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CRAYONS
ET
PORTRAITS
Collection dirigée par Marie-José Hoyet
CRAYONS
ET PORTRAITS
ISBN : 2-84436-007-6
© Éditions A 3 – 1999
46, rue Barbès
94 200 Ivry-sur-Seine
FILY-DABO SISSOKO
CRAYONS
ET PORTRAITS
PRÉFACE
Marie-José Hoyet
1 Les deux termes peuvent être considérés comme à peu près synonymes si
l'on se refère à l'emploi qui était fait au XVIre et XVIIie siècles du terme
«crayon» par des écrivains français comme La Fontaine, Molière, Bossuet,
Rousseau ou Voltaire — que Sissoko a lus attentivement — qui lui donnaient
le sens d'esquisse, de croquis, de description fidèle mais limitée à quelques
traits. Ce texte, publié sans date, est précédé d'une «note» de Fily-Dabo
Sissoko datée de «New York, le 21 novembre 1991, dans laquelle il remercie
jurgensten, son collègue à la délégation permanente à l'ONU et ex-collègue à
l'Assemblée constituante, de lui avoir trouvé une maison d'édition française.
3 On sait les difficultés qu'il y avait à l'époque pour connaître les dates de
naissance exactes en Afrique. Les auteurs d'articles consacrés à Fily-Dabo
Sissolw ne sont pas tous d'accord. En particulier, l'historien Robert. Cornevin
estime tout à fait improbable qu'il soit né en 1900 et opte pour 1897. (Cf.
l'article qu'il lui consacre dans Hommes et destins, Dictionnaire biographique
d'Outre-mer, tome II, vol. 2, pp. 694-696). Quoi qu'il en soit, si Fily-Dabo avait
choisi 1900 et l'avait fait inscrire sur ses papiers officiels, notamment sur sa
carte de membre de l'Assemblée nationale, force nous est, en l'absence de
documents probants, de l'adopter à notre tour. Cf. F.-D. Sissoko, «La
géomancie», in «Bulletin de Recherches
Soudanaises, nos 5-6, novembre-décembre 1936, p. 248. Pour
les données bibliographiques, cf.. l'essai de Mamadou-Lamine
Dia wara, Fily-Dabo Sissoko ou la malédiction de Saaba
Minyamba, Silex/Nouvelles du Sud, Ivry-su•-Seine, 1999.
Rappelons qu'à la mort de son père, en 1933, Sissoko deviendra
lui-même chef de canton du Niambia (Cercle de Bafoulabé) et,
se trouvant ainsi plongé au coeur de la société coloniale, il aura
tout loisir d'en étudier le fonctionnement. 6 Les Noirs et la
culture, [New York, 1950], p. 67. 7 Cf. F.-D. Sissoko, IL' humour
africain», in «Présence Africaine», nos 8-9, 1950, pp. 227-239. 8
Fondée à Saint-Louis-du-Sénégal en 1903 pour assurer
l'éducation des jeunes Africains destinés à l'administration et à
l'enseignement, l'École Normale d'Instituteurs sera transférée
sur l'île de Gorée en 1913 et deviendra l'École William-Ponty.
Sissoko y fera ses études de 1911 à 1914. 9 Signalons toutefois
que s'il est vrai que de nombreuses entreprises théâtrales
réalisées à William-Ponty reflètent l'influence coloniale et sont
donc le signe d'un théâtre africain «aliéné», d'autres oeuvres à
caractère historique, comme par exemple la pièce Assémien
Déhylé, écrite par Bernard Dadié et représentée en 1937 dans le
même cadre, ne méritent peut-être pas un jugement aussi
sévère.
Note sur l'établissement du texte:
Son école, ses maîtres, ses surveillants, ses élèves, c'était sa vie. En
somme, un apostolat.
2' C'était le Haut-Sénégal et Niger (H.S.N.) qui a été divisé, par la sui-
te, en trois territoires qui sont, actuellement: le Niger, la Haute-Volta
et le Soudan français.
Madame Po.
La vérole
LES MÉTIS
À F. DELAFORGE
Tous les faits recueillis attestent que des croisements de race n
'ont pas cessé de se produire depuis les temps les plus reculés,
et qu'il est bien certain qu'ils ne donnent pas de mauvais
résultais puisqu'une civilisation très brillante comme fut celle de
la Grèce, par exemple, semblé avoir été précisément le fait d'un
milieu humain très hybride.
Michel LEIRIS (Race et Civilisation)
Le f neillateur
De son père, sans doute — officier d'artillerie — il a hérité cette
allure martiale, dégagée, bien d'aplomb.
Il a la bosse mathématique et réussit brillamment à tous ses
examens et concours. Il y met même une certaine coquetterie à
se classer toujours premier, et de bien loin, devant ses
concurrents.
Il a Créé Lm home à la fois simple et élégant, d'une impeccable
tenue. La bourgeoise qui viendra l'habiter le trouvera sûrement
à son goût. Cette perspective d'ailleurs s'annonce prochaine. Car
devant ce brillant athlète au teint cuivré, aux cheveux frisés, au
regard si franc — et si plein d'avenir — les salons les plus fermés
s'ouvrent sans la moindre pruderie.
Mais il n'oublie pourtant pas, pour cela, sa mère et son jeune
frère — qui a fait, lui, de moins bonnes études demeurés au pays
natal. Il entoure sa mère de la plus grande sollicitude, subvient à
ses besoins; et, de temps en temps, s'évade de son service pour
aller l'embrasser. Son dessein est de la ramener près de lui, après
son mariage, et de lui faire une belle vieillesse. Quant à son jeune
frère, quoique la chose soit plus malaisée, il fait de son mieux. Il
souffre intimement, profondément, de la déficience
intellectuelle de son jeune cadet, mais ne se lasse jamais de faire,
jusqu'au bout, son devoir.
Survient la première Grande Guerre. Volontaire. Parti simple
soldat, il termine la campagne chef de bataillon, à l'État-Major
d'un des plus glorieux conducteurs d'hommes de la Nation,
émule de son père au Soudan.
Le Négateur
Excellent sujet pour les psychanalystes. Sa principale, son unique
préoccupation est d'oublier, et de faire oublier, que son sang de
nordique est mêlé de sang négroïde. Seulement, la nature a joué
son rôle: un nez camard où l'on peut enfoncer le poing, des
lèvres lippues; et pourtant, des yeux bleus! Les cheveux ne se
plissent pas. Ils restent rebelles à tous les traitements. Quant à
la figure, la poudre de riz joue bien son rôle. Mais hélas! cela se
voit trop et l'on sourit discrètement.
Il voudrait bien se donner de l'air parmi les Blancs. Mais l'aigreur
de ses sentiments à l'égard des Blancs, ce sentiment d'abandon,
cette lâcheté de renier son sang, et jusqu'à son nom, font
qu'entre lui et les congénères de son père, il y a un fossé de haine
presque impossible à combler. N'a-t-il pas été obligé, par des
artifices orthographiques, de transformer le nom de sa mère —
qu'il est obligé de porter — pour lui donner une consonance tout
européenne?
Très peu de contact avec les Noirs! Surtout pas de mariage avec
une négresse! Ceci dit, avec un haussement d'épaules qui en dit
long sur son mépris des Noirs et des négresses.
En revanche, économe, même avec un soupçon de ladrerie. Car,
dans sa pensée, ses enfants devront être soustraits au
cauchemar qui a été le sien. Ils seront élevés en bons bourgeois,
loin du pays des nègres et reviendront — s'ils reviennent —
blanchis. Il se saignera, s'il le faut, pour cela.
Le d
Il fait pitié.
chet vivant
Il a tout l'air d'un minus habens. L'orphelinat, en désespoir de
cause, l'a rejeté dans la rue, après avoir vainement essayé d'en
tirer quelque chose. Aucun métier ne lui a réussi. 11 a lassé
toutes les bonnes volontés. Sauf les «Pères lancs» qui gardent
l'espoir de le conserver à l'Eglise et discrètement, de temps en
temps, l'invitent au réfectoire et lui achètent des vêtements. Il
côtoie le vice et tous les vices. Les reflets d'acier de ses yeux verts
disent qu'il en a parfois conscience. Alors, il se met à déclamer
un poème arabe ou poular, d'un ton inspiré, semblable à celui
qui faisait dire à Villon: «Où sont les neiges d'antan!»
F
Il
LES N IRS
À TIÉCOURA COULIBALY (martyr)
À la race blanche de tendre la première une main amicale aux
Nations noires et d'appeler frère le pauvre «nègre» méprisé.
M. CH. (Lettres des Maîtres de la Sagesse — 1881)
Calino pas mort
Il se présente au pied d'un baobab chargé de fruits. Il a faim. Il
lève les yeux. Les fruits, tout ronds — dits «à tête de
cynocéphales» — font plier l'extrémité des branches sous leur
poids. La salive lui vient à la bouche et s'échappe en jet. Il regarde
son gourdin, tenu à la main, relève la tête. Subitement, il a une
inspiration. fi grimpe sur le baobab et parvient à l'extrémité
d'une branche particulièrement chargée. Il saisit son gourdin et
l'applique au bon endroit du pédoncule d'un pain de singe et dit:
«C'est là qu'il faut frapper.» Il redescend du baobab, jette le
gourdin et rate le fruit.
Celui-ci va à la pêche. Il prend beaucoup de poissons. Il se baigne,
remonte sur la berge et s'aperçoit qu'il a soif. Mais comment
faire? II n'a pas de pot à eau.
Celui-là va chercher des fibres pour tresser la paille qui
recouvrira sa case. Il a vite fait d'avoir une charge. Mais hélas! il
s'aperçoit qu'il n'a pas de corde pour attacher son fagot. Un
écolier (s'adressant à des Camarades): «Boya en sortant du
chaland a fait un faux pas et est tombé à l'eau.» Payébédé (l'un
de ses camarades): •Ses vêtements ont-ils été mouillés?»
Deux écoliers Soussin et Fodé se rencontrent
sous le baobab. Soussin lance un gourdin qui rate les fruits mais
tombe sur le crâne de Fodé. Le sang jaillit. Fodé pousse des cris.
Soussin se précipite sur lui et essaie de le calmer. Mais le
surveillant n'est pas loin. Il a entendu les cris de Fodé. Il vient.
Soussin, ne parvenant pas à faire taire son camarade, passe la
main sur sa blessure et se barbouille la tête de sang. Puis, il se
met lui aussi, à crier. Le surveillant sera bien embarrassé de dire
qui des deux a blessé l'autre.
Niafou
Niafou est un original à plus d'un titre. Sa tête, bosselée — «les
quatre points cardinaux — comme disent ceux qui ne le
redoutent pas à la lutte où il excelle, est encyclopédique.
Il a réussi, cas probablement unique, à savoir par coeur les deux
cent quarante et quelques fables de La Fontaine. Il aime rôder
autour des cuisines pour avoir un peu de grumeau. Et, pour
apitoyer les cuisinières, il danse le kbrOni».
Diba! Diba! Lui-même! Le lièvre a dit que la course est une chose
qui l'intrigue beaucoup: lui, n'échappe jamais au chien qui
n'échappe jamais à l'hyène qui ne l'atteint jamais, lui! - Dit-il
vrai? - je n'en sais rien. Je ne suis pas son confident.
ta Dibal - Lui-même!
Un matin, au fond d'une vallée, le bouc se vit subitement face à
face avec une hyène attardée.' Où vas-tu, frère bouc? - Je vais en
pélerinage à la Mecque. Je bénirai ta famille. - C'est chose faite
et ton pélerinage est à son ternie. - j'y crois depuis un instant. Je
le tiens, vierges aux seins durs, de mon oncle.
varicieux
II a appris à l'école les bienfaits de l'économie. Son père ne lui
disait-il pas que «celui qui met de côté trouvera soulagement un
jour»? Lui, il a compris. Les vieux jours viendront. Il faut s'y
préparer. Le malheur est que ses parents — et ils sont fort
nombreux — ne sont pas près d'approuver sa manière de vivre.
Comment! Rationner jusqu'au piment et au sel? C'est
inconcevable!
Lui, il a compris. Ses ordres sont formels. Pour éviter tout
gaspillage, il conserve lui-même toutes ses clés. Tout est pesé,
rigoureusement pesé. Un poulet? — Bon pour deux repas! Des
kolas? — Les plus petites noix (les moins chères) chaque matin
— et le matin seulement — à chacun une noix. — Le savon? Tant
de morceaux pour tant de jours. Rien de plus. Et pour laver du
linge renouvelé une fois Pan.
LE BUT
LES BLANCS 51
LES METIS 75
LES NOIRS 79
POSTFACE 110
Ecrit à la première personne, Crayons et portraits (1963)
Reflète l’appartenance de Fily-Dabo Sissoko à la culture
Malinké en particulier et à celle de l’Afrique de l’Ouest en
général, essentiellement à travers les souvenirs du monde
privilégié de l’enfance. Composant par touches successives, avec
lucidité et dans un style très personnel, une inoubliable galerie
de portraits africains et européens, il se livre en moraliste
moderne à une peinture de mœurs digne des plus grands. Dans
le même temps, suivant l’enseignement fondamental Maitre de
provenance diverse, sa réflexion acquiert une dimension
spirituelle de plus en plus grande.