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ÉCOLE DOCTORALE
Esthétique, Science et Technologies des Arts
SORLIN Philippe-Emmanuel
VOLUME PREMIER
RÉSUMÉ
Cette thèse, qui a pour objet dʼétude un seul film, celui de Jean-Luc Godard intitulé : HISTOIRE(S)
DU CINÉMA, se compose de deux mouvements spéculaires distincts : avant le film et après le film.
La première partie de notre thèse tente ainsi de produire la généalogie du film, c'est-à-dire à établir
les divers et nombreux projets qui ont abouti aux multiples versions, qui ont été diffusées de façon
parcellaires. La date que nous avons fait figurer dans notre titre correspond au plus large enca-
drement possible, correspondant entre son premier projet d'écriture : "Moi, Je" en 1973 et la date
de sortie de la toute dernière version du film : "Moments choisis des Histoire(s) du cinéma" en
2004.
Ensuite dans une seconde partie, notre réflexion a visé à interroger sur deux sortes d'éléments
antérieurs qui ont donc prédéterminé a vouloir faire ce film. le premier étant Godard lui-même et
les traces quʼil a laissé avant le film et le second domaine concerne les personnes autour de lui qui
ont été des figures tutélaires : Langlois, Malraux et Bazin.
La troisième partie entame l'aspect qu'on a nommé après le film. Il consiste à produire une critique
du film en conduisant d'abord notre propre subjectivité à opérer un plan par plan précis des quinze
premières séquences, relevant le pari qu'elle nous fournit une gamme esthétique relativement re-
présentative du film. Ensuite nous avons répertorié un grand nombre de critiques qui ont été faites
(jusqu'en 2008) car cela nous semble révélateur des types de discours quʼon tient devant le film,
révélant cet objet filmique dans le monde cinéma. D'une certaine vue nous avons établi une pré-
bibliographie du film par laquelle cette étude se termine.
MOTS-CLÉFS
HISTOIRE – CINÉMA – HISTOIRE DU CINÉMA – GODARD – VIDÉO – MON-
TAGE – FILM DE MONTAGE – HISTOIRE DU CINÉMA EN FILM – REFLEXIVITÉ
– CORPS/MACHINE – DÉSIR DE FILMER – CINÉPHILIE – CINÉMATHÈQUE –
LANGLOIS – MALRAUX – BAZIN – RESNAIS – ELIE FAURE – SERGE DANEY.
TITRE ANGLAIS
ON « HISTOIRE(S) DU CINÉMA » (1973-2004) BY JEAN-LUC GODARD
Cette thèse a été conçue et préparée en partie à mon domicile au 182 de la Rue de Charenton dans le 12°. de Paris. Les
rendez-vous fructueux et nombreux sur une période longue (1999-2017) avec M.Guy Fihman se sont déroulé au Dpt Ciné-
ma à Paris VIII – St Denis, puis à lʼINHA au 6 de la rue des Petits Champs dans le2°ardt. de Paris.
La rédaction de cette thèse a été principalement rédigée dans un petit hameau des Landes, Chez Madame Denise Larra-
mendy : Baïtanos, Les Garrieux, Sabres 40630 quʼelle soit ici remerciée. Jʼai consulté Internet, et avant son hégémonie, le
fichier centrale des Thèses à Nanterre,
aussi plusieurs Bibliothèques :
La Bibliothèque Sainte-Geneviève, Place du Panthéon.
La Bibliothèque du Film, successivement : au Palais de Tokyo, Rue du Fg Saint Antoine et Rue de Bercy. Jʼai consulté ar-
chives de la Cinémathèque française (époque de la Rue de Longchamp. 16° ardt). Jʼai suivi plusieurs colloques, séminaires
dont je retiens le « For Ever Godard » en 2001 à Londres et Quʼest-ce que la cinéphilie ? en 1996 à lʼinstitut Lumière de
Lyon. Je remercie également Bernard Eisenschitz qui a porté à ma connaissance les retranscriptions inédites du colloque «
Cinéma et Histoire » qui sʼest tenu à Locarno en 1995. Je dois le remercier également pour mʼavoir transmis le formidable
listing du travail de reconnaissance des extraits de films et matières photographiques et plastiques du film HdC quʼil avait
opéré pour le compte de la Gaumont à la demande spécifique de Godard. Sans ce travail de reconnaissance que lʼauteur
estime encore à ce jour incomplet et partiel, je nʼaurai pu mener à bien ma recherche et principalement dans la partie inter-
prétative de mon étude.
à André S Labarthe (mon ami) et à Jean-Louis Leutrat (qui devait faire partie de mon jury).
SUR LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA (1973-2004)
DE JEAN-LUC GODARD
CONCLUSION.GÉNÉRALE
1/ Dernières perspectives..................................................................................….... 574
2/ Solitude avec le film (Nouvelle Vague).................................................................... 578
3/ Une nouvelle énigme.................................................................................….…….. 579
4/ Le Film HdC est un Film-miroir.....................................................................…........ 580
5/ La constitution du sujet face au film........................................................................ 581
FILMOGRAPHIE............................................................................................................................ 585
BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................................. 590
ANNEXES #VOLUME 2 :
D/ FILMOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE:
1/ Godard Producteur ………………………………………… 199
7
.
8
NOTICE SUR L'ORGANISATION DE CETTE ÉTUDE
Il convient avant tout commencement, de notifier certaines mise en forme des citations, dʼexpliquer la façon dont nous allons
nous référer au film de notre recherche : « HISTOIRE(S) DU CINEMA », et comme également nous allons produire le mode
dʼannotation du travail présent.
Lorsque nous citons un extrait de texte préexistant, trois modes de présentations différents peuvent apparaître : un mode
spécifique aux HISTOIRE(S) DU CINEMA, et deux autres modes courants.
Après la particularité des HISTOIRE(S) DU CINEMA concernant la citation, procédons maintenant aux deux autres modes
de sa présentation :
b/ - GUILLEMETS
D'abord, généralement, quand l'article est cité, il est extrait et séparé de notre rédaction (mis à la ligne), pour suivre une
disposition comme ci-dessous :
"Une Mise entre guillemets et pourvus d'un caractère de police plus petit",
afin que l'on puisse alors bien distinguer l'extrait de l'ensemble du texte.
c/ - ITALIQUE
Mais également, autant par souci de lisibilité que de fluidité, nous nʼavons pas séparé tout le temps l'extrait de l'article
référencé avec le corps de notre rédaction : quand l'extrait était trop court, ou bien quand le concept cité se réduisait à une
seule expression de langage, voire à un seul terme. Dans ce cas, nous indiquons en italique le propos ou le mot pour le
différencier de la continuité du discours sans pour autant qu'il en soit retiré. Cette citation en italique sera le plus souvent
associée à une note de bas de page, évitant par là, de pouvoir la confondre avec la mise en italique traditionnelle : telle un
sens figuré ou une expression latine, ou bien encore lʼorigine étrangère.
9
2/ UTILISATION DES HISTOIRE(S) DU CINÉMA COMME RÉFÉRENCE
Les«HISTOIRE(S) DU CINEMA» sont abrégées HdC.
Le livre « HISTOIRE(S) DU CINÉMA » est la référence principale de lʼobjet de notre étude.
Nous allons, en fait, nous référer le plus souvent aux livres « HISTOIRE(S) DU CINÉMA » de Jean-Luc Godard, édité par
Gallimard en Hors Collection en 1998, car ils présentent une incontestable facilité dʼaccès et de vérification face aux DVD.
Puisque Les HdC constituent le sujet principal de notre recherche, il demeure important de pouvoir les distinguer dans le
corpus de nos annotations. Elles vont donc caractériser, ici, pour nous, la base dʼune double référence : Elles existent
principalement sur deux supports : soit en films ou soit en livres ( nous nʼoublions évidemment pas quʼil y a aussi un support
auditif avec 4 compact disques laser audio édité par ECM en 1999, mais nous ne lʼutiliserons pas). Ces deux supports, livre
et film DVD, respectent la sectorisation des dits « Chapitres » : présentant donc 4 tomes (Editions Gallimard, Hors
Collection. 1998) comme 4 cassettes VHS (Edition vidéo Gaumont 1999). Ce support vidéo, remplacé en 2007 par lʼarrivée
dʼun nouveau format industriel : le Digital Video Disc, conservera le principe de la partition (4 DVD. Edition Gaumont).
Notre référence (au livre donc) se présentera comme suivant :
HdC.2a. seul le cinéma.p.39.
Les HdC, le numéro de lʼépisode, suivi de son titre, ensuite lʼindication de la page.
Hors de la référence classique au support livresque, nous nous basons éventuellement aussi à partir du film, de
façon directe, en indiquant, non plus un numéro de page, mais le numéro dʼun ou plusieurs plans.
La référence se présentera comme suit :
HdC.2a. seul le cinéma. PLAN 1724.1725.
Cette numérotation des plans est issue dʼun plan par plan story-boardé de plus de 600 pages, réalisé par nos soins, et dont
nous reproduisons les 15 premières séquences (du PLAN 1 au PLAN 374) en Annexe 2. Le lecteur, pour ce qui est de notre
essai dʼinterprétation en troisième partie, pourra donc sʼy reporter. Ce plan par plan, effectué dès 1999 comme premier
travail dʼapproche avec le film HdC, fut préalable à notre étude même. Il sʼavére, avec nécessité, une base pragmatique
descriptive relativement fonctionnelle ; avant même lʼapparition de nouvelles possibilités dʼattestations établies par dʼautres
chercheurs et qui ont été portées à notre connaissance. Par exemple, en 2007 le livre de Céline Scemama, « Histoire(s) du
cinéma, la force faible dʼun art », (édité à Paris par Lʼharmattan) apportait un descriptif audio-visuel minuté assez complet du
film dʼaprès lʼédition DVD (2004) sous la forme de tableau synoptique, disponible pour tous par lien internet. Cette
« partition », établie par les étudiants de Paris 1 (http://cri-image.univ-paris1.fr), malgré lʼabsence dʼun plan par plan, pouvait
sʼavérer utile, mais notre étude était déjà bien entamée, tout comme également le même type de travail que mʼavait montré
avec une fierté non dissimulé, lors de nos deux rencontres, Jean-Louis Leutrat en 2009. Nous avions, chacun de notre côté,
déjà effectué un plan par plan, comportant la numérotation continue de chaque plan, sa correspondance avec un dessin,
avec une proposition de découpage des chapitres en séquences, et aussi lʼidentification filmique ou plastique des œuvres
utilisées. Parallèlement, un conducteur attenant aux pistes sonores fut mis en place, reprenant lʼancienne technique
descriptive dʼassistanat sur support papier pour lʼétape filmique du mixage, du temps du système analogique.
Comme nous le verrons bien assez vite, il y a des différences de montage et de successions entre le support livre et le
support film. Ces différences, nombreuses il est vrai, sont en fait de deux ordres. Dʼabord, un ordre minime dans le rapport
visuel comparé et raisonné des deux. Dit autrement, le jeu des images entre le livre et le film est restreint à lʼorganisation
interne des séquences. Par contre, le deuxième ordre des différences est majeur :
TOUT CE QUI SE TROUVE DANS LE LIVRE SE RETROUVE DANS LE FILM
MAIS TOUT CE QUI SE TROUVE DANS LE FILM NE SE RETROUVE PAS DANS LE LIVRE.
10
La voix du narrateur-conteur, qui représente le plus souvent le discours du film, constitue la matière écrite principale du livre.
Lʼédification du livre est postérieure au film. On assiste à la transformation de la parole issue de la bande-son du film, en
texte dans le livre. Ainsi que les extraits de films se figent en photographies. Dans ce jeu des différences, la retranscription
de la bande-son en texte, sʼavère nécessairement réductrice puisquʼelle ne rendra pas compte ni de multiples
chevauchements des voix, ni encore de présences de voix dʼacteurs dans les extraits de films de fiction, ce que de plus
Godard par son mixage avait pu mettre au premier plan. Le livre privilégie, dans lʼacte de sa transcription écrite,
essentiellement la parole, celle dʼun narrateur-conteur. Cet acte demeure important pour nous car il fonde une hiérarchie
des différentes paroles, en ne les reproduisant que partiellement et en filtrant un certain nombre. Le récit historique du film
(guidé par la parole de Godard mais aussi celles des comédiens quʼil a employées à cette occasion) est donc réduit à
lʼessentiel dans le livre, et cʼest exactement dans ce sens quʼil nous a semblé préférable de se référer au livre, plutôt quʼau
film.
Pour conclure, cʼest parce que la reproduction du livre offre une représentation réduite des images et des sons du film des
HdC, quʼil nous a semblé plus facile et plus judicieux dʼy faire accéder nos références au film.
On comprend qu'il soit impossible de reproduire toutes les images et de retranscrire tous les sons utilisés, dans un seul livre,
aussi fidèle que lʼon pourrait lʼêtre . Prenons le processus de reproduction réductrice qu'opère le livre. Nous envisageons
lʼhypothèse quʼil reprenne une image pour un plan et une seule piste son retranscrite sur les trois fournies. On peut alors
commencer à saisir la complexité du film dans la réalité de son rendu, ainsi que dans notre perception de celui-ci : en effet,
cette difficulté augmente tout autant lorsque nous essayons de procéder à la description des passages sonores du film.
LES « TEXTES » DU LIVRE SONT LES RETRANSCRIPTIONS ESSENTIELLES DES VOIX DU FILM
Les textes du film se situent aussi dans les images, sous formes de cartons. Les reproductions des photogrammes sont
donc la part visuelle de lʼécriture du film, lorsque la parole de Godard passe par les images.
Les citations du film (provenant le plus souvent de textes ou des cartons donc...) sont ainsi mises [EN MAJUSCULES ET
ENTRE CROCHETS] dans notre étude ou dans la marge des annotations, afin de les distinguer et mieux les repérer.
Et sʼil nous arrive de citer du texte issu des images nous signalerons que cʼest un carton.
RAPPEL :
note 43 = HdC. 3a. la monnaie de l'absolu.p.75. (On se réfère au livre) ou bien
11
3/ ANNOTATIONS
Plusieurs types de notes sont systématiquement placées en bas de page et non en fin de chapitre ou de volume.
Le système de référenciation de ces occurrences se partage en trois domaines distinguables :
b) Domaine se référant aux autres films et écrits de Godard. {JLG, Hors HdC}
Nous avons crée une annexe qui organise et commente, en rapport aux HdC, le reste de lʼœuvre écrite et filmique de
Godard. Aussi les notes Ref.FILM et Ref. sʼy rapportent; Elles se distinguent dʼabord entre eux (Film et Texte) mais aussi
comme se référant au seul travail de Godard. Ces deux types de références nous conduisent directement vers lʼannexe 1
(Volume 2) de notre travail, où un index commenté de la production écrite (Ref.) et filmique (Ref.FILM) de Godard y est
établi, ce qui nous fournit par la même instance, une biblio-filmographie assez complète.
12
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PRÉSENTATION DE LʼÉTUDE
1/ PRÉAMBULE
1
LES OPTIQUES DE NOTRE TRAVAIL
II s'avère nécessaire dʼexposer plusieurs considérations liminaires avant même
d'entreprendre lʼétude directe du film2 qui sera notre principal sujet de recherche.
Tout dʼabord il sʼagit de mettre à jour les différentes interrogations qui ont été préalables
à ce travail, pour permettre ensuite de présenter succintement les perspectives de
recherche par lesquelles nous sommes passés, alors nous produirons une justification
quant au choix de notre sujet, à son intitulé et aux dates auxquelles il se rapporte.
Ensuite nous suivrons les différentes parties de notre étude. Notre étude est en deux
volumes. La première correspond à lʼétude même et la seconde contient deux annexes.
Ainsi, il est possible et conseillé de pouvoir simultanément lire le volume dʼétude tout en
consultant lʼannexe là où se trouve les références.
1
. Ces en-têtes italiques en majuscules sont, non seulement des chapeaux (des titres de paragraphes donnant
le résumé de ce qui va suivre), mais aussi, à l'instar de titres de films de fiction, des dispositions
d'éclaircissement, sʼavérant nécessaires et relatifs au propos. Par la facture d'un autre style plus concis, le
montage de ces quelques mots, compris dans leur succession, élaboreront leur propre autonomie.
2
. Parmi les différents termes pouvant qualifiant la production de Godard (film-vidéo, film-essai, programme,
film de montage, documentaire de création ...) a été retenu celui simple de film. Il est utilisé pour désigner le
film-vidéo car son existence est liée autant aux diffusions télévisuelles qu'aux multiples projections
successives en salles de cinéma pendant les dix années de sa fabrication. Ce qui ne nous empêchera pas
évidemment de réfléchir sur la spécificité de ce support : La vidéo, représentant pour Godard le cimetière du
13
La présentation des perspectives sont les différentes optiques de la caméra,
infrastructure de quelques principes qui traversent et soutiennent ce travail tout le long.
THÉORIE ISSUE DE LA PRATIQUE
Il semble important de rappeler dès maintenant que l'élaboration de ce travail est le
résultat d'une approche constante avec le film.
L'accomplissement de notre recherche est lié à une pratique que nous avons eu du film
et de ses projections successives. Si ce travail peut avoir une juste prétention, cela serait
celle d'aider à se mettre en rapport avec ce film et avec son cinéaste, car les Histoire(s)
du cinéma sont souvent faites de faux-semblants établis par les rumeurs, les légendes,
provoquant une fausse image qui se dresse entre nous et celles-ci. Il est important de
savoir distinguer ce simulâcre pour sʼen défaire.
« Jʼexiste plus en tant quʼimage quʼen tant quʼêtre réel puisque ma seule vie cʼest dʼen faire.»3
Quand Marguerite Duras constatait que Godard était maudit, dans un sens, c'est vrai
aujourdʼhui, puisque sans que ses films puissent être vus largement, Godard est
devenue une star5. Godard est donc connu et reconnu, — à lʼinstar de Hitchcock ou de
Chaplin, lʼhomme symbolise le cinéma, son visage couvre les dictionnaires de cinéma,
en France, aux USA, en Italie, au Japon...6 — mais ses longs métrages de fiction, à
quelques rares exceptions notables, ont des sorties confidentielles. A partir des années
cinéma. (Jonathan Rosenbaum, ”Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard”, TRAFIC n°21
(Printemps 1997).
3
. Ref. 304. « Les dernières leçons du donneur » CAHIERS DU CINÉMA n°300. 05/1979. (Cette note 3 est
notre première occurrence qui relie ce présent travail à lʼannexe et se trouve dans le second volume : Ainsi
cette référence 304 est donc un article écrit (noté Ref.304) situé dans lʼAnnexe 1)
4
. HdC.2a. seul le cinéma.p.39. Cʼest la première référence abrégée, du film HISTOIRE(S) DU CINÉMA. (On se
reportera également à lʼAvant-propos.)
5
« Éditorial », CINÉMATOGRAPHE n°93. Spécial Godard. 12/1983.
6
. Jean-Luc Godard, “Entretien avec Gaillac Morgue & Jean-Philippe Guérand” EPOK n°16, Mai 2001.p.11.
14
1980, le prestige7 du cinéaste est dû aux très nombreuses participations dans un
système médiatique qui lui-même se développe incroyablement (conférences de presse,
émissions de télévision, presse écrite…). Le parcours de ses films se trouvent
comparables à ceux de Jonas Mekas : les films, quʼils conçoivent tous deux, sont
directement programmés et diffusés dans les musées et les centres dʼart contemporain,
sʼabstenant de passer par le circuit traditionnel des salles de cinéma.
Ainsi lʼinscription historique du cinéaste dans notre actualité réfute le désir quʼil voulait du
cinéma au départ. Il entre en contradiction avec sa propre conception qui consistait à
placer les œuvres avant les auteurs8. Aussi voilà le malheur : Jean-Luc Godard incarne
malgré lui une place dʼexception qui confirme sa règle.
GENÈSE ET FIGURE
L'étude de la genèse des HdC, sa naissance, entraîne une genèse subjective. Loin des
critères fondamentaux de la génétique qui savent établir objectivement un film, notre
interrogation nous permettra de comprendre et dʼattester la provenance des HdC dans
7
Richard Brody, Jean-Luc Godard. Tout est Cinéma, Paris, Ed. Presses de la cité. 2010. p.534 : « Devenue
une figure culturelle de grande stature, sa valeur ne se mesure plus en entrées de salles ni en profits à court
termes, mais en termes de prestige. »
8
. HdC.3b.une vague nouvelle.p.158 : [D'ABORD LES ŒUVRES, ENSUITE LES HOMMES].Ce sont les
premières notions de la révolution critique, quʼavait opéré alors la Nouvelle Vague à ses débuts, consistant à
identifier dʼabord les films en tant quʼœuvres (Hawks, Hitchcock, Ulmer…) ; et non des cinéastes sʼaffirmant
15
les termes de désir et dʼinfluence de Godard en tant que sujet. Ensuite, ce sera
l'interrogation concrète de sa structure, de quelle matière est-elle composée ? Et
jusqu'où peut-on aller dans la description de cette matière, et celle du film9, sans y
déployer une interprétativité trop partiale ? Il sera bon alors de procéder à lʼanalyse dʼun
certain nombre de figures récurrentes esthétiques, des figures de montages autant que
les figures humaines influentes qui ont contribué à l'édification du film et qui se
manifestent, fonctionnent encore à l'intérieur de celui-ci10.
Une étude sur un film consiste à organiser un suivi de son déroulement phénoménal. Il
sera fait alors une étude de continuité temporelle car le film comporte plusieurs versions.
Les projections éparses de ses huit parties, et non de sa globalité, se sont, de plus,
déroulées sur plus de dix ans. Elles rendent donc indispensable une création dʼun
calendrier des projections du film.
Repérer la ou les fonctions du film, ne consiste donc pas à imposer un rôle prédéterminé
au film comme pouvait le faire une étude génétique. Différemment, nous envisageons sa
fonctionnalité, tel un ensemble d'opérations que lui confère sa puissance de devenir.
Répétons-le : le motif principal de cette étude est d'éclairer le film. Cʼest pour cette raison
que nous avons tenté de lʼintituler le plus sommairement possible. Volonté de rendre le
comme artistes (Rossellini, Welles, Wyler) revendication critique de leurs ainés (Bazin, Auriol, Doniol-
Valcroze... ).
9
. La différence entre la description de la matière et la description du film est une différence de passage, celle
de l'intériorité à l'extériorité. Cette différence de passage nous donne accès aux deux grandes possibilités
générales de la critique du film, celle de parler du film à partir de son intérieur (physiologie) ou à partir de son
apparence, sa globalité (symptomatologie).
10
. D'où le terme de fonction qui n'est pas à entendre dans son sens mathématique, mais bien comme
prédicat : l'ensemble des opérations qui définissent le film comme sujet perçu.
16
film plus lisible et de prouver que, malgré une pluralité de lectures 11dont le nombre
équivaudrait presque au nombre des spectateurs, il est possible de tracer, de repérer un
certain nombre de procédures que chacun pourra identifier comme mêmes. Lʼétude du
film se produit en vue dʼaccéder à un niveau sommaire de lecture, tout en éliminant les
variantes interprétatives, presque infinies, —tant les images, sons et textes
correspondent entre eux et offrent une pluralité de sens— pour le sujet qui perçoit et
surtout aussi selon ses propres connaissances et références. Cʼest principalement grâce
à cet acquis que nous produisons ces associations, et à cause de lui quʼon les a par
ailleurs qualifiées de poétiques plutôt que d'historiques. 12
11
. Le terme de lecture du film est ici à prendre dans le sens figuré dʼune réception audiovisuelle : tout
spectateur, par ce qu'il assiste à la projection du film, a la faculté de lire le film.
12
. C'est le constat (presque plaintif) qu'a adressé Godard, lors de son invitation au colloque, Cinéma et
Histoire, de Locarno en 1995.
Jean-Luc Godard, Cinéma et Histoire, Propos à la table ronde , Locarno, Août 1995. Inédit.
13
. Invention, concept esthétique développé par Jacques Rivette conçu pour décrire le cinéma de Nicholas Ray.
Jacques Rivette, “De l'invention”, CAHIERS DU CINÉMA , 10/1953. n°27.p.59.
14
. Lucien Febvre, “Professions de foi au départ” Combats pour l'histoire, Paris, Ed.Armand Colin, 1992.p.8.
15
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Ed.Gallimard, 1975.p.40.
16
. "Et quand je parle d'idées, j'entends bien d'idées de mise en scène,(...) les seules dont je veuille aujourd'hui
reconnaître la profondeur et qui puissent atteindre la figure secrète."
Jacques Rivette, “De l'invention”, CAHIERS DU CINÉMA , 10/1953. n°27.p.59/60.
17
compréhension17 de sa mise en scène. Nous comprenons déjà dans cet accès, lʼenjeu
de la distinction à vouloir, ou à pouvoir, séparer ce qui est historique du
cinématographique.
17
. François Truffaut, “Un trousseau de fausses clés”, CAHIERS DU CINÉMA, 10/1954. n°39. p.45/52. Est
reprise volontairement l'expression de Truffaut car lʼidée de « fausseté » dans le titre nʼest quʼapparente. En
effet, Truffaut se voyait contraint de livrer des “clés“, cʼest-à-dire des éléments de réflexion à propos de
Hitchcock, mais cʼétait malgré son désir dʼévidence, et parce que le cinéaste anglais était victime
systématiquement de méprises ; Truffaut jugeait cela inutile : comme nous pouvons lʼêtre devant Godard
,Truffaut devant Hitchcock, « ne prise guère les “clés“ puisque les portes closes sʼenfoncent mieux dʼun coup
18
Richesse de la matière qu'utilise JLG, profusion des images, fixes ou mobiles et des
musiques, paroles et sons, complexité formelle dans laquelle il configure, fait coexister,
intrique, tous ces éléments hétérogènes, qui reliés ensemble par de multiples voies
visibles ou invisibles, transforment ce film de montage, ce documentaire en quelque
chose d'autre, de bien singulier qu'il nous appartiendra de définir.
Aussi la moindre tentative de définition de ce quʼil est, en tant que film, paraissant ardue,
va nous montrer quʼil résiste également sur dʼautres niveaux. Tout dʼabord, il existe
différentes versions du film. Pareillement, la dissémination des projections successives,
liées à la création dʼépisodes par épisodes, offre, sous la même appellation, des
éléments dissemblables. Et puis son temps de gestation couvre une période de plus de
dix années et son temps de parachèvement : dix années encore. Cela ne manque pas
de le dégager du processus habituel des productions des films, quʼils soient fiction ou
documentaire, jusqu'à évidemment lʼemploi du temps lui-même comme un rôle majeur
puisque ce film se veut historique comme intitulé autant qu'il puisse l'être par son objet.
On réalisera qu'il vient brouiller le clivage historique habituel : document // monument.
Le film, pris dans sa conception temporelle, demeure donc exceptionnel autant par sa
forme finale— une durée de projection se déroulant sur plus de quatre heures — quʼà
travers lʼendurance dont témoignera la motivation acharnée du cinéaste, et comme
dʼailleurs il put le synthétiser en affirmant que le cinéma est la seule expérience dans
laquelle le temps (..) est donné comme perception.18
Enfin, un autre élément singulier peut être envisagé, celui de concevoir les Histoire(s) du
Cinéma comme un projet extérieur au cadre du film lui-même. Mais avec toutes ces
avancées maintenant, il sʼagit de procéder à une présentation de notre intitulé.
de tatane, et que les portes revolver ne tirent pas à conséquence, privées quʼelles sont de serrures, (il) optais
dès lors pour ce “trousseau de fausse clés“ ».p.45.
18
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros,1980.p.78.
19
3/ PRÉSENTATION DE LʼINTITULÉ (I) : LE TITRE DU FILM
Comme nous venons de le poser et pour parer à la complexité apparente du film, notre
intitulé sʼavère minimal :
Notre étude — principalement sur le film de Jean-Luc Godard—, trouve lʼun des axes de
son argumentation à partir de lʼobservation du titre lui même.
B/ SYMPTÔME
Ensuite, lʼutilisation du terme de symptôme, provient d'une volonté d'engager le film dans
un registre corporel. Cette idée nʼest pas pour autant saugrenue. Elle sʼinscrit dans une
perspective plus longue et lʼon retrouve des éléments similaires, dans notre chapitre du
corps-producteur, comme dans les intentions mêmes que proposait Godard lorsquʼil cite
19
. André Bazin, “Pour un cinéma impur, défense de l'adaptation”, Qu'est-ce que le cinéma ? tome II, Paris, Ed.
du Cerf, 1959.p.7-32. Cette défense contient des échos philosophiques avec la notion de pluralité évoquée
plus haut.
20
. André Bazin, op.cité.p.32 : « Il (le cinéma) se lʼapproprie (lʼautre art) parce quʼil en a besoin. »
20
Vésale21 ou bien quand il affirme vouloir utiliser des éléments de la biologie ou de la
médecine pour effectuer une histoire du cinéma22.
23
« LʼHISTOIRE DU CINÉMA/ EST DʼABORD LIÉE À CELLE/ DE LA MÉDECINE »
On admettra que lʼidée de lʼimplication du corps du cinéaste lui est apparu comme
possibilité dʼincarner lʼune des fonctions vitales de son organisation cinématographique
de lʼhistoire. Alors que lʼon discute terminologiquement des différences notables entre
corps et corpus du film, cela peut nous faire comprendre que cette notion corporelle
parvient aisément à s'adjoindre à la fabrication du film.
Pour finir, lorsque Georges Didi-Huberman tentait une définition globale des HdC, il
sʼexprimait avec le même terme de symptôme :
"Jean-Luc Godard, dans Histoire(s) du cinéma, aura choisi de montrer le cinéma lui-même et sa
24
propre réminiscence dans un montage tout entier organisé sur l'économie du symptôme."
Le titre du film couvre plusieurs types de supports. Il est symptomatique du film dans son
ensemble, comme film sans unité et comme pluralité des phénomènes à partir d'un seul
titre. Le titre est symptomatique de l'impureté de l'apparition plurielles des formes.
L'impureté ici décrite, rejoint évidemment le principe hétérogène d'une combinaison de
plusieurs éléments non saturés.
Nous allons nous efforcer de mieux comprendre les étapes d'élaboration du titre
principal, mais également, de revenir au geste même dʼinventer, comme celui dʼintituler,
cʼest-à-dire placer des titres. Par conséquent, l'étude des titres des épisodes, dans leur
entier, sera effectuée un peu plus tard25.
C/ HISTOIRE(S) DU CINÉMA
L'idée godardienne d'aborder, par ce titre, de manière frontale et générique, l'histoire et
le cinéma, n'est pas restrictive. En effet, lʼassociation de ces deux notions (qui sont
pourtant si distinctes), rend compte d'une pluralité de significations possibles, et ceci,
déjà par le pluriel du titre entre parenthèses des histoires, [histoire(s)].
21
. André Vésale, De humani corporis fabrica (1543), La fabrique du corps humain, (traduit du latin Louis
Blankelants), Paris, Ed. Actes Sud/ INSERM, 1987.
22
. Ref.173 : “Je voudrais raconter l'histoire du cinéma pas seulement d'une manière chronologique mais
plutôt un peu archéologique ou biologique.”
Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros. 1980.p.21.
23
. HdC.2b.fatale beauté. p.182.
24
. Georges Didi-Huberman, Images Malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.p. 168.
25
. Cʼest lʼÉtape 4 : la repartition du film en épisodes. Première partie, CH2 5/.
21
On peut faire appel à deux significations possibles, qui découlent, par type ambivalent,
du génitif, coordonné par lʼarticle « du »: que le cinéma possède son histoire, ou bien que
lʼhistoire possède son cinéma, ainsi, on obtient un double sens, avant même la mise en
pluriel des histoires. Leslie Hill, critiquant lʼœuvre, découvrira le même constat, avec
cette heureuse formule :
Ainsi contre toute unité de réflexion, le titre nous apporte l'idée d'une pluralité. Le “s“
entre parenthèses, contre tout unitarisme, revendique cette pluralité : pluralité des
histoires mais aussi des mondes, pluralité des vérités, des corps... dans le cadre d'une
exégèse nécessaire. Dans la mesure, où le penseur essaye dʼappréhender ce pluriel,
cette multiplicité ne peut lui livrer la valeur dʼunicité nécessaire à la constitution dʼune
pensée pure. C'est pourquoi, il va recourir si volontiers au cinéma dans son acception
impure et particulièrement dans une représentation historique, tel qu'a pu le définir Bazin
lorsqu'il invoque les exercices dʼinfluences mutuelles entre les arts et le cinéma, fondant
historiquement alors lʼimpureté comme constitutive au cinéma dans sa puissance.
Aussi, précise-t-il, lorsquʼil évoque lʼhistoire du cinéma, que "son histoire depuis le début du
siècle serait donc la résultante des déterminismes spécifiques à l'évolution de tout art et des
27
influences exercées sur lui par des arts déjà évolués."
Admettons que nous sommes proche dʼune définition conceptuelle du film, car si le film
des HdC convoque l'histoire du cinéma par un montage dʼextraits référant de films, il fait
appel aussi, à la littérature par l'emprunt de textes, à la peinture par l'emploi de
reproductions photographiques, et autant à la musique classique ...
Ces moyens hétérologiques28 sont autant, pour Godard, une stratégie différentielle
permettant l'abord non-unitaire des réalités de l'immanence. Le concept n'est pour lui
que l'un des modes possibles de la pensée. L'observation scientifique, la fabulation
littéraire, la stratégie politique, l'invention sous toutes ses formes peuvent se signifier
pour lui, par une pluralité discursive de lʼappréhension cinématographique du réel.
26
. Leslie Hill, « “A form that thinks“ Godard, Blanchot, Citation. », in Godard Forever, London, Black Dog
Publishing, 2004.p.397.
27
André Bazin, “Pour un cinéma impur, défense de l'adaptation”, Qu'est-ce que le cinéma ? tome II, Paris, Ed.
du Cerf, 1959.p.9.
28
. Nous nʼutilisons pas indifféremment les termes hétérogène et hétérologique. Lʼhétérogénéité est le principe
dʼune base non homogène (présence dʼun reste). Lʼhétérologie est la possibilité dʼune étude objective à partir
de ce constat. On retrouve la réflexion hétérologique chez Georges Bataille quand il la compare à lʼétude du
déchet : la scatologie. Georges Bataille, “Essai sur lʼhétérologie"”, Œuvres Complètes, Tome II, Paris, Ed.
Gallimard, 1972. p.86.
22
Lʼabsence de dogmatisme chez Godard témoigne dʼune pratique dialectique entre fiction
et essai. La dilution de sa théorie dans son système pratique, suppose quelques sorties
hors de son domaine de définition rationnel, vers un autre domaine, aux antipodes, qu'il
est convenu dʼintituler métaphysique : l'investissement d'un territoire nouveau, d'une
PARTIE intensive où se manifestent des rêves individuels et collectifs, où prend corps
une fabulation appelée à ronger l'idée du cinéma comme film des idées.
Nous avons en résumé une concorde quaternaire, non pas seulement dialectique
comme on peut lʼobserver et le croire, dans un premier temps, apparemment.
29
. HdC.1a.toutes les histoires.p.81.
30
. Jean Narboni,« Face au Cinéma et à l'Histoire, à propos de JLG », LE MONDE DES LIVRES. Paris, Les
Éditions du Monde. Octobre 1995. Narboni a relevé le double sens (génitif/possessif) de lʼarticle « du » et
accorde aussi ce double sens.
31
. HdC.2b.fatale beauté. p.134. Lʼinvention du scénario, cʼest mettre de lʼordre dans le désordre des trouvailles
dʼun cinéaste (Mack Sennett).
23
UNE VIRTUALITÉ DIALECTIQUE DU SENS
La simple mise en parenthèse crée une virtualité dialectique entre d'un côté : la
singularité historique, lʼHistoire établie doublement par le cinéma et de l'autre, en
opposition, lʼHistoire (plurielle dans sa forme) ou les récits de fiction, la puissance du
faux 32, ce que peut proposer le cinéma, lʼindustrie du mensonge33, lorsqu'il est libéré du
temps de l'histoire seule. La pluralité du cinéma devient une des constatations de départ
qu'on peut effectuer sur les phénomènes de lʼhistoire.
Ainsi dès le titre, nous sommes en présence dʼune double figure dialectique. Nous allons
au gré du parcours de notre étude retrouver souvent cette figure. Elle va sʼavérer
centrale au film, comme le système de pensée de Godard, que nous étudierons
patiemment.
Nous savons que les deux premiers épisodes des HdC —1a et 1b, établis dans une
version qui était appelée à évoluer—, ont été achevés, puis projetés en avant-première
au Festival de Cannes en Mai 1988. Par la suite, sa diffusion publique sur Canal+ en
Mai1989 sur une plus grande échelle fut beaucoup plus conséquente34. Aussi lʼannée
1988 constitua alors une première nationale du film dans sa version initiale. Dix ans plus
tard, quatre cassettes VHS, réunissant enfin les 8 épisodes, sortirent dans le commerce
en Décembre 1998, fournissant la date officielle de « sortie » du film. Aussi, notre intitulé
sʼinscrit dans une période plus large, et ne se borne ni à la date de 1998, ni à lʼéchelon
1988-1998 —temporalité filmique pourtant convenue comme lʼattestent de nombreuses
références 35—. Nous envisageons de circonscrire le film dans une durée plus ample.
Nous nous basons à partir des premières traces projectives, préliminaires de la
conception de son histoire du cinéma en un film, jusquʼau dernier stade de
transformation du projet réalisé.
32
. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L'image-Temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985.p.187. terme Nietzschéen.
33
. HdC.1b.une histoire seule.p.169.
34
. Lʼoccasion de la diffusion, permit au film dʼêtre reproduit en cassette VHS par un grand nombre dʼamateurs,
ainsi, cette version télévisée fut échangée, revue et discutée par les cinéphiles durant les années 90.
35
. Ref.176b Godard Par Godard , [Tome 2 : 1984/1998]. p.384; Ref.184. Jean-Luc Godard & Youssef
Ishaghpour,Archéologie du cinéma et mémoire du siècle (Dialogue) Tours, Edition Farrago. 2001.
Ref.178.45. Filmographie. Jean-Luc Godard, Documents, Paris, Edition Centre Pompidou. 2006. p.corpus
établi par Nicole Brenez, Sylvie Pras, Judith Revault dʼAllones et Michael Witt.
24
Nous allons tenter de justifier cette inscription de 1973 pour les débuts, jusquʼà 2004
pour la projection de sa dernière version.
A) 1973.
En Janvier 1973, juste après sa rupture avec lʼexpérience du groupe Dziga Vertov, Jean-
Luc Godard se retrouve seul face au cinéma36, à lʼimage dʼYves Montand quand il
interprétait un cinéaste, publicitaire à lʼoccasion, monologuant face à la caméra, dans
cette fiction que Godard coréalisa alors37. De plus, si ce dernier se retrouve seul, cʼest
autant face à lui-même. En effet, rappelons que le cinéaste, ardent défenseur de la
politique des auteurs, a passé plus de cinq ans à réaliser des films collectivement, cʼest-
à-dire sans les signer individuellement. Ajoutons à cet exercice de solitude38, sa
séparation avec sa seconde femme: Anne Wiazemsky , ainsi que lʼaccident grave de
moto survenu en Juin 1971, qui isole de fait le cinéaste, en lʼimmobilisant sur un lit
dʼhôpital pendant presque plus de six mois39. On sera donc peu surpris sʼil tente à faire
un bilan de sa vie, après avoir été menacé intimement et physiquement, et cʼest
probablement dans cet esprit quʼil dépose un projet de film au Centre National du
Cinéma, intitulé : « MOI, JE »40. Avec ce projet, Godard va chercher, tout en
sʼinterrogeant sur son implication politique passée, et de cinéaste au milieu de lʼhistoire,
à y intégrer, en réaction à son aventure collective anonyme, des éléments
autobiographiques. Barthélemy Amengual41 avait identifié notre cinéaste comme
résolument moderne, car généralement, les mises en scènes dans ses films de fiction,
—avant sa participation au groupe Dziga Vertov—,étaient pratiquement toujours
36
. Antoine De Baecque, Godard, biographie, Paris, Grasset, 2010. p.517.
37
. Ref.Film.38.TOUT VA BIEN, (co-réalisé avec JP Gorin, 1972). On retrouve dans ce film, un long monologue
dʼYves Montand qui joue : un ancien (cinéaste) de la Nouvelle Vague passé au film publicitaire.(sic) La tenue
de propos introspectifs, de la remise en cause de sa pratique, —bref de la classique « autocritique » en tant
que sujet politique : homme blanc cinéaste de 40ans—, laisse présager lʼinterrogation de Godard lui-même, au
moment de déposer son projet MOI JE. «
38
. Ref.Film 70 : ALLEMAGNE ANNÉE NEUF ZÉRO, 1991.
39
. Antoine De Baecque, Godard, biographie, Paris, Grasset, 2010. p.496-500. On retrouve dans un de ses
films de fiction, une mise en scène équivalente de lʼaccident: Jacques Dutronc qui joue le rôle dʼun cinéaste
fumant le cigare et nommé Jean-Luc Godard est victime dʼun accident de la circulation, en étant fauché au
ralenti par une voiture. Ref.Film 46B. SAUVE QUI PEUT (LA VIE), 1979.
40
. Ref.178-18. (1973) MOI, JE, projet de film. in Jean-Luc Godard, Documents, Paris, Edition Centre
Pompidou. 2006. p.195-243.
41
. Barthélémy Amengual, « Jean-Luc Godard et la remise en cause de notre civilisation de lʼimage », in “Jean-
Luc Godard, au-delà du récit”, ETUDES CINEMATOGRAPHIQUES n°57-61, Paris, Ed. Minard, 1967. p.113.
25
lʼexpression de situations contemporaines42. Conséquemment, la grande valeur de ce
projet sʼavère aussi important quʼil constitue peut-être pour la première fois, un
retournement rétrospectif sur des faits passés, (le passé, lʼhistoire) comme sur sa
participation (son passé, son histoire).
« MOI, JE » peut être alors considéré raisonnablement comme le premier projet valable
des HISTOIRE(S) DU CINÉMA ; car, même si lʼon trouve, antérieurement, quelques autres
projets collectifs similaires —et dont nous parlerons sous peu—, celui-ci présente, à la
différence, un apport autobiographique, venant attester une primauté originale sur les
autres : la mise en scène de sa propre séparation43, comme il le conclue : si je tiens à
entendre le son de ma propre voix, cʼest que cʼest celle des autres44. Relativement assez
complexe dans son organisation symétrique, « MOI, JE » tente de questionner, à partir
dʼune double autocritique, dans un premier temps la fonction politique de son moi,
cinéaste dans la société, pour ensuite dans un second temps déduire la fonction
machinique du cinéma dans son histoire. Ce questionnement du cinéma se fera grâce à
lʼapport de la vidéo. Aussi JLG dresse un parallèle évident entre la fonction de la vidéo et
sa propre situation : Moi, je suis une machine , ou encore : video, je vois, en latin45.
Ce projet prototypique, sous sa forme filmique ne verra jamais le jour. Il présente des
éléments de collages, photocopiés, tout comme lʼimage de lʼhomme (autoportraituré),
interrogeant lʼécriture avec, des fragments encore bien incomplets (…) dʼune véritable
histoire du cinéma et de la télévision46.
Pour continuer notre délimitation temporelle, nous passons ensuite à ce qui va constituer
la borne finale du projet des HISTOIRE(S) DU CINÉMA.
42
. À lʼinstar dʼAlfred Hitchcock, es seuls films historiques (dit à costumes) sont en fait des exceptions notables,
car que cela soit ALPHAVILLE ou LES CARABINIERS, leur réalité diégétique de ces films expriment plutôt des
situations rétro-futuristes, voire futuristes.
43
. « Je ne suis pas seul, je suis séparé. » Antonin Artaud, Les nouvelles révélations de lʼÊtre (1924), Œuvres
Complètes, Tome VII, Paris, Ed.Gallimard. 1972. p.202. Godard se dédouble finalement pour comprendre sa
participation dans lʼhistoire. Cette séparation avec son moi nʼest en rien narcissique.
44
. Ref.178-18. (1973) MOI, JE, projet de film. p.242.
45
. Ref.178-18. (1973) MOI, JE, projet de film. respectivement pour les deux citations : p.226 et p.224.
46
. Ref.178-18. (1973) MOI, JE, projet de film. p.238.
26
B) 2004
Ne figurant pas au sein d'une programmation collective, la projection, en Décembre
2004, dʼune nouvelle et ultime version des HISTOIRE(S) DU CINÉMA fut un évènement
singulier au Centre Georges Pompidou. MOMENTS CHOISIS DES HISTOIRE(S) DU
47
CINÉMA se présente comme une version redux des HdC; accomplissant la durée
standard dʼun long-métrage : 1h30 et sans la figuration habituelle des têtes de chapitre et
épisodes. On constatera également lʼapport de nouveaux textes à cette manufacture Ce
film, même si lʼindication de lʼannée de réalisation est en 2000, clôt ainsi les multiples
versions du film et ceci, avec sa première projection en 2004. Cʼest cette date de sortie
que nous retiendrons. Dʼautres éléments se dérouleront un peu plus tard : lʼorganisation
dans le même endroit au Centre Georges Pompidou dʼune exposition qui lui sera
spécialement proposée48 ainsi que la réalisation de films jusquʼà ce jour. En 2005, cette
version fut également projetée à Bologne.
Aussi notre étude est comprise dans le segment du premier projet (MOI, JE. 1973)
jusquʼà la dernière version des HISTOIRE(S) DU CINÉMA : MOMENTS CHOISIS DES
HISTOIRE(S) DU CINÉMA (2000) projeté en 2004)
47
. Terme généralement employé pour désigner la version du réalisateur après une sortie officielle (Directorʼs
Cut). Ainsi F.F.Coppola désigna dans les mêmes termes la ressortie de son long métrage dans
APOCALYPSE NOW REDUX (2001).
48
. « VOYAGE(S) EN UTOPIES, JEAN-LUC GODARD, 1946-2006 », Galerie Sud, 11Mai-14Août 2006. Cʼest à
lʼoccasion de cette exposition et dʼune rétrospective cinématographique, quʼon édita un catalogue aussi
imposant quʼimportant pour la connaissance de JLG. Ce livre rassemble des documents inédits de Godard
27
CHAPITRE DEUX / DÉROULEMENT SOMMAIRE DES 3 PARTIES DE
LʼÉTUDE
ÈRE
1/ GENÈSE DU FILM À PARTIR DE SON ACTUALITÉ : 1 PARTIE DE LʼÉTUDE.
ÈME
2/ ANTÉCÉDENTS DU FILM : PRÉDISPOSITION ESTHÉTIQUE, LE ROLE DU DÉSIR : 2 PARTIE DE LʼÉTUDE.
ÈME
3/ EXÉGÈSE DU FILM ET CRITIQUE DES REPRÉSENTATIONS : 3 PARTIE DE LʼÉTUDE.
La formation par étapes du film, telle quʼelle sʼest produite, appelait logiquement une
genèse de l'œuvre. Elle recouvre dans cette étude la requête d'un double examen,
antérieur puis postérieur à la présentation du film. Les deux sont impliqués avec les
conditions de sa naissance.
Lʼexamen antérieur se déroule selon un établissement généalogique49 (première partie)
et aussi par une analyse des conditions de sa manifestation qui conduira à nous
interroger sur la prédisposition du cinéaste à avoir désiré réaliser ce film (deuxième
partie). L'examen postérieur se déroule quant à lui, sous l'action d'une heuristique
matérielle. Aussi après avoir effectué son exégèse nécessaire, on se penchera sur la
critique de ses représentations (troisième partie).
L'établissement du film, dans cette première partie, admettra l'inscription de celui-ci dans
la réalité de son temps ainsi que du trajet quʼil effectue dans ce cadre. Pour cela, on
relèvera l'historique de ses différentes tentatives, l'état de ses différentes versions, pour
décider ensuite, lesquelles seraient les plus intéressantes à étudier, pour devenir les
axes d'une réflexion ultérieure plus aboutie. Une fois quʼelles seront établies, on mettra
en œuvre une prospection temporelle du rythme de ses projections, ainsi que celui de
ses représentations critiques afin de trouver des moyens descriptifs du dénouement de
cet enchevêtrement.
ainsi quʼun grand nombre dʼarticles relatifs : Jean-Luc Godard, Documents, (Paris, Edition Centre Pompidou.
2006.) [Pour plus de détails voir Ref.178]
49
. C'est la généalogie prise dans son sens strict, étymologique : étude de la naissance.
28
Cette première partie ne fera pas l'économie de quelques définitions préalables des
termes impliqués dans le déroulement de notre réflexion. On édifiera, à cette fin,
quelques modèles stables. Établir un film c'est adopter, méthodiquement, un regard
épistémologique. C'est aussi, constituer un appareillage critique, comme la philologie s'y
prétend avec les livres : en effet, quantités de documents filmiques et livresques ont été
créés, consécutivement, au film et au processus de sa production.
50
. Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes dʼune philosophie du cinéma, Paris, Ed. P.U.F. 1946. p.19.
51
. Confrontant dialectiquement à la terminologie de Cohen-Séat qui parle ici de fait cinématographique,
concrètement on dit c'est extérieur au film. Le fait filmique, concernant ce qui se passe sur la pellicule, est
intérieur. Lʼintérieur du film consiste à se préoccuper ce qui se passe pendant son déroulement, sa projection
sur la surface du film.
52
. Rappel : pour la fluidité du propos, un certain nombre d'abréviations vont apparaître : JLG pour Jean-Luc
Godard, et HdC pour Histoire(s) du cinéma.
29
base matérielle de toute réflexion historique, et d'identification des figures. Cʼest en ce
sens que lʼon peut la nommer prédisposition, car ces éléments étaient déjà présents
dans lʼœuvre du cinéaste.
A) PREMIER VOLET
Dans ce premier volet, qui constitue l'étape importante de cette partie de notre travail,
sera produit un essai d'interprétation linéaire du début de premier épisode, le 1a —
30
densité de l'épisode le plus riche qui utilise pratiquement toutes les figures esthétiques
du film— pour que nous puissions livrer une représentation subjective du film.
B) SECOND VOLET
Le second volet de cette partie est le regroupement dʼarticles et revues de ce qui a déjà
été écrit sur les HdC. On peut dʼailleurs possiblement lire cette dernière partie comme
une première bibliographie critique commentée du film.
Faire la critique des représentations, comporte plusieurs problèmes organisationnels.
Comment, en effet, rendre compte des multiples confrontations réflexives lorsque le
nombre des critiques est élevé ? Et enfin, quel système de réception et de classement
prévoir pour tous ces comptes-rendus critiques ?
53
La séquenciation —cʼest-à-dire lʼacte de répartir le film en séquences—, on le verra, demeure un vrai
problème méthodologique; puisque qu'en apparence, tout le film se compose de blocs aux délimitations
imprécises. Souvent, chaque séquence produit des flash-forwards quelques apparitions dans la séquence
qu'elle précède. Par contre, la lecture comparée des différentes versions du film ont contribué à produire cette
cartographie séquentielle.
31
De plus, procéder à la critique des critiques ne va pas se poser sans mal :
Cela consiste à relever les traces écrites des réflexions après la projection du film. Ces
impressions, que les spectateurs (critiques) nous communiquent ensuite, sont avant tout
les images dʼun film telles qu'ils se les sont représentées, introspectivement. C'est donc
de ces représentations quʼil nous apparaît nécessaire de faire la critique, et pour cela, il
faudra opérer un classement selon les problématiques suscitées.
32
PREMIÈRE PARTIE
GENÈSE : L'ÉTABLISSEMENT DU FILM
1
. Puis aussi à les rendre obsolètes lorsquʼon les porte hors de lʼunivers cinématographique.
2
. HdC.1b.une histoire seule. p.154. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard,
1972.p.64.
33
2/ GÉNÉALOGIE
Établir le principe généalogique dans notre étude, c'est disposer un rapport entre
lʼhistorique de la naissance du film (partie 1) et la prédétermination dʼéléments qui ont
conduit le cinéaste à lʼavoir ainsi désiré (partie 2). Aussi, on peut ajouter que ce
premier rapport, nous permettant d'entrer au cœur des HdC, se définit dans une
double entrée dialectique : le relevé historique de son fonctionnement (processus de
sa production) et le fonctionnement de l'histoire (interrogation à un niveau théorique
de l'historiographie).
Ne pas rester sur les postulats : le film est une œuvre dʼart ou Godard est un artiste,
mérite tout notre intérêt car depuis la réalisation de ce film, la perception que Godard
propose de lui-même est complexe. Il se considère comme cinéaste, sur lequel
gouverne une nouvelle volonté adjointe : historien3. Il demande dʼailleurs à être
interrogé comme tel4. Autrement dit, Les HdC sont problématiquement une œuvre,
produite par Godard. Cʼest dans ces notions que nous utilisons le terme de
producteur.
LA NOTION DE PRODUCTION
Aussi, si le terme de production défini comme fait par l'homme Godard, convient ici
pour le moment, de façon suffisante et relative. Cette notion nʼest pas complètement
nouvelle. En effet, cette terminologie peut évoquer sans mal lʼidéologie marxiste-
3
. Ref.Film.74. JLG/JLG. 1994.
34
léniniste, au temps où lʼon concevait lʼauteur comme producteur. 5 Lʼun des intérêts
que conserve cette notion, cʼest lorsque le producteur se restreint à faire œuvre, mais
définir le processus —historique, philosophique, artistique…— dans lequel cette
production sʼinscrit, se place en second plan.
Rappel : déjà en son temps, Walter Benjamin avait opéré cette conception de l'auteur
comme producteur, à partir de son étude de Brecht6, pour ensuite établir les rapports
de production, qu'ils soient techniques ou encore socio-historiques.
De plus, la généalogie des HdC, présentée en deux parties, a partie liée, on
lʼétudiera, au principe du désir de la production.
4
. Table ronde Histoire et Cinéma, Locarno, Août 1995. Inédit.
5
. Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Ed. François Maspéro. 1966.
Également on la retouve chez Maurice Blanchot, Après-coup. Ed. de Minuit. 1983. p.85-86.
6
. Walter Benjamin, Essais sur Bertold Brecht (traduit par Paul Laveau), Paris, Ed. F.Maspéro, 1969, Ch.9.
7
. Georges Canguilhem, Discours inaugural de l'entrée au Collège de France, Paris, Ed.P.U.F, 1965.
p.11/15.
8
. Pierre-Marc de Biaisi, « La Critique génétique », Introduction aux méthodes critiques pour l'analyse
littéraire, Paris, Ed. Bordas. 1990.
35
fait que cette complémentarité implique incompatibilité et exclusion réciproque9 entre
lʼavant du film et le film lui-même. Elle sʼavère trop préoccupée à générer
prioritairement une documentation livresque pendant que nous essayons de mettre
au point notre méthode dʼobservation. Les deux se plient à lʼautorité du texte face à
lʼImage-son.
Notre étude généalogique se construit donc sur une double étude du geste
producteur de Godard.
La première est celle des tentatives de production du film dont il est possible de faire
lʼhistorique. Et nous verrons juste après que la notion de tentative regroupent toutes
les sortes de projets des HdC. Que ces projets aient abouti (comme ils sont
multiples, nous en avons plusieurs versions) ou non (cʼest-à-dire quʼil se
maintiennent à lʼétat de projet). On comprendra que cette première recherche,
pragmatique demeure problématique si nous ne prenons pas en compte lʼauteur de
ses tentatives. Il sʼagit dʼétudier lʼauteur dans son désir dʼavoir produit les HdC. Cʼest
ce qui nous a conduit a opérer cette seconde partie qui consistera à comprendre
lʼessor de ces tentatives.
L'adoption du principe de lʼétablissement filmique vise à nous interroger sur ce qu'il y
avait avant ; avant que le film soit visible dans sa totalité, mais pourtant déjà
imaginable, repérable dans des traces filmiques ou écrites que disposera Godard dès
ses premières manifestations en tant que critique, cinéaste ou même acteur. Toute la
seconde partie de cette étude est donc la conduite de cette démarche. Relever des
principes déjà présents à l'intérieur de l'œuvre de Godard, se résume en une
question :
Quels éléments prédéterminants y a-t-il dans l'œuvre de Godard, qui puissent nous
faire supposer que le film et ses tentatives, sont ce qu'ils sont?
Sans produire de conclusions téléologiques —que ce soit une réflexion, ou bien une
phrase, une caractéristique de mise en scène, le destin d'un personnage ou bien
encore le statut de sa présence— quels sont ces éléments en place ?
9
. Jean-Louis Lebrave, La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la
philologie?, Revue en ligne de lʼInstitut des Textes et Manuscrits Modernes (ITMM). Novembre 2006.
36
CHAPITRE DEUX : GÉNÉALOGIE DU FILM, SON ÉTABLISSEMENT
1/ ÉTAPE : CLASSEMENT DES OPUS PRÉCÉDENTS.
2/ ÉTAPE : PROSPECTION TEMPORELLE,
A/ PRÉSENTATION
B/ QUATRE VARIATIONS FORMELLES DE PROPOSITION DES PROJETS.
C/ CALENDRIER DES TENTATIVES : PROJETS, VERSIONS & PROJECTIONS.
3/ ÉTAPE : LES DIFFÉRENTS SUPPORTS.
4/ ÉTAPE : LA RÉPARTITION DU FILM EN ÉPISODES (NOTES DIVERSES)
5/ ÉTAPE : LES FILMS-ANNEXES.
Cʼest la troisième étape : lister une autre multitude, celles des supports qui
revendiquent tous le même titre dʼHistoire(s) du cinéma. Nous nous pencherons,
dans la quatrième étape, sur la répartition du film en épisodes pour pouvoir
commenter deux éléments récurrents : le titre de lʼépisode (tout autant
symptomatique que le titre général) et ce que nous nommons envoi : lʼinscription
systématique, en début de film, des noms de deux personnalités.
On remarquera que la logique de certaines des inscriptions en dédicace des
personnes nous a paru, à peu près, en concordance avec le ou les thèmes employés
de lʼépisode, dʼautres en contradiction, et dʼautres encore sans objet, cʼest-à-dire
pour cette dernière, sans apparition admissible dʼune problématique fiable.
La cinquième et dernière étape examinera les rapports quʼentretiennent les HdC
avec quelques autres films de Godard. Nous pouvons les nommer liminairement :
37
Films-Annexes. Cʼest un ensemble de films réalisés par Godard et dont on définira
chaque lien quʼils détiennent avec notre film principal.
Après avoir procédé au classement de ces travaux, il sera primordial d'en interroger
les pratiques ; autres que celles principales à sa production (écrire, filmer), comme
monter, mixer ou programmer. L'interrogation des pratiques et des gestes sʼavère
lʼun des modes de questionnement constant de l'historiographie, comme celui de
remettre en cause rétrospectivement le sien.
38
Ce devoir dʼinterrogation est placé sous la condition de cette double réflexivité. Cette
réflexivité introspective qui se retrouve jusqu'au titre du livre : Godard par Godard10.
Cette réflexivité est double car nous devons réfléchir sur des éléments filmiques, eux-
mêmes voués à réfléchir au travers le cinéma. Nous essayerons de localiser ces
documents dans le passif du cinéaste. Ce sont les traces tangibles de ce quʼil a lui-
même constitué comme éléments de réflexion et de projection11 propres à bâtir cette
histoire du cinéma.
10
. Ref.172. Godard par Godard. Paris, Ed. Belfond. 1969. Ce livre constitue la première édition du JLG
par JLG. Il fut revu, introduit et annoté par Jean Narboni qui inventa le titre. Ce concept, bien quʼexistant
déjà dans les éditions littéraires, fut le premier dans le domaine du cinéma et fut maintes fois repris.
(Varda par Varda, Truffaut par Truffaut, Scorcese par Scorcese…).
Ref.176. JLG par JLG, tome I et II, Paris, 2ème Ed. de l'Étoile. 1998.
Indiquons, puisque c'est la première référence à ce livre dans cette partie, que les citations renvoient à la
seconde édition 1998, la plus récente (celle en deux volumes) car simplement c'est la plus complète et la
plus rétrospective à ce jour.
11
. HdC.2a.seul le cinéma. p.44 : [CʼEST LʼHISTOIRE DU CINÉMA / ELLE EST PLUS GRANDE / QUE
LES AUTRES / PARCE QUʼELLE SE PROJETTE.]. Il ne faut pas oublier que la notion physique de la
projection (le film sur lʼécran) évoqué par Godard contient, lorsque le cinéma est appréhendé dans sa
dimension historique, justement, une idée dʼun mouvement vers le futur : Se plonger dans les images du
passé pour pouvoir se projeter sur lʼécran des temps à venir.
NOTE : / = changement de lignes. // = changement de pages.
12
. Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Ed Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences
humaines, 1969.p.167.
13
. Georges Didi-Huberman, Devant l'image, Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, Ed. de
Minuit, 1990. p. 46.
39
Le travail de classement de ces archives nous ouvre la recherche sur le film lui-
même, sur ses diverses manifestations et nous permettra de situer instamment le
film HdC parmi les autres.
Aussi le regroupement de tous ces articles rédigés ainsi que de tous les films
réalisés par Godard va pouvoir être le support dʼune autre fonctionnalité :
- une bibliographie critique
- sa filmographie commentée
bref ce que toute étude requiert.
En résumé, tous les films quʼa réalisés Godard figurent dans notre deuxième volume
en Annexe 1. On peut ainsi utiliser cette liste comme filmographie complète. De plus
certains de ces films, et il en est de même avec les écrits critiques de JLG, ont
bénéficié de larges commentaires sur les liens quʼils occupent avec les HdC,
constituant lʼensemble précédemment nommé : les prédéterminations internes.
40
2) ÉTAPE : PROSPECTION TEMPORELLE.
A/ PRÉSENTATION
a/ les projets
Les tentatives des Histoire(s) du Cinéma non abouties, une fois recensées, se
regroupent sous lʼégide de plusieurs types de projets.
Les premiers projets godardiens peuvent être considérés, comme préhistoriques au
film, en tant que phénomènes. Ceux-ci se présentent sous lʼallure de propositions
dont on pourra classer les variations selon quatre modes formels.
Ce nouveau classement ressemble un peu à celui des références, dʼautant que nous
venons juste de lʼévoquer au chapitre précédent. Il convient aussi de rappeler que
ces variations formelles de propositions concernent seulement les HdC, et sont
différemment ordonnées face au système global des références à la production de
Godard.
b/ les versions
Nous commençons par ce groupe, car il ne suscite pas de présentation détaillée. En
effet, nombre de versions des HdC ont pu, de la part de Godard, être projetées et
diffusées. Elles intègrent donc de façon homogène la chaîne de fabrication usuelle
du film.
Les projets, par contre, relevant dʼune nature hétérogène, demandent à être un peu
plus explicitées :
41
B/ QUATRE VARIATIONS FORMELLES DE PROPOSITION DES PROJETS
- soit le projet existe sous une forme écrite,
- soit sous une forme plastique,
- soit sous une forme de session.
- soit encore sous une forme orale.
Ces types de propositions nous ont été fournies par la découverte de nombreux
documents dont le dénominateur commun demeure la trace écrite. Toutefois, et en
dernier ressort, nous avons amené une autre forme de proposition, associée plutôt à
la parole du cinéaste. En effet, le cinéaste, dans des entretiens (où sa parole fut
retranscrite ou filmée), fouille dans sa mémoire, et a pu confier lʼexistence de certains
projets dont nʼavons pas (encore aujourdʼhui) une trace écrite, un document qui
viendrait cautionner ce souvenir. Cʼest la raison pour laquelle nous avons séparé la
forme orale des autres formes de propositions.
a/ La forme écrite
- Soit le projet existe sous une forme écrite (scénario, synopsis de quelques feuillets).
Le scénario se présente habituellement sous lʼaspect d'une continuité. Les projets
sont conçus souvent comme un synopsis. Le résumé d'un motif du désir d'Histoire, et
qui implique, par le style de lʻécriture même, la forme future du film. Pratiquement,
cʼest une oscillation entre la disposition d'éléments de fiction (réemploi d'images et de
titres de films de fictions préexistantes) et d'éléments documentaires (utilisation
d'images issues de reportages d'actualités ou de documentaires célèbres voire
publicitaires). Ce croisement, Godard l'avait théorisé depuis longtemps : il s'agit de
voir les films de Méliès (fiction) comme des documents d'histoire, et les films de
Lumière (documentaire) comme des œuvres d'imagination.14
b/ La forme plastique
- Soit le projet se manifeste sous forme plastique : JLG privilégie alors une forme
visuelle. Des photos et des dessins de story-board sont adjoints au projet. Leur
disposition (maquette, découpage et montage) peut résolument être perçue comme
collage et si lʼécriture y participe, ce sera le plus souvent sous son aspect
typographique et manuscrit ou bien encore intitulant. Au demeurant, ce travail de
14
. Ref.Film25. LA CHINOISE. 1967. et Ref.Film41.NUMÉRO DEUX. 1975. On remarquera que cette
dichotomie inversée (Lumière-fiction // Méliès-documentaire) fut initialement déployée par Henri Langlois
et Jean Renoir, dans un documentaire qui présentait des films Lumière entrecoupés de commentaires
sous la forme dʼun dialogue ouvert que les deux hommes posaient. Eric Rohmer, LUMIÈRE. 1979.
42
visualisation, est établi graphiquement dans le seul dessein d'une obtention de
moyens financiers nécessaires à la production, en préalable à sa réalisation.
Story-board reste l'appellation usuelle la plus convenable même si celui-ci, tel que le
conçoit JLG dans ses projets, ne présente pourtant pas la manière classique du
découpage du film : visualiser la narration, par cadre, plan par plan.
On notera la variété d'éléments hétérogènes, car les projets sont composés avec des
images de toutes provenances (fiction, publicité, peintures), des collages, des titres
jusquʼà lʼutilisation de différentes photocopieuses et machines à écrire.
c/ La forme de session
- Les tentatives prennent en compte également une autre forme de proposition de
projet quʼon peut nommer session : cette proposition sʼavère favorisée sous sa forme
performative et dont il reste différents documents attestant lʼévénement.
Les sessions correspondent à des cours sur lʼHistoire du cinéma quʼa dispensés
Godard. En effet, le cinéaste a eu plusieurs fois lʼoccasion de faire cours devant des
classes dʼélèves. Ils constituent, selon lui, une base scénaristique conceptualisée
sous la formule : Faire de l'histoire du cinéma, c'est écrire des films 15. Ainsi les
sessions réunissent la projection dʼextraits de films, et la parole de Godard qui en
découle, ceci devant le même auditoire. Si Godard devait sʼexprimer exclusivement16
dans la discipline de l'expression musicale, on nommerait ces moments :
performances ou live, car elles se distinguent justement par leur caractère performatif
et se définissent comme événement singulier.
d/ La forme orale
Comme nous lʼavons annoncé précédemment, il reste encore dʼautres formes de
propositions que nous nʼavons pas référencées, puisque le décompte de ces projets
(inconnus donc) reste à ce jour ouvert. Toutefois, on incluera une dernière forme qui
est la forme orale de la proposition.
Lʼexistence de certains projets des HdC nous a été révélée, non plus par une trace
écrite directe (document tel que les autres formes de propositions le stipulaient), mais
seulement par la parole du cinéaste. Il nous apprendra ainsi lʼexistence de certains
15
. Ref.176a.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile.1998. 2ème
édition. p.10. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala : " […] j'écrivais
aussi des critiques plus subjectives dans lesquelles je faisais mon début de produire de l'écriture de
cinéma. Écrire c'est faire des films."
16
. Nous insistons sur ce principe exemplaire d'exclusivité puisque les HdC ont été éditées sur support
musical.
43
de ses projets et ceci sans que nous puissions trouver une preuve tangible, qui
viendrait cautionner sa mémoire. En effet, dans une certaine limite, notre propre
crédit, il sʼagit de croire sur parole le cinéaste, tout en soulignant quʼaucune raison
par le passé ne soit venue remettre en doute la parole de Godard. Si Godard aime
nous « raconter des histoires », tel quʼil aimait le plaisanter17, elles sont toujours
véridiques quant cela le concerne. On peut affirmer, en paraphrasant un célèbre
penseur, que Godard dit toujours la vérité même sʼil ne peux pas la dire toute18.
On peut retrouver, si l'on veut, dès les tous premiers écrits de Jean-Luc Godard, le
désir de concevoir l'histoire avec le cinéma. Dès 1950, Godard affirme que la création
artistique ne fait que répéter la création cosmogonique, elle n'est que le double de
l'histoire19. La Deuxième Partie de ce travail de recherche s'est même efforcée de
révéler ces prédéterminations. Maintenant, il s'agit de mettre en œuvre les tentatives
d'une création précise, avec les outils de production dont se sert Godard pour former
17
. Conférence de presse de « NOUVELLE VAGUE », Cannes. Mai 1990. « Lorsquʼon me demande de
raconter des histoires, je me souviens quʼenfant on me disait toujours, “ne fais pas tant dʼhistoires”…dans
le sens de ne pas raconter des histoires, de dire la vérité. ».
18
. Jacques Lacan, Télévision, Ed. du Seuil. Paris. 1973. p.6.
19
. Ref.gz9. (1950).
44
des projets au préalable du film à venir, et de former une continuité historique dans
ces successions. Aussi, le livre Documents, paru en 2006, fut dʼun grand secours car
il permit de découvrir, un bon nombre de tentatives inédites, ainsi que lʼarticle de
Michael Witt qui en proposait également une genèse. Indiquons que la liste qui va
suivre nʼest pas exhaustive. Il reste probablement un bon nombre de traces,
dʼallusions à des Histoire(s) du cinéma embryonnaires (qui) apparaissent
20
régulièrement dans les entretiens et les documents de travail .
Aussi, après avoir procédé à leur présentation, nous allons dans une première partie
chronologique, regrouper tous les projets jusquʼà ce que Godard puissent aboutir
enfin à la réalisation de la première version. Par la suite, nous avons établi les
versions successives des projets des HdC réalisées. Cet établissement éclairera le
déroulement du calendrier des projections et diffusions du film. On remarquera que
ces projections furent souvent organisées au sein dʼun colloque.
a) Projets
20
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed.
Centre Pompidou, 2006. p. 271. On retrouve par exemple, autour du groupe DZIGA VERTOV, certains de
ces éléments allusifs. Ainsi dans un recueil inédit (rédigé par le groupe) intitulé « A BAS LE CINÉMA », en
3 volumes, dans le chapitre intitulé : Histoire de la Photographie.
45
antérieures, cʼest un projet dont la base demeure singulière, puisque liée à
lʼintrospection situationnelle de Godard et à lʼexercice de sa solitude.
En 1969, La RAI passa commande d'un film qui devint VENT D'EST21 (les
responsables de la RAI refusèrent de le diffuser). Parallèlement, Godard mit au point
un projet historique avec Jean-Pierre Gorin, comprenant des textes et des images et
le proposèrent également à la RAI, qui ne donna pas suite. Alberto Farassino faisait
remarquer que le film VENT D'EST, portait en lui déjà un début d'interrogation
historique sur le genre du Western, du drame en costume, du cinéma hollywoodien,
et de la naissance de la photographie22 et l'on peut ajouter que la présence à lʼécran,
des cinéastes Glauber Rocha et Marco Ferreri (avec celle de Godard même)
fournissent un nouvel espace de réflexion historique tel quʼon pourra le retrouver
avec notre film. Cela est d'autant plus remarquable, que les deux amis-cinéastes, du
fait, peut-être, de leur participation, consécutivement et séparément, vont faire, eux
aussi, un western démythifié23, approuvant alors par ce geste filmique, ce que
Godard affirmait : il n'y a pas de différence entre faire du cinéma et écrire l'histoire du
cinéma24.
21
. Ref.Film34. VENT D'EST. 1969. [Groupe Dziga Vertov]
22
. Alberto Farassino, “Introduction à un véritable historien du cinéma”, Jean-Luc Godard : un hommage
du centre culturel français et du museo Nazionale del Cinema de Turin, Turin, Ed. Centre Culturel français
de Turin, 1990. p.52.
23
. Marco Ferreri, TOUCHE PAS À LA FEMME BLANCHE. 1974. (produit par J.P.Rassam, ce western
utilise le trou des Halles et ses alentours comme décor et ne cherche nullement à dissimuler la modernité
de Paris, ses voitures ou le public regardant Piccoli "déguisé" en Buffalo Bill )
• Glauber Rocha, ANTONIO DAS MORTES. 1969. (« faire un antiwestern dans l'esprit de Peckinpah et de
Godard »)
24
. Ref.178.21. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma. (1978)
25
. Ref.178-18. MOI, JE, projet de film (1973). in Jean-Luc Godard, DOCUMENTS, Paris, Edition Centre
Pompidou. 2006. p.195-243.
26
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed.
Centre Pompidou, 2006.
46
Vouloir retrouver la trace originelle du projet des HdC, à partir des premiers écrits,
peut sembler une quête idéaliste. Le désir sʼavère diffus à travers toute la personne
et tout son travail préalable27. Par contre, nous pouvons clairement supposer que
cʼest à partir du scénario de « MOI, JE» que Godard va chercher dans un projet
filmique, à se mettre en scène —sans truchement fictionnel ou sans substitut
personnifié par un acteur—, et conjointement de tenter une rétrospective historique
du cinéma en produisant des éléments réflexifs (cʼest-à-dire filmique), sur son métier
et ses techniques.
Ce projet, qui nʼest donc pas vraiment le tout premier, demeure bien à lʼorigine des
HdC28.
Ce Scénario est un projet de film que le cinéaste dépose à la commission dʼavances
sur recettes du CNC en Janvier 197329. Il fut réédité en 2006, dans lʼouvrage collectif
DOCUMENTS, JEAN-LUC GODARD. Cet ouvrage comprend, nous venons de
lʼaffirmer, un grand nombre de lettres et de projets de Godard inédits ainsi que des
contributions critiques qui viennent à établir et commenter ces documents.
Le projet « MOI, JE » se présente en une quarantaine de pages, et constitue, sans doute
le document le plus important de ce livre, avec le Story-board américain des HdC
(Projet.3). A noter que 40 pages, constituent, pour Godard, lʼun des volumes les plus
imposants en tant que document-scénario, avec le Numéro 300 des Cahiers du
Cinéma30, qui nous ait été donné de lire. Le film, selon les vœux du cinéaste, se
composerait en deux parties :
À partir d'un constat philosophique en trois plans, Godard le décompose comme suit :
27
. On rappellera pourtant la première participation de Godard en tant que JLG, —cʼest-à-dire dans
lʼexpression auto-affirmative dʼêtre cinéaste et ceci dans lʼespace même de son film— remonte à
CAMÉRA-ŒIL, film sketch tiré de LOIN DU VIETNAM (1967), mais dans ce film, les éléments réflexifs de
son métier ou de sa technique demeurent essentiellement politiques et contestataires. Ils ne font pas
preuves encore dʼune volonté rétrospective dʼépouser une globalité quʼelle soit historique ou
cinématographique. Ref.Film 24. CAMÉRA-ŒIL. 1967.
28
. Il est projet Zéro et non Projet UN.
29
. Antoine De Baecque, Godard, biographie, Paris, Grasset, 2010. p.517.
30
. Ce numéro 300 des Cahiers du Cinéma a comporte trois références différentes, car cʼest un numéro
spécial entièrment fait par JLG : Ref.161, Ref.162 et Ref.304.
47
1) PREMIER PLAN : plan profond et automatique, plan biologique, INCONSCIENT, de la
répétition. et production, [BASES]
2) DEUXIÈME PLAN : Plan du comportement machinale. rapportant le geste et une
partie du langage. SUBCONSCIENT. de la différence. et enregistrement,
[CONDITIONS]
3) TROISIÈME PLAN : le plan lucide se rapporte à la CONSCIENCE. au désiro-sociale
et à la consommation, [CHANGEMENT]
Ce sont les bases dʼune réflexion quʼil produira plus tard dans NUMERO DEUX31.
Présenté par Michael Temple32, lʼédition de ce projet de film-scénario, dont la
présentation/pagination est déjà d'une approche ardue, donne confirmation de plusieurs
éléments fondateurs de notre propre travail et sur lesquels nous pourrons revenir
amplement.
Ainsi dans ce document, la notion de couple (COPULE) retient notre attention, car elle
va produire une scission sur un certain nombre d'autres domaines, telles des
séparations dialectiques.
Le Je suis une machine, comme le monologuait déjà Pierrot-Belmondo33, va se retrouver
amplifié par Godard qui va jusquʼà citer W.S.Burroughs pour pouvoir appliquer ce
principe.
31
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975.
32 32
. . Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris,
Ed. Centre Pompidou, 2006.
33
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965. Pierrot évoque lʼimpression dʼêtre deux machines séparées. Ce
qui vient dʼailleurs entériner lʼidée de la séparation dialectique.
48
(1973) - PROJET 2 : [forme de la proposition: SCÉNARIO]
Titre : HISTOIRE(S) DU CINÉMA . FRAGMENTS INCONNUS D'UNE HISTOIRE DU
CINÉMATOGRAPHE34
PRODUCTION : /
RÉALISATION : Jean-Luc Godard & Jean-Pierre Gorin
DIFFUSION/DISTRIBUTION: /
Ce projet fut lu par le directeur de la photographie Armand Marco (Du groupe Dziga
Vertov) à David Faroult au cours d'un entretien le 2/08/2002, pour les soins de sa
thèse de Doctorat : “Avant-garde cinématographique et avant-garde politique :
Cinéthique et le "groupe" Dziga Vertov”, à lʼUniversité de Paris III-Sorbonne nouvelle,
en 2002. On relèvera, outre les figures de style comparatives et de répétition quʼon
détecte de nombreuses fois à travers la voix-off du cinéaste, que le choix des
cinéastes cités ci-dessus fut également lʼobjet de sujet dʼétude dans le montage du
film qui nous occupe. On relève une fois encore le processus du devenir-machine
chez Godard (5).
34
. David Faroult, “Avant-garde cinématographique et avant-garde politique : Cinéthique et le "groupe"
Dziga Vertov”, Thèse de doctorat, Université de Paris III-Sorbonne nouvelle, 2002. p.147. Repris par
Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed.
Centre Pompidou, 2006. p.270.
49
(Non daté. circa 1974 / début 1975) - PROJET 3 : [forme de la proposition: STORY-
BOARD AMÉRICAIN]
Titre : HISTOIRE(S) DU CINÉMA ET DE LA TÉLÉVISION35
PRODUCTION : SONIMAGE represented by Jean-Pierre Rassam
RÉALISATION : Jean-Luc Godard & Anne-Marie Miéville.
DIFFUSION/DISTRIBUTION: Télévision (U.S.A.)
35
. Ref.178.20. Histoire(s) du cinéma et de la télévision. p.281.
36
. Ref.178. Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre Pompidou (2006).
37
. Wolfram Schütte & Peter W. Jansen, Jean-Luc Godard, Munich, Carl Hansen Verlag, 1979.
38
. Problème dʼailleurs posé pour lʼauteur lui-même puisque lʼédition de lʼouvrage collectif lui a été soumis.
39
. SONIMAGE est une société de production fondée Godard et Gorin à partir de 1972 pour LETTER TO
JANE. Rassam ayant pris des parts dans cette société à partir dʼICI ET AILLEURS. Par la suite, Rassam et
Godard vont ouvrir SONOVISION pour équiper ce dernier en matériel vidéo. Voir Mathias Rubin, Rassam
le magnifique, Paris, Ed. Flammarion. 2007.p166. L'absence de texte tapé à la machine à écrire ainsi que
le tampon présent à la fin peut suggérer une rédaction dans un lieu de production encore provisoire. Le
numéro de téléphone ne sera plus le même que celui du papier en tête officiel du bureau Sonimage de
Grenoble.
40
. Ref.178.19b. Lettre à Langlois (07/1975).
41
. Ce nʼest donc plus Gorin 1973 et pas encore Langlois en 1976 (Projet 4).
42
. Antoine De Baecque, Godard, biographie, Paris, Grasset, 2010. p.517.
43
. Ref.178.18. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard -
DOCUMENTS, Paris, Ed. Centre Pompidou, 2006. p.273.
50
story-board, tous les lettrages sont encore faits à la main, ce qui, formellement, le
rapproche un peu plus des CINÉ-TRACTS qui eux ont été réalisés autour de 1968.
Un autre élément de composition sur un des collages du projet : une annonce
publicitaire, peut nous aider à dater le projet peut-être plus précisément. Cette
publicité, issue de la presse écrite, est détournée. Elle annonce le lancement du
nouveau téléviseur ITT COLOR 51, or sa création date de 1972. On peut supposer
que la campagne de presse attenante ait été produite dans lʼannée de son
apparition44.
Pour finir sur ces suppositions, la rédaction en anglais laisse supposer que ce projet
fut rédigé avant 1974, à la demande expresse de Jean-Pierre Rassam45, qui ira, avec
Godard et Gorin, en Octobre 1972, après le festival de Venise, présenter TOUT VA
BIEN aux USA. Le projet initié par Rassam, et co-réalisé par Miéville correspond
donc au moment où Godard commence juste à s'installer à Grenoble46. Logiquement
il pourrait être lʼun des projets que reprendrait Godard, après avoir finalisé ICI ET
AILLEURS (1974) et avant lʼenclenchement de la production de NUMÉRO DEUX
lʼannée dʼaprès, dû, cette fois-ci, à sa rencontre avec Georges de Beauregard.
44
. Habituellement, lʼapparition dʼobjets industrialisés de la vie courante correspond à la datation de leur
mise sur le marché.
45
. Rappelons que Godard est allé aux USA avec Rassam en Octobre 1972. Le nom de Rassam figure sur
la dernière page du projet.
46
. Godard s'installe à Grenoble avec Anne-Marie Miéville fin 1973 et en partira en 1978.
47
. Sidney Lumet, NETWORK (Network. Main basse sur la télévision, 1975).
51
En effet, comment le réalisateur pourrait-il imposer le mode de diffusion horaire de
son film (Godard propose les mois de diffusion pour chaque épisode) ? Il reste à la
disposition du service achat, qui une fois le film acheté, peut le diffuser comme bon
lui semble. Ce genre de prérogative, de la part de Godard, sʼavère totalement
tactique, car c'est pour créer un rapport de force sur un terrain extérieur au sien, pour
que l'on ne puisse le remettre en cause.
48
. Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.
49
. Voir Infra. Projets 7 & 11. En effet, ce livre nʼa vraisemblablement pas été corrigé par un secrétaire de
rédaction. Il présente des coquilles et des erreurs quant aux noms propres (Ted Browning au lieu de
Tod…), cʼest souvent pour cette raison que certains critiques nʼont pas voulu sʼy référer, en lʼécartant avec
dédain, mais en dehors de cette absence de relecture, et grâce peut-être à la brutalité même du matériau,
ce document fournit un grand nombre de renseignements assez révélateurs sur le rythme et sur le ton de
sa parole, sur lʼétat dʼesprit de Godard laissant libre cours aux associations dʼidées ainsi quʼà ses
hésitations.
50
. Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980. p.321.
51
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris,
Ed. Centre Pompidou, 2006. p.271.
52
(12/1976) - PROJET 5 : [forme de la proposition : Synopsis développé (hypothèse)]
Titre : HISTOIRE AUDIOVISUELLE DU CINÉMA.
PRODUCTION : Jean-Pierre Rassam (GAUMONT)
RÉALISATION : Jean-Luc Godard & Henri Langlois.
SCÉNARIO : Jean-Luc Godard & Henri Langlois.
DIFFUSION/DISTRIBUTION : Support Cassettes VIDÉO, Salles de Cinéma (film)
Langlois et Godard devaient écrire ensemble, afin de co-réaliser ce film. Ils avaient
pour ambition de le sortir en salles ainsi quʼen vidéocassettes52, financé et produit
par Rassam, dont le rôle clé à la Gaumont quelques années plus tôt s'est déjà révélé
crucial pour les expérimentations de Godard et de Miéville sur la technologie vidéo.53
Sans que lʼon ne sache exactement quand cette collaboration débuta, la mort de
Langlois en Janvier 1977 viendra clore ce projet. On peut regretter, autant que
Godard, combien cette coopération aurait pu être fructueuse :
"Les dernières fois que je l'ai vu, je comptais sur lui, pour me piloter dans l'histoire du
54
cinéma."
Piloter sʼavère un terme révélateur quant à la disposition d'esprit de Godard. Esprit
voué à une réelle humilité face à Langlois, jusquʼà pouvoir se laisser disposer aux
avis historiques de ce dernier. Cela, même si le cinéaste pouvait diverger
radicalement sur certains points comme le fonctionnement de la Cinémathèque par
exemple, entraînant son départ du Conseil dʼAdministration55. On imagine alors une
version du film bien différente, quand on possède, tel Langlois, une connaissance
encyclopédique saisissante sur le cinéma muet, et plus précisément celles sur le
domaine français et italien56. Une version que sa disparition viendra placer parmi les
films qui ne sont jamais faits. On peut présumer quʼà partir de cette disparition,
Godard voudra rester seul pour réaliser ce film. Il assume complètement cet
isolement, comme on l'a vu dans le commentaire du titre seul, le cinéma. Cʼest-à-dire
Godard est maintenant seul face au cinéma.
52
. Richard Roud, A Passion for Films : Henri Langlois and the Cinémathèque Française, Londres, Ed.
Secker and Warburg, 1983. p.199.
53
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed.
Centre Pompidou, 2006. p.271.
54
. Ref.178.21. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma (1978).
55
. Ref.178-19. (1975) Deux lettres à Henri Langlois. p.248. Voir précisément Ref.178-19b.
56
. Pour sʼen convaincre, il suffit de lire, par exemple, son étude sur le cinéma Italien. Henri Langlois,
« Destin du Cinéma Italien », CAHIERS DU CINÉMA n°33.p.3-17. 1954.
53
(1977) - PROJET 6 [forme de la proposition : SESSION]
Titre : ASPECT INCONNU DE L'HISTOIRE DU CINÉMA. (PROJET MONTRÉAL)
Autre titre : Introduction à une véritable histoire du cinéma et de la télévision
PRODUCTION : SONIMAGE ET C.A.C.M57
RÉALISATION : Jean-Luc Godard
DIFFUSION/DISTRIBUTION : VIDÉO
Les CONFÉRENCES ILLUSTRÉES : SCÉNARIO DES HDC
57
. Conservatoire d'Art Cinématographique de Montréal, (Directeur : Serge Losique).
58
. Dirigé par Serge Losique qui est à l'initiative de la proposition du continuation du travail entrepris par
Langlois.
59
.Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.165.
60
.Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.14.
61
. Propos de Godard, rapporté par : Jonathan Rosenbaum, “Bande-annonce pour les Histoire(s) du
cinéma de Godard”, TRAFIC n°21. Printemps 1997. Dix ans auparavant du moment de la première
diffusion des deux premiers épisodes 1988, ce qui donne 1978.
54
Chaque VOYAGE comportait deux jours de cours qui était répartis en deux parties
temporellement distinctes :
• Le Matin : Projection cinéma (composée de morceaux de films de l'histoire du
cinéma), définie à l'avance par JLG, et dont l'enjeu principal restait la confrontation
du cinéma dans un ensemble historique avec la sienne propre.
Notons que le morcellement prévu par Godard, se faisait par bloc de dix minutes,
puisque le déroulement dʼune projection cinématographique se produisait grâce à
lʼalternance de deux projecteurs diffusant des bobines de chacune dix minutes.
Chaque bobine est calibrée à une centaine de mètres, correspondant à une dizaine
de minutes. Un long métrage de 90 minutes nécessite logiquement donc neuf
bobines. Godard décidait de projeter le matin, la ou les deux premières bobines du
début dʼun film (Les 10 ou les 20 premières minutes) ou encore la dernière bobine
dʼun autre film (les dix dernières minutes). On peut noter aussi quʼà cette époque,
lʼaccessibilité de films précis nʼétait pas aussi aisée quʼaujourdʼhui. On constate donc
lʼécart entre les films que choisissait Godard et les films qui ont été réellement
projetés. Ces précisions nous sont présentés par le livre IVHdC62, qui stipulait en tête
de voyages (chapitre du livre) la liste des titres de films désirés, puis la lecture du dit
chapitre fournissait ceux qui ont été finalement projetés. De plus, lʼouvrage révèle,
plusieurs fois mais pas systématiquement, lʼemplacement de lʼextrait sur lʼétendue du
film choisi ou projeté.
Mais une rupture sur le contrat prévu, intervint, car Serge Losique ne paya plus
Godard. Aussi de fait, il effectua 14 conférences sur les 20 envisagées.
Godard apportait un peu de son histoire par la projection de ses propres films.
62
. IVHdC est lʼabréviation de la Ref.173 : Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed.
Albatros, 1980
63
. Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.6.
64
. À ce sujet, lire Infra le Projet 7 dont la forme de proposition est le livre en tant que tel.
55
Une des définitions des HdC, à partir de ce projet pourrait être : un assemblage
d'extraits de films sur lesquels Godard exerce un commentaire, avis en rapport avec
sa propre production. Cette parole, Godard lʼénonce directement comme un scénario
pour le film à venir.
"C'est ainsi que le scénario fut divisé en plusieurs chapitres ou voyages (dix), avec un devis
de 10 000 dollars canadiens par chapitre, à partager entre le conservatoire et l'entreprise de
65
cinéma dont je fais partie, Sonimage."
56
répétitions, jusquʼaux fautes de syntaxe que concède la langue orale67, rendent vivante
la parole de Godard et nous fait comprendre ce que souvent on ne parvenait à
comprendre ou limitait au strict jeu de mots.
Ce livre constitue, comme l'a défini Godard, le scénario d'une série68 future d'une
histoire de l'audiovisuel. Il provient très probablement de la partition par épisodes, et
son titre démontre tout autant l'affirmation forte d'une filiation entre le livre et le film.
67
.Un secrétaire de rédaction habituellement corrige, conforme pour le passage au stade écrit cette
parole.
68
Ref.173. p.165.
69
. Jean-Claude Biette, “Godard et son histoire du cinéma [Rotterdam lI], Petit Journal des CAHIERS DU
CINÉMA n°327, 09/1981. p.V-VI.” Biette opère un descriptif précis de cette deuxième session.
70
. Ref.Film.46b. SAUVE QUI PEUT (LA VIE). (coréalisé avec A.M.Miéville, 1980). Film de fiction cinéma,
qui annonce le retour de Godard dans la réalisation de fictions de long-métrages. A noter l'utilisation d'une
technique de ralenti discontinu dans le film directement issu de ses expérimentation grenobloises de la
vidéo.
71
. Jean-Claude Biette, “Godard et son histoire du cinéma [Rotterdam lI], Petit Journal des CAHIERS DU
CINÉMA n°327, 09/1981. p.V.”
57
La deuxième session (09/07/81) s'organisa autour de projections où alterne trois
films parlants et trois films muets.
Déroulement du programme :
Nous retrouvons en conclusion de ces deux cessions, la mise en pratique que nous
avions soulignée au moment du commentaire sur le titre 1b toutes les histoires. Le
produit du rapport personnel de lʼhistoire à Godard (session 1) avec la grande
histoire (session 2) articulée pour sa présentation sur le mode dialectique
(attraction/répulsion) Muet // Parlant.
Remarquons que ce projet nʼest pas totalement comme les précédents. Il nʼest pas
destiné concrêtement à être réalisé. Celui-ci serait plutôt une conséquence des HdC,
toutefois, il demeure important de le prendre en considération pour pouvoir relever
lʼaction performative de Godard et noter cette correspondance.
Cette projection fut établie à l'occasion de la parution du livre GODARD PAR
GODARD72. Nouvellement établi par Alain Bergala, regroupant presque tous ses
articles de critique de cinéma, il fut adjoint d'une série de documents iconographiques
ainsi que dʼun long entretien biographique inédit organisé par Bergala spécialement
conçu pour cette édition.
72
. Ref. 174. Godard par Godard.(seconde éition) Ed. de lʼÉtoile. 1984. La première édition date de 1969
(établie par Jean Narboni, Ref.171).
58
Godard présenta à la Cinémathèque française, dans la salle du Palais de Chaillot,
une séries d'extraits de films de fiction dont la liste provient principalement recouper
celle du livre « Introduction à une véritable histoire du cinéma et de la télévision ».
Volonté de confronter, une programmation de films projetés (à l'exclusion des siens)
afin de les mettre en présence, en montage, avec la somme de ses écrits.
Il sʼagit donc dʼune confrontation structurelle et conceptuelle des HdC : montage
d'une production d'images et de sons avec la parole et la pensée de Godard (ici
reproduites dans son livre avec cet entretien). Rappellons que ce montage dʼextraits
au début des années 80 est un geste encore rare, ce qui aujourdʼhui peut sembler
courant et même relativement facile à opérer grâce à la numérisation des films et à la
souplesse du materiel informatique de projection. Ici ce sont des débuts de films par
bobines. Godard est alors plus créateur dans lʼesprit de cette contrainte avec la
programmation des films que le montage proprement dit. Ce geste est en lien direct
avec le type du projet 6 évidemment, mais aussi on peut évoquer sa situation
spatiale (Palais de Chaillot) et le rapporter aux type de programmations quʼeffectua
Langlois.
La production des deux premiers épisodes a été possible pour Godard par le
concours croisé de plusieurs producteurs. Obtenant l'aval premier (mais
probablement insuffisant) de Canal plus, acquis grâce à l'envoi d'un story-board
(proche du Projet 3) le projet fut garanti par la signature d'un contrat.
Le contrat entre les deux parties stipule la production de dix épisodes de 50 minutes
chacun.
73
. DOCUMENT BiFi. (sans numéro de référence). Ce Story-board lu et compulsé nous a été interdit
spécifiquement à reproduire même partielle ou rétribuée.
59
Il va falloir attendre, selon Michael Witt74, que Gaumont par son plus haut
représentant Nicolas Seydoux, s'engage personnellement dans l'aventure de cette
production, pour que la concrétisation s'opère prenant la forme d'un film de
compilation —aventure car un film de compilation, pour une société de production ou
de chaîne de télévision, est un casse-tête en termes de droit juridique quant à sa
diffusion et à la détention des droits à l'image.
74
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed.
Centre Pompidou, 2006. p.279.
75
. Entretien avec Bernard Eisenschitz, 1999. Inédit.
76
. Nous avons pu avoir à disposition ce travail qui nous a été d'un immense recours, pour pouvoir
identifier et connaître au mieux la logique de certaines séquences, en vue de leur interprétation.
60
direct 77 : Delpy - Charles Baudelaire, Le Voyage ; Sabine Azéma - Hermann Broch,
La mort de Virgile ; Alain Cuny - Hölderlin; Juliette Binoche - Emily Dickinson.
Le tournage vidéo pouvait comprendre le jeu de quelques scènes : Julie Delpy en
chemise de nuit (dans le style photographique de Lewis Carroll), déambulant dans un
intérieur-cuisine (2a. seul le cinéma). Dans une maison de campagne, Juliette
Binoche et Alain Cuny re-jouant la prise décision, —pris par lui-même et Marie Déat
50 ans auparavant—, de refuser de sʼembarquer dans un train promotionnel du
cinéma pour Berlin, en 1942, emmenant Albert Préjean, Suzy Delair, Junie Astor et
Danielle Darrieux, pendant quʼau même moment quʼIrène Nerimovski en prenait un
autre, mais son train partait pour Auschwitz 78 (3a.la monnaie de l'absolu).
77
. Un acteur lisant « en direct » un livre sʼavère un procédé de ce que peut être à minima un film de fiction
et lʼon retrouve dans de nombreux films cette figure minimale. Ref.Film 14. LE MÉPRIS. 1963 ; Ref.Film
18. ALPHAVILLE.1965 ; Ref.Film 21. MADE IN USA. 1966 ; Ref.Film 25. LA CHINOISE. 1967 : Ref.Film
26. WEEK-END. 1967.
78
HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. p.69.
79
. Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.
80
. Jacques Kermabon, “Tentatives incertaines pour aborder les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc
Godard”, 24 IMAGES n°88-89, Automne 1997. p.54.
61
Ces rajouts lui offrent une occasion d'ajouter un troisième élément (geste graphique)
offrant ainsi une nouvelle complexité, riche de possibilités signalant lʼoriginalité de
son rapport à lʼhistoire : Cette deuxième édition se rapproche de l'infrastructure d'un
essai cinématographique, ces quelques schémas géométriques ont toute leur
importance théorique et par leurs formes dessinées, on les retrouve, comme volonté
d'une ambition et le projet de faire une histoire du cinéma échappée de son écriture.
81
. Serge Toubiana, “Cannes. Au jour le jour. Jeudi 18. Histoire(s) du cinéma”, CAHIERS DU CINÉMA
n°409, 05/1988.p.48.
82
. Fondation Européenne des Métiers de l'Image et du Son. Sorte de Grande École pour le Cinéma. 1000
à 1500 candidatures par an pour 30 postes toutes sections confondues.
83
. Centre National du Cinéma. Organisme de centralisation professionnelle du cinéma dans sa partie
industrielle et financière.
84
. Ref.228. Rapport d'inactivité : les mésaventures du Centre de recherche sur les métiers de l'image et
du son. LE MONDE. 08/10/1991.
62
atelier de Travaux Pratiques qui sera lié à la FEMIS. C'est à ce moment que Godard
va envisager la suite des 2 épisodes (Version1), pour donner une nouvelle version :
Le projet 13, le dernier projet des HdC va pouvoir se réaliser. Maintenant nous allons
brièvement évoquer les versions du film réalisé. Ceci afin, de permettre une lecture
plus claire des projections des différentes parties du film. On va le voir, le film a de
nombreuses fois été projeté de façon fragmentaire.
85
. Radio Télévision Suisse Romande.
86
. Société de production de long-métrage qui produisit les films de fiction long-métrage de Godard
pendant les années 90. (Alain Sarde en était le dirigeant principal).
63
b/ Versions.
Après les projets, nous allons maintenant procéder à lʼétablissement des versions du
film. Ce qui constitue la variante des projets de films une fois achevés. Cet
établissement reste de notre ressort. Et nous avons inclus également la version
résumée dite « version courte » (version 4), qui, pour nous, nʼest pas annexe, mais
bien la dernière variation des HdC en date.
87
. Le détail de leurs caractéristiques est exposé juste ci-après à lʼétape 4.
88
. Également, nous aurons lʼoccasion de revenir sur ces évènements. (3-3).
64
- VERSION 4 : VERSION COURTE (2000)
Cʼest une version résumée dont le titre a été changé en :
"MOMENTS CHOISIS DES HISTOIRE(S) DU CINÉMA".
Elle a été présentée au Centre Georges Pompidou en 2004 et 2006 (au moment de
la rétrospective Godard ainsi que son exposition-installation) et fut projetée deux fois
à Bologne au festival du Cinema Ritrovato le 6 et le 9/07 2005. Comme il n'y a pas de
commercialisation de cette version, ni même d'achat par des diffuseurs, nous avons
retenu la date de sa première diffusion (2004) comme année de référence. On
relèvera le souci, de la part du cinéaste, dʼavoir produit une durée standard de long-
métrage (1h38). Son format 35mm obtenait toutes les caractéristiques pour cette
direction. Cette préoccupation, de la part du cinéaste, à produire une nouvelle
version, est attestée quand on constate quʼil ne sʼagit pas que dʼune simple
recollection de « moments choisis ». En effet, on remarque, en sus de lʼaddition de
voix-off : des textes qui nʼétaient encore jamais parvenues à nos oreilles, quelques
nouveaux cartons viennent sʼinsérer dans un montage dʼextraits déjà repérés mais
dont lʼordre dʼagencement ne correspondait plus aux anciennes versions.
65
(1994-05). NEW-YORK VERSION 2/ 1a, 1b, 2a, 2b.
Projection de la première version des deux premiers épisodes et aussi pour la
première fois le 2a et le 2b, dans le cadre de l'exposition au MOMA consacrée à JLG,
organisée par Raymond Bellour, intitulée "Jean-Luc Godard : Son+Image 1974-
1991." Cette exposition bénéficia d'une parution d'un catalogue homonyme, qui
reproduisait des planches du projet 11 des Histoire(s) du cinéma, incluant les
prochains épisodes encore invisibles et qui laissait prévoir même, un cinquième (5A
et 5B) qui fut finalement abandonné ; seuls sont restés du 5a : LA RÉPONSE DES
TÉNÈBRES, et du 5b : MONTAGE, MON BEAU SOUCI. Les titres de ces deux
épisodes sont présents dans le film et apparaissent comme cartons simples.
89
. A cette occasion on remit un Léopard dʼOr dʼhonneur à Jean-Luc Godard.
90
. Voir Infra Étape 5. Les Films-annexes.
66
Il existe pourtant une VERSION 2 FINALE qui nous a été communiquée par Bernard
Eisenschitz, cette version contient les reproductions d'images de Picasso et De Staël
ce qui par la suite, ne lui a pas été autorisé. Godard, pour pallier à cette interdiction,
fera lui-même des dessins et des gouaches en copie des peintures. Puis, une fois
insérées, et profitant à cette occasion de retoucher encore le film, le cinéaste
élaborera alors la troisième version définitive.
(1998-07) ITALIE VERSION 3 / 1a, 1b, 2a, 2b, 3a, 3b, 4a, 4b.
Avant que le film ne sorte sur un support individuel, il fut projeté dans son intégralité
en Juillet 1998 au festival à Bologne du Cinema Ritrovato.
La projection sʼétala sur trois jours : le 5/07 (1a, 1b), le 6/07 (2a ; 2b, 3a), le 7/07 (3b,
4a, 4b). Pour marquer lʼévénement, Godard fut le seul invité cette année du festival
(alors quʼhabituellement ils invitent plusieurs personnalités).
(1998-12) FRANCE VERSION 3 / 1a, 1b, 2a, 2b, 3a, 3b, 4a, 4b.
Sortie intégrale conjointe des Histoire(s) du Cinéma en Vidéo VHS et en livres.
Édité en VHS par Gaumont (4 cassettes) et en format livre édité par Gallimard (hors
collection) en 4 volumes. Cette troisième version est par rapport à la version 2 de
durée équivalente, mais il y a des rajouts sur la bande son (souvent en fin d'épisode),
et de nouvelles images, extraits de films viennent se substituer à d'autres qui
disparaîtront. LE TRAVAIL AU NOIR. On remarquera principalement une nouveauté
dans cette version 3 : un travail de rajout de plans noirs. Procédés proches, de la
technique picturale dʼencadrement des Marie-Louise, ils créent une visualisation du
rythme des séquences qui permet de distinguer souvent leurs répartitions des
séquences, comment elles se nuancent, les unes par rapport aux autres.
(2000-05) JAPON VERSION 3 / 1a, 1b, 2a, 2b, 3a, 3b, 4a, 4b.
C'est au Japon où ont eu lieu les dernières différentes sorties sur de nouveaux
supports. D'abord le film bénéficia d'un télécinéma et fut projeté en 35mm à TOKYO
dans le cadre d'un évènement consacré à Godard. Il faudra attendre 2001 pour une
sortie DVD dans lʼîle. Il ne faut pas attendre très longtemps après la sortie du film en
vidéo ainsi que dʼune projection sur ARTE (en deux parties) dix mois après —ainsi
que sa multi-diffusion sur Canal Plus, lʼété 2001— pour que lʼon saisisse toute
67
lʼimportance de ce film dans les différentes disciplines intellectuelles et
universitaires ; pour que lʼon y consacre plusieurs colloques, des éditions spéciales et
communications.
2000.
- Un Colloque sur GODARD ET LE MÉTIER D'ARTISTE est tenu à Cerisy-La-Salle
organisé par des universitaires de PARIS VIII et de l'université de Metz (CREM) :
Gilles DELAVAUD, Jean-Pierre ESQUENAZI, Marie-Françoise GRANGE.
et a bénéficié d'une parution des actes du colloque aux Editions L'Harmattan en
2001. Le colloque se décomposa en trois parties : L'Art, La Mémoire, La Société.
6 articles se rapportent directement au film91 sur la vingtaine communiqués.
2000-11
- Une journée d'étude, à l'Institut National de lʼHistoire de lʼArt (INHA) est organisée
par l'Université Paris 7 Denis-Diderot, intitulé : JEAN-LUC GODARD À LA LETTRE,
à l'initiative du Centre d'Étude de l'Écriture (CEE) dirigé par Anne-Marie Christin, et
de sa section "Études cinématographiques", dont Suzanne Liandrat-Guigues était
responsable. Une seule communication se rapporte directement aux HdC sur les 6
communications qui ont été présentées. Les cinq premières minutes de lʼépisode 1a.
HdC (Version 3) ont été projeté.
68
Parallèlement à ce colloque, le British Film Institute (BFI) organisa au même moment
une grande rétrospective de lʼœuvre de Godard dans laquelle les HdC furent
montrées deux fois dans leur Version 3.
2001-05 JAPON
La société IMAGICA sort au Japon les 4 DVD qui ont pour avantage de présenter
dans les menus interactifs toutes les références du film. Cet immense travail, en
langue japonaise, peut fournir autant l'origine des extraits de films que ceux des
textes ou encore et cʼest plus rare, les bandes-sons et musiques employées. Ce
travail a été effectué sous la supervision de Hori Junji.
69
Ainsi quʼun dernier film annexe au HdC, et qui fut réalisé expressément à lʼoccasion
de lʼexposition : VRAI FAUX PASSEPORTS POUR LE RÉEL92. Un ouvrage collectif
rassemblant critiques et textes inédits de Godard fut établi, à la suite de lʼexposition.
Il sʼintitule : « Jean-Luc Godard – DOCUMENTS », édité par le Centre Pompidou en
200693. Ce livre important indique qu'il est établi, à l'occasion de la présentation au
Centre Pompidou de l'exposition : “VOYAGE(S) EN UTOPIES, JEAN-LUC GODARD,
1946-2006”, Galerie Sud, 11Mai-14Août 2006, et de la rétrospective intégrale des
films de Jean-Luc Godard du 24Avril au 14Août 2006. Collectif, il comporte un grand
nombre d'articles critiques et de commentaires sur l'œuvre de Godard, mais plus
précisément encore sur des nouveaux documents produits par Godard lui-même et
reproduits dans ce livre et il constitue pour notre propre étude, lʼune des sources
d'information importante. Deux des documents attribués à Godard constituent le
PROJET zéro et le PROJET 3.
Les autres textes liés aux HISTOIRE(S) DU CINÉMA se trouvent dans la troisième partie
de cette étude.
A/ VIDÉO
- Un grand nombre de personnes avaient pu enregistrer la diffusion télévisée de la
Version 1. Ces copies VHS circulèrent entre cinéphiles. Rappellons à ce sujet, que
jusquʼau milieu des années 1990, les films nʼétaient pas aussi pas accessibles tels
que nous les connaissons aujourdʼhui, grâce à leur conversion en fichiers
numériques et grâce au Web. Comme nous lʼavons exprimé, elles furent le support
92
. Ref.Film89. VRAI FAUX PASSEPORTS POUR LE RÉEL. 2006. Essai [Politique]. Format : Vidéo/35 mm.
Durée : 55 mn. Couleur.
93
Ref.178. Jean-Luc Godard - DOCUMENTS, Paris, Ed. Centre Pompidou (2006).
70
de référence du film pendant dix ans. Plusieurs cours annuels à lʼuniversité,
consacrés à Godard, eurent ainsi lʼoccasion de projeter le film. Pour simple exemple,
si lʼon ne se contente que de deux universités94, il y eut à Saint-Denis-Paris VIII, les
cours annuels dispensés par Jean-Henri Roger, de 1995 à 1997 intitulés sobrement
Histoire(s) du Cinéma, et également Jean Narboni, dans son célèbre cours
dʼ« Analyse de films contemporains ». À Censier-Paris III, Jacques Aumont, Jean-
Louis Leutrat, Charles Tesson et Serge Daney, qui avaient déjà attesté par écrit leur
passion pour le film, eurent plusieurs fois lʼoccasion dʼenseigner autour de la
projection du film.
- Les 4 cassettes vidéos VHS, sortis en Europe, vendus en magasin et éditées par
Gaumont pour Noël 1998.
- Les 4 DVD vidéos qui ont eu une édition spéciale au Japon en 2000 (Zone 1). Une
édition française est sortie pour Septembre 2007 (Zone 2).
B/ TÉLÉVISION
- Les deux diffusions intégrales de la Version 3 :
- en deux temps sur ARTE (1999)
- en huit épisodes sur CANAL PLUS (2001).
C/ LIVRES
- 4 volumes sortis presque simultanément avec la vidéo VHS (Hiver 98/99). Édités
hors collection chez Gallimard. Gallimard en 2003 sortira une nouvelle édition qui
regroupe les 4 volumes en un, facilitant ainsi l'usage général et permettant un accès
plus immédiat.
D/ DISQUES
- 4 volumes Compact Disques sont sortis en 1999. Édité chez ECM (Berlin), à cette
occasion JLG a remixé le film avec François Musy95 afin de concéder une nouvelle
valeur proprement sonore de la bande-son. En fait il s'agit avant tout de re-
94
. On sait que le rayonnement du film à travers lʼuniversité française et au-delà fut effectivement
conséquent. Godard sʼavère être lʼun des cinéastes, avec Hitchcock, fournissant à cette époque mais
dans le système universitaire mondial, le plus grand nombres de sujets de recherche. Julia LESAGE,
Jean-Luc Godard : a guide to references and ressources, Boston MA, Ed. GK Hall, 1979.
95
. Un des plus fidèle collaborateurs et Ingénieur du son sur plus dʼune dizaine de films de Godard (pour la
période 1985-2005), François Musy ayant conçu et construit un auditorium à Rolle, Godard lʼutilise
presque systématiquement. Il est devenu son mixeur attitré depuis maintenant presque trente ans.
71
mastering96. Les différences fondamentales avec le support filmique sont
principalement des différences de durées et ces différences sont minimes. On a
enlevé certaines longueurs de la bande-son lorsque c'est l'image qui prend le
dessus. Vers la fin des épisodes, il y a souvent des silences de 10 secondes que l'on
retrouve sur les disques, ramenés à 5 ou 7secondes ; aussi lʼopération du
remastering a consisté à produire lʼeffet stéréophonique, à jouer sur lʼamplification de
ces effets pour créer un nouveau relief sonore.97
Aussi comme il a été énoncé dans l'introduction, les quatre tomes des HdC seront la
base de référence utilisée pour la reprise de certaines paroles des HdC. Nous avons
travaillé, pour notre part, le plus souvent sur la version télévisée diffusée sur ARTE
en 1999, qui possédait la qualité de diffuser le film en stéréo, et entre autres
mauvaises particularités, le rajout dʼinformation sur le mode télétexte et le lancement
d'un jeu-concours maculant ainsi le début comme la fin des épisodes. Le reste
demeure fondamental à lʼécoute du film lorsque l'on sait que ce procédé permet une
coexistence d'une pluralité de textes énoncés, et par là la possibilité du choix
d'écoute de textes distinctement
A/ PRÉSENTATION
La sortie commerciale des cassettes VHS par la production Gaumont en Décembre
1998, constitue la date définitive pour l'ensemble de la critique.
Ce film est composé de huit parties chacune regroupée par paire, nommée a et b.
Godard (et également dans les articles qui lui sont consacrés) nomme ces parties
des épisodes.
Chaque épisode est de durée variable, et détient une constance de présentation
dédicatoire liminaire de deux personnalités. Les épisodes sont organisés, intitulés, et
dédiés comme suit, nous avons produit le minutage :
96
. Ce qu'on lit souvent sur les nouvelles sorties de disques anciens (Digitally Remastered). C'est
l'opération technique qui consiste à une conformation digitale de toutes les pistes, afin de créer un
nouveau master : recopier les bandes-son du master d'origine vidéo (repiquage) pour les remixer à une
qualité maximale car les extraits de sons proviennent de source très différentes tant de nature que de
qualité. Le mastering, technique de conformation, sur laquelle le « grand public » attache peu
dʼimportance, représente de fait une étape clef du domaine musical et le choix du technicien spécialiste
sʼavère aussi important que celui qui effectuera lʼenregistrement direct.
97
. François Musy. Dialogue avec F.M., Dossier de presse, Köln, Ed. E.C.M.
72
épisode 1a : TOUTES LES HISTOIRES (51 minutes)
POUR MARY MEERSON. POUR MONICA TEGELAAR
Cette note consiste à faire un commentaire léger de ces titres en rapport bien
évidemment avec l'épisode qu'il désigne. Quant aux envois, et les personnes
auxquelles JLG dédie le film, nous en dresserons une brève présentation. Nous en
indiquerons le rapport avec ces épisodes, quand cela paraîtra nécessaire.
98
. Ref.Film43. SIX FOIX DEUX (coréalisé avec A.M.Miéville, 1976) Produit à Grenoble.
73
Lʼidentité de structures avec cet autre film sʼétablit par la comparaison avec quelques
faits simples et communs. Au départ, tous deux sont des projets pour une diffusion à
la télévision, prévus et réalisés en vidéo. Et si lʼon attribue le début des HdC à 1973,
ce nʼest que trois ans plus tard, au même endroit, que JLG et Anne-Marie Miéville
vont réaliser cette commande de lʼINA pour être diffusée sur FR3. On remarquera
que quelques cartons qui titrent les parties du film entrent en écho avec ceux des
chapitres et envois des HdC. Pour lʼexemple, on peut lire : 1a - YA PERSONNE, ou
4a - PAS DʼHISTOIRE et lʼon peut même trouver aussi dans les titres des épisodes
b, des envois avec des prénoms : 2b - JEAN-LUC, ou 4b - ANNE-MARIE.
99
. Cʼest le placement qui est aléatoire et non le geste de Godard. Lʼapparition aléatoire du titre pour la
seconde fois suggère quʼil nʼapparaît pas selon une logique structurelle du film et comme la première
perception du titre.
100
. Le jingle est un blason sonore identifiant la radio : une voix entonne sur les ondes « RMC la radio faite
pour vous » ou « France Inter : faites la différence » cela peut être aussi un thème musical.
101
. TV6 fut la première chaîne, en France, au milieu des années 80, à lʼavoir placé systématiquement.
102
. HdC.1a.toutes les histoires. Voir les cartons : p.73, p.82-83, p.127, p.136.
74
vidéo qui dédouble le titre. Un mauvais cadrage ou bien une partie des lettres ne
sont plus présentes à l'écran. Lʼaltération indique relativement bien que ce n'est pas
un nouveau titre auquel on assiste puisquʼil est usé, altéré. Le titre que nous voyons
nʼest plus dans son rôle dʼintituler mais dans son rôle de réemploi.
La double lecture possible du titre est symptomatique dʼune des obsessions déjà
repérée du cinéaste : la dialectique. Elle se caractérise par la double fonction ou le
double emploi et même plus généralement par la puissance conceptuelle de
lʼambivalences et des inversions.
75
TITRE ET SIMPLE CARTON
D'abord nous pouvons lire le carton en tant que titre, puis aussi, sa lecture se fait en
tant que simple carton survenant pendant le déroulement du film, à l'instar d'autres
génétitres.
Nous appelons génétitre, le carton fait de lettrages vidéo et dont régulièrement
Godard va faire apparaître en fondu, avec en même temps, soit un extrait de film, soit
une photographie ou soit un noir comme fond d'écran.
C'est l'occasion pour le cinéaste, à cette étape, de rendre signifiant ce jeu, c'est-à-
dire de rendre signifiant le rapport entre les images et les textes (titre), présentés
simultanément.
103
. HdC.2a.seul le cinéma. p.25.
104
. Fritz Lang, MOONFLEET (Les contrebandiers du Moonfleet, 1955).
105
. Les chaînes autour des membres évoquent que le supplicié a été contraint par une institution
(judiciaire ou pénitentiaire). La mise en scène de cette pendaison, quʼelle soit officielle ou même
expéditive, nous fera comprendre quʼil sʼagit dʼun contrebandier ayant été pris en flagrant délit.
106
. Nous verrons, plus loin, que cʼest précisément ce geste de punctum, qui consiste à savoir abstraire le
reste du film, de ce que nous observons, constitue une méthode dʼisolation problématique, quant à
lʼexplication / interprétation des HdC.
76
genre humain par sa limite, le cinéma symbolisé ici par le regard dʼun enfant, se
trouvera désigné comme monnayeur. En utilisant le spectacle de la morbidité, il se
charge de lʼopération pécuniaire.
Ce que tente Godard, c'est de prouver une volonté d'interchangeabilité des titres des
épisodes. Certains simples cartons deviennent titres, et certains titres deviennent de
simples cartons. L'un n'est pas le virtuel de l'autre. Cependant, nous ne ferons pas
l'économie de commenter leur place réelle, leur rôle en tant que titre, même s'ils
surviennent pendant le film, par vagues. Ainsi comme vague exemplaire, on notera
au début du 2b.fatale beauté, la succession de sept titres des épisodes les uns à la
suite des autres sans même quʼaucunes autres images viennent sʼinsérer dans ce
défilé107.
On peut remarquer, dans la version livresque des HdC, une différenciation
typographique : en tête d'épisode, les titres sont présentés dans des caractères
minuscules (sans même une majuscule de début) et lorsqu'ils sont des simples
107
. HdC.2b.fatale beauté. pp.120-124. La version livresque diffère. JLG a monté dans le défilé des titres
sa propre image avec un effet volet dʼautres images.
77
cartons, ils sont alors en caractères MAJUSCULES. Godard insiste à maintenir, sans
hiérarchie, une double existence du titre et carton simple108.
108
. Il inverse la règle qui veut que les majuscules soient utilisées pour la fabrication des titres.
109
. HdC.2a.seul le cinéma. (PLAN 1749).
78
RAPPORT DE CE QUE LʼEPISODE ET SON TITRE SIGNIFIENT.
Lʼenvoi peut être perçu comme une présentation. On retiendra cette logique de
présenter les personnalités —(ensemble ou non) à la signification du titre de
lʼépisode ou épisode seul— quand nous les étudierons les uns après les autres, juste
après cette introduction. À noter que dans le livre des HdC, les envois ne sont pas
liminaires, c'est-à-dire non-inscrits sur une page de garde sur laquelle ils devraient
figurer habituellement (dans les livres). Les envois sont placés sur la même page du
titre de chapitre110, donc bien après le titre général. Puis, comme systématiquement
(dans le film comme dans le livre), à chaque fois, une photo accompagne l'envoi, Il
demeurait peut-être plus simple qu'il soit situé dans le processus de reproduction des
autres images plus que de composer un aparté comme un ex-libris. L'acte de
produire un envoi liminaire111 provient de la littérature. Dédier un livre n'est jamais
neutre, au contraire, puisqu'il est souvent le message personnel dans le processus
de fabrication industrielle qui compose l'objet. Nombreux cinéastes ont repris l'acte
de dédier au générique de leurs films. Il sʼavère difficile de dater précisément quand
cela est apparu112 mais l'on peut affirmer que, lié à l'émergence de la politique des
auteurs, moment où le cinéaste revendiquait l'adaptation ou même d'écrire lui-même
ses scénarios, l'envoi constituait alors la dernière touche symbolique de l'auteur
avant la présentation du travail collectif. On remarquera que, comme dans les livres,
lʼenvoi est souvent une allusion personnelle, familiale, sinon dédier est un hommage
en rapport avec le désir de connaître la personne désignée. Quʼelle soit vivante ou
morte importe peu.
Déjà pour son premier long-métrage de fiction, Godard avait placé un envoi. Il dédiait
A BOUT DE SOUFFLE113 aux films de la MONOGRAM, jouant sur une double
provocation. Lʼune par décalage, il citait une production au lieu d'une personne,
lʼautre par ambition politique. Puisqu'il s'agissait d'une société de production de Série
B hollywoodienne, l'ambition des jeunes turcs 114, à la fin des années 50, consista à
110
. HdC.1a.toutes les histoires. p.13, ou encore HdC.1b.une histoire seule. p.153.
111
. À la différence de la dédicace (qu'on peut considérer comme une demande d'autographe qui est aussi
établie par l'auteur, mais produite à la demande du lecteur), l'envoi est le mouvement de l'auteur vers le
lecteur ; l'envoi demeure par définition liminaire, il est extérieur au corps du texte.
112
. On retiendra pourtant le cas dʼErich Von Stroheim qui dédia le film FOOLISH WIVES (Folies de
Femmes,1921) à sa mère. Sur ce sujet, dans ce même film, Stroheim jouant un personnage que nous
voyons lire un livre intitulé sur la couverture : Foolish Wives by Erich Von Stroheim, confiait à sa voisine
« Quel bon livre cʼétait ! »
113
. Ref.Film6. À BOUT DE SOUFFLE. 1959.
114
. Surnom donné par André Bazin —en rapport avec les Jeunes Turcs de la littérature française (Roger
Nimier, Antoine Blondin…)— à Truffaut, Godard, Rivette, Chabrol. Paraphrasant Montesquieu, il intitula un
79
prouver l'erreur commise, par les autres critiques qui ne trouvaient rien d'artistique ou
de littéraire dans ces productions. Que ce soient les films de Robert Siodmak115 ou
ceux dʼAlan Dwan que Godard classa cinquième dans sa liste des « Dix meilleurs
films de 1956 »116. L'envoi exprime un désir, celui du cinéaste, de montrer que le film
de Série B serait une valeur absolue à atteindre pour le film. Pour les HdC, cela
correspond à peu près au même geste, à savoir que l'envoi peut être une source
d'enseignement sur les objectifs et ambitions du cinéaste pour le film même.
80
POLITIQUE DE SELECTION
REGROUPEMENT DES PERSONNALITÉS NOMINÉES
Avant dʼentrer dans les détails du choix de sélection, il demeure intéressant à
produire une situation de lʼensemble des personnalités convoquées, nominées. En
ceci, quʼelle nous donne, par la mise en commun, lʼorientation du geste de Godard.
Si on rassemble toutes les personnalités de ces envois, on constate la politique
homogène de sélection du cinéaste. En effet, toutes ces personnes ont vécu au
XXème siècle, et, ont tous eu une connaissance directe avec Godard (exception pour
Agee, Ladmiral et Cassavetes). Ce qui corrobore lʼidée soutenue un peu plus tôt à
propos du spectateur idéal. Tous sont au stade adulte après la Seconde Guerre
mondiale et tous ont exercé un métier de cinéma. De plus, Godard ne prend quʼun
spectre relativement ténu quant à la variété des métiers de son domaine. En effet, il
nʼy a par exemple aucun technicien, pas plus de producteur120et de musicien, et
encore moins de théoriciens ; ceux auxquels on aurait pu penser que Godard allait
vouloir se référer. Par contre si nous leur ajoutons des fonctions —même si
beaucoup de personnes citées sont polyvalentes— nous proposons la fonction
principale dans laquelle elles sont re-connues. On se rend compte alors quʼelles
sʼinscrivent dans des domaines encore plus restreints. Les fonctions seront
nommées en termes dʼaction : programmer, filmer, critiquer, pour obtenir la liste
suivante :
ont tous été invités, séparément, à se rendre dans la chambre d'un hôtel parisien pour visionner le film
des HdC dans lʼune de ses versions.
120
. Exception pour Monica Tegelaar, qui fut dans un second temps productrice, mais dans son rapport
avec JLG elle fut la programmatrice du festival de Rotterdam.
81
Personnages cités Fonction Fonction Fonction
A) MARY MEERSON PROGRAMMATION
B) MONICA TEGELAAR PROGRAMMATION
C) JOHN CASSAVETES FILMAGE
D) GLAUBER ROCHA FILMAGE
E) ARMAND J.CAULIEZ PROGRAMMATION
F) SANTIAGO ALVAREZ FILMAGE
H) NICOLE LADMIRAL JEU
I) GIANNI AMICO CRITIQUE
J) JAMES AGEE CRITIQUE
K) FREDERIC C.FROESCHEL PROGRAMMATION
L) NAHUM KLEIMAN PROGRAMMATION
M) MICHEL DELAHAYE CRITIQUE
N) JEAN DOMARCHI CRITIQUE
O) ANNE-MARIE MIEVILLE FILMAGE
P) POUR MOI-MEME (JLG) FILMAGE
121
. Ref.155. LA QUESTION, Entretien avec Robert Bresson. CAHIERS DU CINÉMA n°178. 04/1966.
82
Fonction Domaine de pensée registre nbre dʼenvois
PROGRAMMATION HISTOIRE MONTAGE 5
FILMAGE CINÉMA RÉALISATION 5
CRITIQUE ESTHÉTIQUE ÉCRITURE 5
JEU CORPS PERFORMANCE 1
D/ NOTES CONCLUSIVES
LES TITRES ET ENVOIS, SYMPTÔMES FILMIQUES DU DÉSIR
Nous allons maintenant procéder, après cette introduction, aux explications
successives des titres et envois des différents épisodes. Lʼun après lʼautre, nous
allons respecter la chronologie du film. Comme nous lʼavons signalé en début
dʼintroduction, nous envisageons les titres comme symptomatiques du film. Tout au
moins leur observation, même succincte, va pouvoir nous révéler les modes de
concrétisation à travers le titre justement comme afférent au désir du cinéaste. Désir
à faire histoire avec le cinéma. Ils vont même probablement pouvoir nous renseigner
sur les différentes conceptions déployées par le cinéaste.
83
E/ ÉPISODE 1a
a/ Titre de lʼépisode 1a : TOUTES LES HISTOIRES
Ce premier titre forme un rappel évident du titre principal sous forme de variation.
Il insiste bien, sans équivoque cette fois-ci, par rapport à la parenthèse présente au
titre principal, sur la pluralité des histoires, dont le toutes devrait suggérer une
ambition de couvrir une totalité. Pas de manque si elles sont toutes présentées. Cette
pluralité ici nommée sera effective sous un double aspect formel et langagier.
Avant dʼaborder la pluralité effective des histoires, Godard la remet en cause dans le
premier épisode :
122
[TOUTES LES HISTOIRES QU'IL Y AURAIT]
123
[TOUTES LES HISTOIRES QU'IL Y AURAIT OU QU'IL Y AURA ?]
124
[QU'IL Y A EU, QUʼIL Y A EU]
C'est-à-dire le « toutes » de « toutes les histoires » couvre cette fois-ci une totalité qui
exprime la pluralité du mode temporel de toutes les histoires (qu'il y a).
Godard en propose une version plurielle par conjugaison du mode temporel.
L'histoire se conjugue alors sur trois différents modes temporels, pour prouver sa
pluralité d'existence :
- une histoire conditionnelle125 (une histoire imaginaire)
- une histoire future (pas encore produite)
- une histoire du passé (déjà passée)
L'hésitation entre une version de l'imaginaire et une version non encore effectuée est
une hésitation de principe. Ce principe tend à faire interroger, à différencier une
histoire utopique126 —qui reste non réalisable sous la tutelle de celui qui la pense, en
d'autres mots : une histoire subjective— avec une autre, virtuelle —qui reste à
122
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 52b) : On retrouve notre phrase dans son ensemble, une première
fois, Séquence 8 : lorsque Godard tape à la machine au début de sa définition du cinéma, puis plus tard la
première partie de la phrase Toutes les histoires quʼil y aurait : (PLAN 88) et (PLAN 90).
123
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 93).
124
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 95).
125
. La conjugaison du mode conditionnel a disparu du livre (voir Livre.1a.page 24-25) mais existe bel et
bien dans le film [toutes les histoires quʼil y aurait est même répété quatre fois : HdC.1a.toutes les
histoires.(PLAN 52b), (PLAN 88), (PLAN 90) et (PLAN 90b)].
126
. une histoire qui n'a pas lieu.
84
réaliser dans un futur qui n'appartient pas à l'historien : objective. La solution [QU'IL Y
127
A EU] que propose Godard est de considérer l'état présent comme pivot invisible et
d'opposer aux histoires futures, l'histoire passée. Cette position anachronique rejoint
le changement opéré entre le film et son livre :
128
[TOUTES LES HISTOIRES // QU'IL Y AURA / QU'IL Y A EU]
Dans son livre, il n'opposera plus que l'histoire future à l'histoire passée. L'histoire
conditionnelle ayant, entre temps, disparu pendant le changement de support.
Voilà un bon exemple de la difficulté de saisir la réalité historique des HdC. Ces
conjugaisons d'histoires ont elles-mêmes subi un changement important. En effet
laquelle version devons-nous privilégier en dernier ressort ? Le film ou le livre ? Cette
question difficile peut être partiellement résolue : nous travaillons avec les deux en
utilisant justement le rapport de leurs différences.
Quoi qu'il en soit, il y a une différence résidant dans le texte de son questionnement
et surtout il y a hésitation. On peut affirmer que la confrontation du futur avec le
passé (qu'il y aura, qu'il y a eu)129 telle qu'elle est disposée dans le livre (et qui se
maintient dans le film) est une position épistémologique intéressante. L'historien va
chercher à passer du point de vue du passé comme fait objectif à celui du passé
comme fait de mémoire130. Car avant tout, Godard pose la pluralité comme élément
premier, et ce qui demeure important dans ce système temporel d'appréhension de
l'histoire, c'est de tenir compte et de privilégier, l'idée que l'historien, qui présente
toutes ces histoires, se met d'abord, lui, en avant. La subjectivité, entretenue par le
fait de mémoire, peut se mettre au travail et nous faire percevoir dans ce film toutes
ses histoires, c'est-à-dire toutes ses hésitations et ses répétitions, prises comme
étapes de travail, sont conservées. Godard hésite, fouille, se trompe même parfois,
mais toujours, il nous offre en témoignage, les différents relevés, traces accumulées
que sa mémoire a produites (et même aurait dû produire ou produira...) et au lieu de
nous fournir une seule histoire présentable, il ne nous montre que l'émiettement
127
. En effet, toute les histoires qu'il y a ne nous sont pas données, c'est donc le film, que nous avons sous
les yeux, qui propose la version présente de toutes les histoires. Il est le pivot puisque le présent se
trouve entre les deux notions temporelles.
128
.HdC.1a.toutes les histoires. p.24-25.
Rappell : TEXTE LIVRE HDC // TEXTE LIVRE HDC= changement de pages.
TEXTE LIVRE HDC / LIVRE HDC TEXTE = changement de lignes
129
.HdC.1a.toutes les histoires. p.25.
130
. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, (histoire de l'art et anachronisme des images), Paris, Ed.
de Minuit, 2000.p.103 : L'histoire aura donc consisté chez Benjamin à passer du point de vue du passé
comme fait objectif à celui du passé comme fait de mémoire.
85
visible de ses tentatives historiques, ce qui peut décontenancer plus dʼun spectateur-
lecteur.
Dans le même ordre dʼidée, directeur de la cinémathèque dans les années 90,
Dominique Païni, avait établi un parallèle entre Henri Langlois et Walter Benjamin.
Ce dernier substituait, lui aussi, à l'histoire conventionnelle (du début du XXème
siècle), une archéologie matérielle, où l'historien doit se faire le chiffonnier
(lumpensammler) de la mémoire des choses.131 Il intitula son article : Portrait du
programmateur en chiffonnier132.
Quand on estime la variété hétérogène de la matière composant le film133, Godard
lui-même, face à l'archive projetée, adopte une position proche du chiffonnier décrit.
JLG vérifie l'attitude qu'il attribuait à Langlois : un metteur en scène de projection de
films 134. Lui aussi, comme Langlois, va se distinguer à récupérer un grand nombre
dʼéléments filmiques quʼon avaient placés au rebut135. Il fallait sauver les films de
lʼoubli et créer de l'histoire avec les détritus mêmes de l'histoire136.
137
[UNE HISTOIRE AVEC DES S]
138
[HISTOIRES DU CINÉMA]
86
peut-être mais à une différence près, elle ne peut se répéter dans le même temps.
Toutes les histoires ne sont donc certainement pas les mêmes. Et contre la
répétition, l'imitation, nous devenons alors les témoins de l'établissement de la
différence des histoires entre elles.
Si plusieurs Histoires co-existent, aucune ne peut prétendre à devenir le seul modèle
valable, imposant sur les autres, sa vérité.
Cette histoire du cinéma, par l'affirmation orale d'une pluralité formelle, rend d'autres
formes d'histoire du cinéma exemplaires :
139
[HISTOIRE DU CINÉMA/ HISTOIRE SANS PAROLES/ HISTOIRES DE LA NUIT.]
Dire fait exister. Et il sʼagit de dire cette histoire du cinéma et, jouant sur les mots, fait
découler le dire de produire. Il pose le problème dʼune parole qui associerait la
possibilité dʼun acte de production.
142
[Est-ce que les u qu'il y a dans produire empêchent qu'il y ait dire dans produire ?]
Cette phrase dans le 1a, mérite que lʼon sʼattarde un peu sur son sens. Si lʼon enlève
la lettre « u », comme il le souhaiterait —puisquʼil suppose que sa présence nous
empêcherait dʼavoir du dire— ; on obtiendrait le néologisme de prodire. Vers quel
sens peut nous mener ce terme ? Étymologiquement avec pro – dire143, ou
139
. HdC.1a.toutes les histoires. p.114.
140
. Ref.Film63. PUISSANCE DE LA PAROLE. 1988. Cʼest lʼadaptation éponyme dʼune des Histoires
extraordinaires dʼEdgar Allan Poe. Godard nʼest évidemment pas le seul ni le premier à se servir du davar.
(mot hébreu signifiant indifféremment chose ou parole, affaire ,ordre). Sur le même sujet (Dire fait advenir)
on peut en retrouver lʼorigine à partir de conceptions monothéistes diverses puisque la Création du monde
se fait à partir de la parole de Dieu (Car il a parlé et ce fut fait, Psaume 33 : 9) ou encore ce qui nʼest pas
nommé nʼexiste pas. Godard réaffirmera ce pouvoir de dire dans un autre film où il citera, à cette fin, des
extraits de textes du Talmud. Ref.Film.72. HÉLAS POUR MOI. 1993.
141
. HdC.2b.fatale beauté. p.156.
142
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 100).
143
. « pro » en latin signifiant devant, comme dans proscenium, en questionnant ce « u », Godard nous
incite aussi peut-être à nous interroger sur lʼétymologie du verbe produire, produco, et insiste alors peut-
être sur son sens qui est : faire avancer.
87
produco144 nous pouvons supposer que produire (un film ou une histoire) conduit à
mettre en avant le dire (puisque cʼest le sens latin du préfixe pro). Cʼest-à-dire choisir
la mise en avant du discours, quʼil soit cinématographique ou historique. Cʼest donc
logiquement ce dire, une fois mis en avant, qui va être la source de la multiplicité des
histoires.
Ainsi dans toute la première partie des HdC, effectivement, toutes les histoires
renvoient à une multiplicité du dire : dire différentes histoires, et leur singularité
successive, exemplaire, fonde une pluralité décrite, intitulée :
145
[DIRE PAR EXEMPLE L'HISTOIRE DES DERNIERS NABABS]
146
[DIRE L'HISTOIRE DE HOWARD HUGHES]
[DIRE PAR EXEMPLE TOUTES LES HISTOIRES DES FILMS QUI NE SE SONT JAMAIS
147
FAITS]
144
. « producta » en latin est le pluriel de produco signifiant choses que lʼon place en premier.
145
. HdC.1a.toutes les histoires. p.26.
146
. HdC.1a.toutes les histoires. p.48.
147
. HdC.1a.toutes les histoires. p.62.
148
. HdC.1a.toutes les histoires. pp.32-39. : ÇA/ LA PUISSANCE DE/HOLLYWOOD/ LA PUISSANCE/ DE
BABYLONE/ UNE USINE DE REVE/ DES USINES COMME ÇA/ LE COMMUNISME/ SʼEST EPUISE/ A
LES REVER.
88
— pour Irving Thalberg, lʼinvention de récits avec plus de 52 films par jour. 149
Lʼhomme passe tout son temps à concevoir des films, plus quʼà vivre une vie dans la
réalité dont les films sʼinspirent. Si bien que la passion de cette conception devient
pour lui sa seule réalité. Il entre alors dans le statut qui définit la star150 à la différence
que nʼétant pas acteur, il ne produit pas dʼimages de son propre corps. Cʼest même à
partir de cette absence que Godard note et déploie une mythologie de lʼhomme.
— pour Howard Hughes, cʼest précisément lʼinverse : la fondation dʼune vie mythique
est possible à partir dʼune mise en scène cinématographique de sa propre vie, ce qui
également lʼentraînera à faire disparaître son image sociale151. Vivant 15 ans au
Penthouse du Desert Inn à Las Vegas sans jamais plus en sortir, Hughes ne serait
bientôt plus quʼune voix par interphone.
LE PASSAGE DU CORPS PAR LE CINÉMA
Le premier propose une multiplicité de narration, et l'autre s'attache à effacer les
limites entre la réalité des faits et la légende qui sourd autour de lui et même après
sa mort, ce mouvement qu'il a initié perdurera. 152. Ce sont leurs différentes vies
représentées qui confèrent au cinéma son caractère historique et pluriel.
Godard essaye de démontrer, par cette sélection, la vision d'une histoire qui passe, à
cause du cinéma, par les corps153.
La sélection qui paraît contradictoire au début, devient parallèle à la fin : Lʼun produit
une image de son corps, lʼautre non, puis les deux images de leurs corps se
retireront du monde réel (en dehors du monde cinéma).
— Par exemple, pour Hughes, cʼest strictement certaines proportions physiques qui
conduit le choix des filles dans les films quʼil produit, comme dans sa vie sexuelle :
149
. HdC.1a.toutes les histoires. p.29.
150
. Une actrice qui passe plus de temps sur les plateaux de cinéma que dans le monde réel, place (sans
le vouloir et cʼest là sa tragédie) sa réalité —sa propre histoire personnelle— aux vues de tous : sur la
pellicule. Dʼoù lʼévidence que la star ne joue pas dans les films, elle vit sa vie (puisquʼil nʼy a rien dʼautre
en dehors). Godard a pris quelques films sur le cinéma, qui ont utilisé comme récit central ce principe :
Billy Wilder, SUNSET BOULEVARD. 1950. Ernest B. Schoedsack & Merian Cooper, KING-KONG. 1933.
151 ème
. Plus aucune apparition publique jusquʼà rester au 9 étage du Desert Inn (Las Vegas) pendant
15ans sans jamais sortir de lʼimmeuble. Selon R.Maheu, il ne communiquait plus que par mémo sous la
porte ou téléphone. Michael Drosnin, Citizen Hughes, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, 1985.p.236.
152
. James Ellroy, American Tabloid, Paris, Ed. Payot & Rivages, 1995.p.233.
153
. Ref.73. 60 metteurs en scène : Bresson. Avec Dostoïevski, lʼhomme est lʼincarnation de son métier.
89
[IL OBLIGEAIT LES STARLETTES DE LA RKO // A FAIRE CHAQUE SAMEDI UNE
PROMENADE EN LIMOUSINE A DEUX A LʼHEURE // POUR NE PAS RISQUER DʼABIMER
154
LEURS SEINS EN LES FAISANT REBONDIR.]
Mis à part le pittoresque de lʼanecdote maniaque, la consommation frénétique
dʼactrices, relatée dans les biographies, lui fit gagner un statut unique : celui du
premier producteur de lʼhistoire du cinéma à être également un sex-symbol à part
entière. 155.
« LE CINÉMA/ MON IDÉE/ QUE JE PEUX EXPRIMER MAINTENANT/ CʼEST QUE CʼÉTAIT
LA SEULE FAÇON/ DE FAIRE/ DE RACONTER/ DE SE RENDRE COMPTE/ MOI/ QUE JʼAI
160
UNE HISTOIRE/ EN TANT QUE MOI »
Alors une histoire du cinéma qui passera par lʼhomme de cinéma, quʼil soit
producteur cinéaste ou historien, doit sʼavérer personnelle, vécue par son propre
corps 161, jusqu'à prévoir la fonction érotique comme conception historique et joignant
154
. HdC.1a.toutes les histoires. pp.55-57.
155
. Peter Harry Brown & Pat H. Broeske, Howard Hughes. The Untold Story (Howard Hughes, le
milliardaire excentrique, biographie) USA, Dutton Book Publishing,1996 réédité et traduit de lʼanglais par
Henri Marcel, Ed.Plon, Paris, 1996.p.191.
156
. HdC.1a.toutes les histoires. p.43.
157
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 131).
158
. Revoir en ce sens Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963 §Sexualité du producteur.
159
HdC.1a.toutes les histoires. p.44 et p.46.
160
. HdC.2b.fatale beauté. pp.38-39.
161
. C'est à partir de son expérience à Montréal qu'il réalise cette idée, on le verra dans la deuxième partie.
90
par là le mouvement de la petite histoire dans la grande, sur le même énoncé que
proposait Daney et que Godard repris à son compte dans le film HdC :
« ILS (La Nouvelle Vague. nda) SE SONT DOUTÉS/ QUʼILS ÉTAIENT DANS UNE
HISTOIRE/ ILS ONT VOULU SAVOIR/ QUELLE HISTOIRE CʼÉTAIT/ LA LEUR DANS LA
162
GRANDE/ LA GRANDE DANS LA LEUR. »
Nous avons, avec la description de cet extrait, un grand nombre dʼéléments qui
sʼentrechoquent. Ainsi, nous allons prendre les plans, les uns à la suite des autres.
On retrouvera dans la dernière partie de notre travail cette méthode descriptive plus
développée :
Cet extrait est un choix de coupe de notre composition. Nous affirmons une logique
subjective de sectionner en début et fin celui-ci, notre séquence, tout en rappelant la
véritable difficulté de sectoriser ce film, non en Grandes Séquences, mais dans la
partition de ses sous parties (Séquences) et de leur agencement. Cet extrait fait
partie de la Grande Séquence que Godard intitula : [DIRE PAR EXEMPLE TOUTES LES
164
HISTOIRES DES FILMS QUI NE SE SONT JAMAIS FAITS.] et prend sa place
logiquement entre la séquence LE MARCHAND DE VENISE (Welles) et de LʼÉCOLE
DES FEMMES (Ophuls), deux films inachevés.
—Les deux premiers plans sont introductifs et intitulants. Ce sont deux cartons
simples où sont inscrits deux titres de films :
162
. HdC. 2a.seul le cinéma. p.42.
163
. Autrement dit, Godard a expurgé de son livre ce passage (du film). Ce qui pour notre logique sʼavère
révélateur.
164
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 416). Ou p.62
91
165
[LE MÉPRIS] puis [LES GIRLS]166.
Ils ouvrent lʼextrait et nous proposent les sujets qui vont être évoqués : Godard et les
Filles. Si le mépris et les girls sont lus dʼabord ordinairement, (du mépris et des
filles !), on pourrait ensuite penser que le premier évoque presque directement le
cinéaste car LE MÉPRIS est un de ses films ayant eu le plus de succès public.
À propos de titre, en addition de ces deux cartons qui jouent donc un rôle dʼintitulant
pour la séquence entière167, sur la piste sonore nous en avons dʼautres. En effet,
nous entendons distinctement deux pistes-son comprenant à chaque fois la voix de
Godard et elles couvrent lʼensemble de cette petite séquence :
-Une piste contient un texte que nous allons étudier juste ci-après (cʼest la parole de
Godard-narrateur).
-Une autre piste concerne la voix de Godard-présentateur168. Sa parole parsème des
titres de livres qui, non sans hasard nous parlent : on peut admettre que le titre du
livre, évocateur, est peut-être plus évocateur encore que la réalité du contenu169. Une
histoire dʼamour nous est narrée par énonciation de titres, ainsi nous entendons JLG
énoncer successivement à cheval sur plusieurs plans :
Les liaisons dangereuses170, On ne badine pas avec lʼamour171, adieu ma jolie172 et
bonjour tristesse173.
Cette suite fait sens. Si ces titres étaient, par exemple, des titres de sketches ou de
chapitres, mis les uns à la suite, ils exprimeraient en résumé une logique dʼun récit :
- (Laclos)174 : Un couple se constitue, danger !
165
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 426). Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963. Le mépris conte lʼhistoire
dʼun scénariste méprisé par sa femme qui le quitte et sʼen allant en voiture avec un producteur américain,
ils périront en rencontrant un camion citerne de la Shell.
166
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 427). George Cukor, LES GIRLS. 1957.
167
. Ne pas confondre avec la grande séquence, ici lʼextrait opéré constitue une séquence.
168
. Le rôle de Godard-Présentateur est une fonction qui sera détaillée dans notre troisième partie, ici la
description de lʼensemble demeure plus important.
169
. Encore ici, nous reviendrons amplement dans la troisième partie sur le problème technique du Name-
Dropping. JLG utilise ici une technique sonore quʼil avait déjà entrepris dans le domaine visuel : en filmant
des titres de couverture de livres dont le montage provoquait des lignes de dialogues pour les acteurs.
Voir Ref.Film8. UNE FEMME EST UNE FEMME. 1961 : Une scène de ménage sous forme de bataille de
titres de livres.
Mais ici cʼest sous forme de dialogue interposé, car Anna Karina (invoquée sous la forme dʼun extrait qui
arrivera un peu plus tard) lui fait face par film interposé. De plus la présence corporelle de Godard sous
forme dʼimage nʼest pas là. Le corps ne supporte pas juste ici lʼune de ses deux voix, mais cette invisibilité
ne sera que temporaire et relative.
170
. (PLAN 428). Chodernos de Laclos, Les liaisons Dangereuses. (1769). Roman.
171
. (PLAN 428. Alfred de Musset, On ne Badine pas avec lʼamour, Pièce de théâtre.
172
. (PLAN 430). Raymond Chandler, Farewell My Love, (Adieu ma jolie). Roman policier.
173
. (PLAN 432). Françoise Sagan, Bonjour Tristesse, (1954) Roman dont lʼadaptation au cinéma fut faite
pour Otto Preminger en 1958. Le film faisait débuter une jeune actrice qui marqua Godard : Jean Seberg.
92
- (Musset) : Lʼun des deux ne prend pas lʼamour au sérieux.
- (Chandler) : Ils se séparent, alors. Lʼhomme a une parole dʼadieu.
- (Sagan) : Ils entrent désormais dans un épisode de tristesse.
On ne peut quʼêtre intrigué du parallélisme avec lʼhistoire réelle que Godard a vécu
en couple avec Anna Karina. Bien quʼaprès leur mariage et quelques films en
commun, ils se soient séparés175. Adieu ma jolie représente sans conteste une
parole dʼadieu personnelle à son ancienne égérie (actrice+femme).
Cʼest à partir de traces, de ce type dʼimplication physique (jʼaime — ma femme // je
filme — une actrice), trouvées dans son histoire du cinéma que nous ouvrirons la
deuxième partie de notre travail, avec le chapitre 1 intitulé le corps producteur.
— Après juste un flash noir, le plan est enchaîné avec un plan de film
pornographique clandestin dʼavant-guerre abîmé : Un couple habillé (début de siècle)
sont assis côte à côte. Tout en lʼembrassant, la femme sʼoccupe manuellement du
témoignage vigoureux de lʼhomme. La voix du cinéaste continue :
[PARCE-QUE CʼEST SURTOUT, ÇA, LES FILMS QUI NE SE SONT JAMAIS
179
FAITS]
174
. Nous avons placé en début plutôt les noms des auteurs de titres au lieu des titres eux-mêmes, pour
éviter une répétition qui rendait un peu confuse la perception de notre petite histoire.
175
. Voir sur ce sujet Ref.Film.10. VIVRE SA VIE. 1962. : Le « Portrait ovale », mise en abyme du film.
176
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962.
177
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962. monologue dʼAnna Karina, tiré du film, quʼon retrouve dans les
HdC. :« de temps en temps, lʼamour, le malheur, le malheur me semble… il est profond, profond,
(inaudible), vous voudriez aussi (…) je le connais ce sentiment. A nʼen plus croire mes oreilles, je suis
bien votre pareille, quand je suis bien pareille à vous. »
Un photogramme reproduit lʼextrait et constitue la moitié inférieure de la page du livre : HdC.1a.toutes les
histoires. p.73.
178
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 428).
179
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 430).
93
— Un plan noir laisse la voix de Godard esseulé :
180
[LE FOND DES CHOSES]
— Puis un photogramme181 montrant un loup et une pin-up dessiné par Tex Avery.
Sur le dessin non animé en couleurs. La voix de Godard continue :
[LE CUL]182
— Une photographie en noir et blanc dʼun postérieur dʼune jeune servante. Son buste
hors-champ est penché, au premier plan, et prend la moitié de la surface de lʼécran.
Ce cul est scruté par un homme en second plan dans la perspective. Elle est mise en
relation, en un effet dʼiris central en double allers-retours syncopé183 avec la photo
précédente mais recadrée sur le visage du loup. La voix de Godard conclue : [LE
184
FONDEMENT]
— Puis une dernière photographie de tournage met en scène deux couples : Laurel
et Hardy 185, aux côtés de deux jeunes filles (bibi et minijupes). Ils sont sur une seule
ligne. Laurel montre les filles du doigt, à la caméra.
La disposition humaine de cette photo sʼapparente à la figure classique du double
couple que lʼon trouve dans les nombreux films de fiction de JLG186. Ill nʼest pas
étonnant quʼici, elle soit conclusive de la séquence. La figure expose un potentiel
dʼinterchangeabilité hétérosexuelle que peuvent représenter les rapports
Hommes/Femmes.
Cet extrait ne dure que trente secondes au moment de sa projection. Bien sûr, cette
description (sonore et visuelle) ralentit le rythme réel dʼapparition. Aussi pour plus
dʼintelligibilité, les deux pistes-sons peuvent être replacées dans une continuité, pour
en apprécier leur lecture. Il demeure intéressant à replacer lʼensemble de notre
retranscription sonore de la parole de Godard avec lʼajout dʼune ponctuation, et
même si lʼénonciation des titres de livres (la même voix donc) vient pendant ce
180
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 431).
181
. HdC.1a.toutes les histoires. p.73. La photogramme du cartoon de Tex Avery constitue la moitié
supérieure de la page. Le photogramme du dessin animé datant des années 50 représente un loup attablé
prenant dans sa main les deux bras dʼune jeune fille pulpeuse lʼair timide en tenue de scène (gant blanc,
maillot de bain et nœud papillon dans les cheveux).
182
. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 432).
183
. Voir pour la description de ce procédé : Ref.Film63. PUISSANCE DE LA PAROLE. 1988 : La technique
de lʼAller-retour.
184
.. HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 434).
185
. Stan Laurel et Oliver Hardy : duo comique des années 1920-1930 mis en scène notamment par Leo
McCarey, W.S.Van Dyke.
186
. Ref.Film.10.VIVRE SA VIE. 1962 : La correspondance des couples.
94
discours en contrepoint, nous la signalerons en italique pour la différencier ; ainsi que
la parole dʼAnna Karina qui se place en hémistiche dans un simili dialogue
recomposé :
JLG—« Toutes les histoires de cul, les liaisons dangereuses, on ne badine pas avec
lʼamour »
AK—« je le connais ce sentiment »
JLG— « adieu ma jolie, parce que cʼest surtout, ça, les films qui ne se sont jamais faits :
bonjour tristesse, le fond des choses, le cul, le fondement. »
Après cet exemple de notre discours possible sur lʼhistoire du cinéma et de ses
conséquences érotiques —avènement dʼun désir devenant une histoire dʼun des
films qui ne se sont jamais faits 187, puisque nous sommes témoins dʼune des
représentations de son but—, nous allons nous pencher sur les possibilités plurielles
de la pratique historique.
L'histoire se conçoit alors comme grande Histoire, comme lʼobservation des faits de
lʼhomme compris entre sa naissance et sa disparition.
188
[LES DEUX GRANDES HISTOIRES ONT ÉTÉ LE SEXE ET LA MORT]
La grande Histoire implique des personnages historiques,
189
[UNE HISTOIRE AVEC DES SS]
187
. HdC.1a.toutes les histoires. p.62.
188
. HdC.2b.fatale beauté. (PLAN 953).
189
. HdC.1a.toutes les histoires. p.81.
95
mais aussi une histoire comme l'amoncellement des petits faits, des anecdotes,
190
[UNE HISTOIRE DES ACTUALITÉS] .
Ce que Godard intitulera, paraphrasant Fernand Braudel, les pas précipités de
lʼhistoire qui se combine avec la grande qui avance à pas lents191.
Ensuite on assiste à une définition de lʼhistoire, la plus étayée de toutes ses histoires.
Lʼhypothèse consiste à dire que le cinéma appartient à l'histoire. Le cinéma est
considéré comme élément participant aux faits et aux changements de la destinée
humaine du XXème siècle. Toute la deuxième partie de l'épisode se déroule au motif
de cette assertion. On participe à l'interrogation de savoir comment ce support, en
vertu du pouvoir de lʼenregistrement du réel, hérité de la photographie, n'a pas su
remplir son rôle192. Godard va lui consacrer un devenir mythique, personnalisé en
Cassandre193. Le cinéma énoncé comme élément historique va permettre à Godard
de s'interroger. De quelle façon le cinéma, comme élément inclus dans l'histoire, va
agir et réagir face aux surgissements d'autres évènements (déterminés plus tard
comme historiques) ?
Après le titre du 1a. Voyons maintenant les personnes auxquelles lʼépisode est
dédié.
E/ ÉPISODE 1a (suite)
190
. HdC.1a.toutes les histoires. p.78.
191
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.64 : pour la première citation. p.65. pour la seconde.
192
. “Le cinéma n'a pas su tenir son rôle”, Entretien avec JLG, CAHIERS DU CINÉMA n°524.12/1999.
193
. Personnage mythologique détentrice d'une vérité prophétique qui par force otée de sa persuasion, ne
sera jamais écoutée ou prise au sérieux.
HdC.3b.les signes parmi nous. p.218 :[TAIS-TOI CASSANDRE /TANT QUE NOUS NE SOMMES PAS /
RÉVEILLÉS].
194
Ayant inclus ces deux cartons dédicatoires dans l'étude plan par plan de la troisième partie, nous vous
invitons à y voir les autres développements. En effet, une analyse en rapport avec l'ensemble de la
séquence a été établie mais elle est extérieure à la seule notation présente.
96
elles, ou dans le produit de leurs rapports, (quʼil soit somme : leurs points communs
ou quʼil soit au contraire déduction : corrélation de leurs différences)
La mise en exergue de domaines quʼelles ont en commun : domaine féminin,
domaine international et pour finir le domaine des cinémathèques, peuvent nous
fournir une base dʼéléments dʼappréciation.
Mary Meerson, mariée à Lazare Meerson, décorateur dans les années 30, fut une
égérie des années folles. Devenant la compagne d'Henri Langlois, elle fut son
véritable bras droit 199. Cʼest elle qui suggéra à Fritz Lang dʼaccepter un rôle dans LE
200
MÉPRIS .
195 ème
. Infra 3 Partie. CH2.plan par plan. Seq3.p.369. Il y a un tableau comparatif entre les plans et les
deux femmes.
196
. Jean Cocteau affirmait quʼHenri Langlois est le dragon qui veillait sur ses trésors. in Georges Patrick
Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration avec Hughes
Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.268.
197
. While The City Sleeps (La cinquième victime, 1956), Fritz Lang.
198
. Ref.A42. Entretien avec Jean-Pierre Mocky. (éloge du cumul des fonctions).
199
. Bérénice Reynaud, “Une muse disparaît”, CAHIERS DU CINÉMA n°471, 09/1993.
200
. Laurent Mannoni, « Vends la Cinémathèque ! », Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre
Pompidou, 2006.p.246.
97
Monica Tegelaar, hollandaise d'origine, fut productrice de long-métrage, dont un
réalisé par Raoul Ruiz, mais aussi, et cʼest très probablement lʼobjet de sa
nomination, co-responsable de la Fondation d'Arts de Rotterdam.
"Monica Tegelaar qui, avec Hubert Baals, est la principale animatrice des cours et du Festival
201
de Rotterdam."
201
. Jean-Claude Biette, “Rotterdam II, Godard et son histoire du cinéma”, Le journal des CAHIERS DU
CINÉMA N°327, 09/1981. p.V-VI. Biette fait un compte-rendu précis du deuxième et dernier cours que
Godard a donné, en incluant les différents problèmes logistiques confrontés au désir de production de
Godard.
202
. Bérénice Reynaud, “Une muse disparaît”, CAHIERS DU CINÉMA n°471, 09/1993.
98
F/ ÉPISODE 1b :
203
. HdC.1b.une histoire seule. p.78. Cette phrase provient de son film-annexe : Ref.Film.70. ALLEMAGNE
ANNÉE 90 NEUF ZÉRO. 1991.
204
. Les masses et la foule malgré leur différence sont employés par Godard dans une même continuité
discursive. Ils sont pour lui synonymes.
HdC.1a.toutes les histoires. pp.96-97 : « Les masses aiment le mythe// et le cinéma sʼadresse aux
masses. » et un peu plus tard :
HdC.1a.toutes les histoires. (PLAN 623) :« Quʼentendaient les foules qui écoutaient prêcher St
Bernard ?».
99
CINÉMA ET HISTOIRE : UNE SEULE HISTOIRE POUR LES DEUX.
Aussi, s'il y a amalgame des deux pratiques, supposons un instant quʼil n'y ait plus
qu'une seule pratique. Le cinéma va se substituer à l'histoire, pour le remplacer en
quelque sorte. On trouve dans l'épisode un jeu de cartons comme Godard en fait
habituellement. Le jeu vient produire un argument de cette opération de
métamorphose, du glissement de l'histoire en cinéma : deux cartons aux lettrages
clairs sur fond noir, qui vont exemplairement désigner deux motifs de préoccupation
fondamentalement historique [LES ACTES]205 et [LES HEURES]206. Les actes sont les
faits des hommes et les heures leurs inscriptions dans le temps. Ce sont là deux
termes qui concourent à produire une définition classique de l'Histoire, puis par un
jeu de mots et d'images en fondu, les deux cartons n'en deviendront plus qu'un seul,
cinématographique celui-là.
Ainsi les actes et les heures (de lʼhistoire) deviennent [LES ACTEURS] 207 [DE
208
L'HISTOIRE] . Concédons pour lʼinstant quʼêtre un acteur de lʼhistoire dans le film
de lʼhistoire est une conséquence de lʼimplication du domaine cinématographique
dans la pratique historique. L'épisode ensuite va se dérouler impliquant ce motif
d'action, incluant le sujet cinématographique dans l'histoire du XXème siècle et nous
essayerons de comprendre ce que le cinéma a produit dans cette circonscription.
Cela va même permettre à Godard de proposer de nouvelles définitions du cinéma.
205
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1096)
206
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1098)
207
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1099)
208
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1100)
209
. HdC.1b.une histoire seule. p.203.
210
. HdC.1b.une histoire seule. p.203.
100
est spéciale, tant de ce qu'elle est, que de la façon dont elle est perçue. Godard
s'adresse directement au spectateur; Il utilise le mode impératif et sollicite notre
comportement vis-à-vis du cinéma. Ainsi, il nous demande de ne pas nous comporter
comme envers les autres récits historiques211.
L'histoire du cinéma est solitaire car elle se situe à une place toute autre212, par
rapport aux autres disciplines. Ce qui entraîne, finalement, Godard à situer la place
spéciale qu'occuperait, selon lui, le cinéma d'abord par la négation : là où le cinéma
n'est pas. Il va l'extirper de sa double appartenance topique usuelle : ni un art , ni une
technique mais comme un mystère213.
Rappelons également que pour le cinéaste, lʼhistoire vue par le cinéma est plus
grande que les autres car elle se projette214. La projection est bien évidemment la
possibilité de présenter la donnée historique sur une surface plus grande mais
également, mais cʼest aussi la projection dans le temps qui sera ici prise en compte.
La vertu projective, est de présenter une nouvelle fois la donnée historique (le mode
représentatif), et aussi de pouvoir la déplacer sur une échelle temporelle
dʼanticipation (le mode prospectif).
211
. HdC.1b.une histoire seule. p.207.
212
. HdC.1b.une histoire seule. p.208.
213
. HdC.1b.une histoire seule. p.230
214
. HdC. 2a.seul le cinéma. p.44.
215
. HdC.1a.toutes les histoires. pp.44-46.
101
b/ Personnes auxquelles lʼépisode 1b UNE HISTOIRE SEULE est dédié
JOHN CASSAVETTES & GLAUBER ROCHA
Pris séparément les deux cinéastes possèdent quelques éléments convergents avec
JLG.
John Cassavetes est un cinéaste indépendant américain, contemporain de Godard.
Ils font leur premier long-métrage la même année. La notoriété du premier est venu
principalement après sa mort 216. Sa quête cinématographique est la mise en scène
du sentiment amoureux dans un style que l'on a attribué de rupture217. Il est l'un des
fondateurs de l'école de New-York, cinéma indépendant du système industriel des
Majors.
Glauber Rocha lui est un des initiateurs du Cinema Novo, moins connu du grand
public, qui s'est créé en rapport à l'exemple français de la Nouvelle Vague. Rocha a
toujours su dans ses films mélanger les principes antagonistes du cinéma d'action (la
série B) et de la poésie (cinéma dʼavant-garde). Pour exemple ce héros de TERRA
EM TRANSE218, qui écrit des poèmes que lʼon entend, mais, comme tout aventurier,
il sait se servir d'un revolver, pour abattre les renégats et danser avec les jolies
femmes. Glauber Rocha participe comme acteur dans VENT D'EST219 et contribue à
l'expérience réflexive220 du tournage du western réalisé par Godard car juste avant il
avait déjà réalisé le sien221.
INDÉPENDANCE RADICALE
Le fait qu'ils soient placés ensemble produisent l'apparition de notions qui leur sont
communes.
L'indépendance économique et esthétique (conséquence matérialiste) face au
système professionnel et industriel, en retour, les a tous deux fortement isolés,
chacun dans leurs pays respectifs. Cette même ténacité a provoqué leurs grandes
difficultés à trouver de l'argent pour filmer. Leurs films ont, la plupart du temps, été
réalisés indépendamment des systèmes des studios, de plus, on peut souligner que
216
. La notoriété du cinéaste fut élargie du cercle cinéphile par les actions conjointes dʼune rétrospective
au festival de Rotterdam en 1982, et de la distribution ( en salle et en vidéo) dʼun nombre important de ses
films en Europe, par J. Cleitman et Gérard Depardieu.
217
. Jacques Rivette, “Dictionnaire de 121 metteurs en scène américains”, CAHIERS DU CINÉMA n°150,
01/1964.
218
. Glauber Rocha, TERRA EM TRANSE (Terre en transe, 1967).
219
. Ref.Film.34.VENT D'EST. 1969.
220
. Cette notion d'expérience réflexive, dont Rocha est témoin, est développée au Chapitre Deux.
221
. Glauber Rocha, ANTONIO DAS MORTES. 1969. Western sur les Congaceiros, stéréotype du Jesse
James brésilien.
102
dans cette lutte, ils ont été peut-être été un peu plus isolés que d'autres. L'épisode
placé sous le signe de la solitude, vient commenter de fait leur isolement. Isolation
dʼun créateur de formes ayant refusé les propositions de normes esthétique et
commerciale du système mondial industriel.
SOLITUDE FORCÉE
Rocha est exemplairement mort désespéré222 et Cassavetes n'a obtenu un large
succès qu'au festival de Rotterdam qui a organisé en 1982, six ans avant sa mort,
une rétrospective de son œuvre. L'ironie du sort veut que chacun de ces deux
hommes ait été désigné comme chef de file de sa génération dʼun mouvement qu'il
avait initié. Vivant jusquʼà lʼexpérience de leur corps l'esthétique radicale de
résistance.
G/ ÉPISODE 2a
225
"Le cinéma se suffit à lui-même."
222
. Jean Tulard, Dictionnaire des réalisateurs, Paris, Ed. Laffont. Ce livre, qui nʼest pas de loin la meilleure
référence, est ici pris pour la norme de sa représentativité.
223
HdC.2a.seul le cinéma. p.44.
224
. HdC.2a.seul le cinéma. p.39.
225
. Ref.94. Bergmanorama (1958).
103
APRÈS LE SOLO DE LʼHISTOIRE, LE SOLO DU CINÉMA
Pour conclure, le terme seul dans le titre seul le cinéma est une notion à
comprendre non pas comme un adjectif qualificatif du sujet, mais presque comme la
contraction de sa forme adverbiale seulement. Aussi dans ce cas, ce seul là peut
être substitué avec unique , ou encore seule façon :
226
. HdC.2a.seul le cinéma. p.38. (C'est nous qui soulignons).
227
. Serge Daney, Godard fait des Histoires, LIBÉRATION. 26/12/1988.
Ref.176b. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,
p.163.
228
. Collectif, For Ever Godard, London, Black Dog Publishing, 2004.p.60.
229
. HdC.2a.seul le cinéma. pp.17-31.
230
. HdC.2a.seul le cinéma. p.44.
231
. HdC.2a.seul le cinéma. p.44.
232
. HdC.2a.seul le cinéma. p.85.
233
. HdC.2a.seul le cinéma. p.85. Pour paraphraser Godard, citant MARIENBAD dans les HdC, avec
ironie : "Les autres ? Qui sont les autres?"
104
SEUL LE CINÉASTE & EXPOSITION DE LA FORMULE
De plus, si l'on fait correspondre le cinéma comme la catégorie nominale désignant
tous les cinéastes, on peut voir, dans l'ensemble du film cette fois-ci, que Godard
s'attache à souligner la situation solitaire du cinéaste. Mais pour cela, il le positionne
dans une catégorie autre : qui est celle de l'artiste234 ou bien du poète235. Dans le
4a.le contrôle de l'univers, Godard entreprend, juste avant de conduire la séquence
sur la méthode dʼAlfred Hitchcock : le seul poète maudit à rencontrer le succès236 , de
définir son statut de cinéaste, en le nommant artiste. Pour cela il va procéder à un
geste formel, identifié par le spectateur comme une reproduction filmée de corps mis
en formule.
Nous appelons formule : un procédé filmique qui implique une combinaison de
techniques temporelles, esthétiques et anthropologiques, inventée par le cinéaste
(corps+ cadre+ montage+ mouvement+ images+ couleurs…). Ce terme formule qui
donne existence, après projection à un pathos (Pathosformel), a été proposé par Aby
Warburg. Ceci lui a permis, entre autres, d'y reconstituer la coalescence naturelle
entre le mot et l'image237 ou encore d'appréhender la surdétermination signifiante des
représentations anthropomorphes. Ces formules survivent et traversent
238
mystérieusement l'histoire de l'art . C'est parce que le mystère est aussi une notion
fondamentale pour la définition du cinéma par Godard que le terme de formule sera
extrêmement utile dans la troisième partie.
234
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.68-69. Portraits de Bresson et de Lang + 2 cartons [L'ARTISTE].
235
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.91.
236
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.91. On comprend lʼenjeu précisément à cette étape de notre
réflexion de toute lʼimportance des trois adjectifs rapportés au cinéaste : seul poète maudit à rencontrer le
succès.
237
. Aby Warburg, Essais Florentins, Paris, Ed. Klincksieck.1990. p.45.
238
. Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'Art et le temps des fantômes selon Aby
Warburg, Paris, Ed. de Minuit. 2002.p.254.
239
. Certains portraits photographiques sont retouchés et recadrés : avec l'enlèvement des couleurs
d'origine, tous les cinéastes sont cadrés en plan serré poitrine et en noir et blanc. C'est donc une action de
traitement de l'image qui vise à rendre homogène l'ensemble de ces cinéastes pour les faire passer dans
cette nouvelle catégorie : l'Artiste. La formule combine : par mouvement de balancier (montage alterné
régulier) avec les cartons qui viennent légender des portraits. La lumière plutôt sous-exposée nous donne
cette impression de galerie ; une galerie de figures dont le procédé filmique est censé exprimer l'idée
dʼune série dʼartistes. Dans la succession, le carton [SEUL] remplace le carton [LʼARTISTE].
105
cinéastes sont artistes, leur accession à ce rang est effectuée par la seule
désignation (majestueuse) de la formule de Godard. On retrouvera ensuite la
formule, exécutée avec une variation, un peu plus loin en amont de l'introduction de
la méthode dʼHitchcock240, avec le portrait d'Hitchcock et le même carton
correspondant. Mais avant même de trouver une cohérence qui vise à porter cet
ensemble de cinéastes 241, c'est la création d'une nouvelle catégorie [LʼARTISTE]
comme ensemble qui nous paraît tout d'abord importante.
LES ARTISTES : (dans lʼordre dʼapparition)
243
« Le cinéma, n'est pas un métier, c'est un art.. »
Un peu plus loin dans cet article sur Bergman, il relevait justement lʼépreuve de
lʼartiste à être nécessairement seul :
« Le cinéma (…) ce n'est pas une équipe. On est toujours seul. Et être seul (...) c'est se poser
244
des questions. Et faire des films c'est y répondre."
SEUL EST LE CINÉASTE, FACE À LUI-MEME
On ne cherchera pas à saisir, pour le moment, la valeur et les causes dʼun tel acte de
sélection parmi tant dʼautres cinéastes (pour la formation de la galerie de figures). Ce
qui va nous intéresser, c'est le geste même de la mise en exergue. Un geste qui va
240
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.74. portrait d'Hitchcock en N&B + carton [L'ARTISTE].
241
. Cela passera par l'exégèse du procédé et de sa formulation.
242
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.68-73.
243
. Ref.94. Bergmanorama (1958).
244
. Ref.94. Bergmanorama (1958).
106
isoler, extraire un nombre de cinéastes de lʼensemble, les rendre par conséquent
solitaires. On notera cependant lʼunité des cinéastes cités. Quelle est le type de cette
unité ?
Dʼabord, tous sont auteurs 245 de leurs films, ensuite une grande partie dʼentre eux, —
mais pas lʼensemble, manquent Lang, Cocteau, Fassbinder246— simultanément à la
réalisation, prennent part à la production de leur œuvre. Par contre, chacun, sans
conteste, a su imposer son esthétique avec les contraintes mêmes du système de la
production industrielle. Chacun, de façon différente, a élaboré une méthode de
filmage qui lui appartient. Cette autonomie économique dans la création est
lʼassurance du statut de lʼartiste.
Élaborée à partir dʼun modèle de pensée romantique247, lʼidée, selon lʼestimation de
Godard, consiste pour lʼartiste à vouloir sʼisoler, à se retirer du monde pour pouvoir
réfléchir et créer. Dans cette logique, pour penser le monde, l'artiste doit sʼen extraire
et devenir seul. Il a recours à l'acte d'introspection, ensuite seulement, la parole
advient.
Par la parole, il va avouer être seul au début d'un long raisonnement sur l'art dans le
3a.la monnaie de l'absolu :
[J'ÉTAIS SEUL ET PERDU COMME ON DIT DANS MES PENSÉES.] 248
249
En effet, l'artiste est seul . Cette solitude est le fardeau de sa condition de créateur.
Cʼest dans la même perspective de perdition du destin des poètes et des peintres de
la fin du XIXème que Godard envisage la malédiction nécessaire. Est maudit celui
qui est rejeté par tous 250, celui qui a perdu tous ses amis 251, aussi quand Godard
perdra son compagnon de route, François Truffaut, il intitulera son article : Tout
seul252. Lʼartiste apprend à ses dépens que son œuvre demeure plus importante que
245
. Cʼest-à-dire rédacteur de leur scénario. Cette notion dʼauteur a été développée par Godard et Truffaut,
comme critiques, dans une ambition politique on le sait.
246
. Pour Cocteau, on connaît les difficultés de réaliser ses films et de son désir à pouvoir les produire,
quant à Fassbinder on pourrait presque le mettre dans la catégorie producteur.
247
. Pierre-Jean Jouve, Les derniers jours dʼHölderlin, Paris, Ed. Fata Morgana.
248
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. p.47.
249
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.145.
250
. « Voilà dans quel climat de haine, de dérision ou de pitié, les plus grands artistes de la IIIème
République ont élaboré leur œuvre. Dans quelle atroce solitude ! ». Gilbert Guilleminault, Les Maudits,
Paris, Ed. Denoël, 1951.
251
. Charles Baudelaire, Fusées, Paris, Ed.Gallimard. Coll.La Pléiade. « Qui connaît la solitude, celui qui a
perdu tous ses amis. »
252
Ref.165. Tout Seul. CAHIERS DU CINÉMA. Hors-Série Spécial François Truffaut.
107
sa vie. Il fait sacrifice de son propre corps253 et la malédiction sʼincarne précisément
dans le film254.
253
. Antonin Artaud, Vincent Van Gogh, le suicidé de la société (1947), Paris, Ed. Gallimard.1974.p.13.
« Van Gogh nʼest pas mort dʼun état de délire propre, mais dʼavoir été corporellement le champ dʼun
problème autour duquel, depuis les origines, se débat lʼesprit inique de cette humanité. »
254
Ref.131. Feu sur les carabiniers. (voir sur le film maudit).
255
. Ref.140.
256
. Jean-Luc Godard, “Entretien avec Gaillac Morgue & Jean-Philippe Guérand” EPOK n°16, Mai
2001.p.11.
257
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.128.
258
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.91. Nous soulignons. Godard répètera plusieurs fois le seul avant de
conclure sa phrase.
259
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.129.
260
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.147.
261
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.145. Il s'agit encore d'une galerie de figures avec l'insertion régulière
d'un carton alternant avec les portraits photo.
108
SEUL / SEUL/ SEUL/ HISTOIRE(S) DU CINÉMA /
LʼENNEMI / LʼENNEMI PUBLIC / LE PUBLIC / the End (MgM)[cʼest un carton de générique de fin] /
262
SEUL LE CINÉMA
Dans cette variante de la galerie de figures, la liste des cinéastes cités sʼavère plus
courte (Fassbinder, Antonioni, Franju263).
Ensuite, deux images mises en rapport par fondu enchaîné, accompagne le carton
[L'ENNEMI PUBLIC].
Elles parviennent à créer une mise en scène qui narre le rapport cinéaste-public.
L'ENNEMI PUBLIC
Le public, la foule, représente une opposition sur plusieurs niveaux face au cinéma,
personnifiée par sa créature : le cinéaste seul. Le pluriel des anonymes, les obscurs
font face à la singularité reconnue qui dirige le faisceau lumineux.
La représentation de la foule provient d'un extrait de film264 dans lequel on découvre
une salle de cinéma bondée par le public assis nous faisant face (le cadre en légère
plongée, est un subjectif écran) et puis soudain, un dos, les mains en l'air, comme s'il
avait vu une lumière menaçante, Max Schrenck265 apparaît. C'est une représentation
de la réaction face à la menace dʼun ennemi, comme la lumière de l'aube qui se lève,
menace le vampire Nosferatu et le met à mort. La mise à mort du cinéaste ou du
penseur, ou bien encore le vampire, consisterait en une incarnation de la dernière
image266.
262
. HdC.4b.les signes parmi nous. (PLANS 23-38).
263
. Pour le cas de Franju (peut-être parce quʼil ne voulait pas se répéter, Godard ayant déjà utilisé
précédemment le portrait photographique de Georges Franju sur une autre séquence de galerie de
cinéastes), il ne sʼagit pas de son portrait, mais dʼun de ses personnages emblématiques qui va à un bal
masqué : cʼest Judex qui porte un masque dʼoiseau. Le masque recouvrant totalement le crâne on a
lʼimpression dʼun collage surréaliste (Max Ernst, Une semaine de Bonté).
264
. King Vidor, THE SHOW PEOPLE. 1928.
265
. Friedrich W. Murnau, NOSFERATU, EINE SYMPHONIE DES GRAUENS. 1922. Le plan du dos est
celui quand le vampire se retourne pour découvrir qu'il est resté trop longtemps dans la pièce : lʼaube est
là.
266
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.298. Plus tard dans le même épisode, deux photographies noir et
blanc représentant chacune une silhouette de face — qui sont proportionnellement de valeur similaire
dans l'image et qui sont cadrées également toutes deux en plan américain — sont associées par montage
attractif, on obtient alors la signification d'une correspondance entre ces deux personnages : Max Shrenck
(Nosferatu) et Maurice Blanchot (avec le célèbre cliché : la seule image qui le représente).
109
SEUL LE CINÉMA
Seul le cinéma est, rappelons-le le titre du 2a. Épisode à l'intérieur duquel Godard va
établir une définition sur sa position de cinéaste de la Nouvelle Vague et ensuite, ce
que lʼon peut expliquer comme un premier hommage à Langlois.
Cette solitude qu'il requiert ici, on l'a vu, réside dans les titres : une volonté d'isoler le
cinéma. Si on prend l'hypothèse que le film HdC pourrait être la cinémathèque de
Godard —cʼest-à-dire sa représentation personnelle du cinéma ordonné en archives
(un musée imaginaire267)—, la figure de la solitude quʼil développe constamment
depuis le titre de cet épisode le cinéma seul jusquʼà sa propre figuration esseulé
dans le film, sʼapparente bien à une figure qui le rapproche de Langlois jusque dans
son style même.
Lors dʼune histoire de la cinémathèque268 quʼil rédigea en 1956, Henri Langlois
indique la difficulté d'existence de la cinémathèque, de ses débuts difficiles en 1936,
jusquʼà 1942, sa solitude :
“La Cinémathèque a vécu sept ans, sans autres ressources que celles de cotisations (...)
Pourtant sept ans plus tard, ses archives groupaient plus de 35 000 films.
Seule, elle avait réussi à sauver le passé historique du Cinéma Français. Sans elle, il ne
serait rien resté (...) comme il n'est presque rien resté du cinéma italien, disparu quelque part
269
en Allemagne. Seule. C'est là qu'est le drame.”
267
. « Godard is developing a series of hypotheses in the same way as Malraux did in his imaginary
museum, using photography to contrast works and corroborate his claims. ». Antoine de Baecque, à la
suite de Dominique Païni, reconnaît lʼemprunt du Musée Imaginaire de Malraux et voit les HdC comme la
mise en pratique des théories conjointes de Malraux et de Langlois.
Antoine DE BAECQUE, Godard In The Museum, FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London,
2004.p.121.
268
. Henri Langlois, “Histoire de la Cinémathèque” (1956) repris dans les CAHIERS DU CINÉMA,
n°200/201. 05/1968.
269
. Henri Langlois, “Histoire de la Cinémathèque” (1956) repris dans les CAHIERS DU CINÉMA,
n°200/201. 05/1968.
110
LAISSÉ SEUL PAR LANGLOIS POUR PRODUIRE LE FILM
Godard va éprouver lʼarchétype de la difficulté de "la solitude de l'historien" à l'instar
de celle quʼil pouvait concevoir à l'égard de Langlois élaborant son travail d'historien-
producteur271. On peut même insister : ils devaient produire ce film ensemble. La
mort survenue de Langlois laisse Godard seul, de force, sans avoir lʼopportunité de
choisir ce retrait du monde.
Il devra même réunir les conditions exemplaires de cette production, en passant par
lʼexpérience de son corps, comme pour accentuer cet isolement : corps maudit,
oublié et perdu.
"Je suis un cinéaste qui vient des cinémathèques (...), et c'est d'aller dans les salles de
cinéma qui m' a fait, je l'ai toujours dit. C'est pourquoi je suis assez seul. Seul parmi les gens
qui ne font pas de cinéma, et seul parmi les gens qui en font [...]. Je me considère allant de
l'obscurité à la lumière. J'ai toujours considéré l'écran comme un moyen de voir la vie (...) et
273
non pas le contraire."
270
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. p.78.
271
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma. (1980). p.165 : "Langlois (...), c' était un
homme seul... quand on est trop seul, c'est difficile."
272
. Edgar Allan Poe, “Silence”, Les poèmes d'Edgar Poe, trad. de Stéphane Mallarmé, Paris, (Ed. Léon
Vannier, 1889). Réed. Poésie/Gallimard, 1982. p.84.
273
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma. (1978).
274
. Edgar Allan Poe, “Silence”, Les poèmes d'Edgar Poe, trad. de Stéphane Mallarmé, Paris, (Ed. Léon
Vannier, 1889). Réed. Poésie/Gallimard, 1982. p.84.
275
. Ref.122. Frère Jacques. (1959).
111
b/ Personnes auxquelles lʼépisode 2a SEUL LE CINÉMA est dédié
ARMAND J.CAULIEZ & SANTIAGO ALVAREZ
Santiago Romàn Alvarez est un cinéaste cubain qu'on peut classer comme
documentariste. Sa vie a été manifestement engagée dans l'indépendance de
Cuba277. Alvarez a su associer la recherche formelle avec les sujets quotidiens.
Certains de ses films, de véritables odes politiques, lorsquʼils ont bénéficiés dʼêtre
programmé par la Cinémathèque française, lʼont placé sous l'égide de cinéaste
militant 278.
276
. Claude Beylie, “Armand J. Cauliez ”, La critique de cinéma en France, Paris, Ed. Ramsay, 1997.p.302.
277
. Julianne Burton, “Santiago Alvarez”, Les Cinémas de l'Amérique Latine, Paris, Ed.Lherminier,
1981.p.302.
278
. Nicole Brenez, “Programme de la Cinémathèque française. Juin 2006”, Paris, Ed. Cinémathèque
Française, 2006.p.22.
279
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.142.
280
. Anne Andreu, Michel Boujut et Claude Ventura, CINÉMA, CINÉMAS, 20/12/1987. Antenne 2.
281
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975.
282
. Santiago R Alvarez, HANOI, MARTES 13. 1967. et HASTA LA VICTORIA SIEMPRE. 1967.
283
. Stanley Kubrick, FULL METAL JACKET. 1987.
112
propagande, un travail sensible du côté du cubain, car il était préoccupé de filmer du
côté des victimes.
Après les HdC, lorsquʼil réutilisa cette technique pour son film d'exposition en 2006, il
avait maintenu la confrontation de ces deux mêmes extraits avec la même intention
de jugement. Il généralisa son principe technique avec le montage d'autres extraits
pris au cinéma ou à la télévision284.
Quoi qu'il en soit ce couple du 2a, Cauliez-Alvarez est un couple problématique, sans
rapport réel. Mais ce non rapport apparent n'empêche évidemment pas de faire
action, d'y projeter un sens en rapport avec leur parcours respectif et de proposer
donc, deux éléments qui ressortent de ce couplage.
284
. Ref.Film 89. VRAI FAUX PASSEPORTS POUR LE RÉEL. 2006.
285
. Voir Infra à la fin de cette étape : M/ les deux épisodes fantômes.
286
. Pascal Ory, Le cinéma sous l'Occupation, Ed. Lattès. 1982.p.44.
287
. Jacques Becker, RENDEZ-VOUS DE JUILLET. 1949.
288
. En 1949, c'est l'âge de Godard et de Jean Rouch (modèle du cinéaste pour le film).
113
SEUL LE CINÉMA PROPOSE
UNE REPRODUCTION DOCUMENTAIRE DU RÉEL
Le premier est l'implication du cinéma documentaire très prégnant chez les deux
hommes. Les étapes de production sont différentes. Le premier programme et
diffuse, le second réalise. Godard dédie l'épisode Seul le cinéma — dont on a pu voir
ce que cela signifiait : les seules capacités dont le cinéma était doté — à deux
hommes qui appréhendent, par leur fonction, un cinéma avant tout conçu comme
une démarche de la reproduction du réel. On connaît, certains articles de Godard, la
disjonction classique qu'il opère entre fiction et réalité289. Et c'est cette capacité de
rendre le réel tel qu'il est que nous soulignons.
Ensuite il y a l'indice chez eux d'une bonne connaissance du cinéma soviétique.
Pour Alvarez, Il suffit de voir un seul de ses films, pour comprendre avec évidence,
l'influence et l'importance d'un cinéaste : Dziga Vertov. Alvarez a une façon presque
anachronique d'employer des cartons dans l'intervalle des plans, ce qui peut évoquer
d'abord généralement le cinéma muet, mais la teneur politique de certaines
rédactions, ainsi que la pratique du montage (quʼil soit attractif ou mettant en jeu des
éléments audio-visuels récupérés) le rapproche incontestablement du cinéma
communiste soviétique et même peut-être encore plus du réalisateur du film TROIS
290
CHANTS POUR LÉNINE . À ce sujet, Le parallèle entre MI HERMANO FIDEL291 et
292
ENTHOUSIASME , que l'on peut établir, est probant quant à une similarité esthétique
du film de montage : le rapprochement des deux hommes d'État (Castro et Lénine)
l'implication dans leur quotidien avec le peuple. Ce portrait, tellement enthousiaste
des leaders de la révolution, dépasse toutes critiques du totalitarisme tant l'adhésion
devant la beauté du film en tant que film nous emporte aussi, quand bien même nous
assistons à la projection de films cautionnant et installant un culte de la
personnalité293. Si lʼhypothèse de la mort du communisme sʼavère, ces films, dans
une logique malducienne294, se sont alors métamorphosés en œuvres d'art.
289
. Ref.109. Moi un noir.
290
. Dziga Vertov, TRI PESNI O LENINE (Trois chants pour Lénine, 1934).
291
. Santiago Alvarez, FIDEL MI HERMANO. 1977.
292
. Dziga Vertov, ENTUZIASM (Enthousiasme ou le chant du Dombass, 1930).
293
. Guy Debord, “Pour une critique de la séparation”, POTLATCH n°2, 11/1954.p.52.
294
. Malducien : qualificatif de Malraux.
114
cinéma, comme en témoigne une bibliographie très variée et importante pour cette
catégorie (6 ou 7 livres), était élargi au cinéma des autres mondes. Ses sympathies,
dans la juste Après-guerre, pour la cause communiste peuvent témoigner de
préoccupations mondialistes et se retrouvent aisément dans la critique laudative d'un
des films de Youtkevitch par exemple295.
H/ ÉPISODE 2b
D'abord Godard l'a confié à Daney, il a trouvé ce titre pour rendre hommage à Ava
Gardner qui a joué dans BEAUTÉ FATALE.296 Ce film nʼexiste pas, mais Gardner
joua plusieurs fois, une femme belle et fatale aux héros qui tombent amoureux
dʼelle297.
Le principe de cet épisode par son titre est là pour mettre en valeur une des notions
exposée comme principe d'orientation : la corporéité. Le titre est évocateur.
Cependant fatale beauté peut nous donner deux sens assez différents.
295
. Sergueï Youtkevitch, ZDRAVSTVOUÏ MOSKVA (Salut Moscou, 1945).
296
. Serge Daney, Godard fait des Histoires, LIBÉRATION. 26/12/1988. Repris dans Ref.176b.Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998, p.161.
297
. En fait le titre de film BEAUTÉ FATALE nʼexiste pas. Le souvenir de Godard doit probablement
correspondre avec le film de Robert Siodmack, THE GREAT SINNER (Passion fatale, 1949), puisquʼil
utilise un extrait de lʼadaptation de la nouvelle « Le joueur » de F.Dostoievsky dans cet épisode. Ava
Gardner jouera la fatale beauté dans le film dʼAlbert Lewin, THE FLYING DUTCHMAN & PANDORA.1952,
ou encore celui de Robert Siodmak, THE KILLERS. 1946.
298
. Kenneth Anger, Hollywood-Babylone, New York, Dell Publishing.1975.
Edgar Morin, Les Stars, Paris, Ed. de Minuit, 1961.p.14.
115
Pour Langlois, il était admis, que les Italiens avaient inventé la femme fatale299. La
beauté s'incarne en une femme vénéneuse, fatale aux hommes qu'elle rencontre.
Elle est dans une certaine mesure lʼincarnation de la puissance morbide quʼon trouve
dans la pulsion érotique.
La beauté fatale peut résumer l'adage, quʼénonce Godard dans le 1b une histoire
seule : « les deux grandes histoires ont été le sexe et la mort »304.
Également si « A girl with a gun »305 reste lʼapplication griffithienne du concept de la
fatale beauté, cela peut témoigner alors du cinéma dans son entier.
299
. Henri Langlois, “Destin du cinéma italien”, CAHIERS DU CINÉMA n°33.04/1954.p.12.
300
. Fred Niblo, MYSTERIOUS LADY. 1928.
301
. Georges Cukor, CAMILLE (La Dame Aux Camélias, 1937).
302
. Josef von Sternberg, DER BLAU ANGEL (L'ange bleu, 1930).
303
. Josef von Sternberg, DISHONORED (X-27, 1931).
304
. HdC.1b.une histoire seule. p.166.
305
. HdC.1a.toutes les histoires. p.33.
306
. Hermann Broch, La mort de Virgile, Paris, Ed. Gallimard, 1953.p. 24. Ce texte fut déjà utilisé dans
PRÉNOM CARMEN. (Ref.Film.51. PRÉNOM CARMEN. 1982.)
116
Cet épisode correspond cette fois-ci à un développement du titre indiqué. Le long
monologue des extraits du livre dʼHermann Broch, La mort de Virgile, discouru par
Sabine Azéma, demeure la séquence la plus éloquente de cet épisode307.
Quelques années plus tard, dans un autre discours — et nous voulons démontrer
que ces mots sont choisis sciemment dans leur répétition —, il résumera le devenir
de notre civilisation, dont le ton et la signification des phrases n'est pas sans rappeler
le style du discours de notre cinéaste :
"Chaque civilisation a connu ses démons et ses anges. Mais ses démons n'étaient pas
nécessairement milliardaires et producteurs de fictions. Tôt ou tard, l'usine de rêves vit de ses
311
moyens les plus efficaces, qui sont le sexe et le sang."
307
. HdC.2b.fatale beauté. p.174.
308
. Ilya Eireibaum, Une usine de rêve (1934), Paris, Ed.Plon.1974.
309
. HdC.1a.toutes les histoires. p.36. En plus du titre, JLG intègre dans les HdC, en banc-titre, lʼune des
pages du livre.
310
. André Malraux, “Les puissances de fiction. Discours pour l'inauguration de la M.C.de Bourges,
13/04/1964”, repris dans Denis Marion, Le cinéma selon André Malraux, Paris, Ed.Seghers, 1970.p.80.
311
. André Malraux, “Les machines à rêves. Discours aux assises de la Francophonie à Niamey, 02/1969”,
repris dans Denis Marion, Le cinéma selon André Malraux, Paris, Ed.Seghers, 1970.p.83.
117
b/ Personnes auxquelles lʼépisode 2b FATALE BEAUTÉ est dédié
MICHÈLE FIRK & NICOLE LADMIRAL
Nicole Ladmiral, qui fut actrice, se suicida dans des conditions non élucidées. Godard
y consacra une partie de l'entretien qu'il fit avec Bresson. Elle jouait dans le JOURNAL
312
D'UN CURÉ DE CAMPAGNE , ainsi que dans LE SANG DES BETES313 où elle
interprétait l'amoureuse du début. Nous livrons ici une partie de l'entretien ; cʼest
Robert Bresson qui parle :
"Je veux dire que finalement, si je prends des acteurs, c'est une question de morale. Et c'est
peut-être aussi par lâcheté, parce que je trouve que le cinéma pourrit les gens, ceux qui ne
sont pas préparés. Ainsi, tous les gens que j'ai connus, et que j'aimais dans la vie, et qui ont
fait du cinéma sans être acteur — et je pense aussi à Nicole Ladmiral — ce sont des gens qui
ont mal fini. Ou les filles sont devenues putains, ou les garçons se sont suicidés… De toute
façon, la moindre chose qui leur soit arrivée, c'est de devenir moins bien qu'ils n'étaient
314
avant."
Michèle Firk fut critique de cinéma à Positif. Mais cette participation à la critique de
cinéma n'est que la facette la moins brillante d'une activité militante intense. Après
avoir été communiste de 1956 à 1959, elle participa à des manifestes anti-coloniaux
et également féministes. Elle soutint la lutte contre la guerre du Vietnam dans les
années 64-66. Lorsqu'elle se rendit au Guatemala où elle rejoint la guérilla; elle y
meurt en 1968, se suicidant pour ne pas tomber entre les mains de la police315.
Le destin tragique de ces deux femmes (toutes les deux sont suicidées), et le fait
quʼelles soient placées ensemble au liminaire de cet épisode vient souligner
l'importance du rôle de la fatalité dans la mise à mort de la beauté faite femme.
312
. Robert Bresson, JOURNAL D'UN CURÉ DE CAMPAGNE. 1950.
313
. Georges Franju, LE SANG DES BETES, [court-métrage]. 1948.
314
.REF.155. La Question, (Entretien Avec Robert Bresson)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°178. 04/1966. p. 34.
315
. Paul-Louis Thirard, “Michèle Firk ”, La critique de cinéma en France, Paris, Ed. Ramsay, 1997.p.328-
329.
118
I/ ÉPISODE 3a
a/ Titre de lʼépisode 3a : LA MONNAIE DE L'ABSOLU
A partir du 3a, les titres des épisodes seront moins problématiques. Ils expriment
plus simplement le projet général du film.
La monnaie de l'absolu est un titre qui occuperait une place élevée dans la hiérarchie
de la science du titre qu'André Breton appelait de ses vœux316. La beauté de sa
prestance réside dans le fait qu'il contienne deux termes qui s'opposent : matérialité
et circulation (monnaie) face à l'immatérialité, lʼintangible (l'absolu).
Ce titre, conçu à l'origine par André Malraux, possède un récit de sa genèse. À partir
des années 40 et jusqu'à la fin de sa vie, André Malraux retravaille, reprend,
augmente et annote ses textes ayant déjà fait l'objet de publication, refondant
souvent les anciens textes dans de nouvelles versions. Il nomme la livraison, à cette
occasion, par un nouveau titre. Revenir sans cesse sur son propre travail et procéder
à des nouvelles versions, éditées, revues, corrigées et augmentées n'est pas chose
rare dans le monde des Lettres, par ailleurs, on peut ajouter, que cet acharnement à
remettre sans cesse son ouvrage sur l'écheveau, est un acte à rattacher aussi aux
deux domaines généraux qui le concernent : L'Histoire et L'Art. Leur réunion,
l'Histoire de l'Art, en particulier, se présente comme un domaine susceptible et plus
exigeant encore, à cause de cette double gestion de textes et d'images reproduites.
Aussi cette remise en cause, par lʼauteur, de son propre travail, s'avère nécessaire et
cruciale, pour élaborer, avec précision, une pensée. Cette pensée décrit un
mouvement de balance entre ces deux poids 317. Aby Warburg, pour ne prendre qu'un
des meilleurs exemples, avait l'habitude de refaire quotidiennement ses tableaux
mnémosynes, et dont le système de fixations des reproductions sʼavérait non définitif
puisqu'il utilisait un jeu d'épingles318.
Ceci étant dit, le rapprochement des deux hommes (Malraux et Godard) dépasse la
simple utilisation dʼun titre. Les méthodes de travail interposées, (dans leurs multiples
316
. André Breton, Archives du surréalisme volume 1 : Main Courante du bureau , Paris, Ed. Gallimard,
1987.p.78.
317
. Antonin Artaud, “Cahiers de Rodez.12/45-01/46”, Œuvres Complètes tome XIX, Paris, Ed. Gallimard,
1990.p.112 : « (...) une espèce de balance, du moindre rapport entre les poids, je balance le texte et je
balance l'image, elle doit nous peser encore quelques secrets. »
318
. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, Ed. Macula, 1998.p.240-241.
119
interventions publiques, projets, processus et versions), sont clairement manifestées
de la part de Godard lorsqu'il reprend, précisément la même troisième partie d'un
livre, que Malraux établissait pour l'éditeur Skira, intitulé : La psychologie de l'art
(1947/1949)319. Le 1er volume qui s'appelle Le musée Imaginaire a été signalé
précédemment. Le 2ème volume s'intitule plus simplement La Création artistique.
En plus de la reprise du titre, Godard reprend le même mode de répartition (en 4ème
volume) que celui de Malraux lorsqu'il refondit en 1951, sa psychologie en voix du
silence320. C'est une indication supplémentaire, peut-être moins convaincante que
coïncidente, d'une nouvelle affirmation de Godard dans ce choix de filiation. Nous
répondrons en partie, un peu plus tard à cette assertion mais ici, on ne pourra qu'être
saisi par l'étrange familiarité des autres titres du film de Godard qui, à leur relecture,
présentent quand même des résonances malduciennes.
Au départ du projet, Godard dédiait ses épisodes juste à une seule personne. Dans
cette prévision d'hommage rendu, il aurait certainement voulu que cela soit André
Malraux puisqu'il était indirectement une figure dʼinfluence à l'initiative du film et
concepteur du terme la monnaie de lʼabsolu.
Gianni Amico, critique de cinéma italien a écrit sur Glauber Rocha. Comme ce
dernier, il fut l'assistant de Godard sur VENT D'EST321. Il est lʼintroducteur de la
relation que Godard eut avec Marco Ferreri (jouant également dans ce film). Amico a
également écrit dans les Cahiers du Cinéma. Sa présence est probablement liée à la
fin de lʼépisode, puisque le long de plusieurs séquences conclusives, un exposé sur
l'histoire du cinéma italien est présent. L'envoi sous-entendrait le désir de requérir un
jugement de la part du critique, plus à même de lʼapprécier.
James Agee constitue notablement, avec Manny Farber et Stanley Cavell, l'un des
critiques de cinéma important pour la pensée critique américaine d'Après-guerre. Des
319
. André Malraux, La psychologie de l'Art, Genève, Ed. Skira, 1947-1949. 1- Le Musée Imaginaire. 2- La
Création Artistique. 3- La Monnaie Vivante.
320
. André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Ed. Gallimard, 1951. 1.Le Musée Imaginaire. 2.Les
Métamorphoses d'Apollon. 3.La Création artistique. 4. La monnaie de lʼabsolu.
321
. Ref.Film34.VENT DʼEST. 1969.
120
critiques contemporains, comme Bill Krohn, Kent Jones ou encore Jonathan
Rosenbaum, ont pu sʼy référer régulièrement 322.
On retrouve à partir de cet épisode, un lien de fonction qui unit les deux personnes
dédicataires. Ici, le métier de critique est mis en valeur et constitue le point central de
la référence dédicatoire.
J/ EPISODE 3b
Que lʼadjectif, spécifiquement dans les HdC, soit placé après le nom crée une
étrangeté familière avec la célèbre expression. Nous comprenons quʼil sʼagit dʼune
référence à la Nouvelle Vague, cependant par lʼinterversion en Vague nouvelle, nous
sommes obligés dʼadmettre un phénomène de décalage. Mais avant de trouver à
quoi peut correspondre ce déplacement, présentons la référence. Ce titre renvoie au
terme que forgea Françoise Giroux, pour une enquête sur les jeunes dans le journal
L'Express qu'elle fonda. Elle qualifia en 1957, de “Nouvelle Vague”, cette nouvelle
génération de jeunes323, par la suite la même expression concerna strictement le
domaine cinématographique, pour désigner le flot de premier films apparus entre
1958 et 1962324.
Les cinéastes appartenant à cette dite Nouvelle Vague peuvent tout aussi bien se
circonscrire dʼune façon plus restreinte et orthodoxe : en incluant les cinéastes qui
ont rencontré le succès, pour les considérer comme chefs de file. La palme d'or
322
. Bill Krohn, “Lettre d'un ami américain”, TRAFIC n°3. 1992.p.110. Kent Jones, “Première prise”,
TRAFIC n°40. 2001.p.18. Jonathan Rosenbaum, “Grandeur et décadence du film-culte”, TRAFIC n°18.
1996.p.77.
323
. Francoise Giroux, “La Nouvelle vague arrive (Enquête)”, L'EXPRESS, 03/10-12/12/1957.
324
. 132 premiers long-métrages de fiction dans cette période (1958-1962). “Numéro Spécial Nouvelle
Vague” CAHIERS DU CINÉMA, n°138. 12/1962.
121
obtenue par François Truffaut joue alors un rôle majeur325. À partir de cette victoire,
on a estimé cinéastes de la N.V. : les seuls ayant collaboré aux Cahiers du
Cinéma326, François Truffaut, Eric Rohmer, Jacques Rivette, Claude Chabrol et Jean-
Luc Godard. Puis dans un cercle plus large de rédacteurs qui se mirent plus tard à la
réalisation : Luc Moullet, Jean Douchet, Pierre Kast, André S. Labarthe (qui réalisa
principalement des documentaires), et Jacques Doniol-Valcroze (fondateur des
Cahiers mais il n'appartenait pas à la même génération).
Habituellement sont inclus aussi les cinéastes de la Rive Gauche parisienne qui
firent leurs débuts, soit par des courts-métrages dans les années 50, soit encore
faisant partie du groupe des Trente : Agnès Varda, Jacques Demy, Alain Resnais,
Chris Marker, Robert Ménégoz, Jean-Daniel Pollet327.
Pour sa part et en tant que producteur financier328, JLG aida Jacques Rozier à
entreprendre son film ADIEU PHILIPPINES329, film emblématique de cette vague
nouvelle : il fut choisi plusieurs fois en tant quʼimage principale de la couverture des
Cahiers du Cinéma, comme leur numéro spécial consacré à la N.V. en 1962330 et
dans les HdC, c'est ce même photogramme du film : deux filles en maillot de bain sur
un bateau, que nous retrouvons plein écran au moment où apparaît le titre vague
nouvelle. Ce moment 331 ne figure pas dans l'épisode correspondant, mais il est au
début du troisième épisode, le 2a seul le cinéma332.
325
. François Truffaut, LES 400 COUPS. 1959. Palme d'or à Cannes la même année.
326
. Les trois longs entretiens principaux du numéro spécial consacré exclusivement à ce mouvement dans
les Cahiers du Cinéma, furent avec Chabrol, Godard et Rivette (Truffaut était en tournage et Rohmer,
rédacteur en chef de la dite revue). “Numéro Spécial Nouvelle Vague” CAHIERS DU CINÉMA, n°138.
12/1962.
327
. Jean-Michel Frodon, L'Age moderne du cinéma Français, Paris, Ed.Flammarion.1995.p.20.
328
. Ref.132.
329
. Jacques Rozier, ADIEU PHILIPPINES. 1962.
330
. “Certains le considèrent comme l'œuvre la plus représentative de la N.V.(sic) jusqu'à ce jour et sa
réussite la plus convaincante.” CAHIERS DU CINÉMA, n°125. 11/1961.p.2.
“Numéro Spécial Nouvelle Vague” CAHIERS DU CINÉMA, n°138. 12/1962.
331
. HdC.2a.seul le cinéma. pp.21-37.
332
. Après la discussion avec Serge Daney, vont défiler, l'un après l'autre, en génétitres, les 8 titres dont
sont composées les HdC : les 6 effectifs qui restent à dérouler et les deux fantômes. Il manque donc à ce
moment du film, ceux déjà entamés : le 1a toutes les histoires et le 1b une histoire seule. C'est l'occasion
pour Godard de les monter avec des photographies et de leur proposer un sens inédit.
122
INTERVERSION DES TERMES : MISE EN VALEUR DE LʼINTERSECTION
Aussi si le titre de l'épisode, Vague nouvelle fait référence à une intersection entre
l'histoire du cinéma et celle de Godard, il n'est pas évocateur du contenu réel de
lʼépisode. Cette intersection historique entre le cinéma français et le parcours de
Godard peut se résumer à cette expression Nouvelle Vague, puisque cela est aussi
le titre de l'un de ses films 333. Cʼest à partir de lʼépoque de la Nouvelle Vague que le
processus créatif de JLG, jouant sur un rapport de deux activités (écrire et filmer) va
s'intervertir : filmer prendra l'avantage sur écrire.
333
. Ref.Film67. NOUVELLE VAGUE. 1990.
334
. Jacques Rivette, “Génie de Howard Hawks ”, CAHIERS DU CINÉMA n°23, 05/1955.p.21-22.
335
. Ref.Film60.KING LEAR. 1987.
336
. HdC.2a.seul le cinéma. p.30. C'est au même moment du défilé des 8 titres évoqué plus tôt (note 247).
123
revendiquer une filiation avec Godard, et dont la figuration dans un de ses films a
valeur de confirmation337.
On notera que les deux tiers de l'épisode sont consacrés au MUSÉE DU RÉEL,
c'est-à-dire un hommage à Henri Langlois, à ses actions au sein du cinéma et à
l'importance fondamentale qu'il apporta à la nouvelle génération dʼaprès-guerre.
Celle-ci se différenciait de leurs aînés par une connaissance indiscutable des films,
voire de leurs propres films338. Par contre la fin de l'épisode consacrée aux amis
cinéastes, fait état dʼamitiés pour des cinéastes transgénérationels339.
Après donc une relativisation temporelle de leur situation, il sʼagit là dʼune remise en
cause en tant que sujets. Ce sont les films appréhendés les uns à la suite des autres
qui peuvent nous proposer une possibilité de production historique et constituent dès
lors cette Vague Nouvelle.
337
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149. le terme confirmation est employé par Godard lors de lʼévocation
de son propre rapport avec Langlois. Devons-nous peut-être considérer Godard comme vague nouvelle
de Langlois ?
338
. "Mais vous connaissez mes films mieux que moi" avouait Fritz Lang à Godard.
André S. Labarthe, LE DINOSAURE ET LE BÉBÉ. 1963. Documentaire filmant ce dialogue entre le
dinosaure-Lang et le bébé-Godard au moment du tournage du MÉPRIS.
339
. Quand même / Becker / Rossellini / Melville / Franju / Jacques Demy / Truffaut /vous les avez connus /
oui, c'était mes amis. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.162-164.
340
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
341
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
342
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
124
b/ Personnes auxquelles lʼépisode 3b UNE VAGUE NOUVELLE est dédié
FREDERIC C.FROESCHEL & NAHUM KLEIMAN
Frédéric C. Froeschel a été le directeur du Studio Parnasse dans les années 1945-
1950, période cinéphile du jeune Godard, tandis que Nahum Kleiman dirige
aujourd'hui la Cinémathèque de Moscou. Ce dernier est un ami. Il a fait venir Godard
plusieurs fois à l'occasion de projections de ses films à la Cinémathèque de Moscou,
et lui a fait (découvrir) rencontrer Artavadz Pelechian, dont il a utilisé divers extraits
de ses films dans ses films de montages 343. Il fut invité à participer au colloque de
Locarno en 1995.
C'est dans cet épisode que le Musée du réel, c'est-à-dire les séquences tributaires à
Langlois, est produit. Il paraît alors logique de le dédier à deux programmateurs.
Indiquons, on l'a déjà écrit, que Froeschel était associé avec Cauliez en dédicataires
pour le même épisode, originellement dans une première version sauf que l'épisode
était placé en 4a.
Substituer Kleiman, c'était sortir dʼun cercle dʼune cinéphilie strictement française.
Kleiman, de plus, a l'avantage d'être contemporain occupant une fonction identique à
celle de Langlois.
K/ ÉPISODE 4a
a/ Titre de lʼépisode 4a : LE CONTRÔLE DE L'UNIVERS
343
. Ref.Film 82. DE LʼORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE. 2000.
344
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.82.
125
d'éléments filmés du quotidien faisant partie intégrante de notre univers, que dans
ses films,...
[...A TRAVERS EUX/HITCHCOCK RÉUSSIT/ LÀ Où ÉCHOUÈRENT/ ALEXANDRE, JULES
345
CÉSAR/ NAPOLÉON/ PRENDRE LE CONTRÔLE DE L'UNIVERS]
Les deux hommes sont des critiques de cinéma qui ont tous deux écrit aux Cahiers
du Cinéma.
Leur parcours diffèrent un peu. Delahaye fait partie de l'aventure moderne, de la
rénovation de la revue, lors de son abandon de la couleur jaune de couverture,
emmené par Jacques Rivette en 1963346. Alors que Jean Domarchi, est un aîné ; Il
n'est pas de la même génération, il a écrit dès les premiers numéros des Cahiers du
Cinéma. Sa spécialité, dans le domaine économique, lui a donné une prédisposition
d'esprit à relever les enjeux de rapports de classes au sein du cinéma comme
profession, à une époque où seuls quelques intellectuels pouvaient citer Marx pour la
bonne raison de l'avoir lu. Domarchi écrivant aussi dans la Gazette du Cinéma fut le
témoin privilégié des débuts critiques de Godard et assista, comme lui, aux séances
du Studio Parnasse de Froeschel. Il demeure sans aucun doute un interlocuteur (réel
ou imaginaire) privilégié du cinéaste. Il fut l'un des principaux militants de la
reconnaissance intellectuelle du cinéma américain347.
Michel Delahaye, lui, vient à Paris et débute aux Cahiers du cinéma dans les années
60. Il accompagne Jacques Rivette pour les fameux entretiens de Boulez et de
Barthes 348. Il contribua intensément à la rénovation de la revue, adoptant un esprit
d'ouverture. Puis lorsque Rivette conduisit la Revue à sa politisation, Delahaye
assista à son éviction en 1970, au nom d'une ligne scientifique et matérialiste. Il
devint alors un acteur à l'allure énigmatique chez Rivette ou bien Eustache. Sa
345
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.85.
346
. Antoine De Baecque, Cahiers du Cinéma, Histoire d'une Revue 2, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma,
1991.p.100-183.
347
. Antoine De Baecque, “Jean Domarchi ”, La critique de cinéma en France, Paris, Ed. Ramsay,
1997.p.318.
348
. Michel Delahaye, Jacques Rivette “Entretien avec Pierre Boulez”, CAHIERS DU CINÉMA n°152,
01/1964. p.19.
Michel Delahaye, Jacques Rivette “Entretien avec Roland Barthes”, CAHIERS DU CINÉMA n°147,
09/1963. p.20.
126
citation ici peut être acceptée, à lʼinstar de Domarchi, du fait de son intérêt pour le
cinéma américain.
La rencontre des deux critiques met en valeur les références intellectuelles, qui sont
imposantes mais nécessaires chez eux. Domarchi citait dans ses articles, Marx,
Husserl ou bien encore Hegel, tandis que Delahaye, lui, avait fait état dans ses
articles d'une compréhension de la pensée de Levi-Strauss et du structuralisme, en
suivant ses cours au Collège de France.
Lʼintérêt pour ces deux destinataires met en relief également toute la partie
précédente à l'introduction à la méthode d'Alfred Hitchcock. Elle évoque, après un
éloge de la main du créateur, la force de l'engagement 349 et démontre la nécessité du
courage de l'intellectuel face à ses propres décisions et actions politiques350.
L / ÉPISODE 4B
a/ Titre de lʼépisode 4b : LES SIGNES PARMI NOUS
On trouve un titre qui, cette fois-ci, a pour origine l'écrivain diariste helvète Charles
Ferdinand Ramuz que Godard adapte librement dans lʼépisode, en reprenant la
nouvelle du colporteur352.
Les signes obtiennent une définition pendant l'épisode. Une citation du cinéaste
Manuel de Oliveira lors d'un dialogue avec JLG, organisé par le quotidien
Libération353, se retrouvera énoncée dans cet épisode :
"C'est d'ailleurs ce que j'aime au cinéma une saturation de signes magnifiques qui baignent
354
dans la lumière de leur absence d'explication"
349
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.32.
350
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.48-67.
351
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.56-57.
352
. Librement car dans cette nouvelle, il n'est pas question du cinéma.
Charles Ferdinand Ramuz, Les signes parmi nous, Lausanne, Ed. Plaisir de lire. 1953.
353
. “Godard et Oliveira sortent ensemble”, LIBÉRATION 4-5/09/1993.
Repris dans Ref.176b.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.
2ème Ed.1998,p.261.
354
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.225.
127
Cette phrase nous parvient par la voix d'une femme alors que le titre nous est apparu
comme carton simple. Il a été altéré. Et l'altération vidéo du titre est un effet de
larsen. Filmant l'écran qui lui même retransmet ce qu'il filme, l'effet larsen vidéo a la
particularité de reproduire à l'infini ce qui se trouve sur l'écran. Ici c'est le titre les
signes parmi nous qui semble être lʼadaptation directe et conséquente de la phrase
d'Oliveira : le lettrage se retrouve totalement saturé.
“Filmer n'est donc rien d'autre que saisir un évènement en tant que signe, et le saisir à une
seconde précise, celle où (…) la signification naît librement du signe qui la conditionne et la
355
prédestine”
Les signes parmi nous présente une possibilité d'entreprendre une définition du
cinéma : reconnaître les éléments qui constituent le film : l'image et le son, comme
des virtualités encloses, que notre regard viendrait défaire. Ce titre et son placement
dans l'épisode viennent corroborer la définition du cinéma dʼOliveira comme allure
mystérieuse, c'est-à-dire, absentes d'explication. La signification subjective que nous
projetons sʼavère alors le garant d'une liberté. Dans Les signes parmi nous, le parmi
témoigne d'une omniprésence telle que toute limitation s'avère impossible. Le parmi
peut désigner autour de nous mais aussi en nous-même. Les signes peuvent alors
proposer une exemplarité, comme représentative dʼune l'idée d'un absolu omniscient.
Précisément, dans cet épisode, Godard revient à ses écrits de jeunesse. Cela lui
permet de retrouver sa propre conception de ce quʼest le cinéma. La problématique,
qui lʼavait développée pendant le tournage des Carabiniers, est la suivante :
"(...) et entre parenthèses, là, j'en profite pour vous dire que comme par hasard, le seul grand
128
b/ Personnes auxquelles lʼépisode 4b LES SIGNES PARMI NOUS est dédié
ANNE-MARIE MIEVILLE, ET POUR MOI-MEME.
On pourrait être surpris, que l'auteur ait dédié à sa propre personne, ainsi quʼà sa
compagne, ce dernier épisode, si ce nʼest dans leur film SIX FOIS DEUX358. On y
trouvait déjà leurs deux prénoms et également un autre épisode était intitulé : 5b –
NOUS. Mais en dehors de cette présence dans lʼœuvre même, il sʼavère
exceptionnellement rare, de voir ce genre dédicatoire dans le cinéma et même dans
la littérature. Dans ses projets de départ, Jacques Rivette était la personne citée, qui
accompagnait Anne-Marie Miéville. Il faut aussi tenir compte du nous dans le titre,
faisant référence à lʼidée de couple. Si Godard préfère mettre moi au lieu de son
prénom et nom, c'est que l'effet total du dédoublement, cette fois-ci, aurait pu
provoquer une réaction comique, narcissique ou pédante.
WILLIAM WILSON
Godard cite amplement Feu sur Les Carabiniers 359, dans cet épisode. Après avoir
posé le seul grand problème du cinéma, comme nous venons de le voir, pendant le
commentaire du titre, il évoque, dans cet article, l'histoire de William Wilson360 pour
opposer la vie et le cinéma. Cette nouvelle d'Edgar A. Poe décrivait aussi le
dédoublement réel d'un seul personnage :
"(…) William Wilson qui s'imagina avoir vu son double dans la rue, le poursuivit, le tua,
361
s'aperçut que c'était lui-même et que lui qui restait vivant, n'était plus que son double."
Maintenant on peut tout à fait concevoir cette phrase pour le sujet de lʼépisode. Cʼest-
à-dire la présence de Godard se trouve dédoublée dans les HdC. Il est présent par la
figuration de son nom et présent à lʼimage/son.
Cette intrigante présence de lui-même comme double dédié est à mettre en rapport
direct avec la fin du film où l'homme-Godard énonce sa propre expérience, à partir
357
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.193.
358
Ref.Film143. SIX FOIS DEUX (SUR ET SOUS LA COMMUNICATION), (coréalisé avec A.M.Miéville,
1976).
359
. Ref.131.
360
. Edgar Allan Poe, “William Wilson”, Nouvelles Extraordinaires, trad. Charles Baudelaire, Paris, Ed.
Gallimard, 1932. p.89.
361
. Ref.131. Feu sur les carabiniers.
129
d'un texte362 de Jorge-Luis Borgès qui se référait lui-même à un autre poème de
Coleridge. Ce premier, à lʼinstar du conte de Poe, évoque le parcours parallèle d'un
double :
362
. Jorge-Luis Borges, “Two English poems”, Œuvres Complètes , (Tome II), Paris, Ed.Gallimard-Pléiade,
1999. p.52. d'après Samuel T. Coleridge.
363
. HdC.4b.les signes parmi nous. pp.306-311. Les barres sont ici les changements de pages.
364
. HdC.2a.seul le cinéma. p.15. Ces deux portraits de JLG, présentant son visage dans deux axes
différents (Face et demi profil) sont montés en fondu enchaîné (50%), ce qui donne pour un instant, deux
visages de JLG dans le même temps.
365
. Voir dans notre Troisième Partie, lʼanalyse du début du film où nous avons développé amplement
cette démonstration.
366
. Ref.Film 82. DE L'ORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE. 2000.
130
de scénario MOI, JE établi en 1973, mais récemment découvert, et dont on retrouve
des traces de la volonté de faire une histoire du cinéma par le cinéma :
"Qui écrira un jour une véritable histoire du cinéma et de la télévision ? En voici quelques
367
fragments encore bien incomplets."
Il ne faut pas négliger le fait que le moi est une matière en travail qui sera souvent à
considérer comme un matériel esthétique pauvre. Lʼutilisation de lʼartiste par lʼartiste
même relève dʼune opportunité de travailler avec une main dʼœuvre gratuite et
docile372.
367
. Ref. 178.18. MOI, JE. projet de film (1973). in Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre
Pompidou (2006).
368
. Ref. 178.21. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma. (1978).
369
. Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006, Galerie Sud, 11 mai - 14 août 2006.
370
. Ref.178. Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre Pompidou (2006).
371
. Sans avoir toutefois, un besoin réel de le savoir.
372
. Martial Raysse, CAMEMBERT ÉLECTRIQUE. 1973.
373
. Ref.178.18. MOI, JE projet de film (1973). C'est en liminaire d'une des parties p.225.
374
. Lee Friedlander, Autoportrait, Ed.Centre National de la Photographie, coll.Photo Notes.1992.
131
qui est un photographe qui travaille à faire son autoportrait photographique depuis
plus de quarante ans, sans être pour autant narcissique. Cette affirmation à trouver
son visage comme un paysage social375 rejoint une conception similaire de la
visagéité chez Godard376.
C'est même dans un mouvement inversé, que le travail de recherche sur le moi se
constitue pour Godard. A la fin des années 60, on assiste à une dissolution de son
moi, moment de la sortie de son expérience collective (Le groupe Dziga Vertov377). Il
va alors travailler à l'établissement d'un scénario intitulé : Moi, je. Ce scénario, pour
Michael Witt, est à considérer aussi comme une variante explicitement
378
autobiographique des HdC. Rappelons que le projet tel qu'il s'est concrétisé à
379
Montréal à vouloir faire ces HdC, fut la confrontation de ses propres films avec
d'autres films du cinéma. Le récit possible de cette confrontation constituerait alors le
socle d'une réflexion épistémologique. On connaît l'anecdote de Jackie Evrard, lors
de sa rencontre à New-York avec Godard, à la sortie de la salle de cinéma qui
diffusait le film de Nicholas Ray, WE CAN'T GO HOME AGAIN (1973) : cela l'avait
bouleversé. 380, car c'était exactement comme un autre lui-même qui présentait son
travail de recherche. Ce film de plus, qui présente les résultats d'un travail avec des
effets d'incrustation vidéo, et de multi-écran381, sera le film de référence pour
382
NUMERO DEUX , et dʼautres films de l'époque grenobloise. Le film de Ray montrait à
Godard la possibilité dʼintégrer des expérimentations vidéos dans un film de fiction au
format traditionnel (35mm et 1h30).
375
. John Szarkowski, Friedlander soi-même, Paris, Ed.Centre National de la Photographie, 1992. p.9.
376
. Ref.Film.22. DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE. 1966. : “Le visage c'est comme un
paysage”, dixit Marina Vlady.
377
. Pris dans les deux évènements historiques : Mai 68 et les accords de paix au Vietnam (1973).
Ref.Film32. BRITISH SOUNDS, 1969. jusqu'à Ref.Film42.TOUT VA BIEN, (coréalisé avec JP.Gorin,
1972).
378
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris,
Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.271.
379
. C'est une partie sur laquelle on va revenir juste après.
380
. Jackie Evrard, “Sur numéro Deux”, IMAGE ET SON n°459, 09/1975.
381
. Un peu à la manière des films de Malcolm Le Grice.
382
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975.
132
M/ LES DEUX ÉPISODES FANTÔMES
"Montage mon beau souci (..) repart d'un article que j'avais innocemment écrit et auquel je ne
comprends plus grand-chose aujourd'hui (1988.nda). C'est l'idée que de même, la peinture a
un moment réussi la perspective, le cinéma aurait dû réussir quelque chose, et qu'il ne l'a pas
385
pu à cause de l'application de l'invention du parlant. Mais qu'on en a des traces..."
383
. Ref. 68. Montage mon beau souci. n°65. 12/1956.
384
. Valery Larbaud, Femina Marquez, Paris, Ed.Gallimard, 1926. p. 68.
385
. Serge Daney, « Godard fait des Histoires », LIBÉRATION. 26/12/1988. Repris dans Ref.176b.Jean-
Luc Godard par Jean-Luc Godard, [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998, p.161.
386
Serge Daney, « Godard fait des Histoires », LIBÉRATION. 26/12/1988. Repris dans Ref.176b.Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998, p.161.
133
Psaumes. La Réponse des Ténèbres en vérité s'écrit à l'ancienne (répons) et fait
répons, aux Lamentations de Jérémie. Les œuvres musicales (de Gesualdo ou de
Couperin) s'intitulent plus souvent Leçons des Ténèbres, ou encore Offices des
Ténèbres, et c'est à l'intérieur de celles-ci que l'on trouve des répons des Ténèbres.
C'est l'idée de réponse qui va intéresser Godard, et lui faire prendre cette expression
pour titre. En effet, comme si les Ténèbres étaient douées du pouvoir de répondre à
nos appels ou encore à nos images. On retrouve entre les hommes et les Ténèbres
la même relativité, celle du rapport de l'homme avec le néant, ainsi faisant écho avec
la phrase de Maurice Blanchot que Godard emploie dans le dernier épisode :
387
"L'image capable de nier le néant est aussi le regard du néant sur nous."
Cet exemple montre que cette partie des HdC comprend en fait certain des éléments
prévus pour cet épisode fantôme. On y retrouve la même volonté de conférer une
autonomie de regard et de geste à des d'éléments comme les Ténèbres ou encore le
Paradis 388.
387
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.300. Maurice Blanchot, « Les deux versions de lʼimaginaire »,
Lʼespace Littéraire, Gallimard, 1955. p.98.
388
. HdC.4b.les signes parmi nous. pp.306-311.
389
. Ref.Film 51. PRÉNOM CARMEN. 1982.
390
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.70.
391
. « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » HdC.2a.seul le cinéma. p.78.
134
Jean Narboni, Sylvie Pierre, et lui-même) sur la théorie du montage intitulé
simplement MONTAGE392, peut-être est-ce la raison pour laquelle il lui dédie cette
partie. On pourrait trouver quantité d'autres raisons liées au cinéma de Rivette. Sa
réputation à résister lorsqu'il s'agit d"amputer" ses films de plusieurs minutes quand
le producteur souhaiterait le conformer à une durée standard393.
Après avoir établi l'inscription des épisodes du film et de ses quatre versions, nous
pouvons poursuivre lʼanalyse du processus de fabrication du film, en repérant les
différentes tentatives antérieures. On découvrira leur importance pour sa constitution
finale, lors de notre prospection temporelle.
Par contre, après la réalisation des HdC, certains autres films de Godard sʼy
rapportent directement, soit par leur style, soit par lʼobjet même de leur création — ce
qui chez Godard coïncide avec l'évènement des formes—, ainsi ces films sont
considérables comme des annexes affiliées :
"On pourrait noter également que certaines autres vidéos récentes (...) pourraient être
394
considérées avec profit comme des "annexes" d'Histoire(s) du cinéma."
Les HdC disposent de 6 annexes dont 3 sont réparties nationalement, tel que figure
sans contestation le nom du pays à chaque titre :
392
. Collectif, “Montage”, CAHIERS DU CINÉMA n°210. 05/1969.p.17. Lʼauteur sʼest vu confirmer par
Rivette lui-même quʼil avait bien participé avec dʼautres à lʼélaboration de cet article.
393
. Gilles Delavaud, “S.Tchalgadjieff, à pied d'œuvre”, CAHIERS DU CINÉMA n°327.09/1981.(Petit
Journal) page V, VI.
394
. Jonathan Rosenbaum, “Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard”, TRAFIC n°21
Printemps 1997.
135
A/ UNE ANNEXE ALLEMANDE :
"ALLEMAGNE ANNÉE NEUF ZÉRO, Solitudes, un état et des variations"
(62mn, 1991)..
395
. Source Dossier de production de Nicole Ruelle, Brainstorm Production,
communiqué par Bernard Eisenschitz, traducteur des sous-titres à cette occasion.
136
Puis trois autres films, qui ne sont plus des annexes concernant son domaine
dʼétude, mais aborde le sujet historien que Godard sʼattribue. Pour cela, les trois films
sʼy rattachent implicitement. Le premier JLG/JLG (Autoportrait de décembre) est un
autoportrait de lʼauteur en historien, le second correspond à une étude
épistémologique du cinéma dans son rapport avec les Arts et lʼhistoire de lʼart.
Pour finir, une postface qui pourrait être perçue comme une possible synthèse du
cinéma regardant rétrospectivement le XXème siècle.
E/ UN SUPPLÉMENT CRITIQUE :
"THE OLD PLACE, Small Notes Regarding the Arts at Fall of 20th Century" (49mn,
1998).
Co-réalisé avec Anne-Marie Miéville. Comme le film-annexe produit par la BFI, le film
est une commande dʼun musée, cette fois-ci pour lʼanniversaire de la création du
MUSEUM Of MODERN ART de New-York. Comme lʼindique le titre, nous assistons à
une série numérotée dʼaphorismes concernant les Arts et lʼHistoire de lʼArt. Dans ce
film, Godard va se définir comme historien vivant dans la patrie des artistes.
396
. HdC.2a.seul le cinéma. p.39.
137
F/ UNE POSTFACE :
"DE L'ORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE (pour moi)" (15mn, 2000).
Le film est une commande pour lʼannée 2000 du Festival de Cannes co-Produit avec
la chaîne Canal+. Il est doté dʼun titre provisoire et dʼun sous-titre, car il avait été
annoncé comme HISTOIRE(S) DU XXème SIÈCLE, dans les programmes de
télévision et pour ce qui est du sous-titre un POUR MOI apparaît quelques secondes
après que le titre principal arrive et perdure. Ce film propose un regard proprement
rétrospectif car son mouvement est à rebours, partant des années 90 et finissant au
début du siècle, coïncidant avec lʼarrivée du cinéma.
Une grande partie de la matière filmique sont extraits des HdC, à part des images de
la Seconde Guerre Mondiale qui venait de paraître à lʼépoque et qui eut un certain
retentissement dans lʼhistoire des archives du film, car elles étaient en couleurs. A
noter également dans la bande-son lʼutilisation de la voix dʼun écrivain français :
Pierre Guyotat, qui lit le début de son nouveau roman-fleuve : Progénitures.
Lʼinvention des mots et dʼun langage chez Guyotat, en réinventant la langue
française à la racine des mots, est tout à fait caractéristique et prends une dimension
lyrique surprenante dans ce film.
138
CHAPITRE TROIS : MATÉRIOLOGIE DES HdC
1/ PRÉSENTATION
2/ REGISTRE DES DONNÉES DES HDC
1/ PRÉSENTATION
Avant même de poursuivre notre étude sur les prédéterminations du film, il nous a
semblé intéressant de présenter un registre succint de la matière employée, afin de
mieux comprendre de quoi les HdC sont composées.
Nous tenterons dans la mesure du possible de donner quelques exemples de
matières extraites.
139
B/ LES HUMAINS : IMAGE & NOM
a/ image
i/ en film (en tant qu'acteur, ou bien sur un plateau, au travail)
- Charlie Chaplin jouant du piano. HdC 1a
- O. Welles dans LE MARCHAND DE VENISE. HdC 1a
- Frank Borzage (sur une chaise portant son nom
dans un plateau de cinéma
ii/ en photo portraits
John Ford, Nicholas Ray, Max Linder. HdC 1a
b/ nom
i/ écriture nominale
a) par Godard en génétitres :
JEAN EPSTEIN (HEP / STEIN). HdC 1a
b) par eux-mêmes : signature (Howard Hughes)
ii/ évocation nominale par la voix off
« Jacques Demy, Truffaut, C'était mes amis ». HdC 3b
iii/ voix de cinéastes
voix d'Alfred Hitchcock. HdC 4a
Nous nous sommes concentrés sur les cinéastes tout en sachant que dʼautres types
dʼactivités ont conduit dʼautres hommes ou femmes à figurer dans le film selon leur
nom, présence visuelle ou encore voix.
140
b/ L'image fixe dessin, peinture
i) origine de l'histoire de l'art P
ii) origine diverses (écritures) Px
c) L'image mobile
i) L'image mobile cinématographique I
iv) image mobile de cinéma accompagné du son d'origine Is
v) L'image mobile vidéo Iv
vi) Lʼimage plateau, tournage spécialement pour le film ITP
vii) L'image mobile vidéo (non issue du domaine de l'art) TV IMVx
vii) Autre types de reproductions (peinture, dessin, ordinateur) IMV
d/ Sons
ix) Son Seul (bruitage, effets, voix-off) SS
x) Son origine cinématographique Bande Son BO
xi) Son accompagné de son image de référence iS
141
DEUXIÈME PARTIE
GÉNÉALOGIE 2 : ANTÉCÉDENTS
IRREDUCTIBILITÉ DE L'ŒUVRE
Cette étude n'a ni la prétention de l'exhaustivité, ni celle d'établir l'importance des
conséquences historico-esthétiques des films de Godard sur l'ensemble du Cinéma, ni
encore moins de repérer théoriquement des motifs comme la reprise ou la répétition.
Nous nous sommes concentrés spécifiquement sur le film Histoire(s) du cinéma, sur
l'origine de sa constitution (sa généalogie), par l'entremise de pratiques du cinéaste qui
l'ont conduit à désirer puis à filmer cette histoire du cinéma.
Envisager l'œuvre de Godard dans lʼimmensité de ses pratiques n'est pas une entreprise
anodine. Elle pourrait correspondre à la rédaction de multiples sujets de thèse. Ayons en
mémoire cette immensité pour ne pas céder à la généralisation, ce à quoi l'étude de
Godard incite périodiquement aux exégètes fourvoyés.
1
. C'est par souci de clarté mais aussi d'équité que nous avons principalement reporté à la 3ème partie :
Critique des représentations, les différents travaux d'écritures impliquant les participations subjectives au
film.
2
. Les différentes éditions en DVD du film nécessitaient une élaboration dʼun morcellement par séquences,
parce que ce support lʼimplique.
3
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed P.O.L. 1999. p.247 : présentant un résumé, Aumont, à la fin de
son livre, justifie :“Comme le voyageur qui rêve sur les ruines (...) peut avoir besoin, malgré tout, d'une
carte IGN”.
143
vers eux. Et nous savons, pour avoir fréquenté , comme eux, le film assidûment, toute la
difficulté qui réside à savoir se détacher de ses propres projections, de ses propres
pensées, illusions que l'on placent devant le film. Car la forme de ce film étant singulière,
il nous dispose à vouloir le concevoir singulièrement tout autant. Comme cela a été
énoncé précédemment, sans méthodologie préalable, on instaure un savoir sans voir.
Aussi pour savoir tout en ayant vu, par souci de précision dans le présent propos, cette
étude de la production requiert une volonté de trouver et de retrouver des éléments
constitués dans les films précédents de Godard et dans son travail d'écriture critique
effectué en majeur partie avant ceux-là. Ces éléments viendront attester la position fiable
désirée face au film, parce quʼils ont déjà été à lʼœuvre dans ses films.
Ces éléments de production filmiques, textuels voire gestuels sont des éléments réflexifs
sur le cinéma et témoignent d'une prédisposition, de son désir dʼhistoire du cinéma,
jusqu'à sa réalisation filmique.
A/ CRÉATION DE LʼANNEXE 1
Les éléments réflexifs apréhendés dans les différentes formes décrites suivantes,
constituent les catégories de production.
C'est la pratique du cinéma dans son ensemble qui, chez Godard, engendre le
mouvement de cette continuité désirable, et qui constituera la partition d'une annexe.
La production de Godard peut se décomposer en différentes catégories artistiques qu'on
disposera ultérieurement en références en créant cette première annexe :
—Production écrite
—Production filmique
—Production gestuelle. Intervention. Parole. Incorporation.
programmer, monter, schématiser, dessiner, jouer (acteur).
144
B/ CRÉATION D'UN CLASSEMENT DE RÉFÉRENCES PAR CATÉGORIE
PAR UNE MISE EN ANNEXE DE LA PRODUCTION.
L'ensemble de la production de Godard est d'une telle ampleur — il y a à peu près 200
éléments référencés pour l'écrit et 90 films — qu'il nous a semblé plus simple et judicieux
de séparer ce classement du corpus de la thèse, en créant une annexe qui regrouperait
l'infrastructure de ce travail de classement et de repérage des prédéterminations.
145
Tout l'enjeu de la constitution de cette annexe consiste pareillement à essayer de
réfléchir hétérologiquement sur ces pratiques autres, qui peuvent être en rapport avec le
cinéma ou l'écriture de l'histoire, sans toutefois en être la fonction centrale et homogène.
Rappelons quʼune pratique historique demeure homogène en premier lieu à lʼécriture de
celle-ci, autant que la pratique du cinéma est liée avant toute autre au filmage5.
Ce que va faire Godard, c'est entériner l'inversion de ces pratiques homogènes : Aussi
commencera-t-il par
Comme nous lʼavons déjà exposé dans l'introduction générale, la relation, établie entre
cinéaste, film et spectateur, ne peut se définir comme une détermination car elle est en
mouvement, mouvementée même.
146
lʼœuvre jusquʼà un point de non retour de lʼentendement, un statut précaire où la propre
réalité du film serait mise en danger. Aussi la condition de survie de lʼœuvre consiste à
échapper à toute figuration7, aux expériences que lʼon fait dʼaprès elle, et ainsi à toute
détermination. Le cinéma est un art dans la limite de sa contrainte représentative8.
Lʼétude du film en elle-même offre cette contrainte si l'on passe par des déterminations
en vue dʼune multiplicité de représentations. A lʼinverse, c'est aussi la limite de sa
résolution, car la détermination clôture le film à la seule signification quʼelle a dégagée.
Face à ce paradoxe — sans détermination pas de savoir possible, mais avec elle c'est le
voir qui n'est plus en place —, Georges Didi-Huberman rappelle la force dialectique de
cette formule : Savoir sans voir ou voir sans savoir, au moment même où il interroge la
capacité de l'historien face à une œuvre d'art et précisément à sa méthode et de son
évolution quant à sa discipline.
Savoir sans voir c'est la perte du réel de l'objet dans la clôture symbolique du discours
qui réinvente l'objet à sa propre représentation, caractérisons-la par la vanité.
ou bien si on décide de voir, cela serait voir sans savoir, caractérisé par lʼignorance, car
l'objet du voir éventuellement touché par un bout de réel, disloquera le sujet du savoir,
vouant la simple raison à quelque chose comme une déchirure9.
Aussi son exemple devrait nous conduire à inclure une notion de temps à notre
problème.
Si la notion de temps intervient dans l'analyse d'un même objet, c'est se donner la
possibilité de dédoubler sa vision comme celle de dédoubler sa réflexion. Puisque
devant nous, le film, lui aussi, est en mouvement dans le temps. Alors, la seule
possibilité de placer du temps entre nos deux savoirs consiste à scinder notre analyse.
Cela justifie de se placer avant la possibilité de sa détermination (une pré-détermination)
puis de revenir après qu'elle soit passée (sur-détermination)
7
. Georges Didi-Huberman, Devant l'image, Paris, Ed. de Minuit.1990. p.173.
8
. Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La fabrique. 2003.p.129.
9
. La formule et les deux citations proviennent de :
Georges Didi-Huberman, Devant l'image, Paris, Ed. de Minuit.1990. p.172.
147
En vue de nous interroger sur le moment de notre détermination, nous proposerons une
double approche spéculative de lʼobjet, qui pourra se recouper dans la virtualité de son
déroulement en plusieurs points d'intersections.
10
Comme nous lʼavons exprimé précédemment, il sʼagit de dédoubler sa vision (spéculaire) et de
dédoubler sa réflexion (spéculatif), le terme de spéculation, utilisé à bon escient fait correspondre
heureusement notre vision du film avec notre réflexion.
11
. Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes dʼune philosophie du cinéma, Paris, Ed. P.U.F. 1946. p.19.
148
LA CLASSE INDIGÈNE
La classe indigène comporte des éléments provenant de l'œuvre même de Godard sans
faire partie toutefois des HdC. Les éléments sont produits par Godard lui-même et
antérieurs aux Histoire(s) du cinéma. — Laissons volontairement la classe exogène de
côté. Elle suscitera plus tard quelques développements.
Les éléments de production écrite —sa pratique de l'écriture—, ont principalement été
effectués aux débuts de son métier. Il y a la rédaction des critiques de cinéma et les
rares synopsis du tout début. Rares car il abandonnera cette pratique liée au projet
filmique. Pour se mettre en rapport avec des producteurs, et réaliser les films souhaités,
Godard n'écrira plus de scénario in extenso. Ses projets filmiques, pour la plupart,
circulent de la production écrite à la production gestuelle. Ces projets ont différentes
formes de présentation, comme on lʼavait vu pour les projets des HdC : soit sous la
forme de collage (Projet inabouti de ONE AMÉRICAN MOVIE, 197912) ; soit sous la forme
d'un film pilote13, (PETITES NOTES À PROPOS DE JE VOUS SALUE MARIE14) ; soit encore
sous la forme dʼun tableau synoptique, une grille15qui, selon son auteur, montre les
thèmes abordés, partie par partie, (FRANCE TOUR, DÉTOUR DEUX ENFANTS, 1977/7816).
12
. Ref.176a. “The Story”. dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.I], Paris, Editions de
l'Étoile.1998.p.418. . Indiquons comme c'est la première référence de JLG PAR JLG dans cette partie que
les références seront prises en permanence dans l'édition la plus récente (celle qui est en deux volumes)
car c'est la plus complète.
13
. Un film-pilote ou pilote est un terme issu du vocabulaire de production audiovisuelle, il désigne le film
prototype, ou le numéro zéro d'une série d'un feuilleton, en vue de sa présentation pour la recherche de
financement.
14
. Ref.Film52. PETITES NOTES A PROPOS DE JE VOUS SALUE MARIE. 1983.
15
. Grille est un terme employé par Godard pour désigner son Projet télévisuel FRANCE TOUR DÉTOUR,
DEUX ENFANTS [Ref.Film45 (Co-réal AM Miéville, 1977/1978)]. PROBLÈMES AUDIOVISUELS. n°13.
05/06-1983.Ed. La Documentation Française/INA. p.53.
Ref.Film45. (Co-réal AM Miéville, 1977/1978). Dans la seconde partie un développement est consacré à
la pratique schématique.
16
. Ref.Film45. (Co-réal AM Miéville, 1977/1978)
149
Les éléments de production filmique ne proviennent pas seulement de la fonction de
cinéaste mais peuvent aussi provenir de ces qualités de producteur, ou de monteur.
Le problème reste posé quant aux HdC, qui, comme la pratique de la parole, traversent
les différentes sectorisations de la production. C'est dans la Troisième partie de cette
étude que les formes projectives des HdC seront étudiées en tant que représentation
selon leur diversité.
150
Tout élément, texte, film qui pourra intéresser Godard ne peut être strictement
prédéterminant, car si le film intéresse Godard, il lʼutilisera, on vient de le dire comme
matière directe pour composer les HdC et donc cet élément deviendra déterminant. Une
fois pris dans lʼactualité de la projection, il ne pourra être dans lʼavant qui nous
intéressait : le domaine de la prédétermination ; sinon, selon cette logique : ce sont tous
les éléments qui composent le film qui deviennent éléments déterminants et a priori tous
ces éléments déterminants sont prédéterminés par Godard au moment de la conception.
Il reviendrait à étudier alors lʼensemble du film dans sa totalité, ce qui, rappelons-le,
nʼétait pas notre objectif dʼapproche.
Il se trouve que lʼélément prédéterminé externe peut être dans une relation indirecte
donc personnifiée. Pour ce cas, deux solutions se présentent en vue de la
personnification. Soit premièrement cʼest la personnification du producteur de lʼélément
direct qui entre en contact avec le film HdC. Soit deuxièmement cʼest Godard qui
sʼapproprie lʼélément direct.
Indirectement, des femmes ou des hommes, par leurs propres travaux, se constituent
comme préexistants mais dépendants de la réalisation des HdC.
Le problème posé dʼune préexistence aux prédéterminations externes se fonde de
nouveau comme limite à notre propre conception du film HdC.
Le cercle vicieux voudrait alors que soient objets d'étude uniquement des matières
filmiques ou des personnes extérieures au film, c'est-à-dire non présentes dans les HdC
(seulement préexistantes, en tant quʼinfluences), alors que le film, souvent en certaines
de ces parties, procède à l'éclairage historique de la perspective de sujets qui ont été
justement conçus comme prédéterminants pour le cinéaste.
151
D/ UN EXEMPLE : ORSON WELLES
18
. Il ne sʼagit pas dʼaffirmer quʼil nʼya pas dʼextraits de films de Welles (déterminant) dans les HdC, mais
dʼétudier lʼinfluence de Welles dans les films de Godard avant les HdC.
19
. Serge Daney, “Travail, lecture, jouissance”, CAHIERS DU CINÉMA n°222. 1969.p.40.
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed. Gallimard. 3eme Ed. Folio/Histoire, 2002.
p.95 : "connaître le mode de la place particulière d'où l'on parle."
152
fourvoiement, parce que nous aurons ignoré une étape fondamentale dans le processus
de lʼinfluence de Welles sur les HdC.
La classe des prédéterminations internes est une classe interne esthétique. Esthétique
parce qu'elles sont présentes antérieurement dans différentes données formelles qui
vont composer la dimension conceptuelle des HdC. Par la suite, elles seront des "pistes"
relatives aux surdéterminations du film.
Ces éléments prédéterminants sont constitués comme autant dʼéléments esthétiques
réflexifs. On peut tenter de les retirer de l'hétérogénéité composite de l'œuvre de
Godard.
A/ FORME ÉCRITE
Soit l'élément se présente sous une forme écrite. A cette occasion, une étude critique est
menée, démontrant, par l'isolement d'un certain nombres de phrases, comment elles
sont révélatrices de la pensée de Godard et, systématiquement, on constate la déviation
de la fonction première de l'objet (critique de film ou établissement dʼun résumé) vers un
discours sur le cinéma en général. C'est le premier mouvement de désir de Godard,
repérable, en vue de la constitution des HdC.
B/ FORME FILMIQUE
Soit l'élément est sous forme filmique, (d'images et/ou des sons) et, tel qu'il est conçu, il
peut s'apparenter à la formation dʼune matière en vue de représentation artistique ; il a
en lui-même la mémoire de sa destination. C'est le deuxième mouvement de désir de
Godard, puisque cet élément en mouvement est accompagné de la représentation de
son but.
153
C/ FORME GESTUELLE
Enfin, soit l'élément est sous forme gestuelle. La forme gestuelle est le geste de Godard
repérable sur des pratiques autres que celles de la forme filmique ou de la forme écrite.
Habituellement, les études universitaires cinématographiques se concentrent sur une
mise en valeur des deux premières formes (écrit et film). La forme gestuelle étant plus
rarement considérée voire sollicitée, il convient ici de développer un peu plus sa
définition.
La forme gestuelle est la possibilité de trouver des traces de pratiques autres que celles
que Godard utilise habituellement. Cʼest-à-dire autre que l'écriture ou le filmage. On voit
que pour obtenir la liste de ces pratiques :
LA FORME GESTUELLE FAIT PARTICIPER NÉGATIVEMENT LE CINÉMA ET
L'ÉCRITURE ENTRE EUX.
Pour mieux saisir ce parallèle dialectique, il faut accepter quʼil y ait deux domaines dans
lesquels les pratiques se déroulent : LʼHistoire et le Cinéma.
Parce que cʼest à partir dʼune double possibilité dialectique de lʼhistoire du cinéma, que
la production de Godard va pouvoir s'effectuer.
154
A/ PENSER LE CINÉMA AUTREMENT QUE PAR L'ÉCRITURE.
a/ La pratique de la parole.
LA PAROLE PEUT ADOPTER TOUTES LES FORMES
Toutes les activités godardiennes ne se sont pas non plus parfaitement sectorisées. Il y
a évidemment des procédés qui se retrouvent à cheval sur plusieurs pratiques, nous
pensons par exemple précisément à l'activité de la parole.
L'activité de la parole peut se retrouver, soit dans les films et elle devient forme filmique,
soit, lorsqu'il faisait cours à Montréal en 1976, attribuée à la fonction d'historien de
cinéma, et elle devient forme gestuelle ou bien encore lorsqu'il intervient en direct au
Journal Télévisé pendant la guerre des Malouines. Elle participe encore à une forme
(gestuelle) d'intervention qu'on aurait tort de croire superficielle parce que non filmique20.
Si un de ces entretiens était retranscrit, la parole deviendrait alors forme écrite. C'est
pour cela que nous avons compartimenté l'ensemble des retranscriptions de ses
entretiens 21 qui appartiennent doublement tant à la forme gestuelle qu'à celle écrite.22 Il
ne s'agit finalement que d'une appréciation du temps pour que le statut de la parole
change de forme.
20
. Antenne2. Journal de 13h. 10/05/1985. Godard arrivera à forcer le présentateur Philippe Labro (qui joue
dans MADE IN USA) à dire, ce qu'il estime comme le seul aveu d'honnêteté pour un journaliste: “Oui, moi,
Philippe Labro, je n'ai rien vu aux Malouines”, en référence à la phrase clé de Duras [scénariste de
HIROSHIMA MON AMOUR, Alain Resnais. 1958] : Tu n'as rien vu à Hiroshima, que Godard dans les HdC
déclinera sur les villes qui ont connu des sièges de bombardement : [TU N'AS RIEN VU À HIROSHIMA, À
LENINGRAD, À SARAJEVO]. HdC.4b.les signes parmi nous. pp.180-181. On y retrouve un nouvelle fois
encore le motif de l'aveuglement comme témoignage de vérité. (Ne rien voir c'est savoir).
21
. C'est principalement ses entretiens aux Cahiers du Cinéma (voir Annexe 1. B/ LA PAROLE : HUIT
ENTRETIENS)
22
. Cf Annexe 1.
155
extérieure au fait filmique : par exemple dans son acception au vocabulaire du monde du
livre. Le montage de deux photos, ou bien encore une photo avec un texte, ou encore la
confrontation de deux programmes télévisés23. Le montage peut prendre forme avec une
parole sur une photographie.
La pratique du collage, telle qu'on la voit effectuée dans SIX FOIS DEUX24, est une
pratique qui rejoint directement le montage dès que celui-ci est considéré en dehors du
cinéma. Le terme de collage est lié historiquement à une pratique des Arts plastiques.
Même s'il serait intéressant d'étudier la co-apparition des phénomènes entre le cinéma
et celui-ci. On peut d'ores et déjà le nommer montage hétérogène.
Peu de cinéastes ont revendiqué leur filiation avec Jean-Luc Godard. Il y a Philippe
Garrel27, Chantal Ackerman28, ou encore Leos Carax 29. Cette situation sʼavère paradoxale
car quand on compare ce petit groupe au grand nombre d'artistes plasticiens qu'il a
fascinés. Nommons parmi eux : Gerhardt Richter (Studio, 1989), Elke Kristufek
(Collages, 1995), John Baldessari (Rencontres, 1973), Cindy Sherman (#15-#20, 1986)
Richard Prince (Women, 2001)... Tous ont revendiqué une influence de Godard plus ou
moins grande à un moment donné de leur parcours, apportée grâce à la pratique
hétérogène du collage cinématographique.
La projection de certains de ses films à lʼoccasion de grandes expositions collectives
d'Art contemporain30 place JLG souvent comme un représentant isolé du cinéma
traditionnel, face à ce milieu-là31.
23
. Voir Ref.Film41.NUMERO DEUX. (Co-réal avec AM Miéville, 1975). C'est dans ce film, où l'on retrouve ce
principe : Godard devant la caméra confronte deux programmes différents d'images de fictions d'un côté et
d'actualités de l'autre, créant, par la persistance et la simultanéité, un nouveau sens qui dépasse les deux
programmes eux-mêmes.
24
. Ref.Film42. SIX FOIS DEUX. SUR ET SOUS LA COMMUNICATION. 1975.
25
. Artiste américaine. voir Catherine Denonchelle, “Porn in the USA”, MIXT(E) N°14. Été 2001.p.51.
26
. Rirkrit Tiranavija, DOCUMENTS SUR L'ART, Été 1996.n°9.p.91-107.
27
. ALPHAVILLE a déterminé lʼenvie de faire des films pour Garrel, selon son propre aveu. Jean Douchet,
Philippe Garrel, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma, 1991.p.43.
28
. Philippe Garrel, LES MINISTÈRES DE L'ART. 1988.
29
. Carax a été assistant de Godard sur KING LEAR. Ref.Film60.
30
. Celles, par exemple, qui se sont déroulés seulement au Centre Georges Pompidou à Beaubourg, Paris
: MASCULIN/FEMININ : LE SEXE DE L'ART (1999), AU-DELÀ DU SPECTACLE (2002).
156
c/ La pratique de la programmation.
Associer différents films entre eux dans un dessein projectif consiste en une pratique
voisine du montage mais cette fois-ci, l'unité filmique (qui était le plan) devient le film
entier ou bien encore une séquence extraite. Lʼunité est mise en présence avec une
autre pour faire sens et Histoire. Les raccords entre ces films ou extraits de films (et non
plus entre les plans et les séquences) furent des motifs dʼétude pendant les cours
quʼHenri Langlois prodigua à Montréal jusquʼà sa mort en 1976. Son remplacement fut
proposé à Godard qui accepta. Il consentit sous la condition de prolonger32
lʼenseignement de son aîné à un niveau pratique et symbolique. Comme lui il se
définissait alors comme metteur en scène de projection de films33. Il prologea lʼaction de
Langlois en procédant dans ses cours avec le même principe performatif du geste
programmatique.
157
schéma est un moyen de projection dans l'espace comme dans le temps, en ceci
donc : LE DESSIN PRÉDESTINE.
a/ Producteur
La fonction du producteur est de prévoir les films 36. Pour Godard, le producteur est lʼalter
ego de lʼaventure dʼun film, celui qui est là dès le début et qui reste jusquʼà la fin37. La
continuité de sa présence fait que cʼest souvent la seule personne avec laquelle il (je)
puisse discuter38.
Puis deux autres fonctions, liées à lʼécriture, se font face par rapport à leur emploi du
temps.
b/ Critique
La fonction de critiquer un film ou le cinéma en général, consiste à voir les films et écrire
sur leur inscription dans le temps : leur actualité.
c/ Historien
La fonction de historien du cinéma se déroule sur un même dispositif : voir des films et
écrire sur leur inscription dans le temps, leur pérennité.
36
. Voir Ref.Film200. et Ref.303, Ref.305. Godard a aidé financièrement plusieurs cinéastes au moment de
la Nouvelle Vague (Jacques Rozier, Jean Eustache).
37
. Bouillon de culture. Entretien télévisé avec Bernard Pivot (France 2, Septembre 1993).
38
. Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
158
C/ PENSER LE CINÉMA SANS FILMER.
Penser le cinéma sans filmer, c'est repérer, dans les multiples pratiques de conception
et de réalisation cinématographiques, celles qui sont extra-filmiques, susceptibles d'être
identifiées, analysées, en vue de procéder à l'élaboration de concepts et d'éléments de
réflexion. On pourrait lister un ensemble des techniques dʼécriture puisquʼelles
correspondent apparemment à la recherche hors filmique et que Godard a su démontrer
ses capacités dans ces domaines. Sans chercher donc à être exhaustif, nous pouvons
lister deux pratiques, peut-être plus réflexives et éloignées de lʼécriture du cinéma, mais
au cœur de ce que nous avons nommé forme gestuelle : La parole et lʼintervention
physique.
39
. Il faut d'abord lire ces deux termes pour ce qu'ils expriment intrinsèquement avant de lire comme un titre
de film : Ref.Film63. LA PUISSANCE DE LA PAROLE. 1988. Film qui met en scène, pratiquement, une
nouvelle d'Edgar Poe (The Power of Words) : la parole se constitue comme une force potentielle créatrice
d'histoires. La parole incarne : ce qui est dit se met à exister. Le titre est de la traduction de Charles
Baudelaire. Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, (trad. Charles Baudelaire), Paris, Ed.
Garnier, 1961.p.206-210.
40
. Ref.A22. Les acteurs français, de bons produits sans mode d'emploi. ARTS n° 619, 05-1957.
41
. Ref.Film6. A BOUT DE SOUFFLE. 1959. Jean-Pierre Melville (cinéaste) joue le rôle d'un romancier à
succès. On peut voir à la suite de cette référence, une liste exhaustive de tous les cinéastes invités.
42
. Ref.A22. Les Acteurs, de bons produits sans mode dʼemploi. (Arts, 1957).
Ou par exemple, le choix, de la part de Godard, d'avoir pris l'acteur Akim Tamiroff dans ALPHAVILLE
(Ref.Film18), est une volonté avouée de s'inscrire dans la lignée de Welles parce que celui-ci l'avait fait
jouer dans TOUCH OF EVIL.1956. C'est un geste qui revendique sa filiation —choisir une esthétique par
lʼaction de caster (un acteur) plutôt qu'une autre— et cela a permis à un producteur comme Thalberg
d'infléchir les films dans la ligne de ce qu'il désirait créer. C'est donc un enjeu politique dont la tendance
consiste à révéler les procédés de réflexion puisqu'il invite à inclure dans une perspective historique de
filiation, Godard avec d'autres cinéastes. Wim Wenders invitant Samuel Fuller dans son film L'AMI
AMÉRICAIN.1977 qui avait déjà été invité dans PIERROT LE FOU (Ref.Film19), perpétue cette tradition
159
intervenir des gens du monde « réel » dans la fiction : ses amis auteurs, cinéastes ou
artistes, bref ceux qu'il admirait. Il sʼagissait alors de les faire entrer dans ses films, et
conséquemment dans le cinéma. On constatera que la force filmique de cette
participation est proportionnelle à son décalage car à la place dʼacteurs chevronnés,
habituels, on découvrira souvent des créateurs dont le visage est étranger au cinéma. Ils
sʼimposent à lʼécran. Par leur présence documentaire, stature, visage, ou geste, ils
sʼopposent au principe même de fiction. Le désir de Godard consiste à vouloir conserver
la trace dʼun artiste quʼil a aimé et admiré, et en cela pour que nous soyons spectateurs
dʼune autre dimension, historique, hétérogène à la fiction, qui, elle, sʼest ralentie puis se
fige. Filmer un cinéaste est un geste aux conséquences historiques et également
réflexives. (Ce point sera développé ultérieurement).
Lʼélément réflexif de filmer un cinéaste se retrouve sous une forme gestuelle physique.
Godard va la reprendre lors de sa propre participation physique. Nous allons maintenant
tenter de définir cette inscription ou encore incorporation, en établissant plusieurs
parcours du corps producteur.
et se signale doublement : 1) en systématisant la pratique, repris par dʼautres cinéastes (Kaurismaki, Tsai
Ming-Liang, H. Le Roux) et 2) comme continuateur de Fuller autant que de Godard.
43
. Ingmar Bergman, SMULTRONSTÄLLET (Les fraises sauvages, 1957). Cinéaste invité: Victor D.
Sjöström.
44
. King Vidor, THE SHOWPEOPLE (Mirages, 1928). Invité : Charlie Chaplin, Vidor lui-même.
45
. Voir également la liste de toutes les possibilités du guest-starring : cinéastes mais aussi comédiens,
musiciens, personnages publics, jusqu'à Godard lui-même, qui se trouve détaillée dans Annexe 1,
Ref.Film6.À BOUT DE SOUFFLE. 1959.
160
5/ SURDÉTERMINATION DU FILM.
Le film cesse d'être la seule détermination objective de son auteur, alors sʼy ajoutent des
déterminations multiples subjectives, liées arithmétiquement au nombre des
individualités visionnantes. Surdétermination parce qu'il y a autant de déterminations que
de personnes qui ont été en rapport avec le film.46
46
. Vient ici le danger de dislocation dont parlait G.D.H. précédemment.
47
. J.Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Paris, P.U.F, coll. Quadrige.1967. p.467 :
définition de la surdétermination.
161
CHAPITRE DEUX / LE CORPS PRODUCTEUR
1/ LE CORPS GODARDIEN, PARCOURS 1
2/ LA FICTION DES MACHINES REPRODUCTRICES
3/ LE PRINCIPE D'INCORPORATION
4/ L'IMAGE DU COUPLE HOMME / FEMME, L'EMBLÊME DU FILM DES HDC
5/ LE CORPS GODARDIEN, PARCOURS 2
Corps godardien est le terme qui va désigner le corps de Jean-Luc Godard ; son corps
est conçu comme un corps séparé de sa propre réalité, un corps utilisé et même
fabriqué49 par le cinéaste lui-même.
Comme le remarque justement Michael Temple, Godard est conscient des capacités de
communication du corps humain, du sien en particulier50. Le corps godardien fait partie,
avec son nom et sa parole, des trois outils relativement modestes et pourtant persuasifs
quʼil a à sa disposition.
Nous étudierons donc les pratiques corporelles possibles sous forme écrite, filmique ou
gestuelle, qui découlent du corps godardien. Précisons dʼemblée que dans cette
démarche, nous ne faisons pas grand cas du narcissisme ou de l'autoérotisme car cʼest
celle de nombreux artistes travaillant sur leur propre corps, la matière première51 qu'ils
48
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.105.
49
. Serge Daney, Godard fait des Histoires, LIBÉRATION. 26/12/1988. Repris dans Ref.176b.Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,. p.161
Godard cite le livre de Vésale comme livre important pour établir une histoire des formes :
- André Vésale, De humani corporis fabrica (1543) [La fabrique du corps humain, traduit du latin Louis
Blankelants], Paris, Ed. Actes Sud/ INSERM, 1987.
Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.322.
50
. Michael Temple, “Interlocutions”, Documents, Paris, Ed.Centre Pompidou, 2006.p.324.
51
. Nous prévenons sans ambiguïté que le synonyme de matière première est première matière ou encore
sujet principal (et non la matière première du corps comme si la chair humaine pouvait être utilisable
comme du charbon ou du pétrole). Nous avons utilisé à dessein ce terme —qui en 2007 peut paraître
choquant quant à l'histoire de sa pratique—, lié à lʼemploi quʼen a fait Vésale. Il ne sʼagit pas non plus de
sacraliser le corps, mais de trouver cette limite pour nous permettre de définir, justement, ce quʼest
lʼhumain.
162
ont sous la main, réalisant alors des dessins autoportraits, tel Rembrandt 52 ou encore
des textes autobiographiques comme ceux de Bernard Lamarche-Vadel53.
Le passage du nom propre Godard au nom commun godardien se produit notamment
lorsque l'on porte, sur l'artiste et son style, un avis, qui va pouvoir ensuite être reporté
sur quelqu'un d'autre54. On remarquera plus tard, dans quelles conditions, ce double
terme, (corps godardien), a été forgé par Serge Daney55 et diffère principalement du
corps réel de Godard. On peut admettre, comme premier degré de différence entre les
deux corps, lʼidée du corps godardien comme lʼimage séparée du corps réel de Godard.
Ceci une fois affirmé, nous allons constater que le corps godardien dépasse et même
transcende son statut dʼimage. Il rejoindra le corps réel de Godard, ou bien dans une
autre mesure de dépassement, Godard créera un nouveau personnage dont la réalité
attestée reste à définir.
André Vésale, De humani corporis fabrica (1543) [La fabrique du corps humain, traduit du latin Louis
Blankelants], Paris, Ed. Actes Sud/ INSERM, 1987.p.43.
52
. Rembrandt Van Ryn, (1606-1669). Illustre peintre hollandais dont un des autoportraits présents dans
les HdC figurait déjà dans LES CARABINIERS. 1963 (Ref.Film12) et devant le tableau, par son
intermédiaire, lʼun des soldats, Michel-Ange(sic) procède à un « salut à lʼartiste ».
53
. Critique d'Art et romancier français, Bernard Lamarche-Vadel est cité par Godard dans les HdC au
moment final où Godard parle de lui-même. HdC.4b.les signes parmi nous. p.290. Bernard Lamarche-
Vadel, Lʼart, le suicide, la Princesse et son agonie, Paris, Ed. Méréal. 1998.
54
. On voit ainsi lors de notre travail le style d'André Malraux obtenir l'adjectif de malducien.
55
. Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA,
n°262/263, 04/1976.p.40.
56
. Michael Temple, “Interlocutions”, Documents, Paris, Ed.Centre Pompidou, 2006.p.324.
163
B/ GODARD HISTORIEN, GODARD HISTORIQUE
Tenter de retranscrire le parcours effectué par le corps de Godard (le corps godardien
donc), n'est pas opérer un relevé du calendrier de ses multiples voyages à travers le
monde. Cela consiste plutôt à percevoir et à comprendre comment, autant que la
superficie terrestre du monde, le corps godardien a su voyager à travers la superficie,
réseau complexe, du temps. Ce réseau est complexe, car sa perception en est
primitivement une conception individuelle. Il s'agit alors de prévoir certaines précautions
d'usage en vue des difficultés d'approche du concept lorsque ce principe individuel se
présente sous un phénomène introspectif57 ; quand par exemple, cette notion a pu
constituer l'élément central du Projet Zéro des HdC, son projet de film : «MOI, JE»
(1973).
Mais même avant de prendre connaissance de ce projet de film autobiographique,
comme l'indique son titre, il reste à étudier en premier lieu la spécificité de son inscription
dans le temps.
"Une vraie histoire du cinéma devrait pouvoir montrer effectivement un moment de l'histoire du
58
corps humain sous forme sociale."
57
. Ref.178.18.MOI, JE, Projet de film (1973) intervient lorsque Godard effectue des réalisations collectives,
c'est une interrogation sous forme introspective, en testant sur l'évolution et les limites de son moi. Un des
chapitres s'intitulant, je suis une machine, fait participer dialectiquement son corps (de cinéaste) avec la
matérialité du cinéma (la caméra).
58
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.111.
59
. Ref.Film33 - 37. (1969/71).
60
. Il ne sʼagit pas de hasard mais dʼune volonté propre : depuis LE GAI SAVOIR (Ref.Film28, 1968)
jusqu'en 1977 (Ref.Film44. QUAND LA GAUCHE SERA AU POUVOIR. 1977), Godard ne signera aucun de
ses 16 films tout seul.
164
fondamentale. Cʼest un des sens de lecture possible du titre « Moi, je ». Il redouble la
première personne du singulier et la virgule vient faire la schize61.
« Moi, je » pourrait se lire : devant Moi, un autre je.
En introduisant dans son texte un nouveau je, avec je est un autre (Rimbaud)62 et en
envisageant pour la première fois, que c'est à partir de sa propre identité, son moi, —
c'est-à-dire la représentation de son propre corps— il va pouvoir constituer le sujet, la
matière filmique, la fiction de son existence :
"Séquence 9. Moi, JLG, derrière la caméra, comme dans la séquence de LOIN DU VIETNAM,
disant et montrant avec le langage et mon corps ce que c'est que vivre à et dans un certain
63
régime."
61
. Schizo est un suffixe qui revient souvent dans les écrits de l'américain Burroughs. Rappelons
simplement que l'expérience répétée d'usage de psychotropes l'ont habitué à opérer une dissociation de
l'esprit sur son corps. Cet usage perçu comme mutilation et autodestruction convoque à lʼesprit toutes
sortes dʼexercices psychiques : résister à la souffrance, abstraire la sensitivité du corps et entretenir la
confusion entre sommeil et réveil, rêve et réalité.
62
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.225.
63
Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.207. En effet dans LOIN DU VIETNAM, film collectif à
sketchs rassemblant différentes collaborations de cinéastes, Godard va utiliser pour la première fois son
image de cinéaste : le banc-titre d'une photographie de lui-même derrière une caméra et sur laquelle il
parlera en voix-off. Pour plus de détails voir Ref.Film24. CAMÉRA ŒIL. 1967. (titre du sketch dont il est
issu). Godard réemploie cette photo dans les HdC 3b.une vague nouvelle. p.157.
64
. Ref.94. Bergmanorama, 1958 : Etre seul, c'est se poser des questions, faire des films c'est y répondre.
65
. Dixit Parvulesco, romancier (alias Jean-Pierre Melville jouant le rôle) interviewé à Orly par Jean Seberg.
. Ref.Film6. A BOUT DE SOUFFLE. 1959.
66
. Jean Epstein, Le cinéma du diable, Paris, Ed. Julliard.1946.p.112.
165
défriche des zones de visions autrefois encore inaccessibles67. C'est l'édification d'un
principe magique du temps, parallèle au temps humain. Godard aussi, plusieurs fois
dans ses films, mit en scène ou énonça cette expérience magique d'un temps parallèle68.
Mais nous allons également nous intéresser aux actions du cinéaste sur son versant
historique.
Tout d'abord, nous relevons les traces de sa volonté à s'inscrire dans une
contemporanéité, par le désir d'être connu en cinéma, reconnu publiquement. Elles
correspondent à l'inscription de Godard dans l'histoire, dans l'histoire du cinéma, et ainsi,
dans sa propre histoire, comme lui rétorquera Serge Daney :
"(…) le moment précis/ de votre apparition/ dans une histoire/ (…) constituer soi-même son
69
histoire/ savoir/ qui vient après vous/ la seule occasion de faire/ de l'histoire"
Très tôt dans sa propre vie, Godard a eu conscience de l'incidence entre le déroulement
de sa vie —dont il pourra faire le récit, devenant son histoire personnelle— et le
déroulement historique du cinéma. Il sʼagit pour nous de mettre en valeur cette
dichotomie. Le récit de sa vie fut, pour plus d'une fois (on vient de le voir avec Moi, Je),
une matière potentielle pour la fiction de ses films.
L'exemple qui correspondra le mieux à lʼactualité de ses débuts, lui est fourni par Ingmar
Bergman et également par Roberto Rossellini70. En faisant tourner les femmes quʼils
67
. On retrouve ici le désir de Dziga Vertov, résumé par son célèbre KINO-GLASZ, ltraduit par a caméra-
œil, repris en titre par Godard pour le court-métrage qui utilisait pour la première fois son image de
cinéaste.
Ref.Film24. CAMÉRA ŒIL. 1967.
68
. Le meilleur exemple reste l'histoire contée du Portrait ovale d'Edgar Poe dans le film VIVRE SA VIE. De
plus, comme pour en souligner l'importance, cette histoire est énoncée en voix off, par Godard lui-même.
en imposant sa voix à la place dévolue au comédien masculin qui devait raconter cette histoire face à
Nana jouée par Anna Karina. Dans cette substitution, il prend la place du comédien et cela devient tout
autant fictionnel que réel puisqu'il parle à lʼactrice Anna Karina, sa femme.
Le portrait ovale retrace comment le temps du façonnage dʼune toile vampirise (se substitue) au temps du
modèle peint, jusqu'à la faire mourir au moment de la touche finale. Pour Poe, la vie est le compte à
rebours du temps de l'art. La vie est le trajet négatif de celui de lʼart.
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose (établie par Y-G. Le Dantec) coll. La Pléïade. Ed. Gallimard. 1932.
Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962. qui montre comment l'art se substitue à la vie en lui supprimant son
accès au temps.
aussi Ref.Film67.NOUVELLE VAGUE. 1990. où le personnage principal revient d'entre les morts.
69
. HdC.2a.seul le cinéma. pp.23 -24.
70
. Si Jean Renoir avec Catherine Hessling, Sacha Guitry avec Jacqueline Dellubac sont des figures
tutélaires, John Cassavetes avec Gena Rowlands ou Claude Chabrol avec Stéphane Audran, sont les
figures parallèles.
166
aiment et avec lesquelles ils se sont mariés, Ils confondent sciemment leur vie avec celle
des films. L'acte de filmer Anna Karina (sa femme) devient alors un acte d'amour. On
assiste à une possibilité de substitution érotique : la machine devenant un instrument
phallique.
FÉTICHISME DE LA CAMÉRA
L'hypothèse dʼun double statut de la caméra se présente comme suit : dʼabord son statut
réel de machine reproductrice de réalité et ensuite son statut symbolique avec sa
possibilité de fétichisation substitutive en phallus. La caméra de cinéma comme symbole
mortifère71 et érotique exprime une situation relativement repérée72 et commentée par
Godard, —illustrée par son utilisation de la fonction polysémique du mot anglais Shoot,
dont on obtient l'expression tirer un coup. Expression recouvrant l'acte sexuel, l'acte du
bourreau et l'acte du filmage — et qu'on retrouve mis en scène dans les HdC73 ; à l'instar
d'Alfred Hitchcock qui opérait un travelling-avant pénétrant à travers la fente d'une
fenêtre pour se substituer et simuler l'acte de la pénétration sexuelle74. On confère à la
caméra une puissance de transformation en fétiche, qui est bien supérieure à la seule
vertu concrète dʼune prothèse de l'organe sexuel.
71
. « Le caractère fétiche de la marchandise de l'industrie capitaliste. », Citation célèbre de Marx que repris
également Guy Debord, Le déclin de la société spectaculaire marchande, Paris, Ed.Allia. 2003. p.45.
72
. Voir au sujet de la caméra comme fétiche sexuel le travail précieux de JF Rauger :
Jean-François Rauger, “Focalisation, Fuckalisation”, Le désir au cinéma, Collège d'Art cinématographique,
Paris/Bruxelles, Ed. Cinémathèque Française/ Yellow Now, 1999. p. 352.
-JFR, “Ménage à trois, le regard-caméra dans le cinéma porno”, SIMULACRES n°5. 09/12-2001.p.112
73
. Hdc.2b.fatale beauté : Dans une nouvelle version, il modifie la fin de lʼépisode, en incluant un porno et
Charlie Chaplin allant au cinéma (KING OF NEW-YORK.1957). Voir pour plus de développements :
Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962. §Tirer un coup dans tous les sens.
74
. Alfred Hitchcock, PSYCHO. 1961. C'est le début du film : au générique des vues extérieures et
aériennes de Dallas, la caméra passe à l'intérieur de la chambre d'hôtel où le couple se rhabille. Cʼest une
situation post-coïtum, souligné par lʼeffet du travelling avant qui vient se montrer à la place de lʼacte resté
hors-champs dans lʼespace et le temps.
75
. Théodor W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Ed Payot.1980. p.165. §113 : (...) le sexe à l'ère
bourgeoise, sa triste condamnation par toutes sortes d'intérêts domestiques.
167
Godard rejoint l'histoire du cinéma par voie fétichiste. Pour lui ce passage réifié trouve
une nouvelle correspondance cinématographique de l'inscription dans l'histoire.
Le modèle de référence, tel que Jean Cocteau l'a dessiné et filmé, se base sur une
légende, celle du mythe d'Orphée76. Le mythe selon Cocteau consiste dans le sacrifice
nécessaire du poète pour qu'il puisse passer à la postérité77. L'histoire d'ORPHÉE se
présente comme le récit d'un poète à succès séduisant la mort (incarnée en femme)
pour pouvoir aller chercher son amoureuse : Eurydice. C'est par un désir de voir qu'il va
la perdre à jamais. Godard établira une correspondance directe avec lʼopération du
cinéma78. Dans les HdC, Godard retient de cette légende plusieurs éléments, dont celui
de donner un modèle négatif à l'opération cinématographique :
79
[LE CINÉMA / AUTORISE ORPHÉE]
80
[ DE SE RETOURNER / SANS FAIRE MOURIR]
81
[ EURYDICE ]
La faculté du cinéma, à autoriser les allers et venues entre la mort et la vie, en délivrant
des sauf-conduits, jouant avec le temps, arrive à se détacher de la continuité historique
pour proposer une temporalité alternative. Ceci correspond, pour Cocteau, à la mise en
scène de la traversée des miroirs, et pour Godard, à l'opération cinématographique
nommée : passage en fraude82, ce qui est, remarquons-le, lʼexact revers de lʼautorisation.
Il sʼagit en effet dʼun même passage, reste le choix de la procédure : une entrée de
champ.
76
. Jean Cocteau, ORPHÉE. 1950.
77
. Jean Cocteau, LE TESTAMENT D'ORPHÉE. 1960.
78
. Ref.103. Chacun son Tours. CAHIERS DU CINEMA, n°92. 02/1959.
79
. HdC.2a.seul le cinéma. p. 96.
80
. HdC.2a.seul le cinéma. p. 97.
81
. HdC.2b.fatale beauté. p.114.
82
. Ref.144. Orphée. (critique du film par Godard, CAHIERS DU CINÉMA n°152.) : Lʼauteur est entré en
fraude à lʼinstant où le rouge sʼallumait.
168
D/ GODARD ACTEUR
E/ GODARD INTERVENANT
Régulièrement, sans que la promotion d'un de ses films ne le nécessite, Godard fait
régulièrement des interventions 88 dans les médias, cʼest souvent à cette occasion quʼil
utilise la forme gestuelle de la parole.
Godard intervient, à partir de 1966, à la télévision89, non en tant que personne faisant la
promotion dʼun film précis (rappelons que pour cela, il a déjà été entretenu dès 1960
avec son premier film90), mais plutôt sous le statut général de cinéaste. Il entame par là
83
. Le terme de performance vient de l'anglais (performing art) On nomme performance lʼaction d'un artiste
exécutée en direct devant un public donné. La performance a la particularité d'avoir été conçue au
préalable, ce qui la distingue du happening, qui est imprévu. Alors que, bien souvent, ce ne sont de petites
apparitions, chaque action de Godard dans ses films ou dans ceux des autres au début de sa carrière, ont
chacune une valeur symbolique très importante. voir à ce sujet Ref.Film6. A BOUT DE SOUFFLE. 1959.
84
. Ref.FilmA6. LE SIGNE DU LION (Rohmer,1959). voir la description de sa participation symbolique.
85
. Ref.Film51. PRÉNOM CARMEN. 1982.
86
. Ref.Film60. KING LEAR. 1987.
87
. Voir supra §8) principe d'incorporation.
88
. Le terme dʼintervention doit être appréhendé avec toute la connotation combative qu'il représente.
89
. Ref.178. Documents. Filmographie complémentaire. p.434.
90
. François Chalais, CANNES 1960.(TV, ORTF).
169
un principe de séparation qui ira en augmentant : ses interventions sont liées à son
image de marque91 et non à son œuvre.
91
. Serge Daney, Serge Toubiana, “Images de marque, présentation”, CAHIERS DU CINÉMA
n°268/269.07-08/1976.p.5 :
Une image (…) qui sert à voiler le réel et non à le révéler.
92
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
93
Daniel Serceau, “Lʼanti flash-back”, CINÉMACTION n°109 : "Où en est le God-Art?" Ed.
Corlet&Télérama.2003.p.114.
94
. Le terme indépendant est ici ambigu, mais il doit être compris, quand on lit la suite de son discours,
comme faire du cinéma indépendamment des autres.
95
Ce terme est emprunté au titre du livre de Klossowski. Ce livre trace lʼavenir de la généralisation de la
mise sur le marché des corps et des pratiques afférentes, satisfaction des émotions et demande de
volupté. Pierre Klossowski, La monnaie vivante (1979), Paris, Ed. Rivages/Payot, 1991.
96
. Henri-Georges Clouzot, LE MYSTÈRE PICASSO. 1955. Cʼest en ces termes que Picasso décrit
lʼinspiration.
97
. Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
98
. Carole Desbarats, Lʼeffet Godard, Paris, Ed.Milan, 1989.p.63-79.
99
. Ref.210. “Valeurs d'usage et valeur d'échange”. CINÉTHIQUE n°3.p.1-12. Godard insiste sur la
connotation sexuelle du verbe pratiquer en jouant sur les mots femme pratique et pratiquer une femme.
100
. ZOOM . 25/10/1966. Emission- débat sur la prostitution (JLG dialogue avec Jean Saint-Geours)
Également dans ce devenir proxénète, notons que sa toute première performance d'acteur dans ses films,
sera en tant que client de prostituée.
Ref.Film2. UNE FEMME COQUÈTTE. 1955.
170
que fit Pierre Klossowski, lorsque ce dernier qualifiait lʼactrice de cinéma dʼesclave
industrielle répondant à la demande de volupté101.
Ce parallèle sexuel intervient souvent dans les films des années 60, lorsqu'il donne à
jouer aux actrices principales, comme sa femme Anna Karina, le rôle de prostituée.102.
Michel Piccoli fera le constat ironique dans LE MÉPRIS dʼune mise en relation similaire,
quand il louera lʼun des aspect fonctionnels du cinéma : la capacité dʼassouvir le
fantasme (“Crac !”) de découvrir les femmes nues au spectateur-client 103, sous-entendant
que les actrices une fois payées peuvent ou doivent se déshabiller. Cʼest précisément
par cette même pratique, que Christine Pascal choisira de mettre en scène un
personnage de cinéaste, dans sa fiction sur le cinéma, pour caractériser ainsi le portrait
à peine voilé de Godard104.
101
. Pierre Klossowski, “Pierre-Jean Jouve, Catherine Crachat”, CRITIQUE n°11.09/1955.p.654.
102
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1961. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965.
103
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963. “C'est pratique le cinéma. Tu vois une fille dans la rue ; elle est
habillée. Ensuite tu la vois au cinéma, crac ! Tu vois son cul.”. On notera aussi, que la scène imposée par
Carlo Ponti, en introduction du film, est précisément une scène déshabillée exhibant Brigitte Bardot et
confirmant lʼadage de Piccoli.
104
Christine Pascal, ZANZIBAR. 1989. Francis Girod interprète un cinéaste mal rasé, regardant un match
de tennis en retransmission télé en direct de Rolland-Garros, dans une chambre dʼhôtel, fera passer seul
un casting-test à une comédienne : laissant des billets de banque au sol pour quʼelle se déshabille.
105
. Serge Daney, Serge Toubiana, “Images de marque, présentation”, CAHIERS DU CINÉMA
n°268/269.07-08/1976.p.5.
106
. Figurant très régulièrement sur la couverture d'ouvrages généraux sur le cinéma.
107
. Ref.222. “Enquête sur une image”, TEL QUEL n°72. HIVER 72.
108
. Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976.p.40.
109
. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Ed. Buchet-Chastel.1967. p.121.
171
télévisuelle elle-même110, systématiquement, par la mise en scène de sa parole, posée
simultanément comme jeu et réflexion.
On constate aussi que c'est à partir de ces interventions que l'image de marque du
cinéaste s'est forgée pour le plus grand nombre de personnes, comprenant, bien
évidemment, la majorité de ses détracteurs. Dès les années 60, Godard a su créer son
propre personnage public, établissant sa notoriété de cinéaste contre le système111 au
détriment de la connaissance de ses films. C'est même, très probablement, parce qu'il
existe un hiatus entre l'image de marque et la rare diffusion de certains de ses films, que
la réputation d'un cinéaste imposteur lui a été attribuée112.
L'ÉNUMÉRATION CONTINUE
Cela ne sera jamais assez répété, c'est à partir des films précédents réalisés par
Godard, que l'on peut comprendre et raisonner sur la valeur des HdC. En effet parsemé
depuis ses premiers courts-métrages, depuis ses premiers articles, jusqu'à ses
interventions corporelles à l'intérieur de ses films (comme aussi dans ceux des autres),
le discours sur le cinéma a constitué son sujet de prédilection. Par contre, lʼaspect
forcément discontinu, sautant de films en films, ne doit pas nous faire oublier que cette
recherche, bien que partielle, devra respecter une continuité chronologique dans
l'apparition de ce qui peut s'appeler les éléments de prédispositions.
110
. François Jost, “Godard, professionnel de la profession”, Godard et le métier d'artiste, Paris, Ed de
L'Harmattan, 2001.p.337.
111
. G. Daude, L'INVITÉ DU JEUDI, Antenne 2, 15/09/1981. L'invité était Antoine Vitez. Godard affirme le
haut-lieu du mal qu'est la télévision et quitte le plateau.
112
. Michel Royer, GODARD À LA TÉLÉ 1960/2000. Canal + . été 1999. Film de montages comprenant un
grand nombre d'apparitions de Godard à la télévision française. L'effet d'accumulation est édifiant et
montre avant tout la constance de caractère du cinéaste à défaut d'une évolution. Le cinéaste ne changera
pas de réactions face au médium.
172
Dans l'appréhension successive des films de Jean-Luc Godard, on trouve à l'intérieur de
ceux-ci des éléments concrets et réflexifs du cinéma : aussi, même à l'intérieur d'une
fiction, qui peut succinctement se définir comme une histoire jouée par des personnages,
Godard a toujours souhaité mettre en scène, par procédés narratifs, le motif même du
cinéma. Il expose selon ce souhait une pensée cinématographique accomplie sous le
mode de la réflexivité paradoxale113. Et ceci grâce à une mise en scène d'hommes et de
femmes manipulant des machines reproductrices d'images et de sons. Des accessoires
comme : appareil photographique114, poste photomaton115, microphone116, casque
d'écoute117, platine disque118, poste de radio-émetteur119, appareil radio-cassettes120,
cassettes vidéos 121, bobines de films 122 et la caméra123 elle-même avec sa machinerie124.
Cela ne se limite pas aux seuls accessoires : les décors comme l'auditorium125, la salle
de projection126 et le plateau de tournage127, jusqu'à un atelier d'affiches de cinéma128
forment des éléments réflexifs pris sommairement, pêle-mêle dans les films de Godard ;
pour ensuite représenter la narration des étapes de production, la fabrication du film :
écriture du scénario129, casting130, tournage131, projections des rushs 132, montage133,
mixage.134
On se rend compte à l'évidence, qu'isolée nous aurions une nouvelle narration qui
surplomberait l'ensemble de tous les films, patchwork de films à travers le temps de
fabrication qui représenterait un nouveau film, comme le film infini que recherche le
métahistorien, tel que l'a décrit Hollis Frampton :
113
. Jacques Gesternckorn, “La Réflexivité, présentation”, VERTIGO n°1, Paris, Ed.JM Place, 09/1986.
p.9.
114
. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Ref.Film21. MADE IN USA. 1966.
115
. Ref.Film20. MASCULIN FEMININ. 1966.
116
. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975.
117
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975.
118
. Ref.FilmA6. LE SIGNE DU LION (réal.RHOMER, 1959). Ref.Film48. LETTRE A FREDDY BUACHE. 1981.
119
. Ref.Film22. 2 OU 3 CHOSES QUE JE SAIS DʼELLE. LA RÉGION PARISIENNE. 1966.
120
. Ref.Film57. PRÉNOM CARMEN. 1982.
121
. Ref.Film18. MEETING WOODY ALLEN. 1987.
122
. Ref.Film59. SOIGNE TA DROITE. 1987.
123
. Ref.Film24. CAMÉRA-ŒIL. 1967.
124
. Une grue Ref.Film30. ONE + ONE. 1968. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963
125
. Ref.Film20. MASCULIN FEMININ. 1966. Ref.Film49C. SCÉNARIO DU FILM PASSION. 1982.
126
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963.
127
. Ref.Film49B. PASSION.1965.
128
. Ref.Film21. MADE IN USA. 1966.
129
..Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963.
130
. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
131
. Ref.Film49B. PASSION. 1981.
132
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963.
133
. Ref.Film74.JLG/JLG, AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE. 1994.
134
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1975. Ref.Film49C. SCÉNARIO DU FILM PASSION. 1982.
173
"Par Conséquent, le métahistorien doit pouvoir regarder les œuvres anciennes comme du
“matériau tourné” pour construire, à partir de là, une œuvre nouvelle identique, nécessaire à la
tradition. (…) Le film infini contient une infinité de passages sans fin dans lesquels aucun
photogramme ne se ressemble d'aucune manière, et une infinité de passages où les
135
photogrammes successifs sont aussi identiques qu'il est concevable."
L'extrait du texte de Frampton, qui est à propos, nous entraîne déjà vers d'autres
réflexions, dépassant ce que nous voulions démontrer. Nous voulons juste proposer
comment un autre cinéaste peut prend en compte la possibilité de faire un film par-
dessus d'autres.
Cette éventualité sʼavère possible à partir des films de Godard, désignés comme
matériau pour un film infini. Ce film infini serait, en fait, plus précisément, un scénario ; le
récit narrant la constitution des HdC, généré par ses autres films.
La portée du texte de Hollis Frampton dépasse cet exemple. Godard le cite dans les
HdC, au moment final lors de son autoportrait136. Et lʼensemble du texte ci-dessus,
révèle, de lʼavis même du cinéaste, des préoccupations similaires aux HdC. Il fut tiré à
part 137 et distribué gratuitement aux spectateurs du Festival de Cannes, en tant que livret
d'accompagnement pour la projection de certains des épisodes des HdC en 1997138.
Les prémisses d'une pensée godardienne du cinéma sont envisageables à partir de
l'analyse du rapport qu'il entretient avec les machines reproductrices de l'image et du
son. Cela lui permet d'être concrètement en prise directe avec son métier et les
techniques constitutives et surtout de le porter à la connaissance du spectateur lors de la
représentation du film.
Cette étude n'est pas téléologique, elle ne cherche pas rétroactivement des éléments
précédemment dégagés des HdC. Mais l'on s'intéressera dans une certaine mesure, aux
extraits des films et les occasions de citations que composent ses propres films à
l'intérieur des HdC. Il demeure important de noter dès maintenant que c'est une autre
135
. Hollis Frampton, “Pour une métahistoire de cinéma”, TRAFIC n°21, Ed. P.O.L., Printemps 1997.
p.136.
136
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.32.
137
. A propos des Histoire(s) du cinéma, Tiré à Part du TRAFIC n°21, Ed. P.O.L., Printemps 1997.
Ce fascicule en version bilingue est composé de deux textes : celui de Jonathan Rosenbaum, Bande-
annonce pour les Histoire(s) du cinéma / Trailers for Godard's Histoire(s) du cinéma et celui d'Hollis
Frampton, Pour une métahistoire de cinéma : For a metahistory of film. A noter le caractère exceptionnel
de cette édition, nous signalons que ce numéro spécial fut le seul hors série de toute lʼhistoire de cette
revue.
138
. Entretien Patrice Rollet. Inédit. (25/12/2003).
174
recherche. Plus qu'autre, cela en est même le pendant négatif du principe de
prédisposition, puisque les films, en extraits ou cités dans les HdC, ne sont pas des
éléments de prévision, puisque ce sont des éléments réels qui intègrent pleinement le
montage du film (ils sont vus et non pas prévus). C'est comme si, pour JLG, ils ne lui
appartenaient plus, devenant par force de l'histoire, dépossession. Ajoutons que souvent
Godard s'est détaché de ses fictions en affirmant, avec un peu de mauvaise foi peut-
être, qu'aucun de ses films ne lui appartenait de fait139. Cela s'avère valable au niveau
juridique (appartenant de droit à ceux qui l'ont produit) mais c'est faire fi alors du droit
moral que l'auteur exerce sur eux, ou en tout cas est en droit d'exercer.
3/ LE PRINCIPE D'INCORPORATION
« Le réel : rien que dʼintroduire ce terme, on se demande ce quʼon dit. Le réel nʼest pas le
141
monde extérieur ; cʼest aussi bien lʼanatomie, ça a affaire avec tout le corps. »
A/ LE CORPS DU FILM
139
. Bouillon de culture. Entretien télévisé avec Bernard Pivot (France 2, Septembre 1993).
140
Georges Bataille, “Textes se rattachant à "La notion de dépense"”, Œuvres Complètes, Tome II, Paris,
Ed. Gallimard, 1972. p.151.
141
. Jacques Lacan, Silicet, 6-7, Paris, Ed. du Seuil, 1976.p.40.
175
montre un homme et une femme devant un projecteur— va jouer un rôle important142 :
l'idée d'une incorporation d'éléments non prédisposée à l'être. On pourrait nommer
cela anthropomorphisme. Cette notion est à distinguer, dʼemblée avec le cinéma
anthropocentriste, cʼest-à-dire lʼensemble de la production courante du cinéma qui
place lʼhomme au centre de la représentation. Ce nʼest pas de cela dont il sʼagit ici,
mais bien plutôt de la personnalisation des éléments cinématographiques : les
images et sons deviendraient comme des gens qui font connaissance en route et ne
peuvent plus se séparer143. On verra que les conséquences dʼune telle formation
fassent prévoir des comportements et des devoirs dʼhumanité aux concepts :
144
[ÉGALITÉ ET FRATERNITÉ ENTRE LE RÉEL ET LA FICTION]
142
. HdC.1b.une histoire seule. p.267. Ce couple sont les comédiens Birger Malmstem et Doris Svedlund
du film d'Ingmar Bergman : FANGELSE, (La prison, 1948).
143
. HdC.1a.toutes les histoires. p.95. Cette phrase quʼon trouve retranscrite sur un carton provient
primitivement de Notes sur le cinématographe, Robert Bresson. Ed. Gallimard. 1972.
144
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.126-127.
145
. Ref.A21. Du côté de chez Manet. 1956. Cet article démontre brillamment la force dʼouverture théorique
de la copulation.
146
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur Six fois deux ”, Cahiers du Cinéma , n°271, 11/1976, Paris, Ed. de
L'Étoile.
147
.. Ref.173 : “Je voudrais raconter l'histoire du cinéma pas seulement d'une manière chronologique mais
plutôt un peu archéologique ou biologique.”
Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros. 1980.p.21.
176
ces déclarations de principes ne sʼarrêtent pas à leur seule énonciation, mais au
contraire sont liminaires de sa praxis du film.
B/ LE CORPS DU CINÉASTE
Le cinéaste, dans la réalisation du film est seul. Rappelons que cʼest un choix pour
Godard. Il suit lʼexemple dʼIngmar Bergman : « le cinéma n'est pas un métier.(…). Ce
n'est pas une équipe. On est toujours seul; sur le plateau comme devant la page blanche. Et
148
pour Bergman, être seul, c'est poser des questions. Et faire des films c'est y répondre. »
De sa propre volonté, il se retrouve seul sur les différentes étapes de fabrication du
film. Seul devant sa table, c'est la résolution d'une mise en scène de la singularité où
l'idée du corps peut être mise en avant.
En effet dans l'épisode Fatale Beauté. 2b149, Godard effectue, sous forme de sketch
burlesque, un questionnement de sa place face à lʼimage —Ici lʼimage est
représentée par un poste de télévision— sur sa place par la position de son corps.
Godard fait face à un écran de télévision. Plutôt qu'un écran, il s'agit en fait d'un
cadre-support en trois dimensions, une espèce de cube vide avec poignets et dont il
ne reste que les arêtes. On reconnaît là un meuble dʼaccueil, qui devait au préalable
recevoir un moniteur pour pouvoir être disposé sur un rack 150. Cʼest une situation
proprement burlesque puisquʼil joue151 comme sʼil y avait une télévision alors quʼil nʼy
a que le support nu (dʼailleurs, lui aussi est torse nu mais nous y reviendrons).
Le cinéaste prend les poignets du cadre et admire ce cadre vide. Dans ce sketch, il
va se positionner successivement dans les deux possibilités quʼun homme puisse
avoir spatialement face à un écran : soit il se situe à lʼintérieur de lʼécran —façon
speaker : de l'intérieur du poste ; soit le cadre lui fait face —façon spectateur : celui-ci
148
. Ref.94. Bergmanorama. 1958.
149
. HdC.2b.fatale beauté. p.137. Plan où l'on découvre sans ambiguïté le torse nu de Godard.
150
. Type d'étagère métallique qui peut empiler l'une sur l'autre des machines électroniques souvent fragiles
et onéreuses, et dont l'accès par derrière est facilité pour le branchement : Godard en a plusieurs dans
son sous-sol à Rolle, c'est là qu'il a conduit la post-production du film. (Cinéma, Cinémas. 20-12- 1987).
151
. On retrouve ce genre de jeu lorsquʼau lieu dʼune télévision on y substitue un carton avec ouverture, le
speaker étant alors réellement dans le poste.
177
veut entrer à l'intérieur de cette télévision (imaginaire), en y plongeant son buste,
jouant le rôle dʼun spectateur naïf.
Ajoutons quʼaussi dans cette séquence, par la disposition dʼune série de cartons, il
propose de redéfinir ce qu'est le cinéma, ni un art, ni une technique : un mystère152.
Sa performance entre alors en résonance avec ce désir de définition puisquʼil remet
en cause physiquement la place du cinéaste et du spectateur dans le système de
lʼécran. Puisque la même personne joue successivement les deux positions, il nʼy a
que la notion de temps qui puisse séparer la personne qui se fait face à elle-même.
Cʼest le thème du cinéma (ici lʼécran) conçu comme élément réflexif, le miroir.
Cette interrogation pourrait être nommée un mystère (profane) de l'incarnation, mais
le terme incarnation ayant une connotation religieuse historique, nous lui préférons le
terme d'incorporation.
De plus cet acte performatif de Godard, questionne donc la place du sujet humain
confronté au medium cinéma, représenté physiquement par celui qui est devant ou
celui qui est dedans. Cet acte se conformait dès ses premiers films de fiction. Les
deux possibilités avaient déjà été mises en scène.
152
. HdC.2b.fatale beauté. pp.154-155&157.Double page où la première partie de la phrase est inscrite sur
l'image de Godard torse nu fumant un cigare dans le poste. La réponse du mystère à la double négation
(ni…, ni…) se trouve énoncée pendant la présentation d'une peinture d'un visage d'enfant qui crie
(Seurat).
153
. Ref.Film12. LES CARABINIERS. 1963.
178
locomotive154. Prendre naïvement lʼimage cinématographique pour le réel, fut de plus
déjà lʼobjet de mises en scènes burlesques dans les fictions du cinéaste155.
l'aspect convexe ou concave d'un visage face à notre regard ou face à une glace, au
regard de l'autre.
Ce qui est d'autant plus remarquable dans cette séquence des HdC, c'est que,
attablé, fumant le cigare et vêtu de son seul accessoire, une casquette, notre
historien est torse nu. La proéminence du torse d'un narrateur est d'autant plus
notable par rapport à sa fonction dans le film, dont conventionnellement seule la
parole importe et laisse le corps de côté. Si le narrateur (dʼun film de fiction ou
documentaire) est présent à lʼimage, il devrait être dans une tenue dont lʼélégance158
ou la banalité159 nous feront oublier sa présence. Et il est vrai que la nudité provoque
le moyen de faire ressortir, par indécence, le corps de l'écran ; Il montre qu'il est
pourvu d'un corps, un corps qui parle et nous conte une histoire.
154
. Auguste et Louis Lumière, LʼARRIVÉE DU TRAIN EN GARE DE LA CIOTAT. 1896. Jean-Pierre
Jeancolas, Histoire du cinéma français, Paris, Ed.Armand Colin. 1995. p.26.
155
. On retrouvera un peu après la. Ref.Film12. LES CARABINIERS. 1963.
156
. Ref.Film7.LE PETIT SOLDAT. 1960.
157
. Les critiques ont souvent relevé que les invectives au public (le regard caméra) brisait un tabou de la
représentation (en fait ils reprenaient ce dont le cinéma muet avait l'habitude : le jeu avec le décalage
temporel tournage//projection et les œillades au public (Louis Feuillade, André Antoine). Passim “Jean-Luc
Godard, au-delà du récit”, Etudes Cinématographiques n°57-61, Paris, Ed.Minard.1967.
158
. Voir de Max Ophuls, LA RONDE. 1950. Le narrateur qui parle à la caméra et qui dirige la fiction est en
frac impeccable avec tous les accessoires de rigueur : écharpe en soie blanche, canne et haut-de-forme.
159
. Voir de Federico Fellini, AMARCORD. 1973. Le narrateur à lʼécran est habillé de façon très ordinaire.
Habits usés, couleurs passées.
179
types dʼéléments dans le discours historique et nous verrons que leur corrélation
dialectique sera établie sur un mode négatif. De plus, il va mettre son corps en jeu
pour créer ces images et ces sons. À partir du corps de lʼhistorien : la présence et le
statut du narrateur à lʼécran (lʼimage de JLG) entreront en contradiction avec sa
parole (le son de JLG).
L'historien du cinéma transmet son savoir par le corps. Ce principe de mise à nu
révèle une tentative de la part du cinéaste : mettre le corps en avant comme un
indice érotique supplémentaire au cinéma conçu comme mystérieux. Ajoutant celui
de l'incorporation, c'est la signification, à la toute fin des HdC, du dernier texte,
fantastique, extrait de JL Borges où Godard estime avoir reçu au réveil une fleur
comme preuve de son passage160 dans le paradis en songe : il affirme j'étais cet
homme161.
On montre dans l'annexe 1 ses diverses incorporations (c'est-à-dire ses
participations physiques dans ses films et aussi dans ceux des autres).
160
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.308.
161
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.311.
162
. Pier Paolo Pasolini, Descriptions de descriptions (1979), Paris, Ed.Rivages-Payot, [traduit par René de
Ceccatty, 1ére Ed.1984], 1995.p.66. Nous soulignons.
180
Ce constat est plutôt critique. On admettra, avec ce reproche, que le geste de
Godard comme extérieur à lui-même, a un pouvoir de transmission des formes (dire
ce qu'elle est) et va avoir toute son importance dans les HdC. Une des conceptions
possible de dire l'histoire (du cinéma), sera produite à partir dʼune conception
corporelle. L'expression exemplaire à son corps défendant relève d'une justesse de
termes toute particulière à lʼendroit de l'incorporation godardienne désignée.
C/ LE CORPS DU SPECTATEUR
Nous sommes aussi dans un rapport de solitude avec le film. Cette évidence
s'impose lorsqu'il s'agit de croire à ce qui se déroule sur l'écran. Cet effet de
croyance se rapporte à un registre dont il appartient, dont il importe, à chacun, en
tant qu'être singulier, de produire. Cette production en soi dont l'isolement est
nécessaire confère une intimité proportionnelle à l'effet de l'appropriation. Et même si
cette production demeure illusoire, même si elle n'est pas déterminée à priori
puisqu'il y a la présentation de l'altérité, une existence extérieure se présente
nouvellement à notre conception de la vie, pour qu'ensuite nous fassions nôtre ce qui
se dresse devant nous.
181
illusoire, et de plus, n'est pas constitué de l'addition des éléments qui le composent. Il
y a aussi son mouvement vers nous (expulsion) et notre participation à croire, voire à
désirer son existence (impulsion).
Un film est vivant par cette représention : par l'éclosion en nous de sa projection et
de ces traces, autant que par ces éléments expulsés. L'évidence revient encore à
dire que nous projetons autant d'images et de sons que le film lui-même.
Reste à nous de trouver des concepts suffisamment stables, une carte des voies de
passage, des déchets, des corps, pour circonscrire cet espace de rencontre, ce
centre d'images et de sons entre le film et nous, spectateurs. Il faut donc apprendre à
se séparer d'un film malgré lʼexpérience commune, pour pouvoir par la suite le
désigner.
Notre perception se trouve alors dans une situation où il est important de trouver sa
limitation. La limite de la perception du film est de lier le savoir à la reconnaissance
des images ou des sons qui coexistent dans le film. La limite perceptive n'est pas
uniquement du ressort des principes de l'hallucination (notre pouvoir de projection
imaginaire sur l'objet réel, le film), elle tient aussi à la décision de liberté d'éprouver la
représentation comme plausible au moment même où nous nous en séparons. Une
des limites sera de concevoir aussi que le film comme objet n'existe pas ou du moins
son existence pose problème pour les données de notre mémoire et de notre
perception.
Cette solitude nécessaire lorsque nous rencontrons le film, pour l'établissement de
notre croyance, base fondamentale, subjective du moindre effort de réflexion,
augmentera d'autant plus que nous devons nous en séparer.
Dit autrement, c'est donner l'expérience de la vision comme subjective. La solitude
est là et tout partage s'effectuera après, mais comment alors tenir compte des
différentes réceptions que d'autres personnes avant nous ont eu ? Comment obtenir
la somme des différents regards posés sur ce film. Perdre l'innocence de notre
vision, tenir compte des voyages passés et la reconquérir par la critique de cette
connaissance163. Tout n'est qu'affaire de mémoire, et de confrontation triangulaire
163
. Heinrich Von Kleist, Sur le théâtre des marionnettes (1804), Turin, Ed.Mille et nuits, 1994.
182
des projections : du film lui-même et de ce qu'il expulse, la nôtre, impulsive,
introspection imaginaire, séparatrice et celles des autres, devenues traces écrites.
Si nous avons déjà commencé, précédemment, à exposer lʼun des parcours possible du
corps godardien, avec son mode d'inscription dans le temps, il convient maintenant d'en
étudier son implication dans les films. Jeune débutant, le cinéaste a participé comme
acteur dans les films de futurs-cinéastes qui écrivaient aux Cahiers du Cinéma164. Ce
principe de faire participer le corps, de lʼimpliquer dans ses films et ceux des autres n'est
pas anodin. Il constitue même une étape importante de la pensée de Godard.
INCORPORATION
COMME INTÉGRATION DU CORPS DE L'ARTISTE DANS LE CORPS DE L'ŒUVRE.
Premièrement, on a pu établir le principe d'incorporation comme la rencontre du corps
du cinéaste avec le corps du film165. C'est un mouvement d'identification. Un mouvement
qui conduit à envahir l'homogène par le reste de soi. John G. Burke reconnut, aux
sociétés tribales, qui cherchaient par l'absorption de la chair, voire des excréments, un
caractère sacré. Dans l'acte dʼaccaparer les forces de l'adversaire, on substitue, en tant
que soi, de l'autre. Ce principe guerrier166 fait sien l'altérité qui se manifeste. On peut
dresser le parallèle avec lʼaction dʼincorporation cinématographique. Godard dispose
depuis longtemps du désir de vouloir faire un avec le film. Ajoutons que ce désir de faire
un, ne contredit en rien, l'aspect hétérogène de Godard dans le film, car il s'agit en fait
d'un amalgame de deux matières qui, dit en termes physiques, ne peuvent parvenir à
une saturation. C'est une faculté d'incorporer tout ce qui se présente devant le regard du
164
. Ref.FilmA4, Ref.FilmA5, Ref.FilmA6, et Ref.FilmA7.
165
. Pour plus de précisions, nous avons défini et enregistré toutes les incorporations de Godard dans ses
films. Voir Annexe 1. p.133. présentation de la Filmographie.
166
. John Gregory Bourke, Les rites scatologiques, Paris, Ed. P.U.F. 1981. p.204.
183
cinéaste. En guise dʼexemple, on remarquera que le plus souvent sa participation se fit
sous la forme dʼun mini-sketch, et nʼest jamais totalement homogène avec le reste du
film. On peut évoquer sa participation dans le film de Varda, où la séquence dans
laquelle il joue est formellement différente du reste du film167.
171
« Moi, je suis une machine »
On l'a vu précédemment, ce désir se manifeste au moment de la rédaction de sa
première tentative autobiographique : « Moi, je ». À cette occasion, il cite nommément
lʼécrivain américain, William S. Burroughs 172. Godard citant rarement ses sources, nous
serons dʼautant plus attentif si cʼest le cas. Cela semble fait probablement pour avaliser
les métamorphoses littéraires délirantes générées par lʼêtre humain, autant que sa
capacité de résistance, à ce quʼil peut faire subir à son propre corps.
167
. Ref.FilmA7 : Agnès Varda, CLÉO DE 5 À 7. 1960. Le film est parlant alors que la séquence est muette
et en accéléré. (à lʼallure dʼun film muet).
168
. Serge Daney, “Le corps du cinéaste en plus”, La rampe, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma/Gallimard,
1983.p.51.
169
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965. Voir §LES MACHINES SÉPARÉES : « J'ai, des fois, l'impression
que mes yeux et mes oreilles, ce sont des machines ... et je voudrais qu'elles soient des machines
séparées. »
170
Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. 1976. JLG raconte :« Moi, machin avec mes machines ».
Claire Strohm, « Numéro Deux», CAHIERS DU CINÉMA, NUMÉRO SPÉCIAL GODARD: Godard 30ans
depuis. Ed.de lʼÉtoile.1991.p.122 « Son usine laboratoire Sonimage où Némo/Godard depuis sa salle des
machines (…) ».
171
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.215.
172
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.216. Un extrait du Ticket qui explosa est référencé.
184
LA DISSOCIATION D'ETRE UNE MACHINE CONDUIT AU PERSONNAGE JLG
D'abord nous pouvons estimer que lʼinfluence avouée provienne du livre The Naked
Lunch173, puisque dans le récit, l'écrivain dépasse le stade classique du fétichisme avec
sa machine à écrire. Effectivement, en plus de détenir une formidable capacité de
réponse et dʼassouvissement des diverses sollicitations d'ordre sexuel de l'auteur, la
machine est douée de parole. Burroughs en vient même à définir la perception de
certains types humains (à la suite de Franz Kafka) comme d'énormes insectes parasites
squattant le corps de l'homme, et changeant dʼhôte à leur guise174. Il procède, dans cette
création, comme Godard, à la conception dʼune schize entre le corps et l'esprit qui
lʼhabite. Ainsi, pareillement, JLG met en application l'idée que l'on est seul à être
plusieurs 175. Ce sera le personnage dʼYves Montand (deuxième corps de Godard lui
écrivant son monologue dans le film TOUT VA BIEN), qui donnera lʼun des premiers
exemples de remise en cause devant la caméra, quand il fera son autocritique, dénigrant
sa condition de réalisateur de publicités176. Les personnages dédoublés physiquement
du récit de Burroughs provoquent lʼhypothèse que Godard pouvait prétendre à se penser
comme personnage de film, dissocié de son propre moi, mais aussi autrement que de
choisir un acteur qui aurait été son alter ego. À ce moment précis, politique, son
jugement sur la fiction traditionnelle de cinéma porte sur lʼabandon de lʼutilisation de
personnages non issus de la réalité.177
173
. William S. Burroughs, The Naked Lunch (1959), (Le festin nu, traduit par Eric Kahane), Paris, Ed.
Gallimard, 1964.
174
. William S. Burroughs, Le festin nu, Paris, Ed. Gallimard, 1964.p.70 : « Un gardien en uniforme de peau
humaine. ou encore » p.100 : « L'homme se trémousse... Sa chair se change en une gelée visqueuse (...)
se volatilise en fumée (...) dévoilant un monstrueux mille-pattes ».
175
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.200.
176
. Ref.Film38.TOUT VA BIEN (coréal J.P.GORIN, 1972).
177
. L'exemple du film collectif de Nicholas Ray fut pour JLG une révélation majeure. Dans ce film il se met
en scène en tant que Nick Ray, et fait jouer les étudiants qui participent à son atelier de réalisation (WE
CAN'T GO HOME AGAIN. 1973).
Le retour à la fiction en 1980, avec SAUVE QUI PEUT (LA VIE).[Ref.Film46B. 1980] se fera avec Jacques
Dutronc s'appelant dans le film : Jean-Luc Godard. C'est un retour dans la mesure où c'est le premier film
non collectif qu'il signe seul depuis 1968.
185
"Seq.9. moi, JLG, derrière la caméra, comme dans la séquence de LOIN DU VIETNAM, disant et
178
montrant avec le langage et mon corps ce que c'est que vivre à et dans un certain régime."
ACTE TROIS
La Trilogie179 de l'écrivain américain prodigue également des liaisons subtiles avec la
conception godardienne. Elle revient notamment sur la possibilité dʼun corps marchand.
La mise sur le marché de son corps pour en obtenir sa propre satisfaction fait le jeu de
coïncidences. Coïncidence du plaisir lié à une triple déchéance volontaire : de son corps
physique (drogue), sexué (prostitution) et moral (prostitution encore : dépravation
psychologique). Aussi le parallèle qu'offre Burroughs, est de contrôler une identité par
les actes : se droguer, se prostituer, se satisfaire et jouir peuvent devenir une seule et
même action. Traverse que Godard empruntera, quand il fait coïncider l'acte de filmer,
avec l'acte marchand (FILM-MARCHANDISE180) et avec l'acte sexuel (cinéaste-
proxénète et cinéaste-client). L'incorporation va se révéler d'une grande importance car
elle démontre que sans l'écriture, sans le récit, c'est la prédominance du corps dans sa
chorégraphie qui prend position dans le film.181
186
état des conséquences de sa modélisation face à l'histoire et à la production d'une
pensée.
185
. Michel Mourlet fut critique aux Cahiers du Cinéma et rédigea cet article célèbre : “Sur un art ignoré”
n°98. 08/1959, dans lequel il énonce, avant la phrase du MÉPRIS —que Godard attribue à Bazin—, un
manifeste proprement élitiste sur la beauté du corps, qui laisse perplexe quant on songe aux
conséquences politiques qu'il suscite : une pensée fasciste subversive. Mourlet écrit p.34 : “Puisque le
cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs, il se
posera sur des visages, des corps rayonnants ou meurtris mais toujours beaux, de cette gloire ou de ce
déchirement qui témoignent d'une noblesse originelle, d'une race élue qu'avec ivresse nous
reconnaissons nôtre, ultime avancée de la vie vers le dieu.”
186
. Michel Mourlet, “Sur un art ignoré”, CAHIERS DU CINÉMA. n°98. 08/1959.p.35. Mourlet écrit : “Fellini
a épousé Giulieta Masina(sic), donc ses films sont grotesques.CQFD”
187
. André Bazin, “Pour un cinéma impur”, Qu'est-ce que le cinéma ? tome II, Paris, Ed. du Cerf, 1959.p.7.
188
. Serge Daney, “Le corps du cinéaste en plus”, La rampe, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma/Gallimard,
1983.p.51.
187
la sexualité atteste et garantit la survie. Cette pratique a bénéficié d'une philosophie
propédeutique : D.A.F. de Sade. Son système fut critiqué afin de puiser dans ses
évidences les éléments heuristiques. Aussi Pierre Klossowski propose :
Puisque la gesticulation, par la multiplicité de ses actes, par ses réitérations, mais aussi
par-delà la singularité de son interprétation, forme un langage sourd-muet ; ce langage
propose alors un code qu'il devient possible de déchiffrer189.
On observe chez Godard la production d'un code emblématique sous forme d'image, ce
qui pourra nous servir de règle. Nous allons tenter de le déchiffrer.
L'IMAGE REPRÉSENTE
UN COUPLE HOMME/FEMME AVEC UNE MACHINE CINÉMA.
PIERRE ANGULAIRE EMBLÉMATIQUE DE LA FORME GESTUELLE
Cette image, qui va revenir incidemment de nombreuses fois dans le film HdC, est
originellement un photogramme, tiré d'un long métrage de fiction d'Ingmar Bergman : LA
PRISON. La photographie, en noir et blanc, représente un couple hétérosexuel qui, côte
à côte, nous regarde. Devant eux, siège un petit projecteur de cinéma Pathé Baby.
Ils sont l'image emblématique, figurant une des définitions possibles du cinéma.
Ce couple homme/femme, Birger Malmsten et Doris Svedlund, interprètent deux
personnages dans le film de Bergman, datant de 1948 : FANGELSE (LA PRISON).
LʼIMAGE DU COUPLE DEVIENDRAIT L'AFFICHE DU FILM DANS LE FILM.
189
. Pierre Klossowski, Sade, mon prochain, Ed. du Seuil, 1967.p.31.
Actualisant le geste (l'acte aberrant de l'exercice sexuel), l'écriture procure l'extase de la pensée.(p.51).
190
. Dans la Troisième partie nous reviendrons sur l'importance de ce terme.
188
Nous allons être témoins des apparitions successives de cette Image-emblème. Ainsi,
des variations formelles ont été produites, et cela la rapproche indubitablement de ce
que nous avions vu précédemment : le mauvais traitement que JLG faisait subir aux
titres des épisodes, lorsqu'ils devenaient des cartons191. De plus, l'emploi de lʼImage-
emblème arrive précisément aux moments de halte ou de reprise du film192. Sa situation
nous fait comprendre qu'elle se place dans un espace distancé du reste de la continuité
du film.
Cette image du couple peut être considérée comme un titre ou carton. Puisque cette
image est un photogramme, elle est de même origine de celles quʼon utilise quand on
fabrique les affiches de films. L'apparition régulière du titre : Histoire(s) du cinéma avec
lʼimage du couple —ou bien juste un peu avant ou juste après—, augmente cet effet
emblématique193.
Si cette image peut être considérée, par sa situation et son fonctionnement, comme un
carton, il nous reste à comprendre son indication.
CETTE IMAGE PEUT D'ABORD REPRÉSENTER LE FILM DONT ELLE EST ISSUE.
Le film de Bergman ne se déroule pas dans une prison réelle. Le titre du film est à
prendre au sens figuré. La prison, dont il s'agit dans le film, n'est pas une fiction se
déroulant dans l'univers carcéral, mais désigne en fait le monde, les cadres de la vie
sociale, l'enfermement dans laquelle se déroule notre existence terrestre.
LA PRISON est un film pirandellien, car il expose un personnage scénariste, qui se
propose d'écrire un film sur l'Enfer. Bergman dévoile ainsi une réflexion cruciale de
l'auteur sur son métier194 par l'entremise classique du film dans le film.
L'histoire du film a été l'objet d'un résumé par Godard, à l'intérieur d'un article général sur
le cinéaste (Bergmanorama)195 qu'il a rédigé comme suit :
191
. Voir Première partie. Chapitre 1.#4. Les altérations des titres. Il sʼagit dʼeffet larsen, image écho, de
mauvais cadrages et recadrages où disparaissent certains détails.
192
. HdC.3a.la monnaie de l'absolu. p.41. HdC.3b.une vague nouvelle. p.155. Aussi régulièrement c'est le
titre « HISTOIRE(S) DU CINEMA » qui accompagne cette image.
193
. HdC.2b.fatale beauté. p.36. ou encore HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.99.
194
. Philippe Demonsablon, “Rétrospective Bergman”, CAHIERS DU CINÉMA n°85.07/1958.p.7. Cette note
vaut pour les citations en italique des deux phrases précédentes.
195
. Ref.94. Bergmanorama. (I.Bergman, Rétrospective à la Cinémathèque française), CAHIERS DU
CINÉMA n°85.07/1958.p.4-5.
189
« Un metteur en scène se voit proposer par son professeur de mathématiques un scénario sur le
diable. Pourtant ce n'est pas à lui que surviendront des séries de mésaventures diaboliques, mais
bien à son scénariste auquel il a demandé une continuité. »
Le spectacle d'un film qui met en scène un homme qui montre un petit film à une femme.
Le spectacle des HdC qui met en scène JLG qui montre des extraits de films au public.
Les deux films nous désignent comme spectateurs dʼun homme qui nous guide face à la
projection dʼun film, devant le monde comme spectacle. Cʼest la mise en abyme de
lʼopération cinématographique.
196
. Jacques Rivette, “Lettre sur Rossellini”, CAHIERS DU CINÉMA n°46.05/1955.p.16/54.
190
montre, dans un grenier, à une jeune fille (D.S.), sur un petit projecteur de type Pathé
Baby, des petits films burlesques, à la Méliès, qui visiblement ont été réalisés par
Bergman lui-même197. Ce moment, selon Jean Douchet qui fit la critique lors de la sortie
du film, vient justement exprimer la force du couple :
198
« Un sentiment de communion absolue entre deux êtres (...), un havre . Mais au lieu d'opposer
arbitrairement le couple à une société abstraite, il (I.B.) cherche à partir du couple, comment des
échanges peuvent s'établir, compte tenu des autres et d'un passé vécu ; et les scènes les mieux
venues (ainsi la séquence dans le grenier) sont précisément celles où cette recherche
199
aboutit » .
197
. Méliès est un de mes dieux préférés. Bergman, à propos de ce petit film burlesque qu'il a tourné.
S.Björkman, T.Manns, J.Sima, Le cinéma selon Bergman (Entretiens), Ed. Seghers. 1973.p.58.
198
. Jean Douchet, “L'instant privilégié”, CAHIERS DU CINÉMA n°95.05/1959.p.52.
199
. Philippe Demonsablon, “Rétrospective Bergman”, CAHIERS DU CINÉMA n°85.07/1958.p.8.
200
. Shigehiko Hasumi, “Le cinéma c'est deux acteurs et une voiture...”, A propos de cinéma et d'histoire,
Table Ronde, Deuxième journée 08/1995, Locarno, Non édité.
201
. Ref. 145. Trois textes pour Venise, et Ref.151. Pierrot mon ami.
202
. Ref.95. Une fille nommée Durance, et Ref.156. 3000 heures de cinéma. Fiction contre le réel.
203
. Ref.A21. Du côté de chez Manet. ARTS. n° 529, 1956.
204
. Ref.Film20.MASCULIN FEMININ. 1966 mais surtout Ref.125. Édition de la bande-son LES
CARABINIERS. Où l'on comprend à l'ouverture du film que l'image (l'appareil photo) et le son (les disques
vinyles) correspondent respectivement au héros et à l'héroïne.
191
“Le cinéma c'est une image plus une autre qui en forme une troisième, la troisième étant du reste
205
formée par le spectateur au moment où il voit le film.”
Ce rapprochement peut être considéré comme une première étape de notre réflexion car
le couple décrit ci-dessus (une image + une autre image) et qui fait face au couple H/F,
est un couple homogène. On retiendra avant tout la conception du couple produisant sa
véritable correspondance esthétique, c'est-à-dire le couple cinématographique
hétérogène représenté par le couple image-son.
On exigera de ce garçon dʼêtre sage comme une image207. Cʼest encore une image de
JLG enfant qui sera monté comme élément personnel privilégié au moment de la
production de son autoportrait filmé208.
Mais bien avant, déjà, dans son projet Moi, je, il plaçait sur une page une définition qui
vient rappeler une nouvelle fois la figure du couple et du montage :
209
“Enfant né du montage d'un spermatozoïde sur un ovaire”
205
Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
206
. Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
207
. Conférence de Presse dʼAllemagne Année neuf Zéro. 08-11-1999. (TV.Antenne 2).
208
. Ref.Film74. JLG/JLG, AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE. 1994.
209
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.200.
192
"Je me considère toujours comme un garçon qui fait des films, mais je considère que l'appareil de
production que j'ai effectivement monté moi-même (...) c'est plutôt un organisme de type féminin.
(...) Alors moi je suis les deux, je suis celle qui se met à genoux, qui montre son cul et suis à la
210
fois l'autre" .
Le corps godardien intègre sexuellement la notion d'altérité. Cette notion reste fondatrice
de la conception qu'il produit du cinéma. Pour pouvoir se définir en tant que cinéaste, —
non pas face au producteur, ni moins à aucun autre technicien ou artiste qui peuvent
collaborer avec lui—, lʼaltérité réside dans celui avec lequel il ne peut y avoir de rapport
(avant la projection) : le spectateur.
"Moi, je suis une image, je suis la partie de vous... je suis l'autre, je suis l'autre vous, je suis
211
l'autre moi-même."
On peut affirmer que Godard a produit toujours deux types d'actes cinématographiques
fondamentaux, et ceci dès le début de la production de ses écrits jusqu'aux derniers
films. Le premier serait le montage, la confrontation hétérogène, puis le second plus
complexe, mais plus général encore, est la visualisation humaine de la pensée.
Seule l'opération cinématographique, par la captation de la chorégraphie des
personnages humains, parvient à nous la transmettre. Philippe-Alain Michaud a trouvé le
lieu de correspondance212 entre l'entreprise des Mnémosynes d'Aby Warburg et les HdC,
à partir de cette même transmission213. Dans les HdC, on retrouve ce double processus
par l'entremise simple de l'évocation de l'image et du son. L'idée de Godard consiste à
transformer ce nouveau rapport en lui conférant lʼélément humain, et c'est de nouveau
sous forme de couple qu'il le présente :
210
Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
211
Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
212
L'hypothèse que tous deux concourent à l'édification d'une Anthropologie visuelle de l'histoire de l'Art.
Avec ces deux auteurs c'est l'envahissement du discours de l'histoire de l'art par la photographie et la
substitution de cette dernière au texte.
Philippe-Alain Michaud, Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma , TRAFIC
n°45.Printemps 2003.p.62.
213 ème
Voir infra : 3 Partie.CH3.Plan par plan. Seq 3 Plan 12b. Iconologie des intervalles. p.372.
193
[L'IMAGE ET LE SON / COMME DES GENS ]214
Puis il les assigne à une action qui démontre que la dualité est fondamentale. Cela
traduit encore en acte humain : un mariage.
215
… [QUI FONT CONNAISSANCE / EN ROUTE / ET NE PEUVENT PLUS SE SÉPARER ] ,
« comme des gens » suggère que nos deux éléments cinématographiques doivent se
soumettre à l'exemplarité humaine, à leur transformation anthropomorphe. Plus que cela,
c'est l'idée de les incorporer, pour les faire vivre dans une péripétie humaine. Une
histoire d'amitié ou d'amour se profile, lorsque la rencontre et le refus de la séparation
sont évoqués. Serge Daney, dans un article théorique important, sur la pédagogie
godardienne216, rapportait également dans cette série d'opposition dialectique la figure de
copulation, dont la désignation première restait l'image de ce couple cinéma devenu
anthropomorphe, et lié par le rapport des sexes (leurs différences et leur opposition) :
"Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)"217
LE CORPS GODARDIEN
Trouvant des exemples dans les trames de ses fictions, (comme nous lʼavons développé
dans l'Annexe 1), Daney repère —dans le principe de l'incorporation qu'il va nommer
corps godardien—, une différence sexuelle. Cette différenciation va se prolonger jusqu'à
leur distribuer une fonction (image ou son) par organe affilié.
"Pour avoir trop parlé d'images et de sons dans l'abstrait, on a oublié de remarquer qu'il y allait
aussi et surtout du corps. Le corps godardien, c'est ce qui accueille, ce qui loge l'œil, c'est
214
. HdC.1a.toutes les histoires. p.95.
215
. HdC.1a.toutes les histoires. p.95.
216
. Serge Daney, “Le thérrorisé (pédagogie godardienne)”, CAHIERS DU CINÉMA n°262/263,
04/1976.p.32.
217
. Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976.p.40. Ce texte est en postface de lʼarticle "Le therrorisé", il se situe à l'intersection de
plusieurs de nos préoccupations.
194
l'image. L'image c'est le domaine de l'homme (...) elle est ce dont il répond. Mais il n'en répond
que parce qu'on lui en cause. On : une voix, une voix off, toujours une voix de femme. (...) Le
corps de l'homme est un œil exorbité, le corps de la femme une voix qui ne cesse d'intervenir, de
218
questionner."
Découvrir que le corps godardien, comme lieu de réception, c'est l'image219, participe, de
fait, au constat quʼaccomplira Godard lorsqu'il énoncera, à son tour, en 1979 : je suis
une image220. Il opère alors une substitution d'identité : sʼil est identique à une image c'est
parce quʼil devient ce que son œil regarde. De plus, une différenciation sexuelle va se
produire sur les types de machines de reproduction audiovisuelles. On va constater que
cela implique la fonction des organes des opérateurs :
221
[ homme (caméra), Femme (microphone) ]
218
. Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976.p.40.
219
. Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976.p.40.
220
. Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
221
Serge Daney, “Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)”, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976.p.40. Cʼest un montage des photogrammes : Eddie Constantine en train de prendre
une photo avec son appareil aux côtés de Jane Fonda de profil, parlant devant un microphone.
222
. Ref.Film18.ALPHAVILLE. 1965.
223
. Ref.Film38.TOUT VA BIEN. 1972.
224
. Ref.Film38.TOUT VA BIEN. 1972.
225
. Ref.Film20.MASCULIN FEMININ. 1966.
195
Daney applique également cette découverte du corps godardien à la conséquence de
l'histoire du cinéma. Dans sa conception, la rencontre se produit par la voix de la
femme :
"Et cette voix (celle de Jane Fonda dans TOUT VA BIEN ne parle que du sens des évènements
(68), de l'Histoire. Et cette image est celle de corps prostitués (...). C'est par la voix que l'Histoire
déboule dans les images comme ce qui les éventre, les marque, les assujettit à la loi. Par la voix
d'une femme."
On remarquera à ce sujet, dans les HdC, la répartition par sexe des rôles et des
discours : parole d'homme et discours de femme226. Pour conclure avec l'image du
couple de LA PRISON (Fangelse), on peut affirmer, que cette image fixe est le point
d'achoppement d'une technique que Godard va essayer d'appliquer pour éprouver la
limite de ce système.
“Comment utiliser nos vedettes” est un tableau qui réside au centre d'un article sur les
Acteurs Français 227. Il présente, non sans humour, la liste de 35 acteurs, actrices les plus
importants du moment, et consiste à dénoncer le rôle dans lesquels on les enferme
(jouent trop souvent un rôle de ... ) —Quand Martine Carole joue trop souvent un rôle de
grande amoureuse , Jean Gabin lui joue trop souvent un rôle de parisien—, pour enfin,
proposer la transformation nécessaire pour activer leur carrière : (devraient interpréter
un rôle de... ). Ainsi Martine Carole devrait interprèter la bourgeoise popotte alors que
Gabin lui devrait essayer dʼêtre un paysan.
226
. Serge Daney, “Le thérrorisé (pédagogie godardienne)”, CAHIERS DU CINÉMA n°262/263,
04/1976.p.36.
227
. Ref.A.22. Les acteurs français, de bons produits sans mode d'emploi, ARTS n°619, 05/1957.
196
Lʼanalyse rétrospective du présent des acteurs va fournir à JLG l'inflexion nécessaire
pour pouvoir se projeter dans l'avenir et changer selon son souhait.
228
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1100). les actes et les heures devenant les acteurs.
Voir le commentaire du titre 1b.une histoire seule (Première Partie) où est montré l'évolution de ce carton
une trace du glissement de l'histoire en cinéma.
229
. François Truffaut, “Le Cinéma Français crève sous de fausses légendes”, ARTSn°619, 15-
21/05/1957.p.1. et F.Truffaut, “Une certaine tendance du cinéma Français”, CAHIERS DU CINÉMA
n°31.01/1954.p.15-29..
197
CHAPITRE TROIS / INFLUENCE ET DÉSIR : LE FILM DU SOUVENIR
1/ PRÉDÉTERMINATIONS DU DÉSIR : FIGURES DU CINÉPHILE
2/ LES LIEUX DU DÉSIR : CINÉ-CLUB ET LA CINÉMATHÈQUE
3/ LES FIGURES TUTÉLAIRES DU DÉSIR DE CINÉMA ET D'HISTOIRE.
4/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 1 : HENRI LANGLOIS
5/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 2 : ANDRÉ BAZIN
6/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 3 : ANDRÉ MALRAUX
7/ LE DOMAINE DES MORTS (LA RÉPONSE DES TÉNÈBRES) [MALRAUX, LANGLOIS, SUITE]
8/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 4 : ÉLIE FAURE
9/ CONCLUSION. LE FILM DU DÉSIR.
" (...) J'aimerais parler (...) en tant que producteur de films, et en tant, en même temps, que
230
visionneur de films"
On remarquera lʼubiquité du désir de Godard : Être dans une double situation, celle
se trouver en amont de la projection du film (cʼest-à-dire la production dʼun désir de
faire un film) tout en résidant dans la salle, désir de visionner ce quʼil a fait.
230
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
231
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.111-112 :
"Et finalement, l'histoire qu'on fera du cinéma sera une trace, comme un regret que ça n'est même pas
possible de faire l'histoire du cinéma, mais on en verra des traces."
198
en connaissances. Il sʼagira dʼanalyser les conditions de transmission, si
transmission il y a.
D'emblée, l'ambiguïté représentée par l'indice de la multiplicité (le "s" du pluriel mise
en parenthèses dans H(s)dC) consacre un double mouvement.
Premièrement si le film tente de transmettre la connaissance historique sous une
forme cinématographique (histoire par le cinéma).
Deuxièmement si le film tente de transmettre la connaissance du cinéma sous une
forme historique, (histoire des faits des hommes et des femmes de cinéma).
Quoi qu'il en soit, avant de répondre, de voir et de repérer la réalité de ces deux
mouvements conditionnels (avènement de l'un sur l'autre ou coexistence possible ?),
il semble important de montrer qu'elle n'est pas issue de la volonté seule, ex-nihilo,
du désir de recherche de Godard. Elle est liée auparavant également à au moins
deux autres personnes qui, d'une manière directe et indirecte, vont prédéterminer le
désir de Godard, l'influencer à réaliser ce film de quatre heures, et par conséquent,
notre propre analyse s'en trouvera éclairée, changée.
L'influence de plusieurs personnes, ces figures d'influence sont suffisamment
repérables pour l'éprouver également à partir de la forme de transmission. Autrement
dit, et puisque l'étude de cette forme nous conduira à la penser esthétiquement, on
procédera à l'évocation du style.
Ajoutons quʼà lʼépoque où cet homme n'était pas encore cinéaste, il se trouve tout de
même en rapport avec le cinéma. Un rapport décrit sous la puissance conjuguée de
l'amour du cinéma et de la jeunesse. Cela signifie, à la deuxième moitié du XXème
siècle, à Paris, que ce désir est la marque même des jeunes cinéphiles. 232
"Je suis un ancien de la Cinémathèque française (..) et j'aimerai parler en tant que producteur
233
de films, et en tant, en même temps, que visionneur de films"
232
. Antoine de Baeque, “CINÉPHILIE(S)”, VERTIGO n°4, Automne 1994. p.43.
233
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
199
Forgeant au sujet de la légitimité de sa parole, le mot de visionneur, Godard se
revendique comme tel, autant que cinéaste producteur. La fréquentation (assidue)
des salles de cinéma en général et de la Cinémathèque en particulier lui ont procuré
la double expérience de la vision : voir et faire voir. Et paradoxalement, cette
expérience de vision est la source de la parole. Pour être plus précis, disons que
cʼest autour des échanges de lʼexpérience de vision avec les autres que la parole va
naître.
"Je pense qu'il est possible de faire une histoire du cinéma à partir de la vision des films, oui,
234
on peut produire la vision des films, (…) pour s'interroger sur cette histoire" .
Comme l'annonce Eric Rohmer, en avant-propos d'un entretien avec Henri Langlois,
les lieux relatifs aux cinéphiles (incluant les rédacteurs des Cahiers du Cinéma), sont
la Cinémathèque française et les Ciné-Clubs. Répartis un peu partout dans Paris235
ils ont souvent la charge de devoir former la jeunesse cinématographique236 :
"Chacun peut constater que le goût de l'ancien et celui du nouveau sont de plus en plus le fait
du même public, celui des cinémathèques, des ciné-clubs, des salles de répertoires et
d'essai, autrement dit, du groupe sans cesse élargi des “cinéphiles”. Ce sont les cinéphiles, et
eux seuls, qui, malgré leur jeune âge, leurs partis pris, leurs snobismes, ont charge de
237
prononcer ce “jugement de la postérité” devant quoi il n'est pour ainsi dire, point d'appel."
234
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.165."
235
. Evidemment, on trouvait des Ciné-Clubs également en Province, jusqu'à Alger (Ciné-Club Travail et
Culture dirigé par Barthélemy Amengual) où juste après la guerre ils se réuniront sous une fédération qui
aura une importance historique : (la FFCC).
236
. Janick Arbois, “Jeunesses Cinématographiques”, CAHIERS DU CINÉMA , 01/1959, n°91, p. 12 : “Au
lendemain de la Libération, dans un climat d'enthousiasme où chacun de nous se croyait appelé à changer
le monde, naquirent des organismes comme le TEC (Travail Et Culture) , le CID (Culture et Initiation
Dramatique) ou le encore le CIC (Culture et Initiation Cinématographique), ces jeunesses
cinématographiques qu'André Bazin avait créées un peu auparavant.
237
. Eric Rohmer, “Entretien avec Henri Langlois, (présentation)”, CAHIERS DU CINÉMA, 06/1962, n°135,
p. 2.
200
de directeurs de cinémathèques. C'est en 1978, lors du préambule de la réunion
annuelle de la Fédération internationale des Archives du Film (F.I.A.F.) :
"Et j'aimerais ici, pas rendre hommage, mais me souvenir : parler en tant que producteur de
films, et en tant, en même temps, que visionneur de films. C'est quelque chose, je pense, le
fait d'avoir vu pour la première fois des films, et avoir désiré les voir, chez Henri Langlois, qui
m'a semblé un cas (...). C'est un producteur (...) qui montre des films, mais qui montre aussi
238
l'envie d'en produire."
"A l'époque pour nous, voir des films c'était déjà produire des films. (...) Du reste, on insultait
les autres, que cela soit Delannoy ou Carné, en leur disant : “Nous, on a vu tel film et on sait;
239
toi, tu ne sais pas, tu ne l'as pas vu”" .
Au milieu des années 60, Serge Daney viendra rejoindre les derniers effectifs de ce
groupe sans cesse élargi240, comme un élément représentatif. A son avis, la figure du
cinéphile, s'avèrera, dans les années 80, irrécupérable et prendra valeur
d'exemplarité par son inactualité même. Elle institue, comme dans la définition d'Eric
Rohmer, le goût 241 en valeur suprême de l'intelligence242et la sûreté du jugement
quant au regard sur l'histoire du cinéma (goût de l'ancien...) et de son actualité ( ...et
celui du nouveau). La cinéphilie n'était pas encore en voie dʼinstitutionnalisation, ni
même confirmée comme pratique culturelle, tout au contraire, en se revendiquant
238
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286. Il a paru plus intéressant comme
argument de reproduire plusieurs fois ce texte. Cette phrase en référence (note 215, note218, note 219 et
note 224) qu'une seule fois car notre raisonnement se maintenait sur plusieurs pages.
239
. Le « nous » dont il est question désigne la Nouvelle Vague. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire
du cinéma.(1978).p.286.
240
. Dernier effectif du groupe des enfants de la Cinémathèque (même si ce groupe ne s'est jamais
réellement et nominalement constitué). Comme Rohmer, Rivette et Narboni, Daney fut rédacteur en chef
des Cahiers du Cinéma. C'est par ce parcours aussi que leur cinéphilie prend valeur et exemplarité par
rapport à JLG.
241
. Eric Rohmer, Le goût de la beauté, Paris, Ed. de l'Étoile. 1984.
242
. C. de Lautréamont, cité par Jean Narboni lors de son autoportrait en jeune cinéphile montant à Paris
dans le documentaire sur l'histoire des Cahiers du Cinéma : Edgardo Cozarinsky, LE TEMPS DE
CAHIERS. 2001.
201
comme avant-garde, comme contre-culture, elle était porteuse d'une attitude
politique. 243
"Cela peut se dater : 1959. Le mot "cinéphilie" était encore guilleret mais déjà avec la
connotation maladive et l'aura rance qui le discréditerait peu à peu. (...) coupables de vivre le
cinéma comme passion et leur vie par procuration. (...) nous arrivions certes un peu tard,
mais pas assez pour ne pas nourrir le projet tacite de nous réapproprier toute cette histoire
244
qui n'avait pas encore l'âge du siècle."
"Constituer soi-même son histoire / savoir / qui vient après vous / la seule occasion de faire
246
de l'histoire."
243
. On verra un peu plus loin que Daney revendique la cinéphilie comme une inscription plus large au
domaine de la culture du Monde (Elie Faure, Malraux, Sadoul..) opposée radicalement à la culture
bourgeoise. La cinéphilie était politique car anti-bourgeoise et il faut attendre les années 70 pour que se
réalise ce qui demeurait en latence.
244
. Serge Daney, « Le travelling de Kapo », TRAFIC n°4. Automne 1992. p.6-7.
245
. HdC.2a.seul le cinéma. (PLAN298B).
246
. HdC.2a.seul le cinéma. p.24.
202
Une conscience historique. Cette conscience est liée également à une continuité
temporelle de la connaissance, une ligne à laquelle était confronté le cinéphile :
"Peut-être la seule génération / qui s'est trouvée / au milieu à la fois du siècle / et peut-être du
247
cinéma." f
"Avoir pris assez de temps, voir assez de films / faire une idée personnelle de ce qui était
important ou moins important dans cette histoire / d'avoir un fil / on sait quand même que
248
Griffith ça vient avant Rossellini / Renoir, avant Visconti. "
Dans les années 50, après avoir vu un certain nombre de films souvent inédits
(constitution dʼun savoir) dans des salles spécifiques, le cinéphile va avoir
conscience de son privilège : celui d'avoir vu pour la première fois des films 249 que
personne nʼavait encore vu avant lui. Lui seul, pourra conférer à sa parole un double
rôle à jouer, soit en tant que passeur250 (producteur d'histoires), ou soit en tant que
cinéaste, (producteur de films 251). L'histoire du cinéma étant encore générale252, il a la
possibilité de découvrir, et de réhabiliter, par l'action d'une restauration
253
esthétique certains films ou même encore des pans entiers de cinématographie
appartenant à cette histoire. Le cinéphile allait pouvoir voir puis faire voir ce qui
demeurait encore invisible. Il appartenait de corps à une avant-garde254, celle de
l'histoire du cinéma car la cinéphilie n'était pas totalement identifiée ni à un
comportement socialisant, ni même à un mode de consommation individuel et
culturel255.
247
. HdC.2a.seul le cinéma. p.17.
248
. HdC.2a.seul le cinéma. p.23.
249
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
250
. Serge Daney, Persévérances, Paris, Ed. P.O.L.1994.p.64.
251
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978). p.286 : J'aimerais parler (...) en tant que
producteur de films, et en tant, en même temps, que visionneur de films.
252
. Bernard Eisenschitz, La fin de l'Histoire du cinéma générale, Lausanne.
253
. Cesare Brandi, Origine du drame baroque allemand, Paris, Ed. Flammarion, 1985. p.13.
254
. Serge Daney, Persévérances, Paris, Ed. P.O.L.1994.p.137.
255
. Jean-Patrick Lebel, Cinéma et Idéologie, Paris, Ed. Sociales.1971.p.227.
203
"Quand j'ai commencé à être cinéphile, j'étais du côté de l'avant-garde en tout, pour la forme
anti-bourgeoise, de manière systématique, en dehors de tout plaisir ou intérêt personnel.(...)
256
Donc nous étions du côté de l'avant-garde en tout, sauf en cinéma "
256
. Serge Daney, Persévérances, Paris, Ed. P.O.L.1994.p.137.
257
. Le savoir du cinéphile était linéaire dans la mesure où les différents lieux dʼémission du savoir
bénéficiaient dʼune spécificité géographique. Précisément, la linéarité consistait, en son temps, par un seul
accès au savoir du cinéma : la salle de cinéma. Elle est due à la répartition géographique qu'il y avait entre
la Cinémathèque et les ciné-clubs qui projettent des films du Passé, et avec les salles d'exclusivité et de
quartier qui projetaient des films contemporains, représentant le présent.
258
. Louis Skorecki, “C.N.C, Contre la Nouvelle Cinéphilie”, CAHIERS DU CINÉMA n°293.10/1978.p.31. Ce
changement est démontré brillamment par Louis Skorecki dans son article qui, jugeant une différence de
pratique cinéphile par l'arrivée de la télévision, en vient à circonscrire une première génération (les enfants
de la cinémathèque), et à faire dʼelle un bilan sévère.
204
C/ HDC.2A. L'INVITATION DE DANEY : SON INTÉGRATION
Il peut paraître inopportun que pour décrire la cinéphilie de Godard, il ait fallu utiliser
fréquemment les réflexions de Daney qui pourtant nʼappartient pas à la même
génération cinéphile. Cependant la parole de Serge Daney, présente dans les HdC,
occupe une place avantageuse pour le sujet qui nous intéresse. Elle a en commun
avec celle de JLG, de vouloir placer, dans un rapport direct, la conception de l'histoire
avec celle de la cinéphilie.
Dans les HdC, 2a. seul le cinéma, Daney est un invité surprise, tel que pouvait
lʼorganiser avec récurrence le cinéaste, lorsqu'il invitait, des personnalités à venir
s'exprimer dans ses films de fiction, comme Brice Parrain ou encore Roger
Leenhardt 259. Le dispositif du filmage fonctionnait selon les mêmes principes : les
personnalités invitées répondent à des questions en direct, à la différence des autres
protagonistes, quʼils soient professionnels ou amateurs, ce sont des individus
interprétant des personnages. La parole est alors prévue ou soufflée par le cinéaste.
L'invité, lui, peut se différencier, juste par sa présence dans le film et parce quʼil est
interprète de sa propre parole. Il compose alors un espace-temps documentaire.
Moment qui dénotait de l'ensemble du film de fiction.
On va bientôt se rendre compte que l'intégration de Daney dans le film entraîne une
nouveauté formelle. Liée à la disposition que Godard a intentionnellement opérée au
tournage et au montage, elle provoque un effet miroir de l'auteur. Dédoublant le
corps godardien, les deux interviennent similairement dans le cadre d'une seule
fonction : cinéphile historien.
259
. Ref.Film6 sur le Guest-starring.
205
occupait en tant que narrateur dans l'épisode précédent. Daney est au centre de
l'image, alors que Godard qui figure également dans ce plan est relégué de côté,
étant de profil, et quasiment en contre-jour. En plus de cette situation spatiale, une
série d'accessoires emblématiques, une lampe (sans lumière pas d'images !) et un
microphone (sans micro pas de sons !) se trouve disposés autour de lui. La lampe de
bureau qui comporte un abat-jour blanc 260 est identique avec celui du premier décor
lorsque Godard était devant ses machines à écrire, mais cela correspond au décor
du 1b.une histoire seule, car il est blanc, alors que dans le 1a.toutes les histoires
l'abat-jour était de couleur rouge.
Un microphone avec suspenseurs sur un pied girafe est disposé devant Daney. On
reconnaîtra le même microphone que celui qui est en mouvement au début du
1a.toutes les histoires, qui dans un grincement, planait pour arriver devant Godard,
que l'on peut nommer ici Godard-narrateur261.
On peut presque affirmer que ces accessoires emblématiques sont les attributs du
pouvoir de la reproduction de l'image et du son et quʼils reviennent à Daney. Ceci est
d'autant plus notable que Godard est dans le plan. Daney est-il pour autant une
doublure (lumière et son) de Godard ? Rappelons que c'est seulement l'image de
Godard qui nous parvient, ce que nous avons nommé : le corps godardien. Ici, si
Daney figure et parle dans ce début de séquence, il intègre le poste de la fonction du
Godard-narrateur, et devenant lui aussi une image (qui parle), nous sommes en
présence alors de deux images de corps pour une seule fonction. Il reste au son de
venir peut-être les départager. Il ne sʼagit évidemment pas de compétition, et la
fonction de la narration peut se concevoir sous forme multiple et dialoguée. Mais, en
disposant Serge Daney à la place qu'il tenait lui-même au début du film, JLG donne à
son invité, une place de choix : la sienne.
260
. Voir C'est précisément parce que Godard a pris la peine (alors qu'il est chez lui) de changer la couleur
de l'abat-jour de son bureau, que l'élément est notablement devenu encore plus présent (parce qu'on
pouvait noter cette disparition) alors il vient fonctionner par sa présence relevée comme un élément
emblématique du décor. Emblématique car, on le verra dans la dernière partie, la place que prend Daney,
cette place de Godard-narrateur, peut être éclairée selon certaines sources iconographiques des lumières
de Malraux.
voir aussi Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963. la sous-partie : FONCTION SYMBOLIQUE D'UN ÉLÉMENT DU
DÉCOR : L'ABAT-JOUR.
261
. Nous reviendrons dans la Troisième Partie amplement sur cette fonction. Disons pour l'instant que
c'est une des facettes de la représentation de Godard car il occupe simultanément dans le film plusieurs
fonctions.
206
Il sont deux (un face et l'autre profil) pour parler de la singularité de la Nouvelle
Vague, celle de cinéphiles devenus critiques ou cinéastes (puis pour Godard
historien) qui se trouve au milieu du siècle.
"On s'attend à une longue conversation (...) mais plus loin, il impose à son invité le silence,
l'obligeant à l'écouter ce qu'il lui dit. Des mots de Daney plus ou moins audibles en raison de
264
l'effet de réverbération, on retient une idée : seul Godard (...)"
Parce que les deux hommes sont à l'image, on décèle aisément un effet de
redoublement. Cet effet de redoublement est directement souligné par le dispositif
sonore de réverbération même sʼil sʼagit plutôt dʼun effet de delay. Les fins de
phrases sont comme en boucle dans un genre dʼécho, couvrant en partie les début
de phrases. En tous cas, cet effet souligne cette figure de dédoublement de deux
hommes dans la même fonction du narrateur.
Ce mauvais traitement qu'il fait subir à sa parole, minimisant celle de Daney, n'est
pas à prendre au pied de la lettre. Il faut peut-être le considérer comme un élément
de surdétermination de la pratique du mixage. Plus précisément, il faut plutôt
envisager cette forme de réverbération à l'instar d'un élément de condensation
sonore comme pourrait le produire un rêve, et il reste à savoir le dissocier du contenu
manifeste ou latent du moment de l'interprétation265. D'autre part la retranscription
d'une grande partie de la parole de Daney réside dans le livre HdC. Cette
262
. On retrouve cette forme d'irrespect de l'interlocuteur dans :
Conversations par Webcam avec l'Atelier du Fresnoy, Octobre-Décembre 2004. Durées variables.
Partenaires de discussion avec Godard : Païni, Douchet, JC Conesa, Brenez, Narboni, Frodon.
Certaines des interventions de Godard —faites avec l'Atelier du Fresnoy et établies en duplex depuis Rolle
en Webcam— témoignent dʼun réel irrespect, ainsi :
Le 6/10 : Dominique Païni. (JLG répond non pas à Païni mais au téléphone, alors qu'il est en direct). 8/10
: Jean Douchet (JLG utilisera une cloche couvrant le son de la voix de Douchet quand il parle !).
263
. On devine que cet effet dʼécho a été ajouté à lʼétape du mixage, une fois le tournage fini.
264
. Charles Tesson, “Seul le cinéma. 2A”, Fascicule Histoire(s) du cinéma, CAHIERS DU CINÉMA,
supplément au n°537, 07/08/1999, p.7.
265
. Sigmund Freud, L'interprétation des rêves, (Die Traumdeutung), (1900), Paris, Ed. P.U.F.1967. p.102.
207
appropriation vient prouver encore la sincère considération godardienne face à la
pensée de Daney.
266
. René Bonnel, Économie du Cinéma, Paris, Ed. Balland. 2003.
267
Laurent Mannoni évoque les discours de Roberto Rossellini à Rome en 1963. Laurent Mannoni,
« Vends la Cinémathèque ! »Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre Pompidou.2006.p.246.
Ref. 303. Propos Rompus. (1979).
Roger Boussinot, Le cinéma est mort, Paris, Ed. Denoël. Coll.Dossier des Lettres Nouvelles. 1967.
208
promesses par cinématographe268.On ne sera pas étonné non plus quand Daney
nous prévient, en évoquant, à propos de cette passion, sa connotation maladive269. Il
reste à saisir que la cinéphilie comme groupe pouvait être considérée en tant que
représentant la part humaine intervenue dans l'histoire du cinéma. Elle serait
également appréhensible comme comportement pathologique. Aussi le suffixe de
philie, indiquant déjà cette occurrence, place la cinéphilie entre scoptophilie et
voyeurisme. On remarque aussi des similitudes de comportements, de gestes qui ont
perduré et traversé les différentes périodes du spectacle projeté. La cinéphilie
envisagée comme perversion, consiste en une substitution des organes génitaux
pour faire place à ceux de la vision. Cela fut repris par Robert Bresson dans un
aphorisme resté célèbre : la force éjaculatrice de l'œil270.
LE CINÉPHILE ZOMBI
Une des caractéristiques afférentes et permanentes du cinéphile reste la désaffection
de la vie réelle au profit de la vie filmée. Daney confesse dans son entretien filmé,
cette vie par procuration :
"Je ne me rappelle plus de ce moment de ma vie (…) Nous vivions à l'époque comme de
271
véritables zombis"
Si Daney fait référence ici à un type de personnage issu du cinéma, celui de l'homme
zombi, des figures prototypiques proviennent de la littérature Romantique Noire.
Celui qui est undead, c'est-à-dire non-mort, sʼavère être un corps sans âme,
ressuscité dans un but précis, celui d'être employé comme esclave272. Lʼun des
premier Zombi de l'histoire du cinéma est un esclave enchaîné en Haïti, que Bela
Lugosi utilise comme main dʼœuvre pour produire de la canne à sucre273. Ce n'est pas
sans violence que Daney utilise cette image, comme il le confirmera dans son article
sur Kapo274. En effet, elle détient cette part véritable d'image résolument négative.
ZOMBI, film de George Romero met en scène un groupe, en lutte contre le reste de
la population terrienne devenu mort-vivant, réfugié au cœur d'une galerie
268
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.108
269
. Serge Daney, « Le travelling de Kapo », TRAFIC n°4.1992. Paris. Ed. P.O.L.p.6-7.
270
. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Ed. Gallimard. 1975.p.19.
271
. SERGE DANEY, ITINÉRAIRE D'UN CINÉ-FILS, entretien avec Régis Debray, réalisé par Dominique
Rabourdin et Pierre-André Boutang, Paris, Ed. Montparnasse. (1992) .
272
. W.-B.Seabrook, L'Ile Magique, Paris, Ed.Firmin-Didot et Cie, 1932.p.105. Premier livre écrit par un
occidental sur le culte du Vaudou en Haïti, et découverte du terme zombi.
273
. Victor Halperin, WHITE ZOMBIE. 1932.
274
. Serge Daney, “Le travelling de Kapo”, TRAFIC n°4.1992. Paris. Ed. P.O.L.
209
commerciale. Dans ce film, la figure du zombi provoque le saisissant raccord entre
l'extermination de masse, la société de consommation et l'abandon de
275
l'individualité . Cette dernière correspond à la vie par procuration du cinéphile, dont
le laisser-aller corporel n'est pas sans affecter les gens qui l'entourent. Le terme de
rance276 employé par Daney n'est pas hasardeux en ce sens.
On peut comprendre que lʼamoureux du cinéma, à force de regarder les spectres (les
présences projetées de personnes à jamais disparues277), à force de sʼidentifier avec
le monde du cinéma, à incarner les personnages qui sont morts, à imiter leurs
gestes, correspond au cinéphile devenu mort-vivant, car il a brigué contre sa vie
sociale le pouvoir de passer par-delà le temps (...) Vivant parmi les morts, et mort
pour les vivants278, tel est le destin du cinéphile.
La notion de mort-vivant sera reprise souvent par Godard aussi. Elle comporte, pour
lui plusieurs acceptions. Dans les HdC, on la retrouve comme synonyme de
personnes passées qui vivent dans le monde réel, quand il cite Femmes 279 de
Sollers. Pendant que lʼon voit lʼextrait LES AMANTS DU CAPRICORNE280 où Ingrid
Bergman, —jouant un personnage (alcoolique) qui nʼarrive pas à sʼadapter, à vivre
dans le monde qui lʼentoure— découvre une tête réduite momifiée sur son lit, on
entend pendant quʼelle crie dʼhorreur :
« Et le plus étrange, cʼest que les morts vivants de ce monde sont construits sur le monde
281
dʼavant, leurs réflexions, leurs sensations sont dʼavant. »
« Si Zitrone, Guy Lux, Jammet, Drücker et Cie sont des morts-vivants, (…) toi et Mery sont
des vivants morts. »
282
JLG, Lettre à Henri Langlois, 8, 9 juillet 1975.
275
. Jean-François Rauger, « George Romero, présentation de la rétrospective», Catalogue Cinémathèque
française. Décembre 2001.
276
. Cʼest-à-dire fortement une odeur forte.
277
. Jean Louis Shefer, Cinématographies, Paris, Ed. P.O.L. 1998.p.35.
278
. Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, Paris, Ed. Gallimard.2001.p.405.
279
. Philippe Sollers, Femmes, Paris, Ed.Gallimard, 1979.
280
. Alfred Hitchcock, UNDER CAPRICORN (LES AMANTS DU CAPRICORNE, 1949).
281
. HdC.2b.fatale beauté. p.150.
282
. Ref.178.19b. Deux lettres à Henri Langlois (1975).
210
L'anecdote de la première rencontre entre Malraux et Langlois peut ici être relatée au
centre de ce chapitre, puisque nous allons présenter le mode dʼinfluence de ces deux
hommes.
Dans son livre, le frère dʼHenri Langlois, Hugues, raconte comment Malraux ne
connaissant pas Henri, même de vue, voulut le rencontrer. Ainsi, à cause d'une
omission de présentations réciproques et parce que Henri Langlois arriva en retard,
Malraux demanda très intrigué, discrètement à Hugues, quel était ce curieux invité ?
tant il paraissait surpris de l'état de délabrement de ses vêtements, de son
embompoint, et de lʼespèce de capuchon en cuir quʼil portait autour de l'un de ses
doigts (l'homme devait s'être entaillé). Cela avait un effet repoussant tout à fait
convaincant.
Cette description de Langlois par Malraux est resté célèbre parmi les cinéphiles283 et
elle stigmatise le cinéphile dans son refus d'une représentation sociale. L'abandon du
souci de soi le caractérise. Pour lui son choix est fait, il fuit la réalité (de la société) et
loge sur un mode imaginaire dans le monde des films284. Cette attitude mentale, peut
être qualifiée de déréliction ; celle qui consiste à entretenir (inconsciemment ou non)
la confusion du monde imaginaire, désiré, avec la perception de la réalité. Cette
attitude a été relevée avec une justesse psychologique par la phrase de Mourlet à ce
propos 285. Ajoutons que ce refus du monde réel est lié conséquemment au désir du
cinéma. Cʼest-à-dire que si le cinéphile peut vouloir connaître la vie réelle, il le fera à
travers le cinéma, comme à travers les actualités par exemple. Certains ont même
associée ce mode de vie à celui du toxicomane, dont on retrouve en effet certaines
réactions similaires : le manque et la dépendance affective286.
283
. Georges Patrick Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration
avec Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.125.
284
. C'est la base narrative du film de Woody Allen, la vie sur l'écran devient plus que désirable, mais elle
se réalise pour une cinéphile.
Woody Allen, PURPLE ROSE OF CAIRO (La rose pourpre du Caire, 1985). Daney se plaçait dans le
même distinguo : « De la société je nʼen attends rien, alors que du monde, jʼen suis citoyen. ».
285
. Michel Mourlet, “Sur un art ignoré”, CAHIERS DU CINÉMA n°98. 08/1959.p.35. cʼest la phrase de
lʼouverture du MÉPRIS. 1963., nous y reviendrons en détails .
286
. Dominique Christian, La Drogue-Marchandise, Ed. U.G.E. 10/18, 1975. p.48-56.
211
2/ LES LIEUX DU DÉSIR : CINÉ-CLUB ET LA CINÉMATHÈQUE
"Disons que je suis un cinéaste qui vient des cinémathèques ou des ciné-clubs, et c'est d'aller
287
dans les salles de cinéma qui m'a fait."
On peut, depuis Rohmer,288 affirmer que la ville de Paris est une ville-clef pour
Godard (genevois d'origine). Elle lui offre les premières occasions de découvrir en lui,
non pas un désir vague de cinéma mais plutôt le désir de faire des films, grâce à
l'originalité dont ils se présentent à lui. Si au départ sa famille acquiesce pour
lʼenvoyer étudier à la Sorbonne, c'est avec l'entrée dans un groupe de cinéphiles
(avec Rivette, Truffaut qui composent le premier cercle) qu'il côtoiera d'autres lieux
fondateurs pour son avenir de cinéaste. En tant que cinéphile, Godard fréquente
différents ciné-clubs d'un côté, et la Cinémathèque française de l'autre.
Comme cela a déjà été noté, ces salles sont différentes de celles des premières
exclusivités par leur évocation de lʼhistoire du cinéma. Elles proposent une
orientation pédagogique qui transforme la passivité dʼun spectateur en une activité de
parole et de montage : une activité de cinéaste.
Devant le film, toute attitude devient donc possible : la passivité —représentée par
l'attitude du spectateur— et l'activité —par celle du cinéaste—, sont deux pôles vers
lesquels peut tendre tout cinéphile regardant ou ayant vu un film. Deux mouvements
se croisent et sont repérables. Aussi tout cinéaste passe par une passivité de
spectateur pour qu'ensuite son activité s'affirme. Le spectateur, passif au début, peut
développer une activité critique vis-à-vis du film. Création, à partir de son souvenir,
d'une réflexion ou encore exercer sa parole devant des autres. Ces activités-là sont
pleinement créatrices et sont à associer en tant que pratique de cinéaste.
Il faut remonter aux années de la juste après-guerre (1948). Le jeune Godard monte
sur Paris et se retrouve confronté pour la première fois au cinéma. Première fois
supposée comme révélation car même si Godard a déjà été au cinéma en Suisse, sa
famille relève d'un niveau culturel plutôt élevé,289et reste non initiatrice de ce désir,
287
. Ref.178.21. Les Cinémathèques et l'histoire du cinéma (1979).
288
. Eric Rohmer, “Entretien avec Henri Langlois, (présentation)”, n°135 CAHIERS DU CINÉMA, 06/1962,
p. 2.
289
. A titre d'exemple, c'est par l'intermédiaire de son père qu'il sera logé à Paris, chez un ami de la famille :
Jean Schlumberger (co-fondateur de la nrf) et aura l'occasion de petit-déjeuner avec Gide.
Ref.303. LUTTER SUR DEUX FRONTS , n°194. CAHIERS DU CINÉMA 10/1967.
212
car, faut-il ajouter, le cinéma perçu en tant quʼart restait un combat à livrer. Le cinéma
possédait la mauvaise réputation d'être un spectacle souvent dégradant290, et ce
n'était certainement pas le cadre dʼun métier à venir que l'on projetait pour un fils de
bonne famille :
"Je me suis aperçu à un moment que ma famille, pourtant très cultivée, aussi bien en terme
littéraires que scientifiques, ne m'avait jamais parlé des films. Pourtant mon père aimait
291
beaucoup les films de Jean Tissier, et moi aussi."
Il découvre ainsi le cinéma dans sa pratique et dans son analyse quand il se rend
régulièrement dans les différents ciné-clubs parisiens 292.
Une des spécificités des Ciné-clubs d'après-guerre réside dans le fait qu'après la
projection du film venait un débat entretenu par l'organisateur, qui à cette époque
pouvait parfois être un abbé293 ou bien même un responsable communiste si le ciné-
club se trouvait dans une des nombreuses Maisons pour la Jeunesse et la Culture294.
Dans la même salle est engagée une discussion, c'est donc là que s'entraînent les
cinéphiles. Ils sʼentraînent à prendre et à passer la parole entre eux. On remarquera
le quasi direct avec le moment de la projection du film. Serge Daney insiste sur les
échanges interminables entre cinéphiles sur les trajets de retour chez soi, traversant
Paris, la nuit, lorsque les stations de métro sont fermées. Et c'est dans cette nuit que
l'on voit la figure du zombi apparaître.
"Nous étions une poignée, (…), à être entrés subrepticement en cinéphilie (…) Les guerres
étaient presque finies et nous arrivions certes un peu tard, mais pas assez pour ne pas
290
. Paul Léautaud, Journal Particulier , Ed.du Mercure de France.1949.p.69.
291
. Ref.176b. Jean Tissier est un acteur français. “Jean-Luc Godard rencontre Régis Debray”(1995), Jean-
Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.1998.p.428. Il amusant de
constater que Godard reprend l'expression néophyte ou populaire de son père, celle de désigner l'acteur
comme auteur du film (un film de Jean Gabin, de Fernandel...).
292
. Principalement au Ciné-club du Quartier-Latin tenu par F.Froeschel (auquel Hdc.3b.une vague
nouvelle. p.111 est dédié) ou celui du Studio Parnasse dont François Truffaut s'occupait.
293
. On peut citer Amédée Ayffre ou bien le catéchèse Henri Agel.
294
. SERGE DANEY, ITINÉRAIRE D'UN CINÉ-FILS, entretien avec Régis Debray , réalisé par Dominique
Rabourdin et Pierre-André Boutang, Ed. Montparnasse. 1992.
213
nourrir le projet tacite de nous réapproprier toute cette histoire qui n'avait pas encore l'âge du
295
siècle" .
"Ô combien j'aurais été plus sensible alors et de quel enthousiasme j'aurais salué l'annonce
d'une Histoire du cinéma de Pierre Henry où ce dernier, pour notre grand profit, eut mis à la
portée du lecteur les connaissances accumulées d'un des premiers cinéphiles éclairés dès
298
son adolescence (…)"
295
. Serge Daney, “Le travelling de Kapo”, TRAFIC n°4, Automne 1992. p.6 et 7.
296
. Dominique Païni, “Portrait du programmateur en chiffonnier”, CINÉMATHÈQUE n°8.04/1997.p.48.
297
. Jean Myran, Les Situationnistes, Paris, Ed.Gallimard.2006.p.48 : L'esthétique du détournement
situationniste peut aisément se concevoir comme une action politique de réappropriation matérialiste de la
marchandise produit par la société de consommation."
298
. Henri Langlois, “Préface à Georges Sadoul”, Histoire du cinéma mondial, Paris, Ed.Flammarion, 1972.
p.I.
299
. De la période d'après guerre (1945-1965).
300
. Jean Rouch, “Le renard fou et le maître pâle”, TRAFIC n°18, Printemps1996. p.134.
214
"Le cinéma c'est des fois la parole en premier, on voit surtout cela dans les périodes de
301
terreur"
Le ciné-club est un lieu d'apprentissage, pour connaître les films en les visionnant
une ou plusieurs fois. Cʼest lʼexercice de la parole. La naissance d'idées peut être
liée par l'activité même de cette parole : sur ce film presque en direct, dans le
souvenir de sa projection et du lot des images encore présentes, sur cet écran
maintenant éclairé en blanc, seule, une personne fait face au public et un échange se
produit. Cʼest la naissance d'une pensée discursive sur les films et sur le cinéma.
"Il s'agit avant tout de montrer des films et non d'en discuter après. Les débats ne servent à
302
rien. Pour marquer cette différence, donnons-nous le nom de cercle du Cinéma."
Mais de cette volonté première, Langlois allait se rendre à l'évidence que le cinéphile
avait une nécessité à vouloir créer un discours à partir de ce qu'il avait vu, G.P.
Langlois le retrace relativement bien dans son livre, lorsqu'il décrit les premières
séances du Cercle :
"L'ambiance est passionnée. La séance terminée, les spectateurs ne se séparent pas pour
autant. On discute, des groupes se forment (...) où jaillissent des discussions enflammées. La
soirée ne s'achève que généralement fort tard (...). Il y règne une telle ferveur qu'après
quelques mois d'existence, le Cercle du Cinéma commence à attirer l'attention des
professionnels. On peut déjà y rencontrer les frères Prévert, Cavalcanti, Becker, Brunius,
Carné, Le Chanois, et Lotte Eisner. Il devient le catalyseur d'autres grands projets, livres,
301
. Serge Daney, Persévérances, Paris, Ed. P.O.L.1994.p.86. La terreur désigne la période politisée des
années 70, où certains films se sont accomplis sous le mode d'une résistance esthétique, extrêmement
radicale, face aux procédures filmiques de séduction du public, tout en restant dans le circuit dit
traditionnel (Straub, Pasolini, Godard, Oshima, Fassbinder...). Si l'expression est ici conjuguée au pluriel
c'est parce que Daney renvoie cette Terreur avec une première, apparu dans la période historique de la
Révolution Française (1792-1795), où un historien comme Jules Michelet a démontré toute l'importance de
la prise de parole par les tribuns.
302
. Georges Patrick, Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration
avec Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.44.
215
films ou revues.(...) L'histoire du cinéma est ainsi transmise de la bouche même de ceux qui
303
en ont vécu les premiers jours."
Les films muets présentés en 1935 par Langlois pouvaient générer avec la
Cinémathèque, aussi, une autre modalité critique de passation que celle de la simple
transmission orale.
Ce raisonnement peut nous paraître abscons, pourtant nous allons voir quʼil ne l'est
point.
Ce que Langlois met en exergue, c'est une pratique visuelle nouvelle. Pratique du
public face aux films muets qui présentaient plusieurs difficultés d'accès : l'absence
de traduction, concernant la projection de productions étrangères (qui comportaient
des cartons hollandais, tchèques non traduits) ou bien la lecture typographique elle-
même pouvait être retorse (comme gothique, cyrillique voire japonais). Les
spectateurs assistent aux projections conséquemment avec encore plus d'inquisition
et d'intensité, puisque sans comprendre ce qu'ils lisaient ou entendaient. C'est en
sortant de la salle, qu'ils se parleront entre eux pour savoir enfin. La construction d'un
discours sur les films s'est donc amplifiée à cause ou grâce à l'absence de sous-
titres, puis et par une obtention partielle de la signification pendant la projection.
Seule la parole commune qui suivait les projections pouvait délivrer un récit cohérent.
303
. Georges Patrick Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration
avec Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.45.
304
. Henri Langlois, "Il est temps de rappeler le cinéma à la vie, entretien avec Ruy Noguerra", 300 ans de
Cinéma, Ecrits, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma /Cinémathèque française. p.93.1983.
216
Le donc de Langlois met en évidence la formation de groupes au sortir des séances
comme ceux de la Nouvelle Vague.
De cette leçon, Godard ouvrira le chapitre 3b.une vague nouvelle, dans lequel
précisément toute une partie sera dédiée à Langlois. Avec deux cartons qui se
suivent, ils témoignent d'abord du lien indéfectible de Langlois avec la Nouvelle
Vague, mais aussi de la même préoccupation : le décalage des correspondances.
Voir (le film sans sous-titres) sans savoir (ce que cela raconte), entendre (ce que les
autres en disent après la projection) pour comprendre.
Ainsi, les premiers textes de Godard (et aussi de Rivette) paraissent dans LA
GAZETTE DU CINÉMA306. Revue adjointe directement à un Ciné-Club, celui de Saint-
Germain-des-Prés, un des plus importants au niveau de la notoriété avec celui du
Studio Parnasse. Cette publication n'est pas un fait unique ou rare. On retrouvait
pour chaque ciné-club une publication, ainsi le Ciné-Club d'Alger, où Barthélemy
Amengual publiait à l'occasion un fascicule qui était le texte de sa conférence
prodiguée après la projection du film307. On trouve encore de nos jours, cette tradition
de passeur, avec l'Art du Cinéma, une association parisienne qui édite une revue
éponyme invitant plusieurs fois le philosophe Alain Badiou à venir s'exprimer avant la
projection dʼun film308.
305
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.110. Ces deux phrases proviennent originellement de PIERROT LE
FOU (Ref.Film19. 1965 ).
306
. Revue de cinéma qui ne durera que 5 numéros, étalés uniquement sur l'année 1950. Ref.gz1 à gz15
307
. Barthélemy Amengual, Présence et évocation au cinéma, Alger, Ed. Travail et Culture. 1951.
308
. Alain Badiou, “L'impureté au cinéma”, L'ART DU CINÉMA n°6. 1996.
217
Pour clore cet aperçu, on sait que cette possibilité d'apprentissage pour les
spectateurs est une ouverture réelle au métier de cinéaste puisque bien souvent des
cinéastes aguerris présidaient la Fédération Française des Ciné-Clubs et
organisaient le débat avec le public sur des films souvent autres que les leurs. Durant
cette période de la juste après-guerre, Jacques Becker, par exemple, présida la
fédération plusieurs années en suivant309. Quant à la Cinémathèque on sait qu'elle
était régulièrement fréquentée par les professionnels de la profession310.
309
. Valérie Vignaux, Jacques Becker ou l'exercice de la liberté, Liège, Ed. Céphale, 2000. p.234.
310
. Georges Patrick Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration
avec Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.45.
311
. "Envisager l'histoire comme une opération,(...) ce sera tenter de le comprendre comme le rapport
entre une place, des procédures, et la construction d'un texte."
Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed. Gallimard. 3eme Ed. Folio/Histoire, 2002.
p. 78.
312
Ref.176a.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème
Ed.1998. p.14. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala.
313
. La Cinémathèque française fut une association créée par Henri Langlois et Georges Franju
(accompagné aussi de Jean Mitry) en 1936 à Paris.
Cinématographie Française, n°932. 12/09/1936. repris dans Henri Langlois, 300 ans de Cinéma, Paris,
Ed. Cahiers du Cinéma /CF.1983.p.39.
314
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed. Gallimard. 3eme Ed. Folio/Histoire, 2002.
p. 79.
218
considérant la pratique de la programmation comme écriture de cette histoire du
cinéma.
Si le mot scolaire a été employé, c'est sans aucune péjoration, bien au contraire,
certains témoignages parlent d'école ou bien encore d'éléments scolaires s'y
référant:
"C'est sur les bancs de l'avenue Messine que les enfants de la Cinémathèque vont apprendre
ce qu'est le cinéma. Ils deviendront d'abord critiques puis se lanceront dans la réalisation,
renouvelant ainsi inconsciemment une tradition perdue, celle de Louis Delluc, de Jean
315
Epstein et de Marcel L'Herbier."
Si le lien scolaire est établi, on trouve également des liens de filiation entre le Père
Langlois et ses enfants.
L'affaire Langlois 316a montré et démontré cette identification, car jusqu'en 1968, il n'y
avait pas de possibilité de séparation entre les deux corps. Toute l'affaire entérine
l'histoire de cette tentative.
Si l'affaire commença par son éviction, elle fut classée lorsqu'il réintégra ses locaux :
La Cinémathèque, comme lieu itinérant et Langlois comme constance, furent bien un
seul et même ensemble. La Cinémathèque fut, après la guerre, en majeure partie
subventionnée par l'état, devenant par là une nouvelle institution comme n'importe
quelle autre. Elle perd toute normativité dès que l'on se penche sur les conditions de
sa création, autant que sur la gestion financière médiocre qui fût reprochée à
lʼhomme. Aussi nous étudierons maintenant plutôt l'homme-Langlois dans ce lieu
dont on peut difficilement relever lequel de l'autre en est le prolongement.
315
. G.P. Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration avec
Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.181. L'expression enfants de la cinémathèque revient
souvent lorsque l'on évoque l'influence de Langlois sur la génération des cinéastes de la Nouvelle Vague.
316
. “L'Affaire Langlois” est l'appellation historique du duel (de l'appropriation de la Cinémathèque) que
Langlois a eu avec les pouvoirs publics français au premier semestre de 1968. Cette "affaire" commença
et fut classée, avec le limogeage puis par la réintégration du même homme dans l'institution.
Symptomatiquement autant la mauvaise gestion de l'appareil pouvait être plaidable, le procédé de son
éviction rendit tout compromis impossible.
219
C/ UN AUTRE LIEU DU DÉSIR : LA SALLE DE RÉDACTION DES CAHIERS DU CINÉMA
Sans que Godard se soit mis à occuper un travail de bureau, il demeure sans doute
important à son esprit qu'il puisse y avoir un endroit comme la salle de rédaction des
Cahiers du Cinéma. Ce lieu demeure un lieu itinérant car, comportant également
plusieurs adresses dans son histoire, il reste idéal aux yeux des rédacteurs. Cʼétait
un endroit où il était sûr de rencontrer quelqu'un avec qui discuter317. C'est d'ailleurs
avec les rédacteurs de la revue qu'il a toujours privilégié ses entretiens. Les métiers
antérieurs des cinéastes de la Nouvelle Vague sont souvent en rapport direct avec
lʼindustrie du cinéma.
Il leur permettait de survivre dans l'attente de meilleurs jours (l'attente de la gloire).
On connaît lʼengouement que chacun avait, pour les personnages balzaciens (un
arriviste comme Eugène de Rastignac dans Le Père Goriot) qui représentaient le
Paris de leurs rêves. Aussi après les années 60, alors quʼil collaborait de façon
beaucoup plus sporadique, JLG continue de venir aux Cahiers du Cinéma.
317
. Entretien Jean Narboni. (24.05.2003, inédit).
220
Le rapport est vertical pour Malraux et Langlois car ce sont deux personnes en
amont, les deux commencent avant la Seconde Guerre. On notera que cette
figuration est courante, puisque lʼon parle en termes dʼascendance des maîtres sur
leurs élèves.
Enfin par ses écrits, André Bazin, rédacteur en chef charismatique des Cahiers du
Cinéma à l'époque où Godard est entré, peut être considéré comme une figure
tutélaire verticale mais, au lieu d'exercer une influence directe, on verra que la
pensée critique de Godard s'est développée en opposition à celle de Bazin.
Suite à cette affirmation, la définition de l'influence d'une figure tutélaire sera pour le
jeune esprit, une possibilité de désir, celle de pouvoir repérer chez eux et retenir des
notions historiques et cinématographiques ; puis, une fois assimilées, il va pouvoir
les reproduire, les adapter pour sa satisfaction et accomplissement, voire les
poursuivre et approfondir. Il est évident aussi qu'ici cette notion de reproduction n'est
nullement synonyme de répétition académique. La reproduction des notions venues
de ces figures tutélaires influentes sera au contraire la trace du mouvement d'âme
qui les a conduits vers eux, afin de constituer une matrice de son style naissant.
318
. Cʼest-à-dire avant 1968. Voir note 295.
319
. SERGE DANEY, ITINÉRAIRE D'UN CINÉ-FILS, entretien avec Régis Debray , réalisé par Dominique
Rabourdin et Pierre-André Boutang, Ed. Montparnasse. (1992).
320
. Jacques Rivette, LA RELIGIEUSE. 1966. Suzanne Simonin est le personnage du livre de Diderot dont
rivette fait lʼadaptation.
321
. Ref. 153.Obs. CAHIERS DU CINÉMA n°177. (1966).
322
. Ref.153.Obs. “Lettre au ministre de la "Kultur"”, Nouvel Observateur. 04/1966, réed. CAHIERS DU
CINÉMA. n°177.04-1966. “Je vous écris d'un pays occupé : la France.” On comprend que le terme
germanisé Kultur est produit pour évoquer l'époque de l'occupation nazie, et en comparant Malraux (qui fit
l'oraison funèbre de Jean Moulin) à un dignitaire nazi, on imagine sans mal que cela est véritablement
221
Cette lettre, pleine d'amertume, est à la hauteur de la considération qu'avait Godard
pour le réalisateur de l'ESPOIR.
Godard, à cette première occasion, établit un parallèle entre la Lettre sur les
aveugles de Denis Diderot, —qui fut embastillé à cause de ce texte, pour cause de
blasphème323— et Rivette avec sa Suzanne Simonin324, adapté justement du même
Diderot. Il va jusqu'à affirmer que Malraux était devenu aveugle, muet, et qu'il nʼa
plus que ses pieds pour fuir, et être donc un lâche.
On imagine le dilemme dans lequel fut pris Godard deux ans après, quand on lui
demanda, une nouvelle fois, de choisir entre Langlois et Malraux. Les représentants
de l'État, —dont Malraux, rappelons-le était à la tête— s'organisèrent pour limoger
Langlois. Godard fut avec Truffaut les principaux coordinateurs du Comité de
Défense de la Cinémathèque. Ce comité exigeait simplement la réintégration de
Langlois à son poste de direction, et le centre des opérations avait pour QG la salle
de rédaction des Cahiers du Cinéma325. Et lʼon peut rappeler que la teneur de la
conférence de presse qu'il fit en mars 68 à cette occasion se rapproche mot pour mot
de sa lettre antérieure de deux ans326.
blessant (d'autant plus lorsqu'on connaît les nombreuses pertes familiales de Malraux pendant cette
période).
323
. Donald Phelps, Denis Diderot, Paris, Ed. Michel Laffont, 1986. p.138.
324
. Jacques Rivette, LA RELIGIEUSE. 1966.
325
. C'est aux Cahiers du Cinéma que le comité réceptionnait tous les télégrammes des cinéastes du
monde entier demandant à retirer leurs copies si Langlois n'était plus à la tête de l'institution.
Antoine De Baecque, Cahiers du Cinéma, Histoire d'une Revue 2, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma,
1991.p.180-183.
Georges Patrick Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration avec
Hughes Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.63.
326
. Ref.153.obs et Ref.159. Conférence de Presse Henri Langlois. CAHIERS DU CINÉMA. n°199.1968.
222
4/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 1 : HENRI LANGLOIS
« Tout cela, nous ne le saurions pas encore sans Henri Langlois »327
Henri Langlois vient en premier au rang hiérarchique des figures tutélaires. On peut
en souligner l'importance tout en affirmant quʼil transgresse ce statut. Car il faut
également le considérer comme une des personnes fantomatique principale parce
que disparue, avec lesquelles Godard dialogue tout au long des HdC.
Ce rapport doit être établi en considérant le passé comme présent. Ce que nous
appelons dialogue, peut, par exemple, se retrouver comme monologue dans la
bande son du film. Dans une des séquences du Musée du Réel328, précisément
consacrée à Langlois et à la Cinémathèque, Godard apostrophe nominativement les
personnes (qui ne sont plus vivantes) avec lesquelles il veut correspondre :
329
[N'est-ce pas Lotte Eisner ?]
330
[N'est-ce pas Jean George Auriol ?]
Avec les HdC, et ses séquences du Musée du réel, Godard réalise ce quʼil notait en
remerciant Henri Langlois, publiquement, dans la salle de cinéma de la
Cinémathèque française :
« Cʼest aussi que je ne suis pas seul. Loin de là. Les fantômes de Murnau et de Dovjenko
331
sont à côté de vous. Ils sont ici chez eux (…). »
Aussi, plus qu'une figure tutélaire, plus que l'établissement d'un dialogue
fantomatique, c'est-à-dire, au-delà d'une présentation tournée vers le passé, c'est
dans le présent de sa création, dans la réalité du processus que Langlois s'est
rapproché de Godard. Il convient maintenant de le décrire.
327
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard, [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.282.
328
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.134-151.
329
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.147.
330
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.145.
331
Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard, [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.283.
223
Il sʼagit moins dʼessayer de décrire la chronologie des rapports concrets entre les
deux, que lʼaide concrète quʼa pu apporter Langlois à Godard et à son œuvre en
général. Nous devons être précis pour nous astreindre aux seuls HdC.
Nous disions, en début de cette partie, que la description des HdC pouvait attester
lʼinfluence de Langlois. Nous voulions définir le rapport fantomatique qui le lie à JLG.
Mais le rapport présent signifie premièrement que la mort de Langlois, survenu au
tout début de l'année 1977, va interrompre le processus (du projet) de réalisation des
HdC. Sa participation effective, prévue sous forme de co-réalisation, aurait pu
provoquer de profonds changements du film tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Quand on estime, dʼune part la forte personnalité dʼHenri Langlois et dʼautre part les
installations cinématographiques (boucles de films rétroprojetées sur multi-écrans 334)
qu'il eût aménagé dans son Musée du Cinéma au Palais de Chaillot, on peut
facilement imaginer — à l'instar du film de Rohmer sur les Frères Lumière335 par
exemple, où Langlois dialogue avec Renoir — que la parole de Langlois aurait pu
être, maintes fois, mise en scène. On imagine probablement que la part du cinéma
muet aurait eu de plus amples développements, sans pour autant remettre en cause
la structure des épisodes telle qu'elle se présente aujourd'hui. La connaissance
encyclopédique des films, le savoir des images de la part de Langlois aurait contribué
également à un projet éminemment plus important qu'il n'est maintenant.
332
. Henri Langlois, 60 ans d'Art Cinématographique, Paris, Ed.C.F, FIAF. 1955.p.20.
333
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard, [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.282.
334
. Ce système de rétroprojecteur fut conçu antérieurement aux moniteurs vidéos. Antoine De Baecque,
LʼHistoire-Caméra, Paris, Gallimard, coll.Biblio. illustrée des histoires, 2008.
335
. Eric Rohmer, LUMIÈRE. 1979. C'est un documentaire qui présente des films Lumière entrecoupés de
commentaires de Jean Renoir et d'Henri Langlois.
224
Il sʼagit dʼune forte éventualité que Godard ait voulu partager la réalisation des
histoire(s) du cinéma, car depuis plusieurs années, il ouvrait systématiquement aux
autres 336 son poste de réalisateur. Et les HdC correspondent à la concrétisation du
projet commun de Langlois et Godard. Nicole Brenez l'a résumé comme suit :
"En Décembre de la même année [1976], Henri Langlois et Jean-Luc Godard formèrent le
projet de réaliser ensemble une histoire du cinéma en film et en vidéo, que Jean-Pierre
337
Rassam devait produire. Henri Langlois mourut le 13 Janvier 1977."
B/ L 'ART DE LA PROGRAMMATION
INTERSECTION DU CINÉMA ET DE LʼHISTOIRE
336
. Rappelons qu'en 1977, co-réaliser pour Godard nʼa rien d'inopportun puisque cela constitue même
l'essentiel de son travail depuis 1969. Il faut attendre 1977, pour qu'il propose un court-métrage
(Ref.Film44) et 1979 pour un film de fiction (Ref.Film46B). Il avait travaillé en duo avec Jean-Pierre Gorin
(Ref.Film39) et co-réalisa certains des films-annexes des HdC avec Anne-Marie Mieville (Ref.Film75,
Ref.Film81).
337
. Nicole Brenez, “Notule du "cinéma en liberté", Henri Langlois”, Documents, Paris, Ed.Centre
Pompidou, 2006.p.259.
338
. Cela confirme le rapprochement même sʼl est totalement étranger à la situation de la Gaumont telle
qu'elle se constitue en 1988 (date de la version 1).
339
. Ref.178.19b. Deux lettres à Henri Langlois (1975).
225
lieu où se réunissent les deux disciplines en plein exercice, et non l'hésitation entre
deux routes différentes. Addition et non soustractivité au carrefour.
a/ Programmation de films
Ce ne sont plus des plans entre eux mais des films, —mis ensemble, projetés les
uns à la suite des autres—, qui créent un sens supplémentaire.
La notion de montage car chaque film dans son unité crée une sensation et une
signification, qui, une fois mis en présence du film d'avant ou d'après, peut changer
sa sensation, changer de signification. Un drame qui apparaissait profond peut se
révéler soudainement très sarcastique, s'il se trouve placé entre deux comédies
loufoques. Pour programmer, la connaissance des films doit être évidemment
complète, du détail à lʼensemble. L'anecdote sur Mary Meerson, compagne de
Langlois, reconnaissant nʼimporte quel film au coup dʼœil dʼun seul photogramme,
donne une idée énergique de ce que la connaissance par la vision peut produire341.
Dominique Païni, lʼun des directeurs de la Cinémathèque française dans les années
1990-2000, suivant Langlois dans sa pratique comme dans sa théorie, a envisagé
l'art de la programmation342, comme un art cinématographique à part entière.
340
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma et de la télévision. (1979)
341
Bérénice Reynaud, “Une muse disparaît”, CAHIERS DU CINÉMA n°471, 09/1993.
342
. Dominique Païni, Portrait du programmateur en chiffonnier, CINEMATHÈQUE n°5, 1997. p. 45.
226
b/ La rétrospective
De la programmation au montage, Langlois innove également dans l'organisation des
séances rétrospectives d'auteurs. Projetant à la suite les œuvres du même auteur,
nous sommes en présence alors dʼune seule œuvre, la projection de lʼopus 343, c'est-à-
dire l'ensemble de ses films. Le parcours dʼensemble dʼune œuvre filmique dʼun
cinéaste est alors une conception nouvelle pour l'époque de la juste Après-Guerre et
on peut même noter que cʼest une disposition qui fait entrer la programmation au sein
de la discipline historique, dʼune histoire du cinéma par les films. La première
rétrospective fut un succès en Décembre 1949. Elle concerna Erich Von Stroheim.344
Il lʼintitulera LE FILM MAUDIT comme en reprise évidente du festival qui sʼest déroulé
l'été de la même année, à Biarritz, grâce en partie aux futurs fondateurs des Cahiers
du Cinéma, Jacques Doniol-Valcroze et André Bazin. OBJECTIF 49, le Festival du
Film maudit, parrainé par Jean Cocteau qui en fera l'affiche, fut le centre des
rencontres de beaucoup de jeunes qui allaient accomplir la Nouvelle Vague345.
c/ Séries
En plus de la nouveauté du principe rétrospectif, Henri Langlois va aussi associer
des films par cycles dont le mode de regroupement est assimilable au principe dʼune
sérialisation. Les séries sont inédites, liées ni aux auteurs ni aux acteurs. Ainsi le 2
Janvier 1946, Langlois organise un cycle intitulé :
LE TRIOMPHE DE LA COULEUR
DE 1900 À 1925
Où suivent les titres de films suivants, sans nom du réalisateur ni année de
réalisation :
"Cendrillon, la danse des Djinnes (sic), la petite détective, Lorenzaccio, le chien tenace, la
346
sultane de l'amour..."
343
. Robert Klein, La forme et l'intelligible, Paris, Ed. Gallimard. 1973. p.222.
344
. Il sʼagit bien sûr de ses films réalisés et non de sa participation dans dʼautres en tant quʼacteur.
G.P. Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois, premier citoyen du cinéma, (en collaboration avec Hughes
Langlois), Paris, Ed. Denoël, 1986. p.180.
345
. Serge Toubiana, Antoine de Baecque, Le roman de François Truffaut, (une biographie), Paris, Ed.
Gallimard/ Cahiers du Cinéma. 2004.p.186.
346
. Henri Langlois, Programmes du Cercle du Cinéma 1946, Paris, inédit. Archives de la Cinémathèque
française.
227
Lʼoption de réunir des films sous le motif esthétique de la couleur —ce qui vue la
période (1900-1925) peut sembler paradoxale— sʼavère un choix de présentation
tout à fait différent et inhabituel des principes de catégorisation historique. Cʼest-à-
dire autrement que par la voie classique (en histoire du cinéma) : répartition
nationale347, ou encore répartition de genres de production (tragédies, slapstick,
bathing girls, mélodrame, western…).
347
. Passim Sadoul, Bardèche-Brasillach, Delalande…Ce que beaucoup dʼhistoriens dʼAvant-Guerre,
empruntant à lʼhistoire de lʼart, désignaient par le terme dʼécole.
348
. Harry Levin, « The Title as Litterary Genre » in THE MODERN LANGAGE REVIEW. n°72.1977.pp.89-97.
349
. Document provenant des Archives de la Cinémathèque française.
350
. Un « Hommage à Godard » est inauguré le 17 Octobre 1964. Laurent Mannoni, « Vends la
Cinémathèque ! »Documents - Jean-Luc Godard , Paris, Ed. Centre Pompidou.2006.p.246.
228
geste, susceptible de garantir que le cinéaste a subi l'influence de Lumière. Il s'agit de
conditionner le spectateur par la vision des films présentés, de lui proposer le regard du
cinéaste auquel on rend hommage. En 1949, un Hommage à Louis Lumière :
L'une des évolutions se retrouve naturellement dans les listes de l'historien de cinéma
autant que dans celles du programmateur ; cette double identité de geste354 compose la
première étape théorique esthétique de la constitution du style godardien.
351
Nous avons conservé l'omission des prénoms, telle que Langlois l'a effectuée.
Henri Langlois, Programmes du Cercle du Cinéma 1949, Paris, inédit. Archives de la Cinémathèque
française.
352
. Dominique Rabourdin, JEAN DRÉVILLE, LES CARNETS D'UN CINÉPHILE, 1989.
353
. Jacques Richard, CITIZEN LANGLOIS, 2001.
354
. Dominique Païni, “Portrait du programmateur en chiffonnier“, CINEMATHÈQUE n°5, 1997. p. 45.
229
b/ La liste : éléments fondateur esthétique.
L'énumération et la liste sont des éléments caractéristiques qui constituent la singularité
expressive de Godard producteur355, et l'on peut affirmer que Langlois va lui prouver, que
cette modalité expressive sʼavère plus conséquente qu'une simple technique fondatrice
de la cinéphilie. Elle demeure avant tout l'occasion d'un exercice de la connaissance
associée à l'inventivité. Programmer devient un acte créateur à part entière356, auquel
lʼacte de lister les films est associée, et dépasse les enjeux de la seule mémoire. La liste
des films en vue de programmer demeure la base technique esthétique du montage et
remontage357 de films.
230
La notion de petite histoire du cinéma de Langlois peut se répercuter chez Godard
dans un système dialectique. En effet, on relève ce terme de petit lorsque ce dernier
intitule lʼun de ses films sur le cinéma. Il évoque alors un petit commerce de
cinéma360 ; quʼil va opposer directement à grandeur et décadence, adjectifs quʼon
associe aisément au destin de la grande Histoire361. Pour JLG, la rencontre entre
Grande et Petite sʼavère possible. Une des conceptions historiques bipolaires se
situe dans les HdC au moment précis où Godard en expose sa conception, tout en
se réappropriant la phrase de Braudel, dans l'épisode 4a.le contrôle de l'univers :
362
[UNE HISTOIRE AVANCE / AVANCE VERS NOUS / À PAS PRÉCIPITÉS]
363
[UNE AUTRE HISTOIRE / HISTOIRE NOUS ACCOMPAGNE / À PAS LENTS]
360
. Ref.Film56. Dans cette référence, nous proposons un développement de cette réflexivité grâce à la
citation de Gibbon et Montesquieu.
361
. Référence Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
362
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.64.
363
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.65. Sur les deux pages réparties symétriquement: 6 cartons noirs en
lettrages blancs.
231
Quand on observe cette liste de genres, qui couvre le cinéma dans sa nationalité,
nous pouvons y adjoindre trois sortes de signalements. Une marque [C] pour signaler
ceux qui sont déjà connus comme tels. Dʼautres, au contraire, sûrement inventés par
Langlois, apparaissent inédits [X]. Enfin, une dernière catégorie, signalée par la
marque [R] se place entre les deux précédentes. [R] représente les notions de
genres connues mais dont lʼusage sʼavère beaucoup plus rare.
"Guidée par des metteurs en scène et des cinéphiles qui ont participé à l'évolution du film
français, soutenue par les producteurs et la presse, La Cinémathèque française va pouvoir
366
enfin rendre possible l'histoire du cinéma par le cinéma."
364
. Henri Langlois, Programme des amis de la Cinémathèque, 1951, Paris. Inédit. Archives de la
Cinémathèque française.
365
. Georges Sadoul, Histoire d'un art : le cinéma, Paris, Flammarion, 1949.
Maurice Bardèche, Robert Brasillach, Histoire du Cinéma, Paris, Denoël et Steele, 1935.
366
. Editorial, La cinématographie Française, n°934. 26/09/1936. repris dans Henri Langlois, 300 ans de
Cinéma, Paris, Ed.Cahiers du Cinéma/CF.1983.p.39.
232
D/ LE CINÉPHILE QUI CONSERVE, LE CINÉASTE QUI MONTRE.
CONSERVER, MONTRER
Ce projet associatif peut synthétiser l'ampleur et la cohérence du projet de Langlois :
Affirmant, d'une part, sa volonté à pouvoir conserver les films qui disparaissent sous
le motif commercial dʼun recyclage industriel de la pellicule et d'autre part, les
montrer dans le but avoué de faire évoluer le style de l'art cinématographique par son
étude historique, Langlois parlait déjà de Classiques du 7ème Art. Cette dernière
intention, manifestait le désir de produire une histoire du cinéma par le cinéma. Ce
double principe Conserver, montrer fut mis en évidence et concrètement appliqué par
lʼun des successeurs de la C.F. : Dominique Païni367. Nous le retrouverons une
nouvelle fois dans notre étude de la programmation en tant que geste esthétique.
"Suite à notre découverte du cinéma chez Langlois, on pensait, dans la Nouvelle Vague,
368
qu'on commençait quelque chose."
Cette Suite suggère bien la juste intuition d'une double disposition : l'entrée
cinéphilique et l'entrée dans l'Histoire, comme Histoire du cinéma, d'abord par sa
découverte (d'un nouveau monde) et l'acquisition de connaissances, puis par les
367
. Dominique Païni, Conserver, montrer, Bruxelles, Ed. Yellow Now.1992.
368
. Ref.176b.“Jean-Luc Godard rencontre Régis Debray” (diffusé sur Arte, 14/10/95), dans Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.1998.p.423.
233
moyens de produire des films. Faire des films comme on faisait de l'Histoire. Et nous
ne sommes pourtant pas encore dans les prises de positions politiques de la fin des
années 60. Cette entrée dans l'histoire est essentiellement une entrée dans le monde
du cinéma.
Mais à la différence des autres ciné-clubs qui organisaient, peut-être une à deux fois
par semaine, des projections, la régularité du nombre de celles de la Cinémathèque
furent quotidiennes. La Cinémathèque engendrait d'autres activités que celle
dʼénoncer un discours sur le cinéma. L'organisation des pratiques par Langlois
démontre qu'on pouvait faire du cinéma sans obligatoirement faire des films.
Langlois, pour Godard, représente un modèle possible, tant pour les programmations
sous forme de montage que les montages sous forme de programmations, parce
que, pour les deux hommes, cela devient la possibilité de faire histoire avec des films
sans passer prioritairement par le livre. Le cinéma comme instrument conceptuel au
service de lʼédification d'une histoire du cinéma.
234
369
[LE MUSÉE DU RÉEL]
« Henri Langlois a donné chaque vingt-quatrième seconde de sa vie pour sortir toutes ces
voix de leurs nuits silencieuses, et pour les projeter dans le ciel blanc du seul musée où se
370
rejoignent enfin le réel et lʼimaginaire. »
BRÈVE DESCRIPTION DE LA SÉQUENCE LE MUSÉE DU RÉEL
Il convient de décrire à minima plusieurs séquences où le portrait de Langlois jalonne
cette partie.
Ce MdR371 se compose de six parties, ce que Godard prendra soin d'annoter. En
effet, les sous-parties numérotées apparaissent sur un carton. Cette déclinaison
chiffrée régulière reste extrêmement rare dans ce film372, dʼoù lʼobjet de cette
remarque. A chaque fois que le carton apparaît, le portrait de Langlois figure sur la
gauche de lʼimage. Le portrait fonctionne comme emblême mais aussi comme un
cache qui laisse à chaque fois la partie droite libre varier selon les différentes parties.
369
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.135.
370
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard, [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998.p.282.
371
. Comme les HdC, nous nous sommes permis une contraction de Musée du Réel en MdR pour simplifier
la lecture.
372
. Il nʼy a quʼun autre cas (pensée 1 + 2) dans HdC.3a.la monnaie de l'absolu. p.56.
373
. Léonce Perret, LE MYSTÈRE DES ROCHES DE KADOR. 1912. Lʼhistoire du film narre quʼune jeune
fille recouvre la mémoire grâce au cinéma.
235
La scène montre une jeune fille hystérique de dos, en chemise de nuit longue, qui, se
prenant les cheveux (noirs et longs), jettent les bras au ciel, puis vers lʼécran.
Ensuite, elle recule et s'évanouit face à l'écran blanc dans les bras dʼun homme.
Nous nʼavons pas vu ce quʼelle a vu, mais on peut se douter, suite à son
comportement, quʼelle a bien vu quelque chose ou quelquʼun, auquel elle ne
sʼattendait pas, un revenant ? Cʼest la force primitive de lʼopération du cinéma qui est
ici montrée, telle que cela pouvait être aux débuts du cinéma. La faculté projective,
telle que Godard l'énoncera un peu plus tard, rend l'histoire du cinéma supérieure
aux autres types d'histoires, une supériorité renversante car le cinéma se déplace
dans le temps.
Le mot projection, tel que Godard lʼassène, nous fait valoir avant tout sa vertu
projective, cʼest-à-dire une propension à se déplacer dans le futur. Le génie de
Langlois est dʼavoir su montrer des images et des films appartenant au passé à une
époque où les seuls films montrés étaient contemporains. Seule, la cinémathèque
pouvait ouvrir une perspective historique au cinéma, dont lʼindustrie nʼétait pas
encore consciente.
236
Cinémathèque nous est confirmé : découvrir pour la première fois des films du
répertoire muet et comprendre leur prolongement à travers la vision de films
contemporains. Lʼaction de Langlois éclaire (puisqu'il s'agit ici des TROIS LUMIÈRES
où l'extrait montre des bougies) d'une nouvelle lumière certains films qui seraient
peut-être restés inaperçus.
Aussi, Godard conçoit par écrit ce choix de confrontation. Il présente un principe
dʼopposition esthétique, interne à lʼhistoire du cinéma, lʼAncien et le Nouveau. Cʼest
une opposition dialectique entre un cinéaste classique : Fritz Lang et un cinéaste
moderne : Nicholas Ray 376. Cette confrontation fonctionne dʼautant mieux qu'ils ont
tous les deux réalisé des Westerns et précisément dans le même sous-genre du
biopics sur Jesse James. Ce seront aussi les deux cinéastes choisis par Godard,
pour rédiger les notices générales pour les Ciné-clubs, dans la revue Image et Son377.
Le cas de Ray est exemplaire, puisque c'est seul(s) contre tous que Truffaut et
Godard défendent Nicholas Ray378. On fait remarquer, au sein même de la rédaction
des Cahiers du Cinéma, que ce cinéaste, aussi intéressant que pouvaient le trouver
les jeunes turcs, réalisait son film avec un grand nombre de faux-raccords 379.
Le film JOHNNY GUITARE, choisi pour cet extrait, représente excellemment le
western populaire, programmé dans les cinémas de première exclusivité, signalés
380
dans les HdC comme le Vox, Palace et Miramar . Godard soutient que les films de
la Cinémathèque n'étaient pas des films comme les films du samedi soir, des films
pour tout le monde381.
Cette troisième partie se constitue donc, par ce montage alterné, sur une double
opposition paradoxale. La modernité nʼétait pas perçue par les cinéphiles de la
Cinémathèque, elle se développait au sein de salles populaires. Mais pour pouvoir
concevoir théoriquement cette modernité, il fallait connaître, mettre en relation ce
cinéma pour tout le monde avec ce quʼétait le cinéma dʼantan, lʼâge classique du
cinéma, ce que peu de personnes, des élus 382, pouvaient prétendre dʼavoir vu.
376
. Ref.A21. Du Côté de Chez Manet. ARTS. n° 529, 1956.
377
. Ref.is19.561. Nicholas Ray et Ref.is19.562. Le Retour de Franck James (F.Lang).
378
. Ref.78.LE CINÉASTE BIEN-AIMÉ.
379
. Philippe Demonsablon, « Wind Across The Everglades», CAHIERS DU CINÉMA n°95. 05/1959.p.54.
380
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.140.
381
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.140.
382
. Ce concept dʼélection va être développé un peu plus tard dans cette section.
237
d/ [Le musée du réel(4) ]383
LE VRAI CINÉMA : CELUI QU'ON NE PEUT VOIR
La séquence Musée du réel(4), demeure la plus longue et se compose de plusieurs
sous-parties, non précisées dans le film, mais que nous indiquerons cette fois-ci en
la notant mdr4.x :
i/ mdr4.1.
Juste après le carton, nous voyons un extrait de QUE VIVA MEXICO384. Ce film fut
pendant longtemps invisible, car en état inachevé. Il faudra attendre les années 60
pour découvrir une version montée. Comme soutient Godard dans son film : certains
films peuvent et doivent être aimés sans être vus. Il nous fallut l'aimer aveuglément
et par cœur385.
Cet aveuglement est représenté par l'image du Christ Bafoué de Fra Angelico386, Ce
christ a un bandeau autour des yeux, et on le voit surgir tout au long de la séquence.
Par cœur, c'est faire confiance aux visions de Langlois, et à la rumeur cinéphile qui
se déploie sur tel ou tel film. La parole —du témoin qui lʼa vu ou bien même qui nʼen
aurait vu quʼune photo— permet de créer autour du film, sa légende. Ces films
légendaires deviennent alors les plus grands films, puisque personne, ne les ayant
vus, ne peut les critiquer. Personne non plus ne peut en être déçu. Ils se
maintiennent dans une virtualité paradisiaque, intouchable, comme idée du film sans
qu'aucune matérialité ne vienne ramener le film à son incongrue existence.
ii/ mdr4.2.
C'est ensuite le carton et un extrait de film de SUNRISE (1926) de Friedrich Murnau
qui vient corroborer les films rares de grands cinéastes que l'on croyait disparus et
que le temps avait fait réapparaître. Dans la même optique légendaire, Godard
utilisera des extraits du film retrouvé de Frank Borzage : LA FEMME AU CORBEAU
(The River, 1928).
iii/ mdr4.3.
Liée à la décision oratoire d'aimer (...) par cœur les films, et aussi, en liaison directe
avec lʼidéalisme de leur existence —comme ainsi à leur future déception car lorsqu'il
383
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.144.
384
. Serguei M. Eisenstein, QUE VIVA MEXICO. 1935.
385
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.145.
386
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.143.
238
sont retrouvés, ils apparaïssent avec tous les autres films projetés—, Godard place
intentionnellement une série de cartons. Cette série morcelle une phrase de Virginia
Woolf. La phrase, une fois recomposée, affirme : l'homme a dans son pauvre cœur
des endroits qui n'existent pas encore, et là où la douleur entre afin qu'ils soient.
Nous comprenons, par cette phrase, la double allusion des endroits qui n'existent
pas encore. Cela pourrait désigner en fait la salle de la Cinémathèque, en attente des
films requis (invisibles), autant que lʼespace du cœur aveuglé des cinéphiles. On voit
un peu plus loin dans le film, l'importance du cœur. Le cinéaste sous-entendrait que
Langlois lui a fait comprendre l'exhortation à travailler avec nos cœurs 388, que
l'époque malade nʼétait que la résultante de cette interrogation.
iv/ mdr4.4.
L'ESPOIR : LA FRATERNITÉ DES MÉTAPHORES
Le long extrait de L'ESPOIR, film de Malraux, sur lequel arrive en surimpression la
figure muette (une écharpe autour de la bouche) de l'assassin du LODGER (1928) de
Hitchcock 389, va permettre à Godard d'évoquer un rapport d'interchangeabilité entre la
figure de Langlois et celle de Malraux. Dʼabord le premier parallèle sʼétablit avec la
similarité des deux figures bâillonnées des deux séquences :
387
. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
Une phrase de Chandler dans ce film est morcelée et entonnée par un cercle de figurants de l'ANPE. voir
Ref.Film56 pour plus de développements.
388
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.161.
389
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.148.
239
Le christ (MdR3) // Lodger (MdR4).
Godard va rappeler qu'avant tout, c'est la fraternité des métaphores qui allait faire
sursauter les spectateurs de la Cinémathèque, plus que l'actualité dans laquelle il
voyait les films (en pleine Algérie, en pleine Indochine). Nous sommes donc
confrontés à la technique de Langlois du rapprochement des films du passé avec
ceux qui sont contemporains. Cependant du côté de Malraux, les images dʼactualités
de lʼhistoire (LʼESPOIR) nous sont confrontées avec dʼautres images dʼactualités
contemporaines (et non plus avec le cinéma populaire).
390
. Rappel : le style d'André Malraux obtient l'adjectif de malducien, malducienne.
391
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149.
392
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.150.
393
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.151.
240
Elle se métamorphose et dialogue avec une œuvre d'art des siècles passée : un
tableau de Watteau, Les Acteurs de la Comédie Italienne. 394
Le mouvement projectif, tel que le montre Godard, peut donc se déployer autant vers
le présent que vers le passé. Il va même offrir un contrechamp à Paul Muni, lʼacteur
incarnant Al Capone qui mitraille dans SCARFACE : des morts réels, issus d'un
documentaire soviétique des années 20395.
En conclusion, on peut supposer que la fraternité des métaphores correspond à un
niveau temporel et formel.
La fraternité des métaphores correspond à un niveau temporel, cʼest la
correspondance du passé avec le présent, mais aussi, à un niveau formel où l'art (la
fiction) et la vie (le réel) peuvent fraterniser. C'est une condition souhaitée qu'il a
exprimée un peu plus tôt dans l'épisode par un carton :
396
[ÉGALITÉ ET FRATERNITÉ ENTRE LE RÉEL ET LA FICTION]
v/ mdr4.5.
Avant le montage de SCARFACE tirant sur les acteurs et les morts, un photogramme
de SLEEPING BEAUTY (1958)397, de Walt Disney, vient probablement souligner
lʼenjeu politique dans le cinéma lors de son actualité398. Se projeter dans le passé de
l'art permet de se dégager intellectuellement399 de la fascination des procédures
idéologiques de la mise en scène du réel au présent (la propagande). Cʼest-à-dire
connaître permet de comparer avec dʼautres méthodes passées. Cʼest avoir
conscience du rôle dʼune technique. L'acte de métamorphose fonctionne alors
comme effet de distanciation. L'image de Walt Disney dans les années 60 peut
représenter chez Godard, lʼhégémonie du cinéma américain sur les autres cinémas
du monde, autant que sur l'image du réel, en dénonçant son aspect factice. Ce qui lui
fera proposer cette assertion :
"On était bien dans un film politique, c'est-à-dire du Walt Disney plus du sang"400
394
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.151.
395
. Extrait pris d'un film de montage.
Chris Marker, LE TOMBEAU D'ALEXANDRE. 1991.
396
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.126-127.
397
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.150.
398
. Il ne faut pas oublier que 1958 constitue dans cet hommage à Langlois la dimension du présent face
aux films du passé (qui pour la plupart sont muets, c'est-à-dire d'avant 1930).
399
. La connaissance de la propagande du passé, permet de repérer celle du présent, sans pour autant
arriver à la dénoncer.
400
. Ref.Film21. MADE IN USA. 1966.
241
Pendant cette séquence, lʼimage de Godard intervient. Comme au début du film des
HdC, cʼest la figure du Godard-narrateur. Cette fois-ci, il est debout, devant un
pupitre, et porte un chapeau feutre. Il psalmodie une définition possible de lʼinvisible
en trois scansions temporelles : Parce quʼoublié déjà, interdit encore, invisible
toujours.
vi/ mdr4.6.
LA SÉQUENCE ANGLAISE
Une nouvelle phrase décomposée de Virginia Woolf, apparaît en même temps que
son portrait photographique (elle est âgée) en fond constant :
Dieu que je peux souffrir c'est terrible d'avoir le don de tout ressentir avec une telle
intensité.401
Cette phrase, qui arrive en incrustation de lettrages blancs, est mise en parallèle —
par des photos et des extraits de films qui arrivent en fondu — avec deux incursions
filmiques de Godard dans la langue anglaise. Ce sont les images des films : KING
LEAR402 et ONE + ONE403.
- KING LEAR est le film de commande d'une adaptation de la pièce de Shakespeare
et Godard a fait participer des artistes américains et anglo-saxons : Peter Sellars
(metteur en scène de théâtre), Norman Mailer (écrivain) et Woody Allen.
- ONE + ONE est un long métrage docu-fiction offrant le montage alterné entre une
répétition d'une chanson des Rolling Stones (Sympathy for The Devil) et diverses
séquences mises en scène à Londres, d'actes et de paroles des Black Panthers.
La phrase en morceaux citée est extrait de la bande-son de KING LEAR. Une voix-off
de femme lit un texte en anglais. Il proviennent du livre de Virginia Woolf : THE
WAVES404.
JLG ajoute au même moment, plusieurs photographies noir et blanc représentant
une petite fille ainsi quʼun portrait de lʼauteur de cette photographie : Lewis Caroll.
Lʼarrivée de Lewis Caroll, dans cette séquence dévolue à Woolf crée un contrepoint
selon des modalités esthétiques précises. En effet, cet écrivain-photographe
sʼoppose dialectiquement à la représentation de Woolf :
401
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.153-154.
402
. Ref.Film60. KING LEAR. 1987. HdC.3b.une vague nouvelle. p.154.
403
. Ref.Film30. ONE + ONE. 1968. HdC.3b.une vague nouvelle. p.155.
404
. Virginia Woolf, Les vagues (The Waves), Ed.Stock.1988.
242
VIRGINIA WOOLF // LEWIS CAROLL
FEMME (prise en photo vieille) // HOMME (portraituré jeune + petite fille)
PAROLE (son) // PHOTOGRAPHIE (image)
Lʼidée de cette partie anglaise se situe, non comme épicentre, mais comme
représentative de lʼensemble de cet hommage à Langlois. La citation de The Waves
annonce le thème de la Nouvelle Vague, car lʼinfluence de Langlois dépasse bien
évidemment le seul cas de notre cinéaste. Godard cherche à mettre en évidence que
sans Langlois pas de Nouvelle Vague.
Dans cet extrait, le choix de Chaplin sʼavère judicieux. Tourné en 1966, le film
raconte le grand retour sur scène du comique Calvero devenu vieux, qui va se
produire dans un show. Une seconde chance lui a été donné, ce qui par accident,
s'avèrera aussi la dernière. Le passé illustre du personnage vient rejaillir sur son
présent pour quʼon lui redonne la place quʼil mérite, une nouvelle vision où il peut de
nouveau exercer ses talents de show-man. On retrouve donc, par le récit, lʼune des
fonctions de la Cinémathèque. La seconde chance de lʼHistoire qui donne comme un
nouveau rendez-vous avec le public, pour (re)voir des films qui nʼont pas eu le
succès au présent de leur sorties.
Chaplin joue sciemment sur la confusion entre ce quʼil représente dans la réalité (un
réalisateur et un acteur musicien, très célèbre autrefois) et ce quʼil est dans la fiction
LIMELIGHT (acteur musicien, très célèbre autrefois). Lʼitinéraire de Calvero est à
mettre en parallèle avec le destin de Charlot.
Cette image de LIMELIGHT, identifiant personnage et auteur de film, se voit
représentée dans les HdC, en présence de lʼimage de Godard lui-même selon un
procédé de volet central. La photo de Calvero-Chaplin qui hume une fleur est
associée, en fondu enchaîné, avec une photo de Godard derrière la caméra406.
Chaplin est un modèle pour Godard, comme on va le voir dans notre troisième partie.
405
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.157. Charles Chaplin, LIMELIGHT, 1966.
406
. Réf.Film24. CAMÉRA-ŒIL. 1967.
243
Il est le cinéaste référent pour l'implication du corps du cinéaste, son incorporation en
tant quʼauteur. Le rapport d'identification Cinéaste-Acteur de Godard à Chaplin est
patent. Les deux cinéastes jouent dans leurs films. Cet autoportrait par lʼimage va
donc permettre à Godard de sʼexprimer à un niveau introspectif. La voix-off, à ce
moment précis de l'apparition de la double photo (Godard-Chaplin), va justement
faire état dʼun sentiment personnel. Pour cela on assiste au passage dʼune voix à la
première personne du pluriel (nous) à celle du singulier (je) :
407
HdC.3b.une vague nouvelle. p.156.
408
. Jean-Pierre Léaud a la particularité dʼavoir incarné un personnage, Antoine Doisnel, dans les films de
Truffaut, sur plus dʼune vingtaine dʼannées. Ce qui le désigne naturellement comme le double
cinématographique de Truffaut. Par ailleurs, Léaud a également joué dans plusieurs films de Godard
étalés sur plus de vingt ans. Également, il est présent dans le film de Jean Eustache, LA MAMAN ET LA
PUTAIN. 1973, où Alexandre, le personnage masculin sʼavère encore une copie conforme aux vêtements,
gestes et paroles du cinéaste.
244
Cet extrait en plan séquence montre un personnage, cadré en plan serré poitrine. On y
découvre le buste sans le visage. L'homme tient un livre fait de photographies collées à
même les pages 409. La caméra est placée de telle manière que nous puissions voir ces
pages et ces collages. Ce livre, fabriqué de façon artisanale, est un livre-objet, rempli
de photographies de films (on y reconnaît un plan dʼun film dʼOrson Welles).
Ce livre d'images de films évoque un objet transitoire dont le sujet serait proche dʼune
des préoccupations de Langlois — le livre présent a pour sujet une suite de films mis
en série comme lʼacte de la programmation— et une forme livresque, support de
prédilection pour Malraux. Le livre de Malraux, « Le Musée imaginaire», est fait
pareillement dʼune suite de photographies reproduisant des œuvres d'art.
Fille: « On voit sans arrêt des photos des œuvres mais jamais des gens… »
Garçon: « C'était ça la nouvelle vague, la politique des auteurs, pas les auteurs les
œuvres »
Gardien (JLG): « Votre ami a raison Mademoiselle, d'abord les œuvres,
415
les hommes ensuite. »
409
. Cʼest un livre que Godard a très probablement fabriqué.
410
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.135.
411
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
412
. On peut supposer que cʼest une référence directe à lʼexpression enfants de la cinémathèque.
413
. Louis Skorecki, “C.N.C, Contre la Nouvelle Cinéphilie”, CAHIERS DU CINÉMA n°293.10/1978.p.31.
414
. Ref.Film75. 2x50 ANS DE CINÉMA FRANÇAIS (co-réalisé avec AM Mieville, 1995).
415
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
245
La première génération d'Après-Guerre, comme les fondateurs des Cahiers du
Cinéma, va désigner des cinéastes qui pouvaient avoir une démarche d'artiste
flagrante : Renoir, Rossellini, De Sica, Welles, Wyler. C'est parce que ces cinéastes
avaient une conscience de faire des films sous l'ambition esthétique que les films
devenaient des œuvres.
Le nouvel apport de la Critique de la Nouvelle Vague fut de déplacer cette
désignation esthétique sur les films, directement. C'est parce que certains films,
selon leurs jugements, méritaient le qualificatif d'œuvre, que ceux qui les avaient
réalisés pouvaient être considérés comme auteur ou artiste même ; si bien que
quelques-uns ne prétendirent nullement à occuper cette position, voire s'en
défendirent 416.
Lʼécriture et la réalisation de cette scène montre comment Godard associe les
apports théoriques de la Nouvelle Vague, comme confirmation417 de l'enseignement
de Langlois.
LEÇONS D'HISTOIRE418
En conclusion, les deux éléments présentés démontrent la possibilité pour Langlois
de produire une l'histoire par actes programmatiques. Godard insiste sur le fait que
cette histoire a été prodiguée (un don) et qu'elle fut retenue sous forme de leçons
pour les cinéphiles fréquentant la Cinémathèque.
À la mort de Langlois, JLg consacra un chapitre dans le numéro spécial des Cahiers
du Cinéma (n°300) quʼil dirige, et le nomme justement les dernières leçons du
donneur419.
Une fois que le geste du programmateur eut été isolé, l'influence de Langlois peut se
traduire aussi au niveau d'une nouvelle intuition philosophique. L'hypothèse que
développera Godard, par ailleurs avec Bazin, se base sur la représentation de
lʼHistoire, dans son film. La force du cinéma réside en son pouvoir de rédemption420.
416
. Attitude typique et célèbre de John Ford qu'on retrouve dans le documentaire de Peter Bogdanovitch,
JOHN FORD.1968.
417
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149. « Tel était le cinéma (…) et Langlois nous le confirma.
418
. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, LEÇONS DʼHISTOIRE. 1973.
419
. Ref.304.les dernières leçons du donneur, CAHIERS DU CINEMA n°300.1979.
"(…) cette histoire du cinéma, on ne pouvait pas la faire parce que (..), on ne pouvait pas profiter de la
vidéo pour sortir un film."
420
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149.
246
5/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 2 : ANDRÉ BAZIN
Si lʼon affirme quʼAndré Bazin est une figure dʼinfluence discrète, celle-ci nʼen est pas
moins probante. Nous allons, à partir de quelques exemples, essayer dʼaffirmer cette
influence pour en comprendre ses effets, tout en sachant que celle-ci, beaucoup plus
importante quʼelle nʼy paraît, reste difficile à attester dans la réalité de lʼœuvre.
Un premier stade de notre réflexion serait d'essayer de poser point par point le
problème donné et de définir les termes engagés avec la phrase conclusive :
L'image est d'abord de l'ordre de la rédemption du réel.
On constate que si Godard reprend cette terminologie religieuse, elle est déplacée
dans un milieu profane. Avec les termes de rédemption, dʼordre et aussi de
confirmation, qui correspond à l'acte de consacrer l'entrée et le maintien dans la
religion catholique422.
Mais la notion d'ordre est à comprendre ici sous la signification de domaine. Affirmer
que l'image appartient au domaine de la rédemption, fait référence à la fin d'un article
célèbre qu'André Bazin rédige, et dans lequel, il associe, avant Godard, les deux
notions image et rédemption.
421
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149.
422
. On est confirmé quand après sa Première Communion, on reçoit, de la part d'un religieux, un acte de
grâce.
247
Cet article écrit pendant la guerre fait partie d'un recueil collectif. La participation de
Bazin étudiant le rapport entre Peinture et Cinéma sʼintitule : "Ontologie de l'image
423
photographique" .
A noter que cette phrase, citée précisément par Godard, au début de l'épisode425,
fournit lʼune des preuves flagrantes de l'influence directe de Bazin sur la rédaction
des textes des HdC (principalement : voix-off du narrateur et cartons).
La suite de l'article (moins souvent citée) évoque encore une proximité de style :
"La photographie en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la
ressemblance."
423
. André Bazin, "Ontologie de l'image photographique", Problèmes de la peinture, 1945. Repris dans
Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Ed.du Cerf.1958.p.14.
424
André Bazin, "Ontologie de l'image photographique", Problèmes de la peinture, 1945. Repris dans
Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Ed.du Cerf.1958.p.14.
et aussi Godard la reprend telle quelle dans les HdC.3b.une vague nouvelle. p.117.
425
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.117.
426
. Tel Cézanne, Le cubisme, lʼexpressionisme ou le fauvisme qui suivirent.
248
De plus, Godard fait déjà référence à cet article en 1996, dans un des films-annexes
des HdC : 2X50 ANS DE CINÉMA FRANÇAIS427. Au moment où le portrait
photographique dʼAndré Bazin apparaît, on entend cette même phrase.
Dans ce film, la phrase emblématise la pensée de Bazin. Elle figure dans une des
séquences finales : parmi la ronde de critiques de cinéma qui se succèdent dans le
film. Pour le cinéaste, ce sont ceux qui ont compté comme critiques de cinéma en
France (Moussinac, Auriol, Truffaut..).
Comme la figure de Malraux va être une figure dʼinfluence et modèle pour Godard, il
nous semble intéressant de prolonger ce rapport entre les deux articles.
D'emblée, on sait que la structure du célèbre article de Bazin est façonnée sous le
modèle d'un autre article, tout autant célèbre celui-là, intitulé ESQUISSE D'UNE
428
PSYCHOLOGIE DU CINÉMA , qui fut rédigé par Malraux également pendant la
guerre429.
Et aussi, de nombreuses notes, opérant la disjonction entre critique esthétique et
critique psychologique, appellent au développement de cette dernière430.
D'ailleurs, dans une note, il annonce que Malraux faisait remarquer que les
photographes pionniers, se libérant des contraintes de l'imitation de la nature qui
était évolue aux peintres, commencèrent à imiter l'art. D'une certaine manière, cette
précision indique que cʼest lʼacte dʼimitation des photographes qui est un acte de
427
. Ref.Film75. (co-réalisé avec Anne-Marie Miéville, 1995).
428
. Ce parallélisme fut l'objet d'une intervention de Guy Fihman (séminaire doctoral, Paris VIII, 19xx). Il
démontra un grand nombre de similitudes de styles, sujets et expressions, entre les deux (Introduction à la
momie, conclusion par ailleurs le cinéma est un...).
429
. Historiquement, il y a un premier texte de Malraux, intitulé Introduction à une psychologie de l'art, qui
vient s'établir comme un premier essai plus général de ce texte (paru en 1947 dans la revue LES
CAHIERS DE LA PLÉIADE, mais écrit en 1937. Deux années plus tard, Malraux rédige une Esquisse
d'une psychologie du cinéma (1940) dont la première parution se fait dans la revue VERVE mais est
éditée seule en 1945 chez Gallimard. Il reprend la même structure de l'Introduction à une psychologie de
l'art, mais évidemment en développant conséquemment les notions de cinéma. Il serait trop long de faire
une analyse comparée des deux textes, mais on peut affirmer quʼavec ce premier texte, Malraux retient
l'introduction utilisant l'art de l'embaumement des Égyptiens, sur l'art qui résiste au temps, et dont la
photographie en serait la perpétuation.
430
. André Bazin, "Ontologie de l'image photographique" (1945), in Problèmes de la peinture, Monte-Carlo,
Ed. André Sauret. Repris dans Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Ed.du Cerf.1958.p.14 : "Il y aurait lieu
cependant d'étudier la psychologie des genres plastiques mineurs ..."
249
péché pour Bazin. Un péché du même ordre que les peintres perspectivistes, pour
avoir imité dans un premier temps les artistes alors il faut attendre un certain temps
pour que, devenant lui-même artiste, le photographe en arrive à comprendre qu'il ne
pouvait copier que la nature431. Cette compréhension revêt alors la forme dʼune
rédemption.
"Je trouve qu'on devrait citer Griffith dans n'importe quel article sur le cinéma : tout le monde
est d'accord, mais tout le monde l'oublie quand même ; Griffith donc, et André Bazin aussi.,
432
pour les mêmes raisons."
C'est par l'écriture que Godard manifeste premièrement son désir de théorie du cinéma.
Dès 1950, cʼest à Bazin quʼil va montrer ses premiers articles433. On peut relever que
cʼest pour lui une véritable figure tutélaire, concrète et idéale434.Godard considère Bazin
comme un cinéaste, un peu comme Langlois, mais dʼune autre façon. Bazin est un
cinéaste qui ne faisait pas de films mais qui faisait du cinéma en en parlant, comme un
colporteur435. On sait dans les HdC lʼimportance de la figure du colporteur. Il est
431
. André Bazin, "Ontologie de l'image photographique", Problèmes de la peinture, 1945. Repris dans
Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Ed.du Cerf.1958.p.15.
432
. Ref.112. Des larmes et de la vitesse. (sur D.Sirk) CAHIERS DU CINÉMA. n°94. 04/1959.
433
. Ref.176a. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème
Ed.1998. p.09. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala.
434
. Ref.A60. Le jeune cinéma a gagné. ARTS (1950) : Nous qui avons mené en hommage à Louis Delluc,
Roger Leenhardt et André Bazin, le combat de l'Auteur du film.
435 ème
. Ref.176a. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2
Ed.1998.p.09. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala.
250
lʼensemble du cinéma pour Godard. Cʼest précisément la parabole de Ramuz qui lui
permet dʼaffirmer, ce colporteur cʼétait le cinéma436.
Bazin représente une figure concrète, car même si Doniol-Valcroze est rédacteur en chef
avec Lo Duca, cʼest Bazin qui est à la tête des Cahiers du Cinéma437, comme fondateur
et comme théoricien. Ce dernier est également une figure idéale à laquelle Godard va
pouvoir s'opposer. Ainsi, en rapport au montage, Bazin le théorisait en partie dans
Montage interdit 438, avec lʼéloge du plan séquence qui cristallise le simple respect
photographique de lʼunité de lʼespace439. Lʼaffirmation métaphysique que toute la réalité
est sur le même plan440 trouverait son exemplarité la plus pure dans lʼidentification du
plan avec la séquence441. Alors quʼil décrit la continuité du plan séquence comme force
et possibilité pour le spectateur dʼêtre libre442 de faire son propre découpage, il désigne
cette absence de montage comme qualité. Aussi, quelques pages auparavant, dans le
même numéro des Cahiers du Cinéma, Godard rétorque :
"Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. Prévoir est le propre des
443
deux ; mais ce que l'un cherche à prévoir dans l'espace, l'autre le cherche dans le temps."
436
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.239.
437
. Antoine De Baecque, Cahiers du Cinéma, Histoire d'une Revue 1, Paris, Ed. Cahiers du Cinéma,
1991.p.43.
438
. André Bazin, “Montage interdit”, CAHIERS DU CINÉMA , n°65, 12/1956.p.32-38. Le titre de cet article
fait référence directement à une affirmation utilisée dans son article en deux parties sur Wyler rédigée
dans la Revue du Cinéma dix ans auparavant. (Ref. Note 152, 153).
439
. André Bazin, “Montage interdit”, CAHIERS DU CINÉMA , n°65, 12/1956.p.34.
440
. André Bazin, “William Wyler, ou le janséniste de la mise en scène”, REVUE DU CINÉMA , n°10,
02/1946.p.48.
441
André Bazin, “William Wyler ou le janséniste de la mise en scène”, REVUE DU CINÉMA , n°11,
03/1946.p.54.
442
. André Bazin, “William Wyler ou le janséniste de la mise en scène”, REVUE DU CINÉMA , n°11,
03/1946.p.52.
443
. Ref. 68. Montage, mon beau souci, CAHIERS DU CINÉMA , n°65, 12/1956.p.30.
444
. André Bazin, “De la politique des auteurs”, CAHIERS DU CINÉMA , n°70, 04/1957.p.34.
251
6/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 3 : ANDRÉ MALRAUX
A/ LA FIGURE MODÈLE
On peut chercher une autre figure d'influence qui va contribuer à concrétiser le désir
de Godard, dans son entreprise à faire rencontrer le cinéma et l'histoire. Le terme de
modèle est le terme adéquat pour la figure d'André Malraux :
En effet, en plus d'être une figure protectrice, comme le terme choisi de tutélaire s'y
rapporte, la figure de Malraux peut être appréciée comme modèle, pris, non au sens
propre, mais dans le sens où cela va être ce sur quoi il va régler sa conduite et une
partie de sa production.
252
politique (La condition humaine)445; psychologie et anthropologie dans le domaine de
l'Art, l'action politique comme base de scénario pour le cinéma (L'ESPOIR446), ou bien
encore les possibilités du montage cinématographique comme technique spécifique
à la littérature447.
"J'avais écrit La condition humaine, parce que je pensais que la forme du roman était plus à
même de recevoir mes préoccupations politiques."
Cette soif de superficie —qui n'est pas sans rapports avec la forte détermination de
Malraux à vouloir regrouper, théoriser l'art à un niveau mondial— est elle-même
impliquée dans les voyages qu'il a fait dans le monde entier, expérimentant
corporellement ce niveau superficiel à cette échelle. Il témoigne, également dʼune
volonté ambitieuse, une volonté de généralisation, volonté d'assembler l'ensemble
des civilisations présentes, et même passées, pour penser le destin de l'homme,
dans sa totalité planétaire —et découvrir, par là même, son absence de destin—.
Cette pensée du monde, qui s'offre alors à lui, va provoquer un mouvement de désir
de création, tout à fait comparable avec le désir d'histoire de Godard, au moment de
la découverte d'une autre représentation du monde, celui du cinéma (mondial,
présent et passé) que Godard expérimentera, corporellement, par les visions des
films à la Cinémathèque.
253
expérimentant leur interconnexion. Malraux et Langlois conjuguent le désir du cinéma
avec le désir d'histoire, et cʼest suffisamment inhabituel pour le noter.
LE REGARD DE MALRAUX
La connaissance provenant du cinéaste Malraux, va mettre en exergue l'importance
du corps, pour Jean-Luc Godard ; importance telle que nous avons pu la développer
dans l'Introduction de cette Deuxième partie.
Le moyen-métrage, MALRAUX de Léonard Kiegel448, dont JLG fit la critique449, devient
l'occasion de concevoir la puissance imaginative de Malraux, à partir du don supposé
de son regard.
Faire une histoire du cinéma à partir de la vision450, est rendu possible par la vision
de Malraux.
Le regard de Malraux, pour Godard, est une force subjective, une force du regard qui
cinématographie la réalité451, pour reprendre ses termes. Elle confère vie aux statues
et pétrifie les hommes.
Cette identification de Malraux (son regard) à une caméra, laisse présager ce que
Godard voudra établir, lorsquʼil deviendra son propre sujet de film. Un devenir
machine que Godard sʼaccordera plus tard, quand, dans son scénario autoportrait,
MOI, JE452 , il crée un chapitre : Je suis une Machine.
448
. Léonard Kiegel, MALRAUX. 1958.
449
. Ref.92. Malraux mauvais français ? CAHIERS DU CINÉMA, n°83. 1958.
450
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.111.
451
. Ref.92. Malraux mauvais français ? CAHIERS DU CINÉMA, n°83. 1958.
452
. Ref.178-18. Moi, Je, (projet de film). (1973).
453
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, (1974/1951), Paris, Ed. Gallimard. Nouvelle version, 1965.
254
dans un de ses articles, un exemple persuasif dʼune leçon d'histoire qui prend la
forme dʼune leçon de style. Le Musée Imaginaire va lui permettre de proposer une
première tentative historiciste du cinéma, par une coupure épistémologique,
procurant par là, deux périodes distinctes. On retrouve la trace de cette coupure dans
le titre même de cet article : Du côté de chez Manet. Ce titre est déjà
symptomatique454. La disposition de cette césure produit les termes : l'ancien et le
nouveau, mais les deux inventaires (pour reprendre la terminologie de Malraux) que
produit chacune des périodes, annonce une fondation de la modernité
cinématographique. Le cinéma moderne correspondant à ce qui est nouveau.
Nous avons, dans lʼarticle, un développement de deux répartitions possibles.
Pour le cinéma classique, il range du côté de l'ancien (l'héritage des classiques)
F.W.Murnau, S.M.Eisenstein, F.Lang, D.W.Griffith ; et du côté du nouveau (Les
modernes) il dispose N.Ray, O.Preminger, et R.Rossellini.
454
. Ref.A21. Du côté de chez Manet. Arts n°529.06/1956. Article doublement important parce qu'il n'avait
pas été réédité dans les ouvrages récapitulatifs de ses écrits mais aussi parce qu'il y cite le nom d'André
Malraux.
455
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
456
. André Malraux, “Introduction à la psychologie de l'art”, LES CAHIERS DE LA PLEIADE, 1947.p.11.
C'est la toute première phrase. Nous avons ajouté Cinématographique.
255
LA REVENDICATION DU STYLE LYRICO-MYTHIQUE DE MALRAUX
Le style littéraire de Malraux, peut se définir de différentes façons ; l'une consiste à
observer comment il confronte au lecteur une liste de noms propres d'artistes pour
les mettre en scène, grâce à la succession visible des œuvres457. Cette convocation
sera une des opportunités les plus flagrantes des HdC.
« Je pense facilement à haute voix, et jʼaime bien ça : cʼest lʼoccasion pour moi de faire du
461
cinéma indépendant… »
457
. Pascal Sabourin, “Réflexion sur l'art”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne, 1982.p.300.
458
. Ref.gz9, Ref.18-20, Ref.A21.
459
. John Coltrane est un saxophoniste célèbre pour son aisance dans la musique improvisée américaine
du Be-Bop.
460
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.282. Voir le début de son intervention.
461
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286.
462
. Pascal Sabourin, “Réflexion sur l'art”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne, 1982.p.303.
256
précisément de produire une parole sur les images (des reproductions d'œuvres) qui
défilaient sous ses yeux463.
Face aux historiens cinéastes, il y a les cinéastes historiens, dont la figure principale,
contemporaine de Godard peut être incarnée par Alain Resnais. On le constate dès
la réalisation de ses courts-métrages. Ceux-ci consignent la volonté du cinéaste à
sʼinscrire dans le temps de l'histoire : filmer avec une conscience historique, et
prendre en compte formellement, les évènements historiques les plus importants du
XXème siècle.
On peut faire suivre, à chaque étape qui a marqué le XXème siècle, un film de
Resnais :
— La Shoah
avec NUIT ET BROUILLARD (1956) pour la seconde guerre mondiale et son
avènement, son symbole qu'est la Shoah. Resnais va utiliser des éléments
hétérogènes pour son film, les documents passés et des travellings en couleur des
camps au temps présent.
Particulièrement pour ce film Georges Didi-Huberman464, considère Alain Resnais,
comme cinéaste précurseur de la démarche de Claude Lanzmann avec son film-
monument : SHOAH465. Et l'on sait que ce dernier devait participer à une
confrontation cinématographique avec Godard bien que cela n'aboutit pas, pour une
des raisons invoquées : le traitement du montage de cette rencontre466. SHOAH sera
d'ailleurs plusieurs fois comparé aux HdC467, par l'aspect monumental de la durée,
par l'ambition historique d'inscrire (sic) le XXème siècle, par le traitement qu'ils ont
opéré chacun de l'événement, et qui entre dans une totale opposition formelle468.
Ainsi tout le pari du film de Resnais, pour Serge Daney, résidait dans un ébranlement
463
. Paul Ardenne, Lʼesthétique dʼAndré Malraux, Paris, Ed.Klincksieck. 1976. p.34.
464
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003. p. 156.
465
. Claude Lanzmann, SHOAH. 1985.
466
. Sylvie Lindeperg, Clio de 5 à 7, Paris, Ed. Seuil. p. 266/267.
467
. Libby Saxton, “Anamnésis Godard/ Lanzmann”, TRAFIC n°47, 2003. p. 48-66.
468
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. Minuit, 2003. p. 15.
257
de la mémoire né d'une contradiction entre documents inévitables de l'histoire et
marques répétées du présent469.
— La menace atomique
avec HIROSHIMA, MON AMOUR (1958)
Il tourne ce film en partie au Japon à propos de la menace nucléaire initiant la guerre
froide des dix premières années d'après-guerre. Le film débute en partie avec des
images documentaires de survivants de la catastrophe.
— Les colonies
avec LES STATUES MEURENT AUSSI (1953), réalisé avec Chris Marker, qui
n'hésite pas sous le prétexte de faire un film sur l'Art Primitif, à déconsidérer et
remettre en cause la politique coloniale de la France et des pays occidentaux.
— La Guerre d'Espagne
avec LA GUERRE EST FINIE (1966), un des témoins directs de cette époque,
Jorge Semprum écrit le scénario.
LA PORNOGRAPHIE DE L'HORREUR
Les propos de Godard sur HIROSHIMA, MON AMOUR n'ont pas toujours été tendres470,
peut-être est-ce pour se distinguer de cette figure majeure contemporaine dont la
notoriété le précède. Il est même curieux de rappeler que, ce qu'il lui reproche,
demeure toujours présent et persistant, dans la production des HdC : le reproche
principal au film de Resnais se trouve dans la séquence d'ouverture, où
l'entremêlement des corps faisant l'amour, montés avec les corps brûlés des
habitants de Hiroshima, est filmé avec les mêmes valeurs de gros plans. Godard
trouve cette égalité immonde. Il utilise alors un mot assez véhément, puisqu'il parle
de pornographie. Pour lui, les images les plus horribles peuevent devenir esthétiques
en fonction du contexte471. Déjà, et bien avant l'incursion des images provenant de
long-métrages de fiction, dans le montage des HdC, le concept de pornographie est
469
. Serge Daney, “Alain Resnais, ou l'écriture du désastre”(1983), Ciné-Journal II, 1983-1986, Paris, Ed.de
lʼÉtoile/Cahiers du Cinéma, 1998. p. 29.
470
. Ref. 117. Hiroshima notre amour (table ronde).
471
. De nos jours on lui préférera le terme esthétisante .
258
utilisé, précisément là où il n'y a pas de sexualité hardcore472. Godard trouve
écœurante cette facilité de comparaison. Il emploie à dessein le terme images
pornographiques. N'oublions pas qu'en 1959 la pornographie n'avait pas encore
connu son essor industriel en Occident. Cette comparaison retentit avec plus
dʼintensité. On retrouve le même principe moral énoncé par Rivette : lʼabjection
critique du Travelling de Kapo473. Godard utilisera négativement cette occurrence : le
reproche deviendra source de création, puisque, sciemment, il produira tout au long
de son œuvre, des montages avec des insertions d'images pornographiques474, aussi
dans les HdC, il les utilise volontairement pour choquer et désigner ce qui est laid475.
Il faut prévenir, aussi, que le rapport à l'image qu'entretient le spectateur
contemporain, a évolué, dans une zone toujours plus insensible face à ce qui peut
être montré— le monstrueux 476.
E/ EXEMPLES À SUIVRE
259
passés sont présentés (ramenés au présent) dans un film. Précisément, le cinéma
qui se définit comme Présent, à partir de la conscience des faits passés, change
irrémédiablement son futur, c'est-à-dire le destin et le statut de l'homme.
Aussi répétons-le, Godard se rend compte finalement que le cinéaste Alain Resnais
a acquis une certaine notoriété480. Sa capacité à savoir se singulariser vis-à-vis du
cinéma, se produit grâce à des apports extérieurs comme la littérature ou l'histoire. Il
confirme sa position d'être un cinéaste faisant du cinéma dans l'histoire481. Godard
évoluera en dehors de ce modèle, dans la mesure où il est influencé dans le sens
inverse par Malraux (devenir un historien qui fait du cinéma). Il possède un autre
478
. David Rousset, L'univers concentrationnaire (1946), Paris, Ed. du Pavois, Réed. de Minuit, 1981.p.74.
479
. Marguerite Duras pour HIROSHIMA, MON AMOUR. 1959 et Alain Robbe-Grillet pour L'ANNÉE
DERNIÈRE À MARIENBAD. 1961.
480
. POSITIF, revue de cinéma, Alain Resnais, Paris, Ed.Gallimard.2002. Au regard de la Critique mais
aussi du grand public.
481
. Ref.300. Voir la considération historique sur le film d'Alain Resnais :
"Il vient d'y avoir Hiroshima, un certain cinéma vient de se clore..." (Premier Entretien, CAHIERS DU
CINÉMA, n°138, 1962).
260
sujet historique : l'histoire des formes du support lui-même, mais en cela, il ne sera
pas le premier en France482. Sa véritable singularité réside dans le fait qu'il fait
coïncider deux spécialités avec son désir :
Faire des films, en tant qu'historien sur le cinéma, c'est ajouter un autre élément que
ni Malraux (historien cinéaste), ni Resnais (cinéaste de l'histoire), ne prétendront
incarner : un cinéaste filmant l'histoire du cinéma par les œuvres ou historien faisant
récit filmique du cinéma.
482
. Certains historiens, autres que Langlois, ont su proposer dès le début du cinéma, une histoire du
cinéma par le film.
483
. Paradoxalement, même si Malraux est reconnu comme historien dʼart, il va chercher à produire cette
histoire avec des éléments qui vont à lʼencontre de cette conception. Ainsi il nomme un de ses livres,
LʼINTEMPOREL.
484
. André Malraux, Les voix du silence, Paris, Ed. Gallimard.1951.p.67.
261
"(…) La force interrogatrice des œuvres. (…) L'essentiel de ma pensée, c'est la
métamorphose (…) Mais nous savons aussi que, quand nous contemplons une sculpture
485
égyptienne, elle nous dit quelque chose."
Aussi, c'est tout le sens de notre réflexion topologique, qui voudrait que l'écriture de
l'histoire soit liée à la production d'un lieu ; écriture dans le sens qu'engage Michel de
Certeau, c'est-à-dire comme un discours ou une parole de l'histoire.
"Mais le geste qui ramène les idées à des lieux est précisément un geste d'historien.
Comprendre, pour lui, c'est analyser en termes de productions localisables le matériau que
486
chaque méthode a d'abord instauré d'après ses propres critères de pertinence."
PERTINENCE DE LA MÉTAMORPHOSE
Le concept de métamorphose, chez Malraux, se présente comme une observation
rigoureuse du passage du temps sur les œuvres. Si au départ, ce n'était que le signe
manifeste d'un geste voué à la religion487, lorsque celle-ci disparaissait, l'œuvre se
transfigure en quelque chose d'autre : une œuvre d'art.
"La puissance de métamorphose de l'œuvre d'art succède à ce que l'on appela sa puissance
488
d'immortalité (…)"
485
André Malraux, “Entretien avec Jacques Legris, à propos des "Hôtes de passages"”(1975), Cahiers de
L'Herne n°43 : André MALRAUX, Paris, Ed. L'Herne, 1982. p.156-57.
486
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed. Gallimard. 3eme Ed. Folio/Histoire, 2002.
p. 78.
487
. Lʼœuvre vouée à la religion, détient une valeur de rituel, qui se transformera en une valeur dʼexposition.
La valeur a quête de lʼimmortalité. Walter Benjamin, “L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction
mécanisée”(1936), Ecrits Français, Paris, Ed. Gallimard, coll. Bibliothèques des Idées, 1991.p.142.
488
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, (1974/1951), Paris, Ed. Gallimard. Nouvelle version, 1965.p.171.
489
. A propos de son histoire comme production de lieux.
262
l'œuvre. Puis nous la percevons, par la suite, comme métamorphosée, totalement
renouvelée.
LA POSSESSION
Que découvre Malraux ? À l'instar du cinéma, dʼautres arts et domaines dʼexpression
peuvent posséder la technique du montage et la vertu de la photographie490.
De ce fait, la possession de la puissance cinématographique (par la littérature), lui
permettra de réaliser le livre du Musée Imaginaire.
Également, on remarquera quʼil a voulu concevoir une adaptation télévisuelle du
Miroir des limbes 491 . Ce dernier livre, interrogeait l'Art et sa participation
métaphysique à la destinée humaine492 . Lʼadaptation aurait du être intitulée : La
légende du siècle, et réalisée par Claude Santelli. On retrouve, dans ce projet de film
de 1972, un autre élément de convergence et d'influence avec les HdC : le choix du
casting. En effet, Alain Cuny est choisi comme lecteur des textes de la narration493 .
Une photographie célèbre montre Malraux au travail, en train dʼélaborer son histoire
de l'art avec la fabrication de son Musée imaginaire. Elle vient attester lʼidée que ce
sont les images qui engendrent la parole de lʼhomme. Cette photo, prise en plan
large, et en forte plongée, le montre dans son salon privé disposant un grand nombre
de photographies. Il dresse un chemin de fer. Cette expression, qui provient du
métier de lʼédition, consiste à dérouler sur une bande imaginaire, le sommaire visuel
dʼun livre ou dʼune revue. Ici, sur cette photographie, le chemin de fer est au sol et les
pages prévues ressemblent alors à un grand tapis. Il n'y a que des images : les
photographies sont dʼun même format et reproduisent exclusivement des œuvres
d'art. Cette photo peut faire penser à un cliché dʼOrson Welles, quand, CITIZEN
494
KANE , debout sur des piles de journaux, vient dʼacheter la société qui dirige ce
quotidien. Elle montre comment Malraux a prévu techniquement de concevoir lʼun de
ses livres sur lʼhistoire de lʼart. Il procède à lʼécriture, de ce quʼil a à dire sur ces
490
. André Malraux, “L'œuvre d'art n'est pas une pierre”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne,
1982.p.287.
491
. André Malraux, Le miroir des limbes, Paris, Ed. Gallimard (coll. La pléiade). 1976.
492
. Philippe et François de Saint Chéron, “Malraux et l'Audio-visuel” Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne,
1982.p.356.
493
. Claude Santelli, Propos, LA CROIX, 5/06/1972.
494
. Orson Welles, CITIZEN KANE. 1941.
263
images, de sa parole. Lʼécriture du texte, quʼon retrouve dans le livre, est produite en
conséquence du montage des images auquel Malraux fait face. Lʼintelligence du
texte, la parole, est conçue après et selon la succession des images. Un ordre tel
que Malraux lʼavait théorisé précédemment : la mise en pratique effective du don de
parole des images.
497
La métamorphose (...) est la vie même de l'œuvre d'art. .
495
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, [version définitive], Ed. Gallimard, 1965.p.236.
496
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, [version définitive], Ed. Gallimard, 1965.p.231.
Geneviève James, “De l'iréel à l'intemporel”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne,
1982.p.330.
497
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, [version définitive], Ed. Gallimard, 1965.p.287.
498
.HdC.2a.seul le cinéma. p.18 : « Le cinéma/ cʼest lʼaffaire du vingtième siècle/ cʼest lʼaffaire/ du dix
neuvième siècle/ mais qui sʼest résolue/ au vingtième. »
264
consacré à Nicholas Ray499, on retrouve des citations entières de textes de Malraux.
Ce qui va permettre au futur cinéaste d'écrire tout un article, avec en liminaire, lʼune
des phrases de Malraux500 :
501
"Le génie naît comme l'incendie : De ce qu'il brûle."
Cette sentence sera reprise une nouvelle fois, dans les HdC, transformée sans en
contredire le propos :
502
[L'ART EST COMME L'INCENDIE / IL NAÎT / DE CE QU'IL BRÛLE]
« (…) Nous, nous ne sommes pas morts.(…) Oui, le cinéma est en train de mourir (…) Mais
vous et moi savons quʼil nʼest pas encore tout à fait mort, quʼil respire encore faiblement. Où ?
Dans notre cœur qui battra toujours pour lui à 24 images secondes. Cette modeste flamme
qui hier encore incendiait le monde à coups de stars et de millions, il ne tient plus quʼà nous
quʼelle sʼéteigne définitivement. Mais ni vous ni moi ne le permettront, car cette flamme nʼest
504
rien dʼautre que notre vie elle-même. »
Le Feu est ici pris dans son acception amoureuse de cinéphilie comme flamme
intérieure. On retrouve lʼargument, toujours destiné à Langlois, au moment précis où
il explique à Langlois la nécessité de brûler les films (du feu intérieur).
505
[JE L'AVAIS DIT À LANGLOIS / IL FAUT BRÛLER LES FILMS…]
506
[MAIS ATTENTION / AVEC LE FEU INTERIEUR]
499
. Ref.71. Rien que le cinéma et Ref.85. Au-delà des étoiles.
500
. Ref. 82. Swamp Water.
501
. André Malraux, LʼIntemporel, Ed. Gallimard, 1968. On situe généralement cette phrase dans ce livre.
502
. HdC.2b.fatale beauté. p.165.
503
. Ref.178.19a. Deux lettres à Henri Langlois (non daté. circa 1965).pp.248-251.
504
Ref.178.19a. Deux lettres à Henri Langlois (non daté. circa 1965).p.248.
505
. HdC.2b.fatale beauté. p.165.
506
. HdC.2b.fatale beauté. (PLAN 1732).
265
Cette volonté de feu, aussi peu intérieure quʼelle peut lʼêtre, nous fait transparaître ici
l'acte de destruction, —quʼon retrouve avec autant de violence, quand il lui somme de
liquider la cinémathèque pour produire des films507— et quand dans les HdC lʼimage
documentaire de quelquʼun immolé par le feu apparaît508. Tout cela vient prévenir,
comme lʼidentité de lʼamour avec le feu, toute l'emprise de l'influence du Romantisme
quʼentretient Godard avec ses films. Ainsi le jeu de substitution sacrificielle du
créateur avec son œuvre. Feu purificateur, crémation qui connote le cinéma sur son
versant guerrier, intégrant les films (et devant être défendu comme tel) au domaine
des morts. Malédiction nécessaire pour le film. En effet, le film maudit509 est un film
voué à disparaître, qui, devenu poussière ne sera plus visible et rejoignant alors les
plus grands films ( qui) sont ceux que l'on n'a pas vus510.
La relation que Godard va entretenir avec lʼidée dʼune disparition par les flammes
peut revêtir des idées absurdes. Le Feu sʼavère un thème absurde que Godard
déploiera allègrement dans son article sur le film à Volcans d'Haroun Tazieff511 et bien
encore dans une notule sous forme de télégramme512. Dans les écrits de Malraux, ce
thème relate une notion intime, puisque l'absurdité a rejoint l'art lorsqu'elle n'a plus de
destin et lorsque les dieux puis l'homme sont devenus des idées mortelles513.
"La seule chose / qui survive à une époque / c'est la forme d'art / qu'elle s'est créée / aucune
activité / ne deviendra / un art / avant que son époque / ne soit terminée / ensuite / cet art
514
disparaîtra."
507
. Ref.178.19b. Deux lettres à Henri Langlois (1975).
508
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. (les dernières images de lʼépisode).
509
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.128.
510
. HdC.2b.fatale beauté. p.169.
511
. Ref. 107. Le conquérant solitaire.
512
. Ref.98.Télégramme de Berlin. n°86.1958.
513
. André Malraux, “L'œuvre d'art n'est pas une pierre”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne,
1982.p.287.
514
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.290.
266
Il faut bien admettre que cette activité du présent sur le passé, cette survie pour se
dépasser est en rapport avec la conception du dépassement de Malraux :
" Toute civilisation (...) fait son propre héritage de tout ce qui, dans le passé, lui permet de se
515
dépasser."
Godard fait appel directement à Malraux lorsqu'il cite les personnes qui peuvent
répondre à la question : Qu'est-ce que l'histoire ? Malraux inaugurera la série,
ensuite il y aura Fernand Braudel, Cioran et Charles Péguy.
De plus, après avoir nommé son épisode 3a. la monnaie de l'absolu, comme l'un des
chapitres du livre de Malraux Les Voix du Silence517, on évolue dans un espace
d'influence relativement confiné. C'est à partir de la séquence rendant hommage à
Langlois, que Godard évoquera le plus longuement Malraux. Ce sera en tant que
cinéaste. Par lʼutilisation dʼun long extrait de son film sur la guerre d'Espagne,
Godard nous indique que Langlois fut le passeur de l'ESPOIR :
Relevons tout d'abord : dans la première phrase le concept de métamorphose est ici
évoqué dans son contexte malducien. Godard se fie à la première phrase de
l'Introduction à la psychologie de l'art. Il nous parle, en effet, de passé métamorphosé
515
. André Malraux, “Sur l'héritage culturel”, COMMUNE, N°37, 09/1936. Discours prononcé en Juin 36, à
Londres pour l'Association Internationale des Écrivains pour la Défense de la Culture.
516
. HdC. 4b.les signes parmi nous. p.247.
517
. André Malraux, Les voix du silence, Paris, Ed.Gallimard. 1951.1- Le Musée Imaginaire. 2-Les
Métamorphoses d'Apollon. 3- La Création artistique. 4-La Monnaie de l'Absolu.
518
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.149.
267
au présent, c'est-à-dire de pouvoir percevoir le passé, qui revenu au présent, se
métamorphose; C'est le parcours de dépassement dans la vie des œuvres telles que
nous lʼavons observé auparavant. Ainsi, Malraux invoque la force de l'héritage
culturel, parvenu aujourd'hui jusqu'à nos yeux : les statues grecques abandonnées
de leurs couleurs, les portraits des nobles espagnols devenus des Velasquez et les
icônes religieuses devenues œuvres profanes.
"Ce n'est pas l'Antiquité qui a fait la Renaissance, c'est la Renaissance qui a fait l'Antiquité.
(...) Toute civilisation est en cela comparable à la Renaissance et fait son propre héritage de
519
tout ce qui, dans le passé, lui permet de se dépasser."
Nous pouvons relever un des éléments majeurs du style que nous retrouvons dans la
parole de Godard. Ainsi le retournement dialectique de la première phrase pourrait
sembler un aphorisme issu dʼun article des Cahiers du Cinéma. La figure dialectique
comprenant une comparaison suivie de son opposition sʼavère une pratique courante
chez Godard, jusquʼà représenter lʼune des facettes saillantes de son style, comme
par exemple, son célèbre ce nʼest pas une image juste, cʼest juste une image520. Or,
comparaison et opposition constituent aussi l'idée motrice du fameux Musée
Imaginaire521.
519
. André Malraux, “Sur l'héritage culturel”, COMMUNE, N°37, 09/1936. Discours prononcé en Juin 36, à
Londres pour l'Association Internationale des Écrivains pour la Défense de la Culture.
520
. Ref.176a.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème
Ed.1998. p.348.
Carton du film VENT DʼEST (REF.Film34.Groupe Dziga Vertov, 1969).
521
. Pascal Sabourin, “Réflexion sur l'art”, André Malraux, Cahiers de l'Herne, Ed.de l'Herne, 1982.p.303.
268
ressurgir les morts, conférant la vie à ce qui n'existe plus. Cette puissance
invocatoire peut investir le cinéma d'une fonction funèbre, aussi le rapproche-t-on de
l'art funéraire.
Parmi les idées esthétiques directrices de Malraux, lʼune réside dans lʼappréhension
de l'œuvre face à l'adversité du temps. Une fois arrachée de son contexte religieux
dʼorigine, elle affronte les siècles. Tout l'enjeu de l'œuvre d'art réside à pouvoir
s'approprier le caractère de l'immortalité, réalisant son adage célèbre : L'Art c'est ce
qui résiste au temps.
C'est sur ce même modèle, exemplaire, d'art funéraire, qu'André Bazin débutera son
premier article L'ontologie de l'image photographique523. L'introduction évoque,
pareillement, lʼart de lʼembaumement ainsi que la fonction de l'image au service de la
mémoire des morts. Bazin pousse l'analogie, jusqu'à évoquer le suaire du Christ,
dont la découverte demeure liée au procédé de la photographie. En effet, rappelons
que l'image du Christ, qui apposa la marque de son buste sur le suaire de Turin, fut
détectée grâce au négatif de sa reproduction photographiée. Jésus Christ, selon le
nouveau Testament, ressuscita. Cela indique, entre autres conséquences
522
. André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma (1946), Paris, Ed. Gallimard, 1976.
523
. PROBLÈMES DE LA PEINTURE, 1945, Lausanne, Ed. Skira. La revue se consacre aux rapports
qu'entretient la peinture avec les autres arts. L'article de Bazin fut choisi pour représenter l'art
cinématographique.
269
philosophiques, le lien cyclique que la mort entretient avec la vie. Fait que soulignera
Godard précisément lorsquʼil sʼagit dʼimages.
[DʼABORD DES IMAGES/ MAIS CELLES DONT PARLE SAINT PAUL / ET QUI SONT UNE
524
MORT / DONC UNE RÉSURRECTION]
Une mort donc une résurrection, cet aspect cyclique sera répété, pour définir le
cinéma, quand Godard reprendra un certain nombre de ces éléments, à la fin des
HdC :
[ET IL (le cinéma ) EST LA / QUAND NOUS SOMMES MORTS/ ET QUE NOTRE CADAVRE/
525
TEND LE SUAIRE/ AUX BRAS DE NOS ENFANTS.]
Physiquement, il nous est impossible de revoir ce que nous avons vu, de regarder
derrière nous : une des vertus de la photographie réside dans le pouvoir de cette
vision. Godard le rappelle :
524
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.75.
525
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. pp.122-124.
526
. HdC 1a.toutes les histoires. p.103.
527
Ref.A53. Remarquable. (Georges Franju, LA TETE CONTRE LES MURS). 1959.
Ref.Film56.GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA.1986. Il y a dans ce film
comme dans les HdC, une relation entre le linge et les morts. Le monologue de Jean-Pïerre Léaud dans le
film reprend lʼimage du linge de Véronique, comme une surface blanche de déposition, juste après avoir
effectué un appel aux morts (les morts au combat. Cʼest la figure que nous allons décrire).
528
. HdC.4a.le contrôle de l'univers. p.73 : « Lʼexistence de toutes choses et de nous mêmes nous apparaît
sous cette espèce. »
270
« LES FILLES DE LOTH / VOULURENT SE RETOURNER / UNE DERNIÈRE FOIS ET
QUʼELLES FURENT CHANGÉES EN STATUES DE SEL OR / ON NE FILME QUE LE
PASSÉ / JE VEUX DIRE / QUE CE QUI SE PASSE / ET CE SONT DES SELS DʼARGENT
529
QUI FIXENT LA LUMIÈRE »
L'ontologie (de lʼimage photographique), ici citée par Bazin, doit être lue comme
synonyme de métaphysique.
Le cinéma possède donc ce pouvoir photographique de passer en fraude530, passer
à travers ou par-delà la matière (le visible) pour nous faire découvrir ce qui vient
après lʼanti-matière, l'invisible531.
532
[LA MATIERE FANTÔME / ÉTAIT NÉE / OMNIPRÉSENTE / MAIS INVISIBLE]
Projeter la part des ténèbres, dans laquelle l'image éclaircit un nouveau territoire.
Cette image est capable de nier le néant, pour reprendre la terminologie de Maurice
Blanchot, que Godard cite à la toute fin des HdC533. Dernier épisode, dont le titre
même les signes parmi nous vient, on pourrait le croire, vient commenter l'incursion
des ténèbres dans notre monde.
Les signes correspondent aux signes du néant parmi nous, et ce néant nous regarde.
Cette image, —poursuit l'écrivain dans son texte les deux versions de
534
l'imaginaire —, correspond au regard du néant sur nous. Ce regard devient la
réponse des ténèbres par-delà l'espace, mais de plus, par-delà le temps, réponse à
laquelle JLG avait espéré consacrer un épisode entier.
529
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. p.36.
530
. Ref.144. Orphée. CAHIERS DU CINÉMA n°152.1964 : "Comprendre ces recherches sur la matière de
la magie, ou le contraire, il ne faut pas oublier que l'auteur (…) est entré en fraude à l'instant où le rouge
s'allumait."
531
. Ref.Film72. HÉLAS POUR MOI. 1993.
532
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.171.
533
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.300.
534
. Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Ed.Gallimard,coll.Idées.1969.p.128.
271
un art de la mémoire et subsidiairement art de la mémoire des morts. La mémoire
devient alors l'enjeu d'une survie, comme souvent Godard le met en pratique dans
ses films, et à l'inverse du lieu commun, il s'agit de défendre les morts contre les
vivants. 535. Ainsi, l'importance de l'image de Robert Le Vigan dans LA BANDERA536, un
légionnaire qui répond à l'appel aux morts, incarne cette figure cinématographique
dans les films de Godard537. À l'écoute de l'appel égrenant la liste des soldats après
une bataille, il répond, non pas un présent (à la place de ceux qui sont morts, tombés
au champ d'honneur) mais il vocifère un mort au combat pour chaque nom lu de la
liste, puisquʼil est le dernier survivant de sa section. Cette figure godardienne,
établissant la concordance du cinéma avec l'art de la guerre, vient prouver une
nouvelle fois le lien cinématographique avec les rapports humains et les strates du
temps, dans leur présentation du passé.
535
. Ref.Film12. Les Carabiniers.
536
. Julien Duvivier, LA BANDERA. 1934.
537
. Godard exploite soit la structure de la séquence du film de Duvivier, soit la bande-son [Ref.Film56.
1986] ou encore le visage de Le Vigan [Ref.Film75 (Co-réal AM Miéville, 1995)].
538
. HdC.1b.une histoire seule. p.247. Lʼimage du carabinier saluant la figure de Rembrandt-Griffith.
539
. Ref.153.Obs. “Lettre au ministre de la "Kultur"”, Nouvel Observateur. 04/1966, réed. CAHIERS DU
CINEMA . n°177.04-1966. p.74.
272
théorie et de sa réflexion sur la mort, jusqu'à la conception de la résurrection des
arts, qui se manifestent dans une seconde vie.
"ET, TRÈS VITE POUR MASQUER LE DEUIL [deuil de la mise à mort de la réalité nécessaire à la
métamorphose] LES PREMIERS TECHNICOLORS PRENDRONT LES MEMES DOMINANTES QUE
542
LES COURONNES MORTUAIRES (…)"
Cette idée que le cinéma peut prétendre régler des préoccupations attribuées à l'art
funéraire doit être comprise dans la restriction de l'implication ontologique. Aussi, il
faut retenir qu'une expression, —qui en témoigne mais aussi de façon convenue—,
comme la mort du cinéma, signifie l'évidence que le cinéma a à voir avec la mort.
[IL ETAIT LOGIQUE QUE LʼINDUSTRIE DU FILM SE SOIT DʼABORD VENDUE A LʼINDUSTRIE DE LA
543
MORT.]
Mais au lieu d'imaginer que le cinéma dans son ensemble, rejoint le domaine de la
mort pour ensuite disparaître jusqu'à se fondre tout à fait avec celle-ci, le cinéma doit
plutôt être à considérer comme une adjonction de l'art de la mort. À l'instar du
personnage d'ORPHÉE544 qui traverse le miroir pour rejoindre le domaine des morts,
et échantillonne les stations radios pour en saisir les messages d'outre-tombe,
540
. HdC.1b.une histoire seule. p.134.
Jean Cocteau, Le livre blanc et autres textes (1941), Paris, Ed.Livre de Poche, 1999, p.58.
541
. HdC.2b.fatale beauté. pp.188-192.
542
. HdC.2b.fatale beauté. p.191. Nous avons rajouté ce qui est entre crochets.
543
. HdC.2b.fatale beauté. p.187.
544
. Jean Cocteau, ORPHÉE. 1954.
273
Godard avait écrit un texte (repris dans les HdC), faisant référence à Cocteau et
stipulant que l'acte cinématographique, plus qu'un acte mortifère (Le rouge est mis),
se prolongeait par un passage en fraude. Dans cette image, il substitue l'acte de
mourir à celui de filmer. Le rouge est mis signifie tout autant la mort physique (le
rouge sang apparaît sur mon corps, je meurs) que le voyant lumineux de la machine
cinématographique ou radiophonique qui est enclenchée.
Même s'il est plus aisé de croire que le domaine des morts — invisible, les ténèbres
procèdent au-delà de la vision— est relatif à un domaine sonore dont on peut capter
le récit des morts, entonné par les voix sépulcrales, l'art des morts est un art qui
procède également de la vision. L'image des morts provient du mot imago. Au temps
antique, cʼétait, selon Pline l'ancien, l'utilisation de cette image, que certains pénates
devaient personnifier. Pareillement, ne peut-on pas concevoir l'historien comme un
nécromancien pour le monde des vivants ? La figure benjaminienne de l'Ange de
l'histoire545 vient confirmer ce statut de témoin, à se placer au-dessus des vivants et
des morts. L'historien incarne celui qui fait le récit des morts.
Il conviendra de distinguer dans lʼart funéraire deux domaines, qui pour l'instant ne
font qu'un : le récit des morts, et le mourir.
d/ désir de mort
La mort est-elle aussi nécessaire voire désirable ? Puisqu'elle constitue un lieu de
rencontre du cinéma et de l'histoire, la mort doit également faire valoir sa présence
dans les deux registres. Elle sera présente pour justifier lʼidée même de la
résurrection : emblème de lʼimage.
Godard cite Saint-Paul, ce que beaucoup identifient au signe d'une nouvelle mystique
à partir des années 80547 ou même encore, comme les stigmates d'une volonté
548
eschatologique . Alors qu'il n'en est rien, si l'on affirme la référence qu'en a faite
545
. HdC.1b.une histoire seule. PLANS 1631.1632.1634. Il a disparu de lʼédition du livre.
546
. HdC.1b.une histoire seule. pp.164-167.
547
. Vicky Callahan, “Gravity and Grace : On the "Sacred" and Cinematic Vision in the Films of Jean-Luc
Godard”, FOR EVER GODARD, London, Black Dog Publishing, 2004.p.189.
548
. Raymond Bellour, “Intervention sur Daney”, FOR EVER GODARD, (Colloque), Londres, Tate Modern,
24/06/2001.
274
Malraux. Ce terme de résurrection fut maintes fois employé sans qu'il y incorpore ce
sous-entendu du dictum chrétien. Didi-Huberman fait le même constat et attribue
l'utilisation de ce terme au pouvoir simple de l'émerveillement du cinéma qu'a
conservé Godard et précisément en puissance dans ses HdC :
"Dire que le documentaire [les HdC] recèle une puissance de “résurrection” — “Quelle
merveille que de pouvoir regarder ce qu'on ne voit pas”, dit Godard —, ce n'est pas parler en
théologien de la fin des temps, mais plus simplement, en perpétuel émerveillé du rapport
entre cinéma et histoire : il est toujours troublant, aujourd'hui, de voir Adolf Hitler continuer de
549
bouger dans les actualités des années trente et quarante."
On peut ajouter, pour argument, de l'effet de nouveauté que produisit sur Godard,
550
THE COLOR OF WAR, documentaire américain sur la 2nde Guerre Mondiale , dont
les images en couleurs, sur une quantité impressionnante de documents, furent
récupérées — images qu'on avait pour habitude de connaître en noir et blanc
(Débarquements, Ghetto de Varsovie, …) —. Elles se retrouvèrent ainsi dans son
film-annexe : DE L'ORIGINE DU XXÉME SIÈCLE551. On peut attester, avec ces images
documentaires, d'une puissance de résurrection, relevant dʼune esthétique non
paulinienne.
Le terme est sans sous-entendu, bien au contraire, car si la résurrection provient des
lectures assidues du Musée Imaginaire, on verra que nécessairement l'origine
religieuse d'une production doit mourir pour faire parvenir l'objet à sa maturité
d'œuvre ; par exemple :
"Une telle résurrection rassemble nécessairement des œuvres qui ont subi une profonde
552
métamorphose"
C'est un exemple parmi beaucoup d'autres, mais la résurrection pour Malraux est ce
passage auquel quoi les œuvres d'art sont vouées. Après avoir eu une existence
fonctionnelle, religieuse, une fois qu'elles ont péri avec la civilisation qui les exposait,
549
. Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.p.185. Nous avons rajouté
ce qui est entre les crochets.
550
. Lucy Carter, Alastair Laurence, THE COLOR OF WAR, 1999. CARLTON TV/TWI.
551
. Ref.Film82. DE L'ORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE. 2000.
552
. André Malraux, Le Musée Imaginaire, (1974/1951), Paris, Ed. Gallimard. Nouvelle version, 1965.
p.153.
275
elles peuvent naître une seconde fois sous le soleil de l'art. C'est alors, ce que
Malraux nomme la formation du style. Et dans le parcours historique de l'art, avec
l'Antiquité grecque, c'est l'affirmation du destin de l'homme face aux dieux.
553
. Affaire de lʼinterdiction de La Religieuse (04/1966) et Affaire Langlois (02-03/1968).
554
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.282.
555
. Ref.178.19b. Deux lettres à Henri Langlois (1975).
276
« Nous savons aussi désormais quʼAlain Resnais ou Otto Preminger nʼont pas fait de progrès
par rapport à Lumière, Griffith ou Dreyer, pas davantage que Cézanne et Braque par rapport
556
à David et Chardin : ils ont fait autre chose. »
« Et si mes paroles prennent brusquement le ton dʼun grand écrivain, qui vous est familier,
cʼest parce que, Monsieur le ministre, tout simplement, Henri Langlois a donné chaque vingt-
quatrième seconde de sa vie pour sortir toutes ces voix de leurs nuits silencieuses, et pour les
557
projeter dans le ciel blanc du seul musée où se rejoignent enfin le réel et lʼimaginaire. »
556
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.282.
557
. Ref.176a. « GRACE A HENRI LANGLOIS », (Nouvel Obs.n°61.01/1966) dans Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.282.
558
. Ref.Film25 LA CHINOISE. 1967. Il y a plusieurs exemples de traces de cette influence, comme par
exemple dans le film LA CHINOISE où lʼactrice interpelle Malraux face à la caméra pour le questionner
à propos de la métamorphose des arts.
277
08/ FIGURE TUTÉLAIRE DU DÉSIR 4 : ÉLIE FAURE
Pour conclure cette partie, évoquonsun auteur que nous nʼavons pas encore mentionné,
et qui pourtant occupe une place conséquente en tant que figure dʼinfluence des HdC :
Elie Faure.
Elie Faure ne représente peut-être pas la figure telle que nous avons pu la décrire avec
Langlois ou Malraux, car il sʼagit moins dʼune influence directe de sa personne, mais
bien plutôt de ce quʼil a écrit. Ses textes sur lʻArt bénéficient de toute lʼattention du
cinéaste car il les a repris pour les incorporer dans certains de ses films de fiction559
jusquʼaux HdC560. Ces reprises de textes, Godard confie les avoir réécrites. Il en
assumera les trois fonctions—copiste, traducteur et exégète561.
Dans ses différentes conceptions cinématographiques de lʼhistoire de lʼart, Godard
déploie un montage de type fréquentatif 562 pour décrire la critique dʼArt française.
Lʼévocation de noms les uns à la suite des autres provoque cette figure de montage
sous la forme dʼune ligne de fuite. Partant du XVIIIe siècle avec Diderot, elle vient
jusquʼà aujourdʼhui et il y inscrit Elie Faure directement563.
Quelle est cette ligne? cʼest un passage de relais à travers les années dʼune manière de
voir transformée en écriture. Filiation de la spécificité dʼun art transmis par les artistes
eux-mêmes.
Voilà ce quʼécrivait Godard, quand il rendait hommage posthume à son ami cinéaste-
critique.
Ou bien encore lorsquʼil sʼagira de rendre hommage à Daney, cette fois-ci, Godard
reprend la ligne impliquant les mêmes personnes et ne suscitant que les prénoms :
565
« La boucle donc se boucle — Denis, Charles, Elie, André, André encore, Serge. »
559
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965.
560
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.180 & p.290.
561
. Ref.176b. La boucle bouclée. (Entretien avec Alain Bergala) dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc
Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.1998.p.40.
562
. Michel Chion, Ecrire un scénario, Paris, Ed.FEMIS, 1990.p.34.
563
. Ref.Film75. 2X50ANS DE CINEMA FRANÇAIS. (co-réalisé avec Anne-Marie Miéville, 1995).
564
. Ref.165. Seul. François Truffaut. (1981).
565
. Ref.176b. Le ciné-fils. (1992). Le deuxième André est André Bazin dans Jean-Luc Godard par Jean-
Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.1998.p.252.
278
Aussi comme André Bazin, Elie Faure peut être placé comme une figure dʼinfluence
verticale, mais certainement pas avec le même pouvoir de la double fonction
historien/cinéaste, exercée par Malraux ou Langlois, aux yeux de Godard et tel quʼil se
repère face à ces modèles.
En fait, Godard réalise quʼElie Faure est une figure tutélaire des critiques dʼArt comme
François Truffaut ou Serge Daney, mais pas pour lui-même en tant quʼhistorien. Il est
conscient de son style lyrique, objectivement plus solide que celui de Malraux, et ceci
même sʼil utilise ses textes 566 tels quʼil les citait déjà longuement dans lʼouverture de
567
PIERROT LE FOU , ou encore dans les HdC, comme lʼa si bien remarqué, non sans
humour, Stéphane Zagdanski568.
Élie Faure restera primordial pour Godard, dans la mesure où il sʼavère précurseur de
Malraux lorsquʼ il croise certaines pratiques.
Cette partie tente de faire état du dispositif des éléments du désir envers les HdC. Ce
désir se manifeste sous sa forme à venir, le film, et aussi dans le prolongement de
sa projection : l'espace mental du spectateur, créant alors l'émotion.
Le désir se révèle, comme un espace à prendre. Il se métamorphosera, en souvenir
hanté du film, par celui qui l'a vu.
On comprend alors que la définition du désir (mouvement de l'âme), non encore
survenue et qui cherche une forme (filmique, littéraire), peut passer par une double
566
. Elie Faure. LʼArt Classique.
567
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965.
568
. Stéphane Zagdanski, La mort dans l'œil, critique du cinéma comme vision, domination, falsification,
éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation. Paris, Maren Sell Editeurs. 2004.p.243-68.
569
. Ref.303. Lutter sur deux fronts (Entretien 1967).
570
. Elie Faure, Fonction du cinéma, Paris, Ed. Denoêl-Gonthier.
279
conception esthétique, produite à partir du phénomène de l'œuvre d'Art. L'œuvre
peut se définir en tant que résultat manifeste de l'activité de l'artiste, résultat de son
intention (kunstwollen)571, mais l'œuvre peut également se définir comme le résultat
de l'activité de vision du spectateur. Son regard résulte d'un geste visuel critique
(Duchamp)572.
Nous ne cherchons pas à formuler une équivalence de définition entre le désir et
l'œuvre, nous visons seulement à faire émerger trois notions importantes pour le
désir de Godard : l'intention, le regard et le geste.
On remarquera que ces éléments, dans ces deux dispositions, ne sont pas
obligatoirement les mêmes en nombre et en qualité. Ainsi nous avons repéré dans le
film des éléments de désir qui correspondent avec ceux de Godard et dʼautres avec
lesquels ils ne correspondent pas.
571
. Erwin Panofsky, Histoire de l'Art, London, Phaidon Publisher, 2005. p.198. Panofsky cite Wöfflin qui
présente lʼintention artistique (Kunstwollen) comme fondement conceptuel esthétique.
572
. Marcel Duchamp, Duchamp, du signe, Paris, Ed. Flammarion, 1986. p.164-167. “Ce sont les
regardeurs qui font les tableaux”.
280
Il faut signaler ainsi que le geste godardien, qui consiste à prendre des extraits hors
du champ de sa production, procure l'occasion que ces extraits-ci deviennent, par
prédisposition, des éléments de fantasmes. Aussi on peut formuler que ces
éléments, préexistants mais sélectionnés par le cinéaste, subsistent alors dans un
déjà-vu.
Si le cinéma nous parle et nous dit de croire, cʼest sous la condition du présent, le
maintenant. Godard croit à une puissance de profération immédiate du discours. Il a
souvent privilégié la mise en scène systématique de la parole improvisée, à l'instar
de ces intellectuels, qui énonçaient en direct leurs pensées ; et que lʼon trouve,
573
. HdC.1b.une histoire seule. pp.200-201. Nous soulignons. La phrase dans son entier : « le cinéma /
comme le christianisme/ ne se fonde pas / sur une vérité historique / il nous donne un récit / une histoire
et nous dit / maintenant : crois. »
281
répondant aux questions d'un personnage candide, invité574 dans ses premiers long-
métrages de fiction. Et c'est parce qu'elle est improvisée, que la parole devient la
condition résolue de sa pensée.
Dès lors, logiquement, on peut affirmer que cette parole se situe à lʼorigine du
façonnement de son écriture. Ainsi, quand l'occasion lui était donnée de pouvoir
,,,,, ,,,,
critiquer un film, sa parole digressait vers une conception plus globale du cinéma ;
comme si le sujet de ses articles, ce quʼil a voulu nous dire, aurait pu aisément
sʼexprimer par la bande-son du narrateur dans les HdC. La parole des HdC sʼavère
un déjà-entendu de ses critiques.
LA LIAISON DU DÉSIR :
LʼATTENTE DU DÉBUT ET LʼARRIVÉE DE LA FIN
Deux moments clés, dans le parcours de lʼœuvre de JLG, vont présenter les
caractéristiques dʼune parenté de style. Leur situation identique peut être jointe (en
début et à la fin). Leur jonction provoquera un schéma cyclique du désir : sa
permanence.
L'HISTORIEN-GODARD
La permanence est constatée par la jonction utopique, entre nos deux moments de
désir de cinéma.
Le premier moment où pour JLG, il est matériellement impossible de faire des films.
En effet, dès le début, pour JLG, le désir de cinéma persiste par l'impossibilité même
de faire des films réellement. Ce moment de manque est sublimé par l'écriture
critique, sa parole.
574
. Brice Parrain, Roger Leenhardt… Voir à ce sujet précis : Ref.Film6.§Le Guest-Starring.
575
. Cʼest plutôt une accumulation passée du savoir-faire : un avoir-su-faire.
576
. Ref.306. (1982).
282
Seul alors, tel qu'en lui-même, il procédera à la participation de nouveaux types
dʼéléments fictionnels, pris en dehors du cinéma : incorporation de personnages
issus, cette fois-ci, de la réalité, ainsi que lʼapport, dans la bande son due au film
(cartons, dialogues, voix-off), de nouveaux textes extra-cinématographiques, tels que
des slogans publicitaires, des essais de sociologie, des comptes-rendus de sciences
politiques.
En résumé, ce sont des nouveaux éléments concrets qui fournissent la matière
principale577 pour que la parole puisse sʼinscrire historiquement dans le registre
filmique du temps présent.
L'Histoire se présente alors comme un motif valable qui vient contrer la fiction, et
même davantage, elle se présente comme sa nouvelle résolution
578
cinématographique. Il sʼagit de faire collaborer des acteurs de l'histoire du cinéma,
dont au premier chef, lui-même. C'est alors la création d'un personnage inédit :
l'historien-Godard. La réalité du désir de Godard tient à cette considération. On
soulignera que lʼun des traits principaux de ce personnage réside dans la puissance
de sa parole. Ainsi cʼest seulement lʼimage dʼun petit magnétophone qui va parcourir
le film MADE IN USA579, diffusant sa voix sans que son image soit requise.
577
. Ref.301.
578
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN 1100). les actes et les heures devenant les acteurs.
Voir le commentaire du titre 1b.une histoire seule (Première Partie) où est montré l'évolution de ce carton
une trace du glissement de l'histoire en cinéma.
579
. Ref.Film21. MADE IN USA. 1966.
283
DÉSIR DU CINÉMA, DÉSIR D'HISTOIRE
On peut essayer de retracer également les conditions d'apparition du désir de
Godard quand il parle du cinéma à travers le cursus opérationnel de ses films, mais
plus que de parler du cinéma, ce qui peut aussi nous intéresser, c'est l'agencement
du discours historique sur le cinéma, à l'intérieur des films où cette parole évolue.
Autrement dit, c'est essayer de comprendre en quoi le dispositif cinématographique,
représenté dans ses films, peut prendre la figure d'une organisation historique. On
entend ici par dispositif cinématographique : toute mise en scène réflexive,
consciente et communiquée, du cinéma dans son processus (ainsi que dans ses
explications théoriques). Nous avons déjà accepté quʼil y ait des mises en scène
réflexives dans presque tous ses films580. Mais elles dépassent le stade du désir du
cinéaste, puisquʼelles sont effectives, mises en scène ; elles le réalisent et
appartiennent ainsi au domaine de prédispositions esthétiques des HdC.
Aussi on peut référencer deux types d'écritures dans le rapport qu'elles entretiennent
avec le film.
580
. Ce que nous avons étudié principalement au Chapitre 2-§4 : La fiction des machines reproductrices.
581
. Ref.Film40/41/42.(Co-réalisés avec Anne-Marie Miéville, 1974/75).
284
• L'écriture achevée est l'écriture-texte. Une écriture qui permet la conception
historiographique, c'est-à-dire la rédaction de la parole et les titres de l'agencement du
film, sa séquenciation ainsi que lʼemprunt de textes préexistants.
582
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.5.
583
. Ref.Film28. CINÉ-TRACTS. 1968.
285
TROISIÈME PARTIE /
CRITIQUE DES REPRÉSENTATIONS DU FILM
CHAPITRE UN /
DES RAPPORTS ENTRE LE FILM ET LES SPECTATEURS
1
. J.Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Ed. 1967, réed.2004). p.414. La
représentation a été utilisée en philosophie classique, et ce terme a été repris par Freud (Vorstellung) pour
l'opposer à l'affect.
287
- Dans un second temps, la représentation du film se produit lorsque celui-ci pense au
film. La représentation du film, de nature introjective2, sʼavère nécessaire à la critique,
nécessaire à la construction d'une pensée du film. Une pensée qu'on peut désigner
subjective sans contestation.
PARCOURS
L'introduction présente va tenter de prévoir et de concevoir en quoi l'exercice de la
critique du film des HdC demeure une entreprise singulière à priori. Cette singularité se
retrouve caractérisée justement en tant que figure même de la vertu et de la cohérence
de Godard et pour ce film tout particulièrement. À ce sujet précis, lors du commentaire
des titres des épisodes (1b.une histoire seule, ou 2a.Seul le cinéma), nous avions déjà
relevé la manifestation de lʼexercice de la solitude du cinéaste ou de lʼhistorien. La
situation des HdC, dans le reste de lʼœuvre, sʼavère exceptionnelle et isolée, autant
que la représentation du film, nécessaire à la fonction critique, pose problème quant au
désir d'objectivation (de la pensée subjective).
2
. Introjection est une projection interne.
3
. Charles Tesson, “Seul le cinéma. 2A”, CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
Serge Toubiana, “Le veilleur de rêves“, CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
Antoine DE BAECQUE, “À la recherche d'une forme cinématographique de l'histoire“, CRITIQUE
n°632/3.2000.
288
profusion formelle variée de leurs figures. Ils peuvent théoriquement contenir tous les
autres.
Ils correspondent à des épisodes prototypiques, la matrice hypothétique de ceux qui
suivent. Godard prend appui sur les deux premiers pour modéliser l'ensemble.
Admettons que les travaux d'intervention4, plus nombreux au début, manifestent cette
volonté de modification pour établir la cohérence globale et la ressemblance des deux
épisodes avec le tout.
Dans cette logique, on peut émettre une nouvelle hypothèse : seul le début du 1a
pourrait offrir la possibilité de couvrir, à peu près toutes les figures repérées par
ailleurs. Aussi, si notre prospection va s'étendre sur les 100 premiers plans, d'autres
éléments n'y figurant pas seront admis à l'analyse afin de pourvoir une vue complète
des figures du film. Les 6 autres épisodes (2a, 2b, 3a, 3b, 4a, 4b) ont été établis selon
un mode de production plus rapide et moins échelonné dans le temps de leur
réalisation. Lʼobservation de leurs modalités esthétiques nous renvoie méthodiquement
à la base des deux premiers, qui, selon notre propre considération, présentent une
allure plus travaillée, comme on le dit d'un ouvrage d'orfèvre. On va comprendre que le
mode opératoire godardien est, sur ce film, un mode d'interventions ou de reprises,
basé sur un principe cumulatif : il travaille en post-production par couches successives
sur le master6 des HdC. C'est la comparaison des différentes Versions7 du même
épisode qui nous permet de l'affirmer.
4
. Ce que nous appelons les travaux dʼintervention sont les multiples reprises formelles quʼa produit
Godard sur les mêmes épisodes, pendant ces dix années. Ce sont ces interventions qui vont créer
successivement les différentes versions du film.
5 ème
. Infra 3 Partie.CH2. §Introduction : Le choix de la Version 3.
6
. Le Master est le document vidéo original qui constitue la matrice d'un film-vidéo, puisque le négatif film
n'existe pas en vidéo. Dans un type de montage (2 player - 1 Recorder ) le master est la cassette vidéo qui
se trouve dans le recorder. Godard lors de ses modifications et constitutions de nouvelles versions,
déplace le master , et le place de nouveau dans un des players et, avec des nouveaux éléments, produit
un nouveau master.
7 ère
. Supra 1 Partie. CH2. 2/Prospection temporelle.
289
Les deux premiers épisodes ont bénéficié de la part du cinéaste, notablement d'un plus
grand nombre d'interventions, mais aussi d'une période de gestation prévisionnelle
beaucoup plus longue, comme tout autant la seule durée du 1a toutes les histoires et
du 1b seul le cinéma équivaut une durée moyenne de quatre épisodes.
Mais conséquemment aux travaux dʼinterventions, ce sont tous les épisodes qui livrent
des résultats de reprises, de rajouts, de substitution et de travaux d'enchâssement
patents. Il importe de vouloir étudier ce début de film pour en saisir toutes les
correspondances évidentes, qui se déploieront par la suite dans l'ensemble des autres
épisodes qui s'y rattachent.
L'étude des premières séquences nous indique que cʼest, sans conteste, la période du
film la plus dense. Cette densité se situe au niveau de sa qualité, en termes dʼinvention
de procédés esthétiques plus complexes, et au niveau de sa quantité, par un nombre
élevé dʼapparitions de figures de montage, ainsi que le nombre de plans montés.
Godard décrivait une analogie entre guerre et cinéma8. De notre côté, il nous semble
en effet plus probant de produire un dispositif théorique issu directement de la pratique
analytique du film, cʼest-à-dire de préférer la tactique analytique à la stratégie dʼune
synthèse.
8
. Ainsi que soldat et cinéaste. Ref.A57, RefA60.
290
Nous avons organisé dans le Chapitre 3 un recensement des critiques du film HdC qui
ont commencé à être produites à partir de la première projection en 1988, puis
lorsqu'elles se sont multipliées tout au long des dix années de sa lente élaboration.
Rappelons la situation paradoxale de ces critiques : la plupart élaborent un avis global
sur un film, qui pourtant nʼa pas pu être vu dans sa totalité. En effet, il s'agit, à chaque
présentation, de projections partielles du film, et ceci jusqu'en 1997. Les projections
réunissant la totalité des épisodes composent de rares et notables exceptions.
Dans ce même Chapitre 3 une analyse du discours critique sur le film HdC sera
menée.
Le discours, pris dans son processus, peut se décomposer en différents stades qui
représente le fil rouge de ce chapitre : approches, modalité des énoncés, types
d'argumentation, niveau d'interprétation, et enfin formulation de concepts. Suivre ces
différents stades nous permettra de distinguer nombre de critiques remarquables, et de
les regrouper ainsi selon leurs problématiques.
291
écueils qu'il convient derechef d'éviter. De plus, les descriptions qui suivent vont nous
permettre de circonscrire le champ de notre analyse.
Nous ne nous intéressons pas aux auteurs des écueils. Nous exposons pour l'instant
les principes seuls.
En effet, lʼimplication de personnalités, nommément citées, exigerait de faire état d'un
trop grand nombre de leurs déterminations critiques ; ce qui est prématuré pour pouvoir
être justifié.
i) Premier écueil
Il consiste à confondre le cinéaste avec le film. Trop souvent la critique sʼavère
suffisamment laudative pour amalgamer l'homme avec son travail. Cette confusion est,
généralement, un écueil récurrent dans l'histoire de l'art. Par ailleurs, on s'empresse
d'affirmer qu'elle a été habilement entretenue par le cinéaste lui-même, au gré de ses
incorporations, ses interventions extra-cinématographiques.
Il convient de savoir faire, ou tout au moins essayer d'entreprendre, la distinction entre
la personne de Jean-Luc Godard9 et la production quʼil a effectuée depuis 1951, date
de son premier article dans la GAZETTE DU CINÉMA10.
Cette distinction entre lʼhomme et sa production sʼavère possible lorsque lʼon envisage
sa situation, lʼun par rapport à lʼautre. Aussi cette idée a parcouru lʼœuvre critique de
Blanchot quand celui-ci déclarait quʼavant lʼœuvre (…) il nʼy a pas dʼartiste, dʼécrivain
ou de sujet parlant puisque cʼest la production qui produit le producteur11 . Ou bien, cela
a été encore exprimé par JLG lui-même, quand il affirmait, par lʼentremise dʼun des
personnages 12 quʼil incarnait dans les HdC :
13
« Votre ami a raison : dʼabord les films, les hommes ensuite. »
9
. Il s'agit également d'être conscient d'une autre distinction, celle qui existe de fait : entre l'homme Jean-
Luc Godard et son image, le personnage médiatique. C'est ce à quoi nous nous sommes employés en
créant la notion d'incorporation.
10
. Ref.gz1.
11
. Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Ed. de Minuit. 1983.p .85/86.
12
. Godard interprétait le gardien dʼun Musée du cinéma (de la Nouvelle Vague).
13
. HdC.3b.une vague nouvelle. p.158.
292
Cette distinction ne doit pas être prise comme mesure de séparation (rien que les
œuvres, pas lʼhomme) car chez Godard ce nʼest simplement pas possible. Distinguer,
cʼest relever lʼordre de passage de la connaissance entre les gestes (les traces que
laissent les gestes de Godard) et lʼhomme.
293
Cette démonstration sʼeffectue dans lʼhypothèse évidente que ces idées formulées par
Godard doivent être perceptibles par un autre. Cette supposition implique une troisième
idée récurrente dangereuse : concevoir les idées godardiennes comme non probantes.
14
. Jean-François Rauger, “Focalisation, Fuckalisation”, Le désir au cinéma, Collège d'Art
cinématographique, Paris/Bruxelles, Ed. Cinémathèque Française/ Yellow Now, 1999. p. 352.
294
CHAPITRE DEUX / ESSAI D'INTERPRÉTATION LINÉAIRE DU DÉBUT
DES HISTOIRE(S) DU CINÉMA
1/ INTRODUCTION
À partir de lʼanalyse, nous avons pu obtenir une série de figures, mais aussi l'esprit de
la logique du film qui transparaît. Le lecteur pourra, à son aise, la répercuter par la
suite, sur le reste des épisodes et produire les analyses formelles selon la
méthodologie esthétique qu'il souhaite.
295
LE DÉBUT DU FILM EST EXEMPLAIRE DE L'ENSEMBLE.
Suivant lʼavis de Jacques Aumont ou celui de Michael Witt, nous affirmons que le film
présente formellement les épisodes selon un double aspect ; plaçant le 1a, 1b dʼun
côté et le reste des épisodes de lʼautre :
"Les premiers épisodes sont présentés en télévision en 1989, puis le projet est mis sous le
boisseau, pour revenir par intermittence au premier plan. En 1998, Godard achève (…) les
15
épisodes 2A-2B, 3A-3B, 4A-4B. Ils reprennent bien des éléments du couple 1A-1B."
"On notera une véritable différence formelle entre les deux premiers épisodes 1A-1B et le reste
de la série. (…) Le contenu de ces premières versions (1a/1b.nda.) évolueront de manière
16
substantielle, jusqu'à la sortie de la série dans sa version définitive, en 1998" .
Ces remarques, tout à fait fondées, viennent commenter pareillement une différence
dans les versions du film que nous avions précédemment établies17. En effet, il sʼagit
de la VERSION 1 (1a et 1b seulement) contre la VERSION 3 (les huit épisodes). Nous
allons adopter ce principe de séparation des épisodes et lʼinclure à notre propre
logique analytique, en supposant que c'est justement à partir de la seule élaboration
dʼune interprétation du premier épisode que l'explication du reste du film va pouvoir
nous paraître possible. Nous allons donc élaborer une analyse, remontant à partir du
début du film, afin dʼobtenir, dʼabord de multiples figures que Godard a installées, mais
15
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed. P.O.L.1999.p.18.
16
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris,
Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.266/271.
17 ère
. Supra 1 Partie. CH2. 2/Prospection temporelle.
296
aussi la logique des dispositifs de fonctionnement du film entier ; puis cette étude
aboutira sur la première séquence conséquente (la séquence 8) des HdC. La
séquence 8 peut être considérée comme lʼun des moments clefs du film car elle
sʼavère représenter le justificatif réflexif de l'ensemble du cinéma. En effet, notre
recherche interprétative, qui nous conduira à entreprendre une analyse plan par plan
jusqu'à la séquence 10, va minutieusement relever la singularité des dispositifs de
fonctionnement de la séquence 8, nommée, non sans raisons, à cette occasion,
“QU'EST-CE QUE LE CINÉMA ? ”.
Peut-être pourrons-nous répondre quel est ce film par lʼintermédiaire du
questionnement godardien de ce quʼest le cinéma ?
B/ LA LECTURE DU FILM
En effet, à mesure que nous allons avancer dans la description de ce début de film,
partie par partie, séquence par séquence, les commentaires et explications vont
s'espacer de plus en plus. Parce quʼau tout début, nous devons présenter un grand
nombre de principes, des ressorts fondamentaux qui régissent le film dans son
ensemble, et aussi des éléments de fonctionnement.
Cela consistera, entre autres travaux, par la nomination de nouvelles formules pour un
nombre de figures. Puis une fois cette description opérée, le film va s'en trouver
éclairé. Avec le processus de séquenciation18, les figures, une fois repérées, nous
nʼaurons plus qu'à distinguer la matière employée pour le bénéfice ou à l'occasion du
travail sur le film.
Autrement dit la densité des éléments à observer sʼeffectuera de moins en moins; plus
la description avance et moins les éléments formels récurrents déjà décrits prendront
de place dans lʼanalyse. Resteront les commentaires de fin de séquence qu'on
retrouvera ci et là.
297
C/ LE CHOIX DE LA VERSION : LA VERSION 3
Il nous a semblé logique de choisir la version 319. Cette version étant l'avant-dernière
version travaillée par Godard (la dernière est la version réduite). On constate
également que c'est encore à partir du début du film, et précisément le 1A toutes les
histoires que les travaux de modification vont être effectués dans la plus grande
intensité.
Rappelons que tout acte de modification du film par le cinéaste engendrera les
versions successives.
On peut distinguer théoriquement cinq actes de nature différente sous la seule action
de la modification consistant à restaurer la version première (Version 1) du film en la
version définitive (Version 3).
Il arrive aussi qu'au lieu de lui substituer une autre image, Godard décide de recouvrir
le plan dʼorigine par du noir, il procède alors à un enlèvement dʼun plan de la bande-
image, mais cʼest une action assez rare. Un Plan de la version 1 qui nʼa plus de raison
dʼêtre, Godard lʼenlève (Plan 124). Également il y a aussi des enlèvements de carton.
Le Plan 34 de la version 1 était un carton de générique : [No © 1988. JLG Films] et il
sera enlevé pour la Version 3, quand Gaumont participe à la production en 1998.
L'insert arrive quand, quelques fois, au lieu d'enlever complètement le plan prévu,
Godard en intercale un nouveau, par-dessus, tout en laissant entrevoir une trace de
l'ancien plan, soit visuellement au début ou en fin, ou même encore, il laisse la bande-
son, alors que sur l'image passe une nouvelle image substituée. L'insert peut aussi être
18
. La séquenciation est un néologisme utilisée professionnellement qui signifie la mise en séquence du
film, séquence après séquence.
19 ère ème
. Supra 1 Partie.CH2 : 3 étape : les versions du film.
20
. Voir Annexe 2. C'est le Story-Board du début du film où les actions de la modification sont visibles. Le
PLAN15 (de la version 1) était une photo de chaplin avec Paulette Godard, dans la version 3, JLG
substitue un extrait de chaplin au piano droit qui apres avoir joué place une rose sur le dessus de
lʼinstrument.
298
incorporé dans le film par un procédé de fondu enchaîné, laissant transparaître
lʼancienne image.
Une autre action possible est le déplacement de certains plans ; ainsi un extrait de film
comportant Ida Lupino regardant une diapositive (Plan 12, version 1) qui avait été
placé pendant les indications liminaires, sera déporté pour créer le fond du carton
stipulant les sociétés de production (Plan 20, version 3).
On remarquera également, que lʼune des actions de changement les plus importantes
dans les HdC, et que nous avons déjà établi, est lʼacte dʼaltération, que JLG a fait subir
aux titres et cartons.
Lʼaction la plus visible de Godard dans la modification de son film reste lʼenlèvement de
plans opérés par recouvrement de plans noirs, la substitution ou par enchâssement de
nouvelles sources iconographiques et audiovisuelles et des variations de montage.
Tout l'enjeu réside à évaluer les séquences modifiées pour comprendre l'acte de
restauration.
21
. Night Of TheHunter, c'est le film de Charles Laughton, La nuit du chasseur (1955).
299
La restauration est ici définie comme acte de modification du film en son début, dans la
perspective d'une cohésion globale. Michael Witt note dans ses observations sur la
genèse du film, le même constat et en évoquant l'expression aligner sur le reste, il
produit un petit panel des différentes actions les plus manifestes de la restauration :
"Si la structure sous-jacente et les thèmes sont restés les mêmes, les écrans noirs se sont
multipliés, ralentissant le rythme et alignant ces chapitres sur la forme qu'est en train de prendre
le reste de la série. Certains effets visuels et techniques de mélanges de vues (notamment par
le recours a un effet d'iris), utilisés dans les épisodes suivants, ont été introduits. Plusieurs
noms d'individus et de titres de films qui figuraient à l'écran dans les versions de 1989 ont
disparu, tandis que des images fixes ou en mouvement, des sons, des récitations ont été
ajoutés, et que la taille, le style et la couleur des polices de caractères des textes ont subi des
23
modifications ponctuelles."
Ce sont des modifications logiques de travail, puisque c'est en 1997, après avoir
achevé les derniers épisodes, que Godard va revenir sur les deux premiers par souci
d'harmonie et de cohésion pour, en quelque sorte, les aligner, les remettre à un niveau
formel comparable aux six derniers.
22
Les plans qui nʼont pas dʼindication de version appartiennent de fait à la version 3.
23
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris,
Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.266, 267.
300
Vers un rendu homogène, tel est l'objet de la restauration du film par Godard lui-même,
d'où l'expression d'auto-restauration.
Les deux premiers épisodes comportent donc plusieurs strates des actions de l'auteur :
les traces du désir des premières années mais aussi, par l'apport successif de ces
modifications, le souci du parachèvement de la fin des années 90.
C'est même dans ce que Godard enlève, obstrue, substitue, recouvre à partir des
versions différentes, que l'on évalue la signification de ses intentions historiques et
artistiques. Tout l'intérêt réside à se pourvoir des moyens critiques de sa restauration.
On se rendra compte qu'en plus de la différence notable des durées24, c'est aussi une
différence d'utilisation de ces images réalisées et montées par Godard qui va
singulariser ce premier Chapitre et au contraire unifier les trois suivants.
24 ère
. Supra 1 Partie. CH2. 2/Prospection temporelle.
301
2/ MÉTHODOLOGIE
La méthode que nous avons utilisée pour cette analyse est basée sur deux principes
simples :
DESCRIPTION ET INTERPRÉTATION
La méthode du plan par plan permet d'astreindre le film à une formulation minimale et
peut, en tout cas, permettre une stabilité dʼapproche pour lʼinterprétation. Le plan par
plan procède au dénombrement (démantèlement) face aux multiples possibilités
25
. Nous savons bien que Kuntzel nʼest ni le seul, ni le premier à produire ce type dʼanalyse. On peut
évoquer la figure pionnière de Raymond Bellour dans ce domaine avec son célèbre article sur THE BIRDS
dʼAlfred Hitchcock..
26
. Thierry Kuntzel, « KING-KONG », in Cinéma Américain, Volume II, Paris, Ed. Flammarion 1980.
27
. Thierry Kuntzel, « Mobile », TRAFIC, n°6, Printemps 1993.
302
d'interactions que l'œil et l'oreille humains, face au film, vont pouvoir opérer. Nous
allons voir, lors de notre interprétation du film, que ces multiples interactions vont se
répercuter, après la réception, et donner plusieurs possibilités de sens.
B/ INTERVALLES
ICÔNOLOGIE DES INTERVALLES
De plus, dans ce démantèlement planifié28 du film, nous nʼessayerons pas de nous
restreindre au problème de l'identification (c'est-à-dire la recherche de leurs
significations 29). Il va sʼagir de relever un certain nombre de figures, de produire leur
identification, pour ensuite prospecter une causalité dans leurs interactions.
Comme nous venons de lʼécrire, le film comporte un grand nombre d'interactions
visuelles et sonores. Ces possibilités ne sont réalisables que par la subjectivité du
spectateur. Elles peuvent toutefois être régulées et constituer un savoir. C'est ce que
Warburg intitula, une iconologie des intervalles 30.
À partir de la lecture des essais d'Aby Warburg31 et de ses réflexions constructives,
Philippe-Alain Michaud32 et Georges Didi-Huberman33 ont tous deux réussi à affirmer la
notion de figure, et en ont retenu le terme. Ce qui nous a donne l'avantage de pouvoir
le réemployer.
28
. Thierry Kuntzel, « KING-KONG », in Cinéma Américain, Volume II, Paris, Ed. Flammarion 1980.p.223
29
. Ernst Gombrich, Aby Warburg. An intellectual biography, Londres, Ed. Phaïdon, 1986.p.253.
30
. Philippe-Alain Michaud, Sketches. Histoire de l'art, cinéma, Paris, Ed. Kargo & L'Éclat, 2006.p.13.
31
. Aby Warburg, Essais Florentins, Paris, Ed. Klincksieck.1990. p.45.
32
. Philippe-Alain MICHAUD, “Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma ,
TRAFIC n°45.Printemps 2003.
33
. Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'Art et le temps des fantômes selon Aby
Warburg, Paris, Ed. de Minuit. 2002.p.254.
303
constitution raisonnable et objective : la formulation. Ce n'est qu'après ce travail
accompli, que l'on pourra établir différents processus qui font liaison entre ces figures.
INTERVALLE EN MOUVEMENT
Philippe-Alain Michaud souligne aussi, lors de son analyse sur les Mnémosynes d'Aby
Warburg que l'enjeu ne se réduit pas seulement à la signification des figures. Ce sont
aussi les relations que ces figures entretiennent entres elles dans un dispositif visuel
autonome irréductible à l'ordre du discours34, qui sʼavèrent possibles.
La différence, avec lʼanalyse des HdC, se trouve dans le fait que ce dispositif, n'est pas
totalement irréductible à l'ordre du discours. Il reste peut-être formulable et nous allons
nous efforcer de le produire.
Par contre, nos deux concepteurs (Warburg et JLG) ont un domaine commun, qui
s'avère être la reproduction photographique. Les planches des Mnémosynes sont des
planches sur lesquelles sont agencées des photographies dont la disposition offre
plusieurs parcours possibles de vision. Aussi, cette histoire du cinéma qui défile sous
nos yeux, demeure en partie composée aussi de photographies et originellement
revendiquait cette particularité (dès les premières tentatives du début des années 70
comme l'a si justement noté Michael Witt35.). De plus, identiquement on remarquera
plusieurs parcours possibles de vision, dont nous pouvons dégager, de nouveau, une
multiplicité de signification dans lʼinterprétation du film.
Si autrefois, l'analyse cinématographique classique, pouvait évaluer l'intelligence d'un
cinéaste à la qualité du raccord de ses séquences36, on va découvrir avec les HdC, une
difficulté dʼapproche concernant cet intervalle, car le point qui raccorde les deux
séquences est en mouvement.
Un intervalle en mouvement exprime un rapport entre deux séquences qui nʼest pas
façonné par une simple césure, un point de raccord facile à délimiter. Dans les HdC,
des images et des sons appartenant aux deux blocs s'affrontent : les deux séquences
sont jointes et articulées sur plusieurs plans (des éléments dʼune séquence à venir vont
surgir bien avant que la séquence présente soit totalement terminée).
34
. Philippe-Alain MICHAUD, Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma ,
TRAFIC n°45. Printemps 2003. p.48.
35
Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris,
Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.271.
36
. Denis Marion, Le cinéma par ceux qui le font, Paris, Ed. Arthème-Fayard. 1949.p.118.
304
Nous reviendrons un peu plus tard, amplement, sur le mouvement de l'intervalle, qui
est constitutif de lʼesthétique godardienne avant même celle des HdC. Auparavant,
nous posons quelques autres problèmes :
37
"Loin de tout objectif, la description se veut déjà interprétative."
37
. Georges Didi-Huberman, Devant l'image, Paris, Ed. de Minuit.1990. p.171/73.
38
A un instant t du film nous pouvons recevoir plusieurs images en fondu, un titre à lire et plusieurs pistes
sonores (un dialogue, une musique…). Lʼun des principes du dispositif de la projection cinématographique
sʼavère que, devant le bombardement de plusieurs élements, lʼordre de leur reconnaissance est toujours
aléatoire et subjectif.
305
MODALITÉ DE LA RECONNAISSANCE
Plusieurs étapes interviennent au concours de la reconnaissance ; on peut reconnaître
lʼextrait à cause de sa partie intrinsèque ; on peut lʼidentifier à cause de la place quʼil
occupait dans le film dont il a été extrait, ou bien cela arrive grâce à lʼidentification du
titre ou de lʼacteur qui joue, ou encore celle du réalisateur. Dʼailleurs, la connaissance
supposée du film représenté ne fait pas quʼapprofondir le sens que le placement de
lʼextrait dans la séquence des HdC a produit. Bien au contraire, parfois, notre
connaissance va entrer en contradiction avec le sens premier, apparent. Le montage
de plusieurs éléments peut aller à lʼencontre de lʼemplacement dʼun seul qui semblait
supposer nous faire comprendre le sens voulu par le cinéaste.
39
. Et des sons qui sʼy rapportent. Ceci affirmé, nous essayerons également de repérer les limites du refus
de cette prise en compte, à lʼinstar de lʼimpasse iconologique, des tentatives de description neutre que la
Gestalt Theory nous a enseignées.
Benedetto Crocce, « Philosophie de lʼhistoire », ÉTUDES PHILOSOPHIQUES, Vol.4, Paris, 1964.p.544.
40
. Pascal Bonitzer, « Un film en + », CAHIERS DU CINÉMA n°224. Octobre 1970.p.6.
306
Ensuite, si nous tentons dʼanalyser l'extrait dans son contexte, en prenant en compte,
le plus souvent possible, la connaissance cinéphilique que les extraits impliquent, alors
c'est l'idée d'une description ésotérique. C'est-à-dire on révèle le sens caché du film
des HdC par une lecture appropriée (reconnaissante) des extraits. Pour pouvoir les
comprendre, il demeure important de connaître le film choisi, afin de le critiquer
(esthétiquement et historiquement) et de décrire l'intelligence de son mouvement, celui
de son extraction à son placement dans les HdC. Ajoutons quʼil ne sʼagit pas
seulement de reconnaître le domaine filmique. Il réside, dans les HdC, des
photographies —des vues réelles ou des reproductions de tableaux—, ou encore des
extraits musicaux, qui sont tous autant assujettis à un savoir critique implicite.
41
. Nous demeurons conscients que cette proposition de gradation de la reconnaissance soit aisément
criticable, mais il nous a semblé important de fournir un exemple subjectif, afin de réaliser lʼampleur des
niveaux de profondeurs de la connaissance dʼun film.
42
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. pp.86-87 : « Films de Roberto Rossellini à Visconti… »
43
. HdC.2a.seul le cinéma. TABU (1934), F.Murnau & R.Flaherty. p.27.
307
ii) Niveau 2. période – nationalité - genre
Par la suite, la période, la nation et le genre auxquels lʼextrait appartient. La
détermination interne de lʼimage fait que nous pouvons, avec approximation, situer sa
provenance. Mais pareillement on note que certaines des fictions ont établi des
ensembles reconstituant des aspects sociaux, culturels et humains ne lui appartenant
pas à lʼorigine et provenant dʼun autre lieu et temps que celui présent de sa production.
Ainsi si Hollywood produit des films se déroulant dans des temps différents (futur,
anticipation ou historique) ou dans des lieux qui lui sont aussi dissemblables que la
France de la Révolution ou lʼInde du XIXème siècle, en retour des productions
françaises ou hindis ont mis en scène des westerns. De plus, certaines fictions
revêtent en prime abord les aspects dʼun genre donné puis se déplacent vers un autre
(parodie policière, thriller de propagande politique) ou encore peuvent en faire
combiner plusieurs (Western spatial, comédie musicale policière…).
Aussi malgré tous ces différents procédés complexes de reconstitution qui déplace
lʼapparence du film effectué, on admettra la possibilité de reconnaissance de ces
productions.
Il faut admettre que cette proposition est exemplaire. Elle ne se limite quʼà la matière
filmique. Nous nʼexposerons pas ici les précisions de la gradation de la Photographie,
de la Peinture ou de la Musique qui sont pourtant régies selon le même processus de
la double interprétation : éxotérique / ésotérique.
308
b/ Un exemple : le plan 97
Nous allons nous appliquer à fournir un exemple pour mieux faire comprendre la
nécessité de la perception des différents niveaux. Le plan 97 de la séquence 11 va
rendre exemplaire lʼenjeu interprétatif de cette reconnaissance. Ce plan 97 est un
extrait de la séquence 11, consacrée à Irving Thalberg, lʼun des grands producteurs
hollywoodiens de l'époque du muet.
On reconnaît une fiction par lʼaction proprement spectaculaire (Il est rare dʼavoir
lʼoccasion de filmer réellement un avion qui tente dʼassassiner un homme !). La
majesté du travelling-arrière suggère que ce n'est pas une image d'action réelle, volée,
prise sur le vif. Le statut précaire de cet homme en péril mortel va correspondre avec le
décès précoce de Thalberg commenté en voix-off.
309
musique de Bernard Hermann, et réalisé par Alfred Hitchcock en 1959, une production
de la Major Universal. Lʼajout godardien du mode ralenti sur lʼextrait (dont on se rend
compte si on a déjà vu le film) augmente l'effet de spectacularité et vient suggérer,
comme le titre du film (français) lʼeffet de vitesse (Aux trousses) et souligne la rapidité
de la disparition de Thalberg.
44
A partir de cette information, nous pourrions continuer notre analyse (sur les correspondances entre ce
personnage et Irving Thalberg), mais nous ne le ferons pas car, il faut essayer aussi de pouvoir se limiter
aux actions de Godard et tâcher de ne pas interférer avec notre propre connaissance. Aussi, est-il souvent
convenable de savoir se mesurer et même se retirer afin de ne pas pousser trop loin notre interprétativité
puisque chez ce diable de cinéaste tout semble faire sens. (G.Legrand à propos dʼHitchcock).
310
c) pause théorique
TOUTE TENTATIVE DʼÉNONCIATION, SUBJECTIVE, DU DISCOURS EST IRREMEDIABLEMENT LIEE
A LA RECONNAISSANCE DE L'EXTRAIT DU FILM.
Le discours est une pensée, parfois sous forme de récit, qu'organise le spectateur-
critique. Il provient de sa subjectivité établie à partir de sa réception, et elle est à
distinguer de la parole du film. L'approximation de la reconnaissance du film désigne
en fait, la capacité, le destin quasi individuel, de chaque spectateur qui, lors de sa
lecture du film, son parcours, arrivera à l'un des différents niveaux étudiés ci-dessus. Il
se peut que le discours ne se forme pas, ne puisse s'ordonner (dû à une incohérence
ou à une trop grande complexité de certains passages...). Il n'en reste pour autant
fondé et c'est seulement après, qu'une évaluation peut intervenir en vue d'élaborer les
qualités qu'il possède.
La lecture de base selon le premier niveau, installe un tout fictif, (cette base constitue
le creuset de notre lecture exotérique).
45
Ref.184. Jean-Luc Godard, Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle
(dialogue), Tours, Ed. Farrago, 2000.p.16.
311
lecture raisonnée sous l'augure d'une anthropologie des images46accomplie par Aby
Warburg et sa formule du Pathosformel47 que Jacques Aumont reconnut en l'espèce
des HdC :
"Avec cette forme, Godard a en quelque sorte trouvé la nouvelle Pathosformel, la nouvelle
formule pathique, qui, à la différence de celle qu'avait distinguée Warburg dans la peinture, ne
déguise pas l'émotion entièrement sous la fiction et les personnages, mais fait saillir une
48
énergétique pure."
Lʼemploi de la formulation du pathos49 reste ici intéressant, mais nous différons quant
aux conclusions quʼil propose, cependant, nous reconnaissons à Aumont la sagacité
d'avoir introduit l'idée d'énergétique (pure) ainsi que lʼévocation de Warburg à propos
des HdC. La lecture exotérique se veut lʼanalyse mesurante de cette énergétique pure.
46
. « L'apport de Warburg à l'anthropologie des images n'aurait pu voir le jour sans les apports préalables
de Jacob Buckhardt ». Nicolas Sienne, La pensée de Jacob Buckhardt, Paris Ed. Presses Universitaires.
2004. p.84.
47
. Aby Warburg, Écrits Florentins, Paris, Ed. Klincksieck.1990.p.190.
48
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed. P.O.L.1999. p.98.
49
. Mieux que d'utiliser le terme d'Aumont de formule pathique, nous préférons utiliser la traduction de
Georges Didi-Huberman : formulation du pathos.
L'image survivante. Histoire de l'Art et le temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Ed. de Minuit.
2002.p.254.
312
producteur Thalberg, et va l'épuiser [le mettre à terre]. Scott Fitzgerald50 a écrit que
Thalberg était mort très jeune et fut marié avec l'actrice désignée.
Une phrase de Godard, qui interviendra plus tard, vient révéler la causalité sous-
entendue entre deux propositions, contenues par chacun des deux plans,
mort jeune [97] et belle femme [98] :
"UN CORPS FRAGILE ET BEAU ET EN PLUS, MARIÉ A UNE DES PLUS BELLE FEMME DE
51
LA TERRE."
Cʼest lʼexténuation physique de lʼhomme due à une trop grande activité dʼhommage
rendu à la beauté féminine. Godard peut lʼabréger en une seule idée : fatale beauté52.
En conclusion, si nous avons pu proposer un sens de lʼintervalle entre ces deux plans,
cʼest grâce à une double interprétation (exotérique et ésotérique). Ici, cela sʼest
effectué grâce à lʼanalyse des faits et gestes du personnage ainsi quʼà la connaissance
de la situation dʼorigine du plan.
50
. Scott Fitzgerald, Le dernier nabab , (The last Tycoon, trad. de lʼanglais par Suzanne Mayoux), Paris,
Ed. Gallimard. coll. Du monde entier. 1976.
Également cité par Godard : un jeune corps fragile et beau tel que l'a décrit Scott Fitzgerald,
HdC.1a.toutes les histoires. p.31.
51
. HdC.1a.toutes les histoires. p.43. Cette phrase provient du livre de Fitzgerald.
52
. On retrouve le titre de lʼépisode 2b.fatale beauté.
53
. Ce qui ne correspond pas tout à fait à l'établissement dʼun plan par plan (selon Kuntzel), puisque aucun
effet de montage répété, ou encore d'effet d'aller-retours, n'y figurent, seul compte l'arrivée de l'occurrence.
54 ère
. Supra 1 Partie, CH.2. étape 3. Les supports.
313
leur catalogue, ainsi qu'aux droits de reproduction photographique relatifs au grand
nombre d'œuvres dʼart. Il en fit part à Godard puisquʼil était directement responsable.
Pour prévenir d'un procès pour utilisation frauduleuse, et surtout pour estimer le coût
entraîné par ce film de montage, on demanda à Godard dʼétablir un listing, comprenant
précisément les références cinématographiques et iconographiques des sources
employées.
On peut répertorier les quelques raisons qui firent que ce cinéaste délégua ce travail.
Dʼabord, il était empêché principalement par manque de temps, —car face à lʼurgence
et à lʼimmensité du projet, cʼest une occupation à plein temps qui était nécessaire de
planifier, sur une période beaucoup trop longue pour pouvoir être accomplie par ses
soins—, ensuite cʼest aussi à cause de l'utilisation de sources de seconde génération55,
et également, par le défaut de ne pouvoir se souvenir complètement des références de
lʼensemble pléthorique56. Il désigna l'historien Bernard Eisenschitz, qui fut salarié par
Gaumont pour effectuer ce travail de saisie57. On peut noter que ces demandes ont été
procédées plus d'une année après la sortie commerciale des cassettes VHS, et cela
constitue une jurisprudence pour d'autres films de montage58.
C'est en grande partie grâce à ce travail (ayant été possible de le consulter) que nous
avons pu avancer dans cette élaboration de la reconnaissance et de la description.
UN OUBLI FICTIF
De plus, nous constatons la difficulté de la part de Godard à se remémorer de
quelques titres ou provenance de certains films. Certains extraits provenait de films de
montage eux-mêmes. Il vient corroborer lʼefficience de notre interprétation exotérique
car, dans certains cas, il a semblé plus important pour Godard, dʼutiliser un extrait de
film, qui lui demeurait inconnu. Godard réemploie un extrait coupé de sa référence,
pour ce quʼil représente directement et non pour ce quʼil implique selon notre
reconnaissance.
55
. Godard a cherché logiquement, pour son iconographie, dans des livres et des films d'histoire du cinéma
(Kevin Bronlow, Histoire du Cinéma américain en Images). Cela entraîna par cette nouvelle étape, une
difficulté supplémentaire pour la recherche de références.
56
Entretien avec Bernard Eisenschitz, 1999. Inédit.
57
. Entretien avec Bernard Eisenschitz, 1999. Inédit.
58
Remarquons le fait rare dʼun film de montage qui utilise des extraits a priori, avant même de savoir si on
en a le droit.
314
Autrement dit, de temps en temps, il fait un montage dʼextraits de films pour ce que les
scènes évoquent, et non pas pour ce que les extraits représentent (les films dont ils
proviennent). Il reste à nous toute la difficulté, de savoir repérer ces moments sur les
autres plus classiques, (liés à leur origine, ésotérique).
F/ CONCLUSION
Pour conclure, on remarquera que la simple continuité des plans décrits ne suffisait
pas pour réfléchir sur lʼarchitecture du film. En effet, ils sont régis selon plusieurs types
de groupements.
Le premier type, le plus général : la séquenciation. Chaque séquence est intitulée et
débute ainsi :
{Plan x — Plan y} Pour plus de précision, on indique les plans affiliés à la séquence.
Chaque séquence sera suivie dʼun commentaire, qui témoignera dʼune réflexion
dʼensemble. Notons que, souvent, il a suffi de deux plans pour justifier une nouvelle
séquence. Le montage sʼavère si complexe que le rapport de deux plans peut susciter
des changements importants dans le cursus du film. Nous avons donc opté pour ce
morcellement maximal. Par contre, quand une séquence sera inhabituellement plus
longue, elle sera décomposée en groupes sur lesquels nous avons joint
systématiquement la référence de la séquence auxquels ils appartiennent.
315
3/ PLAN PAR PLAN
Séquence 1.
Premier liminaire / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a59
{du Plan 1 au Plan 6}
Plan 1 Carton noir, lettrages blancs (avec ajour) : [HOC OPUS] Carton n°1= C1
Les phrases se déplient en deux plans. Ajourer un lettrage signifie que les lettres sont
creusées, laissant paraître le fond.
ÉCOUTER, VOIR :
MODES D'APPARITION DANS LES DEUX REGISTRES : L'IMAGE ET LE SON
On observera que le mode d'apparition de ces deux phrases liminaires sʼeffectue dans
des secteurs formels différents. La première phrase (P1) appartient au registre de
l'image. Inscrite au génétitre vidéo, et à cause de son déploiement en deux cartons,
elle constitue le Plan 1 et le Plan 2. La deuxième phrase (P2) appartient au registre
59
. En vue dʼune meilleure compréhension de la composition des séquences et analyse de celles-ci, nous
les avons titrées. Les titres nous offrent une forme de commentaire nous informant sur le sujet et
lʼorganisation même des séquences. Ainsi nous allons être témoins dʼune multiplicité de séquences
liminaires et introductives.
60
. Virgile, LʼÉnéide, [Chant VI, non daté] (traduit par Pierre Klossowski), Paris, André Dimanche éditeur.
1989. p.168. Ces vers sont tirés dʼune exhortation quʼadresse lʼoracle La Sybille, à Enée. Elle le prévient
316
sonore car elle est lue en voix-off, celle de Godard. Elle se déroule également sur les
deux plans.
Cette opposition filmique, de fait, sʼavère non conséquente pour Godard61. Non qu'elles
soient en contradiction significative l'une avec l'autre, mais au contraire, elles
présentent toutes deux, simultanément, une formulation en deux temps, une césure qui
les rend textuellement comparable. On notera que la césure pour ces deux phrases ne
se trouve pas au même moment.
C'est à l'intérieur des phrases qu'une contradiction a lieu; Interne à la phrase écrite
comme à celle entendue.
Avant même de faire état de ce que les phrases peuvent nous dire, Godard nous
prévient, en liminaire, dʼun autre sens, provenant celui-là plus d'une confrontation
interne à chaque phrase émise qu'à leur comparaison formelle réciproque.
dʼune double action rituelle quʼil va devoir effectuer afin de pouvoir aller et revenir des Enfers. (trouver le
rameau dʼor, et ensevelir le corps dʼun ami mort).
61
. Voir Ref.Film7. LE PETIT SOLDAT. 1960
62
. Jean Douchet, “Moonfleet”, CAHIERS DU CINÉMA n°87.08/1961.p.28.
63
. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard. 1972.p.138. La citation exacte est :
« Sans rien changer, que tout soit différent ». Godard a puisé de ce livre une demi-douzaine de citations.
Ici cʼest dʼautant plus remarquable car utiliser un même livre, aux fins dʼobtenir plusieurs citations
différentes, est un procédé appropriatif extrêmement rare chez lui. On relèvera lʼintérêt constant de JLG à
aimer choisir, à partir de ces réflexions de Bresson sur son métier, les aphorismes possédant une
contradiction interne, et qui sont massivement présentes dans ce recueil.
317
impératif, afin probablement, de conformer lʼassertion avec les autres en place64. Le
sens de cette phrase P2 demeure fidèle à lʼoriginal. Elle fait écho au principe
philosophique dʼHéraclite: on se saurait entrer deux fois dans le même fleuve65. Le
contenu de P2 fait allusion à une contradiction apparente entre la quête dʼune volonté
de changement total (pour que tout soit différent) et sa mise en pratique énoncée sur le
mode impératif de ne rien en faire.
On note aussi dans cette phrase du film le constat dʼune insatisfaction présente qui
mène à vouloir agir pour une révolution (tout doit être différent). Elle semble nous
suggérer que le vrai changement consisterait à se maintenir dans son identité66. Le
désir dʼun changement total de soi comme un tout face à la corruption inhérente de
lʼaltérité ferait coïncider au maintien du même tout intégral. Dʼailleurs vouloir une
révolution dʼun tout, fait que ce tout revient circulairement à sa place.
LA FIGURE DU DOUBLE
On retrouve ce dilemme de lʼidentité du changement dans le célèbre paradoxe du
bateau Argos. Bateau qui au fur et mesure du temps subit des changements de pièces
de bois dont il est composé, jusquʼà ne plus avoir un seul élément dʼorigine. Alors si un
bateau est recomposé avec toutes les anciennes pièces usagées, et fait face à celui
refait avec les nouvelles, (sans nʼavoir aucunes des pièces dʼorigine), ce sont des
doubles identiques, pour ne plus savoir lequel est le vrai Argos. À lʼopposé que rien nʼa
changé pour que tout soit différent, ici tout a changé pour que ce soit pareil.
P2 préfigure donc un mouvement dans lequel lʼobjet va changer jusquʼà devenir lui-
même.
64
. Phrase 4. Comme souvent, on remarque la douce ironie à vouloir changer une phrase qui indique
précisément de ne rien changer. On expliquera en détails plus tard pourquoi cette conformation était
nécessaire.
65
. Platon, Cratyle, 402 a., in « Héraclite, Philosophie », Les Présocratiques, Coll.de la Pléiade. Ed.
Gallimard.1988. p.136.
66
. On pense alors à la phrase de Jean Cocteau : « Cultives ce que les autres te reprochent : cʼest toi-
même (…) ne change en rien,(…) sous aucun prétextes. » Jean Cocteau, Journal (1942-1945), Paris, Ed.
Gallimard.1989.p.603.
318
Cette assertion (P2) peut tout autant suggérer : que l'action est seulement tributaire à
la conservation. Toute action est inutile pour un tout car ce qui doit changer changera.
Si l'on adopte la passivité comme attitude, si l'on refuse lʼaction, alors lʼaltérité qui nous
fait face, sera changée, par l'action dʼun tiers ou bien par le mouvement intrinsèque de
lʼaltérité elle-même (l'érosion, la vieillesse…).
Situer la phrase dans son contexte initial va pouvoir nous apporter quelques indications
intéressantes sur la prégnance de la figure dʼune dualité. Un intérêt probant si lʼon
garde à lʼesprit que Godard va sélectionner, en liminaire de son grand œuvre, cet
extrait.
Énée veut descendre aux enfers, sur la route intermédiaire il rencontre La Sybille, une
oracle qui lui donne pouvoir dʼaccomplir sa propre fatalité69 par la parole quʼelle lui
délivre et qui décrit précisément les démarches à suivre (ce seront des aveugles
évènements quʼil repasse(ra) dans son âme70).
Énée est sommé de devoir accomplir des épreuves rituelles, que La Sybille divise en
deux catégories : obstacle et épreuve. Lʼimportant pour le moment est de sʼarrêter à
67
. La corruption de ce qui peut être corrompu. Plutarque, la signification de lʼEi, in « Héraclite, Ecrits», Les
Présocratiques, Coll.de la Pléiade. Ed. Gallimard.1988. p.147.
68
. Antonin Artaud, « Les nouvelles révélations de lʼêtre »(1937), Œuvres complètes VIII. Paris,
Ed.Gallimard. 1967.p.151.
69
. Virgile, LʼÉnéide, [Chant VI, non daté] (traduit par Pierre Klossowski), Paris, André Dimanche éditeur.
1989. p.168. « (…) sache ce quʼil faut accomplir dʼabord. »
70
. Virgile, LʼÉnéide, [Chant VI, non daté] (traduit par Pierre Klossowski), Paris, André Dimanche éditeur.
1989. p.169. On notera que La Sybille lui annonce les travaux à faire dans lʼordre inverse à ceux quʼil
319
cette énonciation. Car si Énée doit accomplir deux épreuves (Trouver le rameau dʼor et
procéder au deuil dʼun ami) cʼest concrètement parce quʼil va devoir traverser deux fois
le fleuve du Styx, et aussi par deux fois (…) voir le sombre Tartare71. Un aller et un
retour, comme elle lui annonce facile est la descente, plus difficile est de revenir sur
ses pas et sʼévader. Ainsi lʼoracle lui annonce une double épreuve. Une interne : vivre
à travers la mort (éprouver jusquʼen son cœur affligé et que nous voyons sur son
visage chagrin) et une épreuve (externe) : lʼobstacle du retour, car seul un petit nombre
(…) y sont parvenus.
En résumé lʼobstacle et lʼépreuve sont annoncés pour procéder à un double échange.
Pour une vision (voir les enfers) et une action (en revenir), elle exige en retour
également une vision (pour le rameau dʼor il doit le trouver grâce à sa vue, il est caché
et elle dit profondément scrute de tes yeux.) et une action (le corps à ensevelir).
Nous pouvons continuer, par la traduction littérale (exotérique) que lʼon peut faire de la
phrase de Virgile, en la rapportant à sa situation liminaire face au film. Cʼest une
exhortation adressée, en tout début dʼun film, au public comme à lui-même, mais les
termes opus et labor peuvent être traduits dans un rapport plus adéquat au contexte,
ainsi :
voilà lʼœuvre, voici le travail.
C'est en cela, que la phrase 1 (P1) comporte la même préoccupation dʼune pensée de
la séparation. Mais cette fois-ci, séparant l'œuvre-obstacle du travail-épreuve, P1 met
en opposition deux différences possibles de désigner un seul et même rite : ce qui doit
être produit. Cette traduction exotérique sʼavère être une conception dʼune différence
de point de vue et de temporalité : lʼœuvre provient du travail72. Ce qui place lʼartiste
(lʼauteur, lʼouvrier), celui qui œuvre, face à son altérité fondamentalement nécessaire,
le public. Les autres, le public, voient lʼœuvre. Cʼest-à-dire une fois que cela a été fait.
Le travail qui est, présentement donc, représente la conception de l'auteur, car il
effectuera. Elle évoque le rameau dʼor et le deuil dʼun ami. Et il commencera par ensevlir Misène pour
ensuite suivre deux colombes qui le mèneront au rameau.
71
. Virgile, LʼÉnéide, [Chant VI, non daté] (traduit par Pierre Klossowski), Paris, André Dimanche éditeur.
1989. p.168.
72
. Ce qui est confirmé chez Virgile, puisque lʼobstacle est conséquent à lʼépreuve.
320
connaît en premier chef, la quantité et les conditions de réalisation afin que le travail
devienne une œuvre, afin que cette œuvre puisse être visible pour les autres.
Ainsi, les deux phrases ensemble, peuvent signifier la préoccupation de lʼauteur sur les
conséquences pratiques dʼune dualité catégorique constitutive. Cette formule
dénominative, on va le voir, se retrouvera reprise dans beaucoup d'autres situations du
film des HdC.
Ces deux phrases viennent donc nous prévenir doublement de cette assertion.
Doublement car cʼest par leur signification intrinsèque (théorème liminaire) autant que
par leur double mode d'apparition (deux propositions, une en image, une en son). Le
théorème correspond aussi à ce que nous avons proposé, lors de notre présentation
de lʼétude du Plan par plan, avec une double possibilité interprétative, (un pouvoir de
double reconnaissance dʼéléments filmiques composant les HdC).
Plan 3. Noir
Carton du générique : [CANAL PLUS ] Carton n°3 (avec ajour) = C3
73
. Un dénominateur commun prend seulement les éléments communs dans chaque ensemble.
74
. Alfred Hitchcock, REAR WINDOW (Fenêtre sur cour, 1955).
321
Comme pour les deux premiers cartons, C3 et C4 sont en lettrages blancs, et
pareillement, la police de caractère est ajourée. Seul le corps est un peu plus grand,
car CANAL PLUS est composé en majuscules, alors que les autres cartons (C1, C2,
C4) sont composés de minuscules.
À lʼinstar du théorème liminaire, nous pouvons relever ce que Godard cherche à
représenter sur un autre champ dʼapplication : celui de principalement monter ces
différents textes, en optant sur un mode d'apparition systématique, basé sur un
principe dʼidentité duelle. Lʼélément recherché va représenter deux positions possibles.
75
P3 "QUE /CHAQUE/ ŒIL //NEGOCIE/ POUR/ LUI/ MEME" [génétitre à l'image ]
(en 2 cartons : C5+C6)
76
C5 sur Plan 4 : REAR WINDOW
77
C6 sur Plan 5,6 : CONFIDENTIAL REPORT
P4 "Ne va pas montrer // tous les côtés des choses garde toi un marge d'indéfini" [Voix off JLG]
sur Plan 4 : REAR WINDOW puis Plan 5,6 : CONFIDENTIAL REPORT
75
. HdC.1a.toutes les histoires. p.12.
note : Souvent le graphème[ / ] s'interpose entre les mots qui composent [lettrages et cartons]. Cela
provient d'une technique de retranscription économique des poèmes.
La barre [ / ] signale le retour à la ligne et indique la mise en page.
Par exemple pour le plan 4, les lettrages [QUE / CHAQUE / ŒIL] sont donc disposés à l'écran comme
suit : QUE
CHAQUE
ŒIL
76
. Alfred Hitchcock, REAR WINDOW (Fenêtre sur cour, 1955).
322
ÉTUDE DES QUATRES PHRASES LIMINAIRES
Avant même d'étudier en détail les deux premiers extraits de films (Plan 4 et Plan 5 &
6), Il nous semble important de revenir sur le dispositif d'ensemble du liminaire, c'est-à-
dire les quatre phrases ensemble. L'arrivée de ces deux phrases supplémentaires peut
et doit être assimilée avec celles deux premières. On a numéroté les quatre phrases :
P1 P2 P3 P4 .
Mais si nous évaluons leur composition, on se rend compte quʼon peut les associer
autrement, par association formelle, on obtient :
77
. Orson Welles, CONFIDENTIAL REPORT (Mr Arkadin/Dossier secret, 1956).
323
— INTERPRÉTATION de P1
[HOC OPUS, HIC LABOR EST]
Voilà lʼobstacle, voilà lʼépreuve ou encore (voilà l'œuvre, voici le travail )
déjà interprété ultérieurement; sauf que P1 ainsi que P2, seront également liées au
couple suivant. Ce quʼil faut avoir à l'esprit, c'est le concept de séparation duelle qui
prévaut sur le sens de cette phrase.
— INTERPRÉTATION de P2
[NE CHANGE RIEN POUR QUE TOUT SOIT DIFFÉRENT]
Cette phrase aussi contient une deuxième partie qui contredit la première, ce qui dans
le vocabulaire des figures de style s'intitule : hémistiche. Cette première citation
bressonienne semble être la même devise, en négatif, du film LE GUÉPARD78. Cette
fiction —que Godard utilise comme extrait plusieurs fois dans cette épisode— met en
scène un héros atypique, le Prince de Salina (Burt Lancaster), un aristocrate
vieillissant. Il monologue par deux fois sur son désir dʼépouser le mouvement de la
révolution nationale ambiante, mais seulement pour affermir la conservation de son
mode de vie comme son espèce. Il lʼexprime en ces termes (dans la version
française) :
"Il faut tout changer pour que tout soit pareil comme avant" et aussi,
79
"Tout doit changer, pour que tout soit comme avant"
La familiarité du ton avec la proposition P2 peut surprendre autant que son exacte
symétrie. À partir de la contextualisation du GUÉPARD, lʼinversion de P2 peut donc
être envisagée comme un principe anti-révolutionnaire (statique, non circulaire)
78
. Luchino Visconti, IL GATTOPARDO (Le Guépard, 1963).
79
. Luchino Visconti, LE GUÉPARD. 1963. Les phrases proviennent de la version française.
324
ce que tu as vu —ce qui pourrait évoquer la devise de Rossellini80— ou ne change rien
de ce que tu as entendu, de ce qu'on t'a raconté. Mais la suite de la phrase paraît plus
complexe. En effet, si l'on prend lʼassertion impérative comme une devise de la fidélité
historique, pourquoi est-ce en mesure que tout puisse être différent ?
Quel est ce tout de l'histoire ?
— INTERPRÉTATION de P3
[QUE CHAQUE ŒIL NÉGOCIE POUR LUI-MEME]
La défiance est de mise encore, à l'instar d'une autre expression énoncée plusieurs
fois par Godard : "Dieu reconnaîtra les siens"82, hormis le ton qu'on peut deviner
comme une invocation à la fatalité : chaque œil désignant chaque homme, négociant
pour lui-même, suggère une invitation à lʼindividualisation, à lʼexercice de la subjectivité
face aux HdC. Nous sommes proches de proverbes populaires83. Mais, ce qui sʼavère
80
. HdC.3a.la monnaie de l'absolu. : “Les choses sont là, pourquoi les manipuler ?” . Cette phrase qui
apparaît en deux cartons successifs (avec une photo portrait de Rossellini en fond d'écran), se déroule
pendant l'hommage aux cinéastes-penseurs italiens et figure la présence de Rossellini.
81
. Choisir un extrait dʼun film pour le représenter, témoigne autant du film que de celui qui le présente.
82
. Ref.Film89. VRAI FAUX PASSEPORTS POUR LE RÉEL. 2006.
83
. « Chacun pour soi et Dieu pour tous » ou encore « Chacun voit midi à sa porte. »
325
aussi remarquable de constituer —donnant des résultats probants face au film de
Godard—, c'est de prendre à la lettre, la phrase.
Si chaque œil négocie, et puisque notre regard s'avère être binoculaire, la fonction de
nos deux yeux, peuvent produire possiblement et seulement deux visions. Cette
multiplicité de vision appelle qu'entre ces deux, elles peuvent se concurrencer, et la
négociation signale qu'il faut donc faire œuvre de saisie.
CONCURRENCE DES DEUX VISIONS, SAISIE AMBIVALENTE DE L'IMAGE
Saisir des images pour que chaque œil ambivalent puisse ainsi obtenir ce à quoi il
aspirait ou désirait. Nous retrouvons lʼune des fonctions de la vue stéréoscopique.
Négocier pour soi-même suggère l'idée de répartir des biens (visuels) comme motif de
vision. Les visions, une fois réparties, sont envisagées comme des biens détenus.
Alors dans le motif de cette détention, on réalise que lʼaction de retenir devient
nécessaire. Et le retenu se manifeste, dans l'exercice de la vision, sous une forme
mnésique. Ce qui demeure plus difficile à révéler, c'est le but du négoce, le soi-même.
Trouver les conditions, dans lesquelles, la solitude de l'œil face à son alter ego (l'autre
œil) puisse se produire.
On verra aussi qu'un troisième choix est possible. Choisir entre ces deux images, une
autre possibilité, consiste à créer subjectivement une troisième image, mais qui ne soit
pas une synthèse regroupant les deux autres :
326
"D'abord, le montage fait de toute image la troisième de deux images déjà montrées l'une avec
l'autre. Mais, précise Godard —en invoquant Eisenstein—, ce processus ne résorbe pas les
différences, il les accuse au contraire : il n'a donc rien d'une synthèse ou d'une “fusion” des
84
images, même dans le cas de surimpressions utilisées pour les Histoire(s) du cinéma (…)."
Godard insiste pour démontrer que les deux images conservent, pendant leur
surimpression, toute leur valeur85. Une troisième image vient s'ajouter seulement en
plus de celles des deux autres persistantes. Il s'agit de pouvoir négocier ces images
pendant leur utilisation, leur battement 86. Ce travail de distinction sʼeffectuera
introspectivement, le pour soi-même annoncé par JLG.
— INTERPRÉTATION de P4
84
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed de Minuit. 2003.p.173.
85
. Ref.184. Jean-Luc Godard, Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle
(dialogue), Tours, Ed. Farrago, 2000.p.16.
86
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed. P.O.L.1999.
87
. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard.1972. p.107. La citation exacte est :
« Ne pas montrer tous les côtés des choses. / Marge dʼindéfini ». Godard a adjoint une fois encore le
mode impératif dans la première partie, ainsi que dans la seconde en conjuguant le verbe se garder. Nous
étudions les phrases dʼaprès Godard, et il ne nous a pas paru indispensable de faire jouer les différences,
quand le sens global de la phrase était conservé.
327
volonté de s'astreindre, à laisser ce qui n'est pas encore accompli. Comme si une part
obscure du sens, non montrée, sʼavérait nécessaire au devenir des choses.
Par renversement, puisque après la demande de vouloir ne rien changer, pour qu'un
tout soit différent, celle de devoir ajourner, même en partie, le désir de tout montrer,
prouve que le premier conseil n'est pas suivi, pire, on est disposé peut-être à lʼinfirmer.
Ne rien changer, ne rien toucher, opposé à montrer tous les côtés, suggère de voir et
de montrer les choses sous toutes leurs facettes, pour ensuite, seulement, émarger
une part d'indéfini, dʼinvisible puisque non montrée.
Alors si, dans une certaine limite, en devant habituer le public à deviner le tout dont on
ne lui donne quʼune partie88, on peut ne rien changer du tout, puisquʼil nʼest pas
montrable dans sa totalité. Le tout, lui-même délimité par une marge, prouve l'inanité
de nos propres actions. Par contre, si cela se produit dans un souci d'effectuer une
histoire du cinéma, le sujet peut sʼélaborer autrement :
88
. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard. 1972.p.111. Cette citation se trouve un
peu plus loin de la P4 dʼorigine : « Habituer le public à deviner le tout dont on ne lui donne quʼune partie.
Faire deviner. En donner lʼenvie. ». Toutes deux sont présentes dans la même sous-partie intitulée : De la
fragmentation. pp.95-111.
89
. On peut utiliser la notion de lumière puisquʼil sʼagit ici de termes de vision et de prévision.
90
. Bertold Brecht, “un petit poème”, Hollywood (1946), Paris, Ed. de l' Arche. 1985.p.168. et dans
HdC. 2a.seul le cinéma. p.85.
328
DEUXIÈME PARTIE DE LA PHRASE
Pour conclure, il faut pointer une particularité typographique, relevée uniquement grâce
à la version du livre91, car cela demeure invisible pendant la projection, P4 appartenant
de fait à la bande-son. Cette particularité est notable d'autant quʼon peut qualifier sa
présence, comme incongruité poétique, où chaque terme, chaque espace va s'avérer
fondamental et dʼautant plus que Godard lʼa ajouté à la phrase dʼorigine dont elle est
extraite.
D'abord, il faut bien admettre la première acception de P4 ; celle qui argumente le sens
de ce que nous avons déjà établi en premier lieu de l'interprétation, car elle ne peut pas
tenir compte, encore, du jeu typographique (puisque la phrase lue par Godard est
écoutée par le spectateur).
Ensuite le nouveau sens, lié au lapsus contrôlé de la typographie, sʼavère un peu plus
92
difficile à cerner. Le placement de la virgule dans le garde, toi renforce lʼaffinité entre
le mot toi avec ce qui suit : une marge d'indéfini. On pourrait supposer alors que
l'impératif de : ne va pas montrer tous les côtés des choses consiste en fait à
rapprocher ce qui suit, et le déplacement confère à la phrase un nouveau sujet : garde.
91
. Les 4 livres et les 4 films sont sortis en même temps et sous le même titre. Ils constituent pour Godard
au même ensemble (“L'écriture et le cinéma c'est la même chose” affirme-t-il à Marguerite Duras dans leur
Dialogue télévisé. Et nous rappelons que toutes nos références renvoient diversement aux deux, comme
nous lʼavons signalé dans lʼintroduction de notre étude.
92
. HdC.1a.toutes les histoires. p.17.
329
• GARDE
Le terme de garde, peut dériver du terme gardien. Et JLG joue un gardien de musée
dans un des épisodes93. Mais le terme peut évoquer aussi la page de garde. Aussi ce
garde est un principe qui, dans le même temps, délimite, mais aussi prévient, du sens
de cette limite, à l'image de Noché faisant traverser l'Achéron94. Cʼest celui-ci, quʼÉnée
rencontre en suivant La Sybille. Après avoir accompli lʼépreuve et être paré pour
lʼobstacle95, il se remet au gardien du Tartare96. Ou encore du même acabit, Heurtebise
le chauffeur de la Mort dans Orphée97 qui permet de passer en fraude et que lʼon
découvre subrepticement dans un des films-annexes98. Le garde est, dans ce sens, la
sentinelle, le passeur, et cʼest l'image humaine du point de jonction, l'intervalle laissé
entre deux images pendant l'exercice du montage.
En final, cette marge d'indéfini « gardée » pourrait correspondre à lʼindication dʼune
pratique cinématographique99, mais avant de la corroborer à des domaines
dʼapplication dans lequel la marge d'indéfini peut être validée, continuons la phrase
avec le mot toi
• TOI
Le toi, isolé par la virgule, pourrai indiquer une adresse au spectateur suivi de son
interpellation.
Godard nommerait Toi, le spectateur et ainsi ce toi <serait> une marge d'indéfini.
Comme, en d'autres temps, Baudelaire également s'est adressé à son public par
l'intermédiaire de la troisième personne du singulier :
93
. Godard interprète un gardien de musée du cinéma de la Nouvelle Vague —un musée imaginaire au
sens propre comme au référé — qui annonce la fermeture et répond au question d'un jeune couple
visiteur.
HdC.3b.une vague nouvelle. p.158. “Qu'est-ce que c'est ce musée ?”
94
. Charles Baudelaire, « Dom Juan aux enfers », in Les Fleurs du mal, Œuvres Complètes, Paris,
Ed.Gallimard. Coll.La Pléiade.
95
. Observant donc les prescriptions sybillines sous-entendues de P1
96
. Virgile, LʼÉnéide, [Chant VI, non daté] (traduit par Pierre Klossowski), Paris, André Dimanche éditeur.
1989. p.177. Pour éviter la répétition, tout personnage important du récit antique possède plusieurs noms :
Charon, Le Nocher, gardien du Tartare. On notera que Virgile le décrit la première fois comme barbu avec
un seul œil fixe. « Passeur (…) Charon, sur le menton de qui épaisse la chenue barbe inculte gît ; se tient
fixe le globe de son œil de flammes. »
97
. Jean Cocteau, ORPHÉE. 1950.
98
. Ref.Film82. DE LʼORIGINE DU XXIème SIÈCLE. 2000.
99
. Cela pourrait correspondre au Weather Day (journée de réserve en cas de mauvais temps) dans la
pratique du tournage, ou au Stockshots dans la pratique du montage.
330
Ô toi lecteur, mon semblable, mon frère. 100
Si l'on observe les nouvelles particularités typographiques du livre, voilà comment nous
pourrions présenter cette phrase :
100
. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Ed. José Corti.(liminaire). 1986.p.12.
331
Si l'on se réfère à la conception du cinéma, dans laquelle le montage apparaît comme
donnée fondamentale chez Godard101, on peut aussi réaliser une nouvelle acception de
cette phrase, faisant suite aux idées présentées pendant le questionnement du mot
garde.
Face à la pleine lumière, aveuglante presque, de la vérité nue [ou du présent],
impossible à regarder en face, dans ce tout maintenant différent, car rien n'a été
changé, la marge d'indéfini pourrait être une part de l'ombre, une part invisible ou
future, bref, on commet un acte de coupe, un acte de séparation. Le plan séquence du
monde qui se présente à nous nʼest pas suffisant pour exprimer sa totalité. La garde
que lʼon effectue est la création dʼun intervalle. Et cet acte est le premier geste du
montage. Pratique qui fonde lʼart cinématographique102. La part de l'indéfini, quelle
qu'elle soit, s'avère nécessaire pour comprendre la pleine limite de la vérité historique
et cinématographique.
101
. Et plus particulièrement pour les HdC, ce film de montage.
102
. André Malraux, Le musée Imaginaire, (1956) Paris, Ed.Gallimard/Folio. 2005.p.67.
332
- P2+P4 sont deux phrases qui offrent formellement une double similarité. La première
consiste dans un même mode de manifestation : le domaine sonore. La seconde : la
voix-off de Godard qui est sur le mode impératif négatif de l'instruction à la 2nde
personne du singulier :
Ne change rien... et Ne va pas montrer ...garde, toi
Et l'association de ces deux phrases pour l'obtention dʼun sens a déjà été effectuée un
peu avant :
LE TOUT, NOUVELLEMENT DIFFÉRENT CAR RIEN N'A ETE CHANGÉ, NE PEUT ÉTRE
MONTRÉ COMPLETEMENT IL FAUT GARDER UNE PART NON DEFINIE.
- Alors que pour P1+P3, ce qui rapproche formellement les deux phrases, c'est
l'adresse au spectateur fondée sur un même mode verbal indirect à la troisième
personne du singulier
Voilà lʼobstacle… … Que chaque œil négocie…
et, bien sûr une similitude par le même mode d'apparition visuelle :
toutes deux s'inscrivent à l'écran en deux temps et par génétitres en lettrages blancs.
Stricto sensu, les deux phrases P1+P3, réunies par dénomination, peuvent présenter
le même constat qu'on formule comme suit:
• Mais la signification de ces phrases que nous venons dʼétablir, peut légèrement
varier si l'ordre de la combinaison permute et l'on donnait pour suite de P2 : P3.
c'est-à-dire : au lieu de les associer sur le mode formel, une phrase entendue pourrait
faire suite à une phrase lue. Cʼest la seconde possibilité pour l'obtention de la
signification. Elle est liée, on l'a vue en début d'explication, à la symétrie temporelle, et
elle consiste alors à associer prioritairement P1+P2 puis P3+P4. On décide de garder
la temporalité (simultanée) comme telle, et on associera donc une phrase entendue P1
(ou P3) avec la phrase lue P2 (ou P4). Cette association de lecture simultanée va
conférer également un nouveau sens. Nous pouvons commenter que cette possibilité
associative se rapproche le plus avec l'expérience directe de lecture du spectateur,
333
mais elle ne résulte pas nécessairement du processus de remémoration que le critique
effectue lorsqu'il pense au film. Aussi le résultat de lire et d'entendre simultanément les
deux phrases crée un nouveau principe associatif dont la jonction, le montage, peut se
situer à chaque fois au milieu de chaque phrase, car P1 comme P2 sont également
des sentences présentant chacune deux parties avec une césure.
Tout ceci pour permettre en termes de simultanéité d'effectuer une double lecture. On
entendrait chaque début de double sentence (P1A+P2A) puis la seconde partie de
chaque phrase (P1B+P2B).
Ainsi on obtient une nouvelle signification (P1A+P2A) + (P1B+P2B).
334
l'opus-œuvre pour les spectateurs contre réalité du labor-travail pour le cinéaste, P1)
dans lequel chacun (des spectateurs) doit négocier ce qu'il voit (P3). Négocier c'est-à-
dire trouver un compromis parmi le choix qui s'offre à nous.
"Il n'y a pas d'image, il n'y a que des images. Et il y a une certaine forme d'assemblage des
103
images : dès qu'il y a deux, il y a trois. (…) C'est le fondement du cinéma."
Cette notion duelle, comme l'image et le son ou le montage de deux images, Godard
stipula qu'il était conscient de lʼinclure comme donnée théorique de son cinéma. Il va
103
. Ref.176.B. “Jean-Luc Godard rencontre Régis Debray”, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard ,
[volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998. p.430.
104
. Ref.184. Jean-Luc Godard & Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du
siècle(dialogue), Tours, Ed. Farrago, 2000. p.26.
335
intituler symboliquement, lʼun de ses films, sous lʼaugure de cette préoccupation :
105
NUMÉRO DEUX .
Il lʼaffirmera clairement à Youssef Ishaghpour qui lʼentretenait :
"Ce qui est plutôt la base, c'est toujours deux, présenter toujours au départ deux images plutôt
106
qu'une, c'est ce que j'appelle l'image, cette image faite de deux (…)."
"Les choses se compliquent encore dans la mesure où Godard ne cesse pas, dans son travail,
de convoquer les mots à lire, à voir ou à entendre. Alors la dialectique doit se comprendre dans
le sens d'une collision démultipliée des mots et des images : les images s'entrechoquent entre
elles pour que surgissent des mots, les mots s'entrechoquent entre eux pour que surgissent des
images, les images et les mots entrent en collision pour que de la pensée ai lieu visuellement.
Les innombrables citations textuelles utilisées dans ses films par Jean-Luc Godard sont bien, à
109
ce titre, inséparables de sa stratégie de montage."
105
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. (Co-réal avec AM Miéville, 1975).
106
. Ref.184. Jean-Luc Godard & Youssef Ishaghpour, , Archéologie du cinéma et mémoire du (dialogue),
Tours, Ed. Farrago, 2000.p.26-27.
107
. Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Ed.Gallimard,coll.Idées.1969.p.128.
108
. Walter Benjamin, Ecrits Français, Paris, Ed. Gallimard, coll. Bibliothèques des Idées, 1991.p.206
109
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed de Minuit. 2003.p.173.
336
Et continue-t-il, Godard va se référer à la notion benjaminienne de constellation, à
propos de ce rapprochement d'images dans la quête historique du film. Didi-Huberman
conclue que cela nous ramène à l'image dialectique benjaminienne et, donc, à la
connaissance par le montage110.
Il est important de signaler que ce n'est pas de voir ou d'entendre chaque phrase qui
demeure le plus fondamental, mais bien l'ordre de liaison des phrases qui sont, pour
chaque lecteur, à chaque lecture, différentes. La profusion aléatoire en offrirait la
possibilité, et ceci dès le début du film. C'est pour cela qu'elle est principale et initiatrice
car l'aléatoire représente une ouverture aux indications précieuses sur la conduite du
lecteur du film. C'est dans la perspective de décrire un mode de lecture qui soit à
même de pouvoir être justifié par le film lui-même, que nous avons établi le principe
d'une double lecture subjective. Nous pouvons les rappeler brièvement et faire valoir
leur type.
110
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.p.174.
337
Ce ne serait pas une lecture unique, il ne peut pas y en avoir, car le savoir est infini,
mais une lecture du film qui puisse tenir la ligne dʼune prétention dʼun vaste
programme, un plan impossible à réaliser :
- tenir compte a minima de la puissance des possibilités de liaison dʼun seul élément,
avec lui-même (son contexte dʼorigine tout aussi démoniaquement infini), comme avec
les autres (autres éléments du film, mais aussi passé du cinéaste et nous-mêmes), en
résumé : la capacité de projection de sa virtualité enclose.
- réfléchir sur ce que produit notre subjectivité, infuse des HdC : l'œuvre de Godard et
les autres termes de connaissance.
On peut être tenté d'affirmer que la lecture ésotérique du film consiste, à lire le film
comme Godard pourrait le faire. Lire le film comme Godard voudrait que nous le
fassions idéalement. Cela offre une possibilité fantasmatique de figurer que nous
pourrions nous mettre à sa place et croire (à cet un instant) que le film, qui se déroule
sous nos yeux, c'est le nôtre.
L'accession du spectateur à une identification de vision du cinéaste se produira par la
connaissance et non par une croyance immédiate, c'est en cela que cette lecture est
ésotérique.
338
d'un ou plusieurs ordres de liaison du film qui ont été perçus et dont ensuite on produit
l'écriture.
Il est, à cette étape, important de déclarer que la lecture est différente de la simple
réception audiovisuelle du film projeté. La lecture du film inclus cette activité mais elle
est, par la suite, spécifiquement, une possibilité de témoigner par écrit de l'organisation
du film.
— La seconde hypothèse désigne une place unique, non désignée par avance au
spectateur ou au cinéaste. Mais cette réduction à une seule place, hypothétique,
devant le film n'est pas nouvelle dans l'élaboration de la théorie du cinéma telle que
Godard l'a édifiée. Cette nouvelle place assume la double fonction.
"Il y a toute une partie de l'histoire du cinéma et de la télévision (…) qui ne peut se faire qu'à
partir des films. Il faut pouvoir la faire, ou il faudrait pouvoir la faire à partir du regard des
114
spectateurs."
111
. Ref.GdZ.05.
112
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.200.
113
. Ref.178.c.
114
. Ref.173.Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.105.
339
- La parole peut représenter, par sa nature indistincte, simultanément, une
ambivalence de la situation. Ainsi Godard peut affirmer :
" (...) j'aimerai parler (...) en tant que producteur de films, et en tant, en même temps, que
115
visionneur de films"
- L'acteur principal de certains de ses films de fiction, joue le rôle d'un cinéaste pendant
différentes étapes de la production cinématographique : casting116, tournage117,
projections des rushs118. L'acteur représente le corps référent du cinéaste (jusqu'à
porter son nom 119) comme celui du spectateur qui le scrute et sʼy identifiant dans ses
aventures. On peut déjà jouer sur les mots et dire que le spectateur réalise (autant que
le cinéaste) parce que sa vision vient corroborer le film, le rendre réel. Ce film existe
parce que le spectateur l'a vu.
115
. Ref.178.20. Les cinémathèques et l'histoire du cinéma.(1978).p.286. (nous soulignons souligne)
116
. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
117
. Ref.Film49B. PASSION. 1981.
118
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963.
119
. Ref.Film46B. SAUVE QUI PEUT (LA VIE) (Co-réalisé avec AM Mieville, 1979). Jacques Dutronc qui
interprète un personnage qui sʼappelle Jean-Luc Godard, affiche les mêmes accessoires, lunettes,
cigares.
120
. Voir Ref.Film41. NUMÉRO DEUX (Co-réalisé avec AM Mieville, 1975).
340
Il s'agit donc d'une coexistence de différentes virtualités signifiantes encore encloses 121
dans le film. Si chaque œil négocie pour lui-même, c'est que la phrase indique aussi la
séparation de l'œil droit du gauche, tel que vont l'indiquer concrètement et filmiquement
les deux personnages issus des extraits des films qui vont suivre.
Et lʼon se souvient dans MADE IN USA122, cette même technique aléatoire mis sur le
plan sonore : deux acteurs, Anna Karina et Lazslo szabo, font tous deux face à la
caméra et entonne en même temps deux discours différents. Le spectateur doit faire
un choix sʼil veut saisir le propos de lʼun des deux.
121
. Jean Narboni, “Le pouvoir de la vision”, Alfred Hitchcock, CAHIERS DU CINÉMA, Numéro Hors-Série,
Paris, 1979.p.34.
122
. Voir Ref.Film21. MADE IN USA. §Deux paroles dans le lieu de reproduction dʼimages.
123
. Alfred Hitchcock, REAR WINDOW (Fenêtre sur cour, 1955).
124
. RAPPEL : La barre [ / ] signale le retour à la ligne. On indique ainsi la mise en page du livre ou celle
du carton à lʼécran. Par exemple pour le plan 4, les lettrages [QUE / CHAQUE / ŒIL] sont disposés à
l'écran comme suit :
QUE
CHAQUE
341
- REAR WINDOW d'Alfred Hitchcock. (cʼest le Plan 4)
- CONFIDENTIAL REPORT d'Orson Welles. (ce seront les Plans 5 et 6)
ŒIL
125
. Une image gelée (en anglais freeze) désigne une image fixe issue d'un plan (d'images en mouvement).
C'est un photogramme immobile, qui filmé, dure par conséquent plusieurs secondes.
126
. Certains critiques ne sont pas gênés pour relever lʼaspect phallique de lʼappareil de lʼhomme, voyeur
en pyjama, qui éjacule des flashs au moments de menace mortelles.
342
"Le téléobjectif symbolise le monde intellectuel, qui relie le monde quotidien au monde du
127
désir."
Le spectacle qui a lieu devant les yeux de Stewart devient une projection de son propre
désir. On retrouve ici des atours du désir substitué se produisant pour le spectateur
devant le film projeté, sauf que ce dernier ne possède pas d'instruments entre l'écran
et son regard, afin de se prémunir contre la fascination de la recomposition du
mouvement 128. L'appareil photo est le moyen lucide qui permettra à Stewart de créer
une distance par la connaissance.
Le zoom permet de varier indéfiniment la focale du champ d'observation, et le
téléobjectif est un jeu de lentilles obtenant une vue macroscopique, c'est-à-dire
ramenant l'infiniment grand à une échelle de dimension humaine. L'œil peut percevoir,
jusqu'à plusieurs centaines de mètres, précisément, là où sans, il ne voyait pas.
127
. Jean Douchet, “Hitch et son public”, CAHIERS DU CINÉMA n°113. 11/1960.p.1-7.
128
. Ce monde accordé à notre désir fera l'objet d'un developpement. Voir infra : Séquence 8.
129
. Orson Welles, CONFIDENTIAL REPORT (Mr Arkadin/Dossier secret, 1956).
343
Plan 6 Extrait continu du film CONFIDENTIAL REPORT.
G.P. Visage. Lʼœil est grossi par la loupe.
Toujours ralenti à lʼextrême selon la même vitesse régulière, on a changé de plan, mais
indiquons que ce raccord fait partie intégrante de l'extrait du film et le carton reste en
incrustation.
[QUE / CHAQUE / ŒIL] C5
130
Ce procédé de conservation arrive souvent, et Godard sait en jouer. C'est-à-dire qu'il
sait utiliser les raccords préexistants du montage de l'extrait de film. Le plan large
raccorde originellement en un Gros Plan visage. L'œil derrière la loupe, ramène
l'infiniment petit à notre portée. Une loupe, étant l'instrument qui ceint une lentille
façonnée, on obtient une vue microscopique. L'œil peut percevoir des différences entre
les millimètres, il accède à un champ de vision qui ne pouvait être vu sans.
Le sens même du plan vient dʼêtre souligné par un changement de carton : le Carton
n°5 disparaît pour laisser place au suivant qui subsiste jusquʼà la fin du plan :
Commentaires de la séquence 1
RAPPORT DE PRODUCTION : DIFFÉRENCE DE VUES
On peut constater que le rapport d'opposition des deux extraits de films de fiction, est
produit d'un point de vue scopique (microscopique // macroscopique) couple
dʼopposition quʼil avait déjà distingué131. Ils sont visiblement liés, mais aussi par
agencement de la phrase (qui apparaît en double carton) :
que chaque œil / négocie pour lui-même.
130
. Conserver le montage dʼorigine.
131
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.217.
344
QUAND LE SENS SE CACHE DANS L'ENTRE DEUX
NIVEAUX DE RENCONTRE D'ÉLÉMENTS CINÉMATOGRAPHIQUES
L'entre deux 133 que nous avions défini comme point de jonction des intervalles
correspond à plusieurs niveaux de rencontre des deux éléments, ce que le langage
cinématographique appelle montage.
— premier niveau : l'image rencontre le son, ou rencontre une autre image, ou encore
un élément sonore rencontre un autre élément sonore.
— un troisième niveau de l'entre deux est atteint lorsque le constat d'une coexistence
de significations s'avère possible. Il en résulte que l'apport signifiant du troisième
élément entre en contradiction avec l'ensemble. Pluralité qui fait intervenir le sens
même que peuvent véhiculer l'image ou le son (issus du niveau 2) ainsi que celui du
nouvel élément.
Car le sens, qui éclot par la confrontation de deux premières images (premier sens) et
auquel un son vient s'ajouter, peut être amplifié, corroboré. L'ajout en question atteste
l'image ou la pensée que va dégager ce premier sens des deux images mises en
commun. (On reconnaît là notre deuxième niveau).
Mais au contraire, si le son ajouté vient infirmer —contredisant par son propre contenu,
le premier sens des deux images, alors on peut énoncer que ce son produit une
nouvelle forme de confrontation : Le nouveau sens de ce son contradicteur entre
comme en résistance face au premier sens. Il se distingue de l'ensemble en
fournissant au même intervalle, la présence de plusieurs significations.
132
. On connaît la différence qu'il y a entre le sens et la signification. La signification est ce qui fait sens,
(son mode actif). Aussi lorsque nous cherchons justement à établir, par l'élaboration méthodique, le sens
d'un plan, alors le terme de signification peut lui être synonymique.
133
. Philippe-Alain Michaud, Sketches. Histoire de l'art, cinéma, Paris, Ed. Kargo & L'Éclat, 2006.p.13. Ce
terme est un remploi d'une notion freudienne le zwischenreich.
345
Lʼentre deux est d'ordre ésotérique, dans son sens le plus simple : il est caché.
Ne se donnant pas de lui-même, c'est l'activité de notre lecture qui va le révéler, ce
qu'on peut nommer par la production d'un montage subjectif.
Les deux premières images (extraites de films) choisies par JLG, sont plus instructives
de ce qu'elles montrent en tant quʼimage, que du savoir dont on peut tirer de leur
provenance, (lʼune est réalisée par Hitchcock et l'autre par Welles).
L'image est destinée, en ce sens, à être reconnue comme une image filmique et non
pour sa possible connotation cinématographique. L'adjonction du sens des phrases P3
et P4 qui nous parviennent dans le même temps font accéder au spectateur le niveau 3
décrit. Et l'on va se rendre compte que c'est presque l'ensemble du film qui se
maintient à ce niveau.
134
. Dans la même mesure, on retrouve aussi les mêmes types dʼaphorismes sous forme impérative, dans
les notes, accumulées sur les tournages successifs, de Bresson. Tel : « Oublie que tu fais un film »
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard. 1972. Comme des notes personnelles de
travail, JLG en a repris quelques unes, pour annoter et pour organiser sa pensée. Cela témoigne à
posteriori de réflexion sur son métier.
346
Séquence 2. Un 2ème liminaire / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 7 — Plan 10}
LA VALIDITÉ DU TITRE
Avant de procéder à une tentative d'évaluer les enjeux des éléments qui composent le
titre, nous tenons à rappeler que ce même titre avait déjà bénéficié d'un premier
commentaire généalogique137. Ce commentaire prenait en compte l'expressivité de la
lettre « s » mise entre parenthèses, comme possibilité plurielle dʼune conception de
lʼhistoire et s'imposait comme un mode problématique de l'historiographie138. La
possibilité plurielle avait déjà était commentée par Godard, à lʼoccasion de son titre
SAUVE QUI PEUT (LA VIE). La mise en parenthèse équivalait à lʼexpression dʼun double
titre :
"Mettre un double titre, c'était aussi créer un effet de troisième titre à naître, chacun pouvant
faire son montage un peu comme il veut en lui donnant des indications assez précises et un peu
139
souples, un peu contradictoires aussi."
135
. Paul Hindemith, Sonate pour alto solo, op.32.3eme mvt. (1924). Cité par Jean-Louis Leutrat, « Retour
sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.
136
. Rappelons que [Canal Plus Présente] constitue le premier carton (C1). Les cartons des phrases P1 et
P3 ne sont pas inclus dans cette énumération, ils ne font pas partie du générique.
P1, Plans 1-2, sont considérés comme liminaire au film.
P3, Plans 4-6, sont considérés comme extrait de films.
137
. Supra Introduction Générale, Chapitre Un, 3/ Présentation de lʼintitulé (I) : le titre du film.
138
. Supra Introduction Générale, Chapitre Un, 3/ Présentation de lʼintitulé (I) : le titre du film.
347
Une des méthodes interprétatives dʼun titre consiste à faire valoir sa viabilité. C'est tout
l'enjeu de son inscription ; attester du degré de cohérence et du niveau d'implication,
qui ressortent des termes qui le composent, avec le reste du film.
Depuis longtemps, Godard s'est toujours intéressé à fournir des signes nouveaux
exprimant le caractère relationnel de deux éléments, dans les titres et cartons que l'on
trouve parsemés dans toute son œuvre filmique; ce que Deleuze, partant du même
constat à partir de ce sujet précis, nomme : la relation d'activité duale140. Ainsi on trouve
découvre l'espace (un blanc typographique) qui va créer des écarts de sens dans la
composition de certains FILMTRACTS143. Puis c'est la mise en parenthèses qui, ici,
apparaît comme le nouvel élément relationnel d'activité duale et évidemment
problématique.
139
. Ref.305. Propos rompus (Festival d'Avignon), CAHIERS DU CINÉMA. n°316. 1980.
140
. Gilles Deleuze, "Du caractère “et” dans SUR ET SOUS LA COMMUNICATION de Jean-Luc Godard”,
CAHIERS DU CINEMA, n°276.08/1976.p.24.
141
. Ref.Film30. ONE + ONE. 1968.
142
. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Voix de la machine Alpha60 : Une fois que nous connaissons “1”,
nous croyons connaître “2” parce que “1+1=2” ; nous oublions qu'auparavant il faut savoir ce qu'est “+”.
143
. Ref.Film28. CINÉTRACTS. 1968.
348
Ainsi donc, usuellement, on privilégiera, dans une première acception du mot
histoire(s) : histoire plutôt qu'histoires.
Conséquente à cet usage, avant de comprendre la valorisation dʼune lecture singulière
dʼHistoire(s), il s'avère instructif de montrer le niveau d'inventivité de Godard sur le jeu
typographique.
144
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965. (Un film trouvé à la ferraille.). Ref.Film22. 2 OU 3 CHOSES QUE
JE SAIS DʼELLE LA RÉGION PARISIENNE. 1966.
145
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962. Une séquence nous montre même Nana assistant au cinéma, à la
projection de JEANNE DʼARC (Carl Th. Dreyer, 1928) et l'on retrouve plein écran un des cartons du film (il
devient alors carton du film de Godard.)
146
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965. Les lettres remplissent l'écran au fur et à mesure selon l'ordre
alphabétique.
147
. Voir Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Le cours de sémantique est dispensé à l'aide d'un diaporama,
par la machine centrale alpha 60 qui prête sa voix à la bande son du film présenté. Le contenu de ce que
la voix exprime est en lien direct avec les HdC.
148
. Ref.Film28. CINÉTRACTS. 1968.
349
NOUVEAUX SIGNES TYPOGRAPHIQUES RELATIONELS
C'est à l'intérieur de ces films que l'on découvre un véritable arsenal de composition
typographique inédite et variée149 :
— Calligramme. Répétition d'inscription de phrases. La phrase plusieurs fois réinscrite
va former un dessin ou un bloc géométrique (rectangle, croix, triangle, fontaine…)
— Double lecture par majuscules150 : une lecture normale et une autre lecture des
seules majuscules (en omettant les minuscules), nous fournit une nouvelle phrase.
— Mot-valise151, on rédige un mot avec d'autres mots et, produisant, par connotation,
un nouveau sens. Cʼest un sous-entendu lisible.
— Calligraphie. Ce que le langage occidental a très peu développé, c'est la façon dont
on écrit les lettres d'un mot. Cela peut infirmer ou corroborer la signification du mot
écrit, (si on écrit le mot bien-portant avec des lettres tremblantes, on peut remettre
en cause la validité du terme)152.
— Graphèmes relationnels et algébriques153. La mise en parenthèses en fait partie.
— Flèches de toutes sortes. Droites, bicéphales, cerclées… Présences principales
dans les CINETRACTS, mais déjà visibles dans ALPHAVILLE. On peut noter que la
palette graphique (inventée vers 1976) a permis à Godard d'employer, à nouveau,
ce système d'écriture manuscrite sur une image (vidéo). Dans SIX FOIS DEUX154,
certaines notions — mais aussi des composantes intégrées de l'image comme une
tasse de café, un regard… — sont entourées, fléchées, voire biffées.
— mots biffés mais lisibles. Soit une ligne simple barre le texte, soit des hachures, on
peut les interpréter comme des lapsus calami. Godard laisse ses tentatives lisibles
à l'écran, trouvant ici encore un prétexte à inventer un élément de distanciation
moderne, sur la monstration du dispositif155.
149
. Le montage anthologique des photos dʼécrans des films de JLG, opéré par Philippe Dubois, en offre un
très bel exemple. Philippe Dubois, « The Written Screen », For Ever Godard, Black Dog Publishing,
London, 2004.p.232-247.
150
. Ref.Film28. CINÉTRACTS. 1968. FILMTRACT21 : Culture République Silence= leS forceS de l'ordre /
CRS = SS.
151
. Ref.Film28. CINÉTRACTS. 1968. FILMTRACT14 : Peau-lisse et drap-peau rouge / police et
drapeau rouge
152
. Voir Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Diaporama, par la machine centrale Alpha 60.
153
. Slash[ / ], espaces, parenthèses, crochets. Algèbre : virgule, égalité, plus, moins, fois, quotient…
154
. Ref.Film43. SIX FOIS DEUX (SUR ET SOUS LA COMMUNICATION ) (Co-réal. A.M.Miéville, 1976).
155
. Ref. Film18. ALPHAVILLE. 1965. Et aussi dans ses collages. Ref. 308.
350
RETOUR SUR LA MISE ENTRE PARENTHÈSES DE LA LETTRE « S »
Il faut cependant attester que les films cités en amont, vont constituer un socle, le
premier niveau pratique, d'une recherche typographique, qui sʼeffectuera de la part du
cinéaste principalement jusquʼen 1973, où un texte, viendra faire aboutir ces
approfondissements, en reprenant les même modalités d'application :
il s'agit de son scénario Moi, je. Projet de film.156.
On trouve par exemple à la page 7 de son scénario, onze fois répétée la phrase
inscrite suivante :
" A) machine(s) du type je, tu, il
machine(s) du type je, tu, il
157
machine(s) du type je, tu, il….".
Le procédé de répétition, qui apparaît plusieurs fois dans le scénario jusqu'à exercer
des figures géométriques de jeux calligraphiques, est là pour exprimer cette possibilité
humaine du devenir machinal, (quand l'homme utilise une machine à écrire, comme s'il
était un cyborg, cʼest-à-dire doté d'une prothèse). C'est l'"Explication de je, tu, il, elle / est
158
une machine."
156
. Ref.178.18.
157
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.228.
158
. Ref.178.18.Moi, Je. Projet de film (1973). p.229.
159
.Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965.
160 ème
. Supra. 2 Partie. CH2. 3/Le principe dʼincorporation.
Je suis une machine, est une assertion provocante et révélatrice énoncée par Andy Warhol également.
Cela fut un des liens correspondant au système des deux cinéastes de laboratoire tel que lʼenvisageait
Langlois. Henri Langlois, « Le cinéma en liberté. Godard/Warhol”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS,
Paris, Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.259.
351
Après cela, nous plaçons en parallèle, un autre film, sorti en 1979 (pendant les
premières versions du film HdC), où une mise entre parenthèses est effectuée pour
son titre. Il d'agit de SAUVE QUI PEUT (LA VIE)161. Ici, un groupe de mot est mis entre
parenthèses.
Notre interprétation réside dans lʼannotation du geste de ces deux occurrences.
Les parenthèses furent placées pour cerner certaines consonnes ou voyelles et pour
ainsi donner, à sa lecture, un nouveau mot. Considérée historiquement et
esthétiquement, cette technique de détournement apportait un nouveau sens de la
phrase dans son entier. Il provenait essentiellement du montage des deux mots : celui
contenu par les parenthèses et celui issu du détournement.
Nous prenons un exemple issu dʼun des CINE-TRACTS. Ceci afin de mieux faire
comprendre cette technique, qui peut sembler, peut-être, sans rapport avec les HdC,
mais qui est, au contraire, un plein exercice de ce que fait Godard avec les
parenthèses et comment apparaît l'importance de ce procédé par rapport au titre du
film.
Ex : La (Cul)ture bourgeoise.
— HISTOIRE(x) + CINÉMA = 0
L'INDICE DE LA PLURALITÉ DE L'HISTOIRE
Au final, le (s) exprimerait l'indice d'une pluralité dont le nombre nous est encore
inconnu. Et, à ce titre, la notion ambivalente (singulier ou pluriel) compose une
équation dont le s figure l'inconnue162 ; l'inconnue d'une équation contenant ses deux
termes à égalité.
Égalité relative (entre histoire et cinéma) puisque si l'histoire passe en premier, sa
lecture en histoires vient le dessaisir d'une primauté, d'une unicité que le cinéma
conservera, mais qui passe en second dans la proposition. Donc une équation
équitable dont il appartient au lecteur-spectateur de résoudre le problème posé.
161
. Ref.Film45. SAUVE QUI PEUT (LA VIE) (Co-réal. A.M.Miéville, 1979).
162
. Cʼest à ce titre que lʼon peut substituer « x » à la place de « s ».
Et lʼon obtiendrait : Histoire(x) + cinéma = 0
352
Godard lui-même, par la disposition de ce mode dialectique, répondra dans le dernier
épisode, en mettant les deux notions face à elles-mêmes jusqu'à les renverser :
Avant l'interrogation des conditions opératoires entre le cinéma et l'histoire telle que
Godard le rapportera, il faut chercher à définir a priori les valeurs qui constituent
l'histoire et le cinéma. Chercher à définir des valeurs, passe par la volonté de les
inclure dans un ensemble dans lequel les deux peuvent répondre de leur identité. Un
ensemble dans lequel leurs principes, ainsi constitués, puissent être identifiés, voire
isolés pour justement obtenir des réponses du mode opérationnel désiré.
163
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.23.
164
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.26.
165
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX. (Co-réal. A.M.Miéville, 1975).
353
Cette tentative, pour concevoir leur composition, vise à produire un repérage des
activités de lʼensemble. Nous pouvons établir des rapprochements, des convergences,
des transferts, en tous cas, des relations d'activités qui destinent les hommes à pouvoir
s'impliquer dans le processus même de l'élaboration, ou plus simplement : la fonction.
Et le cinéma comme l'histoire sont toutes deux fonctions.
On notera, pour finir sur ce deuxième enjeu, que le titre histoire(s) du cinéma indique
qu'il ne sʼagit pas d'une simple histoire du cinéma, car en effet, celles admises
généralement sont issues du domaine de l'écrit167. Rien de surprenant alors de
constater que le début des HdC se déroule précisément sur lʼantagonisme de ces deux
éléments (le livre et l'image). Ce pluriel des histoires pourrait être considéré comme un
signe avant-coureur de ce rapport. Ce dernier, souvent envisagé comme
problématique, est le lieu dʼun débat hostile (fratricide), où chaque partie prétend se
maintenir sur ses positions fondatrices voire sur ses transitions, et pour essayer de
briguer la part de responsabilité, autant dans la perpétuation de l'histoire que dans
l'idée du cinéma.
166
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p.26.
167
. Il ne s'agit pas ici de contester toute Histoire du cinéma filmée précédante (Kevin Bronlow…) mais
d'établir que le document historique écrit est devenu une prérogative académique et universitaire
normalement admise. Au sortir de cette aporie, Godard veut prouver que son histoire paradoxale est plus
grande car elle se projette.
354
"L'objet de l'histoire est par nature, l'homme. Des hommes, des hommes dans le temps."168
Cette définition de l'histoire que nous propose Marc Bloch, nous livre un monde prêt à
se livrer tout entier à la capture du cinéma. Nous proposons par là que le cinéma, à ses
débuts, n'a justement rien fait d'autre que de reproduire également la fonction humaine
agissant dans le temps. On a bien filmé des fleurs au ralenti, mais l'immense vague
cinématographique au début du XXème siècle s'est avant tout imposée comme
reproduction de la fonction humaine dans le temps, assortie de deux autres notions
divergentes 169. C'est presque axiomatique : dès le début du cinéma, la première notion
fondatrice du cinéma est le temps, elle n'est en rien le mouvement et son inscription
dans l'espace, ces suites d'immobilités successives, dont notre imperfection humaine
projetait une impression de mouvement. Comme Jean Louis Schefer le propose,
l'assène presque, tant pour lui cela demeure évident, nous nous rallions à son avis :
"C'est, encore une fois, que le cinéma n'a pas inventé le mouvement dans l'image. (…) parce
que ce que nous croyons être le mouvement a été l'introduction d'un soupçon de temps dans
les images et cela selon un scénario immuable. (…) Ce qui séparait l'homme de l'univers ou
170
faisait radiographie de ce conflit de temps était justement le corps de l'image."
"Le soupçon de temps qui s'est introduit avec les toutes premières images mobiles a
commencé une suite de scénarios. (…) L'image éveillée au soupçon de temps a donc fait
171
l'histoire, comme poésie, comme action : c'est la même chose analytique."
Même si dans cette partie, Schefer insiste surtout sur l'enjeu fictionnel de l'histoire et
de sa contrainte nécessaire à reconstruire l'événement pour porter témoignage,
168
. Marc Bloch, Apologie pour lʼhistoire ou métier dʼhistorien (1941), Paris, Librairie Armand Colin, Coll.
Cahiers des Annales, 3.1949.p.52.
169
. Ces deux notions sont le désir de fiction et celui du réel, nous y reviendrons plus tard.
170
. Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Ed. de l'étoile/Cahiers du cinéma,
1997. p. 13.
355
l'histoire n'en devient pas moins, comme le cinéma, un outil possible de reproduction
de la réalité.
Aussi, nous voulons attester que précisément à cause de ces traits communs, la seule
méthode possible est d'opposer à ce monde un autre monde, celui d'un espace
dédoublé. Pour que la coexistence entre le cinéma et l'histoire puisse avoir lieu : ce
film. On verra que cet espace peut être opposable à nos deux fonctions mais aussi,
parce que reproductible par ces mêmes fonctions, il est concevable comme réalité.
Pour que nous puissions comprendre le mode opératoire de l'histoire sur le cinéma, ou
du cinéma sur l'histoire, c'est arriver d'abord à identifier les modes de productions de
l'événement filmique pour ensuite en avoir sa situation. Pour conclure sur ce
commentaire, le titre nous dévoile ainsi l'objet de Godard que laisse supposer la mise
en équation :
ÉGALITÉ ENTRE LE CINÉMA ET L'HISTOIRE
La liaison d'égalité voulue entre ces notions antagonistes peuvent se répercuter dans
une des phrases manifeste du film, qui met en jeu le rapport de deux autres notions,
pouvant aussi prétendre à valoir une équivalence :
172
[FRATERNITÉ ENTRE LE RÉEL ET LA FICTION]
En précisant, sur cette dernière phrase, que le réel ou la fiction sont deux notions
équivalentes (fraternelles) au regard des fonctions décrites. En paraphrasant
lʼexpression on obtiendrait alors une FRATERNITÉ ENTRE LʼHISTOIRE ET LE CINÉMA.
Le réel est désigné historiquement comme ce qui s'est vraiment passé, ou
cinématographiquement par sa vertu à pouvoir le reproduire. Autant, la fiction qu'on
attribuerait primitivement au cinéma seul, contient tout les ressorts de la poétique
nécessaire à la mise en écriture de l'histoire173 ainsi que son objectif : conception d'un
espace, qui recevra le fait temporel, le fait conciliateur des deux notions.
171
. Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Ed. de l'étoile/Cahiers du cinéma,
1997. p. 14.
172
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.126-127.
356
HdC : FILM OÙ LE CINÉMA ET L'HISTOIRE SONT EN PUISSANCE,
EN ATTENTE DU SPECTACLE DE LEUR RÉALISATION.
— QUATRIÈME ET DERNIER ENJEU :
Un dernier enjeu : Toutes les histoires 174 du cinéma seront possibles à produire pour le
cinéaste, à réaliser par l'acte même de sa destitution en tant que sujet, en tant que
corps. Le sujet Godard devenant temporairement corps de l'image175, d'où cette étrange
nécessité, obtuse, pour lui, d'intervenir avec acharnement dans le film. C'est le sacrifice
volontaire (orphique) qui renouvelle la position du spectateur en statut de créateur176.
173
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed. Gallimard. 3eme Ed. Folio/Histoire, 2002.
p. 179.
174
. Titre du chapitre 1a.
175
. Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Ed. de l'étoile/Cahiers du cinéma,
1997. p. 13.
176
. Cʼest la figure de Janus, double, que nous avons ultérieurement développée.
177
. C'est par souci de simplicité que nous avons décidé de ne pas inclure dans la numérotation des plans
totues les apparitions des noirs, on notera par ailleurs que lʼinscription de la splendeur est fixe et celle de
la misère clignote; par contre, s'il y a un son présent dans un carton noir et qu'il ne soit présent ni dans le
plan d'avant ou celui d'après, alors ce plan noir obtient un statut de plan numéroté, puisqu'il supporte un
son qui le singularise. Aussi la numérotation ne se renouvelle pas à chaque séquence, comme le font
certains.
178
. Honoré de Balzac, Splendeur et misère des courtisanes (1845), Paris, Réed. Folio. 1991
357
Commentaires de la séquence 2
Avant de montrer ce qu'offre, comme intérêt, les limites de l'action historiographique et
comment intervient la confrontation de son histoire (personnelle) avec celle des autres,
la non monstration du titre entier est révélateur encore d'une double lecture possible.
La lecture exotérique nous propose de lire les cartons dans la continuité, faisant ainsi
correspondre la splendeur et la misère au sujet du cinéma lui-même. On obtient donc
HISTOIRE(S) DU CINÉMA : SPLENDEUR ET MISÈRE. Les deux adjectifs, par ce quʼils
A partir de l'omission des courtisanes dans le titre, une lecture ésotérique consisterai,
justement, à parvenir à comprendre le parallèle établi entre le cinéma et ce qui nous a
été demeuré caché : ces courtisanes.
Le cinéma se substitue (en quelque sorte) à leur existence puisqu'elles ne sont pas
inscrites. Réputation du titre qui précède. La prostitution et le cinéma sont deux modes
dʼactivités ayant, pour Godard, certains intérêts communs181 comme l'instauration d'une
"Monnaie vivante"182. Expression de Pierre Klossowski qui parlait à propos du cinéma et
du métier d'actrice :
179
. procédé (s'il en est un), initié par Edward Gibbon et son célèbre Decline and Fall of the Roman Empire,
(1787) voir pour de plus de développements Ref.Film56.
180
. Ref.Film56.GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
181
. Voir lʼun de ses premiers films Ref.Film2. UNE FEMME COQUETTE.1955.Ou encore Ref.Film10. VIVRE SA
VIE. 1962.
182
. Terme que nous empruntons à l'opuscule philosophique de Pierre Klossowski, qu'il a intitulé ainsi :
Pierre Klossowski, La monnaie vivante, Paris, Ed.Le Terrain vague. 1970.
358
"comment un art participant à la falsification industrialiste de notre monde, dévalorise la
183
condition érotique et spirituelle de la femme par la prostitution standardisée de son image."
De plus, on retrouve le titre partiel de Balzac, à la fin du 1b. une histoire seule184,
adjectivant nommément le cinéma. Ce qui donne à la lecture, en plusieurs plans :
SPLENDEUR ET MISÈRE // DU CINÉMA
Un lion en cage185 est la première image, sur le carton splendeur (et misère), qui vient
réunir les deux termes car le lion pouvait représenter autrefois le roi des animaux
(splendeur), or il tourne maintenant dans sa cage, captif, vaincu et seul (misère ?). Par
la suite, les extraits suivants viennent réunir, tout en le corroborant, le parallèle établi
entre le cinéma et les courtisanes. Ce sont deux extraits de film érotique anonyme
clandestin186, où un homme lèche la poitrine dʼune femme et la dénude.
183
. Pierre Klossowski, “P.J. Jouve romancier : Catherine Crachat”, CRITIQUE n°27, Paris, Ed. de Minuit,
1948.
184
. HdC.1b.une histoire seule. p.250. [SPLENDEUR / ET / MISÈRE // DU / CINÉMA]
185
. HdC.1b.une histoire seule. (PLAN1576). Lʼanimal tourne dans un mouvement en boucle recomposé
des photographies de Muybridge. On retrouve aussi un autre roi de la forêt, un cerf captif selon la même
provenance (PLAN1579).
186
. HdC.1b.une histoire seule. (PLANS1578&1581). On sait que ce genre de production était projeté dans
les maisons closes.
359
Séquence 3. Envoi / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 11 — Plan 12b}
Il est évidemment rare qu'une séquence ne comporte seulement que deux ou trois
plans. Pourtant ces deux plans composent l'envoi de ce chapitre.
À chaque début des huit entrées du film — respectivement, deux accès (a et b) pour
chacun des quatre chapitres—, Godard établit un double envoi. L'envoi, composé au
génétitre, adoptera huit couleurs différentes par-delà la nomination, à chaque entrée,
de deux personnalités ayant attrait au monde du cinéma.
Pour ce début de 1a, il dédie cette partie à deux personnalités. Il a fait correspondre à
chacune de leur inscription un plan :
À noter que ces deux plans sont reliés entre eux par un fondu enchaîné.
Nous allons maintenant nous intéresser au rapport de ces deux plans.
En fait, malgré l'apparente similarité, nous sommes face à des éléments antagonistes
dont il est plus important de comprendre les niveaux de relation mis en évidence par
une disposition sous forme de liste que nous allons poser.
360
"Godard n'est pas dialecticien. Ce qui compte chez lui, ce n'est pas 2 ou 3, ou n'importe
188
combien, c'est ET, la conjonction ET. L'usage du ET, chez Godard, c'est l'essentiel."
"Bien sûr le ET, c'est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités. (…) Seulement la
diversité ou la multiplicité ne sont nullement des collections esthétiques, ni des schémas
dialectiques (comme quand on dit "un donne deux qui va donner trois"). Car dans tous les cas,
subsiste un primat de l'un, donc de l'être, qui est censé devenir multiple. Quand Godard dit que
tout se divise en deux, (…) il ne dit pas que c'est l'un ou l'autre, ni que l'un devient l'autre,
devient deux. Car la multiplicité n'est jamais dans les termes, en quelque nombre qu'ils soient,
ni dans leur ensemble ou la totalité. La multiplicité est précisément dans le ET, qui n'a pas la
même nature que les éléments ni les ensembles. (…) Ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est toujours
189
entre les deux (…)" .
L'opposition est donc l'attitude d'une suspension de deux ensembles, le ni l'un ni l'autre
(le plan 11 et le plan 12) mais bien le entre les deux plans. Entre deux dont on constate
quʼun grand nombre d'éléments et de principes les associent par la critique de leur
séparation.
Mais cette séparation n'est pas qu'une simple opposition dialectique de départ sur
laquelle nous allons pouvoir faire défiler le point de jonction, (l'intervalle, l'entre-deux).
Ici dʼailleurs, il est absent puisque nous avons un fondu enchaîné.
C'est-à-dire que nous avons encore affaire à une dualité; si nous écrivons encore c'est
que ce double envoi suit la phrase Si chaque œil négocie pour lui-même. Nous
sommes confrontés à analyser deux sujets de négociation. Non qu'ils doivent
s'opposer mais au contraire, ils doivent être perçu dans un ensemble donné. Et l'entre
187
. Ref.Film43. SIX FOIS DEUX. SUR ET SOUS LA COMMUNICATION (Co-réalisé avec A.M. Miéville, 1976)
188
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur six fois deux”, CAHIERS DU CINÉMA n°271. 11/1976.p.10.
189
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur six fois deux”, CAHIERS DU CINÉMA n°271. 11/1976.p.11.
361
deux Deleuzien, retrouve l'intervalle que nous avions décrit. Ce qui reste capital c'est
de maintenir les deux plans dans leur position observables afin de lire et de
comprendre la frontière opérée par le montage même sʼils raccordent en fondu
enchaîné.
•Monica Tegelaar, occupe également un poste à double emploi mais dans une autre
perspective. Un axe qu'on pourrait surnommer en paraphrasant Langlois : Produire,
Montrer ; car en plus d'être productrice de Films de fiction, elle fut co-directrice, avec
Hubert Baals, du Festival de Rotterdam 81193 dont sa Fondation organisera en 1981
190
. Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.81.
191
. Lotte Eisner, Fritz Lang, Paris, Ed.Cahiers du Cinéma/Cinémathèque française. 1984.p.438. cité par
par Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.81.
192
. Henri Langlois, 60 ans d'Art Cinématographique, Paris, Ed.C.F, FIAF. 1955.p.14.
193
. Jean-Claude Biette, “Rotterdam II, Godard et son histoire du cinéma”, Le journal des CAHIERS DU
CINÉMA n°327, 09/1981. p.V-VI. Le commentaire plus détaillé du rapport entre ces deux femmes se
ère ème
trouve dans la 1 Partie. CH 2. 4 étape E/. p.79.
362
des cours sur l'Histoire du Cinéma, prodigués par JLG, projetant ses films, entrecoupés
avec d'autres. Ces sessions ont conduit à la première version des HdC.
La double fonction pourrait donc être un des motifs de cet envoi. L'opposition, le choix
de prendre deux personnes venues de deux horizons aux antipodes.
HOLLYWOOD — MOSCOU
Les photos d'écrans sur lesquels les noms propres inscrits apparaissent, vont
certainement corroborer le choix de Godard pour la double fonction. Ces images
permettront de construire une opposition de principe entre les deux femmes, non pour
polémiquer, mais pour annoncer deux horizons d'attente dans lequel va se dérouler
cette première partie de chapitre.
Le photogramme nous montre un portrait en noir et blanc d'une vieille femme qui
soulève comme un fardeau un livre géant ouvert retourné. La valeur du cadre est un
plan serré poitrine. On se rend compte que cʼest le même type de grand livre (avec
couverture métallique), comme la Bible que le roi Yvan embrasse sur son lit de mort
dans un autre film dʼEisenstein196.
194
. S.M. Eisenstein, BEJIN LOUG (Le pré de Béjine, 1936).
195
. On se souvient que la question de son origine reste problématique. (russe, ukrainienne, bulgare..)
196
. Serguei M. Eisenstein, IVAN GROZNYY, (Yvan le terrible, 1944).
363
L'opposition de ces deux envois, (de ces deux femmes), qu'une soit vieille et l'autre
jeune, ne doit pas nous empêcher de distinguer la réalité qui les sépare : la
coexistence parallèle de deux fabriques de l'image telle que l'homme197 peut le
prétendre au début du XXème siècle : le rayonnement grandissant de Hollywood ainsi
que celui du communisme. Les activités que tous deux entreprennent est encore, pour
Godard, une opposition de principe non contradictoire, dans laquelle il envisage de
produire son histoire.
Une opposition produite avec des images, avec des noms propres mais aussi avec des
symboles ostentatoires. Aussi si la vieille russe soutient un livre, lourd vieux, séculier,
qui pourrait évoquer une bible ou un livre sacré, à y découvrir les enluminures de la
reliure. A l'inverse, l'autre photo, celle d'Ida Lupino, la montre à une place dévolue où le
réalisateur se situe : juste en dessous de la caméra. Ainsi la vision de Lupino-cinéaste
peut corroborer celle de la caméra. Plus quʼune opposition de principe du livre face à la
caméra, on constate également que cʼest la situation spatiale des deux protagonistes
des photographies qui se trouve dans des situations contraires.
Les niveaux d'oppositions sont si nombreux qu'il est préférable, à cette étape de notre
réflexion, d'établir une liste de ce régime dialectique. Cela sʼavère nécessaire pour
comprendre les différentes intentions, apparemment contradictoires, de Godard, quant
à son désir de nous communiquer, dans l'entre-deux, en liminaire, ce qui va suivre
dans le film. Bref, par ces deux plans, il nous instruit sur des principes dialectiques qui
constituent les fondements de son montage futur.
197
. Le terme dʼhomme est pris dans son acception générale dʼêtre humain.
364
TABLEAU DES ELEMENTS ET PRINCIPES DʼOPPOSITION DU PLAN 11 & PLAN 12
n° PLAN 11 PLAN 12 Composition
12
13 Le Jugement Dernier
SYNTHÈSE (Rassemblement historique des Sens actif visuel (non contradictoire)
vivants et des morts)
365
— Figure du cinéma, puisque le lieu de son opération, la salle, offre cette possibilité
de réunir, de présenter [hic et nunc] les morts — acteurs disparus mais dont la
présence spectrale nous parvient encore in situ — face aux vivants (les
spectateurs).
La synthèse des deux plans nous propose dʼassembler les vivants et les morts qui se
projettent donc par une figure qui est autant historique que cinématographique et qui
trouve écho dans une double résolution.
UNE REPRESENTATION TEMPORELLE : L'HISTOIRE
UNE REPRESENTATION SPATIALE : LE CINEMA
À partir de lʼagencement de ces deux plans, la synthèse, qui en découle, nous permet,
en conclusion, de mettre à jour deux types dʼactions méthodiques chez Godard.
— l'une est la méthode critique de la dialectique dont il fait usage fréquemment dans
ses écrits sur le cinéma autant que dans ses textes dans ses films.
— lʼautre est la théorie du montage attractif mise en application. Ce procédé théorique,
établi par Eisenstein, fut signalé par Godard comme une grande possibilité créatrice199;
il le prouvera autrement en le reprenant, par ailleurs, dans une nouvelle séquence
exemplaire.
Plan 12b Gros plan de rivet d'une table de montage cinéma de type Steinbeck.
Ce troisième et dernier plan de cette petite séquence est un gros plan sur une table de
montage où défile bruyamment une pellicule film 35mm en avant et en arrière. Le plan
correspond à ce que nous appelons une figure d'enchaînement car il intègre une série
de plans cadrant cette table, qui sont récurrents dans les HdC. Il est notable par le seul
fait même que si cʼest une image provenant dʼun domaine préexistant200, il fait partie
des éléments hétérogènes au film (de montage) car il est tourné par Godard.
On peut affirmer aussi que les deux plans qui le précèdent sont disposés à être perçu
comme éléments pour le montage puisque le Plan12b nous montre un élément de sa
198
. Lʼaddition de qualités ne sʼévalue pas sur un niveau quantitatif, mais fournit une nouvelle qualité.
199
. Ref. A21. DU CÔTÉ DE CHEZ MANET. (1956)
366
mécanique. Cela vient souligner, une fois encore, son importance concrète, afin que
notre réflexion puisse se pencher sur l'événement qui se produit entre les deux plans.
Le projet de lire les HdC selon cette perspective, —introduisant le corps du film dans
l'exercice de la pensée—, paraît éclairer le film d'une signification exotérique nouvelle.
Ainsi, c'est l'exigence de percevoir les gestes et les corps des personnages dans leur
pouvoir d'évocation, afin qu'ils nous renseignent sur la résolution d'une
conceptualisation des HdC. Cette lecture iconologique est exotérique car il n'est pas
nécessaire, pour accéder à l'édification dʼune pensée, de connaître la provenance de
ces deux plans, et de plus, comme le stipulait Deleuze précédemment, c'est dans
l'entre deux de ces images, dans l'intervalle, dans le jeu de leur rencontre, que l'on doit
produire une tentative d'interprétation au seul moyen de leurs gestes : lecture du
rapport de ce qu'elles expriment —par montage interposé— pour comprendre le lien
qui les unit et du savoir qu'elles véhiculent. Étant placés initialement, en liminaire du
film, nos deux plans garantissent la direction sur laquelle Godard va s'orienter : ainsi
ces deux images de femmes nous renseignent plus sur la disposition du projet du
cinéaste, que de lʼétat et situation où elles étaient, au moment où elles ont été prises.
Commentaires de la séquence 3
Une vieille femme tient un livre. Une jeune femme est à la caméra. On se rend compte
que toutes deux adoptent des positions décalées dans l'espace, face à leurs
accessoires respectifs. Elles se situent à des niveaux intermédiaires, proches des
objets symboliques sans toutefois pouvoir ou vouloir utiliser leurs possibilités.
Ainsi si la vieille est face à un livre (symbolisant la littérature) celui-ci est retourné et à
l'envers de sa lecture. Ida Lupino, elle, n'est ni devant la caméra dans son rôle
200
. Ref.Film63 LA PUISSANCE DE LA PAROLE.(1988). Cité par Jean-Louis Leutrat, « Retour sur
Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.81.
201
. Philippe-Alain Michaud, Sketches. Histoire de l'art, cinéma, Paris, Ed. Kargo & L'Éclat, 2006.p.36.
367
d'actrice, ni tout à fait derrière, en fait, elle est juste un peu en dessous, décalée vis-à-
vis de la caméra (symbolisant le cinéma).
Toutes deux désignent une position valable du principe de l'historien : position d'être
présent au monde du Passé (La mort/ Le cinéma), dʼêtre témoin au plus près, sans
toutefois prendre part à l'action historique (écrire/lire) ou à l'action cinématographique
(filmer/être filmé). C'est donc par la coexistence intégrale à tous niveaux de ces deux
images, que le sens est possiblement interprétable. L'iconologie des intervalles
intervient dans la connaissance de la production de son histoire du cinéma.
Lorsque l'on regarde, pour comparer, les premières versions des HdC, on se rend
compte que la version 1 du 1a (1988), montrait à la place de la photo de tournage du
Plan 12, un extrait de film où Ida Lupino-actrice (lorsque l'envoi Monica Tegelaar
arrive)202, jouait un personnage qui regarde à travers une diapositive.
L'extrait est issu du film de Fritz Lang WHILE THE CITY SLEEPS203.
On peut noter la volonté démonstrative de vouloir mettre en scène la fonction du regard
sur l'image, quand Godard choisit le film de Lang, pour Tegelaar-Lupino. Son
remplacement par la photo de tournage (celle où Lupino est en présence avec une
caméra) semblait convenir plus à propos, pour pouvoir faire figurer Lupino dans un
régime d'opposition avec l'image de la vieille femme portant le livre sacré comme un
fardeau.
Aussi, si Godard avait conservé l'extrait du film de Lang, le personnage représenté
figurait une situation de réception, de spectatrice ; ce que la photographie n'a pas
complètement. Elle nous montre la femme, même si elle est inactive, témoin de
l'activité du cinéma, entrain de se faire. Cette photo nous montre l'envers du décor, le
dispositif du fonctionnement.
Par ailleurs Godard va vouloir réemployer cet extrait puisqu'il ne l'a pas totalement
retiré de son film. On va constater qu'il l'a seulement déplacé, pour le remettre un peu
plus loin dans la première séquence nommée avant-propos. Nous l'étudierons un peu
plus tard.
202
. HdC.1a.toutes les histoires. p.13. Pour l'envoi de Tegelaar dans le livre HdC, Godard a conservé la
version de 1988.
203
. Fritz Lang, WHILE THE CITY SLEEPS (La cinquième victime, 1956).
368
Séquence 4. Avant-propos
1ère séquence d'introduction / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 13 — Plan 19}
369
présentateur les lance. Ces images sont appelées usuellement : images de plateau.
Elles permettent méthodiquement au réalisateur de lʼémission de "revenir" sur lʼimage
du présentateur à la fin de chaque reportage. Ici, ce qui est défini comme images de
plateau dans les HdC, c'est lʼimage de Godard lui-même car il lance les sujets qu'il a
composés.
Que l'auteur-narrateur du présent film puisse projeter sa propre image, cela lui
permettra de définir son statut, sa place, ses fonctions. Les ambivalences constantes,
oscillant entre le cinéaste et l'historien vont trouver ici des solutions formelles ; Celle
d'incarner cette dualité autrement que par le jeu classique de la dialectique. Warburg
avait déjà en son temps remarqué toute l'utilité que l'on pouvait apporter à
l'autoportrait. Nous y reviendrons plus en détail au moment de la description de la
figure du présentateur.
Aussi dans cette période, ce qu'on peut nommer comme le jeu classique des
oppositions se dénombre en deux :
Une opposition de forme issu du cinéma. IMAGE // SON
et une opposition de principe, celle du cinéma qui s'oppose à l'histoire dans la tradition
de son écriture. TEXTE // IMAGE.
370
C'est à l'aulne de cette double opposition qu'une lecture ésotérique peut fournir des
éléments d'appréciation de ces éléments visuels récurrents utilisés comme images
transitoires en vue d'enchaînement de séquences ou de parties.
— des plans. Des images cinéma, vidéo, ou fixes photographiques, toutes de durée
variables, fonctionnent alors comme des affiches de présentation. Le meilleur exemple,
déjà cité, est le plan de Godard-présentateur devant sa machine à écrire (Plan13 ou
Plan 48) et bientôt devant sa bibliothèque.
— des plans noirs. Comme au temps du cinéma muet, des plans monochromes noirs
au motif d'encadrement, viennent rythmer le film. On peut les désigner comme Marie-
louise204 car même si ce sont des plans noirs en mouvements, placés en début et en
fin de séquence, elles façonnent un genre dʼencadrement de la séquence. Nous les
désignons selon ce terme puisquʼelles sont le plus souvent postérieures dans leur
apposition au montage du film lui-même. Aussi, la comparaison entre la version 1 et la
version 3 des HdC, nous informe pratiquement sur le travail au noir quʼa produit
Godard sur son film.
204
. Le procédé de Marie-Louise est une technique simple dʼencadrement. Un procéde de découverte et de
recadrage pour des dessins ou photographies. On a découpé au préalable une fenêtre, dans une feuille de
carton dʼun même format que lʼimage que lʼon veut encadrer. Une fois découpée, laissant un vide au
centre, on lʼappose sur lʼimage, ainsi la découverte permet que lʼon puisse voir lʼimage cernée par ce
371
b/ Composition des éléments sonores
LE TRAVAIL DE SÉQUENCIATION FAIT COÏNCIDENCER EN DÉBUT ET FIN DEUX
PISTES SONORES.
— Les éléments sonores viennent confirmer le début d'une partie, d'une séquence car
systématiquement, Godard fait commencer deux nouvelles pistes différentes comme
une musique et une voix, par exemple, ou bien encore une voix et une bande audio de
film. Les deux pistes coïncideront exactement alors avec le début et la fin des
séquences ou des parties.
Maintenant que nous avons effectué cette brève composition formelle des éléments de
ces figures récurrentes, nous pouvons entreprendre une description de celles qui vont
servir dans les HdC ; notons que lʼordre dʼapparition nʼest pas ici respecté. (On
constatera que la figure du présentateur étant assez imposante dans son descriptif,
nous avons préféré le placer en fin).
a/ Les cartons
Le jeu typographique des génétitres peut parfois confirmer ou s'opposer aux contenus
des paroles (en voix-off), mais également aussi à la signification du contenu de ce qui
est écrit (comme la citation d'un titre de film qu'on peut évaluer dans son sens premier).
Ce même jeu peut confirmer ou sʼopposer aux contenus des images qu'ils précèdent,
voire celles qui leur servent de fond.
Ce jeu d'implication va se poursuivre et s'amplifier tout au long du film. On retrouvera la
figuration du titre du film et des titres des parties eux-mêmes qui, à l'instar de
mouvements de ressac, paraderont dans le film aux moments d'enchaînement de
certaines séquences 205.
nouvel encadrement. Le travail au plan noir de JLG sur son film procède de la même technique de
recouvrement étalé sur la longuer de tous les épisodes du film.
205 ère
. Voir supra 1 Partie. CH 2. étape 4. Les altérations des titres.
372
Comme nous lʼavons précédemment décrit, certaines images sont récurrentes et
fournissent la matière à créer les figures dʼenchaînement. Aussi ces images, que
Godard a tournées, peuvent être dʼorigine vidéo, ou soit encore photographique.
"Dans Cinéma, cinémas, Godard nommait table critique à la fois sa table de travail — jonchée
de livres ouverts, de notes écrites, de photographies — et sa table de montage : n'était-ce pas
une façon d'affirmer que le cinéma montre l'histoire, même celle qui ne voit pas, dans la mesure
206
où il sait la montrer ?"
206
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed de Minuit. 2003.p.173.
373
c/ La photographie de « La prison »
Cette photographie, en noir et blanc, provient d'un photogramme issu d'une fiction
d'Ingmar Bergman où, un couple, un homme et une femme, derrière un projecteur,
regardent un film. Cette image représente emblématiquement le couple207. Dans la
fiction, ces deux personnages, enfermés dans un grenier, assistent à la projection
d'une bobine qui est censée représenter un film burlesque muet d'origine à la Méliès,
alors quʼen réalité ce n'est qu'une parodie dont Bergman avoua qu'il s'amusa à la
tourner.
PHOTO D'UN FILM OÙ UN COUPLE D'ACTEURS REGARDENT UN FILM
Godard, par cette figure, nous montre des personnages qui regardent un film dans un
film. On notera la présence à lʼimage de lʼappareil de projection. Cette situation vient
refléter notre propre situation de spectateur : Nous regardons un homme (Godard)
regardant les films qui ont compté pour lui (son histoire / montage).
La fréquence de l'apparition de cette image vient attester son utilisation en tant que
figure dʼemblématique récurrente, mais le moment de son emplacement fait accéder à
la fonction dʼenchaînement qu'elle opère. Ses diverses situations dans le film
proposent à la figure d'être conçue comme raccordement, fonctionnant entre les
séquences. Même si l'on redoute lʼampleur de la difficulté qui réside à pouvoir délimiter
correctement les changements de séquences du film208, autant la figure du couple subit
les variations de couleurs et de cadres, autant c'est son mode d'apparition qui est
fluctuant. Apparition faite d'allers-retours 209, de fondus enchaînés210; en résumé, la
fonction est soumise à un mode de présence-absence qui confère à la figure des
propriétés fantomatiques 211 auxquelles ne sont étrangères, ni le ressac, ni les vagues
nouvelles 212.
207 ème
. Supra. 2 Partie.CH2. 4/ L'image du couple H/F, l'emblème du film des HdC.
208
. Helmut Färber, “Dante Schelling Godard / Histoire(s) (montage)“, TRAFIC n°43. Automne 2002. p.54.
209
. HdC. 3b. une vague nouvelle. p.142.
210
. HdC. 4a. le contrôle de lʼunivers. p. 65.
211
. Jean Narboni, « “Von Sternberg”, Dictionnaire du Cinéma Américain. » CAHIERS DU CINÉMA
n°83.05/1958.
212
. Jean Narboni, Face au Cinéma et à l'Histoire, à propos de JLG, LE MONDE DES LIVRES.10/95.
374
de ses propres films, le même exercice ; celui d'avoir réalisé un petit court-métrage de
fiction pour l'insérer dans un autre, de long-métrage. Ainsi les personnages (deux
couples) du long-métrage se rendent au cinéma, vont voir projeter ce petit film dans
lequel est mis en scène un autre couple213 dont les ébats burlesques ne sont autre
quʼune parodie directe du SILENCE214.
Aussi la même situation schématique se profile entre LA PRISON et MASCULIN
FEMININ.
Un couple H/F de face regarde devant eux. C'est-à-dire qui nous regarde, à l'instar de
ce petit projecteur qu'ils ont à portée de main, posé entre eux deux, et qui lui aussi
nous fait face, projetant un film que nous ne pourrons voir. L'image photographique de
ce couple subira toutes sortes de décadrages et recadrages de la part de Godard. Ce
seront de multiples variations d'un même photogramme, au moment d'enchaînement
des séquences des HdC215.
Lʼimage du couple de La Prison nʼa pas été tournée directement par Godard. Elle n'est
donc pas une figure hétérogène comme lʼest l'ensemble des autres images récurrentes
utilisées, mais, la fréquence de sa figuration autant que ses situations dans le cursus
comme figure d'enchaînement conduiront cette image à opérer une substitution d'une
autre figure toute aussi importante : celle du Godard-présentateur. On constate que
cette dernière, effectivement, n'apparaîtra plus dans les trois derniers épisodes, alors
que dans le même tempo notre couple, au contraire, multipliera ses interventions. A
rebours, après cette image H/F emblématique du film, se manifestant plutôt dans la
seconde moitié de la durée dʼensemble des HdC, nous allons étudier la figure à
laquelle elle s'est substituée :
213
. Ref.Film20.MASCULIN FEMININ. 1966. § Un film dans le film.
214
. Ingmar Bergman, TYSTNADEN (Le silence, 1963).
375
d/ La figure du présentateur (Plans 13, 16, 18, 22, 45, 48…)
De l'ensemble des images hétérogènes, on trouve celle où Jean-Luc Godard figure en
tant que lui-même. C'est un autoportrait filmé mais même sa propre image, parce
qu'elle est récurrente, va devenir une figure d'enchaînement, dont l'analyse du
processus fournira l'aspect d'une double figure.
D'abord considérons qu'il y a plusieurs décors d'interventions de Godard dans son rôle
de Présentateur. Nous pouvons dénombrer 3 décors différents qui vont encore pouvoir
être classés selon la double possibilité pratique dʼeffectuer l'histoire du cinéma :
ECRIRE OU FILMER.
c/ Le sous-sol
Le décor du sous-sol est sa salle des machines. Elle contient dans le même lieu la
double opération —FILMER/VISIONNER— du cinéma, (à l'instar des premières caméras
des Frères Lumière qui combinent l'enregistrement et la projection). Dans cette salle
des machines — lʼénonciation du lieu se situe dans NUMÉRO DEUX216—, on trouve des
appareils enregistreurs (micro au premier plan et caméra dans l'arrière fond) et des
215 ème
. Supra. 2 Partie. CH2. 4/ Lʼimage du couple Homme / Femme. Nous avons déjà développé cette
figure du couple H/F comme image emblématique du film.
216
. Ref.Film41. NUMÉRO DEUX (Co-réal. A.M.Miéville, 1975). Cette salle-ci était à Grenoble.
376
moniteurs, des écrans ainsi que le matériel pour la post-production (montage et
mixage).[2b]
On notera d'emblée que ces trois décors se rapportent au même lieu de tournage : son
appartement . Celui-ci avait été déjà le décor principal dans son film autoportrait
217 218
JLG/JLG . Plusieurs fois, dans ses films-essais , Godard a utilisé son habitation à
Rolle. Le choix du décor procède alors de la même initiative que l'autoportrait. Il décide
de se (re)présenter au milieu d'un contexte identificateur. Son propre appartement
devient le plateau de présentation, tel que nous lʼavons décrit et non un simple lieu,
décor de représentation.
Comme l'a déjà stipulé Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire est rendue possible
par une adéquation du lieu et de l'homme, une volonté de fabriquer une histoire du
cinéma par le lieu de production associé à la technique du producteur. L'opération
historique se réfère à la combinaison d'un lieu social, de pratiques scientifiques et
d'une écriture. 219. Le lieu social de la production devient ici un espace de production
associant de multiples statuts (lieu privé, mais aussi lieu de la société de production
SONIMAGE). Aussi on peut parler à propos de Rolle comme d'un site de production220
qui rend réalisable la combinaison des pratiques scientifiques, comportant l'exercice de
l'enregistrement, montage et visionnage [cinéma] au sous-sol, avec celle de l'écriture
[de l'histoire] à l'étage supérieur.
Cette idée de figurer personnellement (incorporation du cinéaste dans son lieu de vie)
entre en correspondance avec le mode esthétique d'une activité passée, qui suppose
que certains inventeurs ou artistes ont expérimenté d'abord sur eux-mêmes leurs
nouveautés techniques. Intégrant lʼaltérité quʼon observe pour la représenter, ils
combinent en un seul corps, lʼartiste et son modèle. Robert-Louis Stevenson en a
évidemment fourni une figure archétypale avec son livre Dr Jeckyl et Mr.Hyde221.
217
. Ref.Film74. JLG/JLG : AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE. 1994. Film-annexe des HdC.
218
. Ref.Film70, Ref.Film71.
219
. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, (1975), Paris, Ed.Gallimard. 3ème Ed. Folio/Histoire,
2002.p.9.
220
. Dominique Païni, “Filmer le site” CINÉMA 08, Paris, Ed. Leo Sheer. 2002. p. 79.
221
. Robert-Louis Stevenson, DrJeckyll & Mr Hyde,(1886).Paris, Gallimard, 1995
377
Aussi avant de découvrir la puissance fantastique de l'inversion dans la figure du
double tel que le romantisme noir anglais ait pu l'immortaliser avec Dorian Gray 222, ou
Jeckyll & Hyde, on relève qu'elle provient, dans l'art du portrait, avant tout de la simple
disposition technique, puisque le double figuré correspond à : l'artiste + son modèle.
"Moi, je suis une image, moi, je suis la partie de vous… je suis l'autre, je suis l'autre vous, je
223
suis l'autre vous, je suis l'autre moi-même…"
222
. Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray,(1890) Paris, Gallimard, 1996.
223
. Ref.305. Propos rompus, n°316. 09/1980.
224
. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, Ed. Macula, 1998.p.45.
225
. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, Ed. Macula, 1998.p.47.
378
fondamental car il crée une distance entre le cinéma et les autres arts dits
représentatifs. Selon cette logique, le cinéma ne sépare pas le corps de son image, il
l'incorpore et restitue sa présence.
L'autoportrait filmé, inclus dans ce système de restitution, va donc projeter une double
présence. Celle de Godard modèle et de Godard cinéaste.
Le dédoublement (fonctionnel) entre le corps et l'image va conserver une marque à
l'intérieur du processus de la représentation des HdC. Nous allons procéder, en
suivant, à une interprétation possible.
AUTOPORTRAIT DE L'HISTORIEN
Dans les autoportraits des peintres du Trecento et Quattrocento, Jacob Burckhardt y
décelait un indice de l'avènement du portrait singulier dans la volonté nouvellement
apparue du peintre de se représenter lui-même, au milieu des autres personnages, à
l'intérieur de son œuvre226. On pourrait relever cet indice afin de concevoir l'introduction
de l'histoire personnelle de Godard comme portrait singulier et au milieu d'une histoire
du cinéma plus générale, quʼelle soit pareillement une issue hypothétique de la volonté
de ses commanditaires.
226
. Jacob Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, Ed.Gonthier, 1964.p.54.
227
. Jean-André Fieschi, « Le maître du…», CAMERA/STYLO n°02 :Alfred Hitchcock, Paris. 1981.p.9.
379
La mise en scène filmique de sa propre présence suscite l'élaboration de deux
fonctions :
— Fonction de présentateur. Godard est inscrit dans le présent de l'image. Il restitue sa
présence dans le film. Pour cette fonction, nous lui donnons le terme de
présentateur.
Pour finir sur ces éléments récurrents, on admettra que seul Godard-présentateur fait
partie de cette figure dʼenchaînement. Godard-narrateur par sa présence au son (plus
qu'à l'image) ne peut pas jouer le même rôle de liaison.
Si la parole est désignée dans le geste godardien comme proprement historique, nous
sommes alors confrontés à une double présence contradictoire du cinéaste-historien. Il
reste maintenant à étudier cette double présence, ensuite cela sera le reste des
images et sons hétérogènes au montage des HdC : ce qu'a filmé expressément
Godard pour le film.
380
Répétons-le, la mise en scène de son propre corps va faire entrer Godard-présentateur
dans un système visuel de représentations. Aussi cette fonction va être subordonnée
au jeu des conventions de la fiction et devenir une figure d'enchaînement. À partir du
constat d'une mise en scène conférant à l'image un vice de la procédure
représentative228, et dont le poste sonore n'en est pas pourvu, puisque invisible, nous
pouvons constater un décalage entre le son et l'image. L'image produit un simulacre de
Godard-présentateur. L'essentiel ne consiste plus à rechercher la perception de la
réalité physique229 qu'offre l'image photographique mais bien de percevoir, ce qu'elle
nous transmet à travers le processus de sa simulation.
LA FIGURE ET LA PAROLE
On se souvient comment la parole de Godard est employée dans la réalisation de ses
premiers courts-métrages 230. Le tournage du film étant muet, lʼacteur nʼy avait pas sa
voix reproduite. Elle était substituée pendant la post-synchronisation, par celle de
Godard, créant dans la visible substitution, un effet de disjonction expressive. La parole
de JLG venait posséder le corps de l'acteur. On retrouve ce procédé typique de
possession chez dʼautres cinéastes qui ont constitué un ascendant notable chez le
jeune critique-cinéaste231. Un film de Jean Rouch a exercé également sur ce sujet —
de la localisation de la voix dans l'espace du corps d'un autre—, une influence
incontestable et affirmée dans plusieurs de ses articles232.
Lʼexemple le plus flagrant dans les HdC, reste l'action de Godard-présentateur à
l'image qui consiste à manipuler et sortir des livres d'une rangée de bibliothèque
derrière lui et de lire à haute voix des titres de livres qui ne correspondent pas à ceux
qu'il tient dans ses mains (et quʼil simule de lire le titre). Quand on reconnaît la
couverture caractéristique de certains livres (par exemple :Absalon, Absalon, Absalon
228
. Pierre Klossowski, La monnaie vivante, Paris, Ed.Le Terrain vague. 1970.p.34.
229
. Stanley Cavell, Qu'advient-il des choses à l'écran ? , TRAFIC n°4,Automne 1992.p.30.
230
. Ref.Film3. TOUS LES GARÇONS S'APPELLENT PATRICK. 1957. Ref.Film5 CHARLOTTE ET SON JULES. 1959.
231
. Orson Welles et Jean Cocteau. Les deux cinéastes se souciaient plus de la puissance expressive de
leur parole que du dénuement de sa vraisemblance. Orson Welles nʼhésitait pas à endosser, en refaisant
au montage, la voix de plusieurs personnages.TOUCH OF EVIL. 1956, (procédé technique des
dramatiques radio dont il était issue). Cocteau dans LʼAIGLE A DEUX TETES.1953, fait la voix de la
rumeur : plusieurs personnages, à lʼimage successivement, disent la même phrase à voix basse, et ce ne
sera pourtant que la même voix répétitive du cinéaste. On retrouvera lʼimportante influence de ses deux
cinéastes un peu plus tard dans notre plan par plan.
232
. Ref.109. L'Afrique vous parle de la fin et des moyens (Jean Rouch, MOI UN NOIR) 1959. Et Ref.A35.
Jean Rouch remporte le prix Louis Delluc (1958).
381
de Faulkner édité dans la collection de l'Imaginaire), on est surpris la première fois
d'entendre énoncer des titres de livres qui ne correspondent en rien à ce qu'on voit.
Dʼautant quʼici, dans cette scène, la parole qui se « trompe » est en son direct. Lʼerreur
technique nʼest donc pas possible. Cela peut induire une erreur interprétative, mais
ajoutons que cʼest précisément la preuve que la parole du Godard-présentateur
nʼappartient pas au même registre, même si le corps réunit les deux fonctions. On
remarquera plus tard que la liste des titres de livres qu'il égrène poursuivra son chemin,
indépendamment de son référent visuel : dans de nombreuses séquences suivantes, la
liste de ces titres de livres sera audibles, cʼest-à-dire sans que lʼon aperçoive de visu le
Godard-narrateur.
L'important n'est pas dans ce qu'on voit mais dans ce que l'on entend serait peut-être
la première hypothèse à formuler si l'on paraphrasa la Lettre sur Les Aveugles de
Diderot, que Godard cite dans son autoportrait233 ; en tout cas, il faut, avant toute
détermination, constater ce décalage, cette disjonction qui montre que la bande son
n'est pas esclave soumise au maître de l'image. 234
On va supposer que l'autonomie gagnée par la parole face à son image signale la
capacité de l'historien à pouvoir donner parole à ses images (les images du passé).
Suite à ce défaut apparent, ce décalage, on peut estimer que Godard, séparé de ses
spectateurs puisqu'il est sur l'écran, est aussi scindé en lui-même dans sa
présentation. La technique du cinéma peut alors être entreprise dans une perspective
historique :
"À parler sans cesse de la naissance et de la mort, le cinéma (…) rend compte de la chair, sans
duplicité il métamorphose la parole sacrée. (…) La création artistique ne fait que répéter la
235
création cosmogonique, elle n'est que le double de l'histoire"
Dans le même mouvement, il sʼavère simple de concevoir le film HdC, comme un film
qui convoque lʼhistoire, comme un appel (une évocation) aux figures des hommes
233
. Ref.Film74. JLG/JLG : AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE. 1994.
234
. Ref.182 La Paroisse Morte. TRAFIC N°1, Été 1991, p.72. et HdC.1b.une histoire seule. p.176.
235
. Ref.gz9. Pour un cinéma politique.
382
disparus. Son pouvoir projectif ne se limite donc pas à faire revivre les fantômes sur
lʼécran (lʼimage), il a tâche de leur trouver une parole236.
Pareillement à la quête d'un style historiographique, Aby Warburg trouvait le moyen de
faire revivre des individus dont on a gardé l'image, l'effigie ; la tâche de l'historien
consistait selon lui alors à leur redonner la parole.
Warburg décrit cette scission comme une séparation réelle du corps et de la voix que
l'historien a le pouvoir ou la charge d'effacer237 :
"La piété de l'historien peut restituer le timbre [Klangfarbe, la couleur sonore] de ces voix
inaudibles s'il ne recule pas devant l'effort de reconstituer le lien naturel entre la parole et
238
l'image." .
Cette restitution entre en écho avec la volonté du rôle de lʼhistorien tel que le conçoit
Godard dans son film Allemagne année 90.
« "Je voudrais rendre l'histoire à ceux qui n'en ont pas.(…) Est-ce que le narrateur n'est pas
dans une situation impossible, difficile et solitaire davantage aujourd'hui qu'autrefois je le crois.
histoire de la solitude ; mais il lui faut pourtant être là, absent et présent, oscillant entre deux
239
vérités aléatoires, celle du document et celle de la fiction."
236
. Philippe SOLLERS, Il y a des fantômes plein l'écran..., CAHIERS DU CINÉMA n°513. 05/1997.
237
. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, Ed. Macula, 1998.p.93
238
. Aby Warburg, Ecrits Florentins, Paris, Ed.Klincksieck.1990.p.106.
239
. Ref.Film70. ALLEMAGNE ANNÉE 90 NEUF ZÉRO. 1991.
383
MAÎTRE DES LIEUX
La possibilité, offerte au cinéaste, d'être présent simultanément ou non à l'image
comme au son, nous propose une double lecture constante. Lecture de l'entre-deux :
expérience spectatorielle d'associer, par figure de montage, l'enchaînement des
images entre elles, et du rapport possible qu'elles prêtent au déroulement sonore.
Aussi le thème de la dualité tel qu'il nous est présenté depuis le début du film va
pouvoir s'incarner en Godard, dans le mode même dont le récit est présenté et narré.
Dans le 1a, l'image de Godard-présentateur indique que le cinéaste se situe sur le
plateau.
Les activités du présentateur des HdC dépendent spécifiquement du décor dans lequel
il effectue ses présentations. Même si elles sont généralement liées à des activités
dʼécriture ou de pratique avec la vidéo, on notera que les présentations peuvent être
perçues comme des activités de dilettante car elles sortent du cadre ordinaire dʼune
représentation dʼun homme au travail et également du simulacre de travail que peut
produire lʼimage dʼun présentateur à la télévision240. Elles reflètent —à contrario de la
voix solennelle et catégorique du Godard-narrateur—, un homme en proie au doute,
faisant des listes, répétant les phrases comme pour mieux s'en imprégner, s'en
convaincre. Tel un homme qui rêve, il est perdu dans ses pensées241. Ces activités sont
pour le moins déconcertantes. On saisit aussi son attitude quasi burlesque, proche du
240
. On ne sera pas surpris de trouver en début dʼactivité de présentation du film quelques accessoires
habituels du présentateur dʼun journal télévisé, pour nous faire croire (simulâcre) quʼil travaille, comme les
feuilles de papier devant lui, le stylo, la machine à écrire. Ce quʼon constate cʼest le décalage burlesque du
personnage.
241
. HdC. 3a.la monnaie de lʼabsolu. p.17. Jʼétais seul/perdu, comme ondit/dans mes pensées.
384
dandysme, à vouloir préférer la pose en place de la position242. Attitude qu'on peut
repérer dès la construction de son premier personnage de fiction, Michel Poicard et qui
se manifestera sur beaucoup dʼautres de ses personnages réflexifs243. Issu de ses
fictions : une misogynie de façade, une prédilection pour l'aphorisme, le goût
aristocratique de déplaire244 en haranguant le spectateur et en arborant des tenues
excentriques (chaussettes en soie avec une veste en Tweed245, Chemise sans boutons
de manchettes246, torse nu avec visière de golfe247, Chef d'orchestre portant feutre248.…)
LʼIDIOTIE DU PRÉSENTATEUR
Le Godard-présentateur, étudié en tant que rôle, évoque une continuité, peut-être plus
réfléchie, avec le personnage dʼidiot quʼil interpréta dans plusieurs de ses films de
fiction et quʼil réalisa à peu près dans la même période que les HdC (1982-93). On a
Oncle Jean, figure prototypique du personnage névrosé de cinéaste (en pyjama en
hôpital pour dépression). On le voit taper à la machine et fumer le cigare ; pareillement,
242
. Jules Barbey D'aurevilly, Du dandysme et de Georges Brummell, Paris, Ed. Balland 1986.p.27
243
. Cʼest-à-dire les personnages auxquels le cinéaste s'identifie, dans lesquels il place sa parole principale
(Belmondo, E.Constantine) ou bien encore à partir des années 80 ceux qui interprètent directement un rôle
le cinéaste (J.Dutronc, JerzyRadziwilowicz , J-P.Léaud).
244
. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, (1869), Paris, Ed. Gallimard. La Pléïade.1967.p.458.
245
. Voir aussi Ref Film6. A BOUT DE SOUFFLE. 1959.
246
. Voir aussi Ref Film74 JLG/JLG : AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE. 1994.
247
. HdC 2b.fatale beauté. p.237
248
. HdC 3b.une vague nouvelle. PLAN
249
. Reproche formulé par Langlois : "Je condamne cette catégorie de spectateur du premier rang qui
recopie les génériques.". Edgardo Cozarinsky, CITIZEN LANGLOIS, 1995.
385
seul le lieu change, puisquʼon le soigne à lʼhôpital250, un savant-fou avec perruque de
cables, jouant avec le feu et les machines251 ou encore le Prince Idiot Dostoïevskien
qui réapparaît dans un film-annexe des HdC et dans SOIGNE TA DROITE252.
250
. Ref.Film 52 PRÉNOM CARMEN. 1982.(Oncle Jean, un réalisateur en pyjama, traînant toujours avec lui
un magnétophone, présentant de sérieux troubles du comportement et soigné pour dépression à l'hôpital).
251
., Ref.Film 60.KING LEAR. 1987. (Un professeur pyrologue),
252
. Ref.Film 59 SOIGNE TA DROITE.1987. (un cinéaste idiot- le prince). Titre-hommage au projet de
JacquesTati :SOIGNE TON GAUCHE.
Ref.Film 71 LES ENFANTS JOUENT À LA RUSSIE.1993.(L'Idiot, Prince Mychkine)
253
. On notera que le premier personnage de Harold Lloyd sʼappellait LONESOME LUKE !
Roland Lacourbe, Harold Lloyd, Paris, Ed.Seghers.coll.Cinéma dʼaujourdʼhui.n°66.1970.p.19.
254
. Pierre Etaix, RUPTURE.1961. Dans ce film, la table sur lequel écrit lʼhomme bouge toute seule.
255
Roland Lacourbe, Harold Lloyd, Paris, Ed.Seghers.coll.Cinéma dʼaujourdʼhui.n°66.1970.p.35.
386
F/ ACTIVITÉ POÉTIQUE (1) : LE LISTING
Rien ne prouve que lʼimage dʼun Godard-historien au travail, le soit effectivement sur
lʼhistoire que nous entendons. Aussi même lorsqu'il tape à la machine, ce n'est pas
pour écrire un texte, c'est pour juste entamer une liste sans même nous en indiquer sa
dénomination ou même sa fonction.
Lʼétablissement dʼune liste sʼavère une activité quʼon peut envisager sérieusement. Si
on concède, en premier lieu, que produire des listes de mots relèveront de lʼactivité
superficielle d'une connaissance culturelle (Mots Croisés, jeux télévisés…) voire
contingente (liste de commissions), nous pouvons également la concevoir comme une
véritable activité poétique256.
La pratique de faire une liste peut s'évaluer selon deux critères, l'acte lui-même et
l'analyse de ce que contient la liste. Dans un premier temps nous allons nous
intéresser à la pratique elle-même.
Cela, à partir de Rimbaud, car après avoir abandonné la poésie, elle restera la seule
pratique graphique quotidienne pendant ses activités de contrebande en Erythrée257.
Les surréalistes, avec pour représentants Philippe Soupault, Jacques Rigault, Jacques
Prévert, et plus tardivement Jean-Pierre Duprey et Stanislas Rodanski, imposèrent la
composition de la liste au rang dʼinvention poétique la plus percutante, avec peut-être
le cadavre exquis. Le listage comme lʼa baptisé Rodanski, en tant que pratique
poétique demeure l'occasion de produire des rencontres cinglantes, des duels. Sorte
de Haïkus dʼoccident modernes. C'est sûrement la réduction essentielle du montage de
plusieurs mots qui ont abandonné toute syntaxe et toute grammaire. Il ne reste plus
que le tournoi des mots, seul à seul et mis à la ligne à chaque fois. 258
Hors de la considération du geste comme catégorie poétique, elle demeure une activité
écrite mnémotechnique. On liste pour ne pas omettre lorsque la mémoire mentale fait
défaut. Aussi la banalité du faiseur de liste est apparente, cela nous montre au
256
. Voir chez certains poètes surréalistes : Jacques Rigaut ou Philippe Soupault.
257
. Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Paris, Ed.Seuil. 1984.p.225. Listes de ce qu'il trafiquait (couverts,
vaisselle…)
387
contraire un homme qui écrit car il ne veut pas oublier259. On se souvient de la liste
contre l'oubli du cinéma français, qui constitue l'un des éléments narratif principal et
obsessionnel de 2X50ANS DE CINEMA FRANÇAIS260. Au moment du centenaire du
cinéma, Michel Piccoli, confronte à la mémoire du personnel de lʼhôtel dans lequel il
réside, une liste dʼacteurs et de cinéastes français.
« Jacques Becker ? vous connaissez ? Et Le Vigan, vous connaissez ?… »
— Lire des titres de livres dans sa bibliothèque, (activité du bibliomane, dont la seule
étude constitue un savoir réel, même sans avoir lu un seul de ces livres261) [1a, 1b, 2a]
On peut affirmer encore, que pratiquer l'établissement de liste, fonde le début de tout
acte programmatique.
— Fumer le cigare, faire des grimaces, enlever et remettre ses lunettes (2b, 3b).
On peut interpréter ses gestes excentriques et burlesques comme étant une prise de
conscience de Godard avec son propre personnage. Son visage devient un masque
dont il lui fait subir une séries d'essais (grimaces). L'œil rivé sur un moniteur (hors-
champs), Godard se regarde et produit des attitudes expressives en étirant un seul
sourcil, jusquʼà regarder en lʼair (Plan 48) ou ouvrant la bouche en grand, tel le jeu dʼun
enfant qui devant la glace, découvre les diverses capacités expressives de son
visage262.
258
. Stanislas Rodanski, Écrits, Paris, Ed.Christian Bourgois.p.107 : « Jʼimplore le listage du monde ».
259
. Godard réalise un court métrage intitulé : ECRIRE CONTRE LʼOUBLI (1991), Ref.Film69.
260
. Ref Film75 2x50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS (co-réal A.M.Miéville) (1995).
261
. Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris, Paris, Ed. Gallimard. 1956. p.69.
262
. Ref.Film 7. LE PETIT SOLDAT. (1961). Dans ce film, Michel Subor sʼinterroge et interroge le spectateur
devant une glace sur le ressenti de la vision du visage, si il est concave ou convexe, pour lui et pour le spectateur.
263
. Ref.Film 59. SOIGNE TA DROITE. (1987).
388
travers le cadre téléviseur. On retrouve le désir dʼincarner une machine, qu'il avait
stipulé au moment de son scénario Moi, je. Projet de film. 264.
264
. Ref.178.18.
265 ème
. Supra 2 Partie.Ch.3§4. Brève description du Musée du Réel.
266
.HdC 3b.une vague nouvelle.
389
Les acteurs à lʼimage énoncent non plus une parole historique mais énoncent en son
direct des extraits de textes provenant de la littérature qu'on peut lister ci-dessous,
respectivement :
— Julie Delpy cite Charles Baudelaire, "Le voyage". [2a, seul le cinéma]
— Serge Daney est un invité surprise et dialogue avec JLG — A noter derechef que la
situation de Serge Daney parmi cette liste de comédiens du film ne devait pas être pris
comme une erreur. Elle doit être considéré comme une participation de l'invité-surprise,
au même titre que dans les fictions précédentes de Godard, particulièrement dans celle
des années 60267, où le cinéaste demandait toujours à un intellectuel, artiste ou
cinéaste de venir sur le tournage de son film de fiction, pour participer comme acteur. Il
jouait alors son propre rôle. L'invité surprise ouvrait alors une brèche dans le dispositif
de la fiction, participant par corps au moment documentaire.
On peut supposer que l'intervention de Daney dans le film est la convocation des
témoins nécessaire à la fiabilité de l'entreprise historique —.[2a, seul le cinéma]
— Sabine Azéma cite Hermann Broch, "La mort de Virgile". [2b, beauté fatale]
— Juliette Binoche cite Emily Dickinson, "Foresays". [3a, beauté fatale]
— Alain Cuny cite Hölderlin, "Hyperion". [4a, le contrôle de l'univers]
— Deux autres cas particuliers : Scènes de reconstitution.
- Juliette Binoche et Alain Cuny vont également interpréter une saynète (il s'agit
d'un petit court-métrage de fiction (avec décors choisis, costumes d'époque et scènes
dialoguées) inséré à l'intérieur des HdC, ce que Marc Bloch pouvait nommer scènes de
reconstitution. Binoche interprète Marie Déat et Alain Cuny son propre rôle, à la
différence de 40 années d'écart. La fiction reconstitue la prise décision de Marie Déat
et Alain Cuny ayant refusé de prendre le train qui emmenait toute une équipe de
comédiens français aux Studios de Babelsberg à Berlin, dont Joseph Goebbels était le
Burgermeister, et qui, à ce titre, habituellement les recevaient268.
- On peut citer une deuxième scène de reconstitution, mais qui, cette fois-ci,
n'est pas issue du domaine historique mais plutôt celui de la fiction, domaine du
cinéma. Godard interprète un gardien de musée et deux autres jeunes acteurs (le
267
. Ref.Film 6. A BOUT DE SOUFFLE. 1959. Le Guest-Starring.
268
. Un cliché célèbre réunit Fernandel affable aux côtés de Goebbels.
René Château, Les Affiches du Cinéma Français, Paris, Flammarion, 1998.p.38
390
cinéaste Laurent Maillefer et son amie) forment le couple des derniers visiteurs. Dans
cette petite saynète, le couple sort de sa visite du Musée de la Nouvelle Vague269 dont
la fermeture est imminente. Une voix-off introduit la séquence par lʼannonce de
fermeture : “On ferme !, on ferme ! ”. 270
Une fois de plus ces deux saynètes sont donc des interventions visuelles, mais ne sont
point récurrentes.
On peut conclure sur les figures d'enchaînement, en rappelant que celle du Godard-
présentateur va surtout se manifester dans les deux premiers épisodes, puis cela
deviendra un peu plus sporadique dans les quatre suivants, pour disparaître
définitivement dans les deux derniers. Cette chronologie place dans un situation en
miroir, une autre figure d'enchaînement que lʼon a vu : la photographie du couple de LA
PRISON. Lorsque cette dernière apparaît, précisément la première nʼy figure pas.
Comme preuve de substitution entre ces deux emblêmes, cʼest quʼils ne figurent
ensemble dans aucuns des épisodes.
269 ème
. Supra 2 Partie.Ch.3§4. Brève description du Musée du Réel (5). La fermeture pouvant correspondre
à la fin
391
Plan 13-16-18 TRAME UNE
Ce sont les plans qui correspondent au Godard-présentateur. L'avant-propos du film
commence. Cʼest la première série du Godard-présentateur au bureau271.
Le premier plan est fixe en légère contre-plongée, filmé en plan-séquence. Il est tourné
en vidéo, et cadré en plan américain. L'extension de sa durée fait que, pour la première
fois du film, un plan d'une trentaine de secondes se met en place. Cela accorde une
véritable pause, une suspension qui nous fait comprendre alors que le film commence
vraiment. Cette impression de début va être souligné par l'arrivée concomitante dʼune
bande son musicale. Une musique extra-diégétique : lʼintroduction dʼune œuvre
musique orchestrale contemporaine, il s'agit de La symphonie n°3 d'Arthur
Honegger272.
Ce plan est un des éléments visuels récurrents. La figure d'enchaînement de Godard-
présentateur se situe sur le plateau : dans la pièce qui lui sert de bureau, devant une
machine à écrire. C'est un décor qu'on retrouve au fur et à mesure des séquences
(Plan 16, 18, 22…). Il installe une feuille blanche avec une méticulosité orthogonale
telle quʼon peut penser à l'installation de la pellicule sur la table de montage. Puis,
après qu'il a ajusté sa feuille, il reste un temps immobile comme interdit, comme s'il
prenait une prise d'élan imaginaire. Il commence ensuite à taper sur le clavier, pendant
quʼil énonce à haute voix un titre de film (LA RÈGLE DU JEU). On distinguera son
costume blanc et la règle en bois qui est posé sur la table. Sur celle-ci on repère
également toute une série d'autres outils liés aux travaux manuels du montage ou du
collage dont lʼinventaire suivant vient vérifier une correspondance avec la table de
montage, ici cʼest une table de maquettiste, possibilité de faire du montage pour
lʼécriture : feutres marqueurs de plusieurs couleurs, crayons de papier, tube de colles,
règles, paire de ciseaux, un massicot (en amorce), une montre-bracelet à lʼenvers.
Au fond du décor, (nous sommes en légère contre-plongée) on devine une fenêtre et
une plante verte. Le plan est assez large. La seconde série qui sera entamée avec la
270
. HdC. 3b.une vague nouvelle.p.158. Laurent Maillefer qui a été assistant de production sur FOR EVER
MOZART, a réalisé un court-métrage qui fut projeté en première partie du film de Godard.
271
. Le dernier plan de cette série est le plan 45. Au plan 48, le Godard-présentateur aborde une deuxième
série de plans au bureau et devant sa machine à écrire, cadré plus serré et dans un nouvel axe. Voir Infra
Séquence.8.
272
. Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.87.
392
séquence 8, nous montrera le cinéaste dans la même fonction, au même endroit
probablement, mais dans un axe et une tenue différentes273.
La parole du cinéaste peut donc débuter, et Godard va placer sa voix dans un dispositif
technique qui parcourra le reste du film.
Une lecture ésotérique du plan Godardien tel qu'il débute, le place parmi les cinéastes
qui privilégient la parole. Godard effectue par son geste un accomplissement théâtral,
performatif. Il suppose de voir où emmène sa parole. Pour l'instant, nous conservons
en mémoire la valeur de simulation et de performance que draine le personnage du
présentateur.
273
. Cela sera à partir du PLAN 48 (Séquence 8).
393
Mais évidemment ce système présente certaines formes de complexité, aussi le texte
sous forme de récit du Godard-narrateur pourra prendre un aspect visuel à partir de
l'image (le carton) ou bien il associera la forme sonore du Name-Dropping, qui
appartenait pourtant originellement au Godard-présentateur.
274 ème
. Infra 3 Partie. CH2. 3/ Plan par plan. Séq4/ K. Technique du Name-Dropping.
275
. Les Disc-Jockeys (D.J. ou Dee-Jay) font des commentaires parlés tout en passant des disques en
direct pour une assemblée. On vendait même des disques qui reproduisait le procédé Live.
394
Dans les HdC, Godard utilisera le Double Take non pas afin de dynamiser sa parole,
mais l'utilisation de cette technique vient indiquer la part d'improvisation qu'il produit
pour la finition de son film. Au fur et à mesure des versions 276 qui viendront s'accumuler,
Godard va effectivement improviser en incorporant de nouvelles variations sonores (et
visuelles toutes autant) aux endroits laissés par ses précédents passages. C'est ainsi
par cette même technique de mixage que l'utilisation consécutive du plan noir va
pouvoir homogénéiser l'ensemble des HdC. Lʼintérêt avéré quʼavait Godard pour toutes
les techniques musicales de mixage, sʼavère attesté, dans certains de ses films. Il est
filmé en train de manipuler des platines disques277, ou des mixettes 278 jusquʼà, tel un
Dee-Jay, improviser des explications sur le mixage quʼil est en train dʼeffectuer sous
nos yeux 279.
Nous sommes parvenus à identifier une nouvelle technique d'énonciation, par laquelle
le texte du présentateur va se déployer. Il est aisé de pouvoir lʼidentifier, même si,
coexistent dans un même ensemble plusieurs textes énoncés par une seule voix : la
sienne. Aussi dans la séquence, Godard-présentateur va effectuer un name-dropping
pendant que Godard-narrateur installe son récit. Les deux voix (émises par le même
corps) ne se cooptent pas et ne se gênent pas non plus. Comme nous lʼavons
annoncé : elles coexistent en parvenant formellement à sʼenlacer sans
chevauchement.
276 ère
. Supra 1 Partie. CH2. 2/Prospection temporelle.
277
. Ref.FilmA6. LE SIGNE DU LION.1959, dʼEric Rohmer. § Un geste musical : la prévision du sampler.
Ref.Film48. LETTRE A FREDDY BUACHE. 1981.
278
. La mixette est une table de mixage portative, utilisée par les opérateurs du son cinéma.
Ref.Film41 NUMÉRO DEUX (Co-réal. A.M.Miéville, 1975). Les derniers plans nous en montrent une où
les mains de Godard mixent une chanson de Leo Ferré à la fin du film.
279
. Ref.Film49C SCÉNARIO DU FILM PASSION. 1982.
395
dʼévocation dans lequel il est connu280. Soit plus largement, le procédé consiste
également à établir une succession (le drop, dropping) de noms propres (name)
constituant une matière expressive pour le sujet de la phrase. Sans entrer dans un
exemple dʼanalyses lexicales, nous pouvons affirmer que dans le discours du Godard-
présentateur, deux types de noms propres (name) vont apparaître successivement
(dropping) dans les HdC.
— Les titres de films
— Les titres de livres
À cette composition que produit la voix, s'adjoint un autre espace, non chronologique
cette fois-ci, un espace proprement littéraire.
280
. Bret Easton Ellis représente un des écrivains qui a utilisé abondamment le procédé du name -dropping
jusquʼà en représenter lʼun des traits fondateurs et représentatifs de son style.
Bret Easton Ellis, Glamorama (1984), Paris, Ed. 10/18. Robert Laffont.2000.p.52: « Je tire une taffe de ma
Marlboro », au lieu dʼécrire : Je tire une taffe de ma cigarette ».
281
. Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Ed. Gallimard. Coll. Idées. 1955. p.32 :
"L'espace(littéraire) violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir
d'entendre."
396
les personnes qu'il évoque par titre interposé. De plus on affirmera que dans lʼespace
littéraire peuvent coexister des paroles autant que des images.
Ici on attribue Jean Renoir à La Règle du Jeu, plus loin Irving Thalberg à A NIGHT AT
THE OPERA et à GREED (Séquence 11).
Le dispositif visuel de cette série, suggérant Thalberg, va fonctionner comme une liste
en name-dropping de ses films produits.
Lʼévocation nous touche aussi par l'insistance des procédures répétitives. Ce rythme
de répétition qui stance, Blanchot le dote du nom d'écho282. Godard, en présentateur et
narrateur, établit un nouvel écho. Il produit des listes de name-dropping de titres de
films ou de livres.
Il demeure important de noter que la voix-off, (ou la vision de cartons), égrène des
titres de films ou de livres le plus souvent en rapport direct avec la signification
intrinsèque du titre, cʼest-à-dire souvent saisis dans leur valeur exotérique et plus
rarement dans celle contextuelle.
Pour prendre un exemple visuel, au Plan 296, Godard filme une couverture du livre
édité par Gallimard, de Jean Genêt, Le Captif amoureux. Ce plan intègre la séquence
12, qui est une des séquences concernant le producteur hollywoodien Howard Hughes.
Nous supposons alors que sa situation est en rapport directe avec lʼhistoire de la
captivité de Hughes au Desert Inn283 (sens exotérique du captif amoureux) et non avec
la lutte entre Israéliens et Palestiniens (sens ésotérique du titre : récit du livre de
Genêt), ce qui nous paraît hors de propos pour pouvoir lʼassocier à H.Hughes. Le sens
ésotérique apparaît plus sous la forme dʼun lien. Il consistera à reconnaître la
caractéristique typographique du titre, issu de la Collection blanche, éditée en rouge
par Gallimard. Maison que Godard citera, en voix-off juste quelques plans avant dans
la même séquence :
« Comme si Méliès avait dirigé Gallimard en même temps que la SNCF »284
282
. Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Ed. Gallimard. Coll. Idées. 1955. p.52 :
"Elle (la parole) ressemble à l'écho, quand l'écho ne dit pas simplement tout haut ce qui est d'abord
murmuré, (…) est le silence devenu l'espace retentissant, le dehors de toute parole."
283
. P.H.Brown & P.H. Broeske, Howard Hughes, Le milliardaire excentrique. Biographie , Paris,
Ed.Plon.1996. p.267.
284
. HdC. 1a. toutes les histoires. p.50. Cʼest le Plan 290.
397
On remarque que le banc-titrage de couvertures de livres, technique habituelle de
Godard pour filmer lʼécriture285, nʼest pas le seul moyen dʼintégrer visuellement les
titres. Plus généralement, comme dans cette même séquence, le titre est inscrit par le
cinéaste au génétitre. Ce procédé inclut indifféremment livres, citations, films ou
cinéastes. Ici, cʼest un titre de film dʼHoward Hawks :
« ONLY ANGELS HAVE WINGS »286
Au-delà dʼune correspondance des initiales et dʼune collaboration rompue sur le
tournage du premier film produit par Hughes287, le film de Hawks retrace les aventures
de plusieurs casse-cou aviateurs longs-courriers, et entre en rapport direct avec la
passion de Hughes pour lʼaviation. Il a établi un record mondial du tour du monde sans
escale en avion. Il a survécu à deux crashs288.
Ici le titre appartient au Godard-narrateur, car il entre en correspondance avec le récit
biographique dʼHoward Hughes. Aussi, on admettra que le titre solitaire (dans sa
double valeur) vient pourvoir le récit biographique du Godard-narrateur sur Hughes.
Cet exemple, doit nous faire comprendre que chaque nom propre cité visuellement ou
énoncé oralement appartient à lʼune des deux fonctions représentatives du cinéaste. Il
sʼagit donc de savoir distinguer leurs deux modes dʼénonciations.
Cʼest ainsi que dans ce plan 296, on a un chevauchement de plusieurs titres : le titre
du livre édité par Gallimard Le Captif amoureux contribue à alimenter le récit historique
du Godard-narrateur et dans le même plan, la voix-off du Godard-présentateur citant
une liste de titres de livres dont on entend le titre : les 500 millions de la Bégum. La
litanie de la liste des name-droppings se déroule sur plusieurs plans et ce titre-là
arrivant sur le plan 296, en fait partie dʼune série.
285
. Ref.Film8. UNE FEMME EST UNE FEMME. 1961.
Voir §Scène de ménage sous forme de titres de livres.
Ref.Film22. DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE, LA RÉGION PARISIENNE. 1966.
Voir § Hétérologie esthétique du banc-titrage.
Voir à ce propos la conception graphique de Paul-Raymond Cohen, du Spécial Godard 30ans
depuis,CAHIERS DU CINÉMA. n°Hors-Série. 1991.
286
HdC. 1a. toutes les histoires ( Plan 339). Il est en anglais dans la version 3. Le livre a conservé la
version 1 où le titre était en français.p.49 : SEULS LES ANGES ONT DES AILES.
287
. Howard Hughes, THE OUTLAW (Le banni, 1943).
398
RAPPEL THÉORIQUE DU NAME-DROPPING ET DE SA MISE EN LISTE
Théoriquement — confirmant quelques exceptions— le nom propre, reproduit dans les
HdC, appartient de fait au Godard-narrateur quand il est seul.
Sʼil y a une succession de plusieurs noms propres composant une série homogène,
logiquement ils forment une liste. La liste est à placer généralement du côté du
Godard-présentateur. Que la liste ne soit pas énoncée oralement mais reproduite selon
des procédés visuels, elle peut289 se ranger du côté du Godard-présentateur mais
éventuellement elle peut tout de même entrer en corrélation avec le récit historique.
À ce stade de la réflexion, rappelons que lʼétablissement dʼun listing de films demeurait
une occupation de cinéphile, alors que celui dʼun listing dʼacteurs (en vue de sélection,
casting) renvoie à une occupation de cinéaste. En effet, le cinéaste discute avec le
producteur pour choisir celui ou celle à qui donner le rôle290. Plusieurs fois, on retrouve
des listes dressées dans les écrits de Godard. Aux Cahiers du Cinéma, Godard a
plusieurs fois établi une liste pour les dix meilleurs films de lʼannée291 ou encore les dix
meilleurs films américains depuis lʼaprès-guerre292. Et même dans son livre
prototypique des HdC, on trouve en tête de chaque chapitre (voyage), une liste de films
quʼil désire projeter en vue de les confronter avec ses propres films293.
On a, par ailleurs, aussi relevé que lʼénonciation dʼune liste de cinéastes, était dotée
dʼune puissance morbide, tel un appel aux morts294, comme on le trouve dans le film
295
LA BANDERA incarné par la figure emblématique de Robert Le Vigan.
288
. P.H.Brown & P.H. Broeske, Howard Hughes, Le milliardaire excentrique. Biographie, Paris,
Ed.Plon.1996. p.122.
289
. Pour démontrer que ce nʼest pas systématique, on citera la liste de cinéastes-amis qui apparaissant
sous forme visuelle de cartons qui se succèdent à la fin du 3a.la monnaie de lʼabsolu, ainsi que la liste de
cinéastes-artistes dans le 4a. le contrôle de lʼunivers. p.68-74.
290
. Godard a mis en scène ce type de liste en dialoguant (il joue son rôle de cinéaste) et Jean-Pierre
Mocky (qui joue Almeyreda un producteur) dans : Ref.Film56 GRANDEUR ET DÉCADENCE DʼUN PETIT
COMMERCE DE CINÉMA (1986).
291
. Ref.69. Les dix meilleurs films de 1956. n°67. 12/1956. Ref.84 (1957). Ref.102 (1958).
292
. Ref.142. Les meilleurs films américains du Parlant. n°150/151. 08/1963.
293
Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980. Voir la référence
(dans lʼannexe 1) où la différence remarquable entre la liste des films que Godard voulait et celle quʼil a pu
réellement projeter.
294
. Ref.Film12. LES CARABINIERS (1963) § Morts au champs d'honneur : l'appel aux morts du cinéma.
295
Julien Duvivier, LA BANDERA. 1936. Un seul légionnaire a survécu après une bataille, il répond à la
liste dʼappel pour tous ceux qui y sont restés. La fin du film avec Robert Le Vigan a été plusieurs fois
utilisée par JLG : Ref.Film12., Ref.Film56 GRANDEUR ET DÉCADENCE DʼUN PETIT COMMERCE DE
CINÉMA (1986). §La figure du producteur combattant. Ref.Film75 2X50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS
(1995) (coréal A.M.MIÉVILLE). §Mort aux champs dʼhonneurs.
399
Cʼest par ailleurs cet acteur quʼil choisit en portrait lorsquʼil se dédie le dernier épisode
296
4b .
Dresser une liste sʼavère une technique de programmateur et son apparition dans les
HdC ne devrait pas nous surprendre. Nous allons nous rendre compte quʼau fur et à
mesure de ses diverses manifestations, les séries de listes (de name-dropping)
édictées oralement par le Godard-présentateur, vont entrer dans un espace littéraire,
se confrontant alors au récit historique du Godard-narrateur.
Les listes établissent des titres, les uns à la suite des autres. Cʼest une ligne qui
progressivement devient autonome et dévie de lʼespace visuel du film. On pourrait
évoquer la musicalité de la présence de ces titres (lʼécho) qui viennent rythmer le film
et créer des associations aléatoires dont le spectateur a la charge. Cette charge de
montage, le fait de devoir associer librement, par lui-même un titre avec une, ou
plusieurs images, sʼavère encore une technique récurrente constatée dans son
œuvre297.
Peu après dans la séquence 9, les titres de films, toujours énoncés en voix-off, vont
être remplacés par ceux des livres. Il nʼy a aucune différence dʼénonciation entre cette
série (série 1) et les autres (série 2 à série 8). Par contre, le seul changement notable
figure à lʼimage, car on constate le changement de décors du Godard-présentateur. Il
choisit ce moment pour passer du bureau à la bibliothèque. Les nouvelles séries (listes
de titres de livres) vont ainsi se signaler sur plusieurs séquences, dont même une série
296
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.139.
297
. Ref.Film41 NUMÉRO DEUX (Co-réal. A.M.Miéville, 1975).
400
pourra se répéter presque à lʼidentique. Il nous a paru intéressant de les apposer et
dʼindiquer lʼauteur, même si nous nʼavons pas encore analysé les séquences dans
lesquelles elles interviennent, afin de mieux faire apparaître et comprendre leurs
mouvements autonomes, dans lʼespace littéraire.
b/ série 2
La série 2 intervient pendant la séquence 10.
MATIÈRE ET MÉMOIRE [Bergson] (Plan 88)
LES 1001 NUITS [xxx] (Plan 91)
LES FAUX MONNAYEURS [Gide] (Plan 92)
c/ série 3 :
Cʼest pendant la séquence 11 de Thalberg que la série 3 produit sa liste.
LE LIVRE DES ROIS [xxx] (Plan 101)
LES ENFANTS TERRIBLES [Cocteau](Plans 102,125+ 161[seq12]
LE LYS DANS LA VALLÉE [Balzac] (Plan 128)
LES FLEURS DU MAL [Baudelaire] (Plan 132)
LA PESTE [Camus] (Plan 133)
Lʼemploi multiple du titre Les enfants terribles est à souligner. Sur les deux séries, il est
le seul à être répété plusieurs fois. A cette occasion on notera quʼil est également le
seul avoir une double existence (livresque et filmique) concomitante, car si ce titre fait
référence au livre de Cocteau, il rappelle tout autant le film de Melville dans lequel
Cocteau fut auteur du scénario. On remarquera que lʼeffet dʼécho, la répétition du titre
du livre/film le place simultanément dans la série énoncé par le Godard-présentateur
mais aussi probablement comme on le verra, il est utilisé comme élément direct pour le
récit historique du Godard-narrateur.
La signification de ces deux séries, mis en rapport avec le récit historique audiovisuel
du narrateur, ces fois-ci, demeure plus abscons, plus difficile à réaliser. Par contre-
balancement, lʼéloignement de cette signification effective offre vraisemblablement aux
séries une autonomie plus grande, faisant ressortir l'effet répétitif, l'écho. A lʼinstar
401
dʼune machine vocale, tel Lʼalpha 60 dont la parole se détraquait298, on constate le
décalage entre les titres énoncés (des séries) et les titres réels à lʼimage, (filmés sur la
couverture des livres) que JLG prend de sa bibliothèque.
d/ série 4 :
Série 4 pendant la séquence 13 :
L'ARCHIPEL DU GOULAG [Soljenitsyne] (Plan 187)
MON CŒUR MIS A NU [Baudelaire] (Plan 199)
L'ÎLE AU TRÉSOR [Stevenson] (Plan 201)
LES 500 MILLIONS DE LA BÉGUM [Grousset/ Verne] (Plan 202)
CHEMINS QUI NE MÈNENT NULLE PART [Heidegger] (Plan 205)
LE ZÉRO ET L'INFINI [Koestler] (Plan 214)
e/ série 5 :
Série 5 pendant la séquence15 d' Howard Hughes
CHEMINS QUI NE MÈNENT NULLE PART [Heidegger] (Plan 260)
L'ESPOIR [Malraux] (Plan 290)
MON CŒUR MIS A NU [Baudelaire] (Plan 292)
L'ÎLE AU TRÉSOR [Stevenson] (Plan 293)
LES 500 MILLIONS DE LA BÉGUM [Grousset/ Verne] (Plan 296)
CHEMINS QUI NE MÈNENT NULLE PART [Heidegger](Plan 301)
f/ série 6 :
Série 6 pendant la séquence16, « des Histoires des films qui ne se sont pas faits ».
LA CONDITION HUMAINE [Malraux] (Plan 376)
DON QUICHOTTE [Cervantès] (Plan 376)
HUMILIÉS ET OFFENSÉS [Dostoïevski] (Plan 376, 413)
L'ÉCOLE DES FEMMES [Molière] (Plan 420)
298
. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. Le traitement de la voix de Godard dans les HdC nʼest pas sans
rapport avec LʼAlpha 60. Cʼest une parole qui réussit à détraquer la machine. Le texte de Paul Eluard (issu
du Capital de la douleur) est alors comme un poison pour la raison logique de lʼordinateur. Il implose son
propre système (on perçoit à cet effet des ralentissements magnétiques de la voix) à cause dʼune question
lue par Eddie Constantine.
402
g/ série 7 :
La série 7 se déroule pendant la séquence17 « Histoire de cul »
LES LIAISONS DANGEREUSES [Laclos] (Plan 428)
ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR [Musset] (Plan 428)
ADIEU MA JOLIE [Chandler] (Plan 430)
BONJOUR TRISTESSE [Sagan] (Plan 430)
L'ÉDUCATION SENTIMENTALE [Flaubert] (Plan 437)
h/ série 8 :
La série 8 enfin se passe pendant la séquence 21 (part 2)
LE PARFUM DE LA DAME EN NOIR [Leroux] (Plan 611)
LA NAUSÉE [Sartre] (Plan 614)
ET SI LE SOLEIL NE REVENAIT PAS [Ramuz] (Plan 614b)
L'OPÉRA [x] (Plan 615)
L / DESCRIPTIONS ET
COMMENTAIRES DE LA SEQUENCE 4 (Plan 13 au Plan 19) (Reprise)
299
. Jean Renoir, LA RÈGLE DU JEU, 1939.
403
#lecture exotérique : lecture du titre pris dans son acception première.
Le titre nous montre que nous sommes encore dans un avant du film car, simplement,
il faut entendre au préalable le cinéaste-joueur édicter les règles de son jeu auquel il
joue ; la règle du film comme jeu. Ce jeu sʼavère double comme le titre est énoncé
deux fois, comme tous les autres titres de films suivants le seront. Le jeu requière ici
possiblement notre participation en tant que spectateur-joueur, cʼest éminemment un
jeu de rôles.
lʼimportance que cela soit le premier film qui est énoncé dans les HdC.
302
LA REGLE DU JEU nʼa pas rencontré de succès au moment de sa sortie . La tradition
orale qu'est la cinéphilie a souvent estimé que les films qui connaissent le succès
public par une vision partagée unanimement par le plus grand nombre, ne font pas
tous partie du vrai cinéma.
[LE CINÉMA, NOUS LE CONNAISSIONS PAR CANUDO PAR DELLUC MAIS SANS JAMAIS
303 304
L'AVOIR VU] [PUISQUE LE VRAI CINÉMA ÉTAIT CELUI QUI NE PEUT SE VOIR]
Au contraire, cʼest plutôt ceux qui provoquent des difficultés quant à leur possibilité
dʼêtre vus, comme VOYAGE EN ITALIE ou WAY DOWN EAST305. Ainsi pour Godard,
300
. Jacques Rivette, “L'art du présent”, CAHIERS DU CINEMA n°132, 1962. p.36.
301
Jean Renoir, LA GRANDE ILLUSION, 1937.
302
. Michel Roussel, Jean Renoir, Paris, Ed.Seghers. Coll.Cinéma dʼaujourdʼhui. 1976.p.45.
303
. HdC. 3b.p.140.
304
. HdC. 3b.p.142.
404
l'ordre de grandeur du film, dans l'appréciation esthétique de sa vérité, est liée avec
l'ordre de la rareté de diffusion, comme LA REGLE DU JEU, voire de son invisibilité
totale, comme LA FEMME AU CORBEAU306.
MONTAGE
Même si dans un premier temps nous avons séparé par principe, a priori, deux modes
de lectures, intérieur ou extérieur à l'élément décrit, dès que nous cherchons à
replacer le référent visuel ou sonore dans son contexte filmique, la dichotomie
exotérique/ésotérique cesse souvent d'être valable. Lʼélément pénètre en effet dans
une catégorisation plus complexe, plus difficile à être interprétée, quand il entre en jeu,
se rapportant avec dʼautres éléments. Car si nous pouvons interpréter séparément
chaque élément selon ce double régime, il devient inextricable lorsque on essaye de
mettre en rapport avec plusieurs de ces éléments. Le montage des éléments filmiques,
diversement interprété, nous fournit un coefficient multiplicateur. Ici par exemple, nous
avons fourni un début dʼanalyse lié au titre et à son montage avec la présence
audiovisuelle de JLG. De ce fait, le Plan 13 se trouve en fondu enchaîné avec le Plan
14 : Chaplin dans MODERN TIMES. On peut dès lors monter lʼapparition de ce nouveau
plan avec lʼénonciation orale du titre. Il est déclencheur de lʼarrivée de Charlie Chaplin
en couple avec Paulette Godard.
305
. Roberto Rossellini, VIAGIO EN ITALIA (Voyage en Italie), 1955. David W. Griffith, WAY DOWN EAST,
1931.
306
. Franck Borzage, THE RIVER (La femme au corbeau) 1922.
405
- La règle du jeu du film. Pour porter à la connaissance du spectateur le
fonctionnement du film de JLG, le règlement intérieur d'une partie (de jeu) se
déroulant entre le film et le spectateur.
- La règle du jeu de Renoir. Pour citer le film de Renoir sur ce montage alterné,
revient à nous prévenir que Godard va choisir ses films selon ses souvenirs et sa
cinéphilie. Mais aussi la règle de cette histoire du cinéma sʼavère telle quʼelle va
être conduite par un fil dʼAriane dʼune fiction et dont le motif central sʼavèrerait être
une évolution de caractères conduite par un metteur en scène français (allant)
jusqu'au bout de ses personnages, puisque cʼest ainsi quʼil caractérisait Le Renoir
de LA REGLE DU JEU. 307
- La règle du jeu de Godard. Il peut nous indiquer qu'il va jouer sur le langage (jeu de
mot) et faire de la règle de ce jeu un JE, qui offrirait donc la règle du je, l'idée de
l'avènement de l'auteur complet, représenté dans le film par sa propre présence,
doublée de celle de Chaplin et de Renoir par l'entremise du titre.
307
. Ref.A50. Magnifique, (Claude Chabrol, LES COUSINS). n° 713, 03-1959 : « Chabrol est comme le
Renoir de LA RÈGLE DU JEU ».
308
Ref.135. Charles S. Chaplin, (directed by, 60+60 (+1) cinéastes). CAHIERS DU CINÉMA n°150/151.
08/1963. p.118. Voir aussi HdC.3b.une vague nouvelle. p.157. photoJLG+photoCHAPLIN = TOI inscrit sur
lʼécran.
406
Plan 14 - 15 - 17 TRAME DEUX
Plan 14 LE CINÉASTE EN COUPLE
L'insert dans cette séquence du photogramme de MODERN TIMES309 où Chaplin avec
Paulette Godard se regardent amoureusement conforte La règle du jeu de Chaplin. En
effet, on constate que les deux ont fait tourner les femmes avec lesquelles ils vivaient.
Plan 15 C'est un extrait de film, où Chaplin, jeune, après avoir posé une rose blanche
sur le dessus dʼun piano, se met à en jouer, or il pianote avec une véritable frénésie,
comme une équivalence visuelle au tintamarre que fait Godard quand il pianote à sa
machine électrique. Le jeu du montage alterné devient simple et évident. On ressent la
correspondance, qui nous fait comprendre le parallèle de sa présence avec celle de
Chaplin, son double filmé.
Cette rose posée par Chaplin au tout début des HdC pourrait tout à fait correspondre
avec une autre rose jaune de la toute fin du film312. Déjà par leur situation symétrique,
elles figurent aux deux extrémités du film. Ensuite, parce que cette rose en noir et
blanc de Chaplin313 serait cette preuve du passage314 de JLG dans les HdC ; le film est
comme un rêve. A ce sujet onirique, la rose apparaîtra une nouvelle fois dans un plan
en gros plan, à la fin du bien nommé 4b.les signes parmi nous, associée au carton :
309
. Charlie Chaplin, MODERN TIMES (Les Temps Modernes, 1936).
310
. Ref.151. Pierrot mon ami. CAHIERS DU CINÉMA n°171. 09/1965.
311
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962. § Le portrait ovale.
312
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.309.
313
. Nous insistons sur lʼéquivalence de Chaplin comme double de Godard rêvé, nous procéderons à sa
démonstration juste après.
314
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.308.
407
315
USINE DE REVE . Le film équivaudrait à représenter un rêve pour le cinéaste et le
cinéma est une usine de rêve où il traverse le paradis en songe316. Chaplin (le double
onirique de JLG) a reçu une rose pour preuve.
317
Puis à son réveil il trouvât cette fleur dans sa main . Pour placer des éléments
visuels en montage avec cette phrase énoncée à la toute fin, qui sʼavère provenir dʼune
citation de Coleridge par Borges318, Godard répond en faisant succéder, en fondu
enchaîné, après le carton [USINE DE RÊVE], son autoportrait en noir et blanc avec,
presque sur le nez, en gros plan persistant, cette même rose jaune319 : le rêve de
Godard (la rose posée par Chaplin) sʼest donc réalisé pour lui en cinéma couleur.
Le précepte dʼune identification avec Chaplin est d'autant plus remarquable que la
présence, au son, d'un fort mitraillage de la marguerite321 vient frapper sur la feuille de
papier les lettres qu'a pianotées Godard sur le clavier. En effet, ce retentissement de la
machine peut évoquer des coups de feu dʼun fusil à répétition, ce qui aura plusieurs
conséquences, dont celle de le lier indubitablement avec Chaplin :
Le cinéaste filme, autant qu'il écrit (Godard), autant qu'il joue au piano (Chaplin), et
autant qu'il shoote322 —un shoot signifie une prise, autant qu'un coup (de feu)—. Par la
315
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.307.
316
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.306.
317
. HdC.4b.les signes parmi nous. p.308.
318
. Jorge-Luis Borges, “Two English poems”, Œuvres Complètes , (Tome II), Paris, Ed.Gallimard.
Coll.Pléiade, 1999. p.52. c'est d'après Samuel T. Coleridge.
319
. Cette composition de lʼhomme à la fleur, évoque vaguement un tableau de Van Gogh (Portrait du
Garçon à la fleur), à lʼinstar de la reproduction de Lʼétude pour le portrait de Van Gogh par Bacon qui suit.
Ce tableau se substitue à la rose laissant persister le visage de Godard, sur lequel le film sʼachève.
320
. Ref.176b. La boucle bouclée. (Entretien avec Alain Bergala) dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc
Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile.1998.p.41.
Voir aussi comme preuve patente HdC 3b.une vague nouvelle. p.157. On voit la photo autoportraituré de
Godard derriere la caméra (de Ref.24 CAMÉRA-ŒIL 1967) et arrive en volet au milieu Chaplin-Calvéro qui
ème
hume une fleur (LIMELIGHT, 1966). Supra 2 Partie. CH3. 4/ Henri Langlois. mdr7.
321
. La marguerite est une boule qui contient toutes les lettres de lʼalphabet. Elle tourne sur elle-même et
faisait souvent un bruit assez violent. La machine à écrire qu'utilise Godard est une machine semi-
électrique, ce qui dans les années 80 était un modèle encore courant. On tapait la phrase sur un
minuscule écran qui ne faisait qu'une seule ligne, mais cela avait l'avantage de pouvoir corriger le texte
avant l'impression, On presse ENTER et la machine imprimait alors la phrase que l'on avait mise en
mémoire. C'est la raison du délai pour laquelle la machine fait du bruit uniquement lorsque Godard a fini de
taper son texte.
322
. Anglicisme : Shooter Signifie Tirer, tirer un coup de pied, prendre une photo, faire une prise dʼun plan
avec une caméra, et tirer avec une arme à feu.
408
suite, dans les HdC323, Godard utilise un extrait dʼun film de Chaplin, dans lequel ce
dernier joue un personnage qui se rend dans un salle de cinéma à une projection dʼun
western. JLG effectuera un montage alterné de cet extrait à la bande son parcourue de
coups de feu, avec un film pornographique324. Ceci afin de reprendre une figure quʼil
avait déjà expérimentée325 : faire correspondre le coup de feu avec le coup de reins
pour se satisfaire sexuellement. En dʼautres termes : la mise en film de lʼexpression à
double sens : tirer un coup.
326
[JE SUIS À VOUS/ QUE JE SUIS / QUE JE SUIS (…)]
Si Chaplin a composé la musique dʼun grand nombre de ses films, Godard, de son
côté, indirectement, a toujours fait preuve dʼune grande connaissance discographique
et choisit méticuleusement les titres musicaux prééxistants. Il a été jusquʼà conseiller la
bande-son à passer dans la salle dʼun cinéma avant même la projection du film327. Les
323
. Charlie Chaplin, A KING IN NEW YORK (Un roi à New –York, 1957). Chaplin devant tant de champs
contre champs, manque dʼattraper un torticolis. Il fuit la salle où la foule est en liesse. Une jeune fille au
sol, lui retenant le pied, le mord à la cheville.
324
. HdC.2b.fatale beauté. p.203.
325
. Ref.Film10. VIVRE SA VIE. 1962.§ Tirer un coup dans tous les sens.
326
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. p. 126
327
. Ref.is19.562. Le Retour de Franck James (Fritz Lang) Fiche culturelle U.F.O.L.E.I.S. IMAGE ET SON.
n°96, 10-11/1956 : "Pour préparer la projection, on peut utiliser le disque Rocky Mountain of Time
409
HdC ont même été lʼobjet, en 1999 dʼune édition en disques laser par la société
E.C.M328.
Comment peut-on interpréter le pianotage correspondant aux deux cinéastes?
La frappe de lʼécriture correspondrait à une pratique musicale. Erik Satie n'a-t-il pas fait
une parade de frappes de machines à écrire en guise dʼouverture dʼun ballet dont il
avait composé la musique ?329
De plus, les montages des pistes-sons de Godard peuvent tout à fait être considérés
comme compositions musicales dans l'évolution de la musique contemporaine. La
notion dʼévolution fait appel aux différents mouvements de la musique dite concrète,
(dont Dziga Vertov rappelons-le fut un des premiers créateurs 330). La musique concrète
consiste à utiliser des sons provenant du monde réel. Le monde et sa rumeur en sont
les instruments.
On pourrait encore rapprocher Godard, avec deux autres mouvements historiques
musicaux.
Le premier concerne une esthétique minimale assez homogène, issue de musiciens
provenant pourtant dʼhorizons très divers, appartenant au label E.C.M. Depuis la fin
des années 80, il a utilisé leur catalogue avec une véritable régularité331. Sur une
double base géographique : au Japon et au Royaume-Uni, le second mouvement
historique se situe, —avec Masami Akita, au Japon et en Angleterre, avec The New
Blockaders—, au début des années 80, et posa les bases de la musique dite Noise ou
Harsh Noise. Musique atonale, non mélodique, consistant à rechercher
systématiquement dans la teneur du son la capacité maximale dʼagressivité. Les
Klaxons 332, les réacteurs d'avions masquant les dialogues333, ou encore le départ violent
de piste son d'ambiance, sa rupture nette comme l'ingérence de blancs sonores334, sont
tout autant dʼéléments musicaux appartenant à la Noise Music.
Stompers (Vogue EPL 7201) afin de créer un “climat” qui introduira le spectateur dans l'ambiance
favorable."
328
. Laurent JULLIER, J.L.G. / E.C.M, FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London, 2004.p.310.
329
. Erik Satie, Parade (représenté au Chatelet en 1917).
330
. Georges Sadoul, Dziga Vertov, Paris, Ed. Champs Libres. 1972. p.25.
331
. Laurent JULLIER, J.L.G. / E.C.M, FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London, 2004.p.312.
332
. Ref.FIlm14. LE MÉPRIS. 1963.
333
. Ref.Film21. MADE IN USA. 1965.
334
. Ref.Film22. 2 OU 3 CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE… (1966)
410
Des transgressions face aux règles des conventions esthétiques du cinéma narratif
autour des années 1950-1960 et ces actes dʼintrusion sonore sont formellement
comparables aux faux-raccords à l'image. On a retenu généralement, des premiers
films de Godard, ses provocations produites au niveau de l'image et du récit335, alors
que le domaine sonore, tout autant novateur, ne retient l'attention des critiques et
universitaires que depuis très récemment336. Godard, reproduit le modèle Chaplin
comme il reproduisait le modèle de Renoir : Tout trois sont des acteurs-réalisateurs, et
nous nʼoublions pas que pour lui cette action de reproduction évoque une notion
politique de la répétition du monde. On peut affirmer que la mise en scène dʼune
double machine à reproduction représente, pour Godard, sous sa forme mécanique, la
confrontation politique de lʼhistoire face au cinéma.
"Leurs gestes (les grands acteurs) n'obtiennent de sens que dans la mesure où ils répètent une
action primordiale. Comme l'éthicien de Kierkegaard, un cinéma politique se place toujours sur
le terrain de la répétition : la création artistique ne fait que répéter la création cosmogonique,
337
elle n'est que le double de l'histoire."
Plan 16 Trame1
Plan de la Trame 1 déjà commenté du Godard –Présentateur.
Plan 17
Portrait photographique noir et blanc de Chaplin qui vient s'insérer dans le dispositif
évocatoire qu'installe le Godard-présentateur.
335
. Juste à titre d'exemple symptômatique de l'immensité d'articles et de publications qui viennent
corroborer notre propos, Études Cinématographiques partagea en deux volumes l'étude de Godard
précisément sur ce double sujet :
Etudes Cinématographiques, “Godard, au-delà du récit” n°57-61, Paris, Ed. Lettres Modernes. 1967.
Etudes Cinématographiques, “Godard, au-delà de l'image” n°194-202, Paris, Ed. Lettres Modernes.1993.
336
. Laurent JULLIER, « Bande-son, attention travaux », : GODARD ET LE METIER D'ARTISTE. (Actes du
colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. (02/12001). Alexandre CASTANT, « Histoire(s) du (son du)
cinéma », CINÉMACTION n°109, 10/2003.
337
. Ref.gz 9. Pour un cinéma Politique. 1950.
411
Plan 19 TABLE DE MONTAGE
Comme le Plan 12b, le Plan 19 filme en plan serré la table de montage avec ses
lumières et le mauvais traitement de la bande son dʼun autre film de Renoir BOUDU
338
SAUVÉ DES EAUX , se distordant, en allers-retours, dans les graves (ralentissements)
comme dans les aigus (accélérés). Comme nous lʼavons indiqué précédemment, cette
série de plans, que Godard monte par fondu enchaîné sur les débuts de séquence sont
des figures dʼenchaînement.
En effet, Le travail de Jean Renoir unit les deux fonctions de Godard. Le Patron a
réalisé le premier film placé sur la table de montage ainsi que le premier titre de film
cité lors la première apparition de Godard-présentateur. Godard n'est pas là où on
devrait l'attendre logiquement, par rapport aux éléments décrits-ci dessus. On le
découvre sur une table ordinaire devant une machine à écrire or il semblait plus
opportun quʼil figure à sa table de montage.
338
Jean Renoir, BOUDU SAUVÉ DES EAUX. 1932. Cité par Jean-Louis Leutrat, « Retour sur
Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010. p.82.
412
Aussi le film débute avec en présence deux fonctions, Godard-présentateur (de films)
et Godard-narrateur (d'histoires), pour effectuer sa tâche de cinéaste-historien ou
d'historien-cinéaste. Il possède deux machines qui s'opposent par principe,
pareillement aux deux envois, et identiquement aux quatre premières phrases (2 à
l'image et 2 au son).
UNE MACHINE A VISIONNER LE CINEMA (LA TABLE DE MONTAGE)
ET UNE MACHINE A ECRIRE (DES HISTOIRES).
339
"Moi, je suis machin avec mes machines."
Le film débute également avec deux pistes de sons directs, le bruitage des machines.
On remarquera que leur présence sonore, mixée avec excès, augmente leur
importance :
— le bruitage de la machine à écrire électrique (écriture martelée, retour du chariot)
— le bruitage de la table de montage. (défilement da la bande passante, avec lecture
accélérée, ralentie ou arrière de la bande son du film BOUDU SAUVÉ DES EAUX).
Certaines bribes de dialogues (des syllabes plutôt) parviennent aux oreilles du
spectateur assez distinctement dont un « Quʼest-ce quʼil y a encore ? » et « Arrête ! Tu
me chatouilles ».
Ce mode dʼutilisation excessif, commun aux deux machines, les rapprochent
esthétiquement, autant par le contenu de ce qui nous est donné à entendre :
suffisamment répétitif, récurrent et contraignant pour notre perception, certains
critiques sʼen trouveront gênés 340. Notons que ces deux sons directs sont manipulés
comme Godard peut lʼeffectuer habituellement dans ses films de fiction : même si ce
procédé concerne plus souvent les sons d'effets 341, le crissement des allers-retours de
la table, redoublé de la bande magnétique sur les têtes du son et le mitraillage
retentissant de la machine sont similairement omniprésents et écrasants. Couvrant
d'autres sons, ils évoquent une véritable cacophonie.
339
. Ref.Film41. NUMERO DEUX (Co-réal avec AM Miéville, 1975)
340
. Charles Tesson, Seul le cinéma. 2A, CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999. p.24.
341
. Ici le son direct est mixé, transformé comme sʼil était un son dʼeffet. Lors du montage son, la piste des
effets sonores sont des sons seuls, en off, qui nʼont aucune incidence à lʼimage, à lʼinverse de la piste des
directs, des bruitages ou des ambiances. La mise à niveau de la piste des effets au même volume sonore
que la piste des dialogues sʼavère lʼune des caractéristiques esthétiques constantes du style sonore de
JLG. Ref.Film21. MADE IN USA. 1966 : avions à réactions. Ref.Film26. WEEK-END.1967 : Le monologue
de Mireille Darc au début est inaudible. Ref.Film67. NOUVELLE VAGUE. 1990 : klaxons intempestifs…
413
Séquence 5. Générique. Les productions / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 20 [20a, 20b, 20c]— Plan 21}
Pour raccorder avec cette nouvelle séquence, le cinéaste met en place une nouvelle
fois la figure d'enchaînement qui lui avait servi pour raccorder entre la séquence 3 et 4:
le plan de la table de montage. Cette figure (Plan 19) apparaît, après un bref insert
noir, en fondu enchaîné avec un nouvel extrait de film de fiction :
414
NOTE :
On se souvient dans la fiction de Fritz Lang (mais ce détail n'est pas montré dans
lʼextrait choisi pour les HdC) quʼIda Lupino est informée, avant vision, du contenu de la
diapositive : on lui affirme quʼelle sʼapprête à voir la photo de l'homme nu qu'elle
courtise (Dana Andrews). Curieuse, elle place la diapositive et regarde (en vue
subjective) la photographie. Il sʼagit, en fait, d'un nourrisson en tenue de baigneur.
Godard a donc retenu pour lʼétablissement de son générique une scène où Fritz Lang a
mis en scène le désir de vision où la déception est inhérente après toute action dʼavoir
vu.
Notre Plan 21 raccorde avec le Plan 22 (la table de montage de Renoir) sur un mode
de fondu enchaîné. Au moment où le Plan 22 commence à apparaître, lʼimage de
Lupino se fige. Le fondu enchaîné est comme suspendu et laisse persister les deux
images à 50% chacune343.
Nous sommes en présence dʼun troisième image :
"Je pense qu'effectivement tout le film et tout mon cinéma est un peu contenu là-dedans. Le
cinéma ce n'est pas une image après l'autre, c'est une image plus une autre qui en forme une
344
troisième, la troisième étant du reste formée par le spectateur au moment où il voit le film."
342
. Fritz Lang, WHILE THE CITY SLEEPS (La cinquième victime, 1956).
343
. Les indications des fondus (enchaînés ou non) entre les images sont donnés en pourcentage,
identiquement aux modes de calculs des bancs d'effets vidéos. 50% : nous sommes au milieu d'un fondu
enchaîné. L'historique du fondu enchaîné s'exprimerat comme suit : 100% plan 1 et 0% Plan 2, puis
80%P1—20%P2, après 50%P1—50%P2, jusqu'à 10%P1—90%P2, pour enfin 0%P1—100%P2 : le Plan
1 a disparu pour laisser place au Plan 2.
Le calcul par pourcentage permet d'inclure dans la règle de ce rapport, une troisième image, ce qui se
produit souvent dans les HdC.
Nous indiquerons aussi, quand cela nous paraîtra nécessaire, le temps de l'effet, comme ici entre le
Plan21 et le Plan22, car lʼopération de certains fondus enchaînés peuvent durer plus d'une dizaine de
secondes, ce qui laisse coexister les deux images sur un nouveau niveau, suffisamment longtemps pour
que lʼon puisse remarquer et même produire subjectivement un troisième plan autonome de ses
composantes. Voir à ce sujet, le merveilleux travail du photographe Marie Fouque, qui faisait des photos
dʼécran pour les Cahiers du Cinéma, dans les années 80.
344
Ref.305. Propos rompus, n°316. 09/1980.§ La troisième image.
415
L'extrait du film de Fritz Lang est utilisé dans cette séquence d'introduction au moment
où les deux cartons sont composés au génétitre en vue de la présentation des
participations à la production. On est frappé par les mouvements d'hésitations que
produit l'extrait du film. On remarque assez nettement et rapidement aussi, que c'est un
extrait ralenti fortement, mais aussi comme dans la séquence précédente, l'image subit
des altérations dans la cohérence de sa continuité. L'image hésite dans son
déroulement, avance un peu, s'arrête encore, puis recule, pour enfin continuer à
avancer au ralenti. On obtient une danse chaotique des gestes du personnage qui
place la diapositive dans son réceptacle afin de pouvoir la visionner. Tout cela en
rythme car on note que les mouvements sont produits par une sorte dʼinterdépendance
des évolutions sonores. Si le son (du banc de montage) ralentit (et va dans les basses)
alors l'image ralentit également. Quand le son produit un silence alors l'image s'arrête
et lorsque le son repart, l'image continue aussi.
"On faisait des ralentis, des changements de rythmes, ce que j'appellerais plutôt des
345
décompositions, en se servant des techniques conjuguées du cinéma et de la télévision."
B/ FIGURE DE DÉCOMPOSITION
La figure de décomposition est une figure qui possède pour principe la discontinuité.
Elle nʼa pas de vitesse particulière. La seule constante est son incohérence. Elle peut
adopter une allure de ralentissement . Dans les HdC, elle adopte la conduite que
produisait auparavant la table de montage en folie. L'extrait, et cela ne sera pas le seul
moment, n'est pas employé à la vitesse normale, il est ralenti et subit une figure de
décomposition du temps. Ida Lupino semble ankylosée, comme stupéfaite, pétrifiée par
ce qu'elle voit. Godard, assez souvent dans les HdC, va sortir l'extrait de sa vitesse
standard.
345
. Ref.305. Propos rompus, n°316. 09/1980.
416
Ralentie ou accélérée, voire les deux combinées pour le même extrait, la
décomposition temporelle permet d'insister, de mettre l'accent sur les diverses actions
dont sont composées l'extrait du film ; comme si cela était une nouvelle focale ou un
nouveau cadre, la décomposition temporelle permet d'envisager l'extrait sous une
nouvelle perception, une nouvelle sensation physique, où souvent le corps humain,
flottant (au ralenti) ou trépidant (accéléré) provoquera de nouvelles expressions. Par
exemple, une particularité que nous nʼavions pas encore signalée, figure au Plan 15.
Lorsque Charlie Chaplin joue du piano de profil dans cette séquence, la mise en
accéléré de l'extrait du film ajoute à l'enjouement initial du cinéaste, une frénésie qui
semble encore plus expressive en comparaison avec le hiératisme de Godard du Plan
13. Alors l'appréhension du mouvement, humain le plus souvent, ayant perdu sa
temporalité de référence —obtenue dans la reproduction, du mouvement à 24 images
par seconde—, nous cherchons à lui substituer une nouvelle mesure du temps.
ORIGINE GRENOBLOISE
DE L'EXPERIMENTATION DES DÉCOMPOSITIONS DE STANDARDS DE LA
FICTION
Ce n'est pas dans les HdC que l'origine de l'expérimentation des déformations
temporelles se situent avec notre cinéaste, mais bien avant dans son œuvre ; c'est une
des expérimentations majeures issues de la période Grenobloise; dit autrement c'est
un des apports fondamentaux, amené par le cotoiement de Jean-Pierre Bauviala, et
dans ses diverses co-réalisations, sa rencontre avec Anne-Marie Miéville.
346
SAUVE QUI PEUT (LA VIE) est un exemple représentatif de ce que l'on a vu
précédemment.
346
. Voir quelques développements dans Ref.Film45. SAUVE QUI PEUT (LA VIE) (Co-réal avec AM
Miéville, 1980).
417
Séquence 6. Avant-propos
2ème séquence introductive / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 22 — Plan 35}
347
. Ingmar Bergman, VISKINGAR OCHROP (Cris et chuchotements,1972).
418
Signifiant ce qui avait déjà été pressenti : la règle du jeu, c'est-à-dire la règle du film
présent, doit se conformer aux inflexions de la voix, dont la direction nous est indiquée
de deux manières : les cris et les chuchotements. Ainsi pour cette séquence, pendant
que la bande-son nous suggère la présence simultanée de ces deux modes, nous
établissons un parallèle comparatif entre la femme actrice-réalisatrice et Godard. Ce
parallèle se produit tout simplement et efficacement par lʼaction du montage alterné.
- DOUBLE PRÉSENCE (de l'expression) DU SON : (CRIS ET CHUCHOTEMENTS)
- DEUX VOIX OFF, et
- DOUBLE PRÉSENCE (de la fonction) DE L'IMAGE : ACTEUR et RÉALISATEUR :
Plan 23 – (24)- 26 – 28 : TRAME DEUX. Images dʼIda Lupino et Moira Shearer (24)
La deuxième trame du montage alterné comporte Ida Lupino-actrice (Plan 23) et Ida
Lupino-cinéaste (Plan 26). Nous passons ainsi d'une image de la même personne en
tant quʼactrice devant la caméra à celle de deux autres photographies (24, 26) où la
caméra réside aux côtés dʼune femme. Le Plan 24 figure une autre actrice, Moira
Shearer actrice du film PEEPING TOM348 qui se trouve derrière la caméra. Par la suite,
le Plan 28 viendra clore la séquence : Un fondu enchaîné durant plusieurs secondes
sur le visage de l'actrice Lupino, et puisque le Plan 23 et le Plan 28 sont issus de la
même prise, on peut distinguer, dans le montage de cette séquence, une nouvelle
figure. La figure de ceinture : le Gros Plan dʼIda Lupino vient ceinturer la séquence ;
cela est comparable aussi à lʼapparition symétrique de JLG, que nous faisions
remarquer, que son image (avec la fleur) soit reproduite en tout début et à la toute fin
du film des HdC.
Le jeu de photographies différentes, dʼune même personne, nous apporte une
signification expressive par le repérage de sa situation spatiale (de Lupino) vis-à-vis de
son outil de reproduction (la caméra) toujours présent ou pour le moins impliqué. Ce
repérage garantit un indice dʼoccupation des différents postes.
348
Michael Powell, PEEPING TOM. 1964. Le choix de Godard de placer cette photographie peut être
explicitée peut-être par une familiarité de thème : action du désir de voir, tel que lʼon avait vu Lupino
regarder dans sa visionneuse dans la séquence précédente et tel que le développe le film de Powell.
Aussi cette actrice (qui nʼest pas à sa place puisquʼelle se trouve derrière la caméra) dʼun film mettant en
scène un voyeur meurtrier, vient se placer précisément (en lʼexprimant par cette manière) entre Lupino
actrice PLAN23 et Lupino réalisatrice PLAN26. La multiplicité de portraits de femmes est également
évoquée par le contenu du film de Bergman, CRIS ET CHUCHOTEMENTS. 1972.
419
(Réalisatrice = derrière la caméra, Actrice = devant la caméra).
On constatera que la lecture de la situation spatiale du sujet (homme / femme) vis à vis
de son outil pourra nous indiquer d'autres modalités informatives. Celles-ci, résidant
dans ce savoir par les images mises en place par Godard, insistent sur cette
possibilité d'apprendre et de penser avec la seule représentation (le savoir exotérique).
Cette séquence, conforme à la précédente (séquence 4), se différencie au niveau du
sujet, par lʼinversion du genre sexuel mais aussi une variante est ajoutée : la
participation de Nicholas Ray à la fin. Comme souvent, Godard a inséré une image en
fin de séquence qui appartient à la séquence suivante. Cette insertion d'images futures
se nomme Flash-Forward.
Plan 29
LE CINÉMA, COMME LE MIROIR DE NOTRE VIE DE CINÉASTE
S'il est acteur, Godard relevait la capacité du cinéaste, à travailler sur lui-même comme
personnage349. Dans cette logique, un autoportrait filmique sʼavère possible, même
dans des films de fiction normatifs ; des films non destinés directement à contenir la
puissance dʼune fonction réflexive. Cette puissance, créatrice de dualité (soi et lʼimage
de soi), est caractéristique de la mise en forme ambivalente du cinéaste utilisée depuis
le début des HdC, que cela soit avec sa propre image comme aussi avec celles qui
proviennent dʼautres cinéastes. Lʼune des terminaisons de cette procédure réflexive
réside à séparer le cinéaste de sa propre image, tel un miroir.
"Film magique où chaque image, comme l'alouette au miroir, ne renvoie qu'à elle-même, c'est-
350
à-dire nous."
349
. Ref.A42. Entretien avec Jean-Pierre Mocky (1959) et. Ref.122. Frère Jacques - Hommage à Jacques
Becker (1960).
350
. Ref.144 Orphée. (Cocteau).Critique du film.
420
tant que présence. La double présence correspondant selon Victor Hugo au grand
esprit, qui fait dans sa vie deux œuvres : son œuvre de vivant et son œuvre de
fantôme351.
Nous constaterons dans la séquence suivante, comment cet effet de double interaction
a trouvé depuis longtemps son référent théorique.
351
Cité par André S Labarthe, dans « My name is Orson Welles », CAHIERS DU CINÉMA n°117.
03/1961. p.24.
352
. Ref.144 Orphée. (Cocteau) Critique du film. CAHIERS DU CINÉMA. n°152. 02/1964. Dit autrement :
Je suis mort (le rouge est mis), mais je suis encore vivant (je suis entré en fraude) Mais aussi : la caméra
tourne (le rouge est mis), jʼentre dans le champ pour pouvoir être filmé (je suis entré en fraude). Repris
dans les HdC pour exprimer le paradoxe inverse. HdC.2b.fatale beauté. p.130 : « mais quand je suis
né/est-ce que je suis aussi/ passé en fraude/ dans le sang/ de ma mère.
353
. Wim Wenders, LIGHTNIN' OVER WATER - NICK'S MOVIE, 1973.
354
. Wenders effectue un autoportrait filmique mais par cinéaste aîné interposé. À lʼinstar de Godard envers
Chaplin dans les HdC, le choix dʼun cinéaste plus vieux à cette occasion vient illustrer et même attester
très probablement la faculté temporelle de la réflexivité du cinéaste se filmant au travail.
355
. Nous reviendrons sur ce plan plus en détails.
356
. Ref.71 Rien que le cinéma, Ref.78 Le cinéaste bien-aimé. Ref.85 Au-delà des étoiles.
357
. Ref.85 Au-delà des étoiles. CAHIERS DU CINÉMA n°79. 01/1958.
358
Nicholas Ray, BITTER VICTORY (Amère victoire) 1957.
Ref.84 Les dix meilleurs films de 1957. CAHIERS DU CINÉMA n°79. 01/1958.
421
lʼavis réprobateur général). Le cinéaste américain, également acteur (principalement
vers la fin de sa vie), participa au documentaire vidéo de Wim Wenders dont il fut le
sujet principal. La survenue inopinée de sa disparition pendant le tournage, a ajouté
une dimension narrative supplémentaire359. D'autant plus que Wenders avait demandé
à Ray de jouer sa propre mort dans un décor de studio blanc où il trônait sur un lit
d'hôpital. La mort de Ray survint donc deux fois : une fois mise en scène dans le film et
une autre fois dans la réalité (hors-champ). Il devenait par conséquent le personnage
qu'il avait joué. On assiste à l'identification du cinéaste à son personnage360.
L'utilisation de cet extrait, qui opère le double sens dʼune mort au travail, fournit une
occasion pour Godard, de représenter lʼimage de sa conception de lʼhistoire : le jeu de
correspondance de la mort avec l'acte de filmer :
"[…].c'est que vous assistez au spectacle le plus soumis aux contingences du monde, que vous
361
êtes face avec la mort." .
359
. Le film s'achève sur le jet de ses cendres dans la baie de San Francisco.
360
. Ref.122. Frère Jacques - Hommage à Jacques Becker 1960.
361
. Ref.19. Suprématie du sujet. (Strangers on a Train, Hitchcock) 1952.
362
. Ref.85. Au-delà des étoiles. CAHIERS DU CINÉMA n°79. 01/1958.
363
. Ref.74. Le cinéma et son double (The Wrong Man, Hitchcock)1957.
422
"Magie du cinéma : cette lanterne magique visite les recoins de notre histoire; elle la filme, en
365
répète les mensonges et finit par les rendre visibles."
Autrement dit : le cinéma rend visible l'histoire sous la modalité de sa répétition fictive
(les mensonges) ; le cinéma, comme cela a déjà été annoté, ainsi que toute création
artistique ne fait que répéter la création cosmogonique, elle n'est que le double de
l'histoire"366.
Plan 30
Plan de raccordement de la table de montage.
CARTON D'EXPLICATION DU DOUBLE DE LʼHISTOIRE
On a noté que les cinéastes choisis Godard depuis le début de ce film avaient tous un
point commun avec lui367. Hitchcock, Welles, Renoir, Chaplin, Lupino et Ray sont tous
des cinéastes qui ont impliqué leur corps dans leurs fictions. Ils sont ainsi producteurs
de leur propre image (en activité physique) par lʼintermédiaire réflexif de leurs films. Ils
ont procédé à des autoportraits filmés, impliquant alors la puissance, évoquée plus
haut, du film comme double de lʼhistoire mais aussi du dédoublement de leur propre
histoire, puisque répétée fictivement. JLG va tenter de nous faire comprendre la double
répétition368 par un jeu calligraphique dʼune écriture en mouvement369 résumée plus bas
par deux cartons.
devient
Plan 32 [HIS—TOI—TOI—RE] C16
364
. HdC.3b.une vague nouvelle. pp.126-127.
365
. Jean Louis Schefer, Cinématographies, Paris, Ed. P.O.L, 1998. p.7.
366
. Ref.gz 9. Pour un cinéma politique.
367
. Les cinéastes que nous venons de citer et également les deux premiers extraits de films ; même les
extraits utilisés viennent de films d'acteur-réalisateur : O.Welles et A.Hitchcock ont produit une image, de
leur propre personne, autant célèbre que leur leurs propres films.
368
. Double répétition car 1. Le cinéma comme double de lʼhistoire. 2. Autoportait : comme double du
cinéaste.
369
. Comme dans NUMÉRO DEUX, ce mouvement consiste dans le déplacement horizontal des lettrages
au génétitre vidéo : des mots inscrits se déplacent et chaque nouveau mot vient empiéter sur celui dʼavant.
423
Plan 33 [DU CINÉMA] C17
Les Cartons effectivement répètent le mot Histoire et le mot toi. Lʼidée de ce jeu
tenterait de démontrer que cʼest au centre même de lʼhistoire répétée (ici au milieu du
mot) que surgit le double du cinéaste autoportraituré, un toi désignatif.370
Le fond du plan 33 qui accueille le Carton 17 est un extrait repris du Plan 29. Extrait de
LIGHTNING OVER WATER où Nicholas Ray effectue une gestuelle toute décomposée
dans un ralenti. Et l'effet ralenti employé sʼavère amplifié par autre effet. Le film vidéo
revient en avant et arrière comme la pellicule sur la table de montage (Plan 13). Cet
effet que la tête vidéo peut lire en aller-retour en effet discontinu, rappelle un précédent
procédé dans le domaine musical : le scratch. Si on peut admettre qu'il s'agit ici du
même procédé (sauf que la matière perçue est visuelle), nous allons nous pencher sur
son procédé pour venir éclairer la justification dʼun tel acte, car plusieurs fois, dans les
HdC, il est utilisé.
Voir Ref.Film41. NUMÉRO DEUX (Co-réal. A.M.Miéville, 1975). Le film dʼailleurs joue aussi sur
lʼétymologie du mot cinéma (écriture du mouvement).
370
. On retrouve le même procédé de redoublement issu du titre du film plus tard dans le film. Où ce toi toi
semble sʼapparenter à diverses séries de couples dont une photo dʼAnne Wiazemsky (seconde femme de
Godard). HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.154-155.
424
disque de sa fonction première, pour le considérer comme un instrument de musique et
non plus seulement comme un appareil de diffusion du son. Le son issu est très
caractéristique et sʼappelle un scratch371.
« Le scratch désigne la production dʼun son parasite par frottement irrégulier du diamant sur le
372
sillon dʼun disque vinyle » .
Cette digression nʼest pas tout à fait déplacée dans cette étude car avant même
l'invention du scratching, Godard avait effectué, dans un film, une intervention musicale
tout à fait similaire : l'écoute, répétée, sur une platine-disque, d'un même extrait très
371
. John Ferrald, Last nite a DJ save my life, History of modern dance music, New-York. Faber Publishing,
2002. CH4. p.170.
372
. Emmanuelle André, « En souvenir du Pr Charcot. Le démontage hystérique de Martin Arnold. »,
TRAFIC n°49.Printemps 2001.p.64. Il semble important de rappeller que ce terme scratch nʼest pas ici le
terme équivalent au grattage, griffure pour enlever lʼémulsion sur la pellicule ; cʼest lʼun des procédés
simplissime pour dessiner et projeter, employé par Michael Snow ou Stan Brakhage.
373
. Le DJ sélectionne par exemple un seul claquement de main. Il joue le son du claquement puis revient
en arrière on entend donc le son à lʼenvers de celui-ci, puis une nouvelle fois le claquement puis en arrière
jusquʼà produire manuellement un rythme à deux temps.
374
. Au début des années 90, depuis lʼapparition du dvd dans le commerce, il existe des V-Jays des Video-
Jays, qui effectue pendant des soirées dansantes, des projections de film ou de vidéo en direct et insérant
425
court de musique ; c'était pendant une incorporation : la figuration qu'il fit dans le
premier long-métrage dʼEric Rohmer en 1959375. Ce geste peut certainement être établi
en rapport direct avec les techniques dʼavant-garde musicale dʼalors, dont le principe
de la selection dʼune boucle (loop), lʼéchantillonnage établi par exemple par Pierre
Schaeffer, se rapprocherait le plus376. Mais aussi on peut placer les décompositions
des HdC dans le prolongement de ce geste inaugural et des expérimentations vidéos
des années Grenobloises.
Pour finir sur ce sujet, il semble important de faire remarquer, comme nous lʼavons fait
dans lʼintroduction, que Godard nʼest évidemment pas seul à produire ce genre de
pratique. Des cinéastes du cinéma dit « expérimental », comme Peter Tscherkassky ou
Martin Arnold ont effectué des recherches également comparables. LʼAutrichien de
l'avant-garde cinématographique, Martin Arnold, a recréé un équivalent
cinématographique de ce scratch. Le plan 33 est tout à fait comparable formellement
avec le style de certains de ses films car l'effet que nous avons décrit peut être
analogue à la technique qu'il utilise. Dʼabord comme JLG, il remploie des films
hollywoodiens. Ensuite Il procède techniquement en revenant en avant et en arrière sur
des extraits, en les décomposant en altérant son écoulement par ralentissement
extrême de sa vitesse de projection377. Mais il ne sʼagit pas dʼune intervention en direct,
son travail est rendu possible grâce à une tireuse optique quʼil a construit, projetant
ainsi des nouvelles durées378.
également des trucages, effets et scratchs visuels ; ils effectuent des décompositions dʼimages tout à fait
similaires dans le principe avec ce que produit Godard.
375
. Ref.FilmA6. LE SIGNE DU LION (réal. E.Rohmer, 1959). Voir Un geste musical : la prévision du
sampler.
376
. Collectif, La musique et ses problèmes contemporains, Paris, Ed. Gallimard. Coll. Cahiers Renaud
Barrault. 1963.
377
. Emmanuelle André, « En souvenir du Pr Charcot. Le démontage hystérique de Martin Arnold. »,
TRAFIC n°49. Printemps 2001.p.64.
378
. Christa Blümlinger « Cultures de remploi - questions de cinéma», TRAFIC n° 50, Été 2004. p.237: La
levée de la chaise d'un enfant américain des années 50 qui prenait son petit déjeuner et qui quitte la
table,(…) ce geste qui ne prenait que deux trois secondes, dure cinq minutes, « revenant sur les mêmes
écorces de gestes jusqu'à rendre toute tranquilité et joie de vivre, épilepsie, hantise et hystérie.”
426
situations tragiques à lʼorigine379. De plus, on verra plus tard, si cet effet flash peut
s'avèrer difficile à décrire au regard des incohérences des gestes et expressions des
personnages, lorsque le fond s'avère être composé en fondu d'un autre extrait de film,
cela complique dʼautant plus notre tâche. Auquel cas, une des deux images, dans le
fondu enchaîné, prend le pouvoir380sur l'autre et cette dernière tente de subsister par
intermittence de ces effets d'insertion.
Plan 34
Un photogramme en couleurs, représente Godard en silhouette sombre, de dos. Il est
identifiable grâce aux lunettes carrées. Cʼest une séance de travail dans sa salle de
mixage. La photographie provient probablement du film SCÉNARIO DU FILM PASSION381.
Elle vient remplacer la reproduction d'un peinture d'un enfant par Picasso (présente
dans la Version 2). Nous rappelons que le remplacement a été effectué suite au refus
de la demande de reproduction aux ayant-droits 382. Cʼest une photo où le cinéaste est
au travail, et dans ce film très particulier, nous sommes devant un écran blanc et JLG
fait apparaître les images au rythme du son et de sa parole.
Certains chercheurs sur le film HdC, (comme dernièrement Celine Scemama) ont une
autre possibilité quant à la reconnaissance de cette photographie. Il sʼagirait dʼune
reproduction photographique, de lʼimage de Jean-Paul Sartre de dos.
379
Ref.Film46b. SAUVE QUI PEUT (LA VIE). Une femme à bicyclette ou un homme renversé par une
voiture. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986. Une
figurante ouvre la bouche et reste bloquée ainsi.
380
. Expression que Godard employait lui-même dans ses films théoriques.
Ref.Film40. ICI ET AILLEURS (Co-réal. A.M.Miéville, 1974). Ref.Film41. NUMÉRO DEUX (Co-réal.
A.M.Miéville, 1975). Ref.Film50. CHANGER D'IMAGE. 1982.
381
. Ref.Film49C. SCÉNARIO DU FILM PASSION. 1985. Voir Philippe Dubois, « The Written Screen », For
Ever Godard, Black Dog Publishing, London, 2004.p.246.
382
Signalons que Godard a préféré peindre lui-même le plus souvent, des sujets, copiant vaguement ces
peintures ou aquarelles incriminés (Picasso, De Staël, Matisse), au lieu d'y substituer, comme c'est le cas
ici, un élément radicalement différent; la copie manuelle comme copie étant jusqu'à ce jour une pratique
non répréhensible. On sait, traditionnellement dans les Arts et Littérature, l'avenir pécuniaire des œuvres
de l'artiste qui une fois disparu, suscite l'enjeu de convoitises familiales. Ces mêmes artistes ont souvent
vécu pauvrement, exil volontaire ou voire délaissés par le conformisme bourgeois de leurs familles, et que
le droit d'héritage, —aberrant quand il s'agit d'art—, vient les conforter de leur bon droit, celui de pouvoir
jouir du legs de celui qu'ils avaient conspué. Le cas de Nicolas De Staël (qui a fini par se défenestrer) ne
vient nullement affirmer le contraire.
427
Plan 35 SYMÉTRIE DE LA PRÉSENCE DES COUPLES
Une photo de PIERROT LE FOU383 où Anna Karina embrasse Belmondo vient clore la
séquence, mais aussi, l'Avant-propos. Le sujet de cette photo384entre en
correspondance avec le Plan 14 : le plan de Paulette Godard et Chaplin, qui venait
après celui de Godard-présentateur. La représentation du dernier plan de cette
séquence rejoint celui du premier plan de la séquence précédente, puisque Anna
Karina a été la femme de Jean-Luc Godard (et Paulette Godard celle de Chaplin). Le
Plan 14 et le Plan 35 se rejoignent par un effet de symétrie inversé, c'est-à-dire encore
une fois encore par la figure du miroir, Chaplin et Belmondo jouant des figures du
dédoublement de JLG.
Auquel cas de lʼapparition de Sartre pour le plan 35, cʼest lʼun des auteurs que Godard
cite à travers le titre de lʼun de ses romans les plus connus : LA NAUSÉE385, ce roman
« légèrement » autobiographique met en scène un personnage qui se pense historien
qui évoque la montée des évènements en Europe en 1938. Sarte pourrait être, à
lʼinstar de Malraux, pour Godard lʼun des modèles possibles quant à lʼexercice de
lʼhistoire. Figure dʼun historien qui sʼengage sur le plan politique. Il viendrait offrir un
autre versant dʼun personnage vers lequel JLG pourrait sʼidentifier.
Ainsi Belmondo serait acteur du cinéma et Sartre acteur de lʼhistoire.
Sartre fut une figure de lʼengagement intellectuel. Lʼexemplarité dʼun homme qui a su
réfléchir sur les évènements tout en intervenant directement quand il estimait que cela
pouvait être utile. (engagement contre la guerre dʼAlgérie, et lʼhonneur dʼavoir refusé le
Nobel, vente de La Cause du Peuple). JPS représente ce type de combattant, acteur
de lʼhistoire donc, en dehors de sa célèbre erreur dʼappréciation dʼOrson Welles quand
il fit la critique de Citizen Kane dans les Temps Modernes ; ce quʼavait souligné JLG
dans 2 X 50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS386.
383
. Ref.Film19. PIERROT LE FOU. 1965.
384
. L'avant-propos se compose de cette séquence et des trois précédentes : séq 4, (5 générique) & 6.
385
. Jean-Paul Sartre, La nausée, Ed. Gallimard, 1938, Paris.
428
Séquence 7. LE FEU PATERNEL
3ème séquence d'introduction / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 36 — Plan 44}
L'effet du premier doublement est dû au jeu du présentateur. Jeu dans un sens théâtral
car il se dicte à lui-même ce qu'il tape et l'effet hachée, sans aucun doute, renforce
l'écoute. Le redoublement, et la phrase cette fois-ci, peuvent renvoyer au brisé du titre
du film de Griffith387. Le titre LE LYS BRISÉ se signale dans une double séparation :
— séparation interne au titre : les mots sont répétés deux fois chacun à la suite.
[LE LYS // LE LYS, BRISÉ // BRISÉ]
— séparation externe, la phrase composée des deux mots ensemble répétés deux fois.
[LE LYS BRISÉ // LE LYS BRISÉ]
386
. Ref Film75. 2x50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS (co-réal A.M.Miéville) (1995).
429
APPARITION DE PORTRAITS CÉLÈBRES : QUATRE CINEASTES
On verra que cette double séparation correspond à une figure esthétique aisément
assimilable à un des schémas classiques de la description topographique : la figure du
tore388. Deux paires de portraits photographiques de cinéastes viennent se placer par
alternance, une différence par rapport aux séquences précédentes car nous sommes
en présence de cinéastes en plus grand nombre. Dans lʼacheminement du film, nous
passons à un niveau supérieur de puissance dans le calcul du dédoublement. À
lʼexemple de la biologie, à laquelle le récit de lʼhistoire du Cinéma, selon JLG, devrait
essayer de prendre modèle389, nous pouvons associer ces signes aux images des
cellules qui se reproduisent elles-mêmes. (1 donne 2 puis donne 4)
De plus, un autre élément filmique est associé à la paire à chaque fois. Ce sont deux
types d'interventions du Godard-narrateur. ils entrent en opposition formelle : ici la voix-
off (son sur Plans 37-38) et là l'inscription d'un carton (image sur Plans 40-41).
387
. David Wark Griffith, BROKEN BLOSSOMS (Le lys brisé, 1919).
388
. Stephen Barr, Expériences de topologie (1964), Paris, Ed.Lysimaque.1987.p.34 : le tore se présente
comme un beignet avec un trou au milieu. 2 paires de bords joint deux à deux, 2 faces, 0 bord. On
relèvera que cette figure est apparue bien plutôt déjà ; dans les HdC, ainsi on peut configurer le tore au lot
des quatre phrases dʼincipit. Puis dans ses écrits, quand il produit succintement une double comparaison,
une externe et une autre interne envers un cinéaste apprécié. Ref.A23. Mizoguchi fut le plus grand
cinéaste japonais. Arts n° 656, 02-1958.
389
. Ref.173 : “Je voudrais raconter l'histoire du cinéma pas seulement d'une manière chronologique mais
plutôt un peu archéologique ou biologique.”
Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros. 1980.p.21.
430
•Pendant que le premier couple Classique-Moderne (Griffith-Ray) apparaît, Godard-
narrateur cite le film de Griffith : Le Lys brisé
•Sur le second couple Classique-Moderne (Ford-Rossellini), Godard-narrateur inscrit à
l'image de son discours, lʼinterrogation freudienne :
LʼAdresse paternelle témoigne dʼun esprit de filiation que JLG réclame par une
invective paradoxale. Cʼest une provocation car dans le cas présent on peut trouver
surprenant quʼun fils remette en question (père ne vois-tu pas ?) ce à quoi les pères
étaient justement parvenus : lʼentrée dans lʼhistoire du cinéma par lʼexercice de leurs
regards. Aussi Godard remet en cause, doté de cette étrange question, la fonction de
leur identité même : leur vision.
La reconnaissance de la parenté pourrait sʼeffectuer dans une atrophie commune.
Ainsi Godard brûle392, se consume, —est même déjà mort dans le rêve cité par
Freud— tandis que le père est aveuglé. On peut retrouver la notion dans une
disposition générationnelle des paires.
390
Sigmund Freud, Lʼinterprétation des rêves, Paris, Ed.P.U.F., 1993. pp.433-434. Cité par Jean-Louis
Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010. p.85.
391
. Proche de la ultima verba du christ lors de sa crucifixion. Signe dʼune mise en doute du fils par rapport
à Dieu son père qui lʼabandonne.
392
. La signification de ce Que je brûle est multiple. On peut supposer que ce fait décrit la plainte dʼun
homme mis au bûcher, et son interpellation paternelle semble accorder que son père lʼy a placé, ou bien
lui demande de le sauver ; sinon en termes au figuré cela pourrait donner : père ne vois-tu pas que je suis
tout proche du but.
431
De cette évolution filiale, Godard définit le premier stade par ces deux cinéastes
(Griffith et Ford) que l'on pourrait désigner à l'instar d'Irving Thalberg de Pères
Fondateurs 393.
B/ LA FIGURE DU TORE
"Ce double mouvement qui nous projette vers autrui en même temps qu'il nous ramène au fond
394
de nous même, définit physiquement le cinéma."
« Si la poésie apparaît à chaque plan que tourne Mizoguchi, c'est que, comme chez Murnau,
395
elle est le reflet instinctif de la noblesse inventive de son auteur. »
393
. HdC.1a.toutes les histoires. PLANS 121-122.
394
. Ref.151. Pierrot mon ami. CAHIERS DU CINEMA n°171. 09/1965.
432
C/ DESCRIPTIONS ET COMMENTAIRES DE LA SÉQUENCE 7 (Reprise)
On doit tenter d'essayer de trouver l'intelligence du rendu que le montage suscite, par
la mise en couple des cinéastes. Chaque paire de cinéastes pourrait représenter un
mouvement historique, l'un des passages esthétiques du cinéma quʼils incarnent par
leur réunion, ou produit par leur différence, leur écart.
Godard avait déjà associé ces quatre mêmes personnalités quand il énonçait des listes
de cinéastes, au moment de son activité critique396. Cette évocation notable peut
conformer les paires sur une appellation générique catégorielle : la première est
évolutive, la seconde en confrontation.
Si nous affirmons que le slash« / » [de«x / y»] se définit comme versus, cʼest-à-dire “x
contre y” ou bien encore “x vers y ”, (ce qui est antinomique), c'est qu'il s'agit, avant
tout paradoxe, de chercher à définir la valeur de la relation des deux éléments mis en
présence par une intervalle. En fait il ne s'agit pas, on va le voir, d'une réelle antinomie,
puisque l'évolution naturelle des générations postérieures (la seconde partie de chaque
paire) qui sʼétablissent en filiation, doivent souvent, pour se distinguer, s'opposer à
ceux qui les ont supportés (la première partie de chaque paire). Les suppôts évoluent,
se distinguent des anciens en se situant contre eux, pour enfin les rejoindre. Relevons
à cet instant que la modernité cinématographique s'est elle-même définie comme la
rupture avec la génération ancienne, au-dessus d'elle, les classiques. Tout en
s'opposant par principe à leurs aînés, les modernes se sont en fait rapprochés et ont
395
.Ref.A23. Mizoguchi fut le plus grand cinéaste japonais. Arts n° 656, 02-1958.
396
. Ref.71. Pour l'opposition, GRIFFITH//RAY -> THÉATRE//CINÉMA.
ème
et Ref.173. 8 voyage.p.304. Pour l'opposition, FORD // ROSSELLINI : LOST PATROL(JF,1934)// ROMA
CITA APERTA (RR,1946).
433
revendiqué une autre branche, moins reconnue historiquement397. L'histoire du cinéma
désigna enfin, ceux-là mêmes qui nʼétaient pas pris en compte, comme classiques. On
peut évoquer à ce propos la phrase de Jacques Rivette qui constatait que les
modernes étaient des classiques qui ont « réussi »398.
Dans le respect chronologique, il est possible dʼassocier les premières parties des
paires pour faire face aux secondes et obtenir une troisième copulation :
397
. François Truffaut, “Une certaine tendance du cinéma Français”, CAHIERS DU CINÉMA n°31. 01/1954.
p.15-29. La véritable revendication s'est fait en s'opposant aux cinéastes bourgeois (Autant-Lara,
Delannoy) et en s'affiliant à des cinéastes non reconnus ni par la critique d'alors, ni par le « grand public »,
(Cocteau, Renoir, Ophuls, Tati, Bresson, Becker). Daney allègue quʼil y avait également les oncles,
cinéastes trop proches en terme de génération pour être des pères : Rouch, Melville, Leenhardt. Cʼest
cette appellation familiale que Godard adoptera pour former lʼun de ses personnages dʼidiot : Oncle Jean.
Ref.Film49B. PASSION. 1981.
398
. Jacques Rivette, « Le génie de Howard Hawks », CAHIERS DU CINÉMA n°23. 05/1953.
399
Ref.105. Super Mann. (Anthony Mann, MAN OF THE WEST, [L'HOMME DE L'OUEST]).n°92. 02/1959.
434
produire une figure esthétique, allait être institué par un grand nombre de cinéastes de
la Nouvelle Vague.
Premier pan d'une définition du cinéma par l'axe Griffith-Ray : LE MONTAGE
« Tous les grands films de fictions tendent au documentaire, comme tous les grands
400
documentaires tendent à la fiction » .
John Ford est un cinéaste considéré par Godard comme un romancier à la Walter
Scott401. Il déploie une forme au service dʼun récit imaginaire (romanesque), entamant
alors l'age du cinéma classique, ce quʼavec le néo-réalisme, Rossellini va clore. Ce
dernier va questionner, dans le mécanisme du film de fiction, l'appartenance des
images au seul mode de lʼimaginaire, or pour cela il abandonnera de fait la distinction
fiction/documentaire. Le cinéaste italien intègrera alors des vues réelles (documents de
lʼItalie en ruines) reproduite par le cinéma, dans le processus narratif de la fiction, que
cela soit par montage alterné —Voir les images documentaires des femmes enceintes
que regarde en contre-champ, l'actrice hollywoodienne Ingrid Bergman, dans VOYAGE
402
EN ITALIE —, ou même —toujours Ingrid Bergman, filmée sur un bateau avec des
pêcheurs, assiste à une véritable pêche aux thons, dans STROMBOLI403— cʼest à
lʼintérieur dʼun même plan, la rencontre fiction/documentaire sʼeffectue.
400
. Ref.109. L'Afrique vous parle de la fin et des moyens (Jean Rouch, MOI, UN NOIR). 1959.
401
. Ref. 105. Super Mann. (Anthony Mann, MAN OF THE WEST, [L'HOMME DE L'OUEST]).n°92.
02/1959.
402
. Roberto Rossellini, VIAGGIO IN ITALIA (Le voyage en Italie/ Lʼamour est le plus fort, 1954).
403
Roberto Rossellini, STOMBOLI. 1951.
435
Le deuxième pan de la définition du cinéma par l'axe Ford-Rossellini découle de ce
rapport historique. il se présente sous une allure esthétique plus complexe. Il réside
dans l'opposition de la FICTION avec le DOCUMENTAIRE (LE RÉEL).
Lorsque l'on tente de réfléchir sur le produit du rapport Ford-Rossellini, on se rend bien
vite à l'évidence quʼune difficulté réside dans la profusion de ces acceptions
hypothétiques. Une dernière formulation significative va pouvoir nous servir de
dénouement, car il admet l'avis même de Godard. Les deux cinéastes sont cités dans
un autre ensemble représentatif de la technique de cadrage, parce que ceux-ci,
justement, n'en n'effectuent pas. La force est contenue par leur absence.
409
"Absence de cadre chez Ford et Rossellini"
Dans lʼédification de la figure de cette séquence, cela pourrait être la réponse opposée
à la positivité du montage. On obtient ainsi :
# Invention puis excès [montage], ensuite imposition puis absence [cadrage].
# Griffith puis Ray [montage], ensuite Ford puis Rossellini [cadrage].
404
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980. pp.304-307. Deux
des films sélectionnés pour le Huitième voyage étaient : J.Ford. : THE LOST PATROL (La patrouille
perdue, 1934), et R.Rossellini. : ROMA, CITA APERTA (Rome, Ville ouverte, 1945).
405
. Le film sur la guerre PAISA, (R.Rossellini, 1946) offre certainement le meilleur exemple de cette quête.
406
. REF. 105. Super Mann (Anthony Mann, MAN OF THE WEST, [L'HOMME DE L'OUEST]).n°92.
02/1959.
407 TH
. John Ford, DECEMBER 7 . 1943.
408
. Pascal Bonitzer, “Écran du fantasme”, CAHIERS DU CINÉMA, n°229.08/1971. p.48.
409
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980. p.15.
436
ABSENCE DE CADRE CHEZ ROSSELLINI
On constatera que le fait dʼassocier ces cinéastes à la pratique du cadrage, suscite
chez JLG certaines observations. En effet, on peut aisément comprendre et attester
l'absence de cadre chez Rossellini comme une conséquence généralisatrice des son
parti pris esthétique, qu'il résume avec sa célèbre question : “Les choses sont là /
410
pourquoi les manipuler ?" La volonté dʼastreindre la réalisation dʼune fiction, à un mode
de production documentaire, revient à désirer filmer la réalité telle qu'elle se présente,
et donc sans souci préparatoire dʼévacuer la population de lʼarrière fond son décor,
comme lʼinstallation de lumières pour faire un cadre qui pourrait retarder et faire
manquer ce que lʼon voulait filmer en prime abord. Cʼest donc lʼaspect soudain qui peut
provoquer lʼabscence de cadre chez Rossellini.
410
. HdC. 3a.la monnaie de l'absolu. p.93.
411
. Lʼune des caractéristiques de lʼesthétique fordienne est la constance. Les éléments qui ont déterminés
son style sont affirmés très tot et nʼont dès lors subi peu dʼévolution.
Jean Mitry, John Ford, Paris, Ed. Universitaires. Coll. Classiques du cinéma. 1964.p.45 :« Robert Parrish
notait que Ford faisait partie de ce petit groupe de cinéastes américains qui nʼont jamais changé avec les
années ».
412
. Nicolas Saada, John Ford, Ed. Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs.1999.
Nous affirmons que cʼest le geste du cinéaste car il devait certainement produire des directives en ce sens,
puisque lʼon constate cette constante visuelle avec des chefs opérateurs différents.
413
. Jean Mitry, John Ford, Paris, Ed. Universitaires. Coll. Classiques du cinéma. 1964.p.20.
437
comme exemplairement une contre-plongée souterraine414. Aucun mouvement nʼest
sans cause, Ford borne lʼappareil à une stricte économie415.
L'absence de cadre devrait alors peut-être se lire comme absence de mouvement du
cadre. Lʼacception demeurant plus générale, elle pourrait alors être plus représentative
dʼun cinéma classique qui joue sur la transparence du récit. La robe sans coutures de
la réalité bazinienne vient corroborer lʼidée de ne pas rendre expressifs les éléments
mêmes de la fabrication du film (montage, cadre…).
F/ COMMENTAIRES DE LA SÉQUENCE 7
L'histoire du cinéma conté par JLG contiendrait plusieurs éléments qui nous sont
transmis directement par la seule valeur du visage des cinéastes. Leur existence —et
son affirmation manifeste que témoigne le visage— suffit à impliquer ce qui a fait leur
particularité historique ainsi que leur style. Godard va placer, dans le processus des
HdC, des éléments concepteurs qui parviendront à symboliser cette transmission. Ce
qui revient à énoncer que, pour Godard, les cinéastes sont simultanément des
représentants de leurs œuvres, et des témoins historiques probants du cinéma par les
414
. John Ford, THE IRON HORSE. 1922. Le train fonce vers le spectateur et passe par-dessus la caméra
(La caméra était enterrée) De lʼavis de Ford il est le premier à lʼavoir fait.
415
. Nous évoquons son style, et cela ne veut pas dire quʼil nʼy ait jamais de mouvement dʼappareil chez
Ford, au contraire, mais on notera quʼils sont suffisamment rares pour que le spectateur le note dès quʼils
apparaissent. On donne à cette occasion lʼexemple du fameux panoramique sur un paysage découvrant
soudainement les Indiens qui attaquent dans STAGECOACH. 1936.
416
. Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma. Les films, Paris, Ed. R.Laffont, 1992. p.862.
417
. Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010. p.84.
438
films ; et aussi des visages dans lesquels il va pouvoir lui-même sʼidentifier. Car
comme lui, ce sont des acteurs de lʼhistoire du cinéma dotés dʼune double fonction :
comme Godard-narrateur, ils possèdent une fonction active qui consiste à transmettre
(lʼhistoire et le cinéma) par lʼimage, et comme le Godard-présentateur, ils ont la
fonction visuelle (lʼemblème du visage) de pouvoir être identifiés dans ce processus.
Godard tente de nous démontrer, par la disposition dʼéléments concepteurs aux
cinéastes, toute la puissance de cette incarnation, que le visage de ceux qui ont fait les
films précède le cinéma, avant même que nous sachions et connaissions ce que c'est,
(objet de la séquence 8). Voyons comment ces éléments concepteurs sont disposés
en préalable:
— Le MONTAGE dans la positivité de son invention (GRIFFITH) jusqu'à l'excès de sa
transgression (RAY).
— Le CADRE comme puissance invisible (absente pour ROSSELLINI, fixe pour
FORD).
— La puissance de la FICTION
accédant au MONTAGE (GRIFFITH) et converti aux IMAGES (FORD) du classicisme
(Hollywoodien), jusquʼà l'appréhension du RÉEL, que la Seconde Guerre Mondiale a
remis en cause, pour changer et abandonner ce qui distinguait la ligne documentaire /
fiction ainsi que les normes de sa représentation.
Le cinéma accèdera à une nouvelle étape de sa maturité : son age moderne
(ROSSELLINI, RAY)
418
. Ref.165. Tout seul. , Tant que Truffaut était là, il prouvait à lui tout seul que la Nouvelle Vague pouvait
rencontrer le succès public, et critique. Cela les faisait taire. « LE ROMAN DE FRANÇOIS TRUFFAUT »,
CAHIERS DU CINEMA , n°Hors-Série, 11/1984, Paris, Ed. de L'Étoile.
439
cinéastes essayeront de chercher des explications vers des cinéastes plus anciens
pour déjouer ou au moins comprendre leur défaite (lʼincendie). Ce mouvement de
retour vers les pères nʼest pas anodin. Il sʼinscrit dans la figure que Godard a façonnée
avec le regard dʼEurydice qui se tourne vers Orphée419.
420 421
[LE CINÉMA / AUTORISE ORPHÉE] [ DE SE RETOURNER / SANS FAIRE MOURIR]
422
[ EURYDICE ]
Godard appartient à la Nouvelle Vague —dont Rossellini est considéré comme lʼun des
pères— et celle-ci est une génération qui a effectué un cinéma selon un regard/savoir
tourné vers lʼhistoire des films. Leur modernité peut être revendiquée comme le cri dʼun
enfant de la Cinémathèque, qui vient remettre en cause —et l'acte de remettre en
cause confère encore une véritable légitimité à la vertu que l'on conteste— ce qu'avait
fondé leur pères. La remise en cause étant la connaissance nécessaire —sous peine
dʼimitation— à lʼinvention dʼune nouvelle manière de filmer423. Lʼinstitution dʼune
méthode dont lʼimplication physique de lʼauteur fut, entre autres lʼélément
caractéristique. Cette invention nʼaurai pas dʼavenir (donc le fils ne deviendra pas un
père lui-même) dʼoù le questionnement désespéré du fils au père et du constat mortel
le consumant.
419
. Ref.103.Chacun son Tours. CAHIERS DU CINEMA n°92. 02/1959 : « après la traversée des
apparences, il retrouve le cinéma comme Orphée, Eurydice."
420
. HdC.2a.seul le cinéma. p.96.
421
. HdC.2a. seul le cinéma. p.97.
422
. HdC. 2b.fatale beauté. p.114.
423
. « Il faut détruire ce que lʼon a fait, pour refaire de nouveau, sinon on imite. » Marguerite Duras. LE
CIMETIERE ANGLAIS. Entretien avec Dominique Noguez, INA, Ed.Benoit Jacob. 1983.
440
Séquence 8. QU'EST-CE QUE LE CINÉMA ?
[LE CINÉMA SUBSTITUE À NOTRE REGARD UN MONDE QUI S'ACCORDE À NOS DÉSIRS]
Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
{Plan 45 — Plan 72)
Nous avons produit une introduction car, à la différence des autres, cette Séquence 8
se trouve être beaucoup plus imposante et importante, tant par son nombre élevé de
plans et sa durée que par la situation centrale dans cet épisode.
Cette nouvelle séquence, dans son ensemble, semble vouloir répondre à l'interrogation
célèbre : Qu'est-ce que le cinéma?424 Or cette même question, Godard prit soin dʼy
répondre dans sa toute première publication dʼun article éponyme. Il avait alors 22
ans 425. Attribuée avec raison à Bazin, la phrase fut même placée en titre du recueil
posthume de ses articles 426. Ce questionnement ontologique offre aux historiens et
critiques de cinéma la chance de pouvoir en quelque sorte tenir dans le creux de leur
main toute l'histoire de l'art du cinéma.427 Nous pouvons citer comment la revue TRAFIC
la retint pour démontrer alors tout l'enjeu symbolique qu'elle suscite encore de nos
jours. Ainsi, la parution anniversaire de son numéro 50 en fit les termes de son sujet
imposé aux cinquante intervenants428.
424
. Cʼest la raison pour laquelle nous lʼavons reprise en intitulant cette partie.
425
. Ref.001. Qu'est-ce que le cinéma ? LES AMIS DU CINÉMA N°1. 1952. également JLG posa cette
question dans les HdC, dans le 3a.la monnaie de lʼabsolu. p.42
426
. André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? (4 volumes), Paris, Ed. du Cerf, 1959. Cette édition fut établie
par André S. Labarthe et Janine Bazin. Le dernier volume fut posthume.
427
. Iouri Tsivyan, “Qu'est-ce que le cinéma? : une réponse agnostique”, TRAFIC n°55, Automne 2005.
p.114.
428
. TRAFIC n°50, Été 2004. « “Qu'est-ce que le cinéma ?” Question qu'il (Jean-Claude Biette) avait lui-
même posée au seuil de ce cinquantième numéro de la revue Trafic. » (Patrice Rollet)
441
de définir le cinéma, entamant alors véritablement ses Histoires (s) du cinéma, dont
une phrase, jouant comme leitmotiv visuel, va venir couronner lʼensemble de
lʼorganisation de la séquence :
[LE CINÉMA SUBSTITUE À NOTRE REGARD UN MONDE QUI S'ACCORDE À NOS DÉSIRS].
Voix-off :
« ANDRÉ BAZIN A DIT : LE CINÉMA SUBSTITUE À NOTRE REGARD UN MONDE QUI
S'ACCORDE À NOS DÉSIRS, LE MÉPRIS EST L'HISTOIRE DE CE DÉSIR. »
429
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963. Voir § Liaisons historiques des auteurs par la parole : Guitry, Welles,
Godard, où nous sommes revenus plus en détails sur les conditions formelles du générique et de la réalité
problématique de cette attribution. Cʼest pendant le générique de début, alors que lʼon découvre le chef-
opérateur du film, Raoul Coutard sur une Dolly effectuer un travelling, la voix off qui énonce le titre du film
et le reste du générique habituel, conclut avec « André Bazin a dit le cinéma substitue… ».
430
. On assiste à une translation similaire à ce que JLG remarquait au Cinéma Italien : la langue de Bazin et
de Mourlet était passée dans les images.
431
. L'incrustation est le terme technique qu'on attribue généralement à une phrase ou une image qui vient
s'insérer électroniquement dans un plan lors de la phase du montage. Lʼincrustation prend ce nom parce
que son trucage (dʼapposition) est toujours visible, dʼailleurs elle sʼavère dʼune taille plus réduite que
lʼimage dans laquelle elle sʼinsère.
442
B/ LA FIGURE DE LA RONDE
Godard a déjà produit plusieurs types de figures de ronde dans les HdC mais aussi
auparavant dans d'autres de ses films ; La figure se trouvait assortie de phrases qu'il
estimait suffisamment importantes pour pouvoir bénéficier de ce traitement
remarquable.
Tout dʼabord, retenons que la figure (re)copie la structure du défilé de l'opération
cinématographique, ensuite nous allons établir comment il procède à la construction de
la figure :
Au départ, il découpe la continuité dʼune phrase en plusieurs morceaux, puis, soit il les
donne à des comédiens pour la clamer successivement, groupe après groupe, soit il
recopie et inscrit les bribes de phrase sur des cartons432, ou soit encore les deux à la
fois, —c'est-à-dire filmant des comédiens montrant les cartons revendicatifs433—.
Ensuite placés les uns à la suite des autres (soit les acteurs disant/montrant leur bout
de phrase, soit les cartons dans le montage) figurant l'ordre reproduit de la phrase, qui
ainsi défilent devant la caméra, le sens en entier ne nous parviendra, à la seule
condition d'avoir bien suivi l'ensemble.
Formellement, on notera que la figure dans cette première description est comparable
à la construction dʼun générique (inserts de cartons successifs). Nous allons devoir
entrer plus en détails pour lui adjoindre des éléments qui la définit comme ronde.
432
. Ce sont des cartons de plusieurs sortes : insérés électroniquement ou réels (cʼest-à-dire banc-titrés).
On notera quʼavant le trucage électronique (milieu des années 70), le cinéma de fiction effectuait, selon
ces deux procédés, ses génériques : En trucages incrustants (par effet de contretypes) Ref.Film19.
PIERROT LE FOU. 1965. ou bien, les cartons étaient peints et on les filmait directement. On se rappelle
du dispositif hollywoodien, chez Richard Thorpe (IVANHOÉ, 1952.MGM) dʼun générique sous forme dʼun
grand livre doré dont on tourne les pages indiquant le titre du film et les noms des participants. Godard par
ailleurs parodia le principe successif en filmant, en début de film, les noms des vedettes inscrites, non plus
sur des cartons mais sur les pages dʼun chéquier de la production dont la signature rythmait le générique.
Voir Ref.Film38. TOUT VA BIEN (Co-réal JP Gorin, 1972) § Esthétique du banc-titrage.
433
. Ref.Film40. ICI ET AILLEURS (Co-réal. AM Miéville, 1974).
443
de lʼinsert de la phrase décomposée qui est mise en valeur. Et nous pouvons adjoindre
à cette dernière, lʼimage du ressort 434. Cette ronde de la séquence 8 correspond à la
deuxième variation. Elle est une transposition visuelle de la voix-off fluctuante d'un
narrateur.
Dans l'œuvre de Godard, cette figure trouve ses premières mises en pratiques dans
certains des films muets des CINÉ-TRACTS435. Certains critiques affirmèrent que la
figure de défilement quʼon trouve dans les films godardiens des années 70/80, calquait
probablement le défilé de la bande passante du film436, puisque la succession (des
cartons/personnes) enchaîne les figures immobiles437, mais arrangeons sur ce point : il
faut y adjoindre lʼimage de la boucle ou du ressort, pour compléter et produire la figure
de la ronde destinant ainsi la part répétitive que cette chaîne peut produire438 ; la
perpétuation de sa ronde en quelque sorte, à lʼinstar de certains cinéastes
expérimentaux travaillant concrètement sur les boucles (loop) d'un film passant ad
libitum dans le projecteur439.
Nous allons tenter dʼévaluer lʼenjeu de la présence de cette figure de la ronde qui court
au travers de la Séquence 8. Quelle est la motivation conceptuelle, à vouloir placer une
telle figure dans ce film ? Il demeure important de connaître ce choix. Godard essaye,
par ce moyen, de nous révéler le fonctionnement même de lʼopération
cinématographique, afin dʼen démontrer sa valeur conceptuelle. Cette figure viendrait
donc étayer lʼhypothèse du film comme forme qui pense440. Elle relève, par la mise en
abyme de lʼopération, dʼune préoccupation réflexive filmique.
434
. La figure de la ronde à lʼimage du ressort, sʼeffectue en spirale droite. Ressort créé par la scansion
rythmée allers-retours, ressac des cartons qui apparaissent et disparaissent dans le déroulé du film.
435
. Ref.Film28.CINÉTRACTS. 1968. Etant muet, le discours militant de Godard était transposé en cartons
écrits de sa main et souvent, ils alternaient avec des images photos ou apparaissaient dans des jeux de
collages et de calligraphie.
436
. Ref.Film 62. ON SʼEST TOUS DÉFILÉ. 1988. Film de commande pour les créateurs de mode
M.&F.Girbaut.
437
. Christa BLÜMLINGER, « Cultures de remploi - questions de cinéma », TRAFIC n°50. Été 2004.
- Christa BLÜMLINGER, « défilé, et défilement », FOR EVER GODARD, London, 2001. (intervention non
publiée)
438
. Sinon, comme nous lʼavons précisé, la figure ne se détache en rien dʼune construction dʼun générique
faits de cartons successifs entrecoupés par des images.
439
. Groupe Métamkine, Jürgen Müller, Klaus Von Bruch.
440
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. pp.97,99,101. [PENSÉE QUI FORME UNE FORME QUI PENSE].
444
JUSTIFICATION CHORÉGRAPHIQUE DE LA FIGURE
Godard inclut dans cette ronde verbale ou visuelle, avec provocation, l'élément humain.
L'homme devient une simple matière reproductible. Il nʼest plus qu'un rouage parmi
d'autres éléments, qui, mis en service, en branle, aboutissent au fonctionnement du
système de cette ronde.
La première figure de ronde qu'il mit en scène avec des éléments humains fut,
exactement, pour mettre en application une théorie du cinéma441. Comme il sʼagit
dʼorganiser des enchaînements en boucles et des couplages combinés entre plusieurs
sujets vivants, il nʼest pas étonnant de découvrir que la ronde pouvait se représenter
sous la forme dʼune combinaison sexuelle. Lʼopération des corps 442 —enchaînés
mécaniquement en vue de jouissance— qu'il combine dans SAUVE QUI PEUT (LA VIE)
reste son plus bel exemple. Cʼest un exemple complet dʼune orgie et de
lʼasservissement sexuel de femme et dʼhomme aux cycles de la reproduction des corps
ou des images 443. On rappellera que Godard a mis en scène dans les HdC le parallèle
entre le mouvement dʼaller-retour et la fonction érotique444.
On peut dégager une philosophie de cette opération chorégraphique, puisque, se
combinant pour former une figure enchaînée répétitive, en vue dʼobtention dʼune
réalisation (du plaisir, du film ou de la signification), la mise à disposition des corps
semble issue dʼun dispositif sadien.
UN EXEMPLE DE RONDE
Dans GRANDEUR ET DÉCADENCE445, JLG organisa la figure, sous le motif dʼun casting
en direct de comédiens, issus réellement de L'ANPE, qui, mis à la queue446, devaient
dire chacun une partie dʼune phrase de Raymond Chandler. Chacun des comédiens ne
441
. Ref.Film40. ICI ET AILLEURS (Co-réal. AM Miéville, 1974).
442
. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Ed. Seuil. 1979. p.34.: « Combinées, les postures
composent une unité (…) qui est lʼopération. Lʼopération demande plusieurs acteurs. »
443
. Reproduction du mouvement (cinéma) et reproduction physiologique (érotisme).
Ref.Film46B. SAUVE QUI PEUT (LA VIE) (Co-réal. AM Miéville, 1979).
444
. HdC.2b. fatale beauté.p.203. Combinant A KING IN NEW YORK (Chaplin)// film pornographique.
445
. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. 1986.
446
. Lʼallusion phallique à la « queue » de cinéma (la file dʼattente du public devant la caisse) nʼest dʼailleurs
pas hasardeuse, on la retrouve souvent, précédant notre figure, dans ses films de fiction, mise en scène,
[Ref.Film46B. SAUVE QUI PEUT (LA VIE) (Co-réal. AM Miéville, 1979)], [Ref.Film 77. FOR EVER
MOZART. 1996], ou à travers la parole de personnages, [Ref.Film 41. Alexandre Rignault dans NUMÉRO
DEUX. 1975].
445
pouvant comprendre ce que cette phrase relatait. Seul le réalisateur (J.P. Léaud), qui
les filme en direct et qui perçoit l'enchaînement de la ronde, pouvait tirer une
signification de l'ensemble. La musique continue dʼArvö Part sur tout le long de la
séquence vient souligner la cohérence de la ronde. On pourrait alléguer, à ce dispositif
réflexif de lʼopération cinématographique, son allure dʼélaboration industrielle, (ainsi
répétitivement, on rétribue447 des comédiens pour quʼils se présentent, et travaillent en
faisant des tours et en énonçant une phrase dont le sens leur reste caché, puis lʼon
passe au suivant sans état dʼâme). Or le caractère dépersonnalisant du casting et la
répétition aliénante de la ronde peut aisément être comparé au mode de la division du
travail industriel des chaînes de montages automobiles, qui lui-même réplique
lʼopération cinématographique448.
La figure de la ronde, justifiée par la présence humaine, permet donc de critiquer avec
une violence évidente, lʼopération cinématographique dʼun groupe vivant qui est conçu,
construit comme une machine449. On retrouve dans la séquence 8, même si lʼallure en
ressort de la figure de la ronde nʼest peut-être pas évident à reconnaître au premier
abord, lʼimplication du même dispositif dʼun réseau humain.
447
. Le comptable, une calculatrice sur la table, les rétribue au centime près.
448
. Historiquement, suite à un film que lui aurait montré un assistant, (dont le montage accolait les postes
de fabrication), elles avaient été inventées par Charles Ford. Ce modèle de travail, le Fordisme, (le travail
à la chaîne) venait de répliquer le processus cinématographique. Ref.173. Introduction à une véritable
histoire du cinéma. 1980. Et Ref.Film32. BRITISH SOUNDS. 1969.
449
. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Ed. Seuil. 1979.§Les machines. p.155-57.
450
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.68-74.
446
De plus, dʼautres moments des HdC vont être mis en scène selon une procédure
similaire451 sans toutefois correspondre à la ronde : par l'interposition successive de
plusieurs cartons et dont leur nombre est toujours supérieur ou égal à trois. Ils sont
disposés en alternance avec d'autres images qui viennent soit relayer leur signification,
soit se mettre en opposition452. On notera tout de même que cela intervient souvent
dans des moments exposant une réflexivité sur le cinéma. Par exemple au début du
1b.une histoire seule, où la phrase [Lʼimage/ viendra au temps de la/ résurrection]
« danse » avec le film DUEL IN THE SUN453. Cʼest aussi une locution latine sur plusieurs
cartons, lors de la dernière séquence du 3a.la monnaie de l'absolu qui rend hommage
au Cinéma Italien454 ou bien encore, à l'allégorie du colporteur annonçant la fin du
monde par F.C. Ramuz. Ce colporteur était le cinéma455.
Pour mieux réaliser comment la phrase du MÉPRIS se scinde pour se placer dans des
groupes (des sous-séquences), nous posons en liminaire ce petit descriptif. Il résume
la répartition dʼensemble des cartons et de la phrase, adjointe dʼune notice
typographique de notre étude.
On discernera, à la suite du découpage plan par plan, avec quelles images, extraits de
films, et sons, les groupes sont chacun constitués et en rapport. Quel que soit le
451
. Ainsi pratiquement la même figure se déroule en début dʼépisode 4b. avec cette fois-ci, inscrit sur le
carton : [SEUL] alternant avec des cinéastes selon le même dispositif. HdC.4b.les signes parmi nous.
pp.145.
452 ème
. Supra 3 Partie. Séquence 2. Plan 7&8. L'inventivité typographique de Godard.
453
. King Vidor, DUEL IN THE SUN (Duel au soleil, 1946).
454
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. pp.87-94.
447
groupe, le morceau de phrase n'est jamais seul, c'est-à-dire sur un fond monochrome
(noir, blanc ou de couleur). Il est toujours accompagné par une image d'un film.
Exception notable du dernier Groupe 6 (présentant le carton À NOS DÉSIRS sur un fond
noir) au plan 77*. Il a le statut de marquer la fin de la série, or on peut toujours
considérer ce fond noir de ce carton comme une « image » associée à nos désirs et
tenter de décrire la particularité de cette conséquence.
C/ NOTE TYPOGRAPHIQUE
Lors de notre plan par plan, pour éviter toute confusion dans la répétition dʼinscriptions
de phrases ou de cartons, sont suivis dʼun astérisque les numéros des plans, où les
bribes de la phrase apparaissent (en inscription au génétitre).
EXEMPLE : PLAN 48 *
veut donc dire que le carton « LE CINÉMA » apparaît pendant le plan 48.
455
. HdC.4a.le contrôle de lʼunivers. pp.230-241.
448
(colle, règle, ciseaux, massicot)456. Deux lampes sont présentes dans le décor du plan
45. Une petite lampe basse avec un abat-jour rouge (on la retrouvera au Plan 48) et
une lampe blanche dʼarchitecte pliante dont la « tête » se place au cadre au même
niveau que le visage du cinéaste dactylographe et lʼobstrue.
On pourrait croire que le plan 48 est une continuité de la même prise dont est issu le
plan 45. Pourtant, même sʼil représente le même personnage effectuant la même
activité, il provient dʼune nouvelle prise (de vue). A la relecture certains détails
apparaissent : Godard se situe plutôt à gauche de lʼécran, et le décor du fond a
changé. Cʼest en fait un nouvel axe.
Nous signalons par ailleurs que les plans 48, 52, 53 procèdent du même plan général.
Un Mastershot continu représentant Godard-présentateur, seulement, d'autres séries
de plans (46, 47 et 49-51) sont insérés pendant ce déroulement introductif. Mais plus
avant de continuer à réfléchir sur la contextualisation et la mise en scène (en images)
du plan du Godard-présentateur, il est préférable de produire derechef la description de
la première série qui survient entre, cʼest-à-dire le plan 46 et 47.
On notera enfin que la mise en scène de ce plan 45 semble nous indiquer que
lʼapparition du carton TOUTES LES HISTOIRES (C21) est due directement à la tape de la
machine. Ce lien de causalité, que nous avions découvert avec la voix, est produit ici
par le rythme tambourinant de la machine. Son interruption, entre la fin et le début du
Plan 46, puis sa reprise, provoque par montage un effet de déclenchement457.
Plan 46.
Carton 21 : [TOUTES LES HISTOIRES + (HISTOIRE(S) DU CINÉMA) ]C21
Ce carton fait avec des génétitres blancs sur fond noir ressemble dans sa police et sa
typographie au titre général lui-même. Pourtant le fond noir nʼest pas totalement noir ; il
456 ème
. Supra 3 Partie. Séquence : Première série Godard-présentateur au bureau.
457
Le son de la frappe très présent peut évoquer, par une vitesse et un rythme similaires au roulement de
tambour, celui du spectacle au Cirque (ou au Music-Hall) quand il nous prévient de nous concentrer car un
numéro particulièrement difficile va être effectué par lʼartiste en piste. Seul lʼeffet de cymbale final ne sʼy
trouve pas pour cette corroboration. Calvéro et son spectacle de puces est ainsi agrémenté de ces effets.
Charlie Chaplin, A KING IN NEW YORK (Un roi à New –York, 1957).
449
possède en fait une particularité de présentation que l'on retrouve aussi sur d'autres
cartons plus tard :
Toutes les histoires apparaît par intermittence en rythme avec le roulement de la
machine à écrire du plan précédent qui continue sur ce plan, tandis qu'en fond ce n'est
pas tout à fait noir, il y a comme un "reste" du carton du titre du film. Un reste de
Histoire(s) du cinéma transparaît par derrière, comme si Godard réutilisait un carton
déjà usé pour produire un nouveau titre, ou bien comme si un défaut technique de
fermeture pour le changement de carton ou de son effacement, était intervenu en cours
de route. Comme si, déjà aussi, on pouvait observer les différentes strates d'essais de
titres correspondant aux diverses tentatives, aux diverses versions ; ce qui est pour le
moins non conventionnel, mais relativement habituel pour Godard : la volonté de placer
au même niveau toutes les versions, des premiers essais jusqu'à la version définitive.
Cela témoigne autant d'une volonté de produire une esthétique de l'inachèvement en
conservant l'image des strates accumulées, et faisant parvenir, au public la perception
du mouvement de la tentative, (la version définitive).
458
Ref.178. “VOYAGE(S) EN UTOPIES, JEAN-LUC GODARD, 1946-2006”, Galerie Sud, 11Mai-14Août
2006, et de la rétrospective intégrale des films de Jean-Luc Godard (24Avril-14Août 2006).
459
. Antoine De Baecque, “Voyages en godardie(s)”, LIBÉRATION 15/06/2006.
450
culturelle, de son besoin dispendieux et sa nécessité industrielle à délimiter
correctement, par des agents mis en scène comme spécialistes de l'esthétique,
régulant le contenu dans le contenant460.
Le pouvoir d'agir sur le présent se déplace. Ce n'est qu'une fois passée, l'œuvre
devenue archive que l'on parvient à attester de l'efficience du geste d'un créateur et
précisément quand ce geste est trouble, informel. Geste de laisser en état, tel quel,
comme inachevé, abandon de la finition avec les traces des tentatives, les traces de la
constatation que le plan est irréalisable mais surtout rien ne pouvait prétendre d'une
conception définitive a priori. Cette esthétique de l'irrésolution peut se réduire
manifestement à cette citation du Petit poème de Brecht adoptée par Godard comme
une des lignes générales de sa conduite :
Il faut également comprendre que cette citation de Bertold Brecht462 intéresse Godard
par sa signification paradoxale. Un jeu d'opposition se met en place entre lʼattention
qu'on prend à examiner, et le non réalisable envisagé ; on peut même extrapoler en
ajoutant que d'après examen, Godard prend soin à monter, à réaliser tous ses films
afin, selon son souhait 463, de ne jamais pouvoir les achever.
Ainsi seulement, en un carton du plan 46 (C21), et les multiples versions ou encore les
épisodes fantômes des HdC attestent de ce désir.
Le geste informel chez Godard, représenté dans les HdC par ce carton, ou ailleurs par
cette exposition, offre une des possibilités réflexive du geste filmique, sorti de son
contexte institutionnel (le cinéma). Les tentatives, qui doivent être conçues comme
finalité ou bien encore conservées comme mouvement de désir, sont établies par un
dispositif : Ces suites de tentatives immobiles, placées les unes à la suite des autres,
produiront une illusion du mouvement cinématographique.
460 e
. Paul Ardenne, , Art, lʼâge contemporain : une histoire des arts plastiques à la fin du xx siècle, Paris,
Éditions du Regard, 1997. p.102.
461
. HdC.2a.seul le cinéma. p.85.
462
. Bertold Brecht, “un petit poème”, Hollywood (1946), Paris, Ed. de l' Arche. 1985.p.168.
451
Plan 47. Extrait de KING-KONG.
La tête du chapitre va être énoncée pendant le plan :
[HISTOIRES DU CINÉMA, CHAPITRE UN A]
L'élément est notable, car dʼabord il est rare d'avoir au cinéma ce genre dʼindication de
partition, et dʼautant quand elle sʼavère redoublée à l'image (le carton) et au son464 et
lorsque en plus, elle emprunte un lexique littéraire.
Description du Plan 47
Afin de comprendre la perspicacité de cette action, nous allons essayer de retracer le
contexte général de la provenance de ce film. Le moment choisi (sélectionné) par JLG,
du récit de Schoedsack, se situe au premier tiers, quand lʼéquipe du film est sur un
bateau en destination de Skull Island et, seul le cinéaste-producteur connaît lʼobjet
secret du tournage. On le découvre en train dʼopérer un test-shot (tournage pour le test
du matériel autant que celui de l'actrice pour établir sa photogénie puisquʼelle a été
castée au tout dernier moment). Aussi pour tourner ces tests le réalisateur-opérateur
lui fait faire une improvisation d'après un mini-scénario qu'il a auparavant narré à
l'actrice (Fay Wray).
Quiconque a vu KING-KONG reconnaît ici instantanément cette scène clé du film, qui
montre le décor d'une passerelle de bateau. Au cadre, avec en amorce épaule, de dos,
le réalisateur sʼoccupe des derniers préparatifs avant de tourner la manivelle de la
caméra sur trépied. Face à lui (face à nous donc) : l'héroïne en plan taille, se
463
. Trond Lundemo, The Index And Erasure Godard's Approach To Film History, FOR EVER GODARD,
London,Black Dog Publishing 2004.p.402.
464
. Un des rares exemples dʼindication liminaire dʼune partie reste SALO (1975) de Pier Paolo Pasolini —
qui avant de travailler dans le cinéma, fut poète et écrivain— où dans son film, il effectua en liminaire du
film un carton dressant une liste d'auteurs composant la bibliographie essentielle de l'œuvre de Sade qu'il
adaptait (Les 120 journées de Sodome).
465
. Ernest B.Schoedsack & Merian C. Cooper, KING-KONG, 1933.
452
positionne. Elle ajuste son costume, et cherche ses marques au sol, avant qu'elle
exécute ce qu'il va lui demander en direct :
"Elle découvre quelque chose qui lui fait peur, la peur grandit autant que cette chose qu'elle
466
découvre et qui la terrifie, la pétrifie jusqu'au cri qui survient" .
466
. C'est quasiment mot pour mot l'indication de mise en scène que lui donne le réalisateur.
George E. Turner, Orville Goldner, The making of King-Kong, New-York, Ballantine Pub. 1975. p.45.
467
. HdC.1b.toutes les histoires. p.255.
468
. Helmut Färber,“King-Kong : comment le cinéma se raconte lui-même“, TRAFIC n°34. Été 2000 p.95.
469
. Cʼest avec le même relativisme que Godard inverse le lieu commun. Il place le cinéma avant la vie
elle-même.
470
. HdC.1b.toutes les histoires. p.255.
471
. HdC.1b.toutes les histoires. pp.253/4 : « on porta le deuil de / cette mise à mort/ (…) avec le noir et le
blanc. »
453
Ainsi, en dévoilant le dispositif même de la peur, par sa mise en scène désamorçante,
il intègre à l'inverse notre vigilance future. Nous sommes complices —et cʼest une
stratégie classique de connivence—, car dʼabord il dirige la comédienne, (en voix-off,
lui donnant des ordres en simultané de la caméra qui tourne), pendant quʼelle
improvise472, et ensuite à savoir que les essais quʼils effectuent sur le bateau, sont en
fait comme une répétition générale, mais non pas dʼune fiction, mais dʼun événement
réel irrémédiable. Le dernier plan de cette séquence viendra corroborer cette
complicité. Schoedsack met en scène deux spectateurs témoins de la dite scène du cri.
Nous est dévoilé le contre-champ de la scène, où lʼon découvre deux marins souriants,
un peu blasés, bras posés sur une rambarde, qui les épiaient depuis le début,
suppose-t-on.
Le changement dʼaxe fait quʼils sont situés spatialement du même côté que notre point
de vue de spectateur. Cʼest le même côté, et la même attitude que deux spectateurs-
types du film King-Kong. Des spectateurs au balcon, dont un glisserait à lʼautre le
commentaire « on dirait quʼelle a vraiment vu quelque chose ». Ici, une fois de plus, le
dispositif du film cherche à intégrer dans son récit, des éléments réactifs spectatoriels
qui pourraient nous appartenir.
Lʼextrait de KING-KONG nʼest pas pris dans lʼintégralité de la séquence décrite. Il est
assez bref et ne dure que sept secondes. De plus, des effets de flashs noirs viennent
s'insérer dans l'extrait, avec fréquence régulière, ce qui, adjoint de la bande son du
roulement tambourinant de la machine à écrire, pourrait évoquer un défilement dʼun
projecteur. La régularité dʼinsertion et le rythme sonore du flash noir viendrait alors
représenter lʼintermittence dʼune croix de malte obstruant la fenêtre du projecteur. Ce
qui nous donne de facto, l'impression d'assister à une projection d'un film muet,
puisque lʼeffet dʼintermittence caractéristique du dispositif de défilement de lʼimage
pulsant à 18 images par secondes est rajouté.
454
Aussi la promptitude d'apparition de l'extrait nous empêchera d'entendre le cri. Nous
nʼavons que le début de la séquence et le gros plan resté off ne sera placé quʼà
lʼépisode 1b. Hormis la prédestination —que Godard suggère par lʼemploi de cet
extrait—, dʼautres raisons de politique générale, de sélection du film comme
emblématique du cinéma, trouvent une justification sur plusieurs points.
a/ Première raison
Cʼest dʼabord structurellement lʼextrait da capo dʼun long montage à venir dont lʼobjet
concerne précisément la définition du cinéma (la séquence 8).
b/ Deuxième raison
KING-KONG est un des films qui représente culturellement et historiquement le
symbole du cinéma. Nʼoublions pas en quoi va consister toute cette séquence 8 : cʼest
lʼinterrogation du cinéma , et lʼinscription « LE CINÉMA » apparaîtra juste après la
disparition de cette première insertion, lorsque nous revenons au plan 48 sur Godard-
présentateur.
sont devenus en place un parc d'attractions à thème sur le cinéma, tout comme
DISNEYLAND).
Des critiques ont aussi créé le parallèle entre l'île où vit Kong : Skull Island et la ville de
Manhattan, pour essayer de prouver la part incommensurable de la position du
spectateur473.Le cinéma avec Kong est pris dans la destinée de son divertissement ou
encore révèle sa part inconsciente dans un faire-voir, jusquʼà pouvoir décrire une
origine mythologique Hollywoodienne. Une Hollywood-Babylone474 ou Mecque du
472
. Pareillement avec ce quʼelle va vivre, elle se trouve prisonnière du dispositif. Tant que la caméra tourne
elle ne peut pas sʼarrêter, elle demeure attachée à la parole du cinéaste.
473
. Roger Dadoun, King-Kong, Paris, Ed. Séguier, 1999.p.66.
474
. Kenneth Anger, Hollywood-Babylone, New York, Ed. Dell Publishing Company. 1976.
455
cinéma475 peuplée de personnages symboliques : les stars. Etres mi-réels, mi-
fantastiques, tel Charlot, Jimmy Dean, Bogie ou Marilyn. Il avait d'ailleurs été classé
parmi les 10 plus grands films classiques de tous les temps 476.
c/ Troisième raison
Enfin, le film, et lʼextrait, mettent en scène un tournage de film et procèdent, par cette
mise en abyme, à un autre repère intéressant. Lʼextrait quʼemploie Godard est censé
montrer une femme qui, par la seule présence de lʼappareil de visée, se trouve
menacée (puisquʼil nʼy a pas de monstre sur le pont où elle improvise).
d/ Quatrième raison
De plus, lorsque ils s'aventureront plus tard dans la forêt, le cinéaste utilisera sa
caméra pendant que les autres utiliseront des fusils 477. Cʼest la même allusion
substitutive qui sera reprise au plan suivant (49) de la Séquence 8 et que lʼon retrouve
assez souvent dans les films sur le cinéma478.
475
. Blaise Cendrars, La mecque du cinéma, Paris, Ed.Grasset, 1936.
476
. Liste qu'a constituée la réunion à Bruxelles de critiques internationaux en 1956.
477
. Le film dans sa troisième version (Peter Jackson, King-Kong 2006) a même augmenté le parallèle.
478
. Robert Aldrich, THE LEGEND OF LILAH CARE (Le démon des femmes, 1968). Parmi dʼautres.
479
. Ref.A60 : "Le jeune cinéma a gagné une bataille et la guerre n'est pas encore finie."
480
. Ref. Film11.PIERROT LE FOU. 1965 : “Le cinéma c'est comme un champ de bataille” dixit Samuel
Fuller.
481
. HdC. 4a. le contrôle de l'univers. p.68.
456
Elle prend toute sa valeur d'exemplarité à partir de l'utilisation réflexive d'un extrait
comme celui-ci. Et lʼon y reviendra en détails au moment de lʼanalyse du plan.
Concluons que si l'on cherche à définir un peu mieux cette correspondance, dont nous
sommes pour la première fois dans les HdC les témoins, cela revient également à
considérer les implications de la nature substitutive que propose la phrase de Mourlet-
Bazin.
e/ Cinquième raison
Pour finir, l'extrait de KING-KONG met en scène un couple qui correspond précisément
à l'axiome que Serge Daney avait révélé dans sa tentative de Pédagogie Godardienne:
482
"Le son (Elle), L'image (Lui) /La voix (Elle), L'œil (Lui)"
L'association de l'homme (Carl Denham) avec l'image (la caméra) face à la femme
(Fay Wray) associée au son (elle crie) ; l'œil et la voix.
Son choix et son mode de sélection le place donc dans un enjeu emblématique de
cette phrase. De plus KING-KONG étant en tête de pont de l'ensemble du déroulement
de la séquence, il devient représentant du cinéma mais aussi annonciateur pour les
autres sur cette histoire de substitution.
482 ème
. Supra 2 Partie, CH2. 3/Le principe dʼincorporation. et Serge Daney, CAHIERS DU CINÉMA
n°262/263, 04/1976. p.40.
457
E/ GROUPE 1 (DE LA SEQUENCE 8) . LE CINEMA (PLANS 48 - 53)
La seconde interaction est externe. Elle se définit sur le domaine de la totalité des
couples, et elle est le produit des rapports externes entre les couples (déjà constitués);
établis sur une même ligne formelle, cela permet à Godard, d'échanger voire
d'astreindre une série à occuper le même espace ou le même corps formel.
Lʼinteraction se définit alors par une jonction de deux couples. Par exemple, elle
associera le Son avec le Livre (1ère série) face à une Image avec un Film (2ème série).
483
. Ref.151 Pierrot mon ami. CAHIERS DU CINEMA n°171. 09/1965.
484
. Voir Supra Séquence 7. Le feu paternel.
458
La première et la seconde série, associées, définissent lʼinteraction dʼun nouveau
couple.
Si nous avons tant insisté à décrire cette double interaction, c'est parce que nous
allons identifier des nouveaux couples, impliqués au processus de cette séquence.
Aussi Godard a clairement établi : le cinéaste et le spectateur.
On peut relever deux sources probables qui surent distinguer ce couple auparavant ; le
texte théorique de Michel Mourlet et aussi à travers les écrits du cinéaste485. Dans son
texte dʼorigine —qui était, rappelons-le, la base sur laquelle la phrase du MÉPRIS fut
édifiée—, Michel Mourlet propose :
"Recréer un monde qui à la fois exorcise l'artiste et exauce le spectateur, par une coïncidence
de la volonté de puissance du premier et du désir d'ordre du second au sein d'hantises
486
communes, réconcilier, telle apparaît la fin de l'art."
Ce n'est pas de l'achèvement de lʼart mais de son but, dont parle Michel Mourlet avec
le terme fin de lʼart. On aura reconnu par l'entremise du vocabulaire utilisée de cette
phrase, l'origine nietszchéenne de la citation.
Godard, avec la même distinction, construit la figure de la double interaction.
"Ce double mouvement qui nous projette vers autrui en même temps qu'il nous ramène au fond
487
de nous même, définit physiquement le cinéma."
485
. Ref.18 Les bizarreries de la pudeur. sur NO SAD SONGS FOR ME , de Rudolph Mate, CAHIERS DU
CINÉMA n°8. 01/1952.
Ref.77 Photo d'Aout Septembre sur WILL SUCCESS SPOIL ROCK HUNTER? De Franck TASHLIN.
CAHIERS DU CINÉMA n°74. 08/09/1957.
486
. Michel Mourlet, “Sur un art ignoré”, CAHIERS DU CINÉMA n°98.08/1959.p.28.
487
. Ref.151 Pierrot mon ami. CAHIERS DU CINEMA n°171. 09/1965.
488
. On peut constater que ce que nous décrit JLG : la figure du tore se produit grâce à une double
interaction, (ainsi bouclée autour dʼun sujet). Elle correspond au Mandala indien qui fait circuler lʼénergie
459
un seul sujet percevant, cʼest-à-dire quʼil soit cinéaste seul ou spectateur seul, car ce
nous dont il use, vient se placer comme puissance dʼêtre lʼun des deux,
indifféremment. Ce nous souligne également le caractère dʼidentité des deux
composantes du couple, puisquʼelles peuvent prétendre à entrer dans un jeu de
permutation en se substituant lʼune à lʼautre.
Ainsi lʼadoption de la nature humaine dans les couples déjà en place, apporte des
nouvelles qualités aux actions et interactions. Par exemple, on associera le Voir et
l'Entendre à l'Image puis au Son, ou bien encore filmer (audio-visionner) avec écrire
(parler/inscrire) par rapport au couple Film//Livre.
Aussi l'idée de Godard consiste à faire prévaloir la nature humaine, qui ressort du
couple (cinéaste/spectateur), dans une possibilité de différenciation ou d'association
dont le principe le plus élémentaire de sa représentation sʼavère la différence sexuelle.
des shakras dans un mouvement de lʼintérieur du corps à lʼextérieur puis circulant de lʼextérieur à
lʼintérieur.
489
. Nous ne prenons pas en compte des développements contemporains ultérieurs (sociologiques),
comme le trouple (trio en couple), lʼéducation et évidemment le problème de la monoparentalité ou de
lʼhomoparentalité.
460
L'homme et la Femme fondent leur essence à partir de cette copulation. "Copuler" peut
s'entendre comme un motif de survie de ce monde. C'est s'assurer la garantie de faire
entrer celui-ci dans une dimension temporelle (la perpétuation).
Ce qui va intéresser plus particulièrement Godard, c'est que le couple H/F soit la
garantie active et dépositaire de la dimension historique de ce monde. Tout autant
selon le régime décrit plus haut par Daney, ils sont également les deux représentants
actifs du domaine audio et visuel, domaine duel constitutif du cinéma.
490
. Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'Art et le temps des fantômes selon Aby
Warburg, Paris, Ed. de Minuit. 2002.p.254.
491
. Hérodote, Histoires, Livre 1, Paris, Ed.Belles Lettres, 1932.p.24. CH1 : ΚΛΕΙΩ (Clio).
461
expressifs. Il étreint les femmes qui deviennent mères, danse avec celles qui sont
désirables et depuis la nuit des temps, tue les autres hommes qui lui sont rivaux.
492
. Ce récit pourrait même prendre le qualificatif de pictographique.
493
. On rapellera que la distinction sexuelle sʼest retrouvé mise en scène plusieurs fois et de diverses
manières dans lʼœuvre du cinéaste jusquʼà constituer lʼun des titres de ses films : Ref.Film20. MASCULIN
FEMININ. 1966.
462
On constate que même si à lʼintérieur de chacun des couples, ils peuvent procéder à
des interversions, (LʼH à la place de la F, ou le Son à la place de lʼImage), notre
nouveau rapport reste inchangé.
Nous procédons groupe par groupe, car la signification de la disposition des extraits de
films dépend précisément de ces morceaux de phrase inscrits au génétitre,
463
fonctionnant finalement comme titres et sous-titres494 au groupement, justifiant même la
résolution du montage. Comme éléments de montage, il y a à chaque fois une partie
de la phrase, dont le montage visuel peut entrer en corrélation avec dʼautres éléments
filmiques et dont le placement ne sera pas toujours synchrone.
Nous avons fait attention alors de signaler le double sens que la phrase au génétitre
peut apporter : sa signification intrinsèque en tant que partie découpée solitaire (on
lʼappellera titre) et sa signification qui se rapporte à la phrase comprise dans son
ensemble.
Le regroupement constitué alors autour du déroulement de la phrase en cartons
successifs au génétitre —et auquel est associés les éléments visuels (les plans) et
sonores (les bandes sons) correspondants— sera analysé en conclusion de chaque
groupe.
De nouveau, nous retrouvons un plan tourné en vidéo par JLG. Nous sommes
seulement dans la continuité dʼaction du plan 45, le même personnage effectue les
mêmes gestes mais, de nouveaux éléments interviennent dans la mise en scène.
Godard a changé de costume, il nʼest plus en blanc mais a une veste en tweed et porte
une chemise sans boutons de manchette. De plus il fume le cigare et cette fois-ci, il est
filmé en légère contre-plongée. Le décor diffère aussi par le changement dʼaxe. Il
laisse présager la nature de celui quʼil viendra bientôt habiter : la bibliothèque, car en
fond on voit des livres sur des rayonnages.
494
. Sous-titre dans l'acception du langage courant (sous-jacent) et non celui spécifique de cinéma.
464
langue de Godard est passée dans les images 495 par l'inscription textuelle (au
génétitre). Cette phrase inscrite est donc bien énoncée par le Godard-narrateur.
Deux nouveaux éléments sont à relever dans la mise en scène, par rapport au plan
déjà décrit du présentateur (plan 36) : LA PHRASE DU MÉPRIS et
LE MOUVEMENT DE PERCHE D'ALPHAVILLE-AMBERSONS
“ANDRÉ BAZIN A DIT :[LE CINÉMA SUBSTITUE À NOTRE REGARD UN MONDE QUI
498
S'ACCORDE À NOS DÉSIRS], LE MÉPRIS EST L'HISTOIRE DE CE DÉSIR”
Pour les HdC, il ne retiendra que la phrase directe, principale entre crochets.
Pour simple remarque, on peut d'ores et déjà noter lʼaffirmation dʼun désir dʼhistoire du
cinéaste en 1963 ; même si celle-ci se borne à lʼhistoire dʼun désir, par le biais de
l'adaptation du roman d'Alberto Moravia499.
On constate, le désir de faire un film sur le monde du cinéma, avec d'un côté, une
transposition réflexive et personnelle du sujet500, et de lʼautre, l'ambition de convoquer
495
. HdC.3a.la monnaie de lʼabsolu. p.86 : La langue d'Ovide et Virgile, de Dante et de Leopardi était
passée dans les images. Procédé par lequel le cinéma italien a survécu nous raconte Godard (nous
soulignons). Et cʼest ce procédé quʼil use quand on découvre au début les proverbes au génétitre.
496
. Il s'agit en vérité, d'une phrase faite de conglomérats d'autres phrases issues du texte critique de
Michel Mourlet, “Sur un art ignoré”, Cahiers du Cinéma, n°98.08/1959.p.24 et p.28. Ce détournement et
l'attribution finale à Bazin est dûe à Godard. Nous avons déjà décrit ce fait.
ème
Supra 2 Partie, CH2. 3/Le principe dʼincorporation.
497
.Voir aussi Ref.Film14.LE MÉPRIS. 1963.
498
. Ref Film 14.LE MÉPRIS. 1963.
499
. Alberto Moravia, Il disprezzo (Le mépris), Paris, Ed.Flammarion.1989.
500
. Lʼintrigue du roman ne se situe pas dans le milieu du cinéma. Godard a donc désiré créer une histoire
sur le cinéma.
465
des figures historiques : Fritz Lang, Brigitte Bardot, la fin des Studios de la Cinecitta501.
De plus, nous avons tenté de produire l'histoire de ce désir (des HdC), à notre mesure,
dans la seconde partie de cette étude.
REGISTRE DU TEMPS
Un premier registre du plan 48 est remarquable, celui du temps, en effet, ce plan
concède une durée de 53 secondes. Cet aspect de persistance temporelle, tout à fait
inhabituel aux standards des durées de plans de ce film, souligne l'importance de ce
que Godard va mettre en scène car cʼest probablement le plan le plus long du film.
501
. À un niveau secondaire, Michel Piccoli en scénariste, Jack Palance en producteur, jusquʼà la propre
incorporation de Godard qui sʼapplique à jouer le rôle ingrat du premier assistant, et enfin des évocations
indirectes de cinéastes [Rossellini, Nick Ray, F.Lang] par la présentation de titres de films comme
« VIAGGIO IN ITALIA » (en frontispice dʼune salle) « JOHNNY GUITAR » et « RANCHO NOTORIOUS »
(cités par Piccoli).
502
. Voir Supra Introduction Générale CH 1.
503
. Ce quʼil indique doublement , on lʼa vu au PLAN 46.
466
REGISTRE DU SON
Ensuite il se distingue dans un second registre : le son. L'intervention dʼun son : depuis
le silence du présentateur et du plan, un grincement arrive. Il nous prévient dʼune
intrusion qui se produit dans l'image. Un microphone, comme mué par une force
invisible504, entre dans le champ. Il va venir lentement se placer devant lʼhomme.
Lʼinstrument occupe d'abord le premier plan, flou, parasitant l'image du présentateur
qui elle est nette, puis la masse imprécise sort du champ. Le bruit, toujours très
présent, est accompagné du prélude dʼun morceau de musique classique505. Celle-ci
vient souligner, par sa douceur, le contraste intrusif. Le son du grincement continue
quand le micro rentre de nouveau dans le cadre. Inexorable, il va au second plan se
plaçant, devant Godard qui n'y prête pas attention. Il se trouve dorénavant ajusté à
l'endroit où tout microphone, qui veut reproduire un son de voix, doit être.
Alors le carton « LE CINÉMA » effectue son inscription à lʼimage.
504
. Le microphone est placé sur des suspenseurs. La lenteur et la netteté de la trajectoire du mouvement,
qui est effectuée très régulièrement, semble nous indiquer quʼhors champ, il soit rivé sur un pied ; on
notera également quʼil nʼy aura jamais de présence humaine de technicien à lʼimage, alors que Godard
pouvait nous habituer à ce dispositif dans de nombreuses fictions (à lʼinstar du perchman quʼon voyait au
début du MÉPRIS. 1963).
505 ème
. Identifié comme début du 3 mouvement de la Symphonie n°3 dʼArthur Honneger. Cité par Jean-
Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.82.
467
Cette infraction formelle est l'opération par laquelle le cinéaste se présente à nous et
nous fait face. C'est un paradoxe aussi puisqu'il tente de produire une image de ce qui
par principe est invisible : la parole. Il peut tout au moins filmer le corps émetteur et ce
qui le reproduit, à défaut de ne pouvoir le voir. Filmer l'invisible, filmer ce que reproduit
l'invisible serait la vocation du cinéaste, semble-t-il nous faire admettre, et même du
cinéma en général puisque vient sʼinscrire à ce moment là de la fin du plan, le carton
[LE CINÉMA]. Ce plan introductif nous montre quʼà la place de la parole absente du
cinéaste, lʼimage porte lʼinscription. Il sʼagit donc de rendre visible la parole de lʼauteur.
506
. Ref.gz7. Critique de The Land (Robert Flaherty), Gazette du Cinéma n°2 (signé Hans Lucas).1950.
Selon ce principe, celui dʼapproprier des éléments hétérogènes non prévus, au processus créatif, et qui
interviennent pendant le tournage ou montage, on retrouve des motivations similaires chez Flaherty,
Welles et Cocteau.
507
. Ref.Film18. ALPHAVILLE. 1965. La machine Alpha 60, pour lʼinterrogatoire de Lemmy Caution, déploie
plusieurs microphones autour du personnage, les mouvements tentaculaires procèdent par allers-retours.
Hormis lʼabsence de multiplicité dans les HdC, cette correspondance est notable par lʼallure des
468
doucement vers l'homme, au moment précis où le héros est sommé de répondre à des
questions interrogeant son identité. Ce micro, qui s'avance vers Godard-présentateur
sous la réminiscence d'ALPHAVILLE, insinue que l'auteur va procéder lui aussi au
déclinement de son identité.
C'est parce qu'il existe aussi dans l'histoire du cinéma, hors de lʼœuvre de Godard, une
figure esthétique qui associe l'espace sonore avec l'identité de l'auteur, que nous nous
permettons dʼaffirmer cette description significative : la technique cinématographique
consiste à assimiler (par montage) la parole de l'auteur au principe constitutif de son
identité. La parole du cinéaste évoque lʼessence de son être.
469
Ce procédé formel se concrétise dans le mouvement d'une perche qui va au fond d'un
plan. Et l'on a vu précédemment sa filiation historique à l'intérieur (ALPHAVILLE)
comme à l'extérieur de son œuvre avec THE MAGNIFICENT AMBERSONS512.
Plan 49*
Le plan 49 survient en cut, le génétitre LE CINÉMA est toujours là, persistant au
changement de plan (c'est donc l'image en fond qui change). Lʼécriteau se maintient
pendant que les images passent.
Ce système d'apparition persistante sera identique pour tous les autres groupes et
concède de fait une primauté à ce qui est écrit.
Ce qui vient après Godard-présentateur provient d'un extrait d'un film de Gangsters :
513
THE RISE AND FALL OF LEGS DIAMONDS .
Ce plan est monté en alternance avec d'autres images, il fonctionne comme champ et
reviendra, en tant que plan 49b. Ses contrechamps seront les plans 50 et 51.
comme cinéaste-écrivains. Marcel Pagnol et Jean Cocteau ne sont pas reconnus pour leur voix mais pour
laisser une place importante à la parole dans leurs films.
512
. Voir §Liaisons historiques des auteurs par la parole : Guitry, Welles, Godard. Ref.Film14 LE MÉPRIS.
1963. Dernier plan du film de Welles : Une perche disparaît au fond de lʼécran, sur la voix de Welles : This
is a Mercury Production, and my name is Orson Welles. André S. Labarthe concluait son article sur le film
en relevant le caractère fantomatique du dispositif vocal et argumentant, à notre instar, de la double valeur
de lʼauteur, Godard (présentateur/narrateur) : « Ce nʼest plus Welles qui parle dans le dernier plan des
Amberson, cʼest son fantôme. Et que dit ce fantôme ? Il parle par-delà la mort dʼun certain Orson Welles,
son double : My name, dit-il, is Orson Welles. »
André S Labarthe, « My name is Orson Welles », CAHIERS DU CINÉMA n°117. 03/1961. p.24.
470
Il occupe, dans ce système, la même fonction distributrice que nous avions décrite
pour le Godard-présentateur dont les plans qui lʼencadrent (plans 48 et 52) font partie.
Dans lʼorganisation du montage, le temps de quelques plans, le plan de lʼimage du
gangster se substitue au plan où lʼimage de Godard réside. Il nous reste à interpréter
comme lʼon souhaite ce parallèle de cinéaste les armes à la main, comme pouvait le
suggérer JLG :
« comparer le film à une opération de commando est, à tous les points de vue, financier,
économique, et artistique, la meilleure image, le meilleur symbole de ce qu'est un film dans sa
514
totalité. »
Montrons le déroulement des 7 plans du Groupe 1 :
[ 49(R&F) - 50- 49b(R&F) - 51- 52(JLG) - 52b(noir) - 53(JLG)]
Le plan 49 (et 49b donc) proviennent d'un film noir et blanc, l'image est ralentie, elle
cadre en contre-plongée un homme, habillé en costume et chapeau de gangster
années 30 et qui tient une mitraillette Thompson (camembert) tire devant lui, de façon
panoramique arrosant devant lui sur un arc de 120° de gauche à droite. Ce geste
panoramique a dû probablement intéresser Godard car il voyait en lui son pouvoir
distributeur. Le ralenti et l'absence du son référent à l'image, confère à la mitraillette
une allure presque féerique, arme crachant un feu qui semble être constant. Lʼimage
de lʼarme vient confirmer ce que lʼon entendait depuis le début, créant une
correspondance sonore entre lʼarme et la machine à écrire515. Le contre-champ
correspond à ce que le personnage voit devant, ce sur quoi il tire, ses cibles, ses
victimes ou ennemis potentiels. Nous essayerons de dégager un sens global du
groupe seulement une fois fini la description de tous les plans qui composent ce
champ/contre-champ.
513
. Bud Boetticher, THE RISE AND FALL OF LEGS DIAMONDS (La chute d'un caïd, 1960).
514
. Ref.302. Parlons de Pierrot. Entretien JLG sur Pierrot le Fou. CAHIERS DU CINÉMA. n°171. 10/1965.
515
. Cʼest parce que le son référent de cette mitraillette est absent que lʼanalogie du son déflagrant de la
machine à écrire se révèle.
471
présentateur, ils sʼavèrent tous deux cadrés à peu près dans la même valeur de plan
américain. De plus, nous avions déjà noté, avec KING-KONG, le parallèle entre la
machine à faire feu et la caméra. Il y a donc une identification triangulaire avec le
cinéaste. Le contre-champ devrait correspondre à ce vers quoi il filme, ou écrit.
Plan 50.
Le plan 50, premier contrechamp sur quoi le gangster fait feu, est une photographie
prise du film d'aventure exotique : LE TOMBEAU HINDOU517.
Le gangster ouvre le feu sur : des lépreux qui ont été enfermés par un Maharadjah
dans les sous-sols dédalesques de son palais, et sur lesquels tombent, sans le vouloir,
l'architecte allemand et avant lui, sa sœur, qu'il sauve in extremis de leur emprise.
La photo fait référence à une des séquences les plus spectaculaires du film de Lang.
On se souvient que cʼest par hasard quʼelle entre dans cette salle et il y a un temps
dʼacclimatation à lʼhorreur quʼelle découvre qui reste dans toutes les mémoires des
cinéphiles 518. Teruo Ishii, réalisateur japonais spécialisé dans les films dʼhorreur et
érotique, affirmait dʼailleurs que cette séquence se situait précisément comme le
versant négatif de la danse sacrée de Debra Paget (le climax du film). Parallèle de
lʼitinéraire de deux femmes seules face à une foule519. Nous verrons plus tard sʼil on
peut attribuer une correspondance avec le public dʼune salle de cinéma telle que
semblent le décrire le décor et lʼattitude de la jeune femme.
516
. Ce titre, si l'on reconnaît l'extrait bien sûr, on le voit, se retrouve en liaison directe avec un film sur le
cinéma que Godard a réalisé. Ref.Film56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE
CINÉMA. 1986.
517
. Fritz Lang, DAS INDISCHE GRABMAL (Le tombeau hindou, 1958).
518
. A cela sʼajoute un véritable effet de surprise car on découvre, autant quʼelle, ces lépreux qui nʼavaient
été auparavant seulement évoqués dans un dialogue.
519
. J-Taro Sugisaku, Takeshi Uechi,« Teruo Ishii Interview », Toeiʼs bad girl films album, Tokyo, Hot Wax
Publishing n°Hors-série.1999. p.233.
472
Dʼun point de vue exotérique, si lʼon ne reconnaît pas lʼextrait, ces lépreux peuvent être
identifiés comme un groupe questionnant la condition humaine, figures comparables
aux Zombis des films de genre Gore rénovés par Romero520.
Le zombi, comme le spectre, est un personnage que le cinéma a (ré-)inventé. Il
représente une incarnation possible, dont une de ses propriétés, sʼavère celle réflexive
du dispositif cinématographique521 Les zombis, nous lʼavons déjà établi522, peuvent
représenter le double fictif du public du cinéma (quʼil soit passif ou cinéphile). Ils ont de
multiples propriétés filmiques qu'on retrouve systématiquement dans chaque long-
métrage appartenant au genre. Ils obéissent selon la même chorégraphie : Ils sont
souvent placés en ligne, ont lʼéchine courbées et leur mine sépulcrale, dont les yeux
sont éteints, se fait menaçante. ils ne sont pas doués de paroles et se déplacent en
meute, en groupe, incarnation grégaire sans relever d'une quelconque initiative
individuelle. Ils ont la particularité, à l'instar du film de Lang, de ne progresser que très
lentement mais leur avancée vers leur victime s'avère toujours inexorable. Mués par un
véritable tropisme d'où le caractère effrayant de l'étreinte collective de cette assemblée
lorsqu'elle menace et qui ne conserve de l'humain que l'apparence putride523. La meute
humaine anonyme chez Lang avait déjà été développée. On se souvient, dans
METROPOLIS524, comment la foule des ouvriers, avançant en ligne, têtes baissées,
lessivés par une journée de travail, sortant de lʼascenseur à lʼheure de la relève,
pouvait évoquer le même zombi.
520
. Georges A. Romero, THE NIGHT OF THE LIVING DEAD (La nuit des morts-vivants, 1969) et DAWN
OF THE DEAD (Zombie, 1973). Rénovation car il y eu avant guerre le film-matrice du genre de Victor
Halperin, WHITE ZOMBIE. 1932.
521
. Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Ed. Cahiers du cinéma.2004.p.23.
Jean-Louis Leutrat, De la vie des fantômes, Paris, Ed. de lʼétoile, 1997.p.139.
522
. Supra 2ème Partie. CH.3. 1/ Prédéterminations du désir : figures du cinéphile.
523
. Cette description peut évidemment faire référence, comme cela a été déjà fait, aux images des
déportés de la Shoah, à la sortie des camps de concentration dont le regard hagard autant que lʼaspect
physique interpele sur la question même de lʼespèce humaine. Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s)
[4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.88. Jean-François Rauger, « George Romero, présentation de la
rétrospective», Catalogue Cinémathèque française. Décembre 2001.
524
. Fritz Lang, METROPOLIS, 1922.
473
un statut homogène car tous deux, en noir et blanc, ne sont après tout que des
reproductions de reproduction.
REPRODUCTIONS DE REPRODUCTION
Faisant disparaître leurs différences d'origine, ils laissent place à leur état présent,
celles d'être des éléments reproduits, dans une matière (la vidéo) dont il est dépourvus
à l'avance, que ce soit la photographie (filmée) ou encore un extrait de film (en vidéo),
comme d'ailleurs toute autre matière importée des images de l'histoire et étant
introduite dans ce nouveau milieu. Godard voyait dans ce processus, la confirmation
du choix de faire son film sur ce support525.
Bien sûr, il y a une différence de qualité des reproductions, l'extrait filmique pour sa
part, obtient la qualité dʼun mouvement d'origine (dʼailleurs décomposé), mais ce que
nous voulons affirmer : c'est qu'il n'y a pas de différence de nature. Dès que l'on
considère la photographie, (particulièrement lorsqu'elle est tirée du photogramme) au
même titre que l'extrait de film, produit par le télécinéma, comme une deuxième
génération dans la reproduction visuelle.
D'une photo fixe, évidemment on peut toujours s'interroger sur le choix qu'a fait Godard
de privilégier cette matière pour pouvoir construire son montage. En cela, il ne faut pas
oublier que dès le début, il y a le désir de faire histoire et ainsi de vouloir se mettre en
rivalité avec le support qui fait autorité : le livre (dont son instance visuelle s'avère être
justement la reproduction photographique) ; or faut-il remarquer également, lorsque les
525
Ref.184. Jean-Luc Godard, Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle
(dialogue), Tours, Ed. Farrago, 2000.p.84. Même la vidéo quand on l'utilise comme archive présente des
signes d'ancienneté, signe qu'elle appartient autant à l'histoire que le portrait peint ou bien encore le linge
de Véronique.
474
HdC n'étaient qu'un projet (intitulé encore Pictures in Motion526), que cela devra être
une causerie, à partir de photos surtout, de moments dʼarrêtés, de reste d'étoiles527.
On peut même deviner, selon cette logique de causerie à partir de photos que son
projet pouvait sʼapparenter à lʼadaptation vidéo de ces livres-photos dʼhistoire du
cinéma, grand format, qui sont très populaires aux Etats-Unis 528.
Plan 51.
C'est le deuxième contrechamp sur lequel le gangster fait feu.
Il se met en position et tire sur un homme qui court sur un toit.
Le plan est fixe et provient d'une photographie en noir et blanc de Poudovkine lors des
exercices de films sans caméra.
Lʼune des conséquences de la première guerre Mondiale en URSS, fut lʼarrêt des
importations comme de la fabrication de la pellicule cinéma, or cela provoqua
Poudovkine et quelques autres réalisateurs à faire des films sans caméra529.
Au niveau d'une interprétation exotérique, l'utilisation de cette image pourrait être liée à
sa signification iconographique à raison d'un homme tout en blanc sur un toit qui aurait
l'air de s'enfuir, de s'évader ou d'être rescapé de quelque chose. Or si cette image
répond au gangster Diamond Legs, cʼest sa propriété d'échapper à la pluie de balles
qui apparaît. Le personnage pourrait être comme le double répondant à la solitude du
gangster dans le plan. Cette dualité peut également produire une ressemblance avec
526
. Pictures in Motion (trad: Images en mouvement) est le titre d'un des projets américains des HdC, basé
essentiellement sur le montage de photographies comme le note Michael Witt, “Genèse d'une véritable
histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris, Ed.Centre Beaubourg, 2006. p.271.
527
. (Nous soulignons) Danièle Heymann, “Le cinéma meurt, vive le cinéma!”(entretien avec JLG), LE
MONDE, 30/12/1987.p.10.
528
.Un livre, comme par exemple celui de Daniel Blum, A Pictorial History of the Silent Screen, New-York,
G.P. Putnamʼs Sons Publishing, 1957. Est composé principalement de photographies ordonnées
chronologiquement. Cʼest ce genre de livre dʼailleurs qui est montré au tout début du film A JOURNEY
THROUGH AMERICAN CINÉMA (TV, 1995) de Martin Scorcese, où ce dernier raconte comment ce livre a
été la base de son désir de connaissance du cinéma et par conséquent de son histoire en film, comment il
allait le consulter en bibliothèque et comment parfois il ne pouvait résister (à son désir) dʼen voler des
images. Ce film pourrait être considéré comme la version hollywoodienne des HdC, avec un désir plus
pédégogique de la part du cinéaste américain mais cʼest tout de même une version subjective de lʼhistoire
du cinéma américain, où lʼauteur Scorcese nʼhésite pas à dire « je ».
529 ème
Georges Sadoul, Histoire générale du Cinéma, Paris, Ed. J'ai Lu.1964.p.105. Voir aussi note 6 (2
Partie).
475
lʼhomme en fuite du début célèbre de VERTIGO530. Les deux sont en blanc, sans veste,
cravatés et parcourent les toits.
De plus ce groupe n'est pas lié musicalement avec le reste des groupes qui suivent.
On observe sur la bande-son que la Symphonie n°3 dʼHonegger qui avait commencé
dès le début du groupe 1 sʼachève brusquement pour laisser place à un autre morceau
de musique : un quatuor à cordes de Beethoven531.
Le cinéma serait donc à l'image d'un cinéaste-gangster, d'un homme portant un fusil-
mitrailleur et tirant soit sur une population lépreuse, recluse, déjà contaminée, voire
déjà-morte (le public), soit sur un seul rescapé de cette condition : un seul homme, un
double, un autre cinéaste (Poudovkine), arriverait à s'en échapper. Les deux plans du
contre-champ s'opposent également entre eux sous plusieurs régimes visuels
signifiants.
530
. Alfred Hitchcock, VERTIGO (Sueurs froides, 1958).
531
. Quatuor à cordes n°10, op.74.(1809) de Ludwig Van Beethoven. Cité par Jean-Louis Leutrat, « Retour
sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.89.
476
Plan 50 Plan 51
Foule, Multitude Homme seul, Solitude
Hommes, Femmes, Jeunes, Vieux Homme moyen
Sous-sol, Terre Sur les toits, Air
Zombis (Morts-vivants)(vêtements en lambeaux) Homme habillé de blanc
Stagnation, Entropie, Inertie, Passivité Évasion, Rapidité, Déplacement, Activité
Imaginaire symbolique Lang Allemand Réel Poudovkine Russe
Public Cinéaste
Le public serait les victimes expiatoires. Le film serait alors envisagé comme œuvre de
la résolution du Mal, exécution dʼun rituel sacrificatoire. Rappelons que l'une des
définitions qui parcourt le film est de considérer le cinéma comme un mystère532.
Le spectacle du Mystère fut, avant que cela ne soit au Moyen-âge un terme pour la
représentation des scènes de la vie du Christ (son imitation). Les Mystères (Rites
dʼEleusis par exemple) correspondaient au spectacle dʼun rite caché, celui du
fondement de la Tradition, cʼest-à-dire la Connaissance, que le non-initié ne pouvait et
ne peut savoir, et dont le mythe orphique (les initiés sont en blancs) ou encore la
naissance de la tragédie (le chant du bouc) prennent ici leur source533.
Est-ce les spectateurs enfermés dans la salle de cinéma ? ou bien encore les
cinéphiles qui, contractant une endémie (la cinéphilie), sont reclus et mis en
quarantaine, devenant zombis534. Alors seul le cinéaste peut échapper au
spectacle/massacre de la mitraillette. Est-ce lui-même sous une autre image ?
532
. HdC.2b.fatale beauté. pp. 154-155, 157. « Ni un art, ni une technique, un mystère. »
533
. René Guénon, Le symbolisme de la croix, (1929), Paris, Ed. U.G.E. 10/18.1973.pp . 83-84/123 et 251.
Jean Douchet cite également les rites orphiques pour le film VERTIGO.
534
. Daney utilise ce terme lorsqu'il tente de définir son activité de cinéphile : "Nous vivions comme de
véritables zombis, nous ne vivions que pour aller voir des films." Serge Daney, Itinéraire d'un Ciné-fils,
entretien avec Régis Debray, réalisé par Dominique Rabourdin et Pierre-André Boutang, Ed.
ème
Montparnasse. (1992). Supra 2 Partie. CH.3. 1/ Prédéterminations du désir : figures du cinéphile.
477
Il y a l'analogie simple sur laquelle Godard a déjà fait un jeu sonore, celui du fusil-
mitrailleur avec la machine à écrire535. Rappelons que le cinéaste armé, avait été déjà
implicitement évoqué au plan 47 (KING-KONG). To Shoot, en anglais signifiant filmer
autant que tirer avec une arme à feu. On peut dresser une communauté d'actes entre
le cinéaste et le tireur : Il y a la vision, la visée aussi, il y a la désignation de quelquʼun
ou de quelque chose, afin d'en obtenir la vie ou l'image reproduite de sa vie536.
La conception du cinéma qu'André S.Labarthe a formulée, peut argumenter sur ce
nouveau principe. Face aux différentes conceptions qui ont été produites avant lui, il
propose une nouvelle dualité de couples de cinéastes :
"Il y a d'abord la distinction classique, celle de Langlois, usuelle, qui définit le cinéma en rapport
avec ses inventeurs, la première étant LUMIÈRE/MÉLIÈS, distinguant ainsi le cinéma
537
documentaire face à la fiction, le réel face à l'imaginaire . (…) Il y a celle de Godard qui
oppose la rentabilité du commerce face à l'invention sans avenir, c'est EDISON face à
LUMIÈRE. (…) Et bien, je me permets d'en proposer une nouvelle, qui serait l'opposition entre
les chasseurs et les piégeurs, cʼest-à-dire entre MAREY et LUMIÈRE. Marey avec son fusil
chronophotographique (…) part en chasse de ce que le cinéma peut offrir, (…) et Lumière qui
lui dispose des pièges, pose sa caméra, (…), il attends que le réel donne ce qu'il a à donner,
(…) aussi cʼest la distinction dans lʼattitude du cinéaste face au réel, soit il guette, attend soit il
part agit vise. Dans la première partie on peut mettre des cinéastes comme Kubrick, Ophuls, et
même Pasolini, qui font action d'aller vers ce qu'ils croient comme vérité du plan, alors que la
seconde partie on a des cinéastes “patients” qui attendent comme Bresson, Straub, Duras ou
bien sûr Garrel, afin que le réel produise en temps donné l'accident, accident duquel la vérité
538
surviendra toujours."
535
. PLAN 13.
536
. On peut se souvenir du début du film de Fritz Lang, MAN HUNT. 1941, où un plan montre la visée
téléobjective dʼune lunette dʼun chasseur qui vise Hitler, et cherche à appuyer sur la détente, comme la
réunion de notre opposition.
537
. Labarthe en projetant dans cette conférence le documentaire "Les Frères Lumière" d'Eric Rohmer,
rappelle que cette dialectique, a été inversée par Langlois. Il ne conteste pas les composantes du couple
mais en inverse le principe : mettant plutôt l'Imaginaire du côté de Lumière, ("la vue des champs-Elysée
est plus proche de ce que décrit Proust") et le Réel du côté de Méliès ("On comprend mieux la mentalité
de ce que pouvaient penser les gens à cette époque. Les films de Méliès sont d'une certaine manière,
beaucoup plus utile pour savoir la réalité de cette époque à partir des fantasmes de la population quʼil se
proposait de mettre en scène". JEANNE D'ARC, L'UBIQUITE, VOYAGER SUR LA LUNE etc…)
538
. André S. Labarthe, Intervention à l'Université Paris VIII, Saint-Denis, Inédit, 1994.
478
Aussi la figure de Marey chasseur désigne le cinéaste comme un homme portant une
arme à feu. Il peut d'une certaine manière indiquer l'une des possibilités de définitions
du cinéma, soit à partir du cinéaste, soit à partir de l'interrogation qu'est-ce qu'un film ?
Ce qui sera un peu plus tard développé dans les HdC (plan 159), lorsque JLG attribue
la sentence de Griffith, FILM IS : A GIRL AND A GUN539.
On pourra constater précisément de la valeur symbolique de lʼustensile. Le symbole
phallique soit de la caméra ou soit de l'arme à feu (peut-être plus encore quand c'est
une arme de poing) que peut constituer l'homme (ou la femme) avec une arme à feu.
Cʼest dans ce sens que faisait remarquer Godard quand il démonte les origines de
l'invention du plan Américain, qui provient contextuellement des tournages de
Westerns, où l'on élargit le plan Taille pour filmer lʼarme dans son étui mais aussi pour
pouvoir filmer à hauteur de sexe540.
Or pour conclure sur cette partie, lʼanalogie se trouve renforcée dans son
argumentation lorsque lʼon considère le mot SHOOT. Il se retrouve comme point
d'origine dans VIVRE SA VIE541, qui justement indiquait que ce parallèle n'est pas
seulement duel mais concerne en réalité un réseau d'expressions beaucoup plus
vaste.
539
. PLAN 159.
540
. HdC.2b.fatale beauté. p.140: “ et le plan américain/ le cadrage à hauteur de ceinture/cʼétait pour le
revolver/donc le sexe/mais celui de lʼhomme (…).”
541
. Ref.Film10.VIVRE SA VIE. Une partie spéciale y est consacrée.
542
. Le terme « professionnels de la profession » est une expression ironique inventée par Godard lors de
la cérémonie de la remise dʼun César dʼhonneur (le récompensant pour lʼensemble de sa carrière) le 7
Mars 1987. Elle est restée célèbre et même utilisée lorsquʼon veut parler péjorativement du « milieu du
cinéma ».
479
F/ GROUPE 2 (de la séquence 8). LE CINÉMA SUBSTITUE (PLANS 53-59)
a/ Description de la Séquence 8 :
ETUDE DE LA PISTE SON “MARIENBAD” DÉROULÉE SUR LA SÉQUENCE 8
L'extrait cinématographique sonore orchestré par Godard prend une valeur plus dense
et plus dangereuse car plus conséquente. Le premier extrait de bande-son de film546
s'avérait être le film de Renoir BOUDU mais le traitement que la table de montage par
ses brusques arrêts, allers-retours infligeait au dialogue, empêchait une bonne
appréhension et la transformait en une bande ambiance bruitages de machine
magnétique et mécanique. Seules quelques déjections, bribes de mots issus du
maëlstrom sonore parvenaient au spectateur et ne présentaient pas en discours
organisé comme celui maintenant de MARIENBAD547.
Maintenant dans la séquence 8, arrive cet extrait d'un film : MARIENBAD, où le moment
sélectionné dans la fiction installe principalement une voix d'homme qui parle à une
femme, il s'agit de Delphine Seyrig écoutant l'acteur Giorgio Albertazzi, dont la voix
543
. Tel que nous lʼavons décrit, le carton du premier groupe (LE CINÉMA) intitulait et posait la question, du
domaine dans lequel la phrase va répondre, commençant son déroulé avec G2.
544
. Quatuor à cordes n°10, op.74.(1809) de Ludwig Van Beethoven. Cité par Jean-Louis Leutrat, « Retour
sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.89
545
. Alain Resnais, L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD, 1961.
546
. Extrait cinématographique sonore et extrait de bande-son de film qui n'ont qu'une petite différence de
qualité : si c'est un film il sera par principe reconnu par sa bande-son, sinon cela restera un extrait
cinématographique, car même si l'on ne reconnaît pas le titre d'un film présent au son, il conserve toutefois
une tessiture très caractéristique.
547
. Le nom de la ville MARIENBAD suffit pour que le film de Resnais soit désigné.
480
procure une impression ambiguë : à la fois, sa tessiture est rugueuse et les intonations
liées à son accent italien sont chantantes.
Cette bande-son défaite de son référent visuel, adopte un statut autonome et permet
au spectateur une écoute plus précise, grâce à ce procédé de mise en scène. Sans
images, l'autonomie dramatise la voix incontestablement.
LA VOIX CRÉANT UNE PRÉSENCE INVISIBLE.
Le contenu alors des paroles de ce personnage de MARIENBAD, dont on ne verra
jamais le visage, se met en rapport avec l'énoncé des rapports de couples décrits
précédemment. D'une certaine manière l'invisibilité de sa présence le fait se substituer
à la voix du (Godard-)narrateur, la voix de l'historien-cinéaste.
Aussi rapporte-t-il même une nouvelle appréciation, un nouveau rapport jusqu'à la
fondation de la copule dont il fait partie.
548
. Le mot plaintif pourrait exprimer davantage une forme de mélancolie (comme la langue anglaise nous
la propose avec « Wailing »).
481
LA FEMME ET LE POUVOIR DE L'ÉCOUTE
[En guise de réponse vous vous êtes contentée de sourire ] (Plan 69)
[Je sais que vous prétendiez n'écouter que moi ] (Plan 72)
[alors entendez mes plaintes, je ne peux plus supporter ce rôle, je ne peux plus supporter ce
silence, ces murs, ces chuchotements où vous m'enfermez] (Plan 73)
En résumé sur le bilan des forces, le couple a lui aussi un double pouvoir celui de
recevoir ou d'émettre, l'image pour l'homme —il regarde la femme regarder sans
qu'elle ne le voit— et le son pour la femme —elle n'écoute que lui, elle décide de ne
pas parler, de rester silencieuse, voire de rire—.
Aussi les pouvoirs des couples [(H/F) (I/S)], dans leurs rapports peuvent s'exprimer
positivement ou négativement.
482
A partir de cette évaluation, les extraits mis en place dans la séquence 8, apparaissent
sous une signification (ésotérique, il est vrai parce qu'il fallait être initié a cette
esthétique bipolaire) simple.
L'image de KING KONG venait prévenir —cette logique révélée précédemment
(L'homme et le pouvoir de vision (voir et filmer), la femme et le pouvoir de l'écoute
(entendre et crier))— de ce que la parole du récit vient maintenant attester.
Plan 53
On revient sur le plateau du Godard-présentateur, et comme dans une mauvaise post-
synchronisation, la voix du Godard-narrateur ne correspond pas au lipsing de l'image.
La parole nous renseigne encore, non sur le cinéma et sa définition possible mais sur
la pratique d'une histoire de celle-ci. La voix s'interroge et répond :
Nous rappelons que cette phrase se retrouve, comme les quatre phrases en incipit du
début, sur un mode d'une double proposition. Ce mode rassemble la conjugaison de
toutes les histoires :
4 HdC =
(1) HdC conditionnel / MODE
(2) HdC futur / INTERROGATIF
483
possibilité dʼexister à cette histoire, (sa condition hypothétique face à lʼinexorable futur).
Le ou qu'il indique crée la multiplicité parce qu'il place deux propositions interrogatives.
Toutes ces histoires renvoient également à la mise en parenthèse du titre du film et de
sa possibilité plurielle.
Le futur indique la quête de Godard, c'est le début du film, ce qui va se dérouler sous le
yeux du spectateur, un futur proche. La question reste sous quelle condition présente
cette histoire du cinéma se déroulera?
"Mais quel que soit le chemin parcouru depuis la révision des valeurs, des jugements que
consacre cette exposition, il ne faut pas se faire d'illusion, elle consacre l'Histoire du Cinéma,
non pas telle qu'elle sera, non pas telle qu'elle pourrait être si tous les films étaient sauvés et
mis à la portée des historiens, mais telle qu'elle est actuellement définie par la légende à peine
549
encore contrôlée et corrigée par l'Histoire."
Nous avons souligné ci-dessus les modes temporels pour relever que Langlois, lui
aussi, utilise pour l'exercice de l'Histoire : le Futur et le Conditionnel.
L'emploi du futur se rapporte, interro-négativement, à l'idéal d'une histoire consacrée ;
l'emploi du conditionnel à la sauvegarde de tous les films, ce qui est aussi peu
probable; Donc, de ce futur utopique et de cet inconditionnel, la seule réponse à ces
549
. Henri Langlois, 60 ans d'Art Cinématographique, Paris, Ed.C.F, FIAF. 1955.p.20. (C'est nous qui
soulignons).
484
modes interro-négatifs reste le présent. Inscrire l'histoire du cinéma au Présent —alors
que Godard la maintient dans l'affirmation d'une multiplicité du Passé (qu'il y a eu, qu'il
y a eu)—, est une différence qui n'est qu'apparente. Alors on peut être interpelé par la
proximité de style des deux phrases, d'autant que ce présent invérifiable pour Langlois,
une légende, corrobore l'idée de plusieurs passés hypothétiques. La logique est ici
maintenue par l'existence plus grande de films disparus que des films sauvegardés. La
virtualité du passé, comme source moins de ce qu'il y a eu que ce qu'il n'y a pas eu,
conduit par la suite à une multiplicité peut-être encore plus grande de l'histoire dans
son actualité. Ce “s” mis entre parenthèses trouve ici probablement sa plus entière
justification : celle d'un exercice de l'histoire au passé composé de disparition,
obligeant par là à vérifier sans cesse le lieu du passé, d'où l'obsession de sa répétition
(qu'il y a eu, qu'il y a eu...) créant par eux-mêmes une multiplicité de présent.
550
. Rappel : le photogramme est la photo diapositive qui, mis en chaîne, donne le plan du film : (24
photogrammes = une seconde de film) son unité, son mouvement, sa vie.
485
Que cela soit les répétitions simples, comme le redoublement de paroles, ou encore le
redoublement des images, ou bien encore la répétition physique de personnages551 ou
comme les procédés en chambre d'écho dans lequel ils établissent leur parole. Ou
bien encore, d'aller prendre des textes dont les composantes sont "stancées".
De nombreuses stances parcourent le texte de MARIENBAD :
Plan 54
Gros plan visage d'une femme dont les yeux se colorent
C'est un extrait de FURY552, film fantastique en couleurs
C'est un gros plan du personnage principal féminin qui, dans cette fiction, est douée
d'un sens de l'extrapolation. Lorsqu'elle tient la main d'une personne elle voit au-delà
du présent de cette personne. Sa vision peut également provoquer lʼaveuglement
jusquʼà la mort de la personne contactée si elle tient la main trop longtemps.
Pour souligner le caractère halluciné de ce gros plan de femme qui écarquille les yeux,
- Brian De Palma a ajouté en trucage une couleur bleue sur l'iris et un zoom avant sur
le visage est effectué ;
- Godard a monté en Jump-Cut le plan zoomé et l'a fait suivre d'un flash blanc.
Compté comme un seul plan d'origine, dans notre descriptif plan par plan, en réalité ce
sont trois plans successifs heurtés avec un insert blanc de moins d'une seconde.
551
. Godard et ses personnages doubles : double présentateur/narrateur dans les HdC, ou bien encore
acteur le représentant dans ses films de fictions, jusquʼà la répétition des films eux-mêmes lorsque
NUMÉRO DEUX correspondait au désir de Godard à réaliser une deuxième fois A BOUT DE SOUFFLE.
552
. Brian de Palma, THE FURY (Furie, 1978).
486
De plus, ce regard de femme hallucinée se révèle contradictoire avec la bande-son, car
la voix-off de MARIENBAD crée, par jeu d'opposition, une correspondance directe avec
les yeux de FURY. La voix énonce :
["Vous avez toujours les mêmes yeux absents."]
Jean-Louis Leutrat note avec justesse, dans son plan par plan du début des HdC, que
ce regard trouve son pendant au cri (virtuel) de Fay Wray553 du plan 47 (KING-KONG).
MONTAGE ALTERNÉ entre FAUST (55, 57) et THE BAND WAGON (56, 58)
TECHNIQUE DE L'ALLER-RETOUR
VITESSES DE L'ALLER-RETOUR
Parfois la vitesse des A-R pourra être précisée, surtout lorsqu'elle est fluctuante. Elle
peut commencer rapidement puis ralentir. C'est là une technique pour produire une
vision concentrée des plans eux-mêmes. Une décélération va accentuer l'autonomie de
chaque plan, alors que l'accélération tendra à les faire se confondre jusqu'à les voir
dans une juxtaposition (comme des images fondues). Cet amalgame va être perçu
pour le spectateur dans la limite de sa persistance rétinienne. Il faut rappeler que ces
553
. Jean-Louis Leutrat, « Retour sur Histoire(s) [4] », TRAFIC n°73. Printemps 2010.p.88.
554
. Ref.Film63 LA PUISSANCE DE LA PAROLE. 1988. Nous y avons plus amplement décrit le dispositif.
555
. On notera que le compte se produit dès le premier plan ; alors que normalement cʼest le troisième plan
(le premier plan qui revient) qui nous fait comprendre que nous sommes dans un système d'Aller-Retour. Il
est donc préférable de concevoir les A-R comme série de deux images couplées. Dans cette logique, le
3ème plan (le retour du plan1) entame une deuxième série. En conclusion si dans une dernière série, nous
avons un aller simple, l'habitude sera d'arrondir par le haut.
487
effets de volets et découpes sont faits à la main556 par le cinéaste sur son banc. C'est
donc lorsque lʼextrait du plan change que le numéro passe au suivant lui aussi.
Ainsi le Plan 55 est extrait au moment d'un passage d'un fondu enchaîné appartenant
au film de Murnau, cette suite continue ne devait logiquement pas faire changer de
numérotation malgré l'AR, mais, comme tout changement de plans internes au film
utilisé est également indiqué (puisque celui-ci est alors un peu plus large), le plan de
Faust comportera le numéro 57 (au lieu du 55b).
488
Plan 56. 58. THE BANDWAGON 558
L'extrait qui est monté plusieurs fois en alternance avec le film de Murnau provient de
THE BANDWAGON, une comédie musicale. La comédie musicale hollywoodienne se
compose généralement de scènes de comédie dialoguée en alternance avec des
numéros : des scènes de performance musicale et chorégraphiée559. Le film présente
un spectacle qui se déroule sur une scène de Broadway. Cʼest donc un spectacle dans
le spectacle mis en scène par un auteur dont le film va dʼailleurs se moquer (trop
déprimant pour le public). Lʼun des numéros du spectacle rassemblant Fred Astaire et
Cyd Charisse qui est ici présenté. C'est une reprise560 en couleurs du cinéma de
genre : le film Noir561Alors que nous sommes sur une scène de théâtre à Broadway, le
numéro consiste à représenter lʼun des genres du cinéma. Fred Astaire pourchasse un
meurtrier suivant différents décors très stylisés, il entre dans un café.
Le raccord débute quand Cyd Charisse est au comptoir, de face avec un long manteau
sombre; au moment précis où elle laisse dévoiler ses jambes et une robe années
trente rouge vif, elle se lève, va vers lui. Ils dansent ensemble langoureusement,
enlacés, c'est elle qui tourne autour de lui. La vision de cette chorégraphie produit un
niveau interprétatif éloquent : l'apparition et l'étreinte évoque un serpent car elle
multiplie ses enroulements de bras, de hanches autour de lui, de son tronc. Et du fait
qu'il s'agit de la rencontre entre un homme et une femme, cette danse consiste en une
opération de séduction. On étudiera un peu plus tard le résultat que produit le rapport
de l'extrait avec le plan d'avant. À ce stade, on peut attester d'une mise en scène du
désir de l'homme. Fred Astaire danse peut-être plus avec un fantasme —lʼimage dans
laquelle il se projette— qu'il a de cette femme, qu'avec la réalité, car dans le récit de
cette fiction juste après avoir (été séduit) dansé, elle lui échappera. On verra même
que l'assassin qu'il poursuivait et tire dessus à mort, s'avère être elle562. THE BAND
WAGON illustre, une fois de plus, l'analogie entre la mise à mort et l'acte sexuel,
puisque la fin de l'extrait choisi par Godard, montre Fred Astaire qui érige son revolver,
558
. Vincente Minnelli, THE BANDWAGON (Tous en scène, 1953).
559
. Patrick Brion, La Comédie musicale : du Chanteur de jazz à Cabaret, Éd. la Martinière, 1993.p.231
560
. Une reprise est une revisitation du genre sans que cela soit obligatoirement parodie ou pastiche.
561
. Raymond Borde et E. Chaumeton, Panorama du film noir américain (1941-1953), Paris, Éd. de Minuit,
1955.p.84.
562
. Elle lui échappe donc doublement dans lʼespace puis dans le temps.
489
en pliant son bras et levant son avant-bras, tout en regardant Charisse lové à son cou,
dans se bar où tous les autres danseurs dansent de façon desossée (conférant un
aspect comique à la danse macabre). L'effet d'érection de l'arme dont le terme familier,
tirer un coup pourrait résumer l'analogie. Trois danseurs masculins habillés de noir
dissimulés derrière le couple, apparaissent au même moment que la levée du revolver,
amplifiant l'effet du mouvement érectile.
La métaphore du personnage armé vient renforcer lʼargument de Diamond Legs du
groupe 1.
563 ère
. Supra 1 Partie. CH2. 2/Prospection temporelle.
490
puisque chaque scène contient une apparition /transformation (Faust et Cyd Charisse).
Il y a d'abord l'idée que substituer est un verbe d'action. La substitution est une
invocation en vue de faire apparaître. Car on peut décrire le changement de costume
de Charisse comme l'enjeu d'une véritable transformation. Le jeu des couleurs sont
établis pour renforcer lʼeffet. Elle se transforme pour se conformer au désir de Fred
Astaire, pour pouvoir danser avec lui. Elle est comme une rouge apparition face à
Astaire autant que Méphisto lumineux et fumant face à Faust. C'est d'abord le jeu du
couple qui est ici exposé. Couple du savant avec son démon et couple de l'homme
avec sa femme fatale.
Il sʼagit donc dʼune présentation de la substitution simple, celle qui transforme
lʼignorance en connaissance et du repos en désir affirmé.
Ensuite, il y a une substitution croisée, celle du désir érotique avec celui de la
connaissance. Mephisto se substituant en Cyd Charisse ou inversement.
564
. Ref.Film22. DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE. 1966.
491
G/ GROUPE 3 (de la séquence 8). A NOTRE REGARD (PLANS 60-62)
Plan 62
Plan Noir
Le plan marque la délimitation avec la groupe 4.
565
. Jean Renoir, LA RÈGLE DU JEU, 1939.
566
. Charlie Chaplin, THE GREAT DICTATOR (Le dictateur, 1940). Ces deux films sont cités par JLG
comme film caractéristique de film voyant l'avenir, mais que personne ne veut voir comme prophétique; on
pourrait les appeler des films-Cassandre.
567
. Kenji Mizoguchi, CHIKAMATSU MONOGATARI (Les amants crucifiés, 1954).
492
chasse de LA RÈGLE DU JEU pourraient représenter cette femme qui fuit et bat la
campagne des AMANTS CRUCIFIÉS. Le désir de connaissance, le désir de définir le
cinéma s'est incarné on l'a vu en l'objet d'une femme, cette femme maintenant fuit sous
notre regard inquisiteur. Ceux qui regardent, scrutent pour repérer le gibier, organisant
une battue, se mettent en chasse pour l'obtention de l'objet réifié quʼest cette femme
qui s'enfuit. Il faut se souvenir également que le plan de la battue (chasse au lapin) a
été retenu par Godard comme symbole du cinéma qui prévoit, sa capacité à mettre en
scène ce qui va arriver. Le cinéma (Renoir avec LA RÈGLE DU JEU, 1938, Chaplin avec
LE DICTATEUR, 1940, et Lubitsch avec TO BE OR NOT TO BE, 1939) avait prévu lʼarrivée
de la seconde guerre Mondiale, en mettant en scène une réalité qui prenait en compte
un malheur non encore produit568.
Aussi Tanaka Kinuyo interprète cette femme qui essaye de fuir, pendant une période
diégétique qui se déroule également en climat de guerre. Son amant est prisonnier
alors que les armées en déroute, cherchant à piller pour se sustenter, rôdent.
Le montage produit donc une concordance des temps. Pendant le temps de la guerre,
la femme revêt la figure de la destinée qui va à sa perte (comme le siècle) malgré tout
son désir à vouloir sʼéchapper. Elle tombera sous les yeux des soldats, et nous
assisterons au spectacle de la déchéance.
Notre regard qui pouvait voir ce quʼon ne pouvait prévoir encore, découvrant un
spectacle morbide, ne peut réaliser, comprendre que cʼest de lui-même dont il sʼagit.
568
. HdC.1a.toutes les histoires. p.106.
493
H/ GROUPE 4 (de la séquence 8). UN MONDE (PLANS 63- 69)
"Hommes du Dimanche / Bouffées de chaleur / Jamais tel film n'avait eu / pouvoir / bénéfique si
intense / jamais je ne pensais que la résolution d'un tel et d'untel / pouvoir / aimer le cinéma
571
grandissait en moi après ce film/ Je ne me supportais plus/ firmament froid" .
Aussi le monde, tel que Godard nous le présente est celui de lʼunion possible et des
actions des couples.
569
. Edgar G. Ulmer, Robert Siodmack, MENSCHEN AM SONNTAG (Les hommes le dimanche, 1929).
570
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.167.
571
. Stanislas Rodansky, Requiem for me (1952), Paris, Ed. Fissile, 2007.p.18.
494
Plan 64, 66*
James Cagney et Georges Raft dans PUBLIC ENEMY572 sont pris dans un plan
d'ensemble fixe. Les deux gangsters après avoir fait un casse, se donnent du bon
temps; ils entrent dans un club fréquenté et ont tous deux la compagnie d'une femme à
leur bras. Tenue de soirée de rigueur pour les quatre : Smoking pour les hommes et
robe longue en lamée pour les femmes.
Le plan 66, montre la suite en un plan américain, où les deux, tout en dansant avec
leur partenaire respective, dialoguent par dessus les épaules des femmes qui sont à
leur cou.
Plan 68*
Ceinturant par deux plan noirs, l'extrait de Lilian Gish,
L'extrait expose Lilian Gish dans LE LYS BRISÉ573 dans un plan large extérieur urbain.
Elle traverse une rue dans la nuit. La démarche qu'elle adopte, peureuse, témoigne
dʼune maladresse hésitante, elle se retourne brusquement, elle a peur d'être suivie. Ce
qu'elle fuit : l'emprise violente du père qui la maltraite. Il est allé jusquʼau domicile du
Chinois qui avait recueilli la jeune enfant par hasard. C'est pendant le saccage du petit
appartement si raffiné qu'elle en profite pour s'échapper. Nous sommes témoins plutôt
de son errance que d'une fuite, car la fille ne sait plus où aller. Elle fuit pour la seconde
fois un endroit où elle dormait. (1) le foyer paternel. 2) lʼappartement chinois.
572
. William Wellman, THE PUBLIC ENEMY (L'ennemi public, 1932).
573
. David W. Griffith, BROKEN BLOSSOMS (Le lys brisé, 1919).
495
selon la même logique de montage narratif. Le jeune couple nageant et deux gangsters
entrant dans un Bar-Dancing pour converser en dansant peuvent se réunir sous deux
motifs :
Le second motif est contextuel, conférant un monde dans lequel ces couples
apparaissent. Aussi qu'est-ce que ce monde pour le cinéaste ?
C'est apparemment un monde pacifié, édénique, car ce sont des images de bonheur
qui se dégagent des deux extraits concernant les couples.
Des couples se rencontrent, s'associent et se présentent dans un mouvement des
corps (nage et danse) ; soulignant que le geste commun, de ces deux pratiques
corporelles est celui de l'enlacement de la femme par lʼhomme, son étreinte, voire son
embrassement 575.
La singularité élémentaire qui forme le monde, réduite à l'essentiel est duelle, puisque
l'autre partie (Wellman) avec lequel lʼextrait du film de Siodmak se mêle, nous montre
le même type de couple, en mouvement de corps, juste dédoublée.
574
. Notre tentative dʼune double interprétation se trouve problématisée. Sur ce plan, dʼun point de vue
ésotérique on se souvient que le film met en scène deux hommes en rivalité. Dʼun point de vue exotérique
on se limite à la vue de ce couple homme/femme. Dʼune façon ou dʼune autre, on peut interpréter que le
couple homogène des deux hommes est sous-jacent et sera présenté au début de lʼextrait du Wellman.
575
. Ethymologiquement, embrasser signifie prendre dans des bras.
496
homogène) ou une image et un son (couple hétérogène). Et ceci tel que Godard
lʼaffirmait en citant Bresson :
Ainsi lʼembrassement du couple est également mis en scène une seconde fois
simultanément grâce au montage alterné (un extrait de film fait connaissance avec un
autre) ou encore une bande-son mixée (embrasse) avec un extrait de film.
Ensuite, dans un ordre historique possible, ce que nous présente Godard se base sur
la vision d'un monde comme société des hommes. Précisément, ce monde devrait
alors s'accomplir sur le mode d'un récit humain. Une histoire de ce monde pourrait se
formuler : la rencontre d'un homme vers une femme. Une fois la rencontre opérée, le
choix de rester avec elle et de la conduire, l'homme devient vecteur principal du couple
(il mène la danse ou il apprend à sa partenaire à nager, laissant supposer que lui sait
déjà).
Et l'on peut deviner sous le motif de ce récit originel, le thème de Pygmalion et de
Galatée, comment le créateur sublime le désir de sa muse par son travail : désir du
peintre vers son modèle concrétisant sa toile ou celui encore du cinéaste filmant sa
star (la femme qu'il aime).
Lorsque la définition de ce monde est rendu générique, on obtient :
LE MONDE : L'HOMME (ACTION VERS LE CORPS) FEMME.
497
simuler la parade de lʼacte sexuel et le dédoublement, celui dʼune image
cinématographique.
Le monde que propose Godard est une représentation dʼun monde humain sous
l'augure de la monogamie hétérosexuelle, et dont on peut constater le caractère de
perdition si l'une des deux composantes n'est pas représentée. Ainsi le génétitre [LE
MONDE] se clôt sur l'errance dans les rues de Lilian Gish dans BROKEN BLOSSOMS,
une jeune fille seule sans son ami. La trame narrative est précisément celle d'une
rencontre (constitution d'un couple provisoire) puis de la brisure (par le père furieux) de
ces deux fleurs (les cœurs de la fille et du jeune asiatique).
Avec un mère absente et un père libidineux, le Chinois représentait pour la jeune fille,
lʼautre monde dans lʼabsolu de son altérité. A lʼinverse, le père qui veut, en couchant
avec sa fille, la réenfanter, lui projette lʼimage du même. La séquence très célèbre du
placard à balai dans lequel il lʼenferme et dans laquelle elle tambourine, nʼest quʼune
image symptomatique, un visuel577, écran de lʼaccouplement réel qui se produit mais
quʼon ne peut voir. Ce quʼon peut voir réellement cʼest lʼeffectuation par le père de
gestes dʼaller-retours, à tambouriner sur la porte et à la fouetter. Griffith met en scène
avec insistance, dans le cadre et la durée du plan comment Donald Crisp (le père
boxeur) caresse incestueusement la joue de sa fille avec lʼobjet578 même avec lequel il
la fouettera jusquʼà la mort.
576
. HdC.1a.toutes les histoires. p.95. in Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard.
1972.p.45.
577
. « Un visuel est une image faite pour remplacer une autre image que lʼon ne veut ou peux pas voir. »
SERGE DANEY, ITINÉRAIRE DʼUN CINÉ-FILS, entretien avec Régis Debray , réalisé par Dominique
Rabourdin et Pierre-André Boutang, Ed. Montparnasse. (1992).
498
I/ GROUPE 5 (de la séquence 8). QUI S'ACCORDE (PLANS 70-76)
Plan 70*, 72
L'extrait de RANCHO NOTORIOUS579 met en scène Marlène Dietrich qui interprète une
Dance-Hall Girl, fille de Saloon (entraîneuse) qui, avec trois autres de ses collègues,
fait une course de cow-boys à l'intérieur du Saloon, comme l'on ferait une course
steeple-chase. Elle chevauchent chacune un homme qui doit faire l'aller et le retour à
quatre pattes, ce qui suscite un travelling latéral. Lʼextrait commence au début du
travelling et de la course. Marlene Dietrich porte une robe rouge.
578
. Il la caresse avec le manche en cuir souple du fouet.
579
. Fritz Lang, RANCHO NOTORIOUS (L'ange des maudits, 1952).
499
hommes, et ne sont plus poursuivies (60, 61), ni soulevées (63), ni étreintes et
conduites (64).
C'est une douce contradiction, car elle ne s'oppose pas directement à la tentative de
séduction de Cyd Charisse face Fred Astaire (56), au contraire on pourrait même
lʼenvisager comme lui étant conséquente580. Cʼest un rééquilibrage. Car là où
prédominait encore le modèle du désir de l'homme, dès qu'il s'agissait de
représentation du rapport des sexes, on voit bien, avec ce nouvel accord, le jeu dʼune
analogie, dont la représentation est une inversion des valeurs, résumée sous la
formule Homme<Femme. Lʼhomme est sous la femme. Juste revanche de la part de
Lang puisque lʼanalogie bestiale a été portée souvent à lʼencontre des femmes dans le
Western, genre où leurs personnages étaient conditionnés aux actes masculins581.
Lʼanalogie jeune femme - pouliche est récurrente dans de très nombreux westerns582, et
on notera aussi dans le film de Lang, la mise en compétition du couple quʼon met en
ligne pour le concours, la course. On nʼoublie pas que plus généralement la femme à
Hollywood est mise en scène sériellement au désir de lʼhomme, tel un étal, en ligne
comparative quand elles dansent583.
On retiendra que ce système de valeurs (inversé donc à lʼarrivée de ce nouveau
groupe) fait aussi le jeu dʼun rapport algébrique.
580
. Une robe rouge pour Charisse et Marlene, toutes les deux ont une même motivation : séduire un
homme et le pousser à devenir son objet.
581
. Rares sont les Westerns dʼavant 1960 offrant aux personnages de femme une place de pouvoir de
décision, le film de Nicholas Ray, JOHNNY GUITARE, 1956, sʼavère une exception venant confirmer la règle
(avec FORTY GUNS. 1957 de Fuller). et bien sur aussi le film de Fritz Lang où, à lʼimage de la star Dietrich,
la femme assume et réalise son désir, elle dirige dans son Ranch une bande de mauvais garçons dʼune
main ferme.
582
. Stuart Gilmore, THE VIRGINIAN. 1947. Joseph Kane, FLAME OF THE BARBARY COAST. 1945, et King
Vidor, THE MAN WITHOUT A STAR, 1955. Howard Hawks, RED RIVER. 1948. Quatre films où les hommes
font ouvertement des commentaires et éloges sur les attributs dʼun cheval dont parfois même la femme
figure à ses côtés dans le cadre. elle correspond à leur désir de chevauchement tout autant que la bête.
583
. Busby Berkeley, GOLD DIGGERS. 1932, ou ZIEGFIELD FOLLIES. 1952
500
(C.Charisse) H<F, puis G4-Siodmak (MENSCHSONTAG) : où lʼhomme domine la
femme par sa maîtrise de la natation H>F.
Ensuite après lʼarrivée dʼ[UN MONDE], le couple se dédouble dans lʼimage —(G4-
Wellman : deux hommes mènent la danse ; 2x H>F)— nous montrant alors plutôt des
hommes qui prennent les rennes du rapport de leur couple. Or, dans lʼextrait présent,
la figure du double couple sʼest démultipliée une fois encore et nous percevons alors 4
couples en course (2 x 2 couples H/F).
Si en un plan, nous voyons 4 couples dont lʼhomme est soumis à la femme, nous ne
sommes pour autant pas dupes du jeu désirant de cet accord car la connotation
sexuelle masochiste masculine est évidente et est ouvertement démontrée584.
De plus, ce qui a probablement intéressé Godard, à vouloir utiliser le film de Lang, pour
cette séquence, cʼest quʼil fut évoqué par Piccoli dans LE MÉPRIS585. On revisite alors
de cette façon le film qui accueillait la phrase de Bazin-Mourlet.
584
. Le film LA CHATTE JAPONAISE. 1966) de Yasuzo Masumura, adaptant Tanizaki, met en scène très
explicitement ce dispositif passionel.
585
.Le couple Piccoli/Bardot confie à Lang, quʼils ont vu à la télé, la veille, son western. Il le complimente
(formidable !) sur la séquence de la roulette avec Mel Ferrer.
501
J/ GROUPE 6 : A NOS DÉSIRS (PLANS 76 - 81)
Plan 78*
Extrait dʼALEXANDRE NEWSKI586
Les hordes de chevaliers teutons se déversent vers nous. Le point de vue qui est
adopté est celui de ceux qui sont assiégés.
Ces hommes sans visages, portant des casques fendus dʼune croix, arrivent vers
nous irrémédiablement. Les lances sont pointées en direction de la caméra.
586
. Sergei M. Eisenstein, ALEXANDRE NEWSKI, 1938.
502
Plan 80
Une fois que les chevaliers ont fini dʼéperonner les soldats adverses qui (de dos)
tombent à la renverse, comme des pantins, ils les piétinent pour passer pardessus et
devant jusquʼà nous dépasser. Cʼest lʼimage presque concrète dʼune submersion
humaine, dont la bande-son de cuivres tonitruants à lʼunisson vient renforcer lʼeffet.
De plus, on y retrouve alors la voix de MARIENBAD qui stance en boucle :
« Qui sont les autres ? Les autres ? Qui sont les autres ? Les autres…(…)
… Je sais que vous prétendiez nʼécouter que moi »
Notre désir sʼaccorde donc à lʼimage des corps. Il sʼincarne et se transforme en plaisir
(effectuation de la danse) et sʼapparente à la mort. Lʼaspect réellement menaçant des
lanciers peut figurer une réalisation effective de notre désir. Le désir se réalisant cesse
dʼêtre désir (mise à mort). Pendant ce monde éphémère, nous sommes encore dans
lʼinvestissement de notre propre désir (il sʼagit toujours de danser avec une femme). La
comtesse invitée le souligne : il y a dʼautres femmes, et refuse-t-elle par principe ?
587
. Luchino Visconti, IL GATTOPARDO (Le guépard, 1963).
588
. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Ed. Gallimard. 1972.p.49.
503
Mais notre désir en a choisi une seule, et pendant que nous projetons de danser avec
elle, nous sommes entrain de mourir, (corruption) dʼavoir réalisé notre funeste désir.
Le noir du plan ne surgit non plus comme point de mort, mais, à lʼinstar de la remarque
judicieuse de Bonitzer concernant le cinéma de Godard : le plan noir est un plan de
jouissance589.
K/ DESCRIPTION DE LA SEQUENCE 8
Une des premières remarques que l'on peut faire en conclusion, concerne l'opération
de sélection des films, pour construire la signification de l'ensemble de cette séquence
avec cette phrase. C'est un choix qui dépasse l'idée du langage simple que l'on
retrouvait par l'inscription de cette phrase.
Du choix de cette phrase, celle du MÉPRIS590, cette fois-ci elle apparaît en inscriptions à
l'image pour permettre justement de "libérer" la piste son et de fournir d'autres
éléments auditifs choisis.
Du choix des images pour le montage, on remarquera que certains extraits étaient déjà
présents et associés lors de la conception du livre :
591
INTRODUCTION À UNE VÉRITABLE HISTOIRE DU CINÉMA ET DE LA TÉLÉVISION
FAUST (Murnau) associé à BANDWAGON (Minnelli). Les deux plans (le plan 55 et le
plan 56) sont en effet déjà présents sur la couverture du livre, et ainsi que le faisait
remarquer Jacques Aumont dans son livre, le titre de la pièce expérimentale que
monte sans compromis le metteur en scène (joué par Fred Astaire) avant de produire
le show Bandwagon. Cette pièce dont on verra, durant la première, le public sortir
avant la fin et furieux, s'intitule Faust et est l'adaptation du Faust de Gœthe.
589
. Pascal Bonitzer, “Écran du fantasme”, CAHIERS DU CINÉMA, n°229.08/1971.p.48.
590
. Ref.Film14. LE MÉPRIS. 1963.
591
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.
504
C'est dans le 3ème voyage du livre que les films étudiés et projetés pour les
étudiants 592, sont le plus présents dans les HdC. Sont présent de ce 3ème voyage :
FAUST (Plan 55, 57).
RANCHO NOTORIOUS(plan 70)
L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD (piste son).
Alors que ces derniers titres témoignent du pouvoir qu'il ont à hanter593 l'esprit de
Godard pour revenir avec récurrence, ils témoignent pareillement de son obstination à
vouloir sélectionner, pour son histoire du cinéma par les films, les mêmes extraits.
592
. Dans le livre qui est une transcription (non revue) de sa parole au moment des cours. Godard parle de
voyage au lieu de séance et donc la retranscription livresque y substituera le chapitre. Le livre est donc
composé de Sept voyages. Voir Ref.173. pour plus de développements.
593
. Jean Narboni :"La valeur d'un film sʼétablit aux qualités du pouvoir de hantise qu'il exerce sur nous."
Cours d'analyse de films contemporains 2000-2001, Paris VIII, Inédit.
594
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.107.
595
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.105.
505
qui erre seule (G1-De Palma, G3-Mizoguchi, G5-6-Griffith). Cette dernière figure, une
femme seule dans lʼimage, par principe associatif et en regard à lʼimage de lʼautre
couple qui danse, semblerait correspondre avec la voix off de lʼhomme de
MARIENBAD, qui se plaint dʼune situation solitaire, à lʼimage de lʼautre partie du
couple.
« Alors entendez mes plaintes, je ne peux plus supporter ce rôle, je ne peux plus supporter ce
silence, ces murs ces chuchotements où vous mʼenfermez ».
La femme seule à lʼimage pourrait aussi répondre dans lʼattente de son accouplement,
dans le même temps à lʼhomme « prisonnier du son » mais aussi à notre regard de
spectateur, dans la mesure où nous sommes désignés en tant quʼhomme spectateur
devant le déroulement du film.
596
. Ref.173. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Ed. Albatros, 1980.p.106.
506
Séquence 9.
APPLICATION DE LA SUBSTITUTION / Toutes les histoires. CHAPITRE 1a
Plan 82
Godard-présentateur
La bande-son de MARIENBAD continue sur cette image, on entend pour la première
fois, la voix de la femme (Delphine Seyrig) et lʼhomme qui lui répond :
Plan 83
En extrait du film LE CUIRASSÉ POTEMKINE597, pris en gros plan, en noir et blanc, une
femme presque agonisante, crie sans qu'un son ne parvienne. Cette bouche ouverte
donne l'impression de jamais se refermer. Elle est de noir vêtu et peut sembler en
deuil, avec son voile sur la tête et le maquillage de ses yeux qui la dote dʼun air
lugubre.
Les deux plans suivants qui s'enchaînent originellement en fondu proviennent non du
même film POTEMKINE, mais du même cinéaste S.M. Eisenstein.
Plan 84
L'extrait est un film muet en noir et blanc. C'est LA GRÈVE598. Lʼextrait expose en plan
serré la succession d'un plan de hibou et dʼun plan dʼhomme. L ʻagencement des deux
sujets produit une similarité de contour dans la proportion des formes. On assiste à une
véritable métamorphose.
Un hibou posé sur une branche, cligne des yeux (à noter que cet animal, et plus
précisément dans lʼextrait présenté, à cause de son plumage à la base de la tête,
semble toujours un peu remuer par une force automatique).
597
. Sergueï M. Eisentein, LE CUIRASSÉ POTEMKINE, 1928.
598
. Sergueï M. Eisentein, LA GRÈVE, 1925.
507
La bande-son de MARIENBAD reprend sur ce plan599.
« …à pas comptés, côte à côte, jour après jour, à portée de main mais sans jamais nous
rapprocher lʼun de lʼautre. »
Une autre voix extraite d'un film de fiction (C'EST ARRIVÉ DEMAIN, René Clair) nous
commente la synchronicité du rythme des clignotements entre lʼanimal et le plan 85 :
l'homme qui grimace et se frotte les yeux :
« C'est beau, c'est rudement beau ! »
Plan 85
LA GREVE (raccord original de l'extrait). En fondu enchaîné, la face de l'oiseau et le
visage de l'homme sont pris dans une même valeur de plan, ce qui fait que
l'enchaînement semble presque continu. Lʼhomme se frotte le yeux comme pour
essayer de se réveiller ou pour mieux voir.
Plan 86
Une femme descendent ses bas après avoir déclippé ses jarretelles (La valeur du plan
est serré et nous ne voyons pas de visage, seuls les bras sont visibles). Parce qu'une
de ses mains est menottée à une autre main d'homme, lui situé hors-champ. Elle le fait
pour ainsi dire profiter de son opération de déshabillage. La main attchée de lʼhomme
lui frôle les jambes.
599
. Une partie de la bande-son originale ne nous est pas parvenue. Le moment où cela rejaillit semble
nous indiquer quʼil nʼya pas de coupure. Seulement la bande-son de MARIENBAD. (Resnais, 1961)
continuait son déroulement, et JLG en mixant, laissait le PLAN 83 silencieux occultant donc une partie de
la bande-son.
600
. Alfred Hitchcock, THE 39 STEPS (Les 39 marches, 1935).
508
Il y aussi une reprise du final de la voix off de lʼhomme de MARIENBAD
« … sans jamais nous rapprocher lʼun de lʼautre. »
Interprétation de la Séquence 9
Cette séquence se propose de produire une application de l'opération de substitution
du cinéma tel que cela a été proposé un peu plus tôt. Le procédé est simple. Un visage
de femme se lamente, face à elle (plan suivant) un spectateur-hibou qui devient un
homme qui n'en croit pas ses yeux, clignant des yeux et les frottant. Le mimétisme
entre les deux est amplifié car ce dernier qui a un long nez pointu et un visage lunaire,
n'est pas sans rappeler l'oiseau a priori. Cʼest une image concrète de la substitution :
face à une femme, un homme-oiseau (image fondant lʼoiseau et lʼhomme) se
transforme en homme simple.
Puis dans un second temps, le plan 86, (contre-champ du plan 84/85) survient comme
pour rendre visible le désir de homme pour cette femme (dans le régime associatif du
montage). Nous découvrons avec le plan des 39 MARCHES, une femme retirant son
bas, se déshabillant, bref se préparant à lʼéventualité de l'acte sexuel, la main de
l'homme menotté amplifie la situation érotique puisqu'elle suggère l'idée de prisonnier
ou dʼun rapport de soumission ; une contrainte physique, elle est menottée à lʼhomme,
devenant esclave à sa disposition. On se rappelle dans le récit du film que les deux
personnages sont inconnus lʼun à lʼautre. Cette main attachée en profite. Elle en profite
pour pouvoir caresser la jambe. L'investissement du quotidien, espace-temps où la
nudité se dévoile (le lever, le bain, lʼhabillage…) constitue un des ressorts majeurs de
l'érotisme, où le fantasme du voyeur peut sʼexercer et devenir tactile.
509
métamorphose anthropomorphe. Lʼindividu n'en croit pas ses yeux. La métamorphose
animale dans la mythologie antique est lié à la faute.
Autrement dit : la bestialité découle d'une punition. La faute reste d'avoir vu ce qu'on ne
devait pas voir. Le devenir animal comme loi de l'interdit du voir : Actéon est transformé
en cerf (poursuivi et égorgé par les chiens à ses trousses) par Diane après qu'il lʼa vue
se baigner nue. Lucien de Samosathe, comme Apulée, sont tous deux transformés en
âne pour avoir découvert une sorcière prendre son bain601.
Le cinéma appliqua cette loi dans les films de genres où des hommes se transforment
en animal. Par exemple lʼacteur Lon Chaney Jr qui interpréta plusieurs fois le loup-
garou. Après avoir vu (désiré donc) grâce à une longue vue, une femme dans son
intérieur mettre des boucles dʼoreillles, il devient Loup-Garou602. Le voyeurisme devient
la conséquence (indirecte) de la malédiction.
Lʼimage se dispose, sʼaccorde à notre désir. On ne peux que regarder, sans toucher,
dʼoù prolongement du désir et ajournement de notre jouissance.
601
. -Pierre Klossowski, Le bain de Diane, Paris, Ed. Gallimard, 1964.
-Lucien de Samosate, La luciade ou lʼâne, Paris, Ed. Bibliothèque des Curieux, 1909. Édition et préface
établie par B. de Villeneuve.
-Apulée,“Les métamorphoses ou lʼâne dʼor” Romans Grecs et Latins, Paris, Ed. de La Pléiade. 1958.
602
. George Waggner, THE WOLFMAN (Le Loup-garou, 1941).
510
Séquence 10.
TOUTES LES HISTOIRES QU'IL Y A EU
(2ème ex. de substitution) intro. à IRVI / Toutes les histoires. CH 1a
(Plan 88 — Plan 95)
Plan 88
NOUVEAU STATUT DU GODARD-PRÉSENTATEUR
Godard-présentateur n'est plus à sa machine à écrire, mais debout fumant le cigare, un
peu décalé en latéral et non frontal vis à vis de la caméra. La valeur du cadre par
contre reste le plan large poitrine. Le procédé du name-dropping reste à peu près le
même, à trois différences près :
511
L'ancien mode de représentation, en rappel, était que son image n'était pas liée au son
qu'il produisait. Ici l'annonce des titres des livres ne correspond pas au livre qu'il sort
du rayonnage de sa bibliothèque. En voix-off le narrateur-présentateur lit le titre d'un
livre écrit par Henri Bergson :
[MATIÈRE ET MÉMOIRE]
Plan 89
Extrait du CARROSSE D'OR de Jean Renoir. Le plan vient flasher (11 fois), persistance
du plan précédent. Cette décomposition vient mettre en valeur le mouvement du plan,
c'est-à-dire du mouvement interne de ce qui se rapporte à l'image : l'extrait du film de
Renoir. Nous sommes sur une scène de théâtre derrière le décor face au public, le
rideau à lʼitalienne se referme et les artistes saluent. La situation spatiale et lʼechelle
des proportions entre le cinéaste (plan 88) et les acteurs qui saluent
Plan 90 + (90b)
Godard-présentateur. Le cinéaste fume un cigare, se tourne de profil et lit la tranche
d'un livre quʼil sort.
Plan 92
les Plans 92 et 94 proviennent de LA NUIT DU CHASSEUR 603.
L'ombre du faux-prêcheur qui est entré à l'intérieur de la maison jusquʼà la chambre
des enfants, correspond à celle de Robert Mitchum. Cette ombre qui s'étire dans
lʼarrière-plan et qui au plan d'après, en contre-champ nous montrera une petite fille. 92
et 94 se joignent dans le film initialement mais ici le plan 93 vient s'insérer dans cette
continuité604.
603
. Charles Laughton, NIGHT OF THE HUNTER (La nuit du chasseur, 1955).
604
. Rappelons que généralement lors de l'entremêlement de deux films, Godard les monte alors que les
deux sont en mouvement, il les assemble pour utiliser une terminologie de la technique vidéo. Lecteur A
(en mode lecture) : LA NUIT DU CHASSEUR et lecteur B (en mode lecture) : Archives De Gaulle à
Paris.1944. Ils parviennent au Master C du film HdC. Récepteur (en mode enregistrement) des deux
extraits A+B, soit en volet, soit en fondu, ce qui peut lui permettre d'opérer des systèmes d'aller-retours
ABABAB…, avec une fréquence très rapide (5 ou 6 fois par secondes) et d'une précision, d'une finesse
512
Plan 93
Film dʼActualités. De Gaulle, en plan américain, marche dans la rue au moment de la
Libération de Paris 1944, il a des compagnons à ses côtés, et salue la foule.
en voix-off le narrateur-présentateur lit le titre d'un livre écrit par André Gide :
[LES FAUX-MONNAYEURS]
Plan 94
LA NUIT DU CHASSEUR
La petite fille allongée dans un lit, en plan serré poitrine, montre du doigt quelquechose
devant elle que nous ne voyons pas..
Dans le montage initial du film de Laughton, Le 94 succédait au 92, c'est l'ombre
qu'elle montre du doigt, mais l'entrelacement par effet violent d'allers-retours (17)
désigne alors De Gaulle qui marche avec d'autres personnes qui l'accompagnent.
Interprétation de la Séquence 10
OPÉRATIONS EXEMPLAIRES DE LA SUBSTITUTION
Nous pouvons apprécier cette séquence comme un nouvel exemple effectif du cinéma
qui substitue. L'idée de la substitution est mise en scène sous plusieurs aspects.
Dʼabord sous une forme simple : énonciation dʼun titre de livre à la place du titre du film
(à la place du titre du livre à lʼimage aussi), mais aussi le montage de lʼimage de De
Gaulle remplaçant celle de Robert Mitchum. Ainsi on assiste à un montage subjectif qui
semble proposer à notre regard une substitution de deux personnages, le Général de
Gaulle et le preacher sur une séquence de LA NUIT DU CHASSEUR.
Ensuite on peut décrire comment lʼopération est présente sous une autre forme plus
élaborée. Pour cela, on retrouve la technique du Double-Take, telle que nous lʼavions
définie à la séquence 5. Simultanément, deux voix de JLG sont présentes : le Godard-
narrateur nous parle des histoires quʼil aurait eues, questionnant différentes
qu'un montage cinéma plan par plan ne peut donner qu'au bout de plusieurs montages (du négatif)
successifs.
513
temporalités de l'énonciation historique et il ya le Godard-présentateur qui énonce des
titres de livres. Cet exemple est clair et frappant même. Il vient montrer comment cette
opération vient et peut collaborer à l'écriture de l'histoire du cinéma, en venant
corrompre sa continuité temporelle. « Qu'il y a eu, qu'il y a eu » répète Godard, c'est
donc le choix pour l'historien du mode passé dans sa conjugaison du temps du récit.
Ceci n'est pas nouveau, puisque sa phrase est une reprise. Phrase que nous avions
commentée par rapport à sa correspondance avec le texte de Langlois.
514
CHAPITRE TROIS / RAPPORT DE PRODUCTION DES CRITIQUES
Après avoir produit notre essai dʼinterprétation critique, limité aux dix premières
séquences, il convient de nous pencher sur les autres critiques du film. Comme nous
lʼavons exprimé au début de notre troisième partie : à lʼimage de lʼouverture de la boîte
de Pandore qui répand ses maux sur la Terre, nous nous sommes préservé de
lʼabondance des critiques, et avons placé notre essai en amont du déluge des mots.
Il demeure important, maintenant, de chercher à classer ces critiques, de créer une
méthodologie. On constate également que dʼune certaine façon, nous sommes déjà au
début de la fin de notre étude, car ce regroupement peut être compris et lu comme un
répértoire bibliographique raisonné des critiques des Histoire(s) du Cinéma.
Cʼest au bout de cette dernière et troisième partie, dans la conclusion générale, que
nous proposerons notre interprétation globale du film, telle quʼun bon nombre de
critiques, relatives à notre classement, ont pu sʼy résoudre.
Auparavant de notre regard dʼensemble sur les HdC, il convient de souligner et
dʼindiquer les quelques problèmes méthodologiques que suscite la critique du film.
515
que face à cette nouveauté, le spectateur se retrouve sur un terrain non repéré par les
conventions normatives de la représentation.
Une fois la vision du film accomplie, on sort avec des éléments réflexifs en mémoire,
sans que lʼon puisse bien reconnaître lʼordre qui le sous-tend. La difficulté se
matérialise lorsque lʼon cherche à écrire à son propos. Écrire sur le film HdC renvoie à
un réflexe étrange. On digresse, glisse sur le sujet abordé puis l'on perd alors la
spécificité même de ce film-là. Il est notable que cette spécificité est d'autant plus dure
à saisir que le sujet du film lui-même traite du cinéma. Comme si, finalement, cette
écriture n'arrivait pas à se séparer du film. Le critique fait encore corps avec le film
sans jamais pouvoir totalement s'en détacher. Peut-être que le film nous pense et nous
ne parvenons pas encore à penser au film adéquatement.
Ce point est important car on verra dans ce troisième chapitre, qu'une certaine partie,
conséquente, de la critique n'arrive presque jamais à faire la différence entre un
discours sur le cinéma en général et sur Godard en particulier. Noter la différence qui
sʼavère ici fondamentale.
Trop commune ou trop générale, ou l'inverse : trop spécieuse, voilà la trace écrite qui
serait alors plus révélatrice de celui qui écrit que du film lui-même. Les HdC devait être
perçues pourtant, pour un moment tout au moins, comme objet mais lʼécriture sʼavère
incurvée sur elle-même sans qu'elle ne parvienne à toucher le film.
Il faudra arriver à distinguer puis exclure un certain nombre de critiques, du bon
déroulement de notre étude. Il demeure important de savoir choisir, pour insister sur
celles qui nous semblent solitaires, c'est-à-dire indépendantes autant qu'importantes.
Pour cela indispensablement, il convient de constituer une méthodologie, sélective de
l'ensemble du corpus critique du film. Puis, une fois constituée, nous pourrons classer
les critiques actives selon les différents motifs de notre analyse. À partir de ce choix
subjectif, (et répétons qu'il ne peut en être autrement), nous admettons que seules ces
critiques seront valables au cheminement de notre étude.
Rappelons que le nombre de critiques autour des films de Godard est prolifique
presque incalculable et quʼil est nécessaire dʼen exclure un grand nombre.
516
2/ CONDITIONS GÉNÉRALES DE SÉLECTION
Il est possible d'entreprendre une série de descriptions générales sur les critiques qui
ont été opérées pour le film et que nous avons estimées importantes, pour notre
sélection.
517
B/ CRITIQUE GLOBALE OU CRITIQUE SUBSTANCIELLE
Jean Douchet, en son temps, avait déjà souligné la différence duelle et fondamentale
qu'il y a à produire lʼanalyse d'un film. Soit la réflexion sʼétablit du point de vue de sa
complétude (sa globalité) ou soit nous procédons à une réflexion incisive605, en entrant
au cœur du film, dans le détail d'une séquence, ou d'un plan, pour y obtenir sa
substantifique moelle. En sʼinterrogeant sur les propriétés analytiques du film, il pouvait
conclure à sa puissance de conversion chiffrée. Le film pouvait, toujours selon lui, être
réductible à un seul plan, issu du film lui-même, et qui viendrait représenter la
quintessence de tous les autres. Comme une cellule mère, un plan-matrice de tous les
autres 606.
a/ global
Soit la critique est liée à sa situation phénoménale ; la sortie d'un des supports
commercialisés du film HdC ou bien aux projections exceptionnelles dont elle a
bénéficiées ; en ce cas, le type spécifique de notre critique est global.
Nous pouvons effectuer une analyse selon cette première modalité, cʼest-à-dire ce que
représente le film pour la subjectivité du critique, avec comme délimitation, la mise en
question de la possibilité représentative de son ensemble.
b/ partiel
Soit, la rédaction va venir traverser le film, et évoquer conséquemment l'une des
parties des HdC ; elle sera fondée selon un thème choisi, une discipline représentée,
ou bien l'interrogation d'une pratique. Dans ce cas, le type spécifique de la critique est
partiel.
Par ailleurs, la distinction de différents paliers interprétatifs du film, dans la lecture des
critiques, retiendra notre attention pour cette étude.
La critique peut être formatrice de concepts, et son classement selon un mode
problématique va permettre de dégager plusieurs étapes :
605
. Jean Douchet, Psycho, Le cinéma d'Alfred Hitchcock, Paris, Ed. de l'Herne.1969.p.63-65.
606
Jean Douchet, « De la vulgarité », CAHIERS DU CINÉMA n°426. Décembre 1989.p.52.
518
-Dans un premier temps, il sʼagit de comprendre les enjeux et stratégies de la
rédaction, pour ensuite mieux les répartir ;
-Dans un second temps, on aura réussi à appréhender le film dans l'espace historique
de sa réception ;
-Finalement nous trouverons des éléments réflexifs critiques pour notre propre
tentative de description analytique.
En résumé, la règle générale de notre sélection des critiques veut que les HdC soit le
sujet singulier, central de l'article. Pour autant, nombre d'autres critiques sélectionnées
effectuent le choix dʼévoquer plusieurs sujets (sur un modèle comparatif, par exemple).
Que cela soit des sujets multiples voire hybrides, au départ, certains sont même
totalement étrangers à Godard ou à son film. Ils citent les HdC soit comme film
exemplaire, soit précisément un extrait seul viendra corroborer lʼargumentation de leurs
sujets.
Une dernière partie de critiques, plus traditionnellement, ont pris un corpus plus large
de films de Godard, pour délivrer alors une étude spécifique sur son cinéma en général
et du rapport que les HdC peuvent entretenir en particulier.
Dans la plupart des cas de ce dernier groupe, nous avons constaté que lʼétude des
HdC était établie suivant le même procédé : en tant que simple argument exemplaire
pour une thèse plus large. Aussi au cours de lʼarticle, lʼauteur fera référence à un
ensemble varié d'œuvres parmi lesquels on retrouvera les HdC.
Une des difficultés, réside dans le processus de sélection ; celle-ci consiste à devoir
choisir parmi la totalité de ce qui s'est écrit dans le domaine du cinéma et citant les
HdC. Notre restriction au domaine cinématographique est toute relative car on pourrait
bien évidemment agrandir la superficie de notre recherche vers d'autres domaines
519
comme des revues de sociologie, d'histoire voire de littérature. Redisons-le, lʼœuvre de
Godard a influencé toute un panel large de créateurs et de chercheurs. Son occurrence
se retrouve dans de nombreux domaines, un peu à l'image dʼubiquité de la situation
des Études cinématographiques, qui, comme discipline universitaire, traverse au moins
une demi-douzaine de départements différents — philosophie [Paris VIII- Vincennes],
ethnologie [Nanterre], lettres modernes [Jussieu] …
- Les articles dont les HdC ne sont qu'une occurrence, mais qui conservent, pour notre
travail, un véritable apport théorique. Ce dernier ensemble d'articles va fournir un cas
particulier, qu'il convient d'étudier plus en détail par la circonscription exemplaire à
travers une revue de cinéma. En effet, il nous a semblé intéressant à pouvoir se
restreindre au cas d'une revue de cinéma. Nous essayons de comprendre comment la
citation des HdC, incidente pour un grand nombre d'articles, va constituer une
référence indirecte et prépondérante. Le film devient alors emblématique. Il devient un
symbole actif dans le milieu critique du cinéma. Il faut noter, pour conclure, que toutes
ces références du film ne sont en rien systématiques : elles sont globales ou partielles.
520
Répétons-le, un article qui va citer les HdC indirectement — c'est-à-dire lorsque son
sujet d'étude n'est à l'origine, pas concerné — est souvent plus révélateur de la nature
de ce dont le film peut témoigner. On n'est pas piégé par une obligation de rendu, le
dispositif est ici aléatoire. Quand le film est cité simplement par incidence, sa
signification se réduit à un niveau essentiel qui va être intéressant à dégager.
Il convient donc d'étudier ces citations indirectes.
"Malgré leur ancienne rivalité (…) Godard a retrouvé le même paradigme que Debord avait été
le premier à tracer. Quel est ce paradigme, quelle est cette technique de composition ? Serge
609
Daney, à propos des Histoire(s) de Godard, a expliqué que c'est le montage." .
607
. Giorgio Agamben, “Le cinéma de Guy Debord”, TRAFIC n°22. Été 1997. pp.56-61.
608
. Walter Benjamin, “L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée”(1936), Ecrits Français,
Paris, Ed. Gallimard, coll. Bibliothèques des Idées, 1991. p.142.
521
autre perspective conceptuelle, liée cette fois-ci avec une pensée littéraire, empruntée
à Friedrich Hölderlin et Paul Valéry, quant à leur puissance d'interruption ; signifiant ici
la capacité de nos deux cinéastes à établir cette puissance d'arrêt qui travaille l'image
elle-même, qui la soustrait du pouvoir narratif pour l'exposer en tant que telle.
Bien sûr on est en droit de se demander à quoi correspond pour Agamben cette valeur
d'exposition de l'image610. Et pourquoi suspend-elle le sens ?
Mais ce que nous voulions démontrer avant tout, c'est que la démarche historique de
Godard se trouve ici extrêmement valorisée, par l'intermédiaire d'une étude sur Guy
Debord. De plus, on notera que lʼapproche filmique, effectuée par cette critique, sʼest
produite à partir dʼune vision dʼensemble, c'est-à-dire du point de vue de la globalité
des HdC.
Les articles utilisant les HdC comme simple citation indirecte sont évidemment
beaucoup trop importants en nombre pour pouvoir les quantifier au sein de ce travail.
Nous laissons imaginer qu'il faudrait compulser l'ensemble pléthorique de tous les
livres sur le cinéma et de toutes les parutions depuis 1998611 pour déceler ces citations
qui sont par essence dissimulées (puisque indirectes). C'est la raison pour laquelle
nous proposons de limiter notre recherche sur une seule revue : Trafic 612. Cette
circonscription pourra être perçue comme exemplaire et représentative de lʼensemble
du cinéma. Elle fonctionnera temporairement comme nouveau domaine de définition
symbolique.
Nous avons décidé d'inclure, par ce système de citation indirecte, toute une série
d'articles dont lʼénoncé ne suffirait pas pour comprendre l'occurrence.
609
. Giorgio Agamben, “Le cinéma de Guy Debord ”, TRAFIC n°22 Été 1997. p.57.
d
610
. D'autant plus qu'il cite Walter Benjamin et celui-ci avait opéré une distinction entre valeur rituelle et
valeur d'exposition.
611
. Année de la sortie des VHS, toutefois on sait que des articles ont été rédigés à partir des premiers
épisodes, juste après leur diffusion sur CANAL +, en 1988.
612
. La présence et le choix de cette revue sera explicitée juste après.
522
D/ EXEMPLARITÉ DE TRAFIC
Pour saisir l'importance du film en tant qu'influence majeure pour grand nombre de
critiques de par le monde, nous avons choisi de montrer quel était son mode
d'apparition à travers l'exemple d'une seule revue ; une revue trimestrielle de cinéma :
Trafic. Fondée en 1991 par Serge Daney613 avec autour de lui : Jean-Claude Biette614,
Sylvie Pierre615, Patrice Rollet 616 et Raymond Bellour617, cette revue fut conçue par
d'anciens rédacteurs souvent insatisfaits des Cahiers du cinéma au moment même où
ladite revue changeait de format et, pour reprendre une expression de la rédaction, on
jugeait inexorable son devenir-magazine618. Ce devenir qui permit, entre toutes autres
choses nécessaires, de sʼouvrir à des générations plus jeunes.
Si la revue Trafic est choisie pour exemple, c'est qu'elle sʼavère particulièrement toute
désignée pour contenir des articles qui vont produire une attention réelle à l'existence
du film HdC et supporter Godard comme cinéaste majeur, mais ce n'est pas l'unique
raison. Elle est depuis une quinzaine d'années, devenue une des continuations les plus
fidèles de l'esprit des Cahiers tel qu'a pu le connaître Godard. Pour exemple, ce sera
cette revue qui reproduira la conférence de la FEMIS : Qu'est-ce que l'acte de
création?619 de Gilles Deleuze ou encore le discours de réception du prix Adorno, “À
propos de cinéma et d'histoire”620, qu'a prononcé Godard.
613
. Pour beaucoup de critiques contemporains, Serge Daney demeure le critique le plus important d'après-
guerre après André Bazin. Il en est plutôt le continuateur (il fut co-rédacteur en chef des Cahiers du
Cinéma avec Serge Toubiana 1976-1981). Son style réussit à prendre en compte toutes les évolutions
scientifiques que la pensée du cinéma a produite dans les années 60/70, comme la psychanalyse,
sociologie, philosophie de l'histoire. Voir Hervé Joubert-Laurencin : « AB-SD », Trafic n°50.
614
. Cinéaste, ancien rédacteur des Cahiers du Cinéma.
615
. Ancienne rédactrice des Cahiers du Cinéma.
616
. Ancien rédacteur des Cahiers du Cinéma.
617
. Poète lyonnais, ancien rédacteur des Cahiers du Cinéma et spécialiste de littérature française.
618
. Antoine De Baecque, “Pourquoi nous changeons” CAHIERS DU CINÉMA n°480.07/1991. p.06
619
. Gilles Deleuze, Qu'est-ce que l'acte de création ?, TRAFIC n°27. Automne 1998. p.133. Les premiers
textes sur le cinéma de Deleuze furent publiés aux Cahiers du Cinéma.
620
. Ref.183, À propos de cinéma et d'histoire, TRAFIC n°18. 1996.
523
Cinéma 2621, il employa exclusivement, ou à de très rares exceptions, ceux qui sont en
provenance de deux revues uniquement : les Cahiers du cinéma et Cinématographe.
Deleuze se rendait compte que, pour opérer ses citations, parmi des textes issus de la
littérature cinématographique, utiliser la même source augmenterait la cohérence ainsi
que la fiabilité heuristique. Restera pour nous à savoir choisir la revue importante622.
Trafic, publié par Paul Oltchakovski-Laurens (P.O.L.), est livré trimestriellement. Cette
fréquence permet de prendre du recul623, face à la surcharge de devoir rendre compte
d'une actualité éminemment abondante, échue habituellement à un hebdomadaire ou
mensuel. L'absence affirmée de sources visuelles624 classe résolument cette
publication comme une revue iconoclaste de recherche d'écriture sur le cinéma. Ce
souci de recherche fut leur postulat de départ. Malheureusement, il n'existe pas encore
de travaux qui puissent rendent compte de l'influence de Trafic au travers les années
90 et 2000. Elle fait collaborer régulièrement un nombre élevé de critiques qui firent les
beaux jours des Cahiers du cinéma (années 60/80) et devant lesquels Godard subsiste
à représenter lʼune des références importantes, par la constance dénombrée de son
évocation, parmi quelques autres cinéastes de la Nouvelle Vague : Truffaut, Rivette,
Straub-Huillet, Resnais…
621
. Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'image-Mouvement, Paris, Ed. de Minuit, 1983.
Gilles Deleuze, Cinéma 2, L'image-Temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985.
622
. On se rend compte de cette difficulté, lorsque l'on doit choisir parmi un nombre de revues non classées
hiérarchiquement par qualité dans une cinématographie nationale inconnue.
623
. Serge Daney, « Journal de lʼan 1 », TRAFIC n°1. Hiver 1991.p.7.
624
. Jean-Claude Biette, « La malédiction du photogramme », CAHIERS DU CINÉMA n°379, Janvier
1986.p.34.
625
. Est-ce l'originalité du questionnement historique des HdC? L'exposé de la motivation des articles sera
effectué dans la répartition de leur problématique (au chapitre Trois).
524
TYPOLOGIE DES ARTICLES CITANT LES HDC
À titre d'exemple révélateur, nous avons listé tous les articles de la revue Trafic qui
citent incidemment (et intégrant aussi, bien sûr, ceux qui le citent directement) le film
HdC, pour comprendre et démontrer l'ampleur du phénomène qu'il est devenu.
Symbolisant la difficulté même de réfléchir objectivement sur le cinéma, les HdC y sont
convoquées pour établir qu'il existe un tel film inclassable, monstrueux626. La prétention,
celle d'être historique et de proposer une pensée nouvelle sur le cinéma, se mesure au
nombre de ses évocations.
Ces quatre notions, en effet, ont l'avantage d'être les notions les mieux représentatives
du répertoire existant.
Les deux premières notions sont générales et patentes. Les deux dernières sʼavèrent
plus intéressantes, parce que plus spécifiques. Celles-ci apparaissent régulièrement et
nʼen sont pas pour autant raréfiées. Nous y reviendrons, en temps voulu, en prenant, à
chaque fois, un modèle symptomatique, représentatif. Ces deux notions sont la
mémoire et la cinéphilie.
2 NOTIONS GÉNÉRALES
HDC : FILM CONCOURANT À L'ÉDIFICATION DE L'HISTOIRE DU CINÉMA
a/ Notion 1 : Histoire du Cinéma.
La première notion, que reprennent les critiques, lorsqu'ils citent les HdC
généralement, est liée au titre même du film, et présentent les HdC en tant que film
626
. Monstrueux dans le sens de monstra : hors normes et montré du doigt.
525
contribuant à l'histoire du cinéma. Ce film produirait une réflexion originale (mais pas
totalement inédite) sur le dispositif esthétique de l'histoire du cinéma, avec pour
singularité que cette histoire soit filmée, mais aussi avec pour généralité que la volonté
de Godard — à s'inscrire pratiquement dans l'histoire du cinéma — y est clairement
dévoilée, intitulée.
HDC : FILM EMBLEME DE L'ŒUVRE ENTIÈRE DE GODARD
b/ Notion 2 : Grand Œuvre.
La seconde notion générale veut que les HdC soit son chef d'œuvre au sens strict et
traditionnel du terme. C'est-à-dire emblématique de toutes les autres œuvres qu'il ait
pu produire ; cette désignation engendre immanquablement une tendance exutoire : les
HdC deviennent exemplaires pour le reste du cinéma dans sa totalité et non plus
seulement pour lʼœuvre de JLG. Cette notion représentative de l'ensemble du cinéma
lui est imputée ; Exemplarité au présent, comme au passé, cette notion des HdC peut,
pour beaucoup de rédacteurs, représenter par défaut, tout autant la projection de
l'histoire du cinéma sur le présent et constituer la force du passé, celle-ci circonscrite
par la connaissance de son histoire.
c/ Notion 3 : Mémoire.
Une fois passé sur ces deux premières évidences, on relève, à de très nombreuses
occasions, que la citation indirecte des HdC est effectuée dans le but de décrire une
troisième notion, plus particulière : la capacité de la mémoire vis-à-vis de l'image, et
aussi, celle de lʼaffirmation la mise en scène filmique qui demeure un moyen
singulièrement actif aux fins de la remémoration. C'est la double activité du pouvoir de
la vision — réparti entre spectateur et cinéaste : voir et faire voir— qui est ici évoquée
pour grand nombre d'analyses critiques.
Les prochains chapitres essayent, par une analyse systématique, de rapporter que les
éléments principaux de lʼédifice formel du film des HdC sont fondés sur lʼaction du
souvenir de Godard; comment sa mémoire travaille, et nous travaille, plongeant dans
son histoire personnelle et l'histoire du cinéma. C'est même pour cette même raison
526
que le travail d'écriture critique sera effectué également selon cette procédure
mnésique : accompli selon le souvenir que l'on ait des HdC. Comme nous lʼavons déjà
formulé, la première étape critique face au film consiste à en être spectateur, mais l'une
des caractéristiques de ce spectacle réside dans la représentation d'une personne
spectatrice (le cinéaste qui s'auto-filme et qui contemple les extraits de films qu'il a
choisis). Nous rédigeons d'après notre regard sur quelqu'un qui regarde des images et
des sons appartenant à l'histoire du cinéma. Cet effet de mise en abyme produit une
difficulté critique supplémentaire et sera amplement commenté.
Que puis-je faire, en effet pour me souvenir d'un souvenir ?627
Marie-Anne Guérin lors de sa critique du film CRASH628 s'appuyait sur les HdC, en tant
que première évidence révélée, pour évoquer le cinéma de Godard dans sa totalité.
Ensuite, elle attribua à ce film, la qualité d'être un résumé du rapport intangible
cinéaste / personnages : en effet ces derniers ne peuvent être oubliés, ni disparaître de
la fiction godardienne ; ils sont liés au désir (du cinéaste) de se remémorer, se
souvenir, et elle va jusquʼà argumenter cette idée en se référant au personnage de
James Stewart dans VERTIGO629: John Fergusson630. Jimmy Stewart dans la deuxième
partie du film, à l'instar d'un cinéaste, exigera de Kim Novak à devenir Madeleine, à
prendre l'apparence d'un femme disparue. Enfin Guérin y établit un parallèle
comportemental avec Godard et ses acteurs :
"Le cinéaste passe un temps fou, luxueux, invraisemblable, incompatible avec celui de la vie
réelle, à mettre en scène, via James Stewart, le retour à l'image de Madeleine disparue. Il n'y a
que le cinéma pour lui rendre Madeleine. “Seul le cinéma ”, comme scande Godard, dans
631
Histoire(s) du cinéma. Images rémanentes des films de Godard (…) " .
627
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed. P.O.L.1999.p.29.
628
. David Cronenberg, CRASH. 1999.
629
. Alfred Hitchcock, VERTIGO. 1959.
630
. Avoir choisi John Fergusson est doublement symbolique car c'est celui qui a oublié son propre nom :
une blague juive new-yorkaise, raconte le cas de l'émigrant russe Jacob Jacobavitch arrivant trop ému au
registre d'inscription des noms à Perris Island, et qui, au lieu de répéter le nom (John Carpenter) qu'on lui
avait conseillé de prendre, avoue dans sa langue : J'ai oublié (Ichon forgossen), alors l'officier l'enregistra
sous le nom de John Fergusson.
631
. Marie Anne Guérin, "Rien avant la disparition", TRAFIC n°20. Hiver 1996.p.103.
527
M.A.Guérin cite les HdC comme clef de voûte de son œuvre, à l'instar de G.Agamben,
on vient de le voir, qui forgeait l'expression d'un Godard des Histoire(s), comme si,
justement on pouvait séparer ce Godard-là, de ses autres manifestations ; simplement
parce qu'il arriverait à se réifier pour devenir un nom commun et pour se hisser au-
dessus de sa propre production. Un Godard séparé pour qu'il puisse incarner son
emblème et devenir symbolique de l'ensemble de son œuvre.
d/ Notion 4 : la cinéphilie.
Ainsi, la citation indirecte apparaît dans une deuxième perspective régulière : lorsqu'on
veut exprimer la situation paradoxale de la cinéphilie. Elle se retrouve dans les
expressions qui lui sont synonymiques : cinéphagie et cinémanie. Le paradoxe est
provoqué par la coexistence entre une passivité de fait, —liée à la réception durant la
projection, impliquant un comportement sans réserve glouton de consommateur de
films—, le cinéphage, avec le potentiel créateur —que la réception confère également,
impliquant une attitude distanciée, sélective—, le cinémane.
La citation des HdC va intervenir très souvent au cœur de ce paradoxe, quand les
critiques s'interrogeront et évoqueront les moyens de perpétrer cet amour du cinéma.
En d'autres termes, cela revient à désigner la cinéphilie comme le désir humain
d'entrer dans l'histoire. Et l'écriture sur le cinéma, la fondation de revues, les dialogues
comme tout autant la réalisation de films, sont liés à lʼinscription de ce désir.
En premier lieu, et on a vu comment et pourquoi632, les cinéphiles sont les premiers
garants humains de l'histoire du cinéma grâce à leur pratique spécifique de la
transmission orale de l'histoire du cinéma, qui en est sa contribution naturelle. Ainsi
pour ne prendre qu'un seul exemple, Jean-Louis Leutrat dans un texte d'étude
historique sur le cinéma, convoque évidemment les HdC lors de ses premières
interrogations épistémologiques : Faire quelle histoire ? Les histoires de quoi ?
Qu'est-ce que l'histoire a à voir avec le cinéma ? 633
632 ème
. Supra 2 Partie, CH 3. 1/ Prédéterminations du désir : figures du cinéphile.
633
. Jean-Louis Leutrat, "A perte de vue", TRAFIC n°4.Automne 1992.p.89.
528
Et il affirme que ces interrogations cinématographiques, quand elles se produisent
dans le sillage d'une pratique historique, peuvent être obtenues par l'intermédiaire de la
réalisation d'un film.
Jean-Louis Leutrat énonce alors qu'il faut relire le passé à partir du présent, puis, il cite
le film de Godard, ainsi que Fieschi au préalable :
« “L'avènement d'une génération de cinéastes conscients de leur héritage écrit enfin l'histoire
que nous attendions. Le plus beau texte critique sur le TARTUFFE de Murnau s'appelle NICHT
634
VERSÖHNT . ( Fieschi) ”, LES HISTOIRE(S) DU CINEMA de Jean-Luc Godard sont, entre
autres, la clôture d'un tel programme. Un cinéaste conscient de son héritage tire un trait mais
635
laisse son geste suspendu. »
Pour Leutrat, la mention des HdC vient donc corroborer lʼéventualité critique quʼun film
puisse en critiquer un autre et de plus, cette possibilité se présente comme la dernière.
Avec Alfred Hitchcock, Fritz Lang, et Jean Renoir, Jean-Luc Godard est un cinéaste
qui occupe une position principale dans la pléiade du critique cinéphile. Il reste une
référence majeure dont l'importance de sa considération peut se prouver dans la
mesure où il est l'un des cinéastes le plus cité637, le plus commenté. Dès leur première
diffusion, les HdC vont venir couronner cette préférence. De lʼampleur de cette
préoccupation internationale, donnons pour preuve qu'il demeure, le seul cinéaste avec
634
. Jean-Marie Straub, NICHT VERSÔHNT (Non réconciliés, 1965).
635
. Jean-Louis Leutrat, "A perte de vue", TRAFIC n°4. Automne 1992. p.89.
636
. Jean-Louis Leutrat, "A perte de vue", TRAFIC n°4.Automne 1992. p.89.
637
. Cette place majeure des HdC dans la revue Trafic n'est pas une exception, bien au contraire, nous
avons même longuement hésité à choisir une revue de Cinéma car parmi un grand choix donné de revues,
529
Alfred Hitchcock, à bénéficier d'une attention bibliographique toute particulière : celle
d'un livre638 qui lui est consacré, mais uniquement sur l'indexation des références639 de
sources, articles et livres, des études godardiennes à travers le monde. Précisons que
le domaine d'étude de ces 250 pages ne se limite quʼà la période créative de Godard
d'avant 1979, ses vingt premières années.
La liste qui suit, présente des articles regroupés selon leur classement chronologique.
Au prochain chapitre, nous les répartirons dans les sections de leur mode
problématique. Précisons d'emblée que tous n'ont pas été retenus. Nous avons opéré
une sélection préalable pour prévenir du débordement numéraire, explicité dans
l'introduction.
beaucoup offrait la même position (Vertigo, Cinéma, Admiranda, Sight & Sound, Filmcritica, Kinema
Jumpo…).
638
. Julia LESAGE, Jean-Luc Godard : a guide to references and ressources, Boston MA, Ed. GK Hall,
1979.
639
. Travail de référenciation des références elles-mêmes.
530
4/ LISTE DES ARTICLES DE TRAFIC AYANT CITÉS LES HDC
* Les articles mis en astérisque, regroupés en début de listing, sont les articles
531
— Jacques Rancière La constance de l'art (À propos de Drancy Avenir) , 21 / 42
— Raymond Bellour Du nouveau, 22 / 6
— Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord, 22 / 57
— Jonathan Rosenbaum Cannes, tour de Babel critique, 23 / 12
— Jacques Jeanjean La puissance de La Ciotat
(Des images virtuelles au cinéma), 23 / 110
— Jean-Claude Biette Le gouvernement des films, 25 / 13
— Patrice Rollet Dans un miroir, obscurément, 28 / 73
— Raymond Bellour Le corps de la fiction, 30 / 117
— Helmut Färber King-Kong : comment le cinéma se raconte lui-même, 34 / 95
— Mathias Lavin South by South-East (Au Bord de la fiction), 35 / 31
— Sylvie Pierre Rio Daney Bravo, 37 / 22
— Jonathan Rosenbaum Daney en anglais : lettre à Trafic, 37 / 190
— Jean-Christophe Royoux L'instant du redépart... , 37 / 256
— Marie Anne Guérin L'amour enfui, 39 / 11
— Mark Rappaport Under Capricorn quinquagénaire
(et Hitchcock centenaire), 41 / 78
— Raymond Bellour Pourquoi Lang pourrait devenir préférable à Hitchcock, 41 / 171
— Alexander Horwath Singing in the rain. Supercinématographie
de Peter Tscherkassky, 44 / 101
— Helmut Färber Une forme qui pense. Notes sur Aby Warburg, 45 / 111
— Marie Anne Guérin L'arrêt sur mémoire, 47 / 24
— Jean-Claude Biette Le cinéma et l'éthique, 50 / 12
— Alain Bergala De l'impureté ontologique des créatures de cinéma, 50 / 26
— João Màrio Grilo Petit abécédaire à l'usage du cinéma
(un point de vue portugais), 50 / 49
— Jonathan Rosenbaum Adieu cinéma, bonjour cinéphilie, 50 / 67
— Christa Blümlinger Cultures de remploi - questions de cinéma, 50 / 343
— Michèle Lagny Film-outil : le cinéma exploité, 50 / 359
— Dominique Païni Qu'est-ce que le cinéma français ?, 50 / 378
532
5/ APPROCHE DU FILM PAR LES CRITIQUES
DEUXIÈME APPROCHE
Après avoir questionné le mode de sélection des critiques et leur forme d'approche vis-
à-vis du film, il est important de définir aussi au préalable comment, à l'intérieur même
du texte critique, le film se manifeste. Sous quelle forme est-il exhibé et cité par le
critique ? Car il y a une différence notable à concevoir une critique en invoquant le film
dans son entier comme peut l'effectuer Jonathan Rosenbaum640 ou bien de prendre à
l'intérieur de celui-ci des éléments épars, ou une expression conceptuelle, comme peut
le faire Jean-Claude Biette, quand, en citant le second épisode, il évoque le cinéma
comme art du cosmétique641. D'ailleurs cette différence de saisie n'est pas inconciliable
dans un même article. En d'autres termes, la question posée, consiste à examiner
l'importance du passage du film en idée, au moment de sa description dans un article
(une idée écrite concise qui puisse le résumer, une idée qui corresponde alors à son
identité) ou bien, lorsquʼon décide de citer juste un extrait des HdC, nous retrouvons
quand même un niveau descriptif de sa transformation en écriture, proposant son
identité pleine et entière, réduite alors par une formule. Cette formulation sera rendu
possible un peu à l'image de la biologie comme l'on pourrait le faire avec de l'A.D.N.
A/ LA CRITIQUE GLOBALE
Il est important de rappeler qu'avant 1998, toute critique qui a été rédigée ne peut
qu'évoquer nécessairement le film de façon fragmentaire et partielle. C'est à partir de
cette date, la sortie commerciale du film en VHS, que les articles qui s'y référent,
640
. Jonathan Rosenbaum, " Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard", TRAFIC
n°21.Printemps 1997. p.5.
641
. Jean-Claude Biette, " Le cinéma et l'éthique ", TRAFIC n°50. Été 2004.p.26. et
533
pourront parler du film dans la plénitude de sa forme finale, une version définitive, la
version 3.
Ce que l'on peut constater aussi, c'est que les critiques, qui vont tenter d'étudier le film
dans son entièreté, et qui attestent de son impact dans l'histoire du cinéma par
exemple, ne sont pas très nombreuses. On peut citer ici, comme critique globale, les
études rétrospectives établies par les numéros spéciaux collectifs publiés soit par les
revues, soit par les colloques ainsi que deux opuscules. Ces deux-là sont le livre de
Jacques Aumont 642 et l'article de Jonathan Rosenbaum, publié par Trafic 643. Cette revue
avait même tiré à part644 ce dernier, sous l'insistance de Godard, qui utilisa le fascicule
comme dossier de presse à Locarno en 1995645. Les publications des revues et
colloques procèdent d'une autre façon.
B/ LES REVUES
Pour les revues, nous avons les Cahiers du Cinéma646, —où les critiques vont se mettre
à plusieurs pour procéder à une description du film entier, avec pour manœuvre, la
répartition d'une personne par épisode— et Art-Press — qui a opté pour la publication
d'un recueil, intitulé guide647, mais qui, en fait, n'en possède pas les qualités. Il
correspond plutôt à une récollection intéressante de textes mandés spécialement à une
quinzaine d'intellectuels (universitaires, philosophes, historiens de l'art, esthéticiens,
critiques d'art et critiques de cinéma) qui se sont pliés à la contrainte de ne parler que
du film comme principe de départ.
Le quotidien le Monde publia similairement (en tiré à part aussi) un regroupement
dʼarticles qui révisait diverses interventions qui avaient été contribuées par des
critiques pendant le Festival de Locarno en 1995. Festival où Bernard Eisenschitz
organisa un colloque de trois jours sur le thème : Face au Cinéma et à lʼHistoire, et
dont la projection des épisodes des HdC fut le cœur principal. En effet, malgré cet
HdC.1b.une histoire seule. p.169 : “ le cinéma (…) fait partie(…) des industries des cosmétiques.”
642
. Jacques Aumont, Amnésies, Paris, Ed. P.O.L.1999.
643
. Jonathan ROSENBAUM, Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard, TRAFIC n°21.
Printemps 1997.
644
. Le fascicule comportait deux articles en version bilingue : l'article de Rosenbaum (note46) et l'article
d'Hollis FRAMPTON, Pour une métahistoire du film, TRAFIC n°21. Printemps 1997.
645
. Godard ne faisait que répondre au contrat qu'il avait passé avec le festival pour produire et publier un
livre à l'occasion du colloque.
646
. CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999. n° Hors-Série.
647
. ARTPRESS n° Hors-Série, "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
534
intitulé général, il sʼagissait bien dʼorganiser plusieurs Tables Rondes à propos de JLG
et de ses HISTOIRE(S) DU CINEMA. 648
C/ COLLOQUES
Les comptes-rendus des Colloques, qui se sont tenus successivement à Londres en
l'an 2001649 et à Cerisy-La-Salle en 2004650, ont fait un tout autre choix de publications
de celles qui leur sont postérieures : en procédant à une répartition des grands
thématiques godardiennes, ainsi à l'intérieur de chaque occurrence, un ou plusieurs
intervenants sont amenés à réfléchir sur les HdC spécifiquement.
En conclusion, ce principe du recoupement thématique, va produire des remarques
souvent très instructives, et éclairer le film sous de nouveaux aspects mais la prise du
film s'avère rarement effectuée dans une globalité temporelle systématique et nous
empêche de pouvoir obtenir une idée spectrale du film par une conceptualisation de ce
que Bataille intitulerait souveraine651, et aussi, lorsque cela se produit, cela reste encore
un étude transversale, oblique652. Pourtant, il est indéniable que chaque personne qui a
vu les HdC possède subjectivement une idée du film dans son ensemble. Il reste à
savoir définir objectivement la forme de cette image subjective.
648
. Face au Cinéma et à l'Histoire, à propos de JLG, LE MONDE DES LIVRES.10/95.
649
. For Ever Godard, Black Dog Publishing, London, 2004.
650
. CINÉMACTION n°109 : "Où en est le God-Art?" Ed. Corlet &Télérama. (10/2003).
651
. Georges Bataille, “La notion de souveraineté”(1957), Œuvres Complètes Tome XII, 1986. Paris, Ed.
Gallimard, 1986. P.368.
652
. Comment Godard utilise le catalogue des éditions musicales ECM dans les HdC;
Laurent JULLIER, « J.L.G. / E.C.M », FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London, 2004.
653
. Jacques RANCIÈRE, La sainte et l'héritière. À propos des Histoire(s) du Cinéma. CAHIERS DU
CINÉMA n°537.07/1999. p.45.
535
reprocher cette optique, nʼoublie nullement la monumentalité de lʼédifice des HdC et de
son extrême difficulté dʼabord qui réside à pouvoir rendre compte de son ensemble.
Les HdC ont en effet la particularité d'être un phénomène de citation paradoxale car ils
représentent indiscutablement une référence majeure pour un nombre toujours
croissant de critiques. Ceci est dû, premièrement, à la longueur inhabituelle de sa
durée, et, deuxièmement, à l'immensité, du domaine entrepris, et du sujet quʼil veut
convoiter (le XXe siècle, le cinéma dans son ensemble) mais aussi pour finir, à
l'incroyable exhaustivité de son style : densité du nombre de plans, innombrables
citations visuelles et sonores. Il est finalement assez rare de trouver des personnes qui
tentent de faire état du film dans sa globalité. Il faut la longueur d'un livre comme celui
de Jacques Aumont654, pour pouvoir faire correspondre et étendre la critique à une
tentative générale, sinon la mesure dʼun article peut prétendre à cette tentative sous
peine dʼêtre muni dʼun grand sens de la synthèse. C'est à partir de ce constat que le
prochain chapitre trouve toute son efficience, car ordonner les articles selon des modes
problématiques afin de mieux comprendre également la réception du film ; secteur par
secteur.
654
. Jacques Aumont, Amnésies (Fictions du cinéma d'après Jean-Luc Godard), Paris, Ed.
P.O.L.1999.p.15.
536
CHAPITRE QUATRE /
RÉPERTOIRE PROBLÉMATIQUE DES DISCOURS CRITIQUES
Il n'est pas impossible d'opérer méthodiquement une critique de chaque critique des
HdC, mais cette hypothèse nuirait premièrement à une lisibilité d'un mouvement
d'ensemble. Le mouvement d'ensemble de ces critiques est l'hypothèse d'avoir à
minima une cohérence historique face au film. Deuxièmement, c'est dans un souci
d'intérêt du travail même, où il semblera, presque irrespectueux pour le lecteur si nous
ne lui avons pas épargné, le commentaire répétitif et monotone de nos lectures.
L'INSTANCE PROBLÉMATIQUE
Ce qui reste possible à faire, donc, cʼest de révéler comme valeur dans une critique,
l'énonciation de la mise en problème du film, autrement dit : révéler son instance
problématique. À partir de cette instance, va résulter deux autres notions importantes.
537
La qualité de poser problème (face au film) provient d'une affirmation subjective de la
possession (possession toute symbolique), ainsi que l'apparition d'une valeur objective
lors de la description du film. L'énonciation du mode problématique, que l'on appose
sur l'ensemble, va nous permettre d'interroger la correspondance des images, sons et
textes affiliés aux HdC avec le travail de l'écriture critique.
538
C/ DEUXIÈME QUALITÉ REQUISE DE L'INSTANCE PROBLÉMATIQUE :
LA VALEUR DE LA DESCRIPTION
On notera que la description est, pour un critique, l'ultime outil en vue d'établir son sujet
par la voie interprétative. Ultime outil car nécessaire à la critique, il devient la valeur
révélatrice pour notre critique de la critique. Toute la difficulté du film peut être réduite
au problème constant de quérir : ce qui se présente à nous spectateurs.
Ensuite la réflexion d'une poétique, comment représenter par écrit ce que nous avons
vu, entendu, pourra être critiqué
De plus, il se trouve quʼun même article référencé va se trouver plusieurs fois énoncé,
suscitant plusieurs recoupements problématiques. Cʼest parce qu'il bénéficie de
655
. Jean Narboni, L'analyse du film contemporain (cours Paris VIII), Paris, Inédit.1999.
656
. Comme l'a fait LE MONDE, LES CAHIERS DU CINÉMA, ARTPRESS, POSITIF.
657
. Locarno 1995, Paris 2000, Londres 2001.
539
plusieurs modalités problématiques, que nous avons, en ce cas, de faire apparaître
systématiquement à chaque fois la référence.
Une fois ces précisions opérées il reste à présenter les groupes, sections et modes
des différentes problématiques.
TROIS GROUPES
D'abord on peut affirmer que d'un point de vue général, l'ensemble des critiques
recensées, vont se scinder en deux groupes, mais un autre va venir constituer un
préalable aux deux premiers. Ces deux groupes (précédé du premier) présenteront des
subdivisions que nous appellerons sections. Et puis chacune de ces sections
rassemble un certain nombre de modes problématiques. Ces deux groupes, on va le
voir, correspondent au rapport (double) qu'entretient le rédacteur avec le film lorsque
celui-ci l'interroge, c'est-à-dire lorsque celui-ci établit, sur un mode problématique une
liaison avec lui.
540
régional, ou texte long dans une revue prestigieuse, est un intérêt second ; ce qui
compte c'est donc sa modalité problématique. Ici dans le groupe 1, la modalité
évènementielle consiste à une prise en compte dans les textes du contenu
informationnel. Pour reprendre une terminologie deleuzienne, ce sont des textes non
créateurs car ils sont principalement du côté de la communication658.
Une fois cette présélection opérée par le groupe 1, le groupe 2 et le groupe 3 vont
pouvoir être développés conjointement.
658
. Gilles Deleuze, Qu'est-ce que l'acte de création ?, TRAFIC n°27. Automne 1998. p.133
541
appartient de fait à la production de Godard mais aussi, avant cela, qu'il comporte
quelque chose en lui d'inédit, inédit pour la sensation comme pour la pensée, qui
dépasse le cinéma et l'idée que l'on se fait du cinéma.
542
dans cette section, on va s'attacher à classer les articles qui prennent
systématiquement en compte le fait que ce film est une production de Jean-Luc
Godard. On entend par systématique, un mode de production, axe problématique qui
permettra à certains critiques, comme Michael Witt 659, de proposer une étude critique
de la genèse du film.
659
. Michael Witt, “Genèse d'une véritable histoire du cinéma”, Jean-Luc Godard- DOCUMENTS, Paris,
543
2/ GROUPE 1 : MODE ÉVÈNEMENTIEL
PREMIÈRE PROBLÉMATIQUE PRÉALABLE AUX AUTRES :
Ce premier groupe est placé en préalable car il rassemble des articles et des notules
qui bénéficient d'une problématique que l'on peut qualifier informative. Ils ne peuvent
pas être placés similairement avec les autres articles car ils sont en tout point non
comparables. D'abord on pourrait presque affirmer qu'ils ne sont pas écrits avec
l'exigence de consacrer au film une problématique distinctive. Quels sont ces articles ?
On a vu que le film avait été projeté (en parties) PLUSIEURS fois dans différentes villes
du monde660 sur dix années avant même sa sortie officielle. Ces projections souvent
uniques (lors du colloque de Locarno en 1995 par exemple) étaient dotées d'un
caractère suffisamment exceptionnel pour créer un événement et être relaté dans la
presse spécialisée ou non — en partant de la presse locale pour aller jusqu'aux
correspondants internationaux présents pour le festival.
Un autre exemple, la sortie publique et simultanée des 4 tomes par Gallimard et des 4
cassettes VHS vidéo par Gaumont des HISTOIRE(S) DU CINEMA décembre 1998, fut
considérée, et à juste titre, comme un événement culturel de tout premier ordre en
France, tant par son aspect rare et imposant — que constitue la sortie vidéo d'un film
de 4 heures et d'un ouvrage qui atteint presque le millier de pages par un seul et même
auteur— que par le fait que tout nouveau film de Godard entraîne inévitablement des
séries d'articles qui viendront seulement prévenir des conditions d'obtention du
nouveau produit ou encore celles pour assister à l'événement.
Les HdC plus que tout autre film de Godard ont une réalité commerciale encore plus
grande, et de ce fait, ont attiré un nombre d'articles du monde entier et sur tous les
544
supports possibles 661. Parmi ceux-là, beaucoup parlent du film mais en se restreignant
à sa seule actualité ; c'est ce quʼon appelle : son mode évènementiel.
Le mode évènementiel désigne, en nombre assez élevé, des textes, articles ou de
simples notules purement informatives, souvent brefs, axés sous la problématique
d'informer publiquement de cet événement. C'est-à-dire que se retrouvent dans cette
section toutes notules de présentation ou articles de presse qui se sont astreints à
effectuer une description et observation du film uniquement dans une volonté de
communication ; la rédaction d'une information est opposable ici à l'écriture d'une
critique conçue comme acte de création dans le but d'obtenir une idée en cinéma662.
661
. Il suffit de taper, à partir de n'importe quel moteur de recherche, sur Internet : histoire+cinéma, pour
que l'on tombe en premier lieu sur les HdC de Godard et l'immense choix de propositions de ventes des
magasins en lignes de celui-ci sous sa forme DVD
662
. Gilles Deleuze, “Qu'est-ce que l'acte de création ?”, TRAFIC n°27. Automne 1998. p.133.
545
HdC VERSION 2
[NEW-YORK]
- Jean-Michel FRODON, JLG/NYC, LE MONDE, 05/1994.
Article relatant brièvement l'exposition consacré à JLG au MOMA de New-York : JLG Sound+ Image.
664
1972-1994, et qui bénéficia d'une projection en partie des épisodes de la Version 2 .
[LOCARNO]
- Guiliana DE SIO, Quel giorno gli ho detto no, L'UNITÀ. 08/1995. Italie
- Fulvio ABBATE, Fa caldo, fate silenzio per favore, L'UNITÀ. 08/1995. Italie
- A.BARBERA, Si, è un "maestro" che non ha perso... L'UNITÀ. 08/1995. Italie
- E. MONTELEONE, No, è un santone di talento venerato ..., L'UNITÀ. 08/1995. Italie
- Reinhold HÖNLE, Carte blanche für Godard, BRUCKENBAUER, 08/1995. All.
- Noël SIMSOLO, Les plans de J-L Godard, LE NOUVEAU QUOTIDIEN. 08/1995. Locarno
- A. DUPLAN, Et l'esprit du cinéma descendit sur Godard, L'HEBDO. 08/95. Locarno.
- G. VOLONTERIO, Tra il Vecchio e il nuovo, GIORNALE DEL POPOLO. 08/1995. Italie
- F. NOUCHI, Quand Godard fait toute une histoire du cinéma., LE MONDE.08/1995.
- Morando MORANDINI, "Pardo d'onore" per Godard., IL GIORNO. Suisse Ital. 08/95.
- Giovanni CONTI, Godard, tuuto da rifare!, LA REGIONE. Suisse Italienne. 08/1995.
- Emanuela GARAMPELLI, Premiato il Maestro Godard, Suisse Italienne. 08/1995.
- XXX, Un parcours à travers cent ans de cinéma, LE JOURNAL DE GENÈVE.08/95.
- Pascal MÉRIGEAU, Jean-Luc Godard au cœur du cinéma et de l'histoire, LE MONDE 08/1995.
- Pascal MÉRIGEAU, Le Festival de Locarno, si loin, si près de Sarajevo. LE MONDE 08/1995.
- Jean-Michel FRODON, Toutes les histoires de Jean-Luc Godard, LE MONDE, 10/1995.
- Paolo MEREGHETTI, Vi Regalo Cent anni di Cinema., SETTE n°31. Italie.1995.
[CANNES]
- Jean-Michel FRODON, Jean-Luc Godard à l'essai, LE MONDE 05/12/1997.
- Jonathan ROSENBAUM, Cannes, tour de Babel critique, TRAFIC n°23. 1997.
VERSION 3
[PARIS, sortie commerciale du film et du livre]
- Hervé GAUVILLE, Jean-Luc Godard seul avec le cinéma, LE MONDE RADIO TÉLÉVISION.03/98.
- Jean-Michel FRODON, Jean-Luc Godard, maître d'ouvrage d'art, LE MONDE 08/11/1998.
- Serge TOUBIANA, Le veilleur de rêves, CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Erwan HIGUINEN, Une vague nouvelle. 3B, CAHIERS DU CINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
665
- René PRÉDAL, Envoi., CINÉMACTION n°109 . 10/2003.
663 ère
. Supra 1 Partie.CH2. 2/ Prospection temporelle.
546
Sans déconsidération pour les autres auteurs, il est important de noter que ce groupe1,
a été constituée avec lʼidée de produire une sélection non exhaustive parmi l'ensemble
pléthorique des critiques et notules parues à l'occasion des évènements.
Nous avons sélectionné et assemblé, en effet, les textes, écrits sous la problématique
évènementielle qui conservait toutefois un intérêt flagrant, soit grâce à l'originalité
d'approche, soit encore à cause de l'originalité formelle par l'inventivité rédactionnelle
comme une présentation par un dialogue imaginaire de deux cinéphiles sur la
croisette666.
664
Nous rappelons quʼil sʼagit dʼune liste présélective, il est donc normal de ne pas y trouver lʼensemble de
tous les articles.
665
. CINÉMACTION n°109 : "Où en est le God-Art?" Ed. Corlet&Télérama.10/2003.
666
. Alain Bergala, Chronique : Quoi de neuf?, CAHIERS DU CINÉMA n°409,1988. p.24.
547
3/ INTRODUCTION AUX GROUPE 2 ET GROUPE 3.
Cette séparation reste une simple division et non un principe. Elle permet de créer les
deux polarités suivantes :
La première polarité, le groupe 2 regroupe les textes du côté du film,
et la seconde, le groupe 3, rassemble ceux qui sont du côté de Godard. 667
Comme cela a déjà été énoncé dans la présentation de ce chapitre, les critiques
restantes forment une nouvelle unité, qui sʼavère dorénavant un peu plus praticable.
Nous allons pouvoir les scinder en deux catégories, liées aux modalités d'approche
problématique. Chacun des groupes sera présenté, à peu près, dans les mêmes
proportions. Comme le rappelait François Dagognet 668, il est délicat, souvent
dangereux, voire malaisé, de séparer théoriquement une production de son auteur. La
césure épistémologique, pratiquée entre un auteur et le résultat de ses opérations669,
génère constamment des erreurs fortuites provenant de leur interprétation avec la
réalité (séparée donc) du contexte, et mésestime d'autant les desseins et les actions
du fabricant.
On peut arguer que l'opération de cette séparation demeure effectivement possible sur
ce présent travail grâce à deux opérations de liaison que nous avons placées dans la
deuxième partie de ce travail, qui à l'inverse d'une séparation de principe, consistait à
désigner : premièrement, les HdC comme jonction finale des autres œuvres de Godard
et deuxièmement, de prouver que ce film entamait la possibilité pour Godard d'y
incorporer sa propre présence, en tant que sujet, en tant que personne représentée et
selon son propre désir.
Ensuite par produit de cette séparation, nous ne cherchons nullement à opposer les
deux parties sécables ou à privilégier lʼune sur l'autre.
667
. On rappelle que le décalage : premier = groupe 2 est dû au groupe 1, groupe au mode évènementiel.
668
. François Dagognet, Les outils de la réflexion : épistémologie, Ed. Les Empêcheurs de penser en rond,
1999. p.24
669
. En fait selon Dagognet, le résultat des opérations désigne manifestement l'obtention de tout type de
traces laissé intentionnellement ou non par la fabrication. Pour nous c'est la production d'une œuvre.
548
LA MODALITÉ D'APPROCHE PROBLÉMATIQUE
Cette séparation de principe s'applique d'après la même disposition dialectique que
Gilbert Cohen-Séat avait fondée, entre le fait filmique (c'est notre groupe 2) et le fait
cinématographique (c'est notre groupe 3)670. La disposition de ce concept reste toujours
réfutable, mais elle vise à créer des polarités entre lesquelles les textes sélectionnés
vont osciller, en se répartissant à l'intérieur d'un des deux ensemble sectionné. Ces
dites sections présentent les différents types parmi lesquels sera enregistrée la variété
des modes problématiques, dont on va voir rapidement le détail. Si le verbe osciller est
utilisé, c'est justifié car parce que précisément, quelquefois, on retrouvera le même
texte cité plusieurs fois. Certains articles comportant plusieurs accès selon le mode de
leurs problématiques, il sʼavère normal de les référer dans plusieurs sections
correspondantes.
670
. Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes dʼune philosophie du cinéma, Paris, Ed. P.U.F. 1946. p.19.
549
4/ GROUPE 2 : GROUPE DES CRITIQUES “DU CÔTÉ DU FILM”.
A/ PRÉSENTATION
Le groupe 2 rassemble les textes dont les problématiques sont liées directement aux
préoccupations de la forme filmique.
Ce principe d'observation formelle, relève d'une activité critique. Aussi les deux types
qui composent, traditionnellement, le dispositif analytique des formes, relèvent dʼun
jugement soit esthétique, soit historique.
Pour amener cette notion théorique à la lumière du film, le groupe 2 se compose de
deux sections :
- LA SECTION ESTHÉTIQUE
On retrouve dans cette section les textes qui envisagent le film comme une œuvre
filmique.
- LA SECTION HISTORIQUE
Dans cette section sont compartimentés les critiques qui conçoivent le film comme un
document historique filmique.
550
671
- Jean NARBONI, Myriades d'histoires et la vague nouvelle, TABLE RONDE HC . Locarno 95.
- Jean NARBONI, Face au Cinéma et à l'Histoire, à propos de JLG, LE MONDE DES LIVRES.10/95.
- Jean-Pierre DUFREIGNE, Godard fait la lumière, L'EXPRESS 08/051997.
- Jean-Claude LOISEAU & Pierre MURAT, Jean-Luc Godard, auteur d'"Histoire(s) du Cinéma,
TÉLÉRAMA. 11/1998.
- Jacques AUMONT, Amnésies. Fictions d'après Jean-Luc Godard, Editeur P.O.L. 04/1999.
- Jean-Michel FRODON, Voir ou ne pas voir là est la question, LE MONDE RADIO/TÉLÉVISION 07/1999.
- Marie-Anne GUÉRIN, Les signes parmi nous. 4B, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Michael WITT, L'image selon Godard : théorie et pratique (...) JLG des années 70 à 90. GODARD ET LE
METIER D'ARTISTE (Actes du colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/12001.
- Céline SCEMAMA, Le roi n'est pas nu, (...) Lettre aux spectateurs. CINÉMACTION n°109, 10/2003.
- Daniel SERCEAU, L'anti flash-back, CINÉMACTION n°109, 10/2003.
- Youri DESCHAMPS, JLGodard, cinéaste du XVIème siècle, esquisse pour un portrait, CINÉMACTION
n°109, 10/2003.
- Sally SHAFTO, De la peinture et de l'histoire dans les Histoire(s) du cinéma, CINÉMACTION n°109,
10/2003.
- Luc VANCHERI, Esthétique(s) du cinéma, (Histoire(s) du cinéma), CINERGON n°16, Montpellier, 2003.
- Didier TRUFFO, Spéculaire fatalité,(sur)impressions godardiennes en montage depalmien, CINERGON
n°16, 2003.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Lʼimage survivante.(Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby
Warburg), Paris, Ed. de Minuit. 2004.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Entretien sur le vivant des images, CINERGON n°16, Montpellier, 2003.
- Helmut FÄRBER, Le paysage est plus vieux que l'être humain. Même si c'est une fleur , TRAFIC n°50.
ÉTÉ 2004.
671
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.(11/08/1995)
551
D/ MODE POETIQUE OU LITTÉRAIRE / (SECTION ESTHÉTIQUE)
552
- Lucie ROY, La"scription" chez Godard, : GODARD ET LE METIER D'ARTISTE. (Actes du colloque de
Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/12001.
- Youssef ISHAGHPOUR, "Exercices de pensée artistique, on a dit..." The Old Place…, TRAFIC n°50.
2004.
- Youssef ISHAGHPOUR, J-L Godard cinéaste de la vie moderne. Le poétique dans l'historique, GODARD
ET LE METIER D'ARTISTE (Actes du colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/12001.
- René PRÉDAL, Pour une critique impressionniste des HdC., CINÉMACTION, n°109, 10/2003.
- Leslie HILL, 'A Form That Thinks', Godard, Blanchot, Citation, FOR EVER GODARD, London, 2004.
- João Màrio GRILO, Petit abécédaire à l'usage du cinéma (un point de vue portugais), TRAFIC n°50. ÉTÉ
2004.
678
- Ruth BECKERMANN, Sur la Endlösung Hollywood, TABLE RONDE HC . Locarno 95.
- Melvin CHARNEY, Les rouages grinçants d'une machine à écrire, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour
H(s)dC" 11/1998.
- Stéphane GOUDET, Mais... Histoire(s) du cinéma, REPÉRAGES n°4. Hiver 1998-1999.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Montages de ruines, SIMULÂCRES n°5. 09-12/2001.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.
676
. André Malraux, Le musée Imaginaire, (1956) Paris, Ed.Gallimard/Folio. 2005. p.67.
677
. Antoine DeBaecque, LʼHistoire-Caméra, Paris, Gallimard, 2008. p.293.
678
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.(11/08/1995)
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
553
- Dominique PAÏNI, Un moderne art des ruines. Notes sur la restauration des films, CINÉMATHÈQUE.
n° 24. 1999.
- Helmut FÄRBER, Dante Schelling Godard / Histoire(s) (montage), TRAFIC n°43. AUTOMNE.2002.
- Didier TRUFFO, Spéculaire fatalité,(sur)impressions godardiennes en montage depalmien, CINERGON
n°16, 2003.
- Alain BERGALA, De l'impureté ontologique des créatures de cinéma, TRAFIC n°50. 2004.
- Christa BLÜMLINGER, Cultures de remploi - questions de cinéma, TRAFIC n°50. 2004.
- Antoine DE BAECQUE, LʼHistoire-Caméra, Paris, Gallimard, coll.Biblio. illustrée des histoires, 2008.
679
. Philippe Dubois, Video Thinks What Cinema Creates, Son+Image, MOMA.1992. p.247.
680
. Ref.Film46B.
554
- Alain BERGALA, The Other Side Of The Bouquet, Son+Image, MOMA.1992.
- Jonathan ROSENBAUM, Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard, TRAFIC n°21. 1997.
- Helmut FÄRBER, Le paysage est plus vieux que l'être humain. Même si c'est une fleur, TRAFIC n°50.
ÉTÉ 2004.
FILM-DOCUMENT // FILM-MONUMENT
On commencera à rassembler les textes qui essayent de concevoir les films des HdC
sur un mode de l'histoire générale, c'est-à-dire l'histoire simple avec toute les repères
précis que comporte cette discipline. La modernité de ce domaine a pu contribuer à de
nouvelles vues, dont la pratique de pouvoir intégrer le cinéma. Et certains des textes
souvent se sont posés la question de l'intégration du film : à savoir sa considération
681
. Ref.184. Jean-Luc Godard et Youssef Ishaghpour, “Archéologie du cinéma et mémoire du siècle.(2)”,
TRAFIC n°30. Été 1999. p.86.
555
comme document ou bien comme monument. Cette double opportunité révèle toute
son importance conceptuelle quant à la représentation du débat de lʼappartenance du
film HdC à lʼhistoire.
682
Marc Bloch, Apologie pour lʼhistoire ou métier dʼhistorien (1941), Paris, Librairie Armand Colin, Coll.
Cahiers des Annales, 3.1949.pp.19-20.
683
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
684
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
685
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
686
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
687
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
556
- Jacques RANCIÈRE, La sainte et l'héritière. A propos des histoire(s) du cinéma., CdC n°537.07/1999.
- Jacques RANCIÈRE, La fable cinématographique, Paris, Ed. du Seuil. Coll. Bibliothèque du XXème
siècle. 2001.
- Jacques RANCIÈRE, Le Destin des images, Paris, Ed. de la Fabrique, 2003.
- Jacques RANCIÈRE, Godard, Hitchcock, And The Cinematographic Image, FOR EVER GODARD,
London, 2004.
557
H/ MODE HISTOIRE DE L'ART / (SECTION HISTORIQUE)
691
- Nahum KLEIMAN, Déchiffrer l'histoire à travers la poésie, TABLE RONDEHC . Locarno 95.
692
- Dominique PAÏNI, Cinéma et histoire de l'art, TABLE RONDE HC . Locarno 95.
- Dominique PAÏNI, Un musée pour le cinéma, créateur d'aura, ARTPRESS n°221 .02/1997.
- Dominique PAÏNI, Un moderne art des ruines. Notes sur la restauration des films, CINÉMATHÈQUE.
n° 4. 1999.
693
- Dominique PAÏNI, Que peut le cinéma ?, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998 .
- Dominique PAÏNI, Le cinéma, un art moderne, Paris, Ed. de l'Étoile. 1997.
694
- Raymond BELLOUR, Un mouvement d'incompréhension, .TABLE RONDE HC . Locarno 95.
688
.Marie-José MONDZAIN, « Histoire et passion », ARTPRESS, n°Hors-Série "Guide pour Histoire(s) du
Cinéma" 11/1998.
689
. Antoine DE BAECQUE, « Godard In The Museum », FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing,
London, 2004.
690
. Nicole BRENEZ, « The Forms Of The Question », FOR EVER GODARD, London, 2004.
691
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
692
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
558
- Hans BELTING, Histoires d'images. (entretien), ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
- Bernard TSCHUMI, Entre-chocs, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
- Marie-José MONDZAIN, Histoire et passion, ARTPRESS, n°Hors-Série "Guide pour Histoire(s) du
Cinéma" 11/1998.
- Jean-Michel FRODON, Le fameux débat, LE MONDE RADIO/TÉLÉVISION. 28/06 au 04/07/1999.
- Jean-Marc LALANNE, Toutes les histoires. 1A, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Montages de ruines, SIMULACRES n°5. 09-12/2001.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Lʼimage survivante.(Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby
Warburg), Paris, Ed. de Minuit. 2004.
- Jean-Christophe ROYOUX, L'instant du redépart... , TRAFIC n°37.PRINTEMPS 2001.
- Helmut FÄRBER, Une forme qui pense. Notes sur Aby Warburg, TRAFIC n°45. PRINTEMPS 2003.
- Helmut FÄRBER, Dante Schelling Godard / Histoire(s) (montage), TRAFIC n°43. AUTOMNE.2002.
- Philippe-Alain MICHAUD, Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma,
TRAFIC n°45.PRINTEMPS 2003.
- Antoine DE BAECQUE, Godard In The Museum, FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London,
2004.
- Nicole BRENEZ, The Forms Of The Question, FOR EVER GODARD, London, 2004.
Bien sûr, puisque le film possède une modalité de l'histoire du cinéma par l'originalité
lexicale de son intitulé, un grand nombre de textes ont réfléchi sur la capacité du film à
innover dans ce domaine. Ils ont essayé de faire comprendre et de faire état à savoir si
le destin filmique demeure possible pour cette discipline.
694
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit. 11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de locarno 95.
695
. Ref. 300.
559
journaliste ou critique devenait témoin de l'introspection du cinéaste. L'examen de
conscience696 révèle alors un cinéaste en devenir. Constatant sa métamorphose en
image, devenue une image de cinéaste697.
- Jean-Louis LEUTRAT A perte de vue (sur l'histoire du cinéma), TRAFIC n°4. 1992.
- Raymond BELLOUR, La chambre, TRAFIC n°9. 1994.
- Raymond BELLOUR, Sur la scène du rêve, TRAFIC n°13. 1994.
- Raymond BELLOUR,Pourquoi Lang pourrait devenir préférable à Hitchcock, TRAFIC n°41. PRINTEMPS
2002.
698
- Christophe GALLAZ, Du mépris à la splendeur, un voyage, LE NOUVEAU QUOTIDIEN .Locarno.
- Bernard EISENSCHITZ, Les images, l'histoire, les histoires, PARDO NEWS.O8/95. Locarno.
- Bernard EISENSCHITZ, Une machine à montrer l'invisible, CAHIERS DU CINÉMA n°529. 11/1998.
- Jacques RANCIÈRE, Les mots de l'histoire du cinéma, CAHIERS DU CINÉMA n°496. 11/1995.
- Hollis FRAMPTON, Pour une métahistoire du film, TRAFIC n°21. PRINTEMPS 1997.
- Kent JONES, L'amour par terre, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
- Jacques AUMONT, Amnésies. Fictions d'après Jean-Luc Godard, Editeur P.O.L. 04/1999.
- Youssef ISHAGHPOUR, JLG, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, TRAFIC n29/30.99
- Charles TESSON, Seul le cinéma. 2A, CAHIERS DU CINÉMA. Tiré à Part. Juillet 1999.
- Mark RAPPAPORT, Under Capricorn quinquagénaire (et Hitchcock centenaire), TRAFIC n°41.
PRINTEMPS 2002.
- Emeric DE LASTENS, Destin des images survivantes, CINERGON n°16, Montpellier, 2003.
- Michèle LAGNY, Film-outil : le cinéma exploité, TRAFIC n°50. ÉTÉ 2004.
- Dominique PAÏNI , Qu'est-ce que le cinéma français ? TRAFIC n°50. ÉTÉ 2004.
696
. Ref.155. La Question. Entretien JLG/Bresson.
697
. Ref. 305. 1980
698
. LE NOUVEAU QUOTIDIEN. Locarno.Suisse. 03/08/1995.
560
- Helmut FÄRBER, Le paysage est plus vieux que l'être humain. Même si c'est une fleur, TRAFIC n°50.
2004.
- Trond LUNDEMO, The Index And Erasure Godard's Approach To Film History, FOR EVER GODARD,
London, 2004.
699
. Jacques RANCIÈRE, A quelle histoire appartient le cinéma?, TABLE RONDE HC. Locarno 95.
700
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
701
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995.
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
561
- Youssef ISHAGHPOUR, J-L Godard cinéaste de la vie moderne. Le poétique dans l'historique: GODARD
ET LE METIER D'ARTISTE . (Actes du colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/12001.
- René PRÉDAL, La figure de l'ange." (entretien avec Alain Bergala), CINÉMACTION n°109, 10/2003.
- Sarah LEPERCHEY, Histoire(s) : narration et théorie des catastrophes, CINÉMACTION n°109, 10/2003.
- Antoine DE BAECQUE, À la recherche d'une forme cinématographique de l'histoire, (comptes-rendus de
lecture : La projection du monde, Stanley Cavell et Les Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard.
CRITIQUE n°632/33. 02/2000.
- Antoine DE BAECQUE, Godard In The Museum, FOR EVER GODARD, Black Dog Publishing, London,
2004.
- Junji HORI, "Godard's Two Historiographies", FOR EVER GODARD, B. D. Publishing, London, 2004.
- Trond LUNDEMO, "The Index And Erasure Godard's Approach To Film History", FOR EVER GODARD,
London, 2004.
- Monica DALL'ASTA, "The (Im)Possible History", FOR EVER GODARD, London, 2004.
- Jean Louis SHEFER, Du monde et du mouvement des images, Paris, Ed.de lʼEtoile/Cahiers du Cinéma,
1997.
- Stéphane ZAGDANSKY, La mort dans l'œil, critique du cinéma comme vision, domination, falsification,
éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation. Paris, Maren Sell Editeurs, 2004.
Georges DIDI-HUBERMAN, Lʼimage survivante.(Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby
Warburg), Paris, Ed. de Minuit. 2004.
- Dominique PAÏNI, Un moderne art des ruines. Notes sur la restauration des films, CINÉMATHÈQUE
n°24. 1999.
- Bernard STIEGLER, La technique et le temps. Volume III. Le temps du cinéma et la question du mal-
être, Paris, Ed. Galilée. 2001.
562
5) GROUPE 3/ L'ŒUVRE DU CINEASTE : DU CÔTÉ DU CINÉASTE
A/ PRÉSENTATION
702
. Walter Benjamin, “L'auteur comme producteur (allocutions à l'institut pour l'étude du fascisme)”1937,
Essais sur Brecht, Paris, Ed. La Fabrique, 2003. pp.122-146.
563
Logiquement, la production du film opère une influence dans le milieu dans lequel il
s'est manifesté. Les conséquences qu'on peut nommer par rapports de production
conditionnent le milieu, ce que Benjamin nomme par les contextes sociaux vivants703.
Ils seront alors évocateurs de textes se référant aux HdC contenant un certain nombre
de données politiques, humaines et conceptuelles. Ces données seront même les
modalités de base en vue de la réception des textes critiques.
Ainsi, d'après la production du film, autant que la considération de définir les HdC
comme un film produit par Jean-Luc Godard avant même son analyse interne, nous
allons pouvoir montrer les deux types de sections, qui elles-mêmes abritent plusieurs
modalités problématiques.
Cʼest-à-dire assembler les critiques qui considèrent le film sur son aspect militant, et du
caractère politique qu'il revêt.
REVENDICATION POLITIQUE DES HDC
On le sait, l'idée de produire une histoire du cinéma par les films est arrivée dans
l'esprit de Godard au moment même de son implication politique la plus intense de sa
vie : à partir des années 66/67. La pratique du cinéma ainsi que la pratique de l'histoire
se substituent à celle de l'exercice politique du militant. Cette double pratique, dont les
703
. Walter Benjamin, “L'auteur comme producteur”, Paris, Ed. La Fabrique, 2003.p.124.
564
HdC incarnent le cœur même, correspond donc à une activité politique classique déjà
relevé dans la discipline. On est en présence de textes qui constatent le déplacement
contemporain de la zone de la lutte des classes politiques. L'enjeu de la politique se
produisant sur le terrain de l'histoire et même de l'histoire du cinéma ne se retrouve
plus dans une réalité donnée, immédiate, mais dans le récit et dans la mise en
spectacle même de cette réalité.
Du mode politique, même s'il est souvent difficile de dégager une notion purement
politique, quelques textes affirment les HdC comme une possibilité militante. Comment
fait-il le jeu de la contestation radicale du pouvoir politique classique devenu caduc ?
Comment a-t-il servi d'argument à certains textes de revendication politique pendant
les années 95/96, moment de contestation sociale assez élevé. On peut signaler ici
ceux qui proviennent de la revue Persistances 704.
- Maurizio GERVASINI, L'ultimo uome con la macchina da presa., LA PREALPINA 08/1995. Suisse.
705
- Ademir KENOVIC, Pas parce que je viens de Sarajevo, TABLE RONDE HC . Locarno 95.
706
- Serge TOUBIANA, Quelqu'un qui est parti, TABLE RONDE HC . Locarno 1995.
- ATS, Léopard d'honneur pour Godard, LE QUOTIDIEN JURASSIEN. (12/08/1995)
- Y. DUPEUX, E. RALLU, "Hélas pour nous". Préface à l'entretien avec Jean-Luc Godard,
PERSISTANCES n°3. ÉTÉ 1997.
- Yves DUPEUX, Emmanuelle RALLU, Entretien avec Jean-Luc Godard, PERSISTANCES n°3. ÉTÉ 1997.
- Yves DUPEUX, Passion de Jean-Luc Godard; Le travail et l'amour, l'image cinéma., PERSISTANCES
n°3. ÉTÉ 1997.
- Valérie CADET, Pensée(s) du monde, LE MONDE RADIO/TÉLÉVISION. 28/06 au 04/07/1999.
- Thierry JOUSSE, Une histoire seule. 1B, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Jean-Pierre ESQUENAZI, Les mondes godardiens, paraphrase de notre monde, GODARD ET LE
METIER D'ARTISTE (Actes du colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/12001.
- Bruno PÉQUIGNOT, Le travail de la mémoire et l'appréhension de ce qui fait lien social chez J.-L.
Godard, GODARD ET LE METIER D'ARTISTE (Actes du colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN.
02/2001.
- Didier COUREAU, XXème siècle, cathédrale de la douleur : à propos de JLG/JLG et HdC,
CINÉMACTION n°109. 10/2003.
704
. Y. DUPEUX, E. RALLU, "Hélas pour nous" Préface à l'entretien avec Jean-Luc Godard,
PERSISTANCES n°3. ÉTÉ 1997.
705
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
565
- Nathalie. NEZICK, Un tombeau pour l'œil, Histoire(s) du cinéma (idéologie godardienne),
CINÉMACTION n°109. 0/2003.
- Jacques RANCIÈRE, La constance de l'art (A propos de Drancy Avenir) TRAFIC n°21. 1997.
Cette perspective historique dʼun savoir des images de l'homme, à vouloir s'intéresser
à ses problèmes concrets de représentation et de figuration peut se définir comme
l'étude visuelle de figures humaines et du mystère de leur permanence. Elles vont
permettre de faire accéder le film vers une nouvelle dimension. La proposition que la
photographie peut se substituer au texte707. Trois critiques vont à ce sujet venir
corroborer cette question il s'agit de Philippe-Alain Michaud708, Georges Didi-
Huberman709 et Helmut Färber710.
706
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
707
. Philippe-Alain MICHAUD, « Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma » ,
TRAFIC n°45.Printemps 2003.
708
. Philippe-Alain MICHAUD, « Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma » ,
TRAFIC n°45.Printemps 2003.
709
. Georges DIDI-HUBERMAN, «Montages de ruines », SIMULACRES n°5. 09-12/2001.
566
- Aude VERVMEIL, L'outil de pensée du Rollois, NOUVEAU QUOTIDIEN. 08/95. Suisse.`
- Jacques JEANJEAN, La puissance de La Ciotat (Des images virtuelles au cinéma), TRAFIC n°23. 1997.
- André S. LABARTHE, Dix sujets de méditations proposés à des étudiants imaginaires, ARTPRESS
n°Hors-Série. 11/1998.
- Marie-Anne GUÉRIN, Les signes parmi nous. 4B, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- ALAIN BERGALA, Le choix de Godard, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Alain BERGALA, Nul mieux que Godard . Collection Essais. Editions CAHIERS DU CINÉMA. 10/1999.
- Noël NEL, Histoire(s) du cinéma 1 et 2 de Godard, , GODARD ET LE METIER D'ARTISTE (Actes du
colloque de Cerisy) Edition L'HARMATTAN. 02/2001.
- Alexander HORWATH, Singing in the rain. Supercinématographie de Peter Tscherkassky, TRAFIC n°44.
2002.
- Marie Anne GUÉRIN, L'arrêt sur mémoire, TRAFIC n°47. 2003.
- Philippe-Alain MICHAUD, Passage des frontières. Mnémosyne entre histoire de l'art et cinéma , TRAFIC
n°45.PRINTEMPS 2003.
- Philippe-Alain Michaud, Sketches. Histoire de l'art, cinéma, Paris, Ed. Kargo & L'Éclat, 2006.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Montages de ruines, SIMULACRES n°5. 09-12/2001.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit. 2003.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Lʼimage survivante.(Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby
Warburg), Paris, Ed. de Minuit. 2004.
- Georges DIDI-HUBERMAN, Entretien sur le vivant des images, CINERGON n°16, Montpellier, 2003.
- Helmut FÄRBER, Une forme qui pense. Notes sur Aby Warburg, TRAFIC n°45. PRINTEMPS 2003.
- Helmut FÄRBER, "Le paysage est plus vieux que l'être humain. Même si c'est une fleur, TRAFIC n°50.
ÉTÉ 2004.
- Helmut FÄRBER, Dante Schelling Godard / Histoire(s) (montage), TRAFIC n°43. AUTOMNE.2002.
710
. Helmut FÄRBER, « Une forme qui pense. Notes sur Aby Warburg », TRAFIC n°45. Printemps 2003.
567
Sous le mode conceptuel, on comprend le regroupement de textes qui ont tenté
d'expliquer comment, ou de quelle façon, les HdC sont créateurs de concepts. La
création de concept, même si l'origine de cette terminaison se veut synonyme d'idée
philosophique711, se veut justement recueillir les découvertes qu'ont fait des textes
critiques sur le potentiel créateur de Godard. Dès lors ce potentiel touche on peut le
comprendre beaucoup de disciplines différentes L'idée de Godard est d'imposer le film
comme un objet d'étude avant même d'être sujet. Aussi il se retrouve à l'intersection
d'un grand nombre de disciplines et l'occasion pour Godard dʼêtre un inventeur d'idées
appartenant au domaine de la pensée, dans laquelle philosophie, littérature, histoire,
comme cinéma, peuvent s'inscrire et prendre part.
712
- Sylvie AYME, Répète un peu pour voir" : J.-L Godard et la catégorie de la répétition. E.C. n°194-
202.1993.
- Nicole BRENEZ, Le Film abymé - JLG et les philosophies byzantines de l'image, E.C. n°194-202.1993.
- Nicole BRENEZ, The Forms Of The Question, FOR EVER GODARD, n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC"
11/1998.
- J-C LOISEAU & P. MURAT, Jean-Luc Godard, auteur d'"Histoire(s) du Cinéma., TÉLÉRAMA.11/1998.
- Patrice ROLLET, Dans un miroir, obscurément, TRAFIC n°28. 1998.
- Raymond BELLOUR, Le corps de la fiction, TRAFIC n°30. 1999.
- Jacques AUMONT, Amnésies. Fictions d'après Jean-Luc Godard, Paris, Ed. P.O.L. 04/1999.
- Stéphane ZAGDANSKY, La mort dans l'œil, critique du cinéma comme vision, domination, falsification,
éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation. Paris, Maren Sell Editeurs, 2004.
- Jacques RANCIÈRE, La fiction de mémoire (A propos du Tombeau d'Alexandre), TRAFIC n°29. 1999.
- Jacques RANCIÈRE, La fable cinématographique, Paris, Ed. du Seuil. Coll. Bibliothèque du XXème
siècle. 2001.
- Jacques RANCIÈRE, Le Destin des images, Paris, Ed. de la Fabrique, 2003.
- Jacques RANCIÈRE, Godard, Hitchcock, And The Cinematographic Image, FOR EVER GODARD,
London, 2004.
- Steven BERNAS, Le poète, le patron et le philosophe, CINÉMACTION n°109, 10/2003.
- Bernard STIEGLER, La technique et le temps. Volume III. Le temps du cinéma et la question du mal-
être, Paris, Ed. Galilée. 2001.
711
. Gilles Deleuze, « Qu'est-ce que l'acte de création ? », TRAFIC n°27.1998.
712
E.C = Études Cinématographiques.
568
E/ MODE INTERNE / (SECTION JLG)
Et aussi un second, le MODE PHYSIQUE qui regroupera les textes qui ont travaillé sur
l'implication de la personne de Godard dans le film, ce que nous avons appelé son
incorporation au film.
569
- Jean-Luc GODARD & Youssef ISHAGHPOUR, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle.(2),
TRAFIC n°30. 1999.
-Charles TESSON & E. BURDEAU, Avenir(s) du cinéma (entretien), CAHIERS DU CINÉMA n°Hors
Série, Avril 2000.
- Jean-Pierre LAVOIGNAT, Christophe D'YVOIRE, "Le cinéma n'a pas su remplir son rôle."
(entretien ) , STUDIO n°96.12/2000.
- Jean-Claude LOISEAU, Jacques MORICE, "Je reviens en arrière, mais je vais de l'avant" (entretien
JLG), TÉLÉRAMA n°2679. 05/2001.
GAILLAC-MORGUE, & JP GUERAND, Grandeur d'un petit commerce de cinéma.(entretien JLG), EPOK
n°05/2001.
- Jean NARBONI, Tous les autres s'appellent Meyer, TRAFIC n°3. 1992.
- Raymond BELLOUR, (Not) Just An Other Filmmaker, Son+Image, MOMA.1992.
- Philippe DUBOIS, Excerpts From A Document...., Son+Image, MOMA, 1992.
- Serge BOZON, Teenage Fever, TRAFIC n°5. 1993.
- Jean-Claude BIETTE, Les enfants de Godard et de Pasiphaé, TRAFIC n°15. 1995.
- Bill KROHN, Raison(s) d'un festival, TRAFIC n°16. 1995.
713
- André S. LABARTHE, Qu'est-ce que le cinéma pour moi, Godard? TABLE RONDEHC . Locarno 95.
- André S.LABARTHE, Dix sujets de méditations ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
-Thomas CHRISTEN, Im reich der Bilder, Töne und Schriftzeichen, ZOOM, Zeitschrift für film. 08/95.
- Marie Anne GUÉRIN, Rien avant la disparition, TRAFIC n°20. 1996.
- Jonathan ROSENBAUM, Bande-annonce pour les H(s)dC de Godard, TRAFIC n°21.1997.
- Jacques AUMONT, "Beauté, fatal souci". Note sur un épisode des Histoire(s) du Cinéma.,
CINÉMATHÈQUE n°12. 1997.
- Jacques AUMONT, La mort de Dante, CINÉMAS, n°XXX . Montréal.1997.
714
- Shiguéhiko HAZUMI, La simplicité du Cinéma, Table Ronde.HC . Locarno 1995.
- Alain BADIOU, Le plus-de-voir, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
- Marie-José MONDZAIN, Histoire et passion, ARTPRESS proposés à des étudiants imaginaires,
ARTPRESS n°Hors-Série .11/1998.
- Jean DOUCHET, Images arrachées au journal du siècle, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC"
11/1998.
- Eric RONDEPIERRE, Le regard d'Ulysse, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
- Cyril BEGHIN, Invention de l'animation, ARTPRESS n°Hors-Série "Guide pour H(s)dC" 11/1998.
-Stéphane GOUDET, Splendeur et apories de la dernière écume, POSITIF n°456 02/1999.
- Stéphane BOUQUET, La monnaie de l'absolu. 3A, CAHIERS DUCINÉMA . Tiré à Part. Juillet 1999.
- Thierry MILLET, Les germes fractals d'HdC dans "Scénario du film Passion", CINÉMACTION n°109,
10/2003.
713
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
714
. TRH&C = Table Ronde sur Histoire et Cinéma : à propos de Jean-Luc Godard", inédit.11/08/1995)
Colloque de 3 Jours qui s'est déroulé pendant le festival de Locarno 95.
570
F/ MODE PHYSIQUE / (SECTION JLG)
571
6/ CONCLUSION
RECONNAISSANCE, CONNAISSANCE
Le présent chapitre consiste à avoir remis en question la configuration même du film.
Cette remise en cause, va pouvoir nous proposer une nouvelle représentation. Cette
variété problématique fournit des données, qu'on peut pratiquement qualifier de
données topologiques, et nous fait entrevoir une nouvelle possibilité de connaissance
et de reconnaissance. Le terme de reconnaissance est pris ici dans son acception
stratégique715. Il s'agissait de prospecter dans les différents types de lectures critiques,
afin de reconstruire le discours sur le film et d'en enregistrer les différentes valeurs dont
il se trouve possesseur.
Nous remarquons que le classement des éléments différentiels, représentés par la
disposition de ces modalités, s'est avéré souvent, pour une connaissance de l'aspect
du film, plus instructive que la recherche d'éléments constants.
Ces éléments-ci, de nature répétitive, commune à toutes les critiques, placent le film
dans un ensemble d'autres films étudiés, bref un ensemble indifférencié, niant presque
la valeur solitaire du film des Histoire(s) du cinéma. Pourtant ce qui demeure possible,
715
. David Rousset, La théorie de la guerre, Paris, Ed.Plon.1978. p.25.
572
c'est de faire établir comme élément constant le réseau des valeurs d'ensemble
appartenant aux HdC et désignés par les textes critiques sans qu'ils ne deviennent
pour autant répétitifs et non instructifs.
573
CONCLUSION GÉNÉRALE
716
. HdC.2a.seul le cinéma. p.73. Phrase tirée de « Voyages » de Charles Baudelaire.
574
propre. Autrement dit, son principe de vie, qui est plus que son sens, plus que son
aspect informatif et esthétique. Entendons par principe de vie, l'idée qu'un film n'est
pas doué de vie mais qu'il représente du vivant, par la recomposition du mouvement et
du déroulement d'un temps. Ce principe de représentation montre que l'unité d'un film
n'est pas l'addition des éléments qui le composent. Il y a aussi son mouvement vers
nous (expulsion) et également notre participation à son existence (impulsion)717.
principe de vie la vie est-elle secret, est-ce le mystère dont nous parle jlg ?
Et c'est dans le cadre d'une représentation qu'un film est vivant autant que l'éclosion en
nous de sa projection et des traces, des éléments expulsés dus au rapport. L'évidence
revient encore à dire que nous projetons autant d'images et de sons que le film en
produit de son côté.
Reste à nous de trouver des concepts suffisamment stables, une carte des voies de
passage, des déchets, des corps, pour circonscrire cet espace de rencontre, cet effet
de réel, ce centre d'images et de sons 718 entre le film et nous, spectateurs. Il faut donc
apprendre à se séparer d'un film malgré une expérience commune, et ainsi pouvoir par
la suite le désigner.
Notre perception se trouve alors dans une situation dont il est important de trouver le
processus de limitation. La limite de la perception du film est de lier le savoir à la
reconnaissance des images ou des sons qui coexistent dans le film. La limite
perceptive n'est pas uniquement du ressort des principes de l'hallucination (notre
pouvoir de projection imaginaire sur l'objet réel, le film), elle incombe aussi à la
décision de liberté d'éprouver la représentation comme plausible au moment même où
nous nous en séparons. Une des limites sera de concevoir que le film comme objet
n'existe pas, ou du moins son existence pose problème pour les données de notre
mémoire et de notre perception.
717
. Cette deuxième partie de phrase correspond au montrer du conserver, montrer de Langlois,
qui sʼattachait à produire, pour que les anciens films puissent exister.
718
. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L'image-Temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985. p.258.
575
Cette solitude nécessaire lorsque nous rencontrons le film, pour l'établissement de
notre croyance, base fondamentale, subjective, du moindre effort de réflexion,
augmentera d'autant plus que nous devons nous en séparer.
Dit autrement, c'est donner l'expérience de vision comme subjective et singulière. La
solitude est là et tout partage s'effectuera après, mais comment alors tenir compte des
différentes qualités de réceptions que d'autres personnes avant nous ont pu avoir avec
lui ? Comment obtenir au motif de la solitude, la somme des différents regards que l'on
a posés sur ce film. Dʼailleurs, cʼest dans une volonté de partage de notre expérience,
que la solitude du film advient réellement.
Perdre l'innocence de notre vision, tenir compte des voyages passés et la reconquérir
par la critique de cette connaissance. Tout n'est qu'affaire de mémoire, et de
confrontation triangulaire des projections : du film lui-même et de ce qu'il expulse (A), la
nôtre, impulsive, introspection imaginaire, séparatrice (B) et la trace écrite de celles
des autres (C).
Godard est décrit comme un auteur issu du domaine du cinéma (la cinéphilie) mais en
partie également, on peut le concevoir comme relatif aux Beaux-Arts. Il est aussi
576
auteur (littéraire) des HdC, éditées par Gallimard. Enfin, cʼest à partir de la notion
producteur, que nous avons convenu de définir notre auteur719, ce qui permettait
justement de réunir un panel large des notions désignatives de son statut.
Godard est auteur de la production des HdC. Sʼil est producteur (exécutif) dans les
termes du métier—se chargeant du montage financier, à la tête de sa société
Sonimage—, il est aussi producteur dans le sens de lʼhomo faber. Maurice Blanchot
nous a prévenus de la restriction terminologique de celui qui fait :
« Avant lʼœuvre, œuvre dʼart, œuvre dʼécriture, œuvre de parole, il nʼy a pas dʼartiste,
ni dʼécrivain, ni de sujet parlant, puisque cʼest la production qui produit le producteur, le
faisant naître ou apparaître en le prouvant (cʼest dʼune manière simplifiée,
lʼenseignement de Hegel ou du Talmud : le faire prime lʼêtre qui ne se fait quʼen faisant
— quoi ? peut-être nʼimporte quoi. »720
Produire la compréhension
que lʼon a de Godard à partir de son film et non lʼinverse, tel aura été notre
cheminement. Et du nombre de découvertes que nous avons pu opérer, il reste encore
tant à observer de ce film, que nous sommes réduits à ne pouvoir partager tout ce que
nous avons vu. Telle en reprise de la citation de Baudelaire :
DITES, QUʼAVEZ-VOUS VU ? quʼil a placé dans son épisode Seul le cinéma721. Nous
sommes confrontés, à lʼinstar de lʼauteur, à la question de la solitude.
Le retour (à soi)
719
. Pierre Macherey, « La production littéraire et son auteur», CAHIERS DES JEUNESSES
MARXISTES-LÉNINISTES, Paris, Ed. École Normale Supérieure, 1968.p.66.
720
. Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Ed. de Minuit. 1983.p .85/86.
577
2/ SOLITUDE AVEC LE FILM (NOUVELLE VAGUE)
Nous sommes dans un rapport de solitude avec le film. Nous le disons de manière
générale, et continue, en l'affirmant à la première personne du pluriel. Cette évidence
s'impose lorsqu'il s'agit de croire à ce qui se déroule sur l'écran ; Croire à ce qui se
déroule revient à dire cela fait vrai. Et ce faire-vrai correspond à ce que Pascal Bonitzer
a nommé : effet de réel722. Ce n'est pas de réalisme, dont il est question ici, car
l'important n'est pas de savoir si ce que nous voyons existe vraiment (dans la réalité),
mais plutôt de croire à ce que nous voyons (même si cela est imaginaire).
L'EFFET DE RÉEL
L'effet de réel se situe entre le film et nous (le moi), et même s'il est une production
subjective, est indissociable du film présenté. L'effet de réel se place au centre723 de la
relation spectateur-film.
Cet effet de croyance se rapporte au registre auquel il appartient, et auquel il importe, à
chacun, en tant qu'être singulier, de produire. Cette production en soi, où l'isolement
sʼavère nécessaire, confère une intimité proportionnelle à l'effet de l'appropriation ; et
même si cette production est illusoire, même si elle n'est pas déterminée à priori
puisqu'il y a la présentation de l'altérité, une existence extérieure se présente
nouvellement à notre conception de la vie, pour qu'ensuite nous faisions nôtre ce qui
se dresse devant nous.
721
. HdC.2a.seul le cinéma. p.73. Phrase tirée de « Voyages » de Charles Baudelaire.
722
. Pascal Bonitzer, “Écran du fantasme”, CAHIERS DU CINÉMA, n°229.08/1971.p.48.
723
. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L'image-Temps, Paris, Ed. de Minuit, 1985.p.258.
578
3/ UNE NOUVELLE ÉNIGME
Toute exégèse des HdC apparaît ici comme infondée parce que sa réfutation comme
son explication opposée, sont toujours présentes, formulables, et cela malgré tout un
travail de pertinence, entrepris, requis.
Toutes critiques des HdC sont démontables et indémontrables, car elles offrent la
possibilité ad absurdum d'être remontées à l'inverse.
L'IRONIE DU NÉGATIF
De cette énigme négative (rien nʼest acquis tant que tout est démontrable dans les
HdC), comble de l'ironie, sont perpétuellement entretenues des argumentations
élaborées au motif de son propre cinéma. Ainsi se soulève une énigme qui ne
manquera pas de développer de nouveaux commentaires :
Tout film de Godard ne peut avoir d'explication univoque et les HdC viennent au cœur
du paradoxe consistant à établir objectivement, enserrer l'œuvre d'art, si œuvre il y a,
qui par sa nature même n'est pas isolable.
724
. Pour paraphraser Lacan, on pourrait affirmez que nous disons toujours la vérité sur le film, mais pas toute.
725
. Jean Narboni, “Le pouvoir de la vision”, Alfred Hitchcock, CAHIERS DU CINÉMA, N°Hors-Série, Paris, 1979
.p.34.
579
Ce caractère indémontrable des films de Godard intervient avec une telle permanence
que cela pourrait être la fondation même d'une démonstration. Démontrer par exemple
que ce système cinématographique nʼest ni une technique, ni un art mais un mystère,
tel quʼil lʼa proposé, a la forme dʼune étoile.
La possibilité dʼavancer sur certaines assertions axiomatiques peut se produire quand
elles sont basées sur des principes inexplicables.
Cette image du film comme un miroir de notre propre regard a été balisé depuis
longtemps. Cʼest un point de comparaison esthétique que lʼon retrouve dans les fictions
de Cocteau ou de Nicholas Ray. Cʼest aussi une réalité qui se retrouve dans les écrits
de nombreux critiques, bref cela ne concerne pas Godard exclusivement. Mais nous
sommes obligés de constater que cette correspondance du flm-miroir se trouve et se
retrouve avec les HdC dans des termes foncièrement pertinents.
Cette image est certainement due dʼabord à la multiplicité apparente des lectures
possibles du film. Film-miroir plus que tout autre, révélateur avant tout, non de l'époque
qu'il retrace mais premièrement de l'individu qui le regarde.
"Tout miroir est un cadre et délimite une portion d'espace. Tout miroir est comme une
caméra (ou un projecteur) puisqu'il "lance" l'image une seconde fois, puisqu'il offre un
second tirage, puisqu'il a un pouvoir d'émission."726
726
. Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film , Paris, Ed. Méridien-Klincksieck. 1995. p.95.
580
Le film se dispose comme un miroir devant la critique. Mais il s'agit ici aussi de pouvoir
faire la part en comprenant dans quelle mesure, l'ensemble des films projettent de
nouveau, renvoient les images et les sons qui avaient été projetés. Plus que d'une
valeur d'exemplarité, les HdC nous donnent la possibilité de fonder une expérience qui
peut faire basculer notre conception du cinéma dans cet ensemble raisonné.
Le sujet face au film se constitue dans la prise en compte du principe qu'il ne peut avoir
d'objectivité dans l'appréciation d'une œuvre d'art ou même d'un récit historique ;
encore moins si le film est considéré comme monument, c'est-à-dire dans le domaine
de la science humaine. L'objectivité n'acquiert une valeur paradigmatique que dans l'a
posteriori de la subjectivité.
Plus précisément, c'est par le dépassement de ce qui nous est donné à voir et à
entendre, que se constitue le sujet. Et, pour beaucoup de critiques, le tort est de croire
727
. Serge Daney, « Rio Lobo. La vieillesse du même ». CAHIERS DU CINEMA. n°230. 09/1971.p.22.
581
que le mouvement de ce dépassement se nomme objectivité, dès lors qu'il semble être
désintéressé :
« Si le sujet est bien ce qui dépasse le donné, ne prêtons pas d'abord au donné la
faculté de se dépasser lui-même. »728
Alors « Le donné se définit comme "flux du sensible, une collection d'impressions et
d'images, un ensemble de perceptions. »729
Le donné nous dit Deleuze est défini comme un flux, un ensemble de perceptions et
dans l'espace créé de cette subjectivité, le donné s'apparente au film.
Et si le film est le sujet, notre perception s'objective, lui faisant face, c'est-à-dire, que
c'est la limite de notre perception sur laquelle peut se constituer une pensée objective
du film. Une pensée objective à partir de l'exercice subjectif que le film exerce sur
nous.
"Les perceptions ne sont pas les seules substances, mais les seuls objets."730
Une pensée objective est produite à partir de l'exercice subjectif que le film exerce sur
nous. Il s'agit de comprendre alors les conséquences de proposer cette méthode.
Trouver le point d'équilibre dans la confrontation de deux sujets : Le sujet percevant,
nous, et le film comme sujet.
728
. Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, Ed. P.U.F.
coll. Épiméthée. 1953. p. 94.
729
. Idem. p.92.
730
. Idem. p.94.
582
La réification du film est possible, son objectivation conduit à l'entreprendre d'un point
de vue critique. Reste ensuite, à y trouver son sens.
DERNIERE PERSPECTIVE
"Ce double mouvement qui nous projette vers autrui en même temps qu'il nous ramène au fond
731
de nous-même, définit physiquement le cinéma."
Cette phrase décrit lʼaxiome secret sur lequel il devient possible dʼinterpréter la plus
grande partie de lʼaction filmique de Godard sur lʼhistoire du cinéma.
Nous avons vu les multiples exemples quʼil a produits depuis le début de ce film afin de
placer en figures interactives, le double mouvement cité. Ainsi lʼImage et le Son qui,
séparément, occupent lʼun le registre de lʼHistoire et lʼautre le Cinéma, se voient
réunifiés physiquement par lʼincorporation de lʼauteur.
LA RÈGLE DU JEU, lorsque ce titre du film de Renoir est énoncé pendant un montage
alterné de différents plans associant par effet d'aller-retour Charlie Chaplin avec Jean-
Luc Godard, pareillement, cette commune mesure vient se soumettre à la loi de
lʼaxiome.
Ce que nous soulignons dans cette observation, c'est lorsque on entend la règle du jeu
sur ce montage, et quʼil nous est difficile de savoir vers quelle signification précise
Godard utilise le terme LA REGLE DU JEU (cʼest la difficulté de se projeter vers
autrui), il devient envisageable de produire un sens subjectif, qui appartiendrait à notre
propre histoire, notre propre cinéphilie (nous ramène au fond de nous-mêmes).
731
. Ref.151 Pierrot mon ami. CAHIERS DU CINEMA n°171. 09/1965.
732
. Bertold Brecht, “un petit poème”, Hollywood (1946), Paris, Ed. de l' Arche. 1985.p.168. et dans
HdC. 2a.seul le cinéma. p.85.
583
FILMOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Rappel :
Les écrits de Jean-Luc Godard ne sont pas référencés dans ce corpus bibliographique
puisquʼils constituent, avec ses films, une annexe à part entière : L'ANNEXE 1
585
FILMOGRAPHIE
Cette liste correspond aux films cités par notre étude directement comprenant
évidemment certains des films cités par les Histoire(s) du cinéma (indiqués par une
astérisque).
586
Victor Fleming, GONE WITH THE WIND, 1939.
Charlie Chaplin, THE GREAT DICTATOR (Le dictateur)*, 1940.
Raoul Walsh, HIGH SIERRA (La grande évasion), 1941.
Orson Welles, CITIZEN KANE*, 1941.
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610
UNIVERSITÉ PARIS VIII - SAINT-DENIS
ÉCOLE DOCTORALE
Esthétique, Science et Technologies des Arts
SORLIN Philippe-Emmanuel
VOLUME SECOND
ANNEXE 1 & 2
Présentation.
Nous avons décidé de reproduire les quinze premières séquences du plan par plan des HdC
(Version 3, version finale) que nous avons fait manuellement car nous l'avons commencé en
1998 avant la captation d'écran facilement effectuable aujourd'hui par ordinateur. On
constatera que ce n'est donc pas un travail totalement soigné (ce sont juste des notes de
travail). Rappelons qu'avoir fait un plan par plan d'un film de quatre heures nous a pris déjà
beaucoup de temps. Malgré sa faiblesse nous avons estimé qu'il serait intéressant pour le
lecteur de l'avoir en annexe pendant l'essai d'interprétation dans la troisième partie de
l'étude. Il reste quand même fiable hors mis les quelques erreurs probables de
reconnaissance.
C'est lors du collage en plan par plan que nous nous sommes rendus compte de plusieurs
différences de maquette entre le livre et le film. C'est aussi grâce à ce travail qui nous a été
possible d'affirmer que tout ce qui se trouve dans le livre se trouve dans le film.
Ce travail de "moine copiste" —m'avait confié Jean-Louis Leutrat quand il l'a eu dans les
mains et sous les yeux— nous a été utile et nécessaire bien des fois pour avoir une vue en
mouvement du film, ou pour encore établir des correspondances entre plusieurs parties ou
encore des parallèles dans le mode d'apparition ou de montage ou de citation encore. Et
puis la découpe de l'espace sonore nous a permit de comprendre le travail sur 3 pistes pré-
mixés quʼa produit Godard avec François Musy.
Bien entendu c'est par manque d'espace que nous ne pouvons pas tout reproduire dans son
ensemble, même si cela a été fait complètement.
Voici donc, avec ses imperfections, le plan par plan du Chapitre 1a - Une histoire seule.
établi par nos soins.
Ce plan par plan est composé de dessins et de photocopies du livre HdC faites pour obtenir
du texte et des photogrammes. La lecture en est simple les images sont du côté droit et les
pistes sons sur le côté gauche. Il reste à comprendre certaines légendes.
PAGINATION
le nombre de la page du plan par plan est en vert dans un petit carré vert.
il y a également noté la séquenciation que nous avons contracté en "S" ainsi on peut lire sur la page 25 le début
de la séquence 13D . C'est ainsi noté :
p.25 S.13D. (198-219)
La séquence 13D commence au PLAN 198 et finit au PLAN 219 inclus.
lorsque la numérotation des plans correspondant à la séquence n'y figure pas c'est le plus souvent la séquence
tient dans la page.
LA NUMÉROTATION DU PLAN
Chaque plan est numéroté d'un chiffre entouré d'un cercle noir à coté du carré dessin ou photo.
LE NOMBRE DE PLANS
Pour ce qui est du dénombrement du plan, par souci de lisibilité, nous comptons seulement tout nouveau plan qui
arrive dans le montage du film. N'est donc pas pris en compte un certains nombre de procédés directement liés
au banc d'effet spéciaux du montage : Quand c'est un extrait de film comportant plusieurs plans, la plupart du
temps nous comptons également les plans qui changent à l'intérieur de l'extrait. Mais cela peut-être un peu plus
complexe à signaler lorsqu'il y a des mouvements d'appareil de caméra laissant découvrir de nouvelles
perspectives, décors ou personnage dans le même plan.
ZOOM
Pendant le banc titre d'une photo JLG lui-même zoome souvent à l'intérieur de ces bancs titres. Nous lui donnons
un nouveau numéro alors que c'est a priori le même plan.
exemple avec les PLAN 230 qui devient 232.
A.R = Aller-Retour
La technique d'Aller-Retour c'est-à-dire que JLG peut faire 35 plans avec seulement deux plans, s'il fait 17 allers-
retours. nous le notons comme suit par exemple entre le PLAN 93 et le PLAN 94, il y a 17 allers-retours. Ainsi
entre les deux carrés est placée une flèche courbe à double sens et le chiffre du nombre correspondant 17 A.R.
FONDU ENCHAINE.
Indiqué également avec la flèche courbe à double sens. Nous appliquons alors le terme FONDU et souvent le
pourcentage de l'effet de fondu enchaîné entre les deux plans. car c'est en pourcentage que cela se calcule sur
les logiciels aujourd'hui.
FLASH
Certains plans noirs sont numérotés comme plans, mais des fois non car ce sont des effets techniques de
clignotement en noir ou en blanc. nous les indiquons avec le mot FLASH.
TRACES DES ANCIENNES VERSIONS et DERNIERS RAJOUTS
signalé par un CARRÉ ROSE [ ]
Nous avions commencé ce plan par plan avant la finalisation de la Version 3. Aussi il y a dans ces notes de
travail, d'anciennes traces des versions précédentes, nous les avons systématiquement adjointes dʼun petit carré
rose pour signaler l'endroit où Godard est intervenu.
SI LE CARRÉ ROSE [ ] SIGNALE UN PLAN, cʼest quʼil sort de la version 3,
CARRÉ ROSE AVEC [+] = SUBSTITUTION. S'il y une petite croix dans le carré rose cela veut dire que c'est une
substitution. Godard a rajouté quelque chose "par dessus" lʼancienne version. La complexité réside dans le fait
que le carré rose signale donc des plans des versions anciennes quand ils ont disparus mais aussi les nouveaux
de la Version 3. Ainsi quand Godard a retravaillé son début du 1a en ajoutant des plans noirs pour sa version
finale, nous les avons noté également cela par des carrés rose. Par exemple: PLAN 195 Lénine sur son lit de
mort. il y a un petit carré rose à côté cela veut dire que ce plan n'existe plus pour la version 3. PLAN 67 et 69
plans noir rajoutés par Godard pour la nouvelle version.
DESCRIPTION DE L'IMAGE
Nous avons mis le titre du film quand on le reconnaît sur la tranche de l'image.
STILL. Quand c'est une photographie nous avons mis le plus souvent sur la tranche le mot Still.
DECRIPTION DU SON
Nous avons essayé de recopier les paroles de la voix off de JLG et nous avons entouré d'un cercle vert lorsque
nous reconnaissons un titre de livre ou de film préexistant.
Également, les bande sons dialogues des extraits de films. Quand c'est de la musique, nous avons essayé d'en
reconnaître la provenance.
ANNEXE 1
TABLE ET INDEX DES ŒUVRES
(ÉCRITES ET FILMÉES) de J-L. Godard
1) Présentation et fonctionnement de lʼannexe 1 ………………………….. 2
A/ L'ÉCRITURE : REVUES
1/ Les Amis du cinéma (1952) …………………………………………….. 7
2/ La Gazette du cinéma (1950)......................................................….. 8
3/ Les Cahiers du Cinéma I (1952) : Le métier de critique.................…. 16
4/ Arts (1956 - 1958).................................................................………. 22
5/ Les Cahiers du Cinéma II (1956 - 1963) : Le métier de critique.....…… 43
6/ Les Cahiers du Cinéma III (1963 -1980) : le métier de cinéaste..…….. 96
7/ Avant-Scène... 113
8/ Divers. Cinéthique ............................... 115
B/ LA PAROLE : ENTRETIENS
1/ Huit Entretiens des Cahiers : Naissance de la parole ............................... 115
2/ Belfond / Gallimard...................................................................................... 133
a) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard.
b) Intro à une véritable histoire du cinéma.
c) Histoire(s) du cinéma
3/ Additif : Documents de Jean-Luc Godard (2006)......................................... 138
C FILMS................................................................ 143
LES FILMS UN PAR UN
12) Présentation de l'œuvre filmée de JLG
13) Film par film.......................................................................……....... 146
GODARD PRODUCTEUR .................................................…................ 199
ANNEXE 2
PLAN PAR PLAN du début des HdC
(Notes de travail) du PLAN 1 au PLAN 374
Présentation et fonctionnement de lʼannexe 2..………………………… 201
Plan par plan du début des 15 premières séquences.
PLAN 001 / Séquence 1 ………………… 207
Séquence 2 ………………… 208
Séquence 3 ………………… 209
Séquence 4 ………………… 210
Séquence 5 ………………… 210
Séquence 6 ………………… 211
Séquence 7 ………………… 212
Séquence 8 ………………… 213
Séquence 9 ………………… 218
Séquence 10 ………………… 219
Séquence 11 ………………… 220
Séquence 12 ………………… 225
Séquence 13 ………………… 229
Séquence 14 ………………… 233
Séquence 15 ………………… 237
PLAN 374 ………… 247
1
1) PRÉSENTATION ET FONCTIONNEMENT DE LʼANNEXE 1
La fonction de cette annexe, à l'instar de son titre (table et index), est double.
En effet, cette annexe sʼavère être à la fois une table de références, et aussi lʼindex
répertoriant tout ce que Godard a écrit ou filmé.
Elle comprend les développements théoriques et conceptualisés de la production de
JLG que nous avons indiqués tout au long de la rédaction.
Elle se présente sous deux formes dʼaccès :
2
Nous avons sectorisé autant que possible les différentes sources de publications car
elles ont représenté de véritables périodes de travail, créant des blocs temporels
facilement identifiables, à part bien sûr celui des Cahiers du Cinéma qui se trouve en
plusieurs parties, car sa production aux « Cahiers » s'étale sur une période beaucoup
plus longue.
Cinq des Huit entretiens qu'a accordés Godard aux Cahiers du Cinéma d'avant la
parution du livre Introduction à une véritable histoire du cinéma1, pour la période
(1959/1979) vont être privilégiés.
Ainsi Les Cahiers du Cinéma sont, par principe logique la meilleure revue qui puisse
recevoir les propos de Godard puisqu'elle est sa revue. Le possessif nʼest pas ici une
pleine appartenance, mais indique plutôt lʼidée de famille. Les personnes qui interviewent
JLG sont des critiques qui côtoient JLG tous les jours et qui sont à même de comprendre
au mieux, sinon plus que quiconque, les réponses sibyllines du cinéaste. Quelqu'un
comme Michel Delahaye ayant fait avec Godard les entretiens auxquels il se prête.
1
. En fait le dernier entretien (10/1980), établi pour la sortie commerciale de son long-métrage de fiction
SAUVE QUI PEUT (LA VIE), est tout à fait concomitant avec le livre, puisque l'on voit sur la page de
présentation du livre "du même auteur chez le même éditeur », la liste des ouvrages à paraître : -
Introduction à une véritable histoire de cinéma Tomes II et III (sic). Ainsi que - Sauve qui peut (la vie)
[Dossier du film].
2
. Il ne peut pas y avoir d'entretien avant puisque c'est avec le cinéaste qu'on désire s'entretenir.
3
. C'est nous qui soulignons. Ref.171. Jean Narboni, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, (Notes), Paris,
Ed. Pierre Belfond, Coll. Cahiers du Cinéma. 1968. p.271.
3
La prévision de l'ampleur éditoriale, livresque et critique de JLG se manifeste par le
terme de Narboni : déjà ; alors on ne s'étonnera pas de la confirmation de cette prévision
qui vient rendre encore plus irréalisable en 2006. D'ailleurs, il est préférable de travailler
sur des entretiens revus et corrigés par l'auteur lorsque se présente cette occasion, mais
il ne faut pas pour autant écarter ceux que l'auteur n'a pas pu (ou voulu) revoir4.
Il ne s'agit donc pas de l'écriture de Godard mais d'entretiens qui révèlent par
retranscription sa parole. Ils permettent, notamment le dernier entretien, de saisir, dans
une certaine mesure, le mouvement de pensée de Godard et de produire des définitions
de notions qui lui sont importantes. Ajoutons que la naissance de sa parole se
prolongera dans l'étude du livre cité ci-dessus puisque c'est la retranscription (souvent
maladroite mais néanmoins fondatrice, et indispensable) d'interventions de Godard au
Conservatoire d'Art Cinématographique de Montréal en 1978.
Cette autre référence 19, filmique cette fois-ci est tout aussi ordonnée dans la
première annexe, simple également à trouver. On remarquera à ce propos que de
nombreux films ne sont pas commentés. Nous nʼavons pas, en effet, cherché à
produire un commentaire systématique de la production hétérogène de Godard, cela
est inutile quant à notre sujet. Ces commentaires sont orientés, ils ont une raison
d'être a priori dans le précédent travail. Une orientation en vue de distinction et de
compréhension des concepts esthétiques filmiques et de la lente élaboration de la
pensée et des pensées qui ont conduit et permis à Godard de réaliser les Histoire(s)
du Cinéma. Ce serait une malhonnêteté intellectuelle d'estimer que chaque critique
écrite, chaque film réalisé, chaque participation de Godard contient
immanquablement un élément qui le conduit à réaliser les HdC.
Les références non commentées sont justement présentes pour que l'établissement
de la continuité chronologique de ces éléments soit considérée comme
FILMOGRAPHIE et BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE de JEAN-LUC GODARD.
4
. Voir son livre de 1979,(Ref.173) qui constitue, malgré de grossières erreurs de retranscriptions néophytes,
un apport majeur et unique à l'accession de sa pensée des HdC.
4
◊ QUATRIÈME RÉFÉRENCE : LA RÉFÉRENCE GESTUELLE
Celle-ci, on le comprend, ne peut être référencée systématiquement comme les trois
précédentes, toutefois on inclura dans les références de films, L'INCORPORATION de
Godard. C'est-à-dire quand il sera acteur. Nous commenterons alors sa gesticulation.
CONCLUSION DE LA PRÉSENTATION
L'importance capitale de la rédaction écrite de Godard, sa situation pré-filmique est à
considérer comme un devenir voix-off du film des HdC et va constituer la naissance de
son discours.
C'est à partir du recensement chronologique complet de ses écrits qu'il sera possible de
faire ce travail de prédétermination ; un grand nombre d'articles exposent par leur
analyse, comme ce qui a été fait pour les films juste après, les idées, les concepts, à
priori de la formation du style cinématographique de Godard. Incarné par sa voix, le
choix de ce qui va suivre est également la preuve de la permanence de l'expression
écrite ou orale de Godard, bref de sa langue. Permanence du style qui n'évoluera pas et
réside hors du temps. Ici, les prédéterminations internes sont décisives, autrement plus
prégnantes dans l'espace que les influences constitutives extérieures étudiées. Ces
dernières ont toutes leur importance dans l'histoire, lorsque le style étudié est mis en
perspective puis placé à l'extérieur, et même si le rétablissement de la contextualisation
de ces articles nous démontre que le discours de Godard se voulait un discours
manifeste, un discours qui cherche à évaluer le cinéma dans son ensemble de
possibilités expressives, en vue d'une définition d'un cinéma comme art.
Comme c'est l'ensemble de ses écrits qui sont ici référencés, on nʼoubliera pas que
certains articles ont demandé de plus amples commentaires, parce quʼils témoignaient
de la prédétermination des HdC.
Aussi, les articles et les films apparaitront référencés dans notre étude principale comme
suit :
[ Ref.001 ] ou [ Ref.Film.001 ].
On les différenciera aussi des Références filmiques portant lʼastérisque [Ref.Film56*] car
dans ce cas, lʼastérisque désigne les Films-Annexes des HdC.
5
◊ NOTIFICATION DE LʼÉCRITURE GODARDIENNE
DANS LA PRÉSENTATION DES RÉFÉRENCES
Deux modes de différenciation typographique sont présents pour faire apparaître
l'écriture de Godard :
~∞ D'abord généralement, dès que l'article de Godard est cité, il est extrait et séparé de
notre rédaction, pour suivre une présentation comme suit :
"Une Mise entre guillemets et pourvus d'un caractère de police plus petit",
pour que l'on puisse alors bien identifier distinctement la provenance de l'extrait.
~∞ Également par souci de lisibilité et de fluidité, Il nous est arrivé de ne pas avoir
séparé l'extrait de l'article référencé avec notre propre rédaction, (parce que trop petit, ou
bien parce que seule une expression de langage, voire un seul mot nous intéressait).
Alors dans ce cas :
pour le faire sortir de notre propre commentaire. Ce qui ne faudra pas confondre avec la
mise en italique habituelle de mots, comme pris dans un sens figuré ou d'expression
latine ou bien encore étrangère.
Pour éviter la lourdeur dʼune référence de référence et comme elle est indiquée dans son
intégralité, ces extraits de texte ne sont pas annotés puisqu'ils correspondent
directement à la référence établie. Nous avons pris soin d'indiquer la provenance à la
page près quand cela fut possible.
6
A/ LʼÉCRITURE : ARTICLES & REVUES
Puis à la suite de trouver des réponses par des artistes-peintres (Matisse contre Le Titien
ou David), par des écrivains (Aragon)
"C'est mon habitude le soir d'arpenter le boulevard(…) Rohmer releva son chapeau et, me fixant
dans les yeux (…) Rohmer alluma une Chesterfield et lança avec attention la fumée vers le
ciel …"
5
. Voir à partir de Ref.18.
6
. Avant de paraître dans son intégralité le livre de Malraux paru par extraits pour la revue Verve :
-André Malraux, “La psychologie de l'Art”, VERVE n°1 Paris, Ed. Gallimard, Décembre 1937. et
-André Malraux, “Esquisse d'une psychologie du Cinéma”, VERVE n°8. II. Paris, Ed. Gallimard, Décembre
1940 ou bien encore :
- André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma, Paris, Ed. Gallimard, 1946.
7
2/ LA GAZETTE DU CINÉMA (5 NUMÉROS ANNÉE 1950)
Ref.gz1 - JOSEPH MANKIEWICZ , n°2. 7
AU LIEU DE L'ANALOGIE IL PEUT S'AGIR D'EMPREINTES OU D'INFILTRATION DE
LA SENSIBILITÉ MAGIQUE.
Portrait du cinéaste, passant principalement par le descriptif formel et narratif d'un de ses
films : The Ghost and Mrs Muir. Travaillant à son habitude sur le principe des
correspondances entre cinéastes et écrivains, il affine aussi cette assimilation ;
similitude, pourtant paradoxale quant aux différences fondamentales entre les deux
pouvoirs d'expression. Que cela soit une détermination littéraire ou poétique, et bien
qu'elle trouve sa place dans la dualité fondamentale du cinéma (le lettrage pour l'image
et la voix ou la parole pour le son), ce qui bifurque dans l'un des deux registres est à la
base du même caractère. Elle comporte le même signe, et sa multiplicité, sa variation
aussi infinie soit-elle, ne s'effectuera que par la suite.
Donc, pour pouvoir prendre en compte l'importance du cinéaste hollywoodien, Godard
intronise Mankiewicz en le comparant à Moravia. Ainsi Alberto Moravia est l'homme de la
situation d'une reconnaissance artistique de Mankiewicz. Mais la notion d'analogie pour
Godard est insuffisante pour créer l'affirmation esthétique, aussi va-t-il chercher à trouver
les éléments qui définissent l'écriture comme élément artistique, pour les retrouver dans
le film :
"Ce n'est d'ailleurs pas, par hasard que LA MAISON DES ÉTRANGERS loge des italiens. Il y a là
plus que des analogies, même d'intrigue, avec L'AMOUR CONJUGAL et LES AMBITIONS
DÉÇUES. On y sent la même empreinte, la même infiltration magique que Jean Grenier nommait
méditerranéenne".
Il conclut en estimant que le réalisateur "fait sa révérence à Degas" et "des louanges émues"
à Griffith. Faire sa révérence, jeu de mot indiquant que le cinéaste, combine la référence
avec salutation, révérence.
7
Tous les articles utilisés dans notre étude ne bénéficient pas d'un système de référenciation complet (titre
intégral + pages…),puisque tous ces détails sont déjà sur la pleine page.
8
. Terme forgé par Jean Narboni pour désigner des remakes précédant l'œuvre originale.
8
Ref.gz4* -VENDÉMIAIRE (Louis Feuillade), n°2 (signé Hans Lucas)
Notule où Godard associe Feuillade à Gance pour les comparer à Griffith, non pour
dénouer l'origine des dispositifs techniques du cinéma mais pour affirmer :
Pendant les années 10 "s'est développé un sens aigu des problèmes de la mise en scène qui a
souvent été nié et contredit mais jamais dépassé."
D'autant que, précisément, par l'utilisation de ce film comme extrait dans « DE LʼORIGINE
9
DU XXIème SIÈCLE » un de ses films annexe aux HdC, Godard démontrera la
coïncidence visuelle qui réside entre ce qu'exprime le film (sens aigu des problèmes de
mise en scène) et la volonté pour lui de le faire appartenir à une image l'identifiant
comme homme (son créateur), comme une image d'un autoportrait. ainsi il prouvera par
l'affirmation de sa propre présence, la vérité de cet indépassable.
9
Ref.Film 82. (2000)
9
Ref.gz8* -VINTI ANNI D'ARTE MUTO [Vingt années d'art muet],
n°2 (signé Hans Lucas)
L'occasion d'un film de montage permet à Godard dans cette petite notule de faire de
l'histoire du cinéma, italien cette fois ci, d'affirmer avec force deux films désignés les
"deux seuls grands" du néo-réalisme, La Terre Tremble de Visconti10 et Stromboli de
Rossellini11. Occasion pour lui de produire par écrit une rencontre assez inédite mais
limpide entre ces films et le statut des Divas d'opéras :
"tant il est vrai que les errements de la sainteté se peuvent concilier avec l'alacrité des
sentiments exaspérés"
jusqu'à s'interroger en tant que lecteur-spectateur si les ...
"incantations de quelques déesses" ...
en sont venues à résider dans la bande-son.
C'est aussi pour lui l'occasion de faire travail d'analogie entre deux éléments qui ne
pouvaient pas naturellement l'être. L'audace de la comparaison vient de son opposition
au film avec un organisme vivant. Cette idée anthropomorphique, on le verra subsistera
dans de nombreux articles.
10
. Luchino Visconti, LA TERRA TREMA (La terre tremble), 1948.
11
. Roberto Rossellini, STROMBOLI TERRA DI DIO, (Stromboli, 1951).
12
. Charles Seignobos, La méthode historique appliquée aux Sciences Sociales, Paris, Presses Universitaires
de France, 1935. p. 29.
13
. G.W.F Hegel, Leçons sur la Philosophie de l'Histoire (1822-30), trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p.31.
10
puissance une fois la projection opérée, finie, rarement pendant, alors à ce moment
révolu et seulement après, les images et les sons qui l'ont marqué viennent se placer
dans l'esprit.
Plusieurs autres caractéristiques sont à relever sur le début du texte. Donné dans
l'intégralité de son début, il est primordial :
"Une après-midi, à la fin des actualités Gaumont, nous ouvrions les yeux de plaisir : la jeunesse
communiste allemande défilait à l'occasion du premier mai. L'espace n'était soudain que les lignes
des lèvres et des corps, le temps que la montée des poings en l'air. Nous retrouvions sur les
figures de ces jeunes St Sébastien le même sourire qui depuis les Corès archaïques jusqu'au
cinéma russe, hante les visages du bonheur. […] Leurs gestes (les grands acteurs) n'obtiennent
de sens que dans la mesure où ils répètent une action primordiale. Comme l'éthicien de
Kierkegaard, un cinéma politique se place toujours sur le terrain de la répétition : la création
artistique ne fait que répéter la création cosmogonique, elle n'est que le double de l'histoire."
Ouvrir les yeux de plaisir. Le questionnement sur l'action entreprise s'avère double. En
effet quelle utilité d'ouvrir les yeux sur un écran lorsque le programme est fini ? Il s'agit
donc de remémoration. Et plus précisément d'ouvrir les yeux sur son image mentale. Il y
a ici un prolongement de ce que Henri Bergson nommait : "Prolonger la vision de l'œil
par la vision de l'esprit14." Aussi ce prolongement plus que nécessaire est effectif dans le
temps, il peut correspondre à ouvrir les yeux une deuxième fois, c'est-à-dire le passage
de ce qui est visible à ce qui est invisible.
Ensuite s'il s'agit d'ouvrir les yeux comme synonyme de connaître la vérité, quel est le
véritable motif pour en obtenir du plaisir ?
Par la suite dans sa tentative de la définition de l'expérience cinématographique et de sa
capacité à créer son aptitude à la remémoration : la réflexion, Godard inscrit cette image
issue de la conscience dans un cadre spatio-temporelle :
Si « l'espace » n'était soudain que ligne de lèvres et des corps, cela signifie qu'en plus
d'une déformation subjective, lié à celui qui le regarde et à son désir qui investit l'image,
c'est un rapport érotique qui est ici présent : sensible comme si pour seule trace de
l'histoire, le corps humain et sa capacité à disparaître, comme une ultime résurgence,
viendrait se montrer et que ces lèvres qui remplissent l'écran ôtant tout décor, ôtant tout
référent au monde dans lequel se placent ces corps eux-mêmes, découpés par le cadre,
des corps devenus alors anonyme et aboutissant à la splendeur par cet anonymat,
laissant la place d'une seule identité possible celle du plaisir; ces lèvres donc, pouvaient
se présenter comme des lèvres inférieures pris en gros plans, sexes de femmes
envahissants et l'on pourrait comprendre alors la signification du plaisir susdit étant selon
le tableau de Courbet LʼOrigine du monde15. Godard utilisera la valeur érotique du sexe
de femme comme origine de l'histoire du monde dans DE L'ORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE16
dont la familiarité des deux titres n'est en rien involontaire puisque pendant que le titre
apparaissait l'image d'un de ses films 17 : en fond était un buste nu de femme, acéphale,
se masturbant.
14
. Henri Bergson, La pensée et le Mouvant, Paris, Presses Universitaires de France. p. 241.
15
. Gustave Courbet, L'Origine du Monde, 1886, Musée d'Orsay.
16
. Ref.Film.82. DE L'ORIGINE DU XXIÈME SIÈCLE, 2000.
17
.Ref.Film.53.JE VOUS SALUE MARIE, 1983.
11
« et des corps » niant le contexte visuel, d'un seul coup et le mot soudain qui vient ici
aussi faire irruption avec une rapidité comme une érection de ces corps n'est finalement
pas si étrangère que cela jusqu'au sens encore phallique de la montée des poings. Leur
action primordiale est reproduite, répétée. Le cinéma dans l'esprit de Kierkegaard, tel
que le cite Godard, offre la possibilité à la création de répéter la création de l'univers
dans la simple mesure de sa reproduction.
"Voici le dernier plan de RIO ESCONDIDO : le visage de Maria Felix, visage de morte que la voix
du président de la république mexicaine couvre de gloire. A parler sans cesse de la naissance et
de la mort, le cinéma politique rend compte de la chair, sans duplicité il métamorphose la parole
sacrée."
Lorsqu'il dit le cinéma politique se place toujours sur le terrain de la répétition, ce qui est
primordial est que le niveau politique peut être mis entre parenthèse. Ce qui importe
dans cette phrase c'est le cinéma, puisque son dispositif est une source de répétition de
la réalité. Combinaison entre la répétition et la reproduction.
Insistant que la valeur de la répétition du corps n'opère pas selon le même mode. Il est
sans duplicité, et fonctionne déjà également sur la dualité du rapport
cinématographique : comment une signification peut provenir dʼun son et soudainement
changer de sens, se métamorphosant par la prise en compte de l'image exposée qui lui
est associée.
"[…] définir en passant le vrai cinéma : qui consiste seulement à mettre quelque chose devant la
caméra. Au cinéma, nous ne pensons pas, nous sommes pensés. Un poète nomme cela, le parti-
pris des choses. Et non le parti-pris de l'homme sur les choses, mais le parti-pris des choses
seules."
18
Francis Ponge suggéré par Godard sera une occasion de film pour un autre cinéaste,
que Godard suit avec intérêt : Jean-Daniel Pollet.
18
. Francis Ponge, Le parti-pris des choses, Paris, Ed.Gallimard.Coll.Poésie. 1971.
12
"[…]un échec dans la mesure où elle est infidèle […] Cette prétendue objectivité est le comble de
l'artifice, et ce n'est pas par hasard que l'on y respire le parfum de la plus médiocre des littératures
(celle de Sartre) […] Le cinéma représente la réalité. Mais si la réalité était si belle, (si elle portait
un aussi joli nom que celui d'Agnès), il n'y aurait pas de cinéma."
Insistant donc sur le principe d'une réalité telle qu'elle est, et non dégagée par la
subjectivité humaine, ou conçue d'un point de vue imaginaire, le cinéma doit présenter à
la constitution du dispositif une objectivité dégagée. C'est donc au moment de sa
projection, une représentation publique. La subjectivité peut intervenir mais à la condition
que cela ne soit pas avant. La supériorité de la caméra sur ceux qui y sont affiliés est
nécessaire.
Ref.gz13 - PANIQUE DANS LES RUES (Elia Kazan, PANIC IN THE STREETS)
n°4. (signé J. L. G.).
CINÉMA-THÉATRE AUCUNE DIFFÉRENCE D'APPARITION
Notule qui offre la possibilité à Godard d'étendre sa pensée de théoriser le cinéma à
partir du film :
"Il semble qu'Elia Kazan ne fasse entre le théâtre et le cinéma aucune différence. Ni même
comme Orson Welles, des différences d'apparition.(…) Cela est sensible sur certains gros plans
traités à la manière d'un plan général et dans certains mouvements entièrement gratuits de
l'appareil de caméra."
De plus, et ce n'est pas une facilité même si récurrence il y a, Godard utilise la littérature
comme matière de données théoriques pour le cinéma. La marque toute apparente
d'excès de confiance vers l'écriture littéraire contre la philosophie de l'esthétique, sur
laquelle Godard estime que la littérature, autant que le cinéma, associe avec sa pratique
de fiction, une interrogation réflexive. Cette technique associative n'est pas un geste de
confusion, bien au contraire, elle signe la modernité d'un art arrivé à sa maturité. Cette
maturité des deux arts se retrouve dans l'intervention au numéro 5 de La Gazette du
13
Cinéma de Paul Valéry signant l'article “Fonction du regard”, où dans un style presque
semblable à celui d'Elie Faure, Paul Valéry propose un système dont Godard reprendra
lui-même le principal argument dichotomique :
"[…] écrits au passé. De là vient sans doute, une rigoureuse impersonnalité qui fait d'Elia Kazan
un metteur en scène classique, au sens où André Gide l'entend. Absence de style qui laisse
transparaître de la part de l'auteur, pour l'art, un affectueux mépris."
"[…] clémence de l'hérésie, […] plaisirs vertueux de l'offense, […] dépourvue des attraits du scandale,
[…] jeune et frais comme l'hostie."
Ce qui est jeune et frais est relatif au corps de l'héroïne, et à partir du rapport familial
mère-fille qu'installe le film, Godard invente une nomination quant au jeu, le jeu en
compensation.
Ref.gz15* - THE GREAT MAC GINTY (de Preston Sturges), n°5 (signé H. L. ).
LE FAUSSAIRE MÉTHODIQUE
Une fois encore cette notule offre la possibilité pour Godard de faire croiser les
disciplines dans l'évocation. Il s'agit cette fois-ci de philosophie versus cinéma,
comparant Sturges à un phénoménologue du siècle des Aufklärung, car celui-ci procède
dʼune distanciation de soi et de la conscience de soi comme excuse valable à sa
décision de tourner son film uniquement en extérieurs :
""Devenant lui-même extérieur, P.S. installe l'amour des autres dans un carrousel"
19
. Paul Valéry, “La fonction du regard”, La Gazette du Cinéma, 1950, p. 1.
14
Même si c'est un jeu de mots dont l'apparence peut paraître superficielle, cette idée
d'extérieur vient au contraire faire correspondre l'idée d'une certaine modernité du
cinéma quant à la conscience des cinéastes et de l'égalité qui se résout entre l'espace
réel et l'espace imaginaire comme l'espace mental de l'acteur représenté : c'est-à-dire
que l'espace extérieur saisi par la caméra offrirait une traduction de l'espace mental du
comédien par l'intermédiaire dʼune vue subjective. Pour Godard, la vue proprement
objective est non plus celle du comédien, mais révolutionnairement celle du cinéaste.
Aussi dans cette logique, toute extériorisation filmique : la vue objective, offre une
possibilité d'interprétation des idées esthétiques du cinéaste, face à celle de son
personnage, la vue subjective.
"J'aime y voir la définition du romantisme : Chaque œuvre contient ici son propre commentaire."
Les gestes du comédien permet une nouvelle fois de définir l'esprit Godard quant à son
rapport aux comédiens :
"Chacun des acteurs est pêcheur, car ses gestes composent avec un langage en face duquel
l'obéissance n'est que l'avantage hâtif d'une perte prochaine."
"Enfin le Pic-nic de Curtis Harrington qui doit son remarquable début à une direction d'acteurs tout
droit inspirée de Louis Lumière. C'est en effet sur le plan de la direction d'acteurs, c'est-à-dire de
la seule mise en scène, que pêchent les films dits " d'amateur."
15
3/ CAHIERS DU CINÉMA [1ère Partie :1952]
Le métier de critique
Ref.18 -LES BIZARRERIES DE LA PUDEUR
(Rudolph Mate, NO SAD SONGS FOR ME [LA FLAMME QUI S'ÉTEINT]),
n°8. 01/1952 (Hans Lucas). p.68.
LE DESTIN DU CINÉMA COMME JEU MORTEL DE SES PARTICIPANTS
Cet article ne prend pas en compte de manière centrale le film lui-même, mais en
travaillant sur différentes définitions du cinéma, Godard opère une description générale
du mode de production d'un film incluant également, ce qui est notable, le processus de
vision du spectateur présent comme un autre élément. Ce qui intéresse Godard, c'est la
part proprement consciente dont pourrait être dotée le cinéma:
"Il est pourtant sûr, par une curiosité dont le cinéma est prodigue, qu'il faille tomber dans les
pièges de l'émotion à qui veut prendre du plaisir à No sad Song For Me." (...) "Ainsi le cinéma
joue avec lui-même. Art de la représentation, il ne sait de la vie intérieure que les mouvements
précis et naturels d'acteurs bien entraînés. La jalousie, le mépris, tous les hauts faits du cœur
doivent s'observer sur des gestes brusques et nonchalants, passionnés et lents. Le cinéma
spécifie la réalité. Il lui serait vain de faire de l'instant plus ce que l'instant même contient."
Insistant plus sur les clivages psychologiques de l'amour et citant Stendhal sans dire qu'il
s'agisse du livre éponyme à son sujet :
"La beauté est l'expression du caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales et qu'elle est
20
par conséquent exempte de passion."
Godard travaille sur le paradoxe de certaines phrases, pour subvenir à une vision
classique du cinéma, ce qui demeure contraire ne l'est qu'en apparence, le motif
classique pour JLG lui permet de définir ce qu'il appelle plusieurs fois de ses vœux, la
condition humaine. Et cette condition est elle-même conditionnée et la forme classique
est l'esthétique la plus constante pour faire valoir son existence, ou plus précisément la
représentation de cette existence voire son maintien:
"On ne regarde la figure d'une femme que si l'on doute de son amour"(...) "Il se trouve que le
découpage classique obtient ici une grande force de psychologie. Encore qu'il néglige l'espace, il
permet de serrer l'actrice de plus près, puis d'entrer dans ses troubles intérieurs. Quelques gros
plans de Ms Margaret Sullavan en sont l'illustration."
Autre qu'apparaît ici décomposé (et souligné), le titre de son article théorique futur :
défense et illustration du découpage classique, ce premier article retient, outre le style
d'une assurance solide, l'ouverture de certains concepts comme la mort et son
dépassement qui vont perdurer dans l'ensemble de l'œuvre de JLG aboutissant
jusqu'aux HdC. Aussi, ici :
20
. Stendhal, De l'amour (1824), Paris, Ed Garnier-Flammarion, 1991, p.45.
16
"Contrairement aux idées reçues, on voit qu'il n'y a pas de belle mise en scène sans un beau
scénario. Platon disait que la beauté est la splendeur de la vérité. Si le destin et la mort sont les
thèmes choyés par le cinéma, il faut bien qu'il y'ait dans cette présentation soigneusement réglée
qu'est la mise en scène la définition même de la condition humaine".
Puissance de la parole
"(…) est un film très simple. Nous disons : "cette femme…" et voyons à grand déchirement avoir
prédit sa mort par ces paroles."
Aussi ce que suggère Godard, c'est l'idée réflexive, que le spectateur a autant de pouvoir
que le cinéaste, cette omniscience magique de l'enfant, son désir se trouve exaucé. Et
c'est par la parole, le domaine du son qui donne mort aux images. Cette idée presque
absurde à y regarder de plus près sera pourtant un des concepts fondamentaux de la
théorie godardienne. Issue de sa pratique critique elle sera active dans nombre de ses
films , au couronnement des HdC, qui verront, dans la puissance invisible du son, sa
supériorité.
"Le cinéma se devait de jouer une fois avec ses propres données."
Un peu plus tard cette analyse démontrera que cette puissance est une vertu maléfique.
"Ce sujet demande tellement peu à l'anecdote et au pittoresque, au contraire se gonfle d'une si
haute ambition que seul, sans doute, le cinéma le pouvait manier avec tant de dignité. Je ne
sache pas de films, en effet qui, aujourd'hui, rendent mieux digne d'intérêt la condition de l'homme
moderne, qui est d'échapper à la déchéance sans le secours des Dieux. (...)"
C'est dans cette logique d'interrogation métaphysique qu'il retrouve un thème qui sera
fondateur pour son cinéma et que l'on pourra retrouver comme matière à concevoir
17
certains de ses dialogues dans les films de fictions (LE MÉPRIS, JE VOUS SALUE
MARIE).
Nouvellement, avec cette défense et illustration21 du cinéma d'esprit classique, Godard
adopte pour sa forme, au contraire, les attraits lucifériens du romantisme. Jean Douchet
révélait ces mêmes attraits lorsqu'il définissait le cinéma d'Hitchcock 22. Ainsi :
"le cinéma est-il particulièrement apte (…) à s'accommoder moins du mythe de la mort de Dieu
que la vertu maléfique qu'il suggère."
Si le cinéma est apte à s'accommoder de la vertu maléfique qu'il suggère, c'est concevoir
que le dispositif cinématographique de l'enregistrement de la réalité telle quelle est, est
accompagné d'un aspect moral qu'il n'est pas innocent d'avoir en mémoire et qui est
proche de certains concepts amenés par Jean Epstein23. Aussi pour Godard, le cinéma
en tant que possession maléfique est d'assister à la représentation d'une réalité acculée
au spectacle de sa dégradation morbide. Renvoyant à un autre cinéaste écrivain : Jean
Cocteau et sa phrase emblématique :
24
"La mort nous fait ses promesses par cinématographe."
"[…].La mise en scène cinématographique se jauge à la puissance qu'a le génie de s'abattre sur
les objets avec une perpétuelle invention, de prendre modèle dans la nature, d'être conduit à la
nécessité d'embellir les choses qu'elle exposait éparses […]. Sa fin n'est pas d'exprimer mais de
représenter.
Pour que se continuât le grand effort de représentation enlisé dans le baroque, il fallait aboutir à
l'inséparabilité de la caméra, du cinéaste et de l'opérateur, par rapport à la scène représentée, et,
le problème n'était donc pas, au contraire de ce que dit Malraux, dans la succession des plans
mais dans les mouvements de l'acteur à l'intérieur du cadrage.
[…].c'est que vous assistez au spectacle le plus soumis aux contingences du monde, que vous
êtes face avec la mort."
21
. Ref.20. Terme expressif pour une prose de combat qu'il utilisera comme titre pour cet article.
22
. Jean Douchet, Psycho, Paris, Ed. de l'Herne. 1969. p.28. Il ne s'agit pas d'une projection de spectateur,
mais bien à l'intérieur de ce film quand le personnage doit faire face à des choix dont le schéma antique et
historique rappelle celui de Lucifer, premier des anges des cieux.
23
. Jean Epstein, Le Cinéma du Diable, Paris, Plon, 1946, p. 75 : "Si le cinéma pouvait donner quelques
idées de nature morales aussi le renverrait-on directement dans les assises du procès de Jeanne d'Arc ou
des corridors meurtriers de l'Inquisition"
24
Jean Cocteau, Le livre blanc et autres textes (1941), Paris, Ed.Livre de Poche, 1999, p. 58.
18
"[…] admirable aisance dans l'emploi des figures du "procédé", c'est-à-dire à se servir le mieux
des moyens dont leur art dispose […]."
"Refaire du sujet la raison même de la mise en scène, que le cinéma français vit encore sur je ne
sais quelle croyance à la satire, il délaisse le juste et le vrai et, autrement dit, risque d'aboutir au
néant."
Le ton de Godard est audacieux, voire guerrier, il parle d'être face à la mort, de défi, et
de victoire. Il s'agit alors de mettre en œuvre les éléments du cinéma pour se battre, et le
choix précis de ce vocabulaire montre, démontre que faire du cinéma est plus proche de
l'action d'un art martial, que celui de l'art traditionnel. Le constat qu'il opère sur le cinéma
français témoigne d'une pérennité de la raison descriptive et d'une grande vision
d'ensemble, de prévision même, car ce qu'il a écrit sur ce cinéma d'alors et d'aujourd'hui
reste inchangé.
25
. Pierre-Jean Jouve, Défense et illustration, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1943. ou bien encore :
Georges Pillement, Défense et illustration d'Avignon, Paris, Grasset, 1945.
26
. André Bazin, “Montage interdit”, Cahiers du Cinéma , Décembre 1956, n°65, p. 32..
19
permettra également de donner accès comme argument principal à la défense de
Renoir comme parangon. Renoir et ses plans larges qui lui permettent de faire état d'un
style de la chose qui consiste à montrer le détail sans le séparer de l'entourage, ce quʼil
formule également par la force du plan séquence. Mais là où Bazin décrit la figure du
plan séquence chez Welles dans AMBERSON'S SPLENDOR comme une insistance
temporelle, Godard lui oppose, en terme de persistance du plan, la relation spatiale.
"Telle est la condition dialectique cinématographique : il faut vivre plutôt que durer."
"Le regard, puisqu'il permet de tout dire, puis de tout nier car il n'est qu'accidentel, est la pièce de
jeu de l'acteur de ciné. On regarde ce que l'on sent, et que l'on veut avouer comme son secret."
Aussi par ce raisonnement il inscrit non plus l'évolution du style des cinéastes comme
histoire du cinéma mais aussi l'évolution du jeu de l'acteur. Comme on le voit depuis le
début pour Godard avec ses articles, il s'agit de démontrer quʼévidemment le cinéaste a
son mot à dire pour faire évoluer le style au cinéma et faire progresser cet art sous la
condition de l'exercice de son métier sous contrainte dʼune histoire esthétique ordonnée.
De même maintenant le spectateur a son mot à dire, par la participation de son regard,
et aussi par l'implication de son corps dans le réseau d'identification avec celui qui est
sur l'écran: l'acteur. Ce nouveau rapport décentre le système du cinéma dans son
évolution principale. River le corps, et dans le film c'est celui de l'acteur comme corps
central de l'évolution du film, d'où l'intérêt constant de Godard pour la technique de jeu, et
aussi de l'emploi du visage comme autre vecteur esthétique. Le mot figure prendra ici
son sens le plus absolu.
"[…] la préférence du plan moyen au plan général marque l'envie de réduire le drame à
l'immobilité du visage, car le visage n'appartient pas seulement au corps, il continue une idée qu'il
faut saisir et rendre."
Par cette phrase, le visage s'inscrit comme vecteur de l'évolution esthétique et par cette
même dynamique propose un autre éclairage de l'histoire du cinéma.
Par la suite l'article opère le recensement de toutes les figures du découpage passant du
champ-contre-champ au plan large, en passant par le plan américain et les dote de
nouvelles appréciations morbides jusqu'à traiter finalement dans une conception
27
. Sur le concept d'histoire universelle voir l'article synthétique de Bernard Eisenschitz, Pour en finir avec
l'histoire universelle, Paris, 1995.
20
radicale, le principe même du point de montage, l'intervalle décrit par Vertov28. Entre
deux plans, la césure fait que cela est supérieur au plan unique.
"J'irai jusqu'à défier de rendre, dans un plan général, ce trouble extrême, cette agitation intérieure,
ce désarroi enfin, que le très inexpressif plan américain, pour cela même, sait rendre si fort. S'il
fallait trouver, dans le cinéma américain, un goût trop excessif de la mort, c'est surtout dans la
crainte du repos que je l'irai chercher, en ces instants où, dans la panique du cœur, le moindre
geste figure la certitude, et tout ensemble, la haine, le repentir, le badinage et la vertu […] "
"Je verrai même dans cette discontinuité spatiale due au changement de plan, dont certains
enthousiastes du “ten minutes shot” se font un devoir de rougir, la raison de la plus grande part de
vérité que contient cette figure de style.
[…] Ne pas en profiter […].pour faire de l'anticinéma, mais au contraire, par une plus sévère
connaissance de ses limites, en fixer les lois essentielles."
Par l'aspect d'une nouvelle appréhension des corps, Godard, ensuite et pour finir, établit
que la psychologie est à prendre en compte, qu'il ne faut pas chercher à l'éviter. Au
contraire, le découpage sert de plus près la réalité psychologique, celle des sentiments.
28
. Dziga Vertov, Articles, Journaux, Projets 1914-1928, trad. par Sylviane Mossé et Andrée Robel, Paris,
UGE 10/18, 1972, p. 44 : "Je considère l'intervalle comme etc....
21
4/ ARTS (1956/1958)
Précédé par 2 Articles IMAGE & SON (1954/56)
INTRODUCTION
Cette rupture dans la continuité chronologique de l'activité d'écriture correspond au
moment où Godard s'est lui-même considéré comme un déserteur de deux nations29. Il
refuse de faire son service en France (Guerre d'Algérie) autant qu'en Suisse (période à
l'époque de 18 mois). Il va travailler sur un barrage qui lui donnera le sujet et le décor de
: OPÉRATION BÉTON (1954). Son premier court métrage, autofinancé avec le produit
de son travail.
De retour à Paris c'est une vie de bohème qui l'attend. Souvent sans un sou, il vole des
livres chez les gens qui le reçoivent (André Gide, Paul Valéry30), ou de l'argent des filles
qu'il rencontre. On a comme témoignage de ce genre d'action et de comportement, la
performance de Jean-Paul Belmondo dans A BOUT DE SOUFFLE31, où, il crée, ce qu'on
retrouvera plus tard en d'autres développements, une relation d'équivalence entre le
personnage (principal) d'un film et son cinéaste, dont la base documentaire est la vie
vécue par le cinéaste, anecdotes représentées dans le film. Les films de fiction de
Godard deviennent la matière mnésique de sa propre vie autant qu'il peut conserver les
moments de fabrication du film.
Ces notes, voire notules ne dépassent parfois même pas 900 caractères. Aussi le lecteur
ne nous tiendra pas rigueur si certaines références ne sont pas développées, en effet si
le volume de l'article référencé nʼest pas spécifiquement décrit, cela veut dire qu'il l'est
implicitement en proportion avec le volume de notre propre rédaction. (Quelques lignes
suffisent pour commenter une notule, et un paragraphe pour un article plus important…)
Quoiqu'il en soit si une exception survient , elle sera de toutes façons toujours signalée.
(exemple : la Ref.28)
Si certains articles ne sont que des petites notules, il était souvent difficile, autant pour
Godard, d'y développer quelques idées personnelles. Mais c'est une apparence, et c'est
même certainement la raison principale pour laquelle elles n'ont pas été "dignes" d'être
retenues pour figurer dans l'édition du Godard par Godard.
29
. Ref. 303
30
. Anecdote racontée dans un de ses entretiens. Godard vivait dans l'appartement des Schlumberger (un
des fondateurs de la NRF). Ref.303. Son grand-père fut lʼun des meilleurs amis de Paul Valéry. Ce fut pour
Godard lʼoccasion de voler afin de vendre des éditions originales avec envois dans une des librairies qui, à
son détriment, prirent contact avec la famille.
31
. Ref.Film 6. Le personnage, s'invite un peu de force dans la chambre d'une fille et, pendant qu'elle se
déshabille, il en profite pour lui "faire " son sac.
32
. Celui-ci se consacrant presque exclusivement à son métier de cinéaste à partir de 1956.
22
A l'inverse, nous pouvons même affirmer le contraire et que d'une certaine manière, le
sens de la formule développé par Godard pendant ces années d'écriture, ces années
d'apprentissage, s'est affirmé face à cette contrainte.
Texte jamais repris dans les éditions, alors que c'est un article général sur un des
cinéastes préférés.
Rapellons que bien des fois, il sʼavère que certains écrits ne concerneront pas ou ne
seront pas concernés par le film HdC. Aussi, cet article de Godard sur Nick Ray peut
bien évidemment contenir une prédétermination dans la mesure où c'est lui qui en est
lʼauteur, mais il ne bénéficiera pas de notre part de développements et commentaires
ultérieurs.
"Pour préparer la projection, on peut utiliser le disque Rocky Mountain of Time Stompers (Vogue
EPL 7201) afin de créer un “climat” favorable qui introduira le spectateur dans l'ambiance
favorable."
. Voir en ce sens, la présentation du premier numéro, Cahiers du Cinéma , n°1, 04/1951, Paris, Ed. de
L'Étoile. p.9.
34
. UFOLEIS : Union Française des Œuvres Laïques d'Éducation par l'Image et par le Son.
23
Ref.A21* - DU CÔTÉ DE CHEZ MANET.
n° 529, 06-1956.
Le commentaire de cet article se prête à être un peu plus prolixe que les autres, car il n'a
pas été retranscrit dans les différentes éditions du "Godard par Godard".
Article dont le jeu des titres incite déjà à organiser la rencontre entre l'artiste et sa
possibilité d'être un personnage; Puisqu'au lieu de lire lʼintitulé proustien de la première
partie de LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU35 intitulé DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN,
on peut lire la substitution du personnage imaginaire de Swann en un personnage réel,
un artiste peintre, celui d'Edouard Manet. Suite à cette rencontre, on trouve, et retrouvera
chez Godard, la volonté de dédoubler sa propre présence dans le film, les HdC.
"Mais ce dont la photographie s'était montrée incapable de tirer parti — elle, dont l'histoire, selon
Malraux de Nadar à Cartier-Bresson, est une copie fidèle des trois siècles de traditions picturales
dont elle est née — le cinéma sut en faire matière à renouveau."
35
. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu (Du côté de chez Swann) (2 vol.), Paris, Ed. Gallimard,
1919.
36
Gilles Deleuze, “Trois questions sur Six fois deux ”, Cahiers du Cinéma , n°271, 11/1976, Paris, Ed. de
L'Étoile.
24
LE NOUVEAU ET L'ANCIEN
le Fifre (Manet) & Portrait de Charlotte (David) ou Vermeer
Cézanne & Ingres
Schumann & Mozart
Goethe (Retour d'Italie) & Goethe (Weimar)
sur la vision
voir & Scruter
œil & Regard
sur la photographie
cesser de croire & Croire
sur la composition
paysage & atmosphère
sur le mouvement
grâce & utilité
sur l'intrigue
les nœuds & l'intrigue elle-même
Ce que l'on peut constater, c'est l'extrême foisonnement d'exemples d'applications que
l'on peut lire dans cet article, et la volonté d'embrasser l'art dans son ensemble, pour
pouvoir affirmer, et prouver d'une manière totale que le cinéma est lui aussi un art
moderne. La somme de tous les arts qui se recoupent entre eux est l'occasion pour
Godard de s'attarder sur ce double mouvement descriptif.
25
CINÉMA ET AUTRES ARTS
Renoir filme Camilla & Manet dessine(Berthe Morisot)
Allemagne année Zéro
Enfant cloche pied & Danseuse qui lace son soulier
Rossellini & Degas
Décor & Appartement vide
Lola Montès
Max Ophuls & Bonnard
"Ils (les peintres) avaient déjà eux aussi renouvelé la perception traditionnelle de l'espace par
l'intromission d'un sentiment quasi musical de la fuite du temps."
La modernité par cette définition subit donc l'évolution selon le double mouvement
perceptif du cinéma, celui du renouvellement de l'espace externe, et de l'intromission du
sentiment du temps en fuite.
26
LA VISION SCHÉMATIQUE COMME ARGUMENT PREMIER
Le premier tableau, non signé de Godard mais dont le choix des comédiens laissent
penser qu'il en est à l'origine est un plaidoyer pour les comédiens qui ne sont pas assez
employés pour Godard, et qui pourtant bénéficient d'un grand talent. Le tableau s'intitule :
LA TRAPPE OU LES VEDETTES D'UN JOUR.
Le second tableau, beaucoup plus original, met en série l'application des deux
perspectives envisagées du comédien. Il s'intitule :
COMMENT UTILISER NOS VEDETTES
Ce tableau, ne manque pas pour ainsi dire d'humour et d'à propos, et révèle même le
culot du jeune critique. Cette audace, comme il le rappellera au moment de sa
disparition37, est due aux exemples dʼouvertures pamphlétaires et répétées de François
Truffaut de la coquille du milieu du cinéma.
Concrètement, ce tableau se compose de trois colonnes.
La première indique le nom de l'acteur pour lʼidentifier.
La deuxième colonne dénonce lʼenfermement du systématique dans lequel l'acteur est,
en inscrivant le registre étroit et toujours le même dans lequel les producteurs comme les
réalisateurs lʼencadrent, faute d'imagination. Par exemple : Martine Carol en grande
amoureuse et Jean Gabin en parisien… La dernière colonne réside justement en une
proposition de renouvellement d'emploi, ainsi Martine Carol deviendra une bourgeoise
popotte et Gabin paysan38. Si Max Ophuls semble avoir été une des sources d'inspiration
de Godard pour les propositions de ces rôles, c'est par la défense logique de politique
des auteurs.
Godard défie le milieu du cinéma et le système des stars en France :
"Ne demandez à aucune de nos grandes vedettes de refaire devant la caméra le plus banal des
gestes de la vie quotidienne. Elles ne savent pas."
"En résumé, il y a deux façons d'employer un acteur. Soit lui donner un rôle qui est à l'opposé de
ceux dans lesquels il a le plus souvent joué (…) Ou bien, au contraire, il faut miser à fond sur le
caractère propre de l'acteur et lui donner un rôle qui est celui qu'il joue tous les jours dans la vie."
37
. Ref.165. Tout seul. , « LE ROMAN DE FRANÇOIS TRUFFAUT », CAHIERS DU CINEMA , n°Hors-Série,
11/1984, Paris, Ed. de L'Étoile.
38
. On se rend compte que c'est aussi à partir de l'observation de films défendus par la Politique des Auteurs
que Godard va chercher la variété du renouvellement, ici le paysan souhaité pour Gabin a sa réalité filmique
dans LE PLAISIR de Max Ophuls, 1952.
27
Ref.A23 - MIZOGUCHI fut le plus grand cinéaste japonais. n° 656, 02-1958.
L'article, comme le laisse supposer le titre, est un éloge posthume composé au moment
même où l'infatigable Langlois organisait une rétrospective.
La deuxième partie de l'article revient uniquement sur CONTES DE LA LUNE VAGUE
APRÈS LA PLUIE, où Godard fait une comparaison interne et une comparaison externe.
Dʼabord il compare les films entre eux, celui de Mizoguchi avec Murnau :
"Si la poésie apparaît à chaque plan que tourne Mizoguchi, c'est que, comme chez Murnau, elle
est le reflet instinctif de la noblesse inventive de son auteur."
Les comparaisons externes sont produites par une mise en relation de deux domaines
différents. Ici, elles associent l'idée de la manufacture du dessin avec celui du
mouvement de caméra, produisant une beauté qui jaillit :
"Peu d'effets de caméra, de travellings, mais soudain, quand ils jaillissent en cours de plan, ils ont
une fulgurante beauté. Chaque mouvement de grue (Preminger est ici largement battu) a le tracé
net limpide du crayon d'Hokusai."
"L'art de Kenji Mizoguchi est de prouver à la fois que "la vraie vie est ailleurs", et qu'elle est
pourtant là, dans son étrange et radieuse beauté."
39
. Etre déçu en bien est un idiome suisse qui signifie : être surpris par quelque chose sur lequel on portait
un a priori négatif.
28
de la caméra, et il ira jusqu'à faire correspondre, par la suite, parallèlement, les
personnages de ses romans avec celui du film.
Sachant éviter le piège de la politique des auteurs, il sait différencier, Mankiewicz
scénariste du Mankiewicz cinéaste :
"(…) tout était prévu sur le papier (…) le fait de le filmer n'y apporte pas grand chose. Le cinéma
devient le lieu de l'expression de l'écrivain au lieu d'être celui du metteur en scène."
Grief de l'écrivain trop parfait pour être de surplus un parfait metteur en scène, ce qui
pour un critique est assez inhabituel. Combien arrivent à prendre en considération les
différentes étapes de fabrication et comprendre que la qualité d'un travail de cinéaste est
plus dépendant de l'observation du rapport successif des étapes productives que de la
valorisation de chaque.
Ref.A28 -DÉSESPÉRANT
(Jack Lee Thompson, WOMAN IN A DRESSING GAWN [LA FEMME EN ROBE DE
CHAMBRE]) n° 681, 08-1958.
Critique succincte et relativement sévère du film de Jack Lee Thompson dont
l'introduction et la conclusion laissent penser que la faute incomberait directement à la
nationalité du film. Le film serait donc mauvais parce qu'anglais. La cause de la
nationalité peut en effet trouver quelque responsabilité dans l'échec ou le succès d'un
film, lorsqu'on se place d'un point de vue de la production, plaçant alors les enjeux
économiques avant les intérêts esthétiques. De plus chaque pays ayant ses propres
studios comme Pinewood en Angleterre, on peut même affirmer par cet ordre que l'enjeu
économique du studio suscite l'esthétique, qui sera donc propre à chaque studio
(Mosfilm, Cinecitta, Pinewood, Victorine…) et par conséquent chaque pays, mais Godard
persiste sur la malédiction nationale toute britannique, puisqu'il écrit que même si les
meilleurs acteurs du monde sont anglais, lorsqu'ils reviennent chez eux : ils sont
mauvais.
29
"Il faut vraiment se creuser la tête pour trouver quelque chose à dire sur un film anglais... (…)
Non, vraiment, c'est à désespérer. Mais désespérer du cinéma anglais serait avouer qu'il existe."
Cet manière d'argumenter, d'imposer un style national se retrouve dans les HdC, par la
disposition des annexes nationales et ainsi dans l'épisode 3a. la monnaie de lʼabsolu, où
il présente l'avènement du cinéma italien d'après-guerre. Il peut, lapidaire, en une seule
phrase rester fidèle à sa qualification du cinéma britannique :
"Les anglais ont fait ce qu'ils font toujours dans le cinéma, rien."40
"(…) techniquement parlant des risques fous. Il installait sa caméra aux endroits où la plupart des
chefs opérateurs auraient refusé de mettre le pied (aussi bien Reinchenbach tourne-t-il sans pied)
et à l'heure de préférence où la cellule ne donne plus d'indications."
40
. HdC, 3a. la monnaie de lʼabsolu. p.83.
30
"d'un inintérêt total. Le texte est lamentable et les acteurs aussi."
Le seul élément intéressant pour l'étude est encore une fois la présence pour Godard de
cette interaction entre réalisateur et personnage de fiction41. Ici, c'est d'imaginer un
personnage de cinéma ayant le pouvoir de réaliser des films et dʼaffirmer que ses films
seraient ceux de Marc Allégret. (Anton Walbrook dans LA RONDE de Max Ophuls, ce
personnage est un présentateur, qui regarde la caméra, parle au public, dirige la
narration et communique avec les acteurs).
"une sorte de B.B. revue et corrigée par ce qui correspond outre-Rhin aux images d'Epinal."
Comme la fiction est censée se dérouler en Afrique, Godard "sauve" trois plans qui ont
été pris sur le vif : La comédienne est filmée au téléobjectif au milieu d'une foule dans
une cité africaine, ce qui presque inconsciemment lui confère un aspect néo-réaliste à
l'état pur.
Ref.A34 -IGNORÉS DU JURY : DEMY, RESNAIS, ROZIER ET AGNÈS VARDA DOMINENT LE FESTIVAL
DE TOURS.
n° 700, 12-1958.
Compte-rendu précis du Festival, où les quatre films des cinéastes cités dans le titre, ont
amplement dominé la sélection. Après avoir expliqué les raisons de cette domination,
Godard procède à une analyse film par film dans la deuxième partie de son article.
"Par la suite, l'auteur a présenté à ses interprètes un premier montage en leur demandant de le
commenter à leur guise."
41
. Ref.21.
31
On a vu également le commentaire à sa guise libre sur des images devenir le principe
même de l'exercice historique du film des HdC.
Aussi on peut constater l'autre intérêt du film pour le cinéaste dans l'optique de produire
les HdC : celle de confondre les noms des personnages avec des personnes qui existent
dans la réalité. Cette collusion, Godard va lui-même l'opérer sur sa propre personne en
incorporant le personnage de Godard-Présentateur à l'intérieur des HdC.
"Houla, Houla semble avoir été tourné dans un coin quelconque du bassin parisien alors que
toute l'équipe technique a bel et bien fait le voyage jusqu'à Tahiti où l'action (d'ailleurs inexistante)
est censée (ou insensée) se dérouler."
Aussi, l'humour, déployé sur le mode de la dérision, consiste à effectuer une répétition,
celle-ci réitère l'évènement imaginaire se basant sur l'inexistence du film dans la réalité.
32
cinéaste, une dose d'un autre, en les multipliant donnerait un nouveau film. Cette logique
n'est pas spécifique à Godard, elle vient d'une logique hollywoodienne de production,
qu'on retrouve chez les américains dans le pitch.
LE PITCH EST UN PROCÉDÉ TECHNIQUE DE CONCEPTUALISATION
PRODUCTIVE.
Depuis l'invention d'Hollywood, l'apparition des genres, le producteur va essayer de
reproduire les données d'un film qui a eu du succès. Aussi pourra-t-il le réduire en un
seul mot. Le pitch est donc une nouvelle association de plusieurs mots-concepts de
production qui mis ensemble produit le pitch. Le pitch dans sa traduction littérale est le
point. Mais c'est le pitcher est un lanceur (en base-ball) aussi le pitch est une phrase
prête à être lancée, entendue au producteur, car le pitch détient une connotation
sonore42. Un bon exemple de séquence de film où l'on voit un homme (réalisateur)
"pitcher" à un producteur le sujet de ses films se trouve dans ED WOOD43, où Ed Wood,
un réalisateur marginal pour se rendre intéressant et séduire le producteur, lui lance des
titres de ses films non encore réalisés, qui, à partir du seul titre improbable (Bride of the
Atom, Dracula Meets Jaws...), comprend le film dans l'ensemble de son projet.
Le pitch donne toute une narration à prévoir juste à partir d'un ou deux mots qui sont des
mots-concepts, liés souvent à des films qui ont eu du succès exemple : BOY MEETS
GIRL, DRACULA IS A WOMAN. Science, celle du titre. Godard dans les HdC reprend
une parole de décision de David O.Selznick.
On comprend alors que le pourvu qu'elle s'intitule en dépit de la narration même montre
l'importance du titre devant la narration.
Le producteur hollywoodien pense un sujet dans lʼordre de cette équation : Stars + Pitch
+ Titre. Et souvent le pitch devient le titre même. On verra que cette manière de penser
va influencer Godard dans la fabrication de ses HdC.
42
. Pitches have ears signifie les murs ont des oreilles.
43
. Tim Burton, ED WOOD, 1994.
44
. HdC. 3a. la monnaie de lʼabsolu. p.40-41.
45
. Jacques Becker, TOUCHEZ PAS AU GRISBI (1954).
33
Ref.A41 -FADE ET GROTESQUE (Yves Ciampi, LE VENT SE LÈVE).
n° 708, 02-1959.
Notule sommaire sur le film d'Yves Ciampi.
Peut-on insulter un film ? se demande Godard qui ne trouve rien à redire sur celui-là et
son réalisateur. Le scénario semble être destiné au réalisateur, puisqu'il s'agit de la prise
de conscience d'un homme de sa propre médiocrité. Prodige, ironise-t-il encore de
pouvoir rendre fade un film grotesque.
"Les trois quarts du film se déroulent dehors, dans un Paris qui passe du samedi après-midi au
samedi soir. J'ai voulu donner à cette histoire plus ou moins fictive un aspect documentaire. (…)
mélanger une technique néo-réaliste avec une technique de studio."
Cet article est un entretien avec Pierre Kast. Pendant la présentation qui procède à un
petit parcours de vie, située en tête de l'interview, on peut y lire l'équation Langlois =
Cinéma.
34
"Il rencontre Henri Langlois et le cinéma par la même occasion."
"Le bel Age (titre), tourné avec ses seuls amis en marge de la production courante."
Tourner uniquement avec ses amis, c'est un peu le rêve de tout cinéaste un tant soi peu
dandy et ce goût du dandysme est une valeur qu'ils partageront tous deux. Il suffit de voir
certains personnages représentés dans A BOUT DE SOUFFLE46 pour en témoigner. Quant
à Kast il écrira "Remarques sur le dandysme et l'exercice du cinéma" :
"On voit, de reste qu'en matière de confection des films jouer le jeu des maîtres effectifs du
système, le refus de la "bonne soirée" pourrait bien être (...) la forme contemporaine du
47
dandysme."
Sans y voir ici une définition d'un film-type de Godard, Kast propose dans son entretien
une ruse, la nouvelle possibilité de produire des films tel que la nouvelle vague dans son
ensemble appliquera.
Ref.A46* -LE PETIT PROF'… NE RIME À RIEN (Carlo Rim, LE PETIT PROF').
n° 711, 02-1959.
Notule qui à son habitude consiste à créer les conditions de pouvoir jouer avec les mots.
Ainsi CARLO ne RIMe à rien, ou encore en courant tant de lièvres (trop de sujets
ambitieux pour un seul film d'autant plus que c'est une comédie) Carlo Rim marche
comme une tortue...
Dépassé est le film de Bromberger, dépassé avant tout à cause de l'ancienneté des
dialogues, insupportablement trop écrits, aussi Godard ira reprendre une phrase du film
pour commenter cette impression archétypale :
"“Pour moi très peu de cette poésie”. Tous les spectateurs sont de cet avis."
Notule du film CIGARETTES… de Maurice Régamey, dont l'horreur décrite serait un film
qui rassemblerait avant sa réalisation tous les éléments qui en auraient pu faire un bon
film comique, à la McCarey, à la Carbonneaux, un scénario bien bâti jusqu'au casting de
comédiens talentueux... sans que rien ne puisse se retrouver dans le film. L'horreur est
donc liée directement à la personne du réalisateur, qui ne faisait pas sa part, alors que
46
. Celui joué par Roger Hanin est un bon exemple.
47
. Pierre Kast, “Des confitures pour un gendarme (Remarques sur le dandysme et l'exercice du cinéma)”,
Cahiers du Cinéma , n°2, 05/1951, Paris, Ed. de L'Étoile. p.40.
35
les autres personnes l'entourant, dépendaient de son habilité. L'horreur est la réalité d'un
film désirable non réalisé.
"(…)que ne renierait pas A.Mann, mais ils sont beaux parce quʼils sont faits à la main."
Ref.A52* -ENTRETIEN AVEC RENÉ CLÉMENT. n° 713, 03-1959.
Petit entretien de René Clément qui était pressenti pour réaliser ZAZIE DANS LE
METRO48 . Le chapeau que Godard a fait mettre sur l'entretien, vient d'une des dernières
phrases de Clément. Il reprenait à l'inverse l'adage d'un personnage de roman de
Dostoïevski, Le “Dieu n'existe pas” d'Yvan Karamazov. Comme souvent, Godard a
réécrit l'entretien; gommant ses questions pour avoir un texte d'un seul tenant.
48
. Ce sera finalement Louis Malle, ZAZIE DANS LE MÉTRO, 1960.
36
Ref.A53 -REMARQUABLE (Georges Franju, LA TÊTE CONTRE LES MURS).
n° 715, 03-1959.
C'est le partage du film en trois niveaux de réalités distinctes dans cet article qui fait l'art
de Franju visible. Un premier niveau proprement narratif. Godard raconte l'histoire du film
de manière succincte. Un second niveau nous laisse découvrir le secret de l'art de
Franju. C'est de déplacer la réalité subjective du "je" en un autre :
"Il cherche l'insolite à tout prix parce que l'insolite est une convention et que derrière cette
convention, il faut également à tout prix rechercher une vérité première. (…) chercher le réalisme
derrière la folie (…)."
On a donc un premier niveau narratif vite dépassé par deux autres qui s'enchevêtrent, la
folie et le réalisme, forme expressive de la réalité.
Il reprendra la parabole du voile de Véronique qu'utilisa Bazin dans sa définition du
cinéma classique, mais en la détournant de son origine, la renversant même puisque le
classicisme vient en second.
"Voilà pourquoi, à chaque gros plan, on a l'impression que la caméra essuie les visages comme
le linge de Véronique celui de la Sainte Face. Parce que Franju recherche et trouve le classicisme
derrière le romantisme."
"Franju nous prouve que le surréalisme est nécessaire si on le considère comme un pèlerinage
aux sources."
Jusqu'au comble de trouver un sens à l'absurdité, Godard définit l'art de Franju comme
surréalisme nécessaire et d'inclure le blasphème (attribut surréaliste par essence) par
montage, de l'associer avec la Sainte Face car le mot pèlerinage n'est pas ici hasardeux.
Ref.A54 -PAS DÉSAGRÉABLE (Roger Pierre & Jean-Marc Thibault, LES MOTARDS).
n° 715, 03-1959.
Le film est un duo comique s'offrant comme agréable. Agréable par le détachement
(presque dédaigneux aristocratique) de la réalisation (un je-m'en-fichisme) et par la
présence d'une jolie fille. Comparé numériquement à Carlo Rim (100 fois mieux) et à
Norbert Carbonnaux (autant mieux).
37
Ref.A56 -ENTRETIEN AVEC ROBERTO ROSSELLINI. n° 716, 04-1959.
Une petite présentation débute l'entretien dont les propos ont été établis sans les
questions. Dans celle-ci Godard effectue une comparaison qui ne manque pas d'être
visuelle et laudative :
"Mais comme Socrate (dont il eu le projet de filmer la mort) et Saint François d'Assise (dont il filma
la vie), Roberto Rossellini, abandonné de presque tous, fonçait à tombeau ouvert, sans plus
écouter personne, à travers les portes étroites de son art. Humilité et logique étaient les deux
seuls phares qui éclairaient ce voyage au bout de la nuit cinématographique."
La dualité comme souvent accompagne le trajet décrit : polarité des hommes filmés
(mort et projet face à la vie et réalisation). De cet environnement entre la vie et la mort
découle l'idée du tombeau ouvert et de cette notion de vitesse vient s'opposer l'étroitesse
de la porte.
"Le 16 mm est peut-être la seule arme future des poètes en face du “gigantesquorama” qui
devient le pain quotidien des producteurs."
Le génitif d'un l'art de la guerre, est subjectif. Cette guerre appartient à l'art et c'est à
prendre avec le même entendement, lorsqu'on parle des mouvements artistiques, de
l'avant-garde, qui est un terme aussi d'origine militaire. Évidemment, l'engagement des
poètes dans une bataille, est esthétique, engagée dans un processus économique
depuis son industrialisation. C'est pour cette raison que Cocteau forge un barbarisme
pour l'adversaire et son gigantesquorama.
Le second niveau est le niveau esthétique, et son apparentement avec l'esthétique de
Bresson, qui le place comme moderne, dont la définition, presque humoristique, de la
démarche du cinéaste appartient au deux :
"Compliquer les choses pour rechercher la simplicité n'est pas à la portée de tous."
Les propos de Renoir viennent corroborer la considération que Godard détient, quant au
rapport entre Vidéo et Cinéma.
38
Ref.A59 -TRUFFAUT REPRÉSENTERA LA FRANCE À CANNES
AVEC LES 400 COUPS. n° 719, 04-1959.
Ce texte constitue l'encart de la première partie du texte qui va suivre en Ref.60. Son
commentaire se trouve en suivant :
Dans cette première partie, il est essentiel de se rappeler de Godard affirmant que le film
est allé représenter la France au festival de Cannes grâce au concours d'André Malraux;
puisqu'à l'époque c'était encore le Quai d'Orsay (Le ministère des Affaires Extérieures)
qui choisissait le film.49
Le jeune cinéma a gagné une bataille et la guerre n'est pas encore finie dit Godard pour
clore son texte. Cette bataille remportée, ce n'est pas encore le film de Truffaut qui
remportera le mois d'après la Palme d'Or à Cannes puisque nous sommes en Avril, mais
c'est parce que ce sont quinze films issus de la Nouvelle Vague qui ont été sélectionnés
pour représenter la France. Représenter la France par des films, et par un visage,
puisque habituellement Godard procède à l'anthropomorphisme cinématographique. Il
utilise la métaphore que le cinéma français a un visage humain, celui de Léaud dans
LES 400 COUPS, et c'est en cela qu'il dit que le visage du cinéma français a changé, car
avant cela pouvait être plutôt celui de Fernandel ou de Gabin voire Fresnay, tandis que
maintenant :
"Nous avons remporté la victoire. Ce sont nos films qui vont à Cannes prouver que la France a un
joli visage, cinématographiquement parlant. Et l'année prochaine ce sera la même chose n'en
doutez pas!"
49
. C'est un élément inconnu pour l'instant, on nous dira peut-être à quel moment Gilles Jacob ne tint plus
compte de l'avis du Ministère, lorsque le premier disparaîtra.
50
. François Truffaut, “Une certaine tendance du cinéma Français“ , Cahiers du Cinéma , n°31, 01/1954,
Paris, Ed. de L'Étoile. p.15/29.
51
. Voir Antoine De Baecque, “Contre la Qualité Française : autour de l'article de François Truffaut”,
Cinémathèque, n°4, Automne 1993, Paris, Ed.Cinémathèque Française. p.45.
52
. André Malraux, La condition Humaine, Paris, Gallimard, 1934.
39
les méprise tant qu'ils ne sont même pas dignes d'être interpelés directement, (allez-leur
dire que...) :
Prenant encore à témoin Malraux, Godard pose les nouvelles conditions d'existence du
cinéma pour le faire entrer dans l'histoire de l'art.
"Accorder plus d'importance à ce qui est devant qu'à la caméra elle-même"
"Pourquoi ?(…) ensuite(…) Comment?(…) Autrement dit le fond précède la forme, la conditionne.
Si le premier est faux, logiquement la seconde sera fausse aussi, c'est-à-dire maladroite."
Mais ce qu'on pourrait croire comme une subjectivité très contestable, Godard exprime
cette volonté de bataille, parce qu'il se sent dans son droit.
Le droit car ce sont ceux qui écrivent aux Cahiers du cinéma ou dans d'autres revues,
qui ont initié la Politique des Auteurs.
"Parce que si votre nom s'étale maintenant comme celui d'une vedette aux frontons des salles
des Champs-Elysées, c'est grâce à nous. (…) Nous qui avons mené en hommage à Louis Delluc,
Roger Leenhardt et André Bazin, le combat de l'auteur du film."
Et le grief principal de cette trahison des cinéastes nouvellement promus comme auteurs
et entrant ainsi dans l'histoire de l'art,
"C'est de n'avoir pas su filmer (…) les choses telles qu'elles sont."
53
. "Le bébé et le dinosaure", (1963), Documentaire réalisé par André S. Labarthe (Discussion entre JLG et
F.Lang au moment du tournage du Mépris).
40
"Les tripes ressemble un peu à une pièce de Beckett dialoguée par Ionesco sous le pseudonyme
de Frédéric Dard."
"LES DRAGUEURS c'est du Duvivier en mieux, du Autant-Lara en mieux, mais c'est quand même
du Duvivier ou du Autant-Lara."
Godard s'explique sur son jugement, en citant André Malraux et une de ses définitions de
l'œuvre d'art, venant contredire alors son début d'article et dont la reprise de ce en
mieux, provenait justement de l'historien :
"un chef d'œuvre, ce n'est pas un navet en mieux, Victor Hugo n'est pas Richepin en mieux"55
"LES 400 COUPS ce n'est pas CHIEN PERDU SANS COLLIER en mieux. Et dans la mesure où
précisément les films de Fellini ne sont pas des chefs d'œuvres, je dirai que LES DRAGUEURS
c'est LES VITELLONI ou IL BIDONE en moins bien."
On dégringole du en mieux, on ne passe même plus par "la case départ" d'un aussi bien
encore acceptable, on tombe au en moins bien. Comme si ce nouvel avis s'était renforcé
pendant l'écriture même, la faute revenant directement à Mocky, qui, selon JLG, a
54
. Ref.42 et Ref.43.
55
. A noter le cas extrêmement rare pour JLG : il donne la source de la citation, il s'agit dans le film de
Léonard Kiegel, du discours du Vel d'Hiv lors de la conférence internationale des écrivains (1936).
41
commis une erreur de production. Qu'il explique par le fait que le film subit deux
influences contradictoires sans oser résoudre l'une d'entre elles.
Le film oscille entre deux tendances, Godard les désigne à son habitude par deux
emblèmes filmiques : une tendance technique de reportage, c'est BLUE-JEANS de
Jacques Rozier56 et une tendance fiction-studio et c'est NUITS BLANCHES de Luchino
Visconti57.
Et par le manque de moyen, ne pouvant réussir totalement dans l'artifice,
"Quand on a peu d'argent, on tâche de se rattraper sur la sincérité. (…) film qui souffre de la
sincérité du départ et la falsification de l'arrivée."
Et le plus terrible réside dans l'adoption formelle de son article qui vient justifier son
verdict sur le film : la sincérité du départ dans le aussi bien voire le en mieux dans lequel
on croyait que l'avis allait nous emmener et qui dévie, une sincérité se falsifie par l'apport
d'une conception fournie par une personne extérieure (Malraux) devenant alors en moins
bien.
"D'où la gaucherie de ses plans fixes qui cherche à fixer la simplicité les yeux dans les yeux, et,
par conséquent, à fixer la poésie qui se précipite vers l'obturateur, tout comme l'alchimiste fixe
une substance entre deux plaques de verre. (…) Erreur de Baratier de nous offrir non GOHA mais
un documentaire sur GOHA. Heureusement pour lui et pour nous, c'est une erreur séduisante."
56
. Jacques Rozier, BLUE JEANS, 1959.
57
. Luchino Visconti, LE NOTTI BIANCHE (Nuits blanches), 1957.
42
5/ CAHIERS DU CINÉMA [2ème Partie :1956-1963] : le métier de
critique
Nous allons aborder maintenant la deuxième partie de la collaboration de Godard aux
Cahiers. Évidemment lʼannée de son retour (1956) ne correspond pas
chronologiquement à la fin de sa participation à Arts (1959). Aussi, le présent
déroulement des références va “ reculer ” de quelques années. On va se rendre compte
également que lʼactivité filmique a débuté, car les articles vont être imprimés avec une
fréquence moins soutenue. Pourtant même si lʼon est loin des premiers articles
théoriques de “ fond ” des débuts, certaines références restent importantes sinon
fondatrices de la constitution de la pensée godardienne.
"CHÉRI NE FAIS PAS LE ZOUAVE dans le style du Voltaire de CANDIDE […] nous conte les
mésaventures d'un couple idiot […] Pas de film plus désolant, plus atroce d'humour, plus
saumâtre, où la richesse d'invention aggrave chaque seconde la pauvreté des situations, où le
spectateur mal à l'aise rit d'abord d'un rire forcé, en éprouve de la honte, rit à nouveau
mécaniquement, pris dans un impitoyable engrenage de stupidités, et finit par s'esclaffer parce
que ce n'est pas drôle. Bref, un sommet de la bêtise, mais un sommet au même titre que Bouvard
et Pécuchet."
Entre-Temps il a cité également Ophuls avec une phrase qu'il reprendra par la suite dans
les HdC, dans le premier chapitre58, au moment du récit de la mésaventure qu'il a vécue
avec Madeleine Ozeray.
“Le bonheur n'est pas gai“ : cette ligne de dialogue tirée du PLAISIR59 . Godard, ne
s'arrêtant jamais à la stricte citation, reprendra cette phrase pour en opposer les deux
termes :
"Le bonheur n'est pas gai, dit Max Ophuls, parce que la gaieté est le contraire du bonheur,
surenchérit Frank Tashlin."
58
. HdC 1a. toutes les histoires pp.72-73.
59
. Max Ophuls, LE PLAISIR, 1952.
43
Ref.67 -LE CHEMIN DES ÉCOLIERS
(Alfred Hitchcock, THE MAN WHO KNEW TOO MUCH,[L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP]).
n°64. 11/1956. p.40
Cette critique moyenne du film d'Hitchcock qui, selon Godard, scandalisa Rohmer,
convaincu qu'elle avait été écrite "par-dessus la jambe"60. Ce résumé assez tenu du récit
et en rapport avec les films précédents par liens de personnages, ne manifeste pas une
grande variété de réflexions. Seule, peut-être par la définition du suspense qui est un
vide qu'il faut combler par des à-côtés, et avec pour seul motif la direction des acteurs et
la direction de leurs regards puisque le découpage leur est lié. Puis Godard prend
l'habitude d'affubler le film de notions psychologiques, ainsi il est comme les précédents,
sans indulgence.
60
. Jean-Luc Godard, Alain Bergala “L'art à partir de la vie”, entretien, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard
, [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998, p.10 :
"Je me souviens d'avoir écrit un article sur L'Homme qui en savait trop, deuxième version, dont Schérer était
furieux. Pour lui c'était baclé, fait par dessus la jambe." (Maurice Schérer étant le vrai nom d'Eric Rohmer).
61
. En Décembre 1956, Godard n'avait fait que son documentaire OPÉRATION BÉTON (1954) et avait
participé en tant que comédien au tournage de QUADRILLE de Jacques Rivette.
62
. Ref.176a.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,
p.10. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala : " […] j'écrivais aussi des
critiques plus subjectives dans lesquelles je faisais mes débuts de produire de l'écriture de cinéma. Écrire
c'est faire des films."
63
. Car Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, Paris, Editions de l'Étoile, 1986. p.37.
64
. Ref.20
44
de la présentation d'un concept : le montage. Premièrement il n'y a pas de séparation
véritable entre l'acte de la mise en scène et celui du montage :
Ensuite le montage également offre la possibilité d'être une variante physique liée au
corps du cinéaste autant que celui du spectateur :
"Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. Prévoir est le propre des
deux ; mais ce que l'un cherche à prévoir dans l'espace, l'autre le cherche dans le temps"
LA PRÉVISION :
DÉPASSEMENT DANS LA NATURE DE L'IMPLICATION MATÉRIELLE DU
CINÉASTE
De cette implication physique, Godard propose le montage comme attenant à la mise en
scène et de cette implication en conçoit son propre dépassement de la matière par la
révélation de leur essence. Pour le cinéaste, cʼest l'impossibilité physique de voir par
avance ce qui peut se dérouler, si son acte consiste à établir une prévision du film.
Nous pouvons par cette affirmation poser ce premier jalon : la mise en scène de Godard,
dans l'entreprise de sa définition comprise comme part entière de la production, peut
conduire à un dépassement physique de la vision : prévoir. Et l'on peut affirmer que le
mouvement d'un au-delà de la perception physique est constitutive des fondements
d'une métaphysique. Issue de la matière même de sa nature, cette conception
métaphysique du cinéma est liée à l'immanence de son matérialisme.
45
"Mais si on accepte une seconde la comparaison Mozart-Nelly Kaplan admise par Abel Gance en
guise d'axiome, il suffira d'écouter la sonate K1 pour mesurer combien sont exagérées les
louanges prodiguées par le metteur en scène de La FIN DU MONDE à sa disciple […]"
C'est par une nouvelle approche axiomatique qu'un individu admet une combinaison.
Dans la suite de son article qui vise à exprimer les effets autrefois novateurs de la
polyvision et de son obsolescence présente, Godard propose la figure de style de la
polyvision dans un autre film, celui de Nicholas Ray en l'occurrence, pour démontrer son
propos. Aussi cet article inaugure un procédé que Godard adoptera souvent dans ses
films.
C'est un des articles célèbres de Godard grâce à son introduction lyrique qui produit sous
forme d'une ode, une liste des plus grands cinéastes, telle une parade. Célèbre car la
singularité du choix de Godard adopte le ton de l'universalité. La condition que le cinéma
peut disparaître est déjà provocante; car à partir de la conception de sa disparition cela
signifie également que le cinéma, est doté d'une existence; la considération de porter
l'existence au cinéma a des conséquences métaphysiques. La conséquence la plus
immédiate dans cet article c'est d'inclure dans le cycle de l'existence, son achèvement.
Et même davantage, puisque c'est par la connaissance de son achèvement que nous
apprenons à seulement concevoir son existence.
L'ABSENCE EST SUPÉRIEURE À LA PRÉSENCE
DANS LA FONCTION DU CINÉMA QUI S'ACHÈVE
Aussi cet axiome sur le cinéma, Godard va jusqu'à l'effectuer sur des cinéastes en
particulier, introduire une liste et leur proposer une reconversion vers un nouveau métier,
au moment même de l'achèvement du cinéma, au moment où le cinéma n'existait plus.
On remarquera que c'est donc à partir du même dispositif de la connaissance de
lʼabsence (là le cinéma, ici une fonction) que Godard confère, par constatation de
l'absence de la fonction, une supériorité de fait. L'absence de nouvelle fonction chez Ray
possède par cette limite paradoxale une valeur supérieure face aux autres qui en sont
dotées. C'est la justification du titre, Rien que le cinéma, où aucune nouvelle
fréquentation extérieure ne conduit le cinéma à sa pureté. Toute problématique se pose
lorsqu'il s'agit de penser à sa reproduction, alors Godard restreindra à la fin son sujet en
affirmant sans le dire : rien que …n'est pas tout le … .
LA SUBJECTIVITÉ DE LA SELECTION COMME RÈGLE
Puis à partir de cet article il propose une liste de cinéastes dont la sûreté du ton,
l'affirmation en suggèrent l'importance historique. L'affirmation de cette sélection s'intègre
donc subjectivement avec un propos qui se donne pourtant comme général. Ce n'est pas
tant le lyrisme mais l'affirmation du sujet qui devient valeur sélective. Autrement dit, la
subjectivation peut représenter la règle. Quel cinéaste garde-t-il ? Et quelles sont leurs
fonctions de reclassement ?
46
John FORD : Amiral
Robert ALDRICH : Wall Street
Anthony MANN : sur les traces de Belliou la Fumée
Raoul WALSH : Pirate
Insistant encore une fois sur l'égalité du traitement par le cinéaste entre écrire et filmer
en vue du processus de production du cinéma, où Ray a filmé automatiquement comme
l'écriture automatique des anciens surréalistes.
"Norbert Carbonnaux n'est pas gêné le moins du monde de devoir employer — producteur oblige
— des acteurs aussi définitivement typés que Darry Cowl, de Funès […] Si j'étais producteur je
prendrais du Carbonnaux à trois contre un."
65
. André Bazin, “Pour un cinéma impur : Défense de l'adaptation”, Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf,
1959. p.27 : Charlie Chaplin est le Molière du cinéma. En vérité, il n'y a point (entre les Arts de concurrence
et substitution, mais adjonction d'une dimension nouvelle.[…] celle du public".
47
Ref.74 -LE CINÉMA ET SON DOUBLE
(Alfred Hitchcock, THE WRONG MAN [LE FAUX COUPABLE]).
n°72. 06/1957.p.35
"Le découpage retrouve ici sans difficulté ce naturel dans l'invention qui fait le prix de tous les
Griffith. Le banal procédé du champ-contrechamp reprend en conclusion son efficacité première
grâce à la "vérité" des prémisses de l'argument."
"Les données immédiates de la conscience, Alfred Hitchcock, une fois de plus prouve que le
cinéma, mieux que la philosophie et le roman, est aujourd'hui capable de les montrer."
"Par ce mouvement de caméra, il parvient ici à rendre sensible un trait purement physique."
"Elles sont autant de précipités, d'un corps dont le caractère, pour paraphraser La Bruyère, se
révèle une fois jeté dans le bain du monde."
On voit qu'une fois de plus le jeu de mot de Godard est judicieux. Il joue avec justesse
sur la polysémie du mot corps, puisque précipités d'un corps fait appel à un terme
chimique, alors que depuis le début nous sommes sur l'organisation hitchcockienne
d'une direction de la mémoire sensorielle du spectateur, par suggestion.
Rappelons le processus dʼintrojection : un phénomène d'intellection spectatorielle fait
correspondre dans un système d'équivalences, déjà établi consciemment ou pas, les
réactions physiques et implications psychologiques avec les évènements visuels qui ont
pour base fondatrice les mouvements de caméra, les changements de plans et aussi
bien sûr, la vie filmique des acteurs qui, par principe hétérologique, fonctionne comme
nous-même et autrement.
48
JUSTIFICATION DU TITRE : LE CINÉMA ET SON DOUBLE
Ce rappel est fait pour démontrer aussi l'évidence du titre de l'article de Godard "Le
cinéma et son double". Jouant avec le sujet même du film 66, cet intitulé se veut
également un commentaire plus souverain de certains principes du dédoublement
cinématographique mis en œuvre par Hitchcock. Le cinéma a son double au niveau des
situations narratives (tout arrive deux fois), mais le plus important, c'est le double comme
affirmation de l'expérimentation formelle :
"une trouvaille technique est vaine si elle ne se double pas d'une conquête au creuset de qui elle
formera son moulage, qui a nom style. Et à la question qu'est-ce que l'art ? Malraux a déjà
précisément répondu : ce par quoi les formes deviennent style."
Le double du cinéma est donc la métamorphose des éléments de vie devenus art,
passant par le film et ne pouvant exister à la condition du regard d'un spectateur.
"Le tort de mon confrère est de prendre un peu trop vite une porte fermée pour une porte fermée."
66
. Puisque le personnage masculin principal du film Manny Balestrero (Joué par Henry Fonda) est victime
d'une erreur judiciaire basé sur la confusion d'un témoin qui le confond avec un sosie, un double.
49
Cette remarque en plus de sa dureté par l'image qu'elle dresse, fait signifier que Sadoul
ne distingue plus les évidences et qu'il confond le même jusqu'à le prendre pour son
contraire. La méprise est donc à son maximum.
La deuxième remarque de cet article est la conception de la modernité chez Godard, qui
s'apparente une nouvelle fois aux conceptions du temps romantique, tel que Vico aussi
l'avait formulée67.
"A dire vrai d'ailleurs, le cinéma est trop résolument moderne pour qu'il puisse même être
question, pour lui, d'une voie à suivre autre que celle d'un débouché, d'une inauguration
esthétique perpétuelle. Son destin historique diffère d'autant plus fortement de celui du théâtre ou
du roman qu'il en est l'exact contraire.[… ] Ces films ont bel et bien ouvert définitivement de
nouveaux horizons. "
Le film serait donc doté d'un destin historique et nous retiendrons la formule séduisante
de l'inauguration esthétique perpétuelle qui fait écho au concept du temps chez
Klossowski et auquel le cinéma chez Godard est en partie lié, tel que la répétition d'un
acte pour pouvoir s'en échapper au motif juste que l'histoire ne se répète pas et l'on
aurait tort de croire le lieu commun d'une conception (en surface) de l'éternel retour, telle
que Vico puis Nietzsche l'ont développée et telle que Klossowski l'aurait présentée.
67
. Gian Batista Vico, Principes de sciences nouvelles (1640), trad. Bernard Guillemain, Ed. P.U.F, 1950.
50
Ref.78 -LE CINÉASTE BIEN AIMÉ
(Nicholas RAY, THE TRUE STORY OF JESSE JAMES, [LE BRIGAND BIEN-AIIMÉ]).
n°74 . 08/1958.p.51
La critique du film de Nicholas Ray dont l'argument principal consiste à démontrer que
ses recherches biographiques des Frères James et son titre revendicatif (The True Story
of...) n'ont su créer qu'une sorte de quiproquo avec le public, qui se sera peu déplacé. La
critique se fera surtout du point de vue de la production...
"(...) mais certes pas du point de vue de la réalisation dont chaque plan porte l'empreinte
indélébile du plus étrangement moderne des cinéastes."
"En quoi reconnaissez-nous un film signé Nicholas Ray? Par les cadrages d'abord, qui savent
enserrer un acteur sans jamais l'étouffer, et qui en quelque sorte savent rendre tangibles et claires
des notions aussi abstraites que celles de Liberté et Destin."
LA MÉTAMORPHOSE INTERPRÉTATIVE
Aussi Godard admet que la métamorphose soit possible lorsqu'un mouvement de
caméra devient une sensation ou même une notion intelligible. Cette transformation est
possible parce que du film, elle est passée entre-temps par la subjectivité, par le regard
du spectateur qui va concevoir cette notion aussi abstraite puisse-t-elle être. C'est même
possible que ce soit lui qui amplifie, voire initie, cette abstraction sous l'indice d'une
action réservée à celui-ci, l'interprétation. Dans le trajet du film, son parcours où il subira
le processus de la subjectivation. Ironie, pour finir Godard nous explique que ce
processus est lui-même dans un circuit où le fait de faire la critique ou de faire un film en
conséquence de ce qui a été déjà fait est la suite de ce parcours; la subjectivation du film
serait alors un évènement inclus dans un cercle vicieux 68 et réfléchissant aussi la
conscience de l'auteur, l'amplifiant. Godard ne dit pas autre chose quand il conclue :
"Nick Ray peut sans fausse modestie, aller dans un cinéma voir ce film qu'il renie."
Ref.79 -SIGNAL
(Samuel Fuller, FORTY GUNS, [QUARANTE TUEURS]).
n°76. 11/1957.p.41
Descriptions de trois moments de cinéma effectués par le film de Fuller. Aussi une
séquence qui évoque Murnau à l'esprit de Godard et une histoire de corps amoureux qui
tombent.
68
. Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969. p177.
Ce principe du cercle vicieux est développé pour le cinéma lorsqu'il s'agit de la conception de l'histoire, selon
Nietzsche et commentée par Klossowski.
51
Ref.81 -LA NUIT DU CARREFOUR
(Jean Renoir, LA NUIT DU CARREFOUR ).
n°78. 12/1957.p.67
Notule qui permet de concevoir quelle est la définition godardienne du mystère puisque
pour lui, La NUIT DU CARREFOUR est le film le plus mystérieux de Renoir. Le mystère
ici est présent par omission :
"Mystère peut-être involontaire puisque Jean Mitry égara trois bobines à la fin du tournage et que
le montage dut se faire sans elles."
Ensuite le texte continue sur une théorisation sous forme d'équation humaine que
Godard propose comme il l'avait déjà fait auparavant l'équation Simenon :
Simenon = Dostoïevski (personnages) + Balzac (décors) et dans ce déroulement
mathématique Godard rajoute une condition importante. L'équation doit être issue de
l'observation subjective du spectateur, pour qu'elle puisse s'avérer vraie, et doit être prise
en compte par le cinéaste lui-même :
"Oui, mais La Nuit du carrefour prouve que cette équation n'est vraie que si et parce que Renoir la
vérifie."
Puis comme toute équation dotée d'une inconnue c'est qu'elle a la possibilité de se
vérifier ailleurs, avec un autre film, aussi Godard propose de visionner Trois Chambres à
Manhattan.
DE LA DESTRUCTION
Utilisation de la phrase célèbre d'André Malraux "Le génie naît comme l'incendie. De ce
qu'il brûle."
Expliquant par cette sentence, que le mauvais accueil public des films de Renoir
s'explique parce qu'il détruit ce qu'il entreprend. C'est le décalage entre l'admiration des
spectateurs des "échafaudages" et l'avance de Renoir, qui lui, se renouvelle par la
destruction.
"Il détruit déjà, alors que l'on admire encore la témérité de l'échafaudage."
"L'art en même temps que la théorie de l'art. La beauté en même temps que le secret de la
beauté. Le cinéma en même temps que l'explication du cinéma."
52
L'acte de répétition sur lequel se base Godard évoque évidemment une répétition
poétique, mais on ne peut pas se contenter de cette indication; à ce niveau cela
engendrerait une réflexion du type "produire de l'art pour l'art"; ce quoi devant le cinéma
Godard fait de la poésie. Non c'est autre chose, c'est aussi une interprétation
philosophique de la répétition qui est possible. On peut même affirmer qu'il est
emblématique du style de Godard, on retrouvera souvent dans ses textes et les voix off
de ses films cette fonction de séparation. La fonction de séparer le sujet, des actions de
principe qui le constituent comme sujet, est une fonction de division qui permet de
révéler, non sa nature dialectique, car les deux groupes ne sont pas fondamentalement
opposés, mais une construction géométrique même s'il passe par les mots.
"Notre belle Elena n'est qu'une muse (…) Sans doute. Mais à la recherche de l'absolu. Car en
filmant Vénus parmi les hommes (présence du devenir absolu parmi les sujets), Renoir, pendant une
heure trente (le mode temporel) superpose le point de vue de l'olympe à celui des mortels
(superposant donc tel que l'a écrit Godard le sujet avec ses principes). Devant nos yeux, la
métamorphose des Dieux cesse d'être un slogan de bazar pour devenir un spectacle d'un
comique déchirant."
69
. Aristote, Métaphysique, Livre Z (VII), 7 , traduit par J. Tricot, Paris, Editions Vrin, (editio minor 1933),
1953,p.259 (volume 1) : "Parmi les choses engendrées, les unes sont des productions de la nature, les
autres de l'art, les autres du hasard."
70
. Suivant la catégorisation et la nomination conduite selon les livres d'Aristote regroupés sous le nom
Métaphysique (en 2 volumes chez Vrin, Paris, traduit par J. Tricot (pour la 1ère édition en1933).
Que ces principes (d'action) soient immanents ou extérieurs cela reste évidemment à déterminer.
53
Cette simultanéité des deux regards, attribuée comme métamorphose, est ce devenir
mortel des Dieux qui permet le comique; du divin confronté à des problèmes d'hommes
est un sujet soit risible, soit érotique (filmer Vénus), cela passe du bouffon au tragique.
Jacques Lacan pour sa part, dessinait justement presque71 le même rapport de valeurs
exhibées devant nos yeux, ce glissement du tragique au comique, la possibilité de les lier
jusqu'à les re-joindre : c'est la bande de Gauss qu'il pointait en exemple :
"Le noble, le tragique, le comique, le bouffon, (à se pointer d'une courbe de Gauss), bref l'éventail
72
de ce que produit la scène d'où ça s'exhibe."
"A la question, qu'est-ce que le cinéma ? Elena répond : plus que le cinéma"
71
Le noble ici aurait dû être un divin marquis.
72
. Jacques Lacan, Télévision, Paris, Ed. du Seuil.1974. p. 61.
54
Ref.85 -AU-DELÀ DES ÉTOILES
(Nicholas Ray, BITTER VICTORY, [AMÈRE VICTOIRE]).
n°79. 01/1958.p.44
IDENTITÉ DE PRINCIPE PAR LE SUJET
Un nouveau style diagrammatique est effectué comme introduction de cet article : il s'agit
cette fois-ci de lʼanalogie entre certains arts et leurs personnifications incarnées par des
cinéastes. La mise en diagramme donne le résultat suivant :
Comme on l'a vu précédemment, lorsque les sujets étaient superposés à leurs actions de
principes, la liste suivante montre les sujets dans le groupe 1 et des analogons dans le
groupe 2 : seul Nicholas Ray en tant que cinéaste fournit une conjonction d'identité. Avec
Ray comme cinéaste représentant le Cinéma, c'est l'abandon de l'analogie pour se
constituer comme une valeur juste, où Ray serait la présentation, face au cinéma et non
plus de son symbole. C'est finalement une autonomie de principe face au sujet puisque
le principe devient sujet, ce qui permet à Godard de continuer à écrire que le film se suffit
à lui même. Aussi il organise dans un deuxième paragraphe une continuité de style où le
sujet cette fois-ci devient la photo comme symbole et l'absence comme motif conséquent
à la modernité.
"Pourquoi restons-nous de glace devant les photos de Amère Victoire, alors que nous savons que
c'est le plus beau des films ? Parce qu'elles n'expriment rien. Et pour cause. (...). La photographie
de Curd Jugens (...) n'a plus aucun rapport avec Curd Jugens sur l'écran. Un gouffre sépare la
photo du film lui-même, un gouffre qui est tout un monde. Lequel ? Celui du cinéma moderne."
55
LE FILM EST MODERNE ONTOLOGIQUEMENT
On comprend que ce n'est même plus le film dans sa constitution qui représente le
cinéma. Définissant alors le cinéma moderne comme un art qui dépasse l'apparence. Ce
n'est plus dans le visible que s'est opéré le renversement. La notion de vide implique le
film. Le film moderne est ce qu'il est, même si cette essence de l'être est justement une
absence. Il est moderne dans sa constitution, dans son être et non dans ses actes ou
ses principes; autrement dit c'est ontologiquement que le film moderne se définit par
rapport aux autres classiques, son enjeu est un enjeu métaphysique puisque c'est le film
en tant que film laissant l'être en tant qu'être73. L'enjeu même pour Godard de donner
une étude métaphysique correspond à la définition de la métaphysique comme
l'étymologie nous le fournit, c'est-à-dire un au-delà du physique.
Ce qu'il y a entre les objets s'incarne, l'invisible devient palpable par le concept.
Ontologie du film qui faisait une distinction de principe :
"Il ne faut pas dire : derrière le raid d'un commando britannique au QG de Rommel se dissimule le
symbole de notre époque, car il n'y a ni derrière ni devant. Amère victoire est ce qu'il est. Il n'y a
pas d'une part la réalité qui est le conflit du lieutenant et du capitaine et d'autre part la fiction, qui
est le conflit du courage et de la lâcheté (…) Non. Il ne s'agit plus de réalité ni de fiction, ni de
l'une qui dépasse l'autre. Il s'agit de bien autre chose. De quoi? Des étoiles peut-être, et des
hommes qui aiment regarder les étoiles et rêver."
Aussi il ne s'agit plus d'installer une dialectique entre la forme et le fond, le film tel qu'il
est conçu dans sa modernité organise ontologiquement sa propre existence. C'est le
dépassement d'une spécialisation où le symbolisme est possible, le dépassement de la
réalité du corps des acteurs contre le récit amené par le cinéaste, la fiction du cinéaste
serait le jeu de thèmes antagonistes "du courage et de la lâcheté". Godard inscrit le
dépassement du "et" comme nouveau dépassement.
Ref.87 - CAUGHT
(Max Ophuls, CAUGHT, [PRIS AU PIÈGE]).
n°81. 03/1958.p.18
Ce qui demeure intéressant dans cet article, ce sont les conditions de projections qui
sont rapportées, montrant aussi l'importance du mouvement qu'effectue le film vers les
spectateurs. D'autant plus que l'anecdote de Godard conte que pendant qu'il voyait le
film, un climat de guerre s'opérait et situait le film, le contextualisant et montrant par là
son option bazinienne de l'écran comme fenêtre sur le monde, comme prolongement du
monde.
73
.Aristote, Métaphysique, Livre G (IV), 1, traduit par J. Tricot, Paris, Editions Vrin, (edition minor 1933),
1953,p.109 (volume 1) :
Il y a une science c'est-à-dire la métaphysique qui étudie l'être en tant qu'Être et ses attributs essentiels.
56
Ref.88* -LE PLAISIR
(Max Ophuls, LE PLAISIR ).
n°81. 03/1958.p.20
Notule estimant que LE PLAISIR est le meilleur des Ophuls. Tournant à son avantage,
comme y parviennent si souvent tous les Modernes, les aléas de ce qu'un tournage met
en place involontairement ; Mallarmé, le poète référent analogue de la modernité
cinématographique est évoqué :
"C'est un cinéaste qui joue avec le difficulté et gagne à chaque coup de dés, abolissant le hasard
mallarméen."
"Trente fois meilleur que Double destin et quarante fois que Je reviendrai à Kandara."
"Toujours est-il qu'il s'agit d'un sujet imposé à Carbonnaux qui rêvait de tourner autre chose. C'est
d'ailleurs peut-être dans ce décalage entre le rêve et la réalité que l'on peut saisir le mystère
Carbonnaux. Je veux dire que notre homme transpose ce décalage sur un autre plan, non plus
celui de la réussite commerciale, mais celui de la mise en scène pure. En effet chose curieuse,
Norbert Carbonnaux est a priori moins un auteur qu'un pur metteur en scène. Mais, pour lui plus
que n'importe qui, c'est parce qu'il est d'abord metteur en scène qu'il devient auteur, c'est-à-dire
cinéaste complet."
Puis toujours à chercher le cinéma dans la proéminence de paradoxe il définit le style
comique de Carbonnaux comme ironie virevoltante au trait sec et mordant qui empêche
74
. Jean-Claude Biette, Qu'est-ce qu'un cinéaste ?, Paris, P.O.L., Collection “Trafic”, 2000. passim.
57
le rire en même temps quʼil le déclenche. On retrouve là encore le système des
inversions chères aux cinéastes qu'il défend.
Ref.91 -SYMPATHIQUE
(Pierre CHENAL, RAFFLES SUR LA VILLE).
n°82. 04/1958.p.59
UN VRAI FILM
Sympathie déclenchée malgré le scénario rebattu à l'excellence des dialogues et à la
justesse de ton des acteurs donnant une véracité recherchée. Ce sentiment du vrai, c'est
la condition du réalisme 75 que le film ne peut dépasser s'il veut prétendre à être conçu
comme du cinéma. Cette condition forge théoriquement l'apport et la défense des
Cahiers du Cinéma dont Bazin fut le chantre.
75
. Cette condition du réalisme que défendra Bazin par l'invention de son principe d'une ontologie de l'image
photographique, également un autre rédacteur des Cahiers du cinéma : Serge Daney en fut un des meilleurs
promulgateurs.
76
. Le verbe animer vient du latin anima, animus : principe de vie, âme, donner vie. in
Henri Goelzer, Dictionnaire Latin : Français, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p.69.
77
. Ref.85.
78
. "L'Image viendra au temps de la résurrection" : HdC.1b. une histoire seule. p.214.
58
Ref.93 -SAUT DANS LE VIDE
(Jacques Becker, MONTPARNASSE 19).
n°83. 05/1958.p.56
EXPRESSION CINÉPHILE
Autre article célèbre pour son "slogan" qui parodiait le jeu cinéphilique consistant à
établir la valeur d'un film par un seul plan, puis en la troquant contre l'œuvre entière d'un
autre cinéaste : PICKPOCKET contre toute l'œuvre de René Clément.
"Je donnerais tout le cinéma français d'après-guerre contre le seul plan, mal joué, mal cadré,
mais sublime, où Modi demande cinq francs de ses dessins à la terrasse de la Coupole."
Mais avant cette phrase de conclusion, Godard utilise plusieurs figures de style qui
laissent entrevoir sa pensée théorique sur le cinéma, aussi en plus de la numération
humaine qu'on avait déjà vu appliquer, Godard ajoute le principe négatif. Ce qui pourrait
toujours en apparence habituelle n'être qu'un jeu de mot, le principe négatif, s'avère au
contraire le résultat d'une pratique philosophique. Le principe négatif s'est constitué dans
l'article sur Ray 79 , où l'expression de l'absence de style constituait un style en soi et
fondait pour Godard l'expression de la modernité cinématographique. Aussi pour Becker,
l'analyse de son style apparaît lui aussi sous cet augure.
"Montparnasse 19, (…), est sans doute le premier film entièrement négatif dans son principe. (…)
Non ! Montparnasse 19 ne vous prouvera pas que 2+2=4. Son propos est ailleurs. Son propos
c'est l'absence de propos. Sa vérité, l'absence de vérité. Montparnasse 19 vous prouvera que
seulement que 2-2= 0."
Le mystère qui l'intéresse toujours est là appelé comme terme puisqu'il fait référence au
film de Clouzot, LE MYSTERE PICASSO, et suite à la traditionnelle correspondance que
fait Godard avec les autres arts, le film se verrait doté d'un nouveau titre comme le
Mystère Becker, c'est ce qu'il suggère :
"Et d'abord est-ce un film ? A cette dernière question, Montparnasse 19, ne répond pas non plus.
Ou plutôt il répond par une nouvelle question : oui, mais après tout Qu'est-ce que le cinéma ?
(…) Et qu'au lieu d'y répondre, chaque plan pose de nouveau la même et lancinante question :
Qu'est-ce que le cinéma ?"
79
. Ref.85.
59
Ref.94 -BERGMANORAMA
(Ingmar Bergman, RÉTROSPECTIVE à la CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE).
n°85. 07/1958.p.1
"Comme l'étoile de mer qui s'ouvre et se ferme, ils savent s'offrir et cacher le secret d'un monde
dont ils sont à la fois l'unique dépositaire et le fascinant reflet; La vérité est leur vérité."
Ce principe de trouver dans l'existence du film son principe de vie serré à la vérité se
développe :
"La vérité est leur vérité. Ils la portent au plus profond d'eux mêmes, et, cependant, l'écran se
déchire à chaque plan pour la semer à tous vents."
Aussi, dans l'établissement d'une existence propre au film, un principe de vie, Godard
rajoute dans sa volonté représentative un principe ontologique au cinéma, qu'il résume
par cette phrase : Ça c'est du cinéma, ce principe est lui aussi fondateur, autosuffisant,
pratiquant l'existence du sujet par la constatation de son existence propre, de son
existence seule. Rappelons que la définition de la métaphysique est justement une
science de l'être en tant qu'être80.
"Dire d'eux : c'est le plus beau des films, c'est tout dire. Pourquoi ? Parce que c'est comme ça. Et
ce raisonnement enfantin, le cinéma seul peut se permettre de l'utiliser sans fausse honte.
Pourquoi ? Parce qu'il est le cinéma. Et que le cinéma se suffit à lui-même."
"“Ça c'est du cinéma !”, mieux que le mot de passe, reste le cri de guerre du vendeur, tout aussi
bien que de l'amateur du film. Bref d'entre tous ses privilèges, le moindre, pour le cinéma, n'est
certes pas d'ériger en raison d'être sa propre existence, et faire, par la même occasion, de
l'éthique son esthétique."
80
. Aristote, Métaphysique, Livre G (IV), 1 , traduit par J. Tricot, Paris, Editions Vrin, (editio minor 1933),
1953, p.109 (volume 1) :
Il y a une science c'est-à-dire la métaphysique qui étudie l'Être en tant qu'Être et ses attributs essentiels.
81
. Erwin Panofsky, “Style et Matériau au cinéma”, Cinéma : théorie, lectures, Paris, Ed. Klincksieck, 1973,
p.50.
60
Faire par la même occasion la constitution de son ontologie, c'est pour Godard conduire
la possibilité d'observation des formes dans le même cheminement que celui d'un
repérage de sa norme primordiale si l'éthique doit se définir comme morale bien sûr.
Mais la morale entendue comme règle d'existence première se confond avec la forme
elle-même, forme faite par l'homme et nommée par là esthétique. Cette confusion n'a
rien de négatif, il s'agit plus précisément de confusion pour ne pas employer le terme
peut-être plus approximatif cofondateur.
Godard ajoute certaines précisions dans l'invention de son ontologie, par exemple,
l'importance du nom de l'auteur ou du producteur, qui vient se substituer au manque
d'explication de la sensation esthétique. Toujours à la recherche d'intégrer l'absence
comme donnée essentielle de l'art, absence de l'espace ou absence du temps, fidèle par
ces principes au projet de Malraux et de sa conception de l'art pris dans son histoire et
celle du continuum des œuvres, Godard applique ses conceptions au cinéma, prolonge
l'Esquisse d'une psychologie du cinéma, pour avancer sans idée progressiste. Cette
avancée est une avancée dans ce qui est déjà là pour nous, base même de toute
ontologie.
"Les grands auteurs sont probablement ceux dont on ne sait que prononcer le nom lorsqu'il est
impossible d'expliquer autrement les sensations et sentiments multiples qui vous assaillent dans
certaines circonstances exceptionnelles, (…)".
Puis après avoir défini la solitude du cinéma face aux autres arts, Godard lui corrobore la
solitude du cinéaste l'opposant à l'idée de métier, collectivisant presque anonymement la
production du film.
"C'est autre chose, s'écrient nos techniciens patentés; et, d'abord, c'est un métier. Hé bien, non !
le cinéma n'est pas un métier. C'est un art. Ce n'est pas une équipe. On est toujours seul; sur le
plateau comme devant la page blanche. Et pour Bergman, être seul , c'est poser des questions.
Et faire des films c'est y répondre. On ne saurait être plus classiquement romantique."
CONCEPTION DE LA SOLITUDE
Aussi pour se résumer cette conception de la solitude, on réalise qu'elle touche
l'ensemble des relations entre les constituants du cinéma. Le cinéma d'abord on l'a vu
comme seul face aux autres arts, créant sa situation de solitude par sa nature même. Le
cinéaste ensuite par son problème de création ou de production qui se "retrouve" seul
face au film. La solitude du producteur en rapport avec le caractère esseulé du cinéma
fournira la trame principale, le ressort du chapitre deux des histoires du cinéma. Cette
solitude est peut-être la conscience de l'exclusion du sujet face au monde. On pourrait
croire que ce motif est la distance incluant l'ironie face au monde, ou voir l'idée d'une
modernité de principes, mais en fait, cet écart du cinéma face aux autres arts, et du
cinéaste face aux autres corps du métier vient créer une zone dans laquelle l'exclusion
du sujet film, ou du sujet producteur vient achever l'ensemble, le cinéaste devient
finalement la figure-limite puisque c'est en lui-même qu'a lieu la séparation. C'est donc
non une solitude face à lui-même, au contraire le cinéaste se retrouve face à lui-même.
Dans cette condition hétérologique, de la création d'un autre même que lui-même, le film
devient une proposition de se substituer à la valeur du sujet-producteur.
61
Le producteur travaillant sa solitude, vise à s'exclure des autres pour retrouver un autre
lui-même créé, un autre sujet sur lequel le film vient prendre place. Si dans ces principes
nous venons à réfléchir sur les effets de la solitude sur le spectateur, on se rend compte
que la part projective du spectateur, sa part de désir est en principe une projection de lui-
même, sans être lui fondamentalement, solitude du spectateur, puisque ses sensations
sont personnelles et n'appartiennent qu'à lui. Là aussi cette solitude est un travail
d'exclusion interne que le spectateur opère en lui-même.
Par la suite de son argument Godard établit ce qui maintenant ne nous est plus
inhabituel c'est-à-dire une équation humaine : Bergman = Proust x (Joyce+Rousseau)
"Cette brusque conspiration entre le spectateur et l'acteur qui enthousiasme si fort André Bazin,
avons-nous oublié que nous l'avions vécue, avec mille fois plus de force et de poésie, lorsque
Harriet Anderson, ses yeux rieurs tout embués de désarroi rivés sur l'objectif, nous prend à témoin
du dégoût qu'elle a d'opter pour l'enfer contre le ciel."
C'est une conspiration puisqu'elle exclut de fait le cinéaste et laisse croire au spectateur,
au moment donné tout au moins, la liberté d'expression du comédien, qui pourrait nous
aborder peut-être même avec des intentions contraires à celles revendiquées par le
réalisateur.
Liberté Rigueur
Marche dans la rue Marche la tête haute
tête baissée
Bergman Visconti
Auteurs Metteurs en scène
62
Ref.95 -UNE FILLE NOMMÉE DURANCE
(François Villiers, L'EAU VIVE ).
n°85. 07/1958.p.48
FICTION ET RÉALITÉ
L'adaptation de Giono permet à Godard de faire valoir les principes cinématographiques
de la distinction entre fiction et réalité et des rapports qu'ils établissent entre eux. Aussi :
"C'est de savoir donner au romanesque l'attrait de l'actualité, comme il se doit dans tout mariage
forcé de la fiction avec la réalité. (…) La fiction rejoint ici la réalité qui la dépassait."
Également de ce rapport forcé les deux notions peuvent aussi s'interpénétrer et donner
des nouveaux résultats. Il s'agit de co-existence entre les deux principes qui peuvent
d'une manière ou d'une autre se gêner ou au contraire être en émulation. C'est un double
mouvement dont nous sommes témoin, le premier est donc un rajout de la réalité sur la
fiction, mais ce rajout fait que ce principe de réalité comme apparence dépassera la
fiction, dépasser comme le voyage du film de l'écran vers le regard du spectateur, le
dépassement est l'idée d'une couche de réalité sur celle de la fiction obstruant pour un
moment la fiction. Le second mouvement étant plutôt un second moment, lorsque cette
fiction obstruée sort de la couche de la réalité pour se rendre visible en même temps que
la réalité.
"Un fait curieux, en effet, est que la danse classique ne passe jamais si j'ose dire la rampe de
l'écran (…). C'est que la danse classique, qui cherche l'immobilité dans le mouvement, est par
définition le contraire du cinéma. Chaque pas (…) ne vise qu'à aboutir à la pose plastique, ce qui
est fort éloigné, on le devine, des soucis des frères Lumière. Et en quelque sorte la comédie
musicale est l'idéalisation du cinéma."
63
film. L'acteur produit, on dit même qu'il se produit sur scène, le réalisateur on l'a vu aussi
est d'une certaine manière une autre figure du producteur; Ainsi ce n'est pas un hasard si
pour parfaire son personnage de cinéaste à la manque, Godard voit en Martin Ritt une
allure aldrichienne ce qui indique donc que les particularités physique d'un réalisateur
peuvent aussi jouer dans la construction de son personnage. Ce n'est pas un hasard non
plus —et l'étude de Godard dans ses premiers films autant que de sa participation dans
les films des autres en tant qu'acteur viennent étayer cette particularité— le cinéaste
prend part au film en tant qu'auteur parce qu'il supervise ou écrit entièrement le scénario
et les dialogues, mais l'implication corporelle du cinéaste, son incorporation fait de lui un
personnage, ne jouant pas directement obligatoirement dans le film, mais étant le
personnage de l'auteur qui met en scène. Cette notion nous fournit quelques
renseignements viables quant à la construction du dit personnage et renvoie à une
pratique de réalisateur tel que Nicholas Ray l'avait décrite82.
82
Charles Bitsch, “Entretien avec Nicholas Ray”, Cahiers du Cinéma , Novembre 1958, n°89, p. 6 : "Kazan
était aussi acteur et régisseur,(…) nous avions le même point de vue sur ce que nous faisions : tous deux
nous jouions de façon à nous préparer à aborder la mise en scène, en comprenant les problèmes de
l'acteur."
64
Ref.100 -AILLEURS,
(Alexandre Astruc, UNE VIE). n°90. 12/1958.p.50
"On s'en fout (…) Mais de toute façon la vraie beauté d'Une Vie est ailleurs. (…) Nous avions
enfermé Astruc à l'intérieur d'un système esthétique préfabriqué dont il s'évade aujourd'hui."
"(…) empruntées à la géométrie classique. Un film peut se comparer à un lieu géométrique, c'est-
à-dire à un ensemble de points jouissant d'une même propriété par rapport à un élément fixe. Cet
ensemble de points, c'est la mise en scène; et cette même propriété commune à chaque instant
de la mise en scène ce sera donc le scénario ou, si l'on préfère l'argument dramatique. Reste
alors l'élément fixe, ou mobile même éventuellement, et qui n'est autre que le sujet."
"Chez la plupart des cinéastes, le lieu géométrique du sujet qu'ils prétendent traiter ne dépasse
jamais les lieux du tournage (…) Astruc, lui, (…) donne l'impression d'avoir pensé son film sur tout
le périmètre exigé par le scénario."
Il s'agit de tout concevoir comme lieu, l'unité du temps n'est plus la référence primordiale,
comme cela pouvait l'être lorsque l'on établit la chronologie des étapes de fabrication du
film. La pensée du film géométrisée permet de faire correspondre un certain nombre
d'étapes qui avant ne pouvait avoir de correspondances directes.
LA TOPOLOGIE CINÉMATOGRAPHIQUE
Cette tentative de géométrisation de la pensée, est ce qui nous guide également depuis
le début de cette étude, car nous établissons comme lieu de recherche la possibilité
géométrique de la pensée, donnant des résultats originaux et des plus importants; ce
retour au lieu comporte plusieurs dénominations : si l'on essaye de voir les anciennes
disciplines qui ont été fondées sur ce rapport de la géométrie avec le monde. Sans
revenir sur Les Pythagoriciens qui basaient l'interprétation du monde par les chiffres, il y
a la Géographie et la Topographie, deux sciences liées à l'établissement des cartes83,
qui sont des tentatives de ramener le monde physique à deux dimensions mais aussi la
Topologie, qui on le sait est en étroit rapport avec l'aboutissement des recherches de
83
. Lien qui trouve même dans son étymologie la raison de sa justification ; géographie signifie : écriture de la
terre et topographie : écriture du lieu.
65
Lacan sur la psychanalyse. Une pensée schématique84 ne suffisant plus d'une certaine
manière, Lacan a cherché avec les mathématiques ce que Dürer avait trouvé avec son
portillon. 85 C'est-à-dire un élément concret qui viendrait s'interposer entre le monde et le
sujet qui le perçoit, un élément qui tiendrait compte autant de la nature de ce qui est
perçu que du sujet qui est lui aussi regardé.
Godard à partir d'un désir similaire intervient avec la géométrie sur le film et décrit ce qui
semble être hors-champ et qui prend autant d'importance que ce qui est montré; des
images impliquées dans la façon dont sont cadrées les images visibles. Force de
l'invisible. Il finit par démontrer la puissance Topologique et ses implications, des images
invisibles mais cet invisible-là est non idéalisé, nous parlons ici d'un invisible comme
hors-champ lié au principe du réel et non à l'imaginaire, le cadre devient symbolique et la
disposition des signes suffit :
"Car ce n'était pas de montrer la forêt qui était difficile, c'est de montrer un salon dont on sait que
la forêt est à dix pas. Ce n'est pas de montrer la mer qui était encore plus difficile, c'est de montrer
une chambre dont on sait que la mer est à sept cents mètres.(…) La plupart des films sont
construits sur les quelques mètres carrés du décor visible dans l'œilleton. Une Vie est conçu, écrit
et mis en scène sur vingt mille kilomètres carrés."
Par la suite c'est une application directe des données et coordonnées du cinéma
convertis géométriquement à laquelle nous assistons.
"Sur cet immense espace invisible, Astruc a installé ses coordonnées dramatiques et visuelles.
Entre l'abscisse et l'ordonnée aucune courbe ne vient s'inscrire qui correspondrait à un
mouvement secret du film."
Maintenant à partir de cela il est nécessaire de faire une pause théorique pour
comprendre l'importance des implications de l'invention de Godard dans le domaine
théorique de la présentation du film et sa représentation.
ENTRACTE THÉORIQUE
Notons que cette façon de répartir en deux mondes distingués la géométrie du film est
une technique de la topologie puisqu'il s'agit de reproduire systématiquement en deux
dimensions ce qui ne l'est pas par nature, la troisième appartenant à l'espace (la
profondeur) et la quatrième se dégageant de l'espace pour s'inscrire dans le temps. La
troisième et la quatrième dimension peuvent se ramener en deux dimensions ce qui n'est
pas sans donner quelques problèmes de représentation et c'est ce à quoi se pose la
science de la topologie.
Aussi d'un côté les coordonnées dramatiques (abscisse) et de l'autre les coordonnées
visuelles (l'ordonnée) correspondent parfaitement à la distinction historique qu'a opérée
84
. Ce quʼon appelle pensée schématique ce n'est pas une pensée qui est réduite à la démonstration par des
schémas, mais ce sont les schémas qui produisent une pensée propre. Ce n'est pas la pensée qui devient
schéma, c'est le schéma qui produit de la pensée. Certains auteurs au siècle dernier dans les années 70, ont
utilisé régulièrement une pensée schématique tels Jacques Lacan, Jean Louis Schefer, ou Jean-Joseph
Goux. Il serait intéressant dʼen faire l'étude, ainsi quelle l'influence de la pensée idéogrammatique, venue de
la culture chinoise, a-t-elle pu produire sur une revue comme Tel Quel par exemple ?
85
. Alain Cochet, Lacan Géomètre, Paris, Ed. Anthropos, coll. Psychanalyse, 1998. p.111 (chapitre sur le
regard géométral)
66
Jean-Pierre Oudart lorsqu'il a cherché lui aussi à prolonger les avancées de la pensée de
Lacan dans le domaine du cinéma, par trois grands articles, grands dans leurs
renommés mais succincts dans leur rédaction, il s'agit de “l'Effet de réel”, “Notes pour
une théorie de la représentation” et de “La Suture”86. Ces articles interrogent la notion de
représentation et font le point sur la place manquante que prévoient les cinéastes aux
vues des spectateurs, faire en fonction d'eux. A partir de ce constat, Oudart relève un
certain nombre d'indices et de signes qui vont affirmer sa pensée. Aussi envisage-t-il
comme Godard et cette présente étude, tout film à partir de sa production.
Aussi en recherchant l'histoire de la représentation, il en vient à la même découpe, pour
fonder ce qu'il nomme l'effet de production :
"On peut dire que dans le système représentatif de la peinture occidentale, comme dans celui qui
le perpétue, le cinéma, sont simultanément méconnues :
1) la figuration (ce qu'Oudart nommera plus tard Effet de réalité) comme produit de codes picturaux
87
spécifiques"
86
. Jean-Pierre Oudart, “La suture”, Cahiers du Cinéma n°211.Avril 1969.p.36.et n°212.Mai 1969.Paris. Ed. de
L'Étoile.p.50.
“L'Effet de Réel”, Cahiers du Cinéma n°228.Mars-Avril 1971.Paris. Ed. de L'Étoile.p.19
“Notes pour une théorie de la représentation”, Cahiers du Cinéma n°229.Mai-Juin1971. p.46 et n°230.Juillet
1971.Paris. Ed. de L'Étoile.p.43.
87
. Jean-Pierre Oudart “L'Effet de Réel”, Cahiers du Cinéma n°228.Mars-Avril 1971.Paris. Ed. de L'Étoile.p.19.
88
. Jean-Pierre Oudart à ce propos modélise cette partie avec le texte de Jean-Louis Schefer "Scénographie
d'un tableau".
89
.Jean-Pierre Oudart “L'Effet de Réel”, Cahiers du Cinéma n°228.Mars-Avril 1971.Paris. Ed. de L'Étoile.p.19.
67
système dans une pragmatique hiérarchisée, faisant correspondre les mouvements du
film à une désignation dialectique : soit horizontale, soit verticale. A lui de fournir les
exemples de mouvement soit horizontaux, soit verticaux en rapports avec leurs
significations préalables, on comprendra également que cette application pragmatique
n'est plus en rapport avec notre entracte théorique, il est ridicule de dire que l'effet de
réel est vertical et l'effet de réalité horizontal, par contre cette non-application ne vient en
rien contredire le principe général que nous avons trouvé, c'est seulement le mode
d'application du film qui se trouve ici non avenu. Que l'on nous permette de fournir
l'application dans son exemple entier, mais par contre, la mise en page est refaite :
La seule courbe, c'est, soit l'abscisse, soit l'ordonnée, ce qui correspond par conséquent à deux
sortes de mouvements, l'un horizontal, l'autre vertical.
Toute la mise en scène d'Une Vie est axée sur ce principe élémentaire.
Horizontale est la course de Maria Schell et Pascale Petit vers la grève.
Verticale, l'inflexion de Marquand qui accueille sa partenaire sur le môle du port.
Horizontale, la sortie des mariés après le repas de noce.
Vertical, le coup de couteau qui dégrafe le corsage.
Horizontal, de nouveau, le mouvement de Jeanne et Julien qui se vautrent dans les blés.
Vertical, de nouveau, celui de la main de Marquand qui saisit le poignet d'Antonella
Lualdi, etc..
Pour Astruc, mettre en scène Une Vie a consisté très simplement à mettre en valeur l'un de ces
deux mouvements, horizontal ou vertical, dans chaque scène ou chaque plan ayant sa propre
unité dramatique, et de le mettre en valeur avec brusquerie, en laissant dans l'ombre, avant ou
après lui, tout ce qui n'est pas ce mouvement brusque.
Godard finit par indiquer où ces effets se logent, auparavant, dans le film précédant
c'était soit en début ou en fin de plan, avec ce film-là, c'est en cours.
"(…) il l'utilise en cours de plan, poussant si loin la leçon (…) d'un Nicholas Ray que l'effet en
devient presque la cause."
C'est encore une façon d'aborder la modernité où les effets soumis à la forme sont en
disjonction avec la cause première; les effets ne deviennent plus les résultats logiques
d'une cause, non, la rupture est telle qu'ils se proposent de se substituer à la cause,
c'est-à-dire à devenir eux-mêmes le fond du film. Et l'on reconnaît là, la définition
hégélienne de l'art romantique90. Romantique ou moderne, c'est pour Godard la même
appellation synonyme. Romantique il l'est : Il acquiesça à cette assertion que lui proposa
Fritz Lang lorsqu'il chercha à se définir lui et son ainé91.
Godard conclue logiquement son article en comparant Une Vie avec le film Bitter Victory
de Ray, pour l'utilisation paradoxale de certains éléments de dramaturgie (le ton) qui ne
font que susciter une perception accrue du spectateur :
90
. F.W. Hegel, "Esthétique" traduit par Jankélevich. Paris, 1948, Ed. P.U.F. p.47 : "La forme esthétique entre
en disjonction avec son contenu."
91
. "Mais vous savez bien que vous êtes un romantique, nous sommes tous les deux des romantiques"dixit
Fritz Lang in"Le bébé et le dinosaure", (1963), Documentaire réalisé par André S. Labarthe (Discussion entre
JLG et F.Lang au moment du tournage du Mépris).
68
"Paradoxalement donc, la meilleure façon de trouver le vrai ton dix-neuvième siècle, c'était de
donner à l'affaire un ton franchement 1958."
Ces éléments qu'il appelle effets sont des mouvements filmiques issus des coordonnées
dramatiques et visuelles, installées dans un immense espace invisible au su de l'espace
visible.
"Le décor est ophulsien. Tous les étudiants ressemblent à celui de Lola Montès."
69
Héros de Balzac et de Stendhal, comme des sujets existants pour leur faire un genre de
leçon et les prévenir qu'ils se sont trompés à propos de Paris.
Cette vision de voir la puissance du cinéma à chaque coin de rue, tendance du cinéphile
rappelons-le, est encore un des effets de production que définissait Oudart lors de notre
entracte théorique, que nous appellerons commodément comme mode dʼaction avec le
néologisme cinématographier la réalité. Le mode de production est identique à celui de
filmer la réalité, sauf qu'il n'y a pas de reproduction, puisque cela est un principe de
réalité psychique.
"Mais voilà ! Le court métrage est-il vraiment comme on le dit l'avenir esthétique du cinéma ? J'irai
beaucoup plus loin : Est-ce même du cinéma?"
Reprenant le principe ontologique de Bazin sur le cinéma, Godard fournit sa trame sur la
quelle il va s'exprimer :
"Et encore André Bazin : ils ont tort de croire non à l'existence du court métrage, mais à son
essence."
Godard place le court métrage hors du système cinéma. Ensuite, en citant Bazin et son
concept du cinéma impur, il se trouvera en dehors des fondations du cinéma .
"Allons jusqu'au bout : un court métrage n'a pas le temps de penser. Et dans cette mesure il fait
partie de ce cinéma impur auquel André Bazin souhaitait longue vie. Avec raison d'ailleurs,
puisque, de par son impureté même, il permet a contrario à de nombreux cinéastes d'y faire
preuve de leur talent."
Par le court métrage, on comprend que c'est au principe d'une spécificité, l'impureté, à
laquelle Godard s'attaque. Le court-métrage existe, on ne peut le nier (existence), mais
se sépare-t-il de l'ensemble homogène définissant le cinéma (pur puisque homogène), et
en effet en s'y distinguant il peut avoir cette essence requise, ce que Godard nomme
précisément et justement avec des vocables philosophiques : une différence de nature.
Cinéma et court métrage sont dans cette réalité décrite deux choses distinctes et dans
une continuité apparente. En fait Godard associe le court-métrage au vocabulaire
médical. Le titre de cette partie se nomme COURT MÉTRAGE = ANTICINÉMA.
"Le court métrage est donc d'une certaine manière utile au cinéma. Mais comme les anticorps à la
médecine. Car si c'est toujours du cinéma, c'est d'abord parce que c'est de l'anticinéma"
Aussi inclus dans le cinéma de manière hétérogène, comme impur, le court métrage
comme le relève Godard est utile, mais utile autant que peut l'être l'invention des sous-
titres sur la pellicule. Utile tout en n'appartenant pas au cinéma.
Toujours dans cette démonstration dialectique, c'est en opposition avec les français et
non-français que Godard partage un certain nombre d'idées paradoxales que nous avons
converties en diagramme :
70
français > non-français
artiste artisan
même académique > même supérieure
Concluant par ce qu'il tenait à démontrer Godard met en pratique la valeur de l'artiste
qu'on devine derrière le film :
"C'est justement dans la mesure où les documentaires étrangers croient à la valeur du court
métrage en tant que tel, c'est dans cette mesure là qu'ils sont moins bons ."
"Cette spontanéité instinctive ne peut être remplacée que par son contraire, l'intelligence
préméditée."
C'est, rajoute-t-il une contradiction interne rendant la seule valeur esthétique du court
métrage : le genre faux.
"Je n'aime que les films qui ressemblent à leurs auteurs. (…) surenchérir dans la théâtralité. Car
après la traversée des apparences, il retrouve le cinéma comme Orphée Eurydice."
Pour Resnais, il substitue le temps perdu par le cinéma dans le titre donnant : A LA
RECHERCHE DU CINÉMA et aussi :
71
"Ce n'était pas seulement un mouvement d'appareil, mais aussi la recherche du secret de ce
mouvement. (…) Alain Resnais a inventé le travelling moderne, sa vitesse de course, sa
brusquerie de départ, et sa lenteur d'arrivée et vice-versa."
"Ces titres ne s'échelonnent pas au hasard sous les touches de ma Japy électrique. Ce sont ceux
qui font partie de la liste des dix meilleurs films de l'année 1958 selon François Truffaut."
On reconnaîtra également le tout début du chapitre 1a des HdC où JLG égrène en tapant
sur sa machine à écrire électrique une série de titres de films92.
"Tout comme le metteur en scène de Naissance d'une Nation donnait à chaque plan l'impression
d'inventer le cinéma, chaque plan de l'Homme de l'Ouest donne l'impression qu'Anthony Mann
réinvente le western (…) et d'ailleurs c'est mieux qu'une impression. Il le réinvente. Je dis bien
réinventer, autrement dit : montrer en même temps que démontrer, innover en même temps que
copier, critiquer en même temps que créer."
Quelques autres propositions dialectiques simultanées éclairent son concept ainsi :
92
. La liste a été commentée dans la troisième partie.
72
cours et discours, la beauté des paysages et l'explication de cette beauté, le mystère des armes à
feu et le secret de ce mystère, puis évidemment l'art et la théorie de l'art comme il se trouve
que le film est une admirable leçon de cinéma moderne.
La réinvention est l'acte créateur moderne par excellence, il permet de conjuguer deux
actes à la fois et devant une même image nous recevons deux informations différentes,
c'est la possibilité devant une seule image d'entreprendre deux lectures différentes.
Même si Godard fait correspondre avant tout des noms d'artistes pour les catégories
désignées :
1/ Walter Scott, Ford; 2/Stendhal, Lang; 3/ Balzac, Mann
On retiendra la division du cinéma en images ou en idées, ensuite c'est une histoire de
présentation convoquant les deux registres qui crée la différence.
RAISON HUMAINE
Pour le personnage, Godard passe par des comparaisons mélangeant sciemment de la
littérature, ses personnages, ses héros avec ses écrivains. C'est-à-dire une image
intraitable de l'aventure telle quelle, où selon la maxime de Lénine que Godard cite,
l'éthique est l'avenir de l'esthétique :
73
absurde et beau le voyage d'Abel (…)."
"Vraiment plus j'y pense, je trouve beau le film d'Haroun Tazieff parce qu'on peut en parler de
façon absurde, en pensant à mille autres belles choses."
"Je pensais à la fois à tout cela et à tout autre chose, (…). Moi, je pleurais d'émotion parce que je
pensais à Flaherty, et que lorsque je pense à Nanouk, je pense à Murnau, tout comme lorsque je
pense à Tabou, je repense à mon eskimau, autrement dit à Stromboli par la même occasion, et,
pour retomber sur Flaherty à Truffaut qui le déteste (…) ."
RAISON CINÉMATOGRAPHIQUE
"Ce qui est beau c'est ce désir démesuré d'objectivation, cette volonté acharnée, (…), ce besoin
intérieur profond qui les pousse à vouloir authentifier contre vents et marées la fiction par le
réalisme de l'image photographique."
L'analyse du film permet à Godard de citer Bazin sans ambiguïté. C'est par ce désir que la fiction
vient s'authentifier mouvement en rapport avec l'ontologie de l'image photographique, c'est par
l'acte de filmer que la nature met en scène elle-même sa beauté. Bazin dit :
"La caméra seule possédait un Sésame de cet univers où la suprême beauté s'identifie à la fois à
la nature et au hasard."
74
sont produits dans la réalité sous peine de ne pas être crus.93 L'octroi de la part du
hasard par le film, fait que l'ontologie de l'image photographique déplace le centre de la
vraisemblance.
"En nous montrant tous ces prodiges de mise en scène, Haroun Tazieff, ipso facto, nous prouve
que la mise en scène est chose prodigieuse."
"La claquette annonçait mademoiselle une telle : on voyait entrer au fond du décor la fille qui
s'avançait pour venir embrasser au premier plan un homme en amorce. Le baiser durait de
longues secondes. Le type se retournait alors vers la caméra avec un air de marchand de tapis et
disait “coupez”. C'était Jules Dassin. "
Sous couvert d'une prise en charge totale du film jusqu'à occuper le poste de Casting
Director, Godard montre toute la cupidité de Dassin, qui par lubricité, fait passer les tests
pour pouvoir les embrasser. Ce sont souvent des étapes comme cette anecdote de droit
de cuissage qui montre le désir de changement de ce monde du travail, et même pour
ceux qui étaient déjà à l'intérieur du système.
93
. Georges Conchon, "Interview télévisé", 14 Décembre 1978, Antenne 2 : “J'ai dû enlevé un certain nombre
de choses qui se sont effectivement produites dans notre histoire pour paraître plus vraisemblable." (Georges
Conchon a adapté ses propres romans en scénarios de fiction marquant les années 70).
75
"Pas de demi-mesure :
Et pourquoi donc? Parce qu'en choisissant du fond du cœur l'un ou l'autre, on retombe
automatiquement sur l'autre ou l'un."
A son habitude, Godard nous met en présence d'un départage entre les deux notions
réalité et fiction, par une série de caractéristiques, qui tendent à nous démontrer qu'il
s'agit d'une seule et même chose. Par la suite Godard ajoute :
"Tous les grands films de fictions tendent au documentaire, comme tous les grands
documentaires tendent à la fiction".
C'est donc parce que ces deux notions sont ambivalentes qu'il est important pour Godard
de choisir comme il dit du fond du cœur l'un ou l'autre, car finalement on l'aura compris, il
s'agit ici plutôt d'intensité de l'engagement qui fait que plus on s'engage dans une des
deux, plus le contraste surgit. C'est donc le constat que la dialectique fiction/réalité est en
opposition apparente et que le degré d'engagement dans lʼune ou l'autre voie est
autrement plus fondamentale.
La définition nietzschéenne de l'art comme une organisation du faux pour pouvoir vivre et
ne pas périr de la vérité se trouve contredite selon Godard car le cinéma, en tant qu'art et
comme on l'avait vu à la Ref.107, le cinéma se substitue à la vérité et se fait
l'organisateur du mouvement du monde incluant dans son propre processus les lignes du
hasard. Aussi JLG titre-t-il dans son dernier paragraphe : Art ou Hasard.
"Voilà qui prouve (ce plan d'un visage qui surgit du noir comme impromptu) en tout cas que tous
les chemins mènent à Rome ville ouverte.
Si les voies de l'art sont imprévisibles (jouant avec l'expression consacrée à la religion : les voies
du seigneur sont impénétrables.) c'est parce que celles du hasard ne le sont pas."
"Tout est clair maintenant. Se fier au hasard, c'est écouter des voix."
Puisque il nous avait décrit une longue séquence noire sur laquelle surgissait par hasard
un visage, c'est par la voix qu'a lieu la rédemption de l'image. D'autant plus que la post-
synchronisation du film fut faite par les acteurs eux-mêmes qui devaient essayer de
redire ce qu'ils avaient à dire (au moment du tournage muet). Produisant par ce décalage
76
léger une manière proprement moderne, puisque la voix d'un seul tenant appartenant au
corps de l'acteur se trouvait improvisée comme une partition de Jazz.
Ref.110 -RIFIFI
(Alex Joffé, DU RIFIFI CHEZ LES FEMMES).
n°94. 04/1959. p.44
Notule qui confie la déception que le film ne ressemble pas à ce qu'on pouvait attendre
de Joffé. Godard organise un jeu de piste avec des mots dans le style "Marabout, bout
de ficelle" qui évoque la manière de la référence 62 et son pouvoir d'évocation aléatoire,
ici dans cette notule elle est poussée jusqu'à son paroxysme :
"Joffé a déjà mis en scène des Assassins . Oui, mais ils étaient du Dimanche , et qui dit
dimanche dit “le dimanche de la vie” et qui dit de la vie dit La Vie à deux , et qui dit deux dit Deux
sous d'espoir ou Rien que nous deux, bref, qui dit Queneau, Guitry ou Castellani, retombe sur
Alex Joffé."
ASSOCIATION AUTOMATIQUE
Bref l'association est ici par endroit purement vocale, reliant que nous avec Queneau.
C'est une association qu'on pourrait presque concevoir comme automatique.
"Le fameux style de la Triangle, plus que chez Dwann ou Raoul Walsh, c'est chez Boris Barnett
qu'il faut aujourd'hui aller le dénicher."
On remarquera d'une part que c'est un soviétique qui représente un style américain,
formant un axe pacifié (Moscou-Hollywood), qu'il dénoncera plus tard au moment des
tracts du groupe Dziga Vertov95, et d'autre part que le représentant d'un style pouvait être
94
. La Triangle comme la Biograph est une des premières société de productions hollywoodiennes.
95
. Jean-Luc Godard, “Que faire ?”, (Double page de Politique Hebdo réalisée par Le groupe Dziga Vertov,
non daté), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,.
p.344 : "Les partisans de la coexistence pacifique Hollywood - Moscou attaquent en force à droite comme à
gauche".
77
exogène à celui-ci. Le cinéma, on le savait déjà au temps du muet, détient un pouvoir de
propension à l'universalité96, mais pour le parlant, Godard retient la leçon de Rivette à
propos de Mizoguchi, qui, des antipodes nous parle pourtant avec le même langage :
celui de la mise en scène97.
Aussi comme toujours, à la recherche d'un paradoxe cinématographique, celui de
désigner le représentant d'un style américain étranger de deux façons, la nationalité
dʼabord, puis aussi, sans que l'auteur ne le sache.
Godard après avoir indiqué quelques nouvelles règles de conduite critique reste en arrêt
devant le titre et à son habitude comme nous commençons maintenant à le comprendre,
cherche le qualificatif maximum pour cette fois-ci le titre du film.
"Après Le Plaisir, c'est le plus beau titre de tout le cinématographe parlant et muet."
"C'est une idée simpliste. Peut-être, car, après tout, c'est une idée de producteur. (…)"
Discours ambigu, tenu par Godard lorsqu'il aborde la fonction du producteur peut ici
paraître un jeu d'enfant comme de donner de l'argent et inventer des titres de films, mais
il n'en est rien. Ecartant la simplicité de l'action, Godard désigne la nomination de titre
comme le privilège du producteur. Confirmation de la fonction dans les HdC avec
Thalberg et Selznick.
96
. Elie Faure, Fonction du cinéma, (1925), Paris, Ed. Denoël/ Gonthier.p.64.
97
. Jacques Rivette, “Mizoguchi, vu d'ici”, Cahiers du Cinéma , n°81, Mars 1958, Ed. de L'Étoile. p.28 : « Si la
musique est idiome universel, la mise en scène aussi : c'est celui-ci, et non le japonais qu'il faut apprendre
pour comprendre “le Mizoguchi”. L'exotisme rend compte suffisamment de l'intonation superficielle qui sépare
un Tadashi Imai d'un Cayatte. »
78
évident chez Godard, plus évident, plus présent, en plus de cette utopie, on comprend
également la relation qui veut que l'acteur, le personnage soit le double, un ex-voto
humain entre le spectateur et le cinéaste. Lʼimage de son corps est le carrefour vers
lequel convergent les projections (du regard) de désirs du cinéaste comme celui des
spectateurs. Aussi il est le lieu de toutes les identifications (cinéaste comme spectateur).
Souvent lorsque l'on réfléchit sur les conditions du spectateur98, et de sa capacité à
s'identifier aux corps, corps de personnages du même sexe mais également du sexe
opposé, et aussi sur son identification possible avec le corps d'ensemble du film, le film
étant comme un rêve appartenant à celui qui le regarde, dans la souveraineté de son
regard, le spectateur mange, s'approprie le film face à lui, le réduit et le fait sien.
Ce que nous conte Godard dans cet article sur Douglas Sirk, c'est que la même
opération est possible du côté du cinéaste. Le cinéaste Godard ne réalisant pas encore
ses films, mais par ses articles effectue une production du cinéma, et comme producteur,
il produit non pas des films, mais par ces entrelacs d'idées, montages de concepts
cinématographiques, Godard produit du cinéma. Et l'identification qu'il repère, qu'il
suppose que fait Sirk vis à vis de ses personnages, c'est lui qui n'en est pas témoin
mais producteur; Par le rôle de faire la critique du film, il vampirise le statut du
réalisateur. Il prend sa place mais comme le film est déjà fait, et n'est pas contraint (à la
réalisation) c'est-à-dire qu'il n'est pas contraint au rendu réel du film, le film est là, au
présent, abolissant toute coordonnée temporelle du film, il se place, se substituant au
réalisateur, dans un lieu utopique qui est :
L'UBIQUITÉ DU CRITIQUE, le réalisateur dans son potentiel, son désir, son devenir, sa
concrétion, sa finalité, son passé.
Par l'abolition temporelle, le film étant déjà fait, le critique produit le film, le même film,
mais c'est plus qu'un détournement théorique du film, ce détournement, par la place qu'il
occupe face au film, il le rend pour le coup autant intemporel que son acte
d'appropriation. D'où la légèreté dʼécriture souvent insolente que Godard se permet sur
les films, comme une certaine hauteur que des regards mal avertis pourraient vouloir
localiser, spatialiser en disant : « il se place au-dessus des films ». Il n'en est rien,
Godard plonge dans le film, et effectue une deuxième fois sa production. Il le reproduit
parce qu'il est passé mentalement par son processus de re-présentation.
LE PROCESSUS DE RE-PRÉSENTATION.
Aussi va-t-il chercher un autre exemple de cinéaste qui veut se mettre dans la peau de
ses personnages : Abel Gance. Gance en plus de son désir d'identification joint l'acte à
la puissance, transformant son geste d'identification par un mouvement d'appareil :
"(…) Gance (qui) lançait des caméras en l'air lorsque Bonaparte enfant lançait des boules de
99
neige dans la cour de Brienne."
Ainsi donc il s'agit de similitude de deux gestes, un par l'acteur, l'autre par le réalisateur,
qui n'étant pas pour un temps donné dans l'écran va substituer au geste, celui de la
caméra.
98
. Le siècle du spectateur, VERTIGO, Ed. J. M. Place. 1994..
99
. C'est nous qui soulignons.
79
C'est toujours dans la similitude du mouvement de la caméra avec la course d'un acteur
que Godard conclue. La force du Cinémascope tel que le produit Sirk c'est de suivre à la
trace les comédiens qui courent devant, et se baisser au moment où ils se baissent pour
passer sous une barrière.
80
comme un compliment. Malgré les erreurs grossières comme un changement de support
dans un champ - contrechamp, Godard y trouve au contraire une vertu :
"Mais ça n'a pas d'importance puisque, comme le dit je ne sais quel livre de sagesse , la vérité est
dans tout, et même, partiellement dans l'erreur. Je trouve le “partiellement” sublime. Il explique
tout. Il explique que le champ sur le tigre soit en 16mm agrandi, et le contre-champ sur le vieillard
en 35 mm. India prend le contre-pied de tout le cinéma habituel : l'image n'est que le complément
de l'idée qui la provoque. India est d'une logique absolue (…)"
Ce qui est intéressant c'est que l'exemple du champ - contrechamp entre en résonance
avec les deux assertions suivantes : le cinéma habituel devenant le 16 agrandi, face à
India en 35. Idem avec l'image associé au 16 alors que l'idée se valide avec le 35. Les
mots apparentés par homonymie font que l'écho fonctionne, grâce à la similitude des
termes de : contrechamp, contre-pied (pour la deuxième phrase) et complément (pour
la troisième).
Ref.116 -FRANC-TIREUR
(Paul Wendkos, TARAWA BEACHHEAD [TARAWA TÊTE DE PONT]) .
n°96. 06/1959. p.56
Pour cette notule, la critique de Godard sʼexerce en deux parties, séparant de façon
inhabituelle le regard avec l'esprit.
Il compare Wendkos avec Goodis, et cite un personnage comme proche de Gilles de
Drieu La Rochelle. Les allers-retours Cinéma-Littérature chez Godard se font sans
encombres. Mêlant auteurs (de films et de romans) et personnages (de films et de
romans) comme comparables; même s'ils ont une existence hétérogène, par l'impureté
du cinéma, et par l'hétérogénéité comme constitutive du cinéma, Godard autorise la
comparaison avec les autres arts. Chaque article référencé en fait usage, on le voit
maintenant de plus en plus clairement. On établira en conclusion plus tardivement que la
rédaction de ces critiques est donc un peu plus importante que la rédaction écrite des
HdC.
81
"Il faut le prendre dans le sens le plus simple. Elle n'a rien vu parce qu'elle n'était pas là. Lui non
plus. D'ailleurs, de Paris, il lui dit également qu'elle n'a rien vu, alors qu'elle est parisienne. Le
point de départ , c'est la prise de conscience. Resnais a, je crois, filmé le roman que tous les
jeunes romanciers français, des gens comme Butor, Robbe-Grillet, Bastide, et bien sûr Marguerite
Duras, essayent d'écrire."
LA PORNOGRAPHIE DE L'HORREUR
"Il y a une chose qui me gène un peu dans Hiroshima (…) c'est qu'il y a une certaine facilité à
montrer des scènes d'horreur, car on est vite au-delà de l'esthétique. (…) Il y avait un
documentaire produit par l'UNESCO qui montrait dans un montage sur musique tous les gens qui
souffraient sur terre, les estropiés, les aveugles, les infirmes, ceux qui avaient faim, les vieux, les
jeunes etc.. J'ai oublié le titre. (…) Eh bien ce film était immonde. L'ennui donc en montrant des
scènes d'horreur, c'est que l'on est automatiquement dépassé par son propos, et que l'on est
choqué par ces images un peu comme des images pornographiques. Dans le fond, ce qui me
choque dans Hiroshima, c'est que, réciproquement, les images du couple faisant l'amour dans les
premiers plans me font peur au même titre que celles des plaies, également en gros plan,
occasionnées par la bombe atomique. Il y a quelque chose non pas d'immoral, mais d'amoral, à
montrer ainsi l'amour ou l'horreur avec les mêmes gros plans."
ROSSELLINI
"C'est peut-être que là que Resnais est véritablement moderne par rapport à, mettons, Rossellini.
Mais je trouve alors que c'est une régression, car dans Voyage en Italie, quand George Sanders
et Ingrid Bergman regardent le couple calciné de Pompéi, on avait le même sentiment d'angoisse
et de beauté mais avec quelque chose en plus."
TRAVELLING ET COCTEAU
"On retrouve cette idée100 sur le plan de la mise en scène, puisque ce que veut Resnais, par
exemple, c'est d'arriver à faire un travelling avec deux plans fixes. (…) Ou Cocteau qui disait : “à
quoi sert un travelling pour filmer un cheval au galop ? ”
100
. L'idée d'une tentative (ou une tentation) de résoudre la contradiction fondamentale qui est partout dans le
monde dixit J.Rivette auparavant dans la discussion.
82
correspondantes à des intentions esthétiques. C'est le déroulement narratif pur du film.
Rentrer dans sa critique c'est rentrer dans une critique de l'histoire, sans prendre en
compte les effets filmiques du cinéaste. Notons d'autant plus que la disjonction son /
Image est plus prégnante puisqu'il s'agit ici d'une comédie musicale et d'autant plus
difficile à décrire dans une mise en commun (le son et l'image ne font plus qu'un) du
texte.
1-PICKPOCKET-Robert Bresson
1-DEUX HOMMES DANS MANHATTAN-Jean-Pierre Melville
3-LES RENDEZ-VOUS DU DIABLE-Haroun Tazieff
4-MOI, UN NOIR-Jean Rouch
5-LA TÊTE CONTRE LES MURS-Georges Franju
6-LE DÉJEUNER SUR L'HERBE-Jean Renoir
7-HIROSHIMA MON AMOUR-Alain Resnais
8-LES 400 COUPS-François Truffaut
9-LES COUSINS-Claude Chabrol
10-DU CÔTÉ DE LA CÔTE-Agnès Varda
"Jacques Becker est mort sur un champ de bataille inouï et terrible : celui de la création
artistique."
Godard avait pu exprimer cette association lorsque le film de Truffaut avait été
sélectionné à Cannes101 . Ici, c'est l'image de LA BANDERA102 et de Le Vigan martelant
101
. Ref.A59/A60. Mais voir aussi Ref.57
102
. Julien Duvivier, LA BANDERA, 1935.
L'extrait sera utilisé par JLG, pour la mémoire de Becker et de quelques autres combattants du cinéma pour
le centenaire du cinéma (1996).
voir Ref.Film 65. 2X5OANS DE CINÉMA FRANCAIS
83
de sa voix aiguë et rauque "Morts aux champs d'honneur" que nous imaginons ce que
Godard pense, lorsquʼil rédige en liminaire ce texte en deux paragraphes :
Le premier paragraphe est une mise en scène des personnages des films de Becker qui
effectuent des gestes symboliques à la même heure, au début du jour, le moment même
où Becker expira. Il crée plus qu'un parallèle, une continuité entre les personnages des
fictions de Becker et Becker lui-même. Ce qui lui fera dire à la fin du second paragraphe :
"Il n'y a qu'à comparer une photo de Becker au volant de sa Mercedes 300 SL avec le premier
103
plan des Aventures d'Arsène , pour voir que Robert Lamoureux était son portrait craché.
Jacques Lupin, alias Artagnan Becker est donc mort. Faisons semblant d'être émus, car nous
savons, depuis le testament d'Orphée, que les poètes font semblant de mourir".
LA PATRIE DU CINÉMA
Le second paragraphe est l'appréciation du cinéaste au cinéaste. Godard place Becker
entre Renoir, Ophuls et Melville, leur attribuant une nationalité ou une ville à chacun :
CINÉASTE PATRIE
RENOIR ITALIE
OPHULS VIENNE
MELVILLE NEW-YORK
BECKER FRANCE
mais voir surtout Ref.Film.56. GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA. où la
formule de l'Appel aux morts y est présente pour la première fois, ainsi que la tentative de la définir.
103
. Les Aventures d'Arsène Lupin, (Jacques Becker, 1957).
104
. Octave Mannoni, L'autre scène, Paris, Ed. du Seuil.1972. : "Je sais bien mais quand même".
84
Dans son film Liberté et Patrie (2002), la patrie susdite est plutôt Genève et Rolle que la
Suisse. Il s'agit avant tout du lieu dans lequel on retourne, d'un exil, celui de la création
solitaire, on retourne au pays des autres artistes. Citant à cette occasion ainsi que dans
son film The Old Place (1999), le poème de Friedrich Hölderlin : Ich zur Heimat.(Retour
au pays natal)105 Supposons au moins que le heimat (le pays) n'a pas la même exigence
d'appartenance que le Vaterland. Pour finir les exemples qu'il donne en français sont
justement des pistes : la rose de Fontenelle.
Et la bande à Bonnot, bande d'Anarchistes exécutés injustement par la police, nʼest pas
un exemple de personnages rassembleurs d'une communauté, mais bien des
individualités se dressant face à l'ordre social français.
"pas mal de filés, des plans sur et sous-exposés, une ou deux fois flous."
Sous-entendant donc que la préoccupation de la forme vient après celle du sujet, comme
on peut l'envisager pour un film de reportage. Bref tout ce qu'il est sommé de ne pas
montrer dans un film de fiction conventionnel et professionnel cela va de soi. On
comprend que c'est à partir d'À bout de souffle , qu'il a porté la maladresse technique au
rang du geste artistique. Godard écrit qu'il va continuer, en faisant même l'inventaire des
fautes qu'il ne faut pas faire après ses faux-raccords. Nicholas Ray, en précurseur de
cette technique, l'avait précédé.
Pareil au texte patriotique sur Becker106, il affirme que son personnage est fier d'être
français mais au lieu de la Bande à Bonnot, on a Louis Aragon et plus classiquement
Joachim du Bellay.
105
. Anthologie Bilingue de la poésie allemande. Paris, Ed ; Gallimard. Coll. Pléiade. p .1034.
On retrouve ce texte également dans Allemagne, année 90 (1991).
106
. Ref.122
85
Ref.124 -LES DIX MEILLEURS FILMS DE 1960. n°116. 02/1961. p. 2
Par ordre alphabétique
LES BONNES FEMMES (Claude Chabrol)
LES DENTS DU DIABLE (Nicholas Ray)
GIVE A GIRL A BREAK (Stanley Donen)
L'INTENDANT SANSHO (Kenji Mizoguchi)
MOONFLEET (Fritz Lang)
NAZARIN (Luis Bunuel)
LE POÈME DE LA MER (Alexandre Dovjenko)
LE TESTAMENT D'ORPHÉE (Jean Cocteau)
TIREZ SUR LE PIANISTE (François Truffaut)
86
au lieu de laisser en place, certains mots comme on se doute l'Algérie, ou les terroristes,
ou encore les algériens. On connaît les déconvenues qu'a eues Godard avec ce film. Et
des problèmes de la censure et de son interdiction au moment de la sortie. En effet le
film tourné avant même qu'A BOUT DE SOUFFLE ne sorte, s'est vu interdire à cause des
évènements de la guerre d'Algérie à une époque où cette guerre ne disait pas son nom,
puisque l'Algérie n'était encore qu'un département français et que certains
indépendantistes, Fellagha, pour utiliser le vocabulaire employé de l'époque, ont essayé
de créer une situation chaotique pour pouvoir obtenir l'indépendance. Comme un peu
plus tard Tombeau pour 500.000 soldats de Pierre Guyotat, victime lui-aussi dʼune
censure, c'est-à-dire lʼinterdiction totale du livre, LE PETIT SOLDAT est finalement sorti
plus tard107. Même si l'idée de la censure est d'enlever ou tout au moins d'empêcher de
sortir certaines productions, le système de Godard fait que la censure laissant des blancs
laissent comme un jeu de remplissage sur ce qui manque. Similairement c'est en 1995,
le film co-réalisé avec Anne-Marie Miéville, intitulé 2x50 ans de cinéma français, un film
commémoratif de la naissance du cinéma, commandé par le British Film Institute, où
faute d'argent, il n'avait pu obtenir les extraits de film français et au lieu de travailler avec
d'autres extraits, Godard avait seulement mis la bande-son et inscrit le carton noir en
lettrage blanc : NO COPYRIGHT. Le film comportait des cartons emblématiques de la
pauvreté de sa réalisation ainsi que de lʼhistorique de sa fabrication.
Ces trois points d'économie sont en fait trois parties d'une discussion, table ronde
comprenant différents intervenants comme Doniol-Valcroze, Truffaut, Delahaye, Kast,
Moullet, Rohmer, De Givray, Labarthe et Godard. Les trois parties sont le Public, la
Production et la Distribution. La discussion veut constater le résultat de l'impact des
changements que la Nouvelle Vague a elle-même produite, sur ces trois parties.
Ajoutons lʼapparition dans les mêmes années des mass médias avec son rôle
amplificateur mais moins déterminant que maintenant, et les rapports existants ou
inexistants, contrôlables ou incontrôlables entre ces trois parties. Rappelons également
que cette table ronde intervient dans le numéro 138, qui est le numéro spécial Nouvelle
Vague. Godard interviendra peu mais suffisamment pour que cela retienne notre étude.
107
. Le film ne sortira qu'en 1963.
87
Aussi il ne souffle pas un mot dans la première partie, mais dans la seconde il ajoute une
précision sur la distribution.
1-HATARI!-Howard Hawks
1-VANINA VANINI-Roberto Rossellini
3-A TRAVERS LE MIROIR-Ingmar Bergman
4-JULES ET JIM-François Truffaut
5-LE SIGNE DU LION-Eric Rohmer
6-VIVRE SA VIE-Jean-Luc Godard
7-ANNÉES DE FEU-Alexandre Dovjenko
8-DOUX OISEAUX DE JEUNESSE-Richard Brooks
9-UNE GROSSE TETE-Claude de Givray
10-COUPS DE FEU DANS LA SIERRA-Sam Peckinpah
"Le malentendu provient simplement de ce que j'ai filmé la guerre objectivement à tous les
niveaux, y compris celui de la conscience."
"Or, la conscience est toujours subjective, à un degré plus ou moins grand. (Même traitée en tant
qu'objet, chez Bresson, il s'agit toujours d'un objet dont la caractéristique est précisément la
subjectivité). Et tout les films, et en particulier les films de guerre, ont toujours misé dessus"
108
. Henri Bergson, Les données immédiates de la conscience(1896), Paris, Ed. PU.F, 1974. p.52 : La
perception des images lorsqu'on se remémore…
109
. Merleau-Ponty, Lʼœil et lʼesprit, Paris, Ed. Gallimard, 1964.p.32 : une philosophie figurée de la vision.
88
Le plus important reste qu'il assume la singularité du sujet-cinéaste face à lʼobjectivité
(représentée par lʼidée du public) et invente ce qu'on lui reproche. Et cette technique
mixte, celle de monter en montage alterné des prises de vues documentaires de la
guerre avec celles du tournage de sa fiction a choqué les critiques par ce que non
respectueuse vis à vis des morts — on lui reprochera dans la même perspective, ce
genre de montage pendant les HdC, lorsqu'il montera en alternance les extraits porno
avec des images de la déportation (Shoah)—. Comment parvient-il à justifier ce montage
blasphématoire de ces images (de guerre, de la Shoah) qui se veulent pour ses juges,
garantes de tout le réel ?110
De ses propres mots, c'est l'éloge du truquage. Le truquage est cette contextualisation
d'une image, ici celle d'un mort à la guerre qui prend ou ne prend pas de sens selon la
disposition de celui qui regarde le film. Notons au passage que Godard attribue la
détermination du sens par le sujet, non pas au niveau du cinéaste, mais bien à celle du
spectateur. Le film comme objet, objet de rapport entre les deux sujets : cinéaste et
spectateur :
"C'est ce que j'appelle truquer — même avec des mains pures — car faire un film d'actualités, ce
n'est pas voler la vie qui dort dans les blockhaus des cinémathèques, c'est dépouiller la réalité de
ses apparences en lui redonnant l'aspect brut où elle se suffit à elle-même; en cherchant en
même temps l'instant où elle prendra sens."
"Filmer n'est donc rien d'autre que saisir un évènement en tant que signe, et le saisir à une
seconde précise, celle où (…) la signification naît librement du signe qui la conditionne et la
prédestine."
Filmer serait donc faire correspondance avec le salut, avec le geste de la libération, et,
puisque devenu primordial, la situation, dans laquelle l'image est faite. Filmer, c'est en
dernière instance : choisir.
110
. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003.p.159. Dans ce livre, GDH
présente exemplairement le point de vue dʼun des juges de lʼimage : Gérard Wajcman ; pour ce dernier :
“ Il faudrait alors voir dans les HISTOIRE(S) DU CINÉMA de Godard une débauche dʼimages composites
animée par le souffle idolâtre des Muses et dans SHOAH de Lanzmann, une seule image, une Table de la
Loi cinématographique vouant toutes les autres, notamment celles de Godard, au statut de veaux dʼor. ”
89
FAUX-RACCORDS
L'article se finit par des nouveaux extraits de presse qui critiquent Godard sur les faux-
raccords, la pauvreté de son écriture et la mauvaise photo. Lui explique ce procédé par
le fait même que toute image raccorde avec une autre et que le mauvais raccord n'est
qu'une histoire d'habitude que nous a donnée Hollywood.
L'ENNUYEUSE CRUAUTÉ
Sur la pauvreté des textes , et les transitions éculées, Godard répond ce qui sera son
argument sur l'origine des textes, ce n'est pas lui qui les a écrits, mais il fournit en plus
une bibliographie qui prouve qu'il a effectué une recherche documentaire sur la
correspondance de guerre. Il rétorque, avec toujours en tête la force de la subjectivité :
"La plupart de ces textes sont effectivement d'une terrible pauvreté, d'une triste et ennuyeuse
cruauté."
LE FILM MAUDIT
"Le seul vrai film à faire sur eux (les camps de concentrations) — qui n'a jamais été tourné et ne
le sera jamais parce qu'il serait intolérable — ce serait de filmer un camp du point de vue des
tortionnaires, avec leurs problèmes quotidiens. Comment faire entrer un corps humain de deux
mètres dans un cercueil de cinquante centimètres ? comment évacuer dix tonnes de bras et de
jambes dans un wagon de trois tonnes , comment brûler cent femmes avec de l'essence pour dix
? Il faudrait aussi montrer les dactylos inventoriant tout sur leur machine à écrire. Ce qui serait
insupportable ne serait pas l'horreur qui se dégagerait de telles scènes, mais bien au contraire
leur aspect parfaitement normal et humain. (CQFD. (Carabiniers quel film dangereux)."
"Je trouve dommage qu'il ait été produit dans des mauvaises conditions, dont je suis responsable
puisque c'est moi qui ait présenté Rozier à Beauregard, et qu'il ait coûté le double de ce qu'il
devait."
90
L'ambiguïté du propos de Godard est intéressant. Beaucoup moins clair quant à la
position qu'il adopte en terme de représentation tel qu'il l'a fait dans LE MÉPRIS où le
cliché du "combat entre le producteur face au réalisateur" est remporté par le réalisateur.
Par le fait même que le réalisateur existe dans la fiction comme dans la réalité (Fritz
Lang) alors que le producteur est joué par un comédien. Ne pas prendre part au débat
de la défense ni de l'un ni de l'autre, est révélateur du propre rapport qu'entretient
Godard avec ces deux fonctions et du refus de choix qu'il peut avoir à cette occasion.
"Le Western a disparu en tant que genre économique, en tant qu'industrie. Aujourd'hui le genre
existe toujours mais d'un point de vue purement esthétique."
91
"C'est tout simplement parce que Penn n'avait pas filmé la locomotive du TRAIN en contre-
plongée. (…) Ça ne faisait pas monumental, ni super-production. On n'avait plus peur, l'arrivée du
train n'était plus impressionnante".
Faisant référence, non par hasard, à l'arrivée du train des Frères Lumière, Godard
suggère que le cinéma Hollywoodien soit dans la pratique d'une surenchère de la notion
spectaculaire (le côté Méliès)111, soit dans son omission, on se coupe du coup du côté
Lumière, ce qui est logique : l'addition d'effets du spectacle, d'effets de représentation
font qu'on s'éloigne de la réalité vraisemblable ou à l'instar si l'on refuse radicalement de
mettre quelques effets de représentation, on se coupe radicalement de l'aspect
monumental requis pour le cinéma hollywoodien, montrant qu'à Hollywood, ce n'est pas
parce que les choses sont là que l'on doit les fixer.
DISPROPORTIONS HOLLYWOOD/EUROPE
La disproportion entre les deux continents du cinéma se retrouve dans la capacité d'un
côté (USA) et le désir sans moyens de l'autre (Europe), ou alors la minimisation de qu'ils
ont accompli d'un côté et l'exagération de l'autre.
Godard en parlant des cinéastes américains projette son propre désir, de devenir ce qui
s'affirmera comme suit : à envier Cukor pour ses moyens et, parlant de son expérience,
d'avoir rencontré Nicholas Ray, de sa propension à aimer les films de Ray dans leur
entier, alors que ce dernier n'en retient que quelques éléments.
"Ce qu'il faut dire c'est que, si Cukor voulait, il pourrait ; (…) s'il veut, il peut se payer une salle de
montage chez lui.
(…) Ce qui est frappant chez N. Ray, c'est que, chaque fois que, moi, j'aime beaucoup un de ses
films, il me dit : “Oui, il y a un ou deux plans que j'aime bien ; là, il y avait un beau travelling; là,
une belle photo …des choses dans ce genre”".
On comprend qu'une des forces d'avoir été critique aux Cahiers du Cinéma a offert à
cette génération, le fantastique privilège de rencontrer les grands cinéastes américains
qui, de leur côté, iront voir leurs films et leur donneront, par le fait d'en avoir pris
connaissance, une existence. Et de l'existence jusqu'à la proposition de travail, il n'y a
qu'un pas :
"Preminger m'avait offert un film aux Etats-Unis, et je lui ai dit :“J'aimerais tourner un roman de
Dashiell Hammett”… Et il n'a pas marché, parce qu'il voulait que je fasse quelque chose sur New-
York."
111
. Pour cette distinction Eisenstein / Rouch ou Côté Méliès / côté Lumière, voir Ref.84.
92
Ref.135 -CHARLES S. CHAPLIN, (directed by, 60+60 (+1) cinéastes).
n°150/151. 08/1963. p.118
Issue du dictionnaire des réalisateurs américains, Godard consacre Chaplin comme le
plus grand, dont la caractéristique humaine est ce qui pourrait le mieux le définir.
"Leacock pourchasse avec acharnement la vérité sans même se demander de quel côté des
Pyrénées se trouve son objectif, en deçà ou au-delà ?"
On remarquera (hormis la métaphore utilisée), que c'est, déjà comme il l'avait fait
avant112, une tentative de géométrisation de qualité qui par définition n'a pas d'existence
spatiale.
Le choix pour le cinéaste, même documentariste, est de savoir s'il opte pour un film qui
est réalisé sous des augures de la fiction en vue de la dépasser, être au-delà (Flaherty)
ou rester sur une sobriété exemplaire. La deuxième et troisième dichotomie travaille sur
la séparation des effets et des causes et des règles avec ses exceptions :
"Donc, de quelle vérité il s'agit. En ne séparant pas la cause de l'effet, en mélangeant la règle et
l'exception, Leacock (...) ne se rend pas compte que son œil en train de cadrer dans le viseur est
112
. Ref.100. Ailleurs. à propos d'Astruc.
93
à la fois plus et moins que l'appareil enregistreur dont cet œil se sert; oui, plus ou moins, selon les
cas (plus chez Welles, Moins chez Hawks), mais jamais uniquement cet appareil enregistreur, qui
selon les cas, restera enregistreur ou deviendra stylo et pinceau."
Pour Godard en tant que cinéaste, donc c'est l'affirmation du sujet, la subjectivité qui peut
conduire le cinéaste à être objectif, objectif comme la conscience de n'être justement pas
subjectif, tout au moins le désir, car on sait que l'objectivité de l'homme n'existe pas, ou
tout du moins se maintient-elle dans son individualité désirante.113
Ainsi Godard vérifie l'idée de l'invention et de sa pureté, avant dʼimpliquer non pas la
cause, mais l'intégration d'un contexte dans laquelle l'invention se produit. Le travail sans
filet, autrement dit, le risque, est donc pour lui une des conditions du repérage de
l'invention. Sa valeur s'estime donc plus à l'endroit (espace ou temps) dans lequel elle
est faite, plus peut-être que la nature même de l'invention.
Ensuite Godard utilise l'adjectif maudit à l'usage du lecteur et de lui-même, qu'il est
convenu d'attribuer à Welles. Pour ensuite placer Welles au même niveau que Griffith et
affirmer que : "Tous, toujours lui devront tout."
113
. Mehdi Bellaj Kacem, Society, Nîmes, Ed.Tristram. 2001.p .132.
114
. C'est bien Adolfas et non pas Jonas son frère, comme le persistent les éditions du Godard par Godard.
115
. La liste est en effet une procédure de style typiquement surréaliste. On la trouve chez Jacques Rigaut,
Agence générale du suicide, Philippe Soupault, Le destin de Nick Carter, ou même Jacques Prévert ,Le roi et
l'oiseau. voir aussi Troisième Partie. Au début de lʼanalyse des HdC.
94
Ref.141 -BILLY WILDER, n°150/151, (directed by, 60+60 (+1) cinéastes).
08/1963. p.177
La note est brève, élogieuse, jouant sur les mots, il compose ses phrases avec les titres
des films de Wilder. Un cadavre exquis 116 pour lui dire ce qu'il est devenu avec le temps
aidant : un cinéaste.
116
. Jeu surrréaliste, le cadavre exquis est un poème ou un dessin fait par plusieurs personnes, les uns à la
suite des autres sans que personne ne sache ce qu' a fait le précédent ni le suivant. Pourtant sans aucune
concertation, ni connaissance de l'action de l'autre, ces dessins ou poèmes font preuve d'une étrange
cohérence . C'est cette conséquence qu'André Breton appelait le Hasard Objectif.
André Breton, Nadja, Paris, Ed.G.L.M., 1928.p.43.
95
6) CAHIERS DU CINÉMA [3ème partie : 1963 - 1980]
Le métier de cinéaste
LIMINAIRE
A partir de l'année 1963, Godard est en pleine activité filmique et le point de bascule
écriture / filmage ne se fera pas radicalement, comme le fait remarquer Jean Narboni
dans son Introduction au livre qui regroupa presque totalement, en 1968, ces critiques :
"le passage à la mise en scène n'a impliqué chez lui (Godard) nulle rupture radicale d'activité
mais un simple changement de situation de ces deux pratiques, une inversion de leur mode
117
d'intégration réciproque"
Mais on peut considérer qu'à partir de l'année 1963, Godard arrête d'aller voir tous les
films qui sortent, exhaustivité nécessaire pour faire son métier de critique. C'est le métier
de cinéaste qui l'occupait à temps presque entier de 1960 jusqu'à 1963, on peut dire que
maintenant les interventions écrites se feront de plus en plus rares, presque une par
année.
Des entretiens (Antonioni, Allio et Bresson) et quelques articles encore sur des films
majeurs mais maudits pour Godard (ORPHEE, MEDITERRANÉE). La nouveauté que
donnera maintenant Godard consiste en des traces écrites de son propre travail filmique
(Ref.74, 81, 87, 88, 102).
Historiquement donc on peut estimer l'arrêt de l'activité critique en l'année1963 incluse
puisque c'est la dernière année où il donnera sa liste des dix meilleurs films de l'année.
Cette liste étant la preuve quantifiable de la vision de tout film sorti et du souci de leur
intégration dans l'actualité.
L'activité critique de Godard va donc se situer d'abord dans une zone que Narboni,
toujours dans son Introduction, va décrire comme mouvement pour aller jusqu'au cœur
de sa création filmique, passant par sa base pour finalement en constituer ses jointures :
"(…) nous l'avons vu (la pratique) ensuite située dans une sorte de zone marginale, en bordure
des films, puis intégrée plus profondément à leur substance jusqu'à articuler, dans les derniers, le
118
jeu profond de leurs parties" .
Aussi tel qu'il le pressent, l'exercice esthétique de Godard malgré son déplacement
inversé consistera plutôt à être évalué dans la zone intermédiaire des limites préétablies
des activités, voire même dans le motif des liaisons seules, dont le ET ou le OU BIEN
offriront plus tard des exemples de transitions riches de réflexions.
117
. Ref.171. Jean Narboni, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, (Introduction), Paris, Ed. Pierre Belfond,
Coll. Cahiers du Cinéma. 1968. p.6.
118
. Ref.171. Jean Narboni, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, (Introduction), Paris, Ed. Pierre Belfond,
Coll. Cahiers du Cinéma. 1968. p.6.
96
Ref.144 -ORPHÉE (Jean Cocteau). n°152. 02/1964. p.11
Ce n'est pas la critique du film mais plutôt un texte en forme d'hommage du film
ORPHÉE, inclus dans le dossier consacré à Jean Cocteau, lequel réunit tous ses films.
"Orphée, film magique où chaque image, comme l'alouette au miroir, ne renvoie qu'à elle même,
c'est-à-dire nous ."
Quelle est cette magie ? La magie réside en un premier temps dans l'image qui ne
renvoie qu'à elle-même, magie de l'autonomie de cette image, qui d'objet passerait à
sujet ? Magie aussi puisqu'il s'agit de nous. Face au film nous nous transformerions en
images. Nous serions de la même nature que l'image, cette affirmation, ce nous
correspond au spectateur-lecteur ou à Godard et Cocteau cinéastes effectuant la
reproduction de leur propre image, donc comme un portrait au miroir, puisque c'est une
image qui renvoie une autre image, c'est donc aussi un autoportrait.
Comme l'alouette au miroir… l'utilisation, faussement approximative de la locution le
miroir aux alouettes rappelle l'aspect fascinant du miroir, trompeur, faussement
prometteur, se bercer d'illusion que l'on peut faire sur un domaine ou sur son propre
compte. Le miroir chez Cocteau est donc comme un écran de cinéma, les deux sont des
cadres possesseurs d'images et de plus ils renvoient notre propre image et c'est à
travers lui, son reflet, que nous pouvons voir notre mort au travail, comme dans la fiction
ORPHÉE où les personnages doivent traverser le cadre du miroir pour entrer en contact
avec la mort qui elle est incarnée. Jean Cocteau pour Godard devient exemplaire comme
cinéaste, parce qu'il lui trouve les mêmes motivations : procéder au mélange
expérimental des genres ou des antagonismes qui rappellent le cinéma à sa dualité,
- le documentaire avec la fiction
"Il lui a été alors donné, à lui seul, de surprendre la science au 24ème de seconde précis, où
Vénus sortant du bain photographique, elle se métamorphosait en fiction."
- le rêve (la magie) et le réel (la matière), tels qu'il les avait décrits pour son propre film
LES CARABINIERS119 et d'autres éléments issus du matérialisme dialectique sont ici
développés :
"Comprendre ces recherches sur la matière de la magie, ou le contraire, il ne faut pas oublier que
l'auteur (…) est entré en fraude à l'instant où le rouge s'allumait."
Aussi cette association de la science avec la magie n'est pas fortuite, elle rappelle la
phrase de René Guénon que "la science c'est de la magie qui a réussi"120 , conception
proche de celle de Godard. C'est une vue non idéaliste même de la magie, ramenant la
magie à un phénomène matériel.
"C'est son humilité et sa gloire de n'avoir jamais ni su ni voulu séparer (…) le cinéma-vérité du
cinéma mensonge. (…) Pour savoir faire du cinéma il nous faut retrouver Méliès et que pour ça
pas mal d'années lumières sont encore nécessaires."
119
. Ref.Film.12.LES CARABINIERS. 1963.
120
. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps (1945), Ed Gallimard, 1997.
97
On peut le réaffirmer encore une fois, la perception qu'a Godard du cinéma de Jean
Cocteau lui fait développer une conception qui n'est pas une conception du cinéma en
général. Il se trouve que sa conception rejoint la sienne en établissant la présentation du
film ORPHEE : il sʼagit dʼune conception matérialiste, et la valeur magique qu'il en
dégage, peut même constituer une des manières dont il va appréhender l'histoire, à
l'instar de Jean Louis Schefer :
"Magie du cinéma : cette lanterne magique visite les recoins de notre histoire; elle la filme, en
121
répète les mensonges et finit par les rendre visibles."
Renoir est toujours musicien mais il rajoute Bresson comme cinéaste préoccupé de
rythmes. Eisenstein n'est plus Chorégraphe remplaçant Rossellini dans la peinture,
Godard le voit finalement comme peintre de son temps plus important que Rossellini,
toujours vivant, qui lui s'occupe maintenant de philosophie.
Murnau (poésie) a disparu pour laisser place à Resnais avec la sculpture dans son
rapport au montage. Ray qui représentait le cinéma moderne a disparu aussi.
121
. Jean Louis Schefer, Cinématographies, Paris, Ed. P.O.L, 1998. p.7.
98
LA VIE ET LE CINÉMA
"Bref le cinéma peut être tout, c'est-à-dire juge et partie. (…) Malheur à moi qui vient de tourner
La femme mariée, un film où les sujets sont considérés comme des objets."
La considération des sujets comme objets est une opération délicate philosophiquement
parlant, on pense bien sûr à la réification, et cette opération n'est pas sans poser
quelques problèmes moraux d'où pour Godard le pressentiment d'un malheur.
"Le spectacle de la vie se confond avec son analyse; bref le cinéma s'ébat libre et heureux de
n'être que ce qu'il est."
Les sept questions qui sont posées aux cinéastes sont des questions interrogeant les
rapports du cinéaste avec son producteur en particulier et des conditions générales de la
production et distribution de ses films. Godard y répond avec franchise et intérêt ne se
plaignant nullement, seule la septième question "que pensez-vous de l'avenir immédiat?"
lui fournit l'occasion d'être acide.
99
infirme. Il joue sur le mot avances qu'il faut faire pour demander de l'argent, et affirme
qu'il a obtenu de l'argent sous le prête-nom, comme au temps dit-il du Maccarthysme, de
Maurice Cloche, un cinéaste qui a existé. Godard a utilisé ce nom de famille par ironie.
Suite à une définition générale du producteur relativement peu séduisante que l'étude
classe comme un intermédiaire, Godard dans un premier temps acquiesce la justesse du
propos mais se ravise tout de suite après. Ce qui est à relever d'intéressant, c'est
l'utilisation d'un langage issu de la médecine, parlant de cette corporation comme d'un
corps malade (corps de métier)
"Cette définition générale des producteurs est juste si l'on ajoute aussitôt qu'elle est fausse,
contradiction qui vient du fait que le cinéma est une industrie éternellement malade et sauvée
éternellement par des injections de poésie."
REMARQUE IMPORTANTE
Il faut noter avant de commencer tout commentaire que ce texte est important par la
seule position qu'il occupe dans le film les HdC. En effet, il fut repris pour une grande
partie dans l'épisode 3b. les signes parmi nous (p.188-193).
LE TITRE
Ce texte dont le titre est un titre d'un roman de Raymond Queneau123, peut être
considéré comme une réponse à l'entretien que Godard a fait avec les Cahiers et que
nous étudierons plus tard (Ref.302). D'abord parce qu'il y fait allusion au titre même de
l'entretien : “Parlons de Pierrot”
122
. Ref.122. Frère Jacques (hommage à Jacques Becker).
123
. Raymond Queneau, Pierrot mon ami, Paris, Ed. Gallimard, Coll. Blanche, 1942.
100
"Parlons de Pierrot ? Je vous dis : quoi en dire ? Vous répondez : c'est exact ! Parlons donc
d'autre chose (…)"
Aussi on peut supposer même, par le ton presque hautain qui sous-entend que ses
interlocuteurs ne savent pas quoi en dire, que c'est suite à un désir non satisfait, voire
même une insatisfaction, que Godard écrit ce texte, qui pose encore quelques traits
fondamentaux pour comprendre son œuvre. Il suggère que ceux avec qui il a parlé, ne
l'ont pas fait. Il met ainsi "les points sur les i "ou "mieux vaut pour l'instant enchaîner".
Bref, quantité de petites expressions sont présentes ci et là, et témoignent d'un vif
ressentiment vis à vis de l'entretien.
Ensuite cet article va être précieux pour Godard lui-même. Il va constituer, dans les HdC,
lʼarticle représentatif de son propre apport critique au moment du dernier questionnement
de savoir ce quʼest le cinéma. En effet, il occupe une place imposante dans lʼépisode
4b.les signes parmi nous 124
C'et article questionne les moyens de la mise en œuvre du cinéma.
"rendre compte de l'organisation poétique d'un film, bref, d'une pensée, de réussir à dégager cette
pensée comme objet, de regarder si oui ou non cet objet est vivant, et d'éliminer les morts (…)"
RIMBAUD ET GODARD
"Éliminer les morts !" Même s'il s'agit d'éliminer les objets morts (et la formulation implique
le mot objets , absent de la phrase pour qu'il n'y ait pas de répétitions), éliminer les morts
fait penser à une élimination physique des morts humains et cela donne une image
vraiment vertigineuse de vouloir se débarrasser de ceux qui sont déjà morts. C'est
comme tuer les cadavres une seconde fois. Ce programme morbide semble sorti tout
droit de La saison en enfer d'Arthur Rimbaud.
125
"On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre."
Mais c'est jusqu'au rapprochement du prénom du Personnage Ferdinand qui est tel que
le rappelle Rimbaud le synonyme de Satan, également nom du personnage interprété
par Belmondo, que la correspondance joue et fonctionne.
126
"Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages."
"Regarder si cet objet est vivant" : cette appréhension révèle que pour Godard, le film est
avant tout sujet, et que le travail du critique nécessite une réification de celui-ci. L'idée de
dégagement d'une pensée en objet fait valoir cet avènement de la subjectivité du film,
sans pour autant admettre que ce sont tous les films, d'où le "Si oui ou non " vient donner
un terme à ce mouvement. Aussi rappelons-le, c'est à partir de la conception que Godard
124
. On le retrouve étalé sur plusieurs pages avec quelques légères modifications (étudiées en temps voulu)
apportées ci et là. On le sait alors que les HdC est surtout fait avec des textes extérieur à l'auteur, ici c'est
une citation à son propre travail.
pages : 188, 189, 190 et 193
125
.Rimbaud, Une saison en enfer, 1873,Paris, Ed. Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.97
126
. Rimbaud, Une saison en enfer, 1873,Paris, Ed. Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.101
101
a des films et du cinéma. Nous aussi avons organisé dans ce présent travail la présence
de trois subjectivités différentes : le cinéaste, le spectateur —qui anachroniquement se
trouve aussi impliqué dans un processus de production du film—, et le film lui-même —
qui peut être doté de vie selon la logique relative que le cinéma capte cette vie et nous la
restitue — et dans cet espace de re-présentation où le suffixe re- vient s'adjoindre,
venant concurrencer la vie elle-même, non pour signaler son déplacement dans le
temps, mais écouler une répétition salvatrice, qui transforme la représentation en
présentation.
Dans l'esprit de Godard c'est pour cela que le cinéma se joue en dehors de la vie,
évoquant lui-même de nouveau Rimbaud et son alchimie du verbe127 .
"Mais en attendant de mettre les point sur les i de je ne sais quel poème de Rimbaud..."
"Parce que la vie, c'est le sujet, avec le scope et la couleur comme attributs, car
moi, j'ai les idée larges."
Ou bien : "La vie devrais-je dire un début de vie..."
Et encore dans trois autres endroits :
"A plus forte raison donc la vie toute seule que j'aurais bien voulu monter en
épingle..."
"(…) nous, avec le cinéma, c'est autre chose, et d'abord la vie, ce qui n'est pas
nouveau..."
Autant que la vie qui dans le poème de Rimbaud La saison en enfer est citée plusieurs
fois :
que la vraie vie est ailleurs128. ou bien encore que La vraie vie est absente. Nous ne sommes
129,
pas au monde. pour se demander Vite ! est-il d'autres vies ? 130, sans quoi ce sentiment
de fausseté arrive, et le cinéma pour avoir capté la vie puis pour l'avoir restituée, donne
des allures bien imparfaites à la vie elle-même, jusqu'au sentiment peut-être de jouer une
farce.
131
"La vie est la farce à mener par tous."
Mené par tous, car le cinéma, et le travail du cinéma, s'effectuent avec les cinéastes, et
quand bien même il faut rappeler cette généralité, elle se prouve par l'emploi de cette
phrase, qui avant de lui convenir précisément, convenait à Mizoguchi.
Godard comme Rimbaud s'oppose à la vie présente, et Godard face à elle lui oppose le
cinéma.
127
. Alchimie du verbe est une sous partie de la Saison en enfer.
128
. Godard dira cette phrase dans le troisième entretien à Avignon que nous étudierons juste après. Ref.305.
Rimbaud, Une saison en enfer, 1886, Paris, Ed.Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.102.
129
. Rimbaud, Une saison en enfer, 1873,Paris, Ed. Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.103.
130
.Rimbaud, Une saison en enfer, 1873,Paris, Ed. Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.98.
131
. Rimbaud, Une saison en enfer, 1873,Paris, Ed. Gallimard, coll.de La Pléiade, 1972. p.99.
102
Mais aussi à la différence des autres arts qui arrivent à retenir quelque chose de cette vie
par différentes techniques, Godard voue au cinéma la force de son inanité à ne pouvoir
retenir cette vie. Retrouver l'autonomie du cinéma par le fait que la vie aussi est
autonome, la vie toute seule, disait-il...
"Mais la vie se débat pire que le poisson de Nanouk, nous file entre les doigts (…) s'éclipse entre
les images..."
"(...) et entre parenthèses, là, j'en profite pour vous dire que comme par hasard le seul grand
problème du cinéma me semble être de plus en plus à chaque film où et pourquoi commencer un
plan et où et pourquoi le finir (…)"
"(…) bref la vie remplit l'écran comme un robinet une baignoire qui se vide de la même quantité en
même temps.
Elle passe, et le souvenir qu'elle nous laisse est à son image (…)
La vie disparaît de l'obscur écran de nos salles tout comme Albertine s'est évadée de la chambre
pourtant soigneusement close de l'ennemi de Sainte-Beuve. Pire encore il m'est rigoureusement
impossible, comme à Proust de m'en consoler en transformant ce sujet en objet."
"(…) William Wilson qui s'imagina avoir vu son double dans la rue, le poursuivit, le tua, s'aperçut que c'était
lui-même et que lui qui restait vivant, n'était plus que son double."
Le cinéma est donc une opération qui consiste à tuer la vie, pensant que la vie n'est que
le double du cinéma, puis le meurtre une fois commis (le tournage), le cinéma remplace
la vie et devient son double.
Une deuxième image est décrite par la suite ; c'est d'associer la vie avec le réel et le
cinéma comme imaginaire. Puis une fois cette opération faite, c'est de décrire le rapport
réel/imaginaire comme Bande de Mœbius.
132
HdC.4b. les signes parmi nous . p.193
133
. Edgar Allan Poe, Histoires Extraordinaires (1830) trad.française par Ch. Baudelaire, coll. FOLIO. Ed.Gallimard.
103
vie toute seule que j'aurais bien voulu monter en épingle pour faire admirer, ou réduire à ses
éléments fondamentaux (…) bref la vie toute seule que j'aurais bien voulu retenir prisonnière
grâce à .."
"grâce à :
—a) des panoramiques sur la nature
—b) des plans fixes sur la mort
—c) des images courtes et longues
—d) des sons forts et faibles
—e) des mouvements d'Anna ou Jean-Paul, acteur ou actrice libre ou esclave, mais lequel rime
avec homme ou femme?
COMMENTAIRES
Par la disposition de ces deux principes, Godard établit notion d'égalité, c'est-à-dire s'il y
a de la vie, la caméra bouge, si c'est mort la caméra demeure fixe.
134
. Jouant sur des titres de films pour dire s'il y a d'autres vies c'est qu'il y a d'autres films
"Lys qui se brise = LYS BRISÉ = Griffith
"Lions qui se chasse avec des arcs = LA CHASSE AU LION ET À L'ARC = Rouch
"Silence d'un hôtel dans le nord de la Suède = LE SILENCE = Bergman
135
. Euclide vu par le XXème siècle.
104
COMMENTAIRES
Si Godard intervertit le temps (c) avant la profondeur (d) dans la méthode
cinématographique, c'est parce qu'il adopte une logique de la continuité de fabrication du
film, qui place la disposition temporelle, le MONTAGE avant le disposition de la
profondeur, le MIXAGE, l'étape du mixage qui est une double étape de travail puisqu'elle
gère évidemment la puissance.
"Ce double mouvement qui nous projette vers autrui en même temps qu'il nous ramène au fond
de nous même, définit physiquement le cinéma."
"Difficile, on le voit, de parler de cinéma, L'art est aisé et la critique impossible de ce sujet qui n'en
est pas un , dont l'envers n'est pas l'endroit, qui se rapproche alors qu'il s'éloigne, toujours
physiquement ne l'oublions pas."
LE TACTILE
Cette différence est l'aspect physique, autrement dit la notion de contact physique que
n'ont pas les autres arts :
"…physique. J'insiste sur le mot : physiquement, à prendre dans son acception la plus simple. On
pourrait presque dire tactilement, pour différencier des autres arts. "
LE MONTAGE
Concluant son article par une dernière remarque sur le montage, Godard essaye de
démontrer que le cinéma, parce que trop proche de la vie, n'est pas un art comme les
autres et qu'il a en lui les contradictions poétiques que la vie nous donne :
"Traduit en termes de ciné : deux plans qui se suivent ne se suivent pas pour autant. Et pareil
pour deux plans qui ne se suivent pas."
"Pareil c'est-à-dire que deux plans qui ne suivent pas peuvent se suivre.(…) En ce sens on peut
dire que PIERROT n'est pas vraiment un film. C'est plutôt une tentative de cinéma Et le cinéma,
en faisant rendre gorge à la réalité, nous rappelle qu'il faut tenter de vivre".
Le cinéma a ce double statut d'être en négatif de la vie et inversé par rapport aux autres
arts, voilà comment conclue Godard.
136
. Nicolas Boileau, Art poétique (1680), Paris, Ed. Gallimard, Coll. Poésie, 1981, p.39.
105
Ref.152* -DEUX ARTS EN UN, (René Allio & Antoine Bourseiller).
n°177. 03/1966. p.50
Entretien de René Allio et Antoine Bourseiller par Jean-Luc Godard et Michel Delahaye .
Godard et Delahaye posent des questions chacun à leur tour.
Notons d'emblée que les questions de Godard à deux autres cinéastes sont des
questions que l'on pourrait tout à fait considérer comme questions pertinentes s'il se les
pose à lui-même.
"Et je crois que chaque fois que l'on passe d'un moyen d'expression à un autre, on doit avoir le
même sentiment."
Ce même sentiment pourrait être en correspondance avec l'a priori de Kant 137, l'a priori
étant cette idée nécessaire à l'artiste qu'il place avant sa réalisation, l'a priori comme
idée de l'intention artistique.
Ensuite lorsque la discussion dérive sur le problème des acteurs, les questions
qu'amène Godard impliquent deux pôles qui sont propices à la confrontation. Renoir -
Bresson. Renoir pour l'esprit du théâtre et du génie qu'il peut y avoir à utiliser des
comédiens de théâtre au cinéma. Et Bresson la radicalité inverse, où le théâtre et les
acteurs et le style de jeu que le théâtre développe. Pour Bresson c'est comme un
bannissement, il préfère dans bien des cas utiliser des hommes ou des femmes
amateurs qui ne connaissent rien du théâtre. Enchaîne ensuite une question sur Artaud,
où Godard demande ce qu'ils pensent d'Artaud, comme acteur ou créateur. il situe donc
Artaud comme l'homme limite dans la distinction, Acteur, créateur.
Le ton change quant on le compare aux différents articles138 qu'il a écrits. C'est une lettre
dont la haine, qui le submerge, est avant tout présente due à la désillusion perpétrée par
Malraux.
137
. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), Paris, Ed. GF/Flammarion, 2001, p.63.
138
. Ref.A59. C'est grâce à l'acquiescement de Malraux que le premier long-métrage de Truffaut ira à
Cannes.
Ref.A60. Godard compare le regard de Léaud au reflet du couteau de Tchen, héros de La condition
humaine de Malraux, pour annoncer la nouveauté du visage du cinéma français.
Ref.A63. Godard utilise la définition de l'art par Malraux pour mettre à bas le film de Mocky.
106
Ref.154* -LE TESTAMENT DE BALTHAZAR
(BALTHAZAR de Robert Bresson).
n°177. 03/1966. p.58
QUESTION DʼANTHROPOMORPHISME
C'est un article établissant la critique du film AU HASARD BALTHAZAR de Robert Bresson.
Jean-Luc Godard est accompagné de Merleau-Ponty pour prendre note des propos de
Bresson signant l'article comme suit : Propos recueillis par M.Merleau-Ponty et J.-L
Godard. On l'aura deviné, cet "accompagnement" n'est pas réel, il reprend certains noms
des personnages de la fiction de Bresson et les associe par montage avec les textes de
Merleau-Ponty.
Ce montage de textes n'est pas sans poser quelques problèmes. Le premier problème
est l'appartenance de la parole, car en effet on ne reconnaît ni la parole de Bresson ni
encore moins celle de Merleau-Ponty et par conséquent ce serait presque celle de
Godard. Ce motif doublement indirect pourrait être ici révélateur.
Car enfin qui parle ? Qui dit "Je" ? Rien ne nous est donné comme indice pour connaître
ce sujet parlant. Ce texte n'a pas de sujet véritable à part Balthazar lui-même puisque le
titre nous prévient que cela est son testament donc la dernière chose qu'il aurait dite, son
ultima verba. Mais nous ne sommes pas chez Apulée et encore moins chez Lucien de
Samosathe, alors pourquoi Balthazar parle-t-il car, quand on a vu le film, on sait bien que
Balthazar est un âne. L'absence de sujet humain véritable vient finalement corroborer un
des extraits dont on semble reconnaître un ton très proche, mais réadapté de la
Phénoménologie de la perception de M. Merleau-Ponty :
"Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée
et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état
de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le
créateur."
Avec ce texte ce n'est plus l'expérience du dialogue qui nous est offert mais celui du
monologue et les conclusions demeurent sur la même base : une disparition de
l'intersubjectivité pour amener le critique comme son lecteur sur le terrain d'un
intermonde où je fais autant de place à autrui qu'à moi-même.
Cette tentative d'anthropomorphisation est pour Godard la seule possibilité de parler du
film. Installer un monologue philosophique en l'animal est une tentative de produire un
parallèle de ce qu'a fait Bresson en plaçant Balthazar à la place de la vedette principale,
car ce sont les aventures de Balthazar que nous suivons. Ce déplacement
cinématographique Justine - Balthazar (sur le mode de l'infortune) opéré par Bresson
trouve son pendant critique : Godard – Merleau-Ponty, mais aussi filmique avec les
HdC ;
Cet article, d'inscription philosophique et posant des questions profondes sur les
principes de la représentation et de la perception, se perçoit comme un écho dʼune
conception plus générale du cinéma et de la mise en forme de son passage. Aussi il est
possible de comparer les réflexions de Godard sur le monologue de Bresson comme
découvertes de principes mis en application dans les HdC.
Ref.A92. Le film de Keigel consacré précisément à l'homme Malraux avait été une nouvelle
occasion pour Godard de renouveler par écrit l'admiration d'un cinéaste à un autre cinéaste.
107
Ref.155 -LA QUESTION (Entretien avec Robert Bresson).
n°178. 04/1966. p. 28
Entretien de Robert Bresson par Jean-Luc Godard et Michel Delahaye. Godard et
Delahaye posent des questions chacun à leur tour.
"J'ai l'impression que ce film, “Balthazar”, répond chez vous à quelque chose de très ancien,
quelque chose à quoi vous pensiez depuis peut-être quinze ans, et que tous les films que vous
avez fait ensuite étaient faits en attendant. C'est pourquoi on a l'impression de retrouver dans
“Balthazar” tous vos autres films; En fait : ce sont vos autres films qui préfiguraient celui-ci,
comme s'ils en étaient des fragments."
"Je crois qu'il faut très longtemps pour arriver à voir un de ses films. (…) A ce moment là, on peut
le recevoir comme un objet inconnu, au même titre qu'un spectateur normal. je crois qu'il faut
vraiment très longtemps. Il faut aussi ne pas être préparé à recevoir le film."
Influencé par l'avènement esthétique de la modernité, Godard voit dans la disparition des
idées sur le cinéma, le signe d'une avancée de sa propre conception du cinéma. Comme
si les idées que l'on peut avoir a priori sur le cinéma ne sont pas valables. Seules les
idées issues de l'expérience de la fabrication du film sont admissibles comme pensées.
108
ELOGE DE LA DESTRUCTION
La seconde partie de l'entretien est un long désaccord entre Bresson et Godard. On peut
même noter une certaine virulence dans les propos par la rapidité du jeu de certaines
questions-réponses et également par le contenu de certaines phrases de Godard :
"JLG —Quand vous dites vierge de toute expérience, de même un non-acteur : il y a quelque
chose qu'il n'a pas, mais il va l'acquérir dès qu'il sera plongé dans le cinéma. Cela dit, à la base,
c'est toujours un homme comme les autres.
Bresson — Non pas du tout, je vais vous dire…
JLG — Alors ça, je n'arrive pas à le comprendre…
Bresson — Non, vous n'arrivez pas à comprendre… Il faut comprendre ce qu'est un
acteur, ce qu'est son métier d'acteur, son jeu. L'acteur ne s'arrêtera jamais de jouer.
JLG — On peut briser cela, le détruire, empêcher l'acteur de…
Bresson — Non, vous ne pouvez pas l'empêcher. Oh! mais j'ai essayé!…Vous ne pouvez
pas l'empêcher de jouer. Il n'y a absolument rien à faire : vous ne pouvez pas l'empêcher de
jouer.
JLG — Alors on peut le détruire
Bresson — Non vous ne pouvez pas
JLG — Si à la limite, on peut le détruire, de même que les allemands ont détruit les
juifs dans les camps de concentration.
Bresson — Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas… L'habitude est trop grande.
L'acteur est acteur. Vous avez devant vous un acteur. Et qui opère une projection. C'est cela son
mouvement : il se projette au dehors. Alors que votre personnage non-acteur doit être absolument
fermé, comme un vase avec un couvercle. Fermé."
Par la suite Bresson prononce une formule sur le montage que Godard reprendra.
Bresson—" C'est le système de la poésie. Prendre des éléments aussi écartés que possible
dans le monde, et les rapprocher dans un certain ordre qui n'est pas l'ordre habituel mais votre
ordre à vous. Mais ces éléments doivent être bruts."
139
. Se référant à cette occasion à Raymond Queneau qui avait ouvert le principe avec Les fleurs bleues
(1965)
140
. Ref.122. Frère Jacques (hommage à Jacques Becker).
109
Ref.157* -Réponse au questionnaire "FILM ET ROMAN".
n°185. 11/1966. p.118
Les réponses laconiques aux huit questions du dossier "Film et Roman", sont
concevables comme une nouvelle attitude provocante lorsqu'on les compare aux autres
cinéastes qui se sont donnés la peine dʼy répondre avec peine et longuement pour
certains dʼentre eux. La concision de Godard fournit lʼimpression comme s'il avait été
prévenu à la dernière minute et qu'il devait donner des réponses au téléphone. En tout
cas, voilà l'exemple de réponses qui dépendent entièrement des questions posées.
"A nous maintenant de savoir trouver l'espace que seul le cinéma sait transformer en temps
perdu… Ou plutôt le contraire… (…) Puis, comme une vague, chaque collure vient y imprimer et
effacer le mot souvenir, le mot bonheur, le mot femme, le mot ciel… La mort aussi puisque Pollet,
plus courageux qu'Orphée, s'est retourné plusieurs fois sur cet Angel Face dans l'hôpital de je ne
sais quel Damas…"
Pouvoir de révélation du cinéma, révélation prise dans son sens plein, c'est-à-dire re-
voiler, la révélation étant une découverte et la disparition de celle-ci, sa dissimulation
plutôt.
110
également formulé par Godard lui-même dans un de ces entretiens intitulé "Lutter sur
deux fronts". Cela correspondait pour Godard au parallèle avec les débuts du cinéma :
"Le seul article que j'aurais envie d'écrire dans les Cahiers (…) porterait sur les nouveaux débuts
possibles du cinéma. Sous la forme d'un problème qui se poserait à un jeune africain : “Voilà,
votre pays vient d'acquérir son indépendance, vous venez d'être chargé avec quelques
camarades, de l'établissement de votre cinématographie, puisque vous avez enfin la liberté d'en
avoir une. (…) Cela veut dire ne plus importer La Marquise des Anges, mais prendre d'abord les
films de Rouch, ou tel jeune africain formé par Rouch (…)”Une vraie redéfinition du cinéma, ce
141
serait ça."
Etonnant donc que le souhait qu'exprime Godard en 1967, trouve sa réalité et qu'il puisse
d'autant plus l'effectuer et en rendre compte dans les Cahiers du Cinéma pour faire cet
article qu'il voulait tant faire. Cet article est composé de deux parties. La première est le
récit de l'expérience de l'installation intitulée :
NAISSANCE (DE L'IMAGE) D'UNE NATION. Confrontant le titre de Griffith pour suggérer
l'aspect premier de cette naissance justement.
Cette partie est suivie d'une ANNEXE :
RAPPORT SUR LE VOYAGE DE LA SOCIÉTÉ SONIMAGE AU MOZAMBIQUE
Ce numéro est important, il annonce d'une certaine façon le "retour" des Cahiers du
Cinéma dans l'actualité, et par conséquent la sortie des années politiques où la radicalité
des textes était accompagnée du choix drastique des films critiqués.
141
. Ref.303 -LUTTER SUR DEUX FRONTS , n°194. 10/1967.
111
Photo 2 - une photo centrale de Salò où 2 jeunes victimes sont nues et se font inspecter
l'arrière train fournissant l'image d'anonymes asexuées écartant eux-mêmes les fesses.
La situation de la photo est placée sur celle du cinéaste fait penser que c'est l'image qu'il
cadre.
Photo 3. Une photo d'Ingrid Bergman en plan serré poitrine et qui est placée
symétriquement de l'autre côté du visage d'Hitchcock.
Ces deux collages sont la directe application de l'idée de permutation qu'a pu inventorier
le dessinateur Hans Bellmer, lorsqu'il exprime dans "Petite anatomie de l'image"142
"Cette vision de la croupe devenant visage se répète, puis sera provoquée à dessin (...) le corps
est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à
travers une série d'anagrammes sans fins ses contenus véritables."
Le collage de Godard sur une double page et que trois phrases viennent ponctuer :
142
. Hans Bellmer, Petite anatomie de l'image, Paris, 1957, Ed. du Terrain Vague.Réed. Allia.2002.p.45
112
7) AVANT-SCÈNE DU CINÉMA (1967)
8) DIVERS
CINÉTHIQUE
Ref.210 VALEURS D'USAGE ET VALEURS D'ÉCHANGE. n°3. 01-12/1969
Ref.211 PREMIERS SONS ANGLAIS. n°5. 09-10/1969
Ref.212
J'ACCUSE
Ref.220 LE CERCLE ROUGE (signé Michel Servet)
n°1.15/01/1971
POLITIQUE HEBDO
Ref.221 QUE FAIRE DANS LE CINÉMA ?
n°26. 04/1972
TEL QUEL
Ref.222 ENQUÊTE SUR UNE IMAGE
n°72. HIVER 1972
Le texte, co-écrit avec Jean-Pierre Gorin, est une réponse après avoir réalisé LETTER
TO JANE, où ils s'en prennent violemment au vedettariat inconséquent de Jane Fonda.
LIBÉRATION
Ref.223 PENSER LA MAISON EN TERME D'USINE
n°2. 15/09/1975
NOUVEL OBSERVATEUR
Ref.225 VU PAR LE BŒUF ET L'ÂNE.
6/01/1984
113
LE FILM FRANÇAIS
Ref.226 JE VOUS SALUE GEORGES DE B.
n°2003. 21/09/1984
LIBÉRATION
Ref.227 HISTOIRE(S) DU CINÉMA
GODARD FAIT DES HISTOIRES
26/12/1988
Dans sa notule de présentation, Bergala définit ce texte, (repris dans le Godard par
Godard) comme un entretien-fleuve143, c'est plutôt une retranscription d'un dialogue filmé
en vidéo à Rolle, organisé par Godard. Serge Daney est l'autre personne présente. Ce
petit film constitue en fait la scène entre Daney et Godard au début du 2a seul le cinéma.
La discussion qu'ils ont sur l'histoire et le cinéma, et la place de Godard, de la Nouvelle
Vague. La parution de ce texte dans Libération est assortie de nombreux collages de
photos faits par Godard.
143
Ref. 176. Godard par Godard. Alain Bergala, “notule de : HdC Godard fait des histoire(s)”, Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.2], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998, p.161.
114
B/ LA PAROLE : ENTRETIENS & LIVRES
"Nous nous considérions tous, aux cahiers, comme de futurs metteurs en scène. Fréquenter les
ciné-clubs et la Cinémathèque, c'était déjà penser cinéma, penser au cinéma. Ecrire, c'était déjà
faire du cinéma, car entre écrire et tourner, il y a une différence quantitative, non qualitative."
"Simplement, je (les) filme (les essais) au lieu de les écrire. Si le cinéma devait disparaître, je me
ferais une raison : je passerais à la télévision, et si la télévision devait disparaître, je reviendrais
au papier et au crayon. Pour moi, la continuité est très grande entre toutes les façons de
s'exprimer. Tout fait bloc. La question est de savoir prendre ce bloc par le côté qui vous convient
le mieux."
BLOC ET CONTINUITÉ
Aussi on retiendra, autre que le piège d'une mort du cinéma et de sa probable
disparition, la notion de continuité qui réalise ce qui définira même plus tard le travail de
Godard : sa largesse des façons de s'exprimer, du cinéma en passant par la vidéo
jusqu'à la critique écrite, l'essai et un livre ou même les cours qu'il donna à Montréal en
1976 en succédant à Henri Langlois.
Bloc donc comme définition de sa puissance de création et continuité comme variation
de ses supports de réalisation de sa puissance.
"La critique nous a appris à aimer à la fois Rouch et Eisenstein.(…) Nous, nous sommes les
premiers cinéastes à savoir que Griffith existe. Même Carné, Delluc ou René Clair, quand ils ont
144
.Ref.176. L'art à partir de la vie, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala. p.16 : "Oui, pendant
longtemps je venais aux Cahiers le soir, c'était ma vraie maison."
115
fait leurs premiers films, n'avaient aucune vraie formation critique ou historique. Même Renoir en
avait peu. Il est vrai que lui, avait du génie."
"J'improvise, sans doute, mais avec des matériaux qui datent de longtemps. On recueille pendant
des années des tas de choses, et on les met tout à coup dans ce qu'on fait (…). Ce n'est pas de
l'improvisation, c'est de la mise au point de dernière minute. Evidemment il faut avoir et garder la
vue d'ensemble (…)"
"Nos premiers films ont été purement des films de cinéphiles. On peut se servir même de ce qu'on
a déjà vu au cinéma pour faire délibérément des références."
"Ça été le cas surtout pour moi. Je raisonnais en fonction d'attitudes purement
cinématographiques. Je faisais certains plans par rapport à d'autres que je connaissais, de
145
. "La chance que vous avez eue c'est d'arriver suffisamment tôt pour hériter d'une histoire qui était déjà
riche et compliquée et mouvementée." Serge Daney in HdC.2a. seul le cinéma.
146
. Jean-Luc Godard, “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala, Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,. p.16 : "Anna n'était pas
contente parce que j'allais aux Cahiers comme d'autres vont au café ou au billard. J'y tenais beaucoup, pour
"être dans le coup" si on peut dire."
116
Preminger, Cukor, etc...(…) C'est à rapprocher de mon goût de la citation, que j'ai toujours gardé.
(…) Dans les notes où je mets tout ce qui peut servir à mon film, je mets aussi une phrase de
Dostoïevski, si elle me plaît. Pourquoi se gêner ? Si vous avez envie de dire une chose, il n'y a
qu'une seule solution : la dire."
Ce que veut décrire Godard par l'attitude, c'est essayer de repérer la présence du
cinéaste dans le plan qu'il fait. Comment repère-t-on un cinéaste ? Par justement son
attitude purement cinématographique qui est à rapprocher avec la connaissance qu'il a
de certains plans. Nous voyons que ce principe d'attitude est un principe que lui-même
adopte et adoptera. S'il raisonne, c'est en fonction des cinéastes faisant leur plans, et si
de son côté il fait des plans en rapport avec d'autres, on peut en déduire que la présence
des autres cinéastes passent uniquement par les films, ce sont donc comme une
empreinte, une marque, qui transforme le plan donné en un plan personnalisé.
"De plus A BOUT DE SOUFFLE était le genre de film où tout était permis, c'était dans sa nature.
Quoi que fassent les gens, tout pouvait s'intégrer au film. J'étais même parti de là. Je me disais : il
y a déjà eu Bresson, il vient d'y avoir Hiroshima, un certain cinéma vient de se clore, il est peut-
être fini, alors mettons le point final, montrons que tout est permis. Ce que je voulais, c'était partir
d'une histoire conventionnelle et refaire, mais différemment, tout le cinéma qui avait déjà été fait.
Je voulais rendre aussi l'impression qu'on vient de trouver ou de ressentir les procédés du cinéma
pour la première fois.
LE RESSENTIMENT DU SPECTATEUR
Godard indique une notion historique du cinéma, celle d'une double modernité, la
première opérée par Bresson et une seconde effectuée par lui-même et Alain Resnais.
L'indication pour lui d'inscrire le film dans l'histoire du cinéma est de dire que la dernière
règle est celle ultime de dire qu'il n'y en a pas. Cette logique, on la retrouve avec Maurice
147
Blanchot en littérature . Godard dicte lui-même sa règle esthétique, celle qui consiste,
à faire ressentir au spectateur, les procédés du cinéma. Que cela soit l'illusion que c'est
pour la première fois n'est pas l'élément le plus fondamental, celui qu'on retiendra est le
ressentiment du spectateur.
"Du côté d'Eisenstein et d'Hitchcock, il y a ceux qui écrivent leur film de la façon la plus complète
possible. Ils savent ce qu'ils veulent, il sont tout dans leur tête, ils mettent tout sur le papier. (…)
Les autres du côté de Rouch, ne savent pas très bien ce qu'ils vont faire et ils le cherchent. Le film
est cette recherche."
117
"Les premiers font des films ZONE, les autres, des films ligne droite"
Rajoutant derechef que Renoir a le charme de faire les deux ensemble. Et Rossellini
filme les choses de la seule façon possible qu'elles puissent être. Faire des films avant
tout parce qu'il sont justes :
"Rossellini, lui, fait des choses qu'il a d'abord des raisons de faire. C'est beau parce que ça est."
Dans le suivi de cette distinction de classe, Godard continue à théoriser pour faire
intervenir deux nouveaux concepts renvoyant dos à dos, mais dans les mêmes
aboutissements, la beauté et la vérité, qu'il joint rapidement ensuite avec la fiction pour la
première et le documentaire pour la seconde :
EISENSTEIN ROUCH
HITCHCOCK
RESNAIS, DEMY
<- ROSSELLINI->
RENOIR RENOIR
construit imaginaire recherche
beauté vérité
fiction /spectacle documentaire
théâtre réalisme
MÉLIES LUMIÈRE
"Je crois que je pars plutôt du documentaire pour lui donner la vérité de la fiction."
"J'obtiens un réalisme théâtral. Le théâtre est lui aussi un bloc qu'on ne peut retoucher. Le
réalisme de toute façon, n'est jamais exactement le vrai et celui du cinéma est obligatoirement
truqué."
Revenant sur ce qu'il avait déjà annoncé sur la proximité d'écrire et de faire des films, un
moyen comme un autre pour faire du cinéma, Godard même après son expérience
exprime la stricte idée inverse :
"Tourner n'a pas beaucoup changé ma vie car je tournais déjà en faisant de la critique, et si je
devais refaire de la critique, ce serait encore pour moi un moyen de me remettre à faire des films."
118
Ref.301 - CINQ A LA ZERO
Jean-Luc Godard [LE MÉPRIS],
(Entretien, propos recueilli par J.A.Fieschi)
n°146. 08/1963. p.31
LA MATIÈRE PRINCIPALE
Ce que Godard nomme Matière principale sont les éléments du scénario qu'il garde
après la transformation de quelques détails. Il ne se soucie pas, confie-t-il, du problème
que devrait poser l'adaptation, il paraphrase une de ses lignes de dialogue, celle que dit
Fritz Lang jouant son propre rôle dans le MÉPRIS : dans la salle de cinéma au moment
de la projection des rushs, une dispute éclate entre le vieil allemand et Jack Palance
incarnant le producteur car il ne voit pas ce qui a été écrit dans le scénario à l'écran.
"Of course, in the script it is written, and on screen it is pictures".
Il n'y a pas de problèmes concrets d'adaptation, de cette transformation du scénario écrit
en film, car ce sont justement des éléments totalement différents, ce qui lui fera affirmer :
"Ce qui est filmé est automatiquement différent de ce qui est écrit".
La notion d'automatisme vient en fait révéler la différence de nature sur lequel le cinéma
de Godard se construit et revient sans cesse, filmer c'est juste le saisissement des
signes d'un évènement rappelle-t-il. Le sujet du film pour lui, est le suivant :
"Le MÉPRIS m'apparaît comme l'histoire des naufragés du monde occidental, des rescapés du
naufrage de la modernité, qui abordent un jour, à l'image des héros de Verne et Stevenson, sur
une île déserte et mystérieuse, dont le mystère est inexorablement l'absence de mystère, c'est-à-
dire la vérité. Alors que l'Odyssée d'Ulysse était un phénomène physique, j'ai tourné une odyssée
morale : le regard remplaçant celui des dieux sur Ulysse et ses compagnons."
Notons que c'est peut-être la première fois que Godard emploie Occident comme
vocable mais aussi comme positionnement historique qu'il oppose dialectiquement à la
civilisation grecque. Toujours à la recherche de parfaire le système ontologique de
Godard tel quʼil le propose par ses écrits, ses images et sa parole, la conception du
mystère, pierre de touche du système interne des HdC, le mystère est bunuelien148 car le
mystère n'existe pas en soi, tel qu'il en devient fascinant, mystérieux parce que
l'évidence sans son obscurité qui fait défaut apparaît comme une monstruosité.
148
. Nous pensons précisément à Belle de jour (1966) de Luis Bunuel où une femme échoue dans la
prostitution parce qu'elle est encore vierge. Le climat proprement mystérieux du film est dû aux nivellements
des niveaux de perception de la réalité. Comme très souvent chez Bunuel, le fantasme, le rêve et la réalité
vécu par le même personnage nous sont présentés sans aucunes précaution d'usages, donnant souvent au
montage une force, une puissance surréaliste de ne jamais savoir ce qui se présente à nos yeux : un rêve ou
la réalité.
119
"Film simple et sans mystère, film aristotélicien, débarrassé des apparences, LE MÉPRIS prouve
en 149 Plans que dans le cinéma, comme dans la vie, il n'y a rien de secret, rien à élucider, il n'y
a qu'à vivre — et à filmer"
Une nouvelle fois, l'enjeu du cinéma est un enjeu qui abandonne l'idée de l'art : pour
Godard, le cinéma dépasse cette notion et prétend concurrencer la vie. Enfin cette
concurrence est plutôt une correspondance, où vivre et filmer sont issus de la même
pulsion, dʼune même activité principale. Sans avoir peur d'asséner un archétype, Godard
affirme cette idée paradoxale alors quʼil se dédouble en critique pour parler de son
propre film.
PRÉAMBULE
Ce premier entretien et les deux qui suivent sont importants dans l'œuvre de Godard.
Importants par le contenu des propos mais importants aussi par le moyen de passage. Il
faut les discerner comme des nouveaux rapports d'intercessions entre le public et le
cinéaste passant comme un autre intermédiaire. Il ne s'agit pas de film, ni d'une critique
qui parlait précisément ou pas de cinéma. Avec ces entretiens, c'est la voix de Godard
que l'on entend et sa faculté extraordinaire à justement improviser en rapport aux
questions qu'on lui pose
ART DE LA GUERRE
Une des démarches de la pensée de Godard est d'entreprendre le film comme “une
opération de commandos”. On va plus loin que le film qui a besoin de complices, ainsi
que voulait Renoir; là il y a un objectif et un ennemi.
120
Suite à la citation de Fuller dans son film. Ajoutons que lʼapparition de Samuel Fuller
dans le film de Godard est la présence d'un cinéaste qui témoigne de la définition du
cinéma. (« A film is like a Battlefield, un film c'est comme un champ de bataille »),
Godard commente :
"Mais c'est lui qui a trouvé le mot : émotion. Comparer le film à une opération de commando est, à
tous les points de vue, financier, économique, et artistique, la meilleure image, le meilleur symbole
de ce qu'est un film dans sa totalité."
"D'un côté l'ennemi qui vous harcèle, et de l'autre le but à atteindre où se trouve peut-être
l'ennemi. Le but à atteindre, c'est le film, mais, une fois fini, on s'aperçoit qu'il n'était que le trajet,
le chemin vers le but."
Même si les conclusions sont moins intéressantes que la phrase du début. Nous
essayerons plus tard de montrer en quoi l'Art de la guerre, tel que peut le symboliser les
actions entreprises par JLG, peut nous aider à mieux percevoir les films des HdC.
Comprendre que la guerre soit considérée comme une zone d'évènements, peut être
l'élément le plus prégnant du film des HdC. Jusqu'à concevoir un film-annexe
spécialement comme représentation de la guerre dans le siècle149.
Un peu plus loin dans l'entretien, il revient sur cette notion :
"Faire Pierrot le fou consiste à traverser un évènement. Un évènement est fait lui-même d'autres
évènements sur lesquels on finit par tomber. En général faire un film est une aventure
comparable, répétons-le, à celle d'une armée qui s'avance dans un pays et qui vit sur les
habitants. On est donc amené à parler de ces habitants-là. C'est ça l'actualité. C'est ça qu'on
appelle actualité au sens cinématographique et journalistique (…)."
LA QUÊTE DE L'INVISIBLE
Suite au questionnement de la citation de Velázquez, lorsque Belmondo lit Elie Faure
dans la baignoire, Godard répond :
"C'est le sujet. Sa définition. Velázquez à la fin de sa vie ne peignait plus les choses définies, il
peignait ce qu'il y avait entre les choses définies, et ceci est redit par Belmondo lorsqu'il imite
Simon : il ne faudrait pas décrire les gens, mais décrire ce qu'il y a entre eux ."
Il s'agit donc d'une description de l'écart, hors de ce qui est visible, invisible donc mais
non un invisible néantisé, un invisible comme gouffre, puisque ce vide est limité par les
êtres, comme entouré. La description de ce vide consiste alors à établir la
correspondance qui peut être les sentiments, ou la notion de lien, si c'est de l'espace, ou
alors d'intervalle, si c'est du temps.
"En fin de compte, pour nous, faire notre premier film, c'était écrire aux Cahiers . Quand mon
premier article a paru dans “Arts” ce fut aussi important pour moi que quand j'ai réalisé “A bout de
souffle”.
149
. Ref.Film.82. DE L'ORIGINE DU XXIEME SIECLE (2000).
121
Godard opère une distinction entre faire du cinéma et faire un film :
"Les jeunes confondent faire du cinéma et faire un film. Un film qui soit le sujet de vos rêves, ça
n'arrive jamais. (…) Mais quand on fait son premier film, on a plutôt envie de faire du cinéma
qu'un film en particulier, ou celui-ci est trop imprécis pour ne pas dévier par la suite. De toute
façon il faut désacraliser le cinéma."
Un peu plus loin, pour répondre à la question de l'écart de situations entre 1955 et 1965
présent de cet entretien, il prolonge la correspondance entre écrire et filmer :
"Quand j'ai écrit ma première critique, j'ai à la fois découvert le cinéma et écrit mon premier
roman. Peut-être les jeunes aujourd'hui devraient-ils considérer qu'écrire est aussi important
qu'autre chose, que cela doit les aider, qu'écrire c'est comme filmer, s'ils ont envie de faire des
films, et qu'il faut qu'ils se trouvent leur propre langage : l'écriture n'est pas simplement
l'application de certains procédés."
SUR LA MUSIQUE
Sur la Musique, Godard se voit reprocher la manière dont il utilise la musique dans ses
films.
"Dans Alphaville, la musique semble être en contrepoint, et même en contradiction avec l'image
(…) C'est qu'elle est un des éléments du récit. (…) La musique pour moi est un élément vivant, au
même titre qu'un rue, que des autos. C'est une chose que je décris, une chose préexistante au
film"
Pour finir l'entretien, le discours de Godard s'oriente sur les apports et les différences de
l'écriture et ce constat s'avère historique. Il dresse ainsi le portrait de deux critiques qu'on
retrouvera dans les HdC , ainsi que dans l'une de ses annexes151 : il sʼagit de Jean-
150
150
. HdC 3b.une vague nouvelle. p.145. pour J-G. Auriol.
151
. Ref.Film 75. 2X50 ANS DE CINEMA FRANÇAIS (1995).
122
Ref.303 -LUTTER SUR DEUX FRONTS , n°194. 10/1967.
Entretien de Jean-Luc Godard
sur son film LA CHINOISE et WEEK-END
par Jean-Louis Comolli, Jacques Bontemps,
Jean Narboni, Michel Delahaye.
"Nous devons aussi créer deux ou trois Vietnam au sein de l'immense empire Hollywood-
Cinecittà-Mosfilms-Pinewood etc... "
C'est dans ce manifeste que nous avons le titre de l'entretien, qui est rappelons-le, un
concept de l'art martial maoïste.
"et tant économiquement qu'esthétiquement, c'est-à-dire en luttant sur deux fronts, créer des
153
cinéma nationaux, libres, frères, camarades et amis."
LA DÉCOUVERTE DU MONTAGE
Cet entretien, établi au moment de la sortie de LA CHINOISE débute sur la question
difficile de l'engagement politique par et dans le cinéma, de son arrivée dans la pratique
filmique chez Godard, jusqu'à la réception critique par les organisations politiques de
gauche.
Lorsqu'on demande à Godard s'il pense avoir inventé quelque chose, il répond la
"découverte" de certains procédés de montage. Procédé qui grâce à lʼélaboration de sa
description nous prouve qu'elle se retrouve dans les HdC.
"Une seule découverte (…) c'est comment faire passer souplement d'un plan à un autre, à partir
de deux mouvements différents, ou même, ce qui est plus difficile, d'un plan en mouvement à un
plan immobile."
Par cette résolution des raccords de plans, Godard précise sa théorie provenant de la
pratique :
"(…) quand on monte donc à partir de ce qu'il y a seulement dans l'image, du signifiant et non du
signifié, il faut partir du moment où la personne ou la chose est cachée par une autre, ou bien en
croise une autre, et changer de plan à ce moment-là.."
LA SÉMIOLOGIE A LA TRAPPE
Sorti de ses expériences, les Cahiers veulent le confronter à certains penseurs
contemporains, puisqu' il cite Michel Foucault et Les Mots et les Choses dans son film, il
152
. Ref.176.Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998.
p.303
Intitulé "Manifeste" il est issu du Press-Book du film LA CHINOISE, Août 1967.
153
. C'est moi qui souligne.
123
lui demande ce qu'il pense de l'apport de la linguistique au cinéma. Et une réponse
sévère, à la limite d'une certaine intolérance se produit sans retenue. Affirmant qu'il
passe à côté du cinéma. Suit alors comme exemples de personnes en état
d'incompréhension du cinéma : Roland Barthes, Christian Metz et même Lévi-Strauss.
Godard leur refuse une vérité de leurs tentatives sémiotiques, une vérité effective au
cinéma. C'est-à-dire que ce qu'ils écrivent est sûrement valable mais passant par le
cinéma cela ne marche plus, il leur refuse leur effectivité par le fait qu'ils n'arrivent pas à
trouver la spécificité du cinéma, ou au moins à tenir compte de la spécificité. Seul Noël
Burch, par sa mise en avant de la praxis, le séduit :
"On sent que c'est le fait de quelqu'un qui a pratiqué et pensé la chose, qui a tiré certaines
conclusions de ses manipulations."
"Je repense à ma discussion avec Sollers. Il me reprochait de parler par exemples, de dire
toujours “de même que”…, “c'est comme…”. Mais en fait je ne parle pas par exemples, je parle
par plans, comme un cinéaste."
"Le mieux que nous ayons à faire actuellement, c'est d'aborder les problèmes techniques, tout ce
qui concerne l'économie, la production, la projection, les laboratoires, etc. (…) dresser un vaste
catalogue des choses, des plus infimes au plus grandes, qui ne vont pas dans le cinéma."
"Suivant le cas et les pays, on aborde le cinéma de différentes manières. En France, on n'avait
jamais réfléchi sur le cinéma. Un jour sont arrivés des gens qui ont dit : il faut réfléchir, parce que
le cinéma est quelque chose de sérieux. De même il fallait dire que les œuvres existent. Je pense
maintenant que les œuvres n'existent pas (…) même si elle est enfermée dans une boîte ou
imprimée sur du papier, au même titre qu'un être ou un objet. (…)
Ainsi la matérialité ne suffit pas pour désigner l'œuvre, c'est en terme de qualité que se
pose le conflit de cette critique. Et Godard va appliquer ce processus logique jusqu'au
producteur de l'œuvre :
"De même, je dirai qu'il n'y a pas d'auteur. Mais pour que les gens comprennent dans quel sens
on peut dire cela, il faut d'abord leur dire pendant cent ans qu'il y a des auteurs. Car la manière
dont ils pensaient qu'il n'y avait pas d'auteur n'était pas la bonne. C'est une question de tactique."
124
Aussi, remarquons que si Godard ne nie pas la réalité de lʼœuvre il sʼintéresse plutôt à
son mode dʼénonciation. Il déploie son intérêt à lutter face à des enjeux commerciaux
avec des intérêts proprement tactiques. Il se rend compte que l'affirmation de l'existence
ne suffit pas aux éléments d'être. Cette interrogation proprement métaphysique rejoint le
principe de l'être. C'est par souci tactique.
GODARD PRODUCTEUR
Les Cahiers soulignent la fonction de Godard en tant que producteur. Producteur de
Charles Bitsch et Jean Eustache, ils lui demandent son importance dans son devenir.
"Ça fait partie du cinéma, et produire, c'est aussi sortir du monde où on est. Voir des gens, voir du
monde aux deux sens du terme. Dialoguer."
La figure de Godard producteur est mal connue, et c'est pourtant pour moi, la figure la
plus importante car elle est celle qui le place au dessus de sa fonction de cinéaste simple
(dans la mesure où l'on décrète que cinéaste est une fonction simple). Producteur est
donc pour lui dialoguer et lui permet d'être autrement lui-même, ce qu'il cherche avec
engouement à sortir de sa propre condition.
"Si j'avais plus d'argent, je produirais bien davantage. Par exemple pendant deux ans, et puis je
tournerais un film pour changer. Dans l'état actuel des choses, je dois si je veux produire, trouver
des gens pour partager des charges."
"(…) cette histoire du cinéma, on ne pouvait pas la faire parce que même à Montréal où Losique
avait accepté de dépenser de l'argent pour essayer de faire des recherches là-dessus, on ne
pouvait pas sortir un film, on ne pouvait pas profiter de la vidéo pour sortir un film, c'était des
investissements qui coûtaient trop cher..."
"Et puis le document n'est pas contre la fiction… Il y a toujours, depuis Aristote, ce “soit l'un, soit
l'autre” qui, en science, n'existe pas… Ce n'est pas “de deux choses l'une”, c'est plutôt “de l'une
deux choses”."
Ce que propose Godard dans cette dernière formule, c'est finalement l'héritage
Rosselinien, de pouvoir associer ces deux notions dans un seul film, de mettre en
125
rapports ces deux notions autrement que de les opposer, de trouver de la fiction dans du
documentaire, et des documents dans la fiction, cette conception aboutira à envisager
dans les HdC, l'idée d'une égalité et d'une fraternité entre les deux conceptions154. Seul
le mot documentaire sera substitué par le réel.
" à la torpeur légère où baigne généralement le rituel des débats du Verger, mais bien au statut
incertain de celui qui se tenait devant nous et nous a enveloppés, deux matinées durant, d'une
brume de paroles. (…)"
Lorsque l'on revient sur ces larges extraits, un certains nombre de problèmes énoncés
par Godard vont retenir toute notre attention et sont venus renflouer notre argumentation,
car la parole de Godard détient souvent la force de révéler sa puissante cohésion d'esprit
et de pensée, ce qui fait que l'entendre parler d'un film de fiction sorti en 1980, viendra
nous éclairer incroyablement sur un film documentaire qui sortira 18 plus tard. Les
différents concepts que va proposer Godard sont souvent très convaincants quant à
l'accusatif des HdC. Si on emploie le terme accusatif, c'est sciemment, car Godard est
soupçonné constamment d'être superficiellement provoquant mais surtout avec
lʼintention du désœuvrement et de la paresse, pour ne pas finir ce qu'il avait commencé
d'entreprendre.
Ces propos rompus sont à l'inverse une argumentation possible des HdC.
"Je pense que le titre est important (…)parce que ça lui donne une indication et une direction…
enfin c'est un lieu, c'est un peu comme la patrie du film."
154
. Godard utilise le mot réel et le mot documentaire.
HdC 3b.une vague nouvelle p.126,127.
155
. Pascal Bonitzer, “Peur et Commerce”, Cahiers du Cinéma, n°316, Septembre 1980, Ed. de L'Étoile. p.5.
Jean Narboni, “Laissez rêver la ligne”, Cahiers du Cinéma, n°316, Septembre 1980, Ed. de L'Étoile. p.8.
126
L'idée de faire correspondre une idée d'espace avec le titre va au-delà d'une notice ou
une pancarte annonçant le début d'une ville, mais pour Godard la notice du titre prend
aussi toute sa valeur dans le fait que c'est aussi le point de départ de l'écriture du film.
Comme il l'a souvent répété156, les contrats des films qu'il a faits n'ont jamais été établis
avec des producteurs sur la base de scénarios finis. Le plus souvent c'est un synopsis
avec quelques photos ou bien un petit film, mais jamais un scénario dans son intégralité
comme on lʼexige de tous les réalisateurs des années 60 jusqu'à nos jours. D'où
l'importance du titre trouvé vient prendre une dimension encore plus grande lorsque la
construction d'une production d'un de ses films ne se fait qu'à partir du sujet.
Aussi comme il le dit dans les HdC, trouver des titres est une activité de producteur,
aussi lorsqu'il reprend-il l'énoncé de David O. Selznick donnant des ordres à ses
Executive Producers ses Yes-men :
157
"Peu m'importe l'histoire pourvu qu'elle s'intitule Birds of Paradise (…)"
LE DOUBLE TITRE
Ce qui est double pour Godard c'est le fait que le titre "SAUVE QUI PEUT (LA VIE)"
contient un mot entre parenthèse ce que l'on retrouvera aussi avec les HdC.
Remarquons également l'expression typique qu'utilise Godard pour l'effet de mettre une
parenthèse : il utilise le mot montage. Tel que cela était précisé lors de l'explication du
titre158
"Mettre un double titre, c'était aussi créer un effet de troisième titre à naître, chacun pouvant faire
son montage un peu comme il veut en lui donnant des indications assez précises et un peu
souples, un peu contradictoires aussi."
LA TROISIÈME IMAGE
Or ce propos rajoute une pensée dont il est bon de tenir compte face aux HdC, mais face
aussi au présent travail car il est conduit sur le même modèle :
"Je pense qu'effectivement tout le film et tout mon cinéma est un peu contenu là-dedans. Le
cinéma ce n'est pas une image après l'autre, c'est une image plus une autre qui en forme une
troisième, la troisième étant du reste formée par le spectateur au moment où il voit le film."
LE TRAJET DE LA SCIENCE
Le trajet des scientifiques, tels que les décrits Godard, se trompent de méthodes :
156
. Ref.176. “L'art à partir de la vie”, entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala, Jean-Luc Godard par
Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998,. p.16
157
. HdC. 3a. la monnaie de l'absolu. p.41.
158
. Voir introduction de cette annexe
127
"Ce sont des gens qui ont vu, qui ont pratiqué, et ensuite qui disent et qui l'expriment sous une
forme littéraire."
Ce trajet qu'il reproche, est le mouvement qui les conduit à entreprendre leurs
recherches et ensuite les communiquer. Ce trajet scientifique, c'est la pratique de
l'écriture comme renouvellement de l'expérience passée des scientifiques. Le cinéma
pouvait être un instrument beaucoup plus fiable pour la reproduction de la réalité
scientifique. Il ne s'agit pas de vouloir produire le mouvement du devenir du cinéma vers
la science mais qu'elle peut simplement être au service de la science, c'est-à-dire
comme instrument.
PARCOURS DE LA PRODUCTION
"Ce film là est un peu comme une entreprise commerciale...
C'est bien la naissance d'une technique à laquelle nous assistons et notre regard se
porte alors sur elle devenant co-naissance, faite d'accéléré et de ralenti et grâce à la
conjugaison du cinéma et de la télévision il la nomme DÉCOMPOSITION.
"On faisait des ralentis, des changements de rythmes, ce que j'appellerais plutôt des
décompositions, en se servant des techniques conjuguées du cinéma et de la télévision."
128
"Il n'y a pas plus de cul dans mon film que de gens qui s'embrassent et je pense que je ne sais
pas filmer l'un et l'autre, j'aurais envie de filmer l'un et l'autre."
Comme l'écriture avec le titre mène à une notion de lieu, l'image, elle, produit une notion
de temps : il la fait correspondre avec un moment, comme un point non plus dans
l'espace auquel logiquement l'image s'attache, mais un point temporel, un point de
rencontre. Démontrant que le cinéma face au réel engendre toujours son propre
contraire.
"On parlait du producteur, on avait même accentué la notion de mise en scène qui n'existait pas
dans les débuts, c'était pour nous faire exister, c'était une manière, la nôtre, de considérer le
cinéma pour qu'on nous reconnaisse à part égale (…) Ce qu'on voulait dire c'est “Moi, je suis un
type aussi important que Chateaubriand, et j'ai le droit de faire du cinéma ”… Mais je pense qu'en
fait c'est beaucoup plus un ensemble ... "
Et, comme on va le voir juste après, la notion d'ensemble s'apparente pour lui à la
possibilité d'exercice du cinéaste. Le potentiel à être ce qu'il est. Ce que Godard
finalement nommera producteur. Et pour donner un exemple de ce qu'il appelle un
producteur selon sa propre définition, il utilise Kazan. Pour lui certains cinéastes ne sont
pas des auteurs mais les interprètes d'un ensemble. On pourrait résumer par l'action
d'une oscillation entre ses deux polarités qui cherchent à l'identifier.
"Du reste, véritablement, vue la manière dont ils faisaient les films, ils étaient un peu leur propre
producteur, non seulement d'un point de vue financier mais d'un point de vue culturel. Les grands
129
films d'Hitchcock, c'est effectivement à un moment où il avait le poids de pouvoir choisir Grace
Kelly même si tous les studios n'en voulaient pas. C'était son modèle, son motif, et c'était ça qu'il
voulait, mais ça c'est un travail presque de producteur et de metteur en scène. A ce moment ils
sont à égalité."
Comme l'a dit Debord la même année, nous vivons désormais dans un monde où l'image
du monde s'est substituée au monde lui-même160, et il faut dialoguer avec les images du
monde pour dialoguer avec le monde, Godard préfigurant Godard s'envisage lui aussi
comme une image, voilà ce qu'il dit :
"J'existe plus en tant qu'image qu'en tant qu'être réel puisque ma seule vie c'est d'en faire. Et
quand je dis que le cinéma est plus important que la vie, c'est d'une certaine manière ce que les
proches m'ont reproché."
D'un côté, la vie, de l'autre le cinéma et cette logique va se répercuter sur l'ensemble du
monde et de l'univers même, d'où l'importance fondamentale de la différence des sexes,
de la dialectique permanente de tous les éléments (l'image et le son, peinture et
musique, la caméra et le projecteur). Le cinéma obtient, passant par la conception de
Godard, la vision d'une dualité permanente, fondatrice, constitutive.
La caméra telle que l'invente Lumière est objet d'attention pour cette dualité :
"J'ai eu beaucoup de mal à faire comprendre à Willy161 set à Renato qu'une caméra ça avait deux
ouvertures. Ils pensaient toujours qu'il y avait une fenêtre de caméra et c'est tout, ils pensent
jamais le viseur comme fenêtre. La caméra est un endroit où ça passe dans un sens et dans le
sens contraire."
160
. Guy Ernest Debord, La société du spectacle, Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1967. p. 26
161
. William Lubtchansky, le chef opérateur, qu'il utilisera pour SAUVE QUI PEUT (LA VIE) et Renato Berta,
chef opérateur qu'il employa sur PASSION son film suivant.
130
DÉCLINEMENT DE L'IDENTITÉ DE GODARD :
"Moi, je suis une image, moi, je suis la partie de vous… je suis l'autre, je suis l'autre vous, je suis
l'autre vous, je suis l'autre moi-même…"
On pourrait se tromper en accordant un espace poétique à ces dires, non ils ne sont en
rien poétiques, ils définissent clairement avec paradoxe l'état d'esprit du cinéaste et de
sa volonté, en tant qu'image, à vivre en nous. Reste à savoir et c'est là tout l'enjeu de
son identité, c'est le lieu où il réside. L'image de Godard, c'est-à-dire lui-même, se
situe-t-elle encore en lui comme image à venir, ou bien est-elle dans le film, incarnée
sous différentes formes dont son propre corps, ou bien encore, et c'est selon son désir,
ce qu'il aimerait être, l'image reçue de ses films, que le spectateur, l'Autre, perçoit et
produit. Volonté de contrôle de tout l'univers. Ces phrases mystérieuses quant à leur
accusation pouvaient être énoncées par un dictateur ou un saint mystique. Pour résoudre
ce dilemme, nous proposons le mouvement de la dissolution, cette incessante négation
de soi, rêvée par Oshima, pour lʼattitude des cinéastes (qui sont condamnés à se
répéter)162.
Passant d'une identité composite comme il pouvait figurer dans certains de ses films
comme on l'a déjà vu, en créant de multiples personnalités avec le même corps, l'identité
de Godard devient soluble avec ce qui lʼentoure comme le propose Jean Narboni dans
son article de présentation :
"Comme une improbabilité affectant un individu qui ressemble aujourd'hui à peu près à n'importe
qui, et, de ce fait même, d'autant plus lointain et secret. (…) chacun a senti dans ses matinées
qu'il n'avait plus affaire à un corps, un organisme, un individu ou un moi, que tout cela s'était
volatilisé ou dissous, et qu'il n'était plus question que de corpuscules et d'ondes, de frontières et
163
d'univers concentriques, de galaxies et de mouvements."
"Les seules images des cinéastes que vous voyez, c'est toujours l'image de l'Empereur romain
qui désigne ; “celui-là”.
"Je me considère toujours comme un garçon qui fait des films, mais je considère que l'appareil de
production que j'ai effectivement monté moi-même avec bien des déboires, c'est plutôt un
organisme de reproduction de type féminin : la manière dont on a organisé le matériel, de
produire un film, de répartir le temps, il y a une espèce de démocratie alors qu'avant c'était plutôt
centraliste. Alors moi je suis les deux, je suis celle qui se met à genoux, qui montre son cul et suis
à la fois l'autre… et c'est ça que j'aimerai ne plus partager… du moins pouvoir parler par le biais
d'un échange de documents avec quelqu'un qui … sur ses problèmes à lui, pas forcément sur
mes problèmes à moi…"
162
. Nagisa Oshima, Ecrits, 1956-1978, Paris, Ed. Gallimard/ Cahiers du Cinéma. 1980.p.9.
163
. Jean Narboni, “Laissez rêver la ligne”, CAHIERS DU CINÉMA , n°316, 09/ 1980, Ed. de L'Étoile. p.47.
131
Ref.306 -LE CHEMIN VERS LA PAROLE
Entretien réalisé par Serge Daney, Serge Toubiana, Alain Bergala.
n°336. 05/1982. p.8-14
La réticence de Godard à faire cet entretien a donné une série de collages (Ref.166).
Ref.173
LIVRE : INTRODUCTION À UNE VÉRITABLE HISTOIRE DU CINÉMA (1979)
• la continuation de la parole (suite aux entretiens des Cahiers)
• les illustrations de IVhdc, les visions schématiques de JLG
132
en 1977 au CACM164. "Continuer le travail entrepris", dans la logique d'un espace de
programmation de Langlois avec en sus confronter "les morceaux de l'histoire du
cinéma" avec sa propre filmographie.
LE 3ÈME VOYAGE
L'idée nouvelle de Godard est de confondre sciemment l'histoire du cinéma avec la
sienne. On pourrait croire qu'il s'agit d'une entreprise très ambitieuse frôlant presque
avec une idée de soi dépassant la conscience de sa propre valeur, mais il s'agissait
de succéder à Langlois dans sa dimension pédagogique malgré les différents qui
pouvait les disjoindre.
L'idée majeure Godard l'exprime dans le troisième voyage, pour la réalisation de ces
voyages, c'est opter pour une histoire du cinéma à partir des films.
"Il y a toute une partie de l'histoire du cinéma et de la télévision (…) qui ne peut se faire qu'à
partir des films. Il faut pouvoir la faire, ou il faudrait pouvoir la faire à partir du regard des
spectateurs." p.105
Reprochant en particulier l'histoire littéraire du cinéma, la construction de cette
histoire serait de mettre ensemble un certain nombre de films, des extraits.
"C'est de pouvoir voir des morceaux, et d'essayer de voir un espèce de fil conducteur comme
un film, comme un thème musical, mais à des moments, on ne peut le trouver que si l'on
assemble les bons instruments, c'est-à-dire des instruments capables de faire certaines notes
pendant un certain moment, et des gens pour le faire, et à ce moment-là on peut retrouver
peut-être UNE MUSIQUE (…)."
LA SÉRIE DE FILMS
Table de la véritable introduction de l'H d C
§ La première série est la série idéale, série désirée par Godard qu'on trouve en tête de
chapitre, de voyage.
La deuxième série est à chaque fois une deuxième séance de travail mais toujours sous le
motif, le même trajet pour reprendre une terminologie de voyage.
§ Par contre les films entre parenthèses sont les films projetés que les étudiants ont vus à la
place du film désiré car pas disponible.
§ Bien sûr quand le film désiré n'est pas suivi de parenthèses, il a été projeté.
164
. C.A.C.M., Conservatoire d'Art Cinématographique de Montréal.
165
. L'aspect brut du livre est la raison principale pourquoi, ce livre n'est presque jamais cité ou utilisé par les
universitaires.
133
Premier Voyage
- Fallen Angel. O. PREMINGER ((Mark Dickson Detective, Jacques TOURNEUR))
- A Bout De Souffle, JLG
- M. le Maudit, F. LANG
- Le Petit Soldat, JLG
Deuxième Voyage
- Nana, J. RENOIR
- La Passion de Jeanne D'Arc, C.T.DREYER
- Greed, E.V.STROHEIM
- Vampyr, C.T.DREYER
- Carmen Jones, O. PREMINGER
- Vivre sa Vie, JLG
Quatrième Voyage
- Sunrise, F.W.MURNAU
- You Only Live Once, F.LANG
- Rebel Without Cause, N.RAY
- Ugetsu Monogatari, K.MIZOGUCHI
- Pierrot Le Fou, JLG
Cinquième Voyage
- Les Vampires, L.FEUILLADE
- Underworld, J.V.STERNBERG
- The Postman Always Rings Twice, T.GARNETT
- Made In USA, JLG
-Potemkine, S.M.EISENSTEIN
- L'Age d'Or; L.BUNUEL
- Mr Deeds Goes To Town, F.CAPRA
- La Chinoise, JLG (à comparer avec Ice de R.KRAMER)
134
Sixième Voyage
- Dracula, T.BROWNING (Freaks, BROWNING)
- Allemagne Année Zéro, R.ROSSELLINI (La chute de l'empire Romain, MANN)
- Les Oiseaux, A.HITCHCOCK
- Week-End, JLG
Septième Voyage
-Top Hat, M.SANDRICH
- Brigadoon, V.MINELLI
- Ladies & Gentleman, The Rolling Stones, ROLLIN BINZER
- NY, NY, M.SCORCESE
- 1+1, JLG
Ref.174
LIVRE : GODARD PAR GODARD (1984, 2ÈME ÉDITION. Editions de lʼÉtoile)
Le livre comprend un grand nombre d'articles de Godard déjà cités dans l'annexe mais
aussi tout une série d'entretiens, dont un premier avec Bergala,
« LʼArt à partir de la vie »
entretien qui revient sur l'histoire personnelle de Godard, ainsi quʼune autre sous forme
dʼalbum-photos:
« Roman-Photo biographique » dévoilant des aspects intimes et inconnus de la
personnalité de Godard. Par contre, son accident de moto survenu en 1972, nʼy est pas
stipulé ; reste quelques dictionnaires en langue anglaise.166 qui reviennent sur
lʼimportance de cet événement tant physique que spirituel, car on peut vérifier que cʼest
précisément à cette époque quʼune intense remise en cause de son style, de son métier
et de sa vie serait conséquente au fait avoir été alité pendant presquʼun an.
166
. David Quinlan, The Illustrated Guide to Film Directors, London, B.T.Basford Publishing, 1983,
1991,p.112
135
Ref.175
LIVRE : HISTOIRE(S) DU CINÉMA. 1998 (4 TOMES). Edité par Gallimard . Hors-
Collection. On remarquera le fait extrêmement rare dʼêtre édité hors une collection. Dans
lʼhistoire de lʼédition Gallimard, seul Paul Valéry et Pierre Guyotat avaient bénéficié de
cette distinction auparavant.
Ref.176
LIVRE : GODARD PAR GODARD (1998, 3ÈME ÉDITION [TOME 1 : 1950/1984, TOME
2 : 1984/1998])
Ces livres sont à chaque fois la retranscription de la bande-son du film. Ils sont établis
dʼaprès le film et ne constituent donc pas un scénario conçu au préalable. Ce sont des
traces plus que des désirs.
ARTICLES EN DEHORS DU GODARD PAR GODARD TOME 2 (1984/1998)
Ref.182
TRAFIC N°1, ÉTÉ 1991, p.72, p.108 et p.138. LA PAROISSE MORTE.
Poème que Godard a donné à Serge Daney. Godard avait exprimé le désir de voir
insérer son poème trois fois dans la revue, aux moments opportuns que Daney aurait
jugés.
Ref.183
TRAFIC N°18, PRINTEMPS 1996, p.28. A PROPOS DE CINÉMA ET D'HISTOIRE.
Discours de réception du prix Adorno, prononcé par Godard, lors de son attribution à
Francfort-sur-le-Main le 17/09/1995.
Ref.184
Jean-Luc GODARD & Youssef ISHAGHPOUR,
ARCHEOLOGIE DU CINEMA ET MEMOIRE DU SIECLE (DIALOGUE)
Tours, Edition Farrago. 2001.
C'est à partir de deux articles dans TRAFIC que ce livre a été constitué :
136
TRAFIC N°29, PRINTEMPS 1999
Jean-Luc GODARD & Youssef ISHAGHPOUR,
ARCHEOLOGIE DU CINEMA ET MEMOIRE DU SIECLE. (1)
137
3/ ADDITIF DES DERNIERS DOCUMENTS DE J-L GODARD
Ref.178
JEAN-LUC GODARD, DOCUMENTS, Paris, Edition Centre Pompidou. 2006
Ce livre important, indique qu'il est établi, à l'occasion de la présentation au Centre
Pompidou de l'exposition : “VOYAGE(S) EN UTOPIES, JEAN-LUC GODARD, 1946-
2006”, Galerie Sud, 11Mai-14Août 2006, et de la rétrospective intégrale des films de
Jean-Luc Godard (24Avril-14Août 2006). Il comporte un grand nombre d'articles critiques
et de commentaires sur l'œuvre de Godard, mais plus précisément encore sur des
nouveaux documents produits par Godard lui-même et reproduits dans ce livre et il en
constitue une des sources d'information importantes.
Sont recensés ci-après les seuls documents attribués à Godard. Il manque donc les
textes des autres auteurs liés aux HISTOIRE(S) DU CINÉMA qui se trouvent dans la
troisième partie de cette étude. Devant la variété des sources et la sortie récente du livre,
ces textes et montages photos ne sont pas disposés dans le continuum chronologique. Il
constitue donc un additif ayant leur propre chronologie, nous avons mis à cet effet la date
correspondante après la référence pour qu'il n'y ai pas de mésinterprétation possible. Et
selon la même logique du recensement que j'ai opéré.
138
Ref.178-12. (1970) Que faire ? p.145
Texte relatant comment la réalisation d'un film peut être effectuée selon le modèle du
matérialisme dialectique. Texte manuscrit au feutre vert.
à partir d'un constat philosophique en trois plans qu'il décompose comme suit
1) PREMER PLAN : plan profond et automatique, plan biologique. inconscient, de la
répétition. et production, [BASES]
2) DEUXIÈME PLAN : Plan du comportement machinal. rapportant le geste et une partie
du langage. SUBCONSCIENT. de la différence. et enregistrement, [CONDITIONS]
3) TROISIÈME PLAN : le plan lucide se rapporte à la CONSCIENCE. au désiro-social
et à la consommation, [CHANGEMENT]
Citant ces sources d'établissement :
-En italique : François Jacob,
-souligné : Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-œdipe;
-gras : Karl Marx,
-entre crochet : [Mao Zedong].
Il dresse les bases de la réflexion appliquée de NUMERO DEUX. Commenté par Michael
Temple, ce projet de film-scénario, dont la présentation/pagination est déjà difficile
d'approche, donne confirmation de plusieurs éléments fondateurs de notre propre travail.
ainsi dans ce document on a :
la notion de couple (COPULE) emblématique par la photo de LA PRISON,
mais aussi cette notion va dialectiquement produire un certain nombre d'autres
domaines, ainsi on a des bi-séparations :
L'HOMME et Le MONDE
139
Je suis une machine167, de PIERROT LE FOU va se retrouver amplifié jusquʼà citer
W.S.Burroughs et appliquer ce principe.
"Qui écrira un jour la véritable histoire du cinéma et de la télévision ?"
Ref.178-19a La première lettre est non-datée, manuscrite. Reproduite en fac similé, elle
est écrite à l'encre bleue sur un cahier à petits carreaux. La missive n'est pas
spécifiquement destinée à Henri Langlois, (Chers amis de l'Est) mais est la réponse à
une invitation dans le but d'une programmation consacrée à Langlois.
Ref.178-19b. (1975) La seconde, datée en liminaire du 7-8 juillet 1975, est manuscrite à
l'encre rouge, sur du papier en tête de la société de production de Godard : Sonimage.
Elle est aussi reproduite fac-similé. Godard, cette fois-ci, s'entretient nommément avec
Langlois. Il lui annonce sur cinq pages, qu'il ne peut plus faire partie du Conseil
d'administration. Après le départ de Truffaut, c'est le sien. À noter que cette rupture est
toute institutionnelle car ils ne seront pas fâchés pour autant, puisque moins d'un an
après ils ont le projet de réaliser ce film désiré sur l'histoire du cinéma. L'exemple de
placer l'image au cœur de la pratique historique ne semble plus pour Godard la
préoccupation de la Cinémathèque, d'où son départ et ce qu'il ne manque pas de
souligner :
"Il ne semble plus, et depuis longtemps, que la Cinémathèque française serve le combat du voir,
contre celui du dit ou lu."
167
Dixit J.P Belmondo dans PIERROT LE FOU (Ref.Film.19).
140
Ref.178-25. (1979) Lettre numéro Un
aux membres de la Commission d'avance sur recettes. p.307
Ref.178-26. (1979) Lettre numéro Deux aux membres de la Cd'AR. p.307
Ref.178-27. (1979)Lettre numéro Trois aux membres de la Cd'A.R. p.307
141
Ce triple corpus (auteur/acteur/producteur) non exaustif demeure lʼun des plus complet à
ce jour, puisque sont répertoriés, peut-être pour la première fois, les apparitions
cinématographique et participations télévisuelles, nombreuses et dénombrables de JLG.
Les auteurs attribuent à ce dernier des réalisations de bande-annonces (quʼil a en retour
authentifiés) a été établi par Nicole Brenez, Sylvie Pras, Judith Revault dʼAllones et
Michael Witt.
142
C/ LES FILMS (LISTE CHRONOLOGIQUE)
1/ PRÉSENTATION DE L'ŒUVRE FILMÉE DE J-L GODARD
A) DISPOSITIONS ET PRINCIPES DE DÉPART
Pour la recherche de cette première partie, nous avons établi la liste complète des films
que Godard a réalisés ; établissant pour l'occasion une filmographie complète de ses
œuvres. C'est pour cela que certains films resteront sans études car on pourrait
évidemment forcer l'influence d'une prédétermination de l'ensemble de son œuvre sur les
HdC en étudiant systématiquement tous ses films et essayer de trouver à chaque fois un
nouvel élément, mais il n'en est rien. Cette gageure serait malhonnête puisquʼen effet,
seuls quelques-uns de ses films ont fondé des précédents esthétiques constitutifs à la
formation des HdC.
Cette liste chronologique de films va constituer une nouvelle base de référenciation pour
l'analyse des HdC. Aussi, pour les différencier des références critiques et écrites
(Rappel: Ref.33), nous avons rajouté le mot Film affilié à une numérotation, issue de la
continuité de ses réalisations. Le titre du film l'accompagnera systématiquement.
Exemple : Ref.Film33.NUMÉRO DEUX.1975 Même si certaines références peuvent
sembler évidentes, rappelons simplement qu'il n'est pas donné à un grand nombre de
personnes d'avoir pu voir les 90 films que Godard a réalisés. Ce nombre tient compte de
tous genres de films et vidéos : ses courts métrages, ses publicités, ses longs-métrages
comme ses essais.
Incluant à cette liste ses différentes participations comme acteur, nous pourrons
démontrer l'intérêt qu'a eu Godard de prêter son corps et sa voix, bien avant son premier
long-métrage : celui de construire film après film son image. Cette prestation corporelle
de Godard sera nommée pour l'occasion : INCORPORATION, ce qui, selon la définition,
s'avère être des parties (images et sons des actions du corps de Godard) entrant dans
un tout (le film). Nous appelons donc INCORPORATION un signalement de la faculté du
cinéaste à produire une forme gestuelle filmique : participation en tant qu'acteur
(comprenant le rôle du cinéaste, lui-même) à l'intérieur de ses propres films et de
quelques autres au départ.
Le signalement de l'INCORPORATION sera suivi d'une analyse axée sur l'objectif de
l'action, l'esthétique de son emploi ou la qualité de sa performance.
143
C'est-à-dire réfléchir sur l'élément isolé et évaluer son activité, sa réflexivité dans notre
travail. En termes plus anthropologiques, on pourrait dire que ces éléments sont comme
des organes qui ont été inventés et parsemés ça et là dans les films et ensuite greffés de
nouveau pour constituer le nouveau corps des HdC. Le procédé d'isolement conduit à
savoir si l'organe fonctionne tel qu'en lui-même. En effet toute conduite de position
conceptuelle a priori risque de desservir les HdC. Nous pouvons, au départ de cet
acheminement, le long de la continuité filmographique de Godard, déterminer un certain
nombre de concepts a priori, qui puissent nous permettre d'orienter nouvellement notre
étude.
Cette autre référence 19, filmique cette fois-ci, est aussi ordonnée dans la première
partie, après les critiques écrites, sous la forme :
Ref.Film 19 : PIERROT LE FOU (1965)
Fiction [Aventure]. Format : 35 mm. Durée : 112 mn. Couleur.
(1)Î (2)Î (3)Î (4)Î
Nous avons composé une seconde ligne de spécification, qui a semblé nécessaire
pour celui ou celle qui n'aurait pas vu le film, pour que les films puissent constituer
dans leur disposition LA FILMOGRAPHIE.
144
dans le mode de production, de distribution et d'exploitation, le film commandé doit
correspondre à une réalité spécifique industrielle déterminée par le cadre spécifique
du genre, tels Policier, Mélo, Fiction Historique, Espionnage... Nous ajoutons, parce
que nous croyons, qu'il constitue un genre à lui seul avec ses règles et ses évolutions
depuis le début du cinéma, le genre du film sur le cinéma, noté :
Le support filmique 35mm primera sur les autres s'il existe certains films dotés de
plusieurs supports de projection.
Par exemple : Ref.Film.60.ALLEMAGNE ANNÉE NEUF ZÉRO. Ce film est une
commande pour la télévision dont le support final logique fut la vidéo, mais il en a été
tiré plusieurs copies cinéma en 35mm pour l'exploiter en salles ; c'est donc ce dernier
qui prime.
145
2/ FILM PAR FILM
Référence Film A1: QUADRILLE (1950) RIVETTE
Fiction [Policier]. Format : 16 mm. Durée : 20 mn. Noir et Blanc.
INCORPORATION
146
Référence Film 5 : CHARLOTTE ET SON JULES (1959)
Fiction [Drame]. Format : 35mm. Durée : 20 mn. Noir et Blanc.
INCORPORATION .
Cette participation n'est pas décisive pour la spécificité de notre recherche mais par
contre ce court métrage contient un aspect réellement historique car il met en scène
dans une seule séquence, pour la première et la dernière fois, les rédacteurs-cinéastes
des Cahiers du Cinéma : Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette et Rohmer, et même Doniol-
Valcroze qui fut le scénariste de ce court-métrage.
168
. Jean Cocteau, L'AIGLE À DEUX TETES, 1948. Jean Rouch, MOI, UN NOIR, 1958. Ref.109
147
lente déperdition d'un musicien américain qui, d'une vie de dilettante va devenir un sans-
domicile fixe, jusqu'au clochard .
L'apparition de Godard est brève mais suffisamment prégnante pour qu'on puisse s'en
souvenir, car elle est véritablement liée à une action prophétique de sa part : dans une
chambre, attablé, il est avec un autre homme qui est debout derrière lui. Ils écoutent tout
deux religieusement un disque de musique classique (Quatuor de Brahms ou Schubert)
sur un tourne-disque de type portatif (Tepaz). Religieusement car aucun des deux ne
bouge et n'exprime un air quelconque de satisfaction. Ils ont une allure statique : la main
posée délicatement sur la joue exprime la concentration. Un solo de violon se fait
entendre pendant cinq secondes, et profitant d'un soupir, Godard soulève le bras du
pick-up et le remet au début du solo, il fait l'opération trois fois. L'écoute de morceau de
solo en répétition crée une petite boucle sonore. Cet extrait de musique laisse prévoir
plusieurs préoccupations du cinéaste. La première est d'avoir une fois de plus devancé
les progrès techniques de la reproduction musicale, car ce qu'il fait à la main, aucune
machine encore ne pouvait le faire, il faudra attendre le milieu des années 60, avec
Pierre Schaeffer et Pierre Henry, représentant de la musique électro-magnétique, pour
que l'on voit apparaître lʼutilisation de machines qui placent électroniquement en boucle
des extraits de musiques (car avant les boucles de bandes magnétiques sont faites à la
main comme JLG). Le nom de ces machines est le sampler et toute une partie de la
modernité musicale contemporaine est lié à cette machine169.
L'intérêt que Godard va avoir à propos de certaines œuvres d'art, est un intérêt partiel
dans le sens fort. Son intérêt le fera découper avec détermination, les films, les textes,
les musiques pour ne garder que la partie qui lui plaît dans le morceau et ainsi pour
pouvoir la rejouer à l'infini. Son esthétique est pratiquement liée à ce principe de découpe
et de répétition. On peut faire correspondre l'art du mixage, initié par les Disc-Jockeys,
avec le travail de Godard. Il est étonnant de voir dans le film de Rohmer, la performance
de Godard procéder à un tel geste avant-coureur, (antérieur d'une vingtaine d'années
peut-être à la normativité esthétique du réemploi) et dans le même temps, fondateur de
sa propre esthétique.
INCORPORATION : Autre que la qualité intrinsèque d'un film dans le film, puisque
Godard joue dans un petit film burlesque, que Cléo va voir au cinéma, c'est le thème et
l'action de ce qu'il y fait qui nous semble important.
Dans cette saynète, il se marie avec Anna Karina qui élue est en tenue blanche. Ce qu'il
accomplira dans la réalité170. Toujours la volonté de Godard de produire par ses
participations une tentative de commenter la correspondance étroite que la Vie et le
Cinéma entretiennent, sur une non limitation de ces deux ensembles. Et si une chose
169
. Laurent Garnier, David Brun-Lambert, Electrochoc, Paris, Ed. Flammarion. 2003. p.25 :
"L'imparable single Pump Up The Volume emprunte à la fois aux innovations initiées par le sample et à la
pop par le gimmick entêtant..."
170
. Ref.176. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de l'Étoile. 2ème Ed.1998.
p.30/31.Roman-photo biographique. Pour preuve on peut voir le film de Varda et les photos de mariage que
Bergala a disposées côte à côte.
148
doit se produire dans lʼun de deux domaines, la nécessité qu'elle le devienne dans
l'autre171.
GUEST-STARRING
La participation de Jean-Pierre Melville dans le film de Jean-Luc Godard perpétue une
pratique qui déjà avait eu lieu à Hollywood dès le temps du cinéma muet :
DEMANDER À UN CINÉASTE DE PARTICIPER COMME ACTEUR
La demande vient du fait que l'image du cinéaste participant est connue du public et
donc elle participe comme le processus des stars, aux effets hétérogènes qui vont
renforcer les effets de fascination du film vers le spectateur, mais en passant par d'autres
moyens que la narration173 . Aussi lorsque le choix du rôle pour le participant cinéaste est
de jouer un cinéaste, la fiction se confond avec la réalité. Mais il y a plusieurs nuances
de participations qui restent à définir :
•Le cinéaste joue dans le film d'un autre sous sa propre identité.
(Voir Ref.Film.14.LE MÉPRIS pour Fritz Lang. Ref.Film 19.PIERROT LE FOU. pour Samuel
Fuller, Ref.Film 34 VENT D'EST pour Marco Ferreri, Ref.Film 34 VENT D'EST pour Glauber
Rocha, Ref.Film 45 SAUVE QUI PEUT (LA VIE) pour Marguerite Duras (cas particulier puisque
seule sa parole est présente), Ref.Film DÉTECTIVE pour Jean-Pierre Mocky Ref.Film 57
MEETING WOODY ALLEN pour Woody Allen).
Le cas particulier de Duras met en valeur deux types de participations : ceux dont l'image
est la plus la importante apparaissent par leurs actions, tandis que pour dʼautres cʼest
leur parole qui est mise en avant. Il s'agit ici de Marguerite Duras et de Woody Allen et ils
rejoignent alors une autre catégorie, qui ne tient pas compte du métier de la personne
invitée.
•Liste de personnes jouant dans un film de Godard sous leur propre identité.
PAR LA PARTICIPATION D'UNE PAROLE HÉTÉROGÈNE AU FILM DE FICTION : LA
PAROLE PRODUIT UN MOMENT DOCUMENTAIRE
Nous signalons la participation de personnes autres que des cinéastes (c'est la liste
précédente) qui soient aussi bien actrice, chanteur, ou philosophe, produisent une
variété de propositions de moments qui peut se résumer au principe qu'ils sont
interprètes de leur propre fonction.
171
. Ref.163
172
. Ref.176. Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard , [volume.1], Paris, Editions de
l'Étoile. 2ème Ed.1998,. p.11
173
. Edgar Morin, Les stars, Paris, Ed de Minuit, 1958. p.25.
149
Cela a constitué durant les années 60 un modèle, presque systématique, qui permettait
de s'échapper de la fiction (le réalisateur et le spectateur), créant une percée, un moment
documentaire, hétérogène face au film. Ils ont tous la particularité de résider dans le film
pour leur qualités sonores :
PAROLE ou MUSIQUE (ou les deux : CHANT)
Leur présence physique, réelle face à la fiction du film, avivait l'esprit de convocation.
Ainsi Godard fut très attaché à faire paraître des chanteurs ou des musiciens. Le mode
d'apparition va d'une brève figuration jusqu'à une performance qui peut constituer la
moitié du film, c'est-à-dire s'emparer du sujet.
-Jeanne Moreau est présente dans UNE FEMME EST UNE FEMME sous son rôle
d'interprète de JULES ET JIM174, film qui sortit à la même époque.
-Jean Ferrat met une de ses propres chansons au juke-box d'un café de VIVRE SA VIE,
-Brice Parrain subit un entretien philosophique dans VIVRE SA VIE, encore.
-Roger Leenhardt dans UNE FEMME MARIÉE, est entretenu dans une partie titrée
l'intelligence.
-Raymond Devos dans PIERROT LE FOU, peut être placé dans cette liste car il s'agit
de son propre texte : un de ses sketchs Est-ce que vous m'aimez?
-Princesse Aïcha Abadie, décline son identité dans PIERROT LE FOU aussi.
-Chantal Goya, en dépit d'un pseudonyme et en tant qu'actrice principale, peut faire
partie de cette liste car elle effectue ce qu'elle fait habituellement, dans la réalité en
dehors du film : chanteuse YéYé dans MASCULIN FEMININ.
-Elsa Leroy en tant que Mademoiselle Age Tendre répond directement aux questions de
Godard retirées de la bande-son de MASCULIN FEMININ. Ses réponses, autant
suscitées qu'elles puissent être, par la teneur des questions et la sinuosité de Godard,
n'appartiennent qu'à elle-même et provoque un moment documentaire.
-Marianne Faithfull fredonne dans un bar, son succès mondial "As Tears Goes By"
dans MADE IN USA, tandis que Kyoko Kosaka, elle, seulement comédienne et interprète
d'une chanson avec guitare, ne fait pas partie de cette liste puisqu'il n'y a pas de
correspondance avec la réalité extérieure.
-Philippe Labro dans MADE IN USA à la fin du film dans sa voiture de fonction d'Europe
n°1 parle de son métier de journaliste.
-Helen Scott, assistante fidèle d'Hitchcock, jouant au flipper dans un des plans de 2 OU
3 CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE, peut être considérée dans sa fonction car ainsi elle
rend hommage directement à son maître qui faisait des apparitions muettes dans ses
propres films dans des situations souvent incongrues.
-Francis Jeanson dans LA CHINOISE, discute dans un wagon avec Véronique-Anne
Wiazemsky, et essaye de la prévenir des conséquences et du désir de révolution qui
anime la jeune fille.
-Paul Guegauff dans WEEK-END, donne une leçon de piano pendant un plan séquence
tourné à la campagne.
-The Rolling Stones dans One + One, établissant la chanson Sympathy for The Devil,
constituent plus de la moitié du film.
-Iain Quarrier, Frankie Dymon, Dannie Danniels, Roy Stewart, Limbert Spencer font
tous partie d'un groupuscule politique issu directement des Black Panthers. Ils
interviennent dans One + One, en lisant leurs propres textes politiques.
174
. François Truffaut, JULES ET JIM, 1961.
150
-Marco Ferreri joue le cinéaste qui met en cause les fondements industriels et
capitalistiques du cinéma dans VENT D'EST.
-Glauber Rocha joue le rôle d'un cinéaste issu du Tiers-Monde dans VENT D'EST
également.
-Les Rita Mitsouko, dans SOIGNE TA DROITE qui, à l'instar des Rolling Stones, sont
en répétition pour l'enregistrement d'une chanson : C'est comme ça. et occupent plus de
la moitié du film de fiction.
-Norman Mailer figurant dans la production du film en langue anglaise KING LEAR.
-Michel Piccoli, au moment du centenaire du cinéma fut nommé président d'honneur du
comité. Godard demanda pour la commande de la BIFI, à Piccoli de participer au film
2X50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS, et de réagir en tant que président d'honneur.
•Le cinéaste joue dans le film d'un autre, un rôle qui diffère de sa fonction.
C'est le cas de Melville ici. Mais ce qui est à noter, c'est que si Melville ne joue pas à être
lui-même, c'est-à-dire cinéaste, il joue une scène qu'il a dû déjà vivre dans la réalité :
donner une conférence de presse. Il est Parvulesco, un romancier à succès qui répond
aux questions de journalistes dont Jean Seberg. Godard établit dès ce premier long
métrage le parallèle qu'il y a à être cinéaste et écrivain, en proposant à un cinéaste dans
la réalité d'être écrivain dans la fiction.
(Voir aussi Ref.Film 60 KING LEAR pour Léos Carax (Edgar Allan Poe), Ref.Film 60 KING LEAR
pour Woody Allen (Mr.Alien), Ref.Film 56 GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT
COMMERCE DE CINÉMA pour Jean-Pierre Mocky (producteur), Ref.Film 83 ÉLOGE DE
L'AMOUR pour Jean-Henri Roger (Attaché de Presse)
•Le cinéaste est présent en tant que tel dans son propre film
Le cinéaste présent dans son film offre une possibilité de réflexion introspective, par
cette technique cinématographique de l'autoportrait. Déjà King Vidor dans SHOW
PEOPLE était le réalisateur qui à la fin du film tournait un film de fiction qui permettait au
protagonistes du film de jouer une séquence qui était filmée en une seule prise, le seul
moyen qu'ils ont trouvé pour dire leur amour et s'embrasser. Sʼembrassant donc dans
cette séquence et dans le film. La séquence finit, King Vidor dit Coupez (C'est un carton,
SHOW PEOPLE est un film muet) mais eux continuent dans la "vie" de s'embrasser, ce
qui fait rire l'équipe du film qui plie le matériel en une dizaine de secondes et laissant le
couple cette fois-ci seul avec le spectateur !
(Voir pour JLG : Ref.Film 13 LE GRAND ESCROC, Ref.Film 24 CAMÉRA-ŒIL, Ref.Film 24 VLADIMIR ET
ROSA Ref.Film 41. NUMÉRO DEUX, Ref.Film 50 CHANGER D'IMAGE, Ref.Film 55 SOFT & HARD,
Ref.Film 56 GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA, Ref.Film 57 MEETING
WOODING ALLEN, Ref.Film 71 LES ENFANTS JOUENT À LA RUSSIE, Ref.Film 74 JLG/JLG
AUTOPORTRAIT DE DÉCEMBRE, Ref.Film 75 2X50 ANS DE CINÉMA FRANÇAIS, Ref.Film 78 ADIEU AU
T.N.S., Ref.Film 83 ÉLOGE DE L'AMOUR, Ref.Film 87 NOTRE MUSIQUE)
•Le cinéaste joue dans son propre film, un rôle autre que le sien véritable (réalisateur).
Le cinéaste fait alors de la figuration (Les apparitions systématiques d'Alfred Hitchcock
dans ses films ont souvent été interprétées comme référent à la Tradition : certains
sculpteurs, ou peintres du Moyen-Âge qui se figuraient dans leurs œuvres pour les
signer) ou bien comme Erich von Stroheim qui ne fut peut-être pas véritablement le
premier (le premier c'est Méliès), mais le premier à se rendre compte précisément des
effets dramatiques que la mise en abyme constituait sur les réactions du public.
Dans FOOLISH WIVES, pour essayer d'aborder une femme mariée, il fait semblant de
lire, à côté d'elle, un livre intitulé Foolish Wives écrit par Stroheim. Poussant l'allusion
151
dans un esprit comique, il conseille à la femme de le lire et lui dit que c'est un livre
excellent. La fin du film se conclut sur la mise en scène du mari en train de lire la fin de
ce même livre.
(Voir aussi pour JLG : Ref.Film 14 LE MÉPRIS (premier assistant du réalisateur Fritz Lang),
Ref.Film 52 PRÉNOM CARMEN (Oncle Jean, un réalisateur à l'hôpital), Ref.Film 59 SOIGNE TA DROITE
(un cinéaste idiot), Ref.Film 60 (Un professeur pyrologue), Ref.Film 71 LES ENFANTS JOUENT À LA
RUSSIE (L'IDIOT, PRINCE MYCHKINE).
175
. Une femme voit l'homme qu'elle aime mourir :
Nicholas Ray, THEY LIVE BY NIGHT (Les amants de la nuit), 1948 ; THE LUSTY MEN (Les indomptables),
1952
176
. Cette fin de film : l'homme meurt devant celle qui l'aime, abattu par la police, et dit encore quelques mots.
C'est le célèbre HIGH SIERRA (La grande évasion), 1941, de Raoul Walsh, film classique qui, comme
CITIZEN KANE (1941) ou GONE WITH THE WIND (1939) ne sont sortis en France qu'après la guerre.
177
. Orson Welles, THE LADY FROM SHANGAI (La dame de Shangaï), 1948.
152
Nous ne pouvons pas juger, au vue de ce simple procédé, le rapport Welles-Godard dont
on a pu constater par ailleurs quelques fondements. Il est ici trop succinct. Par contre
c'est sur l'idée de reprise ici qui est intéressante car elle ne consiste pas en une citation,
elle s'inscrit plutôt sur l'idée d'un plagiat. Plagiat car il s'agit ici d'une extraction
cinématographique sans qu'aucun élément ne vienne annoncer une provenance de cet
extrait, d'autant plus qu'il s'agit de parole. Il est encore plus difficile de remarquer cette
provenance, si ce n'est Godard lui-même qui le dira dans un de ses entretiens178. Le
procédé est celui d'une répétition de phrases, c'est l'affirmation pour Godard comme on
le verra encore par la suite, que le cinéma dans son histoire, mais aussi dans sa
matérialité, est utilisable. C'est en d'autres termes la considération de l'histoire comme
une matière cinématographique du même niveau que l'est la littérature pour les
scénarios, ou le théâtre pour la direction d'acteurs. Le cinéma dans son histoire se
dresse comme un réservoir fantastique de paroles, de trames et d'images dans lequel
les cinéastes viennent puiser constamment, sciemment ou non, l'importance est ici
moindre. Seul le travail de citation devient réel lorsque l'extraction porte des traces de
références suffisamment claires pour le spectateur, après qu'elles ont été déposées par
le cinéaste.
Titre 1 : Eva
Titre 2 : (Ce n'est pas un titre de livre, c'est un morceau de papier sur lequel
A.K. a ajouté :)
Te faire foutre
178
. Ref.300.
153
Référence Film 9 : LA PARESSE (1961)
Fiction [Film sur Cinéma]. Format : 35 mm. Durée : 15 mn. Noir et Blanc.
Sketch pour LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
(autres sketchs par C.Chabrol, R.Polanski, U.Gregoretti, H.Horikawa)
Film d'une grande richesse par les procédés de fiction, on trouve les premiers jalons
esthétiques, de ce que Godard pendant dix ans reproduira en multiples variations et que
nous avons dégagé précédemment, le double rapport de couple.
154
Allan Poe179. L'importance de cet emprunt est soulignée car une substitution de voix s'est
opérée180. En effet, la voix du jeune homme devient celle de Godard qui dit à sa femme,
Anna Karina dans son propre film :
"C'est l'histoire d'un peintre qui fait le portrait de la femme qu'il aime."
Comme si à l'inverse le cinéma était créateur d'une réalité dans laquelle le monde
s'engouffrait.
179
. Edgar Allan Poe, Ovale Portaiture (Le portrait ovale), (1832), trad. C.Baudelaire, Paris, Ed. Gallimard,
1985.
180
. Technique de substitution vocale que Godard avait déjà utilisée. Ref.Film 5 CHARLOTTE ET SON JULES
181
. HdC.1b. Toutes les histoires.p.255.
155
Par exemple, on verra exactement la même disposition parallèle dans un montage à la
fin dʼun des épisodes des HdC , mettant en scène Chaplin183 allant au cinéma et
182
regardant un Western, dʼoù juste le son dʼun duel de cow-boy 184 nous parvient, qui lui fait
tourner la tête, à chaque coup de feu, au sens propre comme un duel d'un match de
tennis et décide au bout d'une minute de sortir de la salle, se frottant la nuque, prévoyant
un futur torticolis. Pendant l'utilisation de cet extrait à la fin du chapitre 2b, Godard rajoute
des inserts d'un film porno et fait correspondre en rythme des coups de feu et des coups
de butoir d'un fouteur pénétrant une starlette. Dans ce cas aussi Chaplin assiste au
spectacle de gens qui tirent des coups, de feu pour le son, de reins pour l'image.
Insister autant sur cet aspect laisse prévoir une nouvelle manière d'appréhender le
cinéma:
182
. HdC.2b. fatale beauté.p.203.
183
. Extrait de Charlie Chaplin, A KING IN NEW YORK (Un roi à New York), 1957
184
. Comme le final du western d'Anthony Mann, WINCHESTER 73, 1950.
156
IMAGES D'ARCHIVES : COLLAGE AU LIEU DE MONTAGE
Pour la première fois aussi cette technique hétérogène d'utiliser des images d'archives,
provenant de la seconde guerre mondiale. Hétérogène puisque Godard intègre ces
images documentaires dans le montage de son film de fiction. Sans commentaire, juste
une incorporation dans le tissu narratif. C'est par ce procédé moderne que nous avons
vraiment la sensation d'un collage plutôt que dʼun montage, car c'est un apport d'images
extérieures qui crée le dépassement des genres classiques établis (fiction,
documentaire). Le procédé est intéressant même s'il est très différent des HdC, qui lui
est un film de montage qui se base en fond sur le documentaire, auquel Godard vient
ajouter des procédés narratifs.
REMBRANDT
Entre une scène de pillage et une séquence d'humiliation sexuelle, un soldat, fusil à
l'appui, demande à une femme de se déshabiller. Avant cela, il entre dans la pièce dans
laquelle le drame va se dérouler, nous sommes à l'intérieur d'une salle à manger
attenante à une ferme et il commence par inspecter les meubles et objets environnants.
C'est devant l'autoportrait de Rembrandt que le bien nommé Michel-Ange fait un salut
militaire et rajoute :
185
. Ref.19.
186
. Julien Duvivier, LA BANDERA, 1936.
157
Un soldat demande à un officier sorti d'une voiture "qui est-ce qui est aux commandes ?"
et propose un par un les noms de soldats susceptibles à la tâche. L'autre répond
indistinctement « Mort au champs d'honneur ».
C'est le rythme de la scansion, qui a séduit Godard, l'établissement possible d'une classe
entière de cinéastes, de mise en liste possible, le goût des listes, passe cinéphile par
excellence. Dans son film il va glisser des vrais noms de généraux (Junot) mais aussi
des noms de comédiens (Mitchum) et des noms de peintres (Polianski).
Aussi la reprise chez Godard dans LES CARABINIERS n'est pas encore totalement
cinématographique, c'est-à-dire qu'il faudra attendre GRANDEUR ET DÉCADENCE pour
que ce champ d'honneur soit l'égrenage de noms ayant compté dans l'histoire du
cinéma.
•C'est probablement en admirant Raimu dans un des films de Guitry, que Welles
découvrit la puissance expressive et originale de l'évocation par la technique du
générique sonore, qu'il va lui-même effectuer à la fin de
187
Sacha Guitry , BONNE CHANCE,1935.
188
. André Bazin, Orson Welles, Paris, Ed. Ramsay, 1956.p.46.
158
MAGNIFICENTAMBERSON189. A la fin de ce film, après avoir passé en revue les
comédiens qui sourient à la caméra, les techniciens eux sont invisibles, seuls leurs
outils sont visibles à l'écoute de leur nom. Ainsi de cette manière, Welles perfectionne
le principe en plaçant une adéquation entre la forme filmique et son contenu :
comédiens devant la caméra et techniciens derrière.
Le générique se termine sur plan fixe d'un micro devant la caméra, perché et dont la
perche effectue un mouvement qui fait immédiatement penser à ALPHAVILLE puis aux
HdC; Ce micro au premier plan, effectue une rotation et la courbe l'entraîne vers un
faisceau de lumière où le micro disparaît. Sur ce dernier plan, la voix qui a effectué
toute le présentation des autres, conclut en disant :
SEXUALITÉ DU PRODUCTEUR
Godard va mettre en scène la sexualité du producteur, par une scène symbolique mais
qui en dit pratiquement autant que si on l'avait vu au lit avec une femme. C'est la scène
où il fait un chèque pour Michel Piccoli. Il est dans la salle de projection et demande à
Georgia Moll, son assistante (celle à qui Piccoli un peu plus tard mettra une main aux
fesses), de se tourner alors qu'elle lui faisait face, et de se baisser. Aussi dans cette
position où le dos est à l'horizontale, il peut se servir d'elle comme d'une table et par la
189
Orson Welles, THE MAGNIFICENT AMBERSONS (La splendeur des Ambersons), 1942.
190
. Max Ophuls, CAUGHT (Pris au piège), 1949.
191
. Max Ophuls, CAUGHT (Pris au piège), 1949.
159
même occasion mime une scène d'accouplement en levrette, illustrant un patron
pratiquant une position de domination, salariale et sexuelle. Ce mélange, sexualité et
travail, se retrouve dans l'ensemble de son œuvre filmique
FIGURE PRODUCTEUR-ARTISTE
Ce film développe sur un principe d'opposition simple : l'artiste opposé au producteur,
voir les conflits de Palance-Prokosh avec Lang, mais également Javal avec Prokosh,
alors que Javal naturellement se place du côté de Fritz Lang, la situation réflexive
filmique au référent mythologique (lʼOdyssée viendra augmenter l'effet d'opposition).
L'élément d'opposition viendra trouver son comble lorsqu'il se battent tous les deux pour
la même femme. Bardot / Pénélope / Femme
INCORPORATION
L'interprétation du premier assistant réalisateur de L'Odyssée192 allait logiquement être
dévolue à Godard lui-même. Une logique qui se présente ici comme l'affirmation d'une
appartenance, comme celle d'une admiration (mutuelle et partagée) pour le cinéaste
allemand, cinéaste inscrit dans l'histoire de la part du plus jeune, qui lui rendra hommage
en l'intégrant dans sa fiction avec fidélité et jouant avec cette fidélité, telle la fonction du
premier assistant : un homme à son entière disposition.
Reste le trajet admiratif de Fritz Lang pour Godard, qui dans le film de Labarthe prend
forme après la question de Godard sur le cinéma de Lang :
192
. Titre du film que tourne Lang sur LE MÉPRIS
193
. Jacques Rivette, “L'art du présent”, Cahiers du Cinéma n°132, 1962. p.36.
160
“— Savez-vous combien de films vous avez fait ?
— Non; je ne sais pas.
— Vous en avez fait 43.
194
— Mais vous connaissez beaucoup mieux mes films que moi.”
Je crois qu'on ne peut pas faire de compliment plus élogieux que de dire à quelqu'un qu'il
connaît mieux nos films que nous.
194
. André S. Labarthe, LE BÉBÉ ET LE DINOSAURE, 1963.
195
Alain Resnais, NUIT ET BROUILLARD, 1956.
161
choix de ne montrer aucune image du court-métrage sur les atrocités de la seconde
guerre mondiale, et de laisser le texte de Jean Cayrol, est une façon de questionner
l'immontrable ou ce qu'on ne peut montrer. Comme on l'a souvent dit, cela est
innommable, et cette volonté iconoclaste est au centre de toute une réflexion esthétique
cinématographique196. Mais si l'on revient à la narration stricto-sensu du film, cette scène
est en harmonie avec les éléments des autres couples (Femme-Son), et en effet par la
suite, la femme rencontrera son amant avec lequel elle sera heureuse.
Ref.Film 18 ALPHAVILLE (1965). Voir §filmer les éléments de reproduction du son comme technique
cinématographique de définition.
196
. Peut-être les deux articles les plus importants à ce sujet serait, de Jacques Rivette, “De l'abjection ”, CdC
n°120, 1961. et de Serge Daney ,“Le travelling de Kapo”, TRAFIC n°4, 1991.
197
. Nicholas Ray, JOHNNY GUITAR (Johnny Guitare), 1954.
198
. La critique de Lachenay à cet égard dans les Cahiers du cinéma n'échappe pas à cet écueil
Robert Lachenay “L'admirable certitude”, Cahiers du Cinéma n°46, 1955. p.39
199
. Ref.144. Orphée. (1964).
162
Le procédé dans ALPHAVILLE est le suivant :
Lemmy Caution, le héros, espion photographe, est interrogé par les machines, ce qui,
dans cette fiction, opère un contrôle des habitants. Pendant ce contrôle d'identité,
Lemmy Caution (Eddy Constantine) répond aux questions d'une machine-ordinateur
qui régule les entrées et les sorties du monde de l'Alpha 60 et dans lequel cet espion
déguisé en reporter procèdera à leur totale destruction en soumettant aux machines
une énigme insolvable : de la poésie.
L'HOMME FACE À LA MACHINE
La machine interrogatrice est principalement matérialisée par une voix synthétique,
même si son image est un très gros plan de ventilateur éclairé par intermittence, et
cette machine lui pose des questions qui contribuent à définir l'identité du héros.
Pendant l'interrogatoire de nombreux de micros font des allers et venues entre la
machine et le héros, comme si c'était les bras d'une machine infernale (on pourrait
penser à une araignée mécanique). Pareillement dans le Welles et aussi dans les HdC,
on retrouve cette manière de procéder, le même type de micro sur perche qu'utilisait
Orson Welles et la manière lente quasi menaçante qu'a le micro lorsqu'il vient vers la
bouche du présentateur pour les HdC.
LE HÉROS FACE À LA MACHINE DISTRIBUTRICE DE LÉGENDE
Cette prépondérance du son, comme on l'avait vu chez Cocteau ou chez Welles pour
que l'auteur du film trouve en cet endroit l'espace de sa définition, est bien présent
dans ALPHAVILLE par un élément majeur du récit autant qu'il est le personnage
"méchant" principal. (C'est un film d'espionnage qui se doit de relater sous des augures
de confrontation politique réelle les antagonismes archaïques : l'agent du bien contre
l'agent du mal). Un des agents qui se sacrifie pour la bonne cause (Akim Tamiroff) lui
confie :
Le son conte, raconte ce qui s'est vraiment passé. L'image serait là pour rendre
légendaire et mis en couple avec le son transmetteur, que peut-être le cinéma pourrait
courir le monde.
163
• ANALYSE DE LA VOIX OFF DE LA MACHINE
Pour confirmer cette hypothèse, Il suffit simplement de reprendre la voix-off de la
machine Alpha 60, lorsque Natacha est en cours et que Lemmy va la rejoindre.
Ce cours a la particularité de fonctionner comme un dispositif de mise en abyme de
l'opération cinématographique200. Salle obscure, Lemmy se déplace dans la salle avec
une lampe de poche comme une ouvreuse, tandis quʼ on projette des diapositives sur
un écran et que la parole de la machine entonne sa théorie relative au temps et aux
hommes.
200
. Nous appelons opération cinématographique, le déroulement même du film projeté dans une salle de
cinéma. L'opération regroupe des notions d'espace et de temps restreintes à la limite d'une séance. On
préfèrera le terme dʼopération cinématographique à institution cinématographique tel que le conçoit Gilbert
Cohen-Séat, le concept de l'institution dépassant la matérialité du spectacle.
201
. Gian Batista Vico, Principes de sciences nouvelles (1640), trad. Bernard Guillemain, Ed. P.U.F, 1950.
164
LE COUPLAGE : NÉCESSITÉ GODARDIENNE, RÉALITÉ CINÉMATOGRAPHIQUE
ET PROPOSITION PHILOSOPHIQUE PAR L'ALPHA 60
202
. Anonyme (Mustapha Khayati), De la misère en milieu étudiant (1966), Paris, ré-Ed.Gulliver.1994.
165
capitaliste, qu'on peut encore apparenter Godard au Situationnisme, car ce
mouvement, a développé dès le milieu des années 50 des concepts dʼAnti-cinéma
directement issus du concept filmique discrépant d'Isidore Isou203.
Le parallèle Debord204- Godard deviendra encore plus probant lorsque nous passons à
l'interprétation du film les HdC, tous deux ayant pris pour point de départ de leur
philosophie de l'histoire, Hegel et Marx. Ce qui, pour le début des années 60 (essor du
cinéma de Godard et essor de la revue Internationale Situationniste) n'a rien
d'excentrique.
La machine développe par la raison humaine des raisonnements qui dépassent par le
calcul et la vitesse la possibilité de l'homme lui-même. Le cinéma lui aussi est une
invention technique qui a permis d'augmenter le pouvoir de la perception humaine. Le
ralenti ou l'accéléré a permis à l'homme de voir au travers d'un nombre infini
d'éléments des mouvements que l'œil nu ne pouvaient percevoir auparavant. Le
cinéma a donc fait reculer les limites de l'entendement humain, telle est la même
logique de l'Alpha 60, la pensée cybernétique, dont la machine cinéma est le prototype.
On comprend alors que l'Alpha 60 est créé sur le calque d'un pouvoir de pensée du
cinéma, si celui-ci avait été utilisé selon sa pleine possibilité, selon la réalisation totale
de son potentiel. L'histoire a voulu que le cinéma aille plutôt vers les arts et les loisirs
mais ceci est un des regrets qu'a eu à formuler Godard : le cinéma n'est pas un
instrument de pensée à la mesure de ses capacités.205 Et la narration d'ALPHAVILLE,
comme celle de 2001 L'ODYSSEE DE L'ESPACE206, n'envisageait pas de conciliation
possible entre l'homme et la machine. L'homme infériorisé cherchera par un moyen ou
un autre de détruire la machine, puisque selon sa logique elle doit détruire la race
humaine imparfaite par nature.
203
. Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité, 1951. Dans ce film la parole du narrateur manifeste des
directives que Godard pourrait autant s'attribuer : "Il faut déchirer les deux ailes du cinéma, le son et
l'image(…)
204
. Guy Ernest Debord, La société du spectacle, Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1967. 4ème de couverture : "Guy
Debord, se disant cinéaste et théoricien majeur du situationnisme (...)"
205
. Ref.167.
206
. Stanley Kubrick, 2001, A SPACE ODISSEY (2001, l'odyssée de l'espace), 1968.
166
comme un monologue introspectif mais d'être sous l'augure du jeu surréaliste du
portrait chinois207 (si vous étiez une fleur, je serais une rose) un autoportrait déguisé en
questionnaire. L'évidence l'est par la forme même telle que je l'ai rappelé sur la
technique Wellsienne de filmer les outils de reproduction sonore lorsqu'on décline son
identité, ensuite cette machine qui déploie ses perches de micros comme des bras
d'araignée autour du héros se retrouvera mise en scène par JLG dans les HdC à
l'ouverture même du film, remplaçant lui-même Lemmy Caution.
• Deuxième remarque : Le terme Figaro-Pravda est lié à ce que nous avons dit
précédemment, la machine ne voit que deux mondes scindés mais c'est pour elle
nécessaire d'inclure ces deux mondes pour pouvoir installer une réflexion dialectique,
telles les questions - réponses, humain - machine, et aussi donc le monde capitaliste
(Figaro) et le monde communiste (Pravda).
• Troisième remarque : Si le film n'a pas été vu, on ne peut qu'être surpris ici quant à
certains dialogues du film et précisément celui de Lemmy Caution, lorsqu'il infirme pour
affirmer (Non, allez-y). Alphaville étant une société qui s'oppose aux territoires
extérieurs, représentée par ce journaliste de Figaro-Pravda. L'opposition ira jusqu'à la
guerre. Et en ce sens tout spectateur est un habitant des territoires extérieurs, aussi
Alphaville, parce que c'est une ville issue d'une révolution, est en quelque sorte le
résultat négatif de nos sociétés qu'elles soient capitalistes ou communistes. Dans cette
conséquence, les tares des différents régimes s'y trouveront représentées (Abandon
de la propriété jusqu'à celui de son propre corps. On trouvera ainsi une généralisation
et un maintien de plusieurs classes de prostitution). Pour montrer que nous sommes
dans la réalisation négative de nos sociétés, Godard va appliquer concrètement cette
idée d'absolu en inversant les dialogues d'échanges sociaux. La technique procède à
207
. Archives du Surréalisme (Vol IV, Jeux, Enquêtes), Paris, Ed. Gallimard, 1991.
167
une inversion dans le temps : les gens disent au revoir au lieu de bonjour et je vous
remercie très bien et vous pour comment ça va?208.
• Quatrième remarque pour finir, les réponses de Caution sont pleines d'aphorismes ce
qui donne un effet de déjà-vu lorsque Jean-Pierre Melville-Parvulesco, (romancier dans
la scène mais cinéaste dans la vie) répondait à l'interview d'A BOUT DE SOUFFLE, ce
qui corrobore l'analogie entre le cinéaste et l'agent secret. A noter alors que sa religion
selon cet autoportait n'en est pas une et ne correspond pas à la réalité protestante du
cinéaste. Elle est plus un principe agnostique du doute philosophique puisqu'il cite le
travail de thèse d'Henri Bergson, publié comme son premier livre sous le titre Les
données immédiates de la conscience. Godard alors adopte comme religion la
philosophie, qui prend soin souvent de ne pas en avoir ou bien d'en faire le pari. Ce
pari pascalien, Godard y fait également référence puisqu'il emprunte une réponse à
Pascal pour répondre à ce qu'il a éprouvé dans la traversée des espaces. Tout ceci
finalement, selon l'analyse finale de la machine, et à cause de sa réponse paradoxale
d'absence de mystère face à l'amour, donnera une tendance romantique percée à jour.
Deuxième interrogatoire.
Ce dernier interrogatoire est le dernier qu'exécutera la machine car il lui sera fatal.
α60 - Quel est votre secret ? LM -C'est quelque chose qui ne varie ni le jour ni la nuit, qui le
passé représente le futur, qui avance, c'est une ligne droite et pourtant à l'arrivée qui a bouclé la
boucle.
α60 - Plusieurs de mes circuits cherchent la solution de votre énigme. Ceux qui ne sont pas nés
ne pleurent pas et n'ont pas de regret, il est donc logique de vous condamner à mort.
A de nombreux égards, vos réactions et vos manières de penser sont différentes de la normale
actuelle.
208
. C'est habilement et probablement en référence à la Révolution Française (qui pour abandonner
totalement l'ancien régime mis en place, avait changé les noms des mois et refait le calendrier), car dans la
même perspective d'un changement radical du familier pour changer les mentalités
168
Est-ce que vous acceptez notre proposition? Répondez en silence, car oui et non
Le présent est effrayant parce qu'il est irréversible, parce qu'il est de "faire", le temps est la
substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m'entraîne mais je suis le temps. C'est un tigre qui me déchire mais
je suis le tigre.
LM - Regardez-nous : elle et moi, voilà votre réponse, nous sommes le bonheur et nous
partons vers lui.
"Ce soir on nous a appris que la mort et la vie sont à l'intérieur d'un même cercle."
SAMUEL FULLER
La participation de Samuel Fuller dans son propre rôle, fournit à Godard une nouvelle
occasion de signifier une définition du cinéma par l'intermédiaire de la parole d'un alter
ego. À la suite d'Alphaville où le cinéma était défini comme intercession entre l'homme et
209
. Le récit se conclut par un acte hautement symbolique et concret tout à la fois : l'introduction d'un globe
oculaire énucléé amoureusement dans le vagin d'une femme.
169
la machine, qui devenait folle suite à des injections de phrases poétiques. Dans ce film
là, lorsque le cinéaste américain affirme en synthèse finale que :
PIERROT-FERDINAND
"J'ai, des fois, l'impression que mes yeux et mes oreilles, ce sont des machines... et je voudrais
qu'elles soient des machines séparées."
La sensation de Ferdinand n'est pas nouvelle car comme nous l'avons déjà fait
remarquer dans Alphaville, la parole de la machine centrale Alpha 60 était la
prolongation de la pensée godardienne du cinéma. Il est normal de retrouver par la suite
des personnages principaux211 , véhiculant des désirs du cinéaste au devenir-machine. A
cette occasion aussi, je citais le film Traité de bave et d'éternité qui a des
apparentements avec les élaborations qu'on trouve dans le cinéma de Godard. Aussi
lorsque Isou réclame :
"On doit casser cette association naturelle qui faisait de la parole le correspondant de la
vision, le commentaire spontané engendré par la photo. Je voudrais séparer l'oreille de
son maître cinématographique : l'œil."212
Godard sous-entend par personnage interposé, que le désir réclamé par Isou est
exaucé, au niveau de la conscience de la fiction. Le raffinement de la pensée montre que
ce sont les organes de l'homme qui sont correspondants à la machine et non sa totalité
d'être.
210
. HdC. 2b. fatale beauté .p.154/157 et 184
211
. L'identification du personnage principal avec le réalisateur est du même ordre que celui du spectateur
total ou partiel, il y a égalité.
212
. Isidore Isou, TRAITÉ DE BAVE ET D'ÉTERNITÉ, 1951.
213
. Ref.FILM 5.CHARLOTTE ET SON JULES, Ref.Film 10.VIVRE SA VIE
170
journal de Ferdinand que l'on se rend compte quʼil sʼagit de l'écriture de Godard. Elle
intervient au moment précis où le personnage soliloque puisque c'est un journal intime.
L'action des mains est, pour Jean-Claude Biette, un élément dynamique aussi important
que le regard ou la parole214, et ici elle constitue par son travail, une signature aussi
valable que la voix de Godard.
Ajoutons que lors de la dernière partie du film, l'entretien qu'a accordé la gagnante du
concours au magazine Elle est à ranger du côté de cette même catégorie.
171
De plus on pourrait même affirmer que la scène fait écho au procédé utilisé par
Bergman dans LA PRISON, et dont Godard a repris la photo comme figure
d'enchaînement dans les HdC.
Les deux couples regardent à l'écran un film : les ébats d'un autre couple qui est censé
avoir été mis en scène par Bergman mais qui n'est autre que la parodie filmique de
Godard.
Aussi la même situation schématique se profile entre
LA PRISON et MASCULIN FEMININ :
On peut rappeler, pour finir, que ce dispositif moderne du film dans le film, et du guest-
star de cinéaste a été opéré par Bergman lui-même, dans de nombreux films217, et a une
influence directe sur Godard. Bergman invita également en 1949 (VERS LA JOIE) et en
1957 (LES FRAISES SAUVAGES) Sjöström cinéaste à faire l'acteur. Aussi l'image du
couple de FANGELSE (LA PRISON, 1948), qui traverse symboliquement les HdC, est un
couple qui projetait dans un grenier un petit film muet burlesque, à la Méliès, que
Bergman avait tourné.
Reste à décrire la scène centrale du film. Il s'agit du plan séquence où nous avons tous
les protagonistes du film (les deux couples) qui sortent du Dancing. C'est filmé en Plan-
séquence pour souligner peut-être l'unité qui va se jouer entre les personnages. Pour
revenir sur le plan séquence, il prend en compte ce rapport entre homme et femme.
Léaud se fâche avec elles, et décide de rompre ainsi au moment où il se retrouve seul,
comme face à la mort après s'être fait tiré le portrait dans un photomaton ; il se fait
assassiner d'un coup de couteau. Si Chantal Goya avait trouvé un moyen de reproduire
sa parole, un son provenant de son corps, par l'intermédiaire de ce disque, Léaud avant
d'affronter la mort avait trouvé un moyen de reproduire son image, son portrait photo,
une image provenant de son corps.
LES BRUITAGES
Comment le son peut rendre anonyme un personnage qu'on ne verra jamais.
Des sons d'avions à réaction passent, ou bien des sonneries de téléphone ou encore
des klaxons de voiture s'entonnent dès que l'on cite le nom du héros : le mari mort, et
dont l'héroïne (A.K.) recherche l'assassin. Autrement dit c'est une esthétique sonore du
recouvrement. Ces sons peuvent faire penser au procédé de 10 000 Hertz que l'on place
217
. La salle de cinéma dans LE SILENCE (1963), le cinéma expérimental comme chambre à gaz dans L'ŒUF
DU SERPENT (1977) ou encore cinéma des premiers temps dans son avant dernier film EN PRÉSENCE D'UN
CLOWN (1997).
172
au son dans les séries américaines sur un nom pour le protéger vis à vis de la loi de
lʼEtat.
LA RITOURNELLE
La fugue de Liszt est toujours la même, alors que dans les films habituellement on
produisait des variations autour d'un même thème, ici, le même morceau de musique est
répété plusieurs fois dans le film. (Garrel reprendra cette idée avec la musique de Faton
Cahen dans L'ENFANT SECRET).
Godard par ce dispositif nous fait comprendre que deux images ensemble produisent
toujours une seule image (1+1=1) qu'on le veuille ou non, le fondu enchaîné nous donne
trois images (et non deux) : les deux images + une troisième image, mélange des deux,
distinctes cependant de leur propre mélange (1+1=3)
Aussi par le montage, pour avoir deux images, il est nécessaire de les placer dans la
continuité, l'une après l'autre, à l'instar de ces toiles peintes qui défilent de droite à
gauche juste avant le moment de cette séquence. Et c'est également la préfiguration
future de certaines expériences de vision que l'on retrouve avec NUMÉRO DEUX. Si
l'image doit suivre une autre image, il y a montage mais le temps les place de force l'une
derrière l'autre. L'image ne peut surmonter le temps qui la compose.
Alors que le son lui est placé instantanément. Karina et Szabo parlent en même temps,
la différence de leur timbre permet que l'on puisse les écouter très distinctement. Ensuite
l'idée du choix incombe au spectateur, qui doit écouter la femme car c'est l'héroïne du
film : c'est elle qui pose les questions et c'est elle qui écoute la bande enregistrée de son
mari mort. Ou bien allons-nous écouter Laszlo Szabo, au lieu d'écouter les bandes
enregistrées, car il possède les réponses des questions de Karina ?
173
Référence Film 22 : DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE,
LA RÉGION PARISIENNE (1966)
Docu-Fiction Politique. Format : 35 mm. Durée : 90 mn. Couleur.
Deux ou trois choses que je (le cinéaste) sais d'elle (le personnage de la prostituée ou
…), la région parisienne.
La provenance de ce procédé provient probablement d'une application concrète de jeux
de mots métaphoriques usuels :
le corps de la ville ou encore ville à vendre, de ces deux notions, le cinéaste effectue une
fiction à travers laquelle
LE CORPS DE LA VILLE DEVIENT (PAR LE PROCESSUS FILMIQUE) CELUI D'UNE
FEMME PROSTITUÉE. ou inversement
LE CORPS DE LA FEMME REPRÉSENTE CELUI DE LA VILLE.
Le premier effet est l'idée relativement simple à la base et qui donne une vraie diversité
lors de sa mise en scène : L'actrice Marina Vlady joue deux personnages :
1) Un personnage réel : une femme mariée qui doit se prostituer pour arrondir ses fins de
mois et donner à manger à son fils.
Insistons sur le fait qu'elle joue distinctement les deux rôles, qui sont liés puisque l'un (la
prostituée) est le tenant symbolique de l'autre (la ville). Aussi nous précisons que le
corps humain de cette femme à vendre représente la surface géographique de Paris.
Paris c'est moi, peut-elle dire, le film effectuera esthétiquement la distinction entre ces
deux rôles, où l'on aura des parties où Marina Vlady joue la ville (des plans parsemés
documentaires de la ville accompagnés de la voix-off de Godard) et d'autres parties où
elle joue une femme qui se prostitue et qui symboliquement renvoie à l'existence de
Paris.
Il y a aura ainsi plusieurs fois des prises d'un même plan, mises les unes à la suite des
autres.
174
La référence chrétienne d'une ville faite chair est une fausse piste interprétative, il faut
utiliser l'acte de l'incarnation, selon son sens le plus courant et avec sa possibilité
symbolique, comme l'on dit d'un comédien qui va incarner pour l'écran tel rôle.
L'incarnation de la ville produira d'autres types de réflexions proprement
cinématographiques.
DE LA VISAGÉITÉ DE L'IMAGE
C'est avec la même logique de l'incarnation que Godard conclue le film avec des
panoramiques cadrés large, à 360°, intégrant dans le plan de la cité, le buste et le visage
de Marina Vlady comme référent de départ et d'arrivée du mouvement; le visage comme
un paysage fait qu'il aurait pu tout autant finir le film sur un gros plan visage et l'on sait à
partir de cet axiome que le visage, pour être au centre comme ville, n'a même plus
besoin d'être cadré en gros plan, ce que Deleuze évoquera dans Milles Plateaux218. Et il y
aurait fort à parier que cette réflexion cinématographique a peut-être pris naissance à
partir de l'observation du film par ce dernier. En tout cas il en sera un creuset initial.
Serge Daney également, dans ses entretiens, produira le même type de réflexion,
insistant sur une possibilité topologique de relativité projective du spectateur vers le film.
Il ajoute à ce propos :
219
" (…) en dernière analyse toute image est visage, puisque toute image nous regarde."
- Soit, ensuite, l'élément est un accessoire filmé; devenant une image, intégré au monde
filmé sur lequel on fait un gros plan.
LE PROCÉDÉ DU CARTON
Ce dernier procédé, je le rappelle est historiquement cinématographique puisque dans
certaines narrations des films muets, il permettait de créer des cartons à l'intérieur même
de la diégèse du film. L'exemple le plus frappant doit être la carte de visite que présente
un personnage en plan large à un autre, auquel succède ensuite un gros plan de la carte
qui présente le personnage à celui qui a reçu la carte, ainsi quʼaux spectateurs. Idem
pour le personnage qui lit un journal, s'ensuit en gros plan fixe l'article ou au moins
souvent la manchette de celui-ci. De plus, selon cette logique, on peut affirmer qu'ils font
218
. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1978. p.205-234.
219
. Serge Daney, Itinéraire d'un Ciné-fils, entretien avec Régis Debray , réalisé par Dominique Rabourdin et
Pierre-André Boutang, Ed. Montparnasse. (1992).
175
peut-être partie des premières apparitions techniques de plans subjectifs du cinéma car
ils correspondent aux regards d'un des personnages.
Le banc-titre jouant avec des accessoires concrets de la fiction (cartes, livres,
photographies…) filmés serrés, deviennent des subjectifs cartons. C'est-à-dire une
subjectivité vacante, ouverte, faisant place, par la participation du spectateur, à une
multiplication des individualités regardantes.
Dans ce film précis c'est au moment où Marina Vlady rentre dans un bar qu'un couple va
proposer deux sortes dʼhétérogénéités, une double expression puisque l'opposition de la
matière subjective face au film s'oppose également entre l'homme et la femme.
La femme d'abord feuillette un magazine alors que suivent en gros plan des illustrations,
qui ne correspondent plus avec ce que le personnage regarde, mais dont le sens
largement le dépasse et s'incorpore dans la trame narrative et la voix-off sociologique du
film dans sa totalité. Ces insertions hétérogènes confèrent au film une esthétique Pop-
Art 220, puisque selon une des définitions : ce sont des apports de matière première issue
de la culture populaire, mais dont les matières recyclées, même une fois assemblées,
conservent leur identité d'origine et développent aussi une nouvelle identité significative
(meaning remains)221. Aussi dans cette séquence, on y trouve des dessins aux couleurs
crues de magazines féminins, et des slogans de publicité.
L'insertion du subjectif de l'homme ne correspond pas précisément au subjectif carton
décrit précédemment : c'est un gros plan de la tasse de café qu'il regardait, nez baissé.
L'insertion du gros plan est tel que sur l'écran il n'y a que du café et sa mousse éparse et
quelques bulles au centre lorsqu'il y introduit un sucre, la voix-off parlant du cosmos
transforme cette surface liquide en voie lactée. Le plan est suffisamment long pour
s'opposer par sa singularité aux inserts multiples du magazine féminin.
INCORPORATION : Loin du Vietnam est une remise en cause du statut même du travail
de cinéaste. Reproches quʼil se fait à lui-même, et s'inscrivant à ce moment là dans le
plan/ photographié derrière une caméra, JLG est à la place du chef opérateur. Pour la
première fois il sʼagit dʼun autoportrait à partir dʼune photographie. Il se définit alors avant
tout comme producteur d'images. Le ton du reproche est un ton qu'on retrouvera dans sa
lettre à Jane Fonda. (Ref.Film.39)
Ce film, par la participation de Godard en tant que lui, et dans sa volonté dʼintroduire des
éléments réflexifs de son métier, peut, sans conteste, être considéré comme un des
premiers signes des HdC.
220
. Il y a déjà, même si cela nʼa pas été noté, ce type d'insertions Pop-Art dans PIERROT LE FOU.
221
. Ed Rusha, Rencontre avec Wilhelm Hein, Berlin. Inédit.
176
Référence Film a7 : BANDE ANNONCE DE MOUCHETTE (1967)
Film de montage
La différence que produit Godard avec Malraux est de taille. L'art sorti de sa réalité n'a
plus de valeur ou en tout cas celle-ci est différente. Le reproche fait que les personnages
jouent avec ce qu'ils croient être une tête de taureau alors qu'au départ c'est un guidon.
Comme si le symbolisme était premier pour laisser ensuite passer le réel. Le cinéma
pour Godard, à la différence des autres arts, part sur une base symbolique. La
reproduction filmique de la réalité donne automatiquement un niveau symbolique, ce
n'est que le travail interprétatif du spectateur qui consiste alors à métamorphoser ce qu'il
voyait comme objet symbolique en objet réel. C'est pour cette époque tout travail
révolutionnaire. Commencer à se dégager de la tentation à transformer toute réalité en
symbole, mais à l'inverse, la réalité filmée, reproduite accessible dans un premier temps
au niveau symbolique, doit se dégager de ce champ pour accéder au réel.
177
cinéaste filmant - cinéaste filmé
(producteur) - (acteur)
homme - femme
(metteur en scène) - (actrice)
image - parole
question - réponse
Aussi sur le modèle d'une égalité, le couple tel qu'il est mis en scène va pouvoir
fonctionner comme une seule personne représentée par la figure double : les deux corps
formant le couple. De ce processus dialectique découle par la suite tout un autre
stratagème esthétique de construction. aussi, le personnage masculin, directeur d'action,
sera du côté de l'image alors que la femme sera du côté du discours.
222
. Léo Ferré, “Les anarchistes”, Concert à Bobino, Paris, 1969.
178
Référence Film 32 : BRITISH SOUNDS (1969) (coréal J.H.ROGER)
Essai Politique. Format : 16 mm. Durée : 52 mn. Couleur.
179
période223, mais le caractère éminemment politique vient subsumer tout récit. Seuls, les
cinéastes invités, Marco Ferreri et Glauber Rocha, pourront participer par des
improvisations gestuelles et textuelles avec une certaine tranquillité, se démarquant, le
film. A noter l'admiration pour Godard du film de Ferreri puisqu'il prendra Mario Vulpiani,
le chef opérateur du film DILLINGER E MORTO réalisé par Ferreri l'année d'avant.
180
SIGNATURES DES CHÈQUES DE SALAIRES EN GUISE DE GÉNÉRIQUE
Sous l'éthique d'une honnêteté politique à révéler les conditions de production
appartenant au film, à l'instar d'ANATOMIE D'UN RAPPORT226 —dont la voix-off de l'auteur
à la fin du film, Luc Moullet, dévoilait au spectateur tous les détails matériels de
fabrication, comme le métrage utilisé, et justifiait toutes dépenses de son budget de
production—, Godard, de son côté, débute son long-métrage avec le même désir
critique, en filmant une main (celle d'un producteur exécutif présumé) qui signe des
chèques, les uns à la suite des autres, à l'ordre des postes de fabrication du film, un par
un, avec pour rythme le son du chèque arraché. Successivement, sur le chéquier de la
production Rassam & Yanne, en guise de générique, défilent les postes artistiques et
techniques. Nous avons le droit de connaître les salaires. Premier chèque à l'ordre de la
production exécutive pour 100 000F, deuxième chèque à l'ordre de la mise en scène =
150 000F, troisième chèque à l'ordre du Scénario = 7 000F, quatrième à la
photographie…
Ainsi révéler le processus économique de fabrication suffit au film pour le doter d'une
dimension critique ironique. On constatera que cette introduction en la matière nʼest pas
dénuée dʼhumour. Cʼest la mise en image dʼun dialogue entre un homme et une femme,
lʼhomme questionne, la femme répond : pour faire un film il faut de lʼargent (…) Pour faire
un film qui se passe en France il faut des Français. Après la séquence chèques de la
production, lʼaccomplissement du film, à venir sous forme de listing, se passe par des
séries de plans fixes dévoilant les décors et lʼéquipe.
181
Référence Film 39 : LETTER TO JANE (1972) (coréal J.P.GORIN)
Essai [Politique]. Format : 16 mm. Durée : 52 mn. Couleur.
229
. Ici correspond à Paris, l'Ailleurs est en Palestine.
230
. Ce n'est qu'en apparence car on trouve après 1977, autant de films de fiction produits en vidéo (Ref.Film
47, 54), que des essais produits en cinéma (Ref.Film. 64, 73).
182
Ce film regroupe ainsi deux mouvements en un, deux tentatives formelles en une, et
comme se situant au centre temporel de son œuvre, il récupère conclusivement les
différentes données esthétiques entreprises précédemment.
Aussi plusieurs éléments dans son film sont à relever.
Cette fois-ci sur l'écran, on découvre que le film consiste à cadrer deux télévisions
allumées et l'un des téléviseurs diffuse deux images (simultanées par effet de volet
vidéo) dont le contenu souvent diffère voire s'oppose :
•Image 1 (moitié gauche): Un visage d'homme de profil il se tourne vers la caméra, c'est le
personnage masculin principal.
Image 2 (moitié droite): un génétitre s'inscrit :
"mon
ton
son "
ce qui est le sien, le SON devient aussi le son, la matière sonore lorsque le mot image arrive.
son…image nom de la société de production de JLG. Sonimage, c'est le son avant l'image, c'est l'image
sonore, l'image crée par le son, la parole.
•Image 1 (moitié gauche): Un visage de femme de profil il se tourne vers la caméra, c'est le
personnage féminin principal.
Image 2 (moitié droite): un génétitre s'inscrit :
"mon
ton
son ... image ... son"
Le visage de la femme opère le même parcours que celui de l'homme, sauf qu'au lieu
d'avoir recouvert le mot image, elle a recouvert un autre processus, celui de l'image et
d'un nouveau son. NUMERO DEUX c'est le deuxième son qui prend le pouvoir sur le
son d'origine, l'image reste la même, le son a changé, c'est la prise de pouvoir, comme
l'énonce Godard dans le film.
183
• SÉQUENCE D'OUVERTURE
La technique réflexive de pouvoir se dédoubler dans le temps, en réalisant un film dans
lequel on est soi-même en tant que tel, offre une hypothèse supplémentaire d'analyse.
Mais, et c'est ici tout l'enjeu du film, ce film est une prise de conscience directe de cette
double présence, puisquʼau-delà de la vivre dans un ensemble temporel, dans la
séquence d'ouverture il la représente : il construit un plan séquence, une image
traduisant cette idée. Godard est au milieu des machines. Il parle à une personne qu'on
ne voit pas, hors-champ, mais dans le décor, il s'appuie sur un téléviseur qui
retransmet son propre visage en direct. On a deux Godard à l'écran, une image de
Godard qui parle et la reproduction vidéo de cette image. Toute la possibilité de
dédoubler la possibilité réflexive par une double inscription du corps dans l'espace et le
temps, séparément se retrouve par la double technique de reproduction utilisée pour ce
film. Le film NUMÉRO DEUX, produit par Georges de Beauregard, est un film qui
sortira dans les salles. Son tournage s'est effectué en 35mm. Aussi cette séquence
d'ouverture est en 35mm, mais le matériel dont dispose Godard dans son
En effet, cette technique réalise premièrement une PRÉSENCE AU CARRÉ, (cinéaste
filmant, cinéaste filmé) qui est généralement admise, elle a des correspondances dans
les autres arts comme ce qui relève de l'autoportrait des peintres ou de l'autofiction des
écrivains. Mais également le cinéma par ses procédés de distinction spatiales (le
tournage) adopte la distinction temporelle du montage. Dʼune PRÉSENCE AU CUBE,
puisque de cette double présence, le cinéaste se dédouble encore pour l'inclure en
montage dans son film.
On a donc le cinéaste montant le film (cinéaste filmant, cinéaste filmé). Et c'est avec
cette présence au cube (dédoublement possible de la double présence) que la
technique des films des HdC va systématiquement être conduite. Et dont NUMÉRO
DEUX va présenter l'hypothèse référente :
NUMÉRO DEUX démontre que le cinéma offre une double possibilité dʼévaluation :
Une séquence montrait Godard se filmant lui-même (tel quʼil le fera quelques secondes
après ce liminaire), mais en présence de deux téléviseurs :
•Un diffusant in extenso des informations télévisées concernant les défilés syndicaux
du premier Mai
•Un autre diffusant des bandes annonces de films de fictions et dont JLG lui-même
jouant avec les touches avance rapide et retour rapide pour faire apparaître de manière
hasardeuse mais volontaire des extraits de films de fictions (Claude SAUTET, Ingmar
BERGMAN, Chang CHEH (film de karaté).
184
Référence Film 42 : COMMENT ÇA VA (1975) (coréal A.M.MIÉVILLE)
Essai [Politique/Mélo]. Format : 16 mm. Durée : 78 mn. Couleur.
Autre invention nouvelle par rapport aux deux films précédents : le parallèle effectué
entre les différents types de machines. La machine cinématographique qui crée l'image
et le son, et la machine à écrire qui crée le texte, une autre machine présente aussi dans
ICI ET AILLEURS, est la machine à calculer.
"Godard n'est pas un dialecticien. Ce qui compte chez lui, ce n'est pas 2 ou 3, ou n'importe
233
combien, c'est ET, la conjonction ET."
On a vu que le deux n'est pas si important puisque nous sommes dès lors en présence
du couple joint à des effets de multiplication perpétuels et associatifs, dès qu'il s'agit de
déplier l'opposition dialectique ou de l'ouvrir pour voir l'importance de l'axe de
renversement des oppositions, ce que précisément indique Deleuze par la mise en
exergue de la conjonction de coordination : et.
Pour jouer sur la définition grammaticale du et, nous pouvons dire que la représentation
du couple passe par l'existence du conjoint, sa coexistence pour être plus précis. Une
conjonction se définissant par l'existence de deux parcours parallèles interactifs,
autrement dit et plus simplement, le et est un croisement . La coordination est également
un mouvement associatif qui par principe pose le multiple.
La multiplication du et lui-même crée une nouvelle notion : celle des séries, et que
Deleuze nommera ligne.
"Du Nord au Sud, on rencontrera toujours des lignes qui vont détourner les ensembles, un ET,
234
ET, ET qui marque chaque fois un nouveau seuil, une nouvelle direction de la ligne brisée."
231
. Ref.Film 40 - 45 ce qui correspond à la période1974/1979.
232
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur Six fois deux ”, Cahiers du Cinéma , n°271, Novembre 1976, Ed. de
L'Étoile. p.5-12.
233
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur Six fois deux ”, Cahiers du Cinéma , n°271, Novembre 1976, Ed. de
L'Étoile. p.11.
185
Nous indiquons ici que si la ligne est brisée dans la citation c'est parce que c'est
l'exemple donné par Deleuze de l'axe Nord-Sud.
Une ligne est une démarcation, une "frontière", ligne des ET, ET, ET qui formée dans un
ensemble pour notre travail se définit comme action cumulative de la liste.
Ce film a été conçu à partir dʼun tableau analytique. Ce tableau est à concevoir comme
plan de travail et il montre comment, à partir d'éléments concrets et de tableaux
schématiques, Godard forme le processus de son récit filmique. FRANCE TOUR DETOUR
est quasiment contemporain des cours de Montréal, donc des premières tentatives
historiques du cinéma chez lui. Lorsque l'on compare les deux plans, celui de FRANCE
DÉTOUR avec celui des HdC, on est certain dʼune similitude de préconception de départ.
Pas de continuité, juste une partition en chapitre qui va dépasser les principe de thèmes
Référence Film 46A : TROISIÈME ÉTAT DU SCÉNARIO DE SAUVE QUI PEUT (LA
VIE) 1979
Essai [Cinéma]. Format : Vidéo. Durée : 20 mn. Couleur.
ou intitulé SCÉNARIO DE SAUVE QUI PEUT (LA VIE)
234
. Gilles Deleuze, “Trois questions sur Six fois deux ”, Cahiers du Cinéma , n°271, Novembre 1976, Ed. de
L'Étoile. p.12.
186
Référence Film 49A : TROISIEME ETAT DU FILM PASSION (1981)
Fiction [Film sur Cinéma/Politique]. Format : 35 mm. Durée : 87 mn. Couleur.
Le film bien évidemment contient beaucoup d'éléments qui vont nous intéresser, sans
établir de hiérarchie précise pour leur présentation, on essayera pourtant d'être exhaustif.
Le premier élément compose la série des remarques sur mon métier, que produit Godard
dans ses films depuis le début. Nous sommes en 1981, et deux avant Godard dans son
numéro 300 des Cahiers du Cinéma, a fait le collage sur Hitchcock assez violent235.
"Les comédiens sont du bétail" avait l'habitude de dire Alfred Hitchcock, et Godard perpétra
ce sentiment :
L'assistant-réalisateur, joué par Jean-François Stévenin couchant avec une femme de
ménage, la prenant par derrière, requiert qu'elle dise une phrase qu'il lui a au préalable
demandé d'apprendre (travail dʼactrice). Ajoutons que cette position était adoptée par
l'homme en pleine conscience de ce qu'elle symbolise : Domination, se faire avoir... et de
plus on retrouve dans LE MÉPRIS236 la même pratique exécutée par le producteur. Il
s'agit donc pour Godard de mettre en parallèle dans un rapport d'identité, la pratique
sexuelle d'un dominateur avec la pratique de diriger les acteurs.
235
. Ref.162
236
. Ref.Film14.LE MÉPRIS
187
Référence Film 51 : PRÉNOM CARMEN (1982)
Fiction [Policier]. Format : 35 mm. Durée : 85 mn. Couleur.
INCORPORATION
Oncle Jean. Premier essai de la construction de son personnage dʼidiot. ici
il joue un cinéaste qui se trouve en maison de repos pour cause de dépression.
LʼAutoportrait est acide.
INCORPORATION
LE TITRE DU FILM
Le titre du film, cela ne fait aucun doute, s'inspire de deux autres titres d'œuvres
préexistantes, l'un est un livre, l'autre un film.
-Un titre provient du livre de Balzac : SPLENDEUR ET MISÈRE DES COURTISANES
puisque Godard le cite texto en génétitres dès le tout début des HdC (Plan 9 PLan 10)
opérant la substitution (usuelle chez lui) de la prostitution (des courtisanes) avec le
cinéma.
RISE AND FALL DU CINÉMA:
COPYCAT : ACTION SYMBOLIQUE D'UNE REFLEXIVITÉ CINÉMATOGRAPHIQUE
-Un autre titre provient du film de Bud Boetticher LA CHUTE D'UN CAÏD237 , qui, traduit
littéralement donne : grandeur et décadence de Legs Diamonds. Ce caïd de Boetticher,
est doublement lié à l'idée de réflexivité cinématographique car Legs Diamonds obtient
sa notoriété par les actions programmées et réitérées du copycat, qui sont, il faut le
237
Bud Boetticher, THE RISE AND FALL OF LEGS DIAMONDS (La chute d'un caïd) 1960.
188
rappeler, des actes de voler des voleurs 238, et qui peuvent être l'objet d'une
conceptualisation : l'acte du copycat produit une figure réflexive, puis, et c'est le lien
principal ici, chez Godard, l'insertion d'un extrait de ce film (Legs Diamonds à la
mitraillette qui tire sur tout ce qui bouge et dont les contrechamps sont l'occasion d'effets
de montage de plans hétérogènes comme le couloir d'Alphaville) dans le montage de la
8ème séquence des HdC, précisément le moment même où il se prend à vouloir définir
le cinéma.
Faire un film de cinéma en utilisant une œuvre qui montre un voleur voler d'autres
voleurs.
Le titre "Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma" contient une double
opposition.
D'abord celle de la montée (splendeur, grandeur) et de la chute (misère, décadence)
dont Balzac fait lui-même référence au FALL AND DECLINE239 de Gibbon qui marqua
tant d'esprits au XIXème siècle et aussi surtout avant l'écriture du livre de Gibbon, avec
Montesquieu qui retrouve parfaitement les deux termes avec son fameux Considérations
sur les causes de la grandeur desRomains et de leur décadence. Ainsi comme dans le
Gibbon, le titre accomplit une trajectoire circulaire de la grandeur et de la chute autant
que c'est pour Godard d'associer le cinéma avec le commerce dans un cycle de
destruction pessimiste.
Ensuite la deuxième opposition est également comprise dans le titre même : précisément
si le cinéma se définissait par un esprit boutiquier, un esprit petit commerce, cela irait à
l'encontre du cadre d'avenir de la grandeur projetée vers sa décadence. Mais cette
opposition reste une opposition de principe, elle dénote, de par ce petit commerce, la
nécessité de souligner son aspect artisanal. Le petit commerce tel que le conçoit Godard
a aussi des intonations brechtiennes, tel que Godard peut lui-même l'évoquer dans les
HdC (Le plan irréalisable240) ou LE MÉPRIS (Ballade du pauvre BB, Hollywood), et tel
qu'on la retrouve dans les poèmes que Brecht rédigea pendant la guerre lorsqu'il était en
Californie.
238
. Un autre exemple qui met en scène le copycat se situe dans le film de Jacques Becker, TOUCHEZ
PAS AU GRISBI 1954. Film également utilisé par Godard (HdC. 3b. une vague nouvelle.p.124-125.
239
. Edward Gibbon, The Fall And Decline Of The Roman Empire [1776-1784], (L'histoire du déclin et de la
chute de l'Empire romain), Lausanne, traduit par M.F.Guizot. Réed. Paris, Ed. Robert Laffont.
Coll.Bouquins..1983.
240
. HdC. 2b. fatale beauté. p.85. Le petit poème de Brecht.
189
par des allers retours, puisque le film est en vidéo, au moment des gros plan visages,
provoquant grimaces, déformations visuelles et sonores. Dans cette espèce de ronde
des tortures, une phrase au bout d'un moment apparaît. Pour Godard, l'idée était de
confronter par une chaîne humaine, une définition du potentiel cinématographique. Cette
chaîne, il l'avait déjà produite dans ICI ET AILLEURS. C'est un montage mais au lieu
d'avoir des successions de plans, ce sont des successions d'hommes et de femmes qui
sont condamnés à jouer le plan associé à un autre.
Autonomie du plan humain, qui par sa solitude, est un comédien au chômage qui passe
le casting. Un seul sera retenu, une femme que choisira Léaud. Autonomie du plan et
pourtant ces suites de singularités provoquent une signification qui leur échappe. Cette
signification n'est possible que par l'instigateur (le réalisateur) et le récepteur (le
spectateur). Le spectateur, qui, témoin de la suite des phrases, fabrique comme un
puzzle la phrase mystérieuse.
Ce n'est pas aussi sans une connotation sexuelle que Léaud demande, en vociférant,
sèchement et avec outrance aux comédiens, de dire la phrase241 et les fait répéter,
inlassablement jusqu'à écœurement.
LA FIGURE DU PRODUCTEUR-COMBATTANT
On l'avait déjà vu dans ses articles, l'art martial opère chez Godard des multiples
possibilités de commentaires et de définition du cinéma. Mais précisément à la mort de
Jacques Becker il utilisa l'image du mort sur un champ de bataille242. Dans ce film, après
que le réalisateur (Jean-Pierre Léaud) donne une définition du cinéma à son actrice
principale en évoquant la correspondance entre la toile blanche de l'écran sur laquelle
viennent s'imprimer les images et le voile de Véronique, le producteur joué par Jean-
Pierre Mocky les rejoint pour former le contrepoint de Léaud : Léaud monologue.
241
. Ref.Film48.PASSION (1983).
242
. Ref.122. Frère Jacques.(1959).
190
Référence Film 57 : MEETING WOODY ALLEN (1986)
Documentaire. Format : Vidéo. Durée : 26 mn. Couleur.
INCORPORATION
IDENTIFICATION À UN NOUVEAU TYPE DE CINÉPHILE.
Dans ce film, qui est en fait un entretien filmé de Woody Allen, Godard lui demande de
parler de la manière dont il écrit les scénarios, pour savoir ensuite s'il regarde la
télévision, car certains de ses plans ont l'air de le suggérer. Allen répond à cette insulte
déguisée, et la discussion "part" sur la pratique d'une nouvelle cinéphilie, qui n'est plus
celle d'autrefois. Constatant les différences fondamentales du rapport du spectateur face
à la salle de cinéma et face à son téléviseur. Allen alors dresse un portrait du nouveau
cinéphile qui devient obsédé par les cassettes vidéos, sans sortir de chez lui. Ce qui
touche véritablement Godard qui doit se reconnaître dans cette pratique, puisqu'il a lui
aussi une immense collection de cassettes vidéos243. Alors Godard va alors insérer une
petite saynète, qu'il tournera après le tournage : interprétant un rôle burlesque (car il
mâchouille un cigare en grimaçant drôlement) d'un cinéphile assis en tailleur par terre et
jouant avec ses cassettes vidéos VHS comme jouerait un enfant avec des cubes.
243
. Serge Daney ,“Le travelling de Kapo”, TRAFIC n°4, 1991. p.12.
191
décomposer les éléments de la réalité, n'arrive plus à filmer, donc à connaître les
évidences de la vie. La jeunesse de Carax (la poésie du réel car Edgar est-ce Edgar
Allan Poe?) vient lui donner à ce sujet une leçon. La blague que raconte Michel Piccoli
dans LE MÉPRIS est exactement dans le même ordre d'idées : Un disciple de Rama
Krishna passe des années à vouloir marcher sur l'eau d'un fleuve pour le traverser, puis
défait au bout de dix ans, lassé, il expose son problème à son maître qui lui dit : c'est
complètement idiot, moi avec une barque et une rame je peux traverser tous les matins.
LA TECHNIQUE DE L'ALLER-RETOUR
Cette technique de montage A-BA BA BA BA BA B n'est en fait pas nouveau, on la
trouve dès que Godard commence à pousser la vidéo dans ses retranchements, les
limites de possibilités. Ce qu'utilise Godard est propre au matériel vidéo puisqu'il s'agit
avec la molette de volet vidéo qui permet d'enregistrer soit le Player A soit le Player B
sur un troisième recorder C qui fait office de Master, à la vitesse manuelle, et en
préparant les bandes, les effets de fondus enchaînés ou d'effet Flicker, lorsqu'un des
deux Players joue non plus une bande vidéo, mais un fond blanc.
Le plan par plan n'a pas lieu d'être défini car il s'agit de l'entremêlement, du mélange
de deux flux vidéos dont les techniques contemporaines de musiques pourront nous
aider à nommer sa technique.
Ce qui était relatif au cinéma dans l'extrême méticulosité du montage plan par plan
n'était possible qu'en procédant par internégatif, puisqu'il fallait au monteur négatif au
moins 3 photogrammes pour coller le négatif, la vidéo le produit à la vitesse manuelle
de la main baissant et relevant la molette du curseur. Cette technique d'Allers-Retours
est faite à la main et aussi certains artistes Art Vidéo ont démontré le principe humain
de cette élaboration. On pense tout particulièrement au travail de Klaus Von Bruch,
dont les films sont assez proches esthétiquement du final du film vidéo de Godard.
192
MASH-UP CINÉMATOGRAPHIQUE
L'effet d'Aller-Retour modifie la perception que l'on a des plans, ils produisent à une
certaine vitesse d'effectuation une espèce de mixture, donnant une nouvelle
perception du plan, composé des deux anciens. Aussi dans ce système, si nous avons
plan A une rivière qui coule et dans le plan B de la lave qui coule, l'aller-retour produit
par persuasion l'effet impossible d'une rivière sortant d'un volcan. C'est dans ce final
que le film de Godard produit des effets dévastateurs d'oppositions naturelles, incluses
par le procédé.
Les films réalisés ultérieurement aux Histoire(s) du cinéma ne sont pas pris en
compte.
Par contre certains films sont précédés d'une astérisque et ce signe arboré sera
l'indication d'une dépendance directe quant aux HdC, comme « films-annexes »
aux Histoire(s) du cinéma.
193
Référence Film 68 : L'ENFANCE DE L'ART (1990)
Fiction/Publicité (Unicef). Format : 35 mm. Durée : 8 mn. Couleur.
Tiré de HOW ARE THE KIDS (COMMENT VONT LES ENFANTS). (Autres réalisateur :
J.Lewis)
"Est-ce que le narrateur n'est pas dans une situation impossible, difficile et solitaire davantage
aujourd'hui qu'autrefois je le crois. Histoire de la solitude; Mais il lui faut pourtant être là, absent
et présent, oscillant entre deux vérités aléatoires, celle du document et celle de la fiction."
"Dès que j'eus traversé la frontière, les fantômes vinrent à ma rencontre. Ah! ma patrie est-ce
donc vrai? C'est ainsi que je t'ai imaginée depuis longtemps, pays heureux magique,
éblouissant. Ô terre bien aimée où donc es-tu ?"
"solitude de l'histoire."
"histoire de la solitude"
194
* Référence Film 71 : LES ENFANTS JOUENT À LA RUSSIE (1993)
Docu-Fiction[Historique]. Format : Vidéo. Durée : 63 mn. Couleur.
Produit par Gaumont, le film a été tourné dans les environs de Rolle. Volonté de la part
de Godard de faire un autoportrait intime, ouvrant aux spectateurs les paysages qui
l'environnent (ce qu'il voit quotidiennement), jusqu'à ses intérieurs où l'on voit la
bibliothèque qui a servi de décor pour les HdC; Cette fois-ci dans ce film, la lenteur des
travellings latéraux nous laisse le temps de lire les titres sur la tranche des livres rangés
sur les étagères. La notion picturale de l'autoportrait est représentée par une photo de
Godard enfant qui revient jalonner plusieurs fois le film.
La définition de l'autoportrait se fait pour lui aussi à partir de portrait d'amis, François
(Truffaut), Jacques (Rozier) et Nicholas (Ray), dont il extrait à chaque fois des bande-
sons de film qu'ils ont tous trois réalisés.
La lecture en direct de certains livres sont pour lui l'occasion de faire son autoportrait,
dont la notion d'histoire (avec Hegel, Benjamin et Heidegger revient plusieurs fois). Il
revient aussi sur la lecture de la Lettre sur les aveugles de Denis Diderot ce dont il s'était
déjà servi comme liminaire de son livre Introduction à une véritable histoire du cinéma.
"L'espoir lui appartenait mais voilà le garçon ignorait que l'important était de savoir à qui il
244
appartenait."
Cette phrase qui en fait est en liminaire de la biographie dʼHoward Hughes écrite par
Michael Drosnin, JLG l'avait déjà utilisée pour la présentation dans les HdC du
producteur Howard Hughes 1a. Est-ce une filiation ? Une allusion forte au fait que
Godard pourrait se définir comme un producteur ?
244
Michael Drosnin, Citizen Hughes, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, 1993.
195
* Référence Film 75 : 2X50ANS DE CINÉMA FRANÇAIS (1995) (coréal
A.M.MIÉVILLE)
Docu-Fiction [Film sur le cinéma]. Format : Vidéo. Durée : 49 mn. Couleur.
Ce film est une commande pour la BIFI anglaise à l'occasion du centenaire de l'invention
du cinéma. On a demandé à des cinéastes de faire un film d'une heure sur son pays de
travail, sur les cent années écoulées dans son pays dans lequel il a fait ses films,
Oshima pour le Japon, Wenders pour l'Allemagne, Martin Scorcese pour les USA et
Godard pour la France.
Cela permet à Godard de renouer avec certaines connaissances. Retrouver un de ses
comédiens, Michel Piccoli, qui l'a accompagné sur plusieurs périodes (LE MÉPRIS
(1963), PASSION (1980)) d'autant plus que Piccoli était nommé président du comité du
Centenaire. Dans une première partie, à l'image, Godard dialogue avec Piccoli des
méfaits d'une commémoration de la première projection payante et dans une deuxième
partie, lʼon passe à une fiction moins documentaire où Piccoli jouait son propre rôle de
président. Il interroge le personnel de l'hôtel dans lequel il réside.
MORTS AUX CHAMPS D'HONNEUR
Michel Piccoli lui aussi évoque la mémoire des morts. La séquence s'ouvre à ce sujet sur
le banc-titre d'une photo de Robert Le Vigan, qui s'enchaîne très lentement sur Piccoli
interrogeant le personnel d'hôtel sur le souvenir de noms importants qui ont fait le cinéma
français.
L'image de Robert Le Vigan dans LA BANDERA ouvre cette fiction, on sait à quoi cela
correspond, si l'on a vu GRANDEUR ET DÉCADENCE245. Piccoli va quémander en
égrenant la liste d'hommes et de femmes ayant participé activement à la constitution du
cinéma français, ainsi une cohorte de noms vont se suivre sans que cela dise quelque
chose au personnel ignorant :
Josette Day, vous connaissez mademoiselle?... Et Robert Le Vigan ça vous dit quelque
chose ? Et Becker ? Jacques Becker?246
"Non Pas Jacques ! Boris, Boris Becker ! Évidemment "Boum Boum" je le connais il est
serveur comme moi."
245
. C'est La Formule de l'Appel aux morts. Voir Ref.Film.56, et Ref.122. où Becker est mort sur un champ de
bataille, la création artistique.
246
. CQFD. Ref.122.
196
Référence Film 77 : FOR EVER MOZART (1996)
Fiction [Guerre/Film sur cinéma]. Format : 35 mm. Durée : 84 mn. Couleur.
Référence Film 81 : THE OLD PLACE, SMALL NOTES REGARDING THE ARTS AND THE
FALL OF THE 20TH CENTURY (1998) (coréal A.M.MIÉVILLE)
Essai [Art].(Pour le M.O.M.A.) Format : Vidéo. Durée : 49 mn. Couleur.
197
Référence Film 88 : PRIÈRE POUR REFUSNIKS (2004)
Fiction [Politique]. Format : 2x Vidéo/35 mm. Durée : 7 et 3mn30 Couleur.
Film qui a été conçu pour être projeté dans l'exposition "Voyage(s) en utopie, Jean-Luc
Godard, 1946-2006, en Mai/ Août 2006.
JUGEMENT DERNIER
C'est un film de montage qui prend des extraits de film tout autant que des images
d'actualités télévisées. Il a aussi la particularité de mettre en application le procédé qu'il
avait inventé en Décembre 1987 au moment de la venue d'une équipe de télévision
d'Antenne 2 pour l'émission Cinéma, Cinémas, et cela consistait à montrer des extraits
de films sur moniteur aux journalistes et de montrer qu'entre deux exemples d'un même
thème (le ralenti dans les films de guerre sur le Vietnam), Dieu reconnaîtrait les siens. Ce
qui sous entendait : Au jugement Dernier, Dieu fera sortir les morts et choisira ceux qui
iront au paradis, c'est-à-dire : il y a un bon cinéaste (Santiago Alvarez) et un mauvais
cinéaste (Stanley Kubrick).
L'application du procédé dans ce nouveau film comporte les deux mêmes extraits.
Mais il y a aussi une variante car, en effet, le spectateur n'est pas face à deux images,
et il n'y a pas les deux écrans (alors que cela a été fait dans NUMÉRO DEUX).
Dans VRAI FAUX PASSEPORTS, chaque extrait est monté l'un après l'autre. Et la
modification importante (puisque Godard n'est pas présent dans la salle) c'est
l'inscription vers la fin de l'extrait du mot [BONUS] ou [MALUS]. Une fois que l'on a
identifié le système, le public attendait patiemment l'inscription du génétitre et cela
provoquait des rires ou des interjections d'étonnements car Godard s'est amusé à jouer
contre les apparences du goût cinéphilique (pour la télévision, contre le cinéma par
exemple).
198
Ref.Film 200.
Godard en tant que producteur/ contribution financière
Suite à différents renseignements et recoupements, on peut faire état du statut réel de
Godard en tant que producteur. Voir Ref.303. et Ref.305. sur ce sujet.
# Eric Rohmer, LA SONATE À KREUTZER (1956)
# Jacques Rozier, ADIEU PHILIPPINES (1962)
# Charles Bitsch, LES BAISERS CM( 1964)
# Jean Eustache, LE PERE NOEL A LES YEUX BLEUS (1966)
# Marcel Hanoun, L'AUTHENTIQUE PROCÈS DE CARL-EMMANUEL JUNG (1966)
# J-M Straub, Danièle Huillet, CHRONIK DER ANNA MAGDALENA BACH (1968)
# Joris Ivens, Marcelle Loridan, UNE HISTOIRE DE VENT (1989)
# Rob Tregenza, INSIDE/OUT (1997)
199