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Daniel Cohen éditeur

www.editionsorizons.com

Universités – Domaine littéraire

Collection dirigée par Peter Schnyder

Conseillers scientifiques : Jacqueline Bel – Université du Littoral –


Côte d’Opale – Boulogne-sur-Mer • Peter André Bloch – Université de
Haute-Alsace – Mulhouse • Jean Bollack – Paris • Jad Hatem – Université
Saint-Joseph – Beyrouth • Éric Marty – Université de Paris 7 • Jean-Pierre
Thomas – Université York – Toronto – Ontario • Erika Tunner – Univer-
sité de Paris 12.
La collection « Universités / Domaine littéraire » poursuit les buts
suivants : favoriser la recherche universitaire et académique de qualité ;
valoriser cette recherche par la publication régulière d’ouvrages ; per-
mettre à des spécialistes, qu’ils soient chercheurs reconnus ou jeunes
docteurs, de développer leurs points de vue ; mettre à portée de la main
du public intéressé de grandes synthèses sur des thématiques littéraires
générales.
Elle cherche à accroître l’échange des idées dans le domaine de la
critique littéraire ; promouvoir la connaissance des écrivains anciens et
modernes ; familiariser le public avec des auteurs peu connus ou pas
encore connus.
La finalité de sa démarche est de contribuer à dynamiser la réflexion
sur les littératures européennes et ainsi témoigner de la vitalité du do-
maine littéraire et de la transmission des savoirs.

ISBN : 978-2-296-08761-3
© Orizons, diffusé et distribué par L’Harmattan, 2010
Critique littéraire
et littérature européenne
Dans la même collection

• Sous la direction de Peter Schnyder :


L’Homme-livre. Des hommes et des livres – de l’Antiquité au XXe siècle,
2007.
Temps et Roman. Évolutions de la temporalité dans le roman européen
du XXe siècle, 2007.
Métamorphoses du mythe. Réécritures anciennes et modernes des
mythes antiques, 2008.
• Sous la direction de Tania Collani et de Peter Schnyder :
Seuils et Rites, Littérature et Culture, 2009.
Critique littéraire et littérature européenne, 2010.
• Sous la direction d’Anne Bandry-Scubbi :
Éducation – Culture – Littérature, 2008.
• Sous la direction de Luc Fraisse, de Gilbert Schrenck et de Michel
Stanesco† :
Tradition et modernité en Littérature, 2009.
• Sous la direction de Greta Komur-Thilloy :
Presse écrite et discours rapporté, Théorie et pratique, 2009.
• Sous la direction d’éric Lysøe :
Signes de feu, 2009.
• Sous la direction de Georges Frédéric Manche :
Désirs énigmatiques, Attirances combattues, Répulsions doulou-
reuses, Dédains fabriqués, 2009.

• Anne Prouteau, Albert Camus ou le présent impérissable, 2008.


• Roberto Poma, Magie et guérison, 2009.
• Frédérique Toudoire-Surlapierre – Nicolas Surlapierre
Edvard Munch – Francis Bacon, images du corps, 2009.
• Michel Arouimi, Arthur Rimbaud à la lumière de C.F. Ramuz et
d’Henry Bosco, 2009.
• François Labbé, Querelle du français à Berlin avant la Révolution
française, 2009.
• Gianfranco Stroppini de Focara, L’amour chez Virgile : Les Buco-
liques, 2009.

D’autres titres sont en préparation.


Sous la direction de

Tania Collani et Peter Schnyder

Critique littéraire
et littérature européenne

2010
Colloque international et pluridisciplinaire labellisé par
la Saison culturelle européenne (ue2008fr) et soutenu par la Commission
européenne « Europe for Citizens »

organisé par
L’Institut de recherche en langues et littératures européennes
(ILLE — EA 4363)

en collaboration avec Guy Fontaine (« Les Lettres européennes »)


et Maryla Laurent (Lille 3)
à l’Université de Haute-Alsace, Campus de Mulhouse
(du 2 au 4 octobre 2008)

En partenariat
L’IEFF, Institut d’études françaises et francophones (Université de Bâle),
le CERCLE, Centre de recherches et d’études sur
les civilisations et les littératures européennes (ULCO),
les LLE Réseau « Les Lettres européennes »,
le DESE, Doctorat d’études supérieures européennes,
l’AILE, Association internationale de Littérature européenne.

Cet ouvrage est publié avec le concours de l’ILLE,


des Conseils scientifique de la FLSH et de l’UHA,
du Conseil Général du Haut-Rhin,
du Département fédéral des Affaires étrangères (Berne),
du Consulat général de Suisse à Strasbourg,
de la Commission européenne « Europe for Citizens »
et du Réseau « Les Lettres Européennes »
Avant-propos

V oilà quarante ans, le paysage littéraire permettait au public de se


passionner, non pas seulement pour la littérature, mais également
pour sa critique. Il suffit de se souvenir des querelles autour de la Nou­velle
Critique, provoquées par le structuralisme et l’introduction pro­gressive
des sciences humaines dans un discours critique qui avait été longtemps
proche de l’histoire littéraire et de la philologie. Et au­jourd’hui ? On dirait
que la critique littéraire est devenue invisible ou peu s’en faut. Ce livre
essaie de montrer pourquoi. Il propose aussi une issue à cette impasse. Il
se situe au croisement de la cri­tique littéraire universitaire d’une part et
journalistique de l’autre, do­maines en crise depuis les années quatre-vingt.
L’un et l’autre seront examinés à partir d’une réflexion sur les enjeux de
la critique littéraire et de la critique de théâtre, confrontés à quelques
critiques littéraires de taille en Europe (Jean Starobinski, Albert Béguin,
Marcel Raymond, Leo Spitzer et Erich Auerbach, Carlo Bo, Mario Praz,
Walter Muschg). Cette réflexion est complétée par des aperçus de la cri-
tique littéraire dans différents pays (Allemagne, pays néerlandophones,
Roumanie, Pologne et Lituanie).
Le présent volume tentera donc de mettre à profit ces efforts mul­
tiples qui se laissent observer dans toute l’Europe malgré le peu de prestige
de la critique littéraire : et si on tentait de créer des synergies à partir de
la sphère géographique, en proposant une critique littéraire européenne
au même titre que l’on parle de littérature européenne ? N’y aurait-il pas
un renouvellement prometteur qui prendrait son essor dans une vision
nouvelle de l’approche littéraire ? Définie à partir des lettres européennes,
qui sont consi­dérées comme unité dans la diversité et comme objet futur de
connaissances communes et plurielles, pour­quoi ne pas s’ouvrir davantage
à la littérature européenne, aux « lettres européennes » comprises dans
8 Tania Collani et Peter Schnyder

leur potentiel d’identification, ancien et mo­derne, et dans leur patrimoine


commun au travers des âges, au-delà des divergences politiques ? L’enjeu
principal est donc d’étudier com­ment concrétiser les atouts d’une approche
délibérément européenne de la lit­térature pour proposer à la critique litté­
raire une démarche qu’elle a en partie déjà entreprise.
En effet, si les lettres européennes ont déjà plusieurs défenseurs, la
critique littéraire reste plutôt lente pour tenir compte et tirer parti de cet
enjeu culturel de première importance. Les actes du Colloque in­ternational
et pluridisci­plinaire or­ganisé par l’ILLE, labellisé par la « Saison culturelle
européenne 2008 » et soutenu par la Commission européenne « Europe des
Citoyens », se don­nent pour but d’entamer une réflexion approfondie sur
l’état de la critique littéraire actuelle, en donnant la pa­role à des spécialistes
du monde universitaire, éditorial et journalistique.
Le grand pari de la littérature et de la critique résiderait ainsi dans
la vision d’une litté­rature dépassant les frontières ; une littérature qui
s’érige en parallèle avec les concepts écono­miques et so­ciologiques de la
« globalisation ». D’où l’importance du critère « eu­ropéen ». Une lit­té­
rature européenne sur laquelle beaucoup de choses ont été dites et écrites,
signe tangi­ble qu’il s’agit d’un objet critique valable ; une litté­rature sur
laquelle beaucoup de cho­ses restent à dire, parce qu’elle progresse, et se
définit peu à peu, en s’imposant comme concept identi­taire à l’intérieur
et à l’extérieur des frontiè­res géographiques.
C’est en partant du concept de « littérature européenne » que la
critique litté­raire, universitaire et journalistique peut se renouveler, en
France comme dans d’autres pays européens. Le présent ouvrage tente
de donner quelques nouvelles réponses à la vieille question : « Où va la
critique ? ». Il établira qu’il n’est pas fa­tal qu’elle aille, comme Paul Valéry
l’avait autrefois prédit sinon souhaité, « à sa perte ».

T.C. et P.S.
Introduction
Critique littéraire
et littérature européenne

Un nouvel enjeu pour un domaine en crise ?

Peter Schnyder

« Je crois en effet que notre littérature est très


imparfaitement connue de nous-mêmes, et que
les étrangers la connaissent beaucoup mieux que
nous ne connaissons les leurs, Goethe, Schopen-
hauer, Nietzsche, Ibsen, Dostoïevski, Tolstoï, tous
les grands esprits étrangers ont tenu leurs regards
sans cesse tournés vers la France... »
André Gide, Lettre à Angèle, viii (1899)1

C omme le dit clairement l’avant-propos, ce livre tente de revitaliser la


critique littéraire, qu’elle soit universitaire ou journalistique (ou les
deux), en appelant à déplacer l’angle d’approche de la littérature vers une
dimension européenne. Ouverture souhaitable, sans exclusive, et qui n’a
rien d’artificiel puisqu’elle consiste, tout naturellement, à se rappeler les
racines européennes de notre culture, tout en se conformant à la réalité
économique et politique de notre temps. Notre culture a non seulement
un fond commun encore trop souvent oublié, elle est aussi, depuis long-
temps, plus ouvertement métissée. Cette diversité se manifeste plus ou
moins à notre insu, dans nos us et coutumes, notre langue, notre système

1. In Essais critiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1999, p. 51.


12 Peter Schnyder

de valeurs. Les littératures relèvent donc davantage d’une esthétique de


l’hybridité que d’un fantasme de spécificité nationale, sans que leurs exi-
gences formelles en soient pour autant affectées. Elles contribuent ainsi,
selon le mot d’Édouard Glissant, à un usage « ouvert »2 des langues. Un
tel usage ne reflète-t-il pas mieux notre réalité que la poursuite d’un idéal
d’acculturation dévolu à l’école qui voudrait être un liant de cultures et
un gardien du lien intergénérationnel ? Tous ces métissages dépasseraient
une vision uniquement nationale de la littérature, et ils permettraient une
approche expérimentale, si toutefois elle parvient à éviter une lecture
« hors-sol » déconnectée de son contexte, a-topique et aseptisée.
Cette prise de conscience du patrimoine européen de la littérature
favorisera aussi un ancrage des lettres européennes dans les programmes sco-
laires des pays de l’Union Européenne3. Dans son allocution à un colloque
sur « L’enseignement des littératures européennes », organisé par Jacques
Legendre au Sénat en décembre 2007, Tzvetan Todorov nous rappelait ceci :
Le continent européen porte le nom d’une jeune fille, Europe, qui aurait été
enlevée par Zeus transformé en taureau, et abandonnée sur l’île de Crète, où
elle donna naissance à trois fils. Mais Hérodote raconte une version beau-
coup plus réaliste de la légende. D’après lui, Europe, fille du roi Agénor de
Phénicie (terre correspondante au Liban actuel), a été enlevée, non par un
dieu, mais par des hommes bien ordinaires, des Grecs de Crète. Elle y vécut
ensuite, donnant naissance à une dynastie royale. C’est donc une Asiatique
venue vivre sur une île de la Méditerranée qui donnera son nom au continent.
Cette appellation semble annoncer, depuis les temps les plus reculés, la fu-
ture vocation du continent. C’est une femme doublement marginale qui en
devient l’emblème : elle est d’origine étrangère, une déracinée, une immigrée
involontaire ; et elle habite aux confins, loin du centre des terres, sur une île.
Les Crétois en ont fait leur reine ; les Européens leur symbole. Le pluralisme
des origines, l’ouverture aux autres sont devenus la marque de l’Europe et
fondent la spécificité de la littérature européenne. À nous adultes incombe le
devoir de transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile4.

2. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 122-
123 : « Ce n’est pas une question de parler les langues, ce n’est pas le problème. On
peut ne pas parler d’autres langues que la sienne. C’est plutôt la manière même de
parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte ; de la parler dans l’ignorance
de la présence des autres langues ou dans la prescience que les autres langues existent
et qu’elles nous influencent même sans que nous le sachions. Ce n’est pas une question
de science, de connaissance de langues, c’est une question d’imaginaire des langues ».
3. « L’Enseignement des littératures européennes. Actes du colloque organisé le 11 dé-
cembre 2007 au Palais du Luxembourg », sous la direction de Jacques Legendre,
sénateur, avec la participation de Tzvetan Todorov, Guy Fontaine, Maryla Laurent,
Peter Schnyder, Vaira Vîke-Freiberga, et al. Rapport n° 221 (2007-2008), Paris.
4. Ibid., p. 14.
Critique littéraire et littérature européenne 13

Aucun héritage ne se transmet dans l’évidence – souvenons-nous


du mot de Goethe : « ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le
posséder »5. Dans une réflexion récente, Antoine Compagnon avance que
la littérature tout entière est menacée par sa fragilité6. Mais, poursuit-il,
cette fragilité même la rend désirable et, par là, paradoxalement, plus
prégnante. Le désir ne se trouve-t-il pas augmenté par un je ne sais quoi
d’étrange ou d’étranger ? Pourquoi le restreindre aux choix littéraires de
son pays, ou de sa langue ?
D’autre part, nombreux sont ceux qui ont compris que les lettres,
tout comme la pensée, trouvent profit à circuler au-delà des frontières
d’un pays. Par exemple, on a pu voir quelqu’un comme André Gide, en
son temps, se tourner, poussé par son tempérament et par une curiosité
authentique, vers la littérature européenne – à un moment où la France,
encore sous le choc de la Guerre de 1870, se montrait frileuse vis-à-vis de
l’étranger. Gide agira avec un égal esprit d’ouverture en 1918 et dans des
conférences, en Allemagne et en Autriche, après la Deuxième Guerre
mondiale. Cet écrivain reste un exemple : n’incarne-t-il pas une vision eu-
ropéenne avant la lettre ? Une vision non constituée par un universalisme
abstrait (ou angélique ?) mais par un ancrage revendiqué dans son époque,
dans son milieu – souvenons-nous de la fameuse apostrophe : « Né à Paris,
d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur
Barrès, que je m’enracine ? »7. Comme d’autres avant et après lui, Gide
a « européanisé » la littérature française puisqu’il la voulait ouverte, tout
en ayant sa place dans le concert des autres langues et des autres nations.
Cette oscillation identificatoire, ni tout à fait locale, ni tout à fait univer-
selle nous paraît convenir pour aboutir à une approche digne d’intérêt et
dont les lettres européennes constituent le foyer idéal. Les auteurs de cet
ouvrage essaieront de montrer (et de démontrer) le bien-fondé de cette
vision des choses, sans négliger d’analyser le curieux déclin de la critique
tant comme discipline académique que comme expression dans la presse8.

5. Johann Wolfgang von Goethe, Faust. Der Tragödie Erster Teil [1808], v. 682-683 : « Was
du ererbt von deinen Vätern hast, erwirb es, um es zu besitzen ».
6. Antoine Compagnon, La Littérature pour quoi faire ?, Paris, Collège de France / Fayard,
2007, p. 77. Il faut rappeler que le statut « faible » de la littérature n’est pas un constat
nouveau. Voir, par exemple, Hans Erich Nossack, Die schwache Position der Literatur.
Reden und Aufsätze, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1966.
7. André Gide, Essais critiques, Essais critiques, op. cit., p. 4.
8. Dans son essai, Que fait la critique ? 50 questions Paris, Klincksieck, 2008, Frédérique
Toudoire-Surlapierre montre une ouverture toute naturelle vis-à-vis d’auteurs (et de
critiques) européens tout en dressant l’historique de la critique littéraire en France
qui implique également l’art dramatique et la critique de cinéma.
14 Peter Schnyder

Car il suffit de se tourner vers la « Nouvelle Critique », ou le New


Criticism, pour se rendre compte de la vigueur de l’activité critique
jusqu’aux années 1960-1970, que ce soit en France ou ailleurs. Ce qui nous
frappe également, c’est l’ouverture européenne de bien des critiques d’alors
– qu’il s’agisse de Jean Rousset, de Jean Starobinski, de Serge Doubrovsky,
de Hans Robert Jauss. Parler d’eux, c’est aussi se rappeler du statut et
du prestige de la littérature de leur époque. Sans délaisser la critique et le
mouvement des idées de leur temps en évoquant les travaux de Roland
Barthes, de Leo Spitzer, de Paul Ricœur, de Jean Bollack, de bien d’autres.
Dans les pages qui suivent, nous voudrions faire deux brèves visites, l’une
du côté de Jauss, l’autre du côté de Doubrovsky. Leur rendre hommage,
c’est aussi montrer que les temps ont changé, qu’il faut prendre le parti
d’« être de son temps », selon le mot d’Horace. Que la critique littéraire
ne doit pas se laisser entraîner totalement par l’air du temps : il y va de la
littérature et, pour lors, de notre avenir d’hommes et de femmes libres.

Dans une communication faite en 1981 à Cerisy, Serge Doubrovsky9 se


souvenait que le public américain écoutait volontiers des conférences lit-
téraires, mais qu’une question revenait régulièrement, formulée plus ou
moins directement : « Is literature still relevant ? ». Et il proposait cette
traduction : « La littérature nous concerne-t-elle encore ? ». Question
que quelques décennies plus tard, Antoine Compagnon formule lui aussi,
dans sa leçon inaugurale du Collège de France : « La littérature, pour quoi
faire ? »10. Et de souligner l’importance de la critique, puisque le terme
figure dans l’intitulé même de sa chaire de « Littérature française moderne
et contemporaine – histoire, critique, théorie » :
Au Collège de France, dans sa vocation non seulement théorique et histo-
rique, mais aussi critique, mon enseignement fera le parti de la littérature ; il
la jouera à la hausse, misera sur sa valeur. Son projet sera de soutenir que la
dépossession de la littérature, entamée depuis longtemps, peut-être depuis
toujours, ne prendra jamais fin, parce qu’elle appartient au mouvement
même – odi et amo – de la littérature et de la modernité, et parce que c’est
sa fragilité – celle de Roman Jakobson devant un sonnet de Du Bellay – qui
rend la littérature désirable11.

9. Voir Autour de Serge Doubrovsky, les actes du colloque organisé par l’ILLE au prin-
temps 2008 par Régine Battiston et Philippe Weigel, à paraître aux éditions Orizons
(Paris), et notre contribution sur « Doubrovsky entre Barthes et Picard ».
10. Antoine Compagnon, op. cit., p. 77.
11. Ibid., p. 76-77.
Critique littéraire et littérature européenne 15

Antoine Compagnon se souvient : en 1970, Claude Lévi-Strauss avait


invité Jakobson au Collège de France et il avait assisté à cette conférence :
« Rencogné au dernier rang, j’avais entendu un petit homme qui avait l’air
d’un oiseau frêle. Il expliquait – minutieusement et somptueusement – un
sonnet de Du Bellay, comme je n’avais jamais vu faire ni imaginé qu’on
pût faire »12. Tel est l’exemple de Roman Jakobson, parti de Moscou et
de Prague pour finir à New York et à Harvard. À la même époque, un
romaniste allemand, Hans Robert Jauss, publia un ouvrage qui fit l’ef-
fet d’une bombe : Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissen
schaft [L’Histoire littéraire : un défi à la théorie littéraire]13. De plus, avec
Wolfgang Iser et quelques autres professeurs éminents, tels Jurij Stried-
ter, Wolfgang Preisendanz, Manfred Fuhrmann, Karlheinz Stierle et Rai-
ner Warning, Jauss représente ce qu’il est convenu d’appeler l’École de
Constance dont le noyau constitue l’esthétique de la réception14. L’ouver-
ture progressive du concept aux problèmes de sociologie, d’édition, de
réseaux commerciaux ou à ceux relatifs aux mass média ont contribué à
transformer le paysage de la critique. Si l’on voulait résumer malicieu-
sement, « que doit la critique littéraire à l’école de Constance ? », on
pourrait répondre : « Beaucoup de gens lui doivent beaucoup de choses ».
L’ouvrage de Jauss, Pour une esthétique de la réception, avait été théorique,
élaboré, érudit, et tenait compte de l’esthétique de la négativité d’Adorno
tout comme de la réflexion des formalistes russes, mais sans négliger la po-
sition, alors en vogue, des théories marxistes. Il répondait à une demande
du public cultivé en Allemagne, d’autant plus qu’il ouvrait la perspective
d’une réconciliation entre le pôle structuraliste et le pôle historique.
Pour toutes ces raisons, cette école a connu un succès éclatant ;
le changement de paradigme dans le domaine des lettres et des sciences
humaines qu’elle a initié a été étudié et adopté dans le monde entier.
L’importance accordée au lecteur, par l’exigence d’une reconstruction
herméneutique de l’histoire d’un texte, allait au-delà de l’esthétique du

12. Ibid., p. 13.


13. Hans Robert Jauss, Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft,
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970. Une traduction française par Claude Maillard
de la plupart des études du volume paraîtra, en 1978, aux éditions Gallimard, « Bi-
bliothèque des Idées », avec une préface de Jean Starobinski sous le titre de Pour une
esthétique de la réception (réédition dans la collection « Tel » en 1990).
14. On doit à Karlheinz Stierle une excellente présentation de la portée académique de
Jauss, qui n’omet pas le malaise provoqué par le silence de celui-ci sur son passé sous
le régime national-socialiste : « Zur Erinnerung an Hans Robert Jauss », in Rainer War-
ning, Das Imaginäre der Proustschen « Recherche », Konstanz, Univ. Verlag Konstanz,
1999, p. 5-14.
16 Peter Schnyder

reflet qu’avait privilégiée l’approche matérialiste et marxiste du fait litté-


raire, et plus loin que l’analyse textuelle structuraliste. Jauss s’ouvrait à
une visée plutôt historique ; l’horizon d’attente était avant tout celui du
lecteur contemporain. En même temps, son collègue et ami Wolfgang Iser,
élaborait, lui, une phénoménologie de l’acte de lire15.
En 1974, l’édition allemande de l’ouvrage en était à sa cinquième
édition avec plus de trente et un mille exemplaires vendus. Succès mé-
morable d’un ouvrage d’érudition qui réhabilitait, il est vrai, l’histoire et
tentait de rétablir la notion de continuum dans le discours critique pour
colmater les brèches de l’historicité littéraire. Il faut lui associer l’approche
que Jauss proposera, en 1977, sous le titre Ästhetische Erfahrung und lite-
rarische Hermeneutik (Munich, Fink), dont des extraits seront publiés en
1982, sous le titre de Pour une herméneutique littéraire16.
Jauss avait acquis de solides connaissances comme romaniste – ce
que Jean Starobinski soulignera dans sa belle préface à Pour une esthé-
tique de la réception, tout en rappelant ses nombreux ouvrages : sa thèse
de doctorat sur Proust, ses travaux sur Diderot, Baudelaire, Flaubert, ses
études d’ensemble sur l’épopée animale (Tierdichtung) et sur l’allégorie au
Moyen Âge dans le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters.
Starobinski a également mis en relief l’ouverture du champ théorique de
Jauss, la part vouée au dialogue, les nombreux courants philosophiques
et idéels auxquels il était lié :
… la phénoménologie (celle de Husserl, d’Ingarden, de Ricœur) ; la pen-
sée heideggerienne, dans les prolongements « herméneutiques » qu’elle
reçoit chez Gadamer ; le marxisme, tel qu’il s’exprime chez W. Benjamin,
G. Lukács, L. Goldmann, et surtout dans la « critique de l’idéologie » for-
mulée par l’École de Francfort (Adorno, Habermas) ; les recherches « for-
malistes » des théoriciens de Prague (Mukařovský, Vodička) ; les divers
structuralismes (Lévi-Strauss ; R. Barthes) ; la « nouvelle critique », etc.17
Ainsi « armé », comment Jauss ne devait-il pas devenir, dans les
années quatre-vingt, un pilier de la critique littéraire internationale ? Il
ne craignait guère la synthétisation. La porosité de sa théorie littéraire,
une véritable fureur de discuter et de rediscuter la question sur ce que
pouvait être ou ne pouvait pas être la littérature et son histoire, devant des
étudiants exigeants mais également avec des collègues venus d’horizons

15. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [Der Akt des Lesens,
Munich, Fink, 1976], Wavre (Belgique), Mardaga, « Philosophie et langage », 1995.
16. Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, tr. M. Jacob, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des Idées », 1988.
17. Ibid, p. 8-9.
Critique littéraire et littérature européenne 17

divers et appartenant à des disciplines différentes, entraînèrent la convic-


tion. Tournons-nous brièvement vers les sept thèses qui forment le noyau
théorique de « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire ».
Jauss s’en prend :
1) à une faiblesse majeure qui se laisse organiser autour de l’axe platonisme
– positivisme – existentialisme – « poésie pure » ;
2) au « vieux dogme métaphysique d’une philologie restée plus ou moins
platonicienne » ;
3) à la « fausse évidence d’une essence poétique intemporelle » ;
4) au positivisme de l’histoire comprise comme description « objective »
d’une succession d’événements révolus ;
5) à l’histoire de la littérature qui « laisse échapper aussi bien la spécificité
historique que le caractère esthétique de la littérature » ;
6) à l’histoire de la littérature qui n’est que l’exercice spirituel d’un érudit
qui tente de démontrer le passage de Dieu à travers l’histoire ;
7) à l’érudition qui poursuit la prise de conscience de l’esprit d’une nation
ou les rapports de cet esprit avec l’humanité18.
En l’occurrence, on peut regretter que Jauss ait abandonné la caté-
gorie husserlienne de l’intention d’auteur, ne reconnaisse pas le « potentiel
de signification, immanent dans l’œuvre dès l’origine ». Jauss ne nous
dit pas comment il convient de déployer ce potentiel de signification ou
encore ce qu’il convient de faire pour éviter des contre-sens interprétatifs.
Quand il propose des analyses littéraires, par exemple en étudiant des
textes de Baudelaire ou de Stendhal, le lecteur Jauss prend la parole et
la garde, le lecteur historique passe volontiers à l’arrière-plan – et cela en
dépit de l’exigence méthodologique première d’élaborer l’horizon d’at-
tente contemporain.
Dans cette approche, d’autres, après lui, ont donné des réponses
plus satisfaisantes. Les travaux herméneutiques et ouvertement anti-gada-
mériens de Jean Bollack en témoignent. Il suffit de constater le travail que
représente la reconstitution d’un potentiel de signification pour chaque
auteur étudié (comme les écrivains de l’antiquité grecque ou encore Paul
Celan) pour saisir la force de la reconstruction herméneutique qu’il dé-
fend. Voici un extrait de Sens contre sens :
En effet, dans la logique de la théorie de la « réception », l’auteur n’est ja-
mais capable de lire son propre livre, étant lui-même dépassé par l’évolution
que son texte a déclenchée. Il n’y a donc pas d’écriture dans le sens d’une
inscription irréductible pour quelqu’un comme Jauss. L’auteur cesse d’être

18. Ibid, p. 51. Cf. à ce sujet l’excellent article (synthétique) de Max Wehrli, « Vom Sinn
und Unsinn der Geschichte » [Du sens et du non-sens de l’histoire], Neue Zürcher
Zeitung, n° 813, 26 février 1967, p. 5.
18 Peter Schnyder

l’auteur, la lecture qui lui fait suite sera supérieure parce qu’elle développe
et contribue à faire se déployer le sens. Par conséquent, l’histoire d’une
production littéraire continue, pour Jauss, à faire preuve d’un dynamisme
originel tant que l’on ne considère pas les coupures qui représentent de
réels recommencements, où virtuellement toute la tradition peut avoir été
remise en question. On libère en apparence les auteurs, avec cette optique,
alors qu’en réalité, on continue à les faire dépendre, dans une perspective
ontologique, comme autant de chaînons intermédiaires, de la productivité
d’un fond commun…19
En 1998, Antoine Compagnon, a proposé un bilan général des théo-
ries littéraires, tout en insistant sur quelques données unanimement re-
connues aujourd’hui, telle la différenciation, fondamentale, entre texte
et contexte, sur laquelle repose à ses yeux toute l’histoire littéraire20. Or,
depuis un certain temps, il faut selon lui conjurer une nouvelle incertitude :
c’est l’implosion de la notion d’histoire. L’historien n’a plus d’histoire à
laquelle s’adosser. La confusion semble être à son comble si l’on se rend
compte de la tendance actuelle qui est de lire l’histoire comme si elle était
de la littérature. Où va-t-on donc, si le contexte se lit comme un texte ? Où
va-t-on – ou plutôt : où va la littérature ? Comment ne pas y voir, in fine,
une « juxtaposition, une collation de textes et de discours fragmentaires
liés à des chronologies différentielles, les uns plus historiques, les autres
plus littéraires, en tout cas une mise à l’épreuve du canon transmis par la
tradition »21 ? Ce qui conduit Compagnon à conclure comme suit :
La doctrine de Jauss fait probablement partie, comme celle de Hirsch sur
l’interprétation, celle de Ricœur sur la mimèsis, celle d’Iser sur la lecture,
celle de Goodman sur le style, de ces tentatives désespérées pour arracher les
études littéraires au scepticisme épistémologique et au relativisme drastique
en vogue vers la fin du xxe siècle22.

19. Jean Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on ?, entretiens avec Patrick Llored,
Genouilleux, Éditions La Passe du vent, 2000, p. 113. Rappelons que Jean Bollack a
élaboré, à partir de l’œuvre de Paul Celan, une herméneutique philologique innovante.
Voir L’Écrit, une poétique dans l’œuvre de Celan, Paris, Puf, 2003 et Poésie contre poésie,
Celan et la littérature, Paris, Puf, 2001. – En 2009, un colloque international lui a été
consacré à Cerisy du 11 au 18 juillet : « La lecture insistante. Autour de Jean Bollack »,
sous la direction de Pierre Judet de la Combe, Christoph König et Heinz Wismann.
La publication des actes est en préparation.
20. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil,
1998. Sur la méthodologie d’une approche historique de la littéraire, voir le dossier « À
quoi sert l’Histoire littéraire », dans Histoires littéraires, Revue trimestrielle consacrée
à la littérature française des xixe et xxe siècles, n° 9, janv.-mars 2002, p. 7-51.
21. Ibid., p. 239.
22. Ibid., p. 233.
Critique littéraire et littérature européenne 19

Tout comme Jauss, Serge Doubrovsky a fait quelque bruit à la même


époque. Installé aux États-Unis, il était devenu un défenseur redoutable
de ce qu’on appelait alors la « nouvelle critique »23. S’il fallait résumer
la leçon de ce critique devenu un écrivain reconnu par la suite, nous
retiendrons les points suivants qui nous semblent former des repères à
discuter et, en partie, à ressusciter : 1) La critique littéraire doit s’adapter
aux besoins de l’objet que constitue la littérature (et non pas l’inverse) ; 2)
La connaissance du texte doit se placer au centre ; 3) La critique littéraire
ne doit pas se réduire à une dichotomie ; 4) Elle gagne beaucoup à être
dialectique. Le savoir est aussi un pouvoir ; 5) Camper sur des positions
extra-littéraires relève de l’idéologie ; 6) Le syncrétisme méthodologique
peut être une approche possible car la pureté méthodologique n’est pas
forcément une vertu ; 7) L’exercice de la critique littéraire n’interdit pas
pour autant de cultiver la nuance et d’exprimer des pensées profondes ; 8)
Il n’est pas besoin de donner dans un style jargonnant ou pédant. Enfin,
sans chercher une dimension européenne a priori dans cette définition
de la critique, on constate qu’elle est présente dès le début comme étant
ouverte à un brassage d’idées internationales.
On prend alors conscience du changement qu’opère la critique litté-
raire en France et ailleurs dans les années 1960 : après l’approche marxiste
de Lucien Goldmann (Le Dieu caché, 1956), et psychanalytique de Charles
Mauron (L’Inconscient dans l’œuvre et dans la vie de Racine, 1957), Roland
Barthes publie, en 1963, Sur Racine, essai plus proche du structuralisme que
de l’histoire littéraire chère à Raymond Picard, à qui on devait l’édition des
Œuvres complètes dans la Pléiade et une thèse importante (La Carrière
littéraire de Jean Racine, 1956). Après le confort qui a pu caractériser le
monde de la critique littéraire, il y eut tout à coup comme un parfum de
révolte : dans un bref chapitre des Essais critiques, publiés en 1964, intitulé
non sans effronterie « Les deux critiques », Barthes établit un clivage
entre la nouvelle critique et la critique universitaire, notamment celle de
la Sorbonne, qu’il critique ouvertement, et qu’il suspecte d’exercer une
sorte de terreur symbolique fondée sur des critères de sélection. Raymond
Picard lui répond, d’abord dans Le Monde (14 mars 1964), puis par un petit
pamphlet : Nouvelle critique ou nouvelle imposture ? (1965). Intervient
alors l’essai de Doubrovsky qui, tout en prenant la défense de la nouvelle
critique, invite ses lecteurs à une clarification plus générale du rôle de la
littérature. Si sa défense appartient aujourd’hui à l’histoire de la critique,

23. Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ? Critique et objectivité [Paris, Mer-
cure de France, 1966], Paris, Gonthier, « Médiations », 1974.
20 Peter Schnyder

sa réflexion reste d’une grande actualité et s’en inspirer peut être d’un
profit non négligeable.
C’est Leo Spitzer, qui, comme le rapporte Antoine Compagnon dans
Le Démon de la théorie, a analysé, autour des années 1960, le retard de la
France sur la théorie littéraire :
… un vieux sentiment de supériorité lié à une tradition littéraire et intel-
lectuelle continue et éminente ; l’esprit général des études littéraires, tou-
jours marqué par le positivisme scientifique du xixe siècle à la recherche des
causes ; la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte,
c’est-à-dire une description ancillaire des formes littéraires empêchant le
développement de méthodes formelles plus sophistiquées24.
Mais rapidement, la France effectue sa mue théorique, et remplace
la terminologie de « critique » par celle de « nouvelle critique », tra-
vaillant sur de nouveaux modèles catégoriels, proches du structuralisme,
de la sémiologie, de la narratologie. Si ces théories nouvelles suscitèrent
une certaine effervescence chez les chercheurs et chez les étudiants et
apportèrent un nouveau souffle à des préoccupations plutôt arides, elles
finirent par se transformer et à se figer aussi en méthodes et en techniques
pédagogiques. La fête ne pouvait durer, et tous ces « Ismes » finirent par
se transformer en méthodes et en techniques pédagogiques, elles aussi
plutôt desséchantes. La belle illusion d’une critique vivante, innovante
prit fin. « La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute
théorie », reconnaît Compagnon25, tout en rappelant que pendant un mo-
ment, autour de 1970, la théorie littéraire était un « contre-discours » qui
a permis de jeter par-dessus bord les certitudes héritées d’un autre âge,
les malentendus sur la clarté, le recours au goût comme concept dépassé,
le fantasme de l’objectivité ou encore du vraisemblable. Comment s’en
étonner si l’objectif d’alors était de fonder, comme le souhaitait Roland
Barthes, une « science de la littérature » (Critique et vérité, 1966) ?
À côté de Barthes, il y a celui qui deviendra son contradicteur, Ray-
mond Picard. On peut ajouter que l’on retrouve, dans les Essais critiques
de Barthes les quelques pages qui avaient été données au Modern Language
Notes l’année précédente (sous le titre : « Les deux critiques »), où l’auteur
distingue également une critique « universitaire », prétendument non-
idéologique, proche de l’école positiviste et de Lanson, se réclamant d’être
objective, et une critique d’interprétation. L’auteur distingue entre ce qu’il
appelle une critique « universitaire », prétendument non-idéologique,

24. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit. p. 10.


25. Ibid., p. 11.
Critique littéraire et littérature européenne 21

proche de l’école positiviste et de Lanson, se réclamant d’être objective,


et une critique d’interprétation qui accepte de se rattacher consciemment
à « l’une des grandes idéologies du moment, existentialisme, marxisme,
psychanalyse, phénoménologie »26. Cette critique lui permet aussi de
réunir, sous cette bannière étrange de critique « idéologique », appelée
ensuite critique des fonctions et des significations (contre la critique des
déterminations) des intellectuels aussi divers que Sartre, Bachelard, Lu-
cien Goldmann, Georges Poulet, Jean Starobinski, Jean-Paul Weber, René
Girard et Jean-Pierre Richard.
À l’époque, le conflit entre Picard et Barthes portait, à vrai dire, sur
le sens de l’histoire littéraire, de l’historicité de l’œuvre littéraire, et selon
Éric Marty, les deux protagonistes ont péché par excès de dogmatisme en
ceci que Picard ne voulait pas comprendre véritablement l’enjeu barthé-
sien qui consistait à installer un doute épistémologique sur la possibilité
d’une saisie a posteriori du sens historique d’une œuvre, étant entendu
qu’il était impossible, selon Barthes, de reconstruire la totalité du savoir en
jeu au moment de sa création. Pour lui, l’horizon de l’histoire est toujours
aussi le présent. Cela peut paraître absurde, mais cette position avait déjà
été celle de Barthes, qui adopta, dans ses premiers écrits, une position
encore proche de l’histoire, mais adhérait progressivement à une vision
du discontinu et s’opposa radicalement à l’histoire littéraire à partir de
Sur Racine, en reprochant aux littéraires de pratiquer de la chronologie
dans le discontinu, en général d’hommes émergeants aboutissant à une
mythologie historique. Cette question reste cruciale et, comme le montre
Éric Marty, l’importance de la notion de théorie était, dans les années 1970,
une attitude de combat, un champ de lutte. Curieusement, personne ne
parle de dialectique et pourtant, il nous semble que l’ouvrage de Serge
Doubrovsky apportait surtout cette dimension au débat. Or, qui nous
prouve que dans les années précédant les événements de Mai 68, une
dialectisation d’enjeux si antinomiques était souhaitée par la plupart des
protagonistes ?
Toujours est-il que si l’histoire littéraire devait laisser la place à l’His-
toire tout court – c’en serait fait de la valeur esthétique de l’œuvre réduite
à la fonction de témoignage comme n’importe quel document. Voici une
aporie que Doubrovsky a toujours su éviter. Plus généralement, Roland
Barthes a pu reprocher à la dite « critique universitaire » de s’appuyer
sur des idéologies sans le savoir, de pratiquer une recherche obstinée des

26. Roland Barthes, « Les deux critiques », Essais critiques, in Œuvres complètes, éd.
É. Marty, t. i, Paris, Seuil, 1993, p. 1552.
22 Peter Schnyder

sources et de tomber dans les pièges de l’analogie pour finalement établir


son discours en dehors de la littérature :
… il s’agit toujours de mettre l’œuvre étudiée en rapport avec quelque chose
d’autre, un ailleurs de la littérature ; cet ailleurs peut être une autre œuvre
(antérieure), une circonstance biographique ou encore une « passion » réel-
lement éprouvée par l’auteur et qu’il « exprime » (toujours l’expression)
dans son œuvre…27
Barthes s’en prend aussi à la notion de génie qui coupe la parole au
critique et d’une manière plus générale, il dénonce le positivisme de cette
critique, actif devant les ressemblances cernées et sa suspension devant
les différences, celle-ci relevant de la magie. Mais le principal reproche
de Roland Barthes, c’est que selon lui, la critique universitaire – maintient
une position dominante dans l’université française avec ses privilèges de
diplômes (qui est aussi critère de sélection, puisque le positivisme exige
une patiente élaboration des savoirs), alors que la critique immanentiste
exige, devant l’œuvre, un pouvoir d’étonnement avant tout. Or, poursuit
Barthes,
pour l’ancienne critique, tout est acceptable pourvu que l’œuvre puisse être
mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire autre chose que
la littérature : l’histoire (même si elle est marxiste), la psychologie (même si
elle se fait psychanalytique), ces ailleurs de l’œuvre seront peu à peu admis ;
ce qui ne le sera pas, c’est un travail qui s’installe dans l’œuvre […], ce qui est
rejeté, c’est donc en gros la critique phénoménologique (qui explicite l’œuvre
au lieu de l’expliquer), la critique thématique (qui reconstitue les métaphores
intérieures de l’œuvre) et la critique structurale (qui tient l’œuvre pour un
système de fonctions)28.
Comme on le voit, la critique de notre époque peut prendre exemple
sur son propre passé, qui a lui aussi quelque chose de patrimonial et
d’européen. Rappelons ce constat prometteur de Peter Bürger qui met
en valeur les chemins que doit parfois emprunter la connaissance dans le
domaine des lettres et de la littérature :
Les sciences humaines, au contraire des sciences naturelles, se caractérisent
par le fait que leur objet d’étude est soumis à l’évolution historique. Il en
résulte que dans le domaine des sciences humaines l’élaboration de théories,
même lorsqu’elle prétend à une connaissance transhistorique, reste déter-
minée par l’état de développement de la société à partir de laquelle cette

27. Ibid., p. 1553-1554.


28. Ibid., p. 1355-1356.
Critique littéraire et littérature européenne 23

élaboration fut entreprise. Cela s’applique également à la formation d’une


théorie scientifique de la littérature ou de l’art en général29.
Un discours critique libre ne doit pas avoir honte d’affirmer son
propre positionnement. Nous prenons le parti pour une approche plus
ouvertement européenne des lettres et pour lors de la critique littéraire
– comme le propose, par exemple, Éric Mécholuan qui plaide Pour une
histoire esthétique de la littérature30. C’est aussi notre pari de voir la cri-
tique reprendre plus d’importance dans l’espace culturel, y compris l’en-
seignement. Sans parler de « best-sellers », les volumes de Hans Robert
Jauss et de Serge Doubrovsky se sont vendus à des dizaines de milliers
d’exemplaires. Ce n’est pas le critère qui compte, loin de là, mais s’ils ont
été salués ou réfutés, c’est qu’ils proposaient une discussion passionnée,
engagée sur la chose littéraire prise comme un tout et ouverte sur la vie.
Gageons qu’un tel discours critique, vif et vivifiant, est possible de nos
jours, à sa façon, dans un esprit qui prend le patrimoine de l’Europe au
sérieux, et qui du coup voit devant elle s’ouvrir un champ d’activité re-
nouvelé, riche et prometteur.

ILLE – Institut de recherche en langues et littératures européennes


Université de Haute-Alsace

29. Peter Bürger, « Considérations théoriques. La réception : problèmes de recherche »,


Œuvres et Critiques, numéro spécial : « Rezeptionsästhetik – Contributions allemandes
récentes à une nouvelle approche critique : L’esthétique de la réception », Paris, Place,
vol. ii, n° 2, 1978, p. 5.
30. Éric Méchoulan, Pour une histoire esthétique de la littérature, Paris, Puf, 2004 : « Au-
jourd’hui où la transmission scolaire ou médiatique des œuvres littéraires semble de
moins en moins évidente, il s’avère aussi inopportun de s’en scandaliser que d’en
accepter l’inéluctable déclin ».
Que fait la critique ?

Frédérique Toudoire-Surlapierre

F aire de la littérature européenne un champ d’investigation critique,


ce n’est pas seulement la doter d’un plus grand choix, d’un pano­rama
varié mais rapproché par l’espace d’exemples concrets, c’est ad­mettre que
les schémas, les principes et les idéaux, les œuvres cultu­relles et littéraires
qui constituent ce patrimoine jouent un rôle sur la façon dont l’activité
critique se déploie. Si celle-ci gagne et ré­vèle d’elle-même à être envisagée
au prisme d’une littérature européenne, ce sont surtout les par­ticularités
que ce patrimoine motive que nous cher­cherons à mettre en évidence.
La critique n’est aucunement une exclu­sivité européenne, mais elle pos-
sède des caracté­ristiques qui tiennent spécifiquement à la manière dont
le patri­moine culturel et littéraire eu­ropéen s’est constitué, à son Histoire
ainsi qu’à cer­tains de ses prin­cipes et de ses idéaux. La critique induit
un jugement et une modalité d’investigation in­tellectuelle, une manière
concrète d’aborder les œuvres et leurs auteurs, mais aussi une activité de
l’esprit qui donne son opinion. À cet égard, les orientations géographiques
et nationales de la critique, stigmatisées par un pays, une langue ou une
nationalité prédominante, sont littéralement mani­festes en Europe : la
critique structuraliste qui émane de l’Europe de l’Est, le structuralisme
russe, le mysticisme slave, la rigueur mé­taphysique germanique, la rhéto-
rique italienne, l’empirisme britannique, ou encore les écoles de Genève,
de Prague et de Paris. Un simple relevé des noms de critiques permet de
constater une vraie diversité nationale en Europe : Lukács, Jakobson,
Bakhtine, Curtius, Spitzer, Auerbach, Todorov, Eco, Croce, Calvino, Pou-
let, Starobinski, Jean Rousset. Est-ce à dire que la critique n’est pas plus
26 Frédérique Toudoire-Surlapierre

que l’écho de comportements nationaux, nous faut-il renon­cer à l’idée


(l’espoir) d’un esprit critique européen ? Quels sont les liens entre les
mouvements critiques tels qu’ils se propagent en Europe et le patrimoine
lit­téraire européen ? Fidèle à notre titre, nous nous deman­derons ce que
la critique fait à (ou de) l’Europe culturelle ? Qu’est-ce que cet espace-ci
produit sur cette activité in­tellectuelle-là ?

Curtius, l’Europe (littéraire) à bonne distance (critique)

« Le devoir de la critique est de sauvegarder le patrimoine de la tradi­tion


euro­péenne ». Cette formule de Curtius dans ses Essais critiques sur la
littérature eu­ropéenne (1950-1955) constitue un exemple de la rencontre
de l’Europe littéraire et de la critique, Curtius est l’un des premiers à
s’interroger sur ce que les écrivains européens doivent à l’essence et au
devenir de leur culture. Il développe ainsi sa position critique de lec­teur
en vertu de critères d’européanité : non seule­ment l’idée d’Europe nourrit
la litté­rature européenne, mais elle lui permet aussi d’arracher la fiction
à son statut de pure lé­gende. Il existe une Europe de l’esprit qui doit
autant aux écrits qu’aux dialogues entre les intellectuels et les écrivains.
On ne peut devenir européen que si « l’on a séjourné de longues années
dans cha­cune des provinces de la littéra­ture européenne, et passé bien
des fois de l’une à l’autre »1, et c’est ce mélange de lecture et de vécu que
Curtius appelle une « cons­cience eu­ropéenne »2. « J’ai toujours défendu
les mêmes valeurs : la conscience euro­péenne et la tradition occidentale »
explique-t-il en 1950 dans l’avant-propos de ses Essais. Ceux-ci ne sont pas
seulement un mani­feste culturel et politique, une méditation sur l’Histoire
mais également une étude critique transversale, l’occasion de définir un
nouvel objet d’étude, par-delà les frontières, la littérature européenne. Or
cette ex­tension géographique implique une position critique et un choix
mé­thodo­logi­que précisément difficiles à cerner avec l’Europe. Curtius met
en perspective deux dis­ciplines : la rhétorique et la littérature comparée
qui permettent selon lui d’éviter les impasses et les contresens des dis­cours
identitaires qui fonctionnent comme autant de fantasmes fiction­nels – ce à
quoi s’oppose précisément la démarche critique. Confronter une analyse
stylistique et linguistique d’un texte à d’autres textes et sur­tout d’autres

1. Earl Jeffrey Richards, « La conscience européenne chez Curtius », in Ernst Robert


Curtius et l’idée d’Europe, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 273.
2. Ernst Robert Curtius, Essais sur la littérature européenne, Paris, Grasset, 1954, p. 194-
195.
Que fait la critique ? 27

analyses, c’est faire de la forme un dépositaire géographi­que, sociologique


et historique d’un imaginaire littéraire : l’Europe n’est pas un concept
figé mais une idée à géomé­trie variable (d’où sa difficulté à être saisie).
Curtius cherche à « construire une Europe qui dépasse la notion de l’être
natio­nal »3, allant à l’encontre des roma­nistes allemands de l’époque qui
réfutaient cette approche européenne de la littérature. Il critique avec
virulence la façon dont les manuels dé­coupent l’histoire littéraire par cou-
rants, par langues ou par peuples qui font perdre toute vue d’ensemble
ainsi que les « parentés spiri­tuelles »4, défendant plutôt le recours à des
modèles littéraires fondés sur une trans­versalité topographi­que, la mise
en place des hiérarchies et des rangs et proposant des critères généraux
à partir de critères esthé­tiques convergents. L’Europe se définit par les
effets mimé­tiques des questions esthétiques que les écrivains se posent
(le concept de mimesis prend sa source dans leur poétique et leur vision
du monde). L’art est « une vision du monde habitée par une forme », il
conduit à un prin­cipe de totalité, à « une unité universelle ». La littérature
européenne est générale et compa­rée, elle doit être considérée comme un
tout, non pour constituer un catalogue mais pour comparer les littératures,
en faire émerger les principes récurrents ; il s’agit d’allier visions micros­
copique et macroscopique. Curtius confère à la critique les concepts de
« longue durée » et de panorama (point de vue surplombant et englo­bant).
« Embrasser d’un seul regard » : l’expression revient à plusieurs reprises
chez Curtius qui propose une critique spatialisante et ethnolo­gique de la
littérature euro­péenne. Son ouverture d’esprit critique tient à sa propen-
sion à faire apparaître une tradition euro­péenne pour l’intégrer dans ses
analyses, il fait émerger « une topique de la mé­moire » qui n’est autre que
celle de l’Histoire littéraire à des fins cri­tiques (subjectives et analy­tiques) :
« la critique est la forme de littéra­ture dont l’objet est la littérature elle-
même » souligne Curtius, mais c’est aussi une « forme sous laquelle elle
affecte le plus petit nom­bre » : à la fois générale et élective, panoramique
et détaillée, ce qui n’est pas le moin­dre de ses paradoxes.
« Comment échapper à l’idéalisation euphori­que et à la vaniteuse au-
to-complaisance ? »5, s’interroge Edgar Morin dans Penser l’Europe. « En
matière d’Europe, il est donc difficile de ne pas vaciller entre complai­sance
et masochisme »6. Un écueil (de taille) tient au fait qu’il est difficile de per-

3. Earl Jeffrey Richards, loc. cit., p. 258.


4. Voir Jean-Yves Tadié, La Critique littéraire au 20ème siècle [1987], Paris, Agora Pocket,
2005, p. 45-62.
5. Edgar Morin, Penser l’Europe [1987], Paris, Folio, « Actuel », 2006, p. 20-21.
6. Ibid., p. 22.
28 Frédérique Toudoire-Surlapierre

cevoir l’Europe, de la concevoir et de la penser de­puis l’Europe ; autrement


dit, nous sommes mal placés pour en juger (pas au bon endroit). L’Europe
souffre d’une difficulté à se conce­voir et à se relativi­ser elle-même, effet de
sa propension narcissique. L’autre excès existe, il consiste à valoriser voire
à idéaliser toute culture ou toute religion à condition qu’elles ne soient pas
européennes. Critiquer l’Europe littéraire signifie qu’on connaît d’autres
littératures, imposant un positionnement par rapport à d’autres critiques
(et plus particuliè­rement la critique américaine) et donc une perspective
générale de la critique, qui n’est autre qu’un effet de la mondialisation.
Considérer que la critique américaine est celle qui est écrite par les Amé-
ricains est réducteur : Spitzer et Jakobson se sont rendus aux États-Unis,
leurs pensées cri­tiques ont eu une influence sur le New Criticism américain.
De même, ce sont les Américains qui ont qualifié de French Theory les
avancées critico-philosophiques de Foucault, Derrida ou Deleuze. Par
effet de sy­métrie, le patrimoine culturel euro­péen oblige le critique (c’est
une condition mentale pour que la critique soit opé­ratoire) à sor­tir les
textes de chez eux (transports que les traductions symbolisent) : qui ne
sont autre qu’une façon d’emmener les œuvres étrangères chez soi, non
pas seulement pour les lire mais aussi pour les observer (ana­ly­ser) depuis
chez soi, en choisissant ainsi un angle et un point de vue où l’extériorité est
un gage de lucidité voire de pertinence critique. Non seulement l’Europe
littéraire nécessite une prise de distance (ou de hauteur), mais elle impose
un « génie du lieu » (Butor) à une démarche critique en la dotant d’une
vertu panoramique. L’Europe ins­taure, par son extension et sa compo-
sition géographiques, une distance critique, une nécessité de prendre du
recul au sens littéral de l’expression : la cri­tique travaille à dis­tance mais
aussi avec elle, et c’est justement le manque de distance qui fait la mau-
vaise critique. Julien Gracq, qui fut écrivain et critique de ses lectures,
stigmatise dans La Littérature à l’estomac quelques-uns des comportements
critiques propres à la na­tion française : le Français trouve dans l’activité
critique l’expression même d’une de ses prédispositions qui consiste à
toujours vouloir don­ner son avis. Il importe aux Français de faire entendre
et de faire savoir leur opinion personnelle. L’activité critique en France
est d’abord un échange de signes de reconnais­sance d’une communauté
culturelle, un signe d’auto-congratulation par le biais d’une médiation
littéraire. Le Français s’estime littéralement du terme par les « opinions
qu’il pro­fesse sur la littéra­ture ». Qu’il s’agisse d’œuvre littéraire n’est
pas sans importance, la critique française est littéraire et verbale, elle est
affaire d’éloquence, d’affirmation et de déclaration, le Français se classe
Que fait la critique ? 29

et se distingue par son discours sur la littérature qui est « essentielle­ment


une chose dont il parle » :
C’est un sujet sur lequel il ne supporte pas d’être pris de court : cer­tains
noms jetés dans la conversation sont censés appeler automati­quement une
réaction de sa part, comme si on l’entreprenait sur sa santé ou ses affaires
personnelles – il le sent vi­vement – ils sont de ces sujets sur lesquels il ne
peut se faire qu’il n’ait pas son mot à dire7.
La littérature est moins esthétique que fonctionnelle pour le Fran­
çais, elle sert moins à la lecture qu’au discours qu’elle inspire et qu’elle
permet : « Pour tout dire, on a rarement en France autant parlé de la
littérature du moment, en même temps qu’on y a si peu cru »8. On com­
prend que le Français ne soit guère enclin à aller voir (lire) ailleurs, se
reposant sur ce qu’il sait (lit) déjà. « On dirait qu’en France on ne consent
à lire (mais à lire vraiment) un auteur qu’une seule fois : la pre­mière ; la
seconde, il est déjà consacré, embaumé dans ce Manuel de lit­térature
contemporaine que l’opinion et la critique s’ingénient à tenir à jour »9.

Les analogies européennes

« Sans doute, explique Michaël Foessel, ne faut-il donc pas se plaindre que
per­sonne ne se sente « chez soi » en Europe puisque l’idée d’Europe n’aura
jamais si­gnifié autre chose que cette ruine des appar­tenances »10. Quand
la critique s’attaque à l’Europe litté­raire, elle se foca­lise d’autant plus sur
les lieux qu’elle ne sait que faire des conflits qui la minent (l’Histoire). Elle
joue ainsi des flottements inhérents à l’Europe, du fait qu’il est difficile de
la considérer au seul prisme de sa géogra­phie ; l’Europe, souligne Edgar
Morin, est « une notion géogra­phique sans frontiè­res avec l’Asie et une
notion histori­que aux fron­tières changeantes »11. La notion de topos est un
des fondements cri­tiques selon Gérard Genette qui reprend à son compte
la formule de Proust dans son Contre Sainte-Beuve : « Le temps y a pris la
forme de l’espace »12. L’originalité littéraire est un écart par rapport aux

7. Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, in Œuvres complètes, vol. i, Paris, Gallimard,


« Pléiade », 1989, p. 528.
8. Ibid., p. 531.
9. Ibid., p. 520.
10. Michaël Foessel, « La charge du monde », Esprit, n° 310 : Le Destin suspendu de
l’Europe, décem­bre 2004, p. 63.
11. Égard Morin, op. cit., p. 23.
12. Gérard Genette, Figures ii [1969], Paris, Seuils, « Points / essais », 1979, p. 48.
30 Frédérique Toudoire-Surlapierre

topoï rap­pelle Gérard Genette, des dispositions communes, cha­que texte


est « un choix ef­fectué entre les possibilités offertes par la topique collec­
tive »13. L’Europe littéraire est une affaire de topologie qui impose à la cri-
tique un déplace­ment schizophrénique d’une certaine manière (la dotant
d’un sujet pour remplir un objectif). La critique puise directe­ment dans
les mouvements, écoles et influences qui se développent d’un pays à l’autre
de l’Europe. Le for­malisme russe par exemple a eu un retentissement en
France où les critiques s’approprient certains as­pects de cette mouvance
critique ; de même les circulations « cri­tiques » entre l’Allemagne et la
France sont avérées, ou encore entre la France et les pays de l’Est. Se
construisent ainsi des analogies euro­péennes qui ne sont autres que les
différences ressemblantes de ses lit­tératures (Aristote rappelle qu’un sens
dérivé d’analogie est la ressem­blance, postulant une ressemblance entre
l’image et son ré­férent). L’analogie confère à la critique des concepts per-
mettant une approche euro­péenne de la littéra­ture : la relativité, la contex-
tualisation, et par là même la partialité (contemporanéité) du jugement.
La critique consi­dère avant tout les cor­respondances et les comparaisons
au sein du champ littéraire européen. Significati­vement une des figures
détermina­trices de la critique formaliste (russe) est le pa­rallélisme : une
compa­raison par analogie que l’on retrouve sous différentes formes, tout
par­ticulièrement en poésie : comparaisons, métaphores, identités pho­
niques, structures homologiques, symétrie syntaxique – le formalisme
russe est un cas intéressant des circulations induites de la critique dans
l’espace européen, puisqu’il s’est développé avant tout en réaction contre
le subjecti­visme et le sym­bolisme littéraire européen (le langage dans ce
qu’il possède de moins quotidien et banal). Il sera repris par le cercle de
Prague par Jakobson qui s’est exilé de la Russie à Prague où il est arrivé
en 1920, puis en Suède et aux États-Unis. Pour Jakobson, il existe deux
modalités dans l’agencement verbal : la sélec­tion (axe para­digmatique :
choix d’un terme parmi un ensemble de synony­mes, que l’on peut rap-
procher aussi de la métaphore selon Pascal Dethurens, c’est le pouvoir
de suggestion de la métaphore qui a fait entrer l’Europe en littéraire) et
la combinaison (axe syntagmatique). La sélec­tion, souligne Jakobson dans
ses Questions de poétique, se fonde
sur la base de l’équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, de la
synony­mie et de l’antonymie, tandis que la combinaison, la cons­truction de
la sé­quence, repose sur la contiguïté (la métonymie). La fonction poétique

13. Gérard Genette, Figures i [1966], Paris, Seuils, « Points / essais », 1976, p. 162.
Que fait la critique ? 31

projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la


combinaison14.
Si l’Europe entretient avec le monde un « rapport de synonymie »
(Jan Patočkà), si elle « engage l’œuvre », elle est aussi « un tout, organi­
cité et synonymie du vivant » participant « du même principe que l’œuvre
elle-même »15. L’enjeu n’est pas mince car distin­guer lan­gage in­tellectuel
(à destination sociale) et langage émotionnel (social ou soli­taire), c’est in-
troduire l’idée qu’un langage est toujours « en situation », qu’il est motivé
par une fonction de communication, autrement dit qu’il joue un rôle social
et culturel : les conditions sociales, politiques, idéologiques et religieuses
sont des facteurs extérieurs à la langue. Et toute ces modalités linguistiques
(la façon dont on parle, les gestes que l’on uti­lise, les rituels communi-
cationnels) dépendent évi­demment des pays. La distinc­tion de la langue
littéraire tient donc précisément à son rôle culturel et civilisationniste, elle
relève aussi d’une intellectualisa­tion de la langue qui n’est autre qu’un
moyen d’exercer un contrôle des émotions. Ce qui motive la critique, c’est
précisément que les choses ne soient pas sûres, encore moins absolues,
mais au contraire fluctuantes et soumises au jugement de la critique (et à
sa subjectivité intrinsèque). Loin d’être d’abord uniques, les œuvres sont
appré­hendées (critiquées) par leur contiguïté, leur res­semblance ou leur
enchaînement : l’Europe contredit nos idées préconçues sur la sin­gularité
du génie artistique. Para­doxalement, c’est la distinction (qui repose sur
les nuances lexi­cologiques et théo­riques d’une œuvre littéraire) permet
de relativiser la sin­gularité même de toute création. Si la poésie est l’objet
de prédilec­tion du formalisme russe, c’est qu’elle se prête le mieux à une
observa­tion linguistique aux allures de neu­tralité. La criti­que revendique
la lit­térature comme un objet à part entière, une « science autonome ayant
pour objet la littérature considérée comme série spécifique de faits » à
partir des « qualités intrinsèques des matériaux littéraires », elle entend
rompre avec l’esthétique, le beau, les interprétations psychologiques.
Jakobson défend aussi une criti­que qui s’attache moins à la littérature en
tant que telle qu’à la « litté­ra­rité », c’est-à-dire à ce qui dote une œuvre
d’une qualité littéraire. C’est pour échap­per aux menaces de la censure
que les critiques russes investissent ce qui leur paraît le plus neutre d’un
point de vue idéologique (la rhétorique, le langage poé­ti­que), comme

14. L’analogie est l’affirmation de l’unité entre deux rapports, selon Aristote : possèdent
une analo­gie « toutes les choses qui sont l’une à l’autre comme une troisième chose
l’est à une quatrième » (Métaphysique, E, 6, 1018 a 13).
15. Pascal Dethurens, De l’Europe en littérature, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 15.
32 Frédérique Toudoire-Surlapierre

l’explique Todorov dans La Littérature en péril (2007). Or la censure joue


un rôle actif dans la formation de l’esprit critique par la façon justement
dont il la contourne : le formalisme russe peut bien contrefaire un désin-
vestissement idéologique, celui-ci n’en consti­tue pas moins une prise de
position critique en soi (les connotations et sous-en­tendus, les ambiguïtés
de la langue, la polysémie). La critique déjoue les censures in­ternes de
l’Europe – alors même qu’elle os­cille, plus ou moins consciemment, dans
les méandres (impulsions et retour­ne­ments) de la censure et du consen-
sus, selon qu’elle est porte-parole (écho d’une doxa collective) ou qu’elle
affirme au contraire sa singula­rité (elle est davantage dans la position
souvent esseulée de l’avant-garde, de l’éclaireur).
L’analogie est donc un moteur du jugement critique, elle permet
d’évaluer les degrés de différenciation dans les similitudes, elle dis­tingue
les effets mimétiques des proximités et des parentés de voisi­nage. L’analo-
gie ne va jamais seule, elle appelle la notion de mimesis. Auerbach reprend
l’idée de Curtius d’une critique extensive de la cul­ture euro­péenne dans
Mimesis. Essai sur la représentation de la réalité dans la littérature occiden-
tale (1946), essai qu’il écrivit en exil à Istanbul entre 1952 et 1945 – avant qu’il
ne s’installe aux États-Unis (parler d’Europe et y être ne se confondent
pas). Auerbach ne présente pas une histoire du réalisme européen, mais à
partir d’une série de textes familiers, il suit l’une de ses idées directrices,
celle de l’interprétation du réel à travers la repré­sentation (ou « imita-
tion ») littéraire. « L’histoire de la littérature euro­péenne n’est donc que
celle d’une mé­tamorphose : celle des niveaux stylistiques »16. Auerbach
saisit la desti­née litté­raire de l’Europe par des éléments grammaticaux,
rhé­toriques ou stylistiques – il part toujours d’un passage d’une œuvre et
il fait de l’exemple un fondement de sa théorie critique. L’examen stylis-
tique d’une œuvre figure le ta­bleau de la société à laquelle elle renvoie.
L’Europe littéraire se révèle dans les ressem­blances inexactes, dans les
figurations dérivées, dans les imitations déplacées – qui di­sent pareille­ment
une tentation asymptotique de la critique de s’approcher au plus près de
la littérature qu’elle examine : la critique profite du goût de la littérature
pour la re­présentation. Or Auerbach développe aussi dans Mimesis sa
théorie de la figure : une chose ou une personne, au sein d’une relation,
ne se représente jamais seulement elle-même, elle figure également l’autre
de cette relation ; la « figure » contient l’idée que chacun des aspects
culturels d’une nation se conçoit avec d’autres dont les conno­tations, les
ima­ges et interprétations se reversent sur elle. L’Europe littéraire est un

16. Cité par Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 59.


Que fait la critique ? 33

ensemble de figu­res que la critique verbalise et consacre (ou dénie), elle


effectue la rencontre des for­mes (visages) et de la rhétorique (figures de
style). Significative­ment Husserl, dans sa Crise des sciences européennes,
qualifie l’Europe de « figure spiri­tuelle » : « forme idéalisée d’un certain
commerce avec le monde »17, l’Europe s’incarne dans une rhétorique,
une littérature et une géocri­tique, elle est dépasse­ment empirique plus
que définition terri­toriale. En tant que « phénomène », elle est la proie (le
pouvoir) des sensations et des perceptions déga­geant un nouveau rapport
sensible au monde, ce qui n’est pas sans angoisse : Husserl évoque ainsi
« la détresse mé­thodologique » de l’Europe.
Les analogies européennes se nourrissent aussi de l’inconscient et du
refoulé, elles émanent de la façon dont, en lisant une œuvre appar­tenant au
patrimoine eu­ropéen, on mélange et rapproche (plus ou moins consciem-
ment) des perceptions, des impres­sions un mélange de vu et de su, au gré
de la mémoire (où la culture se mêle aux cli­chés, aux images toutes faites
autant qu’aux souvenirs personnels et au vécu), ce que Christian Metz
appelle des « analogies perceptives ». Toutes ces images visuelles, so­nores
puisent leur force dans l’impression de réalité et d’illusion référentielle
qu’elles produisent. Les analogies n’émanent pas seulement de critères in-
tellectuels ou savants, mais également des adhésions ou rejets pul­sionnels,
intempestifs et personnels qui tiennent à ce que nous avons intériorisé
de notre propre culture par rapport à celle des autres. Tout le paradoxe
de l’Europe se manifeste là : « elle rencontre un autre, à qui elle ne peut
s’imposer de manière violente sans se trahir, sans redevenir une identité
particu­lière, et sans cesser, du même coup, d’être universelle »18. L’Europe
est une « orienta­tion pra­tique vers la reconnais­sance d’autrui » selon Jean-
Marc Ferry, et cette recon­naissance passe précisément par « des examens
critiques »19. La conscience critique émane de ces distinctions absorbées,
intériorisées, ou au contraire refoulées ou expa­triées. La critique est à la
fois intimité et exterritorialité : l’œuvre critiquée n’est jamais tota­lement
étrangère au critique, parce qu’en parler suffit à la renvoyer à un espace
connu – celui de son propre langage. La singularité même de la littérature
de l’autre est ici en jeu (à la première place), ce qu’une perspective euro­
péenne tente d’homogénéiser et de lisser. Et si Curtius a bien anticipé le
danger qui consisterait à adhérer d’un peu trop près au caractère na­tional

17. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen-


dantale, tr. G. Grane, Paris, Gallimard, 1976, p. 69.
18. Frédéric Worms, « Quelle universalité pour l’Europe ? », Esprit, n° 310, p. 52.
19. Jean-Marc Ferry, « Quelle Europe chrétienne ? », Esprit, n° 310, p. 46.
34 Frédérique Toudoire-Surlapierre

des littératures, ne serait-ce que parce qu’il lui paraît impossible de re-
connaître et d’identifier comme proprement nationaux des schèmes qui
n’émanent finalement que de la littérature, autrement dit qui ne sont pas
plus que nos représentations identitaires, l’Europe litté­raire toute­fois est
perçue comme une menace pour les littératures na­tionales : « Comment
se relier à l’Europe ? » s’interroge le critique hongrois Miklos Beladi. « La
relation entre esprit national et esprit eu­ropéen est un problème particu-
lièrement angoissant dans les litté­ra­tures comme la nôtre où, jusqu’aux
temps les plus récents, le carac­tère national du sens, du style et du langage
est une qualité essentielle de ses meil­leures œuvres »20. L’esprit national
est plus immédiat (prégnant) que l’esprit euro­péen :
Une nation a en commun son passé. C’est une communauté liée par une
culture com­mune comportant le plus souvent une langue commune […].
Le plus souvent l’identité commune a été soudée par la menace séculaire
d’invasion, et elle s’est cristallisée dans la résistance à des ennemis mortels.
C’est tout cela qui a déter­miné et détermine un « vouloir-vivre » national,
un « vouloir-être » français ou allemand, ce que Renan appelait un « esprit »
ou une « âme » nationale21.
Significativement, la position singulière (singularisée) de l’Angle-
terre se re­trouve dans ses positions critiques, et tout particuliè­rement cette
résistance toute britannique à l’Europe : T.S. Eliot, dans ses Essays on
Poetry and Criticism (1920), défend une critique pratiquée par les écrivains
eux-mêmes, ce qu’il appelle « The Perfect Critic », dé­non­çant une critique
purement technique ou didactique au profit d’une critique person­nelle,
les écrivains sont à même de parler des œu­vres littéraires, mais cela a
tendance à empêcher (freiner) toute critique allogène. Non seulement
T.S. Eliot confirme cette tentation autarcique et circulaire de la cri­tique,
et l’exclusivité de l’écrivain à en être l’auteur, il soutient également une
cri­tique capable aussi d’éveiller un sentiment national chez les lecteurs :
ce qui est national ne se compare pas.

L’Europe littéraire : la critique de l’identité

Plus encore : cette allomorphie inhérente à l’Europe (entre nationa­lisme


et européa­nité) fait écho aux tropismes mêmes de la critique et à son fonc-
tionnement par rap­port à l’auteur. « Le critique est le coucou installé dans

20. Miklos Beladi, Essais et discours, Paris, Plon, 1967, p. 188, cité par Pascal Dethurens,
op. cit., p. 21.
21. Edgar Morin, op. cit., p. 196.
Que fait la critique ? 35

le nid de l’auteur »22 dé­clare Georges Poulet dans La Cons­cience critique :


membre de l’école de Genève23 dans le sil­lage des idées européennes de
Husserl, Georges Poulet prône « une criti­que de la conscience » dont la
littérature est l’une des formes. Mon esprit cri­tique n’est jamais le mien
puisque je pense à partir de l’œuvre, de l’imaginaire et des pensées d’au-
trui24. Figure d’emprunt, le critique ajoute à la substitution la simulation,
il fait de la ressemblance, de la mimesis et de l’imitation les principes de
son jugement. Parlant en son nom propre, ventriloque d’une autre voix
auctoriale, il s’immisce à l’intérieur d’un texte signé par un autre nom que
le sien. Ce n’est pas la critique « qui parle, lorsqu’elle parle »25 déclare
Maurice Blanchot dans Lautréamont et Sade. Paradoxe du critique qui,
tout en donnant son opinion et en émettant un jugement sur une œu­vre,
fait semblant de renoncer à penser par lui-même : on pourrait en dire
autant de l’Europe littéraire. Critiquer une œuvre du patrimoine euro­
péen, c’est se placer dans une situation d’étrangeté alors même que la
conscience criti­que nécessite un processus d’identification qui est une
faculté in­terprétative et com­préhensive selon Georges Poulet. Cela ne
signifie pas que l’on s’identifie à l’auteur mais que l’on se place (projette)
dans son univers imaginaire : l’enjeu n’est pas tant de reconnaître l’al-
térité que de l’identifier. Le critique « commence par devenir un autre
être, qui accepte de vivre mentalement d’une vie différente de la sienne
propre »26. Ef­fec­tuée ou imaginaire, assumée ou refoulée, l’identification
est inhérente à la démar­che critique, et si ce mécanisme psychologique
la reconduit à la littérature, ce n’est nulle­ment un ha­sard. Tel un auteur
s’ingéniant à subvertir les projections qui le meu­vent et qui le légitiment
pourtant, le critique profite de l’identification, moins sans doute celle des
personnages que de la figure de l’auteur qui les a créés – alors même que
l’activité critique ne se reconnaît pas a priori en tant que projection litté­
raire (celle-ci est même plutôt perçue comme une entrave à la critique), la
recon­naissance de la critique tient à ses mouvements d’humeur oscillant
entre sympathie et antipathie. Pire. La critique in­vestit l’œuvre d’un autre

22. Georges Poulet, La Conscience critique [1971], Paris, Corti, 1998, p. 12-13.
23. Même si tous n’étaient pas suisses et n’ont pas forcément non plus enseigné à Genève,
unie par les affinités et les amitiés, cette école formait un cercle : Marcel Raymond,
Albert Béguin, Georges Poulet (d’origine belge, professeur à l’Université d’Édim-
bourg puis à Baltimore, Zurich et Nice), Jean Rousset (professeur à Genève), Jean
Starobinski.
24. Le jugement que je profère ne vient pas de moi (ou tout au moins pas exclusivement
de moi) puisqu’il m’a été suggéré par l’œuvre d’autrui.
25. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade [1963], Paris, Minuit, 2006, p. 11.
26. Georges Poulet, La Conscience critique, op. cit. p. 103.
36 Frédérique Toudoire-Surlapierre

pour la faire sienne dans un premier temps et pour s’en dé­partir dans un
second (puisqu’elle s’adresse à des lecteurs qui sont destinés à ce livre
qu’elle vient de criti­quer). Ce double mouve­ment d’appropriation et de
désaffection, aussi inconfortable soit-il, est le propre de la critique. À
la projection et l’identification s’ajoutent des mouvements antago­nistes
comme le re­foulement et le désaveu qui pro­voquent cette ambivalence.
Inté­grant la projection d’un déni, la critique se dénoue d’elle-même. Elle
dégage ainsi son rapport à autrui de la dualité d’un rapport entre soi-même
et l’autre en l’engageant dans une triade où l’identité est l’otage d’une in­
teraction qu’elle s’impose de distinguer.
De ces analyses successives, se dégage effectivement une conscience
critique du patrimoine littéraire occidental, qui se caractérise par une dif-
ficulté à concep­tualiser l’Europe : celle-ci résiste précisément à la cri­tique,
et selon Pascal Dethurens l’expression d’« Europe littéraire » ne fait que
masquer une carence dé­finitionnelle de la critique vis-à-vis de l’Europe27.
Cette conscience est dialectique, ambivalente et conflic­tuelle : il n’est pas
fortuit que l’Europe se caractérise comme une « unité dans la discorde »28.
Et même Edgar Morin, qui propose d’appréhender l’Europe comme un
« Complexe (complexus : ce qui est tissé ensemble) dont le propre est
d’assembler sans les confondre les plus grandes diversités et d’associer
les contraires de façon non sépa­rable »29, souligne à quel point, « véri-
table unitas multiplex », l’Europe constitue son unité par les « interactions
entre les peuples, cultures, classes, États, qui ont tissé une unité elle-même
plurielle et contradic­toire »30. Dès lors, quand la critique reprend à son
compte une « rhéto­rique de la menace et du péril », elle n’est autre que
l’écho de toute une littérature européenne qui intègre et construit l’Europe
en reflet d’elle-même : « Y a-t-il de l’Europe en littérature ? », s’interroge
Pascal Dethurens. « Et, si force est de reconnaître au moins que jamais
autant qu’à l’époque de la crise de l’esprit le mot n’aura surgi avec une
telle force dans la fiction, comment évaluer le degré d’européanité d’une
œuvre ? »31. Quand la littérature euro­péenne est prise dans un en­semble
que l’on appelle Europe, elle se nourrit de cette notion, qui de­vient un
méta-espace (de même que l’on parle de méta-langage). L’espace littéraire
forme aussi le juge­ment. De Valéry à Paul Morand, en passant par Stefan

27. Pascal Dethurens, op. cit., p. 26.


28. Olivier Mongin, « Jan Patočkà, la rupture de 1914 et l’esprit européen », Esprit, n° 310,
p. 26.
29. Ibid., p. 22.
30. Ibid., p. 23.
31. Pascal Dethurens, op. cit., p. 19.
Que fait la critique ? 37

Sweig, Thomas Mann, Savinio, Hofmannsthal, Malaparte ou Hermann


Hesse32 qui, dans la nouvelle « L’Européen » (1917), met en fable l’Europe
– en nous re­conduisant à son principe originel, son fondement mythique,
la nouvelle s’achève sur les mots aux accents prophétiques du patriarche :
Il n’y a qu’un homme qui soit seul, c’est l’Européen. J’en fus long­temps
cha­griné, mais je crois avoir deviné maintenant le sens de ce mystère. Cet
homme nous est réservé en tant que rappel, qu’impulsion, peut-être aussi
en tant que re­venant. Il ne peut pas se reproduire à moins de se plonger à
nouveau dans le courant de l’humanité de couleur33.
Non seulement l’idée d’Europe entre en force en littérature mais
elle s’y méta­mor­phose, prenant diverses formes, de la fable à l’idée. De
sorte qu’on assiste à un « appel de la littérature à l’Europe », comme si
la littérature européenne ne pou­vait pas dire (faire) autre chose de l’Eu-
rope, comme si s’interrogeant elle-même, elle se mettait au mi­roir, elle ne
« pouvait pas épargner la littérature d’une interrogation sem­blable à la
sienne », comme si l’Europe trouvait dans la littérature une « spéculation
essen­tielle »34. L’Europe joue un rôle (elle est un sujet) en littéra­ture, et
c’est par ce biais que la critique peut la saisir. Un nouveau rôle est ainsi
dé­volu au critique, celui de média­teur-traducteur motivé par une trans-
mission cos­mopolite : le critique est passeur et entre­met­teur, un guide
que la lecture des autres a éclairé (la littérature euro­péenne fonc­tionne
par émulation critique). « Une certaine conscience de la crise hante donc
l’Europe et l’héritage européen s’ancre dans le souvenir d’un désastre au-
tant que dans la promesse d’un avenir »35. L’espace européen propose une
pluralité culturelle et littéraire que la critique saisit et qui n’est autre qu’une
protection contre les dangers (tentations) de l’empirisme, de l’ethnocen-
trisme et du nationalisme. Réitérant des ins­tants de crise lui permet­tant
de maintenir avec vivacité la conscience de la critique dont elle émane,
l’Europe fait l’épreuve de son idéal, de sa limite et de ses ruptures et par
là elle fait l’épreuve d’une expérimentation criti­que qui la menace dans
sa plénitude (uni­versalité).

32. Pour toute cette analyse, nous renvoyons aux analyses de Pascal Dethurens, op. cit.,
p. 9-44.
33. Hermann Hesse, Souvenirs d’un Européen, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 153.
34. Ibid., p. 15.
35. Michaël Foessel, loc. cit., p. 61.
38 Frédérique Toudoire-Surlapierre

Un esprit critique proprement européen

L’Europe fait donc de l’effet à la critique : comme activité raisonnante,


comme « mot d’esprit » au sens freudien de l’expression, mais aussi en tant
que ferment social, en tant que dispositif pris au sein d’enjeux po­litiques,
en tant que modalité culturelle et / ou vecteur politique, elle lui en impose
(en termes d’exemplarité et de relativité), elle conditionne sa façon même
de procéder. Mais existe-t-il un esprit critique euro­péen qui unifierait
(relierait ou rapprocherait) les différents pays qui consti­tuent l’Europe,
ou toute conscience critique ne peut-elle être que pro­prement nationale
(in­dividuelle) ? L’expression de « critique euro­péenne » est problémati­que
et ambivalente. Toute activité critique en Europe prend en compte les cir-
culations ancestrales des cultures euro­péennes (ce que font les chercheurs
lorsqu’ils contextualisent par exemple le mouvement romantique ou les
expansions européennes du naturalisme) : raisonner participe bel et bien
d’un héri­tage européen (des Lumières françaises, de Kant, de Descartes
aussi bien que de Husserl). Mais quel que soit son héri­tage culturel sou-
ligne Jan Patočkà, l’Europe ne peut en faire « le pivot de son identité »36 :
le patrimoine lit­téraire européen est une expres­sion verbalisée et esthétisée
de l’Europe, mais il ne reflète pas pour autant ce qu’elle est. Si la critique
profite des spé­cificités du patrimoine culturel européen parce que cela
agrandit son champ d’expérimentation, lui permettant de relativi­ser et
de prendre la mesure des originalités et des singularités litté­raires, toute
référence à un héritage littéraire reste néanmoins perçue comme « une
particularisation de l’universel ». Le principe de l’universel est pré­gnant
dans toute culture, et l’Europe a mis « l’universel au moteur de sa culture
singulière »37. Un des privilèges de la culture européenne tient
à la rationalité critique, qui est en elle-même problématisante, por­teuse d’un
souci d’objectivité, apte à l’autocritique et à la critique de sa critique. Cette
ra­tionalité est le vecteur principal du principe d’universalité qu’a nourri et
qui a nourri la culture européenne38.
Elle peut ainsi lier l’expérience avec la rationalité et de l’universalité,
ce qui est un des principes de la Krisis selon Husserl. Pour Patočkà, l’Eu-
rope se défi­nit par la raison et son universalité. Pa­radoxe donc (même s’il
est logique), la ra­tionalité critique « a poussé l’humanisme européen […]

36. Cité par Jean-Marc Ferry, loc. cit., p. 48.


37. Edgar Morin, op. cit., p. 152.
38. Ibid., p. 151.
Que fait la critique ? 39

à concrétiser son universa­lité »39, autre­ment dit à s’ouvrir sur l’extérieur,


que ce soit ses propres limites, d’où l’ouverture européenne (entre autres),
d’où la mondialisation. Tension encore de l’Europe entre l’université de
la raison et le nationalisme (qui n’est autre que la li­mite même de l’uni-
versel) : l’universel n’est pas seulement « menacé de l’extérieur par les
particularismes, c’est l’universel lui-même qui devient une menace, quand
il oublie ses propres limites, et qu’il devient le masque d’une oppression
et d’une domination »40. Or, ces tensions euro­péennes (entre identité et
universa­lité, entre raison et nationalisme) peuvent être assumées par une
perspective critique, parce que l’universel est limité par le patri­moine litté-
raire et culturel, mais aussi parce que l’universalité de la rai­son transcende
les parti­cularismes et qu’elle s’oppose à une diversité littéraire : la ratio-
nalité critique va à l’encontre d’une tendance systé­ma­tique (propension
à la systématisation) inhérente à tout savoir, permet­tant à la culture euro-
péenne de garder sa diversité. C’est la « tradi­tion critique et auto-criti­que
de la raison »41 de l’Europe qui lui permet de s’ouvrir sur le monde. La
cons­cience européenne s’active face aux na­tionalismes, elle est le second
membre de l’antagonisme dialectique qui fonde l’Europe : « C’est par la
conscience de ce qui lie les origines con­flictuelles au présent solidaire que
la communauté de destin ac­tuelle peut rétroagir sur le passé européen et le
rendre commun »42. L’identité de l’Europe « consiste, pour la conscience
qu’elle a d’elle-même, à toujours être en excé­dent ou en décalage, en
position critique par rap­port à ses traditions propres, lesquel­les n’ont pas
un statut de limite à l’inclusion politique de nouveaux cons­ciences ». Le
paradoxe ou tout au moins la tension d’une critique « européenne » tient
au fait qu’elle construit une « identité négative » selon Jean-Marc Ferry,
« une iden­tité dont le prin­cipe consiste dans la disposition à s’ouvrir aux
autres identi­tés »43. Ainsi, Bernard Stiegler récuse, dans un entretien au
cours des rencontres d’Avignon 2008 (festival théâtral européen s’il en
est), toute identité euro­péenne, elle n’existe pas, mais on peut repérer des
processus d’identification qui correspondent à la fa­çon dont les ci­toyens
se projettent dans une imago européenne.
L’esprit critique « européen » puise ainsi sa dynamique dans les
modalités de la crise ou du conflit les fondements de l’une de ses idéo­
logie-phares, mû à la fois par un devoir de mémoire voire de réparation du

39. Cité par Jean-Marc Ferry, loc. cit., p. 48.


40. Ibid.
41. Edgar Morin, op. cit., p. 197.
42. Ibid.
43. Cité par Jean-Marc Ferry, loc. cit., p. 48.
40 Frédérique Toudoire-Surlapierre

passé, par une volonté de se protéger du présent et un espoir d’extension


dans l’avenir. La culture européenne rappelle Edgar Morin s’est construite
par « le principe dialogique et le principe de récur­sion »44, qui consiste à
« concevoir les processus générateurs ou régénéra­teurs comme des boucles
producti­ves ininterrompues où chaque moment, composant ou instance
du processus est à la fois pro­duit et producteur des autres moments, com-
posants ou instances »45. Les idées en Europe s’actualisent quand elles
produisent leurs contrai­res (chaque élément est à la fois cause et effet
de la boucle), ce qui est la source de la multinationalité européenne : les
Modernes ne rempla­cent pas les An­ciens, ils se querellent avec eux, refu-
sant la transition et le passage au profit d’anachronismes péremptoires et
arbitraires (ceux de l’inconscient, autre­ment dit ceux de l’Europe). Voyage
d’un Euro­péen à travers le 20ème siècle : le ré­cit-fleuve (expression topogra-
phique oblige), à la fois infor­mel et difforme (hors de toute proportion :
aussi bien en nombre de pages qu’en ce qui concerne la forme, le sujet et
le succès) du néerlandais Geert Mak se présente comme un reportage et
un pano­rama critique de l’Europe, il stigmatise une tendance de la litté­
rature contempo­raine à parer la vieille Europe des attraits et des pouvoirs
de la mon­dialisation. L’Histoire littéraire est un parcours géo­graphique
nourri d’anecdotes, de commen­taires, c’est une visée claire­ment critique
de l’ouvrage et significativement son texte est balisé par des repères his-
toriques, Geert Mak parcourt le vingtième siècle comme il voyage : c’est
encore (toujours) avec la vieille Europe littéraire que s’effectue la nouvelle
criti­que. Étrangement, il lui réfute toutefois un statut mythique originel
(omettant le mythe de l’enlèvement d’Europe), les peuples auraient tous
besoin de mythes nationaux, toute fiction se­rait donc nationale :
C’est la nation, avec sa langue et son fonds d’images partagées qui, à partir
des di­verses expériences personnelles, est à même de fabri­quer, encore et
toujours, une seule et grande Histoire cohérente. Mais l’Europe n’en est
pas capable. Elle n’a, contrairement aux États-Unis, toujours pas de récit
fondateur commun46.
Ce hiatus s’exacerbe encore quand la critique d’aujourd’hui intègre les
outils de la mondialisation, c’est peut-être pour cela que l’Europe littéraire
est ainsi tentée de ré­sister à la critique, en se plaçant notam­ment du côté
de l’Histoire littéraire (comme pour se protéger), signi­fiant aussi bien les
limites de la mondialisation que les impossi­bilités d’un continuum européen :

44. Edgar Morin, op. cit., p. 24.


45. Ibid.
46. Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le 20ème siècle, Paris, Gallimard, 2007, p. 957.
Que fait la critique ? 41

Le rêve européen est à maints égards l’image inversée du rêve amé­ricain.


Tandis que ce dernier met l’accent sur une croissance maté­rielle illimitée, sur
la fortune privée, et la poursuite des intérêts in­dividuels, le rêve européen
s’attache da­vantage au développement durable, à la qualité de la vie et à la
promotion du sens collec­tif47.
Le phénomène d’européanisation de la culture perdure – quoiqu’il
se soit modi­fié parce qu’il subit également les assauts de l’internationali-
sation à outrance.
En définitive, la critique européenne se déploie comme l’imagination
« sous l’horizon du possible ». Reprenant à notre compte la belle formule
de Marcel Detienne, nous pouvons dire que l’Europe « apporte du com-
parable » à la critique, à laquelle elle confère sans doute beaucoup plus
de déplacements fantasmatiques que réels, faisant siens ces « fantômes
de différence » qui la hantent : « Comment déci­der d’emblée ce qui est
comparable sinon par un jugement de valeur implicite qui semble déjà
écarter la possibilité de construire ce qui peut être compara­ble ? »48. Si l’on
peut sans conteste avancer qu’il existe un esprit critique à la fran­çaise, une
rigueur germani­que, une propension narrative nordique, un fantastique
(hallucinogène) belge ou une fantai­sie italianiste à la Calvino par exemple,
il n’est pas du tout certain que l’on puisse parler d’un esprit critique eu-
ropéen, parce que la conver­gence des dispositions criti­ques de chacun
des pays cités (sans compter qu’il faudrait intégrer les autres pays qui
ont rejoint la communauté eu­ropéenne) manque de rigueur intellectuelle.
Trop critique, trop subjec­tive, elle dépend de trop de facteurs allogènes
(administratifs écono­miques ou politiques de l’Union eu­ropéenne). Or la
conscience européenne tient à la vitalité intellectuelle de ces anta­gonismes,
elle est motivée par cette propension à la crise littéraire. On peut décider
que partager (de façon plus ou moins inconsciente) des ra­cines littéraires et
cultu­relles permet (ou suffit) à créer un esprit critique commun. De même,
on peut également décider que la circulation et les rencontres des écoles
et mouvances cri­tiques qui circulent en Europe (sur un mode analogique
similaire aux mou­vements lit­téraires ou esthétiques) suffisent à créer un
esprit critique européen. « L’idée que se font les Européens de l’Europe
est une projection – souvent incons­ciente – de l’idée qu’ils se font de leur
propre société »49. L’activité critique révèle (en les exagé­rant) les repré-
sentations qu’une communauté érudite se fait de son patri­moine culturel
et littéraire – d’où l’importance d’appréhender la critique du point de vue

47. Ibid., p. 949.


48. Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, p. 39.
49. Geert Mak, op. cit., p. 956.
42 Frédérique Toudoire-Surlapierre

géographique (topogra­phique, national mais aussi transdisciplinaire). La


mise en place d’une critique européenne dynamise la question de l’actua-
lisation de nos re­pré­sentations, la force et la prégnance de nos a priori,
autrement dit de notre propre regard critique sur l’Europe : ce qu’on en
pense et ce que l’on en transmet n’est pas ce que nous voudrions en faire
savoir. L’Europe a beau être conceptualisée et fic­tionnalisée par des no-
tions spatiales, architecturales et topographiques réduisant le clivage entre
le référent et sa représentation, elle ne prend pas forcément en compte un
esprit critique commun. Critiquer la littérature euro­péenne reste un défi
critique en soi. Par un effet de retour, la littérature européenne réactive
les rapports houleux, conflictuels et compliqués de la création et de la
cri­tique. Ce que Starobinski a appelé « la relation critique » n’est pas loin
d’être une relation humaine, avec tous les soubre­sauts qu’on lui connaît,
adultère (Sainte-Beuve), conjugale (Starobinski), cé­libataire (Jean-Pierre
Richard) mais toujours amoureuse (Roland Barthes ou Julien Gracq), mais
qui rêve d’être égalitaire (ou plutôt pa­ritaire si l’on suit les modes euro-
péennes). Fon­damentalement « interac­tive » pour Jean Starobinski, cette
relation intègre la dissem­blance d’une relation et non « l’assimilation du
dissemblable », elle est capable d’interroger une œuvre dans « ses rap-
ports différentiels avec ses attenants immédiats ». C’est « la diffé­rence
reconnue » qui est « la condition de toute rencontre authentique ». Si
criti­quer induit une rela­tion à autrui qui impose un dédoublement de
l’autre, avec l’Europe, la relation se démultiplie et se diffracte encore. Faite
d’une multiplicité in­terne et de relations externes : multiplicité interne qui
n’est pas seu­lement celle de na­tions ou de cultures constituées, mais de
différences, de minorités, autre­ment dit de relations avec des autres dont
la moda­lité définit l’Europe elle-même, l’Europe est inséparable de ses
rela­tions interna­tionales. La propen­sion expansionniste de la critique va
de pair avec l’évolution actuelle de l’Europe, puisqu’elle cherche à investir
des domaines qui lui échap­paient jusqu’alors. Si le fran­chissement des
limites est une expansion du pouvoir de la raison, si les limites sont aussi
bien géographique, théorique que discipli­naire, le travail qui in­combe au
critique consiste à les déterminer pour être fran­chies. L’idée d’Europe ne
coïncide pas exacte­ment avec l’esprit critique, mais le dé­passement de ses
limites et l’abolition de ses frontiè­res ces dernières années nous montrent
qu’elle est précisément en prise avec l’activité critique. Nul doute que
les réticences et les difficultés à admettre, pour certains, une union eu­
ropéenne, n’est que l’expression même de la forte charge cri­tique qui la
meut. Goût du paradoxe ou propension à la contradiction ? Le propre de
l’Europe littéraire tient à sa façon « cri­tique » de contredire sa destination,
Que fait la critique ? 43

ses parages et sa mise en espace. « Qu’est-ce que l’Europe » demandait le


critique Paul Hazard, sinon « une pensée qui ne se contente jamais ? ».
On peut entendre aussi bien l’insatisfaction qu’un désir d’outrepasser les
frontières – de même, si les limites im­portent tant aux critiques c’est qu’il
faut paradoxale­ment à la littérature qu’ils jugent, la critique a ainsi besoin
d’être trans­gressée – démentie ou désavouée. L’Europe littéraire est en soi
une fa­çon de dépasser « les catégories dressées comme autant de défenses
politiques »50. Tension donc entre une Europe indésira­ble par bien des
côtés (d’où les « non » à l’Europe) alors même qu’elle est dési­rante (des en-
vies d’extension et de re­connaissance), tension enfin entre une ratio­nalité
(un esprit critique qui fait dire « oui » à l’Europe) et des affects négatifs
comme autant de pulsions répulsives et régressives. Rien de sûr, rien de
définitif : ne reste dès lors qu’une activité critique recon­duite au principe
de plaisir de lecture, aux modalités sociologiques et anthropologiques qui
la sous-tendent, aux pulsions, aux affects et aux sentiments qu’elle assoupit
ou qu’elle ré­veille, selon que l’on se place à l’Est ou à l’Ouest, selon qu’on
se situe d’un bord ou de l’autre.

ILLE – Institut de recherche en langues et littératures européennes


Université de Haute-Alsace

50. Cité par Earl Jeffrey Richards, loc. cit., p. 286.


La critique littéraire européenne en éveil

Martine De Clercq

L ors d’un colloque organisé au bozar à Bruxelles, le 8 décembre 2008


autour du « canon européen » dans une série également con­sacrée aux
canons « littéraire, culturel et scientifique », grande fut ma surprise lors­
que j’appris qu’un collègue de l’université de Gand, le po­litologue Hen-
drik Vos avait écrit ensemble avec le journaliste de la vrt, Rob Heirbaut
un remarquable ouvrage sur la façon dont l’Europe influence notre vie1,
dans lequel néanmoins les notions d’éducation, de formation et de culture
sont parfaitement absentes, comme si ces no­tions sem­blaient ne pas faire
partie de la politeia. Ceci est tout au plus remarqua­ble quand on se rend
compte combien les programmes d’échange Erasmus, Erasmus Mundus2,
Lingua, Comenius, Leonardo da Vinci et bien d’autres sont ancrés dans
nos programmes des univer­sités et écoles supérieures.
Ce fait éclaire cependant une attitude qui malheureusement est bien
répartie. Dans combien de programmes de radio et de télévision, comme
celle de la bbc par exemple, le dimanche matin, ne fait-on pas appel à notre
sens de citoyenneté européenne quand il s’agit de me­sures écono­miques,
sociales, politiques ? Les interviews avec les diffé­rents parle­mentaires sus-
citent des débats éloquents. L’absence d’une réflexion sur la culture et

1. Cf. Hendrik Vos et Rob Heirbaut, Hoe Europa ons leven beïnvloedt [2008], Antwerpen,
Standaard Uitgeverij, 2009 [révision actualisée].
2. Nous signalons, entre autres, le projet Erasmus Mundus ciblé sur les littératures
européennes : cle, Cultures Littéraires Européennes (coordonné par l’Université de
Bologne et qui compte dans son consortium aussi l’université de Haute-Alsace, dans
la personne de Peter Schnyder).
46 Martine De Clercq

l’éducation intrigue néanmoins. Pourquoi ce silence omni­présent dans les


médias quand par ailleurs on voit dans la ville de Bruxelles d’immenses
affiches qui nous invitent tous, passants aussi bien qu’habitants, à réfléchir
sur le dialogue culturel, à l’animer, à le concréti­ser, ce qui heureusement
se fait à pas mal d’endroits, comme par exem­ple à Passa Porta, la maison
de culture et littérature interna­tionales.
On se rappelle les recommandations que Michael Cronin avait déjà
proposées en 2004 à Barroso pour la Commission afin d’élaborer l’échange
culturel, la mobilité et la compréhension mutuelle dans l’année 2008 étant
l’année du dialogue culturel :
La littérature offre un moyen extrêmement efficace à la compréhen­sion de
l’histoire, la manière de vie et le regard des différents ci­toyens européens3.
Étant citoyen(s) européen(s), une connaissance d’une notion de
cul­ture et littérature européennes s’impose. Comment la littérature euro­
péenne peut-elle contribuer à façonner notre identité ? Comment défi­nir
cette littérature européenne ? Comment former la création d’un pa­tri­
moine culturel européen ? Comment les lieux de mémoire peuvent-ils ai-
der à consacrer la création ? Nous pensons ici à l’auteur britan­nique Byatt,
qui comme première présidente du prix Européen de litté­ra­ture se dit être
« européenne » par sa lecture dès son enfance de sa­gas norvégiennes et
islandaises, d’ouvrages de Balzac, de Proust et de Thomas Mann.
Commençons par établir un consensus sur la nécessité d’une intro­
duction d’un corpus commun et ouvert, tel que Todorov et Compagnon
nous le proposent tout en valorisant la position de la litté­rature dans la so-
ciété et la culture contemporaines. Tel est le credo d’Antoine Compagnon
qui envisage la littérature comme « aide-mé­moire » dans le sillage d’Italo
Calvino, mais qui également considère la littérature comme formation
au récit de la vie, comme le lieu par ex­cellence de l’apprentissage de soi,
d’une découverte d’un « Deviens qui tu es ».
Dans quelle mesure la critique littéraire peut-elle y contribuer ? En
tâchant de répondre à cette question, une autre se forme. Comment dé­fi­nir
cette critique littéraire ? Elle peut se situer tant au niveau de la cri­ti­que
journalistique qu’au niveau de la critique académique. Un équi­libre entre
les deux serait favorable à l’élaboration d’un corpus qui pourrait être

3. Martine De Clercq, « Media as cultural mediator for communication as community-


making; the role of academia and books », in B. Lewandowska-Tomaszczyk et al. (éd.),
The Media and International Communication, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007,
p. 292-293 : « Literature offers a highly effective way of allowing people from different
countries to understand the history, the ways of life, and outlook of citizens ».
La critique littéraire européenne en éveil 47

introduit dans les dernières années du secondaire et les premières années


de la formation supérieure.
Ceci implique qu’au niveau de la critique journalistique il serait
fa­vo­rable que les critiques littéraires de différents journaux, périodiques,
chaînes de télévision à travers cette nouvelle Europe des 29 (ou 47) puis­
sent se rencontrer dans des manifestations culturelles, tout en créant une
sorte de « République des Lettres » où chacun puisse intro­duire d’œuvres
marquantes tant par leur style et contenu que par la force des images.
Du point de vue de la critique académique il serait bien qu’elle
puisse se concentrer sur la notion de littérature européenne, ou de lit­
tératures européennes, qui a souvent reçu des connotations péjoratives
dans le contexte post-structural et postcolonial : une connotation qui
a souvent été engendrée par un eurocentrisme politique favorisant les
cultures do­minantes d’Europe. Mais cette nouvelle Europe est beau­coup
plus vaste. Que savons-nous de la littérature des pays qui ont ré­cemment
adhéré à l’Union européenne ? Comment peut-on accéder à ces littéra-
tures, qui par les langues dans lesquelles elles sont écrites ne sont pas
ou presque pas accessibles, sauf par des traductions ? Quel est le tissage
actuel ? Autant de questions qui peuvent nous donner une impression de
la com­plexité de la tâche, de la réévaluation de la littéra­ture comparée, de
la po­sition des traductions dans le canon littéraire. C’est ici que la critique
littéraire académique peut se mouvoir dans d’autres horizons, modifiant
les relations entre les périphéries et les centres, les anciennes frontières et
les nouveaux centres, établissant dif­férents carrefours, lieux de ren­contres
de cultures plurielles, créant une « atmosphère »4 propice à la dé­couverte
de valeurs certaines.
Comme tant d’écrivains contemporains nous laissent voir comment
le patrimoine européen leur est nécessaire, voir existentiel, nous vou­drions
plaider à base de leur témoignage, de son importance capitale.
Italo Calvino5 auquel Antoine Compagnon se rapproche, nous a
donné plus de treize raisons pour lesquelles nous devrions relire nos clas­
siques, par ce qu’ils nous enrichissent, exercent une influence toute parti­
culière, sont une (ré)découverte, ne se lassent pas de dire ce qu’ils ont à
dire, viennent dans nos vies avec des traces de ceux qui nous ont pré­cédé,

4. Voir l’article de Claudio Magris, « Nommer le bonheur a quelque chose de sacrilège »,


Le nouvel Observateur, n° 2303-2304, 2008, p. 126-129.
5. Une partie du texte qui suit, a été publiée comme article dans le journal flamand De
Standaard, 6 décembre 2008, p. 39-40.
48 Martine De Clercq

résonnent à chaque fois de façon inattendue et deviennent un uni­vers qui


nous aide à nous définir.
Nous pourrions ajouter à cette liste le témoignage de Milan Kundera
dans L’Art du roman, Les Testaments trahis ou celui d’Orhan Pamuk, La
Valise de mon papa, Other Colours, ou celui de Claudio Magris dans Mi-
crocosmes, ou encore celui de l’auteur danois, Jens-Christian Grớndahl qui,
lors de la célébration des dix ans de l’association Het Beschrijf [L’Écrit]
en novembre 2008, nous donna ses impressions suivantes :
Il est vrai que le voyage qui se déroule dans les livres est un che­mi­nement
vers soi […] nous somment tous Flaubert quand il dit être Madame Bovary
[…] Quand je suis en train de m’écrire sur le pa­pier blanc, le lecteur voit à
travers les lignes le sourire de H.C. Anderson.
Nous pourrions citer d’autres exemples et si nous faisions l’addition
des œuvres qui ont été nommées nous pourrions établir un consensus sur
un corpus, un canon peut-être, qui pourrait être utilisé comme guide ou
cri­tère pour la formation – la Bildung – d’un être avec un idéal humaniste
moderne, l’humanisme européen dans sa complexité im­posante : une no-
tion historique complexe. On ne doit certainement pas cir­conscrire cette
notion, comme le disait Wittgenstein dans ses con­férences, publiées dans
The Blue and Brown Books, mais comme il le sug­gérait, voir cette notion
comme une famille et découvrir les res­sem­blances dans la diversité, à la
recherche de la grammaire de la langue iné­dite. Cette idée nous rapproche
de l’œuvre d’Alberto Manguel qui dans son ouvrage De Stad van woorden
[La ville des mots] nous instruit en disant que :
La langue nous fait réaliser pourquoi nous vivons ensemble […]. La plu­part
des fonctions humaines se produisent par elles-mêmes […] mais nous avons
besoins d’autrui pour pouvoir parler […]. Le lan­gage est une forme d’amour
[…]. Lire est une fonction de mé­moire qui nous laisse jouir des expériences
des autres, comme ci s’étaient nos propres expériences6.
Nous voulons soutenir cette idée d’un humanisme européen mo­
derne en nous fondant sur les discours d’une journaliste flamande, Mia
Doornaert, qui nous donne un plaidoyer pour cet humanisme. L’Europe
existe pour elle, l’Europe de la culture, pensant aux savants qui croi­
saient l’Europe de Cordoba à Cracovie, d’Oxford à Bologne, parlant,
discutant, correspondant dans une langue commune. Elle nous invite à
ré­in­vestir dans un capital intellectuel et créatif, et pour cela nous de­mande
de travailler ensemble et d’abolir les cloisons dans les­quels nos écoles et

6. Voir Alberto Manguel, De Stad van woorden [The City of Words, 2007], Amsterdam,
Ambo, 2008, p. 15-19.
La critique littéraire européenne en éveil 49

nos universités sont encore toujours tellement em­murées par des carcans
nationaux et bureaucratiques.
Ainsi un repositionnement de cet idéal s’impose. Nous suivons ici
le par­cours du philosophe suisse, Pieter Bieri à la Freie Universität Berlin,
aussi connu comme écrivain sous le pseudonyme de Pascal Mercier, au­
teur de l’ouvrage Nachzug nach Lissabon [Train de nuit vers Lisbonne],
qui commence par deux citations, l’une de Pessoa, exem­plifiant notre
recherche sans arrêt, et l’autre de Montaigne, en quête de notre alter ego.
Dans un article « Comment serait-il d’être cultivé ? »7 il nous donne
des critères auxquels nous pensons quand nous formons notre notion de
« Bildung » : orientation vers le monde, dans laquelle la curiosité et un
sens des relations sont centraux ; « Bildung » comme éclairage avec con­
naissance des frontières de notre savoir ; « Bildung » comme cons­cience
histo­rique avec une conscience du hasard de notre identité cul­turelle et mo­
rale ; « Bildung » pour le lecteur articulé, avec une cons­cience des pos­sibilités
multiples de sa connaissance, avec la notion de la fragilité de la diversité ;
« Bildung » comme cheminement et destina­tion de soi ; « Bildung », une
sorte d’Éducation sentimentale ; « Bildung » comme sen­siblité morale, qui
mène au respect d’Autrui, et qui par la force des mots et images conflue
dans une « Bildung » poé­tique et émotionnelle qui englobe tout.
Dans l’article « Tous les livres d’Europe. Le premier manuel de litté­
rature du vieux continent », Florence Noiville commence par la question
sti­mulante :
Faites un test […] interrogez un Européen convaincu. Demandez-lui de vous
citer le nom d’un écrivain slovène contemporain. Ou croate. Ou même grec
[…]. Pas de réponse ? C’est la preuve, comme l’écrit Milan Kundera, « L’Eu-
rope n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique »8.
La question qui se présente maintenant est comment s’y prendre
pour chan­ger cette attitude. C’est le défi que Guy Fontaine et Annick
Benoît, en­semble avec environ 200 collègues et auteurs ont relevé en rema-
niant et élargissant l’œuvre originelle de 1992 : Lettres euro­péennes. Manuel
d’histoire de la littérature européenne (Bruxelles, De Boeck, 2007). Cette
œuvre bientôt traduite en polonais et en d’autres langues euro­péennes
est considérée comme un ouvrage de référence dans lequel le patri­moine
européen, antique, biblique, celtique, arabo-andalou et les grands courants
sont mis en perspective. Ce manuel est utilisé comme ou­vrage de consul-

7. Voir « Hoe zou het zijn om ontwikkeld te zijn ? », De Groene Amsterdammer, 22 août
2008.
8. Le Monde des Livres, 28 septembre 2007, p. 11.
50 Martine De Clercq

tation et est surtout aussi prisé pour son dernier cha­pitre dans lequel 46
auteurs contemporains sont mis en évidence ainsi que des fragments de
textes aussi bien en version origi­nale qu’en français.
Dans Le Monde de l’Éducation, juillet-août 2008 la question sui­vante
est posée à Guy Fontaine : « L’identité européenne est-elle une réalité
lit­téraire ? ». La réponse, comme le titre de l’article « Une litté­rature
com­mune » le laisse supposer, est évidemment « oui » ! Selon lui, les
élèves et étudiants doivent être introduits dans la culture euro­péenne.
La no­tion d’une culture commune lui est parvenue par le fait d’habiter
lui-même dans un « endroit-frontière ». Selon lui, on peut parler d’une
identité et culture européennes basées sur la dialectique « de la dette et
du don ». Ce n’est pas une construction artificielle, mais une réalité qui
rend compte de la complexité de la périodisation qui va­rie selon l’espace
dans lequel elle se meut. Remarquable est le fait que les nouvelles nations
qui se sont jointes à l’Union européenne accor­dent leur identité culturelle
à leur confirmation de leur identité euro­péenne. On retrouve ici les mots
de Claudio Magris, qui est devenu « écrivain de la frontière » et qui con­
firme « que toutes les frontières des langues sont mêlées en moi »9. Il croit
« à certaines grandes valeurs européennes qui nous sont com­munes »10. Il
prétend qu’ainsi on rejoint un choix d’une humanité qui malgré toutes les
différences de langues et cultures forme une unité, un « chant du monde ».
Que ce chant puisse résonner dans différentes œu­vres classiques et que
le programme « A Soul for Europe », « Europa eine Sele geben » puisse
se concrétiser non pas seulement dans l’enseignement, comme le proposa
notre col­lègue Peter Schnyder lors du colloque « L’enseignement des
littéra­tures européennes », le 11 décembre 2007 à Paris11, mais également
dans la critique littéraire jour­nalistique d’une part, et la critique litté­raire
académique d’autre part.
Dans un récent roman de l’auteur néerlandais, Charlotte Mutsaers,
on trouve un éloge d’une œuvre classique, Moby-Dick. Dans un article
inti­tulé « Moby-Dick est une université dans la forme d’un bouquin »12
elle nous raconte à propos de la quatrième traduction de cet ouvrage com­
ment elle avait commencé à lire Moby-Dick quand elle avait vingt-cinq ans,
trouva l’œuvre trop complexe et ne se donna à la lecture de cet ou­vrage

9. Voir « Nommer le bonheur a quelque chose de sacrilège », art. cit. p. 126.


10. Ibid., p. 128.
11. Voir aussi L’Enseignement des littératures européennes, actes du colloque organisé le
11 décembre 2007 au Palais du Luxembourg, Paris, Éditions du Sénat. « Les Rapports
du Sénat ». 2008, n° 221, p. 65.
12. Voir « Moby-Dick is een universiteit in de gedaante van een boek », nrc, 14 mars 2008.
La critique littéraire européenne en éveil 51

en traduction que dix ans après. C’était pour elle « un évé­nement ». Elle
avait dévoré le livre et ne s’est pas lassée de le « savou­rer », non seulement
pour la narration, mais aussi pour ce qui se cache en dehors de la narration,
ce qui incite à relire :
Le style vital, les citations exquises, les références littéraires, la philoso-
phie implicite, les descriptions précises, les détails succu­lents, la sonorité,
la passion, l’érotisme inattendu et les tempéra­ments des personnages ex-
ceptionnels.
Elle associe toute cette panoplie de qualités à une œuvre d’art, une
œuvre classique qui génération après génération confirme sa qualité in­
trin­sèque, en somme une œuvre classique qu’elle identifie à une uni­ver­sité.
Pour nous tous, une invitation certaine à relire nos classiques d’une part
et à rester ouverts aux nouvelles œuvres qui répondent à ces cri­tères ici
mentionnés, en tâchant de prononcer des jugements sur les livres qui pa-
raissent, en tranchant entre les bons et les mauvais tout en lais­sant la porte
ouverte aux travaux qui suivent des modèles analy­tiques, in­terprétatifs
ou même « gnostiques ». La critique étant in­dis­so­cia­ble­ment discours et
ethos, nous devons être « sensibles aux pra­tiques (de lecture, … de parole
publique) et aux ressources (réseaux de sociabilité par exemple) que son
exercice suppose »13. On doit investir dans ce ca­pi­tal créatif qui se forme,
s’emploie, se conserve et s’accroît dans une « Ré­pu­blique européenne des
Lettres »14 où les voix poly­phones se font en­tendre formant une écono-
mie symbolique de ce capi­tal culturel eu­ro­péen. Revisitons avec Pascale
Casanova, les textes de Paul Valéry : « [Les critiques] savaient lire […].
Ils savaient entendre, et même écou­ter. Ils savaient voir. C’est dire que
ce qu’ils tenaient à re­lire, à réenten­dre ou à revoir se constituait, par ce
retour, en valeur so­lide »15.

Hogeschool-Universiteit Brussel (HUB) – K.U. Bruxelles

13. Voir « Où en est la critique ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, p. 5-22, http://
traces.revues.org/index306.html.
14. Voir aussi Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
15. Pascale Casanova, op. cit., p. 39.
On perd le fil1 :
critiques du théâtre vivant

Florence Fix

L a scène européenne constitue une entité géographique et intellec­


tuelle certaine. Le nomadisme des metteurs en scène et des comé­
diens, les traductions des piè­ces contemporaines, les co-organisations in-
ternationales de festivals en témoi­gnent : l’Europe théâtrale existe2. Mais
qu’en est-il de sa critique ? L’Europe est-elle une don­née opé­rante pour
penser le théâtre ? Quelles méthodes critiques pour le théâtre euro­péen
aujourd’hui ? Trouver le fil de la critique actuelle n’est pas aisé : elle n’a
pas vrai­ment de cohésion lisible, érigée en sys­tème ou en méthode. Prié
en 1990 d’écrire une pièce de théâtre sur l’Europe, Jean-Pierre Sarrazac

1. Losing the Plot, titre de la conférence organisée à Birmingham en 1999 sur le théâtre
contempo­rain, trou­vait ironiquement comme seule base critique à l’ensemble dispa-
rate de la production du specta­cle vivant qu’on y perdait le fil (et l’intrigue – sur le
double sens du terme « plot » an­glais). Effecti­vement on peut rassembler des noms
aussi divers que Valère Novarina, Jon Fosse, Botho Strauss ou Caryl Churchill sur
l’idée que tous participent d’une déconstruction de la fable et partant d’une mise dans
l’embarras du spectateur, et plus encore du critique sommé d’y trou­ver sens.
2. Laurent Mulheisen estime par exemple que dans le cas de la diffusion des œuvres
de Sarah Kane il y a eu existence d’un « réseau très efficace, parti du Royal Court de
Londres et relayé entre autres par la Baracke puis la Schaubühne de Thomas Oster-
meier », ayant permis la mise en scène rapide et lar­gement diffusée de ses premiers
textes. Voir Laurent Muhleisen, « Des échanges singuliers : La cir­culation des œuvres
dramatiques contemporaines en Europe » in E. Wallon (éd.), Europe, scènes peu
communes, Louvain la Neuve, Études théâtrales, 2006, p. 34.
54 Florence Fix

choisit de la placer sous une double ré­férence : le chœur et le labyrinthe,


éléments patri­moniaux certainement européens qui disent à la fois le désir
de rassemblement et la difficulté à se (s’y) retrouver. Dans ce labyrinthe des
créations, performances, écri­tures européennes, le fil de la critique ne se
déroule ni avec aisance ni avec as­surance : circonspect, manquant parfois
d’audace, ignorant peut-être (mais com­ment pourrait-il avoir connaissance
de tous les fes­tivals, de toutes les rencontres théâtrales d’un continent ?)
de ce qui se passe chez ses voisins quand ceux-ci ne se déplacent pas chez
lui, le cri­tique affiche l’embarras et la retenue de qui n’ose la méthode,
tant sa tentative semblerait d’emblée achopper à la diversité de son objet
d’étude. En outre, la critique théâtrale n’échappe pas à la difficulté pre­
mière de toute critique artistique ou littéraire, la question de sa validité,
de l’authenticité et de l’autorité de sa posture – souvent contestée par les
praticiens du spectacle vi­vant. Un théâtre pour tous, et tous cri­tiques ?
La critique théâtrale se dé­cline en journalistes, universitaires, créateurs
parlant d’eux-mêmes ou des autres, specta­teurs qui eux aussi se feraient
« archilecteurs »3… peut-on envisager un seul fil pour tous ces Thésée ?

3 Voir à ce propos par exemple, Jacques Brenner, Les Critiques dramatiques, Paris,
Flammarion, « Le procès des juges », 1970 – collection au titre pour le moins intéressant
pour notre sujet, dirigée par Bernard Pivot. L’opinion selon laquelle tout spectateur
pourrait se faire critique et transformer son expérience singulière en transmission col-
lective est évidemment l’une des modalités, non de la pensée d’une critique, mais bien
de sa critique ; cette théorie de la « tierce parole » du spectateur (p. 15) qui considère
hâtivement que « tout spectateur d’une pièce, dès qu’il en parle, en devient le critique
» (p. 9) est au demeurant parfois favorisée par des metteurs en scène demandant le
débat avec les spectateurs (Ariane Mnouchkine, Edward Bond). Cette universalité de
l’expérience critique invalide la singularité méthodologique et éthique du critique car
alors « Le vrai critique dramatique est de l’autre côté de la rampe : un spectateur parmi
d’autres » (p. 13) et si a toujours existé la rumeur, le bouche à oreille, la conversation
plus ou moins mondaine à la sortie du théâtre, ce qui est nouveau apparaît bien de
proclamer ce discours comme valide et appelé à se muer en dialogue avec ceux qui
font le théâtre. Ainsi par exemple Howard Barker proclame-t-il comme complément
paratextuel à ce qu’il appelle « le théâtre de la catastrophe », spectacle mettant en
scène les crises de notre temps, des débats d’après spectacle, mais également des ar-
ticles appelant le spectateur à rejoindre les praticiens du théâtre dans le vaste champ de
l’interprétation : « Depuis quelques années, je tente de créer un théâtre qui reconnaisse
à son public des droits d’interprétation ». Howard Barker, « Les consolations de la
catastrophe » [1988], in Arguments pour un théâtre, et autres textes sur la politique et
la société, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2006, p. 67.
Critique du théâtre vivant 55

La scène européenne

Comment penser l’espace théâtral européen ? « Scènes peu com­munes »4


pour les uns qui regrettent la frilosité ou l’ignorance des grands publics à
l’égard du théâtre de leurs voisins ; espace commun pourtant pour nombre
de créateurs qui travaillent dans un autre pays que celui de leur langue ou
de leur culture. L’espace européen com­mun se­rait plutôt une crise com-
mune, la mémoire des blessures histo­riques, la commune histoire littéraire
d’un théâtre qui se construit par ruptures et mises en crises successi­ves, et
enfin plus pragmatiquement la difficulté d’un quotidien de création dans
un en­vironnement hostile économiquement ou politiquement ; Denis Gue-
noun dans Le Théâtre est-il nécessaire ? rappelle par exemple que lorsque
s’est tenu en juin 1996 un premier « Forum du théâtre européen » (Saint-
Étienne), tous les participants unani­mement, de Belgique, de Lituanie, de
Pologne, d’Espagne, de Russie, de Suisse et de Suède ont témoigné d’un
malaise institutionnel et esthéti­que5. L’Europe (se) pense par la représen-
tation et le spectateur du « théâtre de la ca­tastrophe » est plus que jamais
im­pliqué dans une vaste entreprise d’interprétation dialogique.
Penser le théâtre vivant avec l’Europe, en Europe, sera ici notre pro-
jet, et pour ce faire, il nous faudra d’abord penser l’espace de ce théâtre ;
car l’Europe a défini un es­pace théâtral qui se joue des fron­tières6 géo-
graphiques et linguistiques, et il n’est pas rare aujourd’hui que les cri-
tiques jugent très positivement d’un auteur étranger, s’offrant aisément le
trouble d’un exotisme frontalier. Effet de mode, n’en dou­tons pas, auquel
participent des institutions de grande envergure (le festival d’Avignon
ac­cueille depuis peu un auteur associé non franco­phone ; le théâtre de
l’Odéon se dit Théâtre de l’Europe et propose des spectacles en langue
originale surtitrés en français) et qui traverse le continent : festival du
théâtre français en Allemagne (Perspectives à Sarrebruck, deutsch-fran-
zösisches Festival der Bühnenkunst / festival franco-alle­mand des arts de
la scène), présence quasi cons­tante des au­teurs de langue allemande (de
Peter Handke à Roland Schimmelpfennig) au festival d’Édimbourg, intérêt
pour le théâtre bri­tannique en France depuis peu (Sarah Kane, Edward

4. Selon le titre retenu par Emmanuel Wallon pour le n° 37 de la revue Études théâtrales
consacré au théâ­tre européen aujourd’hui.
5. Voir Denis Guenoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Belfort, Circé, « Penser le théâtre »,
1997, p. 10 et p. 11.
6. Voir à ce propos Jean-Luc Nancy (éd.), Penser l’Europe à ses frontières, La Tour
d’Aigue, Éditions de l’Aube, 1993.
56 Florence Fix

Bond, Caryl Churchill, Martin Crimp, Mark Ravenhill), qui semble avoir
détrôné celui voué dans les années 1980-90 au théâtre de langue allemande
(Peter Weiss, Thomas Bernhard, Botho Strauss), tan­dis que la diffusion du
théâtre espagnol reste étonamment confidentielle (Francisco Nieva, Lluïsa
Cunillé). Les maisons d’édition (L’Arche, Actes Sud papiers, Verlag der
Autoren) publient des pièces traduites, les spectateurs se pressent vers
les au­teurs étrangers. En témoigne la faveur dont jouis­sent, auprès de la
critique de leurs pays d’accueil, la Britannique Sarah Kane en Italie ou en
Allemagne, la Française Yasmina Reza en Allemagne ou en Angleterre, la
Serbe Biljana Srbljanović (dont la pièce Supermarché fut créée à Vienne
par des comédiens venus de Berlin) dans les pays germanophones, ou le
Suédois Lars Norén en France. Certains dramatur­ges ont trouvé dans un
pays, qui n’est pas celui de la langue dans laquelle ils écri­vent, metteurs en
scène de référence, cri­tiques, tant journalistiques qu’universitaires, voire
maisons d’éditions, plus intéressés par leurs œuvres que leur pays linguisti­
que : c’est le cas des Britanniques « bannis » dans leur propre pays Edward
Bond, (Théâtre de la Colline à Paris, mises en scène d’Alain Françon) ou
Gregory Motton (Théâtre de l’Odéon, mi­ses en scène de Claude Régy)
et avant eux, Sarah Kane (Thomas Ostermeier auprès de la Schaubühne
de Berlin).
Cette apparente porosité des frontières, ces déplacements de met­
teurs en scène et de comédiens hors de leurs pays de naissance et cette
interaction des langues et des cultures ne doit cependant pas tromper :
les passages existent, mais ne consti­tuent pas pour autant des échanges, et
le fait qu’un metteur en scène étranger connaisse le succès dans un autre
pays que le sien n’implique pas qu’une critique pertinente et va­lide pour
l’ensemble du continent européen existe. Plus encore, pour Jean-Pierre
Sarrazac par exemple, l’Europe ne proposerait que le leurre des frontières
changeantes qui ont oc­cupé son histoire, et ne donnerait que l’illusion de la
cohésion : confronté à ce maté­riau opaque et rétif, le dramaturge ne peut
guère en faire qu’une « esquisse » pour un chœur européen. Ce chœur ne
transmet pas le dynamique élan d’une concor­dance mais atteste seulement
de la faillite d’une illu­sion d’accord, celui-ci n’étant que repré­sentation
spectaculaire sans consistance de fond :
Tristesse petitesse
De vivre dans le leurre des frontières changeantes
Dans l’illusion d’être chez soi
[…]
Critique du théâtre vivant 57

Europe Europe Palais des miroirs Château des illusions


Europe Barnum Europe Circus Europe Jeux sans frontières7.
Le dramaturge revendique « l’art du détour »8 pour parler de l’Europe,
choisit ce­lui du mythe et le motif du labyrinthe, le plus apte à dire l’espace
européen comme « im­possible unisson et discord perma­nent », rhapsodie
et collage qui ne doit rien à la concertation. Cette « illusion » d’Europe, la
scène théâtrale la doit à des données histo­riques, à une mémoire commune
qui fait écran sur la vérité d’une ab­sence de cohé­sion : ces souvenirs se
déclinent de façon spectaculaire par le jeu d’acteur9, par exem­ple, qui de
Stanivlaski à Jouvet, de Kantor à Gérard Philipe est identifiable à l’étran-
ger, notamment sur le conti­nent américain qui en reconnaît l’influence
(Actors’studio)10, comme étant « européen ». Spectaculaire aussi par les
lieux de jeux et les hommes qui les animent.
En effet à un jeu d’acteur dont on trouve la formation dans toute
l’Europe s’ajoute un type de salle, la célèbre disposition scénique dite
« théâtre à l’italienne » que Marcel Fredydefont rebaptise « théâtre à
l’européenne » tant il est prégnant de Londres à Cracovie11. Enfin, la
scène européenne est hantée par les mê­mes spectres12, les auteurs sans
frontières, Strindberg, Ibsen, Tchekhov, Pirandello, Shakespeare, qui
composent, ce qu’Emmanuel Wallon appelle « un répertoire en indivi­
sion »13, le patrimoine d’auteurs joués, adaptés, réécrits, commentés dans
toute l’Europe, un « catalogue in­ternational ». Et que ce socle commun
soit une il­lusion commode construite par une communauté en constante
constitution « parce que ce passé resplendissant n’a jamais existé comme
on l’imagine, c’est une fausse perte. Mais on a besoin de lui. Il aide »14. Cela

7. Jean-Pierre Sarrazac, Est-ce déjà le soir ? Esquisse pour un chœur européen, pièce
publiée par le bimensuel Actualité Théâtrale, n° 874, Paris, 15 juillet 1990.
8. Voir particulièrement la postface à la pièce, « Comme dans un labyrinthe... », ibid.,
p. 17.
9. Voir à ce propos l’article de Georges Banu (dédié à Patrice Chéreau), « Vers un acteur
euro­péen », in E. Wallon (éd.), Europe, scènes peu communes, Études Théâtrales, n° 37,
Louvain la Neuve, 2006, p. 78-84.
10. Ibid., p. 13 : « les historiens et les critiques conviennent qu’un genre européen se
distingue bel et bien au sein de l’espèce dramatique dont on lit l’influence à travers
le monde, notamment sur le continent nord américain ».
11. Voir l’article de Marcel Freydefont, « Salles à l’européenne », ibid., p. 69-77.
12. Nous, spectateurs européens serions, selon Bernard Dort, « tous hantés par les mêmes
spectres, ber­cés par les mêmes mythologies, entendant les mêmes échos » (Bernard
Dort, La Représenta­tion émanci­pée, Arles, Actes Sud, 1988, p. 14).
13. Marcel Freydefont, loc. cit., p. 11.
14. Michel Vinaver, Écrits sur le théâtre, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1982, p. 310.
58 Florence Fix

ne change rien à l’affaire : l’Europe hors de ses fron­tières continentales


apparaît comme un espace commun, tant éco­nomi­que et politique que
culturel ; mais dans les faits, penser l’Europe théâtrale à l’intérieur de ses
frontières d’une façon globalisante mais pertinente est labyrinthi­que15.

L’effacement critique

De plus, le spectacle vivant est de toute façon un objet difficile à cerner


d’un point de vue critique. Une voie de la critique théâtrale en Europe
aujourd’hui ? Des voix, plutôt, qui prennent de multiples directions (épis-
témologique, sémiotique, éthique, politique etc.), et surtout de multiples
précautions16 et dont on voit bien parfois qu’elles préfère­raient, comme le
metteur en scène Antoine Vitez, ne travailler que sur des auteurs morts,
tant sont parfois encombrantes les voix des créa­teurs, et dé­routantes leurs
mi­ses en scène, leurs idées, leurs fables.
Le théâtre vivant est en outre considéré comme rétif ou étranger
à la criti­que aussi, parce que fondamentalement, le spectacle est art de
l’éphémère, de la contradiction, alors que la critique s’espère pérenne et
solide. Quant à la critique des textes de théâtre, elle manque de dis­tance
sur la diversité et la quantité d’ouvrages pu­bliés. Le critique alors, comme
l’exprime Bernard Dort, à la recher­che d’une « utopie heureuse : celle
du théâtre comme lieu d’une coexistence idéale de di­verses démarches
artistiques, voire de diverses conceptions du monde »17 achoppe aux sin-
gularités et com­plexités de son sujet. La cri­tique, art de l’agencement et
de l’ordre, de la catégorie et du rassem­blement aurait du mal à composer
avec cette disparité affichée.
Il y a donc des critiques – qui dans la presse écrite, dans des ou­vrages
publiés, mais aussi plus récemment dans des forums sur Inter­net, prolifè-
rent –, mais pas de mé­thode critique : foisonne une multi­tude d’histoires

15. Et ce d’autant plus que certaines formes du théâtre contemporain se posent volontaire-
ment à l’écart d’une Europe institutionnalisée tant politiquement que culturellement :
il existe un théâtre de la dis­sidence, catalane par exemple, ou écossaise, qui affirme une
identité nationale et tourne le dos aux grands ensembles pour afficher sa singularité.
16. Reconnaissant humblement une « regrettable absence de système dans la sélection »
des pièces étu­diées, Patrice Pavis dans Le Théâtre contemporain (2002) s’en tient à pro-
poser l’analyse de neuf pièces de théâtre français. Voir également, à propos du « ma-
lentendu » entre la critique-dis­cours et la criti­que-analyse, Patrice Pavis, « Discours
de la critique dramatique », Voix et images de la scène, Publica­tions de l’Université
de Lille, 2000, p. 114.
17. Bernard Dort, op. cit., p. 14.
Critique du théâtre vivant 59

singulières, de rencontres in­divi­duelles avec le théâtre, étonnant paradoxe


d’un art du collectif qui ne se pense pour­tant au­jourd’hui que sous le signe
de la particularité car comme l’indique Bernard Dort, pour composer une
critique théâtrale « ce n’est rien de moins que ma biographie de spectateur
qu’il m’aurait fallu écrire »18. Si les universitaires propo­sent des monogra­
phies, articles pointus sur un metteur en scène, un drama­turge ou une
notion (parabole, fable, chœur, etc.) – s’en tenant alors dans la plupart
des cas à l’étude des textes selon les méthodes avérées de l’analyse du
texte litté­raire19, les journalistes eux aussi individualisent leur approche,
singularisent un choix – qui se porte alors sur des représentations parti-
culièrement marquantes face auxquelles ils expriment leur impres­sion de
specta­teur ; voici venu le règne du bil­let d’humeur, parfois adroitement lié
au scandale programmé (récemment à Avignon : Naître d’Edward Bond en
2006, L’Histoire des larmes de Jan Fabre en 2005). S’ensuit un adroit ballet
entre critiques et créateurs, et à une mythologie du spec­tacle applaudie
par « tous les publics » (dont le socle fondateur serait une repré­sentation
comme Le Prince de Hombourg de Jean Vilar), se substitue depuis peu une
autre, celle du spectacle où tous les critiques sont partis avant la fin, une
sorte de revendication du « non-public ». La critique théâtrale accepte un
élément que les autres critiques litté­raires dédaignent ou craignent, à savoir
le plaisir et la subjecti­vité. Il y a des critiques, mais il n’y a pas de méthode
critique ; après une généra­tion de sémioticiens du théâtre, parmi lesquels
Roland Barthes, le der­nier repré­sentant de ce type d’approche pouvant
être Bernard Dort, il semble que s’efface le « métier critique » ou du moins
qu’il se subor­donne à une pratique : est « criti­que », est valide pour écrire
sur le théâtre celui qui l’écrit, le joue, le met en scène et l’invasion de pra­
tiques auto-fictionnelles dans le spectacle vivant aujourd’hui n’est que
l’une des modulations de cette autofiguration et de cet autocommen­taire
qui paraît éluder tout emploi d’une métacritique, d’un regard ex­térieur20.

18 Ibid., p. 11.
19. Y aurait-il obligation de la catégorie référentielle générique pour penser l’européen,
ainsi de l’article de Michel Corvin intitulé « De quoi et comment l’Europe rit-elle, au
théâtre, de nos jours ? » [2006], in B. Bost et M. Losco-Lena (éd.), Du Comique dans
le théâtre contemporain, Grenoble, Ellug, n° 69, 2007, p. 39-48.
20. Ceci est bien entendu particulièrement à l’œuvre dans le théâtre politique qui se veut
à la fois pièce et débat, littérature et critique ; la posture n’est au demeurant pas neuve
puisqu’elle prend ses sources par exemple dans les expériences du Living Theatre ou
de toute représentation d’agit prop impliquant le spectateur, comme l’indique Bernard
Dort : « Il n’y a que dans l’hypothèse où le théâtre se confon­drait avec la réalité, de-
viendrait pleinement et exclusivement action que toute critique serait impossi­ble. C’est
60 Florence Fix

Le théâtre aujourd’hui n’est pas en manque de comptes ren­dus, de souve-


nirs, de commentai­res et de documents issus du théâtre, faits par ceux qui
sont dans le théâtre ; mais cette belle structure con­centrique est entourée
du vide des voix extérieures. L’effacement de la critique se fait au profit
de l’explosion des critiques, des regards per­sonnels :
Le recours au style normatif est coutumier dans les discours qu’on tient
sur la criti­que : il y est toujours question de remèdes, de vita­mines, de
piqûres pour ai­der ce malade éternel à s’en remettre, quand on n’envisage
pas purement et sim­plement l’euthanasie. La critique aurait besoin d’un
modèle et il lui suffirait de s’en réclamer pour se rétablir. En réalité elle est
incurable. Si j’écris sur la cri­ti­que, ce n’est pas pour avancer des solutions
mais seulement pour témoigner de ce que j’aime retrou­ver chez un critique,
un critique tel que j’en rencontre rare­ment, un critique que je voudrais être.
Le portrait idéal et l’autoportrait imagi­naire. Je n’entends donc pas parler
de la critique, mais du critique, non pas d’un corps de mé­tier, mais d’une
per­sonne, non pas d’une profession, de ses straté­gies et de ses devoirs, mais
d’un être, de sa vie21.
Nous serions donc dans la période du spectateur, terme au­jourd’hui
préféré à celui de public, et toujours mis au singulier ; le théâtre contem-
porain européen pour ainsi dire tente de supprimer les intermédiaires ; il
appelle à un dialogue entre les praticiens du théâtre (auteur, comédiens,
metteur en scène) et leur spectateur, sorte d’archilecteur qui vient se do-
cumenter directement à la source et s’écarte des che­mins de la critique,
allant à la rencontre de l’auteur dans l’« épaisseur de signes » (Barthes)
qu’est le théâtre. Il est vrai que cette suspicion portée à l’appareil critique
et à ses mé­thodes d’analyse ne vaut pas seulement pour le théâtre : la proli-
fération des publica­tions romanesques lors des « rentrées » littéraires n’est
pas accompa­gnée d’une ri­chesse méthodologique équivalente en nombre,
loin s’en faut. Entre ce que les Anglo-Saxons appellent la « fiction » et la
« non fic­tion », il est mani­feste que la part belle va à la première, tandis
que la théorie littéraire se fait mo­deste et timide, au point que l’on peut
se demander, à l’instar de Denis Guenoun, « pourquoi la théorie ? »22.

un peu ce qui se passe avec le Living : on est pour ou contre inconditionnellement. Il


n’y a plus de place alors pour la critique » (Bernard Dort, op. cit., p. 48).
21. Georges Banu, Théâtres, sorties de secours : Essais critiques, Paris, Aubier, 1984, p. 201.
22. Cf. Denis Guenoun (éd.), Pourquoi des théories ?, Besançon, Les Solitaires Intempes-
tifs, 2009.
Critique du théâtre vivant 61

Invalidité de la critique ?

La suspicion des créateurs envers la / le critique n’est pas chose neuve,


mais au théâtre, les praticiens semblent depuis une vingtaine d’années
avoir pris l’initiative d’opérer leur propre parcours critique et de dé­passer
la raillerie ou l’agacement par un métadis­cours assumé : si, dans les an-
nées cinquante les Notes et contre-notes de Ionesco parais­saient en même
temps que les premiers écrits de Roland Barthes sur le théâtre, la qua­lité
de dramaturge de l’un n’excluant pas la qualité de critique de l’autre sur
le champ théâtral, aujourd’hui, des dramaturges comme Michel Vinaver
ou Howard Barker, des metteurs en scène comme Peter Brook ou Romeo
Castellucci s’emparent de l’appareil cri­tique23 parallèlement à l’écriture
dramati­que, faisant résonner les deux instances dans un débat, dans une
conversation qu’exploite parfois la pièce de théâtre elle-même comme La
Lettre aux acteurs de Valère Novarina ou Épître aux jeunes acteurs, pour
que la parole soit rendue à la parole d’Olivier Py. Prenant en quelque sorte
au mot Bernard Dort qui estimait que le théâtre a pour vocation « non de
figurer un texte ou d’organiser un spectacle, mais d’être une critique en
acte de la significa­tion »24. Bref que le théâtre est criti­que, et que certains
praticiens font du théâtre (la représentation comme le texte théâtral) le
seul lieu d’expression de la critique.
D’où vient le malentendu ? En réponse aux critiques négatives es­
suyées en Angleterre, Sarah Kane publie Crave en 1998 sous un pseu­
donyme ; l’accueil criti­que au festival d’Édimbourg est triomphal. Le cri-
tique est piégé par ses propres violences, les relations entre créateurs et
critiques sont tendues, et rares sont les metteurs en scène ou drama­turges

23. Dans l’article « La notion d’équivoque dans le théâtre de la catastrophe » (1991), le


dramaturge Howard Barker revendique ainsi un théâtre critique dans lequel le débat
serait incorporé à la pièce et non placé en dehors d’elle : « Dans le théâtre Critique,
la conception du public comme une autorité homogène habilitée à sanctionner les
œuvres de l’imagination est primordiale. Mais cette autorité n’existe que si l’auteur
dramatique se considère comme un formateur, un porteur de lumière, un dis­pensateur
de vérité. Si il ou elle refuse de défendre une cause et offre au contraire le spectacle
d’une imagination libre disciplinée non par la morale mais par une esthéti­que de lan-
gue et de vision, le pu­blic est obligé d’abandonner sa position de pouvoir et son mépris
face à l’œuvre : ainsi, ce qui est donné à voir n’a rien de strictement « véridique », il
n’y a pas de critère d’ordre politique ou consen­suel auquel le mesurer. Cela a pour
effet direct que la scène acquiert une autorité sur le public [...]. C’est un théâtre qui
annule le débat, un théâtre où la pièce se substitue au débat » (Howard Barker, op. cit.,
p. 179).
24. Bernard Dort, op. cit., p. 182.
62 Florence Fix

qui acceptent de les rencontrer, de travailler avec eux, préférant parfois


même produire systématiquement leur propre matériau criti­que (débats
organi­sés par Edward Bond, écrits de Michel Vinaver). L’activité criti­que
se trouve assimilée à un dangereux travail d’apaisement, de nivellement de
la création contemporaine25 et le drama­turge britannique Howard Barker
invite impé­rieusement les spectateurs à s’en défier :
Lorsque des foules se rassemblent les infections se propagent
Surtout à partir des critiques
Ces célébrités toussotantes déjà mortes ou au mieux moribondes
Non vous ne devriez pas vous approcher d’eux26.
Ironiquement, Michel Vinaver écrit ainsi un auto-interrogatoire,
sorte de dialo­gue platonicien dans lequel il tient la voix du critique comme
celle de l’auteur dra­matique27, démontrant que l’incompréhension est ré-
ciproque entre le critique avide de catégories et de repères et l’auteur sin-
gulier et créateur28. Howard Barker va plus loin, proclamant que « l’igno-
rance est donc la première condition d’un théâtre créatif »29, le dramaturge

25. Cette « critique de la critique » pour brutale qu’elle soit, n’est cependant pas une idée
neuve – ni d’ailleurs spécifique au théâtre, le critique étant souvent accusé d’ignorer la
nouveauté et de n’être qu’un « gardien de cimetière » selon le mot de Jean-Paul Sartre ;
Bernard Dort rappelle l’exemple de Francisque Sarcey et de sa défense de la « pièce
bien faite » : « On connaît la fonc­tion traditionnelle de la critique dramatique : elle est
de police esthétique, de constat et surtout de publicité. Pendant tout le xixe siècle et
encore de nos jours, certains critiques se sont considérés comme les gardiens des lois
du “Théâtre” (le théâtre avec un grand T). Je n’en veux pour exem­ple que Francisque
Sarcey qui, en France, a exercé une véritable législature » (Bernard Dort, op. cit., p. 44).
26. Howard Barker, « Du public et de sa maladie » [1991], in op. cit., p. 185-186. Considérant
que « le pu­blic a besoin d’un changement d’air » le dramaturge estime que la critique
est l’une des maladies in­fectieuses qui le touchent.
27. Voir Michel Vinaver, op. cit., p. 303-317.
28. Cf. Michel Vinaver, Le Compte rendu d’Avignon : des mille maux dont souffre l’édition
théâ­trale et des trente-sept re­mèdes pour l’en soulager, Arles, Actes Sud, 1987. Écartant la
fonction de « réconciliateur » (p. 179), que joue selon lui le critique prompt à amoindrir
la portée polémi­que d’un texte de théâtre, Michel Vinaver dans une « irritation à peine
dissimulée : une rencontre critique » dialogue entre « Le Critique » et « l’Auteur dra-
matique », particulièrement obtus, voulant comprendre, distraire, ensei­gner, remplir
les salles, bref qui reçoit aisément l’injure fi­nale de l’auteur qui décrit le public comme
cherchant à échapper à la critique : « Le public qui est attiré par cette œuvre, vient
précisément pour échapper à l’élan doctrinaire que vous voulez lui infliger » (p. 204).
Notons que parmi ces maux, les médias sont le septième mal.
29. Tout comme en littérature ou en arts plastiques, la critique de la critique instaure
de façon récur­rente dans le champ du théâtre une « inertie critique » qui tendrait à
ne jamais innover, à ne ja­mais s’intéresser à la singularité : « Aujourd’hui, la critique
fonctionne souvent comme un frein. Elle reste en arrière de l’évolution du théâtre.
Critique du théâtre vivant 63

récuse la recherche des sources, l’étude des motifs et des thèmes, toutes
sortes de ca­tégories textuelles dont sont friands les critiques. Par ailleurs,
il est reproché à la criti­que journalistique de ne jamais s’intéresser fonda­
mentalement au théâtre, mais uni­quement à quelques représentations et
à leurs choix d’interprétation, éludant ainsi la richesse première du texte.
Car le théâtre est bien « entre deux chaises », à la fois texte et spectacle
et Michel Vinaver, écrivain, se désole que le théâtre appartienne à la ru­
bri­que « spectacles » et qu’il ne soit ainsi rendu compte que d’éphémères
représentations, jamais de l’édition de textes. En outre, si­tuation que nous
connaissons bien dans les théâtres régionaux, la cri­tique paraît souvent
quand il est trop tard pour aller voir la pièce dont il est question. En
somme, pour Michel Vinaver, la critique est l’un des ou­tils de fragilisa-
tion de la création30. Il émet ainsi une série de souhaits à l’intention des
critiques de presse écrite :
1) Un souhait modeste : quand une pièce fait l’objet d’un compte rendu de
specta­cle et qu’elle a été publiée, donnez au moins l’indication bibliogra-
phique dans votre article.

2)Un souhait plus hardi : qu’il vous arrive de considérer la ques­tion de la


place de la pièce représentée dans le parcours de l’auteur, et pas seulement
dans le parcours du metteur en scène…

3) Un souhait qui peut aujourd’hui paraître utopique : entrouvrez la rubrique


« Livres » aux publications théâtrales. Faites-leur une place, aussi ténue soit-
elle. Mieux vaut un strapontin que de tomber entre deux chaises31.
Au critique journaliste, il est reproché de ne jamais lire les textes ;
au critique uni­versitaire, de ne jamais aller aux spectacles. La critique uni-
versitaire fonda­mentale comme par exemple l’ouvrage L’Avenir du drame32
ne parle pas de mises en scène ni de spectacle vivant. Issu d’un travail de
thèse, proposant une réflexion théorique et non une ap­proche pratique,
il élude les metteurs en scène et les acteurs, car une méthode critique ne
saurait émerger de choix personnels et singuliers.

Plutôt que de découvrir de nouvelles expériences théâtrales, elle ne fait guère que les
consacrer une fois découvertes », Bernard Dort, op. cit., p. 46-47.
30. Howard Barker, « Ignorance et instinct dans le théâtre de la catastrophe », op. cit.
p. 213.
31. Ibid., p. 55.
32. Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, Écritures dramatiques contemporaines, Lau-
sanne, Édi­tions de l’Aire, 1981.
64 Florence Fix

Ainsi dans ce dispositif de « scène surveillée »33 constitutif du


théâtre, où l’enjeu est toujours sur le regard porté sur l’autre, le critique
se voit au mieux mis à « l’épreuve de la perplexité »34, au pire, prié de ne
pas gêner, incapable de compren­dre la logique inten­tionnelle du créateur
qui fait alors sa propre critique, produit son propre discours métathéâtral
et suggère l’éviction du critique théorique.
Par exemple, dans l’article d’Howard Barker intitulé « Beauté et
terreur dans le théâtre de la catastrophe », le paragraphe d’introduction
pose le sujet :
Je voudrais discuter l’idée de beauté et ses implications politiques dans quel­
ques-unes de mes pièces. Dans la mise en scène de cer­tains épisodes, il y a des
moments de beauté graphique qu’accompagne une beauté d’expression, qui,
en dépit de l’horreur de l’événement décrit ou à cause d’elle, en compliquent
et en sub­vertissent le sens ostensible. Je crois que cette constante de ce qu’on
pourrait appeler ma per­sonnalité d’écrivain est responsable de la densité de
l’expérience et de l’impossibilité de la réduire à des in­terprétations figées.
Je ne reviens bien sûr pas sur l’idée que la pièce n’est pas une conférence et
donc n’a aucun devoir de lucidité ou de cohérence totale35.
Mais qu’en est-il alors du texte d’auto commentaire ? A-t-il devoir
de lucidité et de cohérence, ou bien s’arroge-t-il en tant que paratexte
les mêmes enjeux – et peut-être les mêmes commodités – que le texte
de théâtre ? Le metteur en scène et dramaturge établit a posteriori son
parcours et impose une lecture de ses créations :
J’avancerai qu’en dépit de la précocité de la pièce (1975 première pièce en
3 actes), cette scène de Claw est typique d’une méthode qui caractérise mon
ap­proche de l’idée du sens politique36.
Mais cette superposition du créateur et du critique ne se fait pas
sans arrogance ni complaisance, ainsi par exemple le dramaturge se met-il
à défendre un metteur en scène finlandais ayant essuyé l’incompréhension
de la critique et la défection du public lors de la re­présentation de l’une
de ses pièces :
Malgré la force de son spectacle, Malmivaara avait subi un échec avec The
Love of a Good Man. Le public l’avait boudé, désertant le théâtre. Quand
je suis allé recevoir mon bouquet de fleurs, j’ai dû faire face à une salle vide.
Malmivaara avait encore à prouver la né­cessité de Barker37.

33. L’expression est de Georges Banu, La Scène surveillée, essai, Arles, Actes Sud, 2006.
34. Selon l’expression de Georges Banu, Le Théâtre, sorties de secours, op. cit. p. 203.
35. Howard Barker, op. cit., p. 73.
36. Ibid., p. 75.
37. Ibid., p. 82. La représenta­tion en question avait eu lieu à Turku, en Finlande, en 1988.
Critique du théâtre vivant 65

La critique se voit rejetée dans sa fonction explicative ; pour Howard


Barker, elle doit être écartée du complot que mènent de con­cert l’auteur
et le comédien, sous peine, si ce n’était pas le cas, de rui­ner les enjeux de
l’écriture comme de la représenta­tion. Car alors que « l’écrivain et l’acteur
conspirent pour entraîner l’esprit dans l’inconnu, le territoire d’une per-
ception possiblement transformée »38, le critique quant à lui est suspect de
faciliter le trajet, de guider le spectateur « vers le sens comme si la vérité
était un panier repas » tandis que le dramaturge s’acharne à être un « four-
nisseur de vérités multiples », souhaitant ne produire au­cune idéologie,
aucune théorie, aucun « mes­sage » dont le critique pourrait s’emparer39.
Et de conclure sans am­bages, « Voulez vous payer dix livres pour vous en-
tendre dire ce que vous savez déjà ? C’est du vol »40 : le critique est prié de
se taire, et de laisser le public à la déflagration de la sur­prise, à l’émoi d’une
pensée dérangeante, bref de ne lui voler ni son argent ni ses émotions. S’il
s’agit pour le théâtre contemporain, de « négocier l’impossible : le théâtre
de la spéculation mo­rale à une époque consensuelle »41, le cri­tique quant
à lui est fortement suspecté de vouloir modeler, catégori­ser, aplanir toute
spéculation ou initiative.

Mémoire du théâtre

S’y ajoute alors une autre dimension peu appréciée par la critique litté­raire,
le rap­port à la mémoire : les praticiens qui proposent leur propre discours
métathéâtral ont sou­vent l’apanage d’avoir été présents lors de toutes les
représentations de leurs pièces, d’avoir travaillé avec les met­teurs en scène,
voire d’avoir été eux-mêmes comédiens (Sarah Kane, Jan Fabre), ce qui
n’est pas le cas des critiques. Ils ont donc une mé­moire du spectacle vivant
qui d’une part, impose une subjectivité, et d’autre part, exclut ceux qui
n’auraient pas le même matériau. En d’autres termes, l’auto-critique et le
critique extérieur ne parlent pas du même objet : le praticien écrit à partir
de ses souvenirs, se souvient de ses rencontres et de son travail, justi­fie ses
choix et s’adresse au public ; le critique est à proprement parler une voix
se­conde qui travaille sur les scories des re­présentations, ce qui en reste
après coup : documents, captations video quand elles existent, texte publié

38. Ibid., p. 50.


39. Ibid., p. 59.
40. Ibid., p. 61.
41. Titre de l’un des « arguments » (1991) d’Howard Barker, op. cit., p. 130-158.
66 Florence Fix

etc. Les « trois fa­çons d’en [du théâtre] parler »42 définies par Bernard
Dort existent donc toujours, mais elles ont sensiblement glissé : le discours
premier serait le texte théâtral et son appareil paratextuel – adresses au
public à l’intérieur des pièces, débats avec le pu­blic après représenta-
tion archi­vés sur Internet, programmes explicatifs, une part de la critique
jour­nalistique (documentaires télévisés par exemple) endossant d’ailleurs
avec complaisance la diffusion de ces documents et ne produisant pas de
discours autonome –, le discours second en serait la continuation plus
élaborée (écrits analytiques d’un metteur en scène revenant a pos­teriori
sur son par­cours), et enfin, le troisième discours serait constitué par les
théoriciens du théâtre, qui hors pratique, produiraient une in­terprétation
indépendante.
Mais, de fait, comment proposer une méthode sur ce qui par es­
sence est chan­geant, éphémère, peu ou pas documenté (certains au­teurs
comme Jan Fabre, ou met­teurs en scène, comme Robert Lepage, refusent
la publication des pièces, l’enregistrement des spectacles, et en somme
toute forme d’archivage, de mémoire du matériau théâtral et le critique,
logé à même enseigne que les autres spectateurs, se voit refusé l’accès
à une documentation car, comme l’indique Howard Barker, si dans le
théâtre humaniste « le critique est déjà de notre côté », dans le théâtre de
la catastrophe qu’il revendique « le critique doit souffrir comme tout le
monde »43), pro­fondément subjectif (Florence Naugrette s’interroge ainsi
dans un très beau li­vre sur Le Plaisir du spectateur, Bréal, 2002) ?
La « malédiction du théâtre »44 dont parle Julien Gracq touche
aussi son appa­reil cri­tique sommé de faire mémoire de l’expérience de
l’irréversible45 et de l’induplicable. La critique théâtrale a-t-elle une spéci­
ficité comme il y aurait une spécificité du texte théâtral au sein des études
littéraires ? Les manuels de critique littéraire évitent soi­gneuse­ment le

42. Pour Bernard Dort il y a eu trois paroles sur le théâtre « une parole critique, une
parole scientifi­que et ce que j’ai nommé la parole d’un spectateur intéressé », Bernard
Dort, op. cit., p. 15. Voir égale­ment à ce propos l’article « Trois façons d’en parler »,
in Le Monde, dimanche 26 septem­bre 1982, ré­édité par Ch. Meyer-Plantureux (éd.),
Un Siècle de critique dramatique, de Francisque Sarcey à Bertrand Poirot-Delpech, Paris,
Complexe, 2003.
43. Howard Barker, op. cit., p. 99.
44. Voir Julien Gracq, Lettrines 2, Paris, Corti, 1974, p. 101 : « Il a été dit à ce réprouvé
de la perma­nence et de la durée : tu écriras sur le sable. Tu habiteras une maison de
carton. Tu vieilli­ras deux fois. Tu ne t’éclaireras qu’aux lueurs d’un feu d’artifice ».
45. Voir le chapitre « La mémoire et l’expérience de l’irréversible », in G. Banu, Mémoires
de théâ­tre. Essai, Arles, Actes Sud, 1987, p. 13.
Critique du théâtre vivant 67

sujet46. Peut-on trouver des lignes de forces au sein de la créa­tion euro­


péenne, le théâtre se pense-t-il, se vit-il de la même façon à Berlin, Paris,
Cracovie, Londres, Rome ou Madrid ? Comment oser énoncer des li­gnes,
des constantes, voire, est-il possible de le dire, une méthode européenne
sur un discours qui s’élabore sur « la caducité dé­vorante de la scène » et
tente de don­ner sens et cohérence à « son ar­rière-goût de poussière »?
Reconnaissant que la critique écrite, compo­sée et pensée est indispensable
car « L’écrit fonde une mé­moire », Georges Banu rappelle néanmoins
l’importance de la proximité, du lien conservé avec les spectacles. Mou-
vement entre l’expérience vécue (en tant que spectateur) et mise en forme
(en tant que critique) par écrit :
L’écrit sur le théâtre n’a besoin que d’une distance minimale par rapport à
l’événement. Parler du théâtre demande un perpétuel contact avec le travail
en train de se faire car on peut, certes, con­ceptualiser, mais seulement dans
l’intimité du concret théâtral. Il faut rester proche de l’événement qui a eu
lieu et qui n’est plus, et, plus que nulle part ailleurs, la connaissance directe
reste indis­pen­sable ici47.
La critique théâtrale en Europe aime ainsi les frontières48, les incur­
sions vers l’autre, et y trouve sinon une méthode avérée, du moins une dé-
marche qui exhibe ses invariants, rappelant que l’espace européen, somme
toute, est le mythe d’une jeune fille happée par un dieu, l’histoire de fron-
tières mouvantes et de populations dépla­cées, ce que Denis Guenoun ap-
pelle très justement un « corps enlevé »49. Che­mins de traverse de la critique,
regards obliques sont privilégiés: du philo­sophe (Alain Badiou, Rhapsodie
pour le théâtre, 1990), du sémioticien du spectacle (Patrice Pavis, Le Théâtre
au croisement des cultures, 1990), mais aussi et peut-être surtout regard de
l’intérieur : Yannis Kokkos (Le Scénographe et le héron, 1989)50, Peter Brook
(L’Espace vide), pour ne donner que quelques exemples. Car parler du

46. Elisabeth Ravoux Rallo, Méthodes de critique littéraire ; Fabrice Thumerel, La Critique
litté­raire ; Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, entre autres, envisagent le
texte, non la re­présentation ; de leur côté, nombre de théoriciens du théâtre vivant
n’envisagent que la repré­sentation.
47. Georges Banu, Le Théâtre, sorties de secours, op. cit. p. 7.
48. Le goût pour l’étranger se trouve critiqué par Georges Banu dans le chapitre « L’Étran-
ger ou le théâ­tre enrichi », in G. Banu, Le Théâtre ou l’instant habité, Paris, L’Herne,
1993, p. 110 s.
49. Voir Denis Guenoun, Hypothèses sur l’Europe : un essai de philosophie. Transferts
d’un corps enlevé, Belfort, Circé, 2000.
50. Cet ouvrage (Arles, Actes Sud, 1989) « conçu et réalisé par Georges Banu », comme
l’indique le sous-titre, propose de mettre en forme des entretiens et des souvenirs du
scénographe.
68 Florence Fix

théâtre, c’est être « dans le théâtre »51 si l’on s’en tient à une définition de
la cri­tique en tant qu’analyse mesurée et méthodique de l’instant52 ; et en
même temps, en Europe, parler d’un théâtre qui n’est pas le sien (au­tre
langue, autre culture : nombre d’allusions dans les pièces d’Elfriede Jelinek
sont in­compréhensi­bles pour un public qui n’est pas au fait de la politique
et de la culture autrichiennes récentes), c’est dans cette rencontre entre le
« dedans » de l’émotion théâtrale et le « dehors » du regard sur l’Europe,
dans ce carrefour entre intériorité de l’expérience du spectacle vivant et
extériorité d’un nouvel exotisme que se trouvent sans doute des pistes
énergiques pour une critique européenne du spectacle vivant aujourd’hui.
Être à la fois « dans » le théâtre (le lire, aller aux spectacles, ren­contrer
les auteurs, les acteurs, les metteurs en scène) et hors du théâtre (avoir
suf­fisamment de distance envers la ma­tière pour produire un discours per-
tinent et va­lide), tel est le défi que doit relever la (le) critique aujourd’hui
pour sortir de l’ère du soupçon. Dans un article publié en 1999 et intitulé
« la critique et le bourdon­nement du chœur », le met­teur en scène italien
Romeo Castellucci re­vient à la fi­gure du chœur pour incarner le critique
pertinent : « j’associe la critique à l’activité du Chœur dans la tragédie an-
tique ; au bourdonnement continu du Chœur ; au son sourd de son effort
mus­culaire pour communiquer l’obscène (l’incommunicable) ». Romeo
Castellucci invite ainsi le criti­que à sortir des sentiers battus :
La critique telle que je la conçois est une critique qui vient, prend le paquet
et s’enfuit. Terriblement complexe, construite, et qui, à la limite, peut ne
pas s’occuper du tout d’art parce qu’elle se trouve dans une position plus
surpre­nante que l’art lui-même, qui, la plu­part du temps, est d’un ennui
mortel. Cette critique serait d’abord mouvement, un début de mouvement,
capable d’elle-même, d’engendrer de la puis­sance53.

51. Le mot est de Bernard Dort. Après avoir convenu dans une préface datée de 1986 que
« Écrire sur le théâtre est une entreprise peut-être désespérée », il note : « Disons
sommairement qu’ils [les critiques de théâtre] écrivent moins sur le théâtre que dans
le théâtre. La critique dramatique est en réalité par­tie intégrante de l’activité théâtrale.
Il facilite la communication entre la scène et la salle, entre le théâtre et son public. Il
rapproche (ou éloigne) l’un de l’autre. Il est “du bâti­ment” » (Théâtres, Paris, Seuil,
2001, p. 9).
52. Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort,
Circé, 2000, p. 10 : « Mais si l’on maintient la qualification de critique, ce n’est pas d’une
critique de théâtre, comme on en lit dans les journaux, les magazines ou les revues,
mais d’une critique du théâtre. De l’objet théâtre. Et cette critique Du théâtre n’est
pas menée de l’extérieur du théâtre, mais, au contraire, de l’intérieur ».
53. Claudia et Romeo Castellucci, Les Pèlerins de la matière, théorie et praxis du théâtre,
Besançon, Les Solitai­res Intempestifs, 2001, p. 190. Voir également dans ce même
Critique du théâtre vivant 69

Dans le cas contraire, « la critique ramène aux pâturages du dis­cours


la force de l’acteur, qui, comme le bœuf, est très simple et ignore sa beauté
efficace. Il ne s’aperçoit de rien, lui. Il parle. Parce que c’est le Chœur qui
entre-temps l’entretient et le montre »54. À l’issue d’une telle relation, le
critique a tué le bœuf et on lui conseille d’aller ruminer ailleurs puisqu’il
a ruiné l’entreprise théâtrale. En somme « s’il n’est ja­mais trop tard pour
prévenir la mort de l’Europe »55, et que le specta­cle vivant parti­cipe de
cette conservation et diffusion d’un patrimoine et d’entreprise de cohésion
d’un ensemble toujours fragile, on peut espé­rer que la cri­tique elle aussi
ait l’audace de s’engager sur la voie difficile de l’analyse du « ma­tériau »
théâtral européen.

CPTC, Centre pluridisciplinaire textes et cultures, EA 4178


Université de Bourgogne (Dijon)

ouvrage l’article « La scène de la crise » (p. 187-188).


54. Ibid., p. 189.
55. Howard Barker, « Quarante-neuf apartés pour un théâtre tragique », in Tableau d’une
exécution, Nantes, L’Atalante, 1993 (1985 pour l’édition originale britannique Scenes
from an Execution), p. 157.
De quelques critiques
précurseurs de l’Europe littéraire
Albert Béguin
et le tournant balzacien

André Vanoncini

L e personnage et l’œuvre d’Albert Béguin possèdent pour la cons­


cience histori­que et culturelle de notre région une signification par­
ticulièrement riche. Béguin gran­dit à La Chaux-de-fonds (1901-1919), étu-
die à Genève (1919-1924) et à Paris (1924-1929), enseigne comme lecteur de
langue et littérature française à l’Université de Halle (1929-1934), revient
à Genève pour y travailler comme pro­fesseur de grec et d’histoire au
collège Jean Calvin (1934-1937), occupe la chaire de litté­rature française à
l’Université de Bâle, à la suite du départ de Marcel Raymond, quitte cette
charge en 1945 pour prendre une part active à la vie littéraire parisienne
de l’après-guerre, suc­cède en 1950 à Emmanuel Mounier à la tête d’Esprit,
et meurt à Rome le 3 mai 1957.
Béguin compte évidemment parmi les grands représentants du cou­
rant critique qu’on appelle « L’École de Genève »1, appartenance qui se
justifie d’abord par sa thèse genevoise L’Âme romantique et le rêve2. Pour
un observateur bâlois, il appa­raît d’ailleurs comme le deuxième titulaire

1. Voir à ce sujet Olivier Pot (éd.), La Critique littéraire suisse. Autour de l’école de
Genève, Œuvres et critiques, vol. XXVII, n° 2, 2002.
2. Titre complet : L’Âme romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la
poésie fran­çaise, Marseille, Éditions des Cahiers du Sud, 2 vol., 1937. Édition revue en
un volume avec un avertissement : Paris, Corti, 1939 (repris dans Le Livre de poche,
2006).
74 André Vanoncini

genevois de la chaire de littérature fran­çaise3, après Marcel Raymond


(1936-1937) et avant l’ère de Georges Blin (1945-1961) et la sup­pléance de
Jean Starobinski (1959-1961). Mais c’est aussi par son attitude de résistant
au nazisme et de défenseur de la liberté spirituelle de l’écrivain dans Les
Cahiers du Rhône que Béguin fait valoir son rôle de relais entre la Suisse
et la France et son atta­chement aux bases chré­tiennes de l’Europe4. Enfin,
c’est au cours de son professorat bâlois que Béguin élabore une réflexion
plus consciente des enjeux de sa dé­marche critique, notamment grâce
à l’intérêt qu’il porte à Balzac. C’est de cette double matu­ration que je
voudrais rendre compte par la suite.
L’Âme romantique et le rêve, au moment de sa parution, a été im­
médiatement re­connu comme l’expression d’un esprit authentiquement
créateur. Béguin s’y ré­vèle, en effet, totalement étranger à la tradition
de la critique historiciste. Il ne se concentre guère sur la biographie de
l’écrivain, ni sur les sources de l’œuvre, alors qu’il appelle les études de
contexte des « géographies d’une époque où excellent les “universi­taires”
et les vignerons »5. Pour Béguin, toute poésie, qu’elle soit alle­mande ou
française, romanti­que ou surréaliste, lance un appel aux dis­positions af­
fectives, intellectuelles et spirituelles du lecteur ; elle l’invite à replonger
dans les forces vives d’un imaginaire autre pour y régénérer le sien à travers
une expérience de recréation6.

3. Ernst Robert Curtius avait postulé dans l’intention de quitter l’Allemagne hitlérienne.
Il recom­manda comme alternative Auerbach, destitué à Marburg en raison des lois
antisémites, et Schalk de Rostock. Voir sa lettre du 18 juin 1936 écrite au germaniste
bâlois André Heusler. Dans Ernst Robert Curtius et l’idée de l’Europe, Actes du col-
loque de Mulhouse et Thann du 29-31 janvier 1992, organisé par J. Bem et A. Guyaux,
Paris, Champion, 1995, p. 394.
4. On consultera à ce propos Pierre Grotzer, Existence et destinée d’Albert Béguin,
Neuchâtel, À la Baconnière, 1977 ; Hervé Gulloti, « Des amitiés françaises d’Albert
Béguin », in J. Borie (éd.), De l’Amitié. Hommage à Albert Béguin, textes réunis par
M. Noirjean de Ceuninck, Université de Neuchâtel, 2001, p. 131-155 ; Pierre Marti,
« Les affinités électives : amitiés romandes d’Albert Béguin », ibid., p. 173-189.
5. Gilbert Guisan (éd.), Albert Béguin-Marcel Raymond. Lettres (1920-1957), Lausanne,
Paris, La Bibliothèque des arts, 1976, p. 125. Cité par Jean Starobinski, « Le rêve et
l’inconscient : la contribution d’Albert Béguin et de Marcel Raymond », in G. Poulet
et al., Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de Cartigny, Paris, Corti, 1979, p. 43.
6. C’est là une démarche que tous les représentants de l’« École de Genève » semblent
pratiquer en tant qu’héritiers de Thibaudet, comme le montre Michel Leymarie dans
« Actualité de Thibaudet », Le Débat, n° 150, mai-août 2008, p. 93. Sur la notion d’inter-
subjectivité souvent appliquée dans ce contexte, on consultera Pierre Grotzer, Albert
Béguin ou la passion des autres, Neuchâtel, À la Baconnière, 1977, p. 135 et p. 154-168.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 75

Le texte littéraire, dans cette perspective, ne s’offre jamais comme un


objet véri­fiable par un discours critique organisé et canonisé, de quelque
obédience qu’il soit. C’est ce que Béguin affirme très claire­ment dans une
des « propositions » cri­tiques ac­compagnant sa soute­nance de thèse en
février 1937 :
On nous explique que Racine, en écrivant : Dans l’Orient désert, quel devint
mon ennui n’y mettait point cette mélancolie que nous y trouvons. Mais nous
sommes qui nous sommes ; et toutes les préci­sions d’une exacte analyse ne
nous rendront pas semblables au poète du xviie siècle ou à ses premiers lec-
teurs. La poésie ne de­meure vivante qu’en se faussant au gré de l’évolution
spirituelle. À la limite, on imaginerait une œuvre dont aucun élément ne
serait plus compris dans son sens originel, et qui pourtant resterait effi­cace7.
On ne s’étonnera pas dès lors que Béguin se sente attiré par une
lit­térature de l’intériorité, de la communion mystique avec le transcen­
dant, de la rêverie et de l’émergence d’un inconscient. Ce sont là les traits
caractéristiques des œuvres vi­sion­naires, en particulier roman­tiques, qui
révèlent une connaissance mythique du monde, une partici­pation au destin
universel de l’humanité, au-delà de toute per­ception logi­que et analytique.
En témoignent Jean-Paul, Hölderlin, Novalis, Hoffmann ou Nerval, Hugo,
Baudelaire, Rimbaud, pour n’en citer qu’un choix restreint. Pourtant, dans
l’Avertissement qui précède L’Âme romantique, Béguin si­gnale aussi des
lacunes de son ouvrage, non sans les déplorer :
Je regrette de n’avoir pas su faire leur place légitime à deux génies qui me
sont par­ticulièrement chers et qui, par certains aspects de leur œuvre au
moins, se si­tuent bien dans la direction où s’est enga­gée mon enquête :
Balzac d’une part et Claudel de l’autre. Je dirai en manière d’excuse qu’ils
sont tous deux trop grands et, de fa­çon fort différente, trop « uniques » pour
qu’on les fasse entrer sans violence dans une tradition aussi restreinte que
celle que j’interroge dans ces pa­ges. Et je ne dé­sespère pas de revenir à leur
message mieux que ne le permettrait un simple chapi­tre8.
Ce projet, il est vrai, semble si cher à son auteur qu’il l’annonce dans
la page « du même auteur » de L’Âme romantique sous le titre Le Poète et
son mythe, essai sur l’œuvre de Balzac9. Et, dès son arrivée à Bâle, Béguin
s’est probablement beau­coup investi dans le dossier bal­zacien. D’après

7. Publié pour la première fois par Georges Poulet dans les Cahiers du Sud, n° 360, Mar-
seille, 1961. Repris dans Création et destinée. Essais de critique littéraire, éd. P. Grotzer,
Paris, Seuil, 1973, p. 167.
8. Citation tirée du Livre de poche, p. iii-iv.
9. Signalé par Gaëtan Picon dans sa préface de Balzac visionnaire, repris dans Balzac lu
et relu, Paris, Seuil, 1965, p. 7-8.
76 André Vanoncini

Pierre Grotzer, Balzac visionnaire repose sur les notes du cours magistral
donné au Romanisches Seminar de l’Université de Bâle10. L’essai a fait
l’objet d’une première publication aux Édi­tions Skira en 1946, en intro-
duction à la « Petite collection Balzac » compo­sée de douze volumes11. Il
constitue la partie ma­jeure de Balzac lu et relu, où il est suivi par les pré-
faces d’œuvres balzaciennes que Béguin a écrites pour l’édition du Club
français du livre. Cette publication, qu’il a diri­gée en association avec Jean
Ducourneau, réunit un nombre re­marquable de grands esprits, écrivains
et criti­ques, qui se chargent cha­cun de présenter un ou plusieurs tex­tes
de La Comédie humaine12.
Surtout, la conception adoptée pour le Club bouleverse la doxa en
matière d’édition balzacienne, car au lieu de se conformer au plan voulu
par l’auteur ou à l’ordre de composition, voire à l’ordre de publi­cation, elle
suit la chronologie plus ou moins continue qui s’inscrit dans les épisodes
de La Comédie humaine. Béguin, marqué par l’expérience de la guerre et
attentif aux discussions autour de l’écrivain engagé, semble vouloir donner
ainsi plus de relief au temps historique déployé par l’œuvre balzacienne.
Dans l’article qu’il a rédigé en 1952 pour le Dictionnaire des œuvres de tous
les temps et de tous les pays de Laffont-Bompiani, il écrit en effet :
Malgré les difficultés auxquelles se heurte aussi ce plan, il parvient à rendre
plus sensible cet aspect « historique » du roman, qui était bien dans les tra-
ditions de Balzac et qui fait de La Comédie hu­maine une histoire romanesque
des années 1810 à 1850. Il fait res­sortir, en même temps, la durée propre au
monde imagi­naire de Balzac et l’interdépendance des destins qui unit tous
les person­nages dans une soli­darité mystérieuse, sorte d’image poétique de
la « communion des saints »13.
Mais c’est sans doute à travers son analyse du mythe dans la créa­tion
balzacienne que Béguin manifeste sa plus grande force innovatrice. La
section de Balzac visionnaire qui comporte les développements es­sentiels
à ce sujet14 s’ouvre par deux citations signifi­cativement mises en exergue.

10. Voir son intervention dans la discussion du colloque de Cartigny, publiée dans Albert
Béguin et Marcel Raymond, op.cit., p. 165. À consulter également : Béatrice Grotzer,
Les Archives Albert Béguin. Inventaire, Neuchâtel, À la Baconnière, « Langages Do-
cuments », 1975, p. 44.
11. Béatrice Grotzer, op. cit., p. 108.
12. Première édition en 14 volumes au Club français de l’art, 1949-1952. Seconde édition
en 16 volu­mes au Club français du livre, 1953-1955. Jean Borie y consacre un riche
commentaire dans « Balzac lu et relu, relu », in De l’Amitié. Hommage à Albert Béguin,
p. 61-69.
13. Robert Laffont, « Bouquins », p. 838-839.
14. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 53-62.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 77

La première, empruntée à La Vieille fille, déplore l’aveuglement des so-


ciétés modernes quant aux mythes qui leur sont propres. La se­conde, tirée
de Considérations inactuelles de Nietzsche, souligne la nature du mythe
comme conception intégrale du monde exprimée en termes d’action et
de drame15. Le commentaire de Béguin, par la suite, semble cons­tamment
appuyé sur ces deux réfé­rences.
Il distingue d’abord entre le mythe primitif en tant que construc­tion
imaginaire né­cessaire à la conscience collective des peuples et la pensée
mythique de l’écrivain mo­derne comme saisie intuitive d’un drame ar-
chaïque, couvant sous l’apparente rationa­lité du quotidien. Chez Balzac,
ce retour de l’originaire s’exprimerait par un sentiment d’angoisse face
aux mécanismes destructeurs inhé­rents à l’existence in­dividuelle et so­ciale
dans le contexte de son époque. Béguin écrit :
Dès qu’il se livre à sa perception immédiate et qu’il écarte de lui les béquilles
de la tradition et de la culture intellectuelle, Balzac perçoit le monde exté-
rieur et la vie intérieure comme une immense réalité mouvante, emportée
par la course du temps, brassée par les conflits incompréhensibles de forces
obscures16.
Contrairement à Victor Hugo, à qui son génie visionnaire permet
de replonger dans la conscience mythique des peuples primitifs, Balzac
doit manier une double fa­culté de voyance et de déchiffrage analytique
pour appréhender le chaos du monde moderne17. À en croire Béguin,

15. Ibid., p. 54 : « Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens,
quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part,
ils servent à tout, ils expliquent tout ». Le texte figure dans La Comédie humaine, Paris,
Gallimard, « Pléiade », t. iv, p. 935. Robert Kopp, dans sa préface de l’édition de La
Vieille fille (Paris, Gallimard, « Folio », 2001), en présente une analyse stimulante. Le
texte est cité en allemand : « Dem Mythus liegt nicht ein Gedanke zu Grunde, wie die
Kinder einer verkünstelten Natur vermeinen, sondern er selber ist ein Denken ; er teilt
eine Vorstellung von der Welt mit, aber in der Abfolge von Vorgängen, Handlungen
und Leiden » (Unzeitgemässe Betrachtungen. Richard Wagner in Bayreuth, vol. i, Kapi-
tel 9, Ausgabe Schlechta, Hanser / Bertelsmann, p. 212).
16. Ibid., p. 58.
17. La différence de ces deux démarches fait l’objet d’un commentaire pertinent de Ro-
bert Kopp : « Pour Balzac, le moyen par excellence d’exprimer la nature, de dire le
réel, ce sont les mythes. Non pas les mythes anciens, qui pourtant le frappent par
leur “puissante vérité” (à Mme Hanska, 26 octobre 1834), et que le Romantisme, de
Chateaubriand à Vigny et à Victor Hugo, de Creuzer à Nodier, a essayé de ressusciter
à travers d’innombrables palingénésies, dans l’espoir d’y retrouver quelques raisons
de croire ou d’y lire le destin de l’humanité. Au contraire, Balzac crée une mytholo­gie
moderne, s’appuyant tout entière sur l’histoire de son temps, et dont le sens est bien
plus politi­que que métaphysique » (Robert Kopp, op. cit., p. 9).
78 André Vanoncini

Le Livre mystique, c’est-à-dire Les Proscrits, Louis Lambert et Séraphîta,


ainsi que les autres études philosophiques, constituent la grande tenta­
tive de Balzac pour créer le foyer et la représentation synthétique de sa
vision mythique du monde. C’est dans ce sous-ensemble de La Comé­die
humaine que figurent, en effet, les renvois les plus explicites et les plus
étendus aux traditions occultistes, spiritualistes et religieuses, ces dernières
d’ailleurs dans une acception souvent hétérodoxe18. Et c’est dans ce même
cadre qu’apparaissent avec insistance les thèmes de la foi et de la tenta­tion
diabolique19, de la concentration et dilapidation de l’énergie, de la soif
démesurée de connais­sance et de ses désillusions20, de l’amour fusionnel
suspendu à l’horizon inat­teigna­ble de l’ange et de l’androgyne21.
Béguin, au lieu d’assimiler ces textes parfois hermétiques à du « cha-
rabia », comme bien des critiques de son époque22, les étudie atten­tivement
pour chercher à en com­prendre le mode de gestation et d’émergence. Il
suppose notamment que Balzac s’est longuement en­traîné à faire surgir
des mots une image intérieure, ex­périence dont Louis Lambert témoigne
éloquemment. Béguin caractérise ainsi la dé­marche de l’écrivain :
Il voit en écrivant, il voit parce qu’il écrit, il voit ce que les mots mêmes qu’il
inter­roge lui font voir. […] Que l’abandon aux sugges­tions du langage soit
pour lui le moyen de mille découvertes et l’occasion toujours offerte d’in-
ventions, de coups de sonde en pro­fondeur, toute étude un peu attentive
de son style, si dé­crié, le mon­trerait23.
Or, il semble bien que Balzac ne pratique cette quête magique des
mystères du surnaturel que dans la première moitié des années 1830, c’est-à-
dire à peu près de­puis les premiers contes philosophiques jusqu’à l’achève-
ment du Livre mystique (1835). Et il arrive déjà, durant cette même période,
que certaines œuvres, comme Le Curé de Tours et Le Colonel Chabert, ne

18. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 59.
19. Ibid., p. 133-135.
20. Ibid., p. 66-77.
21. Ibid., p. 60.
22. Ibid., p. 77. André Wurmser, par exemple, dans La Comédie inhumaine (Paris, Galli-
mard, 1964) a rangé Le Livre mystique « sur le rayon des contes de nourrice », comme
le fait remarquer Max Andréoli, Le Système balzacien, t. i, Paris, Aux amateurs de
livres, 1984, p. 107. Le même Wurmser considère d’ailleurs Le Médecin de campagne
et Le Curé de village comme des « contes bleus de la bourgeoisie ». Pierre-Georges
Castex en fait mention dans « L’Univers de La Comédie humaine », placé en ouverture
à l’édition de la Pléiade, t. i, p. lv.
23. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 128-129.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 79

fassent aucune place à l’occulte ou au fantas­tique24. Béguin es­time que ce


sont là les premiers signes d’une réorienta­tion de Balzac, l’écrivain crai­
gnant de trouver la folie au bout de sa quête mystique, à l’instar de Louis
Lambert et d’autres cher­cheurs d’absolu25.
Après avoir rêvé la désincarnation séraphique, la sublimation des
énergies par le détachement de la matière terrestre, Balzac accepterait
définitivement les contraintes de l’existence concrète. Aux yeux de Bé-
guin, il se donnerait ainsi les moyens de deve­nir visionnaire du monde
contemporain ou, si l’on veut, mytholo­gue de la modernité, ca­pable de
dévoiler le sens insolite des objets, des événe­ments et des êtres pourtant
inscrits dans l’espace et le temps du quotidien :
Au prix de quelque simplification, il est permis de dire que Balzac, sollicité
d’abord par l’imagination « désincarnée », n’a abouti à l’« imagination du
réel » qu’après les exercices que représentent certains récits brefs. Ou en-
core que, vi­sionnaire à ses débuts, puis attentif à voir « ce qui est », il a mis
sur pied dans ses quinze der­nières années – à partir du Père Goriot – les
grandes symphonies romanesques où « ce qui est » devient l’objet même
d’une nouvelle vision26.
Il me paraît envisageable d’établir un certain parallélisme entre
le développe­ment de la démarche balzacienne ici dessinée et celui du
dis­cours critique de Béguin lui-même. Pour le dire, là encore, de façon
sommaire, je suppose que sa perception spéci­fique de la courbe évolu­tive
inscrite dans La Comédie humaine lui a fait prendre cons­cience de son
propre cheminement, depuis sa communion avec les âmes roman­tiques
jusqu’à sa compréhension du roman comme représentation vi­sionnaire
de la moder­nité. Aussi son approche de l’œuvre balzacienne diffère-t-elle
sensiblement des techni­ques pratiquées au moment de ré­diger sa thèse. À
commencer par l’attention très concentrée qu’il porte à la matière textuelle
des exemples retenus pour une analyse. Le com­mentaire qu’il consacre à
La Fille aux yeux d’or prend une valeur exemplaire dans ce cadre. Béguin,
en effet, bien qu’il connaisse parfai­tement l’intérêt que Balzac porte aux
théories esthétiques de Delacroix et qu’il les mentionne explicitement27,
ne s’arrête pourtant pas à en étu­dier les implications. Ce qui le retient,
c’est le champ lexical de la cou­leur tel que la nouvelle le constitue pro-

24. Voir Albert Béguin, « La vocation du romancier ». Paru dans Hommage à Balzac,
Unesco, Mercure de France, 1950. Repris dans le chapitre « Honoré de Balzac », in
Création et desti­née ii. La Réalité du rêve, Paris, Seuil, 1974, p. 222.
25. Ibid., p. 220-222.
26. Ibid., p. 223.
27. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 81-82.
80 André Vanoncini

gressivement. Le blanc, le rouge et l’or, vi­sibles à la surface des êtres ou


des choses, mais perceptibles aussi au niveau des méta­phores, lui appa-
raissent comme des crypto­grammes alchimiques dont la fonction est de
ponctuer la quête de per­fection amoureuse des protagonistes28. Comme
il l’écrit bril­lamment :
Le roman de Balzac est riche de toute cette tension entre la cons­cience de
l’échec et une opiniâtre volonté d’ascension : La connais­sance – et, par
exemple, dans La Fille aux yeux d’or, le sens caché des couleurs – au lieu de
demeurer l’objet d’une intelli­gence déga­gée du corps, est incarnée dans les
figures, les passions, les destins des hommes. De là vient que ces destins,
ces figures, vivent si inten­sément : ils sont animés et dévorés par la même
flamme mystique que Balzac lui-même29.
Le regard si pénétrant que Béguin a porté sur La Comédie humaine,
sans être vrai­ment pris en compte par la critique balzacienne de son temps,
favorise pourtant le re­nouvellement des approches herméneu­tiques dès
la fin des années 1960.
Il est certain que la sensibilité et l’intelligence avec lesquels il a su
caractériser l’exercice lambertien – et balzacien par analogie – de la fa­
culté visionnaire a pro­fon­dément marqué un critique comme Jean-Pierre
Richard, notamment dans les pages que ses Études sur le Roman­tisme
consacrent à Balzac30. Aussi Richard rend-il hom­mage à son col­lègue à
l’occasion du colloque de Cartigny en 1979. Il lui sait particuliè­rement gré
d’avoir su reconnaître31, par delà les apparen­ces de La Comé­die humaine,
les marges et les trouées à travers lesquelles se dé­gage la force créatrice de
l’écrivain. Dans sa perspective, comme dans celle de Béguin, la débauche
descriptive ou la complexité stylistique, loin d’amoindrir la qualité de
l’œuvre, en signalent les parties les plus ri­chement significatives :
La lecture de Béguin est une lecture de la bouffée, de ces instants de soulève­
ment presque humoral qui affectent le rythme de la vie, comme celui de
l’écriture. Ainsi, chez Balzac, […] les moments où le discours s’enfièvre, se
dé­règle, ce sont aussi pour Béguin ceux où s’avouent les vérités les plus pro-
fondes. Bouffées d’écriture donc, comme rougeurs montant sur un visage.
Lire alors, c’est sans doute se laisser traverser par ces bouffées ; ou plutôt

28. J’ai proposé une analyse systématique de cette problématique sous le titre « Balzac et
les cou­leurs », L’Année balzacienne, 2004, p. 355-366.
29. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 87.
30. Jean-Pierre Richard, Études accent sur le Romantisme, Paris, Seuil, 1970, par exemple
p. 125.
31. Albert Béguin et Marcel Raymond, op. cit. p. 72.
Albert Béguin et le tourmant balzacien 81

c’est se fabriquer à soi-même une écriture ca­pable d’en être, elle aussi, et à
tout mo­ment, boule­versée32.
On ne devrait pas sous-estimer non plus l’assez bonne compatibi-
lité entre les pro­cédés d’analyse que Béguin a mis en œuvre dans Balzac
vi­sionnaire, puis affiné dans ses travaux sur Bernanos, et les démarches
techniques des tenants de ce qu’on appelait au début des années 1960 la
« nouvelle critique ». Les personnes qui s’y distinguent s’appellent, parmi
d’autres, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard et Roland Barthes, tous
proches de Marcel Raymond33.
Il est d’ailleurs frappant d’observer que Béguin a volontiers ac­cueilli
Barthes dans les colonnes d’Esprit34 et qu’il parle avec beaucoup d’estime
du Michelet par lui-même de ce dernier, paru en 1954. Cet es­sai le séduit
parce qu’il néglige les doctrines de l’historien, afin de dé­gager une tex-
ture spécifique, orientée vers ce qu’il nomme « la fonction imaginante »35.
Barthes lui apparaît comme un des criti­ques, encore rela­tive­ment rares
à cette époque, qui envisagent l’œuvre dans sa subs­tance organisée et
ex­pressive, dans sa « littérarité » comme on dira plus tard. Face à la dé-
marche barthé­sienne, il voit, en revanche, dans la so­ciologie plus ou moins
marxisante ou dans la perception psychanaly­tique, voire existentialiste de
l’auteur, des approches sans grande perti­nence36 :
Ce qu’ignorent depuis tant d’années les critiques, historiens, psy­chologues,
so­ciolo­gues, c’est la nature même de l’invention et des objets – les œuvres –
qu’elle met au monde. Il y a littérature dès qu’une métamorphose efficace du
langage suscite une forme d’expression particulière, absolument personnelle,
re­connaissable à un rythme, à des mots privilégiés, à des images favorites, qui
sont aussi intimement l’apanage d’un écrivain que son visage, sa dé­marche,
ou le dessin de son écriture sur le papier blanc37.

32. Ibid., p. 72-73.


33. Comme le signale Jean Starobinski dans Albert Béguin et Marcel Raymond, op. cit.
p. 254.
34. Numéro d’avril 1951.
35. Publié pour la première fois dans Esprit, juin 1954. Repris dans Création et destinée,
p. 250.
36. Sont particulièrement visés : Le Dieu caché, commenté dans une « Note conjointe sur
M. Goldmann et la méthode « globale », Esprit, décembre 1956, repris dans le chapitre
« Questions de méthode », in Création et destinée, p. 176-178 ; René Laforgue, L’Échec
de Baudelaire, Paris, Denoël et Steele, 1931 ; Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gal-
limard, 1947.
37. Albert Béguin, « Notes sur la critique littéraire », Esprit, mars 1955, repris dans Création
et desti­née, p. 180.
82 André Vanoncini

Or, il faut bien constater aussi qu’une telle conception du travail cri-
tique aurait probablement empêché Béguin de suivre Barthes au moment
de ses fiançailles pas­sa­gères avec le formalisme linguistique38. Et il n’aurait
guère apprécié les produits du structuralisme militant, de même qu’il au-
rait regardé avec consternation certains spé­cialistes ac­tuels pratiquer une
théorie littéraire indépendante de la compréhen­sion des œuvres indivi-
duelles. Reste à inverser la perspective et à évoquer la ré­ception que Béguin
a pu connaître dans le milieu de la critique, no­tamment balzacienne.
Il est évident que Balzac visionnaire intervient à contre-courant de
la critique balza­cienne de l’après-guerre. Tous ceux qui présupposent une
transparence de l’œuvre à une réalité biographique ou socio-éco­nomique
ne peuvent que découvrir un provoca­teur dans l’auteur des lignes sui-
vantes :
On ne cesse de redire que la vie des romans de Balzac tient à l’exactitude des
ob­servations qu’il a pu accumuler au cours d’une existence fort diverse et
riche en points de vue favorables, connais­sant la basoche pour avoir été clerc
de no­taire, les journaux et les affaires parce qu’il s’y est débattu, le monde
du plaisir après y avoir goûté. Et ce n’est pas faux, mais c’est prendre l’ac-
cessoire pour l’essentiel […]. La légende de l’œuvre réaliste et documentaire
n’a pu être in­ventée et transmise que par des gens qui n’avaient jamais pris
la peine – la joie – de prolonger leur lecture balzacienne, de livre en livre39.
À la position critique peu conformiste de Béguin s’ajoute son édi­tion
déjà men­tionnée de L’Œuvre de Balzac sur la base du principe chrono-
logique. Cette entre­prise, même si elle n’a pas connu de déve­loppement
dans les conceptions ultérieu­res d’éditions complètes, a pourtant eu le
mérite d’attirer les regards sur la relation très particu­lière qui s’installe
chez Balzac entre les instants de la création et le temps repré­senté. La
Comédie humaine, en s’amplifiant, édifie en effet un socle historique dont
le sommet ne cesse de se rapprocher du mo­ment de l’écriture et donc du
vécu de l’écrivain.
La faculté remarquable de Béguin à reconsidérer certains scénarios
évolutifs se ré­vèle aussi, nous l’avons vu, dans son hypothèse sur le pas­sage

38. Jean Starobinski le note pertinemment dans Albert Béguin et Marcel Raymond, op.
cit. p. 254.
39. Albert Béguin, Balzac visionnaire, in Balzac lu et relu, op. cit. p. 37, p. 41. Joëlle Gleize,
établissant une li­gnée qui va de Victor Hugo à Hugo von Hoffmannsthal, en passant
par Baudelaire et Henry James, écrit : « En 1946 Albert Béguin reprend cette interpré-
tation sur le mode polémique dans son Balzac vision­naire (Skira, 1946), et entreprend
d’arracher Balzac aux tenants du réalisme et du naturalisme » (Honoré de Balzac. Bilan
critique, Nathan, « Université », 1994).
Albert Béguin et le tourmant balzacien 83

des romans philo­sophi­ques aux grandes études de mœurs. Je pense que


cette proposition garde toute sa va­leur et pourrait retrouver une fonction
plus visible dans les débats actuels sur les divers modes de développement
de la création balzacienne40.
Mais c’est sans doute par sa saisie intuitive et son élaboration magis­
trale du mythe visionnaire de Balzac que Béguin demeure une réfé­rence
majeure de la cri­tique litté­raire. Grâce à son apport, les analyses de Cur-
tius sur les réseaux thémati­ques sous-ja­cents à La Comédie hu­maine41 ont
bénéficié d’un renouvellement et d’un prolongement indis­pensables à
l’avenir des recherches balzaciennes. De ce dernier té­moigne notam­ment
le magnifique travail de Max Andréoli. Ouvrage le plus complet sur les
schèmes organisateurs de l’œuvre balzacienne, il ne manque pas de rendre
hommage à ses ins­pirateurs :
Sous les auspices de Curtius et de Béguin (mais selon un dessein tout autre),
il [l’ouvrage] entreprend de mettre en lumière l’extraordinaire cohérence
et la pro­fonde unité de l’univers balza­cien à travers la diversité de ses mani-
festations concrètes, qu’il s’agisse de philosophie, de sciences, de politique
ou d’art42.
Si Béguin est certes allé jusqu’à parler de « système »43 à propos de
la figura­tion my­thique du monde dans La Comédie humaine, il n’a pas
voulu en détailler les mécanis­mes. Mais il a donné envie à tous ceux qui
lisent Balzac sans préjugé de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte.

Université de Bâle

40. Il s’agit notamment des études qui s’intéressent d’une manière ou d’une autre à la
genèse de l’œuvre.
41. Ernst Robert Curtius, Balzac, 1923 ; tr. H. Jourdan, Paris, Grasset, 1933.
42. Max Andréoli, Le Système balzacien, quatrième de couverture du t. i et du t. ii.
43. Il évoque par exemple le « Système d’idées de Balzac » (Balzac visionnaire, op. cit. p.
59).
Leo Spitzer, Erich Auerbach
et la critique des « rabelaisants » :
« Néphélibates » et « Arimaspiens »

Gilles Polizzi

D ans un article incisif, brillant, drôle – autant que peut l’être un jeu de
massacre – écrit en 1953, à la lecture du volume des Travaux d’huma-
nisme et de Re­naissance1 consacré au quatrième centenaire de la mort de
Rabelais, article paru dans les Studi Francesi en 1960 et repris dans le volume
des Études de style2, Leo Spitzer a employé sa mauvaise humeur à recenser
les défauts d’une critique qui, selon lui, « ne mérite pas son nom », celle des
« rabelaisants » français accusés collective­ment d’ignorer les fon­dements
et les objectifs de leur discipline : il leur reproche un historicisme borné,
une méconnaissance du « fait litté­raire » et, plus profondément, une mé-
prise sur la nature de la fiction rabelaisienne, dont il récuse le prétendu
« réalisme ». Respectueux d’une hiérarchie qualitative, il s’en est pris aux
principaux, voire aux meilleurs : Abel Lefranc, responsable de l’édition
des œuvres qui faisait alors autorité ; le savant Robert Marichal ; et surtout
Verdun-Léon Saulnier, qui fut, à la Sorbonne, le grand pontife de la dis-
cipline et le fonda­teur d’un centre d’études toujours actif. Peine perdue
semble-t-il, car cet article, quoique célèbre, n’a trouvé aucun écho en son

1. François Rabelais. Ouvrage publié pour le quatrième centenaire de sa mort, 1553-1953,


T.H.R., n° vii, Genève, Droz, 1953.
2. Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 134-165.
86 Gilles Polizzi

temps parmi les « rabelaisants » français3. Ce n’est que récemment qu’on le


trouve communément cité, les invecti­ves en moins, dans les travaux d’une
nouvelle génération critique4. C’est pour­quoi on croit utile d’y re­venir.
Non pour raviver l’ancienne querelle, mais pour en re­prendre les termes
à la lumière des travaux parus depuis.
Le débat quant au fond porte sur l’interprétation et sur l’essence de
la fiction, la « véritable nature » du projet et du texte rabelaisien. Il op­pose
ceux que, par réfé­rence à l’épisode des « paroles gelées » (Quart Livre,
ch. 56), l’un des principaux « lieux » examinés par Spitzer, on appellera les
« Néphélibates », « ceux qui mar­chent dans les nuages » autrement dit, les
tenants de « l’irréalisme » rabelaisien ; quant aux se­conds, les « réalistes »
que Spitzer vilipende, on les nommera « Arimaspiens » d’après Rabelais
et Hérodote, sa source, qui évoquent ces habi­tants du pays des Scythes,
étymologi­quement pourvus d’un seul œil. Parce que le temps a passé sur
les débats – peu après l’intervention spitzerienne, la question du réalisme
a été magistralement repensée par Mikhaïl Bakhtine – et dans plusieurs
cas, tranché, quant à la justesse ou à la fécondité des points de vue, cette
relecture fait pa­raître des phénomènes surprenants, parfois in­quiétants,
lorsque Spitzer, mal­gré son intelligence et sa sensibilité a décidément tort ;
elle aide à mesurer l’intérêt des perspectives actuelles, peut-être aussi à
orienter la criti­que à venir.
Commençons par le texte, avec quelques morceaux choisis du pam-
phlet spitzerien. Ses invectives, disposées par ordre de virulence et qu’on
ne cite pas seulement par plaisir – dans le cadre d’une tradition critique
nourrie de polémiques, mais, pour cette raison même, as­phyxiée par les
consensus et neutralisée par les silences de la damnatio memoriae, la trans-

3. Il est néanmoins recensé et cité en bonne place dans le bilan établi par Gérard Mil-
he-Poutingon, François Rabelais, bilan critique (Paris, Nathan université, 1996) qui
résume le débat et ses conséquen­ces (p. 23-26) et fait de Spitzer, le père de la stylistique
rabelaisienne, et de François Rigolot, l’auteur des Lan­gages de Rabelais, cité à la suite,
son disciple et continuateur (p. 45-46) quoique cette dernière mention se réfère à un
autre chapitre de l’ouvrage (« Art du langage et linguisti­que »).
4. Moins concernée par un débat dont les protagonistes ne sont plus de ce monde,
Myriam Marrache dans Hors de Toute intimidation : Panurge ou la parole singulière
(Genève, Droz, 2003, p. 9, p. 12, p. 83) se réfère à l’Étude comme si elle n’était pas
polémique. Quant à Mawy Bouchard, dans Avant le roman : l’allégorie et l’émergence
de la narration française au 16e siè­cle (Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 176) elle impute à
Spitzer ce péché capital : il serait « l’un des nombreux responsables du discrédit de la
culture allé­gorique dans les études littéraires » ; com­prenons que la polémique dure
encore.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 87

gression est toujours stimulante – mais aussi parce que ces « mots » ont
une histoire. Celui-ci par exemple :
Nous voyons appliquée à notre auteur, écrit Spitzer, la philologie […] d’il
y a cin­quante ans […] celle du positivisme historique de la Sorbonne […]
celle qui ne pense pas en catégories esthétiques. Les études rabelaisiennes
pâtissent […] de la rareté des vrais critiques5.
Car, loin d’être spontanée, la formule inverse méthodiquement celle
de Robert Marichal faisant l’éloge d’Abel Lefranc, dans la réédition de ses
Études en 1953 : « le mérite d’Abel Lefranc fut d’appliquer […] l’un des
premiers et à coup sûr le plus bril­lamment à la littérature du xvie siècle
l’esprit et la méthode de ce que nous considé­rons encore comme la véri-
table critique historique »6. Qu’est-ce donc que la « véri­table criti­que his-
torique » ? La question est l’enjeu de l’étude ; mais ce n’est pas le seul, car
à ce débat de fond, s’ajoutent au fil des pages, les mouvements d’humeur
qui ponctuent la lecture spitzerienne du vo­lume :
a) « [l’article de V.-L. Saulnier] me semble marquer un pas en ar­rière dans
la com­préhension du texte ».
b) « le titre de l’étude de M. Desonay […] m’avait fait espérer des observa-
tions nouvelles sur l’art rabelaisien ; il n’en est rien ».
c) « à lire d’autres articles regorgeant d’une érudition vraiment im­peccable
mais mal placée, on se sent pris de pitié » [il se réfère à Marcel de Grève].
d) « quand je lis ces chapitres de rabelaisants pleins de bonne vo­lonté […]
j’ai l’impression pénible que les citations […] sont tortu­rées, soumises à
un examen contraire à leur nature ».
e) « l’article de M. Telle […] me semble entièrement fantaisiste ».
f) « étouffer la poésie sous l’histoire est une pratique courante chez les
rabelaisants, je n’ai donc que l’embarras du choix ».
g) « quelle faute élémentaire […] que d’identifier les opinions d’un per-
sonnage de ro­man avec celles de l’auteur […] la même faute se retrouve
dans le traite­ment par M. Marichal de l’épisode du bon roi Panigon ».
h) « l’étude de M. Krailsheimer sur les Andouilles n’est pas loin de nous
faire penser par ses improvisations étymologiques que dans (ce) domaine,
n’importe qui peut écrire sur n’importe quoi… »7.
Faisons la part d’une mauvaise humeur qui ne prend pas la peine
de justifier des opinions souvent indéfendables, il reste que ces invectives

5. Leo Spitzer, op. cit., p. 134-135. C’est toujours nous qui soulignons.
6. Dans son avant propos à la réédition des Études sur Rabelais d’Abel Lefranc (Paris,
Albin Michel, 1953, p. xii), Marichal rappelle que ces travaux, parus au début du siècle,
se réclament de l’esprit de Renan qui fut le maître de Lefranc et s’apparentent, quant
à la mé­thode, à la discipline historique de l’École des Chartes.
7. Leo Spitzer, op. cit., p. 135, p. 147, p. 140, p. 153, p. 152, p. 139, p. 146.
88 Gilles Polizzi

servent un objectif : l’affirmation de « l’irréalisme » rabelaisien, point de


vue que Spitzer prétend être seul à vouloir imposer contre tous : « Au
terme de cette longue discussion […] je formulerai ma critique essen-
tielle : la notion de Rabelais réaliste telle que la concevait un Lanson doit
être abandonnée »8. C’est le plus important et nous y re­vien­drons, mais il
n’est pas inutile de considérer d’abord la méthode.
Leo Spitzer s’y prend fort habilement : d’une part, en ne nommant
pas son vé­rita­ble adversaire, qui semble moins Abel Lefranc, que le nou-
veau père du « réa­lisme ra­belaisien », Erich Auerbach, précurseur de
Bakhtine, qu’on pourrait croire lui-même visé – mais de manière prémo-
nitoire, car sa thèse sur Rabelais, soutenue en 1946 ne sera pu­bliée qu’en
1965 – par une formule inexplicablement adressée à Marichal : « Voilà
Rabelais modernisé, promu philosophe marxiste et sauvé par les pro-
grammes d’étude de l’urss »9. Et d’autre part, en dégui­sant son intention
sous le masque de l’impromptu : une série nu­mérotée de comptes rendus
de quelques unes des interven­tions ras­semblées dans le volume. Ce mor-
cellement loin d’affaiblir le propos ressem­ble à la stratégie du boxeur
qui tourne autour de l’adversaire pour varier l’angle des coups, toujours
portés au même point. Sans avoir été discutée, l’hypothèse spitzerienne
finit ainsi par paraître évi­dente tandis que ceux qui la ré­cusent, passent
pour des « borgnes » et même des aveugles : tous les autres étant déclarés
« arimaspiens », Spitzer, le Néphélibate, serait le seul clairvoyant. Pour
démonter les ressorts de cette rhétorique et en examiner les arguments,
il est utile de découper l’étude spitzerienne en réorganisant son discours
autour des questions abordées, dans l’ordre chronologique des pièces qu’il
extrait de l’œuvre, afin de les replacer ensuite dans leur champ critique.
Par commodité, on ne distinguera que deux mouvements dans
l’étude spitzerienne. Premièrement, ce qui concerne le principe de l’exé-
gèse, autour du prologue du Gargantua (1534-1535) et de l’énigme de Thé-
lème10. Deuxièmement, dans les Tiers (le chapitre de l’éloge des dettes)
et Quart livres (1546-1552), le problème de l’ironie et du réa­lisme rabelai-
siens, rapportés au débat sur le sens de la quête panta­gruélienne (l’épisode
des « paroles gelées »). Convenons que ce sont des points cruciaux dans

8. Ibid., p. 158.
9. Ibid., p. 147.
10. On se propose de revenir sur l’interprétation de Thélème, longuement discutée par
Spitzer, dans no­tre article « Seuil générique, seuil symbolique : Thélème est-elle une
utopie ? », in T. Collani et P. Schnyder (éd.), Seuils et Rites. Littérature et culture,
Paris, Orizons, 2009, p. 173-190.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 89

l’œuvre et que cette focalisation intelligente est à mettre au crédit d’une


Étude qui veut aller à l’essentiel.

Le chien et l’os :
le prologue du Gargantua et le débat sur l’exégèse

Le débat sur l’exégèse rabelaisienne fondé sur le prologue du Gargantua


et l’image de la « substantifique moelle » a commencé dès la première
réception de l’œuvre, ses contemporains ayant prêté une di­mension po-
litique – c’est-à-dire religieuse – à l’allégorisme revendiqué, puis démenti
par le narrateur. En voici l’emblème devenu proverbial11 :
Et posé le cas qu’au sens littéral vous trouvez matieres assez joyeuses […]
toutesfois pas demourer là ne fault comme au chant des sirènes, ains à
plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de
cueur. Crochetastes vous onques bou­teilles ? […] veistes vous onques chien
rencontrant quelque os me­dulare c’est comme dict Platon […] la beste du
monde plus philo­sophe […] si veu l’avez : vous avez peu noter de quelle
dévotion il le guette : de quel soing il le garde […] de quelle prudence il
l’entomme : de quelle affection il le brise […] qui le induict à ce faire ? Quel
est l’espoir de son estude ? Quel bien prétend il ? Rien plus qu’un peu de
mouelle […] à l’exemple d’iceluy vous convient estre saiges12.
Le débat quant à lui, découle d’une contradiction – par ailleurs dis­
cutable – entre les deux propositions qui suivent: « Croyez vous qu’onques
Homère escrivant l’Iliade et Odyssée, pensast es allegories lesquelles de luy
ont calfreté Plutarche, Heraclide pontique » ; « Et si ne le croiez » (c’est
là, un appel évident au « bon sens » historique) « pourquoy autant n’en
ferez de ces joyeuses et nouvelles chro­niques ? Combien que les dictans
n’y pensasse en plus que vous »13. Comme l’indique le choix du verbe qui
introduit les deux branches du di­lemme, la solution est une pure question
de foi. Pourtant la question est loin d’être close. Elle est même devenue
la condition du travail de la criti­que, sa tentation, son leurre perpé­tuel.
Toutes les réponses sem­blent donc également acceptables et inutiles, celle

11. La première réception de « l’allégorisme » rabelaisien est précisément le propos de


Marcel de Grève, tant décrié dans l’Étude. On laisse délibérément de côté le motif
du Silène d’Alcibiade, illustré par Érasme dans ses Adages et dont l’analogie avec la
boite d’ivoire contenant les remè­des peut avoir inspiré par synecdoque, l’image de
l’os.
12. François Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Pléiade »,
1996, p. 6-7.
13. Ibid.
90 Gilles Polizzi

de Spitzer y compris. On peut néanmoins en dresser un bilan critique, sur


le modèle de ce qu’a brillamment réussi Gérard Milhe-Poutingon dans le
petit ouvrage qui porte ce titre14.
Les contemporains de Rabelais étaient partagés, on l’a dit, quant
à la teneur de ses engagements religieux et politiques, la moralisation
al­légorique de la fiction n’ayant, en un temps qui se moquait bien de la
théorie littéraire, pas d’autre enjeu15. Il en va (pres­que) de même de la
critique des années cinquante ; dans un petit arti­cle16 paru en mars 1954,
Albert-Marie Schmidt, co-fondateur de l’Oulipo et rabelaisant éminent,
a mis en scène le colloque dont Spitzer commente les Actes. Cette pièce,
construite en forme de compte rendu, nous semble le mo­dèle de l’étude
de style. Elle figure un banquet au cours duquel s’affrontent des exégètes
qui sont précisément les cibles de Spitzer :
Quelle joie pour l’esprit moderne de savourer les propos de ces
deipnosophistes confabulant entre eux […] l’un des convives in­dique
[…] que les contemporains de Rabelais […] s’imaginèrent que l’os ren-
ferme un baume sacramentel [il s’agit de Marcel de Grève] ; il [l’os] ne
contient d’après un autre [Fernand Desonay] que des jeux de mots cap-
tieux [le discours sur Thélème] ; cette opi­nion n’emporte pas les suffrages
du troisième [Émile-V. Telle] qui jure ses grands dieux que l’os regorge
de confiture mijotée dans le chaudron d’Érasme, un nouveau devisant
entreprend de démontrer que l’os protège un subtil fluide médical [Ma-
rio Roques] ; enfin, le digne continuateur de l’inégalable Abel Lefranc
[Robert Marichal] déclare que l’os est le flacon d’une superfine liqueur
de politesse naturelle17.
On appréciera l’ironie oulipienne de Schmidt. Elle n’est pas moins
mordante que l’agressivité spitzerienne. Seul lui échappe, mais comme
un leurre, indigne de tromper un limier de bonne race, « l’os inviolé ».
Après le banquet, tandis que les membres de l’académie « fuient se ca­cher
dans la nuit genevoise afin de mieux se taire », l’objet de­meure « au milieu
de la table déserte » où il « jette un tranquille éclat d’ivoire ». C’est déjà
quelque chose, que d’avoir exhumé cette minia­ture, modèle probable de
l’Étude, et dont on veut croire que l’auteur l’oublie par straté­gie, afin de

14. Gérard Milhe Poutingon, François Rabelais. Bilan critique, Paris, Nathan, 1996.
15. Cf. Marcel de Grève, « Les contemporains de Rabelais découvrirent-ils “la substan-
tifique mouelle” ? », François Rabelais, T.H.R., n° vii, p. 74-85.
16. Albert-Marie Schmidt, « Chronique de l’os à moelle », Table ronde, n° 75, mars 1954,
repris dans le re­cueil posthume d’A.-M. Schmidt, Études sur le xvie siècle, Paris, Albin
Michel, 1967, p. 195-197.
17. Ibid., p. 196.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 91

mettre en scène un iso­lement qui le gran­dit ; mais cela ne nous dispense


pas d’examiner ses arguments.
Après avoir survolé l’histoire de la métaphore rapportée à la tradi­
tion antique et scolastique – il s’agit du motif de « la moelle sous l’écorce »
– et à ce qu’il nomme im­proprement le « schéma d’explication médiéval
dans le prologue de Marot au Roman de la Rose », Spitzer affirme qu’on
la déchiffre à rebours, en lui faisant perdre sa saveur parodique : ce n’est
pas l’os qu’il faudrait voir, mais le chien, un chien ridicule dans sa tenta­tive
de goûter la moelle. Il n’y au­rait donc pas de moelle dans l’os, aucun sens
caché, aucun « mystère horrifique », mais une plaisanterie somme toute
banale : l’os ne serait que l’instrument de la critique du chien18.
Le propos est ingénieux, mais la critique n’a pas voulu renoncer à
son os, même si elle s’est aussi intéressée au chien ; pas n’importe quel
chien d’ailleurs : il vient de Platon, du livre ii de La République (frag­ment
376b). Il annonce la prédi­lection rabelaisienne pour les cyniques, étudiée
depuis par Michèle Clément19. Il sem­ble viser, dans la perspec­tive histo-
riciste tant décriée par Spitzer, les domini canes de l’inquisition, ceux-là
mêmes qui, au livre précédent, poursuivent Panurge pour grignoter les
lardons de son supplice20. Par ailleurs, le point de vue spitzerien, plus
fécond ou plus tenace qu’il n’y paraît, a pris un autre sens, dans le cadre
du débat21, qui, à propos du même pas­sage, oppose les partisans d’une
herméneutique et ceux d’une « énigmatique »22 du texte. Les premiers
– parmi lesquels on compte les plus grands noms de la critique, Terence
Cave, André Tournon, Michel Jeanneret, François Rigolot – sont partisans
de la polysémie de l’œuvre. Sur la foi de critères stylistiques, ils admettent
la virtualité d’un plus haut sens à condition qu’il soit pluriel (c’est-à-dire
dialogique, au sens bakhtinien) et ignoré de l’auteur (« combien que les
dictans, n’y pensasse plus que vous ») ; ils ont évidem­ment rai­son puisqu’il
s’agirait alors des virtualités de la fiction, ou de l’inconscient du texte,
autre­ment dit, du critère de reconnaissance de toute grande œuvre. Mais,
à notre sens, ils ont tort en ce qu’ils ramènent l’énigmatique rabelaisienne

18. Leo Spitzer, op. cit., p. 144 : « c’est le chien que Rabelais a inventé pour parodier les
exégètes du type de frère Lubin ».
19. Voir Michèle Clément, Le Cynisme à la Renaissance, Genève, Droz, 2005.
20. L’équivoque sur le nom des dominicains (domini canes) est traditionnelle ; on la trouve
illustrée dans la fresque du Jugement du cloître de Santa Maria Novella à Florence.
21. On en trouvera les pièces dans deux numéros de la Revue d’Histoire Littéraire de la
France, res­pective­ment vol. lxxxv, n° 4, 1985 et vol. lxxxvi, n° 4, 1986.
22. On use de ce néologisme pour décrire une herméneutique fondée sur l’exhibition
d’une énigme ou d’une prétention au sens caché, voir les actes du colloque R.H.R.
de Lyon, septembre 2002, Paris, Champion, 2008.
92 Gilles Polizzi

à une her­méneutique ba­nalisée, appliquable à toutes les œuvres : la moelle


ne serait que la virtualité des sens du texte.
De sorte qu’on peut mettre en avant l’hypothèse inverse, formulée
par Edwin Duval, Gérard Defaux, et tout récemment Mawy Bouchard23,
qui, au nom de la théo­rie des genres et de l’histoire de l’exégèse médié-
vale postulent la nécessaire univocité de l’interprétation, si, véritablement,
« plus haut sens » il y a. Qu’on nous permette de ris­quer une vue person-
nelle, pour autant qu’elle découle de l’analyse spitzerienne. Celle-ci soulève
une objection. Dans l’exacte mesure où la métaphore de la « moelle sous
l’écorce » est effectivement un topos, l’ironie, voire le caractère anti-phras-
tique de sa mise en œuvre va presque de soi. Il faut alors se rapporter au
contexte historique pour en tirer quelque chose. Comme le rappelle Spit-
zer, Clément Marot l’emploie dans son « Exposition moralle du Rommant
de la Rose », pu­bliée en 1527, 1529 et 1537, avec les mêmes précautions que
Rabelais :
… je respons que l’intencion de l’auteur n’est point simplement et de soy-
mesme mal fondée ne mauvaise car bien peut estre que ledit auteur ne gettoit
pas seule­ment son penser et fantasie sur le sens lit­téral ains plutost attiroit
son esprit au sens allégorique et moral, comme l’un disant et entendant
l’autre. Je ne veulx pas ce que je dict affirmer mais il me semble qu’il peult
avoir ainsi faict ; et si celluy autteur n’a ainsi son sens reiglé […] toutesfois
l’on le peult morallement exposer en diverses sortes24.
Le cas est paradoxal. Pour défendre « l’intention » d’une allégorie
amoureuse, par­faitement évidente, et condamnée à ce titre par les théo-
logiens des siècles précé­dents25, Marot s’emploie à exonérer l’interprète
de tout ce qui permettrait de l’incriminer en même temps que l’auteur: il
ne formule qu’avec les plus extrêmes pré­cautions l’hypothèse d’un sens
caché (« peut-être que ledit auteur ne gettoit pas seulement son penser
sur le sens littéral, je ne veulx pas [l’]affirmer […] il me sem­ble qu’il peult
avoir ainsi fait… ») un sens que par ailleurs il autorise, même si l’auteur
n’y a pas songé (« n’a ainsi son sens reiglé »). C’est ouvrir la porte à tou­tes
les interprétations, toujours bon­nes à prendre, pourvu qu’elles sauvent

23. Edwin M. Duval, « Interpretation and the Doctrine absconce of Rabelais’s Prologue
to Gargantua », Études rabelaisiennes, vol. xviii, 1985 ; Gérard Defaux « D’un pro-
blème l’autre : herméneutique de l’altior sensus et captatio lectoris dans le prologue
du Gargantua », rhlf, vol. lxxxv, n° 4, 1985 ; Mawy Bouchard, op. cit.
24. Clément Marot, « Exposition moralle… », in Guillaume de Lorris, Jean de Meun,
Roman de la Rose, cité dans l’édition F. Michel, Paris, Didot, 1864, p. xlv.
25. Cf. Pierre-Yves Badel, Le Roman de la rose au xive siècle. Étude de la réception de
l’œuvre, Genève, Droz, 1980.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 93

l’ouvrage. Marot propose alors quatre allégorè­ses, visant chacune à iden-


tifier la Rose et qui se renforcent au­tant qu’elles s’annulent mutuellement :
Je dis donc premièrement que par la Rose […] est entendu l’estat de sapience
[…] se­condement, on peult entendre par la Rose l’estat de grâce […] tier-
cement, nous povons entendre par la Rose la glo­rieuse Vierge Marie […]
quartement nous povons par la rose com­prendre le souverain bien infini et
la gloire d’éternelle béatitude26.
Dans des termes voisins de ceux de Rabelais, il en déduit une prag-
matique théorie de l’exégèse extensive, celle du « double gain », qui a
l’avantage d’être virtuellement applicable à toute fable :
Doncques qui ainsi vouldroit interpréter le rommant de la rose, je dis qu’il
y trouveroit grand bien proffit et utilité cachez sous l’escorce du texte qui pas
n’est à despriser ; car il y a double gain, récréation d’esprit et plaisir délec-
table quant au sens littéral et utilité quant à l’intelligence morale ; fables
sont faictes et inventées pour les exposer au sens mysti­que, par quoy on ne
les doit contemner27.
Bien entendu ces contorsions ne trompent personne : on sait que
le roman en question n’est pas un bréviaire. Le malheur est qu’on le sait
trop bien. Depuis sa condamnation par l’impitoyable Gerson et la mé­
diocre Christine de Pizan, non pas à cause de son sujet amoureux, mais
des attaques de Jean de Meung contre les or­dres mendiants, l’ouvrage sent
le souffre. Il fallait donc, à l’exemple de Jean Molinet – le­quel s’y était
essayé sans y croire – le « moraliser » pour le « sauver ». Notons enfin que
ce système de défense polysémique n’est pas « médiéval » : du temps de la
première querelle du Roman, au xive siècle, personne n’avait osé y re­courir.
Revenons maintenant au prologue rabelaisien. De l’analogie avec
l’exposition marotique, on peut inférer une ressemblance de situation,
sinon d’intention. Il fau­drait alors débusquer l’interdit que contourne
la prétention à la glose. Observons d’abord que si les chiens, « mastins
cerbériques », réapparaissent dans le prologue du Tiers Livre (« arrière
cagotz, aux ouailles mastins »28) l’os n’est invoqué comme emblème de
la fic­tion que dans le Gargantua. Or on sait qu’à la fin de cet ouvrage,
l’inscription sur la porte de Thélème et « l’énigme en prophétie » qui suit
jouent le rôle de l’os. Elles peuvent s’entendre comme une prise de parti
extrêmement cou­rageuse en faveur des évangéli­ques persécutés (« vous
qui l’Évangile / en sens agile annoncez »). Ne peut-on suppo­ser que c’est

26. Clément Marot, op. cit., p. xlvi-xlvii.


27. Ibid., p. xlvii.
28. Rabelais, « Prologue », Tiers livre, in Œuvres complètes, p. 352.
94 Gilles Polizzi

là, sinon toute la question, du moins ce à quoi renvoient les apories du


prologue ? C’est-à-dire à une transgres­sion qui s’énonce de manière lu-
dique afin de permettre une rétractation, l’auteur n’ignorant pas que sa
fiction, mal interprétée, pourrait en 1535 lui valoir de sé­rieux ennuis. Cette
solution est moins contraire qu’il n’y paraît au point de vue de l’Étude
une fois celui-ci transposé et entendu sous l’angle de la « polysémie ». En
détournant la critique de son leurre, la question de l’os, elle en reporte
l’effort du côté de l’herméneutique, de la hantise que perçoit à juste titre
Spitzer, dans le cri figuré sur la porte de l’abbaye. Mais avant d’y revenir,
il nous faut d’abord écarter les deux obstacles que le critique a placés en
travers de la route : l’ironie et le ré­alisme rabelaisiens.

De « l’éloge des dettes » aux « paroles gelées » :


l’ironie et le réalisme

La question de l’ironie rabelaisienne et de l’identification de l’auteur à ses


person­nages est le deuxième volet du pamphlet. Là encore, le débat se
prolonge si loin qu’il est dif­ficile d’en cerner les enjeux. On se limi­tera au
contexte des Études de style et à leur pro­longement immédiat, la révolution
bakhtinienne qui a durable­ment changé la face de la cri­tique. On a dit que
Spitzer l’avait pressentie et condamnée en récusant par avance l’idée d’un
« réalisme rabelaisien ». C’est que la diffusion de la thèse de Bakhtine, ré-
digée en 1940-1941, soutenue en 1946, l’année de la publication de Mimesis,
et parue vingt ans après, en 1965, est pos­térieure à l’Étude. Notons qu’en
France, par une ironie de l’histoire, la chronologie des tra­ductions aura fait
paraître simultanément chez le même éditeur, Spitzer, préfacé par Staro-
binski en 1970, et le chef d’œuvre de Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais
et la culture popu­laire au Moyen Âge, suivis en 1978, de son Esthétique et
théorie du ro­man, et finalement en 1992, du Rabelais de Michael Screech, qui
marque un retour à une critique biographique et historique qui, en France
tout au moins, n’aura jamais quitté le devant de la scène. Cette incongruité
chronolo­gique pourrait s’expliquer par une tendance géné­rale : peut-on
« déduire » Bakhtine – le génie en plus – de l’historicisme de la Sorbonne ?
Et sinon, de la thèse d’Auerbach qui se­rait alors le véritable adversaire de
Spitzer ? On peut le croire. On ne peut d’ailleurs exclure que Spitzer ait eu
connaissance des idées bakhtiniennes avant leur diffusion française ; il est
enfin possible qu’il en ait appréhendé la nécessité historique.
Venons-en aux faits : la « faute élémentaire » que Spitzer reproche
à Marichal, celle de confondre l’auteur et ses personnages, est en réalité
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 95

celle qui consiste à prendre au sérieux le paradoxal « éloge des dettes »29.
Marichal n’est pourtant ni le premier ni le der­nier. C’est d’abord François
Dumont qui fait les frais de la verve du maître autri­chien : « ses hypo-
thèses historiques » écrit celui-ci, « ont le tort de « dépouiller de tout son
humour le chapitre de la donation de Salmigondin ». Déci­dément l’ironie
rabelaisienne est particulièrement sujette à controverse, car s’intéresser au
marché du bois de haute futaie au temps de François ier, semble un moyen
ingénieux d’expliquer l’ironique mise en scène d’un Panurge dilapidant
obstinément les reve­nus du fief que lui a concédé Pantagruel : « Abastant
boys, bruslant les grosses souches pour la vente des cendres ». Il s’agit à
notre sens, du point de vue du personnage, d’un cas d’ingratitude30, mais
aussi, du point de vue de l’auteur, d’une allusion précise autant qu’ironique
à la légende rapportée au li­vre i des Illustrations de la Gaule, par Lemaire
de Belges qui fonde sur elle l’étymologie fantaisiste du nom « Pyrénées ».
Les bergers de la contrée ayant mis le feu aux forêts qui couvraient leurs
montagnes, en ont fait couler le minerai dans les val­lées sous forme de
« grans ruisseaux d’argent pur ». Et dans leur igno­rance, ils se sont dé-
barrassés à vil prix de « ladite cendrée d’argent en telle quan­tité » que les
acheteurs, des commerçants phéniciens « en fei­rent des ancres » pour leurs
na­vires31. Faut-il entendre que Panurge gas­pille par ignorance autant que
par négli­gence un bien qui n’est pas tout à fait le sien, ou que Rabelais se
moque des pré­tentions de Jean Lemaire à la vérité historique ? C’est alors
qu’on pourrait repro­cher à Spitzer, non pas la faute que celui-ci impute à
Marichal, mais celle qui consiste à prendre un personnage pour une per-
sonne. Quoi qu’il en soit, en faisant abstraction de ce probable intertexte,
le point de vue mo­derne n’est pas moins inté­ressant. Certes Panurge, qui
« mange son blé en herbe » parce qu’il réduit son bois en cendre, semble
avoir le mau­vais rôle. Mais n’y a-t-il pas dans ce potlatch in­conscient le
germe d’une critique de l’économie de marché en train de s’établir ? La
technique consistant à acheter cher, ce qu’on ne paie pas, et à vendre bon
mar­ché (mais argent comptant) n’est-elle pas un détournement efficace du
mé­canisme boursier de la vente à terme ? Enfin, et c’est ce qu’ont fait va­
loir les disciples de Mauss travaillant sur le motif du « don », la dissipa­tion

29. Rabelais, Tiers Livre, ch. 2, p. 357 s.


30. La sympathie qu’inspire le personnage induit en erreur sur son caractère ; cf. Gilles
Polizzi, « L’enfant desallaité : envie et création dans la fiction humaniste… », in
F. Wilhelm (éd.), Les Figura­tions littéraires de l’envie, Éd. universitaires de Dijon,
2004, p. 119-143.
31. Cf. Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et singularitez de Troie [Louvain,
J. Stecher, 1882-85], t. i, l. i, ch. 9, Genève, Slatkine reprints, 1969, p. 58-59.
96 Gilles Polizzi

panurgienne semble une réponse pertinente à la pression qu’exerce sur


le vassal (Panurge), le « don contrai­gnant » de Pantagruel, son suzerain.
On peut dès lors répondre à la critique spitzerienne selon le schéma
préconisé par André Tournon32 qui prend en compte la perspective bakhti-
nienne d’un renversement à la fois sémantique et stylistique. Au dilemme sco-
laire qui dis­tingue les tons en oppo­sant la facétie (de l’ironique à l’obscène) au
sérieux (celui du plus haut sens), ou bien à la lecture désabusée qui, jugeant
que le second est contaminé par le pre­mier, ne retien­drait que l’apparent
non-sense rabelaisien, André Tournon substitue l’idée d’un renver­sement
stylistique (celui d’une réi­fica­tion qui littéralise et radicalise le propos) en dé­
busquant le « plus haut sens » dans la facétie. Ce qui rend l’éloge des dettes,
parce qu’il est paradoxal et insincère – et non pas en dépit de ces « défauts »
– beau­coup plus intéres­sant que sa réfutation pantagruelienne (« jamais ne
me ferez entrer en dettes »). Du coup, prêter attention à un propos para­doxal
n’est pas se méprendre sur l’ironie rabelaisienne, mais lui donner un sens. Le
style devient l’indicateur de l’intention de l’auteur, la trucu­lence de l’éloge,
l’emportant de loin sur la platitude de sa réfutation. C’est alors le stylisticien
Spitzer qui, d’un point de vue méthodolo­gique, se trouve en défaut. Tou-
tefois, ce qui gêne Spitzer, c’est moins le Panurge « pandettiste » de Robert
Marichal, que le Rabelais matéria­liste et déjà bakhtinien que celui-ci implique.
Ce qui nous amène à la question principale, celle du réalisme rabelaisien.
Ce que conteste Spitzer, c’est la réduction d’un « fait littéraire » qu’il
voudrait uni­versel, à un allégorisme de circonstance : Panurge ra­mené au ni-
veau de « sei­gneurs âpres au gain », l’auteur à celui d’un polémiste laborieux
et les nuages de la fiction (ces « merveilleux nuages ») à des gloses terre-à-terre.
Au chapitre lvi du Quart Livre, dans l’épisode des « paroles gelées », la guerre
des Néphélibates et des Arimaspiens est donnée pour origine des bruits (ou
des mots) qui re­tentissent inexplicablement sur le pont du navire. Rappelons
que ses passagers sont en quête d’un oracle, d’une parole dé­finitive qui lèvera
leurs doutes – et les nôtres – sur le sens de la quête. Or, selon Verdun-Léon
Saulnier, cette guerre « originelle » d’où la fiction toute entière semble être
sortie, s’explique par un allégorisme politique. Il s’agirait d’une allusion à la
reprise des hostilités, attendue en 1551 au moment de la rédaction de l’ouvrage,
entre Charles Quint et les princes luthé­riens écrasés à Muhlberg en 1547. Cette
hypothèse fondée exclusive­ment sur un emploi du terme « arimaspien » au
sens vraisemblable de « pro­testants » au chapitre 28 du Cin­quième Livre a ef-
fectivement de quoi laisser rêveur. D’abord parce que rien ne relie cette guerre

32. André Tournon, Histoire de la littérature française du xvie siècle, Presses universitaires
de Rennes, 2004, p. 47 s.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 97

à la querelle fictionnelle évoquée par le texte. Ensuite parce que même si elle
était confirmée – on voit mal comment si l’on s’en tient au Quart Livre – l’al-
lusion n’éclairerait en rien le sens de la navigation panta­gruélique. Cette glose
figure pourtant – quarante ans après et sans la moindre mention de Spitzer –
dans l’édition des Œuvres qui fait auto­rité33. L’auteur de l’Étude a-t-il mérité
cette damnatio ? On croit que non, même si sa protestation élude un débat
nécessaire sur le sens du texte, au bénéfice d’une réflexion sur la portée de
l’œuvre. On pourrait à ce propos se rapporter utilement aux travaux de Marie
Luce Demonet qui, dans sa thèse, Les Voix du signe34, a consacré à l’épisode
un commentaire qu’on tient pour définitif. Elle s’intéresse à l’étymologie du
nom « arimaspien » que Rabelais or­thographie « aris­mapien ». Cette défor-
mation autorise ainsi un rapprochement avec l’hébreu « arets-mispah », « la
terre des opiniâtres », tandis que les Néphélibates pour­raient s’assimiler aux
Nephilim, les géants des Pre­miers Temps35. Il ressort de cette glose agile que
leur guerre opposerait la terre aux cieux. Ajoutons pour notre part qu’on ne
connaît – mais c’est peut-être l’effet de notre ignorance – qu’une mention
fictionnelle des « arimaspiens » : c’est le titre de l’œuvre attribuée à Aristée de
Proconnesus et citée par Longin, comme exemple d’impropriété dans l’usage
de l’hyperbole épique36 :
L’auteur des Arimaspes pense avoir fait chose terrible : « oui assu­rément,
c’est en­core un grand étonnement pour nos cœurs. Des hommes habitent
l’eau, loin de la terre, sur la mer. Les malheu­reux ! Ils mènent une existence
pénible, ils ont les yeux dans les astres et l’âme dans les flots. Oui souvent les
mains levées vers les dieux, ils prient, et leurs entrailles se soulèvent dans la
souffrance ». Il est évident pour cha­cun je pense, que ce qui est dit comporte
plus de fleurs que de terreur37.

33. Rabelais, Œuvres, p. 669, note 5 : « les Arismapiens pourraient représenter les princes
protes­tants d’Allemagne, les Néphélibates, les sujets de l’empereur, avec référence
aux préparatifs de la guerre de 1551 ». La note de l’édition Demerson (Paris, Seuil,
1973, p. 731) renvoyait, elle aussi, et toujours selon Saulnier, « aux luttes préparées
par les partisans du pape », « et par les ennemis de Henri ii » en signalant l’usage du
mot « arimaspian » au sens de « protestant », dans le Cinquième livre. À ce propos,
l’édition Pléiade note : « Arimaspes, peuple légendaire du Nord […] allusion aux
pays gagnés par la Réforme » (note 6, p. 799). Il faut se reporter à l’édition des Œuvres
dans le Livre de poche (G. Defaux, 1994, avec les notes de R. Marichal pour le Quart
li­vre) pour trouver d’autres commen­taires, ceux de M.L. Demonet, en particulier.
34. Marie-Luce Demonet, Les Voix du signe, Paris, Champion, 1992, p. 376-384 (cf. p. 379,
note 72).
35. Ibid., p. 380.
36. Longin, Du Sublime, tr. J. Pigeaud, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 71.
37. L’exemple qui suit chez Longin, celui de la tempête de l’Odyssée, est fréquemment
invoqué à pro­pos de l’épisode analogue du Quart livre (ch. 19 à 22).
98 Gilles Polizzi

La similitude des contextes autorise un rapprochement évidemment


ironique (si l’on suit la pensée de Longin) et qui donnerait tout son sens
au débat qui occupe le chapitre et porte sur la véritable nature des mots
« reifiés » qui sonnent sur le pont du navire.
Revenons à Spitzer pour rejoindre enfin ce qui nous semble le fond
de son Étude, sa polémique voilée avec Auerbach. Est-ce par pudeur – car
l’auteur de Mimesis est dé­cédé entre le temps de la rédaction de l’Étude et
celui de sa parution – qu’Erich Auerbach n’est d’abord men­tionné qu’en
note ?38 Peut-être, mais pour­quoi lorsqu’il est enfin nommé, à la dernière
page de l’Étude, est-ce pour se voir imputer une conception du réalisme
qui n’est pas et n’a jamais été la sienne :
Si Rabelais décrit du concret réel, ce n’est pas pour copier le monde extérieur
à la façon d’un Balzac ou d’un Zola (en somme ce qu’Auerbach appelle
« mimesis ») mais pour donner une réalité au mythe, à l’irréel39.
Voilà qui incite à relire Mimesis, particulièrement le chapitre xi, in­
titulé « le monde que renferme la bouche de Pantagruel »40. On y trouve
une analyse du prolo­gue du Gargantua dont les conclusions sont diamé-
tralement opposées à celles qu’expose Spitzer :
Il est hors de doute qu’en […] comparant son lecteur à un chien qui brise
un os et en qualifiant ses œuvres de « livres de haulte gresse » il [Rabelais]
a voulu dire sur ses intentions quelque chose qui lui tenait à cœur41.
Mais l’auteur de l’Étude, bien conscient de cet antagonisme a soi­
gneu­se­ment évité d’en parler quand il était temps42. À cet évitement s’ajoute
son contre­sens délibéré sur la définition du réalisme. Car selon Auerbach,
celui-ci n’est jamais la « co­pie de la réalité ». Chez Rabelais, comme chez
Cervantès, le réalisme, identifié au co­mique, se manifeste par un écart entre
deux registres lin­guistiques : celui qui porte la voix de la fiction (Don Qui-
chotte, Alcofrybas), et celui qui réfère au « prin­cipe de réalité », incarné,
selon Auerbach par le célèbre « planteur de choux » rencontré dans la
bouche de Pantagruel. Le procès que Spitzer n’ose plus intenter à son
confrère, pourrait se transposer dans cette scène : imaginons Spitzer, « tout

38. Cf. les notes 2, 4, 16, 23 et 24 de l’Étude.


39. Leo Spitzer, op. cit., p. 158.
40. Cf. Erich Auerbach, Mimesis [Bern, A. Francke, 1946], Paris, Gallimard, 1968, ch. xi,
p. 268-286.
41. Leo Spitzer, op. cit., p. 159.
42. La controverse est résumée, contenue et euphémisée par la note n°4, p. 160 de l’Étude :
« Auerbach dans son analyse de notre prologue a au moins remarqué que le sérieux
de Rabelais va déclinant […] le regretté collègue n’a pas vu le démenti formel que
Rabelais a opposé à toute exégèse allégorique ».
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 99

esbahi » interrogeant Auerbach, dans l’Autre Monde, dé­guisé en planteur


de choux : « mon amy, que fais tu icy ? ». La réponse, par sa litté­ralité, sonne
comme une insulte : « je plante des choux ». « Et à quoy ny com­ment ? »
demande le critique, sidéré par cette intrusion de la réalité dans son monde :
« Ha monsieur Spitzer, dirait l’autre, chascun ne peut avoir les couillons
aussi pesants qu’un mortier […] je gagne ainsi ma vie et les porte vendre
au mar­ché en la cité qui est icy derrière ». C’est pour Alcofrybas-Spitzer le
début d’un cauchemar : comment combattre une réalité qui commence par
un chou, engendre des jardiniers plutôt mal embouchés, et prolifère dans
ce monde comme dans l’autre, tout aussi encombré de choses en­nuyeuses
telles que des villes, des mar­chés et tout ce qui s’ensuit ? Et comment s’en
défendre sinon par le déni qui com­mente le passage ?
… cet art grotesque de Rabelais qui nous éloigne de la réalité cou­tumière
est donc le contraire du réalisme et Auerbach a très bien montré [nul ne peut
igno­rer qu’il a mon­tré le contraire] que dans l’épisode du voyage dans la
bouche de Pantagruel […] le motif des proportions gigantesques […] le
gros réalisme obs­cène […] ébranle[nt] tout concept de l’ordre habituel des
choses. M. Auerbach a ainsi défini l’art grotes­que, il aurait peut-être mieux
fait de ne pas parler du tout de réalisme43.
C’est là croyons-nous, le véritable objet de la polémique. Spitzer ne
s’en est pris aux rabelaisants français que pour faire diversion, et aussi parce
que les gloses histori­cisantes qui alimentent utilement les notes des éditions
modernes ne pou­vaient que lui paraître déplacées au re­gard des enjeux
mimétiques et formels de l’œuvre : la critique était d’autant plus aisée, que
l’objet était différent. Quant au débat sur le réalisme, l’histoire a tranché. Le
rouleau compresseur bakhtinien a écrasé l’objection de Spitzer en refondant
sur la notion de grotesque, d’ailleurs prise à contresens, la théorie du réalisme
rabelaisien44. Que reste-t-il alors de l’Étude et pourquoi la relire ?
Pour le plaisir de la glose, de la polémique, et parce que celle-ci
est instructive en ce qu’elle nous confronte à une double perte. Celle de
l’œuvre et celle de la méthode. Le temps n’est plus, où un lecteur doté
d’une bonne culture classique pouvait croire qu’il comprenait Rabelais, en
s’identifiant à l’auteur dans cette sorte de communion cathar­tique, dont
nous autres, universitaires, étions les célébrants. Or c’est bien au nom de
cette transmission identitaire, que Spitzer, armé de tout son sa­voir, de sa

43. Leo Spitzer, op. cit., p. 163, note 16.


44. Le contresens bakhtinien, génial et délibéré, tient à ce qu’il rapporte à une culture
« médiévale » et « po­pulaire » un objet ou un concept, celui de « grotesque » dont
les historiens de l’art, André Chastel, Nicole Dacos et récemment Philippe Morel, ont
amplement montré qu’il procède d’une culture humaniste, savante et antiquisante.
100 Gilles Polizzi

méthode et de sa sensibilité extrême, aurait voulu con­vaincre que l’œuvre


nous parlait, parce que sa longue réception l’avait rendue classique, uni­
verselle, accessible à tout lecteur de bonne foi. On sait désormais que ce
n’est pas le cas, si bien que l’Étude nous con­fronte au problème de l’altérité
de l’œuvre. À ce propos, certain rabe­laisant confiait que l’œuvre lui rappe-
lait parfois, par sa di­mension allu­sive, ces chroniques du Canard en­chaîné
dont, dix ans après, chacun a oublié le sens autant que les événements qui
les avaient inspirées. Comparaison scandaleuse que celle de l’universel avec
l’événementiel, mais qui fait valoir la né­cessité d’une critique historique
fût-elle (par­fois) « arimaspienne ». Cette évidence ancienne semble un fait
nou­veau, le signe d’un chan­gement de paradigme, d’un seuil qu’on aura
franchi sans s’en apercevoir – ce pourrait être l’une des leçons du col­loque.
L’autre leçon porte sur la méthode, défaillante par excès, autant que
par défaut. Spitzer la ramenait à un credo simple : l’œuvre ne doit contenir
aucun mystère exté­rieur à son essence – ce qu’il appelle le « fait littéraire »
– ni appeler de glose événe­mentielle. La théorie bakhtinienne combinée
au structuralisme satisfaisait à peu près à ces exigences, en hypostasiant un
autre anachronisme, l’universalité de Rabelais, porte-parole d’une culture
« populaire » présumée trans-his­torique, sinon éternelle. Mais ce fut au
dépens de la profondeur du texte. Le principe du renver­sement séman-
tique et stylistique, la valori­sation du bas corporel et du concret sup­posent
en effet que rien ne soit interdit et donc que tout soit dit à la surface du
texte. L’œuvre, privée d’inconscient y perd son ombre. Or reconnaître
l’altérité, l’altérité abso­lue, d’une œuvre irréelle parce qu’elle est d’un autre
temps, c’est d’abord en percevoir l’étrangeté comme l’ombre du grand
Autre. C’est entendre la voix d’outre-tombe qui hante le discours : « je
ne peux ja­mais lire ces lignes », di­sait Spitzer de l’inscription placée sur
la porte de Thélème, mais dans un autre chapitre des Études, « sans une
im­pression de frayeur »45 :
… je suis alors saisi par l’horreur qui émane de cette accumulation de sons
ju­melés, […] groupés, ils se hérissent comme la haine de Rabelais lui-même
contre l’hypocrise, le plus grand de tous les crimes contre la vie. Un cri
certes, mais au sens le plus large du terme : c’est la voix gigantesque de Ra-
belais qui s’adresse à nous par dessus cet abîme des siècles que les ombres
hantent au­jourd’hui, comme à l’époque où Rabelais donnait naissance à ses
monstres verbaux46.

45. Leo Spitzer, op. cit., p. 59.


46. Ibid.
Leo Spitzer et la critique rabelaisienne 101

Il y a là quelque chose de plus, que le simple « décentrement » qui


selon Starobinski, caractérise le point de vue spitzerien. Le germe d’une
lecture à la­quelle, pour dépasser et englober l’objection bakhtinienne, il ne
manque qu’une idée : celle que la réalité ne peut exister, c’est-à-dire être
perçue comme telle, qu’autant qu’elle est sym­bolique, et qu’inconsciem-
ment ou non, dans le cairos fic­tionnel, le mythe s’y incarne ; ce qui nous
fait dire ensuite que telle invention « sonne vrai », dans son éternelle pré­
sence, qui n’est pas l’éternel pré­sent des œu­vres tenues pour « classiques ».
Au bout du compte – et l’on aura dénombré les points marqués par
les protago­nistes de ce combat ancien, devenu semblable à la guerre des
Néphélibates et des Arimaspiens – l’échec spitzerien, l’excentricité de son
point de vue, ne sont qu’apparents. L’Étude demeure, dans l’exacte mesure
où elle n’a pas fait l’objet d’un débat, au cœur des po­lémiques modernes :
largement dépassée sur les deux premiers points, la question du « plus
haut sens » (quoiqu’elle ne soit pas close) et celle de l’ironie rabelaisienne,
elle reste féconde quant au troisième, le pro­blème du réalisme. Son génie
tient à ce qu’elle programme ou appelle de ses vœux un livre à la fois
im­possible et nécessaire sur l’irréalisme rabelaisien. Un livre, également
an­noncé par le Cornucopian Text de Terence Cave, le Perpetuum mobile
de Michel Jeanneret, le Sens agile d’André Tournon47, et qui demeure une
virtualité dans l’horizon d’attente d’une criti­que qui semble encore – mais
c’est pure illusion – devoir mériter son nom.

ILLE – Institut de recherche en langues et littératures européennes


Université de Haute-Alsace

47. Terence Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au xvie siècle, tr. G. Morel, Paris,
Macula, 1997 ; Michel Jeanneret, Perpetuum Mobile, Métamorphoses des corps et des
œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1996 ; André Tournon, En sens Agile. Les
acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Paris, Champion, 1995.
Pour une poétique
de Marcel Raymond

Jean-Jacques Queloz

À la lecture de la bibliographie de Marcel Raymond, on est d’emblée


frappé par la quantité et surtout la variété et la richesse de sa pro­
duction. Marcel Raymond a consacré des ouvrages à Ronsard et à Baude-
laire, bien sûr, mais aussi à des au­teurs comme Rousseau, Valéry, Fénelon
ou alors à des thèmes comme le Baroque ou encore la rêverie. Marcel
Raymond a également été éditeur de textes et préfa­cier. Il est aussi l’au-
teur de nombreux articles qui portent sur des écrivains aussi divers que
Balzac, Amiel, Verlaine, Reverdy, Pascal ou Mallarmé. En outre, les sujets
abordés dans ces textes peuvent parfois être de nature moins littéraire et
on pourrait alors les qualifier de « culturels » ou de « sujets de société ».
Marcel Raymond a d’autre part été traducteur. En témoigne Les Principes
fondamentaux de l’histoire de l’art d’Heinrich Wölflin, une œuvre qu’il a
rendue accessible aux lecteurs franco­phones.
Outre une activité de diariste dont nous avons quelques fragments
(Le Trouble et la présence), il est l’auteur d’ouvrages autobiographiques
(Le Sel et la cendre, Mémorial) et poétiques (Poèmes pour l’absente)1.
Cette catégorie, à savoir les tex­tes qui relèvent de l’autobiographique et
du poétique, qui, pour des raisons quanti­tatives clôt notre énuméra­tion,
devrait en fait servir d’ouverture. L’autobiographie, quelle qu’elle soit,

1. Nous renvoyons à la bibliographique des écrits de Marcel Raymond établie par Robert
Scheuren, in G. Poulet et al. (éd.), Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de
Cartigny, Paris, Corti, 1979, p. 281-312.
104 Jean-Jacques Queloz

tout comme ainsi que la poésie, sont générées par la subjecti­vité, une no-
tion essentielle pour Marcel Raymond et son approche critique, notion à
laquelle nous aurons soin de revenir ultérieurement.
Nous avons évoqué la production de Marcel Raymond, certes briè­
vement, mais suffisamment pour se rendre compte à quel point elle est
riche et variée. Il paraît difficile de ne pas dire un mot du contexte – au
sens large – dans lequel elle a pris naissance.
Le nom de Marcel Raymond est immédiatement associé à ceux d’Al-
bert Béguin, de Georges Poulet, de Jean Rousset, de Jean-Pierre Richard et
de Jean Starobinski. Il fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler l’« École
de Genève » (l’expression semble avoir été lancée par Georges Poulet)2.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une école stricto sensu, qui n’obéirait qu’à
une seule doctrine ou à un dogme. Comme le dit Olivier Pot :
… il semble […] assez vain de vouloir définir un programme com­mun qui
justi­fierait l’existence d’une École de Genève en dehors de la réception
externe qui en a été faite […], il est difficile en re­vanche de n’être pas sen-
sible à un certain style, à des postures ou à des plis critiques, à des manières
d’être ou des com­portements in­tellectuels qui, pour ne pas dépendre d’une
unité doctrinale, n’en laissent pas moins deviner des affinités souterraines3.
Le côté « passeur entre les cultures » fait partie de ces « manières
d’être » ou « comportements intellectuels » évoqués par Olivier Pot. On
songe évidemment à la traduction de Wölflin par Marcel Raymond ; il
convient en outre de mentionner celles de Gryphius, de Silésius par Jean
Rousset ou celle de Kafka par Jean Starobinski.
Un aspect « spirituel », dont la forme bien sûr varie, est observable à
l’arrière-plan de l’activité critique des représentants de l’École de Genève.
Olivier Pot rap­pelle la fascination de Béguin pour Bernanos, « l’athéisme
mystique » ou « la mystique naturelle » attribuées à la poé­sie par Marcel
Raymond, lequel confie, dans une lettre adressée à Poulet, avoir subi du-
rant toute sa vie « une sorte de trans­fert du “reli­gieux” au “littéraire” […]
plus exactement au “poétique” »4.
Et selon Starobinski, c’est une éthique de la démarche intellectuelle
qui fonde la légitimité du critique et ainsi lui procure une autorité5.

2. Cf. Oliver Pot, « Jalons pour une critique en mouvement (autour de l’École de Ge-
nève) », in Œuvres et critiques, vol. xxvii, n° 2, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002,
p. 9.
3. Ibid., p. 9-10.
4. Marcel Raymond, Georges Poulet, Correspondance 1950-1977, éd. P. Grotzer, Paris,
Corti, 1981, p. 116.
5. Cf. Olivier Pot, loc. cit., p. 13.
Pour une poétique de Marcel Raymond 105

« C’est dans le monde sensible que la spiritualité la plus pure tra­verse


son épreuve, fixe sa qualité », déclarera Jean-Pierre Richard6, une affir-
mation que ne contredira en rien Georges Poulet qui, dans la Conscience
critique dira : « […] la conscience apparaît non à vide, mais aux prises,
appliquée à transformer en matière spirituelle un monde in­carné »7. Ce qui
conduit Olivier Pot à mettre en relation le « spirituel dans l’ordre littéraire »
et « une jouissance du texte et des formes, sur le mode de la sensualité
littéraire que Jean Rousset accorde à la méthode critique de Richard »8.
Arrêtons-nous enfin sur un élément dont le rôle a été important
pour les acteurs de l’École de Genève, car il n’a pas été sans incidence
sur leur démarche in­tellectuelle et conséquemment sur leur produc­tion.
Il s’agit de la psychanalyse.
Albert Béguin, dans ses travaux sur le romantisme et sur le rêve
(L’Âme ro­mantique et le rêve), et Marcel Raymond, dans ses recherches
consacrées au sur­réalisme (De Baudelaire au surréalisme) n’ont pas fait
l’économie d’un question­nement quant aux rapports entre littérature et
psychanalyse. Et Olivier Pot de commenter les explications de Jean Staro-
binski relatives à Albert Béguin et à Marcel Raymond en ce qui concerne
leur relation à l’inconscient : « l’un et l’autre dépassent la po­sition freu-
dienne pour se situer au niveau des vrais enjeux qui inté­res­sent le critique
ou l’écrivain : la création »9.
Starobinski, de formation médicale et venant de la psychiatrie, a,
quant à lui, mieux que personne, « délimité […] les frontières entre la
psychanalyse et la criti­que littéraire »10, en remettant les choses à leur
place, c’est-à-dire « en s’interrogeant non sur l’apport de la psychana­lyse
[à la littérature] mais [sur] sa dette envers [celle-ci] »11.
Voilà, brièvement mentionnés, l’un ou l’autre des éléments qui en­
trent dans ce qui pourrait constituer les caractéristiques de l’École de
Genève, une désignation contestée par ceux-là même qui en formaient
les membres12 et à laquelle ils préfé­raient celle de « groupe », tant il est
vrai qu’ils n’obéissaient pas à unité doctrinale. Toutefois, outre certains
« comportements intellectuels » mentionnés ci-dessus et observables chez

6. Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 20.


7. Georges Poulet, La Conscience critique, Paris, Corti, 1971, p. 212.
8. Olivier Pot, loc. cit., p. 15.
9. Ibid., p. 17.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Voir la lettre de Marcel Raymond adressée à Georges Poulet le 14 décembre 1975, in
Correspondance 1950-1977, p. 270.
106 Jean-Jacques Queloz

presque chacun d’eux, un point leur était commun : « la priorité donnée


au texte et à l’analyse des œuvres elles-mêmes »13.
La formule est séduisante mais que recouvre-t-elle ? Que signifie-t-
elle concrètement pour qui se met en position de lecteur ou de cri­tique ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, ce n’est pas
les livres connus de Marcel Raymond que nous interrogerons, mais un petit
ouvrage qui est en réalité le texte d’une conférence donnée à l’Université
de Genève en 1947 et in­titulé Le Sens de la qualité. Il s’agit d’un texte théo-
rique qui a donc l’avantage de nous proposer le point de vue de l’auteur
sur l’activité critique en général, sur la sienne en par­ticulier, autrement
dit, une manière de nous livrer sa poétique.
Marcel Raymond part d’une sorte de bilan quant à la situation de
l’homme au milieu du xxe siècle. Le savoir ne cesse de s’accroître, de s’ac-
cumuler et de ce fait désoriente l’individu. En outre, force est de constater
qu’il est de plus en plus diffi­cile d’assimiler ce savoir, même pour une
faible part. Atteindre à une véritable connaissance ne semble plus possible.
Il en résulte que la culture n’a plus aucun moyen de s’organiser au­tour d’un
centre, de trouver en elle, ou dans une croyance indiscu­tée, un principe de
cris­tallisation et de cohérence. On la voit s’abaisser jusqu’à n’être plus guère
que le « capital » du savoir, in­définiment accumulé, où l’on va puiser selon
ses besoins. C’est pour elle cesser d’être. […] L’univers se décomposant,
se résolvant sur différents plans de connaissance, l’homme se décompose
lui aussi […]. Face à un monde sans figure, à un monde qui n’est plus un
« cosmos », ayant forme concevable, contournable, l’homme a, si j’ose dire,
perdu la face. Il lui reste à s’enorgueillir d’un progrès technique éblouissant
et catastrophique, qui le laisse intérieurement démuni, désuni14.
À ce bilan négatif, d’une manière quelque peu abrupte, fait suite un
parallèle entre deux modes de connaissance : celui du scientifique et celui
du poète. Marcel Raymond se réfère à l’ouvrage d’Eddington (La Nature
des mondes) dans lequel l’astrophysicien britannique raconte avoir dû, à
deux reprises, réfléchir au pro­blème de la formation des vagues sous l’in-
fluence du vent. Il s’en remit alors, une fois, à un traité d’électrodynamique
et une autre, à une évocation faite par le poète Rupert Brooke. Chacun
s’y attend, Eddington fut mis en présence de deux langages différents ;
d’une part celui du physicien constitué de signes conventionnels, d’équa-
tion ; d’autre part celui du poète que Marcel Raymond définit comme

13. Olivier Pot, loc. cit., p. 9.


14. Marcel Raymond, Le Sens de la qualité, Neuchâtel, À la Baconnière, 1948, p. 12-13. Ce
texte a été repris dans le volume intitulé Être et dire, Neuchâtel, À la Baconnière, 1970.
Toutefois, c’est à l’édition de 1948 que nous nous référerons.
Pour une poétique de Marcel Raymond 107

l’« expression faite d’images et de symboles »15. Deux langages différents


résultant de deux attitudes singu­lières face à la réalité observée. Ici, celle
d’un scientifique qui s’abstrait du monde pour ne rester en son contact
qu’au moyen d’instruments de mesure, autrement dit, une attitude qui,
d’une cer­taine manière, réduit le réel au quantitatif. Là, l’attitude du poète
qui se mêle au « plein des choses », qui, en toute sincérité – c’est-à-dire sans
jouer un jeu – se fond en l’intimité de la nature qui pro­cure « le senti­ment
d’exister »16 ; une nature qui n’est pas alors mesurable et que Raymond
qualifie de « métaphysique », par contraste avec celle de l’observateur
scientifique qui est « physique ». Il résume les deux expé­riences en ces
termes :
L’un observe, calcule ; il se place lui-même entre parenthèses, du moins il
s’y ef­force. L’autre chante, il aime. Il essaye de livrer pas­sage à une source
en lui, qui paraît surgir au point d’insertion du moi dans l’univers. Et son
langage trouve dans cette soumission une sorte de consécration : carmen
poeticum. Même si le poète ne croit pas en Dieu, son poème, nécessairement,
[…] prend une valeur re­ligieuse17.
Du terme « métaphysique » à celui de « religieux », le pas est vite
franchi ; et l’auteur d’ajouter : « L’homme se sent par lui [le poème] relié
à l’univers, partie de l’univers. Par lui, l’homme se sent porté à l’adora-
tion »18. Cette propension à l’adoration est « ce qui fait l’homme, depuis
que l’homme existe », selon Raymond, et elle est bien entendu à mettre en
relation avec le sens du sacré. C’est un tel « mou­vement d’adoration » qui
peut animer chaque poète, fût-il athée, dès lors qu’il fait « l’expérience,
à chaque fois nouvelle et vivifiante, de la qualité »19. Raymond conclut
cette partie d’exposé dans laquelle il évoque parallèlement l’expérience
du scientifique et celle du poète en ces termes : « Telle est la connais­sance
de la qualité, qui comporte son mode particulier d’évidence, tout autre
que celui du savant, mais pa­reillement invincible »20.
Il convient à présent – et c’est davantage ce qui nous intéresse – de
considérer l’expérience du lecteur, du critique face à l’œuvre. Quelle devra
être son attitude ?
En fait, selon Marcel Raymond, le lecteur doit emboîter le pas au
poète en adoptant une attitude analogue. De la même manière que le poète

15. Ibid., p. 22.


16. Ibid., p. 25.
17. Ibid., p. 27.
18. Ibid., p. 27-28.
19. Ibid., p. 28.
20. Ibid., p. 29.
108 Jean-Jacques Queloz

« s’est engagé tout entier dans son œuvre »21, le lecteur doit, lui aussi,
s’investir dans son geste s’il souhaite véritablement connaître l’œuvre. Il
lui faut « faire acte de présence à l’œuvre d’art et […] s’offrir tout entier
à son action »22, pour reprendre l’expression de Raymond, sans quoi la
connaissance qu’il aura de cette œuvre ne sera que superficielle.
Pour mener à bien cette tâche, le lecteur doit se placer en état de
réceptivité to­tale. Il lui est nécessaire naturellement de se délester de « tout
ce qui n’est pas lui-même » et qui, de près ou de loin, est souvent lié à un
conditionnement social (le jeu de l’amour propre, des représen­tations, les
préjugés, etc.). Son esprit doit se dé­nuder, pratiquer un ou­bli de lui-même
et ménager une espèce de vacuité dans la­quelle l’être d’un autre pourra
manifester sa présence. Il s’agit là, selon Georges Poulet, d’une opération
qui est étrange « non parce qu’il surgit en nous, cet être, non parce qu’il
est autre, mais parce qu’il manifeste sa présence en le lieu le plus inté-
rieur, celui où, d’ordinaire, l’âme n’a d’autres pensées que celles mêmes
en lesquelles elle se reconnaît »23. L’opération critique, pour reprendre
une expression de Georges Poulet, ne procède donc pas d’une réceptivité
passive. Elle implique une sorte de retenue de la part du critique, certes,
mais également une participation, à laquelle nous reviendrons plus loin.
En ce qui concerne la technique, loin de Marcel Raymond l’idée
de négliger l’histoire, la philologie, la lexicologie et autres sciences dans
l’approche de l’œuvre. Bien au contraire : il faut faire flèche de tout bois.
Ce sont là des outils qui aident à s’approcher de l’œuvre en l’éclairant car
la voie qui conduit à celle-ci « est semée d’obstacles qu’il est indispensable
d’écarter. Le texte est comme encrassé, enfumé ; il se laisse difficilement
saisir »24. Et Raymond d’ajouter :
Aucun des renseignements, aucune des informations que nous ap­porte
l’historien ou le philologue ne doit être rejeté, méprisé a priori ; à nous de
dis­cerner ce qui peut nous servir, et d’en faire le meilleur usage25.
Accéder à la connaissance de l’œuvre, disions-nous ; une précision
s’impose ici. Marcel Raymond distingue deux types de connaissance. La
première est d’ordre spéculatif, car elle « nous donne un reflet de la réa-
lité »26. Il s’agit d’une connaissance qui se fait au moyen de l’intellect.

21. Ibid., p. 32.


22. Ibid.
23. Georges Poulet, La Conscience critique, p. 105.
24. Marcel Raymond, Le Sens de la qualité, p. 34.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 35.
Pour une poétique de Marcel Raymond 109

L’autre type de connaissance est d’ordre contemplatif. Et Raymond, très


didactiquement grâce à un recours à l’étymologie, de mettre en exergue
l’aspect religieux du vocable (« contempla­tive ») et de conclure :
Le verbe contemplari, contempler, désigne d’abord une participa­tion à une
ac­tion sacrée, ce qui montre bien que la véritable con­templation n’est pas
une at­titude passive, mais un acte27.
Un acte qui signifierait un mode d’existence où le lecteur (le cri­tique,
l’amateur d’art) se sent en accord complet avec l’œuvre qu’il ap­préhende,
avec le carmen poeticum. Il s’agit là d’un mode de connais­sance qui, dans
l’idéal, c’est-à-dire s’il est absolu, résulterait d’une identification du sujet
avec l’objet, toute dis­tance entre celui-là et celui-ci devant être effacée. Et
c’est ce à quoi devrait œuvrer l’intelligence dans l’appréhension de toute
œuvre, afin qu’un acte de présence soit rendu possible28. Un tel mode de
connaissance reste trop souvent à l’état d’intention parce que la distance
entre sujet et objet, aussi petite soit-elle, de­meure ; toutefois le critique
devrait tout faire pour tendre à ce mode de connais­sance.
Cette connaissance contemplative dont il est question ici, Marcel
Raymond nous la présente comme entourée d’un halo sacré. Nous re­
joignons ici l’œuvre du poète, le carmen poeticum, qui, nous l’avons vu
plus haut, est nécessairement em­preint d’une valeur religieuse. Le pa­
rallèle entre l’activité du poète et celle du criti­que est patent.
Et il faut bien que l’acte de connaissance de l’œuvre d’art, par le lecteur, le
contemplateur, soit en quelque sorte axé sur l’acte de connaissance du réel
par l’artiste…29
Marcel Raymond juge ici opportun d’apporter deux précisions. La
première est d’ordre lexical et concerne le terme « connaissance », plus
volontiers appliqué à d’autres domaines qu’à celui de la création, de la
poésie. Il y préfère le vocable « expérience ».
La seconde précision porte sur le contenu des deux expériences
dont il vient d’être question. Elles sont à bien des égards analogues et l’on
pourrait en rester à une affirmation : le réel est à l’artiste ce que l’œuvre
est au critique, affirmation qui recèle sa part de vérité, certes, mais qui
sans doute est par trop schématique et réductrice. Ces deux expériences,
quand bien même elles présentent des similitudes, Marcel Raymond prend
bien soin de les distinguer en disant que :

27. Ibid., p. 36-37.


28. Ibid., p. 38-39.
29. Ibid., p. 41.
110 Jean-Jacques Queloz

… celle du lecteur ne peut faire mieux que tenter de rejoindre celle


de l’artiste, telle qu’elle est inscrite dans l’œuvre et telle qu’on peut
espérer l’y appréhen­der30.

Si l’expérience de l’artiste, à travers l’œuvre qu’il nous livre, ne peut


être saisie dans sa totalité par le critique et qu’elle se situe le plus sou­vent
au-delà de ce que ce dernier peut atteindre, ce n’est pas tant parce qu’elle
est première, à savoir anté­rieure à celle du critique, que parce que toujours,
dans l’expérience poétique, quel­que chose nous échappe et que jamais il
nous sera donné de connaître « ce que l’artiste a éprouvé, dans le temps
qu’il composait »31 l’œuvre qu’il nous a finale­ment laissée, à nous, lecteurs.
Est-ce pour autant que l’activité du critique est vaine ? Certaine­
ment pas car, quand bien même elle ne débouche pas forcément sur une
connaissance totale de l’œuvre, du moins y tend-elle. En outre, pour peu
qu’elle soit menée comme Marcel Raymond l’entend, elle est essentielle
puisqu’elle est d’ordre ontologique.
Faisons un pas en arrière. Nous avons vu plus haut que dans l’ap-
proche d’une œuvre, le critique devait adopter une attitude de ré­ceptivité
totale afin que, dans sa pensée, l’être d’un autre puisse se ma­nifester, ceci
grâce à ce que Marcel Raymond nomme une « sympathie pénétrante »32.
Il doit ensuite « tenter de s’élever jusqu’à un état de con­naissance sui ge-
neris »33. Telle est la critique participatrice conçue par Marcel Raymond.
Et Georges Poulet de commenter :
Elle procède d’une transformation si radicale de l’être et du con­naître qu’on
n’a plus le droit, ici, de parler d’un sujet critiquant et d’un objet critiqué.
En d’autres termes, ce qui est aboli, c’est la dis­tinction entre le dedans et
le dehors, entre la chose contemplée et le regard qui contemple. La sympa-
thie est l’acte véritable­ment ma­gique par lequel la connaissance de l’objet
critiqué devient de même es­sence et s’accomplit dans le même lieu que la
connaissance de soi34.
Le commentaire de Georges Poulet se réfère à un idéal, à savoir un
cas où « la distinction entre le dedans et le dehors » serait abolie, la dis­
tance entre le sujet et l’objet annihilée. Nous l’avons vu plus haut, Marcel
Raymond est plus nuancé en ce qui concerne l’expérience du critique par
rapport à celle de l’artiste. N’est-ce pas là une manière de nous dire que

30. Ibid.
31. Ibid., p. 42.
32. Ibid., p. 33.
33. Ibid.
34. Georges Poulet, La Conscience critique, p. 106.
Pour une poétique de Marcel Raymond 111

la connaissance, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une œuvre, d’autrui ou


de soi-même, n’est jamais atteinte ? La question est bien sûr rhétorique.
Et Marcel Raymond nous donne une manière de réponse, du moins en ce
qui concerne l’œuvre littéraire, entendons la littérature qui, comme l’art,
la philosophie et la morale, est de l’ordre de la qualité. En conséquence
de quoi, comme chacun de ces do­maines, elle ne se mesure pas ou alors
à l’aide d’une va­riable « qui n’a d’existence et d’efficacité qu’autant que
nous sommes en état de lui en donner en rassemblant tout notre être »35.

Université de Bâle

35. Marcel Raymond, Le Sens de la qualité, p. 46.


Walter Muschg

La conception d’une histoire tragique


de la littérature comme fondement
d’une critique littéraire antifasciste

Peter André Bloch

W alter Muschg compte parmi les plus intéressants et les plus im­
portants histo­riens et critiques littéraires de la Suisse du xxe siècle.
Professeur à l’Université de Bâle au temps du fascisme et de la guerre
froide, il a milité pour l’indépendance absolue de l’enseignement et de
la recherche universitaire ; il s’est dressé contre toute tentative de prise
d’influence idéologique ; pendant la guerre, il s’est fait élire conseiller
national pour combattre les idées frontistes et les tendan­ces partielles de
xénophobie en Suisse et pour garantir les droits de l’individu face aux
appareils d’État de plus en plus puissants. Diogenes vient de sortir la cin­
quième réédition de sa Tragische Litera­turgeschichte [Histoire tragique
de la lit­térature]1 sous la direction d’Urs Widmer. La critique a retenu le
courage de son combat antifasciste, mais aussi la compréhension toute
particulière qu’il avait de l’expressionnisme allemand et de l’avant-garde
littéraire d’après-guerre.

1. Walter Muschg, Tragische Literaturgeschichte, Bern, Francke, 19481, 19532, 19573-5 ; Zu-
rich, Diogenes, 20066.
114 Peter André Bloch

Walter Muschg est né à Witikon près de Zurich en 1898. Son père


était institu­teur et écrivain ; sa sœur Elsa publie avec succès des livres
pour enfants, son demi-frère Adolf, de plus de 35 ans son cadet, de­vient
un écrivain renommé, professeur à l’Université technique de Zurich, puis
président de l’Académie de Berlin. Walter fait des études de littérature
allemande, de philologie latine et de psychologie à Zurich qu’il clôt par
une thèse sur Penthésilée de Kleist (parue chez Emil Ermatinger) et une
habilitation sur les qualités littéraires de Helianth d’Albrecht Schaeffer. Il
travaille en même temps chez Orell Füssli où il est lecteur d’édition, édite
le mensuel littéraire Annalen (1926-29), ré­dige des critiques littéraires et
des articles de feuilleton pour plusieurs journaux et revues. À l’université
de Zurich et à l’université populaire, il se fait remarquer par l’originalité
de ses portraits d’auteurs, dans les­quels il étudie d’une part les causes
de leur destin souvent tragi­que qui déterminent la qualité et l’originalité
de leur écriture, d’autre part les rai­sons de leur succès littéraire (Grosse
Dichterschicksale, dans : Zürcher Volkshochschulblätter für Wissenschaft
und Kunst). Il s’intéresse au mé­canisme de l’imagination créatrice, dont
il commence à analyser les structures, spécifiques et générales, qui exer-
cent leurs influences sur l’expression artistique. Les comparai­sons qu’il
établit lui révèlent les différences symptomatiques et typologiques de la
conception métapho­rique et stylistique. Il y découvre des dispositions
archétypi­ques et psy­chiques de l’imagination qui obéissent à un système
fondamental dans lequel elles prennent forme. Muschg esquisse leurs par-
ticularités prin­cipales dans sa conférence inaugurale (Antrittsvorlesung) à
l’université de Zurich en 1929. Dans cette conférence intitulée Psychoanalyse
und Literaturwissenschaft [Psychanalyse et écriture], il souligne l’impor-
tance – mais aussi le danger – de la pensée de Freud, d’Adler et de Jung
lorsqu’on tente de comprendre la nature de l’imagination litté­raire, de ses
symboles et de ses formalismes2.
Muschg s’occupait par conséquent d’une part du phénomène de
l’expression individuelle, originale, authentique, d’autre part de l’influence
des différentes tra­ditions littéraires sur les différents cou­rants littéraires
et esthétiques, tels qu’ils se manifestent dans toute écri­ture, par-delà les
frontières linguistiques et nationales. Il y a des stéréo­typies de créateurs

2. Voir Karl Pestalozzi, « Walter Muschg und die schweizerische Germanistik in Kriegs-
und Nachkriegszeit », in W. Barner, Ch. König (éd.), Zeitenwechsel. Germanistische
Literaturwissenschaft vor und nach 1945, Frankfurt am Main, Fischer, 1996, p. 284 ;
Martin Stingelin, « Walter Muschg et Sigmund Freud », in Walter Muschg zum 100.
Geburtstag, Basler Universitätsreden, n° 96, 1999, p. 18-30.
La conception d’une histoire tragique de la littérature 115

dans toute production littéraire, picturale ou musi­cale, quels que soient


l’expression ou le genre artistique. Ils suivent des lois inhé­rentes à l’ima-
gination qui se caractérise par le choix spécifique, structurel de cer­taines
attitudes expressives que Muschg se faisait fort de découvrir, au-delà de
toute littérature nationale ou régionale, de quelque langue que ce soit. Face
au fas­cisme naissant il a discuté publi­quement du caractère d’une littérature
de langue allemande en Suisse, en Autriche et en Allemagne, s’intéressant
à ce qui les liait et à ce qui pourrait expliquer leurs différences apparentes.
C’est dans ce contexte qu’il étudia quelques cas représentatifs comme Kleist
(Kleist in Thun, 1928), Bachofen (Bachofens Sprachkunst, 1927 ; Bachofens
griechische Reise, 1928), les œuvres de Robert Walser, de Heinrich Federer
et d’autres écrivains importants tels que Franz Kafka (Über Franz Kafka,
1929), Jacob Grimm (Dichtung und Forschung, 1933), Gotthelf (Gotthelf.
Die Geheimnisse des Erzählers, 1933), Gottfried Keller (Gottfried Keller und
Jeremias Gotthelf, 1936) et Adalbert Stifter (Die Landschaft Stifters, 1940),
sous l’angle de la conception esthétique et imaginative.
En 1935, Muschg fut nommé professeur ordinaire à Bâle, où il y
devint un des représentants éminents de l’esprit critique et humaniste –
par définition antifasciste – à l’image de ses collègues Karl Barth, Albert
Béguin, Werner Kaegi, Karl Jaspers, Adolf Portmann, Edgar Salin ou
Walther von Wartburg qui ont tous prati­qué la méthode com­paratiste
pour échapper aux dangers d’une recherche normative et idéologique.
Dans sa conférence inaugurale du 25 novembre 1937 à Bâle, il s’est publi-
quement distancé de toute méthode critique se fon­dant sur des notions
natio­nalistes ou racistes de l’écriture à la manière de Joseph Nadler (Josef
Nadlers deutsche Literaturgeschichte, 1937-38) et il exprime sa méfiance en-
vers toutes les notions alors à la mode : « Stammes- oder Landschaftscha-
rakter » [tribu-caractère-paysage], « Blut und Boden » [sang et territoire],
« Abstammung » [descen­dance / héritage], « Rasse » [race], « Entartung »
[dégénération], « völkisch » [germanique / aryen], « urtümlich » [au-
thentique], etc. Muschg exigeait d’autres critères que l’appartenance à
un territoire au­thentique ou la pureté du sang pour mesurer les « vraies »
qualités d’une œuvre littéraire. Une temporalité réduite et une localisa-
tion res­treinte lui paraissant trop limitées, il cherchait à définir la ge­nèse
d’une œuvre par une discussion de fond sur des questions existentielles
qui dépassent l’actualité éphémère politique marquée en Allemagne alors
par une supé­riorité raciste de plus en plus agressive.
116 Peter André Bloch

Art et moralité

Muschg était passionné par la recherche du sens profond de tout art et de


toute écriture dans un monde où une idéologie toute-puissante défi­nissait le
droit et la justice uniquement selon les intérêts politiques du pouvoir absolu,
qui mettait l’intellectualité critique et la créativité au­tonome de l’artiste en
question. En 1936 il appela tous les enseignants de langue et de littérature en
Suisse à s’abstenir de toute célébration nationaliste et à inculquer aux étudiants
les aspects élémentaires de l’expression humaine qui cherche à se définir et
à s’ancrer dans un monde peu sûr, afin qu’ils puissent communiquer avec
leurs sem­blables, vaincre leur peur et par­venir à l’autonomie d’êtres pensants
à travers le temps et l’espace (Die Dichtung in der Schule, 1936). Il es­sayait
de montrer aux enseignants et aux étudiants qu’un grand auteur dépasse la
« Suissitude » ou toute autre nationalité, et accède à une di­men­sion supérieure,
plus générale – artistique et morale –, indépendante du hasard de l’instant et
du lieu grâce à une élémentarité représentative, de l’ordre du subjec­tif et de
l’objectif à la fois. Muschg illustrait ses ré­flexions à l’aide d’exemples pui­sés
dans toutes les époques et dans tous les genres dans le but de montrer à la
fois leurs qualités temporelles et éternelles, voire absolues. C’est ainsi qu’il
a analysé – en ce qui con­cerne la Suisse – des œuvres choisies de Thomas
Plattner, Niklaus Manuel, Ulrich Bräker, Jeremias Gotthelf, Gottfried Keller,
Johann Peter Hebel et de Johann Heinrich Pestalozzi. Il édita dans ce but leurs
textes plutôt populaires, précédés d’une préface, pour en démontrer l’intérêt
élémentaire : Sammlung Klosterberg, Schweizerische Reihe, chez Schwabe, en
guise de contre-poids helvétique aux édi­tions national-so­cialistes.
À cet égard, il a contribué à une certaine prise de conscience natio­
nale, qu’il a cependant toujours définie comme supra-nationale en rai­son
de son refus du fascisme inhumain qui allait alors de victoire en victoire
en Europe ; c’est pourquoi il a mis en cause la qualité de la lit­térature
patriotique suisse qui concevait alors le pays comme un para­dis de la
paix, conservateur et authentique – idée répandue et subven­tionnée dans
toute son idéalité par les institutions helvétiques de la soi-di­sante « dé-
fense nationale », fondée à l’origine par l’armée suisse afin de préserver le
patrimoine et les valeurs culturelles des différentes ré­gions linguistiques,
à l’aide de conférences, de publications de poésies et de romans alpestres
et villageois qui célébraient les beautés de la pa­trie avec ses valeurs d’un
passé idéalisé, conserva­teur et chauvin ; il s’y ajoutait une politique sys-
tématique de la protection des mi­norités lin­guistiques et culturelles. La
population voyait dans ce « Heimatstil » un antidote à l’esthétique fasciste
La conception d’une histoire tragique de la littérature 117

germanique qui marie le sang à la terre et partageait en principe dans une


large mesure – mais dans un sens in­verse et défensif – les mêmes critères
idéologiques : la haine de tout ce qui est étranger, d’une autre culture ou
d’une autre éthique3 ; Muschg par contre présentait à son public un pays
d’un tout autre caractère : déchiré entre les tentations de la modernité
et un passé périmé, tel qu’il est décrit par Jeremias Gotthelf, son auteur
préféré, dans ses ro­mans épiques, d’un réalisme cru et vrai. Il a édité ses
œuvres en vingt vo­lumes chez Birkhäuser et a critiqué ouvertement les
émissions radio­phoniques populistes, basées sur les œuvres de Gotthelf
qui se passent dans le monde paysan d’antan, souvent injuste, pauvre,
avec peu de responsabilité sociale, réduit par l’auteur Ernst Balzli à un
niveau petit bourgeois, pseudo-idyllique, folklorique, gaillard (Der ver-
ballhornte Gotthelf, Basler Nachrichten, 3-4 juillet 1954). En même temps
il prit position pour l’ouverture du pays aux réfugiés en quête d’asile : il
s’occupait d’auteurs, d’acteurs ou de metteurs en scène réfugiés – comme
Döblin, Jahnn, Brecht – et engageait les jeunes auteurs – tels que Frisch
ou Dürrenmatt – à s’ouvrir à un esprit critique européen et humaniste.
L’isolement politique de la Suisse lui faisait peur ; il craignait qu’elle ne
dérive vers un traditionalisme réactionnaire, une vanité pré­somptueuse, vers la
matériali­sation intéressée de ce qui avait été – et qui avait motivé sa résistance
contre le fas­cisme – la vision d’une idéa­lité réalisable. En 1962, Muschg formula
de sévères critiques à l’encontre de son pays – qu’il avait auparavant tellement
défendu – pour le rendre « moral », c’est-à-dire « solidaire » et « humain » :
L’idée d’un État modèle est devenue pour nous autres Suisses un mensonge
existentiel. En 1945, nous avions la chance inouïe de de­venir un haut centre
de la liberté. Mais en vérité nous sommes au­jourd’hui aussi « serfs » que les
pays avoisinants, étant devenus le carrefour du matérialisme et du capita-
lisme mon­dial, le trésor ban­caire le plus sûr pour les soustracteurs d’impôts
et le paradis ter­restre pour les spéculateurs. La Suisse n’a plus d’autres
visions que de profi­ter et de s’enrichir, et sa neutralité en est devenue l’ins-
trument le plus efficace. […] Le pays n’aime plus les êtres in­dépendants, ils
lui sont devenus inoppor­tuns, parce qu’ils échap­pent aux normes de la mé-
diocrité. Mais de leur origina­lité vision­naire dépendrait notre avenir, digne
de ce nom, sinon la Suisse n’aurait que « la chance » de devenir une curiosité
internationale pour visiteurs curieux d’aller observer dans un parc idyllique,
pré­servé de toute réalité, dans une sorte de « musée pour idées mortes »4.

3. Voir Peter André Bloch, « Visions ou illusions : forces centrifuges et forces fédératives
– de Spitteler à Dürrenmatt et Chappaz », in P. Schnyder (éd.), Visions de la Suisse. À la
recherche d’une identité : Projets et rejets, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, p. 15-31.
4. Notre traduction. Orig. : Walter Muschg, « Die Schweiz als Ärgernis », in P.A. Bloch
(éd.), Pamphlet und Bekenntnis. Aufsätze und Reden, Olten, Walter Verlag, 1968, p. 347-
118 Peter André Bloch

La proposition d’une histoire littéraire supra-nationale

L’œuvre majeure de Muschg est sa Tragische Literaturgeschichte, qui se


propose d’étudier les « vraies lois intimes qui animent l’écriture » pour
arriver à « une conception “typologique”, c’est-à-dire “supra-nationale
et supra-idéologique” » de ce qu’est la « littérature », « en effectuant
une comparaison des œuvres dans leur contexte historique »5. Comme
quelques autres éminents critiques et historiens litté­raires de son époque –
tels qu’Emil Staiger (Grundbegriffe der Poetik, 1946 ; Meisterwerke deutscher
Sprache aus dem 19. Jahrhundert, 1948), Erich Auerbach (Mimesis, 1946), Ernst
Robert Curtius (Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, 1948) –
Muschg se savait dans la même recherche d’une conception descriptive et
phénoménologique de la littéra­ture, convaincu qu’il ne fallait plus partir de
théorèmes tradi­tionnels ou de concep­tions méthodologiques préconçues,
mais d’une étude structuraliste des textes eux-mêmes, qui sont le reflet des
disposi­tions créatrices de l’artiste, se fondent sur sa vision personnelle du
monde et dialoguent autant avec les traditions préexistantes qu’avec ses
propres moyens d’expression et de création.
Au lieu d’étudier l’effet du texte sur le lecteur, Muschg s’intéresse
aux motiva­tions concrètes qui amènent l’auteur à concevoir son univers
littéraire, il veut sa­voir s’il parle en son nom personnel quand il utilise la
première personne du singu­lier ou du pluriel, pour esquisser un monde
à lui, empreint de sa manière subjective de voir et de com­prendre – tout
comme le magicien invente et organise les phéno­mènes qui font partie de
son univers – se demande s’il distingue les appa­rences de leurs significa-

357 : « Man müsse endlich die volle Verantwortung für das eigene Tun und Lassen
übernehmen und zur Kenntnis nehmen, dass die Schweiz aufgehört habe, eine Provinz
Deutschlands zu sein : “Wir müssen selber eine Mitte werden, schöpferisch zu denken
und zu handeln beginnen. Eine Steigerung aller Energien wird von uns gefordert, die
nur aus der Erschliessung eines neuen geistigen Kraftzentrums kommen kann”. Es gehe
um die Geburt einer neuen Schweiz, die innere Kräfte genug zur Verfügung habe,
um sich aus sich selber heraus zu behaupten. An die Stelle des Zerfalls des sozialen
und politischen Verantwortungsgefühls zwischen den Staatsbürgern müsse es zur
Versöhnung von Stadt und Land kommen, andernfalls gebe es – so sein ironischer
Schluss – nur noch den Ausweg, die Schweiz nach dem Krieg “als Kuriosum unver-
ändert bestehen” zu lassen, “als eine Sehenswürdigkeit kommender Geschlechter von
Reisenden, gleichsam als der Naturschutzpark eines ausgestorbenen Europas” ».
5. Cf. Walter Muschg, « Préface à la seconde édition de la Tragische Literaturgeschichte »,
1957, p. 11. Il s’agit d’après ses propres paroles : « um ein vorbehaltloses Aufzeigen der
Lebensgesetze der Dichtung, um eine typologische, d.h. bewusst übernationale und
überideologische, Lehre von der Dichtung auf historisch vergleichender Grundlage ».
La conception d’une histoire tragique de la littérature 119

tions, le moi du toi, le sujet de l’objet ; s’il ar­rive à représenter ces tensions
immanentes à sa vision du monde d’une façon ambivalente, prises entre
une réalité objective et une fiction spiri­tuelle, voire mystique – tout comme
le pro­phète pour qui le monde ne représente rien d’autre que l’image du
divin, que la perception de l’artiste essaie de saisir et de traduire, partagé
entre sa foi en une vé­rité réelle et une réalité fictive. La troisième possibilité
de concevoir le monde consiste à s’abandonner et à s’identifier totalement
à ce que l’on voit et expéri­mente, et à devenir entièrement l’objet de ses
visions, my­thiques, dont on fait soi-même partie. Ces trois attitudes fon-
damentales définissent dans une large mesure les manières primitives de
concevoir et de représenter le monde, l’artiste retrouvant tout naturelle-
ment les métaphores et les structures qui répondent aux dispositions de
son imagination qui peuvent être multiples – au sein de cette typologie
an­thro­pologique, magique, mystique ou mythique6.
C’est une concentration visionnaire parfaite, souvent déclenchée par
un choc tragique – une maladie, un décès ou une déception pro­fonde – qui
permet à l’artiste de retrouver ce fond archaïque des formes et des pensées
premières qui marquent ses travaux et leur don­nent à la fois une simplicité
ontologique et une telle com­plexité qu’ils se rapprochent en même temps
de l’indicible ou de l’inexprimable. Cette profondeur tragique et initia-
tique fait ressusciter ces formes pri­mitives et au­thentiques qui s’apparen-
tent à l’attitude du magicien, du mystique ou du sage vi­sionnaire (Magier,
Seher, Sänger), c’est-à-dire aux trois grands types imaginant le monde7.
Et ces visions sont com­munes à tous les pays ; dans tous les continents on
parle selon ses pers­pectives propres, tout est à la mesure de ses dimensions
à soi ; mais on trouve partout aussi la relation entre le moi et le toi, le moi et
son envi­ron­nement, entre la vérité et la possibilité, la réalité et la surréalité,
dans la scission qui s’opère entre les notions de phénomène, de signifi­
cation ou d’idée ; et enfin il existe partout la conscience de représenter
une communauté dans ce que ses êtres ont de naturel et de social, comme
une partie et un tout, en tant qu’ensemble spéci­fique et ordi­naire, dans ce
qu’elle a de temporel et durable, dans son intégralité et ses particularités,
avec la conscience d’une plénitude intarissable et in­commensu­rable.
D’une part, Muschg a décrit les œuvres des représentants les plus
connus et les plus frappants par rapport aux catégories que sont la per­
ception, la poésie et l’imagination ; et il les a décrites et analysées par

6. Cf. Walter Muschg, « Sehen in Bildern », in Die dichterische Phantasie. Einführung


in eine Poetik, Bern, Franke, 1969, p. 20-21.
7. Ibid., p. 22-23.
120 Peter André Bloch

comparaison avec les différentes littératures du monde dans ce qu’elles


ont d’accompli, mais aussi dans leurs dé­faillances, leur souffrance et leur
déception de ne pas arriver à leur achèvement. D’autre part, il a com-
pris que ces structures premières, typiques, se retrouvent égale­ment à
un niveau moins élevé, dans une dimension plus libre : dans une sorte
d’état ou de condition seconde, où toutes les qualités premières, naïves,
se manifestent autre­ment, de manière sécularisée, plutôt pro­fane ou lu-
dique : où « le magicien », qui vise l’effet et l’admiration, se transforme en
« joueur », « bouffon » ou « charla­tan » pour tirer profit de ses talents ;
où « le mystique » se retrouve « prêtre » et re­présente une sorte de foi
assurée, célébrée ou contestée ; tandis que « le chantre mythique » prend
le caractère d’un « homme de lettres ». Chacun d’eux incarne une attitude
typique, une existence spirituelle ou intellec­tuelle telle qu’elle apparaît
dans l’éventail pluriel des possibilités et des manifestations littéraires et
artistiques à travers les siècles et les cul­tures, dans une multitude de mo-
dèles individuels et historiques, ancrés dans les structures élémentaires de
l’imagination humaine, qui vont de l’archaïque primitif au représentatif et
du classique ou du virtuose au déca­dent8.

Contre la destruction de la littérature moderne par l’idéologie,


la superficialité et l’esprit de consommation

La typologie systématique de Muschg repose également sur une étude ap-


profondie du tragique motivé par la souffrance et la pauvreté, l’injustice et
la culpabilité, l’amour et la haine ou la guerre. Elle étudie aussi l’aspiration
à la perfection et à la gloire, la volonté de succès et de bonheur. Son analyse
littéraire est en même temps une étude des expé­riences humaines à travers
l’histoire des peuples et des idées qui ont profondément marqué l’expres-
sion littéraire ainsi que la vie culturelle des dif­férentes traditions artistiques
et génériques. Sa typologie se veut descriptive ; elle discute les conceptions
normatives des différentes écoles littéraires et les réactions agressives des
critiques devant toute innovation et tout changement de style et de forme.
C’est dans cet es­prit qu’il a montré la fin tragique de l’expressionisme alle­
mand sous le fascisme allemand qu’il a essayé de combattre en publiant
des textes supprimés et interdits, en dénonçant l’absurdité historique de
l’argumentation fasciste et de toute censure, en mettant en cause toute foi
en une unité de doctrine face à la pluralité des phénomènes litté­raires et

8. Walter Muschg, « Préface à la seconde édition de… », 1957, p. 19.


La conception d’une histoire tragique de la littérature 121

culturels qui représentaient pour lui une sorte de résistance sa­crée contre
toute idéologie doctrinaire. Muschg a réuni ses essais anti-fascistes dans
un petit manuel polémique : Die Zerstörung der deutschen Literatur [La
destruction de la littérature allemande] (Berne, 1956), qui retrace l’histoire
littéraire allemande des débuts du fascisme jusqu’à ses fins pour expliquer
à ses lecteurs de l’après-guerre les raisons du dé­sastre politique et litté­raire
en Allemagne, mais aussi les chances d’une nouvelle prise de conscience
sur la base des grandes œuvres interdites ou oubliées. Il y a réuni des
manifestes et des journaux intimes, des lettres désespérées de réfugiés et
d’exilés, des fragments et des docu­ments émancipateurs et visionnaires sur
la liberté de penser, afin de parler enfin d’une Wiederaufbau der deutschen
Literatur [Reconstruc­tion morale de la littérature allemande]9. Il met non
seulement en cause l’époque nazie, mais égale­ment l’esthétisme nihiliste de
la post-moder­nité. Il est devenu ainsi un des grands éditeurs d’après-guerre,
avec les premières éditions populaires d’Alfred Döblin, de Hans Henny
Jahnn, de Ernst Barlach, de Bertold Brecht et de bien d’autres auteurs,
alors oubliés, puisque interdits ou persécutés.
Muschg avait sa propre définition de la moralité : « Pour moi, la
morale ne re­présente rien d’autre que la responsabilité spirituelle inhé­
rente à toute écriture di­gne de ce nom »10. C’est ainsi qu’il s’est fait cri­
tique de la Suisse moderne qui a perdu sa vocation de pays neutre et
solidaire. Il a combattu l’esthéticisme littéraire et philosophique, à ses yeux
maniériste, de l’école de Zurich (représenté surtout par Emil Staiger) et
encouragé les mouvements satiriques et critiques des auteurs en­gagés des
années cinquante et soixante. Il a soutenu la jeune généra­tion d’auteurs
tels que Frisch et Dürrenmatt ; il a défendu publique­ment les qualités
du drama­turge Rolf Hochhuth lors des protestations contre sa satire Der
Stellvertreter [Le vicaire] qui dénonçait publique­ment le rôle ambigü de
l’Église chrétienne sous le 3e Reich. Il s’est dressé contre la médiocrité et la
médiatisation superficielle de la société moderne. Il était l’ennemi de toute
virtuosité désobligeante qui célé­brait la beauté et l’idéalité esthétique au
lieu de s’engager pour un monde qui crève sous la masse de ses propres
déchets et sous le va­carme d’une industrie de plaisir et d’irresponsabilité

9. Voir « Der Wiederaufbau der deutschen Literatur », in Börsenblatt für den deutschen
Buchhandel, Frankfurter Ausgabe, vol. xiii, n° 44, 31 mai 1957.
10. Voir Walter Muschg, Die Zerstörung der deutschen Literatur, Bern, Franke, 1956, p. 7 :
« Unter Moral verstehe ich nichts anderes als die im Wesen der Literatur selbst liegende
geistige Verantwortung ».
122 Peter André Bloch

méthodique au lieu de réagir aux vraies exigences de sa propre responsa-


bilité face à ce monde en danger11.
Dans une large mesure, Walter Muschg est parti des résultats ex­
traordinaires de la psychanalyse freudienne et de la psychologie des pro-
fondeurs de Jung pour arri­ver à une autre compréhension de la lit­térature :
des peurs et des obsessions qui dé­clenchent souvent le travail artistique,
de la quête du bonheur et de la volonté de réaliser ses rêves et ses désirs
et de se documenter pour échapper aux limitations impo­sées par le temps
et l’espace. Il a critiqué la profanation de l’écriture à des fins politiques
et nationalistes, mais il s’est aussi opposé aux expé­riences dites scienti­
fiques qui se perdent dans des recherches métho­dologiques, didactiques
ou péda­gogiques pour donner de la valeur à la littérature sans se rendre
compte du sens existentiel qu’elle porte en elle-même. Si Muschg vise les
abus conscients du na­zisme et des idéo­logues philosophiques, il a sou-
vent recouru aux méthodes françai­ses de l’explication de texte où il a
trouvé bien des inspirations et des confir­mations pour son argumentation
de critique vaillant et d’analyste diffé­rencié. C’est une des raisons pour
lesquelles ses textes ont toujours une fraîcheur inégalée et la verve d’une
compréhension intuitive. Muschg formule ses jugements selon des critères
qu’il emprunte à la littérature même, et non pas à d’autres instances –
politiques, philosophiques, so­ciologiques, théologiques ou esthétiques –,
mais à l’imagination créa­trice qui est à l’origine même de la composition
de l’œuvre : du déve­loppement de la thématique et de sa mise en forme
avec les moyens et les connaissances dont dispose l’auteur. Et ce sera à
ce moment-là qu’interviendront les autres critères pour ajouter d’autres
informations importantes, supplémentaires, biographiques ou linguis-
tiques, histo­riques et génériques, qui compléteront cette reconnaissance
de l’œuvre, qui reste en soi illimitée, bien sûr12.

ILLE – Institut de recherche en langues et littératures européennes


Université de Haute-Alsace

11. Voir « “Immer schneller jagen sich die Ismen”. Ein Beitrag zur Diskussion über die
moderne Literatur », Die Welt, 24 déc. 1964, p. 713.
12. Voir « Walter Muschg – Vertreter einer engagierten Schweizer Literaturkritik. Versuch
eines wissenschaftlichen Porträts aus den Krisenzeiten des Faschismus und des kalten
Krieges », suivi de « Walter Muschg aus der Sicht des Studenten », à paraître dans les
Actes du Colloque Littératures suisses, organisé à l’Université de Leipzig par Christa
Grimm, Ilse Nagelschmidt, Ludwig Stockinger, 2008.
La littérature comme la vie :
le surréalisme selon Carlo Bo

Tania Collani

C arlo Bo a été un critique littéraire qui a parcouru à travers ses lec­tures


illumi­nées, attentives et passionnées la littérature européenne à par-
tir des années trente ; il a été fondateur de l’Université d’Urbino, qu’il a
présidée de 1947 à 2001, l’année de sa mort ; en 1984 il est nommé sénateur
à vie par le président de la Ré­publique Sandro Pertini. Né en 1911 à Sestri
Levante, en Ligurie, Bo commence ses études en lettres classiques, puis
fréquente l’université à Florence, où il change de direction, en préférant
les lettres modernes – il écrira notamment un mémoire sur Huysmans en
1934. Il faut situer dans cette période sa fréquentation de l’animé milieu
littéraire florentin, qui comptait, parmi d’autres, la présence de Giovanni
Papini, Giuseppe Ungaretti, Mario Luzi, Tommaso Landolfi, Eugenio
Montale et Carlo Emilio Gadda.
À partir donc du milieu des années trente, Carlo Bo se consacre à
la découverte, à la critique littéraire éclectique et érudite du monde con­
temporain et, plus particu­lièrement, de l’Europe contemporaine. Il lit
tous les principaux critiques – Marcel Raymond, Ernst Robert Curtius,
Gaston Bachelard –, dont il cite souvent les tra­vaux et les positions. Entre
1937 et 1938, il fait connaître Garcia Lorca en Italie ; il intègre la revue Il
Frontespizio comme spécialiste de littérature slave ; il écrit plu­sieurs articles
sur des écrivains anglais, entre autres sur Virginia Woolf et Katherine
Mansfield, dont il est l’un des premiers tenants, alors que le rédacteur du
journal, Piero Bargellini, ne craignait pas de montrer sa méfiance vis-à-vis
124 Tania Collani

des femmes intellectuelles, surtout lorsqu’elles étaient anglaises1. Mais les


domaines qui ont principalement occupé la critique de Carlo Bo ont été
les littératures ita­lienne et française : Bo découvre et admire les poètes et
écrivains de son pays – si nous avons déjà évoqué l’importance de figures
comme Luzi et Ungaretti, il faudra aussi citer des noms de poètes tels que
Dino Campana et Salvatore Quasimodo. C’est toujours Carlo Bo qui salue
positivement la publica­tion du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedu-
sa en 1958, alors que plusieurs grandes maisons d’édition italiennes avaient
déjà refusé le manuscrit. Et, en grand passionné de litté­rature française, il
consacre plusieurs articles et anthologies aux auteurs transalpins. S’il était
assez simple de se mettre du côté d’auteurs comme Éluard, Apollinaire
ou Michaux, il fallait être en revanche beaucoup plus courageux pour
re­connaître la valeur de René Char, André Frénaud, Julien Gracq, Pierre
Emmanuel et, surtout, des surréa­listes.

La difficulté d’une rencontre

La rencontre entre le critique Carlo Bo et le surréalisme n’était aucu­


nement évi­dente, en raison surtout de trois aspects qui auraient pu rendre
ce rapport conflic­tuel ou, en tout cas, fort invraisemblable : le catholicisme,
la méfiance du panorama intellectuel italien et les conflits idéologiques
entre intellectuels français et italiens.
L’anticléricalisme du mouvement surréaliste est célèbre, tant du
côté de la pro­duction critique que du côté de la production littéraire – les
ouvrages de Péret, Crevel ou Desnos, par exemple, dressent des portraits
de religieux assez éloquents. Carlo Bo était au contraire un ca­tholique, qui
n’avait non plus de pudeur à affi­cher son penchant spirituel, comme le
démontre sa correspondance2, mais aussi le choix de ses auteurs d’élection
– dont Maritain, Bernanos, Du Bos, Mauriac et Claudel. Néanmoins, Carlo

1. Voir la correspondance entre Bo et Bargellini comprise entre 1934 et 1937 recueillie


dans le vo­lume Piero Bargellini et Carlo Bo, Il Tempo de « Il Frontespizio ». Carteggio
(1930-1943), éd. L. Bedeschi, Milano, San Paolo, 1998.
2. Considérons par exemple la lettre que Bargellini écrit à Carlo Bo (La Verna, 10 octobre
1943), à propos de sa façon de faire de la critique littéraire : « La tua non è abilità
critica o sensibilità d’occhio. È capacità d’anima. Perciò, contro tutti coloro che ti
vorrebbero fuori dal cattolice­simo, io insisto a dire che ci sei dentro. E cosa puo esser
mai il cattolicesimo se non questa capa­cità di vivere in comunione con l’anima ? I
settari sono coloro che hanno bisogno di dividere e rifiutare, gli esteti sono settari,
veri farisei dell’arte e tu hai capito, sepolcri imbiancati, e lo hai detto nel tuo articolo
sulla critica » (ibid., p. 297).
Le surréalisme selon Carlo Bo 125

Bo consacre un nombre consistant d’études au surréa­lisme, des études


rarement citées et jamais rééditées (exception faite de quelques articles),
mais dans lesquelles il ne dimi­nuait pas l’importance du mouvement de
Breton, comme le faisait la plupart des critiques italiens. Au contraire,
Carlo Bo reconnaît tout de suite dans le surréalisme, ainsi que dans les
écrits critiques de Breton, une vraie source de poésie. C’est précisément
dans cette « vocation » à la poésie pure, qui ar­rive non censurée de l’âme
ou de l’inconscient, selon les positions, que nous de­vrons rechercher les
bases de cette en­tente.
L’accès direct à la littérature française est certainement un facteur
fondamental pour la liberté d’approche du critique : Carlo Bo ne pas­sait
pas, comme beaucoup d’autres collègues italiens, à travers le filtre d’un
nombre limité d’intellectuels qui entretenaient des liens privilégiés avec
la France et qui avaient une grande in­fluence au niveau du pano­rama
littéraire italien. Les critiques littéraires étaient généralement très hostiles
aux positions du surréalisme communiste et freudien d’André Breton.
Il faut rappeler que l’Italie vit dans les années vingt un retour à l’ordre,
politique et artistique, après la saison avant-gardiste très pré­coce du fu-
turisme. Ardengo Soffici, ancien futuriste de Florence et cri­tique attentif
aux nouveautés françaises, parle du surréalisme en termes de « bêtises
décadentis­tes »3. Même l’ami de Carlo Bo, Giuseppe Ungaretti ne se pro-
nonce pas en faveur du mouvement. Il rencontre personnellement André
Breton, qu’il admire surtout sur le plan hu­main ; mais sa méfiance envers
la discipline de Freud l’empêche de prendre la défense de l’intellectuel.
En 1931, le poète italien écrit : « Breton reste pour moi, avec son rêve de
“conducteur d’hommes”, un être émouvant. Ce ne sont pas ses idées – les
idées, de la bêtise ! – mais la violence du sang, qui m’attire en lui »4.
L’orientation catholique de Carlo Bo contribuerait donc à l’éloi-
gner des positions surréalistes. Par ailleurs le milieu intellectuel italien
envi­ronnant ne favorise pas son penchant. À tout cela, il faut ajouter la
dis­tance idéolo­gique qui éloignait deux pays comme la France et l’Italie à
cette époque. Certes, le milieu catholique et intellectuel italien entre­tient
des rapports flous avec le fascisme, surtout dans les années trente. En
effet plusieurs étudiants qui fréquen­taient l’université pu­blique étaient en

3. Ardengo Soffici, « Cafoneria », L’Italiano : Periodico della rivoluzione fascista, 12 mai


1929, p. 3 : « amenità e spiritosaggini decadentistiche e “fumistiche” dei fantasisti e
surrealisti pari­gini ».
4. Giuseppe Ungaretti, « Histoire de Dada », La Nouvelle Revue Française, août 1931,
p. 328.
126 Tania Collani

même temps inscrits à des groupes universi­taires du régime ; et plusieurs


polémiques ont été soulevées à propos de l’adhésion de Carlo Bo lui-
même, avec toute la future intelligentsia anti-fasciste italienne. En laissant
ces questions aux historiens, qui ont une connaissance plus objective de
la documentation inhérente, nous voulons souligner que, du point de vue
des choix littéraires, Carlo Bo fut l’un des très rares intellectuels italiens
qui sut regarder au-delà des questions de sympathie purement politique,
pour chercher des motiva­tions plus strictement littéraires, donc « vitales ».
Une conciliation qui dut dépasser non seulement les différentes prises de
position idéolo­giques européennes, mais aussi les différents courants du
catholicisme européen ; il suffit de considérer, par exem­ple, le directeur du
Frontespizio, Piero Bargellini, qui refusa de publier un article de Carlo Bo
sur Maritain en raison des propos que la « gauche catholique » fran­çaise
avait tenus contre l’Italie dans l’affaire de l’Éthiopie5.
Ce portrait sommaire du contexte historique et culturel dans lequel
le critique littéraire Carlo Bo travaillait, devrait mieux nous faire com­
prendre l’originalité de sa lecture, dans une période fortement hostile aux
ouvertures et aux concessions.

Le surréalisme selon Carlo Bo

Comme nous l’avons déjà dit, la réflexion de Carlo Bo sur le surréa­lisme


ne se li­mite pas à un ou deux comptes-rendus. Entre 1934 et 1952, Carlo Bo
consacre deux ouvrages au surréalisme (une anthologie du surréalisme et
un bilan du surréa­lisme6), ainsi qu’un nombre non né­gligeable d’articles7
et des publications qui prouvent que l’appréciation de Carlo Bo en tant
que critique littéraire du surréalisme ne se limite pas à un coup de foudre
passager, puisqu’elle s’étale sur une vingtaine d’années.

5. Cf. Piero Bargellini et Carlo Bo, op. cit., p. 227.


6. Antologia del Surrealismo, Milano, Edizioni di Uomo, 1944 et Bilancio del surrealismo,
Padova, Cedam, 1944.
7. « Riconoscenza della poesia », Il Frontespizio, n° 1, 1934, p. 8-10 ; « Nota sul surrea-
lismo », Circoli, vol. v, n°2, avril 1935, p. 217-223 ; « Recentissime sul surrealismo », Il
Frontespizio, mars 1937 ; « Letture francesi (Frammenti di giornale) », Circoli, n° 3,
mai 1937 ; Compte-rendu de L’Amour fou, Letteratura, n° 4, 1937, p. 176-177 ; Article in
Prospettive. Il Surrealismo e l’Italia, dir. Curzio Malaparte, 15 janvier 1940 ; « Storia e
motivi del surrealismo » [1935-1937], in Saggi per una letteratura, con una lunga appen-
dice, Brescia, Morcelliana, 1946, 317-341 ; « La poesia e il surrealismo dopo la guerra »
[1947], in Nuova poesia francese, Milano, Guanda, 1952, p. liv-lxxv.
Le surréalisme selon Carlo Bo 127

Nous avons aussi évoqué le fait que Carlo Bo accède directement


aux publica­tions en français, en contournant le filtre de la critique litté­raire
italienne. Il a donc accès aux sources primaires, mais aussi aux sources
secondaires. Plus précisément, Carlo Bo construit sa vision du surréalisme
sur la base de deux lectures : celle de Marcel Raymond, De Baudelaire au
Surréalisme (1933) et celle de Georges Hugnet, Petite Anthologie poétique
du surréalisme (1934). Tout en ayant recours à des ouvrages de critique
littéraire sur le mouvement provenant de toute l’Europe8, Carlo Bo fait
de fréquentes références à Raymond et Hugnet, même s’il s’agit de deux
ouvrages fort différents l’un de l’autre.
L’écart qui existe entre l’ouvrage de Raymond et l’ouvrage de Hu-
gnet est un écart d’approche : Carlo Bo repère dans ces deux ou­vrages
deux façons complète­ment différentes de faire de la critique. D’une part, il
y a l’ouvrage de Raymond, œuvre d’un critique littéraire à proprement par-
ler, capable de fournir une lec­ture cohérente et com­plexe d’une époque, en
ouvrant une piste toute fondée sur des critères poétiques. Marcel Raymond
se pose en « spectateur » attentif et saisit le courant qui anime le mouve-
ment de Breton, comme Carlo Bo l’écrit en 1933, en soulignant que le mé-
rite du professeur suisse réside dans le fait « d’avoir compris le problème
central d’une poésie excellente, d’avoir compris ce que disaient les voix des
poètes […] d’avoir tracé une ligne – une ligne de la vie spirituelle – qui des
Fleurs du mal arrive jusqu’à nous »9. D’autre part, il y a l’ouvrage et la façon
de faire de la cri­tique de Hugnet. Si Carlo Bo apprécie chez Raymond sa
compré­hension de l’enjeu de la vie spirituelle dans la poésie, le fait d’avoir
compris les voix des poètes en se posant comme « spectateur » attentif et
ouvert, il trouve dans l’ouvrage de Hugnet une approche diamétra­lement
opposée : Hugnet n’est pas un « spectateur », il écrit comme un militant

8. Dans ses études nous pouvons trouver des références à des ouvrages contemporains
rédigés en suédois, français, anglais, etc… Parmi d’autres, nous trouvons : Jean Ca-
zaux, Surréalisme et psychologie, Paris, Corti, 1938 ; Fransk surrealism, numéro spécial
de la revue suédoise Spektrum, 1933 ; David Gascoyne, A short Survey of Surrealism,
Londres, Cobden-Sanderson, 1935 ; Julien Lévy, Surrealism, New York, The Black Sun
Press, 1936 ; Guy Mangeot, Histoire du surréalisme, Bruxelles, René Henriquez, 1934 ;
Herbert Read, Surrealism, Londres, Faber and Faber, 1936 ; Jean Topass, La Pensée
en révolte (Essai sur le Surréalisme), Bruxelles, Éd. Henriquez, 1935
9. Carlo Bo, Diario aperto e chiuso, Milano, Edizioni di uomo, 1945, p. 76. Daté de décem-
bre 1933 : « …nell’aver compreso il problema centrale di così eccellente poesia, di aver
capito che cosa dicessero le voci di tanti poeti […] aver segnato una linea – una linea
della vita spirituale – che dalle Fleurs du mal arriva fino a noi ». Toutes les traductions
sont de nous ; italiques de l’auteur.
128 Tania Collani

surréaliste et, plus précisément, un militant du surréalisme ré­volutionnaire


engagé. En effet, Bo écrit à propos de l’anthologie de Hugnet que son but
n’est pas celui d’offrir aux lecteurs des prétextes pour des varia­tions et
sondages en des zones préétablies, il veut être seulement un document de
cette activité se­condaire des surréalistes, selon les­quels le plus grand travail
réside dans la libé­ration de l’homme10.
La remarque de Carlo Bo est ici pertinente, parce que le volume
de Hugnet reflète, au niveau du choix des auteurs, les positions du mou­
vement ; en ef­fet, dans le florilège de textes littéraires, le lecteur ne trouvera
aucune contribution de Robert Desnos ou Michel Leiris, par exemple,
pour la simple raison qu’en 1934 ils avaient déjà été expulsés du groupe.
Une contrainte qui ne touche pas Marcel Raymond, qui, quant à lui,
consacre aussi des pages à ces auteurs transfuges, éga­le­ment désignés par
l’appellation « surréalistes ».
Encore une fois, l’objectivité et la spontanéité du critique vis-à-vis de
son objet d’étude dépend entièrement de sa distance et de sa con­naissance
des dynamiques de l’objet : si Carlo Bo pouvait se permettre de parler du
surréalisme en Italie, c’était aussi grâce à l’exemple de Raymond, qui sut
parler de surréalisme sans être pris dans la cage du militantisme.

La littérature comme la vie

La récurrence de certains termes dans la lecture de Carlo Bo mérite l’ou-


verture d’une parenthèse explicative, qui sera d’autant plus néces­saire
pour comprendre la position du critique littéraire vis-à-vis du sur­réalisme.
Carlo Bo met souvent en évidence le rôle du spectateur et du lecteur d’une
part, deux figures qui devraient représenter la position du critique litté-
raire, éloignée et disponible. En même temps, il souligne l’importance de
la voix et de la vie, qui se positionnent plutôt du côté du poète ; ce dernier
devrait pouvoir transmettre aux lecteurs cette vi­bration lyrique et vitale
à travers sa poésie. Dans cette perspective, la littérature serait le courant
qui s’établit entre ces deux figures du sys­tème.

10. Carlo Bo « Storia e motivi del surrealismo – I » [1935], in Saggi per una letteratura,
con una lunga appendice, Brescia, Morcelliana, 1946, p. 325 : « Lo scopo dell’antologia
non è quello di offrire ai lettori pretesti di variazioni e sondaggi in certe determinate
zone, vuole soltanto essere un documento di questa secondaria attività dei surrealisti,
per i quali il maggior lavoro sta nella liberazione dell’uomo ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 129

Pour comprendre le rôle que le lecteur prend au sein de la réflexion


de Carlo Bo, il faut évoquer que, dans la même période qui va de la fin
des années trente aux années quarante, période très dense pour l’étude
du surréalisme, le critique italien consacre aussi un ouvrage à la lecture,
Della lettura [De la lecture] (1942). Dans cet ouvrage, Carlo Bo dessine le
portait du lecteur herméneute par excellence, celui qui est ouvert et qui a
déjà résolu ses conflits et ses questions d’identité. C’est dans ce contexte
qu’il écrit :
… il vaut mieux se méfier des lectures précipitées et offertes comme une
fausse justification de ses impressions : on ne doit pas confirmer un préjugé
avec un jugement anticipé et souvent déter­miné seulement par une fausse
lecture. Pour nous le lecteur plus sûr est encore celui qui veut distinguer,
dans l’opération in­terpréta­tive, les points d’appui de sa polémique : une
lecture intéressée si­gnerait un acte de trahison, une spéculation basse sur
sa propre his­toire intellectuelle11.
Or, cette réflexion sur le rôle du lecteur et du critique est fonda­
mentale pour justifier le naturel avec lequel Bo avoue son intérêt pour le
surréalisme poétique, en arrivant aisément à le séparer de son côté plus
proprement social et idéologique. Dans son Anthologie du surréa­lisme de
1944, Bo reviendra sur l’importance de la posture du lecteur pour l’inter-
prétation littéraire. Dans son opinion, le lecteur doit s’abandonner « au
premier courant des mots, aux premières lumières des attitudes vitales
dans cette poésie [surréaliste] »12.
Si Carlo Bo tient à définir tous les actants qui constituent la créa­
tion et la ré­ception de la littérature, c’est parce qu’il a une idée très haute
de la littérature : se­lon lui, derrière la rédaction de la littérature, il y a des
motivations puissantes, vi­tales, qui ne doivent pas être con­fondues avec
la vente de livres à succès. Et s’il est très exigeant quant aux motivations
de la littérature, il ne l’est pas moins vis-à-vis du lec­teur qui, s’il veut être
digne de cette littérature, devra « multiplier sa lecture par l’ensemble des

11. Carlo Bo, Della lettura [Padova, Cedam, 1942], Urbino, Quattroventi, 1987, p. 8 : « …
conviene diffidare delle letture affannose e offerte come falsa giustificazione alle pro-
prie impressioni : non si deve convalidare un pregiudizio con un giudizio anticipato e
spesse volte determinato soltanto da una falsa lettura, da una piega sentimentale della
lettura. Per noi il lettore più sicuro è ancora quello che vuole distinguere nell’ope-
razione interpretativa gli appigli della propria polemica : una lettura interessata in
questo senso segna un atto di tradimento, una speculazione bassa della propria vicenda
intellettuale ».
12. Carlo Bo, Antologia del Surrealismo, Milano, Edizioni di Uomo, 1944, p. vii : « alla
prima cor­rente delle parole, alle prime luci degli atteggiamenti vitali di questa poesia ».
130 Tania Collani

intentions du poète, sur la base des condi­tions auxquelles le poète est


soumis, sur la base de la différence des ré­sultats, de la corruptibilité des
mots »13. En reprenant la célèbre phrase de Lautréamont, il continue :
« la poésie doit être faite par tous et le lecteur doit connaître les mêmes
souffrances que le poète »14. Sur ces bases, Carlo Bo propose la littérature
surréaliste au public italien, en s’adressant à un lecteur mûr, c’est-à-dire
au lecteur capable de distin­guer la cause de l’effet, le mouvement de la
littérature, ce que Breton écrit au niveau de la création littéraire et ce qu’il
rédige au niveau des interventions idéologiques et théoriques. En effet,
pour le critique ita­lien, il ne faut pas se faire dévier par les af­firmations,
les erreurs, les prises de direction d’un moment, parce que le but des sur-
réalistes « est plus haut que celui annoncé dans la série de leurs manifestes
et dans leurs pages d’action »15.
Il faut par conséquent rechercher la motivation pour promouvoir la
production littéraire surréaliste dans ce portrait de vrais poètes que Carlo
Bo entrevoit derrière la façade engagée des jeunes intellectuels. Lorsque le
lien entre raison et création commence à devenir évident, notamment avec
la publication de « Limites-non frontières du surréa­lisme » (1937) de Bre-
ton, Carlo Bo abandonne toute réserve, et écrit à propos du mouvement
qu’il « a touché deux sommets de pure raison créa­trice »16. À partir de
ce moment, il appliquera au surréalisme tous les termes qu’il utilise chez
d’autres grands auteurs qu’il aime, comme Ungaretti, dont le concept de
« littérature comme vie », qui est à l’origine contenu dans une étude pu-
bliée en 1938 et intitulée « Dimora della poesia » [Demeure de la poésie].
Les dates sont évidemment très significatives : la définition de la
« littérature comme vie » arrive en 1938, quand Carlo Bo était au mi­lieu de
ses recherches sur le mouvement surréaliste et une année après la publi-
cation de l’article de Breton. Il s’agit certes, d’un concept que l’auteur a
mûri aussi durant les années précédentes, comme le témoigne un passage

13. Ibid., p. x-xi : « Un lettore dunque è qui stretto da una serie di prove inerenti all’interno
del testo, la sua lettura dev’essere doppia, tripla, deve moltiplicarsi per la somma delle
intenzioni del poeta, per le condizioni a cui il poeta è sottostà, per la differenza dei
risultati, per la corruttibilità delle parole ».
14. Ibid., p. xi : « Ma ancora qui la profezia di Lautréamont interviene con tutta la sua
prepotenza, col fulgore della sua assoluta novità : la poesia dev’essere scontata da tutti
e il lettore deve co­noscere le stesse sofferenze del poeta ».
15. Ibid., p. x : « Il compito a loro insaputa è molto più alto di quello denunciato nella
serie dei loro manifesti e delle loro pagine d’azione ».
16. Carlo Bo, Nuova poesia francese, Milano, Guanda, 1952, p. lxvi-lxvii : « [il surrealismo]
ha toc­cato due vette di pura ragione creatrice ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 131

d’une étude de 1935, qui cite une phrase de Raymond sur ce lien difficile
entre la poésie et l’être sociale et historique : « “on esti­mera probablement
que jamais en France […] une école de poètes n’avait confondu de la sorte,
et très consciemment, le problème crucial de l’être” »17.
L’être et la vie constituent le véritable pari de la littérature dans la
vision de Carlo Bo. Et c’est parce qu’il est arrivé à repérer cette voix dans
le surréalisme que le critique Carlo Bo n’a plus de réserves : il re­connaît
dans le mouvement surréa­liste un espoir important, fondé sur l’intensité
de la recherche. En 1937, il écrit : « le surréalisme est l’aventure par excel-
lence, un système de vie dont Rimbaud a parlé ap­proximativement. En
dehors du temps […]. Aujourd’hui ils vivent sur le futur »18. C’est sur la
base de cette conscience qu’il affirme qu’il ne faut pas faire attention à
des résultats immédiats et, à bien voir, super­ficiels, parce que le vérita­ble
mouvement vital du surréalisme réside dans son inspiration, et non pas
dans les gestes. Les surréalistes, pour Carlo Bo, sont capables de prouver
la véracité de son espoir d’une litté­rature haute. Il écrit que les surréa-
listes « font de la promesse de la vie, la vie même […] ils haïssent tout
compromis avec l’artisanat, parce qu’ils ne sont pas sollicités par la facile
consolation d’obtenir des don­nées mécon­nues »19.
Une fois que les surréalistes ont compris que le fameux « changer la
vie » de Rimbaud ne devait pas être interprété en clé d’action maté­rielle et
sociale (et cela se passe en 1935, lorsque le mouvement rompt avec le parti
communiste français), ils ont repris le chemin de la re­cherche de cette voix
qui dépasse le moment histo­rique, et une voix qui est tissée dans l’histoire
de l’expression poétique et littéraire.

Le surréalisme comme la vie

Au-delà des contingences et des manifestations momentanées, donc, le


critique Carlo Bo est à la recherche d’une littérature qui dépasse une
connotation purement historique, qui aille au-delà des concepts de l’ori-
ginalité, pour se focaliser sur l’expression de cette voix. En effet, dans

17. Carlo Bo, « Storia e motivi del surrealismo – i », p. 323. En italique dans le texte.
18. Carlo Bo « Storia e motivi del surrealismo – ii » [1937], p. 330-331 : « Il Surrealismo è
l’avventura per eccellenza, un sistema di vita a cui male o almeno confusamente ha
alluso un Rimbaud. Fuori dal tempo […]. Oggi vivono sul futuro ».
19. Ibid., p. 331 : « Fanno della promessa della vita la vita stessa […] odiano qualsiasi
compromesso dell’artigianato, in quanto non sono sollecitati dalla facile consolazione
d’ottenere dei dati co­nosciuti ».
132 Tania Collani

l’introduction à son anthologie de la poé­sie française contempo­raine (1952),


Bo se confronte à la thématique de la veine, de la motiva­tion de la poésie :
la poésie doit-elle être guidée par une veine lyrique pure, une âme qui
transcende le temps, ou bien peut-elle subir les in­fluences de son temps,
de l’histoire ? Évidemment Bo se range du côté de la pureté et de l’atem-
poralité. En parlant d’Apollinaire, qui ouvre son anthologie, Bo écrit qu’
à partir de son nom, il est possible de dériver deux modes d’introduction
au do­maine poétique, l’un valable et intérieur ; l’autre composé par les né-
cessités mêmes du temps et donc conclu dans les couleurs approximatives
d’une histoire de quelque façon banale et superficielle20.
Bo n’hésite pas à citer des noms : il insère dans la vague influencée
par les « couleurs changeantes et approximatives » des poètes comme
Cendrars, Vildrac, Soupault et, surtout, Cocteau, pour lequel Bo ne cache
pas une évidente antipathie, comme le démontrent plusieurs pas­sages dans
lesquels il attaque l’écrivain fran­çais : « Cocteau, par exemple, jugera suf-
fisant de réagir avec des astuces d’humour et des variations nuancées de
sentiment, mais je ne sais pas quelle part le temps sauvera de sa poésie »21.
Dans cette affirmation il faut lire, encore une fois, une conception
totalisante et haute de la littérature chez Carlo Bo, qui démontre très claire-
ment sa méfiance aux égards de tout ce qui est purement ou en prévalence
mode, de ce qui est passager. Dans ce contexte il oppose à Cocteau, poète
déjà très célèbre dans les années cin­quante, deux exemples de poètes qui
travaillent sur des exigences spirituelles, Michaux et Éluard :
Des poètes comme Cocteau ignorent la vraie nouveauté et il suffit comme
épreuve une prompte confrontation avec un Éluard ou un Michaux ; ces
deux derniers poètes ont choisi la seule voie possible et ils ont travaillé à
résoudre dans le texte l’obscur discours qui formait l’entité de leur urgence
spirituelle22.

20. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xi : « In sostanza, dal suo nome [Apollinaire] è
lecito deri­vare due modi d’introduzione al dominio poetico, uno valido e interiore e
l’altro composto dalle necessità stesse del tempo e quindi assolto nei colori approssi-
mativi di una storia in qualche modo banale e superficiale ».
21. Ibid., p. xii : « Un Cocteau, per esempio, crederà sufficiente reagire con degli accorgi-
menti di umore e delle variazioni a colore sentimentale, ma non so quanto, il tempo,
salverà della sua poesia ».
22. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xiii : « Poeti come Cocteau ignorano la vera novità
e basti come prova un confronto fulminante con un Eluard o con un Michaux ; questi
ultimi due hanno scelto l’unica strada possibile e hanno lavorato a risolvere sul testo
l’oscuro discorso che for­mava il numero della loro stessa urgenza spirituale ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 133

Toutefois, il ne faut pas interpréter cette « urgence spirituelle » en


clé purement transcendante et abstraite. La poésie, selon Carlo Bo, part de
la réalité et elle se manifeste dans la réalité, même si elle vient de plus loin.
Dans cette conception nous pouvons reconnaître dans Carlo Bo un grand
lecteur de Pierre Reverdy, le poète qui a involontairement fondé la poé-
tique des surréalistes fondée sur l’image, avec son célèbre article de 1918 :
L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une com-
paraison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rap­ports des deux réalités rapprochées se­ront lointains et justes,
plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité
poétique. Deux réalités qui n’ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher
utilement. Il n’y a pas création d’image23.
Ce n’est pas anodin, par conséquent, que Carlo Bo refuse la dimen­
sion de l’abstraction, pour souligner le « tremplin » du quotidien pour la
recherche spiri­tuelle : le quotidien doit servir au poète comme point de
départ pour comprendre son vide, un manque, une ignorance et, animé
par l’esprit qui animait le philosophe de Platon ou d’Aristote, le poète doit
partir à la recherche de réponses. En effet, à propos de Pierre Reverdy,
Bo écrit :
La vérité finalement se trouvait dans le vif de ce courant établi entre la
science quotidienne de notre personne et l’infini obscur de notre ignorance :
le poète, en cédant à ce courant préexistant en pleine conscience court le
risque d’obtenir un faisceau de lumière, cette nouvelle matière méconnue,
un fragment de poésie24.
Nous trouvons dans cet amour pour Reverdy, pour sa formulation
de l’image poétique – parce que Bo aussi parle de bouts de lumière cor-
respondants à des fragments de poésie – la véritable source de l’intérêt du
critique littéraire pour le surréalisme. La force du poète consiste justement
à trouver une voix qui peut avoir la forme de l’histoire, mais dont la moti-
vation et le contenu dépassent cette volubi­lité ; le poète doit rendre chorale
cette voix seule et unique : « toute voix, et donc la voix même du poète, a

23. Pierre Reverdy, « L’image » [Nord-Sud, n° 13, Mars 1918], in Nord-Sud, Self defence et
autres écrits sur l’art et la poésie, Paris, Flammarion, 1975, p. 73-75.
24. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xvi : « La verità infine si trovava nel vivo di questa
segreta corrente stabilita tra la scienza quotidiana della nostra persona e l’infinito
oscuro della nostra ignoranza : il poeta cedendo a questa corrente stabilita avanti in
piena coscienza corre il rischio di ottenere un numero di luce, questa nuova materia
ignota, un frammento di poesia ».
134 Tania Collani

tendance à un écho général, vers cet état de collaboration universelle qui


a eu dans Lautréamont le premier tenant »25.
Une voix qui ne doit pas être complètement détachée de la réalité,
comme il l’écrira dans son ouvrage, L’Absence, la poésie de 1945 :
La poésie commence dans la réalité commune interrogée, d’un rap­port qui
va au-delà des sensations et qui ne doit pas s’arrêter au sentiment : la poésie
conti­nue dans la voie perdue, méconnue, ou­verte à l’interrogation, de cet
état initial et inévitable d’attente26.
C’est dans le contexte de la définition de la voix et de la littérature
comme vie qu’après 1937, Bo parle de Breton et de son travail « uni­versel »
sans pairs, qui se manifeste en une valeur esthétique et philo­sophique
uniques :
Il vaut la peine de souligner en lui [Breton] la partie de travail de média-
tion, d’activité de l’extérieur, de façon à valoriser ses qualités pratiques de
collabora­tion et de sollicitation. Trop nombreuses sont ses inventions […].
Breton a in­venté non pas une nouvelle formule de poésie, mais il a postulé
une révolution totale du monde, en cherchant à obtenir d’une nouvelle
forme de la personne même non une histoire à reprendre dans la mesure
de la vieille rhétorique, mais en vertu de la lumière fulgurée d’une essence
humaine27.
L’idée et l’étude de Carlo Bo sur le surréalisme ne présentent peut-
être pas l’originalité de l’œuvre de Marcel Raymond, surtout au niveau
de l’histoire litté­raire. Néanmoins, il vaut la peine de redécouvrir cette
œuvre critique pour deux raisons : la première, c’est que Carlo Bo a été
presque le seul qui, en plein fascisme en Italie, a su développer un amour
pour le surréalisme, un amour purgé de toute implication poli­tique. Ce

25. Ibid., p. xvii : « Ogni voce, e quindi la voce stessa del poeta, tende a un’eco generale,
a quello stato di collaborazione universale che ha avuto in Lautréamont il primo
sostenitore ».
26. Carlo Bo, « Nozione della poesia », L’assenza, la poesia, Milano, Edizioni di Uomo,
1945, p. 72 : « La poesia ha inizio dalla realtà comune interrogata, da un rapporto che
va oltre le sensa­zioni e non deve arrestarsi al sentimento : la poesia continua nella
strada irreperibile, sconosciuta, aperta dall’interrogativo, da quello stato iniziale e
inevitabile di attesa ».
27. Carlo Bo, Nuova poesia francese, p. xviii : « Vale invece illuminare in lui [Breton] la
parte di la­voro mediato, di attività dall’esterno, in modo da valorizzare le sue qualità
pratiche di collabora­zione e di sollecitazione. Sono troppe le sue invenzioni […]. Bre-
ton ha inventato non un nuovo modo di poesia ma ha postulato bensì una rivoluzione
totale del mondo, cercando di ottenere da una forma nuova della stessa persona non
una storia da riprendere nella misura della vecchia rettorica, ma per la luce folgorata
di una essenza umana ».
Le surréalisme selon Carlo Bo 135

que Bo aime dans le surréalisme n’est pas le fait d’être com­muniste (mot
qu’il ne prononce d’ailleurs jamais dans ses écrits) ; mais son message et
sa recherche, qui reproduisent la recherche de tout homme confronté aux
grandes questions qui l’élèvent au-dessus de la contingence historique :
quelle est le limite entre réalité et surréalité ? Où est-ce que l’imagination
humaine prend fin pour laisser la place à la réalité tangible ? Y a-t-il une
réalité objective ou tout le réel ne serait-il qu’une émanation de la vision
humaine ? C’est parce que Carlo Bo s’est posé ces questions sur le sur-
réalisme qu’il faut relire ses textes ; c’est parce qu’il a eu le courage de
considérer la littérature comme valeur absolu et suprême. La méthode
critique, que nous avons vue dans la définition de la lecture, doit être
également absolue, attentive, ouverte. Chez Bo la vie assume une valeur
profonde seulement grâce à la trans­figuration et à la sublimation faites à
travers la littérature. C’est avec ce but ambitieux et peut-être utopique
qu’on peut comprendre la litté­ra­ture comme vie de Bo et sa vision presque
transcendante de la re­cherche surréa­liste.

ILLE – Institut de recherche en langues et littératures européennes


Université de Haute-Alsace
Méthode critique et critique
de la méthode chez Jean Starobinski

En parcourant les Trois fureurs

Michaël Comte

D ans les essais rassemblés en 1974 sous le titre Trois fureurs, Jean Sta-
robinski donne à penser une situation humaine aussi extrême qu’es-
sentielle. À travers trois œuvres fondatrices de la culture euro­péenne,
en autant de scènes emblémati­ques de l’imaginaire occidental, le lecteur
redécouvre un sujet dépossédé pour un temps de sa droite raison, dégagé
d’une façon ou d’une autre de la maîtrise de lui-même et de ses actes.
Dans l’Ajax de Sophocle, tragédie rattachée au mythe ho­mé­rique, c’est
le héros éponyme, égaré par la déesse Athéna, qui, tel Don Quichotte,
décime furieusement un troupeau de bêtes, avant de se donner la mort ;
dans le texte biblique, l’Évangile selon Marc fait appa­raître quant à lui le
démoniaque de Gerasa, déchaîné et hurlant du fond des sépulcres avant sa
rencontre libératrice avec Jésus ; la peinture nocturne de Johann Heinrich
Füssli intitulée Le Cauchemar illustre en­fin l’abandon total d’une rêveuse
et l’emprise nocturne qu’exercent sur elle les apparitions maléfiques du
cauchemar.
Trois figures que l’on aurait sans doute un peu rapidement ten­dance
à nommer aujourd’hui folie ou hallucination. Avec leur examen, le critique
genevois nourrit pour sa part un intérêt ancien, tributaire d’une double
orientation. On sait en effet que Jean Starobinski a mené dans les années
138 Michaël Comte

1950, entre Genève et Lausanne, des études doctorales à la fois littéraires


et médicales1. En débouchant sur deux ouvra­ges ma­jeurs, significatifs de
l’œuvre à venir – Jean-Jacques Rousseau : la transpa­rence et l’obstacle (1957),
et l’Histoire du traitement de la mélan­colie des origines à 1900 (1960) –, ce
parcours initial témoignait déjà d’une attention particulière aux aventures,
rationnelles ou non, de la conscience, que celle-ci soit observée dans la
vie, l’œuvre et la pensée d’un auteur et d’une époque, ou dans les théories
scienti­fiques utiles à sa compréhension.
Après les travaux consacrés à l’expérience de la liberté, aux pou­voirs
d’élucidation de la Raison, tels qu’ils s’expriment dans les arts à l’époque
des Lu­mières, le critique se tourne davantage, avec les études réunies
dans Trois fureurs, vers le côté obscur de la conscience subjec­tive, sa part
d’aliénation ou d’aveuglement2. La folie d’Ajax est l’effet d’un probable
déséquilibre humoral, la possession démoniaque peut être expliquée par
un excès de bile noire, et la vision de la dormeuse in­terprétée comme une
projection imaginaire d’origine physiologi­que : les troubles de l’esprit ou le
délire onirique, au centre des œuvres rete­nues, rattachent ainsi leur étude à
ce thème de la mélancolie que l’œuvre de Starobinski ne cessera d’interro-
ger par la suite, aussi bien dans le cadre de l’histoire des scien­ces (médecine
et psychologie) que dans ses diverses représentations artistiques.
Dans les années 1960 et 1970, l’ensemble de ces préoccupations s’ac-
compagne d’une réflexion à propos des modalités de l’interprétation litté-
raire. Le recueil fon­damental La Relation critique en est le témoignage le
plus visible, en particulier avec le texte homo­nyme qui ouvre le volume3.
Jean Starobinski y développe une mé­dita­tion herméneutique dont la ques-
tion de la méthode forme le centre : quelle place, quel rôle les méthodes

1. Il exercera ainsi la médecine générale, de 1948 à 1953, comme assistant, à l’Hôpital


cantonal de Genève, et la psychiatrie, de 1957 à 1958, à l’Hôpital psychiatrique de Cery
(Lausanne).
2. L’Invention de la liberté. 1700-1789, est publié en 1964 ; 1789 : Les Emblèmes de la Raison
en 1973, mais son manuscrit est achevé en 1967. Les essais constitutifs de Trois fureurs
paraissent respectivement en revues en 1968, 1971 et 1972. Pour une mise en rapport
plus nuancée de ces textes, on lira Carlo Ossola, « Jean Starobinski : l’invention de
la raison », in M. Gagnebin, Ch. Savinel (éd.), Starobinski en mouvement, Seyssel,
Éditions Champ Vallon, 2001, p. 293-308.
3. « La relation critique » paraît une première fois en 1968, à la suite d’une conférence
donnée à Turin l’année précédente, sous le titre « Quatre conférences sur la “nou-
velle critique” », Studi Francesi, Turin, n° 34, p. 34-45. Le texte est repris et développé
ensuite dans les deux éditions successives de La Relation critique [Paris, Gallimard,
1970, p. 9-33], Paris, Gallimard, 2001, p. 11-56. Sauf mention dans la note, nous citerons
dans ce qui suit l’édition de 1970.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 139

tiennent-elles dans le discours cri­tique ? Quelles en sont les limites, et la


part de réflexion qui s’y ajoute ? De toute évidence, un tel questionnement
s’inscrit dans le con­texte du débat intellectuel marqué par l’émergence en
France, quelques années plus tôt, des « nouvelles critiques ». Pourtant,
les con­sidérations épistémologiques de Starobinski n’entrent pas explici­
te­ment en dialogue avec ces théories qui, en s’inspirant des sciences,
idéologies ou philosophies du moment, prennent alors avec conviction
la littérature pour objet.
Force est donc de chercher ailleurs une telle confrontation. On la
trouvera dans les essais mêmes du critique, autour des diverses œuvres
abordées. Ainsi des Trois fureurs, où la psychanalyse, le structuralisme ou
encore l’histoire (celle des scien­ces surtout), forment dans l’approche des
œuvres les interlocuteurs principaux. Dans ce qui suit, il s’agira donc de
retracer les trois lectures de Starobinski, tout en met­tant en rapport leurs
linéaments avec les développements théoriques de « La relation critique ».
Si ces derniers sauront alors se concrétiser, pour mieux illustrer le discours
starobinskien de la méthode, cette herméneutique sera éclairée égale­ment
en retour, par le biais des œuvres interprétées, mythe, peinture du rêve
ou texte biblique.

Dans L’Épée d’Ajax, la lecture de la tragédie proposée par Jean Staro-


binski il­lustre les possibilités et les conséquences d’une applica­tion de
la psychologie mo­derne, et plus particulièrement de la psycha­nalyse, à
la littérature. La réflexion s’engage dès la première version4 de l’essai
à partir d’un intéressant parallèle entre la parole mythique – ou le récit
tragique qui lui appartient en un sens5 – et le dis­cours psychanaly­tique.
C’est le suicide, horizon structurant du drame sopho­cléen, qui constitue
le lieu du rapprochement : aussi bien dans le rap­port thérapeutique avec
le patient, lorsque le dialogue et la relation sont définitivement rompus,
que dans l’examen d’une œuvre, l’interprétation du geste fatal passe selon

4. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », Le Nouveau Commerce, cahier 12, hiver 1968,
p. 47-66.
5. L’action d’Ajax (sa folie, le massacre des bêtes et son suicide) s’inspire de poèmes
du cycle posthomérique (l’Ethiopide et la Petite Iliade), connus essentiellement par
des scholies, et peut-être d’une trilogie écrite avant lui, sur le même personnage,
par Eschyle. Si Ajax apparaît main­tes fois dans le récit des combats qui composent
l’Iliade, c’est dans l’Odyssée, lors de sa ren­contre avec Ulysse aux enfers (xi, 543-567),
qu’est évoqué pour la première fois ce qui l’aurait conduit à la mort. Sur ces diverses
occurrences : Jacqueline de Romilly, « Introduction », in Ajax, Paris, Puf, 1976, p. 9 s.
140 Michaël Comte

Starobinski par la construc­tion d’une histoire qui tente de reconstituer


dès ses origines les éta­pes du drame. Assuré de déboucher sur un événe-
ment réel, ce récit rétros­pectif est en quelque sorte livré à l’arbitraire de
l’interprète. Celui-ci re­trace les moments d’un développement pulsionnel
morbide, d’un des­tin suicidaire que le protagoniste ne saurait désormais
contredire. Fort de cette licence narrative, le psychologue (ou le critique)
est alors libre d’ordonner la succession des motivations hypothétiques,
créant ainsi « une fable vraisemblable »6 apparentée à l’invention littéraire
ou my­thi­que.
Mais l’analogie entre mythe et psychanalyse ne s’arrête pas à leur
dimension narrative commune : à considérer la genèse de la théorie freu-
dienne, comme le fai­sait déjà Jean Starobinski dans son article « Psychana-
lyse et connaissance litté­raire »7, la comparaison se généra­lise à l’ensemble
des composantes langagières de la psychanalyse. À commencer par son
vocabulaire. Car le mythe, en particulier, ou la lit­térature en général, mo-
dèles de la compréhension par Freud du jeu pulsionnel, ont inspiré de
fait les termes ou concepts cruciaux du lexique psychanalytique : Œdipe,
narcissisme, sadisme, masochisme, etc. Certes, Freud entend sincèrement
déchiffrer et traduire en un langage objectif et clair cette part inconsciente
et obs­cure de la vie affective que les poètes énoncent sous une forme sym-
bolique ; mais « il ne peut évi­ter de recourir, dans cette recherche même,
à un langage chargé d’images. Son “métalangage”, qui se veut rigoureuse-
ment scientifique, est conta­miné par son objet »8. Et il en va ainsi, d’après
Starobinski, pour la syntaxe et la rhé­torique du discours psychanalytique
dans son ensemble :
Ce n’est pas seulement le matériel verbal qui est d’essence méta­phorique,
c’est le discours psychanalytique tout entier […] (avec ses éléments my-
thiques, ses allusions littéraires, et surtout avec sa représentation allégorisée
des « lieux » psychiques et sa théorie de la répartition « économique » de
l’énergie libidi­nale)…9
La lecture psychanalytique se représentera elle aussi le suicide sous
une forme métaphorique et dramatisée, expliquant l’autodestruction
par le jeu mécanique, sur la scène inconsciente de pulsions, instincts et
complexes masqués. Le geste d’Ajax est donc compris comme la con­

6. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », in Trois fureurs, Paris, Gallimard, 1974, p. 14.
7. Texte d’une conférence donnée en 1964 et 1965, publié dans la revue Preuves en mars
1966, et repris tel quel dans La Relation critique, 1970, p. 257-283.
8. Ibid., p. 277.
9. Ibid., p. 276.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 141

damnation d’un surmoi démesuré, sa révolte man­quée contre les Atrides


étant le substitut symbolique d’une rébellion impossible contre une figure
paternelle à laquelle, dans sa phase postœdipienne, il s’identifie, et dont
il finit par satisfaire le désir narcissique en s’immolant… Ce faisant, la
psy­chanalyse, non contente d’appuyer son explication sur l’objet qu’elle
entend expli­citer, cherche et découvre des motivations secrètes derrière
une situation dont les ressorts s’inscrivent pourtant distinctement dans le
texte même de l’œuvre :
… quand Freud construit la notion de surmoi (instance parentale inté-
riorisée, instance morale culpabilisante), la théorie psychanaly­tique n’a
d’autre effet que de rappeler, du fond de l’oubli, ce qui est dit en clair
par le texte de Sophocle. Le concept de surmoi (et celui d’idéal du moi)
servira à signaler la présence impli­cite, inavouée, de l’autorité paternelle,
dans certains mécanismes de contrainte inté­rieure et d’autopunition. Est-il
désormais nécessaire de recourir à ces concepts, lorsque cette même autorité
paternelle est explicite­ment invoquée10, et révélée en pleine évidence ? La
situation dévelop­pée dans la pièce de Sophocle est le modèle à découvert
dont le concept psychologique s’inspire pour décryp­ter des com­portements
cachés11.
Attribuer à Ajax un surmoi, et plus généralement faire appel à la
notion d’inconscient, pour expliquer son geste, paraît donc superflu. Qui
plus est, une telle démarche relève de la tautologie puisqu’elle con­siste à
« réverbérer un concept sur le modèle qui a contribué à le cons­tituer »12.
En cela, la psychanalyse se différencie peu de toute autre tech­nique ex-
plicative appliquée à la littérature : spécifiant son langage, la méthode, ici
comme ailleurs, prédétermine les faits qu’elle saisit dans son objet et leur
découvre une coordination autant qu’elle la leur im­pose13. Si la lec­ture
psychologique se contentait de traduire dans un lan­gage contemporain une
attitude exposée de façon apparemment ar­chaïque par le drame mythique,
ce vice tautologique, resterait sans conséquence réelle. Mais la critique
psychanalytique, à en croire Jean Starobinski, semble parfois imposer une

10. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », p. 49-50 (citation de Tragiques grecs, Eschyle,
Sophocle, tr. J. Grosjean, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1967, p. 447, vers 463-466, 470-473,
479-480) : « De quel front me montrer à mon père Télamon ? Comment supportera-t-il
de me voir frustré du prix de ma vaillance, lui qui fut couronné d’une grande gloire ?
Ce n’est pas supportable. […] Il faut que je cherche comment prouver à mon vieux
père que n’est pas né de lui un pleutre. […] Vivre avec gloire ou mourir avec gloire
est le devoir d’un noble ».
11. Ibid., op. cit. p. 51.
12. Ibid., p. 52.
13. Jean Starobinski, « La relation critique », in La Relation critique, op. cit. p. 13.
142 Michaël Comte

explication qui envisage unila­téralement l’œuvre – ici le comportement


d’Ajax – dans l’horizon d’une cau­salité hypothétique préalable, que celle-ci
relève de l’inconscient supposé du héros ou de celui de l’auteur.
Le commentaire psychanalytique d’une œuvre picturale telle que le
Cauchemar14 appellerait des remarques comparables. À la suite des pro­
pos mêmes de Füssli concernant le rêve, le tableau peut en effet aisé­ment
être ramené à la « personnification du sentiment »15 de son créa­teur. Plus
précisément, en suivant les suggestions de Freud et Jones concernant le
cauchemar, la toile de Füssli propo­serait l’illustration féminisée d’un phan-
tasme profondément sadique, d’un désir d’inceste ; les diverses figures
et postures représentées (tête de cheval surgissant à travers la fente des
rideaux, incube assis sur la poitrine de la dormeuse, position renversée
de celle-ci…), dans leur évidente connotation sexuelle, constituant au-
tant de symboles de ce substrat inconscient16. De même que l’explication
psychanalyti­que du suicide d’Ajax dans le mythe antique, une lecture aussi
méthodiquement orientée ne restera pas sans conséquence. Comme on va
le voir, Starobinski jette le doute sur ses résultats, que ce soit au niveau de
la compréhension de l’œuvre, ou, sur un plan éthique plus général, dans
la conception de l’art et du sujet qu’elle im­plique.

Les instances inconscientes, impersonnelles et générales, pulsions ou


forces motivantes, détermineraient donc de façon masquée les actes in­
dividuels – pour celui qui les ignore et les subit, une telle explication
implique nécessairement une disculpation ; ses gestes expliqués par des
puissances intérieures qu’il ne maîtrise pas, il est en effet déchargé de toute
responsabilité. Indépendamment de ce qu’on peut en penser en général,
un tel acquittement, pour Jean Starobinski, correspond mal à la place du
sujet, au rôle qu’il joue dans le mythe ou la dramaturgie an­tiques : ce que

14. « La Vision de la dormeuse » paraît d’abord dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse,


n° 5, prin­temps 1972, p. 9-25. Nous référons dans ce qui suit au texte des Trois fureurs,
p. 127-162. Starobinski y commente la version du Cauchemar de 1790-1791, conservée
au Goethe Museum de Frankfurt am Main.
15. Aphorisme de Füssli, cité par Jean Starobinski, Trois fureurs, p. 129.
16. On a proposé d’autres interprétations de l’œuvre à partir de la vie affective de Füssli,
et notam­ment de sa relation impossible avec Anna Landolt, qu’il ne put épouser :
le peintre en aurait ex­primé le désir violent et frustré dans les différentes versions
du Cauchemar (cf. Horst W. Janson, « Fuseli’s Nightmare », Arts and Sciences, n° 2,
printemps 1963, p. 23-28).
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 143

ceux-ci montrent avant tout, c’est plutôt un « caractère (ethos) en lutte


avec un pouvoir supérieur (daimon) »17.
Certes, le héros tragique subit l’influence fatale des dieux et du des­
tin. La mé­prise et l’aveuglement d’Ajax, lorsqu’il massacre le troupeau de
bêtes en lieu et place des chefs grecs, relèvent de la déesse Athéna, qui le
dépossède pour un temps de sa droite raison. Mais ces causes ex­térieures,
intervention divine ou force du destin, Ajax en est lui-même le moteur
premier : c’est lui qui a voulu après tout se passer de l’aide d’Athéna lors
de précédents combats, niant outrageusement l’ordre des choses ; la déesse
se charge seulement de lui rappeler les limites que les dieux fixent aux
mortels. De même, avant son aveuglement surnaturel, Ajax a li­brement
fomenté son projet meurtrier. Sa réplique à la sen­tence des juges (il refuse
le choix des Atrides, qui lui préfèrent Ulysse comme chef) relevait de son
propre profil existentiel et caractérolo­gique, celui du seigneur de guerre
au passé glorieux raconté dans l’Iliade : « réaction élémentaire où prévaut
l’orgueil humilié »18, la fo­lie furieuse d’Ajax procède donc autant de « la
colère (cholos) du guerrier frustré de l’honneur qu’il revendiquait »19 que
d’une tromperie divine qui vient ensuite la dévier. Enfin, c’est un Ajax
fidèle à ce même ethos qui entend pour finir « assumer personnellement
ce que la fatalité l’a contraint d’accomplir »20. Libéré de l’emprise divine,
il choisit lucide­ment le suicide, fin volontaire seule capable à ses yeux de
laver son échec, comme de le rétablir dans son honneur.
On le voit, contre une interprétation qui tiendrait la « folie » d’Ajax
pour un motif de non-lieu, dès lors qu’une contrainte aliénante semble
momentanément se substituer à sa propre volonté, la lecture de Starobinski
rétablit la responsabilité in­dividuelle que le texte de Sophocle ou le mythe
avaient attribuée aux personnages : ceux-ci ne sauraient « se dispenser
de payer pour les actes accomplis »21. En intériori­sant, en naturalisant
dans le sujet, sous la forme d’instances in­conscientes impersonnelles, les
figures divines du mythe, l’explication psychanalytique fait du héros le
jouet anonyme de ces instances : il est désormais incapable de s’y opposer,
inapte à répondre de sa conduite en son nom. Non content de substituer
le patholo­gique au tragique, un tel déterminisme naturel remet donc en

17. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 18. Le critique note lui-même qu’il
suit dans cette apprécia­tion les développements de Jean-Pierre Vernant, in Mythe et
tragédie en Grèce an­cienne, Paris, La Découverte, 1972.
18. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 23.
19. Ibid., p. 37.
20. Ibid., p. 46.
21. Ibid., p. 18. On songe évidemment à Œdipe.
144 Michaël Comte

question le sujet dans son es­sence même, sa singularité et son autono-


mie. Il en va de même lorsque les Problemata aristotéliciens expliquent la
conduite du héros, délire puis abattement suicidaire, comme le résultat
d’un excès de bile noire, c’est-à-dire comme une af­fection mélancolique :
l’explication physiolo­gique et médicale ne permet plus de distinguer les
motivations et la si­tuation spécifique d’Ajax. Tout à l’heure dépen­dant
de son incons­cient, soumis cette fois aux lois matérielles du corps, Ajax,
de­venu un simple malade, voire le prototype du fou, perd d’une autre
façon sa personnalité propre.
Ces risques de réduction, Jean Starobinski les a prévenus par ail­
leurs explicite­ment. Ce sont ceux de la méthode, lorsqu’elle assimile au
postulat universel de sa base théorique la singularité d’une œuvre, sa vision
particulière du monde, son style personnel ou, comme on va le voir, sa
conscience créatrice. Quand les concepts théoriques expliquent sans égard
l’objet poétique visé – ici les actes du héros –, ils en résor­bent l’exception
« dans ce que Kierkegaard nomme “le géné­ral”, c’est-à-dire dans l’ordre
de ce qui est rationnellement universalisable »22. Dès lors, à chaque fois
que le discours critique prétend à la science, il passe outre la di­mension
essentiellement singulière, subjective et inventive de son objet. La Vision
de la dormeuse illustre elle aussi une telle dérive. Cette fois, c’est l’inter-
prétation de l’objet à partir de l’inconscient sup­posé de l’auteur qui est
mise en cause : cette approche fait à nouveau l’impasse sur la véritable
dimension personnelle de l’œuvre.
Certes, et Jean Starobinski le montre, la toile de Füssli s’inscrit
d’abord dans un contexte hérité : d’Homère aux légendes scandinaves,
en passant par la polysémie du terme Nightmare (mare pour démon ou
jument), ou encore par les explications médicales du cauchemar depuis
l’antiquité, « il y a […], précédant le tableau, beaucoup de choses écrites
qui le préparent, et qui guident la pensée consciente du peintre »23. Plus
que la projection d’un hypothétique désir incestueux, l’œuvre de Füssli
apparaît comme la transposition visuelle des significa­tions du mot Night-
mare et la réponse imagée à une définition poétique ou médicale24 du rêve
cauchemardesque. En témoignent maints autres tableaux du maître, dictés

22. Jean Starobinski, « La relation critique », op. cit. p. 27.


23. Jean Starobinski, « La Vision de la dormeuse », in Trois fureurs, op. cit. p. 135.
24. Le mot éphialtès, par lequel Hippocrate, les Grecs puis les Latins, décrivent le cauche-
mar, signi­fie selon l’étymologie celui qui se jette sur – ce qui paraît désigner l’attitude
du cheval dans la représentation de Füssli. La médecine moderne s’interroge quant
à elle sur la sensation d’oppression thoracique qui envahit parfois les rêveurs, et que
la croyance attribue à l’incubus, le démon couché sur eux durant le sommeil…
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 145

par les textes des auteurs (drames de Shakespeare, poèmes de Dante, Mil-
ton ou Goethe, ou encore épopées, d’Homère aux Nibelungen). Ce que
l’explication méthodique croit pouvoir référer à l’inconscient du peintre
est donc cette fois énoncé par avance dans un horizon imaginaire antérieur.
Le critique n’entend pas cependant réduire le peintre à un simple
illustrateur, ou, avec le Cauchemar, à un pathographe attentif, la dor­meuse
rejoignant alors « la galerie des hystériques dans la collection des “malades
de l’art” »25. Si la peinture de Füssli, prolongeant des objets culturels
existants, n’est pas une création pure­ment originale – quelle œuvre peut
s’en targuer ? –, la question est donc de « dis­cerner ce qui lui appartient
en propre et ce qui appartient à la donnée littéraire qu’il interprète »26 ;
ainsi le critique dégagera-t-il véritablement la singularité de l’imaginaire
füssléen. Or c’est précisément là ce dont la seule lecture psychanalyti­que
est incapable, dans la mesure où, comme avec Ajax, « la généralité de la
pa­thogénie analytique [implique qu’] elle manque totalement de perti-
nence spécifi­que »27.

Face à ces impasses méthodologiques, que propose donc Starobinski dans


ses essais ? À travers le drame de Sophocle, ne reconstitue-t-il pas lui
aussi l’enchaînement dramatique des événements racontés, la suite des
réactions d’Ajax ? Son analyse ne suit-elle pas après tout la succes­sion
des moments ou états passionnels, c’est-à-dire psychiques, qui mè­nent au
geste autodestructeur ? La dif­férence, ici comme dans le com­mentaire du
Cauchemar, relève du lieu dans lequel s’opère l’interprétation, et du sens
qu’elle emprunte.
Le critique, en effet, inscrit, avant tout ses lectures à l’intérieur ou à
partir de l’œuvre, de façon immanente. De la pièce antique, il suit ainsi la
chaîne narrative, le développement de l’action mythique, décrit les agisse-
ments manifestes d’Ajax, tels qu’ils sont consignés dans les récits de leurs
témoins (Athéna, Ulysse, Tecmesse) ; enfin il prête attention au sens des
paroles du héros lui-même, lorsque celui-ci retrouve ses es­prits et décide
volontairement de mourir. Si le mythe se prête bien pour Starobinski à
une pluralité d’interprétations, c’est après coup qu’il admet « les motiva-
tions surajoutées, les conjectures causales, les varia­tions psychologiques,

25. Jean Starobinski, « La Vision de la dormeuse », op. cit. p. 142.


26. Ibid.
27. Ibid.
146 Michaël Comte

les lectures symboliques ou allégoriques »28. La compréhension, celle des


inten­tions et du parcours du protagoniste, doit donc s’enraciner dans la
configuration même du récit, dans les événements, actes et paroles rap-
portés, sans commencer par chercher, au dehors ou derrière l’œuvre, les
motivations hypothétiques généra­les qui en expliqueraient les modalités.
Force est néanmoins de constater que Starobinski évoque à plu­sieurs
reprises le contexte historique et les circonstances sociales qui entourent
la tragédie de Sophocle ; de même, il restitue dans leur sens originel cer-
tains mots-clefs, indique l’explication du suicide qu’a donné la théorie
médicale antique, tout comme il décrit la pérégrination affec­tive d’Ajax
en termes psychologiques. Comme le montrera plus loin la lecture du
Combat avec Légion, le critique ne s’en tient de loin pas aux seules confi-
gurations internes de l’œuvre. Au contraire, une polyva­lence dans l’usage
des méthodes, la transition d’une approche ou d’une théorie à l’autre, est
pour lui une nécessité29 ; elle préserve des écueils propres à une procé­
dure unilatérale, et répond au contraire, à travers la pluridisciplinarité, à
la com­plexité essentielle des œuvres et des réalités qu’elles rapportent30.
Si le choix des méthodes, et surtout le passage de l’une à l’autre, n’est
régi par aucune loi, l’œuvre reste néanmoins un point de départ dans le
parcours interpréta­tif. Le mouvement centrifuge, réglé par le texte, va de
l’œuvre à ses antécédents historiques, ou à ses alentours théoriques. Ainsi,
comme on l’a vu, de l’interprétation du suicide d’Ajax, menée et décrite
à partir des paroles du héros plutôt que dans la théorie psychologique ;
c’est en un second temps seulement que le drame de Sophocle trouve
sa traduction dans la rhétorique psycholo­gique. Il en ira de même avec
l’ensemble des relations entretenues par l’œuvre et son dehors :
Le dehors de l’œuvre est constitué par tout ce qu’elle transcende et par tout
ce qui la transcende. Les tensions internes dont vit l’objet littéraire sont
faites d’un ensemble d’actions et de réactions, de forces déstructurantes
compensées par des reconstructions. Leur appréhension n’est possible qu’au
prix d’une mise en rela­tion de l’œuvre avec son origine psychique, ses effets
lointains, son milieu envi­ronnant. En l’occurrence, les indices principaux ne
viennent pas du dehors, c’est dans les œuvres elles-mêmes, dans leurs replis
qu’on les trouvera, à condition de savoir les y lire. Je rêve d’une cri­tique qui
saurait concilier la microscopie du détail avec l’élargissement comparatiste31.

28. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 67.


29. Jean Starobinski, « La relation critique », op. cit. p. 35-36.
30. Jean Starobinski, « L’Épée d’Ajax », op. cit. p. 48 : « On sait que, dans la réalité, les
gestes suicidai­res sont rarement attribuables à une cause unique et simple. Ils sont
surdéterminés ».
31. Jean Starobinski, « La relation critique », op. cit. p. 45-46.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 147

Autre exemple de cette conception de l’œuvre d’art et de sa consé­


quence pour la critique, La Vision de la dormeuse montre bien la con­
ciliation que l’herméneute devra ménager entre la primauté de l’œuvre et
sa nécessaire « mise en relation » ; que ce soit, du côté de l’auteur, avec
son « origine psychique » et ses autres œu­vres, ou, plus largement, avec
la tradition ou l’imaginaire collectif dans lesquels elle s’inscrit.
Si Starobinski préfère interpréter, certes prudemment, le tableau de
Füssli comme une scène de viol, où le cauchemar figure l’expression du
plaisir voyeuriste et sadique de l’artiste, plutôt que comme une projec­tion
de son désir incestueux, c’est que l’y invitent, par induction, sa composition
iconographique, ainsi que la comparaison avec d’autres toiles du même au-
teur. L’analyse interne permet en ef­fet de déceler une logique signifiante :
l’opposition systématique des expressions du che­val et de la dormeuse, de
leurs mouvements respectifs et de leur dispo­sition dans l’économie spatiale
de la toile, peint l’impressionnant spec­tacle d’une contrainte brutale, à
laquelle l’incube ricanant, « à demi absent, prend un plaisir lointain » ;
la situation de la victime totalement vaincue s’oppose ainsi aux repré­
sentations des figures féminines dont l’œuvre de Füssli abonde. Dans le
Cauchemar, le peintre semble s’être défait de ces femmes triomphantes et
persécu­trices, courtisanes, impé­ratrices ou Walkyries, pour mieux donner
à voir, dans la détresse totale de la dormeuse et non sans une certaine
perversité, « l’abolition com­plète du danger lié à la femme »32.
Seule la prise en compte de l’ensemble de la production de l’artiste
permet ainsi de confirmer les constats tirés de l’observation minutieuse
d’une œuvre particu­lière. Celle-ci saura se présenter en retour comme
l’expression spécifique d’une ca­ractéristique constante de son art, dont
l’interprète aura saisi l’originalité. Starobinski élargit donc la mise en rap-
port des figures féminines présentes chez Füssli, à la manière dont le
peintre dessine obstinément, « en les distribuant entre divers per­sonnages,
les états de conscience corporelle les plus dissemblables : ex­trême énergie
et extrême abandon, vitalité débordante et défaite pros­trée »33. Lorsque
Füssli puise dans le ré­pertoire littéraire ou légendaire, il développe ainsi
son propre imaginaire postural. Il inscrit l’action, le mouvement et l’in-
tensité narrative des textes poétiques dans l’amplification, la violence des
corps et l’imminence des événements peints. Sa « réaction », pour re-
prendre le terme de Starobinski, se me­sure ainsi à la vision in­time que les

32. Jean Starobinski, « La Vision de la dormeuse », p. 143. L’analyse et la comparaison


évoquées figu­rent aux op. cit. p. 143-144.
33. Ibid., p. 145.
148 Michaël Comte

textes ou les mythes ont éveillée en lui. L’expression de son caractère et


de ses passions personnelles – voire de ses pulsions – médiatise ensuite
la « re­construction » picturale de ces souvenirs littéraires. Ainsi l’œuvre
est-elle passée « de la généra­lité des grands livres à la particularité d’une
scène privée […] selon un élan interprétatif que lui surajoute l’artiste »34.
Le critique, de son côté, aura montré à partir d’une œuvre particu­
lière sur quel fond imaginaire et psychologique elle se détache, tout en s’en
inspirant : les « de­hors » de l’œuvre, comme se plaît souvent à le rappeler
Jean Starobinski, qu’ils soient psychologiques, sociologiques, ou comme
ici symboliques, peuvent former les conditions nécessaires de sa genèse,
jamais ses conditions suffisantes35. Avec les éblouissantes dernières pages
de La Vision de la dormeuse, le critique situera donc l’œuvre de Füssli dans
le cadre plus large de l’esthétique néoclassique, et dans ce­lui des peintures
du rêve détachées de tout sujet. La spécifi­cité, la dette, l’écart de Füssli
par rapport à l’idéalité linéaire du dessin au trait, aux surréalistes ou aux
peintres modernes de la pure couleur, n’en seront que mieux dégagés.
Enfin, la der­nière partie de l’essai re­prendra en les développant quelques
paragraphes de 1789 : Les Em­blèmes de la Raison, pour inscrire dans sa
problématique générale la pein­ture de Füssli : face au règne tout puissant
de la raison symbolisé par l’art de David, dans le dialogue de l’ombre et
de la lumière qui ca­ractérise le xviiie siècle, Füssli laisse s’exprimer « les
régions obscures du monde psychique », la part irra­tionnelle, tourmentée
et personnelle, de l’individu36. Il annonce ainsi, à la fin du siè­cle des Lu-
mières, la possi­bilité d’une conscience humaine élargie aux puissan­ces du
rêve, du désir et du corps, jusqu’ici exclue par la raison37. Pour conclure
son interprétation du Cauchemar et comme souvent dans son œuvre38,

34. Ibid., p. 154.


35. Jean Starobinski, « La relation critique », p. 23. Voir également « Considérations sur
l’état pré­sent de la critique littéraire », Tendances principales de la recherche dans les
sciences sociales et humaines, vol. ii, t. i, Paris, Unesco, 1978, p. 824. L’article reprend
et développe une première version parue dans Diogène, n° 74, Paris, avril-juin 1971,
op. cit. p. 62-95.
36. Jean Starobinski, 1789 : Les Emblèmes de la Raison, Paris, Flammarion, 1973, p. 103.
37. On se reportera à l’ouvrage de Carmelo Colangelo, Jean Starobinski. L’apprentissage
du regard, Genève, Zoé, 2004 (notamment p. 99-114), concernant cette dialectique entre
raison et déraison, essen­tielle dans l’œuvre de Starobinski, en particulier dans les essais
sur le xviiie siècle et ses auteurs.
38. On songe à des études comme le Portrait de l’artiste en saltimbanque (1970), Largesse
(1994), Action et Réaction. Vie et Aventure d’un couple (1999), ou encore, plus récem-
ment, Les En­chanteresses (2006).
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 149

Starobinski n’aurait mieux pu réaliser lui-même cette conciliation de « la


microscopie du détail avec l’élargissement comparatiste ».

L’œuvre elle-même, en ses modalités picturales ou textuelles, doit cons­


tituer le point de départ d’un mouvement critique qui rayonne vers ses
arrière-fonds. Dans Le Combat avec Légion, on découvre pourtant une
lecture qui semble s’en tenir volontairement à l’immanence. Jean Staro-
binski choisit en effet d’aborder le texte biblique sous l’angle de l’ana-
lyse structurale. L’un des présupposés fondamentaux de cette mé­thode
est précisément de délimiter autour de son objet une clôture. À charge
ensuite, pour le critique, de s’en tenir à cet espace, et, dans le cas d’une
œu­vre littéraire, de saisir le texte dans son fonctionnement autonome,
indépendam­ment de ses relations extérieures.
Starobinski envisage donc l’Évangile de Marc à travers un « frag­ment
étudié au seul registre de son discours – à sa seule structure », pour mieux
« s’enfermer à l’intérieur du texte »39. Certes, le critique est conscient du
caractère procédural d’une telle analyse, strictement im­manente et litté-
raire, dans le cas d’un texte dont l’historicité (la genèse, les conditions de
rédaction, de transmission et de réception) comme l’examen philologique
(propre à dégager les apports de la tradition) for­ment des enjeux cruciaux
pour les exégètes bibliques. Il entend bien cependant, au lieu de situer
le texte « à l’intérieur du temps historique, […] étudier le texte dans sa
“synchronie” – c’est-à-dire dans la simul­tanéité de ses parties »40.
Pour ce faire, Starobinski examine avec soin, successivement, la
structure spa­tiale de l’action rapportée par le texte, les relations entre
ses personnages, les des­criptions de l’état de possession et de guérison,
enfin les différents types d’adversaires de Jésus. Dans chaque cas, il dé­

39. Jean Starobinski, « Le Combat avec Légion », in Trois fureurs, op. cit. p. 75 et 74. L’essai
paraît d’abord dans Analyse structurale et exégèse biblique. Essais d’interprétation, Neu-
châtel, Delachaux et Niestlé, 1971, p. 63-94. Ce volume fait suite à un colloque consacré
à l’analyse structurale et à l’exégèse biblique ; Roland Barthes et Jean Starobinski pré-
sentent chacun une approche structurale de deux extraits de l’Ancien et du Nouveau
Testament, tandis que deux théologiens en développent un commentaire exégétique,
de manière à montrer les résultats pos­sibles de la méthode historico-critique.
40. Ibid., p. 76. La péricope retenue par le critique (Marc, v, 1-20) raconte l’arrivée de Jésus
en pays gérasénien : lorsqu’« un homme, sortant des sépulcres, et possédé d’un esprit
impur » (v, 3) vient au devant de lui, Jésus chasse les démons Légion qui l’habitent :
ceux-ci se précipitent dans la mer sous la forme de pourceaux. Le démoniaque rétablit
dans son bon sens reçoit alors mis­sion de transmettre la nouvelle de sa guérison à
travers la Décapole.
150 Michaël Comte

gage une logique d’oppositions entre les éléments étudiés ; par exemple,
le rapport symétrique du singulier, dans lequel s’inscrit le Christ, et de
la pluralité, celle de la foule, des disciples ou des démons. Les structures
sont alors non seulement interprétées dans leur sens propre : en ob­servant
systématiquement41 leur reprise à d’autres ni­veaux du texte – extraits,
ensem­ble du Nouveau Testament ou du texte biblique – le critique en
détermine également, à chaque fois, une signi­fication plus générale. Ainsi,
le déplacement de Jésus en pays gérané­sien, terre païenne opposée à la
terre juive croyante, apparaît d’abord comme l’équivalent d’une descente
aux enfers, puis « se laisse lire aussi en un sens ontologico-théologique :
anagogiquement, le miracle opéré par Jésus en ces lieux sinistres [devient]
une figure du salut univer­sel »42.
Le critique dépasse ainsi rapidement la frontière discursive origi­
nellement fixée. Il remonte le cours du texte pour considérer la péri­cope
de la tempête (iv, 35-43), puis ce passage où Jésus indique à ses disciples
la fonction du double sens des paraboles (iv, 1-34). Or, cette théorie de la
parabole s’apparente également, « par une profonde simi­litude, à toutes
les figures de passage et de franchissement »43 ob­servées plus tôt dans le
texte : elle reproduit le schème de l’avènement, du pas décisif, que ce soit,
avec la parabole, dans la transition entre le sens lit­téral et le sens figuré
ou, avec les autres péricopes, dans le passage d’une rive à l’autre, de la
possession à la raison retrouvée ou de l’ignorance à la foi. Conformément
à l’intuition structuraliste, selon la­quelle le sens d’une totalité est imma-
nent à cha­cune de ses parties cons­titutives, ce que le critique entrevoit
ici, c’est « la possibi­lité de la lec­ture parabolique non seulement dans
l’enseignement donné expressé­ment sous la forme de la parabole, mais
dans tout ce qui est ra­conté »44 ; en appliquant au texte même la théorie
de l’interprétation qu’il recèle, l’Évangile tout entier peut être compris
comme un discours parabolique. Son sens littéral prend dé­sormais un
sens spirituel et uni­versel, destiné à chacun, tout comme les actes incar­nés
et temporels du Christ présents dans l’ensemble des épisodes bibliques
compa­rables aux péricopes analysées : « la tempête apaisée, le démon
chassé, nous [disent] ainsi la venue de la paix sur toute chose » ou « le
salut du pê­cheur indivi­duel »45.

41. Jean Starobinski, « Le Combat avec Légion », op. cit. p. 85, 88, 92, 106, 109.
42. Ibid., p. 85.
43. Ibid., p. 113.
44. Ibid., p. 114.
45. Ibid., p. 115.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 151

Au début de son essai, Starobinski constatait que le texte étudié ne


porte ni les traces explicites de son narrateur, ni celles de ses destina­taires :
pur récit, à l’instar du mythe, sa « fonction radicalement narra­tive exclut
tout renvoi expressif à l’auteur »46. Pour autant, lorsque l’analyse arrive à
son terme, à défaut d’une cons­cience auctoriale, c’est du moins une inten-
tion, celle des Évangiles, celle de la Parole même, qui semble s’adresser à
tous les hommes pour leur salut (lequel passe précisément par la traduction
de la parabole). On comprend dès lors pourquoi le critique a commencé
par poser au texte ces questions aux­quelles seule la traver­sée analytique
aura permis de répondre : « Qui parle ? », « À qui est-il parlé ? »47.
Ces questions, que la rhétorique classique n’ignorait pas, situent l’œuvre
dans le champ d’une relation vécue, et cette relation elle-même dans le
champ de l’histoire. La structure objective de l’œuvre fixe la forme achevée
de cette rela­tion ; toutefois, la tension qui dresse cette forme dans son es-
pace, qui la déroule dans sa durée propre, est un vecteur historique dont le
critique ne devrait jamais méconnaître la présence48.
En effet, à travers les modalités de son analyse, Starobinski n’a pas
conféré au texte biblique une objectivité inerte et toute maté­rielle. Au
contraire, un questionnement posé depuis l’extérieur du texte n’a eu de
cesse de faire vaciller la clôture originellement déterminée, jusqu’à éveiller
pro­gressivement l’œuvre dans la relation vécue qui lie son ins­tance créa-
trice et son destinataire, croyant, critique, ou simple lecteur. En restituant
ce « trajet intention­nel »49 et son mouvement temporel propre, le forma-
lisme anhistorique, cet écueil principal de l’analyse structurale, est évité.
À nouveau, la méthode aura dévoilé ses possibili­tés et sa limite.

Un trait significatif apparaît à la relecture des Trois fureurs, la place de


choix qu’occupe la méthode, ou plutôt les méthodes, dans la critique de
Starobinski. Dans chaque interprétation, on a pu observer en effet que
les œuvres sont confron­tées, sous leurs différents aspects, avec plu­sieurs
techniques à disposition. Le criti­que sait ainsi déployer les possi­bilités ana-
lytiques du structuralisme ou de la psy­chanalyse ; l’histoire des sciences, les
théories médicales en particulier, les éléments de so­ciologie et d’histoire,

46. Ibid., p. 79.


47. Ibid., p. 78, p. 81.
48. Jean Starobinski, « Considérations sur l’état présent de la critique littéraire », op. cit.
p. 832.
49. Jean Starobinski, « La relation critique », op. cit. p. 24.
152 Michaël Comte

voire l’étymologie, trouvent également, à un mo­ment ou un autre, une


pertinence dans le décryptage de l’œuvre. Ces outils ex­plicatifs restent
cependant partiels face à des œuvres considé­rées dans leur globa­lité. Ainsi,
lorsqu’une étude immanente, en parti­culier structurale, a semblé utile à la
mise en évidence d’une logique in­terne, le critique a tout de même cherché
à en dégager la part de dette extérieure, les rapports différentiels avec la
tradition ou le contexte, et l’inscription dans une trajectoire historique.
Plutôt que d’imposer aux objets une seule et même démarche, il a choisi
et utilisé ainsi les moyens suggérés spécifiquement par l’œuvre à chaque
fois envisagée.
Mais la lecture de Starobinski se développe également en interro­
geant la va­lidité des méthodes disponibles ; elle s’appuie sur leurs pos­
sibilités techniques au­tant qu’elle met en exergue leurs limites et cherche
à éviter, dans leur usage même, leurs risques potentiels : en rai­son de
l’origine et de la nature même de son dis­cours, une interpréta­tion psy-
chanalytique se révélera par exemple tautologique face à une lecture plus
proche du texte (ainsi dans L’Épée d’Ajax) ; la vie psy­chique supposée
d’un auteur apparaîtra d’autre part comme une dé­termination réductrice
et insuffisante pour saisir la spécificité de l’une de ses œuvres (ainsi dans
La Vision de la dormeuse) ; enfin, la clôture textuelle décidée au début
d’une analyse structu­rale devra peut-être s’élargir pour rétablir finalement
la dimension historique et communi­cationnelle d’une œuvre (ainsi dans Le
Combat avec Légion). Comme l’énonçait déjà d’une façon générale « La
relation critique », « une cri­tique de la méthode »50 doit donc accompagner
la lecture des œuvres.
Si ce dernier texte précède dans le temps les essais parcourus ici,
son exposé ne prétend pas cependant codifier – précisément, à la ma­nière
d’une méthode – la dé­marche critique. La teneur de la réflexion hermé-
neutique présentée par « La rela­tion critique » consiste au con­traire dans
cet appel à la responsabilité, c’est-à-dire à la liberté, qu’est la critique de
la méthode : « On ne saurait ici préconiser une mé­thode, s’il faut assimiler
la méthode au déroulement quasi automatique d’un mé­canisme remonté
d’avance »51. Dans le rapport même avec les œuvres, l’interprète seul fera
le choix des procédés mobilisés, il déci­dera du passage de l’un à l’autre, et
si leurs résultats lui ont donné satis­faction. L’usage des méthodes apparaît
ainsi à Starobinski comme le moment d’un trajet que le chercheur parcourt
sans régulation préa­lable ; moment objectif nécessaire, qui médiatise la

50. Ibid., p. 30.


51. Ibid., p. 13.
Jean Starobinski, méthode critique et critique de la méthode 153

relation subjec­tive que le critique entretient avec l’œuvre, en renforçant


d’une part la réa­lité de l’objet, et d’autre part la particularité du regard
critique ; mo­ment qui permet donc au critique de prendre lucidement
conscience de l’œuvre, au lieu d’en rester à l’empathie naïve du premier
contact. Si la réflexion autonome face à l’œuvre sou­met pour finir les
informations livrées par l’étude objective à une dernière élabora­tion inter-
prétative, à une compréhension plus englobante, la méthode reste garante
d’une distance nécessaire entre le critique et l’œuvre, d’une différence
qui permet­tra au discours critique d’éviter la paraphrase, ou la monodie.
En lisant les Trois fureurs, Marcel Raymond fit part à Georges Pou-
let de l’enthousiasme suscité par les essais de son ancien élève : « J’ai
beaucoup admiré les Trois fureurs, où Jean S., pour la première fois de
façon si nette, prend position face aux systèmes modernes d’interpréta-
tion où l’on voudrait nous enfermer »52. Une certaine dé­fiance face aux
méthodes – en particulier la psychanalyse – semble en effet avoir été l’un
des points communs des critiques de Genève ; Jean Rousset, de son côté,
pouvait ainsi considérer lui aussi que « l’instrument critique ne doit pas
préexister à l’analyse »53. Mais ce qui paraît expliquer plus profondément
cette attitude, c’est ce que suggère a contrario la réaction de Raymond :
une conception de la littérature qui l’élève au rang d’un savoir supérieur,
dépassant les sciences parti­culières censées l’éclairer. Ce langage artistique
plus englobant, les Trois fureurs ne cessent d’en manifester la portée,
comme l’ensemble de l’œuvre de Jean Starobinski.

Université de Lausanne

52. Marcel Raymond, Georges Poulet, Correspondance 1950-1977, Paris, Corti, 1981, p. 265,
lettre du 8 décembre 1974.
53. Jean Rousset, Forme et signification, Paris, Corti, 1962, p. xii.
Mario Praz en maître de maison

Nicolas Surlapierre

« “Jamais plus” est un mot d’immortel »


Roland Barthes, Journal de deuil, 27 octobre 1977

« Dans l’histoire, au contraire, la critique ne peut


que garantir le savoir sur lequel le regard de l’his-
torien dé-veloppe son horizon. L’histoire, c’est ce
regard même… »
Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 1948

M ario Praz est l’Henry James de l’histoire du goût. Il n’a pas été que
l’historien de l’art et de la littérature sombre et sévère, sarcas­tique
qui consi­dérait l’Europe comme les pièces d’un vaste ap­partement dans
lequel il aurait tourné et viré. Il a laissé apparemment sans descendance
une des réflexions criti­ques les plus étranges, consi­dérant œuvres, objets
et monuments selon la méta­phore conjointe de l’agrandissement comme
on ajouterait une aile à un château, ré­habilite­rait une dépendance, médi-
tant leur ameublement en lecteur. L’Europe répondait probablement à la
topique d’un étrange mobilier (et mobile) qui hanterait les scènes de genre
d’une critique littéraire dont les en­jeux et les défis n’étaient rien moins que
descriptifs, une critique en maison de poupées qui ferait enfin confiance
au pouvoir délicat du su­perficiel et qui s’inspirerait d’un art de vivre et
d’interpréter passable­ment suranné. Mario Praz passait le plus clair de son
temps à réunir ar­tistes, écrivains, voyageurs, diaristes et grand touristes à
la pathologie indirecte qui touchait l’Europe plus ou moins galante, il se
156 Nicolas Surlapierre

contentait avec une mélancolie assez particulière, parce que froide et en


grisaille, de relever les symp­tômes d’un continent atteint par la pathos for-
mel dans une acception toute autre qu’Aby Warburg qu’il n’apprécie pas
à sa juste valeur, préférant à l’érudition, l’imagination et la fantaisie « avec
tout ce qu’elle a d’approximatif et d’unilatéral »1 un ton de cri­tique moins
maladif, résolu à se passer de la guérison et à donner l’étrange impression
qu’il n’avait besoin d’aucune consolation. Leur fa­çon de surprendre « le
fantôme culturel »2 ne suffisait pas à rapprocher les deux histo­riens, le
premier ignorant le second qui le tenait à l’œil. Le romantisme mar­quant
la naissance d’une Europe moderne n’intéressait pas tellement Mario Praz
du point de vue politique tout cela était, en dépit de son style et de sa
capacité à être faussement lim­pide, bien plus raffiné. Il ne voyait, dans la
plupart des efforts de la modernité, que des velléités de modernisation,
d’aspiration à un con­fort qu’il ju­geait superflu et peu conforme à son
apologie de l’agonie comme principe qui ai­mait « se laisser hanter par une
atmosphère »3. Il lui plaisait de traquer dans la moder­nité les archaïsmes
monarchiques, féodaux, tous les relents de vieilles servitudes. L’Europe
de Mario Praz était de style davantage que d’époque. Sa pré­dilection pour
l’Empire faisait de lui l’un des plus grands spécialistes du xixe siècle qui
s’appareillait non sans mal avec sa connaissance de la littérature roman­
tique. Ce goût pour la période empire en tant que socle de la culture eu-
ropéenne (une culture essentiellement visuelle et romaine) devait ri­valiser
avec les idées pré­conçues que la littérature véhiculait (peut-être en raison
de sa meilleure audience) avec davantage d’aplomb que l’histoire de l’art,
plus intriguée et qu’il jugeait moins franche. L’histoire du goût ou du
mobilier démentaient trois des principales préventions littéraires contre le
style empire, contrepoints et appuis cri­tiques pour comprendre la nature
même de la littérature romantique. Il puisait aussi bien dans l’histoire de
l’ameublement que dans des livres décorés davantage que meublés afin
de laisser la liberté aux lecteurs de transformer les clichés en méthode.
Mario Praz ne défendait pas seu­lement son bon goût, il protégeait aussi
un mode d’analyse au prisme d’une spécialisation. L’empire avec tous ces
bronzes appliqués sur des bois exotiques ou précieux serait un style de
parvenu, toute la restaura­tion en France avait été bercée par cette ren-
gaine, par la différence entre la noblesse d’Empire et celle précédent la

1. Mario Praz, « Vernon Lee », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, Paris, Christian Bour-
gois, 1990, p. 137.
2. Ibid., p. 159.
3. Ibid., p. 158.
Mario Praz en maître de maison 157

révolution, une aristo­cratie en pire, son état empirant jusqu’à son éviction.
La connaissance profonde des filiations entre des cours d’Europe incluait
l’Empire (style et régime) dans la grande histoire des monar­chies, des al-
liances objectives, des mémoires peu sourcilleuses. Son texte sur La Mort
de l’empereur Maximilien ne tranchait jamais vraiment entre commentaire
artistique ou politique, il virait parfois au scénario viscontien même son
inaccepta­ble transposition en tableau vivant. L’Europe conformément
au tableau d’Édouard Manet n’allait pas plus avant que ce mur, elle était
allée trop loin de sorte qu’il fusillait littéralement toutes les tenta­tions
pseudo-romantiques de l’exotisme. Un autre préjugé réduisait l’empire
à un style de gala peu propice à l’intimité (ce que démentait, malgré ses
petits moyens, le style Biedermeier) et surtout propice aux funérisations.
Il aimait l’ardeur un peu incompréhensible de la Du­chesse de Guermantes
qui tentait de convaincre la Princesse de Parme, aussi maussade que dubi-
tative face à cette apologie du style empire et de ses guerriers répartis dans
son imagination comme dans un tableau de David, pour accepter d’être la
proie et la victime d’une imagination en frise ou ronde bosse qui semblait
en manquer. Praz aimait particu­lièrement le passage de la Recherche rien
que pour entendre prononcer le nom des Iéna, princes ou ducs qui, à
la faveur de cette légère hésita­tion du lignage, pouvaient être à l’origine
d’un fait de critique. Or la méthode de Praz logeait précisément dans un
mélange d’indécision et de force, niché dans ce nom de combattants (de
hyène) et ce presque prénom sans particule qui donnait à son lignage des
atours de louve romaine et de pieds griffes. Le style empire était une forme
de roman­tisme (pas simplement son ferment) au gré de la périodisation
et des frontières chronologiques des mouvements jamais aussi ajustées
qu’elles ne devraient l’être. Existerait-il une critique d’apparat dissi­mulant
un système d’analyse plus intime et domestique ?
Une histoire du goût européen ne vise pas tant la découverte de
nouveaux faits historiques ni de sites, les faits selon Mario Praz n’ont rien à
voir avec le goût (car ils n’en n’ont pas), cela veut dire que lui-même ne se
considère pas comme un his­torien parce que l’érudition entraverait la sen-
sibilité et le travail de l’insinuation (qui est le sens doté d’une sensualité et
d’une comodité érotique). Le critique doit savoir déterminer la distinc­tion
entre croyance et savoir4 ou dévotion et morgue cependant l’auteur peut
être les deux involontairement, par ses connaissances (et c’est exactement
ce qui trou­ble chez Mario Praz) lorsqu’il élabore un édifice de dévotions
pour conduire le sujet psy­chologiquement à sa vanité et à sa perte.

4. Mario Praz, « Swinburne critique », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, p. 186.
158 Nicolas Surlapierre

Une dialectique négative

Le Monde que j’ai vu5, livre de souvenirs de voyage dans lequel Mario Praz
consa­cre une large part à l’Europe, serait une excellente base à l’historien
qui analyserait les articles qui traitent des pays et des villes d’Europe mais,
pour juste ou irrépro­chable, un tel axe présenterait le défaut d’être un
peu attendu, et malgré la délica­tesse de l’érudition sous la sévérité de la
narration, il aurait des chances de retracer un tra­jet un peu banal, le monde
que Mario Praz a vu est plus recherché, vrai­sem­blablement parce qu’il ne
croyait pas tellement à « la transmissibi­lité du récit »6 et que, contraire-
ment à Walter Benjamin, il lui importait moins de sauver le passé que de
le retrouver7. L’Europe de Mario Praz l’accompagnait partout et singuliè-
rement hors de celle-ci, là où elle n’est plus ou n’avait plus raison d’être.
En séjour au Canada il n’est pas tendre pour Halifax dont il raille assez
cruellement la destruc­tion par­tielle pendant la Première Guerre mondiale.
Cette partie du Canada relève plutôt de l’Écosse à commencer par l’uni-
versité dont le bâtiment ne dépareillerait pas à Edimbourg. Sa description
des petits villages et des alentours y trouve moins d’étonnantes proximités
qu’elle ne com­prend la spécificité européenne qui, après tout, s’acclima-
terait assez mal au système colonial et encore moins à l’exotisme. Une
maison de type hollandais en Écosse, au-delà de la platitude de l’exemple
et ce n’est pas parce que les mots manqueraient à Praz pour dépeindre
l’architecture ru­rale du Canada ni que cette région, qui, un jour, a été
baptisée Nouvelle Écosse, de­vait vaguement lui ressembler, elle était une
des extrémités indépassables de l’Europe, lieu de « l’occidentelle »8, là où
l’Occident ne fonctionnait pas (plus) histo­rique­ment, ontologiquement,
pas même d’un point de vue critique ou poéti­que.

5. Nous baserons cette étude principalement sur ce livre de souvenirs afin de donner
une vertèbre centrale au propos pour circuler ensuite dans l’importante production
critique de Mario Praz.
6. Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 332.
7. Ibid., p. 211.
8. Jacques Lacan, « Leçon sur Lituraterre », in Le Séminaire livre xviii – D’un discours
qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 119. Ce néologisme est le résultat de
la contraction entre « occident » et « accident ». Réflexion que Lacan se fait lorsqu’il
survole la Sibérie pour se rendre au Japon et qu’il éprouve une difficulté à adapter sa
conception occidentale de l’espace, sa méfiance face à ce qu’il voit de l’avion et fina-
lement sa destination. Comme si le survol du cercle arctique et de la Sibérie préparait
le voyageur européen à la limitation et à la miniaturisation du concept de civilisation
occidentale.
Mario Praz en maître de maison 159

Les descriptions des villes par Mario Praz ont l’air presque toujours
dépourvu de véritables rencontres ou de présences humaines mar­quantes.
Il est pourtant reçu par tel historien ou conservateur, érudit local, ou des
écrivains seulement Mario Praz a adopté un ton complè­tement impassible,
l’aventure n’existe pas en voyage car elle ne peut en aucun cas révéler un
élément critique, cela renforce le caractère pictu­ral des scènes décrites et
l’impression que les pays sont des jeux (et des en jeux) où ils ne se pas-
sent pas grand-chose, résumant en cela la posi­tion du critique : être ou
devenir l’auteur d’un texte où il ne se passe rien tant au niveau du style
que de l’idée. Pourtant Mario Praz, figeant l’analyse, est fasciné par les
villes américai­nes, par leur instabilité, par leur fragilité, elles brûlent plus
facilement, pense-t-il, que les villes eu­ropéennes. Sa métaphore du feu
pour San Francisco, Chicago ou New York n’aurait aucune importance si
l’auteur n’en profitait pas pour in­tégrer à son système critique l’image du
diable : « New York avec ses échappées de va­peurs brûlantes repose sur un
brasier, sur un volcan », et la ville pacte avec laquelle le critique ferraille.
Qu’on ne s’étonne pas que le pompier soit une image familière, et que tout ce
qui touche à l’extinction des incendies fasse l’objet d’un art véritable, comme
on le voit dans les salles de la Home Insurance Company dans la city ou au
Museum of the City of New York où sont exposées d’anciennes voitures de
pompiers ainsi que des litho­graphies coloriées du xixe siècle qui, sous une
forme crue mais effi­cace racontent la vie du pompier et commémorent les
innom­bra­bles calamités causées par les flammes9.
Mario Praz ne veut pas seulement faire un bon mot, il aurait aimé
reconstituer l’imaginaire des villes américaines jamais véritablement
achevées où les pompiers courent perpétuellement à l’incendie pour re-
prendre le titre ironique d’une peinture de Gustave Courbet et poin­ter
l’irrésolution de la peinture américaine, son charme, son provincia­lisme,
son folklore. Praz ne réfléchit que par comparaison et le lieu où celle-ci
fonctionne le mieux ce sont les villes américaines lorsque les casques des
pompiers rappellent ceux des guerriers de Pisanello, le re­gard de Mario
Praz fon­damentalement éclectique et historiciste s’amuse à retrouver les
survivances des attributs de l’histoire. Ladite fournaise n’est autre qu’une
version commune de l’enfer dans la littéra­ture romantique. Mario Praz
n’est peut-être pas le diable, même si les personnes qui l’avaient rencontré
avaient utilisé cette image, certains le disaient bossu, d’autres le pensaient
boiteux, il avait quelque chose du docteur Faustus, héros typiquement

9. Mario Praz, « Lumières et flammes », in Le Monde que j’ai vu, Paris, Julliard, 1988,
p. 77.
160 Nicolas Surlapierre

européen (philosophiquement spenglerien) et du Moloch10. Mario Praz


avait passé un pacte réel et ly­rique avec le continent nietzschéen ou wa-
gnérien lorsqu’il observe
ces voitures légères montées sur de hautes roues comme les vieilles voitures
d’enfants anglaises, ou minces et agressives comme le che­val du Chasseur
fé­roce, fantastiques et inquiétantes, scintillantes de cuivres et de miroirs, font
pen­ser aux cérémonies d’un culte téné­breux, un peu comme s’ils étaient de
la même famille que les chars meurtriers de Jaggernaut11.
Les enjeux de la critique ne répondaient pas à la séduction un peu
facile des ré­cits de voyages, qui ont eu ou connaissent une telle vogue
qu’ils constituent un genre à part et qui aurait échappé, par on ne sait
quel miracle, au problème mo­derne touchant la narration et aux limites
de la littérature. Le Monde que j’ai vu ne déroge pas à la règle de ce type
de récit, les commentaires sont teintés d’une forme de mauvaise humeur
plus que de mauvaise foi bien qu’ils disent précisément les lo­giques, non
pas du roman géographique ni même d’aventure, mais du bénéfice à tirer
de l’aléa du géographique, il déplore que le voyageur n’y soit pas plus
sensible et ne bouleverse pas l’ordre des étapes, ne les personnalise pas
afin de provoquer le travail du comparable.

Points de chute

Mario Praz ne faisait pas alors de différence entre le voyage et la littéra­


ture (ou la lecture), et, afin que le critique puisse exercer sa fonction,
il lui trouve des points de chute et des incarnations matérielles non pas
aux situations mais à ce qui sert de support à l’action d’un roman, d’une
pièce ou d’une poésie. En cela, Mario Praz pourrait paraître un critique
démodé, atrabilaire, il assumerait assez bien une telle position, de même
qu’il supporte sa différence profonde avec le système d’interprétation
théorique et poétique mis en place par Benedetto Croce tellement plus
spéculatif que la poésie a perdu son décorum. Il ne croit pas tellement à
l’intemporel de l’art ce qui le distingue du monde lacunaire de Georges
Duthuit ou de l’univers reliquaire d’André Malraux. La sémiose et l’as-
tance s’entrelacent au système cri­tique prazien ; l’astance est la « présence
particulière que la conscience éprouve en face de la réalité pure de l’art »12.

10. Pascal Dethurens, De l’Europe en littérature, Paris, Droz, 2002, p. 105.


11. Mario Praz, « Lumières et flammes », in Le Monde que j’ai vu, p. 78.
12. Cesare Brandi, Les deux voies de la critique, Paris, Mark Vokar éditeur, 1989, p. 79.
Mario Praz en maître de maison 161

Homophoniquement sten­dhalienne, ce concept se prêtait aux descriptions


délibérément des­criptives (acceptant le pléo­nasme) inlassablement mé-
fiantes vis-à-vis des digressions, conjectures analytiques. Il gardait ainsi à
l’esprit le tro­pisme de l’historien de l’art, le sens compris dans la descrip-
tion et la seule observation (et non pas exclusivement dans son analyse)
ce­lui-ci n’est pas autre, il est transformé intrinsèquement par le travail de
l’inconscience critique qui bouleverse l’objet dans sa composition (d’où
l’extrême violence de l’univers alchimique) dans l’écrit. L’intentionnalité
de même que la comparaison étoffent l’objet de nom­breuses caractéris-
tiques qui n’appartiennent plus qu’au critique. Il s’inscrivait ainsi plus ou
moins clairement dans la tradition kantienne de La Critique de la faculté de
juger dont l’antinomie foncière viendrait du fait que la notion de goût se
dialectise difficilement parce que ce dernier (qui ne se discute pas) est, par
essence, quelque chose d’instable et d’indéterminé13. L’histoire du goût
lui avait offert le double bénéfice d’être le symbole (sinon la pa­rabole) de
l’Europe et de la critique qui, l’une et l’autre, se dialectisent mal et qu’il
ne saurait y avoir de rationalité en raison des nuances « entre la critique
pure et la critique apparente, la critique comprise comme s’opposant à
l’expérience de la vie »14. Or le dilemme nécessite la possibilité de conci­lier
intuition (dans le sens in­time conviction comme une forme d’inspiration
libre) et institution (dans le sens généalogie littéraire de l’histoire). Le
mot « Europe » situe immé­diatement le propos au niveau de l’histoire et
de la philosophie politiques, lieux hétérogènes propices néanmoins pour
faire coïncider des temporalités et des chrono­logies, or il semblerait que
Mario Praz, d’une façon désormais peut-être inutilisa­ble, ait perçu dans
le goût une part de conciliation des temporalités et des espaces qui ne
relèvent pas nécessairement de la même sphère. Seule la reconnaissance
(comme celle des objets de collection ainsi que des emblèmes qui sont
« des choses dites et représentées à la fois »15 qu’ils soient sensuels ou di-
dactiques) réunit le prin­cipe de « l’imposante dignité de la représentation
en termes impropres »16 se­lon les soubresauts de l’incongru et des choses
(matériellement pal­pables) qui illustrent scripturairement ou décorati-
vement un concept psychologique, Mario Praz, puisqu’il ne sépare pas
l’idéal historique et critique, utilise sa faculté d’analyse pour reconstituer

13. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1979, p. 142-144.
14. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire
universelle, vol. ii, Paris, Gallimard, 1948, p. 28.
15. Mario Praz, « Emblèmes », in Mario Praz, Centre Georges Pompidou, « Cahiers pour
un temps », 1989, p. 155.
16. Ibid.
162 Nicolas Surlapierre

visuellement une époque en s’inspirant des period rooms dont les exemples
dans la litté­rature et l’art du xixe siècle ne manquent pas. Mario Praz est
un kantien ambigu pour avoir construit sa propre méthodologie du goût
en conser­vant ce qui le constitue profondément le plaisir ou le déplaisir
(le facteur de peine dit Kant) laquelle ne repose pas seulement sur un
jugement de connaissance, de re­présentation mais emporte une déci­sion
de représentation formelle, en cela la criti­que de Mario Praz trans­forme
l’Europe littéraire et artistique en une collection qui, d’une façon toute
métaphorique, se prêterait davantage à la description qu’à la spé­culation,
elle est dotée d’un volume et d’une forme dont l’épreuve des­criptive ne
se pense pas isolément.
Jamais dans ses récits de voyage Mario Praz n’agit sur les évène­
ments, sur la situation, il déteste les détails pratiques ou bien il les to­lère
à peine lorsqu’ils sont des outils pour faciliter le travail du sens17 et rap-
porte peu d’anecdotes, il constate et sa position dérive de celle adoptée
face à la description, que le principe de non intervention ren­voie à une
situation critique où celui-ci n’a pas à intercéder entre son interprétation
imaginée et intégrée, il fait sien ce qu’il appréciait chez le peintre Gustave
Moreau « glacial et statique »18 l’idéal du « principe de la belle inertie et
de la richesse nécessaire »19. Ni dans Le Monde que j’ai vu Mario Praz ni
dans ses écrits sur l’art et les littératures, Mario Praz ne semble vouloir
intercéder, il peut montrer une forme d’agacement, de doute, préférer
visiter tel monument, s’ennuyer avec ses hôtes mais à partir du moment
où il entre dans la description après avoir réglé les formalités et induc-
tions narratives ou pratiques, il s’efface en tant que per­sonne, bien que
sa silhouette dubitative, que d’aucuns auraient qualifié de manipulatrice,
continuait de hanter les analyses. La présence humaine est moins impor-
tante que les dramatis personae des objets ou la généalogie de ses lectures
dont il emprunte le modèle à de grands eu­ropéens comme Ernst Robert
Curtius20 ou plus finement à Denis de Rougemont. De même que les in-
térieurs des aqua­relles qui illustraient La Psychologie de l’ameublement21
étaient la plu­part du temps désertées ou alors la silhouette hu­maine ser-

17. Mario Praz, « Byzance », in La Chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle.
Le romantisme noir, Paris, Gallimard, 1998, p. 20-21.
18. Ibid., p. 247.
19. Ibid.
20. Ernst Robert Curtius, Essais sur la littérature européenne, Paris, Grasset, 1954, p. 195 s.
21. Le titre complet est Psychologie de l’ameublement et évolution de la décoration inté-
rieure, nous nous référons à la première traduction en français parue aux éditions
Tisné en 1964.
Mario Praz en maître de maison 163

vait de pré­texte ou d’élément d’échelle, plus les objets, les lieux et peut-
être même jusqu’à ses impressions de voyage devenaient chaleureux ou
habités22. Lors des rééditions de La Psychologie de l’ameublement, il n’a
jamais été question de faire appel à des photographies. Même si de nom-
breux intérieurs avaient disparu et que seules les aquarelles servaient de
té­moignage d’un ça a été, l’absence de la photographie se justifiait essen­
tiellement parce que le système critique de Mario Praz reposait sur un « ça
n’a jamais été ». Nombre de ces intérieurs étaient restés à l’état d’esquisses
ou de projection idéalisées. L’aquarelle avait du lui paraître plus proche
de l’univers de l’ébénisterie, de la menuiserie, de la décora­tion intérieure,
il entendait probablement dans la sonorité de son nom une capacité de
l’âme roman­tique à se laisser fondre et mouvoir dans le rêve ou la rêverie
d’un nom commun à la résonance d’un cours d’eau. Mario Praz aurait
donc discrètement affiché sa pré­férence pour le ma­nuel contre le repro-
ductible sans véritablement valoriser « la cons­cience de l’outil »23. D’un
point de vue iconographique, il aimait, dans les aqua­relles, les traces d’un
travail dans les salles, dite de séjour ou de repos, un pu­pitre, un encrier,
de quoi tisser ou broder, les séquelles psychologiques d’une acti­vité un
peu vide. L’activité manuelle ainsi discrètement valorisée ne dévoilait rien
sur la façon de l’utiliser à des fins critiques. Mario Praz constate, il n’agit
pas sur l’objet de sa cri­tique, ce qui ne veut pas dire qu’il consent à ce
qu’il voit ou lit, au con­traire sous ses descriptions pointent souvent la
désapprobation pire l’agacement et l’impatience. Pourquoi finit-on tou-
jours ou souvent par détruire le passé ; n’est-ce pas finalement parce que
le critique, l’esthète, le connaisseur savent d’avance, avec une certaine
tristesse, « que l’on ne crée que pour détruire »24. Aussi était-il pro­bable
que Mario Praz conservateur et collectionneur (et il l’était intimement)
ai­mât la destruction, moins dans son moment présent que dans ses effets
stimulant les inter­prétations afin d’imaginer ce qui avait disparu et réin­
tégrer, pour écrire l’histoire, les images. Même s’il le déplore à sa façon un
peu austère censément regrettable, « Les deux visages de Paris » trahit sa
duplicité secrète : « nous nous amuserons écrit-il à incendier les villes » car
ce collectionneur érudit, à l’érotisme curieux qui aime trop la décadence,
ce qui se couche davantage que ce qui se lève, est ré­solu­ment sardonique

22. Jean-Louis Gaillemain, « L’épaisseur du temps », in Scènes d’intérieur. Aquarelles des


collections Mario Praz et Chigi, cat. exp., Paris, Éditions Norma, 2002, p. 26.
23. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, 1947, p. 144.
24. Mario Praz, « Deux visages de Paris », in Le Monde que j’ai vu, p. 308. Il cite une
phrase de Justine de Sade.
164 Nicolas Surlapierre

dans la visualité qu’il donne à sa volupté, à moins que cela ne soit l’inverse.
Dans l’embaumement subtil, la consumation est l’état de plaisir insensé
aux yeux du critique (et des critiques précé­demment cités également). Il
n’ose pas s’avouer qu’il n’y a rien de plus beau qu’une ville, un château, un
amour qui par­tent en fumée. Il aime les ruines en ce qu’elles témoignent de
la façon dont elles ont été dé­truites, ce n’est pas le travail de la destruction
qui est esthétique, selon Mario Praz, mais le goût de la chose détruite et
sa condition hyperbo­loque dans le présent. La crainte de la destruction
de la culture donne­rait, selon les mots de Stefan Zweig, raison à Freud et
au vide vertigi­neux sur lequel la civilisation euro­péenne s’est construite,
« mince sédiment qui à chaque instant peut être crevé par les puissances
des­tructrices du monde souterrain »25.

L’Europe avec un grand H

Mario Praz a habité le Palais Ricci qui a servi de cadre (un peu abusif) au
Portrait of a lady de Henry James. La coïncidence est d’autant plus sédui-
sante qu’il reste difficile d’imaginer Henry James ayant eu réelle­ment le
sens du décor, en cela bien moins que sa consœur Edith Wharton pour
laquelle les objets compatissaient par devoir et orgueil aux peines des
gens du monde, le premier est sensible, la deuxième a du goût non parce
que le premier en serait dépourvu simplement parce qu’il ne place pas
les sentiments dans le goût. Henry James décorateur entre l’Europe et les
États-Unis relèverait à coup sûr du contresens avantageux car la décora­tion
intérieure sait où elle veut ou doit aller, tandis qu’Henry James ne semble
pas se préoccuper de la destination de son récit. Mario Praz n’ignorait
pas que le Palais Ricci avait abrité les malheurs d’Isabel Archer dans une
apparente indifférence des ob­jets et des choses qui ne compatissent pas
ou rarement comme dans La Coupe d’or qui a servi de métaphore au fêle,
invisible à l’œil nu, de la vie. Henry James avait sans doute trop à faire
pour dépouiller le roman des boursouflures victorien­nes dont lui même
se savait prisonnier, de l’accumulation des détails et de ciseler dans les
motifs pour s’attarder à décrire complaisamment les consoles, les tapis,
les lustres, ce dépouil­lement ne lui assurait en rien la consolation pour un
cœur mal­heureux qui avait autant de chances que les autres de le rester.
Il existe quelques exceptions dans ses romans, les perles des Ailes de

25. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen [Die Welt von Gestern],
tr. J.P. Zimmermann, Paris, Belfond, 1982, p. 21.
Mario Praz en maître de maison 165

la colombe même si ces perles véritables idéelles décrivaient simplement


un état de choses dans lesquelles le lec­teur, contrairement à l’éclat de la
lumière, ne pé­nètre jamais tout à fait. Le fait qu’elles reflétaient importait
moins, se­lon James, que leur grosseur et la façon dé­sintéressée (offerte
sexuelle­ment parlant) et courageuse (ou franche, moderne) dont l’hé-
roïne avait de les porter et de les toucher du geste de celle qui savait, ses
perles ré­fléchissaient. Inutile en l’état de la recherche de s’appuyer sur
un article de Praz sur Henry James, en revanche le romancier américain
n’est pas exclu de son monde d’une façon loyale (envers l’auteur) et dif-
fractée (envers le lecteur). Mario Praz oblige à choisir des voix détournées
parce qu’il devine que la littérature est aussi une affaire matérielle (livre,
bibliothèque, etc.) et qu’une de ses voies serait de re­trouver « le charme
de la critique d’évaluation »26 où tableaux, objets, bibelots, sou­venirs la
composent et amortissent la portée et le raccourci critiques, ils la ryth-
ment en canon selon les préconisations un peu désincarnées de l’expert
et de l’inventaire. La piste littéraire ouverte par Mario Praz n’est jamais
directe, parce qu’il préfère aux exposés clairs la notion de bric-à-brac.
En revanche l’identification avec les personnages jamesiens est certaine :
Osmond est le double d’un diable, celui que Mario Praz décrit dans les
métamorphoses de Satan et dont il a noté « l’horrible majesté »27. Savoir
si Osmond est un Satan miltonien, byronien ou tout simplement prazien
n’a que peu d’importance, il est typique de ce que Mario Praz lui-même
avait appelé l’audace du remaniement historique et l’attention portée aux
anachronismes dont il est l’équivalent sur le plan psycholo­gique en dehors
du roman historique ou de la chronique vernaculaire. Pour se trou­ver sous
la protection du romancier améri­cain pensant l’Europe, il faut profiter des
détours par Tahiti ou « l’Australia felix » sous la forme d’une citation d’un
vers d’Eliot – « lubrifié de routine quotidienne sous l’aile de la colombe »28
– ou at­ten­dre la chute aussi troublante que le dénouement d’une intrigue
pour atteindre « le point mort du monde sous l’aile de la colombe »29 ;
au­vent protecteur précis où mo­ments, jugements et connaissance de cause
reposent en paix.
Mario Praz aurait parié que le néoclassicisme ne s’opposait pas au
romantisme, qu’il le préparait simplement, ce que tout le monde savait
sans se le dire préférant pour mémoire des temporalités aux scansions clai-

26. Mario Praz, « Walter Pater », in Le Pacte avec le serpent, vol. ii, p. 35-36.
27. Mario Praz, « Les métamorphoses du Satan », in La Chair, la mort et le diable, p. 70.
28. Mario Praz, « Australia felix », in Le Monde que j’ai vu, p. 250.
29. Ibid., p. 253.
166 Nicolas Surlapierre

rement affirmées. Il aimait brouiller les données de l’histoire litté­raire en


affirmant que le romantisme était un néoclassicisme dépourvu de concep-
tion morale et dont le profond immoralisme était « suscep­tible d’exciter
l’imagination »30. Ses connaissances de l’histoire des styles et de l’objet
lui avaient permis de sortir des catégorisations car une pièce ou un style
disait autre chose que les études littéraires. Georges Poulet prenait étran­
gement appui sur l’exemple d’un vase et des statues pour déterminer une
hermé­neutique du sujet critiquant, il ne lui serait jamais venu à l’idée de
regarder sous une assiette tandis que devant un vase l’envie lui prenait de
le manipuler ou une statue d’en faire le tour, celui peut-être de la potière
jalouse parce que de tels objets représentent des mondes clos31. Or c’est
précisément l’enjeu d’une critique litté­raire européenne au moment où
celle-ci, par son énoncé même, semble désormais close. L’interprétation
de Mario Praz du romantisme et de son symbolisme (de son érotisme et
de sa sensibi­lité) est sans doute plus curieuse (dans le sens d’un maga­sin
de curiosi­tés) que celles qui font autorité. Il savait traduire ses références
en lais­sant aux textes cités, souvent longuement, le choix de se fondre
d’une façon toute mimétique ou par une sorte de mimique stylistique32
dans une histoire où le critique ne paraissait pas investi et laissait aux
lec­teurs l’embarras du choix. Il pourrait être opposé à Mario Praz ce
qu’il reprochait à Vernon Lee qui travaillait un peu trop dans le vague :
la littérature romantique, écrit-il dans sa préface à la deuxième édition de
La Chair, la mort et le diable, c’est « une éducation de la sen­sibilité et plus
spécialement de la sensibilité érotique »33. Benedetto Croce qui, après
avoir lu avec intérêt cet essai, lui a reproché de n’avoir pas assez marqué
les différences historiques et géographiques dans le roman­tisme, celui du
début du xixe siècle n’avait pas la même saveur que ce­lui du décadentisme,
la remarque est si juste que Mario Praz la relève sans daigner (et cela c’est
très prazien) répondre34.
Les algorythmies de son système critique sont toujours stylistiques,
un mouve­ment ne s’éteint pas si facilement et il serait séduisant d’imaginer
que les mouve­ments littéraires se prêtaient au style ou pou­vaient devenir

30. Mario Praz, « Une approximation romantique », in La Chair, la mort et le diable, p. 34.
31. Georges Poulet, « Phénoménologie de la conscience critique », in La Conscience
critique, p. 276.
32. Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 170 et sur
la notion de mimique p. 171. Nous faisons également référence à Mimologiques de
Gérard Genette.
33. Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, p. 16.
34. D’autant que Benedetto Croce était l’auteur d’une Histoire de l’Europe au xixe siècle.
Mario Praz en maître de maison 167

des copies. Comme des tableaux et des meubles, il n’aurait pas fallu beau-
coup d’imagination à l’auteur pour les trouver sensuels. Il imaginait un
style du romantisme en littérature comme un style Louis xvi impératrice.
Il restait perplexe parce que sous Louis-Philippe alors que tous les styles
avaient été pastichés, personne n’avait pas voulu imiter le style Louis xvi.
Il allait falloir attendre le Second Empire pour que celui-ci soit plagié
au moment où l’impératrice Eugénie dirigeait dans les imaginations avec
une conviction politique et faussement frivole l’aménagement des palais
impériaux. Pourquoi à un régime le souvenir d’un tel style n’aurait-il pu
convenir ? Était-il en­core trop proche de la révolution, était-ce la fin gla-
çante de la monarchie ? Le rè­gne de Louis xvi ne correspondait pas, avant
le Second Empire, aux différents ré­gimes pour des raisons techniques et
formelles mais également parce que la césure entre le style Louis xvi et
le néoclassi­cisme était difficile à prouver ; il venait contrarier l’idée que
les histo­riens se faisaient de la décadence et que le dernier style de l’An-
cien Ré­gime ne trahissait pas si directement le déclin de la monarchie. Le
néoclassicisme empiétait, en l’anticipant, sur la rigueur et la virilité du
style empire et le discours que les historiens lui avaient fait endosser, il
n’y avait de moralisme ni dans l’un ni dans l’autre. L’un (le premier était
féminin) l’autre plus masculin et à la nature temporelle des styles, Mario
Praz préférait la constitution physique ou corporelle de ceux-ci, en les
dotant d’un sexe, un régime de transition (et il se réfé­rait à Walter Pater ou
alors aux peintres Savinio ou De Pisis) était forcément am­bigu, androgyne
or l’identité sexuelle du style Louis xvi demeure­rait toujours in­certaine,
indécise entre des mièvreries perlées et enru­bannées et les prémisses des
lignes droites et des angles vifs des codes et de la morale de l’Empire.

Vies privées

Mario Praz n’était pas un biographe (dans le sens orthodoxe), s’il donne les
détails biographiques, le lecteur a souvent l’impression que ses notations
sont machinales, il fait son devoir celui des nuances entre la synthèse et la
monographie35. La façon dont il introduit Swinburne dans le centenaire
de sa naissance n’est pas que sarcas­tique, il renvoie au sujet véritable et
profond de l’angliciste romain pour échapper à la victorianisation de la
critique même s’il semblait appartenir à « ces éminents victoriens ». Les

35. Ibid., p. 16 et p. 17.


168 Nicolas Surlapierre

règnes lorsqu’il traînent en longueur dispu­tent forcément à l’usure de la


maturité le lustre incomparable du dé­clin.
Entre le vieux monsieur sourd mort d’une pneumonie dans une villa bour-
geoise de Putney, le 10 avril 1909 et le merveilleux reje­ton, né le 5 avril 1837
du croi­sement de deux nobles lignées de guerriers et d’hommes de cour, les
Swinburne et les Ashburnham, est passé – dirait-on – le rouleau compresseur
de l’âge victo­rien36.
Il avait réussi à adapter le concept laborieusement traduisible en
français ou en italien des conversations pieces au régime de la critique
devenu une sorte de conversation soutenue et, dans une certaine me­sure
relativement plaisante dans un cadre même si ses articles alter­naient lan-
gage parlé et érudition qui justifiaient, autant qu’elle mettait en valeur, les
écarts de langage. Ses auteurs de prédilections Leslia Brandon, Barbey
d’Aurevilly, Poe, Proust, Swinburne étaient vus selon les principes de
physiognomonie littéraire d’un arbre généalogique complexe mêlant (et
c’est un des systèmes de Mario Praz) auteurs et personnages imaginai­res.
Peu d’ouvrages comme La Chair, la mort et le diable décrivent mieux sa
façon de travailler par fragment pour finale­ment ne pas reconstituer une
vie privée qui se­rait privée de vie pour toujours mais une fresque. Les échos
critiques convoquent la mémoire de Swinburne cet sorte de Sade anglais
et certaines de ses analyses ne sont pas sans rappeler la sensualité trouble
et l’ambiance démonstrative foucaldienne de l’histoire de la sexualité : la
violence, le crime, la muti­lation sont des outils du cri­tique qui violente,
assassine, ligote, mutile les textes et les œuvres d’art. Mario Praz passe de
la vie privée dans la littérature qui n’a rien à voir avec le système sa­dien
à un de ses con­cepts clés : la cruauté (celle décrite par Artaud), celle des
vices ortho­graphiés de toutes les façons possibles et imaginables : les visses
pour écrouer, clouer, faire souffrir et surtout serrer le sens ou son plaisir,
ces vi(e)s pri­vées (coupées ?) de vie quotidienne ou du matérialisme utili­
taire et des accessoires campent une atmosphère. L’enjeu du critique serait
celui de pouvoir priver de vie, et lorsque Mario Praz introduit un auteur
c’est, malgré la retenue (ou précisément grâce à elle), une sorte de rapt
ou de sévices se reportant sur le texte, selon Denis de Rougemont, d’une
« Europe [qui] s’est toute entière donnée au monde dans un ravissement
sans récompense »37. L’érudition parfois perverse revêt la forme d’une

36. Mario Praz, « Swinburne dans le centenaire de sa naissance », in Le Pacte avec le


serpent, vol. i, p. 258.
37. Pascal Dethurens, Écriture et culture. Écrivains et philosophes face à l’Europe 1918-1950,
Paris, Champion, 1997, p. 303.
Mario Praz en maître de maison 169

addiction et dote le critique d’un puissant éro­tisme malgré son manque


d’ardeur. Le sadique ou le sadien (dans le sens de la profonde mélancolie
du terme)38 est un double du critique (non lorsqu’il massacre un auteur
ou un texte) parce qu’il existe une contiguïté entre l’acte d’amour, l’acte
chirurgical et la torture ainsi que cons­tatait Baudelaire39 et qu’un critique
raffiné par les outils et les ins­truments se fait chi­rurgien lorsqu’il utilise la
méthode du collage et de la citation qui sont des pro­cédés mutilants de
la cruauté et de la vo­lupté40. Sade a métaphorisé le critique sous la forme
la plus sensuelle qui soit plaçant la langue de ce dernier au niveau de la
punition et de la surveillance, celle-ci est résolument noire dans le sens
presque « go­thique » où il appartient moins à l’esprit des Lumières qu’à
l’obscurantisme dalinien qui allie imaginaire technique et mise en situa­
tion « de la transhistoricité des névroses »41. Sa lecture des auteurs du
xixe siècle, à l’aune de Sade, est un des défis critiques que Roland Barthes
a relevé. Tout ce qu’il note ou observe sur les écrivains et l’écriture est
pensé pour devenir transposable sur les historiens, les au­teurs. Il a senti,
flairé, imaginé d’une façon d’autant plus inquiétante qu’elle se fai­sait de
sang froid que le critique était comparable à des au­teurs sous influence,
que ses motivations souvent troubles cachaient au­tant de désirs que de
frustrations, au­tant d’assouvissements que d’appétits exégétiques contre
nature. Si la relation cri­tique entre Baudelaire et Sade42 se conçoit naturel-
lement celle entre Sade et Flaubert émane d’un critique qui devrait avoir
appris à allier dans une même phrase, une même analyse le vice et la vertu,

38. Tout angliciste ne peut pas ne pas faire les liens paradoxaux avec sad (triste) et sade
(la douceur).
39. Mario Praz cite Baudelaire dans La Chair, la mort et le diable, p. 147 : « Il y a dans
l’acte d’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirur-
gicale. Quant à la torture, elle est née de la partie infâme du cœur de l’homme, assoiffé
de voluptés. Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l’extrême chaud et
l’extrême froid ». Cet extrait est tiré des Journaux intimes de Charles Baudelaire, il
est publié en recueil dans les Œuvres posthumes.
40. Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979,
p. 17-18 : « Lorsque je cite, j’excise, je mutile, je prélève. Il y a un objet premier, posé
devant moi, un texte que j’ai lu, que je lis ; et le cours de ma lecture s’interrompt sur
une phrase. Je reviens en arrière : et je relis. Et la phrase relue devient formule, isolat
dans le texte. La relecture la dédit de ce qui précède et de ce qui suit. Le fragment
élu se convertit lui-même en texte, non plus morceau de texte, membre de phrase ou
de discours, mais morceaux choisis, membre amputé ; point encore greffe mais déjà
organe découpé et mis en réserve ».
41. Pascal Dethurens, « L’invention des origines », in De l’Europe en littérature, p. 100.
42. Mario Praz, « À l’enseigne du Divin Marquis », in La Chair, la mort et le diable, p. 145-
146.
170 Nicolas Surlapierre

la convoitise et le ravissement. Ce qui permet à Flaubert de qualifier Sade


d’« honnête écrivain » et dans la première ver­sion de l’Éducation sentimen-
tale de préférer les monstruosités de Justine à la rhéto­rique des Lumières :
Cette œuvre belle à force d’horreur [Mario Praz cite alors Flaubert], où le
crime vous regarde en face et vous ricane au vi­sage ; écartant ses gencives ai-
guës et vous tendant les bras : il des­cendit dans ces profondeurs ténébreuses
de la nature humaine, prêta l’oreille à tous ces râles, assista à ces convulsions
et n’eut pas peur. Et puis la poésie n’est pas partout – si elle est quelque part.
Celui qui la porte en lui la verra sur le monde, pareille aux fraîches pelouses ;
elle s’exhale vers vous du cœur de la vierge et du som­meil de l’enfant comme
de la planche des échafauds et de la lumière des incendies43.
Entre le critique de bon ton qui aurait eu le bon goût d’avoir com­
pris l’essence du néoclassicisme, et les significations cachées des am­biances
claires et en ca­maïeux d’un collectionneur du style empire, la cohabitation
d’un tel univers de forge (Mars) et d’orfèvre (Zénon) était loin d’être trans-
parente. Si Georges Poulet avait dû faire une place à Mario Praz dans La
Conscience critique où aurait-il pu le placer ? Ce ne serait que conjectures
assez vaines et pourtant significatives de se dire qu’entre Madame de Staël,
l’initiatrice qui aurait dû le fasciner par la période à laquelle elle apparte-
nait, il existait un fossé infranchissable celui de l’admiration pourtant fine
« prise de conscience de cette mer­veilleuse extension et unifica­tion »44.
Praz ne s’est pas s’intéressé à Madame de Staël dont le type de souffrance
n’avait rien à voir avec celle qui traverse ses écrits (ceux de Praz) qui
est moins celle du cœur serré que des dents serrées. Serait-il alors plus
proche du petit pin­ce­ment au cœur et au sexe de Roland Barthes ? Outre
la connaissance des ambi­guïtés du xixe siècle, aussi viril qu’efféminé Praz
partage avec Barthes « la nullifi­cation du sujet », anéantissement des des-
cendances en tant que sujet d’amour à laquelle répond : « l’instauration de
l’objet comme centre exclusif de positivité dans l’œuvre littéraire. L’objet
est, et il n’y a même que de lui seul qu’on puisse af­firmer l’être »45. Pour­
tant le rapprochement cesse à l’endroit précis de l’abstraction chez Barthes
et chez Praz puisque la littérature et la critique littéraires sont des objets
tangibles, tenus à distance dans leur présentation et leur re­présentativité
par des modes d’observation et de description toujours indirects, souvent

43. Mario Praz cite la première version de L’Éducation sentimentale de Flaubert dont
le titre résonne étrangement dès lors que le rapprochement se fait avec l’œuvre du
Marquis de Sade.
44. Georges Poulet, « Madame de Staël », in La Conscience critique, Paris, Corti, 1998,
p. 19.
45. Ibid., p. 270.
Mario Praz en maître de maison 171

invisibles. Les Écrits en souffrance de Praz le sont pour toujours en raison


des frustrations, de l’insu, de l’observation louche ou torve érigés en mé-
thode. Il en est du sexe comme de la cri­tique, du crime et des Beaux-Arts,
il ne faut faire ni semblant ni de chi­chis si bien que la limite entre James
et Praz est que le premier n’en vient jamais au but ou alors pas clairement
(car l’essentiel n’est plus là) pour reprendre la remarque si ap­propriée de
Pontalis tandis que Mario Praz, avec son côté procureur d’une Europe en
pire, a eu raison de faire semblant de ne s’en tenir qu’aux faits.

Directeur des Musées de Belfort


La Critique à l’épreuve de la politique
Quelques problèmes relatifs
à la critique roumaine après 1989

Ion Pop

A nnée du renversement de la dictature communiste dans l’Histoire de


la Roumanie, 1989 marque également une limite dans l’histoire de la
critique littéraire roumaine. Les événements de ce mois de dé­cembre, ce
qu’on appelle, avec ou sans guillemets, « la Révolution roumaine de 89 »,
ont obligé à une sorte de relecture, sinon de toute notre littérature, au moins
de son évolution mouve­mentée sous presqu’un demi siècle de contrôle
idéologique. On assistait en effet à une surveillance plus ou moins stricte
et rigide, avec des conséquences parfois très graves aussi bien sur la créa-
tion littéraire en cours, dirigée selon la doctrine du « réalisme socialiste »
d’inspiration soviétique, que par rapport à la soi-disant « re­considération
de l’héritage littéraire du passé» et donc pour le fonctionnement de l’office
critique, soumis lui aussi à des injonctions graves de la part des aparatchiks
du parti unique. Il y a eu, certes, des différences de de­grés dans ce contrôle
selon les di­verses étapes de l’histoire du communisme, en Roumanie et
partout dans les pays du « camp socialiste ». L’époque du stalinisme pur
et dur, de l’« obsédante décennie », la sixième, du siècle passé, avait fait
des ravages dans l’espace culturel roumain, avec des prisons encombrées
par des divers « malfai­teurs » stigmatisés en tant que serviteurs ou acolytes
de la bourgeoisie et de ses menta­lités. Un nombre important d’écrivains
restés libres physiquement étaient interdits de publication, mis à l’index,
blâmés pour leur passé malsain, de décadents et considé­rés comme pourris
idéologiquement, mystiques, formalistes, etc. La lit­térature était dé­sormais
obligée de « traiter des thèmes » convenables pour la propagande du
nouveau ré­gime, la transparence des textes ap­pelés à transmettre le plus
176 Ion Pop

directement possible le « message révolu­tionnaire » était de mise, toute


ambiguïté métaphorique, sym­bolique était soupçonnée par la censure qui
trouvait que « cela pourrait être in­ter­prété aussi d’une autre manière, dans
un autre sens » ; donc la poly­sémie des textes était toujours dangereuse
pour une doctrine qui se croyait la seule valable et vraie.
Après de très frêles signes de « dégel », à la suite du xxe Congrès du
Parti Com­muniste Soviétique, mais rapidement étouffés la même année,
1956, à cause du danger ressenti de la part de la « contre-révolu­tion »
hongroise, c’est seulement à partir de 1964-1965 que les signes du « dé-
vissement » idéologique se font effec­tivement ressen­tir : à peine installé
au pouvoir en 1965, le jeune Nicolae Ceauşescu avait besoin de soutien
de la part des intellectuels. Le refus d’envahir la Tchécoslovaquie à côté
des « pays frères » en août 1968 avait marqué le sommet de l’ouverture et
ce processus du­rera jusqu’en 1971, quand, avec ses « thèses de juillet »,
le « grand dirigeant » du Parti roumain es­saya de retirer toutes les liber-
tés (relatives) accordées à la vie intellec­tuelle et artistique du pays, en
déclanchant une « mini-révolution cultu­relle » d’inspiration chinoise et
réinstallant toutes sortes de censures. Il faut dire, néanmoins, que malgré
sa brièveté, cette période de détente idéologique avait rapidement porté
ses fruits, en re­plaçant la critique roumaine dans une communication fer-
tile avec le paysage intellec­tuel occidental, les nou­velles méthodes d’in-
vestigation du texte littéraire, à travers de nombreuses traduc­tions et de
recherches sur l’espace litté­raire roumain. Et c’est un mouvement qui ne
pourra plus être arrêté, malgré les entraves idéologiques.
L’objet de la littérature avait aussi changé : un important renouveau de
la poé­sie avait pris forme avec la « génération 60 », celle de Nichita Stănescu,
Marin Sorescu, Ana Blandiana, Leonid Dimov et Mircea Ivănescu. Elle re-
nouait, sur de nouvelles ba­ses, les relations avec les modernistes de l’entre-
deux-guerres, remet­tait à l’honneur le lyrisme, retrouvait la spécificité
d’un langage poétique attentif à ses possibilités de sug­gestion, opposait à
l’état de siège idéologique les valeurs es­thé­tiques. De même, la prose et le
théâtre s’efforçaient de retrouver le chemin vers la réalité immédiate avec
un regard plus critique et réaliste et faisant usage de for­mes plus proches
de celles que l’on retrouvait dans l’espace littéraire européen. À son tour,
la génération qui entrait en scène au seuil de années quatre-vingt, ayant
trouvé que ses prédé­cesseurs avaient pé­ché par trop d’esthétisme et de
purisme formel, affi­chait un programme visant « l’authenticité » du dis-
cours, un « nouveau pacte avec la réalité », la « descente de la poésie dans
la rue », une communication plus organique entre « texte » et « biogra­
phie », décla­rant avoir « un seul préjugé : la réalité ».
La critique roumaine après 1989 177

Le durcissement de la dictature de Nicolae Ceauşescu, avec entre


autres le culte de sa personnalité, le « national-communisme » en of­fensive,
surtout dans les an­nées quatre-vingt, faisait aussi ses effets – la censure
redevenait de plus en plus présente, le nombre des écrivains qui quittaient
le pays pour « rester » à l’étranger augmentait tou­jours, tandis qu’à l’inté-
rieur, le pouvoir communiste s’efforçait de diviser le monde des écrivains
dont l’Union professionnelle était restée, pratique­ment, le dernier petit
bas­tion de résistance aux pressions et oppressions du régime.

La chute de la dictature communiste a donc trouvé la critique rou­maine


confrontée à quelques grands et difficiles problèmes. L’époque post-ré-
volutionnaire s’annonçait comme un temps de toutes les « révi­sions »,
« re-visitations », « re-lectures », bref, d’une remise en question de grande
envergure de tout ce qui avait été écrit sous le ré­gime, à peine renversé.
C’était aussi un temps des « récupéra­tions », car quan­tité d’œuvres avait
été retirées du circuit de la lecture publique au fur et à mesure que leurs
auteurs quittaient le pays ou se prononçaient contre la dictature, sans
compter les exi­lés de la première vague, qui avaient choisi de ne pas re-
tourner en Roumanie après l’installation de la « dictature du prolétariat »,
à la fin des années quarante.
Certaines « perturbations » de ces actes de réinterprétation était
dues au contexte sociopolitique très agité et confus. Plus exactement, leur
objet principal, la littérature de fiction, s’était trouvé d’un coup quelque
peu détournée et affaiblie par les événe­ments en cours. Avant tout, dans
un premier temps, la littérature même, c’est-à-dire cette litté­rature de fic-
tion, avait subi une sorte de marginalisa­tion ponctuelle : les évé­nements de
l’Histoire concrète, parfois tendus et dramati­ques, avaient pratiquement
monopolisé l’intérêt des écrivains et des lecteurs spé­cialisés. La place de
la fiction – prose, poésie, théâtre – avait été prise par les documents, mé-
moires, surtout des pri­sons communistes, « la 1ittérature carcérale », du
« goulag roumain », les vitrines de li­brai­ries en étaient pleines au début
des an­nées quatre-vingt-dix. Le com­mentaire « cri­tique » concentrait son
attention surtout sur les contenus de ces documents souvent bouleversants,
écrits en partie avant 1989, dont les auteurs, victimes du communisme,
appartenaient à toutes les classes sociales – des paysans emprisonnés pour
avoir aidé les « parti­sans » anti-commu­nistes qui combattaient les forces
de la securitate pendant les années cinquante ou des Moldaves de la Bes-
sarabie exilés en Sibérie ou ailleurs après l’occupation so­viétique de cette
région roumaine ; des détenus politiques, an­ciens dignitaires des divers ré­
178 Ion Pop

gimes de l’entre-deux-guerres ; des intellectuels mis en prison pour di­vers


délits d’opinion et diverses « manifestations hostiles », etc. Par la force des
choses, le côté littéraire de ces ouvrages n’était plus qu’une composante
quelque peu se­condaire, y prévalant les aspects politiques et moraux.
Une question qui dominait les débats de ce premier temps post-ré­
volutionnaire était aussi celle d’une autre « récupération » – de la « lit­
térature de l’exil rou­main », plus exactement celle écrite et parfois pu­bliée
à l’étranger et interdite en Roumanie. C’était le cas d’un dissident connu
comme Paul Goma, acerbe critique du régime communiste roumain, ou
des autres écrivains qui avaient « choisi la li­berté » en se réfugiant en
Oc­cident après 1950 et surtout pendant la dictature de Ceauşescu. Mais
il y avait aussi un important nombre d’écrivains qui avaient fui le régime
communiste dès son installa­tion et dont les noms (par exemple Mircea
Eliade, Ionesco, Cioran) avaient été effacés de tout texte critique et de
l’histoire littéraire, avec des rares exceptions, selon les os­cillations de la
politique officielle. Leurs livres étaient enfin remis en circulation et leur
accueil critique était souvent troublé par une sorte de complaisance qu’on
pouvait comprendre dans ces circons­tances exceptionnelles. Il s’agissait,
n’est-ce pas, d’un re­tour symbo­lique, qui de­vait être salué avant d’être
jugé d’une manière plus sereine et plus froide.
Mais le problème peut-être le plus difficile était (et reste encore)
celui de la « ré­vision » des lectures critiques de certaines œuvres pu­bliées
en Roumanie sous l’ancien régime communiste, à commencer par celles
des auteurs qui, d’une ma­nière ou d’une autre, avaient « col­laboré » avec
le Pouvoir. Une composante éthi­que de ces nouvelles ap­proches se faisait
jour et reste encore significative : car quelques écri­vains et critiques des
plus représentatifs de la génération de l’entre-deux-guerres, qui avaient
« pactisé» avec le nouveau régime, ont été remis en question et jugés selon
ce critère moral. Des personnalités « canoniques », tels Mihail Sadoveanu
(1880-1961), le poète Tudor Arghezi (1880-1967) ou George Călinescu (1899-
1965), le plus impor­tant historien de la littérature roumaine, pour donner
seulement quelques exemples, restent encore as­sez controversés sous ces
aspects. Pour des raisons diverses, soit pour effacer certai­nes « taches »
de leur passé politique, soit pour se sauver des accusations de « déca­
dence », de mysti­cisme, résidus d’idéologie bourgeoise, etc. Suivis par
des mo­ments d’interdiction, de tels écrivains de marque ont adhéré assez
tôt aux nouveaux slogans ou ont écrit des œuvres plus ou moins confor­
mistes. Tout en reconnaissant, donc, leurs mérites exceptionnels dans
l’histoire de la littérature roumaine, ces relectures mettent un accent plus
fort sur des aspects sinon négligés, au moins mis en évidence avant 1989,
La critique roumaine après 1989 179

pendant le dégel idéologique, comme concessions et compromis faits au


Ré­alisme socialiste.
C’est un débat nécessaire pour la « lustration » toujours deman-
dée ces dernières années par la société civile, débat qui a connu aussi
d’inévitables dérapages et ex­cès, d’autant plus qu’il a été aggravé par des
révélations fournies après l’ouverture des ar­chives de la police poli­tique
roumaine ; or, il ressort de ces dossiers que des écrivains de noto­riété
se trouvaient parmi les informateurs et délateurs de l’époque commu­
niste : des noms comme ceux des poètes Ion Caraion et Ştefan Augustin
Doinaş, morts en 1986 et, respectivement, en 2002, ont fait quelques bruits
pos­thumes en ce sens, non sans tenir compte du fait qu’ils avaient été
emprisonnés sous le régime communiste et sans doute soumis à divers
chantages après leurs li­bération. De toute façon, ce genre de situations
a mis assez de trouble dans le pro­cessus critique en cours, qui n’est pas
toujours assez attentif aux nuances et aux motiva­tions conjonctu­relles de
certains faits plus ou moins condamnables en prin­cipe. Il faut aussi ajouter
que des débats assez passionnés ont été lancés ces derniè­res années autour
du passé politique d’écrivains de ré­putation mondiale, tels Mircea Eliade
et Emil Cioran, à pro­pos de leurs sympathies fascistes et antisémites de
jeunesse. Le cas le plus médiatisé, car ayant pris une dimension interna-
tionale, a été celui d’Eliade, sur­tout après la publi­cation du Journal de son
ancien ami, Mihail Sebastian, en 1996.

Pour ce qui est de la littérature produite à l’époque totalitaire, l’entreprise


de la « révi­sion » critique a été et reste centrée sur les effets que la cen-
sure communiste a eus sur les textes. Si les conséquences des injonctions
idéologiques dogmatiques (staliniennes) des années cin­quante avaient été
identifiées et condamnées déjà à partir du milieu de la septième décennie, à
l’époque du petit « libéralisme » men­tionné, après décembre 1989 la remise
en cause d’une partie de cette littérature s’est intéréssée (et s’intéresse)
au de­gré d’altération de son message et de sa valeur esthétique, surtout
dans les années soixante du siècle passé, lorsque cette nouvelle génération,
dite « néo-moderniste », fai­sait son entrée en scène, pour la dominer pen-
dant une vingtaine d’années. Dans les débats publiés pendant ces deux
derniè­res décen­nies par diverses revues (par exemple România literară,
le principal heb­domadaire de l’Union des Écrivains Roumains, mais aussi
par des mensuels comme Vatra [L’Âtre], Steaua [L’Étoile] ou Observator
cultu­ral) on a parlé sou­vent d’une certaine confusion dans l’approche des
œuvres de cette épo­que. L’esprit polémique a parfois pu prendre la place
180 Ion Pop

des analyses calmes et attentives : le critère éthique, important dans le


contexte, a concurrencé souvent le critère esthéti­que, provo­quant, à côté
de justes apostrophes à l’adresse des démissions morales de certains écri-
vains, assez d’exagérations et d’injustices venues de la part des criti­ques qui
n’avaient pas toujours la justification de s’ériger en Robespierre. Les bons
senti­ments et les ressentiments se sont joints dans ces presque vingt ans de
défou­lements explicables. Dans les nou­velles « anthologies de la honte »
– selon une ex­pression bien trouvée, sous la dictature, par le critique et
journaliste exilé à Paris, Virgil Ierunca, de­puis les années cinquante –
ont été réinscrits au hasard des écri­vains dont les degrés de culpabilité
étaient très différents, parmi lesquels des « poètes de cour » fiers, avec
pro­fit, de leur servitude, dé­lateurs de profession de leurs confrères moins
conformistes, à côte de ceux qui avaient fait un minimum de concessions
nécessaires à leurs propre survie ou à celle des revues où ils travail­laient
comme rédac­teurs.
Cette « génération des années 60 », qui a eu, en fait, un rôle im­mense
dans le réta­blissement des liens avec les traditions de la moder­nité littéraire
roumaine d’avant le déluge communiste, a été accusée d’avoir fait le jeu du
pouvoir, son peu de courage éthique n’étant – di­sait-on – qu’une forme dis-
simulée de l’acceptation du régime op­pressif ou, dans le meilleur des cas,
l’expression idéologiquement contrôlée d’un ci­visme limité aux degrés de
« libéralisation » du Pouvoir et de ses censures. Ce qu’on mettait en cause,
c’était le « langage ésopique » ou « paraboli­que » pratiqué surtout dans
la poésie du moment qui, pour faire passer certaines allusions critiques à
l’adresse de la dictature, fai­sait appel à des allégories et des symboles, le
message « subversif » de­vant être lu entre les lignes. Un tel jugement n’était
pas sans rapport avec ce qu’on a appelé chez nous « le combat entre les
gé­nérations », c’est-à-dire la polémique née entre les écrivains débutant
dans les an­nées quatre-vingt – la génération d’un Mircea Cărtărescu, née
autour de 1955, qui opposait à leurs prédécesseurs immédiats, consi­dérés,
on l’a déjà noté, comme trop « esthétisants » et « puristes » dans leur
« néo-mo­dernisme » –, et une littérature qui se voulait, sur des traces
avant-gardistes, plus atta­chée au concret de la vie im­médiate et au lan­gage
quotidien, à la propre biographie des auteurs. Or, en réalité, ce re­tour vers
les valeurs esthétiques du discours poétique avait été tout à fait ex­plicable
et excusable dans les circonstances socio-littéraires de cette époque, dont
les objectifs, finalement atteints en fin de compte, étaient la récupération
d’une spécificité trahie au temps du « réalisme socialiste » régnant – d’où
l’accent mis sur les mé­diations symboliques du texte en tant que réplique
aux essais de soumission idéolo­gique de la littérature par les fonctionnaires
La critique roumaine après 1989 181

culturels du parti. Quelques grandes œu­vres de la littérature roumaine de


cette moitié du xxe siècle ont été produites par cette génération obligée de
se concentrer, dans ces condi­tions de « refuge » dans l’esthétique, sur la
qualité du discours. Voilà un effet paradoxalement bénéfique des agisse-
ments de la censure… Quant au langage « ésopique » de certains textes
poéti­ques, les retours critiques actuels vers ce type de message « codifié »
sont ef­fective­ment justifiés, mais par la force des choses, la poésie et la
littérature ne peu­vent pas être réduites à la seule réaction politique de
l’écrivain, qui peut choisir de répondre ou non aux questions posées par
les réalités concrètes, historiquement déterminées, du moment vécu. Et,
d’autre part, un certain degré de médiation sym­bolique, le recours à la
para­bole, à l’apologue, fait partie de la définition même du discours poé­
tique, dont l’ambiguïté et la polysémie sont loin de nuire à la densité et
au pouvoir de conviction du « message ».
En revanche, les conséquences des ambiguïtés cultivées par les écri­
vains de cette époque-là ont été bien plus graves dans le domaine de la
prose et du théâtre, où le rapport entre fiction et réalité était plus facile à
vérifier par les lunettes des censeurs. Et il est vrai aussi que dans chaque
nouveau roman sorti en librairie ou dans chaque pièce de théâtre mise en
scène, le public guettait et identifiait avec dé­lice les ré­pliques ambiguës,
les allusions à des situations concrètes, de la vie de chaque jour. Ce n’est
donc pas étonnant que le « réalisme » de nom­breux romans et textes
dramatiques fût vicié par ce genre de compro­mis, de demi-vérité, par
une sorte d’atténuation, d’adoucissement des aspérités. Avec le temps,
tous ces envois strictement circonstan­ciels ont perdu leur force d’impact
et ce fait n’est pas passé inaperçu par les re­lectures récentes. Encore plus
justifiés sont les reproches faits à cette littérature d’être restée à mi-chemin
dans la mesure où elle n’osait pas trop s’éloigner des limites imposées par
la politique culturelle du parti communiste à ses moments « libéraux ».
C’était le cas, par exemple, de ce qu’on avait appelé le « roman politique »
des années 1960-1970, où le rapport entre « le pouvoir et la vé­rité » était
devenu un thème de dé­bat qui dépassait l’espace strictement littéraire
pour s’étendre vers le cinéma, les arts, etc. Des nouvelles conventions se
trouvaient installées de cette manière, des clichés de langage et de com-
portement qui ont vite fait la preuve de leur caducité. Le fait d’avoir écrit
« avec l’approbation de la po­lice », selon une expression ironique d’un
clas­sique roumain, a été souvent évoqué à ce propos et cela traduit très
bien la situation de l’écrivain de l’époque toujours dépendant du « ser­
rement de la vis » ou des détentes idéologiques ponctuelles et capri­cieuses.
182 Ion Pop

On répondait à ce genre de reproches avec la formule, elle aussi


largement dé­bat­tue, de « résistance par la culture ». Elle voulait dire que,
faute d’une opposition directe et explicite, en absence d’une dissi­dence
effective (le cas de Paul Goma était resté quasi singulier), les écrivains rou-
mains avaient fait des efforts significa­tifs pour main­tenir une certaine qua-
lité esthétique de leurs œuvres, que leur ma­nière de donner une réplique
au Pouvoir communiste avait été un défi de la va­leur lancé aux slogans
idéologiques assassins, donc que leur refuge dans l’esthétique impliquait
un refus de l’idéologie communiste.
Quelques études critiques de synthèse sur ces problèmes de la litté­
rature rou­maine « à l’époque totalitaire ont été publiées après 1989, et il
faut citer notamment celles de Marin Niţescu (1925-1989), Sous le signe
du proletcultisme. La dialecti­que du pouvoir, publié seulement en 1995, et
d’Eugen Negrici, La Littérature rou­maine sous le communisme – deux
volumes consacrés, respectivement, à la prose (2002) et à la poésie (2003).
Il faut pré­ciser que le terme de proletcultisme, em­prunté à l’histoire cultu-
relle soviétique, avait en Roumanie une acception prati­quement identique
à celle de Réalisme socialiste, qui cir­culait pa­rallèlement dans le discours
critique roumain. Parmi les nombreuses prises de position dans le débat
sur les « révisions » de la littérature roumaine l’un des critiques les plus
engagés est Ion Simuţ, avec son livre intitulé Révisions (1995). Une étude re­
marquable, In­cursion vers le centre de l’enfer. Le Goulag dans la conscience
roumaine a été pu­blié par Ruxandra Cesereanu en 1998 ; un autre livre, de
Sanda Cordoş, s’intéresse à La Littérature entre révolution et réaction (1999)
et fait un parallèle entre le Réalisme socialiste dans la littérature roumaine
et la littérature soviétique. Et les réfé­rences pourraient être enrichies, car
ces problèmes sont de plus en plus pris en compte et ils promettent d’at-
tirer encore longtemps l’attention de la critique rou­maine.

Parmi les questionnements à l’ordre du jour dans la presse culturelle rou-


maine, il faut signaler celui du statut et de la condition de la critique
littéraire même. Si, à partir des années soixante, après la syncope réa­
liste-socialiste, la critique littéraire détenait un rôle de premier plan et le
« feuilleton » critique, la « chronique litté­raire » était lus par un pu­blic
assez large. On assiste depuis 1990 à une perte signifi­cative de cette sorte
de centralité du critique-chroniqueur, rendant compte de l’actualité édi-
toriale. La position importante de l’écrivain et de la litté­rature avant 1989
avait aussi changé de poids. Sous le régime commu­niste, où la liberté
d’opinion était pratiquement nulle, où les journaux étaient toujours mis
La critique roumaine après 1989 183

sous la loupe idéologique, toute critique à l’adresse du Pouvoir étant im-


possible, où la vie de chaque jour était falsifiée par les clichés du bonheur
collectif dans le meilleur des mondes possibles, seule la fiction littéraire
pou­vait transmettre au moins une partie des vérités interdites. L’écrivain
prenait ainsi la place de l’historien et du sociolo­gue, du psychanalyste
ou du reporter confronté aux réalités qu’il est difficile d’envisager d’une
manière plus directe. Le commentateur critique de son œuvre à peine
sortie dans les vitrines des librairies était devenu son complice dans le
contexte d’une complicité plus large avec les lecteurs qui faisaient souvent
la queue devant les li­brairies lorsqu’un livre plus « courageux » voyait le
jour. C’était le cas, par exem­ple, de certains romans publiés par Marin
Preda, Augustin Buzura ou Nicolae Breban. Le combat du critique était
mené à l’époque sur les deux fronts – celui de la valeur esthétique contre
les clichés promus par les slogans officiels, et celui de ces vé­rités toujours
fragiles et menacées contre les images conventionnelles et mensongères
de la vie immédiate, proposées par le Parti.
Or, une fois la liberté d’expression reconquise, parallèlement à la
relative mar­gina­lisation de l’écrivain et de la littérature, la force de l’action
critique se trouvait elle aussi affaiblie. Les commentateurs les plus produc-
tifs et en vogue de la litté­rature en mar­che, qui avaient eu un rôle décisif
dans l’affirmation de la « généra­tion 60 », comme Nicolae Manolescu ou
Eugen Simion, ont pratiquement aban­donné cette « critique d’accueil » au
profit de recherches de synthèse ou d’engagements politiques et civi­ques.
Et si les rubriques de « chronique littéraire » et des comptes-rendus, qui
ont une riche tradition dans la presse roumaine, restent bien nourries dans
les nombreuses re­vues et hebdomadaires littéraires qui parais­sent encore
en Roumanie, leurs ti­rages sont bien plus réduits qu’avant et le public
semble moins inté­ressé : la lecture des livres pré­sente aussi des signes de
faiblesse, d’autres moyens d’information et de communica­tion lui faisant
une sé­rieuse concurrence.
Dans cet espace de la critique de l’actualité littéraire, on peut déjà
signaler un dan­ger qui semble guetter le premier accueil des livres un peu
partout en Europe, dans le contexte de l’économie de marché : le juge-
ment de valeur risque de se re­trouver altéré par la publicité autour d’un
livre devenu simple produit commercial. Pour le moment, cette tendance
se manifeste, il est vrai, surtout dans les pages en­core peu nombreuses
dédiées au livre littéraire dans les quotidiens. Certains cri­ti­ques, parmi
les plus jeunes, suggéraient une manière quelque peu su­perficielle, fri­
vole et ludique d’approche du texte, au nom d’un dé-constructivisme
« post-moderne » discutable, et d’une « critific­tion » qui ne devrait pas
184 Ion Pop

trop tenir compte de la réalité du texte concret, se tournant plutôt vers


le lecteur du texte. Heureuse­ment, on assiste maintenant à un redresse-
ment du feuilleton critique de qualité, prati­qué par des nouveaux lecteurs
spécialisés pour lesquels le côté hermé­neutique de l’approche n’est pas à
négliger. Autrement dit, l’office cri­tique bouleversé sem­ble avoir dépassé
une partie des troubles contextuels, post-révolutionnaires, sans pour au-
tant avoir trouvé des solutions à d’autres problè­mes encore en attente. Si
la grande entre­prise de relecture du passé littéraire récent, plus exactement
celui de l’époque communiste, a été déclanchée et s’est déjà soldée avec
quelques résultats notables, il reste encore beaucoup d’espace à revisi­
ter. Sur le fond des disputes « canoniques » un peu à la mode, en écho
du grand livre de Harold Bloom, qui veulent remettre en cause, surtout
par les critiques de la « génération 80 », les hié­rarchies bien établies des
valeurs, ce retour vers le passé doit traverser des obs­ta­cles assez diffi­ciles.
Il reste encore énormément à faire sur le terrain de l’édition cri­tique, déjà
évoquée, et en matière, aussi, de synthèses sur des mouve­ments litté­raires
et des écrivains ayant subi diverses censures. Cela, sur­tout dans un moment
où on avait commencé à exprimer des doutes concernant l’utilité même
des études d’histoire litté­raire et où les re­cherches de type « académique »
semblaient être accueillies avec une certaine méfiance, surtout par la nou-
velle génération des criti­ques roumains. Or, le succès hors du commun
de la massive Histoire critique de la littérature roumaine (2008) de Nicolae
Manolescu, depuis long­temps attendue, contredit ces doutes. Les débats
en cours autour de cette ambitieuse synthèse mon­trent au contraire que
les études de ce type sont encore loin d’être tombées en dé­suétude. Je
dirais même qu’elles sont vita­lement nécessaires pour la (re)construc­tion
d’une perspective bien articulée sur une littérature qui, sans avoir un très
long passé, est encore loin d’avoir livré tous ses « se­crets ». De ce point
de vue, un signe encourageant semble être la publication des re­cherches
interdisciplinaires, dans lesquelles les aspects littéraires, esthétiques, sont
in­terprétés dans des contextes plus complexes, historiques, d’ordre so-
ciologiques, anthropologiques, etc.
La conclusion de ce rapide passage en revue des problèmes actuels
de la criti­que roumaine ne peut pas être que provisoire : l’image de ce
champ de la lecture spéciali­sée est plutôt celle d’un chantier ouvert, où
beaucoup de choses sont à consolider et à reconstruire après les séismes
de l’Histoire récente, sur des terrains eux-mêmes fragili­sés. L’approche
de la littérature écrite sous le régime commu­niste reste quasi obligée
d’équilibrer la balance entre l’esthétique et ce qu’on a ap­pelé chez nous
l’Est-éthique, à un moment de re-visitations et de révi­sions diffici­les mais
La critique roumaine après 1989 185

nécessaires au bon et sain fonctionnement de cet office de l’institution


littéraire. Prise, d’autre part, dans les rouages en­core au début de leur
articulation, de l’économie du marché, la critique litté­raire roumaine ne
peut et ne pourra pas se soustraire aux effets pas toujours bénéfi­ques de ce
déterminisme de dimension in­ternationale. Ce qu’on promet donc d’une
manière assez sûre est au moins un état d’interrogation et de réflexion en
principe po­sitifs, car incitant à la re­cherche des solutions et des réponses
les plus fertiles pour la vie de notre littérature.

Université « Babeş-Bolyai », Cluj-Napoca (Roumanie)


Quand la Sûreté
devient critique littéraire

Le cas de la Pologne

Stanisław Bereś

U n parti qui détient le pouvoir absolu dans un pays veille à ce que n’y
soit ex­primée aucune opinion autre que la sienne. Dès lors, la situa-
tion des écrivains qui, par nature, sont des êtres indépendants au regard
volontiers critique, tourne vite au drame.
En Pologne, pays qui, à la suite des décisions de Yalta, devint à la fois
un État non souverain et totalitaire, la Sûreté de l’État eut peu d’inquié-
tudes avec les gens de lettres jusqu’en 19621, principalement parce que rares
étaient ceux qui voya­geaient à l’étranger, tant les diffi­cultés d’obtention
d’un passeport étaient grandes. Par ailleurs, les mi­lieux littéraires étaient
faciles à surveiller.
Un contrôle plus brutal commença à partir de 1964. Le Comité cen-
tral du Parti Ouvrier Unifié Polonais mit en place une nouvelle stra­tégie

1. La question de l’immédiat après guerre et des années staliniennes est un sujet à part
(Cf. Maryla Laurent, La Dérive de Tadeusz Konwicki au fil de ses romans. Archéologie
d’une écriture : les huit années du ré­alisme socialiste, Lille, Éditions du Septentrion,
1996). Au sortir de celles-ci et donc à partir de 1956, il y eut des cas de répressions,
mais ils restèrent isolés : en 1958, Hanna Szarzyńska-Rewska fut condamnée à un an
et demi de prison pour avoir introduit en Pologne la revue « Kultura » publiée en
France ; en 1961, Anna Rudzińska fut emprisonnée un an pour avoir traduit un livre
occidental de sociologie, etc.
188 Stanisław Bereś

qui consistait à « ai­guil­lonner, désinformer et désintégrer les groupes so-


ciaux considérés comme hos­tiles »2.
Cela supposait une surveillance dont l’objectif n’était pas unique­
ment de col­lecter des informations sur les manifestations publiques ou
privées des individus suspectés d’opinions peu orthodoxes ou d’activités
subversives. Le projet était d’intervenir dans le processus créatif des au-
teurs avant qu’ils ne déposent leurs écrits chez les éditeurs d’État3, ou les
envoient pour publication à l’étranger sous un pseudo­nyme ; puis, avec la
création des presses parallèles (1976), il devint im­pératif pour les Services
de la Sû­reté de s’interposer avant toute paru­tion de l’ouvrage dans la
clandestinité sur le terri­toire national, toujours sous pseudonyme. Pareil
contrôle, vigilant dès la conception et l’écriture de l’œuvre, nécessitait
des experts capables de décrypter dans le texte en création les opinions
politiques de son auteur et, notam­ment, son degré d’orthodoxie à l’égard
de la ligne politique imposée.
Comment s’étonner dès lors que les chefs des départements de la
Sécurité inté­rieure chargée du monde littéraire aient cherché à recruter de
nombreux « collabo­ra­teurs secrets »4 et un ou deux « consultants » dans

2. Filip Musiał, Podręcznik bezpieki. Teoria pracy operacyjnej Służby Bezpieczeństwa w


świetle wydawnictw resortowych Ministerstwa Spraw Wewnętrznych prl (1970-1989)
[Manuel de la Sûreté. Théorie du travail opérationnel des Services de Sécurité éta-
blie à partir des publications du Ministère des Affaires inté­rieures de la République
populaire de Pologne, (1970-1989)], Cracovie, ipn, 2007, p. 319.
3. Il n’y eut pas d’autres éditeurs en Pologne jusqu’à la deuxième moitié des années
soixante-dix.
4. La terminologie utilisée par les fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur dans leurs
rapports est ici traduite littéralement : ozi pour « osobowe źródło informacji » : nom
générique pour désigner un agent ; tw pour « tajny współpracownik » : collaborateur
secret, il émarge, mais reste un oc­casionnel à la différence des agents du Ministère
de l’Intérieur qui sont des permanents ; kt pour « konsultant » : consultant, expert
avec des connaissances littéraires certaines ; f pour « figu­rant », terme qui désigne
la personne surveillée : en polonais, le sens est le même qu’en français (Dans les arts
du spectacle, personne chargée de tenir un emploi secondaire, généralement muet.
Dans la so­ciété, personne qui tient un rôle dont l’importance n’est qu’apparente et
non effective). Les désigna­tions bureaucratiques étaient parfois calquées sur le russe
comme dans le cas de seksot (« sekretneï sotrudnik ») qui désignait un agent qui se
liait à sa proie de façon définitive. Ce fut ce qui arriva à l’historien Paweł Jasienica :
à la mort de son épouse, une jeune femme s’imposa dans sa vie. Elle fit des rapports
quotidiens sur lui, ses opinions, ses écrits, ses amis et paralysa efficacement son activité
éditoriale. Huit mois avant la mort de l’écrivain, Nena O’Bretenny se fit épouser et
devint sa léga­taire universelle détentrice de ses droits. Elle était, selon l’avis de ses
supérieurs de la Sûreté, l’un des meilleurs agents de l’époque. L’affaire éclata avec
l’ouverture des archives et le procès qu’intenta la fille de Paweł Jasienica. Cf. Ewa
Quand la sûreté devient critique littéraire 189

toute région politiquement ac­tive ? Ces personnes devaient appar­tenir


au milieu proche de l’écrivain, être des universitai­res ou, éven­tuellement,
des journalistes. Cela n’excluait pas que l’analyse des écrits du « figu-
rant » fût confiée ensuite à des fonctionnaires du Mi­nistère de l’Intérieur,
no­tamment lorsque le nombre des « consultants » qui avaient fait des
études littéraires était insuffisant. De tout ce travail des collaborateurs
se­crets ont résulté diverses notes de services, opinions ou analyses qui,
souvent, pos­sèdent les caractéristiques d’une re­cension littéraire. Il en est
de même des experti­ses rédigées par les « consul­tants » et qui se présentent
comme des informations sur l’écrivain, sa famille, ses amis, son en­tourage
ou comme des études de la vie litté­raire – notamment lorsqu’apparaissent
de nouveaux courants ou émergent de nou­veaux groupes. L’objectif de
ces approches critiques n’était pas une évaluation ar­tistique de la valeur
des œuvres, mais une recher­che de toute tendance hostile au communisme
qui y serait inscrite de façon explicite ou voilée.
Le titre, quelque peu provocateur de cette contribution, « Quand la
Sûreté de­vient critique littéraire », n’est en rien métaphorique si nous rap-
pelons la définition que donne de la critique littéraire Michał Głowiński,
l’un de ses plus éminents spé­cialistes polonais :
Écriture qui a pour objet la littérature, qui est une étude de celle-ci ou qui
est littérature en soi. La spécificité de la critique littéraire est que, si elle
vise à décrire les œuvres et les faits littéraires, elle se prévaut également
d’intervenir directement sur leur évolution […]. Elle considère de sa com-
pétence d’imaginer la littérature à venir et de formuler des postulats à cette
fin. Outre cela, elle promeut ou combat les tendances d’une époque donnée
pour exercer son ac­tion sur la création littéraire5.
Une influence que la critique littéraire exerce sur le lecteur égale­
ment, ajoute­rons-nous pour compléter cette définition, dans la mesure où
la critique signale à celui-ci les textes et les faits littéraires qui méri­tent une
attention particulière tandis qu’elle jette le discrédit sur d’autres.
La lecture des archives de l’Institut de la Mémoire nationale6 ne
per­met aucun doute quant au fait que l’appareil de la Sûreté nationale

Beynar-Czeczot, Mój ojciec Paweł Jasienica [Mon père P.J.], Varsovie, Prószyński i
S-ka 2006, p. 168.
5. Michał Głowiński, Krytyka literacka [Critique littéraire], in J. Sławiński (éd.), Słownik
terminów literackich [Dictionnaire des termes littéraires], Wrocław, Ossolineum, 1988,
p. 242.
6. Institut de la Mémoire nationale : commission d’enquête chargée des crimes commis
contre la na­tion polonaise dont la désignation polonaise est Instytut Pamięci Naro-
dowej (ipn) et qui fut fondé le 18 décembre 1998 [N.d.T.].
190 Stanisław Bereś

de la République populaire de Pologne déployait l’ensemble de ces rôles


de la critique littéraire : description des œu­vres, intervention au­près des
auteurs et des lecteurs, volonté d’influence sur la littéra­ture en devenir.
Il s’y employait avec une détermination aussi remarquable qu’effrayante,
et, en l’occurrence, il s’agissait là d’une priorité poli­tique7. Nous pou­vons
avancer qu’aucune institution littéraire, aucune maison d’édition, aucun
organe de presse, aucun groupe artistique n’a eu d’influence aussi signifi-
cative sur la vie litté­raire polonaise que celle qu’eurent les fonctionnaires
du Ministère de l’Intérieur et leurs colla­borateurs secrets. La censure jouait
un rôle majeur, évi­demment, mais elle était une composante du même
appareil de contrôle des pen­sées humaines.
La critique littéraire telle qu’elle était pratiquée par les agents dont
le devoir était de veiller au modèle totalitaire de l’État, consistait à anéantir
tout ce qui avait pour fon­dement la vérité, la beauté et le be­soin de liberté.
L’histoire de la littérature d’un pays qui, comme c’est le cas de la Pologne,
a recouvré récemment sa liberté, doit s’inquiéter du mode de fonctionne-
ment d’un tel modèle d’anti-critique litté­raire (si nous accep­tons le postu-
lat que la critique classique privilégie le beau, le bien, le vrai). Pendant près
d’un demi-siècle, un appareil puissant, sorte de « super-critique » pouvait
éjecter de la scène littéraire polonaise tous les acteurs qu’il vou­lait, monter
des institutions culturelles, des cercles et des groupes littéraires, créer des
courants et des tendances et, last but not least, faire connaître les feux de
la rampe aux auteurs dont l’écriture conve­nait au pouvoir parce qu’elle
offrait de la Pologne l’image d’un pays européen normal, heureux et libre.
Peut-on dire que des écrits dont le vaste public, et même les cercles
profession­nels, n’ont aucune connaissance au point d’ignorer leur exis­
tence, sont de la criti­que littéraire8 ? Nous répondrons que toute in­fluence
sur la vie littéraire, sur les œu­vres en cours de création, exercée à partir de
textes rédigés selon les critères systématisés de ce genre lit­téraire, relève de
la critique littéraire comme nous di­rons que la qualité d’écrivain est indé-
pendante du fait qu’une personne publie ses manus­crits ou les conserve
précieusement dans un tiroir secret. Or, d’une part, les notes rédigées par
la Sûreté comme celles qui lui sont destinées témoignent d’une grande

7. L’intérêt du pouvoir pour la littérature pourrait surprendre. Il faut y voir un écho


du culte soviéti­que porté aux écrivains : dans le système communiste, ils étaient « les
ingénieurs des âmes hu­maines » selon les paroles de Staline. Par ailleurs, c’était à une
époque où, en Pologne, les télévi­seurs restaient rares et la télévision avait encore peu
d’influence sur les gens.
8. Jusqu’en 1989, en Pologne, l’existence de cette surveillance policière étroite était to-
talement incon­nue.
Quand la sûreté devient critique littéraire 191

qualité rédaction­nelle. D’autre part, et ceci mérite d’être souligné, les per­
sonnes recrutées par le dépar­tement con­cerné du Ministère de l’Intérieur
sortent des meilleures universités, des comités de rédaction de journaux
importants ou de maisons d’édition reconnues.
Il est intéressant de signaler qu’il n’était pas rare que les agents ré­
guliers de l’Intérieur et les collaborateurs secrets exercent officielle­ment
le métier de critique lit­téraire parallèlement à leur activité de sur­veillance.
Ainsi s’exprimaient-ils à deux ni­veaux : l’un public et officiel, l’autre se-
cret. Dès lors, il leur était aisé de discréditer à visage décou­vert tel auteur,
de vilipender telle ou telle œuvre quand ils en rece­vaient l’ordre de leur
officier traitant. Wacław Sadkowski, par exemple, était un tel person­nage.
Brillant journaliste, il avait débuté dans la presse catholi­que, puis travaillé
pour la grande presse nationale (Trybuna Ludu, 1955-1968 ; Współczesność,
1968-1974) avant de deve­nir le rédacteur en chef du mensuel de littérature
étrangère Literatura na Świecie (1972-1993) très apprécié par les Polo­nais.
Il serait intéres­sant de comparer la teneur de ses articles ou essais publiés
avec celle des rapports qu’il adressait aux membres des plus hautes ins-
tances de l’État9. Sadkowski, mais ô combien d’autres, savaient que leur
travail masqué finissait par atterrir sur le bureau des membres du Bureau
poli­tique du poup. Par ailleurs, pour ces « consultants », la tentation devait
être grande de publier, in extenso ou avec quelques retouches, les textes
de leurs délations et, ainsi, d’émarger deux fois.
Il est difficile de chiffrer avec précision le nombre de ces individus
qui « sécuri­saient » le milieu littéraire. Néanmoins, en 1975, l’association
des gens de lettres comptait 1 200 auteurs dont 702 à Varsovie (182 d’entre
eux étaient mem­bres du parti communiste), 129 à Cracovie, 58 à Wrocław,
57 à Łódź, 45 à Poznań10. À la même épo­que, la Sûreté intérieure em-

9. Ainsi par exemple, un rapport anonyme et sans grand intérêt du livre de Marek No-
wakowski Dwa dni z Aniołem [Deux jours avec un ange] est distribué à onze digni-
taires du parti commu­niste : W. Jaruzelski, K. Barcikowski, J. Czyrek, Zb. Messner,
M. Milewski, T. Porębski, J. Główczyk, le gé­néral F. Siwicki, W. Świrgoń, M. Rakowski,
K. Żygulski (ipn bu 0222/493 t. 9).
10. Cf. Informacja na temat sytuacji politycznej w Związku Literatów Polskich (marzec
1975) [Infor­mation sur la situation politique dans l’Association des gens de lettres
polonais, mars 1975], aipn bu 0296/61 t. 4, k. 1-27. À Varsovie, pour 702 écrivains, on
compte 86 tw et 2 kt ; en 1979, à Cracovie, le Départe­ment iii de la Sûreté affecte 139
ozi à 123 écrivains (autrement dit les déla­teurs sont non seulement recrutés parmi les
écrivains mais aussi parmi les journalistes, les comé­diens, les artistes peintres etc.) ; à
Szczecin, 20 membres de l’Association des gl avaient droit à 2 tw et 2 ko. À Rzeszów,
10 écri­vains étaient encadrés par 14 agents (4 tw i 10 ko), à Wrocław, en 1977, 53 auteurs
étaient l’objectif de 5 tw et de 7 ko. Cela donne une moyenne de 4,3 écri­vains par agent.
192 Stanisław Bereś

ployait quatre-vingt-neuf mille agents fonc­tionnaires et avait recruté vingt


mille collaborateurs secrets. Treize an­nées plus tard (après la struc­turation
de l’opposition démocratique qui commence en 1975), ce nombre était
passé à cent mille11. Le quota de cette armée dévolue à la surveillance po-
litique intérieure qui fut attri­bué au front « littéraire », ne peut être établi
que par déduction. Juste avant l’effondrement de la République populaire
de Pologne, on estime qu’un agent « sécuri­sait » cinq à sept auteurs12.
À quel moment un écrivain passait-il de « quidam statistique » à
« individu sous surveillance spéciale » et se voyait-il répertorié comme
« figurant » ?
Il n’y avait pas de règle. En général, le point de mire de la Sûreté se
portait sur toute personne qui manifestait une activité subversive vi­sible ou
qui se rapprochait d’une manière ou d’une autre, d’individus considérés
comme appartenant à l’opposition et donc ennemis du sys­tème en place.
Il s’agissait alors de « restreindre l’influence du “figurant” dans le
milieu litté­raire et de diminuer son importance »13. Autrement dit, il fal­
lait l’isoler, déterminer la qualité de ses relations avec des personnes déjà
suspectes, surveiller ses voyages à l’étranger et y répertorier ses contacts,
contrôler son courrier, ficher sa situation familiale (époux, épouse, enfants,
revenus, etc.), mais aussi étudier tout ou partie de son œuvre.
Les moyens que le pouvoir avait de manifester son mécontente­ment,
étaient considérables14 : les textes du « figurant » tardaient à être édités

Cf. Henryk Głębocki, Policja tajna przy robocie. Z dziejów państwa policyjnego w prl
[La Police secrète au travail. Histoire de l’État policier en République populaire de
Pologne], Cracovie, ipn, 2005, p. 121.
11. Cf. Henryk Głębocki, op. cit., p. 121.
12. Sebastian Ligarski, Twórczy donosiciele [Les Délateurs créatifs], Rzeczpospolita, 4 sep-
tembre 2008 ; Sebastian Ligarski, Wstęp [Préface à] Twórczość obca nam klasowo. Aparat
represji wobec środowisk twórczych w okresie Polski Ludowej [Une création étrangère
par sa classe so­ciale. L’appareil de répression des mi­lieux littéraires dans la Pologne
populaire], tapuscrit, p. 52. Cet historien de l’ipn de Wrocław attire notre attention
sur la dynamique de croissance du nom­bre des agents : par ex. à Varsovie, en 1981, le
milieu littéraire et scientifique avait droit à 86 tw ; en 1982, ils étaient 100 ; en 1983, 188.
13. Selon l’« Instruction administrative 006/70 » (Zarządzenie 006/70), il y avait une phase
« opération­nelle de vérification » (écoutes téléphoniques et surveillance visuelle),
venait ensuite la phase de « déstabilisation du figurant » (professionnellement, socia-
lement, familialement) et enfin un « ques­tionnaire identificatoire » était mis en place
pour pallier toute initiative nouvelle du sujet.
14. L’efficacité des rétorsions est démontrée dans un livre particulièrement documenté :
Joanna Siedlecka, Obława. Losy pisarzy represjonowanych [La Traque. Destin des
écrivains victimes de répres­sion], Varsovie, Prószyński i S-ka, 2005.
Quand la sûreté devient critique littéraire 193

ou ne l’étaient plus du tout15, et l’on veillait à faire baisser ses reve­nus. Il


pouvait se retrouver sur la liste des personnes dont il était interdit de citer
le nom, les ouvrages, un extrait de texte ou une phrase dans les médias.
Il était sur écoute et, par ailleurs, on se char­geait d’envenimer tout ma-
lentendu entre lui et son entourage proche, entre les per­sonnes du cercle
« suspect ». Des conflits sévères étaient déclen­chés qui brisaient parfois
des amitiés de longue date. Aujourd’hui, alors que les archives apportent
aux victimes de ces mani­pulations la preuve qu’elles ont été l’objet d’une
interven­tion de « désintégration16 », il leur est difficile de rétablir leurs
anciennes relations. Tel est par exemple le cas d’Adam Zagajewski et Julian
Kornhauser, poètes qui avaient porté en commun l’estocade de la Nouvelle
vague polonaise contre la lan­gue de bois au début des années soizante-dix.
L’une des visées de ces actions d’isolement affectif et de « désinté­
gration » so­ciale était de provoquer chez les auteurs des crises de créa­tivité,
de faire naître chez eux le sentiment que leur travail n’avait au­cun sens
et de les marginaliser. Ils subis­saient une action psychologique élaborée,
agressive qui relevait d’une stratégie. Un autre aspect de celle-ci était de
conclure avec certains opposants des pactes de « non agres­sion » tempo-
raires ou définitifs. L’écrivain évitait toute forme de dé­sapprobation du
système en place et cela lui permettait d’obtenir un visa pour se rendre à
l’étranger ou l’autorisation de publier son dernier livre. Stanisław Lem,
l’auteur de Solaris, appelait cela le « dialogue du bâton avec le cul ».
Au moment de l’État de guerre du général Jaruzelski, cette stratégie
de division du milieu littéraire révéla toute son efficacité. Trente ans plus
tard, le communisme s’est effondré, mais il existe toujours deux asso-
ciations d’écrivains. La première, anticom­muniste, fondée en 1989 pour
remplacer l’association des Gens de Lettres [spp : Stowarzyszenie Pisarzy
Polskich] que le Comité central du poup avait dis­soute, et la deuxième,
[neo-ZleP]17 créée au moment de l’état de guerre par déci­sion du Comité
cen­tral.

15. Les manuscrits ou tapuscrits pouvaient être détruits (ce qui fut fait par ex. dans le cas
du journal de Jerzy Kornacki). Or, dans un pays où le nombre de machines à écrire
était limité, et tout moyen de duplication (papier calque, ronéo, photocopieuses, etc.)
sous surveillance, les écrivains avaient rare­ment plusieurs exemplaires de leurs écrits.
16. Là encore le terme officiel des documents est traduit littéralement [N.d.T.].
17. Le nom de l’association créée par le pouvoir politique autorise un jeu de mots entre
ses initiales (zlp) et le mot que l’on entend en les prononçant zlep : « ramassis ». Ses
membres étaient, soit des apparatchiks, soit des écrivains âgés menacés de perdre
toutes leurs prestations sociales, soit des plumitifs auxquels une publication rapide
de leur livre était promise avec une contrepartie fi­nancière non négligeable. Les re-
194 Stanisław Bereś

Cette riche diversité de modus operandi destructeur nécessitait une


bonne connais­sance du terrain et une appréciation correcte de l’« état du
matériau ». Un contrôle permanent du sens et de la portée des œuvres
nouvelles, y compris celles qui étaient en cours d’écriture, était une partie
importante du travail de la Sûreté. Les experts et les « con­sultants » de
toute espèce y trouvaient leur champ d’action.
En polonais comme en français, un « consultant », autrement dit
une personne qui vient conférer d’un cas difficile par exemple, ne semble
augurer en soi d’aucun danger. Et pourtant, les conséquences des avis de
ces délateurs pouvaient être re­doutables. Un « consultant » scrupuleux
savait être beaucoup plus efficace qu’un simple agent dans la collecte des
informations. Il avait une parfaite connaissance du mi­lieu puisqu’il appar­
tenait à celui-ci, en connaissait les divisions internes et le réseau de ses
affinités. La présence du « consultant » dans les cercles, les associa­tions,
les endroits fréquentés par les gens de lettres n’éveillait aucun soupçon,
elle était naturelle. Il savait tout de la psy­chologie des créateurs et pouvait
d’autant plus aisément deviner les in­tentions des écrivains ou le sens réel
de leurs écrits. Les analyses rédi­gées par les « consultants » of­fraient à la
Sécurité de remarquables ins­truments de chantage lorsqu’elle souhaitait
re­cruter un écrivain, le « neutrali­ser » ou, qui plus était, le persécuter. Les
rapports des « con­sultants » ne débou­chaient pas d’emblée sur des arres-
tations ou des tortures phy­siques des « figu­rants », mais constituaient la
phase ini­tiale ; à son issue, il était décidé si une observation plus soutenue
du « figurant » suivrait avec des interventions direc­tes : la mise à pied de
l’écrivain des postes qu’il occupait, les médisances à son propos dans les
cercles professionnels, l’interdiction de publier son œuvre ou de lui déli­
vrer un visa de sortie pour ses voyages à l’étranger, etc.
Qui était le « consultant » ? Il s’agissait d’un collaborateur d’élite,
qui bénéfi­ciait d’une plus grande autonomie qu’un « collaborateur se­
cret » parce que ses re­lations avec la Sûreté n’avaient rien de formel et ses
tâches dépassaient les compé­tences du personnel régulier de la po­lice. Les
« consultants » sévirent principalement dans les années 1970-1990. Ils furent
utilisés à des tâches concrè­tes, définies, mais lorsque leur collaboration
prenait un tour permanent, ils définis­saient seuls leur champ d’action18.
Ils étaient particulièrement appréciés par les res­pon­sables de l’Intérieur.
Membre de l’Association des Gens de Lettres, ils ne couraient aucun

cherches en cours viennent d’établir que les membres de la di­rection du « Zlep »


étaient tous des agents de la Sécurité intérieure.
18. Filip Musiał, op. cit., p. 333.
Quand la sûreté devient critique littéraire 195

risque d’être découverts et c’était un atout de taille qui leur per­mettait,


par ailleurs, d’être mobiles, de pouvoir opérer dans divers milieux et en
di­vers endroits, villes, etc. Leurs contacts profes­sion­nels et amicaux leur
ouvraient les portes de tous les lieux de cul­ture, de la presse, des éditions,
des associations de province, etc. L’essentiel était pourtant que les mi-
nistres ou les secrétaires du poup arrêtent leurs décisions19 en prenant acte
des rapports rédi­gés par les « consul­tants ». Ces expertises, validées par la
direction de la Sûreté, oc­troyaient aux diri­geants politiques des conseils
sur les moyens de di­viser le milieu des écrivains, de le pacifier, de le dé-
truire. Les cher­cheurs de l’Institut de la Mémoire na­tionale ont désormais
démontré l’aide considérable fournie ainsi, notamment par un Wacław
Sadkowski20 évoqué plus haut. Les hommes de cette stature ne furent pas
très nom­breux dans le milieu littéraire, mais leur rôle fut considé­rable. En
1979, six « consultants » œuvraient à Cracovie : Stanisław Stanuch (pseud.
Filolog), Michał Ronikier (pseud. Zygmunt), Henryk Karkosza (pseud.
Monika), Krzysztof Gąsiorowski (pseud. Jerzy Rawicz), Jacek Kajtoch
(pseud. Jacek). Deux à Wrocław : Lech Isakiewicza (pseud. Kasander) et
Aleksander Soszyński (pseud. Zenon).
Il est probable que le dispositif était similaire dans les autres voïvo-
dies. À Varsovie, il était plus important, évidemment, mais des hommes
aussi efficaces que Wacław Sadkowski (pseud. « Olcha ») ou encore Ka-
zimierz Koźniewski (pseud. « 33 ») – un remarquable es­sayiste, auteur
d’une cinquantaine de livres, journaliste à Polityka –, suffisent à abattre
une tâche importante. Les délations de Sadkowski constituent cinq gros
volumes remplis par mille trois cents rapports21. Ceux de Koźniewski sont
en quan­tité similaire. Plusieurs « consul­tants » qui ajou­taient leur activité
au nombre as­tronomique de collabo­rateurs secrets, permettaient ainsi une
connaissance de chaque section de la société des Gens de Lettres aussi
précise que si l’association était passée au scanner.
Les archives constituées par les services de l’Intérieur sont telle­ment
considé­rables qu’il faudra plusieurs dizaines d’années aux équipes des

19. Sebastian Ligarski, Wstęp [Préface], p. 52. Par ex. : le général Wojciech Jaruzelski
(Premier secré­taire du poup), le général Czesław Kiszczak (ministre de l’Intérieur),
Waldemar Świrgoń (secrétaire du cc du poup pour la Culture), Witold Nawrocki
(responsable du Département de la Culture au cc du poup), Józef Tejchma (ministre
de la Culture et des Arts), Kazimierz Żygulski.
20. aipn bu 002082/387, v. 5, Informacja operacyjna konsultanta « 33 » [Information opéra-
tionnelle du consul­tant « 33 »] ; 00200/0, t. 5.
21. ipn bu 00200/9. Cf. Joanna Siedlecka, Teczka pracy konsultanta « Olchy » [Fichier de
travail du consul­tant « Olcha »], Rzeczpospolita, 4 août 2007.
196 Stanisław Bereś

chercheurs pour les étudier. Délations, rapports et exper­tises constituent


près de cent mille dossiers uniquement pour le milieu littéraire. Chacun
de ces fichiers regroupe dix à vingt pages dactylogra­phiées quand ce n’est
pas cinquante ! L’ipn polonais renferme autant de documents que l’institut
Gauck, en Allemagne. Alignés, ils couvri­raient des étagères longues de cent
quatre-vingts kilomètres, et donc la distance de Strasbourg à Besançon.
Rappe­lons ici qu’il y avait mille deux cents écrivains en Pologne. Cela fait
une moyenne de quatre-vingt-trois rapports par auteur. Il est évi­demment
impossible de définir com­bien cela ferait de pages dactylographiées.
Personne n’est en mesure de proposer une typologie fiable des écrits
rédigés contre les écrivains et collectés par la police secrète. Aux archives
de l’ipn de Wrocław, je me suis penché sur les documents classés comme
« critique littéraire » qui étaient des recensions d’ouvrages, et qui traitaient
de l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain, du contenu de celle-ci examiné
sous un angle idéologique, qui s’intéressaient aux écoles nouvelles et aux
tendances récentes en poésie ou en prose. Ces matériaux se rappor­tent à
une ville de la taille de Lille et une région comme le Nord-Pas-de-Calais.
Il en résulte que :
1) 39% des rapports parlent d’événements précis du milieu litté­raire
(assemblée générale de l’association des écrivains, élections de sa direction,
cérémonies, chan­ge­ments de l’équipe rédactionnelle d’une revue, conflits
entre les personnes, etc.), ou re­latent les opinions des écrivains sur des
faits politiques (augmentation du prix de la nourri­ture, manifestations
estudiantines de mars 1968, conflit ouvrier de dé­cembre 1970, prémices
des mouvements d’opposition), sur des faits de politique étrangère (l’in-
tervention en Tchécoslovaquie en août 1968).
2) 35% des documents rapportent ce qui se dit dans le milieu litté­raire
(conver­sa­tions, ragots, opinions des écrivains sur les nouveaux courants
artistiques et les forma­tions littéraires émergentes). À cela s’ajoutent les
observations faites par les écrivains lors de leurs voyages à l’étranger, toute
critique du pouvoir, notamment dans les cer­cles de jeunes auteurs. Vien-
nent enfin les observations effectuées au sein des institu­tions de la culture
(maisons de la culture, résidences d’écrivains, clubs littéraires, etc.)
3) 22% des documents concernent des écrivains précis et des per­
sonnes de leur entourage. Sur la liste des ennemis les plus dangereux du
système, se trouvent no­tam­ment les noms de Jerzy Andrzejewski, Stanisław
Barańczak, Władysław Bartoszewski, Jacek Bierezin, Jacek Bocheński,
Andrzej Braun, Marian et Kazimierz Brandys, Tomasz Burek, Jerzy Ficowski,
January Grzędziński, Zbigniew Herbert, Paweł Jasienica, Mieczysław Jas-
trun, Anna Kamieńska, Andrzej Kijowski, Stefan Kisielewski, Tadeusz
Quand la sûreté devient critique littéraire 197

Konwicki, Ryszard Krynicki, Jan Józef Lipski, Artur Międzyrzecki, Jan


Nepomucen Miller, Marek Nowakowski, Seweryn Pollak, Marek Skwar-
nicki, Antoni Słonimski, Julian Stryjkowski, Jan Józef Szczepański, Wiktor
Woroszylski, Adam Zagajewski, Jerzy Zagórski, Mirosław Żuławski, etc.
Il serait difficile de citer tous les noms. Pour le pouvoir de la République
populaire de Pologne, une cinquantaine d’écrivains étaient des hommes
particuliè­rement nuisibles.4) 3% des documents sont des recensions de
livres et des évalua­tions d’écrivains. Ce pourcentage, si faible, pourrait
faire croire que la Sûreté y attachait peu d’intérêt. Il n’en est rien. Mes
statistiques ont été établies à Wrocław où le nombre d’auteurs sou­mis à
une surveillance spéciale était moins important qu’à Cracovie, et de loin
moins impor­tant qu’à Varsovie, centre de l’opposition politi­que. Rappe-
lons que les dix vo­lumes rédigés par Sadkowski et Koźniewski dans la
capitale ren­ferment, à eux seuls, près de trois mille délations.
La Sûreté préférait les informations de caractère général et celles
sur l’opinion des gens (deux tiers de la documentation) qui lui permet­
taient une vue panoramique (mais pas très précise), teintée de ragots et
d’émotions faciles. Le tiers restant des dos­siers, celui qui concernait des
personnes précises et des textes concrets, est d’une valeur qualitative su-
périeure. Il permettait aux autorités de classer les auteurs en « cor­rects »
ou « incor­rects » et leurs écrits en « nuisibles » ou « anodins ».
Ce kaléidoscope de documents d’investigations diverses affinait la
connais­sance policière sur le milieu littéraire. Les informations déte­nues
par les services secrets concernaient les faits d’opposition avérés, mais
également ceux en gestation (comme les lettres de protestations collec-
tives, les lettres ouvertes ou les projets des auteurs de publier dans des
revues clandestines). Les matériaux que fournis­saient les agents étaient
concrets, répondaient à des consignes d’investigation sur les ambiances,
les attitudes, les initiatives ou concernaient de nouvelles tendances que
l’Intérieur n’avait pas encore analysées.
Une chose est certaine, quelle que soit la classification que les cher­
cheurs déci­de­ront d’établir, tous ces dossiers montreront que le milieu
littéraire, étroitement enserré dans le maillage des rapports de surveil­lance,
était strictement contrôlé par la police politique.

Qui étaient les rédacteurs des rapports sur les écrivains et leurs livres ?
Comment écri­vaient-ils ?
Membres permanents de la police intérieure, « collaborateurs se­
crets » ou « consultants », tous rédigeaient des recensions, des critiques
198 Stanisław Bereś

d’ouvrages ou des notes sur les auteurs. Il arrivait qu’un « collabora­teur


secret » et même parfois un agent « fonctionnaire » ait à faire une fiche
de lecture classique tandis qu’il était demandé à un « consultant » de
fournir des informations sur la conduite de tel ou tel écrivain. Les textes
des « collaborateurs secrets » sont indéniablement les plus nom­breux mais
ceux des « consultants » sont d’une qualité littéraire supé­rieure.
1) Les permanents du Ministère de l’Intérieur jetaient un premier re-
gard sur les œuvres suspectées de dissidence, ce qui permettait à l’appareil
d’État de se faire une première idée. Les officiers désignés pour rédiger les
rapports avaient fait des études de lettres, mais la mis­sion de lecture et de
fichage leur était probablement confiée se­lon le principe qu’« au royaume
des aveugles les borgnes sont rois ». Il leur était de­mandé de vérifier la
véracité des comptes rendus envoyés par les in­formateurs de ter­rain. Leurs
notes racontent surtout l’action ro­manesque pour dis­simuler la difficulté
de ces agents à interpréter le contenu du livre et à formuler un jugement
sur sa valeur. Les recueils de nouvelles leur donnaient beaucoup de sou­
cis parce qu’ils requer­raient des capacités de synthèse. Les fonctionnaires
de la po­lice d’État résumaient chaque nouvelle pour finir par répondre à
la question de sa­voir si l’ensemble était ou non subversif. En général, ils
concluaient par la positive. Dans leur majorité, ces recensions sont mala-
droites, peu professionnelles, mais la lecture que j’en ai faite ne confirme
certaine­ment pas l’opinion selon laquelle leurs auteurs étaient des rustres.
Beaucoup d’écrits dénotent chez leurs auteurs une culture certaine et
témoignent de leur intelli­gence. Le niveau des textes est compa­rable à
celui d’un étudiant de licence. Par ail­leurs, il est notable que tout compte
rendu de lecture se termine par la conclusion qu’il convient de prendre
des mesures de répression à l’égard de l’écrivain.
2) « Les collaborateurs secrets » étaient le gros des troupes d’inves-
tigation. La plu­part étaient membres de l’association des Gens de Lettres
ou d’associations pro­ches (artistes, journalistes). Leurs textes signalent une
propension au verbiage, un grand in­térêt pour les conflits de personnes ou
de réseaux dont l’intérêt nous échappe désor­mais to­talement. L’objectif de
ces « collaborateurs secrets » était de trouver une em­prise sur les auteurs
espionnés, de collecter des informations qui permettaient de manipuler en
secret les associations d’écrivains (par l’infiltration de personnes acquises
au pouvoir ou en forçant la prise de certaines décisions). Les « collabo-
rateurs » rap­portaient volontiers ce qu’ils avaient entendu ou ce qui leur
avait été rapporté, et cela donnait une image quelque peu déformée (mais
pas inexacte) de la situation dans tel ou tel milieu car, comme chacun sait,
l’un des traits dominants des artistes est d’aimer les potins et de développer
Quand la sûreté devient critique littéraire 199

toute sorte de rivali­tés (pour la célébrité, les influences, les coups rentables,
une pige, etc.). Les opinions émises correspondaient à l’humeur du mo-
ment. Or, comme les rédacteurs des rapports étaient une composante du
puzzle, puisqu’eux aussi étaient écrivains, critiques, gens de médias, leur
textes insistent sur les inimitiés personnelles et les vexations à l’origine
des délations vengeresses. Nombreu­ses sont les informations, notes de
ser­vice ou opinions qui relatent des choses insigni­fiantes. En les lisant, on
est surpris par les flots de paroles inutiles qui y sont déversés. Tel de­vait
être le prix que payaient les services de la Sûreté pour employer comme in­
formateurs des littérateurs qui entendaient et voyaient beau­coup de choses
mais se délectaient aussi à écrire ! Peu leur importait que ce fût signifiant
ou non, l’essentiel était de faire ses preuves, et ce, même en revenant à des
sujets déjà traités. Il est possi­ble qu’il y ait eu derrière cela, de la part des
officiers traitants, une politique de recou­pement d’informations et donc
de surveillance des agents en leur de­mandant leur avis sur des points iden-
tiques - ce qui signalerait un manque de confiance de la hié­rarchie envers
la base. Néanmoins, il ne faudrait pas se laisser abuser par le ver­biage des
rap­ports. Dans la plé­thore de faits inutiles, certaines données étaient pré­
cises et particuliè­rement graves de conséquences pour les « figurants » car
elles permet­taient à la Sûreté de devenir opérationnelle. Chaque rapport
présageait des souffrances pour les person­nes concernées.
3) Les « consultants » étaient le haut du panier des agents. Leurs
expertises se dis­tinguent par une grande compétence, témoignent d’une
véritable intelligence. La lan­gue est précise, suggestive. Il y a de l’aisance
dans la narration, un savoir faire argu­mentatif, une analyse très fine ; elle
permet parfois de découvrir le rédacteur qui se cache sous le pseudonyme.
Souvent, nous devinons un tempérament vif de journaliste, une excellente
connaissance de toutes les questions ayant trait aux écri­vains, mais aussi
une volonté manifeste d’exercer une in­fluence sur les auteurs (et donc sur
la culture polonaise). Il y a en tout cela un déploiement de talent qui mé­
riterait le respect s’il n’était que ces hommes ont trahi leur propre milieu
pen­dant des décennies. Ils étaient souvent des auteurs estimés et, pour
certains talen­tueux, bénéfi­ciant d’un réel prestige. Ces « consultants » tra-
vaillaient beaucoup (comme le prouve le nombre de li­vres écrits, d’articles
publiés par eux, etc.), avec des responsabilités (direction d’un mensuel
à grand tirage, etc.) et ils avaient un sens certain du relationnel, des ren-
contres (déjeu­ners de travail, cafés littéraires, soirées théâtrales, etc.). Il
est donc sur­prenant qu’ils aient déployé une activité aussi intense d’agent
secret. Or, les archives recèlent des centaines de recensions critiques sur
les livres publiés par les presses parallèles ou bien à l’étranger par les
200 Stanisław Bereś

écri­vains polonais. Si ces « papiers » n’étaient pas marqués du sceau de


la délation idéologique et de la condamnation, plus d’un livre de critique
litté­raire intéressant pourrait en être tiré. L’élégance du style, la préci­sion
de l’argumentation y côtoient en permanence une agressivité poli­tique
qui débouche sur des Philippiques au vi­triol et des envolées heu­ristiques
déplorables. La lecture en est d’autant plus dé­plaisante aujourd’hui que
nous savons qu’elles s’adressaient à des au­teurs dans l’impossibilité de
répondre (ignorants de l’existence de ces critiques et, bien sûr bâillonnés)
et que les seuls à lire ces pages étaient l’officier traitant du « consul­tant »
et les « apparatchiks », pour le moins dé­pourvus de sensibilité littéraire.
Com­ment ne pas ressentir un vrai ma­laise devant ces textes lorsque l’on
songe que d’éminents intellectuels faisaient le beau devant des fonction-
naires timorés du parti commu­niste qui les avaient instrumentalisés !
Les critiques sont corrodées par une autre lèpre encore. En effet,
le style que né­cessite ce genre littéraire est à la fois impeccable – n’ou-
blions pas que les « consul­tants » sont des professionnels de la lit­térature
–, et pourtant surfilé par un jargon communiste, par d’absurdes clichés
de la propagande, par une langue de bois grotes­que aspergée de venin
haineux. Ce « panachage » varie en intensité d’un agent à un autre. Il
est particulièrement intense chez un Sadkowski. Sans doute était-ce une
forme de signature qui signalait que le rédac­teur était un « camarade »
et non pas un merce­naire juste soucieux de ses deniers. Les membres du
Comité central du poup n’en at­tendaient pas tant et n’avaient sans doute
que mépris pour ces intellectuels. L’on se souvient encore en Pologne des
paroles choquantes du ministre de la culture et des arts, Janusz Wilhelmi
quand celui-ci s’adressait aux écri­vains qui faisaient preuve d’allégeance !
Et pourtant, il était possible de rédiger des expertises dont l’argu-
mentation et l’analyse étaient aseptisées. J’en ai trouvé quelques unes de
la plume de « consul­tants » moins connus dans le monde litté­raire. Ils
écrivaient que le système culturel soutenu par le parti commu­niste suc-
combait à la maladie de Parkinson au point de ne plus re­grou­per que des
plumitifs, de ne plus être capable de chef d’œuvres. Ces rapports prouvent
qu’une expertise non servile, était possible.
4) Les permanents, les « collaborateurs secrets » et les « consul­
tants » épou­saient parfois, surtout lorsque le déclin du système s’amorça,
un rôle double : celui de criti­que littéraire (sous leur nom) et de membre
de l’appareil d’État (pseudo­nyme). Ils pu­bliaient dans des revues littéraires
ou culturelles généralistes et, dans leurs articles, ils at­taquaient violemment
les œuvres des écrivains liés à l’opposition. Le jeu était très particulier
puisque, signées du nom réel de leur au­teur, ces critiques avaient une
Quand la sûreté devient critique littéraire 201

allure métalittéraire des plus naturelles. En réalité, elles étaient mise en


place dans le cadre d’une stratégie très éla­borée de la Sûreté. D’une part,
il s’agissait de créer l’illusion que le pouvoir bénéficiait de soutiens actifs
et nombreux ; d’autre part, il fal­lait jeter le dis­crédit sur les ténors de
l’opposition ou les ridiculiser.

Tant que ne seront pas connues toutes les circulaires internes de la Sû­reté,
il sera diffi­cile de savoir quand un article était écrit sur commande et quand
il était spon­tané. Évidemment, la question est absurde pour certains de ces
critiques tel Krzysztof Majchrowski22 dont, désormais, nous savons qu’il
occupait le rang le plus élevé au dé­partement « litté­rature » du Ministère
de l’Intérieur. Il décidait seul des ordres donnés et donc de sa propre
activité officielle. Où se terminait le de­voir23, où commençait l’initiative
personnelle, reste une question sans réponse.
Il s’en pose une autre : pourquoi ces hommes menaient-ils une
double vie ? Chantage, argent24, carrière, frustration, conviction poli­tique,
caractère acariâtre, pa­tholo­gie ?25 Rien de tout cela ne semble ex­pliquer
l’engagement des « consul­tants » qui dura toute leur vie ou du moins,
jusqu’à la chute du communisme.
Tandis que je lisais leurs analyses littéraires, j’avais souvent le sen­
timent qu’ils s’attribuaient le rôle de l’éminence grise qui, secrètement, tire
les ficelles des déci­sions politiques. Cela se manifeste par leur ex­trême en-
gagement à chaque fois qu’ils suggè­rent des solutions, donnent des conseils

22. Le colonel Krzysztof Majchrowski dirigeait le iv Bureau du iii Département du Mi-


nistère des Affai­res Intérieures, il occupait le poste le plus élevé à la Sûreté dans le
service responsable des actions de surveillance et de répression du milieu littéraire.
23. Krzysztof Majchrowski, « Zmierzch bogów » [Le Déclin des dieux], Życie literackie,
1984 ; Krzysztof Majchrowski, « Nic czyli nic » [Rien et donc rien], Życie literackie
1985, n° 11 (1773) ; Krzysztof Majchrowski, Kisielewski, Bocheński, Bartoszewski, Życie
literackie 1988, n° 12 (1878).
24. Un rapport de « consultant » était généralement payé 1000 zlotys (en 1974, cela équi-
valait au 2/3 de la rémunération d’un assistant d’université. Cf. Henryk Głębocki,
Zarobki tajnych współpracowników SB w Krakowie [Rétribution des agents secrets de
la Sûreté à Cracovie], in Policja tajna przy robocie. Z dziejów państwa policyjnego w prl
[La police secrète au travail. Histoire de l’État policier de la République po­pulaire de
Pologne], Cracovie, 2005, p. 121-148.
25. Pour la police secrète, seuls deux thèmes primaient : l’argent et la « faille » dans la
biographie qui per­mettait d’exercer un chantage (cf. Zarządzenie [Directive] 006/70,
p. 99).
202 Stanisław Bereś

de « réformes », se soucient d’être précis, se montrent in­croyablement


consciencieux comme si le destin du monde dépendait d’eux.
Peut-être étaient-ils obnubilés par les relations d’Aristote et
d’Alexandre le Grand, de Platon et de Dyonisius le Jeune, de Thomas
Moore et d’Élisabeth d’Angleterre, de Diderot et de Catherine de Russie.
Il est possible que les « consultants » polonais aient aspiré à un tel rôle…
si parva licet componere ma­gnis.
Les « consultants » étaient persuadés que c’était eux qui créaient
le véritable avenir tandis que l’opposition, Solidarność, s’efforçait vaine­
ment d’arrêter les blindés avec de fragiles bâtons de bois glissés entre leurs
chaînes. Ils traitaient ceux qu’ils dési­gnaient par « figurants » comme au-
tant de fantaisistes inconscients du jeu et des en­jeux. Eux, les « analystes »,
avec les armées des pays frères et de l’urss, pensaient dé­ci­der de l’avenir
du monde. Ils eurent le déplaisir d’apprendre un jour qu’ils n’avaient fait
que participer à un jeu pipé dans l’arrière cour d’une caserne. La vraie
partie fut jouée ailleurs. Désormais, leurs ana­lyses et leurs conseils gisent
inutiles, couverts par la poussière de l’histoire.

Université de Wrocław (Pologne)


Traduit du polonais par Maryla Laurent
La Critique vivante :
quelques tendances contemporaines
Le rôle du critique-journaliste
et ses connaissances
de la littérature européenne

Margot Dijkgraaf

R écemment j’ai participé à un débat à Amsterdam qui avait pour titre :


Sur le roman. Ce débat a eu lieu dans le cadre d’un projet prestigieux
et de longue durée initié par l’Association Royale des pro­fessions du Livre
qui a pour but d’améliorer le prestige et la position du livre dans notre
société multi-médiale et multi-culturelle. L’Association a demandé à de
grands auteurs néerlandophones de ré­fléchir au roman, au passé du roman
et à son avenir. Quel a été leur iti­néraire per­sonnel en ce qui concerne le
roman ? Par quels romanciers ont-ils été formés, quels sont leurs héros
et pourquoi ? Que peut le ro­man et où se trouvent les limites du genre ?
Dans les années à venir il y aura toute une série de publications avec des
réponses données par dix de nos auteurs.
Ce débat récent a réuni des universitaires, des critiques et des jour­
nalistes litté­raires, des écrivains et des lecteurs de tous âges. Pourquoi,
a demandé un écrivain néerlandais assez connu, n’écrit-on plus d’essais
littéraires, de monographies d’un écrivain, et ceci depuis une trentaine
d’années ? Et s’il arrivait qu’on en écrive, pourquoi ce sont toujours des
essais sur des écrivains disparus ? Jamais on ne se penche sur l’œuvre
d’écrivains contemporains. C’est justement dans l’essai qu’on peut témoi-
gner de la sensibilité spécifique d’une œuvre, c’est dans la monographie
littéraire qu’on peut vraiment faire découvrir une œuvre, qu’on peut don-
ner une preuve d’une analyse de style. Selon lui, les uni­versitaires restent
206 Margot Dijkgraaf

dans leur tour d’ivoire, ils se penchent sur les sujets qu’ils ont choisis il y
a des décennies sans regarder ce qui se passe dans la littérature moderne.
Pour la poésie néerlandophone pourtant, la si­tuation semble un peu dif-
férente : certains universitaires décident de publier des réflexions sur la
nouvelle poésie qui a conquis un public, en raison de nouvelles formes de
« performance » (des slammers ou des rappers).
Il y a vingt ans j’ai publié mon premier article dans nrc Handelsblad,
le journal du soir pour lequel j’écris depuis en freelance. J’écris surtout sur
la littérature fran­cophone et européenne. À part ça, j’ai toujours travaillé
dans le domaine culturel ou littéraire aux Pays-Bas et actuellement je di-
rige un centre académique-culturel relati­vement nouveau à Amsterdam,
ce qui me permet d’initier le genre de débats dont je viens de vous parler.
En vingt ans j’ai pu observer de nombreux changements dans le
paysage de la critique littéraire au sein des grands journaux. En géné-
ral le nombre de quotidiens a diminué et les quotidiens qui ont survécu
jusqu’à présent voient baisser le nombre d’abonnés. Comme les médias
vivent des annonces et de la publicité, il faut que les journaux soient le
plus attrayants possible, comme tout autre produit, le produit du jour­nal
doit être séduisant.
Il faut bien dire que pour la plupart des gens, la littérature n’est pas
un produit très passionnant. Les suppléments littéraires ont donc perdu
des pages et les articles sont devenus plus courts. Le ton de la plupart
des articles est devenu plus léger, parce qu’il faut que tout se lise facile-
ment. Aussi on y trouve davantage d’images et moins de textes. Comme
les articles sont plus courts et moins élaborés, il y a moins d’espace pour
approfondir, pour des références culturelles et lit­téraires.
Le choix des livres sur lesquels on écrit dans les quotidiens n’est
plus exclusi­vement décidé par le critère de qualité littéraire. C’est qu’un
journal de qualité doit aussi écrire sur « celui ou celle dont on parle », sur
le bestseller, sur la personnalité en vue du moment. Le journaliste / critique
littéraire de nos jours a la tâche et même le droit d’informer ses lecteurs
de ce qui se passe dans le monde littéraire, même en dehors des critères
de qualité. D’une certaine manière il est devenu un guichet de l’office du
tourisme littéraire.
Autre changement depuis vingt ans. Le journal connaît une version
Internet, et donc un site web livres où l’on trouve tous les jours des nou-
velles du milieu litté­raire et un choix d’articles paru dans la version papier.
D’autre part la voix du lec­teur est devenue de plus en plus pré­sente dans
les pages du journal. Depuis quel­ques années il y a par exemple une page
intitulée Club de lecture, où l’on trouve pendant quatre semaines consé-
Le rôle du critique-journaliste 207

cutives un article sur un livre, auquel les lecteurs peuvent réagir par mail.
Ainsi se développe parfois une véritable dis­cussion sur un roman ou un
livre de non-fiction avec la participation de critiques et de lecteurs.
Par ailleurs, on trouve de plus en plus de « critiques littéraires » dans
d’autres types de publications : des revues de librairies, des bro­chures
faites par des maisons d’éditions et il y a beaucoup de sites Internet où l’on
trouve des articles sur des li­vres écrits par des lecteurs, par des éditeurs – ce
qui est évidemment loin du critère d’indépendance du critique littéraire.
Ajoutons à ce panorama le fait que la littérature est généralement
devenue un élément de moindre importance dans notre société d’images.
La lecture prend trop de temps, peu cool et doit être fonc­tionnelle. Tout
cela fait que le journa­liste / critique littéraire a perdu pas à pas son prestige
d’autrefois.
Regardons le contenu des suppléments littéraires. La littérature
néerlandaise a toujours une place importante dans le supplément – ce
qui est logique – mais écrire sur un livre non-traduit est devenu de plus
en plus difficile. Qui sait encore lire le français ?, se demande l’ancien
rédacteur en chef, et ne parlons pas de la littérature alle­mande, espa­gnole
ou lituanienne.
Il y a peu de débats et polémiques au sujet de la prose néerlandaise.
C’est une différence essentielle avec le paysage français où, au moins à
chaque rentrée, on peut s’attendre à une nouvelle discussion, à l’émergence
d’un nouveau courant lit­téraire ou un scandale qui fait des remous. Chez
nous, c’est plutôt la même ques­tion qui revient à inter­valles réguliers :
pourquoi la littérature néerlandaise ferme-t-elle les yeux au monde qui
l’entoure ? Où est la société multiculturelle dans le mi­roir qu’en donne
le roman néerlandophone ? Et plus récemment : comment se fait-il que
dans ces romans on ne trouve aucune référence au 11 septembre 2001 et
à l’impact profond de cet événement dans la société d’aujourd’hui ? On
peut en dis­cuter évidemment, il y a bien eu des romans où l’on trouve des
références au terro­risme, à la société multiculturelle, à la globalisation et
au cosmopolitisme d’aujourd’hui.
Une question qui, dans le cadre de ce colloque, me paraît impor­
tante, c’est la question de savoir si les critiques néerlandais sont ca­pables
de placer cette littéra­ture dans un panorama littéraire plus large. Est-ce
que les journalistes / critiques littéraires dans leurs articles s’expriment
suffisamment sur la place de tel livre ou de tel auteur néerlandais dans la
littérature européenne ou même mondiale ?
Ce n’est pas le cas ou du moins pas suffisamment. Dans une réu­nion
de criti­ques d’une quinzaine de pays européens que nous avons organisée
208 Margot Dijkgraaf

il y a deux ans à Amsterdam, le chef du supplément livres du nrc Han-


delsblad a même parlé du « provincialisme » de beaucoup de critiques
littéraires. Selon lui les articles parlent trop peu du caractère international
de la littérature néerlandaise. La plupart des cri­tiques ne s’intéressent pas
du tout à présenter nos auteurs dans une perspective mondiale. Lorsqu’on
parle de l’arbre généalogique littéraire d’un au­teur, on relève ses liens
avec des écrivains néerlandais d’avant lui. Ils parlent de sa place dans la
tradition néerlandaise, souvent sans parler des influences internationales
qu’il peut avoir subies.
De nos jours on vit la mondialisation ; les journalistes / critiques lit­
téraires de­vraient, encore plus, reconnaître l’aspect international et mettre
en perspective le côté intertextuel de toute littérature. Il n’y a pas d’écri-
vain sans contexte. On n’écrit jamais seul. Tout écrivain est conscient
d’appartenir à une certaine tradition.
Pour mon livre sur la littérature européenne, De pen von Europa.
Gesprekken met Europese Schrijvers (2006), j’ai fait une vingtaine d’inter-
views avec des écri­vains de partout en Europe. Dans ce cadre, l’écrivain
Juan Goytisolo par exemple a insisté sur le phénomène de « pollinisa-
tion » : un roman se répand comme les pol­lens grâce au vent. Ce sont
ses graines qui trouvent leur chemin vers d’autres par­ties de l’Europe et
là, comme c’est le cas dans une véritable pollinisation, ils in­fluencent de
nouveaux romanciers. Cervantès est descendu en Angleterre chez Sterne,
Sterne à son tour a répandu ses spores litté­raires au Brésil de Machado
de Assis et ainsi de suite.
La littérature est une continuité, il s’agit en littérature d’une course
de relais. Nathalie Sarraute, écrivain française d’origine russe a été un
exemple pour Marie Darrieussecq, l’écrivain néerlandaise Hella S. Haasse
s’est inspirée de la lyrique du xve siècle de Charles d’Orléans, les person-
nages de Geneviève Brisac respirent la lecture de Virginia Woolf, les nou-
velles de la jeune auteur allemande Judith Hermann empruntent beaucoup
à la tradition russe. Pour le danois Jens Christian Grondahl, Dostoïevski
est le premier véritable auteur européen. On ne peut voir ce genre de chose
que si l’on connaît égale­ment la littérature en dehors des frontières du pays
où l’on travaille. Il faut avoir une image beaucoup plus large.
La littérature est faite d’œuvres et non pas de livres isolés. C’est
pendant toute une vie qu’une œuvre est écrite, regardant le futur et ayant
en tête le passé. Bâtir une œuvre demande beaucoup de temps. C’est par
ce fait que par définition tout écrivain, tout bâtisseur d’une œuvre va
contre l’esprit du temps. Un livre qui paraît aujourd’hui aura perdu dans
Le rôle du critique-journaliste 209

une semaine sa place à côté de la caisse, sera daté dans quinze jours et
introuvable dans six mois.
Notre société est fixée sur l´instant présent, les médias donnent la
préférence à ce qui est jeune et nouveau : le film qui vient de sortir, le ro-
man d’aujourd’hui, l’expo qui vient d’ouvrir. Ce qui est moderne, compte,
c’est ce que nous voulons savoir. Notre vie de tous les jours tourne autour
de l’actualité.
Le roman a le droit de s’y refuser. Son existence est fondée sur les
principes contraires : la durée, la continuité, la cohérence. Son droit est
ailleurs. Un roman­cier n’est pas du tout forcé de commenter les actuali­tés.
Un roman ne doit pas ré­agir à ce qui se passe de nos jours. Contre l’air du
temps, contre l’uniformité, contre la fugacité, le roman fera en­tendre une
voix originale et individuelle qui en­tre en dialogue avec ses prédécesseurs
et qui donne un contexte pour les questions existen­tielles qui appartien-
nent au domaine de la littérature.
Dans la réunion des critiques littéraires de partout en Europe d’il
y a deux ans – à Amsterdam, à l’occasion de la parution de mon livre, De
pen van Europa – on a parlé de la vocation du roman d’aujourd’hui et des
contraintes de nos jours. On a comparé les diverses situations na­tionales.
Quelques exemples. Une critique polonaise a constaté que, dans son pays,
les critiques parlent beaucoup de la personne de l’écrivain et moins de son
livre. Les écrivains sont de­venus des person­nalités publiques, comme des
chanteurs ou des stars de cinéma. Elle a appelé ça la « macdonaldisation »
de la critique littéraire. Une collègue de Lituanie nous a expliqué que dans
son pays il y a d’une part la cri­tique académique et universitaire, lue par
un milieu restreint et fermé, et que d’autre part des jeu­nes journalistes
littéraires – elle les a appelés des « hooligans de la littérature » – écrivent
« contre » ; contre les tra­ditions, contre la belle langue, contre la raison,
et qui rafraîchissent de cette façon-là les anciennes institutions littéraires
devenues poussié­reuses. En République Tchèque il y a eu évidemment
de nombreux chan­gements depuis 1989. On nous a expliqué que depuis
dix ans la critique littéraire ressemble de plus en plus à une machine de
relations publiques liée aux maisons d’éditions. La critique tchèque est
à la re­cherche de sa nouvelle place dans une nouvelle société en plein
mou­vement. Le critique anglais, pour finir, a constaté que dans la plu-
part des médias on discute largement des livres publiés dans le monde
an­glophone sans toutefois donner beaucoup d’espace et d’attention aux
traductions. La tradition anglaise de la critique littéraire, vieille de trois
cent ans, est menacée constamment, selon lui. Le danger vient du fait
que l’édition devient de plus en plus une partie de l’industrie des loi­sirs,
210 Margot Dijkgraaf

traitée donc avec les mêmes stratégies et impératifs que n’importe quelle
autre industrie d’amusement. L’attention va de plus en plus à la personne
de l’écrivain et non plus à son écriture. L’avenir de la critique littéraire se
trouve, selon ce journaliste anglais, sur le web où il trouve une variété de
formes nouvelles et une critique littéraire libre des con­traintes académi­
ques et journalistiques.
Carl Henrik Fredriksson, critique littéraire et rédacteur en chef du
« e-magazine » Eurozine, travaillant en Suède et en Autriche, a égale­ment
constaté que les articles sur des livres qui sont publiés en dehors des fron-
tières nationales, dans d’autres langues, sont devenus très rares. Le besoin
d’une « retransnationalisation » de la critique littéraire dont il a parlé a
pris forme dans son magazine virtuel. Il y a quel­ques années il a commencé
une série qui s’appelle Perspectives littéraires où il de­mande aux critiques
européens de donner une image de la vie littéraire dans leur pays, d’écrire
sur les nouvelles tendances et les jeunes écri­vains intéressants, dans le but
d’informer les collègues en dehors des frontières. C’est une excellente
initia­tive qui mérite d’être suivie.
Et les écrivains ? La plupart des écrivains sont de grands lecteurs.
Un certain nombre parmi ceux que j’ai interviewés trouve que toute la
littérature, dans le monde entier, est européenne. Tous les écrivains pui-
sent – disent-ils – dans des sources européennes, les grands écri­vains de
partout sont formés par des précur­seurs européens. Toute la littérature est
européenne, disent l’albanais Ismael Kadaré, la croate Dubravka Ugresic et
l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf. Les meilleurs écrivains américains
sont européens, dit le danois Jens Christian Grondahl. Tous les grands
écrivains du monde bâtissent leur œuvre sur les épaules des géants euro-
péens de l’histoire, dit le tchèque Jachym Topol. Tous les auteurs puisent
dans les mêmes sources litté­raires, que ce soit la Bible, les mythes grecs,
Shakespeare, Cervantès, Kafka ou les frères Grimm.
Ce que les auteurs européens d’aujourd’hui ont en commun, c’est
que l’individu est leur point de départ – ce qui est défini par certains
comme un point de départ humaniste. Les grandes idées humaines trou-
vent leur origine dans la culture européenne et sont liées profon­dément à la
littérature européenne. C’est ce que le philosophe et es­sayiste britannique
George Steiner, dans son essai Une Idée de l’Europe, appelle la noblesse de
l’esprit – les arts, la philosophie, la beauté ano­blissent l’esprit, l’élèvent et
contribuent à lui faire prendre la forme la plus haute de la dignité humaine.
L’individu prend par définition position contre le collectif – qu’il
s´agisse comme le dit Philippe Sollers « de la grande bête qui s’appelle la
société ou d’une lutte contre un régime répressif ». Les écrivains en Europe
Le rôle du critique-journaliste 211

ont tendance à fermer les rangs lorsqu’il s’agit de l’influence omniprésente


de la culture américaine, qui est ressentie comme impé­rialiste. Cela vaut
également dans le domaine de la litté­rature. Si l’on regarde le marché des
traductions, on ne peut pas parler d’un équi­li­bre. En Europe on trouve
partout les traductions d’œuvres améri­caines, mais l’inverse n’est pas du
tout le cas.
À l’intérieur de l’Europe littéraire on est très conscient d’appartenir
au centre ou à la périphérie. L’Europe connaît, dans la terminologie de
Pascale Casanova, une capitale de la République des lettres (Paris), qui
est aimée, reconnue et enviée par tous les écrivains interviewés. Ils sa­vent
très bien que c’est là que se trouve un carrefour de maisons d’éditions et
de pouvoir littéraire, dont ils dépendent en grande partie pour un succès
éventuel en Europe ou de l’autre côté de l’océan. Dans la perception de
la plupart des écrivains, la France est le pays de la lit­térature, le français
est la langue qui donne accès à la reconnaissance littéraire officielle dans
le monde entier. D’où une claire jalousie de mé­tier lorsqu’il s’agit de lan-
gues. Des écrivains qui écrivent dans une langue plus « petite » regrettent
de ne pas écrire en anglais ou en fran­çais, car leur public d’origine dans
ce cas serait beau­coup plus grand. Des traductions, de bons traducteurs
– ce sont les chemins essen­tiels qui mènent à la reconnaissance dans une
Europe élargie.
Les éditeurs, telle est l’opinion courante, regardent beaucoup trop
la nationalité des écrivains et trop peu la qualité littéraire. On cherche par
exemple « un auteur de la nouvelle Europe » et il faut que les idées précon-
çues sur un auteur de ce pays soient confirmées. Un écrivain scandinave
est censé écrire sur le froid, un italien se doit d’écrire sur l’art et dans le
livre d’un écrivain estonien il faut qu’il y ait un mauvais russe.
Mélancolie, histoire, complexité et la notion de vieillesse – voilà
ce qu’évoque en premier lieu chez les écrivains la notion de littérature
eu­ropéenne. Comme le dit la jeune écrivaine allemande Judith Hermann
dans De pen van Europa : « c’est un ensemble de plusieurs couches, langues
et tons qui forment un ensemble orchestral ». Ce qu’elle consi­dère comme
européen est tout un ensemble d’expériences partagées, de structures
politiques partagées, d’idéologies partagées et abandon­nées, de guerres et
de dictatures. C’est peut-être l’écrivain tchèque Jachym Topol qui donne
la définition la plus claire de l’écrivain euro­péen : « C’est quelqu’un qui
connaît les catastrophes, les horreurs, une personne qui sait ce que le com-
munisme a fait, ce que c’est que la Se­conde Guerre mondiale, quelqu’un
qui a des images claires dans sa tête lorsqu’on prononce les noms de Hitler
et de Staline » (cf. De pen van Europa).
212 Margot Dijkgraaf

Dans les conversations que j’ai eues avec des écrivains, avec des cri­
tiques, des professeurs et de jeunes lecteurs, on a évoqué souvent la ques-
tion d’un canon, d’un socle de classiques littéraires européens. Dans les
lycées néerlandais les listes de vingt ou trente titres, telles qu’elles existaient
il y a une vingtaine d’années et qu’il fallait lire pour son bac, ont disparu.
La plupart des lycéens n’ont que très peu de livres à lire. L’enseignement
de littérature tel qu’on le connaissait a en grande par­tie disparu.
Depuis quelques années, nous avons aux Pays-Bas le canon histo­
rique et le ca­non des bêtas, établis tous les deux par des comités de très
haut niveau. Pour le moment il n’y aucune initiative pour mettre sur pied
un canon littéraire. Et pour­tant. Ne serait-ce pas utile de réfléchir à ce
genre de canon littéraire européen ? Un canon dans le sens d’une liste où
figureraient les diverses sources de la littéra­ture européenne, qui donne
une idée de la littérature moderne de la Scandinavie jusqu’en Grèce, de
l’Irlande jusqu’en Turquie ? Un tel canon devrait être considéré comme
une référence générale qui change avec le temps et non pas comme un
mo­dèle fixe et imposé. Même une œuvre clas­sique n’est pas une donnée
inchangeable avec une signification déter­minée et une valeur définitive.
Au contraire, tous les classiques existent grâce « au bruit de fond » comme
l’a dit Italo Calvino. C’est l’époque dans laquelle on lit l’œuvre – avec son
bruit de fond à lui – qui décide quel en est l’impact et quels éléments seront
jugés les plus valables et les plus inté­ressants. Qui vit en Europe et ouvre
les fenêtres entend à chaque fois des bruits dif­férents qui entrent de la rue.
En apprenant ce qui est écrit ailleurs en Europe, de jeunes lecteurs
peuvent mieux comprendre leur propre culture et en même temps faire la
connaissance de celle des autres. Il y a de grandes différences dans l’ensei-
gnement de la littérature : en Lituanie par exemple on lit tous les grands
classiques de l’Europe tandis que cela n’est plus le cas aux Pays-Bas. Un
canon littéraire européen pourrait servir comme référence pour tous ceux
qui voudraient s’enrichir en lisant. Un tel corpus litté­raire, qui changerait
avec le temps, pourrait avoir la fonction décrite par le grand écrivain
néerlandais Hella S. Haasse dans un article qui s’appelle « L’Éducation
des femmes par la lecture ». Elle écrit :
Dans la bibliothèque de mon père on trouvait de la littérature de partout
dans le monde, moderne et classique, mais également des œuvres du do-
maine de l’histoire de l’art et l’histoire des mentalités. Ainsi a pu se déve-
lopper très tôt dans ma vie un intérêt pour d’autres époques, d’autres pays
et d’autres cultures, et le sentiment d’être chez soi dans une un espace
intellectuel plus grand.
Le rôle du critique-journaliste 213

À chaque fois j’ai éprouvé le choc de reconnaissance en lisant des écrivains


qui, d’une façon directe ou indirecte, ont puisé dans cette culture universelle
pour y trouver les sujets de leurs œuvres, leurs métaphores et leurs symboles.
Je me suis rendu compte pas à pas de l’importance de l’influence de ces
œuvres de base, non seulement pour élargir mes connaissances et pour
former un goût d’une orientation internationale, mais éga­lement en tant
qu’arme contre ce qui peut être ressenti comme gê­nant et simpliste dans
sa propre culture.
La familiarité avec les cultures qui vont au delà de leur propre temps et de
leur propre espace a été depuis la Renaissance un élé­ment décisif dans la
culture gé­nérale des individus. Pendant des siècles des motifs classiques,
mythologiques, historiques et des mo­tifs de la bible ont décidé du contenu
de la littérature, des représen­tations de l’art et des thèmes des drames et
des compositions musi­cales.
Il est impossible de comprendre ou de valoriser ces œuvres sans une connais­
sance de base de cette culture universelle.
On ne peut juger les innombrables variations ou les interprétations de don-
nées essentielles de l’existence humaine et la mesure dans la­quelle elles sont
nouvel­les, falsificatrices, dénaturées, déformées ou innovatrices que quand
on dispose de matériel de comparaison avec d’autres époques et d’autres
cultures. Il faut ce cadre histo­rique et géographique pour pouvoir juger la
culture actuelle et sa­voir l’estimer à sa juste valeur.
Voilà des phrases qui sont, il me semble, au centre de nos délibéra­
tions ces jours-ci à Mulhouse, mais également au cœur de notre travail de
tous les jours.

Amsterdam
Aspects de la critique néerlandophone

Luc Devoldere

«
U n homme qui veut la vérité se fait savant ; un homme qui veut faire
jouer sa subjectivité devient peut-être écrivain ; mais que doit faire
un homme qui veut quelque chose entre les deux ? ». Voilà ce qu’écrit
Robert Musil dans L’Homme sans qualités. Je suis tenté de répondre : cet
homme devient essayiste. Critique peut-être.
Or c’est de la critique dont je veux vous entretenir. Mais je dois au
préalable distinguer la critique et l’essai. L’essai appartient à la littéra­ture.
C’est un genre littéraire. Cette affirmation est plus importante qu’elle ne
paraît. Elle signifie que l’essai correspond à sa formulation et à son style.
Un essai doit être bien écrit. On pourrait donner de l’essai la définition
approximative suivante : « prose d’idées dans laquelle un écrivain expose
sa vision personnelle ».
L’exposé d’idées appartient à l’essai comme à la science et à la phi­
losophie, mais il s’en distingue dans les deux cas. Un essai n’est pas un
exposé scientifique impersonnel avec des règles du jeu préétablies (no­
tamment le plan de l’argumentation, indication des sources) : il exige
au contraire une prise de position personnelle. L’essayiste n’est pas un
spécialiste, lié à une discipline scientifique, mais un amateur, ou mieux
encore un dilettante, c’est-à-dire quelqu’un qui fait quelque chose con
diletto (avec amour, sélectivité et goût), quelqu’un pour qui les bar­rières
entre les différentes disciplines n’existent pas. Un essai ne fournit aucune
216 Luc Devoldere

solution, aucun résultat, aucune vérité. Il donne à penser. Il n’enseigne


rien. Il cir­conscrit.
L’essai ne renferme aucune idéologie, tout au plus un scepticisme
curieux et éclairé, « une pensée en mouvement » (comme le dit l’essayiste
néerlandais Cyrille Offermans). L’essai est foncièrement em­preint de
scepticisme : il procède à l’examen et à l’étayage du jugement final. Ca-
ractérisant ainsi la relation sans coha­bitation que l’essai entre­tient avec
la philosophie. « Un essai est une philosophie manquée », a affirmé l’es-
sayiste néerlandais Cornelis Verhoeven en recevant le pres­tigieux prix
de littérature néerlandais P.C. Hooft. On pourrait inclure le philo­sophe
Nietzsche dans une histoire de l’essai. L’essayiste Montaigne, quant à lui,
fi­gure parfois dans des histoires de la philoso­phie, en marge. Il n’est pas
exclu que cette marge constitue le biotope de l’essai. Dans cette marge,
il n’appartient à au­cune idéologie, à aucun camp, à aucun genre. L’essai
n’existe pas ; il n’existe que des essais.
Un essai est selon Cyrille Offermans « le produit de temps incer­
tains ». Montaigne a écrit ses Essais au xvie siècle, quand les guerres de
religion faisaient rage. Les temps étaient incertains. La Modernité en pleine
élaboration. Le philoso­phe Stephen Toulmin distingue dans la Moder-
nité deux traditions : le point de vue humaniste, tolérant et scep­tique de
Montaigne, qui envisage les choses dans leur contexte et se tourne vers la
connaissance pratique, spécifique au lieu et à l’époque ; et le formalisme
rationnel de Descartes, qui ne veut pas envisager le contexte et se tourne
vers la connaissance théorique, le général et l’universel. La tradition de
Descartes l’a emporté. Les essayistes tentent de réhabiliter la tradition de
Montaigne.
Musil disait que les essayistes étaient des « maîtres du flottement
in­térieur de la vie », qui veulent combiner précision et passion : « leur
domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l’exemple et la doc­
trine, entre l’amor intellectualis et le poème ; ce sont des saints avec ou
sans religion et parfois aussi, simplement, des hommes égarés dans telle
ou telle aventure... ». Voilà pour l’idéal. Car il existe peu d’essais écrits de
la sorte. Avec le laconisme sarcasti­que qui le caractérise, l’écrivain néer-
landais Willem Frederik Hermans met le doigt sur la plaie : « Un essai est
un traité dans lequel les ouvrages d’autrui sont rappor­tés sans donner de
noms, dans lequel les écrivains anglais et français sont cités dans l’original
pour faire mieux et dans lequel on tire des conclusions que le lecteur aurait
sans doute pu tirer lui-même, s’il y avait trouvé du plaisir ».
La position singulière de l’essai peut être déterminée avec davan­tage
de préci­sion si nous l’opposons aux autres genres. Je pense tout d’abord à
Aspect de la critique néerlandophone 217

ce que les Anglo-Saxons appellent column, terme difficile à rendre par un


seul mot français (rubrique ?, chronique ?, feuilleton ?). Un essai est hypo-
thétique, une column im­pérative. La column attaque, l’essai veut séduire.
Un essai est personnel, il présente une idée. Une co­lumn est subjective, elle
proclame une opinion. La column est courte, elle fait mouche, elle cherche
à obtenir un effet immédiat, à marquer des points. Elle est liée à l’actualité,
ce qui explique qu’elle paraisse le plus souvent dans un journal. Un essai
ne cherche pas à obtenir un ef­fet immédiat, ni aucun au­tre du reste, et ne
cherche certainement pas à marquer des points. On peut dire sous forme
de boutade qu’un essai est une column pérenne.
Un essai n’est ni un pamphlet ni un écrit polémique : il ne veut pas
porter une attaque ou avoir gain de cause. Pamphlets et écrits polé­miques
sont liés aux per­sonnes et aux circonstances. L’enjeu est lié au moment.
De tels écrits ne peuvent défier le temps que par la qualité de leur style.
Voyons maintenant la critique. Les critiques sont des comptes ren­
dus ou des commentaires de livres, de spectacles de danse, de pièces de
théâtre ou de films, de concerts, d’expositions d’art. Les critiques sont
liées au sujet sur lesquelles elles portent. Elles doivent informer, analy­ser,
interpréter et formuler un jugement de valeur. Les essais ne sont pas tenus
de le faire. Pourtant, la critique et l’essai vont souvent de pair. Les bons
critiques sont souvent de bons essayistes et vice versa.
La critique suppose que l’on prenne de la distance. La critique ne
doit pas être objective mais intègre. Elle ne correspond pas en effet à un
point de vue scientifi­que, mais à un point de vue personnel. L’intégrité
de la prise de position réside dans l’explicitation de ses cri­tères et l’ar-
gumentation de son jugement. La critique place l’objet du commentaire
dans un contexte, dans une tradition. Pas de tradition sans critique et
pas de critique sans tradition. Il est donc important qu’il existe des cri-
tiques de métier pour suivre avec une grande régula­rité et sur une longue
période l’actualité des livres et des spectacles et pour acquérir ainsi une
personnalité aisé­ment reconnaissable. Quand un critique lance des fleurs,
c’est qu’il cherche à en­thousiasmer. Quand il lance des piques, c’est qu’il
veut protéger l’art de la médio­crité. En ce sens, le critique s’engage : il est
convaincu que l’art a son importance et un rôle à jouer dans la société.
Il est donc essentiel que le critique se tienne aussi loin que possible du
créateur : Ce dont il s’agit, c’est de l’œuvre.
La critique, telle qu’elle vient d’être décrite, se situe dans un no
man’s land en­tre la critique universitaire (ou académique) et la critique
journalistique. La pre­mière s’adresse au public des spécialistes d’un do-
218 Luc Devoldere

maine. La seconde au grand pu­blic. En journalisme, le récit prime sur


l’analyse et le jugement.

Mais quelle est la situation de la critique dans l’aire néerlandophone, qui


comprend six millions de Flamands vivant en Belgique et seize mil­lions
de Néerlandais ? J’ai procédé à un échantillonnage au mois de septembre
2008, en examinant avec at­tention les suppléments litté­raires des deux
principaux quotidiens nationaux néer­landais (De Volkskrant et nrc Han-
delsblad) et flamands (De Morgen et De Standaard). Cet échantillonnage
sera complété par quelques réflexions.
Cicero, le supplément littéraire du quotidien De Volkskrant daté
du 19 septembre a consacré une page à la correspondance intime entre
Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Trois semaines auparavant, la presse
en Allemagne avait abondamment relaté l’amour tragique entre ces deux
grands écrivains de langue allemande de l’après guerre. Pour sa part, Le
Monde des Livres du 19 septembre n’a pas hésité à présenter sur la moitié
de la page 2 ces mêmes lettres, que l’on ne peut toujours lire qu’en alle-
mand ! Pour l’occasion, la res publica litterarum d’Europe semble bien
exister.
Cicero a également réservé près d’une page à une traduction des
Maximes de La Rochefoucauld, « au moins la quatrième en un siècle ».
On y trouve par ailleurs un compte rendu de Die Box, ouvrage auto­
biographique de Günter Grass : là aussi, on n’a pas attendu qu’il soit
traduit. La traduction d’un ouvrage anonyme en latin, apparu vers la fin
du xviiie siècle, De tribus impostoribus ou Le Traité des trois impos­teurs
(Moïse, Jésus et Mahomet) et les essais de Hannah Arendt, tra­duits de
l’anglais, font également l’objet d’un compte rendu.
Ce même 19 septembre, Boeken, le supplément littéraire du journal
de qualité néerlandais nrc Handelsblad s’intéresse au second tome d’une
biographie (en al­lemand) de Kafka et à une biographie (en an­glais) de
Casanova, ainsi qu’à la nou­velle traduction du roman de Dostoïevski Les
Diables. Ce n’est pas l’Europe, ça ?
Le cahier littéraire attire l’attention des lecteurs sur un roman bien
oublié, écrit en anglais en 1949, par le géorgien Nicholas Tchkotoua,
Timeless. Ce livre est au­jourd’hui réédité grâce à l’enthousiasme d’un
grand connaisseur britannique de la Géorgie. Ce n’est pas beau, ça ? Il
y a aussi un compte rendu stimulant d’un flori­lège des poèmes com­plets
du Grand Old Man de la poésie néerlandaise Gerrit Kouwenaar. Un ro-
man d’Edgar Hilsenrath, traduit de l’allemand, est également commenté.
Aspect de la critique néerlandophone 219

L’Australien Peter Carey s’exprime dans un entretien sur la traduction de


son roman. Quatre ouvrages néerlandais et un flamand sont passés briè-
vement en revue. La non-fiction occupe une certaine place : entre le livre
du Britannique Theodore Dalrymple sur la néces­sité des idées reçues en
traduction et un pamphlet en néerlandais d’un philosophe contre le culte
du rendement et la culture d’entreprise dans l’enseignement supérieur
jusqu’à des ouvrages en langue anglaise sur abba (le groupe culte suédois
des années soixante-dix du siècle der­nier) ou autre musique pop. Un
écrivain néerlandais a rédigé un in memoriam pour l’écrivain américain
David Foster Wallace, qui s’est suicidé au début septembre.
Le supplément Uitgelezen du quotidien flamand De Morgen du
25 septembre ouvre sur de la non-fiction : Pie xii et la Shoah couvre près
de deux pages. Une place est également faite au nouveau roman de Philip
Roth, Indignation dont la tra­duction néerlandaise (Verontwaardiging) est
parue au même moment que l’original en an­glais. Le fait s’est déjà produit
aux Pays-Bas, notamment avec le roman de Coetzee Diary of a Bad Year.
Comme de nombreux Néerlandais ont l’habitude d’acquérir un ouvrage
en langue anglaise avant la diffusion de sa traduction, la ri­poste consiste
à doper les ventes de l’ouvrage en traduction. Puis vient un entretien avec
l’écrivain danois Jens Christian Grøndahl, qui trouve que ses ouvrages
reçoi­vent un meilleur accueil et sont davantage lus aux Pays-Bas, en Bel-
gique et en même en France que dans son propre pays. Ça aussi c’est l’Eu-
rope. Le supplément pré­sente enfin deux traductions de l’italien (Milena
Agus et Susanna Tamaro) en une interview par un écrivain flamand d’un
auteur néer­landais, Lodewijk-HenriWiener.
Dans De Standaard der Letteren, le supplément littéraire du quoti­
dien flamand De Standaard en date du 26 septembre, une écrivaine néer-
landaise doit à cinq re­prises commenter elle-même trois mots ex­traits de
son roman. Olivier Rolin y ac­corde aussi un entretien à l’occasion de la
traduction en néerlandais de Suite à l’Hôtel Crystal, paru au Seuil en 2004.
On peut aussi lire trois autres interviews avec trois jeunes femmes d’origine
étrangère qui ont écrit un roman ; un compte rendu de la traduction néer-
landaise d’une étude de l’historien israélien très contro­versé, Ilan Pappé,
sur l’épuration ethnique de la Palestine ; la présentation critique de nou-
velles parutions d’auteurs flamands (Erik Vlaminck et Stefan Hertmans) et
de deux ouvrages tra­duits de l’écrivain allemand Edgar Hilsenrath (aussi
dans le nrc Handelsblad). Suivent une recension d’un récit de voyage au
Congo par l’écrivaine flamande Lieve Joris. Et pour la non-fiction : un
compte rendu de la traduction d’un livre anglais comportant des révé­
lations sur l’industrie et la mafia du sida (sic !) et une étude sur l’épidé-
220 Luc Devoldere

mie de dépression. Enfin, le supplément pu­blie un extrait d’un roman à


paraître de l’enfant terrible des lettres néerlandaises, Arnon Grunberg.

Voilà pour l’échantillonnage. L’impression qui en ressort est plutôt po­


sitive quand on voit l’importance accordée à des ouvrages extérieurs à la
zone néerlandophone, soit dans leur langue d’origine soit en traduc­tion.
À titre de comparaison : le sup­plément littéraire de La Libre Belgique de
ce même 26 septembre rend compte rendu d’un seul ou­vrage écrit dans
une langue étrangère, un roman de Hanif Kureishi, traduit de l’anglais.
Pour le reste, aucun des titres examinés (presque tous écrits en français)
ne figure dans les colonnes des quotidiens De Standaard ou De Morgen.
On constate également que les suppléments dits littéraires, en Flandre et
aux Pays-Bas, accordent une place (crois­sante ?) à la non-fiction, à côté
des belles-lettres. Les interviews sont nombreuses aussi.
Je voudrais maintenant émettre quelques considérations générales.
À partir de ma pratique, depuis une vingtaine d’année, des comptes rendus
de littérature ita­lienne et de « classiques » pour un journal, ainsi que de
mon expérience de rédac­teur en chef et d’éditeur de plusieurs revues et
publications en différentes langues.
La question de la situation de la critique littéraire « européenne » re-
vient à s’interroger sur l’importance accordée aux livres dans les quo­tidiens,
hebdomadai­res, magazines et revues d’aujourd’hui. Il est clair que cette
importance diminue. Par ailleurs, la forme de cette impor­tance change.
Comptes rendus, recensions, critiques, dans lesquels un lecteur livre
par écrit, en toute indépendance, ses idées sur un ouvrage, replace celui-ci
dans son contexte, informe et évalue, sont de plus en plus sou­vent rem-
placés par des interviews, par des articles qui mentionnent les livres au
passage, et par des rubriques ou des chro­niques. La personna­lité de l’écri-
vain est plus importante, dans le monde médiatisé que nous connaissons,
que son oeuvre. Comme la distance critique disparaît, l’aspect critique
s’efface. La futilité, la superficialité et le divertissement gagnent du terrain.
L’habitude prise depuis des années, voire des décennies, de faire
suivre une certaine littérature par le même chroniqueur à la même page
d’un journal a prati­quement disparu. Le grand essayiste néerlandais, dé-
cédé cette année, Kees Fens, a cessé d’écrire des critiques régulières dans
le Volkskrant en 1977, mais a repris du service avec ses maandagstukken
(ses « écrits du lundi »), de véritables essais sur des ouvrages apparte-
nant à l’histoire culturelle européenne, qui lui ont valu d’être nommé en
2004 docteur honoris causa de l’université d’Amsterdam. Kees Fens a écrit
Aspect de la critique néerlandophone 221

jusque sur son lit d’hôpital ces consi­dérations véritablement européennes.


À sa mort, le quotidien ne lui a pas trouvé de successeur.
Je ne voudrais pas vous ennuyer avec le vaudeville auquel nous
avons assisté en Flandre lors du lancement d’une émission littéraire sur
la chaîne publique. Où sont les Apostrophes d’antan ? On peut faire au-
jourd’hui une émission sur n’importe quoi, mais quand il s’agit de livres
la tâche devient apparemment diffi­cile. Que pour une émission de foot on
prenne des spécialistes, personne ne se plaint. Mais dans une émission sur
les livres, la connaissance du sujet et la compé­tence deviennent soudain
problématiques.
Une fois surmontées les appréhensions et les angoisses, le projet se
concrétise. À la fin de ce mois-ci (octobre 2008), en coproduction avec la
télévision néerlan­daise, une émission littéraire doit être diffusée à la fois
sur la chaîne publique fla­mande (vrt) et sur la chaîne privée néer­landaise
vpro. Elle sera présentée par un chanteur de rock flamand, diplômé en phi-
losophie, et un journaliste de pop néer­landais. La riva­lité entre écrivains du
Nord (les Pays-Bas) et du Sud (la Flandre) en constitueront, semble-t-il, la
trame ou, comme on dit aujourd’hui dans le jargon télévisuel, le « format ».
Je disais auparavant que l’interview tend à remplacer le compte
rendu. Je vou­drais maintenant indiquer clairement pourquoi un entre­tien
avec l’auteur d’un ou­vrage ne se situe pas au même plan qu’un compte
rendu de cet ouvrage. Un artiste livre une œuvre au public. Il appartient à
ce public, aux autres, de juger cette œu­vre. Si l’auteur doit expliquer lui-
même son œuvre, la distance critique disparaît. L’interprétation de l’auteur
ne saurait être privilégiée. En fait, l’interprétation que l’auteur donne lui-
même de son œuvre n’est ni meilleure ni plus valable qu’une autre. En fait,
il ne doit pas lui-même interpréter son œuvre. Il doit se retrancher derrière
elle. Il y a la créa­tion et il y a la critique, le commentaire critique. Les deux
ont besoin l’un de l’autre, mais l’un et l’autre doivent rester eux-mêmes.
Pas de critique sans création. Et sans critique un ouvrage n’a absolument
au­cun écho. Un livre doit aussi susciter un débat passionné sur lui-même.
La critique idéale ressemble à celle de Milan Kundera qui, dans Le
Monde des Livres du 26 janvier 2007, a commenté avec enthousiasme un
roman en traduction française de Willem Frederik Hermans, La Chambre
Noire de Damoclès (1958). Il ne connaissait pas du tout l’auteur, mort en
1995 ; il ignorait totalement sa réputa­tion et son statut dans les pays néer-
landophones. Il venait tout bonnement de dé­couvrir un chef-d’œuvre
qui avait près d’un demi-siècle, mais en a fait le compte rendu comme s’il
venait d’être écrit. Kundera a affirmé que l’ignorance quasi-to­tale de la
figure d’Hermans par le lectorat français était en même temps une béné­
222 Luc Devoldere

diction qui nous permet « d’écouter la voix de ce roman dans toute sa


pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu ».
Je voudrais terminer par quelques propositions.
Si nous voulons sauver la littérature européenne, sauvons d’abord
l’enseignement de la littérature dans les établissements d’enseignement
secondaire. Et que l’on prenne au sérieux sa propre littérature, écrite dans
sa propre langue na­tionale. Que l’on fasse lire Dante à un élève italien,
Proust et Modiano à un élève français, Thomas Mann et Günther Grass
à un élève allemand.
Que l’on renforce l’enseignement des langues étrangères en Europe.
Que l’on propose au moins deux langues européennes dans le cursus
scolaire et que la pre­mière langue étrangère ne soit pas l’anglais. Que l’on
investisse dans la qualité des langues et que la découverte de la littérature
dans cette langue demeure un impor­tant objectif d’enseignement, outre
celui de la compétence en communication.
Que l’on mette l’argent européen au service d’une politique inten­
sive de la tra­duction. Que l’on forme dans tous les pays ou aires linguis­
tiques des traducteurs littéraires. Que l’on subventionne les traductions à
partir de langues étrangères. Que l’on remplace le doublage par le sous-
titrage de films à la télévision. Que l’on fasse de même au journal télévisé.
Que l’on ne prête pas, par exemple, une voix française à Gordon Brown
ou à Angela Merkel. Le sous-titrage est déjà pratiqué, et il contribue à une
amélioration spectaculaire de la connaissance de l’anglais chez les jeunes.
Seulement de l’anglais, hélas !
Les aires linguistiques plus restreintes dans leur étendue, comme
la mienne, comprennent avec davantage d’acuité la nécessité du plurilin­
guisme en Europe. Nécessité fait loi. Permettez-moi, pour finir sur ce cha-
pitre de rappeler notre propre modèle. L’institution culturelle qu’il m’est
donné de diriger veut, entre autres, faire connaître à l’étranger la culture
et la littérature de l’aire néerlandophone. Elle le fait en éditant une revue
en français (Septentrion. Arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas)
et des annales en anglais (The Low Countries. Arts and Society in Flanders
and the Netherlands). Ces publications sont des mains tendues vers les
autres. Nous n’avons en Europe pas d’autre choix. Apprenons la langue
de l’autre. Et que d’autres langues soient admises la prochaine fois à un
colloque comme ce­lui-ci. Se non è vero, è ben trovato. Einverstanden ? My
apologies for speaking English.

Rekkem (Belgique)
Berlin – Paris
Théâtre, critique, regards croisés

Philippe Braz

L a France et l’Allemagne sont deux pays d’Europe dans lesquels le


théâtre oc­cupe une place majeure. Il façonne encore leurs paysages
culturels respectifs, à des degrés et dans des conditions très divers. Comme
l’explique Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne à Berlin : « Le
théâtre en Allemagne s’est développé depuis deux siècles en une forme ar-
tistique autonome. En Allemagne, avec Schiller, Goethe, Lessing et Kaiser
la révolution a souvent eu lieu sur scène »1. Sa structure est calquée sur le
fédéralisme, lui-même issu des princi­pautés et des villes-état historiques,
comme celles de la Hanse, par exemple. En France, l’histoire du théâtre
se caractérise a contrario par une subordination aux structures du pouvoir
parisien et de l’État, selon une tradition centralisatrice héritée de Colbert,
de la Révolution fran­çaise et de l’Empire.
La critique de théâtre, tributaire de ses supports, reflète également
ces deux modèles d’organisation politique, le fédéralisme d’une part et
le centralisme d’autre part, ce qui influence à la fois sa fréquence, ses
centres d’intérêt, sa forme et son contenu. Nous examinerons dans une
première partie le théâtre et sa critique en Allemagne, puis le théâtre et
sa critique en France, et pour finir, les regards croi­sés France-Allemagne
ainsi que les perspectives d’évolution, de coopération, d’échanges de part
et d’autre du Rhin.

1. Toutes les sources proviennent du Courrier Theatrallemand (site Internet du Goethe


Institut, www.goethe.de/ins/fr/nan/kue/the/frindex.htm).
224 Philippe Braz

Le théâtre et sa critique en Allemagne

L’organisation du théâtre en Allemagne a des spécificités qui induisent


sa réception auprès du public et de la critique. Le théâtre en Allemagne
est organisé ainsi :
1) Les Staatstheater, ensembles de prestige regroupant parfois le
théâtre avec son ensemble (sa troupe permanente), le ballet et l’opéra de
la ville, en général ca­pitale du land (par exemple, Stuttgart avec ses 1 200
salariés, ou Karlsruhe et son Badisches Staatstheater).
2) Les Landestheater, théâtres de diffusion, mais aussi de création,
ayant des ensembles permanents bien que beaucoup plus modestes que les
Staatstheater et situés dans des villes de moindre importance (par exemple,
dans le Baden-Wurtenberg, à Tübingen).
3) Les Stadttheater, théâtres municipaux, qui peuvent avoir des ca­
pacités de création considérables, comme à Munich le Kammerspiele de
Franck Baumbauer.
4) Il existe par ailleurs des structures de création et de diffusion
moins institu­tionnelles, bien que largement subventionnées comme le
Mousonturm à Francfort, le Hebbel Theater à Berlin, Kampnagel à Ham-
bourg. À propos de ces théâtres, voici ce qu’en dit Bernard Fleury, direc-
teur du Maillon de Strasbourg :
Il y a un bon nombre de théâtres alternatifs en Allemagne, et les théâtres
alter­natifs en Allemagne le sont beaucoup plus qu’en France. Ils sont beau-
coup moins reconnus institutionnellement qu’en France […]. Le système
du théâtre alternatif allemand est en fait le système officiel français. On a
donc un décalage entre un théâtre alternatif plus radical en Allemagne et le
système alternatif offi­ciel en France.
5) Le cas de Berlin est légèrement différent. Le théâtre privé y est
bien repré­senté (avec des théâtres tels que le Renaissance Theater, le Thea-
ter am Kudam, l’Admiralpalast dans la Friedrischstrasse, etc). Ces théâtres
côtoient les théâtres dits libres (freie Theater), tels le Sophiensaale, la
ufa Fabrik, la Brotfabrik et quantité d’autres lieux as­sez mouvants dans la
ville, à côté également de lieux de recherche aty­piques comme le Radial
System dédié à la compagnie de danse de Sacha Walz.
Il faut également mentionner quelques festivals prestigieux tels la
RuhrTriennal ou le Berliner Treffen ou encore Spielzeiteuropa qui don­nent
un aperçu de la créa­tion théâtrale allemande et européenne.
Ce paysage théâtral est d’une grande vitalité et diversité. Je cite de
nouveau Thomas Ostermeier à ce propos :
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 225

La structure est une explication importante de cette spécificité du théâtre


alle­mand : il existe de nombreux théâtres, à Hambourg, Francfort, Stuttgart,
Hanovre, Munich et Berlin… L’État fédéral et décentralisé a produit à la
fois de la diversité et une culture de la subvention, qui a fait naître un désir
de compa­gnies fixes (« feste Ensemble »). Et ces ensemble permettent que
l’on s’entende sur une même langue théâtrale. Cette structure du théâtre
allemand, c’est-à-dire cette haute culture du théâtre subventionné, a permis
la nais­sance d’une réelle forme d’art théâtral. Le théâtre n’est pas seule­ment
un divertissement qui amuse la bourgeoisie, mais une œuvre d’art, parfois
énigmatique. Le théâtre ne cherche pas à tout prix à être compréhensible
mais tend aussi vers une haute forme d’abstraction. Ce qui, dans certains
cas, tourne malheureusement à l’élitisme. Je crois que cela fait aussi partie
du théâtre allemand.
Il existe, dans les plus grands théâtres, à côté des grands plateaux,
des salles plus petites – parfois des Probebühne (salles de répétition) – dans
lesquelles des pièces d’auteurs contemporains sont présentées au public
tout au long de la saison.
Le grand nombre de créations dans les théâtres allemands a donc
une influence directe sur la critique de théâtre, qui est amenée à jouer un
rôle de découverte, de défrichage et de vulgarisation important. Ci­tons
ici le cas de Roland Schimmelpfennig, un auteur contemporain devenu
célèbre dans le monde entier depuis la création de sa pièce Une Nuit arabe,
au Theater Dépôt du Schauspiel Stuttgart dans une mise en scène de Samuel
Weis, qui lui vaut les critiques du Frankfurter Allgemeine Zeitung, de la
radio swr, de Die Welt, du Südkurier, du magazine Lift, du Stuttgarter
Nachrichten, du Frankfurter Rundschau, du Saarbrücker Zeitung, du Rhei-
nischer Merkur, de Die Zeit et la liste est loin d’être exhaustive. Parmi les
autres lieux importants de décou­verte d’auteurs, on pourrait citer le Prater
de la Volksbühne à Berlin, le Marstall et le Cuvilliés Theater à Munich, qui
font partie du Bayerische Staatsschauspiel de Bavière.
Le foisonnement des théâtres entraine un foisonnement de la cri­
tique, à travers de nombreux supports. Tout d’abord, deux magazines de
théâtre, le Theater Heute et le Theater der Zeit. Theater Heute est le ma-
gazine spécialisé le plus influent d’Allemagne et des pays germano­phones.
Il a été lancé dans les années soixante, en République fédérale. C’est un
mensuel axé principalement sur le théâtre en Allemagne, en Autriche,
en Suisse, avec des correspondants en France, Grande Bretagne, Italie,
Europe de l’Est et dans les grands festivals. En dehors de la criti­que des
spectacles (que ce soient des performances ou des pièces de grands pla­
teaux), il publie chaque mois une nouvelle pièce de théâtre contemporain,
ainsi que des portraits, des interviews, des re­portages et des commentaires.
226 Philippe Braz

Chaque année le Jahrbuch met l’accent sur les meilleurs spectacles de


l’année précédente.
À côté de Theater Heute, un peu moins prestigieux, il faut citer le
Theater der Zeit, journal pour la politique et le théâtre, fondé en 1946, qui
faisait partie de la constellation de la rda et dont le siège est à Berlin. Le
magazine a été refondé en 1993. Il met en perspective le rapport du théâtre
avec la politique. Sur ce sujet, il me paraît intéres­sant de rapporter d’ores
et déjà ce qu’en dit Bernard Fleury, inter­viewé par Barbara Engelhardt,
ancienne rédactrice en chef de Theater der Zeit et correspondante du
magazine en France, tout en travaillant à la programmation du festival le
Standard Ideal pour la mc 93 de Bobigny, Bernard Fleury :
Il y a eu en Allemagne une certaine « digestion » qui a été faite du théâtre
politi­que à travers Bertolt Brecht et Heiner Müller notam­ment. En France,
cette di­gestion n’a pas eu lieu ; la majorité des ar­tistes a toujours voté à
gauche, surtout pour le parti communiste, pour des raisons sociopolitiques
et à cause du fait qu’en France, malgré André Malraux, il y a toujours eu une
sorte de chasse aux sorcières. Quand il y a eu la chute du Mur, et la chute
du parti communiste en France, on a senti la profession perdre ses « as­
sises ». On a aujourd’hui une structure de crise sociale qui est im­portante.
Et le théâtre s’est trouvé porteur d’un discours de libéra­tion qui n’avait plus
beaucoup de sens, et sous les pieds il n’avait plus l’assise syndicale, amicale,
familiale que représentaient ces re­grou­pements professionnels dans lesquels
on travaillait. Les modes de travail restent différents. En France, nous faisons
un projet que je dirais « sociopolitique » et non pas artistique.
Cette prise de position nous amènera à l’examen de la critique de
théâtre en France qui est une position militante peut-être plus qu’artis-
tique, mais j’y revien­drai ultérieurement.
Les principaux critiques de théâtre en termes d’influence en Alle-
magne sont Gerhard Stadelmeier et Patrick Bahners pour le Faz, Mathhias
Heine pour Die Welt, Gustav Seibt pour la sdz, Jens Jessen pour Die
Zeit, Peter Michalzik pour Frankfurter Rundschau. Je vou­drais accorder
une place à part à Bernd Sucher, cri­tique jusqu’en 2005 à la Süddeutsche
Zeitung et qui écrit depuis 2005 dans Die Zeit. À côté de cette activité de
critique, Bernd Sucher est directeur du Aufbaustudiengangs Theater-film
und Fernsehkritik à la Bayerische Theaterakademie. Dans cette académie
rattachée au Prinzregententheater, on en­seigne la mise en scène, la comé-
die, la mu­sique, le chant / la musique de théâtre, la dramaturgie, la facture
de masque, les métiers de décorateur et de costumier et en­fin, caractéristi­
quement, la critique dans le domaine de la culture. Le but est de for­mer les
futurs journalistes aussi bien à la théorie qu’à la pratique, de telle ma­nière
que cette formation dépasse celle des écoles de journa­lisme qui survolent
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 227

en général le domaine de la culture d’une manière périphérique. Pour être


admis, l’étudiant doit proposer une critique dans le domaine du théâtre,
de la télévision ou du cinéma.
Bernd Sucher est également le créateur d’une série qui s’intitule un
peu pom­peusement « Les passions de Bernd Sucher », représentations
dans lesquelles le célèbre critique présente sur scène avec deux comé­
diens et dans le cadre d’une conférence lecture-mise en espace sa vision
personnelle d’un auteur. Par exemple, au théâtre de l’Odéon en mai 2007,
Bernd Sucher présente Goldoni, qui a vécu trente ans à Paris. Ce travail
de pédagogie et de vulgarisation obtient un très grand succès dans toute
l’Europe, ce qui montre à mon sens le besoin du public d’une critique qui
rende l’art théâtral accessible et attrayant.
À travers cette présentation, on cerne un peu mieux les conditions
de la critique de théâtre en Allemagne. La place accordée à la critique de
théâtre dans les jour­naux est quotidienne et importante. Les pages Culture
se regroupent encore dans de nombreux journaux sous le mot générique
de Feuilleton, du mot français éponyme, et présentent – entre autres –
l’actualité du théâtre dans toute l’Allemagne.
La critique est indépendante financièrement, ce qui signifie que les
critiques de théâtre paient leur place, même si c’est au tarif profession­
nel. Elle est de plus en plus formée dans des écoles spécialisées, selon
une méthodologie rigoureuse et la définition qu’en donne le diction­naire
– Critique de théâtre : « Description, inter­prétation et commen­taire jour-
nalistiques d’une représentation théâtrale, plus spé­cialement de sa mise en
scène, et les moyens artistiques mis en œuvre par celle-ci pour transposer
un texte sur la scène ».
Qu’en est-il de l’autre côté du Rhin, du paysage théâtral et de sa
cri­tique ?

Le théâtre et sa critique en France

La structure du théâtre en France se caractérise par la prééminence de


Paris sur la province et l’interventionnisme de l’État central sur son fonc-
tionnement. Par ail­leurs, la presse est elle-même hyper-centralisée et la
presse parisienne a en quelque sorte le monopole de la critique de théâtre
en France (et de la critique tout court).
Un des traits distinctifs de la critique de théâtre en France est son
aspect majo­ritairement politique et militant, qui se fonde sur la dicho­tomie
à la fois historique et très parisienne entre théâtre public et théâtre privé.
228 Philippe Braz

En effet, la presse dite de droite ne rend compte quasi exclusivement que


de l’actualité du théâtre dit privé, parisien essen­tiellement, tels le théâtre
de la Madeleine, le théâtre des Champs-Elysées, le Rond-Point, théâtres
où l’acteur starifié a plus d’importance que le texte ou la mise en scène.
La critique des journaux dits de droite sert à faire venir le maximum de
spectateurs et participe donc plus de la communication du théâtre que de
la critique proprement dite. Voici comment Armelle Héliot, du Figaro et
du Masque et la Plume annonce la rentrée théâtrale 2008 :
Craquer ou se crasher, voilà la question
C’est la risible tragédie du critique dramatique. À l’orée de la saison plus de
quatre-vingts nouvelles productions annoncées au seul mois de septembre,
im­pressionné par l’ampleur de la tâche, il balance : être ici, être là, telle est
sa question. Il n’est certain que d’une vérité, il ne pourra pas tout voir, il
n’y a pas assez de soirs… Il a renoncé depuis longtemps à toute vie de fa-
mille, aux dîners en ville, aux programmes du prime time. Dans la nuit des
théâtres, il est comme un enfant, il veut qu’on lui raconte une histoire. Pour
rire, pleurer, réfléchir, compatir, s’indigner, s’identifier, partager, s’interroger,
comprendre. Et même, parfois, s’endormir !
Et ça y est ! C’est parti ! Depuis la fin août, à la tombée du jour, les ac-
teurs, qui ont répété tout l’été, sont là. Le premier parcours est plein de
cahots. Il faut avoir le cœur bien accroché pour accepter les excès de bile
et autres humeurs de Shitz (1), pièce jamais montée en France du féroce
Hanokh Levin et élégamment sous-titrée Guerre, Amour et Saucisson. On
peut y applaudir Anne Benoit, Bernard Ballet, Benoît Di Marco, dignes
d’un Affreux, Sales et Mé­chants d’Israël, et l’épatante Salima Boutebal,
qui transfigure en pensées de cristal les plus épouvantables répliques. Les
filles ont du cran, décidément, et Le Vol de Kitty Hawk (2) pas une dame,
une plage est sauvée du crash par une Valérie Karsenti aérienne. On n’en
dira pas autant de la laborieuse rédaction de Georges Dupuis. C’est la re-
cette des Palmes de Monsieur Schutz appliquée aux frères Wright. Mais
sans humour aucun. Le plus lourd que l’air peut vo­ler, soit. Encore faut-
il mettre des ailes à la représentation. […]
(1) Pépinière-Théâtre (01 42 61 44 16)
(2) Théâtre 13 (01 45 88 62 22)
La critique dans les journaux dits de gauche, si elle ne s’intéresse
qu’au théâtre de service public, est également très fortement individua­lisée
et met en avant l’humeur du critique autant que le contenu et les qualités
de la pièce. Le théâtre en France a toujours eu un aspect mili­tant extrême,
soumis qu’il fut à la censure royale, puis impériale et ré­publicaine. Relisons
les péripéties qui entourent la car­rière de Jean Vilar en 1953 :
1953 : Début d’une cabale contre Jean Vilar initiée par des critiques conserva­
teurs et certains hommes politiques. On murmure qu’Antoine Pinay veut
faire fermer Chaillot. Vilar est accusé d’avoir détourné des fonds, on lui
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 229

reproche de monter Brecht, considéré comme communiste, et Pichette,


jugé trop avant-gar­diste, ainsi que Meurtre dans la cathédrale d’Eliot, œuvre
« étrangère ». La Mort de Danton de Büchner manque d’être interdite par
le ministre et subit lors de sa création les attaques de la cgt et du Parti
communiste, qui estiment que Büchner prend le parti de Danton contre
Robespierre. Rédaction du texte « Le théâtre, service public »2.
Le théâtre en France a également été porteur du projet commu­
niste, avec des metteurs en scène comme Antoine Vitez, Gabriel Garant,
Roger Planchon, Bernard Sobel, etc. C’est d’ailleurs à eux que l’on doit
la connaissance de Bertolt Brecht, puis de Heiner Müller en France, qui
resteront très longtemps les seuls auteurs de théâtres con­temporains alle-
mands diffusés en France, avant le renouveau des an­nées 2000 et l’émer-
gence de jeunes auteurs comme Roland Schimmelpfennig, Dea Loher ou
Falk Richter plus récemment.
La presse dite de gauche recense donc le théâtre dit de service pu­blic,
c’est-à-dire les théâtres nationaux (le tns, La Colline, l’Odéon, Chaillot),
la Comédie française, puis les 22 cdn dans chaque région administrative,
les scènes nationales, les scènes conventionnées, les théâtres municipaux,
les compagnies de théâtres subventionnées.
Ce système est à la fois fragile et fortement hiérarchisé. Voici la
ré­flexion de Thomas Ostermanier, interrogé par Pauline Baulieu pour la
revue du Goethe Institut :
En France, les metteurs en scène ont besoin de coproducteurs pour leurs
pro­ductions, ce qui signifie que leurs mises en scène et leurs scénographies
doivent être adaptables à de nombreux lieux […]. Ils doivent restreindre
leurs ambitions esthétiques pour satisfaire ces contraintes. Et cela n’est tout
simplement pas bon pour l’art théâtral.
D’autre part, le jeu plus traditionnel de l’acteur s’explique peut être par le
fait qu’il n’a pas la possibilité de travailler longtemps avec la même équipe
et d’y développer une autre forme de jeu, étant donné qu’il n’appartient
pas à une compagnie fixe. La façon de jouer est toujours liée à la relation
de confiance et l’esthétique d’un metteur en scène : il faut la construire et
la développer. Ça n’est pas possible lorsqu’on travaille deux trois mois sur
une production et qu’on en­chaîne directement avec un autre metteur en
scène qui travaille de façon com­plètement différente. Castorf et Marthaler
parviennent à de tels résultats parce qu’ils travaillent avec la logique d’un
en­semble, dans la continuité. C’est une possibilité que n’offre pas la France.
Il y a des exceptions, bien sûr, comme Ariane Mnouchkine.
On voit donc que la critique de théâtre en France est à la fois pari­
sienne et mondaine, mais aussi qu’elle n’est pas stimulée par la struc­ture

2. Site Internet du Festival d’Avignon (www.festival-avignon.com/index.php?r=22).


230 Philippe Braz

centralisée de la presse française. Écoutons à ce propos la ré­flexion du


président du syndicat de la critique dramatique, Jean-Pierre Bourcier :
Ouvrez les yeux. Tendez l’oreille. Faites circuler. La critique pro­fessionnelle
de théâtre, musique et danse est clairement vivante. Elle continue à se battre
pour être mieux lue, vue et entendue. Malgré la crise économique de la
presse écrite française qui réduit et galvaude de façon insensée l’espace ré-
servé à la culture. Malgré la défiance croissante des responsables des médias
envers l’esprit criti­que. Malgré aussi le changement profond de notre société
qui, à l’heure (et leurre) du tout gratuit, du tout divertissement, voit au­
trement les enjeux politi­ques et financiers du monde des spectacles vivants.
Il s’agit globalement d’un message d’alerte qui tranche avec le tra­vail
appa­remment plus apaisé des critiques de théâtres allemands.
Je voudrais mentionner les noms et les supports de la critique des
critiques français les plus influents. Dans la presse quotidienne : au Monde
Brigitte Salino (ex. Événement du jeudi) ; au Figaroscope Jean-Luc Jeener ;
à Libération René Solis et Mathilde la Bardonnie qui offi­cia en même temps
que Jean-Pierre Thibaudat ; à l’Humanité Jean-Pierre Léonardini. Les
hebdomadaires : à Politis Gilles Costaz ; à Télérama Fabienne Pascaud ;
au Nouvel Observateur Jérôme Garcin (également rédacteur en chef du
Masque et la Plume) et Odile Quirot. La radio : Le Masque et la Plume,
une émission de critique dédiée au théâtre toutes les trois semaines, avec
Armelle Héliot du Figaro ; Bernard Thomas du Canard En­chainé ; Jacques
Nerson de Valeurs ac­tuelles ; Charlotte Lipinska de Têtu ; Odile Quirot
du Nouvel Observa­teur ; Gilles Costaz de Politis.
Signalons enfin une curiosité : le journal la Terrasse, un gratuit du
théâtre. Dans les conditions de production du théâtre et de diffusion de la
critique que je viens de décrire, je voudrais maintenant examiner comment
sont recensées les pro­positions théâtrales de part et d’autre du Rhin.

Regards croisés Paris – Berlin

J’ai l’air d’être un peu négatif sur la situation du théâtre et de la critique


de théâtre en France, mais il y a beaucoup de choses positives, en parti­
culier une créativité sans équivalent des compagnies de théâtre, qu’elles
travaillent dans la rue, pour le Nouveau Cirque ou sur des formes trans-
versales. Le grand handicap de la France est de ne pas posséder le système
de critique adéquat à cette création. Qui connaît le travail re­marquable de
compagnies de province qui défrichent des écritures contemporaines, des
formes nouvelles ? Si l’on prend le Midi libre, par exemple, la rubrique
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 231

culture s’inscrit dans la rubrique loisirs. Ce qui si­gnifie que les manifesta­
tions culturelles et artistiques sont noyées parmi les informations sur les
recettes de cuisine ou les stages de macramé du week-end. Et il en est
ainsi, à ma connais­sance, dans toutes les pro­vinces de France. Quid, alors,
de la critique sur le théâtre allemand en France ? On la trouve essentiel-
lement sur Internet, un support sur le­quel je reviendrai ultérieurement,
et sous la plume de critiques volon­taires et mili­tants, qui trouvent dans
ce média immatériel latitude et place pour évoquer des œu­vres que la
presse ignorerait sinon. Voici, par exemple, sur Fluctua-net, une critique
postée par une certaine Nedjma, concernant la mise en scène de Hamlet
par Ostermeier en Avignon 2008 :
Quatre ans après Woyzeck, lors d’un festival d’Avignon dont il était l’artiste
as­socié, Thomas Ostermeier revient dans la Cour avec « son » Hamlet. Un
Hamlet de plus ? Pas vraiment. Dans une nou­velle traduction de son acolyte,
Marius von Mayenburg, le directeur de la Schaubühne berlinoise offre une
nouvelle lecture de la pièce. « En colère contre Hamlet », et désireux de lui
mettre un « coup de pied aux fesses », le metteur en scène montre la figure
shakespearienne, non pas comme un héros tourmenté, romantique, mais
plutôt comme un bouffon lour­daud et paranoïaque, qui com­mence par
jouer la folie, avant d’y sombrer vérita­blement. Pourquoi pas ? […] Comme
toujours, Ostermeier fait merveille dans une di­rection d’acteurs énergique et
une mise en scène fulgurante. Un plateau mobile recouvert de terre figure à
la fois l’obscurité du de­hors et la lumière du dedans. Musique rock à fond
la caisse, images coups de poing, glissements bur­lesques, table de banquet
recou­verte de cubis de rouge et briques de lait… Le lever de rideau est
magistral. Dommage que cette tragédie majeure sombre par­fois dans une
comédie à gros bouillons : un duel Laert / Hamlet trans­formé en match de
tennis, Gertrude qui entonne la chanson « Ma came » de Carla Bruni, des
allers et venues limites dans le public, une adaptation du texte à l’humour
facile… L’équilibriste Ostermeier, d’habitude d’une grande habileté, tire
trop sur la corde potache plutôt que de rester sur le fil.
D’une manière générale, on constate que du côté allemand, la pro­
duction théâ­trale française est « recensée » plus systématiquement par la
critique, aussi bien dans des journaux tels le Süddeutsche Zeitung ou le
Faz, que sur Internet. Par exemple, Jürgen Berger, critique de théâtre et
de littérature pour la Süddeutsche Zeitung, la Berliner Tageszeitung et la
revue Theater Heute, membre du jury du Theatertreffen de Berlin, évoque
ainsi le théâtre français sur le site In­ternet du Goethe Institut :
Les différences entre les systèmes théâtraux français et allemands ont été très
intéressantes. Les Français obtenaient, lorsque Jacques Lang fut ministre
de la culture, la création de nouveaux centres pour le théâtre et la danse, le
« Centre National du Théâtre » et le « Centre National de la Danse », qui
232 Philippe Braz

permirent plus tôt qu’en Allemagne des recherches aux frontières du théâtre
et de la danse. Déjà à cette époque, le théâtre français permettait une plus
grande perméabilité entre les scènes établies et celles dites libres. Mais les
théâtres allemands sont allés de l’avant et les scènes établies pro­gramment
aujourd’hui des compagnies dites li­bres, comme le groupe Rimini Protokoll,
qui axent leurs recherches sur le terrain de l’espace urbain. En parallèle, le
public français a développé un intérêt parti­culier pour le théâtre allemand
de « metteur en scène » et a accueilli avec joie des novateurs comme Frank
Castorf et son théâtre de la déconstruction. Puis vient le tour après la bascule
de l’an 2000 de Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin.
Le public d’Avignon l’ovationne. Il incarne la mise en scène allemande,
capable non seulement de présenter des pièces, mais aussi de sonder les
interrelations qui lient les personnages d’une pièce. Cette façon de travailler
contraste jusqu’à nos jours avec celle des metteurs en scène français qui
entretiennent un théâtre litté­raire.
La perception du théâtre français par la critique allemande est à
la fois élo­gieuse pour ce qui concerne les grands metteurs en scène vieil­
lissants tels Ariane Mnouchkine ou Peter Brook, et réservée pour la jeune
génération de metteurs en scène. Souvent, la critique allemande égratigne
ce que la critique française encense, le respect du texte litté­raire, la pré-
éminence du bon goût, du joliment fait, de la belle ouvrage censée plaire
au public qui sort le soir. Écoutons à ce propos le jeune metteur en scène
franco-allemand Mikael Serre, interviewé par Barbara Engelhardt pour
le site Internet du Goethe Institut :
Les Français ont un rapport parfois incestueux avec la langue, c’est pé-
nible, on a l’impression d’être au chevet d’un mourant qui ra­dote. En cela
le théâtre alle­mand n’est donc pas moins ou plus fa­çonné, mais souvent il
est plus réactif à son époque, à son propre art, à sa place dans la société.
Le théâtre comme tout art met en jeux une combinaison de significations.
C’est une expérience esthé­ti­que. C’est cela qui reste en mémoire, cela qui
nous travaille aussi.
Au fond, la critique française du théâtre allemand se fait surtout lors
de la re­cension de spectacles proposés en France lors des grands festivals,
tels Avignon ou le festival Standard Ideal, dont voici la note d’intention
rédigée par Patrick Sommier, directeur de la mc 93.
Festival des frontières de l’art et des nations, le Standard idéal a cherché à
capter le regard qu’on porte sur le théâtre et la littérature française hors de
France. À quoi ressemblons-nous vus de Hambourg, de Berlin, Barcelone
ou Athènes ? Comment envisage-t-on notre théâtre, quelle lecture fait-on
des textes de Molière. Pourquoi un écrivain français comme Houellebecq est
adapté un peu partout en Europe par de grands metteurs en scène, et pas en
France ? Pourquoi de jeunes Berlinois s’intéressent-ils au cinéma français,
à Jean Eustache, Philippe Garrel ou Jean-Luc Godard, pourquoi de jeunes
Berlin – Paris, théâtre critique, regards croisés 233

allemands s’intéressent-ils à Mai 68, alors qu’ils sont nés 20 ans plus tard ?
Voilà d’où nous sommes partis. De ce regard « des autres » sur « nous » et
qui bien sûr nous entraîne tout droit à un narcissique « qui sommes-nous ».
Qui sommes-nous ? C’est la question que l’on se pose lorsqu’on in­
terroge le théâtre de l’autre côté des frontières, dans une autre langue et
selon une autre tradi­tion. L’art du théâtre nous renvoie au fonction­nement
de notre société, fait miroir aux conditions de notre production esthétique.
L’Allemagne et la France, Paris et Berlin sont à la fois proches et lointains,
comme deux cousins qui s’aiment et se jalousent en même temps. Nous
avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Il faut pour cela se donner
les moyens de la connaissance mutuelle, donc de la criti­que mutuelle. Et
c’est paradoxalement le médium le plus fluide, le plus virtuel, In­ternet,
qui nous permet de nous découvrir les uns les autres, avec des sites tels
que Nachtkritk.de, evene.fr, theatre-contemporain.net.
Il n’y a plus qu’à rêver d’un site de critique franco-allemand paris-
berlin-thea­tre.de.fr.

Berlin
Le reflet de la littérature polonaise
dans le miroir de la critique littéraire

Maryla Laurent

A u cours de la seconde moitié du xxe siècle, l’histoire de la littéra­ture


polo­naise, et donc de sa critique littéraire, est sensiblement différente
de celle que nous connaissons en France. À partir de 1945, la dépendance
politique dans la­quelle se trouve la Pologne par rapport à l’urss, a des effets
pervers qui sont ceux qu’impose un État impéria­liste à un État assujetti.
Les critiques littéraires polonais doivent veiller attentivement à ce que la
littérature russe soit toujours un modèle pour celle du « Petit frère » et
toujours montrée comme meilleure. Cette si­tuation est particulièrement
drastique à l’époque stalinienne (jusqu’en 19561), mais reste la­tente ensuite.
Ainsi par exemple, en 1984, les Polo­nais célèbrent Jan Kochanowski (1530-
1584), leur immense poète de la Renaissance, ils le font en multipliant les
événements littéraires, mais ceux-ci sont couverts par une chape de silence
médiatique. La presse est muselée, elle n’a pas le droit de parler de Jan
Kochanowski, sym­bole absolu des liens de son pays avec la littérature eu-
ropéenne latine, occidentale, méditerranéenne (Padoue, Florence, Paris)
et expression d’un courant littéraire, la Renaissance et son humanisme,
qui n’était pas présent en Moscovie. Kochanowski est aussi le représentant
d’un des pays les plus vastes, les plus prospères et les plus démocratiques
de l’Europe d’alors, la Respublica des deux Nations alors que le temps des
Troubles déchire les peuples du bassin de la Volga. L’évocation d’une

1. La mort de Staline (1953) ne met pas fin au stalinisme. Dans le domaine littéraire, les
deux années qui suivent sont très pénibles.
236 Maryla Laurent

telle réalité historique est insupportable pour la supré­matie russe affir­mée


en tout domaine par les dirigeants communistes du Kremlin. La critique
littéraire polonaise est donc priée de ne pas remarquer que les écrivains,
universitaires et gens de lettres polonais dans leur ensemble honorent le
quatre-centième anniversaire de la disparition de celui qui est leur Dante,
leur Ronsard, leur Camões.
L’autre contrainte, subie par la Pologne après la Deuxième Guerre
mondiale, est strictement politique. Parti unique, le Parti Ouvrier Uni­fié
Polonais place la lit­térature sous son contrôle en janvier 1949. La critique
littéraire est verrouillée idéologiquement. Jusqu’en 1956, elle dépend di-
rectement du ministère de l’Intérieur. À partir de cette an­née-là qui fut
un « Printemps en automne », le monde des lettres se ré­volte. Il ne rejette
pas totalement le marxisme, mais refuse sa dictature et revendique une
liberté de création. Il n’en demeure pas moins que, jusque dans les années
soixante-dix du xxe siècle, les écrivains et les critiques litté­raires vont subir
ce qui s’appelait le « caviardage » du texte par la censure d’État. Un mot,
une phrase et parfois un article dans son entier peut être supprimé si le
propos s’écarte de ce qui est politiquement correct. Pendant trente années,
les au­teurs vont souvent chercher à contourner les interdits par diverses
stratégies, sans savoir longtemps à quel point l’adversaire – les services
de la Sûreté chargés de veiller au respect de la ligne politique décidée par
le Parti Ouvrier Unifié Polonais et par le Kremlin –, est lui aussi coriace2.
À partir de la création des presses parallèles (1970), une critique
indépendante accompagne la littérature polonaise publiée en clandes­
tinité ou à l’étranger. Elle est libre, mais autant que le permet le con­texte
d’adversité. Ainsi, aucun critique de l’opposition ne pointera la moindre
faiblesse littéraire à un écrivain qui publie en clandestinité. Ce serait jouer
contre le camp des défenseurs de la liberté et prêter le flanc aux attaques,
déjà puissantes3, des suppôts du pouvoir oppressif. Les dé­bats d’idées sont
radicalisés par la gravité des enjeux existentiels, les valeurs intrinsè­ques
de la littérature passent au second plan.
Avec la libération de l’emprise soviétique au moment de la nais­san­
ce de la Troisième République de Pologne (1989), puis avec l’entrée de la
Pologne dans l’Union Européenne (2004), la littéra­ture po­lonaise s’oxygène
d’une liberté qu’elle revendiquait depuis des décen­nies.

2. Voir l’article de Stanisław Bereś « Quand la Sûreté devient critique littéraire ».


3. La critique officielle bénéficiait de la grande distribution des médias officiels, alors
que la critique d’opposition publiait en clandestinité, à faible tirage, et circulait sous le
manteau. À cela venait s’ajouter l’appareil de répression (une voiture qui transportait
de la presse « parallèle » était confisquée et le propriétaire incarcéré).
Le reflet de la littérature polonaise 237

Dès lors, d’autres difficultés se posent. Elles découlent des règles du


libre mar­ché (mais comment gérer l’offre et la demande dans une société
en pleine muta­tion ?) ou de la disparition des subventions d’État dans un
pays où le mécénat privé est à créer ; mais aussi des écrivains qui rêvent de
décentralisation ; dans les coins les plus reculés de la campagne polonaise,
de nouveaux éditeurs apparaissent d’autant plus nombreux que l’infor-
matique révolutionne l’imprimerie4 rendant ainsi les publications aisées.
Toute autorité institutionnelle est contes­tée5, les re­vues littéraires passent
toutes par une crise majeure. La créa­tion littéraire est foi­sonnante, mais
les modes de communication, d’échange et de valorisation de la littérature
sont à réinventer.
Après 1989, la présence de la littérature polonaise à l’étranger ne dé­
pend plus d’une réunion du Comité central du poup (comme ce fut le cas
du temps de la Ré­publique Populaire de Pologne, où les livres devaient
avoir un blanc-seing politique pour être traduits et pu­bliés hors du pays)
ou des démarches individuelles d’un auteur qui, in­terdit dans son pays,
parvenait à se faire introduire chez un édi­teur français6.
L’incroyable émulation littéraire qui règne en Pologne au cours de
la dernière dé­cennie du xxe siècle, provoque une cacophonie qui, pour
l’observateur étranger s’apparente au silence : l’éditeur français trouve
difficilement des repères dans le monde littéraire polonais, il n’arrive pas
à savoir ce qui pourrait intéresser son lec­teur. Le monde éditorial polonais
est, quant à lui, en pleine restructuration. Les éditeurs polo­nais – ceux
gérés par l’État au temps du communisme qui se privati­sent, et plus en-
core ceux à peine créés qui sont dans leur phase de constitution tant d’un
capital financier que d’un capital symbolique –, ont du mal à se frayer un
chemin jusqu’aux Salons du livre internatio­naux et vers les relais qui leur
permet­traient d’exporter leurs livres.

4. Voir Elżbieta Skibińska, « La place de la prose romanesque française dans l’espace


éditorial polonais après 1989 », in M. Laurent et E. Skibińska (éd.), Traduction litté­raire
et littératures européennes. La littérature française en traduction, Paris, Numilog, « le
Rocher de Calliope », 2009.
5. L’un des symboles en restera l’écrivain Andrzej Stasiuk qui participe à sa première
émission littéraire à la télévision en tournant le dos à la caméra.
6. Voir Maryla Laurent, Présence de la littérature polonaise en France. Prolégomènes à
une approche traductologique, à paraître.
238 Maryla Laurent

Nova Polska et l’Institut du Livre : une sélection rigoureuse

Dans la « Nouvelle Pologne », l’Université est l’une des rares institu­tions


qui conserve auprès du grand public respect et prestige. L’enga­ge­ment
dans le combat de la liberté et la probité d’une majeure partie de ses
membres au cours des années difficiles y sont évidemment pour beau­coup.
Aussi, ce sont des universitaires qui très vite compo­sent majo­ritairement
la nouvelle critique littéraire polonaise7 tant stricte­ment universitaire que
celle de la presse spécialisée ou généra­liste. Un cer­tain nombre d’entre eux
ont fait et / ou publié articles et livres (aux pres­ses parallèles) sur les écri-
vains inscrits sur la liste noire du commu­nisme tel Gombrowicz, Miłosz,
Herling-Grudziński, ou des auteurs passés eux-mêmes à la clandestinité
comme Konwicki ou Brandys. Ou en­core, tel le plus brillant de ces cri-
tiques polonais, Stanisław Barańczak, ils osèrent publier dans la presse
officielle des attaques violentes contre la littérature politiquement dirigée
et furent contraints à l’exil jusqu’à la chute du communisme8.
Dès 1998, est créé un programme d’aide à la traduction de la litté­
rature polo­naise et c’est très naturellement que, peu après, l’Institut du
Livre9 convoque une commission composée de six critiques parmi ceux
qui, outre leurs travaux univer­sitaires, tiennent des chroniques dans la
presse. Elle a pour mission de choisir les meilleurs pages de la littéra­ture
polonaise à l’intention des éditeurs étrangers. La commission se réunit
deux fois l’an et elle a fort à faire pour sélectionner trente li­vres pour le
catalogue Nouveaux Livres directement de Pologne. En effet, si l’on prend
l’année 2006, sur 20 000 éditeurs enregistrés, 350 ont publié plus de dix li­
vres par an, dont 98% édités par 200 maisons d’édition. Une fois leur choix
arrêté, les six critiques préparent une recension pour chaque ouvrage.

7. Les plus importants sont aujourd’hui (du plus âgé au plus jeune) : Jacek Łukasiewicz,
Edward Balcerzan, Tomasz Burek, Stanisław Barańczak, Julian Kornhauser, Jerzy
Jarzębski, Aleksander Fiut, Stanisław Bereś, Marian Stala, Piotr Śliwiński, Przemysław
Czapliński, Piotr Kępiński.
8. Sta nisław Barańczak enseigna plusieurs années à l’Université de Harvard. Voir Ma-
ryla Laurent, « Stanisław Barańczak », in P. Mougin, K. Haddad-Wotling, Dic­tionnaire
mondial des littératures, Paris, Larousse, 2002.
9. L’Institut du Livre, créé officiellement en 2004 à Cracovie, est une institution natio­nale
dépendante du ministre de la Culture. Il a pour objectif la valorisation de la littérature
en Pologne et à l’étranger. Il dessert très professionnellement le stand polonais aux
diverses présentations internationales, aide à la mise en relation des éditeurs polonais
et étrangers, soutient avec un programme de bourses les tra­ducteurs de la littérature
polonaise, etc. Il or­ganise d’impressionnantes rencontres mondiales des traducteurs
de la littérature polonaise à Cracovie.
Le reflet de la littérature polonaise 239

Elle sera accompa­gnée d’une présentation de l’auteur et d’un extrait de


texte. Le tout sera traduit en anglais, alle­mand, espagnol et français pour
le catalogue livré dans chacune de ces langues. Ce sont donc ces trente
livres sélectionnés qui seront, par priorité, propo­sés aux éditeurs étrangers.
Constantin Geambaşu10, professeur de littérature polonaise à l’Uni-
versité de Bucarest ne manque pas de remarquer qu’il s’est ainsi opéré une
nouvelle centrali­sation même si elle ne ressemble en rien à celle de l’époque
communiste (les critè­res de sélection sont littéraires et non politiques, les
critiques vivent dans des villes différentes, n’appartiennent pas à une même
université, publient dans des journaux de diverses tendances, etc.).
Il faut évidemment ajouter qu’en France, des agents littéraires in­
terviennent comme experts auprès des maisons d’édition françaises. Ce
sont aujourd’hui des personnes hautement qualifiées telles Lydia Wale-
ryszak ou Margot Carlier qui, outre le fait qu’elles sont traduc­trices du
polonais, ont des études universitaires françaises et possèdent un master
ou un doctorat de langue et littérature polonaises. Elles sont à même de
présenter un dossier argumenté aux éditeurs français sur les livres pointés
par la critique littéraire polonaise, mais aussi, à partir de leurs lectu­res
personnelles et de leur connaissance du lecteur français. Elles peuvent
proposer d’autres auteurs que ceux pointés par la cri­tique polonaise. Leur
regard est, évi­demment, extérieur aux enjeux in­ternes polonais (il en existe
à n’en pas douter) et complète de façon dis­tanciée les avis émis de Pologne.
La littérature polonaise qui paraît en traduction française, découle
d’une sélec­tion sévère, de préférences littéraires diverses, mais, ipso facto,
le choix est d’une qualité certaine ou du moins toujours justifié11.

Le destin français des livres sélectionnés.


Quelle place pour la littérature de langues périphériques ?

En France, entre le 15 août et le 15 septembre 2008, la parution de 676 ro-


mans est annoncée. C’est 7% de moins qu’à la rentré 2007, et ce nombre se
répartit en 5% d’auteurs français en moins et 10% d’auteurs étrangers en
moins. Par ailleurs, si un tiers des romans de la rentrée sont des traduc-

10. Colloque Literatura polska w świecie. Obecności [La littérature polonaise dans le
monde. Présences], organisé par l’Université silésienne de Katowice à Cieszyn, 2009.
11. Les directeurs de collection français se plaignent de ne pas pouvoir lire intégrale­
ment les livres avant la traduction. Il leur arrive d’acquérir des droits et de réaliser
à la remise de la version française que le livre ne cadre pas avec leur ligne édito­riale,
l’attente supposée de leur public, etc.
240 Maryla Laurent

tions de littérature étrangère, la moitié d’entre elles a pour langue source


l’anglais.
Ces chiffres sont cruels. D’emblée, ils signalent la combativité hé­
roïque qui devra être celle du livre polonais qui voudra avoir un « pa­pier »
dans la presse française. La littérature européenne de langue source non
anglaise a droit à cent vingt cinq romans récemment tra­duits en français !
Il y a 22 titres allemands, 13 ti­tres scandinaves et, ce qui est plus rare, on
remarque un auteur islandais (Kristín Marja Baldursdóttir), et un autre
norvégien (Morten Ramsland). Pourtant, aux côtés de ceux dont les noms
reviennent dans toute la presse – Da­vid Lodge, Doris Lessing, Ian Mc
Ewan pour les romans traduits, ou de Sylvie Germain, Yasmina Kadra,
Alice Fernet, Jean-Paul Dubois, etc. pour la littérature française, se trouve
le nom d’une jeune polonaise Dorota Masłowska. Les éditions Noir sur
Blanc pu­blient son deuxième roman12. La critique littéraire polonaise la
considère comme un pro­dige ; la presse parle d’elle de façon dithyram-
bique, quelques universi­taires lui ont consacré de savants chapitres. La
force de cette roman­cière est dans son style. Cette jeune femme de vingt-
cinq ans entend dans les quartiers déshérités po­lonais un parler dont elle
crée une langue littéraire avec cette sorte d’alchimie ta­lentueuse dont seuls
les grands maîtres ont le secret.
Roman polyphonique d’une partie de la société polonaise partagée
entre fascisme rampant et pauvreté et difficile exercice d’imitation de
l’Europe occi­dentale où la maîtrise de la langue slamée mélange argot et
jargon analphabète. Un vrai bonheur d’écriture13.
Autant dire que cette écriture frôle l’intraduisible. Isabelle Jannes-
Kalinowski, la traductrice du deuxième roman, est pourtant parvenue à
livrer en français la lan­gue slammée et le rythme hip-hop de Tchatche ou
crève, d’une manière intéres­sante. Mais l’écriture n’est pas la seule qua-
lité des textes de Masłowska. Ils ren­ferment une réflexion très poussée
sur nos sociétés contemporaines, sur l’incommunicabilité ins­tallée entre
leurs membres pourtant scotchés à leurs porta­bles, les illu­sions ravageuses
véhiculées par les médias, etc. La forme de mise-en-discours utilisée (sur-
chargée de redites et de déformations langagières) apparaît alors comme
une sorte de protection qui charme ou rebute, mais passe en fraude l’ex-
pression de constats et de vérités, souvent in­supportables, sur l’homme
contemporain et sa manière de vivre. À n’en pas douter, la jeune roman-
cière mérite plus d’une lecture attentive.

12. Dorota Masłowska, Tchatche ou crève [Paw Królowej], Lausanne, Noir sur Blanc, 2008.
13. I.S., « Le slam à bout de souffle », La Liberté (Suisse), 23 août 2008.
Le reflet de la littérature polonaise 241

Loin d’être anecdotique, cette présence d’un roman polonais parmi


les six-cent pointés à la rentrée serait signe d’un bon fonctionnement de
la critique dont l’une des missions est de reconnaître et de signaler aux
lecteurs les œuvres qui se démar­quent. Le cas Masłowska rappelle égale-
ment qu’un best seller dans son pays a plus de chance qu’un autre livre de
passer les frontières de sa langue et d’être remarqué. Un édi­teur s’inquiète
toujours de la presse qu’un roman a eue chez lui et ne man­que jamais de
le signaler aux journalistes.
La deuxième information que nous apporte cette pré­sence est que la
littérature polonaise a, en France, une place petite mais assurée14. Tel n’est
pas le cas de toutes les littératures européennes et no­tamment de celles
des pays récem­ment entrés dans l’Union. Il n’est pas difficile d’entendre
un professionnel de la culture français dire : « Ah oui, il y a une littérature
lettone… maltaise… litua­nienne… chy­priote… ? »

Une critique littéraire française


se réduisant comme « peau de chagrin »

Ce qui nous préoccupe ici, c’est pourtant le regard que porte la critique litté-
raire française sur les œuvres polonaises. Et là, il y a lieu d’être in­quiet parce
que se confirme la constatation de l’Atelier du roman, lors­que la revue avait
consacré deux de ses numéros (n° 6, 1996 et n° 27, 2001) à la critique littéraire :
Nous avons étudié de près les pages littéraires de trois quotidiens français (Le
Figaro, Libération, Le Monde). Notre conclusion a été unanime : il s’agissait
de pages plutôt publicitaires que littéraires15.
Lorsque le 12 février, à une heure de grande écoute, sur France In-
ter, on parle du roman de Masłowska pendant trois minutes et vingt-sept
secondes, c’est très important. La critique fait savoir qu’une litté­rature
existe, celle d’un pays, la Pologne. Qu’une œuvre originale se distingue.
Le temps de parole permet de don­ner un peu plus que le titre et le nom
d’auteur. Il encourage à la lecture et sti­mule la vente.
Mais, est-ce de la critique littéraire ? Y a-t-il le moindre débat (es­
thétique, idées) qui peut s’amorcer ? Ne se rapproche-t-on pas dange­
reusement de la promo­tion qui réduit le critique à un partenaire éco­

14. Voir Gisèle Sapiro, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la


mondialisation, Paris, cnrs, 2008.
15. « La critique a-t-elle besoin des romanciers ? », Atelier du roman, revue trimes­trielle,
Flammarion Boréal, n° 46, p. 8.
242 Maryla Laurent

nomique dans la chaîne du livre ? Le temps accordé à la littérature dans


l’audio-visuel semble inversement proportionnel au nombre de livres pu-
bliés. Dès lors, un critique doit faire des choix drastiques, y compris pour
les livres qui lui ont vraiment plu. Tout entretien en di­rect avec un auteur
étranger est exclu si celui-ci ne parle pas le français. Pour dire la même
chose, le temps à l’antenne doublerait avec la tra­duction indispensable. Or,
en prime time, six minutes quarante se­condes s’accordent exceptionnelle-
ment à un événement littéraire vrai­ment majeur ! Par ailleurs, il est désor-
mais de notoriété culturelle qu’un journaliste particulièrement intéressé
par une œuvre, proposera un entretien à l’auteur étranger uniquement si
celui-ci, faute de parler français, parle anglais. Autant de relégation pour
les auteurs des vingt-quatre autres langues de l’Union Européenne ! Or,
l’on sait l’impor­tance de la langue pour un écrivain et ne sont pas rares
ceux qui, à l’exemple du romancier polonais Eustachy Rylski décla­rent :
« Mon anglais est insuffisant pour parler de ma littérature »16. Ils veu­lent
gar­der la précision de leur expression et souhaitent une traduction de
qualité pour leurs entretiens également.
Dans la presse écrite, la place accordée à la littérature est, elle aussi,
de plus en plus réduite. Comment s’en étonner, nous dit-on, quand on sait
les difficultés fi­nancières qu’affrontent journaux, hebdomadaires et men-
suels ? Mais est-ce la seule raison ? N’oublions pas que depuis au moins trois
générations d’élèves, l’enseignement en France donne prio­rité absolue aux
mathématiques et autres « sciences » dites exactes. Est-il surprenant qu’aux
plus hauts postes de l’État, et parmi les res­ponsables à tous les niveaux, y
compris dans les groupes de presse, ra­res sont encore les personnes qui
trouvent un plaisir authentique ou un intérêt quel­conque à la lecture ? Leur
culture littéraire est souvent d’une médiocrité conster­nante. Quand il s’agit de
restrictions, la cri­tique littéraire est de la première charrette. En 2001, lorsque
disparaît le feuilleton littéraire du Monde des livres, Patrick Kéchichian écrit :
On a décidé de supprimer cet héritage ancien et traditionnel, comme n’étant
plus au goût du jour. Cette disparition étant le signe patent d’une baisse
d’influence de la critique journalistique et d’une perte générale de crédibilité
de la presse littéraire. Le même phé­nomène est repérable, je crois, dans les
autres médias, à la radio et à la télévision, dans la disparition progressive,
non pas des livres eux-mêmes, mais de tout ce qui ressemble à une approche
critique de livres. Au pro­fit de débats et de la mise en spectacle17.

16. Maryla Laurent, archives personnelles.


17. Patrick Kéchichian, « La critique des écrivains », communication à l’Institut fran­çais
de la presse, Paris, 25 janvier 2007.
Le reflet de la littérature polonaise 243

À la fin 2007, vient le tour du Figaro dont les pages « Culture » per-
dent leur spécificité pour devenir « Pages livres » dans un ensemble plus
grand « Le Figaro et vous ». Le nombre de colonnes littéraires diminue
lors de la conversion.
Dans toute la presse française, le nombre et la taille des articles se
réduit. Les disciplines littéraires sont souvent couvertes par des pigistes
qui, pour des raisons économiques évidentes, doivent allier vitesse de
travail et grande disponibilité à l’actualité littéraire, un livre de cin­quante
pages sera plus vite lu qu’un autre de cinq cent ! Les raisons économiques
(toujours) veulent que l’on emploie moins de pigistes et qu’on prenne les
textes les plus courts. Le nombre de signes par page, est lui aussi grignoté.
La critique littéraire française n’est plus qu’une parente pauvre de
la critique littéraire polonaise composée d’universitaires qui tiennent ru-
brique dans la grande presse ! Est-ce parce qu’en France la litté­rature
n’intéresse plus per­sonne ? Est-ce parce que la presse française ne se veut
plus génératrice d’opinion ? Est-ce la fin de la culture ?

Articles rares, courts, titres clichés et thèmes privilégiés

Le recueil de trois nouvelles d’Olga Tokarczuk18, Récits ultimes, a eu droit


à une analyse toute de sensibilité par Agnès Séverin dans Le Figaro litté-
raire19, mais d’à peine 107 mots ; une autre fiche de lecture, enthousiaste,
publiée dans Le Morvandiau de Paris20 ne comprenait que 154 mots ; Livres
Hebdo21 lui accorda 350 mots ; et, ouf, Le Matricule des Anges22 lui offrit un
bel article argumenté sur deux colonnes ! Une recherche affinée permet
de trouver encore quelques lignes dans Le Temps23 où il est question de

18. Olga Tokarczuk (1962) est une romancière qui s’est acquis un nom en Pologne. En
France, elle a publié Dieu, le temps, les hommes et les anges, tr. Ch. Głogowski, Paris,
Laffont, 1998 ; Maison de jour, maison de nuit, tr. Ch. Głogowski, Paris, Laffont, 2001 ;
Ultimes, tr. G. Erhard Lausanne, Noir sur Blanc, 2007.
19. Agnès Séverin, « Récits ultimes », Le Figaro littéraire, 1er novembre 2007.
20. Marie-France Bougie-Helleux, Le Morvandiau de Paris, février 2008 : « Beau ro­man,
très élaboré. Cela vaut vraiment la peine de s’ouvrir à d’autres cultures. De pratiquer
la curiosité […]. Dépaysement, émotion, charme – laissez-vous sé­duire ! ».
21. J.-M.M., « Trois femmes », Livres Hebdo, vendredi 7 septembre 2007. Le livre est
présenté comme étant « traduit du russe » (sic !).
22. Thierry Cecille, « Nous, les mortels », Le Matricule des Anges, nov.-déc. 2007.
23. « La trame magique des trois vies croisées », Le Temps (Suisse), 15 déc. 2007.
244 Maryla Laurent

« La trame magique des trois vies croi­sées » et, enfin, trois résumés24 de
la note de présentation de l’éditeur.
Pouvons-nous dire qu’Olga Tokarczuk, excellente romancière, a eu
droit au succès dans la presse française ? Un article excepté, il n’y a pas
de critique litté­raire pour son livre.
Un autre romancier dont les livres sont très lus en Pologne, est
Jerzy Pilch25. Les brèves notices publiées en France sur son roman Sous
l’aile d’un ange26 repren­nent principalement la présentation qu’en fait
l’éditeur. Le procédé est fréquent. Les titres donnés à ces brèves sont,
quant à eux, une suite de clichés renvoyant à la Pologne : « Saoul comme
un Polonais »27, « Confessions d’un ivrogne »28, « Boire, boire, boire et
écrire »29, « In vino veritas »30 ; ou encore, à propos d’un autre romancier
polonais, nous trouvons comme titre dans Viva : « À l’Est du nouveau »31.
Comme pareille platitude est navrante ! Est-ce un manque d’imagination
des journalistes, une forma­tion littéraire insuffisante, ou une volonté des
rédacteurs en chef de donner des titres à la hauteur du niveau culturel
(supposé bas) des lec­teurs ?
Par ailleurs, lorsque l’on examine à l’affilée les recensions de la lit­
térature po­lonaise dans la presse française, l’on constate également que
ce que les journalistes relèvent de façon prioritaire dans les ouvrages est
toujours similaire. Ainsi l’un des thèmes « sûrs » est régulièrement ce que
l’on peut résumer comme les Polonais et les juifs.
La création par Hitler de l’unité administrative appelée General­
gouvernement für die besetzten polnischen Gebiete (décret du 12.x.1939),
où le Gouverneur géné­ral Hans Frank sema la terreur, et où de partout, y
compris d’Allemagne, furent re­foulés dans les ghettos les juifs avant d’être
transférés dans les camps de la mort, eux aussi prioritairement implantés
sur le territoire polonais occupé par les auto­ri­tés allemandes, associe tra-
giquement la terre polonaise à la Shoah. L’assassinat de presque tous les
Polonais de confession juive, premières victimes en date des nazis, a laissé

24. Le Journal de Saône et Loire, 14 novembre 2007 ; Alsace / Le Républicain Franche-Comté,


21 septembre 2007 ; Le Bien public, 22 juillet 2007.
25. Jerzy Pilch (1952-), romancier polonais apprécié pour son humour caustique, au­teur
de plus de seize romans et recueils de nouvelles, récompensé par les plus prestigieux
des prix littéraires polonais, traduit dans une vingtaine de langues.
26. Jerzy Pilch, Sous l’aile d’un ange, tr. L. Dyèvre, Lausanne, Noir sur Blanc, 2003.
27. « Saoûl comme un Polonais », Le Journal de Saône et Loire, 10 juillet 2003.
28. Thierry Menetrier, « Confessions d’un ivrogne », Paris-Normandie, avril 2003.
29. « Boire, boire, boire et écrire », Le Journal de Genève, juin 2003.
30. M.L., « In vino veritas », Télérama, 21 mai 2003.
31. Marie Régnier, « À l’Est du nouveau », Viva, 2004.
Le reflet de la littérature polonaise 245

un vide dans la nation polonaise et créé un traumatisme que la littérature


polonaise exprime. Les écrivains polonais livrent de multiples échos des
émotions et sentiments profon­dément douloureux induits par ce qui fut
monstrueusement nommé par ses concepteurs allemands die Endlösung
der Judenfrage. Depuis la fin du communisme, la liberté retrouvée, permet
à la littérature polo­naise des appro­ches nouvelles de cette iniquité32. Il est
donc légitime que cela occupe une place importante également dans les
articles qui traitent des livres. Néan­moins, il n’est pas rare que ce sujet
éclipse toute autre apo­rie présente dans les œuvres.
Ainsi lorsque paraît Balthazar33, une autobiographie rédigée par l’im-
mense dra­maturge Sławomir Mrożek – son œuvre intégrale a été publiée
en français et ses pièces sont jouées partout dans le monde –, Véronique
Soulé accorde une place considérable de sa très belle page dans Libération
à ce sujet pourtant à peine évoqué dans le livre :
En juin 1943, la famille [de Mrożek] reçoit l’ordre des nazis de dé­ménager et
de s’installer dans un autre quartier de Cracovie, à Podgórze. En novembre,
elle emménage à l’adresse indiquée. « Nous savions que l’extermination des
juifs y avait été perpétrée, et notre arrivée de nuit dans un lieu dont les habitants
ve­naient d’être envoyés à la mort nous emplissait d’une peur superstitieuse », se
sou­vient Mrozek. La région de Cracovie abritait une importante po­pulation
juive qui avait été regroupée dans le ghetto de Kazimierz, en pleine ville, puis
dépor­tée dans le camp d’extermination d’Auschwitz, non loin.
Sans disserter sur l’histoire ni tomber dans la compassion ou l’autoflagella-
tion, Mrożek évoque la question des rapports judéo-polonais. En arrivant
à Podgórze, il n’avait rencontré des juifs qu’à deux reprises : au centre de
Varsovie, il avait croisé avec sa mère des hommes barbus habillés de noir et
« parlant une langue étran­gère » (le yiddish). Puis, par la fenêtre d’un car, il
avait vu des en­fants très pauvres qui provoquèrent « des commentaires à voix
haute et sans grande amé­nité » de la part des passagers. « Ces rares images
du passé ont un point com­mun : il s’en dégage l’impression qu’eux et nous
étions des étrangers les uns aux autres », dit-il. Toute la force de Mrożek est
là : il peut parler froidement des pires tragédies sans pour autant montrer
de l’indifférence34.
Tout cela est très honorable. Pourtant ce livre relatant une vie, écrit
par un homme de théâtre qui remet en scène pour s’en distancier le per-
sonnage qu’il a été pendant la guerre, puis celui qu’il fut dans son rapport
schizophrénique au commu­nisme et, enfin, celui de l’émigré de retour chez

32. Voir Maryla Laurent, « La littérature polonaise et le juif », in Les littératures juives
d’Europe centrale et orientale, éd. F. Saquer-Sabin, Lille, Tsafon. Revue d’études juives
du Nord, n°39, printemps-été 2000, p. 139-143.
33. Slawomir Mrożek, Balthazar, tr. M. Laurent, Lausanne, Noir sur Blanc, 2007.
34. Véronique Soulé, « L’Aphasie de Balthazar », Libération, 20 sept. 2007.
246 Maryla Laurent

lui, suscite des réflexions plus vastes également. Elles sont à peine effleu-
rées dans des articles pourtant souvent bien écrits et qui témoignent d’un
intérêt certain pour Mrożek35. Il y a donc indénia­ble­ment là une difficulté
à laquelle sont confrontés les trois pour cent de journalistes français qui
s’intéressent à la littérature polonaise. Une transmission culturelle ne se
fait pas et une méconnaissance persiste.
Un autre thème qui suscite régulièrement l’intérêt des critiques est
celui de l’exotisme. Un auteur tel Mariusz Wilk dont les reportages36 ra­
content ses longs sé­jours dans des conditions primitives russes, béné­ficie
d’articles enthousiastes. Virginie Mailles Viard dit de lui qu’il est « Le
voyageur immobile » et elle poursuit en assimilant La Maison au bord de
l’Oniégo à « Une forme d’essai où la pensée contemplative et galopante
nous précéderait comme un chien qui court reviendrait comme pour s’as-
surer que nous arrivons à suivre »37. Christian Mouze dans La Quinzaine
littéraire conclut en affirmant que chez cet auteur, « L’écriture n’est pas
un moyen, mais tout bonnement un art de vouloir continuer à vivre. C’est
une écriture et un combat de vie »38. À propos du dernier livre de Mariusz
Wilk traduit en français, on peut lire :
Les rennes sauvages sont une véritable clé pour comprendre l’âme saami.
En suivant leurs traces, Wilk se fraie son propre chemin, cette voie que
chacun doit découvrir pour soi-même. L’écrivain voyageur s’aventure dans
les antichambres de l’autre monde, dans des paysages qui recueillent les
rêves de la Terre, et où l’on partage ses propres rêves avec le frère renne39.
Ce qui se confirme toujours est que les journalistes s’intéressent
d’abord à la littérature qu’ils peuvent cadrer dans l’histoire. Marie Régnier
n’hésite pas à noter à propos des Neiges bleues de Piotr Bednarski et de
Dukla d’Andrzej Stasiuk :

35. Voir Agnès Passot, « Bathazar », Études, sept. 2008 ; Linda Lê, « Une jeu­nesse à Cra-
covie », Magazine littéraire, nov. 2007 ; Marie Zawisza, « Mrożek entre le silence et la
fuite », Le Monde des livres, 26 oct. 2007 ; Thierry Cecille, « La Langue sauvée », Le
Matricule des Anges, oct. 2007 ; Alain Favarger, « Mrożek face à Balthazar. À la suite
d’une hémorragie cérébrale qui l’a laissé sans voix, l’écrivain polonais s’est inventé
un double pour remonter le cours de sa vie », La Liberté (Suisse), 27 oct. 2007 ; A.P.,
« La mémoire en pointillé de Sławomir Mrożek », La Croix, 29 nov. 2007.
36. Mariusz Wilk, Le Journal d’un loup, tr. L. Dyèvre, Lausanne, Noir sur Blanc, 1999 ; La
Maison au bord de l’Oniégo, tr. R. Bourgeois, Lausanne, Noir sur Blanc, 2007 ; Dans
les pas du renne, tr. R. Bourgeois, Lausanne, Noir sur Blanc, 2009.
37. Virginie Maille Viard, « Le Voyageur immobile », Le Matricule des Anges, juil. 2007.
38. Christian Mouze, « Le Nord métaphysique », La Quinzaine littéraire, 1-16 juil. 2007.
39. « Mariusz Wilk salue les Saamis du Grand Nord », Libération, 18 juin 2009.
Le reflet de la littérature polonaise 247

C’est l’Histoire, la chaotique, la terrible, celle qui broie les hommes, qui est
l’héroïne de ces romans venus d’ailleurs. Chacun à sa ma­nière, les auteurs
de ces pays nouvellement membres de l’U.E. évo­quent leur patrie avec une
cons­tante : le talent40.

Le contexte politique, un repère d’approche rassurant

Un talent incontestable est celui d’Andrzej Stasiuk. À la parution fran­çaise


de Mon Europe41, Robert Quiriconi confie que le livre permet « En­fin un
regard neuf sur les auteurs d’Europe centrale » et il pour­suit sa note de
lecture pour l’Agence de Presse :
En l’an 2000, l’idée vient à deux auteurs, l’un originaire d’Ukraine, l’autre
né à Varsovie, de chercher à cerner leur place dans l’Europe élargie en train
de se dessiner. Ils composent chacun un essai d’essence largement autobio-
graphique […]. Ces deux essais à l’écriture singulière qui se répondent,
donnent à entendre des voix d’une profonde originalité, et permettent de
mieux saisir l’identité et l’arrière plan culturel d’une Europe centrale en
pleine muta­tion42.
Alain Favarger, quant à lui, annonce concernant cette parution :
Ce n’est pas un essai de plus à ranger au rayon des perspectives po­litiques
nées de l’effondrement du communisme. Mais un livre fort, émouvant sur le
destin de deux intellectuels nés en 1960, à l’ère triomphante du « socialisme
réel ». Tous deux produits de généra­tions sacrifiées, ballottées au gré des
vicissitudes à la fois tragiques et absurdes de l’histoire du xxe siècle43.
Il est fait allusion ou référence à Mon Europe dans divers articles,
mais, outre la recension suisse, le livre ne connaît qu’un seul article de fond
et c’est dans la Quin­zaine littéraire. Erik Veaux44 s’y livre à une ap­proche
fouillée des éléments histori­ques et commente également sous cet angle
deuxième livre de Stasiuk publié en France, Dukla.
Viennent enfin les pages du Courrier International qui publie un
ar­ticle écrit par Stasiuk pour l’hebdomadaire de Cracovie Tygodnik
Powszechny : « la Moldavie, étrange paradis »45. Deux pleines pages.

40. Ibid.
41. Yuri Andrukhovych, Andrzej Stasiuk, Mon Europe, tr. de l’ukrainien par M. Malanc-
zuk et du polonais par M. Laurent, Lausanne, Noir sur Blanc, 2004.
42. Robert Quiriconi, Associated Press, 27 janvier 2004.
43. Alain Favarger, Quotidien juracien, 16 août 2004.
44. Erik Veaux, « Histoire, plus d’histoires », Quinzaine littéraire, 16-30 juin 2004.
45. Andrzej Stasiuk, « La Moldavie, étrange paradis », Courrier International, 8-24 mars
2004.
248 Maryla Laurent

Il y a manifestement un intérêt, mais il concerne le contexte poli­tique.


En cela, nous savons qu’il s’agit d’une constante depuis le xixe siècle : on
s’intéresse en France à la littérature polonaise (ou autre étrangère) quand
le pays fait les gros ti­tres des pages politiques46.

L’importance de la qualité de l’écriture

Une approche plus littéraire de l’œuvre d’Andrzej Stasiuk émerge au mo-


ment de la parution française de son troisième livre, L’Hiver. Les ar­ticles
sont petits, mais huit d’entre eux occupent un quart de page et leurs au-
teurs s’y expriment. Une ren­contre entre le lecteur et le texte, l’écriture
proprement dite a eu lieu :
Né en 1960 à Varsovie, Andrzej Stasiuk s’affirme à chaque livre
comme l’un des grands écrivains polonais. En France, on a pu faire sa
connaissance dès 1996 avec Par le fleuve, récit incandescent d’un voyage en
Pologne sur fond de rock et d’alcool. « Je regarde avec nostalgie le passé
et avec inquiétude mon avenir », écrivait-il alors. Depuis le style désor-
mais poétique et plus coloré a changé, mais le regard reste le même. En
témoigne […] son dernier recueil, L’Hiver, où Stasiuk décrit les mutations
contemporaines des cam­pagnes polonaises47.
Dans Livres Hebdo, François Dufay écrit :
Andrzej Stasiuk est une valeur sûre des lettres polonaises. Voici cinq « vies
mi­nuscules » d’une poésie majuscule. […] Les cinq ma­gnifiques récits de
L’Hiver en donnent la confirmation. L’écrivain ne succombe pas à la nos-
talgie, au contraire. Il est fasciné par cette manière qu’ont les objets, les
idées et les ima­ges « mondialisés » d’aller mourir au fin fond de nulle part.
Comme si l’immémoriale forêt polonaise et l’immensité digéraient tout pour
tout rendre à la géographie, face à laquelle les hommes ne sont que des
contempla­tifs taiseux, perdus en d’indéchiffrables pensées48.
François Montpezat ose des comparaisons :
… le tourisme, c’est tentant, mais ce n’est pas ce dont il retourne dans L’Hi-
ver […]. L’approche est minimaliste, façon Raymond Carver si l’on veut,
mais poé­tique et doublée d’un esprit très « Europe centrale », un humour
à la Bohumil Hrabal s’il faut ris­quer une autre comparaison. D’ailleurs, il
a des bistrots, « Chez Barbara » par exemple, où on ne fume pas car « on

46. Voir Maryla Laurent, La Littérature polonaise en France. D’une sélection des œuvres
à traduire au miroir déformant de la traduction, Lillle, Travaux et Re­cherches, 1998.
47. Charles Ruelle, « L’Hiver », Le Magazine Littéraire, mars 2006.
48. J.-M.M., « Un temps vieux comme la Pologne », Livres Hebdo, 13 janv. 2006.
Le reflet de la littérature polonaise 249

est Européen ici » […]. Les effets de l’intégration européenne parviennent


comme une lame de fond meurt en vaguelettes sur un rivage loin­tain […].
Immuables aussi, la cam­pagne et les forêts, que Stasiuk peint superbement,
surtout en hiver quand congères et silence re­couvrent tout. […] L’éternité
des hommes et de la nature emplit ce beau petit livre49.
Le Courrier de Genève parle de « l’humour et la poésie [qui] han­
tent L’Hiver ». Et conclut qu’il faut y lire « Un plaidoyer pour le droit au
rêve. Dans cet Hiver-là, les cœurs restent libres de glace »50. Julien Burri
n’hésite pas écrire : « cinq nouvel­les de cet auteur brillant. Son évocation
de la province polonaise, à travers les por­traits de cinq hommes, paraît
d’une rigueur poétique parfaite en écho avec le reste de son œuvre »51. Le
Matricule des Anges souligne aussi l’écriture : « cinq nouvelles elliptiques,
parfaitement maîtrisées, qui mêlent la prose du quotidien le plus terne à
un lyrisme mélancolique… »52.
Les écrivains de la « Nouvelle Pologne » surprennent de plus en
plus souvent par le soin qu’ils apportent à la forme stylistique de leurs
ouvrages. Au temps de la Pologne communiste, écrire était toujours une
joute à gagner avec la censure. Dès le début des années cinquante, les
dictionnaires avaient été revus et le vocabulaire « trop bourgeois » en avait
été expurgé. Bien sûr, les grands auteurs s’en ar­rangeaient pour concevoir
des chefs-d’œuvre envers et contre tout. Il n’en demeure pas moins que la
liberté dont jouissent les écri­vains qui n’ont jamais connu le tota­litarisme,
redéploye la langue polo­naise.
Andrzej Stasiuk est un auteur présent en France par le nombre et
la qualité des pages qui lui sont consacrées dans la presse. Il cumule une
langue poétique appré­ciée, un contexte historique et un décor exotique
de régions peu connues53.

49. François Montpezat, « Sur le rebord de l’Europe », Dernières Nouvelles d’Alsace,


18 fév. 2006.
50. Marc-Olivier Parlatano, « Aux marges de l’Europe », Le Courrier de Genève, 11
fév. 2006.
51. Julien Burri, « La trace des jours », Agenda, 27 février 2006.
52. Thierry Cecille, « En déshérence », Le Matricule des Anges, mars 2006.
53. Voir aussi : Marie Chaudey, « Andrzej Stasiuk. Le baroudeur de l’autre Europe.
Dans un hameau perdu des Carpates, à l’extrême sud de la Pologne, il fend son bois,
écrit et publie des livres. Entre deux vagabondages, rencontre avec un re­belle, voix
majeure de la littérature polonaise », La Vie, 13 déc. 2007 ; Fabienne Jacob, « Andrzej
Stasiuk, « Si j’aime autant la géographie, c’est que peut-être j’aurais voulu ne pas
avoir d’histoire », Transfuge, nov.-déc. 2007 ; Jacques Pilet, « Pour Andrzej Stasiuk, la
“veille” Europe a mauvaise cons­cience : elle ne veut pas admettre que l’hégémonie
soviétique, les camps, ou la pa­ranoïa de Ceausescu appartiennent aussi à l’héritage
européen », Suisse Hebdo, 11 déc. 2006.
250 Maryla Laurent

Le silence sur le patrimoine


littéraire polonais en traduction

Pour peu nombreux, trop brefs, trop peu fouillés et souvent limités dans
les thèmes abordés que sont les articles sur les livres de beaucoup d’écri-
vains polonais contemporains, ils existent. En revanche, quand paraît une
œuvre qui appartient au passé littéraire polonais, on est bien en peine de
trouver le moindre mot la concer­nant dans la presse fran­çaise. La littéra-
ture classique ne séduirait-elle personne ? Est-ce parce que le journaliste
littéraire qui reçoit cinquante livres par semaine, classe ceux-ci non seule-
ment par maison d’édition, mais aussi en fonc­tion des écri­vains vivants ou
disparus ? Et, dans la mesure où il n’a droit qu’à peu de place, il les écarte ?
Toujours est-il que la réédition des Mémoires de Jan Chrysostom
Pasek54, comme dans la traduction très soignée de La Chabraque de Karol
Irzykowski55, n’ont eu droit qu’au silence. Certes, on aimerait écrire que
le centième anniversaire de Witold Gombrowicz, auteur polonais majeur
du xxe siècle, quant à lui connu en France, valut à ses œuvres éditées ou
rééditées de longues colonnes dans la presse. La réa­lité est plus modeste.
Les livres sont annoncés, il est vrai :
Né en 1904 (et mort en France en 1964), l’écrivain polonais Witold Gom-
browicz a droit aussi à une biographie (Vies de Gombrowicz de Chris-
tophe Guias, Grasset) et à un essai (Gombrowicz et la litté­rature de Michał
Głowiński)56.
Deux livres entendent préciser les contours d’un écrivain polonais ma-
jeur du xxe siècle. Rita, l’épouse, revient sur un exil argentin de vingt-quatre
ans, regardé comme « la liberté de devenir Gombrowicz » et analysé en tant
qu’ouverture de l’œuvre. Onze es­sais d’un spécialiste varsovien montrent un
écrivain original, no­va­teur, souvent surprenant. À prendre et ne pas laisser57.

54. Jan-Chrysostome Pasek, Les Mémoires, Lausanne, Noir sur Blanc, 2000, tr. P. Cazin.
Jan Chrysostom Pasek (1636-1701) est le représentant typique de la noblesse polonaise
du xviie siècle qui s’était inventé une généalogie remontant à un peuple oriental, les
Sarmates. Ses truculents Mémoires, à la langue à peine transposée d’une narration
orale, relatant ses exploits supposés au service de la République des deux Nations
entre 1656 et 1688, sont un monument unique de la littérature européenne et ont in-
fluencé les romans du xixe siècle.
55. Karol Irzykowski, La Chabraque, Pałuba [1903], édition bilingue, tr. K. Siatkowska-
Callebat, éd. Z. Mitosek et K. Siatkowska-Callebat, Cultures d’Europe centrale, hors
série n° 5, 2007.
56. « Édition, vie littéraire et intellectuelle », Livre Hebdo, août 2004.
57. M.E.B., « Un grand de Pologne », Weekend, 14.01.05.
Le reflet de la littérature polonaise 251

De petites notes en article plus long sont aussi annoncées toutes les
rééditions du théâtre58, des romans, des journaux. L’annonce du cente­naire
lui-même est plus restreinte59, elle a droit à deux pages dans le Figaro Maga-
zine. C’est aussi Le Figaro Littéraire (4 nov. 2004) qui sera le seul à accorder
deux pleines pages : un entretien avec Rita Gombrowicz (« L’exil a sauvé
Witold ») un article de Michel Polac (« L’immaturité comme règle de
vie ») et une vraie critique des textes gombrowicziens, mais aussi du livre
de Michał Głowiński. Rédi­gée par Clémence Boulouque, « Gombrowicz,
la Pologne sans ri­vages », cette criti­que contribue à penser l’œuvre et à
penser à partir de l’œuvre.
Il est très inquiétant que les rubriques où un journaliste attitré ou
un pigiste rend compte, en la soumettant à un examen raisonné, de la
parution en langue française d’œuvres incontournables du patrimoine
littéraire polonais, soient aussi rares. Aveuglés par leurs facilités tech­niques
de communication, les Européens sont-ils totalement enfermés dans leur
cercle de vie le plus étriqué ? La critique littéraire a-t-elle abandonné
toute résistance aux enfermements des globalisations, à l’uniformisation
du goût et des discours ?
Il convient de remarquer que le livre de Michał Głowiński, éminent
universi­taire, n’a suscité aucune réaction du milieu universitaire fran­çais
où existe égale­ment une critique littéraire :
La littérature, avec ses rôles, ses stades d’excellence et ses distinc­tions, s’est
très vite constituée en monde particulier […]. Discipline à prétention scienti-
fique, la critique universitaire s’est constituée à partir d’une cassure avec une
critique à vocation plus mondaine à la fin du xixe siècle. Albert Thibaudet,
dans ses confé­rences de 1922 sur la Physiologie de la critique, distinguait
alors la critique des maîtres, de celle des professeurs d’une part, de celle des
journaux et des salons d’autre part60.
Malheureusement, là encore, l’imperméabilité entre les différents
domaines de recherche est une triste réalité. Les colloques, symposium ou
autres journées d’études universitaires qui ont la littérature polo­naise pour
objet d’études regrou­pent majoritairement des universitaires polonais. Ils
se partagent en deux groupes. Le premier, travaille au sein d’universités

58. Dorota Felman, « Le cas Gombrowicz », Théâtres, déc.-janv. 2005 ; Jean-Marc Bastière,
« Fascinante bêtise », Famille chrétienne, 16/22 octobre 2004 ; Michel Polac, « Concours
de grimaces », Charlie Hebdo, 24 novembre 2004 ; Enrique Vila-Matas, « Un dîner à
Buenos Aires », Magazine Littéraire, juil.-août 2005.
59. Gilles Weyer, « Witold Gombrowicz, la Pologne fête ses cent ans », Figaro Maga­zine,
17 avril 2004.
60. Patrick Kéchichian, loc. cit.
252 Maryla Laurent

françaises, ou d’autres universités euro­péennes, où il a été recruté après


ses études en Pologne et souvent un début de car­rière. Le deuxième se
compose de Polonais en poste au sein d’universités polo­nai­ses. Les uns
sont les organisateurs du colloque, les autres viennent participer à celui-
ci. Le haut niveau des communications n’est jamais qu’un débat « entre
soi ». Rares sont les intervenants « autochtones » – j’entends par là, non
pas par leur na­tionalité mais par leur formation, leur regard distancié, celui
de l’Autre sur une lit­térature étrangère qui permet que « quelque chose de
l’original apparaît qui n’apparaissait pas dans la langue de départ, [se] révèle
un autre versant [de l’œuvre] »61. Au­trement dit, le dialogue interculturel
est extrêmement réduit. Ce n’est pas là une spécificité des polonistes,
nombreuses sont les autres littératures de langues périphériques qui, en
France, souffrent de la même difficulté à instaurer un véritable échange
interculturel au sein de l’Université française. Si l’on ajoute à cela, la faible
diffusion des actes universitaires, la quasi absence de critique média­tique,
la dispute intellectuelle est homéopathique.
Dès lors, la parution en traduction d’un livre de critique littéraire
polonaise n’apporte rien de nouveau aux universitaires polonais qui la
connaissent. Or, raris­simes sont les chercheurs français qui s’intéressent
à un écrivain des marges euro­péennes au point de pouvoir débattre. La
critique des professeurs reste donc confi­dentielle, plutôt fusionnelle avec
celle qui se crée en Pologne et sans originalité majeure.
Quant à la critique des maîtres, évoquée par Patrick Kéchichian,
appliquée à la littérature polonaise en France, en ce début de xxe siècle,
elle est introuvable.

Une conclusion qui se voudrait défi

Ce très pâle reflet de la littérature polonaise dans le miroir de la cri­tique fran-


çaise est éblouissant comparé à celui auquel ont droit les belles pages lettones,
litua­niennes ou maltaises, etc. L’Union euro­péenne est riche de littératures en
au moins vingt-quatre langues (mais plus si l’on songe aux langues régionales).
Demain, trouverons-nous un moyen d’accorder une place honorable dans la
critique litté­raire fran­çaise à chacune d’elles. Demain, les critiques littéraires
sauront-elles en­gager dialogues et débats sur leur patrimoine commun, riche
terreau de l’avenir de notre culture ?

61. Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984.


Le reflet de la littérature polonaise 253

En évoquant le reflux de la critique littéraire dans la presse, Patrick


Kéchichian soupçonnait que c’était « au profit de débats et de la mise en spec-
tacle »62. Autre­ment dit, ce magistère qui s’exerce dans le jour­nal, lieu de l’écrit,
pour faire une place à la littérature et que Roland Barthes qualifiait d’« acte
de pleine écriture »63 cède la place au divertis­sement. Or, comme l’écrit avec
pertinence William Marx, « la différence entre la culture et le divertissement
(entertainment) se joue […] dans la possibilité de laisser en ce monde une porte
ouverte à la négation ». À cette fin, il faut par l’écrit « maintenir active la double
postulation de la littérature, considérée simultanément comme expres­sion du
réel et comme puissance d’arrachement à ce même réel »64.
Veiller à notre culture européenne, c’est aussi protéger notre li­berté.
La mise en garde contre toute démission de la critique littéraire nous vient de
Stanisław Barańczak, poète, traducteur et théoricien de la littérature. Il rappelle
dans la pré­face au recueil de recensions65 qui lui valurent de vrais soucis dans
les années soixante-dix, que les régimes totali­taires apprécient par-dessus tout
la passivité intellectuelle des lecteurs et le confinement dans leurs habitudes.
L’instauration d’un débat transeuropéen sur la littérature, d’une discus-
sion des intérêts littéraires des habitants si divers du Vieux continent, d’une
critique de témoignage appuyée sur une argu­men­tation est une mission de la
criti­que littéraire qui va plus loin que sa vo­ca­tion de donner à voir des œuvres
qui pour­raient passer inaper­çues.

Université Charles-de-Gaulle, Lille 3


Centre d’études en civilisations, langues et littératures étrangères, EA 4074

62. Patrick Kéchichian, loc. cit.


63. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966.
64. William Marx, Vie du lettré, Paris, Minuit, 2009, p. 12.
65. Stanisław Barańczak, Książki najgorsze, Kraków, Znak, p. 13.
Les chemins et les impasses
de la critique littéraire lituanienne
d’après-guerre

Algis Kalėda

D ans cette contribution il sera question des conditions sociales et idéo-


logiques dans lesquelles ont été écrits les critiques et les tra­vaux
dans le domaine des sciences littéraires. Nous aborderons égale­ment suc-
cinctement la contribution de critiques littéraires célèbres comme Kostas
Korsakas, Jonas Lankutis, Vytautas Kubilius, Albertas Zalatorius, Vanda
Zaborskaitė, Viktorija Daujotytė, Kestutis Nastopka, qui sont représen-
tatifs pars pro toto de l’évolution de la critique litua­nienne d’après guerre.
Dans un premier temps, prenons connaissance de quelques points
caractéristi­ques d’ordre général. La littérature lituanienne s’est cons­truite
très tardivement. Même si le premier livre en langue lituanienne a été
édité en 1547 (le Catéchisme de Martinus Mosvidius), et même s’il existe
des œuvres célèbres des xviie et xviiie siècles, nous ne pouvons parler de
processus normal de littérature qu’à partir du milieu du xixe siècle. C’est
à cette époque que la critique littéraire est devenue une partie importante
de la conscience artistique. À la fin du xixe siècle, à cause du mouvement
national et de la renaissance de la vie intellectuelle lituanienne, la ré­flexion
critique sur la littérature con­nut une stimulation par l’apparition de la
presse culturelle. L’évolution de la critique se tourna vers les nouvelles
tendances théoré­tiques et es­thétiques mondiales.
Dans un second temps, il faut savoir de manière générale que ce
processus na­turel d’évolution de la vie littéraire a été rompu par l’oc-
256 Algis Kalėda

cupation soviétique, qui a débuté lors de la Seconde Guerre mon­diale


et qui a duré jusqu’en 1990. C’est pour cette raison, notamment, que la
critique littéraire lituanienne et les sciences littérai­res litua­niennes sont un
phénomène spécifique, où nous voyons (presque mis à nu) l’influence des
connections, in statu nascendi.
Les sciences littéraires, la critique et naturellement la littérature sont
des mo­dèles ouverts à plusieurs influences réciproques, de ma­nière kaléi-
doscopiques, mais ils constituent aussi des cas très concrets, particuliers, et
qui dépendent du choix et du point de vue de la per­sonne. Les recherches
et la critique littéraire étant un domaine1 d’étude vaste d’un point de vue
diachronique et compliqué de par les diffé­rentes méthodologies et les
genres existants.
Il peut sembler de prime abord que c’est une chose un peu triviale
et entendue. Depuis des siècles, ces deux domaines des sciences hu­maines
se côtoient comme des jumeaux, comme des expressions de langues sœurs,
de créations verbales, de formes qui fonctionnent dans un lien étroit. Ce
n’est pas pour rien qu’il y a beau­coup de traités de poésie écrits en vers,
et souvent, dans un texte littéraire, on trou­vera également des réflexions
d’ordre théoriques, critiques ou esthétiques.
Pourtant, en regardant plus précisément, on peut remarquer plu­
sieurs aspects intrigants, sur lesquels, à mon avis, il faudrait méditer en se
concentrant sur les dif­férents niveaux et aspects de leur expression. Sans
oublier les aspects axiologiques, sociaux-historiques, psycholo­giques qui
déterminent le comportement de la per­sonnalité et son acti­vité. Il n’est pas
rare qu’un critique écrive en vers ou en prose. Pour cela on pose la question
de savoir quelles sont les relations entre la lit­térature et la critique littéraire,
quelles sont les influences réciproques de ces mêmes au­teurs-personnalités
dans l’activité de la création. Est-ce que l’un complète l’autre ? C’est tout
à fait possible dans la mesure où les discussions théoriques des écrivains
sont difficilement séparables de la création littéraire. Avec leurs messages,
leurs articles de revues, leurs études plus profondes, leurs recherches, ils
s’affirment eux-mêmes dans d’autres contextes-miroirs, où ils propagent
et défendent leurs valeurs, leurs idées nationales et politiques.
Comme l’histoire de la littérature lituanienne en témoigne, beau­
coup d’écrivains célèbres ont aussi été critiques, auteurs d’articles de re-

1. Il faut comprendre le terme des sciences littéraires au sens large comme étant l’en-
semble de tous les travaux sur la littérature, c’est-à-dire englobant l’histoire de la
littérature, la théorie, la critique, et même la méthodologie, et dans certains cas les
essais, et les discussions sur les œuvres littéraires.
La critique littéraire lituanienne d’après-guerre 257

vues, chercheurs, par exemple Jonas Biliūnas, Juozas Tumas-Vaižgantas,


Vincas Mykolaitis-Putinas, Balys Sruoga, Antanas Vaičiulaitis, Alfonsas
Nyka-Niliūnas, et les contemporains Tomas Venclova, Marcelijus Mar-
tinaitis, etc. Nous ne pourrions pas les énu­mérer tous, ni même mesurer
les formes de suggestions de l’expression artisti­que. Vytautas Kubiliusa,
un éminent représentant de la critique lituanienne écrit :
Très souvent l’artiste écrit des articles en souhaitant motiver le sens de sa
créa­tion, trouver sa place et sa position dans le temps réel, tracer de nou-
veaux axes de développement pour lui-même. [...] La critique faite par
l’artiste est une voix d’un individu qui se cherche et qui s’affirme, et qui
obéit à la logique générale de sa création2.
Il est évident que nous évaluons selon une perspective actuelle les
personnes (ou sujets, voire comme il est aujourd’hui à la mode les joueurs)
qui participent à la vie littéraire, en souhaitant décrire de façon plus adéquate
leurs influences dans le développement de la littérature lituanienne, de l’art,
de la culture ou de manière plus générale, de la Nation. La période de la
renaissance nationale de la fin du xixe et du début xxe siècle, et la période
de la République en Lituanie entre les deux guerres, sont des périodes où il
est plus facile d’identifier les créa­teurs et de com­prendre leurs efforts que de
comprendre les sciences lit­téraires de la période sovié­tique et en général de
la deuxième partie du xxe siècle. C’est ainsi, car cette image n’est pas stable,
elle oscille, et elle est imprégnée toute entière par des facteurs non littéraires,
non esthé­tiques, mais idéologiques, temporaires et des contraintes.
Quels étaient les sens des sciences littéraires et de la critique (et
d’ailleurs en avaient-elles) sur le développement de la littérature litua­
nienne dans la deuxième partie du xxe siècle ? Et vice versa – quelle in­
fluence avait la littérature sur les sciences littéraires ? Sur ce point, j’es-
saierai de tracer le contour hypothétique des influences réciproques d’un
point de vue diachronique et de répondre aux questions qui se posent, à
savoir, par exemple, si pendant ces décennies, la nature de ces in­fluences
a changé et de quelles manières. Comment la conception de la littérature
a-t-elle été formulée dans les sciences littéraires ? Quels rôles jouaient le
point de vue général et les points de vue individuels ?
Évoquant la période de l’après-guerre, on peut traditionnellement
distinguer : 1) les années juste après la guerre (jusqu’en 1956) ; 2) la pé­riode
de réchauffement, à peu près jusqu’en 1976 ; 3) l’étape de démo­ralisation

2. Vytautas Kubilius, Prozos meistras – autoritetingas kritikas [Maître de la prose, une


autorité dans le milieu de la critique], in A. Vaičiulaitis, Knygos ir žmonės [Les livres
et les gens], Vilnius, Vaga, 1992, p. 5.
258 Algis Kalėda

et de stagnation et le passage graduel vers l’indépendance, jusqu’en 1990 ;


4) la période après 1990, c’est-à-dire après la restitution de l’indépendance.
Après la Deuxième Guerre mondiale (et jusqu’en 1956) les tradi­
tions nationales ont été broyées pour imposer les dogmes de l’idéologie
communiste. Les sciences littéraires officielles d’après guerre ont été mo-
nolithiques, étroitement liées à la propagande et, par ce fait, dépen­dantes
de la propagande comme on le sait, tout comme la littérature of­ficielle.
La littérature et la critique souhaitaient se compléter mutuelle­ment, elles
veulent retentir. Mais ici se soulèvent quelques discussions intéressantes.
Quelles sont les relations entre la littérature et les sciences littéraires
dans la création d’un même auteur ? Comment évaluer de telles œuvres ?
Prenons le cas par exemple de Kostas Korsakas (dont on fê­tera bientôt les
cent ans de sa nais­sance). C’est l’autorité la plus célèbre de l’époque, qui
pendant plus de trente ans a dirigé l’Institut de la litté­rature et de la langue
lituanienne. Il est aussi poète et a écrit une di­zaine de livres. Qu’est-ce qui
a le plus de valeur : ses critiques, ses tra­vaux en sciences littéraires ou sa
poésie ? Il est intéressant de voir qu’il est dans ses poésies, surtout dans les
dernières, un auteur lyrique, mé­lancolique et qui chante la nature. Ses ar-
ticles de critique sont, quant à eux, idéologiques, moralisateurs et remplis
d’un soviétisme colérique et dogmatique. Dans ses travaux sur la littérature
ancienne, il parle avec un autre ton, plus objectif et querelle fortement les
auteurs contempo­rains, qui ne suivent pas les ordres du parti communiste.
Mais d’un autre côté, les poésies patriotiques de Korsakas comportent un
double sens, même si les phrases cachent des émotions vivantes.
Algirdas Julius Greimas, à propos de Korsakas et de son livre
Paukščiai grįžta [Les Oiseaux reviennent], écrivait en 1946, alors qu’il vi-
vait déjà en France : « C’est un prophète séduit par le diable, et tombé à
genoux devant le doute […] qui appelle la Nation, ce n’est pas Bernardas
Brazdžionis le patriote, le vrai, le sincère, mais Kostas Korsakas »3. Korsa-
kas montrait les horreurs de la Seconde Guerre mon­diale et le destin du
peuple lituanien. Voici un extrait de ses poèmes (traduc­tion mot à mot) :
J’entends un cri de l’autre côté
Ce sont les champs ensanglantés qui crient.
C’est le tombeau de ceux qui ont été tués qui crie,
Les enfants qui ont perdu leur mère.
La terre natale est trempée par le sang et les larmes,
Et dans le nœud de la potence le vent balance les combattants...

3. Algirdas Julius Greimas, Iš toli ir iš arti [Du loin et du près], Vilnius, Vaga, 1991,
p. 430-432.
La critique littéraire lituanienne d’après-guerre 259

À l’époque soviétique, c’est un constat commun, on assiste claire­


ment à une tendance à faire reculer le processus en cours de la littéra­ture,
peut-être en conce­vant que l’on ne pourrait pas l’influencer comme on
le souhaiterait. La critique is­sue de la propagande est plus forte, non pas
grâce à ses arguments, ni ses explica­tions logiques, mais grâce aux discours
des tribunes du parti, et des articles dans les jour­naux Tiesa [la Vérité],
Komunistas [Communiste] et dans les autres re­vues non gouvernementales
mais qui diffusaient le point de vue du gouvernement et dans lesquelles la
littérature devait obéir. C’est pure illusion que de croire que la littéra­ture
ancienne pouvait être un re­fuge.
D’autre part, je verrai ici à priori une différence caractéristique aux
sciences littéraires. Les chercheurs classiques occupent une position que
les participants au processus contemporain et les formateurs po­tentiels
ne partagent pas. Pourtant, cela se déroule dans des conditions normales.
À l’époque soviétique, il était admis qu’un chercheur qui fai­sait des re-
cherches sur des œuvres d’époques lointaines, en dénouant les problèmes
poétiques, du discours et de la versification ne pouvait pas influencer les
processus mis en place, et c’est pourquoi il n’était pas considéré comme
une menace pour le pouvoir, contrairement à l’analyste engagé sur l’actua-
lité, mais aussi expert, critique et ayant en plus un point de vue détaché
de quelconques engagements, un point de vue libre, indépendant de la
conjoncture. Tel théoricien a priori devait être contrôlé.
Cette ligne de partage entre ces deux types de recherche est très
claire dans le cas des chercheurs des pays des goulags socialistes. Les uns
rejetaient et ignoraient le « réalisme socialiste » et se tournaient vers un
passé lointain et vers des espaces théoriques, qui semblaient loin de l’idéo-
logie, d’autres devenaient des caméléons sans volonté ou avec des « esprits
asservis », et enfin une troisième catégorie es­sayait (souvent à la manière de
Don Quichotte) en choisissant le suicide in­tellec­tuel-professionnel, de lut-
ter contre l’idéologie soviétique. Quels sujets abordaient les russes Michail
Bachtin, Dimitrij Lichatschov, Jurij Lotman, les polonais Juliusz Kleiner,
Julian Krzyżanowski dans leurs travaux célèbres, de notoriété mondiale ?
Ils parlaient des phénomènes du passé, et du classicisme. Et pourtant,
comme on le sait, ils n’ont pu échapper à la tenaille des répressions et des
déportations. Cela si­gnifie qu’il semble qu’il n’ait pas été possible dans
le fond de s’accorder sur des priorités de phénomènes non idéologiques.
Par la suite (à peu près jusqu’en 1988), plusieurs critiques « jouaient »
avec la censure, et ont commencé à appliquer des métho­dologies nou-
velles et plus souples, en s’inspirant des travaux d’auteurs étrangers. Ainsi,
les travaux de Jurij Lotman, Algirdas Julius Greimas, Roland Barthes et
260 Algis Kalėda

d’autres ont eu une grande influence sur la critique lituanienne. La cri-


tique s’est développée parallèlement à la littérature qui se renouvelait :
la nouvelle poésie, les nouveaux moyens d’expressions néces­sitaient des
méthodes d’analyse et d’interprétation adéquates. Les sciences littérai­res
et la critique s’introduisaient plus courageusement dans le processus de la
litté­rature contemporaine, en essayant de stimuler le développement des
formes les plus modernes de représentations. Un exemple caractéristique
est le livre de Vytautas Kubilius : Naujų kelių ieškant [En cherchant de
nouveaux chemins, 1964], dans lequel est clairement formulée une critique
évaluatrice qui s’appuie sur l’axe de la psychologie, de l’individu, du ly-
risme, et des représentations impres­sionnistes. D’autres littératurologues
anti-con­formistes ont occupé des positions analogues. Ici, je distinguerai
Eilėraščio menas [L’art de la poésie, 1965] de Vanda Zaborskaite et Kritikos
etiudai [Les traits de la critique, 1963] d’Aušra Sluckaitė. Il y a eu de plus
en plus de travaux théoriques : articles, études dont la très importante
monographie de Juozas Girdzijauskas Lietuvių eilėdara [La versification
litua­nienne, 1966], mais aussi des œuvres sur l’histoire de la littérature
(les travaux de Jurgis Lebedys, Jonas Lankutis et Albertas Zalatorius). Ils
propageaient une com­préhension plus large des tradi­tions de la littérature
nationale, et ils ont renouvelé ses gisements pro­fonds. En étant soumis
à un tel contexte de pensée critique et théo­rique, les créateurs de Belles
lettres, nolens volens, ressentaient son attraction. Ils ont aussi soutenu
ouvertement la littérature moderne qui ne plaisait pas au ré­gime. De tous
les critiques blâmés ou censurés, les deux représentants les plus cé­lèbres
de l’époque étaient Vytautas Kubilius et Albertas Zalatorius.
Un des phénomènes les plus intéressants de l’époque, en 1968, fut
la discussion qui eut lieu à propos du roman sur le monologue inté­rieur,
dans laquelle sont appa­rus les traits moraux de l’auteur, le pro­blème de
son conformisme et des doublons de son esprit. La littérature était de
plus en plus traitée non comme une sphère de style, « d’étrangeté » de la
forme (en utilisant le terme des formalistes russes), d’efficacité du mot,
mais comme un espace de responsabilité de la per­sonne.
Dans les décennies suivantes, les tendances à réunir éthique et
es­thétique, psy­chanalyse et talent augmentaient, ainsi que le rôle de la
lit­térature dans la nouvelle renaissance nationale et la restitution de la
souveraineté. Quand la Lituanie est re­devenue indépendante, les res­
trictions ont été levées, et le pluralisme dans les re­cherches a pu être
envisagé. Aujourd’hui, en Lituanie, on assiste à un fort dévelop­pement
des études de sémiotique : par exemple, les travaux de Kestutis Nastopka,
Saulius Žukas, Dalia Satkauskytė, Loreta Mačianskaitė, d’herméneutique
La critique littéraire lituanienne d’après-guerre 261

(Aušra Jurgutienė, Jūratė Baranova), de littérature comparée (Silvestras


Gaižiūnas, Nijolė Kašelionienė, Mindaugas Kvietkauskas), d’interpréta-
tion esthétique (Valentinas Sventickas, Jūratė Sprindytė, Donata Mitaitė,
Marijus Šidlauskas) et d’historiographie (Juozas Girdzijauskas, Eugenija
Ulčinaitė, Sigitas Narbutas, Darius Kuolys).
Pour finir, j’évoquerai quelques données chiffrées. En trois ans ont
été édités 112 livres de critique, ce qui est beaucoup pour un pays de trois
millions et demi d’habitants. La plupart des critiques littéraires et des
chercheurs sont concentrés dans l’Institut de littérature et du fol­klore
lituanien et dans les universités des villes de Vilnius, Kaunas, Klaipėda,
Šiauliai, ainsi que dans plusieurs rédactions de jour­naux et de magazines,
et à l’Union des écrivains.
En tant que critiques littéraires, nous souhaitons pouvoir traiter la
littérature li­tuanienne comme partie intégrante de la littérature euro­péenne
et mondiale, et étu­dier non seulement son caractère identitaire propre,
mais aussi soulever les paral­lèles et les liens avec les tendances mondiales.
Par exemple, dans la prose lituanienne, nous avons eu de grandes œuvres
dans le contexte du réalisme magi­que (notamment les romans de Ričardas
Gavelis, Jurga Ivanauskaitė, Saulius Tomas Kondrotas).
Un des thèmes de la critique littéraire d’aujourd’hui est la problé­
matique post­coloniale ou postsoviétique, qui permet d’argumenter sur
l’espace artistique géné­ral de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale. Il
faudrait évoquer également le désir de réfléchir sur la propagation dyna-
mique de la littérature commerciale de masse, ou encore sur l’influence
du marché sur les formes littéraires.
Sans doute l’expérience de la critique lituanienne peut être égale­
ment intéressante dans le sens heuristique-scientifique pour les cher­cheurs
d’autres pays.

Institut de la littérature et de la langue lituanienne


Où va la critique littéraire ?

Table ronde animée par Guy Fontaine

G uy Fontaine, animateur de la table ronde à laquelle ont participé


Jacqueline Bel, Stanisław Bereś, Luc Devoldere, Margot Dijkgraaf
et José Manuel Fajardo.
Guy Fontaine : Mesdames, Messieurs, chers amis, notre hôte, le
professeur Schnyder nous demande de réaliser la performance – exac­
tement en trois quarts d’heures –, d’évoquer la place et le devenir de la
critique littéraire européenne dans les domaines linguistiques que vous
représentez. Un petit mot, d’abord, où très brièvement je présenterai les
participants de cette table ronde. Ensuite, ma première question à chacun
d’eux sera de leur demander quelle est leur implication dans la critique
littéraire du pays, ou du domaine linguistique, dont ils sont spécialistes.
Jacqueline Bel est professeur de langue et littérature allemandes
à l’Université du Littoral à Boulogne-sur-Mer. Elle suit de très près la
lit­térature contemporaine dans tous les pays de langue allemande et elle
a créé un centre de recherche sur les civilisations et les littératures euro­
péennes à l’Université du Littoral.
José Manuel Fajardo est un romancier espagnol bien connu ; si
vous ne lisez pas l’espagnol, je vous renvoie aux éditions Métailié où vous
pourrez lire les fabu­leux romans de José Manuel. Je ne prendrai pas sur
le temps dévolu à la table ronde pour dire tout le bien que je pense de
ce grand écrivain. Vous apprécierez également sa verve quand il s’agit
d’évoquer sa profession de critique littéraire.
J’ai plaisir, de nouveau, à saluer ma voisine, la critique et essayiste
néerlandaise Margot Dijkgraaf, critique littéraire du plus grand journal
264 Guy Fontaine et al.

néerlandais, prônant in­fatigablement la littérature européenne. Sa con­


naissance de la langue française lui permet de donner au grand public et
aux éditeurs néerlandais la chance de décou­vrir et de publier une création
autre que celle de la langue anglaise.
Luc Devoldere s’exprime dans un français tellement parfait qu’on
a du mal à croire que ce n’est pas sa langue maternelle, mais j’insiste, Luc
est un néerlando­phone, un citoyen belge de langue néerlandaise, et un
Flamand. Il a écrit un certain nombre d’ouvrages, mais il est ici essen­
tiellement en sa qualité de rédacteur en chef d’une des très belles re­vues
de critique littéraire que je lis assidûment, Septentrion, qu’il publie depuis
Rekkem, une petite ville flamande à côté de la ville française de Tourcoing.
Stanisław Bereś, lui, est habituellement présenté comme le Bernard
Pivot polo­nais, c’est-à-dire que c’est un homme de télévision qui est res-
ponsable de la princi­pale émission littéraire télévisée en Pologne. Il est
aussi enseignant-chercheur à l’Université.
Ma première question, je la pose à Stanisław : quelle est ton impli­
cation dans la vie littéraire polonaise et peux-tu nous dire l’espace cri­tique
que tu occupes en Pologne ?
Stanisław Bereś : M. Guy Fontaine a un peu exagéré, vous savez que
Bernard Pivot a été très influent, il a pu inciter à acheter et lire des livres,
en chiffres gigan­tesques. Moi, je n’ai pas un tel pouvoir. Mon émission
« les Nouvelles Littéraires Télévisées » de la Deuxième chaîne polonaise
est ensuite rediffusé sur le pro­gramme international « Polonia » pour les
Polonais qui vivent à l’étranger. Je n’ai que trente minutes toutes les deux
semaines. Cette demi-heure se divise en nou­velles littéraires polonaises et
étrangères (2 x 6 mn), en comptes rendus de lecture (8 mn) et en un entre-
tien avec un écrivain. Les téléspecta­teurs apprécient tout parti­culièrement
cette dernière séquence, mais, comme vous l’aurez compris, elle ne dure
qu’un quart d’heure ! Me comparer à Pivot ne va donc pas très loin : dans
mon pays les pro­grammes littéraires sont le parent pauvre de la télévision,
leurs budgets sont plus que restreints.
Je vais être plus précis. On peut dire qu’il y a beaucoup de télés­
pectateurs (les lecteurs potentiels) de mon programme : en Pologne l’au-
dimat indique en général un million de personnes (hors de Pologne, je ne
sais pas). Quelle influence a ce programme télévisé sur le tirage d’un livre ?
C’est la question principale. C’est toujours difficile à chif­frer. Toutefois,
c’est la chose qui intéresse les éditeurs en priorité quand dans un pro-
gramme télévisé est interviewé un écrivain. Ce que je sais de façon certaine,
c’est que la présentation d’un livre à la télévi­sion est ce qui augmente le
plus les chiffres de vente. Néanmoins, un article dans l’un des deux grands
Table ronde 265

quotidiens polonais, Gazeta Wyborcza ou Dziennik a une influence non


né­gligeable sur les ventes. Pour ma part, je suis aussi un critique littéraire
qui publie dans la presse écrite : les revues, les journaux, les suppléments
aux magazines, etc.
En Pologne, normalement, il n’y a que des critiques positives. Deux
raisons à cela. La première tient à notre héritage psychologique de l’époque
communiste où nous avons appris à ne pas exprimer d’opinion person-
nelle. D’une part, il fallait rester « publiable » et donc éviter de louer un
auteur sur la sellette politique ou sus­ceptible s’y trouver un jour. D’autre
part, la prudence conseillait de ne pas contes­ter les qualités d’un écrivain
bien en cour. Enfin, la critique était sou­cieuse de ne pas pointer les fai-
blesses secondaires d’une œuvre qui, par ailleurs, défendait la cause de
la liberté (dans toutes les acceptions du terme). La seconde raison tient
aux spécificités de la vie littéraire en Pologne, un pays où tout le monde
connaît tout le monde et où chacun est signataire d’un pacte tacite de
non-agression. La sanction est sévère pour qui y déroge. Gare à lui ! Je
m’explique : quand je terro­rise quelqu’un, quand je le critique terrible-
ment, c’est meilleur pour son livre car les ventes augmentent tout de suite.
Beaucoup plus vite, je pense, que quand j’écris un article très sympa. Le
public aime les po­lémiques, les conflits, le sang qui coule. Mais pas l’édi-
teur. Mais pas l’auteur. Eux se sentent agressés et ils n’oublieront pas de
se venger. Dans un de mes programmes, il y avait toujours une séquence
où un livre était jeté à la poubelle. Je n’ai pas d’exemple précis d’auteur
parce que le pro­gramme existe déjà depuis douze ans. Mais, nous avons
fait des études et vérifié : nous faisions sérieusement grimper les tirages !
En ce qui me concerne, je suis, d’abord et avant tout, professeur
à l’Université de Wrocław. Mon domaine de critique littéraire est donc,
en priorité, celui de la critique universitaire, celle des livres de critique.
L’histoire de la littérature, la litté­rature telle que la transmettent les mé-
dias, les rapports sur les doctorats, les thèses d’habilitation, etc. en sont
une suite naturelle puisqu’il s’agit de former les nouvel­les généra­tions de
spécialistes en littérature.
Mon activité de critique se décline d’une autre manière encore par
le fait que je suis membre de jurys littéraires. J’ai d’abord participé, six
années durant, au jury du Prix Nikè, le plus ancien Prix littéraire polo­
nais. Depuis trois ans, je siège dans un autre jury, celui du Prix Angelus
qui implique vingt et un pays d’Europe cen­trale. Pour l’Angelus, nous
connaissons les répercussions de l’événement sur les ventes parce que les
éditeurs ont chiffré les résultats. Pour l’heureux lauréat, les ventes passent
tout de suite de quinze mille à cent mille exemplaires. Cela n’a rien à voir
266 Guy Fontaine et al.

avec l’impact d’un Goncourt en France, mais, en Pologne, dès que cent
mille exemplaires sont vendus, le résultat est jugé considé­rable. Un seul
auteur a dépassé le million d’exemplaires vendus de son livre : le pape
Jean-Paul II. C’est donc à cela que correspond l’influence des membres
d’un jury et donc, en somme, de la décision de sept ou neuf personnes.
Guy Fontaine : Luc, la revue Septentrion, dans le contexte belge en
général – et de nos jours plus que jamais –, tient une place vraiment toute
particulière dans la critique littéraire ?
Luc Devoldere : Il faut d’abord préciser ce que c’est exactement. J’ai
le grand plaisir et l’honneur de diriger une institution culturelle qui veut
faire connaître à l’étranger, la langue et la culture de l’aire linguis­tique
néerlandophone, c’est à dire la Flandre et les Pays-Bas. Il s’agit de vingt-
deux millions de locuteurs de la langue néerlandaise, soit six mil­lions de
Flamands – donc la majorité des Belges, et envi­ron seize mil­lions de Néer-
landais. Nous publions des revues en anglais, mais la re­vue qui m’est la
plus chère est naturellement Septentrion qui existe déjà depuis trente-sept
ans. Je ne suis pas le fondateur de la maison, natu­rellement. Le sous ti­tre
est « Art, Lettres et Culture de Flandre et des Pays Bas ». C’est une revue
de culture générale, mais où la littérature y joue un rôle important. Cela
dit, nous pré­sentons, en français princi­palement, la littérature de langue
néerlandaise. Je vais donner un simple exemple : dans le numéro deux de
cette année, avant la mort de Hugo Claus, nous avons pensé que c’était le
vingt-cinquième anniver­saire du grand roman européen Le Chagrin des
Belges. Nous avons donc demandé au traducteur, Alain van Crugten qui
est Belge, de relire sa traduction et de commenter cette aventure. Il faut
savoir que le ro­man était traduit chez Julliard à Paris, et que la première
version du manuscrit avait été retournée au traducteur avec des ratures et
la men­tion « Ceci n’est pas du français ». À mon avis, pour traduire ce
roman d’un style fabuleux, il fallait vraiment un Belge, il fallait beaucoup
de belgicismes,. Je peux vous avouer que moi-même je suis originaire
de la région et de la ville où le roman se déroule, c’est à dire la Flandre
occi­dentale. Il faut vraiment être de la ré­gion pour comprendre tous les
re­gistres linguistiques et stylistiques de ce grand roman qui a été traduit
d’une façon incroyable, remarquable par ce grand traduc­teur qu’est Alain
van Crugten. Voilà le genre de choses que nous faisons. Là-des­sus, Hugo
Claus est mort ! L’article arriva vraiment au bon moment, au moment
juste, parce que c’est un grand roman traduit. Un roman tra­duit, c’est un
roman qui reçoit une nouvelle vie, soyons très clair. Je re­parlerai encore du
rôle très important de la traduction. C’est ce que nous faisons avec cette
revue. Je n’écris jamais en français dans cette revue. Je me fais traduire. On
Table ronde 267

a aussi parlé, dans ce numéro, de Marguerite Yourcenar. L’occasion était


très simple, c’était le vingtième anniver­saire de la mort de Yourcenar. Mais
aussi celui de la parution, quarante ans plus tôt, du grand roman l’Œuvre
au noir qui se passe à Bruges. Il est paru en mai 68, un mois fatidique à Paris
où Yourcenar séjournait alors avec Grace Frick. Pour nous, c’était une
occasion par­faite de reparler de ce grand roman flamand écrit en français,
naturel­lement par une Belge qui n’était pas flamande, qui ne parlait pas le
néerlandais, mais qui avait cette fougue flamande. Dans le numéro trois de
Septen­trion,, Philippe Noble, un membre de notre comité de rédac­tion (il
a enseigné le néerlandais à la Sorbonne, a été diplomate, a été le directeur
de la maison Descartes à Amsterdam, et qui est maintenant Conseiller
Culturel à l’Ambassade de France à Vienne), qui est, peut être, le plus
grand traducteur du néerlandais en Français, a écrit un ar­ticle fondamental
sur la littérature d’expression néerlandaise en traduc­tion française : « La
littérature d’expression néerlandaise en traduction française : Trois dé-
cennies à vol d’oiseau ». La traduction, c’est ce qui nous sauvera. Si nous
n’investissons pas dans la traduction, et dans la connaissance des langues,
eh bien, tout ce qui est dit dans ce colloque ne survivra pas !
Guy Fontaine : Pour qu’il y ait critique littéraire, il faut donc qu’il
y ait pré­sence d’une traduction, à quelques belles exceptions près. Par
exemple, aux Pays Bas, Margot.
Margot Dijkgraaf : Oui, effectivement. Ça m’arrive encore d’écrire
sur des li­vres écrits directement en français, sans traduction, mais comme
je l’ai déjà dit, c’est devenu de plus en plus difficile. Ce que je fais, par
conséquent, c’est trouver des ruses : par exemple, faire un grand article
et parler de deux traductions et, quand même, parler de deux livres non
traduits. Ou bien – comme on a maintenant aussi une version web, un blog
qui marche très bien et se trouve sans cesse actua­lisé, et où il y a plein de
nouvelles littéraires –, j’utilise mon accès di­rect. Ainsi, même si je voyage
en France ou en Belgique, ou si je parti­cipe à des festivals, quand je fais
des découvertes qui m’intéressent, c’est sur la version web que je pu­blie
directement, souvent le jour-même, ou le lendemain, un petit texte sur le
livre que j’ai découvert.
Guy Fontaine : Même question concernant l’implication de l’Es-
pagne dans la critique littéraire et alors là, la question est peut être un
petit peu plus complexe parce que Luc Devoldere parlait des deux grands
pays où l’on parle le néerlandais mais, bien sûr, il y a toutes sortes de pays
où l’on parle l’espagnol ; alors, quelle est ton implication dans la critique
littéraire de langue espagnole, José Manuel ?
268 Guy Fontaine et al.

José Manuel Fajardo : Le domaine de la langue espagnole, c’est un


domaine très élargi qui ne correspond pas seulement à l’Espagne, mais
aussi à une grande partie du continent américain. Il y a quatre ou cinq cents
millions de personnes qui lisent et parlent cette langue, et c’est très vaste
en terme de territoire. De plus, il y a une profusion littéraire qui est vrai-
ment énorme et pas seulement en Espagne, mais aussi en Amérique latine
qui est devenue, surtout depuis le siècle dernier, une vé­ritable puissance
littéraire mondiale. Alors c’est vaste et on fait ce qu’on peut ; les forces ne
sont parfois pas suffisantes pour tout faire. Dans mon cas, ça fait trente
ans que je travaille en tant que critique lit­téraire. J’ai commencé très tôt.
J’ai tra­vaillé pendant dix ans comme cri­tique littéraire avant de publier
mon premier livre. Tout ce temps de travail, comme critique, m’a permis
de parcourir une grande par­tie de la presse espagnole. J’ai écrit, hormis
les journaux d’extrême droite, dans tout le panorama des grands journaux
espagnols dont certains ont déjà disparu. J’ai aussi travaillé à la télévision
comme rédacteur dans une émission littéraire. J’étais rédacteur et critique
littéraire dans la plus importante revue hebdomadaire de l’Espagne, qui
était Cambio 16, une revue à grand tirage dans les années soixante-dix et
quatre-vingts, et j’y étais à cette époque. J’étais également collaborateur
ha­bi­tuel de plusieurs revues de critiques littéraires et spécialisées, égale­
ment des principaux suppléments littéraires de la presse espagnole, des
grands journaux es­pagnols, et en particulier du journal El Mundo. De­puis
le mois de juin de cette an­née, j’ai de nouveau rejoint le journal El Pais,
dans lequel j’avais travaillé au début des années quatre-vingts et j’ai com-
mencé à travailler de nouveau pour le supplé­ment littéraire de Babelia,
le plus important, peut être, de l’Espagne. J’ai donc par­couru un vaste
champ espagnol et j’écris aussi pour le côté américain, surtout pour essayer
d’y amener le regard européen et inversement d’introduire la production
littéraire européenne aux lecteurs de l’Amérique latine. Et, en ce sens, je
collabore avec la presse mexicaine, Milenio público, la presse argentine, Pa-
gina 12, et en Colombie avec une très jolie, très éli­tiste revue culturelle, qui
s’appelle El Gatopardo. Et d’un autre côté, j’essaie aussi de faire passer la
littérature hispano­phone dans les do­maines d’autres langues. Je collabore
aussi en France avec le Monde di­plomatique, en Italie avec Il Sole 24 ore et
Repubblica, et au Portugal avec Espresso. J’ai essayé, pendant des années,
d’échapper à une spé­cialisation de la critique selon les critères du pays. Je
n’ai jamais été at­tiré par l’idée de me spé­cialiser en critique littéraire espa-
gnole, mais évidemment, c’est peut- être là que j’ai pu fréquenter le plus
facilement le terrain de la critique. De même pour le ter­rain américain, que
j’ai aussi bien fréquenté, et en français aussi parce que j’ai lu en français,
Table ronde 269

en version originale comme on dit. Ce qui m’a toujours intéressé, sur­tout,


c’était d’essayer de suivre des chemins littéraires qui, pour moi, sont in­
téres­sants. Je vais donner un exemple : il y a un cheminement littéraire qui
va de Don Quichotte à la Vie et opinions de Tristram Shandy et qui passe
par Jacques le Fa­taliste et qui continue, passant auparavant par Simplicius
Simplicissimus, et qui va aboutir, finalement, dans Le Brave Soldat Chvéïk.
Ça touche des langues différen­tes, des pays différents, mais pour moi il
y a des liens intimes entre tous ces ouvra­ges et j’ai dé­cidé d’écrire sur ces
différentes littératures de façon séparée, de façon comparative aussi, en
essayant de les mettre en lien et de tirer un peu de ce fil rela­tionnel. C’est
le genre de travail que je fais surtout comme critique littéraire en es­sayant
d’échapper à une critique trop comparti­mentée selon des critères natio-
naux, qui vraiment m’ennuie énormé­ment.
Guy Fontaine : Merci José Manuel. Même question pour Jacqueline
qui prati­que bien sûr la critique universitaire, en qualité de spécialiste de
ce domaine, mais qui me disait aussi, qu’elle lit à peu près toute la critique
qui paraît à propos des différents ouvrages parus dans les dif­férents pays
germanophones. Alors quelle est ta pratique de la critique, Jacqueline ?
Jacqueline Bel : Je vais parler de ce que nous pratiquons à l’Université
du Littoral Côte d’Opale. C’est une université qui est une jeune université
et, en 1993, le président m’a demandé de fonder un groupe de recherche.
Et la gageure, c’était de pouvoir faire travailler ensemble des germanistes –
dont je fais partie puisque je dirige les études germanistes –, des anglicistes,
des hispanistes, des néerlandistes, et des francisants qui travaillent sur
différentes littératures et sur diffé­rents siècles. J’ai d’abord cru que ce ne
serait pas possible, puis j’ai ré­fléchi et j’ai pensé qu’on pourrait travailler
sur les interférences cultu­relles en Europe. C’est pourquoi j’ai créé le
centre de recherches au­quel j’ai donné le nom du Centre d’Études et de
Re­cherche sur les Ci­vilisations et les Littératures européennes. Ensuite,
j’ai été contactée par Guy Fontaine qui m’a demandé de bien vouloir
participer au Dic­tionnaire des auteurs européens. Alors j’ai accueilli tout
le groupe qui devait en­suite participer aux travaux sur un cd-rom qui
devait paraître et s’appeler « 2000 auteurs européens ». Après avoir reçu
des crédits, j’ai pu commencer à organiser des colloques, et ces colloques
ont tou­jours été pluridisciplinaires et internationaux. La pluridisciplina-
rité, c’est d’essayer de faire travailler les différentes langues et littératures
ensemble. On pourrait croire ici et aujourd’hui que ça a été facile. Ça ne
l’a pas été puisque dans le milieu universitaire vous savez que les chapelles
ont en­core la vie dure et qu’il est très difficile de faire travail­ler des hispa-
nistes, par exemple, avec des anglicistes, disons. Je dirais moins pour les
270 Guy Fontaine et al.

germanistes parce que les germanistes, d’après l’expérience que j’en ai eue,
sont davantage ouverts aux autres littéra­tures que les autres littératures à
l’altérité. Donc, finalement, j’y suis ar­rivée et les ouvrages que vous avez
ici peuvent vous montrer en quoi cela consiste ; par exemple : L’Image de
Napoléon dans les littératures européennes. Ce colloque-là m’a permis de
réunir des représentants d’un très grand nombre de pays, tout le monde
ayant pu travailler sur l’image de Napoléon dans la littérature de son pays.
Les résultats de ces recherches ont dépassé ce qu’on pouvait en atten­dre ;
c’est-à-dire que l’étonnement de chacun a été grand de voir qu’on pouvait,
justement comme vous venez de le dire, suivre finalement un fil directeur
qui va, très souvent, par exemple, du dix-septième siècle jusqu’à nos jours.
On se rend compte, par ce fait, que le motif de Napoléon, par exemple,
est encore très vivant aujourd’hui et que, aujourd’hui encore, les écrivains
se servent du motif de Napoléon dans leurs œuvres. Et de cette façon-là,
je dirais qu’on a fait de la criti­que littéraire un peu sans s’en aperce­voir,
mais que les colloques se sont enrichis des témoignages de chacun et des
littératures de chacun. Voilà pour la partie uni­versitaire. Après, évidem-
ment il y a l’édition des Actes de Colloques : L’Image de Napoléon dans les
littératures européennes, ou Le Port : lieu et méta­phore qui a étudié le motif
du port dans différentes littératures qui ne sont d’ailleurs pas uni­quement
des littératures européennes car, évi­demment, l’Europe n’existe pas sans
les autres continents. C’est, à chaque fois, de la littérature qui dépasse les
frontières européennes. Il y a encore d’autres volumes, par exemple : De la
relation de voyage au voyage intérieur, c’est-à-dire que la critique littéraire
est aussi un voyage à travers les littératures. Ensuite, j’aborderai ce qui
concerne mon tra­vail en tant qu’enseignante, entre autres, de littérature.
Je me suis rendu compte que, du­rant les colloques, les communicants
aimaient beaucoup parler des littératures, di­sons, anciennes, plutôt que
de la lit­térature fin xxe siècle ou début du xxie siècle, parce que justement
la critique est abondante et qu’il est toujours intéressant de se rapporter
à la critique. Mais, de ce fait, la littérature de la fin du xxe siècle et du
début du xxie siècle est ignorée d’un grand nombre de personnes… et la
littérature continue et évolue. Elle n’est pas cantonnée aux clas­siques. J’ai
essayé de présenter cette littérature, j’essaie toujours de la présenter lors
de colloques, en travaillant moi-même sur des auteurs contemporains et
des livres qui viennent de sortir dans les dernières années du xxe siècle
ou au début du xxie siècle, mais évidemment, dans ce cas là, la littérature
critique n’existe pas, cette littérature n’a pas été criti­quée. Alors qu’est-
ce que j’ai constaté ? Pour le domaine ger­manique, comme ce fut évoqué
lorsque vous avez parlé de La Voix du Nord, on constate très souvent qu’en
Table ronde 271

Allemagne, de bons articles, di­sons, paraissent dans la Süddeutsche Zeitung


ou bien dans Die Zeit ou bien dans Die Welt. On en trouve aussi dans Der
Spiegel, par exemple, mais on a l’impression que cela s’arrête là. Il y avait
également une émission en Allemagne qui était très connue, parce qu’y
participait Monsieur Reich-Ranicki. Mais elle était souvent regardée, je
dirais, pour la personnalité même de Monsieur Reich-Ranicki parce qu’on
se demandait qui il allait attaquer cette fois-ci, en quels termes, et quel
scandale il allait déclencher. Depuis qu’il n’y participe plus, l’émission a
perdu en popularité. Ce que disait Monsieur Reich-Ranicki était un peu
parole d’Évangile. Il avait évidemment ses détracteurs, on était pour ou
on était contre Monsieur Reich-Ranicki, et dans le domaine universitaire,
il n’est absolument pas aimé en Allemagne. J’ai même vécu de telles situa-
tions où, invité lors d’un colloque, il a fait le vide au­tour de lui lorsqu’il est
apparu. Il devait, à cette occasion, nous parler de Joseph Roth ; mais il était
fort occupé, alors il n’avait pas eu le temps de se consacrer à Joseph Roth
et il avait donc repris un ex­posé qu’il avait fait quelques années auparavant
sur Theodor Fontane : il a changé le nom et répété son développement.
C’est pour vous montrer un peu quel type de critique littéraire peut exister,
quelquefois, en Allemagne. Alors aujourd’hui, qu’en est-il ? Très souvent,
la critique littéraire sur des œuvres très récentes se limite à des résumés
qui ne sont d’ailleurs pas signés ; ils sont souvent faits par les éditeurs ou
bien paraissent dans les journaux et, évidemment, c’est toujours bon et
les ju­gements de valeur, je dirais entre guillemets, sont de l’ordre : « Hart-
mun Klan écrit comme Kleist ». Alors évidemment, quand tout le monde
voit Kleist, on se dit « Ah ! C’est certainement bon à lire parce qu’il y a
une référence ». Alors comment écrivait Kleist dans la tête de celui qui a
rédigé ce commentaire ? Évidemment, on ne le sait pas ! Mais, ça invite le
lecteur, quand même, à lire. Ce genre de cri­tique, on la trouve beaucoup
sur Internet, on la trouve également dans le catalogue des éditeurs qui
veulent faire vendre les livres et puis on la trouve quelquefois dans des
journaux. Les articles ne sont pas longs et se résument, souvent, aux nom
et pré­nom de l’auteur, à l’éditeur et puis quelques lignes qui, très souvent
d’ailleurs, sont fausses parce que le livre n’a pas été lu jusqu’à la fin ou il
a été lu très rapidement et le compte rendu est même erroné. Il faut donc
travailler, actuellement, avec cela et c’est pourquoi je crois que le monde
universitaire a intérêt à s’intéresser de près aux écrivains contemporains
et surtout aux jeunes écrivains, parce que c’est de cette façon là qu’on
pourra construire une œuvre critique.
Guy Fontaine : Merci Jacqueline, et je crois que c’est une bonne fa­
çon de pas­ser à la question suivante, qui concerne justement l’émergence
272 Guy Fontaine et al.

d’une critique litté­raire européenne dans chacun des pays ici concernés.
J’entendais dire ce matin que toute conscience critique est d’abord an-
crée dans une conscience nationale et j’ai déjà entendu beaucoup d’entre
vous, et en particulier les linguistes, mais je crois même avoir entendu
tous les gens ici présents, dire que quand on écrit, on habite d’abord
dans sa langue. N’y a-t-il pas là un obstacle fonda­mental à l’émergence
d’une critique littéraire européenne ? En Pologne, existe-t-il une critique
littéraire spécifiquement européenne et si elle existe, peux-tu la décrire
et si elle n’existe pas, peux-tu nous dire les obstacles, Stanislas, que tu y
trouves, que tu y repères ?
Stanislaw Bereś : Ce n’est pas facile de répondre simplement. Parce
que tout cela résulte d’un processus historique. Rappelons donc quelques
faits : le premier historien polonais, Gall Anonim, était un bénédictin
français (à la charnière des xiie et xiiie siècles). Peut-être, mais ce n’est pas
sûr. On suppose qu’il est venu de France. À l’époque de la Renaissance,
le plus grand et le plus éminent écrivain polonais, Jan Kochanowski était
l’ami de Ronsard. Il avait étudié à Paris et en Italie et à Cracovie. C’était
à l’époque du latin. Mais c’était la même Europe, il y avait une unité
culturelle européenne. Si nous regardons, par exemple, le Romantisme :
le plus grand poète romantique polonais, Adam Mickiewicz, était un ami
de Pouchkine, mais aussi de Goethe et de Lautréamont. Ils ont pu discuter
ouverte­ment, normalement entre eux. C’est Goethe qui a lu Mickiewicz.
Mickiewicz qui a lu Pouchkine. Pouchkine qui a lu Mickiewicz ; c’est tou-
jours l’Europe littéraire au diapason d’une unité culturelle. À l’époque de
la fin du xixe siècle, l’exemple po­lonais ? C’est Stanisław Przybyszewski.
Il était un collègue de Strindberg, d’Ibsen. Il a étudié à Berlin, son épouse
Dagna hantait les rêves d’éminents écrivains de di­vers pays. La grande
famille littéraire était plutôt bohème. L’époque de l’entre-deux-guerres ?
C’est toujours la même Europe en dialogue : en Pologne, le futu­risme
naît en même temps qu’en Italie et en France. C’est la même époque et
ce sont les mêmes idées. Je signalerai pourtant ici que le surréalisme po-
lonais était anté­rieur au Manifeste du surréalisme de Breton parce que je
serais tenté de dire que le romantisme polonais était saturé d’onirisme et
d’inconscient, et la drogue y était pour quelque chose ! Soixante-dix ans
avant les surréalistes, Juliusz Słowacki pre­nait sa plume unique­ment après
avoir eu sa dose de laudanum (et donc d’opium) et il avait ses visions et
ses entretiens avec les esprits. Zygmunt Krasiński, autre poète prophète
romantique, ne procédait pas différemment, pas plus que le célèbre Adam
Mickiewicz. Krasiński allait jusqu’à pratiquer l’auto-étouffement pour se
sentir mourir. Ces auteurs se voulaient « médiums écrivant » et étaient
Table ronde 273

heureux que l’au-delà, la transcendance s’expriment à travers eux ! Tout


cela ne nous montre pas les priorités des uns ou des autres, mais nous
rappelle que ce sont les mêmes idées qui circulent en Europe, les mêmes
œuvres qui retiennent l’attention partout. C’est toujours la même unité
culturelle européenne. Puis vient 1939 et la Deuxième Guerre mondiale
suivie de cinquante années de communisme. La Pologne est com­plètement
coupée de l’Europe. Elle ne connaît plus de critique littéraire, plus de vraie
critique littéraire, parce que tout est dirigé par le Comité central du parti
communiste, par les « apparatchiks », et ceci jusqu’en 1989.
Désormais, l’époque de notre renaissance est venue. Nous travail­
lons à la res­tauration d’une conscience européenne en Pologne. Nous
avons reconquis notre li­berté en 1989, depuis nous pouvons discuter et
écrire normalement. Je vois les mêmes tendances, les mêmes idées chez
nous qu’ailleurs, mais la liberté est un ap­prentissage, l’union en partage
aussi et il faut y veiller déjà à l’école. Les tirages des écrivains français ou
anglais, par exemple, sont les mêmes chez nous qu’en France. En Pologne,
l’écrivain le plus lu à l’heure actuelle est Houellebecq. Tout le monde a
lu Houellebecq ailleurs aussi. Mais il faut toujours se poser la question
de savoir si les relations culturelles de mon pays, la Pologne – et plus
généralement celles de l’Europe dite de l’Est, avec des pays comme la
France sont équilibrées, réciproques ? La réponse est non, jamais ! Tous
les écoliers, tous les étudiants po­lonais ont lu Voltaire, Rousseau, Gide,
Sartre, Camus, ou Saint-Exupéry, etc. Mais en France qui a lu Mickiewicz,
Słowacki, Miłosz ? Je me souviens du titre des arti­cles dans Le Monde après
l’attribution du Prix Nobel à Czesław Miłosz. Le ti­tre était « Miłosz ?
Connais pas ! ». Et c’était vrai.
Luc Devoldere : Je veux répondre, peut-être, par une provocation.
La critique européenne sera d’abord critique nationale ou ne sera pas.
Dans le sens vrai de la nation. C’est quoi, une nation, selon la définition
de Nietzsche ? Ce sont des gens qui parlent la même langue, et lisent les
mêmes journaux. À mon avis, ça reste la formule la plus belle et la plus
exacte, nominaliste d’une nation. Et c’est vrai, la patrie, c’est la langue. La
Shoah l’a dit, je crois pour la première fois. Chaque écri­vain est enfermé
dans sa langue, il est coincé dans sa langue. Il y a des ex­ceptions qui ont
changé de langue, nous les connaissons tous : Nabokov, Conrad, Cioran,
Goran, et maintenant Kundera, mais je crois que ce sont des exceptions.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire que chaque langue, chaque
territoire linguisti­que a d’abord sa littérature et a le droit et même le devoir
de prendre la défense de cette littérature. Mais cela, naturellement, mène
automatiquement à l’ouverture à la langue de l’autre. Moi, j’ai un peu peur
274 Guy Fontaine et al.

de ce cosmopo­litisme, de ce multicultura­lisme. Je trouve ce cosmopoli-


tisme un peu erroné. Il faut être de quelque part. Je crois que le Cardinal
de Retz a dit cela : « on est toujours de quelque part ». Quand j’étais jeune,
je voulais être Parisien. Et quand j’avais vingt-cinq ans, je voulais vi­vre en
Italie. Maintenant, j’ai accepté mon destin, je vais mourir en Belgique, et
je ne vais écrire qu’en Néerlandais. Mais c’est quand même quelque chose
qu’il faut accepter d’abord. Quand on accepte cela, on peut commencer
à être ouvert à la lan­gue et donc à la littérature des autres. Nous avons
publié l’an dernier un livre qui s’appelle Debout dans Babel, langues en
Europe. On a choisi seize langues en Europe, parlées effectivement comme
langues maternelles. On a choisi ensuite seize au­teurs, qui n’écrivent pas
toujours dans cette langue maternelle. Martin Walser, par exemple, qui
a écrit pour nous sur l’allemand, nous a dit : « L’allemand n’est pas ma
langue maternelle » et c’est le titre de son es­sai. On a donc demandé à
tous ces écrivains d’écrire un essai sur leur langue maternelle et sur toutes
les au­tres langues de leur vie, leur vie d’homme, de citoyen et d’écrivain.
Parce qu’on est toujours ces trois choses en même temps. Claudio Magris,
par exemple, qui a écrit pour nous sur l’italien, naturellement, a dit : « Eh
bien, quand moi je pense au mot bleu, je pense toujours à Blau, je pense
au mot allemand. Parce que l’univers dans lequel j’écris est profondément
allemand. Mais je ne peux écrire qu’en italien ». Ça, c’est le paradoxe
qu’il a essayé de dé­crire dans son essai. Je veux dire avec tout cela que
la vraie Europe, c’est la juxtaposition de toutes ces langues et de toutes
ces littératures. Il faut accepter ce fait. Le latin n’est plus la langue qui
unit l’Europe. Il faut accepter la Babel, et se demander comment se tenir
debout. Eh bien, en appre­nant la langue et en utilisant les langues dans la
littéra­ture de l’autre. Ça, c’est l’européen.
Guy Fontaine : Dans la réponse de Luc Devoldere, il semblerait que
le critique littéraire soit d’abord condamné à l’ethnocentrisme et qu’il y ait
là une espèce de barrière insurmontable, qui empêche l’émergence d’une
critique littéraire euro­péenne. Alors, est-on condamné à l’ethnocentrisme,
quand même, Margot ?
Margot Dijkgraaf : Non, je ne pense pas ; mais il faut bien dire que,
si effecti­vement on parle d’une critique littéraire spécifiquement euro­
péenne, chez nous, en tout cas, ça n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des
références continuelles à ce qu’on appelle chez nous plutôt une lit­térature
mondiale. Littérature du monde. Et vous vous doutez bien de quel genre
de littérature mondiale on parle, c’est quand même effecti­vement cette
littérature américaine, anglo-saxonne parce que tout sim­plement, nous
vivons dans un pays où les étrangers se plaignent qu’ils ne peu­vent pas
Table ronde 275

apprendre le néerlandais parce que tout le monde leur répond toujours


en anglais. Parfois, il y a des livres, par exemple de Salman Rushdie, qui
sont d’abord publiés, pour leur première édition, en anglais. Chez nous !
Parce qu’on adore lire en anglais, ça se vend bien. Donc vous voyez, en
tant que critique littéraire dans le domaine francophone, on se sent quand
même régulièrement sur une petite île comme le Petit Prince, sur un petit
volcan, et on se demande si on a encore quelque chose à faire ici. On crie
dans le désert, comme on dit chez nous. Mais il faut quand même essayer
de trouver un public, pour une littérature française. Il y a plein de me-
sures très claires qui pour­raient être des subventions à la littérature, par
exemple à la littérature traduite. Ça c’est essentiel, car dans ce cas, peut
être, les éditeurs néer­landais continueront-ils à faire traduire la littérature
française, ou autre, tchè­que, polonaise, italienne, c’est pareil. Mais j’ai bien
peur qu’effectivement, la réfé­rence par excellence, chez nous, ce soit les
an­glophones.
José Manuel Fajardo : Dans le cas espagnol, il y a des similitudes : il
n’y a pas de critique spécialisée en littérature européenne. Les Espa­gnols
ont publié pas mal de critiques qui parlent de différentes littéra­tures de
l’Europe, mais ce qui manque, c’est un regard un peu plus ample, plus
collectif. Pour nous, c’est rare de trouver des réflexions qui prennent
en considération l’ensemble de la littérature euro­péenne. Par contre, la
présence des différentes littératures de l’Europe dans la presse, dans le
monde universitaire et critique espagnol, c’est fréquent. Je crois qu’il y a
des raisons évidentes à cela : quand on ne mange pas pendant longtemps,
après, on a envie d’un banquet. Alors bien sûr, nous faisons partie de
l’Europe, des pays de l’Europe depuis la nuit des temps parce que nous
sommes Européens. Mais du point de vue des relations politiques, surtout
politiques et culturelles, au xxie siècle, l’Espagne est restée écartée depuis
Franco et, surtout, elle a subi la ré­pres­sion idéologique, la censure, et, le
plus terrible de tous les effets, la médiocrité. La plupart de l’intelligentsia
espagnole est partie en exil après la guerre civile et la plupart de ceux qui
sont restés étaient soit des gens qui n’avaient pas le courage de prendre leur
vie en main et qui préféraient rester et se taire, soit des médiocres qui ont
soutenu ou adopté toutes les formules, les rhétoriques, tous les principes
du fascisme dès le début et tout au long de l’évolution postérieure de la
lit­térature franquiste. Alors, que s’est-il passé lorsque la démocratie est
arrivée en Espagne ? On était affamé de lire, de connaître, de savoir. Il y
a une phrase qui dit, véritable Lapalissade : « Ah ! Tu viens de dé­couvrir
la Méditerranée ». Alors parfois, on fait la découverte de la Méditerranée.
Comme la Méditerranée était interdite pendant pas mal d’années, alors
276 Guy Fontaine et al.

on est arrivé en Espagne très tardivement. La relation avec le reste de


l’Europe en a souffert. Mais vraiment, il y a eu un fort intérêt pour la lit-
térature allemande, pour la littérature des pays de l’Est, pour la littérature
fran­çaise. On traduit beaucoup, vraiment beaucoup. Dans ma génération,
les gens, même les plus jeunes, ont une vraie connaissance des autres
littératures. On connaissait la littérature anglaise, la littérature française,
beaucoup plus que la litté­rature espa­gnole. Il n’y a pas de correspon-
dance. Pourquoi ? Parce que nous avons vécu toute cette histoire et nous
voulons maintenant rattraper le temps perdu. Je pense qu’en Espagne, il
y a un bon terrain qui peut être productif d’idées, quant à un regard sur
l’ensemble de la littérature européenne. D’un côté, si c’est vrai que le rôle
des langues peut nous isoler, en même temps, le rôle de la traduc­tion et
de la connaissance des autres a toujours joué positivement. Il suffit d’ob-
server la biblio­thèque de chacun. Toute bibliothèque est déjà, à l’origine,
une possibi­lité d’un regard beaucoup plus ample. La question qu’il faut
se poser, c’est de savoir quels moyens va mettre en œuvre pour favoriser
le déve­loppement de cette conscience de juste possession de cette littéra-
ture que vous évoquez. En ce sens, le rôle de la traduction, ou la création
d’espaces de rencontres et de débats est absolument fondamental. En
Espagne, on ne parle pas les mêmes langues, on lit rarement les mêmes
journaux et de plus, on se dispute tout le temps ; mais on est un pays
malgré tout ; c’est à dire que la définition donnée précédem­ment, c’est
une définition qui est peut être très belle pour certains pays, mais dans
notre cas c’est tout le contraire. Et je crois que des pays comme l’Espagne,
la Belgique, ce sont des pays qui contiennent beaucoup de langues. La
coexistence des langues diverses n’est pas seulement di­verse du point de
vue des nuances, parce que entre le catalan et l’espagnol la différence est
importante mais toutefois cela reste des langues romanes, alors qu’entre
le basque et le castillan, par exemple, il n’y rien à voir. Je ne comprends
pas du tout cette langue. Mais nous vi­vons en­semble et tout ça fait partie
d’un même domaine. Il y a un pas­sage toujours conflic­tuel, c’est logique.
Je crois que cela représente à petite échelle des modèles qui ont fait rêver
pour l’Europe. Je pense à la première grammaire espagnole et première
grammaire d’une langue européenne moderne, qui date de 1492, l’année de
la dé­couverte de l’Amérique et de l’expulsion des Juifs. C’est Antonio de
Nebrija qui l’a rédigée, sur commande du Roi catholique, en disant dans le
prologue que c’était la langue de l’Empire. L’idée de l’unicité de la langue
est di­rectement liée à l’idée de l’empire, de la sécurité et de l’uniformité.
Alors peut être qu’on est en train de construire une Union européenne
qui ne répond pas à un de ces modèles impériaux que nous avons con­nus
Table ronde 277

en Europe, mais plutôt à un modèle confédéral, si l’on peut dire ainsi,


de juxtaposition de langues différentes. Et il faudra s’habituer à ne plus
vivre dans la sécurité de l’uniformité, mais à vivre dans la certi­tude de la
diversité avec toute sa petite charge de conflits linguistiques et culturels
auxquels les Espagnols sont bien habitués. Alors dans ce contexte, ce que
je me dis, c’est que si la littérature a été capable d’accompagner et parfois
même de poser les bases pour l’émergence des débats de nations pendant
le xviiie-xixe siècle, pourquoi ne pour­rait-elle pas jouer un rôle équivalent
dans la construction de l’Union Européenne aujourd’hui ? Ça c’est une
tâche qu’on peut s’imposer en tant qu’écrivain, mais aussi du point de vue
de la critique littéraire.
Jacqueline Bel : Dans mon domaine, qui est la littérature de langue
allemande, on peut distinguer plusieurs choses. D’abord, si on prend cer-
tains auteurs, contem­porains, de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Autriche,
on peut dire qu’il n’y a fi­nalement qu’un seul bassin linguis­tique et qu’il
n’y a pas tellement de différences entre les littératures. Mais tout dépend
du contenu de ces littératures. On a vu, no­tamment après la réunification
allemande, fleurir un très grand nombre d’écrivains qui se sont emparés
de thèmes qui étaient différents et qui étaient liés à leur passé en rda et
ensuite, à leur avenir en rfa. Il y a une connotation civilisationiste, qui n’est
pas toujours abordable pour des lecteurs d’autres pays qui ne connais-
sent pas obligatoirement l’arrière-plan historique. Même les lecteurs du
pays en question ne le connaissent pas obligatoirement. Ces œuvres ne
leur parlent donc pas beaucoup. Ceci représente déjà deux cas de figure.
Le troisième cas de figure, c’est que j’ai constaté que les différents pays
aimaient bien re­vendiquer leur identité personnelle et étaient quelquefois
fermés à la littérature de l’autre, bien que cette littérature soit dans la
même langue. C’est-à-dire que, par exemple, l’institut Goethe ne souffre
pas d’avoir dans ses bibliothèques des œuvres autrichiennes ou suisses.
Idem pour l’Institut autrichien. Quant à Pro Helvetia, il y a également un
certain contrôle sur ce qui est fait et je m’en suis rendu compte lors­que
j’ai touché des subventions de leur part, pour une exposition réali­sée par
Peter André Bloch à l’université du Littoral Côte d’Opale. On trouve déjà
de la part des institutions des différents pays, bien que la langue soit la
même, des barrages en quelque sorte, à une euro­péanisa­tion de la critique
littéraire alors que ce serait finalement si facile, puisque la langue ici est la
même. Donc, la langue n’est pas obligatoi­rement le barrage par excellence.
On peut finalement faire le même exercice quand on prend la littérature
francophone. Prenons la littéra­ture dite française en Belgique, en Suisse,
au Canada et on se rendra compte que les différences existent aussi. Peut
278 Guy Fontaine et al.

être moins avec le Canada, mais chacun revendique ses auteurs comme
étant ses auteurs ; on a même déjà vu des disputes à propos de Kafka, pour
savoir où on le mettait et à quel pays il appartenait et qui avait le droit de
le reven­diquer. Alors, ce que j’essaie de faire en cours, c’est de montrer,
en prenant par exemple trois œuvres en parallèle, de l’Allemagne, de l’Au-
triche et de la Suisse, quel peut être le fond commun de ces littéra­tures et
j’essaie de démontrer finalement que ce fond linguistique forme un type
de littérature, parce que c’est plus facile quand même dans une langue.
Mais malgré tout il y a encore des barrages qui sont non pas linguistiques,
mais culturels, socio-culturels et historiques.
Guy Fontaine : Je crois avoir entendu à peu près la même chose des
cinq ora­teurs, avec peut être cette nuance dans les propos de José Ma-
nuel, à savoir qu’il y a des pays, qui, pour des raisons politiques, ont un
appétit d’Europe plus fort que les autres. Je crois aussi avoir en­tendu que,
bien sûr, le critique habite dans sa langue et qu’une critique littéraire est
d’abord ancrée dans une conscience nationale, même si nous, qui sommes
européophiles en tant que lecteurs, nous sommes évi­demment aussi euro-
péophiles en tant que citoyens, et qu’il y a une connexion à trouver entre
cette émergence d’une critique littéraire eu­ropéenne et la construction
d’une acculturation des lecteurs à notre pa­trimoine littéraire. Voilà où
j’en suis à l’étape actuelle de notre discus­sion.
José Manuel Fajardo : Parmi les différentes activités dont je vous ai
parlé au début, je dois en rajouter une autre que j’organise souvent : les
festivals de littéra­ture. J’ai participé à la création de festivals et de sa­lons
des livres en Espagne, même en France avec la Maison des Écri­vains Étran-
gers et des Traducteurs de Saint Nazaire, et je suis en train de le faire aussi
à Porto Rico. En parlant de cela, je me suis rendu compte qu’il n’existait
pas un seul festival de taille continentale en Europe consacré à la littérature
européenne. J’étais au festival de Cognac, c’est très sympathique, mais ce
n’est pas un festival de véri­table taille continentale, je parle d’un festival
qui parlerait peut-être des livres d’Espagne en Espagne, de Paris à Paris,
c’est-à-dire un véritable point de référence culturel. Un des moyens les
plus utiles pour rehaus­ser et placer le sujet de la littérature européenne
dans la mentalité, dans la tête des lecteurs, du public d’aujourd’hui, c’est
peut-être de trouver ces es­paces de rencontre, un espace de rencontre de
ce genre, qui per­mette de mettre en évidence ce que nous connaissons.

Transcription par Cécile Wolff


Relecture par Maryla Laurent
Table des matières
Avant-propos�������������������������������������������������������������� 7
Introduction��������������������������������������������������������������� 9

Critique littéraire et littérature européenne


Peter Schnyder ��������������������������������������������������������������������11

Que fait la critique ?


Frédérique Toudoire-Surlapierre���������������������������������������25

La critique littéraire européenne en éveil


Martine De Clercq��������������������������������������������������������������45

On perd le fil : critiques du théâtre vivant


Florence Fix�������������������������������������������������������������������������53

De quelques critiques
précurseurs de l’Europe littéraire
Albert Béguin et le tournant balzacien
André Vanoncini �����������������������������������������������������������������73
246

Leo Spitzer, Erich Auerbach


et la critique des « rabelaisants » :
« Néphélibates » et « Arimaspiens »
Gilles Polizzi�����������������������������������������������������������������������85

Pour une poétique


de Marcel Raymond
Jean-Jacques Queloz����������������������������������������������������������103

Walter Muschg
Peter André Bloch������������������������������������������������������������113

La littérature comme la vie :


le surréalisme selon Carlo Bo
Tania Collani���������������������������������������������������������������������123

Méthode critique et critique


de la méthode chez Jean Starobinski
Michaël Comte�������������������������������������������������������������������137

Mario Praz en maître de maison


Nicolas Surlapierre�����������������������������������������������������������155

Quelques problèmes relatifs


à la critique roumaine après 1989
Ion Pop��������������������������������������������������������������������������������175

Quand la Sûreté devient critique littéraire


Stanisław Bereś����������������������������������������������������������������������������187
Table des matières 247

Le rôle du critique-journaliste et ses connaissances


de la littérature européenne
Margot Dijkgraaf �������������������������������������������������������������205

Aspects de la critique néerlandophone


Luc Devoldere�������������������������������������������������������������������215

Berlin – Paris
Théâtre, critique, regards croisés
Philippe Braz�����������������������������������������������������������������������223

Le reflet de la littérature polonaise


dans le miroir de la critique littéraire
Maryla Laurent�����������������������������������������������������������������235

Les chemins et les impasses


de la critique littéraire lituanienne
d’après-guerre
Algis Kalėda�����������������������������������������������������������������������255

Où va la critique littéraire ?
Table ronde animée par Guy Fontaine�����������������������������263

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