouest. Les pays qui sont dans une situation identique à la nôtre
ne sont pas au nombre de 25, mais de 8 ou 10 : la France, l’Allemagne,
la Suède, la Belgique, la Hollande, l’Autriche… et peut-être l’Italie et
l’Espagne. Sans craindre de provoquer une crise avec la Grande-Bretagne
ou la Pologne, la France peut parvenir à s’entendre avec des pays dont la
position stratégique est proche de la sienne. L’axe Paris-Berlin-Stockholm
ferait pendant à l’axe Paris-Berlin-Moscou ainsi que le proposait l’ex-
chancelier Schröder en matière énergétique.
Selon le troisième scénario, l’issue ne dépendrait peut-être pas de
nous. Mme Berger nous montre autre chose dans son ouvrage sur la mon-
dialisation.La première mondialisation s’est brisée sur la Première Guerre
mondiale. La paix met au premier plan les multinationales tandis que les
conflits portent au premier plan les États. Il se pourrait ainsi que le droit
du travail soit sauvé par le choc des civilisations et la nécessité qui s’im-
poserait de nouveau aux dirigeants de rassembler le peuple. Je soulignerai
malgré tout l’élément d’optimisme que représente l’extrême vulnérabilité
des multinationales vis-à-vis des États puisque l’essentiel de la propriété
relève d’une propriété intellectuelle. Or, celle-ci n’est qu’une création des
États. Si nous souhaitions pénaliser une multinationale, il suffirait de
dire que, sur un territoire, les brevets n’ont plus cours, que les logiciels se
trouvent dans le domaine commun et que, par conséquent, chacun peut 46
les utiliser. Autrefois, lorsque la situation de propriété était reconnue, elle Le droit social
l’était comme une situation de fait. Maintenant, l’essentiel des richesses à l’épreuve
n’est rien d’autre qu’une création étatique. Si des États d’Europe sanction- de la mondialisation
naient une multinationale en rendant caduque sa propriété intellectuelle,
elle ne pourrait rien faire et serait brisée.

Brice Couturier : Merci François Gaudu. Puisque vous avez été polémique,
je vais vous poser une question qui ne le sera pas moins. Il me semble que
vous idéalisez beaucoup le droit du travail français. J’anime une émission
de débats quotidiens et, pendant longtemps, une émission sur l’Europe
intitulée « Cause commune ». J’ai observé le droit du travail dans d’autres
pays européens et je poserai une question sous forme d’objection. Chez
nous aussi, la baisse récente du chômage résulte, selon les syndicats, presque
entièrement de la progression des emplois non traditionnels, comme les
CDD et l’intérim. N’est-ce pas la preuve que notre droit du travail est ina-
déquat puisqu’il est contourné et n’est-ce pas la preuve que, dans notre
pays, malgré nos proclamations, se développe un salariat à deux vitesses ?
Ces questions me ramènent à ce que vous disiez précédemment à propos
du droit du travail. Vous affirmiez ainsi que le droit du travail américain et
britannique est en lambeaux. Si tel est le cas, pourquoi ont-ils des salaires
plus élevés que les nôtres et pourquoi se fait-il que le chômage soit aussi
élevé dans notre pays et aussi faible chez eux ? Ne serait-ce pas le signe que
le droit du travail ne peut pas tout et que notre idéalisation de notre droit
du travail nous entraîne vers une impasse économique ?

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François Gaudu : Je trouve qu’à beaucoup d’égards, ce qui est réalisé en
Europe du Nord est mieux que ce qui est réalisé chez nous. Je suis par
conséquent très loin d’idéaliser le droit du travail français. Je pense que la
France se trouve à l’extrême opposé de la Grande-Bretagne et des États-Unis
qui ont tout fait reposer sur le pouvoir syndical alors que nous nous sommes
fondés sur la loi. Si nous ne souhaitons pas connaître les inconvénients que
cette pratique engendre, nous pouvons nous rapprocher de ce que font les
Allemands ou les Scandinaves. La moitié du Code du travail ne me semble
pas pertinente. En matière de durée du travail, les Allemands ont créé une
loi de 40 pages en 1994, alors que nous devons atteindre les 400 pages de
réglementation. Simplement, il existe une règle très simple en Allemagne,
qui consiste en ce que les heures de travail soient codécidées. Le système
français est très malsain dans le sens où il est fondé sur un très grand respect
du pouvoir unilatéral de l’employeur. Une réglementation a été mise en place
pour encadrer les décisions alors qu’il n’existe pas de contrôle social. Je ne
défends pas du tout le statu quo. Les collègues américains nous disent que
la classe moyenne américaine est en train de disparaître dans la pauvreté.
Par conséquent, je pense que la situation de l’homme américain moyen
est infiniment moins bonne que la situation de l’homme moyen français,
allemand, suédois ou belge. Ce que gagne une nation n’a aucun sens,
si l’on ne tient pas compte de la manière dont ce gain est partagé entre l’ensemble.
Aux États-Unis, le partage est tellement inégalitaire qu’il engendre un
effondrement de la classe moyenne. Vous avez sûrement entendu parler
de la scission syndicale américaine qui a eu lieu 18 mois auparavant.
Cette scission s’explique notamment par le fait qu’une partie des syndicats 47
américains a l’impression que la position traditionnelle consistant à soutenir Le droit social
le parti démocrate n’y parvient plus. Nous pouvons affirmer la même chose à l’épreuve
à propos de la Grande-Bretagne. Le continent parvient mieux à donner de la mondialisation
des droits aux personnes. Les statistiques de chômage anglaises prennent
en compte les statistiques de handicap et le gouvernement se demande
comment il est possible d’arrêter de rémunérer un nombre invraisemblable
de personnes inoccupées handicapées. Imaginez que l’Angleterre ne pos-
sède pas le pétrole de la mer du Nord et que l’Allemagne n’ait pas récupéré
l’Allemagne de l’Est. Si tel était le cas, aujourd’hui nous serions en train
de « chanter les louanges » de l’efficacité allemande. De même, imaginer
l’Angleterre sans pétrole serait terrible. Je ne défends pas le système français
en tant que tel, mais je pense qu’un équilibre est nécessaire.

Brice Couturier : Merci de cette réponse. Je pense qu’il est temps d’ouvrir ce
dialogue avec la salle puisque beaucoup de gens ont eu la patience de nous
écouter jusqu’au bout. J’imagine que beaucoup de réactions se préparent.

Notes
* Professeur de droit privé à l’université Paris I-Sorbonne.⁄
1. Voir Le droit du travail et l’emploi : article du même auteur plus particulièrement axé
sur le cas de la France.⁄
2. Chercheur à la faculté de droit de l’université Renmin du peuple de Pékin.⁄
3. « Gagneurs de pain », naturellement de sexe masculin.⁄

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Débat

Public : Je suis docteur en droit privé les normes sociales s’élèvent de façon
et en droit pénal. Je suis très étonné à réduire la concurrence.
par le fait que les juristes ne prennent
pas vraiment position au niveau des
débats de société. Je ne vous parlerai Brice Couturier : Ce syndicat
pas d’affaires concrètes telles que mondial me semble représenter une
l’affaire NIKE, mais uniquement tentative intéressante de répondre
d’un événement qui s’est déroulé à la mondialisation sur son propre
il y a une dizaine de jours avec la terrain.
fondation de l’Organisation syndicale
internationale. Cette fondation avait Public : Bonjour. Je souhaiterais
pour ambition de faire converger savoir si, à votre avis, cette impuis-
les intérêts des salariés du Nord et sance des droits internes à faire face à
du Sud. Je n’ai pas besoin d’insister l’ordre international que l’on semble
sur les divergences qui existent constater ne vient pas d’une absence
entre les intérêts économiques du de stratégie des pays occidentaux.
Nord et du Sud. Les délocalisations En prenant l’exemple européen,
d’entreprises privent les salariés du l’absence de mise en place de la
Nord de leur travail au bénéfice des stratégie de Lisbonne, sensée faire de
salariés du Sud. Aucun droit ne pose l’économie européenne l’économie
de limites à cette situation. Il existe la plus compétitive d’ici à 2010, ne
une justice et un syndicat du travail contribue-t-elle pas à ce que le droit
nationaux. Pourquoi parler d’un mondial et globalisé s’impose ?
syndicat international alors que l’on
sait que les intérêts divergent sur Brice Couturier : Cette question me 48
toute la planète ? semble destinée à M. Frydman. Débat

Brice Couturier : Merci. Je pense Benoît Frydman : Je pense que le


que cette question s’adresse à notre caractère divisé de l’Europe a été mis
spécialiste du droit du travail. en évidence par le professeur Gaudu.
Cet élément peut être élargi au-delà de
François Gaudu : En effet, je crois l’Europe. Nous avons beaucoup parlé
que l’affirmation selon laquelle les de droit social mais presque tous les
intérêts sont divergents est peut-être domaines du droit sont concernés.
un peu simple. Il existe aussi des Le camp occidental est divisé sur de
zones de convergence d’intérêts. nombreux domaines. Si l’Occident
Bien entendu, lorsqu’il s’agit de a largement pesé dans la création des
savoir si quelqu’un va perdre son structures internationales actuelles,
emploi parce que l’autre en a trouvé il n’a plus aujourd’hui la possibilité
un, les intérêts sont divergents. Cela d’imposer son point de vue comme
est vrai aussi en France dans des cas auparavant. Nous ressentons parfois
de concurrence entre entreprises. cela comme l’idée que les struc-
D’un autre côté, il peut aussi y avoir tures internationales sont bloquées.
des discussions intéressantes entre Elles sont en effet bloquées par des
les syndicalistes des différents pays contradictions d’intérêts, mais il est
et, de ce point de vue, les syndicats vrai aussi qu’elles nous paraissent
américains ont une pratique qui bloquées alors qu’en réalité, nous ne
consiste à financer les syndicats des les contrôlons plus. Je me demande
pays dans lesquels ils souhaitent que d’ailleurs si l’Occident ne cherche pas

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à récupérer, par le moyen du capital juste s’il est impossible de justifier
qu’il détient encore via les entreprises une justice sur la base de ce droit
transnationales mais aussi les consom- naturel ? Enfin, je suis bien cons-
mateurs, une partie du contrôle qu’il ciente des dangers de l’universalisme
a perdu dans les instances politiques. mais je pense que le relativisme
Nous n’avons plus un poids prépon- ralentit beaucoup.
dérant dans les instances politiques,
mais nous avons encore un poids
prépondérant dans le fait que nous Chantal Delsol : Je ne vais pas
achetons plus et que nous sommes répondre à tout, même s’il est
actionnaires. Nous pourrions imposer intéressant d’avoir un début de
les valeurs que nous ne parvenons débat. Je commence par le dernier
pas à faire passer par le moyen des point. Je n’affirme pas que je n’ad-
institutions internationales à travers mets pas le droit naturel, mais au
nos moyens financiers ou à travers contraire qu’il est impossible de
notre idéologie. l’institutionnaliser. Le droit naturel
est entre les mains de la conscience
Public : Plus qu’une question, j’aurai et si nous voulons en faire du droit
une remarque concernant l’interven- positif, nous risquons de tomber
tion de Mme Delsol 1. J’éprouve de la dans une forme de despotisme.
perplexité devant la justice pénale Qu’a fait la Rose Blanche en
internationale, mais cette perplexité Allemagne ? Elle s’est opposée au
est plus grande concernant votre droit positif nazi. Qu’ont fait les
approche. groupes de dissidents dans les pays
D’abord, vous avez commencé votre communistes ? Ils se sont opposés à 49
propos en parlant du droit mondial un droit positif communiste. Je n’ai Débat
alors que j’ai plutôt entendu parler pas voulu omettre le droit naturel,
du droit international pénal. Ce droit mais je pense qu’il ne faut pas l’insti-
est d’abord fondé sur l’idée d’un tutionnaliser. Nous sommes pourtant
consensus entre États qui est très dif- en train de l’institutionnaliser.
férent selon qu’il s’agisse du Tribunal Vous avez évoqué la finalité de vivre
pénal international pour le Rwanda ensemble au niveau international et
ou pour l’ex-Yougoslavie, ou de la je partage votre point de vue. Si tout
Cour pénale internationale. le monde devient justicier, nous
Ensuite, vous affirmez que l’objectif pouvons tous nous détester et ce n’est
d’un groupe social est moins d’avoir pas nécessairement la bonne solution.
une justice que le maintien de la paix Effectivement, cette finalité du « bien
et de continuer à vivre ensemble. vivre » et du « vivre ensemble » peut
Je me demande si la même chose ne être internationale.
peut pas être dite au niveau inter- Quand vous avez parlé du consensus,
national. Ainsi, je me demande si le vous avez dit que les États étaient
but de la justice ne serait pas aussi d’accord pour mettre en place ce
de continuer à vivre ensemble à un tribunal. Toutefois, il faut se souvenir
niveau international. de certains articles, notamment celui
Ma troisième interrogation est qui peut s’appliquer à des États qui
la suivante : si l’on ne peut pas ne sont pas d’accord et qui n’ont
accepter l’idée d’un droit naturel, pas signé. Ce système engendre une
comment peut-on justifier une pression très forte pour que les États
guerre ? Comment parler de guerre s’y soumettent. Par conséquent, je

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ne sais pas si nous pouvons parler de aux États-Unis et qui a été utilisé
consensus car une pression vient de dans l’affaire TOTAL, est l’Alien Tort
l’Europe ou de l’Occident. Claims Act (ATCA), une loi civile
Dernièrement, il ne faut évidem- datant de 1789. Cette loi avait été
ment pas confondre international et complètement oubliée et quasiment
mondial. Ces lois sont mondiales car jamais employée. Les plaideurs sont
elles tendent à s’appliquer à la terre parvenus à la réveiller pour mettre
entière. Kant avançait l’argument en cause les violateurs des Droits de
selon lequel le roi ne pouvait pas se l’homme à l’étranger. Ce procédé
déplacer d’une résidence à une autre n’a pas fonctionné pour NIKE dans
sans risquer de se faire attaquer par le sens où les États-Unis n’ont pas
des brigands. Finalement, nous avons ratifié les conventions internationales
réussi à créer sur un territoire des lois de l’OIT qui garantissent les droits
pour faire respecter un certain ordre des travailleurs. Ils n’ont ratifié que
garantissant la sécurité des citoyens. la convention sur le travail forcé.
Kant se demandait pourquoi nous ne Vous n’aviez donc pas la possibilité de
pourrions pas réaliser la même chose dénoncer une atteinte au droit social
au niveau international. Il comprend international. La publicité menson-
rapidement qu’il n’est pas possible gère a par conséquent été invoquée
d’éliminer totalement la diversité car et nous pourrions nous inspirer de
ce serait despotique. cette règle en France par exemple.
Aux États-Unis existait la faculté,
Public : Ma question s’adresse à supprimée par la suite en Californie,
M. Frydman. Sur quel fondement du private attorney general, c’est-à-
juridique la Cour californienne dire la possibilité pour un citoyen de 50
a-t-elle motivé sa décision dans faire office de procureur privé, d’agir Débat
l’affaire NIKE ? personnellement au nom de l’intérêt
général. Cette possibilité existe éga-
Benoît Frydman : Dans cette affaire, lement dans notre pays via le droit
le recours était fondé sur la loi trai- d’action des associations, notamment
tant de la concurrence déloyale et dans les domaines de l’environnement,
des pratiques du commerce. L’action de la consommation et aussi de la lutte
de Kasky était fondée sur l’idée que contre le racisme. Nous pourrions
les différentes déclarations de NIKE donc très bien imaginer que l’on
constituaient une forme de publi- puisse attaquer par ce biais un code
cité mensongère. Dans ce cas, ces de conduite qui n’est pas respecté par
déclarations de NIKE étaient punis- une entreprise, bien que ce code de
sables. Il s’agit bien entendu d’un conduite ne possède en soit aucune
biais où l’ingéniosité des plaideurs valeur juridique. Il existe également
est au pouvoir et qui consistait à une directive européenne sur les pra-
appliquer le droit américain dans les tiques du commerce qui permet de
usines délocalisées de NIKE dans le sanctionner, dans certaines conditions,
Sud-Est asiatique. Il était également une société lorsqu’elle ne respecte pas
question de pallier l’impossibilité de les dispositions du code de conduite
faire vérifier le droit social local par qu’elle a elle-même édictée.
les juridictions américaines. Il fallait Dans ce genre de débat, nous glissons
donc trouver un biais. très rapidement vers une technicité
Il existe deux manières de le chercher. pointue qui permet de trouver des
Le premier moyen, très performant astuces pour toucher la cible que

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nous souhaitons atteindre. Cette une énorme prétention que de s’ima-
attitude, très pragmatique, est celle giner qu’à partir d’un pays particulier,
de juristes militants qui vont faire il soit possible de proclamer la justice
preuve d’ingéniosité pour trouver universelle pour le monde.
le levier capable de faire évoluer
la situation. Les juristes cherchent François Gaudu : Je pense que
à trouver les failles et à faire une la mondialisation s’étend à toute
sorte de « forum shopping » dans les l’Afrique. D’ailleurs, les entreprises
lois des différents États du monde. chinoises sont présentes dans toute
Cette étrange façon de faire du droit l’Afrique. En outre, les données
est très proche des praticiens mais démographiques sont chiffrées et
très éloignée de notre théorie de objectives et je pense que la transi-
l’ordre juridique national, européen tion démographique est un résultat
ou international. Elle est très proche positif de la mondialisation. Pendant
d’une vision pragmatique d’avocat tout le XXe siècle, nous nous sommes
qui se demande ce qu’il peut faire inquiétés du fait que le tiers-monde
pour gagner son affaire. ne s’en sortait pas. Or, le tiers-monde
s’en sort et cela est fondamental
Public : Je suis avocat international malgré les difficultés engendrées.
et j’aurai deux questions, dont une
s’adresse à Mme Delsol et l’autre à Public : Que pensez-vous des mou-
M. Gaudu. Mme Delsol, que pensez- vements migratoires des hommes
vous de la compétence universelle ? très malheureux dans certains pays
N’est-elle pas un facteur de mondia- qui tentent de trouver des situations
lisation et ne va-t-elle pas à l’encontre plus faciles dans d’autres pays ? 51
de la thèse selon laquelle il n’y aurait J’ai entendu dernièrement que les Débat
pas d’État mondial, donc pas de États-Unis allaient construire un mur
justice mondiale ? M. Gaudu, vous à la frontière avec le Mexique. Mais
avez fait allusion très brièvement à peut-être suis-je en train de faire un
la transition démographique à cause hors-sujet ?
de laquelle l’Afrique noire ne serait
pas tout à fait impliquée dans un Brice Couturier : Nous devions
processus de mondialisation. Je pour- parler du droit mais nous en venons
rais m’opposer à cette affirmation, à considérer les aspects démo-
en considérant l’exemple d’un fléau graphiques de la mondialisation.
tel que le sida dont les conséquences M. Frydman, souhaitez-vous répondre
sont malheureusement mondiales. à ces questions ?
Comment faire face, dans le cas
d’un continent comme l’Afrique et Benoît Frydman : Je ne pense pas
en particulier l’Afrique noire, aux que nous sortions du sujet car la
ravages du sida, sans tenir compte circulation des gens ne se mondialise
de la poussée démographique ? pas, excepté pour les cadres supé-
rieurs des entreprises transnationales.
Chantal Delsol : La compétence Le professeur Gaudu a évoqué tout à
universelle n’a pas fonctionné très l’heure le problème de la traduction
longtemps, peut-être aussi pour des du droit social dans le langage des
raisons externes. Les Américains Droits de l’homme. Je pense que cette
l’utilisent et je la conçois comme une piste de réflexion est extrêmement
sorte de colonisation culturelle. C’est intéressante. Les Droits de l’homme

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proclament notamment la liberté de nous recevons davantage des retraités
circulation. Nous évoquions précé- qui se sont enrichis dans leur pays et
demment le philosophe Kant qui ne qui viennent racheter à un prix élevé
voulait pas d’un État mondial avec nos fermes du Périgord en expulsant
un grand « É », mais bien d’un état ainsi les paysans. Que répondez-vous
mondial avec un petit « é », dans à cet argument ?
lequel il reconnaissait un seul droit
subjectif aux individus humains, François Gaudu : Je ne suis pas d’ac-
à savoir le droit à l’hospitalité. cord avec vos données statistiques.
Or, si nous considérons la situa- Il se trouve que j’ai fait partie du
tion aujourd’hui, les personnes groupe qui a produit le rapport sur
qui se prévalent de la liberté de l’immigration au début de l’année,
circulation invoquent les Droits qui montrait que les pertes de main-
de l’homme. Dans bon nombre de d’œuvre de l’Angleterre, notamment
systèmes, notamment en Europe, vis-à-vis des États-Unis, ne sont pas
les entreprises jouissent des Droits comparables aux pertes de la France.
de l’homme. Lorsque ces droits sont L’Angleterre perd une part énorme de
appelés les Droits de la personne, sa main-d’œuvre. En réalité, l’Angle-
s’opère un changement qui vise à terre souffre d’une hémorragie tandis
reconnaître les Droits de l’homme que le bilan de la France est équilibré.
aux personnes morales et notam- L’Angleterre est affaiblie par sa langue
ment aux entreprises. Les entreprises et se trouve ainsi beaucoup plus
jouissent de ces Droits de l’homme vulnérable que nous. Néanmoins,
au nom des libertés de circulation je considère le fait que les étudiants
du marché alors que les populations réalisent une partie de leurs études 52
en sont privées au nom du droit des ailleurs comme une chose utile. Débat
États de réguler leur flux migratoire.
Je ne me prononce pas sur le fond Public : Je suis chômeur, contrai-
de ces politiques mais il est frappant rement aux différents intervenants,
que, dans un univers où tout se mon- et je suis intéressé par le droit des
dialise, la main-d’œuvre reste fixe et chômeurs. La mondialisation se joue
travaille dans les conditions que les effectivement en termes de rapports
règles locales lui imposent. de force. Je voudrais vous entendre
sur cette notion de chômage.
Public : Je souhaiterais rebondir sur Pourquoi les entreprises françaises
ce sujet en posant une question un se reposent-elles sur ce vivier de
peu provocatrice à M. Gaudu. Benoît personnes disponibles et corvéables,
Frydman nous a montré l’existence et qui sont prêtes à travailler dans
d’une mise en concurrence des n’importe quelles conditions ?
systèmes sociaux et des environne- Pourquoi culpabilise-t-on les chô-
ments juridiques qui concerne les meurs alors qu’il n’y a pas suffisam-
entreprises. Face à la mondialisation, ment de créations d’emplois pour
les individus se déplacent également que chacun puisse trouver sa place ?
plus qu’autrefois, pour apporter J’ai 36 ans et je n’ai jamais gagné
leurs compétences. Ainsi, de jeunes plus de 1 200 euros par mois malgré
salariés français sont partis vivre en mon niveau universitaire et mes
Grande-Bretagne. Nos immigrés les capacités professionnelles. Comment
plus talentueux ont tendance à partir construit-on une famille avec un
et cela est très inquiétant. Par contre, salaire aussi faible ? Comment peut-

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on envisager un avenir serein ? Telle suivantes se sont caractérisées par une
est l’étendue de ma question qui, très forte productivité, la France étant
je l’espère, trouvera un écho auprès le pays bénéficiant de la plus grande
de vous. productivité horaire. Une partie de
la main-d’œuvre a donc été mise de
François Gaudu : Je peux essayer de côté mais ce compromis n’est plus
répondre en effectuant un lien avec tenable. Les entreprises françaises ont
l’autre question. Dans le groupe dont décidé de faire travailler avec beau-
j’ai fait partie, au Commissariat du coup de stress et de pression la partie
Plan puis au Centre d’analyse des la plus efficace de la main-d’œuvre.
études stratégiques, s’est tenu un Les pays du nord de l’Europe ont
débat à ce propos. Les personnes fait davantage d’efforts en matière
qui se méfiaient d’une réouverture d’amélioration des conditions de
de l’immigration faisaient partie travail ou de seconde carrière. Or,
des administrations sociales, tandis les syndicats français ont pour tra-
que celles qui souhaitaient cette dition de monnayer l’inconfort en
réouverture représentaient une partie argent alors que les syndicats suédois
du patronat. L’administration disait ont pour tradition de cogérer et de
devoir résoudre le problème du limiter les inconvénients.
nombre important des personnes
recherchant un emploi. La réou- Brice Couturier : Cette attitude
verture, demandée par le patronat, n’est pas spécifique au secteur privé
signifie une société à trois classes. puisque dans le secteur public, des
Trois millions de personnes vivent diplômés de licence ou de master
avec le RMI, des immigrés récents viennent s’inscrire à des concours 53
effectuent le travail ingrat, tandis que dont le niveau exigé est faible. Débat
les classes moyennes s’inquiètent. Le secteur public procède en écré-
À propos du droit du chômage, il est mant les talents et les compétences,
très difficile de formuler un jugement mais ce problème déborde largement
lorsque l’on parle de façon comparée le cadre de notre sujet « Va-t-on vers
car, comme je vous l’ai dit, l’assu- un droit mondial ? ». Je remercie
rance-chômage anglaise correspond Chantal Delsol, Benoît Frydman
au RMI français. Si vous comparez et François Gaudu de nous avoir
les niveaux d’indemnisation, mis à éclairés ce soir.
part quelques pays scandinaves, la
France est bien située. Cependant, Notes
ces questions sont mal traitées pour 1. Si Chantal Delsol n’a pas souhaité la mise
toute une série de raisons. Si nous en ligne de son intervention au colloque, elle
a accepté que sa participation au débat figure
traitons la question autrement que dans ces Actes.⁄
d’une façon compassionnelle, il faut
s’interroger sur le phénomène de
l’intensification du travail réalisé dans
les années 1980 et 1990. Je pense
que le patronat français a changé
d’orientation à cette époque alors
que dans les années 1970, les usines
étaient organisées pour employer une
main-d’œuvre analphabète encadrée
par des polytechniciens. Les années

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