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L’Homme

Revue française d’anthropologie


229 | 2019
Varia

Pratiquer le comparatisme
Cinq propositions

Frédérique Ildefonse

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/33327
DOI : 10.4000/lhomme.33327
ISSN : 1953-8103

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
Pagination : 159-168
ISSN : 0439-4216

Référence électronique
Frédérique Ildefonse, « Pratiquer le comparatisme », L’Homme [En ligne], 229 | 2019, mis en ligne le 01
janvier 2022, consulté le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/33327 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/lhomme.33327

© École des hautes études en sciences sociales


Pratiquer le comparatisme
Cinq propositions

Frédérique Ildefonse

À l’issue du colloque Liens de causalité. Divination et autres enquêtes


sur la nature et les hommes, que nous avons organisé en juin 2013, dans
le cadre du programme de recherche « Pratiquer le comparatisme » 1,
en hommage à Geoffrey Lloyd, après les différentes interventions et au
détour d’une discussion conclusive qui opérait un rapprochement entre
monde grec ancien et Afrique de l’Ouest, Philippe Descola avait parlé de
comparatisme en opposant deux attitudes : soit – reprenant une expression
d’Edmund Leach – « collectionner des papillons », soit, conformément
à sa propre démarche, à la suite de Claude Lévi-Strauss, poursuivre la
recherche d’invariants – par où il ne s’agit plus alors de comparatisme de
manière centrale, puisqu’un autre type d’enquête déplace et supplante alors
le projet d’un comparatisme. Entre collection de papillons et recherche

COMPARATISMES EN QUESTION
d’invariants, une « troisième voie » paraît possible, des concepts peuvent
être dégagés qui permettent de réfléchir à la pratique du comparatisme.
Ces réflexions trouveront des ressources dans certains points de doctrine
de philosophie grecque.

Universel latéral
« Universel latéral » : l’expression est de Maurice Merleau-Ponty dans un
article intitulé « De Mauss à Lévi-Strauss », repris dans Signes. « L’expérience
en anthropologie », écrivait-il, « c’est notre insertion de sujets sociaux
Ce texte est la version, révisée et augmentée, d’une communication présentée en
février 2014 à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), lors de l’atelier « Comparatismes :
questions de méthode ».
1. Il s’agit du programme de recherche interdisciplinaire « Pratiquer le comparatisme : terrains,
textes, artefacts », créé en 2012 à l’Ehess.

L’ H O M M E 229 / 2019, pp. 159 à 168


dans un tout où est déjà faite la synthèse que notre intelligence cherche
laborieusement, puisque nous vivons dans l’unité d’une seule vie tous les
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systèmes dont notre culture est faite. Il y a quelque connaissance à tirer de
cette synthèse qui est nous. Davantage : l’appareil de notre être social peut
être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre à parler
d’autres langues » (1960 : 150). Or, « il y a là », poursuivait Merleau-Ponty,
« une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une
méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont
nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise
à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » (Ibid.) 2.
Il ne s’agit pas seulement en anthropologie de rechercher, de ressentir
et d’approfondir un « sentiment d’étrangeté ». C’est que, conformément à
l’analyse de Frédéric Keck, « l’expérience [est] déjà au départ séparée d’elle-
même par un déplacement interne, qui ouvre à la possibilité de vivre dans
d’autres cultures ou de parler d’autres langues ». En sorte que « la structure
ne fait que rendre visible cette différence invisible constitutive de l’expérience
elle-même » (2011 [2005] : 217).
Dans le passage cité, Merleau-Ponty parle d’une « seconde voie » vers
l’universel. Cette expression de « seconde voie » évoque « la seconde naviga-
tion » (δεύτερος πλοῦς), dont Platon parle à plusieurs reprises, notamment
dans le Phédon. Cette seconde navigation, ce deuteros plous, ce n’est pas
regarder directement la vérité des choses, dans une vision directe, dan-
gereuse, en courant le risque de perdre la vue comme ceux qui regardent
directement une éclipse de soleil, mais c’est regarder la vérité des choses,
dans les énoncés (en tois logois), à la manière dont on regarde une éclipse
dans un plan d’eau ou un miroir. On trouve également un autre exemple
de seconde navigation dans le Philèbe de Platon : « s’il est beau, pour le
sage, de tout connaître sans exception, il existe pour lui, à mon sens,
une “seconde navigation” qui consiste à ne pas ignorer ce qu’il est lui-
même » (19b). Comme l’a noté Monique Dixsaut dans son édition du
Phédon, l’image de la « seconde navigation […] suggère 1) soit un pro-
cédé de remplacement : le recours aux rames quand le vent tombe et ne
gonfle plus les voiles (cf. Ménandre, fr. 241), 2) soit une traversée plus
sûre parce qu’elle met à profit les erreurs d’une navigation précédente »
(cf. Platon 1991 : 371, n. 276). Monique Dixsaut tire parti de l’usage de
l’expression dans le Philèbe pour montrer que cette « seconde navigation »,
bien loin d’être un « pis-aller », « ne désigne pas un simple changement de
moyens pour atteindre une même fin, mais un changement d’orientation
2. Sur l’universel latéral, cf. Souleymane Bachir Diagne (2018). Pour la réflexion sur l’histoire de la
distinction, en anthropologie, entre comparaison frontale et comparaison latérale, on se reportera
à Matei Candea (2017).

Frédérique Ildefonse
et, en l’occurrence, un retournement complet » (Ibid.). C’est ainsi que la
« seconde voie » vers l’universel dont parle Merleau-Ponty lorsqu’il évoque un
161
« universel latéral » est parente de la « seconde navigation ». Qu’il qualifie
l’expérience ethnologique comme une « incessante mise à l’épreuve de soi
par l’autre et de l’autre par soi » dessine bien le caractère ouvert ou illimité
de cette expérience, non circonscrit, non arrêté, sur un seul événement ou
une seule série d’événements. « Comme toute expérience », écrit Claude
Imbert, « l’expérience ethnographique est un processus double d’aliénation
de soi et de subjectivisation de l’hétérogène » (2000 : 229). « Incessante »
dit ici l’ouverture et l’inachevé tout ensemble.

Configurations de pensée
Lors d’une discussion de l’ouvrage qu’il a codirigé avec Bruce Lincoln,
Comparer en histoire des religions antiques (2012), Claude Calame faisait
référence, pour expliciter les « concepts comparants », à des catégories
« semi-figurées », « semi-formelles » : il donnait pour exemples le mythe, le
sacrifice, le seuil. Il en parlait comme de « catégories opératoires, inscrites
dans un certain paradigme scientifique ». Claude Calame insistait d’ailleurs
sur la nécessité de prendre en compte, outre les concepts comparants, les
concepts opératoires, les stratégies discursives, ou énonciatives. Il insistait
aussi sur la définition de concepts qui permettent une approche transversale.
Il s’agit bien de rechercher des termes communs, des koina, comme
Platon les appelle au détour du Théétète dans l’explicitation qu’il donne de
la perception et, en l’occurrence, de ce que la perception distingue : « L’âme
elle-même, au seul moyen d’elle-même, me paraît examiner, au sujet de
toutes choses, les éléments communs » (αὐτὴ δι’αὑτῆς ἡ ψυχὴ τὰ κοινά
μοι ϕαίνεται περὶ πάντων ἐπισκοπεῖν) (185e). Or ces koina – à savoir
« le fait d’exister ou non, la ressemblance et la dissemblance, le même et
l’autre » (185d) – ne sont pas sans lien avec ce que Le Sophiste présentera
comme les cinq genres des étants (τὰ γένη τῶν ὄντων), à savoir l’être, le
COMPARATISMES EN QUESTION

même, l’autre (ou le non-être), le mouvement, le repos, ces genres assurant


la possibilité de la prédication comme l’assurance, contre Parménide, de
dire le multiple de l’un : dire de l’homme non seulement qu’il est homme,
mais qu’il est « aussi bon et autres qualités en nombre illimité ». Henri Joly
a souligné, dans Le Renversement platonicien, que les genres du Sophiste sont
la première formulation de ce qu’Aristote développera comme les catégories
(1994 : 173). Je propose de substituer l’expression de « configurations de
pensée » à celles de « catégories de pensée ». Il importe donc aussi de revenir
sur ce concept de « catégorie ».
Pratiquer le comparatisme
« Catégories de pensée » tout d’abord. Cette expression renvoie bien
sûr à Émile Benveniste, et à son célèbre article intitulé : « Catégories de
162
pensée et catégories de langue » (1966). Dans cet article, l’expression de
« catégories de pensée » – et c’est alors précisément l’objet de Benveniste –
renvoie à Aristote, même si elle ne traduit aucune expression du traité
des Catégories d’Aristote. Les catégories désignent les chefs, les rubriques
finies de la prédication : tout ce qui se prédique se prédique soit selon la
substance ou essence (οὐσία), soit selon la quantité, soit selon la qualité,
la relation, le lieu, le temps : « ce qui se dit sans combinaison signifie soit
essence, soit quantifié, soit qualifié, soit relatif, soit quelque part, soit à
un moment, soit se trouver dans une position, soit avoir, soit agir, soit
pâtir » (Catégories 4, 1b 25-28). Ce qu’on appelle les catégories stoïciennes
resserre les chefs catégoriaux à quatre : substrat, qualifié, relatif, manière
d’être relative. Dans les deux cas, on obtient le nombre fini des catégories,
des chefs de la prédication, en dénombrant le nombre de réponses possibles
à la question ti esti ?, « qu’est-ce que c’est ? », ce qui justifie la forme des
catégories, qui sont des adjectifs interrogatifs. Pour reprendre les termes
de Claude Imbert, les catégories sont les « dimensions d’une intelligibilité
discursive ».
Pour l’usage du concept de catégorie, il importe également de faire
référence à la fin de l’introduction que Claude Lévi-Strauss a consacrée
à l’œuvre de Marcel Mauss :
« Jamais il n’est resté plus fidèle à sa pensée profonde et jamais il n’a mieux tracé
à l’ethnologue sa mission d’astronome des constellations humaines, que dans cette
formule où il a rassemblé la méthode, les moyens et le but dernier de nos sciences et que
tout Institut d’Ethnologie pourrait inscrire à son fronton : “Il faut, avant tout, dresser
le catalogue le plus grand possible de catégories ; il faut partir de toutes celles dont
on peut savoir que les hommes se sont servis. On verra alors qu'il y a encore bien des
lunes mortes, ou pâles, ou obscures, au firmament de la raison” » (1991 [1950] : li-lii).

Ainsi, parler de « catégories de pensée », ce n’était pas seulement parler


des différentes rubriques dans lesquelles on pouvait prédiquer, dire quelque
chose de quelque chose (ti kata tinos) : c’était entrer dans cette tâche
ouverte, indiquée par Marcel Mauss, de repérage et d’identification des
« constellations humaines ».
Proposer à présent de parler de « configurations de pensée », plutôt que
de « catégories de pensée », c’est, en toute fidélité à la recherche de ces
« constellations humaines », privilégier les tracés singuliers, les paysages ou
les trames conceptuels, sans pour autant défendre une lecture substantive
du concept : tel ou tel concept, concept de X ou concept de Y. C’est aussi
remettre en cause qu’il faille en passer par une combinatoire d’invariants
Frédérique Ildefonse
pour justifier et expliquer la provenance des tracés singuliers. Est-il en
effet nécessaire, pour justifier des tracés d’intelligibilité, d’en passer par la
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combinatoire d’un très petit nombre de termes ? L’idée qu’une diversité
s’obtienne à partir d’une combinatoire de termes premiers ou fondamentaux
paraît bien, en un sens, rejoindre cette logique des catégories que j’essaie
de déplacer en proposant de parler de « configurations de pensée » plutôt
que de « catégories de pensée ».
Ainsi, il apparaît que les objets que nous cherchons à récolter, à l’issue
d’une enquête comparative, sont moins des termes communs sur le modèle
d’une liste de genres ou de termes fondamentaux qu’ils ne ressemblent à
des tracés singuliers, des paysages de pensée, des configurations de pensée
qui ne sont pas nécessairement les différentes combinaisons qu’on obtient
à partir d’un très petit nombre de concepts – et ces tracés de pensée, que
l’on peut détecter en réunissant les différentes collections de traits à chaque
fois repérés à même le vif de l’enquête, ne se réduisent pas non plus à une
collection de papillons.

Intelligibilité de proximité
Victor Goldschmidt (1971), analysant la dialectique à l’œuvre dans
les dialogues de Platon, montrait, entre autres choses, que la démarche
dialectique nous apprenait à passer d’un objet initial de l’enquête à un
objet réel de l’enquête. Nous pouvons retenir cette possibilité, au profit de
termes communs qui ne sont pas des « termes », mais plutôt des « configura-
tions ». Pour qualifier ces configurations, j’ai également proposé l’expression
d’« intelligibilité de proximité ». Cette forme d’intelligibilité, en effet, n’est
pas celle de termes conceptuels communs et très généraux. Du mythe d’Er
sur lequel s’achève La République de Platon et dont l’analyse est capitale
pour l’enquête antique sur le destin, je choisirai ici de prélever un trait. Les
âmes entre deux vies sont rassemblées, des sorts sont jetés entre tous et des
modèles de vie sont placés devant les âmes en grand nombre, en tout cas
COMPARATISMES EN QUESTION

en plus grand nombre que ne sont les présentes. Chaque âme, après avoir
ramassé le sort qui était devant elle, voit quel rang le sort lui a assigné et
choisit, conformément à cet ordre, un modèle de vie.
Le texte précise que celui qui, par le sort, se trouvait être le premier à choisir
un des modèles de vies (παραδείγματα τῶν βίων), choisit, à l’emporte-pièce,
la vie d’un tyran, sans avoir vu que cette vie contenait, comme « destinée
incluse » (εἱμαρμένη ἐνοῦσα), le fait de manger ses enfants et d’autres
désastres. Cette « destinée incluse » évoque aussi ce que les stoïciens appellent
confatalium : les confatalia sont les événements qu’articule entre eux une
même configuration destinale.
Pratiquer le comparatisme
Ce passage nous amène nécessairement à considérer ce que recèle un
paradeigma, cela même que le premier à choisir a insuffisamment examiné.
164
Or, si un paradeigma n’est pas une image, mais un assemblage de traits qui
en vient à devenir une configuration de traits distinctifs, nous pourrions
en reprendre la métaphore : il s’agit d’extraire d’une situation de pensée,
qu’elle soit accessible par une enquête de terrain ou par un texte, l’assem-
blage singulier et complexe des traits problématiques qui la composent,
assemblage complexe qui, pour ainsi dire, la borde. Cette « bordure », que
l’on retrouve aussi dans la notion de « dispositif » chez Gilles Deleuze qui
renvoie alors à Michel Foucault, n’est pas sans rappeler la manière dont les
stoïciens ont thématisé les incorporels qu’ils reconnaissent : les incorporels
que les stoïciens distinguent, à savoir le lieu, le temps, le vide et le lekton
– concept difficile qu’on peut choisir de traduire aussi bien par « exprimable »,
« dicible », « dit » ou « sens » –, ne sont pas des idées ou des concepts séparés,
mais des dimensions de ce qui existe, et qui n’existent elles-mêmes que
relativement à l’actualité de ce qui se donne à voir. C’est cette complexité
incluse, cet assemblage de traits, qui m’a amenée à proposer l’expression
d’« intelligibilité de proximité ».

Un nouvel organe
Reprenons la phrase de Claude Imbert que je citais plus haut : « Comme
toute expérience, l’expérience ethnographique est un processus double
d’aliénation de soi et de subjectivisation de l’hétérogène » (2000 : 229). Pour
comprendre les enjeux de cette phrase, il importe de renvoyer à un texte
crucial de Merleau-Ponty, dans « De Mauss à Lévi-Strauss » : l’ethnologie,
précisait-il, « n’est pas une spécialité définie par un objet particulier, les
sociétés “primitives” ; c’est une manière de penser, celle qui s’impose quand
l’objet est “autre”, et exige que nous nous transformions nous-mêmes »
(1960 : 150). Ainsi « quand Frazer disait, du travail sur le terrain, “Dieu
m’en préserve”, il ne se privait pas seulement de faits, mais d’un mode de
connaissance » (Ibid. : 151).
L’ethnographie passe essentiellement par ce qu’Héraclite « met au plus
haut rang » : « Tout ce qui se laisse voir, entendre, apprendre » (cité in
Hussey 2011 [1996] : 752). Mais, permettant d’éviter le risque de ne pas
comprendre la singularité de ce qui est en jeu dans une situation singu-
lière de vie inconnue, l’expérience du terrain permet à l’ethnographe de
développer une étrangeté grâce à laquelle il peut contrer et démentir ce fait
que « les hommes sont en général “trompés” en dépit de leurs efforts pour
comprendre les données de leur propre expérience » (Ibid. : 751). Je cite
à nouveau Héraclite : « pour les hommes, yeux et oreilles sont de piètres
Frédérique Ildefonse
témoins, si leurs âmes ne comprennent pas la langue (fr. 107) » 3. La vue et
l’ouïe déforment leur témoignage en fonction des préjugés de chacun, tout
165
comme il nous arrive d’entendre et de lire de travers les mots d’une langue
étrangère en fonction d’une attente fautive. En conséquence, « ce à quoi
l’on ne s’attend pas, on ne le découvrira pas, puisque cela ne se laisse ni
découvrir ni atteindre (fr. 18) » (in Ibid.). Pour Héraclite, le remède est de
prêter l’oreille au logos, bien qu’il ne soit « pas compris » par la plupart des
auditeurs. Mais qu’en est-il pour l’ethnographe ? Ce qui est dit ici des sens
sous-entend que l’ethnographe doit pour ainsi dire neutraliser l’exercice de
ses sens en tant que celui-ci est indissociable de certaines informations que
ses sens transportent en même temps qu’ils sont les messagers des informa-
tions sensibles : il n’y a pas, à ce compte, de pur exercice de la perception,
qui soit toujours stable et inchangé quel que soit l’objet ressenti.
Aussi il ne peut y avoir d’enquête ethnographique sans que l’ethnographe
soit modifié. Mais il est plusieurs manières d’aborder cette modification de
soi. Nous nous modifions car, vivant avec ceux que nous étudions, nous
vivons – et vivant nous sommes modifiés et nous nous modifions : « c’est
pure affaire d’expérience que de savoir que la modification ne cesse pas »
(Klossowski 1975 : 153). Dans le cas de l’ethnographie comme de la cure
analytique, et finalement de la vie, nous en venons à faire l’expérience de
notre soi passé comme d’une fiction 4, puisque le fait d’être détachés d’autres
moments de nous-mêmes nous fait devenir pour nous-mêmes semblables à
un être de fiction. Peut-être doit-on préciser que l’enquête ethnographique,
comme la cure analytique, accélère considérablement une modification de
soi qui est immanente à chaque vie singulière en tant précisément qu’elle
enveloppe un devenir sans lequel elle ne serait pas vie.
Mais une autre transformation de soi n’est-elle pas en jeu dans l’enquête
ethnographique ? Sur la modification de soi de l’ethnographe en tant qu’il
est ethnographe, et non pas seulement être vivant, l’extrait de Merleau-Ponty
et sa suite que je citais sont cruciaux. Encore faut-il préciser le registre et
le cadre de l’expérience de ces objets, qu’on ne peut plus appeler d’ailleurs,
COMPARATISMES EN QUESTION

bien sûr, sociétés « primitives ». Si l’ethnologie est un savoir qui s’impose


quand l’objet est “autre”, et exige que nous nous transformions nous-mêmes,
est-ce à dire qu’elle puisse valoir, par exemple, pour un objet tel que notre

3. C’est ainsi qu’Edward Hussey traduit λόγος (2011 [1996] : 751).


4. Cf. Philippe Descola : « Entre le moment où j’achève cette chronique, rédigée par intermittence
tout au long d’une décennie, et le début de l’expérience qu’elle relate, un peu plus de seize années
se sont écoulées. Cela suffirait à en faire une manière de fiction […]. L’homme qui écrit ces lignes
n’est plus tout à fait celui qui découvrait jadis les Achuar, et la fiction naît aussi de ce décalage dans
le temps » (1993 : 435).

Pratiquer le comparatisme
psychisme singulier ? Et si l’ethnologie s’impose lorsque l’objet est autre, ne
faut-il pas, en outre, préciser le « comment » de l’enquête, la manière dont
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elle s’effectue et le type d’accès qu’elle ménage à cet objet autre ?
« Il n’est, bien entendu, ni possible, ni nécessaire », écrivait Merleau-Ponty,
« que le même homme connaisse d’expérience toutes les sociétés dont il parle.
Il suffit qu’il ait quelquefois et assez longuement appris à se laisser enseigner
par une autre culture, car il dispose désormais d’un organe de connaissance
nouveau, il a repris possession de la partie sauvage de lui-même qui n’est
pas investie dans sa propre culture, et par où il communique avec les autres.
Ensuite, même à sa table, et même de loin, il peut recouper par une véri-
table perception les corrélations de l’analyse la plus objective » (1960 : 151).
Ce texte nous relie de manière exemplaire à la définition aristotélicienne
du « vivre » : vivre, c’est-à-dire percevoir et connaître. Il rassemble un grand
nombre d’éléments fondamentaux. Il s’agit, par l’expérience du terrain, de
laisser croître en soi quelque chose comme un organe de connaissance qui est
également – j’y insiste – un organe perceptif (on retrouve les deux registres
du vivre), nouvel organe qui saura, en effet, restituer – c’est ce que souligne
la fin de la phrase – de la perception là où un autre ethnologue aura donné
un document : « même à sa table, et même de loin, il peut recouper par une
véritable perception les corrélations de l’analyse la plus objective » (Ibid.).
Le propre de l’ethnographie, liée au savoir quotidien, par la médiation
de l’expérience du vivre avec de tous les jours, consiste à « objectiver simul-
tanément une réalité et les manières de la penser » (Imbert 2000 : 226), et
à développer chez l’ethnographe un organe gnoséologique et perceptif qui
lui permet de restituer les perceptions hors terrain, à la seule lecture de
documents ethnographiques.
Que signifie, dans le passage cité, « partie sauvage de lui-même » ? La part
sauvage dont le terrain permet à l’ethnologue de « reprendre possession »
correspond à la part de lui qui n’a pas été investie dans sa propre culture.
Elle évoque certainement l’inconscient, que Claude Lévi-Strauss, dans
son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, présente comme « le terme
médiateur entre moi et autrui » :
« […] en approfondissant ses données, nous ne nous prolongeons pas, si l’on peut dire,
dans le sens de nous-mêmes : nous rejoignons un plan qui ne nous paraît pas étranger
parce qu’il recèle notre moi le plus secret ; mais (beaucoup plus normalement) parce
que, sans nous faire sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec des formes
d’activité qui sont à la fois nôtres et autres, conditions de toutes les vies mentales de
tous les hommes et de tous les temps » (1991 [1950] : xxxi).

Frédérique Ildefonse
Problématisation continuée
Descartes, dans les Principes, ne parle pas seulement de création. 167
Il parle de « création continuée » : Dieu, après l’avoir créée, doit faire en sorte
que la Création se maintienne. À l’égard de ces différentes configurations
conceptuelles que nous recherchons et de notre endurance à les modifier si
besoin, au fil d’une enquête de longue durée, la pratique du comparatisme
est celle d’une « problématisation continuée ». Nous n’hésitons pas à défaire,
ou infléchir, les maillages conceptuels qui nous paraissent ou nous ont paru
émerger des rapprochements que nous opérons au cours de nos enquêtes ;
inlassablement, plus de vingt fois sur le métier remettant notre ouvrage.
Instruits de la nécessité d’un « regard éloigné », nous cherchons à nous
protéger du « regard distrait » de l’anthropologie contre lequel Michel
Cartry nous a mis en garde lorsqu’il avait entrepris d’examiner sur le
terrain l’agencement des rites sacrificiels : la micro-analyse nous en préserve.
L’auxiliaire essentiel ou le garant de ce « regard non distrait » comme de cette
« problématisation continuée » n’est pas seulement la durée et l’endurance
de nos enquêtes : c’est le caractère collectif de notre travail, qui associe
philologues, ethnologues et philosophes.
Silvia D’Intino parlait 5, à propos de la pratique du comparatisme, d’un
nécessaire nomadisme, mais aussi, à propos de l’expérience du terrain, du
fait de devoir se détacher de toute appartenance. Pour conclure, je voudrais
parler d’exil et citer les mots par lesquels Edward Saïd, dans une conférence
qu’il avait donnée à Reid Hall, où il avait commenté, une fois encore,
la nouvelle de Joseph Conrad intitulée Amy Foster 6, avait décrit ce que
produit l’exil : « se tenir à une place singulière et avoir indissociablement le
sentiment qu’elle est indifférente et qu’elle pourrait être n’importe quelle
autre » ; « avoir une conscience des choses double ; les deux états / les deux
lieux en contrepoint l’un de l’autre ; voir toutes choses comme provisoires ;
tout comme objet que l’on peut perdre ; tout objet en même temps comme
extrêmement valable ».

Centre national de la recherche scientifique


Centre Jean Pépin (UMR 8230), Paris
frederique.ildefonse@mac.com

5. Je renvoie à une intervention orale de Silvia D’Intino lors du même atelier de février 2014.
6. Cf. également, sur la question de l’exil, Edward W. Said (2002a et 2002b).
MOTS CLES/KEYWORDS : comparatisme/comparatism – méthode comparative/comparative method –
Maurice Merleau-Ponty – Platon/Plato – ethngraphie/ethnography – catégories/categories – catégories
de pensée/categories of thought – configurations de pensée/thought patterns.

RÉFÉRENCES CITÉES

Benveniste, Émile Joly, Henri


1966 « Catégories de pensée et catégories 1994 Le Renversement platonicien.
de langue », in Essais de linguistique générale, 1. Logos, épistémè, polis. Paris, Vrin
Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences (« Tradition de la pensée classique »).
humaines ») : 63-74.
Keck, Frédéric
Calame, Claude & Bruce Lincoln, eds
2011 [2005] Claude Lévi-Strauss,
2012 Comparer en histoire des religions
une introduction. Paris,
antiques. Controverses et propositions.
Liège, Presses universitaires de Liège. Pocket-La Découverte
(« Agora. Une introduction »).
Candea, Matei
2017 « De deux modalités de comparaison Klossowski, Pierre
en anthropologie sociale », L’Homme 218 : 1975 Nietzsche et le cercle vicieux.
183-218. Paris, Mercure de France.

Descola, Philippe Lévi-Strauss, Claude


1993 Les Lances du crépuscule. 1991 [1950] « Introduction à l’œuvre
Relations Jivaros, Haute-Amazonie.
de Marcel Mauss », in Marcel Mauss,
Paris, Plon (« Terre humaine »).
Sociologie et anthropologie. Paris,
Diagne, Souleymane Bachir Presses universitaires de France
2018 « Claude Imbert, Merleau-Ponty (« Quadrige ») : ix-lii.
et l’universel latéral », in Claire Brunet,
Frédérique Ildefonse & Sandra Laugier, eds, Merleau-Ponty, Maurice
Variations Claude Imbert. Paris, T&P Work 1960 « De Mauss à Lévi-Strauss [1959] »,
UNit (« Les Discrets ») : 110-115. in Signes. Paris,
Gallimard : 143-157.
Goldschmidt,Victor
1971 Les Dialogues de Platon. Platon
Structure et méthode dialectique. 1991 Phédon. Trad. et éd. par Monique
Paris, Presses universitaires de France.
Dixsaut. Paris, GF-Flammarion.
Hussey, Edward
Said, Edward W.
2011 [1996] « Héraclite », in Jacques
Brunschwig, Geoffrey Lloyd 2002a « Reflections on Exile », in Reflections
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Dictionnaire critique. Paris, Flammarion. Harvard University Press : 173-186.
2002b « Between Worlds », in Reflections
Imbert, Claude
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2000 « Philosophie, anthropologie : la fin
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d’un malentendu », in Alexandre Abensour,
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philosophie. Paris, Berger-Levrault : 223-237.

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