Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
le néocolonialisme
Pages: 189-215
URI: http://hdl.handle.net/11143/19138
DOI: https://doi.org/10.17118/11143/19138
Position déchirante et paroles coupantes : Sékou Touré,
la cinquième colonne et le néocolonialisme
1. Alain Deneault, Bande de Colons : une mauvaise Conscience de classe, Québec, Lux Éditeur, 2020, p. 199.
2. Matt Hern, Joe Sacco et Am Johal, Réchauffement planétaire et douceur de vivre : road trip en territoire
pétrolifère, Montréal, Lux Éditeur, 2020, p. 214.
3. Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Paris, Gallimard, 2011, p. 93.
4. Charles Robert Ageron, La décolonisation française, Paris, 1991, Armand Colin, p. 144.
5. Céline Pauthier, « L’héritage controversé de Sékou Touré, «héros» de l’indépendance », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, no 118, 2013, p. 1.
6. Patrick Dramé, « Indépendance et dépendance : les intérêts économiques français en Afrique de
l’Ouest (1960-1980) », dans Maurice Demers et Patrick Dramé, dir., Le Tiers-Monde postcolonial : espoirs et
désenchantements, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 100.
7. RFI-Savoirs, Mémoire collective : une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, s.l., 2018, RFI,
p. 148.
Ainsi, il est sans contredit aliéné par ces multiples attaques et c’est pourquoi il cherche-
ra à identifier des coupables – quiconque n’ayant pas la Révolution à cœur – et toutes
personnes en désaccord avec Touré sont passibles d’être des agents de la cinquième co-
lonne. Il se met clairement en dichotomie avec tous ceux pouvant avoir des affinités avec
les puissances impérialistes. En somme, son approche envers la cinquième colonne est
à la fois une manière de défendre son pouvoir révolutionnaire ainsi qu’une répercussion
de sa croyance inébranlable dans le complot permanent. Pour Sékou Touré, la cinquième
colonne possède une double utilité : elle explique et elle justifie.
8. Ibid., p. 156.
9. Ahmed Sékou Touré, La 5ème Colonne, Conakry, 1971, Bureau de presse de la présidence de la Répu-
blique, 376 p.
10. Saïd Bouamama, « Planter du blanc »: chroniques du (néo)colonialisme français, Paris, Éditions Syllepse,
2019, p. 13 et 15. Le néocolonialisme subjugue donc les pays à une nouvelle forme de dépendance éco-
nomique sous-tendue par le capitalisme. Pour le sociologue Saïd Bouamama, le néocolonialisme se dé-
veloppe en quatre facettes : l’expropriation terrienne, l’extraversion économique, le traitement d’excep-
tion et les « nationaux » dictant publiquement ces nouvelles réalités.
La cinquième colonne en Guinée prend tout son sens à la suite des évènements de no-
vembre 197015. Le concept devient clair après ces évènements, mais ce n’est pas Sékou
Touré qui invente l’idée de la « cinquième colonne ». En effet, l’idée apparait durant la
guerre civile espagnole16. Sékou Touré le sait très bien puisque lorsqu’il fait sa propre
analyse de l’étymologie du mot, il rappelle l’histoire avec Franco qui avait dit que la « co-
lonne » la plus décisive fut la cinquième colonne17. De manière plus générale, la cinquième
colonne renvoyait à désigner « […] les capacités de l’ennemi disposées derrière la ligne de
front ou au cœur du dispositif adverse18. » En 1971, la cinquième colonne possède déjà
11. Justin Koné Katinan, Idéologie, conscience et combat politique en Afrique, Paris, Éditions L’Harmattan,
2015, p. 214.
12. Le Larousse, « impérialisme », Le Larousse, consulté le 12 novembre 2020, https://www.larousse.fr/
dictionnaires/francais/imp%c3%a9rialisme/41863?q=imp%c3%a9rialisme#41767.
13. Michael Mann, « Impérialisme américain : Des réalités passées aux prétextes présents », Études inter-
nationales, vol. 36, no 4, 2005, p. 446.
14. Henri Wesseling, Colonialisme, impérialisme, décolonisation. Contributions à l’histoire de l’expansion eu-
ropéenne, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 11.
15. Pour simplifier et alléger le texte, les « évènements de novembre » font référence au coup d’État
dont il fut la cible que nous avons expliquée en introduction.
16. Gilles Gallichan, « Le “bouleversement intime” : le Québec et la France vaincue de juin 1940 », Les
Cahiers des dix, no 59, 2005, p. 251.
17. Touré, La 5ème Colonne, op. cit., p. 148.
18. Jérôme Poirot, « Cinquième colonne », dans Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, 2018, p. 149.
Premièrement, quand la France de 1940 invoque la cinquième colonne, cela lui per-
met de « […] rejeter la responsabilité de la défaite sur un ennemi aussi insaisissable que
puissant. La débâcle de juin 1940 […] une explication simpliste : la cinquième colonne
était à l’œuvre20. » C’est la même chose dans la pensée de Tourée : elle explique l’inexpli-
cable et se déresponsabilise, en invoquant les traitres qui sont responsables de tout, des
traitres qui sont partout. Deuxièmement, l’historien Max Gallo utilise les récits de l’époque
et présente une création d’un « nous » contre « eux » (cinquième colonne)21. » Touré, à
nouveau, procède au même titre que les Français à construire un dialogue du Peuple
africain (nous) contrent les traitres (eux) et qu’il faut doubler la prudence, car « l’ennemi
le plus dangereux est celui qui se confond à vous et parle votre langage pour mieux vous
atteindre22. » Par ces propos, Touré ne fait pas que créer deux groupes distincts, mais il
instaure un climat de méfiance et de surveillance.
Son poème le reflète encore mieux, puisqu’il met en garde sur le voisin qui partage tout
comme nous, sauf les bonnes intentions de la révolution23. Troisièmement, l’arrivée de la
cinquième colonne en France devient aussi possible en établissant clairement un fautif,
un ennemi extérieur : Hitler24. La cinquième colonne devient mythique, expliquant tous
les malheurs imaginables, vrais ou faux25. C’est encore ce que Touré va calquer, dans son
livre, en identifiant Léopold Senghor comme le porte-parole de l’impérialisme en Afrique
: « Il y a des missions quasi-impossibles que l’impérialisme confie à ses agents serviles
[…] Léopold Sédar Senghor mettait la dernière main aux préparatifs de l’agression […] Oui,
l’impérialisme international […] ne pouvait recruter meilleur agent que Mr. Senghor26. »
19. Agatha Christie, Earnest Hemingway, Alfred Hitchcock, Henri Michel et Max Gallo ont tous abordé la
cinquième colonne dans leurs arts respectifs.
20. Poirot, « Cinquième colonne », loc. cit., p. 150.
21. Max Gallo, La cinquième colonne: et ce fut la défaite de 40, Bruxelles, Éditions Complexe, 1984, p. 16.
22. Touré, La 5ème Colonne, op. cit., p. 183.
23. Voir annexe A.
24. Gallo, La cinquième colonne, op. cit., p. 238.
25. Ibid., p. 235‑240.
26. Touré, La 5ème Colonne, op. cit., p. 143.
Chez Sékou Touré, la cinquième colonne est d’abord et avant tout représentée par les
forces impérialistes qui, par l’entremise du néocolonialisme, se réinvitent en Afrique.
Comme il mentionne dans son poème (annexe A), l’ennemi direct est cependant à l’inté-
rieur du pays. L’historienne Céline Pauthier le résume ainsi : « l’ennemi intérieur […] qui se-
rait contrerévolutionnaire et incarné au gré des complots […] des agents de la cinquième
colonne impérialiste27. » Sékou Touré mentionne dans son livre cet ennemi intérieur, lors-
qu’il suggère que « les mercenaires, les traitres et les principaux complices qui ont partici-
pé à l’agression impérialo-portugaise du 22 novembre sont tous de nationalité guinéenne
[…]28 » D’ailleurs, son interprétation n’est pas fausse puisqu’une autre historienne, Mairi S.
MacDonald, confirme les propos de Sékou Touré entourant le 22 novembre en avançant
qu’il y avait des forces impérialistes planifiant le coup avec des dissidents guinéens exé-
cutant le plan29.
Mettons-nous d’accord sur ce que c’est que la 5e colonne. […] les anciens,
partis par la grande porte, se sont réintroduits chez nous par la fenêtre
et qu’ils demeurent chez nous sous la couverture d’assistants techniques,
de coopérants, de militaires en casernes dans les bases encore présentes
sur nos territoires, mais aussi en la personne d’Africains indignes, aliénés,
vendus comme ceux qui sont récemment abouchés à l’impérialisme. […] La
5e colonne en Afrique est aussi incarnée par des ministres, des chefs d’État
[…]30.
« Et il n’est pas besoin de chercher loin pour en trouver, car le frère Senghor est l’illus-
tration même de la définition de la 5e colonne33. » Touré attaque sans cesse Senghor,
le « garde-suisse confirmé de l’impérialisme dont il appliqua rigoureusement la hideuse
politique néocolonialiste34. » Dans la pensée de Touré, Léopold Senghor est indissociable-
ment lié à la cinquième colonne et en est un membre crucial en tant qu’intermédiaire avec
les forces impérialistes. Dès la première page, il accuse le Président sénégalais d’abriter
et d’entretenir sur son sol mercenaires et dissidents responsables de novembre 197035. Il
ajoute à la fin que Senghor eut une « participation active à la conception, à la préparation
et à l’exécution des complots contre le régime guinéen36. »
Le politologue Antoine Tine est assuré d’une chose : Senghor n’avait pas les mêmes
objectifs et croyances que Touré, alors que pour le Sénégalais, l’Afrique « seule, même
unie, n’était pas viable en dépit de ses immenses ressources […]39 » Du côté du sociologue
Bouamama, le meilleur outil du néocolonialisme réside dans le franc CFA « une mon-
naie coloniale, servile et prédatrice40. » C’est pourquoi Sékou Touré se vante dans La 5ème
Colonne d’avoir résisté au néocolonialisme en n’étant pas subordonné à la monnaie fran-
çaise et se place en dichotomie avec Senghor, dont il accuse d’avoir possédé 2 milliards
de francs CFA ainsi que 8 millions de dollars d’armes au long des frontières en 1960-61 ;
encore pour signifier son lien avec les impérialistes41. Tel que l’historien Patrick Dramé
soutient, Léopold Senghor, bien qu’affiché socialiste, était plus près du capitalisme et du
L’emploi de la négritude est le point culminant dans l’argumentaire de Sékou Touré afin
d’associer Senghor avec le néocolonialisme et la cinquième colonne. La négritude se
développe chez Léopold Senghor guidé par les principes à la fois « d’enracinement dans
le terroir national » et de « l’ouverture à l’universel », suivant l’idée d’un « vivre-ensemble »
sous des « valeurs universelles » en ayant un « dialogue des cultures », bref un métissage
culturel43. Par ce métissage, il propose de créer l’Eurafrique, car l’Afrique ne peut survivre
sans l’Europe, selon lui44.
Toutefois, cette idée ne fait pas l’unanimité : Bouamama condamne Senghor de re-
présenter l’aliénation par la francophonie en détruisant la culture africaine45, un constat
dont Touré partage en 197146 et clairement dénoncé dans son poème47. La philosophie
« senghorienne » a une influence corrosive sur l’indépendance de l’Afrique, elle n’est rien
d’autre qu’une arme « d’intoxication et d’aliénation culturelle et idéologique » avec l’ob-
jectif d’asservir les Peuples aux puissances impérialistes48. « Obsédé par le désir de se
transformer au contact de la civilisation occidentale, [Senghor] a absorbé, en parfait toxi-
comane, le virus de la culture aliénatrice avec d’autant plus de joie et de docilité qu’il es-
pérait en obtenir la peau blanche49 » - bref, Senghor n’est pas seulement un représentant
de la cinquième colonne, mais aussi celui qui entretient le néocolonialisme à travers sa
philosophie de la Négritude.
En conclusion, nous devons nous pouvons nous demander si, au même titre que la
cinquième colonne, les attaques de Touré à l’égard de Senghor témoignent du désir d’éra-
diquer toute forme d’impérialisme, ou si ce n’est qu’une conséquence de sa méfiance
envers le complot permanent.
42. Patrick Dramé, L’Afrique postcoloniale en quête d’intégration : s’unir pour survivre et renaitre, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2017, p. 110‑113.
43. Tine, « Léopold Senghor et Cheikh Anta Diop », loc. cit., p. 132‑133.
44. Ibid., p. 149.
45. Bouamama, Planter du blanc, op. cit., p. 188.
46. Touré explique la négritude : « un produit de l’histoire, un produit des races blanches qui ont instauré
des systèmes de domination, d’exploitation et d’oppression et pratiquent l’impérialisme et le colonia-
lisme. La justification théorique de l’impérialisme est la négation de toute faculté humaine à l’Africain, au
nègre […] faisant preuve d’un odieux racisme, le colonisateur blanc a créé chez les nations colonisatrices
une négrophobie »; cité dans Touré, La 5ème Colonne, op. cit., p.232.
47. Voir annexe B.
48. Touré, La 5ème Colonne, op. cit.., p. 364‑365.
49. Ibid., p. 352.
La cinquième colonne aux yeux de Touré semble s’élaborer alors que celui-ci tient à dé-
fendre la Révolution Démocratique Africaine contre toute ingérence. Lorsqu’il mentionne
« cinquième colonne », jamais non loin nous trouvons la mention « d’impérialisme » ou
de « néocolonialisme », de même que « Révolution ». Il semble a posteriori créer un dia-
logue entre ces concepts afin de les rendre indissociables. C’est une réflexion partagée
par l’historienne Céline Pauthier qui précise que Sékou Touré mobilise le peuple contre
un ennemi extérieur (impérialisme – néocolonialisme) ainsi qu’un ennemi intérieur (cin-
quième colonne) composé de contrerévolutionnaire51. Voici une citation particulièrement
éloquente tirée de La 5ème Colonne :
Remarquons ce dialogue entre les concepts mentionnés. Il ajoute plus loin « nous
sommes […] étonnés de voir certains Guinéens pactiser avec l’impérialisme contre l’indé-
pendance de la Guinée. [L’attitude des contrerévolutionnaires] a indigné tous les Peuples
d’Afrique53. » Touré avance également que « l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonia-
lisme et leurs fantoches veulent encercler la République de Guinée à partir des pays afri-
cains dont les gouvernements leur sont acquis54», ce qui déstabilise tout effort de l’Union
Africaine de l’O.E.R.S (Organisation des États riverains du Sénégal). Plus encore, Touré
avance que Senghor est coupable d’avoir « effrité le bloc africain55. » Bref, il dénonce le
néocolonialisme, ce « grave danger pour l’indépendance des Peuples d’Afrique », car le
but de ces gens est « de maintenir les jeunes États dans l’irresponsabilité » et « c’est la
Plus important encore : par ce dialogue entremêlant des concepts importants, il pro-
pose ensuite une relecture de novembre 1970. Sékou Touré avance que l’attaque ciblait la
Révolution, et non sa personne. Par conséquent, la construction de la cinquième colonne
confirme la volonté – très transparente – de vouloir défendre la Révolution guinéenne et
Africaine dans l’ensemble contre cette cinquième colonne en action dès novembre 1970.
Dans l’ouvrage Mémoire collective, il est proposé que la Guinée était, sous Sékou Touré,
perçue comme la défenderesse de la liberté de l’Afrique57. Sékou Touré s’était investi de la
mission anticoloniale en se positionnant comme descendant de Samory Touré (figure de
la lutte anticoloniale) rendant son rôle révolutionnaire légitime et historique58. C’est donc
par une relecture de novembre 1970, mais aussi avec une certaine logique (selon lui)
qu’il peut dire que la Révolution était visée. En dénonçant la cinquième colonne comme
responsable du 22 novembre 1970 dans La 5ème Colonne, Touré peut les associer au né-
ocolonialisme, cette « philosophie d’inspiration diabolique59. »
La cinquième colonne n’est pour lui rien d’autre que « la clique des renégats et traitres
africains, soumis à l’impérialisme et qui, par le mensonge, la diversion, l’intimidation, la
corruption morale et matérielle, tentent de démobiliser les combattants de la Révolution
Démocratique Africaine60. » Remarquons, encore, ce dialogue interne à la base de la
cinquième colonne entre la Révolution, le néocolonialisme et la cinquième colonne.
L’historien Maladho Siddy Baldé avance l’idée selon laquelle Sékou Touré s’opposait au
système d’acculturation initié par la France, puisqu’il croyait que cela nuisait au mouve-
ment d’indépendance61. Nous pouvons percevoir cela dans la pensée de Touré vis-à-vis la
cinquième colonne : il dénonce de façon transparente les contrerévolutionnaires pervertis
par les agents impérialistes, mais – plus important encore – il propose une solution.
Suivant cette logique, Sékou Touré avance que « pour vaincre l’impérialisme sur son
terrain et sur le nôtre, il faut nécessairement que toutes nos entreprises démarrent sur la
base d’un engagement honnête et d’une adhésion totale et sans calcul63. » L’idée de cen-
tralisation est une manifestation de ses croyances socialistes, qui sont amplement élabo-
rées dans son livre Pour une économie populaire et révolutionnaire, où la planification de
l’économie et la confiance des Guinéens sont centrales64. Panafricaniste, révolutionnaire
et anti-impérialiste, Sékou Touré souhaite se libérer de toute ingérence étrangère65.
C’est pourquoi Touré propose de continuer la Révolution, pour se défaire de la main in-
visible qu’est la cinquième colonne et de réussir à « déraciner les séquelles ostentatoires
et imperceptibles de la domination étrangère. L’Afrique doit faire la Révolution et renaitre
à une vie nouvelle d’où […] les manifestations de l’impérialisme auront définitivement dis-
paru66. » En continuant de dénoncer Léopold Senghor, qu’il qualifie de « marionnette de
la cinquième colonne », Touré invite les Sénégalais à rejoindre la Révolution : « cama-
rades patriotes sénégalais, nous devons continuer à lutter ensemble pour mettre fin à
l’indignité67. » En se citant lui-même, Touré conclut que « la révolution est ennemie de la
confusion. […] C’est le mérite du révolutionnaire d’agir et de travailler dans la clarté. N’en
déplaise aux marionnettes et aux pantins de l’impérialisme68 »!
En somme, il nous semble indéniable que dans La 5ème Colonne, Sékou Touré veut dé-
fendre à tout prix la Révolution. C’est pourquoi la cinquième colonne est associée aux
machinations des impérialistes s’attaquant au panafricanisme. Le 22 novembre 1970,
Touré propose alors que l’attaque ne le visât pas, lui. L’attaque était contre l’Afrique, contre
la Révolution. La 5ème Colonne entreprend une relecture des évènements en faisant une in-
dissociable connexion entre impérialisme, néocolonialisme et cinquième colonne. Enfin,
de ce discours en ressort une proposition : continuer la révolution pour arrêter la cin-
quième colonne. Conséquemment, sous sa première dimension, la cinquième colonne
L’importance des coups d’État dont il fut la cible explique l’autre facette de la cinquième
colonne, qui est symptomatique du complot permanent. Le concept même du complot
permanent n’est pas unique à Sékou Touré : révolution bolchévique, française et cubaine
sont trois exemples où l’idée d’un complot avait été apportée par les forces révolution-
naires69. Chez Sékou Touré, le complot permanent « revient à dire qu’il y aura toujours
des forces politiques, des forces politico-militaires, des forces économiques […] qui ne
voudront jamais que notre révolution avance […]70. » À la source de ces forces politiques
se trouvait la France, par le biais de Jacques Foccart – conseiller du général de Gaulle
– qui avait préparé des coups contre Touré dès l’indépendance en 195971. « L’opération
Persil » de 1959 se traduisit par l’introduction de faux billets en Guinée afin de déstabili-
ser l’économie du pays72. Bien d’autres tentatives de déstabilisation sont organisées, car
l’organisation française était déterminée à devoir : « déstabiliser Sékou Touré, le rendre
vulnérable, impopulaire et faciliter la prise du pouvoir par l’opposition […]73 ». C’est de cette
façon, donc, que le complot permanent s’est formé dans sa pensée : aussi longtemps
que la Guinée envisage le progrès les puissances impérialistes viseront des politiques de
déstabilisation74.
Cette perception facilite l’adoption d’une position instransigeante, car dans un esprit de
réaliste socialiste il y aura toujours deux forces opposées, justifiant ainsi la sienne contre
le néocolonialisme. D’autant plus, l’historien Mohamed Saliou Camara confirme que ce
n’est pas de la folie ce que Sékou Touré croyait : bien au contraire, depuis le « non » de
69. Coralie Pierret et Laurent Correau, « Politique du complot et répression sous Sékou Touré », dans
RFI-Savoirs, dir., Mémoire collective : une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, s.l., RFI, 2018,
p. 147.
70. Ibid.
71. Ibid., p. 117.
72. Bouamama, Planter du blanc, op. cit., p. 130‑131.
73. Maurice Robert, « ministre » de l’Afrique : Entretiens avec André Renault, Paris, Le Seuil, 2004, p 104;
cité dans Ibid.
74. Alexis Arieff et Mike McGovern, « “History is stubborn”: Talk about Truth, Justice, and National Recon-
ciliation in the Republic of Guinea », Comparative Studies in Society and History, vol. 55, no 1, 2013, p. 212.
Bien que le désir de la Révolution soit important dans l’élaboration de la cinquième co-
lonne, les répercussions de novembre 1970 sont primordiales dans sa conception. À tra-
vers ce coup, Sékou Touré y voit la cristallisation du complot permanent sous l’extension
de la cinquième colonne ; l’outil du néocolonialisme. Camara affirme « le point culminant,
effectivement, a été l’agression de 1970. Là, les gens étaient enragés; ils en avaient marre
de la routine il fallait en finir. Ils ont donc pris les armes pour débarquer77 ». Dans un dis-
cours peu avant la parution de son livre, Sékou Touré dit : « l’année 1971 doit être le départ
de la violence révolutionnaire appuyant une offensive systématique et généralisée contre
la mainmise impérialiste […] en même temps que devront être dénoncés, sinon anéantis
par tous les moyens appropriés, les Africains traitres à la patrie africaine78 ». Quand La
5ème Colonne est publiée, Sékou Touré précise ses idées, maintenant déterminé dans sa
lutte puisqu’il est convaincu que le complot permanent est réel. La cinquième colonne
devient l’explication de l’attaque et la justification du combat à venir. Ceci est assez clair
pour les journalistes Coralie Pierret et Laurent Correau, qui avancent que dans ce complot
de cinquième colonne arrivera une « épuration à peine voilée et une chasse aux sorcières
sans précédent79 ».
75. Mohamed Saliou Camara, Le pouvoir politique en Guinée sous Sékou Touré, Paris, Harmattan, 2007,
p. 90.
76. Ibid.
77. Ibid.
78. Pierret et Correau, « Politique du complot », loc. cit., p. 156.
79. Ibid., p. 166.
En conclusion, le complot permanent n’est plus un complot, mais une réalité dans la
pensée à Touré. C’est ce que l’inspecteur politique sous Sékou Touré, Bailo Telivel Diallo,
explique en entrevue : « ce n’est pas qu’il risquait d’être assassiné. Il a failli l’être à plusieurs
reprises83 ». Ennemis intérieurs et extérieurs, la cinquième colonne est symptomatique du
complot permanent, se cristallisant en novembre 1970.
3.3. Une cinquième colonne qui répond aux attentes : élaboration d’une théorie
L’idée de « construction esthétique », venue de l’historien Tristan Landry dans son livre
La valeur de la vie humaine en Russie84, nous inspire dans l’élaboration d’une théorie pour
comprendre l’importance de la cinquième colonne chez Sékou Touré. Landry appose
l’idée que la valeur de la vie humaine bascule autour de 1917 ; si avant celle-ci elle s’articu-
lait de manière esthétique pour une cause quelconque, elle devient instrumentalisée sous
une idéologie85. Ensuite, La 5ème Colonne s’apparente à un long discours justifiant l’ap-
port des études de Alpha Ousmane Barry, spécialiste de la rhétorique de Sékou Touré86.
L’anthropologue et politologue McGovern explique bien la thèse centrale de Barry : « [Barry]
a isolé les schèmes de son discours public et expliqué comment ils lui avaient permis de
garder une maitrise sur l’imagination des Guinéens alors que ceux-ci souffraient pourtant
87. Barry, Pouvoir du discours, op. cit. ; cité dans Mike McGovern, « Conflit régional et rhétorique de la
contre-insurrection. Guinéens et réfugiés en septembre 2000 », Politique africaine, vol. 88, no 4, 2002,
p. 95.
88. Barry, Pouvoir du discours, op. cit., p. 62‑102.
89. McGovern, « Conflit régional et rhétorique de la contre-insurrection », loc. cit., p. 96‑97.
90. Barry, Pouvoir du discours, op. cit., p. 163‑179.
91. Touré, La 5ème Colonne, op. cit., p. 67.
92. Gilles Morin, « Paroles de « défaitistes »: Communistes, pacifistes et protestataires pendant la « drôle
de guerre » », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 128, 2015, p. 118.
Deuxièmement, l’apport de ses croyances socialistes est tout autant crucial dans la
construction esthétique qu’il élabore autour de la cinquième colonne. Le « nous » et le
« il » en est la base ; un élément présent tout au long de La 5ème Colonne. À la même ma-
nière que Lénine utilise cette rhétorique pour rassembler paysans et prolétaires, Touré le
fait en donnant un nouvel intérêt commun : être contre la cinquième colonne93. Également,
le sous-texte dans La 5ème Colonne fait écho au réalisme socialiste : en voyant les choses
comme elles peuvent le devenir selon l’objectif fixé, non pas comme elles le sont94. Cette
mise en relativité est particulièrement évidente dans la cinquième colonne, qui ne se défi-
nit par les ennemis de manières définitives, mais plutôt selon le fait d’être pour ou contre
la Révolution, une notion dont Sékou Touré peut généraliser. À la fois précis et malléable,
il peut ensuite justifier de mettre quiconque dans la cinquième colonne. Enfin, encore en
sous-texte se trouve la dialectique de lutte inhérente à la révolution qui engendre toujours
une contre-révolution95. En ce sens, Touré sait que la lutte doit se faire, car c’est la seule
réponse dans ce cercle vicieux de violence. Bref, l’idéologie socialiste transparait tout
au long de La 5ème Colonne et semble avoir grandement influencé sa perception et sa
construction esthétique de la cinquième colonne.
Troisièmement, novembre 1970 doit encore être souligné. C’est ce qui inspire l’écriture
du livre et c’est sur ces bases dont il amorce son analyse. Nous avons plus haut évoqué le
schéma de Tristan Landry en rapport à la vie humaine. Nous proposons ici une adaptation
de ce schéma96. Nous proposons qu’après l’indépendance en 1958, Sékou Touré doit déjà
se méfier du complot permanent. Ce complot est surtout de l’ordre esthétique, puisqu’il
sait, en tant que socialiste, que la lutte doit avoir lieu et que des opposants s’élèveront. Au
cours de années, il va bel et bien constater des soubresauts du complot permanent, mais
ce sera en novembre 1970 que le basculement – d’esthétique à idéologique – s’opère : la
cinquième colonne permet ce virage drastique du complot permanent. Il deviendra réel et
sera central à son idéologie politique anticolonialiste. Dans La 5ème Colonne, il veut à tout
prix défendre la Révolution – c’est pourquoi le point tournant (esthétique à idéologique) va
permettre de tout justifier au nom de cette Révolution, en raison du complot permanent.
Conclusion
Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied
le coupable100.
C’est un Sékou Touré ébranlé, voir changé depuis novembre 1970, qui écrit La 5ème
Colonne. Il emprunte la littérature et l’expérience française pour concevoir sa propre
cinquième colonne qui regroupe traitres et tout dissident participant au sabotage de la
Révolution. Léopold Sédar Senghor occupe une place d’importance dans l’établissement
de la cinquième colonne, étant à la fois le marionnettiste et le pantin. La cinquième co-
lonne se déploie dans sa pensée en deux temps : d’abord, elle se traduit en une attaque à
la Révolution. Touré voit dans la cinquième colonne une entité s’en prenant à la Révolution.
Cette cinquième colonne a aussi une autre signification : elle est la cristallisation du com-
plot permanent. Ainsi, il s’assure de créer une forme d’esthétique politique entourant la
cinquième colonne, lui prêtant des intentions aussi réelles que fictives pour but d’assurer
son pouvoir politique et justifier ses actions à venir. Finalement, La 5ème Colonne est son
manifeste, son raisonnement des futurs actions politiques.
En 2013, Alexis Arieff et Mike McGovern ont avancé que la vérité de la cinquième co-
lonne, selon les Guinéens, était cachée et probablement enterrée à tout jamais101. Nous
terminons la recherche avec autant de questionnements que de réponses, mais nous
avons tout de même de nouvelles pistes intéressantes. La cinquième colonne a vérita-
blement existé : elle a une place importante dans le processus de décolonisation chez
[…]
[…]
[…]
[…]
[…]
[…]
[…]
[…]
Révolution solution
1. Sources d’archive
TOURÉ, Ahmed Sékou. La 5ème Colonne. Conakry, 1971, Imprimerie nationale, 376 p.
TOURÉ, Ahmed Sékou. Pour une économie populaire et révolutionnaire. Conakry, 1976, Bureau de
presse de la présidence de la République, 453 p.
2. Études
AGERON, Charles Robert. La décolonisation française. Paris, 1991, Armand Colin, 179 p.
ARIEFF, Alexis et Mike MCGOVERN. « “History is stubborn”: Talk about Truth, Justice, and National
Reconciliation in the Republic of Guinea ». Comparative Studies in Society and History, vol. 55,
no 1, 2013, p. 198‑225.
BALDÉ, Maladho Siddy. « Pouvoir et menaces, aux sources de l’imaginaire politique de Sékou
Touré ». Dans RFI-Savoirs, dir., Mémoire collective : une histoire plurielle des violences poli-
tiques en Guinée. s.l., 2018, RFI, p. 80‑92.
BARRY, Alpha Ousmane. Parole futée, peuple dupé: discours et révolution chez Sékou Touré. Paris,
Harmattan, 2003, 319 p.
BARRY, Alpha Ousmane. Pouvoir du discours & discours du pouvoir: l’art oratoire chez Sékou Touré
de 1958 à 1984. Paris, L’Harmattan, 2002, 401 p.
CAMARA, Mohamed Saliou. Le pouvoir politique en Guinée sous Sékou Touré. Paris, Harmattan,
2007, 280 p.
DENEAULT, Alain. Bande de Colons : une mauvaise Conscience de classe. Québec, Lux Éditeur,
2020, 210 p.
DRAMÉ, Patrick. L’Afrique postcoloniale en quête d’intégration : s’unir pour survivre et renaitre.
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2017, 185 p.
DRAMÉ, Patrick. « Indépendance et dépendance : les intérêts économiques français en Afrique
de l’Ouest (1960-1980) ». Dans Maurice Demers et Patrick Dramé, dir., Le Tiers-Monde postco-
lonial : espoirs et désenchantements. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p.
81‑106.
GALLO, Max. La cinquième colonne: et ce fut la défaite de 40. Bruxelles, Éditions Complexe, 1984,
256 p.
HERN, Matt, Joe SACCO et Am JOHAL. Réchauffement planétaire et douceur de vivre : road trip en
territoire pétrolifère. Montréal, Lux Éditeur, 2020, 216 p.
KONÉ KATINAN, Justin. Idéologie, conscience et combat politique en Afrique. Paris, Éditions L’Har‑
mattan, 2015, 262 p.
LANDRY, Tristan. La valeur de la vie humaine en Russie, (1838-1936) : construction d’une esthétique
politique de fin du monde. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, 213 p.
MANN, Michael. « Impérialisme américain : Des réalités passées aux prétextes présents ». Études
internationales, vol. 36, no 4, 2005, p. 445‑467.
MCGOVERN, Mike. « Conflit régional et rhétorique de la contre-insurrection. Guinéens et réfugiés
en septembre 2000 ». Politique africaine, vol. 88, no 4, 2002, p. 84‑102.
SORRY, Charles E. Sékou Touré: l’ange exterminateur ; un passé à dépasser. Paris, L’Harmattan,
2000, 159 p.
TINE, Antoine. « Léopold Senghor et Cheikh Anta Diop face au panafricanisme: deux intellectuels,
même combat mais conflit des idéologies ? ». Dans Thierno Mamadou Bah, dir., Intellectuels,
nationalisme et idéal panafricain : perspective historique. Dakar, Codesria, 2005, p. 129‑157.