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Pratiquer le comparatisme
Cinq propositions
Frédérique Ildefonse
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/33327
DOI : 10.4000/lhomme.33327
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
Pagination : 159-168
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Frédérique Ildefonse, « Pratiquer le comparatisme », L’Homme [En ligne], 229 | 2019, mis en ligne le 01
janvier 2022, consulté le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/33327 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/lhomme.33327
Frédérique Ildefonse
COMPARATISMES EN QUESTION
d’invariants, une « troisième voie » paraît possible, des concepts peuvent
être dégagés qui permettent de réfléchir à la pratique du comparatisme.
Ces réflexions trouveront des ressources dans certains points de doctrine
de philosophie grecque.
Universel latéral
« Universel latéral » : l’expression est de Maurice Merleau-Ponty dans un
article intitulé « De Mauss à Lévi-Strauss », repris dans Signes. « L’expérience
en anthropologie », écrivait-il, « c’est notre insertion de sujets sociaux
Ce texte est la version, révisée et augmentée, d’une communication présentée en
février 2014 à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), lors de l’atelier « Comparatismes :
questions de méthode ».
1. Il s’agit du programme de recherche interdisciplinaire « Pratiquer le comparatisme : terrains,
textes, artefacts », créé en 2012 à l’Ehess.
Frédérique Ildefonse
et, en l’occurrence, un retournement complet » (Ibid.). C’est ainsi que la
« seconde voie » vers l’universel dont parle Merleau-Ponty lorsqu’il évoque un
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« universel latéral » est parente de la « seconde navigation ». Qu’il qualifie
l’expérience ethnologique comme une « incessante mise à l’épreuve de soi
par l’autre et de l’autre par soi » dessine bien le caractère ouvert ou illimité
de cette expérience, non circonscrit, non arrêté, sur un seul événement ou
une seule série d’événements. « Comme toute expérience », écrit Claude
Imbert, « l’expérience ethnographique est un processus double d’aliénation
de soi et de subjectivisation de l’hétérogène » (2000 : 229). « Incessante »
dit ici l’ouverture et l’inachevé tout ensemble.
Configurations de pensée
Lors d’une discussion de l’ouvrage qu’il a codirigé avec Bruce Lincoln,
Comparer en histoire des religions antiques (2012), Claude Calame faisait
référence, pour expliciter les « concepts comparants », à des catégories
« semi-figurées », « semi-formelles » : il donnait pour exemples le mythe, le
sacrifice, le seuil. Il en parlait comme de « catégories opératoires, inscrites
dans un certain paradigme scientifique ». Claude Calame insistait d’ailleurs
sur la nécessité de prendre en compte, outre les concepts comparants, les
concepts opératoires, les stratégies discursives, ou énonciatives. Il insistait
aussi sur la définition de concepts qui permettent une approche transversale.
Il s’agit bien de rechercher des termes communs, des koina, comme
Platon les appelle au détour du Théétète dans l’explicitation qu’il donne de
la perception et, en l’occurrence, de ce que la perception distingue : « L’âme
elle-même, au seul moyen d’elle-même, me paraît examiner, au sujet de
toutes choses, les éléments communs » (αὐτὴ δι’αὑτῆς ἡ ψυχὴ τὰ κοινά
μοι ϕαίνεται περὶ πάντων ἐπισκοπεῖν) (185e). Or ces koina – à savoir
« le fait d’exister ou non, la ressemblance et la dissemblance, le même et
l’autre » (185d) – ne sont pas sans lien avec ce que Le Sophiste présentera
comme les cinq genres des étants (τὰ γένη τῶν ὄντων), à savoir l’être, le
COMPARATISMES EN QUESTION
Intelligibilité de proximité
Victor Goldschmidt (1971), analysant la dialectique à l’œuvre dans
les dialogues de Platon, montrait, entre autres choses, que la démarche
dialectique nous apprenait à passer d’un objet initial de l’enquête à un
objet réel de l’enquête. Nous pouvons retenir cette possibilité, au profit de
termes communs qui ne sont pas des « termes », mais plutôt des « configura-
tions ». Pour qualifier ces configurations, j’ai également proposé l’expression
d’« intelligibilité de proximité ». Cette forme d’intelligibilité, en effet, n’est
pas celle de termes conceptuels communs et très généraux. Du mythe d’Er
sur lequel s’achève La République de Platon et dont l’analyse est capitale
pour l’enquête antique sur le destin, je choisirai ici de prélever un trait. Les
âmes entre deux vies sont rassemblées, des sorts sont jetés entre tous et des
modèles de vie sont placés devant les âmes en grand nombre, en tout cas
COMPARATISMES EN QUESTION
en plus grand nombre que ne sont les présentes. Chaque âme, après avoir
ramassé le sort qui était devant elle, voit quel rang le sort lui a assigné et
choisit, conformément à cet ordre, un modèle de vie.
Le texte précise que celui qui, par le sort, se trouvait être le premier à choisir
un des modèles de vies (παραδείγματα τῶν βίων), choisit, à l’emporte-pièce,
la vie d’un tyran, sans avoir vu que cette vie contenait, comme « destinée
incluse » (εἱμαρμένη ἐνοῦσα), le fait de manger ses enfants et d’autres
désastres. Cette « destinée incluse » évoque aussi ce que les stoïciens appellent
confatalium : les confatalia sont les événements qu’articule entre eux une
même configuration destinale.
Pratiquer le comparatisme
Ce passage nous amène nécessairement à considérer ce que recèle un
paradeigma, cela même que le premier à choisir a insuffisamment examiné.
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Or, si un paradeigma n’est pas une image, mais un assemblage de traits qui
en vient à devenir une configuration de traits distinctifs, nous pourrions
en reprendre la métaphore : il s’agit d’extraire d’une situation de pensée,
qu’elle soit accessible par une enquête de terrain ou par un texte, l’assem-
blage singulier et complexe des traits problématiques qui la composent,
assemblage complexe qui, pour ainsi dire, la borde. Cette « bordure », que
l’on retrouve aussi dans la notion de « dispositif » chez Gilles Deleuze qui
renvoie alors à Michel Foucault, n’est pas sans rappeler la manière dont les
stoïciens ont thématisé les incorporels qu’ils reconnaissent : les incorporels
que les stoïciens distinguent, à savoir le lieu, le temps, le vide et le lekton
– concept difficile qu’on peut choisir de traduire aussi bien par « exprimable »,
« dicible », « dit » ou « sens » –, ne sont pas des idées ou des concepts séparés,
mais des dimensions de ce qui existe, et qui n’existent elles-mêmes que
relativement à l’actualité de ce qui se donne à voir. C’est cette complexité
incluse, cet assemblage de traits, qui m’a amenée à proposer l’expression
d’« intelligibilité de proximité ».
Un nouvel organe
Reprenons la phrase de Claude Imbert que je citais plus haut : « Comme
toute expérience, l’expérience ethnographique est un processus double
d’aliénation de soi et de subjectivisation de l’hétérogène » (2000 : 229). Pour
comprendre les enjeux de cette phrase, il importe de renvoyer à un texte
crucial de Merleau-Ponty, dans « De Mauss à Lévi-Strauss » : l’ethnologie,
précisait-il, « n’est pas une spécialité définie par un objet particulier, les
sociétés “primitives” ; c’est une manière de penser, celle qui s’impose quand
l’objet est “autre”, et exige que nous nous transformions nous-mêmes »
(1960 : 150). Ainsi « quand Frazer disait, du travail sur le terrain, “Dieu
m’en préserve”, il ne se privait pas seulement de faits, mais d’un mode de
connaissance » (Ibid. : 151).
L’ethnographie passe essentiellement par ce qu’Héraclite « met au plus
haut rang » : « Tout ce qui se laisse voir, entendre, apprendre » (cité in
Hussey 2011 [1996] : 752). Mais, permettant d’éviter le risque de ne pas
comprendre la singularité de ce qui est en jeu dans une situation singu-
lière de vie inconnue, l’expérience du terrain permet à l’ethnographe de
développer une étrangeté grâce à laquelle il peut contrer et démentir ce fait
que « les hommes sont en général “trompés” en dépit de leurs efforts pour
comprendre les données de leur propre expérience » (Ibid. : 751). Je cite
à nouveau Héraclite : « pour les hommes, yeux et oreilles sont de piètres
Frédérique Ildefonse
témoins, si leurs âmes ne comprennent pas la langue (fr. 107) » 3. La vue et
l’ouïe déforment leur témoignage en fonction des préjugés de chacun, tout
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comme il nous arrive d’entendre et de lire de travers les mots d’une langue
étrangère en fonction d’une attente fautive. En conséquence, « ce à quoi
l’on ne s’attend pas, on ne le découvrira pas, puisque cela ne se laisse ni
découvrir ni atteindre (fr. 18) » (in Ibid.). Pour Héraclite, le remède est de
prêter l’oreille au logos, bien qu’il ne soit « pas compris » par la plupart des
auditeurs. Mais qu’en est-il pour l’ethnographe ? Ce qui est dit ici des sens
sous-entend que l’ethnographe doit pour ainsi dire neutraliser l’exercice de
ses sens en tant que celui-ci est indissociable de certaines informations que
ses sens transportent en même temps qu’ils sont les messagers des informa-
tions sensibles : il n’y a pas, à ce compte, de pur exercice de la perception,
qui soit toujours stable et inchangé quel que soit l’objet ressenti.
Aussi il ne peut y avoir d’enquête ethnographique sans que l’ethnographe
soit modifié. Mais il est plusieurs manières d’aborder cette modification de
soi. Nous nous modifions car, vivant avec ceux que nous étudions, nous
vivons – et vivant nous sommes modifiés et nous nous modifions : « c’est
pure affaire d’expérience que de savoir que la modification ne cesse pas »
(Klossowski 1975 : 153). Dans le cas de l’ethnographie comme de la cure
analytique, et finalement de la vie, nous en venons à faire l’expérience de
notre soi passé comme d’une fiction 4, puisque le fait d’être détachés d’autres
moments de nous-mêmes nous fait devenir pour nous-mêmes semblables à
un être de fiction. Peut-être doit-on préciser que l’enquête ethnographique,
comme la cure analytique, accélère considérablement une modification de
soi qui est immanente à chaque vie singulière en tant précisément qu’elle
enveloppe un devenir sans lequel elle ne serait pas vie.
Mais une autre transformation de soi n’est-elle pas en jeu dans l’enquête
ethnographique ? Sur la modification de soi de l’ethnographe en tant qu’il
est ethnographe, et non pas seulement être vivant, l’extrait de Merleau-Ponty
et sa suite que je citais sont cruciaux. Encore faut-il préciser le registre et
le cadre de l’expérience de ces objets, qu’on ne peut plus appeler d’ailleurs,
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Pratiquer le comparatisme
psychisme singulier ? Et si l’ethnologie s’impose lorsque l’objet est autre, ne
faut-il pas, en outre, préciser le « comment » de l’enquête, la manière dont
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elle s’effectue et le type d’accès qu’elle ménage à cet objet autre ?
« Il n’est, bien entendu, ni possible, ni nécessaire », écrivait Merleau-Ponty,
« que le même homme connaisse d’expérience toutes les sociétés dont il parle.
Il suffit qu’il ait quelquefois et assez longuement appris à se laisser enseigner
par une autre culture, car il dispose désormais d’un organe de connaissance
nouveau, il a repris possession de la partie sauvage de lui-même qui n’est
pas investie dans sa propre culture, et par où il communique avec les autres.
Ensuite, même à sa table, et même de loin, il peut recouper par une véri-
table perception les corrélations de l’analyse la plus objective » (1960 : 151).
Ce texte nous relie de manière exemplaire à la définition aristotélicienne
du « vivre » : vivre, c’est-à-dire percevoir et connaître. Il rassemble un grand
nombre d’éléments fondamentaux. Il s’agit, par l’expérience du terrain, de
laisser croître en soi quelque chose comme un organe de connaissance qui est
également – j’y insiste – un organe perceptif (on retrouve les deux registres
du vivre), nouvel organe qui saura, en effet, restituer – c’est ce que souligne
la fin de la phrase – de la perception là où un autre ethnologue aura donné
un document : « même à sa table, et même de loin, il peut recouper par une
véritable perception les corrélations de l’analyse la plus objective » (Ibid.).
Le propre de l’ethnographie, liée au savoir quotidien, par la médiation
de l’expérience du vivre avec de tous les jours, consiste à « objectiver simul-
tanément une réalité et les manières de la penser » (Imbert 2000 : 226), et
à développer chez l’ethnographe un organe gnoséologique et perceptif qui
lui permet de restituer les perceptions hors terrain, à la seule lecture de
documents ethnographiques.
Que signifie, dans le passage cité, « partie sauvage de lui-même » ? La part
sauvage dont le terrain permet à l’ethnologue de « reprendre possession »
correspond à la part de lui qui n’a pas été investie dans sa propre culture.
Elle évoque certainement l’inconscient, que Claude Lévi-Strauss, dans
son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, présente comme « le terme
médiateur entre moi et autrui » :
« […] en approfondissant ses données, nous ne nous prolongeons pas, si l’on peut dire,
dans le sens de nous-mêmes : nous rejoignons un plan qui ne nous paraît pas étranger
parce qu’il recèle notre moi le plus secret ; mais (beaucoup plus normalement) parce
que, sans nous faire sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec des formes
d’activité qui sont à la fois nôtres et autres, conditions de toutes les vies mentales de
tous les hommes et de tous les temps » (1991 [1950] : xxxi).
Frédérique Ildefonse
Problématisation continuée
Descartes, dans les Principes, ne parle pas seulement de création. 167
Il parle de « création continuée » : Dieu, après l’avoir créée, doit faire en sorte
que la Création se maintienne. À l’égard de ces différentes configurations
conceptuelles que nous recherchons et de notre endurance à les modifier si
besoin, au fil d’une enquête de longue durée, la pratique du comparatisme
est celle d’une « problématisation continuée ». Nous n’hésitons pas à défaire,
ou infléchir, les maillages conceptuels qui nous paraissent ou nous ont paru
émerger des rapprochements que nous opérons au cours de nos enquêtes ;
inlassablement, plus de vingt fois sur le métier remettant notre ouvrage.
Instruits de la nécessité d’un « regard éloigné », nous cherchons à nous
protéger du « regard distrait » de l’anthropologie contre lequel Michel
Cartry nous a mis en garde lorsqu’il avait entrepris d’examiner sur le
terrain l’agencement des rites sacrificiels : la micro-analyse nous en préserve.
L’auxiliaire essentiel ou le garant de ce « regard non distrait » comme de cette
« problématisation continuée » n’est pas seulement la durée et l’endurance
de nos enquêtes : c’est le caractère collectif de notre travail, qui associe
philologues, ethnologues et philosophes.
Silvia D’Intino parlait 5, à propos de la pratique du comparatisme, d’un
nécessaire nomadisme, mais aussi, à propos de l’expérience du terrain, du
fait de devoir se détacher de toute appartenance. Pour conclure, je voudrais
parler d’exil et citer les mots par lesquels Edward Saïd, dans une conférence
qu’il avait donnée à Reid Hall, où il avait commenté, une fois encore,
la nouvelle de Joseph Conrad intitulée Amy Foster 6, avait décrit ce que
produit l’exil : « se tenir à une place singulière et avoir indissociablement le
sentiment qu’elle est indifférente et qu’elle pourrait être n’importe quelle
autre » ; « avoir une conscience des choses double ; les deux états / les deux
lieux en contrepoint l’un de l’autre ; voir toutes choses comme provisoires ;
tout comme objet que l’on peut perdre ; tout objet en même temps comme
extrêmement valable ».
5. Je renvoie à une intervention orale de Silvia D’Intino lors du même atelier de février 2014.
6. Cf. également, sur la question de l’exil, Edward W. Said (2002a et 2002b).
MOTS CLES/KEYWORDS : comparatisme/comparatism – méthode comparative/comparative method –
Maurice Merleau-Ponty – Platon/Plato – ethngraphie/ethnography – catégories/categories – catégories
de pensée/categories of thought – configurations de pensée/thought patterns.
RÉFÉRENCES CITÉES