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Georges Desmeules

Georges Desmeules
« Tu le sais, tout cela a commencé par un concours de
beauté dans lequel j’ai affronté Aphrodite et Héra. Tu
n’ignores pas non plus qu’Aphrodite a gagné. Or, je
déteste perdre. Et j’ai la tête dure. C’est parce que j’ai
grandi derrière le front de Zeus et que je portais déjà
lance et bouclier au jour de ma naissance.
Mais, à présent, fais-moi confiance, Mérios. Ton his- Naissance d’Homère
toire te semblera peut-être brève, mais elle ne finira
jamais. Et c’est moi, Athéna, qui te la raconterai.
Elle débute maintenant. »
roman théâtral

Quand Pâris séduit la splendide Hélène et qu’il la ravit à


son époux, le roi Ménélas de Sparte, il ne fait pas que
mettre le feu aux poudres. Il laisse aussi derrière lui son
frère Mérios, lequel deviendra contre toute attente le
chantre de la guerre de Troie.
Combinant narration romanesque et dialogue théâtral,
Georges Desmeules revisite l’Iliade à sa manière. Sur un
ton tantôt grave, tantôt ironique, il fait revivre Achille,

Naissance d’Homère
Andromaque, Cassandre, Hector, Pénélope et Ulysse.
Mais, cette fois, c’est Ménélas qui occupe le devant de
la scène. Le temps de quelques joutes verbales avec
Mérios, et avec la complicité des dieux, il quitte le statut
Christiane Lahaie

de victime d’un conflit qui hante encore l’imaginaire


occidental.

Professeur de littérature et spécialiste de la mythocritique, Georges Desmeules


a publié plusieurs essais, dont Les mythes littéraires. Épopées homériques, en col-
laboration avec Gilles Pellerin. Il a également codirigé le collectif intitulé Les
territoires imaginaires. Lieu et mythe dans la littérature québécoise. Il se passionne
pour les récits de l’Antiquité et les personnages fascinants qui les peuplent.
Naissance d’Homère est son troisième roman.

25 $
ISBN 978-2-89763-090-4

www.levesqueediteur.com 9 782897 630904

Couverture Naissance d’Homère.indd 1 19-12-13 15:24


La collection

est dirigée par


Christiane Lahaie
Du même auteur

La littérature fantastique et le spectre de l’humour, Québec,


L’instant même, coll. « Essai », 1997.
Les classiques québécois, en collaboration avec Christiane
Lahaie, Québec, L’instant même, coll. « Connaître », 1997.
Les personnages du théâtre québécois, en collaboration avec
Christiane Lahaie, Québec, L’instant même, coll.
« Connaître », 2000.
Dictionnaire des personnages du roman québécois. 200 personnages
des origines à nos jours, en collaboration avec Christiane
Lahaie, Québec, L’instant même, 2003.
Le projet Syracuse. Vie et mort de Wolf Habermann (1895 ?-1 979 ?),
mathématicien, philologue, amateur de baseball et soi-disant
conspirateur, roman, Québec, L’instant même, 2008.
Les mythes littéraires. Épopées homériques, en collabora-
tion avec Gilles Pellerin, Québec, L’instant même, coll.
« Connaître », 2013.
Les mythes littéraires. Naissance et création, en collabora-
tion avec Gilles Pellerin, Québec, L’instant même, coll.
« Connaître », 2015.
Prophète de hasard, roman, Montréal, Lévesque éditeur, 2016.
Les territoires imaginaires. Lieu et mythe dans la littérature québé-
coise, en collaboration avec Vanessa Courville et Christiane
Lahaie, Montréal, Lévesque éditeur, 2018.
Naissance d’Homère
Georges Desmeules

Naissance d’Homère
roman théâtral
Catalogage avant publication
de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Naissance d'Homère : roman théâtral / Georges Desmeules.
Noms : Desmeules, Georges, 1964- auteur.
Collections : Réverbération.
Description : Mention de collection : Réverbération
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 2019003971X | Canadiana (livre numérique) 20190039728 |
ISBN 9782897630904 | ISBN 9782897630911 (livre numérique)
Classification : LCC PS8607.E7643 N35 2020 | CDD C843/.6—dc23

Lévesque éditeur remercie le Conseil des arts du Canada (CAC)


et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC)
de leur soutien financier.

© Lévesque éditeur et Georges Desmeules, 2020

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Montréal (Québec) H4J 1V6
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Dépôt légal : 1er trimestre 2020


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN 978-2-89763-090-4 (édition papier)
ISBN 978-2-89763-091-1 (édition numérique)

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Production : Jacques Richer


Conception graphique et mise en pages : Édiscript enr.
Illustration de la couverture : Giovani Domenico Tiepolo, La processione del Cavallo di Troia in Troy,
huile sur toile, 1773.
Photographie de l’auteur : Christiane Lahaie
À Christiane

Pour la forme. Et le fond.


Note liminaire

Départager le vrai du faux, l’invention ancienne de l’in-


vention récente, ne s’avère pas facile quand on s’intéresse à la
guerre de Troie. De fait, on ignore si ce conflit pour récupérer
la belle Hélène a réellement eu lieu. Déclencher une guerre
à cause d’une femme ? Au cinquième siècle avant notre ère,
l’historien Hérodote doute de la validité de cette piste, pré-
férant voir dans le rapt de la Troyenne un « simple » prétexte.
Pourtant, ne serait-ce pas là une raison suffisante ? Cette
guerre, imaginaire ou pas, traverse les générations grâce à un
poème épique. De l’auteur, on croit savoir qu’il était aveugle
et qu’il aurait ébauché son œuvre environ quatre cents ans
plus tard. On dit aussi qu’Homère fut le premier poète grec.
Or, rien n’est moins sûr. Xénophane de Colophon prétend que
L’Iliade serait venue après la Théogonie d’Hésiode. D’autres, tels
le pseudo-Hérodote et l’historien Éphore, penchent pour une
datation beaucoup plus lointaine. Certains, plus audacieux,
suggèrent qu’Homère serait un auteur « autopsie ». Autrement
dit, le poète aurait été témoin de la guerre de Troie.
L’œuvre d’Homère, qu’une divinité aurait soufflé à l’oreille
du poète, montre que de la vision naîtrait le désir. Il s’agit là
d’un étonnant paradoxe. Tel le Stésichore qu’évoque Platon,

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naissance d ’ homère

Homère aurait été rendu aveugle par des dieux pressés de


le punir pour le traitement infamant réservé à la vertueuse
Hélène. Quelques historiens anonymes, dont on trouve la trace
dans les Vitæ Homeri, croient pour leur part que l’aède aurait
perdu la vue après avoir contemplé de trop près le second bou-
clier d’Achille.
Quant au véritable nom du poète, il demeure un mystère
et annonce déjà un scénario. En grec, « homêros » signifie
« otage »…
Je ne suis donc pas — tant s’en faut — le premier à racon-
ter la guerre de Troie. Ni ne serai le dernier. On reconnaîtra
certains passages, certaines tournures, puisque c’est à dessein
que j’ai imité le style d’Homère. Et comme ses personnages ne
manquent ni de panache ni de grandiloquence, j’ai pensé les
faire évoluer sur les planches d’un théâtre imaginaire. Après
tout, ils déclament plus qu’ils ne parlent.
Qui plus est, à l’époque de la guerre de Troie, les hommes
et les femmes croyaient aux dieux. En ces temps-là, il faut dire
qu’ils existaient, dont Athéna, déesse typique des occupants de
l’Olympe, car revancharde et calculatrice. Parce qu’elle est très
susceptible et que je ne voulais pas m’attirer ses foudres, je l’ai
donc laissée me dicter cette histoire.
Hormis les figures célèbres d’Achille et d’Ulysse, notam-
ment, la distribution de Naissance d’Homère, roman théâtral en
trois actes, comporte des roitelets plus ou moins respectueux
des dogmes, et trois femmes fortes : la clairvoyante Cassandre,
Hélène et… Pénélope.
D’Hérodote à Cicéron, en passant par Douris de Samos et
Servius, on aime douter de la proverbiale fidélité de la com-
pagne d’Ulysse. Pénélope compterait Apollon et Hermès

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naissance d ’ homère

parmi ses amants, sans oublier tous les prétendants au trône


d’Ithaque. Elle aurait même conçu au moins un fils en dehors
des liens sacrés du mariage. Mais est-ce bien important ?
Ce qu’il faut surtout retenir ici, c’est que toute ressem-
blance avec des personnages connus n’est pas fortuite.
Les personnages (par ordre d’apparition)

Mérios : l’un des cinquante fils du roi Priam.


Cassandre : sœur de Mérios ; femme aux conseils éclairés.
Ménélas : roi de Sparte ; époux (légitime) d’Hélène.
Pâris : frère de Mérios ; époux (illégitime) d’Hélène.
Nélée : hilote spartiate au service du conseiller plénipoten-
tiaire de Ménélas.
Achille : fils du roi Pélée ; chef des Myrmidons.
Ulysse : fils de Laërte ; roi d’Ithaque.
Pénélope : épouse (délaissée) d’Ulysse.
Nestor : roi de Pylos, combattant dans le camp grec.
Iphigénie : fille d’Agamemnon ; celle par qui le vent se lève.
Talthybios : combattant grec ; commissionnaire de Ménélas.
Euribatès : combattant grec ; commissionnaire de Ménélas.
Patrocle : cousin (éloigné) et amant d’Achille.
Briséis : fille du roi de Lélèges ; captive de guerre.
Thersite : combattant grec.
Hector : prince troyen ; fils de Priam.
Andromaque : épouse d’Hector.
Penthésilée : reine des Amazones, aimée d’Achille.
Anticlos : combattant grec ; membre de l’équipage du cheval de
Troie.

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Hermione : fille d’Hélène.


Télémaque : fils de Pénélope.
Une pythie, quelques aèdes, des serviteurs et esclaves,
Palamède, Agamemnon et… Athéna.
Prologue

Tu arpentes ta cellule en silence. Huit pas vers le large, huit


pas vers la porte que protègent deux gardes. Ce manège dure
longtemps. Tu te lasses. Tu tâtes le cadre de l’ouverture, comme
si tu espérais pouvoir t’échapper. Tu en polis les aspérités avec
tes paumes. Tu renonces, puis lèches le mince filet de sang qui
coule de ta main droite.
Avoue, Mérios, que la perspective de la mort contamine l’air
que tu respires. Qu’elle confère un peu de poids aux idées qui t’ha-
bitent. Jusqu’ici, on ne t’avait jamais demandé quoi que ce soit. Il
t’a suffi de naître fils de roi pour devenir un prince. On n’a rien
exigé, sinon que tu cultives l’orgueil propre à ta famille. Comme
tu aurais voulu accumuler quelque richesse pour toi-même !
Quelque trésor à dilapider, sans avoir à rendre de comptes…
Tu es bien seul, toi, le plus insignifiant des cinquante fils
de Priam. Parmi tous les descendants du roi, combien y en
a‑t‑il dont tu ignores jusqu’au nom ? Tu as beau te réclamer
d’une lignée royale, tu ne peux même pas en tirer quelque
gloire. Te rappelles-tu la légende qui a fait de ton père, fils de
Laomédon, le fondateur de Troie, ta ville natale ?
L’idée que tu survives à ta fratrie et que tu hérites d’un
trône sans l’avoir mérité te paraît risible. N’importe quel de tes

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naissance d ’ homère

demi-frères passe avant toi aux yeux de Priam. Hector, Pâris,


Déiphobe, Hélénos, Agathon, Idoménée, Antinoos, Troïlos,
Antiphos, Lycaon… Tu en oublies. À eux, Priam réserve des
présents sans nombre, des banquets fastueux, des responsabi-
lités honorables. Pour toi, rien. Même Cassandre, sœur idéale,
même Polyxène ou Créüse sont plus choyées.
Or, tu possèdes une beauté qu’ils n’ont pas. Une beauté
qu’envient tout autant les femmes que les hommes, et qui n’a
pas échappé à Pâris lors de ses préparatifs de départ. Alors,
il t’a entraîné avec lui dans sa quête pour ravir Hélène. As-tu
servi de monnaie d’échange ou de cadeau d’adieu ? Quelle
différence ? Il n’a pas eu tort de voir en toi l’égal de la reine
spartiate.
Tu es beau comme une femme, Mérios.
Il fait jour maintenant. Une lumière grisâtre, traversée de
jaune, te permet de détailler la nudité de ta cellule. Tu jettes
un œil sur la paillasse infecte qui sert de lit. Tu détournes le
regard et tu t’accroches à ta haine. Tu espères qu’elle t’aidera à
supporter l’épreuve à venir. Mais ce sentiment s’effrite tel du
schiste.
Tu te remémores ton ultime conversation avec la magni-
fique Cassandre. Ta sœur a surgi d’un songe et t’a parlé d’un
désastre inéluctable. D’un voyage entrepris par Pâris qui
causerait un grand tort à ta cité. Elle t’a prié de ne pas par-
tir avec lui. Elle t’a averti que des troupes innombrables de
Grecs vaincraient les soldats de Troie, sur le champ de bataille
ou à l’usure. Pourtant, quelque chose t’a poussé à ignorer ses
paroles prophétiques. Résignée, elle t’a regardé un instant,
avec un air de tendresse, avant de se taire et de s’évanouir dans
l’air du matin.

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naissance d ’ homère

Tu poses la main sur ton front. Tu frottes ta peau moite,


comme pour effacer le seul souvenir qui te reste de ta sœur,
elle qui t’a parlé de la chute des cités de l’Orient.
Qui oserait prétendre s’opposer à la course du temps ?
Personne. Tu le penses et tu n’as pas tort. Toi, c’est le pré-
sent qui t’insupporte. Tu souffles sur les braises de la haine
qui, en toi, se sont éteintes trop vite. Tu regardes le monde à
travers les yeux de ton rival. Tu crois deviner à quoi il se pré-
pare et tu palpes ta mort, organe mou dans lequel s’enfoncent
tes doigts. Tu seras sacrifié. Nul doute n’est permis. Ménélas te
confiera à ses bourreaux, lesquels étireront ton agonie sur des
jours et des jours. Pourrais-tu contrer la violence de Ménélas,
tout en lui offrant un exutoire ? Concentre-toi ! Il faut réfléchir
comme si tu étais dans la tête du Spartiate.
Ses appartements, tu les as admirés. Ils sont magnifiques,
inutile de s’en cacher. Tu reconnais la grandeur des fêtes qu’il tient
dans son palais. Même le bois parfumé de ses meubles évoque
un luxe dont tu n’aurais su rêver. Son nom, chanté par des aèdes,
t’aide à mesurer la vanité de l’homme dont dépend ton sort.
Soudain, tu prêtes l’oreille à la musique qui joue dans ta
tête depuis ton départ. Cinq notes décousues que d’étranges
syllabes accompagnent : Ménél-A-théna… Ménél-A-théna…
Ménél-A-théna… Ménél-A-théna…
Il te fallait prendre une décision. C’est fait. Les détails de
ta stratégie se préciseront en temps voulu. Tu cours un risque,
certes, mais qu’as-tu à perdre ? Apollon, Poséidon, même
Héraclès n’y pourraient rien. On ne corrige pas les injustices
commises par les rois. Et puis, tu te doutes bien que Ménélas
ne se contentera pas de ta petite personne. À moins que tu dis-
poses d’un talent…

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naissance d ’ homère

De toute manière, tu ne tarderas pas à connaître ta sen-


tence. Ménélas se montrera-t-il clément ? Pourquoi ne serait-
il pas fou de rage ? Néanmoins, peut-être devrais-tu pronon-
cer une prière ? T’entailler les veines ? Avec quoi ?
Tu n’en feras rien, fils de Priam. Ta fierté, elle te mènerait
par-delà le Styx.
Ne te demande pas si ton plan a du mérite ou s’il sera
couronné de succès. Tu gagerais plutôt, si l’enjeu en valait la
peine, que tu ne seras bientôt plus du monde des vivants. Si
on te forçait à formuler la plus probable issue, tu dirais que
Ménélas t’égorgera. Et après ? Le royaume d’Hadès doit bien
offrir quelque attrait. Ne songe plus à Hélène ni à Pâris. À quoi
bon t’inquiéter d’un risible conflit entre amoureux ? Tu le sais,
tout cela a commencé par un concours de beauté dans lequel
j’ai affronté Aphrodite et Héra. Tu n’ignores pas non plus
qu’Aphrodite a gagné. Or, je déteste perdre. Et j’ai la tête dure.
C’est parce que j’ai grandi derrière le front de Zeus et que je
portais déjà lance et bouclier au jour de ma naissance.
Mais, à présent, fais-moi confiance, Mérios. Ton histoire
te semblera peut-être brève, mais elle ne finira jamais. Et c’est
moi, Athéna, qui te la raconterai.
Elle débute maintenant.
Acte 1
Scène 1
On a divisé l’espace scénique en deux zones par un jeu d’éclairage.
Du côté jardin se trouve une cellule rattachée au palais de
Ménélas. Dans ce lieu clos, les couleurs douces et les objets lisses
suggèrent la sérénité, la stabilité et la permanence. Du côté cour,
c’est la mer. Des vagues, dont les motifs acérés et torturés annoncent
une traversée périlleuse pour Hélène et Pâris, déferlent sur une grève
humide. Une voile s’efface peu à peu tandis qu’un maigre faisceau
lumineux balaie l’obscurité. Des notes grêles, comme des osselets qui
se heurtent, composent parfois une musique incertaine. Une gamme
pentatonique, ascendante ou descendante, en sol mineur. Le reste
du temps, les sons se combinent au hasard, jusqu’à ce que le volume
de la musique augmente intensément.
On ouvre, une à une, une série de portes. De nombreux pri-
sonniers troyens sortent de leur cellule, s’entassent au centre de
l’agora et forment un groupe de plus en plus compact. Difficile
de donner une idée exacte du nombre de figurants qui ceinturent
l’agora. Une fois qu’ils sont tous sortis, un mouvement se met en
branle. D’abord aléatoire, puis de plus en plus organisé. Les pri-
sonniers marchent d’un pas traînant, faisant le tour de cet espace
restreint. Dans un fauteuil de la mezzanine surplombant les pri-
sonniers, Ménélas observe le spectacle. Il appuie la tête contre sa
main ouverte. Puis il fait un signe aux gardes, se lève et sort par
l’arrière.

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naissance d ’ homère

Dans sa fuite précipitée, Pâris n’a eu cure de s’embarrasser


des membres de votre délégation. Quelques dizaines d’esclaves
et de subalternes, femmes et hommes, attendent comme toi de
connaître leur sort.
Ménélas, l’Atride, ne semble pas se soucier outre mesure
de la disparition de son épouse, ni chercher à savoir si Pâris
a laissé derrière lui un héritier troyen qu’il pourrait mettre à
mort tout de suite.
Cela complique ton plan.
Quoi qu’il en soit, l’attente dure assez longtemps pour
que cesse la ronde des prisonniers. Les gardes de Ménélas
reviennent enfin et vous mènent au palais que tu as quitté hier.
Ou le jour d’avant.
On ne te ménage pas sur le chemin sinueux qui va de la
prison au palais. Cela ne te change pas tellement de la mer
turbulente. Tu te dis que Sparte se montre à la hauteur de la
réputation d’austérité dont s’enorgueillissent ses citoyens.
Ici, on sait recevoir un homme venu de loin pour établir des
contacts et promettre un commerce florissant. Pâris, l’autre
fils du roi Priam, a sans doute bien joué son rôle d’ambas-
sadeur. Tu ne peux t’empêcher de formuler ta pensée à haute
voix :
— Ambassadeur de quoi, au juste ?
Tu ne sembles pas trop sûr de la réponse, Mérios. Deux
évidences se conjuguent dans ton esprit. Il t’a laissé derrière,
en guise de remerciement pour l’hospitalité sans faille de son
hôte, et a ajouté Hélène aux offrandes des Spartiates…
Vous arrivez dans l’antichambre d’une salle d’audience. On
vous libère. Tu t’étonnes de voir tout ce monde. Tu ne t’étais
pas avisé que votre expédition comptait autant de membres.

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naissance d ’ homère

Tu n’es donc pas le seul candidat au supplice. Une centaine


d’hommes et de femmes partagent ton angoisse.
Croiseras-tu au moins un instant le regard de Ménélas ? Tu
penses. Tu penses. Tu ne penses plus à rien. Tu n’as rien mangé
depuis longtemps. Tu pourrais t’évanouir et on n’en parlerait
plus. Mais tu te convaincs de patienter. Ton salut en dépend.
Te voici donc dans le palais qu’on t’a dit l’égal des somp-
tueuses constructions mycéniennes. Tu lèves les yeux vers les
plafonds hauts et décorés. Tu constates soudain que ce qu’on
dit à propos de l’austérité spartiate ne doit pas être pris au
pied de la lettre. Tu te résignerais même à l’idée de ta propre
mort si on t’accordait une seule visite de ce domaine dont tu
reconnais la splendeur. Par conséquent, les gémissements
des hordes de condamnés en attente de leur supplice ne t’in-
quiètent plus.
La voix dans ta tête t’ordonne de recommencer à réfléchir,
à activer ta mémoire. Votre visite, à Pâris et à toi, découlait
d’une invitation solennelle, déclamée par le héraut de Sparte.
Ce dernier souhaitait que la rencontre, tu te rappelles presque
chacun de ses mots, permette de réunir deux royaumes. De
réconcilier les dieux et les déesses. On vous promettait, en
tant que fils de roi, de jouir d’un luxe souverain. De côtoyer les
princes les plus influents du monde. Il n’en a pas fallu davan-
tage pour qu’un ballet de médiateurs et de manipulateurs venus
de toutes les sphères troyennes se mette en branle.
Cela te semble déjà loin, mais tu revois les détails de la
scène. Tout le monde désirait participer à cette visite officielle
au palais de Ménélas, roi des Spartiates. Les volontaires ont
levé la main. Pâris, lui, t’a vu et t’a choisi, même si tu te cachais
derrière un mur de corps plus imposants que le tien.

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naissance d ’ homère

Pourquoi ? On a peut-être trouvé utile de favoriser le projet


de ton frère ? Qui a provoqué le rapt d’Hélène ? Le lendemain
de votre arrivée, quand Ménélas a invoqué l’obligation d’assis-
ter à des funérailles, ne vois-tu pas qu’il laissait le champ libre
au séducteur ? Si jamais tu l’oublies, cette excuse cousue de fil
blanc, honte sur toi, fils de Priam.
Lors du repas, offert avant qu’il se retire, Ménélas a poussé
l’audace jusqu’à ordonner à un de ses aèdes de chanter le mythe
d’Héphaïstos. Rappelle-toi ce fils infortuné d’Héra, que son
épouse, la volage Aphrodite, trompe avec Arès, injuste et pré-
tentieux dieu de la guerre. Si le forgeron boiteux de cette his-
toire orchestre une rencontre amoureuse entre les amants,
c’est pour mieux les prendre dans des rets invisibles. Il aurait
mieux valu te montrer vigilant, Mérios. Cette offre mirobo-
lante camouflait une embrouille. L’analogie entre Héphaïstos
et Ménélas aurait dû te sauter aux yeux, dévoiler le piège que
les Spartiates tendaient à Troie.
Dans l’antichambre, l’attente perdure. Il y a tellement
d’infortunés comme toi que tu sens le souffle brumeux des
uns dans ton cou et la sueur froide des autres dans ton dos.
Les mines sont dévastées, les épaules, courbées et les visages,
déformés par la peur. Tu ne comptes pas que des Troyens. Il
y a à tes côtés de nombreux étrangers, et presque autant de
femmes que d’hommes. D’où viennent-ils ? Tu te demandes
s’il s’agit de membres d’autres délégations comme la vôtre.
Combien de guerres les Achéens désirent-ils déclencher ?
Combien d’épouses Ménélas a-t-il poussées dans les bras d’un
fils de roi barbare ?
Le temps passe encore, pendant que tu songes à Hélène.
Partie de son plein gré ? Enlevée ? Quant à Pâris, il t’a délibéré-

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naissance d ’ homère

ment laissé derrière. Inutile d’en douter. Tu es quantité négli-


geable à ses yeux. Quittance ridicule, bouc émissaire déri-
soire, caricature de monnaie d’échange. Qu’on te brûle, qu’on
te découpe en morceaux pour les aligner selon leurs formes ou
leurs couleurs, ton demi-frère s’en moque.
Tu entraperçois, dans la foule compacte, une femme à la
peau noire. Superbe. Et solitaire. Elle se tient telle une sou-
veraine, indifférente au sort qui l’attend. Les anneaux à ses
oreilles semblent d’or pur et, à son doigt, brille la cornaline
la plus lumineuse que tu aies jamais vue. Un bracelet d’ébène,
serti d’un scarabée multicolore, enserre son poignet. Comme
pour t’adresser à elle, tu gribouilles des signes au hasard sur le
sol. On dirait que tu rédiges des notes. Qu’un texte s’ébauche,
sans qu’on devine ce que tu y racontes. Cela ne passe pas
inaperçu.
Cela vient tout juste de te sauver la vie.
Scène 2
L’éclairage se modifie. Les prisonniers disparaissent dans
l’ombre. Mérios et l’inconnue à la peau noire cheminent vers l’avant-
scène et s’installent dans un rond de lumière. Une brise inégale
soulève par à-coups une toile sombre et y dessine des rides passa-
gères. Sur cette toile, un carré clair fait tache et suggère un manque.
Quelque chose se trouvait là, et a été retiré.

Cette femme dont tu découvres l’existence t’observe depuis


le début. Un bandeau enserre son front et laisse paraître des
cheveux bouclés que parcourent des fils d’or et d’argent. Elle
répond à la question que tu n’as pas formulée.
— C’est vous qu’on épargnera.
Tu te retournes. Tu souris, mais ne dis rien. Voilà le
moment venu de mettre en pratique la résolution prise dans ta
cellule. Les fils de Priam ne craignent rien, surtout pas la mort.
Sauf ce froussard de Pâris.
La femme à la cornaline s’adresse de nouveau à toi.
— Vous êtes jeune. Et joli comme une fille. Vous deviendrez
le conseiller du roi.
Tu fronces les sourcils. Tu hausses les épaules. Elle ajoute :
— Ne faites pas cette moue.
Tu voudrais bien qu’elle t’ignore. Mais, en même temps, tu
es curieux.

26
naissance d ’ homère

— Je ferai ce qu’il me plaira. Et vous ne savez rien de mon


avenir.
— Ne vous irritez pas, de grâce. Ne connaissez-vous pas le
statut et les origines du maître de ce palais ?
La femme se tait et adopte un air de pythonisse. Elle semble
entretenir l’espoir que tu veuilles en savoir plus. Chacun de ses
mouvements provoque l’oscillation des bijoux qui pendent à
ses oreilles. Tu observes la finesse de son cou, qui se dévoile et
se masque, comme s’il s’agissait de l’essence même du temps.
Tu te dis que voici sa dernière chance, à elle aussi. Elle livrera
tout ce qu’elle sait, tel un testament.
— Nous ne sommes pas les seuls… Ménélas remplace son
conseiller, plusieurs fois chaque saison. Le départ d’Hélène
n’est pas étranger à ce nouveau concours mais, bien avant, il
s’était lassé d’elle.
En quoi est-ce que cela te concerne ? Malgré la délica-
tesse de ton corps et la finesse de tes traits, il n’y a décidément
rien de féminin en toi. Cette voyante devrait bien s’en rendre
compte toute seule.
— En êtes-vous bien sûr ?
Là, c’est elle qui vient de parler. Comment a-t-elle fait pour
deviner tes pensées ? Inutile de le demander. Soit on comprend
sans peine les idées qui te traversent l’esprit, soit un autre mys-
tère vient de se manifester dans l’univers.
— Eh oui, les pythies lisent vraiment dans les esprits.
Elle ne t’a pas laissé choisir entre les deux options. Si les
dieux désirent fouiller dans tous tes songes, même les plus
insipides, que peux-tu y faire ?
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Bientôt vous vous
endormirez.

27
naissance d ’ homère

— Ménélas ne veut pas de moi. Il n’optera jamais pour un


homme !
— Vous n’avez pas compris. Les femmes tentent tou-
jours Ménélas et il n’a pas besoin d’un concours pour décider
laquelle se prêtera à ses fantaisies. Aujourd’hui, il cherche
quelqu’un de différent, à qui confier une mission. Il sait qu’au
cours de la guerre à venir, il aura besoin d’un ministre pléni-
potentiaire. De quelqu’un qui tiendra le compte des troupes.
Qui fera état de l’avancée de la conquête du royaume vieillis-
sant d’outre-Hellespont.
— Très bien, mais pourquoi moi ?
— Vous ne comprenez décidément rien. Le désir ne jouera
aucun rôle ici, même s’il est vrai que Ménélas choisirait volon-
tiers parmi les hommes ou les femmes son prochain conseiller.
— Et en quoi consiste cette fonction ?
— À bien peu de choses, en réalité. Il suffit de souffler de
temps à autre une idée à l’oreille du roi et d’attendre qu’il la
fasse sienne.
— Est-ce difficile de le satisfaire ?
— Presque impossible. Ménélas n’hésite pas à soumettre
ses conseillers à des épreuves absurdes et à les punir de leur
échec. D’ailleurs, il les choisit toujours parmi les condamnés à
mort. Disons qu’il s’agit d’une sorte de sursis, avant qu’il s’en
débarrasse.
— Comment Ménélas les élimine-t-il ?
— Il se contente de mettre en place les conditions qui pro-
voqueront leur perte.
Ta voisine semble satisfaite de l’effet qu’elle vient de pro-
duire. Vite, tu te ressaisis et tu désignes la foule compacte qui
vous entoure.

28
naissance d ’ homère

— Tous ces gens ? Doivent-ils disparaître ?


— C’est vous que veut Ménélas.
— Et vous ? Que faites-vous ici ?
— Patienter dans cette antichambre était la seule façon de
vous aborder et de vous révéler votre destin.
Tu ne sais plus comment il te faudrait l’interroger. Ton
silence n’a plus rien d’insolent. Tu omets peut-être de poser
la question attendue par ton interlocutrice. Comment savoir ?
— Ménélas possède une influence immense. Il obtient tou-
jours ce qu’il désire. Le plus souvent, il ne livre rien en retour.
Parfois, il doit accepter de concéder un peu de son bien. En géné-
ral, il choisit quelque chose d’aisément remplaçable. L’exercice
du pouvoir lui a appris que les mensonges, toujours, servent
mieux ses entreprises que la vérité. Il sait que la vertu ne compte
pour rien devant l’appétit du pouvoir. Ménélas juge les Achéens
paresseux et a voulu les contraindre à accomplir des actes qui
détermineront leur gloire future. Pour les forcer à franchir la mer
qui vous sépare, il proférera, tour à tour, menaces et promesses.
Surtout, l’Atride ne reculera pas. Il a choisi de pousser la logique
jusqu’à sa conclusion extrême. Les Grecs puniront une idée
fausse, comme s’il s’était agi d’un crime. Il sait que jamais, depuis
la naissance des civilisations, une telle possibilité d’influencer
l’avenir ne s’est concentrée entre les mains d’un seul homme.
Tu t’étais résolu, Mérios, à trahir les tiens. C’était cela, ton
plan. Celui de ton hôte, à tout prendre, te paraît bien moins
sensé. Et absurde.
— Et Pâris ?
— Hélène de Sparte a servi d’appât pour que débute un
conflit terrible. Ce sera la guerre de Troie, et Ménélas en sor-
tira vainqueur.

29
naissance d ’ homère

— Du moins, il le souhaite.
— Il le sait ! Avec la plus absolue certitude. Et toi, Mérios, fils
de Priam, tu ne pourras empêcher la guerre d’éclater. Tu com-
prendras vite que chaque erreur comporte son lot de consé-
quences. Que les dieux s’assurent de faire payer les coupables
jusqu’à la septième génération. Une nouvelle obligation régira
bientôt ton existence. Tu sauras sous peu que tu mènes la mère
de toutes les enquêtes. À cause de toi, la Loi du récit remplacera
les édits des prêtres. Tu devras attribuer une sanction au vrai
responsable d’une guerre qui n’a pas encore commencé et qui
changera l’ordonnancement du monde. Faire porter le poids de
sa faute au coupable, voilà ton devoir envers l’avenir.
Cette prophétie te paraît délirante. Comment peut-on
déterminer ce qui se passera dans l’avenir ? Quelques détails
t’interpellent néanmoins. Quelques idées que tu t’efforces de
suivre jusqu’à leur aboutissement.
Et comment cette femme connaît-elle ton nom ? Tes
origines ?
Soudain, tu te rends compte que cette voix qui parle par la
bouche de la pythie, ta voisine, a le même grain, le même ton
que celle que tu entends dans ta tête depuis toujours…
Suivras-tu la pente de ton destin ? Pourquoi pas ?
Tu ne retourneras pas à Troie, de toute façon. Tu n’en peux
plus des règles primitives de ce royaume d’injustices où Priam
accorde tout à Hector, à Pâris, à Cassandre, en fonction de ses
caprices et des leurs. Une éternité s’écoulera avant que les
restes de sa richesse ne ruissellent jusqu’à toi. Le simple fait de
t’imaginer de retour à Troie te fait suffoquer. La question qu’il
te faut poser, la voici : Ménélas veut-il vraiment de ta présence
auprès de lui ?

30
naissance d ’ homère

La pythie te regarde, se tait et sourit. C’est à son tour de te


laisser languir. Tu l’as bien cherché, avoue-le.
Tes paupières se font lourdes. Tu scrutes la cohorte de
femmes et d’hommes qui attendent le bon vouloir de Ménélas,
mais les images s’estompent. On dirait tout à coup que tu
occupes seul l’espace. Ce petit roi au nom étrange, tu t’attache-
ras peut-être bientôt à lui. Qui sait ?
— Tout ce qu’il me reste à faire, c’est choisir entre la veule
soumission à ma patrie ou la trahison glorieuse. À déterminer
ce que je préfère, de la mort ou de la vie.
Cette phrase, Mérios, tu ne peux jurer que tu l’as bel et bien
prononcée. Elle meuble le rêve indistinct qui prend forme
dans ta conscience affaiblie par la fatigue et la faim.
Scène 3
Un nouvel espace, vaste et en désordre.
Dans un coin, deux planches posées en parallèle sur des tréteaux
évoquent une table sous laquelle gisent de vieux vêtements qu’un
chien renifle. L’ensemble évoque la morosité et l’ascétisme d’une vie
de servitude et d’esclavage. Le décor se métamorphose peu à peu.
Les personnages circulent d’abord dans un corridor étroit et nu,
jonché de détritus sur lesquels s’activent des armées d’insectes. Dans
la salle d’audience, où ils aboutissent, un siège capitonné, posé contre
une colonne, fait office de trône. Un chemin de table en tissu noir
recouvre les tréteaux, et le chien vient se lover aux pieds d’un aède.
Pendant l’audience, l’aède décrochera une lyre suspendue au
mur. La lenteur et la minutie de ses gestes suggéreront qu’il est
aveugle. Après quelques tâtonnements, il commencera à jouer et
en tirera les cinq notes entendues plus tôt. Les sonorités évoqueront
l’exotisme et la sauvagerie.

Les bouillonnements mous du sommeil dans lequel tu


as sombré te feront croire, à ton réveil, que tu as imaginé ta
conversation avec la pythie. En revanche, tu entreprends bel
et bien une enquête. Tu vas suivre des traces, détecter des
indices, identifier des pistes, lesquelles mèneront à d’autres
pistes et à d’autres indices.
Un long moment s’écoule. En tout cas, tu le supposes. Puis
un hilote te pousse du pied, te secoue jusqu’à ce que tu émerges.

32
naissance d ’ homère

Subsiste une impression tenace. Celle d’avoir découvert une


grande vérité, mais tu ne saurais dire laquelle.
— Combien de temps ai-je dormi ?
Ta question demeure sans réponse. Aucun signe n’indique
qu’on l’ait comprise. Serais-tu soulagé d’apprendre que tu as
à peine fermé l’œil ? Deux hommes te saisissent, te soulèvent
presque. Sans un mot, on te conduit à travers une longue enfi-
lade de corridors, dans une salle gigantesque, ornée de reliefs
admirables, taillés à même les murs, et de fleurs luxuriantes
mais sans parfum. Gare à toi, Mérios : là où tu imagines la vie,
il n’y a qu’un décor pour tromper les naïfs. Ces fleurs sont
mortes. Il en va ainsi au royaume de Sparte.
Ménélas te regarde tandis que tu avances vers lui. L’homme
devant lequel tu t’inclines paraît épuisé. Tu doutes qu’il ait
la force d’ordonner qu’on t’égorge sur-le-champ. Tu as tort.
Les habitants de l’Argolide, les Spartiates encore plus que
les autres, savent se montrer impitoyables. Ils n’autorisent
aucun traitement de faveur. Au point où tu en es, tu n’y peux
pas grand-chose. L’attitude à adopter consiste à ne pas mani-
fester ta crainte ni fournir le plus infime indice de culpabi-
lité. Ménélas palpe sa chevelure, puis enserre sa nuque. Tu ne
l’imaginais pas beau. Tu te trompais. Tu le croyais blafard et
flasque. Il a plutôt le teint cuivré des hommes qui ne craignent
pas le soleil. Ses manières te paraissent affectées, comme s’il
jouait à être monarque. Il ne daigne pas lever les yeux vers toi.
— Je me nomme Ménélas, de la lignée des Atrides. J’ai l’âge
de ceux qui ont connu les guerres pour la succession de Thèbes.
Le trône et la cité de Sparte m’appartiennent.
— Je m’appelle Mérios. J’ai quitté Sparte sans retour. Les
dieux obstinés et malfaisants, dans leur fureur, m’ont condamné

33
naissance d ’ homère

à l’état de fugitif. Ce sort ne me rebute pas. J’ai l’âge de ceux qui


se destinent à accomplir de grands projets. Je renie la cité de
mes aïeux et place mon avenir entre vos mains.
Tu dis cela avec fierté. Pour un jeune Troyen, tu ne t’en tires
pas trop mal. Tu mérites de survivre, ne serait-ce qu’un temps.
— Le poste de conseiller plénipotentiaire vous revient.
Même si la pythie avait prédit ton destin, Mérios, ce dé-
cret te laisse sans voix. Tu ne saurais décrire ton état d’esprit.
Décontenancé ? Incrédule ? Éberlué ? Ménélas t’a à peine
écouté. Mais la pire des réactions consisterait à tomber à ­genoux
et à remercier le tyran avec effusion.
Voici déjà le terme de cette brève audience. Toujours sans
un mot, les hilotes se placent de nouveau de part et d’autre
de toi. Tu n’as pas perçu le signe qui leur indique la marche à
suivre, mais ils t’escortent avec une déférence nouvelle vers la
sortie. Entre les centaines de prétendants achéens, argiens,
crétois, parmi les étrangers, fugitifs ou renégats, criminels
ou innocents, Ménélas pouvait choisir qui il voulait. Pourquoi
toi ? À cause de ton sang royal ? Des secrets que tu livreras sur
Troie ? Le temps viendra un jour de poser l’une ou l’autre de
ces questions. Ce matin, le silence éclipse toute parole.
Un esclave t’attend à la sortie. Il est grand, avec un visage de
brute. Tu te demandes si cela garantit ta sécurité ou constitue une
menace. Il se tait et te guide, toi, nouveau conseiller plénipoten-
tiaire du roi, à travers des couloirs sombres comme des four-
reaux. Il te mène à une cour intérieure et s’arrête sur le seuil d’un
appartement. Tu aimerais lui parler, mais il paraît rentré en lui-
même, comme une tortue dans sa carapace. Tu le détailles avec
curiosité. Cet homme parcouru de cicatrices a connu la guerre et
les corps-à-corps sans pitié. Personne n’en sort indemne.

34
naissance d ’ homère

La fatigue a transformé tes membres en plomb. Prends le


temps, Mérios, de tâter les étoffes précieuses qui t’attendent
dans des coffres. De humer les parfums ambrés qui ­embaument
l’air. Et surtout, surtout, repère chacune des issues de ton petit
domaine avant de t’endormir. On n’est jamais trop prudent.
Le silence devient si complet que tes oreilles en bour-
donnent. Il t’empêche de dormir. Tu rejettes le drap de laine
fine qui te recouvre, car tu as chaud. Sans lui, tu ressens main-
tenant les morsures froides de Nyx, la déesse nocturne. Le
temps paraît s’immobiliser, se dissoudre comme une perle
dans le vinaigre. Tu fermes les yeux, Mérios, et tu sens la pythie
noire couchée à tes côtés. La ligne familière de son cou tranche
dans la pénombre. Sa présence te rassure et tu trouves enfin le
sommeil.
Scène 4
Une tension perceptible dans l’attitude des serviteurs et la
hargne de quelques ordres indistincts, lancés depuis un lieu
imprécis, ailleurs dans le palais, te forcent à ouvrir les yeux.
Pendant quelques instants, tu te demandes où tu te trouves. Il
te faut un certain temps pour te rappeler les événements des
derniers jours. La fuite de Pâris, ton frère aîné, avec Hélène.
La rencontre avec Ménélas, le roi abandonné.
Ménélas a-t-il réellement fait de toi son conseiller pléni-
potentiaire ? Tu as raison d’en douter, mais tes souvenirs ne te
trompent pas. Tu crains d’apprendre ce qu’il exigera de toi. Au
moins, on t’a épargné une mort immédiate ou la torture. Un
supplice encore pire t’attend peut-être mais, pour l’instant,
tout va bien.
Tes nouveaux appartements sont fabuleux, à commencer
par le dallage noir et blanc, tiède et doux sous tes pieds. Si tu ne
craignais qu’on t’entende, tu gémirais de plaisir en te vautrant
dans les traversins bourrés de duvet qui bordent la pièce. Sur
une table s’empilent des assiettes en bronze, fines et légères.
Un artisan y a serti des pierres en forme de petits fruits.
Ces merveilles te ramènent au mystère de ton hôte.
Comment un mortel peut-il décider de l’avenir ? Seuls les
dieux possèdent ce pouvoir. Nul ne peut s’afficher prophète
sans qu’un don le possède. À moins que Ménélas se fonde sur
la logique et la déduction. Le pari qu’il prend, s’il le remporte,

36
naissance d ’ homère

équivaudrait à une vision. Tu te mets à faire les cent pas dans


ta vaste chambre et tu retournes ces questions en tous sens.
Bientôt épuisé, tu t’accoudes à la fenêtre qui s’ouvre sur la mer
et tu uses tes yeux à contempler le vide.
Au tiers du dernier quadrant du jour, un nouveau garde se
présente et s’incline devant toi, son nouveau maître.
— Je me nomme Nélée, hilote spartiate, et je me mets à ton
service. Conseiller, le roi t’invite à sa table et te convie aux dis-
cussions qui s’y tiendront.
« Convier ». « Ordonner ». Ne t’illusionne pas, Mérios, ces
mots signifient la même chose. Au moins, le soupçon de fami-
liarité dans les paroles du garde te fait espérer une connivence
future.
Que revêt-on pour partager le repas d’un roi ? Un habit
d’apparat ? Une chasuble ? Un bonnet phrygien parfumé à l’en-
cens ? Personne ne se soucie de te fournir la réponse. De toute
manière, pour l’instant, tu ne possèdes qu’une tunique de lin
sale, celle qui te permet de ne pas te promener nu. Ton nouveau
serviteur, ce Nélée un peu inquiétant, te mène à sa suite à tra-
vers un véritable labyrinthe. Tu comptes une à une les portes de
chacun des couloirs sinueux que vous parcourez sous la lumière
diffuse qui paraît sourdre du plafond. Nélée ne dit rien.
Dans l’antichambre de la salle de banquet, des servantes
te lavent les pieds et te frottent les bras d’huile. Alors que
Nélée se détourne, on te retire ta tunique et on la remplace
par une toge noire et brodée de filin argenté. Ensuite, on te
mène jusqu’au dégagement où patientent les convives. Tu es le
premier qu’on vient chercher. On t’installe à la place qui t’est
désignée.
À la droite de Ménélas.

37
naissance d ’ homère

Un aède, juché sur un piédestal, module d’une voix rauque


le récit d’un homme qui, en des temps reculés, aurait tué son
père et épousé sa mère. Ménélas, assis sur un amoncelle-
ment de coussins et de draps, prend un air de concentration
extrême. Il te semble étrange, voire un peu fou. Tu l’observes.
Il marmonne sans trop s’en rendre compte. Le mouvement de
ses lèvres et les gestes de ses mains anticipent ceux de l’aède,
comme s’il devançait le récit à venir. Le roi note enfin ta pré-
sence et sort de son état de transe.
— Je dois avoir écouté ce chant au moins une centaine de
fois. Et il m’étonne toujours. Qu’en dites-vous ?
— Je me rappelle qu’un prêtre troyen racontait une histoire
semblable. Quelque voyageur lui en aurait relaté le principe
et il nous le servait à sa manière. Sans vouloir offenser votre
renommée, sachez que ce récit appartient à nos deux peuples.
D’ailleurs, le prêtre concluait toujours de la même manière.
— Dites-m’en plus !
— Il affirmait qu’on ne peut se soustraire à la volonté des
dieux.
— Au contraire ! La volonté des dieux se camoufle sans
cesse. Les prophéties se comprennent toujours à l’envers ou à
rebours. Pour plaire aux dieux, il suffit de faire le contraire de
ce qu’ils demandent.
— Mais… Œdipe et sa mère ?
— Cette histoire ne tient pas debout. Comment un jeune
homme qui se croit fils de roi, qui l’est réellement de surcroît,
accepterait-il qu’un oracle ne réponde pas à sa question ?
Œdipe demande si le roi de Corinthe le reconnaît pour son fils
et l’oracle lui répond qu’il tuera son père. Pour son imperti-
nence, cet oracle mérite le fouet. Ou pire.

38
naissance d ’ homère

Tandis qu’il parle, le roi spartiate saisit un morceau de pain


et se sert une part d’agneau rôti. Les plats en or et en ivoire
t’éblouissent, Mérios. Toute cette perfection t’intimide même
un peu. Tu te souviens que tu n’as jamais été convié à la table de
ton propre père, dans le palais de tes aïeux.
— Qu’auriez-vous fait à sa place ?
— J’aurais sans hésiter soumis l’oracle à la torture, pour
lui apprendre à répondre à mes questions. Ensuite, j’aurais
sagement attendu le trépas de mon père, adoptif ou non,
pour prendre sa place sur le trône de Corinthe. Au lieu de
cela, Œdipe se condamne lui-même à l’exil et bat les chemins
jusqu’à ce qu’un inévitable affrontement se produise.
— Les dieux l’ont pourtant conduit jusqu’à son père.
— Nous ne le saurons jamais. Beaucoup d’hommes errent le
long des routes. De nombreux crimes sont expiés par des innocents.
Avant que le roi ne t’épargne, Mérios, tu t’es juré de mani-
fester, en tout lieu et en toute circonstance, une dignité royale.
Si tu interviens à nouveau dans cette discussion, c’est pour res-
pecter ce principe.
— Il faut reconnaître, Ménélas, qu’Œdipe accepte les con­
clusions imparables de l’oracle.
— Le pauvre mélange tout. Il n’obtient jamais de preuve de
l’identité de l’homme qu’il se rappelle avoir tué vingt ans plus
tôt. Tant de gens meurent sur les chemins qui relient nos cités.
— N’a-t-il pas entrepris son enquête pour débarrasser la
ville de la peste ?
— Et pourquoi la peste dépendrait-elle d’un crime commis
si longtemps auparavant ? Il se soumet plutôt à la loi de Créon.
Et lui cède le pouvoir… Sans compter qu’il se crève les yeux
sans que ce châtiment ait été prescrit.

39
naissance d ’ homère

Ménélas enfourne la nourriture sans trop se soucier de toi.


Tu ne lui trouves aucune noblesse, mais l’intelligence luit dans
son regard. Quelque chose dans son maintien, sa moue iro-
nique, sa tignasse d’où émergent quelques mèches indociles,
sa barbe mal taillée, tout indique qu’il ne se soucie guère de son
apparence. Priam, lui, se montre intraitable à cet égard, tant
pour lui que pour les membres de sa suite.
— Au fond, vous réfutez l’histoire du roi maudit de Thèbes,
car elle enseigne qu’il faut préférer l’aveuglement à la lucidité.
Ménélas mastique un morceau de viande. On entend
presque les chairs qui cèdent sous ses dents. Il relève la tête et
te toise. Ses yeux clairs te transpercent. Des débris de nourri-
ture dansent sur sa langue alors qu’il te répond.
— Bien. C’est très bien. J’avoue que je craignais de regretter
mon choix, mais cette audace me rassure. Savez-vous pourquoi
je vous ai épargné ?
— Je suppose que vous manifestez ainsi votre dignité.
— Essayez encore.
Prends bien le temps de méditer ta réponse, Mérios. Ici,
l’audace vaut mieux que la prudence.
— Votre projet… il justifie tous les moyens. L’emprison-
nement, la violence et la mort ne servent pas votre but. Pour
l’heure, l’astuce et la traîtrise sont de mise. Votre vérité fait
certes figure d’erreur auprès des autres chefs du ­Péloponnèse.
Or, vous vous moquez d’avoir tort, du moins en apparence,
dans vos pensées et vos actes. Tant que cela vous assure la
victoire.
— La flatterie ne vous mènera à rien. Mais vous voyez juste :
ma noblesse, la noblesse spartiate, éclipse toutes les autres.
— Désirez-vous qu’on admire la justesse de votre pensée ?

40
naissance d ’ homère

— Je ne le juge pas nécessaire. Qu’on m’admire m’indiffère.


Je ne cherche pas plus à ce qu’on me craigne.
— La torture et les supplices vous laissent donc indifférent ?
— Non. Pour moi, chaque homme, qu’il soit citoyen ou bar-
bare, mérite une souffrance équitable.
— Ainsi, en ce moment, comment votre noblesse s’exprime-
t‑elle ?
Si ton audace heurte Ménélas, il n’en laisse rien paraître.
— Selon vous, qu’est-ce que cette chose qui m’a poussé à
vous laisser la vie sauve ? Vous devez bien vous en douter. Il
paraît que vous possédez un don rare. Ne pas le mettre à mon
service serait une trahison.
— Quelle punition réservez-vous aux traîtres ?
— Aucune… Parfois.
Le repas s’achève. Ménélas emboîte les uns dans les autres
les bols de terre cuite qui encombrent la table. Il en a vidé
certains. D’autres sont restés intouchés. Puis il contemple le
résultat, avant de s’adresser de nouveau à toi.
— Vous devinez ce qui se trouve en jeu, n’est-ce pas ? Il me
faudra des aventuriers, des héros, des esclaves fidèles et des
serviteurs dévoués, habitués à ne jamais réfléchir. Il me faudra
aussi des traîtres.
— Je le comprends bien.
— Mais nous n’avons pas épuisé le sujet. Que pensez-vous
de la trahison ?
— La trahison constitue l’un des signes d’intelligence les
plus sûrs. Les meilleurs conseillers, les plus fidèles alliés, se
choisissent parmi les traîtres. Priam, mon père…
— Excellent ! J’aime votre manière d’avouer votre crime.
Mais ne prononcez plus jamais, ici, le nom de Priam. Il suffit

41
naissance d ’ homère

d’un rien pour que vous retombiez du sommet où je vous ai


posé.
Mérios, tu peux bien t’autoriser un sourire.
— Combien de traîtres avez-vous choisis pour occuper ce
ministère, avant moi ?
— Tout dépend de ce que vous entendez par là.
— N’attendez-vous qu’une faute de ma part pour me sacri-
fier à mon tour ?
— Aucun de mes conseillers n’est demeuré à mon service
plus de quelques lunes. Tous, l’un après l’autre, cèdent à une
peur qui les rend inaptes à exercer la haute fonction que je leur
confie. Pour moi, un mauvais conseil équivaut à une trahison.
Aucun de ceux qui vous ont précédé n’a mérité ma clémence.
Et je n’ai jamais lésiné sur les moyens pour sanctionner leur
faute.
— Peut-être n’avez-vous pas remarqué le paradoxe de votre
raisonnement.
— Ce paradoxe, comme vous dites, n’en est pas un. Il inspire
même des récits très édifiants. Un aède consacre ses jours et
ses veilles à reconstituer la vie de mes conseillers et l’étendue
de leur traîtrise. Ses chants, je les offre tel un avertissement à
mes visiteurs et à mes nouveaux conseillers. Plénipotentiaires
ou non. Le message n’est pas toujours compris, mais cela reste
très beau.
— N’auriez-vous pas intérêt à être limpide quand il s’agit de
politique ?
Ménélas éclate de rire.
— Votre façon de présenter les choses me plaît. J’aurais pu
manifester plus d’indulgence à l’endroit de certains de mes
hôtes. Il y a très peu de transfuges à Sparte. De fait, il reste

42
naissance d ’ homère

peut-être un ou deux agonisants qui achèvent de se vider de


leur sang dans un de mes cachots… Non… Ce qui manque, ce
serait plutôt un authentique conteur. Une voix à la fois neuve et
intemporelle…
Jusqu’ici, Mérios, tu pensais philosopher avec un cynique,
imbu de sa personne. À cet instant, tu peux presque croire que
Narcisse s’est incarné devant toi. Ménélas se fige, comme s’il
avait deviné ta pensée. Il a peut-être trop parlé. Puis il hausse
les épaules.
— Seriez-vous capable de retrouver votre chemin vers la
sortie ?
— On peut s’y perdre…
— Cela arrive à mes ministres. Les savoir sur le qui-vive,
dans la crainte constante de s’égarer, me procure une grande
satisfaction. Je fais ajouter sans cesse de nouveaux pavillons
selon un plan circulaire. Les architectes de Sparte préfèrent
l’étendue à la hauteur. Ils reproduisent un péristyle, le plus
dépouillé qui soit, qu’ils entourent de pièces comportant cha-
cune quatre ouvertures. Plusieurs appartements entourent
l’îlot central. Nous nous trouvons ici dans le cinquième péri-
mètre. Même un authentique Spartiate serait incapable de s’y
retrouver, sans compter que mes architectes dessinent désor-
mais des pièces de plus en plus vastes.
Tu l’écoutes en fronçant les sourcils.
— Qu’y a-t-il, monsieur le traître ? Vous avez du mal à vous
former une image de cette merveille ?
— Je me dis seulement qu’une telle structure paraît idéale
pour dissimuler un secret.
Ménélas laisse à nouveau échapper un long éclat de rire,
sonore et saccadé.

43
naissance d ’ homère

— Une rumeur court, en effet, à propos d’un monstre au


corps d’homme et à la tête de taureau. Il se terrerait au centre
de ce labyrinthe et y survivrait en dévorant les curieux, les
imprudents et les audacieux.
— Cette histoire doit effrayer les enfants.
— Pas vous ? Vous n’avez pas peur de la mathématique ?
— Pas plus que de la philosophie.
— La renommée de l’un des nôtres ne s’est peut-être pas
encore rendue jusqu’à vous. Il se nomme Palamède et on dit de
lui qu’il sait décoder le langage des dieux en lançant quelques
dés.
— Je devine que des lois existent pour régir les jeux. Sinon,
il ne serait pas simple de tricher. Mais c’est là un outil pour la
pensée plus que pour l’action.
— L’énigme que je vous réserve pourrait bien modifier votre
attitude. Il me prend une envie soudaine de jouer votre vie
contre une réponse exacte. Écoutez bien. S’il y a une pièce dans
le premier périmètre de mon palais, sept dans le ­deuxième,
combien le troisième en compte-t-il ?
Mérios, tu trouveras seul la réponse. Tu as bien compté les
portes, n’est-ce pas ? Nous, les dieux, ne nous affairons jamais
au décompte des choses et des gens.
— Si le second périmètre comporte sept pièces au lieu de
huit, c’est pour préserver un passage vers la sortie. Et, avant
qu’il vous prenne la fantaisie de poursuivre cet interrogatoire,
sachez, mon roi, que le quatrième périmètre doit en contenir
vingt-quatre pour la même raison. Quant au cinquième, vous
venez vous-même de m’avouer que son plan initial a été bous-
culé. Mais il pourrait s’y loger trente-deux unités identiques à
la pièce centrale.

44
naissance d ’ homère

Ménélas écarquille les yeux, déçu de ne pas disposer d’une


raison valable pour ordonner ton exécution.
— Me voilà rassuré quant à votre intelligence. Demain, je
vous confierai une mission.
Un serviteur très frêle se penche sur toi pour t’offrir une
coupe de vin. Tu n’entends pas bien l’idée qu’expose alors
Ménélas. Il évoque un nouveau dédale ou un départ prochain.
Tu te risques à le relancer.
— Tous ces passages secrets paraissent plutôt pratiques.
— Dans ces corridors sans fin, mes parents ont proposé
leurs cousines, leurs sœurs, leurs filles, consentantes ou pas,
pour faciliter les échanges avec nos voisins égéens, achéens
ou des étrangers parfois venus d’aussi loin que Tyr ou Sidon.
J’aime réserver quelques surprises aux ambassadeurs.
— S’ils rentrent sains et saufs de voyage, vos visiteurs ont
sans doute de beaux récits en tête.
— Les Atrides ne jouissent pas de leur prestige sans raison.
— Votre existence semble passionnante.
— Détrompez-vous. Je me suis lassé des monarques. Leurs
visites, leurs cadeaux, leurs prétendues faveurs m’ennuient.
Je préfère, et de loin, les chants de mon aède racontant les
temps anciens. Quand le tracé imprécis de la frontière entre
les domaines des dieux et ceux des hommes pouvait encore
bouger.
Au moment où Ménélas prononce ces paroles, les rayons
de la lune cessent de filtrer à travers les nuages. Une pluie
tiède commence à tomber. Vous restez tous deux à écouter son
martèlement sourd et à contempler les ombres qui se meuvent
dans le demi-jour des torches.
— Le ciel nous quitte. Le monde s’éloigne…

45
naissance d ’ homère

Tu t’efforces de ne pas répondre. Pour échapper à cette


étrange intimité, tu évoquerais volontiers l’épuisement.
Ce prétexte, tu ne l’inventerais pas. Tu tombes de sommeil.
Ménélas se tourne vers toi et te fixe de ses yeux embrumés.
— Demain, je vous mettrai encore à l’épreuve. Nous discu-
terons des stratagèmes d’Ulysse.
Ménélas sait-il qu’il se répète ? Ses gestes ralentissent,
s’alourdissent. Puis il glisse avant toi dans les bras de Morphée.
Tu observes un instant cet homme rendu vulnérable et presque
touchant. Sans attendre une autorisation ou un ordre, tu décides
qu’il est temps de prendre congé du roi de Sparte. Tu te lèves et
tu t’éclipses. Ton chemin, tu le retrouveras par toi-même. Ton
pied racle le sol dallé. Ménélas se déplace d’un iota. Tu crois
l’entendre proférer tout bas une menace de mort. Pourquoi t’en
soucier ? Pars, Mérios. Tu n’as rien à craindre. Pas ce soir.
Nélée t’attend à la sortie de la salle pour te raccompagner
à tes appartements. Lui, au moins, ne pose pas de conditions.
Scène 5
Un jeu de projecteurs superpose des images de deux épisodes de
la vie de Mérios à Troie. Le premier se passe chez un scribe alors que
Mérios est enfant. Le scribe lui enseigne les lettres de l’alphabet. La
nourrice s’extasie lorsque le petit parvient à identifier l’une d’elles.
Le second, plus diffus, se déroule dans un temple à l’atmosphère
onirique. Un prêtre, ou un oracle, demande à Mérios de choisir une
clé, puis de l’insérer dans la serrure d’une porte. L’image s’estompe
avant qu’on sache si la porte s’ouvrira.

Tu cherches à mettre de l’ordre dans tes idées. Ces sou-


venirs paraissent invraisemblables, mais t’occupent au
point où tu n’entends pas Nélée t’appeler depuis le seuil de
tes appartements. Devant l’absence de réponse, le serviteur
pénètre dans la chambre, s’avance jusqu’à toi et t’adresse la
parole.
— Depuis ton départ de Troie, tu as négligé d’adresser des
vœux aux dieux, Mérios.
— Des vœux ? Mais pour accomplir quel désir ?
— Le faste et le confort de ces appartements, la volupté que
tu éprouves à paresser, enfoncé dans les coussins moelleux
qui tapissent le sol de ta chambre, suffisent-ils à rayer de ta
mémoire toute trace de nostalgie ?
— Troie ne me manque pas. Et puis, voilà une question inu-
tile. Priam a-t-il seulement remarqué l’absence d’un de ses

47
naissance d ’ homère

fils ? En un geste, Ménélas a déjà accompli davantage pour moi


que mon propre père.
— Il te confiera pourtant une mission injuste, quitte à te
pousser au sacrifice.
Tu as soudain l’impression qu’un dieu s’exprime par la
bouche de Nélée. Tu n’oses pas répliquer tout de suite. Cette
voix, tu ne tiens pas à l’entendre. Tu préfères profiter de l’eau
chaude qu’on t’apporte pour ta toilette, et des étoffes soyeuses
qui ont remplacé ta tunique défraîchie. Tu le mérites. C’est
pourquoi un soupçon d’agacement teinte le ton de ta réponse.
— De quelle mission parles-tu ?
— Celle qui consiste à exiger d’Ulysse qu’il respecte sa pro-
messe et ses engagements.
— Je n’ai jamais entendu mentionner ce nom. Est-ce que…
Nélée t’interrompt.
— Je te dis que le monarque de Sparte confiera à un paria
de Troie le soin de démêler un écheveau dont ni ses ministres,
ni ses augures, ni ses vierges aveugles, pas plus que le vol des
aigles ou des mouches n’ont deviné le secret.
Tu as peur, soudain, Mérios.
— Ménélas, grand parmi les grands, s’imagine-t-il que je
saurai résoudre cette énigme ?
Nélée ne répond pas. Des pensées sombres t’envahissent.
Pour les camoufler, tu tournes le dos à ton serviteur et tu t’ins-
talles devant une fenêtre tandis que l’éclat du jour diminue.
Cesse de te tracasser, fils de Priam. Je veille sur toi et tu
sauras en temps opportun reconnaître ma voix. Ensemble,
nous répondrons aux questions tordues de ton nouveau maître.
Les répliques te viendront au détour d’un de tes rêves éveil-
lés. Un immense pouvoir t’habite, mais il vaut mieux ne pas te

48
naissance d ’ homère

le dévoiler maintenant. Tu risquerais de l’exhiber trop vite et


Ménélas s’empresserait d’en abuser.
— Qui es-tu ?
C’est à moi, Athéna, que tu t’adresses, mais je ne vais sur-
tout pas te répondre.
Nélée te toise, comme si tu avais perdu la tête et que tu
t’adressais à la mer et à son mugissement. Laisse-le penser à
sa guise… Transformer les défaites en victoires, les douleurs
en plaisirs, la honte en triomphe. Voilà le don que tu recevras,
Mérios. Quel dieu t’offre une telle faveur ?
Nélée interrompt tes songeries pour t’inviter à partager le
repas de Ménélas. À ta demande, vous empruntez un chemin
différent. Tu veux revoir les appartements réservés à la délé-
gation spartiate. Ton statut de conseiller plénipotentiaire te
permet aussi de visiter les appartements de la reine. Tu res-
pires l’air de cette chambre que tu ne reconnais pas. Pourtant,
tu y as accompagné ton frère au premier jour de votre visite.
La reine vous tournait le dos à votre arrivée. Penchée sur une
tablette de marbre, elle suivait du doigt le parcours de signes
cabalistiques. Tu revois ses fines épaules que Pâris admi-
rait, les yeux ronds. Hélène n’a rien fait pour se dérober à ce
regard. Elle s’est contentée d’offrir ses gestes lents, son indif-
férence feinte et ses boucles d’oreille… Les mêmes que por-
tait ­l’Éthiopienne. Elle vous a traité avec un mélange d’obsé-
quiosité et d’ironie.
Tu as beau fouiner dans les quatre coins de la pièce, tu ne
trouves pas ce que tu cherches. Tu t’appuies au dossier d’un fau-
teuil et tu fais le point. Aucun désordre, aucune trace de lutte.
Rien qui indiquerait que Pâris aurait usé de sa force pour enle-
ver la reine. Si tel était le cas, qui aurait alors voulu effacer toute

49
naissance d ’ homère

trace du rapt ? Nélée a assez attendu et il craint la colère du roi.


Il est temps de vous remettre en marche. Les méandres de ce
nouveau parcours n’y changent rien. Le trajet d’aujourd’hui
paraît aussi interminable que celui d’hier. Nélée te parle tout
bas, au moment où vous approchez de votre destination.
— Prépare-toi. Ménélas va chercher à te piéger encore.
Dans la salle du banquet, ce soir, l’aménagement des lieux
annonce une soirée moins fastueuse. Ménélas semble t’at-
tendre, mais son air impénétrable le fait paraître grotesque.
Il récite une litanie. Il porte la toge blanche des aèdes. La cou-
ronne de laurier posée sur sa tête glisse un peu vers l’arrière
à mesure qu’il déclame une variante de la chanson d’Œdipe.
Il glorifie la mort volontaire d’une femme nommée Épicaste,
après qu’elle a échoué à séduire son fils. À ton arrivée, le roi se
tait. Il te fixe un instant, puis ajuste sa couronne.
— Je prends à témoin Zeus, dieu et père de dieux : si jamais
quelqu’un, venu de Troade, de Sparte ou d’ailleurs dans
le monde qu’éclaire Apollon, comprend la puissance et la
richesse de ce chant, il s’agit bien de moi, le plus illustre des
monarques qui règnent sur les Achéens.
Personne ne se risque à répliquer. Personne non plus n’ose
applaudir. Des serviteurs ou des esclaves — tu ne t’intéresses
pas à la différence — disposent des mets abondants et offrent
un vin liquoreux. Ménélas se met à table en premier. Les rares
convives et toi prenez place autour de lui. Le roi t’adresse la
parole et désigne le reste de l’assemblée d’un geste large, s’as-
surant ainsi que tous portent attention à votre conversation.
— Sans vous faire honte, vous qui occupez désormais le
siège de conseiller plénipotentiaire, sachez qu’aucune dignité
n’égale la dignité achéenne.

50
naissance d ’ homère

— Les dieux, Apollon et Poséidon en tête, ont construit les


murs de la cité de Troie. Il faut donc que quelque dieu qui leur
est supérieur ait prêté son concours à l’édification de votre
palais.
Ménélas relève-t-il l’ironie ?
— Pour les Atrides, tous les étrangers se rangent dans le
clan des barbares. Cela ne m’empêche pas de manifester de
l’hospitalité à ton endroit, jeune impertinent.
D’un nouveau geste, Ménélas sollicite encore plus d’atten-
tion de la part des autres convives.
— Par respect pour ses hôtes, un invité de marque s’em-
presse toujours d’établir ses origines et de détailler la lignée
de ses ancêtres, humains et divins. Quels sont les vôtres, jeune
conseiller ?
— Mon père, le roi Priam, est fils de Laomédon, un mortel,
fils du mortel Ilios, premier de la lignée de l’Iliade. Mon aïeul
n’a pas craint de sacrifier sa fille Hésione, née de son union avec
une nymphe, pour couper tout lien généalogique avec l’Olympe.
— Je préfère cette franchise aux récits alambiqués de cer-
tains membres de la lignée d’Argolide.
— N’appartenez-vous pas, vous aussi, à la descendance de
Zeus ?
— Ne parlons pas de moi ! Pas pour l’instant, du moins. Il
s’agit de cet usurpateur d’Égisthe, mon cousin né de l’union
violente de Thyeste avec sa fille Pélopia. Il pille sans remords
les trésors de l’héritage de ses ancêtres. Tandis qu’il le pouvait
encore, père aurait dû l’étrangler. Moi, je planterais volontiers
mes ongles dans sa chair tiède.
— Que lui reprochez-vous, sinon d’avoir agi de la même
manière que cet Œdipe dont vous chantez si bien le récit ?

51
naissance d ’ homère

— Détrompez-vous. Notre gloire et nos mérites, nous les


devons, mon frère Agamemnon et moi, à Atrée, notre père,
frère de Thyeste. C’était avant que l’oracle se réalise.
— De quel oracle s’agit-il ?
— Celui qui a annoncé qu’Égisthe tuerait père. Atrée avait
puisé sa force et son pouvoir de la régénération de Pélops, et il
en a pleinement joui.
— La logique de votre raisonnement m’échappe.
Ménélas retrousse les lèvres et passe sa langue sur ses
dents. On dirait que ses canines s’allongent et il enchaîne :
— Descendre d’une lignée d’anthropophages vous paraît
une grande malédiction, mais il n’en est rien.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien de plus simple que d’invoquer nos origines pour
inspirer la crainte, voire la terreur.
— Vous ne vous en privez pas.
— Les dieux accusent injustement Tantale, notre aïeul, de
leur avoir offert le corps de Pélops, son propre fils, lors d’un
banquet en leur honneur. Il n’a rien fait d’autre que ce qu’ils
attendaient de lui.
— Offrir le corps de son fils aux dieux constitue, en effet, la
plus grande preuve de soumission.
— Pourtant, les dieux lui ont reproché ce don ! Même son
fils, celui-là même qu’il voulait sacrifier, acceptait son sort.
J’ai vu la fureur dans le regard de notre père quand on lui rap-
pelait la condamnation de Tantale.
— Les dieux ne sont pas aussi sauvages que votre aïeul le
supposait.
— Vous ne voulez rien comprendre… Tantale n’a pas deviné
leur perversité.

52
naissance d ’ homère

— Et quelle a été la condamnation ?


— L’éternité à souffrir de la faim et de la soif, en dépit de la
proximité de boissons et de nourritures alléchantes.
— C’est justice. Les dieux ont considéré qu’il s’agissait du
prix à payer.
Ménélas te toise longuement avant de répondre. Tous
mangent en silence, en échangeant des regards inquiets.
— Un jour, peut-être, les dieux jugeront que Tantale a assez
souffert. Pour l’heure, je n’entretiens aucune illusion quant à la
bienveillance des dieux et je rejette ces souvenirs qui me font
mal.
— Mais les dieux n’ont fait que redire qu’on doit protéger
ceux qu’on aime.
Ménélas se frotte les mains, comme pour polir ses longs
ongles recourbés.
— Je refuse d’entendre parler de la tendresse de ces dieux
absents. Ils nous arrachent les yeux, nous déchirent la peau et
attendent des chants de gratitude pour toutes ces douleurs.
— Les habitants de l’Olympe reconnaissent le caractère
sacré de la chair humaine.
— Allons, s’ils l’avaient voulu, ils auraient retenu Déméter.
La déesse des moissons en a consommé, de cette précieuse
chair humaine. L’épaule du fils de mon ancêtre, remplacée par
de l’ivoire, rappelle la faute du père, mais aussi la méprise des
dieux.
— Vous ne craignez pas que blasphémer ainsi entraîne le
courroux divin ?
— Pourquoi les dieux me sacrifieraient-ils ? Je justifie une
guerre qu’ils espèrent de toutes leurs forces. Ma mort rendrait
caduque la nécessité de récupérer Hélène.

53
naissance d ’ homère

Ce faisant, Ménélas lève les bras au ciel. Un éclair zèbre


l’horizon, comme si un orage allait éclater. Les convives
assistent à l’échange, rivés à la moindre parole du roi et de son
tout nouveau conseiller. Le mandat d’un conseiller s’avère sou-
vent bien court. Ils te jugent présomptueux, mais ils admirent
ton courage, même s’ils ne sont pas sûrs de saisir ce qui se
trame entre vous deux.
Le roi se lève. Il se penche vers toi. Ses membres s’agitent
dans la lueur des torches. Les ombres tracent des dessins
éphémères sur les murs de la salle. Il prend sa coupe de vin et
boit une rasade. Puis il demande :
— Vous croyez vraiment aux dieux ? Rien n’entamera votre
foi inébranlable, n’est-ce pas ?
Tu ne dis rien. Ménélas sait comment provoquer le silence.
Tu ne dois pas t’émouvoir de son discours ou de ses mimiques.
Tu n’as rien à perdre à défendre des dieux qui veillent sur toi
avec une vigilance sans faille. Alors, tu te décides à répliquer.
— Ces divinités, elles m’ont créé à leur image. Si vous
n’aviez pas tant besoin de leur appui pour garantir votre pou-
voir, vous ne leur prêteriez pas tant de défauts humains, n’ai-
je pas raison ? D’ailleurs, la foi de vos sujets fait bien votre
affaire. Ils vous craignent, car ils supposent qu’au moindre
de vos caprices, vous invoquerez un Titan pour justifier de les
inscrire au menu de votre prochain banquet.
— Les dieux ne bronchent pas devant la mort. Ils l’ob-
servent de loin, comme un animal qu’on traque en vain et qui
ne se capture pas.
— Je m’incline devant cette poésie. Mais cette histoire d’an-
thropophagie rappelle une règle fondamentale, même si les
mots déguisent en partie les faits.

54
naissance d ’ homère

— En partie ? De toute pièce, devriez-vous dire ! Ne croyez


rien de cet horrible mensonge ! Cette histoire d’anthropopha-
gie, comme vous le dites si bien, les dieux l’ont inventée pour
ne pas avouer que Pélops leur a dérobé du nectar et de l’am-
broisie. Songez-y, la prochaine fois que vous entendrez des
envieux accuser notre ancêtre béni des pires crimes. Pélops…
— Peut-être devrais-tu te taire, Mérios, mais tu ne peux
t’empêcher d’interrompre ton hôte.
— Pélops, n’est-il pas tout autant le grand-père de Thyeste
que le vôtre ?
— Votre persiflage me fera perdre le fil de mes confidences.
Tantale n’a jamais sacrifié Pélops ! Poséidon, lui, l’a choisi
comme éromène. Par vengeance !
Tu voudrais rétorquer qu’il est facile d’invoquer les dieux
pour camoufler la violence des hommes. Tu ne le fais pas, car
c’est exactement la réplique qu’attend Ménélas.
Les rigueurs de la vie sur ce rivage tout en crevasses et en
rochers tordus ont bien tourmenté, autrefois, ses premiers
habitants. Cette vallée asymétrique aura servi à moduler le
chant des coyotes et des loups qui descendent vers l’eau. Ce
chant a pris racine dans l’âme des hommes comme des crocs
s’enfoncent dans une gorge. Tu pourrais expliquer que les
Spartiates, ces soldats de rien du tout, tenaillés par la faim et
oublieux des lois humaines, ont pu élever un culte à la chair.
Pour eux, imaginer un dieu à qui offrir la mort d’un enfant aura
occulté le caractère odieux de leur crime. Combien d’animaux
ont échappé aux pièges tendus par des chasseurs malhabiles
avant que la folie ne gagne ces derniers ? Combien de récoltes
ravagées par les insectes pourraient expliquer ce sacrilège ?
Apprendre qu’il faut sacrifier une part de sa génération pour

55
naissance d ’ homère

survivre dans une plaine escarpée, à l’orée d’une forêt pleine


de bêtes hurlantes et invisibles. Tel est le mystère en voie
d’être révélé.
Et que tu gardes pour toi.
Scène 6
L’éclairage se modifie. Les convives, soulagés qu’aucun d’eux
n’ait été écorché, quittent la salle dans un silence respectueux. Le
roi et son conseiller plénipotentiaire discutent toujours. Des esclaves
s’affairent auprès d’eux. Dans un coin éloigné, un aède poursuit une
récitation que personne n’écoute.

Un hilote profite de l’accalmie dans votre échange pour


apporter de nouveaux plats. Il prend soin de ne pas effleurer
Ménélas. Le roi capte son regard et lui fait un signe de la tête.
Puis il murmure quelques mots que tu perçois comme si Écho
les avait répétés. As-tu entendu prononcer le nom d’Hélène ?
Ménélas paraît hésiter. Il tousse, comme pour libérer sa
gorge.
— Que pensez-vous du mensonge ?
— Il s’agit d’une faute, mais il faut parfois s’y résoudre.
— Il y a pire, vous le savez.
— En effet, il y a l’hypocrisie qui condamne cette faute,
mais…
Et Ménélas de t’interrompre, en te tendant une coupe
pleine de vin :
— Allons, inutile de vous enfoncer dans de vaines tenta-
tives de morale. Il ne faut surtout pas gâcher notre bel appétit.
— Qui sait ? Peut-être regretterez-vous un jour d’avoir
déclenché une guerre qui vous privera de tels festins.

57
naissance d ’ homère

— Je devrais vous faire étriper sur-le-champ. Mais je ferai


une exception pour ce soir.
— Vous avez mal choisi votre conseiller si vous vouliez un
chant harmonieux, et mal choisi votre aède si vous vouliez de
sages conseils.
Ménélas se tait à nouveau, comme si une vérité s’imposait
à lui.
— Voici une splendide idée ! Et si, plutôt que de me conten-
ter d’échanger avec vous des serments ambigus, je vous ordon-
nais d’entamer le récit de cette épopée à venir ? C’est décidé !
Vous serez rapporteur de guerre.
Avoue, Mérios, que tu ne t’y attendais pas. Sinon, tu réflé-
chirais un peu avant de tenter de te défiler. À ce jeu dangereux,
on peut laisser des plumes.
— Pourquoi le choisiriez-vous parmi les exilés d’une con­
trée barbares, votre aède ? Je pourrais agir en traître et chanter
la sauvagerie des assaillants ou exhiber l’utilité de cet amour
que vous vouez à la fille de Tyndare.
— N’en dites pas plus. J’y ai déjà réfléchi. Votre destin vient
de se révéler à moi. Vous conterez ma glorieuse histoire.
Tu désignes l’homme qui marmonne une mélopée derrière
vous.
— Pourquoi ne pas confier cette tâche à un aède de vos con­
trées ? Pourquoi pas celui-ci, qui nous chante jusqu’à plus soif
le récit d’un roi parricide qui devient l’époux de sa mère ?
— Leur vanité m’écœure. Ces faux poètes se croient tous à
la hauteur des nobles qui les nourrissent. À cette prétention,
je préfère votre impertinence. D’un métèque envoyé par le
hasard et abandonné par les siens, je peux attendre qu’il relate
les faits de manière honnête. Et une pythie m’a confirmé que

58
naissance d ’ homère

ce métèque sait écrire. Elle vous a vu tracer des mots à même le


sol. En elle, je sais que je peux avoir confiance. Ses paroles sont
fiables. Mon histoire et votre récit traverseront les siècles.
Tu réprimes un mouvement de recul. Toi et moi savons que
tu ignores le premier geste de l’art vénérable d’écrire, ses sym-
boles, l’agencement des phrases, les rythmes, les déclinaisons.
Tu n’en révéleras rien, et dissimuleras aussi longtemps que les
dieux le permettront un secret qui te coûtera la vie lorsqu’on le
dévoilera. Si le cœur t’en dit, tu peux ruser, mais tu ne pourras
pas te soustraire à la tâche qui t’incombe.
— Parmi tous les artistes qui célèbrent votre gloire et
louangent vos vertus, il doit bien s’en trouver un qui soit apte à
vous satisfaire !
— Aucun. Et je préfère l’ignorance d’un nouveau venu.
— Voilà un nouveau paradoxe. Pour raconter votre histoire,
vous devrez me l’apprendre. Alors, l’ignorance sera un jour
dissipée.
— Vous aimez les apories, mais vous en savez déjà beau-
coup. L’histoire de ma lignée, celle de l’aveugle de Thèbes, les
légendes olympiennes… La conquête à venir de Troie ne vous
décevra pas.
— Et si c’était moi qui vous décevais ?
— Si vous craignez de ne pas être à la hauteur, partez immé-
diatement ! Reprenez la mer et que les flots vous emportent là
où il plaira aux dieux de vous emmener.
Tu n’hésites pas longtemps. Tu bois une gorgée de vin et tu
dis :
— Je vous dois la vie. Soit. Cette tâche, je l’accepte et je veux
bien que nous débutions tout de suite. Voulez-vous établir la
généalogie des belligérants ?

59
naissance d ’ homère

— J’ai consulté mes devins. Ils m’ont tous annoncé qu’il


s’agira d’une conquête aisée et expéditive. Presque tous les
héros achéens survivront à la guerre qui se mettra bientôt en
branle. Le temps viendra de parler d’eux et de leurs exploits,
et de l’inévitable défaite de chacun des combattants de vos
contrées. Concentrez-vous plutôt sur le sublime de mes ori-
gines et mes imminents exploits guerriers.
— La guerre contre Troie pour ravoir Hélène ne peut que
rendre compte de votre pouvoir. Nul ne doutera de votre
importance ni de votre influence.
Ménélas enserre sa coupe vide. Avec un sérieux impérial, il
te regarde droit dans les yeux.
— Jeune fils de Priam, je crois que je suis en train de tom-
ber amoureux de vous.
— Vraiment ? Ne préférez-vous pas attendre qu’Hélène
vous soit rendue ?
— Ne troublez pas par des paroles insensées l’émoi authen-
tique que vous m’inspirez. Il y a de nombreuses manières d’ai-
mer. Parfois, une guerre s’impose pour identifier où résident
nos véritables désirs, ceux qu’on nous a dérobés par la force et
ceux que l’absence dévoile.
— D’où provient cette conviction qu’Hélène a été enlevée ?
Ne croyez-vous pas qu’elle ait suivi Pâris de son plein gré ?
Ménélas projette sa coupe au loin de toutes ses forces. Le
son étouffé de la chute de l’objet, amortie par un drap, annihile
la violence du geste. Tu réprimes un sourire et tu ajoutes :
— Les dieux ne me désavoueront pas si j’affirme que la
fille de Tyndare n’a pas été enlevée de force. Votre peuple vous
suivra-t-il, muet et résigné, s’il apprend comment vous avez
manigancé le rapt de la reine ?

60
naissance d ’ homère

Ménélas prend son temps pour te répondre sans détour.


— Brillante déduction… Les Troyens n’ignorent sûrement
pas la divine gradation des supplices. Eh bien, jeune fils de
Priam, je vous promets d’inventer de nouvelles tortures, qui
dépasseront en horreur les étapes ultimes de cet art séculaire
qui consiste à venger un affront par la douleur, si votre épopée
ne me satisfait pas.
De telles menaces n’admettent aucune réplique. Les der-
niers instants de votre tête-à-tête se déroulent en silence,
sous un éclairage qui diminue peu à peu, jusqu’à rendre indis-
cernables les mouvements des esclaves, lesquels s’éclipsent
l’un à la suite de l’autre. La voix monocorde de l’aède, épuisé,
s’éteint d’elle-même.
Maintenant, il ne te reste qu’à rentrer dans tes apparte-
ments. Retrouveras-tu ton chemin tout seul ? À quoi sert un
labyrinthe ? À perdre ou à protéger ?
Dans la pénombre, tes mains te servent mieux que tes yeux.
Pour la première fois, Mérios, tu pressens le jour encore loin-
tain où ta cornée s’épaissira. Soudain, ta main sent une diffé-
rence dans la texture du crépi. Tu approches de ta chambre. Tes
rires te soulagent, Mérios, mais ils sonnent faux, et résonnent
comme une condamnation.
Scène 7
Une parade rituelle se met en branle autour de la scène. On
entend des armes qui s’entrechoquent et des ordres qui proviennent
de divers coins de l’espace. Des messagers, des portefaix, des hilotes
se hâtent d’un endroit à l’autre. Toujours, en fond sonore, les mêmes
cinq notes.

On t’a ordonné de rejoindre Ménélas dans la salle du conseil.


Le crépi peine à sécher sur les murs de la toute dernière pièce
ajoutée au palais royal. Des esclaves s’affairent à la décorer de
fleurs, comme pour masquer l’austérité qui s’en dégage. Par
une large ouverture, on voit des paysans. Ils s’échinent sur une
terre aride. À ton arrivée, tu surprends Ménélas en train de se
regarder dans un miroir. La surface réfléchissante, imparfaite,
déforme son visage tour à tour inquiétant et grotesque. Rien ne
t’oblige à te manifester. Tu ne te presses pas pour le faire. Ton
nouveau maître passe un temps fou à contempler son image. Tu
as l’impression qu’il retient son souffle aussi longtemps que
possible, puis qu’il expire fort, comme pour expulser un corps
étranger. Soudain, il se rend compte de ta présence.
— J’ai beaucoup aimé notre conversation d’hier !
— C’est un royaume étonnant et sauvage, celui que vous
gouvernez.
— On ne peut pas tous provenir d’une lignée décimée faute
d’avoir honoré les dieux.

62
naissance d ’ homère

— Voilà des mots suspects. Attendez-vous que je tombe


dans un piège ?
— Comment ne pas s’intéresser aux Troyens ? Je n’aurais pas
voulu préparer à la légère l’invasion de la cité de vos ancêtres ni
ignorer quoi que ce soit d’un peuple que nous allons assiéger,
affamer, puis exterminer.
— Certes, les dieux se sont acharnés sur mon père. Cela ne
fait pas des miens un peuple de pleutres. Ce serait plutôt une
preuve du contraire. D’ailleurs, vous pouvez brandir toutes les
menaces qui vous chantent, je ne crains rien.
— Ne vous méprenez pas. J’apprécie la jolie couleur de votre
peau et je regretterai le moment de m’en priver pour de bon.
— Très bien. Vous m’étriperez à l’heure de votre choix.
— Je saurai la reconnaître quand elle se présentera. En
attendant, rien ne vous empêche de déguster les mets que je
vous offre.
— Votre générosité parviendrait à émouvoir une cuirasse de
bronze.
— Vous parlez comme si vous ne vous préoccupiez pas de
votre survie.
— Quelle importance ? Si vous me tuez maintenant, vous
n’aurez plus personne pour la raconter, votre épopée. Votre
renommée en souffrirait. Des mots…
Le blond Ménélas émet un drôle de son, qui ressemble à un
rire étouffé.
— Des mots ! J’aimerais en entendre quelques-uns de votre
bouche. J’attends qu’aucune pudeur ne vous retienne. Que le
cours des mers et des fleuves se transforme en bête féroce. Que
les aimables sirènes de vos chants séduisent… comme si on
éteignait la nuit.

63
naissance d ’ homère

Tu sais, Mérios, que ton maître ne craint ni pour sa vie


ni pour son royaume. Un devin lui a annoncé qu’il sera le
vainqueur incontesté et intact d’une guerre sans quartiers. Il
a bu les paroles de ce diseur de bonne aventure. Ce sont des
réalités observables que rien, jamais, ne remettra en ques-
tion. Le vrai gagnant de la guerre de Troie, ce sera lui, le roi
de Sparte. À tout prendre, Héra, l’épouse légitime de Zeus,
le collectionneur d’enfants illégitimes, se rangera du côté de
Ménélas. Entre époux trompés, on se serre les coudes. Or,
il importe de protéger tes arrières. Laisse parler les muses,
pourquoi pas ? Mais évite pour l’instant d’évoquer Héra et
ses ruses. Ménélas n’a pas à savoir qu’elle favorisera la vic-
toire contre Troie. Qu’en échange, elle sacrifiera à Zeus trois
cités qui lui sont chères entre toutes : Argos, Mycènes et
Sparte.
Il sera toujours temps de rétablir la vérité au moment
opportun. Pour l’heure, ferme les yeux et prononce les mots
qui s’alignent dans ta tête.
— Nul mortel ne rivalise avec Zeus. Hermès surpassera
toujours le meilleur des aèdes. Mais aucun dieu ne prendra la
place d’un homme, n’ajoutera une mesure d’immortalité dans
la balance des combats. Les guerriers lutteront à la manière
des flammes dans un feu. La marche des armées secouera le
sol. On croira à une secousse imposée par Hadès. Jamais trem-
blement de terre n’aura un tel retentissement dans la mémoire
des peuples.
Pour une fois, Ménélas semble pris de court.
— Excellente entrée en matière ! Ne devriez-vous pas, tel
un scribe, vous munir d’un stylet, d’une tablette ?
— Je n’en ai pas besoin.

64
naissance d ’ homère

— Et comment raconterez-vous mon triomphe ?


Des formules toutes faites te viendront à l’esprit, Mérios.
Des figures surgiront du brouillard. Un rythme s’instaurera.
Tu inventeras des chants qui se dicteront d’eux-mêmes et que
pourront réciter les aveugles. Mais, maintenant, il serait sage
de te défiler.
— Je ne veux en entamer trop tôt le récit. Ne craignez-vous
pas que la victoire ne soit pas totalement acquise ?
— Les preuves de la faiblesse de l’ennemi sont mani-
festes. Nos espions m’ont exposé la décrépitude de sa cita-
delle. La déchéance du pouvoir qu’y exercent le roi et ses
fils ne laisse aucun doute. Il serait prématuré de conclure
votre épopée, soit, mais vous pourriez néanmoins en livrer
le début.
Cette conversation t’accable. Il t’en coûte de l’entendre
mépriser les tiens. Ménélas le voit bien. Peut-être veut-il
mettre ta loyauté à l’épreuve ? Improvise, Mérios, et tu verras
que Ménélas n’est pas si difficile à satisfaire.
— Eh bien, votre épopée débute au moment où les rois
achéens ont tous prêté serment. Ils se ligueront contre Pâris,
l’auteur du rapt.
— Vous connaissez donc le serment de Tyndare ?
— Personne, même dans nos contrées lointaines, n’ignore
le stratagème imaginé par un jeune roi grec pour protéger votre
hymen.
— Savez-vous que celui dont vous parlez se nomme Ulysse
et qu’il s’est réservé pour épouse une cousine d’Hélène ?
— Tout service mérite rétribution.
— En échange de ses conseils et pour avoir mené à terme
les tractations, il a réclamé la main de Pénélope.

65
naissance d ’ homère

— Il vous a cependant laissé la plus belle part du marché…


Sans compter que la guerre contre Troie n’est qu’une question
de temps.
— Vous disposez d’un flair politique remarquable ! Je cons­
tate que j’ai fait un choix judicieux. Vous ne craignez pas non
plus de jouer la carte de la flatterie.
La flatterie ? Une nouvelle idée te frappe soudain, telle une
évidence. Tu t’éclaircis la gorge, Mérios, avant de faire dévier
la conversation.
— Vous semblez apprécier les jeux pervers.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Vous exigez la franchise, tout en menaçant des pires
sévices si la vérité paraît à votre désavantage.
— Vous avez raison ! Je rêve d’une nouvelle religion pleine
de sacrifices sanglants et de condamnations irrévocables pour
les courtisanes infidèles.
— Vous savez autant que moi qu’Hélène n’a pas opposé de
résistance à Pâris.
Ménélas se penche vers toi, Mérios, et parle tout près de ton
visage. Se prenant au jeu, il s’efforce de défendre son épouse
avec grandiloquence. Mais son ton et son attitude contredisent
chacune de ses paroles.
— Mon épouse, la céleste reine, ne se sera pas laissé subju-
guer par le premier venu, tout prince soit-il. Je vous montre-
rai une grande quantité de richesses, des bains d’argent, des
trépieds remplis à ras bord de talents d’or, des parfums rares
offerts par des visiteurs venus de tous les royaumes achéens.
Tous ne réclamaient que le droit d’admirer son maintien.
— Alors même que vous assistiez à l’enterrement de Catrée,
votre grand-père victime du coup que lui aurait porté son propre

66
naissance d ’ homère

fils, vous exposiez ce trésor à la convoitise d’un prince troyen dont


on dit qu’il a arbitré, jadis, un concours de beauté entre déesses.
— Pâris ne pouvait que tomber sous son charme ! Hélène,
c’est Artémis et Aphrodite ensemble. La contempler pétrifie
tout autant que de soutenir le regard de Méduse.
Voici un aveu hors du commun. L’époux d’Hélène confirme
enfin ce que tu soupçonnais depuis des jours. Comprends-tu,
Mérios, que tu disposes de tout autant de pouvoir sur Ménélas
que lui en a sur toi ?
— N’y a-t-il donc pour vous aucun gage de fidélité ? Aucune
marque de constance ? Un homme doit-il glisser sur la pente
dressée par les dieux, même si cela le mène à sa perte ? Ne
­dispose-t-il pas d’une mince part de libre arbitre ?
Soudain, Ménélas redevient sérieux.
— Vous vous croyez en droit de me faire la leçon ?
— C’est vous qui évoquez sans cesse cette histoire d’Œdipe
qui aurait tué son père. Souhaitez-vous m’entendre évoquer
une malédiction pesant sur vos cités ?
— Si je vous confie l’honneur de relater mes exploits guer-
riers, vous devrez vous prémunir contre de telles audaces.
— Raconter une guerre ? Qui serait intéressé par un tel
récit ? Vous savez que les sages prétendent que tout a déjà été
dit ? Aucune histoire ne reste en réserve pour les aèdes. C’est
pour cela qu’ils se contentent des anciennes.
— Je voudrais que quelque chose de neuf ressorte de cette
épopée. Je souhaite que vous racontiez cette histoire, même si
elle débute à peine. Et en y insufflant de la grandeur.
— Qu’avez-vous en tête ?
— Eh bien, justement, cette histoire d’Œdipe qui se débar-
rasse de son père avant d’épouser sa mère. Et ses fils…

67
naissance d ’ homère

— Qu’a-t-elle de si extraordinaire, cette légende ?


— Quand on y pense, peut-être n’y a-t-il pas de récit sans
Œdipe ? Songez à Cronos, qui tranche les bourses de son père.
Et Zeus ? Sitôt sorti du ventre de Gaïa, il défie Cronos et les
Titans. Sans compter la lignée des Atrides, dont il y a tant de
raisons de se montrer fier. Qui plus est, raconter une guerre
déclenchée par le rapt d’une femme… Une ville et un empire
qui disparaissent à cause d’elle… Les dieux eux-mêmes qui
s’entredéchirent… Ce sera grandiose !
— Il est vrai que personne n’a levé une armée pour défendre
ou pour sauver Europe. Vous sentez-vous assez puissant pour
incarner le héros de ce conflit ?
— De cette brillante épopée, vous voulez dire ? Je n’en
doute pas un instant. Moi, Ménélas, le roi des Spartiates, à
la fois stoïque, imperturbable, magnanime et impérial dans
mon juste courroux, j’apporterai la mort à tous ceux de vos
compatriotes que le mauvais destin fera croiser ma route.
N’oubliez pas : j’exige qu’un long chant célèbre la traver-
sée des nefs gorgées de nobles guerriers, leur œuvre pour
venger l’outrage qu’on m’a fait. Par vous, je veux entendre
chaque intonation de la réponse que fournira le fier Zeus,
hospitalier à mon souhait, et qui ordonnera la destruction
de votre cité.
Songe un instant, Mérios, à la colère qui habite le roi qui
t’accueille. A-t-il toute sa raison ? Avec de tels hommes, la pru-
dence s’impose.
— Il faudra imaginer que des muses dictent les paroles de
ce chant.
Ménélas paraît alors authentique et inspiré. Il déclame sa
réplique presque en hurlant.

68
naissance d ’ homère

— La colère chantera d’elle-même par la voix des muses !


Muses, scandez la violence contenue du Roi des rois !
Tu as peur soudain, Mérios, avoue-le. Pour calmer les
ardeurs de Ménélas, tu reviens à la teneur de l’intrigue.
— Ne vous faudrait-il pas d’autres personnages ?
— En effet, il faudra des comparses, des esclaves et des
éphores, qui me permettront d’être à mon avantage. Et des
subalternes, qui confieront leur destinée à cette juste entreprise.
— Vous devrez aussi imaginer un adversaire digne de vous.
Croyez-vous que Pâris fera l’affaire ?
— C’est vrai. Il me faut affronter des héros plus valeureux.
Eh bien, dressons une liste des protagonistes !
— Commençons par Hélène.
— Je ne sais pas si d’Hélène on parlera encore dans quelques
années.
— Votre lucidité me plaît…
— Je n’entends rien à vos railleries. Je ne supporte pas
l’idée qu’une femme éclipse un homme. De même, il…
À ce moment, un garde s’avance vers Ménélas. Il est terro-
risé à l’idée de s’approcher du monarque. De l’interrompre. Il
lui murmure quelques mots à l’oreille, que tu ne saisis pas. En
silence et sans un regard dans ta direction, Ménélas quitte la
salle, précédé par le garde.
Te voilà seul. Pourquoi te dépêcher de retourner à ta
chambre ?
Scène 8
Tu déambules au hasard, dans le palais, pour tenter de
mettre de l’ordre dans tes idées. Tes pas te mènent vers une
salle où sont conservés des manuscrits. On a empilé des rou-
leaux contre chacun des murs et des tablettes se déploient en
éventails. Tu as beau les scruter avec toute ton attention, tu
ne parviens pas à en interpréter le moindre signe. Tu sou-
pires de découragement. Survivras-tu à la cruauté de ce roi
fou ?
Un temps passe. Enfin, Ménélas te rejoint, l’air déconfit.
— Cet imbécile cherche à se défiler ! Cet Achille qui se pré-
tend fils de la déesse Thétis. Elle l’aurait rendu invulnérable.
Moi, je sais que son père, le vieux Pélée, a toujours menti sur
ses amours.
— En quoi ce désistement pose-t-il problème ? Craindriez-
vous que ce jeune homme vous porte ombrage ?
— Vous ne comprenez donc rien ! Les augures sont formels.
De sa présence au combat dépend notre victoire.
— Il doit donc s’agir d’un guerrier courageux s’il doit
affronter mon frère Hector. Achille…
— Ce couard ? Si Achille cherche par tous les moyens à
se dérober à son serment, c’est qu’il n’est pas encore sorti de
sous les jupes de sa mère. Mes informateurs ne mentent pas.
Il faudra un miracle pour le décider à prendre la mer et à nous
accompagner.

70
naissance d ’ homère

Ménélas se laisse tomber sur un siège, comme s’il éprou-


vait une grande lassitude devant la tâche à accomplir. Son
corps avachi soulève un nuage de poussière. Tout te paraît sou-
dain d’une propreté relative, mais tu retiens la réplique qui te
vient en tête. Inutile de crâner, Mérios. Le sujet ne se prête pas
au persiflage. De toute manière, c’est toi, le conseiller pléni-
potentiaire. Autant essayer de te montrer à la hauteur, sinon
Ménélas ne te laissera pas l’oublier bien longtemps.
— Je ferai tout ce qui pourra servir Sparte.
Ménélas remarque-t-il que ta voix est rauque et que tu te
sens désemparé, peut-être encore plus que lui ?
— Fort bien ! Vous vous rendrez en Ithaque solliciter la col-
laboration d’Ulysse. C’est lui qui a tout mis en branle. Il devra
provoquer quelque chose.
— Sera-t-il tenté de nous barrer la route ?
Ménélas te jette alors un drôle de regard, comme s’il cher-
chait à te transpercer.
— Vous voyez clair. Il faut se méfier de lui ! Il m’envie depuis
toujours. Ses paroles redoutables vous enjôleront, tel le chant
d’une sirène. Il cherchera à vous convaincre que sa manière est
la seule valable. Il pillera vos idées sans remords et dévoilera
vos ruses si vous lui en parlez. Il se jouerait même de ses alliés
les plus précieux.
— Alors, je lui laisserai croire en la sagacité de ses discours.
Il se sentira puissant. A-t-il un point faible ?
— L’orgueil, l’envie et la suffisance se bousculent dans la
tête de ce prétentieux. Toutes ses actions se résument à polir sa
jalousie comme s’il s’agissait d’un joyau inestimable. Il affir-
mera qu’on doit accepter sa supériorité et qu’il peut déjouer les
plans d’Athéna elle-même.

71
naissance d ’ homère

— Ne serait-ce pas plus simple de l’acheter ? De le suborner


avec de l’or et des présents ?
— Ulysse ne saurait comment exprimer sa gratitude. Il
inventerait une histoire, une légende, pour soutirer encore
plus de biens. Pour accaparer encore plus de pouvoir. Et il dis-
pose d’une femme à la fidélité à toute épreuve. Celle, juste-
ment, qu’il a acquise en transigeant avec Tyndare.
— À quoi bon être riche et puissant, si ce n’est pour obtenir
encore plus de richesse et de puissance ?
Telle une vibration profonde, cette phrase bouscule l’ordre
des choses. L’attitude de Ménélas se modifie alors du tout au
tout. Il passe de l’abattement à une apparente insouciance.
Tu y vois la confirmation que son esprit est déréglé. Et peut-
être aussi le tien. Ménélas te prend par le bras, te ramène à la
salle de banquet, où aucun des convives ne semble avoir bougé
depuis tout à l’heure. Le roi s’adresse à l’assemblée d’une voix
forte.
— Écoutez-moi tous ! Au seuil de la guerre, ce jeune homme
nous pose une question essentielle : à quoi bon être riche et
puissant, si ce n’est pour jouir de vin et de viandes succulentes ?
Personne n’ose répondre. Malgré tout, Ménélas refait un
large geste du bras, et ses serviteurs s’empressent de remplir
les coupes, de présenter des plats sur lesquels ont été disposés
des morceaux de chairs idéalement rôties que ne dédaigne-
raient pas les dieux de l’Olympe. Puis il s’installe, avec toi, à la
place d’honneur.
Après avoir satisfait votre appétit et étanché votre soif, vous
profitez encore un peu de la douceur de la nuit. Un aède mur-
mure le reste d’un chant que vous écoutez à peine, comme si
vous hésitiez encore à sombrer dans le sommeil.
Acte 2
Scène 1
La scène est plongée dans l’obscurité. Le décor évoque le pont
d’une embarcation. On a jeté l’ancre pour la nuit. Des nuages
s’amoncellent et voilent peu à peu la pleine lune. Bientôt, une lourde
pluie d’été s’abattra sur les personnages.

Tu as désormais l’habitude de ces barques lacédémoniennes.


De leur dénuement aussi. Les cordages sont à peine plus épais
que des fils de soie, la barre semble pourrie et prête à se rompre.
Tu jettes un coup d’œil vers le capitaine. La tête rejetée en arrière,
il peine à repérer les étoiles, de plus en plus pâles. S’il fallait
qu’il perde le littoral de vue, son assurance céderait vite la place
à la panique. Il n’ose pas filer droit vers sa destination. Il préfère
longer la côte à coup de manœuvres incertaines et brusques. Les
Grecs ne savent pas naviguer, Mérios, et cela t’étonne.
Mais d’autres questions te préoccupent davantage.
Tu devrais déjà être en train d’écrire des vers pour ne pas
oublier tes échanges avec Ménélas. Armé d’un stylet, tu grat-
terais de la peau tannée ou tu creuserais de l’argile jusqu’à ce
que le matin éteigne les torches brandies par tes serviteurs. Tu
n’aurais cure de la houle, car tu serais perdu dans une authen-
tique transe poétique.
Si seulement tu savais écrire…
Dans tes bagages, il y a le parchemin que t’a confié Ménélas
avec ordre de le remettre à Ulysse. Tu donnerais cher pour

75
naissance d ’ homère

en déchiffrer ne serait-ce que le premier signe. Tu reconnais


bien le sceau du roi. Tu l’as vu le graver devant toi. Pourtant,
tu ne parviens pas à pénétrer le mystère de l’écriture. Les ins-
tructions de ton nouveau maître, tu peux en deviner la teneur.
Encore que… Peut-être ordonne-t-il à Ulysse de te mettre à
mort, séance tenante ?
Dans ta tête, tu essaies d’imaginer à quoi ressemble le roi
d’Ithaque. A-t-il une silhouette de colosse ? Les bras ballants
et maladroits des géants ? A-t-il un nez plat ou retroussé ? Des
taches de rousseur ? Le pas traînant ou énergique ? Le regard
pénétrant des hommes avisés ?
Tout devient silence pendant que la nuit se fait noire.
Bientôt, tu perds toute notion de l’espace et du temps. Tu dors,
Mérios. La pluie tombe sur la bâche dont on t’a recouvert pour
te protéger. Pour une fois, le bruit fait taire la musique lanci-
nante que tu entends, même dans tes songes. Tu dors et, pour
toi, je chanterai pour que vienne l’aurore aux doigts de rose, et
que poussent les peupliers et les cyprès babillant de corneilles.
Tu n’oublieras rien de Ménélas, cet arrogant convaincu que sa
race durera plus longtemps que le mouvement des flots.
Tu crains aussi, et déjà, Ulysse. Tu l’imagines qui sourit et
sourit et sourit. Il montre les dents qui déchireront ta chair.
— Une guerre, inévitable comme la pluie, voilà ce que
veulent Ménélas et Ulysse. Ils prétendent qu’elle répond à la
volonté des dieux. Or, ceux-ci pourraient ne pas exister, cela
n’y changerait rien.
Tu viens de parler dans ton sommeil, Mérios.
Moi, Athéna, je m’arrête, interdite face à une telle audace.
Je relis les signes que je viens de tracer dans ta mémoire. Les
dieux pourraient ne pas exister. Cette offense, commise malgré

76
naissance d ’ homère

toi, pourrait tout changer. Alors, nous attendons, toi et moi,


l’inévitable châtiment. L’éclair, la tempête, le cataclysme qui
te châtierait pour ta faute. Pourtant rien, rien ne se produit. De
toute évidence, les dieux sont moins susceptibles qu’on pour-
rait le croire. Mais ne t’avise pas de recommencer. Ce serait
jouer avec le feu.
Autrefois, les dieux vous parlaient sans arrêt, à vous, les
humains. Le moindre vol d’oiseau, la plus petite fissure dans
le sol, le chant ténu du vent qui parcourt la forêt avant de se
heurter aux murs de la ville. Tout, absolument tout témoignait
de leur omniprésence. La guerre leur aurait-elle appris à se
faire plus discrets ?

Un long roulement de tonnerre se fait entendre et la pluie se met


à tambouriner de plus en plus fort sur la bâche.

Tu entends, Mérios ? Tu n’as qu’à bien te tenir ! N’est pas arri-


vée l’ère du silence, et Apollon se devait de réprimer ton audace.
Déjà des ordres descendent du ciel et résonnent trop fort. Ce
grand rapace qui plane au-dessus de toi, c’est Hermès. Il vient
de se métamorphoser et joue un air martial qui retentit dans ta
tête. Surtout, ne laisse rien paraître de ta peur. Souviens-toi que
l’honneur te reviendra de nommer les dieux, de peindre Héra à
face de génisse, d’agrafer ma tunique et d’y broder de l’or.
Et, maintenant, laissons là ce rêve. Mieux vaut en entamer
un autre, car je vois onduler les voiles safran de l’aurore.

L’éclairage se modifie pour conférer au décor une apparence


irréelle. Des effets sonores évoquent la présence subite d’une entité
invisible, mais menaçante.

77
naissance d ’ homère

Hermès, le messager des dieux, vient de se matérialiser


devant toi. Il parle franc, mais aime les détours. Il a parfois
l’air d’un sage. Parfois, d’un fou.
— Les dieux se heurtent les uns aux autres dans l’Olympe.
Ils n’ont ni le temps ni le goût de se mêler de trop près aux
affaires des hommes. Parfois, ils s’interposent pour sauver
une vie, même si cela compromet l’accomplissement de leurs
propres volontés.
Aussi subitement qu’il est apparu, Hermès s’évanouit dans
l’air du matin.
Tu t’éveilles. Ton songe s’estompe peu à peu. Tu réussis à
en retenir les détails. C’est heureux, car qui, à part toi, saurait
déchiffrer de telles énigmes ?
Scène 2
La scène représente le palais d’Ithaque. Tout paraît plus modeste
qu’à Sparte, donc beaucoup moins opulent et ostentatoire que chez
Ménélas. Par contre, la lumière, plus vive, dessine mieux le contour
des objets.

Au terme d’un voyage en mer où tu as usé tes yeux à contem-


pler les flots ondoyants et à scruter en vain les signes gravés
par Ménélas, te voici enfin en Ithaque, Mérios, sous le portique
de la demeure d’Ulysse. Tu y perçois une grande vitalité. Une
intelligence semble animer le lieu où tu viens de débarquer,
encore étourdi par le roulis de la mer. Tout près, car la moindre
parcelle de terre exige qu’on la cultive, des esclaves veillent
avec des soins suspicieux sur quelques oliviers chétifs.
Des gaillards t’ont accueilli un peu rudement au port
d’Ithaque et te mènent sans délai à la rencontre du roi. Chacune
des paroles qu’ils échangent tout haut confirme le peu de cas
qu’ils font de ta présence. Ils ignorent sans doute encore que,
sous peu, on les arrachera à leur foyer pour les projeter dans un
monde hostile, sous prétexte qu’une reine a quitté son souve-
rain. Que penseraient-ils des trésors de Troie ? Pour eux, rien
n’égale en magnificence la salle austère et presque nue où leur
roi tient audience.
On t’y installe, sans égard pour ton statut, en t’ordonnant
de patienter. Sens-tu cette boule nauséeuse dans ta gorge ?

79
naissance d ’ homère

C’est l’appréhension. Écoute son battement à l’intérieur de toi


comme un second pouls, comme une enveloppe invisible qui
danse au-dessus du réel.
Pour faire taire cet autre qui parle en toi, tu détailles l’écu
de métal appuyé contre le mur. Au milieu, on a gravé une nef,
tirée sur le littoral d’une mer blanchissante. Dans un premier
cercle, autour de celle-ci, des guerriers de bronze se côtoient,
coude à coude. Ils sont trop nombreux pour embarquer sur
le navire qu’ils entourent. Des attelages occupent le second
cercle et évoquent, chacun à sa manière, le travail de la guerre
et le travail des champs. Tu apprécies l’exécution, même mala-
droite, et l’effort de l’artisan pour représenter la vie et l’abon-
dance de la nature. Comment compter les arbres ? Comment
dénombrer les tiges de blé ? Tu observes tout cela, Mérios, en
méditant dans un coin de la modeste cour du palais d’Ulysse.
Un temps passe, perceptible à travers la lumière changeante du
ciel. Tu ressembles à un enfant abandonné dans l’air immobile.
Enfin, le jeune roi fait son entrée, s’arrête un instant sur le
seuil et jette un regard tout autour de lui. Tu le détailles avant
que ses yeux s’acclimatent et qu’il te voie. Il ne ressemble en
rien à l’image que tu t’étais faite de lui. Un dieu, s’il l’eut voulu,
lui aurait conféré un corps plus harmonieux, plus élancé, et
des yeux sombres. À la place, il y a cet homme à la peau mate,
tendue sur une mâchoire saillante, dont les cuisses fortes sont
couturées de cicatrices.

Ulysse marche jusqu’à l’avant de la scène, sans paraître se sou-


cier de la présence du visiteur. Il penche la tête et rentre les épaules.
Sa voix est rauque et grave. Son ton demeure à la limite de l’audible.
À sa main, il tient une coupe qu’il portera à ses lèvres à quelques

80
naissance d ’ homère

reprises au fil de son monologue, sans jamais manifester de signe


d’ivresse.

— La guerre est une expérience sans profondeur ni secret.


Un couteau qui me rentre dans le cœur. Si la moindre trace
de pitié habitait encore l’âme des hommes de nos contrées,
Hélène serait tranquille. Bientôt, le sang coulera. Aujourd’hui,
je bois… La pitié… La plus petite dose et nous sommes per-
dus. Il faut plaindre ceux qui laissent la pitié les dévorer.

De la buée apparaît sur sa coupe quand il parle. Ulysse la


regarde un instant, comme s’il espérait trouver réponse à une ques-
tion informulée. Il l’élève à la hauteur de ses yeux, puis la vide d’un
trait, avant de se replonger dans son monologue.

— Au temps d’autrefois, la tentation de la guerre était char-


nelle. Hélène, elle, renverse le désir. Conquérir un territoire
pour rétablir l’ordre ancien ? Rien de plus contraire à l’idée
même de conflit. La guerre est un paon qui exhibe ses couleurs,
puis se dérobe. C’est un stratagème des dieux pour nous chan-
ger en fétus de paille. C’est un oiseau au bec blanc, aux ailes
aussi légères que les nuages. C’est Narcisse qui cherche un
miroir pour se mirer dans notre souffrance. Et se trouver beau.

Ulysse jette sa coupe au sol. Son geste a quelque chose de violent


et de pathétique. Il observe ses mains. Les retourne en alternance,
paumes vers le ciel, vers le sol. Il contracte les muscles de ses bras.

— Quand il sera trop tard, nous maudirons le sang bleu qui


circule dans nos veines. Nous aurons déjà sacrifié le droit de

81
naissance d ’ homère

nous plaindre. Qui refusera de ne pas mourir seul ? Nous nous


émerveillerons du sang qui coulera dans les fleuves étrangers.
Les filandières de nos destinées parleront d’une même voix,
mais confondront naissance et mort. Il suffira d’une nuit pour
nous emprisonner sous la terre. Nous, les fruits du combat,
deviendrons les récoltes de l’année à naître. La guerre a des
yeux d’enfants. Ses caprices s’enroulent autour de nos cous
comme des serpents. Sans malice. Elle nous enferme, sans
serrure ni clé.

Ulysse se redresse et glisse la main gauche sous sa cuirasse,


jusqu’au cœur. Il la retire et pose deux doigts sur ses lèvres. Comme
s’il réprimait un sanglot.

— La mort est plus lisse que le vent. Elle entre dans le


moindre interstice et déjoue toutes les précautions. La guerre
ose nous parler d’immortalité et d’éternité. C’est là sa seule
ruse. Qu’est-ce que la ruse ? Rien de plus qu’un soufflet au
visage vulnérable de la paix. Quant à la paix, elle s’écarte tel
un rideau pour faire place à la mort. On ne peut rien contre les
dieux. Ils aiment la guerre parce qu’elle réduit le nombre des
espèces à deux : les rusés et les défunts.
Ulysse lève les yeux et te voit. Surprise réelle ou feinte ?
Tu jurerais qu’il a parlé à voix haute pour que tu entendes son
monologue. Tu n’aurais pas dû t’appuyer contre ce mur. Le
crépi s’effrite dans le palais de la rocailleuse Ithaque, un palais
qu’Ulysse, sans doute amer, s’apprête à abandonner.
Soudain, Ulysse va vers toi. Il te saisit par le bras et te
mène avec autorité dans la grande salle attenante au por-
tique. Une femme surveille des esclaves en train d’orner la

82
naissance d ’ homère

pièce. Pourtant, rien de fastueux ici. Un fauteuil recouvert


d’une pelisse occupe le centre de la salle. Ulysse s’y installe et
t’adresse enfin la parole.
— Bienvenue, jeune éphèbe ! Beau comme une femme,
mince et brun comme une princesse d’Orient. Tu as dû damner
bien des seigneurs troyens, Mérios !
Comme dans ton rêve, il sourit, sourit et sourit encore, ce
jeune roi d’Ithaque, sûr de lui et de ses hypothèses. Il sourit
d’abord pour lui-même, même si ses sourires te visent, pour
t’inviter à lui révéler le but de ta visite. Puis il avise le parche-
min que tu lui tends, sans trop savoir si tu bouscules quelque
obscure règle protocolaire. Il le saisit et en entame la lecture
de ses yeux brillants.
— Je comprends de ce message que Ménélas t’a choisi pour
raconter la prochaine guerre.
— C’est bien la volonté du roi de Sparte et le rôle qu’il a
voulu me confier.
Ulysse jette alors un regard indéchiffrable sur toi, son hôte.
Ses lèvres esquissent un sourire différent. Ironique.
— À moi, sais-tu quelle autre mission le fils d’Atrée a
confiée ?
Te soupçonne-t-il d’avoir lu le message ? Devine-t-il ton
secret ? Il scrute ta soudaine pâleur de cendre. D’une main
qui tremble, tu mets un semblant d’ordre dans tes cheveux. Il
devient urgent de briser le silence. Alors, écoute les paroles
que je fais naître en toi.
Et réponds.
— Dans son message, Ménélas vous rappelle aussi le ser-
ment que chacun des rois achéens a prêté jadis à Tyndare, le
père d’Hélène. Vous savez déjà qu’il faut les convoquer, tous

83
naissance d ’ homère

sans exception, et insister pour qu’ils respectent leur engage-


ment. Le roi de Sparte vous apprend aussi qu’Achille entend
se dérober à ses obligations, même si les oracles disent que la
victoire dépend de lui. À vous, il confie donc la mission déli-
cate de retrouver, de démasquer, puis de ramener Achille.
Ulysse écoute sans mot dire. Il relit le parchemin, comme
s’il venait d’en comprendre un sens nouveau. Puis il lève les
yeux vers toi.
— Le frère d’Agamemnon t’a confié une étrange tâche. Tu
devras te montrer habile pour éviter que Ménélas comprenne
que les dieux l’ont choisi comme la dupe de leurs desseins.
Il parle bien, cet Ulysse. Il te faudra un jour évoquer ses
paroles mielleuses et ses ruses hermétiques. Pour l’instant, il
ressemble surtout au monarque suffisant et tout juste capable
de discréditer ses alliés qu’a décrit Ménélas. La femme que tu
as aperçue il y a quelques instants s’approche du trône. Aussi
soudainement qu’il t’a abordé, Ulysse cesse de s’intéresser à
toi. De nouvelles questions sollicitent son attention. Il se lève
de son trône et s’assoit sur un étroit tabouret.
Comme s’il avait reçu un ordre, un garde s’approche de toi
et t’invite à le suivre. Il te mène à une annexe du palais, où tu
logeras jusqu’à ton retour à Sparte. Le garde te fait passer par
une cour où pousse une herbe éparse et miteuse, puis vous lon-
gez l’agora ensoleillée d’où tu admires la mer. Distingues-tu
des moutons sur la crête des vagues ? Des mouettes qui tour-
noient dans les embruns ? Quand tes yeux seront fatigués de
regarder le monde des hommes, tu devras te rappeler le soleil
de cette matinée et le sable qui étire sa langue farineuse jusque
dans l’eau.
Scène 3
La scène débute sur le parvis du palais. Une plante s’est accro-
chée aux pierres, a grimpé le long du mur et encadre le portique d’un
essaim de feuilles agitées par le vent. On entend presque un bour-
donnement. De part et d’autre du portique, deux loges vides font des
taches d’ombre. Une haute palissade crénelée a peu à offrir contre
une possible invasion barbare. L’intensité de l’éclairage indique
que le soleil brûle tout. Tour à tour, deux personnages s’avancent.
Comme le vent rugit, ils doivent presque crier, de sorte qu’on entend
mal les premières répliques.

Pénélope demeure en retrait et écoute avec une attention


déguisée en indolence. La conversation entre Ulysse et toi
s’entame avec difficulté, dans cet espace battu par les vents.
Les cheveux dénoués du roi voltigent au-dessus de sa tête. À
un moment, un coup de vent soulève sa tunique. Toi, tu retiens
ton vêtement contre toi.
— Achille se croit l’égal des dieux. Il n’a pas voulu comprendre
ni accepter qu’il n’est rien de plus qu’une machine à tuer.
— Peut-être qu’il sait dans quelle entreprise vous voulez
l’embarquer.
— Il ne sait rien du tout ! C’est plus fort que lui, cette idée
qu’il contrôle son propre destin. Ou plutôt, il s’agit d’une idée
de sa mère.
— Thétis est une déesse…

85
naissance d ’ homère

— Vous ne sauriez mieux dire. Et Achille donnerait beau-


coup pour disposer du pouvoir de sa mère de changer de forme
à volonté. On dit qu’il se cache à la cour de Lycomède, parmi
ses filles et déguisé en femme. Il s’unirait à elles et attendrait
qu’un enfant mâle naisse de chacune avant de se consacrer à
sa progéniture. Il ferait n’importe quoi plutôt que de se placer
sous l’égide des Atrides. Il se fait appeler Pyrrha.
— « Celle que le feu a roussie » ? Pourquoi ce nom ?
— Il se soumet sans doute à la volonté de sa mère. Cela rap-
pelle le supplice qu’elle lui a infligé.
— On dit qu’il préfère les hommes.
— D’où la gravité du sacrifice qu’il serait prêt à consentir
plutôt que de prendre les armes sous les ordres des Atrides.
De toute évidence, Ulysse et Ménélas s’entendent sur le
caractère d’Achille. Tu n’en doutes plus, mais tu ne veux pas
indisposer ton hôte en dévoilant ce que tu sais déjà.
— Si la volonté inflexible de sa mère s’oppose à vous, com-
ment le contraindre ?
Ulysse te toise. Son regard oblique dissimule un secret.
— Et vous, comment feriez-vous pour qu’il se fasse vio-
lence et change d’avis ?
À ton tour, Mérios, de lui servir quelques paroles chargées
de mystère.
— Je laisserais mon esprit divaguer. J’alignerais les phrases
l’une à la suite de l’autre, sans chercher un ordre précis. Si une
déesse a dilapidé son espoir en l’avenir, aucun élan humain ne
suffirait à le convaincre d’abandonner son existence de dryade.
Il faudra des mots dictés par Athéna elle-même.
Le sourire en coin d’Ulysse confirme que tu as bien esquivé
son piège.

86
naissance d ’ homère

— Inutile d’en douter, vos paroles inspirées sauraient trou-


ver leur chemin jusqu’au cœur d’un homme fait pour combattre.

L’intensité du vent augmente et des rafales recouvrent les paroles


d’Ulysse et de Mérios. La conversation paraît décousue et le bruit
assourdissant empêche de saisir la conclusion de la scène, comme si
les dieux s’en mêlaient. Puis Ulysse sort une arme acérée de son étui
et la lance pour qu’elle se plante dans le sol. Il recommence le même
manège à quelques reprises, de plus en plus violemment. Pénélope
s’avance à son tour et se place entre les deux hommes. Elle enlace les
épaules d’Ulysse. On n’entend rien des paroles qu’elle lui souffle à
l’oreille, mais il range son arme dans son fourreau, se retourne vers
elle et prend les mains de son épouse dans les siennes. Sans plus de
cérémonie, tous deux sortent, côté cour. Le vent souffle de plus belle.
Mérios demeure sur scène.

Tu as compris qu’il s’agit de la cousine d’Hélène. Avec son


opulente chevelure brune, son front haut, ses jambes fines
que révèlent les pans de sa tunique, voici la reine d’Ithaque !
Devant Pénélope, tu ressens l’effroi des grandes découvertes.
Cette idole aux yeux noirs qui habite en silence le palais te
paraît bien plus désirable que la voluptueuse reine de Sparte.
Tu y mettras le temps, mais tu finiras par connaître l’autre
Pénélope. La reine indépendante et avisée dont les plans
prennent forme dans leur simplicité sauvage et leur impi-
toyable élégance. Quand on te le demandera, si jamais on te
le demande, tu affirmeras que la véritable Pénélope, c’est la
seconde.
Ulysse aux mille desseins se doute-t-il de quelque chose ?
A-t-il deviné le chavirement de ton âme quand il a intercepté

87
naissance d ’ homère

ton regard ? Il a eu l’habileté de n’en rien laisser paraître. Et de


s’éclipser vite fait, en époux charitable. Une guerre se prépare,
qu’il doit planifier. Se doute-t-il qu’elle durera une décade
pleine ? Il ne sera pas facile de préserver ta raison et de ne rien
éprouver d’autre que des sentiments justes.

Le vent cesse de souffler. Dans les coulisses, des couverts s’en-


trechoquent et une musique s’élève tandis que l’éclairage diminue
jusqu’au noir total.
Scène 4
De la nuit, on passe au petit jour, lequel se lève sur le port
d’Ithaque.

Le crépuscule aux doigts de mauve préfigure une incurable


nostalgie. Les tons du ciel chantent un avenir où rien ne sera
plus simple que d’apercevoir la mort, ce lieu toujours vide.
Ulysse prépare les libations pour son départ imminent. À ses
côtés, des servantes aux bras nus frissonnent dans la fraîcheur
du matin. Il accomplit le cérémonial avec un zèle presque exa-
géré. Il prononce des paroles grandiloquentes, comme s’il se
donnait en spectacle.

L’éclairage se modifie. La voix d’Ulysse devient audible. Pénélope


et Mérios assistent à la scène.

— Zeus, arbitre du destin, écoutez-moi : ce n’est pas contre


le gré des dieux que j’entreprends ce périple. Moi, fils de Laërte,
je quitte mon foyer, ma femme, ô merveille pour les yeux ! de
qui j’attends qu’un fils naîtra, et ce palais où mes convives sont
accueillis et boivent du vin comme des immortels. Dieu parmi
les dieux, et toi Athéna, déesse issue de la tête de ton père, et
toi Hermès, le rusé, le subtil, je vous supplie de saisir promp-
tement mes paroles et de faire en sorte qu’elles se muent en
réalité.

89
naissance d ’ homère

Tandis qu’Ulysse poursuit la cérémonie, l’éclairage se modifie de


nouveau et se concentre sur Mérios.

Tu viens d’apprendre que les oracles ont vu des signes qui


annoncent le destin de l’époux de Pénélope : il sera le des-
tructeur de tant de cités et le porteur de tant de maux que ses
descendants ne sauraient expier ses fautes, même s’ils se mul-
tipliaient par dix pendant dix générations. Les braises changées
en cendres depuis des siècles, les noms périssables de ses com-
pagnons évanouis, les oracles privés depuis longtemps de parole
n’effaceront jamais l’horreur des crimes de la guerre à venir ni
leur bourdonnement vague dans nos oreilles. Ta pitié, c’est aux
vainqueurs que tu l’offriras. Le sang d’un seul fils tombé pour
défendre sa terre natale suffira à barbouiller pour toujours la
face impénétrable des dieux qu’Ulysse invoque aujourd’hui.
Une fois la cérémonie complétée, Ulysse s’approche de
Pénélope. Les gestes d’affection qu’il lui prodigue te semblent
de vraies preuves d’amour. Tu les envies, Mérios, mais tu n’as
pas à te morfondre. Le roi d’Ithaque se détourne bientôt de son
épouse pour s’intéresser à toi.
— Un regard tiers sur notre bonheur en décuple la force.
Il n’y a aucune trace de rancœur dans son ton. Ni de fiel
dans ses paroles.
— Est-il faux de prétendre que ce qui apparaît désirable
à l’un semble bien fade à l’autre ? Que tant et tant de visages
de l’amour existent simultanément qu’il paraît impossible
de choisir parmi toutes les beautés qu’offrent la nature et les
dieux ?
Ulysse ne réplique pas tout de suite. Il se tourne vers
Pénélope. Puis vers toi.

90
naissance d ’ homère

— Vous comprendrez un jour qu’une femme aimée dispose


de tous ces visages.
Malgré toi, tu hausses les épaules.
— Comment la reconnaître ?
Ulysse fronce les sourcils. Quelques rides sillonnent son front.
— De qui parlez-vous ?
— De celle que le destin nous réserve.
— Elle s’impose à qui sait voir.
Ulysse admire encore son épouse. Il murmure quelques paroles.
Tu crois lire sur ses lèvres quelque chose comme « toi, si jeune… »
Puis il te pose une question d’une voix altérée par l’émotion.
— Dans votre vie, avez-vous accompli une seule action,
réalisé une seule œuvre qui vous ait paru mériter les louanges
des dieux ? Ne répondez pas. Demandez-vous seulement si l’on
peut offrir à d’autres le bonheur sans contrepartie.
Ulysse t’a révélé quelque chose de neuf et de poignant. À toi
de le comprendre. Son attention et sa vigilance étant requises
par son voyage imminent, il a mieux à faire que de t’expli-
quer le sens de cette leçon. Laisse le temps s’écouler et la nuit
accomplir son travail d’ombre.
Soudain, tu te mets à songer à l’étrange problème de ta
propre existence. Tous ceux qui t’ont connu, à Troie, te croient
mort. Ou réduit en esclavage, ce qui serait bien pire. Même toi,
tu doutes de la réalité des événements, comme si tu venais de
découvrir les fils qui font de toi la marionnette du destin. Alors,
Mérios, frère de Cassandre, oublie les dieux, le sacré et les
forces surnaturelles. La mécanique mise en branle par ton hôte
conférera à ta demi-mort des allures de vie pleine et entière.

La scène est de nouveau plongée dans le noir.


Scène 5
Lorsque la lumière revient, la disposition des meubles et la déco-
ration du palais ont changé. L’espace demeure fonctionnel, mais on
note un plus grand souci de confort. Des tamis bloquent en partie
le soleil. La blancheur du crépi aveugle moins. Des fauteuils rem-
placent les bancs. On entend un éclat de rire impudique. Des ser-
vantes de Pénélope traversent l’espace scénique de part en part. Deux
d’entre elles reviennent au bout d’un instant et installent un métier
à tisser, en retrait, côté cour.

Quelques jours ont passé depuis le départ d’Ulysse. Parti


sur les traces d’Achille, il entend le démasquer et le contraindre
à se joindre aux rois qui se placent l’un à la suite de l’autre sous
la bannière d’Agamemnon. Cette histoire ne te concerne plus
tout à fait. On dirait bien que, sans avoir eu à écarter le mari, tu
te retrouves seul avec l’épouse.
Te doutes-tu qu’on te tend un piège ?
Tout à ton oisiveté, tu épies Pénélope à loisir. Tu
devines la courbe de ses hanches, tu admires l’arrondi de
ses épaules, ses gestes mesurés. Et tu humes la fraîcheur
de son parfum. Tu te sens grisé. Purifié. Comme à la vue
d’un horizon sans nuages. Et tu te dis que tu troquerais sans
hésiter ta liberté pour un mariage d’amour avec elle. À force
de ruminer, tu deviens presque las, sans savoir comment
provoquer le destin. Même si, un jour, tu devais devenir

92
naissance d ’ homère

poète, tu doutes que tes mots puissent rendre compte de tes


sentiments.
Ce matin-là, la reine s’affaire à donner des ordres ou à
prodiguer quelques conseils à ses domestiques, lorsque l’une
d’entre elles s’affale sur le sol, en proie à des convulsions. De
l’écume sort de sa bouche. « Elle doit être possédée », te dis-
tu. Tu voudrais intervenir, poser un geste qui la soulagerait de
son mal, la ranimerait. Mais Pénélope est déjà là, s’approche
d’elle et pose ses doigts sur sa bouche, puis masse le front de la
servante, aussitôt calmée. La jeune femme ouvre les yeux. Tout,
dans cette scène, évoque un accord parfait entre elles. Puis, au
moment où Pénélope se relève, tu aperçois le haut de ses cuisses
entre les pans de sa robe. Cela dure un instant, si bref que tu
ne reconnais pas tout de suite ce que tu as admiré. Elle a une
marque, une tache de naissance peut-être, en forme de racine
tordue ou de labyrinthe. Est-ce un signe ? Tu l’ignores, mais
tu comprends qu’il est trop tard pour reculer. Tu donnerais ta
vie pour qu’elle débute enfin, cette curieuse histoire d’amour
dont tu rêves sans cesse. Le sang bourdonne dans ta tête. Dans
la pénombre du palais, les voix résonnent et se font écho, mais
plus un son distinct ne s’entend. La journée s’étire tandis que tu
essaies en vain de ne plus penser au corps de la reine. La beauté
des formes humaines, tu la vois désormais partout.
Ce soir, tu patientes, assis sur un banc. Qu’attends-tu, au
juste ? Tu as mieux à faire que de réprimer tes pulsions, mais tu
n’oses pas te l’avouer. Soudain, dans ta tête, tu entends ma voix.
« Faut-il te contenter de rêver à la reine ? Qui t’oblige à battre
en retraite dans tes quartiers ? Comme Ménélas a offert Hélène
à Pâris, Ulysse t’offre sa femme. Il ne désire pas déclencher
une guerre. Il veut un fils. »

93
naissance d ’ homère

Tu te figes sur place, Mérios. Tu voudrais que ces révé-


lations ne te concernent pas. Tu fermes les yeux. Peut-être
­cesseras-tu de l’entendre, celle que tu ne vois pas ? Tu doutes
de ta raison. Au bout d’un moment, tu sens un léger roule-
ment, à ta gauche. Tu gardes les yeux fermés, et tu respires le
parfum acidulé d’un fruit tout juste cueilli. La tentation te force
à rouvrir les paupières. Et ton cœur pourrait bien s’arrêter de
battre.
Une femme se trouve là. Aphrodite ou Héra ? Laquelle
vient de t’apparaître ? Ces déesses se ressemblent. Il te faudra
vite le deviner, car son identité change tout. Tu aimerais bien
connaître les projets des dieux. Ce serait si commode. Écoute
bien, Mérios, la prophétie qu’elle t’énonce, cette femme. Tu
pourras ensuite raconter que je suis résolue à faire triompher
les Achéens et qu’Aphrodite défend les Troyens. Tu sauras éga-
lement qu’Héra rêve de détruire tout ce qui s’interpose entre
elle et Zeus, soit le cosmos tout entier. Troie et d’autres cités
achéennes disparaîtront à cause d’elle, car il sera toujours plus
facile d’invoquer la colère d’une déesse que de regarder en
face la folie sans borne des hommes. Au moment où se cristal-
lise ta convoitise pour l’épouse d’Ulysse, tu comprends enfin,
Mérios, avec qui tu converses.
C’est moi, Athéna.
Tu me demandes ce que tu dois faire. Mes mots se fondent
dans le gris et le blanc du ciel. Ma voix se mêle à l’écho du vent
qui souffle plus fort. Tu entends quelque chose qui ressemble
à « pénible vie — curieuse cérémonie ». Tu n’es pas sûr de
comprendre.
Tu n’en demandes pas tant, finalement, car ton corps, sou-
dain, te paraît lourd, si lourd que tu cèdes au sommeil.
Scène 6
La scène se déroule dans la chambre d’Ulysse. Le lit paraît avoir
été sculpté à même le tronc poli d’un olivier.

Tu te réveilles avec l’impression d’avoir dormi pendant des


années. La nuit est tombée et un orage gronde, près du rivage.
Tu constates que tu te trouves dans le lit de ton hôte. Tu t’ef-
forces de récapituler.
Après le rapt d’Hélène par ton frère, l’époux trompé
t’épargne. Sans que tu devines ses motifs réels, il te confie le
poste de conseiller plénipotentiaire, puis t’attribue la tâche de
raconter la future guerre de Troie. Tu devras relater ses prépa-
ratifs, ses combats et, Ménélas ne semble pas en douter, l’iné-
vitable triomphe achéen.
Or, te voilà en train de contempler la courbe des hanches
de Pénélope, telle une houle qui plisserait la surface de la mer.
Si la reine d’Ithaque t’a amené à partager sa couche, il faut que
ce soit avec la simplicité des beautés éternelles. Mais tu as beau
fouiller dans tes souvenirs, rien ne te revient.
Chaque fois que la foudre tombe au loin, tu t’étonnes du
décalage entre la lumière et les bruits de secousses pareilles à
un hoquet céleste. Tu viens d’aimer Pénélope dans le lit qu’elle
partage avec Ulysse. Observe-là, oui, observe-la bien. Elle
ne dort pas, mais elle garde les yeux fermés. On dirait qu’elle
murmure une prière pleine de nostalgie et de détresse. Tu la

95
naissance d ’ homère

regardes et tu oublies toute envie de retrouver ta terre natale ou


de chanter une guerre qui ne débutera peut-être jamais.
Tu en oublies même le fait que tu ne sais ni lire ni écrire.
La pluie se met à tomber, comme pour dire que vos
étreintes ne sont pas passées inaperçues. Pénélope a un secret.
Rien ne la presse de te le révéler. Elle inspire profondément.
Tu devines sa silhouette. Plus une ombre qu’un corps de chair
et de sang. Il y a l’obscurité, la rumeur confuse des vagues et de
la pluie, la bise nocturne, puis le son de ses paroles.
— Quand j’étais jeune fille, presque femme, j’ai perdu la
vue. Tout au long de ma jeunesse, je me rappelle qu’Icarios,
mon père, me protégeait avec une étrange jalousie. À Sparte,
les bons coureurs ne manquent pas, mais personne ne valait
mon père. Icarios avait juré qu’aucun homme ne m’épouse-
rait avant de l’avoir vaincu sur la cendrée qui ceinturait l’agora.
Une nuit, un homme, on a prétendu plus tard qu’il s’agissait
d’un demi-dieu gonflé de désir, a surgi dans notre demeure.
Des esclaves armés de gourdins l’accompagnaient. Ils venaient
fracasser les jambes de mon père. Une lutte interminable les
a opposés. Mon père et mes frères se défendaient avec leurs
poings, mais aussi des couteaux. Les assaillants hurlaient des
phrases que je ne comprenais pas et des mots qui évoquaient
un crime contre nature. L’un d’eux a saisi le couteau qu’avait
laissé tomber l’un de mes frères. Il a lacéré la cuisse de mon
père et lui a transpercé le pied avant de fuir. Moi, je criais et je
pleurais en appuyant mes mains sur ses blessures.
Un coup de tonnerre plus fort que les autres, tout près, la
force un instant à se taire. Puis elle reprend.
— À ce moment-là, j’ai saisi le sens des accusations que
proféraient les assaillants. La mémoire du crime contre nature

96
naissance d ’ homère

de mon père m’est revenue pendant que son sang fuyait entre
mes doigts. J’ai compris d’où provenait sa jalousie, et le pour-
quoi du défi. La terreur m’empêchait de crier. Le souvenir se
réveillait. La violence de l’attaque, le pied déchiré et gonflé de
mon père me tétanisaient. J’ai cru devenir folle. Et j’ai perdu
conscience. Je me suis réveillée au milieu d’une nuit sans lune.
J’étais aveugle.
— Et les coupables, les a-t-on retrouvés ? Punis ?
— Jamais. Moi, je n’y songeais pas. Je craignais pour mon
père, qui pouvait à peine faire quelques pas sans hurler de
douleur. Je redoutais qu’on le défie à la course. Que j’appar-
tienne au premier prétendant venu.
— Mais personne ne s’est présenté, n’est-ce pas ?
— Personne. Cela aurait trop ressemblé à un aveu de culpa-
bilité. De plus, qui aurait voulu d’une aveugle pour épouse ?
— Et tes yeux ?
— Aussi longtemps que le mal a persisté, je n’ai pas dépassé
le seuil de notre domaine. Mon père et ma mère ont convoqué
les oracles les plus connus. Les devins et les prêtres se sont
succédé à mon chevet. Tout ce que l’un d’eux est parvenu à me
révéler, c’est qu’il me faudrait attendre longtemps, très long-
temps, le retour d’un homme. Au prix de quoi, je serais désirée
par les plus illustres prétendants du royaume.
Il aurait été facile de laisser Pénélope continuer à parler de
sa belle voix enrouée par l’émotion. Mais tu connais, parce que
je te le souffle à l’oreille, ce qui adviendra d’Ulysse lors de son
retour à sa terre natale. La guerre de Troie, tu prévois déjà son
issue, et rien ne t’empêche de le révéler à ton amante.
— Ton fils veillera sur toi et tu sauras comment tisser le lin-
ceul qui freinera l’ardeur des prétendants.

97
naissance d ’ homère

Pénélope te regarde, ses grands yeux noirs pleins de


surprise.
— Ma mère, la nymphe Péribée, a utilisé ces paroles exactes
autrefois. Je m’abîmais en vœux de mort pour mes proches et
m’enfonçais dans une rage d’encre. Elle m’a apaisée en m’an-
nonçant ma royauté future. M’a dit que je deviendrais souple,
féconde en ruses et en stratagèmes, que je tisserais des toiles
avec mes habiles paroles, pour protéger mon fils et mon
époux. C’est pour cela que je devais recouvrer la vue. Péribée
a embrassé mes paupières, ses mots m’ont plongée dans un
sommeil qui a duré trois jours et, à mon réveil, mes yeux se
sont ouverts de nouveau.
Scène 7
La scène paraît plus chargée : des meubles et des tentures se sont
ajoutés, signe que trois lunes ont passé.

Pénélope porte une toge plus ample. Ses cheveux cerclent


autrement son visage, qui laisse deviner une nouvelle pléni-
tude. Toi, tu as maigri et tu entretiens une sorte de vague à l’âme.
Personne n’évoque vos amours, mais tous savent ce qui s’est
joué dans l’alcôve de la reine. Pourtant, tout le monde te traite
avec indifférence. On n’attend rien de toi. On suppose peut-
être qu’à son retour, Ulysse n’hésitera pas un instant à t’offrir
un supplice à la mesure de ton audace. Quoi que tu fasses, tu
n’effaceras pas le passé.
Ce matin, Pénélope s’est approchée de toi. Une sympathie
distante a remplacé son air enjôleur. Elle n’a rien perdu de son
charme. Au contraire. Mais ce charme creuse un fossé entre
vous. Elle récite une prière, une invocation dont tu ne saisis
pas le sens. Une fois passée cette curieuse cérémonie, elle
glisse sa main dans l’échancrure de son vêtement. Puis elle te
tend un objet. Il s’agit d’une toile minuscule, tissée avec une
laine si fine que les détails s’y inscrivent comme à coups de
stylet.
Tu acceptes le présent. Puis tu portes une main à sa joue
mouillée pour la caresser. Pénélope s’esquive. Son mouvement
de recul signifie une seule et même chose.

99
naissance d ’ homère

— Je te reverrai partout et ne perdrai jamais le souvenir de


toi.
Puis elle se tait. Son silence dure un long moment. Des
larmes coulent de nouveau de ses yeux, mais c’est toi qui lui
jettes un regard désemparé. Un jour, tu trouveras des mots
pour évoquer la nostalgie. Parce que tu auras aimé Pénélope,
reine d’Ithaque. Soudain, tu comprends tout, du départ
d’Ulysse aux baisers que la reine t’a prodigués sans compter.
Tu as fait partie d’un plan. Et la toile, elle l’a tissée pour toi.
— De nombreux hommes ont été trahis par leur épouse, et
continueront de l’être, jusqu’à la fin des temps.
— Pénélope…
— Tu crois peut-être que les hommes de ma race préparent
une guerre pour récupérer ma cousine.
— Je…
— Tu t’imagines peut-être aussi que les habitants du
Péloponnèse envient votre raffinement. Qu’ils jalousent
votre proximité d’un soleil qui se lève chez vous avant de nous
atteindre.
— Non…
— Pas besoin d’un oracle ou d’un devin pour comprendre
que les Argiens cherchent un prétexte pour la déclencher, cette
guerre.
— Un prétexte ?
— Priam, ton père, ne paie pas ses dettes. Pire, il prélève des
droits de passage sur le détroit des Dardanelles. Tout le monde
connaît le caractère excessif des sommes exigées. Les marins et
les marchands grecs risquent leur vie pour rapporter un butin
dérisoire dans leurs cités primitives, et vous exigez presque la
moitié de ce qu’ils rapportent de leurs expéditions hasardeuses.

100
naissance d ’ homère

Tu sais que la reine d’Ithaque a raison. Cent fois raison.


L’avarice de Priam brouille son jugement, au point où il n’hési-
tera pas à sacrifier ses cinquante fils, l’un après l’autre, pour
garantir la sécurité de son trésor. Il aura ensuite beau jeu de
pleurer leur perte.
— Pénélope, bien des hommes ne reviendront pas. Qui
succédera à Ulysse s’il périt devant Troie ?
Au moment où tu prononces le nom du roi, tu prends
conscience de ta témérité.
Pénélope te dévisage. Oserais-tu t’installer sur le trône
d’Ithaque ? Vraiment ? Il n’y a rien de vulgaire ni d’avide dans
ta question. Tu acceptes avec sérénité que ta vie dépende de
son silence. Vous savez tous les deux qu’un tel moment ne se
reproduira jamais.
— Ce n’est pas la question qu’il fallait poser. Tu aurais dû
me demander pourquoi Laërte, le père de mon époux, ne règne
plus.
Laërte, n’est-ce pas ce vieillard qui habite avec le porcher ?
Celui qu’on t’a désigné du doigt comme s’il portait une tare et
dont il faut se tenir loin ? Comment parviendrais-tu à formuler
une seule des questions qui se bousculent dans ta tête ? Il faut
qu’il se soit rendu coupable d’un acte monstrueux pour que la
succession ait été précipitée. À moins qu’Ulysse soit parvenu
à noircir son portrait jusqu’à rendre acceptable la passation
des pouvoirs. Quelle valeur attribuer à ce lignage héréditaire
contre nature ? Pénélope jette un coup d’œil derrière elle,
pour se prémunir contre toute indiscrétion, avant de rompre
le silence.
— Il le fallait. Pour l’écarter, Ulysse aurait pu invoquer son
grand âge, mais Laërte était surtout un despote gâteux et sans

101
naissance d ’ homère

autorité réelle. Un Ulysse sans le don de la parole, un vieil-


lard aussi incapable de mener une guerre que de préserver le
trône en l’absence de son fils. Ulysse a conçu un stratagème
infaillible pour qu’elle éclate, cette guerre. Aussi longtemps
qu’elle durera, c’est moi qui régnerai. Il ne me manque qu’un
héritier…
Tandis que parle Pénélope, les servantes se tiennent à dis-
tance. Lorsque s’achèvent ses confidences, elles s’approchent
et présentent les vêtements que vous enfilez sans dire un mot.
Puis elles remettent la pièce dans l’état où elle était avant le
départ du roi. Les mouvements et les déplacements témoignent
d’une calme précipitation. Chacune connaît les gestes à poser.
Ce n’est pas la première fois qu’elles se livrent à cette danse
secrète.
Scène 8
En projection, au fond de la scène et sous un soleil de plomb,
un navire accoste. Des gardes en armes s’avancent vers Mérios et se
placent de chaque côté de lui. Pendant qu’ils l’escortent, il lorgne un
instant vers l’entrée du palais, comme pour estimer ses chances de
parvenir à leur échapper.

As-tu peur pour ta vie ? Faut-il vraiment répondre ? Ton


attitude le suggère. Que feras-tu, Mérios, quand les bourreaux
d’Ulysse te soumettront aux pires tortures ? Regarde ta main.
Parviendrais-tu à t’en passer ? Lorsque le couperet aura fait
rouler ta tête sur le sol, que restera-t-il de ta personne ? Inutile
d’y songer plus longtemps, car te voici dans la salle d’audience.
On t’y fait attendre jusqu’à ce qu’Ulysse te rejoigne. Il paraît
préoccupé. Tu supposes qu’il entend lui aussi ma voix, celle
d’Athéna, la déesse à face de chouette. La lumière éblouissante
du jour te confirme que rien de ce qui se discutera entre lui et
toi n’échappera aux dieux. Tu attends qu’il prenne la parole.
La conversation s’engage, laborieuse. Tu peines à suivre et il te
semble qu’Ulysse dissimule quelque chose. Comme s’il avait
commis une erreur ou connu un échec cuisant. Tu te surprends
à observer le reflet d’un cheveu gris sur sa tempe.
Ulysse a bel et bien démasqué Achille. Il raconte comment
une épée lancée au milieu des femmes les a toutes fait fuir.
Toutes, sauf cet inverti d’Achille.

103
naissance d ’ homère

Voici en peu de mots le récit de ton hôte, l’homme avec la


femme duquel tu as assouvi tes désirs. Pénélope aurait-elle été
effrayée par une simple épée ? Tu en doutes, Mérios.
— Ce Péléide refuse toujours de respecter son serment.
Persuadé par les oracles, par sa mère surtout, il se borne à
quelques invectives risibles. Il envisage sa mort avec plus d’ef-
froi que la mauvaise réputation qui hantera sa mémoire.
— Vous le haïssez ?
— Tu fais erreur, fils de Priam, jeune homme aux mille
inventions. Je ne haïs pas Achille, le Péléide. Je le juge égoïste
et cruel. Il ne peut qu’amener discorde et malheur dans nos
rangs. Tandis que nous fourbissons nos armes et nous pré-
parons aux mortifications du combat, ce lâche se prête à des
fantaisies dignes d’un Asiate décadent.
— Pourquoi les oracles tiennent-ils tant à ce qu’il participe
à la guerre ?
— Les oracles se contredisent ! On devrait tous les pendre
pour haute trahison. On annonce à Œdipe qu’il va tuer son
père, ce pourquoi il s’empresse de fuir son père adoptif. On
prédit qu’Achille devra choisir entre préserver sa vie et méri-
ter une gloire éternelle. Or, il ne tient pas à mourir. Surtout
pas pour servir les visées des Atrides. Saisissez-vous mieux,
maintenant ?
— En effet, rien ne motive Achille à respecter un serment
prêté alors qu’il n’était encore qu’un enfant.
— Agamemnon ne l’entend pas de cette manière. S’il a for-
mulé un ordre, il faut lui obéir. C’est une raison de plus pour
trouver un moyen de convaincre Achille. Même s’il s’agit d’un
ordre illogique et nuisible.
— Ce qui n’est pas raisonnable s’avère souvent souhaitable.

104
naissance d ’ homère

— Pas pour Achille. Sa présence dans nos rangs assurerait


la sécurité du camp achéen. Pour cela, il faudrait qu’il se plie
à la volonté d’une autorité qu’il juge inférieure à la sienne. Il
préfère qu’on l’accuse de couardise, qu’on le traite comme un
efféminé plutôt que de s’incliner devant le Mycénien.
— À quelle condition Achille accepterait-il de prendre les
armes sous l’autorité des rois de Mycènes et de Sparte ?
— Belle question. Achille ne jure que par lui-même et n’im-
plore qu’une seule déesse, sa mère.
— Les pouvoirs qu’elle lui a conférés sont-ils si considé-
rables ?
Ulysse demeure impassible et ne fait aucun geste d’impa-
tience, mais son ton exprime de l’irritation.
— Faut-il vraiment tout vous apprendre ? Thétis l’a baigné
dans le Phlégéthon alors qu’il était enfant. C’est ce qui explique
sa peau ravinée, son regard creux, mais aussi son invulnérabi-
lité. Agamemnon, lui, vient d’une lignée dont l’aïeul a offert sa
descendance en sacrifice.
Une idée te frappe soudain comme une évidence.
— N’y aurait-il pas moyen d’intégrer Achille à la lignée des
Atrides ? De l’associer au pouvoir par le lien du sang ?
— L’un et l’autre paraissent convaincus de leur légitimité.
Ces deux hommes de fierté égale ne se sont jamais parlé à cœur
ouvert. Comment pourraient-ils convenir d’une union ?
— Ménélas a vanté vos ruses et évoqué vos paroles empen-
nées. Ce sont ses propres termes. Vous seul sauriez convaincre
Agamemnon d’accepter une concession. Que peut-il céder à
Achille que ce dernier recevrait comme une marque de médiation ?
— La vanité blessée d’Achille remonte à l’époque de sa cour
absurde à l’endroit d’Hélène. Je ne vois aucune solution.

105
naissance d ’ homère

— Et si Agamemnon lui proposait de devenir son gendre…


Au long de votre échange, Ulysse a tenu la tête baissée. Il la
relève soudain. Une idée l’a frappé de plein fouet. Un magné-
tisme secret la lui tient collée au front. Ses narines s’ouvrent
grand. Ses yeux se referment jusqu’à devenir deux fentes,
comme s’il regardait au loin par un judas.
— Agamemnon a trois filles : Iphigénie, Chrysothémis et
Électre. La première est la plus désirable. Mais le Mycénien se
montre en général immuable et obstiné.
— Alors, comment faire ?
Ulysse pousse un puissant soupir.
— Quand Prométhée a modelé les humains avec de la
boue, il aurait dû s’assurer de les confectionner tous égaux.
Agamemnon a compris qu’il appartient à une race supé-
rieure. Ni vous ni moi ne pouvons prétendre à un lignage si
prestigieux qu’il nous dispense d’obéissance et de soumis-
sion. Pour les Atrides, c’est autre chose. On leur a appris à
tout exiger, à ces fils illégitimes qui se prennent pour des
Olympiens.
— Il faudrait que l’idée vienne de Ménélas.
— N’êtes-vous pas son conseiller plénipotentiaire ? Si vous
parveniez à le convaincre, ce serait un exploit digne des héros
achéens.
— Et vous ?
— Je resterai ici aussi longtemps que les préparatifs me le
permettront. Je dispose d’au moins une année pour mettre de
l’ordre dans mon royaume, m’occuper au travail de mes champs
et voir naître mon fils. Après, qui sait ? Je feindrai peut-être la
folie et rien ne pourra me forcer à aller en guerre.

106
naissance d ’ homère

Ulysse se déplace vers le côté jardin, où un jeu d’éclairage dévoile


une charrue. Il ceint son front d’un bandeau et s’installe derrière elle.

Et moi ? as-tu failli lui demander, au terme de ton séjour


chez lui. Tu as bien fait de garder cette question pour toi. La
réponse aurait pu te blesser. Comprends-tu, Mérios, qu’Ulysse
ne t’offrira aucune aide ? Il faut maintenant boucler tes maigres
bagages et quémander un droit de passage sur l’embarcation
que le sort te désignera et qui appareillera sous peu. Tu iras
retrouver Ménélas et tu agiras en qualité de conseiller pléni-
potentiaire ou d’aède, peu importe. Tu lui souffleras à l’oreille
un plan qu’il saura faire sien. Il te restera à souffrir les caprices
du roi spartiate et à te préparer à la guerre de Troie.
Si tu appartiens désormais au camp grec, cela ne fait pas
de toi un traître pour autant. Quand tu songes à ton existence,
tu vois bien que tu n’as aucune responsabilité dans tout ce qui
s’est produit depuis le départ de Pâris. Tu reprendras sous peu
la route de Sparte. Ménélas et toi, vous trouverez la façon de
vous alléger d’un poids, celui de déclencher sans sommation
une campagne punitive.
Lorsque les embruns te cingleront le visage et que tu peine-
ras à garder les yeux ouverts tant seront aveuglants les reflets du
soleil sur les vagues, tu te découvriras enfin pleinement grec. Tu
ne penseras ni à bien ni à mal. Tu trancheras, dans ton âme, les
derniers liens qui t’unissent aux héritiers de Laomédon. Cela
ne signifie pas que tu es devenu impitoyable. Simplement, tu
verras la situation autrement. Il n’y aura rien de vertueux ou
de vicieux dans ton esprit. Il n’y aura que des stratégies dont tu
soupèseras l’intérêt, le tien et celui de tes maîtres grecs.
Sois-en certain.
Acte 3
Scène 1
La scène se déroule dans l’antichambre des appartements
royaux, à Sparte. Deux ouvertures dans chacun des murs laissent
deviner ses ramifications labyrinthiques. Ménélas, assis dans un
fauteuil bas, se mire dans une glace tandis qu’il déclame sa tirade.
Il lisse sa crinière blonde et paraît exalté. Mérios se tient en retrait.
Il observe et écoute avec attention.

— La guerre est un puits insondable de haine et d’intelli-


gence ! On tenterait en vain d’en expliquer la profondeur ou
d’en dévoiler le mystère. Rien de plus simple que de désigner
ses balises, d’en saisir la source. Elle fait partie intégrante de
la vie des héros et des rois. Chaque soldat s’accomplit à même
sa substance. La guerre devient sa chair et son sang. La guerre
croît en nos cœurs, pareille à une vie enfantée par les dieux. La
guerre naît toujours et partout !
Ménélas se lève. Au lieu de s’approcher de toi, il te contourne
et va poser ses mains contre le mur sur lequel est appuyée son
armure. Tu te dis que ton maître abuse de son autorité. Qu’il
est de mauvaise foi. Tu l’as vu trembler, au moment de lancer
son ultimatum, à Troie et sur le chemin du retour, alors que la
tempête menaçait de faire chavirer votre frêle navire. Tu l’as vu
quand un de ses marins est passé par-dessus bord et qu’il n’a
pas réagi. Tu l’as vu incapable de prononcer une parole pen-
dant que la mer engloutissait le malheureux. Ménélas détache

111
naissance d ’ homère

ses mains du mur et arpente la salle. Il parle pour se convaincre


lui-même. Ou confesser ses crimes à venir.
— Je crois en un conflit immortel et vertueux ! La guerre
est aventure et lutte muette. On ne se libère pas d’elle. On ne
lui résiste qu’en l’acceptant et en l’accueillant dans sa nudité.
La guerre s’accomplit dans la plénitude. Lestée par toutes ces
vies projetées hors du temps, elle peint en rouge les paysages,
le ciel et les fleuves. Le soldat se transforme en héros, devient
le rival des dieux. Il ne défait pas le miracle de la création. Il
réorganise le cosmos, comme l’araignée tisse sa toile. Comme
cette toile, la guerre luit dans la rosée. On doit demeurer fidèle
à sa profonde vérité et vivre sa mort.
Ménélas se tait enfin. Il tourne la tête vers toi. S’il attend
que tu l’applaudisses, il se trompe. Tu le connais maintenant
assez pour savoir qu’il espère de toi une réplique. Compte
jusqu’à dix, pour donner l’illusion que tu médites. Puis laisse
les mots parler à ta place.
— Sans doute existe-t-il chez la plupart des hommes une
forme de résignation devant la puissance des nobles. Combien
succomberont à l’attrait d’une gloire inaccessible que vous
promettez à tous, mais ne réservez qu’à vous seul ? Certains
iront jusqu’à donner leur vie pour vous et vos semblables.
— Vous croyez-vous si différent que cela ? Prétendez-vous
vous hisser au-dessus de mes soldats ?
— Il faut poser la question autrement. Pourquoi entrer en
guerre si ce n’est pour profiter des bénéfices d’un triomphe ?
— Cela n’a rien à voir. Le choix ne s’impose pas à qui combat
pour la noble cause que lui imposent ses souverains.
— Cessez de vous illusionner avec vos fantasmes de puis-
sance !

112
naissance d ’ homère

Tu viens d’interrompre une nouvelle envolée. Ménélas,


interdit, attend, mais tu t’arrêtes juste avant de lui rappeler à
quel point la peur l’a paralysé face aux Troyens. Il n’est jamais
bon de souligner les faiblesses des maîtres.
— Vos hommes combattront pour vous parce qu’ils tremblent
de tous leurs membres à l’idée de subir les tortures réservées
aux lâches. La gloire ? L’honneur ? Ils n’espèrent qu’une chose :
ne pas rentrer chez eux estropiés. Vous et votre frère avez tout
fait pour provoquer la guerre de Troie. Sans compter Ulysse.
— Notre cause est noble. La félonie troyenne justifie notre
entreprise.
— Soit. Cette guerre nécessaire, vous devez vous assurer
de la remporter sans subir de pertes trop lourdes ni infliger
de grandes souffrances à vos hommes. Et, pour cela, tous vos
combattants, surtout les meilleurs, doivent se joindre à vos
troupes.
Depuis ton arrivée à Sparte, tu n’avais jamais parlé avec
tant de véhémence. Ce doit être parce que tu deviens grec.
Un silence suit ton intervention. Quand Ménélas reprend la
parole, sa voix te semble moins familière.
— C’est vrai. Il nous reste à convaincre Achille.
C’est le moment que tu choisis, Mérios, pour lui exposer
ton plan d’union entre le Péléide et les Atrides. Tu le fais tout
bas, au creux de son oreille, en laissant juste assez d’espace
entre les mots pour que le roi de Sparte les comble. Pour qu’il
s’attribue le projet de mariage entre Achille et Iphigénie.
D’abord, Ménélas demeure imperturbable. Puis il s’anime de
nouveau. Tu l’as gagné à ta cause. Soupçonnes-tu, à ce moment,
que si l’orgueilleux roi de Sparte accepte de soumettre ton plan
à son frère, ce sera pour mieux spolier Achille ? Car Ménélas

113
naissance d ’ homère

ne croit pas à cette absurde histoire de mariage. Un Atride ne


s’abaisserait jamais à donner sa fille à un Péléide. Néanmoins,
il s’arroge avec enthousiasme la paternité de ce stratagème. Et
le détourne à son profit.
— Votre idée ne vaut rien. On prétend parfois que nul ne
peut percer à jour les désirs secrets des humains, sinon les
dieux. C’est faux. Il me suffit de savoir que les hommes veulent
le pouvoir à tout prix, et le craignent s’ils n’en disposent pas.
Aucun oracle, aucune divination, aucune offrande propitia-
toire ne suffira à me convaincre que ma prophétie n’éclipse
pas toutes les autres. Depuis que j’ai vu Atrée, mon père, punir
de mort quiconque lui faisait ombrage, je sais qu’il existe un
seul moyen d’exercer le pouvoir. Je peux lire en chacun de mes
sujets comme si leur âme était une carte. Ce n’est pas le pouvoir
à l’état brut qui importe, mais la manière de l’exercer. Aucun
mortel n’a le droit d’ignorer que seuls les Atrides maîtrisent
son exercice ! C’est pourquoi Achille ne résistera pas à l’impé-
rieuse nécessité de mettre fin au règne de Priam. C’est aussi
pourquoi Agamemnon n’acceptera jamais de lui céder sa fille
aînée. Il la jetterait plutôt au feu. Le deuil, plus que le mariage,
incitera Achille à se plier à notre volonté !
Ton maître ne dispose pas de toute sa raison. Tu en es cer-
tain maintenant. Alors, tu renonces à argumenter avec lui et
cherches un moyen de t’adapter à cette nouvelle donne.
— La résolution de votre frère sera-t-elle inflexible ? Peut-
on entamer son cœur ?
— Personne n’y parviendra. Ce serait comme tenter de faire
voler une pierre.
— Que savez-vous de l’orgueil d’Achille ? Lui non plus ne
fléchira pas.

114
naissance d ’ homère

Une expression torturée passe sur le visage de Ménélas. Il


réfléchit un instant. Soudain, son regard s’illumine. La dou-
leur disparaît d’un coup et il retrouve sa folle sérénité.
— Alors… il nous faudra feindre. Nous convaincrons
Achille de notre bonne foi, puis nous préparerons en même
temps le départ des troupes et le mariage. Nous attendrons
que ses Myrmidons piaffent d’impatience. Au dernier
moment, nous dresserons un bûcher pour sa fiancée. Nous
pourrons invoquer le fait que le sacrifice d’Iphigénie est
essentiel afin d’infléchir le courroux divin et de faire souffler
le vent dans nos voiles. Les hommes d’Achille le forceront à
prendre la mer avec eux, car on ne mobilise pas une armée
pour rien.
« Vous délirez ! » aimerais-tu lui répondre. Au lieu de quoi,
tu tentes de lui faire entendre raison.
— Il en faudra plus pour persuader Agamemnon de jeter sa
fille aînée dans les flammes.
— Allons donc ! Mon frère la désire tant, cette guerre !
Quant à Achille, je sais que ses Myrmidons lui imposeront de
prendre la mer. Je vous le répète, on ne mobilise pas une armée
de cette trempe pour la faire reculer au dernier moment.
— J’aimerais que ce soit possible. Le vent ne faiblit-il jamais
sur vos côtes ?
— Nous n’aurons qu’à invoquer les autres dieux pour que se
taisent Borée, Euros, Zéphyr et Notos.
— Inutile d’en demander autant. Ne venez-vous pas de faire
l’éloge de votre autorité et de votre pouvoir ? Il vous suffira de
les affirmer sur un ton qui ne commande aucune réplique.
Promettez d’éviscérer quiconque aura l’insolence de prétendre
sentir le moindre souffle, la plus infime brise.

115
naissance d ’ homère

Ménélas s’était assis. Il se relève. On dirait qu’il a bu. Il


semble étourdi, trébuche, retombe sur son fauteuil. Il se relève
de nouveau, en marmonnant quelques injures. Contre Achille ?
Contre toi ?
— Ne me prenez pas pour un pauvre d’esprit. Je vous pro-
pose une stratégie qui annihilera les atermoiements d’Achille.
Quant à votre tâche, elle demeure inchangée. Il n’est pas aisé
de raconter une histoire avant même qu’elle n’advienne, mais
je sais que vous ne me décevrez pas.
Il le faudra, Mérios. Sinon, c’est toi qui finiras sur le
bûcher.
Scène 2
Chez les Achéens, un bûcher achève de se consumer. Le vent
souffle en bourrasques. Côté jardin, un jeune homme frêle a posé
le bras autour des épaules d’Achille et lui parle à l’oreille. Côté cour,
Mérios s’entretient avec un vieillard un peu voûté.

Vous voici devant la rade du port d’Aulis, Nestor et toi.


Vous observez les restes de la cérémonie avortée et les navires
qui appareillent, l’un après l’autre. Patrocle et quelques-uns
des vaillants Myrmidons entourent Achille, qui monte sur le
pont de son vaisseau. Nestor, roi de Pylos, est un vieil homme
qui marche avec peine. Il cligne des yeux sans arrêt. Il a bu et
tangue. Cachées par sa barbe grise, ses lèvres remuent à peine.
Son ton te paraît hésitant, mais sa voix reste douce et claire.
— Nos navires entament leur course vers Troie. Ta race,
bientôt, sera sans nom.
Il faut admettre que tu es secoué, Mérios. Ton plan, ou plu-
tôt celui de Ménélas, a marché bien au-delà de tes attentes.
Agamemnon gardait un tour en réserve. Alors que tous, y com-
pris Iphigénie, attendaient avec effroi qu’on jette la jeune fille
au feu, un subterfuge a eu lieu et c’est une biche qui a été sacri-
fiée. On dit qu’Artémis a ordonné cette substitution, mais ce
pourrait être n’importe qui.
— Quelle folie ! S’il y avait eu sacrifice, la douleur d’Aga-
memnon l’aurait peut-être réconcilié avec Achille. Maintenant

117
naissance d ’ homère

que nous l’avons ridiculisé, Achille fera tout en son pou-


voir pour nuire aux Atrides. Il aurait fallu un mariage.
Maintenant, ne me demandez pas qui va la remporter, cette
guerre.
Nestor chancelle un peu.
— Qui va remporter cette guerre ? Tu n’en as pas la moindre
idée, jeune Mérios. Moi non plus. Pourtant je me dis sans cesse
que nous la gagnerons. J’ai combattu autrefois, au côté des
Pyliens contre les Épéens. J’ai participé aux luttes des miens
contre les Centaures. J’ai aussi résisté aux coups d’Héraclès le
fort. Dans ces guerres, la victoire a été affaire de courage. Et
le courage, on le trouve dans la conviction de pouvoir vaincre
l’ennemi.
— Je respecte votre sagesse et j’admire vos exploits pas-
sés, mais ce ne sont pas des mots ni une conviction, même
inébranlable, qui feront tomber les murailles de Troie ou qui
feront trembler le solide Hector. Sans un miracle, nos forces
ne suffiront pas à ramener Hélène.
Nestor expire bruyamment. Il se racle la gorge, puis crache
au sol avec rage.
— Maudite Hélène ! Faut-il assiéger une ville pour la simple
raison qu’une femme a quitté son mari ?
— Ménélas n’en a jamais douté. Pas plus que tous les rois
qui ont prêté serment à Tyndare.
— Menteur ! C’est sûrement toi, fils de barbare, avec ta traî-
trise, qui es derrière ce projet insane !
— Vous n’avez aucune raison de douter de la loyauté du plé-
nipotentiaire de Ménélas, roi de Sparte.
Le vieux Nestor te toise. Malgré son ivresse, quelque chose
dans son regard te fait comprendre qu’il n’est pas dupe.

118
naissance d ’ homère

— Tout plénipotentiaire que vous prétendiez être, nous


verrons si vous saurez répondre à mes questions. Qui a attaqué
les Phéniciens, après le rapt d’Io, la fille du roi Inachus ?
— Personne.
— Qui a vengé l’enlèvement de la princesse Europe ? Qui a
attaqué les Crétois ?
— Personne.
— Les armées de Colchide ont-elles été convoquées après
la disparition de Médée ?
— Jamais.
— Alors, pourquoi en ferait-on autant pour une femme
passée des mains d’un homme à celles d’un autre ? Des rapts, il
y en a eu tant et tant que je ne saurais les compter. Et ce nombre
augmentera sans cesse. Jusqu’à la fin du monde.
Ivre ou pas, Nestor a raison. Mais vos échanges ont assez duré.
Vous aussi devez entreprendre le voyage périlleux pour Troie.
— Pourquoi la guerre n’aurait-elle pas l’amour d’une femme
pour prétexte ? Celui qu’on a lésé se nomme Ménélas et il
entend faire exception à la règle. S’il s’agit d’une première, cela
démontre que nul n’est condamné à répéter sans cesse les gestes
et les paroles des anciens.
Nestor t’écoute à peine. Il a un haut-le-cœur. Quelques
hoquets suffisent à faire passer la crise. Il plisse alors les yeux
pour mieux voir Achille, qui tarde à prendre la mer. Pas plus
que Nestor, tu ne te fais d’illusion quant à l’ardeur au combat
de ce guerrier qu’on dit invulnérable.
— Achille a-t-il un point faible ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je me demande quel argument impérieux le pousserait à
se jeter à corps perdu dans la bataille.

119
naissance d ’ homère

— Il y a peu, le roi Pélée m’a offert son hospitalité. Je venais


recruter des héros pour notre expédition contre Troie. Au
cours du repas, Achille m’a adressé la parole. Il voulait tout
savoir de notre lutte contre les Épéens. Je lui ai parlé des
hommes que j’ai affrontés et battus dans la poussière. J’ai
nommé les braves anéantis par ma pique. J’ai conclu mon
récit en rappelant qu’aucun des vainqueurs n’a omis de glori-
fier Zeus, parmi les dieux, et que j’ai réservé une prière pour
Nélée, mon père.
— Comment Achille a-t-il reçu vos confidences ?
— Il a honoré mes faits d’armes. Mais quelques mots
étranges, surtout venant de sa bouche, m’ont fait croire aux
ravages subis par son cœur et son esprit.
Nestor sort un fruit blet de sa poche. Y plante les dents,
mâche un instant, puis recrache sa bouchée.
— Achille a dit qu’à son heure, il voudrait être seul à jouir
de sa gloire. Qu’il laisserait quelqu’un d’autre combattre à sa
place, avec ses propres armes, si on ne lui concédait pas la vic-
toire finale, ainsi que tous les mérites.
— Il céderait son armure et son bouclier ? À qui ? À
Patrocle ?
Pour toute réponse, Nestor se retourne vers le vaisseau, qui
tarde toujours à appareiller. Patrocle et Achille semblent en
plein débat. Soudain, Achille place sa main sur la nuque de
Patrocle, il l’attire à lui et l’enlace.
— Oui, à Patrocle. Au moment des adieux, Pélée a imposé à
Achille le devoir de protéger le cousin qu’il chérit autant qu’on
peut désirer une femme.
Tandis que tu réfléchis, Nestor s’agrippe aux pans de ta
toge. Il vacille.

120
naissance d ’ homère

— On dit que… on dit que c’est vous que Ménélas a chargé


de raconter le déroulement de cette guerre.
— C’est la vérité.
— Dans ce cas, écoutez-moi bien. Si vous rapportez une
seule des paroles que je vous ai dites aujourd’hui, vous regret-
terez que votre mère ne vous ait pas étouffé dans vos langes.
Nestor coupe court à la conversation. Il éructe à nouveau,
comme si cela suffisait pour prendre congé. Ce geste n’a rien
d’anodin, mais tu te moques bien qu’on se méfie de toi. Tu ne te
fais aucune illusion quant à ceux qui veulent qu’on chante leurs
louanges. Tu souris, car tu ignores toujours comment écrire.
Bien malin celui qui lirait ce dont tu ne peux rédiger le premier
mot. Tu ne cherches pas à cerner l’émotion qui t’envahit. En
fait, tu ne ressens plus rien. Ni crainte, ni désespoir, ni joie,
ni tristesse. Tu te contentes d’écouter le sang battre contre ta
tempe. Tu entends un bruit de vague, tenace et lancinant. Un
mur sonore entre toi et le monde. Entre toi et les dangers qui
te guettent.
Scène 3
Dix années de combats stériles se sont écoulées. Mainte-
nant, la peste vient de s’abattre sur le camp des envahisseurs.
Selon l’oracle, Agamemnon devra rendre une prise de guerre.
Il se vengera en exigeant d’Achille qu’il lui cède la sienne.

Un jeu d’éclairage suggère le passage de la nuit. Des gardes font


le guet. Ils se détendent peu à peu, à mesure que croît la fatigue. À
l’aube, ils sortent, côté jardin. Tandis que des émissaires étrangers
arrivent, un héraut s’avance au centre de la scène. Des soldats se
placent autour de lui pour l’écouter. Il installe un marchepied, y
monte et récite d’une voix forte, mais mal assurée.

— Dieux tutélaires et toi, Chrysès, prêtre du temple


­d’Apollon, nous vous livrons la belle Chryséis, la captive. Le
divin Agamemnon accepte de la rendre pour calmer la colère
des dieux. L’auguste roi de Mycènes vous demande d’honorer en
retour la rétribution qu’il s’octroie. Sanctionnez favorablement
le don qu’Achille consent en lui cédant la fille de Brisée, roi des
Lélèges !

Le héraut redescend et quitte la scène, côté cour, tandis que


quatre hommes sortent du pavillon d’Agamemnon. Ils escortent la
fille de Chrysès et s’apprêtent à sortir du camp grec.

122
naissance d ’ homère

Le temps est venu d’exiger d’Achille qu’il rende Briséis


à son père. Agamemnon a confié cette tâche à deux de ses
hommes, choisis parmi les plus valeureux, soit Talthybios
et Euribatès. Tu jurerais que ni l’un ni l’autre n’est parvenu à
dormir la nuit dernière. À toi, Mérios, le frère de Ménélas a
ordonné que tu les accompagnes pour témoigner de la soumis-
sion du Péléide. Ménélas a tenu à se joindre à vous. Il cherche
une occasion de prouver son courage et son autorité.
Votre parcours vers le pavillon d’Achille sinue entre les
tentes des chefs de cités coalisées. Tu as le temps de détailler
Ménélas pendant que vous cheminez. Il marche derrière les
deux hommes, bien à l’abri. Il a le regard fixe et le teint gris.
Un filet de bile macule son menton. Il mord dans ses lèvres
gercées. Les humecte sans arrêt de coups de langue.
À votre arrivée, un esclave est en train de polir un aigle
embossé sur le bouclier d’Achille. Tandis qu’il achève son tra-
vail, tu remarques un écu d’or coincé sous l’aile du rapace. Tu
repères d’autres pièces d’or, incrustées dans un vase ou sur le
pourtour d’une assiette et encore d’autres, et des pierres bleues
ou pourpres, constellées de sel. Tu comprends qu’Achille
assure ses arrières en cas de défaite.
Posée sur un socle de pierre brute, l’armure du héros jette
des éclats de lumière. Les émissaires sont à la fois éblouis et
effrayés. Y toucher serait un exploit ou un geste de pure témé-
rité. Tandis que tous répriment leurs envies, la voix d’Achille
retentit avec force. Elle paraît sortir de nulle part.
— Aucun descendant d’Atrée ne franchira le seuil de mes
quartiers ! Et personne ne touchera à mon armure. Personne !
Ménélas paraît secoué d’un spasme. Sans prononcer une
seule parole, il rebrousse chemin et se dirige vers la sortie.

123
naissance d ’ homère

Patrocle écarte alors un rideau qui camoufle l’entrée d’une autre


pièce. Il ne porte rien d’autre qu’un pagne. Sans un regard pour
Talthybios, Euribatès et toi, il vous invite à le suivre dans un
corridor. Des miroirs relaient la lumière du jour et éclairent le
passage. Vos pas résonnent sur des tuiles et vous vous deman-
dez, vous qui foulez le sol de terre battue de vos tentes depuis
longtemps, s’il n’y a pas un sortilège là-dessous. Tu commences
à comprendre, Mérios, pourquoi Achille ne désire pas recevoir
la visite de Ménélas. Quant à Agamemnon, il constaterait vite
que le Péléide n’a pas hésité à prélever sa part du butin.
— Notre chambre.
Patrocle écarte une nouvelle cloison.
Vous accédez à une salle immense. Deux lits se cachent
derrière des armes innombrables — glaives, épées, lances,
boucliers, casques —, mais aussi des instruments de musique
— cithare, flûte, harpe. Tes yeux s’accoutument lentement à la
pénombre. Tu peines d’abord à distinguer les détails de cet
antre aux trésors, puis tu repères Achille. Son bras élancé et
musculeux paraît sortir d’une empilade de coussins. Tu te dis
que s’il était couché avec Patrocle, il ne voudrait pas qu’Aga-
memnon l’apprenne. Pourquoi tient-il à Briséis ? C’est Patrocle
qu’il ne partagerait avec personne. Surtout pas avec un Atride.
Le regard d’Achille se pose tour à tour sur chacun des arri-
vants. Lorsqu’il te voit, il paraît prêt à exploser de rage.
— Que désire ce traître ?
Tu aurais beau tenter de t’expliquer, ni lui ni Patrocle ne
t’écouteraient. Avant même ta première parole, Achille reprend
sa diatribe.
— Le mignon de ce gros plein de vin aux yeux de chien n’est
pas digne de fouler le dallage de mes quartiers !

124
naissance d ’ homère

Eurybatès s’interpose entre Achille et toi.


— Ne craignez pas, noble Achille, que notre roi gagne une
plus grande renommée. Il ne pourra jamais vous dépasser en
valeur, mais…
Avant qu’il ne termine sa phrase, Achille l’interrompt,
l’écume à la bouche.
— Comment t’appelles-tu pour oser me parler ainsi ? De
qui es-tu le fils ?
Terrorisé par la réplique du Péléide, Eurybatès se tait. Toi-
même, tu sens ton cœur battre de plus en plus fort, car c’est à
toi de répondre. À toi de prendre sa défense et de faire respec-
ter les ordres d’Agamemnon.
— Mes yeux admirent l’opulence et la richesse qui sont les
tiennes. On y chercherait en vain un défaut. Alors, pourquoi
tant de colère ? Puisqu’il le faut, laisse-moi te parler comme
il convient de parler à un héros. Je t’invite à ne pas perdre la
raison pour une esclave issue d’un camp barbare.
— Ce n’est pas moi qui perds la raison ! Je ne veux rien de
vous. Rien ! Et si tu t’approches encore de moi, tu verras ton
sang noir couler le long de ma lance.
Achille hurle ces mots à ton visage. Toi, tu demeures im-
passible, même si tu t’attends à recevoir un coup. Le vieux
Talthybios, sûr que le poids des ans le protège, prend la parole.
— Nous comprenons que tu ne désires rien, digne fils de
Thétis. Je vais continuer à te considérer l’égal des dieux parmi
les hommes. Nous engageons notre propre vie pour honorer
ton nom. Mais nous devons aussi fidélité et obéissance à notre
maître.
Ces paroles d’apaisement ont pour seul effet d’attiser la
fureur d’Achille, qui s’empare d’une urne et la fracasse aux

125
naissance d ’ homère

pieds du vénérable Talthybios. Tu as peur, Mérios, mais tu ne


vois là qu’un rustre en train de se rendre ridicule.
— Ne touche pas à ton vénérable aîné, ce digne héraut
d’Agamemnon !
Tous les regards se tournent de ton côté. Est-ce bien toi qui
viens de prononcer ces paroles ? L’audace est parfois le meil-
leur parti. Pas cette fois-ci.
Achille, un instant figé par la surprise, bondit sur toi, prêt
à t’étrangler. Tu essaies de te défendre, d’agripper ses cheveux
dénoués, mais la lutte reste vaine. Achille est plus grand que
toi, plus vif, plus aguerri au combat. Tu donnes quelques coups
de pied, qui ratent leur cible, et ces mouvements répétés te font
basculer vers l’arrière. Achille se jette sur toi, t’écrase de tout
son poids. Même réduit à l’impuissance, tu refuses de fermer
les yeux. Achille et toi, vous vous transpercez du regard, res-
tez un moment cadenassés l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’Achille
empoigne d’une main ta gorge maigre. Et il commence à serrer.
Patrocle choisit d’intervenir. Il se penche sur ton adversaire.
Il répète à plusieurs reprises des mots qui ressemblent à « gran-
deur » ou à « gloire ». Achille relâche sa prise et se redresse. Tu
te remets péniblement sur tes pieds tandis que Patrocle en pro-
fite pour placer entre vous un hanap à double coupe.
Tu vois des étoiles, Mérios. Tu es étourdi, mais tu comprends
qu’une déesse vient d’assurer ta survie. La force d’Achille t’a
coupé le souffle, tes oreilles bourdonnent et un liquide rouge
s’écoule de ton nez. Tu l’essuies avec un pan de ta toge. Pour
l’instant, tu es sauf. Le fils de Pélée ébouriffe son abondante
chevelure, tout en te détaillant, du bas vers le haut.
— Ainsi, Ménélas a choisi un transfuge de Troie, un apa-
tride, pour relater nos exploits. Mérios, voici un nom barbare !

126
naissance d ’ homère

Moi, je dirais que rien de bon ne peut sortir de ta bouche, sinon


des mensonges chargés de pestilence.
Tu secoues la tête, encore sonné. Puis tu t’entends
répliquer :
— Je ne suis ni un fugitif ni un traître. Je n’ai enfreint aucune
règle. En tant que plénipotentiaire du noble monarque de
Sparte, je suis en droit d’exiger de toi des excuses. Cependant,
je sais me montrer magnanime. Plus encore, quand je rela-
terai tes exploits, j’omettrai ton écart de conduite. Les com-
bats détruiront des forteresses inexpugnables et tu désires des
mots ? J’offrirai au monde des chants qui célébreront chacun
de tes mérites et qui jailliront, tel du sang frais, des victimes
encore vivantes. Des chants qui obscurciront le ciel comme de
grands nuages noirs et y traceront un halo de gloire éternelle.
Achille écarquille les yeux. D’abord interdit, il retrouve
bientôt sa colère, intacte. Ses poings se contractent et ses join-
tures ont blanchi.
— Je ne laisserai pas un sous-homme s’adresser à moi sur
ce ton ! Pas dans cette demeure !
Achille s’apprête à frapper de nouveau, puis s’arrête sou-
dain, avant d’ajouter :
— Qui me prouve que tu saches même lire ou écrire ?
D’un geste, il intime l’ordre à Patrocle de se saisir d’un
rouleau de parchemin et de te le mettre entre les mains.
— Mérios, aède du présomptueux Ménélas, je te somme de
lire tout haut ce que les muses m’ont dicté. Sinon, ma colère
saura trouver son exutoire et je viderai de mes propres doigts
les cavités de tes yeux.
Observe un instant, Mérios, les signes inintelligibles ali-
gnés les uns au-dessus des autres. On dirait qu’il s’agit d’un

127
naissance d ’ homère

long serpent qui danse. Laisse s’écouler le temps pendant que


tu feins de déchiffrer ces mystères.
— Tu ne me provoqueras pas avec tes propos injurieux,
Achille. Et je ne m’abaisserai pas à déclamer la médiocre poé-
sie que tu m’offres. Je te propose plutôt un morceau de la gloire
que te promettent les dieux par les vertus de mes chants.
Baisse un peu les yeux, Mérios. L’inspiration viendra d’elle-
même. Personne ne fera de cas de ton vêtement déchiré ou de
l’entaille que le fils de Thétis a ouverte sur ta lèvre gonflée.
— Tu m’invites, Achille chéri de Zeus, à célébrer la colère
d’une voix qui apaisera tes appréhensions. Je laisserai plutôt les
muses chanter le juste courroux du plus brave des champions,
de l’intrépide guerrier aux pieds prompts, aux blonds cheveux
et à la beauté saisissante. Ton épopée, digne Achille, fera de toi
un héros hospitalier et magnanime. Quand je relaterai qu’au
moment crucial de la guerre d’Iliade, tu auras reçu Talthybios
et Eurybatès, je conterai que ta courtoisie et ta droiture auront
allégé leur frayeur. Tout vaillants qu’ils soient, les émissaires
de Ménélas, pétrifiés devant ta grandeur, n’auront osé entamer
le dialogue. Dans ton cœur, tu l’auras compris, et tes paroles
auront adouci leur lourde servitude. « Salut, hérauts, messagers
de Zeus et des hommes ! Avancez vers moi, car vous ne m’avez
rien fait, vous. Je n’ignore pas qu’Agamemnon, le misérable
pleutre, vous impose ce sinistre fléau ! » Voici les mots que les
générations à venir retiendront.
Tu joins les mains, comme pour prier, avant de poursuivre.
— Après avoir confié Briséis aux émissaires de l’Atride, tu
auras tout loisir de jouer de ton influence auprès de Thétis,
ta mère, pour qu’elle réclame une compensation de Zeus lui-
même. Alors, la divine épouse de Pélée te répondra en versant

128
naissance d ’ homère

des larmes : « Ah ! mon enfant, pourquoi donc t’ai-je mis au


monde ? Pour un sort si terrible ? Mais ce que tu m’as révélé, je
le dirai à Zeus que réjouit le tonnerre. J’irai moi-même jusqu’à
l’Olympe tout enneigé. » Et elle s’en ira. Certes, elle ne sera pas
parvenue à calmer ta rage, à cause de Briséis, la femme qu’on
t’aura dérobée. Mais elle t’aura convaincu que les dieux œuvre-
ront dans le sens de ta vengeance.
Achille médite un temps sa réponse. Il cligne des yeux,
jusqu’à ce qu’une lueur mauvaise y brille.
— De grands dons t’habitent. Mais que connais-tu des
motivations des héros ? Je ne suis pas lâche comme Pâris, ni
stupide comme Agamemnon, ni torve et fourbe comme Ulysse,
encore moins la dupe des dieux comme Ménélas. Pourtant,
depuis que nous avons quitté les côtes du Péloponnèse,
j’agis sous la contrainte. Car pourquoi devrais-je accomplir
la tâche surhumaine que m’imposent les dieux ? Et obéir à
Agamemnon ? Il faudrait que les dieux ouvrent la terre devant
moi.
Achille crache sur le sol. Puis un spasme agite son corps un
instant, comme s’il réprimait une émotion trop forte. Il s’ap-
proche de toi. Si près qu’il te postillonne au visage.
— Lorsqu’un jour, je mourrai… Toi qui prétends saisir les
motivations humaines, tu dois savoir ce que j’entends deman-
der à Zeus. De toi, j’attends la promesse que tes chants magni-
fieront ma valeur et mes exploits.
Achille se tait, puis fait un signe à Patrocle, qui comprend
aussitôt. Il se retire, puis revient, accompagné de Briséis, qu’il
pousse doucement vers les émissaires, lesquels se préparent
aussitôt à repartir. Au dernier instant, Achille pose sa large
main sur ton épaule.

129
naissance d ’ homère

— Respecte ta promesse. Sinon, je jure par ma naissance


sacrée de broyer tes doigts, un à la fois.
Un jour, Mérios, le moment viendra où tu devras rendre
compte de cet épisode. Peut-être en tairas-tu quelques pas-
sages. À moins que tu craignes que toutes les menaces profé-
rées à ton endroit soient mises à exécution. Qui, le premier,
t’arrachera la langue ? Qui te tranchera le nez ?
Scène 4
La scène représente le camp achéen. L’espace scénique est divisé
en deux. Côté jardin se trouve l’entrée de la tente de Machaon. Côté
cour se situent les quartiers de Ménélas.

Tandis que le conflit entre Achille et Agamemnon s’enve-


nime, la vie continue. Des marchands ambulants passent d’une
tente à l’autre. Les poissons, le vin plus ou moins coupé d’eau de
mer, la viande faisandée, le soin des chevaux, les prières. Tout
se monnaie. Tout s’échange. Le vent soulève du sable qui s’im-
misce partout. Qui irrite les yeux, la gorge, et crisse sous les pas.
Dix ans de guerre, ce n’est pas si long mais, depuis le départ
de Briséis, tout semble interminable. Les combats ont repris,
plus féroces que jamais. Deux duels avortés, le premier entre
Ménélas et Pâris, le second entre Ajax et Hector, n’ont fait que
compliquer les choses. Achille refuse toujours de prendre les
armes, et Agamemnon se montre hostile au moindre com-
promis. Quant à Ménélas, il se complaît dans son rôle de vic-
time. Ulysse, lui, use de ses talents pour faire oublier aux uns
qu’il est en bonne partie responsable du déclenchement de la
guerre. Et pour rappeler aux autres qu’il n’est pas question de
la perdre. Bref, personne ne se comporte en héros.
Et la lutte s’éternise.
Toi, Mérios, tu ne sais plus comment raconter le chaos.
Les hommes n’ont plus le loisir de pleurer les morts tant il

131
naissance d ’ homère

y en a. La guerre, il ne t’importe plus de la gagner. Il te suffi-


rait de la comprendre. Tu ignores ce que tu dois chanter, ni qui
tu devrais glorifier. Ménélas, ton maître, saura peut-être te le
dire. Lorsque tu entres dans sa tente, le Spartiate t’accueille,
animé d’une joie qui te paraît étrange et déplacée.
— Vous ! Enfin !
Ménélas revient des combats qui se sont intensifiés depuis
son duel. Il s’entretient avec toi, tout en retirant une à une les
pièces de son armure. Le sang et la poussière maculent sa cui-
rasse. Autour de sa cuisse, un bandage enduit de graisse excite
les mouches. Le casque gît sur le sol.
— J’ignorais que vous attendiez ma visite.
Il y a des jours que je vous espère. Je veux entendre com-
ment vous raconterez ma bataille contre Pâris.
— Il sera facile de relater le motif du duel. Les offrandes
aux dieux. La déroute de votre adversaire. Votre triomphe par
défaut. Je vous félicite.
Ménélas grimace, comme s’il goûtait l’amertume d’un fruit
cueilli trop vite.
— La victoire m’appartient. Si ce prince troyen vit toujours,
c’est grâce à Aphrodite. Elle a favorisé sa fuite, au moment où
je m’apprêtais à lui asséner le coup fatal.
— N’exagérons rien. Pâris a retraité en lâche.
Ménélas se lève et s’approche vers toi. Il s’efforce d’avoir
l’air menaçant.
— Quand je pense à tous ceux qui rêvent d’occuper votre
poste.
Tu lèves les mains en signe de soumission.
— C’est bon. Je corrigerai ce passage essentiel. J’ajou-
terai que, dans son cœur, et là surtout, Ménélas a connu la

132
naissance d ’ homère

souffrance. Je révélerai votre souhait qu’Argiens et Troyens


désormais se séparent. Je chanterai la grandeur d’un sacrifice
librement consenti. Et c’est devant Priam lui-même qu’aura
été scellé le pacte, car ses fils insolents et déloyaux ne méritent
pas un tel honneur. Enfin, je dirai comment vos paroles auront
permis aux Achéens et aux Argiens de mettre un terme à toute
cette misère.
Ménélas s’étonne que tu te ranges si facilement de son côté.
— Me craignez-vous tant que cela ? Croyez-vous que je
représente un danger tel que vous consentiez à rectifier les
faits séance tenante ?
— Les apparences m’incitent à prendre vos menaces au
sérieux.
— Si vous me croyez malfaisant, il est temps de fuir.
— Je n’ai pas peur de vous.
— Vous avez raison, je ne suis pas dangereux. En somme,
vous appréciez ma compagnie.
— Sentir planer une menace au-dessus de sa tête, c’est le
prix à payer pour côtoyer la noblesse.
— Et vous consentez à ce sacrifice.
Tu désignes de la main le vaste espace que vous occupez,
Ménélas et toi.
— Je n’appelle pas cela un sacrifice. Il s’agit plutôt d’un
risque calculé. Je reste parce que je jouis ici d’un pouvoir et
d’un confort que je ne trouverai jamais ailleurs. Je reste aussi
parce que je suis le seul à comprendre votre paradoxe.
Ménélas te tourne le dos et se dirige vers le fond de sa tente.
Il se sert du vin et boit. Se sert de nouveau. La quatrième fois,
il revient vers toi, un peu ivre. Il répète une histoire que tu
connais et à laquelle tu n’auras rien à ajouter.

133
naissance d ’ homère

— Pâris est pitoyable et minable ! Des serments solennels


ont été prononcés de part et d’autre. Nous avions convenu des
termes du combat. Je l’avais cloué au sol ! Il se débattait, mais
je le tenais tout contre moi. Au moment où j’allais l’achever, un
nuage de sable l’a dissimulé. Ils ont beau jeu, ces Troyens rongés
par les poux, d’accuser Aphrodite d’avoir préservé son favori !
— Certes, mais les dieux favorisent les Atrides. Les Troyens,
eux, trichent. Même un enfant sait qu’il suffit de battre le sol
du pied pour que la poussière se lève.
— Pour que règne la justice, il faudra raser cette cité. Qu’il
n’en reste plus une seule pierre.
Tu as déjà entendu tout cela des dizaines de fois. Et fourni les
mêmes réponses. La tentation est grande, Mérios, de contre-
dire ton maître. Comme lui, tu méprises Pâris, mais Ménélas
insulte aussi la cité de ton père et de tes ancêtres.
— Est-ce le bien que vous voulez ? Tenez-vous vraiment à la
justice ?
Ménélas se tourne vers toi. Tu le vois écarquiller les yeux. Il
reste calme. En revanche, son ton change.
— Tu penses peut-être, conseiller, que je me sens coupable.
Que je regrette d’avoir permis à cette maladie mortelle qu’on
appelle la guerre de se répandre. Eh bien, non. À présent, si
tu as quelque reproche à formuler, n’hésite pas. Voici venu le
moment de décharger sur moi ta rancune et ta haine.
Ménélas s’est dépouillé de son armure. Il saisit un couteau
et le place dans ta main. Il referme tes doigts sur le manche.
— Tiens ! Ce poignard devrait te suffire à retirer Ménélas
du monde des vivants. Tu prendras ma place et tu constateras
tout le plaisir que procure le pouvoir, la supériorité, l’injustice
pleinement acceptée. Allons, n’hésite pas !

134
naissance d ’ homère

Il se tient tout contre toi. Tu ouvres la main. L’arme se


plante dans le sol. Ménélas se penche sur toi. Tu peux sentir
son haleine fétide. Il siffle entre ses dents.
— Lâche ! C’est donc ainsi que tu me remercies.
Puis Ménélas saisit un manteau de drap sombre, le jette sur
ses épaules, puis s’affale dans un fauteuil. Sa voix paraît altérée
par l’émotion.
— Où sont donc tous les chants promis, Mérios ? Avance-
t‑elle, cette épopée que je vous ai confiée ?
Tu serais bien en peine de répondre. Laisse-moi parler
à travers toi, Mérios. Ouvre la bouche et écoute les mots qui
viennent.
— Chantez, muses, la légitime colère de Ménélas le Spartiate,
et la vengeance qui cause mille souffrances aux Lacédémoniens,
la juste guerre qui, chez Hadès, précipite l’âme de maints vail-
lants héros, et abandonne aux chiens leurs restes…
La récitation dure et dure. Au loin, le bruit des combats, les
cris de la guerre l’assourdissent. Tu pourrais poursuivre pen-
dant des nuits et des jours. Lorsque tu te tais, Ménélas demeure
silencieux. Puis il s’exclame :
— Quel étrange destin vous a conduit jusqu’à moi !
— Peut-être, ai-je subi un envoûtement.
— Se faire envoûter… Il n’y a rien de plus facile. C’est un
des plus vieux caprices des dieux. Ils choisissent un être quel-
conque, le placent dans une situation périlleuse, puis l’inves-
tissent d’un pouvoir d’autant plus précieux qu’il rend toute
existence moins médiocre.
— Vous me trouvez quelconque ?
— Vous en doutez ? Vous n’avez pas de destin. Rien qu’une
cause qui, fatalement, vous dépasse.

135
naissance d ’ homère

Tu lèves les yeux au ciel. Puis tu hausses les épaules.


— Soit. Mais pour célébrer vos exploits, je dois dresser un
juste portrait de vos alliés.
— À qui songez-vous ?
— À Ulysse. Je dois relater, sans rien omettre, ses échanges
avec votre frère.
— N’hésitez pas à noircir son portrait. Il vous faudra racon-
ter toutes ses vilenies, ses propos mensongers. Sa vanité…
— Certes. Pour cela, il faut trouver des témoins.
— Alors, vous devez interroger Thersite. Lui pourra vous
en apprendre beaucoup. Demandez-lui de vous confirmer
qu’Ulysse voulait qu’on le croie fou et qu’on le dispense de se
battre. N’oubliez pas non plus de lui demander de vous parler
de Palamède.
— Thersite? Ce persifleur minable. Peut-on lui faire con­
fiance ?
— Qui de mieux que celui qu’Ulysse a choisi de ridiculiser
pour lui retirer tout crédit ?
— Vit-il encore ?
— Grâce à mes espions, je sais que vous le trouverez en
périphérie du camp achéen. Là où logent les soldats inaptes au
combat. Ce pleutre s’y cache. Il préfère cette humiliante survie
à une mort noble. Je vous accompagnerais volontiers, mais ma
dignité ne me permet pas de fréquenter un tel lieu.
Sans un mot de plus, Ménélas, épuisé, met fin à votre
entretien.
Scène 5
De nombreux débris jonchent la scène. On distingue, en arrière-
plan, les remparts de Troie et leurs créneaux.

Te voici en périphérie de camp. On te croise. On te frôle


comme si tu n’existais pas. Quelques hommes déambulent.
D’autres demeurent assis ou couchés à même le sol, plus près
de la mort que de la vie. Quatre garçons à la peau sombre tirent
une charrette où prennent place les blessés, les estropiés et les
invalides que Machaon a pu sauver. Ils ont laissé derrière une
partie de leur corps, en échange d’un semblant d’existence.
Personne ne daigne les achever.
Tu te demandes si tu as le droit d’errer parmi eux. De spé-
culer sur ce qui leur reste d’âme. Quand le moment viendra de
raconter leur destin, peut-être préféreras-tu te taire. Autour
de toi, des béquilles s’entrechoquent. Des cris de folie se font
parfois entendre à travers le brouhaha. Tu te dis, Mérios, que
ces anciens soldats n’ont pas rendu les armes. Ils se battent
à leur manière, en triant des lentilles, en faisant bouillir des
quartiers de viande, en épouillant la toison de quelque bre-
bis égarée. Ces êtres évoluent entre le royaume des hommes
et celui d’Hadès. Alors, peut-être vaut-il mieux mourir d’un
coup. Toi, que choisirais-tu ?
Au-delà des limites du camp, la guerre ne connaît pas de
repos. Le Scamandre coule le long de la frontière mouvante qui

137
naissance d ’ homère

sépare les Troyens de leurs envahisseurs. Par-delà ce fleuve


tranquille, camouflés dans les collines, des archers troyens
scrutent la plaine. Ils se montreraient impitoyables si l’un
d’entre vous devait se retrouver à leur portée. Ainsi, à moins d’y
être contraint, nul héros grec ne s’aventure si loin sur la plaine
de Troie. Surtout pas Ménélas. Car là, les hommes ne valent rien.
Thersite est tout près. Tu n’as pas à chercher bien long-
temps avant de l’apercevoir. Il porte un bandage à la tête et
boite en traînant une jambe qui semble lui faire souffrir le
martyre. Tu n’es pas dupe.
Thersite t’aperçoit. Il comprend la raison de ta présence. Il
essaie de fuir, d’abord en boitant, puis en lâchant ses béquilles
et en se mettant à courir. Il ne va pas bien loin. Tous ces inva-
lides lui barrent le chemin, plus ou moins malgré eux. Enfin,
il s’arrête et se retourne vers toi. Tu as pitié de lui. Il n’ose pas
te regarder dans les yeux quand il s’adresse à toi.
— Mérios ! Alors, même toi, le métèque, tu en veux à ma
vie. Nous sommes tous lâches, ne mens pas ! Un mort de plus,
un mort de moins, quelle différence ?
— Je ne viens pas pour vous contraindre à aller au combat.
— Que veux-tu ?
— Savoir ce que vous connaissez d’Ulysse. J’ai pris la mer,
en partance pour Sparte, tandis qu’il jurait de ne quitter ni sa
terre ni sa femme. Il avait décidé de feindre la folie, comme
vous avez choisi le camp des laissés-pour-compte. Qui donc l’a
convaincu de se joindre aux troupes d’Agamemnon ?
— Ce fils de chienne ne mérite pas les hommages qu’il
reçoit. Je n’ai rien à dire à son sujet !
— N’oubliez pas que les combattants savent punir ceux qui,
comme vous, font semblant.

138
naissance d ’ homère

Ces mots suffisent à désarçonner Thersite. Il s’approche et


parle tout bas. Il y a de la colère dans son ton.
— C’est Ajax le Télamon qui, le premier, a soupçonné Ulysse
de feindre la folie. Palamède a trouvé comment le démasquer.
Il a conçu un plan pour éventer la supercherie.
— Palamède ?
— Oui, Palamède. Un descendant de Danaos. Ses ancêtres
ont fondé Argos. C’est mieux que cette sinistre bourgade que
vous appelez une cité.
— Pour faire tomber Troie, les troupes de Mycènes ne suf-
firont pas.
— Agamemnon a fait valoir qu’Argiens et Danéens ­forment
un seul et même peuple. Qu’ils ne diffèrent en rien des
Mycéniens ni des Spartiates. Un jour, un seul nom désignera
toute cette communauté.
Thersite parle bien. Il veut te détourner du sujet qui t’a
amené jusqu’à lui.
— Et Ulysse, comment Palamède a-t-il su ?
Thersite paraît ruminer. Le silence devient vite intenable.
Pour toi, mais encore plus pour lui.
— On prend l’intelligence d’Ulysse, on la multiplie par
kappa, et on se rapproche du génie de Palamède. Tu sais à quoi
on joue dans les camps?
— Aux dés ?
— Non, même s’il a inventé cela aussi. Je parle plutôt du jeu
guerrier avec des pièces noires et blanches.
— Et sculptées pour représenter un roi, une reine, leurs
ministres et leurs troupes ?
— Tu es plus dégourdi que je le croyais. Quand la rumeur
de la folie d’Ulysse est parvenue jusqu’au camp, Palamède a dit

139
naissance d ’ homère

qu’il était hors de question que le roi d’Ithaque, le stratège à


l’origine du serment de Tyndare et le grand responsable de ce
gâchis, reste tranquille sur son petit caillou.
— Comment a-t-il réussi cet exploit ?
— Il s’est rendu en Ithaque. Ulysse feignait de labourer son
champ avec un cheval et prétendait semer du sel. Un fou n’aurait
pas déliré de la sorte. Et personne ne l’aurait laissé agir ainsi
tant le sol est aride. Alors, Palamède a compris ce qui se passait.
— Il a révélé la supercherie d’Ulysse ?
— Palamède a fait mieux. Ou pire. Il s’est emparé du tout
jeune fils du roi d’Ithaque, son seul enfant, et l’a couché devant
le cheval. Ulysse n’a pas eu le choix. Il a tout avoué.
Cette histoire t’émeut, Mérios. Tu te dis que ce qu’Ulysse
sait sans doute à propos de cet enfant ne l’a pas fait hésiter à
épargner sa vie.
— Mais ce fils, il le laisse derrière lui et ne le reverra peut-
être jamais.
— Nous avons tous laissé derrière nous une épouse aimante
ou des enfants que nous chérissons. Nous craignons tous que
des prétendants prennent notre place. Moi-même, si je le pou-
vais, je profiterais de l’absence de ce roitelet prétentieux.
— Ce Palamède, où est-il ?
Thersite s’esclaffe.
— Vous tenez vraiment à me faire rire ! Ulysse n’a jamais
oublié cette offense. Son ami Diomède et lui ont enfoui dans la
tente de Palamède un petit trésor qu’eux-mêmes avaient sûre-
ment dérobé. Il leur a suffi de l’accuser de trahison.
— Personne n’a pris la part de Palamède ?
— Qui aurait été assez idiot pour courir ce risque ? La sanc-
tion est claire dans les cas de traîtrise. C’est la lapidation.

140
naissance d ’ homère

Tu réfléchis un instant. Tu songes au fait qu’on a tué l’in-


venteur de l’arithmétique à cause d’un mensonge d’Ulysse.
Thersite, lui, s’est penché pour ramasser un gros caillou. Il
le soupèse, le lance en l’air puis l’attrape. Il répète ce manège
jusqu’à ce qu’il s’en lasse et, d’un geste rageur, jette le caillou
au loin.
— Quel gâchis !
Vous restez face à face, lui et toi. Tu prêtes l’oreille, car tu
as l’impression d’entendre les cinq notes qui t’ont accompa-
gné depuis ton arrivée à Sparte. Tes oreilles t’ont laissé en paix
pendant quelque temps. Ton répit s’achève. Et tu as devant toi
un être vulnérable pour lequel tu éprouves de la pitié, à défaut
de sympathie.
— Que comptez-vous faire, maintenant ?
— Je vais rentrer dans les rangs. Je ne veux pas passer le
reste de ma vie parmi ces malheureux. Je t’ai aidé. C’est à ton
tour d’en faire autant.
— Je vous écoute.
— Si jamais le récit de l’invasion du royaume de Priam voit
le jour, je te conseille de ne rien dire de notre rencontre.
Il a posé la main sur ton avant-bras. Tu cernes mal son
intention. On dirait qu’il compatit à ton sort. Puis il te tourne
le dos et se perd dans la foule des estropiés. Quand tu raconte-
ras cette guerre, tu oublieras cet épisode sans gloire. Il suffira
de relater la disgrâce de Thersite face à Ulysse, au moment où
Agamemnon s’assure de la fidélité de ses troupes. Et peut-être
sa mort aux mains d’Achille, si l’inspiration t’en vient.
Scène 6
L’éclairage se modifie. C’est une nuit de pleine lune. Mérios dort
à la belle étoile. Une femme veille, assise au pied du lit de camp sur
lequel il repose.

Tu ouvres les yeux et te redresses.


— Cassandre ?
— Oui, c’est moi.
Qu’est-ce qui amène ta sœur ici, en plein cœur du camp
ennemi ? Pourquoi une Troyenne trahirait-elle les siens ? Pour
les mêmes raisons que toi, peut-être… Comme si elle avait lu
dans tes pensées, Cassandre répond à tes questions.
— Athéna m’a invitée dans ton rêve pour que je t’instruise
de la manière de sortir de l’impasse dans laquelle vous, les
Grecs, êtes bloqués. Rien ne se conclura sans le retour au com-
bat d’Achille. Il doit affronter Hector.
— Achille se refuse à toute concession.
— Ne sois pas naïf.
— Que veux-tu dire ?
— Tant qu’il ne rentre pas dans ses terres, pour se résigner
à une vie longue et paisible, il laisse ouverte la négociation.
— Mais il refuse les ordres d’Agamemnon. Il a déjà repoussé
toutes les offres de médiation et tous les cadeaux que le
Mycénien lui a offerts. Quoi qu’il en dise, pour lui la renommée
vaut bien moins que la vie.

142
naissance d ’ homère

Cassandre élève la voix, comme si cette discussion prenait


un tour nouveau.
— Achille et toi partagez la même opinion, Mérios. Tu n’ac-
cepterais pas non plus de te sacrifier pour un peu de gloire.
Suppose qu’on puisse le convaincre de reprendre les armes
sans que son orgueil en souffre et, surtout, sans qu’il risque la
moindre égratignure.
— Est-ce possible ?
— C’est simple. Il s’agit de sacrifier une victime émissaire à
la satisfaction mutuelle des deux camps.
— Il faudrait consulter un oracle pour identifier cette
victime.
— Inutile. Les dieux ont déjà parlé. La victime, c’est le seul
homme auquel tient Achille. Son cousin.
— Patrocle ! Achille n’acceptera jamais de l’envoyer à la
mort.
— Au contraire. Il constitue un choix idéal, à tel point que
Patrocle se proposera lui-même pour jouer ce rôle. Hector et
ses soldats se battent déjà tout près du camp. Achille ne veut
pas s’en mêler, mais il prêtera son armure et ses armes à son
cousin, pour une seule journée de combat. Les Troyens croiront
voir Achille en personne. Ils reculeront jusqu’à leurs murs.
— Achille n’ignore pas qu’on ne peut se limiter à repousser
les Troyens. Ils reviendront aussitôt à la charge. Le problème
demeure entier.
— Pas si Hector et Patrocle s’affrontent en combat singu-
lier…
— … et que Patrocle est tué.
— Oui, car il ne fera pas le poids. Après l’avoir vaincu,
Hector le dépouillera de son armure. L’armure d’Achille, c’est

143
naissance d ’ homère

lui qui la revêtira. Et ce sera lui, et lui seul, qui sera la cible
du courroux d’Achille. La paix sera conclue avec Agamemnon.
Achille reprendra les armes. Et il sera sans pitié.
Un silence s’installe entre vous deux. Tu as le sentiment
que ton rêve tire à sa fin.
— Cassandre ?
— Qu’y a-t-il, mon frère ?
— Te reverrai-je ?
— Je préfère ne pas te le dire. Mais si tu désires honorer ma
mémoire et les miens, chante la gloire des vaincus.

La lumière s’atténue et on distingue mal les personnages. Mérios


retombe dans un profond sommeil tandis que Cassandre s’évanouit
dans l’ombre.
Scène 7
Au début de la scène, Andromaque s’avance et fait face au
public. Hector l’accompagne. Autour d’eux, de nombreux figurants
ceinturent un espace qui représente Troie et la silhouette du palais
du roi Priam. Tout baigne dans une lumière diffuse. En retrait, côté
jardin, Mérios regarde ailleurs.

Raconter la gloire des vaincus, c’est ta manière de retrou-


ver Cassandre. Ce que tu ne vois pas, Mérios, n’hésite pas à
l’inventer.
Voici Hector qui revient du combat. Il a sans peine rem-
porté la victoire sur Patrocle et porte encore l’armure qu’il lui a
dérobée. Celle d’Achille. Le sang séché de son ennemi dessine
un lacis sur le métal. Andromaque hésite à s’approcher, comme
si son époux s’était métamorphosé en ennemi.
— Ce n’était pas Achille ?
— Non. Patrocle s’était muni de ses armes. Avec elles, il a
tué Sarpédon. Les Troyens hurlaient de peur. J’ai défendu les
miens. Je l’ai vaincu.
— Patrocle a-t-il loué ta vaillance avant de fermer les yeux
pour le grand sommeil ?
— Il a eu le temps de me dire que je suis un mort qui
marche. Achille vengera son cousin.
— Ne retourne pas au combat ! Débarrasse-toi de cette
armure et de ce bouclier.

145
naissance d ’ homère

— J’ai mérité ces trophées. Je ne les rendrai pas.


— Que va-t-il nous arriver ? Les choses ne peuvent demeu-
rer ainsi.
— C’est la vérité.
— Alors, raconte-moi des mensonges. Dis-moi que tout
ceci n’est qu’une illusion. Que personne ne meurt vraiment.
Hector regarde Andromaque avec tendresse, ému devant
tant de désir de fuite.
— Ma toute sage, je ne dispose pas du pouvoir de changer le
mal en bien.
— Allons donc ! Combien y a-t-il de combattants à nos
murs ?
— Il peut s’en trouver tout au plus une myriade.
— Comment quelques milliers de soldats vulnérables ont-
ils survécu à dix années de combat féroce ? Comment imaginer
dix ans à vivre dans des campements insalubres ? Je refuse d’y
croire ! Cette guerre n’a pas de sens.
— Tu peux choisir la version qui te rassure, si cela te chante.
Dis-toi que les barbares sont humains et que leur ombre apai-
sante pèse au creux des jours.
Andromaque va vers Hector et entreprend de délier les
sangles qui retiennent son armure. Elle parle tout bas.
— Si les guerriers étrangers survivent, c’est parce qu’ils
feignent d’asséner des coups à l’adversaire. Ils sont de conni-
vence avec les nôtres, leurs cousins d’Ilion. Personne ne résis-
terait si chacun devait chaque jour se battre vraiment. Une
consigne protège les plus modestes adversaires. On se recon-
naît. On interpelle un ennemi supposé par son nom. On frappe
à côté. On se bouscule un peu, pour déguiser ses gestes.
— Et les morts, les blessés ?

146
naissance d ’ homère

— De temps à autre, un soldat tombe. Ainsi le veulent les


dieux.
— Pourquoi les soldats restent-ils ?
— Ils se sont accoutumés. C’est une vie simple que celle
des tentes et des campements. Un quotidien sans l’obliga-
tion des semailles et des récoltes. Plusieurs ont pris femme.
Connais-tu le nombre d’enfants qui grandissent à l’ombre de
nos murs ? Pourquoi changeraient-ils quoi que ce soit à cette
existence en marge du réel ?
Hector regarde Andromaque avec gravité.
— Et, selon toi, à quoi aboutira cette feinte ?
— La guerre tire à sa fin. Les rois doivent bien se douter
qu’en échange de combats truqués, plusieurs vigiles ferment
les yeux quand des ravitaillements se faufilent jusqu’aux abords
de Troie. Pas question d’affamer les hôtes qui leur offrent les
plaisirs de la guerre.
— Les combats seraient truqués ? Soit. Comment le savoir ?
— De rois à esclaves, les nouvelles se répandent plus
vite qu’un fétu de paille emporté par le vent. La violence des
dernières lunes ne plaît à personne. Je parie qu’au sein des
conciliabules, on sent poindre de l’impatience à l’endroit
­d’Agamemnon. Je n’ai pas tort, n’est-ce pas ? La moindre étin-
celle pourrait embraser l’humeur des soldats. Ils pourraient se
révolter contre leur maître.
Hector ne détrompe pas Andromaque, mais l’armure
qu’elle lui retire révèle un corps marqué de plaies et de cica-
trices violacées. Elle les caresse. Lui se laisse faire un temps,
puis se détache d’elle.
— Que tu le veuilles ou non, Andromaque, la feinte laissera
bientôt place aux véritables combats. Du sang coulera pour

147
naissance d ’ homère

calmer les dieux. Et les rois. Le moment venu, tu devras t’en


aller avec notre fils.
— Tu ne crois pas à notre victoire ?
— Achille et moi devrons nous affronter. Je ne reculerai
pas, même si je connais la force de ce monstre.
Des larmes coulent sur les joues d’Andromaque. Les deux
s’enlacent tandis qu’Andromaque répond :
— Les leçons apprises depuis l’arrivée des armées d’Aga-
memnon se résument en peu de mots. Il y a longtemps que la
plupart d’entre vous ont perdu la raison. La peur vous domine,
comme si on vous avait acculé au bord d’un précipice. Vos bles-
sures purulentes ne vous laissent pas de répit. Vos tuniques
raidies par le sel, vos têtes casquées et brûlantes non plus. Vous
voulez croire à votre invulnérabilité et vous avez tort.
Hector entrouvre les lèvres, mais Andromaque le fait taire
en plaquant une main sur sa bouche.
— Il est trop tard. Si tu revêts de nouveau cette armure
maudite, tu deviendras ce qu’Achille déteste le plus au monde :
lui-même. C’est toi qu’il punira de sa propre lâcheté. Tu auras
beau courir de toutes tes forces autour de Troie, tu ne pour-
ras pas lui échapper. Ton duel contre lui durera le temps d’un
éclair. Les dieux le protégeront. Et cet impie traitera ton corps
telle une charogne. Nous devrons le supplier de nous rendre ta
dépouille. Et nous honorerons ton cadavre.
— Tout n’est pas joué. Les Grecs parlent mieux qu’ils ne
livrent bataille. Ils parlent quand nos épées percent leurs
corps. Leurs proches savent qu’il faut brûler les morts. Qu’il
faut d’abord leur trancher la langue et en semer les mor-
ceaux aux quatre vents pour qu’enfin ils se taisent. Mais des
devins, des prophètes, des aèdes évoquent leurs discours en

148
naissance d ’ homère

provenance de l’outre-monde. Ils imaginent un chemin vers


les enfers où on les entend encore.
— Mais si tu meurs, qui me mènera jusqu’à toi ?
Voilà, Mérios, ce que les amants troyens se diront avant que
le fils de Priam, ton frère, descende une dernière fois dans la
plaine.
Scène 8
Une lumière diffuse évoque un soleil qui égrène ses rayons un à
un. Des soldats, rendus méconnaissables par la cendre et le sang,
traversent des nuages de poussière que soulèvent les chars en par-
tance ou de retour des combats. La scène se déroule d’abord devant
la tente d’Achille, puis en plein cœur du champ de bataille.

Achille a vaincu Hector. La poursuite et le combat appar-


tiennent déjà à l’histoire ancienne, ou presque. Les jeux tenus
pour honorer la mémoire de Patrocle ont aussi basculé dans le
passé. Même la fureur d’Achille, qui s’est acharné sur le corps
d’Hector, a connu son terme. Les oracles avaient prédit que le
fils de Pélée donnerait la victoire aux Grecs. Or, la cause des
armées d’Agamemnon n’a pas progressé d’un iota. Depuis la
mort d’Hector, la sauvagerie est partout. Les flèches, les traits,
les javelots fusent de toutes parts. Le bruit court que même
les femmes participent au combat. Les Amazones et leur reine
Penthésilée appuient les Troyens.
Ce n’est pas que tu craignes la mort, Mérios. Pour tout dire,
si tu trépassais, cela te libérerait. Tu n’aurais plus à rendre
compte d’une telle violence. Mais tu dois d’abord entendre
l’histoire d’un homme qui rumine sa peine. Celle aussi d’un
guerrier qui se sait en sursis. Depuis qu’il a compris qu’il ne
survivrait pas à la guerre, Achille tient à ce que tu restes à ses
côtés.

150
naissance d ’ homère

— Quand j’avais neuf ans, le devin Calchas a déclaré que


Troie ne pourrait être prise sans moi. Cette prophétie maudite
ne m’a apporté que souffrance et désespoir.
Tu l’écoutes se confier de sa voix éraillée. Les yeux fous
d’Achille ne se fixent jamais longtemps sur toi. Ils scrutent
sans cesse l’horizon, comme pour y déceler le reflet de la lame
qui lui ôtera la vie. Achille se parle à lui-même. Parfois, des
phrases s’enchaînent, que tu saisis au passage.
— On a prophétisé que je surpasserais mon père en gloire et
en honneur. Mon père ! J’aurais voulu que ce soit Zeus en per-
sonne. Pas ce vieux Pelée, tout juste bon à régner sur quelques
cailloux.
— On dit aussi que la déesse Thétis vous a rendu invulné-
rable.
— Si c’était vrai, je n’aurais nul besoin d’armure. Ma force,
je l’ai acquise aux côtés d’un centaure. C’est à lui que je dois
l’art de combattre, qui vaut mieux qu’un bouclier, même forgé
par Héphaïstos.
Un tourbillon violent balaie l’espace où se trouvent les
tentes des héros. Tous se taisent. Un nouveau coup de vent
amène l’écho de voix lointaines, comme si la brise parlait
de guerre. Comme si, elle aussi, se permettait d’interroger
Achille. Tu devines, Mérios, la question informulée à laquelle
il répond.
— Je vais mourir. Aucun doute n’est permis. Tout répète la
nécessité de ma disparition. Pendant que j’éventrais un après
l’autre des soldats troyens, j’ai vu le Scamandre sortir de son
lit pour me révéler ce que je savais déjà. Je mourrai. Moi, je ne
l’ignorais pas. L’échéance de ma mort, je l’avais apprise de la
gueule de mon cheval Xanthos. C’est lui qui m’a averti tandis

151
naissance d ’ homère

que nous allions affronter Hector. J’ai obéi à la prophétie, et


j’ai tué mon reflet. C’est si étrange… Depuis que j’ai rencon-
tré Priam pour lui rendre le corps de son fils, quelque chose
en moi s’est calmé. Le fils de Priam, c’est Hector et c’est moi
aussi. Mon père m’a pardonné et je ne veux plus qu’on raconte
mon histoire. Je suis Patrocle. Je suis Hector. Je veux me faire
oublier. Me purger de la haine qui a noirci mon sang.
Tu comprends, Mérios, qu’il reste moins d’une journée
à Achille avant de rejoindre son cher Patrocle. Tu sais que la
rumeur est fondée. Achille a un point faible. Une faille qui a
entamé sa raison. Comme s’il avait lu dans ta tête, il poursuit
son monologue.
— Les légendes disent vrai. J’entends les éléments naturels.
Les animaux s’adressent à moi et je comprends leur langage. Les
pensées des dieux trouvent leur chemin jusqu’aux hommes à
qui elles sont destinées. Je suis né pour percevoir ces révéla-
tions. Les dieux savent que ma mère a choisi de se métamor-
phoser. D’abord en feu, en eau, puis en bête sauvage, tout cela
pour échapper à celui qui allait devenir mon père. Elle ne voulait
pas de moi. Et les dieux savent que, moi aussi, j’ai reçu le don de
marier la flamme et les flots. Thétis voudra sans doute ma mort.
Le dernier combat d’Achille débute très bientôt. Et tu vois
enfin en lui un véritable héros. Tu respectes sa tristesse. Et
ses sanglots. Quand tu raconteras son histoire, n’oublie pas
de célébrer la beauté singulière de ce grand seigneur à la peau
crevassée.
Achille se prépare. Avec une incontestable grâce, il exhibe
une à une ses armes et les pièces de son armure. Au moment
où il manipule son bouclier, un rayon frappe sa surface et
t’éblouit.

152
naissance d ’ homère

— Un tremblement agite mes Myrmidons chaque fois qu’ils


contemplent ces merveilles. Regarde ce bouclier qui aveugle
tel un soleil ! Tu as vu juste, cette armure ne sert pas à me pro-
téger. Elle conférera ma force à celui qui la portera après moi.
À mon tour de prophétiser : sache que les luttes seront féroces,
parmi les Hellènes, pour s’emparer de ces trophées. Lorsque je
mourrai… Après mon trépas, je ne regretterai qu’une chose.
La perte de mes chevaux. Mon bon Xanthos. Mon doux Balios.
Je voudrais qu’ils m’accompagnent et qu’ils galopent pour moi
dans l’outre-vie.
Tu sauras, en temps opportun, chanter le double destin qui
mène Achille vers la gloire et la mort. Sache surtout, Mérios,
que peu importe ce que tu diras à son sujet, il ne reviendra pas
pour se plaindre.

L’éclairage passe au rouge pour suggérer l’urgence. Le bruit des


armes qui s’entrechoquent et les attitudes plus inquiètes des per-
sonnages la confirment. Une combattante arrive sur scène. Elle se
cambre devant Achille.

C’est Penthésilée, la reine des Amazones. Dans sa vie,


Achille pourra dire qu’il aura connu deux femmes. La mère
de Néoptolème, son fils, et Penthésilée, la seule humaine qu’il
ait aimée. Cette dernière s’approche d’Achille, qui paraît trop
abattu pour soulever son arme. Tu as l’impression qu’en-
semble, ils suivent le parcours gris des nuages et qu’ils inter-
rogent le ciel pour connaître leur destin. Le fleuve Scamandre
luit au loin, et Penthésilée adopte un ton doucereux.
— Toi, le Péléide, combien de femmes as-tu tuées ?
— Aucune.

153
naissance d ’ homère

— Les hommes morts de ma main ne se comptent plus.


Tant de familles pleurent un fils dépecé par ma lance qu’on
peut dire qu’Hadès redoute mes exploits.
— Penthésilée, fille de la guerre et de la destruction, tu as
trouvé ici un adversaire qui te fera regretter d’être venue à sa
rencontre.
— Je ne te crains pas, fils de Thétis. Ta mère, la déesse pro-
téiforme, maudira sous peu le temps où elle te badigeonnait
d’ambroisie. Elle voulait ton invulnérabilité, mais elle t’a rendu
aussi faible qu’un moineau.
— Tu es plus bavarde que Balios, mon cheval fou. Tu ravale-
ras tes paroles, et tes Amazones pleureront leur souveraine.
Un bruit assourdissant couvre leurs voix tandis qu’ils en­
tament un duel. Les passes d’armes se transforment en une
parade amoureuse. Penthésilée pousse un cri étouffé et paraît
soudain se détendre. Elle glisse vers le sol, Achille retenant sa
chute et empêchant sa tête de heurter la pierre. Des guerriers
s’avancent et, peu à peu, les combats cessent. Au milieu de la
trêve, Achille, un genou au sol, se met à verser des larmes. Il
caresse l’épaule de la femme, une main glissée sous sa cuirasse.
Il se remet debout et soulève le corps de son adversaire, qu’il
porte jusqu’à la rive rougie du Scamandre. Achille improvise
une cérémonie, baigne le visage de Penthésilée et laisse son
corps partir au gré du courant.
On entend alors un éclat de rire. C’est Thersite. Il s’est joint
aux combattants, mais ne peut s’empêcher de railler la douleur
des héros trop sensibles. Achille n’hésite pas. Il se retourne,
plante un pied dans la poussière et enfonce son épée dans le
cou de l’Achéen. Le sang jaillit par saccades tandis que Thersite
s’écroule.

154
naissance d ’ homère

Tournant le dos aux murailles troyennes, Achille s’expose


aux tirs ennemis. Pas un mot, pas une plainte ne sort de sa
bouche lorsqu’une flèche empennée perce son talon. Achille
vacille un instant, comme s’il se sentait las, puis s’endort pour
ne plus se réveiller.
Après cela, Mérios, les mots ne te viennent plus.
Scène 9
L’espace scénique est divisé en deux. Du côté jardin, dans la
tente d’Agamemnon, une statuette à l’effigie de Pallas Athéna est
posée sur un socle. Le côté cour représente le camp grec. Les armes
d’Achille y sont exposées. Elles brillent tel un trésor. À l’horizon
pointent des montagnes. Du givre a fait pâlir leurs flancs. L’action
débute sous la tente du roi. Pendant la première partie de l’échange
entre Mérios et Ulysse, Agamemnon restera pratiquement immo-
bile. Ulysse et Mérios se déplaceront ensuite à l’extérieur de la tente
du roi.

Au moment où tu entres dans la tente, Ulysse se tient


debout et la tête rentrée dans les épaules. Agamemnon et lui
contemplent la statuette de bronze. C’est le Palladion, qu’il
a dérobé à Priam. L’époux de la fidèle Pénélope sait que tu
connais le caractère sacré de cet objet. Et qu’en le remettant au
roi de Mycènes, il a enlevé son pouvoir à Priam, ton père.
— Voici l’aède le plus fabuleux. Entendrons-nous bientôt le
chant du triste séjour des Achéens sur la plaine de Troie ?
— Beaucoup de sujets méritent d’être chantés, maintenant
que les vivants se comptent plus facilement que les morts.
Achille vient de mourir, tué par une flèche de Pâris, et a laissé
ses armes à qui les mériterait le plus. Les aèdes ont pour rôle
de réjouir les cœurs et d’alléger la condition humaine. Pas de
glorifier la mort.

156
naissance d ’ homère

— Alors, je t’offre un nouvel exploit à célébrer, si tu en es


capable. Selon toi, si Pâris mourait et qu’il laissait Hélène à qui
s’en montrait digne, lequel de ses frères mériterait d’être la
prochaine victime de cette femme envoûtante ?
— Pour tuer Pâris, il faudrait d’abord pénétrer dans les
murailles de Troie, où il s’est réfugié.
Ulysse désigne le Palladion.
— Comment crois-tu que j’ai réussi à voler cette statuette ?
— Je l’ignore.
— En prenant la place du Troyen qui partage la couche
d’Hélène, voilà comment. Déguisé en mendiant, j’ai pu m’in-
troduire dans la cité de tes pères. Elle seule m’a reconnu, mais
ne m’a pas dénoncé. Dois-je t’apprendre la suite ?
— Vos prouesses amoureuses doivent-elles figurer parmi
les faits d’armes auxquels Héra s’attend de ses héros ?
— Misérable métèque ! Tu invoques le pouvoir illusoire
des dieux pour ne pas reconnaître la faiblesse des tiens ! Les
traîtres ne se font plus prier, parmi tes frères, pour nous indi-
quer la manière de les vaincre.
— Je ne me considère plus comme un Troyen depuis si
longtemps que j’ai peine à vous suivre. De qui parlez-vous ?
— Hélénos, ton frère, a lui aussi trahi les siens. C’est de lui
que nous savons ce qu’exigent les dieux pour que tombe la ville.
Il nous fallait des flèches enduites du sang de l’hydre de Lerne
que gardait Philoctète. Grâce à moi, c’est chose faite. Nous
devions nous emparer du Palladion. Et le voilà !
— Vous ne pouvez pas nier le pouvoir des dieux tout en vous
pliant à leurs désirs.
— Ne jouez pas au plus fin avec moi. Nul besoin d’un devin
pour comprendre que les flèches empoisonnées de Philoctète

157
naissance d ’ homère

sont puissantes. Le Palladion, lui, ne procure aucun pouvoir,


mais le fait qu’il soit ici prouve qu’on peut franchir les murs de
Troie sans trop de peine.
— Et Hélène ?
— Quand elle m’a reconnu, des larmes de repentir et de joie
ont inondé son visage. Puis elle m’a déshabillé, baigné, oint
d’huile et reçu dans sa couche. Là, je l’ai persuadée de me révé-
ler où se trouvaient les défenses secrètes de Troie.
— Je ne vous crois pas. Vous mentez.
— Reconnaissez que le Palladion se trouve ici, entre les
mains d’Agamemnon !
— Je ne doute pas du résultat de votre expédition, mais de
son moyen. D’ailleurs, j’ai assez côtoyé Ménélas pour savoir
qu’Hélène monnaie tout.
— Est-il question de la réputation de cette femme ?
— Non, mais de ce qu’il vous a fallu offrir en retour.
— Que cachez-vous derrière vos insinuations ?
— Ne détournez pas la conversation.
— Voulez-vous savoir ce qu’exprime son visage dans l’ex-
tase amoureuse ?
— Contentez-vous de répondre à ma question. Que lui avez-
vous donné en échange ?
— Je lui ai annoncé que nous allions rentrer dans notre
patrie et lui ai appris quel cadeau nous offrirons en réparation.
— J’aimerais comprendre.
— Un cheval creux. Voilà le secret que je lui ai dévoilé. Mais
elle ignore quelle feinte je réserve aux Troyens.
— De quoi parlez-vous ? Qui a eu cette idée ?
— Moi, qui d’autre ? Épéios, notre charpentier, s’y consacre
nuit et jour. Dès l’achèvement de son ouvrage, j’exposerai le

158
naissance d ’ homère

plan à tous. Il s’agira de feindre d’abandonner la partie et de


rentrer dans nos terres. Mais avant, nous apporterons un pré-
sent en guise de reconnaissance des torts causés à nos enne-
mis. Agamemnon et Ménélas sont d’accord. Comme moi, ils
sont certains que les habitants de la vaniteuse Troie n’y verront
que du feu. Une fois à l’intérieur, nous parviendrons à ouvrir
les portes qui ceinturent la ville et nous vaincrons l’ennemi
une fois pour toutes.
Avoue, Mérios, que ce délire surpasse tout ce que tu avais
pu imaginer jusque-là.
— Qui serait assez fou pour courir un tel risque ?
— Vous me croyez donc fou ? Quand tout sera accompli et
que notre victoire aura été célébrée, j’exigerai peut-être des
excuses. Si je n’avais pas déjà décidé que vous seriez de l’expé-
dition, Ménélas aurait insisté pour que vous preniez place dans
le ventre du cheval.
Une moue d’insouciance apparaît sur le visage d’Ulysse.
Tu es consterné, Mérios, mais tu essaies de le dissimuler. À
ce moment, Ulysse te prend par le bras et, sans ménagement,
t’entraîne à sa suite hors de la tente du roi.

Jeu d’éclairage. La lumière et les bruits augmentent en intensité.


Ulysse et Mérios se déplacent du côté jardin vers le côté cour.

La mort d’Achille ne semble plus affecter les combattants.


Tu écoutes le bruit des combats au loin. Il a remplacé les cinq
notes qui se bousculaient autrefois dans ta tête pour te cou-
per du monde. Ulysse et toi n’avez pas à marcher longtemps.
En plein milieu du camp s’amoncellent les armes du défunt.
Ulysse se penche sur elles, puis te regarde.

159
naissance d ’ homère

— Elles ne reviennent à personne d’autre que moi.


— Elles sont admirables.
— N’est-ce pas ? Observez les teintes que créent les alliages
aux proportions sublimes. Même en rêve, l’or n’aurait pas cet
éclat. Admirez le ciselage minutieux du bouclier, même si l’œil
est trop limité pour en apprécier les couleurs.
— Ne craignez-vous pas que ces merveilles ne portent
malheur ?
— Aucun doute là-dessus. Songez aux calamités qui frappent
chaque guerrier ayant osé enfiler la cuirasse d’Achille. Patrocle
n’a pas survécu une seule journée. Hector l’en a dépouillé, et
vous savez comment il a fini…
— Alors, pourquoi les voulez-vous tant ?
Ulysse se détourne, comme pour se dérober à ta vue. Il paraît
ému.
— Parce qu’elles sont une récompense ! Un signe de gran-
deur. Et ces armes vont conjurer le sort. N’oubliez pas que nous
nous apprêtons à courir un grave risque. Par-dessus tout, je
désire rentrer chez moi les mains pleines.
Ulysse serre les poings et s’éloigne, en te laissant seul
devant cet attirail maudit. Tu ne peux pas t’empêcher de l’ad-
mirer, Mérios, car tu sais que sans combattant, une arme n’a
rien de dangereux.
Scène 10
La scène se déroule dans la pénombre et dans un silence presque
complet. De la lumière filtre entre quelques planches imparfaite-
ment assemblées. Une étroite ouverture permet de voir à l’extérieur,
à condition de se tenir debout. Deux rangées d’hommes sont assis,
face à face, et se tiennent le dos arrondi et les épaules rentrées.

Ils ont beau retenir leur souffle, on entend la respiration


des soldats embusqués dans le cheval de bois. Le vent change
de direction et une odeur salée et nauséabonde empoisonne
l’atmosphère. Du côté du soleil, des nuages de pluie noient les
montagnes. Sur la plaine, une poussière rouge, moitié sable,
moitié sang, s’étend jusqu’à l’horizon.
La lumière pénètre à travers les blessures du cheval
qu’Épéios a assemblé de son mieux, avec des outils usés par la
guerre. Il a démonté des navires grecs pour en retailler le bois.
Puisque les soldats seront moins nombreux au retour qu’ils
ne l’étaient à l’aller, personne n’a trouvé à redire. Le cheval de
Troie sera le véhicule de la vengeance de Ménélas. Le roi de
Sparte y a pris place, en même temps que toi. Vous êtes côte à
côté, et tu sens monter en lui la fureur de dix années de frustra-
tion. Les planches disjointes, rivetées à la sauvette, retiennent
mal les chairs pourries de ce cheval qui a grandi trop vite. De
cet autre projet fou du petit roi d’Ithaque. De cet Ulysse bouffi
d’orgueil et de suffisance.

161
naissance d ’ homère

Ménélas se tourne vers toi.


— Mes guerriers !
Il prononce ces mots à voix basse, avec une fierté for-
cée. Ménélas est l’un des hommes les plus puissants de la
Méditerranée. Autant dire de l’univers. Tu te demandes s’il
devine que ses guerriers camouflent leur terreur derrière
leurs airs de somnambules. Qu’importe, puisque les dieux ont
garanti votre victoire et qu’ils ont chargé les bras des Achéens
de venin. Celui de la vengeance et de la justice. Le venin du
progrès.
Ménélas doute-t-il des promesses des dieux ? Et pourquoi
pas ? Surtout quand on est un Atride, un descendant de man-
geurs de chair humaine, de parricides, d’infanticides, de vic-
times sacrificielles, de demi-dieux ? Ce cadeau truqué, offert
à Troie, ressemble à peine à un cheval. Plus à un cercueil mal
joint et déjà rempli de cadavres. Cinquante corps d’hommes
suintant la peur. Quarante-neuf Grecs et l’un des cinquante
fils du roi Priam.
Lorsque tu auras entamé ta lente glissade vers Hadès, il te
restera un souvenir : l’odeur de l’archer Philoctète. Des pieds
de Philoctète. Même Ulysse ne peut tolérer cette puanteur.
Le roi d’Ithaque croyait bien s’être débarrassé du dernier des
camarades d’Héraclès en l’abandonnant sur l’île de Lemnos.
Mais les dieux mesurent l’importance de cet archer et de ses
flèches trempées dans le sang de l’hydre de l’Herne. C’est
pourquoi il a fallu aller le chercher sur l’île.
Le sang. On y revient toujours. Tu le vois battre aux tempes
du fils d’Achille. Cet enragé de Néoptolème jure tout bas.
Mais s’il le pouvait, il le ferait assez fort pour qu’on l’entende
jusqu’aux portes de Troie. Il jure qu’il vengera la mort de son

162
naissance d ’ homère

père. Qu’il tuera de ses mains Priam et Astyanax, le père et le


fils d’Hector.
Détourne le regard, Mérios, et observe Ménélas. Rien ne
paraît entamer sa confiance. Il lui suffit de savoir que la chute
de Troie dépend de la présence à ses côtés de Philoctète et de
Néoptolème. De ce mort-vivant et de ce monstre-enfant. Peut-
être qu’au fond, être grec, c’est posséder cette confiance inat-
taquable en une supériorité conférée par les dieux. Depuis dix
longues années, tu te prétends devenu l’un des leurs.
— Nous vaincrons.
Tu viens de prononcer ces paroles que personne n’a enten-
dues. Depuis le prétendu sacrifice d’Iphigénie et l’embar-
quement des troupes achéennes, c’est la première fois que tu
dis « nous », comme dans « nous faisons le mort ». Nous, les
entrailles avariées de ce cadeau de Grec.
Ménélas n’en peut déjà plus de cette attente où bour-
donnent les insectes. Où s’aiguisent les serres de l’ennui. Où la
faim tourne sur elle-même, comme une folle. Dans sa tête, le
roi de Sparte, le dernier des Atrides, cherche à se souvenir de
la voix d’Hélène.

L’éclairage se modifie peu à peu pour indiquer l’écoulement du


temps. Puis un mouvement léger anime le cheval tandis qu’une voix
se fait entendre, en provenance du dessous de la scène.

C’est Hélène. Sortie par la porte Scée, la femme de Priam


longe les flancs du cheval. Alors qu’elle marche autour de vous,
sous votre cachette, elle prononce le nom de chacun des guer-
riers figés au-dessus d’elle. Tu jettes un coup d’œil à Ménélas.
Il a reconnu la voix de la femme qui l’a trahi. C’est elle qui

163
naissance d ’ homère

appelle, un par un, les Achéens, les Argiens, les Mycéniens, les
Spartiates, ces marins échoués depuis trop longtemps sur le
rivage de Troie. Elle imite les voix de leurs femmes et implore
chaque mari de répondre à ses exhortations. Des questions
t’assaillent pendant que les soldats tendent l’oreille. Quel
dieu lui a révélé le nom de chacun d’eux ? Comment Hélène
parvient-­elle à contrefaire la voix de tant de femmes qu’elle n’a
jamais vues ?
Toi, Mérios, tu devines que c’est cela qu’Ulysse a donné
à Hélène en échange du Palladion. Mais tu n’es pas le seul à
soupçonner un tel artifice. Un soldat ironise tout haut. Il
ricane. C’est Anticlos. Encore presque un enfant. Et il est tenté
de répondre à la femme qui chante.
Sans perdre un instant, Ulysse se jette au cou d’Anticlos
et les deux hommes luttent dans un silence étrange et impar-
fait. Anticlos ne fait pas le poids et meurt vite, étranglé par son
adversaire. Pour sa défense, Ulysse dira qu’il devait faire taire
un époux crédule, car trop amoureux. Toi, tu sais qu’Anticlos
n’avait laissé personne derrière. Et qu’il avait compris com-
ment Hélène connaissait l’identité des occupants du cheval.
Quoi d’autre Ulysse pouvait-il offrir pour s’approcher de la
belle reine ?
Le chant d’Hélène cesse bientôt. Elle rentre à Troie pour
attendre la suite des choses. Et le retour d’Ulysse, qui sait ?
Soit elle a cherché à vous perdre, soit elle a voulu prouver que
le cheval était vide.
Soudain, vous sentez qu’on hale votre cheval, comme on
tire une embarcation vers le rivage. Tu comprends que la
fin approche. Que la ville où tu es né va bientôt disparaître.
Tu appréhendes presque le succès de cette mission. Dis-toi

164
naissance d ’ homère

bien, Mérios, que si les Troyens se laissent berner, c’est qu’ils


méritent de mourir. Jusqu’au dernier. Tandis que vous pro-
gressez avec une lenteur de tortue, Anticlos vous regarde avec
ses yeux de cheval mort. Ménélas, Ulysse et les conscrits se
taisent. Tu observes ton maître et tu constates que la mort
d’Anticlos lui a fait comprendre des choses au sujet d’Ulysse.
Il devra aussi accepter qu’il n’y ait pas de réponse à la question
lancinante que pose le chant d’amour des femmes.
Scène 11
La scène débute dans le plus grand désordre. La violence la plus
effrénée est ponctuée de cris innombrables, atténués par la dis-
tance, car l’action principale se déroule loin des combats. Mérios et
Ménélas entrent, côté cour, et se dirigent vers le centre de la scène.
Peu de temps après, Hélène fait son entrée, côté jardin.

Tu n’as pas voulu participer au pillage. D’ailleurs, tu n’aurais


pas trouvé la force d’abîmer des murs dont tu avais presque
oublié la texture. Ménélas, lui, paraît à bout de souffle, repu
de crimes sans nombre. Vous voici dans l’une des salles
du palais de Priam. Tu retrouves un lieu dont tu avais sous-
estimé la beauté. Tu admires les dorures, l’ouvrage du bois,
l’art avec lequel sont sculptées les fenêtres, en sachant que
rien ne subsistera de tout cela, une fois le matin venu. Des
esclaves prennent la fuite. Il faut que la panique les ait aveu-
glés ou qu’ils aient choisi presque au hasard, car rien de ce
qu’ils emportent n’a de valeur. Arrive un homme qui porte son
père sur ses épaules, et entraîne sa femme et son fils. Tu crois
reconnaître Énée.
On écarte un rideau. Hélène entre. Elle et le roi de Sparte se
heurtent presque. Tu vois dans les yeux de Ménélas une fureur
renouvelée. Mais Hélène sait comment sauver la mise. Avec le
plus grand calme, elle s’apprête à défaire l’agrafe de sa chla-
myde. Puis elle s’arrête. Tu peux rêver, Mérios, tu ne verras

166
naissance d ’ homère

rien de plus. Hélène et Ménélas restent l’un face à l’autre,


immobiles, pendant que le pillage se poursuit à l’extérieur.
Aucune parole n’est prononcée entre eux, jusqu’à la fin.
Scène 12
Dix ans plus tard. La scène se déroule dans le palais de Ménélas,
à l’occasion d’un banquet donné en l’honneur de Télémaque, qui
cherche à retracer son père. Les flammes d’un brasero s’élèvent à
l’arrière de la scène. Un bassin rempli d’eau en occupe le milieu. Des
poissons y vont et viennent ; ils oscillent avec une solennité de muets
tandis qu’un Mérios vieilli chante la conquête de Troie. Ses gestes et
son attitude confirment qu’il est désormais presque aveugle. L’action
débute alors qu’Hélène verse un élixir dans le vin que les servantes dis-
tribuent ensuite aux hôtes. Tous boivent, sauf Mérios et Télémaque.

Tu achèves un chant qui célèbre la mort de Dolon pen-


dant que les effets de l’élixir se font sentir chez les convives.
Ménélas, le premier, semble affecté.
— J’ai toujours tenu l’amour en haute estime. Hélène, le
risque que nous avons couru est la preuve suprême de ma
confiance en ta fidélité.
Il poursuit sur sa lancée pendant un assez long moment.
Son élocution devient de plus en plus molle. Hermione écoute
son père avec une irritation croissante et ne peut bientôt plus
réprimer sa colère.
— Ce monstre que tu appelles l’amour a bien failli tous nous
dévorer.
— Ma fille, tu devrais tâter de ce monstre avant qu’il ne soit
trop tard. Ce qu’il dévore, c’est la mélancolie.

168
naissance d ’ homère

Hélène s’interpose entre sa fille et Ménélas. Elle évoque


l’épisode de sa litanie autour du cheval. Elle en décrit encore
le déroulement, en précise les conséquences. Le chant des
oiseaux nocturnes couvre ses paroles. Puis elle demande :
— Au fond, qui l’a gagnée, cette guerre ?
La lumière vacille, les flammes s’agitent et personne ne
répond. Face au silence des convives, elle répond à sa propre
question.
— Agamemnon pourrit dans une fosse, à Mycènes. Néopto­
lème est mort à cause des désirs impossibles d’Andromaque.
Ulysse a disparu, pris dans les rets de ses mensonges. Ne reste
que toi, mon fidèle époux, plus fidèle que Pénélope.

L’intensité de l’éclairage diminue. Seuls Télémaque et Mérios


demeurent sur scène, dans la pénombre.

Télémaque hésite un temps avant de prendre la parole.


— Est-elle vraie, cette histoire à propos de l’éclat du bou-
clier d’Achille ?
— Laquelle ?
— Vos yeux…
— La légende qui expliquerait ma cécité ? Elle est vraie.
C’était le prix à payer pour converser avec les dieux et regarder
le soleil en face. Mais j’ai passé aussi beaucoup de temps en
mer, à contempler les flots.
Vous demeurez tous deux silencieux. Vous écoutez le chant
des grillons et le bruit des flammes qui achèvent de crépiter.
Télémaque hésite encore un peu, puis ose se confier.
— On aurait dit que cette sorcière ne parlait que pour moi.
— Qu’avez-vous compris de sa confession ?

169
naissance d ’ homère

— Hélène a répété sans le savoir les propos qu’a tenus


Nestor dans son propre palais, il y a quelques jours, lorsque
Mentor et moi l’avons visité. Je lui ai demandé de me parler de
mon père. Lui m’a conté la fin d’Agamemnon, tué par Égisthe,
celui qui lui a dérobé son épouse Clytemnestre. Hélène m’a mis
en garde contre un péril similaire.
— Hélène et Nestor vous ont livré un même message.
Quiconque s’éloigne trop longtemps de son foyer risque d’y
trouver sa place occupée, à son retour. Quant à vous, Télémaque,
vous ne devez pas tarder à rentrer en Ithaque. Vous frapperez
vite, et fort, sinon les prétendants ne vous épargneront pas.
Télémaque hésite.
— J’ignore pourquoi je vous dis tout cela, mais je voudrais
que vous restiez avec moi. Que nous rentrions ensemble dans
l’île de mon père.
— Je ne vous serais pas d’un grand secours.
— Il me semble… il me semble… au contraire… qu’il
serait plus facile, avec vous, d’affronter ma mère.
— Il faut comprendre sa fidélité pour son époux.
— Pourquoi ? Hélène vient tout juste de nous révéler, à
mots à peine couverts, qu’elle et Ulysse se sont aimés !
— Il n’y a pas de pourquoi. Il y a de l’amour et du désir.
Vous échangez encore quelques mots. Puis Télémaque
incline la tête vers toi et met une main sur son cœur, même s’il
sait que tu ne vois rien. Il s’en va. Demain, il rentrera dans sa
patrie pour défendre sa place. Peu importe les conséquences.
Épilogue

Dans ta nuit perpétuelle, Mérios, tu te dis qu’il te reste au


moins une minuscule toile. Celle que t’a donnée Pénélope pour
que tu y tisses des histoires. Pour elle, tu inventeras les péri-
péties innombrables du retour au pays natal d’Ulysse. Tu ima-
gineras des déesses aux amours impossibles à assouvir, des
géants borgnes, des vents contraires, des détours jusqu’aux
enfers. Et tu célébreras sa fidélité…
Tu reprends ton bâton et diriges tes pas hésitants vers
l’agora de Sparte. Perçois-tu encore la lueur d’une aurore aux
doigts de rose ?
Il faut te taire à présent et laisser partir celui qui ne doit
jamais remettre en question le fait qu’il est le fils d’Ulysse aux
mille inventions et de l’irréprochable Pénélope.
Moi, Athéna, je t’ordonne de m’obéir, la joie au cœur, et de
mettre un terme à ce récit torturé dont je t’ai dicté chaque mot.

171
D ans la collection « R éverbération »

Aude, Éclats de lieux, nouvelles.


Marie Auger, Carapace, roman.
Jean bacon, Chroniques de Capitachouane, roman.
Étienne Beaulieu, Trop de lumière pour Samuel Gaska, récit.
Renald Bérubé, Les caprices du sport, roman fragmenté.
France Boisvert, Professeur de paragraphe, roman.
France Boisvert, Vies parallèles, nouvelles.
Mario Boivin, L’interrogatoire Pilate, fiction historique.
Véronique Bossé, Vestiges, nouvelles.
Gaëtan Brulotte, La contagion du réel, nouvelles.
John Calabro, Le cousin, roman, traduit de l’anglais (Canada) par Hélène Rioux.
John Calabro, Un homme imparfait, roman, traduit de l’anglais (Canada)
par Hélène Rioux.
André Carrier, honore.com, roman.
André Carrier, Rue Saint-Olivier, roman.
Daniel Castillo Durante, Étrangers de A à Z, microrécits.
Daniel Castillo Durante, Fuir avec le feu, nouvelles.
Daniel Castillo Durante, Le silence obscène des miroirs, roman.
Hugues Corriveau, De vieilles dames et autres histoires, nouvelles.
Esther Croft, L’ombre d’un doute, nouvelles.
Esther Croft, Les rendez-vous manqués, nouvelles.
Jean-Paul Daoust, Sand Bar, récits.
Denyse Delcourt, Rouge, roman.
Georges Desmeules, Prophète de hasard, roman.
Danielle Dussault, Anderson’s Inn, roman.
Danielle Dussault, La partition de Suzanne, roman.
Francisca Gagnon, Les chercheurs d’aube, nouvelles.
Pierre-Louis Gagnon, La disparition d’Ivan Bounine, roman.
Pierre-Louis Gagnon, Le rendez-vous de Damas, roman.
Pierre-Louis Gagnon, Le scandale de la tour byzantine, roman.
Pierre-Louis Gagnon, Le testament de Maïakovski, roman.
Lise Gauvin, Parenthèses, nouvelles.
Caroline Guindon, La mémoire des cathédrales, nouvelles.
Louis-Philippe Hébert, La Cadillac du docteur Watson, roman.
Louis-Philippe Hébert, Celle d’avant, celle d’après, roman.
Louis-Philippe Hébert, James ou Les habits trop amples du boa constrictor, roman.
Louis-Philippe Hébert, Petit-Chagrin ou Il ne faut pas laisser un être doux jouer avec
des couteaux, nouvelles.
Louis-Philippe Hébert, Les ponts de glace sont toujours fragiles, nouvelles.
Louis-Philippe Hébert, Le spectacle de la mort, roman.
Louis-Philippe Hébert, Un homme discret, roman.
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Sergio Kokis, L’âme des marionnettes, roman.
Sergio Kokis, Clandestino, roman.
Sergio Kokis, Culs-de-sac, nouvelles.
Sergio Kokis, Dissimulations, nouvelles.
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Sergio Kokis, Le sortilège des chemins, récit.
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Andrée Laurier, Le Romanef, roman.
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Claude-Emmanuelle Yance, L’ère des enfants tristes, nouvelles.
Claude-Emmanuelle Yance, L’île au Canot, roman.
Claude-Emmanuelle Yance, La mort est un coucher de soleil, roman.
Cet ouvrage composé en Filosofia
a été achevé d’imprimer en janvier deux mille vingt
sur les presses de

Gatineau (Québec), Canada.


Georges Desmeules

Georges Desmeules
« Tu le sais, tout cela a commencé par un concours de
beauté dans lequel j’ai affronté Aphrodite et Héra. Tu
n’ignores pas non plus qu’Aphrodite a gagné. Or, je
déteste perdre. Et j’ai la tête dure. C’est parce que j’ai
grandi derrière le front de Zeus et que je portais déjà
lance et bouclier au jour de ma naissance.
Mais, à présent, fais-moi confiance, Mérios. Ton his- Naissance d’Homère
toire te semblera peut-être brève, mais elle ne finira
jamais. Et c’est moi, Athéna, qui te la raconterai.
Elle débute maintenant. »
roman théâtral

Quand Pâris séduit la splendide Hélène et qu’il la ravit à


son époux, le roi Ménélas de Sparte, il ne fait pas que
mettre le feu aux poudres. Il laisse aussi derrière lui son
frère Mérios, lequel deviendra contre toute attente le
chantre de la guerre de Troie.
Combinant narration romanesque et dialogue théâtral,
Georges Desmeules revisite l’Iliade à sa manière. Sur un
ton tantôt grave, tantôt ironique, il fait revivre Achille,

Naissance d’Homère
Andromaque, Cassandre, Hector, Pénélope et Ulysse.
Mais, cette fois, c’est Ménélas qui occupe le devant de
la scène. Le temps de quelques joutes verbales avec
Mérios, et avec la complicité des dieux, il quitte le statut
Christiane Lahaie

de victime d’un conflit qui hante encore l’imaginaire


occidental.

Professeur de littérature et spécialiste de la mythocritique, Georges Desmeules


a publié plusieurs essais, dont Les mythes littéraires. Épopées homériques, en col-
laboration avec Gilles Pellerin. Il a également codirigé le collectif intitulé Les
territoires imaginaires. Lieu et mythe dans la littérature québécoise. Il se passionne
pour les récits de l’Antiquité et les personnages fascinants qui les peuplent.
Naissance d’Homère est son troisième roman.

www.levesqueediteur.com

Couverture Naissance d’Homère.indd 1 19-12-13 15:24

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