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Marie-Anne Charbonnier

Collège Sévigné, agrégation lettres 2019-2020

Bibliographie proposée pour Voltaire : Zadig, Candide,


L’Ingénu

Le concours de l’agrégation n’est pas un concours d’érudition : si des lectures


critiques sont tout à fait nécessaires et de nature à enrichir votre réflexion sur les
œuvres, elles ne sauraient remplacer le contact répété avec les textes. C’est
pourquoi la bibliographie proposée se veut « raisonnable », en tout cas pas trop
lourde même si elle l’est forcément puisque chacune des œuvres au programme a la
sienne et que l’addition de toutes les suggestions de lecture est forcément
impressionnante.

De Voltaire lui-même
Lisez le plus possible d’autres « contes » de Voltaire
Dans la Correspondance les années 1757-1758 contiennent nombre d’allusions aux
écrits en cours dont Voltaire parle à ses correspondants.
L’Essai sur les Mœurs contient plusieurs chapitres qui éclairent Candide (chapitres
151 sur l’Eldorado, 154 sur le Paraguay, entre autres)
Le Poème sur le désastre de Lisbonne pour Candide

Ressources en ligne
Le site de la Société des études voltairiennes est très utile et très bien fait. Je vous
conseille de le consulter régulièrement. La page consacrée à la bibliographie pour
l’agrégation 2020 est encore (au moment où je rédige cette bibliographie, le 21 juin)
en cours de construction mais elle sera vite actualisée.

Voici d’abord l’adresse : http : //voltaire.lire.esh-lyon.cnrs.fr

Sont pour le moment proposés en ligne les articles suivants en relation avec les
contes au programme :

P. Cambou, « Du sexe à la chaise percée dans le conte voltairien », Revue Voltaire,


14, (2014)
P. Cambou, « Le paradoxe de Palinure dans le conte voltairien », Revue Voltaire, 15,
(2015)
A. Duprat, « Histoires de captifs dans les contes voltairiens, 1747-1768 », Revue
Voltaire, 15, (2015)
G. Gargett, « L’anglais dans les contes de Voltaire », Revue Voltaire, 9, (2009)

Plusieurs bibliographies consacrées aux contes sont disponibles en ligne :

Tentative de bibliographie critique par Anne Lacombe à télécharger en PDF à


l’adresse suivante : https://journals.ku.edu/chimeres/article/download/6280/5697

La reproduction ou la diffusion partielle ou intégrale des cours commercialisés par le Collège Sévigné à des tiers quel qu'en soit
le support "papier ou électronique" est formellement interdite et constitue une violation des droits d'auteur du Collège Sévigné. 1
Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
Il y a bien entendu de nombreux autres articles en ligne. Parmi ces articles, vous
pouvez consulter :
G. di Rosa, « La croyance dans les contes de Voltaire » journals.openedition.org

« Voltaire, Zadig et le Coran », https://gerflint.frBase/Mondearabe6/larcher.pdf

« Le Paradoxe d’Hercule ou comment le roman vient aux antiromanciers »Etudes


littéraires, https://www.erudit.org/frrevues/etudfr/ 2006 (sur L’Ingénu)

« L’Ingénu ou la tentation du roman » ceredi.labos.univ-rouen.fr in « L’œuvre


inclassable » (sur L’Ingénu)

Les éditions au programme comportent d’utiles indications bibliographiques :

Sur Voltaire en général

J. Goldzink : Voltaire. La légende de saint Arouet. Gallimard, « Découvertes », 1989


A. Magnan : article « Voltaire » dans le Dictionnaire des littératures de langue
française, sous la direction de J-P de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey, Bordas, 1992
Je vous recommande particulièrement cet article qui comporte une chronologie
précise de Voltaire, selon moi amplement suffisante pour prendre la mesure du
personnage au long du 18ème siècle.

Inventaire Voltaire, J-M Goulemot, A. Magnan, D. Masseau, Gallimard, « Quarto »,


1995
Voici la présentation de l’ouvrage, très original en son principe :

Voltaire, un classique ? Tous scellés levés, entre les élans de la mémoire et les
surprises de l'oubli, l'inventaire convient à Voltaire, qui aimait à dresser listes et
catalogues. Voltaire en 1368 articles originaux, classés de A à Z, signés des
meilleurs spécialistes, pour le relire ou le découvrir au travers de ses œuvres, des
thèmes de sa philosophie, de ses amours, de ses ennemis, des lieux qui ont compté
pour lui... Voltaire aussi en de nombreuses citations, empruntées à ses œuvres
souvent peu connues ou difficilement accessibles, à ses contemporains, à sa
postérité. «Un dictionnaire sans citations, disait-il, est un squelette.» L'Inventaire
Voltaire compose un portrait neuf, déjouant toute image figée, de ce «grand
libérateur de l'esprit» qui toucha à la satire, du conte philosophique à l'essai
historique et à la «facétie», de l'écrit polémique à la correspondance. Voltaire, un
contemporain !

Dictionnaire général de Voltaire, sous la direction de R. Trousson et J. Vercruysse,


Champion, 2003

L’édition des Romans et Contes dans la Pléiade est très précieuse. Rédigée par F.
Deloffre et J. Van Den Heuvel, elle contient l’essentiel de l’ouvrage fondamental sur
le conte voltairien publié par J. Van Den Heuvel : Voltaire dans ses contes, de
Micromégas à L’Ingénu, A. Colin, 1967

Parmi les articles à valeur également générale mais qui éclairent utilement les
œuvres au programme :

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Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
R. Barthes, « Le dernier des écrivains heureux », Essais critiques, « Points », Seuil,
p.94-100

S. Menant, L’Esthétique de Voltaire, Paris SEDES, 1995

R. Pomeau, Politique de Voltaire, A.Colin, 1963

R. Pomeau, La religion de Voltaire, Nizet, 1956 (à consulter rapidement)

J-J Robrieux, « Aspects rhétorico-argumentatifs de l’ironie chez Voltaire » dans


Humour, ironie et humanisme dans la littérature française, Mélanges offerts à J. Van
den Heuvel par ses élèves et amis, Champion, 2001, p.221-258

J. Sareil, « Voltaire polémiste ou l’art dans la mauvaise foi », Revue 18ème siècle,
n°15, 1983, p.345-356

Sur les contes en général

Sur les contes en général il existe un numéro de la revue Littérature, n°45, 1981

Sur les contes de Voltaire outre l’ouvrage déjà cité de J. van den Heuvel, l’ouvrage
en anglais de Vivienne Mylne, « Lierary Technics and Methods in Voltaire’s Contes
philosophiques », Studies on Voltaire, vol.LVII, 1967, p.1055 à 1080

P. Cambou, Le Traitement voltairien du conte, Champion, 2000

Sur Candide

J-M Apostolidès, « Le système des échanges dans Candide », Poétique n°48 (1981)
W.H Barber, Leibniz in France from Arnauld to Voltaire : a study of French reaction to
Leibnizianism Oxford, 1955
R. Barny, « A propos de l’épisode de l’Eldorado dans Candide », Annales littéraires
de l’université de Besançon, t.141, 1973
N. Cronk et N. Ferrand, Les 250 ans de Candide, Lectures et relectures, Louvain
Peeters, « La république des lettres », 2014
C. Galtayries, « Voltaire, Candide et l’argent », Revue Littérature, n°15, 1974
M.Gilot, « Fonctions de la parole dans Candide », Littératures, Toulouse, n°9-10,
1984
J-M Goulemot : « Ecriture et lecture de l’ailleurs : l’Eldorado ou le fusil à deux coups
des ingénus qui feignent de l’être », Revue des Sciences humaines, t.155, 1974
A.Magnan, Candide ou l’Optimisme, « Etudes littéraires », PUF, 1987
J. Starobinski, Candide et la question de l’autorité, Essays on the Age of the
Enlightenment, Genève-Paris, 1977
F. Vernier, « Les disfonctionnements des normes du conte dans Candide »,
Littérature, n°1, 1971

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Sur L’Ingénu

J. Starobinski, Le Remède dans le mal, Gallimard, 1989, « Le fusil à deux coups de


Voltaire »

Si vous avez de votre côté lu un article intéressant sur l’une des œuvres au
programme n’hésitez pas à le partager.

Texte complet
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Il y a comme un paradoxe, presque une forme de provocation, à proposer de parler de Voltaire dans
un ouvrage consacré à « l’œuvre inclassable », tant Voltaire est un classique de l’institution scolaire,
presque prescrit par elle non sans quelques effets parfois regrettables sur la réception possible,
aujourd’hui pour nous, de ses textes et de ses idées. Tant aussi (et ceci n’est pas sans rapport avec
cela) Voltaire et ses éditeurs [1] ont très tôt travaillé à « classer » sa production, une production
presque monstrueuse aussi bien par sa masse et sa variété que par son étendue dans le temps.
Soixante années séparent la publication d’Œdipe (1718) de l’acclamation d’Irène en 1778, deux
tragédies qui nous rappellent que pour les contemporains et à s’en tenir à ses propres affirmations,
Voltaire fut d’abord un poète dramatique, même s’il ne fut pas seulement que cela comme des
recherches récentes sur les liens du jeune écrivain avec les idées clandestines ont pu le montrer [2].

On peut évidemment se contenter de constater que dans ses affirmations théoriques, Voltaire, en bon
disciple du classicisme, est un adepte de la séparation (hiérarchique) des genres. Je ne m’attarderai pas
sur ce point bien connu. C’est par exemple le cas dans le Fragment sur la corruption du style (sans
doute 1742) où il affirme sans grandes nuances :

On se plaint généralement, que l’éloquence est corrompue, quoique nous ayons des modèles presque
en tous les genres. Un des grands défauts de ce siècle, qui contribue le plus à cette décadence, c’est le
mélange des styles [3].

Sur le plan théorique, sa pensée est d’abord une pensée de la convenance, concept-clé des poétiques
normatives des genres, construite sur l’exigence de propriété et de bienséance. Ainsi du genre
épistolaire, dans le même Fragment :

On tolère dans une lettre l’irrégularité, la licence du style, l’incorrection, les plaisanteries hasardées,
parce que des lettres écrites sans dessein et sans art, sont des entretiens négligés ; mais quand on
parle, ou qu’on écrit avec respect, on s’astreint alors à la bienséance.

« On tolère », « On s’astreint… », « Est-il permis… », « On doit » : à première vue et dans les premiers
textes théoriques au moins, la pensée du genre, cette catégorie intermédiaire, apparaît terriblement
normative. Mais chez Voltaire (et il n’est pas le seul à l’âge classique), cette convenance générique est
moins pensée en termes essentialistes – les genres existant de manière immuable, de toute éternité –
qu’en termes d’effets, soit comme « ce qui marche [4] » pour le public, lequel est, pratiquement mais
aussi théoriquement, sa pensée constante et la pierre de touche de son esthétique. « Or je demande »,

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conclut-il le raisonnement sur la lettre précédemment évoqué, « à qui doit-on plus de respect qu’au
public ? »

Formé à l’école des Jésuites, Voltaire, comme beaucoup d’auteurs de la période classique, pense en
fait d’abord l’efficacité des genres en termes rhétoriques et fondamentalement pragmatiques dans une
approche de la convenance générique récemment réévaluée par Gérard Genette [5]. Cette pensée
pragmatique de la convenance générique explique peut-être un point qui a été maintes fois souligné,
à savoir que la pratique de Voltaire s’éloigne beaucoup, voire radicalement, de ses prises de position
théoriques en la matière, somme toute traditionnelles et attendues.

Elle s’en éloigne par le vaste éventail des genres constitués que Voltaire pratique d’abord, comme si
son œuvre par certains aspects monstrueuse ne cessait de tester et de réinventer dans les différents
genres – genres de surcroît en constante évolution, ce qu’un historien de la littérature comme lui ne
pouvait ignorer – la validité de ses propositions. Elle s’en éloigne par sa pratique éditoriale des
« mélanges » dont un numéro de la Revue Voltaire (2006) a montré qu’elle n’était pas sans lien avec
une « prédilection [inavouée] pour les genres informes [6] ». Plus généralement, cette prédilection a à
voir avec un travail de l’œuvre par l’hybridation, travail si important qu’il laisse, de l’aveu de Christiane
Mervaud, « une part non négligeable de sa production pratiquement inclassable [7] ». Où classer par
exemple le vaste ensemble alphabétique des Questions sur l’Encyclopédie, réédité à la Voltaire
Foundation pour la première fois depuis le XVIIIe siècle ? Ou bien les Questions sur les miracles, pot-
pourri de récits et de dialogues initialement intitulées Lettres sur les miracles, et qui donc changèrent
de genre ? Ou même, pour rester dans les œuvres plus connues, les Lettres philosophiques qui, jusque
dans l’épistolaire, relèvent plutôt du voyage philosophique et du journal à la manière d’Addison ?

Mais s’il est un point qui met en échec la stricte hiérarchie des genres pensée théoriquement, c’est
peut-être surtout la cohérence profonde de l’écriture voltairienne, car un critère guide
indéfectiblement Voltaire que Marc Hersant vient d’interroger de manière convaincante dans son
ouvrage Voltaire : écriture et vérité (2015) et ce critère est, selon Hersant, le critère de vérité auquel
Voltaire soumet le geste littéraire. Formé par la fréquentation de la bibliothèque choisie de Gordon,
son compagnon d’infortune à la Bastille, l’Ingénu s’écrie : « Ah ! s’il nous faut des fables, que ces fables
soient du moins l’emblème de la vérité [8]. » La vérité, un critère extra-littéraire donc, qui justifie à la
fois théoriquement l’idée de convenance générique en même temps qu’il remet en question en des
termes radicalement nouveaux la vision axiologique et fonctionnaliste des genres, ou pour le dire
autrement, de la valeur de la littérature :

La plaisanterie n’est jamais bonne dans le genre sérieux, parce qu’elle ne porte jamais que sur un côté
des objets, qui n’est pas celui que l’on considère : elle roule presque toujours sur des rapports faux, sur
des équivoques ; de là vient que les plaisants de profession ont presque tous l’esprit faux autant que
superficiel,

écrit-il ainsi dans le Fragment sur la corruption du style, plusieurs fois cité déjà [9].

C’est sous cet angle et dans la lignée des travaux récents que je viens d’évoquer que je me propose de
reprendre le dossier bien chargé et nonobstant toujours débattu de L’Ingénu, un texte de la maturité
militante de Voltaire (1767) et celui de ses récits philosophiques qui a peut-être posé le plus
clairement la question du classement. Celui dans lequel certains critiques – thèse aujourd’hui battue en
brèche – ont cru déceler ce que j’ai proposé d’appeler (en l’accompagnant d’un prudent point
d’interrogation) « la tentation du roman [10] ».

Sans reprendre tous les éléments de ce gros dossier et notamment la question de la structure
de L’Ingénu qui a mobilisé de manière un peu redondante la critique [11], je me proposerai plutôt de
relire L’Ingénu à la lumière des récents travaux consacrés aux généralités intermédiaires permettant

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l’accès au texte (le genre mais aussi le registre) de manière à apporter, sinon une réponse définitive à
la question peut-être oiseuse de l’appartenance de L’Ingénu à tel ou tel genre ou non-genre (le plus
intéressant n’est-il pas décidément qu’on hésite ?), du moins un éclairage de la complexité de la fiction
voltairienne, trop souvent caricaturée et réduite à une ironie elle-même rabattue sur l’antiphrase. Alors
que L’Ingénu se situe a priori historiquement en amont du basculement de la généricité à la littérarité,
je voudrais montrer que concernant L’Ingénu les choses apparaissent plus complexes et, peut-être,
qu’un certain glissement s’y opère déjà. Je m’intéresserai d’abord à la question des possibles genres
de L’Ingénu, puis au jeu sur les registres, avant d’interroger les rapports entre fiction et diction dans le
texte et, plus largement, dans le récit philosophique voltairien.

Genres

Partons donc, pour commencer de la question moult fois débattue : de quel genre L’Ingénurelève-t-il ?
Une première manière de répondre à la question, adoptée par la critique traditionnelle, consiste à
recueillir les indications de genre fournies, plus ou moins explicitement par Voltaire ou son entourage
proche, souvent téléguidé. Cette perception du genre décidée par l’auteur constitue ce que Jean-Marie
Schaeffer appelle la généricité auctoriale.

Deux sources peuvent être croisées sur ce point dans le cas de L’Ingénu : la correspondance, et le
paratexte, en l’occurrence le système des titres. À Damillaville, le 26 août 1767, Voltaire (qui dénie la
paternité du texte à longueur de lettres pendant tout l’été) écrit : « C’est un roman fait pour amuser
quelque temps les gens oisifs ; il m’a paru fort innocent [12]… » Et à son libraire Gabriel Cramer, agacé
sans doute que Grasset lui ait volé la primeur de l’original : « L’Ingénu vaut mieux que Candide, en ce
qu’il est infiniment plus vraisemblable [13]. »

On reviendra sur cette question de la valeur. Le genre vers lequel pointe l’adjectif vraisemblable,
comme le formule explicitement la lettre précédente, c’est d’abord le genre du roman, conformément
à la définition plutôt large qu’en donne encore Jaucourt dans l’article « Roman » de l’Encyclopédie,
deux ans plus tôt : « récit fictif de diverses aventures merveilleuses ou vraisemblables de la vie
humaine [14] ». Le roman, ainsi, a à voir avec la vie même – définition incroyablement moderne de la
littérature, en apparence au moins – même si sa tâche première consiste toujours, à cette date avancée
dans le siècle, à se débarrasser du double soupçon d’invraisemblance et d’immoralité qui continue de
grever, mais de moins en moins, son développement. La page de titre de l’édition originale
de L’Ingénu publiée à Genève sous la fausse adresse d’Utrecht, qui contient une liste d’erratade
Voltaire et qui sert généralement de base à toutes les éditions modernes de L’Ingénu, de même que le
faux-titre de cette édition, présente du reste encore L’Ingénu comme une « Histoire véritable, tirée des
manuscrits du père Quesnel ». Si l’attribution fantaisiste ne trompe personne, cette étiquette
générique dit le statut encore fragile du roman, rapporté (fût-ce au prix d’un leurre) au genre
historique autrement plus noble. Un brouillon sans date présente en outre une première esquisse du
récit présenté alors comme l’ « Histoire de l’Ingénu, élevé chez les sauvages, puis chez les Anglais,
instruit dans la religion en Basse-Bretagne, tonsuré, confessé, se battant avec son confesseur… »

À aucun moment donc, concernant L’Ingénu dont par ailleurs il parle peu, Voltaire n’utilise le terme de
conte qu’il pratique pourtant depuis les années 1710, aussi bien en vers qu’en prose, et ceci alors que
trois ans plus tôt, il conseillait à Marmontel

de nous faire des contes philosophiques [15] où vous rendrez ridicules certains sots et certaines
sottises, certaines méchancetés et certains méchants, le tout avec discrétion en prenant bien votre
temps, et en rognant les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie [16].

Si sots et méchants ne manquent pas dans L’Ingénu (le bailli, l’espion jésuite, Saint-Pouange) et
si 1767 est peut-être un moment de relatif soulagement après les derniers sursauts de la bête de

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l’Infâme (après la querelle des Philosophes du tournant des années 1760, l’affaire Calas puis l’affaire La
Barre en 1766 encore), L’Ingénu ne rejoindra aucun des importants projets d’édition supervisés par
Voltaire sous l’étiquette de conte : dès 1768, il paraît aux côtés de L’Homme aux quarante écus et de La
Princesse de Babylone, mais aussi des Homélies prononcées à Londres, dans le tome 6 des Nouveaux
mélanges ; et en 1775, à l’occasion d’un reclassement de la matière voltairienne pensée par le
patriarche lui-même, il rejoint le tome 36 des « Romans philosophiques » de l’« encadrée », la dernière
édition revue par Voltaire.

La généricité auctoriale de L’Ingénu tire donc sans conteste le texte du côté du roman, quelque
complexe que soit la réalité que recouvre encore cette étiquette à ce moment du XVIII e siècle et même
si les clins d’œil au conte ne manquent pas (principalement l’incipit et le second dénouement du
texte). Mais si « l’auteur propose, le lecteur dispose », rappelle Schaeffer. Qu’en est-il du côté du
lecteur et de la généricité lectoriale de L’Ingénu ? L’affaire apparaît plus compliquée.

Dans les périodiques de l’époque, peu nombreux à recenser le texte qui n’est pas autorisé, on observe
que la question de la satire travaille le texte. Ainsi lit-on à la date du 15 septembre 1767 dans
la Gazette d’Utrecht :

Il s’est fait deux éditions en trois jours de L’Ingénu, nouveau roman de Voltaire, plein d’une critique
enjouée des mœurs de notre nation. L’Ingénu est un jeune huron qui se trouve en France, qui est
baptisé et à qui il arrive toutes sortes d’aventures ; les Jésuites y jouent de très vilains rôles [17].

Et lorsque le Courrier du Bas-Rhin, un périodique publié sous le patronage de Frédéric II et très diffusé
dans le Nord de la France entreprend de publier L’Ingénu sous forme d’extraits en huit livraisons de la
mi-septembre à la mi-octobre 1767, il écrit :

Ce petit roman écrit avec légèreté est attribué à M. de Voltaire, l’on croit en effet le connaître pour le
frère de Candide ; sa singularité mérite que nous en mettions un extrait sous les yeux du lecteur [18].

Si malgré sa brièveté le texte s’apparente au roman (par ses aventures ?), sa « légèreté », le sel avec
lequel il est écrit, le tirent du côté de la satire, idée que l’on retrouve dans une lettre de Servan à
Voltaire qui désigne l’Ingénu comme le « très digne frère de l’allemand Candide [19] ». Pour le lecteur
de l’époque donc – et c’est sans doute encore plus vrai pour nous aujourd’hui – il y a comme un
« effet de conte », effet sériel qui constitue, malgré les nombreuses dénégations de Voltaire, la
signature du texte lequel vient naturellement prendre sa place dans la famille des contes voltairiens. À
Louise Ulrica, reine de Suède sa mère, le roi Gustave III écrit, à propos du « nouveau roman de M. de
Voltaire que Votre Majesté a lu dans l’annonce de Grimm [20] » : « ce petit roman est dans le goût
de Candide, mais beaucoup plus décent », « on y reconnaît Voltaire à chaque ligne [21] ».

Si Voltaire et ses éditeurs tirent donc L’Ingénu du côté du roman, aidés en cela par l’intrigue
amoureuse qui continue à définir le genre jusqu’à une date assez avancée du siècle, l’horizon d’attente
contrecarre un peu ce projet car c’est dans la série des contes et dans la lignée de Candide que les
lecteurs d’alors le lisent aussi.

Registres

Un deuxième point semble intéressant à souligner, qui tient à la question des rapports entre genre et
registre, deux concepts rabattus l’un sur l’autre depuis Aristote et dans l’esthétique classique, que
Voltaire tend à disjoindre dans son écriture fictionnelle, me semble-t-il, tandis qu’il l’observe
rigoureusement dans ses écrits historiques par exemple.

La reproduction ou la diffusion partielle ou intégrale des cours commercialisés par le Collège Sévigné à des tiers quel qu'en soit
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Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
Dans la définition d’Alain Viala, on le sait, les registres désignent « les catégories de représentation et
de perception du monde que la littérature exprime, et qui correspondent à des attitudes en face de
l’existence, à des émotions fondamentales [22] ». Le registre a part liée au genre. On connaît la
conception que Nietzsche, par ailleurs nourri de la pensée de Voltaire, forma dans La Naissance de la
tragédie (1872) du genre tragique, défini par la tension entre un pôle apollinien, mesuré et lumineux et
un pôle dionysiaque, dynamique et hors de contrôle [23].

Pour ce qui concerne le registre, force est de constater que L’Ingénu se soustrait aux modèles définis et
identifiables, non en cherchant à y échapper, mais encore une fois par excès, en multipliant les
registres. Les registres recouvrent plus ou moins les grands genres dans l’optique normative et
essentialiste classique et Voltaire en maîtrise superlativement la variété et les nuances, qu’en 1767 il a
amplement eu le temps de mettre en pratique dans son œuvre tragique (bien plus mobile et réactive
aux innovations contemporaines qu’on ne l’a dit), dans ses textes épiques et historiques où, en vers
comme en prose, il a sondé les ressources de l’épique, et dans son œuvre polémique plus récente où
satirique et ironique apparaissent comme deux sous-registres du comique.

Dans L’Ingénu, Voltaire sollicite tout particulièrement les registres pour orienter ou plutôt désorienter
le lecteur, sollicité en peu de pages par une multitude d’émotions apparemment contradictoires. Le
tragique, défini par Marc Escola comme sentiment de la mort et détresse de la raison face à l’évidence
de notre mortalité [24], est le plus discret peut-être des registres présents dans L’Ingénu. Gouvernant
l’incipit du chapitre 7 si finement analysé par Jean Starobinski (« L’Ingénu, plongé dans une sombre et
profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand
coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-
même »), il est congédié bien lestement (« mais il aimait encore la vie, à cause de mademoiselle de
Saint-Yves ») et plus rapidement encore à la mort de la dite cause, la belle Saint-Yves consumée par la
culpabilité (« Le temps adoucit tout [25] »). Dans les quelques pages qu’il consacre à L’Ingénu, conte
ou roman, Marc Hersant, contaminé peut-être par l’ironie voltairienne, parle pour ce même chapitre 7
de « tempête sous un crâne complaisamment rapportée dans ses moindres nuances [26] », sous-
estimant peut-être le scepticisme et la mélancolie voltairiens si bien perçues par Starobinski, qui
relèvent pleinement du tragique, dégradé dans le registre pathétique et élégiaque dans la fin du texte
sur laquelle on reviendra.

Il n’en est pas moins vrai qu’un véritable travail de sape est principalement opéré par le registre
comique, de loin le plus présent dans L’Ingénu, notamment dans la première partie antérieure à
l’embastillement du huron – qu’on songe aux sous-entendus grivois quant à la plastique avantageuse
et à la « vertu mâle » du nouvel Hercule, ou au quiproquo qui conduit l’Ingénu à vouloir « faire
mariage » en défonçant nuitamment « la porte mal fermée » de Mademoiselle de Saint-Yves. De fait,
ce qui fait que L’Ingénu, peut-être, résiste au roman, pour Françoise Gevrey qui a étudié les liens très
étroits et nombreux entre Cleveland et L’Ingénu [27], ce sont ces éléments de pur comique qui, pour
les lecteurs de l’époque, rattacheraient plutôt le texte au genre du conte si l’on en croit du moins
les Éléments de littérature de Marmontel – par ailleurs auteur de contes moraux et d’une adaptation
de L’Ingénu pour l’Opéra-comique – qui affirme que « le conte est à la comédie, ce que l’épopée est à
la tragédie [28] ». La forme non dramatisée de la comédie donc.

On ne saurait pourtant réduire le comique à ces seuls aspects, fussent-ils particulièrement savoureux
car comme le rappelle Marielle Macé, « le comique enferme [aussi] le satirique et l’ironique qui mêlent
au rire l’indignation ou la prise de distance [29] » et c’est par ces aspects, davantage encore que par
ses grivoiseries que L’Ingénu, qui prend pour cible les Jésuites, la révocation de l’Édit de Nantes et les
dysfonctionnements de la France de Louis XV, illustre ce registre et ressortit peut-être du conte.

Enfin, si l’épique, ce registre de l’admiration, n’est pas totalement absent du texte, c’est sans doute le
recours au pathétique qui distingue tout particulièrement L’Ingénu, comme le soulignèrent du reste les

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Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
disciples-partisans de Voltaire. Si pour Linguet, L’Ingénu est « peut-être le plus parfait des trois »
contes de Voltaire, c’est ainsi que « c’est de tous les ouvrages en prose de M. de Voltaire le seul où il
ait dessiné une scène vraiment pathétique […]. L’aventure de Mademoiselle de Saint-Yves, sa maladie,
sa mort, arrachent des larmes [30] » et, précise Linguet en 1788, « ce genre-là [31] manquait [encore] à
M. de Voltaire ». Dix-huit ans plus tard, en 1806, Palissot de Montenoy prend à contrepied la réaction
de Grimm, qui avait trouvé la deuxième partie de L’Ingénu « un peu languissante » et qui avait retenu
du roman de Mademoiselle de Saint-Yves la seule conversation du père Tout-à-tous. Il le présente
comme « un chef d’œuvre » en mettant clairement en avant, comme ce qui le singularise, le mélange
des registres propre au texte :

Ce qui doit le plus étonner dans ce roman, c’est l’art avec lequel, à travers les saillies d’une gaîté
quelquefois immodérée, l’auteur a su se ménager le dénouement le plus pathétique. Voltaire seul, il
faut en convenir, avait le secret de faire naître ainsi, à volonté, les émotions les plus douces, après les
traits les plus vifs de la plaisanterie [32].

Et un peu plus loin, dans une note :

Nous ne connaissons […] rien de plus aimable, et de plus intéressant que le caractère de Mademoiselle
de Saint-Yves, et de plus pathétique que sa mort [33].

De fait, le personnage de Mademoiselle de Saint-Yves est peut-être l’un des plus beaux personnages
de femme jamais tracé par Voltaire. C’est un personnage proprement romanesque, mais pas
seulement par sa mort pathétique dans laquelle on a pu voir une parodie de la mort de Julie ou un
décalque du sort réservé aux héroïnes de Richardson [34]. D’abord présentée comme un pâle doublon
de Mademoiselle de Kerkabon (qui rappellerait plutôt Mademoiselle Haberdt la cadette,
dans Le Paysan parvenu), Mademoiselle de Saint-Yves s’anime en effet peu à peu et porte largement –
sur le plan dramatique tout au moins – ce qu’on a coutume de désigner comme la seconde partie du
récit : c’est pour elle que L’Ingénu est enfermé à la Bastille, c’est elle, au prix de sa vertu puis de sa vie,
qui va l’en libérer.

Même si l’on accède pas à l’intériorité du personnage, l’éveil du sentiment amoureux chez la jeune
femme, discrètement évoqué dès le chapitre 1, a préparé cette évolution (« Mademoiselle de Saint-
Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l’amour au pays des Hurons », « Mademoiselle de
Saint-Yves rougit et fut fort aise », « Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret
d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse, et qu’Abacaba n’était plus ; mais elle ne
démêlait pas les causes de son plaisir »). Les titres des chapitres de la première partie, qui centrent
l’attention sur le personnage masculin, fonctionnent comme des leurres car plus que l’Ingénu encore,
c’est bien Mademoiselle de Saint-Yves qui tombe amoureuse comme le montre le chapitre 5
(« L’Ingénu amoureux ») : « Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait
convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments [35]. »

Cette évolution du personnage, programmée dès le début du texte, n’apparaît cependant de manière
évidente et assumée que dans la « seconde » partie du texte où, suite à l’embastillement de son
amant, Mademoiselle de Saint-Yves devient une femme forte qui a l’initiative de l’action. Qu’on songe
seulement aux titres des chapitres 13, 15, 16, 17, 18 : « La belle Saint-Yves va à Versailles », « La belle
Saint-Yves résiste à des propositions indélicates », « Elle consulte un jésuite », « Elle succombe par
vertu », « Elle délivre son amant et un janséniste ». Peut-on dès lors vraiment, la concernant, parler de
« schématisme », d’une « intériorité sculptée à la serpe [36] » ? Certes, on est bien loin de la Marianne
de Marivaux, ne serait-ce que parce que le choix de la troisième personne interdit l’accès à cette
intériorité permise par le roman-mémoires que les travaux de Jean Sgard et de Jean-Paul Sermain ont
remarquablement illustré. Mais, comme le reconnaît Marc Hersant lui-même, « il n’est pas certain que
la complexité soit un critère valable de reconnaissance du roman à toutes les époques [37] » et peut-

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être pas même au XVIIIe siècle [38]. De sorte que si quelque chose retient L’Ingénu « au bord du
roman », selon la belle expression du critique, c’est cette figure de Mademoiselle de Saint-Yves,
d’autant plus remarquable peut-être qu’à travers elle et dans la fiction, Voltaire semble développer une
réflexion sur les rapports entre sexe et autorité, notamment sur la violence sexuelle comme enjeu de
pouvoir, dont Myrtille Méricam-Bourdet a montré qu’elle n’était pas absente de ses textes
historiques [39]. En clair, l’aspect parodique (de Rousseau, de Richardson, de Prévost) ne saurait
épuiser la singularité de cette figure féminine [40], ce qui ne veut pas dire que Marc Hersant ait tort
quand il remarque que « le dialogue des genres narratifs constitue l’arrière-plan permanent du récit
voltairien ». L’Ingénu se charge ici, via le pathétique, d’un discours de condamnation des crimes sexuels
dont les femmes sont victimes, qu’il élude au même moment dans ses textes sur la justice [41].

Un problème demeure toutefois car si roman de Mademoiselle de Saint-Yves il y a, Voltaire liquide


effectivement ce roman (Mademoiselle de Saint-Yves pourrait écrire « Voltaire m’a tuer »), le
vraisemblable étant porté jusqu’à la limite de la folie comme si la fin de Mademoiselle de Saint-Yves
faisait d’elle la sœur en fiction de ces folles qui peupleront le roman de la fin de du XVIII e siècle – la
Présidente des Liaisons dangereuses ou Lodoiska [42]. On a observé que L’Ingénu commençait par un
conte satirique et « se termin[ait] presque comme un roman [43] ». Le conte, d’une certaine manière,
subit le même sort, « liquidé » par un autre dénouement : celui du roman puis celui du conte, l’un
comme l’autre « bête[s] comme la vie » pour reprendre le mot de Flaubert à propos de Candide [44].
Une pratique sceptique de la fiction donc.

En guise de conclusion, L’Ingénu entre fiction et diction

De fait, L’Ingénu se révèle peut-être surtout inclassable en tant qu’il met en échec ce que Genette a
théorisé par l’opposition entre fiction et diction. Gérard Genette désigne par ces deux termes les deux
uniques critères de littérarité, dans une démarche que Marielle Macé résume ainsi : « un roman est
littéraire parce qu’il est fictionnel, alors que des Mémoires – comme plus généralement les formes
dictionnelles – ne sont littéraires que si on les trouve bien écrits [45]. » Le récit philosophique tel qu’il a
été pratiqué mais pas théorisé par Voltaire n’est-il pas au fond inclassable parce qu’ayant été conçu « à
côté » de la poétique essentialiste et close de l’époque classique, il excède la fiction, par l’ironie
notamment ? Il me semble en effet qu’« écriv[ant] pour agir », le vieil écrivain nous invite dans sa
pratique du récit philosophique, comme plus tard le feront les formes de la prose dictionnelle
(autobiographie, essai, témoignage), « à des appréciations dynamiques, contractuelles, s’en remettant
au jugement du lecteur, redéfinissant le lieu de la littérature [46] ». Assurément, le double dénouement
de L’Ingénu laisse le lecteur démuni et semble l’inviter, comme la préface du Dictionnaire
philosophique, à faire l’autre moitié du chemin [47].

Idéologie et poétique ont partie liée, tout récit voltairien mettant finalement en jeu, dans une optique
polémique qui, de l’aveu même de Voltaire, l’emporte sur toute considération de genre, le rapport que
tout récit entretient à la vérité. Il faut douter de toute fable, de tout récit, histoire, conte, roman. Dès
lors, liquider le roman de Mademoiselle de Saint-Yves ou « faire faux », c’est dénoncer les prestiges de
toute parole (fût-ce la sienne) et plus largement – on voit bien où Voltaire veut en venir – toute
ambition d’autorité. Déjouer les pièges de toute taxinomie y participe.

Pour conclure, si L’Ingénu est inclassable, c’est donc sans doute d’abord dans son rapport
problématique au roman, genre-monstre (ou non-genre) dont Bakhtine a montré qu’il se nourrit de
tous les genres, de toutes les formes et de tous les discours sociaux. Mais par la résistance qu’il
oppose à tout classement, L’Ingénu engage aussi sans doute une redéfinition du genre-maison, le
« conte philosophique » qu’on a tort d’envisager uniment. Ce genre-maison, Voltaire l’avait un peu
laissé en jachère avec le lancement de la campagne contre l’Infâme et il y remet la main juste
avant L’Ingénu, le soumettant à partir de là à des expérimentations formelles très variées mais dont
l’unité est à chercher dans le primat donné à la valeur d’utilité du récit philosophique, à l’opposé de

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tout canon. Deux titres donnent l’idée de ce travail : Pot-pourri (1765) et Petite digression (1766) [48].
« Jamais catin ne prêcha plus, et jamais valet suborneur de filles ne fut plus philosophe », avait écrit
très méchamment Voltaire de La Nouvelle Héloïse en 1761, qui n’était pas pour peu dans son rejet du
roman. « Ce n’est ni Télémaque ni La Princesse de Clèves ni Zaïde : c’est JEAN-JACQUES tout pur [49]. »
On serait tentée de lui retourner le compliment concernant L’Ingénu. De fait L’Ingénu, ce n’est
ni Télémaque, ni La Princesse de Clèves, ni Zayde, même si c’est un peu Télémaque, un peu La Princesse
de Clèves et un peu Zaïde tout à la fois : c’est Voltaire tout pur. Mais un Voltaire moins conforme à sa
statue qu’un Voltaire en mouvement révélant jusque dans ses tout derniers textes (et dans ceux-là
particulièrement) une pensée en construction s’édifiant aussi – et finalement surtout, au regard de sa
réception posthume – dans les marges des hiérarchies classiques.

Notes

[1] À partir de l’édition dite « encadrée » (1775) puis dans l’édition de Kehl largement reprise par Beuchot et
Moland au XIXe siècle. Sur ce travail de recomposition générique partiel, voir Olivier Ferret, « Des “pots-pourris”
aux “mélanges” », Revue Voltaire, 6, 2006, p. 35-51 ; sur le travail de Kehl en ce sens, voir Gunnar et Mavis von
Proschwitz, Beaumarchais et le Courrier de l’Europe : documents inédits ou peu connus, Oxford, Voltaire Foundation,
1990 ; Andrew Brown et André Magnan, « Aux origines de l’édition de Kehl. Le Plan Decroix-Panckoucke
de 1777 », Cahiers Voltaire, 4, 2005, p. 83-124. Sur la notion de marché intégrée par les éditeurs, voir ici les
communications de Jean-Louis Jeannelle et de Mario Armellini ; sur l’importance du classement pour la
transmission des textes, voir ici le texte de Claudine Poulouin.

[2] La publication par Pierre Frantz, Olivier Ferret et Gianni Iotti du Théâtre complet de Voltaire (Paris, Garnier)
devrait y remédier.

[3] OCV, t. 28A, Œuvres de 1742-1745 (I), éd. David Williams, Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 17. Les deux
citations qui suivent ont la même référence. Contrairement à ce qu’affirmait au XIXe siècle l’édition Moland
(d’après l’opération des éditeurs de Kehl qui avaient inclus le texte dans l’article « Style » de ce qu’ils
appellent Dictionnaire philosophique, qui résulte en fait d’un patchwork de différents textes dont le Dictionnaire
philosophique et les Questions sur l’Encyclopédie), Voltaire n’a pas repris ce texte pour l’article « Style »
des Questions sur l’Encyclopédie en 1771 (contemporain de L’Ingénu donc). Dans les Questions, sa position est
sensiblement différente : « Ce n’est pas qu’il n’y ait quelquefois un grand art, ou plutôt un très heureux naturel à
mêler quelques traits d’un style majestueux dans un sujet qui demande de la simplicité ; à placer à propos de la
finesse, de la délicatesse dans un discours de véhémence et de force. Mais ces beautés ne s’enseignent pas. Il faut
beaucoup d’esprit et de goût. Il serait difficile de donner des leçons de l’un et de l’autre. » (OCV, t. 43, p. 291). C’est
nous qui soulignons en italiques.

[4] D’après Marielle Macé, Le Genre Littéraire, Paris, GF-Corpus, 2004, p. 225.

[5] Gérard Genette, Figures V, Paris, Seuil, 2002, p. 66.

[6] Sylvain Menant, L’Esthétique de Voltaire, Paris, SEDES, 1995, p. 77.

[7] Christiane Mervaud, Voltaire en toutes lettres, Paris, Bordas, 1991, p. 33.

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Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
[8] L’Ingénu, OCV, t. 63C, éd. Richard A. Francis, Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 265.

[9] OCV, t. 28A, Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 18.

[10] Voir par exemple Sylvain Menant dans son édition des Contes en vers et en prose (Paris, Garnier, 1995, t. 2,
p. 64-65). Jean Goldzink, dans son édition séparée du récit (Paris, Garnier-Flammarion, 2009) semble hésiter, tout
en acceptant l’étiquette de roman : « Il ne faut certes pas ramener toute l’œuvre romanesque de Voltaire
à Candide et L’Ingénu, ses deux plus célèbres récits avec Zadig […]. Tout cela fait-il de L’Ingénu un “roman
historique” ? Si l’on y tient, oui, à condition de ne pas le soumettre aux modèles du XIXe siècle. » Dans son édition
pour le grand éditeur italien Einaudi (Turin, 2004), Gianni Iotti définit L’Ingénu comme « peut-être le seul à pouvoir
être proprement défini comme un roman » (« Note introduttiva », p. 1207).

[11] Depuis G. R. Havens, « Voltaire’s binary masterpiece : L’Ingénu reconsidered », Romanic Review, déc. 1972,
p. 261-271.

[12] D14394.

[13] D14279 [juillet 1767].

[14] Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné…, t. 14 (1765), p. 341.

[15] Plutôt que des contes moraux, genre que Voltaire a pratiqué avec Jeannot et Colin, pour le subvertir, voir
Christiane Mervaud, « Jeannot et Colin : illustration et perversion du conte moral », RHLF, 1985-4, p. 596-620.

[16] D11667, à Marmontel, 28 janvier 1764.

[17] Cité dans L’Ingénu, éd. William R. Jones, Genève, Droz / Paris, Minard, coll. « Textes littéraires français », 1957,
p. 59.

[18] Courrier du Bas-Rhin, no 23, 16 septembre 1767, rubrique « Nouvelles littéraires », p. 182.

[19] D14638.

[20] Il s’agit de la très fameuse Correspondance littéraire.

[21] Cité dans L’Ingénu, éd. William R. Jones, op. cit., p. 60.

[22] Alain Viala, Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 510. Cité par Marielle Macé, Le Genre
littéraire, op. cit., p. 242.

[23] Voir Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Paris, Flammarion, 2011.

[24] Marc Escola, Le Tragique, Paris, GF-Corpus/Lettres, 2002.

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[25] L’Ingénu, OCV, t. 63C, éd. citée, respectivement p. 234 et p. 326.

[26] Marc Hersant, Voltaire : écriture et vérité, Leuven, Peeters, 2015, p. 420. Il écrit aussi plus loin (p. 426-427) que
« son psychisme n’est qu’un ersatz », sa fonction philosophique exige[ant] qu’il accouche mécaniquement des
vérités attendues ». L’éditeur de L’Ingénu affirme au contraire que l’Ingénu « does engage significantly with the
exploration of characters » (OCV, t. 63C, éd. citée, p. 111).

[27] Françoise Gevrey, « L’Ingénu et le philosophe anglais », L’Esprit et les lettres. Mélanges offerts à Georges
Mailhos, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999, p. 241-254.

[28] Cité par Marc Hersant, op. cit., p. 424.

[29] Marielle Macé, op. cit., p. 242.

[30] Examen des ouvrages de Voltaire, Bruxelles, Lemaire, 1788, cité dans OCV, t. 63C, éd. citée, p. 149.

[31] Dans le goût des larmes bien mis en lumière par Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris,
[PUF, 1999], Desjonquères, 2013.

[32] Palissot de Montenoy, Le Génie de Voltaire apprécié dans tous ses ouvrages, Paris, Patris, 1806, p. 232-234 cité
dans OCV, t. 63C, éd. citée, p. 149-150.

[33] Ibid.

[34] Voir par exemple Sylvain Menant dans son introduction du conte dans Voltaire, Contes en vers et en prose,
t. 2, Paris, Classiques Garnier, 1994, p. 65.

[35] OCV, t. 63C, éd. citée, p. 224.

[36] Marc Hersant, op. cit., p. 428.

[37] Ibid., p. 425.

[38] En tout cas ce n’est pas le seul.

[39] Voir Myrtille Méricam-Bourdet, « L’empire du sexe : sexe et pouvoir dans L’Essai sur les mœurs », Revue
Voltaire, 14, 2014, p. 33-46.

[40] Voir Marc Hersant, op. cit., p. 425, à propos de l’étiquette roman apparaissant dans les éditions de 1770 : « il
me semble qu’il ne faut pas donner à cette concession apparente un sens autre que parodique. »

[41] Christiane Mervaud, « Voltaire et la répression des crimes et délits sexuels. Les femmes devant la
justice », Revue Voltaire, 14, 2014, p. 133-151, notamment p. 136-143.

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[42] C’est ce que suggère Michel Delon dans La Littérature française, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais »,
2007, p. 694.

[43] Frédéric Deloffre dans sa notice concernant L’Ingénu dans Voltaire, Zadig et autres contes, Paris, Gallimard,
coll. « Folio Classique », 1979, p. 475.

[44] Flaubert à Louise Colet, 24 avril 1852, dans Correspondance, éd. J. Bruneau, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1980, t. 2, p. 78.

[45] Marielle Macé, op. cit., p. 227.

[46] Ibid.

[47] « Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié […] » (Préface du Dictionnaire
philosophique, éd. O. Ferret, Paris, Classiques Garnier, 2008, p. 4).

[48] Selon les éditions, ces textes sont inclus, ou pas, dans les éditions des contes de Voltaire : la Petite
Digression est absente de l’édition Menant (Paris, Classiques Garnier, 1994), ils sont tous deux retenus dans
l’édition Deloffre (Paris, Folio, 1979).

[49] Voltaire, Lettres sur la Nouvelle Héloïse, éd. Paul Gibbard, OCV, t. 51B, Oxford, Voltaire Foundation, 2013,
p. 233.

Pour citer l'article:

Laurence MACÉ, « L’Ingénu ou la tentation du roman ? » in L’Œuvre inclassable, Actes du colloque


organisé à l’Université de Rouen en novembre 2015, publiés par Marianne Bouchardon et Michèle
Guéret-Laferté.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n°
18, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-ingenu-ou-la-tentation-du-roman.html

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Ce dernier se réserve le droit de poursuivre toute personne se rendant coupable de diffusion illégale des cours.
Marie-Anne Charbonnier

Collège Sévigné, Préparation à l’agrégation, 2019-2020

Cours sur Zadig, Candide et L’Ingénu

Cours du 28 juin 2019

En intitulant en 1958 la préface qu’on l’avait prié d’écrire pour une édition des
Romans et Contes de Voltaire, « Le dernier des écrivains heureux », Barthes avait
rendu à Voltaire un bien mauvais service. Les gens heureux intéressent
généralement moins que les malheureux et, à partir des années soixante, pendant
les trente glorieuses de la critique nouvelle, ce n’est pas Voltaire qui a retenu
l’attention des plus brillants intellectuels de cette époque, c’est Rousseau. Qu’est-ce
qui justifiait, aux yeux d’un Barthes encore largement marqué par le marxisme, ce
jugement ? Le premier bonheur de Voltaire consistait, selon lui, en ce que Voltaire
avait « à combattre dans un monde où force et bêtise étaient continûment du même
bord », et son deuxième bonheur consistait à pouvoir « oublier l’histoire », sa
philosophie étant celle de « l’immobilité ». Pourquoi ? Parce qu’après avoir créé le
monde en grand Horloger qu’il était, Dieu s’est retiré de son horloge si bien que « ni
Dieu ni l’homme ne peuvent plus bouger » ; la nécessité qui ordonne le malheur et le
bonheur est purement mécanique et dans « cet engrenage qu’est la création », il n’y
a guère de place que pour le jeu de la Raison. Jeu capricieux qui ne montre aucune
« direction » intelligible de l’Histoire, pas d’intelligence du Temps, ni non plus de
l’espace et cela nous intéresse au premier chef puisque tous les héros des contes
sont de grands voyageurs : or, selon Barthes, le voyage voltairien n’a « aucune
épaisseur » : « ni réaliste ni baroque » il reste abstrait, traitant tous les pays visités
comme des « cases vides », « sans contenu propre ». Si le voyage montre bien qu’il
y a d’autres lois et d’autres mœurs que celles de l’Europe par exemple, comme la
diversité appartient à l’essence humaine, « il suffit de la reconnaître pour en être
quitte » et nul ne ressemblera davantage à un philosophe européen qu’un sage
chinois selon Voltaire. D’où le troisième (et dernier) bonheur de Voltaire : considérer
que le monde est en ordre pourvu qu’on ne cherche pas trop à l’ordonner, admettre
qu’il est « système » pour peu qu’on refuse de le « systématiser » : ainsi Voltaire
aurait-il inventé un anti-intellectualisme tranquille, réduisant les conflits idéologiques
à un combat manichéen entre la Bêtise et l’Intelligence, ce qui lui permet de
conserver un « pessimisme de fond », de proclamer son scepticisme, tout en
s’amusant. Et Barthes concluait sans surprise : « Le monde est simple pour qui
termine toutes ses lettres en guise de salutations cordiales par : Écrasons l’infâme
(c’est-à-dire le dogmatisme) ». C’est Rousseau qui est bien en effet l’anti-Voltaire en
ce qu’il remet l’Histoire en marche et en interdisant à jamais aux intellectuels d’avoir
bonne conscience.
On rappellera que l’article de Barthes commençait par poser une question :
« Qu’avons-nous de commun avec Voltaire ? » pour y répondre tout aussitôt à peu
près aussi brutalement que je le formule : « Plus rien ». En 2016 s’est tenu à la
Sorbonne un débat autour de l’actualité de Voltaire (voir le compte-rendu en annexe)
et surtout de la question de savoir si on écrit aujourd’hui avec Voltaire ou contre lui,
bref si Voltaire est bien un « écrivain » au sens où on l’entend depuis quelques
décennies, en l’opposant à « l’écrivant ». Chacun sait que le titre d’écrivain engage
pour nous une inquiétude, une forme de doute et de mauvaise conscience que le
Voltaire de Barthes, en bourgeois satisfait, sûr d’avoir raison contre tous les
imbéciles, n’aurait pas éprouvés. Pourtant Flaubert – qui s’y connaissait en imbéciles
– reconnaît qu’il « grince » parce qu’il a fait de l’intelligence « une machine de
guerre » et lit et relit les Contes de Voltaire, tout particulièrement Candide.

Anciens ou récents, ces débats sur « l’actualité » de Voltaire ne manqueront


pas de surprendre tous les Français passés par le lycée : s’il y a bien un écrivain des
Lumières qu’ils ont croisé c’est Voltaire et c’est de lui qu’ils peuvent sans se tromper
citer au moins une œuvre, Candide ou L’Ingénu par exemple. D’où vient donc que
l’institution scolaire tranche les débats critiques, en donnant à Voltaire, pour ses
Romans et Contes, ce certificat de présence, cette garantie d’actualité et qu’elle
parie sur l’intérêt que de tout jeunes adultes accorderont (on y compte !) à cette
partie singulière de l’énorme production voltairienne ? Et puisqu’il s’agit pour nous
de travailler de près ces trois contes canoniques (de tous ceux de Voltaire vraiment
les plus célèbres), il n’est sans doute pas inutile de commencer par cette question :
tout Voltaire n’est certes pas mort - quelques Lettres philosophiques, le Dictionnaire
philosophique, le Traité sur la tolérance et même l’Essai sur les mœurs ont encore
une place parmi les grands textes des Lumières – mais force est bien de constater
que c’est bien par ses brefs récits qu’il affectait (ou pas ?) de mépriser lui-même qu’il
demeure vivant. Malentendu ? Au contraire conscience des « modernes » que c’est
dans l’inclassable, le léger, le vif, que se dit le mieux la profondeur d’une pensée et
que se cherche le plus sûrement cette « vérité » qui pour Voltaire a toujours été le
seul critère auquel soumettre le geste littéraire ? 1

Si elle proclame indiscutablement la présence de Voltaire dans notre culture


commune (au-delà des seules frontières françaises, les Contes de Voltaire sont
traduits et étudiés largement dans toute l’Europe au moins), l’institution scolaire, en
privilégiant les Contes, ne répond cependant pas aux questions soulevées ci-dessus,
notamment pas à celle de savoir si Voltaire est bien notre contemporain pas plus
qu’elle ne paraît avoir choisi Zadig ou L’Ingénu pour leur originalité générique par
exemple : il va de soi que Voltaire a écrit des « contes philosophiques » et qu’il a eu
le génie, ce faisant, de rendre la philosophie divertissante. De même il ne s’agit pas,
quand on étudie Candide ou L’Ingénu en première, de montrer par quel
cheminement complexe Voltaire en est venu à remettre en cause la vision conforme,
fonctionnaliste et axiologique, des « genres », lui qui était, en bon « classique » un
adepte de leur séparation. Non contente de ne pas répondre à ces questions tout de
même importantes – surtout quand on enseigne que les fictions voltairiennes portent
les principaux « messages » de cet écrivain « engagé »- l’école opère sur ces textes
une réduction systématique : les éditions au programme le confirment, qui proposent
justement l’analyse des « morceaux incontournables » (p.X du Dossier, par exemple,
pour Zadig, les énigmes du début du récit, le souper de Bassora, la rencontre de
l’ermite) ou, pour Candide, l’inévitable Eldorado et la parabole du jardin sur laquelle
se conclut le conte. Cette simplification est, selon moi, une des vraies difficultés du
programme de cette année : comment relever la gageure de lire ces pages trop
connues et de ne pas y réduire les enjeux globaux des œuvres ? D’autant qu’en

1Ainsi que le montre l’un des rares ouvrages très ambitieux et récents consacrés à
Voltaire par Marc Hersant, Voltaire, écriture et vérité, Peeters, 2015
mettant l’accent sur les choix idéologiques au détriment des choix d’écriture – sauf à
les réduire à la sempiternelle « ironie » voltairienne si bien banalisée qu’elle en perd
toute spécificité et qu’elle fige l’écrivain dans la posture du « ricaneur » démoniaque
stigmatisé par Madame de Staël, elle contribue à l’enfermer dans la case de
l’écrivain d’idées, variante de l’écrivain « engagé » dont il reste un modèle : on voit
ce que « l’écrivain » majeur qu’il est pourtant y perd, sur le fond de la vieille
opposition sartrienne entre le prosateur qui « se sert » des mots et le poète qui les
« sert ».

On commencera donc par s’interroger sur cette qualification générique de


« conte philosophique » donnée à ces textes assez courts pour être rapprochés du
genre de la nouvelle mais qu’une autre tradition éditoriale n’hésite pas à qualifier de
romans. La présence dans le programme de L’Ingénu oblige à ne pas balayer trop
vite cette double inscription générique que retenait par exemple l’édition des
Classiques Garnier établie en 1960 par Henri Bénac. La problématique du genre
soulève en effet plusieurs difficultés mais si on retient la catégorie de « conte
philosophique » elle permet peut-être de cerner la véritable originalité de cette
invention et de soulever les paradoxes et les contradictions qu’elle maintient en
tension créatrice.

La fécondité prodigieuse de ce polygraphe de génie qu’est Voltaire (près de


200 volumes pour l’édition complète de ses œuvres, entreprise pharaonique pilotée
par le professeur Nicholas Cronk de l’université d’Oxford et qui devrait être achevée
en 2020) signalerait à elle seule son aisance dans tous les genres autant que son
progressif désintérêt pour leur sacro-sainte « séparation » : à côté des genres ou
classiques - épopée, tragédie, histoire, odes, épîtres, lettres, satires – Voltaire
pratique la vulgarisation scientifique (pour faire connaître notamment la
métaphysique de Newton et la philosophie de Locke), diverses formes de l’essai
(genre hautement problématique dans sa définition), le dialogue philosophique, mais
aussi toutes les sortes possibles d’interventions écrites dans l’actualité : des sermons
(Sermon du rabbin Akime, par exemple), des « catéchismes » (comme ceux qu’on
trouve dans le Dictionnaire philosophique et qui ont été précédés, entre autres ,à
l’été 1763 du Catéchisme de l’honnête homme) des « relations » (Relation du
bannissement des Jésuites de la Chine, en 1768), des Mélanges et des Nouveaux
Mélanges (en 1765 ce recueil de Nouveaux Mélanges contient par exemple le Pot
pourri, De l’horrible danger de la lecture, le Dialogue du Chapon et de la Poularde
ainsi que d’autres textes brefs). À elle seule la liste des publications pour l’année
1768 donne le tournis : en février un conte, L’Homme aux quarante écus et un
sermon, Sermon prêché à Bâle par Josias Roselle ; en mars, outre la Relation du
bannissement des Jésuites de la Chine, la Lettre de l’archevêque de Cantorbury et
un conte, La Princesse de Babylone ; en avril La Guerre civile de Genève ou les
Amours de Robert Covelle ; en mai la Profession de foi des théistes ; Les Droits des
hommes et les usurpations des papes ; Epître aux Romains ; Conseils raisonnables
à M.Bergier pour la défense du christianisme ; en juin Les Colimaçons du R.P
L’Escarbotier ; en septembre Remontrances du corps des pasteurs du Gévaudan ;
en octobre l’A B C ou Dialogues entre A, B, C. Homélie du pasteur Bourne. Les trois
Empereurs en Sorbonne par l’abbé Caille. Précis du Siècle de Louis XV ; entre
décembre 68 et février 69 enfin : Les Singularités de la nature ; Entretiens chinois ;
Le Pyrrhonisme de l’histoire ; La Canonisation de saint Cucufin.
J’arrête là : la conclusion s’impose, Voltaire intervient tout le temps, sur tous les
terrains, sur tous les sujets où le combat vaut d’être mené, inventant s’il le faut les
modes de ses « papiers » comme on le dirait d’un intellectuel d’aujourd’hui qui
emprunterait aussi les canaux du journalisme. On conçoit dès lors que la « pureté »
générique soit le cadet de ses soucis et qu’il emploie semble-t-il indistinctement
« roman » ou « conte » pour qualifier les fictions regroupées sous le titre général de
Romans et Contes par différents éditeurs (au nombre de 26 dans l’édition Bénac
citée ci-dessus) mais qui sont tout aussi bien appelées « Histoires » (Histoire des
voyages de Scarmentado), « Lettres » (Les Lettres d’Amabed, etc. Traduites par
l’abbé Tamponet), « Songe » (Songe de Platon), Aventure indienne ou encore Petite
Digression … Le seul trait commun peut-être serait leur tonalité, le plus souvent
« grinçante » comme aurait dit Flaubert et leur rapport toujours décelable à la
« philosophie » qu’on pourrait entendre comme la recherche de la vérité par la
pratique de la distance critique.

Voltaire – je le signalais ci-dessus – feint dans sa correspondance en


particulier de n’attacher que peu d’importance à ces petites histoires. Il en parle
comme de « fadaises philosophiques » (quand même !), il qualifie Memnon de « petite
drôlerie », l’hypocoristique « petit » venant quasi systématiquement sous sa plume
quand il évoque la partie fictionnelle de sa production. Tout le monde sait enfin qu’il
traitait Candide de « petit roman » mais aussi de « coïonnerie », tout en en
désavouant la paternité : « J’ai lu Candide et cela m’amuse plus que l’histoire des
Huns. Deux jeunes gens de Paris m’ont mandé qu’ils ressemblent à Candide comme
deux gouttes d’eau. Moi j’ai assez l’air de ressembler au seigneur Pococurante ; mais
Dieu me garde d’avoir la moindre part à cet ouvrage. » (Lettre à Thiériot, 10 mars
1759). De même, quand il parle de L’Ingénu à son ami Damilaville dans une lettre d’
août 1767 Voltaire insiste sur la fonction « ludique » de son récit : « C’est un roman
fait pour amuser quelque temps les gens oisifs ; il m’a paru fort innocent », ajoutant
qu’il n’est pas de lui mais « d’un moine défroqué nommé du Laurens, auteur du
Compère Mathieu. »2

2 LE COMPÈRE MATHIEU OU LES BIGARRURES DE L’ESPRIT HUMAIN

Édition critique établie par Didier Gambert

DULAURENS HENRI-JOSEPH

Paru in extremis en décembre 1765, peu avant l’arrestation de son auteur, Le Compère Mathieu
ou les Bigarrures de l’esprit humain est l’ouvrage le plus célèbre de Henri-Joseph Dulaurens
(1719-1793). Preuve de son succès lors de sa parution et dans les décennies qui ont suivi,
notamment pendant la période révolutionnaire, il a été réédité plus de soixante-dix fois jusqu’en
1851, date à laquelle une condamnation de justice le voue à l’opprobre puis à l’oubli. Il a
également été traduit dans plusieurs langues européennes. Avec ce roman, Dulaurens couronne
une carrière littéraire brève et fulgurante (1761- 1765), au cours de laquelle il a dû fuir en
permanence la conjuration des différents pouvoirs déchaînés contre lui : Amsterdam, Liège,
Francfort constituent autant d’étapes dans sa volonté de dénoncer les abus et les injustices.
Émule de Voltaire dont il admirait Candide, Dulaurens a publié avec Le Compère Mathieu un
ouvrage dont on découvre la foisonnante richesse : nourri de la philosophie de tout un siècle, ce
roman composite et bigarré ne recule ni devant l’outrance ni devant la bouffonnerie pour affirmer
la liberté de penser à laquelle son auteur est attaché, à la suite de Collins, Bayle, Voltaire, Boyer
Cependant, à jeter simplement un œil sur la chronologie, on constate que
depuis Memnon ou la sagesse humaine (imprimé à Amsterdam en 1747) que Voltaire
prie le comte d’Argenson (ministre de la guerre) de faire entrer en France dans ses
bagages et qui constituait alors la première version de Zadig moins 6 chapitres,
jusqu’à l’Histoire de Jenni, en 1775 (trois ans avant la mort de Voltaire), ces « petites
plaisanteries » que sont les fictions jalonnent régulièrement la seconde moitié de la vie
de Voltaire : l’Histoire des Voyages de Scarmentado est publiée en 1756, de même
que Le Songe de Platon ; en 1759 paraît Candide ; en 1764 paraissent les Contes de
Guillaume Vadé, le recueil contenant entre autres Jeannot et Colin ainsi que Le Blanc
et le Noir ; c’est en septembre 1767 que paraît L’Ingénu, suivi, en février 1768 de
L’Homme aux quarante écus, puis en mars de La princesse de Babylone. Le Taureau
blanc date de 1774, ainsi que Le Crocheteur borgne.

Voltaire n’a donc cessé d’écrire des récits hétérogènes, tantôt très brefs,
tantôt assez longs, de la qualification générique desquels il ne se préoccupe guère.
Toute sa pratique d’écrivain montre qu’il aime tester et réinventer les genres, les
croiser et qu’il a même une vraie prédilection pour les genres « informes ». À ne
considérer que les trois œuvres du programme on constate qu’elles ont en commun
des « seuils » (selon la terminologie de Genette) particulièrement riches : Zadig ou la
destinée est qualifié d’ « Histoire orientale » et l’épître dédicatoire qui précède le récit
est signée d’un certain Sadi. Dans l’édition de 1748 et dans toutes celles publiées du
vivant de Voltaire (sauf celle de 1775) le conte était précédé de l’approbation qui figure
dans notre édition. Candide ou l’optimisme est « Traduit de l’allemand de M. le docteur
Ralph » Avec les additions qu’on a trouvées dans la poche du docteur, lorsqu’il mourut
à Minden, l’an de grâce 1759. Quant à L’Ingénu il est une « Histoire véritable », tirée
des manuscrits du P. Quesnel. À deux reprises on dispose d’une indication
rhématique elle désigne le « genre » de l’œuvre, « histoire orientale », « histoire
véritable », et d’une indication thématique qui renvoie au sujet principal : « la
destinée », « l’optimisme ». Dans les trois cas l’auteur se sert d’un pseudonyme : Sadi
est un ancien poète persan authentique, le Docteur Ralph une pure invention, le Père
Quesnel un oratorien janséniste mort en 1719 dont les propositions avaient été
condamnées par la bulle Unigenitus. Voltaire s’amuse avec des modèles existants – le
conte oriental, dont il n’hésite pas à parodier certains procédés, tout en tablant sur
l’horizon d’attente des lecteurs : les récits des Mille et Une Nuits sont à la mode et
l’Orient s’est imposé comme une formidable ressource de dépaysement et de rêve
depuis le début du 18ème siècle. En revanche, « Histoire véritable » ne donne pas
d’indication proprement générique, même si la mention suggère, d’une part, une
histoire contemporaine, d’autre part renvoie au genre historique, genre noble dans la
hiérarchie traditionnelle. Mais chacun des contes au programme peut aussi se
rattacher à un sous genre romanesque connu et apprécié des lecteurs : le roman
exotique oriental (Lettres persanes) pour Zadig; le roman d’aventures pour Candide,

d’Argens, qui constituent pour lui des références majeures. C’est tout naturellement que Le
Compère Mathieu s’impose comme un des grands textes de l’époque des Lumières.
centré sur les voyages du héros et rappelant ainsi un vrai best-seller de l’époque : Les
Aventures de Télémaque de Fénelon ; le roman sentimental avec L’Ingénu.
Mais le plus frappant est peut-être, quand on observe ces « seuils » ce goût
du pseudonyme (que Voltaire pratique systématiquement dans ses innombrables
interventions écrites sous toutes les formes possibles, comme celle des sermons par
exemple qu’il signe de noms extravagants, ou celle des Lettres) : la censure n’y est
évidemment pas pour rien, mais au-delà il y a aussi le plaisir du jeu, de la malice et
justement dans des œuvres qui assument ce paradoxe du serio ludens : philosopher
dans le cadre de ce petit genre de rien du tout qu’est le conte, histoire de bonnes
femmes, « à dormir debout », comme le dit, dans la préface du recueil de contes en
vers et en prose, intitulé Contes de Guillaume Vadé, Catherine Vadé (qui bien entendu
n’existe pas). Pour les deux contes en prose du recueil, Le Blanc et le Noir et Jeannot
et Colin, Voltaire les appelle « contes de ma mère l’oie », clin d’œil à Perrault mais
sans la connotation positive que justement Perrault accordait à ces histoires qui
plaisaient tant à la fin du règne de Louis XIV.

Qu’en est-il justement du conte au moment où Voltaire invente les siens ? Le


Dictionnaire de l’Académie française (1740) en propose la brève définition suivante :

« Conte. Narration, récit de quelque aventure soit vraie, soit fabuleuse, soit sérieuse,
soit plaisante. Il est plus ordinaire pour les fabuleuses, et les plaisantes. »
On retiendra les adjectifs « fabuleux » et « plaisant », qui peuvent sans conteste
qualifier les contes de Voltaire, mais qui restent très généraux.

L’Encyclopédie (1754) propose deux définitions, une de d’Alembert, l’autre de Diderot.


Je reproduis (pour vous éviter le va et vient entre le polycopié et les éditions du
programme) la définition de Diderot puis celle de d’Alembert (elles figurent p.350 de
l’édition de Zadig) :

« Conte (Belles-Lettres). C’est un récit fabuleux en prose ou en vers, dont le mérite


principal consiste dans la variété des peintures, la finesse de la plaisanterie, la vivacité
et la convenance du style, le contraste piquant des événements. Il y a cette différence
entre le conte et la fable que la fable ne contient qu’un seul et unique fait, renfermé
dans un certain espace déterminé, et achevé dans un seul temps, dont la fin est
d’amener quelque axiome de morale, et d’en rendre la vérité sensible ; au lieu qu’il n’y
a dans le conte ni unité de temps, ni unité d’action, ni unité de lieu et que son but est
moins d’instruire que d’amuser. La fable est souvent un monologue ou une scène de
comédie ; le conte est une suite de comédies enchaînées les unes aux autres. La
Fontaine excelle dans les deux genres, quoiqu’il ait quelques fables de trop et
quelques contes trop longs.

Conte, fable, roman, syn. (Grammaire) : désignent des récits qui ne sont pas vrais :
avec cette différence que fable est un récit dont le but est moral, et dont la fausseté
est souvent sensible, comme lorsqu’on fait parler les animaux ou les arbres ; que
conte est une histoire fausse et courte qui n’a rien d’impossible, ou une fable sans but
moral, et roman un long conte. On dit les fables de La Fontaine, les contes du même
auteur, les contes de Mme d’Aunoy, le roman de La Princesse de Clèves. Conte se dit
aussi des histoires plaisantes, vraies ou fausses, que l’on fait dans la conversation.
Fable d’un fait historique donné pour vrai, et reconnu pour faux ; et roman, d’une suite
d’aventures singulières réellement arrivées à quelqu’un. »
Ce qui frappe naturellement dans la définition de Diderot c’est l’omniprésence
de la référence au théâtre dont la poétique est la mieux fixée depuis Aristote puis les
théoriciens de l’âge classique. Il retient lui aussi les traits du fabuleux et du plaisant
et l’idée du « contraste piquant des événements » paraît aller comme un gant aux
œuvres du programme dont l’un des ressorts est justement ces jeux d’opposition
perpétuels dans la situation des personnages mais aussi dans leurs visions du
monde. Quant à celle de d’Alembert elle justifie immédiatement le flottement
terminologique repris dans nombre d’éditions de Voltaire entre « roman » et
« conte » puisqu’elle les donne comme synonymes. Le trait commun aux trois termes
qu’il considère comme équivalents c’est le faux, l’invraisemblance étant explicite
dans la fable tandis que le conte peut se présenter comme « possible ». La visée
morale est indispensable pour qu’on puisse parler de fable, mais le conte n’en aurait
pas. Quant au roman il est seulement un conte plus long. Dans les contes de Voltaire
cependant l’invraisemblance est « explicite » - c’est même l’un des ressorts du
comique – et la visée morale n’est pas absente, quelles que soient les divergences
interprétatives qui président à l’analyse des dénouements : qu’on pense à la fin de
Zadig qui voit la terre « gouvernée par la justice et par l’amour » ; à celle de Candide
et au jardin qu’il faut cultiver ; à celle enfin de L’Ingénu qui se termine par un constat
en forme de proverbe inversé : « Malheur est bon à quelque chose. »

On pourra utilement lire la postface que Diderot, au moment où il rédige le


conte intitulé Les deux Amis de Bourbonne, consacre à une réflexion théorique sur le
genre. Je la joins en annexe.

Du côté de Voltaire lui-même, dont on a rappelé ci-dessus avec quel mépris


apparent il traitait les contes, il existe pourtant quelques jugements positifs. D’abord
les remerciements qu’il adresse à son protégé Marmontel, en mars 1765. Marmontel
vient de lui envoyer son recueil de contes et Voltaire le couvre de louanges : « Mon
cher confrère, vos contes sont pleins d’esprit, de finesses et de grâces, vous parez
de fleurs la raison, on ne peut vous lire sans aimer l’auteur. Je vous remercie de
toute mon âme des moments agréables que vous m’avez fait passer. » L’éloge est
convenu, mais une formule peut retenir l’attention : « parer de fleurs la raison », qui
définirait assez justement l’un des enjeux du conte « philosophique » selon Voltaire,
puisqu’il faut bien en venir à cette qualification qui va de soi aujourd’hui pour
désigner les œuvres de fiction de Voltaire. Dans l’un de ses derniers contes, Le
Taureau blanc, Voltaire réfléchit directement sur le conte, ses fonctions, sa
nécessaire évolution au cours de l’histoire. La belle princesse Amaside est plongée
dans la douleur : son amant risque d’être avalé par la baleine de Jonas et elle-même
est menacée d’avoir la tête tranchée par son père. Le serpent du jardin d’Éden tente
de la consoler en lui « faisant des contes » (chapitre 8) :

« Il lui disait comment il avait guéri autrefois tout un peuple de la morsure de certains
petits serpents en se montrant seulement au bout d’un bâton. Il lui apprenait les
conquêtes d’un héros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de
Thèbes en Béotie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon : un
rigodon et un menuet lui suffisaient pour bâtir une ville ; mais l’autre les détruisait au
son du cornet à bouquin ; il fit pendre trente et un rois très puissants dans un canton
de quatre lieues de long et de large ; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel
sur un bataillon d’ennemis fuyant devant lui ; et, les ayant ainsi exterminés, il fit
arrêter le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et
Aïalon sur le chemin de Bethoron, à l’exemple de Bacchus qui avait arrêté le soleil et
la lune dans son voyage aux Indes. »
Le chapitre se poursuit avec d’autres histoires tout aussi abracadabrantes (mais
toutes tirées de la Bible). Mais, au chapitre suivant, la belle Amaside proteste et
explique au serpent ce que doit être un conte digne de ce nom :

COMMENT LE SERPENT NE LA CONSOLA POINT.

« Tous ces contes-là m’ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l’esprit
et du goût. Ils ne sont bons que pour être commentés chez les Irlandais par ce fou
d’Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d’Houteville. Les contes qu’on
pouvait faire à la quadrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand’mère ne sont plus
bons pour moi, qui ai été élevée par le sage Mambrès, et qui ai lu l’Entendement
humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d’Éphèse. Je veux
qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu’il ne ressemble pas toujours à un
rêve. Je désire qu’il n’ait rien de trivial ni d’extravagant. Je voudrais surtout que, sous
le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui
échappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à
son gré, et des montagnes qui dansent, et des fleuves qui remontent à leur source,
et des morts qui ressuscitent ; mais surtout quand ces fadaises sont écrites d’un
style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement. Vous sentez qu’une fille
qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d’avoir elle-même le cou
coupé par son propre père, a besoin d’être amusée ; mais tâchez de m’amuser selon
mon goût.
— Vous m’imposez là une tâche bien difficile, répondit le serpent. J’aurais pu
autrefois vous faire passer quelques quarts d’heure assez agréables ; mais j’ai perdu
depuis quelque temps l’imagination et la mémoire. Hélas ! où est le temps où
j’amusais les filles ! Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte
moral pour vous plaire.
« Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra étaient sur le trône
de Thèbes aux cent portes. Le roi Gnaof était fort beau, et la reine Patra encore plus
belle ; mais ils ne pouvaient avoir d’enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui
qui enseignerait la meilleure méthode de perpétuer la race royale.
« La faculté de médecine et l’académie de chirurgie firent d’excellents traités sur
cette question importante : pas un ne réussit. On envoya la reine aux eaux ; elle fit
des neuvaines ; elle donna beaucoup d’argent au temple de Jupiter Ammon, dont
vient le sel ammoniaque : tout fut inutile. Enfin un jeune prêtre de vingt-cinq ans se
présenta au roi, et lui dit : « Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opère ce que
Votre Majesté désire avec tant d’ardeur. Il faut que je parle en secret à l’oreille de
madame votre femme ; et, si elle ne devient féconde, je consens d’être pendu. —
J’accepte votre proposition », dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prêtre qu’un
quart d’heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prêtre.
— Mon Dieu ! dit la princesse, je vois où cela mène : ce conte est trop commun ;
je vous dirai même qu’il alarme ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie,
bien avérée, et bien morale, dont je n’aie jamais entendu parler, pour achever de me
former l’esprit et le cœur, comme dit le professeur égyptien Linro.
— En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques.
« Il y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et dégoûtés de leur
état. Leur folie était de vouloir être rois : car il n’y a qu’un pas du rang de prophète à
celui de monarque, et l’homme aspire toujours à monter tous les degrés de l’échelle
de la fortune. D’ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolument différents. Le
premier prêchait admirablement ses frères assemblés, qui lui battaient des mains ; le
second était fou de la musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L’ange
Ithuriel vint se présenter à eux, un jour qu’ils étaient à table, et qu’ils s’entretenaient
des douceurs de la royauté.
Le Maître des choses, leur dit l’ange, m’envoie vers vous pour récompenser
votre vertu. Non-seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement
vos passions dominantes. Vous, premier prophète, je vous fais roi d’Égypte, et vous
tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira à votre éloquence et à votre sagesse.
Vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse, et vous entendrez
continuellement une musique divine ; et vous, troisième prophète, je vous fais roi de
l’Inde, et je vous donne une maîtresse charmante, qui ne vous quittera jamais. »
« Celui qui eut l’Égypte en partage commença par assembler son conseil privé,
qui n’était composé que de deux cents sages. Il leur fit, selon l’étiquette, un long
discours, qui fut très-applaudi, et le monarque goûta la douce satisfaction de
s’enivrer de louanges qui n’étaient corrompues par aucune flatterie.
« Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé. Il fut beaucoup
plus nombreux ; et un nouveau discours reçut encore plus d’éloges. Il en fut de
même des autres conseils. Il n’y eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la
gloire du prophète roi d’Égypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la terre.
« Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un opéra italien dont
les chœurs étaient chantés par quinze cents châtrés. Leurs voix lui remuaient l’âme
jusqu’à la moelle des os, où elle réside. À cet opéra en succédait un autre, et à ce
second un troisième, sans interruption.
« Le roi de l’Inde s’enferma avec sa maîtresse, et goûta une volupté parfaite
avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nécessité de la caresser
toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrères, dont l’un était réduit à tenir
toujours son conseil, et l’autre à être toujours à l’opéra.
« Chacun d’eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenêtre des
bûcherons qui sortaient d’un cabaret pour aller couper du bois dans la forêt voisine,
et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer à volonté.
Nos rois prièrent Ithuriel de vouloir bien intercéder pour eux auprès du Maître des
choses, et de les faire bûcherons.
— Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le Maître des choses leur
accorda leur requête, et je ne m’en soucie guère ; mais je sais bien que je ne
demanderais rien à personne si j’étais enfermée tête à tête avec mon amant, avec
mon cher Nabuchodonosor. »
Les voûtes du palais retentirent de ce grand nom. D’abord Amaside n’avait
prononcé que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho ; mais, à la fin, la passion l’emporta ;
elle prononça le nom fatal tout entier, malgré le serment qu’elle avait fait au roi son
père. Toutes les dames du palais répétèrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau
ne manqua pas d’en aller avertir le roi. Le visage d’Amasis, roi de Tanis, fut troublé,
parce que son cœur était plein de trouble. Et voilà comment le serpent, qui était le
plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes en
croyant bien faire.
Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille Amaside par
douze de ses alguazils, qui sont toujours prêts à exécuter toutes les barbaries que le
roi commande, et qui disent pour raison : « Nous sommes payés pour cela. »

Pour l’intelligence de ce texte riche et complexe, voici d’abord quelques


éclaircissements : ce « fou d’Abbadie » était un théologien protestant auteur d’un
Traité de la vérité de la religion chrétienne (1684) et l’abbé d’Houteville était l’auteur
était l’auteur de La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (1722) Quant
à Linro (anagramme de Rollin) c’est Rollin dont se moque régulièrement Voltaire et
qui avait commis un traité sur la manière d’enseigner les belles lettres en touchant
l’esprit et le cœur.
Il semble bien que ce chapitre contienne une certaine définition du « conte
philosophique » tel que le concevait Voltaire : on observe d’abord que c’est le
serpent biblique qui a le rôle du conteur. En son principe le conte serait-il parole
séductrice et détournée, parole « oblique », bref diabolique ? Séducteur et
Simulateur le Diable pervertit en effet les signes et subvertit le modèle classique de
la communication. Il faut avouer que le Serpent est tout de même bien aidé par
Amaside qui se fait une idée moderne de ce que doit être un conte : en se plaçant
sous le double patronage de Locke et de Pétrone (le conte de « La Matrone
d’Éphèse » est inséré dans le Satiricon), Amaside se réclame en même temps de la
veine philosophique et de la veine licencieuse. Combinées, pourvu qu’elles
satisfassent au critère très classique de « vraisemblance », ces deux veines
permettraient peut-être de « laisser entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine
qui échappe au vulgaire » : les destinataires sont bien les hommes éclairés et
l’ambition du conte voltairien, si apparemment lisse et simple qu’il puisse d’abord
paraître, n’est pas destiné à l’édification des masses. Nous sommes au 18ème siècle,
rien à cet enjeu d’étonnant. On note enfin que le Serpent, si malin quand il s’est agi
de tromper la pauvre Ève, reste un piètre conteur : dans les deux histoires qu’il
raconte à la belle princesse il se révèle en effet incapable de mêler libertinage
gracieux et portée philosophique ; la première histoire est seulement polissonne ; la
seconde seulement « sage », d’une sagesse au demeurant plutôt fade.

Qu’est-ce donc qu’un conte philosophique, à supposer que le genre existe


bien en tant que tel et qu’il n’appartienne pas au seul Voltaire ? J-L Tritter a tenté de
le cerner dans un ouvrage dont voici le résumé ainsi que la 4ème de couverture :

Cette introduction propose une analyse du genre et un voyage littéraire de Diderot à


Calvino en passant par Voltaire et Kafka. Elle montre comment le conte
philosophique provoque le lecteur et l'oblige constamment à réviser ses propres
opinions. ©Electre 2019

La notion de conte philosophique, si généralisée, si banalisée qu'elle soit dans


l'usage littéraire commun, n'en demeure pas moins floue et souvent inopérante. C'est
pourquoi il nous a paru absolument nécessaire d'en fixer l'historique, les limites et le
contenu. Le XVIIIe siècle, avec Voltaire en particulier, semble avoir décroché
définitivement le prix d'excellence en cette matière. Au siècle suivant, les écrivains se
sont tournés vers des recherches nouvelles comme le roman, la poésie, la nouvelle,
mais on assiste au cours du XXe siècle à un retour en force du conte philosophique
avec, par exemple, des auteurs comme Kafka et Calvino. Si le conte philosophique
est bien vivant, c'est parce qu'il a su garder un fonctionnement qui avait été
expérimenté avec bonheur par Voltaire et qui avait montré toute son efficacité : peu
de personnages fouillés, plutôt des silhouettes, parfois des fantoches, une action
diverse, sautillante et souvent picaresque, une réflexion philosophique dépourvue de
toute pesanteur, une utilisation constante de l'ironie. Nous avons choisi de ne pas
traiter uniquement les contes philosophiques voltairiens, quoique la matière en soit
extrêmement riche, mais d'étendre l'étude aux écrivains étrangers modernes qui se
sont montrés souvent des maîtres en ce domaine. Et pour faire bonne mesure, il ne
nous a pas paru choquant de signaler les films qui ont pris ces contes pour support.

Si la démarche n’est pas dépourvue d’intérêt elle ne dégage cependant


comme traits distinctifs essentiels que ceux qu’on trouve précisément chez Voltaire
dont les contes ne sauraient par ailleurs se réduire à « personnages peu fouillés,
action diverse, réflexion philosophique légère et ironie ». Beaucoup d’autres critiques
se sont penchés sur la poétique du conte : l’ouvrage de J-P Aubrit, Le Conte et la
nouvelle, consacre quelques passages au conte philosophique pour suggérer que
« philosophique » et « voltairien » sont, dans ce cas précis, équivalents. Les choix
éditoriaux au fil du temps ont incontestablement joué leur rôle dans l’attribution
générique devenue mécanique de « conte philosophique » pour les textes fictionnels
de Voltaire.

Annexe 1

(Je résume le compte-rendu du débat qui a réuni autour de « leur » Voltaire, à


l’initiative de la Société des Études voltairiennes et du Centre d’étude de la langue et
des littératures françaises, deux écrivains contemporains, H. Kaddour et P. Jourde)

Le débat qui s’est tenu en février 2016 à la Sorbonne portait sur l’actualité de
Voltaire, en partant moins des valeurs et des idées habituellement mises en avant
pour justifier l’intérêt constant de Voltaire, que de la présence et de l’avenir de
Voltaire écrivain. Les auteurs d’aujourd’hui écrivent-ils « avec Voltaire », voire
« contre » ou simplement « sans » ? Après la rupture proclamée par L.F Céline avec
« le style Voltaire » (dans Le Style contre les idées), après le nouveau roman et tant
d’autres révolutions littéraires, le « patriarche de Ferney » demeure-t-il un auteur
vivant, ou même un compagnon de route pour qui écrit au 21ème siècle ? Jourde,
auteur de brillants pamphlets (arme privilégiée de Voltaire en son temps) et Kaddour
dont le dernier roman, Les Prépondérants, met en scène les conflits interculturels au
Maghreb pendant les années de la colonisation, ont fait le point sur ce qui reste
selon eux lisible de Voltaire.
Voltaire poète et Voltaire dramaturge sont morts à leurs yeux. Voltaire serait-il
donc un écrivain sans œuvre ? On pense à la remarque sarcastique des Goncourt,
relevée par Nietzsche (grand admirateur de Voltaire auquel il dédia son dernier
ouvrage) : « Voltaire est immortel ; Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a
enterré la poésie épique, le conte, le petit vers et la tragédie. Diderot a inauguré le
roman moderne, le drame et la critique d’art. L’un est le dernier esprit de l’ancienne
France ; l’autre est le premier génie de la France nouvelle. » Les deux orateurs ont
souligné qu’étrangement celui qui affirmait que « tous les genres sont bons, hors le
genre ennuyeux », s’est illustré dans des genres mourants dont il a peut-être, par
l’exploitation polémique qu’il en a faite, hâté la ruine. Les « pieds dans l’épopée »
Voltaire n’a pas su voir venir le roman. Quant à sa « sensibilité » elle date aussi :
Jourde le voit moins érotique que polisson. Toutefois les deux orateurs réfutent la
lecture de Barthes : Voltaire n’est pas un bourgeois satisfait et il est peu pertinent de
l’imaginer si sûr de l’avènement de la bourgeoisie et par conséquent si heureux de
sa soi-disant parfaite adéquation entre son moment historique et sa situation
d’écrivain.
Ne resterait-il alors de lui qu’un « esprit », un style ? Kaddour rejette le cliché
de la phrase typiquement voltairienne, forcément concise et nerveuse. Comme
Jourde il s’attache à un des premiers essais historiques de Voltaire, l’Histoire de
Charles XII, où il trouve des accents de roman d’aventures et où Charles XII, le roi
qui s’instruit incognito, le roi voyageur et le roi soldat, devient un vrai héros au sens
romanesque du terme. (Je rappelle que classique en politique aussi, au moins à ses
débuts, Voltaire voit la figure royale comme tout à fait positive ainsi que le montre
notamment Zadig).
Pour finir le débat revient sur Voltaire philosophe engagé, celui qui a
constamment combattu fanatisme, préjugés, superstition au sens où nous les
entendons aujourd’hui, celui qui a interrogé les limites entre le savoir et la foi, la
croyance et la superstition et même posé la question de la séparation entre espace
public et espace privé.

Annexe 2 Postface de Diderot au conte Les deux Amis de Bourbonne


Et puis, il y a trois sortes de contes… Il y en a bien davantage, me direz-vous…
À la bonne heure ; mais je distingue le conte à la manière d’Homère, de Virgile, du
Tasse, et je l’appelle le conte merveilleux. La nature y est exagérée ; la vérité y est
hypothétique : et si le conteur a bien gardé le module qu’il a choisi, si tout répond à
ce module, et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de
perfection que le genre de son ouvrage comportait, et vous n’avez rien de plus à lui
demander. En entrant dans son poème, vous mettez le pied dans une terre
inconnue, où rien ne se passe comme dans celle que vous habitez, mais où tout se
fait en grand comme les choses se font autour de vous en petit. Il y a le conte
plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de l’Arioste, d’Hamilton, où le conteur
ne se propose ni l’imitation de la nature, ni la vérité, ni l’illusion ; il s’élance dans les
espaces imaginaires. Dites à celui-ci : Soyez gai, ingénieux, varié, original, même
extravagant, j’y consens ; mais séduisez-moi par les détails ; que le charme de la
forme me dérobe toujours l’invraisemblance du fond : et si ce conteur fait ce que
vous exigez ici, il a tout fait. Il y a enfin le conte historique, tel qu’il est écrit dans les
Nouvelles de Scarron, de Cervantès, de Marmontel…
— Au diable le conte et le conteur historiques ! C’est un menteur plat et froid…
— Oui, s’il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper ; il est
assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru ; il
veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les
larmes ; effet qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence
est une sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésie ; l’une
et l’autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance : comment s’y prendra
donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici. Il parsèmera son récit de petites
circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si
difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela
est vrai : on n’invente pas ces choses-là. C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de
l’éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art ; et
qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps
historien et poète, véridique et menteur.
Un exemple emprunté d’un autre art rendra peut-être plus sensible ce que je
veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les formes en sont
fortes, grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le plus rare.
J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de l’effroi. J’en cherche le
modèle dans la nature, et ne l’y trouve pas ; en comparaison, tout y est faible, petit et
mesquin ; c’est une tête idéale ; je le sens, je me le dis. Mais que l’artiste me fasse
apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une de ses
tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure ; et, d’idéale qu’elle était, à
l’instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à
côté du nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de
quelqu’une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos figures
sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la
lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les rendraient vraies ; et, comme
disait mon ami Caillot [7]: « Un peu de poussière sur mes souliers, et je ne sors pas
de ma loge, je reviens de la campagne. »

Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,


Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

HORAT. De Art. poet. v. 151.

Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien ! Félix était
un gueux qui n’avait rien ; Olivier était un autre gueux qui n’avait rien : dites-en
autant du charbonnier, de la charbonnière, et des autres personnages de ce conte ;
et concluez qu’en général il ne peut guère y avoir d’amitiés entières et solides
qu’entre des hommes qui n’ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami,
et son ami est toute la sienne. De là la vérité de l’expérience, que le malheur
resserre les liens ; et la matière d’un petit paragraphe de plus pour la première
édition du livre de l’Esprit.

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