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www.editionsorizons.com
ISBN : 978-2-296-08761-3
© Orizons, diffusé et distribué par L’Harmattan, 2010
Critique littéraire
et littérature européenne
Dans la même collection
Critique littéraire
et littérature européenne
2010
Colloque international et pluridisciplinaire labellisé par
la Saison culturelle européenne (ue2008fr) et soutenu par la Commission
européenne « Europe for Citizens »
organisé par
L’Institut de recherche en langues et littératures européennes
(ILLE — EA 4363)
En partenariat
L’IEFF, Institut d’études françaises et francophones (Université de Bâle),
le CERCLE, Centre de recherches et d’études sur
les civilisations et les littératures européennes (ULCO),
les LLE Réseau « Les Lettres européennes »,
le DESE, Doctorat d’études supérieures européennes,
l’AILE, Association internationale de Littérature européenne.
T.C. et P.S.
Introduction
Critique littéraire
et littérature européenne
Peter Schnyder
2. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 122-
123 : « Ce n’est pas une question de parler les langues, ce n’est pas le problème. On
peut ne pas parler d’autres langues que la sienne. C’est plutôt la manière même de
parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte ; de la parler dans l’ignorance
de la présence des autres langues ou dans la prescience que les autres langues existent
et qu’elles nous influencent même sans que nous le sachions. Ce n’est pas une question
de science, de connaissance de langues, c’est une question d’imaginaire des langues ».
3. « L’Enseignement des littératures européennes. Actes du colloque organisé le 11 dé-
cembre 2007 au Palais du Luxembourg », sous la direction de Jacques Legendre,
sénateur, avec la participation de Tzvetan Todorov, Guy Fontaine, Maryla Laurent,
Peter Schnyder, Vaira Vîke-Freiberga, et al. Rapport n° 221 (2007-2008), Paris.
4. Ibid., p. 14.
Critique littéraire et littérature européenne 13
5. Johann Wolfgang von Goethe, Faust. Der Tragödie Erster Teil [1808], v. 682-683 : « Was
du ererbt von deinen Vätern hast, erwirb es, um es zu besitzen ».
6. Antoine Compagnon, La Littérature pour quoi faire ?, Paris, Collège de France / Fayard,
2007, p. 77. Il faut rappeler que le statut « faible » de la littérature n’est pas un constat
nouveau. Voir, par exemple, Hans Erich Nossack, Die schwache Position der Literatur.
Reden und Aufsätze, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1966.
7. André Gide, Essais critiques, Essais critiques, op. cit., p. 4.
8. Dans son essai, Que fait la critique ? 50 questions Paris, Klincksieck, 2008, Frédérique
Toudoire-Surlapierre montre une ouverture toute naturelle vis-à-vis d’auteurs (et de
critiques) européens tout en dressant l’historique de la critique littéraire en France
qui implique également l’art dramatique et la critique de cinéma.
14 Peter Schnyder
9. Voir Autour de Serge Doubrovsky, les actes du colloque organisé par l’ILLE au prin-
temps 2008 par Régine Battiston et Philippe Weigel, à paraître aux éditions Orizons
(Paris), et notre contribution sur « Doubrovsky entre Barthes et Picard ».
10. Antoine Compagnon, op. cit., p. 77.
11. Ibid., p. 76-77.
Critique littéraire et littérature européenne 15
15. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [Der Akt des Lesens,
Munich, Fink, 1976], Wavre (Belgique), Mardaga, « Philosophie et langage », 1995.
16. Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, tr. M. Jacob, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des Idées », 1988.
17. Ibid, p. 8-9.
Critique littéraire et littérature européenne 17
18. Ibid, p. 51. Cf. à ce sujet l’excellent article (synthétique) de Max Wehrli, « Vom Sinn
und Unsinn der Geschichte » [Du sens et du non-sens de l’histoire], Neue Zürcher
Zeitung, n° 813, 26 février 1967, p. 5.
18 Peter Schnyder
l’auteur, la lecture qui lui fait suite sera supérieure parce qu’elle développe
et contribue à faire se déployer le sens. Par conséquent, l’histoire d’une
production littéraire continue, pour Jauss, à faire preuve d’un dynamisme
originel tant que l’on ne considère pas les coupures qui représentent de
réels recommencements, où virtuellement toute la tradition peut avoir été
remise en question. On libère en apparence les auteurs, avec cette optique,
alors qu’en réalité, on continue à les faire dépendre, dans une perspective
ontologique, comme autant de chaînons intermédiaires, de la productivité
d’un fond commun…19
En 1998, Antoine Compagnon, a proposé un bilan général des théo-
ries littéraires, tout en insistant sur quelques données unanimement re-
connues aujourd’hui, telle la différenciation, fondamentale, entre texte
et contexte, sur laquelle repose à ses yeux toute l’histoire littéraire20. Or,
depuis un certain temps, il faut selon lui conjurer une nouvelle incertitude :
c’est l’implosion de la notion d’histoire. L’historien n’a plus d’histoire à
laquelle s’adosser. La confusion semble être à son comble si l’on se rend
compte de la tendance actuelle qui est de lire l’histoire comme si elle était
de la littérature. Où va-t-on donc, si le contexte se lit comme un texte ? Où
va-t-on – ou plutôt : où va la littérature ? Comment ne pas y voir, in fine,
une « juxtaposition, une collation de textes et de discours fragmentaires
liés à des chronologies différentielles, les uns plus historiques, les autres
plus littéraires, en tout cas une mise à l’épreuve du canon transmis par la
tradition »21 ? Ce qui conduit Compagnon à conclure comme suit :
La doctrine de Jauss fait probablement partie, comme celle de Hirsch sur
l’interprétation, celle de Ricœur sur la mimèsis, celle d’Iser sur la lecture,
celle de Goodman sur le style, de ces tentatives désespérées pour arracher les
études littéraires au scepticisme épistémologique et au relativisme drastique
en vogue vers la fin du xxe siècle22.
19. Jean Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on ?, entretiens avec Patrick Llored,
Genouilleux, Éditions La Passe du vent, 2000, p. 113. Rappelons que Jean Bollack a
élaboré, à partir de l’œuvre de Paul Celan, une herméneutique philologique innovante.
Voir L’Écrit, une poétique dans l’œuvre de Celan, Paris, Puf, 2003 et Poésie contre poésie,
Celan et la littérature, Paris, Puf, 2001. – En 2009, un colloque international lui a été
consacré à Cerisy du 11 au 18 juillet : « La lecture insistante. Autour de Jean Bollack »,
sous la direction de Pierre Judet de la Combe, Christoph König et Heinz Wismann.
La publication des actes est en préparation.
20. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil,
1998. Sur la méthodologie d’une approche historique de la littéraire, voir le dossier « À
quoi sert l’Histoire littéraire », dans Histoires littéraires, Revue trimestrielle consacrée
à la littérature française des xixe et xxe siècles, n° 9, janv.-mars 2002, p. 7-51.
21. Ibid., p. 239.
22. Ibid., p. 233.
Critique littéraire et littérature européenne 19
23. Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ? Critique et objectivité [Paris, Mer-
cure de France, 1966], Paris, Gonthier, « Médiations », 1974.
20 Peter Schnyder
sa réflexion reste d’une grande actualité et s’en inspirer peut être d’un
profit non négligeable.
C’est Leo Spitzer, qui, comme le rapporte Antoine Compagnon dans
Le Démon de la théorie, a analysé, autour des années 1960, le retard de la
France sur la théorie littéraire :
… un vieux sentiment de supériorité lié à une tradition littéraire et intel-
lectuelle continue et éminente ; l’esprit général des études littéraires, tou-
jours marqué par le positivisme scientifique du xixe siècle à la recherche des
causes ; la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte,
c’est-à-dire une description ancillaire des formes littéraires empêchant le
développement de méthodes formelles plus sophistiquées24.
Mais rapidement, la France effectue sa mue théorique, et remplace
la terminologie de « critique » par celle de « nouvelle critique », tra-
vaillant sur de nouveaux modèles catégoriels, proches du structuralisme,
de la sémiologie, de la narratologie. Si ces théories nouvelles suscitèrent
une certaine effervescence chez les chercheurs et chez les étudiants et
apportèrent un nouveau souffle à des préoccupations plutôt arides, elles
finirent par se transformer et à se figer aussi en méthodes et en techniques
pédagogiques. La fête ne pouvait durer, et tous ces « Ismes » finirent par
se transformer en méthodes et en techniques pédagogiques, elles aussi
plutôt desséchantes. La belle illusion d’une critique vivante, innovante
prit fin. « La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute
théorie », reconnaît Compagnon25, tout en rappelant que pendant un mo-
ment, autour de 1970, la théorie littéraire était un « contre-discours » qui
a permis de jeter par-dessus bord les certitudes héritées d’un autre âge,
les malentendus sur la clarté, le recours au goût comme concept dépassé,
le fantasme de l’objectivité ou encore du vraisemblable. Comment s’en
étonner si l’objectif d’alors était de fonder, comme le souhaitait Roland
Barthes, une « science de la littérature » (Critique et vérité, 1966) ?
À côté de Barthes, il y a celui qui deviendra son contradicteur, Ray-
mond Picard. On peut ajouter que l’on retrouve, dans les Essais critiques
de Barthes les quelques pages qui avaient été données au Modern Language
Notes l’année précédente (sous le titre : « Les deux critiques »), où l’auteur
distingue également une critique « universitaire », prétendument non-
idéologique, proche de l’école positiviste et de Lanson, se réclamant d’être
objective, et une critique d’interprétation. L’auteur distingue entre ce qu’il
appelle une critique « universitaire », prétendument non-idéologique,
26. Roland Barthes, « Les deux critiques », Essais critiques, in Œuvres complètes, éd.
É. Marty, t. i, Paris, Seuil, 1993, p. 1552.
22 Peter Schnyder
Frédérique Toudoire-Surlapierre
« Sans doute, explique Michaël Foessel, ne faut-il donc pas se plaindre que
personne ne se sente « chez soi » en Europe puisque l’idée d’Europe n’aura
jamais signifié autre chose que cette ruine des appartenances »10. Quand
la critique s’attaque à l’Europe littéraire, elle se focalise d’autant plus sur
les lieux qu’elle ne sait que faire des conflits qui la minent (l’Histoire). Elle
joue ainsi des flottements inhérents à l’Europe, du fait qu’il est difficile de
la considérer au seul prisme de sa géographie ; l’Europe, souligne Edgar
Morin, est « une notion géographique sans frontières avec l’Asie et une
notion historique aux frontières changeantes »11. La notion de topos est un
des fondements critiques selon Gérard Genette qui reprend à son compte
la formule de Proust dans son Contre Sainte-Beuve : « Le temps y a pris la
forme de l’espace »12. L’originalité littéraire est un écart par rapport aux
13. Gérard Genette, Figures i [1966], Paris, Seuils, « Points / essais », 1976, p. 162.
Que fait la critique ? 31
14. L’analogie est l’affirmation de l’unité entre deux rapports, selon Aristote : possèdent
une analogie « toutes les choses qui sont l’une à l’autre comme une troisième chose
l’est à une quatrième » (Métaphysique, E, 6, 1018 a 13).
15. Pascal Dethurens, De l’Europe en littérature, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 15.
32 Frédérique Toudoire-Surlapierre
des littératures, ne serait-ce que parce qu’il lui paraît impossible de re-
connaître et d’identifier comme proprement nationaux des schèmes qui
n’émanent finalement que de la littérature, autrement dit qui ne sont pas
plus que nos représentations identitaires, l’Europe littéraire toutefois est
perçue comme une menace pour les littératures nationales : « Comment
se relier à l’Europe ? » s’interroge le critique hongrois Miklos Beladi. « La
relation entre esprit national et esprit européen est un problème particu-
lièrement angoissant dans les littératures comme la nôtre où, jusqu’aux
temps les plus récents, le caractère national du sens, du style et du langage
est une qualité essentielle de ses meilleures œuvres »20. L’esprit national
est plus immédiat (prégnant) que l’esprit européen :
Une nation a en commun son passé. C’est une communauté liée par une
culture commune comportant le plus souvent une langue commune […].
Le plus souvent l’identité commune a été soudée par la menace séculaire
d’invasion, et elle s’est cristallisée dans la résistance à des ennemis mortels.
C’est tout cela qui a déterminé et détermine un « vouloir-vivre » national,
un « vouloir-être » français ou allemand, ce que Renan appelait un « esprit »
ou une « âme » nationale21.
Significativement, la position singulière (singularisée) de l’Angle-
terre se retrouve dans ses positions critiques, et tout particulièrement cette
résistance toute britannique à l’Europe : T.S. Eliot, dans ses Essays on
Poetry and Criticism (1920), défend une critique pratiquée par les écrivains
eux-mêmes, ce qu’il appelle « The Perfect Critic », dénonçant une critique
purement technique ou didactique au profit d’une critique personnelle,
les écrivains sont à même de parler des œuvres littéraires, mais cela a
tendance à empêcher (freiner) toute critique allogène. Non seulement
T.S. Eliot confirme cette tentation autarcique et circulaire de la critique,
et l’exclusivité de l’écrivain à en être l’auteur, il soutient également une
critique capable aussi d’éveiller un sentiment national chez les lecteurs :
ce qui est national ne se compare pas.
20. Miklos Beladi, Essais et discours, Paris, Plon, 1967, p. 188, cité par Pascal Dethurens,
op. cit., p. 21.
21. Edgar Morin, op. cit., p. 196.
Que fait la critique ? 35
22. Georges Poulet, La Conscience critique [1971], Paris, Corti, 1998, p. 12-13.
23. Même si tous n’étaient pas suisses et n’ont pas forcément non plus enseigné à Genève,
unie par les affinités et les amitiés, cette école formait un cercle : Marcel Raymond,
Albert Béguin, Georges Poulet (d’origine belge, professeur à l’Université d’Édim-
bourg puis à Baltimore, Zurich et Nice), Jean Rousset (professeur à Genève), Jean
Starobinski.
24. Le jugement que je profère ne vient pas de moi (ou tout au moins pas exclusivement
de moi) puisqu’il m’a été suggéré par l’œuvre d’autrui.
25. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade [1963], Paris, Minuit, 2006, p. 11.
26. Georges Poulet, La Conscience critique, op. cit. p. 103.
36 Frédérique Toudoire-Surlapierre
pour la faire sienne dans un premier temps et pour s’en départir dans un
second (puisqu’elle s’adresse à des lecteurs qui sont destinés à ce livre
qu’elle vient de critiquer). Ce double mouvement d’appropriation et de
désaffection, aussi inconfortable soit-il, est le propre de la critique. À
la projection et l’identification s’ajoutent des mouvements antagonistes
comme le refoulement et le désaveu qui provoquent cette ambivalence.
Intégrant la projection d’un déni, la critique se dénoue d’elle-même. Elle
dégage ainsi son rapport à autrui de la dualité d’un rapport entre soi-même
et l’autre en l’engageant dans une triade où l’identité est l’otage d’une in
teraction qu’elle s’impose de distinguer.
De ces analyses successives, se dégage effectivement une conscience
critique du patrimoine littéraire occidental, qui se caractérise par une dif-
ficulté à conceptualiser l’Europe : celle-ci résiste précisément à la critique,
et selon Pascal Dethurens l’expression d’« Europe littéraire » ne fait que
masquer une carence définitionnelle de la critique vis-à-vis de l’Europe27.
Cette conscience est dialectique, ambivalente et conflictuelle : il n’est pas
fortuit que l’Europe se caractérise comme une « unité dans la discorde »28.
Et même Edgar Morin, qui propose d’appréhender l’Europe comme un
« Complexe (complexus : ce qui est tissé ensemble) dont le propre est
d’assembler sans les confondre les plus grandes diversités et d’associer
les contraires de façon non séparable »29, souligne à quel point, « véri-
table unitas multiplex », l’Europe constitue son unité par les « interactions
entre les peuples, cultures, classes, États, qui ont tissé une unité elle-même
plurielle et contradictoire »30. Dès lors, quand la critique reprend à son
compte une « rhétorique de la menace et du péril », elle n’est autre que
l’écho de toute une littérature européenne qui intègre et construit l’Europe
en reflet d’elle-même : « Y a-t-il de l’Europe en littérature ? », s’interroge
Pascal Dethurens. « Et, si force est de reconnaître au moins que jamais
autant qu’à l’époque de la crise de l’esprit le mot n’aura surgi avec une
telle force dans la fiction, comment évaluer le degré d’européanité d’une
œuvre ? »31. Quand la littérature européenne est prise dans un ensemble
que l’on appelle Europe, elle se nourrit de cette notion, qui devient un
méta-espace (de même que l’on parle de méta-langage). L’espace littéraire
forme aussi le jugement. De Valéry à Paul Morand, en passant par Stefan
32. Pour toute cette analyse, nous renvoyons aux analyses de Pascal Dethurens, op. cit.,
p. 9-44.
33. Hermann Hesse, Souvenirs d’un Européen, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 153.
34. Ibid., p. 15.
35. Michaël Foessel, loc. cit., p. 61.
38 Frédérique Toudoire-Surlapierre
Martine De Clercq
1. Cf. Hendrik Vos et Rob Heirbaut, Hoe Europa ons leven beïnvloedt [2008], Antwerpen,
Standaard Uitgeverij, 2009 [révision actualisée].
2. Nous signalons, entre autres, le projet Erasmus Mundus ciblé sur les littératures
européennes : cle, Cultures Littéraires Européennes (coordonné par l’Université de
Bologne et qui compte dans son consortium aussi l’université de Haute-Alsace, dans
la personne de Peter Schnyder).
46 Martine De Clercq
6. Voir Alberto Manguel, De Stad van woorden [The City of Words, 2007], Amsterdam,
Ambo, 2008, p. 15-19.
La critique littéraire européenne en éveil 49
nos universités sont encore toujours tellement emmurées par des carcans
nationaux et bureaucratiques.
Ainsi un repositionnement de cet idéal s’impose. Nous suivons ici
le parcours du philosophe suisse, Pieter Bieri à la Freie Universität Berlin,
aussi connu comme écrivain sous le pseudonyme de Pascal Mercier, au
teur de l’ouvrage Nachzug nach Lissabon [Train de nuit vers Lisbonne],
qui commence par deux citations, l’une de Pessoa, exemplifiant notre
recherche sans arrêt, et l’autre de Montaigne, en quête de notre alter ego.
Dans un article « Comment serait-il d’être cultivé ? »7 il nous donne
des critères auxquels nous pensons quand nous formons notre notion de
« Bildung » : orientation vers le monde, dans laquelle la curiosité et un
sens des relations sont centraux ; « Bildung » comme éclairage avec con
naissance des frontières de notre savoir ; « Bildung » comme conscience
historique avec une conscience du hasard de notre identité culturelle et mo
rale ; « Bildung » pour le lecteur articulé, avec une conscience des possibilités
multiples de sa connaissance, avec la notion de la fragilité de la diversité ;
« Bildung » comme cheminement et destination de soi ; « Bildung », une
sorte d’Éducation sentimentale ; « Bildung » comme sensiblité morale, qui
mène au respect d’Autrui, et qui par la force des mots et images conflue
dans une « Bildung » poétique et émotionnelle qui englobe tout.
Dans l’article « Tous les livres d’Europe. Le premier manuel de litté
rature du vieux continent », Florence Noiville commence par la question
stimulante :
Faites un test […] interrogez un Européen convaincu. Demandez-lui de vous
citer le nom d’un écrivain slovène contemporain. Ou croate. Ou même grec
[…]. Pas de réponse ? C’est la preuve, comme l’écrit Milan Kundera, « L’Eu-
rope n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique »8.
La question qui se présente maintenant est comment s’y prendre
pour changer cette attitude. C’est le défi que Guy Fontaine et Annick
Benoît, ensemble avec environ 200 collègues et auteurs ont relevé en rema-
niant et élargissant l’œuvre originelle de 1992 : Lettres européennes. Manuel
d’histoire de la littérature européenne (Bruxelles, De Boeck, 2007). Cette
œuvre bientôt traduite en polonais et en d’autres langues européennes
est considérée comme un ouvrage de référence dans lequel le patrimoine
européen, antique, biblique, celtique, arabo-andalou et les grands courants
sont mis en perspective. Ce manuel est utilisé comme ouvrage de consul-
7. Voir « Hoe zou het zijn om ontwikkeld te zijn ? », De Groene Amsterdammer, 22 août
2008.
8. Le Monde des Livres, 28 septembre 2007, p. 11.
50 Martine De Clercq
tation et est surtout aussi prisé pour son dernier chapitre dans lequel 46
auteurs contemporains sont mis en évidence ainsi que des fragments de
textes aussi bien en version originale qu’en français.
Dans Le Monde de l’Éducation, juillet-août 2008 la question suivante
est posée à Guy Fontaine : « L’identité européenne est-elle une réalité
littéraire ? ». La réponse, comme le titre de l’article « Une littérature
commune » le laisse supposer, est évidemment « oui » ! Selon lui, les
élèves et étudiants doivent être introduits dans la culture européenne.
La notion d’une culture commune lui est parvenue par le fait d’habiter
lui-même dans un « endroit-frontière ». Selon lui, on peut parler d’une
identité et culture européennes basées sur la dialectique « de la dette et
du don ». Ce n’est pas une construction artificielle, mais une réalité qui
rend compte de la complexité de la périodisation qui varie selon l’espace
dans lequel elle se meut. Remarquable est le fait que les nouvelles nations
qui se sont jointes à l’Union européenne accordent leur identité culturelle
à leur confirmation de leur identité européenne. On retrouve ici les mots
de Claudio Magris, qui est devenu « écrivain de la frontière » et qui con
firme « que toutes les frontières des langues sont mêlées en moi »9. Il croit
« à certaines grandes valeurs européennes qui nous sont communes »10. Il
prétend qu’ainsi on rejoint un choix d’une humanité qui malgré toutes les
différences de langues et cultures forme une unité, un « chant du monde ».
Que ce chant puisse résonner dans différentes œuvres classiques et que
le programme « A Soul for Europe », « Europa eine Sele geben » puisse
se concrétiser non pas seulement dans l’enseignement, comme le proposa
notre collègue Peter Schnyder lors du colloque « L’enseignement des
littératures européennes », le 11 décembre 2007 à Paris11, mais également
dans la critique littéraire journalistique d’une part, et la critique littéraire
académique d’autre part.
Dans un récent roman de l’auteur néerlandais, Charlotte Mutsaers,
on trouve un éloge d’une œuvre classique, Moby-Dick. Dans un article
intitulé « Moby-Dick est une université dans la forme d’un bouquin »12
elle nous raconte à propos de la quatrième traduction de cet ouvrage com
ment elle avait commencé à lire Moby-Dick quand elle avait vingt-cinq ans,
trouva l’œuvre trop complexe et ne se donna à la lecture de cet ouvrage
en traduction que dix ans après. C’était pour elle « un événement ». Elle
avait dévoré le livre et ne s’est pas lassée de le « savourer », non seulement
pour la narration, mais aussi pour ce qui se cache en dehors de la narration,
ce qui incite à relire :
Le style vital, les citations exquises, les références littéraires, la philoso-
phie implicite, les descriptions précises, les détails succulents, la sonorité,
la passion, l’érotisme inattendu et les tempéraments des personnages ex-
ceptionnels.
Elle associe toute cette panoplie de qualités à une œuvre d’art, une
œuvre classique qui génération après génération confirme sa qualité in
trinsèque, en somme une œuvre classique qu’elle identifie à une université.
Pour nous tous, une invitation certaine à relire nos classiques d’une part
et à rester ouverts aux nouvelles œuvres qui répondent à ces critères ici
mentionnés, en tâchant de prononcer des jugements sur les livres qui pa-
raissent, en tranchant entre les bons et les mauvais tout en laissant la porte
ouverte aux travaux qui suivent des modèles analytiques, interprétatifs
ou même « gnostiques ». La critique étant indissociablement discours et
ethos, nous devons être « sensibles aux pratiques (de lecture, … de parole
publique) et aux ressources (réseaux de sociabilité par exemple) que son
exercice suppose »13. On doit investir dans ce capital créatif qui se forme,
s’emploie, se conserve et s’accroît dans une « République européenne des
Lettres »14 où les voix polyphones se font entendre formant une écono-
mie symbolique de ce capital culturel européen. Revisitons avec Pascale
Casanova, les textes de Paul Valéry : « [Les critiques] savaient lire […].
Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir. C’est dire que
ce qu’ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir se constituait, par ce
retour, en valeur solide »15.
13. Voir « Où en est la critique ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, p. 5-22, http://
traces.revues.org/index306.html.
14. Voir aussi Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
15. Pascale Casanova, op. cit., p. 39.
On perd le fil1 :
critiques du théâtre vivant
Florence Fix
1. Losing the Plot, titre de la conférence organisée à Birmingham en 1999 sur le théâtre
contemporain, trouvait ironiquement comme seule base critique à l’ensemble dispa-
rate de la production du spectacle vivant qu’on y perdait le fil (et l’intrigue – sur le
double sens du terme « plot » anglais). Effectivement on peut rassembler des noms
aussi divers que Valère Novarina, Jon Fosse, Botho Strauss ou Caryl Churchill sur
l’idée que tous participent d’une déconstruction de la fable et partant d’une mise dans
l’embarras du spectateur, et plus encore du critique sommé d’y trouver sens.
2. Laurent Mulheisen estime par exemple que dans le cas de la diffusion des œuvres
de Sarah Kane il y a eu existence d’un « réseau très efficace, parti du Royal Court de
Londres et relayé entre autres par la Baracke puis la Schaubühne de Thomas Oster-
meier », ayant permis la mise en scène rapide et largement diffusée de ses premiers
textes. Voir Laurent Muhleisen, « Des échanges singuliers : La circulation des œuvres
dramatiques contemporaines en Europe » in E. Wallon (éd.), Europe, scènes peu
communes, Louvain la Neuve, Études théâtrales, 2006, p. 34.
54 Florence Fix
3 Voir à ce propos par exemple, Jacques Brenner, Les Critiques dramatiques, Paris,
Flammarion, « Le procès des juges », 1970 – collection au titre pour le moins intéressant
pour notre sujet, dirigée par Bernard Pivot. L’opinion selon laquelle tout spectateur
pourrait se faire critique et transformer son expérience singulière en transmission col-
lective est évidemment l’une des modalités, non de la pensée d’une critique, mais bien
de sa critique ; cette théorie de la « tierce parole » du spectateur (p. 15) qui considère
hâtivement que « tout spectateur d’une pièce, dès qu’il en parle, en devient le critique
» (p. 9) est au demeurant parfois favorisée par des metteurs en scène demandant le
débat avec les spectateurs (Ariane Mnouchkine, Edward Bond). Cette universalité de
l’expérience critique invalide la singularité méthodologique et éthique du critique car
alors « Le vrai critique dramatique est de l’autre côté de la rampe : un spectateur parmi
d’autres » (p. 13) et si a toujours existé la rumeur, le bouche à oreille, la conversation
plus ou moins mondaine à la sortie du théâtre, ce qui est nouveau apparaît bien de
proclamer ce discours comme valide et appelé à se muer en dialogue avec ceux qui
font le théâtre. Ainsi par exemple Howard Barker proclame-t-il comme complément
paratextuel à ce qu’il appelle « le théâtre de la catastrophe », spectacle mettant en
scène les crises de notre temps, des débats d’après spectacle, mais également des ar-
ticles appelant le spectateur à rejoindre les praticiens du théâtre dans le vaste champ de
l’interprétation : « Depuis quelques années, je tente de créer un théâtre qui reconnaisse
à son public des droits d’interprétation ». Howard Barker, « Les consolations de la
catastrophe » [1988], in Arguments pour un théâtre, et autres textes sur la politique et
la société, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2006, p. 67.
Critique du théâtre vivant 55
La scène européenne
4. Selon le titre retenu par Emmanuel Wallon pour le n° 37 de la revue Études théâtrales
consacré au théâtre européen aujourd’hui.
5. Voir Denis Guenoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Belfort, Circé, « Penser le théâtre »,
1997, p. 10 et p. 11.
6. Voir à ce propos Jean-Luc Nancy (éd.), Penser l’Europe à ses frontières, La Tour
d’Aigue, Éditions de l’Aube, 1993.
56 Florence Fix
Bond, Caryl Churchill, Martin Crimp, Mark Ravenhill), qui semble avoir
détrôné celui voué dans les années 1980-90 au théâtre de langue allemande
(Peter Weiss, Thomas Bernhard, Botho Strauss), tandis que la diffusion du
théâtre espagnol reste étonamment confidentielle (Francisco Nieva, Lluïsa
Cunillé). Les maisons d’édition (L’Arche, Actes Sud papiers, Verlag der
Autoren) publient des pièces traduites, les spectateurs se pressent vers
les auteurs étrangers. En témoigne la faveur dont jouissent, auprès de la
critique de leurs pays d’accueil, la Britannique Sarah Kane en Italie ou en
Allemagne, la Française Yasmina Reza en Allemagne ou en Angleterre, la
Serbe Biljana Srbljanović (dont la pièce Supermarché fut créée à Vienne
par des comédiens venus de Berlin) dans les pays germanophones, ou le
Suédois Lars Norén en France. Certains dramaturges ont trouvé dans un
pays, qui n’est pas celui de la langue dans laquelle ils écrivent, metteurs en
scène de référence, critiques, tant journalistiques qu’universitaires, voire
maisons d’éditions, plus intéressés par leurs œuvres que leur pays linguisti
que : c’est le cas des Britanniques « bannis » dans leur propre pays Edward
Bond, (Théâtre de la Colline à Paris, mises en scène d’Alain Françon) ou
Gregory Motton (Théâtre de l’Odéon, mises en scène de Claude Régy)
et avant eux, Sarah Kane (Thomas Ostermeier auprès de la Schaubühne
de Berlin).
Cette apparente porosité des frontières, ces déplacements de met
teurs en scène et de comédiens hors de leurs pays de naissance et cette
interaction des langues et des cultures ne doit cependant pas tromper :
les passages existent, mais ne constituent pas pour autant des échanges, et
le fait qu’un metteur en scène étranger connaisse le succès dans un autre
pays que le sien n’implique pas qu’une critique pertinente et valide pour
l’ensemble du continent européen existe. Plus encore, pour Jean-Pierre
Sarrazac par exemple, l’Europe ne proposerait que le leurre des frontières
changeantes qui ont occupé son histoire, et ne donnerait que l’illusion de la
cohésion : confronté à ce matériau opaque et rétif, le dramaturge ne peut
guère en faire qu’une « esquisse » pour un chœur européen. Ce chœur ne
transmet pas le dynamique élan d’une concordance mais atteste seulement
de la faillite d’une illusion d’accord, celui-ci n’étant que représentation
spectaculaire sans consistance de fond :
Tristesse petitesse
De vivre dans le leurre des frontières changeantes
Dans l’illusion d’être chez soi
[…]
Critique du théâtre vivant 57
7. Jean-Pierre Sarrazac, Est-ce déjà le soir ? Esquisse pour un chœur européen, pièce
publiée par le bimensuel Actualité Théâtrale, n° 874, Paris, 15 juillet 1990.
8. Voir particulièrement la postface à la pièce, « Comme dans un labyrinthe... », ibid.,
p. 17.
9. Voir à ce propos l’article de Georges Banu (dédié à Patrice Chéreau), « Vers un acteur
européen », in E. Wallon (éd.), Europe, scènes peu communes, Études Théâtrales, n° 37,
Louvain la Neuve, 2006, p. 78-84.
10. Ibid., p. 13 : « les historiens et les critiques conviennent qu’un genre européen se
distingue bel et bien au sein de l’espèce dramatique dont on lit l’influence à travers
le monde, notamment sur le continent nord américain ».
11. Voir l’article de Marcel Freydefont, « Salles à l’européenne », ibid., p. 69-77.
12. Nous, spectateurs européens serions, selon Bernard Dort, « tous hantés par les mêmes
spectres, bercés par les mêmes mythologies, entendant les mêmes échos » (Bernard
Dort, La Représentation émancipée, Arles, Actes Sud, 1988, p. 14).
13. Marcel Freydefont, loc. cit., p. 11.
14. Michel Vinaver, Écrits sur le théâtre, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1982, p. 310.
58 Florence Fix
L’effacement critique
15. Et ce d’autant plus que certaines formes du théâtre contemporain se posent volontaire-
ment à l’écart d’une Europe institutionnalisée tant politiquement que culturellement :
il existe un théâtre de la dissidence, catalane par exemple, ou écossaise, qui affirme une
identité nationale et tourne le dos aux grands ensembles pour afficher sa singularité.
16. Reconnaissant humblement une « regrettable absence de système dans la sélection »
des pièces étudiées, Patrice Pavis dans Le Théâtre contemporain (2002) s’en tient à pro-
poser l’analyse de neuf pièces de théâtre français. Voir également, à propos du « ma-
lentendu » entre la critique-discours et la critique-analyse, Patrice Pavis, « Discours
de la critique dramatique », Voix et images de la scène, Publications de l’Université
de Lille, 2000, p. 114.
17. Bernard Dort, op. cit., p. 14.
Critique du théâtre vivant 59
18 Ibid., p. 11.
19. Y aurait-il obligation de la catégorie référentielle générique pour penser l’européen,
ainsi de l’article de Michel Corvin intitulé « De quoi et comment l’Europe rit-elle, au
théâtre, de nos jours ? » [2006], in B. Bost et M. Losco-Lena (éd.), Du Comique dans
le théâtre contemporain, Grenoble, Ellug, n° 69, 2007, p. 39-48.
20. Ceci est bien entendu particulièrement à l’œuvre dans le théâtre politique qui se veut
à la fois pièce et débat, littérature et critique ; la posture n’est au demeurant pas neuve
puisqu’elle prend ses sources par exemple dans les expériences du Living Theatre ou
de toute représentation d’agit prop impliquant le spectateur, comme l’indique Bernard
Dort : « Il n’y a que dans l’hypothèse où le théâtre se confondrait avec la réalité, de-
viendrait pleinement et exclusivement action que toute critique serait impossible. C’est
60 Florence Fix
Invalidité de la critique ?
25. Cette « critique de la critique » pour brutale qu’elle soit, n’est cependant pas une idée
neuve – ni d’ailleurs spécifique au théâtre, le critique étant souvent accusé d’ignorer la
nouveauté et de n’être qu’un « gardien de cimetière » selon le mot de Jean-Paul Sartre ;
Bernard Dort rappelle l’exemple de Francisque Sarcey et de sa défense de la « pièce
bien faite » : « On connaît la fonction traditionnelle de la critique dramatique : elle est
de police esthétique, de constat et surtout de publicité. Pendant tout le xixe siècle et
encore de nos jours, certains critiques se sont considérés comme les gardiens des lois
du “Théâtre” (le théâtre avec un grand T). Je n’en veux pour exemple que Francisque
Sarcey qui, en France, a exercé une véritable législature » (Bernard Dort, op. cit., p. 44).
26. Howard Barker, « Du public et de sa maladie » [1991], in op. cit., p. 185-186. Considérant
que « le public a besoin d’un changement d’air » le dramaturge estime que la critique
est l’une des maladies infectieuses qui le touchent.
27. Voir Michel Vinaver, op. cit., p. 303-317.
28. Cf. Michel Vinaver, Le Compte rendu d’Avignon : des mille maux dont souffre l’édition
théâtrale et des trente-sept remèdes pour l’en soulager, Arles, Actes Sud, 1987. Écartant la
fonction de « réconciliateur » (p. 179), que joue selon lui le critique prompt à amoindrir
la portée polémique d’un texte de théâtre, Michel Vinaver dans une « irritation à peine
dissimulée : une rencontre critique » dialogue entre « Le Critique » et « l’Auteur dra-
matique », particulièrement obtus, voulant comprendre, distraire, enseigner, remplir
les salles, bref qui reçoit aisément l’injure finale de l’auteur qui décrit le public comme
cherchant à échapper à la critique : « Le public qui est attiré par cette œuvre, vient
précisément pour échapper à l’élan doctrinaire que vous voulez lui infliger » (p. 204).
Notons que parmi ces maux, les médias sont le septième mal.
29. Tout comme en littérature ou en arts plastiques, la critique de la critique instaure
de façon récurrente dans le champ du théâtre une « inertie critique » qui tendrait à
ne jamais innover, à ne jamais s’intéresser à la singularité : « Aujourd’hui, la critique
fonctionne souvent comme un frein. Elle reste en arrière de l’évolution du théâtre.
Critique du théâtre vivant 63
récuse la recherche des sources, l’étude des motifs et des thèmes, toutes
sortes de catégories textuelles dont sont friands les critiques. Par ailleurs,
il est reproché à la critique journalistique de ne jamais s’intéresser fonda
mentalement au théâtre, mais uniquement à quelques représentations et
à leurs choix d’interprétation, éludant ainsi la richesse première du texte.
Car le théâtre est bien « entre deux chaises », à la fois texte et spectacle
et Michel Vinaver, écrivain, se désole que le théâtre appartienne à la ru
brique « spectacles » et qu’il ne soit ainsi rendu compte que d’éphémères
représentations, jamais de l’édition de textes. En outre, situation que nous
connaissons bien dans les théâtres régionaux, la critique paraît souvent
quand il est trop tard pour aller voir la pièce dont il est question. En
somme, pour Michel Vinaver, la critique est l’un des outils de fragilisa-
tion de la création30. Il émet ainsi une série de souhaits à l’intention des
critiques de presse écrite :
1) Un souhait modeste : quand une pièce fait l’objet d’un compte rendu de
spectacle et qu’elle a été publiée, donnez au moins l’indication bibliogra-
phique dans votre article.
Plutôt que de découvrir de nouvelles expériences théâtrales, elle ne fait guère que les
consacrer une fois découvertes », Bernard Dort, op. cit., p. 46-47.
30. Howard Barker, « Ignorance et instinct dans le théâtre de la catastrophe », op. cit.
p. 213.
31. Ibid., p. 55.
32. Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, Écritures dramatiques contemporaines, Lau-
sanne, Éditions de l’Aire, 1981.
64 Florence Fix
33. L’expression est de Georges Banu, La Scène surveillée, essai, Arles, Actes Sud, 2006.
34. Selon l’expression de Georges Banu, Le Théâtre, sorties de secours, op. cit. p. 203.
35. Howard Barker, op. cit., p. 73.
36. Ibid., p. 75.
37. Ibid., p. 82. La représentation en question avait eu lieu à Turku, en Finlande, en 1988.
Critique du théâtre vivant 65
Mémoire du théâtre
S’y ajoute alors une autre dimension peu appréciée par la critique littéraire,
le rapport à la mémoire : les praticiens qui proposent leur propre discours
métathéâtral ont souvent l’apanage d’avoir été présents lors de toutes les
représentations de leurs pièces, d’avoir travaillé avec les metteurs en scène,
voire d’avoir été eux-mêmes comédiens (Sarah Kane, Jan Fabre), ce qui
n’est pas le cas des critiques. Ils ont donc une mémoire du spectacle vivant
qui d’une part, impose une subjectivité, et d’autre part, exclut ceux qui
n’auraient pas le même matériau. En d’autres termes, l’auto-critique et le
critique extérieur ne parlent pas du même objet : le praticien écrit à partir
de ses souvenirs, se souvient de ses rencontres et de son travail, justifie ses
choix et s’adresse au public ; le critique est à proprement parler une voix
seconde qui travaille sur les scories des représentations, ce qui en reste
après coup : documents, captations video quand elles existent, texte publié
etc. Les « trois façons d’en [du théâtre] parler »42 définies par Bernard
Dort existent donc toujours, mais elles ont sensiblement glissé : le discours
premier serait le texte théâtral et son appareil paratextuel – adresses au
public à l’intérieur des pièces, débats avec le public après représenta-
tion archivés sur Internet, programmes explicatifs, une part de la critique
journalistique (documentaires télévisés par exemple) endossant d’ailleurs
avec complaisance la diffusion de ces documents et ne produisant pas de
discours autonome –, le discours second en serait la continuation plus
élaborée (écrits analytiques d’un metteur en scène revenant a posteriori
sur son parcours), et enfin, le troisième discours serait constitué par les
théoriciens du théâtre, qui hors pratique, produiraient une interprétation
indépendante.
Mais, de fait, comment proposer une méthode sur ce qui par es
sence est changeant, éphémère, peu ou pas documenté (certains auteurs
comme Jan Fabre, ou metteurs en scène, comme Robert Lepage, refusent
la publication des pièces, l’enregistrement des spectacles, et en somme
toute forme d’archivage, de mémoire du matériau théâtral et le critique,
logé à même enseigne que les autres spectateurs, se voit refusé l’accès
à une documentation car, comme l’indique Howard Barker, si dans le
théâtre humaniste « le critique est déjà de notre côté », dans le théâtre de
la catastrophe qu’il revendique « le critique doit souffrir comme tout le
monde »43), profondément subjectif (Florence Naugrette s’interroge ainsi
dans un très beau livre sur Le Plaisir du spectateur, Bréal, 2002) ?
La « malédiction du théâtre »44 dont parle Julien Gracq touche
aussi son appareil critique sommé de faire mémoire de l’expérience de
l’irréversible45 et de l’induplicable. La critique théâtrale a-t-elle une spéci
ficité comme il y aurait une spécificité du texte théâtral au sein des études
littéraires ? Les manuels de critique littéraire évitent soigneusement le
42. Pour Bernard Dort il y a eu trois paroles sur le théâtre « une parole critique, une
parole scientifique et ce que j’ai nommé la parole d’un spectateur intéressé », Bernard
Dort, op. cit., p. 15. Voir également à ce propos l’article « Trois façons d’en parler »,
in Le Monde, dimanche 26 septembre 1982, réédité par Ch. Meyer-Plantureux (éd.),
Un Siècle de critique dramatique, de Francisque Sarcey à Bertrand Poirot-Delpech, Paris,
Complexe, 2003.
43. Howard Barker, op. cit., p. 99.
44. Voir Julien Gracq, Lettrines 2, Paris, Corti, 1974, p. 101 : « Il a été dit à ce réprouvé
de la permanence et de la durée : tu écriras sur le sable. Tu habiteras une maison de
carton. Tu vieilliras deux fois. Tu ne t’éclaireras qu’aux lueurs d’un feu d’artifice ».
45. Voir le chapitre « La mémoire et l’expérience de l’irréversible », in G. Banu, Mémoires
de théâtre. Essai, Arles, Actes Sud, 1987, p. 13.
Critique du théâtre vivant 67
46. Elisabeth Ravoux Rallo, Méthodes de critique littéraire ; Fabrice Thumerel, La Critique
littéraire ; Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, entre autres, envisagent le
texte, non la représentation ; de leur côté, nombre de théoriciens du théâtre vivant
n’envisagent que la représentation.
47. Georges Banu, Le Théâtre, sorties de secours, op. cit. p. 7.
48. Le goût pour l’étranger se trouve critiqué par Georges Banu dans le chapitre « L’Étran-
ger ou le théâtre enrichi », in G. Banu, Le Théâtre ou l’instant habité, Paris, L’Herne,
1993, p. 110 s.
49. Voir Denis Guenoun, Hypothèses sur l’Europe : un essai de philosophie. Transferts
d’un corps enlevé, Belfort, Circé, 2000.
50. Cet ouvrage (Arles, Actes Sud, 1989) « conçu et réalisé par Georges Banu », comme
l’indique le sous-titre, propose de mettre en forme des entretiens et des souvenirs du
scénographe.
68 Florence Fix
théâtre, c’est être « dans le théâtre »51 si l’on s’en tient à une définition de
la critique en tant qu’analyse mesurée et méthodique de l’instant52 ; et en
même temps, en Europe, parler d’un théâtre qui n’est pas le sien (autre
langue, autre culture : nombre d’allusions dans les pièces d’Elfriede Jelinek
sont incompréhensibles pour un public qui n’est pas au fait de la politique
et de la culture autrichiennes récentes), c’est dans cette rencontre entre le
« dedans » de l’émotion théâtrale et le « dehors » du regard sur l’Europe,
dans ce carrefour entre intériorité de l’expérience du spectacle vivant et
extériorité d’un nouvel exotisme que se trouvent sans doute des pistes
énergiques pour une critique européenne du spectacle vivant aujourd’hui.
Être à la fois « dans » le théâtre (le lire, aller aux spectacles, rencontrer
les auteurs, les acteurs, les metteurs en scène) et hors du théâtre (avoir
suffisamment de distance envers la matière pour produire un discours per-
tinent et valide), tel est le défi que doit relever la (le) critique aujourd’hui
pour sortir de l’ère du soupçon. Dans un article publié en 1999 et intitulé
« la critique et le bourdonnement du chœur », le metteur en scène italien
Romeo Castellucci revient à la figure du chœur pour incarner le critique
pertinent : « j’associe la critique à l’activité du Chœur dans la tragédie an-
tique ; au bourdonnement continu du Chœur ; au son sourd de son effort
musculaire pour communiquer l’obscène (l’incommunicable) ». Romeo
Castellucci invite ainsi le critique à sortir des sentiers battus :
La critique telle que je la conçois est une critique qui vient, prend le paquet
et s’enfuit. Terriblement complexe, construite, et qui, à la limite, peut ne
pas s’occuper du tout d’art parce qu’elle se trouve dans une position plus
surprenante que l’art lui-même, qui, la plupart du temps, est d’un ennui
mortel. Cette critique serait d’abord mouvement, un début de mouvement,
capable d’elle-même, d’engendrer de la puissance53.
51. Le mot est de Bernard Dort. Après avoir convenu dans une préface datée de 1986 que
« Écrire sur le théâtre est une entreprise peut-être désespérée », il note : « Disons
sommairement qu’ils [les critiques de théâtre] écrivent moins sur le théâtre que dans
le théâtre. La critique dramatique est en réalité partie intégrante de l’activité théâtrale.
Il facilite la communication entre la scène et la salle, entre le théâtre et son public. Il
rapproche (ou éloigne) l’un de l’autre. Il est “du bâtiment” » (Théâtres, Paris, Seuil,
2001, p. 9).
52. Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort,
Circé, 2000, p. 10 : « Mais si l’on maintient la qualification de critique, ce n’est pas d’une
critique de théâtre, comme on en lit dans les journaux, les magazines ou les revues,
mais d’une critique du théâtre. De l’objet théâtre. Et cette critique Du théâtre n’est
pas menée de l’extérieur du théâtre, mais, au contraire, de l’intérieur ».
53. Claudia et Romeo Castellucci, Les Pèlerins de la matière, théorie et praxis du théâtre,
Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001, p. 190. Voir également dans ce même
Critique du théâtre vivant 69
André Vanoncini
1. Voir à ce sujet Olivier Pot (éd.), La Critique littéraire suisse. Autour de l’école de
Genève, Œuvres et critiques, vol. XXVII, n° 2, 2002.
2. Titre complet : L’Âme romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la
poésie française, Marseille, Éditions des Cahiers du Sud, 2 vol., 1937. Édition revue en
un volume avec un avertissement : Paris, Corti, 1939 (repris dans Le Livre de poche,
2006).
74 André Vanoncini
3. Ernst Robert Curtius avait postulé dans l’intention de quitter l’Allemagne hitlérienne.
Il recommanda comme alternative Auerbach, destitué à Marburg en raison des lois
antisémites, et Schalk de Rostock. Voir sa lettre du 18 juin 1936 écrite au germaniste
bâlois André Heusler. Dans Ernst Robert Curtius et l’idée de l’Europe, Actes du col-
loque de Mulhouse et Thann du 29-31 janvier 1992, organisé par J. Bem et A. Guyaux,
Paris, Champion, 1995, p. 394.
4. On consultera à ce propos Pierre Grotzer, Existence et destinée d’Albert Béguin,
Neuchâtel, À la Baconnière, 1977 ; Hervé Gulloti, « Des amitiés françaises d’Albert
Béguin », in J. Borie (éd.), De l’Amitié. Hommage à Albert Béguin, textes réunis par
M. Noirjean de Ceuninck, Université de Neuchâtel, 2001, p. 131-155 ; Pierre Marti,
« Les affinités électives : amitiés romandes d’Albert Béguin », ibid., p. 173-189.
5. Gilbert Guisan (éd.), Albert Béguin-Marcel Raymond. Lettres (1920-1957), Lausanne,
Paris, La Bibliothèque des arts, 1976, p. 125. Cité par Jean Starobinski, « Le rêve et
l’inconscient : la contribution d’Albert Béguin et de Marcel Raymond », in G. Poulet
et al., Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de Cartigny, Paris, Corti, 1979, p. 43.
6. C’est là une démarche que tous les représentants de l’« École de Genève » semblent
pratiquer en tant qu’héritiers de Thibaudet, comme le montre Michel Leymarie dans
« Actualité de Thibaudet », Le Débat, n° 150, mai-août 2008, p. 93. Sur la notion d’inter-
subjectivité souvent appliquée dans ce contexte, on consultera Pierre Grotzer, Albert
Béguin ou la passion des autres, Neuchâtel, À la Baconnière, 1977, p. 135 et p. 154-168.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 75
7. Publié pour la première fois par Georges Poulet dans les Cahiers du Sud, n° 360, Mar-
seille, 1961. Repris dans Création et destinée. Essais de critique littéraire, éd. P. Grotzer,
Paris, Seuil, 1973, p. 167.
8. Citation tirée du Livre de poche, p. iii-iv.
9. Signalé par Gaëtan Picon dans sa préface de Balzac visionnaire, repris dans Balzac lu
et relu, Paris, Seuil, 1965, p. 7-8.
76 André Vanoncini
Pierre Grotzer, Balzac visionnaire repose sur les notes du cours magistral
donné au Romanisches Seminar de l’Université de Bâle10. L’essai a fait
l’objet d’une première publication aux Éditions Skira en 1946, en intro-
duction à la « Petite collection Balzac » composée de douze volumes11. Il
constitue la partie majeure de Balzac lu et relu, où il est suivi par les pré-
faces d’œuvres balzaciennes que Béguin a écrites pour l’édition du Club
français du livre. Cette publication, qu’il a dirigée en association avec Jean
Ducourneau, réunit un nombre remarquable de grands esprits, écrivains
et critiques, qui se chargent chacun de présenter un ou plusieurs textes
de La Comédie humaine12.
Surtout, la conception adoptée pour le Club bouleverse la doxa en
matière d’édition balzacienne, car au lieu de se conformer au plan voulu
par l’auteur ou à l’ordre de composition, voire à l’ordre de publication, elle
suit la chronologie plus ou moins continue qui s’inscrit dans les épisodes
de La Comédie humaine. Béguin, marqué par l’expérience de la guerre et
attentif aux discussions autour de l’écrivain engagé, semble vouloir donner
ainsi plus de relief au temps historique déployé par l’œuvre balzacienne.
Dans l’article qu’il a rédigé en 1952 pour le Dictionnaire des œuvres de tous
les temps et de tous les pays de Laffont-Bompiani, il écrit en effet :
Malgré les difficultés auxquelles se heurte aussi ce plan, il parvient à rendre
plus sensible cet aspect « historique » du roman, qui était bien dans les tra-
ditions de Balzac et qui fait de La Comédie humaine une histoire romanesque
des années 1810 à 1850. Il fait ressortir, en même temps, la durée propre au
monde imaginaire de Balzac et l’interdépendance des destins qui unit tous
les personnages dans une solidarité mystérieuse, sorte d’image poétique de
la « communion des saints »13.
Mais c’est sans doute à travers son analyse du mythe dans la création
balzacienne que Béguin manifeste sa plus grande force innovatrice. La
section de Balzac visionnaire qui comporte les développements essentiels
à ce sujet14 s’ouvre par deux citations significativement mises en exergue.
10. Voir son intervention dans la discussion du colloque de Cartigny, publiée dans Albert
Béguin et Marcel Raymond, op.cit., p. 165. À consulter également : Béatrice Grotzer,
Les Archives Albert Béguin. Inventaire, Neuchâtel, À la Baconnière, « Langages Do-
cuments », 1975, p. 44.
11. Béatrice Grotzer, op. cit., p. 108.
12. Première édition en 14 volumes au Club français de l’art, 1949-1952. Seconde édition
en 16 volumes au Club français du livre, 1953-1955. Jean Borie y consacre un riche
commentaire dans « Balzac lu et relu, relu », in De l’Amitié. Hommage à Albert Béguin,
p. 61-69.
13. Robert Laffont, « Bouquins », p. 838-839.
14. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 53-62.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 77
15. Ibid., p. 54 : « Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens,
quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part,
ils servent à tout, ils expliquent tout ». Le texte figure dans La Comédie humaine, Paris,
Gallimard, « Pléiade », t. iv, p. 935. Robert Kopp, dans sa préface de l’édition de La
Vieille fille (Paris, Gallimard, « Folio », 2001), en présente une analyse stimulante. Le
texte est cité en allemand : « Dem Mythus liegt nicht ein Gedanke zu Grunde, wie die
Kinder einer verkünstelten Natur vermeinen, sondern er selber ist ein Denken ; er teilt
eine Vorstellung von der Welt mit, aber in der Abfolge von Vorgängen, Handlungen
und Leiden » (Unzeitgemässe Betrachtungen. Richard Wagner in Bayreuth, vol. i, Kapi-
tel 9, Ausgabe Schlechta, Hanser / Bertelsmann, p. 212).
16. Ibid., p. 58.
17. La différence de ces deux démarches fait l’objet d’un commentaire pertinent de Ro-
bert Kopp : « Pour Balzac, le moyen par excellence d’exprimer la nature, de dire le
réel, ce sont les mythes. Non pas les mythes anciens, qui pourtant le frappent par
leur “puissante vérité” (à Mme Hanska, 26 octobre 1834), et que le Romantisme, de
Chateaubriand à Vigny et à Victor Hugo, de Creuzer à Nodier, a essayé de ressusciter
à travers d’innombrables palingénésies, dans l’espoir d’y retrouver quelques raisons
de croire ou d’y lire le destin de l’humanité. Au contraire, Balzac crée une mythologie
moderne, s’appuyant tout entière sur l’histoire de son temps, et dont le sens est bien
plus politique que métaphysique » (Robert Kopp, op. cit., p. 9).
78 André Vanoncini
18. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 59.
19. Ibid., p. 133-135.
20. Ibid., p. 66-77.
21. Ibid., p. 60.
22. Ibid., p. 77. André Wurmser, par exemple, dans La Comédie inhumaine (Paris, Galli-
mard, 1964) a rangé Le Livre mystique « sur le rayon des contes de nourrice », comme
le fait remarquer Max Andréoli, Le Système balzacien, t. i, Paris, Aux amateurs de
livres, 1984, p. 107. Le même Wurmser considère d’ailleurs Le Médecin de campagne
et Le Curé de village comme des « contes bleus de la bourgeoisie ». Pierre-Georges
Castex en fait mention dans « L’Univers de La Comédie humaine », placé en ouverture
à l’édition de la Pléiade, t. i, p. lv.
23. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 128-129.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 79
24. Voir Albert Béguin, « La vocation du romancier ». Paru dans Hommage à Balzac,
Unesco, Mercure de France, 1950. Repris dans le chapitre « Honoré de Balzac », in
Création et destinée ii. La Réalité du rêve, Paris, Seuil, 1974, p. 222.
25. Ibid., p. 220-222.
26. Ibid., p. 223.
27. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 81-82.
80 André Vanoncini
28. J’ai proposé une analyse systématique de cette problématique sous le titre « Balzac et
les couleurs », L’Année balzacienne, 2004, p. 355-366.
29. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 87.
30. Jean-Pierre Richard, Études accent sur le Romantisme, Paris, Seuil, 1970, par exemple
p. 125.
31. Albert Béguin et Marcel Raymond, op. cit. p. 72.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 81
c’est se fabriquer à soi-même une écriture capable d’en être, elle aussi, et à
tout moment, bouleversée32.
On ne devrait pas sous-estimer non plus l’assez bonne compatibi-
lité entre les procédés d’analyse que Béguin a mis en œuvre dans Balzac
visionnaire, puis affiné dans ses travaux sur Bernanos, et les démarches
techniques des tenants de ce qu’on appelait au début des années 1960 la
« nouvelle critique ». Les personnes qui s’y distinguent s’appellent, parmi
d’autres, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard et Roland Barthes, tous
proches de Marcel Raymond33.
Il est d’ailleurs frappant d’observer que Béguin a volontiers accueilli
Barthes dans les colonnes d’Esprit34 et qu’il parle avec beaucoup d’estime
du Michelet par lui-même de ce dernier, paru en 1954. Cet essai le séduit
parce qu’il néglige les doctrines de l’historien, afin de dégager une tex-
ture spécifique, orientée vers ce qu’il nomme « la fonction imaginante »35.
Barthes lui apparaît comme un des critiques, encore relativement rares
à cette époque, qui envisagent l’œuvre dans sa substance organisée et
expressive, dans sa « littérarité » comme on dira plus tard. Face à la dé-
marche barthésienne, il voit, en revanche, dans la sociologie plus ou moins
marxisante ou dans la perception psychanalytique, voire existentialiste de
l’auteur, des approches sans grande pertinence36 :
Ce qu’ignorent depuis tant d’années les critiques, historiens, psychologues,
sociologues, c’est la nature même de l’invention et des objets – les œuvres –
qu’elle met au monde. Il y a littérature dès qu’une métamorphose efficace du
langage suscite une forme d’expression particulière, absolument personnelle,
reconnaissable à un rythme, à des mots privilégiés, à des images favorites, qui
sont aussi intimement l’apanage d’un écrivain que son visage, sa démarche,
ou le dessin de son écriture sur le papier blanc37.
Or, il faut bien constater aussi qu’une telle conception du travail cri-
tique aurait probablement empêché Béguin de suivre Barthes au moment
de ses fiançailles passagères avec le formalisme linguistique38. Et il n’aurait
guère apprécié les produits du structuralisme militant, de même qu’il au-
rait regardé avec consternation certains spécialistes actuels pratiquer une
théorie littéraire indépendante de la compréhension des œuvres indivi-
duelles. Reste à inverser la perspective et à évoquer la réception que Béguin
a pu connaître dans le milieu de la critique, notamment balzacienne.
Il est évident que Balzac visionnaire intervient à contre-courant de
la critique balzacienne de l’après-guerre. Tous ceux qui présupposent une
transparence de l’œuvre à une réalité biographique ou socio-économique
ne peuvent que découvrir un provocateur dans l’auteur des lignes sui-
vantes :
On ne cesse de redire que la vie des romans de Balzac tient à l’exactitude des
observations qu’il a pu accumuler au cours d’une existence fort diverse et
riche en points de vue favorables, connaissant la basoche pour avoir été clerc
de notaire, les journaux et les affaires parce qu’il s’y est débattu, le monde
du plaisir après y avoir goûté. Et ce n’est pas faux, mais c’est prendre l’ac-
cessoire pour l’essentiel […]. La légende de l’œuvre réaliste et documentaire
n’a pu être inventée et transmise que par des gens qui n’avaient jamais pris
la peine – la joie – de prolonger leur lecture balzacienne, de livre en livre39.
À la position critique peu conformiste de Béguin s’ajoute son édition
déjà mentionnée de L’Œuvre de Balzac sur la base du principe chrono-
logique. Cette entreprise, même si elle n’a pas connu de développement
dans les conceptions ultérieures d’éditions complètes, a pourtant eu le
mérite d’attirer les regards sur la relation très particulière qui s’installe
chez Balzac entre les instants de la création et le temps représenté. La
Comédie humaine, en s’amplifiant, édifie en effet un socle historique dont
le sommet ne cesse de se rapprocher du moment de l’écriture et donc du
vécu de l’écrivain.
La faculté remarquable de Béguin à reconsidérer certains scénarios
évolutifs se révèle aussi, nous l’avons vu, dans son hypothèse sur le passage
38. Jean Starobinski le note pertinemment dans Albert Béguin et Marcel Raymond, op.
cit. p. 254.
39. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 37, p. 41. Joëlle Gleize,
établissant une lignée qui va de Victor Hugo à Hugo von Hoffmannsthal, en passant
par Baudelaire et Henry James, écrit : « En 1946 Albert Béguin reprend cette interpré-
tation sur le mode polémique dans son Balzac visionnaire (Skira, 1946), et entreprend
d’arracher Balzac aux tenants du réalisme et du naturalisme » (Honoré de Balzac. Bilan
critique, Nathan, « Université », 1994).
Albert Béguin et le tourmant balzacien 83
Université de Bâle
40. Il s’agit notamment des études qui s’intéressent d’une manière ou d’une autre à la
genèse de l’œuvre.
41. Ernst Robert Curtius, Balzac, 1923 ; tr. H. Jourdan, Paris, Grasset, 1933.
42. Max Andréoli, Le Système balzacien, quatrième de couverture du t. i et du t. ii.
43. Il évoque par exemple le « Système d’idées de Balzac » (Balzac visionnaire, op. cit. p.
59).
Leo Spitzer, Erich Auerbach
et la critique des « rabelaisants » :
« Néphélibates » et « Arimaspiens »
Gilles Polizzi
D ans un article incisif, brillant, drôle – autant que peut l’être un jeu de
massacre – écrit en 1953, à la lecture du volume des Travaux d’huma-
nisme et de Renaissance1 consacré au quatrième centenaire de la mort de
Rabelais, article paru dans les Studi Francesi en 1960 et repris dans le volume
des Études de style2, Leo Spitzer a employé sa mauvaise humeur à recenser
les défauts d’une critique qui, selon lui, « ne mérite pas son nom », celle des
« rabelaisants » français accusés collectivement d’ignorer les fondements
et les objectifs de leur discipline : il leur reproche un historicisme borné,
une méconnaissance du « fait littéraire » et, plus profondément, une mé-
prise sur la nature de la fiction rabelaisienne, dont il récuse le prétendu
« réalisme ». Respectueux d’une hiérarchie qualitative, il s’en est pris aux
principaux, voire aux meilleurs : Abel Lefranc, responsable de l’édition
des œuvres qui faisait alors autorité ; le savant Robert Marichal ; et surtout
Verdun-Léon Saulnier, qui fut, à la Sorbonne, le grand pontife de la dis-
cipline et le fondateur d’un centre d’études toujours actif. Peine perdue
semble-t-il, car cet article, quoique célèbre, n’a trouvé aucun écho en son
3. Il est néanmoins recensé et cité en bonne place dans le bilan établi par Gérard Mil-
he-Poutingon, François Rabelais, bilan critique (Paris, Nathan université, 1996) qui
résume le débat et ses conséquences (p. 23-26) et fait de Spitzer, le père de la stylistique
rabelaisienne, et de François Rigolot, l’auteur des Langages de Rabelais, cité à la suite,
son disciple et continuateur (p. 45-46) quoique cette dernière mention se réfère à un
autre chapitre de l’ouvrage (« Art du langage et linguistique »).
4. Moins concernée par un débat dont les protagonistes ne sont plus de ce monde,
Myriam Marrache dans Hors de Toute intimidation : Panurge ou la parole singulière
(Genève, Droz, 2003, p. 9, p. 12, p. 83) se réfère à l’Étude comme si elle n’était pas
polémique. Quant à Mawy Bouchard, dans Avant le roman : l’allégorie et l’émergence
de la narration française au 16e siècle (Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 176) elle impute à
Spitzer ce péché capital : il serait « l’un des nombreux responsables du discrédit de la
culture allégorique dans les études littéraires » ; comprenons que la polémique dure
encore.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 87
gression est toujours stimulante – mais aussi parce que ces « mots » ont
une histoire. Celui-ci par exemple :
Nous voyons appliquée à notre auteur, écrit Spitzer, la philologie […] d’il
y a cinquante ans […] celle du positivisme historique de la Sorbonne […]
celle qui ne pense pas en catégories esthétiques. Les études rabelaisiennes
pâtissent […] de la rareté des vrais critiques5.
Car, loin d’être spontanée, la formule inverse méthodiquement celle
de Robert Marichal faisant l’éloge d’Abel Lefranc, dans la réédition de ses
Études en 1953 : « le mérite d’Abel Lefranc fut d’appliquer […] l’un des
premiers et à coup sûr le plus brillamment à la littérature du xvie siècle
l’esprit et la méthode de ce que nous considérons encore comme la véri-
table critique historique »6. Qu’est-ce donc que la « véritable critique his-
torique » ? La question est l’enjeu de l’étude ; mais ce n’est pas le seul, car
à ce débat de fond, s’ajoutent au fil des pages, les mouvements d’humeur
qui ponctuent la lecture spitzerienne du volume :
a) « [l’article de V.-L. Saulnier] me semble marquer un pas en arrière dans
la compréhension du texte ».
b) « le titre de l’étude de M. Desonay […] m’avait fait espérer des observa-
tions nouvelles sur l’art rabelaisien ; il n’en est rien ».
c) « à lire d’autres articles regorgeant d’une érudition vraiment impeccable
mais mal placée, on se sent pris de pitié » [il se réfère à Marcel de Grève].
d) « quand je lis ces chapitres de rabelaisants pleins de bonne volonté […]
j’ai l’impression pénible que les citations […] sont torturées, soumises à
un examen contraire à leur nature ».
e) « l’article de M. Telle […] me semble entièrement fantaisiste ».
f) « étouffer la poésie sous l’histoire est une pratique courante chez les
rabelaisants, je n’ai donc que l’embarras du choix ».
g) « quelle faute élémentaire […] que d’identifier les opinions d’un per-
sonnage de roman avec celles de l’auteur […] la même faute se retrouve
dans le traitement par M. Marichal de l’épisode du bon roi Panigon ».
h) « l’étude de M. Krailsheimer sur les Andouilles n’est pas loin de nous
faire penser par ses improvisations étymologiques que dans (ce) domaine,
n’importe qui peut écrire sur n’importe quoi… »7.
Faisons la part d’une mauvaise humeur qui ne prend pas la peine
de justifier des opinions souvent indéfendables, il reste que ces invectives
5. Leo Spitzer, op. cit., p. 134-135. C’est toujours nous qui soulignons.
6. Dans son avant propos à la réédition des Études sur Rabelais d’Abel Lefranc (Paris,
Albin Michel, 1953, p. xii), Marichal rappelle que ces travaux, parus au début du siècle,
se réclament de l’esprit de Renan qui fut le maître de Lefranc et s’apparentent, quant
à la méthode, à la discipline historique de l’École des Chartes.
7. Leo Spitzer, op. cit., p. 135, p. 147, p. 140, p. 153, p. 152, p. 139, p. 146.
88 Gilles Polizzi
8. Ibid., p. 158.
9. Ibid., p. 147.
10. On se propose de revenir sur l’interprétation de Thélème, longuement discutée par
Spitzer, dans notre article « Seuil générique, seuil symbolique : Thélème est-elle une
utopie ? », in T. Collani et P. Schnyder (éd.), Seuils et Rites. Littérature et culture,
Paris, Orizons, 2009, p. 173-190.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 89
Le chien et l’os :
le prologue du Gargantua et le débat sur l’exégèse
14. Gérard Milhe Poutingon, François Rabelais. Bilan critique, Paris, Nathan, 1996.
15. Cf. Marcel de Grève, « Les contemporains de Rabelais découvrirent-ils “la substan-
tifique mouelle” ? », François Rabelais, T.H.R., n° vii, p. 74-85.
16. Albert-Marie Schmidt, « Chronique de l’os à moelle », Table ronde, n° 75, mars 1954,
repris dans le recueil posthume d’A.-M. Schmidt, Études sur le xvie siècle, Paris, Albin
Michel, 1967, p. 195-197.
17. Ibid., p. 196.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 91
18. Leo Spitzer, op. cit., p. 144 : « c’est le chien que Rabelais a inventé pour parodier les
exégètes du type de frère Lubin ».
19. Voir Michèle Clément, Le Cynisme à la Renaissance, Genève, Droz, 2005.
20. L’équivoque sur le nom des dominicains (domini canes) est traditionnelle ; on la trouve
illustrée dans la fresque du Jugement du cloître de Santa Maria Novella à Florence.
21. On en trouvera les pièces dans deux numéros de la Revue d’Histoire Littéraire de la
France, respectivement vol. lxxxv, n° 4, 1985 et vol. lxxxvi, n° 4, 1986.
22. On use de ce néologisme pour décrire une herméneutique fondée sur l’exhibition
d’une énigme ou d’une prétention au sens caché, voir les actes du colloque R.H.R.
de Lyon, septembre 2002, Paris, Champion, 2008.
92 Gilles Polizzi
23. Edwin M. Duval, « Interpretation and the Doctrine absconce of Rabelais’s Prologue
to Gargantua », Études rabelaisiennes, vol. xviii, 1985 ; Gérard Defaux « D’un pro-
blème l’autre : herméneutique de l’altior sensus et captatio lectoris dans le prologue
du Gargantua », rhlf, vol. lxxxv, n° 4, 1985 ; Mawy Bouchard, op. cit.
24. Clément Marot, « Exposition moralle… », in Guillaume de Lorris, Jean de Meun,
Roman de la Rose, cité dans l’édition F. Michel, Paris, Didot, 1864, p. xlv.
25. Cf. Pierre-Yves Badel, Le Roman de la rose au xive siècle. Étude de la réception de
l’œuvre, Genève, Droz, 1980.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 93
celle qui consiste à prendre au sérieux le paradoxal « éloge des dettes »29.
Marichal n’est pourtant ni le premier ni le dernier. C’est d’abord François
Dumont qui fait les frais de la verve du maître autrichien : « ses hypo-
thèses historiques » écrit celui-ci, « ont le tort de « dépouiller de tout son
humour le chapitre de la donation de Salmigondin ». Décidément l’ironie
rabelaisienne est particulièrement sujette à controverse, car s’intéresser au
marché du bois de haute futaie au temps de François ier, semble un moyen
ingénieux d’expliquer l’ironique mise en scène d’un Panurge dilapidant
obstinément les revenus du fief que lui a concédé Pantagruel : « Abastant
boys, bruslant les grosses souches pour la vente des cendres ». Il s’agit à
notre sens, du point de vue du personnage, d’un cas d’ingratitude30, mais
aussi, du point de vue de l’auteur, d’une allusion précise autant qu’ironique
à la légende rapportée au livre i des Illustrations de la Gaule, par Lemaire
de Belges qui fonde sur elle l’étymologie fantaisiste du nom « Pyrénées ».
Les bergers de la contrée ayant mis le feu aux forêts qui couvraient leurs
montagnes, en ont fait couler le minerai dans les vallées sous forme de
« grans ruisseaux d’argent pur ». Et dans leur ignorance, ils se sont dé-
barrassés à vil prix de « ladite cendrée d’argent en telle quantité » que les
acheteurs, des commerçants phéniciens « en feirent des ancres » pour leurs
navires31. Faut-il entendre que Panurge gaspille par ignorance autant que
par négligence un bien qui n’est pas tout à fait le sien, ou que Rabelais se
moque des prétentions de Jean Lemaire à la vérité historique ? C’est alors
qu’on pourrait reprocher à Spitzer, non pas la faute que celui-ci impute à
Marichal, mais celle qui consiste à prendre un personnage pour une per-
sonne. Quoi qu’il en soit, en faisant abstraction de ce probable intertexte,
le point de vue moderne n’est pas moins intéressant. Certes Panurge, qui
« mange son blé en herbe » parce qu’il réduit son bois en cendre, semble
avoir le mauvais rôle. Mais n’y a-t-il pas dans ce potlatch inconscient le
germe d’une critique de l’économie de marché en train de s’établir ? La
technique consistant à acheter cher, ce qu’on ne paie pas, et à vendre bon
marché (mais argent comptant) n’est-elle pas un détournement efficace du
mécanisme boursier de la vente à terme ? Enfin, et c’est ce qu’ont fait va
loir les disciples de Mauss travaillant sur le motif du « don », la dissipation
32. André Tournon, Histoire de la littérature française du xvie siècle, Presses universitaires
de Rennes, 2004, p. 47 s.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 97
à la querelle fictionnelle évoquée par le texte. Ensuite parce que même si elle
était confirmée – on voit mal comment si l’on s’en tient au Quart Livre – l’al-
lusion n’éclairerait en rien le sens de la navigation pantagruélique. Cette glose
figure pourtant – quarante ans après et sans la moindre mention de Spitzer –
dans l’édition des Œuvres qui fait autorité33. L’auteur de l’Étude a-t-il mérité
cette damnatio ? On croit que non, même si sa protestation élude un débat
nécessaire sur le sens du texte, au bénéfice d’une réflexion sur la portée de
l’œuvre. On pourrait à ce propos se rapporter utilement aux travaux de Marie
Luce Demonet qui, dans sa thèse, Les Voix du signe34, a consacré à l’épisode
un commentaire qu’on tient pour définitif. Elle s’intéresse à l’étymologie du
nom « arimaspien » que Rabelais orthographie « arismapien ». Cette défor-
mation autorise ainsi un rapprochement avec l’hébreu « arets-mispah », « la
terre des opiniâtres », tandis que les Néphélibates pourraient s’assimiler aux
Nephilim, les géants des Premiers Temps35. Il ressort de cette glose agile que
leur guerre opposerait la terre aux cieux. Ajoutons pour notre part qu’on ne
connaît – mais c’est peut-être l’effet de notre ignorance – qu’une mention
fictionnelle des « arimaspiens » : c’est le titre de l’œuvre attribuée à Aristée de
Proconnesus et citée par Longin, comme exemple d’impropriété dans l’usage
de l’hyperbole épique36 :
L’auteur des Arimaspes pense avoir fait chose terrible : « oui assurément,
c’est encore un grand étonnement pour nos cœurs. Des hommes habitent
l’eau, loin de la terre, sur la mer. Les malheureux ! Ils mènent une existence
pénible, ils ont les yeux dans les astres et l’âme dans les flots. Oui souvent les
mains levées vers les dieux, ils prient, et leurs entrailles se soulèvent dans la
souffrance ». Il est évident pour chacun je pense, que ce qui est dit comporte
plus de fleurs que de terreur37.
33. Rabelais, Œuvres, p. 669, note 5 : « les Arismapiens pourraient représenter les princes
protestants d’Allemagne, les Néphélibates, les sujets de l’empereur, avec référence
aux préparatifs de la guerre de 1551 ». La note de l’édition Demerson (Paris, Seuil,
1973, p. 731) renvoyait, elle aussi, et toujours selon Saulnier, « aux luttes préparées
par les partisans du pape », « et par les ennemis de Henri ii » en signalant l’usage du
mot « arimaspian » au sens de « protestant », dans le Cinquième livre. À ce propos,
l’édition Pléiade note : « Arimaspes, peuple légendaire du Nord […] allusion aux
pays gagnés par la Réforme » (note 6, p. 799). Il faut se reporter à l’édition des Œuvres
dans le Livre de poche (G. Defaux, 1994, avec les notes de R. Marichal pour le Quart
livre) pour trouver d’autres commentaires, ceux de M.L. Demonet, en particulier.
34. Marie-Luce Demonet, Les Voix du signe, Paris, Champion, 1992, p. 376-384 (cf. p. 379,
note 72).
35. Ibid., p. 380.
36. Longin, Du Sublime, tr. J. Pigeaud, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 71.
37. L’exemple qui suit chez Longin, celui de la tempête de l’Odyssée, est fréquemment
invoqué à propos de l’épisode analogue du Quart livre (ch. 19 à 22).
98 Gilles Polizzi
47. Terence Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au xvie siècle, tr. G. Morel, Paris,
Macula, 1997 ; Michel Jeanneret, Perpetuum Mobile, Métamorphoses des corps et des
œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1996 ; André Tournon, En sens Agile. Les
acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Paris, Champion, 1995.
Pour une poétique
de Marcel Raymond
Jean-Jacques Queloz
1. Nous renvoyons à la bibliographique des écrits de Marcel Raymond établie par Robert
Scheuren, in G. Poulet et al. (éd.), Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de
Cartigny, Paris, Corti, 1979, p. 281-312.
104 Jean-Jacques Queloz
tout comme ainsi que la poésie, sont générées par la subjectivité, une no-
tion essentielle pour Marcel Raymond et son approche critique, notion à
laquelle nous aurons soin de revenir ultérieurement.
Nous avons évoqué la production de Marcel Raymond, certes briè
vement, mais suffisamment pour se rendre compte à quel point elle est
riche et variée. Il paraît difficile de ne pas dire un mot du contexte – au
sens large – dans lequel elle a pris naissance.
Le nom de Marcel Raymond est immédiatement associé à ceux d’Al-
bert Béguin, de Georges Poulet, de Jean Rousset, de Jean-Pierre Richard et
de Jean Starobinski. Il fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler l’« École
de Genève » (l’expression semble avoir été lancée par Georges Poulet)2.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une école stricto sensu, qui n’obéirait qu’à
une seule doctrine ou à un dogme. Comme le dit Olivier Pot :
… il semble […] assez vain de vouloir définir un programme commun qui
justifierait l’existence d’une École de Genève en dehors de la réception
externe qui en a été faite […], il est difficile en revanche de n’être pas sen-
sible à un certain style, à des postures ou à des plis critiques, à des manières
d’être ou des comportements intellectuels qui, pour ne pas dépendre d’une
unité doctrinale, n’en laissent pas moins deviner des affinités souterraines3.
Le côté « passeur entre les cultures » fait partie de ces « manières
d’être » ou « comportements intellectuels » évoqués par Olivier Pot. On
songe évidemment à la traduction de Wölflin par Marcel Raymond ; il
convient en outre de mentionner celles de Gryphius, de Silésius par Jean
Rousset ou celle de Kafka par Jean Starobinski.
Un aspect « spirituel », dont la forme bien sûr varie, est observable à
l’arrière-plan de l’activité critique des représentants de l’École de Genève.
Olivier Pot rappelle la fascination de Béguin pour Bernanos, « l’athéisme
mystique » ou « la mystique naturelle » attribuées à la poésie par Marcel
Raymond, lequel confie, dans une lettre adressée à Poulet, avoir subi du-
rant toute sa vie « une sorte de transfert du “religieux” au “littéraire” […]
plus exactement au “poétique” »4.
Et selon Starobinski, c’est une éthique de la démarche intellectuelle
qui fonde la légitimité du critique et ainsi lui procure une autorité5.
2. Cf. Oliver Pot, « Jalons pour une critique en mouvement (autour de l’École de Ge-
nève) », in Œuvres et critiques, vol. xxvii, n° 2, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002,
p. 9.
3. Ibid., p. 9-10.
4. Marcel Raymond, Georges Poulet, Correspondance 1950-1977, éd. P. Grotzer, Paris,
Corti, 1981, p. 116.
5. Cf. Olivier Pot, loc. cit., p. 13.
Pour une poétique de Marcel Raymond 105
« s’est engagé tout entier dans son œuvre »21, le lecteur doit, lui aussi,
s’investir dans son geste s’il souhaite véritablement connaître l’œuvre. Il
lui faut « faire acte de présence à l’œuvre d’art et […] s’offrir tout entier
à son action »22, pour reprendre l’expression de Raymond, sans quoi la
connaissance qu’il aura de cette œuvre ne sera que superficielle.
Pour mener à bien cette tâche, le lecteur doit se placer en état de
réceptivité totale. Il lui est nécessaire naturellement de se délester de « tout
ce qui n’est pas lui-même » et qui, de près ou de loin, est souvent lié à un
conditionnement social (le jeu de l’amour propre, des représentations, les
préjugés, etc.). Son esprit doit se dénuder, pratiquer un oubli de lui-même
et ménager une espèce de vacuité dans laquelle l’être d’un autre pourra
manifester sa présence. Il s’agit là, selon Georges Poulet, d’une opération
qui est étrange « non parce qu’il surgit en nous, cet être, non parce qu’il
est autre, mais parce qu’il manifeste sa présence en le lieu le plus inté-
rieur, celui où, d’ordinaire, l’âme n’a d’autres pensées que celles mêmes
en lesquelles elle se reconnaît »23. L’opération critique, pour reprendre
une expression de Georges Poulet, ne procède donc pas d’une réceptivité
passive. Elle implique une sorte de retenue de la part du critique, certes,
mais également une participation, à laquelle nous reviendrons plus loin.
En ce qui concerne la technique, loin de Marcel Raymond l’idée
de négliger l’histoire, la philologie, la lexicologie et autres sciences dans
l’approche de l’œuvre. Bien au contraire : il faut faire flèche de tout bois.
Ce sont là des outils qui aident à s’approcher de l’œuvre en l’éclairant car
la voie qui conduit à celle-ci « est semée d’obstacles qu’il est indispensable
d’écarter. Le texte est comme encrassé, enfumé ; il se laisse difficilement
saisir »24. Et Raymond d’ajouter :
Aucun des renseignements, aucune des informations que nous apporte
l’historien ou le philologue ne doit être rejeté, méprisé a priori ; à nous de
discerner ce qui peut nous servir, et d’en faire le meilleur usage25.
Accéder à la connaissance de l’œuvre, disions-nous ; une précision
s’impose ici. Marcel Raymond distingue deux types de connaissance. La
première est d’ordre spéculatif, car elle « nous donne un reflet de la réa-
lité »26. Il s’agit d’une connaissance qui se fait au moyen de l’intellect.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 42.
32. Ibid., p. 33.
33. Ibid.
34. Georges Poulet, La Conscience critique, p. 106.
Pour une poétique de Marcel Raymond 111
Université de Bâle
W alter Muschg compte parmi les plus intéressants et les plus im
portants historiens et critiques littéraires de la Suisse du xxe siècle.
Professeur à l’Université de Bâle au temps du fascisme et de la guerre
froide, il a milité pour l’indépendance absolue de l’enseignement et de
la recherche universitaire ; il s’est dressé contre toute tentative de prise
d’influence idéologique ; pendant la guerre, il s’est fait élire conseiller
national pour combattre les idées frontistes et les tendances partielles de
xénophobie en Suisse et pour garantir les droits de l’individu face aux
appareils d’État de plus en plus puissants. Diogenes vient de sortir la cin
quième réédition de sa Tragische Literaturgeschichte [Histoire tragique
de la littérature]1 sous la direction d’Urs Widmer. La critique a retenu le
courage de son combat antifasciste, mais aussi la compréhension toute
particulière qu’il avait de l’expressionnisme allemand et de l’avant-garde
littéraire d’après-guerre.
1. Walter Muschg, Tragische Literaturgeschichte, Bern, Francke, 19481, 19532, 19573-5 ; Zu-
rich, Diogenes, 20066.
114 Peter André Bloch
2. Voir Karl Pestalozzi, « Walter Muschg und die schweizerische Germanistik in Kriegs-
und Nachkriegszeit », in W. Barner, Ch. König (éd.), Zeitenwechsel. Germanistische
Literaturwissenschaft vor und nach 1945, Frankfurt am Main, Fischer, 1996, p. 284 ;
Martin Stingelin, « Walter Muschg et Sigmund Freud », in Walter Muschg zum 100.
Geburtstag, Basler Universitätsreden, n° 96, 1999, p. 18-30.
La conception d’une histoire tragique de la littérature 115
Art et moralité
3. Voir Peter André Bloch, « Visions ou illusions : forces centrifuges et forces fédératives
– de Spitteler à Dürrenmatt et Chappaz », in P. Schnyder (éd.), Visions de la Suisse. À la
recherche d’une identité : Projets et rejets, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, p. 15-31.
4. Notre traduction. Orig. : Walter Muschg, « Die Schweiz als Ärgernis », in P.A. Bloch
(éd.), Pamphlet und Bekenntnis. Aufsätze und Reden, Olten, Walter Verlag, 1968, p. 347-
118 Peter André Bloch
357 : « Man müsse endlich die volle Verantwortung für das eigene Tun und Lassen
übernehmen und zur Kenntnis nehmen, dass die Schweiz aufgehört habe, eine Provinz
Deutschlands zu sein : “Wir müssen selber eine Mitte werden, schöpferisch zu denken
und zu handeln beginnen. Eine Steigerung aller Energien wird von uns gefordert, die
nur aus der Erschliessung eines neuen geistigen Kraftzentrums kommen kann”. Es gehe
um die Geburt einer neuen Schweiz, die innere Kräfte genug zur Verfügung habe,
um sich aus sich selber heraus zu behaupten. An die Stelle des Zerfalls des sozialen
und politischen Verantwortungsgefühls zwischen den Staatsbürgern müsse es zur
Versöhnung von Stadt und Land kommen, andernfalls gebe es – so sein ironischer
Schluss – nur noch den Ausweg, die Schweiz nach dem Krieg “als Kuriosum unver-
ändert bestehen” zu lassen, “als eine Sehenswürdigkeit kommender Geschlechter von
Reisenden, gleichsam als der Naturschutzpark eines ausgestorbenen Europas” ».
5. Cf. Walter Muschg, « Préface à la seconde édition de la Tragische Literaturgeschichte »,
1957, p. 11. Il s’agit d’après ses propres paroles : « um ein vorbehaltloses Aufzeigen der
Lebensgesetze der Dichtung, um eine typologische, d.h. bewusst übernationale und
überideologische, Lehre von der Dichtung auf historisch vergleichender Grundlage ».
La conception d’une histoire tragique de la littérature 119
tions, le moi du toi, le sujet de l’objet ; s’il arrive à représenter ces tensions
immanentes à sa vision du monde d’une façon ambivalente, prises entre
une réalité objective et une fiction spirituelle, voire mystique – tout comme
le prophète pour qui le monde ne représente rien d’autre que l’image du
divin, que la perception de l’artiste essaie de saisir et de traduire, partagé
entre sa foi en une vérité réelle et une réalité fictive. La troisième possibilité
de concevoir le monde consiste à s’abandonner et à s’identifier totalement
à ce que l’on voit et expérimente, et à devenir entièrement l’objet de ses
visions, mythiques, dont on fait soi-même partie. Ces trois attitudes fon-
damentales définissent dans une large mesure les manières primitives de
concevoir et de représenter le monde, l’artiste retrouvant tout naturelle-
ment les métaphores et les structures qui répondent aux dispositions de
son imagination qui peuvent être multiples – au sein de cette typologie
anthropologique, magique, mystique ou mythique6.
C’est une concentration visionnaire parfaite, souvent déclenchée par
un choc tragique – une maladie, un décès ou une déception profonde – qui
permet à l’artiste de retrouver ce fond archaïque des formes et des pensées
premières qui marquent ses travaux et leur donnent à la fois une simplicité
ontologique et une telle complexité qu’ils se rapprochent en même temps
de l’indicible ou de l’inexprimable. Cette profondeur tragique et initia-
tique fait ressusciter ces formes primitives et authentiques qui s’apparen-
tent à l’attitude du magicien, du mystique ou du sage visionnaire (Magier,
Seher, Sänger), c’est-à-dire aux trois grands types imaginant le monde7.
Et ces visions sont communes à tous les pays ; dans tous les continents on
parle selon ses perspectives propres, tout est à la mesure de ses dimensions
à soi ; mais on trouve partout aussi la relation entre le moi et le toi, le moi et
son environnement, entre la vérité et la possibilité, la réalité et la surréalité,
dans la scission qui s’opère entre les notions de phénomène, de signifi
cation ou d’idée ; et enfin il existe partout la conscience de représenter
une communauté dans ce que ses êtres ont de naturel et de social, comme
une partie et un tout, en tant qu’ensemble spécifique et ordinaire, dans ce
qu’elle a de temporel et durable, dans son intégralité et ses particularités,
avec la conscience d’une plénitude intarissable et incommensurable.
D’une part, Muschg a décrit les œuvres des représentants les plus
connus et les plus frappants par rapport aux catégories que sont la per
ception, la poésie et l’imagination ; et il les a décrites et analysées par
culturels qui représentaient pour lui une sorte de résistance sacrée contre
toute idéologie doctrinaire. Muschg a réuni ses essais anti-fascistes dans
un petit manuel polémique : Die Zerstörung der deutschen Literatur [La
destruction de la littérature allemande] (Berne, 1956), qui retrace l’histoire
littéraire allemande des débuts du fascisme jusqu’à ses fins pour expliquer
à ses lecteurs de l’après-guerre les raisons du désastre politique et littéraire
en Allemagne, mais aussi les chances d’une nouvelle prise de conscience
sur la base des grandes œuvres interdites ou oubliées. Il y a réuni des
manifestes et des journaux intimes, des lettres désespérées de réfugiés et
d’exilés, des fragments et des documents émancipateurs et visionnaires sur
la liberté de penser, afin de parler enfin d’une Wiederaufbau der deutschen
Literatur [Reconstruction morale de la littérature allemande]9. Il met non
seulement en cause l’époque nazie, mais également l’esthétisme nihiliste de
la post-modernité. Il est devenu ainsi un des grands éditeurs d’après-guerre,
avec les premières éditions populaires d’Alfred Döblin, de Hans Henny
Jahnn, de Ernst Barlach, de Bertold Brecht et de bien d’autres auteurs,
alors oubliés, puisque interdits ou persécutés.
Muschg avait sa propre définition de la moralité : « Pour moi, la
morale ne représente rien d’autre que la responsabilité spirituelle inhé
rente à toute écriture digne de ce nom »10. C’est ainsi qu’il s’est fait cri
tique de la Suisse moderne qui a perdu sa vocation de pays neutre et
solidaire. Il a combattu l’esthéticisme littéraire et philosophique, à ses yeux
maniériste, de l’école de Zurich (représenté surtout par Emil Staiger) et
encouragé les mouvements satiriques et critiques des auteurs engagés des
années cinquante et soixante. Il a soutenu la jeune génération d’auteurs
tels que Frisch et Dürrenmatt ; il a défendu publiquement les qualités
du dramaturge Rolf Hochhuth lors des protestations contre sa satire Der
Stellvertreter [Le vicaire] qui dénonçait publiquement le rôle ambigü de
l’Église chrétienne sous le 3e Reich. Il s’est dressé contre la médiocrité et la
médiatisation superficielle de la société moderne. Il était l’ennemi de toute
virtuosité désobligeante qui célébrait la beauté et l’idéalité esthétique au
lieu de s’engager pour un monde qui crève sous la masse de ses propres
déchets et sous le vacarme d’une industrie de plaisir et d’irresponsabilité
9. Voir « Der Wiederaufbau der deutschen Literatur », in Börsenblatt für den deutschen
Buchhandel, Frankfurter Ausgabe, vol. xiii, n° 44, 31 mai 1957.
10. Voir Walter Muschg, Die Zerstörung der deutschen Literatur, Bern, Franke, 1956, p. 7 :
« Unter Moral verstehe ich nichts anderes als die im Wesen der Literatur selbst liegende
geistige Verantwortung ».
122 Peter André Bloch
11. Voir « “Immer schneller jagen sich die Ismen”. Ein Beitrag zur Diskussion über die
moderne Literatur », Die Welt, 24 déc. 1964, p. 713.
12. Voir « Walter Muschg – Vertreter einer engagierten Schweizer Literaturkritik. Versuch
eines wissenschaftlichen Porträts aus den Krisenzeiten des Faschismus und des kalten
Krieges », suivi de « Walter Muschg aus der Sicht des Studenten », à paraître dans les
Actes du Colloque Littératures suisses, organisé à l’Université de Leipzig par Christa
Grimm, Ilse Nagelschmidt, Ludwig Stockinger, 2008.
La littérature comme la vie :
le surréalisme selon Carlo Bo
Tania Collani
8. Dans ses études nous pouvons trouver des références à des ouvrages contemporains
rédigés en suédois, français, anglais, etc… Parmi d’autres, nous trouvons : Jean Ca-
zaux, Surréalisme et psychologie, Paris, Corti, 1938 ; Fransk surrealism, numéro spécial
de la revue suédoise Spektrum, 1933 ; David Gascoyne, A short Survey of Surrealism,
Londres, Cobden-Sanderson, 1935 ; Julien Lévy, Surrealism, New York, The Black Sun
Press, 1936 ; Guy Mangeot, Histoire du surréalisme, Bruxelles, René Henriquez, 1934 ;
Herbert Read, Surrealism, Londres, Faber and Faber, 1936 ; Jean Topass, La Pensée
en révolte (Essai sur le Surréalisme), Bruxelles, Éd. Henriquez, 1935
9. Carlo Bo, Diario aperto e chiuso, Milano, Edizioni di uomo, 1945, p. 76. Daté de décem-
bre 1933 : « …nell’aver compreso il problema centrale di così eccellente poesia, di aver
capito che cosa dicessero le voci di tanti poeti […] aver segnato una linea – una linea
della vita spirituale – che dalle Fleurs du mal arriva fino a noi ». Toutes les traductions
sont de nous ; italiques de l’auteur.
128 Tania Collani
10. Carlo Bo « Storia e motivi del surrealismo – I » [1935], in Saggi per una letteratura,
con una lunga appendice, Brescia, Morcelliana, 1946, p. 325 : « Lo scopo dell’antologia
non è quello di offrire ai lettori pretesti di variazioni e sondaggi in certe determinate
zone, vuole soltanto essere un documento di questa secondaria attività dei surrealisti,
per i quali il maggior lavoro sta nella liberazione dell’uomo ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 129
11. Carlo Bo, Della lettura [Padova, Cedam, 1942], Urbino, Quattroventi, 1987, p. 8 : « …
conviene diffidare delle letture affannose e offerte come falsa giustificazione alle pro-
prie impressioni : non si deve convalidare un pregiudizio con un giudizio anticipato e
spesse volte determinato soltanto da una falsa lettura, da una piega sentimentale della
lettura. Per noi il lettore più sicuro è ancora quello che vuole distinguere nell’ope-
razione interpretativa gli appigli della propria polemica : una lettura interessata in
questo senso segna un atto di tradimento, una speculazione bassa della propria vicenda
intellettuale ».
12. Carlo Bo, Antologia del Surrealismo, Milano, Edizioni di Uomo, 1944, p. vii : « alla
prima corrente delle parole, alle prime luci degli atteggiamenti vitali di questa poesia ».
130 Tania Collani
13. Ibid., p. x-xi : « Un lettore dunque è qui stretto da una serie di prove inerenti all’interno
del testo, la sua lettura dev’essere doppia, tripla, deve moltiplicarsi per la somma delle
intenzioni del poeta, per le condizioni a cui il poeta è sottostà, per la differenza dei
risultati, per la corruttibilità delle parole ».
14. Ibid., p. xi : « Ma ancora qui la profezia di Lautréamont interviene con tutta la sua
prepotenza, col fulgore della sua assoluta novità : la poesia dev’essere scontata da tutti
e il lettore deve conoscere le stesse sofferenze del poeta ».
15. Ibid., p. x : « Il compito a loro insaputa è molto più alto di quello denunciato nella
serie dei loro manifesti e delle loro pagine d’azione ».
16. Carlo Bo, Nuova poesia francese, Milano, Guanda, 1952, p. lxvi-lxvii : « [il surrealismo]
ha toccato due vette di pura ragione creatrice ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 131
d’une étude de 1935, qui cite une phrase de Raymond sur ce lien difficile
entre la poésie et l’être sociale et historique : « “on estimera probablement
que jamais en France […] une école de poètes n’avait confondu de la sorte,
et très consciemment, le problème crucial de l’être” »17.
L’être et la vie constituent le véritable pari de la littérature dans la
vision de Carlo Bo. Et c’est parce qu’il est arrivé à repérer cette voix dans
le surréalisme que le critique Carlo Bo n’a plus de réserves : il reconnaît
dans le mouvement surréaliste un espoir important, fondé sur l’intensité
de la recherche. En 1937, il écrit : « le surréalisme est l’aventure par excel-
lence, un système de vie dont Rimbaud a parlé approximativement. En
dehors du temps […]. Aujourd’hui ils vivent sur le futur »18. C’est sur la
base de cette conscience qu’il affirme qu’il ne faut pas faire attention à
des résultats immédiats et, à bien voir, superficiels, parce que le véritable
mouvement vital du surréalisme réside dans son inspiration, et non pas
dans les gestes. Les surréalistes, pour Carlo Bo, sont capables de prouver
la véracité de son espoir d’une littérature haute. Il écrit que les surréa-
listes « font de la promesse de la vie, la vie même […] ils haïssent tout
compromis avec l’artisanat, parce qu’ils ne sont pas sollicités par la facile
consolation d’obtenir des données méconnues »19.
Une fois que les surréalistes ont compris que le fameux « changer la
vie » de Rimbaud ne devait pas être interprété en clé d’action matérielle et
sociale (et cela se passe en 1935, lorsque le mouvement rompt avec le parti
communiste français), ils ont repris le chemin de la recherche de cette voix
qui dépasse le moment historique, et une voix qui est tissée dans l’histoire
de l’expression poétique et littéraire.
17. Carlo Bo, « Storia e motivi del surrealismo – i », p. 323. En italique dans le texte.
18. Carlo Bo « Storia e motivi del surrealismo – ii » [1937], p. 330-331 : « Il Surrealismo è
l’avventura per eccellenza, un sistema di vita a cui male o almeno confusamente ha
alluso un Rimbaud. Fuori dal tempo […]. Oggi vivono sul futuro ».
19. Ibid., p. 331 : « Fanno della promessa della vita la vita stessa […] odiano qualsiasi
compromesso dell’artigianato, in quanto non sono sollecitati dalla facile consolazione
d’ottenere dei dati conosciuti ».
132 Tania Collani
20. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xi : « In sostanza, dal suo nome [Apollinaire] è
lecito derivare due modi d’introduzione al dominio poetico, uno valido e interiore e
l’altro composto dalle necessità stesse del tempo e quindi assolto nei colori approssi-
mativi di una storia in qualche modo banale e superficiale ».
21. Ibid., p. xii : « Un Cocteau, per esempio, crederà sufficiente reagire con degli accorgi-
menti di umore e delle variazioni a colore sentimentale, ma non so quanto, il tempo,
salverà della sua poesia ».
22. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xiii : « Poeti come Cocteau ignorano la vera novità
e basti come prova un confronto fulminante con un Eluard o con un Michaux ; questi
ultimi due hanno scelto l’unica strada possibile e hanno lavorato a risolvere sul testo
l’oscuro discorso che formava il numero della loro stessa urgenza spirituale ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 133
23. Pierre Reverdy, « L’image » [Nord-Sud, n° 13, Mars 1918], in Nord-Sud, Self defence et
autres écrits sur l’art et la poésie, Paris, Flammarion, 1975, p. 73-75.
24. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xvi : « La verità infine si trovava nel vivo di questa
segreta corrente stabilita tra la scienza quotidiana della nostra persona e l’infinito
oscuro della nostra ignoranza : il poeta cedendo a questa corrente stabilita avanti in
piena coscienza corre il rischio di ottenere un numero di luce, questa nuova materia
ignota, un frammento di poesia ».
134 Tania Collani
25. Ibid., p. xvii : « Ogni voce, e quindi la voce stessa del poeta, tende a un’eco generale,
a quello stato di collaborazione universale che ha avuto in Lautréamont il primo
sostenitore ».
26. Carlo Bo, « Nozione della poesia », L’assenza, la poesia, Milano, Edizioni di Uomo,
1945, p. 72 : « La poesia ha inizio dalla realtà comune interrogata, da un rapporto che
va oltre le sensazioni e non deve arrestarsi al sentimento : la poesia continua nella
strada irreperibile, sconosciuta, aperta dall’interrogativo, da quello stato iniziale e
inevitabile di attesa ».
27. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xviii : « Vale invece illuminare in lui [Breton] la
parte di lavoro mediato, di attività dall’esterno, in modo da valorizzare le sue qualità
pratiche di collaborazione e di sollecitazione. Sono troppe le sue invenzioni […]. Bre-
ton ha inventato non un nuovo modo di poesia ma ha postulato bensì una rivoluzione
totale del mondo, cercando di ottenere da una forma nuova della stessa persona non
una storia da riprendere nella misura della vecchia rettorica, ma per la luce folgorata
di una essenza umana ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 135
que Bo aime dans le surréalisme n’est pas le fait d’être communiste (mot
qu’il ne prononce d’ailleurs jamais dans ses écrits) ; mais son message et
sa recherche, qui reproduisent la recherche de tout homme confronté aux
grandes questions qui l’élèvent au-dessus de la contingence historique :
quelle est le limite entre réalité et surréalité ? Où est-ce que l’imagination
humaine prend fin pour laisser la place à la réalité tangible ? Y a-t-il une
réalité objective ou tout le réel ne serait-il qu’une émanation de la vision
humaine ? C’est parce que Carlo Bo s’est posé ces questions sur le sur-
réalisme qu’il faut relire ses textes ; c’est parce qu’il a eu le courage de
considérer la littérature comme valeur absolu et suprême. La méthode
critique, que nous avons vue dans la définition de la lecture, doit être
également absolue, attentive, ouverte. Chez Bo la vie assume une valeur
profonde seulement grâce à la transfiguration et à la sublimation faites à
travers la littérature. C’est avec ce but ambitieux et peut-être utopique
qu’on peut comprendre la littérature comme vie de Bo et sa vision presque
transcendante de la recherche surréaliste.
Michaël Comte
D ans les essais rassemblés en 1974 sous le titre Trois fureurs, Jean Sta-
robinski donne à penser une situation humaine aussi extrême qu’es-
sentielle. À travers trois œuvres fondatrices de la culture européenne,
en autant de scènes emblématiques de l’imaginaire occidental, le lecteur
redécouvre un sujet dépossédé pour un temps de sa droite raison, dégagé
d’une façon ou d’une autre de la maîtrise de lui-même et de ses actes.
Dans l’Ajax de Sophocle, tragédie rattachée au mythe homérique, c’est
le héros éponyme, égaré par la déesse Athéna, qui, tel Don Quichotte,
décime furieusement un troupeau de bêtes, avant de se donner la mort ;
dans le texte biblique, l’Évangile selon Marc fait apparaître quant à lui le
démoniaque de Gerasa, déchaîné et hurlant du fond des sépulcres avant sa
rencontre libératrice avec Jésus ; la peinture nocturne de Johann Heinrich
Füssli intitulée Le Cauchemar illustre enfin l’abandon total d’une rêveuse
et l’emprise nocturne qu’exercent sur elle les apparitions maléfiques du
cauchemar.
Trois figures que l’on aurait sans doute un peu rapidement tendance
à nommer aujourd’hui folie ou hallucination. Avec leur examen, le critique
genevois nourrit pour sa part un intérêt ancien, tributaire d’une double
orientation. On sait en effet que Jean Starobinski a mené dans les années
138 Michaël Comte
4. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », Le Nouveau Commerce, cahier 12, hiver 1968,
p. 47-66.
5. L’action d’Ajax (sa folie, le massacre des bêtes et son suicide) s’inspire de poèmes
du cycle posthomérique (l’Ethiopide et la Petite Iliade), connus essentiellement par
des scholies, et peut-être d’une trilogie écrite avant lui, sur le même personnage,
par Eschyle. Si Ajax apparaît maintes fois dans le récit des combats qui composent
l’Iliade, c’est dans l’Odyssée, lors de sa rencontre avec Ulysse aux enfers (xi, 543-567),
qu’est évoqué pour la première fois ce qui l’aurait conduit à la mort. Sur ces diverses
occurrences : Jacqueline de Romilly, « Introduction », in Ajax, Paris, Puf, 1976, p. 9 s.
140 Michaël Comte
6. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », in Trois fureurs, Paris, Gallimard, 1974, p. 14.
7. Texte d’une conférence donnée en 1964 et 1965, publié dans la revue Preuves en mars
1966, et repris tel quel dans La Relation critique, 1970, p. 257-283.
8. Ibid., p. 277.
9. Ibid., p. 276.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 141
10. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », p. 49-50 (citation de Tragiques grecs, Eschyle,
Sophocle, tr. J. Grosjean, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1967, p. 447, vers 463-466, 470-473,
479-480) : « De quel front me montrer à mon père Télamon ? Comment supportera-t-il
de me voir frustré du prix de ma vaillance, lui qui fut couronné d’une grande gloire ?
Ce n’est pas supportable. […] Il faut que je cherche comment prouver à mon vieux
père que n’est pas né de lui un pleutre. […] Vivre avec gloire ou mourir avec gloire
est le devoir d’un noble ».
11. Ibid., op. cit. p. 51.
12. Ibid., p. 52.
13. Jean Starobinski, « La relation critique », in La Relation critique, op. cit. p. 13.
142 Michaël Comte
17. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 18. Le critique note lui-même qu’il
suit dans cette appréciation les développements de Jean-Pierre Vernant, in Mythe et
tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1972.
18. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 23.
19. Ibid., p. 37.
20. Ibid., p. 46.
21. Ibid., p. 18. On songe évidemment à Œdipe.
144 Michaël Comte
par les textes des auteurs (drames de Shakespeare, poèmes de Dante, Mil-
ton ou Goethe, ou encore épopées, d’Homère aux Nibelungen). Ce que
l’explication méthodique croit pouvoir référer à l’inconscient du peintre
est donc cette fois énoncé par avance dans un horizon imaginaire antérieur.
Le critique n’entend pas cependant réduire le peintre à un simple
illustrateur, ou, avec le Cauchemar, à un pathographe attentif, la dormeuse
rejoignant alors « la galerie des hystériques dans la collection des “malades
de l’art” »25. Si la peinture de Füssli, prolongeant des objets culturels
existants, n’est pas une création purement originale – quelle œuvre peut
s’en targuer ? –, la question est donc de « discerner ce qui lui appartient
en propre et ce qui appartient à la donnée littéraire qu’il interprète »26 ;
ainsi le critique dégagera-t-il véritablement la singularité de l’imaginaire
füssléen. Or c’est précisément là ce dont la seule lecture psychanalytique
est incapable, dans la mesure où, comme avec Ajax, « la généralité de la
pathogénie analytique [implique qu’] elle manque totalement de perti-
nence spécifique »27.
39. Jean Starobinski, « Le Combat avec Légion », in Trois fureurs, op. cit. p. 75 et 74. L’essai
paraît d’abord dans Analyse structurale et exégèse biblique. Essais d’interprétation, Neu-
châtel, Delachaux et Niestlé, 1971, p. 63-94. Ce volume fait suite à un colloque consacré
à l’analyse structurale et à l’exégèse biblique ; Roland Barthes et Jean Starobinski pré-
sentent chacun une approche structurale de deux extraits de l’Ancien et du Nouveau
Testament, tandis que deux théologiens en développent un commentaire exégétique,
de manière à montrer les résultats possibles de la méthode historico-critique.
40. Ibid., p. 76. La péricope retenue par le critique (Marc, v, 1-20) raconte l’arrivée de Jésus
en pays gérasénien : lorsqu’« un homme, sortant des sépulcres, et possédé d’un esprit
impur » (v, 3) vient au devant de lui, Jésus chasse les démons Légion qui l’habitent :
ceux-ci se précipitent dans la mer sous la forme de pourceaux. Le démoniaque rétablit
dans son bon sens reçoit alors mission de transmettre la nouvelle de sa guérison à
travers la Décapole.
150 Michaël Comte
gage une logique d’oppositions entre les éléments étudiés ; par exemple,
le rapport symétrique du singulier, dans lequel s’inscrit le Christ, et de
la pluralité, celle de la foule, des disciples ou des démons. Les structures
sont alors non seulement interprétées dans leur sens propre : en observant
systématiquement41 leur reprise à d’autres niveaux du texte – extraits,
ensemble du Nouveau Testament ou du texte biblique – le critique en
détermine également, à chaque fois, une signification plus générale. Ainsi,
le déplacement de Jésus en pays géranésien, terre païenne opposée à la
terre juive croyante, apparaît d’abord comme l’équivalent d’une descente
aux enfers, puis « se laisse lire aussi en un sens ontologico-théologique :
anagogiquement, le miracle opéré par Jésus en ces lieux sinistres [devient]
une figure du salut universel »42.
Le critique dépasse ainsi rapidement la frontière discursive origi
nellement fixée. Il remonte le cours du texte pour considérer la péricope
de la tempête (iv, 35-43), puis ce passage où Jésus indique à ses disciples
la fonction du double sens des paraboles (iv, 1-34). Or, cette théorie de la
parabole s’apparente également, « par une profonde similitude, à toutes
les figures de passage et de franchissement »43 observées plus tôt dans le
texte : elle reproduit le schème de l’avènement, du pas décisif, que ce soit,
avec la parabole, dans la transition entre le sens littéral et le sens figuré
ou, avec les autres péricopes, dans le passage d’une rive à l’autre, de la
possession à la raison retrouvée ou de l’ignorance à la foi. Conformément
à l’intuition structuraliste, selon laquelle le sens d’une totalité est imma-
nent à chacune de ses parties constitutives, ce que le critique entrevoit
ici, c’est « la possibilité de la lecture parabolique non seulement dans
l’enseignement donné expressément sous la forme de la parabole, mais
dans tout ce qui est raconté »44 ; en appliquant au texte même la théorie
de l’interprétation qu’il recèle, l’Évangile tout entier peut être compris
comme un discours parabolique. Son sens littéral prend désormais un
sens spirituel et universel, destiné à chacun, tout comme les actes incarnés
et temporels du Christ présents dans l’ensemble des épisodes bibliques
comparables aux péricopes analysées : « la tempête apaisée, le démon
chassé, nous [disent] ainsi la venue de la paix sur toute chose » ou « le
salut du pêcheur individuel »45.
41. Jean Starobinski, « Le Combat avec Légion », op. cit. p. 85, 88, 92, 106, 109.
42. Ibid., p. 85.
43. Ibid., p. 113.
44. Ibid., p. 114.
45. Ibid., p. 115.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 151
Université de Lausanne
52. Marcel Raymond, Georges Poulet, Correspondance 1950-1977, Paris, Corti, 1981, p. 265,
lettre du 8 décembre 1974.
53. Jean Rousset, Forme et signification, Paris, Corti, 1962, p. xii.
Mario Praz en maître de maison
Nicolas Surlapierre
M ario Praz est l’Henry James de l’histoire du goût. Il n’a pas été que
l’historien de l’art et de la littérature sombre et sévère, sarcastique
qui considérait l’Europe comme les pièces d’un vaste appartement dans
lequel il aurait tourné et viré. Il a laissé apparemment sans descendance
une des réflexions critiques les plus étranges, considérant œuvres, objets
et monuments selon la métaphore conjointe de l’agrandissement comme
on ajouterait une aile à un château, réhabiliterait une dépendance, médi-
tant leur ameublement en lecteur. L’Europe répondait probablement à la
topique d’un étrange mobilier (et mobile) qui hanterait les scènes de genre
d’une critique littéraire dont les enjeux et les défis n’étaient rien moins que
descriptifs, une critique en maison de poupées qui ferait enfin confiance
au pouvoir délicat du superficiel et qui s’inspirerait d’un art de vivre et
d’interpréter passablement suranné. Mario Praz passait le plus clair de son
temps à réunir artistes, écrivains, voyageurs, diaristes et grand touristes à
la pathologie indirecte qui touchait l’Europe plus ou moins galante, il se
156 Nicolas Surlapierre
1. Mario Praz, « Vernon Lee », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, Paris, Christian Bour-
gois, 1990, p. 137.
2. Ibid., p. 159.
3. Ibid., p. 158.
Mario Praz en maître de maison 157
révolution, une aristocratie en pire, son état empirant jusqu’à son éviction.
La connaissance profonde des filiations entre des cours d’Europe incluait
l’Empire (style et régime) dans la grande histoire des monarchies, des al-
liances objectives, des mémoires peu sourcilleuses. Son texte sur La Mort
de l’empereur Maximilien ne tranchait jamais vraiment entre commentaire
artistique ou politique, il virait parfois au scénario viscontien même son
inacceptable transposition en tableau vivant. L’Europe conformément
au tableau d’Édouard Manet n’allait pas plus avant que ce mur, elle était
allée trop loin de sorte qu’il fusillait littéralement toutes les tentations
pseudo-romantiques de l’exotisme. Un autre préjugé réduisait l’empire
à un style de gala peu propice à l’intimité (ce que démentait, malgré ses
petits moyens, le style Biedermeier) et surtout propice aux funérisations.
Il aimait l’ardeur un peu incompréhensible de la Duchesse de Guermantes
qui tentait de convaincre la Princesse de Parme, aussi maussade que dubi-
tative face à cette apologie du style empire et de ses guerriers répartis dans
son imagination comme dans un tableau de David, pour accepter d’être la
proie et la victime d’une imagination en frise ou ronde bosse qui semblait
en manquer. Praz aimait particulièrement le passage de la Recherche rien
que pour entendre prononcer le nom des Iéna, princes ou ducs qui, à
la faveur de cette légère hésitation du lignage, pouvaient être à l’origine
d’un fait de critique. Or la méthode de Praz logeait précisément dans un
mélange d’indécision et de force, niché dans ce nom de combattants (de
hyène) et ce presque prénom sans particule qui donnait à son lignage des
atours de louve romaine et de pieds griffes. Le style empire était une forme
de romantisme (pas simplement son ferment) au gré de la périodisation
et des frontières chronologiques des mouvements jamais aussi ajustées
qu’elles ne devraient l’être. Existerait-il une critique d’apparat dissimulant
un système d’analyse plus intime et domestique ?
Une histoire du goût européen ne vise pas tant la découverte de
nouveaux faits historiques ni de sites, les faits selon Mario Praz n’ont rien à
voir avec le goût (car ils n’en n’ont pas), cela veut dire que lui-même ne se
considère pas comme un historien parce que l’érudition entraverait la sen-
sibilité et le travail de l’insinuation (qui est le sens doté d’une sensualité et
d’une comodité érotique). Le critique doit savoir déterminer la distinction
entre croyance et savoir4 ou dévotion et morgue cependant l’auteur peut
être les deux involontairement, par ses connaissances (et c’est exactement
ce qui trouble chez Mario Praz) lorsqu’il élabore un édifice de dévotions
pour conduire le sujet psychologiquement à sa vanité et à sa perte.
4. Mario Praz, « Swinburne critique », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, p. 186.
158 Nicolas Surlapierre
Le Monde que j’ai vu5, livre de souvenirs de voyage dans lequel Mario Praz
consacre une large part à l’Europe, serait une excellente base à l’historien
qui analyserait les articles qui traitent des pays et des villes d’Europe mais,
pour juste ou irréprochable, un tel axe présenterait le défaut d’être un
peu attendu, et malgré la délicatesse de l’érudition sous la sévérité de la
narration, il aurait des chances de retracer un trajet un peu banal, le monde
que Mario Praz a vu est plus recherché, vraisemblablement parce qu’il ne
croyait pas tellement à « la transmissibilité du récit »6 et que, contraire-
ment à Walter Benjamin, il lui importait moins de sauver le passé que de
le retrouver7. L’Europe de Mario Praz l’accompagnait partout et singuliè-
rement hors de celle-ci, là où elle n’est plus ou n’avait plus raison d’être.
En séjour au Canada il n’est pas tendre pour Halifax dont il raille assez
cruellement la destruction partielle pendant la Première Guerre mondiale.
Cette partie du Canada relève plutôt de l’Écosse à commencer par l’uni-
versité dont le bâtiment ne dépareillerait pas à Edimbourg. Sa description
des petits villages et des alentours y trouve moins d’étonnantes proximités
qu’elle ne comprend la spécificité européenne qui, après tout, s’acclima-
terait assez mal au système colonial et encore moins à l’exotisme. Une
maison de type hollandais en Écosse, au-delà de la platitude de l’exemple
et ce n’est pas parce que les mots manqueraient à Praz pour dépeindre
l’architecture rurale du Canada ni que cette région, qui, un jour, a été
baptisée Nouvelle Écosse, devait vaguement lui ressembler, elle était une
des extrémités indépassables de l’Europe, lieu de « l’occidentelle »8, là où
l’Occident ne fonctionnait pas (plus) historiquement, ontologiquement,
pas même d’un point de vue critique ou poétique.
5. Nous baserons cette étude principalement sur ce livre de souvenirs afin de donner
une vertèbre centrale au propos pour circuler ensuite dans l’importante production
critique de Mario Praz.
6. Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 332.
7. Ibid., p. 211.
8. Jacques Lacan, « Leçon sur Lituraterre », in Le Séminaire livre xviii – D’un discours
qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 119. Ce néologisme est le résultat de
la contraction entre « occident » et « accident ». Réflexion que Lacan se fait lorsqu’il
survole la Sibérie pour se rendre au Japon et qu’il éprouve une difficulté à adapter sa
conception occidentale de l’espace, sa méfiance face à ce qu’il voit de l’avion et fina-
lement sa destination. Comme si le survol du cercle arctique et de la Sibérie préparait
le voyageur européen à la limitation et à la miniaturisation du concept de civilisation
occidentale.
Mario Praz en maître de maison 159
Les descriptions des villes par Mario Praz ont l’air presque toujours
dépourvu de véritables rencontres ou de présences humaines marquantes.
Il est pourtant reçu par tel historien ou conservateur, érudit local, ou des
écrivains seulement Mario Praz a adopté un ton complètement impassible,
l’aventure n’existe pas en voyage car elle ne peut en aucun cas révéler un
élément critique, cela renforce le caractère pictural des scènes décrites et
l’impression que les pays sont des jeux (et des en jeux) où ils ne se pas-
sent pas grand-chose, résumant en cela la position du critique : être ou
devenir l’auteur d’un texte où il ne se passe rien tant au niveau du style
que de l’idée. Pourtant Mario Praz, figeant l’analyse, est fasciné par les
villes américaines, par leur instabilité, par leur fragilité, elles brûlent plus
facilement, pense-t-il, que les villes européennes. Sa métaphore du feu
pour San Francisco, Chicago ou New York n’aurait aucune importance si
l’auteur n’en profitait pas pour intégrer à son système critique l’image du
diable : « New York avec ses échappées de vapeurs brûlantes repose sur un
brasier, sur un volcan », et la ville pacte avec laquelle le critique ferraille.
Qu’on ne s’étonne pas que le pompier soit une image familière, et que tout ce
qui touche à l’extinction des incendies fasse l’objet d’un art véritable, comme
on le voit dans les salles de la Home Insurance Company dans la city ou au
Museum of the City of New York où sont exposées d’anciennes voitures de
pompiers ainsi que des lithographies coloriées du xixe siècle qui, sous une
forme crue mais efficace racontent la vie du pompier et commémorent les
innombrables calamités causées par les flammes9.
Mario Praz ne veut pas seulement faire un bon mot, il aurait aimé
reconstituer l’imaginaire des villes américaines jamais véritablement
achevées où les pompiers courent perpétuellement à l’incendie pour re-
prendre le titre ironique d’une peinture de Gustave Courbet et pointer
l’irrésolution de la peinture américaine, son charme, son provincialisme,
son folklore. Praz ne réfléchit que par comparaison et le lieu où celle-ci
fonctionne le mieux ce sont les villes américaines lorsque les casques des
pompiers rappellent ceux des guerriers de Pisanello, le regard de Mario
Praz fondamentalement éclectique et historiciste s’amuse à retrouver les
survivances des attributs de l’histoire. Ladite fournaise n’est autre qu’une
version commune de l’enfer dans la littérature romantique. Mario Praz
n’est peut-être pas le diable, même si les personnes qui l’avaient rencontré
avaient utilisé cette image, certains le disaient bossu, d’autres le pensaient
boiteux, il avait quelque chose du docteur Faustus, héros typiquement
9. Mario Praz, « Lumières et flammes », in Le Monde que j’ai vu, Paris, Julliard, 1988,
p. 77.
160 Nicolas Surlapierre
Points de chute
13. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1979, p. 142-144.
14. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire
universelle, vol. ii, Paris, Gallimard, 1948, p. 28.
15. Mario Praz, « Emblèmes », in Mario Praz, Centre Georges Pompidou, « Cahiers pour
un temps », 1989, p. 155.
16. Ibid.
162 Nicolas Surlapierre
visuellement une époque en s’inspirant des period rooms dont les exemples
dans la littérature et l’art du xixe siècle ne manquent pas. Mario Praz est
un kantien ambigu pour avoir construit sa propre méthodologie du goût
en conservant ce qui le constitue profondément le plaisir ou le déplaisir
(le facteur de peine dit Kant) laquelle ne repose pas seulement sur un
jugement de connaissance, de représentation mais emporte une décision
de représentation formelle, en cela la critique de Mario Praz transforme
l’Europe littéraire et artistique en une collection qui, d’une façon toute
métaphorique, se prêterait davantage à la description qu’à la spéculation,
elle est dotée d’un volume et d’une forme dont l’épreuve descriptive ne
se pense pas isolément.
Jamais dans ses récits de voyage Mario Praz n’agit sur les évène
ments, sur la situation, il déteste les détails pratiques ou bien il les tolère
à peine lorsqu’ils sont des outils pour faciliter le travail du sens17 et rap-
porte peu d’anecdotes, il constate et sa position dérive de celle adoptée
face à la description, que le principe de non intervention renvoie à une
situation critique où celui-ci n’a pas à intercéder entre son interprétation
imaginée et intégrée, il fait sien ce qu’il appréciait chez le peintre Gustave
Moreau « glacial et statique »18 l’idéal du « principe de la belle inertie et
de la richesse nécessaire »19. Ni dans Le Monde que j’ai vu Mario Praz ni
dans ses écrits sur l’art et les littératures, Mario Praz ne semble vouloir
intercéder, il peut montrer une forme d’agacement, de doute, préférer
visiter tel monument, s’ennuyer avec ses hôtes mais à partir du moment
où il entre dans la description après avoir réglé les formalités et induc-
tions narratives ou pratiques, il s’efface en tant que personne, bien que
sa silhouette dubitative, que d’aucuns auraient qualifié de manipulatrice,
continuait de hanter les analyses. La présence humaine est moins impor-
tante que les dramatis personae des objets ou la généalogie de ses lectures
dont il emprunte le modèle à de grands européens comme Ernst Robert
Curtius20 ou plus finement à Denis de Rougemont. De même que les in-
térieurs des aquarelles qui illustraient La Psychologie de l’ameublement21
étaient la plupart du temps désertées ou alors la silhouette humaine ser-
17. Mario Praz, « Byzance », in La Chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle.
Le romantisme noir, Paris, Gallimard, 1998, p. 20-21.
18. Ibid., p. 247.
19. Ibid.
20. Ernst Robert Curtius, Essais sur la littérature européenne, Paris, Grasset, 1954, p. 195 s.
21. Le titre complet est Psychologie de l’ameublement et évolution de la décoration inté-
rieure, nous nous référons à la première traduction en français parue aux éditions
Tisné en 1964.
Mario Praz en maître de maison 163
vait de prétexte ou d’élément d’échelle, plus les objets, les lieux et peut-
être même jusqu’à ses impressions de voyage devenaient chaleureux ou
habités22. Lors des rééditions de La Psychologie de l’ameublement, il n’a
jamais été question de faire appel à des photographies. Même si de nom-
breux intérieurs avaient disparu et que seules les aquarelles servaient de
témoignage d’un ça a été, l’absence de la photographie se justifiait essen
tiellement parce que le système critique de Mario Praz reposait sur un « ça
n’a jamais été ». Nombre de ces intérieurs étaient restés à l’état d’esquisses
ou de projection idéalisées. L’aquarelle avait du lui paraître plus proche
de l’univers de l’ébénisterie, de la menuiserie, de la décoration intérieure,
il entendait probablement dans la sonorité de son nom une capacité de
l’âme romantique à se laisser fondre et mouvoir dans le rêve ou la rêverie
d’un nom commun à la résonance d’un cours d’eau. Mario Praz aurait
donc discrètement affiché sa préférence pour le manuel contre le repro-
ductible sans véritablement valoriser « la conscience de l’outil »23. D’un
point de vue iconographique, il aimait, dans les aquarelles, les traces d’un
travail dans les salles, dite de séjour ou de repos, un pupitre, un encrier,
de quoi tisser ou broder, les séquelles psychologiques d’une activité un
peu vide. L’activité manuelle ainsi discrètement valorisée ne dévoilait rien
sur la façon de l’utiliser à des fins critiques. Mario Praz constate, il n’agit
pas sur l’objet de sa critique, ce qui ne veut pas dire qu’il consent à ce
qu’il voit ou lit, au contraire sous ses descriptions pointent souvent la
désapprobation pire l’agacement et l’impatience. Pourquoi finit-on tou-
jours ou souvent par détruire le passé ; n’est-ce pas finalement parce que
le critique, l’esthète, le connaisseur savent d’avance, avec une certaine
tristesse, « que l’on ne crée que pour détruire »24. Aussi était-il probable
que Mario Praz conservateur et collectionneur (et il l’était intimement)
aimât la destruction, moins dans son moment présent que dans ses effets
stimulant les interprétations afin d’imaginer ce qui avait disparu et réin
tégrer, pour écrire l’histoire, les images. Même s’il le déplore à sa façon un
peu austère censément regrettable, « Les deux visages de Paris » trahit sa
duplicité secrète : « nous nous amuserons écrit-il à incendier les villes » car
ce collectionneur érudit, à l’érotisme curieux qui aime trop la décadence,
ce qui se couche davantage que ce qui se lève, est résolument sardonique
dans la visualité qu’il donne à sa volupté, à moins que cela ne soit l’inverse.
Dans l’embaumement subtil, la consumation est l’état de plaisir insensé
aux yeux du critique (et des critiques précédemment cités également). Il
n’ose pas s’avouer qu’il n’y a rien de plus beau qu’une ville, un château, un
amour qui partent en fumée. Il aime les ruines en ce qu’elles témoignent de
la façon dont elles ont été détruites, ce n’est pas le travail de la destruction
qui est esthétique, selon Mario Praz, mais le goût de la chose détruite et
sa condition hyperboloque dans le présent. La crainte de la destruction
de la culture donnerait, selon les mots de Stefan Zweig, raison à Freud et
au vide vertigineux sur lequel la civilisation européenne s’est construite,
« mince sédiment qui à chaque instant peut être crevé par les puissances
destructrices du monde souterrain »25.
Mario Praz a habité le Palais Ricci qui a servi de cadre (un peu abusif) au
Portrait of a lady de Henry James. La coïncidence est d’autant plus sédui-
sante qu’il reste difficile d’imaginer Henry James ayant eu réellement le
sens du décor, en cela bien moins que sa consœur Edith Wharton pour
laquelle les objets compatissaient par devoir et orgueil aux peines des
gens du monde, le premier est sensible, la deuxième a du goût non parce
que le premier en serait dépourvu simplement parce qu’il ne place pas
les sentiments dans le goût. Henry James décorateur entre l’Europe et les
États-Unis relèverait à coup sûr du contresens avantageux car la décoration
intérieure sait où elle veut ou doit aller, tandis qu’Henry James ne semble
pas se préoccuper de la destination de son récit. Mario Praz n’ignorait
pas que le Palais Ricci avait abrité les malheurs d’Isabel Archer dans une
apparente indifférence des objets et des choses qui ne compatissent pas
ou rarement comme dans La Coupe d’or qui a servi de métaphore au fêle,
invisible à l’œil nu, de la vie. Henry James avait sans doute trop à faire
pour dépouiller le roman des boursouflures victoriennes dont lui même
se savait prisonnier, de l’accumulation des détails et de ciseler dans les
motifs pour s’attarder à décrire complaisamment les consoles, les tapis,
les lustres, ce dépouillement ne lui assurait en rien la consolation pour un
cœur malheureux qui avait autant de chances que les autres de le rester.
Il existe quelques exceptions dans ses romans, les perles des Ailes de
25. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen [Die Welt von Gestern],
tr. J.P. Zimmermann, Paris, Belfond, 1982, p. 21.
Mario Praz en maître de maison 165
26. Mario Praz, « Walter Pater », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, p. 35-36.
27. Mario Praz, « Les métamorphoses du Satan », in La Chair, la mort et le diable, p. 70.
28. Mario Praz, « Australia felix », in Le Monde que j’ai vu, p. 250.
29. Ibid., p. 253.
166 Nicolas Surlapierre
30. Mario Praz, « Une approximation romantique », in La Chair, la mort et le diable, p. 34.
31. Georges Poulet, « Phénoménologie de la conscience critique », in La Conscience
critique, p. 276.
32. Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 170 et sur
la notion de mimique p. 171. Nous faisons également référence à Mimologiques de
Gérard Genette.
33. Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, p. 16.
34. D’autant que Benedetto Croce était l’auteur d’une Histoire de l’Europe au xixe siècle.
Mario Praz en maître de maison 167
des copies. Comme des tableaux et des meubles, il n’aurait pas fallu beau-
coup d’imagination à l’auteur pour les trouver sensuels. Il imaginait un
style du romantisme en littérature comme un style Louis xvi impératrice.
Il restait perplexe parce que sous Louis-Philippe alors que tous les styles
avaient été pastichés, personne n’avait pas voulu imiter le style Louis xvi.
Il allait falloir attendre le Second Empire pour que celui-ci soit plagié
au moment où l’impératrice Eugénie dirigeait dans les imaginations avec
une conviction politique et faussement frivole l’aménagement des palais
impériaux. Pourquoi à un régime le souvenir d’un tel style n’aurait-il pu
convenir ? Était-il encore trop proche de la révolution, était-ce la fin gla-
çante de la monarchie ? Le règne de Louis xvi ne correspondait pas, avant
le Second Empire, aux différents régimes pour des raisons techniques et
formelles mais également parce que la césure entre le style Louis xvi et
le néoclassicisme était difficile à prouver ; il venait contrarier l’idée que
les historiens se faisaient de la décadence et que le dernier style de l’An-
cien Régime ne trahissait pas si directement le déclin de la monarchie. Le
néoclassicisme empiétait, en l’anticipant, sur la rigueur et la virilité du
style empire et le discours que les historiens lui avaient fait endosser, il
n’y avait de moralisme ni dans l’un ni dans l’autre. L’un (le premier était
féminin) l’autre plus masculin et à la nature temporelle des styles, Mario
Praz préférait la constitution physique ou corporelle de ceux-ci, en les
dotant d’un sexe, un régime de transition (et il se référait à Walter Pater ou
alors aux peintres Savinio ou De Pisis) était forcément ambigu, androgyne
or l’identité sexuelle du style Louis xvi demeurerait toujours incertaine,
indécise entre des mièvreries perlées et enrubannées et les prémisses des
lignes droites et des angles vifs des codes et de la morale de l’Empire.
Vies privées
Mario Praz n’était pas un biographe (dans le sens orthodoxe), s’il donne les
détails biographiques, le lecteur a souvent l’impression que ses notations
sont machinales, il fait son devoir celui des nuances entre la synthèse et la
monographie35. La façon dont il introduit Swinburne dans le centenaire
de sa naissance n’est pas que sarcastique, il renvoie au sujet véritable et
profond de l’angliciste romain pour échapper à la victorianisation de la
critique même s’il semblait appartenir à « ces éminents victoriens ». Les
38. Tout angliciste ne peut pas ne pas faire les liens paradoxaux avec sad (triste) et sade
(la douceur).
39. Mario Praz cite Baudelaire dans La Chair, la mort et le diable, p. 147 : « Il y a dans
l’acte d’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirur-
gicale. Quant à la torture, elle est née de la partie infâme du cœur de l’homme, assoiffé
de voluptés. Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l’extrême chaud et
l’extrême froid ». Cet extrait est tiré des Journaux intimes de Charles Baudelaire, il
est publié en recueil dans les Œuvres posthumes.
40. Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979,
p. 17-18 : « Lorsque je cite, j’excise, je mutile, je prélève. Il y a un objet premier, posé
devant moi, un texte que j’ai lu, que je lis ; et le cours de ma lecture s’interrompt sur
une phrase. Je reviens en arrière : et je relis. Et la phrase relue devient formule, isolat
dans le texte. La relecture la dédit de ce qui précède et de ce qui suit. Le fragment
élu se convertit lui-même en texte, non plus morceau de texte, membre de phrase ou
de discours, mais morceaux choisis, membre amputé ; point encore greffe mais déjà
organe découpé et mis en réserve ».
41. Pascal Dethurens, « L’invention des origines », in De l’Europe en littérature, p. 100.
42. Mario Praz, « À l’enseigne du Divin Marquis », in La Chair, la mort et le diable, p. 145-
146.
170 Nicolas Surlapierre
43. Mario Praz cite la première version de L’Éducation sentimentale de Flaubert dont
le titre résonne étrangement dès lors que le rapprochement se fait avec l’œuvre du
Marquis de Sade.
44. Georges Poulet, « Madame de Staël », in La Conscience critique, Paris, Corti, 1998,
p. 19.
45. Ibid., p. 270.
Mario Praz en maître de maison 171
Ion Pop
Le cas de la Pologne
Stanisław Bereś
U n parti qui détient le pouvoir absolu dans un pays veille à ce que n’y
soit exprimée aucune opinion autre que la sienne. Dès lors, la situa-
tion des écrivains qui, par nature, sont des êtres indépendants au regard
volontiers critique, tourne vite au drame.
En Pologne, pays qui, à la suite des décisions de Yalta, devint à la fois
un État non souverain et totalitaire, la Sûreté de l’État eut peu d’inquié-
tudes avec les gens de lettres jusqu’en 19621, principalement parce que rares
étaient ceux qui voyageaient à l’étranger, tant les difficultés d’obtention
d’un passeport étaient grandes. Par ailleurs, les milieux littéraires étaient
faciles à surveiller.
Un contrôle plus brutal commença à partir de 1964. Le Comité cen-
tral du Parti Ouvrier Unifié Polonais mit en place une nouvelle stratégie
1. La question de l’immédiat après guerre et des années staliniennes est un sujet à part
(Cf. Maryla Laurent, La Dérive de Tadeusz Konwicki au fil de ses romans. Archéologie
d’une écriture : les huit années du réalisme socialiste, Lille, Éditions du Septentrion,
1996). Au sortir de celles-ci et donc à partir de 1956, il y eut des cas de répressions,
mais ils restèrent isolés : en 1958, Hanna Szarzyńska-Rewska fut condamnée à un an
et demi de prison pour avoir introduit en Pologne la revue « Kultura » publiée en
France ; en 1961, Anna Rudzińska fut emprisonnée un an pour avoir traduit un livre
occidental de sociologie, etc.
188 Stanisław Bereś
Beynar-Czeczot, Mój ojciec Paweł Jasienica [Mon père P.J.], Varsovie, Prószyński i
S-ka 2006, p. 168.
5. Michał Głowiński, Krytyka literacka [Critique littéraire], in J. Sławiński (éd.), Słownik
terminów literackich [Dictionnaire des termes littéraires], Wrocław, Ossolineum, 1988,
p. 242.
6. Institut de la Mémoire nationale : commission d’enquête chargée des crimes commis
contre la nation polonaise dont la désignation polonaise est Instytut Pamięci Naro-
dowej (ipn) et qui fut fondé le 18 décembre 1998 [N.d.T.].
190 Stanisław Bereś
qualité rédactionnelle. D’autre part, et ceci mérite d’être souligné, les per
sonnes recrutées par le département concerné du Ministère de l’Intérieur
sortent des meilleures universités, des comités de rédaction de journaux
importants ou de maisons d’édition reconnues.
Il est intéressant de signaler qu’il n’était pas rare que les agents ré
guliers de l’Intérieur et les collaborateurs secrets exercent officiellement
le métier de critique littéraire parallèlement à leur activité de surveillance.
Ainsi s’exprimaient-ils à deux niveaux : l’un public et officiel, l’autre se-
cret. Dès lors, il leur était aisé de discréditer à visage découvert tel auteur,
de vilipender telle ou telle œuvre quand ils en recevaient l’ordre de leur
officier traitant. Wacław Sadkowski, par exemple, était un tel personnage.
Brillant journaliste, il avait débuté dans la presse catholique, puis travaillé
pour la grande presse nationale (Trybuna Ludu, 1955-1968 ; Współczesność,
1968-1974) avant de devenir le rédacteur en chef du mensuel de littérature
étrangère Literatura na Świecie (1972-1993) très apprécié par les Polonais.
Il serait intéressant de comparer la teneur de ses articles ou essais publiés
avec celle des rapports qu’il adressait aux membres des plus hautes ins-
tances de l’État9. Sadkowski, mais ô combien d’autres, savaient que leur
travail masqué finissait par atterrir sur le bureau des membres du Bureau
politique du poup. Par ailleurs, pour ces « consultants », la tentation devait
être grande de publier, in extenso ou avec quelques retouches, les textes
de leurs délations et, ainsi, d’émarger deux fois.
Il est difficile de chiffrer avec précision le nombre de ces individus
qui « sécurisaient » le milieu littéraire. Néanmoins, en 1975, l’association
des gens de lettres comptait 1 200 auteurs dont 702 à Varsovie (182 d’entre
eux étaient membres du parti communiste), 129 à Cracovie, 58 à Wrocław,
57 à Łódź, 45 à Poznań10. À la même époque, la Sûreté intérieure em-
9. Ainsi par exemple, un rapport anonyme et sans grand intérêt du livre de Marek No-
wakowski Dwa dni z Aniołem [Deux jours avec un ange] est distribué à onze digni-
taires du parti communiste : W. Jaruzelski, K. Barcikowski, J. Czyrek, Zb. Messner,
M. Milewski, T. Porębski, J. Główczyk, le général F. Siwicki, W. Świrgoń, M. Rakowski,
K. Żygulski (ipn bu 0222/493 t. 9).
10. Cf. Informacja na temat sytuacji politycznej w Związku Literatów Polskich (marzec
1975) [Information sur la situation politique dans l’Association des gens de lettres
polonais, mars 1975], aipn bu 0296/61 t. 4, k. 1-27. À Varsovie, pour 702 écrivains, on
compte 86 tw et 2 kt ; en 1979, à Cracovie, le Département iii de la Sûreté affecte 139
ozi à 123 écrivains (autrement dit les délateurs sont non seulement recrutés parmi les
écrivains mais aussi parmi les journalistes, les comédiens, les artistes peintres etc.) ; à
Szczecin, 20 membres de l’Association des gl avaient droit à 2 tw et 2 ko. À Rzeszów,
10 écrivains étaient encadrés par 14 agents (4 tw i 10 ko), à Wrocław, en 1977, 53 auteurs
étaient l’objectif de 5 tw et de 7 ko. Cela donne une moyenne de 4,3 écrivains par agent.
192 Stanisław Bereś
Cf. Henryk Głębocki, Policja tajna przy robocie. Z dziejów państwa policyjnego w prl
[La Police secrète au travail. Histoire de l’État policier en République populaire de
Pologne], Cracovie, ipn, 2005, p. 121.
11. Cf. Henryk Głębocki, op. cit., p. 121.
12. Sebastian Ligarski, Twórczy donosiciele [Les Délateurs créatifs], Rzeczpospolita, 4 sep-
tembre 2008 ; Sebastian Ligarski, Wstęp [Préface à] Twórczość obca nam klasowo. Aparat
represji wobec środowisk twórczych w okresie Polski Ludowej [Une création étrangère
par sa classe sociale. L’appareil de répression des milieux littéraires dans la Pologne
populaire], tapuscrit, p. 52. Cet historien de l’ipn de Wrocław attire notre attention
sur la dynamique de croissance du nombre des agents : par ex. à Varsovie, en 1981, le
milieu littéraire et scientifique avait droit à 86 tw ; en 1982, ils étaient 100 ; en 1983, 188.
13. Selon l’« Instruction administrative 006/70 » (Zarządzenie 006/70), il y avait une phase
« opérationnelle de vérification » (écoutes téléphoniques et surveillance visuelle),
venait ensuite la phase de « déstabilisation du figurant » (professionnellement, socia-
lement, familialement) et enfin un « questionnaire identificatoire » était mis en place
pour pallier toute initiative nouvelle du sujet.
14. L’efficacité des rétorsions est démontrée dans un livre particulièrement documenté :
Joanna Siedlecka, Obława. Losy pisarzy represjonowanych [La Traque. Destin des
écrivains victimes de répression], Varsovie, Prószyński i S-ka, 2005.
Quand la sûreté devient critique littéraire 193
15. Les manuscrits ou tapuscrits pouvaient être détruits (ce qui fut fait par ex. dans le cas
du journal de Jerzy Kornacki). Or, dans un pays où le nombre de machines à écrire
était limité, et tout moyen de duplication (papier calque, ronéo, photocopieuses, etc.)
sous surveillance, les écrivains avaient rarement plusieurs exemplaires de leurs écrits.
16. Là encore le terme officiel des documents est traduit littéralement [N.d.T.].
17. Le nom de l’association créée par le pouvoir politique autorise un jeu de mots entre
ses initiales (zlp) et le mot que l’on entend en les prononçant zlep : « ramassis ». Ses
membres étaient, soit des apparatchiks, soit des écrivains âgés menacés de perdre
toutes leurs prestations sociales, soit des plumitifs auxquels une publication rapide
de leur livre était promise avec une contrepartie financière non négligeable. Les re-
194 Stanisław Bereś
19. Sebastian Ligarski, Wstęp [Préface], p. 52. Par ex. : le général Wojciech Jaruzelski
(Premier secrétaire du poup), le général Czesław Kiszczak (ministre de l’Intérieur),
Waldemar Świrgoń (secrétaire du cc du poup pour la Culture), Witold Nawrocki
(responsable du Département de la Culture au cc du poup), Józef Tejchma (ministre
de la Culture et des Arts), Kazimierz Żygulski.
20. aipn bu 002082/387, v. 5, Informacja operacyjna konsultanta « 33 » [Information opéra-
tionnelle du consultant « 33 »] ; 00200/0, t. 5.
21. ipn bu 00200/9. Cf. Joanna Siedlecka, Teczka pracy konsultanta « Olchy » [Fichier de
travail du consultant « Olcha »], Rzeczpospolita, 4 août 2007.
196 Stanisław Bereś
Qui étaient les rédacteurs des rapports sur les écrivains et leurs livres ?
Comment écrivaient-ils ?
Membres permanents de la police intérieure, « collaborateurs se
crets » ou « consultants », tous rédigeaient des recensions, des critiques
198 Stanisław Bereś
toute sorte de rivalités (pour la célébrité, les influences, les coups rentables,
une pige, etc.). Les opinions émises correspondaient à l’humeur du mo-
ment. Or, comme les rédacteurs des rapports étaient une composante du
puzzle, puisqu’eux aussi étaient écrivains, critiques, gens de médias, leur
textes insistent sur les inimitiés personnelles et les vexations à l’origine
des délations vengeresses. Nombreuses sont les informations, notes de
service ou opinions qui relatent des choses insignifiantes. En les lisant, on
est surpris par les flots de paroles inutiles qui y sont déversés. Tel devait
être le prix que payaient les services de la Sûreté pour employer comme in
formateurs des littérateurs qui entendaient et voyaient beaucoup de choses
mais se délectaient aussi à écrire ! Peu leur importait que ce fût signifiant
ou non, l’essentiel était de faire ses preuves, et ce, même en revenant à des
sujets déjà traités. Il est possible qu’il y ait eu derrière cela, de la part des
officiers traitants, une politique de recoupement d’informations et donc
de surveillance des agents en leur demandant leur avis sur des points iden-
tiques - ce qui signalerait un manque de confiance de la hiérarchie envers
la base. Néanmoins, il ne faudrait pas se laisser abuser par le verbiage des
rapports. Dans la pléthore de faits inutiles, certaines données étaient pré
cises et particulièrement graves de conséquences pour les « figurants » car
elles permettaient à la Sûreté de devenir opérationnelle. Chaque rapport
présageait des souffrances pour les personnes concernées.
3) Les « consultants » étaient le haut du panier des agents. Leurs
expertises se distinguent par une grande compétence, témoignent d’une
véritable intelligence. La langue est précise, suggestive. Il y a de l’aisance
dans la narration, un savoir faire argumentatif, une analyse très fine ; elle
permet parfois de découvrir le rédacteur qui se cache sous le pseudonyme.
Souvent, nous devinons un tempérament vif de journaliste, une excellente
connaissance de toutes les questions ayant trait aux écrivains, mais aussi
une volonté manifeste d’exercer une influence sur les auteurs (et donc sur
la culture polonaise). Il y a en tout cela un déploiement de talent qui mé
riterait le respect s’il n’était que ces hommes ont trahi leur propre milieu
pendant des décennies. Ils étaient souvent des auteurs estimés et, pour
certains talentueux, bénéficiant d’un réel prestige. Ces « consultants » tra-
vaillaient beaucoup (comme le prouve le nombre de livres écrits, d’articles
publiés par eux, etc.), avec des responsabilités (direction d’un mensuel
à grand tirage, etc.) et ils avaient un sens certain du relationnel, des ren-
contres (déjeuners de travail, cafés littéraires, soirées théâtrales, etc.). Il
est donc surprenant qu’ils aient déployé une activité aussi intense d’agent
secret. Or, les archives recèlent des centaines de recensions critiques sur
les livres publiés par les presses parallèles ou bien à l’étranger par les
200 Stanisław Bereś
Tant que ne seront pas connues toutes les circulaires internes de la Sûreté,
il sera difficile de savoir quand un article était écrit sur commande et quand
il était spontané. Évidemment, la question est absurde pour certains de ces
critiques tel Krzysztof Majchrowski22 dont, désormais, nous savons qu’il
occupait le rang le plus élevé au département « littérature » du Ministère
de l’Intérieur. Il décidait seul des ordres donnés et donc de sa propre
activité officielle. Où se terminait le devoir23, où commençait l’initiative
personnelle, reste une question sans réponse.
Il s’en pose une autre : pourquoi ces hommes menaient-ils une
double vie ? Chantage, argent24, carrière, frustration, conviction politique,
caractère acariâtre, pathologie ?25 Rien de tout cela ne semble expliquer
l’engagement des « consultants » qui dura toute leur vie ou du moins,
jusqu’à la chute du communisme.
Tandis que je lisais leurs analyses littéraires, j’avais souvent le sen
timent qu’ils s’attribuaient le rôle de l’éminence grise qui, secrètement, tire
les ficelles des décisions politiques. Cela se manifeste par leur extrême en-
gagement à chaque fois qu’ils suggèrent des solutions, donnent des conseils
Margot Dijkgraaf
dans leur tour d’ivoire, ils se penchent sur les sujets qu’ils ont choisis il y
a des décennies sans regarder ce qui se passe dans la littérature moderne.
Pour la poésie néerlandophone pourtant, la situation semble un peu dif-
férente : certains universitaires décident de publier des réflexions sur la
nouvelle poésie qui a conquis un public, en raison de nouvelles formes de
« performance » (des slammers ou des rappers).
Il y a vingt ans j’ai publié mon premier article dans nrc Handelsblad,
le journal du soir pour lequel j’écris depuis en freelance. J’écris surtout sur
la littérature francophone et européenne. À part ça, j’ai toujours travaillé
dans le domaine culturel ou littéraire aux Pays-Bas et actuellement je di-
rige un centre académique-culturel relativement nouveau à Amsterdam,
ce qui me permet d’initier le genre de débats dont je viens de vous parler.
En vingt ans j’ai pu observer de nombreux changements dans le
paysage de la critique littéraire au sein des grands journaux. En géné-
ral le nombre de quotidiens a diminué et les quotidiens qui ont survécu
jusqu’à présent voient baisser le nombre d’abonnés. Comme les médias
vivent des annonces et de la publicité, il faut que les journaux soient le
plus attrayants possible, comme tout autre produit, le produit du journal
doit être séduisant.
Il faut bien dire que pour la plupart des gens, la littérature n’est pas
un produit très passionnant. Les suppléments littéraires ont donc perdu
des pages et les articles sont devenus plus courts. Le ton de la plupart
des articles est devenu plus léger, parce qu’il faut que tout se lise facile-
ment. Aussi on y trouve davantage d’images et moins de textes. Comme
les articles sont plus courts et moins élaborés, il y a moins d’espace pour
approfondir, pour des références culturelles et littéraires.
Le choix des livres sur lesquels on écrit dans les quotidiens n’est
plus exclusivement décidé par le critère de qualité littéraire. C’est qu’un
journal de qualité doit aussi écrire sur « celui ou celle dont on parle », sur
le bestseller, sur la personnalité en vue du moment. Le journaliste / critique
littéraire de nos jours a la tâche et même le droit d’informer ses lecteurs
de ce qui se passe dans le monde littéraire, même en dehors des critères
de qualité. D’une certaine manière il est devenu un guichet de l’office du
tourisme littéraire.
Autre changement depuis vingt ans. Le journal connaît une version
Internet, et donc un site web livres où l’on trouve tous les jours des nou-
velles du milieu littéraire et un choix d’articles paru dans la version papier.
D’autre part la voix du lecteur est devenue de plus en plus présente dans
les pages du journal. Depuis quelques années il y a par exemple une page
intitulée Club de lecture, où l’on trouve pendant quatre semaines consé-
Le rôle du critique-journaliste 207
cutives un article sur un livre, auquel les lecteurs peuvent réagir par mail.
Ainsi se développe parfois une véritable discussion sur un roman ou un
livre de non-fiction avec la participation de critiques et de lecteurs.
Par ailleurs, on trouve de plus en plus de « critiques littéraires » dans
d’autres types de publications : des revues de librairies, des brochures
faites par des maisons d’éditions et il y a beaucoup de sites Internet où l’on
trouve des articles sur des livres écrits par des lecteurs, par des éditeurs – ce
qui est évidemment loin du critère d’indépendance du critique littéraire.
Ajoutons à ce panorama le fait que la littérature est généralement
devenue un élément de moindre importance dans notre société d’images.
La lecture prend trop de temps, peu cool et doit être fonctionnelle. Tout
cela fait que le journaliste / critique littéraire a perdu pas à pas son prestige
d’autrefois.
Regardons le contenu des suppléments littéraires. La littérature
néerlandaise a toujours une place importante dans le supplément – ce
qui est logique – mais écrire sur un livre non-traduit est devenu de plus
en plus difficile. Qui sait encore lire le français ?, se demande l’ancien
rédacteur en chef, et ne parlons pas de la littérature allemande, espagnole
ou lituanienne.
Il y a peu de débats et polémiques au sujet de la prose néerlandaise.
C’est une différence essentielle avec le paysage français où, au moins à
chaque rentrée, on peut s’attendre à une nouvelle discussion, à l’émergence
d’un nouveau courant littéraire ou un scandale qui fait des remous. Chez
nous, c’est plutôt la même question qui revient à intervalles réguliers :
pourquoi la littérature néerlandaise ferme-t-elle les yeux au monde qui
l’entoure ? Où est la société multiculturelle dans le miroir qu’en donne
le roman néerlandophone ? Et plus récemment : comment se fait-il que
dans ces romans on ne trouve aucune référence au 11 septembre 2001 et
à l’impact profond de cet événement dans la société d’aujourd’hui ? On
peut en discuter évidemment, il y a bien eu des romans où l’on trouve des
références au terrorisme, à la société multiculturelle, à la globalisation et
au cosmopolitisme d’aujourd’hui.
Une question qui, dans le cadre de ce colloque, me paraît impor
tante, c’est la question de savoir si les critiques néerlandais sont capables
de placer cette littérature dans un panorama littéraire plus large. Est-ce
que les journalistes / critiques littéraires dans leurs articles s’expriment
suffisamment sur la place de tel livre ou de tel auteur néerlandais dans la
littérature européenne ou même mondiale ?
Ce n’est pas le cas ou du moins pas suffisamment. Dans une réunion
de critiques d’une quinzaine de pays européens que nous avons organisée
208 Margot Dijkgraaf
une semaine sa place à côté de la caisse, sera daté dans quinze jours et
introuvable dans six mois.
Notre société est fixée sur l´instant présent, les médias donnent la
préférence à ce qui est jeune et nouveau : le film qui vient de sortir, le ro-
man d’aujourd’hui, l’expo qui vient d’ouvrir. Ce qui est moderne, compte,
c’est ce que nous voulons savoir. Notre vie de tous les jours tourne autour
de l’actualité.
Le roman a le droit de s’y refuser. Son existence est fondée sur les
principes contraires : la durée, la continuité, la cohérence. Son droit est
ailleurs. Un romancier n’est pas du tout forcé de commenter les actualités.
Un roman ne doit pas réagir à ce qui se passe de nos jours. Contre l’air du
temps, contre l’uniformité, contre la fugacité, le roman fera entendre une
voix originale et individuelle qui entre en dialogue avec ses prédécesseurs
et qui donne un contexte pour les questions existentielles qui appartien-
nent au domaine de la littérature.
Dans la réunion des critiques littéraires de partout en Europe d’il
y a deux ans – à Amsterdam, à l’occasion de la parution de mon livre, De
pen van Europa – on a parlé de la vocation du roman d’aujourd’hui et des
contraintes de nos jours. On a comparé les diverses situations nationales.
Quelques exemples. Une critique polonaise a constaté que, dans son pays,
les critiques parlent beaucoup de la personne de l’écrivain et moins de son
livre. Les écrivains sont devenus des personnalités publiques, comme des
chanteurs ou des stars de cinéma. Elle a appelé ça la « macdonaldisation »
de la critique littéraire. Une collègue de Lituanie nous a expliqué que dans
son pays il y a d’une part la critique académique et universitaire, lue par
un milieu restreint et fermé, et que d’autre part des jeunes journalistes
littéraires – elle les a appelés des « hooligans de la littérature » – écrivent
« contre » ; contre les traditions, contre la belle langue, contre la raison,
et qui rafraîchissent de cette façon-là les anciennes institutions littéraires
devenues poussiéreuses. En République Tchèque il y a eu évidemment
de nombreux changements depuis 1989. On nous a expliqué que depuis
dix ans la critique littéraire ressemble de plus en plus à une machine de
relations publiques liée aux maisons d’éditions. La critique tchèque est
à la recherche de sa nouvelle place dans une nouvelle société en plein
mouvement. Le critique anglais, pour finir, a constaté que dans la plu-
part des médias on discute largement des livres publiés dans le monde
anglophone sans toutefois donner beaucoup d’espace et d’attention aux
traductions. La tradition anglaise de la critique littéraire, vieille de trois
cent ans, est menacée constamment, selon lui. Le danger vient du fait
que l’édition devient de plus en plus une partie de l’industrie des loisirs,
210 Margot Dijkgraaf
traitée donc avec les mêmes stratégies et impératifs que n’importe quelle
autre industrie d’amusement. L’attention va de plus en plus à la personne
de l’écrivain et non plus à son écriture. L’avenir de la critique littéraire se
trouve, selon ce journaliste anglais, sur le web où il trouve une variété de
formes nouvelles et une critique littéraire libre des contraintes académi
ques et journalistiques.
Carl Henrik Fredriksson, critique littéraire et rédacteur en chef du
« e-magazine » Eurozine, travaillant en Suède et en Autriche, a également
constaté que les articles sur des livres qui sont publiés en dehors des fron-
tières nationales, dans d’autres langues, sont devenus très rares. Le besoin
d’une « retransnationalisation » de la critique littéraire dont il a parlé a
pris forme dans son magazine virtuel. Il y a quelques années il a commencé
une série qui s’appelle Perspectives littéraires où il demande aux critiques
européens de donner une image de la vie littéraire dans leur pays, d’écrire
sur les nouvelles tendances et les jeunes écrivains intéressants, dans le but
d’informer les collègues en dehors des frontières. C’est une excellente
initiative qui mérite d’être suivie.
Et les écrivains ? La plupart des écrivains sont de grands lecteurs.
Un certain nombre parmi ceux que j’ai interviewés trouve que toute la
littérature, dans le monde entier, est européenne. Tous les écrivains pui-
sent – disent-ils – dans des sources européennes, les grands écrivains de
partout sont formés par des précurseurs européens. Toute la littérature est
européenne, disent l’albanais Ismael Kadaré, la croate Dubravka Ugresic et
l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf. Les meilleurs écrivains américains
sont européens, dit le danois Jens Christian Grondahl. Tous les grands
écrivains du monde bâtissent leur œuvre sur les épaules des géants euro-
péens de l’histoire, dit le tchèque Jachym Topol. Tous les auteurs puisent
dans les mêmes sources littéraires, que ce soit la Bible, les mythes grecs,
Shakespeare, Cervantès, Kafka ou les frères Grimm.
Ce que les auteurs européens d’aujourd’hui ont en commun, c’est
que l’individu est leur point de départ – ce qui est défini par certains
comme un point de départ humaniste. Les grandes idées humaines trou-
vent leur origine dans la culture européenne et sont liées profondément à la
littérature européenne. C’est ce que le philosophe et essayiste britannique
George Steiner, dans son essai Une Idée de l’Europe, appelle la noblesse de
l’esprit – les arts, la philosophie, la beauté anoblissent l’esprit, l’élèvent et
contribuent à lui faire prendre la forme la plus haute de la dignité humaine.
L’individu prend par définition position contre le collectif – qu’il
s´agisse comme le dit Philippe Sollers « de la grande bête qui s’appelle la
société ou d’une lutte contre un régime répressif ». Les écrivains en Europe
Le rôle du critique-journaliste 211
Dans les conversations que j’ai eues avec des écrivains, avec des cri
tiques, des professeurs et de jeunes lecteurs, on a évoqué souvent la ques-
tion d’un canon, d’un socle de classiques littéraires européens. Dans les
lycées néerlandais les listes de vingt ou trente titres, telles qu’elles existaient
il y a une vingtaine d’années et qu’il fallait lire pour son bac, ont disparu.
La plupart des lycéens n’ont que très peu de livres à lire. L’enseignement
de littérature tel qu’on le connaissait a en grande partie disparu.
Depuis quelques années, nous avons aux Pays-Bas le canon histo
rique et le canon des bêtas, établis tous les deux par des comités de très
haut niveau. Pour le moment il n’y aucune initiative pour mettre sur pied
un canon littéraire. Et pourtant. Ne serait-ce pas utile de réfléchir à ce
genre de canon littéraire européen ? Un canon dans le sens d’une liste où
figureraient les diverses sources de la littérature européenne, qui donne
une idée de la littérature moderne de la Scandinavie jusqu’en Grèce, de
l’Irlande jusqu’en Turquie ? Un tel canon devrait être considéré comme
une référence générale qui change avec le temps et non pas comme un
modèle fixe et imposé. Même une œuvre classique n’est pas une donnée
inchangeable avec une signification déterminée et une valeur définitive.
Au contraire, tous les classiques existent grâce « au bruit de fond » comme
l’a dit Italo Calvino. C’est l’époque dans laquelle on lit l’œuvre – avec son
bruit de fond à lui – qui décide quel en est l’impact et quels éléments seront
jugés les plus valables et les plus intéressants. Qui vit en Europe et ouvre
les fenêtres entend à chaque fois des bruits différents qui entrent de la rue.
En apprenant ce qui est écrit ailleurs en Europe, de jeunes lecteurs
peuvent mieux comprendre leur propre culture et en même temps faire la
connaissance de celle des autres. Il y a de grandes différences dans l’ensei-
gnement de la littérature : en Lituanie par exemple on lit tous les grands
classiques de l’Europe tandis que cela n’est plus le cas aux Pays-Bas. Un
canon littéraire européen pourrait servir comme référence pour tous ceux
qui voudraient s’enrichir en lisant. Un tel corpus littéraire, qui changerait
avec le temps, pourrait avoir la fonction décrite par le grand écrivain
néerlandais Hella S. Haasse dans un article qui s’appelle « L’Éducation
des femmes par la lecture ». Elle écrit :
Dans la bibliothèque de mon père on trouvait de la littérature de partout
dans le monde, moderne et classique, mais également des œuvres du do-
maine de l’histoire de l’art et l’histoire des mentalités. Ainsi a pu se déve-
lopper très tôt dans ma vie un intérêt pour d’autres époques, d’autres pays
et d’autres cultures, et le sentiment d’être chez soi dans une un espace
intellectuel plus grand.
Le rôle du critique-journaliste 213
Amsterdam
Aspects de la critique néerlandophone
Luc Devoldere
«
U n homme qui veut la vérité se fait savant ; un homme qui veut faire
jouer sa subjectivité devient peut-être écrivain ; mais que doit faire
un homme qui veut quelque chose entre les deux ? ». Voilà ce qu’écrit
Robert Musil dans L’Homme sans qualités. Je suis tenté de répondre : cet
homme devient essayiste. Critique peut-être.
Or c’est de la critique dont je veux vous entretenir. Mais je dois au
préalable distinguer la critique et l’essai. L’essai appartient à la littérature.
C’est un genre littéraire. Cette affirmation est plus importante qu’elle ne
paraît. Elle signifie que l’essai correspond à sa formulation et à son style.
Un essai doit être bien écrit. On pourrait donner de l’essai la définition
approximative suivante : « prose d’idées dans laquelle un écrivain expose
sa vision personnelle ».
L’exposé d’idées appartient à l’essai comme à la science et à la phi
losophie, mais il s’en distingue dans les deux cas. Un essai n’est pas un
exposé scientifique impersonnel avec des règles du jeu préétablies (no
tamment le plan de l’argumentation, indication des sources) : il exige
au contraire une prise de position personnelle. L’essayiste n’est pas un
spécialiste, lié à une discipline scientifique, mais un amateur, ou mieux
encore un dilettante, c’est-à-dire quelqu’un qui fait quelque chose con
diletto (avec amour, sélectivité et goût), quelqu’un pour qui les barrières
entre les différentes disciplines n’existent pas. Un essai ne fournit aucune
216 Luc Devoldere
Rekkem (Belgique)
Berlin – Paris
Théâtre, critique, regards croisés
Philippe Braz
culture s’inscrit dans la rubrique loisirs. Ce qui signifie que les manifesta
tions culturelles et artistiques sont noyées parmi les informations sur les
recettes de cuisine ou les stages de macramé du week-end. Et il en est
ainsi, à ma connaissance, dans toutes les provinces de France. Quid, alors,
de la critique sur le théâtre allemand en France ? On la trouve essentiel-
lement sur Internet, un support sur lequel je reviendrai ultérieurement,
et sous la plume de critiques volontaires et militants, qui trouvent dans
ce média immatériel latitude et place pour évoquer des œuvres que la
presse ignorerait sinon. Voici, par exemple, sur Fluctua-net, une critique
postée par une certaine Nedjma, concernant la mise en scène de Hamlet
par Ostermeier en Avignon 2008 :
Quatre ans après Woyzeck, lors d’un festival d’Avignon dont il était l’artiste
associé, Thomas Ostermeier revient dans la Cour avec « son » Hamlet. Un
Hamlet de plus ? Pas vraiment. Dans une nouvelle traduction de son acolyte,
Marius von Mayenburg, le directeur de la Schaubühne berlinoise offre une
nouvelle lecture de la pièce. « En colère contre Hamlet », et désireux de lui
mettre un « coup de pied aux fesses », le metteur en scène montre la figure
shakespearienne, non pas comme un héros tourmenté, romantique, mais
plutôt comme un bouffon lourdaud et paranoïaque, qui commence par
jouer la folie, avant d’y sombrer véritablement. Pourquoi pas ? […] Comme
toujours, Ostermeier fait merveille dans une direction d’acteurs énergique et
une mise en scène fulgurante. Un plateau mobile recouvert de terre figure à
la fois l’obscurité du dehors et la lumière du dedans. Musique rock à fond
la caisse, images coups de poing, glissements burlesques, table de banquet
recouverte de cubis de rouge et briques de lait… Le lever de rideau est
magistral. Dommage que cette tragédie majeure sombre parfois dans une
comédie à gros bouillons : un duel Laert / Hamlet transformé en match de
tennis, Gertrude qui entonne la chanson « Ma came » de Carla Bruni, des
allers et venues limites dans le public, une adaptation du texte à l’humour
facile… L’équilibriste Ostermeier, d’habitude d’une grande habileté, tire
trop sur la corde potache plutôt que de rester sur le fil.
D’une manière générale, on constate que du côté allemand, la pro
duction théâtrale française est « recensée » plus systématiquement par la
critique, aussi bien dans des journaux tels le Süddeutsche Zeitung ou le
Faz, que sur Internet. Par exemple, Jürgen Berger, critique de théâtre et
de littérature pour la Süddeutsche Zeitung, la Berliner Tageszeitung et la
revue Theater Heute, membre du jury du Theatertreffen de Berlin, évoque
ainsi le théâtre français sur le site Internet du Goethe Institut :
Les différences entre les systèmes théâtraux français et allemands ont été très
intéressantes. Les Français obtenaient, lorsque Jacques Lang fut ministre
de la culture, la création de nouveaux centres pour le théâtre et la danse, le
« Centre National du Théâtre » et le « Centre National de la Danse », qui
232 Philippe Braz
permirent plus tôt qu’en Allemagne des recherches aux frontières du théâtre
et de la danse. Déjà à cette époque, le théâtre français permettait une plus
grande perméabilité entre les scènes établies et celles dites libres. Mais les
théâtres allemands sont allés de l’avant et les scènes établies programment
aujourd’hui des compagnies dites libres, comme le groupe Rimini Protokoll,
qui axent leurs recherches sur le terrain de l’espace urbain. En parallèle, le
public français a développé un intérêt particulier pour le théâtre allemand
de « metteur en scène » et a accueilli avec joie des novateurs comme Frank
Castorf et son théâtre de la déconstruction. Puis vient le tour après la bascule
de l’an 2000 de Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin.
Le public d’Avignon l’ovationne. Il incarne la mise en scène allemande,
capable non seulement de présenter des pièces, mais aussi de sonder les
interrelations qui lient les personnages d’une pièce. Cette façon de travailler
contraste jusqu’à nos jours avec celle des metteurs en scène français qui
entretiennent un théâtre littéraire.
La perception du théâtre français par la critique allemande est à
la fois élogieuse pour ce qui concerne les grands metteurs en scène vieil
lissants tels Ariane Mnouchkine ou Peter Brook, et réservée pour la jeune
génération de metteurs en scène. Souvent, la critique allemande égratigne
ce que la critique française encense, le respect du texte littéraire, la pré-
éminence du bon goût, du joliment fait, de la belle ouvrage censée plaire
au public qui sort le soir. Écoutons à ce propos le jeune metteur en scène
franco-allemand Mikael Serre, interviewé par Barbara Engelhardt pour
le site Internet du Goethe Institut :
Les Français ont un rapport parfois incestueux avec la langue, c’est pé-
nible, on a l’impression d’être au chevet d’un mourant qui radote. En cela
le théâtre allemand n’est donc pas moins ou plus façonné, mais souvent il
est plus réactif à son époque, à son propre art, à sa place dans la société.
Le théâtre comme tout art met en jeux une combinaison de significations.
C’est une expérience esthétique. C’est cela qui reste en mémoire, cela qui
nous travaille aussi.
Au fond, la critique française du théâtre allemand se fait surtout lors
de la recension de spectacles proposés en France lors des grands festivals,
tels Avignon ou le festival Standard Ideal, dont voici la note d’intention
rédigée par Patrick Sommier, directeur de la mc 93.
Festival des frontières de l’art et des nations, le Standard idéal a cherché à
capter le regard qu’on porte sur le théâtre et la littérature française hors de
France. À quoi ressemblons-nous vus de Hambourg, de Berlin, Barcelone
ou Athènes ? Comment envisage-t-on notre théâtre, quelle lecture fait-on
des textes de Molière. Pourquoi un écrivain français comme Houellebecq est
adapté un peu partout en Europe par de grands metteurs en scène, et pas en
France ? Pourquoi de jeunes Berlinois s’intéressent-ils au cinéma français,
à Jean Eustache, Philippe Garrel ou Jean-Luc Godard, pourquoi de jeunes
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 233
allemands s’intéressent-ils à Mai 68, alors qu’ils sont nés 20 ans plus tard ?
Voilà d’où nous sommes partis. De ce regard « des autres » sur « nous » et
qui bien sûr nous entraîne tout droit à un narcissique « qui sommes-nous ».
Qui sommes-nous ? C’est la question que l’on se pose lorsqu’on in
terroge le théâtre de l’autre côté des frontières, dans une autre langue et
selon une autre tradition. L’art du théâtre nous renvoie au fonctionnement
de notre société, fait miroir aux conditions de notre production esthétique.
L’Allemagne et la France, Paris et Berlin sont à la fois proches et lointains,
comme deux cousins qui s’aiment et se jalousent en même temps. Nous
avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Il faut pour cela se donner
les moyens de la connaissance mutuelle, donc de la critique mutuelle. Et
c’est paradoxalement le médium le plus fluide, le plus virtuel, Internet,
qui nous permet de nous découvrir les uns les autres, avec des sites tels
que Nachtkritk.de, evene.fr, theatre-contemporain.net.
Il n’y a plus qu’à rêver d’un site de critique franco-allemand paris-
berlin-theatre.de.fr.
Berlin
Le reflet de la littérature polonaise
dans le miroir de la critique littéraire
Maryla Laurent
1. La mort de Staline (1953) ne met pas fin au stalinisme. Dans le domaine littéraire, les
deux années qui suivent sont très pénibles.
236 Maryla Laurent
7. Les plus importants sont aujourd’hui (du plus âgé au plus jeune) : Jacek Łukasiewicz,
Edward Balcerzan, Tomasz Burek, Stanisław Barańczak, Julian Kornhauser, Jerzy
Jarzębski, Aleksander Fiut, Stanisław Bereś, Marian Stala, Piotr Śliwiński, Przemysław
Czapliński, Piotr Kępiński.
8. Sta nisław Barańczak enseigna plusieurs années à l’Université de Harvard. Voir Ma-
ryla Laurent, « Stanisław Barańczak », in P. Mougin, K. Haddad-Wotling, Dictionnaire
mondial des littératures, Paris, Larousse, 2002.
9. L’Institut du Livre, créé officiellement en 2004 à Cracovie, est une institution nationale
dépendante du ministre de la Culture. Il a pour objectif la valorisation de la littérature
en Pologne et à l’étranger. Il dessert très professionnellement le stand polonais aux
diverses présentations internationales, aide à la mise en relation des éditeurs polonais
et étrangers, soutient avec un programme de bourses les traducteurs de la littérature
polonaise, etc. Il organise d’impressionnantes rencontres mondiales des traducteurs
de la littérature polonaise à Cracovie.
Le reflet de la littérature polonaise 239
10. Colloque Literatura polska w świecie. Obecności [La littérature polonaise dans le
monde. Présences], organisé par l’Université silésienne de Katowice à Cieszyn, 2009.
11. Les directeurs de collection français se plaignent de ne pas pouvoir lire intégrale
ment les livres avant la traduction. Il leur arrive d’acquérir des droits et de réaliser
à la remise de la version française que le livre ne cadre pas avec leur ligne éditoriale,
l’attente supposée de leur public, etc.
240 Maryla Laurent
12. Dorota Masłowska, Tchatche ou crève [Paw Królowej], Lausanne, Noir sur Blanc, 2008.
13. I.S., « Le slam à bout de souffle », La Liberté (Suisse), 23 août 2008.
Le reflet de la littérature polonaise 241
Ce qui nous préoccupe ici, c’est pourtant le regard que porte la critique litté-
raire française sur les œuvres polonaises. Et là, il y a lieu d’être inquiet parce
que se confirme la constatation de l’Atelier du roman, lorsque la revue avait
consacré deux de ses numéros (n° 6, 1996 et n° 27, 2001) à la critique littéraire :
Nous avons étudié de près les pages littéraires de trois quotidiens français (Le
Figaro, Libération, Le Monde). Notre conclusion a été unanime : il s’agissait
de pages plutôt publicitaires que littéraires15.
Lorsque le 12 février, à une heure de grande écoute, sur France In-
ter, on parle du roman de Masłowska pendant trois minutes et vingt-sept
secondes, c’est très important. La critique fait savoir qu’une littérature
existe, celle d’un pays, la Pologne. Qu’une œuvre originale se distingue.
Le temps de parole permet de donner un peu plus que le titre et le nom
d’auteur. Il encourage à la lecture et stimule la vente.
Mais, est-ce de la critique littéraire ? Y a-t-il le moindre débat (es
thétique, idées) qui peut s’amorcer ? Ne se rapproche-t-on pas dange
reusement de la promotion qui réduit le critique à un partenaire éco
À la fin 2007, vient le tour du Figaro dont les pages « Culture » per-
dent leur spécificité pour devenir « Pages livres » dans un ensemble plus
grand « Le Figaro et vous ». Le nombre de colonnes littéraires diminue
lors de la conversion.
Dans toute la presse française, le nombre et la taille des articles se
réduit. Les disciplines littéraires sont souvent couvertes par des pigistes
qui, pour des raisons économiques évidentes, doivent allier vitesse de
travail et grande disponibilité à l’actualité littéraire, un livre de cinquante
pages sera plus vite lu qu’un autre de cinq cent ! Les raisons économiques
(toujours) veulent que l’on emploie moins de pigistes et qu’on prenne les
textes les plus courts. Le nombre de signes par page, est lui aussi grignoté.
La critique littéraire française n’est plus qu’une parente pauvre de
la critique littéraire polonaise composée d’universitaires qui tiennent ru-
brique dans la grande presse ! Est-ce parce qu’en France la littérature
n’intéresse plus personne ? Est-ce parce que la presse française ne se veut
plus génératrice d’opinion ? Est-ce la fin de la culture ?
18. Olga Tokarczuk (1962) est une romancière qui s’est acquis un nom en Pologne. En
France, elle a publié Dieu, le temps, les hommes et les anges, tr. Ch. Głogowski, Paris,
Laffont, 1998 ; Maison de jour, maison de nuit, tr. Ch. Głogowski, Paris, Laffont, 2001 ;
Ultimes, tr. G. Erhard Lausanne, Noir sur Blanc, 2007.
19. Agnès Séverin, « Récits ultimes », Le Figaro littéraire, 1er novembre 2007.
20. Marie-France Bougie-Helleux, Le Morvandiau de Paris, février 2008 : « Beau roman,
très élaboré. Cela vaut vraiment la peine de s’ouvrir à d’autres cultures. De pratiquer
la curiosité […]. Dépaysement, émotion, charme – laissez-vous séduire ! ».
21. J.-M.M., « Trois femmes », Livres Hebdo, vendredi 7 septembre 2007. Le livre est
présenté comme étant « traduit du russe » (sic !).
22. Thierry Cecille, « Nous, les mortels », Le Matricule des Anges, nov.-déc. 2007.
23. « La trame magique des trois vies croisées », Le Temps (Suisse), 15 déc. 2007.
244 Maryla Laurent
« La trame magique des trois vies croisées » et, enfin, trois résumés24 de
la note de présentation de l’éditeur.
Pouvons-nous dire qu’Olga Tokarczuk, excellente romancière, a eu
droit au succès dans la presse française ? Un article excepté, il n’y a pas
de critique littéraire pour son livre.
Un autre romancier dont les livres sont très lus en Pologne, est
Jerzy Pilch25. Les brèves notices publiées en France sur son roman Sous
l’aile d’un ange26 reprennent principalement la présentation qu’en fait
l’éditeur. Le procédé est fréquent. Les titres donnés à ces brèves sont,
quant à eux, une suite de clichés renvoyant à la Pologne : « Saoul comme
un Polonais »27, « Confessions d’un ivrogne »28, « Boire, boire, boire et
écrire »29, « In vino veritas »30 ; ou encore, à propos d’un autre romancier
polonais, nous trouvons comme titre dans Viva : « À l’Est du nouveau »31.
Comme pareille platitude est navrante ! Est-ce un manque d’imagination
des journalistes, une formation littéraire insuffisante, ou une volonté des
rédacteurs en chef de donner des titres à la hauteur du niveau culturel
(supposé bas) des lecteurs ?
Par ailleurs, lorsque l’on examine à l’affilée les recensions de la lit
térature polonaise dans la presse française, l’on constate également que
ce que les journalistes relèvent de façon prioritaire dans les ouvrages est
toujours similaire. Ainsi l’un des thèmes « sûrs » est régulièrement ce que
l’on peut résumer comme les Polonais et les juifs.
La création par Hitler de l’unité administrative appelée General
gouvernement für die besetzten polnischen Gebiete (décret du 12.x.1939),
où le Gouverneur général Hans Frank sema la terreur, et où de partout, y
compris d’Allemagne, furent refoulés dans les ghettos les juifs avant d’être
transférés dans les camps de la mort, eux aussi prioritairement implantés
sur le territoire polonais occupé par les autorités allemandes, associe tra-
giquement la terre polonaise à la Shoah. L’assassinat de presque tous les
Polonais de confession juive, premières victimes en date des nazis, a laissé
32. Voir Maryla Laurent, « La littérature polonaise et le juif », in Les littératures juives
d’Europe centrale et orientale, éd. F. Saquer-Sabin, Lille, Tsafon. Revue d’études juives
du Nord, n°39, printemps-été 2000, p. 139-143.
33. Slawomir Mrożek, Balthazar, tr. M. Laurent, Lausanne, Noir sur Blanc, 2007.
34. Véronique Soulé, « L’Aphasie de Balthazar », Libération, 20 sept. 2007.
246 Maryla Laurent
lui, suscite des réflexions plus vastes également. Elles sont à peine effleu-
rées dans des articles pourtant souvent bien écrits et qui témoignent d’un
intérêt certain pour Mrożek35. Il y a donc indéniablement là une difficulté
à laquelle sont confrontés les trois pour cent de journalistes français qui
s’intéressent à la littérature polonaise. Une transmission culturelle ne se
fait pas et une méconnaissance persiste.
Un autre thème qui suscite régulièrement l’intérêt des critiques est
celui de l’exotisme. Un auteur tel Mariusz Wilk dont les reportages36 ra
content ses longs séjours dans des conditions primitives russes, bénéficie
d’articles enthousiastes. Virginie Mailles Viard dit de lui qu’il est « Le
voyageur immobile » et elle poursuit en assimilant La Maison au bord de
l’Oniégo à « Une forme d’essai où la pensée contemplative et galopante
nous précéderait comme un chien qui court reviendrait comme pour s’as-
surer que nous arrivons à suivre »37. Christian Mouze dans La Quinzaine
littéraire conclut en affirmant que chez cet auteur, « L’écriture n’est pas
un moyen, mais tout bonnement un art de vouloir continuer à vivre. C’est
une écriture et un combat de vie »38. À propos du dernier livre de Mariusz
Wilk traduit en français, on peut lire :
Les rennes sauvages sont une véritable clé pour comprendre l’âme saami.
En suivant leurs traces, Wilk se fraie son propre chemin, cette voie que
chacun doit découvrir pour soi-même. L’écrivain voyageur s’aventure dans
les antichambres de l’autre monde, dans des paysages qui recueillent les
rêves de la Terre, et où l’on partage ses propres rêves avec le frère renne39.
Ce qui se confirme toujours est que les journalistes s’intéressent
d’abord à la littérature qu’ils peuvent cadrer dans l’histoire. Marie Régnier
n’hésite pas à noter à propos des Neiges bleues de Piotr Bednarski et de
Dukla d’Andrzej Stasiuk :
35. Voir Agnès Passot, « Bathazar », Études, sept. 2008 ; Linda Lê, « Une jeunesse à Cra-
covie », Magazine littéraire, nov. 2007 ; Marie Zawisza, « Mrożek entre le silence et la
fuite », Le Monde des livres, 26 oct. 2007 ; Thierry Cecille, « La Langue sauvée », Le
Matricule des Anges, oct. 2007 ; Alain Favarger, « Mrożek face à Balthazar. À la suite
d’une hémorragie cérébrale qui l’a laissé sans voix, l’écrivain polonais s’est inventé
un double pour remonter le cours de sa vie », La Liberté (Suisse), 27 oct. 2007 ; A.P.,
« La mémoire en pointillé de Sławomir Mrożek », La Croix, 29 nov. 2007.
36. Mariusz Wilk, Le Journal d’un loup, tr. L. Dyèvre, Lausanne, Noir sur Blanc, 1999 ; La
Maison au bord de l’Oniégo, tr. R. Bourgeois, Lausanne, Noir sur Blanc, 2007 ; Dans
les pas du renne, tr. R. Bourgeois, Lausanne, Noir sur Blanc, 2009.
37. Virginie Maille Viard, « Le Voyageur immobile », Le Matricule des Anges, juil. 2007.
38. Christian Mouze, « Le Nord métaphysique », La Quinzaine littéraire, 1-16 juil. 2007.
39. « Mariusz Wilk salue les Saamis du Grand Nord », Libération, 18 juin 2009.
Le reflet de la littérature polonaise 247
C’est l’Histoire, la chaotique, la terrible, celle qui broie les hommes, qui est
l’héroïne de ces romans venus d’ailleurs. Chacun à sa manière, les auteurs
de ces pays nouvellement membres de l’U.E. évoquent leur patrie avec une
constante : le talent40.
40. Ibid.
41. Yuri Andrukhovych, Andrzej Stasiuk, Mon Europe, tr. de l’ukrainien par M. Malanc-
zuk et du polonais par M. Laurent, Lausanne, Noir sur Blanc, 2004.
42. Robert Quiriconi, Associated Press, 27 janvier 2004.
43. Alain Favarger, Quotidien juracien, 16 août 2004.
44. Erik Veaux, « Histoire, plus d’histoires », Quinzaine littéraire, 16-30 juin 2004.
45. Andrzej Stasiuk, « La Moldavie, étrange paradis », Courrier International, 8-24 mars
2004.
248 Maryla Laurent
46. Voir Maryla Laurent, La Littérature polonaise en France. D’une sélection des œuvres
à traduire au miroir déformant de la traduction, Lillle, Travaux et Recherches, 1998.
47. Charles Ruelle, « L’Hiver », Le Magazine Littéraire, mars 2006.
48. J.-M.M., « Un temps vieux comme la Pologne », Livres Hebdo, 13 janv. 2006.
Le reflet de la littérature polonaise 249
Pour peu nombreux, trop brefs, trop peu fouillés et souvent limités dans
les thèmes abordés que sont les articles sur les livres de beaucoup d’écri-
vains polonais contemporains, ils existent. En revanche, quand paraît une
œuvre qui appartient au passé littéraire polonais, on est bien en peine de
trouver le moindre mot la concernant dans la presse française. La littéra-
ture classique ne séduirait-elle personne ? Est-ce parce que le journaliste
littéraire qui reçoit cinquante livres par semaine, classe ceux-ci non seule-
ment par maison d’édition, mais aussi en fonction des écrivains vivants ou
disparus ? Et, dans la mesure où il n’a droit qu’à peu de place, il les écarte ?
Toujours est-il que la réédition des Mémoires de Jan Chrysostom
Pasek54, comme dans la traduction très soignée de La Chabraque de Karol
Irzykowski55, n’ont eu droit qu’au silence. Certes, on aimerait écrire que
le centième anniversaire de Witold Gombrowicz, auteur polonais majeur
du xxe siècle, quant à lui connu en France, valut à ses œuvres éditées ou
rééditées de longues colonnes dans la presse. La réalité est plus modeste.
Les livres sont annoncés, il est vrai :
Né en 1904 (et mort en France en 1964), l’écrivain polonais Witold Gom-
browicz a droit aussi à une biographie (Vies de Gombrowicz de Chris-
tophe Guias, Grasset) et à un essai (Gombrowicz et la littérature de Michał
Głowiński)56.
Deux livres entendent préciser les contours d’un écrivain polonais ma-
jeur du xxe siècle. Rita, l’épouse, revient sur un exil argentin de vingt-quatre
ans, regardé comme « la liberté de devenir Gombrowicz » et analysé en tant
qu’ouverture de l’œuvre. Onze essais d’un spécialiste varsovien montrent un
écrivain original, novateur, souvent surprenant. À prendre et ne pas laisser57.
54. Jan-Chrysostome Pasek, Les Mémoires, Lausanne, Noir sur Blanc, 2000, tr. P. Cazin.
Jan Chrysostom Pasek (1636-1701) est le représentant typique de la noblesse polonaise
du xviie siècle qui s’était inventé une généalogie remontant à un peuple oriental, les
Sarmates. Ses truculents Mémoires, à la langue à peine transposée d’une narration
orale, relatant ses exploits supposés au service de la République des deux Nations
entre 1656 et 1688, sont un monument unique de la littérature européenne et ont in-
fluencé les romans du xixe siècle.
55. Karol Irzykowski, La Chabraque, Pałuba [1903], édition bilingue, tr. K. Siatkowska-
Callebat, éd. Z. Mitosek et K. Siatkowska-Callebat, Cultures d’Europe centrale, hors
série n° 5, 2007.
56. « Édition, vie littéraire et intellectuelle », Livre Hebdo, août 2004.
57. M.E.B., « Un grand de Pologne », Weekend, 14.01.05.
Le reflet de la littérature polonaise 251
De petites notes en article plus long sont aussi annoncées toutes les
rééditions du théâtre58, des romans, des journaux. L’annonce du centenaire
lui-même est plus restreinte59, elle a droit à deux pages dans le Figaro Maga-
zine. C’est aussi Le Figaro Littéraire (4 nov. 2004) qui sera le seul à accorder
deux pleines pages : un entretien avec Rita Gombrowicz (« L’exil a sauvé
Witold ») un article de Michel Polac (« L’immaturité comme règle de
vie ») et une vraie critique des textes gombrowicziens, mais aussi du livre
de Michał Głowiński. Rédigée par Clémence Boulouque, « Gombrowicz,
la Pologne sans rivages », cette critique contribue à penser l’œuvre et à
penser à partir de l’œuvre.
Il est très inquiétant que les rubriques où un journaliste attitré ou
un pigiste rend compte, en la soumettant à un examen raisonné, de la
parution en langue française d’œuvres incontournables du patrimoine
littéraire polonais, soient aussi rares. Aveuglés par leurs facilités techniques
de communication, les Européens sont-ils totalement enfermés dans leur
cercle de vie le plus étriqué ? La critique littéraire a-t-elle abandonné
toute résistance aux enfermements des globalisations, à l’uniformisation
du goût et des discours ?
Il convient de remarquer que le livre de Michał Głowiński, éminent
universitaire, n’a suscité aucune réaction du milieu universitaire français
où existe également une critique littéraire :
La littérature, avec ses rôles, ses stades d’excellence et ses distinctions, s’est
très vite constituée en monde particulier […]. Discipline à prétention scienti-
fique, la critique universitaire s’est constituée à partir d’une cassure avec une
critique à vocation plus mondaine à la fin du xixe siècle. Albert Thibaudet,
dans ses conférences de 1922 sur la Physiologie de la critique, distinguait
alors la critique des maîtres, de celle des professeurs d’une part, de celle des
journaux et des salons d’autre part60.
Malheureusement, là encore, l’imperméabilité entre les différents
domaines de recherche est une triste réalité. Les colloques, symposium ou
autres journées d’études universitaires qui ont la littérature polonaise pour
objet d’études regroupent majoritairement des universitaires polonais. Ils
se partagent en deux groupes. Le premier, travaille au sein d’universités
58. Dorota Felman, « Le cas Gombrowicz », Théâtres, déc.-janv. 2005 ; Jean-Marc Bastière,
« Fascinante bêtise », Famille chrétienne, 16/22 octobre 2004 ; Michel Polac, « Concours
de grimaces », Charlie Hebdo, 24 novembre 2004 ; Enrique Vila-Matas, « Un dîner à
Buenos Aires », Magazine Littéraire, juil.-août 2005.
59. Gilles Weyer, « Witold Gombrowicz, la Pologne fête ses cent ans », Figaro Magazine,
17 avril 2004.
60. Patrick Kéchichian, loc. cit.
252 Maryla Laurent
Algis Kalėda
1. Il faut comprendre le terme des sciences littéraires au sens large comme étant l’en-
semble de tous les travaux sur la littérature, c’est-à-dire englobant l’histoire de la
littérature, la théorie, la critique, et même la méthodologie, et dans certains cas les
essais, et les discussions sur les œuvres littéraires.
La critique littéraire lituanienne d’après-guerre 257
3. Algirdas Julius Greimas, Iš toli ir iš arti [Du loin et du près], Vilnius, Vaga, 1991,
p. 430-432.
La critique littéraire lituanienne d’après-guerre 259
avec l’impact d’un Goncourt en France, mais, en Pologne, dès que cent
mille exemplaires sont vendus, le résultat est jugé considérable. Un seul
auteur a dépassé le million d’exemplaires vendus de son livre : le pape
Jean-Paul II. C’est donc à cela que correspond l’influence des membres
d’un jury et donc, en somme, de la décision de sept ou neuf personnes.
Guy Fontaine : Luc, la revue Septentrion, dans le contexte belge en
général – et de nos jours plus que jamais –, tient une place vraiment toute
particulière dans la critique littéraire ?
Luc Devoldere : Il faut d’abord préciser ce que c’est exactement. J’ai
le grand plaisir et l’honneur de diriger une institution culturelle qui veut
faire connaître à l’étranger, la langue et la culture de l’aire linguistique
néerlandophone, c’est à dire la Flandre et les Pays-Bas. Il s’agit de vingt-
deux millions de locuteurs de la langue néerlandaise, soit six millions de
Flamands – donc la majorité des Belges, et environ seize millions de Néer-
landais. Nous publions des revues en anglais, mais la revue qui m’est la
plus chère est naturellement Septentrion qui existe déjà depuis trente-sept
ans. Je ne suis pas le fondateur de la maison, naturellement. Le sous titre
est « Art, Lettres et Culture de Flandre et des Pays Bas ». C’est une revue
de culture générale, mais où la littérature y joue un rôle important. Cela
dit, nous présentons, en français principalement, la littérature de langue
néerlandaise. Je vais donner un simple exemple : dans le numéro deux de
cette année, avant la mort de Hugo Claus, nous avons pensé que c’était le
vingt-cinquième anniversaire du grand roman européen Le Chagrin des
Belges. Nous avons donc demandé au traducteur, Alain van Crugten qui
est Belge, de relire sa traduction et de commenter cette aventure. Il faut
savoir que le roman était traduit chez Julliard à Paris, et que la première
version du manuscrit avait été retournée au traducteur avec des ratures et
la mention « Ceci n’est pas du français ». À mon avis, pour traduire ce
roman d’un style fabuleux, il fallait vraiment un Belge, il fallait beaucoup
de belgicismes,. Je peux vous avouer que moi-même je suis originaire
de la région et de la ville où le roman se déroule, c’est à dire la Flandre
occidentale. Il faut vraiment être de la région pour comprendre tous les
registres linguistiques et stylistiques de ce grand roman qui a été traduit
d’une façon incroyable, remarquable par ce grand traducteur qu’est Alain
van Crugten. Voilà le genre de choses que nous faisons. Là-dessus, Hugo
Claus est mort ! L’article arriva vraiment au bon moment, au moment
juste, parce que c’est un grand roman traduit. Un roman traduit, c’est un
roman qui reçoit une nouvelle vie, soyons très clair. Je reparlerai encore du
rôle très important de la traduction. C’est ce que nous faisons avec cette
revue. Je n’écris jamais en français dans cette revue. Je me fais traduire. On
Table ronde 267
germanistes parce que les germanistes, d’après l’expérience que j’en ai eue,
sont davantage ouverts aux autres littératures que les autres littératures à
l’altérité. Donc, finalement, j’y suis arrivée et les ouvrages que vous avez
ici peuvent vous montrer en quoi cela consiste ; par exemple : L’Image de
Napoléon dans les littératures européennes. Ce colloque-là m’a permis de
réunir des représentants d’un très grand nombre de pays, tout le monde
ayant pu travailler sur l’image de Napoléon dans la littérature de son pays.
Les résultats de ces recherches ont dépassé ce qu’on pouvait en attendre ;
c’est-à-dire que l’étonnement de chacun a été grand de voir qu’on pouvait,
justement comme vous venez de le dire, suivre finalement un fil directeur
qui va, très souvent, par exemple, du dix-septième siècle jusqu’à nos jours.
On se rend compte, par ce fait, que le motif de Napoléon, par exemple,
est encore très vivant aujourd’hui et que, aujourd’hui encore, les écrivains
se servent du motif de Napoléon dans leurs œuvres. Et de cette façon-là,
je dirais qu’on a fait de la critique littéraire un peu sans s’en apercevoir,
mais que les colloques se sont enrichis des témoignages de chacun et des
littératures de chacun. Voilà pour la partie universitaire. Après, évidem-
ment il y a l’édition des Actes de Colloques : L’Image de Napoléon dans les
littératures européennes, ou Le Port : lieu et métaphore qui a étudié le motif
du port dans différentes littératures qui ne sont d’ailleurs pas uniquement
des littératures européennes car, évidemment, l’Europe n’existe pas sans
les autres continents. C’est, à chaque fois, de la littérature qui dépasse les
frontières européennes. Il y a encore d’autres volumes, par exemple : De la
relation de voyage au voyage intérieur, c’est-à-dire que la critique littéraire
est aussi un voyage à travers les littératures. Ensuite, j’aborderai ce qui
concerne mon travail en tant qu’enseignante, entre autres, de littérature.
Je me suis rendu compte que, durant les colloques, les communicants
aimaient beaucoup parler des littératures, disons, anciennes, plutôt que
de la littérature fin xxe siècle ou début du xxie siècle, parce que justement
la critique est abondante et qu’il est toujours intéressant de se rapporter
à la critique. Mais, de ce fait, la littérature de la fin du xxe siècle et du
début du xxie siècle est ignorée d’un grand nombre de personnes… et la
littérature continue et évolue. Elle n’est pas cantonnée aux classiques. J’ai
essayé de présenter cette littérature, j’essaie toujours de la présenter lors
de colloques, en travaillant moi-même sur des auteurs contemporains et
des livres qui viennent de sortir dans les dernières années du xxe siècle
ou au début du xxie siècle, mais évidemment, dans ce cas là, la littérature
critique n’existe pas, cette littérature n’a pas été critiquée. Alors qu’est-
ce que j’ai constaté ? Pour le domaine germanique, comme ce fut évoqué
lorsque vous avez parlé de La Voix du Nord, on constate très souvent qu’en
Table ronde 271
d’une critique littéraire européenne dans chacun des pays ici concernés.
J’entendais dire ce matin que toute conscience critique est d’abord an-
crée dans une conscience nationale et j’ai déjà entendu beaucoup d’entre
vous, et en particulier les linguistes, mais je crois même avoir entendu
tous les gens ici présents, dire que quand on écrit, on habite d’abord
dans sa langue. N’y a-t-il pas là un obstacle fondamental à l’émergence
d’une critique littéraire européenne ? En Pologne, existe-t-il une critique
littéraire spécifiquement européenne et si elle existe, peux-tu la décrire
et si elle n’existe pas, peux-tu nous dire les obstacles, Stanislas, que tu y
trouves, que tu y repères ?
Stanislaw Bereś : Ce n’est pas facile de répondre simplement. Parce
que tout cela résulte d’un processus historique. Rappelons donc quelques
faits : le premier historien polonais, Gall Anonim, était un bénédictin
français (à la charnière des xiie et xiiie siècles). Peut-être, mais ce n’est pas
sûr. On suppose qu’il est venu de France. À l’époque de la Renaissance,
le plus grand et le plus éminent écrivain polonais, Jan Kochanowski était
l’ami de Ronsard. Il avait étudié à Paris et en Italie et à Cracovie. C’était
à l’époque du latin. Mais c’était la même Europe, il y avait une unité
culturelle européenne. Si nous regardons, par exemple, le Romantisme :
le plus grand poète romantique polonais, Adam Mickiewicz, était un ami
de Pouchkine, mais aussi de Goethe et de Lautréamont. Ils ont pu discuter
ouvertement, normalement entre eux. C’est Goethe qui a lu Mickiewicz.
Mickiewicz qui a lu Pouchkine. Pouchkine qui a lu Mickiewicz ; c’est tou-
jours l’Europe littéraire au diapason d’une unité culturelle. À l’époque de
la fin du xixe siècle, l’exemple polonais ? C’est Stanisław Przybyszewski.
Il était un collègue de Strindberg, d’Ibsen. Il a étudié à Berlin, son épouse
Dagna hantait les rêves d’éminents écrivains de divers pays. La grande
famille littéraire était plutôt bohème. L’époque de l’entre-deux-guerres ?
C’est toujours la même Europe en dialogue : en Pologne, le futurisme
naît en même temps qu’en Italie et en France. C’est la même époque et
ce sont les mêmes idées. Je signalerai pourtant ici que le surréalisme po-
lonais était antérieur au Manifeste du surréalisme de Breton parce que je
serais tenté de dire que le romantisme polonais était saturé d’onirisme et
d’inconscient, et la drogue y était pour quelque chose ! Soixante-dix ans
avant les surréalistes, Juliusz Słowacki prenait sa plume uniquement après
avoir eu sa dose de laudanum (et donc d’opium) et il avait ses visions et
ses entretiens avec les esprits. Zygmunt Krasiński, autre poète prophète
romantique, ne procédait pas différemment, pas plus que le célèbre Adam
Mickiewicz. Krasiński allait jusqu’à pratiquer l’auto-étouffement pour se
sentir mourir. Ces auteurs se voulaient « médiums écrivant » et étaient
Table ronde 273
être moins avec le Canada, mais chacun revendique ses auteurs comme
étant ses auteurs ; on a même déjà vu des disputes à propos de Kafka, pour
savoir où on le mettait et à quel pays il appartenait et qui avait le droit de
le revendiquer. Alors, ce que j’essaie de faire en cours, c’est de montrer,
en prenant par exemple trois œuvres en parallèle, de l’Allemagne, de l’Au-
triche et de la Suisse, quel peut être le fond commun de ces littératures et
j’essaie de démontrer finalement que ce fond linguistique forme un type
de littérature, parce que c’est plus facile quand même dans une langue.
Mais malgré tout il y a encore des barrages qui sont non pas linguistiques,
mais culturels, socio-culturels et historiques.
Guy Fontaine : Je crois avoir entendu à peu près la même chose des
cinq orateurs, avec peut être cette nuance dans les propos de José Ma-
nuel, à savoir qu’il y a des pays, qui, pour des raisons politiques, ont un
appétit d’Europe plus fort que les autres. Je crois aussi avoir entendu que,
bien sûr, le critique habite dans sa langue et qu’une critique littéraire est
d’abord ancrée dans une conscience nationale, même si nous, qui sommes
européophiles en tant que lecteurs, nous sommes évidemment aussi euro-
péophiles en tant que citoyens, et qu’il y a une connexion à trouver entre
cette émergence d’une critique littéraire européenne et la construction
d’une acculturation des lecteurs à notre patrimoine littéraire. Voilà où
j’en suis à l’étape actuelle de notre discussion.
José Manuel Fajardo : Parmi les différentes activités dont je vous ai
parlé au début, je dois en rajouter une autre que j’organise souvent : les
festivals de littérature. J’ai participé à la création de festivals et de salons
des livres en Espagne, même en France avec la Maison des Écrivains Étran-
gers et des Traducteurs de Saint Nazaire, et je suis en train de le faire aussi
à Porto Rico. En parlant de cela, je me suis rendu compte qu’il n’existait
pas un seul festival de taille continentale en Europe consacré à la littérature
européenne. J’étais au festival de Cognac, c’est très sympathique, mais ce
n’est pas un festival de véritable taille continentale, je parle d’un festival
qui parlerait peut-être des livres d’Espagne en Espagne, de Paris à Paris,
c’est-à-dire un véritable point de référence culturel. Un des moyens les
plus utiles pour rehausser et placer le sujet de la littérature européenne
dans la mentalité, dans la tête des lecteurs, du public d’aujourd’hui, c’est
peut-être de trouver ces espaces de rencontre, un espace de rencontre de
ce genre, qui permette de mettre en évidence ce que nous connaissons.
De quelques critiques
précurseurs de l’Europe littéraire
Albert Béguin et le tournant balzacien
André Vanoncini �����������������������������������������������������������������73
246
Walter Muschg
Peter André Bloch������������������������������������������������������������113
Berlin – Paris
Théâtre, critique, regards croisés
Philippe Braz�����������������������������������������������������������������������223
Où va la critique littéraire ?
Table ronde animée par Guy Fontaine�����������������������������263